Les Demoiselles de Provence
Les Demoiselles de Provence
Les Demoiselles de Provence
DE CAROLIS
LES DEMOISELLES
DE PROVENCE
Roman Historique
© Éditions Plon
avril 2005
ISBN : 978-2259200653
À ma mère
qui a tant aimé
la Provence et
le chant des cigales.
PARTIE I
1
Cara Proensa
2
Le verger de la comtesse
Cette beauté, il n’est guère de gens qui n’en aient entendu parler en
deçà et au-delà des Alpes, de la Lombardie à l’Occitanie en passant par les
pays alpins. Des troubadours ont chanté ou chantent ses immenses yeux
pers, sa bouche joliment ourlée, la délicatesse aristocratique de son
visage, et l’éclat d’une chevelure châtain aux reflets roux. C’est à elle que
l’un d’eux, venu de l’Aquitaine et reçu à la cour de Savoie, Aimeric de
Belenoi, un nom que les méchantes langues prononcent Bel-Ennui, a
dédié une pathétique canso.
L’amour m’a saisi et me fera mourir
Je ne sais plus rien des saveurs de la vie
Car pour la belle et douce dame de Savoie,
Aux yeux de saphir et aux lèvres vermeilles,
J’ai livré mon cœur…
Aucun de ceux qui la rencontrent ne peut oublier sa taille fine et la
cambrure de ses reins qui font ressortir une gorge de déesse athénienne
et lui donnent une silhouette de nymphe. Tous sont surtout frappés par le
contraste troublant entre son sourire plein de grâce et son regard où
percent des éclairs de cruauté.
Lorsque la comtesse Gersende de Sabran l’avait rencontrée à l’époque
où elle envisageait de marier son fils, alors âgé de quatorze ans, elle avait
remarqué chez cette fille de douze ans un mélange inquiétant de
séduction et de froideur.
— Cette Béatrice est jolie, mais par moments, quand elle vous regarde
dans les yeux, elle vous donne froid dans le dos, avait-elle confié à
Rodrigue Justas.
— Le jeune comte devra affronter un monde de rapaces, avait répondu
le conseiller. Préférez-vous pour lui une gentille tourterelle qui
réchauffera sa couche, ou une aiglonne aux serres affûtées qui l’aidera
dans son combat ?
L’argument avait convaincu Gersende, d’autant plus que la fille du
comte Thomas de Savoie était un excellent parti. Elle appartenait à une
lignée dont les terres s’étendaient de part et d’autre des Alpes depuis
deux siècles. Le comte de Maurienne Humbert Ier aux Blanches Mains
avait agrandi sa principauté du lac Léman vers la vallée de l’Arc au sud, et
englobé le Viennois et le Chablais à l’ouest. Après lui, son fils Odon devint
marquis du Piémont par son mariage avec Adélaïde de Suse, avant
qu’Amédée III ne prît à partir de 1143 le titre de comte de Savoie, rattaché
au Saint Empire romain germanique. Thomas enfin, le père de Béatrice, a
consolidé le fief en adoptant la politique familiale traditionnelle : une
combinaison de la force armée et d’une diplomatie assez souple pour
concilier les deux puissances antagonistes de l’heure, l’empereur et le
pape. Il est resté le vicaire du premier tout en revendiquant l’amitié du
second. Il a surtout repris à son compte les visées expansionnistes de ses
prédécesseurs vers la péninsule italienne et la vallée du Pô, en annexant
le comté d’Aoste et le marquisat de Saluces. Avec le contrôle des
principales voies transalpines du Simplon, du Mont-Cenis et du Grand-
Saint-Bernard, il est ainsi placé au carrefour des fructueux échanges entre
ces deux pôles économiques essentiels que sont le bassin oriental de la
Méditerranée et le nord-ouest de l’Europe.
Thomas a de surcroît renforcé sa position en épousant Marguerite de
Genève, qui lui a donné une nombreuse progéniture masculine, huit fils
encore vivants avec lesquels il a tressé un véritable réseau d’influence. S’il
a formé ses aînés dans la perspective d’assurer sa succession, il a fait de la
plupart des autres des clercs pourvus de fonctions stratégiquement
importantes et assorties de riches bénéfices. Guillaume, quatrième dans
l’ordre des naissances, est depuis 1225 évêque élu de Valence. Le
cinquième, Thomas, est chanoine au chapitre cathédral de Lausanne. Le
huitième, Boniface, vient d’être élu en cette année 1232 évêque de Belley.
Sixième enfant et seule fille avant la naissance de Marguerite, sa
cadette Béatrice a donc grandi au milieu de douze frères. Par orgueil, ne
pouvant se satisfaire du rôle effacé et humble dévolu aux femmes dans les
familles seigneuriales, elle ne s’est pas laissé étouffer par la
prédominance masculine. Son éducation de princesse a évidemment
commencé par la sévère instruction religieuse et morale traditionnelle. La
lecture des Saintes Écritures exigeant la connaissance du latin, langue
commune de l’Occident chrétien, elle en a poussé l’étude avec le
bénédictin Odilon, un savant clerc de l’entourage paternel. Elle a appris
tout ce qu’une fille de seigneur se doit de savoir, le beau langage, l’art de
la conversation, la manière de se vêtir avec raffinement, les règles de la
bienséance, la pratique de l’équitation, la vénerie, la musique, mais avec
une application et une capacité d’assimilation auxquelles son père ne
pouvait rester insensible.
Le comte Thomas a eu le bon esprit de comprendre qu’une telle fille,
nantie de ces deux qualités idéalement jumelées que sont la beauté et
l’intelligence, était capable de s’assurer une autre destinée que celle d’une
simple monnaie d’échange dans un monde tenu par les hommes. Il
décida donc de lui donner les armes indispensables pour jouer sur leur
terrain, l’initia aux arcanes du pouvoir, du commerce et de la finance, ce
qui suscita l’étonnement, voire la réprobation de son entourage : n’était-
ce pas une transgression des règles de l’ordre social ? Faisant fi des
critiques, il chargea de la tâche son fils Guillaume, le plus brillant dans
l’art de l’intrigue et de la diplomatie.
Aucune jeune fille ne pouvait cependant échapper aux jeux de la
stratégie matrimoniale. Afin de poursuivre sa poussée vers le Piémont et
la vallée du Pô, le comte Thomas avait besoin de sécurité sur son flanc
occidental. Le mariage de Béatrice, alors âgée de treize ans, avec le jeune
comte de Provence, qui en avait quinze, pouvait la lui apporter avec en
sus la perspective d’exercer une influence sur ce fief d’empire encore
instable, voire d’intervenir jusque dans la vallée du Rhône.
Une fois devenue en 1220 l’épouse de Raimon Bérenger, la jeune
comtesse n’a pas tardé à faire montre d’une autorité exceptionnelle. Un
sens aigu des affaires lui vaut dans le comté une réputation de femme
exigeante, très pointilleuse sur l’administration de ses propres biens. Si
l’appellation de « Dame Lombarde » a d’abord été une simple façon de
rappeler son origine étrangère, elle a pris chez nombre de sujets du comte
une tonalité quelque peu péjorative liée à la pratique de l’usure par les
gens venus de cette région d’Italie.
— Peu importe ce qu’on peut penser ou dire de toi, ou de notre famille,
lui a dit son père lorsqu’elle s’en est plainte à lui. L’important est de ne
jamais oublier dans tes actes un devoir primordial : défendre les intérêts
de ta famille, protéger tes enfants et assurer leur avenir.
Béatrice a retenu le conseil. Elle a profité de l’ascendant moral qu’elle a
su très tôt acquérir sur un mari de deux ans plus âgé mais moins mûr
d’esprit qu’elle pour permettre à son père et à Guillaume d’intervenir
dans des affaires internes, notamment en prêtant de l’argent et en
arbitrant des conflits. Pour l’heure, c’est sa propre personne qu’elle doit
défendre contre le doute et le désintérêt de l’époux migrateur.
Alors que les feux de la fête s’éteignent peu à peu, Béatrice attendra en
vain toute la nuit, attentive au moindre bruit de pas dans l’escalier. Elle
finit par succomber au sommeil au moment où sonnent les matines et fait
un rêve épouvantable : errant dans la forêt à la recherche d’un enfant
dont le visage est celui du comte, elle est agressée et violée par un ours,
tandis que le garçon est entraîné dans une ronde de chats autour d’une
croix. Réveillée en sursaut, elle découvre en ouvrant les yeux ses filles,
debout à son chevet, et derrière elles Flamenque. Toutes la fixent d’un
regard inquiet.
— Vous avez tellement crié, on a eu peur, explique la gouvernante.
— Cette nuit, il y a eu beaucoup de musique et de bruit en bas, ça
empêche de dormir et on fait de mauvais rêves, remarque Marguerite.
— Père n’a pas dormi avec vous, mère ? demande Éléonore en jetant un
coup d’œil au lit.
— Les enfants ne doivent pas poser de telles questions à leurs parents !
répond Béatrice sur un ton si violent que les deux aînées baissent la tête.
Mais Éléonore ne peut s’empêcher de dire :
— Il cherche peut-être un fils !
La comtesse pâlit et retient difficilement ses larmes.
— Cessez de dire des sottises ! intervient Flamenque. Et laissez
madame votre mère se reposer, vous ne voyez pas qu’elle est fatiguée ?
3
La stratégie de Romée le Pèlerin
Avec Raimon de Toulouse, la paix n’est jamais qu’une pause entre deux
affrontements. La nouvelle rapportée par des espions qu’il est en train de
rassembler ses vassaux en vue d’une attaque dans la région de Tarascon
oblige le comte à mobiliser ses forces et à repartir en campagne. Compte
tenu du risque, Béatrice décide de lui demander des garanties matérielles
pour ses filles et pour elle-même.
— Je ne sais ce que vous allez décider concernant votre succession,
sauf évidemment si j’ai un jour le bonheur de vous donner un fils…
— Plaise à Dieu que cela nous arrive ! Que souhaitez-vous donc ?
— Que l’avenir de nos filles soit assuré… ainsi que le mien.
Le comte, surpris, fronce les sourcils, puis esquisse un sourire, presque
amusé à la pensée que Béatrice envisage l’éventualité de sa disparition.
— Rien n’est sûr en ce monde, n’est-ce pas, ma dame ? N’ayez crainte,
je vais y réfléchir sans tarder.
Dans le courant de la même journée, il fait demander à la comtesse de
venir le rejoindre dans l’aula. Vêtu de pied en cap de sa tenue de guerre, il
annonce son départ, commandé par l’urgence. Auprès de lui se tient un
inconnu vêtu de noir au faciès volontaire, éclairé d’un regard franc et
direct, qu’il présente.
— Romée de Villeneuve remplit actuellement les fonctions de juge
mage. Sa famille est originaire du Llobregat, en Catalogne. Il revient d’un
voyage à Rome. Il a été reçu par le Saint-Père et a rencontré votre frère,
Mgr Guillaume de Savoie. Je l’ai chargé de constituer une chancellerie en
collaboration avec Justas, Cotignac et Albeta de Tarascon.
— Le comté prend des allures de royaume ! remarque Béatrice.
— J’ai chargé Romée d’étudier la question de nos intérêts communs.
J’ai une entière confiance en lui. Il vous fera des propositions dont vous
pouvez être sûre qu’elles seront inspirées par le souci de vos intérêts et de
ceux de nos enfants. Pardonnez-moi, mais il me faut partir…
Le comte embrasse Béatrice et se tourne vers les filles qui viennent
d’entrer dans la pièce. Il les prend l’une après l’autre dans ses bras avec
une émotion qui gagne les trois aînées. Les filles sont en pleurs et la
comtesse elle-même, surprise de cette effusion, ne peut retenir ses
larmes.
— Ne pleurez donc pas, ma dame, je reviendrai, lui dit Raimon
Bérenger, une lueur d’ironie dans le regard.
La confiance du comte en celui qu’on appelle à Aix Lou Roumieu, le
Pèlerin, est née dès leur première rencontre, quelque sept ans plus tôt,
lorsque ce jeune chanoine de Fréjus, au visage franc et au regard direct,
lui a été présenté par son beau-frère Guillaume de Moncada. Il
connaissait bien son père, le vieux Giral de Vilanova, seigneur d’un
domaine situé dans la basse vallée du Llobregat. La famille était venue en
Provence à l’époque du grand-père de Raimon Bérenger, le roi Alphonse
d’Aragon, qui lui avait octroyé plusieurs seigneuries dans la vallée
d’Argens.
L’origine catalane et ces antécédents familiaux jouèrent en faveur du
jeune Romée, mais le comte a été surtout séduit par la force de conviction
de ce jeune homme qui portait les signes d’un pèlerinage à Saint-Jacques-
de-Compostelle, le bâton et la coquille sur un manteau de bure.
— Seigneur comte, ma famille vient comme la vôtre du même pays,
avait-il déclaré. Comme la vôtre aussi, elle s’est enracinée dans cette terre
de Provence, sur laquelle vous bâtissez une grande seigneurie
indépendante. J’ai beaucoup prié au cours de ma longue marche et j’ai
reçu de Dieu une réponse : « Le sens de ta vie est de te vouer à cette
construction et de veiller à ce qu’elle reste fidèle à mon Église. »
La recrue était de choix. Outre la bénédiction divine, le bagage de
Romée était impressionnant. Il avait beaucoup lu les écrivains latins et
acquis une connaissance si approfondie du droit romain qu’il réussit à
mettre en difficulté sur ce terrain des hommes tels que Rodrigue Justas et
Albeta de Tarascon. Imbu de la notion latine de souveraineté, le merum
imperium, et d’une conception centralisatrice du pouvoir, il a convaincu
le comte, aux prises avec des forces acharnées à fomenter des troubles et
à créer les divisions, de réorganiser son administration en ce sens. Depuis
lors, il fait partie du cercle étroit de ses conseillers, mais dans l’ombre,
afin de lui permettre d’exercer un contrôle sur les agents et les services du
comté sans éveiller leur méfiance.
Trois jours après le départ de Raimon Bérenger, Romée sollicite une
entrevue de la comtesse. Elle décide de le recevoir dans la chapelle Saint-
Mitre, une façon de conférer aux propos qui y seront tenus la solennité
requise par l’importance du sujet. Elle revêt d’ailleurs pour la
circonstance une somptueuse robe rouge taillée dans un précieux tissu de
Byzance et se pare d’un collier serti d’étincelantes pierreries, offrande du
comte pour la naissance de Marguerite.
Romée est un homme séduisant, qui n’a pas la sècheresse d’un Justas,
ni la rudesse catalane d’un Cotignac, ni la faconde d’Albeta de Tarascon.
C’est d’une voix grave qu’il annonce la première décision de Raimon
Bérenger, « inspirée par une grande générosité » : confirmation des
terres et des revenus constituant le douaire, notamment ceux de
Brignoles et du pays de Forcalquier, octroi d’une rente de huit mille sous
sur les revenus de terres dépendant de la baillie de Gap, allocation dans
les six mois à venir des revenus de terres situées sur la rive droite de la
Durance, cession de plusieurs châtellenies.
La première réaction de Béatrice est d’exprimer son approbation, mais
elle ne tarde pas à déchanter lorsque Romée ajoute :
— Mon seigneur le comte souhaiterait de votre bienveillance la remise
de dettes contractées envers vous et envers mon seigneur le comte de
Savoie, votre père, ainsi que la cession de certaines de vos terres à
Tarascon et à Eyguières.
— Voilà une singulière générosité ! s’écrie Béatrice. Est-ce vous qui lui
avez conseillé cet échange ?
— Je l’ai fait en fonction de l’intérêt du comte et sans nuire au vôtre. La
rente et les revenus qui vous sont octroyés sont importants, ma dame. La
contrepartie qu’il demande se justifie pour des raisons politiques. Les
régions de Tarascon et d’Eyguières sont remuantes et le comte doit y
avoir les mains libres. Quant à la remise des dettes, elle est imposée par
l’état des finances du comté, que vous savez déplorable à cause des
guerres et des troubles.
Raide sur son fauteuil, Béatrice ne dit mot. Ce n’est pourtant pas un
silence de désapprobation. Elle est trop consciente des enjeux politiques
pour ne pas comprendre ces arguments.
— J’accepte, finit-elle par répondre au bout d’un moment. Toutefois,
en ce qui concerne les créances, je ne peux prendre de responsabilité que
pour la mienne. Elle s’élève à quatre mille marcs d’argent.
— Je le conçois bien… Mais sachez que mon seigneur le comte de
Savoie nous a fait savoir qu’il exigeait le remboursement des dettes…
Béatrice retient un sourire de satisfaction. L’exigence de son père
résulte de son entrevue avec ses frères Guillaume et Pierre. La solidarité
familiale a joué, comme toujours.
— Mon seigneur le comte espère que vous en obtiendrez la remise,
poursuit Romée.
— Et si je n’y parvenais pas ?
— Ce serait très regrettable, ma dame.
— Est-ce à dire que l’effacement des créances conditionne la
« générosité » du comte ?
— Je regrette d’avoir à vous répondre par l’affirmative.
Béatrice sent se raviver son sentiment de méfiance que la sueur du
plaisir partagé sur la couche conjugale n’a pas réussi à dissiper. Elle sait
que sous le masque de la désinvolture et d’une exquise courtoisie se cache
un personnage secret, complexe, changeant, et difficile à retenir. Bien
qu’il soit revenu vers elle, nul ne pourrait jurer de la pérennité des
sentiments ni de l’attachement sensuel qu’il lui manifeste.
— Je donnerai ma réponse au comte à son retour, dit-elle.
À l’instar des bergers qui abandonnent les terres basses vouées aux
miasmes malsains de l’été pour conduire leurs troupeaux sur les
pâturages des collines ou des montagnes, la famille se prépare à émigrer
sur les hauteurs. En raison de la grossesse de Béatrice, il est décidé de
sauter l’étape printanière habituelle de Brignoles pour gagner Forcalquier
dès la fin du mois. Les filles se réjouissent à la perspective de passer le
premier jour de mai à Saint-Maime, où la fête de la jeunesse est célébrée
dans une très grande allégresse.
Le voyage se déroule sous un magnifique soleil et un ciel bleu qui
entretiennent la bonne humeur malgré l’inconfort des chariots et le
mauvais état d’une route transformée en bourbier par les averses. Un seul
incident survient, jetant un froid sur le convoi. Un cavalier solitaire, tout
vêtu de noir, le visage à peine visible sous un capuchon, surgit d’un bas-
côté et aborde le véhicule de la comtesse avant que les gardes à cheval
puissent s’interposer.
Il lance en latin, d’une voix lugubre, étrange, comme contrefaite :
— Aux derniers jours d’avril, le signe du taureau masque l’arrivée du
diable vengeur. Il vient des terres glacées du Septentrion, fera régner les
ténèbres, emportera femmes, enfants et bêtes, enverra un dragon pourrir
les eaux avec de la salive empoisonnée. Les prières ne l’empêcheront pas
de frapper…
Il ne peut en dire plus, car Odonin, aussitôt accouru, vient de lui
pointer son épée sur la gorge. L’inconnu ne demande pas son reste et
tourne bride en lançant une imprécation dans une langue
incompréhensible.
— Je n’aime pas ça, murmure Flamenque, qui ne comprend pourtant
pas le latin.
— Un fou ! dit la comtesse en haussant les épaules.
Mais elle pâlit quand Éléonore s’écrie :
— C’est Delfin, je l’ai reconnu !
— Qu’est-ce que tu racontes ? Delfin a complètement disparu.
— De toute façon, c’est un oiseau de mauvais augure, grogne la
gouvernante.
Aucun autre incident ne trouble les derniers jours du mois, démentant
le présage proféré par le cavalier noir. Dès la veille du 1er mai, des
groupes de jeunes gens sont allés couper dans la forêt des tronçons
d’arbre feuillus pour les planter devant les maisons des jeunes filles
auxquelles ils veulent déclarer leur amour. Certains chantent et boivent
déjà plus que de raison, mais c’est le lendemain que commence la vraie
fête.
Après la messe, la comtesse, ses filles, la gouvernante et les camérières
prennent la route de Saint-Maime avec une petite escorte. Le village est
en effervescence. Une foule de gens accourus des fermes et des hameaux
environnants avec leurs enfants s’agglutine autour des jongleurs, des
acrobates, et d’un montreur d’ours. L’arrivée de la châtelaine et de sa
compagnie qu’ils saluent avec respect ne les gêne guère, tant la présence
de la famille du comte leur est familière.
Alors que Sancie reste auprès de sa mère et que la petite Béatrice est
confiée à la fermière du castel des Encontres, Marguerite et Éléonore
échappent une fois de plus à la surveillance de Flamenque pour aller voir
les jeunes filles enlever les arbres de mai en réponse au message de leurs
soupirants. Pour elles, ce rite n’a jamais été qu’un jeu, mais cette fois,
elles perçoivent dans les rires et les regards un échange assez troublant
pour que Marguerite en rougisse et s’éloigne en courant.
— Pourquoi t’en vas-tu ? lui crie sa sœur, en se résignant à la suivre.
Elles croisent une Flamenque furieuse, lancée à leur recherche, et
rejoignent leur mère entourée de ses camérières devant la porte du castel.
Une fille toute rondelette y est en train de saisir l’arbre planté à son
intention. Elle adresse un clin d’œil de défi à Marcadet, le fils du fermier,
en chantant d’une voix claire au timbre enjoué :
Vive la dame qui ne fait pas languir son ami,
Qui ne craint ni les jaloux, ni le blâme,
Et va chercher son cavalier dans les bois…
Soudain, au milieu des vivats et des rires, Éléonore se précipite vers sa
mère pour lui demander de rentrer.
— Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
— Ces paroles doivent réveiller de mauvais souvenirs, marmonne
Flamenque à voix basse.
Béatrice ne dit mot. Elle se rend compte brusquement que tout ce qui
s’est passé les derniers mois entre elle et le comte a déchiré le voile de
l’innocence qui enveloppait ses filles et laissé une blessure que la
réconciliation n’a pas permis de guérir. De retour au château, elle juge
bon de leur expliquer le sens de cette fête.
— La plantation d’arbres de mai est un spectacle, un jeu, mais c’est
aussi pour les jeunes manants une déclaration d’amour.
— Ça veut dire qu’ils vont se marier après ? demande Marguerite.
— Pas toujours… Si le garçon fait une déclaration devant des témoins,
alors il est engagé. C’est plus simple chez les manants que chez les
seigneurs. Ils n’ont pas besoin du consentement des parents, tandis que
dans nos familles ce sont les parents qui décident du mariage de leurs
enfants.
— Pourquoi, mère ?
— Les intérêts des familles sont trop importants et les enfants doivent
obéir.
— Et si les mariés ne s’aiment pas ? demande Éléonore.
— Vous êtes toutes les deux trop jeunes pour savoir ce que ce mot
signifie vraiment. Sachez seulement que l’amour est comme le soleil, il est
souvent caché et peut apparaître un beau matin après la nuit, ou lorsque
le vent a dissipé les nuages…
Elle se tait et, croisant le regard pur de ses filles, ajoute :
— Il peut être aussi un mensonge, ou bien un feu qui vous brûle et vous
rend fou.
Les présages, bons ou mauvais, ne se réalisent pas toujours, et pas au
moment que l’on espère ou que l’on craint. Au début de l’été, la grossesse
de Béatrice s’interrompt brusquement sans que maître Raimon de
Fayence, le médecin du comte, puisse en donner la raison exacte.
Nombreux sont ceux qui croient à un maléfice jeté au nom du diable par
le cavalier noir rencontré près de Forcalquier. Le fait qu’Éléonore ait cru
reconnaître Delfin incite la comtesse à y ajouter foi et à imaginer que la
fausse couche est l’acte de vengeance du fantôme de Guilhelma. Elle se
demande même si la malédiction ne l’empêchera pas désormais
d’enfanter.
Ce n’est donc pas sans appréhension qu’elle attend la réaction du
comte. À sa surprise, s’il lui exprime tristesse et déception, il ne manifeste
pas la violence qu’avait provoquée la naissance de Béatrice. Sans chercher
à élucider la raison de ce changement, elle a l’impression qu’il a pris son
parti de n’avoir que des filles. Jusqu’alors assez indifférent à leur égard, il
montre un intérêt croissant pour ses deux aînées, surtout depuis que la
personnalité de chacune se dessine avec plus de précision. Connaissant sa
versatilité et les aléas d’une existence vouée à la lutte pour le pouvoir et à
la guerre, elle saisit l’occasion de son séjour à Forcalquier pour évoquer
leur avenir.
— Notre Marguerite a maintenant onze ans. Elle sera bientôt en âge
d’être mariée, rappelle-t-elle.
— On a encore le temps d’y penser.
— Peut-être pour lui chercher un prince digne de votre lignage, mais il
convient de la préparer.
— La préparer ? Mais il me semble que vous leur avez inculqué tous les
principes indispensables à une jeune fille de notre rang, la piété, la
chasteté, le respect des convenances, vous les avez initiées à la vénerie, à
la musique, il restera à leur enseigner ce qu’elles doivent savoir sur les
rapports entre un homme et une femme.
— Cela ne me paraît pas suffisant. Marguerite et Éléonore ont assez
d’intelligence et de beauté pour ne pas se contenter d’offrir leur matrice à
leurs époux et de broder leur linge. Elles vous seront précieuses pour les
alliances que leurs mariages vous apporteront, mais je n’apprécierais pas
qu’elles soient de simples pions dans votre stratégie politique.
— Que voulez-vous qu’elles fassent de plus ?
— Elles pourraient avoir une réelle influence, participer au pouvoir, un
privilège qui ne m’a pas été accordé…
— Est-ce un reproche ?
— Parfaitement ! Après tout, vous n’obéissez qu’aux conventions, et
mon cas importe peu. C’est celui de nos filles qui me préoccupe. Il faut
leur donner les moyens intellectuels d’affronter cette longue épreuve
qu’est le mariage…
— Une épreuve, le mariage ?
— Qu’est-ce d’autre qu’une confrontation charnelle transformée en
servitude par le double devoir d’obéissance à la famille et de soumission à
l’époux ?
Le ton véhément du propos déconcerte le comte.
— Les moyens intellectuels ? Vous ne voulez tout de même pas qu’elles
s’initient aux arts libéraux ? Ils sont réservés aux garçons.
Les arts libéraux, autrement dénommés les « sept colonnes de la
sagesse », forment alors l’ensemble des connaissances enseignées dans
les universités. Ils sont groupés en deux cycles, l’un est le trivium
comprenant grammaire, rhétorique et dialectique, l’autre le quadrivium,
comprenant arithmétique, musique, géométrie, astronomie, soit les
quatre branches des mathématiques.
— Il n’est pas question qu’elles fassent concurrence aux clercs, réplique
Béatrice. Je pense à une instruction un peu plus savante que celle délivrée
par ce vieux griffon de frère Rigaut. Le pauvre n’a sans doute jamais lu
dans sa vie que les Saintes Écritures.
— Il ne faudrait pas aller trop loin, ma dame. Au lieu de plaire par leur
beauté et leur éducation, nos filles vont faire peur.
— Votre mère a-t-elle eu peur de moi ? Avez-vous eu peur de moi ?
À l’évocation de sa mère, le comte change de ton et réplique avec
vivacité :
— La comtesse Gersende a dû faire face à d’innombrables difficultés
après la mort de mon père, elle ignorait la peur, mais moi j’ai eu
longtemps peur de vous, ma dame.
L’aveu fait sourire la comtesse.
— Ce n’est vraiment plus le cas, soupire-t-elle.
Raimon Bérenger lâche d’une voix suave :
— Je suis votre homme lige, ma douce amie, vous le savez bien.
— Revenons à nos filles, reprend Béatrice. Il faut qu’elles connaissent
mieux la valeur de ce comté édifié par leur père avec des fragments épars.
Un oisillon ne doit-il pas connaître son nid et le renardeau son terrier ?
C’est ainsi qu’elles comprendront leur devoir de le défendre quand elles
entreront dans d’autres familles !
L’argument fait mouche.
— Vous avez raison, je m’en chargerai.
— Vous êtes trop souvent absent. Comme il conviendrait aussi de
renforcer leurs connaissances en latin, de les instruire sur les grands
royaumes voisins et les rapports de leurs souverains entre eux…
Le comte lève les bras au ciel.
— Mon Dieu ! Vous espérez qu’elles prendront un jour le pouvoir en
France, en Angleterre ou en Germanie ?
— Ne plaisantez pas, mon ami. Il s’agit de l’avenir de nos filles et je
voudrais qu’elles remplacent le garçon qui vous manque tant.
— Que proposez-vous ?
— Il faudrait leur donner un autre précepteur que le brave frère Rigaut.
Je pense que frère Elias, du prieuré de Salagon, conviendrait
parfaitement. Je l’inviterai à venir au château pour vous le présenter.
Le comte acquiesce et Béatrice, sans perdre de temps, envoie chercher
le moine.
Frère Elias, âgé d’une quarantaine d’années, a l’aspect d’un ascète. Son
visage semble encore imprégné de la poussière des routes parcourues,
mais il est éclairé d’un regard angélique. Aussi pieux que savant, il a mené
une vie d’ermite itinérant dans les pays de l’al-Andalous et en Sicile, où il
a appris l’arabe, avant d’aller étudier à Padoue. Il a rencontré de grands
esprits tels qu’Albert le Grand et Joachim de Flore. Il a lu Aristote et
Galien, Averroès et Avicenne. Si sa modestie l’empêche de faire étalage de
ses connaissances, il assume avec fermeté sa fidélité au dogme édicté par
Rome.
Après un bref entretien, Raimon Bérenger s’estime rassuré sur la
rigueur spirituelle et la science du moine. Les leçons commencent
aussitôt, mais la comtesse tient aussi à ce que ses filles apprennent ce que
frère Elias ne saurait leur enseigner, la signification de l’argent, la
monnaie, le commerce.
Elle en charge un homme de confiance, recruté chez elle, en Savoie,
pour s’occuper de sa comptabilité. Âgé d’une trentaine d’années, il
s’appelle Bonafous. Il est juif et sa famille a été au service des comtes de
Savoie depuis des lustres. Tout de noir vêtu, maigre et raide comme une
lance, avec une tête d’oiseau et des yeux noirs mobiles, il a la parole
précise et alerte. C’est néanmoins avec ennui que Marguerite et Éléonore
l’écoutent parler de la valeur de l’or, de l’argent ou du cuivre, de la frappe
des monnaies, du denier et du marc d’argent, du besant de Byzance et du
dinar arabe. Ce qu’elles ignorent, c’est que cette instruction
supplémentaire est motivée par la perspective du mariage de Marguerite.
4
De la rosée sur un bouton de rose
Sur la route de Paris, la jeune reine regarde par les rideaux relevés de
son char la foule accourue pour acclamer les jeunes époux. Ces vivats la
flattent et l’effraient à la fois. Malgré la cérémonie nuptiale et celle, si
solennelle, du sacre, elle se demande si elle est bien cette reine sur
laquelle est appelée la bénédiction divine.
— Oui, c’est à vous qu’ils s’adressent, vous êtes la reine de France,
répondez à votre peuple par un signe, lui conseille Iselda.
Elle agite sa main, ce qui déclenche un redoublement des acclamations
et une clameur qui l’accompagne le long du trajet jusqu’à la porte Saint-
Denis, où le roi et ses chevaliers, chevauchant en tête du cortège, font leur
entrée dans la capitale au son des trompettes. Les représentants des corps
de marchands de la ville tendent un dais bleu et or au-dessus du roi et du
char de la reine et leur font escorte jusqu’au palais. Les corps de métiers
ferment la marche, portant des figures symbolisant les sept péchés
capitaux.
Sur tout le parcours, la rue a été débarrassée des immondices,
parfumée aux eaux de senteur et décorée de banderoles multicolores, les
façades des maisons ont été recouvertes de tapisseries et de bannières. Le
peuple de Paris se bouscule en une invraisemblable cohue, et aux abords
du palais, l’excitation est à son comble. Chacun sait que pour cette
journée et la nuit qui va suivre, la peine et la misère quotidienne pourront
être noyées dans le vin et l’hypocras, oubliées dans le plaisir éphémère de
la fête et la musique.
5
Le songe des Alyscans
Éléonore a enfin appris l’identité de son futur époux après avoir vécu
les derniers mois dans une sorte de déception latente. Les chevauchées
avec son père s’étant raréfiées en raison des préoccupations du pouvoir et
sa mère paraissant se soucier moins d’elle, elle avait fini par se croire
délaissée. Toutes les pensées de la famille semblaient vouées à la seule
Marguerite. La malheureuse était tyrannisée par sa belle-mère, disait-on,
et l’on attendait anxieusement la nouvelle d’une grossesse qui l’en
délivrerait peut-être. Et voilà que soudain le brouillard amer de la
désillusion s’est dissipé pour donner au soleil de l’été l’éclat d’un
merveilleux rêve : elle allait épouser elle aussi un roi !
Néanmoins au cours d’un interminable automne, Éléonore n’a cessé
d’osciller entre impatience et prostration, dans l’attente quotidienne
d’une visite d’émissaires du roi Henry ou d’une nouvelle décisive. Elle
questionnait sa mère qui a fini par la rabrouer.
— Calme-toi, montre-toi un peu plus patiente, voyons ! Tu ferais mieux
d’étudier et de réfléchir. Frère Elias et le sire Bonafous m’ont dit que tu
étais trop distraite.
Étudier, réfléchir ? Éléonore préférait rêver, imaginer. Des rêves très
confus où se mêlaient les images du songe des Alyscans. Son imagination
lui faisait voir un roi Henry d’une stature impressionnante qui l’emportait
dans ses bras vers une chambre nuptiale pourpre et or. Il la couvrait de
baisers avant de s’endormir à son côté, chastement, comme dans les
cansos célébrant la fin’amor.
Cette fois, la visite tant espérée de la délégation royale semble décisive.
Éléonore a reconnu en Gatesden le lugubre visiteur d’un soir, au visage en
goutte d’huile et au regard si désagréablement curieux. Les autres
l’examinent comme si elle était un bibelot ou un animal à vendre. Elle, si
arrogante parfois, si audacieuse souvent, en est tout intimidée. Ce n’est
qu’en pensant à son épervier et en croisant le regard de sa mère qu’elle se
redresse pour dévisager chacun des émissaires avec un air de défi.
Gatesden y répond par un compliment en anglo-normand que Romée
s’empresse de traduire :
— Mon seigneur Henry, roi d’Angleterre, vous présente ses hommages
et ces honorables dignitaires leurs compliments pour votre beauté.
Rougissante, Éléonore remercie d’un sourire si étonnamment
charmeur que Béatrice confie à Carenza :
— Elle sait déjà comment s’y prendre, mais c’est vraiment un beau
cadeau qu’on fait à ce Plantagenêt.
Les messieurs de Londres sont aussi venus pour discuter dot et
douaire. La première donne lieu à un marchandage serré. Le Plantagenêt
exige quelque vingt mille marcs d’argent. Romée au nom du comte refuse
et en propose trois mille. Après des échanges de messages, le roi, agacé,
finit par accepter, non sans que Mgr Guillaume soit intervenu pour lui
rappeler l’importance des avantages diplomatiques. Quant au douaire, il
serait constitué d’une douzaine de villes, dont Gloucester et Cambridge.
Le roi Henry réunit alors un conseil de barons laïcs et ecclésiastiques afin
d’avoir leur assentiment. Sauf quelques objections sur le modeste rang du
père, un comte sans grand prestige et aux possessions restreintes,
l’auguste cénacle donne son approbation.
Le 23 novembre, Robert de Mucegros est de retour, cette fois en
compagnie de son frère Philippe, pour représenter le roi à la cérémonie
de fiançailles verba de presenti, qui a lieu au château de Tarascon. Le
mariage est prévu pour le mois de janvier 1236.
Le moment est venu pour la comtesse d’expliquer à sa fille ce que
signifie physiquement le mariage et de lui donner les dernières
recommandations. La réaction d’Éléonore ne la surprend pas. Au lieu du
silence effrayé de sa sœur, elle pose des questions, non sans effronterie.
— S’il vous fait mal, comment peut-on aimer son époux ?
— La douleur est moindre et finit par disparaître si tu te donnes
vraiment à lui, comme c’est d’ailleurs ton devoir.
— Me donner ? Il faudra donc subir ce qu’il va me faire ? Mais vous
m’avez dit, mère, qu’il fallait toujours s’imposer.
— On ne peut s’imposer sans accomplir son devoir.
— C’est aussi pour faire des enfants que des femmes comme la dame de
Montmeyan se donnent à d’autres hommes qu’à leur mari ?
À cette évocation inattendue, la comtesse pâlit. La meurtrissure reste
encore vive.
— Aucune femme ne doit accepter l’infidélité de son mari ! Et oublie
donc cette histoire de luxure !
Le lendemain, tout étant dit, Éléonore est prête au départ. Romée doit
la conduire avec sa suite et son escorte de quelque trois cents cavaliers de
Tarascon à Vienne, pour la confier à l’oncle Guillaume, chargé une
nouvelle fois d’accompagner la promise en Angleterre et de représenter
les parents aux cérémonies.
Le comte, en faisant ses adieux à sa fille, lui remet un petit objet qu’il
lui demande de garder précieusement, une cigale de cristal.
— Tu penseras à la Provence, et dans les brumes du Nord, si tu la
regardes bien, tu y verras le soleil de chez nous, peut-être chantera-t-
elle…
Éléonore, jusqu’alors d’une étonnante assurance, est secouée de
sanglots. Elle se jette dans les bras paternels et lui jure en balbutiant de
ne jamais oublier le pays. Puis elle se blottit longuement dans ceux de sa
mère, qui lui glisse à l’oreille :
— N’oublie surtout pas ce que je t’ai dit : tu dois immédiatement
t’imposer. Tu n’as pas encore treize ans, mais je sais que tu es très forte.
Si tu as quelque doute, pense à l’épervier.
Sans doute y pense-t-elle déjà quand, recevant le salut de Carenza, de
Flamenque et de tous les autres venus assister à son départ, elle adresse à
chacun, malgré ses yeux rouges, un regard si direct, si dominateur, que la
gouvernante ne peut s’empêcher de murmurer :
— Qu’est-ce que ce sera quand elle aura vingt ans ! Le roi Henry n’aura
qu’à bien se tenir.
À Vienne, première étape, l’oncle Guillaume prend en charge le cortège
auquel s’adjoignent les représentants du roi Henry, venus pour confirmer
le contrat de mariage. La traversée de la Champagne s’effectue dans des
conditions agréables grâce à l’hospitalité du comte Thibaud, qui est
apparenté au roi Henry. Par contre, si le passage dans le domaine royal
français bénéficie d’un sauf-conduit accordé par le roi Louis, Éléonore est
très déçue de ne pas y être accueillie par la reine Marguerite, et vexée de
l’être par des fonctionnaires locaux plutôt modestes.
— C’est sûrement cette ogresse de reine Blanche qui a empêché ma
sœur de venir !
— C’est probable, mais c’est sans doute également un signe de
mauvaise humeur du roi Louis et de la Curia, répond l’oncle Guillaume.
Éléonore ne se soucie guère de politique. Le froid, la neige, le ciel
plombé, le brouillard du Nord suffisent à l’attrister et lui donnent un
avant-goût du climat qui l’attend de l’autre côté de la Manche, en cette île
perdue au bout du monde. Emmitouflée dans des vêtements fourrés, elle
pense beaucoup à ses parents, ressasse leurs recommandations, mais à
l’étonnement des dames de compagnie et des camérières, toutes choisies
par la comtesse, elle ne paraît pas regretter l’atmosphère familiale des
châteaux de Provence. Elle ne se laisse même pas emporter sur les ailes
du songe des Alyscans. Toutes ses pensées vont vers cet autre monde où
elle va vivre.
En attendant, elle s’apprête à affronter une pénible épreuve quand, à
Wissant, où elle embarque pour la première fois sur une galée, elle est
terrorisée à la vue de la mer grise dont les vagues se brisent sur le quai
avec fracas. Elle fait rire le capitaine du navire quand elle lui demande
d’attendre une accalmie.
— Les vents sont favorables, il faut en profiter, ma dame.
Dès la sortie du petit port, le vent gonfle la voile, fait grincer les mâts,
et la houle fait tanguer le navire qui plonge dans les creux et grimpe sur la
crête des vagues sous de violentes giclées d’eau. Nombreux sont les
malades, Éléonore la première, qui a l’estomac retourné et tente en vain
de résister à la peur qui l’envahit devant cette mer en furie. Elle en perd la
notion du temps et c’est avec un immense soulagement qu’elle débarque à
Douvres avec l’impression d’avoir vécu une éternité. La démarche
incertaine et la tête tournant comme une toupie, elle répond à peine aux
saluts et aux révérences des dignitaires qui l’accueillent, et doit être
soutenue pour monter dans le char aux armes du roi qui lui est réservé.
Le cortège, escorté d’une centaine de lances, prend aussitôt la route de
Londres pour atteindre Canterbury, où l’attend le roi. Éléonore retrouve
peu à peu sa lucidité et elle se sent d’aplomb quand émergent d’une verte
campagne les hautes flèches de la cathédrale qui percent le ciel bas.
Elle se souvient des explications de frère Elias sur cette ville,
« véritable capitale de la chrétienté d’Angleterre ». Le grand saint
Augustin en a été au VIIe siècle le premier archevêque. C’est en cette
cathédrale que plus de soixante ans auparavant, en 1170, Mgr Thomas
Becket a été odieusement assassiné. Depuis lors, des miracles se sont
produits sur la tombe de ce martyr de la foi. Pour l’heure, les rues de la
cité sont emplies d’une foule accourue pour voir passer le cortège de la
future reine.
Le roi a eu le temps de s’installer sur un trône, sous un dais dressé
devant le parvis de l’immense navire aux mâts pointus comme des flèches
qu’a gouverné saint Augustin. Impressionnée, le cœur battant, Éléonore
aperçoit sa silhouette entourée d’une cohorte de barons et de prélats. Au
fur et à mesure qu’elle s’en approche, il lui apparaît ni beau, ni effrayant,
simplement plus âgé qu’elle ne le croyait. Sa mère lui avait dit un jour
qu’il avait seize ans de plus qu’elle, n’était pas un guerrier comme le
comte, mais qu’il était généreux et gentil.
— Mieux vaut un époux capable d’entourer sa femme d’égards qu’un
jeune homme négligent et brutal qui ne pense qu’à son plaisir.
Éléonore n’a voulu retenir que ces dernières paroles, mais Henry
Plantagenêt est loin d’être le Vivien de son imagination et elle ressent une
pointe d’envie à l’égard de sa sœur dont le mari est un roi de vingt ans et
de belle prestance.
Le souverain vient de se lever et avec simplicité, s’avance vers elle. Vu
de près, il est encore moins plaisant : des épaules étroites, un long visage
encadré de cheveux blonds ondulés, prolongé au menton d’une courte
barbe, et surtout affligé d’une paupière tombante, parfois agitée de tics.
Pourtant, il rayonne d’une telle joie, son regard est si avenant et sa voix si
chaleureuse qu’Éléonore en oublie sa déception.
— Vous êtes désormais ici chez vous, ma dame, dit-il en s’inclinant.
Votre beauté apportera le soleil de votre Provence dans tous les palais de
ce royaume.
Éléonore rougit au compliment prononcé en langue d’oïl. Elle serait
rassurée si les yeux de l’innombrable suite royale n’étaient fixés sur elle.
Assommée par les éclats de trompette qui lui déchirent les tympans, elle
se sent soudain les jambes molles et chancelle. Le roi se précipite pour la
soutenir, mais vexée par les sourires amusés ou indulgents des gens de
Cour, elle se redresse fièrement. Sentant sous sa main la poigne ferme de
Henry, elle marche la tête haute vers la noble compagnie qui se courbe
devant elle.
Malgré un sentiment d’exil et d’isolement, que son maigre entourage
provençal ne peut atténuer, elle n’a désormais aucun loisir à consacrer à
la nostalgie, pour laquelle d’ailleurs elle n’a guère de penchant. Emportée
dans un tourbillon de cérémonies et de rites, il lui faut surmonter sa
fatigue, se surveiller, éviter toute maladresse, faire face aux défis de
toutes sortes, bref se montrer digne d’accéder à la fonction de reine. Et
elle se demande comment parvenir à s’imposer, ainsi que le lui conseillait
sa mère.
6
La jeune reine
7
Crissements de cigales
Le premier des oncles à gagner les faveurs royales fut Mgr Guillaume.
Après avoir amené la fiancée au roi, il avait réussi à séduire celui-ci, alors
qu’en France il s’était heurté au donjon capétien défendu par Blanche de
Castille. Impressionné par son autorité en matière de politique et par
l’étendue de ses connaissances, le roi Henry l’avait intégré à son Conseil,
un organisme constitué l’année même du mariage. Il l’aurait fait élire
évêque de Winchester, sans l’opposition des prélats anglais qui jugèrent
l’intervention royale contraire au principe canonique de la liberté des
élections épiscopales. La personnalité de Mgr Guillaume suscitait en outre
la crainte de le voir profiter de la position de sa nièce et de la faiblesse du
souverain pour investir le gouvernement avec son entourage de
Savoyards. Une campagne de dénigrement se déclencha contre le prélat
qui jugea préférable de quitter le royaume.
Avant de partir, il rendit visite à la reine pour lui délivrer un
avertissement.
— Cette péripétie malheureuse doit être pour vous une bonne leçon,
chère nièce. La Cour est un nid d’intrigues, où il est difficile à un étranger
de s’imposer. Pour y parvenir, il faut être aussi violent et cynique que
Simon de Montfort, ce Français ambitieux et sans scrupules. Méfiez-vous
de lui et aussi de ces diables de Poitevins, qui sont encore là, malgré leur
disgrâce.
Le clan des Poitevins était groupé autour de Guy et d’Aymer de
Lusignan. Fils d’Isabelle d’Angoulême, épouse de Jean sans Terre et mère
du roi Henry, ils étaient nés du deuxième mariage de celle-ci avec le
comte de la Marche, Hughes de Lusignan, l’un de ces barons français de
l’Ouest en rébellion perpétuelle contre le Capétien. Ils suspectaient
Éléonore d’être une créature du roi Louis et de la très honnie Blanche de
Castille et lui avaient manifesté dès leur première rencontre une hostilité
avérée.
— Ne vous laissez pas impressionner, ma nièce.
— Le roi admire ses demi-frères pour leurs prouesses dans les
tournois.
— Peu importe ! Vous détenez la meilleure position possible auprès du
roi. Il faudra vous en servir.
Sur ce dernier conseil, Guillaume quitta l’Angleterre pour la Flandre où
son frère Thomas, devenu comte après avoir épousé la comtesse Jeanne,
l’aida à se faire élire évêque de Liège. La mort allait couper court à ses
pérégrinations en le surprenant en Italie, à Viterbo. Son impopularité en
Angleterre n’a pas encore rejailli sur la reine, ni empêché ses frères de
s’implanter solidement dans le royaume.
Peu après le départ de Guillaume, Éléonore vit arriver Thomas à
Windsor, où elle résidait. Elle ne l’avait jamais vu en Provence, car il
fréquentait plutôt les pays du Nord. Petit, râblé, nerveux, volubile, un
visage chafouin et des yeux enfoncés dans les orbites, il ressemblait peu à
sa mère et à l’oncle Guillaume. Très à l’aise, il parlait couramment
l’anglo-normand. Ancien clerc devenu par son mariage vassal du roi
Henry, il venait lui prêter hommage et surtout recevoir les cinq cents
marcs alloués traditionnellement au comte de Flandre.
— Je vous félicite d’avoir su vous imposer ici, ma nièce, déclara-t-il
d’emblée. Ce n’est pas le cas de votre sœur la reine de France.
— Il semble pourtant que le roi Louis l’aime beaucoup.
Thomas haussa les épaules.
— Je respecte le roi de France pour son intégrité morale, mais comme
tout Capétien, il n’aime que Dieu et le pouvoir ! La malheureuse
Marguerite a fort à faire avec la reine Blanche et cette cour de vieillards
qui forment un bloc rigide…
Thomas s’est penché vers Éléonore pour ajouter à mi-voix :
— Aucune comparaison avec le bon roi Henry, n’est-ce pas ! Il est si
compréhensif, si généreux… N’oubliez pas votre famille de Savoie dans
vos requêtes, ma nièce.
— Vous savez bien, mon oncle, que je n’interviens pas dans les affaires
du royaume.
Thomas esquissa un sourire empreint d’indulgence.
— Vous êtes jeune, mais vous comprendrez que négliger les atouts
donnés par Dieu est une infirmité, voire un péché. Vous devez vous
investir davantage dans votre fonction, prendre conscience de la
puissance qu’elle recèle. Et puis, vous avez des arguments solides…
L’oncle désigna d’un geste le prince Édouard qui s’agitait dans son
berceau et le ventre d’Éléonore qui s’apprêtait à donner naissance à son
deuxième enfant.
Thomas revint en Angleterre quelque temps plus tard avec un objectif
précis. Endetté, il voulait obtenir le règlement d’une créance qu’il
détenait envers le comte de Leicester, Simon de Montfort. Il s’adressa au
roi qui eut l’obligeance de lui consentir cinq cents marcs d’argent, mais fit
saisir en garantie des terres appartenant à Simon, un acte qui déclencha
l’ire de ce dernier et lui inspira une solide rancune. Peu importait à
Thomas puisqu’il avait obtenu ce qu’il était venu chercher.
Si Thomas ne restait jamais longtemps en Angleterre, Pierre de Savoie
s’y est installé. Arrivé sur les pas de ses frères à la fin de l’an 1240, il
devint rapidement l’un des favoris du roi Henry. À cette époque, les deux
fortes têtes de l’entourage royal, le frère aîné du souverain, Richard de
Cornouailles, et Simon de Montfort étaient en croisade. Pierre profita de
ces absences pour s’imposer. Il avait non seulement assez d’envergure
pour les remplacer, mais cet ancien clerc leur était bien supérieur en
matière d’astuce politique. Homme d’influence et de pouvoir, il avait
comme son frère Thomas quitté l’habit ecclésiastique pour épouser la fille
d’une grande famille française de Champagne, Agnès de Faucigny.
Contrairement à Thomas, il a immédiatement inspiré à Éléonore qui
l’avait vu à plusieurs reprises au palais d’Aix une vive affection renforcée
par sa ressemblance avec la comtesse Béatrice. Il a su gagner très vite la
sympathie du roi Henry qui l’a fait chevalier et l’a intégré dans son cercle
de conseillers avant de le gratifier des fiefs de Richmond et de Pevensey,
de la châtellenie de Rochester, et de diverses charges, dont celle, très
importante, de gouverneur des Cinq Ports.
Échaudé par l’expérience de feu Guillaume, qui avait manqué d’appuis,
Pierre s’est aussitôt soucié de constituer un réseau clanique composé en
majeure partie de compatriotes de Savoie. Il en fit nommer à des
fonctions lucratives, sans oublier de les marier à des Anglaises issues de
familles influentes ou richement dotées. Bernard de Savoie, bâtard de feu
le comte Thomas, fut ainsi nommé conservateur du château de Windsor,
résidence des enfants royaux, et Walter de Dya, un féal, au poste de
custodian – gardien – du petit prince Édouard. Ebulo de Montibus, autre
féal, entra dans la Maison de la reine, et se maria avec une riche veuve
anglaise, Joan of Somery. Pierre fit venir de Champagne trois demi-frères
de sa femme, les Joinville, dont l’un, Guillaume de Salines, devint
secrétaire de la reine. Le clan compte en outre dans ses rangs d’éminentes
personnalités, notamment Pierre d’Aigueblanche, évêque de Hereford, et
Robert Grosseteste, un théologien de renom.
Pierre, conscient que sa rapide ascension dans les faveurs royales
risquait de lui aliéner nombre de gens de Cour et de barons, s’est efforcé
de calmer les envieux en rétrocédant au roi quelques châtellenies.
La reine Éléonore n’observe pas sans appréhension les activités
tentaculaires de Pierre et des Savoyards. « Vils charognards » pour
certains, ces « Aigles de Savoie » sont l’objet d’une hostilité fortement
imprégnée de xénophobie qui ne se déclare pas encore franchement, mais
ne va pas tarder à se manifester. Les Anglais sont particulièrement agacés
par ces étrangers qui se croient tout permis parce qu’ils bénéficient d’une
indépendance fondée sur des biens implantés à l’étranger, par
conséquent à l’abri de saisies. L’expérience de Guillaume a eu le mérite de
montrer que le roi ne pouvait assurer à ses favoris une absolue protection
et la chute des Poitevins que sa versatilité pouvait transformer ses faveurs
en disgrâce. Elle croit bon de faire part de ses inquiétudes à Pierre et à
Thomas.
Le premier lui répond en souriant :
— Je suis fort heureux que vous vous inquiétiez de cela, ma nièce.
Thomas et moi-même cherchons à resserrer les liens qui unissent notre
famille au roi. Votre aide nous sera précieuse.
— Resserrer les liens ? De quelle façon ?
— J’ai rencontré l’été dernier votre père, le comte Raimon Bérenger, et
ma sœur la comtesse, répond Thomas. Nous avons évoqué les
perspectives de mariage pour Sancie.
— Ma petite sœur a déjà l’âge de se marier ? Elle est si douce, il faut lui
trouver un bon époux !
— Il a été question du fils de Jacques d’Aragon, de Guigues, le dauphin
de Vienne, et aussi du comte de Toulouse…
À ce nom Éléonore sursaute.
— Ah non, pas ce barbon ! N’est-il pas tout le temps en guerre contre
mon père ? Et puis il est déjà marié !
— Votre père tient à se réconcilier avec lui. Je crois savoir qu’il y a déjà
eu des fiançailles par procuration bien que ce précédent mariage ne soit
pas encore annulé. Il faut encore une dispense puisqu’il y a parenté entre
vos deux familles. Je ne crois pas que les démarches puissent aboutir.
Alors, j’ai proposé le comte de Cornouailles, qui est veuf depuis l’an
dernier. Qu’en pensez-vous ?
La reine hoche vigoureusement la tête.
— Celui-là non plus ! Il n’est plus très jeune, il a des enfants presque
aussi âgés que Sancie, et il est vaniteux, léger, intéressé. Ce serait offrir
une colombe à un vieux loup.
Aussi effaré que s’il venait d’entendre proférer un blasphème, Thomas
lève les bras au ciel :
— Voilà bien un argument de femme ! Que vient faire l’âge ou le
caractère d’un futur époux quand l’intérêt d’une famille, la nôtre, la vôtre,
est en jeu ? Les troubadours vous ont donc troublé l’esprit avec leurs
histoires de fin’amor, ma nièce ? N’avez-vous pas appris que le monde
des seigneurs n’est pas une cour d’amour ?
Pierre intervient pour calmer son frère,
— Allons, Thomas, ne nous énervons pas…
Émue par la diatribe de son oncle, Éléonore pâlit, mais fait front :
— Je sais parfaitement que je vis au milieu de vautours, mon oncle. Ce
qui m’importe est de savoir ce qu’en dit ma mère.
— Nous l’avons convaincue, ainsi que le baile Romée de Villeneuve.
— Évidemment, ils ne connaissent pas le comte de Cornouailles !
Pierre hoche la tête et c’est avec cette voix solennelle et un peu étouffée
dont il sait user pour donner l’impression à celui qui l’écoute d’être mis
dans une grave confidence qu’il s’adresse à Éléonore :
— Chère nièce, vous êtes la fille du comte de Provence. Alors songez
qu’en renforçant ses liens avec la royauté anglaise, votre père consolidera
son comté face aux visées du royaume de France. Notre sœur Béatrice l’a
très bien compris. Pour le moment, Richard de Cornouailles est encore en
croisade. En attendant son retour, réfléchissez bien.
Les deux oncles prennent congé, laissant la reine partagée. Aussi
convaincant que soit l’argument de l’oncle Pierre, elle ne saurait modifier
son opinion sur son beau-frère.
8
Le chant de Saint-Maime
23 novembre, an 1243.
La célébration du mariage a lieu en grande pompe, en l’abbaye royale
de Westminster. Contrairement à ce que craignaient sa mère et sa sœur,
Sancie y fait montre d’une aisance si étonnante qu’Éléonore se demande
si elle n’a pas bu quelque drogue. La comtesse est moins surprise, car elle
lui connaît une extraordinaire capacité à s’abstraire du réel et à
vagabonder en pensée sur les nuées de l’imaginaire. C’est sans doute sur
ce nuage que reste la jeune mariée lorsque le cortège nuptial se rend au
palais au milieu des clameurs de la population dont la curiosité et l’envie
de profiter de la fête finissent toujours par surmonter les rancœurs.
Les mariés ont d’ailleurs tous deux belle allure. Si Richard est connu
pour sa superbe et la flamboyance de ses tenues, le visage enfantin de
Sancie et son air effarouché, contrastant avec l’élégance de son maintien,
attendrissent les femmes et forcent la sympathie des hommes.
— On dit que les gens de Londres ne pensent qu’à se révolter, je trouve
plutôt qu’ils ont un grand respect de la royauté, observe la comtesse.
— Ici, on aime surtout l’apparat, ça fait oublier la grisaille, corrige
Éléonore. Le roi Henry le sait bien.
Le roi n’a en effet rien négligé pour donner aux cérémonies le plus
grand lustre. Son frère n’est pas en reste. Barons, bourgeois et leurs
dames invités au festin qu’il donne en sa résidence exhibent leurs plus
brillants atours, surcots et manteaux en étoffes et fourrures précieuses,
ceintures serties de pierres précieuses et parures scintillant de mille feux.
Les meilleurs ménestrels et jongleurs ont été recrutés pour divertir les
nombreux invités du banquet nuptial donné au palais de Westminster.
L’attention se porte davantage sur la reine que sur sa sœur, car sa
longue absence a généré un flot de rumeurs en général malveillantes. Le
sachant, elle s’y est préparée et c’est avec étonnement que la Cour la
découvre embellie, plus mûre, plus sûre d’elle. Elle est même si
rayonnante malgré les fièvres qui ont suivi l’accouchement que certains
mauvais esprits mettent en doute sa maladie. Des murmures courent
dans l’assistance sur les bains de jouvence qu’elle aurait pris en
Aquitaine. Sa mère et sa sœur lui sont toutefois associées dans les
compliments. En ce jour de liesse, leur beauté brune aux reflets
ensoleillés fait oublier les reproches adressés au clan des Savoyards et
plus généralement aux parasites étrangers entourant le souverain.
— A-t-on jamais vu en ce palais un tel bouquet de fleurs ainsi réunies !
s’exclame le remuant comte de Gloucester, assez haut pour que le roi
l’entende.
Le roi Henry est aux anges. Sensible à la flagornerie, il sait que les
compliments adressés à sa trinité féminine rejaillissent favorablement
sur lui, maître d’œuvre de la fête, et lui composent une aura de nature à
voiler au moins pour un soir la honte de la défaite. Galant, il se répand en
amabilités auprès d’une belle-mère qui ne porte pas son âge et exerce
autant de séduction que ses deux filles. Le succès de la comtesse est tel
qu’Éléonore le fait remarquer à Sancie :
— Notre mère est vraiment étonnante, incomparable. Prends-en de la
graine, petite sœur.
Pour l’heure, la petite sœur revient parfois de ses rêveries pour
observer son époux à la dérobée. Malgré la désinvolture qu’il affiche en
virevoltant d’un groupe de seigneurs à l’autre, il lui paraît soudain plus
âgé que lors de leur première rencontre. Elle le trouve tel qu’Éléonore l’a
décrit, un paon, au demeurant beaucoup moins prévenant à son égard
qu’il ne l’a été à Bordeaux. Il courtise même la comtesse avec un tel
empressement que Sancie se demande s’il ne lui préfère pas sa mère. Il
lui vient alors à l’esprit l’idée fort irrespectueuse qu’elle lui cèderait
volontiers sa place sur la couche nuptiale.
Sancie se trompe. Richard est un personnage du théâtre de Cour dont
les virevoltes spectaculaires masquent la vraie nature. Dès qu’il quitte la
scène où il s’évertue à justifier son surnom « Coup d’épée », se révèle un
autre visage, celui d’un homme à la fois calculateur et brutal, pressé
d’assouvir ses convoitises. Durant les cérémonies et le festin il a joué la
comédie cynique du séducteur invétéré qui cherche à parader et à plaire
alors qu’il est sûr de retrouver quelques heures plus tard sur son lit une
jeune fille innocente, dont la timidité et les grands yeux mélancoliques
attisaient son désir et lui promettaient l’incomparable plaisir de l’initier à
la volupté des sens.
Pour elle, le moment redouté approche où elle va lui être livrée. Elle
s’accroche au sursis des trois nuits réservées en principe aux prières, mais
dès le premier soir, les intentions de Richard sont claires. Après une
oraison rapidement prononcée pour apaiser sa conscience, il se dévêt
sans aucune pudeur et prend Sancie dans ses bras pour la déposer sur le
lit. Le regard enflammé par l’alcool, il la déshabille sans ménagement,
mais comme elle se recroqueville, effrayée, il éclate de rire.
— N’ayez donc pas peur, petite comtesse, je suis votre époux, il faut
bien accomplir le devoir exigé par Dieu.
Elle se couvre le visage de ses mains, comme si elle pouvait se protéger
de l’haleine aigre qui lui envahit les narines. Il les écarte et se penche sur
la cerise des lèvres qu’elle serre. Sancie tente maladroitement de le
repousser et ne peut résister à la force qui l’étreint. La douleur la fait crier
jusqu’à ce qu’il s’écarte enfin d’elle, la laissant inerte sur le lit,
recroquevillée sur sa meurtrissure.
— Le monstre n’a même pas attendu les trois jours rituels de prières !
Il l’a forcée !
Dès que Sancie s’est confiée à elle, la comtesse, furieuse, s’est
précipitée chez la reine.
— Calmez-vous, mère. Nous avons toutes souffert les premières nuits
de noces, n’est-ce pas ? Ensuite, nous nous sommes habituées… Certaines
ont même fini par aimer, paraît-il.
Ces paroles n’apaisent pas la colère d’une mère qui se sent désarmée
devant le profond désarroi de sa fille. Elle sait pourtant que ses deux
aînées ont subi la même épreuve, mais elle les a toujours crues plus fortes
que sa petite Sancie. Quand elle songe à sa propre expérience, elle se rend
compte de la chance qu’elle a eue d’éprouver de l’amour pour l’homme
qu’on lui avait destiné et en aurait presque honte aujourd’hui.
Sancie est en fait d’un caractère moins fragile que sa mère l’imagine.
Résignée à subir les assauts de Richard, elle ne se plaint pas, encore que
ses réponses évasives aux questions maternelles donnent à penser qu’elle
ne baigne pas dans le bonheur. Elle fait en tout cas bonne figure aux
grandioses réceptions qu’il offre successivement pour fêter la Nativité et
la Saint-Édouard en sa résidence de Londres et en son château de
Wallingford, une magnifique demeure qu’il ne cesse d’agrandir et d’orner
comme s’il voulait lui donner un lustre royal. Les époux y passent la Noël
en compagnie des enfants de Richard.
Il en a quatre. L’aîné se prénomme Henry, fils d’Isabelle Marshall,
décédée en couches en 1240. Les trois autres, Richard, Walter et Isabelle,
sont illégitimes.
— Pour moi, il n’y a pas de différence, précise Richard en priant Sancie
de veiller strictement à leur éducation. Ils sont tous un peu frustes, je
compte sur vous pour leur inculquer la finesse des gens du Sud.
Après les fêtes, il emmène sa femme en Cornouailles afin de lui faire
connaître le comté. Si elle a été dépaysée par la traversée du nord de la
France et l’arrivée en Angleterre, elle a cette fois l’impression d’avoir
atteint le bout du monde. L’hiver y semble moins rigoureux mais la
contrée est presque déserte. Sous un ciel de plomb brouillé par des voiles
de brume s’étendent des landes sauvages et des forêts compactes d’où
l’imagination fait aisément surgir des ombres porteuses de maléfices et
de terreurs.
Le comte y possède près de l’abbaye de Hailes un manoir dont les
murailles grises se dressent dans un écrin de verdure. Il est à l’image du
pays, à la fois sinistre et fécond en rêves pour ceux qui savent voir au-delà
des apparences et disposent de moyens spirituels pour en franchir le
rideau. Au moment d’en passer le pont-levis, Sancie serre instinctivement
entre ses doigts la cigale d’or de son père et pose une main sur l’étui de
bois qui contient sa harpe, ses planches de salut pour exorciser les
sentiments troubles qu’inspirent ces lieux, une sorte de charme
indéfinissable non dénué d’une angoisse diffuse. Elle se surprend à
avouer :
— C’est ici que j’aimerais résider, mon seigneur.
Richard est éberlué.
— Parfois, pourquoi pas… surtout l’été et quand vos obligations vous le
permettront.
À Londres, la comtesse est plus ou moins rassurée de laisser sa fille à la
merci de Richard « Coup d’épée », et surtout chargée de tâches aussi
difficiles pour son jeune âge que l’éducation de quatre enfants.
— Quelle audace de vouloir faire de la fille du comte de Provence une
gouvernante ! dit-elle à Éléonore.
— Pourquoi pas ? Elle fera son apprentissage de mère, dit la reine.
— J’aimerais la rejoindre pour l’aider, la soutenir.
— Je crois que vous avez tort, mère. Accompagner Sancie ne l’aidera
pas à sortir de sa coquille. Un oisillon qui reste dans le nid comme un œuf
ne saura jamais voler.
La comtesse finit par se rallier à l’opinion de la reine. Elle a d’ailleurs
une mission à remplir, solliciter du roi un emprunt pour le compte de
Raimon Bérenger. Elle en informe Éléonore, qui l’invite, avec l’accord de
Henry, à prolonger son séjour au château de Westminster. Avec son
charme, elle ne tarde pas à faire de la Cour son propre verger.
Le plus séduit est le roi, qui se montre très compréhensif quand elle
évoque les ennuis financiers de son époux, le comte de Provence, et ses
difficultés à payer les dots de ses filles. Après tout, ne connaît-il pas lui
aussi les mêmes difficultés ? Il a l’élégance de ne pas les évoquer. Il est
vrai que son irrépressible prodigalité les lui fait oublier, un penchant qu’il
n’hésite pas à satisfaire par tous les moyens, instauration de taxes,
prélèvements abusifs, confiscations arbitraires, un vrai pillage du pays
qui soulève une tempête de récriminations, sans parler de la récente
guerre ruineuse et inutile. Il accepte d’abord qu’Éléonore puise dans le
Trésor royal pour allouer à sa mère une rente annuelle de quatre cents
livres pendant six ans.
— Pour vous remercier de la beauté de vos deux filles, ma dame !
Ce n’est qu’une invitation courtoise à une carole d’argent. La comtesse
obtient ce qu’elle est venue chercher, un emprunt de quatre mille marcs.
Le roi n’est tout de même pas assez stupide pour oublier l’intérêt
politique d’un tel prêt. Il demande et reçoit en garantie cinq châteaux de
Provence, un gage qui lui permet de s’incruster dans la région et de faire
pièce au Capétien. Il juge d’ailleurs l’affaire assez importante pour
charger Guy de Roussillon, un clerc d’origine savoyarde, de prendre
possession des châteaux. Sur le conseil de Béatrice, il en confiera la garde
à deux autres Savoyards, l’archevêque d’Embrun et Henry de Suse,
homme de confiance de la comtesse.
Celle-ci n’est pas femme à s’arrêter en si bon chemin. Après avoir
décroché l’essentiel, elle se permet d’intervenir en faveur de Simon de
Montfort. Il avait quitté l’Angleterre à la suite de la révolte des barons
hostiles à son mariage avec la sœur du roi et reprochait à Henry de
n’avoir donné aucune dot à cette dernière. Elle entreprend de lui obtenir,
en compensation de cet « oubli », une rente de cinq cents marcs annuels.
Elle ne doit pas seulement ces succès à son pouvoir de séduction, mais
aussi à l’influence croissante de sa fille et à la puissance du clan réuni
autour de son frère Pierre. À des positions déjà bien ancrées, s’ajoute
désormais le siège archiépiscopal de Canterbury, assorti du titre de
primat d’Angleterre. Il échoit à l’un des « oncles », Boniface de Savoie.
— C’est pour vous, en reconnaissance du bonheur que vous me donnez,
ma dame, que je suis intervenu en faveur de cette élection, déclare
galamment le roi à Éléonore.
Comme elle le remercie en soulignant qu’il a pris le risque de
provoquer des remous, ainsi qu’il est advenu pour l’oncle Guillaume, il
répond en souriant :
— Un souverain ne peut-il pas faire ce qui lui plaît ?
Après plus de deux mois d’un séjour bien rempli, la comtesse Béatrice
quitte l’Angleterre. Le roi, la reine et Sancie l’accompagnent à Douvres en
grand cortège. Au moment des adieux, une autre émotion les saisit. Un
courrier en provenance d’Aix-en-Provence vient de débarquer, porteur
d’un message. Signé de Cotignac, il annonce que la santé du comte
Raimon Bérenger s’est sérieusement dégradée et demande à la comtesse
de rentrer le plus vite possible.
Elle s’embarque pour un retour assombri par l’inquiétude.
Au mois de janvier, maître Raimon de Faïence a vivement pressé le
comte d’aller se reposer en altitude, afin de pouvoir retrouver santé et
vigueur.
— C’est le seul remède, avec la prière, qui puisse vous guérir du mal
dont vous souffrez.
— Pourquoi ne pas me dire quel est ce mal ?
— Vous avez en vous un ver qui vous ronge. Seul le froid peut le tuer.
Le comte a choisi Forcalquier, le lieu béni où il est toujours venu puiser
son énergie parce que « nulle part ailleurs, on ne s’y sent plus près de
Dieu ». Il n’y a éprouvé qu’une seule déception, celle de n’avoir pas vu y
naître un héritier mâle.
Un matin de février, après une nuit agitée par une tempête de neige qui
a recouvert le pays d’un manteau blanc, il fait seller son cheval, de la race
du vieux Carn-et-Ongle, et passant outre aux objurgations du médecin, le
lance vers la vallée. Il se dirige vers le castel des Encontres, mais ne s’y
arrête pas et engage sa monture dans la forêt de Saint-Maime, muée en
une cathédrale silencieuse et glacée. En cette solitude d’outre-monde
balayée par la cisampe hivernale, un filet de fumée s’échappant d’une
cabane ensevelie sous l’hermine neigeuse trahit une présence humaine.
Raimon Bérenger met pied à terre et pousse la porte de bois. À
l’intérieur, un feu de pignes brûlant dans l’âtre creusé à même le sol
répand une douce chaleur et une lumière incertaine qui fait danser des
ombres. Du fond s’élève une voix de femme un peu rauque.
— Holà, comte ! Tu viens par un temps pareil pour moi, ou pour me
faire interroger les astres ?
— Je n’ai que faire des astres. Un mal mystérieux me ronge, Marca.
Marca se lève de sa couche. Elle n’est vêtue que d’une chemise qui
s’ouvre largement sur sa lourde poitrine, la dévoilant presque
entièrement.
— Tu as beaucoup maigri, dit-elle en dévisageant le visiteur.
— La potion que tu m’as donnée n’agit plus.
— Tes charlatans n’ont pas su te soigner. Je crains de ne pouvoir faire
mieux.
— Je ne te demande que le moyen de prolonger mon existence quelque
temps encore.
Elle réfléchit un instant et saisit sur une table une fiole pleine d’un
liquide vert qu’elle lui montre,
— Ceci peut te rendre un peu de force, mais l’illusion ne durera pas.
Pour une véritable guérison, et puisque Dieu n’a pas daigné écouter tes
prières, il n’y a qu’une seule voie, tu le sais bien…
Elle guette la réaction de Raimon Bérenger et, percevant une
hésitation, tente de l’attirer vers les promesses d’un abîme de voluptés.
— Reviens cette nuit, tu pourras satisfaire ce désir obscur que tu
éprouves pour moi et qui te fait si peur, je t’emmènerai dans ma
chevauchée des Ténèbres qui te rendra la puissance de tes vingt ans.
Le comte prend la fiole, donne une bourse à Marca et sort
précipitamment de la cabane, comme s’il craignait de succomber.
— Dommage, lui hurle-t-elle. Tu n’as jamais rien compris. Tu vas
mourir, mais tu n’as toujours pas de fils et ce fief dont tu te glorifies va
échoir à un étranger. Tu auras vécu pour rien !
Le comte enfourche son cheval et l’éperonne furieusement pour fuir
cette voix de malheur, dont il entend résonner l’écho jusqu’aux murailles
du château.
Un magnifique soleil rayonne sur le pays lorsque les trompettes
annoncent le retour de la comtesse. À peine descendue du char, elle se
précipite vers Raimon Bérenger qui l’attend sur le seuil du donjon. Pour
la première fois depuis de très longues années, elle se jette dans ses bras
sous le regard de toute la maison réunie, des chevaliers aux palefreniers.
Le temps n’est plus aux vaines convenances. En l’examinant, elle est
agréablement surprise de le trouver en meilleur état qu’elle ne s’y
attendait.
— Ça va un peu mieux, confirme-t-il, mais ce n’est qu’un répit.
— Ne dites pas cela.
Il l’entraîne à l’intérieur et baissant la voix :
— Je me connais bien, très douce amie. J’ai l’impression que mon sang
est devenu de l’eau et que ma carcasse s’est vidée… Peu importe, puisque
vous êtes ici. Nous avons des décisions à prendre et le temps presse. Dans
l’après-midi, mes conseillers vont arriver et demain, nous préparerons
l’avenir de notre chère Provence.
— Sans notre quatrième fille ?
— Romée l’amène d’Aix avec lui. Ce soir, nous fêterons votre retour.
Mieux qu’une fête, c’est une chaleureuse soirée de retrouvailles qui
réunit le comte, les deux Béatrice, mère et fille, les plus fidèles
compagnons catalans encore en vie, les bailes Albeta de Tarascon et
Romée de Villeneuve, Rodrigue Justas qui a succédé à son père dans
l’administration comtale, une poignée de vassaux les plus proches, et des
troubadours dont le comte apprécie les cansos et les sirventès, et avec
lesquels il aime depuis quelques années à dialoguer dans des tensons et
des partimens.
Mais celle qui attire ce soir tous les regards est la jeune Béatrice. Elle a
treize ans et sa beauté n’a rien à envier à celle de ses sœurs. Elle s’en
différencie tout en leur ressemblant. Plus proche d’Éléonore par le
caractère, de Marguerite par le physique, elle a tendance à la rêverie
comme Sancie. Elle a peu connu ses deux aînées, mais s’est beaucoup
attachée à cette dernière, de trois ans seulement plus âgée qu’elle. Le
« chardonneret de Saint-Maime » l’a bercée toute son enfance de ses
chants et de sa musique.
Trop jeune pour avoir été touchée par le départ de Marguerite et
d’Éléonore, celui de Sancie lui a donné le sentiment d’avoir perdu une
seconde mère. Elle s’est trouvée dans la situation d’une enfant unique,
très choyée, mais aussi trop isolée au milieu d’adultes. Elle eut bien
quelques compagnes de jeux, des enfants de seigneurs ou de dames de
l’entourage de ses parents, mais les circonstances et les déplacements l’en
séparaient souvent. Les meilleures camarades étaient les filles du castel
des Encontres qu’elle voyait l’été. Elle se promenait avec elles en forêt
sous la garde d’Odonin, mais sans Flamenque, décédée peu après le
départ de Sancie. Avec l’autorisation de la comtesse, un garçon à peine
plus âgé pouvait s’y joindre pour les surveiller, un chien de berger en
quelque sorte. Il s’appelait Gaucher, enfant trouvé dont on chuchotait que
c’était un bastardon du comte comme Gontran. Béatrice l’appréciait parce
qu’il la regardait avec des yeux si admiratifs qu’il s’attirait plaisanteries et
quolibets des gens du castel. Avec cruauté, elle prenait plaisir à lui donner
des ordres absurdes et à en faire un souffre-douleur.
— Pourquoi me suis-tu toujours ? Tu es sale ! Tu as une voix de
grenouille… tu n’es qu’un misérable vilain conçu par le diable… Je ne
veux plus te voir.
Et puis brusquement, ces promenades à Saint-Maime lui furent
interdites dès qu’elle fut nubile. La comtesse craignait des rencontres
avec les étranges vagabonds en noir qui rôdaient dans la forêt et avec
cette sorcière de Marca la brune qui avait tenté d’attirer Sancie dans ses
diableries.
Béatrice a sauté de joie d’apprendre qu’elle participerait au festin.
Sortir de son enfermement lui fait même oublier l’état de santé de son
père et les sombres nuages qui planent sur cette soirée. L’entrain du
comte, les pitreries de l’indispensable Tristanou, l’abondance des mets et
les flots de vin les chassent d’ailleurs très vite.
Les entremets sont particulièrement animés. Un jongleur à la langue
bien pendue s’y distingue, Gui de Cabannes. L’écuyer Blachon l’a fait
venir du pays d’Orgon, dont ils sont tous deux originaires. Raimon
Bérenger, amusé par la causticité de cet ancien sergent d’armes, héraut de
tournois, lui accorda aussitôt sa protection agrémentée de rentes et de
terres, au grand dam de Tristanou. Craignant d’être évincé, le bouffon lui
a fait maintes vilenies, bastonnades et pièges divers, et espère ce soir le
voir ridiculisé par des troubadours qu’il ne considère pas comme des
rivaux. Sont en effet invités un familier du comte, Blacasset, seigneur
d’Aups, l’ineffable Peire Bremon Ricas Novas, dont l’excessive coquetterie
est célèbre en Aragon et en Castille, Arnau Catalan qui a composé une
canso célébrant la grâce divine de la comtesse Béatrice, et Sordello di
Goito, un Mantouan à l’existence agitée qui a déployé son talent dans les
cours d’Este et de Vérone avant de venir en Provence se faire apprécier du
comte.
Ivre et agacé par la concurrence et le succès de Cabannes, Tristanou se
fait provocateur en moquant son maître avec sa voix de crécelle :
L’oiseau est trop petit
Qui court hors de son nid
Que le diable lui coupe les ailes
Que Dieu lui rende son écuelle…
Quelques rires éclatent, mais compte tenu de l’état de santé du comte,
nombreux sont les convives qui échangent des regards embarrassés.
Raimon Bérenger s’écrie en levant son verre :
— Allons donc ! Pourquoi ces mines ? Buvez plutôt, je ne suis pas
encore mort !
Et d’improviser aussitôt un couplet accompagné à la vielle, à la flûte et
au tambour par ses ménestrels
Douce Dame aux yeux de saphir
Et au corps si précieux,
Votre fleur incarnat me tant fait languir
Que je voudrais la cueillir avant… d’être vieux…
— Hooooh, messire comte, par le diable, le feu te dévore ! s’écrie
Tristanou.
— Le crois-tu vraiment, bouffon ? lance le comte, dont le visage se
crispe.
Ces mots, « vieux, diable, feu » viennent de faire resurgir l’ombre de la
mort qui le guette. Il se lève, salue d’un geste ses invités, et d’un pas
incertain se retire dans le silence, accompagné de sa femme et de sa fille.
*
Le printemps n’apportera aucune amélioration à l’état de santé de
Raimon Bérenger, qui retourne à Aix avec la comtesse et la jeune
Béatrice.
Il trouve néanmoins assez de force pour se rendre au concile de Lyon et
rencontrer le pape. Le successeur de Grégoire IX, Innocent IV, dans un
geste de paix, prend l’initiative de le réconcilier officiellement avec
Raimon de Toulouse. Devant l’assemblée de prélats et les représentants
des grands princes chrétiens, à l’exception de l’empereur, les deux vieux
rivaux tombent dans les bras l’un de l’autre. Le Raimondin y va même
d’une larme à l’œil.
— Quel jongleur ! s’exclame la comtesse en l’apprenant. Ne vous fiez
donc pas à ces larmes de renard sénile.
Le comte n’ose lui révéler qu’il a accepté la proposition de mariage du
comte de Toulouse afin de sceller la réconciliation. En fait, il a déjà
franchi la frontière du monde régi par le souci des intérêts matériels pour
accéder à celui où l’on n’aspire qu’à la paix intérieure. À l’issue du concile,
il décide de prendre l’habit monacal de l’ordre de l’Hôpital.
Avant d’aller vers Dieu, il fait appeler Béatrice et lui révèle qu’elle est
son héritière.
— Je te confie le comté, ma fille. Quand tu es née, je désirais tant un
garçon que je t’ai presque refusée, puis négligée. J’ai ensuite compris que
c’était contraire à la volonté du Seigneur. Alors, je t’ai aimée plus
qu’aucune autre de tes sœurs. Mais si je te lègue ce que j’ai reconquis et
bâti avec la force de l’esprit et des mains, c’est pour qu’aucun étranger ne
s’en empare. Jure-moi de le garder pour tes fils et de le maintenir dans
notre lignée, quel que soit ton époux.
Béatrice éclate en sanglots et se jette à genoux pour baiser les mains de
son père, mais il la relève et elle lui fait le serment de respecter ses
volontés. Il lui donne alors une petite cigale assez grossièrement taillée.
— J’en ai donné une à chacune de tes sœurs. Ce sont de véritables
joyaux, mais celle-ci est bien plus précieuse. Je l’ai moi-même sculptée
dans du bois d’olivier, un arbre de chez nous. Ne t’en sépare jamais.
9
La loi de l’épervier
PARTIE II
MAIN DE DIEU
et
GRIFFE DU DIABLE
10
Le quaternaire de Marca
11
La lune de Chypre
12 juin 1248.
Ce vendredi après la Pentecôte, le roi se lève dès matines pour prier et
assister à la messe. Il s’est habillé de vêtements simples, selon les
prescriptions du concile de Lyon de 1245 : sur la cotte de mailles un
surcot bleu en camelot, sans aucun ornement et marqué d’une croix
rouge sur l’épaule, signe du don à Dieu.
Il prend la tête du cortège qui se rend en l’église abbatiale de Saint-
Denis. Le légat pontifical Eudes de Châteauroux l’y attend pour lui
remettre la besace et le bourdon, symboles de la marche vers les Lieux
saints et du combat contre le diable. Le roi saisit l’oriflamme portant son
emblème, associant ainsi le royaume à la geste sacrée. Il se rend ensuite
pieds nus, accompagné par une foule en procession, à l’abbaye royale de
Saint-Antoine-des-Champs, où il se recommande aux prières des
religieux, puis monte à cheval pour gagner le palais de Corbeil où il passe
quelques jours en compagnie de la reine et de ses enfants. Au cours d’une
brève cérémonie devant la Curia, il investit la reine Blanche de la régence.
Avant de prendre la route, Marguerite reste de longs moments auprès
de ses deux enfants, Isabelle qui a maintenant six ans et Louis qui en a
quatre. Après avoir désiré intensément accompagner le roi, elle a failli se
raviser, mais quand elle lui en a parlé, il s’est écrié :
— Il n’en est pas question ! J’aurai besoin de vous.
Comme elle a esquissé un sourire, imaginant la nature de ce besoin, il a
froncé le sourcil et précisé :
— Quand je serai en campagne, vous serez la seule personne à laquelle
je pourrai me fier pour que les nouvelles du royaume ne me parviennent
pas tronquées ou déformées.
À la fois heureuse et flattée, et la fermeté du roi empêchant de toute
façon une reculade, elle s’est donc résignée à se priver de ses enfants.
Même si elle était rassurée de les savoir sous la tutelle protectrice de leur
grand-mère, elle chargea Fantine et son mari Arnaut de veiller sur eux.
En faisant ses adieux à la reine Blanche, elle lui avoue avec émotion
qu’elle part sans souci, puisqu’elle lui confie ce qu’elle a de plus cher au
monde avec son époux. Sans un mot, sa belle-mère lui saisit brusquement
la main et la garde un instant entre les siennes. Les yeux humectés de
larmes, elle lui demande de veiller sur le roi.
— Je compte sur vous pour qu’il se garde de toute imprudence. Il n’a
aucune expérience des Sarrasins. Qu’il ne s’aventure pas dans des
poursuites inconsidérées et se méfie de tout, l’Orient est un immense
piège.
— Vous pouvez compter sur moi, ma dame, mais vous savez que le roi
ne m’écoute guère.
— Je suis sûre que vous saurez vous faire entendre.
Louis, qui a surpris le conciliabule, exprime par un large sourire la
satisfaction de voir sa mère et sa femme donner enfin, et pour la première
fois, une impression d’entente.
La reine Blanche étreint longuement ses trois fils avant de les abreuver
en castillan de multiples conseils, et de formuler avec solennité des vœux
de victoire. Elle les regardera s’éloigner avec un serrement de cœur et
lâchera dans un murmure que personne n’entendra :
— Pourvu qu’ils me reviennent tous vivants.
Le 12 juin, le roi fait son apparition. Sur son ordre, tous les croisés
portent comme lui des habits simples et le harnachement des chevaux a
été débarrassé de toute garniture dorée ou argentée. L’ensemble est
imposant. Il est pourtant loin d’être complet puisque nombreux sont ceux
qui s’y joindront en cours de route. On compte quelque mille cinq cents
chevaliers, plus de la moitié de l’effectif attendu, accompagnés de leurs
écuyers et de leurs valets, dix mille hommes d’armes à pied, cinq mille
arbalétriers, sept mille chevaux. Après avoir jeté un regard sur cette
masse au-dessus de laquelle flottent une multitude de bannières, celles
du roi, bleues à fleurs de lys, et celles multicolores des seigneurs et
chevaliers, il donne l’ordre de départ.
Dans le chariot qui l’emporte, Marguerite pleure dans les bras d’Iselda
de Vauclaire. La confidente doit l’accompagner jusque dans le Midi, avant
de gagner Aix où un seigneur de la région l’attend pour l’épouser. Seule,
la camérière Maria, une cousine de Fantine, suivra la reine jusqu’en
Orient, comme l’a ordonné le roi.
— J’ai un mauvais pressentiment, Iselda, murmure Marguerite.
— Il faut chasser une telle pensée, ma dame.
— Vous allez me manquer, mon amie.
— Vous ne serez pas seule. Votre sœur Béatrice et votre belle-sœur
Jeanne de Toulouse vous rejoindront, n’est-ce pas…
Ces paroles ne suffisent pas à rassurer Marguerite. Le bruit sourd des
tambours et les chants des croisés qui rythment la progression du cortège
instillent en elle un irrépressible sentiment d’angoisse. Iselda le perçoit
bien qui trouve le mot juste pour la réconforter :
— Gardez votre énergie, vous aurez fort à faire à soutenir le roi dans le
combat qui l’attend.
Pour l’heure, le roi transforme la marche vers le Midi en pèlerinage. À
Sens, il consacre la halte à la prière et se rend à pied au chapitre général
des franciscains. Frère Jean de Parme, qui en est le ministre général, lui
promet de faire célébrer quatre messes quotidiennes dans les couvents
français de l’ordre. Le respect n’excluant pas le sens capétien du
formalisme et le souci souverain de laisser une trace, le roi lui demande
un engagement écrit, signé et marqué de son sceau.
Durant la traversée du royaume, le cortège reçoit de la population un
accueil si chaleureux que la détermination du roi en est renforcée, si tant
est qu’il en éprouve le besoin.
— Vous voyez, dit-il à la reine Marguerite qu’il a rejointe au cours
d’une halte, mes sujets me confirment par la voix et le geste que j’ai choisi
la voie juste en prenant la croix. N’est-ce pas aussi pour leur salut que je
vais combattre ?
La ferveur populaire ne faiblit pas hors des limites du royaume. Elle
atteint un paroxysme à Vézelay, lieu mythique où un siècle plus tôt, en
l’an 1146, la foi de saint Bernard avait allumé la flamme de la deuxième
croisade. En faisant vibrer la nef de la basilique de Sainte-Marie-
Madeleine, le chant des nouveaux combattants du Christ fait naître chez
nombre d’entre eux la vision du Seigneur crucifié. La croix ne fait pas
oublier au roi le sceptre. À Lyon, il rend visite au pape qui y réside
toujours. Il en obtient l’absolution pour ses péchés et la promesse de
protéger le royaume contre les éventuelles entreprises du roi Henry
d’Angleterre.
Marguerite ne partage guère l’émotion de son époux. À la sourde
angoisse qui ne la quitte pas, s’ajoute l’anxiété de revoir sa Provence.
Comment ne percevrait-elle pas un changement dans l’état d’esprit de la
population qui se précipite sur le passage du cortège tout au long de la
vallée du Rhône ? L’impression de puissance qui se dégage de cette armée
aux oriflammes bleues à fleurs de lys et le son lugubre des tambours
rythmant ses pas raniment les sombres souvenirs des envahisseurs du
Nord en route pour châtier les hérétiques. Ils réveillent la peur
récurrente, quasi viscérale, des chevauchées meurtrières et ravageuses de
seigneurs en quête de proies et de butin. Par respect ou crainte, les bons
manants s’agenouillent en priant Dieu de protéger les croisés, mais aussi
de tenir éloignés de leurs villages les prédateurs en armure.
L’un de ces vautours locaux, le sire Roger de Clérieux, connu pour
imposer un droit de péage à tout voyageur traversant ses terres, et pour
les tuer en cas de refus, a d’ailleurs l’audace de vouloir l’exiger du roi.
Comme celui-ci refuse avec hauteur, il s’empare d’otages. Le roi met le
siège devant son château de La Roche-de-Glun et s’en empare, puis
donne l’ordre de le détruire. Cet acte d’autorité illustre sa réputation de
souverain épris de justice et le fait précéder dans le Midi d’une aura de
nature à y atténuer l’impopularité des Capétiens fortement accrue depuis
l’arrivée de Charles d’Anjou.
Le Midi ! Les appréhensions de Marguerite fondent au soleil. Pour elle,
c’est un enchantement après quatorze ans d’absence. À partir d’Avignon,
elle commence à humer les senteurs de la terre de Provence dont elle ne
parvient pas à croire qu’elle n’y sera plus jamais chez elle. Le parfum des
pinèdes et le chant des cigales, les effluves de thym et d’anis, le ciel sans
tache de l’été et la brise de mer la libèrent de son amertume. Elle se laisse
bercer, caresser, envahir par cette symphonie qui lui fait chevaucher les
nuées d’une douce mémoire, le verger de sa mère, les promenades dans le
bois de Saint-Maime, les chevauchées dans le val de la Laye, la chasse à
l’épervier, les excursions sur la colline d’Antremons près d’Aix et les bains
dans les sources d’eaux chaudes, et tant d’autres plaisirs encore.
Elle regrette un moment que le cortège, qui se dirige plus à l’ouest vers
le port d’embarquement d’Aigues-Mortes, ne passe ni par Aix, encore
moins par Brignoles et Forcalquier, mais elle s’en réjouit très vite,
préférant éviter le spectacle d’un palais comtal occupé par une sœur qui y
a pris sa place et par un intrus, fût-il doublement son beau-frère.
De toute façon, Gontran et Uc, surexcités de se retrouver au pays, ne
cessent de courir la campagne et de ramener auprès de son char nombre
de Provençaux, seigneurs, citadins et manants, tous désireux de lui
rendre hommage. Ils sont à un moment si nombreux que l’attelage ne
peut plus avancer. Stupéfaite d’un tel afflux, Marguerite est gagnée par
une intense émotion lorsque ces voix chantantes la saluent
familièrement, comme si elle était encore une enfant, et la comblent de
vœux en évoquant la mémoire du comte Raimon Bérenger.
Certains n’hésitent pas à exprimer leurs griefs à l’encontre de Charles.
Elle les écoute, mais ne sait que répondre quand on lui demande
d’intervenir auprès du roi de France, qu’on dit si bon et si compatissant,
afin qu’il fasse cesser les injustices commises par son frère. L’arrivée
d’une escouade de sergents d’armes envoyés par le roi pour disperser le
rassemblement et permettre au char et au cortège de reprendre leur
marche, interrompt ce qui commençait à prendre des airs d’audience.
La reine en sort bouleversée. Bien qu’après la crise de la succession elle
se soit calmée, elle ne s’est pas désintéressée du sort du comté. Lors du
conflit d’intérêts qui avait opposé sa mère à Charles d’Anjou, elle avait
suivi attentivement les tractations conduites par Henri de Suse au nom de
la comtesse. Après avoir cru que celle-ci avait contribué à introniser
Charles d’Anjou, elle avait été heureuse d’apprendre qu’elle s’y était au
contraire opposée et n’avait cédé que par crainte de livrer le pays au
chaos. Elle s’était en tout cas réjouie de voir l’affaire aboutir à un
compromis, mais après avoir entendu le concert de doléances, elle est
maintenant convaincue que la mémoire de son père a été odieusement
trahie. Elle en est si obsédée qu’elle s’en ouvre à Iselda et aussi à Gontran.
— Ne vous tourmentez pas pour cela, c’est passé et vous ne pouvez plus
rien y faire, conseille la confidente.
L’écuyer, en général très discret sur ces délicates questions de famille
dont il est exclu de naissance, répond sans hésiter :
— Cela ne fait aucun doute, mais dame Iselda a raison. Il est des choses
en ce monde sur lesquelles certaines personnes ne disposent d’aucun
pouvoir.
— Certaines personnes ?
— Les serfs, les bâtards… et les femmes.
La piété du roi Louis ne lui fait jamais oublier qu’il est un homme de
pouvoir et un chef de guerre. Quand il réunit ses principaux vassaux pour
fixer les objectifs stratégiques de l’expédition, c’est en guerrier qu’il parle,
mais en guerrier trop pressé de combattre pour être un bon stratège.
Il est néanmoins conscient des difficultés que présenterait un
débarquement en Syrie ou en Palestine. Il y a près de dix ans, en 1239,
l’expédition du comte Thibaut de Champagne s’était ensablée sur le
plateau de Judée sans pouvoir atteindre la résistance des Infidèles en son
cœur, c’est-à-dire en Égypte. Le sultan al-Salih Aiyub qui y règne a infligé
quatre ans auparavant aux chrétiens la terrible défaite de Gaza.
— C’est lui qu’il faut abattre ! affirme le roi. La maîtrise de l’Égypte et
de ses entrepôts gorgés de richesses nous fournira un gage de taille pour
négocier la rétrocession du royaume de Jérusalem.
Comme un baron fait observer qu’en 1219 le roi Jean de Brienne a
échoué dans la conquête de l’Égypte, le roi réplique :
— Il aurait réussi sans la faute grave commise par le légat Pélage, qui
s’est lancé inconsidérément contre Le Caire. Rien de pire que la
précipitation et la désobéissance ! Cette fois, j’exigerai une discipline
absolue. Et puis nous disposons de forces importantes, vingt-cinq mille
hommes.
— Comptez-vous aller directement en Égypte, sire ? demande un vieux
chevalier qui connaît bien l’Orient.
— Je crois qu’il serait bon de nous emparer immédiatement de
Damiette.
— Les armées du sultan Aiyub sont aguerries, leurs effectifs
importants, sire. Il nous faudra les affronter dans les meilleures
conditions. Or, nous partons d’ici en ordre dispersé. Il serait préférable
de faire escale à Chypre pour regrouper nos forces.
La perspective de retarder le débarquement en Égypte ne plaît guère
au roi.
— À Damiette, on pourra installer une base solide, y attendre le reste
de notre armée et recevoir le ravitaillement avant de marcher sur Le
Caire.
— Ce ne sera pas si facile, sire. Il y a beaucoup d’éléments
impondérables, une tempête qui retarderait les renforts, une résistance
populaire, une crue du Nil, les fièvres, que sais-je encore.
La plupart des barons se rallient à cet avis, même Charles d’Anjou.
Seuls, Robert d’Artois et quelques chevaliers sont partisans d’un
débarquement et d’une offensive immédiate pour jouer de l’effet de
surprise.
— Quel effet de surprise, messeigneurs ? s’écrie le vieux chevalier.
Croyez-vous que les Sarrasins puissent ignorer notre croisade après tous
les appels lancés et notre rassemblement ici ? Ils ont des espions partout,
sans parler des Génois, Pisans et autres Vénitiens à la langue bien pendue
qui font commerce avec eux !
Le roi réfléchit un bon moment avant de prendre sa décision :
— Nous ferons escale à Chypre juste le temps de regrouper nos forces,
déclare-t-il enfin.
Il lance aussitôt l’ordre de charger vivres, tonneaux de vin et matériels
sur les grosses nefs de transport, d’embarquer les huit mille chevaux sur
des huissiers, vaisseaux dotés d’une porte s’ouvrant à la poupe,
spécialement conçus pour leur transport. Certains barons s’étonnent de
voir parmi les marchandises divers instruments aratoires tels que des
charrues et des herses. Questionné, le roi répond qu’il a l’intention de
fonder un établissement stable en terre égyptienne.
— C’est la meilleure façon d’assurer une présence permanente en
Orient, assure-t-il sur un ton si déterminé que personne n’ose formuler
d’objection.
Le 24 août, après avoir modifié l’organisation de la Chapelle royale
pour le voyage, il donne instruction de se tenir prêts au départ pour le
lendemain.
La flotte, forte de trente-huit navires, est composée de diverses sortes
de bâtiments. Outre les nefs pouvant transporter plusieurs centaines de
passagers, il y a des galées de combat actionnées à la rame et des
embarcations plus petites, pour six, douze ou quinze chevaux, destinées à
débarquer sur des rives non aménagées.
À l’aube du 25 août 1248, le roi monte avec la reine sur la nef Montjoie.
Les huit seigneurs qui composent son proche entourage les
accompagnent. Sans Iselda, qui est restée avec elle jusqu’à la dernière
minute et vient de lui faire ses adieux, Marguerite se sent soudain très
seule. Elle regrette que Béatrice ne soit pas sur le même navire qu’elle, car
les frères du roi se sont embarqués sur deux autres nefs, la Damoiselle et
la Reine.
— Nous nous retrouverons bientôt, j’en suis sûre, lui crie Iselda, le
visage en pleurs.
Le Montjoie est un bâtiment de forme ronde et massive, long d’environ
trente mètres, et gouverné par deux lourdes rames. Doté de trois ponts, il
dispose de quatre voiles latines triangulaires dressées sur deux mâts
inégaux, l’artimon et le mestre, le plus grand atteignant plus de vingt
mètres. Sa contenance est de l’ordre de 450 à 500 tonneaux. L’équipage,
les hommes d’armes et les chevaux occupent le premier entrepont. Sur le
deuxième, à l’air libre, des logements ont été aménagés sur les gaillards
d’avant et d’arrière. Au troisième se trouve ce que les mariniers appellent
le « paradis », une pièce comprenant plusieurs cabines et au-dessus de
laquelle est érigé le « château », la chambre du roi et de la reine.
Réunis sur le pont, les clercs et les prêtres entonnent le Veni creator
spiritus. Puis retentit l’ordre qui se répercute d’une nef à l’autre :
— Mettez la voile !
Au moment où le Montjoie se détache du quai, Marguerite a le cœur
serré. Elle se tourne vers le roi, debout auprès d’elle. Ils échangent un
regard sans mot dire, comme s’ils cherchaient à se communiquer
mutuellement l’ardeur nécessaire pour affronter la grande aventure. Elle
remarque que les lèvres de Louis frémissent. Sans doute marmonne-t-il
une prière, mais avec un étrange sourire de bonheur dans lequel elle croit
percevoir un sentiment inavoué qu’elle partage, et qu’exalte le souffle du
large, celui de la liberté.
N’est-ce pas la première fois qu’ils échappent tous deux à l’emprise de
la reine Blanche ?
Tandis qu’il descend du « château » pour rejoindre son entourage,
Marguerite reste longtemps sur le gaillard arrière d’où elle regarde
s’éloigner le rivage de la Provence écrasé par le soleil d’août. Dans la
brume de chaleur qui s’élève de l’intérieur des terres, se dessine la
silhouette de la haute région. Devinant Forcalquier et Saint-Maime, elle
presse entre ses doigts le joyau en forme de cigale donné par son père.
Sur la Reine, Béatrice aussi tient dans sa paume sa cigale. Elle croit en
sentir la chaleur remonter jusqu’à son cœur pour le piquer de regret.
Regret de quitter la terre natale pour un voyage incertain, regret de
laisser son fils si petit encore à Aix, regret surtout de se sentir si seule.
Marguerite au moins a la chance d’être aimée, alors qu’elle… Son regard
se pose sur son mari Charles qui déambule sur le pont avec ses chers
compagnons chevaliers, discutant avec véhémence sur la qualité de leurs
épées. Mais elle rêve à Saint-Maime. Elle pense à Gaucher, son souffre-
douleur, regrettant tout à la fois de l’avoir maltraité et de ne pouvoir le
faire aujourd’hui. Elle pense aussi à cette sorcière aux vêtements rayés, la
Marca à l’odeur d’épices qui évoque si fortement cette ivresse des sens
dont elle est privée. Envahie par un violent parfum de nostalgie, elle ne
pleure pourtant pas. En regardant la mer jusqu’à l’horizon voilé de
brume, elle ne peut se défendre de ce sentiment d’irrépressible optimisme
qui lui fait rêver d’on ne sait quel espoir de bonheur.
La traversée semble interminable à ces croisés qui n’ont pas l’habitude
de la mer et de ses caprices. Peu de temps après le départ, l’inconstante
Méditerranée s’est agitée et la nausée a fait des ravages. Le roi et la reine,
dont c’est pourtant la première navigation, ont bien résisté. Il n’en va pas
de même de Béatrice qui a vomi tout ce qu’elle a pu sous le regard sans
indulgence de Charles et devant un Robert d’Artois moqueur qui se
bouchait ostensiblement le nez.
Lorsqu’un matin le marin de vigie signale une côte, une clameur de joie
s’élève sur tous les navires. Uc se met à improviser un hymne à la terre
ferme, mais la perspective de la retrouver s’accompagne très vite
d’angoisse quand le bruit se répand que c’est déjà la Barbarie, le pays des
Sarrasins.
Seul, le roi, debout à la proue, le regard fixe, garde son calme.
— Vous croyez que Dieu nous aurait fait la grâce de rétrécir la mer pour
nous pousser si vite vers l’Infidèle ? lance-t-il sur un ton ironique.
— La Sicilia, la Sicilia ! annoncent les matelots génois.
Le roi saisit l’occasion pour rappeler le motif du voyage en ordonnant
une procession. Barons, chevaliers, écuyers, mariniers y participent tous,
chantant et priant avec une grande ferveur derrière le légat Eudes de
Châteauroux, les évêques, le souverain et la reine. Que Dieu ait entendu
ces voix ou non, le voyage se poursuit sur une mer devenue plus
clémente. Le 17 septembre, la flotte arrive enfin sur la côte méridionale
de Chypre et accoste au port de Limassol.
Peuplée de Grecs, d’Arméniens et de Syriens, l’île aurait été habitée
autrefois par le fils de Noé, Japhet. Célèbre pour sa fertilité et sa richesse,
elle est au centre d’un cercle géographique constitué par les principaux
ports d’Égypte, de Syrie, d’Arménie, de Turquie et de Grèce. Elle a été
dans la dépendance de l’empire de Byzance, d’où les grandes familles et
les ordres monastiques sont venus pour s’y constituer des domaines. Elle
est ensuite passée successivement aux mains de Richard Cœur de Lion,
de l’ordre du Temple, et de la famille de Lusignan, venue s’y installer
après avoir perdu le royaume de Jérusalem. Ces seigneurs francs y
instituèrent une royauté de type féodal. Après une guerre civile, le
pouvoir échut au jeune roi Henri, que le pape Innocent protège et vient
de délier de sa vassalité à l’égard de l’empereur. Pour les marchands de
Gênes, de Pise et de Venise, Chypre est ainsi devenue une escale obligée
sur la route d’Alexandrie, où ils ont établi des comptoirs. C’est donc sur
une terre chrétienne en paix que débarquent le roi Louis et ses croisés.
Henri de Lusignan leur réserve un accueil si amical qu’ils ont
l’impression de se retrouver en pays de France. Il s’empresse d’envoyer
des dames de sa Cour tenir compagnie à la reine et à sa sœur. Ce sont des
personnes enjouées et volubiles qui s’expriment dans une langue plus
proche du provençal que de la langue d’oïl, avec des accents chantants et
des « r » bien roulés.
— On se croirait presque chez nous, murmure Marguerite à l’oreille de
Béatrice. Ces dames sont aussi bavardes que nos béguines… Et regarde
ces collines couvertes de vignes, d’oliviers, de figuiers, de cyprès.
Elle n’ose avouer la pensée très intime, et impie, que sans l’ombre
pesante de la croix Chypre pourrait être un paradis d’amour pour elle et
Louis. Elle a surpris un marin génois raconter que les Chypriotes étaient
particulièrement enclins à la volupté. Une légende ne dit-elle pas qu’en
saupoudrant le lit d’un homme ou d’une femme d’une terre prélevée sur
le site de l’antique temple de Vénus à Paphos, on l’incite à la luxure ?
— Combien de temps resterons-nous ici ? demande-t-elle à Louis.
— Le temps d’attendre mon frère Alphonse et sa femme Jeanne, et les
groupes partis de Marseille, de Toulon, d’Agde et de Sète. Je ne tiens pas
à traîner ici.
Cette impatience n’empêche pas le roi de céder au charme enveloppant
de la nuit d’été, lorsque des senteurs chaleureuses montent des jardins.
Ses visites à la reine se font plus fréquentes et il éprouve quelque peine à
respecter les heures de prière. Même s’il reste sobre, il suffit de quelques
gorgées du capiteux vin du vignoble d’Engadi, célébré dans le Cantique
des Cantiques, pour ranimer la braise.
Marguerite peut lire dans son regard la flamme de cette ardeur intime
qu’elle connaît bien, et qu’exaltent le doux mugissement de la mer, l’éclat
de la lune, la moiteur de l’air, le parfum des roses. Quand il la prend dans
ses bras, elle subit avec délice sa fougue, car jamais il ne s’est montré
aussi ardent dans l’étreinte. Jamais aussi Marguerite n’y a répondu avec
autant de passion. Pour la première fois, elle a le sentiment de
comprendre et de vivre le sens caché des chants de troubadours, ce
bouleversement sensuel, cette volupté poussée jusqu’à l’inconscience
qu’ils savent couvrir de leurs jolis mots, comme le fait le malicieux Uc
lorsqu’il vient jouer le soir sous leur fenêtre.
La lune de Chypre semble d’ailleurs influencer les tempéraments les
plus froids. Un matin d’automne, la reine voit surgir dans sa chambre
Béatrice avec une mine réjouie.
— Qu’y a-t-il de beau pour que ton visage porte un tel soleil, petite
sœur ?
La comtesse lui souffle à l’oreille :
— Je crois que j’attends un enfant.
— La lune de Chypre !
Depuis quelque temps, la reine a remarqué que Béatrice s’était
épanouie. Elle sait par une indiscrétion de Maria qu’elle prend soin d’elle
en appliquant les préceptes de sa mère, prend des bains fréquents dans
de l’eau parfumée à l’essence de rose, oint son corps d’un onguent
oriental pour rendre la peau douce. Bref, la jeune comtesse s’efforce
d’être séduisante pour tenter d’enlever Charles à ses amis.
Si elle ne réussit pas vraiment à le détourner des cavalcades et des jeux
guerriers, elle parvient à l’attirer auprès d’elle comme jamais elle n’y était
encore parvenue. Marguerite s’en réjouit car elle a souvent vu sa sœur en
compagnie de jeunes dames de Chypre de réputation frivole, ce qui lui
fait craindre qu’elle ne soit tentée de les imiter. À Limassol, il y a tant de
jeunes chevaliers désœuvrés, à l’affût de la moindre occasion d’épancher
leurs sentiments ! Un jour, elle l’a même surprise en train de converser
avec l’un d’eux dans le jardin du palais.
— Gare à la tentation, petite sœur, lui a-t-elle dit.
Dieu merci, Béatrice y succombe, mais dans les bras légitimes.
Le roi de Chypre Henri déconseille vivement à Louis d’entreprendre en
automne la traversée vers l’Égypte, en raison des redoutables tempêtes de
la Méditerranée
— Sommes-nous partis pour jouir d’une villégiature de plaisance ou
pour délivrer la Terre sainte ? s’écrie Louis en se tournant vers son
entourage.
— Les Sarrasins sont au courant de l’expédition et se préparent à une
chaude réception, sire. Et votre effectif n’est pas complet.
Le roi réserve sa décision. Il est assez embarrassé pour éprouver le
besoin d’en parler à Marguerite, qu’il retrouve le soir dans sa chambre.
Revêtue d’une longue chemise, elle est allongée sur le lit. Maria qui
l’évente avec un linge humide s’éclipse aussitôt.
— Il fait encore plus chaud que chez nous, à Aix, dit la reine, sans
dissimuler son plaisir de recevoir la visite de Louis.
— Tout le monde me conseille d’hiverner ici, déclare-t-il sans ambages.
Cela ne me plaît guère.
— Pourquoi êtes-vous si pressé de repartir, mon doux seigneur ? J’ai
toujours entendu dire par mon père et par tous ceux qui connaissent la
Méditerranée qu’elle est très dangereuse, surtout en automne et en hiver.
Calme et plate un matin, elle peut en quelques heures tourner à la furie.
Louis marche de long en large dans la chambre, puis vient s’allonger
près d’elle.
— Nous repartirons au prochain printemps, annonce-t-il dans un
murmure.
La prolongation du séjour chypriote impose certaines précautions. Les
fournitures, les vivres et les matériels sont mis à terre afin d’éviter leur
pourrissement dans l’humidité des cales. Les tonneaux de vin sont
empilés les uns sur les autres sur la rive et dans les champs sont entassés
le froment et l’orge. Le climat de l’île, si favorable aux amours en été, se
dégrade avec les miasmes de l’humidité d’automne et d’hiver. Les fièvres
font de nombreuses victimes parmi les croisés. L’évêque de Beauvais
Robert, les comtes de Montfort, de Vendôme, de Dreux, plusieurs
seigneurs et chevaliers succombent.
Le séjour dans l’île apporte néanmoins au roi d’autres bonheurs que
l’amour. La prise de croix du roi de Chypre Henri de Lusignan et de la
plupart des seigneurs du petit royaume est pour lui une récompense, une
réponse à sa propre ferveur. Une surprise flatteuse survient à l’Avent de
Noël : deux ambassadeurs d’Aljigidaï, le représentant en Asie occidentale
de Güyük, le Grand Khan des Mongols, débarquent pour lui demander
audience.
Il l’annonce à Marguerite et lui demande d’être présente à son côté
pour les recevoir. Elle ne cache pas son étonnement d’être invitée à
participer à une rencontre diplomatique officielle, un rôle dévolu dans le
royaume à la reine Blanche.
— Il est indispensable de montrer que je ne suis pas un chef de guerre
en expédition qui les reçoit, mais le souverain d’un grand royaume
accompagné de la reine et de ses principaux barons.
Marguerite en conçoit une grande satisfaction, non sans se demander
si Louis ne l’a pas emmenée en croisade non seulement pour l’avoir sur sa
couche, mais aussi pour affirmer la permanence d’une souveraineté
étendue à l’Orient, comme le prouve d’ailleurs son intention d’y fonder un
établissement.
Quoi qu’il en soit, il ne prend pas à la légère la réception des
ambassadeurs du Grand Khan. Il l’organise de façon à lui donner un
caractère formaliste, en faisant aménager dans le château de Limassol
une salle du trône pour la circonstance. Il convie à y assister le légat
Eudes de Châteauroux, les évêques, les grands barons, et pour faire office
d’interprète frère André de Longjumeau, un dominicain qui a voyagé chez
les Tartares et parle le mongol.
L’arrivée au palais des émissaires, richement vêtus de longues pelisses
de fourrure et coiffés d’un bonnet fourré surmonté d’une pointe,
provoque une vive curiosité, sinon un émoi dans la ville. On s’étonne de
leur type physique, banal en Orient. Avec leur teint basané, leur nez fort
et leur barbe dense, ils ressemblent à des Turcs. La vingtaine d’hommes
de leur escorte, qui restent hors du palais sous la surveillance des gens
d’armes du roi, ne leur ressemblent pas. Leur faciès plat aux pommettes
saillantes s’orne de moustaches tombantes et de barbes en pointe, et leurs
lourdes paupières laissent filtrer des regards vifs et méfiants. Ils portent
une armure de cuir et de maille et sont coiffés d’un chapeau d’où des
mèches noires et huileuses s’échappent en désordre. Montés sur de petits
chevaux, ils sont armés d’arcs et de larges sabres.
— Les ambassadeurs ne sont pas de race tartare. Ils viennent de
Mossoul, précise frère André, lorsque les deux émissaires font leur
entrée.
Ils marchent vers le trône en baissant respectueusement la tête et
s’inclinent profondément devant Louis, qui les fixe des yeux. L’un d’eux
apporte le salut et les vœux du Grand Khan au grand souverain
d’Occident. Le roi les remercie avec courtoisie et prononce des paroles de
bienvenue.
Tandis que la reine Marguerite, imbue de son rôle et pleine de majesté
sur son trône, les observe avec curiosité, et que les barons et les prélats
présents affichent des mines plutôt hostiles, frère André échange avec eux
force paroles et sourires.
— Nous nous sommes rencontrés à la cour du Grand Khan, explique le
dominicain, ils s’appellent David et Marc…
— Tiens donc !
— Ils sont nestoriens, sire. Le Grand Khan Güyük en compte un certain
nombre dans son entourage. Son ancien précepteur Qadaq et le
chancelier Chinqaï le sont, de même que les épouses de certains de ses
petits-fils.
Le roi connaissait cette présence de chrétiens nestoriens dans
l’entourage du Grand Khan et le choix d’avoir envoyé deux d’entre eux est
destiné à le mettre dans de bonnes dispositions. Le regard qu’il échange
avec la reine en dit long sur ce que son esprit peut alors forger de projets.
Ainsi que l’a conseillé frère André, il invite les ambassadeurs à le suivre
dans une salle attenante afin de poursuivre l’entretien sur un mode plus
confidentiel.
— Le message que les honorables ambassadeurs apportent au roi de
France est le suivant, traduit frère André : le Grand Khan se déclare prêt à
aider le roi de France à délivrer Jérusalem des Sarrasins et à venger les
hontes et les dommages perpétrés par les Turcs Khwarismiens contre la
chrétienté d’Orient. Il propose de s’associer à lui pour conquérir la terre.
Le roi est quelque peu surpris de l’ampleur de la dernière proposition,
mais n’est pas insensible à l’offre d’alliance contre les Infidèles.
L’ambassadeur rappelle que, dans l’empire mongol, les religions
chrétiennes sont toutes traitées sur pied d’égalité, et que son glorieux
fondateur, Gengis Khan, a exempté d’impôts les prêtres chrétiens en
échange de leurs prières. Il affirme même que le Grand Khan Güyük s’est
converti à la religion du Christ le jour de l’Épiphanie.
Le roi répond qu’il va réfléchir à la proposition. En fait, il est enchanté
de la visite. Il en retire le sentiment que le Tartare s’adresse à lui comme à
un souverain représentant toute la chrétienté d’Occident. N’est-ce pas
une forme de reconnaissance de nature à rendre jaloux l’empereur
Frédéric qui prétend l’être ? Il confie à Marguerite l’espoir que cela
suscite.
— Dire que je voyais ces cavaliers barbares venus de la lointaine steppe
d’Asie comme une réincarnation des peuples de Gog et de Magog envoyés
par Satan pour accabler l’humanité et annoncer la fin du monde ! Ne dit-
on pas aussi qu’Alexandre le Grand a expédié ces exterminateurs à
l’extrême pointe de l’Asie orientale et les a enfermés dans de hautes
murailles dont ils ne sont sortis que pour punir les chrétiens de leurs
péchés ? Et les voilà qui viennent maintenant à moi pour proposer une
alliance !
Marguerite est ravie que Louis lui fasse ainsi part, et pour la première
fois, d’une remarque d’ordre politique. Elle n’en reste pas moins
clairvoyante.
— Méfiez-vous-en tout de même, mon seigneur. Je ne crois pas à la
sincérité de ces gens. Ils ont des airs de renard. Croyez-vous vraiment que
le Grand Khan se soit converti ?
— Il est vrai que c’est surprenant.
Interrogé, frère André avoue son scepticisme.
— Rien n’est moins sûr, sire. De toute façon, les nestoriens sont des
schismatiques.
— Parlez-moi un peu de la religion des Tartares.
— Ils croient en une divinité qu’ils appellent Dieu, mais ne lui font
aucune prière, n’en reçoivent aucune pénitence, ne lui vouent ni bonnes
actions, ni jeûnes. La luxure n’est pas un péché, et ils peuvent avoir
plusieurs femmes. À la mort d’un père ou d’un frère, un Tartare doit
prendre la femme de l’un ou de l’autre pour épouse. Tuer un homme n’est
pas pour eux un péché mortel, mais laisser le mors à un cheval en train de
paître en est un ! En tout cas, ils sont très hospitaliers.
— Au fond, que veulent-ils, qu’attendent-ils de moi ?
— Une alliance qui leur permettrait de se débarrasser de l’obstacle
musulman et de conquérir le reste de l’Asie. Güyük veut profiter d’une
victoire chrétienne en Égypte. Il est prêt à lancer une offensive contre
Bagdad au moment où vous attaquerez l’Égypte. Alors, ensuite, pourquoi
pas un partage de territoires sur le dos des Sarrasins ?
La proposition est tentante, mais le souvenir de ce qui s’était passé
deux ans plus tôt rend le roi méfiant. Au printemps de 1245, le pape
Innocent, inquiet de la progression des Mongols dans les sultanats
musulmans, avait envoyé le franciscain Plan de Carpin sonder le Grand
khan sur ses intentions. La réponse, rapportée en juillet 1246, avait
choqué la chrétienté : Güyük demandait qu’au préalable le pape et tous
les souverains d’Occident lui prêtent hommage !
— Hormis les quelques nestoriens, ces Tartares sont des païens. Ils
n’ont pas une religion aussi solidement ancrée que l’est l’islam. Pourquoi
ne pas chercher à les convertir ?
Le dominicain hoche la tête :
— Si vous me permettez de donner mon avis, sire, l’alliance est
envisageable sous certaines conditions, mais pour la conversion, je crains
qu’elle ne soit difficile à envisager pour le moment. Il y faudra beaucoup
de temps et d’efforts.
— Oui, le temps… le temps… Pourquoi pas, si nous avons l’aide de
Dieu ?
En recevant à nouveau les émissaires tartares, le roi leur fait savoir
qu’il enverra prochainement une ambassade porter sa réponse au Grand
Khan.
Si improbable qu’elle paraisse, l’idée de la conversion des Mongols ne
quitte plus le roi. Un Frédéric n’a-t-il pas réussi à obtenir la restitution de
Jérusalem et du tombeau du Christ sans verser de sang ? Lui, Louis, roi
de France, devra faire mieux, non seulement se consacrer à la reconquête
des terres saintes perdues et au redressement de l’ancien royaume de
Jérusalem, mais aller au-delà, amener au Christ les âmes égarées de cet
Orient immense, dont les limites sont celles de la terre.
Pour commencer, il estime ne pas devoir refuser la main tendue du
Mongol et décide de lui envoyer des présents qu’il charge d’intentions. Il
commande à un atelier de Chypre une immense tente de drap fin écarlate
en forme de chapelle et y fait broder les images de l’Annonciation, de la
Nativité, du baptême, de la Passion, de l’Ascension, et de la venue du
Saint-Esprit.
— Une représentation de l’Annonciation ? s’étonne la reine. Croyez-
vous que ces Tartares en comprendront le sens ?
— Il ne s’agit pas de comprendre, mais de croire, ma dame. Les livres,
les calices, et le nécessaire pour chanter la messe que j’envoie au Grand
Khan l’y aideront.
— J’en doute fort, ces gens-là sont si éloignés de nous.
Le roi a un geste d’agacement.
— Je pense qu’il est plus facile de convertir un païen qu’un Sarrasin
déjà animé de la foi en son prophète, répond-il d’un ton sec.
Marguerite le connaît trop pour tenter de discuter. Quand il plane ainsi
tel un oiseau au milieu des nuées, il est impossible de le rappeler sur
terre. Il envoie donc frère André de Longjumeau en Tartarie, avec pour
mission d’apporter les cadeaux au Grand Khan, et pour instruction de
chanter la messe devant lui et de lui faire connaître les paroles
essentielles de l’Évangile.
Le 27 janvier 1249, le dominicain s’embarque, accompagné de son
frère Guillaume qui parle l’arabe et de quatre autres moines.
— Dans combien de temps reviendront-ils ? s’enquiert Marguerite.
— Au moins un an, si Dieu le veut.
— S’ils réussissent, vous allez rendre jaloux Frédéric Hohenstaufen,
mon frère, commente Charles d’Anjou.
— Loin de moi cette pensée ! Ce qui m’importe est la gloire de Dieu,
pas la mienne !
Que sa propre gloire lui importe ou non, le roi se pose d’ores et déjà en
chef des chrétiens. Il envoie six cents archers au prince d’Antioche
Bohémond, dont le territoire est ravagé par des rezzous de Turcomans. Il
reçoit l’impératrice de Constantinople Marie, fille de Jean de Brienne, le
roi déchu de Jérusalem. Venue à Chypre pour le rencontrer et lui
demander secours, elle avait perdu son navire qui avait rompu les
amarres et s’était retrouvée sans rien que son manteau et un surcot. Le
roi a envoyé le sire de Joinville la chercher pour l’amener à Limassol.
La reine Marguerite se charge de prendre soin d’elle, de lui offrir
maintes gracieusetés. Elle et Béatrice l’écoutent avec ravissement
raconter son existence dans les merveilleux palais de Byzance, dont elles
ont entendu évoquer la splendeur par des voyageurs. Les propos de
l’impératrice qui parle une langue d’oïl aux consonances latines,
curieusement mâtinée de vénitien et de grec, sont assez compréhensibles
pour évoquer les coffres pleins de joyaux, la profusion des objets d’or et
d’argent, les costumes en tissus de soie et de brocart tissés en Inde et en
Chine, les brillantes réceptions mêlant souverains de tous pays,
dignitaires impériaux et ambassadeurs de toutes les principautés du
monde. Si les paroles de l’impératrice suscitent chez la reine et la
comtesse des rêves de grandeur, sa voix suave ne parvient pas à lui faire
obtenir l’aide en hommes et en finances qu’elle est venue sollicitée. Le
réalisme du roi Louis le retient de prodiguer un tel soutien à une cause
qu’il juge perdue et au moment où il lui faut concentrer tous ses moyens
pour l’expédition d’Égypte.
La célébration de la Nativité voile l’apaisante lumière de la lune de
Chypre en rappelant cruellement à Marguerite et à Béatrice qu’elles sont
séparées de leurs enfants depuis plus de six mois. Elles savent par les
messages qu’ils sont en bonne santé, mais leur absence pèse de plus en
plus à leurs mères. Elles commencent à s’impatienter d’un séjour qui
prend la couleur moins plaisante de l’hiver, mais n’en appréhendent pas
moins le départ pour l’Égypte lorsque, à l’approche du printemps, elles
voient l’armée des croisés se préparer.
Le long séjour dans l’inaction a quelque peu amolli l’ardeur guerrière
de ces hommes partis de chez eux avec l’enthousiasme de la foi. Ils ont
transformé l’île en une petite France et une nouvelle Capoue, où les
bordels et les estaminets ont poussé comme champignons, absorbant leur
argent, leur énergie et leur santé. Le roi est contraint d’imposer des règles
de discipline et la reprise d’un entraînement militaire.
La question des transports se heurte à une difficulté inattendue. Un
violent conflit allant jusqu’à des combats de rues oppose à Acre les
Génois aux Pisans. Il empêche les premiers d’envoyer les vaisseaux de
transport prévus, jusqu’à ce qu’une trêve soit conclue grâce à la médiation
de Jean d’Ibelin, seigneur d’Arsûf. Ensuite, ce sont les Vénitiens qui
tentent de décourager le roi de débarquer en Égypte. Ils craignent une
guerre qui ruinerait leur négoce, provoquerait la fermeture de leur
comptoir d’Alexandrie, et mettrait en question les traités de commerce
qui les lient au sultan.
Plus graves sont les réticences des Francs de Syrie et de Chypre, ceux
qu’on appelle les Poulains. Ces descendants des anciens croisés implantés
en Palestine et les chevaliers du Temple ont fini par assimiler les
pratiques orientales et réprouvent l’usage systématique de la force. Ils
interviennent auprès du roi pour le persuader de tenter au préalable une
manœuvre diplomatique. Guillaume de Sonnac et Renaut de Vichiers,
respectivement grand maître et maréchal du Temple, l’informent qu’un
émir d’Égypte est prêt à négocier secrètement avec lui.
Consultés, les barons conseillent le refus. Ils n’ont que mépris pour ces
« Poulains devenus des Orientaux toujours prêts à l’intrigue ».
— Une tractation secrète ? C’est un piège ! clame Robert d’Artois. Les
Sarrasins veulent gagner du temps, parce qu’ils ont peur de nous.
— Ils ne comprennent que la force. Si nous négocions, ils vont
l’interpréter comme un aveu de faiblesse, renchérit Charles d’Anjou.
Le roi partage cette opinion. Les dignitaires du Temple et de l’Hôpital
croient pouvoir lui en faire changer, en lui rapportant les querelles qui
divisent les Infidèles, notamment la guerre interne à la famille aiyubide
qui exerce une suprématie sur la région. Ils ont d’ailleurs engagé de leur
propre initiative une négociation avec le sultan d’Égypte Aiyub. En
l’apprenant, le roi entre dans une violente colère et leur intime l’ordre d’y
mettre fin.
— Je ne peux admettre que vous agissiez dans mon dos ! Ne vous
fourvoyez donc pas dans des manœuvres douteuses !
Marguerite, qui a eu vent de l’incident, s’étonne de la colère du roi.
— Vous si pacifique, mon seigneur, pourquoi rejeter toute possibilité
d’arrangement et choisir la voie de l’épée ?
— Comment avez-vous su ? s’écrie le roi.
— Tout le monde en parle au palais. On a entendu vos éclats de voix.
— Eh bien, sachez qu’une négociation sérieuse, surtout avec les
Sarrasins, ne peut être soutenue avec succès qu’avec des gages. Nous
n’avons aucune prise sur eux.
— Sans doute avez-vous raison… comme toujours. Mais l’empereur
Frédéric n’a-t-il pas obtenu la restitution de Jérusalem et du tombeau du
Christ en négociant ?
Ce rappel met le roi hors de lui.
— Ne parlez donc pas de ce que vous ignorez ! Le père d’Aiyub, le
sultan Kamil, était un prince intelligent. L’empereur Frédéric aurait
même pu tenter de le convertir. Aiyub, lui, est une bête féroce, un mulâtre
sans foi ni loi. Savez-vous qu’il a fait tuer ou noyer nombre d’émirs, et son
propre frère ? Non ! On ne peut discuter avec un tel démon ! Il ne
comprend que le langage du glaive.
Marguerite ne trouve rien à répondre. Elle assiste aux préparatifs de
l’expédition sans mot dire, avec angoisse.
À la fin du mois de mars 1249, les navires affrétés à Acre aux Génois
sont conduits à Chypre par le patriarche de Jérusalem Robert, le comte
Jean d’Ibelin-Jaffa, et Geoffroi de Sargines. On y charge les
approvisionnements, victuailles, viandes et vin.
Est-ce l’appréhension, l’énervement, ou une cause plus physiologique,
Béatrice accouche avant terme et l’enfant ne peut vivre qu’une semaine.
Elle est si désespérée qu’elle demande à retourner en Provence. Charles,
plus profondément touché qu’il ne le montre, se borne à lui dire ces
simples mots : « Faites selon votre désir, ma dame », mais sur un ton
empreint d’une telle tristesse, qu’elle lui répond :
— Je reste avec vous.
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Les épines de lumière
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14
Entre levant et couchant
15
Les Cigales et les Aigles
3 juillet 1254.
Le roi et la reine de France débarquent au port d’Hyères sous un soleil
de plomb. Est-ce à cause de l’accablante chaleur de cette journée de juillet
et de la menace d’orage, ou de l’angoisse de retrouver bientôt son
royaume, le souverain fait montre d’une extrême nervosité.
Déjà, au cours des dernières heures de mer, il a eu quelques sautes
d’humeur. Il s’est souvent isolé pour méditer sur le pont, assis sur un
tabouret, le regard perdu vers l’horizon. La reine lui a demandé ce qui le
tracassait.
— Quand je pense à tout ce que je n’ai pu réaliser en Orient… J’en suis
parti en laissant la Terre sainte aux mains des Infidèles ! Quelle honte !
— Ne parlez pas de honte. Vous avez assez souffert pour que Dieu vous
pardonne.
Avant de descendre à terre, Marguerite s’est étonnée que le roi reste
vêtu comme en Orient.
— J’ai décidé de renoncer à tout ce brillant et à ces couleurs qui sont
des signes d’immodestie et d’orgueil, explique-t-il.
— Mais vous êtes le roi, mon seigneur, et devez tenir votre rang…
— Je tiendrai mon rang par mes actes, non par la parure !
Maintenant à terre, il annonce qu’il ne compte pas remonter
immédiatement vers le nord.
— Je dois rencontrer frère Hughes et faire quelques pèlerinages, cela
vous donnera le temps de rencontrer la comtesse votre mère et
d’accomplir vos pieuses dévotions.
Reçu par le seigneur des Fos, l’évêque, le Maître du Temple, l’abbé des
franciscains, le viguier du comte et d’autres dignitaires, il salue la foule
accourue de la petite ville et des environs pour le voir et l’acclamer.
Marguerite est agréablement surprise de l’accueil, qu’elle s’attendait à
trouver plus froid de la part d’une population de Provence réputée hostile
aux Capétiens.
— Le roi Louis est sûrement épargné par le ressentiment dirigé contre
son frère, explique Gontran.
Tandis que le roi enfourche son cheval et, guidé par le sire des Fos, se
dirige vers le château seigneurial perché au sommet d’une colline
escarpée, la reine prend le chemin d’Aix avec sa petite suite et son
escorte. Alertés par la nouvelle du débarquement du roi de France, les
gens affluent sur son passage que signalent les bannières, et lui lancent
de joyeux vivats. Des voix font entendre le nom de Raimon Bérenger, le
« bon comte », par opposition à l’autre, le Franchimand. Les rideaux de
son chariot relevés, Marguerite salue de la main et se laisse submerger
par les odeurs de foin, les fragrances de lavande et de thym, les bouffées
qu’exhale la terre de Provence sous le soleil de l’été.
À l’approche d’Aix, elle sent son cœur se serrer, et une intense émotion
la saisit quand son char passe devant l’église de l’Hôpital, où repose son
père. Elle se signe mais ne s’arrête pas, car elle y reviendra, et le cortège,
suivi par une foule enthousiaste, désordonnée, difficilement contenue par
l’escorte, franchit la lourde porte du palais comtal, dominé par son trio de
tours. Toute la Maison s’est rassemblée dans la cour pour une réception si
chaleureuse que Marguerite a l’impression d’être revenue aux temps
heureux de son enfance. Ce sentiment se renforce quand elle voit
apparaître sa mère.
La comtesse n’a guère vieilli. Elle est encore belle et élégante, dans une
robe rose et mauve, ses couleurs préférées, la lourde chevelure sous une
coiffe blanche et verte tissée d’or. Les deux femmes restent un moment
embrassées en silence, une familiarité qu’elles ne pourraient se permettre
aux Cours du Capétien et du Plantagenêt.
— Dommage que ma sœur Béatrice ne soit pas là, déplore Marguerite.
— Elle est à Digne avec ses deux filles, Blanche et Béatrice. Elle se
remet de ses couches, car elle a eu enfin un garçon, Charles.
— Dieu soit loué ! Est-ce que cela a rendu le comte moins rustre ?
— Je ne sais… Elle ne m’en dit rien. Pour l’instant il est dans le
Hainaut. Au lieu de s’occuper du comté, il est parti guerroyer en Flandre
où il espère gagner un fief. Mais assez parlé de lui !
Le visage de la comtesse s’illumine d’un large sourire en voyant ses
trois petits-enfants nés en Orient. Elle les embrasse, les palpe, prend dans
ses bras la plus petite, observe longuement chacun d’eux pour essayer de
leur trouver une ressemblance avec elle ou leur grand-père le comte.
— Ils ont pris du côté des Capétiens, marmonne-t-elle, dépitée.
La mère et la fille échangent le récit de ce qu’elles ont vécu, mais en
évitant pourtant le sujet délicat de la succession.
Marguerite tient à rencontrer tous les parents, amis et serviteurs
qu’elle a connus. Si elle en a revu certains avant de partir en Orient,
nombreux sont ceux qui ont disparu.
— Dieu merci ! Gontran est encore là, remarque la comtesse.
— Il a été fait chevalier par le roi sur le champ de bataille. Uc est
également revenu, mais il est parti rejoindre sa famille en Avignon. Il y en
a un autre que vous avez bien connu, mère, et que j’ai rencontré par
hasard à Damiette. C’est le moine qui est là-bas avec la robe brune à
rayures.
— Je l’aurais pris pour un Infidèle. Qui est-il ?
— Frère Gaucelm est carme. Autrefois il s’appelait Delfin.
La comtesse pâlit et les traits de son visage se durcissent.
— Pourquoi est-il avec vous ?
— Le roi a tenu à amener en France plusieurs carmes pour faire
connaître l’Ordre en France. Votre ancien écuyer était parti en croisade,
puis il est resté en Orient où il est entré dans les ordres.
Frère Gaucelm devine que la comtesse n’apprécie pas sa présence, car
lorsque Marguerite annonce qu’elle va se rendre avec sa mère et les
enfants à Forcalquier et à Saint-Maime, il prétexte une obligation pieuse
pour ne pas les accompagner. Une autre raison l’incite à s’éloigner, il a
remarqué des conciliabules entre Odonin le Muet et des palefreniers lui
donnant à penser qu’ils l’ont reconnu. La comtesse est en tout cas
soulagée de le voir disparaître. Elle ne peut toutefois empêcher
Marguerite d’ouvrir le redoutable coffre à souvenirs.
— Marca la Brune vit-elle toujours dans le bois de Saint-Maime ?
— Pourquoi penser à cette sorcière ? Les souvenirs, c’est comme la
braise. Il suffit d’un souffle pour en faire du feu, et le feu, ça brûle.
Marguerite le sait, mais elle ne peut empêcher sa mémoire de la
tourmenter pendant son sommeil. Fatiguée par le voyage, elle dort
profondément quand un rêve mouvementé l’agite : son père, à la tête
d’une horde de cavaliers à demi nus, livre une sanglante bataille à de
gigantesques hommes en noir, coiffés de capuchons comme des moines.
Il survole les combattants, mais les mains griffues d’une femme aux
vêtements rayés ressemblant à Marca le happent et le précipitent dans un
gouffre, avant qu’il n’émerge des ténèbres et reparaisse vêtu d’une cotte
de maille et d’un heaume en or pour lui recommander de veiller sur sa
Provence et d’en chasser les corbeaux.
Elle se réveille en sursaut, inondée de sueur, mais glacée. À sa mère qui
est accourue, inquiète, elle dit vouloir interroger les témoins de ce qui
s’est passé ici après la mort du comte.
— Je veux savoir la vérité, mère.
— La vérité ! Une belle illusion ! Elle appartient à Dieu. Nous ne
pouvons en agripper que des lambeaux. Et puis, tu trouveras peu de gens
pour t’en parler.
Le seul qui soit disposé à remuer le passé est Martin de Brignoles, un
écuyer de Raimon Bérenger. L’homme est vieux, racorni comme un cep
de vigne, mais le regard brille et la parole est mordante. Il semble n’avoir
rien à perdre. Volubile, il raconte la disgrâce, le bannissement,
l’humiliation de Romée de Villeneuve, et sa disparition mystérieuse.
Quant aux autres, écartés avec brutalité par Charles d’Anjou, ils avaient
regagné pour la plupart leurs domaines où ils ruminaient leur rancœur et
leur amertume. Certains étaient partis en Catalogne, et d’autres s’étaient
lancés sur les routes de pèlerinage ou en Orient.
— C’est pour cela que l’Angevin est détesté. Pour nous, c’est un
étranger.
— Et cette administration à la capétienne ?
— Ah ça ! Il sait y faire ! À son retour de croisade, il a ordonné une
enquête sur l’état des biens et des droits du comte. Cela lui a permis de
récupérer des droits oubliés ou usurpés. Il a également agrandi le
domaine en confisquant les terres des rebelles. Ses viguiers contrôlent
toutes les salines de la région, à Hyères, Berre, Istres, Vitrolles, Toulon.
Et la gabelle, l’impôt sur le sel, ça rapporte ! Il sait utiliser le bâton et la
carotte. S’il a mis au pas les villes comme Arles, Avignon, même
Marseille, il a accordé de l’autonomie aux consuls, et réussi à calmer les
seigneurs. Barral des Baux lui-même a fini par se rallier.
— Bon ! dit la comtesse. Maintenant que tu connais l’histoire, que
comptes-tu faire ? En parler au roi, ou bien oublier ?
— Oublier est impossible. Peu importe qu’il ait rétabli la paix et
administre bien le comté. Il reste un usurpateur. Je ne le laisserai pas
tranquille.
— Tu peux compter sur moi pour t’y aider.
Après cette déclaration de guerre, la reine et la comtesse quittent le
palais pour se rendre à la chapelle des Hospitaliers de Saint-Jean-de-
Jérusalem et s’y recueillir sur la tombe de Raimon Bérenger. Outre leur
proche entourage et leur escorte, une centaine de personnes de la Maison
comtale les suivent en cortège et c’est dans une atmosphère d’intense
émotion que la veuve et la fille aînée du comte assistent à l’office des
morts dit par l’archevêque d’Aix, assisté de Gontran le bâtard.
*
France. Été 1254.
Le retour tant attendu du roi Louis en son royaume est triomphal. Sur
tout le trajet, à chaque entrée dans une ville, que ce soit Le Puy ou
Brioude, où il visite les sanctuaires voués à la Vierge Marie et à saint
Julien, que ce soit à Clermont-Ferrand, Bourges ou Saint-Benoît-sur-
Loire, la population accourt pour l’acclamer, lui exprimer son affection et
sa fidélité par des cris, des chants, des cors ou des tambourins.
Pourtant, le roi ne se départit pas d’une attitude réservée envers tous
ceux, seigneurs ou manants, clercs ou fonctionnaires royaux, qui se
pressent pour l’accueillir et lui offrir des présents. Il y répond d’un signe
de tête, d’un sourire ou d’un geste de la main, lâchant quelques mots –
« Que Dieu vous bénisse », ou « Dieu vous protégera… » – en affichant
un visage empreint d’une si profonde tristesse que son chapelain
Guillaume, chevauchant à son côté, ne peut s’empêcher de lui en faire la
remarque.
— Pourquoi si peu de joie, sire ? Ce dégoût de la vie que vous montrez
pourrait bouleverser l’âme de ce peuple qui vous chérit.
— Je le sais, mais comment pourrais-je oublier qu’à cause de moi, de
mon incapacité à rendre les Lieux saints à la chrétienté, l’Église tout
entière et ses fidèles subissent le fardeau de cette défaite ?
— Votre piété devrait vous inspirer une joie spirituelle. C’est donc un
péché de montrer une telle tristesse. Pensez à la patience de Job, à la
souffrance d’Eustache. Votre vie n’est pas finie et vous avez devant vous
une grande tâche à accomplir au nom de Dieu. Il faut vous y consacrer
avec toute l’énergie possible, et ce n’est pas avec cet état d’esprit que vous
y parviendrez.
Ces paroles n’incitent pas le roi à changer d’attitude. Il semble même
ne pouvoir supporter ses chevaliers, ni ceux qui sont devenus ses proches
en Orient comme le sénéchal de Joinville. À chaque arrêt, il recherche la
solitude et se replie dans sa tente ou sa chambre, selon qu’il couche en
campement ou dans un château. Depuis le départ d’Aix, il n’a revu la
reine qu’une fois, au Puy, et si brièvement, qu’elle s’est demandé s’il ne lui
en voulait pas d’être encore enceinte. Marguerite, ne pouvant l’apercevoir
de son chariot, imagine, à entendre les clameurs et ce que lui rapportent
les écuyers, qu’il a enfin la conscience apaisée. Aussi s’étonne-t-elle
quand Gontran lui révèle qu’il n’en est rien. De toute façon, elle ne
l’attend plus le soir à l’étape.
À Bourges, elle ne parvient pas à trouver le sommeil dans la chambre
du palais comtal où elle est reçue. Elle entend sonner les heures et la nuit
est assez avancée quand Louis vient la rejoindre. Il s’approche du lit et
s’allonge à son côté. Frémissante, elle aimerait tant se donner à lui, lui
rendre le goût de la vie qui semble l’avoir déserté, si sa grossesse
n’imposait la continence. Mais dans le silence, elle l’entend haleter d’un
souffle court et saccadé.
— Mon Dieu ! Heureusement que vous êtes revenu, mon seigneur. Je
ne crois pas que votre santé aurait résisté longtemps au climat de
l’Orient.
— Non ! dit-il sur un ton vif en se redressant. Croyez que je regrette de
ne pas y être resté. J’aurais certainement vaincu le mal avec l’aide de
Dieu.
— Vous auriez abandonné votre royaume, vos sujets qui vous
démontrent leur affection ?
— J’ai des frères… et bientôt notre fils aîné, alors que là-bas, j’ai
renoncé à la mission confiée par Notre-Seigneur lors d’une nuit de prière
en captivité, convertir les Infidèles.
— Convertir l’Orient ! C’est insensé ! Vous avez pourtant mesuré le
gouffre qui nous sépare des Sarrasins…
— Un gouffre ? Plutôt un voile que la bonne parole et l’exemple dictés
par Dieu auraient pu me permettre de dissiper.
— Est-ce pour cela que vous vous imposez tant de pénitences, comme
si vous aviez commis un péché ?
Louis ne répond pas. Marguerite le regarde avec inquiétude.
— Vous ne songez tout de même pas à entrer dans un couvent !
Louis se lève sans répondre et va à la fenêtre. Il contemple longuement
le ciel étincelant d’étoiles et tout d’un coup se retourne et la rejoint sur le
lit.
— Je continuerai de porter ce fardeau qui pèse sur ma conscience, mais
je crois aussi que Dieu m’impose d’assumer les devoirs de ma charge… et
puis, je ne tiens pas à me séparer de vous.
Marguerite, attendrie, sait qu’il n’a pas encore renoncé à l’amour.
5 septembre 1254.
Le cortège royal arrive à Vincennes. Dès le lendemain, le roi,
accompagné de sa femme et de ses trois derniers enfants, se rend à Saint-
Denis pour y accomplir offrandes et dévotions.
Le 7, il fait son entrée à Paris. La famille royale est accueillie par le
clergé en procession et par la population de la capitale, qui a revêtu ses
plus beaux habits. Marguerite, elle, n’a qu’une hâte, revoir ses trois aînés
qui attendent au palais. Dès qu’elle les aperçoit, un souffle de fierté
l’envahit à la vue d’Isabelle, déjà si belle à douze ans, Louis, l’héritier, qui
ressemble tant à son père, et Philippe, solide garçon de neuf ans. Derrière
eux se tiennent Fantine et son mari, le visage épanoui. Dès lors plus rien
ne compte pour la reine, ni les grands feux qui le soir illuminent la cité, ni
le joyeux vacarme de la rue, où les gens dansent et chantent à perdre
haleine, font ripaille, s’enivrent en applaudissant aux spectacles de
bateleurs et de jongleurs. La fête se poursuit le lendemain et se
prolongerait plus longtemps encore sans la décision du roi de
l’interrompre en se retirant à Vincennes.
— Quel dommage ! s’écrie Marguerite, qui n’est pas insensible à une
gaieté dont elle avait oublié la saveur en Orient. Pourquoi mettre fin à
une telle liesse, mon seigneur ?
— Il ne faut pas que ça tombe dans l’excès. Cet enthousiasme populaire
me fait chaud au cœur, mais il tend à flatter ma vanité et celle de notre
famille. Et puis, cela coûte fort cher à notre bon peuple, qui dépense sans
compter. Demain, comment pourra-t-il se nourrir ?
Ce bon peuple n’accueille pas tous les gens du cortège royal avec le
même enthousiasme. À Vincennes, Marguerite est en train de réorganiser
sa Maison lorsqu’on lui annonce frère Gaucelm. Le moine se présente en
boitillant, le visage tuméfié, une plaie à la tête, et sa robe brune rayée de
quatre bandes blanches en lambeaux.
— Que vous est-il arrivé ? s’enquiert-elle.
— Je marchais dans le quartier de l’université avec des carmes venus
comme moi d’Orient par la grâce du roi, quand un groupe de personnes
nous a insultés en nous traitant d’espions musulmans, d’hérétiques, de
félons, de suppôts du diable et de l’antéchrist, que sais-je encore ! Tout
autour, la foule s’est excitée. Elle nous a cernés et après nous avoir
abreuvés de moqueries, d’injures, d’accusations de luxure, s’est ruée sur
nous pour nous battre comme plâtre. Certains se sont acharnés et j’ai cru
à un moment qu’ils me tueraient, si des sergents d’armes du roi n’étaient
intervenus.
— C’est étrange, pourquoi cette fureur ?
— Ils nous ont pris pour des Infidèles, à causes des rayures de notre
habit. Déjà, on avait entendu des quolibets à la sortie d’Aix.
Fantine, qui vient d’apparaître pour demander des instructions, a un
mouvement de recul en voyant le moine. Elle lance à la reine un regard à
la fois étonné et offusqué. Gaucelm croit qu’elle l’a reconnu et détourne la
tête. Mais c’est apparemment la robe rayée qui a provoqué sa réaction,
car elle lui jette des coups d’œil horrifiés.
— Tu n’as jamais vu un frère de l’ordre de Notre-Dame-du-Mont-
Carmel, Fantine ? s’écrie la reine. Frère Gaucelm est venu avec nous de
Palestine et des imbéciles l’ont frappé à cause de sa robe, c’est insensé !
Qu’on s’occupe de lui et qu’on soigne ses blessures ! Emmène-le chez le
médecin du roi.
Fantine hésite et ne se résout à obéir que sur une injonction plus vive
de la reine.
— Allons ! Qu’est-ce que tu attends ? Frère Gaucelm est un homme de
Dieu.
Quelques instants plus tard, la camérière est de retour.
— Je vous demande pardon, ma dame, mais l’habit de ce moine est
bizarre… et il porte malheur. Il n’y a que les courtisanes, les sorcières et
les bouffons qui ont des vêtements rayés.
— C’est une ineptie. Sache que cette robe des carmes est comme le
mantel tout blanc du prophète Elie, mais quand il a été emporté vers le
ciel sur un char de feu et l’a jeté à son disciple Élisée, le mantel était rayé
de traces brunes faites par les flammes. Regarde la robe, les quatre
bandes blanches symbolisent les vertus cardinales, la force, la justice, la
prudence et la tempérance, les trois bandes brunes représentent les
vertus théologales, la foi, l’espérance, la charité.
Fantine ne semble pas entièrement convaincue.
— Ce frère Gaucelm est aussi bizarre que sa robe… On dirait qu’il a
peur de moi. Pourtant, je l’ai regardé parce que j’ai cru le reconnaître… Il
ressemble à l’écuyer Delfin.
Marguerite sourit et répond simplement :
— C’est bien lui, ou plutôt, c’était lui. Fais comme si tu ne le savais pas.
Il a rompu avec le passé. Il faut respecter sa volonté.
Quelques jours plus tard, Fantine lui annonce, l’air gêné, que le carme
a disparu.
— Qu’est-ce que ça veut dire, disparu ? Il va sûrement revenir.
— Je ne crois pas, ma dame. Il est parti avec Azalaïs, une des béguines
de Provence.
— Eh bien, décidément, il est difficile de rompre avec le passé.
Depuis près de six ans que la reine a été absente, rien n’a
apparemment changé dans les habitudes de la Cour et des gens de la
Maison royale. Une seule différence de taille, l’absence de la reine mère.
Marguerite n’en éprouve évidemment aucun regret, mais elle constate
que Blanche a laissé un vide considérable. Se souvenant du conseil de sa
mère, elle est déterminée à le combler et à s’affirmer comme la vraie
reine. D’ailleurs, hormis quelques vieux dignitaires, plus personne n’ose
l’appeler « jeune reine ».
Elle se réjouit aussi de voir le roi perdre sa morosité et se réinvestir
totalement dans sa fonction royale. Il se soucie pour la première fois de
l’éducation de ses enfants, du moins les trois aînés qui apprennent à le
connaître.
— Ma mère leur a bien inculqué la foi et l’esprit de la royauté. Louis
doit être bien préparé à me succéder et aussi Philippe. Je sais que vous
leur donnez le sens de la famille… À propos de famille, vous retrouverez
bientôt votre sœur. Charles ne restera pas longtemps en Flandre, où il a
pris des initiatives contestables en mon absence. Son ambition l’entraîne
parfois trop loin.
— Quelles nouvelles avez-vous d’Angleterre ? Je n’en ai reçu aucune de
mes sœurs depuis notre retour.
— Elles sont actuellement en Aquitaine. Votre cousin Gaston de Béarn
et les barons gascons se sont révoltés contre le Plantagenêt et le roi
Alphonse de Castille a voulu s’en mêler. Le roi Henry a dû monter une
expédition, mais il négocie la paix.
— Ne devait-il pas partir en croisade ?
— Il est trop timoré. Je crois qu’il a demandé au pape de le relever de
son vœu. Il vient d’en obtenir le trône de Sicile pour son fils Edmond. En
tout cas, il a toute confiance en votre sœur, la reine Éléonore.
— Je sais. En Orient, j’ai reçu une lettre dans laquelle elle m’annonçait
être chargée de la régence du royaume. On peut dire qu’elle jouit en ce
moment de la faveur de Dieu…
— Vous voulez dire de son époux.
— En tout cas, j’aimerais tant la revoir.
Le roi réfléchit un instant et dit soudain, comme s’il venait d’en avoir
l’idée :
— Pourquoi ne pas inviter ici les Plantagenêt ? Ce serait une belle
réunion de famille. Vous pourriez enfin voir vos sœurs plus longuement
qu’entre deux voyages.
Marguerite est interloquée. Elle sait que Louis n’est pas homme à
prendre une décision improvisée et le soupçonne de nourrir une arrière-
pensée politique. En tout cas, elle approuve chaleureusement.
— Peut-être faudrait-il en finir avec les disputes entre Capétiens et
Plantagenêt, n’est-ce pas, mon seigneur ?
— Vous n’avez pas tort, ma dame. Nous avons tous deux, lui et moi, de
bonnes raisons de nous montrer conciliants. Votre famille n’est-elle pas
un lien entre nous ?
Marguerite acquiesce. Comme elle exprime le souhait que sa mère soit
également invitée, le roi approuve.
— Ce serait aussi une bonne occasion de la réconcilier avec mon frère
Charles.
En arrivant au palais ducal de Bordeaux avant la fin du mois de mai, la
reine Éléonore est surprise de voir le roi Henry afficher son visage des
mauvais jours.
La raison en est qu’il n’est pas encore parvenu à mettre fin à la
résistance de la place forte de La Réole, ni à une interminable dispute de
succession pour la seigneurie de Bergerac. Pour elle, ce ne sont que
problèmes mineurs. Elle s’inquiète plutôt de la présence quasi constante
des Lusignan dans le proche entourage du roi. Avec plus d’une centaine
de seigneurs poitevins, accompagnés de leurs bannerets et de leurs
troupes, ils sont les piliers de l’ost royal, et apportent l’appui de leurs
relations continentales et du prestige de leur famille. La reine supporte
mal de les voir accaparer Henry, rire, boire, se vanter de leurs exploits
martiaux ou amoureux.
— Ils vont finir par vous étouffer, mon seigneur, lui dit-elle.
— M’étouffer ? Oubliez-vous qu’ils sont mes frères ?
— Je sais surtout qu’ils me détestent.
— Détrompez-vous, ma chère. Ils ne disent que du bien de vous et sont
impressionnés par votre activité de régente.
Éléonore n’en croit rien. Elle masque si peu son antipathie que l’oncle
Boniface tente de la raisonner :
— Il ne faut jamais s’obstiner contre un obstacle trop dur, mais le
contourner. C’était le conseil donné par mon père le comte Thomas, votre
grand-père. Comprenez que les Lusignan sont très loyaux envers le roi,
contrairement à nombre de barons anglais qui ne cessent de le critiquer
et de comploter contre lui.
L’arrivée à Bordeaux d’Édouard et de sa jeune femme, qui porte aussi
le prénom d’Éléonore, fait oublier à la reine pour quelque temps les
damnés Lusignan. N’ayant pas assisté à l’adoubement de son fils par le
roi de Castille, ni à la noce, célébrée le 1er novembre 1254 en l’église
abbatiale de Las Huelgas, elle inonde les nouveaux mariés de questions
sur le déroulement des cérémonies et s’émerveille de l’harmonie physique
de ces deux adolescents visiblement tombés amoureux l’un de l’autre. Elle
fait surtout montre d’une grande sollicitude envers cette petite Éléonore
aux yeux immenses et au visage d’ange, à peine âgée de treize ans.
— J’ai l’impression de me voir quand je suis arrivée en Angleterre,
confie-t-elle à Maud de Lacy.
La reine s’apprête à jouir d’un autre bonheur, celui que lui promet
l’intronisation en Sicile de son cadet Edmond. Au mois d’octobre, le pape
a paru confirmer son choix en faisant de l’oncle Thomas un prince de
Capoue. Malheureusement, il revient subitement sur sa décision.
— Conrad vient de mourir, et Sa Sainteté estime que son demi-frère
Manfred serait un roi de Sicile convenable, explique l’oncle Boniface.
— Quoi ? C’est un bâtard !
— Un bâtard qui connaît bien le pays et qui est très apprécié des
Napolitains et des Siciliens.
Éléonore, furieuse, voue Innocent aux gémonies.
— C’est une trahison de ce vieillard cacochyme !
— Calmez-vous, ma nièce. Votre esprit s’égare sur les sentiers du
diable.
La sicilian business n’a cependant pas fini de dérouler ses méandres.
Comme si Éléonore avait été justement entendue de Satan, voilà que
Manfred, personnage turbulent, fantasque, peu disposé à la soumission,
déjoue le calcul pontifical. Le pape Innocent n’a pourtant pas le temps de
revenir à Edmond, car la mort le surprend. Treize jours après son décès,
le 20 décembre 1254, un nouveau pape est élu et intronisé sous le nom
d’Alexandre.
À peine l’apprend-elle qu’Éléonore rameute ses oncles pour qu’ils
fassent accepter par le nouveau pontife la candidature de son fils.
— Il ne faut pas lui laisser le temps de changer d’idée, insiste-t-elle.
Les oncles déploient tout leur talent, font entrer en jeu leurs relations,
multiplient les émissaires. Les Lusignan observent ce remue-ménage en
ricanant. Ils ne se privent pas de dénoncer la mégalomanie de la reine et
l’inconscience du roi, toujours prêt à s’embarquer dans des projets
absurdes ou illusoires. Comment peut-on raisonnablement croire que
l’enfant Edmond puisse régner dans un pays qui lui est si étranger et qui
est resté fidèle à la mémoire de l’empereur Frédéric ?
Quoi qu’il en soit, la paix étant faite en Aquitaine, l’heure est venue
pour le roi et la reine de rentrer en Angleterre. Éléonore, qui vient de
recevoir une lettre de Marguerite, propose un détour par l’Anjou.
— Ne pourrions-nous en profiter, my lord, pour nous recueillir sur les
tombeaux de vos ancêtres et de votre mère ?
Le roi fronce d’abord les sourcils et sa paupière s’agite, puis son visage
s’éclaire d’un large sourire.
— C’est une excellente idée. J’y ai d’ailleurs pensé. Un rapprochement
avec Louis de France serait une bonne chose pour obtenir de Sa Sainteté
la confirmation d’Edmond au trône sicilien et aussi pour renforcer la paix
en Aquitaine. Nous devrons avoir son agrément pour traverser ses terres.
Pourquoi nous le refuserait-il ? Après tout, la trêve a été renouvelée
l’année dernière.
— Il l’accordera, assure la reine. Ma sœur Marguerite me l’a affirmé
dans une missive. Il a même l’intention d’inviter ma mère, car Marguerite
souhaite organiser une réunion familiale.
Cette perspective enchante Henry qui envisage de fêter la paix et les
retrouvailles de la famille de Provence avec toute l’ampleur que cela
mérite. Il lui faut d’abord se rendre à l’abbaye de Fontevrault, où reposent
les Plantagenêt et sa mère, Isabelle d’Angoulême. Il aimerait aller à
Pontigny se recueillir devant le tombeau de Mgr Edmond Rich
d’Abingdon, l’archevêque de Canterbury qui avait célébré son mariage.
Les reliques du saint homme, canonisé en 1246, pourraient le guérir de
son mal.
— Je voudrais également visiter Chartres, ajoute-t-il. On m’a tant vanté
la beauté de la cathédrale. Je tiens à voir ces vitraux qui diffusent, paraît-
il, la lumière divine…
Le roi Henry envoie sans tarder un émissaire au roi Louis.
16
Le cercle de famille
Entre les murs couverts d’écus et de boucliers, sont réunis les barons et
les prélats les plus prestigieux des deux royaumes. Vingt-cinq ducs et une
vingtaine d’évêques sont à la table du trio de souverains, le roi de Navarre
Thibaut s’étant joint aux deux autres. Les convives remarquent avec
amusement le petit ballet de préséance auquel se livrent Louis et Henry
pour la place d’honneur.
— Elle te revient, dit le premier.
— Non, sire Louis, tu dois être au milieu, car tu es et seras toujours
mon seigneur.
Le Capétien hésite, surpris de cette reconnaissance de vassalité, dont il
se demande si elle est un aveu, une maladresse ou une forme de
courtoisie. Sachant réfléchir vite, il accepte. Devant une telle assemblée,
ne vaut-il pas mieux choisir le symbole d’une prérogative que de céder à
l’humilité ?
— Plaise à Dieu que chacun obtienne son droit sans être lésé,
murmure-t-il à l’oreille de Henry.
À la table des dames, présidée par la comtesse douairière Béatrice,
mère des deux reines, on compte quelque dix-huit comtesses, parmi
lesquelles les deux autres sœurs, Sancie et Béatrice. L’heure n’est plus aux
médisances et les plus méchantes langues se font de miel. On admire la
culture d’Éléonore qui semble avoir lu tout ce qui s’écrit en France, de la
Chanson de Guillaume avec la légende du preux Vivien au Roman de
Renart, des poésies de Thibaut de Champagne à l’histoire de Robert le
Diable, du Roman de la rose au conte encore peu connu intitulé La
Châtelaine de Vergy. La reine d’Angleterre fait acclamer Sancie en
révélant que sa sœur joue merveilleusement de la harpe et qu’elle a
notamment chanté des lais de Marie de France. La comtesse douairière
est aux anges. Elle frissonne de fierté en voyant Éléonore subjuguer
l’auditoire, Marguerite en imposer par sa majesté, et ses deux autres filles
attirer les regards par leur beauté. Ce sont vraiment quatre joyaux que
Raimon Bérenger pourrait s’enorgueillir d’avoir conçus et ciselés avec
elle. Mais que dirait-il des époux qui leur ont été donnés ? Sans doute
serait-il étonné de constater à quel point ils sont loin de lui par le
caractère et la mentalité.
Quel étrange personnage que ce roi Louis, à la fois ascétique et rusé,
pieux et autoritaire. Il touche peu aux mets, nombreux et abondants,
évite de prendre de la viande, servie bien que ce soit jour maigre, goûte à
peine aux vins, les plus renommés et délicieux de France.
— Notre roi est devenu trop austère, marmonne Joinville.
À la fin du banquet, animé de jongleurs et d’acrobates, Louis propose à
Henry d’aller dormir en son palais de la Cité. Il lui dit en plaisantant :
— Puisque je suis ton seigneur, tu dois cette fois m’obéir. Ne faut-il pas
laisser faire et accomplir justice et facétie comme il est écrit dans
l’Évangile de Matthieu ?
Henry, qui a beaucoup bu et affiche un faciès aussi rouge qu’une
pivoine, accepte en éclatant d’un rire sonore, qui déclenche l’hilarité
générale.
— Le Plantagenêt, lui, sait au moins prendre du bon temps ! constate
Joinville.
L’invitation n’est pas une facétie. Elle entre dans un projet de
discussion d’ordre politique envisagé par Louis. Marguerite, qui le
connaît bien, ne s’étonne donc pas de voir de sa fenêtre les deux
souverains en conversation dans les jardins du palais. Rien de tel qu’un
tête-à-tête discret pour régler des problèmes soulevés par un long
antagonisme. Elle devine qu’il s’agit des fiefs perdus des Plantagenêt,
Normandie, Maine, Anjou, Touraine et Poitou, qu’Henry voudrait
reconquérir. Elle ne sait ce qui se dit, Louis la tenant à l’écart des affaires
de gouvernement, mais Éléonore lui en apprend un peu plus tard
l’essentiel.
— Le roi Louis a déclaré qu’il tenait à la paix. Que nous sommes une
grande famille, et que nos enfants doivent être comme nous frères et
sœurs, unis par une même affection. Il aimerait bien rendre les territoires
continentaux, mais les barons de France ne l’accepteraient pas. Il a donc
proposé d’attendre un moment favorable, de laisser faire le temps… Il a
également évoqué la croisade et l’indignité de son échec…
— Pourquoi donc s’en attribue-t-il la faute devant un autre roi ?
déplore Marguerite.
— C’est tout à son honneur. Sais-tu ce qu’il a encore dit ? Les épreuves,
la prière et la méditation lui ont appris que la paix et la concorde valent
bien plus que la possession des biens de ce monde et la domination sur
les autres. Henry a été si ému qu’il l’a embrassé en disant qu’il était le
plus digne d’entre tous les princes de la chrétienté.
Marguerite est alors gagnée par l’émotion. Mais ce n’est pas le même
chant fraternel qui va être entonné du côté des cigales. Les premiers
regards échangés entre la comtesse Béatrice et Charles d’Anjou ont en
effet annoncé de fortes dissonances.
17
Des couronnes sans lauriers
Un cavalier vêtu d’un élégant mantel noir doublé de vair met pied à
terre dans la cour du château royal de Woodstock. Sans la désinvolture
dans le geste et la démarche, il pourrait passer pour un clerc. Il est
florentin et son nom est Deutatus Wilhelmi, adaptation anglaise de
Guglielmi. Il est fourbu car il est venu en toute hâte de Londres, mandé
par la reine Éléonore, et il affiche une mine soucieuse. Après tous les
emprunts qu’elle a contractés, il craint qu’elle n’en sollicite d’autres. Le
couple royal est très endetté avec toutes les folies des derniers temps,
l’expédition continentale, le mariage du prince Édouard, la couronne de
Sicile du prince Edmond, celle de Germanie du comte de Cornouailles, les
dons et allocations pour faire taire ou calmer les mécontents, et ce train
de vie ordinaire qui serait exceptionnel en d’autres royaumes. Deutatus
ne voit pas comment les créanciers, notamment l’importante firme
« Maynettus Spine and Rustikellus cambiii » – des Florentins comme
lui – pourront être payés, sinon par de nouvelles ponctions fiscales de
nature à provoquer de sérieux troubles.
Il sait que la reine a la passion de ce qui est beau et rare et n’a de cesse
de le posséder, que ce soit une pierre précieuse ou une soie d’Orient, un
objet de prix ou une enluminure de maître. Il y a des années que Deutatus
a réussi à devenir son fournisseur attitré, pratiquement exclusif. Sa
position est trop avantageuse pour qu’il ait jamais osé lui refuser un
crédit. Il n’a d’ailleurs jamais eu à se plaindre de jouer les banquiers ou
les intermédiaires pour faire obtenir des prêts à sa cliente.
Le chambellan le conduit au pavillon d’Everswell qui se dresse non loin
du château, au milieu d’un vaste parc agrémenté de magnifiques jardins
entretenus par un chef jardinier venu de Provence. On dirait une
mosaïque de champs d’herbe et de fleurs, de vergers et de potagers, entre
lesquels miroitent des étangs et des bassins sur lesquels des nénuphars
mettent une touche de sereine poésie. Deutatus s’arrête un instant devant
l’éléphant, don du roi de France, et ne peut s’empêcher de rire devant cet
étrange monstre couleur de pierre en le voyant agiter sa trompe.
— N’est-ce pas indécent ? lance-t-il au chambellan qui n’a aucune envie
de plaisanter.
Les deux hommes arrivent dans un beau verger que la reine est en
train de faire admirer à ses deux amies, Maud de Lacy et Christiana de
Marisco.
— Les cent poiriers plantés à l’initiative du roi ! N’est-ce pas beau,
Deutatus ?
— Merveilleux, ma dame !
— Je vous ai fait venir parce que ma sœur la reine Marguerite m’a parlé
d’un magnifique brocart d’or rapporté du pays des Tartares par un
voyageur. Le motif est un cavalier qui chasse au faucon, vous comprenez
pourquoi j’y tiens. La sœur de dame Wilhelma votre épouse pourrait-elle
m’en procurer une coupe à Paris ? En même temps, j’aimerais qu’elle
m’achète des ceintures et des aumônières pour des cadeaux.
Deutatus est rassuré. Le crédit qu’il devra accorder ne sera qu’une
goutte d’eau dans l’océan des dettes. Le Florentin n’en est pas moins
stupéfait que la reine l’ait fait venir pour cette simple commande alors
que la fièvre monte dans tout le pays. Après lui avoir donné congé,
superbement indifférente, elle est partie chasser à l’épervier.
À son retour au château, elle reçoit un message du roi lui demandant
de le rejoindre de toute urgence à Londres.
Dès que la reine fait son entrée dans la salle du trône, le roi l’interpelle
d’une voix vibrante de colère.
— Ah, vous voilà enfin, ma dame !
— Qu’y a-t-il donc de si urgent et de si grave, mon seigneur, que vous
m’ayez fait accourir ainsi ?
— Votre oncle Mgr Boniface complote contre moi ! C’est inadmissible !
Je vous demande de le rencontrer au plus tôt pour calmer ses ardeurs.
Éléonore hoche la tête en souriant.
— Comment cela se pourrait-il ?
— Il a réuni un conseil épiscopal pour formuler les plaintes du haut
clergé et établir un programme de réformes ! Un comble, tous ces prélats
ont osé me refuser la prolongation de la levée du décime pour la sainte
croisade, alors que Sa Sainteté me l’a accordée !
La reine réplique sèchement :
— Je ne suis pas la tutrice de Mgr Boniface, my lord. Puis-je vous faire
observer qu’il est difficile à l’archevêque de Canterbury de s’opposer aux
plaintes de tous les prélats du royaume ?
— Ces plaintes s’adressent également à vous, ma dame.
Éléonore le sait. Elle est consciente qu’elle ne pourra guère éviter d’être
entraînée dans les tourbillons qui se préparent. Elle promet de rencontrer
Mgr Boniface.
Henry se calme et la reine se rend à Canterbury pour exprimer à son
oncle les doléances du roi. Après les avoir écoutées, l’archevêque hausse
les épaules.
— Un complot ! Il faudrait peut-être qu’il regarde la réalité en face. Il
ne cesse de prélever de l’argent, il a augmenté la capitation, les impôts
fonciers et mobiliers, il impose de nouvelles taxes, pressure les Juifs, les
marchands, et il continue d’emprunter aux banquiers florentins, aux
bourgeois de Bordeaux. Il viole les règles en employant sa Garde-Robe à
des opérations que l’Échiquier ne consent pas à effectuer. Mais vous-
même êtes responsable de ces excès.
— Vous n’allez pas vous aussi me reprocher les affaires d’Aquitaine et
de Sicile où j’ai agi dans l’intérêt de mes fils, Monseigneur !
— Non, mais vous n’incitez guère le roi à l’économie.
Par respect pour l’oncle, la reine évite de discuter, mais elle sent bien
qu’après l’accalmie qui a succédé à la crise de 1252, la lutte des clans va
reprendre à la faveur du mécontentement général. Pour l’heure, c’est à un
autre souci qu’elle est confrontée lorsque, à son retour à Westminster,
elle est appelée au chevet de sa fille Katherine.
Sa dernière-née, âgée de quatre ans, est d’autant plus chérie de ses
parents qu’elle est sourde et muette. Depuis plusieurs mois, elle est
malade et le roi a fait placer une effigie en argent de la Vierge dans la
chapelle de Saint-Édouard afin de la protéger. Son état vient
brusquement de s’aggraver. Elle a de la peine à respirer et ne peut plus ni
boire ni manger. Maître Peter de Alpibus et maître Reginald de Bath, les
médecins du roi, avouent leur impuissance devant le mal. Après une
terrible nuit de veille, Éléonore voit s’éteindre Katherine dans un dernier
soubresaut. Elle la prend dans ses bras et la berce longuement comme si
elle était encore en vie. Alerté, le roi arrive en toute hâte et s’effondre en
pleurs en les découvrant ainsi. Il ne lui reste qu’à s’agenouiller pour prier.
Comme si ce drame ne suffisait pas à l’accabler, Éléonore connaît en
tant que mère une grave déception. Le prince Édouard en est la cause.
Depuis son retour d’Aquitaine, il supporte difficilement la tutelle de ses
parents.
Outre la reine qui veille jalousement sur ses intérêts, son père contrôle
ses affaires, notamment en limitant sa capacité à exercer l’importante
prérogative qu’est le patronage princier. Il est de surcroît étroitement
entouré de Savoyards, comme son principal conseiller, son premier
chancelier et le conservateur de sa Garde-Robe. À dix-huit ans, il
manifeste une forte tendance à la turbulence et un goût prononcé pour les
jeux guerriers comme le tournoi. La révolte de Llewelyn ap Griffith au
pays de Galles, une terre de son apanage, lui donne l’occasion de les
satisfaire. Il s’engage personnellement dans l’expédition dite « Marche
galloise », avec des amis tels que Roger Clifford et Roger Leybourne,
jeunes hommes toujours prêts à tirer l’épée.
Malheureusement, il manque d’argent et de troupes pour réussir. La
famille de Savoie, sa mère la première, et Richard de Cornouailless, lui
fournissent des fonds, qui s’avèrent insuffisants. Son inexpérience aidant,
il subit une sévère défaite et le roi est obligé de lancer une expédition
pour lui éviter un désastre.
Le prince, humilié et attribuant son échec au manque de moyens,
éprouve un grand ressentiment de voir tant d’argent dépensé pour la
couronne de Sicile de son cadet Edmond et pour la rançon de son oncle
Thomas de Savoie. Il se tourne ostensiblement vers ses autres oncles, les
Lusignan, qui le flattent et s’empressent de lui accorder des prêts. Il
s’affiche avec eux à la Cour de façon si provocatrice que la reine le
convoque à Windsor, hors de tout protocole, là où il a vécu son enfance.
— Vous choisissez bien mal vos amis, mon fils ! Vous ont-ils permis de
vaincre en Galles ?
— Je vais chercher les moyens là où on me les offre.
— Que dites-vous là ? N’ai-je pas fait tout mon possible pour vous
aider ?
Édouard, que ses amis surnomment long shranks – « longs jarrets » –,
se dresse de toute sa taille et fixant sa mère avec insolence réplique :
— Il me semble, mère, que vous préférez plutôt faire couronner mon
frère Edmond roi de Sicile que me permettre de défendre mes terres.
— Comment osez-vous dire cela ? Comment pouvez-vous avoir aussi
peu de respect pour moi ? Retournez donc chez vos amis. Vous aurez à
vous en repentir.
Éléonore est encore accablée par la crise familiale lorsque le royaume
tout entier est secoué par une violente fièvre.
Les barons sont les premiers à s’agiter. Se plaignant des méthodes
oppressives de la justice et des extorsions pratiquées par l’Échiquier, ils
demandent au Parlement la nomination d’un justicier, d’un chancelier et
d’un trésorier, afin de remédier aux abus et de veiller au respect de la
Grande Charte. La tension monte brusquement au mois d’avril de 1258,
lorsque, avec cet art qu’ont les Lusignan de lancer la goutte d’eau qui fait
déborder le vase, l’un d’eux, Aymer, évêque de Winchester, envoie une
bande armée attaquer le manoir de Shere appartenant à John fitz
Geoffrey, proche de Pierre de Savoie et de la reine.
Une fois de plus, le roi s’abstient de sanctionner une faute de l’un de
ses demi-frères. L’agression émeut le monde seigneurial. Au Parlement,
sept barons parmi lesquels le comte de Gloucester, Simon de Montfort,
Pierre de Savoie, forment une alliance dirigée contre les Lusignan. À une
demande de subsides du roi, l’ensemble des grands seigneurs répond
trois jours plus tard par la menace d’employer la force contre ses demi-
frères.
La reine Éléonore, qui suit de Windsor le déroulement du conflit,
estime que le roi est en danger et revient à Londres en toute hâte pour le
soutenir. Elle a l’intention de le pousser à battre le rappel de tous les
chevaliers fidèles. À peine arrivée au palais de Westminster, elle tente de
le rencontrer. En vain. Le roi est introuvable. Et partout où elle passe, les
regards en disent long sur l’état d’esprit défaitiste qui règne à la Cour.
— Il me fuit ! Il va sûrement céder, confie-t-elle à son oncle Pierre, en
se résignant à attendre dans une extrême anxiété une initiative des
barons.
Le jour venu, le comte de Norfolk et maréchal d’Angleterre Roger
Bigod arrive au palais avec un groupe de seigneurs et une troupe de
chevaliers armés de pied en cap.
— Ils veulent la guerre, murmure la reine en les voyant de sa fenêtre.
On n’en est pas encore là. Les visiteurs laissent leurs armes à l’entrée,
mais présentent un véritable ultimatum. Ils exigent du roi l’expulsion des
Lusignan et de tous les étrangers, le serment de se soumettre aux avis
d’un comité de vingt-quatre personnalités, choisies pour une moitié par le
roi, pour l’autre par les barons et les évêques, ce qui signifie un grave
amoindrissement de son autorité souveraine.
La possibilité de désigner douze des vingt-quatre membres du comité
lui permet à la fois de riposter à l’ultimatum des barons et d’affirmer son
soutien à ses demi-frères. Il choisit deux d’entre eux, Aymer de Lusignan
et William de Valence, qui devraient pourtant être expulsés, et son neveu
Henry d’Allemagne. Par contre, il s’abstient de nommer l’archevêque
Boniface et Pierre de Savoie.
— C’est une insulte à ma famille ! s’écrie la reine en l’apprenant.
Sa colère est d’autant plus vive que le comité a la capacité de faire
échouer l’affaire de Sicile, puisqu’il est habilité à donner son accord à
l’attribution des subsides promis au pape.
— Je ne laisserai pas les barons et les Lusignan détruire ainsi le
pouvoir royal ! clame-t-elle haut et fort.
Elle est encouragée par son entourage savoyard, notamment par les
dames dont les époux sont menacés d’expulsion ou de perdre leurs
fonctions. Christiana de Marisco, dont le mari, Ebulo de Genève, est en
charge du château de Hadley, est la plus excitée. Maud de Lacy, la femme
de Geoffroi de Joinville, n’est pas en reste. Toutes deux rameutent les
épouses de tous ceux qui sont liés au clan de Savoie, mais l’agitation
qu’elles suscitent n’a pour effet que de faire ricaner les Lusignan et de
s’attirer le mépris des barons anglais.
D’ailleurs, après son coup de colère, Éléonore se ressaisit. Son
chapelain, le franciscain Thomas of Hales, lui rappelle qu’un combat ne
peut être mené avec succès qu’avec sang-froid, dignité et l’aide de Dieu.
Elle prie donc beaucoup et prend conseil auprès du fidèle Adam Marsh.
Le sage franciscain avait su ramener à la raison un Richard de
Cornouailles très en colère contre son frère à son retour d’Aquitaine.
Attaché à l’autorité royale, il soutient la reine dans sa détermination à
inverser le rapport de forces et à faire rendre au roi autorité et prestige.
— Vous devez d’abord vous adresser à votre époux, ma dame. Je le
crois désemparé. Il a certainement besoin de vous.
Éléonore se décide à faire le premier pas vers Henry. La partie n’est
pas gagnée, car les rapports intimes des deux époux se sont dégradés. Le
mal de Henry, une fatigue récurrente, les éloigne l’un de l’autre, et elle
n’exerce plus sur lui d’emprise sensuelle. Elle en est même arrivée à se
demander si elle n’était pas responsable de cette froideur et s’est évertuée
à s’appliquer les recettes de beauté de sa mère, auxquelles elle ajoute des
onguents et des baumes procurés par l’indispensable Deutatus. Elle se
refuse toutefois à user de ces charmes ou autres aphrodisiaques dont les
dames de la Cour se transmettent en cachette les recettes.
L’entrevue avec Henry commence mal. Sur la défensive, il s’en prend
d’emblée aux oncles, qu’il accuse de ne pas l’avoir défendu devant les
évêques ni devant les barons. Éléonore évite soigneusement de lui
renvoyer la balle en attaquant les Lusignan.
— Ne pensez donc plus à ce qui est secondaire, mon seigneur. Les
prétendues inimitiés entre mes oncles et vos frères comptent peu au
regard de la menace qui pèse sur votre autorité. Ce n’est pas en
choisissant de plaire aux uns ou aux autres que vous la sauverez, mais en
vous plaçant au-dessus, quitte à sacrifier ce qui l’affaiblit.
Elle lit aussitôt dans les yeux de Henry qu’elle a touché juste. Tout
ému, il se lève de son trône et, venant à elle, lui prend la main, un geste
qu’il n’a pas fait depuis longtemps.
— Pardonnez-moi, ma dame, si je vous ai fait mal… Je sais qu’en ce
moment où l’on cherche à m’abattre, vous êtes la seule qui se soucie de ce
qui importe, la souveraineté du roi. Croyez bien que je la défendrai envers
et contre tous.
Oxford. Juin 1258.
La ville est en émoi. Le Parlement doit y débattre des réformes. Les
barons proposent une nouvelle forme de gouvernement : un Conseil de
quinze membres élus serait chargé de contrôler les décisions du roi. Les
trois principaux ministres d’État, le justicier, le chancelier et le trésorier,
seraient responsables devant cet organisme dont l’approbation serait
nécessaire pour les ordonnances de la chancellerie et pour les
subventions importantes. Le mode d’élection des quinze membres donne
cette fois la plus belle part aux barons.
Le roi est contraint d’accepter ce texte qu’on appelle les Provisions
d’Oxford. Avec son entourage, il prête serment de les respecter au cours
d’une cérémonie conduite en l’église dominicaine de la ville par
l’archevêque Boniface qui prononce l’excommunication contre tous ceux
qui s’opposeraient aux Provisions.
La reine considère cette réforme comme une défaite personnelle.
Henry n’a pas vraiment lutté et n’a pas su s’élever au-dessus des factions.
Profondément affligée, elle s’enferme dans ses appartements de la Tour
de Londres en compagnie de Maud et de Christiana qui tentent de la
réconforter.
— Qu’est-ce qu’un roi qui doit rendre compte de ses actes à ses
barons ? Qu’est-ce qu’une couronne rognée par des rats ? gémit-elle.
— En tout cas, les Lusignan sont exclus du Conseil, rappelle Maud pour
la consoler.
— Et vos oncles en font partie, renchérit Christiana.
— Je me suis assez dépensée pour ça, murmure Éléonore en pensant à
ses efforts pour obtenir de certains barons qu’ils défendent Pierre et
Mgr Boniface.
Car la réforme est accompagnée de mesures dirigées contre tous les
étrangers sans exception. La garde et la gestion des châteaux royaux sont
désormais confiées à des Anglais, et tous les domaines et terres vendus ou
aliénés par le roi sont restitués à la Couronne. Des membres des deux
clans rivaux sont démis de leurs fonctions, tandis qu’une virulente
campagne est déclenchée contre les étrangers au sein du clergé. Les
principaux perdants sont toutefois les Lusignan, qui sont expulsés. Les
quatre frères refusent de se soumettre, mais après une tentative de
compromis, ils partent en exil.
Éléonore peut soupirer d’aise d’être débarrassée de ces démons et se
réjouir de la solidarité familiale, car une lettre de Marguerite lui apprend
que le roi Louis leur a refusé l’asile sur ses terres au motif qu’ils avaient
outragé et calomnié la sœur de la reine de France.
Quoi qu’il en soit, elle ne reste pas longtemps prostrée.
— Tout n’est donc pas perdu, lâche-t-elle à ses confidentes quand le roi
lui octroie la garde de propriétés confisquées, dotées d’importants
revenus.
Il gratifie même l’oncle Thomas, enfin libéré, de mille marcs pour lui
permettre de payer les arrérages de sa dette.
Ses proches savent bien qu’elle ne peut se contenter de ce qu’elle
appelle des « justes compensations ». D’ailleurs personne, que ce soit à la
Cour ou dans la population, ne doute d’une réaction des souverains, qui
ont encore des alliés parmi les barons, des moyens malgré les dettes, et
des soutiens extérieurs.
La volonté de revanche de la reine est d’ailleurs particulièrement
stimulée lorsque, deux ans après avoir pleuré de joie à l’intronisation
d’Edmond à Westminster, elle apprend que la présentation devant le
Parlement du prince Edmond en costume sicilien a provoqué une
réaction humiliante de nombreux barons. Ils l’ont jugée grotesque et ont
qualifié de parodie de croisade l’expédition projetée en Sicile et financée
par le décime destiné à la guerre sainte.
Éléonore en est d’autant plus meurtrie que, pendant ce temps, Richard
est en train de se forger une vraie couronne. Du moins le croit-elle.
Le nouveau roi de Germanie n’a pas la partie facile. Il découvre sur le
terrain le chaos qui sévit depuis la mort de Frédéric. Après son
couronnement il a entrepris de remonter la vallée du Rhin et s’est heurté
à l’hostilité déclarée de l’archevêque de Mayence et des cités épiscopales
de Worms et de Spire. Il a été contraint de passer l’hiver de l’an 1257 dans
les plaines du Bas-Rhin et de la Meuse, et a séjourné jusqu’au
printemps 1258 à Aix-la-Chapelle et à Liège, avant de reprendre au cours
de l’été la route du sud. La randonnée lui a permis d’obtenir la
soumission de Worms, puis de Speyer, un demi-succès plutôt fragile.
Des difficultés et des efforts de Richard, Sancie n’a cure. Pendant les
pérégrinations de son époux, elle réside à Aix-la-Chapelle dans le palais
impérial. Contrairement à Richard et à son fils Henry, elle est
parfaitement insensible aux ombres des empereurs qui le hantent, celle
du grand Charlemagne et celle, plus proche, de Frédéric le Souabe, qui ne
l’a pourtant guère habité. Elle oublie la froideur des murs de pierre en se
baignant dans le seul vrai trésor qu’elle y a découvert, la source d’eau
chaude qui avait valu à la ville le nom romain d’Aquae Granni.
En dehors de ces moments délicieux, elle se sent très isolée, malgré la
présence de quelques dames anglaises de son entourage. Elle ne supporte
plus leurs conciliabules sur les événements d’Angleterre et les
soupçonnent de partager la xénophobie des réformistes. Avec les
seigneurs du cru et leurs épouses, elle est mal à l’aise. Sans doute parce
qu’elle n’en comprend ni la langue ni la mentalité, elle les trouve imbus
d’eux-mêmes, renfermés, méfiants. L’épaisseur physique des hommes lui
inspire une telle crainte qu’à côté d’eux Richard fait figure d’adolescent
inoffensif. La plupart la regardent avec autant de concupiscence que s’ils
étaient privés de femme depuis des mois, des regards qui lui font
éprouver le sentiment d’être un gibier sur lequel ils seraient prêts à
fondre à la moindre occasion.
Elle se souvient d’avoir eu la même impression lors de ses premières
semaines en Angleterre, ne voyant dans les hommes que d’autres
Richard. Curieusement, elle ne s’était rassurée qu’en Cornouailles, où les
gens ont des manières frustes, souvent brusques, mais sont d’une
touchante naïveté et portés aux rêves. Elle ne décèle qu’un seul point
commun entre le Cornwall et le pays rhénan, surtout en hiver, les forêts
sur lesquelles le brouillard répand une aura de mystère. Malgré ses
appréhensions, elle ne peut résister à l’envie de plonger dans leurs
profondeurs, comme si elle pouvait y retrouver l’ombre de Morgan.
Un jour, elle trompe son escorte et lance son cheval au galop à travers
une campagne figée dans l’hiver. Elle ne tarde pas à s’éloigner du ruban
argenté du Rhin qui semble immobilisé pour l’éternité et elle s’enfonce
dans un mur d’ouate blafarde. Dans cette solitude quelque peu effrayante,
le hurlement d’un loup auquel répond le croassement d’un corbeau juste
au-dessus d’elle la fait frissonner. Sa monture se refuse à avancer et elle
met pied à terre. Seuls ses pas, crissant sur la neige, et la morsure du
froid sur son visage la rattachent encore à la réalité. Elle se demande si
elle n’a pas franchi une frontière interdite quand lui parvient le son d’une
flûte, à la fois perçant et à peine audible, comme en un songe. Soudain, le
voile impalpable qui l’enveloppe se déchire. Une silhouette enveloppée
dans un long manteau noir et coiffée d’une capuche se dresse devant elle.
— Que faites-vous là, ma dame, dans ce froid et sans escorte ?
Elle est aussi surprise de l’apparition que d’entendre la voix s’exprimer
dans la langue de Provence. De son visage, elle ne voit que des yeux bleus
qui posent sur elle un regard d’une extrême douceur.
— Qui êtes-vous ? demande-t-elle.
— Je vous ai vue sortir du château et vous ai suivie. Je vais vous
ramener…
— À condition de me dire qui vous êtes.
— Il serait trop long de vous raconter mon histoire. Sachez seulement
que je viens de Provence et que j’ai beaucoup vagabondé ces dernières
années. Je me suis retrouvé ici comme jongleur. Je vais de Cour en Cour
jouer et chanter. Je vous ai reconnue au couronnement.
— Reconnue ?
— Nous allons geler ici, suivez-moi.
En cheminant derrière lui, Sancie ne se demande même pas comment
il peut s’y retrouver et pourquoi elle le suit aussi docilement dans la
curieuse maison de pierre enfouie sous la neige où il l’invite à entrer.
— Je l’ai construite sur le seul vestige d’un ancien manoir, détruit par
je ne sais quelle guerre, explique-t-il.
L’intérieur de la petite bâtisse est presque vide. Une table, des
tabourets, un crucifix, une litière, un foyer creusé dans le sol et sur lequel
brûle une bûche, quelques ustensiles de cuisine, une harpe, des flûtes et
dans un coin des victuailles. Sans un mot, l’inconnu fait chauffer du vin et
coupe des tranches de pain. Sans un mot, Sancie, qui s’est assise sur la
litière, accepte de boire dans le gobelet qu’il lui tend. Une sensation de
bien-être l’envahit et, en regardant l’inconnu dont elle n’a même pas
demandé le nom, elle voit Morgan pour lequel elle a éprouvé un amour
indicible, si passionné, si bref, tragiquement interrompu par la lame
d’une épée. Elle ne s’étonne pas de l’entendre chanter :
Dame, la plus douce fleur
qui jamais reçût de Dieu tant de beauté,
À mains jointes et à genoux
Je vous supplie d’écouter ma prière d’amour.
Elle ne résiste pas à l’engourdissement qui s’empare de son corps et,
fermant les yeux, s’abandonne à un merveilleux rêve qui l’emporte sur les
mêmes vagues de volupté qu’avec Morgan jusqu’aux rives de cette île
magique où l’on meurt de bonheur.
Lorsqu’elle s’éveille de cet étrange voyage, il fait jour. Sancie s’étonne
de ne pas voir Morgan mais le cavalier noir aux yeux bleus qui se tient
debout devant elle et lui propose de la raccompagner.
— Que m’est-il arrivé ?
— Vous étiez si épuisée que vous vous êtes endormie.
Comme elle semble soudain inquiète de ce qui a pu se passer, il la
rassure :
— Vous n’aviez rien à craindre de moi, ma dame. Au contraire.
Dehors, le brouillard s’est dissipé. À l’entrée de la ville, le cavalier
s’arrête.
— Vous connaissez le chemin, ma dame, lui dit-il en la saluant.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom.
— Delfin.
Sancie sursaute. Le nom lui est connu. Elle veut en savoir plus et le
questionner, mais il est déjà loin. Dès le lendemain, elle cherche à le
revoir, mais ne retrouve pas le chemin de la maison de pierre. Elle ne
cesse d’y penser jusqu’au jour où elle entend une des dames de sa suite
parler d’un étrange jongleur venu d’on ne sait quelle région du Sud et qui
a enchanté les cours des seigneurs rhénans.
— Faites-le donc venir ici, ordonne Sancie.
— Il a disparu, ma dame. D’ailleurs, il est partout et nulle part, jamais
là où on le cherche. Il paraît qu’il a été moine. On dirait qu’il fuit on ne
sait quelle malédiction.
Personne ne comprend pourquoi Sancie s’effondre soudain en larmes,
comme si elle avait perdu le fil d’un secret. Quelques jours plus tard, elle
est frappée par une forte fièvre, qui se manifeste de manière sporadique,
sans qu’aucune médecine ne parvienne à l’arrêter définitivement.
Depuis lors, elle est dolente, bien qu’elle tire de sa harpe une musique
pleine d’allégresse.
Lorsque Richard, après avoir réussi à établir son autorité sur les
régions rhénanes, annonce qu’il lui faut retourner en toute hâte en
Angleterre où le conflit entre son frère et les barons s’aggrave, elle
n’exprime aucun sentiment, que ce soit de joie ou de tristesse. Comme si
elle avait déjà quitté ce monde trop tumultueux pour elle.
Le roi et la reine de Germanie quittent Aix-la-Chapelle et s’acheminent
vers la côte de la Manche. Arrivés à Saint-Omer, ils ont la surprise d’y être
attendus par une délégation de seigneurs réformistes anglais. Ils
déclarent à Richard qu’ils ne le laisseront retourner en Angleterre qu’à la
condition qu’il promette de respecter les Provisions d’Oxford. Richard
accepte et le couple royal, accompagné de leur fils Édouard, débarque à
Douvres le 29 janvier 1259. À la cathédrale de Canterbury, le roi de
Germanie prête le serment promis et gagne aussitôt la capitale. Il y
découvre une situation trouble.
18
Les couleurs du sceptre
Noël 1262.
La célébration de la Nativité est sans doute la plus sombre que Henry
et Éléonore aient vécue. La situation qu’ils ont trouvée en débarquant ne
les incite guère à l’optimisme. La population penche du côté des
réformistes dont elle espère plus de justice et un allégement des charges
qui l’accablent. Malgré les réticences de la reine, toujours encline à la
fermeté, le roi décide au mois de janvier de confirmer les Provisions de
Westminster.
— À force de vouloir aller dans le sens du vent, on finit par être
emporté, commente Éléonore.
Elle espère au moins une victoire du prince Édouard à la frontière
galloise. Malheureusement, il n’est soutenu ni par ses anciens
compagnons, ni par les seigneurs des marches galloises et il est à nouveau
incapable de mater la révolte.
La fièvre monte dans tout le pays et, en dépit des efforts de médiation
de Richard de Cornouailles, les réformistes se regroupent. Ils sont animés
plus que jamais d’une violente hostilité contre les étrangers, plus
précisément les Savoyards, qu’ils accusent d’avoir pris le roi en otage. La
reine est évidemment leur cible favorite. Outre le pillage du Trésor royal,
la protection des Juifs, la corruption, on lui reproche l’usage de charmes
pour influencer le roi, voire de pratiquer la sorcellerie. Le mouvement est
orchestré par le propre fils de Richard, Henry d’Allemagne, et le comte de
Surrey John de Warenne, qui demandent à Montfort de revenir pour en
prendre la tête.
De retour en avril, ce dernier réunit les barons à Oxford. Il refuse de
négocier avec Richard et envoie un ultimatum au roi, exigeant le respect
des Provisions et la proscription de tous ceux qui y sont opposés. Aussi
disposé à traiter que soit le roi, il ne peut accepter cette exigence.
Montfort réplique par un véritable appel aux armes et à la haine des
étrangers, de tous les étrangers.
La guerre est déclenchée au début de juin 1263 par les anciens
compagnons d’Édouard. Ils capturent Mgr Pierre d’Aigueblanche et
ravagent les domaines de plusieurs seigneurs savoyards, puis ils
s’emparent de la personne de Mathias Bezill, l’intendant de la reine, dont
le domaine est ravagé, ainsi que les terres des Savoyards. Les Gallois, qui
se sont alliés à Montfort, ont attaqué de leur côté celles du prince
Édouard.
Éléonore presse le roi de rameuter tous ses partisans et de lancer une
contre-offensive. Mais Henry, très abattu, lui répond d’une voix faible.
— Nous n’en avons plus le temps. Pour le moment, il n’y a qu’une
chose à faire, nous replier sur la Tour de Londres.
La reine se résigne à se réfugier dans la forteresse.
Le lendemain, 24 juin, une délégation de notabilités de la capitale
demande audience au roi. Il la reçoit, entouré de la reine, du prince
Édouard, de Richard de Cornouailles et de Robert Walerand, l’un de ses
principaux conseillers. Dans une atmosphère extrêmement tendue, les
émissaires présentent une lettre portant le sceau de Montfort. Le chef des
réformistes demande solennellement au souverain et à son entourage de
respecter leur serment de se soumettre aux Provisions d’Oxford. Le plus
âgé des Londoniens déclare qu’à leurs yeux les dispositions qu’elles
contiennent leur semblent dans l’intérêt de Dieu et du roi, et que le
royaume ne peut qu’en bénéficier.
— Nous sommes nous-mêmes prêts à jurer de les respecter, ajoute-t-il
avec un tel accent de sincérité que le roi autorise ces bons citoyens de
Londres à accepter les exigences des réformistes.
Après leur départ, Éléonore exprime son indignation.
— Vous n’allez pas vous laisser faire, mon seigneur ! Autant jeter votre
couronne dans la Tamise.
Le prince Édouard et Robert Walerand lui donnent raison. Seul
Richard prône la négociation, faisant valoir le manque crucial de fonds.
Éléonore réplique sur un ton enflammé :
— Négocier comme un lapin coincé dans son terrier par une meute de
loups ? Je m’y refuse ! Votre arbitrage a d’ailleurs échoué et vous savez
mieux que personne que Montfort est un âne incapable d’entendre
raison. Au point où nous en sommes, il n’y a qu’une riposte armée qui
peut l’amener à négocier.
Édouard et Walerand approuvent vivement, si bien que le roi déclare
ne pas s’opposer à une action en force. À la nuit tombée, les deux
hommes sortent de la Tour et rameutent tous les chevaliers étrangers qui
sont restés dans la capitale et aux alentours. Le 29 juin, ils attaquent
l’établissement de l’ordre du Temple. L’opération est fructueuse
puisqu’ils y trouvent un butin considérable qu’ils emportent au château
de Windsor, où le prince se retranche.
— Je savais qu’Édouard nous sauverait, s’écrie Éléonore avec fierté.
Revigoré par l’audace de son fils, Henry envoie Edmond à Douvres,
pendant que John Mansel est chargé de convoyer jusqu’en France un
groupe de dames étrangères terrorisées, notamment la fille de Thomas de
Savoie. Averti par ses espions, Henry d’Allemagne tente d’intercepter le
convoi à son arrivée sur le continent, mais à sa surprise, c’est lui qui est
fait prisonnier. La reine Éléonore, informée par l’un des barons de ce
projet, avait dépêché un émissaire à Ingram de Finnes, l’un de ses fidèles
alliés. C’est cet Anglais d’origine flamande qui capture le fils de Richard et
le fait emprisonner à Boulogne.
Les barons prennent la mesure de la capacité de la reine à réagir. C’est
à elle qu’ils demandent la libération de Henry d’Allemagne en même
temps qu’au roi. Une fois de plus, Henry cède à la requête et envoie un
message à Finnes mais celui-ci demande confirmation à la reine par un
écrit marqué de son sceau.
Henry, vexé, s’en prend à Éléonore. Il lui reproche des initiatives qui
ne font qu’aggraver les accusations des barons.
— C’est la guerre, mon seigneur, répond-elle. La royauté a été attaquée.
Répondre aux provocations par de la générosité est un suicide.
— Le roi se doit d’être juste.
— Est-il juste et chevaleresque d’intercepter un convoi de dames
terrorisées qui cherchent refuge ? Nous avons affaire à des brigands sans
foi ni loi, mon seigneur.
Le roi coupe court à la discussion en se retirant. Éléonore sent bien que
leur opposition est plus grave que lors de la crise précédente, mais elle
s’en voudrait de céder. Elle décide de quitter la Tour de Londres où elle
ne supporte plus l’enfermement et de rejoindre Édouard à Windsor.
Le 13 juillet, elle en sort avec une petite escorte, mais la rumeur de son
départ s’est répandue dans la cité. Au moment où elle s’apprête à
s’embarquer sur un bateau près du pont de Londres, une foule déchaînée
se précipite sur la berge en hurlant les pires injures : « Putain ! Adultère !
Sorcière ! » Ils jettent sur elle et son escorte des pierres, des œufs et
divers objets. Livide, la reine ne tremble pas et fait front, défiant les
assaillants avec mépris.
Le tumulte est tel que le maire, Thomas fitz Thomas, accourt pour voir
ce qui se passe. Bien que réformiste convaincu, il respecte la couronne et
le spectacle l’offusque. Il craint même pour la vie de la reine et appelle ses
gardes pour la protéger et la ramener à la Tour. Les sergents d’armes se
fraient difficilement un chemin au milieu de la multitude et parviennent à
la porte de la Tour. Malgré leurs appels, elle reste close.
— Le roi est-il parti ? s’étonne le maire. Allons à la résidence
épiscopale.
Éléonore, confiante, s’y laisse emmener, sachant qu’elle y sera en
sécurité, sous la protection de Dieu. Une fois chez l’évêque, elle remercie
le maire, mais son visage et ses yeux expriment un immense désarroi. Elle
sait que Henry était à l’intérieur de la Tour…
Deux jours plus tard, elle apprend que Montfort et les barons sont
entrés dans la capitale. Le surlendemain, le roi accepte formellement les
conditions de paix qu’ils lui imposent. Il quitte la Tour pour résider à
Westminster. La reine l’y rejoint peu après. Elle ne lui dit mot. Comment
aurait-elle envie de lui parler après ce qui s’est passé ?
Éléonore est encore sous le choc de l’agression du pont de Londres.
Elle savait que la population de la capitale était frondeuse, brutale,
violente, mais l’éprouver de cette façon a été abominable, pire que la peur
de perdre la vie. Les injures résonnent encore à ses oreilles, et les faciès
grimaçants de la foule hantent ses nuits. Elle peut mesurer le degré
d’aversion qu’elle a suscité non seulement auprès des barons, mais
également auprès du peuple.
Devant son silence, Henry ne sait que dire, que faire. Révolté par
l’agression, il a honte d’avoir ordonné la fermeture de la porte dans la
crainte d’une intrusion de la foule. Quand Éléonore accepte enfin de
l’écouter, il lui demande humblement pardon en expliquant qu’il ne
pouvait imaginer que c’était elle qui demandait refuge.
— On m’a dit que Thomas fitz Thomas vous avait protégée et mise en
sécurité.
Éléonore fait un geste vague pour lui signifier que cela n’a plus
d’importance. La défaite est évidente. À Douvres, Edmond rend les
armes. À Windsor, après s’y être refusé, Édouard cède sous la menace
d’un assaut. Les quelque cinquante chevaliers étrangers qui
l’accompagnent sont autorisés à quitter le pays sous escorte. Par loyauté
envers ces guerriers, et malgré l’humiliation qu’elle vient de connaître, la
reine tient à être présente à Windsor le 1er août 1263, jour de la reddition
du château. Elle veut leur dire adieu, les remercier en leur offrant à
chacun un anneau, et aussi réconforter son fils Édouard qu’elle imagine
très abattu.
Pour le rencontrer dans une chambre du château situé à l’étage, elle
doit traverser la salle de réception et de longs couloirs au milieu des
seigneurs et des hommes d’armes qui les occupent. Majestueuse, mais le
cœur serré, elle soutient leurs regards où se mêlent la curiosité et l’ironie,
et chez certains la haine. Une surprise l’attend. Édouard, loin d’être
déprimé, est singulièrement remonté. Il vient en effet d’apprendre ce qui
s’est passé à Londres.
— Je jure de vous venger, mère, dit-il d’une voix si vibrante d’émotion
qu’elle en a les larmes aux yeux.
— Nous vaincrons, mon fils. Vous devez cependant comprendre que
l’ivresse des jeux d’épée et des tournois n’est plus de mise quand le
pouvoir est en question. C’est un combat qui exige de la patience et de la
ruse.
La victoire des réformistes a pour premières conséquences la
nomination des partisans de Montfort à toutes les fonctions clés de l’État,
l’épuration de tous les étrangers des maisons royales. En août 1263,
Montfort se proclame Intendant d’Angleterre, mais son autoritarisme
indispose plus d’un de ses amis ou alliés, qui désertent son camp. Au lieu
de jouer sur ce mécontentement, le roi accorde le 18 septembre son
pardon à tous les opposants.
Éléonore est amère, mais nullement découragée. Le 23 septembre, elle
s’embarque pour le continent afin d’y chercher le soutien de princes amis,
surtout ceux du roi Louis et du pape, et de réunir les fonds nécessaires au
recrutement d’une force armée.
À son appel, la reine Marguerite la retrouve à Boulogne. Elle a été
bouleversée et offusquée, tout comme le roi Louis, par l’émeute du pont
de Londres, une insulte à la dignité de la fonction royale.
— Nous sommes prêts à t’aider et à aider le roi Henry à rendre son
lustre à la couronne. As-tu un plan ?
— J’en ai un. Il est simple : mettre Montfort hors d’état de nuire. Mais
il me faut du temps pour en trouver les moyens. Afin d’en gagner, un
arbitrage du roi Louis dans le conflit entre le roi et les barons réformistes
serait bienvenu.
— Je pense qu’il acceptera.
— En ce cas, il pourrait inviter Henry et mes deux fils ici, à Boulogne
en vue d’une rencontre avec Montfort.
Marguerite n’a aucune peine à convaincre Louis. Les démarches sont
entreprises et les barons donnent leur accord, à la condition que les
souverains et les princes jurent de retourner en Angleterre dans un délai
à fixer. Ces derniers acceptent et viennent à Boulogne rejoindre la reine.
Celle-ci leur tient un discours très ferme.
— Quels que soient les résultats de la négociation, nous ne
retournerons pas en Angleterre sans les moyens de restaurer l’autorité
royale, c’est-à-dire d’abattre Simon.
Édouard approuve chaleureusement, imité, mais timidement, par
Edmond. Quant au roi Henry, il hésite. Pourtant, la nouvelle parvient que
Mgr Boniface, usant de son autorité d’archevêque de Canterbury, a
condamné les violences commises par les révoltés et prononcé
l’excommunication des coupables, notamment Montfort et ses fils.
— Mon seigneur, vous ne pouvez plus reculer maintenant ! dit
Éléonore. Que craignez-vous donc ?
— Si Montfort apprend que nous préparons une expédition, il va
rameuter les barons et…
— Cette fois, il échouera, j’en suis sûre. Il a commis trop d’excès, il n’a
plus la même autorité sur eux.
Devant la détermination de la reine et de ses fils, le roi consent enfin à
donner son agrément au projet.
— Essayez d’être discrète, recommande-t-il.
19
Les saveurs de la victoire
20
La main de Dieu et la griffe du diable
Marguerite reste en lice. Elle n’a pas dit son dernier mot, quoique, pour
l’heure, elle ne puisse qu’observer le conflit qui oppose à la Cour la reine
Marie à Pierre de La Brosse.
Il prend un caractère aigu lorsque le puissant conseiller fait courir le
bruit que la jeune reine a fait empoisonner Louis, le fils aîné du roi, né de
sa première épouse, Isabelle d’Aragon. La riposte est immédiate. Une
rumeur accuse le roi et son favori d’entretenir des relations
homosexuelles. De quoi agiter Louis dans sa tombe. Une pluie
d’accusations accable La Brosse. Jeté en prison pour corruption et
diverses malversations, il est condamné à la pendaison et exécuté au
cours de l’été 1278.
La chute de l’homme qu’elle exècre ranime les espoirs de Marguerite.
Elle pense disposer de certains atouts, à commencer par une reprise
éventuelle de son influence sur son fils. Elle fait le tour des barons
susceptibles de la soutenir, en particulier les seigneurs des territoires
proches du royaume d’Arles comme le duc de Bourgogne, les comtes de
Vienne, de Savoie et de la Bourgogne impériale. Elle sait que son dessein
peut se conjuguer avec les intérêts du royaume.
La réussite et l’ampleur des ambitions de Charles d’Anjou suscitent en
effet beaucoup de craintes et d’oppositions. Son alliance avec Rodolphe et
la perspective de voir se constituer dans le Midi un vaste territoire dans la
vassalité de l’empire font peser une sérieuse menace sur la primauté
française dans cette région. Sa position est d’autre part menacée par le roi
Pierre d’Aragon, qui reprend les visées de son père Jacques le Conquérant
sur le royaume de Sicile. Hanté par l’ambition d’étendre son emprise en
Orient et sur le royaume de Jérusalem, Charles craint un coup de
poignard dans le dos et se rapproche de son neveu le roi de France. Il
envoie son fils, le prince de Salerne, s’interposer en médiateur dans un
conflit de succession qui oppose la France et la Castille.
Alors que les pourparlers traînent en longueur, Marguerite fait appel
au pape et le roi Philippe se décide à la soutenir dans ses démarches. Il lui
donne même l’autorisation de lever une armée. De son côté, Édouard
d’Angleterre promet à sa mère la même aide. Lorsque les négociations
entre la France et la Castille échouent au début de 1281, Marguerite juge
le moment venu de prendre l’initiative. Avec l’aval des rois Philippe et
Édouard, elle convoque ses partisans pour le mois de septembre à Mâcon.
La décision y est prise de rassembler une armée pour le mois de mai 1282
à Lyon, en vue d’une expédition en Provence.
Dans un premier temps, le roi Édouard accepte d’envoyer une force,
mais il manœuvre pour éviter un affrontement. Il écrit donc au pape
Martin IV, un Français, à Charles et au prince de Salerne. Devant
l’intransigeance du roi de Sicile, il revient sur sa promesse et renonce à
envoyer des troupes en prétextant un nouveau soulèvement des Gallois.
De toute façon, la situation prend un tour totalement nouveau en
raison de l’événement majeur qui survient en Sicile.
Le 30 mars 1282, un lundi de Pâques, au moment des vêpres, une rixe
entre des Siciliens et des sergents du roi à Palerme débouche sur une
insurrection et le massacre des Français. La révolte de la population,
exaspérée par la tyrannie du « nouveau Néron », s’étend dans toute l’île.
Le pouvoir royal est rejeté et des capitaines du peuple sont élus. Les
conséquences sont graves. Charles perd la Sicile, où la population appelle
à l’aide un Pierre d’Aragon qui n’attendait que cela pour accourir. Après
avoir projeté de s’affronter en combat singulier, les deux adversaires en
viennent à la guerre.
La solidarité capétienne et française exige de porter secours à Charles.
Marguerite est bien obligée de renoncer à son projet. Une bonne partie
des seigneurs réunis à Mâcon prend la route de Naples. L’Angevin, qui a
un urgent besoin de forces pour contre-attaquer, est contraint de lâcher
du lest. À l’initiative de son fils héritier, le prince de Salerne Charles dit le
Boiteux, il accepte enfin de reconnaître les droits de sa belle-sœur sur la
Provence.
La guerre tourne cependant à son désavantage. Sa flotte est détruite et
le prince de Salerne capturé. Il ne cède pas. Après avoir obtenu du pape
Martin IV une sentence d’excommunication et de déchéance contre
Pierre d’Aragon, qui a osé violer un fief du Saint-Siège, il meurt à Foggia
le 7 janvier 1285.
Le 5 octobre de la même année, le roi de France Philippe meurt à son
tour au cours de l’expédition qu’il conduisait contre Pierre d’Aragon. Cinq
jours plus tard, ce dernier le suit dans la tombe.
Le nouveau roi de France, Philippe le Bel, ne tient aucun compte des
droits de sa grand-mère sur la Provence, qu’il reconnaît à Charles le
Boîteux. En échange, il lui donne des châtellenies en Anjou, consolation
bien maigre au regard de ce que la cara Proensa représente pour la fille
aînée du comte Raimon Bérenger.
La Provence reste ainsi dans les mains du fils de Charles et de Béatrice.
Printemps 1286.
À Draguignan, un serpent mange les enfants,
À Cavaillon, c’est un dragon,
Dans le lac noir danse la tarasque…
En chevauchant sur la route de Forcalquier, le sire Gontran sourit
d’entendre le refrain qu’il connaît bien et qu’il a chanté tant de fois dans
son enfance.
À soixante-sept ans, il est encore solide, mais depuis quelque temps, il
ressentait ce désir irrésistible de retour aux sources qui agite et trouble
les hommes lorsqu’ils commencent à percevoir l’ombre de la faucheuse
au-dessus de leur tête. Il en a fait part à la reine Marguerite, qui ne l’a pas
oublié lorsque s’est conclu l’arrangement avec Charles. Celui-ci a accepté
de lui octroyer une terre au pied de la colline de Forcalquier, avec droits
afférents de châtellenie. C’est donc le seigneur de Saint-Maime qui vient
prendre possession de son castel avec sa femme et ses sept enfants.
Il n’y retrouve plus personne de la famille vivant autrefois dans la
ferme. Arnaut et Fantine, qui avaient suivi comme lui la jeune Marguerite
au royaume de France, sont morts et leurs enfants dispersés. Également
disparus Gaucher le brigand, et bien d’autres.
— Peu importe ! dit Esclarmonde. Je ne les connaissais pas. Au moins,
cette terre sera repeuplée par notre famille et fertilisée par notre sang et
notre sueur.
Gontran retrouve bien à Forcalquier et dans les environs des
personnes qu’il a connues, mais il en est une qu’il aimerait rencontrer et
ne tient pas à évoquer en famille. Il a le sentiment qu’elle seule peut
renouer le lien avec un passé singulièrement évanoui.
Un soir de mai, il enfourche sa monture et part à la recherche de cette
créature de la nuit. Sous la lumière argentée du soleil des loups, il trotte
sous les frondaisons agitées par le vent roux du printemps. Si des
silhouettes fugitives de renards et de cerfs traversent parfois les sentiers,
aucune âme chrétienne ne semble y vivre. Après avoir vainement sillonné
la forêt et fait du bruit pour attirer l’attention, il s’apprête à rentrer au
castel quand une femme vêtue de rouge et de noir émerge des
broussailles et se plante devant lui.
Malgré le rayon de lune qui creuse les rides du visage, Marca semble
encore bien gaillarde.
— On dirait que tu me cherches, dit-elle sur un ton ironique de sa voix
rauque. Pourrais-tu me dire pourquoi ?
— Je ne te cherche pas. Je faisais simplement un tour d’inspection. Je
suis chez moi ici !
— Tu ne sais pas mentir, Gontran. Tu es chez toi, c’est vrai. Et même
beaucoup plus que tu dois le penser. Mais avoue que tu as besoin de
percer le secret qui te hante.
— Que veux-tu dire, sorcière ?
— Ah non ! Ce n’est pas toi, le bâtard, qui dois me traiter ainsi ! Je suis
peut-être la seule maintenant à savoir qui tu es.
— Alors, dis-le-moi. Combien veux-tu ?
— Ne m’insulte pas. Il me plaît de te le révéler. Tu es le fils du comte…
— Un ragot que tu n’es pas la seule à répéter !
— Je sais ce que je dis. Ta mère n’était pas la brave fermière qui était
en fait ta nourrice. Ta mère était la femme du seigneur de Trévans. Elle a
aimé le comte et t’a enfanté pendant que son mari était parti en Orient.
Comme Gontran garde le silence, Marca poursuit :
— Ton père venait me consulter pour connaître le sexe de ses enfants à
naître. Il s’est toujours demandé si c’était la main de Dieu ou la griffe du
diable qui lui avait donné quatre filles, devenues reines. Il s’est aussi
demandé si c’était la main de Dieu ou la griffe du diable qui lui avait
donné un fils hors des règles…
Gontran est profondément ému. Malgré l’obscurité, Marca s’en
aperçoit.
— Peu importe ! dit-elle. Si la Provence est gouvernée par Charles le
deuxième, dit le Boîteux, fils de Béatrice, héritière du comte Raimon
Bérenger, les vrais enfants de la terre de Provence, ce sont toi et les tiens,
tes quatre fils et tes trois filles. Ils y ont leurs racines et je sais qu’ils y
vivront. Le reste n’est qu’anecdote emportée par les flots du temps qui
passe.
— Ne t’étonne pas si, un jour ou l’autre, tu entends résonner dans le
silence des chants de cigales aussi purs que l’éclat du diamant, du cristal,
de l’or, ou mêlés aux bruissements d’un olivier.
Sur ces dernières paroles, Marca s’éclipse dans la nuit. Gontran ne la
reverra plus jamais, mais il n’oubliera pas ce qu’elle a dit.
À la veille de la Nativité de l’an 1291, le sire de Saint-Maime reçoit d’un
messager venu d’Angleterre la nouvelle du décès de la reine Éléonore.
— Les funérailles ont eu lieu à Amesbury le 8 septembre, en présence
du roi, de Lord Edmond, et d’une grande assemblée de prélats et de
barons. Le roi a porté le cœur de sa mère dans un coffret d’or au ministre
général des franciscains pour y être déposé dans l’église londonienne de
l’Ordre. Il m’a chargé de vous remettre ceci, selon le vœu de la reine.
C’est une petite boîte en or ouvragé. Elle contient deux petites cigales,
l’une en cristal, l’autre en or.
Quatre années plus tard, un autre messager arrive à Saint-Maime, cette
fois du royaume de France. Il annonce le décès de la reine Marguerite à
soixante-quinze ans le 30 décembre 1295 et son inhumation dans la
nécropole royale de Saint-Denis. L’une de ses dernières volontés a été de
donner au sire Gontran, outre une rente, un bijou de rubis et d’émeraude
en forme de cigale, avec une précision écrite de sa main : « Cela m’a été
donné par le comte Raimon Bérenger, et il vous revient maintenant, cher
et fidèle Gontran, notre frère qui nous survivez. Puisse un jour la
quatrième cigale vous parvenir. »
Gontran mourra très vieux. Peu de temps avant qu’il expire, son fils
aîné Raimon, juge-mage à Brignoles est venu le voir. Il arrivait d’Aix où il
avait participé à une assemblée des fonctionnaires du comté. Gontran
remarqua entre ses doigts un petit objet de bois.
— Que tiens-tu là ?
— Une cigale en bois d’olivier, père. Je l’ai trouvée dans un couloir du
palais, quelqu’un a dû la perdre.
— Je sais qui l’a perdue.
— Alors, j’irai la rendre.
— N’en fais rien, mon fils. Tu peux la garder sans aucune mauvaise
conscience, mais prends bien soin de ne pas l’égarer. C’est à toi, à nous
qu’elle revient. Tu la transmettras à tes enfants ou à tes neveux…
Et comme Raimon s’étonne, Gontran ajoute :
— … Sache qu’au-delà de toutes les péripéties de l’existence dictées par
le bien ou le mal, il arrive toujours un moment où une main toute-
puissante renoue les fils défaits de la justice immanente.
Repères chronologiques
2. Philippe Auguste.