Hernani (HUGO)
Hernani (HUGO)
Hernani (HUGO)
Victor Hugo
Hernani
Victor Hugo
Hernani
Drame
1830
©Numilog 2000
pour la présente édition
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PRÉSENTATION
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l’Empire, il est contraint à l’exil à Jersey, puis à
Guernesey. Il y poursuit sa lutte, et quand l’amnistie
lui est enfin accordée, il refuse de rentrer en France.
La fréquentation des paysages tourmentés des îles
anglo-normandes et la pratique du spiritisme donne à
ses dessins et à sa poésie un tour nettement
fantastique, avec Les Contemplations, qu’il publie en
1856. La mort, celle de Léopoldine, y est
omniprésente. Le poète se fait alors prophète, et écrit
La Légende des siècles, qui lui vaut d’être considéré
comme un mythe vivant. Il rentre en France après la
défaite de 1870. La disparition de ses enfants et de
Juliette le laisse seul, entouré de l’affection de ses
petits-enfants pour lesquels il écrit L’Art d’être
grand-père. Sa mort, en 1885, est un choc pour le
pays qui lui accorde des funérailles nationales. Aux
grands hommes la patrie reconnaissante.
5
Hernani (1830)
Un vent de liberté souffle sur les vers de cette pièce
en cinq actes, qui suscita l’une des plus vives
querelles de toute l’histoire de la littérature en
France. La « bataille » n’aurait rien à envier au
souvenir des guerres napoléoniennes tant elle a
échauffé les esprits. Hugo fut en effet accusé de
maltraiter la règle des unités et de massacrer
l’alexandrin, dans ce drame de l’amour et de
e
l’honneur dans l’Espagne du XVI siècle. La
lumineuse Doña Sol est l’objet de toutes les
convoitises : le vieux Ruy Gomez est sur le point
d’en faire sa femme ; le roi Don Carlos, futur Charles
Quint, en est très épris ; mais c’est Hernani, le bandit
prêt à tout pour venger son père, qu’elle aime. Quand
Hernani, qui s’est réfugié chez Don Ruy sous le
déguisement d’un mendiant, est repéré par Don
Carlos, ce dernier obtient du vieillard, qui ne saurait
trahir son hôte, que la jeune femme lui soit donnée en
otage. Alors libre de poursuivre son plan de
6
vengeance, Hernani doit cependant promettre à Don
Ruy de se donner la mort dès que le cor retentira.
Étrange pacte que celui qui le mène au suicide avec
Doña Sol… La nuit de fête, celle qui célèbre le
mariage des deux jeunes gens, s’achève dans le
drame. Ruy Gomez, à la fois sauveur et bourreau, n’y
survivra pas.
Une affaire d’état. Répétitions houleuses,
représentations agitées, comédiens révoltés – la
capricieuse Mlle Mars prenait elle aussi des libertés
avec les vers –, la bataille fut totale. La pièce, à
laquelle on a pu reprocher son côté mélodramatique,
est pourtant l’une des plus grandes œuvres
romantiques. Les passions y sont exaltées,
confrontant les spectateurs aux affres de la
(com)passion et des exigences supérieures.
7
Préface
de Victor Hugo
10
que nos pères ont faites, et que nous avons vues, nous
voilà sortis de la vieille forme sociale ; comment ne
sortirions-nous pas de la vieille forme poétique ? À
peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la
littérature de Louis XIV si bien adaptée à sa
monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre
et personnelle et nationale, cette France actuelle, cette
France du XIXe siècle, à qui Mirabeau a fait sa liberté
et Napoléon sa puissance. »
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Et cette liberté, le public la veut telle qu'elle doit être,
se conciliant avec l'ordre, dans l'État, avec l’art, dans
la littérature. La liberté a une sagesse qui lui est
propre, et sans laquelle elle n'est pas complète. Que
les vieilles règles de d'Aubignac meurent avec les
vieilles coutumes de Cujas, cela est bien ; qu'à une
littérature de cour succède une littérature de peuple ;
cela est mieux encore ; mais surtout qu'une raison
intérieure se rencontre au fond de toutes ces
nouveautés. Que le principe de liberté fasse son
affaire, mais qu'il la fasse bien. Dans les lettres,
comme dans la société, point d'étiquette, point
d'anarchie : des lois. Ni talons rouges, ni bonnets
rouges.
(9 mars 1830.)
17
Hernani
Drame
Acteurs :
HERNANI
DON CARLOS
DON RUY GOMEZ DE SILVA
DOÑA SOL DE SILVA
LE ROI DE BOHÈME
LE DUC DE BAVIÈRE
LE DUC DE GOTHA
LE BARON DE HOHENBOURG
LE DUC DE LUTZELBOURG
IAQUEZ
DON SANCHO
DON MATIAS
DON RICARDO
DON GARCI SUAREZ
DON FRANCISCO
DON JUAN DE HARO
18
DON PEDRO GUZMAN DE LARA
DON GIL TELLEZ GIRON
DOÑA JOSEFA DUARTE
Un montagnard
Une dame
Premier conjuré
Deuxième conjuré
Troisième conjuré
Conjurés de la Ligue sacro-sainte, allemands et
espagnols
Montagnards, Seigneurs, Soldats, Pages, Peuple, etc.
Espagne - 1519.
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Acte I
LE ROI
SARAGOSSE
Scène 1
20
Serait-ce déjà lui ?
Un nouveau coup.
Un quatrième coup.
Vite, ouvrons !
21
II la regarde fixement. Elle se tait effrayée.
DOÑA JOSEFA
Vous m'avez défendu de dire deux mots, maître.
DON CARLOS
Aussi n'en veux-je qu'un. – Oui, – non. – Ta dame
Doña Sol de Silva ? parle. [est bien
DOÑA JOSEFA
Oui. – Pourquoi ?
22
DON CARLOS
Pour rien.
Le duc, son vieux futur, est absent à cette heure ?
DOÑA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Sans doute elle attend son jeune ?
DOÑA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Que je meure !
DOÑA JOSEFA
Oui.
DON CARLOS
Duègne ! c'est ici qu'aura lieu l'entretien ?
DOÑA JOSEFA
Oui.
23
DON CARLOS
Cache-moi céans !
DOÑA JOSEFA
Vous !
DON CARLOS
Moi.
DOÑA JOSEFA
Pourquoi ?
DON CARLOS
Pour rien.
DOÑA JOSEFA
Moi vous cacher !
DON CARLOS
Ici.
DOÑA JOSEFA
Jamais !
DON CARLOS
Oui, duègne.
L'examinant encore.
Ouf !
DOÑA JOSEFA
0 ciel ! j'entends le pas
De doña Sol. – Seigneur, fermez vite la porte.
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Il a sa bonne épée, et que le ciel nous garde
De l'enfer !
Pesant la bourse.
Scène 2
DOÑA SOL
Josefa !
DOÑA JOSEFA
Madame !
DOÑA SOL
Ah ! je crains quelque malheur.
Hernani devrait être ici !
HERNANI
Doña Sol ! Ah ! c'est vous que je vois
Enfin ! et cette voix qui parle est votre voix !
Pourquoi le sort mit-il mes jours si loin des vôtres ?
J'ai tant besoin de vous pour oublier les autres !
HERNANI
Je ne sais.
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DOÑA SOL
Vous devez avoir froid ?
HERNANI
Ce n'est rien.
DOÑA SOL
Ôtez donc ce manteau !
HERNANI
Doña Sol, mon amie !
Dites-moi, quand la nuit vous êtes endormie,
Calme, innocente et pure, et qu'un sommeil joyeux
Entrouvre votre bouche et du doigt clôt vos yeux,
Un ange vous dit-il combien vous êtes douce
Au malheureux que tout abandonne et repousse ?
DOÑA SOL
Vous avez bien tardé, seigneur ! mais dites-moi
Si vous avez froid ?
HERNANI
Moi ! je brûle près de toi !
Ah ! quand l'amour jaloux bouillonne dans nos têtes,
29
Quand notre cœur se gonfle et s'emplit de tempêtes,
Qu'importe ce que peut un nuage des airs
Nous jeter en passant de tempête et d'éclairs !
DOÑA SOL
Oui, cette heure est à nous.
HERNANI
Cette heure ! et voilà tout. Pour nous, plus rien qu'une
[heure,
Après, qu'importe ! Il faut qu'on oublie ou qu'on meure.
Ange ! une heure avec vous ! une heure, en vérité,
À qui voudrait la vie, et puis l'éternité !
DOÑA SOL
Hernani !
30
HERNANI, amèrement.
Que je suis heureux que le duc sorte !
Comme un larron qui tremble et qui force une porte,
Vite, j'entre, et vous vois, et dérobe au vieillard
Une heure de vos chants et de votre regard,
Et je suis bien heureux, et sans doute on m'envie
De lui voler une heure, et lui me prend ma vie !
DOÑA SOL
Calmez-vous.
Josefa sort.
Elle s'assied et fait signe à Hernani de venir près
d'elle.
Venez là.
31
DOÑA SOL, souriant.
Comme vous êtes grand !
HERNANI
Il est absent !
DOÑA SOL
Chère âme, Ne pensons plus au duc.
HERNANI
Ah ! pensons-y, Madame !
Ce vieillard ! il vous aime, il va vous épouser !
Quoi donc ! vous prit-il pas l'autre jour un baiser ?
N'y plus penser.
HERNANI
Non. Un baiser d'amant, de mari, de jaloux.
Ah ! vous serez à lui, Madame, y pensez-vous !
Ô l'insensé vieillard, qui, la tête inclinée,
Pour achever sa route et finir sa journée,
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A besoin d'une femme, et va, spectre glacé,
Prendre une jeune fille ! Ô vieillard insensé !
Pendant que d'une main il s'attache à la vôtre,
Ne voit-il pas la mort qui l'épouse de l'autre ?
Il vient dans nos amours se jeter sans frayeur ?
Vieillard, va-t'en donner-mesure au fossoyeur !
Qui fait ce mariage ? on vous force, j'espère !
DOÑA SOL
Le roi, dit-on, le veut.
HERNANI
Le roi ! le roi ! mon père
Est mort sur l'échafaud, condamné par le sien.
Or, quoiqu'on ait vieilli depuis ce fait ancien,
Pour l'ombre du feu roi, pour son fils, pour sa veuve,
Pour tous les siens, ma haine est encor toute neuve !
Lui, mort, ne compte plus. Et, tout enfant, je fis
Le serment de venger mon père sur son fils.
Je te cherchais partout ; Carlos, roi des Castilles !
Car là haine est vivace entre nos deux familles.
Les pères ont lutté sans pitié, sans remords,
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Trente ans ! Or, c'est en vain que les pères sont morts,
Leur haine vit. Pour eux la paix n'est point venue,
Car les fils sont debout, et le duel continue.
Ah ! c'est donc toi qui veux cet exécrable hymen !
Tant mieux. Je te cherchais, tu viens dans mon chemin !
DOÑA SOL
Vous m'effrayez !
HERNANI
Chargé d'un mandat d'anathème,
Il faut que j'en arrive à m'effrayer moi-même !
Écoutez : l'homme auquel, jeune, on vous destina,
Ruy de Silva, votre oncle, est duc de Pastrana,
Riche homme d'Aragon, comte et grand de Castille.
À défaut de jeunesse, il peut, ô jeune fille,
Vous apporter tant d'or, de bijoux, de joyaux,
Que votre front reluise entre des fronts royaux,
Et pour le rang, l'orgueil, la gloire et la richesse,
Mainte reine peut-être enviera sa duchesse
Voilà donc ce qu'il est. Moi, je suis pauvre, et n'eus,
Tout enfant, que les bois où je fuyais pieds nus.
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Peut-être aurais-je aussi quelque blason illustre
Qu'une rouille de sang à cette heure délustrez ;
Peut-être ai-je des droits, dans l'ombre ensevelis,
Qu'un drap d'échafaud noir cache encor sous ses plis,
Et qui, si mon attente un jour n'est pas trompée,
Pourront de ce fourreau sortir avec l'épée.
En attendant, je n'ai reçu du ciel jaloux
Que l'air, le jour et l'eau, la dot qu'il donne à tous.
Or du duc ou de moi souffrez qu'on vous délivre.
Il faut choisir des deux : l'épouser, ou me suivre.
DOÑA SOL
Je vous suivrai.
HERNANI
Parmi nos rudes compagnons,
Proscrits, dont le bourreau sait d'avance les noms,
Gens dont jamais le fer ni le cœur ne s'émousse,
Ayant tous quelque sang à venger qui les pousse ?
Vous viendrez commander ma bande, comme on dit ?
Car, vous ne savez pas, moi, je suis un bandit
Quand tout me poursuivait dans toutes les Espagnes,
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Seule, dans ses forêts, dans ses hautes montagnes,
Dans ses rocs, où l'on n'est que de l'aigle aperçu,
La vieille Catalogne en mère m'a reçu.
Parmi ses montagnards, libres, pauvres et graves,
Je grandis, et demain, trois mille de ses braves,
Si ma voix dans leurs monts fait résonner ce cor,
Viendront... – Vous frissonnez ! réfléchissez encor.
Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves,
Chez des hommes pareils aux démons de vos rêves.
Soupçonner tout, les yeux, les voix, les pas, le bruit.
Dormir sur l'herbe, boire au torrent, et la nuit
Entendre, en allaitant quelque enfant qui s'éveille,
Les balles des mousquets siffler à votre oreille.
Être errante avec moi, proscrite, et s'il le faut
Me suivre où je suivrai mon père, – à l'échafaud.
DOÑA SOL
Je vous suivrai.
HERNANI
Le duc est riche, grand, prospère.
Le duc n'a pas de tache au vieux nom de son père.
36
Le duc peut tout. Le duc vous offre avec sa main
Trésors, titres, bonheur...
DOÑA SOL.
Nous partirons demain.
Hernani, n'allez pas sur mon audace étrange
Me blâmer. Êtes-vous mon démon ou mon ange ?
Je ne sais. Mais je suis votre esclave. Écoutez,
Allez où vous voudrez, j'irai. Restez, partez,
Je suis à vous. Pourquoi fais-je ainsi ? je l'ignore.
J'ai besoin de vous voir et de vous voir encore
Et de vous voir toujours. Quand le bruit de vos pas
S'efface, alors je crois que mon cœur ne bat pas,
Vous me manquez, je suis absente de moi-même ;
Mais dès qu'enfin ce pas que j'attends et que j'aime
Vient frapper mon oreille, alors il me souvient
Que je vis, et je sens mon âme qui revient !
37
DOÑA SOL
À minuit. Demain. Amenez votre escorte.
Sous ma fenêtre. Allez, je serai brave et forte.
Vous frapperez trois coups.
HERNANI
Savez-vous qui je suis, Maintenant ?
DOÑA SOL
Monseigneur, qu'importe ! je vous suis.
HERNANI
Non. Puisque vous voulez me suivre, faible femme,
Il faut que vous sachiez quel nom, quel rang, quelle
[âme
Quel destin est caché dans le pâtre Hernani,
Vous voulez d'un brigand ? voulez-vous d'un banni ?
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Hernani recule étonné. Doña Sol pousse un cri et
se réfugie dans ses bras, en fixant sur don Carlos
des yeux effarés.
DOÑA SOL
Ô ciel ! au secours !
HERNANI
Taisez-vous,
Doña Sol ! vous donnez l'éveil aux yeux jaloux.
Quand je suis près de vous, veuillez, quoi qu'il
[advienne,
Ne réclamer jamais d'autre aide que la mienne.
À don Carlos.
Que faisiez-vous là ?
DON CARLOS
Moi ? – Mais, à ce qu'il paraît,
Je ne chevauchais pas à travers la forêt.
39
HERNANI
Qui raille après l'affront s'expose à faire rire
Aussi son héritier !
DON CARLOS
Chacun son tour. – Messire,
Parlons franc. Vous aimez Madame et ses yeux noirs,
Vous y venez mirer les vôtres tous les soirs,
C'est fort bien. J'aime aussi Madame, et veux connaître
Qui j'ai vu tant de fois entrer par la fenêtre,
Tandis que je restais à la porte.
HERNANI
En honneur, Je vous ferai sortir par où j'entre, seigneur.
DON CARLOS
Nous verrons. J'offre donc paon amour à Madame.
Partageons. Voulez-vous ? J'ai vu dans sa belle âme
Tant d'amour, de bonté, de tendres sentiments,
Que Madame, à coup sûr, en a pour deux amants.
– Or, ce soir, voulant mettre à fin mon entreprise,
Pris, je pense, pour vous, j'entre ici par surprise,
40
Je me cache, j'écoute, à ne vous celer rien ;
Mais j'entendais très mal et j'étouffais très bien.
Et puis, je chiffonnais ma veste à la française.
Ma foi, je sors !
HERNANI
Ma dague aussi n'est pas à l'aise
Et veut sortir !
DON CARLOS
Calmez-vous, senora.
HERNANI
Je le garde, secret et fatal, pour un autre
Qui doit un jour sentir, sous mon genou vainqueur,
Mon nom à son oreille, et ma dague à son cœur !
DON CARLOS
Alors, quel est le nom de l'autre ?
HERNANI
Que t'importe !
En garde ! défends-toi !
42
HERNANI, à Josefa.
Qui frappe ainsi ?
HERNANI
Que faire ?
On frappe.
43
UNE VOIX, au-dehors.
Doña Sol, ouvrez-moi !
HERNANI
N'ouvrez pas.
On frappe de nouveau.
DON CARLOS
Dans l'armoire ?
HERNANI
Entrez-y. Je m'en charge.
Nous y tiendrons tous deux.
DON CARLOS
Grand merci, c'est trop large.
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HERNANI, montrant la petite porte.
Fuyons par là.
DON CARLOS
Bonsoir, pour moi, je reste ici.
HERNANI
Ah ! tête et sang, Monsieur ! Vous me paierez ceci !
À doña Sol.
Si je barricadais l'entrée ?
HERNANI
Que dit-il ?
DOÑA SOL
Je suis morte !
45
Scène 3
À doña Sol.
46
Leur fer et leur acier que vous votre velours
Ces hommes-là portaient respect aux barbes grises,
Faisaient agenouiller leur amour aux églises,
Ne trahissaient personne, et donnaient pour raison
Qu'ils avaient à garder l'honneur de leur maison.
S'ils voulaient une femme, ils la prenaient sans tache,
En plein jour, devant tous, et l'épée, ou la hache,
Ou la lance à la main ! – Et quant à ces félons
Qui, le soir, et les yeux tournés vers leurs talons,
Ne fiant qu'à la nuit leurs manœuvres infâmes,
Par-derrière aux maris volent l'honneur des femmes,
J'affirme que le Cid, cet aïeul de nous tous,
Les eût tenus pour vils et fait mettre à genoux,
Et qu'il eût, dégradant leur noblesse usurpée,
Souffleté leur blason du plat de son épée !
Voilà ce que feraient, j'y songe avec ennui,
Les hommes d'autrefois aux hommes d'aujourd'hui.
– Qu'êtes-vous venus faire ici ? C'est donc à dire
Que je ne suis qu'un vieux dont les jeunes vont rire ?
On va rire de moi, soldat de Zamora !
47
Et quand je passerai, tête blanche, on rira !
Ce n'est pas vous du moins qui rirez !
HERNANI
Duc...
HERNANI
Seigneur duc...
48
DON RUY GOMEZ
Suivez-moi ! Suivez-moi !
Messieurs ! avons-nous fait cela pour rire ? Quoi !
Un trésor est chez moi : c'est l'honneur d'une fille,
D'une femme, l'honneur de toute une famille ;
Cette fille, je l'aime, elle est ma nièce, et doit
Bientôt changer sa bague à l'anneau de mon doigt.
Je la crois chaste et pure et sacrée à tout homme ;
Or il faut que je sorte une heure, et moi qu'on nomme
Ruy Gomez de Silva, je ne puis l'essayer
Sans qu'un larron d'honneur se glisse à mon foyer !
Arrière ! lavez donc vos mains, hommes sans âmes,
Car, rien qu'en y touchant, vous nous tachez nos
[femmes !
Non. C'est bien. Poursuivez. Ai-je autre chose encor ?
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Arrachez mes cheveux, faites-en chose vile !
Et vous pourrez demain vous vanter par la ville
Que jamais débauchés, dans leurs jeux insolents,
N'ont sur plus noble front souillé cheveux plus blancs !
DOÑA SOL
Monseigneur...
50
DON RUY GOMEZ
Raillez-vous ?... Dieu ! le Roi !
DOÑA SOL
Le Roi !
DON CARLOS
Bon père,
Je t'ai fait gouverneur du château de Figurère ;
Mais qui dois-je à présent faire ton gouverneur ?
DON CARLOS
Il suffit. N'en parlons plus, seigneur.
Donc l'empereur est mort.
52
DON CARLOS
Duc, tu m'en vois pénétré de tristesse.
DON CARLOS
Un duc de Saxe est sur les rangs.
François Premier, de France, est un des concurrents.
DON CARLOS
Ils ont choisi, je crois, Aix-la-Chapelle, – ou Spire,
– Ou Francfort.
DON CARLOS
Toujours.
53
DON RUY GOMEZ
C'est à vous qu'il revient.
DON CARLOS
Je le sais.
DON CARLOS
Et puis on est bourgeois de Gand.
DON CARLOS
Rome est pour moi.
54
DON RUY GOMEZ
Vaillant, ferme, point tyrannique.
Cette tête allait bien au vieux corps germanique !
DON CARLOS
Le pape veut ravoir la Sicile que j'ai ;
Un empereur ne peut posséder la Sicile.
Il me fait empereur : alors, en fils docile,
Je lui rends Naple. Ayons l'aigle, et puis nous verrons
Si je lui laisserai rogner les ailerons.
DON CARLOS
Le Saint-Père est adroit. – Qu'est-ce que la Sicile ?
C'est une île qui pend à mon royaume, une île,
55
Une pièce, un haillon, qui, tout déchiqueté,
Tient à pente à l'Espagne et qui traîne à côté.
– Que ferez-vous, mon fils, de cette île bossue,
Au monde impérial au bout d'un fil cousue ?
Votre empire est-mal fait : vite ; venez ici,
Des ciseaux ! et coupons ! – Très-Saint-Père, merci !
Car de ces pièces-là, si j'ai bonne fortune,
Je compte au saint-empire en recoudre plus d'une,
Et si quelques lambeaux m'en étaient arrachés,
Rapiécer mes États d'îles et de duchés !
DON CARLOS
Ce roi François Premier, c'est un ambitieux !
Le vieil empereur mort, vite ! il fait les doux yeux
À l'empire ! A-t-il pas sa France très chrétienne ?
Ah ! la part est pourtant belle, et vaut qu'on s'y tienne !
L'empereur mon aïeul disait au roi Louis
56
– Si j'étais Dieu le père, et si j'avais deux fils,
Je ferais l'aîné Dieu, le second roi de France. –
Au duc.
DON CARLOS
Il faudrait tout changer.
La bulle d'or défend d'élire un étranger.
DON CARLOS
Je suis bourgeois de Gand.
57
DON CARLOS
L'aigle qui va peut-être éclore à mon cimier
Peut aussi déployer ses ailes.
DON CARLOS
Mal.
DON CARLOS
Ils se contenteront d'un espagnol hautain,
Car il importe peu, croyez-en le roi Charle,
Quand la voix parle haut, quelle langue elle parle.
– Je vais en Flandre. Il faut que ton roi, cher Silva,
Te revienne empereur. Le roi de France va
Tout remuer. Je veux le gagner de vitesse.
Je partirai sous peu.
58
DON RUY GOMEZ
Vous nous quittez, Altesse,
Sans purger l'Aragon de ces nouveaux bandits
Qui partout dans nos monts lèvent leurs fronts hardis ?
DON CARLOS
J'ordonne au duc d'Arcos d'exterminer la bande.
DON CARLOS
Hé ! quel est ce chef ? son nom ?
DON CARLOS
Bah ! je sais que pour l'heure il se cache en Galice,
Et j'en aurai raison avec quelque milice.
59
DON CARLOS
Faux avis ! – Cette nuit tu me loges.
HERNANI, bas.
Demain.
60
Haut à doña Sol vers laquelle il fait un pas avec
galanterie.
DON CARLOS
Il part. C'est quelqu'un de ma suite.
61
Ils sortent avec les valets et les flambeaux, le duc
précédant le roi, une cire à la main.
Scène 4
HERNANI, seul
SARAGOSSE
Scène 1
64
Ils arrivent tous quatre, don Carlos en tête,
chapeaux rabattus, enveloppés de longs manteaux
dont leurs épées soulèvent le bord inférieur.
DON SANCHO
Seigneur, reparlons de ce traître.
Et vous l'avez laissé partir !
DON CARLOS
Comme tu dis !
DON MATIA
Et peut-être c'était le major des bandits !
65
DON CARLOS
Qu'il en soit le major ou bien le capitaine,
Jamais roi couronné n'eut mine plus hautaine.
DON SANCHO
Son nom, seigneur ?
Un nom en i !
DON SANCHO
Hernani, peut-être ?
DON CARLOS
Oui.
DON SANCHO
C'est lui !
66
DON MATIAS
C'est Hernani !
Le chef !
DON SANCHO
Mais pourquoi le lâcher lorsque vous le tenez ?
DON CARLOS
Comte de Monterey, vous me questionnez.
67
Mes amis ! deux miroirs ! deux rayons ! deux
[flambeaux !
Je n'ai rien entendu de toute leur histoire
Que ces trois mots : – Demain, venez à la nuit noire !
Mais c'est l'essentiel. Est-ce pas excellent ?
Pendant que ce bandit, à mine de galant,
S'attarde à quelque meurtre, à creuser quelque tombe,
Je viens tout doucement dénicher sa colombe.
DON RICARDO
Altesse, il eût fallu, pour compléter le tour,
Dénicher la colombe en tuant le vautour.
À Ricardo.
69
DON MATIAS
Seigneur !
Allons donc, un bâtard ! Comte, fut-on altesse,
On ne saurait tirer un roi d'une comtesse !
DON SANCHO
Il la fera marquise ; alors, mon cher marquis...
DON MATIAS
On garde les bâtards pour les pays conquis.
On les fait vice-rois. C'est à cela qu'ils servent.
DON SANCHO
C'est ce que nous disons souvent chez Votre Altesse.
70
DON CARLOS
Cependant que chez vous mon peuple le redit.
Ô vitrage maudit !
Quand t'éclaireras-tu ? – Cette nuit est bien sombre !
Doña Sol, viens briller comme un astre dans l'ombre !
À don Ricardo.
Est-il minuit ?
DON RICARDO
Minuit bientôt.
DON CARLOS
Il faut finir
Pourtant ! À tout moment l'autre peut survenir.
71
Mes amis ! un flambeau ! son ombre à la fenêtre !
Jamais jour ne me fut plus charmant à voir naître.
Hâtons-nous ! faisons-lui le signal qu'elle attend.
Il faut frapper des mains trois fois. – Dans un instant,
Mes amis, vous allez la voir !... – Mais notre nombre
Va l'effrayer peut-être... – Allez tous trois dans l'ombre,
Là-bas, épier l'autre. Amis, partageons-nous
Les deux amants. Tenez, à moi la dame, à vous
Le brigand.
DON RICARDO
Grand merci !
DON CARLOS
S'il vient, de l'embuscade
Sortez vite, et poussez au drôle une estocade.
Pendant qu'il reprendra ses esprits sur le grès,
J'emporterai la belle, et nous rirons après.
N'allez pas cependant le tuer ! C'est un brave
Après tout, et la mort d'un homme est chose grave.
72
Les deux seigneurs s'inclinent et sortent. Don
Carlos les laissé s'éloigner, puis frappe des mains
à deux reprises. A la deuxième fois la fenêtre
s'ouvre, et doñaSol parait en blanc sur le balcon.
Scène 2
DOÑA SOL
Je descends.
73
DOÑA SOL, entrouvrant la porte.
Hernani !
DON CARLOS
Doña Sol !
DOÑA SOL
Ce n'est point sa voix ! Ah ! malheureuse !
DON CARLOS
Eh ! quelle voix veux-tu, qui soit plus amoureuse ?
C'est toujours un amant, et c'est un amant roi !
DOÑA SOL
Le roi !
74
DON CARLOS
Souhaite, ordonne, un royaume est à toi !
Car celui dont tu veux briser la douce entrave
C'est le roi ton seigneur ! c'est Carlos ton esclave !
DON CARLOS
Le juste et digne effroi !
Ce n'est pas ton bandit qui te tient, c'est le roi !
DOÑA SOL
Non. Le bandit, c'est vous. – N'avez-vous pas de honte ?
Ah ! pour vous à la face une rougeur me monte.
Sont-ce là les exploits dont le roi fera bruit ?
Venir ravir de force une femme la nuit !
Que mon bandit vaut mieux cent fois ! Roi, je proclame
Que, si l'homme naissait où le place son âme,
Si Dieu faisait le rang à la hauteur du cœur,
Certe, il serait le roi, prince, et vous le voleur !
75
DON CARLOS, essayant de l'attirer.
Madame...
DOÑA SOL
Oubliez-vous que mon père était comte ?
DON CARLOS
Je vous ferai duchesse.
DON CARLOS
Princesse !
DOÑA SOL
Roi Carlos, à des filles de rien
Portez votre amourette, ou je pourrais fort bien,
76
Si vous m'osez traiter d'une façon infâme,
Vous montrer que je suis dame, et que je suis femme !
DON CARLOS
Eh bien ! partagez donc et mon trône et mon nom.
Venez ! vous serez reine, impératrice !
DOÑA SOL
Non.
C'est un leurre. – Et d'ailleurs, Altesse, avec franchise,
S'agit-il pas de vous, s'il faut que je le dise,
J'aime mieux avec lui, mon Hernani, mon roi,
Vivre errante, en dehors du monde et de la loi,
Ayant faim, ayant soif, fuyant toute l'année,
Partageant jour à jour sa pauvre destinée,
Abandon, guerre, exil, deuil, misère et terreur,
Que d'être impératrice avec un empereur
DON CARLOS
Que cet homme est heureux !
DOÑA SOL
Quoi ! pauvre, proscrit même !...
77
DON CARLOS
Qu'il fait bien d'être pauvre et proscrit, puisqu'on
[l'aime !
– Moi, je suis seul ! – Un ange accompagne ses pas !
– Donc vous me haïssez ?
DOÑA SOL
Je ne vous aime pas.
78
Ah ! vous avez Castille, Aragon et Navarre,
Et Murcie, et Léon, dix royaumes encor !
Et les Flamands, et l'Inde avec les mines d'or !
Vous avez un empire auquel nul roi ne touche,
Si vaste, que jamais le soleil ne s'y couche !
Et quand vous avez tout, voudrez-vous, vous, le roi,
Me prendre, pauvre fille, à lui qui n'a que moi ?
DON CARLOS
Viens ! Je n'écoute rien ! Viens ! Si tu m'accompagnes,
Je te donne, choisis, quatre de mes Espagnes !
Dis, lesquelles veux-tu ? Choisis !
DOÑA SOL
Pour mon honneur,
Je ne veux rien de vous que ce poignard, seigneur !
DOÑA SOL
Pour un pas, je vous tue et me tue !
Hernani !
Hernani !
DON CARLOS
Taisez-vous !
DON CARLOS
Madame ! à cet excès ma douceur est réduite.
J'ai là pour vous forcer trois hommes de ma suite...
80
Le roi se retourne et voit Hernani, immobile
derrière lui, dans 1’ombre, les bras croisés sous
le long manteau qui l'enveloppe, et le large bord
de son chapeau relevé. – Doña Sol pousse un cri,
court à Hernani et l'entoure de ses bras.
Scène 3
DOÑA SOL
Hernani, sauvez-moi de lui !
HERNANI
Soyez tranquille,
Mon amour !
81
DON CARLOS
Que font donc mes amis par la ville ?
Avoir laissé passer ce chef de bohémiens !
Appelant.
Monterey !
HERNANI
Vos amis sont au pouvoir des miens,
Et ne réclamez pas leur épée impuissante ;
Pour trois qui vous viendraient, il m'en viendrait
[soixante,
Soixante dont un seul vous vaut tous quatre. Ainsi
Vidons entre nous deux notre querelle ici.
Quoi ! vous portiez la main sur cette jeune fille !
C'était d'un imprudent, seigneur roi de Castille,
Et d'un lâche !
82
HERNANI
Il raille ! Oh ! je ne suis pas roi !
Mais quand un roi m'insulte et pour surcroît me raille,
Ma colère va haut et me monte à sa taille,
Et, prenez garde, on craint, quand on me fait affront,
Plus qu'un cimier de roi la rougeur de mon front !
Vous êtes insensé si quelque espoir vous leurre.
DON CARLOS
C'est bien.
HERNANI
Ce soir pourtant ma haine était bien loin.
Je n'avais qu'un désir, qu'une ardeur, qu'un besoin,
Doña Sol ! – plein d'amour, j'accourais... Sur mon âme !
83
Je vous trouve essayant contre elle un rapt infâme !
Quoi ! vous que j'oubliais, sur ma route placé !...
Seigneur, je vous le dis, vous êtes insensé !
Don Carlos, te voilà pris dans ton propre piège !
Ni fuite, ni secours ! je te tiens et t'assiège !
Seul, entouré partout d'ennemis acharnés,
Que vas-tu faire ?
HERNANI
Va, va, je ne veux pas qu'un bras obscur te frappe.
Il ne sied pas qu'ainsi ma vengeance m'échappe !
Tu ne seras touché par un autre que moi,
Défends-toi donc.
DON CARLOS
Je suis votre seigneur le roi.
Frappez, mais pas de duel.
84
HERNANI
Seigneur, qu'il te souvienne
Qu'hier encor ta dague a rencontré la mienne.
DON CARLOS
Je le pouvais hier. J'ignorais votre nom,
Vous ignoriez mon titre. Aujourd'hui, compagnon,
Vous savez qui je suis et je sais qui vous êtes.
HERNANI
Peut-être.
DON CARLOS
Pas de duel. Assassinez-moi. Faites !
HERNANI
Crois-tu donc que les rois à moi me sont sacrés ?
Çà, te défendras-tu ?
DON CARLOS
Vous m'assassinerez.
Ah ! vous croyez, bandits, que vos brigades viles
Pourront impunément s'épandre dans les villes ?
85
Hernani recule. Don Carlos fixe des yeux d'aigle
sur lui.
HERNANI
Va-t'en donc !
86
DON CARLOS
C'est bien, Monsieur. Je vais dans quelques heures
Rentrer, moi votre roi, dans le palais ducal.
Mon premier soin sera de mander le fiscal.
A-t-on fait mettre à prix votre tête ?
HERNANI
Oui.
DON CARLOS
Mon maître,
Je vous tiens de ce jour sujet rebelle et traître.
Je vous en avertis, partout, je vous poursuis.
Je vous fais mettre au ban du royaume.
HERNANI
J'y suis déjà.
DON CARLOS
Bien.
HERNANI
Mais la France est auprès de l'Espagne.
C'est un port.
87
DON CARLOS
Je vais être empereur d'Allemagne.
Je vous fais mettre au ban de l'empire.
HERNANI
À ton gré, J'ai le reste du monde où je te braverai.
Il est plus d'un asile où ta puissance tombe.
DON CARLOS
Et quand j'aurai le monde ?
HERNANI
Alors, j'aurai la tombe.
DON CARLOS
Je saurai déjouer vos complots insolents.
HERNANI
La vengeance est boiteuse, elle vient à pas lents,
Mais elle vient.
88
HERNANI, dont les yeux se rallument.
Songes-tu que je te tiens encore !
Ne me rappelle pas, futur césar romain,
Que je t'ai là, chétif et petit dans ma main,
Et que, si je serrais cette main trop loyale,
J'écraserais dans l'œuf ton aigle impériale !
DON CARLOS
Faites !
HERNANI
Va-t'en ! va-t'en !
89
DON CARLOS
Monsieur, vous qui venez de me parler ainsi,
Ne demandez un jour ni grâce ni merci !
II sort.
Scène 4
DOÑA SOL
Que dites-vous ?
HERNANI
Ce roi que je bravais en face
Va me punir d'avoir osé lui faire grâce.
Il fuit ! Déjà peut-être il est dans son palais.
Il appelle ses gens, ses gardes, ses valets,
Ses seigneurs, ses bourreaux...
DOÑA SOL
Hernani ! Dieu ! je tremble !
Eh bien, hâtons-nous donc alors ! Fuyons ensemble !
HERNANI
Ensemble ! Non, non. L'heure en est passée ! Hélas,
Doña Sol, à mes yeux quand tu te révélas,
Bonne, et daignant m'aimer d'un amour secourable,
J'ai bien pu vous offrir, moi, pauvre misérable,
91
Ma montagne, mon bois, mon torrent, – ta pitié
M'enhardissait, – mon pain de proscrit, la moitié
Du lit vert et touffu que la forêt me donne.
Mais t'offrir la moitié de l'échafaud ! pardonne,
Doña Sol, l'échafaud, c'est à moi seul
DOÑA SOL
Pourtant Vous me l'aviez promis !
92
HERNANI
Loué soit le sort doux et propice
Qui me mit cette fleur au bord du précipice !
Il se relève.
DOÑA SOL
Souffre que je te suive !
HERNANI
Oh ! ce serait un crime
Que d'arracher la fleur en tombant dans l'abîme !
Va, j'en ai respiré le parfum ! c'est assez !
Renoue à d'autres jours tes jours par moi froissés.
Épouse ce vieillard ! C'est moi qui te délie.
Je rentre dans ma nuit. Toi, sois heureuse, oublie !
DOÑA SOL
Non, je te suis ! Je veux ma part de ton linceul !
Je m'attache à tes pas !
93
HERNANI, la serrant dans ses bras.
Oh ! laisse-moi fuir seul !
Je suis banni ! je suis proscrit ! je suis funeste !
HERNANI
Je suis banni ! je suis proscrit ! je suis funeste !
DOÑA SOL
Ah ! vous êtes ingrat !
DOÑA SOL
Lève-toi ! fuis ! Grand Dieu ! Saragosse
S'allume !
DOÑA SOL
C'est la noce des morts ! la noce des tombeaux !
Hernani se lève.
96
DOÑA SOL, pâle.
Ah ! tu l'avais bien dit !
LE MONTAGNARD
Au secours !...
HERNANI, au montagnard.
Me voici. C'est bien.
HERNANI, au montagnard.
Ton épée...
À doña Sol.
Adieu donc
DOÑA SOL
C'est moi qui fais ta perte ! Où vas-tu ?
97
HERNANI
Dieu ! laisser mes amis ! que dis-tu ?
Tumulte et cris.
DOÑA SOL
Ces clameurs me brisent.
Retenant Hernani.
DOÑA SOL
Mon époux ! mon Hernani ! mon maître !...
DOÑA SOL
C'est le dernier peut-être.
98
Acte III
LE VIEILLARD
LE CHÂTEAU DE SILVA
Dans les montagnes d Aragon
Scène 1
99
DON RUY GOMEZ
Enfin ! c'est aujourd'hui ! dans une heure on sera
Ma duchesse ! plus d'oncle ! et l'on m'embrassera !
Mais m'as-tu pardonné ? J'avais tort. Je l'avoue.
J'ai fait rougir ton front, j'ai fait pâlir ta joue,
J'ai soupçonné trop vite, et je n'aurais point dû
Te condamner ainsi sans avoir entendu.
Que l'apparence a tort ! injustes que nous sommes !
Certe, ils étaient bien là, les deux beaux jeunes hommes !
C'est égal, je devais n'en pas croire mes yeux.
Mais que veux-tu, ma pauvre enfant ! quand on est
[vieux !
100
DOÑA SOL
Certe ! il est bon et pur, monseigneur, et peut-être
On le verra bientôt.
DOÑA SOL
Qui sait ?
DOÑA SOL
Hélas !
103
DON RUY GOMEZ
Et puis, vois-tu ? le monde trouve beau,
Lorsqu'un homme s'éteint et, lambeau par lambeau
S'en va, lorsqu'il trébuche au marbre de la tombe,
Qu'une femme, ange pur, innocente colombe,
Veille sur lui, l'abrite et daigne encor souffrir
L'inutile vieillard qui n'est bon qu'à mourir !
C'est une œuvre sacrée et qu'à bon droit on loue
Que ce suprême effort d'un cœur qui se dévoue,
Qui console un mourant jusqu'à la fin du jour,
Et, sans aimer peut-être, a des semblants d'amour !
Oh ! tu seras pour moi cet ange au cœur de femme
Qui du pauvre vieillard réjouit encor l'âme,
Et de ses derniers ans lui porte la moitié,
Fille par le respect et sœur par la pitié !
DOÑA SOL
Loin de me précéder, vous pourrez bien me suivre,
Monseigneur. Ce n'est pas une raison pour vivre
Que d'être jeune. Hélas ! je vous le dis, souvent
Les vieillards sont tardifs, les jeunes vont devant !
104
Et leurs yeux brusquement referment leur paupière,
Comme un sépulcre ouvert dont retombe la pierre !
DOÑA SOL
Il sera toujours temps.
Entre un page.
LE PAGE
Monseigneur, à la porte,
105
Un homme, un pèlerin, un mendiant, n'importe,
Est là qui vous demande asile.
LE PAGE
C'en est fait d'Hernani ; c'en est fait du lion
De la montagne.
LE PAGE
La troupe est détruite.
Le roi, dit-on, s'est mis lui-même à leur poursuite.
106
La tête d'Hernani vaut mille écus du roi
Pour l'instant ; mais on dit qu'il est mort.
Elle sort.
Scène 2
HERNANI
Monseigneur, Paix et bonheur à vous !
108
HERNANI, s'inclinant.
Oui.
HERNANI
Non. J'ai pris une autre route. On se battait par là.
HERNANI
Je ne sais.
HERNANI
Seigneur, quel est cet homme ?
HERNANI
Je n'y vais pas.
HERNANI, à part.
Qu'on y vienne !
HERNANI
Seigneur,
Je vais à Saragosse.
HERNANI
Oui, duc, de Notre-Dame.
110
DON RUY GOMEZ
Del Pilar ?
HERNANI
Del Pilar.
HERNANI
Oui, je veux voir brûler les flambeaux et les cires,
Voir Notre-Dame, au fond du sombre corridor,
Luire en sa châsse ardente avec sa chape d'or,
Et puis m'en retourner.
HERNANI, hésitant.
Mon nom ?...
111
DON RUY GOMEZ
Tu peux le taire
Si tu veux. Nul n'a droit de le savoir ici.
Viens-tu pas demander asile ?
HERNANI
Oui, duc.
112
Hernani, haletant et effaré, considère défia sol
avec des yeux ardents sans écouter le duc.
scène 3
Ma belle mariée,
Venez ! – Quoi ! pas d'anneau ! pas de couronne encor !
113
Je suis Hernani,
Au duc.
Aux valets.
114
DOÑA SOL, à part.
Malheureuse !
HERNANI
Votre hôte est un bandit !
DOÑA SOL
Oh ! ne l'écoutez pas !
HERNANI
J'ai dit ce que j'ai dit.
HERNANI
Qu'importe !
Tant mieux, si dans le nombre il s'en trouve un qui
[veut !
115
Aux valets.
Livrez-moi ! vendez-moi !
HERNANI
Amis ! l'occasion est belle !
Je vous dis que je suis le proscrit, le rebelle,
Hernani !
HERNANI
Hernani !
Aux valets.
117
DON RUY GOMEZ
Frère, à toucher ta tête ils risqueraient la leur !
Fusses-tu Hernani, fusses-tu cent fois pire,
Pour ta vie au lieu d'or offrît-on un empire,
Mon hâte ! je te dois protéger en ce lieu
Même contre le roi, car je te tiens de Dieu !
S'il tombe un seul cheveu de ton front, que je meure !
À Doña Sol.
HERNANI
Je vous fais compliment ! – Plus que je ne puis dire
La parure me charme, et m'enchante, – et j'admire !
Il s'approche de l'écrin.
Il revient au coffret.
– Mais non, non. Tout est vrai, tout est bon, tout est
[beau.
Il n'oserait tromper, lui qui touche au tombeau !
Rien n'y manque.
120
DOÑA SOL
HERNANI
Elle m'a pardonné,
Et m'aime ! Qui pourra faire aussi que moi-même,
Après ce que j'ai dit, je me pardonne et m'aime ?
Oh ! je voudrais savoir, ange au ciel réservé,
Où vous avez marché, pour baiser le pavé
121
DOÑA SOL
Ami !
HERNANI
Non ! je dois t'être odieux ! Mais, écoute,
Dis-moi : je t'aime ! – Hélas ! rassure un cœur qui doute,
Dis-le-moi ! car souvent avec ce peu de mots
La bouche d'une femme a guéri bien des maux !
HERNANI
Hélas ! j'ai blasphémé ! Si j'étais à ta place,
Doña Sol, j'en aurais assez, je serais lasse
De ce fou furieux, de ce sombre insensé
Qui ne sait caresser qu'après qu'il a blessé.
Je lui dirais : Va-t'en ! – Repousse-moi, repousse !
Et je te bénirai, car tu fus bonne et douce,
122
Car tu m'as supporté trop longtemps, car je suis
Mauvais, je noircirais tes jours avec mes nuits !
Car c'en est trop enfin, ton âme est belle et haute
Et pure, et si je suis méchant, est-ce ta faute ?
Épouse le vieux duc ! il est bon, noble, il a
Par sa mère Olmedo, par son père Alcala.
Encore un coup, sois riche avec lui, sois heureuse !
Moi, sais-tu ce que peut cette main généreuse
T'offrir de magnifique ? une dot de douleurs.
Tu pourras y choisir ou du sang ou des pleurs.
L'exil, les fers, la mort, l'effroi qui m'environne,
C'est là ton collier d'or, c'est ta belle couronne,
Et jamais à l'épouse un époux plein d'orgueil
N'offrit plus riche écrin de misère et de deuil !
Épouse le vieillard, te dis-je ! il te mérite !
Eh ! qui jamais croira que ma tête proscrite
Aille avec ton front pur ? qui, nous voyant tous deux,
Toi, calme et belle, moi, violent, hasardeux,
Toi, paisible et croissant comme une fleur à l'ombre,
Moi, heurté dans l'orage à des écueils sans nombre,
123
Qui dira que nos sorts suivent la même loi ?
Non. Dieu qui fait tout bien ne te fit pas pour moi.
Je n'ai nul droit d'en haut sur toi, je me résigne !
J'ai ton cœur, c'est un vol ! je le rends au plus digne.
Jamais à nos amours le ciel n'a consenti.
Si j'ai. dit que c'était ton destin, j'ai menti !
D'ailleurs, vengeance, amour, adieu ! mon jour s'achève.
Je m'en vais, inutile, avec mon double rêve,
Honteux de n'avoir pu ni punir, ni charmer,
Qu'on m'ait fait pour haïr, moi qui n'ai su qu'aimer !
Pardonne-moi ! fuis-moi ! ce sont mes deux prières.
Ne les rejette pas, car ce sont les dernières !
Tu vis, et je suis mort. Je ne vois pas pourquoi
Tu te ferais murer dans ma tombe avec moi !
DOÑA SOL
Ingrat !
HERNANI
Monts d'Aragon ! Galice ! Estramadoure ! –
Oh ! je porte malheur à tout ce qui m'entoure ! –
124
J'ai pris vos meilleurs fils ; pour mes droits, sans
[remords
Je les ai fait combattre, et voilà qu'ils sont morts !
C'étaient les plus vaillants de la vaillante Espagne !
Ils sont morts ! ils sont tous tombés dans la montagne,
Tous sur le dos couchés, en braves, devant Dieu,
Et si leurs yeux s'ouvraient, ils verraient le ciel bleu !
Voilà ce que je fais de tout ce qui m'épouse !
Est-ce une destinée à te rendre jalouse ?
Doña Sol, prends le duc, prends l'enfer, prends le roi !
C'est bien. Tout ce qui n'est pas moi vaut mieux que
[moi !
Je n'ai plus un ami qui de moi se souvienne,
Tout me quitte. il est temps qu'à la fin ton tour vienne,
Car je dois être seul. Fuis ma contagion.
Ne te fais pas d'aimer une religion !
Oh ! par pitié pour toi, fuis ! – Tu me crois peut-être
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
125
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? je ne sais. Mais je me sens poussé
D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.
Je descends, je descends, et jamais ne m'arrête.
Si parfois ; haletant, j'ose tourner la tête ;
Une voix me dit : Marche ! et l'abîme est profond,
Et de flamme ou de sang je le vois rouge au fond !
Cependant, à l'entour de ma course farouche,
Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !
Oh ! fuis ! détourne-toi de mon chemin fatal.
Hélas ! sans le vouloir, je te ferais du mal !
DOÑA SOL
Grand Dieu !
HERNANI
C'est un démon redoutable, te dis-je,
Que le mien. Mon bonheur, voilà le seul prodige
Qui lui soit impossible. Et toi, c'est le bonheur !
Tu n'es donc pas pour moi, cherche un autre seigneur !
Va, si jamais le ciel à mon sort qu'il renie
126
Souriait... n'y crois pas ! ce serait ironie.
Épouse le duc !
DOÑA SOL
Donc ce n'était pas assez !
Vous aviez déchiré mon cœur, vous le brisez.
Ah ! vous ne m'aimez plus !
HERNANI
Oh ! mon. cœur et mon âme,
C'est toi ! l'ardent foyer d'où me vient toute flamme,
C'est toi ! Ne m'en veux pas de fuir, être adoré !
DOÑA SOL
Je ne vous en veux pas. Seulement, j'en mourrai.
HERNANI
Mourir ! pour qui ? pour moi ? se peut-il que tu meures
Pour si peu ?
127
HERNANI, s'asseyant près d'elle.
Oh ! tu pleures ! tu pleures !
Et c'est encor ma faute ! Et qui me punira ?
Car tu pardonneras encor ! Qui te dira
Ce que je souffre au moins, lorsqu'une larme noie
La flamme de tes yeux dont l'éclair est ma joie ?
Oh ! mes amis sont morts ! oh ! je suis insensé !
Pardonne. Je voudrais aimer, je ne le soi !
Hélas ! j'aime pourtant d'une amour bien profonde ! –
Ne pleure pas, mourons plutôt ! – Que n'ai-je un
[monde ?
Je te le donnerais ! Je suis bien malheureux !
HERNANI
Oh ! l'amour serait un bien suprême
Si l'on pouvait mourir de trop aimer !
128
DOÑA SOL
Je t'aime !
Monseigneur ! Je vous aime et je suis toute à vous.
129
Scène 5
DOÑA SOL
Dieu ! le duc !
HERNANI
Seigneur duc...
HERNANI
Ruy Gomez de Silva,
Si jamais vers le ciel noble front s'éleva,
Si jamais cœur fut grand, si jamais âme haute,
C'est la vôtre, seigneur ! c'est la tienne, ô mon hôte !
Moi qui te parle ici, je suis coupable, et n'ai
Rien à dire, sinon que je suis bien damné.
Oui, j'ai voulu te prendre et t'enlever ta femme ;
Oui, j'ai voulu souiller ton lit ; oui, c'est infâme !
133
J'ai du sang : tu feras très bien de le verser,
D'essuyer ton épée et de n'y plus penser !
DOÑA SOL
Seigneur, ce n'est pas lui ! ne frappez que moi-même !
HERNANI
Taisez-vous, doña Sol. Car cette heure est suprême !
Cette heure m'appartient. Je n'ai plus qu'elle. Ainsi
Laissez-moi m'expliquer avec le duc ici.
Duc ! – crois aux derniers mots de ma bouche, j'en jure,
Je suis coupable, mais sois tranquille, – elle est pure !
C'est là tout. Moi coupable, elle pure ; ta foi
Pour elle, – un coup d'épée ou de poignard pour moi.
Voilà. – Puis fais jeter le cadavre à la porte
Et laver le plancher, si tu veux, il n'importe !
DOÑA SOL
Ah ! moi seule ai-tout fait. Car je l'aime.
À Hernani.
Tremble donc !
Qu'est ce bruit ?
LE PAGE
C'est le roi, monseigneur, en personne,
Avec un gros d'archers et son héraut qui sonne.
DOÑA SOL
Dieu ! le roi ! dernier coup !
LE PAGE, au duc.
Il demande pourquoi
La porte est close, et veut qu'on ouvre.
135
DON RUY GOMEZ
Ouvrez au roi.
DOÑA SOL
Il est perdu.
HERNANI
Ma tête
Est à toi. Livre-la, seigneur. Je la tiens prête.
Je suis ton prisonnier.
136
DOÑA SOL, au duc.
Seigneur, pitié pour lui
LE PAGE, entrant.
Son Altesse le roi !
Scène 6
138
Deux officiers sortent. Plusieurs autres rangent
les soldats en triple haie dans la salle, du roi à la
grande porte. Don Carlos se retourne vers le duc.
140
DON RUY GOMEZ, montrant au roi le vieux
portrait.
Celui-ci, des Silva
C'est l'aîné, c'est l'aïeul, l'ancêtre, le grand homme !
Don Silvius, qui fut trois fois consul de Rome.
Passant à un autre.
À un autre.
141
À un autre.
DON CARLOS.
Vous raillez-vous ?...
143
Voici mon noble aïeul.
Il vécut soixante ans, gardant la foi jurée,
Même aux juifs.
À l'avant-dernier.
DON CARLOS
Mon prisonnier !
144
voila donc ce qu'on dit quand dans cette demeure
On voit tous ces héros.
DON CARLOS
Mon prisonnier sur l'heure !
145
DON CARLOS
Duc, ton château me gêne et je le mettrai bas !
DON CARLOS
Duc, j'en ferai raser les tours pour tant d'audace
Et je ferai serrer du chanvre sur la place !
Aux portraits.
DON CARLOS
Duc, cette tête est nôtre,
Et tu m'avais promis...
Aux portraits.
146
N'est-il pas vrai, vous tous ?
Montrant sa tête.
DON CARLOS
Duc, fort bien. Mais j'y perds, grand merci !
La tête qu'il me faut est jeune, il faut que morte
On la prenne aux cheveux. La tienne ? que m'importe !
Le bourreau la prendrait par les cheveux en vain.
Tu n'en as pas assez pour lui remplir la main !
DON CARLOS
Livre-nous Hernani !
147
DON CARLOS, à sa suite.
Fouillez partout ! et qu'il ne soit point d'aile,
De cave, ni de tour...
DON CARLOS
Je suis le roi !
DON CARLOS
Prière,
Menace, tout est vain ! – Livre-moi le bandit,
Duc, ou, tête et château, j'abattrai tout !
148
DON CARLOS
Eh bien donc ! au lieu d'une alors j'aurai deux têtes.
Au duc d’Alcala.
DON CARLOS
Grand Dieu ! que vois-je ? Doña Sol !
DOÑA SOL
Altesse, tu n'as pas le cœur d'un Espagnol !
Pourtant, j'obéirai.
150
DON CARLOS
Oui, vous !
DON CARLOS
Choisis. – Doña Sol ou le traître.
Il me faut l'un des deux.
DOÑA SOL
Sauvez-moi, monseigneur !...
151
Malheureuse ! il le faut !
La tête de mon oncle ou l'autre !... – Moi plutôt !
Au roi.
Je vous suis !
DOÑA SOL
Rien.
DON CARLOS
Un joyau précieux ?
152
DOÑA SOL
Oui.
DOÑA SOL
Vous verrez.
Il court au roi.
Tu le veux ?
DON CARLOS
Oui.
DOÑA SOL
Dieu !
154
DON RUY GOMEZ
Non !
DON CARLOS
Ta nièce !
155
II revient sur le devant du théâtre, haletant,
immobile, sans plus rien voir ni entendre, l'œil
fixe, les bras croisés sur sa poitrine, qui les
soulève comme par des mouvements convulsifs.
Cependant, le roi sort avec doña Sol, et toute la
suite de seigneurs sort après lui, deux à deux,
gravement et chacun à son rang. Ils se parlent à
voix basse entre eux.
156
Scène 7
HERNANI
Un duel ! nous ne pouvons, vieillard, combattre
[ensemble !
157
HERNANI
Vieillard...
HERNANI
Mourir, oui. – Vous m'avez sauvé malgré mes vœux.
Donc ma vie est à vous. Reprenez-la.
Aux portraits.
À Hernani.
HERNANI
Oh ! c'est à toi, seigneur, que je fais la dernière !
158
HERNANI
Non, non, à toi ! – Vieillard,
Frappe-moi. Tout m'est bon, dague, épée ou poignard !
Mais fais-moi, par pitié, cette suprême joie !
Duc ! avant de mourir, permets que je la voie !
HERNANI
Au moins permets que j'entende sa voix
Une dernière fois ! rien qu'une seule fois !
HERNANI
Oh ! je comprends, seigneur, ta jalousie.
Mais déjà par la mort ma jeunesse est saisie,
Pardonne-moi. Veux-tu, dis-moi, que, sans la voir,
S'il le faut, je l'entende ? Et je mourrai ce soir.
L'entendre seulement ! Contente mon envie !
Mais, oh ! qu'avec douceur j'exhalerais ma vie
159
Si tu daignais vouloir qu'avant de fuir aux cieux
Mon âme allât revoir la sienne dans ses yeux !
– Je ne lui dirai rien, tu seras là, mon père !
Tu me prendras après !
HERNANI
Je n'ai rien entendu.
HERNANI
À qui, livrée ?
160
HERNANI
Vieillard stupide ! il l'aime !
HERNANI
Il nous l'enlève ! il est notre rival
HERNANI
Écoute,
La vengeance au pied sûr fait moins de bruit en route.
Je t'appartiens. Tu peux me tuer. Mais veux-tu
M'employer à venger ta nièce et sa vertu ?
Ma part dans ta vengeance ! oh ! fais-moi cette grâce !
Et s'il faut embrasser tes pieds, je les embrasse !
Suivons le roi tous deux. Viens ; je serai ton bras,
je te vengerai, duc. – Après, tu me tueras.
161
DON RUY GOMEZ
Alors, comme aujourd'hui, te laisseras-tu faire ?
HERNANI
Oui, duc.
HERNANI
La tête de mon père.
162
DON RUY GOMEZ, lui tendant la main.
Ta main ?
163
Acte IV
LE TOMBEAU
AIX-LA-CHAPELLE
164
Scène 1
DON CARLOS
C'est ici que la ligue s'assemble !
Que je vais dans ma main les tenir tous ensemble !
– Ha ! monsieur l'électeur de Trèves, c'est ici !
Vous leur prêtez ce lieu ! Certe, il est bien choisi !
Un noir complot prospère à l'air des catacombes.
Il est bon d'aiguiser les stylets sur des tombes.
Pourtant c'est jouer gros. La tête est de l'enjeu,
Messieurs les assassins ! et nous verrons. – Pardieu !
Ils font bien de choisir pour une telle affaire
Un sépulcre ; – ils auront moins de chemin à faire.
À don Ricardo.
DON CARLOS
C'est plus qu'il n'est besoin.
DON RICARDO
D'autres, de ce côté, vont jusqu'au monastère
D'Altenheim...
DON CARLOS
Où Rodolphe extermina Lothaire.
Bien. – Une fois encor, comte, redites-moi
Les noms et les griefs, où, comment et pourquoi.
DON RICARDO
Gotha.
DON CARLOS
Je sais pourquoi le brave duc conspire.
Il veut un Allemand d'Allemagne à l'Empire.
DON RICARDO
Hohenbourg.
166
DON CARLOS
Hohenbourg aimerait mieux, je croi,
L'enfer avec François que le ciel avec moi.
DON RICARDO
Don Gil Tenez Giron.
DON CARLOS
Castille et Notre-Dame !
Il se révolte donc contre son roi, l'infâme !
DON RICARDO
On dit qu'il vous trouva chez madame Giron
Un soir que vous veniez de le faire baron.
Il veut venger l'honneur de sa tendre compagne.
DON CARLOS
C'est donc qu'il se révolte alors contre l'Espagne.
Qui nomme-t-on encore ?
DON RICARDO
On cite avec ceux-là
Le révérend Vasquez, évêque d'Avila.
167
DON CARLOS
Est-ce aussi pour venger la vertu de sa femme ?
DON RICARDO
Puis Guzman de Lara, mécontent, qui réclame
Le collier de votre ordre.
DON CARLOS
Ah ! Guzman de Lara !
Si ce n'est qu'un collier qu'il lui faut, il l'aura.
DON RICARDO
Le duc de Lutzelbourg. Quant aux plans qu'on lui
[prête...
DON CARLOS
Le duc de Lutzelbourg est trop grand de la tête.
DON RICARDO
Juan de Haro, qui veut Astorga.
DON CARLOS
Ces Haro
Ont toujours fait doubler la solde du bourreau.
168
DON RICARDO
C'est tout.
DON CARLOS
Ce ne sont pas toutes mes têtes. Comte,
Cela ne fait que sept et je n'ai pas mon compte.
DON RICARDO
Ah ! je ne nomme pas quelques bandits gagés
Par Trêve ou par la France...
DON CARLOS
Hommes sans préjugés
Dont le poignard, toujours prêt à jouer son rôle,
Tourne aux plus gros écus, comme l'aiguille au pôle !
DON RICARDO
Pourtant j'ai distingué deux hardis compagnons,
Tous deux nouveaux venus, un jeune, un vieux...
DON CARLOS
Leurs noms ?
169
Don Ricardo lève les épaules en signe d'ignorance.
Leur âge ?
DON RICARDO
Le plus jeune a vingt ans.
DON CARLOS
C'est dommage.
DON RICARDO
Le vieux, soixante au moins.
DON CARLOS
L'un n'a pas encor l'âge
Et l'autre ne l'a plus. Tant pis. J'en prendrai soin.
Le bourreau peut compter sur mon aide au besoin.
Ah ! loin que mon épée aux factions soit douce,
Je la lui prêterai si sa hache s'émousse,
Comte ! et pour l'élargir, je coudrai, s'il le faut,
Ma pourpre impériale au drap de l'échafaud.
– Mais serai-je empereur seulement ?
170
DON RICARDO
Le collège,
À cette heure assemblé, délibère.
DON CARLOS
Que sais-je ?
Ils nommeront François Premier, ou leur Saxon,
Leur Frédéric le Sage !... Oh ! Luther a raison,
Tout va mal ! – Beaux faiseurs de majestés sacrées !
N'acceptant pour raisons que les raisons dorées !
Un Saxon hérétique ! un comte palatin
Imbécile ! un primat de Trèves libertin !
Quant au roi de Bohême, il est pour moi. – Des princes
De Hesse, plus petits encor que leurs provinces !
De jeunes idiots ! des vieillards débauchés !
Des couronnes, fort bien ! mais des têtes ?... cherchez !
Des nains ! que je pourrais, concile ridicule,
Dans ma peau de. lion emporter comme Hercule !
Et qui, démaillotés du manteau violet,
Auraient la tête encor de moins que Triboulet !
– Il me manque trois voix, Ricardo ! tout me manque ! –
171
Oh ! je donnerais Gand, Tolède et Salamanque,
Mon ami Ricardo, trois villes à leur choix,
Pour trois voix, s'ils voulaient ! Vois-tu, pour ces trois
[voix,
Oui, trois de mes cités de Castille ou de Flandre,
Je les donnerais ! – sauf, plus tard, à les reprendre !
DON RICARDO
Seigneur, vous m'avez tutoyé,
Saluant de nouveau.
172
Basse-cour où le roi, mendié sans pudeur,
À tous ces affamés émiette la grandeur !
Rêvant.
DON RICARDO
Moi, j'espère
Qu'ils prendront Votre Altesse.
DON CARLOS
Sitôt qu'ils auront fait l'empereur d'Allemagne,
Quel signal à la ville annoncera son nom ?
173
DON RICARDO
Si c'est le duc de Saxe, un seul coup de canon.
Deux si c'est le Français, trois si c'est Votre Altesse.
DON CARLOS
Et cette doña Sol !... Tout m'irrite et me blesse !
Comte, si je suis fait empereur, par hasard,
Cours la chercher. – Peut-être on voudra d'un César !...
DON RICARDO
Mais, je crois,
Dans une heure, au plus tard.
DON CARLOS
Oh ! trois voix ! rien que trois !
174
– Mais écrasons d'abord ce ramas qui conspire,
Et nous verrons après à qui sera l'empire.
À don Ricardo.
176
DON RICARDO, remettant une clef au roi.
Seigneur, vous songerez
Au comte de Limbourg, gardien capitulaire,
Qui me l'a confiée et fait tout pour vous plaire.
DON CARLOS
Il faut trois coups de canon, n'est-ce pas ?
177
Scène 2
179
Regardant à la vitre, attentifs ; ennuyés ;
Et se haussant pour voir sur la pointe des pieds.
Le monde au-dessous d'eux s'échelonne et se groupe.
Ils font et défont. L'un délie et l'autre coupe.
L'un est la vérité, l'autre est la force. Ils ont
Leur raison, en eux-même, et sont parce qu'ils sont.
Quand ils sortent, tous deux égaux, du sanctuaire,
L'un dans sa pourpre, et l'autre avec son blanc suaire,
L'univers ébloui contemple avec terreur
Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l'empereur.
– L'empereur ! l'empereur ! être empereur ! – Ô rage,
Ne pas l'être ! – et sentir son cœur plein de courage !
Qu'il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau !
Qu'il fut grand ! – De son temps c'était encor plus beau.
Le pape et l'empereur ! ce n'était plus deux hommes.
Pierre et César ! en eux accouplant les deux Romes,
Fécondant l'une et l'autre en un mystique hymen,
Redonnant une forme, une âme au genre humain,
Faisant refondre en bloc peuples et pêle-mêle
Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle,
180
Et tous deux remettant au moule de leur main
Le bronze qui restait du vieux monde romain !
Oh ! quel destin ! – Pourtant cette tombe est la sienne !
Tout est-il donc si peu que ce soit là qu'on vienne ?
Quoi donc ! avoir été prince, empereur et roi !
Avoir été l'épée ! avoir été la loi !
Géant, pour piédestal avoir eu l'Allemagne !
Quoi ! pour titre César et pour nom Charlemagne !
Avoir été plus grand qu'Annibal, qu'Attila,
Aussi grand que le monde !... – et que tout tienne là !
Ha ! briguez donc l'empire, et voyez la poussière
Que fait un empereur ! couvrez la terre entière
De bruit et de tumulte. Élevez. bâtissez
Votre empire, et jamais ne dites : C'est assez !
Taillez à larges pans un édifice immense !
Savez-vous ce qu'un jour il en reste ? – Ô démence !
Cette pierre ! – et du titre et du nom triomphants ?
Quelques lettres, à faire épeler des enfants !
Si haut que soit le but où votre orgueil aspire,
Voilà le dernier terme !... Oh ! l'empire ! l'empire !
181
Que m'importe ! j'y touche, et le trouve à mon gré.
Quelque chose me dit : Tu l'auras ! – Je l'aurai. –
Si je l'avais !... – Ô ciel ! être ce qui commence !
Seul, debout, au plus haut de la spirale immense !
D'une foule d'États l'un sur l'autre étagés
Être la clef de voûte, et voir sous soi rangés
Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales ;
voir au-dessous des rois les maisons nodales,
Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons ;
Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons ;
Puis clercs et soldats ; puis, loin du faîte où nous
[sommes,
Dans l'ombre, tout au fond de l'abîme, – les hommes.
– Les hommes ! – c'est-à-dire une foule, une mer,
Un grand bruit ; pleurs et cris, parfois un rire amer,
Plainte qui, réveillant. la terre qui s'effare,
À travers tant d'échos, nous arrive fanfare !
Les hommes ! – des cités, des tours, un vaste essaim, –
De hauts clochers d'église à sonner le tocsin !
Rêvant.
182
Base de nations portant sur leurs épaules
La pyramide énorme appuyée aux deux pôles,
Flots vivants, qui toujours l'étreignant de leurs plis,
La balancent, branlante, à leur vaste roulis,
Font tout changer de place et, sur ses hautes zones,
Comme des escabeaux font chanceler les trônes,
Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,
Lèvent les yeux au ciel... – Rois ! regardez en bas !
– Ah ! le peuple ! – océan ! – onde sans cesse émue !
Où l'on ne jette rien sans que tout ne remue !
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !
Ah ! si l'on regardait parfois dans ce flot sombre,
On y verrait au fond des empires sans nombre,
Grands vaisseaux naufragés, que son flux et reflux
Roule, et qui le gênaient, et qu'il ne connaît plus !
– Gouverner tout cela ! – Monter, si l'on vous nomme,
À ce faîte ! – Y monter, sachant qu'on n'est qu'un
[homme !
183
– Avoir l'abîme là !... – Pourvu qu'en ce moment
Il n'aille pas me prendre un éblouissement !
Oh ! d'États et de rois mouvante pyramide,
Ton faîte est bien étroit ! – Malheur au pied timide !
À qui me retiendrai-je ?... – Oh ! si j'allais faillir
En sentant sous mes pieds le monde tressaillir !
En sentant vivre, sourdre et palpiter la terre !
– Puis, quand j'aurai ce globe entre mes mains, qu'en
[faire ?
Le pourrai-je porter seulement ? Qu'ai je en moi ?
Être empereur ! mon Dieu ! j'avais trop d'être roi !
Certe, il n'est qu'un mortel de race peu commune
Dont puisse s'élargir l'âme avec la fortune.
Mais moi ! qui me fera grand ? qui sera ma loi ?
Qui me conseillera ?… –
185
Sur ton chevet de pierre accoude-toi.
Parlons. Oui, dusses-tu me dire, avec ta voix fatale,
De ces choses qui font l'œil sombre et le front pâle,
Parle, et n'aveugle pas ton fils épouvanté,
Car ta tombe sans doute est pleine de clarté !
Ou, si tu ne dis rien, laisse en ta paix profonde
Carlos étudier ta tête comme un monde ;
Laisse, qu'il te mesure à loisir, ô géant ;
Car rien n'est ici-bas si grand que ton néant !
Que la cendre, à défaut de l'ombre, me conseille !
Entrons !
Il recule.
Bruit de pas.
186
On vient ! – Qui donc ose à cette heure,
Hors moi, d'un pareil mort éveiller la demeure ?
Qui donc ?
Le bruit s'approche.
Scène 3
LES CONJURÉS
DEUXIÈME CONJURÉ
Per angusta.
187
PREMIER CONJURÉ
Les saints
Nous protègent.
TROISIÈME CONJURÉ
Les morts nous servent.
PREMIER CONJURÉ
Dieu nous garde.
DEUXIÈME CONJURÉ
Qui vive ?
DEUXIÈME CONJURÉ
Per angusta.
TROISIÈME CONJURÉ
Per angusta.
PREMIER CONJURÉ
C'est bien. Nous voilà tous. – Gotha,
Fais le rapport. – Amis, l'ombre attend la lumière.
189
LE DUC DE GOTHA, se levant.
Amis, Charles d'Espagne, étranger par sa mère,
Prétend au saint-empire.
PREMIER CONJURÉ
Il aura le tombeau.
LE DUC DE GOTHA
TOUS
Que ce soit !
PREMIER CONJURÉ
Mort à lui !
LE DUC DE GOTHA
Qu'il meure !
TOUS
Qu'on l'immole !
190
DON JUAN DE HARO
Son père est Allemand.
LE DUC DE LUTZELBOURG
Sa mère est Espagnole.
LE DUC DE GOTHA
Il n'est plus Espagnol et n'est pas Allemand.
Mort !
UN CONJURÉ
Si les électeurs allaient en ce moment
Le nommer empereur ?
PREMIER CONJURÉ
Eux ! lui ! jamais !
PREMIER CONJURÉ
S'il a le saint-empire, il devient, quel qu'il soit,
Très auguste, et Dieu seul peut le toucher du doigt !
191
LE DUC DE GOTHA
Le plus sûr, c'est qu'avant d'être auguste, il expire !
PREMIER CONJURÉ
On ne l'élira point !
TOUS
Il n'aura pas l'empire !
PREMIER CONJURÉ
Combien faut-il de bras pour le mettre au linceul ?
TOUS
Un seul.
PREMIER CONJURÉ
Combien faut-il de coups au cœur ?
TOUS
Un seul.
PREMIER CONJURÉ
Qui frappera ?
TOUS
Nous tous !
192
PREMIER CONJURÉ
La victime est un traître.
Ils font un empereur. Nous, faisons un grand prêtre.
Tirons au sort.
– Prions.
193
TOUS
Quel nom ?
HERNANI
Non, sur ma vie !
Oh ! ne m'enviez pas ma fortune, seigneur !
C'est la première fois qu'il m'arrive bonheur !
LE DUC DE GOTHA
Ton bras porterait un coup moins affermi,
Vieillard !
À Hernani.
– Tu m'appartiens !
HERNANI
Ma vie à vous, la sienne à moi.
HERNANI, ébranlé.
Quoi ?
La vie et doña Sol ! – Non ! je tiens ma vengeance !
195
Avec Dieu dans ceci je suis d'intelligence.
J'ai mon père à venger !... peut-être plus encor !
HERNANI
Non !
HERNANI
Duc ! laisse-moi ma proie !
196
HERNANI
Ne craignez rien !
Je sais comment on pousse un homme dans la. tombe.
PREMIER CONJURÉ
Que toute trahison sur le traître retombe,
Et – Dieu soit avec vous ! – Nous, comtes et barons,
S'il périt sans tuer, continuons ! – Jurons
De frapper tour à tour et sans nous y soustraire
Carlos qui doit mourir.
197
On entend un coup de canon éloigné. Tous
s'arrêtent en silence. – La porte du tombeau
s’entrouvre. Don Carlos paraît sur le seuil, pâle ;
il écoute. – Un second coup. – Un troisième coup.
– Il ouvre tout à fait la porte du tombeau, mais
sans faire un pas, debout et immobile sur le seuil.
Scène 4
DON CARLOS
Messieurs, allez plus loin ! l'empereur vous entend.
198
Silence et nuit ! l'essaim en sort et s'y replonge !
Croyez-vous que ceci va passer comme un songe,
Et que je vous prendrai, n'ayant plus vos flambeaux,
Pour des hommes de pierre assis sur leurs tombeaux ?
Vous parliez tout à l'heure assez haut, mes statues !
Allons ! relevez donc vos têtes abattues,
Car voici Charles Quint ! Frappez ! faites un pas !
Voyons : oserez-vous ? – Non, vous n'oserez pas !
– Vos torches flamboyaient sanglantes sous ces voûtes.
Mon souffle a donc suffi pour les éteindre toutes !
Mais voyez, et tournez vos yeux irrésolus,
Si j'en éteins beaucoup, j'en allume encor plus !
Aux conjurés.
199
– J'illumine à mon tour. Le sépulcre flamboie !
Regardez !
Aux soldats.
Au marquis d’Almunan.
200
DON CARLOS
je te fais alcade du palais.
DON CARLOS
Qu'ils entrent.
Bas à Ricardo.
Doña Sol !
DON CARLOS
J'irai remercier le collège en rentrant.
Allez, messieurs. – Merci, mon frère de Bohême,
Mon cousin de Bavière, allez ! – J'irai moi-même.
LE ROI DE BOHÊME
Charles ! du nom d'amis nos aïeux se nommaient.
Mon père aimait ton père, et leurs pères s'aimaient.
Charles, si jeune en butte aux fortunes contraires,
Dis, veux-tu que je sois ton frère entre tes frères ?
Je t'ai vu tout enfant, et ne puis oublier…
202
DON CARLOS, l'interrompant.
Roi de Bohême ! eh bien ! vous êtes familier !
Allez !
LA FOULE
Vivat !
DOÑA SOL
Des soldats ! l'empereur ! ô ciel ! coup imprévu !
Hernani !
HERNANI
Doña Sol !
203
DON RUY GOMEZ, à côté d’Hernani, à part.
Elle ne m'a point vu !
HERNANI
Madame !...
DON CARLOS
Silence tous !
Aux conjurés.
204
HERNANI, faisant un pas.
Sire,
La chose est toute simple, et l'on peut vous la dire.
Nous gravions la sentence au mur de Balthazar.
DON CARLOS
Paix !
À l’empereur.
205
DON CARLOS, à don Ruy Gomez.
Mon cousin de Silva, c'est une félonie
À faire du blason rayer ta baronnie !
C'est haute trahison, don Ruy, songes-y bien !
DOÑA SOL
Il est sauvé !
Aux prisonniers.
DOÑA SOL
Ciel !
DON CARLOS
En effet, j'avais oublié cette histoire.
208
HERNANI
Celui dont le flanc saigne a meilleure mémoire.
L'affront, que l'offenseur oublie en insensé,
Vit et toujours remue au cœur de l'offensé !
DON CARLOS
Donc je suis, c'est un titre à n'en point vouloir
[d'autres,
Fils de pères qui font choir la tête des vôtres !
209
DON CARLOS
Allons ! relevez-vous, duchesse de Segorbe,
Comtesse Albatera, marquise de Monroy...
À Hernani.
HERNANI
Qui parle ainsi ? le roi ?
DON CARLOS
Non, l'empereur.
210
DON CARLOS, à don Ruy Gomez.
Mon cousin, ta noblesse est jalouse,
Je sais. – Mais Aragon peut épouser Silva.
HERNANI
Je n'ai plus que de l'amour dans l'âme.
211
DOÑA SOL
Ô bonheur !
HERNANI
Ah ! vous êtes César !
– Reçois ce collier.
Sois fidèle !
Par saint Étienne, duc, je te fais chevalier.
Il le relève et l'embrasse.
Aux conjurés.
213
L'empereur Charles Quint succède, et qu'une loi
Change, aux yeux de l'Europe, orpheline éplorée,
L'Altesse catholique en majesté sacrée.
LES CONJURÉS
Gloire à Carlos !
DON CARLOS
Et moi !
HERNANI
Je ne hais plus. Carlos a pardonné.
Qui donc nous change tous ainsi ?
214
DON CARLOS, se tournant vers le tombeau.
Honneur à Charlemagne !
Laissez-nous seuls tous deux.
Tous sortent.
Scène 5
216
Acte V
LA NOCE
SARAGOSSE
217
groupe de jeunes seigneurs, les masques à la
main, riant et causant à grand bruit.
Scène 1
DON GARCI
Ma foi, vive la joie et vive l'épousée !
DON GARCI
Et fait bien ! on ne vit jamais noce aux flambeaux
Plus gaie, et nuit plus douce, et mariés plus beaux !
218
DON MATIAS
Bon empereur !
DON SANCHO
Marquis, certain soir qu'à la brune
Nous allions avec lui tous deux .cherchant fortune,
Qui nous eût dit qu'un jour tout finirait ainsi ?
Aux autres.
DON FRANCISCO
Mais rien que de simple en cela.
L'amour et la fortune, ailleurs comme en Espagne,
Sont jeux de dés pipés ; C'est le voleur qui gagne !
219
DON RICARDO
Moi, j'ai fait ma fortune à voir faire l'amour.
D'abord comte, puis grand, puis alcade de cour,
J'ai fort bien employé mon temps, sans qu'on s'en
[doute.
DON SANCHO
Le secret de Monsieur, c'est d'être sur la route
Du roi...
DON RICARDO
Faisant valoir mes droits, mes actions...
DON GARCI
vous avez profité de ses distractions.
DON MATIAS
Que devient le vieux duc ? fait-il clouer sa bière ?
DON SANCHO
Marquis, ne riez pas. Car c'est une âme fière.
Il aimait doña Sol, ce vieillard. Soixante ans
Ont fait ses cheveux gris, un jour les a faits blancs !
220
DON GARCI
Il n'a pas reparu, dit-on, à Saragosse ?
DON SANCHO
Vouliez-vous pas qu'il naît son cercueil de la noce ?
DON FRANCISCO
Et que fait l'empereur ?
DON SANCHO
L'empereur aujourd'hui
Est triste. Le Luther lui donne de l'ennui.
DON RICARDO
Ce Luther, beau sujet de soucis et d'alarmes !
Que j'en finirais vite avec quatre gendarmes !
DON MATIAS
Le Soliman aussi lui fait ombre.
DON GARCI
Ah ! Luther !
Soliman, Neptunus, le diable et Jupiter,
221
Que me font ces gens-là ? les femmes sont jolies,
La mascarade est rare, et j'ai dit cent folies !
DON SANCHO
Voilà l'essentiel.
DON RICARDO
Garci n'a point tort. Moi,
Je ne suis plus le même un jour de fête, et croi
Qu'un masque que je mets me fait une autre tête,
En vérité !
DON FRANCISCO
Croyez-vous ?
222
DON GARCI
Hé ! sans doute !
DON FRANCISCO
Tant mieux. L'épousée est si belle !
DON RICARDO
Que l'empereur est bon ! – Hernani, ce rebelle,
Avoir la Toison d'Or ! – marié ! – pardonné !
Loin de là, s'il m'eût cru, l'empereur eût donné
Lit de pierre au galant, lit de plume à la dame.
À don Ricardo.
223
Il me chante un sonnet de Pétrarque à sa belle.
DON GARCI
Avez-vous remarqué, Messieurs, parmi les fleurs,
Les femmes, les habits de toutes les couleurs,
Ce spectre, qui, debout contre une balustrade,
De son domino noir tachait la mascarade ?
DON RICARDO
Oui, pardieu !
DON GARCI
Qu'est-ce donc ?
DON RICARDO
Mais sa taille, son air...
C'est don Prancasio, général de la mer.
DON FRANCISCO
Non.
DON GARCI
Il n'a pas quitté son masque.
224
DON FRANCISCO
Il n'avait garde.
C'est le duc de Soma -qui veut qu'on le regarde.
Rien de plus.
DON RICARDO
Non. Le duc m'a parlé.
DON GARCI
Qu'est-ce alors
Que ce masque ? – Tenez, le voilà.
DON SANCHO
Si les morts
Marchent, voici leur pas
225
Sur mon âme,
Messeigneurs, dans ses yeux j'ai vu luire une flamme.
DON SANCHO
Si c'est le diable, il trouve à qui parler.
Mauvais !
Nous viens-tu de l'enfer ?
LE MASQUE
Je n'en viens pas, j'y vais.
DON MATIAS
la voix est sépulcrale, autant qu'on le peut dire.
DON GARCI
Baste ! ce qui fait peur ailleurs, au bal fait rire !
DON SANCHO
Quelque mauvais plaisant !
226
DON GARCI
Ou si c'est Lucifer
Qui vient nous voir danser en attendant l'enfer,
Dansons !
DON SANCHO
C'est, à coup sûr, quelque bouffonnerie.
DON MATIAS
Nous le saurons demain.
DON SANCHO
C'est un plaisant drôle !
Rêvant.
C'est singulier.
227
DON GARCI, à une dame qui passe
Marquise, dansons-nous celle-ci ?
LA DAME
Mon cher comte,
Vous savez, avec vous, que mon mari les compte.
DON GARCI
Raison de plus. Cela l'amuse apparemment.
C'est son plaisir. Il compte et nous dansons.
DON MATIAS
Voici les mariés. Silence.
Scène 2
HERNANI, saluant.
Chers amis !...
DON MATIAS
D'honneur, on est heureux un pareil jour la nuit !
229
Qu'il va se passer là de gracieuses choses !
Être fée, et tout voir, feux éteints, portes closes,
Serait-ce pas charmant ?
II sort.
Hernani et défia Sol restent seuls. – Bruit de pas
et de voix qui s'éloignent, puis cessent tout à fait.
Pendant tout le commencement de la scène qui
suit, les fanfares et les lumières éloignées
s'éteignent par degrés. La nuit et le silence
reviennent peu à peu
230
Scène 3
DOÑA SOL
Ils s'en vont tous Enfin !
HERNANI
Ange ! Il est toujours tard pour être seuls ensemble !
DOÑA SOL
Ce bruit me fatiguait ! – N'est-ce pas, cher seigneur,
Que toute cette joie étourdit le bonheur ?
HERNANI
Tu dis vrai. Le bonheur, amie, est chose grave.
Il veut des cœurs de bronze et lentement s'y grave.
Le plaisir l'effarouche en lui jetant des fleurs.
Son sourire est moins près du rire que des pleurs !
231
DOÑA SOL.
Dans vos yeux ce sourire est le jour.
– Tout à l'heure.
HERNANI
Oh ! je suis ton esclave ! – Oui, demeure, demeure !
Fais ce que tu voudras. Je ne demande rien.
Tu sais ce que tu fais ! ce que tu fais est bien !
Je rirai si tu veux, je chanterai. Mon âme
Brûle... Eh ! dis au volcan qu'il étouffe sa flamme,
Le volcan fermera ses gouffres entrouverts,
Et n'aura sur ses flancs que fleurs et gazons verts !
Car le géant est pris, le Vésuve est esclave,
Et que t'importe, à toi, son cœur rongé de lave ?
Tu veux des fleurs ! c'est bien. Il faut que de son mieux
Le volcan tout brûlé s'épanouisse aux yeux !
232
DOÑA SOL
Oh ! que vous êtes bon pour une pauvre femme,
Hernani de mon cœur !
HERNANI
Quel est ce nom, Madame ?
Oh ! ne me nomme plus de ce nom, par pitié !
Tu me fais souvenir que j'ai tout oublié !
Je sais qu'il existait autrefois, dans un rêve,
Un Hernani, dont l'œil avait l'éclair du glaive,
Un homme de la nuit et des monts, un proscrit
Sur qui le mot vengeance était partout écrit !
Un malheureux traînant après lui l'anathème !
Mais je ne connais pas ce Hernani. – Moi, j'aime
Les prés, les fleurs, les bois, le chant du rossignol.
Je suis Jean d'Aragon, mari de doña Sol !
Je suis heureux !
DOÑA SOL
Je suis heureuse !
233
HERNANI
Que m'importe
Les haillons qu'en entrant j'ai laissés à la porte !
Voici que je reviens à mon palais en deuil.
Un ange du Seigneur m'attendait sur le seuil.
J'entre, et remets debout les colonnes brisées,
Je rallume le feu, je rouvre les croisées,
Je fais arracher l'herbe au pavé de la cour,
Je. ne suis plus que joie, enchantement, amour.
Qu'on me rende mes tours, mes donjons, mes bastilles,
Mon panache, mon siège au conseil des Castilles,
Vienne mÀ doña Sol, rouge et le front baissé,
Qu'on nous laisse tous deux, et le reste est passé !
Je n'ai rien vu, rien dit, rien fait, je recommence,
J'efface tout, j'oublie ! Ou sagesse ou démence,
Je vous ai, je vous aime, et vous êtes mon bien !
DOÑA SOL
Que sur ce velours noir ce collier d'or fait bien !
HERNANI
Vous vîtes avant moi le roi mis de la sorte.
234
DOÑA SOL
Je n'ai pas remarqué. – Tout autre, que m'importe !
Puis, est-ce le velours ou le satin encor ?
Non, mon duc. C'est ton cou qui sied au collier d'or !
Vous êtes noble et fier, monseigneur.
Il veut l’entraîner.
– Tout à l'heure ! –
Un moment ! – Vois-tu bien ? c'est la joie, et je pleure.
Viens voir la belle nuit !
Elle va à la balustrade.
HERNANI
Ah ! qui n'oublierait tout à cette voix céleste ?
Ta parole est un chant où rien d'humain ne reste.
Et comme un voyageur sur un fleuve emporté,
Qui glisse sur les eaux par un beau soir d'été,
Et voit fuir sous ses yeux mille plaines fleuries,
Ma pensée entraînée erre en tes rêveries !
DOÑA SOL
Ce silence est trop noir. Ce calme est .trop profond.
Dis, ne voudrais-tu point voir une étoile au fond ?
Ou qu'une voix des nuits, tendre et délicieuse,
S'élevant tout à coup, chantât ?…
236
HERNANI, souriant.
Capricieuse !
Tout. à l'heure on fuyait la lumière et les chants !
DOÑA SOL
Le bal ! – Mais un oiseau qui chanterait aux champs !
Un rossignol, perdu dans l'ombre et dans la mousse,
Ou quelque flûte au loin !... – Car la musique est douce,
Fait l'âme harmonieuse, et, comme un divin chœur,
Éveille mille voix qui chantent dans le cœur !
– Ah ! ce serait charmant !
DOÑA SOL
Un ange a compris ma pensée, –
Ton bon ange sans doute ?
237
HERNANI, amèrement.
Oui, mon bon ange !
À part.
Encor !...
HERNANI
N'est-ce pas ?
DOÑA SOL
Seriez-vous dans cette sérénade
De moitié ?
HERNANI
De moitié, tu l'as dit.
DOÑA SOL
Bal maussade !
Ah ! que j'aime bien mieux le cor au fond des bois !...
Et puis, c'est votre cor, c'est comme votre voix.
Le cor recommence.
238
HERNANI, à part.
Ah ! le tigre est en bas qui hurle et veut sa proie !
DOÑA SOL
Don Juan, cette harmonie emplit le cœur de joie !...
HERNANI
Le vieillard !
DOÑA SOL
Dieu ! quels regards funèbres !
Qu'avez-vous ?
HERNANI
Le vieillard qui rit dans les ténèbres !
– Ne le voyez-vous pas ?
239
DOÑA SOL
Où vous égarez-vous ?
Qu'est-ce que ce vieillard ?
HERNANI
Le vieillard !
DOÑA SOL
À genoux
je t'en supplie, oh ! dis ! quel secret te déchire ?
Qu'as-lu ?
HERNANI
Je l'ai juré !
DOÑA SOL
Juré !
HERNANI, à part.
Qu'allais-je dire ?
Épargnons-la
240
Haut.
DOÑA SOL
Vous avez dit...
HERNANI
Non, non... j'avais l'esprit troublé...
Je souffre un peu, vois-tu. N'en prends pas d'épouvante.
DOÑA SOL
Te faut-il quelque chose ? ordonne à ta servante !
Le cor recommence.
HERNANI, à part.
Il le veut ! il le veut ! il a mon serment !
– Rien.
DOÑA SOL
Tu souffres donc bien ?
241
HERNANI
Une blessure ancienne, et qui semblait fermée,
Se rouvre...
À part.
Éloignons-la.
Haut.
DOÑA SOL
Je sais ce que tu veux.
Eh bien, qu'en veux-tu faire ?
HERNANI
Un flacon qu'il renferme
Contient un élixir qui pourra mettre un terme
Au mal que je ressens... Va !
242
DOÑA SOL
J'y vais, monseigneur.
Scène 4
HERNANI, Seul
243
Scène 5
HERNANI, LE MASQUE
LE MASQUE
« Quoi qu'il puisse advenir,
« Quand tu voudras, vieillard ; quel que soit le lieu,
[l'heure,
« S'il te passe à l'esprit qu'il est temps que je meure,
« Viens, sonne de ce cor, et ne prends d'autres soins.
« Tout sera fait » – Ce pacte eut les morts pour témoins.
Eh bien, tout est-il fait ?
LE MASQUE
Dans ta demeure
Je viens, et je te dis qu'il est temps. C'est mon heure.
Je te trouve en retard.
HERNANI
Bien. Quel est ton plaisir ?
Que feras-tu de moi ? Parle.
244
LE MASQUE
Tu peux choisir
Du fer ou du poison. Ce qu'il faut, je l'apporte.
Nous partirons tous deux.
HERNANI
Soit.
LE MASQUE
Prions-nous ?
HERNANI
Qu'importe !
LE MASQUE
Que prends-tu ?
HERNANI
Le poison.
LE MASQUE
Bien ! Donne-moi ta main.
HERNANI
Oh ! par pitié ! demain ! –
Oh ! s'il te reste un cœur duc, ou du moins une âme ;
Si tu n'es pas un spectre échappé de la flamme ;
Un mort damné, fantôme ou démon désormais ;
Si Dieu n'a point encor mis sur ton front : « Jamais ! »
Si tu sais ce que c'est que ce bonheur suprême
D'aimer, d'avoir vingt ans, d'épouser quand on aime ;
Si jamais femme aimée a tremblé dans tes bras,
Attends jusqu'à demain. – Demain tu reviendras !
LE MASQUE
Simple qui parle ainsi ! demain ! demain ! – tu railles !
Ta cloche a ce matin sonné tes funérailles !
Et que ferais-je, moi, cette nuit ? J'en mourrais.
Et qui viendrait te prendre et t'emporter après ?
246
Seul descendre au tombeau ! Jeune homme, il faut
[me suivre !
HERNANI
Eh bien, non ! et de toi, démon, je me délivre !
Je n'obéirai pas.
LE MASQUE
Je m'en doutais. – Fort bien.
Sur quoi donc m'as-tu fait ce serment ? Ah ! sur rien.
Peu de chose après tout ! La tête de ton père.
Cela peut s'oublier. La jeunesse est légère.
HERNANI
Mon père ! – Mon père !... – Ah ! j'en perdrai la
[raison !...
LE MASQUE
Non, ce n'est qu'un parjure et qu'une trahison.
HERNANI
Duc !...
247
LE MASQUE
Puisque les aînés des maisons espagnoles
Se font jeu maintenant de fausser leurs paroles,
Adieu !
HERNANI
Ne t'en va pas.
LE MASQUE
Alors...
HERNANI
Vieillard cruel !
Il prend la fiole.
248
Scène 6
DOÑA SOL
Je n'ai pu le trouver, ce coffret.
HERNANI, à part.
Dieu ! c'est elle !
Dans quel moment !
DOÑA SOL
Qu'a-t-il ? je l'effraie, il chancelle
À ma voix ! – Que tiens-tu dans ta main ? quel
[soupçon !
Que tiens-tu dans ta main ? réponds.
– C'est du poison !
HERNANI
Grand Dieu !
249
DOÑA SOL, à Hernani.
Que t'ai-je fait ? quel horrible mystère !...
Vous me trompiez, don Juan !...
HERNANI
Ah ! j'ai dû te le taire.
J'ai promis de mourir au duc qui me sauva.
Aragon doit payer cette dette à Silva.
DOÑA SOL
Vous n'êtes pas à lui, mais à moi. Que m'importe
Tous vos autres serments !
DOÑA SOL
Quel serment ?
250
HERNANI
J'ai juré.
DOÑA SOL
Non, non ; rien ne te lie ;
Cela ne se peut pas ! crime, attentat, folie !
HERNANI
Laissez-moi, doña Sol, il le faut.
Le duc a ma parole, et mon père est là-haut !
DOÑA SOL
Pardonnez ! Nous autres Espagnoles,
Notre douleur s'emporte à de vives paroles,
Vous le savez. Hélas ! vous n'étiez pas méchant !
252
Pitié ! Vous me tuez, mon oncle, en le touchant !
Pitié ! je l'aime tant !...
HERNANI
Tu pleures !
DOÑA SOL
Non, non, je ne veux pas, mon amour, que tu meures !
Non, je ne le veux pas.
À don Ruy.
Montrant Hernani.
253
Il est seul ! il est tout ! Mais moi, belle pitié !
Qu'est-ce que je peux faire avec votre amitié ?
Ô rage ! il aurait, lui, le cœur, l'amour, le trône,
Et d'un regard de vous il me ferait l'aumône !
Et s'il fallait un mot à mes vœux insensés
C'est lui qui vous dirait – Dis cela, c'est assez ! –
En maudissant tout bas le mendiant avide
Auquel il faut jeter le fond du verre vide !
Honte ! dérision ! Non, il faut en finir.
Bois !
HERNANI
Il a ma parole, et je dois la tenir.
DOÑA SOL
Oh ! pas encor ! Daignez tous deux m'entendre.
254
DON RUY GOMEZ
Le sépulcre est ouvert, et je ne puis attendre.
DOÑA SOL
Un instant, monseigneur ! mon don Juan ! – Ah ! tous
[deux
Vous êtes bien cruels ! – Qu'est-ce que je veux d'eux ?
Un instant ! voilà tout… tout ce que je réclame !
Enfin, on laisse dire à cette pauvre femme
Ce qu'elle a dans le cœur ! – Oh ! laissez-moi parler !...
DOÑA SOL
Messeigneurs ! vous me faites trembler !
Que vous ai-je donc fait ?
HERNANI
Ah ! son cri me déchire.
255
DON RUY GOMEZ, à Hernani.
Il faut mourir.
Je l'ai.
HERNANI
Duc, arrêtez.
256
À doña Sol.
Elle boit.
Tiens maintenant.
DOÑA SOL
Ne te plains pas de moi, je t'ai gardé ta part.
257
HERNANI, prenant la fiole.
Dieu !
DOÑA SOL
Tu ne m'aurais pas ainsi laissé la mienne,
Toi !... Tu n'as pas le cœur d'une épouse chrétienne,
Tu ne sais pas aimer comme aime une Silva.
Mais j'ai bu la première et suis tranquille. – Va !
Bois si tu veux !
HERNANI
Hélas ! qu'as-tu fait, malheureuse ?
DOÑA SOL
C'est toi qui l'as voulu.
HERNANI
C'est une mort affreuse !
DOÑA SOL
Non. – Pourquoi donc ?
HERNANI
Ce philtre au sépulcre conduit.
258
DOÑA SOL
Devions-nous pas dormir ensemble cette nuit ?
Qu'importe dans quel lit !
HERNANI
Mon père, tu te venges Sur moi qui t'oubliais !
HERNANI
Qu'as-tu fait ?
DOÑA SOL
Viens, ô mon jeune amant, Dans mes bras.
HERNANI
Non.
DOÑA SOL
Voilà .notre nuit de noces commencée !
Je suis. bien pâle, dis, pour une fiancée ?
HERNANI
Ah !
260
HERNANI
Désespoir !
Ô tourment ! Doña Sol souffrir, et moi le voir !
DOÑA SOL
Calme-toi. Je suis mieux. – Vers des clartés nouvelles
Nous allons tout à l'heure ensemble ouvrir nos ailes.
Partons d'un vol égal vers un monde meilleur.
Un baiser seulement, un baiser !
Ils s'embrassent.
261
HERNANI, d'une voix de plus en plus faible.
Viens... viens... doña Sol, tout est sombre...
Souffres-tu ?
HERNANI
Vois-tu des feux dans l'ombre ?
DOÑA SOL
Pas encor.
II tombe.
262
Il dort ! c'est mon époux, vois-tu, nous nous aimons,
Nous sommes couchés là. C'est notre nuit de noce.
Elle retombe.
Il se tue.
263
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