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Titre original : Arthur, High King of Britain


Édition originale publiée par Pavilion Books Ltd, 1994, Londres
© Michael Morpurgo, 1994, pour le texte
© Michael Foreman, 1994, pour les illustrations
© Éditions Gallimard Jeunesse, 1995, pour la traduction française
© Éditions Gallimard Jeunesse, 2007, pour le supplément
© Éditions Gallimard Jeunesse, 2007, pour la présente édition
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Illustrations de Michael Foreman

Traduit de l’anglais
par Noël Chassériau

GALLIMARD JEUNESSE
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Pour Ros, qui m’a tant aidé


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Le jeune garçon sortit de chez lui dès l’aube, avec


assez de provisions dans son sac à dos pour tenir jus-
qu’au soir. C’était une chose qu’il s’était toujours pro-
mis de faire le jour où il en aurait la possibilité et où les
conditions seraient favorables. Il n’avait fait part de ce
projet à personne, parce qu’il savait que sa mère se
serait inquiétée, que sa petite sœur aurait vendu la
mèche et que son père aurait essayé de l’en dissuader.
Pour eux, il partait pêcher la crevette autour de l’île de
Samson. Il se lèverait tôt pour profiter de la grande
marée d’équinoxe du printemps dès qu’elle commen-
cerait à baisser, ce qui lui permettrait de passer à pied
sec de Bryher à Tresco, puis de Tresco à Samson. Ça,
c’était ce qu’il leur avait dit. Tout le monde en faisait
autant, mais ce que personne n’avait jamais fait, à sa
connaissance tout au moins, c’était de gagner à pied les
îles du Levant et d’en revenir. Tout le monde préten-
dait que c’était irréalisable entre deux marées. Son
père était absolument formel. C’était en partie pour
cela que le garçon était bien décidé à le faire.
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Il avait tout prévu. Il connaissait les eaux qui bai-


gnent les îles Scilly comme sa poche, ayant vécu là cha-
cune des douze années de sa courte vie. Du pont du
bateau de pêche de son père, il avait observé chaque
récif, chaque banc de sable. Il connaissait les marées, les
courants et les nuages. L’équinoxe de printemps provo-
querait la plus grande marée que l’on ait vue depuis des
années. Le temps était stable et idéal – ciel rouge la
veille au soir – et les vents étaient bien orientés. À
condition de quitter les îles du Levant à midi et demi, il
aurait le temps de regagner Bryher et de rentrer chez lui
avant que la marée ne remonte et ne lui barre le passage.
Il savait que, à certains endroits, il serait forcé de se
mettre à l’eau jusqu’aux épaules. Et, au pire des cas, il
pourrait toujours nager : il était le meilleur nageur de
l’école. C’était faisable. Et il le ferait.
Sur la grève de Green Bay, il regarda le détroit de
Tresco en sentant la boue froide s’immiscer entre ses
orteils. Il consulta sa montre : presque six heures. Un
couple d’huîtriers qui s’affairait sur les hauts-fonds fut
dérangé par une bande de mouettes criardes qui se dis-
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putaient un crabe. Ils s’envolèrent en glapissant d’indi-


gnation. La mer baissait rapidement dans le détroit de
Tresco. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas un nuage
dans le ciel de l’aube. Le garçon remonta son sac à dos et
se mit à courir vers Tresco. Comme il l’avait prévu, le
fusant s’écoulait encore dans le détroit. Il y barbota,
mais la force du courant le contraignit bientôt à mar-
cher. Il retira son sac à dos, le posa sur sa tête et s’en-
fonça plus profondément. La froideur de l’eau lui coupa
le souffle. Il se dit qu’il avait dû partir trop tôt, qu’il vau-
drait peut-être mieux faire demi-tour et attendre que la
marée baisse un peu plus mais, au bout de quelques pas,
le sol commença à remonter et il se retrouva bientôt à
sec. Il escalada les dunes et se remit à courir. Lorsqu’il
passa devant l’église de Tresco, l’horloge marquait sept
heures moins le quart. Il était dans les temps.
Quand il arriva au port d’Old Grimsby, les fonds
étaient en vue. À croire que Moïse l’y avait précédé.
L’eau s’écoulait encore par endroits, mais le chemin à
suivre était bien visible : Tean, puis traverser jusqu’à
St Martin’s et longer le rivage jusqu’à la baie de Higher
Town. De là, on apercevait les îles du Levant toujours
entourées d’eau, mais le banc de sable de Ganilly for-
mait déjà un îlot doré sous le soleil matinal. Ce banc
de sable serait sa seule voie d’accès, à l’aller comme au
retour. Dans moins de deux heures, d’après ses calculs,
il formerait une courte digue jusqu’aux îles du Levant.
Il faudrait faire vite. Il avala son petit déjeuner sans
s’arrêter, deux petits pains à la saucisse et un sandwich
à la confiture qu’il engloutit trop vite, ce qui l’obligea
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à faire halte et à boire un peu d’eau de sa gourde pour


les faire passer. Puis il repartit vers Tean en mordant
dans sa première pomme.
La marée étant toujours descendante, il savait que
c’était le trajet le plus facile. C’est au retour jusqu’à Bry-
her qu’il faudrait battre la marée de vitesse. L’horaire
devait être parfaitement respecté. Aussi, plus tôt il attein-
drait les îles du Levant, mieux cela vaudrait. Une fois là,
il disposerait tout juste d’un quart d’heure pour déjeuner
et se reposer. C’est avec cette seule idée en tête qu’il attei-
gnit St Martin’s et courut le long de la plage en s’efforçant
de rester sur le sable mouillé, moins fatigant, pour ses
jambes lasses, que le sable mou proche des dunes.
Maintenant, le soleil était haut et lui chauffait le
crâne. Le sac à dos lui frottant les épaules, il passa ses
pouces sous les bretelles pour les soulager. Quand les
rochers succédèrent à la plage, il bifurqua vers l’intérieur
des terres et suivit le sentier qui serpentait entre les fou-
gères en direction de Higher Town. Au moment où il
passait devant le portail de l’école, il aperçut Morris Jen-
kins qui venait à sa rencontre. C’était la dernière per-
sonne au monde que le garçon souhaitait rencontrer.
Morris voudrait bavarder. Il voulait toujours bavarder.
– Qu’est-ce que tu fais là ? lui cria Morris.
– Je t’expliquerai plus tard, répondit le garçon tout
essoufflé en accélérant l’allure.
– Tu t’entraînes pour le marathon, ou quoi ?
– Quelque chose comme ça.
Une fois hors de vue, il poussa un soupir de soula-
gement et ralentit. Ses jambes lourdes l’invitaient à
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s’asseoir, à se reposer, mais il n’osait pas, pas encore. Il


songea à Morris. Il avait résisté à la tentation de lui dire
où il allait, ce qu’il faisait. L’autre se serait moqué de lui.
En temps voulu, lorsqu’il aurait gagné son pari, il en par-
lerait à qui il voudrait, il le raconterait à tout le monde.
Certains ne le croiraient pas, évidemment, dont Morris,
mais tant pis. Lui saurait à quoi s’en tenir, et c’était la
seule chose qui comptait vraiment. Il croqua une autre
pomme et pressa le pas vers les îles du Levant.
À midi, le garçon trônait triomphalement sur le plus
haut rocher de Great Ganilly, la plus grande des îles
du Levant. Maintenant, on apercevait par-ci par-là
quelques silhouettes isolées, péchant la crevette autour
de St Martin’s, mais il était rigoureusement seul aux
îles du Levant, en dehors d’un phoque solitaire au large
et de quelques sternes glapissantes qui piquaient vers
lui pour essayer de lui faire quitter son rocher. Il resta
où il était et déjeuna sans s’occuper d’elles. Elles fini-
rent par se décourager et le laissèrent en paix. Il ter-
mina son dernier sandwich et consulta sa montre : il
avait dix minutes d’avance. Il allait se reposer pendant
une minute ou deux avant de se remettre en route. Il
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avait tout le temps. Il s’étendit sur le rocher, la tête


appuyée sur son sac à dos, les yeux clignotant sous le
soleil éblouissant. Il les ferma et se demanda à quoi res-
semblaient les îles Scilly lorsqu’elles ne formaient
qu’une seule grande île, avant qu’elles basculent,
quinze cents ans plus tôt, et laissent l’océan les enva-
hir. S’agissait-il d’un tremblement de terre, ou peut-
être d’une lame de fond ? Personne n’en savait rien.
C’était un mystère. Il aimait les mystères, il aimait
l’inconnu. Bercé par la chaleur silencieuse et plus fati-
gué qu’il ne le croyait, il s’assoupit.
Lorsqu’il se réveilla, le soleil, le ciel et la mer avaient
disparu. Il était enveloppé par un brouillard épais. La
corne de brume du phare de Bishop Rock mugissait au
loin, comme en écho à la peur qui s’infiltrait dans le
cœur du garçon. Il descendit à tâtons parmi les fougères.
Sur le rivage, le temps serait plus clair. Il devait être plus
clair. Il fallait qu’il soit plus clair. Si le banc de sable était
visible, il trouverait son chemin pour rejoindre St Mar-
tin’s. Tout allait bien, parfaitement bien ! Le banc de
sable était là, s’étirant dans le brouillard. Il lui suffisait
de le suivre pour être en sécurité. À ce moment-là seu-
lement, il songea à regarder sa montre : une heure moins
vingt-cinq. Seulement cinq minutes de retard. Il fallait
qu’il se dépêche. Il partit en courant sur le banc de sable,
cherchant des yeux, dans toute cette blancheur, une
ombre susceptible d’être St Martin’s. Ce devait être par
là. C’était sûrement par là. Il pataugeait dans des flaques
sableuses et, soudain, ces flaques cessèrent brusquement
d’être des flaques pour devenir la mer elle-même. Il ne
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pouvait pas aller plus loin. L’océan se refermait autour


de lui. Pétrifié par la peur, il tendit l’oreille. Il entendit
le murmure des vaguelettes montant à l’assaut du sable.
Tout à coup, une bouffée de vent venue du large le
transperça jusqu’aux os, mais lui donna le seul espoir qui
lui restait. Il était perdu. Great Ganilly avait disparu,
St Martin’s était invisible. Seul le vent pouvait encore
le sauver. Si seulement ce vent parvenait à dissiper le
brouillard opaque, il pourrait au moins trouver son che-
min sur le banc de sable et regagner à la nage Great
Ganilly où il serait en sécurité. Aussi resta-t-il immobile
dans le vent, regardant autour de lui et attendant en
priant pour que le brouillard s’éclaircisse. Dérouté, déso-
rienté et craignant maintenant pour sa vie, il chercha le
point le plus élevé qu’il put trouver sur le banc de sable.
Un calme étrange l’envahit, un détachement de
lui-même. Il se demanda si c’était le commencement de
la fin. Quand il cria, ce fut uniquement pour entendre
le son de sa voix et s’assurer qu’il était encore en vie,
mais lorsqu’il eut commencé, il ne s’arrêta plus. Il cria, il
hurla jusqu’à en avoir mal à la tête, jusqu’à s’en casser la
voix. Ses cris étaient aussitôt étouffés, escamotés. C’était
sans espoir. Il se laissa tomber à genoux sur le sable et
renonça à lutter. La mer allait l’emporter, le noyer et
broyer ses os pour en faire du sable.
Une cloche tinta au loin, sur les flots, une cloche de
navire. Le garçon doutait encore de l’avoir véritable-
ment entendue lorsqu’elle tinta à nouveau. Assourdie
par le brouillard, elle n’avait aucune résonance, mais
elle était bien réelle. Ce n’était pas un effet de son ima-
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gination. Il bondit sur ses pieds et s’élança sur le sable


en criant :
– Par ici ! Par ici ! Au secours ! Sauvez-moi !
Il s’arrêta pour écouter la réponse. Il n’y en eut pas,
seulement la cloche tintant quelque part au large, loin-
taine, faible, mais indiscutable. Il pataugea dans les
flaques et eut bientôt de l’eau jusqu’à la taille. Mainte-
nant, il ne s’arrêtait plus que pour écouter la cloche,
pour s’orienter, pour se convaincre une fois de plus
qu’il ne s’agissait pas d’une illusion. La cloche devint
plus proche, plus nette. Le garçon était sorti de la mer
et courait sur des galets où ses pieds glissaient, déra-
paient. À plusieurs reprises, il trébucha et tomba sur les
genoux, mais, chaque fois, la cloche le fit relever en lui
donnant un nouvel espoir, de nouvelles forces. À pré-
sent, il était persuadé qu’elle l’appelait, qu’elle le gui-
dait, qu’elle l’aidait…
– Où êtes-vous ? Où êtes-vous ? cria-t-il.
La cloche lui répondit une fois de plus, et il repartit
vers elle en chancelant. Puis il recommença à barbo-
ter, et ne s’arrêta pas. Il n’avait pas le choix, il devait
suivre la cloche. Lorsque l’eau atteignit son menton et
qu’il lui fut impossible de marcher, il se mit à nager. Il
s’arrêtait toutes les quatre ou cinq brasses pour écouter
la cloche mais, à chaque halte, elle semblait plus éloi-
gnée. La mer le refoulait. Il lutta contre le courant à
grands coups de pied, mais comprit que c’était une
bataille perdue. Il appela au secours, et l’eau salée lui
emplit la bouche et le suffoqua. Ses forces déclinaient
rapidement. Le froid de la mer étreignit ses jambes et
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provoqua des crampes. Ses bras ne parvenaient plus à


soutenir sa tête hors de l’eau. Il cria une dernière fois,
et la mer l’engloutit. Ses dernières pensées lucides
furent pour sa mère. Il la vit ramasser un sac à dos
trempé et le serrer sur son cœur en pleurant, le sac à
dos qu’il avait dû oublier sur Great Ganilly. Au moins,
elle saurait qu’il était allé jusque-là. Des algues s’en-
roulèrent autour de ses bras et l’empêchèrent de
remonter à la surface. Il se prit à espérer que le paradis
existait.
Le paradis était bien chauffé, ce dont le garçon se
félicita. Un dernier frisson le débarrassa de son restant
de froidure, et il regarda autour de lui. Il était couché
dans un grand lit et couvert de fourrures dont les poils
lui chatouillaient les oreilles. Un bon feu ronflait
auprès de lui, et un homme portant une longue cape
grise le tisonnait du bout de son bâton en faisant jaillir
des gerbes d’étincelles dans la cheminée. De son
vivant, le garçon avait souvent essayé de se représenter
le ciel. Eh bien, le ciel ne ressemblait en rien à l’image
qu’il s’en était faite. Il se trouvait dans ce qui semblait
être une vaste salle, éclairée de tout côté par des
torches flamboyantes, au milieu de laquelle se dressait
la plus grande table qu’il ait jamais vue, une table par-
faitement ronde, entourée d’une centaine de chaises.
Au fond de la salle, un escalier taillé dans le roc s’éle-
vait en spirale dans des ténèbres enfumées. Le garçon
toussa.
– Enfin, dit l’homme en se redressant et en se tour-
nant vers le garçon, te voilà quand même réveillé.
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Le garçon retrouva sa voix.


– Vous êtes le bon Dieu ? demanda-t-il.
L’homme renversa la tête en arrière et éclata de rire.
Ses cheveux et sa barbe étaient blancs et très longs,
mais ses traits et ses yeux étaient ceux d’un homme
encore jeune. Trop jeune pour être le bon Dieu, estima
le garçon au moment même où il posait la question.
– Non, répondit l’inconnu et il s’assit sur le lit à côté
du garçon. Je ne suis pas le bon Dieu. Je m’appelle
Arthur Pendragon et je vis ici, si on peut appeler cela
vivre. (Il se pencha en avant et chuchota.) Elles me
tiennent enfermé dans cette caverne tout au long de
l’année. L’ours qui hiberne n’a-t-il pas lui-même le
droit de sortir à la fin de l’hiver ? Soyez patient, me
disent-elles. Soyez patient, et votre heure viendra.
– Elles ?
– Elles sont six, six grandes dames. Ce sont elles qui
m’ont amené ici. Il faut qu’il y ait un tel brouillard que
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personne ne risque de m’apercevoir pour qu’elles me


laissent sortir. Je suis censé me reposer, mais il y a des
années que je n’arrive plus à dormir convenablement.
Je fais des rêves, et mes rêves me disent que mon heure
est proche, qu’on aura bientôt à nouveau besoin de
moi. Je n’attends plus qu’un messager. (Il parlait main-
tenant on ne peut plus sérieusement.) Ce ne serait pas
toi, par hasard ?
Le garçon terrifié eut un mouvement de recul.
– Non, évidemment pas. Ce n’est pas possible. Tu
n’as pas sonné la cloche, n’est-ce pas ? Elles m’ont dit
que, quand il viendrait, il sonnerait la cloche.
L’homme sourit avec ses yeux, et le garçon comprit
qu’il n’avait rien à craindre. Il réalisa brusquement
qu’il se pouvait qu’il appartînt encore au monde des
vivants.
– Alors, je ne suis pas mort ? se hasarda-t-il à deman-
der.
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– Pas plus que moi, répondit Arthur Pendragon.


Mais tu as bien failli disparaître.
Devant l’âtre, un tapis s’agita et devint un chien, un
deerhound, le grand lévrier d’Écosse. Le chien bâilla,
s’étira et s’approcha nonchalamment du lit.
– Je te présente Bercelet, dit Arthur Pendragon en
grattant la tête du chien. Mon seul compagnon dans
ma longue réclusion.
Les dames qui m’ont amené ici ne sont pas cau-
santes. Elles sont bonnes pour moi et je ne manque de
rien, mais autant vivre avec des ombres. Il est vrai que,
maintenant, nous t’avons, pour quelque temps tout au
moins. C’est Bercelet qui t’a entendu le premier, tu
sais. Comme moi, il attend le brouillard avec impa-
tience, afin de nous échapper durant quelques heures
de cette espèce de tombeau. Mes six dames t’ont
entendu aussi. « Surtout, ne bouge pas, m’ont-elles
recommandé, sinon tu te trahirais. – Ne pas bouger !
ai-je protesté. C’est pour le coup que je me trahirais, et
cela, je ne le ferai jamais, jamais plus ! » Et j’ai sonné la
cloche, mais tu n’es pas venu. J’ai sonné encore et
encore, et tu n’es quand même pas venu. Alors, je suis
parti te chercher. J’ai l’impression que je t’ai découvert
avant qu’il ne soit trop tard.
– Vous m’avez repêché ?
Arthur Pendragon hocha la tête en souriant.
– Elles sont très mécontentes de moi, mes gar-
diennes. Mais au moins, j’ai quelqu’un à qui parler,
quelqu’un du monde réel. Oh, je parle à Bercelet, évi-
demment, et à moi-même. Je me parle beaucoup à
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moi-même. Tu sais ce que je fais ? Je me raconte inlas-


sablement les vieilles histoires, pour être sûr de ne pas
les oublier. Les histoires, c’est comme les personnes,
elles disparaissent quand on les oublie. Et si elles dis-
paraissaient, alors je disparaîtrais avec elles. Je veux
qu’on sache ce qui est arrivé, ce qui s’est réellement
passé. Je ne veux pas qu’on nous oublie.
Le garçon se redressa brusquement. Il regarda sa
montre, mais le cadran était embué. Il la porta à son
oreille, mais le mécanisme était arrêté.
– Depuis combien de temps suis-je ici ?
– Tu as dormi une demi-journée et toute une nuit.
– Alors, il faut que je rentre, dit le garçon. Ils vont
me croire mort.
– Non, sûrement pas, dit l’inconnu. Nous te ramè-
nerons chez toi d’ici peu, dès que tes vêtements seront
secs. Les dames voulaient te renvoyer immédiatement,
tout froid et trempé, mais je m’y suis opposé. « Nous le
renverrons chaud et sec », leur ai-je dit. Et c’est ce que
je ferai, parole de roi, et ce roi-là ne manque pas à sa
parole, plus jamais.
– De roi ? Vous êtes un roi ?
– Je te l’ai dit, je suis Arthur Pendragon, suzerain de
Bretagne, qui a passé ces derniers siècles en hiberna-
tion ici, à Lyonesse.
Le garçon ne put s’empêcher de sourire. Le vieil
homme hocha la tête avec compréhension et continua :
– Tu ne me crois pas, n’est-ce pas ? Au fond, pour-
quoi me croirais-tu ? Mais tu peux croire que je t’ai
sorti de la mer. Croire que je t’ai porté ici. Croire que
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ce sont tes vêtements qui sèchent près du feu. Croire


que tu es couché dans mon lit. Tiens, touche ma main.
De la chair et du sang, comme la tienne. (La main qui
caressa la joue du garçon était tiède et rugueuse, aussi
rugueuse que celle de son pêcheur de père.) Tu vois ?
– Mais le roi Arthur… ce n’est qu’une histoire, une
légende.
– Une légende, dis-tu ? Une légende ! Tu entends
cela, Bercelet ? Ton maître est une légende. (Il se
tourna à nouveau vers le garçon.) Ainsi, tu as entendu
parler de moi ?
– Oui, acquiesça le garçon. Un peu. Cette épée, dans
le lac…
– Excalibur. C’est tout ce que tu connais ? Eh bien,
pendant que nous attendons que tes vêtements
sèchent, tu vas entendre le reste. C’est une longue his-
toire, une histoire de grand amour, de grande tragédie,
de magie et de mystère, d’espoir, de triomphe et de
désastre. C’est mon histoire, mais pas uniquement la
mienne. Sur les chaises vides que tu vois autour de la
Table ronde s’asseyait autrefois une assemblée de che-
valiers, les hommes les meilleurs et les plus courageux
que ce monde ait jamais connus. Et ils étaient aussi
mes amis. Je te parlerai d’eux, je te parlerai de moi.
Maintenant, allonge-toi et repose-toi.
Il tapota le lit, et Bercelet y sauta d’un bond, se cou-
cha à côté du garçon, poussa un gros soupir et lui lécha
la main.
– Je sais, Bercelet, tu as déjà entendu cette histoire
bien des fois, n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, tu y étais… la
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plupart du temps, en tout cas. (Le chien ferma les yeux


et poussa un nouveau soupir.) Seulement, ce jeune
homme ne la connaît pas, alors il va falloir en prendre
ton parti. Je commencerai par le commencement,
quand j’étais encore un enfant à peine plus vieux que
tu ne l’es aujourd’hui.
Arthur Pendragon se rassit à côté du feu, contempla
un instant les flammes et commença son récit.
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Quand je te regarde, il me semble revoir l’enfant


que j’ai été, rêveur, aventureux. Il faut que je fasse un
effort pour me rappeler le château où j’ai grandi, le lit
où j’ai dormi, la table où j’ai mangé, mais je revois
clairement, par la pensée, les forêts sauvages du pays
de Galles et les montagnes balayées par les vents où
j’ai passé mes jeunes années. Des années insouciantes,
en vérité. J’avais une mère comme meilleure amie et
un père comme compagnon de tous les instants et
comme professeur. C’est lui qui m’apprit à chasser, à
marcher sans bruit, à tuer proprement. C’est lui qui
me montra comment tenir un faucon, comment maî-
triser un renard, comment tirer à l’arc sans trembler
en bandant la corde, et comment manier l’épée et la
lance comme un chevalier doit savoir le faire. Mais
c’est ma mère qui m’enseigna les choses importantes.
Par elle, j’appris ce qui est bien et ce qui est mal, ce
qui doit être et ce qui ne doit pas être. Des leçons que
je continue à apprendre, mon ami. De ma vie entière,
je n’ai jamais aimé personne plus que ma mère, et je
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crois n’avoir jamais détesté personne plus que mon


frère aîné Kay.
Kay avait six ans de plus que moi, et il fut le fléau de
ma jeunesse. Il s’ingéniait toujours à me faire endosser
la responsabilité de ses propres méfaits en essayant de
monter Père contre moi… et en y parvenant souvent.
Je me retrouvais confiné dans ma chambre ou fouetté
pour une faute que je n’avais pas commise, et je revois
la lueur sarcastique et triomphante qui brillait alors
dans les yeux de mon frère. Mais avec Mère, il ne réus-
sit jamais à me faire accuser. Jamais elle n’accepta
d’écouter un seul mot contre moi, que ce fût de Kay ou
de Père. Elle fut mon alliée constante, mon roc.
Mais elle mourut. Elle mourut alors que je venais
d’atteindre mes douze ans. Quand elle fut couchée sur
son lit de mort, les yeux ouverts mais aveugles, je ten-
dis la main pour caresser une dernière fois sa joue. Kay
m’empoigna par un bras et me tira brutalement en
arrière.
– Ne t’avise pas de la toucher, grinça-t-il, les yeux
étincelants. C’est ma mère, pas la tienne. Toi, tu n’as
pas de mère.
Je me tournai vers Père et, à son battement de pau-
pières, je compris que Kay disait la vérité.
– Kay, dit-il en secouant tristement la tête. Com-
ment peux-tu dire une chose pareille en ce moment,
alors que le froid de la mort n’a pas encore envahi ta
mère ? Ce que je t’ai révélé, je te l’ai confié sous le
sceau du secret. Comment peux-tu être aussi cruel ?
Toi, mon propre fils.
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– Et moi ? dis-je. Je ne suis pas votre fils ? Elle n’était


pas ma mère ?
– Ni l’un ni l’autre, répondit Père, et il détourna les
yeux. J’aurais dû te l’expliquer plus tôt, mais je n’ai
jamais pu m’y résoudre.
– Mais alors, m’écriai-je, si je ne suis pas votre fils et
si je ne suis pas le sien, de qui suis-je le fils ? Je ne peux
pas être le fils de personne.
Il me prit par les épaules. Brusquement, il avait l’air
d’un vieillard.
– Mon garçon, dit-il, je ne peux pas te dire qui tu
es. Tout ce que je sais, c’est que Merlin t’a apporté ici
alors que tu étais un nouveau-né. C’est Merlin qui
m’a fait promettre de te garder, de te protéger et de
t’élever comme mon propre fils, et je l’ai fait de mon
mieux. S’il m’est parfois arrivé d’être sévère avec toi,
c’était parce que j’avais toujours cette promesse à
tenir.
– Merlin ? demandai-je. Qui est ce Merlin ?
Cette question fit ricaner Kay.
– Tu ne fais donc rien d’autre que de rêvasser ? Tout
le monde sait qui est Merlin. C’est le créateur de l’an-
cienne magie druidique, un enchanteur, un devin. Il
connaît tout, le passé comme l’avenir. Pourquoi il s’est
occupé de toi, je n’arrive pas à le comprendre.
Je me tournai vers Père.
– C’est vrai, tout ça ? J’ai été apporté ici par ce Mer-
lin ? Ma mère n’était pas ma mère ? Vous n’êtes pas
mon père ?
Il hocha la tête, et je compris que le chagrin qui cris-
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pait son visage était le reflet du mien. Mais il fallut que


Kay jette encore un peu de sel sur la plaie.
– C’est tout vu, claironna-t-il. Tu es un bâtard, un
enfant trouvé. Tu peux nous être reconnaissant de
t’avoir recueilli chez nous.
Mon sang ne fit qu’un tour. J’avais beau être petit, je
l’assommai d’un coup de poing, et j’aurais continué à
le frapper si Père ne m’avait pas retenu.
– Ce n’est pas comme cela que je t’ai élevé, Arthur,
dit-il.
Il me tenait toujours par les bras, mais je me libérai
d’une secousse et m’enfuis dans la forêt où j’errai
durant des jours et des jours, comme un animal blessé
rendu fou par la douleur.
Je finis par aboutir dans un vallon ignoré, tapissé de
jacinthes des bois, au milieu duquel un ruisseau pai-
sible murmurait sur un lit de cailloux. Mourant de faim
et de soif, je me jetai à plat ventre et bus tout mon
content. Et, en buvant, je réfléchis. J’avais entendu
parler de vieillards qui, n’ayant plus le courage de
continuer à vivre, cherchaient un endroit dérobé
comme celui-là et s’y couchaient pour mourir, pour
être dévorés par les loups et dépecés par les corbeaux.
Là, sur la berge, au milieu des jacinthes, je décidai de
m’étendre pour ne plus me relever. Je fermai les yeux
et sombrai dans le sommeil de la mort. Je n’avais pas
peur. J’allais rejoindre Mère et laisser derrière moi
toute la misère de ce monde.
Du plus profond de mes rêves tourmentés, j’entendis
approcher un animal qui se frayait un chemin parmi les
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jacinthes et pataugeait dans le ruisseau. Un souffle


chaud balaya mon visage, et je compris que ce n’était
plus un rêve. Me raidissant dans l’attente des lacérations
et des déchirements que je savais devoir endurer avant
de passer de vie à trépas, j’ouvris les yeux, curieux de
voir le loup qui allait m’achever. Il se tenait au-dessus de
moi, la langue pendante, ses grands yeux gris clignotant
paresseusement. Ce n’était pas un loup mais un deer-
hound et, à ce moment-là, une voix le rappela. Un vieil
homme en haillons, qui avait l’air d’un mendiant, tra-
versait le ruisseau à gué, pieds nus sur les cailloux et
appuyé sur un bâton pour ne pas glisser. Tout faible que
j’étais, je m’efforçai de repousser le chien.
– Vous êtes une odeur inconnue, m’expliqua le men-
diant. N’ayez pas peur, Bercelet ne vous fera aucun
mal. (Il s’approcha et s’assit lourdement à côté de
moi.) Vous n’auriez pas un petit quelque chose à don-
ner à un pauvre mendiant ? me demanda-t-il, mais je
secouai la tête, car je n’avais rien, et il continua :
Alors, donnez-moi au moins un peu de votre temps. Le
temps ne coûte rien, et un jeune homme comme vous
en possède d’abondantes réserves. Vous avez une
longue vie devant vous, plus longue que vous ne le
pensez, peut-être même plus longue que vous ne le
souhaiterez. Depuis que le suzerain Utha est mort, je
sillonne ce pays de bout en bout et je n’y vois que ruine
et désolation. Partout, j’y trouve la famine et la cupi-
dité marchant la main dans la main et prospérant. Je
vois un royaume divisé et affaibli. Je vois des seigneurs
et des rois se chamaillant comme des moineaux. Et,
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pendant qu’ils se querellent, les Pictes 1 et les Écossais


descendent du Nord en pillant et en brûlant tout sur
leur passage, tandis que les Irlandais et ces maudits
Saxons font franchir les mers à des hordes contre les-
quelles nous sommes désarmés. Ils prennent nos villes,
nos villages, nos fermes. Ils incendient nos églises, ils
asservissent les nôtres, et nous ne pouvons rien faire
parce que tout courage nous a abandonnés. Nous
sommes un peuple totalement dépourvu d’espérance.
(Il regarda autour de lui.) Vous voyez ce vallon de
jacinthes ? Tout y a commencé il y a mille ans, peut-
être deux mille, par une unique jacinthe qui a fleuri,
vigoureuse et fière, et ensuite, une par une, les autres
sont sorties de terre autour d’elle, et un fouillis de
broussailles et de ronces s’est transformé en ce paradis
terrestre. En grandissant, vous pouvez devenir exacte-
ment comme cette fleur, et alors d’autres vous sui-
vront. Il suffit d’une. Ne pensez plus à la mort, jeune
homme. Ouvrez les yeux et admirez ce qu’une fleur
peut faire. À ce moment-là, vous saurez ce qu’un
homme peut faire. Toute la Bretagne pourrait devenir
aussi belle que ce bois. Vous pouvez être la première
jacinthe, celle par qui tout commence. (Ses yeux noirs
me sourirent gentiment, et il ébouriffa le cou de son
chien.) Il me suffit de regarder les yeux d’un homme
pour voir son âme. Je vois dans la vôtre la graine de la
grandeur. Laissez-la germer.

1. Nom du peuple établi jusqu’au IXe siècle dans les basses terres de l’Écosse.

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Nous bavardâmes encore un moment, puis il appuya


sa tête contre un arbre et nous nous endormîmes.
Lorsque je me réveillai, il était parti, et le chien Berce-
let également. Je commençai par croire que le men-
diant avait fait partie de mon rêve, mais ensuite je vis
les jacinthes aplaties là où il s’était assis, ainsi que son
bâton, oublié contre le tronc d’un frêne. Je me levai
aussitôt, le bâton dans la main, et je l’appelai. Mais
seul le ricanement moqueur d’un geai me répondit.
Je restai encore quelques jours dans le mystérieux
vallon aux jacinthes, en espérant que le mendiant et
son chien allaient revenir. Mais ils ne revinrent pas. Je
me nourrissais des truites brunes qui se blottissaient
dans les recoins ombreux du ruisseau en s’offrant à
mon appétit. Je m’en gavais et, en retrouvant mes
forces, je repris courage. Je quittai la forêt et rentrai
chez moi.
J’étais parti depuis un mois, peut-être même davan-
tage, et on me croyait mort. Père me serra dans ses bras
en pleurant.
– Ne pense jamais plus que tu n’es pas mon fils, me
dit-il. Kay, je l’ai engendré et je l’aime comme un
homme a le devoir d’aimer sa progéniture. Mais toi, j’ai
choisi de t’aimer, et je vous aime l’un et l’autre non
seulement comme un père, mais aussi comme un ami.
Mais, pendant qu’il m’étreignait, je vis briller dans
les yeux de Kay la lueur glacée de la jalousie et je com-
pris que mon frère n’était pas mon ami et ne le serait
jamais.
Les années passèrent, et je gardais toujours en
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Un texte légendaire à travers
le regard du roi Arthur, qui raconte
son histoire captivante à un jeune
garçon d’aujourd’hui.

« C’est une longue histoire, une histoire


de grand amour, de grande tragédie, de magie
et de mystère, de triomphe et de désastre.
C’est mon histoire. Mais c’est l’histoire surtout
de la Table ronde où, autrefois, siégeait
une assemblée de chevaliers, les hommes
les meilleurs et les plus valeureux que le monde
ait jamais connus. Je commencerai par le
commencement, quand j’étais encore un enfant
à peine plus âgé que tu ne l’es aujourd’hui. »

Illustré par Michael Foreman


Couverture : Henri Galeron

Traduit de l’anglais
par Noël Chassériau
ISBN 978-2-07-510382-4
Catégorie 4
J01213

9:HSMARF=VUX]WY: à partir
www.gallimard-jeunesse.fr de 9 ans
Le Roi Arthur
Michael Morpurgo
Couverture : Illustrations de couverture par
Henri Galeron

Cette édition électronique du livre


Le Roi Arthur de Michael Morpurgo
a été réalisée le 27 mai 2021
par les Éditions Gallimard Jeunesse.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782075103824 - Numéro d’édition : 393566).
Code Sodis : N96470 - ISBN : 9782075103862
Numéro d’édition : 333048.

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