FICHES - VASSEVIERE Litteraire

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LE ROMAN : LE ROMAN ET LE RÉEL

Longtemps vu comme inférieur ou immoral, il occupe aujourd’hui une place dominante


dans le champ littéraire (prix, adaptations cinématographiques, promu par les médias et
diffusé comme un produit de grande consommation).

Baudelaire : « Le roman est un genre bâtard dont le domaine est vraiment sans limites »,
Théophile Gautier, 1859.

Echappant à toute codification, se renouvelant sans cesse, il a pris toutes les formes et
concurrencé tous les autres genres, et abordé tous les sujets. Il a surtout utilisé par
l’intermédiaire de la narration, les relations particulières entre la fiction et la réalité.

LE ROMAN ET LE RÉEL
La capacité du roman à rendre compte de la confrontation de l’individu et du monde a été
pour beaucoup dans son accession à la respectabilité. Le genre romanesque a longtemps été
accusé :
• de donner une vision fausse et idéalisée de la réalité
• d’exercer un effet corrupteur sur les âmes sensibles
• de flatter les goûts d’un public avide de divertissement

Dans Les Confessions, Rousseau évoque les « émotions confuses » qu’il a éprouvées en
apprenant à lire dans les romans appréciés par sa mère. Ces derniers lui « donnèrent de la
vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont
jamais bien pu le guérir ». Au 19ème siècle Jules de Gaultier développe à partir d’une étude du
roman de Flaubert la notion de bovarysme en 1892, pour caractériser un type spécifique de
perversion morale que provoque la lecture romanesque.

58. Denis Diderot et le roman vrai

a. Eloge de Richardson, 1762


Diderot célèbre l’écrivain qui, renonçant à exploiter le goût du public pour le romanesque et
la « débauche », a donné ses lettres de noblesse au roman : « Ô Richardson ! J’oserai dire que
l’histoire la plus vraie est pleine de mensonges, et que ton roman est plein de vérités » ; « Le
cœur humain, qui a été, est et sera toujours le même, est le modèle d’après lequel tu copies »

Le roman doit se faire roman de mœurs, représenter le monde. Diderot postule une nature
humaine éternelle (classique) dont le roman doit peindre des « caractères » et des
« passions ». Le roman peut passionner le lecteur et l’instruire mieux que l’histoire, car il
copie d’après nature tandis que l’histoire recourt à des inventions pour pallier aux lacunes de
la documentation.

b. Les Deux amis de Bourbonne, 1770


Diderot distingue trois types de contes : le « conte historique » (qui équivaut au récit
réaliste), « le conte merveilleux » (représenté par Homère) et « le conte plaisant » (incarné par
La Fontaine). L’art le plus réaliste est toujours séduction, illusion. Le conteur use
« d’éloquence » et de « poésie » pour tromper ; par l’art du détail, il réussit à satisfaire « deux
LE ROMAN : LE ROMAN ET LE RÉEL

conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poète, véridique
et menteur ». Mieux que l’historien, le romancier atteint à la vérité humaine.

59. Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola

a. Caution de la science, du réel


Pour combattre l’image du roman futile et immoral, les écrivains du 19ème se revendiquent de
méthodes scientifiques, recourent à l’idéal de la vérité et à l’autorité du réel. Le roman-miroir
est une façon de réfuter l’accusation d’immoralité adressée au roman réaliste :

« Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux
l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir
dans sa hotte sera accusé par vous d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous
accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore
l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et les bourbiers se former. » Le Rouge et le Noir,
1831.

Dans l’Avant-propos de La Comédie Humaine (1842) Balzac se définit comme « le secrétaire »


de « l’historien » que constitue à ses yeux « la Société française ». L’histoire est ici métaphore
du réel-vrai. Balzac dit suivre la voie de Buffon et Geoffroy Saint-Hilaire et parle « d’espèces
sociales » sur le modèle des « espèces biologiques ». Zola, Balzac, Flaubert se réclament du
modèle des sciences biologiques et veulent pour l’art littéraire aussi une méthode.

« le naturalisme est purement une formule, la méthode analytique et expérimentale (…) Ici,
l’écrivain n’est encore qu’un homme de sciences. La personnalité d’artiste s’affirme ensuite
par le style », Zola, Le Roman expérimental, 1880.

Zola fait la théorie du « roman expérimental » fondé sur l’observation et l’expérimentation.

Flaubert ajoute à l’exigence de la rigueur scientifique et méthodologique, celle du « Beau »


comme associé au « Vrai », et qui est celle du style.

b. La réalité observée est filtrée par la personnalité de l’artiste


Les détracteurs du réalisme ont usé de la métaphore de la photographie pour contester au
roman son statut d’œuvre d’art. Or les réalistes ont été les premiers à revendiquer leur
qualité d’artistes : « Une œuvre d’art est un coin de la création vue à travers un
tempérament », Zola, Mes haines, 1865. Zola valorise la personnalité d’artiste quand
l’observation est une première phase de travail. Pour Balzac, le romancier jongle entre
l’observation et l’expression et est doué d’une troisième puissance, qui consiste en une
seconde vue lui permettant de deviner la vérité (préface à La Peau de Chagrin).

c. Le roman ne reproduit pas la réalité : qualités du visionnaire


« je crois encore que je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J’ai l’hypertrophie
du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte. La vérité monte
d’un coup d’aile jusqu’au symbole. » - Zola, lettre à Henry Céard, 1885.
LE ROMAN : LE ROMAN ET LE RÉEL

Rappelons que pour Maupassant, « les Réalistes de talent » sont des « Illusionnistes » (« Le
Roman » préface publiée avec Pierre et Jean 1999) : il poursuit la distinction entre roman et
photographie. Chez Zola, le mensonge est au service du vrai, son « œil » photographique
déforme le réel pour mieux le dévoiler.

60. Georg Lukacs, Problèmes du réalisme, 1975


Figure essentielle de la sociologie de la littérature d’inspiration marxiste, il met en relation
les formes littéraires et l’histoire sociale. « Le roman est l’épopée d’un monde sans dieux »
(Théorie du roman, 1920).
« Tout style nouveau naît de la vie, sur la base d’une nécessité socio-historique » (« Raconter
ou décrire ? » 1936).
Après 1848, Flaubert et Zola sont les « observateurs critiques » de la « société bourgeoise déjà
instituée, achevée ». Ils substituent au récit une « méthode descriptive ».
Dans Problèmes du réalisme, 1975, Lukacs propose une lecture en contre-point des descriptions
zolienne et balzacienne, marquant une préférence pour Balzac chez qui la description est au
service du récit. Chez Zola, les « problèmes sociaux (…) ne sont décrits que comme des faits
sociaux, comme des résultats, comme caput mortuum du développement » tandis que Balzac
« figure la manière dont, sous le capitalisme, le théâtre est prostitué ». La description
zolienne n’est qu’un exercice de style.

61. Marthes Robert, Roman des origines et origines du roman, 1972


Pour Marthes Robert, le roman n’est jamais que représentation illusoire du réel. Ce recours à
la fiction satisfait chez l’homme le désir inconscient de corriger son histoire individuelle et de
refaire le monde.

62. André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, 1977


La création romanesque, en dépit des revendications réalistes du 19ème, ne reproduit pas le
réel. Le roman ne se réduit pas à l’invention d’une histoire. Il est invention d’un monde.
Malraux met à mal la notion d’observation, et utilise la métaphore de la partition musicale et
de la distinction entre partition et interprétation pour affirmer que l’histoire et la forme sont
indissociables : « Il n’y a pas de partition ». Partant de la fameuse citation de Stendhal
comparant le roman à un miroir, et de celle de Zola sur la « nature vue à travers un
tempérament », Malraux affirme qu’« il ne s’agit pas de déformer mais de former : d’inventer
une autre forme de coordination ».

« Or il n’existe pas plus de Chartreuse non écrite que de symphonie imaginaire ou de modèle
d’un tableau cubiste. Le livre est le résultat d’une élaboration, d’une suite de parties, tantôt
gouvernées et tantôt instinctives, dont chacune se répercute ; dans lesquelles le grand
romancier trouve une coordination qui lui appartient comme le timbre de sa voix ».

63. Thomas Pavel, La Pensée du roman, 2003


Thomas Pavel affirme que l’histoire du roman occidental du milieu du 16ème à la fin du 20ème
est animée par un double mouvement : vers la vraisemblance sociale et psychologique
LE ROMAN : LE ROMAN ET LE RÉEL

d’abord et vers le modernisme par la suite. Elle a vu s’affronter deux grandes tendances,
l’idéalisme et le réalisme ;
Les quatre grandes périodes du roman sont :
1. L’idéalisme prémoderne. Il prévaut dans le roman de chevalerie, le roman héroïque,
pastoral, tandis que le réalisme se manifeste dans les romans satiriques ou
picaresques et dans la nouvelle, d’où émerge La Princesse de Clèves.
2. Une première rupture est incarnée par La Nouvelle Héloïse (1761) qui donne voie à
l’idéalisme moderne marqué par l’incarnation de la norme morale dans une belle
âme. En contre-point se développe un roman réaliste prenant une distance ironique
avec le roman idéaliste (Diderot, Sterne).
3. L’idéal est naturalisé, le personnage est déterminé par son milieu (Walter Scott).
Malgré l’anti-idéalisme de Flaubert, Goncourt et Zola, l’idéalisme se maintient dans
les figures mythiques de Hugo, l’invention de personnages exceptionnels chez
Balzac.
4. A Rebours de Huysmans (1884) marque la « réaction esthétisante » qui aboutira au
modernisme cherchant à réunir « le culte de la forme et la subjectivité ». Les pratiques
du réalisme se maintiennent chez des romanciers comme Camus, Sartre.

Une anthropologie fondamentale : « L’objet séculaire de son intérêt : l’homme individuel


saisi dans sa difficulté d’habiter le monde » Le roman a un sens, une pensée. Toute œuvre
propose « une hypothèse substantielle sur la nature et l’organisation du monde humain ». La
problématique du roman reste celle de l’individu confronté à la société, de son rapport à la
norme morale, de son désir d’habiter un monde hostile.

64. Philippe Dufour, Le réalisme, 1998


Le Réalisme. De Balzac à Proust.
Il étudie le réalisme de la société née de la Révolution. Le réalisme « pense son temps, contre
son temps » et « dévoile les dessous de l’Histoire » (Les Rougon-Macquart brossent la société
de Second-Empire. Il y a une visée polémique dans ce projet d’écriture : dénoncer le régime
de Napoléon III, issu d’un coup d’Etat sanglant et qui a vu naître une société composée de
parvenus et de corrompus. Ceux qui ont un cœur généreux comme Gervaise se font dévorer
par l’avarice des autres).

Il choque en donnant une forme esthétique à la laideur physique ou morale en dehors de


toute considération éthique. Les actes adultères d’Emma ont profondément choqué à
l’époque du fait qu’ils étaient décrits en détail sans jugement. On peut penser à la scène
d’agonie d’Emma où sont donnés force détails du visage déformé par la douleur et les effets
de l’arsenic. Chez Balzac les traits moraux sont associés à des caractéristiques physiques
mais sans que cela les prescrive du régime de représentation. Le but n’est pas de condamner
le personnage ou de le juger mais de le décrire dans ses plus infimes détails. Sa laideur revêt
une dimension concrète : le détail du « jupon de laine tricotée » qui dépasse de « la première
jupe faite avec une vieille robe », du « bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux
cheveux mal mis » et du chat et de son « rourou matinal ». D’ailleurs cette dimension
scientifique du portrait est soulignée par la métaphore animale : les analogies ont une portée
analytique et pas idéaliste (le « nez à bec de perroquet » de Vauquer).
LE ROMAN : LE ROMAN ET LE RÉEL

Le réalisme glisse du « vu au rêvé ». On peut penser au riche univers métaphorique de


Balzac, ou même aux personnages plus grands que nature qui atteignent la grandeur du
mythe comme Vautrin ou le Père Goriot. Il n’est pas bridé par l’observation scientifique. Il
existe des réalismes :
-le réalisme de l’observation (Balzac) : il extrait le typique de la réalité
-le réalisme de la perception (Stendhal) : il fabrique un univers personnel. Le but de Julien
Sorel est le bonheur.
-le réalisme du sentir (Flaubert) : le monde apparaît au personnage sous la forme de
sensations. « l’univers, pour lui, n‘excédait par le tour soyeux de son jupon » : les descriptions du
visage d’Emma au réveil sur l’oreiller, des baisers d’aurevoir matinaux, des habitudes
conjugales (promenade, repas), sont colorées par l’univers sensoriel de Charles. Le souvenir
d’Emma suit le médecin de campagne qui s’est mis en route pour sa journée. Tout son corps
en est imprégné : « le cœur plein des félicités de la nuit, l’esprit tranquille, la chair contente ».
son obsession pour Emma est toute sensorielle : il veut toucher à tout ce qu’elle possède (son
peigne, ses bagues, son fichu). De même Emma est soumise à des états que la plupart du
temps elle ne s’explique pas et qui dépasse son entendement. Ainsi les rêves de paysages et
d’idylles d’Emma contrastant avec sa vie morne à Tosse, se concrétisent par des sensations :
« comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne
comme le vent ? Les mots lui manquaient donc, l’occasion, la hardiesse ».
de même c’est à travers des sensations que le choix d’Emma de se marier à Charles est
expliqué : « Mais l’anxiété d’un état nouveau, ou peut-être l’irritation causée par la présence de cet
homme, avait suffi à lui faire croire qu’elle possédait enfin cette passion merveilleuse qui jusqu’alors
s’était tenu comme un grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poétiques ; -
et elle ne pouvait s’imaginer à présent que ce calme où elle vivait fût le bonheur qu’elle avait rêvé ».
(90).

Pour Philippe Dufour, le réalisme est une « esthétique impossible », il « porte en lui sa
négation, par son désir d’excéder le réel ». C’est en cela que l’écriture visionnaire de Hugo et
Zola en est une manifestation caractéristique. Cette écriture représente la réalité actuelle et
l’avenir qui la remet en cause.

Dans le chapitre 4 de L’Assommoir (1877) l’accident de Coupeau, qui constitue un événement


charnière dans la destinée du couple, et la prochaine descente aux Enfers que cet accident va
provoquer, sont téléguidés et annoncés. En effet le couple est là à son apogée. Tout leur
sourit : Gervaise accouche de sa troisième fille, ils se lient d’amitié avec des voisins
respectables, le couple met de l’argent dans une Caisse d’Epargne, Gervaise acquiert une
nouvelle pendule avec ses économies et convoite l’achat d’une boutique. Précisément leur
bonheur sans taches dans une réalité violente où les ouvriers sont le plus souvent victimes de
la boisson, a un caractère excessif. Le narrateur insiste trop sur l’excès de bonheur pour faire
pressentir au lecteur l’arrivée de la catastrophe. L’accident de Coupeau est pressenti et
annoncé dans un passage où on voit Coupeau à l’œuvre sur la toiture d’une maison. Ce n’est
pas le jour de l’accident mais déjà tous les indices d’une chute prochaine sont posés : le
crépuscule, la présence suspecte de la tranquillité de l’ouvrier qui chante, la focalisation sur
la pose de la dernière feuille de zinc et la description du « bord du toit, près de la gouttière »,
du « trou béant de la rue ». D’autre part la réalité décrite a une dimension symbolique. Il y a
des objets et des espaces qui signifient et connotent la destruction comme d’autres la félicité.
Ainsi l’alambic du père Colombe est une machine à soûler. Les machines (la mécanique de
LE ROMAN : LE ROMAN ET LE RÉEL

fonte et la machine à vapeur) engloutissent les individus sous leur force dévoratrice. Elles les
réifient et dévaste leur corps qui devient lui-même une machine : ainsi de Coupeau atteint de
delirium tremens.

Pour Philippe Dufour, c’est insupportable pour les conservateurs qui voient leurs rêves
d’éternité périr. « Le réalisme n’imite pas la nature, il dénonce les fausses natures ».
LE ROMAN : ROMAN ET PERSONNAGE

ROMAN ET PERSONNAGE
Le roman tend à faire de lui un être vivant (il le dote d’un nom, d’une psychologie, d’une
profession) mais souvent plus un type. Il incarne un sentiment ou une attitude.
65. Balzac, préface du Cabinet des Antiques, 1839
« Cette queue n’est pas de ce chat. » - pour composer un personnage il est nécessaire de
prendre plusieurs caractères semblables pour arriver à en composer un seul. « La tête d’un
drame est très éloignée de sa queue ». La littérature se sert du procédé employé dans la
peinture qui consiste pour faire une belle figure à prendre les mains de tel modèle, le pied de
tel autre, la poitrine d’un autre etc…

66. François Mauriac, Le Romancier et ses personnages, 1933


Les pouvoirs du romancier sont limités : il ne crée pas « une humanité de chair et d’os » mais
« une image transposée et stylisée » qui ne peut « faire concurrence à la vie ». La légitimité
du roman ne vient pas de sa capacité à reproduire le réel mais à sa portée morale : il
contribue à la « connaissance du cœur humain ».

! Pour Mauriac, les personnages sont artificiels, truqués. Mais parce qu’ils échappent à
l’insignifiance de la vie réelle, ils constituent des types riches d’enseignement pour les
vivants. Le roman est menteur par exemple par le fait que les héros s’expliquent et se
racontent (contrairement à dans la vie). Dans la vie Tristan et Yseut échangent des banalités.
Ils ne disent rien de l’amour (qui s’éprouve mais ne s’exprime pas)

! Sartre a critiqué cette vision classique du personnage dans « M. François Mauriac et la


liberté », Situations I, 1947. Sartre prend le modèle du roman américain. Il reproche à Mauriac
de ne laisser aucune liberté à ses personnages (« avant d’écrire il forge leur essence ») en
adoptant le point de vue de Dieu alors qu’un roman « est une action racontée de différents
points de vue ».

Les personnages nous fournissent « des planches d’anatomie morale ». Ce sont donc les êtres
vivants qui doivent se conformer aux leçons des romans et non les héros de roman qui
doivent être comme dans la vie. « Aussi vivants que ces héros nous apparaissent, ils ont
toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s’en dégage qui ne
se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse. »

« Et c’est sans doute notre raison d’être, c’est ce qui légitime notre absurde et étrange métier
que cette création d’un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans
leur propre cœur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et de
pitié ».
LE ROMAN : ROMAN ET PERSONNAGE

67. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913


Il ouvre la voie à une réflexion moderne sur le personnage en montrant qu’il est un ensemble
de représentations qui s’élaborent à travers l’intelligence et la sensibilité du lecteur. En effet
pour Proust le personnage plaît au lecteur justement parce qu’il n’est pas réel. En fait les
émotions que nous éprouvons dans la réalité sont le produit d’une image de l’émotion. Une
personne réelle nous reste opaque et nous sympathisons avec elle qu’en nous représentant sa
peine ou sa joie. Ce qui compte n’est pas que les personnages soient réels mais comme dans
la réalité nôtres : leurs émotions et leurs actions se produisent en nous ;

68. Nathalie Sarraute, L’Ère du Soupçon, 1956


Le personnage romanesque ne paraît plus crédible au lecteur. Avec Joyce, Proust et Freud, il
a connu le « foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine
défrichées de l’inconscient ». Réciproquement, l’écrivain « parle de soi » et renonce « aux
types littéraires » et au « ton impersonnel » car il veut rendre la complexité de la vie. Ce
nouveau roman suppose un lecteur actif. Il récuse la notion de personnage au nom de la
psychologie moderne. Le lecteur est prêt à aller sur le terrain de l’auteur.

« Le lecteur, en effet, même le plus averti, dès qu’on l’abandonne à lui-même, c’est plus fort
que lui, typifie. » Il « fabrique des personnages » qui « vont grossir dans sa mémoire la vaste
collection de figurines de cire que tout au long de ses journées il complète à la hâte »

par une évolution analogue à celle de la peinture, l’élément psychologique tend à se passer
de support (le personnage), à se suffire à lui-même.

Il faut priver le lecteur des indices dont il s’empare pour fabriquer des trompe-l’œil afin qu’il
se concentre sur l’analyse des états psychologiques.
69. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman (1998)
Vincent Jouve, L’Effet personnage. Il distingue trois régimes de lectures produits par la lecture
qui correspondent à trois modes de réceptions du personnage. Dans l’idée initiée par les
théoriciens de la réception, que l’œuvre se déroule dans la conscience du lecteur.
" Le « lectant » refuse l’illusion romanesque et reçoit le personnage comme un « pion ».
on parle « d’effet personnel » où le lecteur met en relation le personnage avec son
auteur, perçu dans l’instance narrative, qui tente de faire passer un « message ». Deux
lecteurs sont imbriqués : le « lecteur jouant » qui s’interroge sur la stratégie narrative,
et le « lecteur interprétant » (herméneutique) sur le sens de l’œuvre. les romans de
Rabelais et Diderot privilégient l’effet-personnel herméneutique même si les trois
effets sont présents : il s’agit pour le lecteur de relier le personnage au projet du livre
(esprit de la Renaissance chez Rabelais, projet politique et culturel des Lumières chez
Diderot). Egalement le roman à thèse. // romans du Nouveau Roman réduit au
minimum le personnage-personne et prétexte. Développer la conscience critique du
lecteur est l’objectif avoué de ces romans. Remplacer le consentement à l’illusion par
un regard réflexif sur le texte.
" Le « lisant » : c’est celui qui est victime de l’illusion romanesque. On parlera « d’effet
personne » car le personnage est reçu comme une personne. Phénomène de
l’identification du lecteur au personnage, dans laquelle survit l’enfance et participe
LE ROMAN : ROMAN ET PERSONNAGE

de la construction du moi. Y domine la littérature réaliste. L’effet-personne y doit


dissimuler l’effet-personnel et l’effet-prétexte. l’objectif de ce type de roman est
d’installer le lecteur dans un monde achevé et fini, concurrent du monde réel.
Représente la majorité des romans, le range sous le nom de « littérature classique »
" Le « lu » : on parle de « l’effet prétexte ». le personnage est un prétexte, un alibi
artistique et culturel pour vivre par procuration des situations fantasmatiques.
Autorisation d’investissements pulsionnels ; régime pris en charge par la littérature
de masse, visée mercantile.

Ces trois effets harmonieusement disposés font de la lecture une activité enrichissante sur le
plan intellectuel, affectif et fantasmatique, mais sont souvent en réalité hiérarchisés selon
l’objectif du roman.
LE ROMAN : LE ROMAN EN QUESTION

LE ROMAN EN QUESTION

71. André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924


Pour Breton, l’écriture est une expérience authentique, vitale. Le récit est autobiographique,
quête de soi. Il attend du surréalisme la « résolution des principaux problèmes de la vie » et
la « récupération totale de notre force psychique ».

Il méprise ces « empiriques du roman qui prétendent mettre en scène des personnages
distincts d’eux-mêmes », et « l’affabulation romanesque ». Le but chez Breton est la quête de
soi.
Le surréalisme s’élabore en réaction contre le positivisme et le manifeste de Breton s’ouvre
par un procès contre l’attitude matérialiste qui, en privilégiant le rationalisme, a amputé
l’homme d’une partie de lui-même et notamment de son imagination.

Breton rejette le réalisme représenté par le « genre inférieur tel que le roman » car
l’observation du réel ne fournit que des images de catalogues et des lieux communs. Il flatte
les gouts les plus bas du public, « la clarté confinant à la sottise, la vie des chiens »
Moralement il correspond à un divertissement stérile, soumis à des formes stéréotypées.
C’est Anatole France qui fait figure de symbole de ces romanciers.

Valéry condamne le roman au nom de l’excellence de la forme poétique.

Julien Gracq réhabilitera la phrase donnée en exemple par Valéry : « La marquise sortit à
cinq heures » en affirmant qu’elle trouait une nécessité dans une structure narrative. Pour lui
le mécanisme romanesque est tout aussi précis et subtil qu’un poème mais c’est la dimension
de l’ouvrage qui décourage le travail critique.

72. Louis Aragon, « C’est là que tout a commencé… », postface aux Cloches de Bâles, 1965
Son plaidoyer en faveur du roman se déroule comme suit :
-de fait « tout roman fait appel en la croyance au monde tel qu’il est, même pour s’y
opposer (…) le roman est une machine inventée par l’homme pour l’appréhension du réel
dans sa complexité »
c’est une nécessité pour l’homme de faire le point sur un monde changeant, de « comprendre
la loi de cette variation » et donc il y aura toujours des romans.

« l’extraordinaire du roman c’est que pour comprendre le réel objectif il invente d’inventer.
Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa
nudité. Ce qui est menti est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière » ; les anti-
romans sont des « briseurs de machine », qui rêvent d’anéantir ce « moyen de connaissance
qu’est le roman », car le roman « c’est la clef des chambres interdites de notre maison » ;
LE ROMAN : LE ROMAN EN QUESTION

73. Albert Camus, L’Homme révolté, 1951


« Le roman fabrique du destin sur mesure » ; en effet le roman est la « correction de ce
monde ci » « car il s’agit bien du même monde ». L’essence du roman est dans « cette
correction perpétuelle que l’artiste effectue sur son expérience. » le roman c’est cet univers
où « toute vie prend le visage du destin »

74. Gustave Flaubert, Correspondance (1852)


La prose romanesque devient avec Flaubert un art aussi accompli - et plus difficile - que la
poésie : « La prose, art plus immatériel (qui s’adresse moins aux sens, à qui tout manque de
ce qui fait plaisir), a besoin d’être bourrée de choses et sans qu’on les aperçoive. Mais en vers
les moindres paraissent. » (lettre du 30 septembre1853)

Son anti-modèle : Lamartine.

Idéal de Flaubert :
" Classique car défini par un idéal de justesse, musicale et scientifique.
" Modernité car l’œuvre est définie, au nom de la liberté et de l’affranchissement des
conventions, en fonction des bornes que seul l’auteur s’est données. Se purifiant, l’art
répudie aussi toute hiérarchisation de sujets et réside dans le traitement qu’il leur
impose. Le roman devient poésie.

UN LIVRE SUR RIEN


« ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache
extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans
être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le
sujet serait invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de
matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît,
plus c’est beau (…) La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute
règle, toute mesure ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque volonté
qui la produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en tout et les
gouvernements l’ont suivi, depuis les despotismes orientaux jusqu’aux socialismes futurs. »
Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852.

75. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman (1963)


Défense d’un nouveau genre de récit, le « récit moderne » inauguré par Flaubert, opposé au
récit académique, dont le « roman balzacien » est un archétype. Le récit balzacien est
défendu aujourd’hui par des nostalgiques d’un « paradis perdu du roman ».

Robbe-Grillet établit un ensemble de techniques conventionnelles du récit académique :


-emploi du passé simple et de la troisième personne
-déroulement chronologique
-intrigues linéaires
-courbe régulière des passions
-tension de chaque épisode vers une fin
LE ROMAN : LE ROMAN EN QUESTION

« Raconter est devenu proprement impossible » pp.36-37

Annie Ernaux condamne le récit dans L’Atelier noir pour son apparence de cohérence,
opposée à la réalité d’une vie faite de fragments et de choses extérieures : « Il me paraît
évident qu’une vie en narration romanesque est une imposture. Plus je pense à mon
« histoire » plus elle est en « choses » extérieures (fond) et en fragments (forme). Les romans
nous font croire que la vie est dicible en roman. »
191-192

C’est aussi en tant qu’il est fiction que le roman pose problème pour Ernaux. Influence de
Breton et de sa condamnation du roman. Roman rendu impossible par exigence de vérité et
d’objectivité.
« Ce qu’on appelle roman ne fait plus partie de mon horizon. Il me semble que cette forme a
moins de véritable action sur l’imaginaire et la vie des gens. (…) Je tiens Nadja pour le
premier texte de notre modernité. »
LE ROMAN : POÉTIQUE DU ROMAN

POÉTIQUE DU ROMAN

Flaubert à Sand, 1869 : « Où connaissez-vous une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi,
d’une façon intense ? On analyse très finement le milieu où elle s’est produite et les causes
qui l’ont amenée. Mais la poétique insciente d’où elle résulte ? sa composition, son style ? le
point de vue de l’auteur ? jamais »

La linguistique structurale rompt avec une pratique héritée du 19ème siècle qui s’intéresse à ce
que Flaubert désigne comme les causes extérieures à l’œuvre (sa genèse, son contexte de
production). Des critiques comme Barthes, Tzvetan Todorov ou Genette ont élaboré une
théorie générale des formes littéraires (une poétique) avec notamment l’étude du récit (la
narratologie).

Sartre, déjà dans La Nausée, avait mentionné cette idée que le récit est entièrement orienté par
son dénouement, suscitant par là l’intérêt du lecteur.

76. Jean-Paul Sartre, La Nausée, 1938


L’œuvre théorique et littéraire de Sartre, bien que toujours distinguées par lui, se rejoignent
par divers aspects. D’une part, ses récits abordent la notion de liberté, l’existence, la
contingence ; d’autre part une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du
romancier
La Nausée se présente comme le journal intime d’un personnage qui s’englue dans une vie
morne, dans un présent sans perspectives.
Le narrateur du roman souligne une particularité du récit qui le distingue de l’incohérence et
monotonie de la vie qu’il prétend imiter : le lecteur interprète chaque événement de l’histoire
comme une annonce du développement prochain de l’action. Tout récit procède à une
recomposition des événements racontés. Tout récit recompose le réel pour lui donner la
cohérence du récit.
Dans la vie il n’y a ni commencement ni fin. Quand on vit il n’arrive rien. Mais « quand on
raconte une vie, tout change ». « On a l’air de débuter par le commencement (…) Et en réalité
c’est par la fin qu’on a commencé ». 281 C’est-à-dire que c’est la fin qui donne de la valeur au
commencement. Sartre se place du point de vue du lecteur, qui perçoit l’œuvre dans sa
totalité, dans sa cohérence globale, et reçoit le commencement et la fin en même temps. Les
instants ne s’empilent pas au hasard, « ils sont happés par la fin de l’histoire qui les attire et
chacun d’eux attire à son tour l’instant que le précède ». Pour le lecteur le personnage est dès
le début un héros, les détails sont perçus comme des annonciations, des promesses.

77. Gérard Genette, Figures III, 1972


Gérard Genette s’élève dans cet ouvrage contre la fonction de la critique dominante qui
consiste à entretenir un dialogue entre un texte et une psyché (consciente ou inconsciente,
individuelle ou collective, créatrice ou réceptrice). La critique littéraire selon lui doit élaborer
une « théorie générale des formes littéraires - disons une poétique » qu’il définit comme une
« exploration des divers possibles du discours » centrée sur la littérarité et non sur la littérature,
LE ROMAN : POÉTIQUE DU ROMAN

non sur la poésie mais la fonction poétique. Il s’agit d’élaborer une poétique ouverte liée à la
modernité littéraire, et distincte de la poétique fermée des classiques. La poétique fermée
cherche à définir ce qu’est une œuvre littéraire, tandis qu’une poétique ouverte ou
conditionnaliste cherche à déterminer les conditions, à répondre à la question « quand est-ce
de la littérature ? »)

Genette propose une théorie du récit ou narratologie à partir d’une étude de La Recherche du
temps perdu. Il s’agit d’analyser les « structures organisatrices du récit » à partir « d’une
grammaire du texte ». Il définit les « modalités de la représentation narrative ».

Dans le récit, la régulation de l’information narrative se fait à travers deux modalités :


! la distance narrative : elle fournit plus ou moins de détails et plus ou moins directement
! la perspective narrative : elle définit la focalisation (le point de vue) à partir duquel les
informations sont données.

• La focalisation zéro correspond à la vision omnisciente du narrateur balzacien qui


analyse et juge les personnages (Narrateur > Personnage)
• La focalisation interne substitue à la représentation du narrateur la perception
subjective d’un personnage, comme dans L’Etranger et dans tout récit en forme de
journal ou confession (Narrateur = Personnage)
• La focalisation externe supprime la représentation du narrateur : les personnages,
contrairement à ceux de Mauriac, critiqués par Sartre sont présentés de l’extérieur
selon un type de narration behaviouriste utilisé par certains romanciers américains,
comme Steinbeck dans Des souris et des hommes (Narrateur < Personnage)

78. Milan Kundera, La Vie est ailleurs, 1973


Ce passage met en scène un narrateur qui réfléchit aux conditions de la mise en forme
romanesque à travers l’élaboration de son propre roman. Le choix de l’attitude narrative -
d’un poste d’observation - détermine la cohérence et la forme de la narration, notamment sur
le plan du rythme. La distorsion entre le temps de la fiction et le temps de la narration
s’origine dans le fait que le récit s’organise à partir de la mort du héros et rejette l’enfance
dans les lointains. On a ainsi une anisochronie (rythme issu de la distorsion durée de
l’histoire/longueur du texte) qui montre que le narrateur est libre d’organiser le temps à sa
guise (concentrer, étirer). Le choix de l’attitude narrative détermine aussi le mode de
présentation des personnages, leur importance relative et finalement l’histoire elle-même : le
roman ne donne à voir directement que Jaromil et sa mère. Ce choix garant de la cohérence
interne du roman limite le champ ouvert à la fiction : Jaromil ne sera jamais Xavier dont il
rêve. Il suffirait de déplacer le poste d’observation pour que le roman soit d’autres romans,
ce qu’il aurait pu être et qu’il n’a pas été.

79. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, 1975


Cet ouvrage est composé d’études rédigées entre 1924 et 1941 par Bakhtine. Le critique est
révélé au public français en 1970. Il articule linguistique et sociologie, définissant le roman
comme « un jeu proprement littéraire avec les langages sociaux ». car l’œuvre littéraire est
langage. Mais le langage n’est pas neutre : il est la forme que prennent les idéologies, des
LE ROMAN : POÉTIQUE DU ROMAN

systèmes de signes. Ainsi la forme et le contenu ne font qu’un dans le discours compris
comme phénomène social.

L’objet principal du genre romanesque, c’est l’homme qui parle et sa parole. C’est ce qui fait
son originalité stylistique. Le discours du locuteur romanesque est un langage social où
s’harmonisent des éléments issus de divers langages. Le roman est donc polyphonie,
dialogue de langages divers renvoyant aux discours formant une culture (dialogisme
interprétable en terme d’intertexte).

L’idée selon laquelle seul le roman serait polyphonique est contestable et contesté :
-Oswald Ducrot ne conteste pas l’argument bakhtinien mais étend la notion de polyphonie à
la question de l’énonciation.
-Daniel Delas considère que les textes poétiques s’ouvrent à la dimension dialogique voire
polyphonique parce qu’ils peuvent recourir à la distanciation ironique, narrativisation,
argumentation.
-Henri Meschonnic refuse l’opposition bakhtinienne entre le roman polyphonique et la
poésie monologique puisque le langage n’est pas monologique. (« Le point de vue », Le
Français aujourd’hui, 1992).

Le roman est un phénomène pluristylistique, plurivocal, plurilingual. L’ensemble


romanesque est un « tout » qui résulte de l’assemblage de styles relativement autonomes et
hétérogènes :
1. la narration directe, littéraire.
2. Le récit direct = la stylisation des diverses formes de la narration orale
3. La stylisation des formes de la narration écrite : lettres, journaux intimes
4. Les formes littéraires du discours d’auteur : écrits moraux, philosophiques,
digressions savantes, descriptions ethno, comptes rendus.
5. Les discours des personnages stylistiquement individualisés.
Chacune de ces unités admet les multiples résonances des voix sociales. Le roman « c’est la
diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelles, diversité
littérairement organisée ». Tout langage (la langue nationale, par exemple) doit se stratifier
dans le roman (en dialectes sociaux, en maniérismes de groupe, en jargons professionnels, en
parler des âges, des écoles, des autorités)

80. Gérard Genette, Figures III, 1972

81. Henri Mitterand, Zola. L’Histoire et la fiction, 1990


Spécialiste de Zola, éditeur scientifique des Rougon-Macquart chez la Pléiade, Henri
Mitterand entend étudier la poétique du réalisme et du naturalisme, battant en brèche la
réception de ces textes comme documents humains.

Pour lui une œuvre, un genre, est caractérisée par sa façon de découper et d’ordonner le
monde dans les catégories du temps et de l’espace. Il utilise la notion de chronotope
LE ROMAN : POÉTIQUE DU ROMAN

empruntée à la relativité d’Einstein pour étudier la corrélation des rapports spatio-temporels


dans les œuvres de Balzac, Stendhal, Flaubert.

Chez Zola l’espace est condition a priori de l’action romanesque. Il produit deux effets
contradictoires :
1. par sa valeur mimétique, l’espace est un ressort de l’illusion réaliste ; en effet les
dossiers préparatoires des Rougon-Macquart contiennent de véritables plans dessinés :
le plan de Plassans dans La Fortune des Rougon, Montsou dans Germinal, quartier de la
goutte d’or dans L’Assommoir. Ainsi le romancier peut mémoriser les stations et
déplacements des personnages.
2. Ces mêmes plans dessinés déréalisent l’œuvre en tirant son espace du côté d’une
forme close, épurée, abstraite. L’espace constitue aussi « un espace de jeu » une forme
abstraite, une topographie liée à un programme narratif. Il est un cadre régulateur,
consubstantiel au système des personnages et à la logique des actions, comme
l’échiquier aux pièces du jeu.

Chez Zola, on peut délimiter trois structures spatiales :


1. Celle qui consiste à définir les personnages (qui s’y intègrent ou en sont exclus) dans
un rapport d’habitus et ainsi le confronter à des situations de malaises et d’accidents
le rendant étranger à son milieu ou à lui-même (Lantier, Florent, Renée, Marthe
Mouret).
2. Celle qui hiérarchise et compartimente l’espace social et départage les personnages
entre ceux qui maîtrisent leur évolution (Saccard) dans l’espace social et ceux qui ne
la maîtrisent pas (Gervaise, Nana, Renée).
3. Une structure spatiale poétique et ironique liée au désordre et à la négation de l’ordre
institué, à la catastrophe (train fou de Nana, catastrophe minière de Germinal).

82. Roland Barthes, « Analyse structurale des récits », Poétique du récit, 1977
Il recourt à la linguistique (du discours) pour l’analyse structurale du récit. Il postule que « le
récit est une grande phrase » où l’on retrouve agrandies les catégories du verbe.

Barthes s’en réfère à la poétique aristotélicienne reprise par les classiques et dans laquelle la
notion d’action supplante celle de personnage : il peut y avoir des fables sans caractères,
alors que l’inverse est impossible. Ce n’est qu’après les classiques que le personnage a été
doté d’une consistance psychologique, qu’il est devenu « être », « personne », une essence
psychologique non subordonnée à l’action.

La critique structuraliste rejette le personnage comme « un être » et le conçoit comme « un


participant ». Barthes livre une synthèse de la critique structuraliste sur le personnage depuis
les analyses de Propp.

Propp abandonne le personnage-personne, le type humain, pour n’envisager que la fonction


de « l’actant » dans un récit conçu comme sphère d’actions.

Todorov part en analysant un roman-psychologique non des personnages-personnes, mais


des trois grands rapports dans lesquels ils peuvent s’engager : amour, communication, aide.
LE ROMAN : POÉTIQUE DU ROMAN

Avec Greimas, les personnages ne sont plus décrits en fonction de ce qu’ils sont mais de ce
qu’ils font. Il les classe et établit ainsi un système typologique, une syntaxe des personnages
faisant intervenir trois couples d’actants (1. destinateur/destinataire ; 2. sujet/objet ; 3.
adjuvant/opposant) distribués sur trois axes sémantiques (1. = Axe de la communication ; 2. =
Axe du désir ; 3. = Axe de l’épreuve).

En résumé, pour l’analyse structurale : le personnage est défini en fonction de sa


participation à une sphère d’actions typiques et classables.
83. Philippe Hamon, Poétique du récit, 1977
Il utilise les données de la linguistique pour analyser le personnage littéraire coupé de toute
référence psychologique. Le personnage est un signe doublement articulé par un signifiant
renvoyant à un signifié, tous deux discontinus. Il est « un système d’équivalences réglées destiné
à assurer la lisibilité du texte ». C’est pourquoi un romancier « réaliste » (lisible) s’attardera sur
la spécificité et la diversité des étiquettes en évitant par exemple les noms propres qui se
ressembleraient trop phonétiquement.

Le signifié du personnage (son sens, sa valeur) est discontinu car il est l’aboutissement
d’informations disséminées dans le récit et rassemblées par l’activité de mémorisation du
lecteur. Le personnage est donc un caractère, mais il est aussi un actant défini par son rôle
dans le récit. Son signifié sera donc défini par un faisceau de relations avec les autres
personnages-actants (ressemblance, opposition, hiérarchie, ordonnancement)
Le signifiant du personnage est manifesté dans le récit par un ensemble dispersé de
marques : son étiquette. Dans l’autobiographie et le monologue lyrique, ces marques
constituent un paradigme homogène et limité grammaticalement (je/me/moi). Dans le récit
au passé et à la troisième personne, l’étiquette est centrée sur le nom propre :
• La récurrence et la stabilité de l’étiquette sont essentielles à la cohérence et à la
lisibilité du texte (cette stabilité est remise en cause par le roman moderne).
• La richesse de l’étiquette varie du déictique ou de l’initiale au portrait, en passant par
le nom propre, les périphrases, voire les illustrations ou les diagrammes (arbres
généalogiques dans certains romans de Zola). Le paradigme d’équivalences que
constitue l’étiquette recoupe des marques économiques (déictiques ; la simple lettre :
K. chez Kafka, dans certains textes du 18ème) ou coûteuses (le portrait, la description).
• La motivation de l’étiquette, rapport plus ou moins étroit que le signifiant entretient
avec le contenu sémantique du personnage est construite sur des niveaux visuels,
acoustiques, morphologiques (Bovary/bœuf ; Gobseck/gobe sec).

84. Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, 1981


La description a suscité la méfiance des théoriciens (La Harpe, Valéry)) qui l’ont perçue
comme un ornement du discours et un procédé menaçant l’unité harmonieuse de l’œuvre
par l’accumulation de détails. Les auteurs réalistes ont légitimé le descriptif par sa fonction :
Ils conçoivent la description comme le lieu où se noue un sens. La description acquiert avec
eux une valeur didactique. Toutefois, la critique marxiste attribue un pouvoir d’élucidation
du réel au récit épique balzacien, non à la description naturaliste.
LE ROMAN : POÉTIQUE DU ROMAN

Pour Hamon constate que le descriptif est toujours inféodé au narratif. Le descriptif est pour
lui le lieu textuel « d’une utopie linguistique » où la langue est « nomenclature » c’est-à-dire
d’une langue qui dénomme et désigne le monde, entièrement référentielle.

Le texte descriptif est défini comme « un jeu d’équivalences hiérarchisées » entre une
dénomination (un terme générique, le « pantonyme ») et une expansion (sorte de stock de mots
juxtaposés en liste, ou cordonnés et subordonnés en un texte) elle-même constituée d’une
nomenclature et de prédicats. La dénomination assure la permanence de l’ensemble et est
résumée par cet énoncé : « ce texte est la description de P ». Elle est dénomination commune
et dénominateur commun : un foyer. La description est la construction d’un réseau
sémantique dense et hiérarchisé.

D’autre part la description est un lieu rhétorique surdéterminé : elle est riche en figures de
rhétoriques. Elle entretient un lien privilégié avec l’énoncé poétique jakobsonien (principe
d’équivalence).
LE THÉÂTRE -

Le Théâtre
I. LA COMMUNICATION THÉÂTRALE

Le langage théâtral :
-le théâtre n’utilise pas seulement le langage pour produire des effets sur le destinataire.
-le théâtre ne dépend pas que des effets voulus par l’auteur mais d’autres données apportées
par la réalisation scénique (le comédien avec son jeu et son physique, par exemple)
-la théâtralité est caractérisée par « une polyphonie informationnelle » (Barthes) : texte,
décor, costumes, éclairages, jeux de scène.
-le texte théâtral est marqué par ses conditions de réalisation.
-la double énonciation théâtrale donne à voir un langage représenté, surpris, total
-incomplétude du langage théâtral.
Roland Barthes, Essais critiques (1964)
Il tente d’y définir le statut sémantique du théâtre. Pour Barthes, la spécificité du théâtre est
d’être un lieu où s’opère la transmission de messages multiples, différents par nature,
simultanés mais transmis selon des rythmes spécifiques.

Le spectateur est confronté à plusieurs canaux d’information différents : du décor, du


costume, de l’éclairage, de la place des acteurs, leurs gestes, mimique, parole. Ces
informations lui parviennent simultanément : certaines « tiennent » (le décor) d’autres
tournent (la parole). « On a donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle, et c’est
cela, la théâtralité : une épaisseur de signes (je parle ici par rapport à la monodie littéraire) »

-Il le définit comme une « machine cybernétique » c’est-à-dire un dispositif de jeu permettant
de communiquer et réguler plusieurs informations en même temps.

Pierre Larthomas, Le langage dramatique (1972)


Il a une approche stylistique et non diachronique dont l’objet est de cerner la spécificité du
langage théâtral.

Le langage théâtral est un « langage représenté », un langage « en représentation » qui est


tout différent de « nos propos quotidiens ». C’est un langage « surpris », plus exactement
« langage comme surpris » c’est-à-dire qu’il y a un comme si au théâtre qui n’a rien de spontané
mais feint. Le théâtre est un « langage total » : il y a les éléments verbaux mais aussi non-
verbaux qui ont plus d’importance que dans la vie quotidienne.

Double énonciation : le théâtre est avant tout parole/langage. Parce que représenté, le
langage a une fonction double : toute réplique s’adresse au personnage et au public. Il faut
donc à chaque fois le rapport qui s’établit entre ces deux effets (sur l’interlocuteur et sur le
spectateur).
LE THÉÂTRE -

Ionesco : « Tout est langage au théâtre… Tout n’est que langage… » Notes et Contre-notes,
p.116

Oral et écrit : Rappelons que le texte précède le dit dans l’élaboration de l’œuvre et que le
langage dramatique concilie les deux. L’originalité du langage dramatique vient de cette
conciliation des contraires : il est très proche de la parole (imitant ses imperfections) mais
aussi très éloignée d’elle (plus rythmé, soucieux d’effets) et donc très proche de la langue
écrite.

« C’est Giraudoux qui m’a appris qu’on pouvait avoir au théâtre une langue poétique et
artificielle qui demeure plus vraie que la conversation sténographique. » (Jean Anouilh cité
par Larthomas).

Anne Ubersfeld, « le texte dramatique », Le Théâtre (1980)


Son projet est de définir la spécificité du texte théâtral à travers une approche sémiotique,
intégrant une analyse interrogeant le rapport entre le texte et la représentation.

Elle montre que le dialogue de théâtre n’a de signification que dans un « contexte
énonciatif ».
On peut parler de double situation de communication au théâtre :
Dans les dialogues, les paroles d’un personnage produites par le scripteur s’adressent à un
double destinataire, les autres personnages et le public. Les didascalies émises par le
scripteur fournissent des informations au metteur en scène et comédiens qui les transmettent
ensuite au public sous la forme de signifiants non-verbaux.
1 : L’émetteur est double (auteur et praticien) et la responsabilité partagée 2 : le récepteur
n‘est jamais isolé mais forme un corps (rapports des regards ; effet de la réception sur la
pièce ; sanction et récompense du public.)

Par ailleurs, le texte théâtral est un texte troué caractérisé par des manques informatifs qui
donne au metteur en scène une indispensable liberté d’interprétation. Dans la fiction
romanesque, le lecteur reçoit assez de renseignements que pour se figurer les lieux à loisir,
pour vivre avec les personnages. Mais dans le texte théâtral, « il faut que la représentation
puisse avoir lieu n’importe où et que n’importe qui puisse jouer le personnage » Elle donne
l’exemple du début du Misanthrope qui ne donne aucune information sur les rapports entre
les personnages (âge, relation), et entre les personnages et les lieux (comment les
personnages arrivent-ils, etc…)
LE THÉÂTRE -

II. TRAGÉDIE ET COMÉDIE


La distinction entre tragédie et comédie est liée à la période et esthétique classiques contestée
dès le 18ème. La classification des œuvres dramatiques en genres est donc problématique. Un
genre littéraire est défini par des critères formels (rhétoriques, poétiques) inhérents à une
œuvre et à des classements opérés par l’histoire littéraire.

Le philosophe Henri Gouhier conçoit les catégories du dramatique, tragique et comique


comme des « façons de penser l’historique « dans une conception anthropocentrique de
l’univers qui met l’homme en quête de sens.

Dans la tragédie :
• Le spectateur est confronté à la vision d’un homme exerçant sa liberté face à une
transcendance. Il est incité à tirer une leçon du sentiment tragique de l’existence ;
cette lecture moderne se distingue de la conception des classiques qui y voyaient un
spectacle prodiguant un plaisir paradoxal. A partir du 19ème le tragique et la tragédie (genre
codifié) sont dissociés. C’est à cette période que le tragique est nommé et réfléchi comme
notion à part entière.

• Le tragique dépend d’une mise en forme construite à partir de son dénouement


Dans la comédie :
• Le spectateur garde une distance par rapport aux personnages et à la fable, condition
du comique est la position de détachement.
Distinction impossible :
C’est ce qu’affirme Pierre Larthomas. La distinction entre les pièces « qui font rire et celles
qui font pleurer » n’est en rien essentielle, et la tragédie et comédie ne sont pas des genres.
! il donne l’exemple de Tchekov ayant pensé écrire une comédie avec Les Trois sœurs, de
Ionesco ayant pensé écrire une tragédie avec La Cantatrice chauve, décontenancé par les
réactions du public.

***
Alain Couprie rappelle que la notion de tragique est paradoxalement étrangère aux auteurs
de tragédie (Lire la tragédie, 1998). Corneille et Racine se soucient du respect des conventions
et morale liées au genre. La définition que donne Aristote de la tragédie ne se réfère pas non
plus au tragique.
Le tragique a survécu à la tragédie classique (= forme contraignante et genre daté).

Le mélange des genres est autorisé depuis la préface de Cromwell et le drame romantique.
Au 20ème la notion de tragique ne coïncide pas avec le genre « tragédie » : les auteurs
tragiques n’appellent pas leur pièce tragédie.

Le tragique :
Le destin : On a l’idée que le monde est dominé par l’urgence et un destin implacable.
• Jean Cocteau utilise la métaphore du piège : « une des plus parfaites machines
construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement d’un mortel. » La métaphore
infernale. 1934. Anouilh la reprend : « on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ;
qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et
LE THÉÂTRE -

qu’on n’a plus qu’à crier - pas à gémir, non pas à se plaindre -, à gueuler à pleine
voix, ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même
pas encore. »
• Giraudoux met l’accent sur l’urgence : le destin « c’est simplement la forme accélérée
du temps. C’est épouvantable. »
• Henri Gouhier : tragédie et transcendance sont liées. Il se base sur une analyse
d’Œdipe roi de Sophocle : il y a surgissement d’un destin, dans le sens d’une
conspiration divine (qui provoque le parricide et l’inceste). Ce destin (Moïra en grec)
est la transcendance c’est-à-dire cet élément en plus qui vient s’ajouter à l’action
humaine et qui se situe au-delà du monde sensible.
La liberté :
Néanmoins il n’y a pas de tragédie sans liberté, c’est pourquoi la fatalité est anti-tragique
(Gouhier).
-Pour Camus, le héros exerce sa liberté quand il se révolte contre un ordre qui le dépasse. La
tension tragique naît de la tension entre l’affrontement de forces « également légitimes,
également armées en raison ». La tragédie est « ambiguë ».

« Il y a tragédie lorsque l’homme par orgueil (…) entre en contestation avec l’ordre divin,
personnifié dans un dieu ou incarné dans la société. Et la tragédie sera d’autant plus grande
que cette révolte sera plus légitime et cet ordre plus nécessaire. » (Camus, « Sur l’avenir de la
tragédie », Théatre, récits, nouvelles, 1962).

111. Christian Biet, La Tragédie, (1997)


pp.85-86
La tragédie française se caractérise par une interrogation « sur Dieu, sur la loi et sur
l’homme » et se termine par un retour à l’ordre, un rappel des lois essentielles. Il ne faut pas
qu’il y ait de doute, c’est pourquoi il faut « répéter l’ordre », « fonder à nouveau la société ».
Sa valeur morale est là, plus que dans la catharsis. La tragédie française suppose que les
places soient attribuées, que le père soit le père, etc.
« Le théâtre tragique programme le désordre et tâche de résoudre, in extremis, ce désordre de
l’homme et du monde par le retour difficile et parfois impossible à une/la norme. » Ce qui
compte c’est « la représentation du déchirement de l’homme par ces paroles théâtrales qui
mettent en cause l’ordre établi ». il y a eu un ébranlement, un bouleversement du monde.

Différence entre Corneille et Racine :


-Corneille : ses tragédies ne sont pas forcément tragiques. Beaucoup de ses pièces se
terminent par une fin optimiste. (Exemple de la fin du Cid qui s’ouvre sur la promesse d’un
mariage entre Rodrigue et Chimène)
-Racinienne a deux objets contradictoires : montrer toute l’horreur qu’il y a à transgresser les
lois tout en représentant la lutte elle-même (qui s’aveugle). Ses tragédies représentent « le
principe de résolution et de clôture ». elles ne se terminent quasi jamais sans l’espoir d’une
résolution de la crise (exception : Bajazet, 1672 : la première tragédie racinienne à porter sur
un épisode historique contemporain, un fratricide ordonné par le sultan ottoman Mourad IV,
représenté sous le nom d’Amurat dans la pièce). Mais Racine donne l’envers de cet espoir : la
« fascination de l’interdit » (ceux qui ne peuvent souscrire au monde périssent).
LE THÉÂTRE -

pp.170-171
Au 19ème, la notion de tragique implique :
-un fatum qui mène le héros à une fin terrible.
-une faute existant préalablement
-la culpabilité du héros tragique

La notion de tragique a évolué historiquement, elle est donc plastique. Si historiquement la


transcendance est essentielle pour la notion, le tragique a pu être laïcisé ultérieurement : le
tragique peut venir de « l’homme lui-même, de sa condition propre, de ses passions ».

Il y a une quête du tragique au 20ème, illustrée par un retour à la tragédie antique, avec
Claudel (traduction de L’Orestie plus écriture du quatrième volet, drame satirique, Protée), et
l’actualisation dans la réécriture (Anouilh, Giraudoux).
Il y a un « sens du tragique », un tragique qui peut être dans :
-l’hérédité, pour Ibsen
-la libido freudienne, pour O’Neill
-la liberté humaine débouchant sur l’absurde chez Camus, sur l’engagement chez Sartre.
-dans l’impossibilité pour l’homme de communiquer avec autrui pour Beckette et Ionesco.

113. Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale (1996)


une composition régressive :
Forestier analyse « Corneille à l’œuvre » c’est-à-dire le processus par lequel l’auteur construit
un tragédie.
La tragédie classique se construit selon un principe de « composition régressive », à partir du
dénouement, « qui est en même temps le sujet de l’œuvre ». Le tragique est aussi le produit
de cette composition régressive : la manière dont un auteur construit l’enchaînement des
actions qui découle de la cause finale.
A l’époque classique, il s’agissait de se demander comment susciter le pathétique : Corneille
invente « des situations bloquées », Racine joue « sur des enchaînements »
En gros, des actions elles-mêmes doivent découler la pitié.
Tragédie et sublime :
La tragédie n’est pas seulement expression du sentiment tragique, elle est la forme esthétique
permettant le plaisir pris aux émotions qui l’accompagnent, la pitié et la crainte. L’essence de
la tragédie pour Aristote et Corneille réside dans « le plaisir paradoxal qu’elle procure » ; il y
a bien une mise à distance des émotions. .
« La tragédie consiste donc à créer de la beauté en représentant de la violence » : le sublime
est le ravissement provoqué par « la perfection esthétique de la violence » ; le sublime
renvoie à « une esthétique et une éthique de la grandeur ». la violence sera d’autant plus
sublime qu’elle sera inadmissible, scandaleuse, qu’elle aura lieu dans les rapports humains
les plus proches.
115. Michel Corbin, Lire la comédie (1994)
Michel Corvin fonde la distinction entre tragédie et comédie sur la place réservée au
spectateur par ces deux « genres » : « il n’y a de comédie que par et pour un spectateur : un
héros tragique peut bien mourir devant un fauteuil vide ; un personnage de comédie, lui, ne
LE THÉÂTRE -

peut pas se faire rire : il n’est drôle que pour autrui, que pour nous, dans la salle. » (Lire la
comédie)
« C’est le lecteur-spectateur qui fait la comédie » celle-ci se définissant par « une distorsion
entre la fiction et le réel ». La comédie n’existent pas ailleurs que dans l’esprit du spectateur.

La comédie maintient une distance entre le spectateur et les personnages. Une situation n’est
pas en soi tragique ou comique : une même situation peut être l’un ou l’autre, cela dépend
d’un tout (point de vue structurel) qui est l’adhésion ou non du spectateur.
! Dans Britannicus, on a bien une scène où Néron se cache derrière un rideau pour assister à
un quiproquo entre Junie et Britannicus, mais cette situation n’a rien de comique (il y a la
manipulation de Néron).

Dans la comédie, le lecteur-spectateur occupe la position d’un Dieu qui domine les
personnages et lui fait juger déraisonnables des situations qui ne sont cohérentes et
angoissantes que pour eux. « Il a sur la fable le point de vue de Sirius : il voit et sait tout
parce qu’il est à distance. »
! Dans Tartuffe de Molière, Orgon est caché sous la table pour vérifier les accusations de sa
femme Elmire à l’encontre du faux-dévot et il assiste à une scène où ce dernier se conduit en
vrai libertin. La scène est comique pour le spectateur qui domine la situation, contrairement
à Orion et Elmire qui eux sont dans l’angoisse.

Dans la comédie, la distance doit être de surplomb moral mais aussi de désengagement,
d’indifférence
« La comédie est désert du cœur » (J. Emelina, Le Comique. Essai d’interprétation générale,
1991). Pas de douleur et de dommage dans la comédie, pas de catharsis, de passions chez le
public.
Le spectateur, omniscient, a la maîtrise du tout, de la totalité alors que les personnages sont
toujours en retard d’un savoir.
! Ainsi des dialogues entrecroisés entre le Logicien et le Vieux Monsieur, Jean et Bérenger
dans Rhinocéros : le faux syllogisme (ou sophisme) du logicien, sa propre croyance dans sa
maîtrise de la logique, son arrogance soutenue par le point de vue du Vieux Monsieur,
dénonce leur totale absence de maîtrise du concept, la vacuité du langage, et la leur.
116. Marie-Claude Hubert, Le Théâtre (1988)
voir Corvin qui place la distinction du tragique et du comique dans la tête du spectateur : si ce n’est
pas issu d’éléments structurels, il y a bien une relativité de la distinction entre ces deux « genres ».
L’opposition tragédie/comédie vaut dans le cadre d’une rhétorique datée, élaborée par le classicisme à
partir des réflexions d’Aristote, que le 18ème a remis en cause avec la comédie sérieuse (le drame
bourgeois de Diderot) et larmoyante (Nivelle de la Chaussée), puis au 19ème siècle avec le mélange des
genres (sublime/grotesque : Hugo).

La disparition des genres au 20ème


La disparition des genres dramatiques est particulièrement sensible dans le théâtre de
Ionesco : voir les désignations de ses pièces : La Cantatrice chauve comme « anti-pièce », La
Leçon comme « drame comique », Les Chaises comme « farce tragique ».
LE THÉÂTRE -

Le rire n’est plus absent de la tragédie. Les œuvres des années 1950 (Beckett et Ionesco) ont
sensibilisé aux passages du comique au tragique. « Un rire nouveau est apparu, qui n’est pas
le rire salubre et bienfaisant, mais qui résonne sur des gouffres d’angoisse » / citation de
Notes et contre-notes : « d’opposer le comique au tragique pour les réunir dans une
synthèse » ; Ionesco conseille ainsi de jouer à « contre-texte » demandant un jeu burlesque
sur un texte dramatique par exemple.

Les interprétations que les metteurs en scène ont faites des œuvres du passé ont contribué à
ce mélange des tons : il y a un parti pris de mise en scène sur la tonalité à donner : privilégier
la farce ou le tragique (exemple d’Alceste dans Le Misanthrope) - ces interprétations sont
conditionnées par l’idéologie dominante d’une époque + la subjectivité du praticien.

La spécificité du texte théâtral se retrouve mise en cause dans des œuvres récentes dont
l’écriture se rapproche de celle du roman : « ne sommes-nous pas en train de vivre la
disparition de la notion même de texte théâtral (…) ? » il garde sa spécificité comme art de la
scène.
! Les metteurs en scène mettent en voix des textes romanesques (L’Occupation, texte
d’Annie Ernaux joué par Romane Bohringer)
! Voir les adaptations d’essais narratifs, Histoire de la violence d’Ostermeier

« Je n’ai jamais compris, pour ma part, la différence que l’on fait entre comique et tragique.
Le comique étant l’intuition de l’absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. Le
comique n’offre pas d’issue. Je dis : « désespérant », mais, en réalité, il est au-delà ou en deçà
du désespoir ou de l’espoir » Notes et contre-notes.
LE THÉÂTRE -

III. THÉÂTRE ET MISE EN SCÈNE

Artaud constate que le théâtre occidental laisse de côté dans la mise en scène tout ce qui ne
passe pas par les mots. Il propose un théâtre qui s’adresserait « d’abord au sens avant de
s’adresser d’abord à l’esprit ». Le metteur en scène opère des choix ; le théâtre est une
création collective à laquelle participent acteurs, intervenants sur le décor, le costume,
l’éclairage, la musique. Le théâtre est écrit pour être dit, joué.

Cette réalisation peut être guidée par les didascalies, mais il y a toujours une marge de
liberté dans le texte pour l’interprétation et la concrétisation.

Depuis la fin du 19ème, le metteur en scène est considéré comme créateur, et non plus que
comme régisseur.

La notion d’inspiration brechtienne de dramaturgie définit les règles d’écriture scénique : il y


a une autonomie de la mise en scène. Le spectacle n’est plus « conçu comme simple
transposition ou réalisation naturelle d’une pièce, mais comme une lecture, et plus largement
encore une re-création ». (Christian Biet, Christophe Triau, « Qu’est-ce que le théâtre ? »,
p.663-664, 2006). Se pose alors la question du respect du texte littéraire puisque la mise en
scène peut le privilégier ou en faire seulement « un des éléments de la représentation ».

! Ainsi de Bajazet - en considérant le Théâtre et la peste d’après Racine/Artaud de Frank Castorf,


une création « d’après » le Bajazet de Racine qu’il reprend, adapte, et intègre à un dispositif
de collage aux côtés d’autres extraits d’œuvre, des pensées de Pascal, une lettre d’Artaud.
Castorf pratique l’écriture de plateau : la création a ainsi lieu in vivo, sur scène, et elle est
produite collectivement (les acteurs créent le texte, les scènes).
! Les auteurs mettant en scène leurs textes, de plus en plus fréquent dans le contemporain :
Wajdi Mouawad, Valère Novarina.

La représentation théâtrale doit-elle être fidèle à « l’esprit de l’œuvre » ?


! On pense aux créations élaborées à partir d’un texte non théâtral, qui témoigne de la
libéralité de la notion générale « d’adaptation » au théâtre. Par exemple, Histoire de la Violence
d’Edouard Louis mis en scène par Ostermeier au Théâtre de la Ville. Ou Les Démons de
Dostoïevski mis en scène par Sylvain Creuzevault. La fidélité au texte étant de fait
impossible (le texte est trop long), l’adaptation s’impose, elle peut prendre les formes aussi
diverses que la coupure, la réécriture, dont l’objectif peut être de capter « l’esprit » du texte.

Mais aucune œuvre n’est à sens unique. Par ailleurs, il y a tout de même un « absolu de la
littéralité. » Il y a un moment où si les modifications sont trop importantes, le texte cesse
d’être celui de l’auteur, mais devient celui du metteur en scène.

Par ailleurs la liberté du metteur en scène est limitée par sa relation à la collectivité à laquelle
il s’adresse et au nom de laquelle il s’exprime. On pense à la mise en scène des Bonnes de
Robyn Orlin en 2019 au Théâtre de la Bastille. Cette dernière revendique une double fidélité,
que l’on pourrait aussi appeler double allégeance : à Jean Genet d’abord, puisque l’auteur
destinait le rôle des bonnes à des hommes, et non à des femmes, instructions dramaturgiques
LE THÉÂTRE -

suivies par Orlin, à la différence de précédents metteurs en scène ; allégeance à la cause


minoritaire d’autre part, puisqu’Orlin, metteuse en scène sud-africaine, fait jouer le rôle des
bonnes par deux acteurs Noirs, et celui de Madame par une actrice Blanche. Ainsi Orlin
exploite-t-elle le propos politique de Genet à l’aune des antagonismes qui déchirent la société
dans laquelle elle vit et à laquelle elle s’adresse.
118. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double (1938)
Ses écrits n’ont pas vu jour dans des réalisations scéniques mais ont inspiré le théâtre des
années 1960.

La fétichisation de l’art conduit l’Occident à réduire le théâtre au livre, alors que le


« dialogue - chose écrite et parlée - n’appartient pas spécifiquement à la scène, il appartient
au livre »
! On peut penser aux écritures de plateau de Frank Castorf

Artaud oppose le dialogue, qui n’est que la part textuelle du théâtre, à la scène : « lieu
physique et concret » appelant un langage indépendant de la parole lui aussi concret tourné
vers la satisfaction des sens et non plus seulement de l’esprit. Ce langage concret peut
intégrer tout ce qui est apte à se manifeste sur scène : formes, bruits, gestes.
! Que l’on pense à l’attention portée au grain de la voix et au costume chez Pommerat, deux
éléments de langage dont le metteur en scène fait un vecteur de signification à part entière :
le travestissement et le recours au micro dans Contes et Légendes.

« Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on
lui fasse parler son langage concret »
« Je dis que ce langage concret, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire
d’abord les sens » ce langage physique et concret n’étant « vraiment théâtral que dans la
mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé »

-les mots aussi ont des possibilités de sonorisation que l’on appelle l’intonation. (voir
Pommerat) : la musique des mots indépendamment de leur sens.

119. Catherine Naugrette, L’Esthétique théâtrale (2000)


La fin du 19ème constitue un tournant dans l’histoire de la mise en scène, et notamment du
statut du metteur en scène. La mise en scène devient, d’activité de régisseur, une activité
créatrice.

Le 20ème siècle est donc le siècle des metteurs en scène créateurs : Jouvet, Stanilavski, Vilar,
Vitez, Strehler. La frontière entre l’écriture scénique et l’écriture du texte s’efface encore plus
quand les auteurs sont aussi les metteurs en scène.

La mise en scène n’est plus « transparente » : « la scène devient (…) une fabrique du sens :
une écriture à part entière ».
LE THÉÂTRE -

! Les lectures revendiquées par les metteurs en scène deviennent des vecteurs
incontournables qui orientent, proposent une vision au spectateur : que l’on pense aux livrets
distribués en début de spectacle et où figure, outre la distribution de la pièce, parfois une
interview du metteur en scène où ce dernier expose son point de vue sur l’œuvre, formule
ses choix, donne sa vision de l’œuvre qui est en elle-même une activité créatrice (cf. théâtre
populaire de l’après 68 et des textes pré-interprétés.

Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, 2006

Chronologie vingtième :
-1900-1950 env : le « théâtre d’art » (Stanilavski, Jouvet) vit la reconnaissance de la mise en
scène comme pratique créatrice singulière.
-1950-1960 : le « théâtre critique » d’inspiration brechtienne s’est imposé dans un contexte
intellectuel et politique, marxiste tout particulièrement
-Après-68 : prolongation d’un « théâtre critique » avec le « théâtre populaire » (Vilar,
Planchon) se veut « un instrument d’éveil du public » ; « la manifestation du lieu d’un
discours sur le monde » « un outil politique et social essentiel ». ce théâtre populaire a mis
en place des grilles et proposé au spectateur un texte pré-interprété + conduit à une
relecture critique des classiques.
-1980-1990 : « La représentation ne semble plus fortement vectorisée en direction du
spectateur » censé retrouver ce que l’auteur avait voulu y mettre. Le sens se fait in fine
dans l’esprit de chaque spectateur.

Les années 1880 voient le jour de la « révolution copernicienne » dans le théâtre (Bernard
Dort), à savoir la remise en question du théâtre comme texte. André Antoine ouvre en 1887
le Théâtre Libre où il va exercer pour la première fois l’activité de metteur en scène, c’est-à-
dire de second créateur.

Avant, la mise en scène existait, mais essentiellement comme activité technique consistant à
prendre en charge la réalisation scénique du texte : une activité « d’exécution » ; « l’exécution
extérieure de l’œuvre d’art dramatique » (Hegel), Aristote dit « exécution technique du
spectacle ». Cette activité n’incombe pas à un exécutant précis, cela dépend des pièces.

Avec Antoine, mettre en scène devient un acte artistique ; il ne s’agit plus de gérer et agencer
mais d’imprimer une pensée au texte. La parole poétique n’est plus l’élément dominant et les
autres éléments comme l’art du décor, le jeu de l’acteur, ne sont plus des arts
d’accompagnement au service du texte : ils entretiennent un dialogue nouveau entre eux et
le texte.

Avec la mutation du théâtre au 20ème, la réflexion sur le théâtre a dû s’étendre au spectacle :


aux théories du texte s’ajoutent les théories de la scène et de la représentation.
« S’affranchissant de la littérature, le théâtre devient un art indépendant, qui réclame une
esthétique spécifique. La naissance de la mise en scène fonde l’autonomie de l’esthétique
théâtrale moderne. »
LE THÉÂTRE -

120. Anne Ubersfeld, Lire le Théâtre (1977)


Le théâtre, c’est deux systèmes signifiants qui se rencontrent : l’un de signes représentés et
l’autre de signes textuels. Deux rapports extrêmes entre textes et mise en
scène/représentation témoignent d’un défaut de distinction :

-Le metteur en scène est un traducteur : l’approche intellectuelle ou pseudo-intellectuelle


privilégie le texte et voit la représentation uniquement comme une traduction qui doit être
fidèle à la lettre. Cette attitude suppose « l’équivalence sémantique entre le texte écrit et sa
représentation ». Elle s’identifie à l’illusion d’une coïncidence. L’idée d’équivalence gomme
d’une part les signes scéniques (visuels, auditifs) non présents dans le texte et d’autre part
l’idée que de nombreux signes virtuels du texte disparaissent dans le système de la
représentation. L’art du metteur en scène réside dans « le choix de ce qu’il ne faut pas faire
entendre. » Le danger est de figer le texte et d’en « boucher les fissures » : on imagine qu’il n’y
a qu’une seule lecture possible, alors que la lecture est historique, codée et idéologiquement
déterminée.
-L’approche qui se réclame d’Artaud et contre le théâtre à texte dans laquelle la mise en
scène prend le pas sur le texte au point de rogner sur lui.

121. Daniel Mesguich, L’Éternel Éphémère, 1991


La mise en scène est aussi essentielle au texte que les voyelles le sont aux consonnes dans le
langage.
« qu’à la différence des autres écritures, l’écriture dramatique, lettre en souffrance, glacée
dans l’encre et sur la page, n’est pas finie ; que ces textes sont incomplets, qu’il leur manque,
littéralement, leur destin : le théâtre. »

Il n’y a pas « d’esprit de l’œuvre » puisque la lettre ne pense pas mais accueille des pensées.
De même le vouloir dire de l’auteur ne fait état de loi. Le metteur en scène doit dépasser les
lectures obsolètes d’une pièce que l’évolution sociale, idéologique rend obsolète pour
l’ouvrir sur les « fluidités infinies des sens ». « il s’agit de faire entendre, oui, l’inhumanité de
la lettre, l’écriture, la crissure encore du stylet sur la pierre - et puis, dans le même temps, un
commentaire, humain, provisoire, dans toute son oralité, sa chaleur, sa proximité ».

! Mise en scène de Dan Jemmet, 2009, des Précieuses ridicules à la Comédie Française : « je ne
veux pas interpréter le texte, mais créer avec ce matériel qu’est le texte. Je ne veux pas en
donner une interprétation, mais la transposer » « on doit plutôt s’intéresser à la manière dont
cette préciosité se traduit aujourd’hui, c’est-à-dire par l’argent, les fringues, le superflu, la
mode » - choisit la période des années 1960-1970.

122. Michel Corvin, « Qui parle au théâtre ? » (Thomasseau dir : Le Théâtre au plus près),
2005
Le texte de théâtre donne la parole aux seuls personnages, qui sont des êtres de fiction : nul
n’est le délégué d’une parole d’auteur. Or, le public vient chercher au théâtre des directives
ou jugements de valeur sur la société. Le public de Molière le trouvait chez des personnages-
commentaires détachés de l’action : Chrysalde dans L’Ecole des femmes ou Philinte dans Le
Misanthrope. Avec la constitution d’un répertoire, la distance s’est accrue entre le texte des
LE THÉÂTRE -

œuvres classiques et le public : le metteur en scène est ainsi un médiateur et intercesseur


parlant le « shakespeaure-1900 » dans la langue du public, ainsi que la sienne propre (« le
mesguich »).

Le metteur en scène est chargé de l’adéquation de deux temps (de l’œuvre, du public).
La réussite d’une mise en scène tient à « la présence du public à la scène, au fait qu’il y est
mis en présence de lui-même »

Le public est un être collectif : la mise en scène se charge de la « fonction pédagogique »


autrefois allouée aux personnages-commentaires. On a un « metteur en scène-instituteur »,
un théâtre « jouant de sa partie dans la cité ». La mise en scène s’impose en même temps que
l’école publique avec l’avènement de la culture de masse : fournir une nourriture socialisée.
Les metteurs en scène (Piscator, Planchon, Brecht, Vilar) sont des « porte-parole » investis
d’une mission collective, humaniste ou marxiste.
Le théâtre n’est plus une réalisation particulière destinée à la consommation privée
d’individus. Son interprétation est « de portée générale ».

Roger Planchon : « Ce n’est pas moi qui lis Le Tartuffe mais une époque qui le lit à travers
moi » (cité par Biet et Triau). Avec Georges Dandin, il montre les rapports de classe,
questionnement historique.
Son œuvre n’est donc pas « l’émanation d’une pensée personnelle » mais une orchestration
du point de vue anonyme. Il donne l’exemple des années 1960, et de l’époque des grandes
désillusions et dévoilements de la supercherie sociale, reflétée dans les mises en scène.

Metteur en scène, « Grand Déchiffreur ».

« Je rends au public ce qu’il m’a prêté » (La Bruyère).

123. Didier Plassard, « Le metteur en scène » (2004)


Le metteur en scène « vient témoigner aujourd’hui, de ce que fut hier, et construire une
relation entre ces deux temps » : sous forme de questionnement historique (Planchon), de
confrontation (voire les actualisations), de reconstitution imaginaire (Vitez ?). Il a une
fonction comparable à celle de « l’homme-mémoire » en Grèce antique, appelé le mnemon.

Sa fonction est aussi liée à celle du commentaire : il est interprète, « commentaire de


l’œuvre ». Il s’agit d’approfondir notre compréhension de l’œuvre ou de « déplacer le
projecteur » (Gaston Baty) en revendiquant des contresens productifs. « réintroduire du jeu
dans notre connaissance des œuvres »

La mise en scène est aussi un « commentaire du monde » dans lequel nous vivons par son
choix de matériaux, tehniques, sa vision de l’homme, de la société :
! Bien sûr, il y a Orlin Les Bonnes ; Braunschweig avec Nous pour un moment d’Arne Lygre
! Les metteurs en scène de plateau, comme Mnouchkine : renoue en quelque sorte avec les
fonctions originelles d’un théâtre rejouant « sur le mode de la fiction, les débats qui
traversent la société ». On peut penser à la création de Mnouchkine en 2016 sur les attentats
du 13 novembre « Une chambre en Inde »
LE THÉÂTRE -

Cette possibilité d’avoir un commentaire du monde est lié à la contrainte d’avoir chaque fois
un nouveau protocole ».

[Dernière phrase des Naufragés du Fol Espoir création collective mise en scène par Ariane
Mnouchkine, 2010, à la Cartoucherie : « En ces jours de ténèbres nous avons une mission :
apporter aux vaisseaux qui errent dans le noir la lueur obstinée d'un phare. »]

Enfin, le metteur en scène assume le rôle d’un démiurge, créateur du monde.


! Exemple de forte esthétisation : Création de Bob Wilson des Nègres à l’Odéon, en 2014. Le
metteur en scène affirme être parti du silence et non des mots du texte ; création type music
hall, investissant un dispositif complexe d’éclairage (au néon, en étages) ; place essentielle
donnée à l’image ; les comédiens de Village et Vertu choisis pour leur différence de taille ;

Le monde qui prend effet est comme « une hétérotopie » (Foucault) cad une utopie
effectivement réalisée où les mondes réels sont représentés, inversés et contestés.
Déploiement d’un réagencement imaginaire du monde.
LE THÉÂTRE -

IV. THÉÂTRE ET PUBLIC


124. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, 1977
La caractéristique de la communication théâtrale c’est que le récepteur considère le message
comme « non-réel », comme « non-vrai » alors qu’il a devant lui du « réel concret ». Les objets
réels sur scène sont niés.
Le spectateur voit les lois qui régissent ce monde sans y être soumis.
Elle lit la catharsis à la dénégation freudienne en comparant le théâtre au fonctionnement du
rêve : le rêveur sait qu’il rêve, et le rêve accomplit ses désirs par le fantasme, de même le
spectateur par la catharsis s’en libère en les vivant sur le mode imaginaire.

« Il n’y a pas d’illusion théâtrale ». Ce que Ubersfeld appelle le théâtre de l’illusion, celui qui
mime la réalité avec la plus grande vraisemblance et où le spectateur s’identifie à fond avec
ce qui est représenté, crée une distance maximale entre le spectateur et le spectacle, c’est-à-
dire qu’il pousse le spectateur à la passivité. Le théâtre alors « désarme les hommes devant
leur destin ».

126. Daniel Mesguich, L’Éternel Éphémère, 1991


La représentation théâtrale exige du spectateur une culture, la connaissance d’une
intertextualité sans laquelle il ne peut la déchiffrer et jouir du plaisir qu’elle procure.
Mesguich fustige les « analphabètes du théâtre » qui dénonce son théâtre comme « élitaire »
alors qu’ils réclament en réalité un « théâtre immédiat », qu’ils pourraient lire sans travail. Le
théâtre est « art de la répétition » qui met donc en jeu des signes sous-tendus de mémoire.

127. Anne Ubersfeld, Le Théâtre, 1980


// critique de la réception (Eco, Iser, Jauss)
Le spectacle appartient au spectateur qui est le maître du sens.

Le théâtre n’apporte pas comme au cinéma une image toute construite : c’est lui qui va faire
le travail de focalisation et de cadrage ; ni une image abstraite mais « un être à la fois présent
et absent ». « On n’apporte pas au théâtre la « figure » d’objets et d’êtres réels, mais ces objets
mêmes, souvent détournés : il faut qu’il leur donne un sens »
! le catafalque dans Les Nègres de Genet
! l’eau dans Nous pour un moment de Lygre mis en scène par Braunschweig.

Pour le spectateur le « théâtre est un exercice de maîtrise. Dans deux directions différentes et
conjointes que nous avons appelées l’exorcisme et l’exercice ».
! Exorciser l’absence, la mort, le non-figurable, désamorcer les interdits : exemple des
Nègres de Jean Genet et sa représentation de la sépulture, de la mise à mort ; de Solitude des
champs de coton de Koltès où l’infigurable (le désir) devient objet - non-nommé, innommable,
invisible - de transaction entre le dealer et le client.
! Explorer et expérimenter les possibilités du discours, le champ du langage, la maîtrise et
la non-maîtrise de la parole : ainsi du dialogue entre le dealer et le client, qui s’apparentent
presque à une danse argumentative, qui va de l’affrontement, de la menace de l’agression
aux évitements, ruses, dissimulations, dragues, et tout cela dans le discours, dans le
LE THÉÂTRE -

déploiement d’une parole individuelle, qui se découvre dans sa subjectivité en s’adressant à


l’autre (le dealer découvrant son propre désir, mis à nu par le client et par le retournement
de sa propre parole, à son insu, contre son gré ou malgré lui)

une sémiologie théâtrale dans le but d’une compréhension par le spectateur de la forme
comme forme-sens.

128. Brecht, « Théâtre récréatif ou théâtre didactique » (1936), Écrits sur le théâtre, (1957)
Publiés à Francfort en 1957 et traduits en français en 1963, les Ecrits sur le théâtre regroupent
des articles, préfaces et entretiens permettant de préciser les conceptions théâtrales de Brecht.

« Le théâtre est une reproduction vivante et qui vise à divertir d’événements rapportés ou
inventés où des hommes se trouvent face à face. » mais il s’agit en reproduisant le monde de
permettre sa transformation (dialectique matérialiste). Le public doit donc conserver sa
liberté et son esprit critique. C’est ça le « théâtre didactique », celui qui tient les spectateurs à
distance par des « effets V », la Verfremdung ou distanciation. Cette distanciation s’opère par
l’utilisation de pancartes par exemple (il faut littérariser le théâtre) et par un jeu interdisant
toute identification entre comédiens, personnages et spectateurs. L’éloignement rend insolite
la scène représentée. Les valeurs que le spectateur considérait comme intangibles sont
remises en question.
! Le jeu outré, carnavalesque, type music hall, des acteurs de Bob Wilson pour Les Nègres
interdit toute naturalisation.
! L’affichage des noms de personnages au-dessus de leur tête (ami, ennemi, connaissance) sur
un écran numérique, dans la mise en scène de Braunschweig re-textualise la scène, et
dénaturalise la représentation.

Le « théâtre récréatif » est opposé à la forme nouvelle du « théâtre épique » :


-le « théâtre récréatif » est dramatique. Il est fondé sur la représentation d’une crise due au
conflit des forces en présence qui se résout par le retour à un ordre positif. Il suppose la
participation émotionnelle du spectateur et sa reconnaissance. Il devient passif.
! Mise en scène de Phèdre par Jacques-Wajeman qui exploite le matériau émotif de la langue
racinienne à travers la très forte expressivité - souvent muette - du corps.
-le « théâtre didactique » est « épique » : terme que Brecht emprunte à Aristote qui opposait
la forme dramatique (scène) et la forme épique (narrative). Le théâtre peut devenir épique
(d’autant plus avec les progrès techniques) par l’incorporation de tableaux, panneaux,
diapositives. Le théâtre épique tient en éveil l’esprit critique du spectateur et l’oblige à des
décisions dans le domaine des rapports sociaux.
! Le théâtre fort distancié et narrativisé de Genet, dans Les Paravents ou Les Bonnes : la
violence des rapports de classe est exposée, objectivée via plein d’artefacts exhibés comme
tels (objets : le sapin de Noël dans Les Paravents ; la valise vide de Saïd ; les panneaux qui
défilent entre deux scènes devant les spectateurs pour séparer les 17 tableaux et en faire des
choses autonomes : avec leurs motifs picturaux, ils apportent une dimension symbolique qui
vient opacifier le sens, le rendre mystérieux). Il n’y a pas d’action dans le théâtre de Genet,
mais une narrativisation de l’action, aucun déroulement linéaire ou croissance organique,
évolution continue de l’action, mais un montage en déroulement sinueux.
LE THÉÂTRE -

V. FONCTIONS DU THÉÂTRE

Au théâtre a lieu une parole destinée à un destinataire collectif. La question de la fonction du


théâtre, de sa légitimité ou de son utilisé se pose. Hugo le voit comme une « tribune », une
« chaire » dans sa préface à Lucrèce Borgia (1833). Brecht lui assigne une mission didactique et
sociale. Pour Ionesco, « tout théâtre d’idéologie risque de n’être que théâtre de patronage ». Il
s’agit plutôt au théâtre de « pousser tout au paroxysme » afin de s’arracher au quotidien.

Pour Touchard, cette fonction morale et politique n’a pas lieu d’être. Le théâtre est le lieu de
la purgation des passions à l’instar de la cure psychanalytique.

Ne pas oublier que le théâtre avant tout a pour fonction de divertir les hommes, comme le
rappelle Brecht dans son petit organon sur le théâtre 1948.

130. Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre (1963)


En 1957, Brecht fait du théâtre épique un théâtre didactique qui doit éveiller et stimuler
l’intelligence du spectateur. Sur quoi fonder cette rigueur d’analyse du monde ? Autrement
dit quel sera le contenu de l’œuvre ?

La mission didactique du théâtre exige du dramaturge une connaissance précise des


domaines d’investigation. Il doit saisir le sens profond de l’univers dont il rend compte. Il est
donc lié à la connaissance, au domaine de l’histoire, de la psychologie, de la sociologie, une
connaissance qui doit être digérée et assimilée et transformée en littérature. Il ne s’agit pas de
faire un théâtre rébarbatif, le plaisir y a sa place, pas d’un théâtre moralisateur : le théâtre
épique, que l’on a accusé d’être moralisateur, met les considérations morales au second plan.

131. Eugène Ionesco, Notes et contre-notes (1966)


Ionesco n’est pas tendre avec le théâtre : sorte de contre-point de vue où plutôt que de faire
l’apologie de ce genre il le dévalorise. Il l’approche d’abord dans ce qu’il est inapte à faire : la
poésie et la pensée. Il s’oppose ainsi à Brecht dans son refus du théâtre d’idéologie au nom
de la nature du langage théâtral qui ne souffre pas de nuance. Pour autant il a bien une
fonction, qu’on pourrait dire politique ou spirituelle.

Définition du théâtre d’où découlera la prescription d’une esthétique et fonction théâtrale


(recherche sur les effets) :
Le théâtre « fait toujours un peu gros », est « un art à effets ». Réflexion sur les effets : on ne
peut rechercher la subtilité, le raffinement, la démonstration d’idées sont incompatibles avec
la lourdeur des effets au théâtre.

Il prescrit de pousser les « ficelles » grossières du théâtre à leur extrémité, de les grossir
davantage encore. Exhiber les ficelles du théâtre : grotesque, caricature, au-delà de « la pâle
ironie des spirituelles comédies de salon ». Revenir à la farce, c’est-à-dire la parodie à
l’extrême : « un comique dur, sans finesse, excessif. »
LE THÉÂTRE -

C’est une sorte de retour aux sources : également aux sources du tragique (le paroxysme, la
violence).

Réflexion sur le jeu des comédiens : en renonçant à vouloir être naturels ils le deviendront
(contre le naturalisme au théâtre).

Le théâtre arrache au quotidien et nous révèle l’étrangeté du monde, nous fait accéder à une
prise de conscience. Il faut disloquer le réel pour le réintégrer.

132. Pierre-Aimé Touchard, Dionysos, Apologie pour le théâtre, 1968


Il a une perspective psychologique et psychanalytique des fonctions du théâtre qui l’amène à
considérer la catharsis. Libéré de toute entrave due à la morale ou au réel, il apporte au
spectateur une compensation à ce que la vie implique de limites ou d’interdits :
! permet de représenter le fantasme du meurtre, comme avec Les Bonnes de Genet.
Les théories du théâtre se fourvoient quand elles cherchent à le légitimer moralement via son
utilité, comme mission sociale, « comme s’il était un mal en soi »
A la différence du roman, cinéma, où l’acte rêvé est certes bien représentée comme au théâtre
la « « purgation » totale, vivifiante et saine, ne peut être obtenue que par le spectacle « vécu »
d’une action accomplie par des hommes vivants, en chair et en os »
133. Bertolt Brecht, Petit Organon sur le théâtre (1948)
Brecht considère que le théâtre épique comme tout théâtre est légitimé par le plaisir que le
spectateur prend à la représentation. Pédagogie et plaisir sont combinés dans une pratique
visant à divertir tout en éclairant, à faire de la « morale » une source de plaisir. Selon Brecht,
la fonction cathartique du théâtre non seulement « était source de plaisir mais devait donner
du plaisir. »
Le jeu et la recomposition théâtrale permettent l’osmose du divertissement et du didactique.
Le théâtre provoque le plaisir par la « jouissance des sentiments et des idées ».
LA POÉSIE

LE LANGAGE POÉTIQUE

85. Mallarmé, Crise de vers (1896)


Il a défini sa poétique symboliste dans plusieurs écrits. Il s’est opposé aux Parnassiens
(interview par Jules Huret) en tant qu’ils se comportaient en « vieux rhéteurs » en
« présentant les objets directement ». Mallarmé est pour une poétique de la suggestion et de
l’allusion. La poésie a parti liée avec l’énigme. Suggérer l’objet plutôt que le nommer. C’est
comme ça qu’on utilise à bon escient le symbole. Crise de vers constitue une synthèse de
plusieurs écrits antérieurs où il développe des réflexions sur l’usage de la langue.

Mallarmé s’y réclame d’un Idéalisme qui s’oppose au « discours ordinaire » qui a une
fonction de « numéraire » et se trouve donc dévalorisé par rapport à la littérature. Il parle de
« double état de la parole » : ici « brut et immédiat » là « essentiel ».

La poésie est rapprochée de la Musique dans le rêve d’une langue parfaitement motivée qui
accorderait le son et le sens et porterait « l’intellectuelle parole à son apogée ». Mais les
langues naturelles sont imparfaites.

L’acte de nomination ne livre pas l’objet : il fait jaillir une « notion pure » (idée même et
suave : « l’absente de tout bouquet), un nouveau fragment d’élocution, et fait baigner l’objet
dans une « neuve atmosphère » comme une « réminiscence ».

Influence platonicienne dans la valorisation de l’Idée et une conception cratylienne du


langage poétique.

86. Valéry, « Commentaires de Charmes » (1936)


Valéry oppose la prose à la poésie, en tant qu’utilisations différentes du langage, tant sur
leurs modes de fonctionnement que leur finalité. Il s’intéresse à la fonction du langage. Cf.
Fonction poétique du langage de Jakobson. Valéry considère que cette fonction poétique est
étrangère à la prose, ce qui explique son mépris pour le roman.
« La poésie n’a pas le moins du monde pour objet de communiquer à quelqu’un quelque
notion déterminée - à quoi prose doit suffire »
« Un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres, il redevient, - comme l’effet de son effet, -
cause harmonique de soi-même. »

87. Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? » (1948)


Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Sartre affirme la nécessité de l’engagement.
Peu après, il précise que la notion n’a pas de sens en poésie compte tenu de la spécificité du
langage poétique.

• La poésie ne se sert pas des mots, « elles les sert ».


LA POÉSIE

• Les poètes ne cherchent pas à discerner le vrai, ils ne se servent pas du langage
comme d’un instrument
• Ils ne nomment pas le monde, car ils ne sacrifient pas le nom à l’objet nommé.
• Ils considèrent les mots et leurs propriétés (leurs significations) comme des choses et
non comme des signes,
• Double rapport de ressemblance magique entre le mot et la chose signifiée

88. Michèle Aquien, « Langage poétique » (2001)


Cratyle dans Le Cratyle soutient que les noms sont justes par nature car ils imitent les objets
qu’ils désignent. L’approche scientifique montre au contraire qu’il n’y a qu’une relation
arbitraire entre le signifiant et le signifié. Le signifiant est remotivé dans la poésie moderne,
bien que déjà présent dans la poésie versifiée (la rime). La poésie procède différemment du
langage courant : « le statut donné au signifiant a, dès les premiers temps, été différent de
celui qu’il a dans le discours ».
Exemple de l’écriture du mot Locomotive par Paul Claudel dans « L’Harmonie imitative » où
Locomotive est considéré avec d’autres comme un « idéogramme occidental ». Il imagine là
le mot représenter la chose : la cheminée, ses roues, ses pistons, l’abri du chauffeur, le sifflet,
le levier de commande, et l’attache ».

Recherche des propriétés du mot pour en concentrer la puissance évocatoire plutôt qu’en
faire un usage savant : son histoire (étymo, archéologie du sens), son signifié ‘polysémie,
étagement de significations), sa lettre (paronomase, anagramme, ambiguïtés diverses),
polyvalence.

90. Yves Bonnefoy : Entretiens sur la poésie (1992)


A développé des réflexions sur la poésie dans les cours du Collège de France réunis dans
Entretiens… Il s’est détaché tôt du surréalisme : l’image surréaliste dans sa gratuité risque de
clore le poème sur lui-même, or le sujet humain est au monde
« l’invention poétique (…) remonte d’une absence - car toute signification, toute écriture,
c’est de l’absence - à une présence, celle de telle chose ou tel être, peu importe, soudain
dressée devant nous, en nous, dans l’ici et le maintenant d’un instant de notre existence. »
(« Lettre à John Jackson » 1980).
Dans les années 60-80, la critique a imposé une conception de la poésie coupée de toute
référence à la réalité. La poésie serait alors subversive et ludique.
Cette attitude marginalise le poète en refusant de le voir comme une personne dotée d’une
existence sociale et dénie à la poésie la capacité d’intervenir dans la société et d’exprimer une
vérité.
Les poètes plaisent non pas parce qu’ils bousculent des codes, mais parce qu’ils proposent
des univers de rechange, beaux d’être dégagés de la nécessité par le rêve.
La poésie doit dénoncer la clôture inhérente à toute écriture et ouvrir au monde : « le langage
fragmente l’Un », « la poésie est la mémoire de l’Un ».
Il interroge la relation de la poésie avec la connaissance.
LA POÉSIE

LE POÈTE, LE MOI ET LE MONDE

Aristote, partisan de la mimésis ne valorise pas l’inspiration personnelle.

La poésie a revêtu maintes formes et maintes fonctions : elle a été narrative, discursive,
didactique et s’est retrouvé sous la forme de l’épopée, la tragédie, la fable, la satyre, le poème
historique, morale et philosophique.

Avec les romantiques, la poésie devient essentiellement lyrique, compris comme expression
des sentiments personnels de l’auteur identifié au je poétique, un auteur désigné par le terme
ambigu de poète. Elle peut alors se targuer d’authenticité bien plus que la poésie classique et
néo-classique, tout en continuant de revendiquer une portée collective puisque le moi
singulier reflète l’universel.

Le lyrisme romantique est rejeté par les Parnassiens, Leconte de Lisle refusant de « livrer sa
vie » à la « plèbe carnassière », et par Rimbaud qui préfère la « poésie objective », proclamant
que « Je est un autre ». On pense aussi à Mallarmé qui évoque « la disparition élocutoire du
poète, qui cède l’initiative aux mots » et promeut « l’œuvre pure ».

Partisan de la poésie pure, Valéry continue l’héritage mallarméen en posant les jalons d’une
théorie poétique. La forme est toute puissante. Le poète vise à créer un ordre artificiel et idéal
associant la forme et le sens pour produire un « enchantement ». il est question d’une poésie
non référentielle.

Les poètes de la Résistance vont s’opposer à cette vision formaliste de la poésie et prôner une
poésie de circonstance liée au réel. On pense aussi aux évolutions contemporaines de la
poésie qui se sont posées en réaction à un excès de formalisme.

Dominique Combe : la critique contemporaine fera émerger la notion de « sujet lyrique » qui
problématise le rapport de la poésie à la fiction à travers une étude de l’énonciation propre à
la poésie. On ne peut plus naïvement défendre l’idée d’une fusion entre le je lyrique et le
poète auteur : d’ailleurs cette notion de « poète » est historiquement ambigu et entretient
cette confusion (contrairement au roman où on distingue le narrateur du romancier).
Dominique Combe parlera de « référence dédoublée » (1996)

92. Alphonse de Lamartine et Victor Hugo : le lyrisme romantique


" « Avertissement de l’éditeur » des Méditations de Lamartine en 1820, qui exprime
probablement les pensées du poète. Ecrit pour un public aristocratique qui ne se
reconnaît pas dans la France née de la révolution. Cf. vers latin issu de la Bible cité en
fin d’avertissement Non de solo pane vivit homo (l’homme ne vit pas seulement de
pain). Inspiration religieuse importante. Cf Mme de Staël dans son manifeste du
romantisme De l’Allemagne (1813) qui dit que la poésie romantique, née en
Allemagne, a pour origine le christianisme et la chevalerie avec la pratique des
troubadours.
LA POÉSIE

" Hugo, préface des Contemplations (1856). Visée autobiographique de l’œuvre


revendiquée par Hugo. Poésie de l’intime. Stature exceptionnelle du poète, puisqu’il
fait entendre une voix d’outre-tombe, porteuse de la vérité humaine profonde
(citation d’un extrait de vers de Térence « homo sum » issu de homo sum et humani nihil
a me alienum puto : je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger). La
préface offre le recueil au lecteur comme un « miroir ». « Quand je vous parle de moi,
je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé, qui crois que je
ne suis pas toi ! »

Prétention du lyrisme romantique :


# Il n’y a pas de médiation par l’écriture poétique, puisque les sentiments sont
exprimés directement (transparence). C’est pourquoi le poète en est venu à constituer
une figure textuelle (plus qu’une personne).

93. Louis Aragon, Chroniques du bel canto (1947)


dans le contexte de l’Occupation et de la Résistance, Aragon s’élève « contre la poésie pure »
de Paul Valéry, comparée à une « Fontaine froide ainsi que les eaux sans amour. » (« Contre
la poésie pure », Les Yeux d’Elsa (1942)). En 1946, il donne au Musée Grévin une postface où il
réhabilite, en se réclamant de Goethe, une « poésie de circonstance », ouvrant la poésie à tout
ce qui est de son temps, qui marque le fait, la date, la réalité. La poésie gagne à être éclairée
par la connaissance des circonstances de son élaboration. Il adopte une poésie du réel, et
rejette le mystère poétique des amants de la beauté académique et les surréalistes.
Conception de la poésie qui associe compréhension et émotion.
Réclame une forme d’authenticité qui fait de la poésie un mode particulier de connaissance
du réel.

94. Michel Collot, (2001)


Critiquant l’approche structuraliste, Collot propose la notion de « structure d’horizon » pour
analyser l’expérience poétique.
Après avoir privilégié la recherche formelle, la poésie française contemporaine, depuis 1980,
s’est ouverte au lyrisme et à une relation élargie avec le monde et le public. Le paysage, qui
présente une vision personnelle du monde, est ainsi devenu pour certains poètes un thème
privilégié.
Une nouvelle génération de poètes après les années 80 sont repartis de la langue et de
l’expérience commune pour fonder un « nouveau lyrisme » (incarné par des poètes comme
Jean-Michel Maulpoix, Yves Perré, Philippe Delaveau, Hédi Kaddour, Guy Goffette.)

95. Dominique Combe, « La Référence dédoublée. Le sujet lyrique entre fiction et


autobiographie », 1996, in Figures du sujet lyrique (Dominique Rabaté, dir)
LA POÉSIE

LA CRÉATION POÉTIQUE
96. Pierre de Ronsard, « Hymne de l’automne », 1564

97. Paul Valéry, « Propos sur la poésie », 1957

98. Arthur Rimbaud, lettre à Paul Demeny (15 mai 1871)


Il y développe ses idées sur la création poétique, deux jours après avoir écrit à son professeur
Izambard « Je veux être poète, et je travaille à être Voyant ». Il y condamne toute la poésie
classique, à l’exception de la poésie grecque, de Racine et du romantisme. Selon Rimbaud, la
poésie ne rythme plus l’action comme dans la Grèce antique, elle est devenue un
divertissement gratuit, artificiel, coupé de la vie, produit par des « fonctionnaires et des
écrivains ». Il a choisi d’engager une réflexion sur l’exercice et la fonction de la poésie.
L’acte poétique échappe à la volonté du poète, qui assiste à l’éclosion de la pensée. « Je est un
autre » : redéfinition de la notion d’auteur. Cette dualité d’auteur a été ignorée par les
romantiques qui se sont crus les maîtres de leur création alors que leur poésie prouve que la
« chanson » et rarement la pensée chantée et comprise du chanteur.
L’inspiration seule ne suffit pas à définir le génie poétique. Le poète doit cultiver ce don
« par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». il s’agit de faire
l’expérience de sentiments comme l’amour ou la souffrance, à en épuiser les poison pour en
extraire la matière poétique : ascèse.
Le poète se met au ban de la société. Il devient le grand malade, le grand criminel, le grand
maudit.

99. André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924


LA POÉSIE

LIRE LE POEME
Sous l’influence de la linguistique et du structuralisme s’est établie une nouvelle manire de
lire le poème.
Valéry, précurseur, envisage la lecture du poème comme la résultante de l’interaction entre
le lecteur et le texte autonome. Daniel Delas répond à la question : « qu’est-ce que cela veut
dire ? » par la polysémie du poème. Il « n’y a pas qu’un sens dont serait le dépositaire agréé
l’auteur » mais « du sens ».
100. Paul Valéry, Album de vers anciens, (1929)
Il analyse dans « l’amateur de poèmes » le rapport du lecteur et le texte poétique.

Il oppose la pensée à la parole poétique, caractérisée par son absolue nécessité. La pensée est
du côté de l’éphémère, de l’informe, de la spontanéité. Un poème est « pensée
merveilleusement prévoyante » ; un poème « est une durée pendant laquelle je respire une
loi qui fut préparée ; je donne mon souffle et les machines de ma voix ; ou seulement leur
pouvoir, qui se concilie avec le silence »

Le langage poétique est une « écriture fatale » : le poème oriente le lecteur vers un décodage
préétabli par le fonctionnement du texte lui-même. « nul hasard »

101. Daniel Delas, « Lire la poésie / Lire Supervielle », Lectures des Amis inconnus, 1980.
Daniel Delas et Jacques Filliolet définissent le texte poétique comme une « unité auto-
fonctionnante » : « il n’a pas de référent* (ce qui n’implique nullement qu’il soit coupé de la
réalité extérieure) ».

! moi : cette absence de référence explique les affinités qu’il entretient avec le mythe dans la
narration : la poésie narrative - Une Nuit en Enfer ou encore Lointain intérieur section « Entre
centre et absence » de Michaux. // le recueil Caisses de Tarkos joue typographiquement et
spatialement sur cette « unité auto-fonctionnante » : tous les poèmes constituent chacun un
bloc de mots (un paragraphe justifié) plus ou moins long mais n’occupant jamais plus d’une
page. Chaque poème a pour titre le numéro de la page à laquelle il est inscrit : ainsi le travail
éditorial est pris à partie pour constituer le poème dans son unité structurelle et un lien
essentiel est créé avec l’objet-livre (joue avec la matiérialité du livre) : c’est aussi son absence
de référence en dehors de sa réalité linguistique, de sa littérarité, qui est ainsi affirmé.

Le poème se décode par analyse des divers plans du texte - unités étudies séparément - et
ensuite la mise en relation de ces plans met au jour les rapports de la connotation et de la
dénotation. Ces divers plans ou « configurations » sont : figure, dispositif spatial, type de
symétrie, procédé de déconstruction d’un stéréotype.

! poème je ne sais pourquoi, besoin d’analyse séparément la prosodie (rupture métrique),


syntaxique (ruptures de syntaxe avec des antépositions), sémantique (désir de liberté et
d’envol, pensée métaphorisée en mouette, mais emprisonnement dans les flots de la mer) : la
mise en relation met au jour des rapports de sens, une polysémie : le mouvement de la
pensée épouse celui du vers (de biais), il y a un travail mimétique du vers.
LA POÉSIE

Delas récuse la lecture linéaire du poème : elle ne s’impose pas. Le poème est « un tout, une
totalité en fonctionnement ».

Le texte poétique est polysémique.


Le poème :
-son langage emprunte au langage ordinaire mais son contexte ne donne aucune
explicitation, il reste donc sémantiquement ambigu. (Exemple de « Pas » de Valéry :
-le poème recourt à la figure pour briser les automatismes d’écriture, à ouvrir sur une autre
représentation des choses : (Desnos convoque la figure du fantôme et l’imaginaire du rêve
dans « j’ai tant rêvé de toi » pour aller à rebours du rêve, puisqu’il atteste de l’impact du rêve
sur la réalité : son impact mortifère puisqu’il fait mourir le réel, fait disparaître le corps //
Michaux convoque la « pomme » dans « Magie » à la fois comme pomme réelle/littérale et
comme symbole ! lié au mythe de l’origine/genèse, dans un scénario d’identification
poète/pomme : aller vers le prosaïsme/revisiter le mythe de la genèse/voir le réel
différemment-> mettre en lien réalité prosaïque et réalité poétique/divine).

La mise en relation des configurations du texte (lieu où « se cristallise » le sens du texte)


instaure des « directions de lecture » qui n’épuisent jamais le texte sur lequel d’autres points
de vue sont possibles (elle est relative).

« Un poème peut toujours être relu, mieux, il est fait pour cela. »

102. Michel Riffaterre, Sémiotique de la poésie, 1978


Pour Riffaterre, le texte poétique résulte de « la transformation d’une matrice » (un mot, une
phrase), phrase « minimale et littérale » en « une périphrase plus étendue, complexe et non
littérale ».

-La lecture du poème passe par deux étapes : une première étape heuristique (liée à la
mimésis, c’est-à-dire l’aspect référentiel du langage) est suivie d’une deuxième phase
herméneutique (ou lecture « rétroactive ») qui élabore la « signifiance » du poème.

-Cette seconde lecture permet un « décodage structural » fondé sur la mise en rapport
d’éléments textuels qui au cours de la lecture avait pu paraître dissociés ou autonomes et
sont en fait des variants de la même matrice structurale. C’est le texte entier et non les
éléments qui constitue l’unité de signifiance.

« Le texte est donc une variation ou une modulation d’une seule structure - thématique, symbolique,
qu’importe - et cette relation continue à une seule structure constitue la signifiance »
LA POÉSIE

FONCTIONS DE LA POÉSIE
103. Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857)
Rappelons que Baudelaire dans son entreprise critique élabore une « esthétique de la
modernité » qui consiste en l’expression du transitoire, du fugitif, du contingent, pour
moitié, et de l’immuable et de l’éternel pour l’autre moitié. La beauté est définie comme une
synthèse permettant de « tirer l’éternel du transitoire ».

-La poésie n saurait avoir de finalités didactiques ou morales directes sous peine de n’être
plus poésie. « Je dis que si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ».

-La poésie est présentée comme autonome par rapport à d’autres domaines de l’activité
humaine comme la science - dont le but est la vérité - et la morale : « elle [la poésie] n’a pas la
Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même » ;

-La poésie n’est pas pour autant un discours autarcique : le langage poétique oriente
l’homme vers la perception du Beau, donc vers une transcendance. Elle a bien une fonction
spirituelle : « Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration
humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un
enthousiasme, une excitation de l’âme ».

-Elle revêt indirectement une fonction morale par l’intermédiaire du sens esthétique. Ainsi le
vice est perçu « comme outrage à l’harmonie, comme dissonance », toute infraction à la
morale devenant « une espèce de faute contre le rythme et la prosodie universels » (que l’on
pense à l’étonnement de Hugo devant la laideur, incompréhensible et cosmique, du
crapaud ; ou au chemin de croix de Rimbaud dans Une Saison en Enfer dont la fonction
morale est viciée, niée, et indirectement rejointe par une espèce de détour par la beauté ;
description des vices dans Les Fleurs du mal : modernité comme dissonance qui donne une
perception de la beauté).

104. Arthur Rimbaud

106. Paul Eluard, Les Sentiers et les routes de la poésie, 1952

107. Jean Starobinski, « La Poésie entre deux mondes », 1982, préface aux Poèmes d’Yves
Bonnefoy

Pour Starobinski, Bonnefoy est habité par « la question du monde » comme totalité cohérente
et comme existence en suspens. Il invite à penser la situation du langage comme un moment
où doit renaître la relation humaine et l’unité, à partir d’un état de dispersion. Il reprend les
thèmes néo-platoniciens de l’Un, de la division.
LA POÉSIE

L’analyse de la poésie d’Yves Bonnefoy par Starobinski s’inscrit dans une réflexion
historique sur la poésie, sur sa « condition paradoxale ». En effet, depuis le 19ème siècle, la
poésie (l’activité esthétique) est la seule à pouvoir rendre compte du monde sensible
délaissée par la rationalité scientifique. Elle « reprend l’antique fonction de la theoria tou
cosmou, de la contemplation du monde comme totalité et comme sens. Elle prend en charge
le monde des apparences. Certes elle ne dispose pas du système de preuves qui assure
l’autorité du discours scientifique, mais elle assume une « fonction ontologique » en
recherchant ce monde ouvert à « l’ensemble des rapports vivants » où l’homme retrouverait
le sentiment de l’unité perdue.
L’ÉCRITURE DU MOI

L’écriture du moi
Développée depuis le 18ème, l’autobiographie est constituée en genre depuis les années 1970
notamment avec les travaux de Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique (1975). Le
critique montre que ce genre se définit moins par des éléments formels que par le pacte de
lecture. Ce récit se caractérise par « l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage », il
s’agit d’un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence,
lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa
personnalité ». Il y a un engagement du narrateur à dire la vérité.

Il y a « trois réglages » dans l’autobiographie (Herman Parret) ainsi que le synthétise Gisèle
Mathieu-Castellani :
-l’identité postulée du narrateur et du héros de la narration
-l’alternance entre récit et discours, narration et commentaire (il y a une part inhérente
d’autojustification dans l’autobiographie, avec le commentaire).
-l’instauration d’une double relation, rétrospective et prospective entre le scripteur et son
passé, le scripteur et son avenir.
! Dans Fou de Vincent (1989), la relation rétrospective détermine la structure diégétique :
Guibert « remonte » dans le temps (du souvenir le plus récent au plus ancien, sans que cela
devienne un principe d’écriture, qui relève de l’esthétique du fragment et de la notation,
donc sans organisation chronologique a priori) : « Quelques mois après sa mort, je décidai de
le retrouver dans ces notes, à l’envers »
! Commenter des extraits de journal : Ernaux, Guibert. Reprendre des extraits de journal
qui fonctionne comme archive, dans lequel la relation au passé est mise en scène sous la
forme de la captation, de la conservation. Il s’agit de se tenir au plus près du réel, tout en
rendant visible l’artifice de composition.

Lieux communs de l’écriture du moi réside dans la « justification » : Les Essais s’ouvrent par
un avertissement d’une désinvolture affectée invitant le lecteur à fermer un livre ne parlant
que de l’auteur, ayant comme unique finalité des enjeux domestiques et privés. Chez
Rousseau au contraire le lecteur devient juge reconnaissant la supériorité morale de l’auteur,
et également interpelé pour la meilleure connaissance de lui-même que ce livre peut lui
apporter ;

L’authenticité de l’écriture du moi a été mise en doute par les écrivains eux-mêmes. Il y a un
espace commun entre le roman et l’autobiographie (Lejeune)

L’écriture personnelle a connu un grand succès. Les frontières entre les genres ont été
remises en question. Fiction et autobiographie se confondent dans l’autofiction, terme utilisé
par Doubrovsky dans son roman Fils (1977).

Vincent Colonna parle de « fictionnalisation de soi » = la projection dans la fiction d’un


personnage qui a le nom de l’auteur.
! nom d’auteur - Nom propre - de par son importance presque sacrée, parce qu’elle est le
garant du pacte de lecture et de la permanence du moi, peut faire l’objet d’un jeu,
L’ÉCRITURE DU MOI

d’expérimentations formelles, de mises en scène dans une sorte de parodie de l’image du


moi, recherche de pseudonymes dans la promesse de l’aube par Romain Gary enfant qui se
projette dans son moi d’écrivain ; dénaturalisation du moi comme permanence garantie par
le nom propre via le jeu sur les noms propres par Nina dans Garçon manqué (l’enfant se
donne plusieurs prénoms, se baptise et déguise et ainsi rend au moi sa réalité de projection
inventée de soi)

Philippe Forest (Le Roman, le Je, 2001) distingue trois pôles dans la « littérature du moi » selon
le traitement réservé au sujet et au « réel » :
-l’ego-littérature : le sujet est réduit à un « moi » conçu comme une « réalité » extérieure à
l’écriture : cette littérature pratique la religion du vécu et cultive l’illusion naturaliste.
-l’autofiction réduit aussi le sujet à un « moi » extérieur à l’écriture, mais « construit comme
une « fiction » », constitué comme « « autre qui n’a de consistance qu’imaginaire et voue la
littérature au « virtuel » comme horizon vide de toute signification »
-le Roman du Je fait une place authentique à la « problématique catégorie du sujet » en
voyant en lui non plus « l’expression d’une personnalité mais l’expérience d’un impossible »,
le « réel », qui le livre à l’hétérogène.
! « qui raconte sa vie la transforme fatalement en roman » ainsi Guibert s’interroge sur la
nature de sa relation avec Vincent : « Qu’est-ce que c’était ? Une passion ? Un amour ? Une
obsession érotique ? Ou une de mes inventions ? »
!Proust et la métaphore comme procédé de révélation avortée des Essences : le transfert de
propriétés introduit une différence, et c’est cette différence qui est essentielle : ainsi elle
permet l’éclosion de l’objet absent, essentiel face à l’objet-présent, simple véhicule. Il y a une
impossible révélation de la Vérité.
Il y a des écrivains contemporains qui ont voulu écrire la vie : Annie Ernaux. Il s’agit de
concilier dans l’écriture même la subjectivité et l’objectivité. L’autographie est contestée,
dépassée dans un tel « récit ethno » où le moi est immergé dans la réalité. « Commencer un
livre, c’est sentir le monde autour de moi, et moi comme dissoute, acceptant de me
dissoudre, pour comprendre et rendre la complexité du monde. »

35. Michel de Montaigne, « Du repentir », Essais (1580-1592)


Ce livre accorde une large part à l’écriture du moi même s’il ne constitue pas en tant que tel
une autobiographie. L’auteur fait l’essai de ses « facultés naturelles », cad de « son
jugement ».

Cela va à l’encontre de l’esthétique héritée d’Aristote qui recherche le général, l’universel et


non l’individuel. « Le moi est haïssable » affirme Pascal qui critique le sot projet de
Montaigne de se peindre : en dehors de la poésie lyrique et des Mémoires rédigés par les
grands hommes, l’écriture de soi est rejetée pour sa vanité. Les classiques recherchaient la
vérité de la « nature humaine » non celle d’un individu particulier.

« Parler de soi » est bien pour Montaigne un bavardage, une occupation futile et indiscrète,
témoignant d’un manque des modestie mais en même temps elle témoigne d’un effort
constant pour se connaître. La valeur universelle d’un portrait.
L’ÉCRITURE DU MOI

La peinture de soi à laquelle il se livre ne peut avoir de fin, l’être humain étant en perpétuel
changement. « je le [l’homme] récite et en représente un particulier, bien mal formé, et lequel,
si j’avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est » Il ne peint pas
l’être, mais le passage, un passage de minute en minute.

Il ne s’agit pas de dire toute la vérité. Son entreprise se justifie par l’universalité de la
condition humaine. « moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne,
non comme grammairien ou poète ou jurisconsulte. »

36. Jean-Jacques Rousseau, Ebauches des Confessions, 1764


Rousseau, en 1762 écrit au Président de Malesherbes quatre lettres : « Personne au monde ne
me connaît que moi seul. » Il entend pour ses confessions, se peindre « sans fard, et sans
modestie »
La transparence totale justifie l’entreprise.

Rousseau revendique l’orgueil dont on pourrait accuser celui qui entreprend d’écrire sur soi.
Par le gage de sincérité.

Critique de Montaigne qui se montre sincère mais à moitié, qui montre ce qui l’arrange, ses
défauts aimables, « se peint ressemblant mais de profil ». Pour Rousseau il s’agit de ne rien
cacher, « Nul ne peut écrire la vie d’un homme que lui-même. Sa manière d’être intérieure, sa
véritable vie n’est connue que de lui ; mais en l’écrivant il la déguise » Rousseau ne fera pas
une apologie mais un portrait totalement sincère sans rien cacher.
! tout dire veut dire à la fois ne pas se mentir - c’est-à-dire se peindre « tel qu’on est »
(présupposé d’une authenticité du sujet) et ne pas oublier ou sélectionner : cette absence de
sélection ou souci d’exhaustivité se manifeste notamment dans des autobiographies comme
Mémoires d’une jeune fille rangée et Si le grain ne meurt, autobiographies linéaires qui
commencent toutes deux par la date de naissance et par la toute petite enfance : il s’agit de
remonter au « premier souvenir », d’atteindre la zone de naissance du sujet, sa genèse : ainsi
Gide dit-il ne pas se souvenir du premier appartement où ses parents ont vécu avant de
déménager mais garde l’image du « balcon » ; Beauvoir entre dans l’autobiographie par la
photo de famille - par la trace du réel qui autorise une remontée dans le passé, et remonte aux
premières impressions de la petite enfance, où ses souvenirs encore brumeux n’évoquent que
des impressions de l’appartement où elle vivait. Elle se dépeint comme une enfant colérique
et violente, elle aborde également son narcissisme : vraiment dans la tradition rousseauiste
d’exigence de sincérité, de peindre tous ses aspects et donc les défauts.
! La question de l’illusion référentielle, de la naturalisation du moi est refusée par Proust
dans la narration même. Tous ses personnages sont doubles : ils ont une vie secrète : Il y a le
Saint-Loup amoureux de Rachel, et soupirant de Morel. Les personnages eux-mêmes sont
protéiformes : ils n’ont pas d’existence romanesque continue, ils ont plusieurs visages. Il y a
plusieurs Saint-Loup, plusieurs Albertine.

Contrairement à Montaigne il ne prétend pas que les hommes se reconnaîtront en lui mais
affirme sa singularité et sa supériorité : il se montre tel qu’il est.
L’ÉCRITURE DU MOI

37. Gisèle-Mathieu Castellani, La scène judiciaire de l’autobiographie, 1996


-La narration autobiographique est orientée vers la preuve : vers la persuasion de l’auditeur.
Elle relève de la scène judicaire, la position occupée par le narrateur est celle de l’avocat
dressant l’acte d’accusation qu’il défend contre lui : Qui raconte ? Quelqu’un qui se justifie et
se justifie de se justifier. Le narrateur cherche à accréditer son récit et le commentaire qui
l’accompagne.

L’écriture du moi ne définit pas un genre unique, mais « divers types de textes, diverses
formes de discours, dans lesquels l’exploration du sujet se fait dans l’écriture et par
l’écriture. » il s’agit de conduire à « l’élaboration d’une identité ».

-Certains écrivains (1) problématisent leur entreprise (saint Augustin Confessions - 397-401,
Montaigne Les Essais 1580-1595, Genet Journal du voleur 1949), (2) d’autres ne semblent pas
mettre en doute la possibilité de se connaître (Rousseau Les Confessions 1764-1770, Gide Si Le
grain ne meurt 1926, Verlaine 1895, Roy Moi je 1969). Le premier type d’écriture
autobiographique révèle le caractère problématique du sujet, qui s’interroge sur son identité :
le moi, mouvant, se cherche dans l’écriture, jusqu’à devenir autre. Le second refuse cette
problématique en postulant l’unité du sujet et sa capacité à se connaître entièrement : le moi,
intime et unique, se révèle dans l’écriture sous le moi social.
! Genet tient à vif dans l’écriture la conscience de l’artifice d’une projection du moi dans
l’écriture : la métaphore et la poésie sont activement recherchées et revendiquées comme
réelles - autrement dit il y a une dénaturalisation du moi, de l’idée d’original. Le sujet ne se
saisit que dans la diffraction et le miroitement, dans la conscience de n’être qu’une image et et
une fiction, un fantasme. En fait, la métaphore, est une délicatesse de l’âme : elle révèle la
richesse d’un monde intérieur composé de rêves et de fantasmes : « J’offris donc aux
bagnards ma tendresse, je les voulus nommer de noms charmants, désigner leurs crimes
avec, par pudeur, la plus subtile métaphore (sous le voile de quoi je n’eusse ignoré la
somptueuse musculature du meurtrier, la violence de son sexe) » Journal du voleur

(1)-Les Essais : « première systématisation d’un sujet non systématique » - noue la


problématique du sujet mouvant à celle de l’écriture. Montaigne, Augustin, Proust, sont plus
du côté de l’autographie car ils reconnaissent la mort des mois successifs, sont dans
l’interrogation du je. Privilégie l’errance et l’erreur, l’ombre, les contradictions.
! l’errance du moi est reflétée dans la diégèse dans Journal du voleur ; chez Proust, la
« découverte de soi » se trahit toujours comme révélation fugitive, précaire, vouée à mourir
et être remplacée par une nouvelle projection, une nouvelle illusion. L’expérience de l’amour
obéit à cette loi temporelle de l’idéalisation et de ses désillusions, comme autant de
constructions fantasmatiques élaborées par le moi et défaites par le temps : le narrateur
tombe amoureux d’images d’Albertine - cet amour n’en est pas moins réel - il y a celle,
notamment, d’Albertine comme fille de la mer se promenant sur la plage de Balbec A l’ombre
des jeunes filles en fleur (1918), et que le narrateur aura peine à retrouver dans La Prisonnière
(1923), quand celle-ci habitera avec lui à Paris ; il s’éprend d’une certaine image de la
Duchesse de Guermantes comme déesse, et d’un certain profil (oiseaux), et la découverte de
ses méchancetés le refroidiront dans Le Côte de Guermantes (1920)
L’ÉCRITURE DU MOI

(2)-A l’inverse chez Rousseau ou chez Gide on a une représentation plus traditionnelle du
sujet. Le sujet y est le lieu d’un « « clivage » entre extérieur et intérieur, le moi social
(contraint) s’opposant au moi intime (libre ou en voie de libération) ». Gide s’assigne comme
devoir de « devenir ce qu’il est » c’est-à-dire l’enfant qu’il fut et dans lequel se dessine
l’ombre de l’adulte : zone trouble où se trouve la vérité de l’être. Pour Gide, Beauvoir,
Rousseau, il y a une transparence entre le je écrivant et le moi écrit, une unité. Privilégie le
« dessin » d’un destin (Gide), la destinée, la ligne continue. L’autographie suppose « un moi
qui se construit, se détruit, se reconstruit dans l’acte même d’écrire qui fixe de moment en
moment des « instantanés » », « un clivage qui fait du sujet l’autre d’un autre ».

! cf. George Sand, intitulant son autobiographie Histoire de ma vie (1855). Dans le terme
« auto-bio-graphie », il y a la référence au « récit de vie » ce qui implique l’artifice d’une
composition - la vie devient œuvre et prend la cohérence d’un destin.
! La question de l’instantané ou du « cliché » comme fragment transitoire d’un je qui n’est
plus est exploitée à travers le traitement de la photographie : l’inquiétante étrangeté que
délivre cette captation de ce qui a été est l’un des motifs d’écriture de La chambre claire. Note
sur la photographie (1980) de Barthes, où l’altérité de cette représentation du sujet est d’autant
plus forte qu’elle est marquée par l’altérité radicale, celle de la mort de la mère. De même
chez Proust, Genette montre que le « temps n’est pas un écoulement, mais une succession de
moments isolés » : c’est ainsi que les personnages n’évoluent pas mais se retrouvent autre
soudainement. Charlus, de superbe devient une épave.
! la dimension de « destin » peut prendre diverses formes : destin collectif dans les
déterminismes chez Ernaux ou Louis ; destin subi, sous sa forme tragique, avec la maladie et
la mort chez Guibert, ou destin résultant d’un choix chez Beauvoir ; destin inscrit dans
l’enfance chez Gide qui veut devenir « l’enfant qu’il est » avec ce mythe/topos de la vocation
que l’on s’attend à retrouver dans tous les récits d’écrivain (exemple avec La Promesse de
l’Aube, 1960).

38. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, 1975


La question de la sincérité est inhérente à l’écriture du moi : Montaigne proteste de sa
« bonne foi », Rousseau assure qu’il a « dit le bien et le mal avec la même franchise »

Le pacte autobiographique réside dans l’engagement de l’auteur à dire la vérité. Cette vérité
n’implique pas n’est pas celle de « l’être-en-soi du passé (si tant est qu’une telle chose
existe) » mais « l’être-pour-soi, manifesté dans le présent de l’énonciation ».
! Ainsi Montaigne reconnaît dans le prologue des Essais qu’il a gagné en légitimité à parler
de lui, parce qu’il a gagné en âge : la vieillesse semble implique une sorte de recul sur soi.
Beauvoir a ainsi reconnu avoir toujours voulu écrire son autobiographie, mais que ce projet
ne lui semblait pas possible avant d’avoir atteint une certaine maturité. D’ailleurs, le
deuxième tome des Mémoires s’intitule La Force de l’Âge (1960)
! Mais l’intervalle entre le temps rapporté et celui de l’énonciation peut être court : avec Fou
de Vincent, le livre qui est envoyé à l’éditeur par fragments, commencé immédiatement après
la mort du protagoniste et publié comme dans l’urgence. Il semble que le caractère éphémère
et peut-être anecdotique de cette histoire du sentiment amoureux ici légitime à la fois un
temps court d’écriture et un intervalle court. De même le drame de la mort justifie l’écriture
de l’urgence, l’esthétique fragmentaire.
L’ÉCRITURE DU MOI

! Au contraire, le traumatisme peut justifier la nécessité d’un intervalle prolongé entre le


temps d’écriture et le temps de « l’événement » : pour son livre du même titre, L’événement,
qui se présente comme le récit de son avortement, Annie Ernaux revient sur le caractère
traumatique, obsessionnel, de cet événement, qui perçait littéralement son présent : « Depuis
des années, je tourne autour de cet événement de ma vie. Lire dans un roman le récit d’un
avortement me plonge dans un saisissement sans images ni pensées, comme si les mots se
changeait instantanément en sensation violente ». Dans ce conflit entre le réel et le langage, le
délitement du langage devant la violence du réel, l’autobiographie s’inscrit comme une
épreuve, répondant à une sorte d’impératif moral du sujet, en vue d’une réconciliation avec
le réel.

On a souvent opposé roman et autobiographie. Plutôt, le roman a trouvé sa légitimation par


l’idée qu’il délivrait une vérité supérieure à celle délivrée dans l’autobiographie, que le
roman était plus proche de la vérité, parce que plus profond, plus authentique. Pour Lejeune,
autobiographie et roman prennent sens « l’un par rapport à l’autre », dans un espace
commun qu’il appelle « l’espace autobiographique » c’est-à-dire « cet effet de relief obtenu
par ce procédé » de mise en rapport. (Ils sont complémentaires).
! Le roman est déclaré plus vrai par Gide, Mauriac, en tant qu’autobiographique, c’est-à-
dire que cette « vérité » revendiquée du roman désigne la vérité personnelle, individuelle,
intime de l’auteur. Les lecteurs sont invités à lire les romans à la fois comme des « fictions »
révélatrices d’une vérité de la nature humaine, et comme des « fantasmes révélateurs d’un
individu ». Ce pacte autobiographique indirect est un « pacte fantasmatique ».
! Ruse efficace à déclarer le roman plus vrai, en écrivant une autobiographie : on échappe
aux accusations de vanité, et on étend le pacte autobiographie à toute l’œuvre : « coup
double ».

En effet le roman se constitue comme dispositif de fiction par désaveu collectif de la part
autobiographique, comme chez Proust la critique/postérité, en accord avec l’auteur, s’est-elle
accordée sur une dissociation de l’auteur et du narrateur et a reconnu dans La Recherche un
dispositif romanesque, tout en continuant d’être fascinée par l’ambiguïté de ce je fictionnel,
et à chercher des congruences biographiques entre les personnages et la vie de l’auteur. //

39. Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction (2004)


Gasparini distingue l’autofiction et le roman autobiographique pour cerner cette
configuration générique spécifique liée à l’écriture du moi :
-l’autofiction est développement projectif dans des situations imaginaires. Mêlant fiction et
autobiographie elle est ambiguë et pousse à l’interrogation : « est-ce l’auteur qui raconte sa
vie ou un personnage fictif ? ».
-le roman autobiographique lui « s’inscrit dans la catégorie du possible (eikôs), du
vraisemblable naturel. Il doit impérativement convaincre le lecteur que tout a pu se passer
logiquement de cette manière » ! sinon c’est de l’autofiction (qui mêle le vraisemblable et
l’invraisemblable)

Le roman autobiographique peut s’expliquer comme fictionnalisation du témoignage


personnel. Cette fictionnalisation présente plusieurs avantages : 1) son ambiguïté générique
L’ÉCRITURE DU MOI

protège le « romancier-autobiographe » qui n’a « pas de comptes à rendre au réel » comme le


romancier (voir la polémique sur le livre d’ Edouard Louis : il est pris justement dans cette
contradiction liée à l’ambivalence générique de son livre : il rejette l’autofiction, donne le titre
de roman à son livre tout en affirmant n’écrire que la vérité). // De même la polémique sur le
livre de Doubrovsky, Le Livre brisé (1989) (Le Fils : 1977) ayant émergé d’un contrat entre sa
femme et lui (divulgation de leur relation) et la parution a lieu en même temps que la mort
de sa femme d’alcoolisme. 2) le recours à la fiction implique une construction esthétique plus
élaborée donc plus valorisée que le récit autobiographique, qui bénéficie de l’aptitude à la
polyphonie, spécifique au roman selon Bakhtine [encore une fois, le récit Histoire de la violence
est « rapporté » par l’intermédiaire de la sœur - donne lieu à une sorte de dialogue entre la
sœur et Edouard Louis]. 3) le romancier du moi « se constitue en personnage » car il sait que
la sincérité de l’autobiographe est illusoire. Sous ce masque il peut ainsi découvrir ce qu’il
ignore sur lui-même et donc une « réalité psychique inaperçue qui dépasse son cas
particulier ».

L’ambiguïté générique du roman autobiographique lui permet d’exprimer une vérité à la fois
personnelle et collective. Il joue sur les deux tableaux : la confidence autobiographique et la
dynamique romanesque, pour prendre le lecteur à témoin d’une souffrance intime et
collective (exemple de Guibert et le sida, Vallès et la parole des communards, Xingjian et la
révolution culturelle).

Il y a un changement de paradigme avec l’époque contemporaine vis-à-vis de la perception


de l’écriture du moi : L’écriture autobiographique n’est plus considérée, a priori, comme
perverse ou subversive.
« Chacun reconnaît au contraire son utilité sociale, son aptitude à dépasser le simple
témoignage anecdotique pour exprimer une parole collective, voire universelle. »

Il y a une stratégie de déguisement, de feinte, qui constitue l’ambiguïté générique du roman


autobiographique.
40. Pierre Bergounioux, « Dedans, dehors », Revue des sciences humaines, 2001
« Elle [la littérature] court dans la zone qui sépare la clarté inhumaine, glacée que la science
jette sur les choses de la couche obscure où nous agissons dans l’urgence et le tremblement »
L’Héritage. Entretiens avec Gabriel Bergounioux.

Idées développées dans La Cécité d’Homère (1995) et Jusqu’à Faulkner (2002) : Il y a une
« contradiction dans les termes qui opposent le fait d’écrire à celui d’agir » -: la littérature se
déploie dans un mouvement de retrait du monde. Elle tente « d’introduire la réalité du
dehors, les pensées de l’extérieur […] dans l’espace protégé, aux heures sereines, où l’on
peut réfléchir. » - « cette voix qui murmure en nous, comme une source, nous les avons pris
au dehors ».

« Des faits indépendants de ma volonté m’ont imposé non seulement la matière de mes
livres mais leur manière et l’inclination à les faire. » - l’inspiration ne vient pas des livres, elle
n’est pas écrite.

L’autobiographie « oblige à constituer comme objet le sujet en quoi l’on consistait. »


L’ÉCRITURE DU MOI

L’écriture autobiographique est l’expression d’une expérience collective, historiquement et


géographiquement située : « Sous le signe du « je », c’est du groupe auquel j’ai appartenu
qu’il est question »

Il y a un paradoxe de l’écriture autobiographique qui « réside dans sa destination même »


c’est-à-dire que « j’écris à la lumière du présent » « la trace, dans mon travail, du départ et de
la division consécutive ». Bergounioux s’adresse au présent/lecteur contemporaine, mais est
tourné « secrètement » vers le passé, l’origine et ses habitants.

Annie Ernaux :
L’écriture comme un couteau (2003) : la « posture d’écriture » d’Annie Ernaux se trouve au
croisement de l’intime et du social : « exploration de la réalité extérieure ou intérieure, de
l’intime et du social dans le même mouvement, en dehors de la fiction. » // Ses récits sont
« moins autobiographiques que auto-socio-biographiques » //
Cette écriture « a à voir énormément avec la politique ». Le « je » autobiographique et les
choses racontées ont une valeur collective. La singularité de l’expérience se trouve dépassée,
la conscience individuelle aussi, le lecteur peut s’approprier le texte : se libérer, se poser des
questions.

Le Vrai Lieu. Entretiens avec Michelle Porte (2014) : l’appropriation du lecteur est rendue
possible par une « écriture factuelle des choses ». Même si c’est « soi » qui vit les choses, il
fait les écrire de façon « transpersonnelle » c’est-à-dire de façon à ce qu’elles ne soient pas
que pour soi.
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE

L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN
L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE

L’expérience de l’écriture et celle de la lecture sont différentes :


Paul Valéry : « cette émotion composée » que produit une œuvre est réservée aux lecteurs
« qui ne connaissent pas cet ouvrage, qui n’ont pas vécu avec lui, qui ne savent pas les
lenteurs, les tâtonnements, les dégoûts, les hasards… mais qui voient seulement comme un
magnifique dessein réalisé d’un coup » (Tel quel, 1941)

Comment parler de la création littéraire ? Aujourd’hui la réflexion savante porte sur la


poétique de l’œuvre plus que sur l’auteur. Qu’est-ce qui peut mériter qu’on s’intéresse à
l’auteur ? La notion d’auteur au sens d’individu conscient des buts et moyens de sa création
doit être remise en question. Il y a des déterminations extérieures et intérieures à l’écrivain.

On ne peut donc établir une relation privilégiée entre l’homme et l’œuvre. Contrairement à
l’artisan qui peut objectiver son ouvrage, l’artiste ne trouve jamais que lui dans son œuvre.
Mais ce qu’il y trouve, c’est sa personnalité d’artiste, non l’individu qui intéresse le
biographe.

L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE


L’écriture est autre chose que le style qui viendrait s’ajouter à la représentation en toute
transparence du réel, ou d’un message d’auteur. Les notions de réel et d’auteurs ont été
mises en cause.

L’écrivain est pris dans des déterminismes individuels et collectifs si bien que la notion
même de style ne peut être rattachée à l’idée d’une volonté de l’écrivain (Barthes).

26. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture (1953)


L’écrivain est confronté à une double détermination, celle de la langue et celle du style :
• « La langue est un corps de prescriptions et d’habitudes, communs à tous les
écrivains d’une époque. » Code social, elle s’oppose à la parole, « acte individuel de
sélection et d’utilisation ».
• Le style est un « phénomène d’ordre germinatif » qui s’élabore comme un infra-
langage à la limite de la chair et du monde, expression de la nature de l’écrivain
renvoyant à une biologie ou un passé. Ce langage autarcique « ne plonge que dans la
mythologie personnelle et secrète de l’auteur ». Il est « une forme sans destination, il
est le produit d’une poussée, non d’une intention ». il n’est pas le produit d’un choix.
Il est la solitude de l’écrivain ; le style, toujours un secret, « est un souvenir enfermé
dans le corps de l’écrivain ». « Par son origine biologique, le style se situe hors de
l’art, c’est-à-dire hors du pacte qui lie l’écrivain à la société » : exemple d’écrivain
sans style, Gide. L’« autorité du style » ou « lien absolument libre du langage et de
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE

son double de chair » « impose l’écrivain comme une Fraîcheur au-dessus de


l’Histoire »

« La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà ».

Responsabilité et écriture : Ces deux éléments, la langue et le style, ne relèvent pas de la


responsabilité de l’écrivain. Celui-ci engage sa liberté dans l’invention d’une forme : l’écriture. Il
affirme à travers elle des valeurs : « Il n’y a pas de littérature sans une morale du langage »
s’inscrivant ainsi dans une aire sociale. Néanmoins l’écriture est déterminée quand à elle par
l’histoire des formes littéraires : le langage jamais innocent conserve des significations
anciennes au sein même d’une nouvelle problématique du langage littéraire.
! Barthes livre lui-même un exemple dans Le Degré zéro à partir d’une étude de L’Etranger
de Camus et pour laquelle il forge le concept « d’écriture blanche », à comprendre comme un
style de l’absence qui est presque une absence idéale de style, une écriture neutre et innocente qui
se distingue par son élimination volontaire de toute élégance et ornementation, qui est aussi
un rejet du langage littéraire petit-bourgeois marqué par ses fleurs de rhétorique, son passé
simple et ses prescriptions grammaticales.
! Il y a « l’écriture plate » d’Annie Ernaux qu’elle développe dans La Place (1983) qui reflète
une « posture d’écriture ». Ernaux voit dans l’écriture un acte social. Cette écriture constitue
un choix politique au sens qu’elle modifie les hiérarchies sociales puisqu’elle découle d’une
immersion dans le monde de son père, dans l’univers du milieu populaire dont elle est issue.
Il y a donc une revendication d’extériorité par rapport à une culture dominante.
! On peut ensuite penser à Flaubert et l’impersonnalité du style : il y a un art poétique à
travers lequel s’élabore une conception du langage littéraire comme procédant d’un langage
qui ne doit pas penser.

Libertés et déterminismes de l’écriture : « Ainsi le choix, puis la responsabilité d'une écriture


désignent une Liberté, mais cette Liberté n'a pas les mêmes limites selon les différents
moments de l'Histoire. Il n'est pas donné à l'écrivain de choisir son écriture dans une sorte
d'arsenal intemporel des formes littéraires. C'est sous la pression de l'Histoire et de la
Tradition que s'établissent les écritures possibles d'un écrivain donné : il y a une Histoire de
l'Ecriture; mais cette Histoire est double : au moment même où l'Histoire générale propose -
ou impose - une nouvelle problématique du langage littéraire, l'écriture reste encore pleine
du souvenir de ses usages antérieurs, car le langage n'est jamais innocent »
! C’est toute la tension qu’illustre l’avant-garde : une forme nouvelle ne peut s’affirmer que
dans une certaine forme de reprise ou en tout cas d’appropriation de la forme jugée
dépassée.

27. Paul Valéry, « Au sujet d’Adonis » dans Variétés (1924)


On relève : cinq volumes de Variété (1924-1944) et des recueils de pensées et maximes (Tel
quel 1941-1943). Il a opposé la littérature et le réel : « le réel d’un discours, ce sont les mots
seulement, et les formes » (« Calepin d’un poète »). Il est admirateur et continuateur des
classiques tout en étant contemporain des linguistes du 20ème ce qui le fait rencontrer les
analyses de la critique contemporaine.
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE

La création poétique obéit à trois principes :


• le refus de l’inspiration et du roman
• l’affirmation du primat du langage et de la forme. Le poète, « créateur créé » se
trouve dépassé et révélé par sa création.
• le rejet de la biographie, motivé par la distinction radicale de l’homme qui vit et de
l’homme qui écrit. « Ce qui fait un ouvrage n’est pas celui qui y met son nom »
(Mauvaises pensées et autres).

L’œuvre d’art exprime l’unité profonde d’un Moi qui ne se connaît pas lui-même et se révèle
dans l’œuvre : l’auteur existe en tant qu’il est « le fils de son œuvre » (Tel quel).

La création n’est jamais entièrement maîtrisée : « Je me ferai une surprise ». « J’ai l’espoir de
quelque imprévu ».
Elle n’est pas non plus l’œuvre d’une inspiration transcendante mais d’un « instinct » :
« Tout se passe dans l’intime de l’artiste » (dans le moi profond de l’artiste) et non dans la
biographie. Les êtres qui créent, chacun de ces êtres est « un connu et un inconnu » dont les
rapports mènent à quelque produit.
! Le je du poète amoureux n’est pas le résultat d’une expression de sentiments : certes ces
sentiments ont certainement existé, mais d’abord il n’y a aucun moyen de le vérifier. Dans
les Amours (1552-1560) de Ronsard on ne connaît presque rien de la biographie sentimentale
de Ronsard. Ainsi de la Muse ayant inspiré Cassandre on ne connaît pas beaucoup plus que
son nom Cassandre Salviati et son origine (fille d’un banquier florentin). Ce qui compte c’est
la construction de l’ethos de l’amant, ce sont les éléments qui contribuent à l’élaboration d’un
certain sujet amoureux. Ainsi l’amour ronsardien se distingue du pétrarquisme dont il est
pourtant imprégné, par exemple, par son érotisme, son caractère sexuel, qui rencontre et
s’unit à l’idéal : « Ne me sauroient de leur beau contenter, / Sans esperer quelque fois de tâter
/ Ton paradis, où mon plaisir se niche » (sonnet 72)

En tout cas « l’arcane de la génération des poèmes » ne peut être expliquée par l’histoire
littéraire : la biographie de l’artiste, les événements observables de son existence, sont
insignifiants pour l’élaboration d’une œuvre.
! Le fait que Racine ait été orphelin de père n’explique pas qu’il y ait tant de pères dans son
œuvre, comme le voudrait une analyse d’obédience psychanalytique relevée par Barthes
dans ses Essais critiques. Les personnages d’une œuvre ne sont pas des copies d’un modèle
donné par la biographe : Charlus n’est pas inspiré du comte de Montesquiou, Françoise de
Céleste.

Le véritable ouvrier d’un bel ouvrage « n’est positivement personne ».

28. Italo Calvino, La Machine littérature (1984)


« La condition préliminaire de toute œuvre littéraire est la suivante : la personne qui écrit
doit inventer ce premier personnage qui est l’auteur de l’œuvre. »
! Les personnages sont ainsi décrits comme des projections fictives et partielles d’un moi
lui-même pris dans tout le spectre de ses virtualités et de ses possibles.
L’auteur est auteur dans la mesure où il « entre dans un rôle, comme un acteur, et s’identifie
avec cette projection de soi dans le moment où il écrit »
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE

! Le personnage d’Edouard dans Les Faux-monnayeurs peut être perçu comme un double de
l’auteur.

« Quelle part du « je » qui donne forme aux personnages est en réalité un « je » auquel ce
sont les personnages qui donnent forme ? »
! On peut penser à La Carte et le Territoire de Houellebecq qui va jusqu’au bout de cette
logique de génération fictionnelle d’une persona auctoriale par la création d’un personnage
Michel Houellebecq (que l’auteur tuera).

« La multiplication du sujet de l’écriture » déploie les différents niveaux de réalité en


littérature : ainsi l’auteur du roman n’est pas l’homme de sa biographie mais une image
particulière que ce texte donne de lui. Le sujet de l’écriture est un « « je » fantomatique », un
« lieu vide ». Il peut ainsi servir de médiation « à la culture collective, à l’époque
historique ou aux sédimentations profondes de l’espèce »
! Ainsi, on sait que Un barrage contre le pacifique s’inspire pour beaucoup de l’enfance de
l’auteur. Pour autant une étude biographique ne relèverait qu’un ensemble de concordance
factuelle (enfance passée en Indochine, parents instituteurs) tandis que le je qui écrit peut
être assimilé plutôt à un contexte/détermination (l’Histoire coloniale française).
! Pour Kundera, ses romans s’inscrivent dans une Histoire européenne et tchèque (l’histoire
du roman européen et l’histoire de l’Europe). L’Insoutenable légèreté de l’être (1984) prend racine
dans le contexte du Printemps de Prague et de l’invasion russe.
29. Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, 1964
Il se réclame du matérialisme dialectique et du structuralisme génétique.
Il a élaboré une « méthode sociologique et historique qui se sert du concept de vision du
monde » qui est l’extrapolation conceptuelle des tendances d’un groupe. Ainsi les Pensées de
Pascal et les tragédies de Racine, si peu éclairées par leur vie, s’expliquent en partie en les
rapprochant de la pensée janséniste et de la situation sociale et économique des gens de robe
sous Louis XIV (Le Dieu caché 1959).

Il y a une homologie de structure entre la forme romanesque et la société individualiste née


du capitalisme dans laquelle la qualité, la valeur d’usage, est dégradée en quantité, en valeur
d’échange. L’écrivain et le penseur qui privilégient des critères qualitatifs apparaissent
nécessairement comme des individus problématiques et le roman comme « l’histoire d’une
recherche dégradée de valeurs authentiques dans un monde inauthentique ».
! Ainsi Lucien de Rubempré est-il un héros problématique - provincial et apprenti écrivain,
aspirant à la reconnaissance littéraire, il se confronte à la réalité du milieu littéraire de
l’époque -imprimerie, journalisme - un monde régi et déterminé davantage par des appétits
étrangers à la littérature elle-même, en premier lieu l’exigence du profit économique ;

Un chef-d’œuvre se distingue de l’œuvre médiocre par sa capacité à exprimer


rigoureusement la structure virtuelle d’un groupe auquel il permet d’objectiver et de
comprendre ce qui fait système dans ses façons de penser et de sentir.

Toute grande œuvre littéraire ou artistique du passé est l’expression d’une conscience
collective.
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE

! Ainsi La Recherche, loin de n’être que l’émanation d’une conscience individuelle, est aussi
l’expression d’un certain milieu social, avec ses enjeux et ses pensées propres : des pensées
nées de la rencontre entre une bourgeoisie triomphante et une aristocratie décadente dans
une France nostalgique de la monarchie, et ayant connu l’ère bonapartiste, en plein conflit
avec l’Empire austro-hongrois/l’Allemagne prussienne ;
! De même, tout grand changement formel, toute innovation formelle n’est pas le fait d’un
écrivain mais d’un changement structurel et global, d’ordre historique : par exemple, la
disparition du personnage dans le roman est expliquée par Nathalie Sarraute par l’évolution
des pratiques littéraires, par le fait que cette entité, explorée au 19ème siècle par les écrivains
comme Balzac et Stendhal, a été dépassée et délaissée par ceux du tournant du siècle (Joyce,
Kafka, Proust). Pour Goldmann la disparition du personnage s’explique par un changement
structurel de société, en l’occurrence par le passage du capitalisme libéral à l’impérialisme
(développement des monopoles, des trusts, du capitalisme financier) : avec lui l’individu et
la vie individuelle deviennent inessentielles au sein de ces structures.

30. Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation (2004)


Pour Maingueneau le texte n’est plus séparé du contexte : son cadre d’analyse est le discours
littéraire appartenant aux « discours constituants » qui se donnent comme discours d’Origine
validés par une « scène d’énonciation qui s’autorise d’elle-même » et « donne sens aux actes
de la collectivité ».

Celui qui énonce à l’intérieur d’un discours constituant occupe une place parasitaire et
paradoxale : la paratopie.

Une donnée constitutive de l’énonciation littéraire est « la nécessité pour l’œuvre de


réfléchir dans l’univers qu’elle construit les conditions de sa propre énonciation ».
! C’est le cas de Proust, La Recherche, composé entièrement de strates de discours qui
opèrent des retours énonciatifs sur ce des objets d’écriture (une image, un souvenir) que le
narrateur démasque comme illusoire, comme partiel voire faux, du moins conditionnée ou
inscrit dans une durée. Ainsi par réfection l’écrivain est mis en scène dans sa diffraction
subjective, comme éphémère, transitoire, et insaisissable.

Au 19ème siècle, l’artiste exprime sa situation paratopique, son impossible insertion dans la
société par la figure du bohémien ; au 17ème siècle, chez la Fontaine, par la figure du parasite.
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’HOMME ET L’ŒUVRE

L’HOMME ET L’ŒUVRE
La tradition voulant faire de la biographie de l’auteur un préalable à l’étude de son œuvre
comporte deux écueils majeurs :
-elle entretient la confusion entre personnage et écrivain, ce que Balzac dénonce dans La Peau
de Chagrin (Préface) : « mais il est d’autres écrivains dont l’âme et les mœurs contrastent
puissamment avec la forme et le fond de leurs ouvrages ; en sorte qu’il n’existe aucune règle
positive pour reconnaître les divers degrés d’affinité qui se trouvent entre les pensées
favorites d’un artiste et les fantaisies de ses compositions. » « Il est bien difficile de persuader
au public qu’un auteur peut concevoir le crime sans être criminel ! » ; C’est aussi par cette
confusion qu’on a pu confondre Flaubert en procès d’immoralité, par l’immoralité d’Emma
Bovary. L’impersonnalité de l’artiste (Flaubert) ou son engagement moral (Sand) sont des
arguments déployés contre ces préjugés du public.

-Elle est fondée sur une conception réductrice du travail de l’écrivain qui l’assimile la
conception d’une œuvre à la mise en forme d’une pensée ou d’une expérience préexistante.
Ainsi on pourrait remonter à « l’origine » de l’œuvre via la biographie de l’auteur. Mais si
« l’œuvre est le produit d’un autre moi » alors ce questionnement n’a pas de fondement.

Il y a d’une part les déterminations sociales, historiques et culturelles qui pèsent sur le moi de
l’auteur et justifient un projet d’écriture à dimension collective (Ernaux) autant qu’il
responsabilise l’auteur. « Je me dis que seule je peux entreprendre cela, cette histoire d’une
femme, des habitus, des idéologies, parce que je suis spectatrice de moi-même pour des
raisons de déchirure sociale. Que le social et l’historique sont la matière de mon être. »,
L’Atelier noir, 2011.

31. Gustave Flaubert, Extraits de la correspondance, (1854-1862)


Premier écrivain à avoir accordé une place aussi importante à la réflexion sur sa pratique de
romancier. Sa correspondance constitue un art poétique où il expose ses principes
esthétiques.
« Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi
sonore » (extrait de correspondance, avril 1852) ; « Il n’y a pas en littérature de beaux sujets
d’art […] L’artiste doit tout élever » (juin 1853) ; « l’impersonnalité de l’œuvre (…) Il ne faut pas
s’écrire »

1. Le refus de la sentimentalité romantique


Il critique le romantisme larmoyant dont Lamartine est pris comme symbole. Il oppose la
force virile du style aux épanchements lyriques du moi et autres expressions de sensiblerie
féminine : paradoxalement c’est le travail sur la forme qui fait accéder aux sentiments les
plus intenses et les plus vrais.

« Il faut avoir, avant tout, du sang dans les phrases, et non de la lymphe, et quand je dis du
sang, c’est du cœur. Il faut que cela batte, que cela palpite, que cela émeuve », Lettre à Louise
Colet, 22 avril 1854
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’HOMME ET L’ŒUVRE

2. L’exigence de l’impersonnalité
Omniprésent mais impassible l’auteur peut rendre son œuvre saisissante de vie : « L’effet,
pour le spectateur, doit être une espèce d’ébahissement. Comment tout cela s’est-il fait ! doit-
on dire ! » Il compare cette conception à l’art grec, qui avait les mêmes buts, et utilisaient
pour cela des êtres exceptionnels (rois, dieux) pour viser le Divin.

L’auteur doit être comme Dieu dans son œuvre, présent partout et visible nulle part. L’art est
une seconde nature, c’est-à-dire que son but est l’illusion.

! C’est cette maîtrise invisible sur son récit qui permet à l’auteur de ménager l’étonnement
du lecteur, des effets de surprise, d’étrangeté, par un travail sur l’ordre de disposition des
événements dans le discours narratif par opposition à leur ordre dans l’histoire, autrement
dit par une disjonction entre temps du récit et temps de l’histoire. Ainsi des débuts in medias
res qui ménagent ensuite des analepses et des prolepses pour répondre aux questions que
cette jetée dans un monde a produit, comme avec Un Barrage contre le Pacifique qui débute par
l’agonie d’un cheval acheté par une famille française d’Indochine composée de la mère et ses
deux enfants, Joseph et Suzanne. L’extrémité de leur indigence et surtout de leur désespoir,
interroge : ce n’est pas l’image que l’on se fait, a priori, du mode de vie colonial, et l’on
devine, par la colère de la mère, que leur vie n’a pas commencé là, que leurs attitudes, leur
psychologie, résultent d’événements passés que le lecteur pour le moment ignore, mais qui
donneront une clef d’explication : et en effet, on apprend qu’une suite d’événements
proprement tragiques - la mort du père, l’achat d’une concession incultivable, et, surtout, la
construction d’un barrage - a conduit cette famille à la ruine et condamné à la pauvreté des
êtres issus de la classe moyenne (couple d’instituteurs).
La narratrice fait montre également de « sa maîtrise » sur le récit par des commentaires brefs,
sans expression d’opinion, de cet ordre : c’est à ce moment-là que Suzanne devint etc…
donnant ainsi la preuve que l’histoire a eu lieu et donc qu’un art de la narration la précède.

3. Le refus de l’engagement

Le but de l’écrivain est d’écrire une œuvre qui s’impose par ses qualités esthétiques ce qui
exclut toute expression personnelle et engagement.
« Laissons l’Empire marcher, fermons notre porte, montons au plus haut de notre tour
d’ivoire, sur la dernière marche, le plus près du ciel » (22 novembre 1852). Flaubert critique
ainsi Hugo, et notamment Les Misérables, pour avoir été un romancier qui pense et
philosophe. Il le critique également pour son manque d’objectivité scientifique, son manque
de recul (d’observation), ses emportements qui ne sont autres que la traduction des idées de
son époque, autrement dit de clichés, de stéréotypes. Il ne fait que flatter l’opinion populaire.
C’est dans la lettre à Mme Roger des Genettes, juillet 1862.

32. George Sand, Lettre à Flaubert du 12 janvier 1786


Flaubert a longtemps considéré Sand comme le modèle de l’écrivain sentimental sans style.
Pourtant, ils ont plus tard entretenu une longue correspondance (1866 à 1876), témoin d’une
amitié entre un écrivain respecté et un écrivain accablé par des revers de fortunes (échecs de
L’Education sentimentale 1869). Pour Flaubert on « écrit avec la tête ».
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’HOMME ET L’ŒUVRE

L’art poétique de Sand s’oppose à celui de Flaubert. Une œuvre doit selon elle exprimer :
• « une vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie. L’art n’est pas seulement de la
peinture. La vraie peinture est, d’ailleurs, pleine de l’âme qui pousse la brosse. »
(décembre 1875) - la littérature est faite aussi des idées et des pensées de son auteur.
• « rendre moins malheureux » ses lecteurs, ce qui influe sur le choix des thèmes
proposés à ses lecteurs (pas uniquement des malheurs comme dans le réalisme)
• ne pas s’adresser qu’à des lettrés et donc rejeter le culte de la forme.

Il y a toute une pensée de la réception dans cette lettre tardive : l’auteur doit guider le
lecteur. La réponse de Flaubert prouve un désaccord sur la question du public : si le public
est un imbécile s’il ne comprend pas la moralité implicite d’un livre. Il y a un alignement du
Vrai et du Bien chez Flaubert : l’exactitude est forcément bonne. Il suffit d’être juste.

-Il faut, pour être compris, ne pas cacher son opinion sur les personnages que l’on met en
scène et laisser ainsi le lecteur incertain sur l’opinion qu’il en doit avoir : on perd son lecteur,
car le lecteur vient chercher une réponse morale dans la peinture des personnages.
-Elle explique l’échec de l’Education sentimentale par l’absence de direction donnée au lecteur,
celui-ci n’ayant ainsi pas compris l’œuvre, et cela aurait pu être corrigé par une préface, ou
un jugement de l’auteur sur son personnage, dans l’œuvre elle-même. « quand on ne nous
comprend pas, c’est toujours notre faute »
-il faut que le projet et l’intention littéraire soit visible
-parce qu’il y a un profit moral à tirer d’une lecture, l’auteur a un devoir moral d’y
contribuer.
-critique du réalisme quand il s’agit d’aborder le cœur humain. Le réalisme réclame de
l’auteur qu’il s’abstraie de la contemplation. Or la peinture des « aventures de la vie comme
elles se présentent à la vue » nie l’implication du sujet dans ces aventures, de l’auteur comme
du lecteur qui partagent une même condition.

33. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve (1908-1909)


Proust attaque la « méthode » Sainte-Beuve, un célèbre critique du 19ème siècle vanté par
Taine et Paul Bourget, qui préconisait l’étude des données biographiques pour approfondir
et éclairer la compréhension d’une œuvre écrite par un grand homme, et jugeait l’homme et
l’œuvre indissociable : « je dirais volontiers : tel arbre, tel fruit. »

Proust convoque une autre vision de la littérature qui met à mal toute étude superficielle de
l’œuvre, qui resterait extérieure à elle. En effet, Proust considère les données biographiques
comme ce qui est étranger à l’œuvre (correspondance, témoignages des proches). Pour
Proust, il faut que le lecteur au fond de lui parvienne à recréer le moi profond de l’auteur.
C’est que le livre est « le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos
habitudes, dans la société, dans nos vices ». L’écrivain ne retranscrit pas des épisodes de sa
vie mais les « signes inconnus » dans son « livre intérieur. »
« Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en
essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir »
! Ainsi on peut lire dans le personnage un moi imaginaire qui est plus qu’un prolongement
du moi du lecteur ou de l’auteur, qui est autre, tout en étant né des fragments d’un moi
existant.
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’HOMME ET L’ŒUVRE

34. Jean Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte (1979)


Avec Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen publié en 1907, Freud est l’initiateur d’un
mode d’approche de la littérature (perçue comme matériau où s’exprime l’inconscient) qui a
eu un certain retentissement critique et que Jean Bellemin-Noël compile et synthétise dans
Psychanalyse et littérature (1978).
La psychocritique de Charles Mauron, en superposant des textes, met en évidence des
associations et images d’où se dégage une structure symbolique fondamentale, inconsciente,
comparable au sens latent d’un rêve, dont le critique cherche confirmation dans la
biographie de l’auteur. Cette approche est critiquable en ce qu’elle privilégie l’homme à
l’œuvre, et pour ce qu’elle « postule l’existence d’un original » alors que « le texte est
toujours la transformation d’une autre transformation » (Todorov, Poétique de la prose).
C’est pourquoi Jean Bellemin-Noël choisit de se tourner vers l’inconscient du texte plus que
celui de l’auteur :
Il y a selon lui dans le texte « un effet de désir » que le lecteur met en scène par son travail :
cet inconscient du texte ne peut être attribué à l’auteur, ni être isolé du texte lui-même. La
séduction mystérieuse de la littérature réside dans un « jeu des je » que le critique décrypte à
travers l’exemple de l’incipit de La Recherche où différents « je » (sujets) sont mis en relation,
des sujets conscients et inconscients, appartenant au monde, au texte ou au lecteur.
L’interconnexion entre les inconscients du texte et du lecteur est à la source du plaisir de la
lecture. Le lecteur, ainsi, compose avec le je de la fiction, plus qu’il ne se l’approprie, pour en
faire une expérience nouvelle, susceptible de le transformer.
! je retrouve, dans le « drame proustien du coucher », mes propres tragédies de l’absence
maternelle, ou, par déplacement, d’autres tragédies intimes auxquelles ce drame fait écho.
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE

FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE
Défendre la littérature sur le plan moral a consisté à lui trouver une utilité, à prouver qu’elle
était autre chose que l’« occupation des oisifs », ou, à l’époque contemporaine, plus qu’un
« divertissement » (une industrie des loisirs). Plus qu’inutile, la littérature a été accusée
d’exercer une influence néfaste, l’enjeu devient alors de lui trouver une fonction morale
(théâtre au 17ème, roman au 19ème alors que la littérature accède à l’autonomie).

La fonction de la littérature se pose également dans son rapport au politique. Doit-elle


endosser une fonction politique ? C’est l’avis de Sartre qui défend l’engagement de l’écrivain,
et avant lui de Hugo, pour qui l’art devait être au service du progrès. Robbe-Grillet et Proust
se portent en faux contre toute littérature politique. Pour Calvino et Camus, plus modérés, la
littérature est au service des plus faibles, de ce que l’histoire oppresse et à qui la littérature
donne voix.

LITTÉRATURE ET MORALE
La littérature est soit « rejetée dans la catégorie du frivole » (Pour un nouveau roman 1963),
dédiée au plaisir du lecteur, simple divertissement, soit accusée pour sa gratuité : elle
n’aurait aucune incidence sur le monde, fermée sur ses valeurs. Ceux qui ont prôné
l’autonomie de l’art n’ont fait que renforcer ce préjugé, bien que d’autres lui aient prêté une
dimension morale.

Le théâtre (comme le roman) a été exposé à l’époque classique aux attaques de censeurs qui
lui reprochaient de mettre en scène les désordres et les vices de la passion (Godeau, Nicole,
Pascal). Il s’est justifié en conférant une finalité didactique et morale (Molière, Racine,
Caffaro).

Le procès du roman est rouvert avec celui du réalisme, condamné pour des raisons
esthétiques et morales : procès de Flaubert pour Madame Bovary (il est acquitté), de
Baudelaire pour Les Fleurs du mal.

134. Le Procès du Théâtre au XVIIème siècle : Réquisitoires


Succès du théâtre :
Le Théâtre connaît au 17ème siècle, en Angleterre (théâtre élisabéthain et Shakespeare) et en
Espagne (Lope de Vega et Calderon) d’abord, puis en France, un développement
considérable. En Espagne la contre-réforme met le théâtre au service de la foi catholique, en
insérant des allégories religieuses - autos sacramentales - qui accompagnaient les pièces pour
expliciter leur message.

En France, le théâtre bénéficie du mécénat des rois et grands seigneurs. C’est sous le règne de
Louis XIII et Richelieu que le théâtre trouve une reconnaissance par le pouvoir : en 1632 le
Théâtre du Marais (dont fait partie Corneille) est la deuxième troupe qui s’installe, grâce à
l’appui de Richelieu, de façon permanente à Paris. Richelieu fait bâtir dans son palais devenu
par la suite le Palais-Royal un théâtre où Molière s’installe en 1661. En 1641 Louis XIII publie
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE

un édit relève les comédiens de toute indignité. Au début du règne de Louis 14, le théâtre est
un divertissement pour la cour et les mondains, intéresse les lettres et un large public.

Le théâtre est porté aux nues par Corneille à la fin de L’Illusion comique (1636) : « l’amour de
tous les bons esprits / L’entretien de Paris, le souhait des provinces, / Le divertissement le
plus doux de nos princes, / Les délices du peuple, et le plaisir des grands. », comme par
Georges de Scudéry dans son Apologie du Théâtre (1639).

Condamnations :
L’Eglise, les dévots et les jansénistes attaquent le théâtre dans la 2ème moitié du 17ème. Pour
pouvoir jouer Tartuffe Molière livre une bataille de cinq ans. Il renonce à Dom Juan (1665).

Antoine Godeau, « Sur la Comédie, sonnet », Poésies chrétiennes (1654)


Académicien et évêque, Godeau livre une dénonciation du théâtre dans un sonnet où, après
avoir reconnu que le théâtre traversait une période de gloire (« jamais ne fut si glorieux »)
pendant laquelle il s’était moralisé, il l’accuse de corrompre le spectateur et affirme que le
jugement par le théâtre des actes vicieux n’est d’aucun secours : « le remède y plaît moins
que ne fait le poison »

Pierre Nicole, Traité de la comédie (1667)


Dans son Traité de la comédie et des spectacles (1666) le prince de Conti, ancien protecteur de
Molière devenu fervent catholique, condamne le théâtre en reprenant des arguments
développés par le janséniste Pierre Nicole.

Pierre Nicole vise le théâtre comme le roman.


Dans L’Hérésie imaginaire (1665) : « Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un
empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit croire coupable
d’une infinité d’homicides spirituels » ; il emprunte également à Godeau l’argument selon
lequel toute tentative d’élever moralement le théâtre - par une condamnation ou un
jugement des vices - ne fait que le rendre plus dangereux encore, en corrompant les âmes
naïves.

Dans Traité de la comédie (1667) il développe un deuxième argument original qui analyse ce
qu’on appellera plus tard après Flaubert le « bovarysme » (concept développé par Jules de
Gaultier en 1892). L’idée est que les romans, par sa représentation idéalisée de la vie
(aventures extraordinaires), impriment dans l’imaginaire de ses lecteurs, et en particulier des
femmes, une représentation erronée de la réalité que ces lectrices sont prédisposées à projeter
dans leurs vies et leurs attentes : « on y prend insensiblement une disposition d’esprit toute
romanesque, on se remplit la tête de héros et d’héroïnes ».
! Que l’on pense à Marie Pichon, personnage de Pot-Bouille qui, imprégnée de la lecture
d’un roman de George Sand, se laisse séduire aisément par le séducteur Octave Mouret.
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE

Blaise Pascale, Pensées (1670)


Pascal condamne les divertissements qui détournent les chrétiens de leur salut. Il reprend
l’argument de Godeau selon lequel le théâtre serait d’autant plus dangereux qu’il se
présenterait comme honnête.

135. Le Procès du théâtre au 18ème siècle : plaidoyers

Molière, Préface de Tartuffe 1669

Tartuffe a provoqué l’ire des dévots qui ont réussi à en différer les représentations pendant
cinq ans. A l’issue de cette querelle dans laquelle Molière a essayé de recourir au soutien du
roi et y est finalement parvenu (1665-1669), Molière publie la pièce avec une préface où il
réfute l’accusation de s’en être pris à la religion. Ainsi affirme-t-il que le personnage
principale est un scélérat et non un dévot. Il élargit ensuite la question à la comédie elle-
même qui selon lui a pour mission de corriger les mœurs par le rire. Il invoque la devise de
la Comédie-Italienne que Jean de Santeul avait donnée à un interprète du rôle d’Arlequin :
« Castigat ridendo mores »
Il rappelle ainsi les liens de la comédie avec la religion : son origine, chez les Anciens, est
religieuse ; cite les pièces saintes de Corneille ; la représentation des mystères de la foi
chrétienne ;
« les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux
de la satire »

Racine, Préface de Phèdre 1677


Dans les différentes polémiques qui ont visé des auteurs dramatiques, on peut compter les
accusations de Pierre Nicole qui cite dans son Traité de la comédie, Le Cid, comme exemple de
pièce qui transmet une morale pernicieuse en représentant de beaux sentiments : ainsi
Rodrigue se félicite d’avoir vengé honneur et père. Corneille y répond par l’ironie, comme si
le destin de ses protagonistes pouvait être enviable et donc désiré être imité. En 1660, il avait
également attribué à la tragédie une fonction morale via la catharsis : il s’en référait donc à
l’autorité d’Aristote : elle nous pousse à repousser par la crainte le désir de ressentir des
passions qui mènent à un destin aussi terrible.

Phèdre a suscité une cabale. Racine écrit une préface à cette pièce au moment où il se
rapproche du catholicisme exigeant des jansénistes. Il montre que la héroïne de sa pièce
dispose de toutes les qualités requises par une héroïne tragique selon Aristote. Il souligne
qu’il est dans le respect des bienséances.
Il parle des velléités morales de sa pièce et de la moralité du théâtre. Dans sa pièce « la seule
pensée du crime y est regardé avec autant d’horreur que le crime même ». Il prend à partie
les Anciens chez qui le théâtre « était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée
que dans les écoles des philosophes »

Thomas Caffaro, Lettres d’un théologien 1694


Il y a eu un échange entre Caffaro et Bossuet : le père jésuite Caffaro prend la défense du
thâtre dans une préface aux Pièces de théâtre de Boursault. Bossuet y répond par une
condamnation du théâtre à cause de l’identification du public aux héros passionnés (or toute
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE

passion est coupable). De ce fait le théâtre est pour lui plus dangereux que le roman : il y a la
dimension collective du théâtre, et la dimension vivante.
Pour Caffaro, le théâtre constitue un honnête divertissement. La plupart des spectateurs ne
sont pas touchés par ce qui est représentés.
Visée didactique et divertissement sont indissociables.

Prolongement : le 18ème
Rousseau rouvre le procès du théâtre en combattant l’idée de doter Genève d’un théâtre
régulier. Il s’élève contre d’Alembert en reprenant les arguments de Nicole et Bossuet. Il
considère le théâtre de Molière comme « une école de vices et de mauvaises mœurs »

Voltaire au contraire porte la tragédie aux nues. Pour lui elle exprime au contraire le devoir
des rois, l’amour de la vertu, le danger des passions. Pour lui les comédiens sont de
meilleurs prédicateurs que les prêtres.

Diderot aussi affirme l’utilité du théâtre. Il imagine une société où le théâtre aurait eu une
mission morale, qui aurait des jours solennels où serait représentée une belle tragédie qui
apprendrait aux hommes à redouter des passions et une bonne comédie qui les instruise de
leurs devoirs.

En 1794 le Comité de Salut public crée à Paris un Théâtre du Peuple.

Au 19ème, Hugo aussi déclare à propos du théâtre qu’il est une tribune, une chaire, et lui
assigne une mission : nationale, sociale, humaine.

136. Roman et Morale au 19ème : le procès de Flaubert (1857)


Pendant la querelle du théâtre, les partisans d’un christianisme rigoureux condamnaient
aussi le roman. Nicole considérait « que les romans rendent l’esprit mal disposé pour les
actions de religion et de piété »

Le réalisme donne plus tard une nouvelle actualité à la question des rapports entre art et
morale.

Le théâtre romantique fait scandale au nom du réalisme. A propos de Lucrèce Borgia : si le


réalisme qui domine aujourd’hui dans la poésie obtenait gain de cause il faudrait ne plus
croire à Dieu ni à l’âme ».

L’exposition de Courbet sous le titre « Du Réalisme » suscite un scandale. (1855)


Le roman de Flaubert Madame Bovary est jugé immoral : certains passages (la scène d’amour
dans le fiacre) sont censurés contre la volonté de l’auteur ; le roman paraît en feuilleton dans
La Revue de Paris ; il y a un procès : l’avocat impérial Pinard voit « une peinture admirable
sous le rapport du talent, mais une peinture exécrable au point de vue de la morale ». la
défense se fait sur l’argument de : c’est moral parce que ça représente exactement la société.
Le tribunal acquitte Flaubert tout en déclarant que le roman mérite un blâme sévère à cause
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE

des tableaux qui irritent le bon goût et dérogent à la mission de la littérature qui doit être
d’embellir et orner l’esprit en « épurant les mœurs ». s

Réquisitoire de Pinard, avocat impérial


Ernest Pinard condamne le roman et accuse Flaubert « d’offense à la morale publique et à la
religion » au nom d’une morale chrétienne qui stigmatise la littérature réaliste. Il met en
avant les couleurs lascives du portrait et l’immoralité d’un roman qui glorifie l’adultère.

Plaidoirie du défenseur
Sénar lui invoque l’exactitude du tableau de mœurs, recourrant aux notions de réalité et de
vérité. Il défend l’idée que ce roman est moral parce qu’il peint l’adultère sous des couleurs
horribles ;

Sous le second Empire, le roman et l’art en général n’ont pas encore acquis leur autonomie :
ils sont jugés en dehors de leurs valeurs esthétiques.

Le défenseure et l’accusateur se tiennent sur le terrain de la morale publique.


137. Roman et morale au 19ème siècle : Baudelaire défenseur de Flaubert 1857
En août 1857, quelques mois après l’acquittement de Flaubert, la justice impériale condamne
Les Fleurs du mal ordonnant la suppression de 6 poèmes du recueil. Cet arrêt argue de l’effet
des poèmes sur le lecteur (comme le théâtre au 17ème).

Avant sa condamnation, Baudelaire plaide pour l’autonomie de l’artiste comme Flaubert,


Zola et Maupassant, dénonçant « la grande fureur d’honnêteté » qui s’est emparée du théâtre
et du roman. L’école bourgeoise et l’école socialiste sont pour Baudelaire coupables
également de vouloir moraliser l’art « avec une fièvre de missionnaire » : « l’art est-il utile ?
Oui. Pourquoi ? Parce qu’il est l’art. » (« Les drames et les romans honnêtes » 1851)

En 1857, Baudelaire voit dans l’acquittement de Flaubert une victoire de la beauté et de


l’esprit dans une société matérialiste.

138. Alexandre Soljenitsyne, « Discours de Stockholm » 1970


Sa dénonciation virulente du système soviétique dans l’Archipel du Goulag lui vaut d’être
déchu de sa nationalité et expulsé en 1974. Il plaide pour l’abolition de la censure, la
libéralisation du régime soviétique. Exilé aux EU il peut rentré en Russie en 1994.

Il y déclare que l’homme, prisonnier de son expérience et de ses valeurs propres, ne peut
comprendre l’expérience des peuples lointains. Seuls l’art et la littérature lui permettent de
connaître la diversité des expériences humaines ;
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE : LITTÉRATURE ET POLITIQUE

LITTÉRATURE ET POLITIQUE
Pour Hugo la littérature est une entreprise didactique qui réforme la nature humaine et est
confrontée aux problèmes du temps, de la société et de l’histoire. Elle n’est pas destinée à
vivre pour sa beauté mais à servir le progrès, la science et la société.

Pour Sartre, le fait même de refuser de prendre parti, de s’inscrire dans le temps et les
conflits est déjà une prise de parti. De toute façon l’écrivain est compromis. Son silence est
une forme d’engagement.

Pour Robbe-Grillet, l’engagement sartrien est une utopie. Dès qu’apparaît le souci de
signifier quelque chose (extérieur à l’art) la littérature disparaît. L’engagement de l’écrivain
ne peut être que littéraire : la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage.
Il pourra servir à quelque chose par là.

Pour Proust, l’artiste sert la société en étant artiste.

Pour Camus, l’art n’est pas une réjouissance solitaire. Il doit s’ouvrir sur les autres, et obliger
l’artiste à ne pas s’isoler mais plutôt comprendre et non juger. La littérature est au service de
ceux qui subissent l’histoire. Elle doit ne pas oublier leur silence. L’écrivain est au service de
la vérité et de la liberté.

Pour Calvino, la littérature donne une voix à ceux qui n’en ont pas. Elle impose des modèles-
valeurs qui sont en même temps esthétiques et éthiques. Par retournement, elle renvoie la
politique à ce qui en elle n’est que construction verbale, mythe, topos littéraire.

Gao Xingjian - il y a un refus de la littérature à visée idéologique.

Pour Rancière, il y a d’une part la scène démocratique où s’expriment les orateurs politiques,
et d’autres part la littérature qui fournit une lecture des lois du monde.

139. Victor Hugo, William Shakespeare, 1864


Toute œuvre est une actions. Le dramaturge doit s’inscrire dans les luttes de son temps : les
luttes politiques, scientifiques, intellectuelles. Il faut différencier la solitude que recherche
l’artiste de l’isolement.
L’art est pour le progrès, le Beau s’allie à l’utile qui grandit le sublime au lieu de le limiter.
L’artiste « ne s’appartient pas, il appartient à son apostolat. »

140. Jean-Paul Sartre, Présentation des Temps modernes 1945


L’écrivain est amené à faire des choix qui l’engagent. Il est en situation dans son époque,
c’est-à-dire qu’il ne peut se tenir hors du monde et de ses problèmes, retiré dans la pure
sphère de l’art.
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE : LITTÉRATURE ET POLITIQUE

L’écrivain doit s’inscrire dans l’histoire, mesurer sa part de responsabilité (Voltaire, Zola,
Gide l’ont fait). « Il est « dans le coup » quoiqu’il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa
plus lointaine retraite »
! pour illustrer l’idée que l’écrivain est en situation, il prend l’exemple de Flaubert : il est un
être socialement marqué : un rentier bénéficiant du confort de Croisset, d’un commerce
prospère, un régime d’ordre.
! ainsi : on regrette « l’indifférence de Balzac devant les journées de 48, l’incompréhension
apeurée de Flaubert en face de la Commune » : Flaubert est responsable de la répression qui
a suivi la Commune car il n’a pas écrit une ligne pour l’empêcher.

Rappelons que Robbe-Grillet, dans Pour un nouveau roman, estime que l’engagement est une
notion périmée. « L’engagement, c’est pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes
actuels de son propre langage, la conviction e leur extrême importance, la volonté de les
résoudre de l’intérieur »

141. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927


Elaborer « un art populaire » ou « un art patriotique » est une démarche qui nie l’essence
même de l’art. L’idée d’un art populaire équivaudrait à sacrifier les raffinements de sa forme
pour se rendre accessible au peuple, ou d’ajuster les sujets à ses centres d’intérêts supposés :
il se trompe sur son destinataire, et sur l’art lui-même qui exige de son destinataire un effort
d’adaptation. La recherche esthétique n’est pas un luxe réservé à l’aristocratie mais une
nécessité.
Il ne peut y avoir d’art patriotique parce que l’écrivain au moment de sa création ne doit
avoir d’autre but que sa création elle-même. Il ne doit avoir en tête que la vérité qu’il
recherche, sa nécessité interne.

142. Albert Camus, « Discours de Stockholm » 1957


il affirme dans son discours n’avoir jamais placé l’art au-dessus de tout. L’art n’est pas pour
lui séparé, il lui permet de vivre au niveau de tous. Il oblige l’artiste à ne pas s’isoler parce
qu’il est un moyen d’émouvoir un grand nombre d’hommes. L’artiste nourrit son art en
avouant sa ressemblance avec tous. Les vrais artistes s’obligent à comprendre au lieu de
juger. L’artiste est au service de ceux qui subissent l’histoire, non de ceux qui la font.
L’écrivain a deux charges : le service de la vérité et celui de la liberté. Il y a deux
engagements : « le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression »
! il illustre cette conviction à travers son roman La Peste avec le combat de Rieux contre
l’épidémie.

143. Italo Calvino, La Machine littéraire, 1984


il constate que sa génération (celle des années 1950) a eu pour problème dominant le rapport
entre écriture et politique. Aujourd’hui, les enjeux se sont déplacés. On ne voit plus l’homme
comme sujet de l’histoire. En outre, les catégories même qui nous servent à classer et projeter
le monde sont remises en question. Le « pouvoir » de la littérature paradoxalement se
réveille quand cette dernière est persécutée : elle peut défier l’autorité. Cette défiance n’a pas
lieu dans nos sociétés permissives.
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE : LITTÉRATURE ET POLITIQUE

Il énumère tous les mauvais postulats pour imaginer une utilité politique de la littérature=

-La littérature doit s’adapter à la politique dont les valeurs sont premières : elle est
ornementale.
-La littérature doit conserver des valeurs établies. Elle est dépositaire d’une vérité donné. elle
a une fonction de consolation et de conservation.

Mais la littérature peut avoir une utilité politique de la manière suivante :


-elle donne voix à qui n’en a pas, donne un nom à ce que le langage politique cherche à
exclure. « La littérature est comme une oreille qui peut entendre plus de choses que la
politique »
-elle peut imposer des modèles de langage, de vision, d’imagination, de travail mental, de
mise en relation de données.
-« dans tout livre, si une part relève de l’auteur, une autre part est œuvre anonyme et
collective ». elle tend à la politique le miroir de sa remise en cause.

144. Gao Xingjian, La Raison d’être de la littérature, 2000


Gao XingJian a souffert de la révolution culturelle. Il s’est prononcé, après avoir connu
l’embrigadement, pour une littérature « froide » « purement individuelle » qui est animée
par une exigence de vérité : « La littérature ne vise absolument pas à la subversion, mais elle
est précieuse pour révéler ce qu’on connaît peu en l’homme ou pour montrer le visage réel
d’un monde que l’on croit connaître mais dont on est en fait dans l’ignorance. »

L’écrivain doit être un témoin lucide. Ainsi Xingjian se situe dans la lignée du grand
réalisme : nécessité de présenter une image fidèle et éclairante de la réalité, allant au-delà de
la copie. Il rejette la littérature qui se réduit à des jeux d’écriture et celle qui a une visée
politique ou moralisatrice.
145. Jacques Rancière, Politique de la littérature, 2007

La Révolution rompt avec le régime des Belles-Lettres, « cette hiérarchie poétique en accord
avec l’ordre du monde » qui privilégiait certains genres, certains sujets, établissaient des
relations réglées avec le public. Elle introduit un changement de paradigme esthétique et
ouvre sur un âge démocratique, et les Belles-Lettres deviennent littérature. Ce régime
renverse la différence entre deux humanités, entre les êtres destinés aux grandes actions et
aux passions raffinées et les êtres voués à la vie pratique et positive ». Désormais la
littérature, comme la politique, participe à la reconfiguration du partage du sensible, et
intervient « dans ce découpage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la
parole et du bruit. »

La politique de la littérature est à distinguer de la parole politique : elle opère dans un


langage propre à la littérature, par « le déploiement et le déchiffrement de ces signes qui sont
écrits à même les choses. L’écrivain est l’archéologie ou le géologue qui fait parler les
témoins muets de l’histoire commune. Tel est le principe que met en œuvre le roman dit
réaliste. »
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE : LITTÉRATURE ET POLITIQUE

La politique de la littérature s’accomplit donc en dehors de toute volonté de signification.


Elle ne se résout pas en une parole politique. Au contraire, elle « délie les corps de toutes les
significations qu’on veut leur faire endosser. »

L’opposition entre le poétique et le prosaïque s’efface avec l’apparition du nouveau régime


esthétique. L’absolutisation du style par Flaubert est pour Jacques Rancière « la formule
littéraire du principe démocratique d’égalité » : il ne s’agit pas comme l’affirme Sartre d’une
pétrification du langage. Il rejette aussi la conception structuraliste de littérarité, d’une
littérature intransitive.

Cette nouvelle littérature : « est indissociablement une science de la société et la création


d’une mythologie nouvelle » (voir La Comédie humaine, Les Misérables, les poèmes de
Baudelaire).
! Par exemple Eugène de Rastignac donne à Balzac un type psychologique - un jeune
homme ambitieux venu faire ses armes à Paris - lui servant d’appui pour scruter une société
dont les valeurs capitalistes battent leur plein, et porter un regard analytique sur les
comportements et les mœurs de la société parisienne aux lendemains de la Révolution et du
règne napoléonien, pendant la Restauration. Mais Le Père Goriot est aussi un élément dans la
création d’une mythologie nouvelle : le Père Goriot est une figure christique dont la
trajectoire tragique et romanesque s’imprègne comme un destin, un signe intemporel dans
une structure mythique.

Elle donne une vision suprasensible des choses du monde, c’est-à-dire qu’elle dégage la
« poésie immanente à un monde vécu ». Elle peut « analyser les réalités prosaïques comme
des fantasmagories portant témoignage de la vérité cachée d’une société ».
La « pétrification » que les critiques réac du 19ème et les progressistes du 20ème reprochent à la
littérature nouvelle du 19ème procède d’une double logique :
1. « elle accomplit la logique démocratique d’une écriture sans maître ni destination »,
égalité de tous les sujets, disponibilité de toutes les expressions, effondrement du
système des différences qui accordait représentations aux hiérarchies sociales ;
2. elle invente une nouvelle poétique : une herméneutique du corps social ; elle crée une
scène qui serait le fondement des énoncés politiques ; elle est dans le monde des
significations cachées
! Exemple : la théorie marxiste du fétichisme pour expliquer la fantasmagorie marchande
aura été inspirée par les descriptions balzaciennes ; lui-même aura inspiré Baudelaire pour
ses flâneries parisiennes. En gros, la lecture symptômale élaborée par la critique marxiste, les
sciences sociales, est l’invention de la littérature.
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE : LITTÉRATURE ET CULTURE

LITTÉRATURE ET CULTURE
150. Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, 2007
Que nous apporte la littérature dans notre compréhension du monde ? Elle élargit notre
monde intérieur, notre horizon, par la rencontre avec d’autres individus (personnages). Cet
élargissement ressemble représente « l’inclusion dans notre conscience de nouvelles
manières d’être, à côté de celles que nous possédions déjà ». Cet apprentissage change notre
appareil de perception. Le roman ne nous apporte pas un savoir mais une nouvelle capacité
de communication : il participe donc plus de la morale que de la science.

Pour lui la frontière n’est pas entre le texte de fiction et le langage référentiel ou discours
véridique, mais entre le texte d’argumentation et le discours narratif dès lors qu’il décrit un
univers humain particulier autre que celui du sujet : l’historien, l’ethnograph, le journaliste
sont du même côté que le romancier. L’idée est que le lecteur sort de lui-même en plongeant
dans un univers.

Tous participent à une marche vers un sens commun, notre pleine humanité. Et de citer
Kant : « Penser en se mettant à la place de tout autre être humain. » c’est le seul moyen de
tendre à l’universalité.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

QU’EST-CE QUE LIRE ?


Exemples de réceptions hostiles, problématiques et favorables :
-Feydeau publie Fanny en 1857 : 13 édition en un an, énorme succès populaire.
-Madame Bovary est incompris par ses contemporains, procès de 1857, Les Fleurs du Mal :
censure de plusieurs poèmes.
-De même, Ulysse (1922) objet des foudres de la censure anglo-saxonne, scandalisée par les
rêves érotiques de Molly Bloom.

Yves Ansel, « Pour une socio-politique de la réception », Littérature, 2010 :


Pourrait-on parler non pas d’un lecteur transcendantal, inconditionné (Théorie de la
réception), mais de classes de lecteurs spécifiques, où chacun reconnaît les siens et ne
reconnaît que les siens ? Il y aurait des appréciations d’une œuvre par des lecteurs en
fonction de leurs diverses positions (sociales, politiques, sexuelle etc…). Cette approche de la
réception est conforme à celle de Stendhal dans « Projet d’article sur Le Rouge et le Noir »
(1832) qui propose une cartographie des lecteurs de romans de son époque, celle de la
Restauration et de la Monarchie de Juillet : les romans, principalement goûtés par des
femmes, se répartissent en deux catégories socialement situées : le « roman pour les femmes de
chambre » et « le roman des salons ».

41. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (1978)


Hans Robert Jauss est un théoricien de l’école de Constance qui s’intéresse à la réception.
L’œuvre recoupe à la fois le texte comme structure et sa réception par le lecteur. La réception
actualise la structure de l’œuvre, lui donne sens. Ce sens est historiquement conditionné et
déterminé.

Avant même l’interprétation, il y a l’accueil de l’œuvre. Celle-ci ne se présente pas « comme


une nouveauté absolue ». Elle se signale via des références implicites, un ensemble de
signaux manifestes ou latents. Elle « évoque des choses déjà lues ». Le lecteur est mis dans
une disposition particulière, il s’attend à trouver certains éléments au fur et à mesure de la
lecture, attente qui peut être entretenue ou rompue (ironie) selon des règles de jeux qui sont
consacrées par la poétique des genres et des styles. On parlera donc de « perception guidée »
en fonction d’un schéma indicatif précis.
! Dans Le Vicomte pourfendu (1952) d’Italo Calvino, le lecteur reconnaît dès les premières
pages par le style, la facture, le ton, les thèmes abordés des références aux contes
philosophiques voltairiens. Il ne s’agit pas d’une réécriture, mais il y a bien tout un système
de signaux textuels déployés en accord avec le genre et le style du conte philosophique du
18ème siècle : la présence d’un héros naïf, le style ironique et parodique, la représentation de
l’Orient et en particulier du Turc comme figure par excellence de l’altérité, l’absence
d’informations historiques et géographiques précises, la construction d’un univers
merveilleux, et l’appartenance au genre de l’apologue, c’est-à-dire d’un récit à portée
didactique. Le lecteur reconnaît même sur le plan de l’intrigue des points de concordance, et
notamment les descriptions parodiques et satiriques de scènes de bataille où un héros
enthousiaste traverse un charnier humain.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

Le processus de réception est l’élargissement d’un système sémiologique : dans son rapport
au paradigme, à ce à quoi le lecteur est habitué (genre : textes antérieurs), tel texte contribue
à créer ou modifier un horizon d’attente.
Les attentes et règles du jeu peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou reproduites.
! Jean Genet dans Journal du voleur modifie l’horizon d’attente qui régule le paradigme
autobiographique avec lequel il est en rapport. Le genre autobiographique met le lecteur
dans une disposition à trouver des jalons temporels et spatiaux stables, sinon
chronologiques : la facture cyclique et fragmentaire du récit déroute ainsi les attentes du
lecteur. L’auteur joue sur le mythos attaché au genre : il est attendu dans ce type de récit,
l’inscription dans une filiation - or Genet, orphelin, est « seul au monde » et ne se connaît
d’autre famille que ces « fleurs de genêt » trouvées au bord des routes.
! D’autre part, il va à rebours des attendus stylistiques - liés à des revendications éthiques
ou morales - du genre : un style simple, non fleuri, est attendu pour l’écriture
autobiographique, reflet de la sincérité et surtout de l’absence de vanité de l’auteur. Il y a la
simplicité du style, pratiquée déjà par Montaigne dans ses Essais, comme la promesse de
transparence rousseauiste. Nulle transparence, nulle sincérité chez Genet : « Ma vie passée je
pouvais la dire sur un autre ton, avec d’autres mots. Je l’ai héroïsée parce que j’avais en moi
ce qu’il faut pour le faire, le lyrisme. Il aura servi à préciser les indications que me présente le
passé ». Autrement dit il opère un renversement des attendus du genre, et de là une
correction de l’horizon d’attente : il affirme avoir construit une persona, un masque, plus
encore, un héros, c’est-à-dire qu’il tire ostensiblement le moi vers la fiction, vers l’idéalisation
et le fantasme tandis qu’un projet autobiographique conventionnel aurait à cœur au
contraire de démasquer les faux-semblants, de découvrir, sous le masque, l’existence
authentique d’un sujet : « Héroïsé, mon livre, devenu ma Genèse, contient - doit contenir -
les commandements que je ne saurais transgresser »

L’interprétation d’une œuvre n’est donc pas strictement individuelle et subjective : elle
s’inscrit dans « l’horizon d’une expérience esthétique intersubjective préalable ».

42. Jean-Marie Goulemot, « De le lecture comme production de sens » (1985) Pratiques de la


lecture
Il commence par formuler une synthèse des acquis de la critique moderne sur la lecture :
celle-ci est un « procès d’appropriation et d’échange » réunissant le texte et « le hors-texte »
c’est-à-dire le lecteur, « la situation de lecture ». Le texte littéraire étant polysémique la
lecture actualise « une des virtualités signifiantes du texte ». la situation de lecture est
déterminée par 3 grands facteurs : « une physiologie, une histoire, et une bibliothèque ».

-Il y a une historicité de la lecture et du lecteur.


! Dans Qu’est-ce que la Littérature ? Sartre montre que la nouvelle de Vercors, Le Silence de la
mer, était adaptée au public de 1941 : elle l’invitait à ne pas sympathiser avec les Allemands
présentés par la propagande comme des hommes. Mais en 1942, la nouvelle a perdu de son
efficace, car la résistance contre la barbarie nazie a pris de l’ampleur.
! Jean-Marie Goulemot tire un exemple de son expérience personnelle en tant
qu’enseignant de littérature : L’Education sentimentale est perçue par ses étudiants
essentiellement comme une histoire d’amour en 1967 et, deux ans plus tard, en 1969 comme
un drame politique.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

-Il a une « mémoire des lectures antérieures » :« Lire, ce serait donc faire émerger la
bibliothèque vécue, c’est-à-dire la mémoire des lectures antérieures et des données
culturelles. » tout un ensemble de savoirs, d’informations innervent notre perception :
l’édition, le genre, le savoir scolaire, la critique.
! La réputation publique des maisons d’édition, par exemple, prépare une écoute (on ne lit
pas un Gallimard comme on lit un Minuit)
! On ne lit pas un best-seller de la même manière qu’un classique.
[L’horizon d’attente] La culture institutionnelle construit pour chaque époque ses modèles et
ses codes narratifs : selon les groupes socio-culturels il existe des codes divers, au sein d’un
même espace culturel, il existe divers modes de récit.
! Cervantès se moque des romans de chevalerie qui existent encore et du public qui en
accepte les effets de crédibilité et les codes narratifs.

43. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979)


Ce roman, écrit par le correspondant italien de l’OLiPo, réunit deux héros, Lecteur et Lectrice
en quête d’un roman dont ils n’ont pu lire que le début, et qui en découvrent neuf autres qui
s’interrompent au moment le plus palpitant. Ces dix débuts constituent des pastiches où
Calvino varie l’écriture, la technique narrative, les références à des pays géographiquement
et politiquement typés. Le roman porte une réflexion sur les relations entre le livre, le lecteur,
l’auteur et la société.

L’incipit du roman mêle deux univers de référence : une petite gare de province d’avant
l’électrification et le roman dans sa matérialité même (chapitres, alinéas, phrases) qui
rappelle au lecteur qu’il est en train de construire l’histoire à partir des données du texte et
selon les modèles narratifs du roman policier.
Les variations du système énonciatif provoquent et contrôlent l’identification du lecteur au
héros, habituelle dans ce genre de récit. Elles poussent à voir dans les éléments du récit des
indices à interpréter. C’est une parodie du roman policier où ce dernier apparaît comme la
métaphore de tout roman.
! cf. Thèse de Jauss selon laquelle la perception du lecteur est guidée par les signaux qu’il
repère dans le texte

44. Umberto Eco, Lector in Fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans
les textes narratifs (1979)
A mettre en parallèle avec la perspective de Wolfgang Iser. Le texte littéraire est un « tissu
d’espaces blancs, d’interstices à remplir » qui « requiert des mouvements coopératifs actifs
et conscients de la part du lecteur ». Son contenu n’est pas entièrement manifesté, il doit
encore être actualisé par le lecteur.
! En conséquence de quoi le texte présuppose un « Lecteur Modèle » doté de certaines
connaissances (encyclopédie).
L’enjeu se situe au niveau de la liberté du lecteur, de « l’originalité » de son interprétation :
est-ce que le texte règle entièrement l’actualisation de son contenu ? Pour y répondre,
Umberto Eco distingue le « texte « fermé » » du « texte « ouvert » » : alors que le premier
cherche à imposer une seule lecture, l’autre rend possible « la libre aventure interprétative »
des lecteurs tout en assurant leur cohérence.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

Dans Interprétation et surinterprétation Eco rappelle que cette liberté est bornée par
des« degrés d’acceptabilité d’interprétations » car tout texte met en tension l’intention de
l’auteur, celle du texte et celle du lecteur. Il répond à l’idée selon laquelle une interprétation
extrême est plus intéressante car elle mettrait en lumière des liaisons qui n’ont pas encore été
révélées.
! On peut penser à la lecture de La Gradiva de Jensen par Freud (1907), qui a contribué à la
rendre mythique et qui son interprétation a fait connaître : le pied de la Gradiva, bas-relief
romain acquis par Hanold, protagoniste de l’histoire et archéologue, est interprété par Freud
comme le lieu d’un « fétichisme érotique » où se fixe les rêveries d’un sujet amoureux en
plein refoulement.

Le texte littéraire, explique Riffaterre La Production du texte (1979), reste un « code limitatif et
prescriptif » construit de manière à contrôler son propre décodage.

Le texte « fermé » est adapté à un public spécifique - une target - qui peut rester passif : pas
besoin d’être coopératif. « Certains auteurs cernent avec sagacité sociologique et prudence
statistique leur Lecteur Modèle (…) ils se choisiront un target, une cible (et une cible, ça
coopère très peu : ça attend d’être touché) »

Les 32 volumes de Fantômas d’Allain et Souvestre visaient un public populaire des années
1911-1913. Mais même un texte fermé ne contrôle pas son actualisation : il peut faire l’objet
d’une lecture au second degré, mais il peut aussi par exemple être incompris et prendre ainsi
une orientation sémantique nouvelle. C’est le cas des Mystères de Paris d’Eugène Sue (1842-
1843). Publiés en feuilleton, ce roman s’adressait à l’origine à un lecteur cultivé, puis, suite à
son succès populaire, l’auteur a adapté son œuvre à son nouveau public, ajoutant une
coloration moralisatrice et réformiste à sa représentation de « misères pittoresques » à
l’intention d’un prolétariat qu’il s’agissait d’amadouer et d’apaiser. Or, ses lecteurs l’ont
interprété au contraire comme un roman révolutionnaire, si bien qu’il est devenu un
symbole des barricades de 1848.

45. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, 1978


Le propre d’une grande œuvre pour Jauss est de rompre avec l’horizon d’attente préexistant.
Cet écart esthétique peut susciter l’incompréhension du public, dérouté par une forme
nouvelle. Le procès de Madame de Bovary témoigne de ce que les contemporains qui avaient
pour horizon d’attente les normes romanesques établies à partir du roman balzacien, furent
déconcertés par la volonté d’impersonnalité et l’emploi novateur du style indirect libre.

A la même époque, Ernest Feydeau un ami de Flaubert publie un roman Fanny totalement
oublié aujourd’hui, met en scène comme Madame Bovary une histoire d’adultère en milieu
provincial et s’adresse à un public qui a renoncé à tout romantisme. Le roman de Feydeau
est narré sous la forme traditionnelle d’une confession : il connaît treize éditions. Celui de
Flaubert, fondé sur l’innovation formelle de son principe de narration impersonnelle n’est
compris que par un cercle restreint de connaisseurs.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

Cette anecdote illustre « l’effet insoupçonné produit par une nouvelle forme artistique qui,
entraînant une nouvelle manière de voir les choses, avait le pouvoir d’arracher le lecteur aux
évidences de son jugement moral habituel » - en effet le choix d’un mode de narration
impersonnel est problématique car, fondé sur le style indirect libre, il ne permet pas aux
lecteurs de déterminer avec certitude l’origine des propos rapportés. Ils hésitent entre la
description objective à mettre au compte du narrateur ou discours rapporté à mettre au
compte du personnage. L’enjeu moral est de taille. Ainsi le public a-t-il pu voir dans ce récit
une glorification de l’adultère, habitué au jugement moral univoque porté par la narration
sur ses personnages.

46. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, 1920


L’originalité de l’œuvre constitue un critère de qualité. L’artiste est le seul à pouvoir
exprimer cette « différence qualitative » enfouie au plus profond du moi de chacun. Mais
alors comment l’artiste et le public peuvent-ils communiquer. La singularité fondamentale
de l’œuvre ne constitue-t-elle pas un obstacle ?

« une œuvre nouvelle exige un travail du lecteur »


Le lecteur doit franchir l’obstacle que représente pour lui un style radicalement nouveau. La
métaphore de l’artiste comme oculiste modifiant la vision du lecteur agit, prenant l’exemple
de Renoir (parallèle avec Bergotte), peintre reconnu et salué seulement au 19ème comme
grand peintre du 18ème alors qu’à l’époque il appartenait à une école qui fit scandale et à
laquelle les critiques reprochaient de mal restituer la réalité.

L’œuvre originale requiert un phénomène d’accommodation de la part du lecteur.

Cette réflexion anticipe sur celle de Jauss.

Brecht, « Observation de l’art et art de l’observation. Réflexions sur le genre du portrait en


sculpture » (1939) Considérations sur les arts plastiques 1970
Le plaisir esthétique est aussi produit par celui qui le recherche et non seulement donné par
l’œuvre. // réflexion sur les arts plastiques : pour arriver à la jouissance artistique, on ne peut
pas juste consommer dans le confort, il faut prendre part à la production elle-même, être soi-
même un degré productif. D’où la nécessité de revivre les peines de l’artiste, en réduction
mais à fond.

47. Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, 2009


Bayard inverse la chronologie de l’histoire littéraire en montrant que la création consiste à
« s’inspirer d’œuvres à venir, et parfois d’auteurs qui ne sont pas encore nés ». C’est ce qu’il
nomme le plagiat par anticipation : l’emprunt intentionnel et dissimulé d’un auteur à un
texte postérieur (texte majeur) : cet anachronisme produisant dans le texte plagiaire (texte
mineur) une impression de dissonance et un effet retour qui en enrichit la lecture ;
Les analyses, certes iconoclastes et provocatrice de Pierre Bayard, permettent de montrer que
tout lecteur renouvelle l’intérêt et la singularité d’un texte en le lisant à la lumière d’un texte
postérieur. L’œuvre littéraire apparaît ainsi mobile. Dans ses conséquences ultimes, l’histoire
littéraire est perçue comme système autonome (elle est dissociée de l’histoire événementielle)
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

et mobile. Aucune chronologie ne saurait être fixe car toute nouvelle œuvre déplace toute la
chronologie constituée.

Une œuvre postérieure peut servir d’interprétant à une œuvre antérieure. Cette idée est
illustrée par le rapprochement entre la réflexion de Proust sur la mémoire involontaire et un
passage du roman de Maupassant Fort comme la mort qui « n’existait pas avant Proust » :
enrichi des résonnances proustiennes, il devient une sorte de troisième texte dans
Maupassant, qui n’est ni de Maupassant ni de Proust mais ce qu’est devenu le texte de
Maupassant après que nous avons lu Proust.

Appendice :
!A propos de la « bibliothèque collective », et notamment de la dimension labyrinthique
de la lecture : J-L Borges, « L’Immortel », L’Aleph (1949-1952 en espagnol, traduit par Caillois
en 1967) est un labyrinthe de références littéraires qui ne fonctionnent pas seulement sur le
mode citationnel mais tout entier intertextuel : il y a un emboîtement vertigineux de
narrateurs - de voix narratives - dont l’identité est à la fois est masquée par un habile jeu de
fausses révélations : Homère, un tribun romain du nom de Flavius et l’auteur anonyme du
prologue, intégré à la nouvelle - chacun endosse dans des limites troubles le rôle de
personnage, de narrateur et d’auteur, et la nouvelle elle-même, revendiquée comme
manuscrit d’un Iliade datant du 18ème mais dont il est dit que l’original remonte au 13ème
siècle, trouve des reflets de composition - des modèles - dans L’Iliade d’une part, et, à la fois
dans son intrigue et dans ce qu’en dit le narrateur extradiégétique à l’issue de la nouvelle,
dans L’Odyssée. Les emprunts sont littéraires, mais ils sont plus largement linguistiques,
c’est-à-dire que ce manuscrit se déploie comme un palimpseste de langues occultes,
disparues et vivantes, écrites et orales, une ultime Babel : au 20ème siècle Borges aurait tenté
d’imiter l’espagnol du 17ème siècle, et cette langue fait-elle même mention de personnages
parlant en latin et en grec (traduit dans le manuscrit), de civilisations d’avant le langage (les
Troglodytes) de même qu’il comporte un épigraphe écrit en anglais élisabéthain.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

LA LECTURE CRITIQUE :
Quel lien unit la littérature et la critique ?

Critique normative et analytique


Dès la Poétique d’Aristote, le discours critique est normatif : il définit des critères de validité
esthétiques ou génériques, il théorise, classe et hiérarchise (Aristote va affirmer la
prééminence de la tragédie). Au 17ème cette tradition s’impose et impose un cadre, théorique
et contraignant, à respecter pour les œuvres.
! La querelle du Cid opposant Corneille aux tenants des règles, illustre des conflits entre les
« doctes » et les praticiens du théâtre.
La critique dans ce cas outrepasse l’esthétique. Elle revendique l’autorité morale et
intellectuelle de ses jugements de valeur.
Cette approche axiologique de la critique est encore nécessaire au 19ème siècle.
! la critique a récusé le réalisme au 19ème au nom de critères esthétiques, mais aussi
idéologiques et moraux. Anatole France à propos de La Terre de Zola dans La Vie littéraire
1887 dit qu’il y avait avili l’humanité, insulté les images de la beauté et de l’amour.

Critique, auteur, œuvre


Il y a un changement dans les rapports que la critique entretient avec l’auteur et l’œuvre.
Avant l’époque romantique, le discours critique vise essentiellement l’œuvre,
indépendamment de son auteur (Aristote ou d’Aubignac s’intéresse à la tragédie dans sa
spécificité générique).

Avec Rousseau puis les romantiques on s’intéresse à l’individu, et donc à la personnalité,


l’inscription sociale de l’auteur dans ses rapports avec la création littéraire. On a deux pôles
critiques représentés :
-Sainte-Beuve (1836-1846) écrit des Critiques et portraits littéraires ; Taine (positivisme) cherche
des explications dans le lieu, la race, le moment présidant à la création ; Gustave Lanson
cherche un sens dans l’intention d’auteur, le « secret » que le commentaire doit mettre au
jour, et se sert de l’histoire littéraire pour étayer ses analyses.
-Proust critique « la fameuse méthode » de Sainte-Beuve et Barthes « le déterminisme
analogique » de Lanson. L’œuvre se déploie par un retour au texte conçu comme système
sémiotique clos : on ne cherche plus l’intention de l’auteur, mais l’intention du texte.

Quand l’auteur est introduit par le biais de la psychanalyse ou de la sociologie, il ne s’inscrit


plus dans un rapport de causalité avec l’œuvre produite. (ex : Viala propose une
« biographie sociale » de Racine ; la critique sociologie voir dans l’auteur le représentant
d’une « vision du monde » caractéristique d’un « groupe social » donné.

La critique contemporaine tente de « sortir de cette fausse alternative : le texte ou l’auteur ».

Lectures plurielles
Loin de rechercher un sens univoque et stable, le discours critique est pluriel : il se fonde sur
différents champs des sciences humaines, s’ouvre sur une diversité d’interprétations
exploitant la polysémie de l’œuvre ouverte.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

On accède à l’œuvre « par plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup sûr déclarée
principale » car « il n’y a jamais un tout du texte »

Plusieurs courants de la critique contemporaine :

La critique de l’imaginaire et critique thématique, fondée sur l’héritage bachelardien,


s’intéresse aux phénomènes de conscience comme le temps (Georges Poulet), les
sensations (Jean-Pierre Richard), à leur traduction dans l’écriture (Jean Rousset). Elle
recherche « les symboles et les idées selon lesquelles la pensée de l’écrivain
s’organise »

La critique psychanalytique et la psychocritique (Charles Mauron, Jean Bellemin-


Noël, Marthes Robert).

La sociologie de la littérature d’inspiration marxiste (Georg Lukacs et Pierre Barbéris


sur Balzac, Lucien Goldmann sur Racine et Pascal).

La critique structurale ou formaliste qui envisage l’œuvre comme un objet


indépendant du sujet qui l’a produite et cherche à mettre au jour ses modes de
fonctionnement, ses micro et macrostructures (S/Z avec l’analyse de Sarrasine) Elle
ouvre sur la narratologie, une « nouvelle rhétorique » (Gérard Genette, Philippe
Hamon).

La critique de la réception qui étudie le rôle du lecteur. (Wolfgang Iser, Hans Robert
Jauss)

La critique génétique et les recherches sur l’intertextualité étudient l’histoire de


l’œuvre et ses relations avec des œuvres antérieures afin d’en éclairer le sens ;

! Soulève le problème de la surinterprétation posée par Eco dans Interprétation et


surinterprétation 1996. Les textes ont une cohérence interne, des « droits », un contexte
culturel et linguistique. Il existe bien une « intention de l’œuvre » qui limite le champ des
lectures possibles.

Un « acte de pleine écriture » (Barthes)


Certains écrivains ont mis en doute le bien-fondé de la critique (Flaubert, Baudelaire) perçue
comme parasitage de l’œuvre, d’autres lui ont conféré une « dignité » littéraire. Ainsi il existe
une critique des créateurs : Balzac sur La Chartreuse, Proust, Borges, Nabokov, Gracq,
Bonnefoy, Jaccottet. La critique littéraire a acquis son autonomie, une reconnaissance qui fait
d’elle « une forme nouvelle de la littérature » (Anne Maurel, La Critique). Le critique n’est
plus simplement un « écrivant » mais un « écrivain ».

Il s’agit de « redistribuer les rôles de l’auteur et du commentateur » et ainsi « l’ordre des


langages » (Barthes). Ainsi la critique contemporaine a voulu définir ses finalités, ses
méthodes, ses postulats et « les droits et les obligations » du critique (Rousset). Genette
rappelle que la critique parle mais aussi « se parle » : son discours relève d’une « poésie du
bricolage ». Elle pose la difficulté à concilier la « complicité totale avec la subjectivité
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

créatrice » incarnée dans l’œuvre et le « regard surplombant », distancié, qui voudrait


englober la totalité du contexte ? (Starobinski) Le discours critique, conscient de ses limites,
doit admettre qu’il est relatif (Compagnon).

48. Baudelaire, Flaubert : deux écrivains contre la critique


Baudelaire, « A quoi bon la critique ? », Salon de 1746.
Il adopte le regard du critique, et de l’artiste. Son double positionnement le pousse à définir
la critique comme devant être « partiale, passionnée et politique » : ainsi peut elle entrer en
écho avec l’œuvre et son auteur.
Il y a une autre critique, « la meilleure critique », destinée aux « recueils de poésie » qui n’a
rien de scientifique, et doit avoir des exigences esthétiques : « le meilleur compte rendu ‘un
tableau pourra être un sonnet ou une élégie. »

Flaubert, « Lettre à Louise Collet », 14 octobre 1846.


Pour Flaubert, le métier d’écrivain, souvent douloureux, n’a rien à attendre des critiques,
bons à « embêter » les artistes et qui font de la critique parce qu’ils ne peuvent « pas faire de
l’Art »

49. Roland Barthes, Essais critiques (1964)


« Les deux critiques » (1963)

« Qu’est-ce que la critique ? » (1963)


Dans les années 1950-1960, développement de la critique française dans quatre domaines de
« philosophie » :
-existentialiste
-marxiste (à la frontière) : Goldmann, Lukacs
-psychanalyste avec Mauron mais surtout d’inspiration psychanalytique : Bachelard, Poulet,
Starobinski, Richard.
-le structuralisme

Ces courants critiques récusent la critique positiviste (le lansonisme) qui se réclament de
l’objectivité et de la rigueur scientifique mais en réalité est elle-même une idéologie :
-elle souscrit à un déterminisme analogique « selon lequel les détails d’une œuvre doivent
ressembler aux détails d’une vie », « l’âme d’un personnage à l’âme de l’auteur »

Barthes reproche au lansonisme justement de taire son parti pris : « le péché majeur en
critique, n’est pas l’idéologie, mais le silence dont on la couvre » « Toute critique doit inclure
dans son discours (…) un discours implicite sur elle-même ; toute critique est critique de
l’œuvre et critique de soi-même »

La critique est elle-même langage. La critique est « discours sur un discours ; c’est un langage
second, ou métalangage (…) qui s’exercice sur un langage premier (ou langage-objet). »
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

Puisque la critique est langage, sa fonction n’est pas de découvrir des « vérités », mais
seulement des « validités » - « Les règles : « La « preuve » d’une critique n’est jamais d’ordre
« aléthique » (elle ne relève pas de la vérité), car le discours critique - comme d’ailleurs le
discours logique - n’est jamais que tautologique » (265). Il ne s’agit pas découvrir le « secret,
quelque chose de « caché », de « profond » qui serait passé inaperçu jusque-là mais d’ajuster
son langage à celui de l’œuvre.
! la critique n’a pas à dire si Proust a dit vrai, si le baron de Charlus était bien le comte de
Montesquiou et François Céleste, sa domestique.
Il s’agit donc d’une activité formelle au sens logique du terme.

L’œuvre « s’offre au lecteur comme un système signifiant déclaré mais se dérobe à lui
comme objet signifié » ;
L’être d’une œuvre n’est pas dans son message mais dans son système.
Le dialogue entre deux subjectivités, celle de l’auteur et celle du critique est déporté vers le
présent : « la critique est construction de l’intelligible de notre temps »

50. Jean Rousset, Forme et signification (1966)


« L’instrument critique ne doit pas préexister à l’analyse ».

« Toute œuvre est forme dans la mesure où elle est œuvre. La forme en ce sens est partout,
même chez les poètes qui se moquent de la forme ou visent à la détruire », autrement dit « la
forme est consubstantielle à l’œuvre ». Elle est « forme-sens », forme signifiante. Les
récurrences formelles constituent la structure.
Cette dimension définitionnelle ouvre sur une perspective méthodologique : le critique doit
aborder l’œuvre sans a priori si celle-ci est forme signifiante, il doit être « disponible »,
s’adapter à la spécificité de chaque œuvre. on saisira le sens en passant par la forme, en
repérant les constantes formelles, leurs relations : le critique doit avoir une approche globale,
il prend l’œuvre comme totalité signifiante.

Ces convergences, liaisons, ordonnances ne s’alignent pas entièrement sur le principe de


proportion et d’harmonie cher aux classiques : car la forme est jaillissement ; le fait de
structure se révèle imprévu et révélateur au détour d’une lecture par un lecteur aux aguets.
Toutefois il y a bien une tendance à l’unité : « complexité ordonnée » (Proust)

« le livre, semblable à un « tableau en mouvement », ne se découvre que par fragments


successifs »

51. Gérard Genette, « structuralisme et critique littéraire », Figures I, 1966


publié initialement dans la revue L’Arc en hommage à Lévi-Strauss, cet article fait un
parallèle entre la critique littéraire et l’idée extrait de la Pensée sauvage selon laquelle la
pensée mythique est « une sorte de bricolage intellectuel ».

Il y a trois fonctions de la critique :


-la fonction « critique » consistant à évaluer et apprécier, juger (liée au journalisme)
-la fonction « scientifique » ou étude positive (liée à l’université)
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

-la fonction « littéraire » : le critique est aussi un écrivain (> Barthes) = « l’auteur d’un
message qui tend partiellement à se résorber en spectacle. Cette « déception » du sens qui se
fige et se constitue en objet de consommation esthétique, est bien sans doute le mouvement
(ou plutôt l’arrêt) constitutif de toute littérature).

Il n’y a pas de texte littéraire en soi : n’importe quel texte peut être, ou n’être pas, perçu
comme littérature selon qu’il est reçu comme objet littéraire (spectacle) ou comme simple
message. Il n’y a donc pas d’objet littéraire mais une fonction littéraire.

La critique, discours second, crée du sens à partir de signes (Son matériel est limité. Il vient
en second : le critique interroge la littérature) alors que la littérature, discours premier, crée
du sens à partir d’un rapport au monde (Son matériel est illimité. La littérature vient
d’abord : l’écrivain interroge l’univers) Le critique est au bricoleur ce que le romancier est à
l’ingénieur. Il travaille comme le bricoleur avec des « résidus d’ouvrages humains » (les
œuvres) formant structure qu’il décompose en éléments afin d’élaborer une nouvelle
structure.

En fait, la critique est, comme la pensée mythique définie par Lévi-Strauss, un « brassage
incessant, une inversion perpétuelle du signe et du sens ». Ce brassage « indique bien la
fonction double du travail critique, qui est de faire du sens avec l’œuvre des autres, mais
aussi de faire son œuvre avec ce sens. »

52. Jean Starobinski, « Le Voile de Poppée », L’œil vivant, 1961


Le critique doit concilier l’objectivité d’une analyse distanciée et l’implication subjective, la
marque d’une personne. Le regard critique oscille entre « deux possibilités opposées » toutes
deux irréalisables : l’identification à l’œuvre dans une « complicité totale avec la subjectivité
créatrice » au risque du silence et de l’absorption, versus la distance surplombante qui trahit
l’idéal d’identification pour pouvoir parler de l’œuvre dans un langage autonome.

Une critique complète concilierait les deux dans un continu mouvement de va-et-vient : « un
regard de fascination » et un « regard surplombant » permettant un « droit de regard »

Il y a, dans l’analyse critique, une réciprocité des questionnements et des regards : si le


critique interroge l’œuvre, celle-ci l’interroge à son tour. L’œuvre aussi est un regard,
« radicalement autre », celui d’une « conscience étrangère ». « Regarde, afin que tu sois
regardé ».

53. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie (1998)


Compagnon constate que les théories littéraires sont allées loin sur le chemin du formalisme
et de la textualité d’une part, et que d’autre part la théorie s’est institutionnalisée, elle s’est
transformée en méthode, en « petite technique pédagogique ». La théorie ne doit pas
dégénérer en scolastique mais rester une aventure et savoir se remettre constamment en
question.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

Les théories littéraires ne peuvent se constituer en science et tendent à se transformer en


certitudes illusoires alors que leur intérêt est précisément de s’opposer aux idées reçues et de
se remettre en question. Le problème de la théorie est que « it paints itself into a corner » (elle
se prend les pieds dans les pièges qu’elle tend)

La théorie littéraire échoue à rendre compte de toute la réalité de la littérature. Elle ne peut
anéantie le moi liseur.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

LE DESTIN DE L’ŒUVRE. QU’EST-CE QU’UN CLASSIQUE ?


Définir la notion de « classique »
Il s’agit d’une grande œuvre du 17ème (1660-1680) que l’on puisse considérer comme un
modèle sur le plan artistique et moral dans la tradition des humanités. Son esthétique est
fondée sur :
-l’imitation (des Anciens, de la nature)
-l’impersonnalité
-la raison
-le respect du public (bienséances, goût)
-le respect des conventions (règles)
-le désir d’instruire en distrayant

Par ailleurs, un classique intègre un patrimoine culturel. Il est objet d’étude des lettres. Il a
une valeur éducative. Comme le chef-d’œuvre littéraire, il se démarque par sa qualité, sa
durée et son utilité.

La durée d’une œuvre, sa capacité à intéresser d’autres publics que celui auquel elle était
d’abord destinée, serait un critère de qualité. Cette durabilité peut s’expliquer, pour Valéry,
par la forme, pour Jouve par le contenu, pour les critiques de la réception par le fait qu’un
chef-d’œuvre supporte des interprétations successives, qu’il puisse être reproduit dans la
conscience du lecteur à mesure que les normes esthétiques évoluent (Jauss). Du coup, le
classique peut être défini en fonction de déterminations complexes et multiples mettant en
jeu le présent/le passé, l’individuel/le collectif.

Un classique n’est pas forcément plastique : une œuvre ancienne est datée par sa forme.
Ainsi elle est appréciée par Proust comme un monument témoignant d’un état de langue
disparu. Elle est rejetée par Artaud au nom de l’impératif de création de nouvelles formes, de
l’impératif du public.

52. Paul Valéry, « Victor Hugo créateur par la forme » (1924)


La forme est la seule réalité de l’œuvre. Elle l’est comme schème créateur : à l’origine du
« Cimetière marin » il y eut d’abord selon lui « une figure rythmique vide, ou remplie de
syllabes vaines, qui vint obséder quelque temps ». (« Au sujet du « Cimetière marin » »). Elle
constitue aussi un critère de qualité puisque les « belles œuvres sont filles de leur forme, qui
naît avant elles ».

Alors que tous les éléments de la vie de l’homme est voué au changement (aspect daté de la
vie humaine), dans le domaine esthétique, c’est « une forme efficace » qui permet à l’œuvre
de durer, parce qu’une forme participe de l’être même, du fonctionnement de l’organisme
humain. C’est le principe de durée.
Ce sont donc les éléments les plus dénués de signification qui assurent la survie de
l’œuvre parce qu’ils échappent au vieillissement des pensées et des codes.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS

55. Italo Calvino, La Machine Littérature, 1984


On aborde souvent la question des classiques sous l’angle du pourquoi : une pensée
d’inspiration humaniste leur trouve une utilité dans le fait qu’elle joue dans la formation de
l’individu et du citoyen.
Calvino propose 14 définitions des classiques.
Calvino pose la question du comment on lit les classiques. Les classiques contribuent à définir
« l’honnête homme » car ils sont objets d’enseignement et qu’ils participent d’une culture
patrimoniale.

Dans cette mesure la lecture d’un classique est collective, guidée : ces textes sont connus par
« ouï-dire », à travers la lecture critique ; on les découvre pour la première fois « à chaque
relecture », et inversement chaque première lecture « est en réalité une relecture » ; par leur
richesse, les classiques autorisent des relectures infinies.

Un classique nous permet de « nous définir nous-mêmes ». Ils nous permettent de nous
connaître et de connaître le monde.

56. Marcel Proust, « Journées de lecture » Pastiches et Mélanges (1905)


Ruskin, critique d’art anglais, voit dans la lecture une conversation avec les grands auteurs
passés qui communiqueraient leur sagesse au lecteur. Proust traducteur et préfacier de
Ruskin, pense que la lecture conduit « au seuil de la vie spirituelle ». En effet, on ne
développe notre intelligence et notre sensibilité qu’en nous-mêmes. (voir critique sur Sainte-
Beuve avec même argument). La lecture est dans le « contact avec les autres esprits ».

Les artistes admirent, apprécient les « belles formes de langage abolies ». Il y a un plaisir
d’esthète à découvrir les « traces persistantes du passé à quoi rien de présent ne ressemble »
dans la syntaxe des classiques.
« C’est bien la syntaxe vivante en France au 17ème siècle - et en elle des coutumes et un tour
de pensée disparus - que nous aimons à trouver dans les vers de Racine »

57. Antonin Artaud, « En finir avec les chefs-d’œuvre » La Théâtre et son double (1938)
Artaud : « Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre » il est dangereux selon
lui de s’attarder artistiquement sur des formes. En effet la négation de l’art se justifie par
l’impératif d’utilité du théâtre : « Au Mexique il n’y a pas d’art et les choses servent »s

Dans ce texte il dénonce l’idolâtrie des chefs-d’œuvre fixés qui consiste à proposer des
formes désuète au public contemporain. L’exemple de L’Œdipe roi de Sophocle montre que
ce qui est étranger à la foule d’aujourd’hui n’est pas le thème mais le langage, la forme.
Contrairement à Valéry, Artaud pense que la forme de l’œuvre est le principe de son
vieillissement, sanctionné par un oubli légitime. Cette analyse est appliquée au théâtre : au
théâtre pour Artaud le texte est haïssable. Il n’y a pas de chef-d’œuvre textuel quand le texte
est une forme figé et si le théâtre est un spectacle total toujours renouvelé pour s’accorder à
la sensibilité changeante du public.
« une expression ne vaut pas deux fois » « que toute parole prononcée ets morte et n’agit
qu’au moment où elle est prononcée »
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : SPÉCIFICITÉ DU TEXTE LITTÉRAIRE

L’ŒUVRE LITTÉRAIRE
SPÉCIFICITÉ DU TEXTE LITTÉRAIRE

1. Roman Jakobson « Linguistique et poétique » (1963)


Dans Essais de linguistique générale. Traduit en français en 1963, a fait connaître les formalistes
russes qui appliquent à la littérature les méthodes de la linguistique.

Il reprend les travaux de Saussure en linguistique structurale en étudiant l’œuvre comme


une structure verbale indépendamment de tout jugement de valeur subjectif. La sélection et la
combinaison constituent l’axe paradigmatique et l’axe syntagmatique.

Il prend pour objet la littérarité, ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre littéraire, et analyse
les relations entre la poétique et la linguistique ;
Les six procès linguistiques et leurs fonctions correspondantes indispensables à la
communication :
1. le destinateur (fonction expressive)
2. le destinataire (fonction conative)
3. le message (fonction poétique)
4. le contexte (fonction référentielle)
5. le code (fonction métalinguistique)
6. le contact (fonction phatique)

La fonction poétique :
C’est l’accent mis sur le message pour son propre compte. Elle déborde donc du strict
domaine de la poésie.
« La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de sélection sur l’axe de la
combinaison. »
La sélection est produite sur la base de l’équivalence (similarité, dissimilarité, synonymie,
antonymie)
La combinaison (construction de la séquence) repose sur la contiguïté.

L’art du langage a recours à la fonction poétique qui prend en compte les caractéristiques
formelles des signes linguistiques : la syntaxe, la sémantique, la forme des mots.
2. Roland Barthes, Essais critiques (1964)
« Il y a un statut particulier de la littérature qui tient à ceci, qu’elle est faite avec du langage,
c’est-à-dire avec une matière qui est déjà signifiante au moment où la littérature s’en
empare »
L’être même de la littérature est fait de ses démêlés avec le langage. Ce que l’on consomme
dans le roman et qui est réel, avant même la littérature, c’est du langage.

Le discours littéraire est ambigu par nature et cela tient à ce dont il est constitué- le langage :
entre le signifiant et le signifié, entre la substance de l’objet (langage) et celle de sa copie
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : SPÉCIFICITÉ DU TEXTE LITTÉRAIRE

(littérature) il y a coïncidence mais dissemblance entre le réel et sa version littéraire, puisque


liaison se fait à travers un code digital, celui du langage.
! Contrairement à la peinture, la littérature n’imite pas le réel : elle a un statut « fatalement
irréaliste ». La peinture peut rêver à la nature, alors que la littérature n’a pour rêve que le
langage.
3. Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser (2007)
Théoriser les méthodes et les enjeux du travail interprétatif qui conduit à réfléchir sur les
problèmes d’aujourd’hui.
4. Wolfgang Iser, L’Acte de lecture (1964)
Mettant l’accent sur « l’interaction fondamentale pour toute œuvre littéraire entre sa
structure et son destinataire », la théorie de la réception présente une nouvelle conception de
l’œuvre qui ne se réduit pas à un texte. Le rôle du lecteur est déterminant : « L’œuvre est la
constitution du texte dans la conscience du lecteur » ;
5. Michael Riffaterre, La Production du texte (1979)
Le lecteur confronté à l’unicité caractéristique de toute œuvre, est contraint de « faire
l’expérience d’un dépaysement » : le texte est conçu comme « un code limitatif et
prescriptif » du fait de la spécificité de la communication littéraire qui, contrairement à la
communication ordinaire, ne comporte que deux éléments concrets, « le message et le
lecteur ».
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : LES CRITÈRES DE QUALITÉ

LES CRITÈRES DE QUALITÉ


Paul Valéry : « On n’en finirait pas avec Stendhal. Je ne vois pas de plus grande louange »,
Variété dans Œuvres I.
6. Marcel Proust, La Prisonnière, 1923
Le problème est posé du point de vue du public pour lequel le grand écrivain crée une forme
nouvelle de beauté que le lecteur contemporain perçoit comme unique et énigmatique.
7. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, 1978
L’œuvre de qualité demande un effort d’adaptation puisqu’elle se caractérise par « l’écart
esthétique » qui la sépare des habitudes de lecture de son époque.
8. Michel Buter, Répertoire II, 1964
De point de vue de l’auteur, la relation avec le public est déterminante et indéterminée.
Contrairement aux faiseurs de lires, l’écrivain authentique ne vise pas un public particulier.
L’œuvre de qualité est pour le lecteur - mais aussi pour l’auteur - l’occasion de se connaître.
9. Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ? 2010
La capacité d’une grande œuvre à supporter e multiples lectures peut être considérée comme
la garantie de sa survie et de sa richesse. Toutefois, la forme seule ne fait pas la valeur de
l’œuvre, elle est d’ailleurs inséparable du « contenu » qui assure sa pérennité et justifie
l’étude de la littérature.
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LE RÉEL

L’ŒUVRE ET LE RÉEL
Les classiques préconisaient l’imitation de la nature pour toute œuvre. L’imitation de la
réalité est le principe même de la fiction pour les grecs : mensongère et dangereuse chez
Platon, source de connaissance et de plaisir chez Aristote. Au 19ème le rapport œuvre/réel est
nourri par le débat sur le réalisme. Pour Hugo l’art ne peut reproduire la nature sans
disparaître : il est un miroir de concentration, il donne une image plus expressive.
Maupassant remet en cause la notion de réalité dans sa préface à Pierre et Jean (« Le Roman »,
1887) : « Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la
nôtre dans nos pensées et dans nos organes », en fait il s’agit pour l’artiste de reproduire son
illusion. Pour Proust, la réalité pour l’artiste est celle de sa sensibilité.
La critique fondée sur la linguistique et le structuralisme insiste sur le fait que la littérature
« c’est l’irréel même » (Barthes, Essais critiques) ; la lecture sociologique aborde la littérature
sur le mode de la dénégation et de la sublimation (Bourdieu).

Parmi les critiques qui ont affirmé la nécessité pour la littérature de s’ouvrir sur le monde,
voir Todorov, Starobinski, Collot ; (voir aussi littérature et politique textes 140, 142-144).

10. Platon, la République, 380 av. JC


Platon et Aristote réfléchissent à la relation de l’art (et notamment de la poésie qui recourt à
la fiction, comme la peinture) à la nature (i.e. la nature humaine). Elle se traduit par la
mimèsis que l’on peut traduire par : le terme d’imitation, comme c’est le plus souvent le cas,
est négativement connoté comme l’équivalent d’une reproduction de la réalité dépourvue de
qualité artistique. On peut donc lui préférer le terme de représentation (Roselyne Dupont-Roc,
Jean Lallot, La Poétique). Ainsi l’interprétation du concept a pu également être au cœur de
conflits d’idées autour de la littérature. Dans le débat sur le réalisme les adversaires du
réalisme dénonçaient une mauvaise lecture d’Aristote : ils affirmaient qu’Aristote
préconisaient une interprétation et non une imitation de la nature (mentionnée dans Philippe
Dufour, Le Réalisme de Balzac à Proust 1998). Gérard Genette choisit la traduction fiction dans
Fiction et diction.

Vision idéaliste de Platon : la mimèsis fournit une image dégradée de ce qui n’est déjà qu’une
perception de l’artiste. La poésie imite des apparences. « l’imitation n’est qu’un badinage
indigne de gens sérieux » (Homère accusé le premier de n’avoir pas instruit les hommes)
Socrate fait devant Glaucon le procès de la poésie pratiquant l’imitation, dite mensongère,
flattant les passions de l’âme et ruinant la cité, qui devrait être soumise à la raison et la loi.
Bannissement de l’Etat idéal.
La poésie charme le public par ses ornements (mesure, rythme, harmonie). Elle exerce son
pouvoir sur la partie de nous-même qui est déraisonnable, qui est soumise aux passions, et
non l’inverse.
Le poète qui recourt à la mimèsis produit des œuvres infiniment éloignées de la vérit, donc
sans valeur.
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LE RÉEL

11. Aristote, Poétique, 340 av. JC


L’imitation est naturelle à l’homme : valorisation de la mimèsis par opposition au maître
Platon. La réflexion d’Aristote porte sur l’épopée et la tragédie.
Contrairement à l’historien « le poète raconte des événements qui pourraient arriver. Aussi
la poésie est-elle plus philosophique et d’un caractère plus élevé que l’histoire ; car la poésie
raconte plutôt le général, l’histoire le particulier. Le général, c’est-à-dire que telle ou telle
sorte d’hommes dira ou fera telles ou telles choses vraisemblablement ou nécessairement. »

L’imitation est reconnue comme moyen de connaissance et source du plaisir théâtral. Parce
qu’elle confronte le spectateur d’une tragédie à une fiction, elle lui permet de « se purger »
de deux émotions désagréables, la crainte et la pitié.

12. Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827


Cherchant à étendre toujours plus le domaine de la littérature en l’étendant à tous les aspects
de la vie, il prône un renouvellement du genre théâtral, exigeant toujours plus de liberté : « le
caractère du drame est le réel (…) tout ce qui est dans la nature est dans l’art » - l’homme est,
dans une perspective chrétienne, conçu comme double (âme et corps), ainsi le théâtre doit-il
unir le sublime et le grotesque et répudier la vieille unité de ton, ainsi que les unités de
temps, de lieu et d’action. Le drame romantique ne connaît d’autre modèle que la nature.

L’art ne reproduit pas la nature. Hugo réaffirme la suprématie de l’art par rapport au réel. Il
montre la nécessité de l’élaboration esthétique : de l’unité d’ensemble. La nature n’entre pas
directement sur la scène où n’existe que l’imitation. « La vérité de l’art ne saurait jamais être,
ainsi que l’ont dit plusieurs, la réalité absolue. L’art ne peut donner la chose même » en effet
l’œuvre n’existe pas en en dehors de sa mise en forme artificielle (elle recourt à des
« instruments », à la « grammaire » et la « prosodie »). Les domaines de l’art et de la nature
sont distincts.
Elle est un « miroir de concentration » ce qui est très différent d’un reflet fidèle. « le théâtre
est un point d’optique »

Baudelaire, compte-rendu du Salon de 1859 : il y critique la doctrine ennemie de l’art qui vise
la représentation de la nature et aboutit à la photographie : « l’art diminue le respect de lui-
même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à
peindre, non pas ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit » // lui exalte l’imagination, le possible.

13. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927


Proust redéfinit ce qu’est la réalité. Pour lui la réalité est en fait la perception de la réalité : tout
réel procède d’une perception subjective. La réalité brute, immédiate, décrivable ou fixable
n’a aucune valeur car l’écrivain ne peut faire l’économie d’un travail d’interprétation et
d’écriture : un beau style, une métaphore sont porteurs de la vérité unique.
« Les choses (…) sitôt qu’elles sont perçues par nous, deviennent en nous quelque chose
d’immatériel, de même nature que toutes nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-
là, et se mêlent indissolublement à elles »
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LE RÉEL

il condamne le réalisme. La littérature dite réaliste manque la réalité, en est le plus éloignée,
car elle se contente de décrire les choses, de n’en saisir que l’apparence. L’art doit exprimer
l’essence de notre moi dont les choses gardent le souvenir.

Rien ne s’éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu’une vue cinématographique :
elle ne révèle pas la vraie vie ;

14. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (1992)
Bourdieu montre comment s’est constituée l’autonomie de la littérature dans la société du
19ème. Il dénonce ceux qui affirment le caractère ineffable de l’expérience littéraire et ceux qui
réduisent l’œuvre à un document sociologique. Il ambitionne d’analyse les conditions
sociales de production de l’œuvre d’art. L’artiste n’est plus le génie transcendant mais un
créateur pris des déterminations sociales et mentales.

Les rapports entre la littérature et le réel s’analysent en termes de voilement et révélation,


c’est-à-dire sur le mode de la dénégation et du refoulement. L’œuvre ne reproduit pas
directement le réel mais le nie par sa mise en forme même. Cette réalité déréalisée
néanmoins produit un effet de croyance chez le lecteur, ce qui fond la complicité du lecteur
et de l’auteur. D’autre part la fiction sublime une vérité refoulée. Cette vérité, ce « retour du
refoulé » doit être mise au jour par l’analyse sociologique. L’œuvre littéraire permet de
savoir tout en refusant de savoir elle permet l’émergence du réel le plus profond.
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES

L’ŒUVRE ET LES GENRES


La « triade » générique
La question des genres prend racine dans la réflexion antique sur les problèmes de la
représentation littéraire de la nature : la mimèsis (une imitation, car porte sur des êtres de
fiction).
Platon s’intéresse à l’imitation de la parole (l’énonciation) dans La République. Ainsi il
condamne le théâtre entièrement fondé sur la parole de personnages fictifs, auquel il oppose
le dithyrambe forme de narration pure la diégèsis où les paroles des personnages sont prises
en charge par le narrateur et l’épopée mode mixe qui mêle narrateur et parole des
personnages ;
Aristote place la mimèsis au fondement de tous les arts et non plus seulement axé sur la
parole. Il distingue dans la fiction littéraire des classes déterminées par le choix de l’objet
représenté (des personnages socialement et moralement supérieurs ou inférieurs) et par celui
du mode de représentation (dans le mode narratif, on a les paroles et les actions des
personnages ; dans le mode dramatique, on n’a que leurs paroles). Cela donne quatre
classes :
-la tragédie (objet supérieur, mode dramatique)
-la comédie (objet inférieur, mode dramatique)
-l’épopée (objet supérieur, mode narratif)
-la parodie (objet inférieur, mode narratif)
! Aristote mêle donc critères formels et critères thématiques ;
! A l’époque d’Aristote et de Platon, la poésie n’est pas considérée comme un genre distinct.
C’est un moyen d’expression. Au 18ème, l’Abbé Batteux étend le principe de l’imitation à la
poésie lyrique - les sentiments étant alors fictifs. La triade lyrique-épique-dramatique fondée
sur des distinctions modales ne vient donc pas d’Aristote (Genette). Pour Genette il n’y a rien
de « naturel » dans cette distinction générique. Seule est pertinente la distinction linguistique
de trois modes de narration : pure/mixte/dramatique.

Le 19ème siècle prend en compte l’histoire dans son approche des genres. En Allemagne, les
frères Schlegel et Hegel (philosophie de l’histoire) pensent le développement des arts et des
genres en parallèle à celui de l’esprit dans l’histoire : il y aurait d’abord eu l’épique
(objectivité du monde), puis la poésie lyrique (subjectivité de l’auteur), enfin la poésie
dramatique (époque moderne). Hugo fait correspondre à trois âges du monde occidental
trois formes de littérature : l’ode aux temps primitifs (la Genèse), l’épopée à la société antique
(Homère et tragédies antiques), le drame, la poésie complète enserrant l’ode et l’épopée au
temps de la civilisation moderne née du christianisme, mêlant le grotesque au sublime, le
corps à l’âme.
La contestation des genres
Le romantisme, épris de liberté et d’individualisme, rejette les distinctions génériques. Ce
phénomène s’accentue au 19ème qui voit la poésie s’étendre au « poétique », et même au
« style » pour Mallarmé : « Le vers est partout dans la langue où il y a rythme » « Toutes les
fois qu’il y a effort au style, il y a versification » (Mallarmé, entretien avec Huret).
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES

Au 20ème le récit se fait encore davantage poétique comme si la poésie était coextensive avec
la littérature elle-même, au point qu’un contestataire radical comme Tzara ne reconnaît que
deux genres, « le poème et le pamphlet »(« Haute couture », Littérature 1920).

En réalité il y a moins réduction qu’explosion des genres au cours du siècle comme le


remarque Henri Béhar (2001, article dans Eclatement des genres au 20ème) : en interne par toutes
les combinaison génériques opérées ; en externe, par la multiplicité des termes à valeur
typologique employés par les auteurs eux-mêmes pour caractériser leurs ouvrages
(autofiction).

D’une conception normative à une approche pragmatique


La conscience du caractère singulier et hybride des grandes œuvres a conduit à rejeter une
conception normative et prescriptive du genre (Combe).
! on peut compter le développement de formes hybrides comme le poème en prose, le
roman poétique, le théâtre poétique
! les œuvres inclassables participant de tous les genres (Les Chants de Maldoror > roman
gothique, roman-feuilleton, poésie lyrique romantique, confession autobio, sermon, discours
oratoire.
L’appartenance à un ou plusieurs genres crée un horizon d’attente (Compagnon)
Les genres s’inscrivent dans une histoire littéraire, ils appartiennent à des familles
historiques. (Macé).
L’essai pose la question des frontières, un genre qui n’a pas été codifié, et qui relève de la
littérature d’idées (Glaudes et Louette).

15. Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? 1989


Il constate l’échec des tentatives de classification de Platon à Hegel : une théorie générique ne
peut pas décomposer la littérature en classes de textes mutuellement exclusives. Cela
s’explique par le fait qu’une œuvre littéraire est un acte discursif global, un objet sémiotique
complexe dont les catégories de genre ne suffisent pas à rendre compte.

Les rapports du texte au genre sont tantôt des exemplifications tantôt des transformations.
La logique générique est plurielle :

Le critère est l’exemplification, qui a lieu au niveau de l’acte communicationnel : le


texte possède les propriétés partagées par tous les membres du genre. Exemple :
Œdipe roi et En attendant Godot respectent des conventions constituantes.
-la transformation ou « modulation générique » ne concernent que quelques aspects de
l’œuvre :
le critère est celui de l’application de la règle, ce sont les « conventions régulatrices »
qui confèrent des prescriptions (sonnets)
le critère générique est la relation généalogique, la généricité hypertextuelle entre des
œuvres qui se conforment à un modèle (le roman d’apprentissage)
le critère est analogique ou de ressemblance : les conventions de ressemblance
permettent au lecteur de trouver des parentés non généalogiques entre différentes
œuvres littéraires.
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES

« Il n’existe pas de texte nu, ni de degré zéro de l’écriture. »

Du fait qu’il y ait plusieurs régimes génériques, le lecteur est libre d’aborder une œuvre
selon d’autres aspects génériques que ceux privilégiés par l’auteur.
16. Victor Hugo, Préface des Odes et Ballades (1826)
La prise en compte de l’histoire a remis en cause les distinctions génériques à l’époque
romantique. Hugo exalte le roman dans lequel il voit la synthèse des trois genres de la
« triade romantique »

Victor Hugo, William Shakespeare, 1864 : « L’épopée a pu être fondue dans le drame, et le
résultat, c’est cette merveilleuse nouveauté littéraire qui est en même temps une puissance
sociale, le roman. // L’épique, le lyrique et le dramatique amalgamés, le roman est ce bronze.
Don Quichotte est iliade, ode et comédie. »

Les genres sont contestés jusque dans leur hiérarchie et leurs frontières par l’artiste épris de
liberté. Le rejet des conventions génériques correspond à la condamnation de l’imitation,
caractéristique de l’attitude classique. En effet le créateur inspiré, le génie, ne se soucie pas
de « régularité » (source de « médiocrité »). Pour autant il doit respecter la grammaire et
chercher à purifier sa diction. Il distingue le goût de « l’ordre » (propre au génie et à l’œuvre
originale) et celui de la règle. Le romantique s’oppose au classique comme l’originalité à
l’imitation.

La transgression des limites entre les genres s’est accentuée au 19ème avec notamment
l’apparition du poème en prose (Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit, 1842 ; Baudelaire, Le
Spleen de Paris, 1862).

17. Dominique Combe, Les Genres littéraires, 1992


Le concept normatif de genre pose problème face à la singularité des œuvres et l’infinie
diversité des genres. La conception nominaliste refuse toute valeur prescriptive au genre, qui
n’est plus alors qu’un nom classant des œuvres. Cette conception s’oppose à celle de
Brunetière qui considère qu’en littérature il y a des groupes naturels des genres ou espèces
qu’on peut classer et hiérarchiser.

En fait, la conception normative et essentialiste des genres littéraires ne peut s’appliquer à


une littérature moderne qui pratique l’intertextualité et le mélange des genres et des cultures.
Aujourd’hui, c’est peut-être le propre des œuvres littéraires importantes que d’être mixtes
par nature. C’est la paralittérature qui est dans le respect des contraintes et répond à un
genre bien défini. La singularité esthétique ou « littérarité » est alors inversement
proportionnelle à sa « généricité ». C’est dans la deuxième moitié du 19ème que la
transgression et synthèse des genres est élevé au rang de principe de création.
L’infléchissement interne des genres est un trait stylistique majeur de l’œuvre moderne.
! thème symboliste de « l’œuvre total », le « Livre »
! développement de formes hybrides : 1) développement d’une littérature au second degré
qui joue délibérément sur l’intertextualité à des fins humoristiques ou ironiques (parodie,
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES

pastiche) ; Jules Laforgue, Moralités légendaires (1887) = parodie des grands mythes décadents
Hamlet, Salomé, Lohengrin. 2) Une saison en Enfer confession autobio, poème en prose
incluant des poésies ; 3) infléchissement des genres : Ulysse de Joyce

Le modèle essentialiste avec son postulat de pureté ne convient pas à une littérature
valorisant le mélange. Ce sont donc bien les définitions normatives de la tradition rhétorique
qui semble dépassée, plus que le concept de genre lui-même.
Notre époque vit sur le modèle de la « correspondance des arts » et de l’œuvre totale : il y a
une volonté de synthèse des genres :
! Henri Michaux exposait ses dessins et lavis, Claude Simon publie ses photographies.
18. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, 1998
Le genre relève d’une compétence du lecteur. Le genre fonctionne comme schéma de
réception, et non comme structure dont le texte serait la réalisation ou langue sous-jacente à
une parole. Chez Brunetière, le genre a un rôle de médiation entre l’œuvre et le public. Il est
l’horizon d’un déséquilibre, de l’écart produit par toute grande œuvre nouvelle : « Autant
que par elle-même et par ses entours, une œuvre littéraire s’explique par celles qui l’ont elle-
même précédée et suivie » (> Brunetière). Brunetière opposait l’évolution générique comme
histoire de la réception à la rhétorique et à l’histoire littéraire.

19. Marielle Macé, Le Genre littéraire, 2004


Les genres ont une fonction de médiation : pour l’auteur, qui subit leur pression, pour le
lecteur, qui y trouve des cadres de connaissance, pour le critique, qui les utilisent pour
décrire, classer et évaluer les œuvres.
On relève une diversité à la fois dans leur nombre, et dans les relations avec les œuvres. En
outre, de nouvelles œuvres imposent de nouvelles distinctions, de nouveaux noms de genre
(autofiction).
L’idée de genre a évolué : de normative et essentialiste à l’âge classique, qui privilégiait
l’imitation et jugeait les œuvres selon leur conformité à des modèles, on est passé à une
conception évolutionniste au 19ème qui explique plutôt qu’elle ne juge et valorise l’originalité
de l’œuvre. au 20ème l’éclatement des genres a conduit la critique à adopter d’autres
approches, structurales ou pragmatiques, et à recourir aux notions d’intertextualité et
d’hybridation. La conscience générique a donc beaucoup évolué dans l’histoire.

Les genres et la temporalité littéraire : Il y a autant d’histoires qu’il y a de genres, qui


« participent activement à l’événementialité de la littérature » et incarnent une « scansion
fondamentale de l’histoire littéraire » ; leurs lignes d’évolutions sont des divisions
chronologiques à l’intérieur d’une temporalité plus vaste :
! l’épopée est la chronologie d’une disparition progressive
! la pastorale se réduit à un moment
! le temps de la poésie s’est ralenti en France au 18èmes
! les genres référentiels sont moins changeants que leurs correspondants fictionnels ou
poétiques
! l’histoire de l’essai depuis le 16ème est une histoire faite de lacunes, d’exils, de réémergence
A cette multiplicité de temporalités pour un genre s’ajoute une diversité de temporalité à
l’intérieur de l’histoire d’un même genre : entre pratiques, institutions et représentations.
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES

! Par exemple, le roman est très vivant au 17ème alors qu’il est absent du système des genres
classiques, rendu impossible théoriquement ;
! il y a beaucoup d’essais au 19ème, mais il n’est pas considéré comme important
génériquement, dissimulé par les catégories plus englobantes de l’histoire et de la critique.

Le genre aurait une temporalité alinéaire pour laquelle on peut utiliser le terme de « tuilage ».
On n’a pas affaire à des périodes génériques mais à des superpositions, des phénomènes de
rémanences, de réversion, de rétroaction. La réversibilité du temps des genres est
importante, qu’incarne par exemple l’attribution générique rétroactive
! Sans Rousseau, pourrions-nous lire les Confessions d’Augustin selon le paradigme de
l’autobiographie ?

20. Pierre Glaudes, Jean-François Louette, L’Essai, 2001


On peut définir ce genre à l’aune de Montaigne qui est à l’origine de ce genre et lui a donné
son nom. Pour Starobinski, un versant objectif et un versant subjectif de l’essai montaignien
sont mis en rapport : l’écrivain exerce sa faculté de juger le monde, mais il élabore aussi une
réflexion sur soi.
Mar Angenot, La Parole pamphlétaire, 1982 : considère les Essais comme une sorte « d’essai-
méditation » où le moi de l’énonciateur est toujours présent comme conscience, ce qui le
distingue de « l’essai-diagnostic » à visée didactique qui cherche à tirer des lois de
phénomènes et procède à un effacement de l’énonciation.
Pour Pierre Glaudes et JF Louette, l’essai est de la prose non-fictionnelle, subjective, à visée
argumentative, mais à composition antiméthodique, où le style est déjà une pratique de
pensée. Il ressortit au genre délibératif parmi les trois genres oratoires. Il est dans un entre-
deux : aux frontières de la fiction, de la vérité (discours de savoir/opinion), agonique
(débat/discours de combat).

L’essai est un genre civique : sa vérité ne se situe pas dans l’ordre des connaissances mais
dans celui des témoignages
Il a une double nature égotiste et civique, associant le je au nous ; le genre est fondé sur la
précarité du sujet connaissant ; son apparition à la Renaissance est à rapprocher de l’idée de
découverte, de la crise du savoir et de l’esprit d’exploration, de l’idée de la relativité des
savoirs et des limites de l’esprit humain ; il présente une pensée en mouvement.

Chrétien de Troyes était un clerc, autrement dit « un intellectuel », et est à distinguer en cela
des jongleurs et autres transmetteurs de la culture orale qui étaient en retrait du pouvoir. On
considère que son œuvre relève de la littérature - c’est-à-dire la littérature écrite, en tant
qu’elle se distingue de la littérature orale par des faits de fabrication différents : fondé à
partir de lectures et selon l’art de la composition plutôt que celui de l’improvisation et de la
mémorisation. Il y a au 12ème siècle un regain d’intérêt dans les cours seigneuriales et
princières pour les Belles Lettres. Un comte ou un seigneur peut lire ou se faire lire de belles
histoires, en compose lui-même ou en commander. Il y a concurrence dans l’amusement des
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES

grands, entre les intellectuels qui ont le privilège de la culture écrite et les chanteurs et
conteurs de tradition orale.

Les inspirations de Chrétien de Troyes pour ses romans sont multiples, et l’originalité de son
œuvre est aussi dû au fait qu’il ait su faire un mélange intime et homogène des diverses
composantes culturelles, courtoise et classique dans une « conjointure ». Ainsi Cligès prend
pour modèle Le Roman d’Alexandre pour valoriser un itinéraire d’est en ouest (itinéraire d’un
chevalier qui passe de l’Orient grec à l’Occident arhurien). Le Roman d’Alexandre se présente
comme un recueil de légendes présentant les exploits d’Alexandre : ayant été composé au
Moyen-Âge, il s’appuie sur une matière antique. Il y a les mentions explicites d’influences et
de sources dans le manuscrit par Chrétien de Troyes lui-même. Par exemple pour la
description du manteau d’Érec il s’en réfère à l’écrivain Macrobe. Mais les plus significatives
restent les influences implicites. Erec et Enide est une conjointure de la culture courtoise et
antique.
En effet Chrétien de Troyes élabore ses œuvres à partir de spéculations sur les mythes
celtiques comme sources profondes : contes et « lais » issus du répertoire des conteurs
bretons (trouvères), chroniques ou histoires épico-romanesques, notamment celles rédigées
pour la cour d’Angleterre, comme De antiquitate Glastoniae ecclesiae de Guillaume de
Malmesbury (1129), ou Historia regum Birtanniae de Geoffroi de Monmouth (1138), mais
surtout Brut de Wace (1155). Mais alors que chez Wace - principale inspiration - les aventures
de la Table Ronde apparaissent de manière épisodique, toujours condiérées comme frivoles,
Chrétien de Troyes les met au centre de son héroïsme courtois et merveilleux.
Mais comme tous les lettrés et savants de son époque, il s’appuie sur les « faits des
anciens » qu’il connaît à travers les livres. Les romans de Chrétien sont donc élaborés à partir
de la tradition classique fondée sur l’imprégnation par les lettres latines au travers du
quadrivium et trivium. Chrétien de Troyes s’est inspiré des œuvres des maîtres latins, Ovide et
Virgile. ; de l’Enéas (1160), roman qui est le résultat d’une libre adaptation de l’Eneide de
Virgile en langue française, pour son roman Erec et Enide ;
En fait ses romans opèrent des fusions, un « conjointure », comme pour Erec et
Enide, une union du conte celtique et de l’épopée virgilienne, de la traditio orale et
composition écrite. Pour Cligès il s’agira d’aborder le problème de l’acculturation associant
un Orient classique dépositaire de la culture grecque à un Occident où royauté et chevalerie
trouveraient une harmonie nécessaire à la justice.
N’oublions pas le statut d’écrivain de cour de Chrétien de Troyes, épisodique car le
rôle des commanditaires n’est pas toujours net : Chrétien de Troyes acquiert sa notoriété
avant d’avoir fait acte d’allégeance, avec Erec et Enide et Cligès, et Yvain ; c’est la commande
de la comtesse de Champagne (Lancelot) qui introduit un changement de statut de l’écrivain,
qui sera ensuite au service de Philippe d’Alsace (Perceval). La commande de la comtesse de
Champagne est associée à une atteinte à la spintanéité morale de Chrétien.
Sur le thème de la reprise des formes ou d’archétypes, on peut mentionner
l’archétype de la Descente aux Enfers, la katabase, dont Virgile fournit le modèle avec
L’Eneide, repris par Dante pour sa Divide Comédie, mais qui est présente déjà dans le Lancelot
de Chrétien de Troyes, qui porte le souvenir intense de L’Eneide, avec le thème également du
héros fondateur et de l’amour héroïque. Le motif du blason - la charrette, le lion - confère au
héros un destin eschatologique : la mission du héros est rapprochée du message évangélique
par le truchement du modèle antique (Enée).
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES

Transformations d’épisodes littéraires :


-le fait que dans Le Chevalier de la Charrette Lancelot taise son nom peut être pris comme une
transformation du scénario homérique chez qui Ulysse tait son nom auprès de Philomène le
cyclope ;

Pantagruel, Gargantua de Rabelais :


Le personnage de Gardantua vient du folklore passé dans l’écrit à travers les chroniques de
gargantua, ensemble de récits diffusés par colportage ou dans les foires, portant sur l’histoire
d’un bon géant au service du roi Arthur.
Cette influence est moins notable, plus diffuse et intégrée dans le Gargantua.
La dimension parodique et satirique de Rabelais atteint non pas des formes littéraires
identifiables - des œuvres précises - mais tous les langages : les langages savants - discours
morts-vivants véhiculés par les Sorbonnards, professeurs et théologiens de l’époque ; les
langues « vivantes » ou parlées par les classes populaires ;
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : AVANT L’ŒUVRE - GÉNÉTIQUE &
INTERTEXTUALITÉ

AVANT L’ŒUVRE : GÉNÉTIQUE ET INTERTEXTUALITÉ


21. Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit, Œuvres romanesques croisées,
1969
L’expérience à l’origine du processus créateur est une phrase spontanément venue et perçue
comme phrase initiale, ayant la force entraînante d’un incipit : « Cela ne fit rire personne
quand Guy appela M. Romanet papa » cette expérience peut se rapprocher de celle de Breton
avec l’écriture automatique (texte 99)

L’incipit voit sa fonction créatrice systématisé : conjonction de mots donnée par accident et
engendrant l’ensemble du roman, il est le germe d’une création qui a lieu en dehors de la
conscience claire du romancier : l’auteur est l’autre. Ce processus constitue une aventure
personnelle, répond à une nécessité intérieure :

« Comprenez-moi bien : je n’ai jamais su qui était l’assassin » « j’ai toujours été devant eux [mes
romans] dans l’état d’innocence d’un lecteur » ; « je n’ai jamais écrit mes romans, je les ai
lus » ; « j’ai été mené chez l’Ogre non par un raisonnement, mais par une rencontre de mots,
ou de sons »
22. André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, 1977
A travers ses romans, essais, écrits sur l’art, Malraux s’interroge sur la mort, le sens de la vie,
le destin et le culte de l’art. Il oppose le monde des formes et la vie : l’art est un anti-destin ;
l’imaginaire de l’artiste est « un domaine de formes ».

Il dénonce l’illusion qui voit dans la littérature une transcription de la réalité. L’œuvre
s’inscrit dans une relation non avec le réel mais avec « le monde-d’un-art » échappant aux
lois de l’espace et du temps humains : c’est la Bibliothèque pour le roman. Il n’y a pas de
création sans forme esthétique : Balzac a construit son œuvre moins en se battant avec l’état
civil qu’en s’appropriant et en renouvelant les formes romanesques de son temps (Walter
Scott, Ducray-Duminil)
23. Laurent Jenny, La stratégie de la forme, 1976
En réaction contre la critique traditionnelle des « sources » et sous l’influence de la
linguistique structurale, la critique moderne a opéré un retour au texte littéraire, considéré
comme structure autonome. Le texte littéraire peut être envisagé par ailleurs comme le
résultat d’un long travail : l’objet de la critique génétique est d’étudier le mode
d’engendrement à partir des traces laissées par l’auteur. Les notions de dialogisme et
d’intertextualité questionnent l’autonomie du texte littéraire, car elles perçoivent le texte
comme se composant de discours sociaux et littéraires lui préexistant, et, pour la notion
d’intertextualité, comme inséré dans un ensemble social considéré comme ensemble textuel.

L’intertextualité est la « condition même de la lisibilité littéraire » car elle est présente dans le
code même. Il y a un déchiffrage du texte littéraire avec la pratique d’une multiplicité de
textes. Quand l’imitation n’est pas explicite, son identification dépend des compétences du
lecteur.
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : AVANT L’ŒUVRE - GÉNÉTIQUE &
INTERTEXTUALITÉ
L’œuvre littéraire est dans un rapport de réalisation, transformatio, ou transgression à des
archétypes. Dans les références implicites aux textes, c’est dans une perspective génétique
Que l’œuvre a partie liée avec l’intertextualité. Sur le plan explicite : imitations, parodie,
citation, montage, plagiat, la détermination intertextuelle est double : le rapport se fait avec
l’œuvre caricaturée et avec les œuvres qui caricaturent.

24. Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, 2000


la démarche génétique remet en cause la conception de l’œuvre comme totalité close,
fondement de la critique textuelle. Elle permet de ne pas laisser à celle-ci le risque
d’interprétations erronées. Elle ne sacralise pas l’œuvre, ne la fige pas dans une
interprétation, et réintroduit la dimension temporelle, laissant « des chances de lectures
indéfiniment plurielles ».
Les documents servant à la critique génétique fournissent un foisonnement complexe. Le
document de genèse proroge l’inachèvement. Le plus petit geste d’écriture se voit déterminé
par la coexistence de plusieurs exigences simultanées. Elle s’oppose à l’herménetique des
textes flirtant avec l’idéalisme et l’intemporel.
25. Almuth Grésillon, Eléments de critique générale, 1994
Afin d’agrandir le champ d’activités de la critique génétique, elle propose d’ajouter aux
manuscrits directement associés à la production littéraire tous les documents dont a eu
connaissance l’écrivain. Cette extension serait limitée à ceux que l’œuvre s’est appropriée. La
génétique s’ouvre ainsi à l’intertextualité en s’intéressant aux lectures des écrivains. Elle fait
ainsi une place à la théorie de la réception.
Ceci est particulièrement pertinent pour les 16 et 17ème pendant lesquels la production
littéraire était essentiellement basée sur l’esthétique de l’imitation des Anciens. Ça peut être
précis au point qu’on sache qu’un recueil précis de lieux communs, une anthologie de
poèmes latins, une poésie de Pétrarque ou édition de florilèges ont été directement utilisés
pour l’écriture littéraire. Ces documents pourraient avoir un statut comparable aux notes
documentaires de Zola ou Flaubert. Il s’agit plus qu’une simple critique des sources et
influences ; il faut montrer que ces textes ont eu une part active dans le processus
d’imitation, de transformation et de production de discours.

« Tout scripteur, nous l’avons dit, est d’abord lecteur d’autres textes, puis lecteur critique de
ses propres textes » ;
! L’esthétique de la réception et la critique génétique qui se tiennent d’habitude à une
distance respectable ne peuvent qu’être complémentaires

• Sur l’imitation
Dans le chapitre « Le faux dévot » Auerbach aborde la question de la représentation de la
réalité au 17ème siècle à travers la division des formes et des styles et les exemples du théâtre
de Molière et de Racine. Il faut rappeler que l’imitation des anciens est un idéal classique. La
séparation des styles haut et bas, sublime et grotesque, atteint son paroxysme dans la France
du 17ème siècle. Ainsi de l’Œdipe-roi de Sophocle, Corneille précise-t-il dans sa préface qu’il ne
garde pas la mention trop concrète et corporelle de l’œil crevé d’Œdipe, dont la réalité
occupe un acte entier de la tragédie grecque. En effet, tout ce qui a trait au corps est
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : AVANT L’ŒUVRE - GÉNÉTIQUE &
INTERTEXTUALITÉ
incompatible, selon les normes classiques, avec le style sublime de la tragédie. De même,
dans sa préface à Phèdre, Racine fait observer un écart par rapport aux tragédies des anciens
(Euripide et Sénèque) concernant les propos calomnieux d’Oenone à Thésée au sujet
d’Hyppolyte. Au lieu de l’accuser d’avoir violé Phèdre comme chez les anciens, l’Oenonce
l’accuse d’en avoir eu le dessein. La tragédie classique va dans le sens d’une épuration des
passions.

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