FICHES - VASSEVIERE Litteraire
FICHES - VASSEVIERE Litteraire
FICHES - VASSEVIERE Litteraire
Baudelaire : « Le roman est un genre bâtard dont le domaine est vraiment sans limites »,
Théophile Gautier, 1859.
Echappant à toute codification, se renouvelant sans cesse, il a pris toutes les formes et
concurrencé tous les autres genres, et abordé tous les sujets. Il a surtout utilisé par
l’intermédiaire de la narration, les relations particulières entre la fiction et la réalité.
LE ROMAN ET LE RÉEL
La capacité du roman à rendre compte de la confrontation de l’individu et du monde a été
pour beaucoup dans son accession à la respectabilité. Le genre romanesque a longtemps été
accusé :
• de donner une vision fausse et idéalisée de la réalité
• d’exercer un effet corrupteur sur les âmes sensibles
• de flatter les goûts d’un public avide de divertissement
Dans Les Confessions, Rousseau évoque les « émotions confuses » qu’il a éprouvées en
apprenant à lire dans les romans appréciés par sa mère. Ces derniers lui « donnèrent de la
vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont
jamais bien pu le guérir ». Au 19ème siècle Jules de Gaultier développe à partir d’une étude du
roman de Flaubert la notion de bovarysme en 1892, pour caractériser un type spécifique de
perversion morale que provoque la lecture romanesque.
Le roman doit se faire roman de mœurs, représenter le monde. Diderot postule une nature
humaine éternelle (classique) dont le roman doit peindre des « caractères » et des
« passions ». Le roman peut passionner le lecteur et l’instruire mieux que l’histoire, car il
copie d’après nature tandis que l’histoire recourt à des inventions pour pallier aux lacunes de
la documentation.
conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poète, véridique
et menteur ». Mieux que l’historien, le romancier atteint à la vérité humaine.
« Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux
l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir
dans sa hotte sera accusé par vous d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous
accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore
l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et les bourbiers se former. » Le Rouge et le Noir,
1831.
« le naturalisme est purement une formule, la méthode analytique et expérimentale (…) Ici,
l’écrivain n’est encore qu’un homme de sciences. La personnalité d’artiste s’affirme ensuite
par le style », Zola, Le Roman expérimental, 1880.
Rappelons que pour Maupassant, « les Réalistes de talent » sont des « Illusionnistes » (« Le
Roman » préface publiée avec Pierre et Jean 1999) : il poursuit la distinction entre roman et
photographie. Chez Zola, le mensonge est au service du vrai, son « œil » photographique
déforme le réel pour mieux le dévoiler.
« Or il n’existe pas plus de Chartreuse non écrite que de symphonie imaginaire ou de modèle
d’un tableau cubiste. Le livre est le résultat d’une élaboration, d’une suite de parties, tantôt
gouvernées et tantôt instinctives, dont chacune se répercute ; dans lesquelles le grand
romancier trouve une coordination qui lui appartient comme le timbre de sa voix ».
d’abord et vers le modernisme par la suite. Elle a vu s’affronter deux grandes tendances,
l’idéalisme et le réalisme ;
Les quatre grandes périodes du roman sont :
1. L’idéalisme prémoderne. Il prévaut dans le roman de chevalerie, le roman héroïque,
pastoral, tandis que le réalisme se manifeste dans les romans satiriques ou
picaresques et dans la nouvelle, d’où émerge La Princesse de Clèves.
2. Une première rupture est incarnée par La Nouvelle Héloïse (1761) qui donne voie à
l’idéalisme moderne marqué par l’incarnation de la norme morale dans une belle
âme. En contre-point se développe un roman réaliste prenant une distance ironique
avec le roman idéaliste (Diderot, Sterne).
3. L’idéal est naturalisé, le personnage est déterminé par son milieu (Walter Scott).
Malgré l’anti-idéalisme de Flaubert, Goncourt et Zola, l’idéalisme se maintient dans
les figures mythiques de Hugo, l’invention de personnages exceptionnels chez
Balzac.
4. A Rebours de Huysmans (1884) marque la « réaction esthétisante » qui aboutira au
modernisme cherchant à réunir « le culte de la forme et la subjectivité ». Les pratiques
du réalisme se maintiennent chez des romanciers comme Camus, Sartre.
Pour Philippe Dufour, le réalisme est une « esthétique impossible », il « porte en lui sa
négation, par son désir d’excéder le réel ». C’est en cela que l’écriture visionnaire de Hugo et
Zola en est une manifestation caractéristique. Cette écriture représente la réalité actuelle et
l’avenir qui la remet en cause.
fonte et la machine à vapeur) engloutissent les individus sous leur force dévoratrice. Elles les
réifient et dévaste leur corps qui devient lui-même une machine : ainsi de Coupeau atteint de
delirium tremens.
Pour Philippe Dufour, c’est insupportable pour les conservateurs qui voient leurs rêves
d’éternité périr. « Le réalisme n’imite pas la nature, il dénonce les fausses natures ».
LE ROMAN : ROMAN ET PERSONNAGE
ROMAN ET PERSONNAGE
Le roman tend à faire de lui un être vivant (il le dote d’un nom, d’une psychologie, d’une
profession) mais souvent plus un type. Il incarne un sentiment ou une attitude.
65. Balzac, préface du Cabinet des Antiques, 1839
« Cette queue n’est pas de ce chat. » - pour composer un personnage il est nécessaire de
prendre plusieurs caractères semblables pour arriver à en composer un seul. « La tête d’un
drame est très éloignée de sa queue ». La littérature se sert du procédé employé dans la
peinture qui consiste pour faire une belle figure à prendre les mains de tel modèle, le pied de
tel autre, la poitrine d’un autre etc…
! Pour Mauriac, les personnages sont artificiels, truqués. Mais parce qu’ils échappent à
l’insignifiance de la vie réelle, ils constituent des types riches d’enseignement pour les
vivants. Le roman est menteur par exemple par le fait que les héros s’expliquent et se
racontent (contrairement à dans la vie). Dans la vie Tristan et Yseut échangent des banalités.
Ils ne disent rien de l’amour (qui s’éprouve mais ne s’exprime pas)
Les personnages nous fournissent « des planches d’anatomie morale ». Ce sont donc les êtres
vivants qui doivent se conformer aux leçons des romans et non les héros de roman qui
doivent être comme dans la vie. « Aussi vivants que ces héros nous apparaissent, ils ont
toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s’en dégage qui ne
se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse. »
« Et c’est sans doute notre raison d’être, c’est ce qui légitime notre absurde et étrange métier
que cette création d’un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans
leur propre cœur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et de
pitié ».
LE ROMAN : ROMAN ET PERSONNAGE
« Le lecteur, en effet, même le plus averti, dès qu’on l’abandonne à lui-même, c’est plus fort
que lui, typifie. » Il « fabrique des personnages » qui « vont grossir dans sa mémoire la vaste
collection de figurines de cire que tout au long de ses journées il complète à la hâte »
par une évolution analogue à celle de la peinture, l’élément psychologique tend à se passer
de support (le personnage), à se suffire à lui-même.
Il faut priver le lecteur des indices dont il s’empare pour fabriquer des trompe-l’œil afin qu’il
se concentre sur l’analyse des états psychologiques.
69. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman (1998)
Vincent Jouve, L’Effet personnage. Il distingue trois régimes de lectures produits par la lecture
qui correspondent à trois modes de réceptions du personnage. Dans l’idée initiée par les
théoriciens de la réception, que l’œuvre se déroule dans la conscience du lecteur.
" Le « lectant » refuse l’illusion romanesque et reçoit le personnage comme un « pion ».
on parle « d’effet personnel » où le lecteur met en relation le personnage avec son
auteur, perçu dans l’instance narrative, qui tente de faire passer un « message ». Deux
lecteurs sont imbriqués : le « lecteur jouant » qui s’interroge sur la stratégie narrative,
et le « lecteur interprétant » (herméneutique) sur le sens de l’œuvre. les romans de
Rabelais et Diderot privilégient l’effet-personnel herméneutique même si les trois
effets sont présents : il s’agit pour le lecteur de relier le personnage au projet du livre
(esprit de la Renaissance chez Rabelais, projet politique et culturel des Lumières chez
Diderot). Egalement le roman à thèse. // romans du Nouveau Roman réduit au
minimum le personnage-personne et prétexte. Développer la conscience critique du
lecteur est l’objectif avoué de ces romans. Remplacer le consentement à l’illusion par
un regard réflexif sur le texte.
" Le « lisant » : c’est celui qui est victime de l’illusion romanesque. On parlera « d’effet
personne » car le personnage est reçu comme une personne. Phénomène de
l’identification du lecteur au personnage, dans laquelle survit l’enfance et participe
LE ROMAN : ROMAN ET PERSONNAGE
Ces trois effets harmonieusement disposés font de la lecture une activité enrichissante sur le
plan intellectuel, affectif et fantasmatique, mais sont souvent en réalité hiérarchisés selon
l’objectif du roman.
LE ROMAN : LE ROMAN EN QUESTION
LE ROMAN EN QUESTION
Il méprise ces « empiriques du roman qui prétendent mettre en scène des personnages
distincts d’eux-mêmes », et « l’affabulation romanesque ». Le but chez Breton est la quête de
soi.
Le surréalisme s’élabore en réaction contre le positivisme et le manifeste de Breton s’ouvre
par un procès contre l’attitude matérialiste qui, en privilégiant le rationalisme, a amputé
l’homme d’une partie de lui-même et notamment de son imagination.
Breton rejette le réalisme représenté par le « genre inférieur tel que le roman » car
l’observation du réel ne fournit que des images de catalogues et des lieux communs. Il flatte
les gouts les plus bas du public, « la clarté confinant à la sottise, la vie des chiens »
Moralement il correspond à un divertissement stérile, soumis à des formes stéréotypées.
C’est Anatole France qui fait figure de symbole de ces romanciers.
Julien Gracq réhabilitera la phrase donnée en exemple par Valéry : « La marquise sortit à
cinq heures » en affirmant qu’elle trouait une nécessité dans une structure narrative. Pour lui
le mécanisme romanesque est tout aussi précis et subtil qu’un poème mais c’est la dimension
de l’ouvrage qui décourage le travail critique.
72. Louis Aragon, « C’est là que tout a commencé… », postface aux Cloches de Bâles, 1965
Son plaidoyer en faveur du roman se déroule comme suit :
-de fait « tout roman fait appel en la croyance au monde tel qu’il est, même pour s’y
opposer (…) le roman est une machine inventée par l’homme pour l’appréhension du réel
dans sa complexité »
c’est une nécessité pour l’homme de faire le point sur un monde changeant, de « comprendre
la loi de cette variation » et donc il y aura toujours des romans.
« l’extraordinaire du roman c’est que pour comprendre le réel objectif il invente d’inventer.
Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa
nudité. Ce qui est menti est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière » ; les anti-
romans sont des « briseurs de machine », qui rêvent d’anéantir ce « moyen de connaissance
qu’est le roman », car le roman « c’est la clef des chambres interdites de notre maison » ;
LE ROMAN : LE ROMAN EN QUESTION
Idéal de Flaubert :
" Classique car défini par un idéal de justesse, musicale et scientifique.
" Modernité car l’œuvre est définie, au nom de la liberté et de l’affranchissement des
conventions, en fonction des bornes que seul l’auteur s’est données. Se purifiant, l’art
répudie aussi toute hiérarchisation de sujets et réside dans le traitement qu’il leur
impose. Le roman devient poésie.
Annie Ernaux condamne le récit dans L’Atelier noir pour son apparence de cohérence,
opposée à la réalité d’une vie faite de fragments et de choses extérieures : « Il me paraît
évident qu’une vie en narration romanesque est une imposture. Plus je pense à mon
« histoire » plus elle est en « choses » extérieures (fond) et en fragments (forme). Les romans
nous font croire que la vie est dicible en roman. »
191-192
C’est aussi en tant qu’il est fiction que le roman pose problème pour Ernaux. Influence de
Breton et de sa condamnation du roman. Roman rendu impossible par exigence de vérité et
d’objectivité.
« Ce qu’on appelle roman ne fait plus partie de mon horizon. Il me semble que cette forme a
moins de véritable action sur l’imaginaire et la vie des gens. (…) Je tiens Nadja pour le
premier texte de notre modernité. »
LE ROMAN : POÉTIQUE DU ROMAN
POÉTIQUE DU ROMAN
Flaubert à Sand, 1869 : « Où connaissez-vous une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi,
d’une façon intense ? On analyse très finement le milieu où elle s’est produite et les causes
qui l’ont amenée. Mais la poétique insciente d’où elle résulte ? sa composition, son style ? le
point de vue de l’auteur ? jamais »
La linguistique structurale rompt avec une pratique héritée du 19ème siècle qui s’intéresse à ce
que Flaubert désigne comme les causes extérieures à l’œuvre (sa genèse, son contexte de
production). Des critiques comme Barthes, Tzvetan Todorov ou Genette ont élaboré une
théorie générale des formes littéraires (une poétique) avec notamment l’étude du récit (la
narratologie).
Sartre, déjà dans La Nausée, avait mentionné cette idée que le récit est entièrement orienté par
son dénouement, suscitant par là l’intérêt du lecteur.
non sur la poésie mais la fonction poétique. Il s’agit d’élaborer une poétique ouverte liée à la
modernité littéraire, et distincte de la poétique fermée des classiques. La poétique fermée
cherche à définir ce qu’est une œuvre littéraire, tandis qu’une poétique ouverte ou
conditionnaliste cherche à déterminer les conditions, à répondre à la question « quand est-ce
de la littérature ? »)
Genette propose une théorie du récit ou narratologie à partir d’une étude de La Recherche du
temps perdu. Il s’agit d’analyser les « structures organisatrices du récit » à partir « d’une
grammaire du texte ». Il définit les « modalités de la représentation narrative ».
systèmes de signes. Ainsi la forme et le contenu ne font qu’un dans le discours compris
comme phénomène social.
L’objet principal du genre romanesque, c’est l’homme qui parle et sa parole. C’est ce qui fait
son originalité stylistique. Le discours du locuteur romanesque est un langage social où
s’harmonisent des éléments issus de divers langages. Le roman est donc polyphonie,
dialogue de langages divers renvoyant aux discours formant une culture (dialogisme
interprétable en terme d’intertexte).
L’idée selon laquelle seul le roman serait polyphonique est contestable et contesté :
-Oswald Ducrot ne conteste pas l’argument bakhtinien mais étend la notion de polyphonie à
la question de l’énonciation.
-Daniel Delas considère que les textes poétiques s’ouvrent à la dimension dialogique voire
polyphonique parce qu’ils peuvent recourir à la distanciation ironique, narrativisation,
argumentation.
-Henri Meschonnic refuse l’opposition bakhtinienne entre le roman polyphonique et la
poésie monologique puisque le langage n’est pas monologique. (« Le point de vue », Le
Français aujourd’hui, 1992).
Pour lui une œuvre, un genre, est caractérisée par sa façon de découper et d’ordonner le
monde dans les catégories du temps et de l’espace. Il utilise la notion de chronotope
LE ROMAN : POÉTIQUE DU ROMAN
Chez Zola l’espace est condition a priori de l’action romanesque. Il produit deux effets
contradictoires :
1. par sa valeur mimétique, l’espace est un ressort de l’illusion réaliste ; en effet les
dossiers préparatoires des Rougon-Macquart contiennent de véritables plans dessinés :
le plan de Plassans dans La Fortune des Rougon, Montsou dans Germinal, quartier de la
goutte d’or dans L’Assommoir. Ainsi le romancier peut mémoriser les stations et
déplacements des personnages.
2. Ces mêmes plans dessinés déréalisent l’œuvre en tirant son espace du côté d’une
forme close, épurée, abstraite. L’espace constitue aussi « un espace de jeu » une forme
abstraite, une topographie liée à un programme narratif. Il est un cadre régulateur,
consubstantiel au système des personnages et à la logique des actions, comme
l’échiquier aux pièces du jeu.
82. Roland Barthes, « Analyse structurale des récits », Poétique du récit, 1977
Il recourt à la linguistique (du discours) pour l’analyse structurale du récit. Il postule que « le
récit est une grande phrase » où l’on retrouve agrandies les catégories du verbe.
Barthes s’en réfère à la poétique aristotélicienne reprise par les classiques et dans laquelle la
notion d’action supplante celle de personnage : il peut y avoir des fables sans caractères,
alors que l’inverse est impossible. Ce n’est qu’après les classiques que le personnage a été
doté d’une consistance psychologique, qu’il est devenu « être », « personne », une essence
psychologique non subordonnée à l’action.
Avec Greimas, les personnages ne sont plus décrits en fonction de ce qu’ils sont mais de ce
qu’ils font. Il les classe et établit ainsi un système typologique, une syntaxe des personnages
faisant intervenir trois couples d’actants (1. destinateur/destinataire ; 2. sujet/objet ; 3.
adjuvant/opposant) distribués sur trois axes sémantiques (1. = Axe de la communication ; 2. =
Axe du désir ; 3. = Axe de l’épreuve).
Le signifié du personnage (son sens, sa valeur) est discontinu car il est l’aboutissement
d’informations disséminées dans le récit et rassemblées par l’activité de mémorisation du
lecteur. Le personnage est donc un caractère, mais il est aussi un actant défini par son rôle
dans le récit. Son signifié sera donc défini par un faisceau de relations avec les autres
personnages-actants (ressemblance, opposition, hiérarchie, ordonnancement)
Le signifiant du personnage est manifesté dans le récit par un ensemble dispersé de
marques : son étiquette. Dans l’autobiographie et le monologue lyrique, ces marques
constituent un paradigme homogène et limité grammaticalement (je/me/moi). Dans le récit
au passé et à la troisième personne, l’étiquette est centrée sur le nom propre :
• La récurrence et la stabilité de l’étiquette sont essentielles à la cohérence et à la
lisibilité du texte (cette stabilité est remise en cause par le roman moderne).
• La richesse de l’étiquette varie du déictique ou de l’initiale au portrait, en passant par
le nom propre, les périphrases, voire les illustrations ou les diagrammes (arbres
généalogiques dans certains romans de Zola). Le paradigme d’équivalences que
constitue l’étiquette recoupe des marques économiques (déictiques ; la simple lettre :
K. chez Kafka, dans certains textes du 18ème) ou coûteuses (le portrait, la description).
• La motivation de l’étiquette, rapport plus ou moins étroit que le signifiant entretient
avec le contenu sémantique du personnage est construite sur des niveaux visuels,
acoustiques, morphologiques (Bovary/bœuf ; Gobseck/gobe sec).
Pour Hamon constate que le descriptif est toujours inféodé au narratif. Le descriptif est pour
lui le lieu textuel « d’une utopie linguistique » où la langue est « nomenclature » c’est-à-dire
d’une langue qui dénomme et désigne le monde, entièrement référentielle.
Le texte descriptif est défini comme « un jeu d’équivalences hiérarchisées » entre une
dénomination (un terme générique, le « pantonyme ») et une expansion (sorte de stock de mots
juxtaposés en liste, ou cordonnés et subordonnés en un texte) elle-même constituée d’une
nomenclature et de prédicats. La dénomination assure la permanence de l’ensemble et est
résumée par cet énoncé : « ce texte est la description de P ». Elle est dénomination commune
et dénominateur commun : un foyer. La description est la construction d’un réseau
sémantique dense et hiérarchisé.
D’autre part la description est un lieu rhétorique surdéterminé : elle est riche en figures de
rhétoriques. Elle entretient un lien privilégié avec l’énoncé poétique jakobsonien (principe
d’équivalence).
LE THÉÂTRE -
Le Théâtre
I. LA COMMUNICATION THÉÂTRALE
Le langage théâtral :
-le théâtre n’utilise pas seulement le langage pour produire des effets sur le destinataire.
-le théâtre ne dépend pas que des effets voulus par l’auteur mais d’autres données apportées
par la réalisation scénique (le comédien avec son jeu et son physique, par exemple)
-la théâtralité est caractérisée par « une polyphonie informationnelle » (Barthes) : texte,
décor, costumes, éclairages, jeux de scène.
-le texte théâtral est marqué par ses conditions de réalisation.
-la double énonciation théâtrale donne à voir un langage représenté, surpris, total
-incomplétude du langage théâtral.
Roland Barthes, Essais critiques (1964)
Il tente d’y définir le statut sémantique du théâtre. Pour Barthes, la spécificité du théâtre est
d’être un lieu où s’opère la transmission de messages multiples, différents par nature,
simultanés mais transmis selon des rythmes spécifiques.
-Il le définit comme une « machine cybernétique » c’est-à-dire un dispositif de jeu permettant
de communiquer et réguler plusieurs informations en même temps.
Double énonciation : le théâtre est avant tout parole/langage. Parce que représenté, le
langage a une fonction double : toute réplique s’adresse au personnage et au public. Il faut
donc à chaque fois le rapport qui s’établit entre ces deux effets (sur l’interlocuteur et sur le
spectateur).
LE THÉÂTRE -
Ionesco : « Tout est langage au théâtre… Tout n’est que langage… » Notes et Contre-notes,
p.116
Oral et écrit : Rappelons que le texte précède le dit dans l’élaboration de l’œuvre et que le
langage dramatique concilie les deux. L’originalité du langage dramatique vient de cette
conciliation des contraires : il est très proche de la parole (imitant ses imperfections) mais
aussi très éloignée d’elle (plus rythmé, soucieux d’effets) et donc très proche de la langue
écrite.
« C’est Giraudoux qui m’a appris qu’on pouvait avoir au théâtre une langue poétique et
artificielle qui demeure plus vraie que la conversation sténographique. » (Jean Anouilh cité
par Larthomas).
Elle montre que le dialogue de théâtre n’a de signification que dans un « contexte
énonciatif ».
On peut parler de double situation de communication au théâtre :
Dans les dialogues, les paroles d’un personnage produites par le scripteur s’adressent à un
double destinataire, les autres personnages et le public. Les didascalies émises par le
scripteur fournissent des informations au metteur en scène et comédiens qui les transmettent
ensuite au public sous la forme de signifiants non-verbaux.
1 : L’émetteur est double (auteur et praticien) et la responsabilité partagée 2 : le récepteur
n‘est jamais isolé mais forme un corps (rapports des regards ; effet de la réception sur la
pièce ; sanction et récompense du public.)
Par ailleurs, le texte théâtral est un texte troué caractérisé par des manques informatifs qui
donne au metteur en scène une indispensable liberté d’interprétation. Dans la fiction
romanesque, le lecteur reçoit assez de renseignements que pour se figurer les lieux à loisir,
pour vivre avec les personnages. Mais dans le texte théâtral, « il faut que la représentation
puisse avoir lieu n’importe où et que n’importe qui puisse jouer le personnage » Elle donne
l’exemple du début du Misanthrope qui ne donne aucune information sur les rapports entre
les personnages (âge, relation), et entre les personnages et les lieux (comment les
personnages arrivent-ils, etc…)
LE THÉÂTRE -
Dans la tragédie :
• Le spectateur est confronté à la vision d’un homme exerçant sa liberté face à une
transcendance. Il est incité à tirer une leçon du sentiment tragique de l’existence ;
cette lecture moderne se distingue de la conception des classiques qui y voyaient un
spectacle prodiguant un plaisir paradoxal. A partir du 19ème le tragique et la tragédie (genre
codifié) sont dissociés. C’est à cette période que le tragique est nommé et réfléchi comme
notion à part entière.
***
Alain Couprie rappelle que la notion de tragique est paradoxalement étrangère aux auteurs
de tragédie (Lire la tragédie, 1998). Corneille et Racine se soucient du respect des conventions
et morale liées au genre. La définition que donne Aristote de la tragédie ne se réfère pas non
plus au tragique.
Le tragique a survécu à la tragédie classique (= forme contraignante et genre daté).
Le mélange des genres est autorisé depuis la préface de Cromwell et le drame romantique.
Au 20ème la notion de tragique ne coïncide pas avec le genre « tragédie » : les auteurs
tragiques n’appellent pas leur pièce tragédie.
Le tragique :
Le destin : On a l’idée que le monde est dominé par l’urgence et un destin implacable.
• Jean Cocteau utilise la métaphore du piège : « une des plus parfaites machines
construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement d’un mortel. » La métaphore
infernale. 1934. Anouilh la reprend : « on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ;
qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et
LE THÉÂTRE -
qu’on n’a plus qu’à crier - pas à gémir, non pas à se plaindre -, à gueuler à pleine
voix, ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même
pas encore. »
• Giraudoux met l’accent sur l’urgence : le destin « c’est simplement la forme accélérée
du temps. C’est épouvantable. »
• Henri Gouhier : tragédie et transcendance sont liées. Il se base sur une analyse
d’Œdipe roi de Sophocle : il y a surgissement d’un destin, dans le sens d’une
conspiration divine (qui provoque le parricide et l’inceste). Ce destin (Moïra en grec)
est la transcendance c’est-à-dire cet élément en plus qui vient s’ajouter à l’action
humaine et qui se situe au-delà du monde sensible.
La liberté :
Néanmoins il n’y a pas de tragédie sans liberté, c’est pourquoi la fatalité est anti-tragique
(Gouhier).
-Pour Camus, le héros exerce sa liberté quand il se révolte contre un ordre qui le dépasse. La
tension tragique naît de la tension entre l’affrontement de forces « également légitimes,
également armées en raison ». La tragédie est « ambiguë ».
« Il y a tragédie lorsque l’homme par orgueil (…) entre en contestation avec l’ordre divin,
personnifié dans un dieu ou incarné dans la société. Et la tragédie sera d’autant plus grande
que cette révolte sera plus légitime et cet ordre plus nécessaire. » (Camus, « Sur l’avenir de la
tragédie », Théatre, récits, nouvelles, 1962).
pp.170-171
Au 19ème, la notion de tragique implique :
-un fatum qui mène le héros à une fin terrible.
-une faute existant préalablement
-la culpabilité du héros tragique
Il y a une quête du tragique au 20ème, illustrée par un retour à la tragédie antique, avec
Claudel (traduction de L’Orestie plus écriture du quatrième volet, drame satirique, Protée), et
l’actualisation dans la réécriture (Anouilh, Giraudoux).
Il y a un « sens du tragique », un tragique qui peut être dans :
-l’hérédité, pour Ibsen
-la libido freudienne, pour O’Neill
-la liberté humaine débouchant sur l’absurde chez Camus, sur l’engagement chez Sartre.
-dans l’impossibilité pour l’homme de communiquer avec autrui pour Beckette et Ionesco.
peut pas se faire rire : il n’est drôle que pour autrui, que pour nous, dans la salle. » (Lire la
comédie)
« C’est le lecteur-spectateur qui fait la comédie » celle-ci se définissant par « une distorsion
entre la fiction et le réel ». La comédie n’existent pas ailleurs que dans l’esprit du spectateur.
La comédie maintient une distance entre le spectateur et les personnages. Une situation n’est
pas en soi tragique ou comique : une même situation peut être l’un ou l’autre, cela dépend
d’un tout (point de vue structurel) qui est l’adhésion ou non du spectateur.
! Dans Britannicus, on a bien une scène où Néron se cache derrière un rideau pour assister à
un quiproquo entre Junie et Britannicus, mais cette situation n’a rien de comique (il y a la
manipulation de Néron).
Dans la comédie, le lecteur-spectateur occupe la position d’un Dieu qui domine les
personnages et lui fait juger déraisonnables des situations qui ne sont cohérentes et
angoissantes que pour eux. « Il a sur la fable le point de vue de Sirius : il voit et sait tout
parce qu’il est à distance. »
! Dans Tartuffe de Molière, Orgon est caché sous la table pour vérifier les accusations de sa
femme Elmire à l’encontre du faux-dévot et il assiste à une scène où ce dernier se conduit en
vrai libertin. La scène est comique pour le spectateur qui domine la situation, contrairement
à Orion et Elmire qui eux sont dans l’angoisse.
Dans la comédie, la distance doit être de surplomb moral mais aussi de désengagement,
d’indifférence
« La comédie est désert du cœur » (J. Emelina, Le Comique. Essai d’interprétation générale,
1991). Pas de douleur et de dommage dans la comédie, pas de catharsis, de passions chez le
public.
Le spectateur, omniscient, a la maîtrise du tout, de la totalité alors que les personnages sont
toujours en retard d’un savoir.
! Ainsi des dialogues entrecroisés entre le Logicien et le Vieux Monsieur, Jean et Bérenger
dans Rhinocéros : le faux syllogisme (ou sophisme) du logicien, sa propre croyance dans sa
maîtrise de la logique, son arrogance soutenue par le point de vue du Vieux Monsieur,
dénonce leur totale absence de maîtrise du concept, la vacuité du langage, et la leur.
116. Marie-Claude Hubert, Le Théâtre (1988)
voir Corvin qui place la distinction du tragique et du comique dans la tête du spectateur : si ce n’est
pas issu d’éléments structurels, il y a bien une relativité de la distinction entre ces deux « genres ».
L’opposition tragédie/comédie vaut dans le cadre d’une rhétorique datée, élaborée par le classicisme à
partir des réflexions d’Aristote, que le 18ème a remis en cause avec la comédie sérieuse (le drame
bourgeois de Diderot) et larmoyante (Nivelle de la Chaussée), puis au 19ème siècle avec le mélange des
genres (sublime/grotesque : Hugo).
Le rire n’est plus absent de la tragédie. Les œuvres des années 1950 (Beckett et Ionesco) ont
sensibilisé aux passages du comique au tragique. « Un rire nouveau est apparu, qui n’est pas
le rire salubre et bienfaisant, mais qui résonne sur des gouffres d’angoisse » / citation de
Notes et contre-notes : « d’opposer le comique au tragique pour les réunir dans une
synthèse » ; Ionesco conseille ainsi de jouer à « contre-texte » demandant un jeu burlesque
sur un texte dramatique par exemple.
Les interprétations que les metteurs en scène ont faites des œuvres du passé ont contribué à
ce mélange des tons : il y a un parti pris de mise en scène sur la tonalité à donner : privilégier
la farce ou le tragique (exemple d’Alceste dans Le Misanthrope) - ces interprétations sont
conditionnées par l’idéologie dominante d’une époque + la subjectivité du praticien.
La spécificité du texte théâtral se retrouve mise en cause dans des œuvres récentes dont
l’écriture se rapproche de celle du roman : « ne sommes-nous pas en train de vivre la
disparition de la notion même de texte théâtral (…) ? » il garde sa spécificité comme art de la
scène.
! Les metteurs en scène mettent en voix des textes romanesques (L’Occupation, texte
d’Annie Ernaux joué par Romane Bohringer)
! Voir les adaptations d’essais narratifs, Histoire de la violence d’Ostermeier
« Je n’ai jamais compris, pour ma part, la différence que l’on fait entre comique et tragique.
Le comique étant l’intuition de l’absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. Le
comique n’offre pas d’issue. Je dis : « désespérant », mais, en réalité, il est au-delà ou en deçà
du désespoir ou de l’espoir » Notes et contre-notes.
LE THÉÂTRE -
Artaud constate que le théâtre occidental laisse de côté dans la mise en scène tout ce qui ne
passe pas par les mots. Il propose un théâtre qui s’adresserait « d’abord au sens avant de
s’adresser d’abord à l’esprit ». Le metteur en scène opère des choix ; le théâtre est une
création collective à laquelle participent acteurs, intervenants sur le décor, le costume,
l’éclairage, la musique. Le théâtre est écrit pour être dit, joué.
Cette réalisation peut être guidée par les didascalies, mais il y a toujours une marge de
liberté dans le texte pour l’interprétation et la concrétisation.
Depuis la fin du 19ème, le metteur en scène est considéré comme créateur, et non plus que
comme régisseur.
Mais aucune œuvre n’est à sens unique. Par ailleurs, il y a tout de même un « absolu de la
littéralité. » Il y a un moment où si les modifications sont trop importantes, le texte cesse
d’être celui de l’auteur, mais devient celui du metteur en scène.
Par ailleurs la liberté du metteur en scène est limitée par sa relation à la collectivité à laquelle
il s’adresse et au nom de laquelle il s’exprime. On pense à la mise en scène des Bonnes de
Robyn Orlin en 2019 au Théâtre de la Bastille. Cette dernière revendique une double fidélité,
que l’on pourrait aussi appeler double allégeance : à Jean Genet d’abord, puisque l’auteur
destinait le rôle des bonnes à des hommes, et non à des femmes, instructions dramaturgiques
LE THÉÂTRE -
Artaud oppose le dialogue, qui n’est que la part textuelle du théâtre, à la scène : « lieu
physique et concret » appelant un langage indépendant de la parole lui aussi concret tourné
vers la satisfaction des sens et non plus seulement de l’esprit. Ce langage concret peut
intégrer tout ce qui est apte à se manifeste sur scène : formes, bruits, gestes.
! Que l’on pense à l’attention portée au grain de la voix et au costume chez Pommerat, deux
éléments de langage dont le metteur en scène fait un vecteur de signification à part entière :
le travestissement et le recours au micro dans Contes et Légendes.
« Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on
lui fasse parler son langage concret »
« Je dis que ce langage concret, destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire
d’abord les sens » ce langage physique et concret n’étant « vraiment théâtral que dans la
mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé »
-les mots aussi ont des possibilités de sonorisation que l’on appelle l’intonation. (voir
Pommerat) : la musique des mots indépendamment de leur sens.
Le 20ème siècle est donc le siècle des metteurs en scène créateurs : Jouvet, Stanilavski, Vilar,
Vitez, Strehler. La frontière entre l’écriture scénique et l’écriture du texte s’efface encore plus
quand les auteurs sont aussi les metteurs en scène.
La mise en scène n’est plus « transparente » : « la scène devient (…) une fabrique du sens :
une écriture à part entière ».
LE THÉÂTRE -
! Les lectures revendiquées par les metteurs en scène deviennent des vecteurs
incontournables qui orientent, proposent une vision au spectateur : que l’on pense aux livrets
distribués en début de spectacle et où figure, outre la distribution de la pièce, parfois une
interview du metteur en scène où ce dernier expose son point de vue sur l’œuvre, formule
ses choix, donne sa vision de l’œuvre qui est en elle-même une activité créatrice (cf. théâtre
populaire de l’après 68 et des textes pré-interprétés.
Chronologie vingtième :
-1900-1950 env : le « théâtre d’art » (Stanilavski, Jouvet) vit la reconnaissance de la mise en
scène comme pratique créatrice singulière.
-1950-1960 : le « théâtre critique » d’inspiration brechtienne s’est imposé dans un contexte
intellectuel et politique, marxiste tout particulièrement
-Après-68 : prolongation d’un « théâtre critique » avec le « théâtre populaire » (Vilar,
Planchon) se veut « un instrument d’éveil du public » ; « la manifestation du lieu d’un
discours sur le monde » « un outil politique et social essentiel ». ce théâtre populaire a mis
en place des grilles et proposé au spectateur un texte pré-interprété + conduit à une
relecture critique des classiques.
-1980-1990 : « La représentation ne semble plus fortement vectorisée en direction du
spectateur » censé retrouver ce que l’auteur avait voulu y mettre. Le sens se fait in fine
dans l’esprit de chaque spectateur.
Les années 1880 voient le jour de la « révolution copernicienne » dans le théâtre (Bernard
Dort), à savoir la remise en question du théâtre comme texte. André Antoine ouvre en 1887
le Théâtre Libre où il va exercer pour la première fois l’activité de metteur en scène, c’est-à-
dire de second créateur.
Avant, la mise en scène existait, mais essentiellement comme activité technique consistant à
prendre en charge la réalisation scénique du texte : une activité « d’exécution » ; « l’exécution
extérieure de l’œuvre d’art dramatique » (Hegel), Aristote dit « exécution technique du
spectacle ». Cette activité n’incombe pas à un exécutant précis, cela dépend des pièces.
Avec Antoine, mettre en scène devient un acte artistique ; il ne s’agit plus de gérer et agencer
mais d’imprimer une pensée au texte. La parole poétique n’est plus l’élément dominant et les
autres éléments comme l’art du décor, le jeu de l’acteur, ne sont plus des arts
d’accompagnement au service du texte : ils entretiennent un dialogue nouveau entre eux et
le texte.
Il n’y a pas « d’esprit de l’œuvre » puisque la lettre ne pense pas mais accueille des pensées.
De même le vouloir dire de l’auteur ne fait état de loi. Le metteur en scène doit dépasser les
lectures obsolètes d’une pièce que l’évolution sociale, idéologique rend obsolète pour
l’ouvrir sur les « fluidités infinies des sens ». « il s’agit de faire entendre, oui, l’inhumanité de
la lettre, l’écriture, la crissure encore du stylet sur la pierre - et puis, dans le même temps, un
commentaire, humain, provisoire, dans toute son oralité, sa chaleur, sa proximité ».
! Mise en scène de Dan Jemmet, 2009, des Précieuses ridicules à la Comédie Française : « je ne
veux pas interpréter le texte, mais créer avec ce matériel qu’est le texte. Je ne veux pas en
donner une interprétation, mais la transposer » « on doit plutôt s’intéresser à la manière dont
cette préciosité se traduit aujourd’hui, c’est-à-dire par l’argent, les fringues, le superflu, la
mode » - choisit la période des années 1960-1970.
122. Michel Corvin, « Qui parle au théâtre ? » (Thomasseau dir : Le Théâtre au plus près),
2005
Le texte de théâtre donne la parole aux seuls personnages, qui sont des êtres de fiction : nul
n’est le délégué d’une parole d’auteur. Or, le public vient chercher au théâtre des directives
ou jugements de valeur sur la société. Le public de Molière le trouvait chez des personnages-
commentaires détachés de l’action : Chrysalde dans L’Ecole des femmes ou Philinte dans Le
Misanthrope. Avec la constitution d’un répertoire, la distance s’est accrue entre le texte des
LE THÉÂTRE -
Le metteur en scène est chargé de l’adéquation de deux temps (de l’œuvre, du public).
La réussite d’une mise en scène tient à « la présence du public à la scène, au fait qu’il y est
mis en présence de lui-même »
Roger Planchon : « Ce n’est pas moi qui lis Le Tartuffe mais une époque qui le lit à travers
moi » (cité par Biet et Triau). Avec Georges Dandin, il montre les rapports de classe,
questionnement historique.
Son œuvre n’est donc pas « l’émanation d’une pensée personnelle » mais une orchestration
du point de vue anonyme. Il donne l’exemple des années 1960, et de l’époque des grandes
désillusions et dévoilements de la supercherie sociale, reflétée dans les mises en scène.
La mise en scène est aussi un « commentaire du monde » dans lequel nous vivons par son
choix de matériaux, tehniques, sa vision de l’homme, de la société :
! Bien sûr, il y a Orlin Les Bonnes ; Braunschweig avec Nous pour un moment d’Arne Lygre
! Les metteurs en scène de plateau, comme Mnouchkine : renoue en quelque sorte avec les
fonctions originelles d’un théâtre rejouant « sur le mode de la fiction, les débats qui
traversent la société ». On peut penser à la création de Mnouchkine en 2016 sur les attentats
du 13 novembre « Une chambre en Inde »
LE THÉÂTRE -
Cette possibilité d’avoir un commentaire du monde est lié à la contrainte d’avoir chaque fois
un nouveau protocole ».
[Dernière phrase des Naufragés du Fol Espoir création collective mise en scène par Ariane
Mnouchkine, 2010, à la Cartoucherie : « En ces jours de ténèbres nous avons une mission :
apporter aux vaisseaux qui errent dans le noir la lueur obstinée d'un phare. »]
Le monde qui prend effet est comme « une hétérotopie » (Foucault) cad une utopie
effectivement réalisée où les mondes réels sont représentés, inversés et contestés.
Déploiement d’un réagencement imaginaire du monde.
LE THÉÂTRE -
« Il n’y a pas d’illusion théâtrale ». Ce que Ubersfeld appelle le théâtre de l’illusion, celui qui
mime la réalité avec la plus grande vraisemblance et où le spectateur s’identifie à fond avec
ce qui est représenté, crée une distance maximale entre le spectateur et le spectacle, c’est-à-
dire qu’il pousse le spectateur à la passivité. Le théâtre alors « désarme les hommes devant
leur destin ».
Le théâtre n’apporte pas comme au cinéma une image toute construite : c’est lui qui va faire
le travail de focalisation et de cadrage ; ni une image abstraite mais « un être à la fois présent
et absent ». « On n’apporte pas au théâtre la « figure » d’objets et d’êtres réels, mais ces objets
mêmes, souvent détournés : il faut qu’il leur donne un sens »
! le catafalque dans Les Nègres de Genet
! l’eau dans Nous pour un moment de Lygre mis en scène par Braunschweig.
Pour le spectateur le « théâtre est un exercice de maîtrise. Dans deux directions différentes et
conjointes que nous avons appelées l’exorcisme et l’exercice ».
! Exorciser l’absence, la mort, le non-figurable, désamorcer les interdits : exemple des
Nègres de Jean Genet et sa représentation de la sépulture, de la mise à mort ; de Solitude des
champs de coton de Koltès où l’infigurable (le désir) devient objet - non-nommé, innommable,
invisible - de transaction entre le dealer et le client.
! Explorer et expérimenter les possibilités du discours, le champ du langage, la maîtrise et
la non-maîtrise de la parole : ainsi du dialogue entre le dealer et le client, qui s’apparentent
presque à une danse argumentative, qui va de l’affrontement, de la menace de l’agression
aux évitements, ruses, dissimulations, dragues, et tout cela dans le discours, dans le
LE THÉÂTRE -
une sémiologie théâtrale dans le but d’une compréhension par le spectateur de la forme
comme forme-sens.
128. Brecht, « Théâtre récréatif ou théâtre didactique » (1936), Écrits sur le théâtre, (1957)
Publiés à Francfort en 1957 et traduits en français en 1963, les Ecrits sur le théâtre regroupent
des articles, préfaces et entretiens permettant de préciser les conceptions théâtrales de Brecht.
« Le théâtre est une reproduction vivante et qui vise à divertir d’événements rapportés ou
inventés où des hommes se trouvent face à face. » mais il s’agit en reproduisant le monde de
permettre sa transformation (dialectique matérialiste). Le public doit donc conserver sa
liberté et son esprit critique. C’est ça le « théâtre didactique », celui qui tient les spectateurs à
distance par des « effets V », la Verfremdung ou distanciation. Cette distanciation s’opère par
l’utilisation de pancartes par exemple (il faut littérariser le théâtre) et par un jeu interdisant
toute identification entre comédiens, personnages et spectateurs. L’éloignement rend insolite
la scène représentée. Les valeurs que le spectateur considérait comme intangibles sont
remises en question.
! Le jeu outré, carnavalesque, type music hall, des acteurs de Bob Wilson pour Les Nègres
interdit toute naturalisation.
! L’affichage des noms de personnages au-dessus de leur tête (ami, ennemi, connaissance) sur
un écran numérique, dans la mise en scène de Braunschweig re-textualise la scène, et
dénaturalise la représentation.
V. FONCTIONS DU THÉÂTRE
Pour Touchard, cette fonction morale et politique n’a pas lieu d’être. Le théâtre est le lieu de
la purgation des passions à l’instar de la cure psychanalytique.
Ne pas oublier que le théâtre avant tout a pour fonction de divertir les hommes, comme le
rappelle Brecht dans son petit organon sur le théâtre 1948.
Il prescrit de pousser les « ficelles » grossières du théâtre à leur extrémité, de les grossir
davantage encore. Exhiber les ficelles du théâtre : grotesque, caricature, au-delà de « la pâle
ironie des spirituelles comédies de salon ». Revenir à la farce, c’est-à-dire la parodie à
l’extrême : « un comique dur, sans finesse, excessif. »
LE THÉÂTRE -
C’est une sorte de retour aux sources : également aux sources du tragique (le paroxysme, la
violence).
Réflexion sur le jeu des comédiens : en renonçant à vouloir être naturels ils le deviendront
(contre le naturalisme au théâtre).
Le théâtre arrache au quotidien et nous révèle l’étrangeté du monde, nous fait accéder à une
prise de conscience. Il faut disloquer le réel pour le réintégrer.
LE LANGAGE POÉTIQUE
Mallarmé s’y réclame d’un Idéalisme qui s’oppose au « discours ordinaire » qui a une
fonction de « numéraire » et se trouve donc dévalorisé par rapport à la littérature. Il parle de
« double état de la parole » : ici « brut et immédiat » là « essentiel ».
La poésie est rapprochée de la Musique dans le rêve d’une langue parfaitement motivée qui
accorderait le son et le sens et porterait « l’intellectuelle parole à son apogée ». Mais les
langues naturelles sont imparfaites.
L’acte de nomination ne livre pas l’objet : il fait jaillir une « notion pure » (idée même et
suave : « l’absente de tout bouquet), un nouveau fragment d’élocution, et fait baigner l’objet
dans une « neuve atmosphère » comme une « réminiscence ».
• Les poètes ne cherchent pas à discerner le vrai, ils ne se servent pas du langage
comme d’un instrument
• Ils ne nomment pas le monde, car ils ne sacrifient pas le nom à l’objet nommé.
• Ils considèrent les mots et leurs propriétés (leurs significations) comme des choses et
non comme des signes,
• Double rapport de ressemblance magique entre le mot et la chose signifiée
Recherche des propriétés du mot pour en concentrer la puissance évocatoire plutôt qu’en
faire un usage savant : son histoire (étymo, archéologie du sens), son signifié ‘polysémie,
étagement de significations), sa lettre (paronomase, anagramme, ambiguïtés diverses),
polyvalence.
La poésie a revêtu maintes formes et maintes fonctions : elle a été narrative, discursive,
didactique et s’est retrouvé sous la forme de l’épopée, la tragédie, la fable, la satyre, le poème
historique, morale et philosophique.
Avec les romantiques, la poésie devient essentiellement lyrique, compris comme expression
des sentiments personnels de l’auteur identifié au je poétique, un auteur désigné par le terme
ambigu de poète. Elle peut alors se targuer d’authenticité bien plus que la poésie classique et
néo-classique, tout en continuant de revendiquer une portée collective puisque le moi
singulier reflète l’universel.
Le lyrisme romantique est rejeté par les Parnassiens, Leconte de Lisle refusant de « livrer sa
vie » à la « plèbe carnassière », et par Rimbaud qui préfère la « poésie objective », proclamant
que « Je est un autre ». On pense aussi à Mallarmé qui évoque « la disparition élocutoire du
poète, qui cède l’initiative aux mots » et promeut « l’œuvre pure ».
Partisan de la poésie pure, Valéry continue l’héritage mallarméen en posant les jalons d’une
théorie poétique. La forme est toute puissante. Le poète vise à créer un ordre artificiel et idéal
associant la forme et le sens pour produire un « enchantement ». il est question d’une poésie
non référentielle.
Les poètes de la Résistance vont s’opposer à cette vision formaliste de la poésie et prôner une
poésie de circonstance liée au réel. On pense aussi aux évolutions contemporaines de la
poésie qui se sont posées en réaction à un excès de formalisme.
Dominique Combe : la critique contemporaine fera émerger la notion de « sujet lyrique » qui
problématise le rapport de la poésie à la fiction à travers une étude de l’énonciation propre à
la poésie. On ne peut plus naïvement défendre l’idée d’une fusion entre le je lyrique et le
poète auteur : d’ailleurs cette notion de « poète » est historiquement ambigu et entretient
cette confusion (contrairement au roman où on distingue le narrateur du romancier).
Dominique Combe parlera de « référence dédoublée » (1996)
LA CRÉATION POÉTIQUE
96. Pierre de Ronsard, « Hymne de l’automne », 1564
LIRE LE POEME
Sous l’influence de la linguistique et du structuralisme s’est établie une nouvelle manire de
lire le poème.
Valéry, précurseur, envisage la lecture du poème comme la résultante de l’interaction entre
le lecteur et le texte autonome. Daniel Delas répond à la question : « qu’est-ce que cela veut
dire ? » par la polysémie du poème. Il « n’y a pas qu’un sens dont serait le dépositaire agréé
l’auteur » mais « du sens ».
100. Paul Valéry, Album de vers anciens, (1929)
Il analyse dans « l’amateur de poèmes » le rapport du lecteur et le texte poétique.
Il oppose la pensée à la parole poétique, caractérisée par son absolue nécessité. La pensée est
du côté de l’éphémère, de l’informe, de la spontanéité. Un poème est « pensée
merveilleusement prévoyante » ; un poème « est une durée pendant laquelle je respire une
loi qui fut préparée ; je donne mon souffle et les machines de ma voix ; ou seulement leur
pouvoir, qui se concilie avec le silence »
Le langage poétique est une « écriture fatale » : le poème oriente le lecteur vers un décodage
préétabli par le fonctionnement du texte lui-même. « nul hasard »
101. Daniel Delas, « Lire la poésie / Lire Supervielle », Lectures des Amis inconnus, 1980.
Daniel Delas et Jacques Filliolet définissent le texte poétique comme une « unité auto-
fonctionnante » : « il n’a pas de référent* (ce qui n’implique nullement qu’il soit coupé de la
réalité extérieure) ».
! moi : cette absence de référence explique les affinités qu’il entretient avec le mythe dans la
narration : la poésie narrative - Une Nuit en Enfer ou encore Lointain intérieur section « Entre
centre et absence » de Michaux. // le recueil Caisses de Tarkos joue typographiquement et
spatialement sur cette « unité auto-fonctionnante » : tous les poèmes constituent chacun un
bloc de mots (un paragraphe justifié) plus ou moins long mais n’occupant jamais plus d’une
page. Chaque poème a pour titre le numéro de la page à laquelle il est inscrit : ainsi le travail
éditorial est pris à partie pour constituer le poème dans son unité structurelle et un lien
essentiel est créé avec l’objet-livre (joue avec la matiérialité du livre) : c’est aussi son absence
de référence en dehors de sa réalité linguistique, de sa littérarité, qui est ainsi affirmé.
Le poème se décode par analyse des divers plans du texte - unités étudies séparément - et
ensuite la mise en relation de ces plans met au jour les rapports de la connotation et de la
dénotation. Ces divers plans ou « configurations » sont : figure, dispositif spatial, type de
symétrie, procédé de déconstruction d’un stéréotype.
Delas récuse la lecture linéaire du poème : elle ne s’impose pas. Le poème est « un tout, une
totalité en fonctionnement ».
« Un poème peut toujours être relu, mieux, il est fait pour cela. »
-La lecture du poème passe par deux étapes : une première étape heuristique (liée à la
mimésis, c’est-à-dire l’aspect référentiel du langage) est suivie d’une deuxième phase
herméneutique (ou lecture « rétroactive ») qui élabore la « signifiance » du poème.
-Cette seconde lecture permet un « décodage structural » fondé sur la mise en rapport
d’éléments textuels qui au cours de la lecture avait pu paraître dissociés ou autonomes et
sont en fait des variants de la même matrice structurale. C’est le texte entier et non les
éléments qui constitue l’unité de signifiance.
« Le texte est donc une variation ou une modulation d’une seule structure - thématique, symbolique,
qu’importe - et cette relation continue à une seule structure constitue la signifiance »
LA POÉSIE
FONCTIONS DE LA POÉSIE
103. Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857)
Rappelons que Baudelaire dans son entreprise critique élabore une « esthétique de la
modernité » qui consiste en l’expression du transitoire, du fugitif, du contingent, pour
moitié, et de l’immuable et de l’éternel pour l’autre moitié. La beauté est définie comme une
synthèse permettant de « tirer l’éternel du transitoire ».
-La poésie n saurait avoir de finalités didactiques ou morales directes sous peine de n’être
plus poésie. « Je dis que si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ».
-La poésie est présentée comme autonome par rapport à d’autres domaines de l’activité
humaine comme la science - dont le but est la vérité - et la morale : « elle [la poésie] n’a pas la
Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même » ;
-La poésie n’est pas pour autant un discours autarcique : le langage poétique oriente
l’homme vers la perception du Beau, donc vers une transcendance. Elle a bien une fonction
spirituelle : « Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration
humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un
enthousiasme, une excitation de l’âme ».
-Elle revêt indirectement une fonction morale par l’intermédiaire du sens esthétique. Ainsi le
vice est perçu « comme outrage à l’harmonie, comme dissonance », toute infraction à la
morale devenant « une espèce de faute contre le rythme et la prosodie universels » (que l’on
pense à l’étonnement de Hugo devant la laideur, incompréhensible et cosmique, du
crapaud ; ou au chemin de croix de Rimbaud dans Une Saison en Enfer dont la fonction
morale est viciée, niée, et indirectement rejointe par une espèce de détour par la beauté ;
description des vices dans Les Fleurs du mal : modernité comme dissonance qui donne une
perception de la beauté).
107. Jean Starobinski, « La Poésie entre deux mondes », 1982, préface aux Poèmes d’Yves
Bonnefoy
Pour Starobinski, Bonnefoy est habité par « la question du monde » comme totalité cohérente
et comme existence en suspens. Il invite à penser la situation du langage comme un moment
où doit renaître la relation humaine et l’unité, à partir d’un état de dispersion. Il reprend les
thèmes néo-platoniciens de l’Un, de la division.
LA POÉSIE
L’analyse de la poésie d’Yves Bonnefoy par Starobinski s’inscrit dans une réflexion
historique sur la poésie, sur sa « condition paradoxale ». En effet, depuis le 19ème siècle, la
poésie (l’activité esthétique) est la seule à pouvoir rendre compte du monde sensible
délaissée par la rationalité scientifique. Elle « reprend l’antique fonction de la theoria tou
cosmou, de la contemplation du monde comme totalité et comme sens. Elle prend en charge
le monde des apparences. Certes elle ne dispose pas du système de preuves qui assure
l’autorité du discours scientifique, mais elle assume une « fonction ontologique » en
recherchant ce monde ouvert à « l’ensemble des rapports vivants » où l’homme retrouverait
le sentiment de l’unité perdue.
L’ÉCRITURE DU MOI
L’écriture du moi
Développée depuis le 18ème, l’autobiographie est constituée en genre depuis les années 1970
notamment avec les travaux de Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique (1975). Le
critique montre que ce genre se définit moins par des éléments formels que par le pacte de
lecture. Ce récit se caractérise par « l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage », il
s’agit d’un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence,
lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa
personnalité ». Il y a un engagement du narrateur à dire la vérité.
Il y a « trois réglages » dans l’autobiographie (Herman Parret) ainsi que le synthétise Gisèle
Mathieu-Castellani :
-l’identité postulée du narrateur et du héros de la narration
-l’alternance entre récit et discours, narration et commentaire (il y a une part inhérente
d’autojustification dans l’autobiographie, avec le commentaire).
-l’instauration d’une double relation, rétrospective et prospective entre le scripteur et son
passé, le scripteur et son avenir.
! Dans Fou de Vincent (1989), la relation rétrospective détermine la structure diégétique :
Guibert « remonte » dans le temps (du souvenir le plus récent au plus ancien, sans que cela
devienne un principe d’écriture, qui relève de l’esthétique du fragment et de la notation,
donc sans organisation chronologique a priori) : « Quelques mois après sa mort, je décidai de
le retrouver dans ces notes, à l’envers »
! Commenter des extraits de journal : Ernaux, Guibert. Reprendre des extraits de journal
qui fonctionne comme archive, dans lequel la relation au passé est mise en scène sous la
forme de la captation, de la conservation. Il s’agit de se tenir au plus près du réel, tout en
rendant visible l’artifice de composition.
Lieux communs de l’écriture du moi réside dans la « justification » : Les Essais s’ouvrent par
un avertissement d’une désinvolture affectée invitant le lecteur à fermer un livre ne parlant
que de l’auteur, ayant comme unique finalité des enjeux domestiques et privés. Chez
Rousseau au contraire le lecteur devient juge reconnaissant la supériorité morale de l’auteur,
et également interpelé pour la meilleure connaissance de lui-même que ce livre peut lui
apporter ;
L’authenticité de l’écriture du moi a été mise en doute par les écrivains eux-mêmes. Il y a un
espace commun entre le roman et l’autobiographie (Lejeune)
L’écriture personnelle a connu un grand succès. Les frontières entre les genres ont été
remises en question. Fiction et autobiographie se confondent dans l’autofiction, terme utilisé
par Doubrovsky dans son roman Fils (1977).
Philippe Forest (Le Roman, le Je, 2001) distingue trois pôles dans la « littérature du moi » selon
le traitement réservé au sujet et au « réel » :
-l’ego-littérature : le sujet est réduit à un « moi » conçu comme une « réalité » extérieure à
l’écriture : cette littérature pratique la religion du vécu et cultive l’illusion naturaliste.
-l’autofiction réduit aussi le sujet à un « moi » extérieur à l’écriture, mais « construit comme
une « fiction » », constitué comme « « autre qui n’a de consistance qu’imaginaire et voue la
littérature au « virtuel » comme horizon vide de toute signification »
-le Roman du Je fait une place authentique à la « problématique catégorie du sujet » en
voyant en lui non plus « l’expression d’une personnalité mais l’expérience d’un impossible »,
le « réel », qui le livre à l’hétérogène.
! « qui raconte sa vie la transforme fatalement en roman » ainsi Guibert s’interroge sur la
nature de sa relation avec Vincent : « Qu’est-ce que c’était ? Une passion ? Un amour ? Une
obsession érotique ? Ou une de mes inventions ? »
!Proust et la métaphore comme procédé de révélation avortée des Essences : le transfert de
propriétés introduit une différence, et c’est cette différence qui est essentielle : ainsi elle
permet l’éclosion de l’objet absent, essentiel face à l’objet-présent, simple véhicule. Il y a une
impossible révélation de la Vérité.
Il y a des écrivains contemporains qui ont voulu écrire la vie : Annie Ernaux. Il s’agit de
concilier dans l’écriture même la subjectivité et l’objectivité. L’autographie est contestée,
dépassée dans un tel « récit ethno » où le moi est immergé dans la réalité. « Commencer un
livre, c’est sentir le monde autour de moi, et moi comme dissoute, acceptant de me
dissoudre, pour comprendre et rendre la complexité du monde. »
« Parler de soi » est bien pour Montaigne un bavardage, une occupation futile et indiscrète,
témoignant d’un manque des modestie mais en même temps elle témoigne d’un effort
constant pour se connaître. La valeur universelle d’un portrait.
L’ÉCRITURE DU MOI
La peinture de soi à laquelle il se livre ne peut avoir de fin, l’être humain étant en perpétuel
changement. « je le [l’homme] récite et en représente un particulier, bien mal formé, et lequel,
si j’avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est » Il ne peint pas
l’être, mais le passage, un passage de minute en minute.
Il ne s’agit pas de dire toute la vérité. Son entreprise se justifie par l’universalité de la
condition humaine. « moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne,
non comme grammairien ou poète ou jurisconsulte. »
Rousseau revendique l’orgueil dont on pourrait accuser celui qui entreprend d’écrire sur soi.
Par le gage de sincérité.
Critique de Montaigne qui se montre sincère mais à moitié, qui montre ce qui l’arrange, ses
défauts aimables, « se peint ressemblant mais de profil ». Pour Rousseau il s’agit de ne rien
cacher, « Nul ne peut écrire la vie d’un homme que lui-même. Sa manière d’être intérieure, sa
véritable vie n’est connue que de lui ; mais en l’écrivant il la déguise » Rousseau ne fera pas
une apologie mais un portrait totalement sincère sans rien cacher.
! tout dire veut dire à la fois ne pas se mentir - c’est-à-dire se peindre « tel qu’on est »
(présupposé d’une authenticité du sujet) et ne pas oublier ou sélectionner : cette absence de
sélection ou souci d’exhaustivité se manifeste notamment dans des autobiographies comme
Mémoires d’une jeune fille rangée et Si le grain ne meurt, autobiographies linéaires qui
commencent toutes deux par la date de naissance et par la toute petite enfance : il s’agit de
remonter au « premier souvenir », d’atteindre la zone de naissance du sujet, sa genèse : ainsi
Gide dit-il ne pas se souvenir du premier appartement où ses parents ont vécu avant de
déménager mais garde l’image du « balcon » ; Beauvoir entre dans l’autobiographie par la
photo de famille - par la trace du réel qui autorise une remontée dans le passé, et remonte aux
premières impressions de la petite enfance, où ses souvenirs encore brumeux n’évoquent que
des impressions de l’appartement où elle vivait. Elle se dépeint comme une enfant colérique
et violente, elle aborde également son narcissisme : vraiment dans la tradition rousseauiste
d’exigence de sincérité, de peindre tous ses aspects et donc les défauts.
! La question de l’illusion référentielle, de la naturalisation du moi est refusée par Proust
dans la narration même. Tous ses personnages sont doubles : ils ont une vie secrète : Il y a le
Saint-Loup amoureux de Rachel, et soupirant de Morel. Les personnages eux-mêmes sont
protéiformes : ils n’ont pas d’existence romanesque continue, ils ont plusieurs visages. Il y a
plusieurs Saint-Loup, plusieurs Albertine.
Contrairement à Montaigne il ne prétend pas que les hommes se reconnaîtront en lui mais
affirme sa singularité et sa supériorité : il se montre tel qu’il est.
L’ÉCRITURE DU MOI
L’écriture du moi ne définit pas un genre unique, mais « divers types de textes, diverses
formes de discours, dans lesquels l’exploration du sujet se fait dans l’écriture et par
l’écriture. » il s’agit de conduire à « l’élaboration d’une identité ».
-Certains écrivains (1) problématisent leur entreprise (saint Augustin Confessions - 397-401,
Montaigne Les Essais 1580-1595, Genet Journal du voleur 1949), (2) d’autres ne semblent pas
mettre en doute la possibilité de se connaître (Rousseau Les Confessions 1764-1770, Gide Si Le
grain ne meurt 1926, Verlaine 1895, Roy Moi je 1969). Le premier type d’écriture
autobiographique révèle le caractère problématique du sujet, qui s’interroge sur son identité :
le moi, mouvant, se cherche dans l’écriture, jusqu’à devenir autre. Le second refuse cette
problématique en postulant l’unité du sujet et sa capacité à se connaître entièrement : le moi,
intime et unique, se révèle dans l’écriture sous le moi social.
! Genet tient à vif dans l’écriture la conscience de l’artifice d’une projection du moi dans
l’écriture : la métaphore et la poésie sont activement recherchées et revendiquées comme
réelles - autrement dit il y a une dénaturalisation du moi, de l’idée d’original. Le sujet ne se
saisit que dans la diffraction et le miroitement, dans la conscience de n’être qu’une image et et
une fiction, un fantasme. En fait, la métaphore, est une délicatesse de l’âme : elle révèle la
richesse d’un monde intérieur composé de rêves et de fantasmes : « J’offris donc aux
bagnards ma tendresse, je les voulus nommer de noms charmants, désigner leurs crimes
avec, par pudeur, la plus subtile métaphore (sous le voile de quoi je n’eusse ignoré la
somptueuse musculature du meurtrier, la violence de son sexe) » Journal du voleur
(2)-A l’inverse chez Rousseau ou chez Gide on a une représentation plus traditionnelle du
sujet. Le sujet y est le lieu d’un « « clivage » entre extérieur et intérieur, le moi social
(contraint) s’opposant au moi intime (libre ou en voie de libération) ». Gide s’assigne comme
devoir de « devenir ce qu’il est » c’est-à-dire l’enfant qu’il fut et dans lequel se dessine
l’ombre de l’adulte : zone trouble où se trouve la vérité de l’être. Pour Gide, Beauvoir,
Rousseau, il y a une transparence entre le je écrivant et le moi écrit, une unité. Privilégie le
« dessin » d’un destin (Gide), la destinée, la ligne continue. L’autographie suppose « un moi
qui se construit, se détruit, se reconstruit dans l’acte même d’écrire qui fixe de moment en
moment des « instantanés » », « un clivage qui fait du sujet l’autre d’un autre ».
! cf. George Sand, intitulant son autobiographie Histoire de ma vie (1855). Dans le terme
« auto-bio-graphie », il y a la référence au « récit de vie » ce qui implique l’artifice d’une
composition - la vie devient œuvre et prend la cohérence d’un destin.
! La question de l’instantané ou du « cliché » comme fragment transitoire d’un je qui n’est
plus est exploitée à travers le traitement de la photographie : l’inquiétante étrangeté que
délivre cette captation de ce qui a été est l’un des motifs d’écriture de La chambre claire. Note
sur la photographie (1980) de Barthes, où l’altérité de cette représentation du sujet est d’autant
plus forte qu’elle est marquée par l’altérité radicale, celle de la mort de la mère. De même
chez Proust, Genette montre que le « temps n’est pas un écoulement, mais une succession de
moments isolés » : c’est ainsi que les personnages n’évoluent pas mais se retrouvent autre
soudainement. Charlus, de superbe devient une épave.
! la dimension de « destin » peut prendre diverses formes : destin collectif dans les
déterminismes chez Ernaux ou Louis ; destin subi, sous sa forme tragique, avec la maladie et
la mort chez Guibert, ou destin résultant d’un choix chez Beauvoir ; destin inscrit dans
l’enfance chez Gide qui veut devenir « l’enfant qu’il est » avec ce mythe/topos de la vocation
que l’on s’attend à retrouver dans tous les récits d’écrivain (exemple avec La Promesse de
l’Aube, 1960).
Le pacte autobiographique réside dans l’engagement de l’auteur à dire la vérité. Cette vérité
n’implique pas n’est pas celle de « l’être-en-soi du passé (si tant est qu’une telle chose
existe) » mais « l’être-pour-soi, manifesté dans le présent de l’énonciation ».
! Ainsi Montaigne reconnaît dans le prologue des Essais qu’il a gagné en légitimité à parler
de lui, parce qu’il a gagné en âge : la vieillesse semble implique une sorte de recul sur soi.
Beauvoir a ainsi reconnu avoir toujours voulu écrire son autobiographie, mais que ce projet
ne lui semblait pas possible avant d’avoir atteint une certaine maturité. D’ailleurs, le
deuxième tome des Mémoires s’intitule La Force de l’Âge (1960)
! Mais l’intervalle entre le temps rapporté et celui de l’énonciation peut être court : avec Fou
de Vincent, le livre qui est envoyé à l’éditeur par fragments, commencé immédiatement après
la mort du protagoniste et publié comme dans l’urgence. Il semble que le caractère éphémère
et peut-être anecdotique de cette histoire du sentiment amoureux ici légitime à la fois un
temps court d’écriture et un intervalle court. De même le drame de la mort justifie l’écriture
de l’urgence, l’esthétique fragmentaire.
L’ÉCRITURE DU MOI
En effet le roman se constitue comme dispositif de fiction par désaveu collectif de la part
autobiographique, comme chez Proust la critique/postérité, en accord avec l’auteur, s’est-elle
accordée sur une dissociation de l’auteur et du narrateur et a reconnu dans La Recherche un
dispositif romanesque, tout en continuant d’être fascinée par l’ambiguïté de ce je fictionnel,
et à chercher des congruences biographiques entre les personnages et la vie de l’auteur. //
L’ambiguïté générique du roman autobiographique lui permet d’exprimer une vérité à la fois
personnelle et collective. Il joue sur les deux tableaux : la confidence autobiographique et la
dynamique romanesque, pour prendre le lecteur à témoin d’une souffrance intime et
collective (exemple de Guibert et le sida, Vallès et la parole des communards, Xingjian et la
révolution culturelle).
Idées développées dans La Cécité d’Homère (1995) et Jusqu’à Faulkner (2002) : Il y a une
« contradiction dans les termes qui opposent le fait d’écrire à celui d’agir » -: la littérature se
déploie dans un mouvement de retrait du monde. Elle tente « d’introduire la réalité du
dehors, les pensées de l’extérieur […] dans l’espace protégé, aux heures sereines, où l’on
peut réfléchir. » - « cette voix qui murmure en nous, comme une source, nous les avons pris
au dehors ».
« Des faits indépendants de ma volonté m’ont imposé non seulement la matière de mes
livres mais leur manière et l’inclination à les faire. » - l’inspiration ne vient pas des livres, elle
n’est pas écrite.
Annie Ernaux :
L’écriture comme un couteau (2003) : la « posture d’écriture » d’Annie Ernaux se trouve au
croisement de l’intime et du social : « exploration de la réalité extérieure ou intérieure, de
l’intime et du social dans le même mouvement, en dehors de la fiction. » // Ses récits sont
« moins autobiographiques que auto-socio-biographiques » //
Cette écriture « a à voir énormément avec la politique ». Le « je » autobiographique et les
choses racontées ont une valeur collective. La singularité de l’expérience se trouve dépassée,
la conscience individuelle aussi, le lecteur peut s’approprier le texte : se libérer, se poser des
questions.
Le Vrai Lieu. Entretiens avec Michelle Porte (2014) : l’appropriation du lecteur est rendue
possible par une « écriture factuelle des choses ». Même si c’est « soi » qui vit les choses, il
fait les écrire de façon « transpersonnelle » c’est-à-dire de façon à ce qu’elles ne soient pas
que pour soi.
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN
L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE
On ne peut donc établir une relation privilégiée entre l’homme et l’œuvre. Contrairement à
l’artisan qui peut objectiver son ouvrage, l’artiste ne trouve jamais que lui dans son œuvre.
Mais ce qu’il y trouve, c’est sa personnalité d’artiste, non l’individu qui intéresse le
biographe.
L’écrivain est pris dans des déterminismes individuels et collectifs si bien que la notion
même de style ne peut être rattachée à l’idée d’une volonté de l’écrivain (Barthes).
L’œuvre d’art exprime l’unité profonde d’un Moi qui ne se connaît pas lui-même et se révèle
dans l’œuvre : l’auteur existe en tant qu’il est « le fils de son œuvre » (Tel quel).
La création n’est jamais entièrement maîtrisée : « Je me ferai une surprise ». « J’ai l’espoir de
quelque imprévu ».
Elle n’est pas non plus l’œuvre d’une inspiration transcendante mais d’un « instinct » :
« Tout se passe dans l’intime de l’artiste » (dans le moi profond de l’artiste) et non dans la
biographie. Les êtres qui créent, chacun de ces êtres est « un connu et un inconnu » dont les
rapports mènent à quelque produit.
! Le je du poète amoureux n’est pas le résultat d’une expression de sentiments : certes ces
sentiments ont certainement existé, mais d’abord il n’y a aucun moyen de le vérifier. Dans
les Amours (1552-1560) de Ronsard on ne connaît presque rien de la biographie sentimentale
de Ronsard. Ainsi de la Muse ayant inspiré Cassandre on ne connaît pas beaucoup plus que
son nom Cassandre Salviati et son origine (fille d’un banquier florentin). Ce qui compte c’est
la construction de l’ethos de l’amant, ce sont les éléments qui contribuent à l’élaboration d’un
certain sujet amoureux. Ainsi l’amour ronsardien se distingue du pétrarquisme dont il est
pourtant imprégné, par exemple, par son érotisme, son caractère sexuel, qui rencontre et
s’unit à l’idéal : « Ne me sauroient de leur beau contenter, / Sans esperer quelque fois de tâter
/ Ton paradis, où mon plaisir se niche » (sonnet 72)
En tout cas « l’arcane de la génération des poèmes » ne peut être expliquée par l’histoire
littéraire : la biographie de l’artiste, les événements observables de son existence, sont
insignifiants pour l’élaboration d’une œuvre.
! Le fait que Racine ait été orphelin de père n’explique pas qu’il y ait tant de pères dans son
œuvre, comme le voudrait une analyse d’obédience psychanalytique relevée par Barthes
dans ses Essais critiques. Les personnages d’une œuvre ne sont pas des copies d’un modèle
donné par la biographe : Charlus n’est pas inspiré du comte de Montesquiou, Françoise de
Céleste.
! Le personnage d’Edouard dans Les Faux-monnayeurs peut être perçu comme un double de
l’auteur.
« Quelle part du « je » qui donne forme aux personnages est en réalité un « je » auquel ce
sont les personnages qui donnent forme ? »
! On peut penser à La Carte et le Territoire de Houellebecq qui va jusqu’au bout de cette
logique de génération fictionnelle d’une persona auctoriale par la création d’un personnage
Michel Houellebecq (que l’auteur tuera).
Toute grande œuvre littéraire ou artistique du passé est l’expression d’une conscience
collective.
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’ÉCRITURE ET CE QUI S’Y JOUE
! Ainsi La Recherche, loin de n’être que l’émanation d’une conscience individuelle, est aussi
l’expression d’un certain milieu social, avec ses enjeux et ses pensées propres : des pensées
nées de la rencontre entre une bourgeoisie triomphante et une aristocratie décadente dans
une France nostalgique de la monarchie, et ayant connu l’ère bonapartiste, en plein conflit
avec l’Empire austro-hongrois/l’Allemagne prussienne ;
! De même, tout grand changement formel, toute innovation formelle n’est pas le fait d’un
écrivain mais d’un changement structurel et global, d’ordre historique : par exemple, la
disparition du personnage dans le roman est expliquée par Nathalie Sarraute par l’évolution
des pratiques littéraires, par le fait que cette entité, explorée au 19ème siècle par les écrivains
comme Balzac et Stendhal, a été dépassée et délaissée par ceux du tournant du siècle (Joyce,
Kafka, Proust). Pour Goldmann la disparition du personnage s’explique par un changement
structurel de société, en l’occurrence par le passage du capitalisme libéral à l’impérialisme
(développement des monopoles, des trusts, du capitalisme financier) : avec lui l’individu et
la vie individuelle deviennent inessentielles au sein de ces structures.
Celui qui énonce à l’intérieur d’un discours constituant occupe une place parasitaire et
paradoxale : la paratopie.
Au 19ème siècle, l’artiste exprime sa situation paratopique, son impossible insertion dans la
société par la figure du bohémien ; au 17ème siècle, chez la Fontaine, par la figure du parasite.
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’HOMME ET L’ŒUVRE
L’HOMME ET L’ŒUVRE
La tradition voulant faire de la biographie de l’auteur un préalable à l’étude de son œuvre
comporte deux écueils majeurs :
-elle entretient la confusion entre personnage et écrivain, ce que Balzac dénonce dans La Peau
de Chagrin (Préface) : « mais il est d’autres écrivains dont l’âme et les mœurs contrastent
puissamment avec la forme et le fond de leurs ouvrages ; en sorte qu’il n’existe aucune règle
positive pour reconnaître les divers degrés d’affinité qui se trouvent entre les pensées
favorites d’un artiste et les fantaisies de ses compositions. » « Il est bien difficile de persuader
au public qu’un auteur peut concevoir le crime sans être criminel ! » ; C’est aussi par cette
confusion qu’on a pu confondre Flaubert en procès d’immoralité, par l’immoralité d’Emma
Bovary. L’impersonnalité de l’artiste (Flaubert) ou son engagement moral (Sand) sont des
arguments déployés contre ces préjugés du public.
-Elle est fondée sur une conception réductrice du travail de l’écrivain qui l’assimile la
conception d’une œuvre à la mise en forme d’une pensée ou d’une expérience préexistante.
Ainsi on pourrait remonter à « l’origine » de l’œuvre via la biographie de l’auteur. Mais si
« l’œuvre est le produit d’un autre moi » alors ce questionnement n’a pas de fondement.
Il y a d’une part les déterminations sociales, historiques et culturelles qui pèsent sur le moi de
l’auteur et justifient un projet d’écriture à dimension collective (Ernaux) autant qu’il
responsabilise l’auteur. « Je me dis que seule je peux entreprendre cela, cette histoire d’une
femme, des habitus, des idéologies, parce que je suis spectatrice de moi-même pour des
raisons de déchirure sociale. Que le social et l’historique sont la matière de mon être. »,
L’Atelier noir, 2011.
« Il faut avoir, avant tout, du sang dans les phrases, et non de la lymphe, et quand je dis du
sang, c’est du cœur. Il faut que cela batte, que cela palpite, que cela émeuve », Lettre à Louise
Colet, 22 avril 1854
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’HOMME ET L’ŒUVRE
2. L’exigence de l’impersonnalité
Omniprésent mais impassible l’auteur peut rendre son œuvre saisissante de vie : « L’effet,
pour le spectateur, doit être une espèce d’ébahissement. Comment tout cela s’est-il fait ! doit-
on dire ! » Il compare cette conception à l’art grec, qui avait les mêmes buts, et utilisaient
pour cela des êtres exceptionnels (rois, dieux) pour viser le Divin.
L’auteur doit être comme Dieu dans son œuvre, présent partout et visible nulle part. L’art est
une seconde nature, c’est-à-dire que son but est l’illusion.
! C’est cette maîtrise invisible sur son récit qui permet à l’auteur de ménager l’étonnement
du lecteur, des effets de surprise, d’étrangeté, par un travail sur l’ordre de disposition des
événements dans le discours narratif par opposition à leur ordre dans l’histoire, autrement
dit par une disjonction entre temps du récit et temps de l’histoire. Ainsi des débuts in medias
res qui ménagent ensuite des analepses et des prolepses pour répondre aux questions que
cette jetée dans un monde a produit, comme avec Un Barrage contre le Pacifique qui débute par
l’agonie d’un cheval acheté par une famille française d’Indochine composée de la mère et ses
deux enfants, Joseph et Suzanne. L’extrémité de leur indigence et surtout de leur désespoir,
interroge : ce n’est pas l’image que l’on se fait, a priori, du mode de vie colonial, et l’on
devine, par la colère de la mère, que leur vie n’a pas commencé là, que leurs attitudes, leur
psychologie, résultent d’événements passés que le lecteur pour le moment ignore, mais qui
donneront une clef d’explication : et en effet, on apprend qu’une suite d’événements
proprement tragiques - la mort du père, l’achat d’une concession incultivable, et, surtout, la
construction d’un barrage - a conduit cette famille à la ruine et condamné à la pauvreté des
êtres issus de la classe moyenne (couple d’instituteurs).
La narratrice fait montre également de « sa maîtrise » sur le récit par des commentaires brefs,
sans expression d’opinion, de cet ordre : c’est à ce moment-là que Suzanne devint etc…
donnant ainsi la preuve que l’histoire a eu lieu et donc qu’un art de la narration la précède.
3. Le refus de l’engagement
Le but de l’écrivain est d’écrire une œuvre qui s’impose par ses qualités esthétiques ce qui
exclut toute expression personnelle et engagement.
« Laissons l’Empire marcher, fermons notre porte, montons au plus haut de notre tour
d’ivoire, sur la dernière marche, le plus près du ciel » (22 novembre 1852). Flaubert critique
ainsi Hugo, et notamment Les Misérables, pour avoir été un romancier qui pense et
philosophe. Il le critique également pour son manque d’objectivité scientifique, son manque
de recul (d’observation), ses emportements qui ne sont autres que la traduction des idées de
son époque, autrement dit de clichés, de stéréotypes. Il ne fait que flatter l’opinion populaire.
C’est dans la lettre à Mme Roger des Genettes, juillet 1862.
L’art poétique de Sand s’oppose à celui de Flaubert. Une œuvre doit selon elle exprimer :
• « une vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie. L’art n’est pas seulement de la
peinture. La vraie peinture est, d’ailleurs, pleine de l’âme qui pousse la brosse. »
(décembre 1875) - la littérature est faite aussi des idées et des pensées de son auteur.
• « rendre moins malheureux » ses lecteurs, ce qui influe sur le choix des thèmes
proposés à ses lecteurs (pas uniquement des malheurs comme dans le réalisme)
• ne pas s’adresser qu’à des lettrés et donc rejeter le culte de la forme.
Il y a toute une pensée de la réception dans cette lettre tardive : l’auteur doit guider le
lecteur. La réponse de Flaubert prouve un désaccord sur la question du public : si le public
est un imbécile s’il ne comprend pas la moralité implicite d’un livre. Il y a un alignement du
Vrai et du Bien chez Flaubert : l’exactitude est forcément bonne. Il suffit d’être juste.
-Il faut, pour être compris, ne pas cacher son opinion sur les personnages que l’on met en
scène et laisser ainsi le lecteur incertain sur l’opinion qu’il en doit avoir : on perd son lecteur,
car le lecteur vient chercher une réponse morale dans la peinture des personnages.
-Elle explique l’échec de l’Education sentimentale par l’absence de direction donnée au lecteur,
celui-ci n’ayant ainsi pas compris l’œuvre, et cela aurait pu être corrigé par une préface, ou
un jugement de l’auteur sur son personnage, dans l’œuvre elle-même. « quand on ne nous
comprend pas, c’est toujours notre faute »
-il faut que le projet et l’intention littéraire soit visible
-parce qu’il y a un profit moral à tirer d’une lecture, l’auteur a un devoir moral d’y
contribuer.
-critique du réalisme quand il s’agit d’aborder le cœur humain. Le réalisme réclame de
l’auteur qu’il s’abstraie de la contemplation. Or la peinture des « aventures de la vie comme
elles se présentent à la vue » nie l’implication du sujet dans ces aventures, de l’auteur comme
du lecteur qui partagent une même condition.
Proust convoque une autre vision de la littérature qui met à mal toute étude superficielle de
l’œuvre, qui resterait extérieure à elle. En effet, Proust considère les données biographiques
comme ce qui est étranger à l’œuvre (correspondance, témoignages des proches). Pour
Proust, il faut que le lecteur au fond de lui parvienne à recréer le moi profond de l’auteur.
C’est que le livre est « le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos
habitudes, dans la société, dans nos vices ». L’écrivain ne retranscrit pas des épisodes de sa
vie mais les « signes inconnus » dans son « livre intérieur. »
« Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en
essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir »
! Ainsi on peut lire dans le personnage un moi imaginaire qui est plus qu’un prolongement
du moi du lecteur ou de l’auteur, qui est autre, tout en étant né des fragments d’un moi
existant.
L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRIVAIN : L’HOMME ET L’ŒUVRE
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE
Défendre la littérature sur le plan moral a consisté à lui trouver une utilité, à prouver qu’elle
était autre chose que l’« occupation des oisifs », ou, à l’époque contemporaine, plus qu’un
« divertissement » (une industrie des loisirs). Plus qu’inutile, la littérature a été accusée
d’exercer une influence néfaste, l’enjeu devient alors de lui trouver une fonction morale
(théâtre au 17ème, roman au 19ème alors que la littérature accède à l’autonomie).
LITTÉRATURE ET MORALE
La littérature est soit « rejetée dans la catégorie du frivole » (Pour un nouveau roman 1963),
dédiée au plaisir du lecteur, simple divertissement, soit accusée pour sa gratuité : elle
n’aurait aucune incidence sur le monde, fermée sur ses valeurs. Ceux qui ont prôné
l’autonomie de l’art n’ont fait que renforcer ce préjugé, bien que d’autres lui aient prêté une
dimension morale.
Le théâtre (comme le roman) a été exposé à l’époque classique aux attaques de censeurs qui
lui reprochaient de mettre en scène les désordres et les vices de la passion (Godeau, Nicole,
Pascal). Il s’est justifié en conférant une finalité didactique et morale (Molière, Racine,
Caffaro).
Le procès du roman est rouvert avec celui du réalisme, condamné pour des raisons
esthétiques et morales : procès de Flaubert pour Madame Bovary (il est acquitté), de
Baudelaire pour Les Fleurs du mal.
En France, le théâtre bénéficie du mécénat des rois et grands seigneurs. C’est sous le règne de
Louis XIII et Richelieu que le théâtre trouve une reconnaissance par le pouvoir : en 1632 le
Théâtre du Marais (dont fait partie Corneille) est la deuxième troupe qui s’installe, grâce à
l’appui de Richelieu, de façon permanente à Paris. Richelieu fait bâtir dans son palais devenu
par la suite le Palais-Royal un théâtre où Molière s’installe en 1661. En 1641 Louis XIII publie
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE
un édit relève les comédiens de toute indignité. Au début du règne de Louis 14, le théâtre est
un divertissement pour la cour et les mondains, intéresse les lettres et un large public.
Le théâtre est porté aux nues par Corneille à la fin de L’Illusion comique (1636) : « l’amour de
tous les bons esprits / L’entretien de Paris, le souhait des provinces, / Le divertissement le
plus doux de nos princes, / Les délices du peuple, et le plaisir des grands. », comme par
Georges de Scudéry dans son Apologie du Théâtre (1639).
Condamnations :
L’Eglise, les dévots et les jansénistes attaquent le théâtre dans la 2ème moitié du 17ème. Pour
pouvoir jouer Tartuffe Molière livre une bataille de cinq ans. Il renonce à Dom Juan (1665).
Dans Traité de la comédie (1667) il développe un deuxième argument original qui analyse ce
qu’on appellera plus tard après Flaubert le « bovarysme » (concept développé par Jules de
Gaultier en 1892). L’idée est que les romans, par sa représentation idéalisée de la vie
(aventures extraordinaires), impriment dans l’imaginaire de ses lecteurs, et en particulier des
femmes, une représentation erronée de la réalité que ces lectrices sont prédisposées à projeter
dans leurs vies et leurs attentes : « on y prend insensiblement une disposition d’esprit toute
romanesque, on se remplit la tête de héros et d’héroïnes ».
! Que l’on pense à Marie Pichon, personnage de Pot-Bouille qui, imprégnée de la lecture
d’un roman de George Sand, se laisse séduire aisément par le séducteur Octave Mouret.
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE
Tartuffe a provoqué l’ire des dévots qui ont réussi à en différer les représentations pendant
cinq ans. A l’issue de cette querelle dans laquelle Molière a essayé de recourir au soutien du
roi et y est finalement parvenu (1665-1669), Molière publie la pièce avec une préface où il
réfute l’accusation de s’en être pris à la religion. Ainsi affirme-t-il que le personnage
principale est un scélérat et non un dévot. Il élargit ensuite la question à la comédie elle-
même qui selon lui a pour mission de corriger les mœurs par le rire. Il invoque la devise de
la Comédie-Italienne que Jean de Santeul avait donnée à un interprète du rôle d’Arlequin :
« Castigat ridendo mores »
Il rappelle ainsi les liens de la comédie avec la religion : son origine, chez les Anciens, est
religieuse ; cite les pièces saintes de Corneille ; la représentation des mystères de la foi
chrétienne ;
« les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux
de la satire »
Phèdre a suscité une cabale. Racine écrit une préface à cette pièce au moment où il se
rapproche du catholicisme exigeant des jansénistes. Il montre que la héroïne de sa pièce
dispose de toutes les qualités requises par une héroïne tragique selon Aristote. Il souligne
qu’il est dans le respect des bienséances.
Il parle des velléités morales de sa pièce et de la moralité du théâtre. Dans sa pièce « la seule
pensée du crime y est regardé avec autant d’horreur que le crime même ». Il prend à partie
les Anciens chez qui le théâtre « était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée
que dans les écoles des philosophes »
passion est coupable). De ce fait le théâtre est pour lui plus dangereux que le roman : il y a la
dimension collective du théâtre, et la dimension vivante.
Pour Caffaro, le théâtre constitue un honnête divertissement. La plupart des spectateurs ne
sont pas touchés par ce qui est représentés.
Visée didactique et divertissement sont indissociables.
Prolongement : le 18ème
Rousseau rouvre le procès du théâtre en combattant l’idée de doter Genève d’un théâtre
régulier. Il s’élève contre d’Alembert en reprenant les arguments de Nicole et Bossuet. Il
considère le théâtre de Molière comme « une école de vices et de mauvaises mœurs »
Voltaire au contraire porte la tragédie aux nues. Pour lui elle exprime au contraire le devoir
des rois, l’amour de la vertu, le danger des passions. Pour lui les comédiens sont de
meilleurs prédicateurs que les prêtres.
Diderot aussi affirme l’utilité du théâtre. Il imagine une société où le théâtre aurait eu une
mission morale, qui aurait des jours solennels où serait représentée une belle tragédie qui
apprendrait aux hommes à redouter des passions et une bonne comédie qui les instruise de
leurs devoirs.
Au 19ème, Hugo aussi déclare à propos du théâtre qu’il est une tribune, une chaire, et lui
assigne une mission : nationale, sociale, humaine.
Le réalisme donne plus tard une nouvelle actualité à la question des rapports entre art et
morale.
des tableaux qui irritent le bon goût et dérogent à la mission de la littérature qui doit être
d’embellir et orner l’esprit en « épurant les mœurs ». s
Plaidoirie du défenseur
Sénar lui invoque l’exactitude du tableau de mœurs, recourrant aux notions de réalité et de
vérité. Il défend l’idée que ce roman est moral parce qu’il peint l’adultère sous des couleurs
horribles ;
Sous le second Empire, le roman et l’art en général n’ont pas encore acquis leur autonomie :
ils sont jugés en dehors de leurs valeurs esthétiques.
Il y déclare que l’homme, prisonnier de son expérience et de ses valeurs propres, ne peut
comprendre l’expérience des peuples lointains. Seuls l’art et la littérature lui permettent de
connaître la diversité des expériences humaines ;
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE : LITTÉRATURE ET POLITIQUE
LITTÉRATURE ET POLITIQUE
Pour Hugo la littérature est une entreprise didactique qui réforme la nature humaine et est
confrontée aux problèmes du temps, de la société et de l’histoire. Elle n’est pas destinée à
vivre pour sa beauté mais à servir le progrès, la science et la société.
Pour Sartre, le fait même de refuser de prendre parti, de s’inscrire dans le temps et les
conflits est déjà une prise de parti. De toute façon l’écrivain est compromis. Son silence est
une forme d’engagement.
Pour Robbe-Grillet, l’engagement sartrien est une utopie. Dès qu’apparaît le souci de
signifier quelque chose (extérieur à l’art) la littérature disparaît. L’engagement de l’écrivain
ne peut être que littéraire : la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage.
Il pourra servir à quelque chose par là.
Pour Camus, l’art n’est pas une réjouissance solitaire. Il doit s’ouvrir sur les autres, et obliger
l’artiste à ne pas s’isoler mais plutôt comprendre et non juger. La littérature est au service de
ceux qui subissent l’histoire. Elle doit ne pas oublier leur silence. L’écrivain est au service de
la vérité et de la liberté.
Pour Calvino, la littérature donne une voix à ceux qui n’en ont pas. Elle impose des modèles-
valeurs qui sont en même temps esthétiques et éthiques. Par retournement, elle renvoie la
politique à ce qui en elle n’est que construction verbale, mythe, topos littéraire.
Pour Rancière, il y a d’une part la scène démocratique où s’expriment les orateurs politiques,
et d’autres part la littérature qui fournit une lecture des lois du monde.
L’écrivain doit s’inscrire dans l’histoire, mesurer sa part de responsabilité (Voltaire, Zola,
Gide l’ont fait). « Il est « dans le coup » quoiqu’il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa
plus lointaine retraite »
! pour illustrer l’idée que l’écrivain est en situation, il prend l’exemple de Flaubert : il est un
être socialement marqué : un rentier bénéficiant du confort de Croisset, d’un commerce
prospère, un régime d’ordre.
! ainsi : on regrette « l’indifférence de Balzac devant les journées de 48, l’incompréhension
apeurée de Flaubert en face de la Commune » : Flaubert est responsable de la répression qui
a suivi la Commune car il n’a pas écrit une ligne pour l’empêcher.
Rappelons que Robbe-Grillet, dans Pour un nouveau roman, estime que l’engagement est une
notion périmée. « L’engagement, c’est pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes
actuels de son propre langage, la conviction e leur extrême importance, la volonté de les
résoudre de l’intérieur »
Il énumère tous les mauvais postulats pour imaginer une utilité politique de la littérature=
-La littérature doit s’adapter à la politique dont les valeurs sont premières : elle est
ornementale.
-La littérature doit conserver des valeurs établies. Elle est dépositaire d’une vérité donné. elle
a une fonction de consolation et de conservation.
L’écrivain doit être un témoin lucide. Ainsi Xingjian se situe dans la lignée du grand
réalisme : nécessité de présenter une image fidèle et éclairante de la réalité, allant au-delà de
la copie. Il rejette la littérature qui se réduit à des jeux d’écriture et celle qui a une visée
politique ou moralisatrice.
145. Jacques Rancière, Politique de la littérature, 2007
La Révolution rompt avec le régime des Belles-Lettres, « cette hiérarchie poétique en accord
avec l’ordre du monde » qui privilégiait certains genres, certains sujets, établissaient des
relations réglées avec le public. Elle introduit un changement de paradigme esthétique et
ouvre sur un âge démocratique, et les Belles-Lettres deviennent littérature. Ce régime
renverse la différence entre deux humanités, entre les êtres destinés aux grandes actions et
aux passions raffinées et les êtres voués à la vie pratique et positive ». Désormais la
littérature, comme la politique, participe à la reconfiguration du partage du sensible, et
intervient « dans ce découpage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la
parole et du bruit. »
Elle donne une vision suprasensible des choses du monde, c’est-à-dire qu’elle dégage la
« poésie immanente à un monde vécu ». Elle peut « analyser les réalités prosaïques comme
des fantasmagories portant témoignage de la vérité cachée d’une société ».
La « pétrification » que les critiques réac du 19ème et les progressistes du 20ème reprochent à la
littérature nouvelle du 19ème procède d’une double logique :
1. « elle accomplit la logique démocratique d’une écriture sans maître ni destination »,
égalité de tous les sujets, disponibilité de toutes les expressions, effondrement du
système des différences qui accordait représentations aux hiérarchies sociales ;
2. elle invente une nouvelle poétique : une herméneutique du corps social ; elle crée une
scène qui serait le fondement des énoncés politiques ; elle est dans le monde des
significations cachées
! Exemple : la théorie marxiste du fétichisme pour expliquer la fantasmagorie marchande
aura été inspirée par les descriptions balzaciennes ; lui-même aura inspiré Baudelaire pour
ses flâneries parisiennes. En gros, la lecture symptômale élaborée par la critique marxiste, les
sciences sociales, est l’invention de la littérature.
FONCTIONS DE LA LITTÉRATURE : LITTÉRATURE ET CULTURE
LITTÉRATURE ET CULTURE
150. Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, 2007
Que nous apporte la littérature dans notre compréhension du monde ? Elle élargit notre
monde intérieur, notre horizon, par la rencontre avec d’autres individus (personnages). Cet
élargissement ressemble représente « l’inclusion dans notre conscience de nouvelles
manières d’être, à côté de celles que nous possédions déjà ». Cet apprentissage change notre
appareil de perception. Le roman ne nous apporte pas un savoir mais une nouvelle capacité
de communication : il participe donc plus de la morale que de la science.
Pour lui la frontière n’est pas entre le texte de fiction et le langage référentiel ou discours
véridique, mais entre le texte d’argumentation et le discours narratif dès lors qu’il décrit un
univers humain particulier autre que celui du sujet : l’historien, l’ethnograph, le journaliste
sont du même côté que le romancier. L’idée est que le lecteur sort de lui-même en plongeant
dans un univers.
Tous participent à une marche vers un sens commun, notre pleine humanité. Et de citer
Kant : « Penser en se mettant à la place de tout autre être humain. » c’est le seul moyen de
tendre à l’universalité.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS
Le processus de réception est l’élargissement d’un système sémiologique : dans son rapport
au paradigme, à ce à quoi le lecteur est habitué (genre : textes antérieurs), tel texte contribue
à créer ou modifier un horizon d’attente.
Les attentes et règles du jeu peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou reproduites.
! Jean Genet dans Journal du voleur modifie l’horizon d’attente qui régule le paradigme
autobiographique avec lequel il est en rapport. Le genre autobiographique met le lecteur
dans une disposition à trouver des jalons temporels et spatiaux stables, sinon
chronologiques : la facture cyclique et fragmentaire du récit déroute ainsi les attentes du
lecteur. L’auteur joue sur le mythos attaché au genre : il est attendu dans ce type de récit,
l’inscription dans une filiation - or Genet, orphelin, est « seul au monde » et ne se connaît
d’autre famille que ces « fleurs de genêt » trouvées au bord des routes.
! D’autre part, il va à rebours des attendus stylistiques - liés à des revendications éthiques
ou morales - du genre : un style simple, non fleuri, est attendu pour l’écriture
autobiographique, reflet de la sincérité et surtout de l’absence de vanité de l’auteur. Il y a la
simplicité du style, pratiquée déjà par Montaigne dans ses Essais, comme la promesse de
transparence rousseauiste. Nulle transparence, nulle sincérité chez Genet : « Ma vie passée je
pouvais la dire sur un autre ton, avec d’autres mots. Je l’ai héroïsée parce que j’avais en moi
ce qu’il faut pour le faire, le lyrisme. Il aura servi à préciser les indications que me présente le
passé ». Autrement dit il opère un renversement des attendus du genre, et de là une
correction de l’horizon d’attente : il affirme avoir construit une persona, un masque, plus
encore, un héros, c’est-à-dire qu’il tire ostensiblement le moi vers la fiction, vers l’idéalisation
et le fantasme tandis qu’un projet autobiographique conventionnel aurait à cœur au
contraire de démasquer les faux-semblants, de découvrir, sous le masque, l’existence
authentique d’un sujet : « Héroïsé, mon livre, devenu ma Genèse, contient - doit contenir -
les commandements que je ne saurais transgresser »
L’interprétation d’une œuvre n’est donc pas strictement individuelle et subjective : elle
s’inscrit dans « l’horizon d’une expérience esthétique intersubjective préalable ».
-Il a une « mémoire des lectures antérieures » :« Lire, ce serait donc faire émerger la
bibliothèque vécue, c’est-à-dire la mémoire des lectures antérieures et des données
culturelles. » tout un ensemble de savoirs, d’informations innervent notre perception :
l’édition, le genre, le savoir scolaire, la critique.
! La réputation publique des maisons d’édition, par exemple, prépare une écoute (on ne lit
pas un Gallimard comme on lit un Minuit)
! On ne lit pas un best-seller de la même manière qu’un classique.
[L’horizon d’attente] La culture institutionnelle construit pour chaque époque ses modèles et
ses codes narratifs : selon les groupes socio-culturels il existe des codes divers, au sein d’un
même espace culturel, il existe divers modes de récit.
! Cervantès se moque des romans de chevalerie qui existent encore et du public qui en
accepte les effets de crédibilité et les codes narratifs.
L’incipit du roman mêle deux univers de référence : une petite gare de province d’avant
l’électrification et le roman dans sa matérialité même (chapitres, alinéas, phrases) qui
rappelle au lecteur qu’il est en train de construire l’histoire à partir des données du texte et
selon les modèles narratifs du roman policier.
Les variations du système énonciatif provoquent et contrôlent l’identification du lecteur au
héros, habituelle dans ce genre de récit. Elles poussent à voir dans les éléments du récit des
indices à interpréter. C’est une parodie du roman policier où ce dernier apparaît comme la
métaphore de tout roman.
! cf. Thèse de Jauss selon laquelle la perception du lecteur est guidée par les signaux qu’il
repère dans le texte
44. Umberto Eco, Lector in Fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans
les textes narratifs (1979)
A mettre en parallèle avec la perspective de Wolfgang Iser. Le texte littéraire est un « tissu
d’espaces blancs, d’interstices à remplir » qui « requiert des mouvements coopératifs actifs
et conscients de la part du lecteur ». Son contenu n’est pas entièrement manifesté, il doit
encore être actualisé par le lecteur.
! En conséquence de quoi le texte présuppose un « Lecteur Modèle » doté de certaines
connaissances (encyclopédie).
L’enjeu se situe au niveau de la liberté du lecteur, de « l’originalité » de son interprétation :
est-ce que le texte règle entièrement l’actualisation de son contenu ? Pour y répondre,
Umberto Eco distingue le « texte « fermé » » du « texte « ouvert » » : alors que le premier
cherche à imposer une seule lecture, l’autre rend possible « la libre aventure interprétative »
des lecteurs tout en assurant leur cohérence.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS
Dans Interprétation et surinterprétation Eco rappelle que cette liberté est bornée par
des« degrés d’acceptabilité d’interprétations » car tout texte met en tension l’intention de
l’auteur, celle du texte et celle du lecteur. Il répond à l’idée selon laquelle une interprétation
extrême est plus intéressante car elle mettrait en lumière des liaisons qui n’ont pas encore été
révélées.
! On peut penser à la lecture de La Gradiva de Jensen par Freud (1907), qui a contribué à la
rendre mythique et qui son interprétation a fait connaître : le pied de la Gradiva, bas-relief
romain acquis par Hanold, protagoniste de l’histoire et archéologue, est interprété par Freud
comme le lieu d’un « fétichisme érotique » où se fixe les rêveries d’un sujet amoureux en
plein refoulement.
Le texte littéraire, explique Riffaterre La Production du texte (1979), reste un « code limitatif et
prescriptif » construit de manière à contrôler son propre décodage.
Le texte « fermé » est adapté à un public spécifique - une target - qui peut rester passif : pas
besoin d’être coopératif. « Certains auteurs cernent avec sagacité sociologique et prudence
statistique leur Lecteur Modèle (…) ils se choisiront un target, une cible (et une cible, ça
coopère très peu : ça attend d’être touché) »
Les 32 volumes de Fantômas d’Allain et Souvestre visaient un public populaire des années
1911-1913. Mais même un texte fermé ne contrôle pas son actualisation : il peut faire l’objet
d’une lecture au second degré, mais il peut aussi par exemple être incompris et prendre ainsi
une orientation sémantique nouvelle. C’est le cas des Mystères de Paris d’Eugène Sue (1842-
1843). Publiés en feuilleton, ce roman s’adressait à l’origine à un lecteur cultivé, puis, suite à
son succès populaire, l’auteur a adapté son œuvre à son nouveau public, ajoutant une
coloration moralisatrice et réformiste à sa représentation de « misères pittoresques » à
l’intention d’un prolétariat qu’il s’agissait d’amadouer et d’apaiser. Or, ses lecteurs l’ont
interprété au contraire comme un roman révolutionnaire, si bien qu’il est devenu un
symbole des barricades de 1848.
A la même époque, Ernest Feydeau un ami de Flaubert publie un roman Fanny totalement
oublié aujourd’hui, met en scène comme Madame Bovary une histoire d’adultère en milieu
provincial et s’adresse à un public qui a renoncé à tout romantisme. Le roman de Feydeau
est narré sous la forme traditionnelle d’une confession : il connaît treize éditions. Celui de
Flaubert, fondé sur l’innovation formelle de son principe de narration impersonnelle n’est
compris que par un cercle restreint de connaisseurs.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS
Cette anecdote illustre « l’effet insoupçonné produit par une nouvelle forme artistique qui,
entraînant une nouvelle manière de voir les choses, avait le pouvoir d’arracher le lecteur aux
évidences de son jugement moral habituel » - en effet le choix d’un mode de narration
impersonnel est problématique car, fondé sur le style indirect libre, il ne permet pas aux
lecteurs de déterminer avec certitude l’origine des propos rapportés. Ils hésitent entre la
description objective à mettre au compte du narrateur ou discours rapporté à mettre au
compte du personnage. L’enjeu moral est de taille. Ainsi le public a-t-il pu voir dans ce récit
une glorification de l’adultère, habitué au jugement moral univoque porté par la narration
sur ses personnages.
et mobile. Aucune chronologie ne saurait être fixe car toute nouvelle œuvre déplace toute la
chronologie constituée.
Une œuvre postérieure peut servir d’interprétant à une œuvre antérieure. Cette idée est
illustrée par le rapprochement entre la réflexion de Proust sur la mémoire involontaire et un
passage du roman de Maupassant Fort comme la mort qui « n’existait pas avant Proust » :
enrichi des résonnances proustiennes, il devient une sorte de troisième texte dans
Maupassant, qui n’est ni de Maupassant ni de Proust mais ce qu’est devenu le texte de
Maupassant après que nous avons lu Proust.
Appendice :
!A propos de la « bibliothèque collective », et notamment de la dimension labyrinthique
de la lecture : J-L Borges, « L’Immortel », L’Aleph (1949-1952 en espagnol, traduit par Caillois
en 1967) est un labyrinthe de références littéraires qui ne fonctionnent pas seulement sur le
mode citationnel mais tout entier intertextuel : il y a un emboîtement vertigineux de
narrateurs - de voix narratives - dont l’identité est à la fois est masquée par un habile jeu de
fausses révélations : Homère, un tribun romain du nom de Flavius et l’auteur anonyme du
prologue, intégré à la nouvelle - chacun endosse dans des limites troubles le rôle de
personnage, de narrateur et d’auteur, et la nouvelle elle-même, revendiquée comme
manuscrit d’un Iliade datant du 18ème mais dont il est dit que l’original remonte au 13ème
siècle, trouve des reflets de composition - des modèles - dans L’Iliade d’une part, et, à la fois
dans son intrigue et dans ce qu’en dit le narrateur extradiégétique à l’issue de la nouvelle,
dans L’Odyssée. Les emprunts sont littéraires, mais ils sont plus largement linguistiques,
c’est-à-dire que ce manuscrit se déploie comme un palimpseste de langues occultes,
disparues et vivantes, écrites et orales, une ultime Babel : au 20ème siècle Borges aurait tenté
d’imiter l’espagnol du 17ème siècle, et cette langue fait-elle même mention de personnages
parlant en latin et en grec (traduit dans le manuscrit), de civilisations d’avant le langage (les
Troglodytes) de même qu’il comporte un épigraphe écrit en anglais élisabéthain.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS
LA LECTURE CRITIQUE :
Quel lien unit la littérature et la critique ?
Lectures plurielles
Loin de rechercher un sens univoque et stable, le discours critique est pluriel : il se fonde sur
différents champs des sciences humaines, s’ouvre sur une diversité d’interprétations
exploitant la polysémie de l’œuvre ouverte.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS
On accède à l’œuvre « par plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup sûr déclarée
principale » car « il n’y a jamais un tout du texte »
La critique de la réception qui étudie le rôle du lecteur. (Wolfgang Iser, Hans Robert
Jauss)
Ces courants critiques récusent la critique positiviste (le lansonisme) qui se réclament de
l’objectivité et de la rigueur scientifique mais en réalité est elle-même une idéologie :
-elle souscrit à un déterminisme analogique « selon lequel les détails d’une œuvre doivent
ressembler aux détails d’une vie », « l’âme d’un personnage à l’âme de l’auteur »
Barthes reproche au lansonisme justement de taire son parti pris : « le péché majeur en
critique, n’est pas l’idéologie, mais le silence dont on la couvre » « Toute critique doit inclure
dans son discours (…) un discours implicite sur elle-même ; toute critique est critique de
l’œuvre et critique de soi-même »
La critique est elle-même langage. La critique est « discours sur un discours ; c’est un langage
second, ou métalangage (…) qui s’exercice sur un langage premier (ou langage-objet). »
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS
Puisque la critique est langage, sa fonction n’est pas de découvrir des « vérités », mais
seulement des « validités » - « Les règles : « La « preuve » d’une critique n’est jamais d’ordre
« aléthique » (elle ne relève pas de la vérité), car le discours critique - comme d’ailleurs le
discours logique - n’est jamais que tautologique » (265). Il ne s’agit pas découvrir le « secret,
quelque chose de « caché », de « profond » qui serait passé inaperçu jusque-là mais d’ajuster
son langage à celui de l’œuvre.
! la critique n’a pas à dire si Proust a dit vrai, si le baron de Charlus était bien le comte de
Montesquiou et François Céleste, sa domestique.
Il s’agit donc d’une activité formelle au sens logique du terme.
L’œuvre « s’offre au lecteur comme un système signifiant déclaré mais se dérobe à lui
comme objet signifié » ;
L’être d’une œuvre n’est pas dans son message mais dans son système.
Le dialogue entre deux subjectivités, celle de l’auteur et celle du critique est déporté vers le
présent : « la critique est construction de l’intelligible de notre temps »
« Toute œuvre est forme dans la mesure où elle est œuvre. La forme en ce sens est partout,
même chez les poètes qui se moquent de la forme ou visent à la détruire », autrement dit « la
forme est consubstantielle à l’œuvre ». Elle est « forme-sens », forme signifiante. Les
récurrences formelles constituent la structure.
Cette dimension définitionnelle ouvre sur une perspective méthodologique : le critique doit
aborder l’œuvre sans a priori si celle-ci est forme signifiante, il doit être « disponible »,
s’adapter à la spécificité de chaque œuvre. on saisira le sens en passant par la forme, en
repérant les constantes formelles, leurs relations : le critique doit avoir une approche globale,
il prend l’œuvre comme totalité signifiante.
-la fonction « littéraire » : le critique est aussi un écrivain (> Barthes) = « l’auteur d’un
message qui tend partiellement à se résorber en spectacle. Cette « déception » du sens qui se
fige et se constitue en objet de consommation esthétique, est bien sans doute le mouvement
(ou plutôt l’arrêt) constitutif de toute littérature).
Il n’y a pas de texte littéraire en soi : n’importe quel texte peut être, ou n’être pas, perçu
comme littérature selon qu’il est reçu comme objet littéraire (spectacle) ou comme simple
message. Il n’y a donc pas d’objet littéraire mais une fonction littéraire.
La critique, discours second, crée du sens à partir de signes (Son matériel est limité. Il vient
en second : le critique interroge la littérature) alors que la littérature, discours premier, crée
du sens à partir d’un rapport au monde (Son matériel est illimité. La littérature vient
d’abord : l’écrivain interroge l’univers) Le critique est au bricoleur ce que le romancier est à
l’ingénieur. Il travaille comme le bricoleur avec des « résidus d’ouvrages humains » (les
œuvres) formant structure qu’il décompose en éléments afin d’élaborer une nouvelle
structure.
En fait, la critique est, comme la pensée mythique définie par Lévi-Strauss, un « brassage
incessant, une inversion perpétuelle du signe et du sens ». Ce brassage « indique bien la
fonction double du travail critique, qui est de faire du sens avec l’œuvre des autres, mais
aussi de faire son œuvre avec ce sens. »
Une critique complète concilierait les deux dans un continu mouvement de va-et-vient : « un
regard de fascination » et un « regard surplombant » permettant un « droit de regard »
La théorie littéraire échoue à rendre compte de toute la réalité de la littérature. Elle ne peut
anéantie le moi liseur.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS
Par ailleurs, un classique intègre un patrimoine culturel. Il est objet d’étude des lettres. Il a
une valeur éducative. Comme le chef-d’œuvre littéraire, il se démarque par sa qualité, sa
durée et son utilité.
La durée d’une œuvre, sa capacité à intéresser d’autres publics que celui auquel elle était
d’abord destinée, serait un critère de qualité. Cette durabilité peut s’expliquer, pour Valéry,
par la forme, pour Jouve par le contenu, pour les critiques de la réception par le fait qu’un
chef-d’œuvre supporte des interprétations successives, qu’il puisse être reproduit dans la
conscience du lecteur à mesure que les normes esthétiques évoluent (Jauss). Du coup, le
classique peut être défini en fonction de déterminations complexes et multiples mettant en
jeu le présent/le passé, l’individuel/le collectif.
Un classique n’est pas forcément plastique : une œuvre ancienne est datée par sa forme.
Ainsi elle est appréciée par Proust comme un monument témoignant d’un état de langue
disparu. Elle est rejetée par Artaud au nom de l’impératif de création de nouvelles formes, de
l’impératif du public.
Alors que tous les éléments de la vie de l’homme est voué au changement (aspect daté de la
vie humaine), dans le domaine esthétique, c’est « une forme efficace » qui permet à l’œuvre
de durer, parce qu’une forme participe de l’être même, du fonctionnement de l’organisme
humain. C’est le principe de durée.
Ce sont donc les éléments les plus dénués de signification qui assurent la survie de
l’œuvre parce qu’ils échappent au vieillissement des pensées et des codes.
L’ŒUVRE ET SES LECTEURS
Dans cette mesure la lecture d’un classique est collective, guidée : ces textes sont connus par
« ouï-dire », à travers la lecture critique ; on les découvre pour la première fois « à chaque
relecture », et inversement chaque première lecture « est en réalité une relecture » ; par leur
richesse, les classiques autorisent des relectures infinies.
Un classique nous permet de « nous définir nous-mêmes ». Ils nous permettent de nous
connaître et de connaître le monde.
Les artistes admirent, apprécient les « belles formes de langage abolies ». Il y a un plaisir
d’esthète à découvrir les « traces persistantes du passé à quoi rien de présent ne ressemble »
dans la syntaxe des classiques.
« C’est bien la syntaxe vivante en France au 17ème siècle - et en elle des coutumes et un tour
de pensée disparus - que nous aimons à trouver dans les vers de Racine »
57. Antonin Artaud, « En finir avec les chefs-d’œuvre » La Théâtre et son double (1938)
Artaud : « Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre » il est dangereux selon
lui de s’attarder artistiquement sur des formes. En effet la négation de l’art se justifie par
l’impératif d’utilité du théâtre : « Au Mexique il n’y a pas d’art et les choses servent »s
Dans ce texte il dénonce l’idolâtrie des chefs-d’œuvre fixés qui consiste à proposer des
formes désuète au public contemporain. L’exemple de L’Œdipe roi de Sophocle montre que
ce qui est étranger à la foule d’aujourd’hui n’est pas le thème mais le langage, la forme.
Contrairement à Valéry, Artaud pense que la forme de l’œuvre est le principe de son
vieillissement, sanctionné par un oubli légitime. Cette analyse est appliquée au théâtre : au
théâtre pour Artaud le texte est haïssable. Il n’y a pas de chef-d’œuvre textuel quand le texte
est une forme figé et si le théâtre est un spectacle total toujours renouvelé pour s’accorder à
la sensibilité changeante du public.
« une expression ne vaut pas deux fois » « que toute parole prononcée ets morte et n’agit
qu’au moment où elle est prononcée »
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : SPÉCIFICITÉ DU TEXTE LITTÉRAIRE
L’ŒUVRE LITTÉRAIRE
SPÉCIFICITÉ DU TEXTE LITTÉRAIRE
Il prend pour objet la littérarité, ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre littéraire, et analyse
les relations entre la poétique et la linguistique ;
Les six procès linguistiques et leurs fonctions correspondantes indispensables à la
communication :
1. le destinateur (fonction expressive)
2. le destinataire (fonction conative)
3. le message (fonction poétique)
4. le contexte (fonction référentielle)
5. le code (fonction métalinguistique)
6. le contact (fonction phatique)
La fonction poétique :
C’est l’accent mis sur le message pour son propre compte. Elle déborde donc du strict
domaine de la poésie.
« La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de sélection sur l’axe de la
combinaison. »
La sélection est produite sur la base de l’équivalence (similarité, dissimilarité, synonymie,
antonymie)
La combinaison (construction de la séquence) repose sur la contiguïté.
L’art du langage a recours à la fonction poétique qui prend en compte les caractéristiques
formelles des signes linguistiques : la syntaxe, la sémantique, la forme des mots.
2. Roland Barthes, Essais critiques (1964)
« Il y a un statut particulier de la littérature qui tient à ceci, qu’elle est faite avec du langage,
c’est-à-dire avec une matière qui est déjà signifiante au moment où la littérature s’en
empare »
L’être même de la littérature est fait de ses démêlés avec le langage. Ce que l’on consomme
dans le roman et qui est réel, avant même la littérature, c’est du langage.
Le discours littéraire est ambigu par nature et cela tient à ce dont il est constitué- le langage :
entre le signifiant et le signifié, entre la substance de l’objet (langage) et celle de sa copie
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : SPÉCIFICITÉ DU TEXTE LITTÉRAIRE
L’ŒUVRE ET LE RÉEL
Les classiques préconisaient l’imitation de la nature pour toute œuvre. L’imitation de la
réalité est le principe même de la fiction pour les grecs : mensongère et dangereuse chez
Platon, source de connaissance et de plaisir chez Aristote. Au 19ème le rapport œuvre/réel est
nourri par le débat sur le réalisme. Pour Hugo l’art ne peut reproduire la nature sans
disparaître : il est un miroir de concentration, il donne une image plus expressive.
Maupassant remet en cause la notion de réalité dans sa préface à Pierre et Jean (« Le Roman »,
1887) : « Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la
nôtre dans nos pensées et dans nos organes », en fait il s’agit pour l’artiste de reproduire son
illusion. Pour Proust, la réalité pour l’artiste est celle de sa sensibilité.
La critique fondée sur la linguistique et le structuralisme insiste sur le fait que la littérature
« c’est l’irréel même » (Barthes, Essais critiques) ; la lecture sociologique aborde la littérature
sur le mode de la dénégation et de la sublimation (Bourdieu).
Parmi les critiques qui ont affirmé la nécessité pour la littérature de s’ouvrir sur le monde,
voir Todorov, Starobinski, Collot ; (voir aussi littérature et politique textes 140, 142-144).
Vision idéaliste de Platon : la mimèsis fournit une image dégradée de ce qui n’est déjà qu’une
perception de l’artiste. La poésie imite des apparences. « l’imitation n’est qu’un badinage
indigne de gens sérieux » (Homère accusé le premier de n’avoir pas instruit les hommes)
Socrate fait devant Glaucon le procès de la poésie pratiquant l’imitation, dite mensongère,
flattant les passions de l’âme et ruinant la cité, qui devrait être soumise à la raison et la loi.
Bannissement de l’Etat idéal.
La poésie charme le public par ses ornements (mesure, rythme, harmonie). Elle exerce son
pouvoir sur la partie de nous-même qui est déraisonnable, qui est soumise aux passions, et
non l’inverse.
Le poète qui recourt à la mimèsis produit des œuvres infiniment éloignées de la vérit, donc
sans valeur.
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LE RÉEL
L’imitation est reconnue comme moyen de connaissance et source du plaisir théâtral. Parce
qu’elle confronte le spectateur d’une tragédie à une fiction, elle lui permet de « se purger »
de deux émotions désagréables, la crainte et la pitié.
L’art ne reproduit pas la nature. Hugo réaffirme la suprématie de l’art par rapport au réel. Il
montre la nécessité de l’élaboration esthétique : de l’unité d’ensemble. La nature n’entre pas
directement sur la scène où n’existe que l’imitation. « La vérité de l’art ne saurait jamais être,
ainsi que l’ont dit plusieurs, la réalité absolue. L’art ne peut donner la chose même » en effet
l’œuvre n’existe pas en en dehors de sa mise en forme artificielle (elle recourt à des
« instruments », à la « grammaire » et la « prosodie »). Les domaines de l’art et de la nature
sont distincts.
Elle est un « miroir de concentration » ce qui est très différent d’un reflet fidèle. « le théâtre
est un point d’optique »
Baudelaire, compte-rendu du Salon de 1859 : il y critique la doctrine ennemie de l’art qui vise
la représentation de la nature et aboutit à la photographie : « l’art diminue le respect de lui-
même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à
peindre, non pas ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit » // lui exalte l’imagination, le possible.
il condamne le réalisme. La littérature dite réaliste manque la réalité, en est le plus éloignée,
car elle se contente de décrire les choses, de n’en saisir que l’apparence. L’art doit exprimer
l’essence de notre moi dont les choses gardent le souvenir.
Rien ne s’éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu’une vue cinématographique :
elle ne révèle pas la vraie vie ;
14. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (1992)
Bourdieu montre comment s’est constituée l’autonomie de la littérature dans la société du
19ème. Il dénonce ceux qui affirment le caractère ineffable de l’expérience littéraire et ceux qui
réduisent l’œuvre à un document sociologique. Il ambitionne d’analyse les conditions
sociales de production de l’œuvre d’art. L’artiste n’est plus le génie transcendant mais un
créateur pris des déterminations sociales et mentales.
Le 19ème siècle prend en compte l’histoire dans son approche des genres. En Allemagne, les
frères Schlegel et Hegel (philosophie de l’histoire) pensent le développement des arts et des
genres en parallèle à celui de l’esprit dans l’histoire : il y aurait d’abord eu l’épique
(objectivité du monde), puis la poésie lyrique (subjectivité de l’auteur), enfin la poésie
dramatique (époque moderne). Hugo fait correspondre à trois âges du monde occidental
trois formes de littérature : l’ode aux temps primitifs (la Genèse), l’épopée à la société antique
(Homère et tragédies antiques), le drame, la poésie complète enserrant l’ode et l’épopée au
temps de la civilisation moderne née du christianisme, mêlant le grotesque au sublime, le
corps à l’âme.
La contestation des genres
Le romantisme, épris de liberté et d’individualisme, rejette les distinctions génériques. Ce
phénomène s’accentue au 19ème qui voit la poésie s’étendre au « poétique », et même au
« style » pour Mallarmé : « Le vers est partout dans la langue où il y a rythme » « Toutes les
fois qu’il y a effort au style, il y a versification » (Mallarmé, entretien avec Huret).
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES
Au 20ème le récit se fait encore davantage poétique comme si la poésie était coextensive avec
la littérature elle-même, au point qu’un contestataire radical comme Tzara ne reconnaît que
deux genres, « le poème et le pamphlet »(« Haute couture », Littérature 1920).
Les rapports du texte au genre sont tantôt des exemplifications tantôt des transformations.
La logique générique est plurielle :
Du fait qu’il y ait plusieurs régimes génériques, le lecteur est libre d’aborder une œuvre
selon d’autres aspects génériques que ceux privilégiés par l’auteur.
16. Victor Hugo, Préface des Odes et Ballades (1826)
La prise en compte de l’histoire a remis en cause les distinctions génériques à l’époque
romantique. Hugo exalte le roman dans lequel il voit la synthèse des trois genres de la
« triade romantique »
Victor Hugo, William Shakespeare, 1864 : « L’épopée a pu être fondue dans le drame, et le
résultat, c’est cette merveilleuse nouveauté littéraire qui est en même temps une puissance
sociale, le roman. // L’épique, le lyrique et le dramatique amalgamés, le roman est ce bronze.
Don Quichotte est iliade, ode et comédie. »
Les genres sont contestés jusque dans leur hiérarchie et leurs frontières par l’artiste épris de
liberté. Le rejet des conventions génériques correspond à la condamnation de l’imitation,
caractéristique de l’attitude classique. En effet le créateur inspiré, le génie, ne se soucie pas
de « régularité » (source de « médiocrité »). Pour autant il doit respecter la grammaire et
chercher à purifier sa diction. Il distingue le goût de « l’ordre » (propre au génie et à l’œuvre
originale) et celui de la règle. Le romantique s’oppose au classique comme l’originalité à
l’imitation.
La transgression des limites entre les genres s’est accentuée au 19ème avec notamment
l’apparition du poème en prose (Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit, 1842 ; Baudelaire, Le
Spleen de Paris, 1862).
pastiche) ; Jules Laforgue, Moralités légendaires (1887) = parodie des grands mythes décadents
Hamlet, Salomé, Lohengrin. 2) Une saison en Enfer confession autobio, poème en prose
incluant des poésies ; 3) infléchissement des genres : Ulysse de Joyce
Le modèle essentialiste avec son postulat de pureté ne convient pas à une littérature
valorisant le mélange. Ce sont donc bien les définitions normatives de la tradition rhétorique
qui semble dépassée, plus que le concept de genre lui-même.
Notre époque vit sur le modèle de la « correspondance des arts » et de l’œuvre totale : il y a
une volonté de synthèse des genres :
! Henri Michaux exposait ses dessins et lavis, Claude Simon publie ses photographies.
18. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, 1998
Le genre relève d’une compétence du lecteur. Le genre fonctionne comme schéma de
réception, et non comme structure dont le texte serait la réalisation ou langue sous-jacente à
une parole. Chez Brunetière, le genre a un rôle de médiation entre l’œuvre et le public. Il est
l’horizon d’un déséquilibre, de l’écart produit par toute grande œuvre nouvelle : « Autant
que par elle-même et par ses entours, une œuvre littéraire s’explique par celles qui l’ont elle-
même précédée et suivie » (> Brunetière). Brunetière opposait l’évolution générique comme
histoire de la réception à la rhétorique et à l’histoire littéraire.
! Par exemple, le roman est très vivant au 17ème alors qu’il est absent du système des genres
classiques, rendu impossible théoriquement ;
! il y a beaucoup d’essais au 19ème, mais il n’est pas considéré comme important
génériquement, dissimulé par les catégories plus englobantes de l’histoire et de la critique.
Le genre aurait une temporalité alinéaire pour laquelle on peut utiliser le terme de « tuilage ».
On n’a pas affaire à des périodes génériques mais à des superpositions, des phénomènes de
rémanences, de réversion, de rétroaction. La réversibilité du temps des genres est
importante, qu’incarne par exemple l’attribution générique rétroactive
! Sans Rousseau, pourrions-nous lire les Confessions d’Augustin selon le paradigme de
l’autobiographie ?
L’essai est un genre civique : sa vérité ne se situe pas dans l’ordre des connaissances mais
dans celui des témoignages
Il a une double nature égotiste et civique, associant le je au nous ; le genre est fondé sur la
précarité du sujet connaissant ; son apparition à la Renaissance est à rapprocher de l’idée de
découverte, de la crise du savoir et de l’esprit d’exploration, de l’idée de la relativité des
savoirs et des limites de l’esprit humain ; il présente une pensée en mouvement.
Chrétien de Troyes était un clerc, autrement dit « un intellectuel », et est à distinguer en cela
des jongleurs et autres transmetteurs de la culture orale qui étaient en retrait du pouvoir. On
considère que son œuvre relève de la littérature - c’est-à-dire la littérature écrite, en tant
qu’elle se distingue de la littérature orale par des faits de fabrication différents : fondé à
partir de lectures et selon l’art de la composition plutôt que celui de l’improvisation et de la
mémorisation. Il y a au 12ème siècle un regain d’intérêt dans les cours seigneuriales et
princières pour les Belles Lettres. Un comte ou un seigneur peut lire ou se faire lire de belles
histoires, en compose lui-même ou en commander. Il y a concurrence dans l’amusement des
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES
grands, entre les intellectuels qui ont le privilège de la culture écrite et les chanteurs et
conteurs de tradition orale.
Les inspirations de Chrétien de Troyes pour ses romans sont multiples, et l’originalité de son
œuvre est aussi dû au fait qu’il ait su faire un mélange intime et homogène des diverses
composantes culturelles, courtoise et classique dans une « conjointure ». Ainsi Cligès prend
pour modèle Le Roman d’Alexandre pour valoriser un itinéraire d’est en ouest (itinéraire d’un
chevalier qui passe de l’Orient grec à l’Occident arhurien). Le Roman d’Alexandre se présente
comme un recueil de légendes présentant les exploits d’Alexandre : ayant été composé au
Moyen-Âge, il s’appuie sur une matière antique. Il y a les mentions explicites d’influences et
de sources dans le manuscrit par Chrétien de Troyes lui-même. Par exemple pour la
description du manteau d’Érec il s’en réfère à l’écrivain Macrobe. Mais les plus significatives
restent les influences implicites. Erec et Enide est une conjointure de la culture courtoise et
antique.
En effet Chrétien de Troyes élabore ses œuvres à partir de spéculations sur les mythes
celtiques comme sources profondes : contes et « lais » issus du répertoire des conteurs
bretons (trouvères), chroniques ou histoires épico-romanesques, notamment celles rédigées
pour la cour d’Angleterre, comme De antiquitate Glastoniae ecclesiae de Guillaume de
Malmesbury (1129), ou Historia regum Birtanniae de Geoffroi de Monmouth (1138), mais
surtout Brut de Wace (1155). Mais alors que chez Wace - principale inspiration - les aventures
de la Table Ronde apparaissent de manière épisodique, toujours condiérées comme frivoles,
Chrétien de Troyes les met au centre de son héroïsme courtois et merveilleux.
Mais comme tous les lettrés et savants de son époque, il s’appuie sur les « faits des
anciens » qu’il connaît à travers les livres. Les romans de Chrétien sont donc élaborés à partir
de la tradition classique fondée sur l’imprégnation par les lettres latines au travers du
quadrivium et trivium. Chrétien de Troyes s’est inspiré des œuvres des maîtres latins, Ovide et
Virgile. ; de l’Enéas (1160), roman qui est le résultat d’une libre adaptation de l’Eneide de
Virgile en langue française, pour son roman Erec et Enide ;
En fait ses romans opèrent des fusions, un « conjointure », comme pour Erec et
Enide, une union du conte celtique et de l’épopée virgilienne, de la traditio orale et
composition écrite. Pour Cligès il s’agira d’aborder le problème de l’acculturation associant
un Orient classique dépositaire de la culture grecque à un Occident où royauté et chevalerie
trouveraient une harmonie nécessaire à la justice.
N’oublions pas le statut d’écrivain de cour de Chrétien de Troyes, épisodique car le
rôle des commanditaires n’est pas toujours net : Chrétien de Troyes acquiert sa notoriété
avant d’avoir fait acte d’allégeance, avec Erec et Enide et Cligès, et Yvain ; c’est la commande
de la comtesse de Champagne (Lancelot) qui introduit un changement de statut de l’écrivain,
qui sera ensuite au service de Philippe d’Alsace (Perceval). La commande de la comtesse de
Champagne est associée à une atteinte à la spintanéité morale de Chrétien.
Sur le thème de la reprise des formes ou d’archétypes, on peut mentionner
l’archétype de la Descente aux Enfers, la katabase, dont Virgile fournit le modèle avec
L’Eneide, repris par Dante pour sa Divide Comédie, mais qui est présente déjà dans le Lancelot
de Chrétien de Troyes, qui porte le souvenir intense de L’Eneide, avec le thème également du
héros fondateur et de l’amour héroïque. Le motif du blason - la charrette, le lion - confère au
héros un destin eschatologique : la mission du héros est rapprochée du message évangélique
par le truchement du modèle antique (Enée).
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : L’ŒUVRE ET LES GENRES
L’incipit voit sa fonction créatrice systématisé : conjonction de mots donnée par accident et
engendrant l’ensemble du roman, il est le germe d’une création qui a lieu en dehors de la
conscience claire du romancier : l’auteur est l’autre. Ce processus constitue une aventure
personnelle, répond à une nécessité intérieure :
« Comprenez-moi bien : je n’ai jamais su qui était l’assassin » « j’ai toujours été devant eux [mes
romans] dans l’état d’innocence d’un lecteur » ; « je n’ai jamais écrit mes romans, je les ai
lus » ; « j’ai été mené chez l’Ogre non par un raisonnement, mais par une rencontre de mots,
ou de sons »
22. André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, 1977
A travers ses romans, essais, écrits sur l’art, Malraux s’interroge sur la mort, le sens de la vie,
le destin et le culte de l’art. Il oppose le monde des formes et la vie : l’art est un anti-destin ;
l’imaginaire de l’artiste est « un domaine de formes ».
Il dénonce l’illusion qui voit dans la littérature une transcription de la réalité. L’œuvre
s’inscrit dans une relation non avec le réel mais avec « le monde-d’un-art » échappant aux
lois de l’espace et du temps humains : c’est la Bibliothèque pour le roman. Il n’y a pas de
création sans forme esthétique : Balzac a construit son œuvre moins en se battant avec l’état
civil qu’en s’appropriant et en renouvelant les formes romanesques de son temps (Walter
Scott, Ducray-Duminil)
23. Laurent Jenny, La stratégie de la forme, 1976
En réaction contre la critique traditionnelle des « sources » et sous l’influence de la
linguistique structurale, la critique moderne a opéré un retour au texte littéraire, considéré
comme structure autonome. Le texte littéraire peut être envisagé par ailleurs comme le
résultat d’un long travail : l’objet de la critique génétique est d’étudier le mode
d’engendrement à partir des traces laissées par l’auteur. Les notions de dialogisme et
d’intertextualité questionnent l’autonomie du texte littéraire, car elles perçoivent le texte
comme se composant de discours sociaux et littéraires lui préexistant, et, pour la notion
d’intertextualité, comme inséré dans un ensemble social considéré comme ensemble textuel.
L’intertextualité est la « condition même de la lisibilité littéraire » car elle est présente dans le
code même. Il y a un déchiffrage du texte littéraire avec la pratique d’une multiplicité de
textes. Quand l’imitation n’est pas explicite, son identification dépend des compétences du
lecteur.
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : AVANT L’ŒUVRE - GÉNÉTIQUE &
INTERTEXTUALITÉ
L’œuvre littéraire est dans un rapport de réalisation, transformatio, ou transgression à des
archétypes. Dans les références implicites aux textes, c’est dans une perspective génétique
Que l’œuvre a partie liée avec l’intertextualité. Sur le plan explicite : imitations, parodie,
citation, montage, plagiat, la détermination intertextuelle est double : le rapport se fait avec
l’œuvre caricaturée et avec les œuvres qui caricaturent.
« Tout scripteur, nous l’avons dit, est d’abord lecteur d’autres textes, puis lecteur critique de
ses propres textes » ;
! L’esthétique de la réception et la critique génétique qui se tiennent d’habitude à une
distance respectable ne peuvent qu’être complémentaires
• Sur l’imitation
Dans le chapitre « Le faux dévot » Auerbach aborde la question de la représentation de la
réalité au 17ème siècle à travers la division des formes et des styles et les exemples du théâtre
de Molière et de Racine. Il faut rappeler que l’imitation des anciens est un idéal classique. La
séparation des styles haut et bas, sublime et grotesque, atteint son paroxysme dans la France
du 17ème siècle. Ainsi de l’Œdipe-roi de Sophocle, Corneille précise-t-il dans sa préface qu’il ne
garde pas la mention trop concrète et corporelle de l’œil crevé d’Œdipe, dont la réalité
occupe un acte entier de la tragédie grecque. En effet, tout ce qui a trait au corps est
QU’EST-CE QU’UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE : AVANT L’ŒUVRE - GÉNÉTIQUE &
INTERTEXTUALITÉ
incompatible, selon les normes classiques, avec le style sublime de la tragédie. De même,
dans sa préface à Phèdre, Racine fait observer un écart par rapport aux tragédies des anciens
(Euripide et Sénèque) concernant les propos calomnieux d’Oenone à Thésée au sujet
d’Hyppolyte. Au lieu de l’accuser d’avoir violé Phèdre comme chez les anciens, l’Oenonce
l’accuse d’en avoir eu le dessein. La tragédie classique va dans le sens d’une épuration des
passions.