Correspondance - Emile Zola (GF Flammarion Avec Dossier) (Epub)
Correspondance - Emile Zola (GF Flammarion Avec Dossier) (Epub)
Correspondance - Emile Zola (GF Flammarion Avec Dossier) (Epub)
CORRESPONDANCE
Professeur de littérature française à l’université de la Sorbonne nouvelle (Paris 3), Alain Pagès est
l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur Zola et le naturalisme. Il a participé à l’édition de
la Correspondance de Zola parue aux Presses de l’université de Montréal (10 vol., 1978-1995), et
a édité, avec Brigitte Émile-Zola, les Lettres à Jeanne Rozerot (Gallimard, 2004).
Choix de lettres, présentation, notes,
notices, chronologie, bibliographie et index
par
Alain PAGÈS
GF Flammarion
ZOLA
CORRESPONDANCE
GF Flammarion
© Flammarion, Paris, 2012, pour cette édition
Lettres de jeunesse
(1858-1867)
À Paul Cézanne
Paris, 14 juin 1858
Mon cher Cézanne,
Je suis un peu en retard dans ma correspondance ;
mais je te prie de croire que c’est par un concours
inouï de circonstances que je ne tâcherai pas de
t’expliquer parce que ce serait trop long. Il fait une
chaleur épouvantable et nageante. Or, comme mon
feu poétique est en raison inverse du feu que lance le
divin Apollon, je me contenterai de t’écrire en
simple prose pour aujourd’hui. D’ailleurs, je suis
comme M. Hugo, j’aime les contrastes ; ainsi donc
après une épître poétique je t’envoie une épître
prosaïque. De sorte qu’au lieu de t’endormir
complètement, je ne ferai que t’assoupir.
Mon cher ami, je vais t’annoncer une chose, mais
une chose charmante. J’ai déjà plongé mon corps
dans les eaux de la Seine, de la Seine à la large
largeur, à la profonde profondeur. Mais là, il n’y a
pas de pin séculaire, mais là il n’y a pas de source
fraîche pour faire rafraîchir la dive bouteille, mais là
il n’y a pas un Cézanne à la large imagination, à la
conversation enjouée et piquante ! Aussi, foin de la
Seine, me suis-je écrié, et vive la goure de Palette1 et
nos célestes parties sur les bords qui l’avoisinent.
Paris est grand, plein de récréations, de
monuments, de femmes charmantes. Aix est petit,
monotone, mesquin, rempli de femmes… (le bon
Dieu me garde de médire des Aixoises). Et malgré
tout cela, je préfère Aix à Paris.
Seraient-ce les pins ondulant au souffle des brises,
seraient-ce les gorges arides, les rochers entassés les
uns sur les autres, comme Pélion sur Ossa2, serait-ce
cette nature pittoresque de la Provence qui m’attire à
elle ? Je ne sais ; cependant mon rêve de poète me
dit qu’il vaut mieux un rocher abrupt qu’une maison
nouvellement badigeonnée, le murmure des flots que
celui d’une grande ville, la nature vierge qu’une
nature tourmentée et apprêtée. Serait-ce plutôt les
amis que j’ai laissés là-bas dans les voisinages de
l’Arc qui m’attirent dans le pays de la bouillabaisse
et de l’aïoli ? Certainement, ce n’est que cela.
Je vois tant de jeunes gens ici visant à l’esprit, se
croyant d’une condition plus élevée que les autres,
ne voyant du mérite que dans eux et n’accordant aux
autres qu’une large part de stupidité, que je désire
revoir ceux dont je connais le véritable esprit et qui,
avant de jeter la pierre aux autres, considèrent si on
ne pourrait pas leur en jeter. Tiens ! je suis d’un
sérieux énorme aujourd’hui. Il faut me pardonner les
réflexions assez plates que je viens de faire : mais,
vois-tu, quand on se met à regarder le monde d’un
peu près, on remarque que c’est si mal emmanché,
qu’on ne peut s’empêcher de faire le philosophe. Au
diable la raison, et vive la joie ! Que fais-tu de ta
conquête ? Lui as-tu parlé ?
Ah ! polisson, tu en serais, ma foi, bien capable.
Jeune homme, vous vous perdez, vous allez faire des
folies, mais j’irai bientôt empêcher cela. Je ne veux
pas qu’on me détériore mon Cézanne.
Nages-tu ? Fais-tu la noce ? Peins-tu ? Joues-tu du
cornet ? Poétises-tu ? Enfin que fais-tu ? Et ton
bachot ? Cela roule-t-il ? Tu vas couler tous les
maîtres. Ah ! sacrebleu, nous nous amuserons bien.
J’ai des idées difformes. C’est gigantesque, tu
verras.
Que fait Baille ? Que fait B. ? Que fait
Marguery3 ? Que fait B. ? Ces quatre individus
m’intéressent au plus haut point. Ce sont, après toi,
ceux qui me donnent le plus dans l’œil. Ce sont
quatre bons garçons, qui ont certes chacun leurs
petits défauts ; mais ces défauts, de même qu’un
signe noir fait ressortir la blancheur d’une femme,
ces défauts font resplendir leurs brillantes qualités.
J’ai fini ma comédie d’Enfoncé le pion. Elle a
mille et quelques vers4. Il faudra que tu gobes tout
cela aux vacances : tu les goberas, Baille les gobera,
tous les goberont. Je serai sans pitié. Vous aurez
beau dire que vous en avez assez, je vous en
donnerai encore. C’est une provision de paroles que
je vous porte.
Mais je ne vous prends pas en traître. Je vous
avertis d’avance : vous pouvez donc me rendre la
pareille, en vous réunissant tous et en composant une
nouvelle Pucelle5 pour attenter à ma vie active. Dieu
de Dieu, est-il permis qu’il y ait sous la calotte des
cieux un être aussi plat que moi !
J’écrirai aux quatre individus ci-dessus nommés,
très prochainement.
Je ne sais pas comment je m’arrange, mais je ne
travaille pas du tout, et pourtant je n’ai pas un
moment à moi.
Je ne raconte rien dans ma lettre parce que je fais
une provision de récits pour porter à Aix. Nous
tenons aujourd’hui le 14 ; il n’y a donc plus que
deux mois. Cela ne vient pas trop vite, mais au
moins cela marche toujours. Le bonjour aux amis et
à tes parents. Envoie-moi donc, si tu as le temps,
quelque jolie pièce de vers.
Cela me distrait tout en me faisant plaisir. Quant à
moi, je suis mort à la poésie pour quelque temps.
Que tu vas remporter de couronnes ! Quels
applaudissements va exciter la distribution des prix !
Quant à moi, je te réponds que je n’attraperai pas de
courbature. Je tâche d’avoir un prix, celui de
narration, et si je l’ai ce sera tout. Que veux-tu, il
n’est pas donné à tout le monde de briller. Il y a tant
de sots que l’on peut sans déshonneur leur tenir
compagnie.
À quoi faire, continuer à entasser bêtise sur
bêtise ? Selon moi, quatre pages suffisent. Attends
pour que je donne courant à toutes mes idées
biscornues, que je sois près de toi, jamais tu n’en
auras tant ouï.
Je termine donc ma lettre, mon cher ami, je viens
de composer en chimie, j’en suis encore tout ahuri :
il n’y a rien qui agisse autant sur mes nerfs que la
chimie. D’abord, tout ce qui est du genre féminin me
fait cet effet-là (Il fallait bien finir par une bêtise).
À bientôt. Ton ami dévoué.
Je viens de relire ma lettre. Elle est littéralement
stupide, sans suite, sans français et sans style.
Pardonne-moi d’écorcher ainsi tes oreilles6.
1 Petit village situé entre Aix-en-Provence et la commune du Tholonet. Une « goure » est
un trou d’eau, dans le langage du Midi.
2 Montagnes légendaires de la Grèce antique.
3 Louis Marguery (1841-1881), l’un des condisciples de Zola au collège d’Aix.
L’initiale B. désigne deux autres amis, dont le nom nous est inconnu.
4 Le texte de cette comédie en trois actes, l’un des premiers essais littéraires de Zola, a
été perdu.
5 Poème épique de Chapelain, publié en 1656.
6 Cette lettre ouvre la série des lettres de Zola à Cézanne, telle qu’elle a été conservée.
Son texte a été publié pour la première fois dans Le Gaulois du 17 juin 1894.
À Paul Cézanne
Paris, 30 décembre 1859
Mon cher ami,
Je veux répondre à ta lettre et je ne sais que te
dire. J’ai quatre pages blanches devant moi, et je n’ai
pas la plus mince nouvelle à t’annoncer. N’importe,
je pousse ma plume, et je t’avertis d’avance que je
ne veux pas être responsable des platitudes et des
fautes d’orthographe qu’elle va commettre.
J’ai pensé que Baille ne rentrerait au lycée
qu’après le jour de l’an. Si je ne me trompe, cela
t’aura donné un compagnon pendant quelques jours
de plus. Que faites-vous ? moi, qui m’ennuie ici, je
crois parfois que vous vous amusez là-bas. Mais
quand j’y réfléchis, je pense qu’il en est de même
partout, et que de nos jours, la gaieté est fort rare.
Alors, je vous plains comme je me plains moi-
même, et je demande au ciel une douce colombe, je
veux dire une femme aimante. Tu ne sais pas ce qui
me roule par la tête depuis quelque temps. Toi qui ne
riras pas de moi, je vais te le confier. Tu dois savoir
que Michelet, dans L’Amour, ne commence son livre
que lorsque le mariage est conclu, ne parlant ainsi
que des époux et non des amants1. Eh bien, moi, le
chétif, j’ai le projet de décrire l’amour naissant, et de
le conduire jusqu’au mariage. Tu ne peux voir
encore la difficulté de ce que je veux entreprendre.
Trois cents pages à remplir, presque sans intrigue ;
une sorte de poème où je dois tout inventer, où tout
doit concourir à un seul but : aimer ! Et de plus,
comme je te le dis, je n’ai jamais aimé qu’en rêve, et
l’on ne m’a jamais aimé, même en rêve ! N’importe,
comme je me sens capable d’un grand amour, je
consulterai mon cœur, je me ferai quelque bel idéal,
et peut-être accomplirai-je mon projet. En tout cas,
si je fais ce livre, je ne le commencerai qu’aux beaux
jours, si je le pense digne de paraître, je te le dédierai
à toi, qui le ferais peut-être mieux que moi, si tu
l’écrivais, à toi dont le cœur est plus jeune, plus
aimant que le mien.
Ma lettre se remplit, mais assez tristement. Je
voudrais avoir quelque bonne farce à te raconter,
quelque bon tour qui puisse te faire sourire. Mais,
n’allant nulle part, je connais peu les affaires du
dehors, et je suis bien forcé de te dire ce qui se passe
chez moi. Pardonne-moi si les pensées s’y
embrouillent un peu. – Nous ne parlerons pas
politique ; tu ne lis pas le journal (chose que je me
permets), et tu ne comprendrais pas ce que je veux te
dire. Je te dirai seulement que le pape est fort
tourmenté pour l’instant2, et je t’engage à lire
quelquefois Le Siècle, car le moment est très
curieux. Que te dirai-je pour achever joyeusement
cette missive ? Te donnerai-je du courage pour
monter à l’assaut du rempart ? Ou bien te parlerai-je
peinture et dessin ? Maudit rempart, maudite
peinture ! L’un est à l’épreuve du canon, l’autre est
accablée du veto paternel. Quand tu t’élances vers le
mur, ta timidité te crie : « Tu n’iras pas plus loin ! »
Quand tu prends tes pinceaux : « Enfant, enfant, te
dit ton père, songe à l’avenir. On meurt avec du
génie, et l’on mange avec de l’argent ! » Hélas !
hélas ! mon pauvre Cézanne, la vie est une boule qui
ne roule pas toujours où la main voudrait la pousser.
Je te serre la main. Mes respects à tes parents. Le
bonjour à Baille, s’il est encore à Aix. Écris-moi
souvent.
Ton ami.
J’oubliais de te souhaiter la bonne année ; cela est
si bête que je rougis en l’écrivant. Mais c’est un
usage ; ainsi donc : Bonne année ! bonne année !
bonne année !
Puisque tu as traduit la seconde églogue de
Virgile, pourquoi ne me l’envoies-tu pas ? Dieu
merci, je ne suis pas une jeune fille, et ne me
scandaliserai pas.
Je n’ai pas encore vu Villevieille3. Je lui donnerai
tous tes bonjours à la fois. Si tu vois Houchard4,
prie-le donc de m’écrire et serre-lui la main.
1 Publié en novembre 1858, L’Amour de Michelet fut l’un des succès de librairie de
l’année 1859.
2 Soutenu par la France, le mouvement en faveur de l’unité italienne menaçait l’existence
des États pontificaux.
3 Joseph Villevieille (1829-1916), un peintre originaire d’Aix, ami de Zola et de Cézanne.
4 Aurélien Houchard, l’un des condisciples du collège d’Aix.
À Paul Cézanne
Paris, 5 janvier 1860
Mon cher Cézanne,
J’ai reçu ta lettre. J’ai fumé une pipe – je possède
depuis le jour de l’an une belle pipe en écume que je
culotte magnifiquement – et j’ai vu voltiger dans la
fumée du tabac mille pensées que je te communique
sur-le-champ, croyant te distraire.
Tu me demandes de te parler de mes maîtresses,
mes amours sont en rêve. Mes folies sont d’allumer
mon feu, le matin, de fumer ma pipe et de penser à
ce que j’ai fait et à ce que je ferai. Tu vois qu’elles
ne sont pas bien coûteuses et que je n’y perdrai pas
la santé. Je n’ai pas encore vu Villevieille ; à la
première occasion je ferai la commission du passe-
partout. Quant à Catherine, ma mère doit lui écrire
très prochainement.
Tu as lu, dis-tu, mon feuilleton1. J’ai bien peur
qu’on ne l’ait pas plus compris que Mon follet2. La
pauvre Sylphide amoureuse, comme on a dû lui
arracher ses belles ailes et sa couronne ! On a dû n’y
voir qu’une fée vulgaire, et je me l’étais représentée
si belle et si riante. Pour moi, c’étaient les âmes des
deux amants réunies en une seule et chantant cet
hymne de l’Amour que la terre chante depuis six
mille ans. Hélas ! j’ai bien peur qu’on ne l’ait pas
comprise.
Tu dois savoir que je ne suis rien moins qu’un
favori de la Fortune, et depuis quelque temps il me
peine de me voir, moi, grand garçon de vingt ans, à
la charge de ma famille. Aussi suis-je décidé à faire
quelque chose, à gagner le pain que je mange. Je
pense entrer dans quinze jours au plus dans
l’administration des Docks. Toi qui me connais, qui
sais combien j’aime ma liberté, tu comprendras que
je dois bien me forcer pour m’y résoudre. Mais je
croirais commettre une méchante action en
n’agissant pas ainsi. J’aurai encore beaucoup de
temps à moi et je pourrai me livrer alors aux
occupations qui me plaisent. Je suis loin
d’abandonner la littérature – on abandonne
difficilement ses rêves – et je tâcherai de remplir le
moins longtemps possible un emploi qui me pèsera
sans nul doute. Je te l’ai déjà dit dans ma dernière
lettre, la vie est une boule qui ne roule pas toujours
où la main voudrait la pousser, et crois que je ne
quitte pas avec plaisir mes livres et mes papiers pour
aller m’asseoir sur une chaise et griffonner de
méchantes copies. Mais je serai toujours le même, je
serai toujours le poète qui divague, le Zola qui est
ton ami. Après avoir secoué à ma porte la poussière
du bureau, je reprendrai la plume pour continuer
mon poème interrompu ou ta lettre commencée.
C’est une nécessité, et je m’y conforme en y
apportant mes petits changements.
Je lis cette phrase dans un des derniers feuilletons
de Gaut3 : « Lorsque la chaleur des estomacs repus
eut fait monter le vermillon de la satisfaction à tous
les visages… » Qu’en dis-tu ? Jamais les précieuses
n’ont inventé quelque chose de mieux. C’est faux,
tiraillé, d’un goût atroce.
Tu vois, mon cher ami, que je t’ai répondu
longuement. Et encore je n’ai pas tout dit, et assez
bien dit ce que je voulais dire. N’importe, je désire
que cela t’ait distrait un instant.
Je te serre la main. Ton ami.
1 « La Fée amoureuse », un conte qui sera repris plus tard dans le recueil des Contes à
Ninon (OC, I, p. 232-236). La première partie avait paru dans le journal La Provence le
29 décembre 1859.
2 Un long poème en alexandrins, publié également dans La Provence, le 4 août 1859
(OC, I, p. 37-40).
3 Jean-Baptiste Gaut (1819-1891), poète de langue d’oc, ami de Frédéric Mistral. Zola
fait ici allusion à l’un de ses contes, « La Bûche de Noël », publié dans Le Mémorial
d’Aix le 25 décembre 1859.
À Paul Cézanne
Paris, 9 février 1860
Mon cher ami,
Je suis triste, bien triste, depuis quelques jours et
je t’écris pour me distraire.
Je suis abattu, incapable d’écrire deux mots,
incapable même de marcher. Je pense à l’avenir et je
le vois si noir, si noir, que je recule épouvanté. Pas
de fortune, pas de métier, rien que du
découragement. Personne sur qui m’appuyer, pas de
femme, pas d’ami près de moi. Partout l’indifférence
ou le mépris. Voilà ce qui se présente à mes yeux
lorsque je les porte à l’horizon, voilà ce qui me rend
si chagrin. Je doute de tout, de moi-même le
premier. Il est des journées où je me crois sans
intelligence, où je me demande ce que je vaux pour
avoir fait des rêves si orgueilleux. Je n’ai pas achevé
mes études, je ne sais même pas parler en bon
français ; j’ignore tout. Mon éducation du collège ne
peut me servir à rien : un peu de théorie, aucune
pratique. Que faire alors ? et mon esprit balance, et
me voilà triste jusqu’au soir. – La réalité me presse
et cependant je rêve encore. Si je n’avais pas de
famille, si je possédais une modique somme à
dépenser par jour, je me retirerais dans un bastidon,
et j’y vivrais en ermite. Le monde n’est pas mon
affaire ; j’y ferai triste figure, si j’y vais quelque
jour. D’autre part, je ne deviendrai jamais
millionnaire, l’argent n’est pas mon élément. Aussi
je ne désire que la tranquillité et une modeste
aisance. Mais c’est un rêve, je ne vois devant moi
que luttes, ou plutôt je ne vois rien distinctement. Je
ne sais où je vais et je ne pose mon pied qu’avec
frayeur, sachant que la route que j’ai à parcourir est
bordée de précipices. Et encore, je le répète, si
j’avais quelque joie qui vînt me donner du cœur ; si,
lorsque je suis trop triste, je savais où aller m’égayer.
Depuis que je suis à Paris, je n’ai pas eu une minute
de bonheur ; je n’y vois personne et je reste au coin
de mon feu avec mes tristes pensées et quelquefois
avec mes beaux rêves. Parfois cependant je suis gai,
c’est lorsque je pense à toi et à Baille. Je m’estime
heureux d’avoir découvert dans la foule deux cœurs
qui aient compris le mien. Je me dis que, quelles que
soient nos positions, nous conserverons les mêmes
sentiments ; et cela me soulage. Je me vois entouré
d’êtres si insignifiants, si prosaïques, que j’ai plaisir
à te connaître, toi qui n’es pas de notre siècle, toi qui
inventerais l’amour, si ce n’était pas une bien vieille
invention, non encore revue ni perfectionnée. J’ai
comme une certaine gloire à t’avoir compris, à te
juger ce que tu vaux. Laissons donc les méchants et
les jaloux : la majorité des humains étant stupide, les
rieurs ne seront pas de notre côté ; mais qu’importe !
si tu éprouves autant de plaisir à me serrer la main
que moi à serrer la tienne. – Voici deux pages et
demie de noircies et je ne t’ai encore rien dit de ce
que je désirais, je ne t’ai pas expliqué pourquoi je
suis triste. C’est ce que j’ignore moi-même, et je me
contenterai d’ajouter que peut-être je me désespère
ainsi parce que je n’ai personne pour me consoler.
Voici le carnaval qui finit, hâte-toi de faire des
folies pour me les raconter. On ne s’amuse plus ; la
reine Bacchanale a abdiqué en faveur du roi Ennui.
On a retiré les battants des grelots et crevé les
tambours de basque. Hâte-toi de faire des folies. –
Sans doute Baille viendra te voir le mardi gras.
Tâchez de casser les pots, les bouteilles et les verres
vides. Inventez quelque bon tour qui me fasse rire.
Écris-moi souvent et parle-moi souvent de toi. –
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. – Ton ami.
À Jean-Baptistin Baille
Paris, le 14 février 1860
Mon cher ami,
Et d’abord quelques mots sur ta réponse à mes
idées sur L’Amour.
Tu t’écries dans un beau mouvement : « Arrière
les pensées charnelles ! » Prends garde ; ne va pas
jouer le personnage d’Armande dans Les Femmes
savantes :
Ne concevez-vous point ce que, dès
qu’on l’entend,
Un tel mot à l’esprit offre de
dégoûtant,
De quelle étrange image on est par lui
blessée,
Sur quelle sale vue il traîne la pensée ?
Elle ne veut pas entendre parler de mariage ; la
chair est une chose immonde, l’esprit seul peut lui
plaire ; elle est parfaitement ridicule. Dans un
sentiment tel que l’amour, où l’âme et le corps sont
si intimement liés, on ne peut, sous peine de sottise,
écarter ni l’un ni l’autre. Qui écarte l’âme est une
brute, qui écarte le corps est un exalté, un poète que
le caillou du chemin attend. Ceci étant posé, voyons
si la société est bien comme tu me la dépeins. Je
t’avouerai qu’au premier coup d’œil, elle paraît
telle ; mais ce que tu n’as pas voulu comprendre et
ce que pourtant je tendais à te démontrer, c’est qu’au
fond du cœur de chacun tu trouveras l’amour ; c’est
que même le plus dépravé a son heure d’aimer
véritablement. En un mot, la plante a perdu ses
feuilles les plus vertes, ses rameaux les plus
robustes ; tout ce qui était hors du sol, visible à l’œil,
est mort, mais la racine est encore puissante et tôt ou
tard on verra de nouvelles tiges s’élever, vigoureuse
végétation. Oui, ce n’est que la surface qui est ainsi
impure ; oui, les germes de l’amour sont et seront
toujours dans le cœur de l’homme. Que demandes-tu
de plus ? pourquoi pleurer et désespérer ? Si le
médecin que l’on appelle auprès d’un malade se
mettait à sangloter, le guérirait-il ? Qu’il gémisse,
s’il le trouve mort ; mais, s’il remarque en lui une
étincelle de vie, qu’il garde son sang-froid et agisse
au plus vite. Eh bien ! l’amour chez l’homme est
malade et non pas mort ; chaque homme doit être
pour soi un véritable médecin, et même pour les
autres, s’il en a la volonté et le courage. Et sache
bien que ce rôle te consolera ; voyant la maladie de
près, on ne la grandit plus, ayant trouvé un remède,
on pense à la guérison et l’on se console. Mais pour
Dieu ! n’allez pas crier sur les toits que tout est
perdu, que le monde n’est plus qu’un bourbier, où
restent tous les jeunes cœurs. Pour ta propre
tranquillité, je te conseille d’examiner, sans parti
pris, l’état présent et ce que pourra être l’avenir.
Notre siècle n’est pas plus mauvais qu’un autre, ce
qui prouve qu’il n’y en a pas eu de bon et que le
futur nous en garde sans doute. Mais revenons :
puisque j’ai parlé de maladie, il faut bien que je
précise et que je parle de remède. La maladie, à mon
avis, dépend surtout de ceci : les jeunes gens mènent
une vie polygamique. Je disais tantôt que, dans
l’amour, le corps et l’âme sont intimement liés, le
véritable amour ne peut exister sans ce mélange.
C’est en vain que tu veux aimer avec l’esprit, il
viendra un moment où tu aimeras avec le corps, et
cela est juste, naturel. Or, la vie polygamique exclut
entièrement l’amour avec l’âme, par conséquent
l’amour. On ne possède pas une âme comme on
possède un corps : la prostituée te vend son corps et
non pas son âme, la jeune fille qui te cède le second
jour ne peut t’aimer avec l’âme. Il faudrait pour cela
qu’elle te connût depuis longtemps, qu’elle ait été
frappée par une de tes bonnes qualités, et dès ce jour,
je t’en réponds, elle t’aimera de tout son corps, de
toute son âme. Tu vois que la vie polygamique ne
peut s’accommoder avec l’amour : ce n’est pas en
voltigeant de femme en femme, comme on le fait à
cette époque, qu’on peut avoir le temps de se faire
connaître et de se connaître soi-même. Les couples
heureux sont rares : c’est vrai. Mais c’est alors que
les époux n’ont connu l’amour qu’à sa surface ; ils
sont encore étrangers de cœur, et, s’ils le restent, ils
seront toujours malheureux. Mais mettez ensemble
un jeune homme et une jeune fille, les premiers
venus. Ils sont beaux, ils s’aiment avec le corps ; ce
n’est pas encore l’amour. Bientôt ils découvrent
réciproquement leurs qualités (et qui n’en a pas) et
pour peu que les caractères ne soient pas opposés,
pour peu qu’ils n’aient pas de gros défauts, ils
s’aiment avec l’âme ; ils s’aiment véritablement,
entièrement. Comprendre celle que l’on aime et s’en
faire comprendre, voilà le grand point ; voilà
pourquoi il faudrait s’attacher à une femme et non
pas à toutes, l’étudier et s’en faire étudier, passer des
années s’il le fallait pour arriver à ce bonheur qui,
dis-tu, est si rare. À qui la faute si tu n’es pas
heureux ? À toi, qui connais ta maladie, son remède,
et qui ne veux pas guérir. – Ce n’est pas l’amour qui
est rare, c’est le bon sens et la raison. Les eaux du
ciel s’écoulaient, inutiles ; mon père construisit un
barrage, et maintenant toutes ces gouttes perdues se
rassemblent et forment un lac qui féconde les
prairies. Nous éparpillons notre amour ; nous en
jetons un lambeau à la première sultane de nos
ignobles sérails, lorsque nous pourrions l’amasser et
le verser dans un seul cœur où il germerait et
produirait de beaux fruits. Et des hommes comme
des femmes. Je le répète encore, l’amour n’est pas
rare ; ce qui est rare, c’est la raison.
Tu m’écrivis jadis une lettre de sanglots où tu
criais, désespéré : « J’ai perdu mon Eurydice, j’ai
perdu mon idéal ! », – je me souviens même t’avoir
adressé à ce sujet de bien méchants vers. – Je ne
m’étonne plus de ces pleurs, en lisant ce que tu
penses de la société. À la ville, tu ne vois que
débauche, à la campagne qu’abrutissement. Partout
le sexe, me dis-tu, nulle part la femme. Ainsi, l’âme
n’existe pas. Pleurez, mes yeux, pleurez ; j’ai senti le
frisson dont parle Job courir sur mon épiderme ; la
terre n’est qu’une vallée de douleur ; qu’on
m’enterre, et n’en parlons plus… Et tu dis que c’est
d’après tes observations que tu parles, tu as vécu à la
campagne, dis-tu, et tu avances des certitudes.
Permets-moi de te dire que tu te mens à toi-même, tu
as vu bien des jeunes filles, tu n’en as pas connu une
seule. Tu as fait comme le papillon qui va sur chaque
fleur et qui, lorsqu’il voit leurs corolles se faner, ne
comprenant pas le divin mystère qui s’accomplit
dans leurs seins, s’enfuit et déclare qu’elles ne sont
plus bonnes à rien. Lis Michelet, il te dira bien
mieux que moi ce que je ne puis te dire ici ; et,
lorsque tu auras lu son livre consolateur, tu ne
pousseras plus de hauts cris et tu jugeras moins
sévèrement, moins injustement les femmes de ce
temps-ci. – Deux mots encore, et j’abandonne ce
sujet. Je n’ai jamais su quel était ton idéal, celui que
tu as perdu ; mais maintenant je t’en connais un
monstrueux, l’idéal du vice. Tu as retourné la
lorgnette, et cette fange, qui te semblait si lointaine,
à peine visible, se trouve tellement rapprochée, bien
plus près qu’elle ne l’est réellement, que tu en
distingues les plus effrayantes pourritures. Perds-toi
dans la nue, mais ne descends pas plus bas que la
terre ; le mieux serait encore d’y rester, sur cette
terre, et de ne pas exagérer, ni en bien, ni en mal.
Mais je me laisse emporter par mon sujet, et je ne
vais plus pouvoir te parler d’autre chose. C’est que
la question demanderait des volumes, et que je
désirerais te dire tout à la fois. Il est possible que je
viole la logique à chaque pas ; j’avoue humblement
que je ne l’ai jamais étudiée.
Tu m’annonces la mort de Tosselli1 ; je n’ai pas
connu ce jeune homme, et cependant cette nouvelle
m’a affecté. Toutes les fois qu’une âme jeune quitte
le banquet avant la fin, je gémis, peut-être aurait-il
été grand, et bon pour ses semblables. Il ne connaîtra
pas les douleurs de la vie, mais il n’en connaîtra pas
les joies. Maintenant, il sait le grand mot, le mystère
insondable, le mystère qui vous fait reculer
d’épouvante. Lorsque l’esprit pense à cela, les
cheveux se dressent, et l’on ne sait si l’on doit
plaindre ou envier les morts.
Je te remercie des conseils que tu me donnes. Je
suis plus indécis que jamais. La vie se présente à
moi avec son effrayante réalité, son avenir inconnu.
Personne pour me soutenir, ni femme, ni ami auprès
de moi. Et ce n’est pas ma faute si je chancelle, si
ma résolution du jour efface celle de la veille. Qui
me donnera un chemin droit, sans trop d’épines,
pour que mes pieds ne soient pas déchirés avant
d’arriver au but ? Toi, tu marches, les yeux fixés sur
un point, sans te laisser distraire par la mouche qui
passe ; tu arriveras, j’en suis sûr. Mais moi, avec
mon caractère, avec ma paresse (nommons les
choses par leur nom !) mon intelligence se perd dans
de vains rêves, et, lorsque je me réveillerai, je me
trouverai sans métier, sans fortune, sans talent. – Un
peu de courage, mon Dieu !
Tu me feras grand plaisir en me parlant de De
Julienne2 et de Baptistine. Je veux connaître les
folies du cher Edgard et les faits et gestes de la
fillette. « Moi, je fais mon bas. » – Ô naïveté ! où
vas-tu te nicher ?
Je t’ai déjà dit que cette intrigue me répugnait ;
mais ne nous faisons pas plus saints que nous ne le
sommes. Nous sommes pleins de défauts et, pour
mon compte, je confesse une grande curiosité.
Tu m’écriras tout de suite après le carnaval. Ce
sera ton carême, puisque tu parais éprouver tant de
fatigue à tenir une plume. Ne me néglige pas, ou je
me fâcherai ; et si tu le peux, écris-moi plus
lisiblement, je te comprendrai et te répondrai mieux.
Parle-moi d’Aix, de mes rares amis, de toi surtout.
Je te répète que je me fâche tout rouge si tu ne
m’écris pas. Je fais double-six pour la binette de toi3.
Ton ami.
1 Un ancien élève du collège d’Aix.
2 Edgar de Julienne d’Arc (1841-1870), l’un des condisciples du collège d’Aix.
3 Il faut comprendre : « Je tire un double-six (qui te portera chance, comme dans une
partie de dominos) pour que tout aille bien pour toi (pour ta binette). »
À Paul Cézanne
[Paris] 25 mars 1860
Mon cher ami,
Nous parlons souvent poésie dans nos lettres,
mais les mots sculpture et peinture ne s’y montrent
que rarement, pour ne pas dire jamais. C’est un
grave oubli, presque un crime ; et je veux tâcher de
le réparer aujourd’hui.
On vient de débarrasser de ses toiles la fontaine de
Jean Goujon que l’on était en train de réparer1. Elle
est située sur l’emplacement qui s’appelait jadis la
cour des Miracles, et entourée d’un délicieux petit
jardin, – ce qui, entre parenthèses, montre la
versatilité des choses terrestres. Cette fontaine genre
Renaissance affecte une forme carrée ; elle est
surmontée d’un dôme et percée de quatre ouvertures
à plein cintre, une pour chaque face. De chaque côté
de ces ouvertures se trouve un bas-relief fort étroit et
fort long, ce qui fait deux bas-reliefs par face, soit
huit pour tout le monument. Chacun d’eux
représente une naïade, ainsi que l’indique une plaque
de marbre noir portant ces mots : Fontinx nymphus.
Et je t’assure que ce sont de charmantes déesses,
gracieuses, souriantes, tout comme j’en désirerais
pour m’égayer dans mes moments d’ennui.
D’ailleurs, tu connais le genre de Jean Goujon : tu
dois te rappeler ces deux baigneuses qui sont dues à
son ciseau et que je dessinais si maladroitement un
jour chez Villevieille. De plus, au-dessus des pleins
cintres sont encore des bas-reliefs, de petits Amours
tenant des banderoles. Même grâce, même finesse de
lignes, même charme dans l’ensemble. Enfin, l’eau
tombe en nappe de bassin en bassin. – Je te parle de
cette fontaine, parce que je me suis oublié une
grande heure à la contempler ; qui plus est, je me
dérange souvent de ma route pour aller lui jeter un
regard d’amour. C’est que je ne puis t’exprimer,
dans ma froide description, toute son élégance, toute
sa gracieuse simplicité ! Aussi une de nos premières
courses, lorsque tu viendras ici, sera d’aller voir
l’objet de mon admiration.
L’autre jour, en me promenant sur les quais, j’ai
découvert des gravures de Rembrandt fort risquées.
Comme dit Rabelais, j’y vis derrière je ne sais quel
buisson, je ne sais quels gens, faisant je ne sais quoi,
et, je ne sais comment, aiguisant je ne sais quels
ferrements, qu’ils avaient je ne sais où, et je ne sais
en quelle manière. – Les extrêmes se touchent ; tout
à côté étaient suspendues des gravures d’après Ary
Scheffer : Françoise de Rimini2, la Béatrix de Dante,
etc.
Je ne sais si tu connais Ary Scheffer, ce peintre de
génie mort l’année dernière : à Paris, ce serait un
crime de répondre non, mais en province, ce n’est
qu’une grosse ignorance. Scheffer était un amant,
passionné de l’idéal, tous ses types sont purs,
aériens, presque diaphanes. Il était poète dans toute
l’acception du mot, ne peignant presque pas le réel,
abordant les sujets les plus sublimes, les plus
délirants. Veux-tu rien de plus poétique, d’une
poésie étrange et navrante, que sa Françoise de
Rimini ? Tu connais l’épisode de La Divine
Comédie : Françoise et son amant Paolo sont punis
de leur luxure en Enfer par un vent terrible qui
toujours les emporte, enlacés, qui toujours les fait
tournoyer dans l’espace sombre. Quel magnifique
sujet ! mais aussi quel écueil ! comment rendre cet
embrassement suprême ? ces deux âmes qui restent
même unies pour souffrir les peines éternelles !
quelle expression donner à ces physionomies où la
douleur n’a pas effacé l’amour ? Tâche de te
procurer la gravure et tu verras que le peintre est
sorti victorieux de la lutte ; je renonce à te la décrire,
j’y perdrais du papier sans seulement t’en donner
une idée.
Scheffer, le spiritualiste, me fait penser aux
réalistes. Je n’ai jamais bien compris ces messieurs.
Je prends le sujet le plus réaliste du monde, une cour
de ferme. Du fumier, des canards barbotant dans un
ruisseau, un figuier à droite, etc., etc. Voilà bien un
tableau qui semble dénué de toute poésie. Mais qu’il
vienne un rayon de soleil qui fasse scintiller la paille
jaune d’or, miroiter les flaques d’eau, qui glisse dans
les feuilles de l’arbre, s’y brise, en ressorte en gerbes
de lumière ; que, de plus, on fasse passer dans le
fond une leste fillette, une de ces paysannes de
Greuze, jetant du grain à tout son petit monde de
volailles : dès ce moment, ce tableau n’aura-t-il pas,
lui aussi, sa poésie ; ne s’arrêtera-t-on pas charmé,
pensant à cette ferme où l’on a bu du si bon lait, un
jour que la chaleur était accablante ? Que voulez-
vous donc dire avec ce mot de réaliste ? Vous vous
vantez de ne peindre que des sujets dénués de
poésie ! Mais chaque chose a la sienne, le fumier
comme les fleurs. Serait-ce parce que vous prétendez
imiter la nature servilement ? Mais alors, puisque
vous criez tant après la poésie, c’est dire que la
nature est prosaïque. Et vous en avez menti. – C’est
pour toi que je dis cela, monsieur mon ami,
monsieur le grand peintre futur. C’est pour te dire
que l’art est un, que spiritualiste, réaliste ne sont que
des mots, que la poésie est une grande chose et que
hors la poésie il n’y a pas de salut.
J’ai fait un rêve, l’autre jour. – J’avais écrit un
beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de
belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en
lettres d’or brillaient, unis sur le premier feuillet, et,
dans cette fraternité du génie, passaient inséparables
à la postérité. Ce n’est encore qu’un rêve
malheureusement.
Morale et conclusion de ces quatre pages. – Tu
dois contenter ton père en faisant ton droit le plus
assidûment possible. Mais tu dois aussi travailler le
dessin fort et ferme – unguibus et rostro3 – pour
devenir un Jean Goujon, un Ary Scheffer, pour ne
pas être un réaliste, enfin pour pouvoir illustrer
certain volume qui me trotte dans le cerveau.
Tu me demandes la suite de La Mascarade4. Je ne
puis contenter ton désir, par la simple raison que,
jusqu’à présent, cette suite n’existe pas. Le fragment
que je t’ai envoyé fut fait en janvier, puis je ne sais
ce qui me passa par la tête, j’abandonnai
complètement cette pièce pour me mettre à écrire un
petit proverbe en vers5 que je viens de terminer :
quelque chose comme neuf cents alexandrins. Il est
possible que je continue maintenant les faits et
gestes du jeune et mélancolique Hermann ; en tout
cas, dès qu’il existera une suite quelconque, je te
l’expédierai.
Quant aux excuses que tu me fais, soit pour
l’envoi des gravures, soit pour le prétendu ennui que
tu me donnes par tes lettres, j’oserai dire que c’est
du dernier mauvais goût. Tu ne penses pas ce que tu
avances, et cela me console. Je ne me plains que
d’une chose, c’est que tes épîtres ne soient pas plus
longues, plus détaillées. Je les attends avec
impatience, elles me donnent de la joie pour un jour.
Et tu le sais : ainsi donc plus d’excuses. – J’aimerais
mieux ne pas fumer, ne pas boire que de cesser de
correspondre avec toi.
Tu m’écris ensuite que tu es bien triste : je te
répondrai que je suis bien triste, bien triste. C’est le
vent du siècle qui a passé sur nos têtes, nous ne
devons en accuser personne, pas même nous ; la
faute en est au temps dans lequel nous vivons. Puis
tu ajoutes que : si je t’ai compris, tu ne te comprends
pas. Je ne sais ce que tu entends par ce mot compris.
Pour moi, voici ce qu’il en est : j’ai reconnu chez toi
une grande bonté de cœur, une grande imagination,
les deux premières qualités devant lesquelles je
m’incline. Cela m’a suffi ; dès ce moment je t’ai
compris, je t’ai jugé. Quelles que soient tes
défaillances, quels que soient tes errements, tu seras
toujours le même pour moi. Il n’y a que la pierre qui
ne change pas, qui ne sorte pas de sa nature de
pierre. Mais l’homme est tout un monde ; qui
voudrait analyser les sentiments d’un seul pendant
un jour, succomberait à l’œuvre. L’homme est
incompréhensible, dès qu’on veut le connaître
jusque dans ses plus légères pensées. Mais à moi,
que m’importent tes contradictions apparentes. Je
t’ai jugé bon et poète, et je le répéterai toujours : « Je
t’ai compris. »
Mais foin de la tristesse ! Terminons par un éclat
de rire. Nous boirons, nous fumerons, nous
chanterons au mois d’août. La paresse est une belle
chose, on n’en meurt pas plus vite. Puisque la vie est
mauvaise et courte, allons nous étendre au soleil,
babiller, nous moquer des sots, et attendre que la
mort passe et nous emporte, tout aussi poliment que
notre voisin qui a passé sa vie à l’ombre, sans parler,
vivant comme un ours, afin d’amasser un peu d’or.
Je te serre la main.
Ton ami.
1 La fontaine des Innocents (ou fontaine des Nymphes), œuvre du sculpteur Jean
Goujon : elle se trouve dans le quartier des Halles (1er arrondissement).
2 L’un des tableaux les plus célèbres d’Ary Scheffer (1795-1858), peint en 1822.
3 C’est-à-dire : en luttant « bec et ongles ».
4 Une comédie, dont le personnage principal s’appelait Hermann ; le texte en a été perdu.
5 Perrette, une petite comédie en vers, qui se présente comme une suite de « La Laitière
et le Pot au lait », la fable de La Fontaine (OC, I, p. 105-139).
À Paul Cézanne
[Paris] 26 avril 1860, 7 heures du matin
Mon bon vieux,
Je ne cesserai de te répéter : ne crois pas que je
sois devenu pédant. Chaque fois que je suis sur le
point de te donner un conseil, j’hésite, je me
demande si c’est bien là mon rôle, si tu ne te
fatigueras pas de m’entendre toujours te crier : fais
ceci, fais cela. J’ai peur que tu ne m’en veuilles, que
mes pensées soient en contradiction avec les tiennes,
partant que notre amitié en souffre. Que te dirai-je ?
je suis sans doute bien fou de penser ainsi au mal ;
mais je crains tant le plus léger nuage entre nous.
Dis-moi, dis-moi sans cesse que tu reçois mes avis
comme ceux d’un ami ; que tu ne te fâches pas
contre moi lorsqu’ils sont en désaccord avec ta
manière de voir ; que je n’en suis pas moins le
joyeux, le rêveur, celui qui s’étend si volontiers sur
l’herbe auprès de toi, la pipe à la bouche et le verre à
la main. – L’amitié seule dicte mes paroles ; je vis
mieux avec toi en me mêlant un peu de tes affaires ;
je cause, je remplis mes lettres, je bâtis des châteaux
en Espagne. Mais, pour Dieu ! ne crois pas que je
veuille te tracer une ligne de conduite ; prends
seulement, dans mes paroles, ce qui te conviendra,
ce que tu trouveras bon, et ris du reste, sans
seulement prendre la peine de le discuter.
Et maintenant j’aborde plus hardiment le sujet
peinture.
Lorsque je vois un tableau, moi qui sais tout au
plus distinguer le blanc du noir, il est évident que je
ne puis me permettre de juger des coups de pinceau.
Je me borne à dire si le sujet me plaît, si l’ensemble
me fait rêver à quelque bonne et grande chose, si
l’amour du beau respire dans la composition. En un
mot, sans m’occuper du métier, je parle sur l’art, sur
la pensée qui a présidé à l’œuvre. Et je pense agir
sagement ; rien ne me fait plus pitié que ces
exclamations des soi-disant amateurs qui, ayant
retenu quelques termes techniques dans les ateliers,
viennent les débiter avec aplomb et comme des
perroquets. Toi, au contraire, toi qui as compris
combien il est difficile de placer selon sa fantaisie
des couleurs sur une toile, je comprends qu’à la vue
d’un tableau tu t’occupes beaucoup du métier, que tu
t’extasies sur tel ou tel coup de pinceau, sur une
couleur obtenue, etc., etc. Cela est naturel ; l’idée,
l’étincelle est en toi, tu cherches la forme que tu n’as
pas, et tu l’admires de bonne foi partout où tu la
rencontres. Mais prends garde ; cette forme n’est pas
tout, et, quelle que soit ton excuse, tu dois mettre
l’idée avant elle. Je m’explique : un tableau ne doit
pas être seulement pour toi des couleurs broyées,
placées sur une toile ; il ne te faut pas chercher
constamment par quel procédé mécanique l’effet a
été obtenu, quelle couleur a été employée ; mais voir
l’ensemble, te demander si l’œuvre est bien ce
qu’elle doit être, si l’artiste est réellement un artiste.
Il y a si peu de différence, aux yeux du vulgaire,
entre une croûte et un chef-d’œuvre. Des deux côtés,
c’est du blanc, du rouge, etc., des coups de brosse,
une toile, un cadre. La différence n’est que dans ce
quelque chose qui n’a pas de nom, et que la pensée,
que le goût seul révèle. C’est ce quelque chose, ce
sentiment artistique du peut-être, qu’il faut surtout
découvrir et admirer. Puis, tu pourras faire du métier.
Mais, je le répète, qu’avant de descendre à fouiller
ainsi le matériel, ces couleurs puantes, cette toile
grossière, qu’avant tout tu te laisses emporter au
ciel, par la sublime harmonie, par la grande pensée
qui s’épand du chef-d’œuvre, et l’entoure comme
d’une auréole divine. – Loin de moi la pensée de
mépriser la forme. Ce serait sottise ; car sans la
forme on peut être grand peintre pour soi, mais non
pour les autres. C’est elle qui fixe l’idée, et plus
l’idée est grande, plus la forme doit être grande
aussi. C’est par elle que le peintre est compris,
apprécié ; et cette appréciation n’est favorable
qu’autant que la forme est excellente. Je me servirai
d’une comparaison ; si je voulais converser avec un
Allemand, je ferais venir un interprète ; mais si je
n’ai pas d’Allemand avec qui parler, je n’ai que faire
d’un interprète. L’interprète est la forme, l’Allemand
la pensée ; sans la forme je ne comprendrai jamais la
pensée, mais je n’ai que faire de la forme si la
pensée n’existe pas. C’est te dire que le métier est
tout et n’est rien ; qu’il faut absolument le savoir,
mais qu’il ne faut pas perdre de vue que le sentiment
artistique est aussi essentiel. En un mot, ce sont deux
éléments qui s’annulent séparés, et qui réunis font un
tout grandiose.
D’ailleurs, je ne parle pas pour toi ; si tu as du
bon, comme je le crois fermement, tu n’as pas à
établir ces distinctions que je viens de faire un peu
puérilement. Chaque génie naît avec sa pensée et
avec sa forme originale ; ce sont choses qui ne
peuvent se séparer sans entraîner une complète
nullité, du moins apparente, chez l’homme. Cela se
remarque surtout lorsque c’est la pensée qui règne
seule ; le pauvre grand homme est rangé alors dans
le rang des incompris ; son âme a beau rêver, elle ne
peut se communiquer aux autres, il est ridicule et
malheureux. Lorsque la forme seule existe, l’homme
qui la possède sans posséder l’idée, réussit parfois et
alors son exemple devient extrêmement dangereux.
J’arrive enfin à la peinture de commerce, dont
j’avais promis de te reparler ; tout ce qui précède
n’est qu’un long préambule et c’est ceci que je
voulais te dire. Le peintre de commerce exclut
l’idée, il fait trop vite pour faire quelque chose de
bon comme art. C’est un métier, un moyen de
donner du pain à ses enfants, rien de mieux. Mais
c’est que ce diable de peintre, s’il n’a pas l’idée, a le
plus souvent la forme pour lui ; et, dès lors, son
tableau est un véritable piège pour les commerçants.
On est forcé d’avouer que c’est joli, et si l’on ne va
pas plus loin, voilà qu’on se met à admirer une
œuvre indigne, l’imiter peut-être. Je sais bien que ce
ne sont que les imbéciles qui se laissent prendre ;
mais m’en voudras-tu si je me suis effrayé, même à
tort, et si je t’ai dit en ami : « Prends garde ! songe à
l’art, à l’art sublime ; ne considère pas que la forme,
parce que la forme seule, c’est la peinture de
commerce ; considère l’idée, fais de beaux rêves ; la
forme viendra avec le travail et tout ce que tu feras
sera beau, sera grand. » Voilà ce que je t’ai dit, voilà
ce que je te répéterai toujours.
Si tu n’es pas content, tu n’es pas raisonnable.
Voilà cinq pages, les plus sérieuses que j’aie écrites
de ma vie. – Au moins, souviens-toi de nos
engagements ; si je blessais ta manière de voir, ne
fais pas attention à mon bavardage.
Chaillan1 a passé, dimanche dernier, la journée
entière avec moi ; nous avons déjeuné, soupé
ensemble, causant de toi, fumant nos bouffardes.
C’est un excellent garçon ; mais quelle simplicité,
bon Dieu ! quelle ignorance du monde ! Qu’il
réussisse, cela me semble peu probable ; il ne sera
cependant jamais malheureux, et c’est en quelque
sorte ce qui me console de le voir rêver ainsi tout
éveillé. Son caractère n’est plus jeune ; je le
soupçonne même d’être un peu avare. Avec ces deux
défauts, qui dans le cas présent sont des qualités, il
ne peut mourir de faim, ni se faire trop de bile. Il se
retirera toujours à temps dans son village, ou bien se
contentera des portraits médiocres qu’il vendra le
plus cher possible.
— Il est, me disait-il, dans une maison où logent
douze fillettes ; et cela l’ennuie, car elles font un
tapage à faire crouler les murs. Il va changer de
demeure. L’innocent !
Chaque jour il se rend chez le père Suisse2, depuis
le matin 6 heures jusqu’à 11 heures. Puis, l’après-
midi, il va au Louvre. Réellement il a du toupet. –
Ah ! si tu étais ici, la belle vie ! Mais à quoi bon
cette exclamation ? à nous donner des regrets
superflus.
— Je ne t’en dirai pas plus long sur Chaillan : il
doit t’écrire lui-même sous peu. – Je n’ai pas encore
revu Villevieille ; je pense aller lui rendre bientôt
visite.
Quant à moi, ma vie est toujours monotone.
Lorsque, courbé sur mon pupitre, écrivant sans
savoir ce que j’écris, je dors tout éveillé, comme
abruti, soudain parfois un frais souvenir passe dans
mon esprit, une de nos joyeuses parties, un des sites
que nous affectionnions, et mon cœur se serre
affreusement. Je lève la tête, et je vois la triste
réalité ; la chambre poudreuse, encombrée de vieilles
paperasses, peuplée par un monde de commis
stupides pour la plupart ; j’entends le monotone
grincement des plumes, des mots stridents, des
termes bizarres pour moi ; et là, sur la vitre, comme
pour me railler, les rayons de soleil viennent se jouer
et m’annoncer qu’au-dehors la nature est en fête, que
les oiseaux ont des chants mélodieux, les fleurs des
parfums enivrants. Je me renverse sur ma chaise, je
ferme les yeux, et pour un instant je vous vois
passer, vous, mes amis ; je les vois, elles aussi, ces
femmes que j’aimais sans le savoir. Puis tout
s’évanouit, la réalité revient plus terrible, je reprends
ma plume et je me sens des envies de pleurer. – Oh !
la liberté, la liberté ! la vie contemplative de
l’Orient ! la douce et poétique paresse ! mon beau
rêve ! qu’êtes-vous devenus ?
J’ai fait cette lettre, currente calamo3, sans me
reposer, sans moucher ma chandelle. Il est bientôt
minuit et je vais me mettre au lit. Je me sentais
exalté ce soir, pardonne-moi donc si ma lettre est
folle, privée de ce peu de raison que je possède.
Je n’ai pas pu attendre une lettre de toi pour
t’écrire de nouveau et quoique je n’aie rien à te dire,
il m’a pris une telle rage de noircir du papier, que
j’ai cédé à la tentation.
Je te serre la main.
Ton ami.
Mes respects à tes parents.
1 Les Héritiers Rabourdin, une comédie en trois actes : l’intrigue repose sur les
agissements d’une famille cupide, animée par l’espoir d’un riche héritage. Montée au
théâtre de Cluny le 3 novembre 1874, la pièce ne connut aucun succès et dut s’arrêter au
bout de dix-sept représentations. La critique se montra très sévère. Seul Daudet fit preuve
d’indulgence dans son compte rendu publié dans Le Journal officiel du 9 novembre.
2 Zola répondit aux reproches de la critique dans une longue préface, datée du
1er décembre 1874, qui accompagna l’édition en librairie de la pièce (OC, VI, p. 399-
406).
3 Il s’agit d’un compte rendu du dernier roman de Daudet, Fromont jeune et Risler aîné,
paru dans Le Sémaphore de Marseille du 4 novembre 1874.
À Gustave Flaubert
Paris, 12 novembre 1874
Je ne vous ai pas oublié, mon cher ami.
Seulement, j’attendais que les choses se
dessinassent, pour vous donner des renseignements
précis. Dimanche, le théâtre Cluny était plein1 ; la
pièce a porté énormément ; la soirée n’a été qu’un
éclat de rire. Mais, les jours suivants, la salle s’est
vidée de nouveau. En somme, nous ne faisons pas un
sou. Je l’avais prédit, je sentais l’insuccès d’argent,
dès la seconde. Cet insuccès tient à plusieurs causes
que je vous expliquerai tout au long. Ce qui
m’exaspère, c’est que la pièce a dans le ventre cent
représentations ; cela se devine à la façon dont le
public l’accueille. Et je ne serai pas joué vingt fois.
J’aurai un four. La critique triomphera. Je le répète,
c’est là ma seule tristesse.
Avez-vous lu toutes les injures sous lesquelles on
a cherché à m’enterrer ? J’ai été exterminé. Je ne me
souviens pas d’une telle rage. Saint-Victor, Sarcey,
La Rounat2, se sont particulièrement distingués. Et
que votre mot était juste, le soir de la première,
lorsque vous m’avez dit : « Demain, vous serez un
grand romancier. » Ils ont tous parlé de Balzac, et ils
m’ont comblé d’éloges, à propos de livres qu’ils
avaient éreintés jusqu’ici. C’est odieux, le dégoût me
monte à la gorge. Il y a chez ces gens-là autant de
bêtise que de méchanceté.
Bref, vous pouvez faire vos malles3. Je ne serai
joué que jusqu’au 20. Vous lirez certainement à la
fin de la semaine prochaine. Autre chose : bien que
Weinschenk4 compte sur Le Mangeur de fer, je crois
qu’il ne fera pas un sou avec ce mélodrame démodé.
C’est tout au plus si vous auriez un mois pour
monter votre pièce5. Est-ce que cela serait suffisant ?
Et tenez bon pour les artistes. Je sais qu’on a fait des
ouvertures à Lesueur6, mais j’ignore si l’engagement
est signé. On ne m’a pas dit grand bien de
Mademoiselle Kléber7. Je vous causerai de tout cela.
À bientôt, mon cher ami, et soyez plus fort que
moi. Je me suis laissé rouler, voilà mon sentiment.
1 Voir la lettre précédente.
2 Paul de Saint-Victor, Francisque Sarcey, Charles de La Rounat, les principaux critiques
dramatiques de cette époque.
3 Flaubert était alors dans sa maison de Croisset, en Normandie.
4 Camille Weinschenk, le directeur du théâtre de Cluny.
5 Le Sexe faible, une comédie en cinq actes dont Flaubert avait découvert le manuscrit
dans les papiers de Louis Bouilhet, après la mort de ce dernier. Il voulait la faire
représenter ; le théâtre de Cluny avait accepté le projet, mais l’affaire traîna en longueur
et n’aboutit pas.
6 L’acteur François Louis Lesueur : Flaubert espérait le voir figurer dans la distribution de
la pièce.
7 Une actrice dont Camille Weinschenk avait fait l’éloge à Flaubert.
À Edmond de Goncourt
Saint-Aubin, 9 août 1875
Mon cher ami,
Je suis sur une plage perdue, où j’ai dû conduire
ma femme, qui a été très malade à Paris, cet été1. Je
l’ai gardée deux mois au lit. Beaucoup
d’embêtement. Enfin, j’espère que l’air de la mer lui
fera du bien. Le pays, ici, est affreux ; mais la mer
est belle, et il souffle un vent qui sent bon.
Je voulais aller vous serrer la main avant mon
départ. Je n’ai pu trouver un après-midi. Vous
m’excusez, n’est-ce pas ? Cette diablesse de vie
n’est pas toujours drôle.
Je vous écris pour vous demander de vos
nouvelles, pour vous en donner des miennes, et pour
vous dire que je m’occupe de vous. Je vais
commencer une grande étude sur vos romans, qui
sera publiée le mois prochain en Russie2. J’ai
emporté vos romans ; seulement, je n’ai ni Sœur
Philomène, ni Charles Demailly ; Sœur Philomène
est très présente à ma mémoire, mais j’ai un bien
faible souvenir de Charles Demailly, que j’ai
simplement feuilleté un soir chez un ami. Vous
seriez bien aimable de m’envoyer par retour du
courrier, non pas le volume, mais une analyse
succincte de l’intrigue, quatre mots sur le sujet. Cela
me suffira. Je ne ferai que passer.
À propos, vous ignorez sans doute qu’on va
publier en Russie, dans la revue où j’écris, une
traduction de Germinie Lacerteux. On fera précéder
le roman d’une traduction de l’article que j’ai pu
donner autrefois au Salut public3. C’est un Russe qui
m’a apporté cette nouvelle.
Savez-vous ce que devient Flaubert ? On m’a dit
qu’il avait eu, lui aussi, beaucoup d’ennuis. Je vais
lui écrire. Personne n’est donc content ! J’ai des
mélancolies abominables devant la mer. Quels
misérables nous sommes !
Je compte sur ma petite analyse. Si l’on me
renvoie ma copie de Saint-Pétersbourg, je vous
montrerai cet hiver ce que j’aurai dit de vous. Je
compte vous étudier complètement. – Je ne rentrerai
sans doute à Paris qu’à la fin septembre.
À vous tout entier.
Mon adresse : 53, rue des Dunes, à Saint-Aubin-
sur-Mer, par Luc-sur-Mer (Calvados).
1 Zola avait quitté Paris le 2 août ; il resta à Saint-Aubin, avec Alexandrine, jusqu’au
4 octobre.
2 Une étude destinée au Messager de l’Europe, revue littéraire de Saint-Pétersbourg à
laquelle Zola collaborait depuis mars 1875. Elle fut reprise en volume dans Les
Romanciers naturalistes en 1881 (OC, X, p. 547-562). C’est grâce au romancier russe
Ivan Tourgueniev (rencontré chez Flaubert en 1872) que Zola avait pu devenir l’un des
collaborateurs du Messager de l’Europe.
3 Cet article, repris dans Mes Haines (OC, I, p. 754-763), constitue la première analyse
critique que Zola ait consacrée à l’œuvre des Goncourt.
À Paul Alexis
Saint-Aubin, 13 août 1875
Pas de complications, hein ! mon brave. Nous
comptons sur vous lundi matin. Si votre patte va
mal, nous la tremperons dans la mer. L’air vous fera
du bien.
Nous avons ici des temps superbes, des tempêtes,
des jours de grand soleil, des nuits de Naples, des
mers phosphorescentes, le tout coup sur coup,
brusquement. Jamais je n’ai vu un changement de
décor plus varié. Par les temps gris, la mer est d’une
immensité grandiose. Je commence à comprendre le
pays que je trouvais d’une laideur abominable. Je
prends des notes, à chaque nouvel aspect de la mer,
pour un grand épisode descriptif d’une vingtaine de
pages que je rêve de glisser dans un de mes romans.
Enfin, nous causerons de tout cela.
Il faut apporter quelque chose à commencer ou à
finir. Vous travaillerez aux mêmes heures que moi.
Vous verrez, la vie est douce. Si vous ne pouvez
marcher, on vous louera un âne.
Vous savez que je commençais à être furieux de
votre silence. Dans une lettre que j’ai écrite à Roux1,
je vous traitais de lâcheur. Mais vous voilà
réhabilité. Vous êtes un brave. En allant serrer la
main à Roux, répétez-lui qu’on l’attend et qu’il va
manquer à la petite fête.
Voilà, mon bon. La présente est pour prendre acte
de votre promesse. Je vous répète les indications
suivantes : prendre à 9 h le train pour Caen et
demander en même temps au guichet la
correspondance pour Saint-Aubin ; en arrivant à
Caen, vous trouvez la voiture Allouard que vous
payez avec votre correspondance, et qui vous amène
jusqu’ici. À six heures, votre chocolat vous attendra.
Une poignée de main, et à lundi.
1 Marius Roux (originaire d’Aix, comme Paul Alexis).
À Alphonse Daudet
Paris, 11 février 1876
Mon cher ami,
Je compte vous consacrer, ce mois-ci, ma
correspondance de Russie1. Seulement, j’ai un gros
rhume, je ne puis sortir, et j’aurais absolument
besoin de Tartarin de Tarascon et de L’Arlésienne.
Ne pouvez-vous pas m’envoyer ces livres ? Car je
commence mon article demain matin. Je viens de
terminer Jack. J’en connaissais des feuilletons
séparés, ce qui m’a un peu gâté le plaisir de lire le
volume, décidément, il ne faut jamais lire les
feuilletons. Mon avis est que Jack contient les plus
beaux morceaux que vous ayez encore écrits. J’aime
particulièrement la scène du début, très fine et très
heureuse de touche – le gymnase Moronval, la vie
aux Aulnettes – la description des machines et des
ports – les détails sur la vie ouvrière, dans la
troisième partie. Vous avez un d’Argenton terrible.
D’Argenton attendant Charlotte à la porte du château
de « bon ami » est d’une réalité superbe. Votre
Charlotte est aussi une créature bien vivante, et je ne
connais rien de plus joli que ses histoires différentes
sur le père de Jack2. Mais je ne veux pas vous faire
mon article. Je désire seulement vous dire tout le
plaisir que vous venez de me procurer. Imaginez que
je suis au coin du feu à tousser, et que votre livre est
ma seule nourriture depuis deux jours.
Veuillez me rappeler au bon souvenir de Madame
Daudet et recevoir une vigoureuse poignée de main.
À vous.
Je ne sais si je pourrai aller dimanche chez
Flaubert.
1 Comme celle qui avait été consacrée aux Goncourt (voir supra, p. 160, note 4), cette
étude fut reprise dans Les Romanciers naturalistes en 1881 (OC, X, p. 562-598).
2 Le roman raconte la dramatique histoire de Jack, abandonné par sa mère, Charlotte, qui
est tombée amoureuse du poète Amaury d’Argenton. « C’est toute une existence
d’homme qui se déroule, qui s’en va aux hasards de la vie, en traversant des milieux
différents », écrit Zola dans son étude sur Daudet : « Les épisodes succèdent aux
épisodes, les tableaux aux tableaux, et le livre aurait quelque longueur et quelque
confusion, si une idée centrale n’en réunissait les diverses parties et ne les faisait
converger vers un même dénouement » (OC, X, p. 575).
À Albert Millaud
Piriac, 3 septembre 1876
Monsieur et cher confrère,
Je me trouve absent de Paris, et c’est aujourd’hui
seulement que je lis Le Figaro du 1er septembre1.
Certes, mes œuvres appartiennent aux critiques.
Permettez-moi cependant dix lignes d’explications
aux longs extraits que vous avez bien voulu donner
de L’Assommoir2. Je les crois d’une telle nécessité
pour vous et pour moi que je vous prie de publier ma
lettre dans Le Figaro.
L’Assommoir est la peinture d’une certaine classe
ouvrière, une tentative avant tout littéraire, dans
laquelle j’ai essayé de reconstituer le langage des
faubourgs parisiens. Il faut donc considérer le style
travaillé et recherché du livre comme une étude
philologique, et rien de plus.
D’autre part, L’Assommoir est en cours de
publication, je veux dire que personne ne saurait
aujourd’hui en juger la portée morale. J’affirme que
la leçon y sera terrible, vengeresse, et que jamais
roman n’a eu des intentions plus strictement
honnêtes.
Enfin, rien n’est plus dangereux comme ces
morceaux coupés dans une œuvre, détachés de
l’ensemble, et qui deviennent de véritables monstres.
Vous connaissez le mot de ce magistrat qui
demandait deux lignes d’un homme pour le
condamner, et vous seriez certainement désolé,
Monsieur et cher confrère, si vos extraits me
faisaient pendre.
Veuillez agréer l’assurance de ma considération
distinguée.
1 Zola répond à un article d’Albert Millaud, paru dans Le Figaro du 1er septembre. Il
défend L’Assommoir que La République des lettres donnait alors en feuilleton.
2 Albert Millaud citait plusieurs passages du roman. « Ce n’est plus du réalisme, c’est de
la malpropreté ; ce n’est plus de la crudité, c’est de la pornographie », s’exclamait-il.
À Albert Millaud
Paris, 9 septembre 1876
Monsieur et cher confrère,
Je désire rester très courtois à votre égard. Vous
semblez me défier de répondre à une question que
vous me posez, et c’est pourquoi je crois devoir vous
écrire de nouveau, tout en vous laissant libre de faire
de ma réponse l’usage qu’il vous plaira1.
Vous me traitez d’écrivain démocratique et
quelque peu socialiste, et vous vous étonnez de ce
que je peins une certaine classe ouvrière sous des
couleurs vraies et attristantes.
D’abord, je n’accepte pas l’étiquette que vous me
collez dans le dos. J’entends être un romancier tout
court, sans épithète ; si vous tenez à me qualifier,
dites que je suis un romancier naturaliste, ce qui ne
me chagrinera pas. Mes opinions politiques ne sont
pas en cause, et le journaliste que je puis être n’a
rien à démêler avec le romancier que je suis. Il
faudrait lire mes romans, les lire sans préventions,
les comprendre et voir nettement leur ensemble,
avant de porter les jugements tout faits, grotesques et
odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes
œuvres. Ah ! si vous saviez comme mes amis
s’égayent de la légende stupéfiante dont on régale la
foule, chaque fois que mon nom paraît dans un
journal ! si vous saviez combien le buveur de sang,
le romancier féroce, est un honnête bourgeois, un
homme d’étude et d’art, vivant sagement dans son
coin, tout entier à ses convictions ! Je ne démens
aucun conte, je travaille, je laisse au temps et à la
bonne foi publique le soin de me découvrir enfin
sous l’amas des sottises entassées.
Quant à ma peinture d’une certaine classe
ouvrière, elle est telle que je l’ai voulue, sans une
ombre, sans un adoucissement. Je ne mens jamais
dans mes œuvres. Je dis ce que je vois, je verbalise
simplement, et je laisse aux moralistes le soin de
tirer la leçon. J’ai mis à nu les plaies d’en haut, je
n’irai certes pas cacher les plaies d’en bas. Mon
œuvre n’est pas une œuvre de parti et de
propagande ; elle est une œuvre de vérité.
Je me défends de conclure dans mes romans,
parce que, selon moi, la conclusion échappe à
l’artiste. Pourtant, si vous désirez connaître la leçon
qui, d’elle-même, sortira de L’Assommoir, je la
formulerai à peu près en ces termes : instruisez
l’ouvrier pour le moraliser, dégagez-le de la misère
où il vit, combattez l’entassement et la promiscuité
des faubourgs où l’air s’épaissit et empeste, surtout
empêchez l’ivrognerie qui décime le peuple en tuant
l’intelligence et le corps. Mon roman est simple, il
raconte la déchéance d’une famille ouvrière, gâtée
par le milieu, tombant au ruisseau ; l’homme boit, la
femme perd courage ; la honte et la mort sont au
bout. Je ne suis pas un faiseur d’idylles, j’estime
qu’on n’attaque bien le mal qu’avec un fer rouge.
Et permettez-moi de répondre encore à votre
distinction entre le dialogue et le récit, pour l’emploi
du langage de la rue. Vous me concédez que je puis
donner à mes personnages leur langue accoutumée.
Faites encore un effort, comprenez que des raisons
d’équilibre et d’harmonie générale m’ont seules
décidé à adopter un style uniforme. Vous me citez
Balzac qui justement a fait une tentative pareille,
lorsqu’il a pastiché l’ancienne langue française dans
les Contes drolatiques. Je pourrais vous indiquer
d’autres précédents, des livres écrits d’un bout à
l’autre sur un plan particulier. D’ailleurs, ce langage
de rue vous gêne donc beaucoup ? Il est un peu gros,
sans doute, mais quelle verdeur, quelle force et quel
imprévu d’images, quel amusement continu pour un
grammairien fureteur ! Je ne comprends pas
comment l’écrivain, en vous, n’est point chatouillé
par le côté purement technique de la question.
Enfin, croyez, Monsieur et cher confrère, que dans
toute la boue humaine qui me passe par les mains je
prends encore la plus propre, que j’ai, surtout pour
L’Assommoir, choisi les vérités les moins
effroyables, que je suis un brave homme de
romancier qui ne pense pas à mal, et dont l’unique
ambition est de laisser une œuvre aussi large et aussi
vivante qu’il le pourra.
Veuillez agréer l’assurance de mes sentiments les
plus distingués.
21, rue St-Georges (Batignolles).
1 Zola répond à un deuxième article d’Albert Millaud, paru dans Le Figaro du
7 septembre 1876. Le critique revenait sur la question posée par l’écriture de
L’Assommoir, en s’étonnant de la confusion qui pouvait être faite entre les paroles des
personnages et les propos du narrateur, transcrits dans la même « langue grossière et
faubourienne ». Et il terminait en posant cette question : « Comment se fait-il donc que
M. Zola, écrivain démocratique, et quelque peu socialiste, ait précisément choisi pour
héros de son roman des gens du peuple, dont il prétend peindre les mœurs, des ouvriers,
des prolétaires ? Elles sont jolies ! On ne peut pas faire un meilleur réquisitoire contre les
plus purs représentants du suffrage universel ! »
À Joris-Karl Huysmans
Paris, 13 décembre 1876
Monsieur et cher confrère,
J’ai à vous faire de grands compliments pour le
roman que vous avez bien voulu m’apporter1. Il
contient des pages superbes. J’aime beaucoup
surtout certains coins de description, la vie à deux de
Marthe et de Léo, une crémerie, un marchand de vin,
et particulièrement les souvenirs de Marthe sur la vie
de fille qu’elle a menée.
Mais, si vous voulez mon avis tout franc, je crois
que le livre gagnerait à être écrit d’une façon plus
bonhomme. Vous avez un style assez riche pour ne
pas abuser du style. Je suis d’avis que l’intensité ne
doit pas être obtenue par la couleur des mots, mais
par leur valeur. Nous voyons tous trop noir et trop
cuit.
N’importe, j’ai été bien heureux de vous lire, car
vous êtes sûrement un de nos romanciers de demain.
Dans la disette où nous sommes, les débutants tels
que vous doivent être accueillis avec enthousiasme.
Votre bien sympathique et bien dévoué.
1 Il s’agit de Marthe, Histoire d’une fille, le premier roman de Huysmans, publié à
Bruxelles en octobre 1876.
À Paul Bourget
[Paris] 24 décembre 1876
Il faut que je vous complimente, mon ami, sur
votre article que je lis à l’instant. Ces pages
consacrées à Balzac sont belles, car elles sont
vivantes et senties1.
Mais comme je discuterais avec vous, si je vous
avais devant moi ! Vous jugez Balzac comme Balzac
se jugerait lui-même. Certes, il est un colosse, mais
pourquoi lui retirer sa gaieté, sa naïveté ? Vous ne le
grandissez pas, vous l’arrangez. Pour moi, le
mariage de Balzac a été, non pas un drame épique,
mais une comédie, une comédie douloureuse, si vous
voulez. Il a rêvé son mariage comme il a rêvé ses
romans. S’il n’était pas mort, Madame Hanska
l’aurait tué.
Allez, l’homme sera toujours plus grand que la
statue. Vous avez dégagé la statue. Je voudrais votre
Balzac plus bonhomme, et je le voudrais surtout tel
qu’il a été, un des esprits les plus chimériques, une
des plus glorieuses dupes de l’imagination.
N’importe, vous m’avez fait grand plaisir.
Pourquoi ne cherchez-vous pas à ouvrir une
campagne de critique dans un journal ? Vous
tiendriez une place qui est vacante et vous rendriez
service aux lettres. Personne ne voit la vérité ou
personne n’ose la dire.
Bien cordialement à vous.
1 Sous le titre « Le roman de la vie de Balzac », Bourget venait de consacrer, dans La
République des lettres du 24 décembre 1876, un long article à la Correspondance de
Balzac, publiée en volume quelques semaines plus tôt par l’éditeur Michel Lévy. Zola
s’apprêtait à donner un article sur le même sujet au Messager de l’Europe de janvier 1877
(OC, X, p. 445-472).
À Gustave Flaubert
Paris, 3 janvier 1877
Eh bien, mon ami, que devenez-vous donc ? Vous
savez que nous gémissons tous. On vous réclame, on
a besoin de vous. Les dimanches sont mortels. Vous
me gâtez mon hiver, en venant à Paris si tard. Le pis
est que nous ne nous voyons pas les uns les autres,
car vous n’êtes pas là pour nous réunir1.
Cependant, nous avons dîné deux fois, la première
chez Adolphe, qui nous a empoisonnés, la seconde,
place de l’Opéra-Comique, où nous avons mangé
une bouillabaisse extraordinaire. On a bu à votre
santé, on a failli vous envoyer une dépêche pour
vous rappeler par le premier train.
Tout ceci est pour vous dire que vous me
manquez. Mais je sais les raisons qui vous
retiennent, et je vous approuve fort de bûcher
ferme2. Seulement, je vous demande deux lignes,
pour me faire une certitude : 1o Quand reviendrez-
vous ? 2o Comptez-vous apporter votre volume
terminé ? On me donne des renseignements
contradictoires, et je n’aime pas ça, parce que le
doute m’a toujours flanqué la fièvre. Lorsque je
saurai, je vous attendrai plus tranquillement.
Mon Assommoir va paraître dans une quinzaine de
jours. Le premier exemplaire partira pour Croisset.
En ce moment, je me délasse, j’écris une farce en
trois actes, un cocuage pour le Palais-Royal3, dont le
directeur est venu me demander une pièce. Ensuite,
je ferai sans doute un drame, puis je me mettrai à un
roman de passion.
Goncourt a complètement terminé sa Fille Élisa.
Seulement, il ne veut paraître qu’en avril, sans doute
pour laisser L’Assommoir essuyer les plâtres4.
Tourgueniev m’écrit qu’il a un accès de goutte.
Daudet est en plein dans son roman5. Voilà les
nouvelles.
Bon travail, mon ami, et revenez-nous vite avec
un chef-d’œuvre. Tourgueniev et Maupassant m’ont
dit beaucoup de bien d’« Un cœur simple ».
À bientôt, n’est-ce pas ? et tout à vous.
Que dites-vous de Germiny ? Cela égaie
l’existence6.
1 Zola fait référence aux dîners des « Cinq » (appelés aussi dîners des « auteurs sifflés »),
fondés par Flaubert en 1874. Au côté de Flaubert, ces dîners réunissaient, outre Zola,
Edmond de Goncourt, Daudet et Tourgueniev. Le premier eut lieu au Café Riche, le
14 avril 1874.
2 Flaubert travaillait alors à « Hérodias », le dernier de ses Trois Contes : le volume parut
en librairie en avril 1877.
3 Le Bouton de rose, comédie en trois actes qui fut créée au théâtre du Palais-Royal le
6 mai 1878.
4 Le roman d’Edmond de Goncourt (dont le sujet pouvait être comparé à celui de
L’Assommoir) parut en librairie le 21 mars 1877.
5 Le Nabab, qui fut publié en librairie en novembre 1877.
6 Allusion à un scandale mondain qui venait de défrayer la chronique : la condamnation,
pour délit d’homosexualité, du comte de Germiny, fils de l’ancien gouverneur de la
Banque de France.
À Edmond de Goncourt
Paris, 4 janvier 1877
Mon cher ami,
Avez-vous dans votre bouquin cette expression :
« l’éclair blanc du jupon », à propos d’une femme
qui raccroche le soir ? Je ne sais plus si c’est moi qui
ai trouvé ça, ou si je vous ai entendu lire la phrase1.
Et je ne veux pas vous dévaliser, naturellement. Un
mot tout de suite, je vous prie, pour me dire si
l’image m’appartient2.
Bien à vous.
1 Il s’agit de La Fille Élisa. Sur le point de publier L’Assommoir, Zola souhaitait éviter
toute accusation de plagiat de la part d’Edmond de Goncourt.
2 L’expression en question ne se trouve pas dans La Fille Élisa. On peut lire, au
chapitre XII de L’Assommoir, au moment où est évoquée la ronde des prostituées
attendant leurs clients : « Elles sortaient de l’ombre, avec une lenteur vague
d’apparitions ; elles passaient dans le coup de lumière d’un bec de gaz, où leur masque
blafard nettement surgissait ; et elles se noyaient de nouveau, reprises par l’ombre,
balançant la raie blanche de leur jupon, retrouvant le charme frissonnant des ténèbres du
trottoir » (OC, VIII, p. 270).
À Léon Hennique
Paris, 26 janvier 1877
Mon cher confrère,
Je vous attendais hier pour vous serrer les deux
mains, mais je ne veux pas tarder plus longtemps et
je vous envoie un grand merci1. Il paraît que vous
avez été superbe de calme, de dignité et de netteté.
Voilà encore un pavé dans le sac du romantisme
agonisant. Soyez assuré que certaines gens ne vous
pardonneront jamais.
Je ne vous remercie pas en mon nom seulement,
mais au nom de toute la jeunesse.
Bien cordialement à vous.
1 Le 23 janvier, Léon Hennique avait donné, dans une salle du boulevard des Capucines,
une conférence sur L’Assommoir qui fit scandale : il avait déclaré le roman de Zola
« supérieur » à Quatrevingt-Treize de Victor Hugo.
À Yves Guyot
[Paris] 10 février 18771
Monsieur et cher directeur,
Voici plusieurs jours que je songe à répondre aux
étranges accusations dont la critique affolée poursuit
mon dernier roman. Certes, je laisse de côté les
accusations simplement littéraires ; mon œuvre
d’artiste appartient au public, et je n’ai pas la sotte
prétention de forcer les gens à m’admirer. Mais j’ai
entendu dire autour de moi : « M. Zola, qui est
républicain, vient de commettre une mauvaise action
en représentant le peuple sous des couleurs aussi
abominables. » Eh bien ! c’est à cette phrase seule
que je veux répondre. Je crois devoir faire cette
réponse pour moi-même et pour Le Bien public,
l’organe républicain qui a bien voulu publier la
première partie de L’Assommoir2.
Il me faut prendre la question d’un peu haut.
Dans la politique, comme dans les lettres, comme
dans toute la pensée humaine contemporaine, il y a
aujourd’hui deux courants bien distincts : le courant
idéaliste et le courant naturaliste. J’appelle politique
idéaliste la politique qui se paie de grandes phrases
toutes faites, qui spécule sur les hommes comme sur
de pures abstractions, qui rêve l’utopie avant d’avoir
étudié le réel. J’appelle politique naturaliste la
politique qui entend d’abord procéder par
l’expérience, qui est basée sur des faits, qui soigne
en un mot une nation d’après ses besoins.
Je ne veux engager en rien Le Bien public. Je ne
suis pas moi-même un homme politique et j’exprime
simplement ici les idées d’un observateur que les
choses humaines passionnent. Depuis plusieurs
années, il est un spectacle qui m’intéresse fort : c’est
de voir la queue romantique faire une irruption dans
la politique et s’y installer commodément avec les
panaches et les pourpoints abricot de 1830.
Il y a là une étude curieuse qu’il faudra bien tenter
un jour. Sans doute, les drames romantiques laissent
le public froid. Les recettes, sur les planches,
devenaient maigres, et l’heure était arrivée de passer
à d’autres exercices. Alors, on a abandonné aux rats
l’Ambigu3, on a créé des journaux. Toutes les
guenilles du vieux drame ont été déménagées. C’est
le grand premier rôle qui écrit les articles de tête,
plume au vent et le poing sur la hanche. Ce sont les
comparses, en habits pailletés d’or, qui crient :
« Pasque-Dieu ! citoyens, nous allons en
découdre ! » Ce sont les mêmes procédés
romantiques, les violentes oppositions d’ombre et de
lumière, les héros et les monstres, le mensonge
triomphal, qui tiennent les lecteurs en haleine après
avoir ennuyé les spectateurs. On bat monnaie
comme l’on peut, et puisque la littérature se montrait
marâtre, autant devenir millionnaire avec la
politique.
Étrange politique, vraiment ! Bocage et Mélingue
nous manquent pour lancer les premiers-Paris4. Cette
politique-là demanderait à être déclamée, en roulant
les yeux et en faisant les grands bras. Tout y est faux
et mensonger, les hommes et les choses. C’est une
politique de carton doré, une politique de pompe
théâtrale, derrière laquelle se creuse le vide, un vide
béant où tout peut crouler un jour. Quand la
représentation sera terminée, quand le peuple aura
payé et acclamé les comédiens, il se retrouvera sur le
trottoir, grelottant et aussi nu qu’auparavant.
Il n’y a de solide, en ce siècle, que ce qui repose
sur la science. La politique idéaliste doit mener
fatalement à toutes les catastrophes ; lorsqu’on
refuse de connaître les hommes, lorsqu’on arrange
une société comme un tapissier décore un salon,
pour le gala, on fait une œuvre qui ne saurait avoir
de lendemain : et je dis cela plus encore pour les
républicains idéalistes que pour les conservateurs
idéalistes. Les républicains idéalistes tuent la
république, telle est ma conviction formelle. Ils vont
contre le siècle lui-même, ils bâtissent un édifice qui
ne s’appuie sur rien de stable, et qui sera fatalement
emporté. Quand Lavoisier a dégagé la chimie de
l’alchimie, il a commencé par analyser l’air que nous
respirons. Eh bien ! analysez d’abord le peuple, si
vous voulez dégager la république de la royauté.
J’affirme donc que j’ai fait une œuvre utile en
analysant un certain coin du peuple, dans
L’Assommoir. J’ai fait ce qu’il y avait à faire ; j’ai
montré des plaies, j’ai éclairé violemment des
souffrances et des vices, que l’on peut guérir. Les
politiques idéalistes jouent le rôle d’un médecin qui
jetterait des fleurs sur l’agonie de ses clients. J’ai
préféré étaler cette agonie. Voilà comment on vit et
comment on meurt. Je ne suis qu’un greffier qui se
défend de conclure. Mais je laisse aux moralistes et
aux législateurs le soin de réfléchir et de trouver les
remèdes.
Si l’on voulait me forcer absolument à conclure,
je dirais que tout L’Assommoir peut se résumer dans
cette phrase : Fermez les cabarets, ouvrez les écoles.
L’ivrognerie dévore le peuple. Consultez les
statistiques, allez dans les hôpitaux, faites une
enquête, vous verrez si je mens. L’homme qui tuerait
l’ivrognerie ferait plus pour la France que
Charlemagne et Napoléon. J’ajouterai encore :
Assainissez les faubourgs et augmentez les salaires.
La question du logement est capitale ; les puanteurs
de la rue, l’escalier sordide, l’étroite chambre où
dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et
les sœurs, sont la grande cause de la dépravation des
faubourgs. Le travail écrasant qui rapproche
l’homme de la brute, le salaire insuffisant qui
décourage et fait chercher l’oubli, achèvent d’emplir
les cabarets et les maisons de tolérance. Oui, le
peuple est ainsi, mais parce que la société le veut
bien.
Et j’arrive enfin à la singulière façon dont on a vu
et jugé mes personnages. On pense qu’en un pareil
sujet je n’ai pas agi à l’étourdie. Dans mon plan
général, je me suis au contraire vivement préoccupé
de présenter tous les types saillants d’ouvriers que
j’avais observés. On m’accuse de ne pas composer
mes romans ; la vérité est que je consacre à la
composition des mois de travail. J’ai donc cherché et
arrêté mes personnages de façon à incarner en eux
les différentes variétés de l’ouvrier parisien. Et voilà
que l’on écrit partout que mes personnages sont tous
également ignobles, qu’ils se vautrent tous dans la
paresse et dans l’ivrognerie. Vraiment, est-ce moi
qui perds la tête, ou sont-ce les autres qui ne m’ont
pas lu ? Examinons mes personnages.
Il n’y en a qu’un qui soit un gredin, Lantier.
Celui-là est malpropre, je le confesse. J’estime que
j’ai le droit de mettre un personnage malpropre dans
un roman, comme on met de l’ombre dans un
tableau. Seulement, celui-là n’est pas un ouvrier. Il a
été chapelier en province, et il n’a plus touché un
outil depuis qu’il est à Paris. Il porte un paletot, il
affecte des allures de monsieur. Certes, je n’insulte
pas en lui la classe ouvrière, car il s’est placé de lui-
même en dehors de cette classe.
Voyons les autres maintenant.
Les Lorilleux. Est-ce que les Lorilleux sont des
fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Jamais
ils ne boivent. Ils se tuent au travail, la femme aidant
le mari de toute la force de ses petits bras. Certes, ils
sont avares, ils ont une méchanceté cancanière et
envieuse. Mais quelle vie est la leur, dans quelles
galères ils s’atrophient et se déjettent ? La même
besogne abrutissante les cloue pendant des années
dans un coin étouffant, sous le feu de leur forge qui
les dessèche. On n’a donc pas compris que les
Lorilleux représentaient les esclaves et les victimes
de la petite fabrication en chambre ? Je me suis bien
mal expliqué alors.
Les Boche. Est-ce que les Boche sont des
fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Tous
deux travaillent. À peine l’homme boit-il un verre de
vin. Ils sont les concierges que tout le monde
connaît, ils ne commettent pas dans le livre une
seule mauvaise action.
Les Poisson. Est-ce que les Poisson sont des
fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Le
mari, le sergent de ville, est au contraire une figure
du devoir, poussée un peu au comique peut-être,
mais foncièrement honnête. La femme a des rapports
avec Lantier, il est vrai ; mais cette liaison est un
besoin de mon drame, et je ne sache pas qu’il soit
défendu aux romanciers d’utiliser l’adultère.
Goujet. Est-ce que Goujet est un fainéant et un
ivrogne ? En aucune façon. Ici, j’ai trop beau jeu.
Goujet, dans mon plan, est l’ouvrier parfait, propre,
économe, honnête, adorant sa mère, ne manquant
pas une journée, restant grand et pur jusqu’au bout.
N’est-ce pas assez d’une pareille figure, pour que
tout le monde comprenne que je rends pleine justice
à l’honneur du peuple ? Il y a dans le peuple des
natures d’élite, je le sais et je le dis, puisque j’en ai
mis une dans mon livre. Et l’avouerai-je même ? je
crains bien d’avoir un peu menti avec Goujet, car je
lui ai prêté parfois des sentiments qui ne sont pas de
son milieu. Il y a là, pour moi, un scrupule de
conscience.
J’arrive aux trois personnages qui sont le centre
du roman, à Gervaise, à Coupeau et à Nana. Ici, je
suis en plein dans mon drame, et je réclame toutes
les libertés qu’on accorde aux dramaturges.
Est-ce que Gervaise et Coupeau sont des fainéants
et des ivrognes ? En aucune façon. Ils deviennent
des fainéants et des ivrognes, ce qui est une tout
autre affaire. Cela, d’ailleurs, est le roman lui-
même ; si l’on supprime leur chute, le roman
n’existe plus, et je ne pourrais l’écrire. Mais, de
grâce, qu’on me lise avec attention. Un tiers du
volume n’est-il pas employé à montrer l’heureux
ménage de Gervaise et de Coupeau, quand la paresse
et l’ivrognerie ne sont pas encore venues ? Puis la
déchéance arrive, et j’en ai ménagé chaque étape,
pour montrer que le milieu et l’alcool sont les deux
grands désorganisateurs, en dehors de la volonté des
personnages. Gervaise est la plus sympathique et la
plus tendre des figures que j’aie encore créées ; elle
reste bonne jusqu’au bout. Coupeau lui-même, dans
l’effrayante maladie qui s’empare peu à peu de lui,
garde le côté bon enfant de sa nature. Ce sont des
patients, rien de plus.
Quant à Nana, elle est un produit. J’ai voulu mon
drame complet. Il fallait une enfant perdue dans le
ménage. Elle est fille d’alcoolisés, elle subit la
fatalité de la misère et du vice. Je dirai encore :
consultez les statistiques, et vous verrez si j’ai menti.
Restent les comparses, des ivrognes et des
fainéants, que j’ai dû choisir tels, pour expliquer et
hâter la chute de Coupeau. J’allais oublier Bijard et
la petite Lalie. Bijard n’est qu’une des faces de
l’empoisonnement par l’alcool. On meurt du
delirium tremens comme Coupeau, ou l’on devient
fou comme Bijard. Bijard est un fou, de l’espèce de
ceux que la police correctionnelle a souvent à juger.
Quant à Lalie, elle complète Nana. Les filles, dans
les mauvais ménages ouvriers, crèvent sous les
coups ou tournent mal.
Eh bien ! où voit-on que j’ai seulement des
ivrognes et des fainéants comme personnages ? Tout
le monde travaille, au contraire, dans L’Assommoir ;
il y a sept ou huit tableaux qui montrent les ouvriers
au travail. Et, sauf les exceptions nécessaires à mon
drame, personne ne boit. Me voilà loin de compte
avec la critique qui m’accuse de n’avoir mis que des
gredins en scène. On me lit bien mal. C’est tout ce
que je désirais prouver.
D’ailleurs, on ne veut pas comprendre que
L’Assommoir, comme mes précédents romans,
appartient à une série, à un vaste ensemble qui se
composera d’une vingtaine de volumes. Cet
ensemble a un sens général qu’on ne verra bien
nettement que lorsque je serai arrivé au bout de ma
lourde tâche. C’est ainsi que la série doit
comprendre deux romans sur le peuple5. Que les
personnes qui m’accusent de n’avoir pas montré le
peuple sous toutes ses faces veuillent bien attendre
le second roman que je compte lui consacrer.
Je ne m’arrêterai pas à la question du langage. J’ai
fait parler les ouvriers de nos faubourgs comme
parle la grande majorité d’entre eux. Il est puéril de
me dire que ce n’est pas là la langue du peuple ;
allez dans les quartiers populeux et écoutez, voilà
ma seule réponse. Les ouvriers les plus honnêtes
parlent ainsi. D’ailleurs, est-ce que les artistes n’ont
pas beaucoup de ce langage ? Est-ce que les hommes
les plus distingués, dans un dîner d’hommes, n’ont
pas un langage plus libre encore ? Toutes les colères
contre l’essai de style que j’ai tenté sont trop
hypocrites pour que je m’y arrête. Du reste, je
n’entends pas entrer dans la discussion littéraire.
Cette lettre est déjà trop longue, et il est temps de
conclure. Aux républicains idéalistes qui m’accusent
d’avoir insulté le peuple, je réponds en disant que je
crois au contraire avoir fait une bonne action. J’ai dit
la vérité, j’ai fourni des documents sur les misères et
sur les chutes fatales de la classe ouvrière, je suis
venu en aide aux politiques naturalistes qui sentent
le besoin d’étudier les hommes avant de les servir.
Sans la méthode, sans l’analyse, sans la vérité, il n’y
a pas plus de politique que de littérature possible,
aujourd’hui.
Et, d’ailleurs, il est absolument faux que
L’Assommoir soit un égout où ne grouillent que des
êtres pourris et malfaisants. Je le nie de toute ma
force. On est dépaysé par la forme vraie, on ne peut
admettre un art qui ne ment pas ; de là les
répugnances des lecteurs devant des détails qu’ils
subissent cependant sans dégoût dans la vie de tous
les jours. Je porte la vie dans mes livres ; il faut l’y
accepter tout entière. La vie des ducs comme des
zingueurs aurait des côtés qui pourraient blesser,
mais que je croirais devoir mettre, par respect du
réel.
Voilà, monsieur et cher directeur, ce que je voulais
dire aux lecteurs du journal républicain qui a bien
voulu publier la première partie de L’Assommoir.
Veuillez agréer l’assurance de mes sentiments les
plus dévoués.
1 Lettre ouverte, publiée dans Le Bien public du 13 février 1877.
2 Le feuilleton du roman y avait paru du 13 avril au 7 juin 1876.
3 Le théâtre de l’Ambigu qui accueillait les mélodrames romantiques.
4 Les éditoriaux des journaux, consacrés à la politique. – Bocage et Mélingue sont deux
acteurs célèbres des années 1830.
5 Le deuxième volet de ce diptyque populaire sera Germinal, en 1885.
À Auguste Dumont
Paris, 16 mars 18771
À Monsieur le directeur du Télégraphe,
Il est vrai que j’ai pris dans Le Sublime quelques
renseignements. Mais vous oubliez de dire que Le
Sublime n’est pas une œuvre d’imagination, un
roman ; c’est un livre de documents dont l’auteur
cite des mots entendus et des faits vrais. Lui
emprunter quelque chose, c’est l’emprunter à la
réalité. Puisque l’occasion se présente, je n’en suis
pas moins heureux de le remercier publiquement des
mots d’argot que son ouvrage m’a fournis, des noms
réels que j’ai pu y choisir, et des faits que je me suis
permis d’y prendre. Les livres sur les ouvriers sont
rares, celui de M. Denis Poulot est un des plus
intéressants que je me sois procuré2. Plusieurs de
mes confrères l’avaient déjà lu avec fruit, sans que
personne ait songé à s’en plaindre.
D’ailleurs, Monsieur, pendant que vous
m’accusiez de plagiat, vous pouviez pousser vos
recherches plus loin. Je vous indiquerai d’autres
sources où j’ai puisé aussi largement, par exemple
les ouvrages de M. Jules Simon et ceux de
M. Leroy-Beaulieu3. Jusqu’à présent on m’a accusé
de mentir dans L’Assommoir : voilà maintenant
qu’on va me foudroyer, parce qu’on s’aperçoit que je
me suis appuyé sur les documents les plus sérieux.
Tous mes romans sont écrits de la sorte ; je
m’entoure d’une bibliothèque et d’une montagne de
notes, avant de prendre la plume. Cherchez mes
plagiats dans mes précédents ouvrages, Monsieur, et
vous ferez de belles découvertes.
Je m’étonne que les auteurs des dictionnaires
d’argot que j’ai eus dans les mains ne m’aient pas
encore accusé de les avoir pillés4 ! Je m’étonne
surtout que le docteur V. Magnan ne m’ait pas fait
un procès pour avoir emprunté tant de passages à
son beau livre De l’alcoolisme5.
Mon Dieu, oui ! j’ai pris dans ce livre tout le
delirium tremens de Coupeau ; j’ai copié des phrases
que le docteur a entendues dans la bouche de
certains alcoolisés ; j’ai suivi ses observations de
savant pas à pas, et certes, si vous voulez bien
comparer L’Assommoir à son ouvrage, vous
trouverez la matière d’un nouveau réquisitoire.
Vous ne me connaissez pas, Monsieur. Mon passé
littéraire m’aurait permis de ne pas répondre. Il ne
peut venir à la pensée de personne que je sois un
plagiaire. C’est là une invention comique. Je prends
mes documents où je les trouve, et je crois les faire
miens. Le plan de L’Assommoir a été arrêté en 1869,
avant même que Le Sublime ait paru. Si la mode
avait été encore d’indiquer à la fin des romans les
sources, croyez bien que j’aurais cité l’ouvrage de
M. Denis Poulot, avec beaucoup d’autres. Mais ce
qui est bien à moi, ce sont mes personnages, ce sont
mes scènes, c’est la vie de mon œuvre, et cela, c’est
L’Assommoir tout entier.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma
considération distinguée.
1 Lettre ouverte, publiée dans Le Télégraphe du 18 mars 1877. Zola répond ici à un
article d’Auguste Dumont, qui venait de paraître dans Le Télégraphe sous le titre « Un
scandale littéraire ». Comparant le contenu de L’Assommoir avec celui de l’ouvrage de
Denis Poulot, Le Sublime, Dumont accusait Zola de plagiat en relevant un grand nombre
de similitudes entre les deux textes.
2 L’ouvrage de Denis Poulot avait été publié en 1870 sous le titre : Question sociale. Le
Sublime, ou Le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être.
3 Notamment L’Ouvrière de Jules Simon (1861) et La Question ouvrière au XIXe siècle
de Paul Leroy-Beaulieu (1872).
4 Zola s’est appuyé sur le Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau (1866) et sur
le Dictionnaire de l’argot parisien de Lorédan Larchey (1872).
5 L’ouvrage du Dr Valentin Magnan, publié en 1874 sous le titre : De l’alcoolisme, des
diverses formes du délire alcoolique et de leur traitement.
À Henry Céard
L’Estaque, 16 juillet 18771
Mon cher ami,
Imaginez-vous que votre longue et intéressante
lettre nous a trouvés au lit, ma femme et moi.
Pendant deux jours, je l’ai gardée sur une table, sans
pouvoir la lire. Nous avons été pris presque en
même temps de douleurs de tête intolérables, qui se
sont terminées par une sorte de gastrite. Cette
mauvaise plaisanterie a duré huit grands jours, et
nous ne sommes pas encore bien solides. J’accuse la
cuisine du Midi et certain vent d’Afrique que nous
recevons en pleine figure.
Vous devez comprendre maintenant pour quelle
raison je ne vous ai pas répondu plus tôt.
J’ai bien regretté de n’être pas à Paris. Je serais
allé applaudir de grand cœur votre Pierrot
Spadassin2, et j’aurais trouvé moyen d’en parler
dans Le Bien public. Le malheur est que j’ai
interrompu mes comptes rendus de théâtre, pour me
lancer dans la littérature. Si je fais une revue des
petites pièces que j’ai négligées, comme j’en ai le
projet, je réserverai un coin pour votre Pierrot. Mais
cela n’aura pas l’éclat que j’aurais voulu. La pièce,
d’après votre analyse, me semble très fine et très
heureusement conduite. Ce qui tempère mon chagrin
de ne pas avoir été là, c’est l’espérance que vous
réussirez à faire jouer votre pièce sur un théâtre
sérieux ; et il est à croire que, ce jour-là, je ne serai
pas à plus de deux cents lieues.
Maladie à part, nous sommes très bien ici.
L’installation est un peu primitive, mais le pays est
très beau, et l’on me laisse assez tranquille, ce qui
me permet de beaucoup travailler. J’ai commencé
mon roman qui aura pour titre, je crois, Une page
d’amour. C’est ce que j’ai trouvé de mieux jusqu’ici.
Le ton est bien différent de celui de L’Assommoir.
Pour mon compte, je l’aime moins, car il est un peu
gris. Je tâche de me rattraper sur les finesses.
D’ailleurs, puisque j’ai voulu une opposition, il me
faut bien accepter cette nuance cuisse de nymphe.
Que me dites-vous ? Huysmans a lâché son roman
sur les brocheuses3 ! Qu’est-ce donc ? Un simple
accès de paresse, n’est-ce pas ? une fainéantise
causée par la chaleur ? Mais il faut qu’il travaille,
dites-le-lui bien. Il est notre espoir, il n’a pas le droit
de lâcher son roman, quand tout le groupe a besoin
d’œuvres. Et vous, que faites-vous ? Je vois bien que
vous lancez d’anciennes pièces ; cela ne suffit pas, il
faut en écrire de nouvelles, et des drames, et des
comédies, et des romans. Nous devons d’ici à
quelques années écraser le public sous notre
fécondité.
Naturellement, j’ai ici peu de nouvelles. J’ai vu
quelquefois Signoret4, un brave jeune homme que
vous connaissez ; et c’est tout. Hennique m’a écrit
du coin de nature où il fait un roman5. Il a l’air très
enflammé. Comme vous voyez, me voilà vite au
bout de mon rouleau. Je travaille le matin, je lis
l’après-midi, et je sors le soir, quand le soleil veut
bien me le permettre. Le ciel est resté
implacablement bleu pendant six semaines. Enfin,
hier, il s’est décidé à se couvrir. Vous ne sauriez
croire combien les quelques gouttes d’eau qui sont
tombées m’ont ravi ; j’avais vraiment la nostalgie de
la pluie.
À votre prochain dîner du mardi, serrez
vigoureusement pour moi la main d’Huysmans et de
Maupassant6. Ce sont, je crois, les deux seuls fidèles
qui sont restés avec vous dans « la capitale ». Et
quand vous aurez des nouvelles, écrivez-moi. Je suis
au fond d’un désert, je ne sais vraiment ce qu’on
pense ni ce qu’on dit à Paris.
Ma femme a été bien sensible à votre bon
souvenir. Elle vous envoie toutes ses amitiés.
Une vigoureuse poignée de main, et bien
cordialement à vous.
1 Arrivé à L’Estaque le 27 mai 1877, Zola y passa toute la période de l’été, et ne rentra à
Paris que le 27 octobre.
2 Pantomime en un acte, écrite en collaboration avec Charles Grandmougin : en juin, elle
avait fait l’objet d’une unique représentation par une troupe d’amateurs, à Levallois-
Perret.
3 Il s’agit des Sœurs Vatard, dont l’intrigue a pour cadre un atelier de brocheuses : le
roman sortira en librairie en février 1879.
4 Henri Signoret, un jeune critique dramatique, qui vivait à Marseille.
5 La Dévouée : voir infra, p. 200, la lettre à Hennique du 20 août 1878.
6 Depuis le début de l’année 1877, Maupassant, Huysmans, Alexis, Hennique et Céard se
retrouvaient régulièrement à dîner, le mardi soir.
À Joris-Karl Huysmans
L’Estaque, 3 août 1877
Mon cher ami,
Vous travaillez, voilà qui est bien ! Et que vous
avez tort de vous inquiéter à l’avance ! Poussez donc
votre livre bravement, sans vous demander s’il
contient de l’action, s’il plaira, s’il vous conduira à
Sainte-Pélagie1 ! J’ai remarqué une chose, c’est que
les romans qui m’ont le plus troublé sont ceux qui
ont le mieux marché. Je crois qu’on doit compter sur
son talent et filer le plus droit possible. Maintenant,
il est certain qu’on ne serait pas artiste, si l’on ne
tremblait pas. Tout cela est pour vous dire que nous
comptons tous sur vous, et que vous allez nous
donner une œuvre de combat.
Dieu merci ! ma femme et moi, nous sommes sur
les pieds, et même nous y sommes assez solidement.
Vous ne vous imaginez pas dans quelle solitude je
me cloître. Je reste parfois trois jours sans sortir de
ma chambre, une chambre fort étroite, où je travaille
sur un petit pupitre d’enfant. Il est vrai que la pièce a
un balcon qui donne sur la mer, une vue
merveilleuse, avec Marseille dans le fond et les îles
du golfe en face. Au demeurant, je mange très bien,
c’est mon gros défaut. Il y a des choses exquises,
inconnues à Paris, auxquelles je n’avais plus goûté
depuis des années, des fruits, des plats assaisonnés
d’une certaine façon, des coquillages surtout, dont je
bâfre avec un véritable attendrissement. Ajoutez que
le paysage est plein de souvenirs pour moi, que le
soleil et le ciel sont mes vieux amis, que certaines
odeurs d’herbe me rappellent des joies anciennes, et
vous comprendrez que la bête en moi est
extraordinairement heureuse.
Le romancier, aujourd’hui, n’est pas moins
satisfait ; je dis aujourd’hui, car j’ai comme vous
mes jours de doute terrible. Je viens de terminer la
première partie de mon roman qui en aura cinq.
C’est un peu popote, un peu jeanjean ; mais cela se
boira agréablement, je crois. Je veux étonner les
lecteurs de L’Assommoir par un livre bonhomme. Je
suis enchanté quand j’ai écrit une bonne petite page
naïve, qui a l’air d’avoir seize ans. Pourtant, je
n’affirme pas que, çà et là, un pet-en-l’air ne
m’enlève pas dans des choses peu honnêtes. Mais
c’est là l’exception. Je convoque les lecteurs à une
fête de famille, où l’on rencontrera des bons cœurs.
Enfin, la première partie se termine par un Paris à
vol d’oiseau, d’abord noyé de brouillard, puis
apparaissant peu à peu sous un blond soleil de
printemps, qui est, je crois, une de mes meilleures
pages, jusqu’ici. Voilà pourquoi je suis content, et je
le dis, vous le voyez, sur un ton lyrique.
Vous me parlez du théâtre. Mon Dieu ! oui, cela
serait très agréable et même très utile. Mais je n’ai
point le temps ici. Je m’en occuperai cet hiver, si je
termine vite mon roman. Puis, le théâtre continue à
me terrifier. Je sens la nécessité de l’aborder, et je ne
sais vraiment par quel point commencer l’assaut. Il
faudra voir.
Vous n’espérez pas que je vous envoie des
nouvelles quelconques du fond du trou que j’habite.
Je ne puis guère sortir du monologue. Je ne vois
personne. Alexis n’a point encore paru. Je suis
entouré d’une population affreuse, dont j’ai le
malheur, il est vrai, de comprendre le charabia, mais
avec laquelle j’évite soigneusement tout contact. Et
je me trouve réduit à attendre les journaux de Paris
avec fièvre, puis à m’apercevoir ensuite chaque jour
avec quelque colère que ces journaux sont
complètement vides.
Je voudrais retourner à Paris avec trois parties au
moins de mon roman ; et comme j’ai d’autres
besognes très lourdes, cela me retiendra sans doute
ici jusqu’à la fin d’octobre. Heureusement que je me
débarrasse du Bien public, en reproduisant des
fragments de mes articles de Russie2.
Voilà, mon cher ami. Je voulais vous dire surtout
que nous nous portons bien, que je travaille, et que
vous êtes un saint homme de travailler aussi.
Poussez Céard à abattre quelque besogne. Si vous
voyez Maupassant, serrez-lui la main et dites-lui que
je suis sans aucune nouvelle de Flaubert, auquel je
vais écrire d’ailleurs. Des poignées de main à tout le
monde.
Ma femme est heureuse de votre bon souvenir et
elle vous envoie toutes ses amitiés.
Bien cordialement à vous.
Un pays stupide pour le bibelot3. Il faudrait
s’enfoncer dans les terres.
1 La prison de Sainte-Pélagie, près du Jardin des Plantes, où l’on enfermait les écrivains
condamnés pour outrage aux bonnes mœurs. Elle fut détruite en 1895. Condamné par les
assises de la Seine à cause de la publication d’Autour d’un clocher, le romancier
naturaliste Louis Desprez (1861-1885) y purgea une peine d’un mois de prison, au début
de l’année 1885. Il mourut, peu après, des suites d’une fluxion de poitrine contractée lors
de son emprisonnement.
2 Certaines des chroniques littéraires du Bien public reprenaient des articles déjà publiés
dans Le Messager de l’Europe de Saint-Pétersbourg.
3 C’est-à-dire pour dénicher des bibelots chez des brocanteurs – l’une des distractions
favorites de Zola.
À Léon Hennique
L’Estaque, 2 septembre 1877
Mon cher ami,
Ne m’en veuillez pas trop, si je n’ai pas tenu ma
promesse de vous répondre tout de suite. J’étais
plein de bonne volonté ; mais nous venons de
traverser un tel coup de chaleur, que j’ai vraiment
pour moi une fière circonstance atténuante.
Imaginez-vous que les mois de juin et de juillet se
sont passés de la façon la plus belle du monde.
C’était exquis, de l’air, de la fraîcheur. Je me croyais
hors des ciels terribles dont on m’avait menacé. Et
voilà que, juste après le 15 août, il a fait une série de
journées tellement accablantes, que c’est miracle si
je ne suis pas fondu. Jamais de ma vie je ne me suis
trouvé dans une pareille fournaise. Nous avons eu
40 degrés. Heureusement qu’on nous promet de la
pluie ; mais je ne vois rien venir.
Mon roman a naturellement un peu souffert, la
quinzaine dernière. Je comptais rentrer à Paris avec
les quatre cinquièmes terminés, et c’est tout le bout
du monde si j’en rapporterai la moitié. Je suis,
comme vous, dans une grande perplexité sur le
mérite absolu de ce que je fais. Je crains de m’être
fourvoyé dans une note douce qui ne permet aucun
effet. En tout cas, ce sera de ma part quelque chose
d’absolument neuf. Le succès sera médiocre, à coup
sûr. Mais je me console en pensant déjà à ma Nana1.
Je veux, dans ma série, toutes les notes ; c’est
pourquoi, même si je ne me contente pas, je ne
regretterai jamais d’avoir fait Une page d’amour. –
J’oubliais de vous dire que je me suis arrêté à ce
dernier titre. On dirait qu’on avale un verre de sirop,
et c’est ce qui m’a décidé.
Quant aux nouvelles, elles sont maigres ici. J’ai
vu Alexis, ces jours derniers ; le Gymnase lui a
définitivement reçu son petit acte2. Céard et
Huysmans m’ont écrit ; ils paraissent travailler tous
les deux. Et rien autre. Ici, nous prenons des bains,
nous mangeons des fruits superbes, et nous
attendons qu’il fasse moins chaud pour pousser des
pointes dans les terres. Un pays superbe, vraiment ;
s’il y pleuvait plus souvent, ce serait un paradis.
Vous savez qu’on tire un drame en cinq actes et
douze tableaux de L’Assommoir3. J’ai travaillé
fortement au plan ; mais n’en dites rien, je ne veux
pas que cela se sache. Je vous donnerai des détails à
Paris. Je crois que la pièce marchera et fera un bruit
de tous les diables. Nous avons tout mis, les scènes
les plus audacieuses du roman. – Ce travail sur
L’Assommoir m’a donné une fièvre théâtrale, que je
ne puis contenter, hélas ! car il faut que je reste dans
mon roman jusqu’au cou. Et pourtant il faudra bien
que nous nous occupions du théâtre : c’est là que
nous devrons un jour frapper le coup décisif.
Vous travaillez beaucoup, et vous avez raison. La
volonté mène à tout. Il faut que vous lanciez cet
hiver un roman chez Charpentier4. Ce n’est qu’avec
des œuvres que nous nous affirmerons ; les œuvres
ferment la bouche des impuissants et décident seules
des grands mouvements littéraires. Savoir où l’on
veut aller, c’est très bien ; mais il faut encore
montrer qu’on y va. – D’ailleurs, vous êtes un
vaillant, vous, et c’est certainement de vous dont je
suis le moins en peine.
Je vous serre bien cordialement les deux mains.
Je ne rentrerai à Paris que dans les premiers jours
de novembre.
1 Le roman fut présenté par la presse comme une « suite de L’Assommoir », lorsqu’il
parut en feuilleton à partir du mois d’octobre 1879.
2 Une comédie en un acte, intitulée Celle qu’on n’épouse pas. La première représentation
eut lieu au théâtre du Gymnase le 8 septembre 1879.
3 L’adaptation théâtrale de L’Assommoir, réalisée par William Busnach (1832-1907) et
Octave Gastineau (1824-1878), fut jouée au théâtre de l’Ambigu à partir du 18 janvier
1879.
4 Georges Charpentier (1846-1905), l’éditeur de la série des Rougon-Macquart ; il publia
La Dévouée en août 1878.
À Alexandrine Zola
L’Estaque, 13 septembre 1877
Mon beau loulou,
Je suis revenu à L’Estaque par le train de quatre
heures et demie. Je t’écris avant de dîner, et je
porterai la lettre demain matin à la gare, de façon à
ce que tu aies de mes nouvelles samedi matin.
Je veux te répéter ce que nous nous sommes dit
d’une façon si confuse, au moment de ton départ1.
Ne repars dimanche soir que si tu t’ennuies trop et
que si tu vois que tu n’as rien à faire à Paris.
Autrement, reste encore le lundi, et vois si tu ne
trouves pas des broderies. Je me rappelle en avoir
aperçu rue Le Peletier et sur ce bout d’avenue qui est
aux environs de la rue Taitbout, et qui est la rue La
Fayette, je crois. En tout cas, tu pourrais entrer chez
le marchand de la rue de l’Odéon qu’on dit si cher ;
lui, a pour sûr des broderies ; tu verrais toujours ses
prix, et tu te déciderais. Ce serait un grand avantage
de pouvoir préparer complètement les rideaux à
L’Estaque.
D’ailleurs, même en cherchant des broderies, tu
pourrais peut-être partir dimanche soir. En effet, tu
reculerais la visite à ta tante au dimanche ; comme tu
ne pars que par le train rapide de 7 heures
15 minutes, tu aurais tout le temps d’aller voir ta
tante, le dimanche de midi à trois heures, de revenir
en voiture à la maison pour manger un morceau et
d’être à la gare à l’heure. De cette façon, tu garderais
toute la journée du samedi pendant laquelle tu ferais
toutes tes courses – en voiture, n’est-ce pas ? Tu irais
voir Roux2, tu passerais chez Mlle Guilleau3 et chez
les autres brocanteurs. Mais pour cela, il faudrait que
tu eusses fini le vendredi toute la douloureuse
cérémonie pour laquelle tu es allée à Paris. Fais pour
le mieux, ma chérie. Je sais que tu n’as qu’un désir,
celui de revenir le plus vite possible.
Chez Mlle Guilleau, vois s’il n’y a rien qui nous
conviendrait, et fais mettre de côté ce que tu
choisirais.
Je ne vois d’ailleurs aucune autre course à faire.
Roux, et c’est tout ; je lui écris que tu es allée à
Paris, et je lui donne de dernières instructions pour
l’affaire de l’Écho. Je crois que nos douze cents
francs sont bien perdus.
Il resterait les Charpentier4. Je te parle encore
d’eux, bien que je sache que cela va te contrarier. Si
tu ne leur donnes pas signe de vie, cela leur semblera
bien singulier. La question de toilette n’est pas
sérieuse ; tu es en deuil, et tu peux dire que tu es
partie comme une folle, ce qui est vrai. Fais un
effort, ma chérie, si cela ne te coûte pas trop, et
montre-toi simplement, en disant que ta famille
t’attend, que tu n’as pas dix minutes, et que tu pars
le soir. Enfin, ne te contrarie pourtant pas pour cela,
et si cela t’ennuie trop, n’y va point.
Il est bien entendu que samedi soir tu m’écriras si
tu pars dimanche soir. Tu le sauras sans doute alors,
en voyant ce que tu as fait et ce qu’il te reste à faire.
Ta lettre ne m’arrivera que lundi matin ; mais
j’espère que je l’aurai à temps pour prendre encore
le train de 9 h 45 ; ce qui fait que je serai à la gare
pour l’arrivée du rapide qui arrive à 11 h 40. Je
voudrais me trouver là pour ton arrivée. Pourtant, si
ta lettre m’arrivait trop tard, si je manquais le train,
tu ne t’inquiéterais pas en ne pas me voyant à la
gare, et tu prendrais une voiture pour t’amener
immédiatement à L’Estaque. – Je viens de payer
Boudoir ; il n’a pris que quatre francs, ce qui est
raisonnable5.
Voilà tout ce que j’ai à te dire pour ce soir, ma
chérie. Si tu as des chagrins, console-toi en pensant à
moi, et dis-toi que tu vas revenir te reposer pendant
six semaines encore.
Il fait très beau et très bon, ce soir. La lune
commence à éclairer tout L’Estaque. Nous allons
nous mettre à table, puis je me coucherai et je lirai,
car la pensée de te savoir en chemin de fer va me
tenir éveillé. Tu ne saurais croire combien les
grondements des trains, sur la côte, me sont
insupportables depuis que tu es partie. Enfin, je
compte que tu te soigneras bien, que tu mangeras
régulièrement et que tu tâcheras de dormir. Rassure-
moi sur ta santé, dis-moi si tu as bien supporté le
voyage, et comment tu te trouves. Je suis très
inquiet, car justement tu n’étais pas bien forte depuis
quelque temps. Et ménage-toi, n’est-ce pas ? songe à
moi.
Lorsque je suis rentré tout seul, Raton6 a paru tout
surpris et tout triste. Il t’a cherchée partout, d’une
façon très visible. Il allait sur le balcon, regardait la
route, venait se planter devant moi, descendait et
remontait. Il n’est pas encore tranquille.
Maman7 t’embrasse bien tendrement.
Un million de baisers, mon loulou, et soigne-toi
bien, je t’en supplie.
Je songe à une chose. En cherchant des broderies,
il faudrait chercher aussi deux sujets de milieu, un
pour chaque lambrequin ; des sujets gothiques sur
fond or qui iraient avec les saints et qui auraient une
forme allongée, par exemple vingt-cinq centimètres
sur trente-cinq. Je sais que cela sera très difficile à
trouver. On pourrait aussi mettre deux saints ronds
par baldaquin ; nous en avons déjà deux, il en
faudrait avoir deux autres. Enfin, tu sais ce que je
veux dire. Je t’indique seulement cela, pour que tu
cherches ces sujets en même temps que les
broderies. – Et ne t’éreinte pas. Si tu ne trouves rien,
eh bien ! nous chercherons mieux à notre retour.
14 septembre, 7 heures du matin
Je viens de me lever, et j’ajoute quelques lignes,
avant de porter la lettre à la gare.
Je me suis endormi très tard, vers deux heures et
demie ; mais j’ai dormi jusqu’à sept heures d’un bon
sommeil.
La matinée est très belle, comme toujours. Je
songe, ma pauvre chérie, que tu roules encore, et que
tu n’arriveras à Paris que dans une heure et demie.
Ma grande inquiétude est que tu n’arrives pas à
temps. Ce serait beaucoup de fatigue pour aller
chercher un nouveau chagrin.
Je me porte bien, et je vais vite me mettre à mon
article de Russie8, pour en être débarrassé, lorsque tu
seras de retour.
Maman a mal dormi, paraît-il. Hier soir, en
causant, elle m’a appris qu’elle avait bien rincé ta
petite bouteille, de façon que tu n’as eu que de l’eau
sucrée en route, toi qui ne peux pas la souffrir.
Toujours les excès de zèle de maman.
Songe à payer Latrée9. Sa note est de 52 francs
60 centimes.
Et c’est tout, mon loulou, je vais vite à la gare.
Prends bien soin de toi et ne te fais pas trop de
chagrin. Je t’en prie, arrange tes petites affaires de
façon à ne pas trop te fatiguer. Écris-moi pour me
rassurer sur tout.
Je t’embrasse bien tendrement.
Raton a passé une partie de la nuit sur ton lit. Il
vient de boire du lait et il m’attend pour aller faire
une menade10 à la gare.
1 Ayant appris la nouvelle du décès de son père, Alexandrine avait pris le train pour Paris,
en début d’après-midi. L’enterrement se déroula le lendemain.
2 Zola avait chargé Marius Roux d’une démarche administrative auprès de la rédaction de
L’Écho universel : il s’agissait d’articles qui ne lui avaient pas été réglés, contrairement
aux engagements qui avaient été pris.
3 Propriétaire d’une boutique de « curiosités », située rue de Rennes.
4 L’éditeur Georges Charpentier et son épouse, Marguerite.
5 Pour le trajet en voiture de L’Estaque à Marseille.
6 Un petit épagneul.
7 Née en 1819, la mère de Zola était alors âgée de cinquante-huit ans.
8 L’article envoyé chaque mois au Messager de l’Europe. En octobre 1877, Zola évoqua
la personnalité de Thiers qui venait de mourir subitement, le 3 septembre (OC, VIII,
p. 670-691).
9 Un fleuriste de l’avenue de Clichy.
10 C’est-à-dire une « promenade »…
À Alexandrine Zola
L’Estaque, 15 septembre 1877
Ma chérie,
Il est sept heures, je viens de me lever, et je t’écris
bien vite pour porter la lettre à la gare.
Tout marche parfaitement ici. Voici l’emploi de
ma soirée. Je suis sorti avant le dîner avec Raton, et
nous avons fait une promenade d’une heure. Je n’ai
pas pris de bain, parce que cela m’attristait d’en
prendre un tout seul. Peut-être pourtant en prendrai-
je un aujourd’hui ; Alexis sera ici, et cela me
secouera. La soirée a été magnifique ; je suis resté
seul sur le balcon jusqu’à dix heures, et j’ai regardé
la lune se coucher dans la mer ; le pays était d’une
tranquillité superbe. Puis je me suis couché, et j’ai lu
jusqu’à une heure. Comme hier, je n’ai dormi que
d’une heure à sept heures, mais d’un très bon
sommeil, et je suis très bien ce matin. Les nuits sont
excessivement fraîches ; il a fait presque froid, cette
nuit. Je n’ai vu que les Giraud en rentrant hier soir
de ma promenade. Giraud s’est montré très aimable ;
il a encore voulu me faire cadeau de quelques
rougets que j’ai refusés. C’est aujourd’hui ou
demain qu’il commence sa pêche d’oursins. Et voilà
tous les événements, ma chérie. Je n’ai vu personne
autre. Nous sommes dans une tranquillité absolue.
Tu n’as pas à t’inquiéter du tout. – Maman est
comme il faut. Rien à dire non plus de ce côté-là.
Nous nous portons tous les deux très bien.
Je t’écrirai encore cette après-midi, mais ce sera
ma dernière lettre. En effet, cette lettre de cette
après-midi ne sera à Paris que dimanche soir, et ne
pourra être distribuée que lundi matin. Si tu es partie
dimanche soir, elle ne te trouvera plus à Paris, et
madame André1 devra nous la renvoyer (donne-lui
l’ordre de la mettre sous enveloppe ; laisse
l’enveloppe toute faite). Si tu as remis ton départ au
lundi soir, tu l’auras le lundi matin ; mais comme tu
partiras le lundi soir à coup sûr, il est inutile que je
t’en écrive une autre. Je ne risquerai donc cette lettre
de cette après-midi que pour prévoir le cas où tu
aurais remis ton départ au lundi. – Te voilà prévenue.
Si tu restais davantage par hasard, n’attends pas
d’autre lettre.
Alexis va arriver aujourd’hui pour le déjeuner.
J’ai fait acheter des sardines et des côtelettes. Je le
mettrai chez Thomas, dans la chambre qui lui plaira
le mieux. Quand j’irai te chercher à Marseille, je ne
l’emmènerai pas, parce qu’il nous gênerait trop.
Hier, les journaux de Paris m’ont apporté une
nouvelle singulière. La pièce des deux acteurs
Lafontaine et Richard, Pierre Gendron, que l’on
vient de jouer au Gymnase, paraît avoir été
tranquillement taillée dans L’Assommoir2. Toutes les
chroniques théâtrales et toutes les critiques parlent
de cela. J’ai écrit immédiatement à Busnach3 pour
lui demander s’il n’y a rien à faire. D’ailleurs, je
n’entends pas soulever l’affaire de plagiat qui serait
sans doute difficile à prouver, car ces messieurs s’y
sont pris très adroitement. J’ajoute que je suis très
content de tout cela. Voilà L’Assommoir qui va
encore bénéficier d’une immense publicité. Ce livre
a de la chance.
Je suis bien impatient de recevoir une lettre de toi.
Elle arrivera par le courrier de ce soir. Tu ne saurais
croire comme c’est long, car depuis avant-hier,
depuis le moment où je t’ai mise en wagon, je ne
sais plus ce que tu es devenue. Cela fera quarante-
huit heures, deux jours et deux nuits. Vraiment,
L’Estaque n’est pas commode pour les nouvelles. Je
ne serai content que lorsque je saurai enfin comment
tout s’est passé.
Soigne-toi bien, ma chérie. Mon gros chagrin est
de craindre que tu ne te fatigues trop. Il vaut mieux
rester un jour de plus, et faire tout posément. Songe
un peu si tu me revenais malade ! Nous n’avons plus
que six semaines à rester ici ; il faudra les passer les
plus heureuses possibles, pour nous rattraper un peu
de tous les ennuis que nous avons eus depuis le
commencement de l’été. Tu verras, nous allons nous
arranger. – En voyage, prends bien garde d’avoir
froid et mange à Lyon, le matin, à quatre heures et
demie.
Je ne te pose aucune question, car tu n’aurais pas
le temps d’y répondre. D’ailleurs, mon seul désir
serait de savoir comment tu as supporté la journée
d’hier, si tu as bien dormi, si tu n’es pas trop lasse
aujourd’hui, enfin dans quel état d’esprit et de corps
tu te trouves. Tu me diras tout cela à ton retour,
puisque la poste ne peut pas nous servir. Maman
attend que j’aille à la gare pour faire la chambre.
Raton m’attend aussi ; il a décidément adopté ton
lit ; d’ailleurs, il est très sage.
Tu verras les fêtes qu’il te fera.
Maman t’embrasse sur les deux joues.
Encore une fois, ménage-toi, reviens bien
portante. Songe à loulou qui t’aime tant et qui ne
sera rassuré que lorsqu’il te verra remise de toutes
ces émotions. – Je t’embrasse tout plein.
1 La concierge de l’immeuble où Zola habitait alors, à Paris, 23 rue de Boulogne
(aujourd’hui rue Ballu).
2 Joué au théâtre du Gymnase depuis le 12 septembre, ce mélodrame pouvait, en effet,
être rapproché de L’Assommoir, mais il ne constituait pas un plagiat : la rédaction de la
pièce était antérieure à la publication du roman.
3 William Busnach, qui travaillait alors à l’adaptation théâtrale de L’Assommoir (voir
supra, p. 189, note 1).
À Gustave Flaubert
Médan, 9 août 1878
Mon cher ami,
J’allais vous écrire, travaillé du remords de ne
vous avoir pas écrit plus tôt. J’ai eu toutes sortes de
tracas. J’ai acheté une maison, une cabane à lapins,
entre Poissy et Triel, dans un trou charmant, au bord
de la Seine ; neuf mille francs, je vous dis le prix
pour que vous n’ayez pas trop de respect. La
littérature a payé ce modeste asile champêtre, qui a
le mérite d’être loin de toute station et de ne pas
compter un seul bourgeois dans son voisinage. Je
suis seul, absolument seul ; depuis un mois, je n’ai
pas vu une face humaine. Seulement, mon
installation m’a beaucoup dérangé, et de là ma
négligence.
J’ai eu de vos nouvelles par Maupassant qui m’a
acheté un bateau et qui me l’a amené lui-même de
Bezons. Je savais donc que votre bouquin marchait
bien1 et j’en étais très heureux. Vous avez tort de
douter de cette œuvre ; mon opinion a toujours été
qu’elle est d’une donnée extrêmement originale et
que vous allez produire un livre tout nouveau
comme sujet et comme forme. Tourgueniev, avant
mon départ de Paris, m’a encore parlé avec
enthousiasme des morceaux que vous lui avez lus.
Maintenant, voici de mes nouvelles. Je viens de
terminer le plan de Nana, qui m’a donné beaucoup
de peine, car il porte sur un monde singulièrement
complexe, et je n’aurai pas moins d’une centaine de
personnages. Je suis très content de ce plan.
Seulement, je crois que cela sera bien raide. Je veux
tout dire, et il y a des choses bien grosses. Vous
serez content, je crois, de la façon paternelle et
bourgeoise dont je vais prendre les bonnes « filles de
joie ». – J’ai, en ce moment, ce petit frémissement
dans la plume, qui m’a toujours annoncé l’heureux
accouchement d’un bon livre. – Je compte
commencer à écrire vers le 20 de ce mois, après ma
correspondance de Russie2.
Vous savez que votre ami Bardoux vient de me
jouer un tour indigne3. Après avoir crié pendant cinq
mois, dans tous les mondes, qu’il allait me décorer,
il m’a remplacé au dernier moment sur sa liste par
Ferdinand Fabre ; de sorte que me voilà candidat
perpétuel à la décoration, moi qui n’avais rien
demandé et qui me souciais de cela comme un âne
d’une rose. Je suis furieux de la situation que ce
ministre sympathique m’a faite. Les journaux ont
discuté la chose, et aujourd’hui ils pleurent sur mon
sort ; c’est intolérable. Puis, je n’entends pas qu’on
me pèse ; je suis ou je ne suis pas. Et savez-vous
pourquoi Bardoux m’a préféré Fabre ? parce que
Fabre est mon aîné. Ajoutons que je flaire là-dessous
une farce d’Hébrard4, qui est l’ennemi. Si vous
voyez Bardoux, dites-lui que j’ai déjà avalé pas mal
de crapauds dans ma vie d’écrivain, mais que cette
décoration offerte, promenée dans les journaux, puis
retirée au dernier moment, est le crapaud le plus
désagréable que j’aie encore digéré ; il était si facile
de me laisser dans mon coin et de ne pas me faire
passer pour un monsieur, de talent discutable, qui
guette inutilement un bout de ruban rouge. Pardon
de vous en écrire si long, mais je suis encore plein
de dégoût et de colère.
Rien autre. J’ai déjeuné avec Daudet qui travaille
ferme à son roman de La Reine Béatrice5. Je n’ai pas
vu Goncourt, Tourgueniev est en Russie. Les
Charpentier sont à Gérardmer, et voilà !
Une bonne poignée de main, avec toutes les
amitiés de ma femme.
Si vous passez par Poissy, venez donc nous
demander à déjeuner. Vous vous adresserez à
M. Salles, loueur de voitures, qui vous amènera chez
moi. Et bon courage et bon travail !
1 Allusion à la rédaction de Bouvard et Pécuchet qui imposait à Flaubert de longues
recherches bibliographiques.
2 L’étude intitulée « Les romanciers contemporains en France », qui parut en septembre
1878 dans Le Messager de l’Europe (OC, X, p. 598-619).
3 Agénor Bardoux, le ministre de l’Instruction publique, avait promis à Flaubert, dont il
était l’ami, de faire obtenir à Zola la Légion d’honneur. Mais la promesse ne fut pas
tenue. C’est le romancier Ferdinand Fabre (1827-1895) qui venait d’être décoré.
4 Adrien Hébrard (1833-1914), le directeur du Temps.
5 Il s’agit des Rois en exil : le roman parut en librairie à la fin de l’année 1879.
À Léon Hennique
Médan, 15 août 1878
Mon cher Hennique,
Vous savez bien que la maison vous est ouverte.
Venez quand il vous plaira, et tous les jours si vous
êtes libre. Voici comment vous procéderez. Vous
prendrez le train qui part à 2 h de Paris et vous
descendrez à Triel ; là vous reviendrez sur vos pas,
vers Paris, en suivant le côté gauche de la voie ; un
chemin suit la haie qui borde la voie et conduit droit
à Médan ; au bout d’une demi-heure de marche,
quand vous rencontrerez un pont, vous passerez sur
ce pont et vous serez arrivé : la maison est de l’autre
côté du pont, à droite. Maupassant qui a pris ce
chemin s’en est bien trouvé ; et c’est par là que je
vais moi-même à Paris.
Nous nous portons très bien. Mais je ne vous
donne pas de détails, j’attends que vous veniez en
chercher.
Ma femme vous envoie ses amitiés, et je vous
serre bien cordialement la main.
À Léon Hennique
Médan, 20 août 1878
Mon cher ami,
Je viens d’acheter votre livre1, et je vous envoie
mon impression toute chaude.
D’abord, la critique. Je n’aime pas beaucoup votre
sujet. Je comprends parfaitement ce que vous avez
voulu faire, et cela ne manque pas de carrure.
Seulement, votre Jeoffrin2 est tellement
exceptionnel, qu’il entre un peu dans le fantastique ;
on dirait par moments un personnage d’Hoffmann
que pousse une manie. S’il tuait ses filles pour
manger leur argent, ce serait un vulgaire scélérat,
mais il serait humain ; il les tue pour construire son
ballon, et il faut un effort pour le comprendre, on
dit : « C’est un fou. » D’autant plus qu’on se
demande si, avant d’en arriver au crime, il n’aurait
pas pu dépouiller ses filles, sans entrer dans le gros
drame. Il ne fait qu’une tentative auprès de Michelle,
et fort maladroite. J’aurais mieux aimé le voir
dépouiller ses enfants en homme madré, commettre
toutes sortes de gredineries sur la marge du Code ;
l’empoisonnement, la guillotine, tout cela me semble
énorme, disproportionné. Évidemment, vous avez
été tenté par cette création d’un homme qui sacrifie
tous les sentiments humains à sa folie d’inventeur.
Rappelez-vous le Claës de La Recherche de
l’absolu ; je le crois beaucoup plus vrai.
J’insiste. Vous avez été obligé de forcer les faits
pour arranger votre drame. Vous sautez par-dessus le
procès. Je crois pourtant que l’innocence de
Michelle eût été facile à prouver. Jeoffrin se serait
trouvé pris dans son piège. D’autre part, jamais on
n’aurait exécuté Michelle. On gracie presque
toujours, dans ces crimes causés par la jalousie. En
vous lisant, je me suis révolté deux ou trois fois
contre des invraisemblances. Je vous dis
franchement mon impression. Tout cela, je le répète,
est bien gros, et il est difficile de garder la note juste
dans un pareil sujet. Les effets sont très dramatiques,
surtout vers la fin ; seulement, par-dessous, la vérité
en gémit.
Maintenant, je passe aux éloges, et croyez qu’ils
me viennent du cœur. Votre début est très
remarquable, je prédis qu’il fera du bruit. Il n’est pas
jusqu’à l’étrangeté de l’histoire qui n’aidera au
succès. La forme est absolument bonne, très mûre
déjà, à peine tachée çà et là de quelques membres de
phrase que je voudrais couper. Vous avez des
descriptions superbes, très vivantes, d’un
mouvement magnifique. Certaines scènes, l’histoire
étant acceptée, sont tout à fait fortes et originales : la
mort et l’enterrement de Pauline, la Cour d’assises,
surtout cet admirable morceau de la fin, la journée
de Jeoffrin, lorsqu’il a appris l’exécution de
Michelle. Un garçon qui a écrit ces pages est sûr de
son affaire ; il n’a plus qu’à travailler. Beaucoup de
types amusants, le jeune Guy, le jardinier Nicolas,
les sœurs Thiry ; ce qui me prouve que vous avez le
don de création, une chose rare ; quand vous
voudrez, vous mettrez debout des créatures plus
compliquées. Je suis très satisfait, très satisfait, et je
suis certain maintenant que vous êtes un romancier.
En toute conscience, je ne m’attendais pas à un
début pareil3.
Me permettez-vous, à présent, de vous donner le
conseil d’éviter à l’avenir les sujets exceptionnels,
les aventures trop grosses. Faites général. La vie est
simple. J’ai songé à votre sujet d’une femme de
magistrat s’oubliant dans les aventures d’une ville de
garnison4 : il est excellent. Si vous connaissez bien
le double monde de la magistrature et de l’armée,
vous écrirez certainement une page de notre histoire
sociale. C’est à cela que nous devons tous mettre
notre ambition. Vous avez l’outil, cela m’est prouvé
à cette heure ; employez-le dans une bonne besogne
d’analyse, sur le monde que vous coudoyez tous les
jours.
Ceci est au courant de la plume. Mais je veux
causer avec vous. Votre livre m’a beaucoup troublé ;
donc, il a une valeur originale. J’ai passé par
plusieurs sentiments, un peu en colère contre lui,
puis gagné et retenu. Peut-être est-il encore meilleur
que je ne le crois en ce moment. Je demande à
réfléchir et je vous en reparlerai.
Je compte sur vous et sur nos amis pour un de ces
dimanches. Dites-leur que je leur serre bien
affectueusement la main.
Votre bien dévoué.
1 Il s’agit de La Dévouée qui venait de paraître en librairie.
2 Jules Jeoffrin, le personnage central du roman, est un physicien passionné par le
problème de la direction des ballons. Ayant besoin d’argent pour pouvoir mener à bien ses
inventions, il empoisonne sa fille aînée, Pauline, afin de capter son héritage, et il
s’arrange pour faire accuser du meurtre sa seconde fille, Michelle, qui sera arrêtée, jugée
et guillotinée.
3 Ces propos anticipent sur l’article que Zola consacrera au roman dans Le Voltaire du
15 octobre 1879, et qu’il reprendra plus tard dans Le Roman expérimental (OC, IX,
p. 428-430).
4 C’est le thème de L’Accident de Monsieur Hébert, le deuxième roman de Léon
Hennique, qui fut publié en 1884.
À Émile Laborde
Médan, 10 septembre 1878
Mon cher cousin,
Nous aurons le plus grand plaisir à vous voir, et je
vous envoie certains renseignements, pour que vous
nous trouviez aisément.
Prenez votre billet pour Triel. Là vous reviendrez
sur vos pas, en suivant le chemin qui est à gauche de
la voie, comme si vous retourniez à Paris à pied.
Vous suivrez constamment la haie qui borde la voie,
et au bout d’une demi-heure vous serez à Médan. Il
vous faudra traverser le premier pont qui passe par-
dessus le chemin de fer. Notre maison est de l’autre
côté de ce pont, à droite.
Maintenant, si vous pouvez nous donner quelques
jours, ne venez pas avant lundi prochain. Nous ne
sommes pas encore bien organisés. À partir de lundi,
un lit vous attendra.
Veuillez embrasser votre femme pour Alexandrine
et pour moi, et lui dire combien nous regrettons
qu’elle ne puisse vous accompagner.
Bien affectueusement à vous.
À Gustave Flaubert
Paris, 22 janvier 1879
Que je vous ai regretté, mon ami, et comme
j’avais envie de vous faire venir de Rouen ; mais je
savais que vous désiriez travailler. La première
représentation s’est donc passée magnifiquement1 ;
un véritable triomphe pendant les cinq premiers
tableaux, un peu de froid au sixième, au septième et
au huitième, puis une victoire absolue au neuvième ;
en somme, un très grand succès. Le lavoir, le
deuxième tableau, que je craignais tant, a enlevé la
salle. Les acteurs, il faut le dire, se sont montrés très
vaillants et très intelligents. Il y a comme cela
d’heureuses rencontres. Tout, le hasard lui-même, a
contribué au succès.
Entre nous, la pièce ne vaut pas grand-chose. À
part quelques tableaux curieux, le premier entre
autres qui est très carré et que je signerais volontiers,
les autres sont plus que médiocres. Le roman a été
massacré, la pièce tourne au mélodrame idiot, avec
deux traîtres ; mais elle a le bonheur de rester assez
simple, elle est bête d’une façon intelligente.
D’ailleurs, quand vous serez à Paris, je veux vous y
mener, pour avoir votre avis.
Le plus réjouissant, c’est l’embêtement général
que le succès a causé. Personne ne croyait au succès,
pas même moi. Aussi, vous pensez, quel coup de
foudre ! Il y a des gens qui n’en sont pas encore
remis. Ils me couvrent bien de boue dans les
journaux, mais ils ne peuvent pas nier le succès, ce
qui les enrage. C’est une bonne comédie, et qui ne
me rend pas fier, car je prends le dégoût de tout ce
monde, je regrette mon trou de solitude à la
campagne2.
Maintenant, sera-ce un gros succès d’argent ? Je
l’ignore, j’en doute même un peu. La pièce, si abêtie
qu’elle soit, reste tout de même bien raide. Il y a des
dessous terribles. Actuellement, on fait des recettes
énormes ; seulement, on ne vient que par curiosité.
Si la pièce ne prend pas le public, ce beau feu
tombera vite. Il faut attendre quinze à vingt jours
pour se prononcer. Peu m’importe au fond. J’ai ce
que je voulais. Il y aura toujours un nombre
honorable de représentations. Puis, tous ces
imbéciles qui hurlaient après moi ont des mines si
drôles maintenant que cela me suffit.
Et vous, mon ami, allez-vous bientôt nous
arriver ? On m’a fait une peur atroce, en me disant
que vous ne viendriez sans doute pas cet hiver. C’est
impossible ! Que ferions-nous sans vous ? Ce serait
une désolation. Écrivez-moi donc pour me rassurer,
dites-moi que nous pouvons compter sur vous le
mois prochain.
Je sais que vous travaillez toujours beaucoup, et
que vos bonshommes marchent. Vous aurez peut-
être fini avant moi, car je ne travaille guère au milieu
de tout ce dérangement. Enfin, si vous avez des
ennuis et que vous soyez content de ce que vous
faites, je ne vous plains pas encore trop, car, comme
vous le dites souvent, il n’y a de vrai dans ce monde
qu’une phrase bien faite. – En tout cas, venez au
milieu de nous, je vous en prie, ne fût-ce que pour
quelques semaines. Cela vous fera du bien.
Peu de nouvelles. L’Assommoir m’a pris tout
entier, depuis mon retour. Je n’ai vu Goncourt et
Daudet qu’après la première, chez Brébant3, où nous
sommes allés souper. Goncourt fera paraître ses
Frères Bendigo4 en mai, Daudet va donner sa Reine
Frédérique5 au Temps ; en outre, Jack, sa pièce,
passera prochainement à l’Odéon6. Et c’est tout.
Tourgueniev n’a pu venir à L’Assommoir. Il a un
accès de goutte.
Voilà, mon ami ; je vous écris en courant, et je ne
sais trop ce que je vous dis. Je tiens à vous montrer
combien votre lettre m’a fait plaisir : c’est singulier
comme un succès chagrine du monde autour de
vous, et c’est alors qu’on sent le mieux ceux qui
vous aiment véritablement.
À bientôt, n’est-ce pas ? et bien affectueusement
à vous.
1 La première représentation de L’Assommoir, la pièce de théâtre tirée du roman, venait
de se dérouler au théâtre de l’Ambigu, le 18 janvier. Tout en conservant le schéma du
roman, la pièce (divisée en cinq actes et neuf tableaux) repose sur des effets dramatiques
qui relèvent de la technique du mélodrame : Virginie, qui est la maîtresse de Lantier, tient
le rôle du traître ; mariée à Poisson, elle cherche à se venger de Gervaise et provoque la
chute de Coupeau, au troisième acte ; au dénouement, elle est tuée par son mari qui l’a
surprise avec Lantier, tandis que Gervaise meurt dans les bras de Goujet, en lui avouant
son amour.
2 La maison de Médan, achetée un an plus tôt (voir supra, p. 197).
3 Restaurant célèbre, situé boulevard Poissonnière.
4 Il s’agit des Frères Zemganno : le roman fut publié en avril 1879.
5 Les Rois en exil (voir supra, p. 199, note 1).
6 La pièce tirée du roman (voir supra, la lettre à Daudet du 11 février 1876) fut jouée à
l’Odéon à partir de janvier 1881.
À Gustave Rivet
Paris, 8 février 1879
Monsieur,
Je lis votre article, et je vous remercie, car votre
effort d’impartialité est évident1. Mais pourquoi me
prêtez-vous des idées que je n’ai jamais eues ?
Pourquoi parlez-vous de moi, sans m’avoir lu ? Vous
êtes jeune, je crois ; ne répétez donc pas toutes les
sottises qui courent sur moi et sur mes œuvres.
Vous demandez : « Qu’est-ce donc que cette
étroitesse d’esprit qui appauvrit l’art ? » – Cette
étroitesse n’est que l’amour du vrai, l’élargissement
de la science. Peu de chose, comme vous voyez.
D’ailleurs, il serait trop long de vous répondre. Je
retournerai seulement votre conclusion : je ne suis
rien, Monsieur, et le Naturalisme est tout ; car le
Naturalisme est l’évolution même de l’intelligence
moderne. C’est lui qui emporte le siècle ; et le
Romantisme n’a été que la courte période de
l’impulsion première. Vous dites que le Naturalisme
rétrécit l’horizon littéraire, lorsqu’au contraire il
ouvre l’infini, comme la science des Newton et des
Laplace a reculé les limites du ciel des poètes. Il est
vrai que vous avez du Naturalisme l’idée la plus
pauvre du monde et que je vous conseille de laisser
aux reporters en mal de copie. Il n’y a pas que
L’Assommoir, Monsieur, il y a l’univers.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes
sentiments les plus distingués.
1 Zola répond ici à un article de Gustave Rivet publié dans La Jeune France du 1er février
1879. Rivet y attaquait la vision du monde qu’impliquait le naturalisme : « Le naturalisme
circonscrit et rapetisse la pensée, il nie l’émotion sacrée », affirmait-il. Sa perspective
critique correspondait à celle de La Jeune France qui défendait une vision romantique de
la littérature.
À Paul Alexis
Médan, 6 octobre 1879
Mon cher ami,
Faites l’article qu’on vous demande. Comme plan,
je vous conseille les lignes suivantes : courte
description de Médan, court historique de l’achat de
la petite maison et de la construction de la grande,
vie de vos héros telle que vous la connaissez, et
conclusion sur le véritable caractère de l’homme –
opposé au caractère légendaire qu’on lui prête1.
Je serai d’ailleurs mercredi à Paris, où je resterai
jusqu’au vendredi. Je vous écrirai pour vous fixer un
rendez-vous exact, et nous causerons.
Bien à vous.
1 La rédaction du Gaulois avait demandé à Paul Alexis d’écrire un « Zola à Médan ».
L’article parut le 15 octobre, en suivant le plan indiqué ici ; il fut repris plus tard dans la
biographie qu’Alexis donna, en 1882, sous le titre Émile Zola. Notes d’un ami.
À Henry Céard
Médan, 13 décembre 1879
Mon cher Céard,
Tout le monde se porte bien. Temps excellent pour
le travail, un silence absolu, une retraite au bout du
monde. Nana avance, je suis au milieu de l’avant-
dernier chapitre1. La neige m’excite, vous n’avez pas
idée de l’horreur du paysage, avec la plaine blanche
et la Seine gelée. Nous avons eu un mètre de neige
dans les chemins, mais les voitures ont un peu
déblayé cela. Pourtant, je n’irai à Paris qu’au dégel,
et à ce propos j’ai un service à vous demander.
Si le dégel se faisait attendre, je me trouverais ici
sans les notes nécessaires pour mon dernier chapitre.
Il me faudrait savoir si le Grand Hôtel a des
chambres donnant sur le boulevard, aux étages
supérieurs ; des chambres pas trop chères, en tout
cas des chambres quelconques, mais dont je
voudrais connaître les prix, les dispositions, la
description à peu près complète ; et ce qu’on voit en
gros des fenêtres, et ce qu’on entend de la chaussée
d’en bas. Voilà une commission bien rude. Voyez si
vous pouvez pénétrer dans le Grand Hôtel sous un
prétexte. Peut-être pourriez-vous dire la vérité. En
tout cas, faites-moi savoir si vous croyez pouvoir
m’envoyer ces notes, qui me feront besoin dans une
dizaine de jours. – D’ici là j’irai peut-être à Paris, et
nous en causerions ; mais il faut agir comme si
j’étais claquemuré ici.
Aucune nouvelle de Thérèse Raquin2. – Je vous
approuve de vous méfier de La Rue3 ; rien à y faire.
– J’ai eu des ennuis avec Laffitte ; il a profité d’un
moment où j’étais nerveux pour m’arracher des
coupures, en m’effrayant4. – Et rien autre, je bûche,
je voudrais rentrer à Paris pour m’occuper de
Faujas5.
Remerciez votre père de sa bonne sympathie,
dont je suis très heureux, et croyez-moi votre bien
affectueux.
Je vous ai envoyé le service pour la Revue de
Wolff6. Il doit être question de Nana là-dedans. Vous
me direz à quel point c’est désagréable.
J’oubliais : il me faudrait la description exacte,
scientifique, très détaillée, du masque d’une femme
morte de la petite vérole ordinaire7. Et merci
d’avance.
1 Le roman paraissait en feuilleton dans Le Voltaire depuis le 16 octobre.
2 Il s’agit de la pièce de théâtre que Zola avait adaptée du roman, en 1873 (OC, VI,
p. 313-396) : après avoir été reprise sur la scène parisienne au mois de novembre, elle
était alors jouée en province.
3 L’hebdomadaire que Jules Vallès venait de lancer depuis Bruxelles, où il était en exil :
Céard se demandait s’il valait la peine de collaborer à un périodique dont il jugeait la
« rhétorique » trop « révolutionnaire » (lettre à Zola du 10 décembre 1879).
4 Allusion à la publication de Nana en feuilleton : Jules Laffitte, le directeur du Voltaire,
venait d’exiger la suppression d’un passage dans le chapitre VII.
5 L’Abbé Faujas : une adaptation théâtrale de La Conquête de Plassans que Zola
projetait de réaliser en collaboration avec Céard et Hennique.
6 Paris en actions, revue en trois actes et douze tableaux d’Albert Wolff et Raoul Toché :
elle tournait en dérision les événements de l’actualité littéraire récente.
7 Afin d’évoquer la mort de Nana, à la fin du roman : voir la lettre suivante.
À Henry Céard
Médan, 18 décembre 1879
Mon cher Céard,
J’ai reçu votre livre sur la variole1. Évidemment,
cela me suffira. J’inventerai un masque, en
rapprochant des documents. Je suis très tenté par la
variole noire, qui est plus originale, dans l’horreur.
Seulement, je vous avoue que, si vous pouvez voir
un cadavre, sans trop vous déranger – hein ? drôle de
commission ! – vous me ferez plaisir. De cette façon,
je n’inventerais rien, j’aurais un masque vrai ; et
insistez sur l’état des yeux, du nez, de la bouche –
une géographie générale et exacte, dont je ne
prendrai que le nécessaire, bien entendu. Cela me
presse moins que le Grand Hôtel. Puis, ne vous
donnez pas trop de mal. À la rigueur, je vous le
répète, j’ai mon affaire.
Merci encore. – Rien de neuf, je termine le
chap. XIII, qui est raide à conduire. Dans huit jours,
si je puis, j’irai vous serrer la main, car ma tête
éclate sous l’idée fixe et dans la chaleur de mon
poêle. Avant d’attaquer le dernier chapitre, je
voudrais bien me remuer un peu.
Flaubert m’écrit que le froid l’« embête ». Il y a
de quoi.
À vous bien affectueusement.
1 « Pour le masque de la femme morte de la petite vérol, écrivait Céard à Zola, je me
déléguerai au musée Dupuytren, où des moulages sont certainement exposés. Les
librairies spéciales doivent avoir sur cette maladie des ouvrages profonds dont les
observations, au moins, vous donneront les détails souhaités. Je vais m’en enquérir. Il y a,
pour les maladies de peau, des photographies extraordinaires, peut-être en existe-t-il une
pour le cas qui vous occupe, je tâcherai de m’en procurer une. Ce serait le rêve ! vous
n’imaginez pas l’horreur de réalité qu’ont ces photographies scientifiques » (lettre du
14 décembre 1879).
À Henry Céard
Médan, 9 mai 1880
Mon cher Céard,
Je suis idiot de chagrin. Une dépêche de
Maupassant m’apprend la mort de Flaubert1. Je lui
écris pour savoir tout de suite le jour et l’heure des
obsèques. Mais je crains qu’il ne soit parti pour
Croisset. Vous qui êtes à Paris, tâchez donc d’aller
aux renseignements et écrivez-moi le plus tôt
possible.
Ah ! mon ami, il faudrait mieux nous tous en aller.
Ce serait plus vite fait. Décidément, il n’y a que
tristesse, et rien ne vaut la peine qu’on vive.
1 Flaubert venait de mourir dans sa maison de Croisset, foudroyé par une attaque
d’apoplexie. Ses obsèques se déroulèrent à Rouen le 11 mai. Zola en donna une longue
évocation dans un article qui fut repris dans Les Romanciers naturalistes (OC, X, p. 520-
525).
À Guy de Maupassant
Médan, 24 mai 1880
Mon cher ami,
Votre lettre m’est arrivée comme je commençais
l’article qui a dû paraître ce matin. Je suis encore si
bousculé par mon voyage à Rouen, que je n’ai pas la
tête bien à moi. Enfin, j’ai voulu tenir ma promesse ;
et si l’article n’est pas fameux, ne m’en veuillez pas.
Je l’ai bâti surtout pour donner un coup d’épaule à
l’édition1.
Moi aussi, je ne puis me débarrasser de la grande
image de Flaubert. Le soir, avant de m’endormir, je
le vois constamment. Enfin, comme vous le dites, il
faut bien s’accoutumer à la mort, car elle va
désormais nous prendre chaque jour un peu des
autres et de nous-mêmes.
Bien affectueusement.
Demandez dix sous la ligne au vieux Laffitte2,
c’est ce qu’il nous paie. Du moment où il va à vous,
soyez raide, c’est la seule façon de vous faire
respecter.
1 Maupassant avait demandé à Zola d’écrire un article en faveur du recueil de poésies
qu’il venait de publier, sous le titre Des vers. L’article en question parut dans Le Voltaire
du 25 mai (OC, IX, p. 533-537).
2 Jules Laffitte, le directeur du Voltaire ; Zola rompit avec lui en septembre 1880, mettant
fin ainsi à sa collaboration au Voltaire.
À Henry Céard
Médan, 30 juin 1880
Mon cher Céard,
Voulez-vous débuter dans votre rôle de fourrier en
vous entendant avec Huysmans, Hennique et Alexis
pour venir tous passer ici la journée du dimanche
prochain 4 juillet ? Vous viendrez dès samedi pour
dîner et coucher. J’ai quatre lits et à la rigueur cinq.
Ceux de vous qui ne pourraient venir le samedi
devront promettre d’arriver le dimanche de bonne
heure, à moins de légitime empêchement. J’écris à
Maupassant, mais je n’ai plus son adresse de
Sartrouville, et vous feriez peut-être bien de le
prévenir de votre côté. Enfin, vous qui êtes un
homme sage et avisé, organisez le tout pour le
mieux. Vous savez que la maison est à vous tous,
disposez-en.
Bien à vous.
À Paul Alexis
Médan, 1er décembre 18811
Mon cher Alexis,
Vous me demandez quelques fragments de mes
œuvres de jeunesse, pour accompagner l’étude
biographique que vous avez bien voulu écrire sur
moi. Je fouille dans mes tiroirs, et je ne trouve que
des vers. Huit à dix mille dorment là, depuis vingt
ans, du bon sommeil de l’oubli.
Il serait certainement sage de ne pas les tirer de
leur poussière. Moi seul peux sentir encore leur
parfum, ce lointain parfum des fleurs séchées, qu’on
retrouve après des années entre les pages d’un livre.
Mais je cède à vos désirs, je prends une poignée de
ces vers d’enfant, et je vous les donne, puisqu’il doit
être intéressant pour vos lecteurs, dites-vous, de voir
par où j’ai commencé. Ils seront la pièce à l’appui,
après le procès-verbal2.
J’avoue que je cède aussi à un autre sentiment. De
mon temps, nous imitions Musset, nous nous
moquions de la rime riche, nous étions des
passionnés. Aujourd’hui, l’imitation d’Hugo et de
Gautier l’emporte, on a raffiné sur les orfèvreries des
poètes impeccables, on a mis la poésie hors de
l’humanité, dans le pur travail de la langue et du
rythme. Eh bien ! je veux dire que si, pour ma
grande honte à coup sûr, je m’étais entêté à faire des
vers, j’aurais protesté contre ce mouvement que je
juge déplorable. Notre poésie française, après
l’épuisement de la veine superbe de 1830, trouvera
son renouveau dans un retour au vieux bon sens
national, à l’étude vivante des douleurs et des joies
de l’homme.
Au demeurant, je n’ai pu relire mes vers sans
sourire. Ils sont bien faibles, et de seconde main, pas
plus mauvais pourtant que les vers des hommes de
mon âge qui s’obstinent à rimer. Ma seule vanité est
d’avoir eu conscience de ma médiocrité de poète et
de m’être courageusement mis à la besogne du
siècle, avec le rude outil de la prose. À vingt ans, il
est beau de prendre une telle décision, surtout avant
d’avoir pu se débarrasser des imitations fatales. Si
donc mes vers doivent servir ici à quelque chose, je
souhaite qu’ils fassent rentrer en eux les poètes
inutiles, n’ayant pas le génie nécessaire pour se
dégager de la formule romantique, et qu’ils décident
à être de braves prosateurs, tout bêtement.
Chateaubriand dit dans ses Mémoires : « J’ai écrit
longtemps en vers avant d’écrire en prose. M. de
Fontanes prétendait que j’avais reçu les deux
instruments. » J’ai, moi aussi, écrit longtemps en
vers avant d’écrire en prose ; mais, si j’ignore ce
qu’aurait prétendu M. de Fontanes, je sais bien que
je me refuse totalement l’un des instruments, et qu’il
y a des jours où je ne m’accorde pas même l’autre.
Cordialement à vous.
1 Lettre préface, publiée en tête de l’étude biographique de Paul Alexis, Émile Zola.
Notes d’un ami (voir supra, p. 207, la lettre à Alexis du 6 octobre 1879).
2 Ces poésies parurent en annexe de l’ouvrage d’Alexis, sous le titre « Vers inédits
d’Émile Zola ». Il s’agit de « L’amoureuse comédie », « À mon ami Paul », « Ce que je
veux », « Nina », « Vision », « À mes amis », « Le diable ermite », « Religion », « À mon
dernier amour » (OC, I, p. 25-104).
À Joris-Karl Huysmans
Médan, 27 janvier 1882
Mon cher ami,
J’ai lu À vau-l’eau, le soir même du jour où je l’ai
reçu1, et je voulais vous écrire tout de suite ; mais je
suis si bousculé en ce moment, que vous
m’excuserez, n’est-ce pas ?
C’est une étude bien curieuse et bien intense. Je
regrette peut-être un peu qu’il y ait là une répétition
de certaines pages d’En ménage, élargie il est vrai.
Seulement, l’unité, je dirai même le parti pris du
sujet, lui donne une acuité toute particulière. Cela est
d’une abominable cruauté dans la mélancolie.
Et que de jolis coins : les cochers mangeant, la
table d’hôte, le restaurant discret de la Croix-Rouge ;
sans parler de l’accouplement désespéré de la fin,
qui est d’un effet énorme2.
Tous mes remerciements et tous mes
compliments. Vous avez une originalité qui
s’affirme. Faites des livres, vous verrez la grande
place que vous tiendrez.
Affectueusement à vous.
1 Le roman venait de paraître en librairie.
2 Folantin, le personnage principal d’À vau-l’eau, mène une existence misérable de
célibataire, allant de restaurant en restaurant, écœuré par toutes les gargotes dans
lesquelles il essaie vainement de trouver une nourriture convenable. À la fin du roman, il
tente d’oublier sa solitude dans les bras d’une prostituée qu’il a rencontrée.
À Élie de Cyon
Médan, 29 janvier 18821
Mon cher directeur,
Vous me demandez mon opinion, au sujet du
procès que nous intente M. Duverdy, avocat à la
Cour d’appel, pour nous forcer à changer, dans le
roman que j’ai écrit et que vous publiez, le nom de
« Duverdy », donné par moi à un de mes
personnages2.
Mon opinion est que nous devons nous laisser
faire ce procès. Et voici quelles sont mes raisons.
J’ai déjà publié une quinzaine de romans. À trente
personnages pour chacun, en moyenne cela fait plus
de quatre cents noms qu’il m’a fallu prendre dans les
milieux où ces personnages vivaient, afin de
compléter par la réalité du nom la réalité de la
physionomie. Aussi les réclamations n’ont-elles pas
manqué, dès mes premiers livres. Mais elles sont
surtout devenues nombreuses au moment de
L’Assommoir et de Nana. Jusqu’à présent, j’ai tâché
de me tirer comme j’ai pu de cet embarras sans cesse
croissant. Quand les gens se sont obstinés, j’ai
changé une syllabe, une lettre. Le plus souvent, j’ai
été assez heureux pour leur prouver que leur honneur
n’était nullement en cause. Ainsi, un Steiner a bien
voulu accepter mes explications ; un Muffat, qui se
croyait seul du nom, s’est contenté de savoir qu’il
existait des Muffat dans plusieurs départements ; ce
sont là des hommes d’intelligence. Seulement,
comme on le voit, les réclamations continuent de
pleuvoir, mes ennemis augmentent à chaque œuvre
nouvelle, et il me semble que le moment est venu de
faire établir nettement quels sont, en la matière, les
droits des romanciers.
Oui, la question est là. Je l’élève de mon cas
particulier au cas général de tous mes confrères. J’en
fais une question littéraire, dont l’importance est
décisive, comme je le prouverai tout à l’heure.
Avons-nous, oui ou non, le droit de prendre dans la
vie des noms pour les donner à nos personnages ?
Puisqu’on me fait un procès, eh bien ! que les juges
décident. Au moins, nous saurons ensuite à quoi
nous en tenir.
Et je mets en dehors l’honorable M. Duverdy,
avocat à la Cour d’appel. Il semble croire, dans une
note qu’il publie, à une sorte de persécution de ma
part. Cela me fait sourire. Je l’ignorais absolument,
je n’avais jamais entendu prononcer son nom.
Qu’il m’excuse : je vis très retiré.
Il paraît qu’il s’est présenté à la députation, dans
ma circonscription campagnarde, et qu’il me
soupçonne d’avoir pris son nom sur ses affiches. La
vérité est que je prends tous mes noms dans un vieux
Bottin des départements : les noms de Pot-Bouille y
ont été choisis par moi, il y a plus d’une année.
D’ailleurs, j’étais aux bains de mer, au fond du
Cotentin, pendant la période électorale, et j’éprouve
un tel dégoût pour la politique, que le tapage inutile
des candidats, heureux ou malheureux, est
sévèrement consigné à ma porte. J’affirme donc sur
l’honneur que j’ignorais radicalement l’existence
d’un avocat du nom de Duverdy. Je fais plus, je
présente à M. Duverdy tous mes regrets de l’ennui
que je puis lui causer. J’aurais certes consenti
galamment à modifier le nom, si la question générale
que je pose aujourd’hui ne m’avait pas paru exiger
enfin une solution définitive.
Qu’on examine un instant la terrible situation où
se trouvent les romanciers modernes. Nous ne
sommes plus au dix-septième siècle, au temps des
personnages abstraits ; nous ne pouvons plus
nommer nos héros Cyrus, Clélie, Aristée. Nos
personnages, ce sont les vivants en chair et en os que
nous coudoyons dans la rue. Ils ont nos passions, ils
portent nos vêtements, et il faut bien qu’ils aient
aussi nos noms. Je défie un romancier d’aujourd’hui
de ne pas prendre ses noms dans le Bottin. Il n’y a
pas que les réprouvés de mon espèce qui les y
puisent ; les élégants et les discrets, les littérateurs
pour pensionnats sont bien forcés d’en faire autant.
M. Duverdy dit que le nom patronymique est une
propriété ; en ce cas, c’est une propriété que les
milliers de romans qui paraissent violent
journellement. Et il est radicalement impraticable
que ce viol cesse, à moins qu’on ne supprime le
roman moderne.
Balzac prenait ses noms sur les enseignes.
Beaucoup de mes confrères prennent les leurs dans
les journaux, surtout quand ceux-ci publient des
listes de souscription : la moisson y est large. Et le
pis est que, en dehors de la nécessité où nous
sommes de sauvegarder la vraisemblance, nous
mettons toutes sortes d’intentions littéraires dans les
noms. Nous nous montrons très difficiles, nous
voulons une certaine consonance, nous voyons
souvent tout un caractère dans l’assemblage de
certaines syllabes. Puis, quand nous en tenons enfin
un qui nous contente, nous nous passionnons, nous
nous habituons à lui, au point qu’il devient à nos
yeux l’âme même du personnage. Gustave Flaubert
poussait ainsi la religion du nom, au point de dire
que, le nom n’existant plus, le roman n’existait plus.
Et c’est alors qu’un monsieur réclame et veut qu’on
change le nom. Mais c’est tuer le personnage ! Mais
c’est nous arracher le cœur ! Le nom est à nous, car
nous l’avons fait nôtre par notre talent. Sans doute,
ce sont là des raisons littéraires et sentimentales, et
je les donne seulement pour indiquer au public quel
sacrifice on exige de nous, quand on nous demande
de débaptiser un héros : cela semble peu de chose, et
nous en restons tout saignants.
On nous dira d’inventer les noms, de les déformer
au moins, enfin de ne pas les prendre tout crus dans
le Bottin. Eh ! sans doute, c’est ce que nous faisons
souvent. Mais cela ne nous réussit pas davantage ;
nous revenons quand même à des noms réels,
tellement la variété en est infinie. Pour mon compte,
je croyais avoir inventé « Raquin », et il s’est trouvé
qu’un pharmacien s’appelait ainsi ; il aurait pu très
bien me faire un procès, s’il n’avait pas été
intelligent. Je citerais dix faits semblables. On a une
mémoire latente, on retombe sur des syllabes
entendues, à moins de monter en pleine fantaisie, ce
qui n’est pas le cas du roman actuel.
Remarquez que le nom seul est en question ici.
M. Duverdy ignore ce que sera mon personnage ; il
porte son nom, cela suffit ; il ne veut pas qu’un
personnage de roman, qu’il soit noble ou abject,
s’appelle comme lui. À la vérité, M. Duverdy, avocat
à la Cour d’appel, se plaint que mon personnage soit
conseiller à la Cour d’appel : pourtant, cela ne se
ressemble guère, il n’y a pas même identité de
fonctions. Enfin, n’oubliez pas que le nom de
Duverdy est très répandu : je l’ai trouvé à chaque
page de mon Bottin ; ce n’est pas un de ces noms
rares et éclatants que nous nous abstenons de
prendre, car ils sonneraient faux dans nos livres, ils
gêneraient les lecteurs. Donc, nous voilà dans le cas
le plus commun : j’ai pris un nom très répandu ; mon
personnage n’a pas la même situation sociale que le
plaignant ; je déclare que je n’ai jamais vu celui-ci,
que je n’ai rien mis de lui dans mon œuvre, ni de sa
personne, ni de son existence ; et je veux savoir si le
fait d’avoir pris son nom seul, son nom dépouillé de
la personnalité qu’il lui donne, constitue un délit et
tombe sous le coup d’une loi.
Tel est donc le cas juridique que je prierai mon
avocat de poser devant le tribunal. Je le répète, la
question intéresse au plus haut point notre littérature
contemporaine. S’il se trouve un tribunal pour me
faire effacer de mon œuvre le nom de Duverdy, dans
les conditions que je viens de poser, ce n’est pas moi
seulement qui serai atteint, ce seront tous mes
confrères. Le jour où un pareil précédent existerait,
nous n’oserions plus employer un seul nom, nous
serions sous la continuelle menace de poursuites
possibles.
Ce serait la fin d’une littérature.
Par exemple, voici Pot-Bouille. Il y a, dans ce
roman, une soixantaine de noms. Or, imaginez que je
sois condamné à changer Duverdy. Dès le
lendemain, d’autres procès pleuvent. Pourquoi les
Campardon, les Pichon, les Josserand, tous enfin,
seraient-ils moins susceptibles que les Duverdy ? Me
voilà donc avec soixante procès sur les bras. N’est-
ce pas comique ? Et mon roman, que devient-il ?
Mais ce n’est pas tout, je consens à changer les
soixante noms ; seulement, il faut bien que je les
remplace par soixante autres ; et, le lendemain, j’ai
encore soixante procès, car, je le répète, et tous mes
confrères viendront en témoigner, nous ne pouvons
aujourd’hui prendre nos noms en dehors de la
réalité. Alors voyez-vous le ridicule d’un arrêt qui
nous mettrait dans un tel gâchis ? Autant nous
défendre tout de suite de publier des romans !
Autre face de la question, et qui est plus
catégorique encore. J’aurais pu ne pas publier Pot-
Bouille dans Le Gaulois et faire paraître directement
le livre en librairie. Or, imaginons que ce livre,
comme Nana, soit tiré à cinquante mille
exemplaires. Voilà une valeur marchande qui
représente plus de cent cinquante mille francs. Est-ce
que, dans ce cas, M. Duverdy trouverait un tribunal
pour décider qu’on va mettre au pilon les cinquante
mille exemplaires ? En face de son nom, qui est sa
propriété, il y aurait les volumes, qui seraient la
propriété de l’éditeur.
Jamais des juges n’oseraient détruire cette
propriété, d’autant plus que la bonne foi de l’éditeur
et de l’auteur serait entière. Alors pourquoi défendre,
dans un journal, ce qu’on tolérerait forcément dans
un livre ? C’est encore le gâchis.
Et je fais là une supposition qui est en partie une
réalité. Si Pot-Bouille n’est pas tirée, elle est
entièrement composée3 chez mon éditeur. Nous
attendons même la fin du procès pour commencer le
tirage. Seulement, si je suis condamné, voyez quel
sera notre embarras ; car la porte restera ouverte à
toutes les réclamations. J’ai déjà reçu une demande
de dommages et intérêts, de la part d’un Hédouin,
les autres peuvent suivre, comme je l’ai dit ; le nom
qui remplacera celui de Duverdy peut être condamné
à disparaître à son tour ; et voilà que les machines
roulent chez l’imprimeur, et voilà que mon éditeur a
déjà pour plus de cent mille francs de papier noirci,
qui, sur la réclamation du dernier des Durand ou des
Duval, va être rejeté à la cuve.
Est-ce une situation tolérable ? Si le tribunal me
condamne, ne serai-je pas en droit d’exiger des
explications ? Il devra me dire au moins dans quel
délai la propriété du nom se périme ; il devra décider
si, oui ou non, je dois courir le risque d’imprimer.
Qu’on nomme tout de suite une censure pour les
noms. Qu’on crée, au Palais, un cadre où les
romanciers devront afficher leurs listes de noms,
avant d’être autorisés à les employer. Ce serait la
seule solution pratique, mais elle ferait rire la France
aux éclats.
Je sais bien qu’il y a des hommes d’esprit partout,
et que, même si je suis condamné, tous les
homonymes de mes personnages n’abuseront pas de
l’arme que la justice leur aura fournie. En quoi un
honnête homme est-il lésé, lorsqu’il trouve, dans un
roman, même un coquin qui porte son nom ? Il y a
tant de coquins, dans la vie, qui portent votre nom,
tandis que nous sommes là dans la fiction pure. On
peut s’appeler Hulot et ne pas courir la gueuse,
s’appeler Homais et n’avoir rien d’un imbécile,
s’appeler Faustin et n’être pas une détraquée
d’amour, s’appeler Roumestan et professer l’horreur
du mensonge. Autant je comprends que des
allusions, un portrait physique, des indiscrétions sur
la vie intime puissent donner lieu à des protestations,
autant je suis surpris qu’on réclame à propos d’un
nom, lorsqu’il y a là une simple rencontre, sans
aucune intention blessante. D’ailleurs, voyez à
l’étranger : en Russie, en Allemagne, l’assignation
de M. Duverdy stupéfierait ; en Angleterre, Dickens
prenait les noms les plus connus : on dit que la
maison Dombey existait, et l’Angleterre entière
aurait fait des gorges chaudes si cette maison avait
eu l’étrange idée d’assigner le romancier. Mais, en
France, nous sommes encore dans le pays de
l’importance vaine et de la dignité mal placée.
Cette lettre est déjà bien longue. J’ai cédé au désir
d’indiquer les arguments qui seront soumis au
tribunal. Il faut que le tribunal sache de quel coup
terrible il atteindra les romanciers, le jour où il
décidera qu’ils commettent un vol en prenant un
nom réel. La question est de régler judiciairement
s’il y a simple tolérance lorsqu’on nous laisse
tranquilles, ou si nous pouvons passer outre aux
menaces qu’on nous adresse. Il existe un précédent
pour le théâtre, m’assure-t-on ; mais j’ignore dans
quelles conditions on a pu condamner un auteur
dramatique à changer un nom, et j’estime, du reste,
qu’il est nécessaire de fixer la législation pour le
roman, au grand jour. Si le tribunal me condamne, je
m’inclinerai ; mais, je le dis encore, car je ne saurais
trop insister, il condamnera avec moi tous les
romanciers contemporains, et il aura, du coup, rendu
impossible notre roman moderne d’observation et
d’analyse4.
Cordialement à vous.
1 Lettre ouverte, publiée dans Le Gaulois du 30 janvier 1882. Pot-Bouille y paraissait en
feuilleton depuis le 23 janvier.
2 Célèbre avocat du barreau de Paris, Charles Duverdy avait immédiatement réagi, dès les
premiers feuilletons du roman : il venait de déposer plainte auprès du tribunal civil de la
Seine contre Zola et la direction du Gaulois.
3 L’accord du participe au féminin est entraîné par la référence qui est faite au mot
composé à l’origine du titre du roman : « la pot-bouille » (c’est-à-dire la cuisine ordinaire
du ménage).
4 Zola perdit le procès qui lui était intenté. À la suite du jugement, il remplaça le nom de
« Duverdy » par « Trois-Étoiles », dans le feuilleton du Gaulois, et par « Duveyrier »,
dans l’édition en librairie du roman.
À Élie de Cyon
Médan, 21 février 1882
Mon cher directeur,
Je trouve ce matin, dans ma correspondance,
quatre réclamations nouvelles : trois Josserand et un
Mouret qui me demandent d’effacer leurs noms de
Pot-Bouille. Les Josserand en question sont :
M. Eugène Josserand, 28, rue des Feuillantines ;
M. Josserand, 2, rue de Poissy, et M. H. Josserand,
employé de commerce à Rethel. Le Mouret est
M. Mouret, employé au ministère de la Guerre.
Eh bien ! je refuse très catégoriquement de faire
droit à leurs réclamations. Même je déclare que je
vais rétablir le nom de Vabre, que j’ai remplacé par
« Sans-Nom », pour montrer à quelles œuvres
ridicules nous conduirait l’interprétation absolue du
jugement rendu contre moi par le tribunal civil. En
un mot, je préviens les homonymes de mes
personnages que je ne supprimerai leurs noms de
mon roman que contraint par la justice. Ils peuvent
m’envoyer du papier timbré. Autant de réclamations,
autant de procès1.
En faisant cela, je cède au seul désir de voir enfin
s’établir une jurisprudence nette. Dans l’affaire
Duverdy, il paraît qu’on a cru à une vengeance
politique de ma part. L’opinion, au Palais, est que les
juges ont voulu se prononcer sur un cas particulier,
sans régler à jamais le point de droit. Voilà pourquoi
je tiens à retourner devant le tribunal, de façon à ce
que la question soit posée sur toutes ses faces et
résolue d’une façon définitive. Si cette question ne
peut être éclaircie, comme on le prétend, que par une
série d’arrêts, il est nécessaire que ces arrêts soient
rendus le plus tôt possible, car les romanciers ne
sauraient travailler longtemps sous la menace du
précédent Duverdy.
Qu’on nous dise tout de suite ce qu’on désire faire
de nous. Si l’on entend tuer le roman moderne, il ne
restera plus aux romanciers qu’à s’adresser au
pouvoir législatif, pour lui demander une loi
formelle qui décide de leur sort.
Par exemple, prenez la réclamation de M. Mouret.
N’est-elle pas la plus stupéfiante du monde ? En
1869, j’ai publié, dans Le Siècle, La Fortune des
Rougon, premier roman de mon histoire des
Rougon-Macquart : et c’est là que j’ai employé pour
la première fois le nom de Mouret. Depuis cette
époque, depuis treize ans, ce nom de Mouret est
revenu dans tous les romans qui ont suivi,
particulièrement dans La Conquête de Plassans.
Enfin j’ai écrit La Faute de l’abbé Mouret, dont la
vingtième édition est en vente. C’est aujourd’hui
qu’un Mouret se produit pour exiger la suppression
de son nom, lorsque l’œuvre a treize ans de date et
compte dix volumes. Voyez-vous un tribunal me
condamner à enlever ce nom, condamner par là
même mon éditeur à mettre au pilon une
cinquantaine de mille francs de marchandises,
condamner enfin mon œuvre entière ? Cela n’est pas
admissible.
Et toutes ces réclamations viennent du jugement
Duverdy. Les plaignants ne s’en cachent pas, ils
s’appuient sur la chose jugée, ils me somment
d’obéir. Plus j’obéirai, plus les exigences
redoubleront. Cette situation est intolérable. J’avoue
que je suis absolument effaré. Ajoutez que mon
éditeur n’ose pas tirer Pot-Bouille, et, comme le
livre est composé, rien ne l’empêche de m’attaquer,
lui aussi, devant les tribunaux. J’attends donc les
procès ; après un, un autre, et jusqu’à ce que je sache
clairement ce qui m’est permis et ce qui ne m’est pas
permis.
Bien cordialement à vous.
1 Les plaignants n’insistèrent pas. Il n’y eut aucun autre procès.
À Henry Fouquier
Médan, 26 avril 1882
Mon cher confrère,
Merci de votre impartialité. J’ai été touché, ce
matin, en vous voyant faire un aveu dont bien peu de
critiques seraient capables. Et je suis très heureux de
pouvoir vous remercier, du moment où vous êtes
assez aimable pour me reconnaître un peu de
mérite1.
D’ailleurs, en lisant vos trente et une observations,
une envie irrésistible m’a pris d’y répondre. Ceci
entre nous, bien entendu, et uniquement pour
achever de vous gagner, si je le puis. Vous excuserez
la longueur de la réponse.
1. Je citerais dix maisons dans Paris dont les
locataires se connaissent. D’ailleurs, tous les
locataires de ma maison ne se fréquentent pas.
2. Il est possible que la bourgeoisie intelligente ait
accepté l’homme de lettres ; mais la grosse masse
bourgeoise, tout en l’enviant, affecte encore de le
mépriser, surtout lorsqu’elle se croit dédaignée par
lui.
3. Le cas de Lisa et d’Angèle peut être rare. Il
suffit qu’il existe pour que le moraliste et le
romancier s’en emparent et tâchent d’en tirer une
leçon morale.
4. Le « il y couche ! » de madame Josserand est
dit dans un état d’exaspération qui le rend possible et
j’ajouterai typique. Ce sont les états d’âme qui font
la vérité des mots.
5. Hortense existe, et dans la bourgeoisie la plus
intelligente. Le mot a été dit par elle.
6. Même réponse que pour la 4e observation.
7, 8, 9. J’ai vu pis. Après m’avoir foudroyé parce
que je n’inventais pas, on me refuse le droit de
composer des scènes équivalentes, avec des
éléments pris dans la réalité.
10. Les Vuillaume et les Pichon sont presque du
peuple, au premier échelon de la bourgeoisie. De là
leurs façons d’être.
11. Marie croit la porte fermée. Dès lors, pour
elle, la porte est fermée.
12. Mme Hédouin n’est pas très distinguée. C’est
une marchande que j’ai fait parler avec une
simplicité voulue. Votre continuelle erreur est
d’incarner tous mes bourgeois dans le type unique
que vous vous faites d’une bourgeoisie raffinée (la
vôtre), tandis que ma bourgeoisie, à moi, part du
peuple, passe par le commerce et l’administration,
pour arriver aux professions libérales.
13. Sans doute, j’ai inventé le fait ; seulement, j’ai
tâché de le rendre vraisemblable. Épluchez donc les
faits, je ne dis pas dans Hugo, mais dans Balzac.
14. Vous avez mal lu. Tous les invités ne se
donnent pas rendez-vous chez les bonnes. Un seul y
va : Trublot.
15. Vous avez mal lu. Bachelard est mis en voiture
par Octave et par Trublot, et non par son neveu
Gueulin.
16. À Paris, rien qu’à Paris, un amant donne
parfaitement des rendez-vous dans un confessionnal,
et écrit à sa maîtresse des mots de tendresse
autrement raides que « mon chat ». Là encore, vous
vous substituez à mon personnage.
17. Même réponse que pour la 4e observation.
18. J’ai vu l’oncle Bachelard avec ses oranges. Et
l’oncle était réellement un commissionnaire en
marchandises, bien connu à Paris.
19. Le mariage à trois accepté et même voulu par
la femme, dans les circonstances indiquées, n’est pas
rare.
20. Le verrou poussé est possible. Encore un
coup, les faits absolus n’ont aucune valeur par eux-
mêmes, ils deviennent vrais ou faux selon les
personnages et les circonstances.
21. Les ouvriers n’arrangent pas l’autel. Ce sont
des maçons dans un coin ouvert de l’église, dans un
chantier ; et le prêtre n’est plus qu’un entrepreneur.
Justement le mot est pour montrer qu’il oublie son
caractère de prêtre.
22. Le mot est familier, je l’accorde. Mais vous
avez du langage de la bourgeoisie une idée bien
haute.
23. Vous avez mal lu. Personne ne va s’asseoir
dans l’escalier.
24. Vous avez mal lu. Octave ne déchiffre pas un
morceau de musique, pendant qu’on ramasse
M. Vabre.
25. Les madame Juzeur surveillent leurs bonnes et
causent avec les concierges. Toujours votre idée
d’une bourgeoisie unique et très distinguée.
26. Si l’observation porte sur la visite d’Octave à
madame Campardon, je ne comprends pas. Il a pris
ses repas chez elle pendant près d’un an, il peut bien
l’aller visiter le matin. C’est presque une parente.
27. Vous avez mal lu, et ici je ne puis m’empêcher
de rire. Ce n’est pas le fils du mort, mais le
domestique qui crie : « Vous le mettez la tête en
bas ! » Et il ne s’agit pas du défunt, mais de
l’écusson à initiales qu’on accroche au-dessus de la
porte.
28. Le goût d’un jeune homme pour une femme a
souvent des raisons encore plus inavouables.
29. J’ai vu des concierges qui se levaient la nuit
pour aller écouter aux portes.
30. J’ai connu des bonnes, dans la bourgeoisie
nécessiteuse – qui existe –, des bonnes mourant de
faim, et qui promenaient dans leurs poches des
choses plus extraordinaires que des pruneaux cuits.
31. Duveyrier n’est pas un fou, mais il a en
morale des idées d’imbécile, ce qui est fréquent, et
quant aux Vuillaume, ils sont tout près d’être de
simples idiots, je vous l’accorde.
En terminant laissez-moi vous dire, mon cher
confrère, que votre bourgeoisie est le petit coin de
vos relations, tandis que la mienne est la vaste classe
qui va du peuple à l’aristocratie. Et ne tombez donc
pas dans la légende des reporters qui font de moi un
provincial de Carpentras. Je suis né à Paris, j’y ai
grandi, j’y ai vécu, et dans tous les mondes.
Pourquoi voulez-vous être plus bourgeois que je ne
suis bourgeois ? Un homme de votre esprit ne
devrait pas répéter les bêtises courantes.
Si vous voulez, mon roman prend parfois un ton
aigu de satire ; si vous le voulez encore,
l’accumulation des faits en un même cadre lui donne
souvent une intensité que le train-train réel de la vie
n’a pas. Mais quant à la vérité des documents pris en
eux-mêmes, elle n’est pas attaquable, et vous avez
trop vécu pour ne pas avoir coudoyé de pires
aventures.
Merci encore, et bien à vous.
1 Zola répond ici à un article d’Henry Fouquier publié dans le Gil Blas du 27 avril 1882
au sujet de Pot-Bouille. Dénonçant l’invraisemblance de l’intrigue romanesque, ce
dernier, après une lecture minutieuse, dressait une liste de trente et une erreurs…
À Joris-Karl Huysmans
Médan, 10 mai 1883
J’achève votre Art moderne, mon cher Huysmans,
et je veux vous dire les bonnes heures que vous
venez de me faire passer1.
Je crois bien que, sur les opinions, nous ne nous
entendrions pas toujours ensemble. Je n’en suis pas à
jeter Courbet aux démolitions et à proclamer Degas
le plus grand artiste moderne2. Plus je vais et plus je
me détache des coins d’observation simplement
curieux, plus j’ai l’amour des grands créateurs
abondants qui apportent un monde. Je connais
beaucoup Degas, et depuis longtemps. Ce n’est
qu’un constipé du plus joli talent.
Mais ce qui me fait du bien, dans votre livre, ce
qui m’a ravi et ce dont je vous remercie comme
d’une amabilité personnelle, c’est votre haine
furibonde de la sottise, c’est votre campagne sans
pitié contre le faux et la bête. Soyez sûr que votre
livre restera par cette belle indignation. Vous nous
avez tous soulagés.
Rien, ici ; je travaille, j’ai déjà abattu le premier
chapitre de mon bouquin3. Le printemps était d’une
douceur charmante, mais voici la pluie, et tout se
gâte.
Bonne santé, bon travail, et bien affectueusement
à vous.
Vos pages sur le fer dans l’architecture et sur les
albums anglais sont particulièrement réussies.
1 Le volume, qui venait de paraître en librairie, regroupait des articles de critique d’art
écrits entre 1879 et 1882.
2 Huysmans émettait des réserves sur le talent de Courbet, tandis qu’il faisait l’éloge de
Degas.
3 La Joie de vivre.
À Georges Renard
Médan, 10 mai 1884
Monsieur,
Un ami m’envoie seulement aujourd’hui votre
étude sur « Le naturalisme contemporain1 », et je
veux vous dire avec quel intérêt je l’ai lue. C’est
certainement la première qui paraisse en France si
juste et si logique. Plusieurs dans cet esprit ont été
publiées en Autriche, en Allemagne, en Russie, en
Italie. Mais, je le répète, chez nous, je n’en connais
pas une encore de cette conscience et de cette
rigueur de méthode.
Presque partout je suis avec vous. Un seul
reproche : vous nous voyez trop enfermés dans le
bas, le grossier, le populaire. Personnellement, j’ai
au plus deux romans sur le peuple, et j’en ai dix sur
la bourgeoisie petite et grande. Vous avez cédé là à
la légende, qui nous fait payer certains succès
bruyants en ne voyant plus de notre œuvre que ces
succès. La vérité est que nous avons abordé tous les
mondes, en poursuivant dans chacun, il est vrai,
l’étude physiologique.
Maintenant, je n’accepte pas sans réserve votre
conclusion2. Nous n’avons jamais chassé de
l’homme ce que vous appelez l’idéal, et il est inutile
de l’y faire rentrer. Puis, je serais plus à l’aise si
vous vouliez remplacer ce mot d’idéal par celui
d’hypothèse, qui en est l’équivalent scientifique.
Certes, j’attends la réaction fatale, mais je crois
qu’elle se fera plus contre notre rhétorique que
contre notre formule. C’est le romantisme qui
achèvera d’être battu en nous, tandis que le
naturalisme se simplifiera et s’apaisera. Ce sera
moins une réaction qu’une pacification, qu’un
élargissement. Je l’ai toujours annoncé. Peut-être
est-ce cela que vous avez voulu dire, mais j’ai été
gêné par cet idéal qui arrive à la dernière page,
comme le rêve d’un cœur jeune, démentant le
jugement porté sur le siècle et la rigueur scientifique
de tout le reste.
Merci, Monsieur, du grand plaisir que vous
m’avez fait, et veuillez me croire votre confrère
dévoué.
1 Publiée dans la Nouvelle revue du 1er mai 1884.
2 Prévoyant le retour de l’idéal dans l’art, Georges Renard appelait de ses vœux un
nouveau classicisme capable de faire la synthèse entre la science et l’imaginaire.
À Joris-Karl Huysmans
Médan, 20 mai 1884
Mon cher Huysmans
J’achève À rebours, et je veux tout de suite vous
donner mes impressions sincères1.
Début très net, et qui me plaît infiniment, surtout
les pages sur le château, sur les coins de la Voulzie,
l’emménagement à Fontenay, très curieux ; les pages
sur les couleurs, l’installation de la salle à manger
avec l’aquarium, les voyages rapides faits en
imagination aux heures des repas. Des trois chapitres
espacés sur la littérature, c’est celui sur la décadence
latine que je préfère : il y a là des pages superbes de
grand style ; et vous avez tellement poussé à
l’éloquence que certains alinéas tombent dans la
déclamation. Un peu de confusion aussi. Pour la
littérature religieuse contemporaine, je trouve que
vous avez fait trop d’honneur à ces gaillards ;
j’excepte Barbey. Quant à nous autres, à la fin, nous
sommes là un peu par complaisance de l’auteur,
n’est-ce pas ? Des Esseintes communie très
drôlement en Mallarmé. Une curieuse définition de
Baudelaire. La tortue, exquise avec sa branche de
pierreries, qui est d’un joli raffinement. Une
préoccupation de bourgeois m’a travaillé ; il est
heureux qu’elle crève car elle aurait fait caca sur les
tapis. Amusante imagination que l’orgue à liqueurs,
mais pas commode à comprendre comme
installation matérielle. De belles pages de critique
artistique sur les peintres aimés par des Esseintes.
Personnellement, je n’ai que de la curiosité pour
Gustave Moreau. Je ris encore de la bêtise de la
dame qui voulait habiter une rotonde et de ce qu’il
advint des meubles en rond. Je trouve plus
laborieuse l’histoire d’Auguste Langlois, d’autant
plus qu’elle n’aboutit pas. Mais les anciennes
amours de des Esseintes me ravissent, l’écuyère, la
ventriloque surtout, oh ! la ventriloque, un poème,
sans dédaigner le petit jeune homme « aux lèvres
coupées d’une raie, ainsi qu’une cerise ». Pages très
colorées sur les plantes, bien qu’un peu confuses,
semées de quelques erreurs, je crois. J’aime mieux le
morceau des parfums qui est absolument réussi, avec
une certitude magistrale et une fantaisie lyrique.
Comme chapitre complet, la merveille est le voyage
à Londres. Il y a là une pluie battante extraordinaire.
Vous avez le sens de la pluie, j’en connaissais déjà
une dans Les Sœurs Vatard, qui me hantait. Enfin,
les hosties falsifiées et les lavements nourrissants
sont, dans la blague sérieusement faite, ciselée avec
soin d’artiste, tout ce que je connais de plus
extraordinaire.
Voulez-vous maintenant que je vous dise très
franchement ce qui me gêne dans le livre ? D’abord,
je le répète, de la confusion. Peut-être est-ce mon
tempérament de constructeur qui regimbe, mais il
me déplaît que des Esseintes soit aussi fou au
commencement qu’à la fin, qu’il n’y ait pas une
progression quelconque, que les morceaux soient
toujours amenés par une transition pénible d’auteur,
que vous nous montriez enfin un peu la lanterne
magique, au hasard des verres. Est-ce la névrose de
votre héros qui le jette dans cette vie exceptionnelle,
ou est-ce cette vie exceptionnelle qui le jette dans sa
névrose ? Il y a réciprocité, n’est-ce pas ? Mais tout
cela n’est pas nettement établi. Je crois que l’œuvre
aurait été d’une portée plus foudroyante, surtout
dans l’au-delà, si vous l’aviez assise sur plus de
logique, toute folle qu’elle pouvait être. Autre
remarque : pourquoi des Esseintes prend-il peur
devant la maladie ? Il n’est donc pas un
schopenhauérien2, pour redouter la mort ? Le mieux
pour lui serait de se laisser emporter par sa maladie
d’estomac, puisque le monde ne lui paraît pas
habitable. Votre dénouement, sa résignation à la
bêtise de vivre, me le gâte un peu. Il eût été beau de
le voir raffiner sur la mort, quitte à le laisser gâteux
si vous ne vouliez pas finir par l’intérêt bas d’une
mort3.
Voilà, mon cher ami, toutes mes réserves. Je n’ai
pas voulu les cacher, car vous me connaissez assez
pour vous douter, n’est-ce pas, que le factice n’est
guère mon affaire. Mais il y a heureusement autre
chose chez vous, il y a une outrance de l’art qui me
ravit, il y a une originalité de sensations aiguës qui
suffit à vous mettre à part, très haut. En somme,
vous m’avez fait passer trois soirées très heureuses.
Ce livre comptera au moins comme curiosité dans
votre œuvre ; et soyez très fier de l’avoir fait. Que
va-t-on en dire ? S’ils ne se taisent pas, ils pourraient
très bien en mener un sabbat du diable, ou le jeter à
la tête à vous, à nous, comme la pourriture dernière
de notre littérature. Il me semble que je sens des
âneries dans l’air.
Bon courage et bon succès. Moi, je tâche de
travailler le plus tranquillement possible, mais je
renonce à voir clair dans ce que je fais, car plus je
vais et plus je suis convaincu que nos œuvres en
gestation échappent absolument à notre volonté.
Affectueusement à vous.
1 Allusion à la philosophie de Schopenhauer (1788-1860), fondée sur une vision
pessimiste de l’existence.
2 Le roman venait de paraître en librairie, le 14 mai 1884.
3 Réponse de Huysmans à Zola : « Au fond, voyez-vous, c’était un livre à ne pas faire,
car il était par trop difficile avec ce flottant personnage, tel que je l’avais conçu, chrétien
et pédéraste, impuissant et incrédule : schopenhaueriste par raison, catholique par fond de
terroir – revenant quand même à un Christ pas même catholique mais Byzantin et ayant
peur de la mort par suite de cette éducation première exaspérée par la solitude. C’était
trop complexe et trop diffus, par la donnée même » (lettre du 25 mai 1884).
À Henry Céard
Médan, 14 juin 1884
Merci mille fois, mon bon ami, d’avoir songé à
m’avertir ; mais je laisserai vendre1. Si j’arrêtais ces
lettres, on les regarderait comme des documents
terribles, tandis qu’au contraire je ne suis pas fâché
qu’elles viennent appuyer l’histoire vraie du Bouton
de Rose, déjà contée par moi2. – Je n’ai pas de
secrets, les clefs sont sur les armoires, on peut
publier toutes mes lettres un jour : elles ne
démentiront ni une de mes amitiés, ni une de mes
idées, ni une de mes assertions.
Le travail va son petit train, un travail de chien
comme je n’en ai encore eu pour un roman3 ; et cela
sans grand espoir d’être récompensé. C’est un de ces
livres qu’on fait pour soi, par conscience. – Nous
irons au Mont-Dore dans les derniers jours de juillet
seulement ; et, à ce propos, écrivez-moi quel hôtel
nous devons choisir entre les trois hôtels de premier
ordre qu’on me désigne : Hôtel Chabaury aîné, Hôtel
de Paris et Grand Hôtel. Quel est celui qui est le plus
près de l’établissement thermal et où nous serons le
mieux4 ? Tâchez aussi de savoir les prix comparés
de la pension par jour. Merci à l’avance.
Voilà. Je pense que vous travaillez bien de votre
côté. Je viens de lire un tas de livres très médiocres.
Fin de saison encombrée, mais à part Chérie, Sapho
et À rebours5, rien de fort. – J’ai vu Huysmans, lors
de mon dernier voyage à Paris, et il m’a promis de
s’entendre avec vous, pour venir dans les premiers
jours de juillet.
Nos souhaits d’une meilleure santé aux vôtres, et
nos vives amitiés à tous.
1 On allait mettre en vente deux lettres jadis écrites par Zola au directeur du théâtre du
Palais-Royal, au moment de la création du Bouton de rose (voir supra, p. 170, note 3).
2 Dans la préface écrite pour l’édition en librairie de la pièce, en 1878 (OC, VIII, p. 489-
494).
3 Il s’agit de Germinal.
4 Alexandrine avait l’intention de faire une cure au Mont-Dore, en Auvergne, pour y
soigner ses crises d’asthme. Céard y était déjà allé en 1881, pour accompagner son père
malade : c’est pourquoi Zola lui demande conseil.
5 À côté du roman de Huysmans (voir la lettre précédente), les deux autres romans cités
sont ceux d’Edmond de Goncourt (Chérie) et d’Alphonse Daudet (Sapho), publiés
quasiment au même moment.
À Henry Céard
Mont-Dore, 25 août 1884
Eh bien ! nous y sommes montés, à ce fameux
Sancy, et c’est tout un drame qu’il faut que je vous
raconte.
D’abord, sachez que nous avons ici notre voisin
de Villennes, le docteur Magitot. Il s’est empressé, a
voulu venir avec nous, a loué des chevaux et arrêté
un guide ; ce qui fait que nous n’avons pas usé du
vôtre, faute grave dont nous nous sommes repentis.
Nous voilà donc à cheval, vendredi à midi. Je
vous confesse maintenant que, dans nos hésitations,
la peur du cheval entrait pour beaucoup. Jamais nous
n’avions monté, ni ma femme ni moi ; et cinq heures
de selle, même au pas, une ascension de sept cents
mètres, sont un début un peu gros pour des cavaliers
absolument novices. Ajoutez que nos bêtes étaient
lamentables, équipées avec des débris de harnais, et
que le guide, très âgé, avait l’infirmité d’être sourd
et le vice d’être têtu. Quand nous avons aperçu cet
équipage, nous aurions certainement refusé le tout, si
nous n’avions eu peur de blesser le docteur Magitot.
Nous voilà donc tous les trois en selle, moi assez
branlant et le docteur à peu près aussi mal d’aplomb
que moi, mais nous tenant quand même l’un et
l’autre, sans trop de ridicule. C’était ma pauvre
femme qui allait moins bien, tellement sa selle était
mauvaise et la blessait. À deux kilomètres du Mont-
Dore, j’ai bien cru que nous ne pourrions pousser
plus loin. Pourtant, après être descendue, elle est
remontée et s’est trouvée mieux. Nous voilà du coup
très gais, traversant la Dordogne, enfilant les lacets
de la montagne, arrivant en haut, après une bonne
heure et demie de cavalcade laborieuse. Je remets à
plus tard l’ascension du cône final et les impressions
de nature.
Il était trois heures environ, lorsque nous nous
sommes remis à cheval. Comme je craignais un peu
la descente, je dis au guide de prendre la tête, avec le
cheval de ma femme, et de ne pas lâcher la bride, par
peur qu’il ne trottât. Les choses d’abord marchent
fort bien. Mais bientôt le guide, gêné de marcher
ainsi contre la bête, dans l’étroit sentier, lâche la
bride et se met à cueillir des fleurs. Deux ou trois
fois, ma femme l’appelle, mais il répond toujours
avec entêtement et tranquille : « N’ayez crainte ! »
Et le pis était que, de temps à autre, il allongeait un
coup de canne sur la croupe du cheval, une sacrée
rosse qui s’arrêtait parfois tout court. Enfin, nous
étions presque en bas, à peu près à la hauteur de la
cascade du Serpent, lorsque la catastrophe s’est
produite. Sous un coup de canne plus violent, la
rosse a pris subitement le trot, et naturellement à la
pente la plus raide des lacets. Ma femme s’est mise à
crier et, perdant la tête, elle est tombée comme une
masse à la renverse, d’une façon si singulière, que
l’étrier s’est trouvé ramené sur le dos du cheval, et
qu’elle est ainsi restée pendue par un pied, la tête en
bas. Heureusement, dans sa chute, elle avait dû tirer
sur les guides, ce qui avait arrêté la bête. Vous voyez
notre épouvante. J’ai sauté de mon cheval, je ne sais
comment, par-dessus la tête, je crois, et je suis
accouru, tandis que le docteur Magitot arrivait aussi.
Le guide avait toutes les peines du monde à dégager
le pied de l’étrier. Je tenais ma femme entre les bras,
nous tremblions que le cheval ne fît un mouvement,
car elle se trouvait entre ses pieds, et il l’aurait
broyée. Enfin, nous l’avons eue.
Et c’est miracle, mon bon ami. Rien, pas une
blessure, pas un froissement. Elle n’a qu’une légère
égratignure et deux petites bosses, dont elle ne s’est
aperçue que le lendemain. Tout de suite, nous avons
plaisanté, mais pendant deux jours j’en ai gardé un
grand tremblement intérieur. Je ne pouvais fermer
les yeux, sans la voir tomber à la renverse et se
casser la tête.
J’achève. Le guide pleurait en répétant qu’il en
avait le cœur malade. Pour la consoler, il voulait que
nous remontions en selle. Mais nous avons refusé
énergiquement, et nous avons fait gaillardement à
pied les cinq kilomètres qui nous séparaient du
Mont-Dore. Le soir, pour montrer notre force d’âme,
nous sommes allés entendre Le Domino noir1, une
œuvre profonde sans doute, car nous nous
demandons encore ce qu’elle signifie.
Et voilà qui prouve qu’on ne devrait jamais faire
ce qu’on ne sait pas faire. Le guide, à la vérité, a
manqué de précautions, et ma femme assure que la
selle était beaucoup trop petite pour elle. Il est vrai
aussi que, si le cheval n’avait pas été une rosse,
peut-être serait-il arrivé un grand malheur.
Pour revenir brièvement au Sancy, je n’ai pas
éprouvé le saisissement que j’attendais. La route est
fort belle, d’une belle solitude sauvage, par
moments. Mais le panorama, en haut, montre
l’étroitesse de ces Monts d’Auvergne, qui en somme
ne tiennent guère que seize lieues sur huit lieues de
pays. Le temps était superbe, il y avait bien, dans les
fonds, une légère brume de chaleur, mais elle ne
gênait guère. Il faut vous dire que j’ai toujours mes
sacrées montagnes du Midi dans la tête, et que les
verdures fleuries de ces pays auvergnats n’arrivent
même pas à me désarmer. Je trouve ces bosses bêtes,
l’horreur de leur Val d’Enfer et de leur gorge de
Chaudefour me semble une horrible bergerie,
lorsque je me rappelle certains coins de là-bas. Il
faudrait voir les Monts-Dore avec de la neige.
Nous partons samedi, mais nous ne serons pas à
Paris avant mercredi.
Nos meilleurs compliments à votre mère, et deux
bonnes poignées de main pour vous.
1 Opéra-comique en trois actes d’Eugène Scribe.
À Jules Lemaitre
Paris, 14 mars 1885
Monsieur,
L’étude que vous avez bien voulu me consacrer
est certainement une des pages les plus pénétrantes
qu’on ait écrites sur moi1. J’accepte très volontiers
votre définition : « Une épopée pessimiste de
l’animalité humaine », à la condition pourtant de
m’expliquer sur ce mot « animalité2 ».
Vous mettez l’homme dans le cerveau, je le mets
dans tous ses organes. Vous isolez l’homme de la
nature, je ne le vois pas sans la terre, d’où il sort et
où il rentre. L’âme que vous enfermez dans un être,
je la sens épandue partout, dans l’être et hors de
l’être, dans l’animal dont il est le frère, dans la
plante, dans le caillou. Et j’ajoute que je crois
fermement avoir fait la part de tous les organes, du
cerveau comme des autres. Mes personnages pensent
autant qu’ils doivent penser, autant que l’on pense
dans la vie courante. Toute la querelle vient de
l’importance spiritualiste que vous donnez à la
fameuse psychologie, à l’étude de l’âme prise à part.
Je ne la prends pas à part, n’est-ce pas ? et c’est
pourquoi je n’ai point de psychologie. Moi, je
soutiens que j’ai ma psychologie, celle que j’ai
voulu avoir, celle de l’âme rendue à son rôle dans le
vaste monde, redevenue la vie, se manifestant par
tous les actes de la matière. Il n’y a donc là qu’une
dispute de philosophes. Pourquoi, dès lors, ce
reproche de grossièreté qui revient sans cesse ? Je
vous avoue que c’est le seul qui m’ait blessé.
Toujours la fameuse psychologie. Les raisons qui
font pour vous que je ne suis pas psychologue font
évidemment que je suis un écrivain grossier.
Pardon de vous écrire ceci, sous le coup de votre
étude. La part que vous me faites est si belle, si
grande, que j’aurais dû simplement vous remercier,
vous dire la joie d’artiste et la confusion d’orgueil où
vous m’avez jeté.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mon
dévouement et de ma vive reconnaissance.
1 Étude publiée dans la Revue politique et littéraire du 14 mars 1885, à l’occasion de la
parution en librairie de Germinal (le 2 mars).
2 « L’allure des romans de M. Zola – concluait Jules Lemaitre – est, je ne sais comment,
celle des antiques épopées, par la lenteur puissante, le large courant, l’accumulation
tranquille des détails, la belle franchise des procédés du conteur. Il ne se presse pas plus
qu’Homère. Il s’intéresse autant (dans un autre esprit) à la cuisine de Gervaise que le vieil
aède à celle d’Achille. Il ne craint point les répétitions ; les mêmes phrases reviennent
avec les mêmes mots, et d’intervalle en intervalle on entend dans le Bonheur des Dames
le “ronflement” du magasin, dans Germinal la “respiration grosse et longue” de la
machine, comme dans l’Iliade le grondement de la mer […]. Si donc on ramasse
maintenant tout ce que nous avons dit, il ne paraîtra pas trop absurde de définir les
Rougon-Macquart : une épopée pessimiste de l’animalité humaine » (ibid.).
À Henry Céard
Paris, 22 mars 1885
Mon cher ami, j’ai lu et relu votre étude1.
Certaines parties en sont d’une analyse très
pénétrante. Mais je crains que votre amitié pour moi
ne vous ait emporté à trop d’éloges. En un mot et
très franchement, entre nous, pensez-vous tant de
bien de Germinal ? J’en doute un peu. Cela sort pour
moi d’entre les lignes, et j’aurais peut-être préféré
une discussion plus franche. Vous m’aimez assez, je
crois, pour savoir que, si mes nerfs tolèrent peu la
contradiction du premier moment, ma raison de
travailleur sans illusion accepte toutes les critiques.
Donc, si je pouvais discuter avec vous, je
prendrais surtout deux points de votre étude. Le
premier, c’est l’abstraction du personnage, chaque
figure raidie, n’ayant plus qu’une attitude. Est-ce
bien exact pour Germinal ? Je ne le pense pas. La
vérité est que ce roman est une grande fresque.
Chaque chapitre, chaque compartiment
de la composition s’est trouvé tellement resserré
qu’il a fallu tout voir en raccourci. De là, une
simplification constante des personnages. Comme
dans mes autres romans d’ailleurs, les personnages
de second plan ont été indiqués d’un trait unique :
c’est mon procédé habituel, que vous connaissez
bien, n’est-ce pas ? et qui ne peut surprendre que ces
bons critiques dont les yeux me lisent depuis vingt
ans sans me voir. Mais regardez les personnages du
premier plan : tous ont leur mouvement propre, une
cervelle d’ouvrier peu à peu emplie des idées
socialistes chez Étienne, une exaspération lente de la
souffrance jetant la Maheude de l’antique
résignation à la révolte actuelle, une pente pitoyable
où Catherine roule jusqu’au dernier degré de la
douleur. Dans cette œuvre décorative, j’ai pensé que
ces grands mouvements exprimeraient suffisamment
une pensée, en se détachant sur la masse de la foule.
Et, à ce propos, laissez-moi ajouter que je n’ai pas
bien compris votre regret, l’idée que j’aurais dû ne
pas prendre de personnages distincts et ne peindre,
n’employer qu’une foule2. La réalisation de cela
m’échappe. Mon sujet était l’action et la réaction
réciproques de l’individu et de la foule, l’un sur
l’autre. Comment y serais-je arrivé, si je n’avais pas
eu l’individu ?
Le second point, c’est mon tempérament lyrique,
mon agrandissement de la vérité. Vous savez ça
depuis longtemps, vous. Vous n’êtes pas stupéfait,
comme les autres, de trouver en moi un poète.
J’aurais aimé seulement vous voir démonter le
mécanisme de mon œil. J’agrandis, cela est certain ;
mais je n’agrandis pas comme Balzac, pas plus que
Balzac n’agrandit comme Hugo. Tout est là, l’œuvre
est dans les conditions de l’opération. Nous mentons
tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et
la mentalité de notre mensonge ? Or – c’est ici que
je m’abuse peut-être – je crois encore que je mens
pour mon compte dans le sens de la vérité. J’ai
l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles
sur le tremplin de l’observation exacte. La vérité
monte d’un coup d’aile jusqu’au symbole. Il y aurait
là beaucoup à dire, et je voudrais un jour vous voir
étudier le cas.
Je ne crois pas, comme vous, au gros succès de
Germinal. Ce qui se passe autour de ce livre me
trouble et m’inquiète. Il fatiguera le public. Ma seule
joie est de sentir que, malgré leurs restrictions
fatales, mes amis rendent justice au grand effort
qu’il m’a coûté. À ce point de vue, votre étude m’a
causé un vif plaisir, et je vous en remercie du fond
du cœur. À mon âge, au milieu d’un labeur
incessant, la consolation qui reste, ce n’est pas
d’amener à soi la bêtise de la foule, c’est de ne pas
déchoir aux yeux de ceux qui vous aiment.
Merci et bien affectueusement à vous.
1 Cette étude ne fut pas publiée en France. Elle était destinée à un quotidien de Buenos
Aires auquel Céard collaborait, El Sud-America : elle y parut, divisée en trois parties, du
16 au 18 avril 1885.
2 « Il semble à regretter, écrivait Céard, que M. Émile Zola par une nouveauté d’audace et
une tentative inosée jusqu’ici, n’ait pas écrit Germinal sans personnages déterminés.
Après avoir renoncé au personnage central, pourquoi ne pas renoncer tout à fait au
personnage ayant une individualité propre ? Puisque, par la nature même et l’étendue de
son sujet, il se refusait dès l’abord à toute psychologie, pourquoi, poussant cette fois ses
habitudes littéraires à un extrême de poésie et d’abstraction, pourquoi n’aurait-il pas
donné à son livre un seul et unique et énorme personnage, la foule, la grande foule qui
gronde si superbement dans les meilleurs chapitres de Germinal ? » (ibid.).
À Henry Céard
Châteaudun, 6 mai 1886
Mon cher Céard, après une journée à peu près
inutile passée à Chartres, je suis ici depuis hier, et je
tiens le coin de terre dont j’ai besoin1. C’est une
petite vallée à quatre lieues d’ici, dans le canton de
Cloyes, entre le Perche et la Beauce, et sur la lisière
même de cette dernière. J’y mettrai un petit ruisseau
se jetant dans le Loir, – ce qui existe d’ailleurs ; j’y
aurai tout ce que je désire, de la grande culture et de
la petite, un point central bien français, un horizon
typique, très caractérisé, une population gaie, sans
patois. Enfin, le rêve que j’avais fait. – Et je vous
l’écris tout de suite, puisque vous vous êtes intéressé
à mes recherches.
Je retourne demain à Cloyes, d’où j’irai revoir en
détail ma vallée et ma lisière de Beauce. Après-
demain, j’ai rendez-vous avec un fermier, à trois
lieues d’ici, en pleine Beauce, pour visiter sa ferme.
J’aurai là toute la grande culture. Aujourd’hui, je
suis resté à Châteaudun, pour assister à un grand
marché de bestiaux. Tout cela va me prendre
quelques jours, mais je rentrerai avec tous mes
documents, prêt à me mettre au travail.
Et voilà. Un temps merveilleux, un pays charmant
– je ne parle pas de la Beauce, mais des bords du
Loir.
À bientôt, n’est-ce pas ? Ma femme vous envoie
ses meilleures amitiés, et je vous serre bien
affectueusement la main.
Nous serons sans doute à Médan mardi.
1 Zola commençait à travailler à La Terre : le roman parut en librairie le 15 novembre
1887.
À Jacques van Santen Kolff
Médan, 27 mai 1886
Cher monsieur et confrère,
Je vous remercie mille fois de la peine que vous
avez prise de me traduire les principaux passages des
articles de MM. Zolling et Zabel1. Ces articles sont
fort sympathiques et m’ont fait le plus vif plaisir. Je
vous remercie aussi de votre seconde lettre, ainsi que
des autres bonnes nouvelles qu’elle me donne.
Mais vous me terrifiez vraiment, en me
demandant des notes sur mon prochain roman : La
Terre2. Je travaille encore au plan, je ne me mettrai à
écrire que dans une quinzaine de jours ; et ce roman
m’épouvante moi-même, car il sera certainement un
des plus chargés de matière, dans sa simplicité. J’y
veux faire tenir tous nos paysans, avec leur histoire,
leurs mœurs, leur rôle ; j’y veux poser la question
sociale de la propriété ; j’y veux montrer où nous
allons, dans cette crise de l’agriculture, si grave en
ce moment. Toutes les fois maintenant que
j’entreprends une étude, je me heurte au socialisme.
Je voudrais faire pour le paysan avec La Terre ce que
j’ai fait pour l’ouvrier avec Germinal. – Ajoutez que
j’entends rester artiste, écrivain, écrire le poème
vivant de la terre, les saisons, les travaux des
champs, les gens, les bêtes, la campagne entière. –
Et voilà tout ce que je puis vous dire, car il me
faudrait autrement entrer dans des explications qui
dépasseraient mon courage. Dites que j’ai l’ambition
démesurée de faire tenir toute la vie du paysan dans
mon livre, travaux, amours, politique, religion,
passé, présent, avenir ; et vous serez dans le vrai.
Mais aurai-je la force de remuer un si gros
morceau ? En tout cas, je vais le tenter.
Merci encore de votre dévouement, et veuillez
me croire votre bien reconnaissant et bien dévoué.
1 Deux études critiques sur L’Œuvre par Eugen Zabel et Theophil Zolling, publiées en
mai 1886 dans la presse allemande.
2 Voir la lettre précédente.
À Jacques van Santen Kolff
Médan, 7 juillet 1887
Mon cher confrère,
Je vous dis toujours merci, puisque c’est toujours
merci que j’ai à vous dire. Votre surprise m’a été des
plus douces et des plus inattendues, car vous avez
certainement écrit sur La Joie de vivre le meilleur
article que je connaisse1. Et le prix en est doublé par
l’originalité qu’il y avait de le publier dans le journal
musical. Cela est une bonne propagande pour mes
idées à l’étranger. On me connaît si peu et si mal,
que mes amis seuls peuvent détruire la mauvaise
légende. Merci, merci et merci !
Maintenant, le plus nettement possible, je vais
répondre à vos quelques questions.
L’idée de ce que vous nommez votre catalogue-
Zola m’intéresse naturellement beaucoup2. J’en
parlerai très volontiers à Charpentier, lorsque ce
travail sera fini. Pourtant, je crois qu’il ne sera
vraiment intéressant que lorsque ma série des
Rougon-Macquart se trouvera complètement
terminée, dans cinq ou six ans peut-être.
Je connais la côte normande, de Lion-sur-Mer à
Cherbourg, pour avoir passé des étés dans plusieurs
stations, notamment à Saint-Aubin, en 75, et à
Grand-Camp, en 81. Je suis allé en voiture de village
en village, et je puis même vous dire que
Bonneville3 n’est autre que Vierville (entre Port-en-
Bessin et Grand-Camp), un Vierville arrangé. – Le
plus souvent, je crée ainsi le hameau dont j’ai
besoin, en gardant les villes voisines, telles qu’elles
existent. Cela me donne plus de liberté pour mes
personnages. C’est ce que j’ai encore fait dans La
Terre. Rognes est inventé, et je me suis servi d’un
village, Romilly-en-Beauce, en le modifiant. C’est
au mois de mai 86 que je suis allé passer quinze
jours à Châteaudun et à Cloyes, pour prendre les
notes nécessaires. – J’avais fait le même travail à
Anzin, qui m’a donné le Montsou de Germinal. En
général, une quinzaine me suffit, je préfère une
impression courte et vive. – Quelquefois pourtant, je
retourne voir les lieux, au cours de mon travail. –
Coqueville et Grandport sont inventés4. Il m’arrive
pourtant de garder le vrai nom et de donner une
description absolument exacte : ainsi le Piriac des
« Coquillages de M. Chabre5 », où j’ai passé deux
mois avec la famille Charpentier, en 76, et le
L’Estaque de « Naïs Micoulin6 », où j’ai vécu cinq
mois en 77. J’ai du reste été élevé à Aix, qui est
voisin.
Voici, brièvement, mes réponses. Excusez-moi, si
je n’entre pas dans plus de détails, c’est que je suis
écrasé de fatigue. Mais questionnez-moi toujours,
j’ai grand plaisir à vous répondre, et je suis tout à
votre disposition.
Bien cordialement.
1 Dans une étude publiée dans la revue viennoise Kayser’s Wiener Musikalische Zeitung,
Jacques van Santen Kolff (qui admirait Wagner) s’intéressait à la construction musicale
des romans de Zola, en prenant l’exemple de La Joie de vivre.
2 Jacques van Santen Kolff travaillait à un « catalogue raisonné » de l’œuvre de Zola, où
il recensait « œuvres, articles, lettres, communications verbales ou écrites ».
3 La petite ville normande qui sert de cadre à La Joie de vivre.
4 Lieux évoqués dans « La Fête à Coqueville », nouvelle recueillie dans Le Capitaine
Burle (OC, XI, p. 648-666).
5 Nouvelle du recueil Naïs Micoulin (OC, XII, p. 643-664).
6 Nouvelle éponyme du recueil (OC, XII, p. 563-582).
À Henry Bauër
Médan, 19 août 1887
Votre lettre me touche beaucoup, mon cher Bauër,
et, comme vous le dites, si le côté ignoble de
l’article en question m’a blessé un moment, les
poignées de main qui m’arrivent m’ont déjà
consolé1.
Vous faites allusion à de bien vilains dessous, que
je m’entête à ne pas vouloir constater.
Heureusement, aucun des cinq signataires n’est de
mon intimité, pas un n’est venu chez moi, je ne les ai
jamais rencontrés que chez Goncourt et Daudet. Cela
m’a rendu leur manifeste moins dur. J’ai toujours été
affamé de solitude et d’impopularité, à peine ai-je
quelques amis, et je tiens à eux.
Merci à l’avance de votre article2. Et, je vous en
prie, ne jugez pas La Terre d’après les feuilletons,
attendez le volume. Mes romans perdent tant à être
fragmentés. Vous êtes bien gentil de vous souvenir
de mon invitation. Je ne quitterai Médan, pour aller
passer un mois à Royan, que le dimanche 28. Si
vous n’êtes pas de retour avant cette époque, j’ai
votre promesse, et il faudra bien que vous veniez en
octobre.
Merci encore, au nom du travail et de l’honnêteté
littéraire.
Affectueusement à vous.
1 Dans son numéro du 18 août 1887, Le Figaro venait de publier, en première page, ce
qu’on allait bientôt appeler le « Manifeste des Cinq » contre La Terre. Dans un texte
d’une grande violence verbale, Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul
Margueritte et Gustave Guiches disaient leur écœurement devant La Terre que le Gil Blas
publiait en feuilleton depuis le 28 mai. Ils protestaient, au nom de leur « conscience »
littéraire, contre ce « recueil de scatologie », « cette imposture de la littérature
véridique » : « le Maître est descendu au fond de l’immondice », s’exclamaient-ils…
2 Cet article parut dans Le Réveil-Matin daté du 21 août : Henry Bauër y tournait en
dérision le contenu du « Manifeste des Cinq », qu’il qualifiait d’« excommunication
fulminée par un sous-off et quatre piou-pious ».
À Henry Céard
Médan, 19 août 1887
Mon vieil ami, merci de vos deux bonnes lettres
qui nous ont beaucoup touchés1 ; et dites à
Thyébaut2 que nous lui sommes aussi
reconnaissants.
Certes, non, je ne répondrai pas. L’article avait des
parties ignobles et blessantes, mais il était surtout
imbécile. J’en ai été navré un moment, pour des
raisons que vous devinerez. Ce matin, je lis les
journaux, et ce que j’avais pensé se produit. On sera
relativement avec moi, j’aime mieux ma place que
celle des autres.
Bauër m’écrit de Dieppe une lettre indignée et
m’annonce un article qui passera demain dans Le
Réveil-Matin. Vous seriez bien aimable de le guetter
et de m’envoyer le numéro, ainsi que les journaux
où passeraient des choses intéressantes.
Nous vous embrassons nous autres aussi, bien
fort, mon ami, car plus on va, et plus l’affection
sincère est une chose bonne.
J’ai fini La Terre hier matin.
1 Céard venait d’écrire à Zola deux lettres successives pour lui faire part de toute sa
sympathie dans l’affaire du « Manifeste des Cinq ».
2 Gabriel Thyébaut (1854-1922), un ami de Céard et de Huysmans ; il connaissait Zola
depuis 1879.
À Joris-Karl Huysmans
Médan, 21 août 1887
Merci de votre bonne lettre, mon cher Huysmans.
J’avais bien reconnu le Rosny, dans l’entortillage
pédant des phrases, et Bonnetain ne pouvait être que
le lanceur1. Tout cela est comique et sale. Vous savez
ma philosophie, au sujet des injures. Plus je vais, et
plus j’ai soif d’impopularité et de solitude. – En
somme, j’ai fini La Terre jeudi, et je suis enchanté
d’avoir encore lancé ce bouquin-là dans la mare aux
grenouilles. Il tombera comme il tombera, bon ou
mauvais, ça ne me regarde plus. À un autre !
Nous partons à la fin du mois pour Royan où nous
passerons un gros mois. Mais comme vous êtes
gentil de me promettre votre visite pour octobre !
Tâchez de renvoyer votre congé vers le 15. Nous
serons sûrement de retour. D’ailleurs, je vous écrirai.
Ma femme vous envoie ses amitiés, et bien
affectueusement à vous de notre part à tous deux.
1 Voir les deux lettres précédentes.
À Edmond de Goncourt
Paris, 13 octobre 1887
Mon cher Goncourt,
Hier soir seulement, des amis communs m’ont
appris une bien étonnante chose : vous m’accuseriez
d’avoir fait dire que vous étiez l’inspirateur
volontaire de l’article imbécile et ordurier publié par
Le Figaro1. Vous me croyez donc bête ? Faites-moi
l’amitié de penser que je sais comment l’article a été
écrit. Je suis convaincu, j’ai répété partout que, si
vous en aviez eu connaissance, vous en auriez
empêché la publication, autant pour vous que pour
moi.
Et moi qui m’étais imaginé que vous me deviez
une marque de sympathie après cette niaiserie
malpropre de cinq de vos familiers2. Cette marque,
je l’ai attendue, et c’est votre colère qui m’arrive. En
vérité, cela dépasse toute mesure.
Si je me décide à vous écrire, c’est que la situation
n’est plus nette entre nous, et que votre dignité
comme la mienne exige que nous sachions à quoi
nous en tenir sur nos rapports d’amis et de confrères.
Cordialement à vous.
1 Allusion au « Manifeste des Cinq ».
2 Bonnetain, Rosny et Margueritte comptaient parmi les habitués du Grenier d’Auteuil.
À Jacques van Santen Kolff
Médan, 6 juin 1889
Mon cher confrère,
J’ai bien tardé à vous donner signe de vie. Il ne
faut pas m’en vouloir, j’ai eu la haine de l’encre,
tous ces derniers mois. Mais me voici revenu à
Médan, et depuis un mois, je me suis remis au
travail. J’ai commencé mon nouveau roman, La Bête
humaine, le 5 mai, et en voilà pour sept à huit mois à
me dévorer.
Vous me posez des questions auxquelles je vais
tâcher de répondre. D’abord, je ne me souviens pas
de l’article de L’Événement1 : ne vous étonnez donc
point si je me répète.
Si je n’ai pas pris Étienne Lantier, c’est que ses
précédents, dans Germinal, me gênaient par
trop. J’ai donc préféré créer un nouveau fils de
Gervaise, Jacques Lantier, qui sera un frère
d’Étienne et de Claude : elle aura eu trois fils, voilà
tout, et je compléterai l’arbre généalogique à la fin.
Déjà, j’ai dû créer ainsi Angélique. J’espère qu’on
me pardonnera ces retouches, d’autant plus que, sur
tous les autres points, mon plan primitif a été suivi
avec une extrême rigueur.
Quant au titre, La Bête humaine, il m’a donné
beaucoup de mal, je l’ai cherché longtemps. Je
voulais exprimer cette idée : l’homme des cavernes
resté dans l’homme de notre dix-neuvième siècle, ce
qu’il y a en nous de l’ancêtre lointain. D’abord,
j’avais choisi : « Retour atavique ». Mais cela était
trop abstrait et ne m’allait guère. J’ai préféré La Bête
humaine, un peu plus obscur, mais plus large ; et le
titre s’imposera, lorsqu’on aura lu le livre.
Je ne puis guère vous dire tout au long le sujet,
qui est assez compliqué, et dont les rouages
nombreux mordent profondément les uns dans les
autres. C’est en somme l’histoire de plusieurs
crimes, dont l’un central. Je suis très content de la
construction du plan, qui est peut-être le plus
ouvragé que j’aie fait, je veux dire celui dont les
diverses parties se commandent avec le plus de
complication et de logique. L’originalité est que
l’histoire se passe d’un bout à l’autre sur la ligne du
chemin de fer de l’Ouest, de Paris au Havre. On y
entend un continuel grondement de trains : c’est le
progrès qui passe, allant au vingtième siècle, et cela
au milieu d’un abominable drame, mystérieux,
ignoré de tous. La bête humaine sous la civilisation.
Le roman passera dans La Vie populaire, un
journal qui jusqu’à présent n’a donné que des
reproductions. Je préfère ces journaux
hebdomadaires aux journaux quotidiens.
Rien n’a été plus simple, mais rien n’a été plus
long que l’étude du milieu et que la recherche des
documents. Pendant tout l’hiver, j’ai fréquenté la
gare Saint-Lazare, j’ai parcouru la ligne de l’Ouest,
regardant, faisant causer, revenant mes poches
pleines de notes.
Et voilà pour cette fois, mon cher confrère. Merci
des deux bonnes traductions que vous m’envoyez
encore2, et veuillez me croire votre bien dévoué et
bien reconnaissant.
1 Dans sa lettre, Jacques van Santen Kolff faisait allusion à un article publié dans
L’Événement du 8 mars 1889, sous le titre « Un nouveau livre d’Émile Zola » : c’était une
interview dans laquelle Zola évoquait le projet de La Bête humaine en commentant le
sujet du roman et en parlant de ses premières recherches (OC, XIV, p. 571-572).
2 Il s’agit d’articles qui venaient de paraître dans la presse allemande sur La Terre et sur
Le Rêve.
À Jules Lemaitre
Paris, 9 mars 1890
Je suis très flatté, mon cher confrère, et un peu
confus, de l’étude que vous avez publiée sur La Bête
humaine1, car il s’y trouve de bien gros éloges,
même pour un homme que la légende dit
orgueilleux.
Mais ce qui m’a ravi surtout, c’est que vous avez
expliqué mon œuvre. J’avais une peur terrible
qu’elle ne fût prise pour une fantaisie sadique. Et je
n’ai plus peur, vous avez donné la note juste, tous
vont vous suivre2.
Certes, oui, je commence à être las de ma série,
ceci entre nous. Mais il faut bien que je la finisse,
sans trop changer mes procédés. Ensuite, je verrai, si
je ne suis pas trop vieux, et si je ne crains pas trop
qu’on m’accuse de retourner ma veste.
Merci bien sincèrement, et veuillez me croire,
mon cher confrère, votre dévoué et cordial.
1 Publiée dans Le Figaro du 8 mars 1890.
2 Jules Lemaitre proposait une interprétation comparable à celle qu’il avait déjà donnée
de Germinal, cinq ans plus tôt (voir supra, p. 238-239) : « Il y a des brutes parmi nous, et
innombrables. Nous-mêmes, chrétiens, civilisés, lettrés, artistes, nous avons des
mouvements de haine ou d’amour, de concupiscence ou de colère, qui viennent pour ainsi
dire de plus loin que nous ; et nous ne savons pas toujours à quoi nous obéissons. Nos
chétives et passagères personnes ne sont que les vagues infiniment petites d’un océan de
forces impersonnelles, éternelles et aveugles ; et sous ces vagues il y a un gouffre. C’est,
en somme, ce qu’exprime La Bête humaine avec une mélancolique et farouche majesté.
C’est une épopée préhistorique sous la forme d’une histoire d’aujourd’hui. »
À Ernest Renan
Paris, 5 avril 1890
Monsieur et cher maître,
Je lis, dans La Presse, une opinion que vous
auriez exprimée sur moi, et la conviction me vient
que vos grands travaux ne vous ont pas permis de
parcourir mes derniers romans1.
Je ne quête la voix de personne ; mais, en vérité, il
m’est profondément pénible de penser qu’un
écrivain de votre haute valeur va se prononcer sur
mon cas littéraire, en dehors de son jugement
personnel, d’après toute la légende imbécile qui s’est
formée autour de mes œuvres. Et c’est pourquoi je
me permets de vous envoyer trois de mes romans,
ceux qui m’ont paru devoir vous intéresser
davantage. Je ne demande pas que vous les lisiez
entièrement ; mais, je vous en prie, prenez çà et là
quelques pages, une vingtaine, une cinquantaine. Il
n’est plus question ici de l’Académie ; il ne reste que
cette simple chose, c’est que je souffre vraiment
d’être jugé par un large esprit, en dehors de tout
examen et de toute justice.
Veuillez agréer, Monsieur et cher maître,
l’assurance de ma haute considération.
1 Quelques mois auparavant, Zola avait annoncé son intention d’être candidat à
l’Académie française. Or dans une interview publiée par La Presse, le 4 avril 1890,
Renan (qui était académicien) avouait ne pas avoir lu ses derniers romans ; il déclarait ne
pas apprécier les excès du « réalisme » en littérature ; et il terminait en estimant que les
chances d’un succès de l’auteur des Rougon-Macquart à l’Académie étaient assez faibles.
À Jacques van Santen Kolff
Médan, 12 septembre 1890
Mon cher confrère, je réponds d’abord à vos
questions, au sujet de L’Argent.
L’idée de ce roman n’est pas du tout récente. Si
elle ne se trouvait pas dans le plan primitif, elle date
des premiers volumes publiés de la série. Depuis
lors, j’ai toujours réservé une case pour ce que
j’appelais mon roman sur la Bourse. Je voulais y
reprendre Saccard et Rougon, y opposer l’empire
libéral à l’empire autoritaire, enfin y étudier la crise
politique qui a précédé l’effondrement du règne.
Vous voyez que la conception du roman est chez moi
très ancienne. Je la place après la publication de Son
Excellence Eugène Rougon, vers 1877.
Le titre L’Argent ne m’a donné aucune peine à
trouver. Il s’est en quelque sorte imposé à moi, car
j’ai élargi le cadre, je ne me suis pas enfermé dans le
milieu restreint de la Bourse. – C’est le 10 juin que
j’ai commencé à écrire ce roman, et je l’aurai
certainement terminé vers la fin décembre. Vous
savez que la publication doit en commencer vers le
20 novembre, dans le Gil Blas. – Quant aux études,
aux recherches que j’ai faites, elles ont été comme
toujours dirigées d’après le même plan logique :
lecture des livres techniques, visites aux hommes
compétents, notes prises sur les lieux à décrire. Cette
fois, j’ai eu seulement un peu plus de mal que les
autres, parce que j’entrais dans un monde qui m’était
totalement inconnu, et que rien, selon moi, n’est plus
réfractaire à l’art que les questions d’argent, que
cette matière financière, dans laquelle je suis plongé
jusqu’au cou. – Vous me demandez si je suis
content : jamais je ne le suis au milieu d’un livre, et
cette fois le tour de force avec lequel je me bats est
vraiment si dur, que j’en ai, certains jours, les reins
cassés. Enfin, nous verrons bien.
Je vous remercie des articles que vous m’envoyez.
Le malheur est que je ne puis les lire ; mais je suis
tout de même le sens général, grâce aux citations.
Votre livre sera très intéressant.
Je vous promets de prendre bonne note de votre
recommandation en faveur de l’éditeur Fischer1. Je
vais prochainement m’occuper de cette question des
traductions. Le malheur est que j’ai déjà des demi-
engagements.
À propos. J’ignorais absolument qu’une
traduction de La Bête humaine avait paru en
Hollande. La France n’a donc pas de traité avec la
Hollande2 ? Je n’ai pas été consulté et je n’ai pas
reçu un sou. – Et cela pour tous les romans que vous
me citez.
Bien cordialement à vous.
1 Cet éditeur allemand avait déjà publié une traduction du Rêve en 1888. Van Santen
Kolff suggérait à Zola de lui confier L’Argent.
2 Ce qui était le cas, en effet : aucun traité ne permettait de protéger les droits d’auteur.
À Ély Halpérine-Kaminsky
[Paris, 4 novembre 1891]
Mon cher confrère,
Vous me communiquez en épreuves L’Argent et le
Travail, de Tolstoï, et vous voulez bien me demander
ce que je pense de cette étude1.
D’abord, je n’ai aucune autorité pour aborder un
si gros sujet. Tout au plus m’en suis-je préoccupé,
lorsque j’ai écrit mon roman L’Argent. Et puis, le
problème soulevé est si vaste, si grave, que ce n’est
pas en quelques pages qu’on peut avoir
l’outrecuidance de l’examiner. Je me contenterai
donc, bien modestement, puisque vous désirez
connaître ma façon de voir, de vous dire quelle a été
mon impression, en lisant la nouvelle œuvre de
Tolstoï.
Avant tout, ce qui m’a le plus intéressé, ce sont les
pages où il demeure l’analyste puissant, le profond
psychologue de Guerre et Paix et d’Anna Karénine.
Je veux parler de ses visites aux maisons
hospitalières de Moscou, de ses courses
frissonnantes et éperdues au milieu des affreuses
misères d’une grande ville2. Il y a là des tableaux
saisissants, dignes du grand artiste qu’il est encore.
Puis, quelle admirable analyse de l’aumône, avec ce
qu’elle comporte presque toujours de vanité
personnelle et ce qu’elle laisse souvent de malaise et
de mécontentement contre soi-même ! Pour moi,
romancier endurci, ce sont là les pages vivantes du
livre, oserai-je dire les pages utiles, celles qui font
voir et qui resteront.
Mais il faut bien que j’en arrive à la thèse. Tolstoï
entre dans le grand mouvement, déjà vieux et
toujours accru, qui condamne l’antique charité et fait
appel à la seule justice. Devant les maux effroyables
du monde, on a pensé longtemps que donner était
l’unique soulagement possible. Aujourd’hui, la
charité est déclarée mauvaise, ne guérissant rien,
aggravant la plaie. Et la justice est exigée, elle qui
veut que tous les hommes aient la même somme de
peines et de joies. Peut-être Tolstoï, qui s’appuie en
tout sur l’Évangile, semble-t-il là en contradiction
avec la séculaire charité chrétienne d’un peuple de
riches soutenant un peuple de pauvres, ce terrain de
l’aumône sur lequel l’édifice social, malgré de
furieux ébranlements, a pu subsister pendant dix-huit
siècles, sans crouler. Seulement, il répondrait sans
doute qu’il est toujours pour la charité, mais pour la
charité totale.
Le système de Tolstoï est peu compliqué
d’ailleurs. L’argent est mauvais, il faut s’en
débarrasser, et tout de suite, en un coup. L’argent est
si mauvais en soi, que même le donner aux autres,
c’est les gâter, c’est faire œuvre de pourriture
sociale. Donc, on le supprimera, simplement.
Ensuite, il faudra vivre à la campagne, parce que les
villes sont des foyers de pestilence morale et
physique. Et, quand il n’y aura plus d’argent, qu’il
n’y aura plus de villes, tout le monde travaillera et
vivra de son travail. Ce sera l’âge d’or, l’humanité
entrera dans la justice et dans la béatitude.
Mon Dieu ! il est très certain que Tolstoï a raison.
Le travail est la grande loi, la source de la vie,
l’effort même du progrès humain, et l’argent, simple
moyen conventionnel d’échange, s’il a été un des
facteurs les plus puissants de la civilisation, a
entraîné avec lui toutes les abominations et toutes les
iniquités. Si, d’un mot, on le pouvait supprimer, si,
le lendemain, les peuples se mettaient au travail,
vivaient en frères, ah ! certes, quel cri de
soulagement monterait de la pauvre humanité enfin
délivrée ! Nous sommes tous d’accord, même
j’ajouterai que nous le sommes depuis longtemps sur
ces lieux communs, l’air empesté des grandes villes,
le rôle maudit de l’argent, le bonheur définitif qu’il y
aurait à vivre aux champs, chacun de l’œuvre de ses
mains.
Le terrible, voyez-vous, c’est que ces vœux sont
restés stériles. Il faut bien admettre que l’histoire est
faite de forces naturelles invincibles. Quand un
fleuve coule à l’ouest, c’est que les terrains le
veulent ; et rien au monde, qu’une autre
configuration de la terre, ne lui ferait remonter son
cours et couler à l’est. Ainsi, l’argent est un produit
du sol social. Il a été, il est encore une des conditions
de notre existence. J’admets qu’on le supprime, je
m’imagine à la rigueur une société où il n’aurait plus
aucun rôle. Mais quel travail cyclopéen pour faire
remonter à l’humanité le cours des âges, pour la
diriger dans ce nouveau sens !
Or, Tolstoï, comme tous les nobles rêveurs,
assoiffés de justice, signale bien le mal, indique où
serait l’universel bonheur. Seulement, la terre idéale
est là-bas, il n’y a ni routes, ni ponts pour s’y rendre.
J’ai cherché vainement dans son livre un ensemble
de mesures pratiques, le nouveau pacte social,
certain, hélas ! de ne pas l’y trouver. J’entends
parfaitement ce que Tolstoï nous dit : « J’ai trouvé le
remède. Moi, je me débarrasse de tout mon argent, je
me mets au travail. Que tout le monde en fasse
autant, et l’humanité est sauvée. » Croit-il cela
possible, et en admettant que tous l’imitent, les plus
inquiétants problèmes ne se poseraient-ils pas le
lendemain ? Ceci n’est que d’un convertisseur de
peuples, qui va par les routes, prêchant la loi
nouvelle, dans la fièvre de la foi, sans tenir compte
des faits. Parfois, il est vrai, un de ces hommes élus
bouleverse le monde, en dépit de ce qui paraissait
être la raison. Et je suis un peu honteux de jouer ici
le rôle de l’homme raisonnable.
Voici, en somme, ce que ma pauvre raison me fait
croire. L’argent pourra disparaître, le travail
deviendra alors la nécessité, la seule raison d’être de
chacun.
Mais ce n’est pas un homme, ce n’est pas même
un million d’hommes qui déterminera cela.
L’évolution sociale s’achèvera à son heure lorsque
les forces historiques le voudront bien. Encore un
coup, on ne change pas le cours d’un fleuve, il faut
qu’un bouleversement des terrains crée un nouveau
lit. Tout le mouvement socialiste contemporain
mène, en fin de compte, à cette suppression de
l’argent et à la loi générale du travail. Des
symptômes peuvent faire croire qu’on avance vers la
terre idéale rêvée par Tolstoï. Sera-ce demain qu’on
y arrivera ? sera-ce dans dix siècles ? La vie a
l’éternité devant elle, les siècles ne sont que des
journées dans la marche de l’humanité.
Bien cordialement à vous, mon cher confrère.
1 Traduit en français par Halpérine-Kaminsky, l’ouvrage de Tolstoï parut chez
Flammarion en janvier 1892. Cette lettre de Zola servit de préface au volume.
2 L’Argent et le travail s’ouvre sur le récit, fait par Tolstoï, d’une enquête menée dans les
quartiers misérables de Moscou. S’interrogeant sur le rôle de l’argent dans la société, le
romancier soulève la question de son utilité, et montre que le développement des villes au
détriment des campagnes constitue l’une des causes principales de la pauvreté.
À Jacques van Santen Kolff
Paris, 26 janvier 1892
Merci, mon cher confrère, de la promptitude avec
laquelle vous m’avez envoyé le renseignement
demandé, au sujet des uniformes du simple soldat et
du capitaine dans la garde prussienne, en 70. Les
petites images et les notes explicatives me suffisent
parfaitement1.
Et, maintenant, je réponds enfin aux questions que
vous me posiez dans les premiers jours de
novembre. Veuillez excuser mon long silence.
« L’Attaque du moulin » est une nouvelle de pure
imagination qui a paru d’abord en russe, dans Le
Messager de l’Europe, une revue de Saint-
Pétersbourg, à l’époque où j’envoyais à cette revue
un article mensuel2. J’ai seulement pris des faits
généraux, qui étaient dans l’air. Mais tout, le milieu,
la localité, les personnages, la fable, a été créé par
moi, et cela sans songer le moins du monde à mon
roman futur. Il me fallait un sujet, j’ai simplement
choisi celui-là, parce que les sujets sur la guerre
étaient très en faveur alors.
Vous me demandez si cela ne m’a pas ennuyé de
dépasser 70, en poussant le récit jusqu’à la
Commune. Mais mon plan a toujours été d’aller
jusqu’à la Commune, car je considère la Commune
comme une conséquence immédiate de la chute de
l’Empire et de la guerre. Je n’ai du reste qu’un mot à
dire de la Commune. – J’ajoute que le dernier roman
de la série, Le Docteur Pascal, se passera en 72,
sinon plus tard.
Non, je n’ai visité ni l’Alsace, ni la Lorraine.
J’aurais voulu aller à Mulhouse, et revenir sur
Belfort, pour faire la route que le 7e corps a suivie,
dans sa retraite. Mon roman ouvre par cette retraite.
Mais j’ai reculé devant l’ennui du passeport à
demander et de la curiosité tracassière que mon
voyage exciterait sans doute. D’ailleurs, je n’avais là
que quelques pages à écrire, je me suis contenté de
notes données par un ami. Ma grosse affaire est de
Reims à Sedan, et surtout autour de Sedan.
Je ne sais ce que vous voulez me dire, en me
parlant d’une idée de Flaubert, à propos de
l’empereur en calèche, rencontré et insulté par des
prisonniers français, après le désastre de Sedan.
Jamais je n’ai entendu Flaubert parler de cela. Il y a
une légende sur l’épisode. J’ai fait une enquête, la
rencontre a pu avoir lieu, je m’en servirai même,
bien que le fait ne me soit pas absolument prouvé3. Il
est vraisemblable, des officiers m’ont dit qu’il était
exact.
Le titre La Débâcle n’a pas d’histoire. Voici très
longtemps que je l’ai choisi. Lui seul dit très bien ce
que veut être mon œuvre. Ce n’est pas la guerre
seulement, c’est l’écroulement d’une dynastie, c’est
l’effondrement d’une époque.
Et, maintenant, vous voulez savoir si je suis
content. Ne vous ai-je pas déjà dit que je n’étais
jamais content d’un livre pendant que je l’écrivais ?
Je veux tout mettre, je suis toujours désespéré du
champ limité de la réalisation. L’enfantement d’un
livre est pour moi une abominable torture, parce
qu’il ne saurait contenter mon besoin impérieux
d’universalité et de totalité. – Celui-ci me fait
souffrir plus que les autres, car il est plus complexe
et plus touffu. Ce sera le plus long de tous mes
romans. Il va avoir mille pages de mon écriture, ce
qui fera six cents pages imprimées. J’achève en ce
moment la deuxième partie, c’est-à-dire le deuxième
tiers. Je n’aurai fini qu’en avril. La publication
commencera dans La Vie populaire le 20 février et
durera quatre mois et demi. Le volume paraîtra chez
Charpentier le 20 juin. Des traductions vont paraître
simultanément en Allemagne, en Angleterre, en
Amérique, en Espagne, [au] Portugal, en Italie, en
Bohême, en Hollande, [au] Danemark, en Norvège,
en Suède, en Russie.
Et voilà, mon cher confrère. Souhaitez-moi du
courage et de la santé.
Bien cordialement à vous.
1 Zola était en train de préparer La Débâcle.
2 D’abord publiée dans Le Messager de l’Europe en juillet 1877 (sous le titre « Un
épisode de l’invasion de 1870 »), la nouvelle fut reprise dans des journaux français entre
1878 et 1880, avant d’être intégrée au recueil des Soirées de Médan en avril 1880.
3 Cette anecdote est rapportée à la fin de la deuxième partie de La Débâcle : commentant
le désastre de Sedan, le narrateur évoque la « légendaire rencontre », « sur ce tragique
plateau d’Illy, encombré de cadavres », entre « le misérable empereur » et « un troupeau
de prisonniers » qui l’insulte (OC, XV, p. 238).
1
À Jeanne Rozerot
Paris, jeudi matin [28 juillet 1892]
Chère femme, la crise a été bien moins violente
que je ne le craignais. Je ne cours aucun risque.
Tranquillise-toi, je t’en prie. Laissez-moi arranger
les affaires le mieux possible. Je suis content de vous
savoir loin, à l’abri de tout. Tâchez de passer à la
mer deux mois bien paisibles2. Ne revenez à
Cheverchemont que lorsque vous vous ennuierez ou
lorsqu’il fera mauvais temps3. D’ailleurs, rien ne
vous menacerait ni à Paris ni à Cheverchemont. Il ne
faut pas s’inquiéter.
Je vais rentrer à Médan tout à l’heure. Il me sera
difficile de t’écrire de là, car il me faudra passer par
le facteur. Ne t’étonne donc pas si mes lettres sont
rares. Je t’écrirai toutes les fois que je pourrai. Toi,
envoie-moi une lettre tous les cinq ou six jours poste
restante, et donne-moi beaucoup de détails. J’attends
Céard dimanche, et il m’apportera ta première lettre.
S’il ne venait pas, il me la ferait remettre, j’espère.
Enfin, je vous aime bien, je ne veux pas que vous
soyez malheureux. Installe-toi le mieux possible. Et
ne désespérons toujours pas de l’avenir.
Embrasse bien tendrement ma petite Denise et
mon petit Jacques, et tout mon cœur est pour vous
trois.
1 Toutes les lettres adressées à Jeanne Rozerot que propose cette édition sont extraites de
Lettres à Jeanne Rozerot (1892-1902), éd. B. Émile-Zola et A. Pagès, Gallimard, 2004.
2 Jeanne Rozerot venait de partir pour Cabourg, avec ses deux enfants.
3 Le village de Cheverchemont se trouve en face de Médan, sur la rive opposée de la
Seine. Jeanne y séjournait pendant l’été, dans une villa que Zola louait pour elle.
À Jeanne Rozerot
Paris, vendredi 5 [août] 1892
Chère femme, je viens de passer de bien tristes
jours, mais la crise est finie, et me voilà tranquille.
Je ne puis dire encore quelle sera en octobre la
nouvelle situation. Pourtant, j’ai bon espoir, je crois
que tu auras plus de tranquillité et moi plus de
liberté. Je ne puis te raconter tout ce qui s’est passé.
Ce serait trop long, et tu ne pourrais guère
comprendre. Sois convaincue simplement que la
situation est aujourd’hui meilleure et que toute cette
affreuse crise tournera au bonheur de tout le monde.
Je ne pouvais rester à Médan. Nous sommes à
Paris depuis hier soir et nous partons demain pour un
petit voyage à Fécamp et à Étretat. Ensuite, vers le
16, nous retraverserons Paris et nous ferons notre
grand voyage dans le Midi, qui durera jusqu’aux
premiers jours d’octobre. Écris-moi donc à Fécamp,
poste restante, de façon à ce que ta lettre parte lundi
prochain ; et écris-moi ensuite à Étretat, toujours
poste restante, de façon à ce que ta lettre parte jeudi ;
et enfin écris-moi à Paris, de façon à ce que ta lettre
parte de lundi en huit, le 15. C’est bien convenu,
n’est-ce pas ? – Moi je t’écrirai quand je pourrai, et
ne t’inquiète jamais, si tu restais quelque temps sans
recevoir de nouvelles.
Je viens de trouver tes trois bonnes lettres à la
poste. Elles m’ont beaucoup tranquillisé. Tu as bien
fait de louer une petite maison. Seulement, je crois
que tu feras bien d’y rester jusqu’au 15 septembre, à
moins que tu ne t’ennuies à Cabourg. Pour les
enfants et pour toi, s’il fait beau, il sera préférable de
respirer jusque-là l’air de la mer. Tout cela dépendra
du soleil.
Amusez-vous bien, vivez tranquilles. Je n’ose
encore croire que tout finira par s’arranger, mais j’ai
un très sérieux espoir, je le répète. Je ne suis plus
triste que d’une chose, c’est que nous ne pourrons
nous embrasser que vers le 6 octobre. – Tu me
demandes où sont tes lettres et les miennes. Je les ai
laissées entre ses mains, et c’est par ces lettres que
j’espère notre bonheur à tous. Je t’expliquerai tout
cela.
Embrasse ma petite Denise et mon petit Jacques.
Qu’ils soient gais et bien portants. Promenez-vous,
faites une provision de bonne santé. Surtout, aimez-
moi bien fort tous les trois. Ah ! chère femme,
jamais vous ne m’aimerez assez pour me consoler et
me rendre le calme !
À ma bien-aimée Jeanne
Bon pour un cadeau de jour de l’an, que je
paierai,
dès ma rentrée à Paris,
sur la présentation de ce billet.
Décembre 98.
Émile Zola3
1 Paul et Marie Alexis, avec qui Jeanne était très liée.
2 Louis et Hortense Triouleyre, autre couple d’amis intimes.
3 Ces lignes sont écrites au verso d’une carte de vœux illustrée comportant l’inscription :
« A Christmas Greeting ».
À Denise
[Norwood] Dimanche, 1er janvier 1899
Merci de tes bons souhaits de nouvel an, ma chère
petite Denise. Ils sont gentils et gais comme toi, ils
vont me tenir chaud au cœur pendant toute l’année.
Je garde tes lettres et celles de Jacques comme de
tendres souvenirs qui me porteront bonheur.
Maman me dit que tu fais des progrès au piano. Il
va falloir que tu apprennes un beau morceau, pour
me le jouer, lorsque je reviendrai. Nous ferons une
fête et c’est toi qui nous feras tous danser.
Tu me diras dans ta prochaine lettre si tu as été
contente de ton jour de l’an. Je sais que maman a
bien fait les choses. Aussi faut-il que vous l’aimiez
et que vous l’embrassiez de tout votre cœur.
Moi, je t’embrasse bien fort, certain que tu auras
toute une belle année de sagesse et de travail.
Ton papa qui t’aime.
À Jacques
[Norwood] Jeudi 11 mai 1899
Mon bon petit Jacques, c’est très beau d’être enfin
sur le tableau d’honneur. Maintenant, il faut
continuer à bien travailler, pour y rester toujours ;
car ce serait une vraie honte que de ne plus y être.
On dirait que tu recules au lieu d’avancer.
Ce que je ne comprends pas bien, c’est que la joie
d’être sur le tableau d’honneur t’ait fait te mal
conduire au point d’avoir un zéro. Il me semble
qu’au contraire tu aurais dû tout de suite t’appliquer
à être un petit garçon de plus en plus raisonnable et
savant.
Voici les vacances qui approchent. Comme tu vas
avoir certainement un prix, nous te récompenserons,
maman et moi, en te faisant faire, avec ta sœur, de
belles promenades à bicyclette. Nous irons acheter
de bons gâteaux à Meulan, et nous serons si beaux,
en revenant par le bois de Verneuil1, que les oiseaux
feront de la musique sur notre passage.
Ton papa qui t’embrasse de tout son cœur.
1 Verneuil, où habitait Jeanne (voir supra, p. 315, note 1), est situé entre Meulan et
Médan.
À Jeanne Rozerot
[Norwood] Dimanche 28 mai 1899
Chère femme bien-aimée, comme je le pensais,
j’ai fini hier Fécondité. J’avais commencé d’écrire le
roman le 4 août 1898 et je l’ai terminé le 27 mai
1899. Il a mille six pages de mon écriture, ce qui
fera un volume de six cent cinquante pages environ.
C’est bien long, mais tout de même il aura cent
pages de moins que Rome, le plus long de mes
livres. Je suis très content du dernier chapitre, et je
compte bien que toutes les honnêtes femmes, toutes
les épouses et toutes les mères seront avec moi. Ne
t’effarouche pas de mes audaces, elles sont d’un
honnête homme qui a toujours dit la vérité et qui ne
veut que la justice. Cela n’est pas écrit pour les
petites filles, mais pour les âmes droites et les cœurs
solides.
Tu t’imagines ma joie, mon soulagement. Depuis
dix mois, j’étais attaché à ce travail énorme, et selon
ma coutume, je me mettais à ma table, même
malade, même lorsque les nouvelles de France
m’avaient retourné le cœur. Ceux qui ne savent pas
ne peuvent se douter quel courage, quel effort il faut
pour mettre un pareil livre debout. Aussi me semble-
t-il que j’ai une montagne de moins sur les épaules.
Et cela fait que je viens de passer enfin un très bon
dimanche. Il faut ajouter que j’ai eu, hier encore,
d’excellentes nouvelles de France. Désormais, il est
absolument certain que l’arrêt de la Cour prononcera
la révision1. Enfin, nous voilà victorieux, mon retour
n’est plus qu’une question de quelques jours, et dans
les conditions les plus heureuses. Je suis hors
d’affaire, je vais vous être rendu, car nos procès2 se
régleront certainement ensuite de la meilleure façon
du monde. Tout a bien marché, les événements
semblent avoir voulu, en toutes choses, tourner pour
mon plus grand bien. Et voilà pourquoi le dimanche
d’aujourd’hui me paraît être un si beau dimanche.
Je prévois toujours ma rentrée pour le six, dans la
nuit, de sorte que j’irai vous embrasser le mercredi
7. Mais ne dis cette date à personne au monde, pas
même à Alexis, car il faut éviter à tout prix les
indiscrétions possibles, puisque je désire que pas une
âme puisse être à la gare. Je t’écrirai encore jeudi et
dimanche. Mais toi, ne m’écris plus que le jeudi
1er juin ; car, si tu m’écrivais encore le dimanche
suivant, la lettre n’arriverait pas. Ainsi, lorsque tu
auras reçu cette lettre, tu n’auras plus à m’écrire
qu’une fois. Et quelle joie, n’est-ce pas ? de cesser
ces froides lettres, pour enfin se retrouver ensemble !
Oui, je vais faire ma malle avec une bien grande
joie. J’ai toute la semaine libre d’ailleurs, puisque
mon travail est fini. Seulement, j’ai encore ici deux
ou trois personnes, des amis, qu’il faut que j’invite à
déjeuner. Puis, les Fasquelle3 arriveront. Il est décidé
que Bruneau ne viendra pas, car il redoute beaucoup
la mer. – Tu vois que toute ma semaine va être prise
et que je n’aurai pas le temps de m’ennuyer. Mais
quelle impatience de voir les jours s’écouler vite ! –
Je t’ai dit que Viz. [Vizetelly] était revenu. Il
reviendra déjeuner après-demain mardi, avec un
journaliste anglais, un ami que je me suis fait ici,
lors de mon premier voyage, en 93. D’ailleurs, Viz.
[Vizetelly] ne parle pas du tout d’aller à Paris pour le
procès. Il m’a eu l’air très vieilli et très fatigué. – Sa
femme viendra sûrement aussi me faire ses adieux.
Je vais être débordé.
Le temps continue à être très froid. On dirait que
c’est l’hiver qui recommence. Je n’ai pas cessé le feu
un seul jour. Et le soleil s’obstine à ne pas reparaître,
ce qui me fait enrager, car j’ai encore des plaques
que j’aurais voulu utiliser4. – Après avoir fini mon
roman, hier, j’ai fait une bien belle promenade,
malgré le vent et le froid. Et il me semblait que
j’avais vingt ans.
Nos enfants sont deux beaux mignons. Je suis sûr
que notre petit Jacques finira par très bien travailler.
Je me revois à son âge, j’étais comme lui, je me
retrouve tout à fait en lui. Nous en ferons un bon
petit homme. – Et notre Denise aussi sera très bonne
et très belle. Il faut la laisser grandir, pour qu’un peu
de raison lui vienne. Je l’aime mieux étourdie que
méchante.
C’est cela, prépare la grande théière, et va
commander un gâteau à mademoiselle Louise. Ce
pauvre Jacques ne sera pas là, mais nous lui
garderons sa part, et je l’attendrai pour l’embrasser.
Ce sera notre fête à tous, on se souhaitera les
anniversaires que notre séparation nous a empêchés
de fêter.
Encore dix jours, et ce sera le grand, le beau jour.
– Des millions de baisers, pour attendre jusque-là, à
ma Jeanne bien-aimée, à ma petite Denise et à mon
petit Jacques.
1 L’arrêt de la Cour de cassation, annulant la condamnation portée contre Alfred Dreyfus,
fut rendu le 3 juin 1899.
2 Les procès liés à la publication de « J’accuse » : l’action en justice conduite par le
ministre de la Guerre, ainsi que le procès en diffamation intenté par les experts en
écriture, à cause des attaques que Zola avait lancées contre eux.
3 Au cours des mois précédents, Eugène Fasquelle (voir supra, p. 264, note 3) n’avait pas
ménagé ses efforts pour apporter à Zola toute l’aide dont il était capable.
4 La photographie fut l’un des passe-temps favoris de Zola pendant son exil londonien.
À Alfred Dreyfus
Paris, 6 juillet 1899
Capitaine, si je n’ai pas été l’un des premiers, dès
votre retour en France1, à vous écrire toute ma
sympathie, toute mon affection, c’est que j’ai craint
que ma lettre ne reste pour vous incompréhensible.
Et j’ai voulu attendre que votre admirable frère vous
ait vu, vous ait dit notre long combat. Il vient de
m’apporter la bonne nouvelle de votre santé, de
votre courage, de votre foi, et je puis donc vous
envoyer tout mon cœur, en sachant que maintenant
vous me comprendrez.
Ah ! ce frère héroïque, il a été le dévouement, la
bravoure et la sagesse2. C’est grâce à lui que, depuis
dix-huit mois, nous crions votre innocence. Quelle
joie il m’apporte, en me disant que vous sortez
vivant du tombeau, que l’abominable martyre vous a
grandi et épuré ! Car l’œuvre n’est point finie, il faut
que votre innocence hautement reconnue sauve la
France du désastre moral où elle a failli disparaître.
Tant que l’innocent sera sous les verrous nous
n’existerons plus parmi les peuples nobles et justes.
À cette heure, votre grande tâche est de nous
apporter, avec la justice, l’apaisement, de calmer
enfin notre pauvre et grand pays, en achevant notre
œuvre de réparation, en montrant l’homme pour qui
nous avons combattu, en qui nous avons incarné le
triomphe de la solidarité humaine. Quand l’innocent
se lèvera, la France redeviendra la terre de l’équité et
de la bonté.
Et c’est aussi l’honneur de l’armée que vous
sauverez, de cette armée que vous avez tant aimée,
en qui vous avez mis tout votre idéal. N’écoutez pas
ceux qui blasphèment, qui voudraient la grandir par
le mensonge et l’injustice. C’est nous qui sommes
ses vrais défenseurs, c’est nous qui l’acclamerons, le
jour où vos camarades, en vous acquittant,
donneront au monde le plus saint et le plus sublime
des spectacles, l’aveu d’une erreur. Ce jour-là,
l’armée ne sera pas seulement la force, elle sera la
justice.
Mon cœur déborde, et je ne puis que vous envoyer
toute ma fraternité pour ce que vous avez souffert,
pour ce qu’a souffert votre vaillante femme. La
mienne se joint à moi et c’est ce que nous avons en
nous de meilleur, de plus noble et de plus tendre, que
je voudrais mettre dans cette lettre, pour que vous
sentiez que tous les braves gens sont avec vous.
Je vous embrasse affectueusement.
1 Alfred Dreyfus avait quitté l’île du Diable le 9 juin et était arrivé en France le 1er juillet.
La révision de son procès allait s’ouvrir à Rennes, le 7 août.
2 Mathieu Dreyfus (1857-1930) : après la condamnation de son frère, en 1894, il se
consacra entièrement à la campagne qu’il avait décidé de mener pour obtenir la révision
du procès ; multipliant les démarches, il s’appuya sur l’aide que lui fournit Bernard
Lazare et parvint, en novembre 1897, à découvrir le nom du véritable coupable,
Esterhazy ; il fut ensuite l’un des principaux stratèges du camp dreyfusard, avec Georges
Clemenceau, Fernand Labori et Joseph Reinach.
À Octave Mirbeau
Paris, 29 novembre 1899
Quelle bonne émotion je viens d’avoir, mon ami,
en lisant votre article sur Fécondité1 ! Ce qui l’anime
d’un si grand souffle, ce qui le fait si beau et si
retentissant, c’est votre tendresse pour moi ; c’est le
lien fraternel qui s’est noué entre nous. Je connais
bien les défauts de mon livre, les invraisemblances,
les symétries trop volontaires, les vérités banales de
morale en action ; et la seule excuse est celle que
vous donnez : la construction particulière que m’a
imposée le sujet. Mais avec quelle chaude sympathie
vous mettez en valeur les bonnes pages, cette âme
du livre, cet amour de la vie, du plus de vie possible,
auquel j’ai tout sacrifié ! Il faut aimer pour
comprendre.
Je crois aussi qu’on me comprendra mieux,
lorsque les trois romans suivants auront complété ma
pensée. Fécondité n’est qu’une humanité élargie
pour les besognes de demain. Mais la victoire y
semble rester à la force, et c’est ce que viendront
corriger l’organisation du travail, l’avènement de la
vérité et de la justice. Tout cela est bien utopique,
mais que voulez-vous ? Voici quarante ans que je
dissèque, il faut bien permettre à mes vieux jours de
rêver un peu.
Je voulais seulement vous dire la grande joie que
votre bonne tendresse m’a apportée ce matin, et je
vous embrasse en frère reconnaissant, et j’embrasse
également votre chère femme.
1 Dans un compte rendu qui venait de paraître dans L’Aurore, le jour même, Octave
Mirbeau parlait de l’émotion qu’il avait éprouvée devant le roman. Saluant l’engagement
littéraire de Zola, « plus grand, plus sincère, plus optimiste que jamais, à travers les
injures et l’incompréhension », il vantait la « beauté inaccoutumée » de l’œuvre, ainsi que
sa « prescience du futur ».
À Maurice Le Blond
[Paris] [1er] décembre 19001
Cher monsieur Le Blond,
Je n’ai jamais été pour un enseignement
esthétique quelconque, et je suis convaincu que le
génie pousse tout seul, pour l’unique besogne qu’il
juge bonne. Mais j’entends bien que, loin de vouloir
imposer une règle et des formules aux individualités,
votre ambition est simplement de les susciter, de les
éclairer, de leur donner comme une atmosphère de
sympathie et d’enthousiasme qui hâte leur pleine
floraison.
Et c’est pourquoi je suis avec vous, de toute ma
fraternité littéraire. Ce qui me ravit dans votre
tentative, c’est que j’y vois un signe nouveau de
l’évolution qui transforme en ce moment notre petit
monde des lettres et des arts. Tout un réveil met
debout la jeunesse ; elle refuse de s’enfermer
davantage dans la tour d’ivoire où ses aînés se sont
morfondus si longtemps, en attendant que sœur
Anne – la vérité de demain – parût à l’horizon. Un
souffle a passé, un besoin de hâter la justice, de vivre
la vie vraie, pour réaliser le plus de bonheur
possible. Et les voilà dans la plaine, résolus à
l’action, les voilà en marche, sentant qu’il ne suffit
plus d’attendre, mais qu’il faut avancer sans cesse, si
l’on veut aller par-delà les horizons, jusqu’à l’infini.
L’action ! l’action ! Tous doivent agir, tous
comprennent que c’est un crime social que de ne pas
agir, dans une heure si grave, lorsque les forces
néfastes du passé livrent un combat suprême aux
énergies de demain. Il importe de décider si
l’humanité ne reculera pas d’un pas en arrière, si elle
ne retombera pas dans l’erreur et dans l’esclavage,
peut-être pour un siècle encore. Et, n’est-ce pas ? en
agissant, en ouvrant des cours, en groupant les
jeunes gens de votre âge pour mettre en commun vos
besoins, vos idées, vos croyances, vous voulez être
uniquement les bons ouvriers de l’heure présente,
n’être ni des lâches ni des déserteurs, au moment où
tous les citoyens interviennent et se battent.
Le mouvement est général : des universités
populaires se fondent partout2, des associations se
créent qui donnent des conférences, qui répandent au
jour le jour la bonne parole. Il était nécessaire que
les écrivains et les artistes ne restassent pas à l’écart,
inutiles, indifférents. Vous ouvrez une école de la
Beauté, vous voulez dire bien haut votre idéal ; vous
affirmez, dans l’œuvre produite, la nécessité de la
vie, de la vérité humaine, de l’utilité sociale, en vous
basant sur le vaste ensemble des œuvres que vous
lègue toute une lignée de grands aînés. C’est très
bien, et vous avez raison, et votre effort quand même
aura son bon effet.
Laissez dire, agissez encore et toujours. Il se peut
que votre enseignement ne nous donne pas des
génies nouveaux. Mais vous vous serez rapprochés,
vous vous serez connus, vous aurez peut-être fourni
à celui d’entre vous qui sera plus tard un maître
l’appui qu’il attend, la flamme généreuse qui doit
l’embraser. Et vous aurez créé un milieu propice,
vous aurez exalté la Beauté qui sera, plus tard, aussi
nécessaire que le pain au peuple travailleur de la
Cité heureuse.
Je suis des vôtres, et je vous serre fraternellement
la main.
1 Lettre ouverte, publiée dans Le Figaro du 12 décembre 1900. Zola y commente la
création du Collège d’esthétique moderne, fondé par Maurice Le Blond et Saint-Georges
de Bouhélier dans le but de réunir les milieux de l’avant-garde littéraire et artistique en
favorisant les débats intellectuels. La séance inaugurale du Collège d’esthétique, dont
Zola était le président d’honneur, eut lieu le 28 janvier 1901.
2 Issu des combats de l’affaire Dreyfus, le mouvement des « universités populaires » avait
été lancé en 1899, à l’initiative d’un ancien ouvrier typographe, Georges Deherme. Il était
présidé par Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne.
À Georges Picquart
Paris, 29 décembre 1900
Ah ! mon cher Picquart, quelle belle, honnête et
courageuse lettre vous avez écrite1 ! Et,
naturellement, comme tous les justes, vous voilà
seul, en butte même aux attaques de nos amis d’hier.
C’est le train de la lâcheté universelle. Mais vous
avez agi comme vous le deviez, et votre victoire est
certaine.
Bien affectueusement à vous.
1 Dans une lettre ouverte, que venait de publier L’Aurore du 28 décembre, en première
page, Picquart dénonçait le contenu de la loi d’amnistie votée par les parlementaires dans
l’espoir de mettre un terme à la crise née de l’affaire Dreyfus. S’adressant à Waldeck-
Rousseau, le président du Conseil, il déclarait : « Sous prétexte de sauver la République,
vous avez égaré l’opinion par une diversion plus ou moins justifiée contre des adversaires
politiques, tandis que vous laissiez indemnes des criminels qui sont les véritables ennemis
du pays et auxquels vous n’avez pas osé toucher parce qu’il vous eût fallu sans doute
frapper trop haut, pour des crimes trop grands. »
À Alfred Dreyfus
Paris, 8 mai 1901
Cher monsieur Dreyfus,
J’achève la lecture de Cinq Années de ma vie1, et
je ne sais rien de plus poignant, de plus éloquent,
dans la simplicité et la concision. Je suis de ceux qui
vous approuvent beaucoup de ne pas avoir tardé plus
longtemps à nous donner ces pages. Il était
nécessaire qu’on les connût, elles auraient manqué
au dossier qui achève de se faire chaque jour. C’est
un peu plus de lumière qu’elles apportent, elles vous
font connaître définitivement. Elles disent quel
homme vous êtes et quel martyr vous avez été.
Maintenant, la figure est complète, et d’une grande
beauté d’innocence et de souffrance.
La victoire de demain est certaine, ces pages
l’annoncent encore.
Avec toute mon admiration et toute mon
affectation.
1 L’ouvrage venait de sortir en librairie : Alfred Dreyfus y décrivait ses cinq années de
détention à l’île du Diable.
À Jean Jaurès
Paris, 15 mai 1901
Mon cher Jaurès,
Ma femme m’a dit de quel cœur enflammé et avec
quelle magnificence vous avez parlé de Travail, dans
votre grand amour de l’humanité1. Rien ne pouvait
me toucher plus profondément que cet appui
fraternel que vous avez ainsi donné à mon œuvre.
On tâche de faire sur elle le plus de silence possible,
et il fallait votre parole ardente pour dire au moins ce
que j’ai voulu. Oui, ce peuple auquel vous travaillez,
ce peuple enfin réconcilié dans le travail, fécondé
par l’amour, sera certainement le peuple de demain.
Merci mille fois. Vous ne sauriez croire quelles
sont ma joie et ma fierté. Et je vous serre bien
fraternellement les deux mains.
1 Jean Jaurès venait de donner, le jour même, une conférence sur Travail, où il avait
célébré, en des termes lyriques, le message social contenu dans le roman : « Aujourd’hui
que la science est plus puissante, que la démocratie est plus forte, que le prolétariat
s’organise, nous avons des raisons nouvelles d’espérer, et l’œuvre de Zola, avec la fin
magnifique où il nous fait apparaître tous les hommes fraternellement unis dans la justice
et dans la joie, l’œuvre de Zola est mieux qu’un rêve, c’est l’aube splendide qui annonce
la réalité de demain » (Revue socialiste, no 198, juin 1901).
À Alfred Bruneau
Médan, 24 août 1901
Mon bon ami, je suis désolé d’avoir tant tardé à
vous répondre. Mais les Charpentier ne sont partis
que d’hier soir ; et, tant qu’ils sont restés ici, ma
correspondance a été suspendue. Vous me
pardonnez, n’est-ce pas ?
Le premier acte de L’Enfant roi est fini, et vous en
paraissez content1. J’en suis donc content aussi, et je
n’ai qu’un désir, celui de l’entendre au plus tôt. Il est
à croire que le second acte sera très avancé, sinon
terminé, lorsque vous rentrerez à Paris. Votre œuvre
sera certainement très humaine et très belle, et le
public finira par comprendre. J’ai bon espoir, je
compte beaucoup sur elle. Puis, qu’importe ! aucun
effort n’est perdu, aucune création viable ne meurt,
et l’avenir est à vous, quel que soit le présent.
Je me suis remis vigoureusement au travail de
mon côté, et je vais passer un bon mois de
septembre, dans la retraite absolue2. – Je suis de plus
en plus convaincu que rien ne sera changé au
Figaro. Je ne sais rien, mais je serais bien surpris, si
un arrangement n’intervenait pas, à la suite duquel
nous verrons Périvier et Calmette la main dans la
main3. En tout cas, votre situation est moins que
jamais menacée, et c’est le seul point qui
m’intéresse4.
Goûtez le calme de votre villégiature et travaillez
bien. Paris nous reprendra toujours assez tôt, avec
ses mensonges et ses trahisons. – Votre femme va
nous revenir tout à fait valide, puisque la voilà qui
marche gaillardement avec une canne5, et nous
trouverons Suzanne encore grandie. – Embrassez-les
bien tendrement pour nous, comme nous vous
embrassons vous-même, mon bon ami, de tout notre
cœur.
1 Zola avait écrit le livret de cette comédie lyrique quelques mois plus tôt (OC, XIX,
p. 447-485). Bruneau était en train de travailler à la partition musicale.
2 Zola était plongé dans la rédaction de Vérité.
3 Allusion aux conflits qui opposaient, au sein de la rédaction du Figaro, les deux
directeurs du journal, Fernand de Rodays et Antonin Périvier. Gaston Calmette occupait
alors les fonctions de secrétaire général : il prit la direction du quotidien en 1903.
4 Alfred Bruneau donnait au Figaro des chroniques musicales depuis 1895. Il y était entré
grâce à l’appui de Zola.
5 S’étant blessé le genou à la suite d’un accident, Philippine Bruneau souffrait
horriblement depuis plusieurs années et éprouvait de grandes difficultés pour marcher.
À Alfred Bruneau
Médan, 2 juillet 1902
Mon cher ami, vous voilà installés, et votre lettre
nous donne de bonnes nouvelles de vous deux et de
Suzanne. Ces trois mois de grand calme et de travail
vous feront certainement grand bien ; et, quand vous
rentrerez en octobre, avec votre œuvre finie, il sera
toujours temps d’organiser votre avenir. Je n’ai plus
guère d’illusions, mais je crois tout de même que les
braves gens et les travailleurs déterminent autour
d’eux les chances heureuses. C’est toujours lorsque
j’ai désespéré que le destin s’est montré clément.
Depuis bientôt trois semaines que nous sommes
ici, nous avons vécu dans une belle tranquillité. Ma
femme va mieux, surtout depuis qu’il fait beau. J’ai
bien travaillé, mais je ne compte finir Vérité que
vers la fin du mois. C’est terriblement long, voilà
près d’un an que, tous les matins, sans manquer un
seul jour, je me remets à cette œuvre. Aussi suis-je
très fatigué, avec le grand besoin de me reposer un
peu. Je compte ne pas faire grand-chose en août.
Puis, en septembre, j’espère m’occuper de nos
poèmes, et, plus j’y songe, plus je suis décidé à les
traiter comme je les sens, car tout accommodement
au goût des directeurs ou du public serait en fin de
compte une duperie. En octobre, nous risquerons la
partie avec Gailhard1, et si nous la gagnons, il est
certain que cela tiendra à des raisons que nous ne
pouvons prévoir.
Vous avez vu que Delna n’est pas réengagée. On a
laissé entendre qu’elle donnerait des représentations
au printemps ; et, comme il serait désastreux d’être
joué à cette époque, il est donc sûr que L’Enfant roi
sera renvoyé à la saison suivante. Ce qui
n’empêchera pas qu’il nous faudra surveiller Carré2.
Les Charpentier ne viendront ici que le 15 août.
Nous avons donc devant nous six semaines de
solitude ; et cela ne m’est pas désagréable, je passe
de délicieuses après-midi dans mon jardin, à
regarder tout vivre autour de moi. Avec l’âge, je sens
tout s’en aller et j’aime tout plus passionnément.
Travaillez bien, mon ami, reposez-vous bien aussi,
et surtout ne vous faites pas de chagrin, ne
désespérez pas. Vous verrez que la chance viendra,
je ne sais comment, mais elle viendra. Tout effort est
récompensé, il est impossible que votre travail si
brave et si franc n’amène pas la victoire. Chaque
jour, levez-vous en espérant quelque chose de bon
pour le lendemain.
Et bonne santé à votre femme, et bonnes vacances
à Suzanne. Prenez tous les trois une grosse provision
de forces pour l’hiver prochain.
Nous vous embrassons, ma femme et moi, de
tout notre cœur.
1 Pedro Gailhard, le directeur de l’Opéra.
2 Le projet de L’Enfant roi avait été accepté par Albert Carré, le directeur de l’Opéra-
Comique. Pour le rôle principal, Zola comptait sur Marie Delna qui avait été l’une des
interprètes de L’Ouragan, en avril 1901.
À Alfred Bruneau
Médan, 8 août 1902
Mon bon ami, j’ai enfin terminé Vérité, qui
pendant un an m’a demandé de grands efforts.
L’œuvre est au moins aussi longue que Fécondité, et
il s’y trouve une telle diversité de personnages, un
tel enchevêtrement de faits, que jamais mon travail
ne m’a demandé une discipline plus étroite. J’en sors
pourtant assez gaillard, et ma tête seule a besoin de
repos. Vérité commencera à paraître le
10 septembre, dans L’Aurore, et y durera jusqu’au
20 janvier environ.
J’attends les Charpentier dans les premiers jours
de la semaine prochaine, et c’est pendant leur séjour
ici que je compte me reposer. Cela mettra un peu de
bruit autour de moi, me tirera de la solitude où nous
vivons. Et je compte sur cette diversion bruyante
pour me débarbouiller le cerveau. Puis, en
septembre, je songerai à vous, je me mettrai à un des
poèmes, je ne sais encore lequel. Votre lutte devient
si rude, que je suis hanté de scrupules. Sans doute, je
professe qu’on doit marcher droit à l’œuvre d’art,
sans s’occuper des contingences. Seulement, quand
un musicien n’a devant lui que deux théâtres pour se
produire1, quand des obstacles de toutes sortes lui
barrent la route, il est bien difficile de s’embarquer
dans une œuvre, sans s’inquiéter du sort qui l’attend.
Le pis est qu’on se paralyserait tout à fait, si l’on
voulait mettre toutes les bonnes chances de son côté.
Depuis quelques jours, je réfléchis à nos trois sujets,
et je suis bien troublé. Enfin, le seul parti sage et
brave est d’en traiter un ; et puis, nous verrons,
quand nous serons réunis à Paris.
Aucune nouvelle d’ailleurs. Depuis que j’étais ici,
je n’avais pas quitté ma table de travail un seul jour.
Nous avons vu Larat2 pendant deux heures, une
après-midi. Les Mirbeau, qui doivent être à
Houlgate, ne viendront nous voir qu’après leur
retour. Les Loiseau sont toujours à Morsalines, où
notre cousine Amélie3 est allée les rejoindre ; et elle
aussi ne viendra sans doute passer avec nous
quelques jours qu’en septembre. Quant à Desmoulin,
il est à Bruges, où il copie des primitifs.
Nous avons reçu ce matin la bonne lettre de votre
femme, à laquelle la mienne répondra
prochainement, et nous avons été bien heureux des
excellentes nouvelles qu’elle nous donnait. Il paraît
que Suzanne et vous devenez des pêcheurs de
crevettes remarquables. Vous allez nous revenir tous
les trois rayonnants de santé, et c’est ce qu’il faut
pour vaincre le destin.
Nous vous embrassons bien tendrement, de tout
notre cœur.
1 C’est-à-dire l’Opéra et l’Opéra-Comique.
2 Jules Larat (voir supra, p. 313, note 3).
3 Amélie Laborde. Sa fille, Élina, était l’épouse de Georges Loiseau, un jeune critique
dramatique.
À Alfred Bruneau
Médan, 25 septembre 1902
Mon bon ami, je voulais vous répondre tout de
suite, mais j’ai été pris de maux de dents affreux ; et
voilà ma fin de saison gâtée, par les quelques beaux
jours que nous venons d’avoir. Enfin, ça se calme un
peu, j’attends d’être à Paris, pour me faire soigner.
Nous y serons dimanche soir. Il est à croire que ma
femme partira pour l’Italie le vendredi 3 ou le
samedi 4 octobre.
Je savais que vous aviez fini L’Enfant roi par
votre ami Destranges1, qui m’avait envoyé sa
brochure sur L’Ouragan, et qui m’a remercié de
l’avoir remercié. Vous devez être bien content, car
voilà une nouvelle œuvre terminée ; et, avec
l’entêtement de l’espoir, je compte beaucoup sur
elle. Albert Laborde, qui a vu l’affiche de l’Opéra-
Comique pour la saison, m’a appris que Carré y a
mis L’Enfant roi, parmi les œuvres reçues et devant
être jouées. Certainement, elle ne sera pas jouée
cette année ; mais la voilà reçue publiquement, ce
dont je n’ai jamais douté d’ailleurs. Le pis serait
qu’une série de fours ne le poussât, vers mars ou
avril, à nous offrir d’être joués tout de suite. Il
faudrait refuser carrément.
Sylvanire, ou plutôt Paris en amour, titre que je
préfère pour plusieurs raisons, avance2. J’aurai
certainement fini dès les premiers jours d’octobre. Je
suis content de ce qui est fait. Mais, quand je
travaille pour vous, vous savez mes scrupules. Et je
me tourmente beaucoup, hanté d’idées pratiques, me
demandant comment nous allons pouvoir décider
Gailhard à passer un traité avec nous. Dès que vous
serez là, nous lirons d’abord la pièce, vous me direz
franchement ce que vous en pensez, au point de vue
musical, et au point de vue de la réception plus ou
moins possible à l’Opéra. Et puis, nous causerons de
la façon de la soumettre à Gailhard. – Je n’ai pas
trop chargé le rôle de Sylvanire, qui irait très bien à
Mlle Ackté3, je crois. Les rôles des deux barytons ne
sont également pas trop lourds. Je crains que le rôle
du ténor ne soit le plus dur. – Beaucoup de
mouvement et même de légèreté, une variété très
grande, et des choses très poignantes vers la fin.
Mais cela ne ressemble à rien, tout y est nouveau
comme drame lyrique, et j’ai la terreur de Gailhard.
Voilà, mon cher ami. Je voulais simplement vous
donner signe de vie et vous dire combien je serai
heureux de vous revoir4. Dès votre arrivée, venez
donc me voir un matin, vers dix heures. Vous êtes
certain de ne pas me déranger, car je ne me remettrai
sérieusement au travail que plus tard.
Ma femme et moi, nous vous embrassons bien
tendrement tous les trois.
1 Le critique musical Étienne Destranges (1863-1915), auteur notamment d’études
consacrées aux opéras de Wagner et de Verdi.
2 Drame lyrique en cinq actes, Sylvanire ou Paris en amour (OC, XX, p. 405-445) est le
dernier livret que Zola ait écrit pour l’opéra. Il ne fut jamais représenté.
3 D’origine finlandaise, Aïno Ackté (1876-1944) s’était fait connaître, quelques années
plus tôt, par son interprétation du rôle de Marguerite dans le Faust de Charles Gounod.
4 Ces mots possèdent une sorte d’ironie tragique, quelques jours à peine avant la
disparition brutale de l’écrivain. Alfred Bruneau ne revit Émile Zola que couché sur son
lit de mort. Il évoque ce souvenir dans les dernières lignes d’À l’ombre d’un grand cœur :
« Dans son cabinet de travail, sur le divan où nous l’avions vu, débordant de vie, former
de si beaux et si héroïques projets, Zola était étendu, les yeux clos. La mort n’avait
nullement altéré ses traits. Sa personne semblait partager avec son œuvre le privilège de
l’éternité. J’en goûtai une minute la trop brève illusion » (À l’ombre d’un grand cœur,
Charpentier-Fasquelle, 1931, p. 186-187).
CRÉDITS
© Presses de l’université de Montréal / Éditions du CNRS
(Zola, Correspondance, 10 vol., 1978-1995), pour
l’établissement des lettres de Zola reprises dans cette
anthologie.
© Gallimard (Zola, Lettres à Jeanne Rozerot, 2004), pour
les lettres données p. 262, 263, 264, 271, 273, 275, 277, 282,
307, 308, 325, 329.
Chronologie
L’enfance et la jeunesse
1840 : Naissance à Paris, le 2 avril. Émile Zola est le fils de
François Zola, né à Venise en 1795, et d’Émilie Aubert,
originaire de la Beauce.
1843-1847 : La famille s’installe à Aix-en-Provence, dans le
midi de la France. François Zola, qui est ingénieur, se lance
dans le projet d’un barrage destiné à alimenter la ville d’Aix
en eau potable. Mais il meurt brutalement en mars 1847,
laissant sa veuve dans de graves difficultés financières.
1847-1852 : Élève de la pension Notre-Dame, à Aix, Émile
Zola a pour amis Philippe Solari et Marius Roux.
1852-1857 : Zola poursuit ses études au collège Bourbon
d’Aix. Il se lie d’amitié avec Paul Cézanne et Jean-Baptistin
Baille.
1858 : Il vient habiter Paris, où il rejoint sa mère. Il entre
comme boursier au lycée Saint-Louis. Il se lie avec un
camarade de classe, Georges Pajot. Il passe ses vacances d’été
à Aix, où il retrouve ses amis Baille et Cézanne.
1859 : Il échoue à deux reprises au baccalauréat. Il publie
ses premiers poèmes dans La Provence.
1860 : Pendant deux mois, d’avril à mai, il est employé aux
Docks Napoléon, entrepôts situés près de la place de la
République.
1861 : Il fait l’expérience de l’amour avec une jeune
prostituée, Berthe. En avril, il reçoit la visite de Cézanne, qui
va séjourner à Paris jusqu’à l’automne.
1862 : Le 1er mars, il entre à la librairie Hachette : employé
d’abord comme commis, il passe au bureau de la publicité
dont il deviendra le chef. Le 31 octobre, il obtient la
nationalité française, en vertu de l’article du Code civil
concernant les enfants d’étrangers nés en France.
Les débuts de la carrière littéraire
1864 : Zola publie en librairie son premier ouvrage, les
Contes à Ninon. Il collabore à différents journaux, leur
donnant à la fois des contes, des chroniques et des comptes
rendus critiques. Il rencontre Alexandrine Meley, qu’il
épousera en mai 1870.
1865 : Son premier roman paraît : La Confession de Claude.
1866 : Il quitte la librairie Hachette. Ses collaborations
journalistiques se multiplient. Il publie successivement deux
recueils d’articles critiques : Mes Haines, puis Mon Salon (où
il reprend sa campagne menée dans L’Événement en faveur de
la nouvelle peinture).
1867 : À partir du mois de mars, il entreprend, dans Le
Messager de Provence, la publication d’un roman-feuilleton,
Les Mystères de Marseille, dont il réalisera ensuite une
adaptation théâtrale avec son ami Marius Roux. À la fin de
l’année, il publie en librairie Thérèse Raquin.
L’élaboration des Rougon-Macquart
1868-1869 : En mai 1868, Zola fait paraître une nouvelle
édition de Thérèse Raquin, dans laquelle il proclame son
appartenance au groupe des « écrivains naturalistes ». En
décembre, il publie Madeleine Férat. Il conçoit le projet du
cycle des Rougon-Macquart, dont il remet le plan à son
éditeur, Lacroix. Il est l’ami des peintres Manet, Guillemet,
Pissarro, ainsi que des frères Goncourt.
1870-1871 : Il quitte Paris en septembre 1870, où il ne
reviendra qu’en mars 1871. Il tente de fonder un journal, La
Marseillaise, avec son ami Marius Roux. Il écrit des
chroniques parlementaires dans La Cloche. En octobre 1871, il
publie La Fortune des Rougon, avec une préface expliquant le
projet des Rougon-Macquart. En novembre, la publication en
feuilleton de La Curée est interrompue, sur l’injonction du
procureur de la République.
1872-1873 : Il publie La Curée (janvier 1872) et LeVentre
de Paris (avril 1873). C’est le début de ses relations amicales
avec Flaubert et Alphonse Daudet. Lacroix ayant fait faillite, il
se lie avec un nouvel éditeur, Georges Charpentier. Adaptation
au théâtre de Thérèse Raquin, en juillet 1873.
1874 : Il publie La Conquête de Plassans (mai). En
novembre, parution d’un recueil de nouvelles, Les Nouveaux
Contes à Ninon, et création, au théâtre de Cluny, de la comédie
Les Héritiers Rabourdin : la pièce est un échec.
1875 : Publication de La Faute de l’abbé Mouret (mars).
Vacances d’été à Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados), du 2 août
au 4 octobre. Début de la collaboration au Messager de
l’Europe de Saint-Pétersbourg.
Les premiers succès littéraires
1876 : Zola publie Son Excellence Eugène Rougon (février
1876). L’Assommoir paraît en feuilleton, dans Le Bien public,
du 30 avril au 7 juin. Le roman fait scandale et la publication
est interrompue. Elle reprend dans La République des lettres, à
partir du 9 juillet. Premières visites d’Henry Céard et de Joris-
Karl Huysmans, qui seront, avec Paul Alexis, Léon Hennique
et Guy de Maupassant, les amis et les disciples des Soirées de
Médan. Vacances d’été à Piriac, en Bretagne.
1877 : Fin janvier, publication de L’Assommoir en librairie.
Le 16 avril a lieu le « dîner Trapp » : Flaubert, Zola et
Goncourt sont salués comme les maîtres de la littérature
moderne par les « jeunes » naturalistes, Huysmans, Céard,
Hennique, Alexis et Maupassant, auxquels s’est joint Mirbeau.
Séjour à L’Estaque, du 27 mai au 27 octobre.
1878 : Publication d’Une page d’amour (avril). Nouvel
échec théâtral avec Le Bouton de rose, créé au théâtre du
Palais-Royal le 6 mai. Le 28 mai, Zola achète une petite
maison de campagne à Médan, près de Villennes, qu’il va
aménager en la transformant progressivement : il y passera
désormais la période de l’été.
1879 : L’adaptation de L’Assommoir au théâtre (par William
Busnach et Octave Gastineau) connaît un important succès.
1880 : Publication de Nana (février). En avril paraît le
volume collectif des Soirées de Médan, où sont réunis les
noms de Zola, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique et
Alexis. Le recueil critique du Roman expérimental sort en
librairie en décembre. L’école naturaliste est à son apogée.
1881 : En janvier, adaptation de Nana au théâtre. Zola met
un terme à son activité de journaliste littéraire. À l’exception
d’une campagne isolée dans LeFigaro, en 1895-1896, il se
consacrera désormais à son œuvre romanesque et à ses projets
théâtraux. Il recueille l’essentiel de son œuvre critique dans
une série de volumes (Le Naturalisme au théâtre, Nos auteurs
dramatiques, Les Romanciers naturalistes, Documents
littéraires) auxquels s’ajoutera, en 1882, Une Campagne.
1882-1884 : Années occupées par un travail régulier.
Paraissent successivement Pot-Bouille (avril 1882), Au
Bonheur des Dames (mars 1883), La Joie de vivre (février
1884). À cette production romanesque s’ajoutent deux recueils
de nouvelles, Le Capitaine Burle (novembre 1882) et Naïs
Micoulin (novembre 1883). Zola passe le mois d’août 1884 au
Mont-Dore, en Auvergne, où sa femme, Alexandrine, fait une
cure.
Les romans de la maturité
1885 : Publication de Germinal (mars) ; c’est le deuxième
roman de Zola sur la question ouvrière, après L’Assommoir. La
pièce de théâtre tirée du roman est interdite par la censure :
elle ne sera jouée qu’en avril 1888.
1886 : Publication de L’Œuvre (mars) : évocation indirecte
des années de jeunesse passées à Aix-en-Provence et de
l’amitié avec Paul Cézanne.
1887 : En avril, adaptation au théâtre de La Curée (sous le
titre Renée). La publication de La Terre, en août, entraîne la
polémique du « Manifeste des Cinq » : dans Le Figaro, cinq
jeunes écrivains (Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien
Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches) affirment
violemment leur hostilité à l’esthétique naturaliste.
1888 : Publication du Rêve (octobre). Zola tombe amoureux
de Jeanne Rozerot, qui devient sa maîtresse : celle-ci lui
donnera deux enfants, Denise (née en 1889) et Jacques (né en
1891).
1890-1891 : En mai 1890, il se présente, sans succès, à
l’Académie française : il échouera régulièrement à toutes ses
autres tentatives. Publication de La Bête humaine (mars 1890),
puis de L’Argent (mars 1891). En avril 1891, il est élu
président de la Société des gens de lettres : il va se montrer
très actif dans cette charge, qu’il occupera quasiment sans
interruption jusqu’en 1896. En juin 1891, il adapte Le Rêve à
l’Opéra-Comique en collaboration avec le musicien Alfred
Bruneau (le livret est de Louis Gallet).
1892 : Publication de La Débâcle (juin). Il passe les
dernières semaines du mois d’août à Lourdes, pour préparer le
roman qu’il publiera en 1894 ; il prolonge ce séjour par un
grand voyage dans le midi de la France qui le mène jusqu’à
Gênes, en Italie.
1893 : Publication du Docteur Pascal (juin), suivi par un
grand banquet littéraire réunissant deux cents personnes, au
bois de Boulogne, pour fêter l’achèvement des Rougon-
Macquart. Poursuite de la collaboration avec Alfred Bruneau :
adaptation de « L’Attaque du moulin » à l’Opéra-Comique, en
novembre.
Le cycle des Trois Villes
et l’engagement dans l’affaire Dreyfus
1894-1896 : En juillet 1894, Zola publie Lourdes, le premier
volume de la série des Trois Villes. Il effectue un grand voyage
en Italie, d’octobre à décembre 1894, pour préparer Rome, qui
paraîtra en librairie en mai 1896. En décembre 1895, il
commence une « nouvelle campagne » dans Le Figaro.
1897 : En janvier, création à l’Opéra du drame lyrique
Messidor, monté en collaboration avec Alfred Bruneau. Il
achève Paris, le dernier épisode de sa trilogie des Trois Villes
(le roman paraîtra en mars 1898). Le 25 novembre, il publie
dans Le Figaro son premier article en faveur d’Alfred Dreyfus.
1898 : Poursuivant son engagement dans l’affaire Dreyfus,
il publie le 13 janvier, dans L’Aurore, sa « Lettre au Président
de la République » (« J’accuse »). Un procès en diffamation
lui est intenté par le gouvernement : il est condamné à un an
d’emprisonnement, le 23 février. Le 18 juillet, il doit s’exiler
en Angleterre. Accompagnée de ses deux enfants, Jeanne
Rozerot pourra le rejoindre à partir de la mi-août et passera le
reste de l’été avec lui.
Les dernières années
1899 : Zola rentre à Paris le 5 juin, après onze mois d’exil.
En octobre, il publie Fécondité, le premier volume de la série
des Quatre Évangiles.
1901 : En février, dans La Vérité en marche, il reprend ses
articles écrits pendant l’affaire Dreyfus. En avril, publication
de Travail, le deuxième tome des Évangiles, et création de
L’Ouragan, à l’Opéra-Comique, en collaboration avec Alfred
Bruneau.
1902 : Il meurt brutalement, le 29 septembre. Publication
posthume de Vérité, le troisième tome des Évangiles. Le
dernier épisode des Évangiles, Justice, reste à l’état de notes.
1908 : Les cendres d’Émile Zola sont inhumées dans la
crypte du Panthéon, le 4 juin.
Bibliographie
Éditions de la correspondance d’Émile Zola
Édition de référence
Correspondance, sous la direction de Bard H. Bakker et
Henri Mitterand, Montréal-Paris, Presses de l’université de
Montréal et Éditions du CNRS, 10 vol., 1978-1995 :
Tome I (1978) : Correspondance : 1858-1867 (éditeur :
Colette Becker).
Tome II (1980) : Correspondance : 1868-1877 (éditeur :
Colette Becker).
Tome III (1982) : Correspondance : 1877-1880 (éditeurs :
Colette Becker, Alain Pagès et Abert Salvan).
Tome IV (1983) : Correspondance : 1880-1883 (éditeurs :
Colette Becker, Dorothy E. Speirs et John Walker).
Tome V (1985) : Correspondance : 1884-1886 (éditeurs :
Owen Morgan et Alain Pagès).
Tome VI (1987) : Correspondance : 1887-1890 (éditeurs :
Owen Morgan, James B. Sanders et Dorothy E. Speirs).
Tome VII (1989) : Correspondance : 1890-1893 (éditeurs :
Colette Becker, Gina Gourdin-Servenière, Véronique Lavielle
et Owen Morgan).
Tome VIII (1991) : Correspondance : 1893-1897 (éditeurs :
Owen Morgan, Dorothy E. Speirs et John Walker).
Tome IX (1993) : Correspondance : 1897-1899 (éditeurs :
Owen Morgan et Alain Pagès).
Tome X (1995) : Correspondance : 1899-1902 (éditeurs :
Owen Morgan, Dorothy E. Speirs et John Walker).
Correspondance. Tome XI : Lettres retrouvées :1858-1902,
présentées et annotées par Owen Morgan et Dorothy E. Speirs,
Montréal-Paris, Presses de l’université de Montréal et Éditions
du CNRS, 2010.
Autres éditions
Correspondance. Lettres de jeunesse, Eugène Fasquelle,
« Bibliothèque Charpentier », 1907.
Correspondance. Les Lettres et les arts, Eugène Fasquelle,
« Bibliothèque Charpentier », 1908.
Correspondance (1858-1871), notes et commentaires de
Maurice Le Blond, Œuvres complètes d’Émile Zola, t. XLVIII,
Bernouard, 1928.
Correspondance (1872-1902), notes et commentaires de
Maurice Le Blond, Œuvres complètes d’Émile Zola, t. XLIX,
Bernouard, 1929.
Correspondance. Lettres à Maître Labori (1898-1902),
notes et commentaires de Maurice Le Blond, Œuvres
complètes d’Émile Zola, t. XLIX bis, Bernouard, 1929.
L’Affaire Dreyfus. Lettres et entretiens inédits, textes
présentés par Alain Pagès, Montréal-Paris, Presses de
l’université de Montréal et Éditions du CNRS, 1994.
Lettres d’un enthousiaste. Lettres d’Émile Zola à son ami
Antony Valabrègue, présentées par Olympia Alberti, Aigues-
Vives, HB Éditions, 1997.
Lettres à Jeanne Rozerot(1892-1902), éd. Brigitte Émile-
Zola et Alain Pagès, Gallimard, 2004.
Études d’ensemble sur la vie
et l’œuvre d’Émile Zola1
BECKER (Colette), avec la collaboration de Gina
GOURDIN-SERVENIÈRE et Véronique LAVIELLE,
Dictionnaire d’Émile Zola, R. Laffont, « Bouquins », 1993.
–, Les Apprentissages de Zola, PUF, « Écrivains », 1993.
COLIN (René-Pierre), Tranches de vie. Zola et le coup de
force naturaliste, Tusson, Éd. du Lérot, 1991.
GUERMÈS (Sophie), La Religion de Zola, Honoré
Champion, « Essais », 2006.
HAMON (Philippe), Le Personnel du roman. Le système
des personnages dansLes Rougon-Macquartd’Émile Zola,
Genève, Droz, « Titre courant », 1998.
MITTERAND (Henri), Zola et le naturalisme, PUF, « Que
sais-je », 1986.
–, Zola, Fayard, 1999-2002, 3 tomes.
–, Zola tel qu’en lui-même, PUF, 2009.
MOURAD (François-Marie), Zola critique littéraire,
Honoré Champion, 2003.
PAGÈS (Alain), Le Naturalisme, PUF, « Que sais-je »,
1989.
–, Émile Zola.Bilan critique, Nathan Université, « 128 »,
1993.
–, Émile Zola. De « J’accuse » au Panthéon, Le Puy Fraud,
Lucien Souny, 2008.
–, Une journée dans l’affaire Dreyfus. « J’accuse »,
13 janvier 1898, Perrin, « Tempus », 2011.
PAGÈS (Alain) et MORGAN (Owen), Guide Émile Zola,
Ellipses, 2002.
PIERRE-GNASSOUNOU (Chantal), Zola. Les fortunes de
la fiction, Nathan, « Le texte à l’œuvre », 1999.
WRONA (Adeline) éd., Zola journaliste. Articles et
chroniques, GFFlammarion, 2011.
Études sur la correspondance d’Émile Zola
BECKER (Colette), « Correspondance et débat critique :
l’exemple de Zola », in Lettre et critique, sous la direction de
Pierre-Jean Dufief, Brest, Université de Bretagne occidentale,
2003, p. 169-179.
DIAZ (José-Luis), « “En nourrice chez les illusions” : la
correspondance de Zola comme préface à la vie d’écrivain »,
in L’Autobiographie hors l’autobiographie, sous la direction
de Brigitte Diaz, Elseneur [Presses universitaires de Caen],
no 22, 2008, p. 79-98.
PAGÈS (Alain), « Correspondance et genèse », in Leçons
d’écriture. Ce que disent les manuscrits (Hommage à Louis
Hay), Minard, 1985, p. 207-214.
–, « Le discours de la correspondance », Les Cahiers
naturalistes, no 73, 1999, p. 9-23.
Ouvrages de synthèse sur la question de l’épistolaire
DIAZ (Brigitte), L’Épistolaire ou la Pensée nomade.
Formes et fonctions de la correspondance dans quelques
parcours d’écrivains au XIXe siècle, PUF, « Écriture », 2002.
DUFIEF (Pierre) éd., Les Écritures de l’intime. La
correspondance et le journal, Honoré Champion, 2000.
HAROCHE-BOUZINAC (Geneviève), L’Épistolaire,
Hachette, « Contours littéraires », 1995.
KAUFMANN (Vincent), L’Équivoque épistolaire, Éditions
de Minuit, 1990.
1 Pour une bibliographie plus détaillée, on se reportera à la Bibliographie critique de
David Baguley, en ligne sur le site des Cahiers naturalistes : http//www.cahiers-
naturalistes.com.
Notices biographiques
DES CORRESPONDANTS
D’ÉMILE ZOLA
ALEXIS, Paul (1847-1901). – Originaire d’Aix-en-
Provence, il fit la connaissance de Zola en 1869, et lui
témoigna dès lors une amitié qui ne se démentit jamais. Il lui
consacra un essai biographique (Émile Zola. Notes d’un ami,
1882) et demeura à ses côtés, au cours des années 1870 et des
années 1880, au moment des combats littéraires du
naturalisme (il participa aux Soirées de Médan en 1880)
comme à l’époque de l’affaire Dreyfus. Journaliste, critique
littéraire, auteur de pièces de théâtre, il laissa des recueils de
nouvelles (La Fin de Lucie Pellegrin, 1880 ; Le Besoin
d’aimer, 1885 ; L’Éducation amoureuse, 1890 ; Trente romans,
1895 ; La Comtesse, 1897) et deux romans (Madame Meuriot,
1890 ; Vallobra, 1901).
BAILLE, Jean-Baptistin (1841-1918). – Condisciple de
Zola et de Cézanne au collège d’Aix-en-Provence, il est le
destinataire d’une partie très importante de la correspondance
de jeunesse de l’écrivain. Reçu à l’École polytechnique en
1861, il mena ensuite une carrière de savant et d’ingénieur, en
s’intéressant aux questions d’optique et d’acoustique. En 1885,
il prit la direction de la fabrique d’appareils optiques fondée
par son beau-père. Ses liens avec Zola s’espacèrent après
1871.
BARRÈS, Maurice (1862-1923). – Romancier, auteur de la
trilogie du Culte du moi (Sous l’œil des barbares, 1888 ; Un
homme libre, 1889 ; Le Jardin de Bérénice, 1891), il se lança
dans la politique en 1889, en se faisant élire député de Nancy.
De 1897 à 1902, il fit paraître les trois tomes du Roman de
l’énergie nationale (Les Déracinés, 1897 ; L’Appel au soldat,
1900 ; Leurs figures, 1902). En 1898, il fit le choix de
l’antidreyfusisme, en contribuant à la fondation de la Ligue de
la Patrie française. Zola entretint avec lui des relations
cordiales jusqu’à la fin de l’année 1897.
BAUËR, Henry (1851-1915). – Critique dramatique et
auteur de comédies. Ancien communard (condamné à la
déportation, il fut amnistié en 1880), il collabora notamment,
comme journaliste, à L’Intransigeant, à L’Écho de Paris et au
Journal.
BOURGET, Paul (1852-1935). – Ses Essais de psychologie
contemporaine le rendirent célèbre à partir de 1881. Son
œuvre de romancier (Cruelle énigme, 1885 ; Crime d’amour,
1886 ; Mensonges, 1887 ; Le Disciple, 1889) fit de lui le
représentant du courant psychologique en littérature, par
opposition au naturalisme. En dépit de ces divergences
esthétiques, ses relations avec Zola furent excellentes, jusqu’à
la crise de l’affaire Dreyfus qui sépara les deux hommes.
BRUNEAU, Alfred (1857-1934). – Musicien et
compositeur, disciple de Massenet, il fit partie d’une
génération d’artistes qui fut profondément marquée par
l’influence de Wagner. Sa collaboration avec Zola commença
avec les adaptations du Rêve (1891) et de « L’Attaque du
moulin » (1893), dont les livrets furent écrits par Louis Gallet.
Elle se poursuivit avec les créations de Messidor (1897) et de
L’Ouragan (1901), deux drames lyriques dont Zola composa
lui-même les livrets. Alfred Bruneau soutint activement Zola
au moment de l’affaire Dreyfus. Il raconta l’histoire de leur
amitié dans un ouvrage de souvenirs intitulé À l’ombre d’un
grand cœur, qu’il publia en 1931.
CÉARD, Henry (1851-1924). – Il fit la connaissance de
Zola en 1876 et, pendant de longues années, demeura l’un de
ses amis les plus proches. En 1880, il participa aux Soirées de
Médan. Bibliothécaire à l’hôtel Carnavalet à partir de 1883, il
apporta souvent une aide précieuse aux recherches
documentaires nécessitées par l’écriture des Rougon-
Macquart. Il s’éloigna de Zola en 1894. En 1898, il se rangea
dans le camp antidreyfusard. Journaliste et critique littéraire,
auteur de pièces de théâtre, il écrivit deux romans (Une belle
journée, 1881 ; Terrains à vendre au bord de la mer, 1906).
CÉZANNE, Paul (1839-1906). – Condisciple de Zola au
collège d’Aix, il est, avec Baille, le destinataire privilégié de la
correspondance de jeunesse laissée par l’écrivain. Sa vocation
pour la peinture se heurta aux volontés de son père, banquier à
Aix-en-Provence. Zola lui apporta son soutien en l’invitant, à
partir de 1858, à le rejoindre à Paris, et fut le témoin de la
longue bataille artistique que livra Cézanne pour s’affirmer en
tant que peintre, contre l’hostilité du Salon officiel et de la
critique académique. Les deux amis restèrent très proches
jusqu’à la publication de L’Œuvre, en 1886.
CLEMENCEAU, Georges (1841-1929). – Chef de la
gauche radicale, il dut quitter la Chambre après son échec aux
élections législatives de 1893. Revenant au journalisme, il
fonda, en 1897, le journal L’Aurore où il accueillit le texte
« J’accuse » en janvier 1898. Il fut l’un des dirigeants les plus
actifs de la campagne dreyfusarde. Après avoir été élu sénateur
du Var en 1902, il devint président du Conseil en octobre
1906, et choisit Georges Picquart comme ministre de la
Guerre. Accédant à nouveau au pouvoir en novembre 1917, il
fut, en 1919, le négociateur du traité de Versailles.
CYON, Élie DE (1843-1912). – D’abord médecin, il se
consacra par la suite au journalisme et à la politique. À la tête
du Gaulois en 1882, au moment où Zola y publia Pot-Bouille,
il prit ensuite la direction de la Nouvelle Revue, fondée par
Juliette Adam. Au cours des années qui suivirent, il fut l’un
des promoteurs de l’alliance franco-russe.
DAUDET, Alphonse (1840-1897). – Incarnant, aux yeux de
la critique, un naturalisme modéré, plus acceptable que celui
de Zola, il est l’auteur d’une œuvre romanesque qui eut
beaucoup de succès dans la seconde moitié du XIXe siècle :
Fromont jeune et Risler aîné (1874), Jack (1876), Le Nabab
(1878), Les Rois en exil (1879), Numa Roumestan (1881),
L’Évangéliste (1883), Sapho (1884), L’Immortel (1888), La
Petite Paroisse (1894), Soutien de famille (1898). À côté du
Petit Chose (1868) et des Aventures prodigieuses deTartarin
de Tarascon (1872, deux suites en 1885 et 1890), c’est l’œuvre
du conteur (Lettres de mon moulin, 1869 ; Contes du lundi,
1873) que l’on retient surtout aujourd’hui.
DESMOULIN, Fernand (1853-1914). – Dessinateur et
graveur, il fit la connaissance de Zola en 1887 par
l’intermédiaire de Georges Charpentier. Il fit le portrait du
romancier à plusieurs reprises au cours des années 1890, et se
rangea à ses côtés pendant les combats de l’affaire Dreyfus, en
faisant preuve à son égard d’un grand dévouement. Il fut
également très lié avec Alfred Bruneau.
DREYFUS, Alfred (1859-1935). – Polytechnicien, officier
d’artillerie, il fut reçu à l’École de guerre en 1890, et entra
comme stagiaire à l’état-major en janvier 1893. Reconnu
coupable de haute trahison, il fut condamné par un Conseil de
guerre le 22 décembre 1894, et déporté à l’île du Diable, en
Guyane. À nouveau condamné à l’issue de son second procès,
à Rennes, le 9 septembre 1899, il fut gracié peu après par le
président de la République, Émile Loubet. Il fit le récit de sa
détention à l’île du Diable dans Cinq années de ma vie, qu’il
publia en 1901. Sa réhabilitation définitive fut prononcée en
juillet 1906 par un jugement de la Cour de cassation.
DUMONT, Auguste (1816-1886). – Administrateur et
directeur de différents journaux au cours des premières années
de la IIIe République. En janvier 1877, il fonda Le Télégraphe,
un quotidien de la gauche républicaine.
ÉMILE-ZOLA, Denise (1889-1942). – Fille de Zola et de
Jeanne Rozerot, elle épousa Maurice Le Blond en octobre
1908. Sous le pseudonyme de Denise Aubert, elle publia
plusieurs romans pour enfants dans la « Bibliothèque rose
illustrée », chez Hachette, entre 1920 et 1925. Avec son mari,
elle réalisa, de 1927 à 1929, l’édition Bernouard des Œuvres
complètes de Zola. En 1931, elle fit paraître une biographie de
son père intitulée Émile Zola raconté par sa fille.
ÉMILE-ZOLA, Jacques (1891-1963). – Fils de Zola et de
Jeanne Rozerot, il devint médecin. Détenteur d’une importante
collection de documents portant sur l’œuvre de son père et sur
l’histoire de l’affaire Dreyfus, il contribua, dans les années
1950-1960, au renouveau des études zoliennes, en fondant,
avec Pierre Cogny, la revue des Cahiers naturalistes.
FLAUBERT, Gustave (1821-1880). – Son œuvre
romanesque fut la grande référence littéraire des écrivains de
l’école naturaliste : Madame Bovary (1857), Salammbô
(1862), L’Éducation sentimentale (1869), Trois Contes (1877),
Bouvard et Pécuchet (1880). Zola, qui fit sa connaissance en
1872, lui voua une profonde affection.
FOUQUIER, Henry (1838-1901). – Journaliste politique,
spécialiste des questions de la presse, il collabora à de
nombreux quotidiens (Le Rappel, Le Temps, Le Figaro,
L’Écho de Paris, Gil Blas). Il fut député des Basses-Alpes de
1889 à 1893.
FOURCAUD, Louis Boussès DE (1851-1914). –
Journaliste, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à
l’architecture et à la peinture, il fut l’un des principaux
critiques littéraires du Gaulois à partir du milieu des années
1870.
GONCOURT, Edmond DE (1822-1896). – Avec son frère
Jules (disparu prématurément en 1870), il fut à l’origine d’une
œuvre romanesque qui marqua la naissance de l’esthétique
naturaliste : Sœur Philomène, 1861 ; Renée Mauperin, 1864 ;
Germinie Lacerteux, 1865 ; Manette Salomon, 1867 ; Charles
Demailly, 1868 ; Madame Gervaisais, 1869. Après 1870,
Edmond poursuivit cette entreprise littéraire (La Fille Élisa,
1877 ; Les Frères Zemganno, 1879 ; La Faustin, 1882 ;
Chérie, 1884), en se consacrant aussi à l’écriture du Journal,
dont une première édition, en neuf volumes, parut entre 1887
et 1896.
GUYOT, Yves (1843-1928). – Journaliste et homme
politique, auteur d’ouvrages d’économie, il fut, entre 1878 et
1882, le rédacteur en chef du Bien public, un quotidien de
tendance républicaine et anticléricale.
HALPÉRINE-KAMINSKY, Ély (1853-1936). – D’origine
russe, il fit ses études en France. Traducteur de l’œuvre de
Tolstoï et de celle de Dostoïevski, il publia en 1901 une édition
de la correspondance échangée entre Tourgueniev et ses amis
français.
HAVET, Louis (1849-1925). – Professeur au Collège de
France, il soutint Zola au moment de la publication de
« J’accuse », et il accepta de témoigner à son procès, le
15 février 1898.
HENNIQUE, Léon (1850-1935). – L’un des auteurs des
Soirées de Médan, il fut à la fois proche de Zola et d’Edmond
de Goncourt (dont il devint l’exécuteur testamentaire, avec
Alphonse Daudet). Vice-président de l’académie Goncourt au
moment de sa fondation en 1903, il en devint président en
1907, à la mort de Huysmans. Auteur de recueils de nouvelles
(Deux nouvelles, 1881 ; Pœuf, 1887) et de romans (La
Dévouée, 1878 ; Élisabeth Couronneau, 1879 ; L’Accident de
M. Hébert, 1884 ; Un caractère, 1889 ; Minnie Brandon,
1899), il écrivit également pour le théâtre.
HUYSMANS, Joris-Karl (1848-1907). – Avec Maupassant,
il fut l’écrivain le plus fécond du groupe des Soirées de
Médan, produisant une importante œuvre romanesque :
Marthe (1876), Les Sœurs Vatard (1879), En ménage (1881), À
vau-l’eau (1882), À rebours (1884), En rade (1887), Là-bas
(1891), En route (1895), La Cathédrale (1898), L’Oblat
(1903). Il fut aussi critique d’art (L’Art moderne 1883 ;
Certains, 1889 ; Trois primitifs, 1904). En 1903, il devint le
premier président de l’académie Goncourt.
JAURÈS, Jean (1859-1914). – Député du Tarn, leader du
socialisme français avec Jules Guesde, il domina la Chambre
par la puissance de son intelligence et la force de sa
personnalité. Après « J’accuse » de Zola, les articles qu’il
publia dans La Petite République, du 10 août au 20 septembre
1898, sous le titre Les Preuves, constituèrent un tournant
décisif dans le combat que menèrent les dreyfusards.
LABORDE, Albert (1878-1968). – Fils d’Émile Laborde.
Avec sa mère, Amélie, et sa sœur, Élina, il fut l’un des
familiers de Médan. Filleul d’Alexandrine, il lui consacra une
biographie, intitulée Trente-huit années près de Zola. La vie
d’Alexandrine Zola (1963).
LABORDE, Émile (1845-1882). – Cousin germain
d’Alexandrine Zola.
LABORI, Fernand (1860-1917). – Considéré comme l’un
des espoirs du jeune barreau parisien, il devint célèbre en
s’illustrant dans plusieurs grands procès, notamment celui de
l’anarchiste Vaillant, en 1894. Il fonda en 1897 une revue
littéraire, La Revue du Palais, qui devint ensuite La Grande
Revue. Avocat de Zola en février 1898, lors du procès entraîné
par la publication de « J’accuse », il défendit ensuite Alfred
Dreyfus en août 1899, au procès de Rennes, où un attentat
dirigé contre sa personne faillit lui coûter la vie.
LAZARE, Bernard, dit Bernard-Lazare (1865-1903). –
Poète et auteur de contes (Le Miroir des légendes, 1892 ; La
Porte d’ivoire, 1897 ; Les Porteurs de torches, 1897), historien
de l’antisémitisme (L’Antisémitisme, son histoire et ses causes,
1894), il accepta, en 1895, de seconder Mathieu Dreyfus dans
sa lutte pour la reconnaissance de l’innocence de son frère.
Hostile au naturalisme, en tant que critique littéraire, il se
rapprocha ensuite de Zola, lorsque ce dernier s’engagea dans
le combat dreyfusard, à partir de novembre 1897.
LE BLOND, Maurice (1877-1944). – Il fut, avec Saint-
Georges de Bouhélier, le chef de file du naturisme dont il
définit les principes théoriques (Essai sur le naturisme, 1897).
En 1908, il épousa Denise Émile-Zola, et consacra ensuite la
plus grande partie de son activité intellectuelle à la défense et à
l’illustration de la mémoire de Zola dont il édita les Œuvres
complètes entre 1927 et 1929, en collaboration avec sa femme
(édition Bernouard).
LEMAITRE, Jules (1853-1914). – Avec Ferdinand
Brunetière, il fut l’un des maîtres de la critique littéraire dans
la seconde moitié du XIXe siècle. Ses articles ont été réunis
dans les différentes séries des Contemporains (1886-1899) et
des Impressions de théâtre (1888-1898). Au moment de
l’affaire Dreyfus, il se rangea dans le camp antidreyfusard en
prenant la tête de la Ligue de la Patrie française.
MALLARMÉ, Stéphane (1842-1898). – Il témoigna
toujours à Zola une grande estime, appréciant par exemple,
comme le montre sa correspondance, Son Excellence Eugène
Rougon ou L’Assommoir. En février 1898, quelques mois
avant sa mort, il salua la publication de « J’accuse », en louant
le caractère « sublime » d’un tel engagement.
MAUPASSANT, Guy DE (1850-1893). – « Boule de suif »,
la nouvelle qu’il publia dans Les Soirées de Médan, le rendit
célèbre, en 1880. Suivirent plusieurs recueils de contes et
nouvelles (notamment La Maison Tellier, 1881 ; Mademoiselle
Fifi, 1882 ; Contes de la bécasse, 1883 ; Miss Harriet, 1884 ;
Contes du jour et de la nuit, 1885 ; Toine, 1886 ; Le Horla,
1887 ; Le Rosier de Madame Husson, 1888 ; La Main gauche,
1889 ; L’Inutile Beauté, 1890), auxquels il faut ajouter une
œuvre romanesque importante : Une vie, 1883 ; Bel-Ami,
1885 ; Mont-Oriol, 1887 ; Pierre et Jean, 1888 ; Fort comme
la mort, 1889 ; Notre cœur, 1890.
MELEY, Éléonore-Alexandrine (1839-1925). – Elle épousa
Émile Zola à Paris, le 31 mai 1870, après avoir été sa
compagne pendant six années. En novembre 1891, lorsqu’elle
découvrit la liaison de son mari avec Jeanne Rozerot, elle eut
l’intention de divorcer, puis y renonça, en acceptant la
nouvelle situation qui lui était imposée. Après la disparition du
romancier, elle entreprit des démarches auprès du Conseil
d’État pour permettre à Denise et à Jacques de porter le nom
d’« Émile-Zola ».
MILLAUD, Albert (1844-1892). – Journaliste mondain,
auteur de vaudevilles et de livrets d’opérettes, il collabora à
différents journaux, notamment au Figaro dont il fut l’un des
chroniqueurs attitrés.
MIRBEAU, Octave (1848-1917). – Proche des écrivains du
groupe de Médan à la fin des années 1870, il se montra
souvent très critique envers Zola, mais il se rangea sans
hésitation à ses côtés au moment de la publication de
« J’accuse », en janvier 1898. Journaliste et pamphlétaire de
talent, il est l’auteur d’une importante œuvre romanesque (Le
Calvaire, 1886 ; L’Abbé Jules, 1888 ; Sébastien Roch, 1890 ;
Le Jardin des supplices, 1899 ; Le Journal d’une femme de
chambre, 1900). Il écrivit aussi pour le théâtre (Les Mauvais
Bergers, 1897 ; Les affaires sont les affaires, 1903).
PICQUART, Georges (1854-1914). – Nommé, en juillet
1895, à la tête du Service des renseignements de l’armée, il
découvrit qu’Esterhazy était coupable du crime d’espionnage
dont on accusait Dreyfus. Les révélations qu’il fit à son ami
Louis Leblois furent à l’origine de la campagne que le vice-
président du Sénat, Scheurer-Kestner, engagea en faveur de la
révision du procès de Dreyfus. Exclu de l’armée à l’issue du
procès de Zola, il fut emprisonné pendant onze mois, du
13 juillet 1898 au 9 juin 1899. En juillet 1906, lorsque la Cour
de cassation réhabilita Alfred Dreyfus, il fut réintégré dans
l’armée avec le grade de général de brigade ; il devint, peu
après, ministre de la Guerre dans le cabinet formé par Georges
Clemenceau (octobre 1906-juillet 1909).
RENAN, Ernest (1823-1892). – Zola témoigna à plusieurs
reprises de son admiration pour l’auteur de la Vie de Jésus
(1863). En mai 1879, cependant, au moment de la réception de
Renan à l’Académie française, il émit des réserves devant
l’évolution d’une pensée qu’il jugeait de plus en plus éloignée
du mouvement scientifique du XIXe siècle.
RENARD, Georges (1847-1930). – Ancien communard,
critique littéraire et historien du droit du travail, il dirigea la
Revue socialiste de 1894 à 1898, avant d’enseigner au Collège
de France à partir de 1907. Ses articles de critique littéraire ont
été réunis dans les trois volumes de Critique de combat (1894-
1897). Il prit la parole au pèlerinage de Médan, en 1923.
RIVET, Gustave (1848-1936). – Critique littéraire, auteur
de pièces de théâtre, il fit partie de l’entourage de Victor Hugo
dans les dernières années de la vie du poète. Il publia Victor
Hugo chez lui en 1878, et Victor Hugo devant l’opinion en
1885. Membre de la gauche radicale, il fut député de l’Isère de
1883 à 1903, puis continua à représenter l’Isère au Sénat, entre
1903 et 1924. En avril 1908, il défendit le projet de transfert
des cendres de Zola au Panthéon.
RODIN, Auguste (1840-1917). – Sculpteur. En 1891, alors
qu’il présidait la Société des gens de lettres, Zola lui confia le
projet d’une statue que la Société souhaitait réaliser en
l’honneur de Balzac. Achevée en 1898, la statue suscita une
vive polémique, accentuée par les clivages liés à l’affaire
Dreyfus : désireux de préserver son indépendance politique,
Rodin refusa le soutien que lui apportait le camp dreyfusard ;
il retira son œuvre du Salon et choisit de la conserver dans son
atelier. C’est seulement en 1939 que le Balzac fut érigé à
l’angle des boulevards Montparnasse et Raspail.
ROUX, Marius (1838-1905). – Il fut l’un des camarades de
Zola à la pension Notre-Dame, entre 1847 et 1852. En 1867,
les deux hommes adaptèrent pour la scène Les Mystères de
Marseille. Trois ans plus tard, en septembre 1870, ils
fondèrent ensemble un quotidien, La Marseillaise, qui n’eut
qu’une centaine de numéros. Marius Roux entama ensuite une
carrière de journaliste comme secrétaire de rédaction du Petit
Journal, de 1873 à 1903. Il demeura très proche de Zola
jusqu’à l’affaire Dreyfus, qui mit un terme à leur amitié, à la
suite de l’engagement antidreyfusard du Petit Journal.
ROZEROT, Jeanne (1867-1914). – Née en Bourgogne,
issue d’une famille paysanne très pauvre, elle fut engagée par
Alexandrine Zola, en mai 1888, à Médan, comme lingère et
brodeuse. Devenue quelques mois plus tard la maîtresse
d’Émile Zola, elle lui donna deux enfants, Denise, née le
20 septembre 1889, et Jacques, né le 25 septembre 1891. Zola
ayant écarté la possibilité d’un divorce avec son épouse
légitime, elle accepta de vivre à l’écart, en se consacrant à
l’éducation de ses enfants.
SAINT-PAUL, Georges (1870-1937). – Médecin militaire,
élève d’Alexandre Lacassagne à la faculté de médecine de
Lyon, il s’intéressa, après sa thèse de doctorat, au problème de
l’inversion sexuelle. En 1896, sous le pseudonyme du
Dr Laupts (anagramme de « St Paul »), il publia le Roman
d’un inverti-né : le texte parut, avec une préface de Zola, dans
un volume intitulé Perversion & perversité sexuelles, au sein
de la collection « Tares & Poisons » des Archives
d’anthropologie criminelle.
SAINTE-BEUVE, Charles Augustin (1804-1869). –
Célèbre pour ses Causeries du lundi, il dominait le monde de
la critique littéraire à la fin du Second Empire. Zola, qui lui
vouait une grande admiration, lui envoya ses premières
œuvres : les Contes à Ninon, son étude sur Manet et surtout
Thérèse Raquin, dont Sainte-Beuve fit une analyse critique
dans une lettre du 10 juin 1868 (qui fut publiée dans la
première édition de sa Correspondance, en 1878).
SCHEURER-KESTNER, Auguste (1833-1899). –
D’origine alsacienne, il fut élu député du Haut-Rhin en 1871,
puis devint sénateur inamovible en 1875, et vice-président du
Sénat en 1895. En juillet 1897, il se lança avec détermination
dans une campagne en faveur de la révision du procès d’Alfred
Dreyfus. Son exemple fut décisif dans le choix que Zola fit lui-
même de s’engager dans le combat dreyfusard.
TOULOUSE, Édouard (1865-1947). – Psychiatre, médecin
à l’asile Sainte-Anne, à Paris, il entreprit, en 1895, une enquête
« médico-psychologique » sur la question de la supériorité
intellectuelle, en s’adressant à différentes personnalités. Zola
accepta d’y participer : l’ouvrage issu de cette étude parut en
librairie en 1896.
ULBACH, Louis (1822-1899). – Fondateur de La Cloche en
1868, collaborateur du Temps et du Figaro, il occupa une place
importante dans le journalisme de la fin du Second Empire et
des débuts de la IIIe République. En dehors de ses volumes de
chroniques politiques et littéraires (dont les « Lettres de
Ferragus », données au Figaro en 1868, et publiées sous la
forme d’un recueil en 1869), il est aussi l’auteur d’une
abondante œuvre romanesque.
VALABRÈGUE, Antony (1844-1900). – Ami de Cézanne,
il se lia avec Zola en 1863, et échangea avec lui une
importante correspondance littéraire entre 1864 et 1867. Il
publia quelques volumes de poésie (Petits poèmes parisiens,
1880 ; La Chanson de l’hiver, 1890), ainsi que des études de
critique d’art (Claude Gillot, 1883 ; Abraham Bosse, 1892 ;
Les Princesses artistes, 1898).
VAN SANTEN KOLFF, Jacques (1848-1896). – Journaliste
hollandais, grand admirateur de l’œuvre de Zola, il s’employa
à la faire connaître en Hollande, en Allemagne et en Autriche.
Commencée en 1878, la correspondance qu’il entretint avec
Zola dura jusqu’en 1895.
ZOLA, Alexandrine : voir MELEY, Éléonore-Alexandrine.
INDEX DES NOMS
Cet index porte sur le texte et l’appareil critique. Les
références en italique désignent, pour les entrées concernées,
les lettres de Zola à ses correspondants. Les chiffres suivis de
la mention « n. » renvoient aux notices biographiques.
Ackté, Aïno : 345.
Alexis, Marie : 326.
Alexis, Paul : 11, 16, 17, 18, 29, 149-151, 162, 184, 186,
188, 194, 195, 207, 212, 213-214, 326, 330, 357 (n.).
Allouard : 162.
André (Mme) : 195.
Aristophane : 106.
Aubert, Émilie : voir Zola, Émilie.
Aubert, Julia : voir Pécout, Julia.
Baille, Jean-Baptistin : 9-13, 16, 21, 27-31, 34, 43, 45, 46,
50, 51-56, 67, 68, 70-77, 81, 82-90, 90-98, 101, 102-104, 106,
107, 123, 133, 136, 357 (n.).
Balzac, Honoré de : 7, 8, 10, 14, 139, 159, 167, 169, 218,
226, 241, 283, 284.
Barbey d’Aurevilly, Jules : 231.
Bardoux, Agénor : 198.
Barrès, Maurice : 23, 298, 357 (n.).
Baudelaire, Charles : 231.
Baudry, Paul : 129.
Bauër, Henry : 246-247, 248, 358 (n.).
Bertolelli, Edoardo : 291, 313.
Blémont, Émile : 29.
Bocage [Pierre Toussez] : 174.
Bonnetain, Paul : 18, 245, 248, 249.
Bouilhet, Louis : 156.
Bourget, Paul : 169, 358 (n.).
Bruneau, Alfred : 25, 26, 289, 301, 319-320, 330, 339-340,
340-342, 342-343, 344-345, 358 (n.).
Bruneau, Philippine : 289, 320, 340, 342.
Bruneau, Suzanne : 320, 340, 342, 343.
Busnach, William : 189, 196.
Flammarion
Table des matières
Présentation
Note sur l’établissement du texte
CORRESPONDANCE
I - Lettres de jeunesse
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Jean-Baptistin Baille
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Jean-Baptistin Baille
À Paul Cézanne
À Jean-Baptistin Baille
À Jean-Baptistin Baille
À Paul Cézanne
À Jean-Baptistin Baille et Paul Cézanne
À Antony Valabrègue
À Antony Valabrègue
À Marius Roux
À Antony Valabrègue
À Marius Roux
À Antony Valabrègue
À Paul Cézanne
À Antony Valabrègue
À Antony Valabrègue
II - Les combats littéraires
À Ferragus [Louis Ulbach]
À Sainte-Beuve
À Edmond de Goncourt
À Paul Alexis
À Louis Ulbach
À Gustave Flaubert
À Edmond de Goncourt
À Alphonse Daudet
À Gustave Flaubert
À Edmond de Goncourt
À Paul Alexis
À Alphonse Daudet
À Albert Millaud
À Albert Millaud
À Joris-Karl Huysmans
À Paul Bourget
À Gustave Flaubert
À Edmond de Goncourt
À Léon Hennique
À Yves Guyot
À Auguste Dumont
À Henry Céard
À Joris-Karl Huysmans
À Léon Hennique
À Alexandrine Zola
À Alexandrine Zola
À Gustave Flaubert
À Léon Hennique
À Léon Hennique
À Émile Laborde
À Gustave Flaubert
À Gustave Rivet
À Paul Alexis
À Henry Céard
À Henry Céard
À Henry Céard
À Guy de Maupassant
À Henry Céard
À Paul Alexis
À Joris-Karl Huysmans
À Élie de Cyon
À Élie de Cyon
À Henry Fouquier
À Joris-Karl Huysmans
À Georges Renard
À Joris-Karl Huysmans
À Henry Céard
À Henry Céard
À Jules Lemaitre
À Henry Céard
À Henry Céard
À Jacques van Santen Kolff
À Jacques van Santen Kolff
À Henry Bauër
À Henry Céard
À Joris-Karl Huysmans
À Edmond de Goncourt
À Jacques van Santen Kolff
À Jules Lemaitre
À Ernest Renan
À Jacques van Santen Kolff
À Ély Halpérine-Kaminsky
À Jacques van Santen Kolff
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jacques van Santen Kolff
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jacques van Santen Kolff
À Jeanne Rozerot
À Auguste Rodin
À Georges Saint-Paul
À Alexandrine Zola
À Alexandrine Zola
III - Les années de l’affaire Dreyfus
À Bernard Lazare
À Édouard Toulouse
À Edmond de Goncourt
À Maurice Barrès
À Stéphane Mallarmé
À Édouard Toulouse
À Louis de Fourcaud
À Albert Laborde
À Auguste Scheurer-Kestner
À Georges Clemenceau
À Louis Havet
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Alexandrine Zola
À Alexandrine Zola
À Alexandrine Zola
À Fernand Desmoulin
À Alfred Bruneau
À Fernand Labori
À Fernand Labori
À Jacques
À Denise
À Jeanne Rozerot
À Denise
À Jacques
À Jeanne Rozerot
À Alfred Dreyfus
À Octave Mirbeau
À Maurice Le Blond
À Georges Picquart
À Alfred Dreyfus
À Jean Jaurès
À Alfred Bruneau
À Alfred Bruneau
À Alfred Bruneau
À Alfred Bruneau
CRÉDITS
Chronologie
Bibliographie
Notices biographiques
INDEX DES NOMS