L'Eternel Adam-Verne
L'Eternel Adam-Verne
L'Eternel Adam-Verne
Jules Verne aux faits antérieurs, nul ne les connaissait, et c’est à peine
Hier et demain : contes et nouvelles si les sciences naturelles commençaient à discerner une
Hetzel, 1910 (pp. 249-315). faible lueur dans les ténèbres impénétrables du passé. En
◄ Au XXIXe siècle : La journée d’un journaliste améri- tout cas, ces temps reculés échappaient à la critique histo-
cain en 2889 rique, dont les premiers rudiments se composaient de ces
vagues notions relatives aux anciennes peuplades éparses.
Pendant plus de huit mille ans, l’histoire, par degrés plus
complète et plus exacte, de la Mahart-Iten-Schu ne rela-
0.1 L’ÉTERNEL ADAM[1] . tait que combats et guerres, d’abord d’individu à individu,
puis de famille à famille, enfin de tribu à tribu, chaque
Le zartog Sofr-Aï-Sr — c’est-à-dire « le docteur, troi- être vivant, chaque collectivité, petite ou grande, n’ayant,
sième représentant mâle de la cent-unième génération de dans le cours des âges, d’autre objectif que d’assurer sa
la lignée des Sofr » — suivait à pas lents la principale suprématie sur ses compétiteurs, et s’efforçant, avec des
rue de Basidra, capitale du Har-Iten-Schu, — autrement fortunes diverses et souvent contraires, de les asservir à
dit « l’Empire des-Quatre-Mers ». Quatre mers, en effet, ses lois.
la Tubélone ou septentrionale, la Ehone ou australe, la
Spone ou orientale, et a Mérone ou occidentale, limitaient En deçà de ces huit mille ans, les souvenirs des hommes
cette vaste contrée, de forme très irrégulière, dont les se précisaient un peu. Au début de la deuxième des quatre
pointes extrêmes (à compter d’après les mesures connues périodes en lesquelles on divisait communément les an-
du lecteur), atteignaient, en longitude, le quatrième de- nales de la Mahart-Iten-Schu, la légende commençait à
gré Est et le soixante-deuxième degré Ouest, et, en lati- mériter plus justement le nom d’histoire. D’ailleurs, his-
tude, le cinquante-quatrième degré Nord et le cinquante- toire ou légende, la matière des récits ne changeait guère :
cinquième degré Sud. Quant à l’étendue respective de ces c’étaient toujours des massacres et des tueries, — non
mers, comment l’évaluer, fût-ce d’une manière approxi- plus, il est vrai, de tribu à tribu, mais de peuple à peuple
mative, puisqu’elles se rejoignaient toutes, et qu’un na- désormais, — si bien que cette deuxième période n’était
vigateur, quittant l’un quelconque de leurs rivages et vo- pas, à tout prendre, fort différente de la première.
guant toujours devant lui, fût nécessairement arrivé au Et il en était de même de la troisième, close il y avait deux
rivage diamétralement opposé ? Car, sur toute la surface cents ans à peine, après avoir duré près de six siècles. Plus
du globe, il n’existait pas d’autre terre que celle du Hars- atroce encore peut-être, cette troisième époque, pendant
Iten-Schu. laquelle, groupés en armées innombrables, les hommes,
Sofr marchait à pas lents, d’abord parce qu’il faisait très avec une rage insatiable, avaient abreuvé la terre de leur
chaud : on entrait dans la saison brûlante, et, sur Basi- sang.
dra, située au bord de la Spone-Schu, ou mer orientale, à Un peu moins de huit siècles, en effet, avant le jour
moins de vingt degrés au Nord de l’Équateur, une terrible où le zartog Sofr suivait la principale rue de Basidra,
cataracte de rayons tombaient du soleil, proche alors du l’humanité s’était trouvée prête pour les vastes convul-
zénith. sions. À ce moment, les armes, le feu, la violence ayant
Mais, plus que la lassitude et la chaleur, le poids de ses déjà accompli une partie de leur œuvre nécessaire, les
pensées ralentissait les pas de Sofr, le savant zartog. Tout faibles ayant succombé devant les forts, les hommes peu-
en s’épongeant le front d’une main distraite, il se remé- plant la Mahart-Iten-Schu formaient trois nations homo-
morait la séance qui venait de prendre fin, où tant d’ora- gènes, dans chacune desquelles le temps avait atténué
teurs éloquents, parmi lesquels il s’honorait d’être comp- les différences entre les vainqueurs et les vaincus d’au-
té, avaient magnifiquement célébré le cent quatre-vingt- trefois. C’est alors que l’une de ces nations avait en-
quinzième anniversaire de la fondation de l’Empire. trepris de soumettre ses voisines. Situés vers le centre
de la Mahart-Iten-Schu, les AndartiHa-Sammgor, ou
Les uns en avaient retracé l’histoire, c’est-à-dire celle Hommes-à-Face-de-Bronze, luttèrent sans merci pour
même de l’humanité tout entière. Ils avaient montré la élargir leurs frontières, entre lesquelles étouffait leur
Mahart-Iten-Schu, la Terre-des-Quatre-Mers, divisée, à race ardente et prolifique. Les uns après les autres, au
l’origine, entre un nombre immense de peuplades sau- prix de guerres séculaires, ils vainquirent les Andarti-
vages qui s’ignoraient les unes les autres. C’est à ces peu- Mahart-Horis, les Hommes-du-Pays-de-la-Neige, qui ha-
plades que remontaient les plus antiques traditions. Quant
1
2
bitaient les contrées du Sud, et les Andarti-Mitra-Psul, les d’hui, incitait à l’admiration. Pendant des siècles, malgré
Hommes-de-l’Étoile-Immobile, dont l’empire était situé ses discordes et ses haines fratricides, pas un instant il
vers le Nord et vers l’Ouest. n’avait interrompu la lutte contre la nature, augmentant
Près de deux cents ans s’étaient écoulés depuis que l’ul- sans cesse l’ampleur de sa victoire. Lente tout d’abord, sa
time révolte de ces deux derniers peuples avait été noyée marche triomphale s’était étonnamment accélérée depuis
dans des torrents de sang, et la terre avait connu enfin deux cents ans, la stabilité des institutions politiques et la
une ère de paix. C’était la quatrième période de l’his- paix universelle, qui en était résultée, ayant provoqué un
toire. Un seul empire remplaçant les trois nations de jadis, merveilleux essor de la science. L’humanité avait vécu par
le cerveau, et non plus seulement par les membres ; elle
tous obéissant à la loi de Basidra, l’unité politique tendait
à fondre les races. Nul ne parlait plus des Hommes-à- avait réfléchi, au lieu de s’épuiser en guerres insensées, —
et c’est pourquoi, au cours des deux derniers siècles, elle
Face-de-Bronze, des Hommes-du-Pays-de-la-Neige, des
Hommes-de-l’Étoile-Immobile, et la terre ne portait plus avait avancé d’un pas toujours plus rapide vers la connais-
sance et vers la domestication de la matière…
qu’un peuple unique, les Andarti-Iten-Schu, les Hommes-
des-Quatre-Mers, qui résumait tous les autres en lui. À grands traits, Sofr, tout en suivant sous le brûlant so-
Mais voici qu’après ces deux cents années de paix une cin- leil la longue rue de Basidra, esquissait dans son esprit le
quième période semblait s’annoncer. Des bruits fâcheux, tableau des conquêtes de l’homme.
venus on ne savait d’où, circulaient depuis quelque temps. Celui-ci avait d’abord — cela se perdait dans la nuit des
Il s’était révélé des penseurs pour réveiller dans les âmes temps — imaginé l’écriture, afin de fixer la pensée ; puis
des souvenirs ancestraux qu’on aurait pu croire abolis. — l’invention remontait à plus de cinq cents ans — il
L’ancien sentiment de la race ressuscitait sous une forme avait trouvé le moyen de répandre la parole écrite en un
nouvelle, caractérisée par des mots nouveaux. On parlait nombre infini d’exemplaires, à l’aide d’un moule disposé
couramment d’ « atavisme », d’ « affinités », de « nationa- une fois pour toutes. C’est de cette invention que décou-
lités », etc., — tous vocables de création récente, qui, ré- laient en réalité toutes les autres. C’est grâce à elle que
pondant à un besoin, avaient aussitôt conquis droit de cité. les cerveaux s’étaient mis en branle, que l’intelligence de
— Suivant les communautés d’origine, d’aspect physique, chacun s’était accrue de celle du voisin, et que les décou-
de tendances morales, d’intérêts ou simplement de région vertes, dans l’ordre théorique et pratique, s’étaient prodi-
et de climat, des groupements apparaissaient qu’on voyait gieusement multipliées. Maintenant, on ne les comptait
grandir peu à peu et qui commençaient à s’agiter. Com- plus.
ment cette évolution naissante tournerait-elle ? L’Empire L’homme avait pénétré dans les entrailles de la terre et
allait-il se désagréger à peine formé ? La Mahart-Iten- il en extrayait la houille, généreuse dispensatrice de cha-
Schu allait-elle être divisée, comme jadis, entre un grand leur ; il avait libéré la force latente de l’eau, et la vapeur ti-
nombre de nations, ou du moins, pour en maintenir l’uni- rait désormais sur des rubans de fer des convois pesants ou
té, faudrait-il avoir encore recours aux effroyables héca- actionnait d’innombrables machines puissantes, délicates
tombes qui, durant tant de millénaires, avaient fait de la et précises ; grâce à ces machines, il tissait les fibres végé-
terre un charnier ?… tales et pouvait travailler à son gré les métaux, le marbre
Sofr, d’un mouvement de tête, rejeta ces pensées. L’ave- et la roche. Dans un domaine moins concret ou tout au
nir, ni lui ni personne ne le connaissait. Pourquoi donc moins d’une utilisation moins directe et moins immé-
s’attrister à l’avance d’événements incertains ? D’ailleurs, diate, il pénétrait graduellement le mystère des nombres
ce n’était pas le jour de méditer ces sinistres hypothèses. et explorait toujours plus avant l’infini des vérités ma-
Aujourd’hui, tout était à la joie, et l’on ne devait songer thématiques. Par elle, sa pensée avait parcouru le ciel. Il
qu’à la grandeur auguste de Mogar-Si, douzième empe- savait que le soleil n’était qu’une étoile gravitant à tra-
reur du Hars-Iten-Schu, dont le sceptre menait l’univers vers l’espace, selon des lois rigoureuses, entraînant les
à de glorieuses destinées. sept planètes[2] de son cortège dans son orbe enflammé.
Au surplus, pour un zartog, les raisons de se réjouir ne Il connaissait l’art, soit de combiner certains corps bruts
de manière à en former de nouveaux n’ayant plus rien de
manquaient pas. Outre l’historien qui avait retracé les
fastes de la Mahart-Iten-Schu, une pléiade de savants, à commun avec les premiers, soit de diviser certains autres
corps en leurs éléments constitutifs et primordiaux. Il sou-
l’occasion du grandiose anniversaire, avaient établi, cha-
cun dans sa spécialité, le bilan du savoir humain et mar- mettait à l’analyse le son, la chaleur, la lumière et com-
mençait à en déterminer la nature et les lois. Cinquante
qué le point où son effort séculaire avait amené l’humani-
té. Or, si le premier avait suggéré, dans une certaine me- ans plus tôt, il avait appris à produire cette force dont
sure, de tristes réflexions, en racontant par quelle route le tonnerre et les éclairs sont les terrifiantes manifesta-
lente et tortueuse elle s’était évadée de sa bestialité ori- tions, et aussitôt il en avait fait son esclave ; déjà cet agent
ginelle, les autres avaient donné un aliment au légitime mystérieux transmettait à d’incalculables distances la pen-
orgueil de leur auditoire. sée écrite ; demain il transmettrait le son ; après-demain,
sans doute, la lumière[3] … Oui, l’homme était grand, plus
Oui, en vérité, la comparaison entre ce qu’était l’homme, grand que l’univers immense, auquel il commanderait en
arrivant nu et désarmé sur la terre, et ce qu’il était aujour- maître, un jour prochain…
0.1 L’ÉTERNEL ADAM[1] . 3
Alors, pour que l’on possédât la vérité intégrale, ce der- vélaient sensiblement de pareille manière, mais un abîme
nier problème resterait à résoudre : « Cet homme, maître infranchissable subsistait entre les formes extérieures, le
du monde, qui était-il ? D’où venait-il ? Vers quelles fins nombre et la disposition des organes. Si, par une chaîne
inconnues tendait son inlassable effort ? » dont peu de maillons manquaient, on pouvait rattacher
C’est justement ce vaste sujet que le zartog Sofr venait de la grande majorité des animaux à des ancêtres issus de
traiter au cours de la cérémonie dont il sortait. Certes il la mer, une pareille filiation était inadmissible en ce qui
n’avait fait que l’effleurer, car un tel problème était actuel- concernait l’homme. Pour conserver intacte la théorie de
lement insoluble et le demeurerait sans doute longtemps l’évolution, on était donc dans la nécessité d’imaginer gra-
tuitement l’hypothèse d’une souche commune aux habi-
encore. Quelques vagues lueurs commençaient pourtant à
éclairer le mystère. Et, de ces lueurs, n’était-ce pas le zar- tants des eaux et à l’homme, souche dont rien, absolument
rien, ne démontrait l’existence antérieure.
tog Sofr qui avait projeté les plus puissantes, lorsque, sys-
tématisant, codifiant les patientes observations de ses pré- Un moment, Sofr avait espéré trouver dans le sol des ar-
décesseurs et ses remarques personnelles, il avait abouti guments favorables à ses préférences. À son instigation
à sa loi de l’évolution de la matière vivante, loi universel- et sous sa direction, des fouilles avaient été faites pen-
lement admise maintenant et qui ne rencontrait plus un dant une longue suite d’années, mais pour aboutir à des
seul contradicteur ? résultats diamétralement opposés à ceux qu’en attendait
Cette théorie reposait sur une triple base. le promoteur.
Sur la science géologique, tout d’abord, qui, née du jour Après avoir traversé une mince pellicule d’humus formée
où l’on avait fouillé les entrailles du sol, s’était perfection- par la décomposition de plantes et d’animaux semblables
née selon le développement des exploitations minières. ou analogues à ceux qu’on voyait tous les jours, on était
L’écorce du globe était si parfaitement connue que l’on arrivé à l’épaisse couche de limon, où les vestiges du pas-
sé avaient changé de nature. Dans ce limon, plus rien de
osait fixer son âge à quatre cent mille ans, et à vingt
mille ans celui de la Mahart-Iten-Schu telle qu’elle exis- la flore ni de la faune existantes, mais un amas colossal de
fossiles exclusivement marins et dont les congénères vi-
tait aujourd’hui. Auparavant, ce continent dormait sous
les eaux de la mer, comme en témoignait l’épaisse couche vaient encore, le plus souvent, dans les océans ceinturant
la Mahart-Iten-Schu.
de limon marin qui recouvrait, sans aucune interruption,
les couches rocheuses sous-jacentes. Par quel mécanisme Qu’en fallait-il conclure, sinon que les géologues avaient
avait-il jailli hors des flots ? Sans doute, par suite d’une raison en professant que le continent avait jadis servi de
contraction du globe refroidi. Quoi qu’il en fût à cet égard, fond à ces mêmes océans, et que Sofr, non plus, n’avait
l’émersion de la Mahart-Iten-Schu devait être considérée pas tort en affirmant l’origine marine de la faune et de
comme certaine. la flore contemporaines ? Puisque, sauf des exceptions si
Les sciences naturelles avaient fourni à Sofr les deux rares qu’on, était en droit de les considérer comme des
autres fondements de son système, en démontrant l’étroite monstruosités, les formes aquatiques et les formes ter-
parenté des plantes entre elles, des animaux entre eux. restres étaient les seules dont on relevât la trace, celles-ci
Sofr était allé plus loin ; il avait prouvé jusqu’à l’évidence avaient été nécessairement engendrées par celles-là…
que presque tous les végétaux existants se reliaient à une Malheureusement pour la généralisation du système, on
plante marine leur ancêtre, et que presque tous les ani- fit encore d’autres trouvailles. Épars dans toute l’épaisseur
maux terrestres ou aériens dérivaient d’animaux marins. de l’humus et jusque dans la partie la plus superficielle
Par une lente mais incessante évolution, ceux-ci s’étaient du dépôt de limon, d’innombrables ossements humains
adaptés peu à peu à des conditions de vie, d’abord voi- furent ramenés au jour. Rien d’exceptionnel dans la struc-
sines, ensuite plus éloignées, de celles de leur vie primi- ture de ces fragments de squelettes, et Sofr dut renoncer à
tive, et, de stade en stade, ils avaient donné naissance à leur demander les organismes intermédiaires dont l’exis-
la plupart des formes vivantes qui peuplaient la terre et le tence eût affirmé sa théorie : ces ossements étaient des
ciel. ossements d’homme, ni plus, ni moins.
Malheureusement, cette théorie ingénieuse n’était pas in- Cependant une particularité assez remarquable ne tarda
attaquable. Que les êtres vivants de l’ordre animal ou vé- pas à être constatée. Jusqu’à une certaine antiquité, qui
gétal procédassent d’ancêtres marins, cela paraissait in- pouvait être grossièrement évaluée à deux ou trois mille
contestable pour presque tous, mais non pour tous. Il exis- ans, plus l’ossuaire était ancien, plus les crânes découverts
tait, en effet, quelques plantes et quelques animaux qu’il étaient de petite taille. Par contre, au delà de ce stade,
semblait impossible de rattacher à des formes aquatiques. la progression se renversait, et, dès lors, plus on reculait
Là était un des deux points faibles du système. dans le passé, plus augmentait la capacité de ces crânes et,
L’homme — Sofr ne se le dissimulait pas — était l’autre par suite, la grandeur des cerveaux qu’ils avaient contenus.
point faible. Entre l’homme et les animaux, aucun rappro- Le maximum fut rencontré précisément parmi les débris,
chement n’était possible. Certes les fonctions et les pro- d’ailleurs fort rares, trouvés à la superficie de la couche de
priétés primordiales, telles que la respiration, la nutrition, limon. L’examen consciencieux de ces restes vénérables
la motilité étaient les mêmes et s’accomplissaient ou se ré- ne permit pas de douter que les hommes vivant à cette
4
lointaine époque n’eussent dès lors acquis un développe- parfaite et la domination absolue de l’univers…
ment cérébral de beaucoup supérieur à celui de leurs suc- Emporté par la chaleur de ses convictions, Sofr avait dé-
cesseurs, — y compris les contemporains du zartog Sofr passé sa maison. Il fit volte-face en maugréant.
eux-mêmes. — Il y avait donc eu, pendant cent soixante
ou cent soixante-dix siècles, régression manifeste, suivie « Eh quoi ! se disait-il, admettre que l’homme — il y au-
d’une nouvelle ascension. rait quarante mille ans ! — soit parvenu à une civilisation
comparable sinon supérieure à celle dont nous jouissons
Sofr, troublé par ces faits étranges, poussa ses recherclies
présentement, et que ses connaissances, ses acquisitions
plus avant. La couche de limon fut traversée de part en aient disparu sans laisser la moindre trace, au point de
part, sur une épaisseur telle que, selon les avis les plus contraindre ses descendants à recommencer l’œuvre par
modérés, le dépôt n’en avait pas exigé moins de quinze la base, comme s’ils étaient les pionniers d’un monde in-
ou vingt mille ans. Au delà, on eut la surprise de trouver habité avant eux ?… Mais ce serait nier l’avenir, procla-
de faibles restes d’une ancienne couche d’humus, puis, au- mer que notre effort est vain et que tout progrès humain
dessous de cet humus, ce fut la roche, de nature variable est aussi précaire et peu assuré qu’une bulle d’écume à la
selon le siège des recherches. Mais, ce qui porta l’éton- surface des flots ! »
nement à son comble, ce fut de ramener quelques dé-
bris d’origine incontestablement humaine arrachés à ces Sofr fit halte devant sa maison.
profondeurs mystérieuses. C’étaient des parcelles d’osse- « Upsa ni !… hartchok !… (Non, non ! en vérité !…)
ments ayant appartenu à des hommes, et aussi des frag- Andart mir’hoc sphr !… » (L’homme est le maître des
ments d’armes ou de machines, des morceaux de pote- choses ! ¬) murmura-t-il en poussant la porte.
rie, des lambeaux d’inscriptions en langage inconnu, des
pierres dures finement travaillées, parfois sculptées en ⁂
forme de statues presque intactes, des chapiteaux déli-
catement ouvragés, etc., etc. De l’ensemble de ces trou- Quand le zartog se fut reposé quelques instants, il déjeu-
vailles on fut logiquement amené à induire qu’environ na de bon appétit, puis s’étendit pour faire sa sieste quo-
quarante mille ans plus tôt, c’est-à-dire vingt mille avant tidienne. Mais les questions qu’il avait agitées en rega-
le moment où avaient surgi, on ne savait d’où ni comment, gnant son domicile continuaient à l’obséder et chassaient
les premiers représentants de la race contemporaine, des le sommeil.
hommes avaient déjà vécu dans ces mêmes lieux et y
Quel que fût son désir d’établir l’irréprochable unité des
étaient parvenus à un degré de civilisation fort avancée.
méthodes de la nature, il avait trop d’esprit critique pour
Telle fut, en effet, la conclusion généralement admise. méconnaître combien était faible son système dès qu’on
Toutefois il y eut au moins un dissident. abordait le problème de l’origine et de la formation de
Ce dissident n’était autre que Sofr. Admettre que d’autres l’homme. Contraindre les faits à cadrer avec une hypo-
hommes, séparés de leurs successeurs par un abîme de thèse préalable, c’est une manière d’avoir raison contre
vingt mille ans, eussent une première fois peuplé la terre, les autres, ce n’en est pas une d’avoir raison contre soi-
c’était, à son estime, pure folie. D’où seraient venus, dans même.
ce cas, ces descendants d’ancêtres depuis si longtemps Si, au lieu d’être un savant, un très éminent zartog, Sofr
disparus et auxquels nul lien ne les rattachait ? Plutôt avait fait partie de la classe des illettrés, il eût été moins
que d’accueillir une hypothèse aussi absurde, mieux va- embarrassé. Le peuple, en effet, sans perdre son temps
lait rester dans l’expectative. De ce que ces faits singu- à de profondes spéculations, se contentait d’accepter, les
liers ne fussent pas expliqués, il ne fallait pas conclure yeux fermés, la vieille légende que, de temps immémo-
qu’ils fussent inexplicables. On les interpréterait un jour. rial, on se transmettait de père en fils. Expliquant le mys-
Jusque-là, il convenait de n’en tenir aucun compte et de tère par un autre mystère, elle faisait remonter l’origine
rester attaché à ces principes, qui satisfont pleinement la de l’homme à l’intervention d’une volonté supérieure. Un
raison pure : jour, cette puissance extra-terrestre avait créé de rien He-
La vie planétaire se divise en deux phases : avant dom et Hiva, le premier homme et la première femme,
l’homme, depuis l’homme. Dans la première, la terre, en dont les descendants avaient peuplé la terre. Ainsi tout
état de perpétuelle transformation, est, pour cette cause, s’enchainait très simplement…
inhabitable et inhabitée. Dans la seconde, l’écorce du Trop simplement ! songeait Sofr. Quand on désespère de
globe est arrivée à un degré de cohésion permettant la comprendre quelque chose, il est vraiment trop facile de
stabilité. Aussitôt, ayant enfin un substratum solide, la faire intervenir la divinité : de cette façon, il devient in-
vie apparaît. Elle débute par les formes les plus simples utile de chercher la solution des énigmes de l’univers, les
et va toujours se compliquant, pour aboutir finalement problèmes étant supprimés aussitôt que posés.
à l’homme, son expression dernière et la plus achevée.
Si encore la légende populaire avait eu ne fût-ce que
L’homme, à peine apparu sur la terre, commence aussitôt
l’apparence d’une base sérieuse !… Mais elle ne repo-
et poursuit sans arrêt son ascension. D’une marche lente
sait sur rien. Ce n’était qu’une tradition, née aux époques
mais sûre, il s’achemine vers sa fin, qui est la connaissance
d’ignorance, et transmise ensuite d’âge en âge. Jusqu’à ce
0.1 L’ÉTERNEL ADAM[1] . 5
nom : « Hedom !… » D’où venait ce vocable bizarre, à la les deux questions qui se posèrent d’elles-mêmes à l’esprit
consonnance étrangère, qui ne semblait pas appartenir à de Sofr.
la langue des Andart’-Iten-Schu ? Rien que sur cette petite Pour répondre à la première il fallait nécessairement être
difficulté philologique, une infinité de savants avaient pâ- en état de répondre à la seconde. Il s’agissait donc, tout
li, sans trouver de réponse satisfaisante… Allons ! bille- d’abord, de lire, de traduire ensuite, — car on pouvait
vesées que tout cela, indignes de retenir l’attention d’un affirmer a priori que la langue du document serait aus-
zartog !… si ignorée que son écriture.
Sofr, agacé, descendit dans son jardin. Aussi bien était- Cela était-il impossible ? Le zartog Sofr ne le pensa pas,
ce l’heure où il avait coutume de le faire. Le soleil décli- et, sans plus tarder, il se mit fiévreusement au travail.
nant versait sur la terre une chaleur moins brûlante, et une
brise tiède commençait à souffler de la Spone-Schu. Le Ce travail dura longtemps, longtemps, des années en-
zartog erra par les allées, à l’ombre des arbres, dont les tières. Sofr ne se lassa point. Sans se décourager, il pour-
feuilles frissonnantes murmuraient au vent du large, et, suivit l’étude méthodique du mystérieux document, avan-
peu à peu, ses nerfs retrouvèrent leur équilibre habituel. çant pas à pas vers la lumière. Un jour vint enfin où il
Il put secouer ses absorbantes pensées, jouir paisiblement posséda la clef de l’indéchiffrable rébus ; un jour vint où,
du plein air, s’intéresser aux fruits, richesse des jardins ; avec beaucoup d’hésitation et beaucoup de peine encore,
aux fleurs, leur parure. il put le traduire dans la langue des Hommes-des-Quatre-
Mers.
Le hasard de la promenade l’ayant ramené vers sa mai-
son, il s’arrêta au bord d’une profonde excavation, où gi- Or, quand ce jour arriva, le zartog Sofr-Aï-Sr lut ce qui
saient de nombreux outils. Là seraient jetés à bref délai suit :
les fondements d’une construction neuve qui doublerait la ⁂
surface de son laboratoire. Mais, en ce jour de fête, les Rosario, le 24 mai 2…
ouvriers avaient abandonné leur travail pour se livrer au
plaisir.
Je date de celle façon le début de mon récit, bien qu’en réa-
Sofr estimait machinalement l’ouvrage déjà fait et l’ou- lité il ait été rédigé à une autre date beaucoup plus récente
vrage qui restait à faire, quand, dans la pénombre de l’ex- et en des lieux bien différents. Mais, en pareille matière,
cavation, un point brillant attira ses yeux. Intrigué, il des- l’ordre est, à mon sens, impérieusement nécessaire, et c’est
cendit au fond du trou et dégagea un objet singulier de la pourquoi j’adopte la forme d’un « journal » écrit au jour
terre qui le recouvrait aux trois quarts. le jour.
Remonté au jour, le zartog examina sa trouvaille. C’était C’est donc le 24 mai que commence le récit des effroyables
une sorte d’étui, fait d’un métal inconnu, de couleur grise, événements que j’entends ici rapporter pour l’enseignement
de texture granuleuse, et dont un long séjour dans le sol de ceux qui viendront après moi, si toutefois l’humanité est
avait atténué l’éclat. Au tiers de sa longueur, une fente encore en droit de compter sur un avenir quelconque.
indiquait que l’étui était formé de deux parties s’emboîtant
l’une dans l’autre : Sofr essaya de l’ouvrir. En quelle langue écrirai-je ? En anglais ou en espagnol,
que je parle couramment ? Non ! j’écrirai dans la langue
À sa première tentative, le métal, désagrégé par le temps, de mon pays : en français.
se réduisit en poussière, découvrant un second objet qui
y était inclus. Ce jour-là, le 24 mai, j’avais réuni quelques amis dans ma
villa de Rosario.
La substance de cet objet était aussi nouvelle pour le zar-
tog que le métal qui l’avait protégé jusqu’alors. C’était Rosario est ou plutôt était une ville du Mexique, sur le ri-
un rouleau de feuillets superposés et criblés de signes vage du Pacifique, un peu au sud du golfe de Californie.
étranges, dont la régularité montrait qu’ils étaient des ca- Une dizaine d’années auparavant, je m’y étais installé pour
ractères d’écriture, mais d’une écriture inconnue, et telle diriger l’exploitation d’une mine d’argent qui m’apparte-
que Sofr n’en avait jamais vu de semblable, ni même nait en propre. Mes affaires avaient étonnamment prospé-
d’analogue. ré. J’étais un homme riche, très riche même, — ce mot-là
me fait bien rire aujourd’hui ! et je projetais de rentrer à
Le zartog, tout tremblant d’émotion, courut s’enfermer bref délai en France, ma patrie d’origine.
dans son laboratoire, et, ayant étalé avec soin le précieux
document, il le considéra. Ma villa, des plus luxueuses, était située au point culmi-
nant d’un vaste jardin qui descendait en pente vers la mer
Oui, c’était bien de l’écriture, rien de plus certain. Mais et finissait brusquement en une falaise à pic, de plus de
il ne l’était pas moins que cette écriture ne ressemblait cent mètres de hauteur. En arrière de ma villa, le terrain
en rien à aucune de celles que, depuis l’origine des temps continuait à monter, et, par des routes en lacets, on pou-
historiques, on avait pratiquées sur toute la surface de la vait atteindre la crête de montagnes dont l’altitude dépas-
terre. sait quinze cents mètres. Souvent — c’était une agréable
D’où venait ce document ? Que signifiait-il ? Telles furent promenade — j’en avais fait l’ascension dans mon auto-
6
mobile, un superbe et puissant double phaéton de trente- et d’Ève étant affirmée par la Bible, il s’interdisait de la
cinq chevaux, de l’une des meilleures marques françaises. discuter. Moreno répartit qu’il croyait en Dieu au moins
J’étais installé à Rosario avec mon fils, Jean, un beau gar- autant que son contradicteur, mais que le premier homme
çon de vingt ans, quand, à la mort de parents éloignés par et la première femme pouvaient fort bien n’être que des
le sang, mais près démon cœur, je recueillis leur fille, Hé- mythes, des symboles, et qu’il n’y avait rien d’impie, par
lène, restée orpheline et sans fortune. Depuis cette époque, conséquent, à supposer que la Bible eût voulu figurer ainsi
cinq ans s’étaient écoulés. Mon fils Jean avait vingt-cinq le souffle de vie introduit par la puissance créatrice dans
ans ; ma pupille Hélène, vingt ans. Dans le secret de mon la première cellule, de laquelle toutes les autres avaient en-
suite procédé. Bathurst riposta que l’explication était spé-
âme, je les destinais l’un à l’autre.
cieuse, et que, en ce qui le concernait, il estimait plus flat-
Notre service était assuré par un valet de chambre, Ger- teur d’être l’œuvre directe de la divinité que d’en descendre
main, par Modeste Simonat, un chauffeur des plus dé- par l’intermédiaire de primates plus ou moins simiesques…
brouillards, et par deux femmes, Edith et Mary, filles de
mon jardinier, George Raleigh, et de son épouse Anna. Je vis le moment où la discussion allait s’échauffer, quand
elle cessa tout à coup, les deux adversaires ayant par ha-
Ce jour-là, 24 mai, nous étions huit assis autour de ma sard trouvé un terrain d’entente. C’est ainsi, d’ailleurs, que
table, à la lumière des lampes qu’alimentaient des groupes les choses finissaient d’ordinaire.
électrogènes installés dans le jardin. Il y avait, outre le
maître de céans, son fils et sa pupille, cinq autres convives, Cette fois, revenant à leur premier thème, les deux antago-
dont trois appartenaient à la race anglo-saxonne et deux à nistes s’accordaient à admirer, quelle que fût l’origine de
la nation mexicaine. l’humanité, la haute culture où elle était parvenue ; ils énu-
méraient ses conquêtes avec orgueil. Toutes y passèrent.
Le docteur Bathurst figurait parmi les premiers, et le doc- Bathurst vanta la chimie, poussée à un tel degré de perfec-
teur Moreno parmi les seconds. Ç’étaient deux savants, tion qu’elle tendait à disparaître pour se confondre avec
dans la plus large acception du mot, ce qui ne les em- la physique, les deux sciences n’en formant plus qu’une,
pêchait pas d’être rarement d’accord. Au demeurant, de ayant pour objet l’étude de l’immanente énergie. Moreno fit
braves gens et les meilleurs amis du monde. l’éloge de la médecine et de la chirurgie, grâce auxquelles
Les deux autres Anglo-Saxons avaient nom Williamson, on avait pénétré l’intime nature du phénomène de la vie
propriétaire d’une importante pêcherie de Rosario, et Row- et dont les prodigieuses découvertes permettaient d’espérer,
ling, un audacieux qui avait fondé aux environs de la ville pour un avenir prochain, l’immortalité des organismes ani-
un établissement de primeurs, où il était en train de récolter més. Après quoi, tous deux se congratulèrent des hauteurs
une sérieuse fortune. atteintes par l’astronomie. Ne conversait-on pas mainte-
nant, en attendant les étoiles, avec sept des planètes du sys-
Quant au dernier convive, c’était le senor Mendosa, pré- tème solaire[4] ?…
sident du tribunal de Rosario, homme estimable, esprit
cultivé, juge intègre. Fatigués par leur enthousiasme, les deux apologistes
prirent un petit temps de repos. Les autres convives en pro-
Nous arrivâmes sans incident notable à la fin du repas. fitèrent pour placer un mot, à leur tour, et l’on entra dans
Les paroles que l’on avait prononcées jusque-là, je les ai le vaste champ des inventions pratiques qui avaient si pro-
oubliées. Par contre, il n’en est pas ainsi de ce qui fut dit fondément modifié la condition de l’humanité. On célé-
au moment des cigares. bra les chemins de fer et les steamers, affectés au trans-
Non pas que ces propos eussent par eux-mêmes une impor- port des marchandises lourdes et encombrantes, les aé-
tance particulière, mais le commentaire brutal qui devait ronefs économiques, utilisées par les voyageurs à qui le
bientôt en être fait ne laisse pas de leur donner quelque temps ne manque pas, les tubes pneumatiques ou électro-
piquant, et c’est pourquoi il ne sont jamais sortis de mon ioniques sillonnant tous les continents et toutes les mers,
esprit. adoptés par les gens pressés. On célébra les innombrables
machines, plus ingénieuses les unes que les autres, dont
On en était venu — comment, peu importe ! — à parler
une seule, dans certaines industries, exécute le travail de
des progrès merveilleux accomplis par l’homme. Le doc-
cent hommes. On célébra l’imprimerie, la photographie des
teur Bathurst dit, à un certain moment :
couleurs et de la lumière, celle du son, de la chaleur et de
« Il est de fait que si Adam (naturellement, en sa qualité toutes les vibrations de l’éther. On célébra surtout l’électri-
d’Anglo-Saxon, il prononçait Edem) et Ève (il prononçait cité, cet agent si souple, si docile et si parfaitement connu
Iva, bien entendu) revenaient sur la terre, ils seraient Joli- dans ses propriétés et dans son essence, qui permet, sans
ment étonnés ! » le moindre connecteur matériel, soit d’actionner un méca-
Ce fut l’origine de la discussion. Fervent darwiniste, par- nisme quelconque, soit de diriger un vaisseau marin, sous-
tisan convaincu de la sélection naturelle., Moreno deman- marin ou aérien, soit de s’écrire, de se parler ou de se voir,
da d’un ton ironique à Bathurst si celui-ci croyait sérieuse- et cela quelque grande que soit la distance.
ment à la légende du Paradis terrestre. Bathurst répondit Bref, ce fut un vrai dithyrambe, dans lequel je fis ma par-
qu’il croyait du moins en Dieu, et que, l’existence d’Adam tie, je l’avoue. On s’accorda sur ce point que l’humani-
0.1 L’ÉTERNEL ADAM[1] . 7
té avait atteint un niveau intellectuel inconnu avant notre — Allons donc ! nous écriâmes-nous, à l’unisson.
époque, et qui autorisait à croire à sa victoire définitive sur Ce fut à cet instant précis que survint le cataclysme.
la nature.
Nous prononcions encore tous ensemble cet : « Allons
— Cependant, fit de sa petite voix flûtée le président Men- donc ! » qu’un vacarme effroyable s’éleva. Le sol trembla
doza, profitant de l’instant de silence qui suivit cette conclu-
et manqua sous nos pieds, la villa oscilla sur ses fonde-
sion finale, je me suis laissé dire que des peuples, aujour- ments.
d’hui disparus sans laisser la moindre trace, étaient déjà
parvenus à une civilisation égale ou analogue à la nôtre. Nous heurtant, nous bousculant, en proie à une terreur in-
dicible, nous nous précipitâmes au dehors.
— Lesquels ? interrogea la table, tout d’une voix.
À peine avions-nous franchi le seuil, que la maison s écrou-
— Eh mais !… les Babyloniens, par exemple. lait, d’un seul bloc, ensevelissant sous ses décombres le pré-
Ce fut une explosion d’hilarité. Oser comparer les Babylo- sident Mendoza et mon valet de chambre Germain, qui
niens aux hommes modernes ! venaient les derniers. Après quelques secondes et un af-
— Les Égyptiens, continuait don Mendoza tranquillement. folement bien naturel, nous nous disposions à leur porter
secours, quand nous aperçûmes Raleigh, mon jardinier,
On rit plus fort autour de lui. qui accourait, suivi de sa femme, du bas du jardin où il
— Il y a aussi les Atlantes, que notre ignorance seule rend habitait.
légendaires, poursuivit le président. Ajoutez qu’une infinité — La mer !… La mer !… criait-il à pleins poumons.
d’autres humanités, antérieures aux Atlantes eux-mêmes,
ont pu naître, prospérer et s’éteindre sans que nous en Je me retournai du côté de l’océan et demeurai sans mou-
ayons aucune connaissance ! vement, frappé de stupeur. Ce n’est pas que je me rendisse
nettement compte de ce que je voyais, mais j’eus sur-le-
Don Mendoza persistant dans son paradoxe, on consentit, champ la claire notion que la perspective coutumière était
afin de ne pas le froisser, à faire semblant de le prendre changée. Or, cela ne suffisait-il pas à glacer le cœur d’épou-
au sérieux. vante que l’aspect de la nature, de cette nature que nous
— Voyons, mon cher président, insinua Moreno, du ton considérons comme immuable par essence, eût été si étran-
que l’on a soin d’adopter pour faire entendre raison à un gement modifié en quelques secondes ?
enfant, vous ne voulez pas prétendre, j’imagine, qu’aucun Cependant Je ne tardai pas à recouvrer mon sang-froid.
de ces anciens peuples puisse être comparé à nous ?… Dans La véritable supériorité de l’homme, ce n’est pas de do-
l’ordre moral, j’admets qu’ils se soient élevés à un égal de- miner, de vaincre la nature ; c’est, pour le penseur, de la
gré de culture, mais dans l’ordre matériel !… comprendre, de faire tenir l’univers immense dans le mi-
— Pourquoi pas ? objecta don Mendoza. crocosme de son cerveau ; c’est, pour l’homme d’action,
de garder une âme sereine devant la révolte de la ma-
— Parce que, s’empressa d’expliquer Bathurst, le propre de tière, c’est de lui dire : « Me détruire, soit ! m’émouvoir,
nos inventions est qu’elles se répandent instantanément par jamais !… »
toute la terre : la disparition d’un seul peuple, ou même d’un
grand nombre de peuples, laisserait donc intacte la somme Dès que j’eus reconquis mon calme, je compris en quoi
de progrès accomplis. Pour que l’effort humain fût perdu, le tableau que j’avais sous les yeux différait de celui que
il faudrait que toute l’humanité disparût à la fois. Est-ce j’étais accoutumé de contempler. La falaise avait disparu,
là, je vous le demande, une hypothèse admissible ?… tout simplement, et mon jardin s’était abaissé jusqu’au ras
de la mer, dont les vagues, après avoir anéanti la maison
Pendant que nous causions ainsi, les effets et les causes du jardinier, battaient furieusement mes plates-bandes les
continuaient à s’engendrer réciproquement dans l’infini de plus basses.
l’univers, et, moins d’une minute après la question que ve-
nait de poser le docteur Bathurst, leur résultante totale n’al- Comme il était peu admissible que le niveau de l’eau eût
lait que trop justifier le scepticisme de Mendoza. Mais nous monté, il fallait nécessairement que celui de la terre eût
n’en avions aucun soupçon, et nous discourions paisible- descendu. La descente dépassait cent mètres, puisque la
ment, les uns renversés sur le dossier de leur siège, les falaise avait précédemment cette hauteur, mais elle avait
autres accoudés sur la table, tous faisant converger des dû se faire avec une certaine douceur, car nous ne nous en
regards compatissants vers Mendoza que nous supposions étions guère aperçus, ce qui expliquait le calme relatif de
accablé par la réplique de Bathurst. l’océan.
— D’abord, répondit le président sans s’émouvoir, il est à Un bref examen me convainquit que mon hypothèse était
croire que la terre avait jadis moins d’habitants qu’elle n’en juste et me permit, en outre, de constater que la descente
a aujourd’hui, de telle sorte qu’un peuple pouvait fort bien n’avait pas cessé. La mer continuait à gagner, en effet,
posséder à lui seul le savoir universel. Ensuite, je ne vois avec une vitesse qui me parut voisine de deux mètres à
rien d’absurde, a priori, à admettre que toute la surface du la seconde, — soit sept ou huit kilomètres à l’heure. —
globe soit bouleversée en même temps. Étant donnée la distance qui nous séparait des premières
vagues, nous allions par conséquent être engloutis en
8
moins de trois minutes, si la vitesse de chute demeurait courut à l’assaut de la route, se creusa, et déferla finale-
uniforme. ment sur l’auto, qui fut entourée d’écume… Allions-nous
Ma décision fut rapide : donc être engloutis ?…
sommes couverts par les embruns. peur et à voiles, — de deux mille tonneaux environ, consa-
Puis le calme renaît peu à peu… Tout rentre dans le si- cré au transport des marchandises. C’est un assez vieux
lence… Le ciel pâlit… C’est le Jour. navire, médiocre marcheur. Le capitaine Morris a vingt
hommes sous ses ordres. Le capitaine et l’équipage sont an-
25 mai glais.
La Virginia a quitté Melbourne sur lest, il y a un peu plus
Quel supplice que la lente révélation de notre situation véri- d’un mois, à destination de Rosario. Aucun incident n’a
table ! D’abord., nous ne distinguons que nos environs im- marqué son voyage, sauf, dans la nuit du 24 au 25 mai,
médiats, mais le cercle grandit, grandit sans cesse, comme une série de lames de fond d’une hauteur prodigieuse, mais
si notre espoir toujours déçu avait soulevé l’un après l’autre d’une longueur proportionnée, ce qui les a rendues inof-
un nombre infini de voiles légers ; — et c’est enfin la pleine fensives. Quelque singulières qu’elles fussent, ces lames ne
lumière, qui détruit nos dernières illusions. pouvaient faire prévoir au capitaine le cataclysme qui s’ac-
Notre situation est des plus simples et peut se résumer en complissait au même instant. Aussi a-t-il été très surpris
quelques mots : nous sommes sur une île. La mer nous en- en ne voyant que la mer à l’endroit où il comptait ren-
toure de toutes parts. Hier encore, nous aurions aperçu tout contrer Rosario et le littoral mexicain. De ce littoral, il ne
un océan de sommets, dont plusieurs dominaient celui sur subsistait plus qu un îlot. Un canot de la Virginia aborda
lequel nous nous trouvons : ces sommets ont disparu, tan- cet îlot, sur lequel onze corps inanimés furent découverts.
dis que, pour des raisons qui resteront à jamais inconnues, Deux n’étaient plus que des cadavres ; on embarqua les
le nôtre, plus humble cependant, s’est arrêté dans sa chute neuf autres. C’est ainsi que nous fûmes sauvés.
tranquille ; à leur place s’étale une nappe d’eau sans limite. ⁂
De tous côtés, rien que la mer. Nous occupons le seul point À terre. — Janvier ou février.
solide du cercle immense décrit par l’horizon.
Il nous suffit d’un coup d’œil pour connaître dans toute Un intervalle de huit mois sépare les dernières lignes qui
son étendue l’îlot où une chance extraordinaire nous a fait précèdent des premières qui vont suivre. Je date celles-ci de
trouver asile. Il est de petite taille, en effet : mille mètres, au janvier ou de février, dans l’impossibilité où je suis d’être
plus, en longueur, et cinq cents dans l’autre dimension. Vers plus précis, car je n’ai plus une exacte notion du temps.
le Nord, l’Ouest et le Sud, son sommet, élevé d’à peu près
cent mètres au-dessus des flots, les rejoint par une pente Ces huit mois constituent la période la plus atroce de nos
assez douce. À l’Est, au contraire, l’ilôt se termine en une épreuves, celle où, par degrés cruellement ménagés, nous
falaise qui tombe à pic dans l’océan. avons connu tout notre malheur…
C’est de ce côté surtout que nos yeux se tournent. Dans cette Après nous avoir recueillis, la Virginia continua sa route
vers l’Est, à toute vapeur. Quand je revins à moi, l’îlot où
direction, nous devrions voir des montagnes étagées, et, au
delà, le Mexique tout entier. Quel changement dans l’es- nous avions failli mourir était depuis longtemps sous l’ho-
rizon. Comme l’indiqua le point que le capitaine prit par
pace d’une courte nuit de printemps ! Les montagnes ont
disparu, le Mexique a été englouti ! À leur place, c’est un un ciel sans nuages, nous naviguions alors juste à l’endroit
où aurait dû être Mexico. Mais, de Mexico, il ne demeurait
désert infini, le désert aride de la mer !
aucune trace, — pas plus qu’on n’en avait trouvé, pendant
Nous nous regardons, épouvantés. Parqués, sans vivres, mon évanouissement, des montagnes du centre, pas plus
sans eau, sur ce roc étroit et nu, nous ne pouvons conser- qu’on n’en distinguait maintenant d’une terre quelconque,
ver le moindre espoir. Farouches, nous nous couchons sur si loin que portât la vue : de tous côtés, ce n’était que l’infini
le sol, et nous commençons à attendre la mort. de la mer.
À bord de la Virginia, 4 juin. Il y avait, dans cette constatation, quelque chose de véri-
Que s’est-il passé pendant les jours suivants ? Je n’en ai tablement affolant. Nous sentions la raison près de nous
pas gardé le souvenir. Il est à supposer que je perdis fina- échapper. Eh quoi ! le Mexique entier englouti !… Nous
lement connaissance : je ne reprends conscience qu’à bord échangions des regards épouvantés, en nous demandant
du navire qui nous a recueillis. Alors seulement, j’apprends jusqu’où s’étaient étendus les ravages de l’effroyable cata-
que nous avons séjourné dix jours entiers sur l’îlot et que clysme…
deux d’entre nous, Williamson et Rowling, y sont morts de
soif et de faim. Des quinze êtres vivants qu’abritait ma vil- Le capitaine voulut en avoir le cœur net. Modifiant sa
route, il mit le cap au Nord : si le Mexique n’existait plus, il
la au moment du cataclysme, il n’en reste que neuf : mon
fils Jean et ma pupille Hélène, mon chauffeur Simonat, in- n’était pas admissible qu’il en fût de même de tout le conti-
consolable de la perte de sa machine, Anna Raleigh et ses nent américain.
deux filles, les docteurs Bathurst et Moreno, — et moi en- Il en était de même, pourtant ! Nous remontâmes vaine-
fin, moi, qui me hâte de rédiger ces lignes pour l’édification ment au Nord pendant douze jours, sans rencontrer la
des races futures, en admettant qu’il en doive naître. terre, et nous ne la rencontrâmes pas davantage après
La Virginia, qui nous porte, est un bâtiment mixte, — à va- avoir viré cap pour cap et nous être dirigés vers le Sud
pendant près d’un mois. Quelque paradoxale qu’elle nous
10
parût, force nous fut de nous rendre à l’évidence : oui, la Oh ! cette course éternelle sur une mer sans fin ! S’attendre
totalité du continent américain s’était abîmée sous les flots ! tous les jours à aborder quelque part et voir sans cesse
N’avions-nous donc été sauvés que pour connaître une se- reculer le terme du voyage ! Vivre penchés sur des cartes
conde fois les affres de l’agonie ? En vérité, nous avions où les hommes avaient gravé la ligne sinueuse des rivages,
lieu de le craindre. Sans parler des vivres qui manqueraient et constater que rien, absolument rien, n’existe plus de ces
un jour ou l’autre, un danger pressant nous menaçait : que lieux qu’ils pensaient éternels ! Se dire que la terre palpi-
deviendrions-nous quand l’épuisement du charbon frappe- tait de vies innombrables, que des millions d’hommes et
rait la machine d’immobilité ? Ainsi cesse de battre le cœur des milliards d’animaux la parcouraient en tous sens ou
en sillonnaient l’atmosphère, et que tout est mort à la fois,
d’un animal exsangue. C’est pourquoi, le 14 juillet, — nous
nous trouvions alors à peu près sur l’ancien emplacment de que toutes ces vies se sont éteintes ensemble comme une
petite flamme au souffle du vent ! Se chercher partout des
Buenos-Ayres — le capitaine Morris laissa tomber les feux
et mit à la voile. Cela fait, il réunit tout le personnel de la semblables et les chercher en vain ! Acquérir peu à peu
la certitude qu’autour de soi il n’existe rien de vivant, et
Virginia, équipage et passagers, et nous ayant exposé en
peu de mots la situation, il nous pria d’y réfléchir mûre- prendre graduellement conscience de sa solitude au milieu
d’un impitoyable univers !…
ment et de proposer la solution qui aurait nos préférences
au conseil qui serait tenu le lendemain. Ai-je trouvé les mots convenables pour exprimer notre an-
Je ne sais si quelqu’un de mes compagnons d’infortune se goisse ? Je ne sais. Dans aucune langue il n’en doit exister
fût avisé d’un expédient plus ou moins ingénieux. Pour ma d’adéquats à une situation sans précédent.
part, J’hésitais, Je l’avoue, très incertain du meilleur parti Après avoir reconnu la mer où était jadis la péninsule in-
à prendre, quand une tempête qui s’éleva dans la nuit tran- dienne, nous remontâmes au Nord pendant dix jours, puis
cha la question : il nous fallut fuir dans l’Ouest, emportés nous mîmes le cap à l’Ouest. Sans que notre condition
par un vent déchaîné, à chaque instant sur le point d’être changeât le moins du monde, nous franchîmes la chaîne
engloutis par une mer furieuse. de l’Oural devenue montagnes sous-marines, et nous navi-
guâmes au-dessus de ce qui avait été l’Europe. Nous des-
L’ouragan dura trente-cinq jours, sans une minute d’in-
terruption, voire même de détente. Nous commencions à cendîmes ensuite vers le Sud, jusqu’à vingt degrés au de-
là de l’Équateur ; après quoi, lassés de notre inutile re-
désespérer qu’il finît jamais, lorsque, le 19 août, le beau
temps revint avec la même soudaineté qu’il avait cessé. Le cherche, nous reprîmes la route du Nord et traversâmes,
jusque passé les Pyrénées, une étendue d’eau qui recou-
capitaine en profita pour faire le point : le calcul lui donna
40° de latitude Nord et 114° de longitude Est. C’étaient les vrait l’Afrique et l’Espagne. En vérité nous commencions
coordonnées de Pékin ! à nous habituer à notre épouvante. À mesure que nous
avancions, nous pointions notre route sur les cartes, et
Donc, nous avions passé au-dessus de la Polynésie, et peut- nous disions : « Ici, c’était Moscou… Varsovie… Berlin…
être de l’Australie, sans même nous en rendre compte, et là Vienne… Rome… Tunis… Tombouctou… Saint-Louis…
où nous voguions maintenant s’étendait jadis la capitale Oran… Madrid… », mais avec une indifférence crois-
d’un empire de quatre cents millions d’âmes ! sante, et, l’accoutumance aidant, nous en arrivions à pro-
L’Asie avait-elle donc eu le sort de l’Amérique ? noncer sans émotions ces paroles, en réalité si tragiques.
Nous en fûmes bientôt convaincus. La Virginia, continuant Pourtant, moi, tout au moins, je n’avais pas épuisé ma ca-
sa route cap au Sud-Ouest, arriva à la hauteur du Thi- pacité de souffrance. Je m’en aperçus, le jour — c’était à
bet, puis à celle de l’Himalaya. Ici auraient dû s’élever les peu près le 11 décembre — où le capitaine Morris me dit :
plus hauts sommets du globe. Eh bien, dans toutes les di- « Ici, c’était Paris… » À ces mots, je crus qu’on m’arra-
rections, rien n’émergeait de la surface de l’océan. C’était chait l’âme. Que l’univers entier fût englouti, soit ! Mais la
à croire qu’il n’existait plus, sur la terre, d’autre point so- France — ma France ! — et Paris, qui la symbolisait !…
lide que l’îlot qui nous avait sauvés, — que nous étions les À mes côtés, j’entendis comme un sanglot. Je me retournai :
seuls survivants du cataclysme, les derniers habitants d’un c’était Simonat qui pleurait.
monde enseveli dans le mouvant linceul de la mer !
Pendant quatre jours encore, nous poursuivîmes notre
S’il en était ainsi, nous ne tarderions pas à périr à notre route vers le Nord, puis, arrivés à la hauteur d’Édimbourg,
tour. Malgré un rationnement sévère, les vivres du bord on redescendit vers le Sud-Ouest, en quête de l’Irlande, puis
s’épuisaient, en effet, et nous devions perdre, en ce cas, tout
la route fut donnée à l’Est… En réalité, nous errions au
espoir de les renouveler… hasard, car il n’y avait pas plus de raison d’aller dans une
J’abrège le récit de cette navigation effarante. Si, pour la direction que dans une autre…
raconter en détail, j’essayais de la revivre jour par jour, On passa au-dessus de Londres, dont la tombe liquide fut
le souvenir me rendrait fou. Pour étranges et terribles que saluée de tout l’équipage. Cinq jours après, nous étions ci
soient les événements qui l’ont précédée, et suivie, quelque la hauteur de Dantzig, quand le capitaine Morris fit virer
lamentable que m’apparaisse l’avenir, — un avenir que cap pour cap et ordonna de gouverner au Sud-Ouest. Le
je ne verrai pas, — c’est encore durant cette navigation in- timonier obéit passivement. Qu’est-ce que cela pouvait bien
fernale que nous avons connu le maximum de l’épouvante. lui faire ? De tous côtés, ne serait-ce pas la même chose ?…
0.1 L’ÉTERNEL ADAM[1] . 11
Ce fut le neuvième jour de navigation à cette aire de com- chers, sans une plante, sans un seul brin d’herbe. C’était la
pas que nous mangeâmes notre dernier morceau de biscuit. désolation dans ce qu’elle peut avoir de plus total, de plus
Comme nous nous regardions avec des yeux hagards, le absolu.
capitaine Morris commanda tout à coup de rallumer les Pendant deux jours, nous longeâmes cette falaise abrupte
feux. À quelle pensée obéissait-il ? j’en suis encore à me le sans y découvrir la moindre fissure. Ce fut seulement vers
demander ; mais l’ordre fut exécuté : la vitesse du navire le soir du second que nous découvrîmes une vaste baie,
s’accéléra… bien abritée contre tous les vents du large, au fond de la-
Deux jours plus tard, nous souffrions déjà cruellement de quelle nous laissâmes tomber l’ancre.
la faim. Le surlendemain, presque tous refusèrent obsti- Après avoir gagné la terre dans les canots, notre premier
nément de se lever ; il n’y eut que le capitaine, Simonat, soin fut de récolter notre nourriture sur la grève. Celle-
quelques hommes de l’équipage et moi, pour avoir l’éner- ci était couverte de tortues par centaines et de coquillages
gie d’assurer la direction du navire. par millions. Dans les interstices des récifs, on voyait des
Le lendemain, cinquième jour de jeûne, le nombre des ti- crabes, des homards et des langoustes en quantité fabu-
moniers et des mécaniciens bénévoles décrut encore. Dans leuse, sans préjudice d’innombrables poissons. De toute
vingt-quatre heures, personne n’aurait plus la force de se évidence, cette mer si richement peuplée suffirait, à défaut
tenir debout. d’autres ressources, à assurer notre subsistance pendant un
temps illimité.
Nous naviguions alors depuis plus de sept mois. Depuis
Quand nous fûmes restaurés, une coupure de la falaise
plus de sept mois, nous labourions la mer en tous sens.
Nous devions être, je crois, le 8 janvier. — Je dis : « je nous permit d’atteindre le plateau, où nous découvrîmes
un large espace. L’aspect du rivage ne nous avait pas trom-
crois », dans l’impossibilité où je suis d’être plus précis, le
calendrier ayant dès lors perdu pour nous beaucoup de sa pés : de tous côtés, dans toutes les directions, ce n’étaient
rigueur. que roches arides, recouvertes d’algues et de goémons gé-
néralement desséchés, sans le plus petit brin d’herbe, sans
Or, ce fut ce jour-là, pendant que je tenais la barre et que rien de vivant, ni sur la terre, ni dans le ciel. Déplace en
je consacrais à garder la ligne de foi toute mon attention place, de petits lacs, des étangs plutôt, brillaient aux rayons
défaillante, qu’il me sembla discerner quelque chose dans du soleil. Ayant voulu nous désaltérer., nous reconnûmes
l’Ouest. Croyant être le jouet d’une erreur, j’écarquillai les que l’eau en était salée.
yeux…
Nous n’en fûmes pas surpris, à vrai dire. Le fait confirmait
Non, je ne m’étais pas trompé. ce que nous avions supposé de prime abord, à savoir que
Je poussai un véritable rugissement, puis, me cramponnant ce continent inconnu était né d’hier et qu’il était sorti, d’un
à la barre, je criai d’une voix forte : seul bloc, des profondeurs de la mer. Cela expliquait son
aridité, comme sa parfaite solitude. Cela expliquait encore
« Terre par tribord devant ! » cette épaisse couche de vase uniformément répandue, qui,
Quel effet magique eurent ces mots ! Tous les moribonds par suite de l’évaporation, commençait à se craqueler et à
ressuscitèrent à la fois, et leurs figures hâves apparurent se réduire en poussière…
au-dessus de la lisse de tribord. Le lendemain, à midi, le point donna 17° 20′ de latitude
« C’est bien la terre », dit le capitaine Morris, après avoir Nord et 23° 55′ de longitude Ouest. En le reportant sur la
examiné le nuage qui émergeait à l’horizon. carte, nous pûmes voir qu’il se trouvait bien en pleine mer,
à peu près à la hauteur du Cap Vert. Et pourtant, la terre,
Une demi-heure plus tard, il était impossible de conserver
dans l’Ouest, la mer, dans l’Est, s’étendaient maintenant à
le moindre doute. C’était bien la terre que nous trouvions en
perte de vue.
plein océan Atlantique, après l’avoir vainement cherchée
sur toute la surface des anciens continents ! Quelque rébarbatif et inhospitalier que fût le continent sur
lequel nous avions pris pied, force nous était de nous en
Vers trois heures de l’après-midi, le détail du littoral qui
contenter. C’est pourquoi le déchargement de la Virginia
nous barrait la route devint perceptible, et nous sentîmes
fut entrepris sans plus attendre. On monta sur le plateau
renaître notre désespoir. C’est qu’en vérité ce littoral ne res-
tout ce qu’elle contenait, sans choix. Auparavant, on avait
semblait à aucun autre, et nul d’entre nous n’avait souve-
affourché solidement le bâtiment sur quatre ancres, par
nir d’en avoir jamais vu d’une si absolue, d’une si parfaite
quinze brasses de fond. Dans cette baie tranquille, il ne
sauvagerie.
courait aucun risque, et nous pouvions sans inconvénient
Sur la terre, telle que nous l’habitions avant le désastre, l’abandonner à lui-même.
le vert était une couleur très abondante. Nul d’entre nous
Dès que le débarquement fut achevé, notre nouvelle vie
ne connaissait de côte si déshéritée, de contrée si aride,
commença. En premier lieu, il convenait…
qu’il ne s’y rencontrât quelques arbustes, voire quelques
touffes d’ajonc, voire simplement des traînées de lichens ou ⁂
de mousses. Ici, rien de tel. On ne distinguait qu’une haute
falaise noirâtre, au pied de laquelle gisent un chaos de ro-
12
Arrivé à ce point de sa traduction, le zartog Sofr dut s’in- Toutefois la couche alluvionnaire n’est débarrassée de sel
terrompre. Le manuscrit avait à cet endroit une première que sur une très faible épaisseur : les ruisseaux, les rivières
lacune, probablement fort importante d’après la quantité même, qui commencent à se former, sont tous fortement
de pages intéressées, lacune suivie de plusieurs autres plus saumâtres, et cela prouve qu’elle est encore saturée en pro-
considérables encore, autant qu’il était possible d’en ju- fondeur.
ger. Sans doute, un grand nombre de feuillets avaient été Pour semer le blé et pour conserver l’autre moitié en ré-
atteints par l’humidité, malgré la protection de l’étui : il serve, il a presque fallu se battre : une partie de l’équipage
ne subsistait, en somme, que des fragments plus ou moins de la Virginia voulait en faire du pain tout de suite. Nous
étendus, dont le contexte était à jamais détruit. Ils se suc-
avons été contraints de…
cédaient dans cet ordre :
⁂
⁂
avons pas reconnu le moindre vestige. Tout ce que nous tées au plein air, après s’être adaptées à l’eau douce, et,
avons pu constater, c’est que le sol était bouleversé et re- sur les berges tout d’abord, puis de proche en proche, ont
couvert d’une épaisse couche de lave, sur l’emplacement gagné vers l’intérieur.
de ces îles, qui, sans doute, ont été le siège de violents phé- Nous avons surpris cette transformation sur le vif, et nous
nomènes volcaniques. avons pu constater combien les formes se modifiaient en
Par exemple, si nous n’avons pas découvert ce que nous même temps que le fonctionnement physiologique. Déjà
cherchions, nous avons découvert ce que nous ne cher- quelques tiges s’érigent timidement vers le ciel. On peut pré-
chions pas ! À moitié pris dans la lave, à la hauteur des voir qu’un jour une flore sera ainsi créée de toutes pièces,
Açores, des témoignages d’un travail humain nous sont et qu’une lutte ardente s’établira entre les espèces nouvelles
apparus, — mais non pas du travail des Açoriens, nos et celles provenant de l’ancien ordre de choses.
contemporains d’hier. C’étaient des débris de colonnes ou Ce qui se passe pour la flore se passe aussi pour la faune.
de poteries, telles que nous n’en avions jamais vu. Examen Dans le voisinage des cours d’eau, on voit d’anciens ani-
fait, le docteur Moreno émit Vidée que ces débris devaient maux marins, mollusques et crustacés pour la plupart, en
provenir de l’antique Atlantide, et que le flux volcanique train de devenir terrestres. L’air est sillonné de poissons vo-
les aurait ramenés au jour. lants, beaucoup plus oiseaux que poissons, leurs ailes ayant
Le docteur Moreno a peut-être raison. La légendaire At- démesurément grandi et leur queue incurvée leur permet-
lantide aurait occupé, en effet, si elle a jamais existé, à peu tant…
près la place du nouveau continent. Ce serait, dans ce cas, ⁂
une chose singulière que la succession aux mêmes lieux de
trois humanités ne procédant pas l’une de l’autre.
Le dernier fragment contenait, intacte, la fin du manus-
Quoi qu’il en soit, j’avoue que le problème me laisse froid : crit.
nous avons assez à faire avec le présent, sans nous occuper
du passé. ⁂
Au moment où nous avons regagné notre campement, ce-
ci nous a frappés que, par rapport au reste du pays, nos … tous vieux. Le capitaine Morris est mort. Le docteur Ba-
alentours semblaient une région favorisée. Cela tient uni- thurst a soixante-cinq ans ; le docteur Moreno, soixante ;
quement à ce que la couleur verte, jadis si abondante dans moi, soixante-huit. Tous, nous durons bientôt fini de vivre.
la nature, n’y est pas tout à fait inconnue, tandis qu’elle est Auparavant, néanmoins, nous accomplirons la tâche ré-
radicalement supprimée dans le reste du continent. Nous solue, et, autant que cela, est en notre pouvoir, nous vien-
n’avions jamais fait cette observation jusqu’alors, mais la drons en aide aux générations futures dans la lutte qui les
chose est indéniable. Des brins d’herbe, qui n’existaient pas attend.
lors de notre débarquement, jaillissent maintenant assez Mais verront-elles le jour, ces générations de l’avenir ?
nombreux autour de nous. Ils n’appartiennent, d’ailleurs,
qu’à un petit nombre d’espèces parmi les plus vulgaires, Je suis tenté de répondre oui ! si je ne tiens compte que de la
dont les oiseaux auront, sans doute, transporté les graines multiplication de mes semblables : les enfants pullulent, et,
jusqu’ici. d’autre part, sous ce climat sain, dans ce pays où les ani-
maux féroces sont inconnus, grande est la longévité. Notre
Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède qu’il n’y a pas colonie a triplé d’importance.
de végétation hormis ces quelques espèces anciennes. Par
suite d’un travail d’adaptation des plus étranges, il existe, Par contre, je suis tenté de répondre non ! si je considère la
au contraire, une végétation à l’état, tout au moins, de ru- profonde déchéance intellectuelle de mes compagnons de
diment, de promesse, sur tout le continent. misère.
Les plantes marines, dont celui-ci était couvert quand il a Notre petit groupe de naufragés était pourtant dans des
jailli hors des îlots, sont mortes, pour la plupart, à la lu- conditions favorables pour tirer parti du savoir humain :
mière du soleil. Quelques-unes cependant ont persisté, dans il comprenait un homme particulièrement énergique, —
les lacs, les étangs et les flaques d’eau que la chaleur a pro- le capitaine Morris, aujourd’hui décédé, — deux hommes
gressivement desséchés. Mais, à cette époque, des rivières et plus cultivés qu’on ne l’est d’ordinaire, — mon fils et moi,
des ruisseaux commençaient à naître, d’autant plus propres — et deux savants véritables, — le docteur Bathurst et le
à la vie des goémons et des algues que l’eau en était salée. docteur Moreno. — Avec de pareils éléments, on aurait
Lorsque la surface, puis la profondeur du sol eurent été pu faire quelque chose. On n’a rien fait. La conservation
privées de sel, et que l’eau devint douce, l’immense majo- de notre vie matérielle a été, depuis l’origine, elle est en-
rité de ces plantes furent détruites. Un petit nombre d’entre core notre unique souci. Comme au début, nous employons
elles, cependant, ayant pu se prêter aux nouvelles condi- notre temps à chercher notre nourriture et, le soir, nous
tions de vie, prospérèrent dans l’eau douce comme elles tombons, épuisés, dans un lourd sommeil.
avaient prospéré dans l’eau salée. Mais le phénomène ne Il est, hélas ! trop certain que l’humanité, dont nous sommes
s’est pas arrêté là : quelques-unes de ces plantes, douées les seuls représentants, est en voie de régression rapide et
d’un pouvoir d’accommodation plus grand, se sont adap-
14
tend à se rapprocher de la brute. Chez les matelots de de ceux qui s’évertuèrent, à tout hasard, pour abréger la
la Virginia, gens déjà incultes autrefois, les caractères de route douloureuse de frères qu’ils ne verront pas !
l’animalité se sont marqués davantage ; mon fils et moi, ⁂
nous avons oublié ce que nous savions ; le docteur Bathurst Au seuil de la mort.
et le docteur Moreno eux-mêmes ont laissé leur cerveau en
friche. On peut dire que notre vie cérébrale est abolie.
Il y a maintenant à peu près quinze ans que les lignes ci-
Combien il est heureux que nous ayons opéré, il y a de cela
dessus furent écrites. Le docteur Bathurst et le docteur Mo-
bien des années, le périple de ce continent ! Aujourd’hui, reno ne sont plus. De tous ceux qui débarquèrent ici, moi,
nous n’aurions plus le même courage… Et, d’ailleurs, le l’un des plus vieux, je reste presque seul. Mais la mort va
capitaine Morris est mort, qui conduisait l’expédition, — me prendre, à mon tour. Je la sens monter de mes pieds
et morte aussi de vétusté, la Virginia qui nous portait. glacés à mon cœur qui s’arrête.
Au début de notre séjour, quelques-uns d’entre nous Notre travail est terminé. J’ai confié les manuscrits qui ren-
avaient entrepris de se bâtir des maisons. Ces construc- ferment le résumé de la science humaine à une caisse de
tions inachevées tombent en ruines, à présent. Nous dor- fer débarquée de la Virginia, et que j’ai enfoncée profon-
mons tous à même la terre, en toutes saisons. dément dans le sol. À côté, je vais enfouir ces quelques
Depuis longtemps il ne reste plus rien des vêtements qui pages roulées dans un étui d’aluminium.
nous couvraient. Pendant quelques années, on s’est ingénié Quelqu’un trouvera-t-il jamais le dépôt commis à la terre ?
à les remplacer par des algues tissées d’une façon d’abord
Quelqu’un le cherchera-t-il, seulement ?…
ingénieuse, puis plus grossière. Ensuite on s’est lassé de cet
effort, que la douceur du climat rend superflu : nous vivons C’est affaire à la destinée. À Dieu vat !…
nus, comme ceux que nous appelions des sauvages. ⁂
Manger, manger, c’est notre but perpétuel, notre préoccu-
pation exclusive. À mesure que le zartog Sofr traduisait ce bizarre docu-
Cependant il subsiste encore quelques restes de nos an- ment, une sorte d’épouvante étreignait son âme.
ciennes idées et de nos anciens sentiments. Mon fils Jean, Eh quoi ! la race des Andart’-Iten-Schu descendait de ces
homme mûr maintenant et grand-père, n’a pas perdu tout hommes, qui, après avoir erré de longs mois sur le désert
sentiment affectif, et mon ex-chauffeur, Modeste Simonat, des océans, étaient venus échouer en ce point du rivage
conserve une vague souvenance que je fus le maître jadis. où s’élevait maintenant Basidra ? Ainsi, ces créatures mi-
Mais avec eux, avec nous, ces traces légères des hommes sérables avaient fait partie d’une humanité glorieuse, au
que nous fûmes — car nous ne sommes plus des hommes, regard de laquelle l’humanité actuelle balbutiait à peine !
en vérité — vont disparaître à jamais. Ceux de l’avenir, Et cependant, pour que fussent abolis à jamais la science
nés ici, n’auront jamais connu d autre existence. L’huma- et jusqu’au souvenir de ces peuples si puissants, qu’avait-il
nité sera réduite à ces adultes — j’en ai sous les yeux, fallu ? Moins que rien : qu’un imporceptible frisson par-
tandis que j’écris — qui ne savent pas lire, ni compter, à courût l’écorce du globe.
peine parler ; à ces enfants aux dents aiguës, qui semblent Quel irréparable malheur que les manuscrits signalés par
n’être qu’un ventre insatiable. Puis, après ceux-ci, il y aura le document eussent été détruits avec la caisse de fer qui
d’autres adultes et d’autres enfants, puis d’autres adultes et les contenait ! Mais, si grand que fût ce malheur, il était
d’autres enfants encore, toujours plus proches de l’animal, impossible de conserver le moindre espoir, les ouvriers
toujours plus loin de leurs aïeux pensants. ayant, pour creuser les fondations, retourné le sol en tous
Il me semble les voir, ces hommes futurs, oublieux du lan- sens. À n’en pas douter, le fer avait été corrodé par le
gage articulé, l’intelligence éteinte, le corps couvert de poils temps, alors que l’étui d’aluminium résistait victorieuse-
rudes, errer dans ce morne désert… ment.
Eh bien ! nous voulons essayer qu’il n’en soit pas ainsi. Au reste, il n’en fallait pas plus pour que l’optimisme
Nous voulons faire tout ce qu’il est en notre pouvoir de faire de Sofr fût irrémédiablement bouleversé. Si le manus-
pour que les conquêtes de l’humanité dont nous fûmes ne crit ne présentait aucun détail technique, il abondait en
soient pas à jamais perdues. Le docteur Moreno, le doc- indications générales et prouvait d’une manière péremp-
teur Bathurst et moi, nous réveillerons notre cerveau en- toire que l’humanité s’était jadis avancée plus avant sur
gourdi, nous l’obligerons à se rappeler ce qu’il a su. Nous la route de la vérité qu’elle ne l’avait fait depuis. Tout
partageant le travail, sur ce papier et avec cette encre pro- y était, dans ce récit : les notions que possédait Sofr, et
venant de la Virginia, nous énumérerons tout ce que nous d’autres qu’il n’aurait pas même osé imaginer, — jus-
connaissons dans les diverses catégories de la science, afin qu’à l’explication de ce nom d’Hedom, sur lequel tant de
que, plus tard, les hommes, s’ils perdurent, et si, après une vaines polémiques s’étaient engagées !.. Hedom, c’était la
période de sauvagerie plus ou moins longue, ils sentent re- déformation d’Edem, — lui-même déformation d’Adam,
naître leur soif de lumière, trouvent ce résumé de ce qu’ont — lequel Adam n’était peut-être que la déformation de
fait leurs devanciers. Puissent-ils alors bénir la mémoire quelque autre mot plus ancien.
0.1 L’ÉTERNEL ADAM[1] . 15
Hedom, Edem, Adam, c’est le perpétuel symbole du pre- Sr se lierait à ces réflexions.
mier homme, et c’est aussi une explication de son arrivée
sur la terre. Sofr avait donc eu tort de nier cet ancêtre, dont 4. ↑ De ces mots, il faut conclure qu’au moment où
la réalité se trouvait établie péremptoirement par le ma- ce journal sera écrit, le système solaire comprendra
nuscrit, et c’est le peuple qui avait eu raison de se donner plus de huit planètes, et que l’homme en aura par
des ascendants pareils à lui-même. Mais, pas plus pour conséquent découvert une ou plusieurs au delà de
cela que pour tout le reste, les Andart’-Iten-Schu n’avaient Neptune.
rien inventé. Ils s’étaient contentés de redire ce qu’on avait
dit avant eux.
Et peut-être, après tout, les contemporains du rédacteur
de ce récit n’avaient-ils pas inventé davantage. Peut-être
n’avaient-ils fait que refaire, eux aussi, le chemin parcou-
ru par d’autres humanités venues avant eux sur la terre.
Le document ne parlait-il pas d’un peuple qu’il nommait
Atlantes ? C’était de ces Atlantes, sans doute, que les
fouilles de Sofr avaient permis de découvrir quelques ves-
tiges presque impalpables au-dessous du limon marin. À
quelle connaissance de la vérité cette antique nation était-
elle parvenue, quand l’invasion de l’océan la balaya de la
terre ?
Quelle qu’elle fût, il ne subsistait rien de son œuvre après
la catastrophe, et l’homme avait dû reprendre du bas de la
montée son ascension vers la lumière.
Peut-être en serait-il de même pour les Andart’-Iten-
Schu. Peut-être en serait-il encore ainsi après eux, jus-
qu’au jour…
Mais le jour viendrait-il jamais où serait satisfait l’insa-
tiable désir de l’homme ? Le jour viendrait-il jamais où
celui-ci, ayant achevé de gravir la pente, pourrait se re-
poser sur le sommet enfin conquis ?…
Ainsi songeait le zartog Sofr, penché sur le manuscrit vé-
nérable.
Par ce récit d’outre-tombe, il imaginait le drame ter-
rible qui se déroule perpétuellement dans l’univers, et son
cœur était plein de pitié. Tout saignant des maux innom-
brables dont ce qui vécut avait souffert avant lui, pliant
sous le poids de ces vains efforts accumulés dans l’infi-
ni des temps, le zartog Sofr-Aï-Sr acquérait, lentement,
douloureusement, l’intime conviction de l’éternel recom-
mencement des choses.
FIN
1.2 Images