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LACONQUETE DU MONDE
Les généticiens préférent sonder
U'ADN plutdt que le sol des grottes.
On les comprend: avec seulement
quatre lettres, toute l'histoire
de notre espéce y est consignée.
‘ADN
un livre
d'histoire
Evelyne Heyer20
LACONQUETE DU MONDE
Puisque toute histoire a un début, il
convient de fixer celui de la lignée humaine.
Dans Pétat actuel des connaissances il remonte
47 millions d'années. C'est le moment oi, dans
arbre des primates, la branche qui donnera
Homo sapiens se sépare de celle qui conduira
aux chimpanzés et aux bonobos, les espéces
dui nous sont le plus proches. Cette date est
encore entourée dincerttude, mais une chose
ext sGre,en 7 millions dannées, notre évolution
‘ignoré la ligne droite. Son inspiration a plu
&é le buisson, avec lapparition et extinction
de multiples espéces dont les liens de parenté,
complexes, sont encore débattus. Lessentiel se
déroule en Afrique, avec une premiére esca-
pade extra-africaine réussie par Homo erectus
{Ly a environ 2 millions d'années, Ensuite, il
faut attendre plusieurs eentaines de milliers
années pour qu'émerge notre espéce au sens
Strict, H. sapiens, ily a 200000 & 300000 ans en
Afrique. Une émergence graduelle, qui ne s'est
pas déroulée dans un jardin d'Eden circonscrt,
‘mais dans plusieurs populations, lesquelles ont
échangé leurs génes entre elles sur l'ensemble
du continent afticain,
Ds lors, nos ancétres vont petit & petit se
répandre sur Tensemble de la planéte. A par-
tir de la diversité génétique des populations
actuelles, on peut dater le début de cette sor-
tie d'Afrique autour de 70000, Les données
sgénétiques aident préciser que ce mouvement
Sest fait de proche en proche, avec & chaque
Grape une perte de la diversité génétique
celle-ci est la plus grande parmi les popula-
tions d'Afrique, puis se réduit & mesure que
Ton s%loigne de ce continent, Cest ailleurs
—Enbref_____
> Appar en afrique, et
ceclusvement iy 2
Homo sapiens a esssimé
rmassivement hors de ce
Continent ty 2 70.000 ans.
> En quelques dzaines
do mins données, ta
croise autres espéces
Néanderaliens et les
Dénisovens, avec lsquels
it sest mau,
> Au Néothique,
adoption généralisée de
agricttre a égatement
cece une pression
sénetique, par exemple en
faveur une peau cle
un argument «génétique» fort sur origine
africaine maintenant incontestée de notre
espéce. Il est important de bien comprendre
que les estimations de ces dates, depuis la sor-
tie d’Afrique jusqu'au peuplement des autres
continents, sont fondées sur les populations
gui ont réussi, est-a-dire celles qui ont encore
des descendants aujourd'hui. En Europe, par
exemple, on sait que les sapiens découverts sur
le site de Bacho Kiro, en Bulgarie (-45000),
font laissé aucun héritier.
SAPIENS-NEANDERTAL:
UNE RENCONTRE A L’'HORIZONTALE
Sur leur route, nos ancétres ont rencon-
tré leurs cousins Néandertaliens, pleinement
humains au sens oi ils appartiennent au genre
Homo. Ces derniers, qui disparaissent il ya plus
de 30000 ans, ont occupé lEurasie pendant
plusieurs centaines de millers d’années et des-
cendent d'une population sortie plus ancienne-
‘ment «Afrique, il y a 600000 a 800000 ans,
Grice aux techniques de paléogénétique, qui
consistent & extraire et analyser TADN de restes
fossiles, nous savons que des rencontres char-
nelles entre les deux espéces sont & lorigine
de descendants viables puisque tout humain
hors d'Afrique a recu environ 29 de son ADN
de Néandertal. Le fait que ce soit vrai des
Européens, des Asiatiques, des Amérindiens et
des Australiens est une autre preuve génétique
qu'un seul événement majeur hors d'Afrique est
A Torigine des humains extra-africains.
Ces 2% méritent qu'on s'y attarde, Notre
ADN est une longue molécule formée de
Pura cence or-Sre 76 it septabe 20229 milliards de nucléotides, les «lettres» de
TADN, qui sont au nombre de quatre: A, C, T
et G. Si fon compare 'ADN de deux humains
contemporains, on trouve une différence toutes
les 1000 lettres en moyenne. Nous sommes
.génétiquement identiques & 99,9%! C'est une
valeur étonnamment faible: ily a trois fois plus
de différences entre deux orangs-outans de Tile
de Bornéo qu'entre deux humains d'un bout &
autre de la plangte. Et avec Néandertal? Eh
bien, si 'on lit une séquence de 10000 nucléo-
tides, on trouvera 10 différences entre deux
‘humains et environ 12-13 entre un humain et un
‘Néandertalien (contre 120 entre un sapiens et un
chimpanzé). Pour Tessentiel, nos 2% ne changent
pas grand-chose & notre diversité, méme si cer-
taines séquences sont associées & la cicatrisation
de la peau, et d'autres impliquées dans notre
immunité ~ répidémie de Covid-19 a révélé
que certains genes entrainant des réponses
immunitaires plus sévéres sont des heritages
néandertaliens
De la lecture de TADN de Néandertal, il res-
sort aussi que cette espéce affichait une diver-
sité génétique encore plus faible que la née.
Plus important encore: elle était en décrois-
sance démographique bien avant Vartivée de
‘sapiens en Eurasie. Autrement dit, ces popula-
tions étaient déja fragiles, une situation que la
venue de nos ancétres a sans doute aggravée.
‘Aprés le Levant, les premiers sapiens ont
rencontré un autre cousin en Asie: [Homme de
Denisova, C'est en quelque sorte le petit-cousin
de Néandertal dans la partie orientale de IEu-
rasie, avec lequel il a coexisté pendant plusieurs
centaines de milliers d’années. C'est la premigre
Pour la Scince Hore Sen / Ait septembre 202
LADN, un livee d'histoire
fois qu'une nouvelle forme dhumanité est
découverte uniquement & partir de 'ADN, dans
ce cas le bout d'une phalange, puis une dent. Si
fon commence & mieux cerner ces Dénisoviens
(oir Denisova sort de sa grotte, par J.J Hublin,
page 68), toute la communauté a hate qu'un
squelette soit documenté pour faire connais:
sance avec ce rameau du buisson humain!
COLONISER L’AUSTRALIE,
UNE AFFAIRE DE COOPERATION
La suite de Ia colonisation planétaire se
lit encore dans PADN. Il y a 70.000 ans, le
Moyen-Orient est atteint, puis Australie vers
=50000. Avec la Papouasie, elle formait alors
un seul continent, qui n'a jamais été relié par
voie terrestre a Asie; méme au plus bas du
niveau des océans, lors des grandes glacia:
tions, il restait un bras de mer de plusieurs
dizaines de kilométres & traverser. La recons-
titution des courants marins anciens laisse
ailleurs penser que seule une navigation
volontaire a permis de rejoindre cette région.
Comme on estime que plusieurs centaines
@individus sont a Yorigine des populations
aborigénes d'Australie, il faut en conclure que
Jes humains étaient déja capables de coordi-
nation et d’organisation fortes. La colonisation
de l'Europe et de 'Asie continentale suit de
peu vers ~40000, Au risque d'insister, rappe-
Tons que ces dates sont fournies par TADN des
descendants actuels, et qu’elles n’excluent pas
d'autres arrivées de sapiens documentées par
les paléoanthropologues il y a 80000 ans en
Asie, 120000 ans en Europe.LACONQUETE DU MONDE
N
dém
ava
sapiens
qu
a sans
Concernant l'Europe, il demeure tne trace
génétique indirecte de ces migrations plus
lanciennes: Néandertal exhibe dans son ADN
‘mitochondrial (une forme d'ADN présente, non
dans le noyau, mais dans d'autres organites de
la cellule) la preuve d'un croisement avec un
ancien sapiens. En effet, cet ADN est plus proche
du nétre que de celui de Denisova, ce qui rest
pas «logique» étant donné leur parenté plus
Stroite, Et cette ancienne rencontre n'est pas
unique. Le chromosome Y de Néandertal est lui
aussi plus proche de celui de sapiens que celui
de Denisova (voir Lépopée du chromosome ¥,
par F Savatier, page 64). Ces métissages sont
bien antérieurs & Varrivée de sapiens au Moyen-
Orient il y a 70000 ans.
LAMAZONIE, UNE FORET VIERGE?
LA BONNE BLAGUE!
Plus 4 Vest, notamment en Papouasie,
Australie et Océanie proche, certaines populations
Jhumaines ont dans leur ADN, outre les 2% @”ADN
de Néandertal, jusqu’’ 39% d'ADN issus par croi-
sement avec Denisova. LAmérique, elle, sera colo-
nisée plus tardivement, par le détroit de Béring &
partir de populations sibériennes, les dates géné-
tiques tournant autour dill y a 20000 ans, avec
tune «pause» dans le détroit de Béring avant la
colonisation du continent américain (voir It était
plus d'une fois en Ameérique, par J. Raff page 32).
Pour finr, les humains coloniseront lOcéanie trés
Jointaine ily a seulement quelques siécles.
éandertal était
en décroissance
ographique bien
nt l'arrivée de
. Une fragilité
e notre atrivée
doute aggravée
Une autre étape fondamentale dans
Thistoire de notre espace est le début de ta
domestication des plantes et des animaux il
¥ a environ 10000 ans: blé, orge, moutons
et chévres au Proche-Orient, riz et cochon en
Asie, mais, pommes de terre et tomates aux
Amériques.... Cest le début d'une forte crois-
sance démographique qui va alors peser sur
Tensemble de la planéte (voir Falait.ilinventer
Lagriculture?, par JP Demoule, page 112). En
effet, ily a 12000 ans, les trois quart des teres
émergées étaient deja peuplés par des humains
(contre 80% aujourd’hui) et partour oi ils sont
passés ils ont lassé leur empreinte. La plupart
des paysages que Ton pense naturels ne le sont
pas. Dans a forét amazonienne, 84% des arbres
et palmiers sont utiles aux humains, preuve que
les Amérindiens ont été pendant des milliers
années les jardiniers de ce lieu qu'on qualifie
non plus de «verge», mais de «domestiqué
TEurope, particuliérement bien étudiée autour
de cette période de transition charnitre, voit
les chasseurs-cueilleurs indigenes supplantés
et assimilés par les populations d'agriculteurs
venues du sud de 'Anatolie (voir Ee Europe
devine paysanne, par L. Spinney, page 82). Les
croisements ont été fréquents; au fil du temps,
les populations d'agriculteurs ont incorporé de
plus en plus de composantes génétiques issues
des chasseurs-cueilleurs.
‘Autre vague importante centichissement géne
tique en Europe: il ya 5000 ans, Tage du Bronze,
fons ruption des peuplesd'éleveurs-nomades des
Pura cence or-Sre 76 it septabe 2022steppes, es Yamnayas. Venus du nord de la mer
Noire et des rives de la mer Caspienne, ils sont
les premiers & utiliser les chariots & roues ties
par des boeufs. Leur contribution génétique est
‘majeure dans certaines populations européennes.
Ans, les Britanniques leur doivent jusqu’a 80%
de leur énome, En Espagne, ce legs atteint 30%.
Non quils aient conquis ees deux pays: ce sont
leurs descendants qui, en se mélangeant peu &
peu, ont difusé ce capital génétique
En Europe, ces migrations associées & la
transition de la chasse-cucillette vers Tagri
culture et I’élevage entrainent des change-
ments notables dans le génome des Européens.
Certains ne se voient pas, comme la mutation
qui donne aux humains adultes la capacité &
digérer le lait — une exception parmi les mam-
miferes, Elle devient de plus en plus fréquente
au fil des millénaires par sélection naturelle: les
porteurs de la mutation ont mieux survécu et se
sont mieux reproduits dans les socités oi le lait
frais était important, transmettant cette muta-
tion dune génération & Tautre. Au point qu’on
la rencontre chez plus de 80% des populations
ddu nord de lEurope, oi la consommation de lait
frais était importante dans Palimentation
LES PEINTRES DE LASCAUX,
BASANES AUX YEUX CLAIRS
Diautres mutations sont bien plus visibles.
Celles associées & une couleur de peau claire
deviennent de plus en plus fréquentes. Rappelons
que Ipiderme de nos ancétres venus d'Afrique
était foneé, car riche en mélanine, un pigment
protecteur contre les UVB nocifs du soleil, trés
précieux dans les régions intertropicales. La
comparaison des populations actuelles d'Afrique
subsaharienne avec celles c'Burope a révélé que
seules quelques différences génétiques nommées
SNP (pour single nucleotide polymorphism, cest-
‘dire des variations au niveau d'une seule lettre
de 'ADN) expliquent la plupart des variations de
4quantité de mélanine entre ces deux continents.
rle génome des premiers Européens est porteur
des SNP associés 8 une couleur de peau foncée.
Autrement dit, nos ancétres du Paléolithique, qui
chassaient le cheval et peignaient les grottes de
Lascaux, étaient noirs de peau. Et cela a duré
longtemps: 'ADN récolté dans le chewing-gum
fn résine de bouleau d'une femme vivant au
Danemark il y a 5700 ans révéle quelle avait la
peau brune (et des yeux azur!)... Arrivés noirs en
Pour la Scince Hore Sen / Ait septembre 202
LADN, un livee d'histoire
Europe ily a 40000 ans, les Européens de TOuest
le sont restés jusqu’a il y a environ 6000 ans!
Pourquoi notre peau est-elle devenue pale?
Diabord parce que les populations d'Anatolie
étaient majoritairement porteuses d'un des
SNP associés & une peau plus claire. Ensuite
parce qu'une pression de sélection s'est exercée
dans cette direction pour s'adapter a la nov-
velle alimentation. Jusqu’au Néolithique, les
chasseurs-cueilleurs bénéficiaient sans doute
Taliments suffisamment riches en vitamine D,
indispensable & la croissance. Avec T'arrivée
de agriculture, le régime change: dans les
ccéréales, Ia vitamine D se fait rare, et la sélec-
tion pour une couleur de peau plus claire se met
cen place, car bénéfique pour mieux assimiler la
vitamine D. Malgré le faible ensoleillement, les
populations indigenes du cercle arctique nvont
pas une peau spécialement claire, car les mam:
miféres marins quils consomment, comme les
phoques, sont riches en vitamine D,
Conclusion? Notre ADN d’Européens
contient, outre les 2% issus des croisements
avec Néandertal, héritage de trois popula-
tions: les premiers chasseurs-cueilleurs qui
peuplaient "Europe, les agriculteurs-éleveurs
venus du sud de Anatolie et les Yamnayas
du nord du Caucase. Ces mélanges varient
‘en pourcentage selon les populations euro-
péennes, mais tout lecteur et toute lectrice qui
‘a au moins un ancétre européen compte dans
son ascendance un peintre des cavernes, un
planteur de graines levantin et un nomade des
steppes. Du beau monde, non?
—Vautrice —
> Evelyne Heyer
est professeuse 'anthropolosie
génétique av Muséum national
histoire naturelle, Pais.
—Alire—
E.Mayer, LOdyssée des genes,
Flammarion, 2020
2