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Lecuyer Episode

Le document présente deux hommes opposés dans une paroisse près de Montréal, Paul B qui affecte une grande piété extérieure mais qui est en réalité un hypocrite, et Jacques M qui néglige les apparences de dévotion mais qui a de bons principes. Le document décrit comment Paul B acquiert une fausse réputation de sainteté tandis que Jacques M et sa fille Elmire sont calomniés.

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Lecuyer Episode

Le document présente deux hommes opposés dans une paroisse près de Montréal, Paul B qui affecte une grande piété extérieure mais qui est en réalité un hypocrite, et Jacques M qui néglige les apparences de dévotion mais qui a de bons principes. Le document décrit comment Paul B acquiert une fausse réputation de sainteté tandis que Jacques M et sa fille Elmire sont calomniés.

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Eugène L’Écuyer

Un épisode de la vie
d’un faux dévot
et autres textes

BeQ
Eugène L’Écuyer
1822-1898

Un épisode de la vie
d’un faux dévot
et autres textes

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection Littérature québécoise
Volume 114 : version 2.1

2
Notaire, Eugène L’Écuyer a aussi publié des
nouvelles, de la poésie, des romans. Il a ainsi
écrit, lorsqu’il était étudiant, un roman, publié en
1844 : La fille du brigand. L’Écuyer aurait publié
plus de cinquante récits dans des journaux ou des
revues. L’essentiel de son œuvre parut entre 1844
et 1854, date à laquelle il délaissa la littérature
pour plus de vingt ans.

3
Un épisode de la vie d’un faux dévot

4
I

Le faux dévot

Un saint et un impie à la façon du monde

Dans une paroisse, voisine de Montréal,


vivaient, il y a quelques années, deux hommes au
caractère, aux mœurs, aux habitudes
diamétralement opposés ; et, providence ou
hasard, leurs habitations étaient presque
contiguës ; elles n’étaient séparées l’une de
l’autre que par une espèce de ruelle, ou cul-de-
sac très étroit.
L’un, Paul B..., affectait, en matière de
religion, un rigorisme qui eût paru ridicule aux
yeux des personnes éclairées ; mais que

5
l’ignorance et le fanatisme de l’endroit
regardaient quasi comme un rayon de la sainteté
du Christ ! En fait de pratique au moins, jamais
homme n’avait été plus assidu, plus régulier, plus
irrépréhensible. Aussi, hâtons-nous de le dire,
Paul B... tenait bien moins au dogme, dont il se
souciait assez peu, qu’au culte : tout son
catéchisme à lui n’était qu’une affaire
d’apparence : sa religion était toute au dehors. –
Ainsi, par exemple, règle invariable, il passait
chaque jour des heures entières à l’Église,
marmottant d’interminables prières...
– Ce simulacre de piété extérieure avait
pourtant suffi pour lui acquérir une réputation de
mystique !... Cette réputation le flattait ; il ne
négligeait rien pour l’accréditer. Chaque fois que
l’occasion se présentait, il ne parlait jamais que
des choses du ciel – les biens de la terre lui
souriaient peu – il avait toujours de pieuses
maximes sur les lèvres ; il affectait une grande
inclination à la pénitence, etc., etc. La nature
aussi lui aidait admirablement à jouer son rôle :
son teint hâve, cadavéreux, sa figure livide, ses
yeux creux, éteints, son front profondément ridé,
6
sa tête chauve, ses mains osseuses, décharnées, sa
démarche nonchalante..., tout cela ne contribuait
pas peu à raffermir la crédulité du vulgaire.
Quand Paul B... avec sa longue redingote râpée –
qu’il portait hiver et été, sans doute par esprit
d’humilité et de pénitence – traversait le bourg,
on voyait les femmes se précipiter aux fenêtres
avec leurs enfants et le montrer respectueusement
du doigt comme une espèce de Messie ! Malheur
à qui eût osé toucher à la réputation du saint
homme : mieux eût valu toucher à la prunelle de
ces bonnes femmes !
Son voisin, Jacques M..., gros gaillard à la
tournure carrée, à la figure presque boursouflée, à
l’œil vif et étincelant, n’aurait pu, physiquement
parlant, afficher un esprit de pénitence aussi
impunément que Paul B..., supposant qu’il en eût
eu l’intention. Mais il n’y avait jamais pensé.
Autant Paul B... avait la réputation d’homme
exemplaire, autant Jacques M... avait celle de
mauvais citoyen. De fait ce dernier était loin, bien
loin d’être extérieurement religieux : il avait bien
d’excellents principes ; peut-être même était-il
intérieurement meilleur catholique que Paul B...,
7
mais malheureusement il ne s’en tenait qu’à la
théorie, et négligeait un peu le culte extérieur.
Quand on lui en faisait reproche, il disait que la
plupart de ces grands dévots en apparence étaient
tout simplement des hypocrites qui voulaient en
imposer au monde – hypothèse qui n’est pas tout
à fait inadmissible au fond, mais qui cependant
ne saurait servir d’excuse. – Il était donc bien rare
de voir Jacques M... payer d’apparence en fait de
dévotion. En fallait-il d’avantage pour lui attirer
l’animadversion, l’anathème public, surtout à la
campagne ?
En résumé, on canonisait Paul B..., puis on
réprouvait Jacques M...
Ainsi l’on jugeait ces deux hommes, comme
on juge malheureusement tous les autres : sur les
apparences. Nous disons malheureusement ; car
l’apparence est presque toujours mauvaise
conseillère ; et, pour nous servir d’une figure, ce
n’est assez souvent qu’un vernis fascinateur qui
couvre un bois pourri.
Laissons pour un instant les apparences de
côté.

8
Qui connaissait réellement Paul B... ? Il n’était
dans la paroisse que depuis une année et personne
n’avait eu avec lui de relations quelque peu
intimes. Ce pouvait bien être un loup sous la
toison de la brebis ? – Impossible, s’écriait le
vulgaire, c’était en apparence un grand dévot,
donc ce devait être un homme de bien.
Raisonnement du monde...
Connaissait-on mieux Jacques M... ? Oui : il
était né dans l’endroit, né de famille intègre ;
jamais on avait eu à lui reprocher le moindre
écart et, n’eût été la crainte d’être stigmatisés
comme lui par la populace ignorante, on aurait
trouvé des hommes qui connaissaient
particulièrement Jacques M... et qui auraient pu
lui rendre justice. Jacques M... pouvait donc être
la brebis sous la peau du loup ? – Impossible,
s’écriait le préjugé, c’était un homme sans
religion, parce qu’il n’en avait pas au vu et au su
de tout le monde ; donc c’était un infâme, etc.
Même raisonnement toujours.
Mais voici du fanatisme plus outré :
Jacques M... était veuf. Que supposait et que

9
prônait à haute voix ce fanatisme ? Que Madame
M... était morte de chagrin à cause de l’impiété
de son mari ; tandis que des personnes mieux
informées disaient, mais tout bas, que jamais
union n’avait été plus heureuse, plus paisible.
Ce n’est pas tout.
Jacques M... avait une fille nommée Elmire,
ange de beauté et de candeur, ce que n’admettait
pas le fanatisme, cela se conçoit. En effet,
comment admettre qu’un ange pût avoir pour
père un démon ? Comment concilier le mérite de
la jeune fille avec l’infamie du père ? Tout cela
était impossible, dans l’opinion des gens : c’eût
été blasphémer que de soutenir le contraire. Le
père était un scélérat, la fille devait en tenir : tel
père, telle fille, disait-on. Ergo-glu !
C’est ainsi qu’un infâme préjugé ternissait ce
qu’il y avait assurément de plus pur, de plus
angélique, la réputation d’Elmire... Oui, ces
prétendus dévots qui ont toujours la prière sur les
lèvres et le venin au cœur, ces prétendus dévots
avaient fait un monstre de ce qu’il y avait de plus
beau, de plus charmant, la jeune Elmire !...

10
Pauvre enfant !... à cette âge de quinze ans, à cet
âge des premières émotions, des premiers
tressaillements du cœur, où l’on commence à
sentir vivement le besoin d’un tendre ami pour
épancher ses craintes ou ses espérances, Elmire
était donc réduite par la calomnie à vivre seule,
isolée ! Elle n’avait au monde que son père.

II

Comme quoi Paul B... était bien un


saint homme, aux yeux du vulgaire

C’était un jour d’automne...


Après une longue prière bruyamment récitée
en commun, mère Jeanne avait posé à la poutre
noircie une grosse lampe de tôle en forme de
cuiller qui répandait dans l’appartement, une
clarté blafarde, une fumée nauséabonde. Toute la
famille avait fait cercle autour de la lampe ; et la
conversation, comme un feu roulant alimenté par
11
la médisance et la calomnie, passait en revue
toutes les personnes du canton, tous les
événements du jour.
La nuit était orageuse : le vent sifflait à travers
les fissures du toit et faisait vaciller la lumière de
la lampe comme une torche en plein air. Une
pluie abondante était poussée par la rafale...
Au plus fort de la conversation, deux coups
violents et précipités firent trembler la porte ; et
chacun de faire un bond sur son siège...
– Qui ça, fit la vieille Jeanne, d’une voix
chevrotante ?
– Des voyageurs. Logez-vous ?
– Des fois... Nous n’avons pas, ajoute la
vieille en introduisant les deux étrangers, pour
habitude de donner à couvert ; mais par un temps
comme celui-là, nous nous considérons obligés
de le faire... La Sainte Écriture a dit : « Frappez
et on vous ouvrira » – Les petites filles, vous
coucherez dans le grenier, pour donner votre lit à
ces messieurs.
Nos voyageurs ne purent s’empêcher de

12
sourire, entendant cette épithète de petites que
donnait la bonne femme à deux grosses
paysannes d’un embonpoint des plus robustes.
– Vous êtes de la ville, que je suppose ?
demanda mère Jeanne.
– Depuis quinze jours à peu près.
– Ah, vous êtes étrangers ?
– Oui, Madame.
– Vos noms ? s’il vous plaît ; vous allez dire
que je suis bien curieuse ; mais il me semble vous
avoir déjà vus.
– C’est possible ; nous avons déjà visité la
paroisse. Mon nom est Judes... et mon ami se
nomme Denis... Nous aurions voulu nous rendre
ce soir chez M. Paul B..., mais, voyez ce
temps !... Est-ce que nous en sommes bien loin ?
– Mais, chers amis, vous avez passé la
maison ; il demeure à six arpents en deçà.
– Alors, nous allons rebrousser chemin de
suite.
– À votre goût ; mais il est tout probable que

13
vous le trouverez couché.
– Déjà ? à huit heures ?...
– Oh dam, oui ! je vois bien que vous ne le
connaissez pas ; c’est réglé comme dans un
cloître chez lui : c’est un saint homme, voyez-
vous, que ce M. Paul B... !
– C’est un saint homme, répéta en chœur toute
la famille, jusqu’à un petit babouin qui balbutiait
à peine !...
– Est-ce que vous n’avez pas entendu parler de
lui ? Mais c’est étonnant ! il est connu de tout le
monde. Ah, s’il n’est pas sauvé celui-là, nous
n’avons pas besoin, nous, de prétendre au
paradis !... Savez-vous que la sainte Vierge lui a
apparu ?
– Contez donc ça, maman, contez donc ça,
dirent les jeunes filles avec le plus vif intérêt.
– Oui, Messieurs, il a vu la sainte Vierge,
comme je vous vois là.
– Oh ! oh !...
– Quoi ! C’est une histoire vraie celle-là, par
exemple ! On tient ça, nous autres, de la femme à
14
M. Marc, qui est une femme croyable, je
suppose... Or, il paraît qu’un jour M. Paul B...
priait dans sa chambre avec une dévotion, que
c’en était édifiant de le voir ! Tout à coup voilà
que le plafond s’entrouvre et qu’il en sort comme
une espèce de fumée. En un instant cette fumée
disparaît ou plutôt se change en une grande
femme tout en blanc et d’une beauté !... oh, mais
d’une beauté éblouissante !... Figurez-vous la
sainte Vierge enfin !... M. Paul B..., ne pouvant
soutenir cette vue, est tombé la face sur le
plancher, si bien qu’il porte encore la marque du
coup qu’il a attrapé. Alors il paraît que la sainte
Vierge lui aurait dit : « Relevez-vous, mon
frère. » Et M. Paul s’est relevé en tremblant que
ça faisait frayeur de voir ça ! le pauvre homme !
Et pour lors la mère du Sauveur lui aurait parlé
longtemps ; mais on ne sait ce qu’elle lui a dit.
Ceci est un secret entre elle et lui... Mais,
monsieur, ce miracle-là a fait du bruit dans la
paroisse !...
Cette narration, toute ridicule qu’elle soit, ne
paraîtra nullement étrange aux personnes bien au
fait des mœurs et des habitudes de nos
15
campagnes où la crédulité et la superstition sont
parfois poussées jusqu’à leurs dernières limites.
– Mais, maman, fit une des jeunes filles, vous
contez pas tout : dites donc à ces messieurs ce qui
est arrivé à...
– Oh ! en effet, la petite m’y fait penser...
preuve que l’affaire est véritable ! Nous avons
dans la paroisse un impie du nom de Jacques
M..., un hérétique, un réprouvé, enfin un je ne
sais quoi, qui s’est permis de douter de
l’authenticité de ce miracle, qui l’a même tourné
en ridicule. Savez-vous ce qui lui est arrivé en
punition de son impiété !... Il a perdu tous ses
animaux en une semaine !...

III

Ce qu’était réellement Paul B...

Tandis que cette bonne femme, interprète

16
fidèle de la grande majorité de la paroisse, faisait
si pieusement le panégyrique de Paul B..., voici
ce que le brave homme écrivait à un sien ami,
vivant en pays étranger :

Cher Marcel,
Je persévère dans mon système
d’exploitation ; il réussit à merveille ! ...
Le Canada est vraiment un excellent pays, en
ce qu’il est encore tout neuf et partant facile à
exploiter. – Quand je dis le Canada, j’entends
parler de ses habitants. – Il est neuf sous tous
rapports, mais surtout en fait d’idées
religieuses !...
Figure-toi que je t’écris maintenant, enveloppé
dans une espèce de robe monacale, au pied d’un
grand crucifix... J’ai adopté le masque de
l’hypocrisie : il a une puissance de fascination
extraordinaire ! il me favorise
merveilleusement... le succès est vraiment
étonnant !... et, si je ne te savais pourvu, je te
conseillerais de venir en Canada.

17
Est dévot qui veut ici, – il est si facile de
l’être, vois-tu ! Pas nécessaire de renoncer à ses
inclinations, quelque vicieuses qu’elles puissent
être ; seulement il faut autant que possible les
laisser ignorer... Ce n’est pas Dieu qu’il faut
servir, c’est le monde ! – Ce n’est pas Dieu qu’il
faut craindre, c’est le préjugé ! En un mot, soyez
religieux en apparence... peu importe le reste !...
Combien de véritablement, de sincèrement, de
sciemment religieux ?.. Un sur cent peut-être : les
quatre-vingt-dix-neuf autres n’obéissent qu’à une
routine...
Un mot sur mon genre de vie te mettra plus au
fait...
Tu sais d’abord que je ne suis pas homme à
renoncer à mes habitudes qui sont loin d’être en
harmonie avec une saine morale, encore moins
avec la mysticité. Je les ai toutes conservées sans
la moindre altération ; néanmoins je suis dévot,
ou je passe pour tel, ce qui revient au même ; je
suis l’édification de toute la paroisse ; on va
même jusqu’à me donner une place parmi les
saints du Paradis et Dieu sait si, à mon décès, on

18
ne s’arrachera pas les lambeaux de mon linceul
pour en faire des reliques !...
Voici d’où me vient cette réputation...
réputation usurpée, s’il en fut jamais une !
En premier lieu j’ai mis, si je puis ainsi
m’exprimer, en pratique ce grand proverbe
universellement connu et respecté : l’habit fait le
moine... Je me suis fait faire une longue jaquette
sans taille qui me donne passablement la mine
d’un moine. Premier prestige ! – Puis je ne
manque aucune cérémonie religieuse, chaque jour
je passe plusieurs heures au temple ; etc., etc., –
Second prestige ! – Je fuis le contact du monde ;
(ce qui ne m’empêche pas de voir des amis)
quand la nécessité me met en relation avec le
vulgaire, j’affecte dans la conversation une
grande inclination pour les choses du ciel, un
dédain outré pour les biens de la terre, etc., etc.
Troisième prestige !
C’est à peu près là tout mon catéchisme. Avec
cela, je jouis de la confiance publique ; c’est tout
dire. Je puis faire les cent coups impunément...
Je te citerai un exemple qui te prouvera toute
19
l’efficacité des apparences religieuses.
J’ai un voisin nommé Jacques M... Un parfait
honnête homme, dix fois plus catholique, dix fois
plus rangé que moi ; malheureusement il ne se
montre nullement dévot aux yeux du monde. –
Au fond, son seul défaut, c’est d’être bien moins
hypocrite que moi. – Et bien, ce malheureux a
quasi la réputation d’un démon, ni plus ni moins
que cela ! Il a bien du bonheur d’avoir hérité d’un
parent, car je suis persuadé qu’il crèverait de
faim !...
Il ne faut pas que j’oublie de mentionner un
fait qui n’a pas peu contribué à asseoir sur des
bases indestructibles ma réputation de saint
homme :
Passant pour un saint, il fallait, pour bien faire,
m’illustrer davantage par un miracle ! Je pouvais
impunément me servir du mensonge ; j’ai donc
prétendu que la sainte vierge m’avait apparu. J’ai
su choisir mon monde pour en faire la première
confidence ; et j’ai bien choisi ; car l’affaire est
déjà loin !... Quand ça n’amuserait que les
commères, c’est une engeance qu’il faut

20
ménager !
Mon cher Marcel, si jamais le hasard t’amène
en Canada et jusque dans la paroisse St...,
n’oublie pas de me voir. Bien qu’ermite pour le
monde, je n’en suis pas moins, comme toujours,
joyeux vivant avec les intimes comme toi.
Ton ami dévoué,
Paul B...

IV

Comme quoi Paul B... dédaignait les


choses de ce monde

Ceci se passait le lendemain de l’arrivée de


Judes et de Denis chez la mère Jeanne.
La matinée était magnifique ! Un soleil
resplendissant avait succédé à la couche épaisse
de gros nuages qui, la veille, voilait le ciel ; l’air
était doux, tempéré, comme aux plus beaux jours
21
de printemps. Le zéphyr avec sa brise légère et
parfumée des derniers baumes de la saison
ouvrait indiscrètement les rideaux d’une fenêtre
pratiquée dans le pignon de la maison de Jacques
M... Une belle jeune fille était langoureusement
assise dans l’embrasure de cette fenêtre. C’était
Elmire.
À quoi pensait-elle, la pauvre enfant ! Sans
doute, de sinistres pensées traversaient son
imagination, car parfois un soupir faisait palpiter
son sein ; car elle passait la main sur son front
comme pour en chasser une douloureuse
impression. Et pourtant quelquefois aussi, on eût
dit qu’un rayon de félicité dissipait les nuages qui
l’assombrissaient, un sourire angélique passait
sur ses lèvres ! Quelle était divine dans sa
rêverie ! Il nous semble la voir, cette chère enfant
avec ses cheveux d’or flottants, ses yeux bleus
comme l’azur des cieux !...
Du fond de sa cellule, notre prétendu ermite
Paul B... couvait la jeune fille de son œil fauve et
éteint : son cœur battait à se briser !... Dans cet
être que le vulgaire divinisait, régnait la plus

22
terrible, la plus indomptable des passions... Les
charmes d’Elmire avaient allumé dans le cœur de
l’hypocrite dévot un brasier inextinguible !... Cet
homme qui feignait d’avoir renoncé aux choses
du monde, aurait donné toutes les choses du ciel
pour un seul regard d’Elmire !... Paul B... aimait
Elmire ; non pas d’un pur et chaste amour ; mais
de cet amour brutal, bestial qui vit dans les
estaminets du plus bas étage, dans les lieux de
prostitution les plus avilis ! Parfois, on eût dit
qu’il allait d’un bond s’élancer à travers la fenêtre
de son bouge pour aller tomber aux pieds
d’Elmire !... On eût dit qu’il allait déchirer sa
robe, briser son masque, et mettre à nu toute la
turpitude de son hypocrisie pour n’écouter que la
diabolique passion qui le dévorait... Tant la
tentation était terrible !
Et cela se passait pourtant sur la marche d’un
prie-Dieu au pied d’un crucifix... en regard d’une
cohorte d’images saintes !...
Qu’eussent dit les bonnes femmes d’un pareil
contraste ?
Tout à coup on frappa ; Paul B... maudit

23
intérieurement l’importun qui venait ainsi
l’arracher à sa contemplation lascive ; puis, par
un retour subit sur lui-même, il ferma les volets
de sa fenêtre et tomba au pied de son crucifix en
marmottant une prière...
Judes et Denis entrèrent. Paul B... leur fit
signe de s’asseoir et finit son oraison, après quoi
il s’approcha d’eux d’un air béat assez contrefait,
vu le peu de temps qu’il avait eu pour se
composer et se remettre. Mais sa figure portait
encore l’empreinte de certaines émotions de
malaise qui ne pouvaient échapper à des yeux
quelque peu observateurs ; et, comme nous allons
le voir dans l’instant, nos deux jeunes gens
avaient tout l’intérêt du monde à observer
minutieusement le saint personnage, contre lequel
ils étaient d’ailleurs fortement prévenus. De
prime abord, ils ne crurent nullement à cette
grande dévotion apparente. La véritable piété est
plus humble et moins pédante !
– Vous êtes M. Paul B...
– Oui, Messieurs.
– Pardon, si nous vous avons troublé.
24
– Mais pas du tout, j’achevais mes petites
heures, dit-il en posant sur le prie-Dieu un gros
volume octavo, portant couvert de velours avec
glands de soie comme le bréviaire d’un prêtre
ambulant.
– Vous menez une vie exemplaire, dit Judes,
sur un ton passablement sarcastique.
– J’ai renoncé au monde, Messieurs, dit Paul,
avec un soupir de componction qui eût fait envie
à un trappiste !
– Je m’explique alors la sainte réputation que
vous avez.
Paul baissa la vue en signe d’humilité.
– Et quel ne doit pas être votre supplice, de
vivre pour ainsi dire côte à côte avec un si
mauvais voisin.
– Le malheureux ! que Dieu ait pitié de son
âme !
– C’est dommage ! Il a une si jolie enfant !...
Un frisson involontaire faillit trahir le faux
pénitent... mais il ajouta avec une indifférence
aussi dédaigneuse qu’hypocrite :
25
– Hélas ! qu’est-ce que la beauté ? Une fleur
qui naît le matin et qui meurt le soir. Ô désirs du
siècle, que vous êtes futiles ! Que sont les beautés
de ce monde, Messieurs, comparées à celles d’en-
Haut !
En disant cela, il élevait ses yeux vers le ciel.
Regard blasphématoire ! car son ciel à lui, celui
auquel il rêvait jour et nuit, celui pour lequel il
eût tout sacrifié, c’était l’azur des yeux limpides
de la jeune Elmire !
Était-il possible d’être aussi audacieusement
hypocrite !
– Avec votre permission, Monsieur, dit Judes
fatigué des doléances du saint homme, nous en
viendrons au but de notre visite. Vous avez connu
un nommé Bernard ?
– Assez imparfaitement, je vous assure, dit
Paul B... avec quelque embarras.
– Vous savez qu’il a demeuré aux États-Unis ;
qu’il y a acquis une jolie fortune au moyen de
fraudes et d’infimes escroqueries...
– Monsieur, fit Paul B... interrompant

26
brusquement Judes, la charité nous fait un devoir
de ne pas juger témérairement les hommes !
Quant à moi, je vous assure que j’avais une tout
autre opinion de ce M. Bernard.
– C’est possible ; vous vous trompez, voilà
tout ; car il est à la connaissance de tous ceux qui
ont vécu dans son temps, que ce Bernard a
finalement été obligé de s’enfuir pour échapper
aux investigations de la justice. Entre autres
dupes qu’il a faites, se trouve une Madame F... Il
avait emprunté d’elle une somme de £300 pour
laquelle il lui avait donné son billet payable à
trois mois. Mais à l’échéance de ces trois mois, il
avait laissé le pays.
Judes fixait Paul B... avec un regard d’aigle ;
mais celui-ci, avec cette puissance d’hypocrisie,
qu’une longue habitude dans le crime donne,
conservait une impassibilité inaltérable.
– Je puis vous montrer ce billet, Monsieur, le
voici.
Paul B... jeta dessus un regard furtif :
– Je vois bien que c’est un billet promissoire

27
signé « Bernard »... Mais...
– Mais, dit Judes, vous êtes libre de douter de
cette signature, c’est votre droit. Notre devoir à
nous sera de la prouver, ce sera facile, si vous ne
jugez à propos de nous en croire sur parole...
– Et pourquoi cela ?... que voulez-vous
dire ?...
– Un instant, il n’y aura plus moyen pour vous
d’ignorer... Or, poursuit Judes, cette dame F...
était notre mère ; car nous sommes les deux
frères : il a plu à Dieu de nous l’enlever : que sa
volonté soit faite ! Notre pauvre mère serait
morte riche ; mais elle avait le malheur de ne pas
assez se défier du monde. Honnête dans toute la
force du terme, elle croyait tous les autres comme
elle : elle en a été la dupe ; elle est morte pauvre.
Ce Bernard... est un de ceux qui ont achevé de la
ruiner. Nous avions mis ce billet promissoire au
rang des dettes perdues – Bernard était parti et
nous ne savions quels nouveaux parages il avait
choisis pour y exercer ses odieuses spéculations.
– Nous avions donc fait le sacrifice des £300, et
Dieu sait que ce sacrifice a été bien pénible !

28
Nous sommes pauvres, Monsieur, et vous savez
tout ce que la pauvreté a de douloureux pour des
jeunes gens. Que peut-on sans la fortune ? La
fortune, c’est le mobile qui fait agir tous les
hommes, c’est le grand pivot sur lequel tourne
l’humanité entière ! Rien, absolument rien sans
argent ; et tout avec de l’argent. Triste et grande
vérité que celle-là !...
– Pauvre monde ! fit Paul B... en élevant les
bras au ciel, pauvre humanité ! Et dire qu’il y a
là-Haut tant de richesses plus dignes d’envie et
auxquelles on ne songe pas !
– La fièvre de l’or, continue Judes, émigrée de
cette terre merveilleuse la Californie, commençait
à embraser le cœur des nations. Oh ! que de vœux
n’avons-nous pas faits vers cette terre promise !...
Mais à quoi bon ? Comment s’y rendre sans
argent !... Nous avions presque oublié notre rêve
de la Californie, lorsqu’un jour, il y a de ça deux
mois à peu près, un incident – un hasard assez
heureux – fit renaître plus vivaces que jamais nos
espérances. J’étais dans un café : tout près de
moi, et sans s’inquiéter du tout si je pouvais les

29
entendre, deux individus conversaient sur le ton
le plus animé ; et je ne tardai pas à comprendre
que Maître Bernard... était le sujet de la
conversation. Je compris aussi de suite que les
deux individus avaient eu l’honneur de compter
parmi les dupes de l’escroc. Il y avait présent un
autre personnage d’assez chétive apparence, qui
pouvait comme moi tout entendre, mais qui ne
paraissait nullement s’en soucier. Je fus donc
bien surpris, lorsque ce personnage vint tout à
coup à moi et me dit de l’air le plus indifférent du
monde :
– Ce Bernard dont ils parlent, eux autres, je
l’ai bien connu, moi !
– Oui ; et où est-il à présent ?
– Il est mort.
– Ainsi ces Messieurs que voilà peuvent se
consoler !
– Peut-être que oui, peut-être que non...
La réponse était on ne peut plus vague.
– Comment ?
– Il est mort, il a laissé tout ce qu’il avait (et
30
c’était considérable) à un homme...
– À un homme, qui lui ressemble, je suppose !
Je n’eus point de réponse à cela ; mais si j’en
juge par les apparences, j’avais tort d’avoir ce
soupçon.
En disant cela, Judes fixa résolument Paul B...
Celui-ci ne fit pas semblant d’avoir compris : il
était toujours impassible.
Judes continua :
– Vous concevez que j’étais des plus
intéressés à connaître le nom de l’héritier ou du
légataire universel de Bernard... Si ce légataire
était honnête et consciencieux, comme je n’en
doute pas aujourd’hui, toujours à en juger d’après
les apparences, il devait nécessairement se faire
un scrupule de jouir d’un bien mal acquis ! et un
devoir de le restituer. Je pouvais donc espérer (je
l’espère plus que jamais aujourd’hui) le
recouvrement des £300 de ma mère.
– Ainsi demandai-je à mon inconnu, vous
connaissez le légataire de Bernard ?
– Il demeure aujourd’hui en Canada, près de
31
Montréal : il se nomme Paul B...
Le saint homme, comme s’il ne se fût pas
attendu à un tel dénouement, se tordit sur son
siège, puis se levant précipitamment, il dit avec
quelque humeur :
– Était-ce à cela que vous vouliez en venir ?
– Tout juste, fit Judes sans sourciller ; mais
attendez, il faut que je vous rapporte toutes les
paroles de cet inconnu :
– Êtes-vous bien sûr de cela, lui dis-je ?
– J’en suis sûr... Et tenez, a-t-il ajouté avec
une certaine satisfaction maligne, je connais bien
d’autres choses encore.
En disant cela, il me laissa brusquement. Je ne
l’ai pas revu depuis.
Ces mots « Je connais bien d’autres choses
encore » firent quelque impression sur Paul B... il
fronça les sourcils ; mais ce fut si rapide, que
Judes n’eut pas le temps de s’en apercevoir.
– Nous aurions pu, mon cher Monsieur, dit
Paul B... d’un air qui frisait l’ironie, en finir plus
tôt. L’affaire est toute simple : on vous a trompé :
32
voilà la vérité pure et entière. S’il est vrai que
Bernard... ait laissé des biens considérables –
chose dont je doute fort – il est entièrement faux
que je sois la seule personne qui en ait hérité ; car
le seul legs qui m’a été fait, c’est une modique
somme de £150. Et, Dieu m’entende, ajoute Paul
B... en élevant les yeux au ciel, je n’ai pas touché
une obole de cette somme – je l’ai consacrée aux
bonnes œuvres !
En ce disant Paul B... se leva
précipitamment... Le tintement de la cloche
appelait les fidèles à une cérémonie religieuse.
– Messieurs, dit-il, en prenant son gros
bréviaire ; le salut avant toutes choses ! À quoi
sert de gagner les biens de la terre, si l’on perd
son âme ? Je vous prie donc de m’excuser...
Et il ouvrit la porte toute grande. C’était
donner congé à Judes et à son frère, d’une
manière assez peu courtoise ; mais très explicite.

33
V

Elmire et Judes... amour

Comme Judes et son frère sortaient de chez


Paul B..., Elmire d’un pas de gazelle traversait le
parterre séparant la maison de son père de la voie
publique. Il y eut entre elle et Judes un regard de
flamme échangé – comme un courant magnétique
qui fit battre à la fois leurs cœurs – Première
étincelle d’amour, rapide et piquante, comme
l’étincelle électrique !
Paul B..., l’œil braqué dans sa fenêtre, avait
aperçu ce trait de feu, parti des yeux du couple
heureux... Paul B... était déjà jaloux, mais de
cette jalousie outrée qui peut se porter aux plus
grands excès !...
Elmire cherchait à se rendre compte d’une
nouvelle sensation qu’elle venait d’éprouver pour
la première fois, sensation brûlante qui pénétrait
dans toutes ses veines !... Que ce regard de Judes
l’avait étrangement impressionnée ! que ce regard

34
lui avait fait du bien !... Arrivée sur le seuil de
l’Église, elle détourna la tête, vit Judes et ce fut
encore le même regard ! Elle sentit battre
violemment son cœur... Elmire aimait, mais sans
se rendre compte de cette première émotion
d’amour !...
Elle entra dans l’Église et se mit à genoux,
près du bénitier.
Judes vint s’agenouiller près d’elle.
Paul B... entra à son tour et se plaça dans la
nef, de manière à pouvoir épier jusqu’au moindre
de leurs regards. Étrange dévot ! qui choisissait le
temple, et le moment d’une cérémonie religieuse
pour exercer plus impunément le plus coupable
espionnage !
Après la cérémonie, Judes, en sortant de
l’Église, glissa dans les mains de la jeune fille un
petit papier sur lequel étaient crayonnés ces
mots : « Voulez-vous m’aimer ? »
Elmire baissa la vue ; Judes s’aperçut qu’elle
essuyait une larme. Puis elle murmura en
frissonnant : Mon Dieu, nous a-t-il vus ?

35
– Que dites-vous, Elmire ?
– Nous a-t-il vus, répéta-t-elle ?
– Qui !
– M. Paul B...
– Et quand il nous aurait vus ?
– Oh ! nous l’aurions bien scandalisé, c’est un
saint homme !
– Lui saint ! quand il passe tout le temps de la
messe à espionner les autres, au lieu d’avoir la
vue dans ce gros livre qu’il porte sans doute pour
en imposer ! vous l’avez vu, il n’a pas cessé de
nous épier.
– Chut ! ne dites pas cela ; prenez garde
surtout qu’on ne vous entende ; et laissez-moi
seule, je vous prie.
– Pourquoi ?
– Le monde ! le monde !...
– Je vous connais, Elmire ; que me fait le
monde ? Je vous aime ! Souffrez donc qu’il y ait
dans ce monde méchant et fanatique qui vous
méprise, souffrez donc qu’il y ait au moins un

36
homme moins aveugle qui sache vous apprécier...
Quand je vous connus il y a deux ans, Elmire, je
vous aimai, mais j’eus honte de vous l’avouer. Je
me suis repenti de cette faiblesse et je la répare
aujourd’hui. Avez-vous lu le petit papier...
– Judes, vous savez ce que dit l’opinion
publique, vous la braverez donc ?
– Je braverai tout pour vous. Et que
m’importent à moi les odieuses calomnies du
fanatisme ? Ce que je regrette, c’est que vous
soyez, vous, ange de candeur et de piété, le point
de mire de ces calomnies !
– Ah Judes, je suis habituée maintenant à cette
vie de déboires, je suis résignée. Heureusement
qu’il y a là-Haut un Juge qui ne pense pas comme
le monde qui m’entoure ; c’est en lui qu’est toute
mon espérance.
– Et sur la terre ? personne... ? fit Judes en
pressant la main veloutée de la jeune fille.
– Jusqu’ici, dit Elmire avec un soupir
douloureux, je n’ai eu personne en qui je pus
espérer.

37
– Mais aujourd’hui ?
La belle enfant leva sur Judes ses yeux pleins
d’une douce et expressive mélancolie... il y avait
un tendre aveu dans ce regard angélique !
En ce moment Paul B... passa si près, que sa
redingote frôla la robe-mérinos de la jeune fille
qui fit un pas en arrière avec un air moitié
superstitieux, moitié craintif.
– Elmire, dit Judes, la vue de cet homme me
cause de pénibles et révoltantes impressions : je
sens pour lui une aversion invincible ; je le hais,
oui je le hais, parce que plus je vais, plus je crois
que c’est un de ces misérables revêtus de la livrée
religieuse qui exploitent les préjugés populaires.
– Ah ! fi, Judes, dit Elmire, avec une pieuse
indignation.
– Que voulez-vous ?...
– Si vous aviez le malheur de répéter cela ici,
on vous lapiderait.
– Cela ne prouverait pas grand-chose...
– Chut. Nous arrivons, Judes : et il vaut mieux
que M. Paul B... ne nous voie pas arriver
38
ensemble. Laissez-moi seule.
– Mais, vous ne m’avez pas répondu.
– À quoi, dit Elmire avec candeur, à quoi,
Judes ?
– Au petit papier...
– Nous verrons cet après-midi ; venez, mon
père sera flatté de vous saluer. À tantôt, Judes.
– Adieu, cher ange, n’oubliez pas le petit
papier.
Elmire s’éloigna en le montrant, comme si elle
eût voulu dire : « Comment voulez-vous que je
l’oublie ! »

VI

Commencement de la vengeance divine

Paul B... n’était pas entré ; sur le seuil de sa


porte, il attendait la jeune fille pour retremper

39
dans un de ses regards son infernale passion. Il la
revit plus belle que jamais ; cette fois l’amour
naissant avait coloré ses joues d’un bel incarnat,
et allumé sous son beau cil noir un nouveau feu
qui pénétra jusque dans l’âme du faux ermite. Il y
avait sur tous les traits de la jeune fille, dans sa
marche et surtout dans ce demi-sourire qui
effleurait ses lèvres, une espèce de douce volupté
qui eût pénétré le cilice d’un trappiste.
Paul B... frémissait de convoitise, si cela peut
se dire. Deux passions frénétiques bourrelaient
son cœur : la concupiscence et la jalousie. Il
aimait Elmire ; et s’était aperçu qu’un autre
l’adorait et, plus heureux que lui, pouvait faire
l’aveu de son amour. Mais lui, comment pouvait-
il faire le même aveu, dans sa position ? Le
malheureux ! dans sa rage, il allait jusqu’à
blasphémer contre le Christ qu’il portait sur sa
poitrine...
Cependant un éclair sinistre parut sous sa
paupière : une idée diabolique venait de traverser
son esprit, il s’approcha d’un pupitre et écrivit :

40
Cher Marcel,
C’est la première fois qu’il m’arrive de
maudire la position que je me suis faite par la
plus insigne hypocrisie : elle vient de me faire
passer un jour d’enfer. Il faut l’avouer, je suis
surpris que Dieu ait été aussi patient et ne m’ait
puni plus tôt. Mais le supplice pour avoir été
retardé, n’en a été que plus affreux. À l’heure où
je t’écris, je souffre le martyre !
D’abord, ce matin, j’ai reçu la visite de deux
marauds dont Bernard, notre complice, a ruiné la
mère, Mme F... Tu connais le fait. – On les a
adressés à moi, comme étant le même Paul B...
qui a hérité des biens de Bernard. Je ne sais qui a
pu leur donner ces informations, toujours qu’elles
sont correctes. Ne serait-ce pas par exemple ce
damné Thom qui serait ressuscité ? Mais non,
c’est folie d’y penser ; il n’en reviendra jamais, le
pauvre Thom. Certaines paroles de l’informateur
m’ont frappé. « Je connais bien d’autres choses
encore », aurait-il dit aux deux F... ; cela
m’inquiète.
L’attirail religieux dont je me suis environné a

41
momentanément contrarié mes jeunes gens : mais
par malheur le doute n’a pas été long, car l’un
deux a fait l’histoire du passé de Bernard... avec
une imperturbabilité qui m’accablait, avec une
exactitude qui me foudroyait, et ce, en me toisant
avec un regard puissant pour juger à ma figure.
Le diable m’a bien prêté son masque, il est vrai ;
j’ai conservé jusqu’au bout un flegme
inaltérable ; j’ai nié le legs universel de Bernard,
mais je ne crois pas que cela ait suffi pour abuser
mes espèces d’inquisiteurs. S’ils allaient revenir à
la charge avec cet être maudit qui les a si bien
renseignés : si cet être n’a pas menti en disant :
« Je connais bien d’autres choses encore... », tout
sera donc dévoilé ! Oh, cette pensée me brûle
comme un fer rouge !
Et pourtant, c’est la moindre de mes
tortures !...
Il y a tout près de moi, si près, si près, qu’en
allongeant le bras, je pourrais l’étreindre, un ange
qui, je crois, est descendu du ciel pour me donner
une idée des félicités que je regretterai d’avoir
perdues en enfer ! Il n’y a pas de moyen matériel

42
pour ployer cette petite : c’est un ange de beauté,
mais c’est aussi un ange de piété. Ce n’est
qu’avec le sentiment qu’on pourrait la gagner...
et, dans ma position, avec cette réputation de
sainteté qu’on m’a bêtement donnée, comment
faire du sentiment avec cette voisine ?
Impossible.
Et pourtant ce n’est pas encore la plus terrible
de mes tortures !
Je suis jaloux... Un autre aime cette jeune fille,
et il en est aimé, je le sais, j’en suis persuadé. Et
devine quel est mon rival ? Juste un des fils de
notre victime, Mme F..., qui bientôt peut-être
déchirera le voile qui me couvre et me livrera à
l’anathème public !...
Que faire ? À qui m’adresser ? Ce ne sera pas
à Dieu auquel je n’ai jamais pensé, à Dieu dont je
me suis servi pour pallier mes iniquités !
Qui pouvais-je donc implorer ? Ceux que
j’avais le mieux servis : Satan d’abord, toi
ensuite. Le premier est venu de suite à mon
secours, en me suggérant le plan : toi, tu
m’aideras à le mettre à exécution.
43
Et voici ce plan : aujourd’hui, qu’il est trouvé,
je le trouve tout simple :
Les fils de Mme F..., en réclamant le montant
du billet que Bernard lui devait, désirent s’en
servir pour aller en Californie. En partant, ils me
délivrent de deux ennemis dangereux, parce que,
vois-tu, je pourrai conserver impunément mon
masque, et je n’aurai plus de rival. Tu conçois
que ce serait une excellente affaire ! Je vais donc
me décider à leur avancer bonoe voluntatis les
£300. Je dis avancer ; car nous pourrons les
recouvrer, si tu le veux. Nos deux jeunes gens
passeront par les États-Unis : je ferai en sorte
qu’ils prennent cette route. Tu as des filous à ta
disposition ; avec l’habileté qu’ils ont, une bourse
a bientôt sauté d’une poche à l’autre. Ceci est
intelligible, je suppose, suffit. Le coup fait, il te
revient de droit la moitié de la somme.
Et compte sur ma reconnaissance.
Paul B...

44
II

Correspondances
(Trois mois plus tard)

Judes à Samuel

Quand tu ouvriras cette lettre, mon cher


Samuel, je serai déjà loin ; et Dieu sait quel sera
le terme de mon triste voyage !... Je t’en
informerai à temps.
Il y a dans la vie, n’est-ce pas, de bien terribles
événements, des événements d’autant plus
terribles qu’ils viennent vous frapper comme la
foudre, au milieu de vos plus chères espérances,
de vos riantes perspectives ! Tu sais, cher ami,
combien j’avais foi dans l’avenir ; de quels doux
45
rêves je me berçais. Déjà avec une bonne part des
faveurs publiques, bien qu’au début de ma
carrière, généralement estimé, n’ayant pas
d’ennemis à redouter, entouré de bons et
véritables amis comme toi, aimé d’un ange
comme Elmire dont les tendres sollicitudes, des
doux épanchements répandaient un charme
indicible sur mon existence et dont j’étais à peu
près certain de posséder le cœur plus tard...,
qu’avais-je besoin de plus dans la vie ? Rien :
mon bonheur était, ce semble, aussi parfait qu’il
ne peut l’être dans ce monde : et c’est
aujourd’hui qu’il m’est ravi, que je peux mieux
l’apprécier...
Dis-moi quel démon a pu se rendre si
subitement maître de mon pauvre frère, lui
toujours si honnête, si sage, si peu ambitieux ? Tu
l’avoueras, Samuel, il y a là un mystère qui,
j’espère, se dévoilera plus tard... Malheureux
frère ! il ne pensait donc pas qu’en se perdant, il
me perdait avec lui ; que le stigmate qu’il
imprimait à son front allait flétrir le mien aussi ?
– Triste et cruel préjugé qui veut que toute une
famille soit solidaire de la flétrissure d’un de ses
46
membres ! – Mon Dieu ! s’il y eût pensé, cela
seul l’eût retenu sur la pente du crime et il n’eût
pas glissé. Car il était bon frère : tu sais combien
il m’aimait ! combien il cherchait mes intérêts !
avec quelle ardeur, avec quelle sollicitude il y
veillait ! Encore une fois, il y a quelque chose
que je ne puis m’expliquer.
Je me prends souvent à douter fortement de sa
culpabilité bien que les présomptions soient
hélas ! malheureusement, très fortes contre lui !
Dans tous les cas il y a une chose que je ne
pourrai jamais croire, mon cœur s’y refusera
toujours : c’est que Denis se soit rendu coupable
de propos délibéré, librement, sans contrainte et
de sang-froid. Non, il faut que quelque force
visible ou invisible l’ait entraîné dans l’abîme.
Mais il n’en est pas moins vrai que la société ne
lui tiendra compte que de son crime : on jettera
un voile bien épais sur sa conduite antérieure,
toute honorable qu’elle a été : la société le
rejettera, le pauvre enfant, loin de son sein,
comme un être à jamais déshonoré. Et, par
contrecoup, sa honte rejaillira sur moi ; je serai
moi aussi le point de mire de tout le monde : je
47
serai l’objet d’une curiosité impudente,
dédaigneuse ; et qui sait si la calomnie ne me fera
pas un sort plus triste encore. En face de ces
probabilités, je n’ai pas hésité à dire un éternel
adieu peut-être à mon pays, et pourtant, tu sais
quelles affections j’y laisse !...
Je ne te dirai pas, cher Samuel, les angoisses
qui m’ont serré le cœur, lorsque j’ai laissé le seuil
paternel ; je ne te dirai pas ce que j’ai éprouvé de
poignants regrets lorsque, passant devant la
maison de M. Jacques M..., il m’a fallu jeter un
dernier regard à cette fenêtre où, Elmire et moi,
nous avons si souvent vidé à longs traits la coupe
du bonheur... Je me suis arrêté quelques
instants... j’aurais voulu la revoir une dernière
fois avant de partir pour l’exil... Peut-être hélas,
aurait-elle eu honte de me regarder, peut-être
obéit-elle, aussi elle, à l’influence du préjugé...
Tu me le diras, Samuel ; j’espère que tu me
mettras au courant de tout ce qui me concerne.
Hélas ! je n’ai plus de consolations à attendre que
celles que tu m’écriras. Écris-moi, écris-moi
souvent, si tu veux prolonger ma vie. Chaque mot
au sujet d’Elmire, me vaudra un jour de plus...
48
Tu auras probablement occasion de voir
Elmire prochainement : dis-lui que je suis parti
avec mon amour qui me suivra jusqu’au cercueil.
Elle comprendra que je devais me soustraire à la
honte de mon frère. Puisse-t-elle me plaindre, si
elle ne peut plus m’aimer !
Va trouver mon pauvre frère, console-le dans
sa prison ; dis-lui que son frère n’a pas eu le
courage d’aller le serrer dans ses bras avant de
partir ; mais que son frère l’aime toujours, qu’il
ne lui en veut pas, malgré le malheur qu’il aurait
à lui reprocher...
Donne-moi tous les détails que tu pourras
recueillir relativement au crime de Denis : dis-
moi quelle impression il a faite sur le public ; ne
me cache rien, Samuel ; je pressens tout ce que tu
vas me dire ; je suis résigné à tout recevoir.
Je ne t’ai pas vu avant de partir : je n’ai pas
osé voir personne... J’avais honte ! Pardonne-
moi... Adieu, Adieu.
Judes

49
II

Judes à Samuel

Cher ami,
Pauvre fugitif, proscrit par le plus cruel des
préjugés, je viens de planter ma tente ; et le
premier moment disponible, je te le consacre. Je
suis arrêté dans la ville de... L’adopterai-je
comme ma nouvelle patrie ? ou n’y ferai-je
qu’une halte ? Que sais-je ? Dans tous les cas je
m’y reposerai quelque temps, assez longtemps
j’espère, pour y recevoir de toi quelques
nouvelles du Canada et des intérêts que j’y ai
laissés. Écris-moi au nom de l’amitié qui nous lie,
écris-moi, j’ai besoin de quelques lignes : elles
allégeront le poids qui affaisse mon cœur, elles
me feront respirer plus librement : elles
raviveront quelque peu ma vie qui s’éteint.
Il y a aujourd’hui, mon cher Samuel, des cent
lieues qui nous séparent : il me semble que cette

50
épouvantable distance existe depuis un siècle !
cette pensée m’obsède jour et nuit ; cette pensée
me tuera ! Chaque nuit des songes agréables qui
me reportent au centre de mon bonheur passé, en
Canada ; et chaque matin un triste réveil qui
dissipe tous ces songes et me ramène
impitoyablement à la plus sombre des réalités !...
Après tout, il faut bien me résigner aujourd’hui à
faire cette amère réflexion : c’est que la félicité
humaine n’est qu’une ombre que le moindre
souffle dissipe. Quelques réflexions
philosophiques comme celle-là ont l’effet
d’amortir passagèrement le feu de mes douleurs ;
mais la nature ne tarde pas à faire décamper la
philosophie, voilà le malheur !...
Puis Elmire ? Toujours elle ! oui toujours !
Instabilité des choses humaines ! une fois je me
suis trouvé heureux de l’aimer ; aujourd’hui peut-
être serais-je moins malheureux, si je ne l’avais
jamais connue !... Mais, hâte-toi de me le dire :
comment est-elle ? Et à mon sujet, que t’a dit son
regard ? l’as-tu interrogée ? Parle, parle donc...
Mais non, ne parle pas, j’ai peur de ce que tu vas
me dire... C’est égal, parle, je le veux ; que ce soit
51
pour ou contre moi...
Et mon pauvre frère ? Après Elmire, c’est lui
qui m’inquiète le plus ; c’est de lui que j’attends
des nouvelles avec le plus d’empressement...
Ma nouvelle patrie, si toutefois je l’adopte,
serait assez agréable pour qui aurait le cœur
accessible à d’autres sensations que la douleur ;
mais moi, je ne puis plus que souffrir : la
souffrance me suit partout.
J’ai rencontré hier notre ancien et bon ami
Jérémie : il est bien portant et paraît prospérer.
Adieu.
Judes

III

Elmire à Mme...

Chère tante,
Cette nouvelle ne vous apprendra rien – la
nouvelle du malheur qui vient de me frapper a
52
déjà franchi, il n’y a pas de doute, les quelques
lieues de distance qui nous séparent. Hélas ! les
mauvaises nouvelles vont plus vite que les
bonnes !... Depuis quelques jours, ma chère tante,
je ne sors plus de ma chambre que pour aller faire
semblant de prendre mes repas. C’est que je ne
vis aujourd’hui que pour pleurer ; et je pleure
sans cesse. Si je voyais devant moi toutes les
larmes que j’ai versées, peut-être frémirais-je !...
Aussi je ne sache pas, que jamais, personne ait
éprouvé un aussi épouvantable revers ; je ne
sache pas que personne ait passé si brusquement
de la félicité au malheur... Est-il possible que
j’aie mérité un aussi triste sort ? Je me fais
souvent cette question ; et dans ma douleur,
j’irais parfois jusqu’à douter de la Providence, si
la foi ne me soutenait.
Vous savez combien j’étais heureuse ; j’aimais
tant Judes ! il m’aimait tant lui-même ! Et mon
père qui dans le principe avait vu notre amour et
nos liaisons d’un mauvais œil, mon père ! grâce à
mes instances, était bien revenu au sujet de Judes.
Il le voyait si noble, si loyal, si actif, si laborieux,
qu’il ne lui faisait plus un crime de sa pauvreté. Il
53
commençait même à le voir chez nous avec une
certaine complaisance, et sans aucun doute, il
aurait fini par consentir à notre alliance. Alors,
ma chère tante, notre bonheur eût été parfait !
Malheureusement Dieu en a décidé autrement.
Vous savez le crime du malheureux frère de
Judes ! Cet événement a réveillé dans le cœur de
mon père l’espèce de mépris qu’il avait manifesté
pour Judes au premier abord ; cet événement a
brisé toutes nos espérances, tout notre avenir. Je
n’ai pas besoin de vous dire que la porte de la
maison est pour toujours fermée à Judes, qu’il
revienne ou non dans le pays, et que je suis
condamnée à gémir dans la solitude ; et cela,
quand on y pense, par suite d’un malheureux
événement sur lequel nous n’avons eu aucun
contrôle. Pourquoi faut-il que nous soyons
obligés d’expier le crime d’un autre ! Il est
impossible que Dieu puisse sanctionner une
pareille injustice ! Mais entre Dieu et le monde, il
y a un abîme.
L’emprisonnement de Denis a causé une
sensation extraordinaire. Ce pauvre jeune homme

54
jouissait à juste titre d’une réputation à l’abri de
tout soupçon. Peu de jeunes gens à son âge ont
mené une vie plus paisible, plus régulière. On ne
lui a jamais vu faire de dépenses frivoles ; il
n’avait pas d’ambition ; on lui reprochait même
de l’insouciance. Il avait l’air de ne pas se soucier
du monde. Naturellement morose, il ne
recherchait aucuns plaisirs, semblait même les
fuir. Il n’avait pas d’amis. Enfin chacun se met
inutilement l’esprit à la torture pour deviner le
motif qui l’a porté au crime... Pauvre Denis !
Et Judes !... Mon Dieu, je ne puis y penser
sans frémir ; j’ai peur qu’il ne se livre à quelque
acte de désespoir, à chaque instant, je crains
d’apprendre encore quelque affreuse nouvelle !
Ah ! ma chère tante, je souffre horriblement.
Ce qu’il y a de plus pénible, c’est que je suis
forcée d’enfermer ma souffrance dans mon cœur.
Et le moyen de cacher une douleur comme la
mienne ? C’est impossible. Alors mon père me
gourmande, ou m’accable de sarcasmes. Hier, il
me dit qu’il fallait absolument que je change de
conduite. Il traite mes peines de « folies de jeune

55
fille ». N’est-ce pas qu’il est bien sévère, mon
père ! Heureusement que j’ai la consolation d’en-
Haut ! Mais il me semble que, pour respirer plus
librement, j’aurais besoin d’un cœur dans lequel
je pus m’épancher. Vous viendrez, n’est-ce pas,
ma tante, vous viendrez partager durant quelques
jours ma triste solitude ; vous ferez pour une
nièce qui vous aime le sacrifice de quelques
journées. Venez, je vous en prie, je vous ouvrirai
mon cœur et vous y verserez gouttes de ce baume
de consolation qui soulage tant. Dites-moi que
vous viendrez bientôt.
Votre nièce bien malheureuse,
Elmire

IV

Jérémie à Samuel

Cher ami,
Il y a bientôt cinq ans que j’ai laissé le
56
Canada ; et durant cet intervalle, pas un mot n’a
été échangé entre nous. Quand je pense à l’étroite
et sincère amitié qui nous liait, aux preuves de
profonde affection que tu m’as données en plus
d’une circonstance, je m’en veux de ne pas avoir
rompu le silence avant ce jour. J’ai commis, sans
le vouloir, un gros péché d’infidélité, je dirais
même d’ingratitude – sans le vouloir, – car
assurément, s’il est un péché qui répugne à mon
cœur, c’est celui-là. Il ne faut pas que tu croies
pour cela, mon cher ami, que la distance qui nous
sépare aujourd’hui ait éteint l’amitié dans mon
cœur ; non, cette amitié est aussi profonde, aussi
vivace que jamais. Et elle ne saurait s’éteindre.
Dans ma nouvelle patrie, je me plais à me
rappeler souvent les beaux jours que nous avons
passés en Canada.
Une lettre de ma part sera sans doute une
grande nouveauté pour toi ? c’est qu’aussi j’ai
une grande nouveauté à t’apprendre. Avant-hier
soir, j’étais sorti pour prendre l’exercice : c’était
une soirée poétique : ciel d’azur, brise
aromatique, un clair de lune splendide, etc. Et
pour compléter le charme, voilà que tout à coup
57
j’entendis comme une lointaine harmonie. En
vrai dilettanti que j’ai toujours été, je me mis à la
recherche et je ne tardai pas à trouver mon fait.
C’était la voix d’une jeune fille, accompagnée du
piano. Oh, une voix ! une voix à me rendre fou de
bonheur ! un timbre d’une suavité, d’une pureté
inexprimable ? une voix du ciel enfin ! Parole
d’honneur, je te l’avoue franchement, malgré
l’aversion que j’ai vouée à la femme – tu sais
pourquoi – il me semble que j’aurais donné ma
vie pour cette chanteuse. Je l’aurais mariée, rien
que pour le plaisir de la faire chanter jour et nuit.
J’allais tomber dans l’extase, lorsque je
m’aperçus que c’était dangereux, attendu qu’un
malheureux voisin, que je n’avais pas aperçu
d’abord, était presque en syncope. Il faisait pitié à
voir : il était ivre, fou d’admiration. Fou de la
voix d’abord, et peut-être fou de la personne !
sans aucun doute ce devait être un amoureux
malheureux. La mélodie ayant cessé, je vis le
jeune homme qui pleurait. J’approchai en
feignant une parfaite indifférence. Je l’examinai
du coin de l’œil et je trouvai une ressemblance
avec un quelqu’un que j’avais connu. J’approchai
58
de plus près ; la ressemblance devenait de plus en
plus frappante – Mais pour Dieu ! me dis-je, ça
ressemble à Judes comme deux gouttes d’eau. –
Je me hasardai à lui adresser la parole : – Quelle
magnifique voix, n’est-ce pas ? – Superbe,
répondit-il. – C’était bien aussi la voix de Judes.
– Enfin je ne pouvais plus douter : – Est-ce toi,
Judes ? – Jérémie, s’écria-t-il, en se jetant dans
mes bras.
J’éprouvai une indicible sensation de bonheur
en serrant dans mes bras ce vieil ami du Canada.
Tu ne saurais croire, mon cher Samuel, quel
plaisir c’est pour celui qui s’est expatrié,
lorsqu’après quelques années de séparation, il
peut rencontrer un ami d’enfance...
J’ai retrouvé Judes le même, physiquement
parlant. Mais, bon Dieu ! que lui avez-vous donc
fait pour le rendre si mélancolique ? Il vit ici en
véritable misanthrope, dans une parfaite solitude :
il fuit le contact des hommes, le mien même. Il a
une physionomie à faire peur – toujours un
sérieux de glace... il faut lui arracher les paroles,
encore n’a-t-on le plus souvent qu’un oui ou un

59
non. – Qu’as-tu donc, Judes, lui demandai-je ? –
Hélas ! je suis bien malheureux ! – Voilà tout ce
que j’ai pu savoir.
Je lui ai demandé pourquoi il pleurait l’autre
soir ! Il me répondit : – Cette voix de femme
réveillait dans mon cœur de douloureux
souvenirs. – Je ne voulus pas en savoir
davantage, ni pousser plus loin l’indiscrétion ;
d’ailleurs j’avais deviné. Gageons qu’il a laissé
des amours en Canada ? Le fou ! prendre tant de
chagrin pour une fillette qui peut-être rit de lui à
l’heure qu’il est... Écris-moi donc là-dessus. Je
suis en parfaite santé et je fais d’assez bonnes
affaires. Le fait est qu’il faut laisser le Canada
pour bien gagner sa vie. Le Canada n’est un beau
pays que pour celui qui n’a qu’à dépenser. Salut.
Jérémie

60
V

Samuel à Judes

Cher ami,
J’ai su les deux malheureuses nouvelles à la
fois : l’arrestation de ton pauvre frère, et ton
départ. C’était trop pour mon cœur : il a failli se
briser ! tu sais que j’étais à la campagne depuis
plusieurs jours ; quand je suis revenu, tout était
accompli ! ton frère emprisonné, toi dans l’exil !
C’est de la bouche de ma mère que j’ai appris le
triste sort que ton frère s’est fait : ce fut pour
ainsi dire le premier bonjour qu’elle m’adressa ;
on n’est jamais aussi empressé, tu sais, que
lorsqu’on a une nouvelle à apprendre ; et j’ai
remarqué que l’empressement est plus vif,
lorsque la nouvelle est mauvaise. Singulier
empressement que celui-là ! Et Judes, demandai-
je ? – Ma mère ne savait pas ton départ. Rien de
plus pressé, tu le conçois, de courir à ta maison

61
de pension ; je trouvai ta chambre déserte – Parti,
me dit l’hôtesse – Je n’avais pas besoin de cette
triste information : j’avais tout deviné...
Ton départ, mon cher Judes, a laissé dans mon
existence un vide que nul autre ne pourra remplir.
Depuis que tu es parti, il me semble que je ne vis
qu’à demi. Cela s’explique de suite pour
quiconque sait quelle intimité existait entre nous.
Deux amis qui se trouvent si brusquement
séparés, c’est comme un corps qui se trouve tout
à coup privé de l’un de ses bras : La
comparaison, si elle n’est pas exacte, exprime
suffisamment ma pensée.
Je comprends parfaitement, mon cher Judes,
toute l’atrocité du sacrifice qu’il t’a fallu faire –
sacrifice de ta patrie, de ta famille, d’une amante
adorable et adorée – et, je puis le dire sans
présomption, sacrifice de bons amis !... Je ne
veux pas discuter les motifs qui te l’ont fait faire,
je sais qu’ils sont honorables et nobles...
Tu me demandes quelle impression
l’arrestation de ton frère a faite sur le public. Je
suis heureux de te dire que le public partage ton

62
opinion et la mienne ; savoir que Denis a été
victime de quelques misérables – que le public
par conséquent lui accorde, ce qu’on accorde
d’ordinaire à une victime : de la pitié, de la
commisération. J’ai longtemps hésité avant
d’aller le voir dans sa prison : l’idée seule d’une
semblable entrevue me brisait le cœur ; mais
enfin j’ai vaincu cette faiblesse. Je l’ai trouvé sur
son grabat, pâle et souffrant. Sitôt qu’il m’a
aperçu, il s’est levé et jeté dans mes bras en
versant un torrent de larmes. Je ne pus retenir les
miennes. Nous demeurâmes pendant quelques
minutes étreints dans une muette douleur. Denis
eut plus de force que moi : ce fut lui qui rompit le
silence : – Il ne vous a pas répugné, Samuel, de
me visiter en prison ?... – Pas du tout, pauvre
Denis. – De visiter un malheureux flétri par une
odieuse accusation de vol ? – Ne dites pas flétri ;
l’accusation tombant à plat, la flétrissure ne
saurait exister. – Et vous croyez que l’accusation
n’est pas fondée ? – J’en suis certain. – vous avez
raison de l’être : Dieu est témoin, je suis
parfaitement innocent. Cependant, Samuel, je ne
pourrai jamais revenir du coup qu’on m’a porté,
63
ce coup a été mortel : il n’y a pas de guérison
possible. – Que voulez-vous dire ? – Que j’en
mourrai : je me sens mourir. – Pourquoi vous
arrêter à d’aussi sombres pensées, Denis ? Vous
ne mourrez pas ; vous vivrez comme vous avez
toujours vécu, avec l’estime de vos amis et du
public. – Je ne crois pas cela ; je suis innocent,
c’est vrai ; mais les apparences, mais les
présomptions sont trop fortes contre moi ; elles
me condamneront malgré mon innocence. Telle
est la justice humaine ! Que d’innocents n’a-t-elle
pas flétris sur des apparences spécieuses ? Vous
savez, n’est-ce pas, Samuel, la malheureuse
histoire du crime dont on m’accuse ? – Assez
imparfaitement. – Et bien, écoutez, je vais vous
dire toute la vérité, rien que la vérité, comme je
l’ai dite hier au bon prêtre qui est venu
m’apporter les consolations de la religion, les
seules qui m’aideront à passer les quelques jours
qui me restent à vivre... C’était le dimanche. Tout
à coup un homme d’assez respectable mine
m’apostrophe dans la rue : – Vous avez, me dit-il,
un frère qui fait commerce dans la paroisse St... –
Oui. – J’aurais à vous communiquer quelque
64
chose de fort intéressant pour lui : voulez-vous
entrer ici, nous en causerons. – C’était un hôtel
de bas étage : j’ai toujours eu de la répugnance
pour ces maisons ; mais il s’agissait des intérêts
de mon frère, je n’hésitai pas. Il y avait beaucoup
de monde dans la barre ; et il n’y avait pas de
chambre où nous pûmes nous mettre à l’écart. En
entrant, mon compagnon parut être en pays de
connaissance, car il serra la main à une couple
d’individus avec lesquels il vida quelques verres.
Il me fit la politesse de m’inviter à ces libations ;
mais vous savez que ce n’est pas dans mes
habitudes. J’éprouvais un malaise extraordinaire
au milieu de ces personnages inconnus, buvant,
chantant, tapageant. C’est comme si j’avais eu un
pressentiment du malheur qui allait m’arriver. Et
pourtant il n’était guère possible de pressentir un
pareil malheur ; j’allais me lasser d’attendre mon
individu, et prendre la porte, lorsqu’il vint à moi,
se confondit en excuses, et m’entraîna dans un
angle de l’appartement. Nous étions assis depuis
dix minutes environ, causant sur les affaires
commerciales de mon frère, lorsque tout à coup
nous entendîmes un des habitués de l’auberge
65
s’écrier : Maître Thomé, on m’a filouté ma
bourse et je prétends que tu me la retrouves,
entends-tu, où il y aura du branle-bas. – Maître
Thomé sentit sa dignité d’hôte révoltée : – Tu
sauras, mon gros, dit-il avec emphase, qu’il n’y a
que des honnêtes gens qui entrent ici : Si tu n’as
plus de bourse, c’est que tu n’en avais pas,
lorsque tu es entré. Dieu te confonde, vilaine
langue ! – Ah je n’en avais pas ? Et bien, nous
allons voir ça. – Toute la compagnie, comme de
juste, se trouva blessée du soupçon qu’on venait
de faire planer sur elle ; et allait se faire justice
par elle-même sur l’accusateur, lorsque celui-ci
se levant d’un air grave, de toute la hauteur de ses
six pieds : – Pardon, Messieurs, dit-il, j’ai eu tort
de vous inculper tous indistinctement ; mais je
n’ai certes pas eu tort de dire que ma bourse a été
volée dans cette enceinte ; la preuve c’est que j’ai
découvert le voleur. – Tous, comme vous pouvez
le penser, s’entre-regardèrent avec stupéfaction. –
Ah ça, mon ami, poursuivit l’accusateur, en
s’adressant à un tout petit homme, plein de
candeur en apparence, et qui, certes, paraissait
digne d’un meilleur rôle que celui qu’il a joué en
66
cette circonstance, ah ça, tu ne m’abuses pas ? tu
es bien sûr de ce que tu viens de me dire ? – J’en
suis sûr. – Tu l’as vu faire ? – Je l’ai vu. – Prends
garde à toi. – Je l’ai vu, répéta le jeune homme. –
Le ton d’assurance du témoin, son air de
modestie et de candeur dissipèrent tous les doutes
de la compagnie ; l’aubergiste lui-même
commençait à regretter le ton de fanfaronnade
qu’il avait pris. – Tu es sûr, continua
l’accusateur, que la bourse est sur lui. – Oui,
hormis qu’il l’ait esquivée. – Bien, c’est ce que
nous allons voir : suis-moi, tu ne dois pas
craindre de dire la vérité. – Et tous deux
s’approchèrent de la table auprès de laquelle nous
étions, mon compagnon et moi. – Mon Dieu, dis-
je en moi-même, serais-je en la compagnie d’un
filou !... Hélas ! j’étais encore loin de penser que
le filou, c’était moi !...
« Ici, mon cher Judes, ton pauvre frère fut
interrompu par des sanglots... Ce paroxysme de
douleur calmé, il reprit :
– Voyons maintenant, parle mon garçon ; dis
la vérité sans crainte. Qui des deux, m’a volé ? –

67
Celui-là, dit le jeune homme, en me montrant...
La foudre ne m’eût certainement porté un plus
rude coup ; je restai anéanti... je n’eus pas la
force de proférer une syllabe. – Qu’on le fouille
alors, s’écria un quelqu’un plus aviné que les
autres. – Paix, s’écria l’aubergiste, ce n’est pas
comme ça qu’on procède : continue ton
interrogatoire, Joe. – Donc, mon enfant, tu es
positif, c’est lui qui a volé ma bourse. – Oui. – Tu
la lui as vu prendre. – Oui. – Que répondez-vous
à cette accusation ? Monsieur, dit maître Thomé
sur le ton d’un juge inexorable. – Je nie, fis-je
avec calme. – Aux preuves alors, s’écria-t-on. –
C’est cela, aux preuves, répéta Thomé. – Où a-t-il
mis cette bourse, demanda Joe au témoin ? –
Dans sa poche. – Dans quelle ? – Dans la poche
de sa blouse. – Niez-vous cela encore, Monsieur,
fit Thomé. – Je nie, répétai-je avec plus
d’assurance que jamais. – Fouillez-le, fouillez-le,
criait-on. – Doucement, vous autres gueulards,
dit Thomé, ce n’est pas votre fait : la justice se
chargera de l’affaire, envoyons chercher la
police...
Tandis qu’on exécutait cet ordre, je mis
68
indifféremment la main dans la poche de ma
blouse... il y avait effectivement une bourse ! De
ce moment, j’ai perdu connaissance et quand je
suis revenu à moi, j’étais ici. Que la bourse ait été
glissée par une autre main que la mienne, je n’ai
aucun doute là-dessus ; je le jure devant Dieu qui
me jugera bientôt. Mais par quelle main ?
Pourquoi ? Dans quel but ? Dieu seul le sait...
Voilà toute l’affaire... La bourse était dans ma
poche, je l’avoue : mon cher Samuel, seulement
elle y a été mise à mon insu : Mais à quoi bon
nier ? Me croira-t-on ?... Brisons là-dessus – mon
sort est arrêté. Dieu soit béni. Et mon frère ? – Je
lui ai montré tes lettres ; il les a lues avec avidité.
Hélas ! il ne me reverra plus !
Mais vous lui écrirez au moins, promettez-
moi-le, Samuel, vous lui écrirez que je suis mort
innocent du crime qu’on m’impute : ce sera une
consolation dans son exil ?...
Malgré tout ce que j’ai pu dire, il m’a été
impossible de chasser l’idée d’une mort
prochaine de son esprit : il attend la mort, il
l’espère et, puisqu’il faut tout dire, mon cher

69
Judes, j’ai bien peur que son triste espoir se
réalise : au moins, c’est l’opinion du médecin. Je
vais le voir tous les jours... il dépérit à vue
d’œil...
Le lendemain de ton départ, je suis allé chez
M. Jacques M... Je vais, sans rien déguiser,
puisque tu l’exiges, te rapporter la conversation
que j’ai eue avec lui : – Et bien, dit-il, en
m’apercevant, ce malheureux Denis... vient de
faire un beau coup, n’est-ce pas ? – Je ne crois
pas qu’il l’ait fait. – Tiens, et pourquoi non ? –
L’en auriez-vous cru capable avant ce jour ? –
Ta, ta, ta ; la belle raison ! Parce que c’est une
première offense, donc il est innocent. Et mon
Dieu tous les délinquants, avant d’avoir débuté,
n’avaient non plus rien à se reprocher. Le crime a
un commencement comme toute autre chose. –
Monsieur, permettez-moi de vous dire que vous
jugez Denis un peu trop sévèrement ; il a toujours
été un modèle pour les jeunes gens de son âge,
personne ne le conteste. – Soit, mais enfin,
malgré toute sa vertu, il a failli : la preuve est
palpable : on a trouvé la bourse dans sa poche :
est-ce vrai, oui ou non ? – C’est vrai ; mais est-ce
70
bien lui qui l’y a mise ? – Hormis que ce soient
les anges ; et dans quel but, s’il vous plaît, lui
aurait-on glissé cette bourse ? Vous voyez bien
qu’une pareille hypothèse serait une absurdité.
Non, mon cher, il n’y a pas moyen de se le
cacher : il a volé la bourse ! Pour vous obliger, je
croirai qu’il a péché par étourderie peut-être,
qu’il ne péchera plus dorénavant ; mais c’est tout
ce que je puis croire ; et vous verrez que la justice
ne poussera pas la crédulité plus loin que moi. La
chose est impossible. Et son frère Judes ! – Il n’a
pu se résoudre à braver le préjugé ; il s’est exilé.
– Je le sais : il a prouvé au moins qu’il avait du
cœur ; d’ailleurs son propre intérêt lui faisait une
nécessité de cette expatriation – Pourquoi ? –
Vous demandez pourquoi ? pauvre jeune homme,
comme vous êtes vert encore ! Ne savez-vous
pas ?.. – Je sais bien, comme je viens de vous
dire, que le préjugé... – Justement. – Et vous
trouvez cela juste ? Ah ! pardienne, mon cher,
s’il nous fallait discuter tous les actes, tous les
jugements de notre société !... Mais le fait, et le
fait impérieux, c’est qu’il faut s’y soumettre,
surtout quand on n’a pas les moyens pécuniaires
71
de se faire indépendant de cette société. Si Judes
eût été un homme riche, le crime de son frère ne
l’eût pas éclaboussé ! Comprenez-vous cela ?
Je ne comprenais que trop, pour pouvoir
répliquer ; mais ce que je ne comprends pas, c’est
que M. Jacques M..., d’ordinaire si libéral,
paraisse tout à coup donner dans les malheureux
préjugés du monde. Il faut croire que je ne l’ai
pas trouvé dans son assiette ordinaire.
Je n’ai pas vu Elmire ce jour ; mais je la
rencontrai le lendemain. Bien que nous n’ayons
pu tenir une longue conversation, j’ai néanmoins
constaté une chose qui calmera ta douleur : c’est
qu’Elmire t’aime comme toujours et qu’elle ne
partage pas du tout l’opinion de son père à
l’égard de ton frère...
Je suis forcé d’interrompre ici ma lettre ; on
requiert ma présence pour affaires pressées...
............................

Depuis hier, mon cher Judes – je désirerais


avoir une plus heureuse nouvelle à te donner, en

72
terminant cette correspondance – depuis hier, ton
pauvre frère a beaucoup empiré, tellement que le
médecin semble en désespérer ! Je suis allé en
prison en toute hâte ; quand je suis entré, il
reposait ; mais il s’est éveillé presque de suite. –
Vous paraissez plus souffrant, mon pauvre
Denis ? – Il me serra la main, en me disant adieu.
– Puis il s’assoupit de nouveau... Je n’ai pas
voulu le troubler davantage, je suis parti... Si tu
veux le revoir en vie, je crois que tu feras bien de
te hâter. Tu peux voyager incognito : personne ne
saura que tu es venu. Personne, excepté moi, car
j’exige que tu me voies. Adieu – Rien autre chose
de neuf depuis hier...
Samuel

VI

Paul B... à son ami Marcel

Mon cher Marcel,


73
Depuis ma dernière, j’ai eu des inquiétudes
poignantes : j’ai longtemps craint de ne pouvoir
me débarrasser de mes importuns ; mais enfin j’ai
réussi ; seulement, cela m’a coûté £300. Ils
avaient, comme je te l’ai écrit, l’intention d’aller
en Californie. Quelques jours après notre
première entrevue, je rencontrai l’un deux, celui
qui se nomme Judes. – J’ai réfléchi depuis, lui
dis-je, au billet que Bernard a consenti à votre
défunte mère. Vous me paraissez plein de
courage et de zèle ; et je sais que £300 dans les
mains d’un jeune homme qui commence,
suffisent souvent pour lui créer une position
honorable dans le monde. Je voudrais être plus
fortuné, je paierais moi-même le billet, bien que
je ne sois pas obligé de le faire. Mais je
m’intéresserai pour vous ; je crois que, par
l’entremise d’un ami, je pourrai vous procurer les
£300. Si vous réussissez en Californie, vous me
les rendrez, si non, il n’en sera plus question. La
seule garantie que j’exige, c’est votre parole
d’honneur.
Tu conçois que le jeune homme ne manqua
pas d’accueillir cette proposition avec
74
empressement et reconnaissance. Deux jours
après, il eut les £300. Cependant le temps
s’écoulait, et mon jeune homme ne se pressait pas
de partir. Au contraire, j’appris qu’il avait
abandonné ce projet. Je le rencontrai : – Tiens,
mais vous n’êtes pas encore parti ? – Non et je
partirai pas ; avec £300, je puis commencer ici un
petit négoce qui me profitera, j’ai lieu de
l’espérer. Puis il se hâta d’ajouter : cela ne me
délie pas vis-à-vis de vous, Monsieur ; je vous
rendrai les £300, tout comme si j’allais en
Californie, et peut-être plus vite que si j’y allais.
Je suis prêt à vous consentir une obligation. –
J’acceptai, et nous allâmes chez le notaire. Nous
ne nous sommes plus revus depuis.
L’inquiétude de perdre mes £300 me pesait sur
le cœur ; mais ce n’était pas là le pire : le rival
restait ; et je ne tardai pas à apprendre qu’il avait
gagné les bonnes grâces de la fille et du père.
J’étais jaloux de son bonheur ! Je voyais la belle
enfant tous les jours, cela augmentait de plus en
plus ma passion. L’idée qu’un autre posséderait
tôt ou tard ce trésor, me brûlait... Le dépit est
excessivement égoïste ! Aujourd’hui qu’elle va
75
s’enterrer dans un cloître, aujourd’hui que je suis
à peu près certain que personne ne l’épousera,
croirais-tu que je respire plus librement, que la
passion s’émousse considérablement ! Tel est, tel
a toujours été l’homme.
Voulez-vous, me dit Fred un soir (je t’ai déjà
parlé de Fred, un fin canard s’il y en a un),
voulez-vous que je vous débarrasse de ce rival ?
– Comment ? Par un moyen tout simple qui m’a
déjà réussi parfaitement. Son frère reste à
Montréal ; je le connais de vue. Je le rencontre, et
le fais entrer dans une auberge ; chez Thomé par
exemple, où il y a toujours beaucoup de chalands.
J’ai un camarade nommé France qui est très
adroit ; il sera du rendez-vous avec son neveu, –
un petit bonhomme qui fera son chemin ! –
Tandis que je converserai avec le frère de votre
rival, France glissera une bourse dans la poche de
ce dernier ; puis quelques instants après, il
s’écriera qu’on l’a volé. Là-dessus son neveu
désignera le prétendu voleur, en disant qu’il l’a
vu prendre la bourse. Vous devinez le reste...
Votre rival se trouvera déshonoré dans la
personne de son frère : et s’il n’est pas répudié
76
par la fille, il le sera indubitablement par le père :
il aura honte de donner sa fille au frère d’un
voleur !
Qui fut dit, fut fait ; le frère de Judes a été pris
en flagrant délit ; il ne pouvait en être autrement :
on l’a emprisonné ; et s’il ne meurt pas (il est
bien malade), il sera condamné sans aucun doute.
Judes accablé sous le déshonneur de son frère, a
laissé le pays... Je n’en suis pas plus avancé
relativement à la jeune fille, c’est égal, j’ai
toujours une torture de moins : la jalousie...
Quand tu m’écriras, dis-moi donc si tu as
réussi avec ce Fitz... dont tu me parlais. Est-il
dans le piège ? ce serait une fameuse affaire.
Tout à toi,
Paul B...

77
VII

Elmire à sa tante

Chère tante,
Je n’ai qu’un instant pour vous apprendre que
mon père a enfin accédé à mes instances.
Demain, je dis un éternel adieu au monde : je le
laisse sans regret...
Adieu, priez pour moi,
Elmire
P.S. – Ce pauvre Denis a cessé de souffrir ce
matin... il est mort en protestant comme toujours
de son innocence. Espérons qu’il est au ciel
maintenant.
E.

78
III

La vérité dans tout son jour

Le faux dévot dans toute sa laideur

Nous allons nous transporter à New York ;


mais nous n’y serons que quelques instants.
Le temps est excessivement chaud ; cherchons
l’ombre et le frais : allons au Parc... Nous y
trouverons, sur un banc isolé, un jeune homme
remarquable de pâleur, et paraissant affaissé sous
le poids de quelque grande douleur. Nous
n’avons pas besoin de vous le nommer : c’est
Judes F... Il a probablement cherché la solitude
pour mieux se livrer au chagrin, c’est le faible de
tous les malheureux : au lieu de chercher les
distractions, ils ne cherchent qu’à se trouver face

79
à face avec leur douleur. Plus ils pleurent, plus ils
veulent pleurer !...
Au plus fort de ses sombres et creuses
réflexions, Judes sentit tout à coup une main
lourde sur son épaule. Il leva la tête et reconnut
l’individu qui, quelques mois auparavant, lui
avait appris la résidence de Paul B...
– C’est vous ! s’écria Judes, sur le ton familier
d’un ami qui revoit son ami après une longue
séparation.
– C’est moi, fit l’autre sur le même ton : je
n’ai pas changé ; mais vous ! mille bombes !...
vous êtes méconnaissable !...
– Vous me laissâtes trop vite, l’autre jour,
interrompit Judes.
– Pourquoi ?
– Parce je n’eus pas le temps de vous
remercier.
– Tiens, c’est moi que me fiche bien de cela.
Et pourquoi me remercier ?
– Vous m’avez rendu un véritable service en
m’indiquant la résidence de Paul B...
80
– Alors, je vous l’ai rendu sans le savoir : ainsi
je ne mérite pas de remerciements... Vous étiez
donc bien intéressé à savoir cela ?
– Plus que vous ne le pensiez. Voici l’histoire
en deux mots : Bernard que vous connaissez
devait £300 à ma mère : il ne les lui a jamais
payés.
– Belle affaire que £300 : s’il n’avait volé que
cela !...
– C’était beaucoup pour nous, mon frère et
moi. Or, vous m’avez dit que Paul B... avait
hérité de tous les biens de Bernard.
– Des biens, il n’en avait pas ; mais de tout
son argent.
– C’est ce que je comprends. Paul B... a nié
cela cependant.
– Je m’y attendais bien, fit l’inconnu, avec un
geste de dédain : de sorte que vous n’avez rien
eu...
– Si fait, j’ai eu les £300 à titre de prêt, et Paul
B... m’a bien fait comprendre que c’était une
faveur...
81
– Une faveur ! s’écria l’inconnu avec un gros
éclat de rire, une faveur ! Écoutez, mon ami, je
savais tout ce que vous venez de me dire.
– Comment cela ?
– Je vous le dirai tout à l’heure. Vous
rappelez-vous que, lorsque nous nous
rencontrâmes la première fois, je vous dis en
vous laissant, au sujet de Paul B... Je connais
bien d’autres choses encore. Vous rappelez-vous
de cela ?
– Sans doute.
– Je vais vous prouver que je n’ai pas menti ;
ce ne sera pas long. Vous connaissez ce qu’était
Bernard... je n’ai pas besoin de vous le dire : et
bien, Paul B... était un de ses complices.
– Mon Dieu ! fit Judes : et lui qui passe quasi
pour un saint !
– Tiens, et Bernard donc ! ce n’est que sur les
derniers temps qu’on a commencé à le connaître.
Avant cela, on lui aurait donné le bon Dieu sans
confession ! Bernard, Paul B... et tous les autres –
car c’est une espèce de société – agissent de

82
même. – Bernard dressait les plans et avait des
subalternes qui les mettaient à exécution. Comme
cela, il était à l’abri. J’ai été moi-même un de ces
subalternes, ils m’appelaient Thom. Que cela ne
vous effraye pas, mon ami, je l’ai été sans le
vouloir. Je vous expliquerai cela dans une autre
circonstance. Sitôt que je compris quels maîtres
je servais, j’ai fait mon paquet. Bernard et Paul
B... craignant que je ne les découvrisse,
complotèrent ma mort, et à l’heure qu’il est, Paul
B... me croit rendu dans l’autre monde depuis
longtemps. Je vous dirai plus tard par quel
singulier hasard j’ai échappé à la main des
misérables qu’on avait lâchés à ma poursuite...
Il y a longtemps, mon ami, que je rêve une
vengeance ; je l’ai trouvée : elle sera terrible ! Par
une singulière coïncidence, cette vengeance vous
servira en me servant.
– Moi ?
– Vous et votre frère, ce dernier surtout.
Un vague soupçon traversa l’esprit de Judes :
ce soupçon parut lui faire du bien : il murmura :
mon Dieu, s’il en était ainsi !
83
– Oui elle sera terrible cette vengeance !
ajouta Thom avec un geste effrayant. Puis, tirant
trois lettres de son portefeuille :
– Tenez, dit-il, il y a dans ceci de quoi mettre à
nu la scélératesse, toute l’odieuse hypocrisie de
Paul B... Ces trois lettres sont de sa main, signées
de son nom et adressées à un nommé Marcel,
autre misérable qui se cache sous la peau de
l’agneau pour faire plus impunément le loup.
– Et comment vous êtes-vous procuré ces
lettres ?
– Question inopportune pour le moment, mon
cher ; plus tard, on vous y répondra... Vous me
disiez, il y a un instant, que Paul B... en vous
prêtant £300 a prétendu vous faire une grande
faveur.
– Oui.
– Vous allez voir quelles sont les faveurs de ce
misérable ; il n’en accorde jamais d’autres. Avec
ces £300, vous aviez dessein d’abord d’aller en
Californie ?
– Oui.

84
– Vous l’aviez dit à Paul B...
– Oui.
– C’est pour cela qu’il vous a prêté les £300.
– Et dans quel but ?
– Parce qu’il voulait se débarrasser de vous :
votre présence le gênait.
– Comment ?
– Il était jaloux.
– Jaloux ?
– Comment donc. N’aimiez-vous pas une
jeune fille du nom d’Elmire ?
– Ce que vous allez me dire, est-il bien
possible, dit Judes en frissonnant !
Thom donna à Judes la première lettre de Paul
B... à Marcel, que nous avons communiquée à
nos lecteurs (chap. III, première partie).
– Lisez : ceci vous convaincra que l’homme
est non seulement susceptible de l’odieuse
passion que vous devinez, mais qu’il est capable
de tous les crimes.

85
– Et tout cela, sous le manteau de la religion !
murmura Judes avec une douloureuse
indignation, après avoir lu la lettre. Mon Dieu !
c’est effrayant le rôle qu’on joue avec votre saint
nom ici bas ! Qu’on : c’est une mauvaise
expression...
– Pas si impropre que vous le croyez mon
cher...
– Oui, impropre, j’aime à le croire, de pareils
hypocrites sont des exceptions...
– Nombreuses exceptions que celles-là ! peut-
être pas toutes aussi monstrueuses que ce Paul
B... mais enfin...
– Et vous êtes bien sûr que c’est Paul B..., le
même qui m’a prêté les £300, et qui a la
réputation d’un saint...
– Je le suis : vous le serez vous-même, quand
vous aurez lu cette seconde lettre (voir chap. VI,
première partie).
Judes ne pouvait douter... tant d’infamies
l’épouvantaient ! et dans l’âme d’un prétendu
dévot encore ! dans une âme que le vulgaire

86
envoyait tout droit au ciel !
– Comprenez-vous, maintenant, dit Thom,
avec une amère et terrible ironie, comprenez-
vous l’insigne faveur que vous a accordée Paul
B... Appréciez-vous dignement la pureté de ses
motifs, la philanthropie de ses intentions : les
voici, admirez ! 1° il craignait, comme il le dit, ce
damné Thom, – et vous concevez aujourd’hui
qu’il avait quelque raison de le craindre ; 2° il
voulait se débarrasser d’un rival – et que dites-
vous des moyens qu’il prit ? que dites-vous du
sacrifice qu’il faisait en vous donnant les £300,
ou plutôt, en vous les avançant, pour me servir de
son expression ? – expression vraie, s’il en fut
une, car il est certain que son ami Marcel ne lui
eut pas fait défaut. Ces hommes-là, croyez-vous,
se trompent rarement dans leurs calculs ; une fois
qu’ils ont désigné une victime, il est bien rare
qu’elle leur échappe.
Judes gardait un morne silence.
– Tout cela, dit Thom avec exaspération, tout
cela vous effraye, vous stupéfie ; cela ne
m’étonne pas – vous êtes jeune, vous connaissez

87
peu le monde, vous commencez à le connaître
aujourd’hui ; vous le connaîtrez mieux plus tard.
En attendant, finissons-en avec le panégyrique de
notre saint homme ! Il va le compléter lui-même,
dans cette troisième lettre que vous allez lire.
Comme de raison – je vous préviens de ceci, en
cas que vous le taxiez de présomption, défaut tout
à fait contraire à la sainteté, – il n’aurait jamais
écrit ceci, s’il eût craint la publicité.
Thom déplia la lettre, en jetant un gros éclat
de rire plein d’un amer sarcasme.
– Quand Paul B..., ajouta-t-il, vous eut donné
les £300, et qu’il vous vît décidé à ne pas aller
tenter les mines d’or de la Californie, cela, vous
le concevez, l’incommoda beaucoup – tous ses
plans se trouvaient brisés du coup, ou à peu près.
D’abord et surtout vous restiez, vous, son rival,
et, plus tard (il le sut), son rival triomphant.
C’était là le plus aigu de sa souffrance ! Il trouva
un complice qui le tira d’embarras – ce complice
se servit d’une innocente et inoffensive victime ;
cette victime, ce fut votre pauvre frère...
Maintenant vous devinez tout le reste ; mais

88
lisez : il vous faut de la conviction...
Judes lut la dernière lettre de Paul B... à
Marcel (chap. VI, deuxième partie).
Tant qu’il n’avait été question que de ses
propres intérêts, Judes, naturellement et
excessivement placide et patient, s’était contenu ;
mais l’innocence flétrie de son frère, flétrie dans
le but de servir une passion aussi détestable que
celle de Paul B..., fit momentanément naître en
son cœur le ressentiment à la vengeance.
– Ce fait-là, dit-il en grinçant des dents
(l’action de France qui avait mis la bourse dans la
poche de Denis), ce fait-là est inouï dans les
annales du crime.
Thom était de nature passablement
physionomiste ; craignant quelque excès
inopportun de la part de Judes, il sentit la
nécessité d’un prompt calmant, et ajouta avec
indifférence.
– Et non ! ce fait-là n’est pas inouï ; je l’ai vu
répété bien des fois.
Thom avait raison ; nous avons été

89
personnellement témoin du même fait à Québec.
– Au surplus, ajouta-t-il, qu’est-ce qu’il y a
donc d’invraisemblable là-dedans ?
Heureusement chez ces natures promptes à
s’enflammer, la Providence a mis, par
compensation, un précieux contrepoids. Comme
nous venons de le dire, Judes était naturellement
ce que l’on peut appeler un bon enfant : il est vrai
que parfois un rien l’exaspérait ; mais aussi, si
l’expression est permise, un rien, une ombre de
réflexion le ramenait promptement à son état
naturel, c’est-à-dire bon enfant.
Aussi, Judes ne fut-il qu’une seconde sous
l’empire de l’emportement que nous venons de
remarquer : le malheur immérité de son pauvre
frère l’absorba bientôt complètement et lui
inspira de plus douces émotions ; il versa un
torrent de larmes.
Thom, malgré son aspérité ordinaire, respecta
et parut même partager cette douleur fraternelle.
Il y eut un silence de plusieurs minutes. Ce fut
Thom qui le rompit.

90
– Moi, dit-il, je ne connais pas ce qu’on
appelle dans la société les formules de
condoléances ; sans cela, je vous ferais de
grandes phrases pour vous consoler de votre
chagrin ; je n’ai pas été élevé dans cette sphère-là
mais par exemple, au lieu de ces factices
consolations de bouche, j’en ai de plus solides à
vous offrir ; moins pompeuses, moins fastueuses,
moins luxueuses, elles seront plus solides, plus
efficaces, plus profitables. Nous autres, gens du
bas du peuple, nous ne connaissons pas ce que
peut avoir de prix le luxe, l’apparat, le clinquant ;
ce que nous apprécions, c’est le solide, et nous
nous en trouvons bien. Et c’est du solide, c’est-à-
dire un service et non pas du superficiel, c’est-à-
dire des paroles que je vous offre. Acceptez-
vous ?
– J’accepte, fit Judes en serrant avec transport,
les mains de Thom.
– Eh bien, il faut dévoiler Paul B..., lui
arracher cette peau de brebis : cela fait, je suis
vengé, et vous êtes réhabilités, vous et votre
frère. Mais il me faut d’autres preuves que ces

91
lettres... promettez-moi que dans un mois à
pareille date et à pareille heure, nous nous
retrouverons au même lieu, ici.
– Je vous le promets.
– Touchez-là, dit Thom en présentant sa
main ; nous réglerons alors les détails de notre
plan...

II

L’éveil

Revenons au Canada...
Le même jour de l’entrevue de Judes et de
Thom, Paul B... avait reçu la lettre suivante de
son digne ami, Marcel ; l’écriture était à peine
lisible, tant il avait écrit à la hâte.

« Mauvaises nouvelles, mon cher ! Ton


pressentiment n’était que trop fondé ! Thom vit
92
encore ; il est ressuscité, je ne sais par quel
miracle. Toujours qu’il vit, je l’ai vu de mes
propres yeux...
« Ce n’est pas le pire : on m’a volé avant-hier
une cassette renfermant plusieurs bijoux
appartenant à diverses personnes... et puis, pour
comble de malheur, les trois dernières lettres que
tu m’as écrites et que, par une négligence
damnable, j’avais oublié de mettre plus en sûreté.
C’est, tu le conçois, plus qu’il n’en faut pour
nous perdre.
« Je soupçonne maître Thom, puissé-je ne pas
me tromper et l’atteindre ; cette fois, je te le
promets, il n’aura pas la vie si dure. Et j’espère
l’atteindre... mais en tout cas, le plus sûr pour toi,
c’est de changer de patrie ; nous sommes habitués
à ce déménagement... Fais la chose sans éclat, car
nous n’avons pas seulement à éviter les coups de
la justice ; mais notre bonne réputation à
conserver. Aussitôt que tu seras fixé, tu m’écriras
sans délai.
Très à la hâte,
Marcel »
93
Cette lettre, on le conçoit bien, fut un coup de
foudre pour Paul B... Un cœur moins endurci, qui
n’eût pas été entièrement inaccessible au
remords, aurait reconnu dans cette foudroyante
missive le doigt vengeur de la Providence ! et eût
tremblé ! Paul B... se redressa furieux, en
blasphémant contre ce coup du ciel qui venait
briser ses coupables perspectives !...
Il lui en coûtait de laisser le Canada : nulle
part ailleurs l’hypocrisie vêtue des apparences de
religion ne lui avait mieux profité ; il n’avait
trouvé nulle part ailleurs des dupes plus faciles et
en plus grand nombre. Cependant il fallait
décamper ! Quelque appétissante que soit la
proie, la bête la plus vorace l’abandonne, quand
elle se voit pressée de trop près.
Et comme il ne fallait pas déserter comme un
voleur, et couvrir ce départ inattendu de quelque
prétexte plausible, conformément aux
instructions de Marcel... Paul B... souffla à
l’oreille de certaines commères qu’il partait pour
un pèlerinage en Terre-Sainte ! – C’était

94
admirable de piété ! – En un instant ce fut connu
publiquement ; – une langue de commère vaut
une presse qui imprime 20,000 feuilles à l’heure.
Et puis, conséquence toute naturelle, ce fut, si
l’expression n’est pas trop hardie, une véritable
épidémie de chagrin dans toute la paroisse. Le
départ de Paul B... fut considéré quasi comme
une calamité dont chacun grossissait les
conséquences, suivant sa dose de superstition...
Paul B... était le veau d’or, moins la dorure, de la
paroisse ! c’est tout dire. Avec cela, nous aurions
dû le dire plus tôt, il était un peu charlatan ; on lui
croyait le secret de tout guérir ; il ne guérissait
pourtant pas toujours, tant s’en faut ; mais il
inspirait toujours de la confiance : or, la
confiance est une précieuse chose !... Vous voyez
qu’on avait raison de le regretter !...
Paul B... voulut signaler son départ par un acte
d’abnégation qui lui coûtait peu cher à la vérité,
mais qui n’en fit pas moins une profonde
impression : il fit annoncer à la porte de l’église
que son mobilier – ce n’était pas un mobilier de
prince – serait vendu publiquement et que le
profit serait versé entre les mains des pauvres. Ce
95
n’est pas tout : il distribua aux plus ferventes ses
objets de dévotion : celle-ci eut un cadre, celle-là,
un chapelet, une autre, une médaille, une
quatrième, un livre, qui un crucifix, qui un
scapulaire – toutes reliques que chacune, cela se
devine, a conservées avec une religieuse
attention !...
En un mot, le lecteur s’en doute bien, Paul B...
partit pour ainsi dire écrasé sous le poids des
bénédictions de la paroisse.
Contraste navrant ! Un homme qui, dans
l’ombre, sans fanfaronnade et sous le véritable
voile de la pitié, eût fait en actes de bienfaisances
et de charité, ce que Paul B... sous le masque
d’une fausse religion, avait commis en turpitudes
et en crimes, n’aurait pas eu le demi-quart de
l’estime, de l’admiration, nous dirions presque de
la vénération, qu’apportait avec lui Paul B... Il y a
dans ce triste contraste, pour quiconque sait voir
les choses à leur véritable point de vue, un champ
immense d’amères réflexions que nous n’avons
pas le courage d’exploiter. Nous l’abandonnons ;
chacun peut y entrer et y récolter librement...

96
Le même jour que Paul B..., emportant les
vœux les plus ardents de la paroisse, partait pour
accomplir son prétendu pèlerinage à la Terre
Sainte, on enregistrait dans les annales du crime
dans la cité de New York, l’assassinat d’un
homme inconnu. – Effectivement personne
n’avait réclamé le cadavre. – On ne connaissait
pas plus l’assassin, disaient les journaux...
Avons-nous besoin de dire que la malheureuse
victime était Thom, et l’assassin, Marcel, le
confrère de notre pieux pèlerin Paul B...
Thom portant toujours sur lui les lettres écrites
par Paul B..., lettres tant et si justement redoutées
par Marcel, nous n’avons pas non plus besoin
d’ajouter qu’elles avaient disparu avec la vie du
porteur...

III

Conclusion

97
Le lecteur aurait aimé, nous n’en doutons pas,
que les lettres de Paul B... eussent vu le grand
jour : il ne devait pas trop s’y attendre ; car il est
de fait que Dieu permet assez souvent que ces
grands hypocrites poursuivent impunément leur
odieuse carrière jusqu’à la fin. À quiconque ne
voit pas au-delà des étroites limites de la vie
terrestre, cette tolérance divine peut paraître
injuste ; mais il ne faut pas oublier qu’il y a une
vie future où tout se compensera, se pèsera, se
mesurera strictement et impartialement ; il ne faut
pas oublier que, dans cette vie future, on tiendra
compte rigoureux de cette apparente impunité
dont le crime se targue en cette vie. – Le
châtiment viendra tôt ou tard, comme la
récompense !... Triste ou consolante vérité,
suivant qu’on est bien ou mal préparé !...
Heureusement, et comme légère
compensation, nous causerons une surprise
agréable au lecteur, en lui annonçant que le
dénouement a été plus heureux qu’il ne s’y
attendait, pour Judes et Elmire, tous deux
victimes jusqu’à présent, inexplicable fatalité !
Comme le lecteur ne pouvait guère, d’après les
98
événements que nous venons de raconter,
s’attendre à un pareil dénouement, il nous en
demandera raison : nous allons satisfaire en
quelques mots.
Le seul obstacle au mariage de Judes et
d’Elmire, on l’a présumé, était la disgrâce, pour
ne pas dire plus, dans laquelle était
involontairement tombé le frère de Judes, le
malheureux Denis, mort en prison, victime d’un
affreux guet-apens. La disparition des lettres
écrites par Paul B... avait ôté au lecteur tout
espoir de voir cette hideuse intrigue dévoilée et
partant l’obstacle levé. Mais nous comptions tous
ensemble sans le malheureux France, celui qui
avait glissé la bourse dans la poche de Denis. Ce
pauvre France – il le faut dire à son avantage, –
n’avait pas cédé à l’appas du crime par
inclination ; c’était la misère qu’il fallait
accuser !... Quelque temps après les événements
que nous venons de raconter, France tomba
malade ; et, sur son lit de mort, il avoua comment
il avait servi d’instrument au nommé Fred. On
chercha ce dernier ; mais il avait disparu ; ce qui
confirma les aveux de France et réhabilita
99
justement la mémoire du malheureux Denis.
Le reste se devine : Judes revint : Elmire laissa
le cloître ; Jacques M... les unit ; et, si la mort
n’est pas venue les séparer, ils jouissent encore
de toutes les pures consolations d’un hymen basé
sur la plus sincère affection.

***

Il y a quelques mois des affaires


professionnelles nous appelèrent dans la paroisse
St... Coïncidence très remarquable, nous fûmes
surpris en chemin par une bourrasque des plus
impétueuses qui nous força de faire halte et de
frapper à la première porte venue. Nous reçûmes
l’hospitalité dans la même maison qui avait abrité
quelques années avant, et dans les mêmes
circonstances, Judes et Denis. Le local était le
même, sauf quelques dépérissements de plus,
causés par le temps ; mais le personnel était
complètement changé. Mère Jeanne était morte ;
ses petites filles, comme elle les appelait, étaient

100
mariées et avaient laissé la paroisse ; et le
babouin avait suivi une de ses sœurs... La cahute
était habitée par un jeune couple quelque peu en
parenté avec la ci-devant propriétaire mère
Jeanne : et qui nous accueillit, nous éprouvons à
le reconnaître un sensible plaisir, – plaisir de
gratitude, – avec une franche et cordiale
hospitalité qui de tout temps a témoigné
hautement en faveur du cultivateur canadien.
Durant la soirée, faute de sujet plus actuel, nos
hôtes nous racontèrent ce que nous venons de
raconter nous-mêmes... À la tête du lit nuptial,
nous vîmes un petit bénitier de faïence dans
lequel trempait une branche de buis bénit : ce
bénitier était un cadeau de Paul B... à feue mère
Jeanne qui à son tour l’avait donné en souvenir et
comme relique, à notre hôtesse, sa filleule. –
Mère Jeanne, cela va sans dire, était morte en
vénérant son donateur.
Nous avons vu le lendemain matin le prétendu
bouge monastique de Paul..., – misérable et
chétive bicoque trop délabrée aujourd’hui pour
être habitable : ce n’était plus que le refuge des

101
animaux les plus immondes sans abri. Nous
avons vu la maison de Jacques M... ; on nous a
montré la fenêtre où Elmire avait tant surexcité
les sens de Paul B... Tout était bien changé dans
cette habitation aussi. Jacques M... était mort,
Elmire, comme nous l’avons dit plus haut, était
mariée et nos hôtes ne purent nous dire où elle
était avec son digne époux Judes F...
Et Paul B... où est-il à l’heure qu’il est ?
Rendu en Terre Sainte, infailliblement – dirait
mère Jeanne, si elle vivait encore – Elle avait une
grande Foi, mère Jeanne ; elle doit être sauvée !...
Par malheur, nous ne sommes pas aussi crédule
qu’elle : nous craignons fortement que Paul B...
avec les dispositions que nous lui connaissons, ne
touche le gibet, avant de toucher le sol de la
Palestine...
Un dernier mot !
Il y a des bonnes âmes, comme mère Jeanne,
qui ont une excessive confiance dans les
apparences, qui s’imagineront que notre Paul B...
est un personnage fictif, de notre invention. Pour
convaincre ces bonnes âmes du contraire, nous
102
n’avons qu’une question à leur poser :
Se rappellent-elles de feu le Docteur
L’Indienne1 qui disait son chapelet au pilori (ce
fait est connu), qui, après avoir passé pour un
grand dévot, est mort sur le gibet, à Québec,
écrasé sous le poids de ses crimes...
Entre cet affreux esculape et notre Paul B... où
est la différence ? – Il n’y en a pas de perceptible.
Et d’ailleurs combien d’autres faux dévots
comme Paul B... que nous touchons, que nous
coudoyons chaque jour, à chaque instant, rien que
dans notre bonne ville de Montréal... Les Paul
B... pullulent ; ils ne se servent pas tous des
mêmes moyens ; mais ils ont tous le même but :
Exploiter le vulgaire sous le masque d’une fausse
piété !

1
Sobriquet donné au nommé Marois trouvé coupable du meurtre le
plus atroce sur la personne d’un colporteur du nom de Guilmet, et qui a été
pendu à Québec il y a plusieurs années.

103
La Toussaint

104
Avez-vous entendu à votre réveil les sinistres
tintements de nos cloches, semblables aux tristes
mélodies d’une voix plaintive ? Avez-vous
entendu à la première pâleur du jour les sourds
mugissements des vents à travers les feuillages,
comme les derniers soupirs d’une lente
agonie ?.......
Avez-vous remarqué le hêtre jauni qui se
courbait vers la terre, comme le vieillard affaissé
qui s’incline dans la poussière ? Ce soleil radieux
qui lutte avec le nuage noir des tempêtes, ne vous
semble-t-il pas comme la gloire du monde
obscurcie par les passions orageuses de la vie ?
Cette feuille d’automne qui tombe lentement et
comme à regret de l’arbre qui l’a nourrie, ne vous
représente-t-elle pas le jeune homme d’une année
de vigueur et de gloire qui meurt aux espérances
d’un long avenir ?..........
.........................................................
Là-bas au bout noir de l’horizon, j’ai vu un

105
fantôme ! Il était languissant comme le moribond,
livide comme le cadavre ! Sa figure était
décharnée ; ses yeux étincelants comme ceux de
la bête fauve qui cherche sa proie ! De ses mains
longues et osseuses il semblait vouloir se
cramponner à des ombres qui fuyaient devant lui
comme l’éclair. Ces ombres étaient les richesses
et les délices de la terre ! Il prêtait l’oreille de
tout côté ; il entendait comme le bruit des flots
d’une mer mugissante ; la calomnie et la noire
envie !......
Hélas ! ce fantôme je ne le reconnus que trop !
C’était l’homme, c’était vous, ô mes amis !
c’était moi-même ! Il a tressailli quelque temps !
puis il s’est agité un instant comme le tigre qui
lutte avec les dernières angoisses de la mort ; puis
il est tombé ; il a passé comme le dernier rayon
du soleil couchant !.........
Tel est l’homme ! Ainsi passera le
monde !..........
.........................................................
Mes pensées sont sombres et tristes comme la
forêt qui se dépouille de ses habits de splendeur ;
106
comme l’astre radieux qui se cache derrière le
voile sombre des orages ; comme l’oiseau qui
chante ses adieux et laisse ses affections !
Mes pensées sont sombres et tristes comme le
terrible jour où la mort célèbre sa fête, proclame
son triomphe sur les débris de ses lauriers !
Je me suis levé ; j’ai entendu la cloche qui, il y
a vingt ans, annonça mon existence ! j’ai marché
lentement, lentement comme la monotonie
lugubre de sa voix !......
J’ai marché !..... Dieu !......
J’ai rencontré le vieillard qui chancelait sur le
bâton de ses ancêtres ; la jeune fille qui touchait à
peine la terre de son pas léger ; l’homme riche et
orgueilleux qui repose sur des lits d’or ; le
misérable aventurier qui s’endort sur le grabat du
pauvre pèlerin ; le monarque qui commande à la
terre ; l’esclave obscur qui plie sous le joug du
tyran ; ... je leur ai demandé à tous où ils allaient ;
ils m’ont tous répondu : Nous allons prier pour
les morts !......
Prier pour les morts !..... Avez-vous

107
entendu ?.......
Je les ai suivis.
J’ai vu un enclos isolé. Puis une porte étroite ;
un vieux pin brisé par les tempêtes.
Au milieu de cet enclos, il me sembla voir un
spectre hideux armé d’un sceptre tranchant,
entouré d’une foule innombrable de cadavres qui
chantaient des hymnes à sa louange ; puis, à ses
pieds, deux petits enfants qui jouaient avec la
poussière des grands !
Et autour de ce roi du néant étaient groupés
des croix funèbres, sur lesquelles on lisait encore
quelques dernières inscriptions, dernière mémoire
de la vie !
Et l’homme tombait comme anéanti aux pieds
de ces vains monuments du monde passé !.........
.........................................................
Je m’arrêtai devant une petite croix blanche, et
je lus ces mots :
« Émilie, décédée le......, âgée de 16 ans. »
Oh ! Émilie !... ce nom me rappela une jeune

108
fille que j’avais connue. J’adressai à Dieu la
prière des vierges, et je pleurai !... Elle était si
belle ! si pure, cette Émilie... Tu mourras donc
aussi toi à ton tour, jeune fille, toi qui souris
aujourd’hui avec tant de complaisance à
l’espérance d’un bel avenir que tu crois certain !
Tu mourras donc ! Dieu ! le croiras-tu ? oh non !
cet éclat, ces charmes, cette vigueur du jeune
âge... ces plaisirs, ces affections... cet amant que
tu aimes tant... ces amis qui te chérissent et qui te
flattent... oh non ! tout cela ne passera pas si
vite !... Tu dis cela, jeune fille ! Et pourtant
écoute bien ce glas sinistre ! Tu trembles !...
Regarde le sourire sardonique de ce spectre ! Tu
frémis ! Ne t’abuses plus, jeune fille !...
Vois cette rose, aujourd’hui si fraîche et si
vive, et demain si fanée, si penchée sur sa tige
mourante... Ainsi finira le jeune âge !...
Je m’inclinai sur une autre tombe, et je lus :
« Joseph, âgé de 18 ans ! Requiescat in
pace ! »
Repose en paix, pauvre jeune homme... Ton
nom, tes vertus, la gloire de tes ancêtres, tes
109
nobles talents, la mort n’a rien respecté ! Tu étais
riche pourtant ; tu aurais pu vivre, plus que tout
autre, indépendant des caprices, des malheurs du
monde, mais Dieu a dit à l’homme : Tu
mourras !...
Écoute bien, jeune homme, toi qui commences
aujourd’hui ta carrière avec éclat, qui brilles aux
yeux de tes collègues que tu as rendus jaloux de
tes succès... Tu mourras ! Que te restera-t-il de
tout cela ? Un vain nom que le temps effacera
comme tout le reste !
Je l’ai vu, l’amant adoré de son amante, goûter
les délices de l’affection la plus tendre. Était-il
heureux ? Non ! après le bonheur d’un jour venait
le revers d’une année qui détruisait tout,
jusqu’aux espérances de l’avenir ; et puis la
mort !... la mort ! ce terme inévitable de toutes
choses !
J’avançai encore plus loin.
Et je vis la colonne rongée de l’homme du
trône, dernier monument de la grandeur du
monde.

110
J’ai vu le grand adoré sur la terre, je l’ai vu
entouré de favoris, d’esclaves qui se courbaient
devant lui au seul son de sa voix, je l’ai vu plier
sous des habits d’or, savourer les mets les plus
délicieux. Aujourd’hui il dort dans la poussière !
le monde l’a oublié ; à peine trouve-t-il un
homme qui pleure sur sa tombe ! Il ne reste plus
de lui qu’un vague souvenir. Il est tombé de son
trône de gloire comme le lion majestueux qui,
après avoir promené dans les forêts son
indomptable indépendance et fait trembler tous
les animaux, va mourir ignoré dans un repaire
ténébreux. Il est tombé de ce trône comme cet
aigle qui, après avoir plané au plus haut des
cieux, va mourir au pied de cette immense
montagne qui, il n’y a qu’un instant, lui semblait
comme un petit point obscur ; comme ce guerrier
qui, après avoir dompté les nations et conquis
l’univers, va périr relégué sur une isle déserte.
Ainsi finira toujours l’homme superbe... la gloire
du monde !
J’ai vu la croix frêle et abandonnée du pauvre,
triste image de ce qu’il fut dans le monde.

111
J’ai vu la tombe du mauvais riche, devant
laquelle personne ne s’inclinait !...
Avares infâmes qui n’avez d’autre plaisir que
celui de palper un vil métal que vous avez peut-
être dérobé à l’indigence, vous mourrez à votre
tour ! Le monde maudira votre mémoire,
dissipera ces richesses que vous aurez amassées
dans l’inquiétude, le tourment et le remords !
J’ai vu le marbre blanc de l’homme au cœur
bienfaisant sur lequel pleuraient la veuve en
détresse, l’orphelin abandonné et le vieillard
infirme.
... Puis je me suis incliné devant le Christ qui
est au milieu du champ des morts, et j’ai pleuré
sur la vie des hommes.
Je me demandai à plusieurs reprises : Qu’est-
ce donc que la vie ? et une voix me répondit
toujours : La vie, c’est le sentier qui conduit à la
mort !
Et je me disais :
Puisque la vie n’est qu’un triste passage du
néant au néant, pourquoi l’homme s’y attache-t-il

112
tant ?
Puisque l’homme ne naît que pour mourir
aussitôt, pourquoi vit-il comme s’il ne devait
jamais mourir ?
Triste aveuglement !................
.........................................................
Et pourtant ne dirait-on pas en voyant
l’homme pleurer sur la tombe des morts, ne
dirait-on pas qu’il croit être exempt du même
sort ! Ses larmes sont comme celles d’un criminel
qui, sorti du bagne par un heureux hasard, pleure
en voyant un frère subir le dernier supplice. Ses
larmes sont froides et stériles !
Ô hommes ! encore une fois, ce n’est pas tant
pour pleurer sur la mort que sur la vie, que
l’Église vous appelle aujourd’hui !
Vous dites : La Toussaint est un jour
ennuyant ! Avez-vous bien pensé ? Avez-vous un
cœur sensible ou bien êtes-vous de ces cœurs de
rocher qui ignorez jusqu’aux plus légères
impressions de la mélancolie ?
Savez-vous ce que c’est que la mélancolie ?
113
La mélancolie, c’est cette vérité sinistre, cette
vérité de la tombe :
« Tout passe dans la vie. »
Et c’est le jour de la Toussaint qui nous
l’apprend.
Et puis vous n’aimez donc pas le souvenir ?
Voyez cette mère qui pleure sur la tombe de
son enfant. Elle est toute aux illusions d’un passé
plein de charmes. Elle se rappelle le jour où ce
fils bien-aimé a ouvert les yeux à la lumière.
Comme elle s’empressait autour de son berceau !
C’était le premier fruit de son hymen. Avec
quelle tendresse elle le pressait sur son sein
palpitant ! Quelles espérances ne formait-elle
pas ! Mais, hélas ! ces premières émotions d’une
tendre mère passent si vite ! Viennent les tendres
alarmes. L’enfant grandit, puis il meurt !... Et
aujourd’hui elle répète : Tout passe dans la vie !...
Ce souvenir, quoique pénible, ne lui fait-il pas
verser des larmes bien douces ?
Et puis l’époux et l’épouse, l’ami et l’amie que
la mort aura séparés, n’est-ce pas au jour de la

114
Toussaint que le souvenir les impressionnera le
plus ?
Ô ! jeunes filles, tendres jeunes filles, ne
pleurez-vous pas, vous surtout qui êtes si
sensibles, dites-moi, ne pleurez-vous pas lorsque
le jour commence à pâlir, que le ciel prend une
teinte semblable à un voile de crêpe, que la
cloche sonne lentement et dont la voix va se
perdre insensiblement dans le calme des solitudes
comme les derniers râles du mourant ; lorsqu’aux
pâles reflets du cierge funèbre, à travers les
vitraux du temple, vous apercevez des figures
pâles et pleureuses qui passent et repassent
comme des ombres et viennent se prosterner à la
porte de la cité des morts ?
J’ai tremblé ! j’ai frémi !
Et lorsque la voix faible et entrecoupée du
prêtre a dit avec la foule :
De profundis clamavi ad te, Domine, Domine,
exaudi vocem meam, j’ai senti comme une douce
émotion semblable à celle du juste qui laisse la
terre pour aller se reposer dans les bras de
Dieu !...
115
Et le vieillard, mon Dieu ! le vieillard...
Il y a quelques années, j’étais à la campagne le
jour de la Toussaint.
Je remarquai loin de la foule un vieillard qui
avait sa tête blanche appuyée sur le mur froid du
cimetière, et à ses côtés, une jeune fille vêtue de
longs habits noirs. Elle pleurait continuellement.
On eût dit la déesse de la mort, ou la divinité des
souvenirs ! Quel frappant reflet de la mélancolie
sur sa figure divinement pâle, douce et régulière !
Le vieillard regardait, puis une larme coulait
lentement sur sa joue osseuse !...
Et la jeune fille poussait un soupir douloureux.
Quel soupir ! hélas ! le soupir d’une mère qui
presse son dernier fils mourant sur son sein ; le
soupir d’une amante qui donne sur son lit de mort
une larme d’adieu à son amant !
Ce spectacle n’était-il pas d’une imposante
gravité ?...
Le tableau était parfait. Peut-on mieux peindre
en effet le passage de l’homme sur la terre que
par le contraste sublime d’un vieillard et d’une

116
jeune fille pleurant sur une tombe en ruines !
... La foule passa ; elle passa lentement comme
les ténèbres d’une nuit d’automne !
Le vieillard se tourna vers la jeune fille, puis
la pressant sur son sein glacé par l’âge :
– Pauvre enfant, lui dit-il, ne pleure plus !
– Ô ! mon père, mon père, dit la jeune fille,
Emmerick ne m’eût pas dit cela... il connaissait
trop bien le cœur d’une jeune fille !...
– Toujours Emmerick, dit le vieillard, toujours
lui !... Pauvre Flora !... Tout passe dans la vie !
Je t’ai vue naître au sein de la prospérité ; je
t’ai vue rayonnante sur le sein de ta mère... ta
pauvre mère que j’aimais tant ! Elle aussi, elle a
eu ses souvenirs !... J’étais riche alors... Hélas !
tout est passé !...
Il n’y a pas encore bien longtemps, pauvre
Flora, tu étais brillante de santé et de vigueur ; tu
étais gaie, car tu ne connaissais pas encore les
soucis, les chagrins : ton cœur était pur comme
l’onde argentée de la source de nos bois. Tout
cela est encore passé ! Te voilà à l’âge des
117
souvenirs ! Il me souvient moi-même de ma
première jeunesse, de mes premiers plaisirs, de
ces premières émotions d’amour qui firent battre
mon cœur ; j’étais comme toi aussi, n’espérant
que le bonheur : tout cela a passé encore !
Il me souvient encore de ce jour délicieux où
j’épousai ta mère ; ce fut le plus beau jour de ma
vie. Il est passé ! Et ta pauvre mère, et ces amis
que j’avais invités à ma table, où sont-ils, ô ma
Flora ? Ils sont passés !...
Et ces cheveux qui ont blanchi avec les
chagrins, ces cheveux passeront comme tout le
reste ; car tout passe dans la
vie !............................................................
...........................................................................
...
Dieu ! il est donc vrai :
Tout passe dans la vie !
Et si tout passe, que sommes-nous donc, nous
autres, sur la terre ?
Laissons de côté, pour un instant, les pensées
du siècle ; abandonnons, pour un instant, ces
118
espérances qui nous bercent, ces folles illusions
que nous nous formons comme les chimères dont
l’insensé se repaît ; ces faibles lueurs de bonheur
et de joie qui passent rapidement et ne nous
laissent en disparaissant que l’ennui et le
dégoût... et que sera la vie ?
Mon Dieu ! que sera la vie ?
Le pénible souvenir du passé... la vaine
espérance pour l’avenir... et puis... la mort !...

(1844)

119
La campagne

120
I

Pour celui qui aime les diversions agréables,


qui hait le tumulte d’une ville, qui se plaît à
goûter la brise fraîche, le parfum mielleux de la
campagne, à méditer à loisir sur les vicissitudes,
les courtes joies, la rapidité du pèlerinage de
l’homme ; nous lui conseillerons de s’embarquer
par une de ces belles et radieuses journées d’été,
alors que le soleil commence à darder ses reflets
d’or sur la surface limpide de notre fleuve, et de
suivre en observateur attentif les rives des eaux
qui baignent les côtes de la Pointe-Lévy.
Vous traversez rapidement sur un joli petit
vaisseau à vapeur, vous pratiquez mille sentiers à
travers les mille vaisseaux qui déploient leurs
voiles mouillées et laissent flotter en tournoyant
les banderoles de leur grand mât ; vous entendez
le chant du nautonier et puis quelquefois le
premier tintement de la cloche majestueuse de la
cathédrale ; vous jetez, en vous éloignant, les
121
yeux sur les toits dorés de la ville, puis vous
approchez du rivage. Déjà vous êtes sous la
douce influence de la campagne, vous vous
sentez changé en nouvel homme, vous respirez
un air pur, vous goûtez les charmes de la solitude.
Plus de bruit ; rien que le souffle du zéphyr qui se
joue dans les arbres, que le ramage de l’oiseau
qui éveille ses petits.
Vous débarquez ; vous foulez le tendre gazon,
l’herbe fleurie. Vous commencez votre route ;
heureux pèlerin, vous marchez gaiement en
fredonnant une chanson des bois ; vous passez de
larges plaines émaillées de fleurs où vous
apercevez en groupe la famille de l’homme des
champs, image d’un bonheur sans mélange ; vous
vous inclinez devant la croix de bois, monument
des souvenirs ; vous vous désaltérez à l’onde pure
et glacée de la source dont vous entendez le
roulement sur les gravois, et puis vous continuez
toujours. À chaque pas vous vous trouvez mieux,
vous avez de nouvelles merveilles sous les yeux.
Vous n’êtes pas seul ; vous êtes accompagné
d’une foule de petits oiseaux qui vous suivent,
vous devancent, vous environnent et semblent
122
vous dire dans un langage invitant : Marche,
marche toujours !...
Après avoir fait quelques lieues, vous
apercevez dans le lointain la flèche svelte et
élancée d’un clocher brillant, vous approchez
encore ; vous arrivez sur une petite éminence et
vous apercevez le plus joli petit village !... oh !
un village mignon, merveilleux, poétique !
N’allez pas plus loin ! ne passez pas ici sans vous
reposer. Attendez que le souffle du soir vienne
agiter la touffe verdoyante de ces beaux arbres,
que le soleil vienne, à son coucher, disséminer
ses rayons pourpres et azurés à travers les
sinuosités de ces bocages, ou se refléter sur les
ondes paisibles et argentées qui se jouent à leurs
pieds. Attendez que le tourtereau vienne dans ses
gazouillements saluer le jour qui pâlit, caresser
tendrement, becqueter amoureusement la jeune
tourterelle ! que la cloche vienne promener dans
les bois sa voix si expressive et pleine d’une
poésie ravissante !
Aujourd’hui qu’un voile sombre et d’horreur
s’est répandu sur notre triste cité ! aujourd’hui

123
que la joie et l’espérance se sont évanouies pour
nous, moi, j’aime comme cela à laisser le
spectacle effrayant des ruines ! j’aime à aller
secouer de mes pieds la cendre des choses
humaines, la poussière des grandeurs du monde,
là, dans ces campagnes où il ne régna jamais que
la belle simplicité du premier âge.
Quand je laisse la ville, j’aime à gagner ces
vastes solitudes où l’homme est seul avec lui-
même, où la pensée règne sans obstacle et dans
toute sa sublimité. J’aime que les vents fassent
craquer sourdement les forêts ; que les flots en
fureur viennent se briser à mes pieds ; que la
tempête gronde sur ma tête ; et puis, après l’orage
vient le calme : j’aime alors le soleil qui perce les
brouillards ; j’aime le zéphyr qui détache des
feuilles la rosée en mille petits globules
étincelants, qui caresse le gazon qui a reverdi, la
fleur qui s’est éclose..........
...........................................................

124
II

Ne vous est-il jamais arrivé dans vos


promenades champêtres de vous reposer sous le
toit de paille d’une de ces petites huttes que vous
rencontrez de distance en distance et que vous
voyez isolées des autres, entourées de vieux
sapins dépouillés de verdure et portant aux cieux
leur cime penchée. Entrez donc, voyageurs
indifférents ; c’est la cabane du fils de la
charrue...
Garde le silence, n’aboie plus, ô fidèle gardien
du bercail ; le loup ne dévorera plus tes brebis,
car nous avons entendu ta voix jusque dans les
montagnes... Nous sommes de pauvres pèlerins ;
nous voulons saluer le fils de nos premiers pères
et ses petits-enfants...
Ô riches orgueilleux des villes superbes !
dites-moi si, sous vos lambris dorés, vous goûtez
le bonheur paisible du bon paysan. Dites-moi si,
dans le tumulte de la foule des envieux, vous
respirez comme lui l’air pur et embaumé des
fleurs. Vous éveillez-vous comme lui au son de la

125
cloche du matin, avec les chants joyeux de
l’oiseau ? Entrez donc, voyageurs insensibles,
abandonnez pour un instant ces souvenirs, ces
pensées de grandeur et d’orgueil ; et vous qui
aimez la simplicité, venez la voir dans toute sa
pureté...
Un jour au coucher du soleil, je marchais sur
le rivage, mesurant mes pas sur le roulement
monotone des flots. Je vis dans une large plaine
une de ces modestes chaumières ! je sentis battre
mon cœur de plaisir. Ce fut une sensation que je
ne saurais expliquer.
Sur le seuil un vieillard décrépit balançait sur
ses genoux chancelants un petit enfant qui
caressait sa longue barbe blanche. À côté du
vieillard était une jeune fille, dans la fleur de
l’âge, rayonnante de santé et de joie. Ce
rapprochement des trois âges de la vie, là au pied
d’une chétive cabane qui menaçait de s’écrouler
sous le poids des temps, était imposant. Triste
sublimité ! Je regardais le petit enfant et puis le
vieillard qui tremblait et je me disais : Mon Dieu,
est-ce donc là tout le pèlerinage de l’homme ! Et

126
puis, quand je regardais la jeune fille au front si
pur et si calme, au sourire si joyeux et si candide ;
quand je considérais ce vif incarnat de
l’innocence et de la vigueur répandu sur ses
traits, je me disais : Cette jeune fille sera pourtant
comme ce pauvre vieillard un jour ; mais ce jour
doit être bien loin au moins !
Le vieillard, lui, regardait le petit enfant et la
jeune fille en versant des larmes. En eux se
concentraient tous ses souvenirs ! Oh ! il pourrait
bien me dire, lui, quel est la durée du jour que
l’homme passe depuis sa naissance jusqu’au
tombeau ! Comme ses paroles sont sinistres pour
le jeune homme ! « Pauvre petit, disait-il, au jour
de ta naissance le pauvre vieillard pleura sur ton
berceau ; car lorsque la cloche du hameau
proclama ton existence, le pauvre vieillard se
rappela qu’un jour passé une famille joyeuse
aimait à répéter son nom comme le tien !.......
« Pauvre petit, un jour à venir tu endormiras
comme moi sur ton sein le fils de ton fils, ici dans
cette vieille chaumière où j’ai été bercé moi-
même ; cette chaumière est le plus beaux de mes

127
souvenirs !.... »
Ô ! entrez donc, passants, dans la chaumière,
si vous aimez les scènes attendrissantes...........
...........................................................

III

Aimez-vous, comme ce pauvre vieillard, à


vous entretenir de souvenirs ? Le souvenir, c’est
la mélancolie, car le souvenir est toujours
douloureux, soit qu’il vous rappelle un malheur
ou un plaisir.
Quand je suis à la campagne, je ne m’occupe
que de souvenirs. Ô souvenir ! quelle puissance
n’as-tu pas sur mon cœur !... L’arbre touffu me
rappelle un bocage odoriférant où j’ai passé mon
enfance. Comme l’ombre y était douce ! comme
le repos y était bienfaisant ! Oh ! je m’en
souviens ! C’est là que j’ai eu mes premiers
plaisirs ; c’est là que j’ai connu mes premiers
amis !...
Vous êtes sur le bord d’une petite rivière :
128
vous aimez tendrement. Vous voyez passer une
nacelle à la coupe fine et élégante, aux voiles
blanches comme la neige. Vous dites : Oh ! cette
nacelle ressemble à celle où j’ai vogué aux côtés
de celle que j’aime. Dieu ! comme les eaux
étaient calmes, comme les zéphyrs étaient
badins !... Et votre cœur bat doucement !...
Le souvenir dans la solitude : c’est là où il
règne, comme la pensée, sans obstacle.
Vous êtes dans une épaisse forêt : il y a un
silence parfait. Pour peu que vous ayez
l’imagination féconde, ne vous rappelez-vous pas
toute l’histoire de votre vie ? Votre imagination
ne vous retrace-t-elle pas tous les lieux que vous
avez visités, les plaisirs, les délices que vous avez
goûtés, les beautés, les merveilles que vous avez
vues, les douleurs, les peines que vous avez
éprouvées ?
Écoutez, par exemple, le pauvre exilé qui
chante, le front appuyé sur un rocher solitaire, ses
adieux à sa patrie. C’est le souvenir qui parle :
« Adieu, campagne, séjour de mon enfance !

129
« Adieu, beaux arbres qui m’avez vu naître,
montagnes que j’ai tant de fois gravies, forêts que
j’ai si souvent traversées !
« Je n’irai plus à l’ombre du hêtre verdoyant
me soustraire aux rayons d’un soleil brûlant,
entendre le gazouillement des oiseaux !
« Petits oiseaux, que chantez-vous ?
« Comme moi, vous chantez douloureusement
votre pèlerinage ; comme moi, vous passez sur
une terre étrangère. Petits oiseaux, adieu !
« Ô Saint-Laurent ! je n’irai plus sur tes rives
entendre le roulement de tes ondes ; aux jours de
tempête le mugissement de tes vagues ne
m’endormira plus !
« Et cette cloche qui appelle en ce moment le
laboureur à sa table, cette cloche ne m’éveillera
plus ! »...........
...........................................................
Ô campagne, pays des souvenirs, combien
l’âme sensible se plaît dans tes bosquets
silencieux ! l’âme qui aime à méditer, qui se plaît
dans ces rêves dorés que tu prêtes à
130
l’imagination !... Ô campagne, patrie du poète,
c’est dans ton sein qu’il nourrit sa muse, car le
poète ne vit que de souvenirs et d’espérance ;
c’est le souvenir qu’il redit, c’est l’espérance
qu’il invoque dans ses chants !...............
...........................................................

IV

Aimez-vous quelquefois les pensées


sombres ?
Oh ! il me souvient d’un jour d’automne que
je passai à la campagne !
Vous avez entendu quelquefois de ces
immenses montagnes toutes couvertes de noires
forêts et qui baignent dans une mer
bouillonnante ; vous avez entendu ces sourds
mugissements des vents à travers les arbres et qui
semblent être les derniers du tigre mourant.
C’était un jour de la Toussaint. Le soleil

131
s’était caché derrière de gros nuages grisâtres qui
roulaient rapidement dans les airs ; la nature
s’était couverte d’un voile de deuil. Je suivais la
rive du fleuve, ayant d’un côté des montagnes qui
se perdaient dans les nues, de l’autre une mer
orageuse toujours prête à m’engloutir. J’entendais
le tintement de la cloche qui appelait les hommes
sur le bord des tombes, et toujours ce vague
mugissement des orages, le craquement des
arbres qui pliaient, résistaient et finissaient par
rouler avec fracas sur la pente des montagnes.
Je me rendis au champ des morts !...
Quand je voyais tous les hommes s’incliner le
front dans la poussière, devant la croix rongée
des tombeaux ; quand j’entendais le pasteur prier
pour les âmes de mes ancêtres ; quand je voyais
le vieillard se pencher sur la terre qui devait
bientôt l’ensevelir dans son sein, la jeune fille
pleurer sur l’urne qui lui avait dérobé ses plus
tendres espérances, le jeune homme embrasser le
marbre froid qui lui retraçait ses plus beaux
souvenirs, hélas ! mon cœur était sous l’influence
de ces impressions sombres et terribles qui

132
bouleversent et accablent.
Triste fatalité ! aujourd’hui je pleure l’homme
qui n’est plus, et demain l’homme qui vit me
pleurera à son tour !...
Et puis le jour de deuil passait ! Le glas de la
mort cessait ; tout était fini, jusqu’au dernier
souvenir de l’homme...
La foule cessait de fouler la cendre des morts ;
j’entendais le roulement des portes du cimetière
qui se refermaient ; je croyais voir les mânes qui
se renfermaient dans leurs tombes, et puis le ver
du tombeau qui continuait en silence sa tâche sur
le
cadavre !..............................................................

Les ruines à la campagne n’ont-elles pas une


teinte de poésie sublime !...
Je ne sais si tout le monde éprouve les mêmes

133
sensations que moi, à la vue d’une de ces
habitations désertes, abandonnées, environnées
d’une effrayante solitude, surtout lorsque la nuit
est bien noire et que l’éclair seul vient jeter sur
ces ruines une lueur pâle et sinistre ; lorsque les
vents viennent se précipiter en sifflant dans les
carreaux des fenêtres et font mouvoir rapidement
sur leurs pivots les banderoles de métal fixées
aux extrémités du toit, qui font entendre alors un
bruit semblable aux roucoulements de l’oiseau de
mauvais augure ; lorsqu’enfin la pluie vient
tomber avec fracas sur le toit qui craque
sourdement, ou battre violemment le long des
murailles disjointes.
Il m’est arrivé une fois de passer près d’une de
ces misérables et antiques habitations qui devait
bientôt n’offrir qu’un amas de ruines et qui avait
quelque chose de grand et d’imposant dans son
ensemble et dans sa construction robuste. On
l’eût prise pour un ancien château, à voir ses trois
grandes lucarnes en demi-cercle, ses croisées
taillées en gothique, son énorme portique à
colonnettes toscanes, son dôme affaissé, la haute
et forte balustrade qui l’entourait, et le vieux
134
chêne centenaire qui laissait pendre sur son toit,
couvert de mousse, ses rameaux nus et sans
verdure, comme s’il eût voulu encore une fois
protéger cette espèce de vieux manoir des injures
du temps.
Dans la belle saison, c’était le refuge de tous
les chantres des bois. L’oiseau venait y chanter
sur les branches du vieux chêne ou folâtrer sur la
mousse jaunâtre du toit ; l’hirondelle au
printemps y faisait son nid sous les dalles et sous
les corniches des vitraux ; l’écureuil y grugeait sa
pâture dans le grenier, où il pouvait pénétrer par
les mille ouvertures que les orages avaient
pratiquées partout.
J’entrai dans cette maison. L’intérieur n’offrait
rien de mieux que l’extérieur. Vous y aperceviez
le même degré de vétusté, de délabrement et de
solidité. L’écho y répétait vos pas quelque légers
qu’ils fussent. Les murs n’offraient plus que
quelques rares taches d’un crépi sale et usé ; les
plafonds ne consistaient plus qu’en un ensemble
dégoûtant de lattes croisées et toiles d’araignée ;
les portes sont disjointes et crient sur leurs gonds

135
rouillés. Partout un air fétide et suffoquant. Les
chambres sont vastes ; les volets fermés y
entretiennent une obscurité aussi horrible que
celle d’un tombeau enfoui à dix pieds sous terre.
N’est-il pas vrai que ces habitations
abandonnées ont quelque chose d’effrayant et de
grand à la fois ? Ne ressentez-vous pas en les
approchant une crainte vague, une sueur froide,
qui vous fait trembler ?
Et lorsque le soir vous y apercevez quelques-
uns de ces météores enflammés qui tournoient, ne
croyez-vous pas voir l’esprit des ruines, les
ombres de ceux qui y ont habité ?...
...........................................................

VI

Voulez-vous quelque chose de plus


satisfaisant ? Que dites-vous des veillées de
campagne ?... Une lampe à large bec jette sur les
cloisons mousseuses une lumière obscure ;
136
l’homme des champs est assis près de l’âtre
pétillant, entouré de son épouse filant son lin, et
de ses petits enfants qui s’amusent avec des
châteaux de cartes ; et la jeune fille au fond de
l’appartement qui rêve son avenir avec son
amant.
Aux jours de fête, la grand’mère y rassemble
ses petits fils et leur dit les histoires du vieux
temps, les miracles des sorciers.
Oh ! que j’aime ces narrations où le bon
vieillard verse des larmes sur un passé plein de
charmes, lorsqu’il raconte avec orgueil les
premières actions de sa vie à ses petits enfants,
qui sourient d’espérance en attendant le jour où
ils pourront en faire autant.
J’ai passé de ces veillées bien souvent ; je me
suis mis en cercle avec ces bons agriculteurs, j’ai
pris part à leur conversation.
Quelquefois, dans les grandes chaleurs, nous
allions sur le seuil de la porte voir l’étoile briller
au ciel, entendre le bruissement de la chauve-
souris, quelquefois la voix du berger qui chantait
ses amours en reconduisant son troupeau. Ah !
137
que ces chants du soir étaient poétiques ! que
j’aimais ces accents passionnés qui s’éloignaient
insensiblement dans les bois !...
Et puis quand l’heure du sommeil sonnait, je
voyais la famille se prosterner devant l’image de
Dieu, et le vieillard de sa voix tremblante
bénissait le ciel pour le jour qui venait de finir et
l’implorait pour le lendemain.
Et quand la prière était finie, chacun se signait
avec le buis bénit et attendait le matin dans un
sommeil paisible...
...........................................................

VII

Quand vous êtes à la campagne, aimez-vous


comme moi à bâtir des châteaux en Espagne ?
Vous croyez que je m’amuse avec ces rêves,
ces images que l’ambition se forme. Vous croyez
que j’aspire à un bonheur chimérique, que je

138
désire par exemple un trône, une majesté
suprême, des habits d’or, des palais superbes, des
favoris flatteurs, des esclaves enchaînés, des
richesses immenses, un nom brillant !... Ô mon
Dieu, non ; ce qui me charmerait, ce qui me
procurerait ce bonheur que je rêve si souvent, ce
serait une jolie petite maison de campagne,
couverte de chaume, proprement blanchi,
entourée de pins touffus ; j’aimerais que l’oiseau
y chantât toujours ; je désirerais une modeste
aisance, une épouse chérie pour la partager avec
moi, et deux véritables amis pour toute société.
S’il ne tenait qu’à désirer, je n’oublierais pas
la petite rivière aux cascades bouillonnantes, les
bocages fleuris, j’aurais de petits troupeaux ; je
m’érigerais en berger ; comme la houlette et le
flageolet me charmeraient !...
Il me semble que tous les jours s’écouleraient
sans ennui.
Je me lèverais avec le soleil ; je consacrerais
ces premières heures du jour à la poésie ;
j’aimerais par exemple à saluer dans mes vers ce
beau soleil qui se réfléchirait comme une teinte

139
d’or sur les rideaux blancs de mes fenêtres, à
dépeindre ces belles scènes de la nature de ma
chère patrie !...
Au milieu du jour j’irais dans les champs voir
le moissonneur et ses fils chargés d’épis dorés ; je
partagerais leur collation frugale.
Sur la fin du jour, j’irais dans les bois
poursuivre le lapin, abattre le gibier ; et au
crépuscule j’irais chez mes amis raconter les
plaisirs de la journée.
Mon Dieu ! tout ceci n’est pas impossible
pourtant.
J’y pense souvent ; je m’amuse avec
l’espérance de pouvoir réaliser un jour mes vœux.
Cette espérance seule me fait vivre et charme
mon existence.
Voilà tous mes châteaux en Espagne.

(1844)

140
141
Table

Un épisode de la vie d’un faux dévot...................4


La Toussaint.....................................................104
La campagne ....................................................120

142
143
Cet ouvrage est le 114e publié
dans la collection Littérature québécoise
par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec


est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.

144

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