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Le « corpus 1 » des philosophes :
Platon, Descartes, Merleau-Ponty
1. Nous reprenons ici, en le modifiant, le titre de l’ouvrage de Serge Le Diraison et Éric Zernik,
Le Corps des philosophes (Paris, Puf, « Major », 1993), dont nous avons repris en substance bien
des analyses lumineuses.
2. Voir Catherine Joubaud, Le Corps humain dans la philosophie platonicienne, étude à partir du
Timée, Paris, Vrin, 1991.
3. Voir Martial Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, II, « L’âme et le corps », Paris,
Aubier, 1953.
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Platon : la mesure du corps
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d’un futur. C’est ce que Socrate explique à Calliclès dans un texte célèbre
du Gorgias :
Mais tout de même la vie dont tu parles, c’est une vie terrible ! En fait je ne serais
pas étonné si Euripide avait dit la vérité. Je cite le vers : « qui sait si vivre, ce n’est
pas mourir et mourir ce n’est pas vivre ? ». Tu sais, en réalité, nous sommes morts.
Je l’ai déjà entendu dire par des hommes qui s’y connaissent : ils soutiennent qu’à
présent nous sommes morts, que notre corps est notre tombeau […]. D’ailleurs un
sage fait remarquer, que de tous les êtres qui habitent l’Hadès […], les plus malheu-
reux seraient ceux qui […] devraient à l’aide d’une écumoire apporter de l’eau dans
une passoire percée […]. Oui, il comparait l’âme de ces hommes à une écumoire.
Platon, Gorgias, 492d-493d, in Œuvres complètes, op. cit., p. 468-469.
Si l’âme n’introduit pas de l’ordre dans le corps, celui-ci ne sera plus qu’un
chaos. Il faut se préoccuper, avoir soin (epimeleia) du corps en nous (car le
corps est « dans » l’esprit, dès lors que c’est l’esprit qui « limite » et
« contient » le corps), ce qui signifie aussi bien avoir soin de notre juste place
dans l’ordre du monde. Cosmos, le contraire du chaos, est lié à « cosmétique ».
Mais avoir soin du corps n’est pas une simple question de « cosmétique » ou
de « fards » : il ne s’agit pas simplement de soigner la beauté du kaloskaga-
thos, « l’homme beau et bon » qui reflète par l’apparence soignée de son
corps, aguerri dans les exercices de la palestre, les vertus morales du citoyen.
Il s’agira bien toutefois de suivre un régime ; mais ce régime est pour l’esprit
et contrôlé par l’esprit : une bonne diététique est le garant d’un bon gouverne-
ment de soi (éthique) et des autres (politiques). Là où le tyran est présenté
comme un carnassier, le philosophe a un idéal ascétique (de askésis, la disci-
pline) : prendre soin de son corps, c’est surtout ne pas multiplier les soins
inutiles, mais soigner intelligemment ce qu’est le corps (selon une bonne chre-
sis ou un bon usage des moyens) en vue de l’accomplissement intelligent de
tout notre Être (le telos de la vie bonne dans la cité). Les « friandises » de
la République parfaite, la Callipolis de Platon, sont ainsi ironiquement bien
frugales : « Ils se nourriront de farines qu’il auront préparées à partir de
l’orge […], ils les feront griller, ou ils le pétriront pour en faire de belles
galettes et du pain servi sur du chaume 1. »
Sans l’ordre de l’esprit, le corps n’est plus qu’un désordre ; mais l’ordre que
l’esprit introduit dans le corps est lui-même un ordre articulé. Platon propose
ainsi dans le Gorgias une combinatoire célèbre : la discipline (techne) que
nous nous imposons peut porter sur le corps ou sur l’esprit (1). Il y a deux
formes à la discipline, la forme éducative et la forme correctrice (2). Ces deux
formes « normales » peuvent chacune se corrompre en formes pathologiques
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l’âme soit au corps, et qui se rapportent analogiquement les uns aux autres
selon des rapports de rapports. Ce que l’âme est au corps, la législation (qui
forme nos âmes) l’est à la gymnastique (qui éduque le corps), et le même
rapport se répète entre la justice (qui apprend à corriger l’injustice) et la
médecine (qui remédie aux déséquilibres du corps). Mais de même que, pour
les arts du corps, la gymnastique (forme éducative) se corrompt en cosmétique
et que la médecine (forme correctrice) se corrompt en cuisine pour les igno-
rants, de même, pour ces mêmes ignorants, la législation se dénature dans la
mauvaise formation proposée par les sophistes et la justice, qui corrige en
vérité, se gâte dans la rhétorique judiciaire qui apprend, au mépris du vrai, à
briller dans un tribunal.
Mais c’est toujours l’âme, et les arts de l’âme, qui règlent les (bons) arts du
corps, en tant que c’est l’esprit qui évalue. L’esprit articule le réel, quand le
corps confond tout. Si jamais nous abandonnions au corps la puissance d’éva-
luer, il introduirait du désordre jusque dans les arts de l’âme. Si au contraire
l’âme domine, l’ordre règnera jusque dans le corps ; si bien que la combina-
toire à huit « cases » du Gorgias est en réalité une hiérarchie réglée (législa-
tion, justice, gymnastique, médecine définissent le bon ordre, du supérieur à
l’inférieur, de la formation de l’âme à la correction du corps) qui menace à
chaque instant de se dégrader en une terrifiante anarchie, qui mettrait sur un
plan d’égalité perverse tous les (faux) arts de la tromperie (cuisine, cosmé-
tique, sophistique, rhétorique) qui ont pour l’ignorant la même valeur ou la
même non-valeur.
De toute façon, si l’âme n’était pas là pour surveiller le corps, si le corps était
laissé à lui-même, si la cuisine et la médecine n’étaient plus ni reconnues ni distin-
guées par l’âme, et si c’était au corps de décider ce qu’elles étaient en mesurant
approximativement les plaisirs […], alors la formule d’Anaxagore […] se trouverait
largement vérifiée, je veux dire que toutes les réalités seraient confondues pêle-mêle
et reviendraient au même […].
Gorgias, 465c, in Œuvres complètes, op. cit., p. 436.
Les mauvais désirs ne sont jamais les désirs de notre seul corps (ses simples
besoins) mais bien des désirs de l’âme, mais en tant que l’âme est (é)mue et
déréglée par le corps, ou n’est plus au principe d’elle-même pour imposer sa
loi au corps. Si le corps devient principe (archè) d’évaluation, il n’y aura plus
aucun ordre de valeur, car le corps n’est qu’un faux principe, pour ne pas dire
le principe du faux : les enfants, qui suivent leur corps, préféreront toujours
les cuisiniers aux médecins. Pire encore : c’est le méta-corps politique qui est
directement menacé par l’anarchie des corps. La politique, dans la démocratie
athénienne, n’est plus pour Platon qu’un jeu d’humeurs corporelles, une mul-
tiplicité qui ne trouve plus la règle de son unité : la recherche des plaisirs
est un principe d’atomisation. La cité démocratique a des « couleurs », qui
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réjouissent sans doute le regard des ignorants, mais avec les apparences de la
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vie, elle se désagrège :
Il y a des chances pour que cette constitution soit la plus belle de toutes. Comme
un manteau bigarré, orné de toutes les couleurs, ce gouvernement bariolé de tous
les caractères semblerait être le plus beau […] à l’image des ornements bigarrés qui
subjuguent les enfants et les femmes.
Platon, République, VIII, 557c, in Œuvres complètes,
op. cit., p. 1723-1724.
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a certes la perte de la justice originelle, mais cette perte n’est elle-même
comprise que comme le déplaisir que nous éprouvons à soumettre les désirs
du corps, en eux-mêmes radicalement innocents, à une règle de justice.
L’incarnation n’est pas la faute, elle n’est même pas au principe de la faute.
Le corps est irresponsable et innocent. Mais la difficulté que nous éprouvons
à répondre de notre corps est le signe (le sêma) cependant d’une innocence
perdue : nous ne vivons plus notre corps de manière heureuse, comme nous
le vivions dans l’Éden.
Secondement, l’incarnation a des degrés, selon « le décret d’Adrastée » : on
peut descendre plus ou moins lourdement dans l’épaisseur du corps.
Quand, incapable de suivre comme il faut, l’âme […] par quelque malchance
gorgée d’oubli et de perversion, elle s’est alourdie et sous l’effet de ce poids a perdu
ses ailes et s’est abattue sur la terre, alors une loi veut qu’elle ne s’implante en
aucune sorte de bête à la première génération, mais que l’âme qui a eu la plus vaste
vision aille dans la semence d’un homme appelé à devenir un ami du savoir, ou un
ami de la beauté […]. Dans toutes les incarnations, l’homme qui a mené une vie
juste reçoit un meilleur lot, et un lot moins bon dans le cas contraire […]. Alors
l’âme d’un homme passe dans une existence animale, et celui qui fut homme une
fois quitte l’existence animale et revient à la condition d’homme.
Platon, Phèdre, 248c-249b, op. cit., p. 40-41.
Le corps est donc d’abord un « arrêt » dans cette descente, et non pas un
« lest ». Le corps est une condition que nous ne choisissons pas. Mais il cor-
respond aussi mystérieusement à des choix antérieurs : nous avons le corps
que nous méritons. Nous sommes en cela moralement responsables du corps
que nous avons, et responsables en conséquence des déterminismes sensibles
qu’il nous impose, croyons-nous à tort, arbitrairement. Le corps est transi par
une valeur morale, il est ce que nous avons voulu qu’il soit. Mais, pour Platon,
nous ne devons plus le vouloir : la faute consisterait à vouloir ce que nous
avons voulu avant notre naissance (de manière mythique, comme si la liberté
se précédait toujours elle-même), mais aussi au cours de notre vie (dans l’his-
toire de nos victoires et de nos défaites morales), à ne pas dépasser le passé
de notre volonté qui s’est comme cristallisée dans ce corps, dans le système
par exemple de ces mauvaises habitudes (de boire, de trop manger, de pares-
ser, etc.). S’il est toujours difficile de traduire les mythes en concepts, comme
le rappelle Cassirer, on peut voir cependant dans ce texte l’énigme du rapport
entre le corps et la liberté : Platon suggère que nous portons la responsabilité
de ce que nous sommes, jusque et y compris ce corps qui nous est tombé
dessus, cette « coquille d’huître » à laquelle ma liberté adhère depuis la nais-
sance, mais où elle ne cesse aussi de s’enchaîner elle-même. Notre corps, c’est
nous et ce n’est pas nous. C’est nous, car nous l’avons voulu (au sens où l’on
dit : « tu l’as bien cherché… ») ; Sartre dira que nous décidons continûment
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non pas du corps que nous avons, mais du sens qu’il a pour les autres et pour
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nous : je peux être laid, mais je vis aussi toujours ma laideur selon un certain
style, de manière triste, ou avec indifférence, ou avec grâce ; je peux même en
faire une arme paradoxale de séduction. Mais le corps, ce n’est pas nous, car
nous pouvons et devons désirer, pour Platon, au-delà de lui.
C’est pourquoi le corps n’est en rien méprisable. C’est par et dans le corps,
et notamment par la contemplation des beaux corps, que s’effectue la conver-
sion de l’âme dans le Phèdre. Le véritable problème n’est donc pas le corps,
mais d’en rester au corps. Le beau corps a un éclat, mais cet éclat nous met
littéralement comme hors de nous, c’est-à-dire nous transporte hors de notre
corps. Loin de nous centrer sur notre propre désir et sur nos manques, le
beau corps nous révèle un désir plus profond que le désir sensible, qui n’est
pas l’expression d’une déficience, qui ne nous centre pas étroitement sur nous
ou qui n’a pas les insuffisances du corps pour principe. Au contraire, ce désir
nous décentre en nous révélant un autre principe que le corps désirant. Dans
l’expérience authentique de la beauté, se rappelle à nous ce qu’une mauvaise
expérience du plaisir avait fait trop vite oublier : que le véritable principe du
plaisir n’est pas le corps mais l’âme, qui « retient », qui « mesure », et le prin-
cipe même de l’âme – le principe du principe, si l’on veut, ou ce qui la met
en mouvement –, le souvenir et la recherche du vrai.
À la vue de la beauté d’ici-bas, au souvenir de la beauté véritable, on prend des
ailes et, pourvu de ces ailes nouvelles, on désire s’envoler sans pouvoir le faire, on
lève comme l’oiseau son regard vers le ciel, on néglige les choses d’ici-bas […]. Mais
se ressouvenir des choses de ce monde-là à partir des choses de celui-ci n’est point
facile pour toute âme […]. Il n’en reste donc qu’un petit nombre qui conserve assez
bien le don du souvenir. Celles-ci, quand elles aperçoivent une imitation des choses
de là-bas, sont hors d’elles-mêmes et ne se possèdent plus. Mais elles ne com-
prennent pas la nature de ce qu’elles éprouvent […].
Platon, Phèdre, 250a, op. cit., p. 42.
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non seulement aveugle, mais destructeur. C’est le corps lui-même, dans l’expé-
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rience vraie du désir et du beau, qui nous rappelle donc à redécouvrir notre
intelligence.
Le corps humain n’est donc pas un tombeau, il est cela même où se joue
le mouvement par lequel la vie se reprend et se convertit au vrai. Certes, cela
ne va pas sans équivoque. Socrate accuse ironiquement par exemple Criton
de confondre « Socrate » avec « le corps de Socrate ». Plus précisément, il
s’amuse de voir Criton se préoccuper de ce que deviendra le cadavre de
Socrate une fois que lui, Socrate, sera mort. Et il est vrai que dans le corps
mort de Socrate, il n’y a plus du tout Socrate, en dépit de certaines traditions
religieuses qui voient dans le corps cadavérique un prolongement matériel du
vivant (si bien que mutiler un cadavre, c’est encore s’attaquer à l’identité
personnelle de celui qui est mort). Mais on remarquera que si le corps mort
de Socrate n’a plus rien de Socrate, il n’en va pas tout à fait de même du
corps vivant de Socrate avec lequel Socrate « fait corps ». Socrate n’est pas en
train d’expliquer que notre corps vivant est déjà (comme) un cadavre, mais
simplement de rappeler que notre corps, une fois mort, n’a plus aucun rapport
à nous : il n’est ni le corps de Socrate, ni le corps de Callias, ni le corps de
personne. Il n’est plus le corps de Socrate qu’en un sens radicalement équi-
voque, comme si, pour nous qui sommes pourtant vivants, la distinction entre
la vie et la mort ne comptait plus. Or c’est précisément cette distinction entre
la vie et la mort, dans le corps, qui change la nature du corps que nous vivons
(dans le cas de la vie) et que nous ne pouvons plus évidemment vivre (dans
le cas de la mort). C’est même cela que les hommes appellent (peut-être à
tort) « la mort » : ne plus pouvoir vivre (dans) son corps.
Mais tes funérailles, comment y procèderons-nous ? — Comme il vous plaira,
répondit-il ; à condition bien sûr que vous mettiez la main sur moi et que je ne vous
échappe pas ! Là-dessus, il se mit à rire doucement, et tournant vers nous ses
regards : « Je n’arrive pas, Camarades, à convaincre Criton que ce que, moi, je suis,
c’est ce Socrate qui à présent s’entretient avec vous […]. Tout au contraire, il est
persuadé que moi, c’est cet autre Socrate dont le cadavre sera un peu plus tard
devant ses yeux […]. »
Platon, Phédon, 115c-116a, trad. fr. Léon Robin,
Paris, Belles Lettres, 1970, p. 98.
En un sens, Nietzsche fera la même erreur, mais en sens inverse, que celle
de Criton en accusant Socrate d’avoir identifié la mort au corps ou d’avoir
vu dans le corps un principe de mort contre lequel il fallait lutter. En effet,
le philosophe allemand impute au philosophe grec d’avoir vu dans la vie une
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son : d’où l’invitation faite au même Criton de « ne pas se montrer négligent »
(« me amelesete », 118a, derniers mots connus de Socrate 1) et de sacrifier un
coq à Esculape, le dieu de la médecine. Ce geste et ces paroles sont énigma-
tiques. Il faut certes les interpréter comme des actes d’action de grâce : mais
de quoi Socrate peut-il remercier en mourant le dieu de la médecine, si ce
n’est de « mourir guéri », et donc guéri de cette grande maladie qui s’appelle
la vie du corps ?
De tout temps les plus sages ont porté le même jugement sur la vie : elle ne vaut
rien… Toujours et partout on a entendu sortir de leur bouche la même parole – une
parole pleine de doute, pleine de mélancolie, pleine de fatigue de la vie, pleine de
résistance contre la vie. Socrate lui-même a dit en mourant : « Vivre – c’est être
longtemps malade : je dois un coq à Esculape libérateur […] » Socrate voulait
mourir : ce ne fut pas Athènes, ce fut lui-même qui se donna la ciguë, il força
Athènes à la ciguë… « Socrate n’est pas un médecin, se dit-il tout bas : la mort seule
est ici médecin… Socrate seulement fut longtemps malade… »
Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », Œuvres, II,
Paris, Robert Laffont, 1993, p. 956-961.
Pour Nietzsche, Socrate aurait eu une telle haine du corps que sa mort eût
été pour lui une forme d’émancipation. Socrate aurait identifié le corps vivant
à un corps sinon « mort », du moins « principe de mort ». Mais le corps
vivant n’est pas plus la mort (accusation nietzschéenne contre le nihilisme
socratique) qu’un corps mort n’est encore vivant (représentation
« archaïque » de Criton). Pour Criton, le corps mort est encore vivant ; pour
Socrate, tel qu’interprété par Nietzsche, le corps vivant est déjà un corps mort.
Mais c’est précisément la définition de la mort qui est, dans les deux cas,
problématique : car ce qui est vivant en nous, ce n’est pas le corps que nous
vivons (comme le croit Criton), mais ce qui vit le corps ; si bien que le corps
n’est pas le principe de la mort, ou une « grande maladie » (Nietzsche) que
l’âme devrait supporter, mais ce qui est la condition présente, peut-être non
nécessaire et non essentielle, de la vie : le corps vivant n’est ni la vie ni la
mort, mais la possibilité réalisée de l’une comme la possibilité réelle de l’autre.
Ce n’est pas le corps qui vit, c’est nous qui vivons par et dans notre corps.
On ne peut pas transformer une cause instrumentale en sujet d’action sans
faire une étrange « subjectification physique » (figure du discours bien connue
des poètes) :
La subjectification consiste à dire d’une chose physique ou abstraite par laquelle
un sujet agit ou s’annonce, et qui en est l’organe, l’instrument, ou enfin un attribut
1. Platon, Phédon, op. cit., p. 103. Traduit en « pensez-y » par Léon Robin. Il ne s’agit pas de
penser quelque chose, mais de penser à quelque chose.
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considéré par rapport à cette chose.
Pierre Fontanier, Les Figures du discours, op. cit., p. 118.
Ce n’est pas mon bras qui combat pour Sparte, mais moi qui combats pour
Sparte avec mes bras, mes mains, mon bouclier… De même, ce n’est pas
le corps de Socrate qui vit, mais Socrate qui vit dans son corps. Ce n’est
malheureusement pas le corps de Socrate qui meurt, mais Socrate qui meurt
peut-être avec son corps, si bien que ce dernier n’est pas le sujet mais le moyen
de la « vie socratique » et, une fois Socrate mort (si « mort » de l’âme il y a
malgré tout), il ne sera plus ni sujet ni moyen de rien. En fait, comme Criton
ne l’a pas compris, le corps ne sera plus rien de Socrate, n’ayant plus aucun
rapport ni à la vie ni à la mort de Socrate.
D’ailleurs, si la vie dans le corps était une maladie, sans doute faudrait-il
y échapper au plus vite. Mais comme le dit Socrate : « Nous sommes, nous
les humains, dans une espèce de garderie, et on n’a pas le droit de s’en libérer
soi-même, ni de s’en évader 1 ». Si « philosopher, c’est apprendre à mourir »,
comme l’ajoute le Phédon, cela ne signifie pas se renseigner sur quelques
méthodes de suicide (quoique cela puisse justifier le « suicide philosophique »
chez les stoïciens ou inviter Montaigne à une méditation grave sur la
« vanité » de toutes choses), mais vivre pleinement et absolument ce qui est
proprement vivant en nous (la pensée), et donc se détacher de ce qui constitue
certes, aussi, un obstacle à la pensée claire : le corps. Mais mourir au corps,
ce n’est pas mourir dans son corps ni faire du corps un principe de mort, ce
n’est pas même cesser de vivre le corps, mais concentrer son âme sur le prin-
cipe même de la vie, c’est-à-dire concentrer l’âme sur elle-même. Car le corps
est évidemment aussi un obstacle à l’activité de l’esprit :
Quand donc, reprit Socrate, l’âme atteint-elle la vérité ? D’un côté en effet, lorsque
c’est avec l’aide du corps qu’elle entreprend d’envisager quelque question, alors, la
chose est claire, il l’abuse radicalement […]. Et sans doute raisonne-t-elle au mieux
quand aucun trouble ne lui survient de nulle part, ni de l’ouïe, ni de la vue, ni d’une
peine, ni non plus d’un plaisir […].
Platon, Phédon, 65bc, op. cit., p. 13.
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Aussi longtemps que nous aurons notre corps, jamais nous ne possèderons en
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suffisance l’objet de notre désir ! Or cet objet, c’est disions-nous la vérité.
Platon, Phédon, 66b, op. cit., p. 15.
Le corps est une « prison », le corps est une « grille »… L’âme semble ainsi
rencontrer le corps comme une source de confusion et de contingence lors-
qu’elle est désir de clarté et de nécessité. Vivre selon la pensée, c’est donc
apprendre à se détourner du corps, à y échapper, dans l’exercice difficile de
l’attention.
Ainsi l’âme doit-elle toujours chercher à se distinguer du corps, et faire
continuellement l’effort de s’en abstraire (le monde vrai, le monde intelligible
des Idées, passe ainsi pour être celui de « l’abstraction »), lors même que l’âme
se distingue déjà du corps comme le divin se distingue du mortel. Cela ne
signifie pas qu’elle soit divine et immortelle, car il ne suffit pas qu’une chose
ait une propriété du divin pour être tout entière divine (paralogisme de la
partie au tout), ou qu’elle ressemble à ce qui est immortel pour être réellement
immortelle (paralogisme de la similitude) :
Ce qui est divin, immortel, intelligible, ce dont la forme est une, ce qui est indisso-
luble et possède toujours en même façon son identité à soi-même, voilà à quoi l’âme
ressemble le plus ; au contraire, ce qui est humain, mortel, non intelligible, ce dont
la forme est multiple et qui est sujet à se dissoudre, ce qui jamais ne demeure iden-
tique à soi-même, voilà en revanche à quoi le corps ressemble le plus.
Platon, Phédon, 80b, op. cit., p. 39.
L’âme est une plante céleste qui a des racines dans le ciel, et la présence au
corps est une forme paradoxale de déracinement. Il y a même entre l’âme et
le corps, au moment de leur « union », un rapport authentiquement violent,
comparable à l’opposition du haut et du bas, de la verticalité et de l’horizon-
talité, qui, dans son écartèlement, ouvre l’humanité à la complexité du réel.
Dans la rencontre de l’âme et du corps se joue en effet de manière dramatique
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(methexis) dangereux entre le sensible (le monde de la caverne) et l’intelligible
(l’Être véritable) : « L’âme, lors de sa naissance, quand elle vient d’être enchaî-
née à un corps mortel, est d’abord et primitivement folle 1. »
Mais la bonne éducation consiste précisément à apaiser cette union violente
et à introduire en nous de l’harmonie. Le corps est ce que nous devons vivre
avec l’âme (avec la mémoire, notamment) comme l’âme est ce que nous
devons vivre depuis notre naissance dans un corps qui nous rend bien souvent
inattentifs à nous-mêmes. L’âme doit introduire dans le corps le bon ordre
qui lui manque :
Pour moi, ce n’est pas le corps, si fiable soit-il, qui rend par sa vertu propre l’âme
bonne, mais c’est au contraire l’âme bonne qui, par sa vertu, procure au corps ce
qui le rendra le meilleur possible.
Platon, République, III, 403d, in Œuvres complètes,
op. cit., p. 1566.
Mais cette perfection du corps, si elle est aussi perfection de l’âme en tant
que l’âme juste fait corps avec son corps pour le parfaire, est bien perfection
du corps, car il y aurait autant d’injustice à ne vivre que de la vie de l’esprit
qu’à ne vivre que pour le corps. L’homme qui oublierait son corps, qui cultive-
rait une hypertrophie de la partie rationnelle en lui, serait aussi injuste que
celui qui oublierait sa « tête » pour ne penser qu’à son « ventre ». L’homme
juste est l’unité bien réglée d’une multiplicité (la raison qui mesure, le cœur
qui contrôle, le désir qui meut) :
Il faut donc que le mathématicien, et quiconque exerce énergiquement quelque
activité intellectuelle, donne aussi du mouvement à son corps et qu’il pratique la
gymnastique. Inversement celui qui cultive soigneusement son corps doit aussi à
l’âme des mouvements compensateurs ; s’adonner à la musique et à la philosophie
dans son ensemble, s’il veut qu’on puisse l’appeler à juste titre à la fois bon et beau.
Platon, Timée, 88c, op. cit., p. 223.
Être trop absorbé par les mathématiques ou la poésie jusqu’à oublier les
soins légitimes que demande son corps, jusqu’à négliger les relations que nous
devons entretenir, dans la vie pratique, avec sa famille et avec la cité, constitue
une injustice envers soi-même et envers autrui.
Celui qui a le souci (epimeleia) de soi doit avoir le souci de tout son être :
substituer un rapport juste et sage au rapport violent et affolant de l’âme et du
corps. Certes, nous sommes d’abord et avant tout un esprit, comme Socrate
le rappelle à Alcibiade :
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Nous avons à peu près reconnu ensemble ce que nous sommes. Quand nous ne le
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savions pas, nous pouvions craindre de prendre soin (epimelomenoi), sans nous en
douter, de quelque autre chose qui ne serait pas nous […]. Cela reconnu, nous
sommes convenus que c’est de notre âme dont il faut prendre soin (epimeleteon),
c’est elle qu’il faut avoir en vue.
Platon, Alcibiade, 132bc, trad. fr. Marie-Laurence Desclos,
Paris, Belles Lettres, 2002, p. 113.
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l’unité, met en tension le corps, qui est mouvement vers la multiplicité, pour
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lui donner un degré plus ou moins grand de « concentration » et de vie. C’est
ainsi que l’âme philosophique fait corps avec son corps (c’est-à-dire fait un
corps) et, une fois celui-ci désagrégé, faut-il vraiment craindre, qu’elle soit
« éparpillée (diaspastheisa) » ou « dispersée (diaphusetheisa) au souffle des
vents » 1 ?
Mais le corps n’est pas simplement l’enjeu et l’objet de notre sagesse (qui
ne va pas sans savoir), il est aussi l’objet d’un savoir (qui n’exclut pas la
sagesse). On peut s’approprier le corps, mais on peut aussi l’objectiver, comme
nous y invite exemplairement Descartes, au risque que ce processus d’objecti-
vation et de représentation ne conduise le sujet à adopter une « vision plon-
geante », de « surplomb » et « d’extériorité », à se situer « dans un point zéro
de l’Être », pour reprendre des expressions de Merleau-Ponty, depuis lequel
regarder le monde et son propre corps. Le savoir du corps peut mettre celui-ci
à distance : nous ne vivons plus notre corps, mais nous le voyons, avec la
difficulté que le corps que nous voyons ne soit précisément plus le corps que
nous vivons, que notre savoir sur le corps ne saisisse plus qu’un corps étranger
à notre vie et en un sens « irréel ». La représentation claire du corps, en vidant
l’idée de corps de toute l’opacité et de toute la confusion qui accompagnent
son vécu, signifierait alors une forme paradoxale de méconnaissance. Comme
l’écrit Merleau-Ponty, reprenant le terme de kosmothéôros, le « Contemplateur
du cosmos », à un ouvrage posthume du grand savant Huygens (1698),
contemporain et correspondant de Descartes (1596-1650), nous ne sommes
jamais devant les choses de « purs spectateurs », comme nous le fait croire la
science moderne depuis Galilée :
Le kosmothéôros capable de construire ou de reconstruire le monde existant par
une série indéfinie d’opérations siennes, bien loin de dissiper les obscurités de notre
foi naïve dans le monde, en est au contraire l’expression la plus dogmatique […]. Si
je suis kosmothéôros, mon regard souverain trouve les choses chacune en son temps,
en son lieu, comme individus absolus dans un emplacement local et temporel unique
[…]. Mais suis-je kosmothéôros ? Plus exactement : le suis-je à titre ultime ? Suis-je
primitivement pouvoir de contempler, pur regard qui fixe les choses en leur place
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temporelle et locale et les essences dans un ciel invisible, ce rayon du savoir qui
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devrait surgir de nulle part ?
Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, in Œuvres,
Paris, Gallimard, « Quarto », p. 1741.
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cartes, qui ouvre Les Préambules :
Au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusqu’ici, je n’ai été que
spectateur, je m’avance masqué (larvatus prodeo) […]. Les sciences sont maintenant
masquées ; les masques enlevés, elles apparaîtraient dans toute leur beauté.
Descartes, Œuvres philosophiques, I, op. cit., p. 45-47.
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faille, entre nos idées, même les plus claires et les plus distinctes, et la réalité ;
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ou plutôt, elle constitue la reconnaissance que toute représentation est tou-
jours fissurée, hantée par la question angoissante de sa conformité à ce qui
est ; mais elle révèle aussi, chez Descartes, le désir de surmonter cet écart ou
de retrouver l’Être, en fondant les droits de l’évidence.
En tout cas, Dieu trompeur ou pas, il ne saurait faire que je ne sois pas au
moment où je pense. Si je pense, c’est que je suis, et je suis un être pensant
(res cogitans), c’est-à-dire « une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui
nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent 1 ». Comme on le
remarquera, la sensation est chez Descartes définie comme une modalité de
la pensée. Nous ne savons pas encore si nous avons un corps – il est trop tôt
pour le dire : « […] je ne suis point cet assemblage de choses que l’on appelle
le corps humain 2 ». Mais la sensation, en tant qu’elle « se fait en nous de
telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes 3 » existe
manifestement pour le sujet pensant. Non seulement le doute permet de dis-
tinguer entre l’esprit – qui doute, et qui ne peut pas douter de lui-même – et
les corps – qui sont au contraire tous incertains –, mais il permet de clarifier,
à l’intérieur même de l’âme, ce qui contre l’apparence ne relève pas du corps,
mais de la pensée. La pensée prend la mesure d’elle-même en s’extrayant de
la réalité corporelle : contre « l’attitude naturelle » qui affirme spontanément
l’existence des corps, et du corps propre, la pensée revendique ses droits sou-
verains : rien de tout cela n’existe, si je n’ai pas de raisons suffisantes d’en
poser l’existence. La thèse de l’existence du monde est neutralisée ; ne reste
que la pure présence à soi de la pensée qui se représente certes les choses,
mais qui ignore encore quelle valeur accorder au contenu objectif de ses repré-
sentations. « Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains,
point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens […] 4. »
Mais ne suis-je qu’une chose qui pense ? Ne m’apparais-je pas d’abord
comme une chose corporelle, qui, parce qu’elle a un corps, peut voir, tou-
cher, sentir ?
Mais je ne puis m’empêcher de croire que les choses corporelles, dont les images
se forment par ma pensée, et qui tombent sous le sens, ne soient plus distinctement
connues que cette je ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous
l’imagination (i.e. la pensée).
Descartes, Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 422.
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montrer, en analysant la perception que nous avons d’un morceau de cire, que
notre connaissance des choses corporelles, qui tombent sous l’imagination,
est bien moins distincte en réalité que la pensée que nous avons de nous-
mêmes comme êtres pensants.
Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous
croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et
que nous voyons. Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions géné-
rales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en particulier. Prenons pour
exemple ce morceau de cire…
Descartes, Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 423.
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infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j’ai de la cire
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ne s’accomplit pas par la faculté d’imaginer.
Descartes, Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 425.
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Pour mieux discerner la véritable idée que nous avons du corps, nous prenons
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pour exemple une pierre et en ôtons tout ce que nous saurons ne point appartenir
à la nature du corps. Ôtons-en donc premièrement la dureté, parce que, si on rédui-
sait cette pierre en poudre, elle n’aurait plus de dureté, et ne laisserait pas pour cela
d’être un corps ; ôtons-en soi le froid, la chaleur, et toutes les autres qualités de ce
genre, parce que nous ne pensons pas qu’elles soient dans la pierre, ou bien que
cette pierre change de nature parce qu’elle nous semble tantôt chaude et tantôt
froide. Après avoir ainsi examiné cette pierre, nous trouverons que la véritable idée
que nous en avons consiste en cela seul que nous apercevons qu’elle est une subs-
tance étendue en longueur, largeur et profondeur […].
Descartes, Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 156.
Le « corps-machine »
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génie, Descartes assure ainsi les conditions transcendantales du savoir : il
légitime l’accord de la pensée et de l’être, à condition que ma pensée
n’admette rien d’obscur ni de confus dans ses représentations :
Car, quoiqu’il soit vrai que pour connaître l’essence d’une chose, il ne s’ensuive
pas que cette chose existe, et que pour penser connaître une chose, il ne s’ensuive
pas qu’elle soit […], il est vrai néanmoins que du connaître à l’être la conséquence
est bonne, car il est impossible que nous connaissions une chose si elle n’est en effet
comme nous la connaissons […].
Descartes, « Réponses aux septièmes objections », Œuvres philosophiques, II,
op. cit., p. 1025.
Ce que je conçois clairement et distinctement est vrai, car Dieu serait trom-
peur s’il m’avait ainsi fait que je me trompe sans aucune possibilité de me
corriger. Les revendications de la pensée sont légitimes : l’esprit peut pré-
tendre rejoindre, avec certitude, le monde des corps qu’il avait d’abord
révoqué.
Puisque, d’une part, nous concevons clairement et distinctement que l’âme
est distincte du corps, comme l’intériorité se distingue de l’extériorité, comme
« le simple », « l’inétendu », « l’indivisible », se distinguent du « composé »,
de « l’étendu » et du « divisible », et que, d’une autre part, la véracité divine
nous garantit que tout ce que nous concevons clairement et distinctement être
« tel » dans l’ordre des raisons, est « tel » qu’il est conçu dans l’ordre des
choses, nous sommes fondés à conclure que la distinction de nature que nous
concevions ad intra (en nous) entre l’esprit et le corps est une distinction réelle
ad extra (hors de nous). L’esprit et le corps n’ont plus rien en commun :
Il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps de sa
nature est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible. Car en effet,
lorsque je considère mon esprit, c’est-à-dire moi-même en tant que je suis seulement
une chose qui pense, je n’y puis distinguer aucunes parties […]. Mais c’est tout le
contraire dans les choses corporelles ou étendues : car il n’y en a pas une que je ne
mette aisément en pièces par ma pensée […].
Descartes, Œuvres philosophiques, I, op. cit., p. 499.
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et les automates artificiels n’est plus qu’une différence de degrés, de plus ou
moins grande subtilité et finesse dans l’agencement des parties, et non plus
de nature, comme l’explique Descartes dans l’article 203 de la partie IV des
Principes de la philosophie :
Je ne connais aucune différence entre les machines que font les artisans et les
divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne
dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instru-
ments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont
toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les
tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop
petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des méca-
niques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles,
sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par
le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un
arbre de produire des fruits.
Descartes, Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 520.
Descartes rejette ainsi l’idée de tout principe vital. Chez Aristote, le corps
était vivant lorsque « ayant la vie en puissance », possédant tous les organes
nécessaires à la survie, cette puissance de vie passait à l’acte : la matière
organisée s’accomplissait alors dans la fonction même de vivre, selon son
dynamisme propre, comme un œil, qui a tout pour voir, réalise pleinement sa
nature dans l’acte même de la vision. La vie du corps était pour Aristote le
mouvement par lequel le corps accomplissait ce pourquoi il était fait, si bien
que l’âme ou la forme qui donnait la vie était définie comme « l’entéléchie
première », ou plus simplement la mise en acte « d’un corps naturel ayant la
vie en puissance » 1. La vie du corps était comprise comme une actualisation
et un accomplissement. Le corps mort et le corps vivant n’avaient rien en
commun – si ce n’est l’homonymie de leur nom –, puisque la forme du vivant
– ce qui fait que le vivant est vivant, ce qui le définit comme tel – manquait
totalement au corps mort. Le corps mort n’était même pas en puissance un
corps vivant, mais tout au contraire un corps qui était impuissant à vivre.
Chez Descartes, ce n’est plus le corps qui est vivant, mais notre esprit qui a
un corps, de sorte que la différence qui existe entre un corps mort et un corps
vivant est celle qui existe entre une machine qui « fonctionne » et une machine
qui ne « fonctionne » plus, comme l’explique clairement l’article 6 des Pas-
sions de l’âme :
[…] le corps d’un homme vivant diffère autant de celui d’un homme mort que
fait une montre ou autre automate (c’est-à-dire autre machine qui se meut de soi-
même), lorsqu’elle est montée et qu’elle a en soi le principe corporel des mouvements
pour lesquels elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, et la
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même montre, ou autre machine, lorsqu’elle est rompue et que le principe de son
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mouvement cesse d’agir.
Descartes, Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 955.
1. Georges Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris,
Puf, 1955.
2. Descartes, Œuvres philosophiques, I, op. cit., p. 622-627.
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exacte du cœur : peut-être a-t-il été ici victime de ce que Bachelard appelait
un « obstacle épistémologique ». Il est vrai que dans l’émotion, dans la colère
ou dans l’amour, on s’échauffe, comme on dit vulgairement, le sang monte
aux joues ou on prend un « coup de sang »… Mais faut-il pour autant consi-
dérer que le cœur est une « chaudière », au lieu de voir dans les contractions
du cœur l’anologon d’une « pompe » (Harvey) capable de pousser le sang dans
les artères ? Comme l’écrit malencontreusement Descartes :
Et si on examine comment cette chaleur se communique aux autres membres, ne
faut-il pas avouer que c’est par le moyen du sang qui, passant par le cœur, s’y
réchauffe, et se répand de là par tout le corps ?
Descartes, Œuvres philosophiques, I, op. cit., p. 625.
La vérité du sensible
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« connaissances » si rien ne peut apparemment garantir le contenu objectif de
ces « représentations » tellement particulières que sont par exemple : « j’ai
froid », « j’ai chaud » ou « j’ai mal » ?
La réponse de Descartes dans la sixième Méditation est simple : puisque
Dieu n’est pas trompeur, les sensations corporelles ne m’informent en rien sur
la nature des choses senties, mais elles m’enseignent le rapport que mon corps
entretient en général ou ordinairement avec ces choses. Si je vois le soleil petit,
ce n’est pas que le soleil est petit, c’est tout simplement que j’en suis extrême-
ment éloigné. Comme le dit encore plus clairement l’article 3 de la partie II
des Principes de la philosophie :
Nos sens ne nous enseignent pas la nature des choses, mais seulement ce en quoi
elles nous sont utiles ou nuisibles. Il suffira que nous remarquions que tout ce que
nous apercevons par l’entremise de nos sens se rapporte à l’étroite union qu’a l’âme
avec le corps, et que nous connaissions ordinairement par leur moyen ce en quoi
les corps de dehors nous peuvent profiter ou nuire, mais non pas quelle est leur
nature […].
Descartes, Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 148.
La sensation est une information qui porte non pas sur les corps extérieurs,
mais sur le rapport de mon corps aux corps extérieurs. En ce sens-là, elle est
vraie, et Dieu, qui a institué la nature, a bien fait les choses :
Il n’y a point de doute que tout ce que la nature m’enseigne contient quelque
vérité. Car par la nature, considérée en général, je n’entends maintenant autre chose
que Dieu même, ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établi dans les choses
créées.
Descartes, Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 491.
Les sens ne me donnent pas la vérité des choses, mais ils ne me trompent
pas pour autant : ils expriment la vérité de mon corps, vérité pour ainsi dire
« vitale » en tant qu’il est menacé, aidé, entouré par les autres corps qui ne
cessent d’interagir avec lui. Certes, entre mes sensations et les choses qui les
produisent, il y a comme un « déchiffrage » ou un « décryptage » : des don-
nées purement quantitatives, la réalité matérielle des corps toujours réduc-
tibles à leur extension mathématisable, sont transposées en termes qualitatifs,
comme du chaud ou du froid, ou comme du rouge ou du bleu. Comme Des-
cartes l’explique dans La Dioptrique :
Et si, pour ne nous éloigner que le moins qu’il est possible des opinions déjà
reçues, nous aimons mieux avouer que les objets que nous sentons envoient vérita-
blement leurs images jusques au dedans de notre cerveau, il faut au moins que nous
remarquions qu’il n’y a aucunes images qui ne doivent en tout ressembler aux
images qu’elles représentent : car autrement il n’y aurait point de distinction entre
l’objet et son image : mais qu’il suffit qu’elles leur ressemblent en peu de choses ; et
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souvent même que leur perfection dépend de ce qu’elles ne leur ressemblent pas tant
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qu’elles pourraient faire. Comme vous voyez que les tailles-douces, n’étant faites que
d’un peu d’encre posée çà et là sur du papier, nous représentent des forêts, des villes,
des hommes […].
Descartes, Œuvres philosophiques, I, op. cit., p. 685.
Il faut ici supposer, entre la chose et l’esprit, par la médiation des sens et
celle du cerveau, une forme de convention « naturelle » instituée par Dieu,
qui permet de traduire et de corréler les quantités objectives (figure, nombre
et mouvement) en ressentis subjectifs. Au-delà de son apparente évidence, la
représentation la plus sensible suppose ainsi un écart irréductible ou un hiatus
entre le réel et sa perception que comble, et en même temps révèle, l’institu-
tion divine, et arbitraire, de la nature.
Mais je n’ai pas simplement des sensations externes, je sens en outre avec
évidence, comme à l’intérieur de moi-même, que je suis lié à un corps qui est
de manière privilégiée mon corps. Je ne suis pas dans mon corps comme un
« pilote » dans un navire : je ne sens pas simplement (dans) mon corps, je suis
affecté par lui :
Or il n’y a rien que cette nature m’enseigne plus expressément ni plus sensible-
ment, sinon que j’ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a
besoin de manger ou de boire […]. La nature m’enseigne aussi par ces sentiments
de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps,
ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroite-
ment et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui
[…].
Descartes, Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 492.
Je ne me vois pas souffrir, mais je vis une souffrance qui est évidemment
attachée à moi comme la tunique de Nessus (cette tunique empoisonnée
qu’Hercule ne put ôter et qui le tua, comme une seconde peau). Il y a les
évidences intellectuelles, mais il y a aussi des évidences sensibles : je peux
certes contester ces évidences sensibles au nom d’évidences intellectuelles plus
fortes. Je peux affirmer qu’un bâton planté dans l’eau n’est pas rompu, lors
même que je le vois rompu : mes yeux le voient brisé, ma raison le redresse.
Il y a différents ordres d’évidence, et l’entendement, comme faculté supé-
rieure, peut corriger la sensibilité, qui est une faculté inférieure de représenta-
tion. Il n’y a que l’évidence du cogito qui soit en droit et de fait indubitable,
puisque je peux même douter des vérités mathématiques en supposant un
malin génie… Mais comment ma raison pourrait-elle redresser le sentiment
que j’ai de souffrir dans ma chair ? Il est indubitable que je souffre, si je
souffre, même si la raison de ma souffrance m’échappe.
Il faut sans doute ici distinguer clarté et distinction : l’expérience claire de
la douleur n’implique en rien la connaissance distincte de sa cause, ni même
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ici de penser à l’illusion de « la main fantôme » : les amputés ont parfois mal
à une main qu’ils n’ont plus :
Lorsque quelqu’un sent une douleur cuisante, la connaissance qu’il a de cette
douleur est claire à son égard, et n’est pas pour cela toujours distincte, parce qu’il
la confond ordinairement avec le faux jugement qu’il fait sur la nature de ce qu’il
pense être en la partie blessée […].
Descartes, Principes de la philosophie, I, a.46, in Œuvres philosophiques, III,
op. cit., p. 119.
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point en cela trompé ». « Certaines façons confuses de penser » manifestent
évidemment, clairement quoique de manière indéterminée, que nous sommes
un être de « chair », en tant qu’elles « proviennent et dépendent de l’union et
comme du mélange de l’esprit avec le corps » 1.
L’union substantielle
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Christ ? Mon esprit ne pourrait-il pas être lié à un autre corps que le mien à
la « résurrection des corps » ?), mais également matérialistes : car si l’âme est
liée au corps par accident, non seulement l’âme peut exister sans le corps,
mais le corps peut aussi bien exister sans l’âme, « comme l’habit est accidentel
à l’homme ». Pour Descartes, l’homme, compris comme l’union d’une âme et
d’un corps n’est pas un être par accident, mais son corps est bien son corps :
pour prendre une analogie, notre corps est non pas comme une chemise qui
recouvrirait notre âme, et que nous pourrions changer, mais il est substantiel-
lement uni à elle comme une peau qu’on ne saurait lui retirer sans une altéra-
tion essentielle. Pour éviter de pénibles querelles théologiques, Descartes doit
donc distinguer sa propre doctrine de celle de Regius, mais il a aussi
conscience que sa philosophie n’est pas sans ambiguïté. Ainsi conseille-t-il
subtilement Regius :
On peut seulement vous objecter qu’il n’est point accidentel au corps humain
d’être uni à l’âme, mais que c’est sa propre nature ; parce que le corps ayant toutes
les dispositions requises pour recevoir l’âme, sans lesquelles il n’est pas proprement
un corps humain, il ne peut se faire sans miracle que l’âme ne lui soit unie.
Descartes, Lettre à Regius, mi-décembre 1641, in Œuvres philosophiques, II,
op. cit., p. 902.
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ici condamnée à une confusion irréductible. Pour Descartes, il y a ainsi des
notions primitives, c’est-à-dire des notions qui sont sui generis, indépassables,
ou qu’on ne peut pas classer sous d’autres notions plus fondamentales. Parmi
ces notions premières, il y a la notion d’« extension », sous laquelle nous
ordonnons tout ce qui est « corporel », et la notion de « pensée », sous
laquelle nous subsumons tout ce qui relève des mouvements de l’esprit :
Premièrement, je considère qu’il y a en nous certaines notions primitives, qui
sont comme des originaux, sur le patron desquelles nous formons toutes nos autres
connaissances. Et il n’y a que fort peu de telles notions ; car, après les plus générales,
de l’être, du nombre, de la durée, etc., qui conviennent à tout ce que nous pouvons
concevoir, nous n’avons, pour le corps en particulier, que la notion de l’extension,
de laquelle suivent celles de la figure et du mouvement ; et pour l’âme seule, nous
n’avons que celle de la pensée, en laquelle sont comprises les perceptions de l’enten-
dement et les inclinations de la volonté.
Descartes, Lettre à Élisabeth, 21 mai 1643, in Œuvres philosophiques, III,
op. cit., p. 19.
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vers le bas). Bien distinguer les notions primitives permet d’exclure les méta-
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phores et les analogies confuses, qui ont tant contaminé la science aristotéli-
cienne, et de parler des choses au sens propre, clairement et surtout
distinctement, comme l’exige la science moderne et cartésienne : ce qui est
mécanique et corporel n’a aucun des attributs de la pensée et, réciproque-
ment, la pensée n’a aucune propriété corporelle :
Je considère aussi que toute la science des hommes ne consiste qu’à bien distin-
guer ces notions, et à n’attribuer chacune d’elles qu’aux choses auxquelles elles
appartiennent. Car, lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen
d’une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous
méprendre ; comme aussi lorsque nous voulons expliquer une de ces notions par une
autre ; car, étant primitives, chacune d’elles ne peut être entendue que par elle-même.
Descartes, Lettre à Élisabeth, 21 mai 1643, op. cit., p. 20.
Mais précisément, si l’union est une notion primitive, cela implique premiè-
rement qu’elle renvoie à une expérience immédiatement vécue, absolument
simple, donnée en amont de toute complexité pensée ou reconstruite. Elle est
l’une des premières articulations de l’expérience, qui n’est réductible à rien
d’autre : on ne peut penser l’union (de l’âme et du corps) que par l’union.
Aucun autre concept que celui de l’union ne peut prendre la mesure de ce qui
se joue dans l’expérience, en (première) personne, de notre corps. Mais cela
implique, secondement, que lorsque je parle de cette expérience, j’en parle
nécessairement d’une manière trouble, en mêlant des ordres que la rigueur
philosophique et scientifique doit impérativement distinguer.
Premièrement, donc, je remarque une grande différence entre ces trois sortes de
notions, en ce que l’âme ne se conçoit que par l’entendement pur ; le corps, c’est-à-
dire l’extension, les figures et les mouvements, se peut aussi connaître par l’entende-
ment seul, mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination ; et enfin,
les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps, ne se connaissent qu’ob-
scurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de l’imagina-
tion ; mais elles se connaissent très clairement par les sens.
Descartes, Lettre à Élisabeth, 28 juin 1643, op. cit., p. 44.
C’est précisément parce que notre âme est unie à un corps que très souvent
nous confondons ce qui relève de l’âme (et de l’entendement) avec ce qui
relève du corps (de l’entendement aidé par l’imagination), et réciproquement.
L’union de l’âme et du corps introduit certes un principe de confusion dans
nos idées, en tant que nous attribuons aux autres réalités ce qui ne vaut que
pour nous : nous croyons que des choses pensantes se comportent comme des
corps (confondant intentionnalité et mécanisme) ou que des corps se com-
portent comme des choses qui veulent ou désirent (selon une illusion ani-
miste). Comme l’explique Descartes :
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C’est ainsi que nous avons reçu la plupart de nos erreurs. À savoir, pendant les
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premières années de notre vie, que notre âme était si étroitement liée au corps,
qu’elle ne s’appliquait à autre chose qu’à ce qui causait en lui quelques impres-
sions […].
Descartes, Principes de la philosophie, I, a.71, in Œuvres philosophiques, III,
op. cit., p. 139.
Mais ce n’est pas une raison pour exclure, dans son ordre, l’expérience de
l’union, et la confusion indépassable avec laquelle nous la représentons : nous
sommes une « troisième substance », l’union paradoxale, substantielle et non
accidentelle, d’une substance pensante et d’une substance corporelle, mais il
n’y a que la nature humaine qui soit ainsi, dans sa complexité invincible, à
la fois absolument une et absolument double (unus in duplicitate). L’erreur
consisterait à généraliser ce qui n’est valable que pour nous et, comme le jeune
enfant, à ne pas faire « la part des choses ». Savoir d’où vient la confusion de
nos idées ; savoir qu’une idée confuse ne peut pas toujours devenir plus dis-
tincte, car la nature humaine l’interdit ; savoir enfin faire une juste place à
cette confusion, c’est-à-dire la limiter et ne pas l’exporter ailleurs que dans
son ordre légitime : ce triple savoir nous autorise à nous abandonner à la
connaissance de l’union qui est donnée « très clairement par les sens ».
Il faut donc apprendre à discriminer l’ordre du corps et l’ordre de l’esprit.
Mais celui qui sait bien les délimiter, qui ne tombe pas dans les pièges de la
métaphore et d’une metabasis eis allo genos (passage illégitime d’un certain
ordre de réalités à un ordre radicalement autre), sait aussi que l’union de
l’âme et du corps, immédiatement et clairement vécue par les sens, ne peut
être conçue qu’avec perplexité. Il faut donc savoir distinctement que nous
sommes condamnés à la confusion dès lors que nous cherchons à représenter
ou à « thématiser » ce qui est vécu, avant toute réflexion, dans une clarté et
une évidence préréflexive. Pour Descartes, cette confusion insurmontable défi-
nit la condition humaine, en tant qu’elle est incarnée : « Et enfin, c’est en
usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de
méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à
concevoir l’union de l’âme et du corps 1. »
En usant seulement « de la vie et des conversations ordinaires » : c’est ainsi
que Descartes invite Élisabeth de Bohème à concevoir ce qui est en un sens
inconcevable : l’union de l’âme et du corps que nous sommes. Mais cette
« incarnation » nous invite aussi à penser l’existence dans le corps comme
quelque chose de fondamentalement « bon ». Il s’agit de vivre notre corps
dans le commerce du monde et dans le commerce des autres hommes. On
rappellera d’ailleurs que le terme de « conversation » a eu longtemps en fran-
çais le sens de « vivre ensemble », de « fréquentation intime », avant celui,
classique, de « parler en commun ». Loin de voir dans l’union de l’âme à un
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donne à penser toute la positivité de l’expérience du corps propre, en deçà ou
au-delà de toutes nos conceptualisations. Ne plus penser notre corps, mais le
vivre dans son évidence naïve : c’est en effet ce à quoi Descartes invite Élisa-
beth de Bohème en se donnant lui-même en exemple : quelques jours ou
quelques heures consacrés à la métaphysique et aux autres sciences, mais « j’ai
donné tout le reste de mon temps au relâche des sens et au repos de
l’esprit 1 ».
Certes, avoir un corps signifie aussi avoir des passions, tristes ou joyeuses.
Mais si le corps est une machine, on peut peut-être aussi espérer agir sur cette
machine, comme l’affirme Descartes dans Les Passions de l’âme : « Il n’y a
point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pou-
voir absolu sur ses passions 2. » Le corps, en tant que mécanisme, n’a-t-il pas
aussi une forme de plasticité ? Il ne s’agit pas de justifier les techniques par
lesquelles les « technoprophètes » contemporains prétendent transformer, par
la génétique et l’informatique, nos corps et nos intelligences (voir « Politiques
du corps ? », p. 101), mais d’imaginer des pratiques de « dressage », ou de
« redressement », de ces émotions spontanées, irréfléchies, qui ne sont souvent
que des réactions « automatiques » et « bêtes ». La tristesse ne traduit souvent
qu’une fatigue corporelle : avant de soigner l’esprit, il faut reposer le corps.
Ce que nous croyons être un grand amour n’est parfois qu’un emballement
de ce que Descartes appelle « les esprits animaux » (les messages nerveux
et hormonaux). Il est impossible ici d’entrer dans le dédale de la médecine
cartésienne, ni dans son étrange théorie de la « glande pinéale ». Mais toute
éducation de l’âme suppose une certaine rééducation du corps, si bien que le
corps commence ce que l’âme valide, ou rejette :
Ainsi, lorsqu’on rencontre inopinément quelque chose de fort sale en une viande
qu’on mange avec appétit, la surprise de cette rencontre peut tellement changer la
disposition du cerveau qu’on ne pourra plus voir par après de telle viande qu’avec
horreur, au lieu qu’on la mangeait auparavant avec plaisir […]. Car, puisqu’on peut,
avec un peu d’industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux
dépourvus de raison, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes, et
que ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très
absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les dresser et à
les conduire.
Descartes, Les Passions de l’âme, op. cit., p. 995-996.
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corps, et l’esprit suivra. L’alcoolique, comme le dit Frédéric Rauh (1861-
1909), ne peut pas agir directement sur son alcoolisme (il n’a pas la liberté de
vouloir ou de ne pas vouloir boire un « dernier » verre), mais il peut ruser et
agir indirectement sur son corps (en mettant en place des conduites indivi-
duelles mais aussi sociales de dilation), ce qui lui permettra de récupérer, un
jour, sa liberté de boire ou de ne pas boire. Nous sommes plus que notre
corps, mais nous sommes aussi notre corps. À nous de savoir l’utiliser et le
changer avec intelligence, pour pouvoir vouloir (de manière incarnée) ce que
nous voulons vraiment (de manière abstraite).
Dans les passions, l’âme et le corps sont également affectés, mais ne cessent
aussi de se codéterminer et d’interagir (même si les modalités de cette inter-
action restent un peu floues). Descartes affirme même que « lorsque l’esprit
est plein de joie, cela sert beaucoup à faire que le corps se porte mieux 1 ».
Car s’il est évident que les passions font parfois souffrir, il en va ici comme
pour les sensations : de même que les sensations agréables (ou bonnes à
« goûter ») étaient des sensations utiles (« bonnes » pour notre conservation),
les passions qui sont « bonnes » (pour l’âme) sont aussi « bonnes » (ou utiles)
pour le corps :
Toutefois, je ne suis point d’opinion qu’on les doive entièrement mépriser, ni
même qu’on doive s’exempter d’avoir des passions ; il suffit qu’on les rende sujettes
à la raison, et lorsqu’on les a ainsi apprivoisées, elles sont quelquefois d’autant plus
utiles qu’elles penchent plus vers l’excès.
Descartes, Lettre à Élisabeth, 1er septembre 1645, op. cit., p. 604.
Le corps est une machine, mais quelle belle et bonne machine ! Si l’on se
souvient par ailleurs de ce qu’est la joie chez Descartes, c’est-à-dire « une
agréable émotion de l’âme, en laquelle consiste la jouissance qu’elle a du bien
que les impressions du cerveau lui représentent comme sien 2 », il y a semble-
t-il à vivre son corps une passion immédiatement joyeuse (une auto-affection)
que malheureusement offusquent les maladies ou les causes extérieures de
tristesse : car comment l’âme pourrait-elle ne pas se réjouir de ce corps en le
sentant si intimement « sien », selon une possession qui est la condition de
toutes les autres et que lui rappellent à chaque instant « les impressions du
cerveau » ? L’homme est ainsi ultimement compris par Descartes comme
« incarné », avec le plaisir qui accompagne le simple « sentiment de l’exis-
tence » (Rousseau), le fait non seulement d’avoir un corps, mais, de vivre son
corps. Sans doute fallait-il à ce point se distancier du corps pour le retrouver
de manière si heureuse.
1. Descartes, Lettre à Élisabeth, octobre 1646, in Œuvres philosophiques, III, op. cit., p. 678.
2. Descartes, Les Passions de l’âme, II, a.91, op. cit.
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Merleau-Ponty ou la « Chair » du monde
L’intentionnalité corporelle
Mais cette expérience du corps, si elle est immédiatement joyeuse, est aussi
représentée par l’intelligence de manière essentiellement confuse. Dit autre-
ment, en termes phénoménologiques, ce qui est vécu de manière préréflexive
et antéprédicative (avant tout jugement de l’entendement) comme l’auto-
affection de la vie corporelle s’éprouvant elle-même 1, reste en soi inintelli-
gible. C’est précisément le projet de Merleau-Ponty d’« égaler la réflexion à
la vie irréfléchie de la conscience 2 », quitte pour cela à revoir en profondeur
le dualisme cartésien de l’âme et du corps. Il s’agit en effet de re-décrire notre
« être-au-monde », le rapport aux choses qui nous « touchent » comme une
expérience radicalement incarnée : l’âme n’a pas un corps mais, comme Aris-
tote l’avait déjà dit à sa façon, de la « forme », elle est « incorporée » comme
le corps est « animé ». La philosophie ne cherche plus à fonder un savoir des
corps (la physique cartésienne), ni à promettre une sagesse du corps (comme
chez Platon), mais à penser (sur) notre « chair » entrelacée à la « chair » du
monde. Peut-être cette démarche qui revalorise la « chair » témoigne-t-elle
comme d’un « retour du refoulé », tant dans le discours philosophique, où
prétendent régner la raison et son idéal de clarté, que chez Merleau-Ponty
lui-même, car notre expérience du corps renvoie nécessairement aussi à un
vécu infantile, phantasmatique, comme par exemple « le sentiment océa-
nique » (Freud) d’être « relié » de manière fusionnelle et comme « enchevê-
tré » au corps maternel 3. Mais cela même ne ferait que confirmer les analyses
de Merleau-Ponty : la pensée la plus exigeante est sous-tendue par un vécu
affectif. Le penseur ne peut penser le corps que parce que c’est dans un corps
qu’il naît à la pensée 4.
Pour Merleau-Ponty, il s’agit d’abord de rompre avec une « subjectivité
acosmique », celle qui éloigne d’elle le monde et le regarde de loin, « du point
de vue de Sirius » : car le monde n’est pas un objet pour un sujet qui le
représente, mais le sujet est dans un monde qui l’enveloppe de toute part et
avec lequel il est toujours déjà en « connivence ». Nous ne sommes pas devant
le monde, mais avec le monde, dans une immédiate relation de complicité. De
1. Voir l’œuvre de Michel Henry, en particulier Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris,
Seuil, 2000.
2. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 667.
3. Voir Bernard Sichère, Merleau-Ponty ou Le corps de la philosophie, Paris, Grasset, 1982.
4. Voir Renaud Barbaras, De l’être du phénomène : sur l’ontologie de Merleau-Ponty, Grenoble,
J. Millon, 1991.
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toute part, le sensible nous déborde : il suffit de regarder un cube pour com-
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prendre que je ne verrai jamais, précisément, un cube. Pour voir un cube, en
effet, il faudrait que je voie simultanément ses six faces. Mais je ne peux voir
au mieux, à chaque instant, que ses trois faces visibles, selon la perspective
nécessairement étroite qui est la mienne et à laquelle me condamne la finitude
de mon corps. Si je vois un cube, c’est que je complète ce que je vois en acte
par ce que je pourrais voir du cube si je tournais autour de lui, si je le regar-
dais sous un autre angle : alors ses autres faces, pour le moment invisibles,
apparaîtraient (selon « une ouverture sans retrait » comme le dit Heidegger),
lors même que ses autres faces reculeraient dans une profondeur invisible
(dans un « retrait qui dé-clôt », pour citer toujours Heidegger). Le cube ne
m’apparaît que sous une certaine silhouette, mais il n’est lui-même que l’inté-
gration idéale de toutes les perspectives, réelles ou virtuelles, que je peux
prendre sur lui, intégration qui n’est jamais donnée en acte à ma sensibilité.
Mon point de vue est toujours limité et je ne peux adopter sur le cube un
« regard en surplomb » qui déplierait en même temps toutes ses faces, comme
un « géométral » ou un « patron de géométrie » : étaler les six faces sur un
même plan, c’est d’ailleurs perdre la profondeur dans laquelle le cube est
donné et ne cesse de se donner pour nous.
S’il y a pour moi un cube à six faces égales et si je peux rejoindre l’objet, ce n’est
pas que je le constitue de l’intérieur : c’est que je m’enfonce dans l’épaisseur du
monde par l’expérience perceptive.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 893.
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nelle que le monde se révèle à nous, avec « la déformation cohérente », comme
l’explique Merleau-Ponty dans la Prose du monde, que nous lui imposons :
« La conscience n’est conscience de quelque chose qu’en laissant traîner der-
rière elle son sillage 1. » Cela ne signifie pas que le monde n’est que ce que
nous en voyons, selon la singularité irréductible de notre regard : au contraire,
si je vois le cube comme un cube, c’est que j’intègre toujours à ma propre
vision la vision possible qu’autrui, situé autrement que moi (derrière le cube
par exemple), pourrait en avoir. S’il y a un monde (actuellement invisible)
dans mon dos, c’est que les autres le verraient s’ils étaient devant moi à me
regarder, et mon expérience du monde s’engrène naturellement à cette vision
virtuelle : c’est à cette condition que le monde est pour moi cohérent, et que
je peux me retourner sans crainte, avec une confiance originaire, une nouvelle
fois certifiée, dans la continuité des phénomènes sensibles. Pour voir correcte-
ment les distances, il faut qu’autrui « ouvre » l’espace : je vois les choses là
où autrui les verrait s’il était là, et Merleau-Ponty affirmera même que
l’espace n’est pas vécu de la même façon si nous sommes seuls ou bien en
présence d’un animal de compagnie : quand je rentre dans ma chambre, une
fenêtre ouverte n’est plus une simple fenêtre ouverte, mais la fenêtre ouverte
par laquelle mon chien peut sauter, de sorte que mon espace vécu « enve-
loppe » d’une certaine façon même le « monde » de mon labrador. « Il y a
toujours une dépersonnalisation au cœur de la conscience ; par là est donné
le principe d’une intervention étrangère 2. » Mais c’est toujours pour nous que
le monde apparaît, et qu’il prend sens, selon une intentionnalité qui le dévoile.
La fenêtre ouverte n’a pas le même sens selon l’intentionnalité qui la vise,
dans l’angoisse ou la sérénité. Réciproquement, l’impossibilité où je suis de
pouvoir saisir le cube comme un « tout » me révèle, pour ainsi dire en creux,
que je suis un être fini, nécessairement situé dans le monde sensible qui
m’enveloppe, mais que je n’enveloppe pas. Je vois à partir d’un point de vue,
et ce point de vue est pour mon regard un point aveugle, puisque je ne le vois
comme tel qu’en me décalant (donc en adoptant un autre point de vue qui
entre à son tour dans l’ombre). Révéler le monde, c’est se révéler soi-même
dans le monde et selon un certain « style » : ce qui apparaît est organiquement
corrélé aux modes de son apparition.
L’animal, selon une éthologie un peu réductrice (celle qui inspire Heidegger
lorsqu’il affirme que « l’animal est pauvre en monde »), vit dans son milieu
et réagit aux stimuli qui ont pour lui une signification biologique ; mais
« l’homme est un configurateur de monde », comme le dit encore Heidegger,
c’est-à-dire que le monde a pour lui un sens qui est irréductible à la significa-
tion des stimuli biologiques qui le sollicitent ; il installe les choses au-delà de
1. Ibid., p. 819.
2. Ibid., p. 819.
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l’étroite utilité ou inutilité qu’elles peuvent avoir pour lui ; il les révèle en elles-
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mêmes et pour elles-mêmes et non dans la perspective resserrée de nos
besoins. L’homme n’est pas simplement dans le monde, comme la pierre qui
est « sans monde », mais il a un monde, il est-au-monde : le monde a un sens
pour l’homme, il a précisément le sens d’être un monde, et non pas un simple
« amas » d’excitations physiques. Même si Merleau-Ponty prendra ses dis-
tances avec ses thèmes heideggériens (notamment sur la question du « monde
animal »), reste l’essentiel : nous ne « touchons » pas une pierre comme la
pierre « touche » le sol. Tenir une pierre dans sa main, c’est « s’ouvrir » à la
pierre, se rendre présent à la pierre qui, dans le même temps, se donne à nous,
avec sa rugosité ou sa fraîcheur agréable, comme l’arme que je peux lancer
ou la matière que je peux sculpter. Toucher la pierre, au moment même où je
fais l’expérience d’une immédiateté invincible (« sans le toucher, aucun des
autres sens n’existe », comme l’explique Aristote 1), c’est paradoxalement
introduire une distance, un « détachement », entre la pierre et la main, qui
permet le jeu du sens, celui de la caresse comme celui de la crispation. Mais
le sens n’est pas en l’espèce constitué par un acte d’entendement ou de
réflexion, il est « vécu » :
Le sens d’une chose habite cette chose comme l’âme habite le corps : il n’est pas
derrière les apparences ; le sens du cendrier (du moins son sens total et individuel,
tel qu’il se donne dans la perception) n’est pas une certaine idée du cendrier qui en
coordonne les aspects sensoriels et qui serait accessible à l’entendement seul, il
anime le cendrier, il s’incarne en lui avec évidence. C’est pourquoi nous disons que
dans la perception la chose nous est donnée « en personne » ou « en chair et en os ».
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 1018.
Nous ne faisons pas que réagir aux choses du monde, selon l’utilité ou la
nocuité qu’elles peuvent avoir pour nous, nous les vivons de manière inten-
tionnelle, comme immédiatement animées d’une signification que nous révé-
lons, avant tout jugement ou tout retour réflexif sur l’expérience. Une
conduite intentionnelle, si elle n’est pas une conduite mécanique, n’est pas en
effet nécessairement une conduite réfléchie.
Mais l’originalité de Merleau-Ponty, au regard de ces thèmes traditionnels
de la phénoménologie, est ailleurs : l’intentionnalité n’est pas comprise chez
lui comme une propriété exclusive et essentielle de la conscience, du « pour-
soi » pour reprendre le vocabulaire de Sartre, qui la distinguerait fondamenta-
lement du mode d’être des choses, de ce qui est « en-soi » ; mais l’intentionna-
lité est le mode d’être du corps lui-même. L’intentionnalité corporelle est « le
troisième terme entre le psychique et le physiologique, entre le pour soi et
l’en soi 2 ». Trop souvent, nous sommes victimes d’une forme de dualisme
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(avec son intentionnalité, avec son pouvoir de « néantisation », c’est-à-dire
avec la capacité de se nier soi-même), soit le corps (avec son inertie et sa
lourde présence aveugle). Pour Sartre, en effet, la conscience, structure inten-
tionnelle, ne cesse de s’échapper à elle-même, si bien qu’elle est ce qu’elle n’est
pas et qu’elle n’est pas ce qu’elle est, elle est « manque d’être » ; au contraire,
les choses ont une identité close et ne sont que ce qu’elles sont (dans une
plénitude d’être qui ressemble fort à un « engluement »). Dès lors le point de
vue que nous pouvons avoir sur notre propre corps peut varier du tout au
tout. Tantôt le corps propre (« mon corps ») est vécu comme le véhicule de
ma subjectivité ; tantôt il est vécu, sous le regard des autres ou sous mon
propre regard, comme une chose. Le corps ne cesse de changer de sens selon
l’attention que nous lui portons ou que nous ne lui portons pas. D’un côté,
« le corps est totalité des relations signifiantes au monde 1 ». Mais d’un
autre côté :
J’existe mon corps : telle est sa première dimension d’être. Mon corps est utilisé
et connu par autrui : telle est sa seconde dimension. Mais en tant que je suis pour
autrui, autrui se dévoile à moi comme le sujet pour lequel je suis objet […]. Avec
l’apparition du regard d’autrui, j’ai la révélation de mon être objet, c’est-à-dire de
ma transcendance comme transcendée. Un moi-objet se révèle à moi […]. Cet être-
là est précisément le corps.
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 401.
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de mon ouverture au monde : « Ce n’est pas le sujet épistémologique qui
effectue la synthèse, c’est le corps quand il s’arrache à la dispersion, se ras-
semble, se porte par tous les moyens vers un terme unique […] 1. » L’objet est
saisi directement, avant que n’intervienne aucune conscience constituante, et
il apparaît en même temps comme l’idéal régulateur d’ajustements muscu-
laires et sensoriels qui cherchent continuellement à mieux le cerner. Ainsi, une
croix bleue sur un carré rouge peut aussi bien être vue comme quatre carrés
rouges sur un fond bleu : mais je ne peux pas voir à la fois une croix et quatre
carrés, il faut que la distinction entre l’arrière-plan et le premier plan soit
immédiatement donnée pour que la croix ou bien les quatre carrés appa-
raissent au premier plan et que le fond bleu ou bien le fond rouge, sur lesquels
les formes se détachent, reculent en conséquence. Je peux certes « régler » mon
attention, accommoder mon point de vue et voir ainsi autrement le dessin,
mais l’apparition a immédiatement son sens, sa structure « forme-fond » qui
impose à l’expérience sensible une logique précise. Le monde se « phénoména-
lise » ou m’apparaît d’une certaine façon, devant moi, comme un tout orga-
nisé, mais c’est toujours mon corps qui sous-tend cette phénoménalisation
avec son style et son dynamisme propres. Le corps est une structure globale,
une « structure structurante » pour ainsi dire, avant d’être une structure struc-
turée : c’est lui qui donne vie au monde, qui lui donne sa palpitation propre,
son rythme, ses lignes de force, ses orientations vitales. Par et dans mon corps,
les significations adviennent : certes, le sens des choses est dans les choses,
mais c’est mon corps qui les fait surgir dans la mesure où il ne cesse d’animer
le monde en y exerçant son pouvoir : « La conscience est originairement non
pas un “je pense”, mais un “je peux” […]. La conscience est l’être à la chose
par l’intermédiaire du corps 2. »
J’entre dans l’épaisseur du monde par mon corps, et le monde n’a d’épais-
seur qu’en résistant à l’exploration sensorimotrice de ma main : je ne saisis
pas les objets sur mes yeux, là où pourtant la physique me dit qu’ils appa-
raissent objectivement (l’image rétinienne), mais je les cherche à distance, sur
mon bureau, là où ils apparaissent ou apparaîtraient aux autres, dans la pro-
fondeur qu’ouvre immédiatement mon corps avec son mouvement et son
épaisseur propres. Le monde est vécu et agi de manière irréfléchie avant d’être
pensé, et dans le monde que je pense ou que le savant reconstruit abstraite-
ment comme un système physique, je ne pourrais ni agir ni vivre. Comme le
dit fermement Merleau-Ponty dans La Prose du monde : « la perception est
toujours action 3 ». Un certain savoir du monde désincarne le monde en le
vidant de tout ce que mon corps y apporte, et qui ne peut pourtant pas être
dissocié du monde lui-même sans le « dénaturer ». Pour Merleau-Ponty, c’est
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rejoindre dans l’existence les corps vécus (sixième Méditation) une fois mises
au jour leurs essences abstraites (deuxième Méditation) ? Le savoir de ce que
je perçois risque d’introduire un hiatus entre le savoir des choses et leur per-
ception, là où il faudrait une élucidation de la perception elle-même qui tra-
duise fidèlement les données immédiates de la conscience préréflexive. Or, loin
que le monde soit pour moi un espace isomorphe, mathématisable, un système
d’équivalences et de positions substituables à l’infini, le pouvoir de mon corps
révèle les choses comme autant de possibles, dans la dynamique de leur mani-
festation, car le pouvoir auquel s’identifie mon corps est corrélé au pouvoir
qu’ont les choses d’apparaître. Il y a comme un ajustement continuel, une
réadaptation vivante entre le monde et moi, un échange qui a son style
propre : « La nature entière est la mise en scène de notre propre vie ou notre
interlocuteur dans une sorte de dialogue 1. »
En fait, il faut voir l’expérience sensible comme un « Tout » : de même que
l’on ne peut pas séparer le cœur de l’ensemble physiologique auquel il donne
vie, on ne peut pas séparer le monde sensible du corps propre. Tout est lié,
comme dans une structure organique : « Le corps propre est dans le monde
comme le cœur dans l’organisme : il maintient continuellement en vie le spec-
tacle visible, il l’anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un sys-
tème 2. » Par notre corps, nous « informons » la matière sensible, nous la
structurons, de sorte qu’elle fasse globalement et immédiatement sens. On
retrouve ici ce qu’Aristote disait de la forme et la matière, mais élargi à la
totalité du monde perçu : pas plus qu’on ne peut penser une matière sans
forme chez Aristote, on ne peut penser la matière de l’expérience sensible sans
la forme par laquelle le corps actualise ce qui est en puissance dans l’étoffe
du monde : telle configuration, telle signification, tel paysage déterminé que
nous isolons. Le corps est une « unité expressive », et c’est par le corps qu’il
y a une Sinngebung, une donation de sens, que les choses deviennent égale-
ment pour nous des « unités expressives » :
Si maintenant […] le corps n’est pas un objet transparent et ne nous est pas donné
comme le cercle au géomètre par sa loi de constitution, s’il est une unité expressive
qu’on ne peut apprendre à connaître qu’en l’assumant, cette structure va se commu-
niquer au monde sensible.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit, p. 895.
Le corps est donc une structure qui s’ajuste au monde, qui a un constant
pouvoir de réadaptation (comme en témoignent exemplairement les mouve-
ments réflexes) mais qui surtout informe la matière sensible pour lui donner
sens. Certes, ce n’est pas le sens transparent que réclame notre intelligence,
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mais c’est déjà de « l’intelligibilité à l’état naissant ». Le corps n’est donc pas
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une structure inerte, il vectorise notre champ perceptif, il l’unifie, il ne cesse
de resynthétiser l’expérience, sans jamais pouvoir « boucler » le mouvement
de ses synthèses et en l’ouvrant continuellement sur de nouveaux horizons.
Le sensible est inépuisable, il est la puissance même du réel. En un sens, il y
a toujours dans l’expérience perceptive comme de l’infini dans la mesure où
elle se déploie dans un horizon d’impersonnalité : avant que ce rouge ne soit
rouge pour moi, il m’apparaît comme rouge en soi, avec l’évidence de sa rou-
geur : « Si je voulais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais
dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois 1. » Mais c’est aussi par
et dans notre corps qu’émerge l’unité formelle et actuelle du moi face à cette
puissance du sensible, face à tout ce que nous pourrions sentir, que d’autres
perçoivent peut-être, mais qui se déplie toujours pour nous depuis un point
de vue fini et insubstituable : « Si l’on perçoit avec son corps, le corps est un
moi naturel 2. » Ce moi naturel est plus que la possibilité du moi réflexif, il
en est le premier degré d’actualisation. La continuité des phénomènes est
donnée d’abord par le corps, premier pouvoir de liaison. La cohérence com-
mence par et dans notre vie organique. Toutes mes idées ne peuvent se relier
les unes aux autres que parce que mon corps est synonyme de permanence et
de stabilité. Sans corps unifié, affolés par l’incohérence des phénomènes,
soumis à une multiplicité chaotique et sans lois, nous ne pourrions pas penser.
Nous ne pourrions pas rechercher par l’entendement un système du monde,
viser la totalité totalisée de l’expérience ou l’unité du Moi, si le monde des
phénomènes, totalité intotalisable, n’offrait déjà des structures et des cohé-
rences enchaînées. Le corps est déjà l’unité réglée d’une multiplicité, qui pré-
pare dans son ordre propre, l’unité de la réflexion. Mais la pensée ne cesse
malheureusement de se détourner du corps, dans l’oubli ou l’effacement de
ses propres conditions de possibilité.
Mais s’il n’y a pas de matière sans forme, il n’y a pas non plus de forme
sans matière. Dans la Structure du comportement comme dans la Phénoméno-
logie de la perception, Merleau-Ponty thématisait surtout l’intentionnalité cor-
porelle, le corps comme energeaa, pour reprendre le vocabulaire d’Aristote,
c’est-à-dire à la fois comme structure structurante et élan vital, en corrélation
constitutive avec les phénomènes sensibles (la « matière »). Certes, la forme
est toujours forme d’une matière, et si je peux voir une croix bleue sur un
fond rouge, ou une croix rouge sur un fond bleu, je ne suis pas libre de voir
(dans des conditions normales et non pathologiques, quoique la pathologie
1. Ibid., p. 905.
2. Ibid., p. 895.
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forme d’ajustement) un cercle vert sur un fond jaune. La forme est essentielle-
ment liée à la matière qu’elle informe. Mais on peut voir aussi les choses
autrement, et s’il n’y a de matière qu’en relation à une forme (il n’y a entre
matière et forme qu’une distinction précisément « formelle » et non pas
« réelle »), chercher à voir les choses à partir de la « matière », c’est-à-dire
depuis ce que nous appelions la puissance (la dynamis) du sensible. C’est dans
L’Œil et l’Esprit, comme dans Le Visible et l’Invisible, que Merleau-Ponty
essaie de cerner la réalité de ce qu’il appelle la « chair ». Il est difficile de
comprendre ce qu’il faut entendre ici par ce terme car, comme le précise
Merleau-Ponty, ce qu’il appelle chair n’a pas « de nom en philosophie tradi-
tionnelle 1 ». Mais c’est parce que nous appartenons à « la chair du monde »,
à cette étoffe sensible et sans couture, que nous pouvons appréhender les
choses selon nos points de vue limités, que nos actes perceptifs peuvent intro-
duire dans cette « matière » liante des « plis » et des « replis », des articula-
tions qui permettent au monde sensible de « s’expliciter » en nous.
Comme en témoignent exemplairement Les Conversations de Cézanne avec
Gasquet 2 que Merleau-Ponty aimait à citer, avant la distinction entre l’objet,
d’une part, et le sujet qui se représente à « distance » l’objet, d’autre part, il y a
la coprésence du monde à l’homme et de l’homme au monde, la « déhiscence »
ou l’ouverture naissante par laquelle le monde et l’homme se distinguent depuis
une co-appartenance fondamentale, mais entrent aussi en relation l’un avec
l’autre, en deçà, ou en amont, de toute visée objectivante. Comme l’explique
Cézanne :
Que penser des imbéciles qui vous disent : le peintre est toujours inférieur à la
nature ! Il lui est parallèle… Entendez-moi bien. Toute sa volonté doit être de
silence. Il doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, oublier, faire
silence, être un écho parfait. Alors, sur sa plaque sensible, tout le paysage s’inscrira
[…]. Le paysage s’humanise, se reflète, se pense en moi.
Paul Cézanne, Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 188.
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tion. Sinon, pour qui y aurait-il présence ? Dans l’Être, il y a bien comme
une distance et une faille, qui permettent l’œuvre : « Il suffit que, dans le plein
des choses, nous ménagions certains creux, certaines fissures, et dès que nous
vivons nous le faisons, pour faire venir au monde cela même qui lui est le
plus étranger : un sens […] 1. » Mais devant le regard du peintre, les significa-
tions ne sont pas encore constituées comme elles le seront dans la science du
physicien ou du géologue par exemple, elles émergent, elles affleurent :
Il faut ici nous priver de toute signification déjà instituée et revenir à la situation
de départ d’un monde non signifiant […], comprendre comment cet objet, cette
circonstance se mettent à signifier […]. Le peintre ne sait rien de l’antithèse de
l’homme et du monde, de la signification et de l’absurde, puisque l’homme et la
signification se dessineront sur le fond du monde justement par l’opération du style.
Merleau-Ponty, La Prose du monde, op. cit., p. 83.
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comme une action, elle peut être aussi bien considérée comme une passion,
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action et passion étant les deux faces d’un même phénomène de révélation.
Une telle réversibilité est-elle exceptionnelle, ou manifeste-t-elle la vérité de
l’expérience sensible ? Certes, nous disions que le toucher révélait le monde,
que nous ne touchions pas une pierre comme une pierre « touche » une autre
pierre, que notre contact avec les choses se distingue fondamentalement du
« contact » des choses entre elles : notre contact est aussi « tact », manière de
laisser être la chose et de lui ménager dans le monde un espace où déployer
son sens, au-delà de la simple pression physique ou biologique qu’elle exerce
sur nous. Mais on peut dire aussi l’exact contraire : le toucher n’est-il pas
aussi « l’acte commun du sentant et du senti », comme le prétend Aristote
(« L’acte de la chose sentie, et celui de l’être qui la sent, sont un seul acte 1 » ?
Je ne touche pas une représentation de la chose, mais je touche la chose,
directement, et si la pierre n’est pas dans mon doigt, c’est bien la pierre, et
non une image de la pierre, que je « sens ». Aristote disait que, dans la vision,
ce n’était pas la pierre qui était dans nos yeux, mais la « forme » de la pierre :
« Ce n’est pas la pierre qui est dans l’œil, c’est son eidos 2. » Par forme ou par
eidos, il ne fallait pas comprendre une « image », une « représentation » dans
quoi nous aurions pu voir la pierre, mais la médiation en elle-même invisible
par quoi nous pouvons la voir. L’eidos de la pierre n’est pas une chose, mais
bien plutôt une structure intentionnelle, ce qui me permet de viser et
d’atteindre la chose hors de moi. Il en va de même pour le toucher : la pierre
n’est pas dans notre doigt, mais la forme de la pierre est bien en nous ; mais
ce n’est pas la forme de la pierre que nous touchons, sinon nous ne touche-
rions jamais la pierre (mais uniquement sa forme ou son eidos, et il faudrait
supposer en outre une forme à la forme elle-même pour toucher cette forme,
et ainsi de suite, indéfiniment, si bien que jamais nous ne pourrions rien
toucher de notre vie). C’est par la forme de la pierre que nous accédons à la
pierre, et cette forme est l’acte commun du sentant et du senti, ce qui rend
formellement adéquates ma faculté de sentir et la chose à sentir qui
« mesure » cette faculté. Il y a une identité formelle et actuelle entre le sentant
et le senti, même s’il y a évidemment une distinction réelle entre ma main et
la pierre qu’elle touche. Comme le dit Merleau-Ponty : « Le toucher se fait
du milieu du monde et comme en elles 3 ».
Ce qui est valable pour le toucher est valable pour la vue, et sans doute de
manière moins intuitive pour nous, tant nous avons pris l’habitude de croire
que nous ne voyons pas le monde mais une « représentation » du monde
(comme dans la première Méditation de Descartes et son hypothèse du « rêve
généralisé »), lors même qu’il semble beaucoup plus difficile d’avoir un tel
préjugé pour le toucher. En effet, le toucher semble le sens même du réel, car
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96 | Le corps
entre ce que je vois et ce que touche, entre le bâton que je vois rompu dans
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l’eau et le bâton que je touche en plongeant ma main, c’est mon toucher qui
semble devoir corriger ma vision, comme si les illusions tactiles (comme la
« main fantôme ») étaient bien plus exceptionnelles (et le toucher donc bien
plus fiable) que les illusions d’optique. Rousseau conseille même à son élève
fictif Émile de ne pas commencer à redresser le bâton par la raison, mais avec
ses doigts… Il y a de même pour Merleau-Ponty une correspondance essen-
tielle des différents sens, une cohérence de la vie sensible qui ne cesse de se
corriger elle-même, quand nos sensations s’enchevêtrent, se contrarient ou
se valident :
Il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être
tactile promis en quelque manière à la visibilité et qu’il y a empiétement, enjambe-
ment, non seulement entre le touché et le touchant, mais aussi entre le tangible et
le visible.
Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op. cit., p. 1759.
1. Ibid., p. 1760.
2. Ibid., p. 1756.
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Quand nous sentons le monde, le monde est senti par nous ; il est sensible
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non pas simplement de manière passive, mais sensible, d’une certaine façon,
comme ma propre main est « sensible ». Il ne faut pas prendre cette formule
comme une « personnification » poétique ou une « subjectification » auda-
cieuse qui lui prêterait une « âme » (comme le fait Platon dans le Timée),
mais au sens propre : le monde est « sensible », avec toute l’ambiguïté et le
mélange d’activité et de passivité que connote cet adjectif. Mais il ne faut pas
non plus prendre cette formule trop à la lettre, car la réversibilité entre le
sensible sentant et le sensible senti n’est jamais donnée, elle est toujours vir-
tuelle ou « imminente ». Merleau-Ponty prend un exemple devenu célèbre :
quand ma main droite touche ma main gauche, je suis à la fois sentant, avec
ma main droite, et senti, avec ma main gauche. Quand mes mains se croisent,
je suis ainsi doublement « sensible » : « sensible sentant » et « sensible senti »,
mais je le suis tour à tour, et jamais dans une parfaite adéquation. L’envers
n’est jamais l’endroit, et la plus grande des proximités est en même temps
insurmontable, comme nos mains énantiomorphes (symétriques et non super-
posables) :
Il est temps de souligner qu’il s’agit d’une réversibilité toujours imminente et
jamais réalisée en fait. Ma main gauche est toujours sur le point de toucher ma main
droite en train de toucher les choses, mais je ne parviens jamais à la coïncidence ;
elle s’éclipse au moment de se produire […]. S’il y a toujours entre elles un « bougé »,
un « écart », c’est précisément parce que mes deux mains font partie du même corps,
parce qu’il se meut dans le monde […].
Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op. cit., p. 1772.
Soit je suis sentant, soit je suis senti, mais dans une impossible synchro-
nie… Le sensible senti n’est jamais en même temps le sensible sentant, mais
le sentant ne serait pas sentant s’il ne pouvait aussi être sensible (senti), s’il
n’appartenait pas à un même ordre de réalité, si « sentant » et « senti » ne
cessaient en réalité de s’enchaîner et de se recouvrir. C’est à la condition de
pouvoir moi-même être vu que je suis voyant, à la condition de pouvoir être
touché que je suis touchant. Voir, c’est reconnaître faire partie de l’ordre du
visible qui entoure de toute part ma vision, comme toucher, c’est reconnaître
que je fais aussi partie de l’ordre du tangible, sans quoi tout « toucher »
serait impossible.
Il y a vision, toucher, quand un certain visible, un certain tangible, se retourne
sur tout le visible, sur tout le tangible dont il fait partie, ou quand soudain il s’en
trouve entouré, ou quand, entre lui et eux, et par leur commerce, se forment une
Visibilité, un Tangible en soi, qui n’appartiennent en propre ni au corps comme fait
ni au monde comme fait […].
Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op. cit., p. 1764.
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par le tangible, de mon corps qui voit et touche par ce que Merleau-Ponty
appelle la chair du monde. Voir une chose ou un autre homme, ce n’est pas
le mettre à distance comme un « objet », ou le regarder de « haut » comme
dans la science cartésienne (en soupçonnant l’ordre des apparences), mais
enraciner son être sensible dans l’Être sensible, selon l’entrelacs de ma chair
et de la Chair du monde, qui a « cette propriété primordiale […], étant ici et
maintenant de rayonner partout et à jamais, étant individu, d’être aussi
dimension et universel 1 ». Deux exemples simples pourront illustrer cette
idée : lorsque je souris à un enfant, il ne connaît pas encore ce que le sourire
signifie, mais il me sourit en retour. L’enfant ne se distingue pas encore de
moi, mais mon sourire trouve en lui un écho immédiat, comme une onde se
propage (ou « rayonne »). Avant toute réflexion, nous sommes liés par le sen-
sible qui de lui-même fait sens (nous sommes de la même « chair »). Sembla-
blement, en circulant dans une ville, mon regard s’attarde sur des immeubles
qui me semblent tristes : ils ne sont que l’écho de ma propre mélancolie, mais,
comme l’écrit Yves Bonnefoy, « on dirait que l’étoffe de la couleur/vient de
se déchirer jusqu’au fond des choses 2 ». Entre le monde et moi, il y a un
échange constant : ce qui m’arrive lui arrive, et réciproquement. Faire l’expé-
rience du corps, c’est faire l’expérience de ma chair dans la chair du monde.
Mais si la chair est la chair, en « moi » et « partout », ce n’est pas simple-
ment parce qu’elle « rayonne » (comme on dit d’une douleur qu’elle
« rayonne » dans un membre), c’est précisément parce qu’elle a une « épais-
seur ». Le visible ne peut se déployer que parce qu’il y a entre la chose vue
et nous qui la voyons une distance, qui est en elle-même invisible, que je
verrais certes si je me déplaçais, en faisant un pas de côté, mais une autre
distance serait alors la condition d’un autre spectacle (où d’ailleurs je ne serais
plus) : je ne peux être ni un spectateur désengagé, ni le spectateur de moi-
même. L’héautoscopie (voir son propre corps comme s’il était le corps d’un
autre) est une vision désincarnée mais qui est aussi irréelle. Le visible suppose
l’invisible, et comme l’écrit le poète Yves Bonnefoy, cet invisible dans le visible,
cette dimension invisible qui accompagne la visibilité est comme un « désen-
chevêtrement » du visible, ou sa complexité intime : « L’épaisseur de chair
entre le voyant et la chose est constitutive de sa visibilité à elle comme de sa
corporéité à lui ; ce n’est pas un obstacle entre lui et elle, c’est leur moyen de
communication […] 3. » Semblablement, si la main qui sent ne se confond
jamais avec la main sentie, c’est qu’il y a, entre le sensible et le sensible, la
distance même qu’introduit mon corps, un certain « pli » qu’il dessine et qui
permet de déplier le sensible avec son asymétrie, son irrationalité, ses surprises
1. Ibid., p. 1767.
2. Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Paris, Gallimard, 1995, p. 11.
3. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op. cit., p. 1760.
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Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible (« Le chiasme – L’entrelacs ») :
Le corps interposé n’est pas lui-même chose, matière interstitielle, tissu conjonctif,
mais sensible pour soi, ce qui veut dire non pas cette absurdité : couleur qui se voit,
surface qui se touche, mais ce paradoxe : un ensemble de couleurs et de surfaces
habitées par un toucher, une vision, donc sensible exemplaire, qui offre à celui qui
l’habite et le sent de quoi sentir tout ce qui au-dehors lui ressemble, de sorte que
pris dans le tissu des choses, il le tire tout à lui, l’incorpore, et du même mouvement
communique aux choses sur lesquelles il se ferme cette identité sans superposition,
cette différence sans contradiction, cet écart du dedans et du dehors qui constitue
son secret natal.
Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, op. cit, p. 1761.
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