Le Monde A-T-Il Un Sens
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Prologue
PREMIÈRE PARTIE
Le monde minéral
DEUXIÈME PARTIE
Le monde vivant
TROISIÈME PARTIE
L’humanité
LE MONDE MINÉRAL
Chapitre premier
Les quarks n’existent pas à l’état libre et s’associent à leur tour. Lorsque
deux quarks U et un quark D s’associent, on obtient un proton, doté d’une
charge positive. En revanche, un quark U et deux quarks D s’associent pour
donner un neutron, particule non chargée électriquement. Les lettres U et D
sont les abréviations des mots anglais up et down, choisis arbitrairement. Les
quarks, dont il existe plusieurs sortes, s’engagent encore dans bien d’autres
combinaisons généralement instables.
L’univers « vieillit » et, trois minutes après le temps T, il contient déjà les
premiers noyaux de l’atome d’hydrogène (des protons) et de l’atome
d’hélium (deux protons et deux neutrons). Tandis qu’il continue à grossir, il
devient moins dense et moins chaud. Le temps passe, nous voici à
300 000 ans après l’instant T : la température est tombée à 3 000 °C. C’est
alors que les premiers atomes se forment, car leurs noyaux positifs, faits de
neutrons et de protons, capturent des électrons de charge négative. Un proton
et un électron donnent un atome d’hydrogène ; deux protons, deux neutrons
et deux électrons forment un atome d’hélium. Ces atomes, par définition, sont
neutres, puisque les charges des particules qui les constituent s’annulent.
Dès lors que la masse apparaît avec l’association des bosons et des
quarks, la force gravitationnelle mise en évidence par Newton – selon
laquelle, rappelons-le, les objets s’attirent proportionnellement à leur masse
et au carré de leur distance – entre en jeu. Les atomes d’hydrogène et
d’hélium vont donc s’attirer mutuellement et former des nuages de plus en
plus denses, mais aussi de plus en plus chauds, car la température d’un gaz
est d’autant plus élevée que sa densité est plus grande. Ces nuages sont
comme des pouponnières de corps célestes : lorsque la température atteint
15 millions de degrés, ils se transforment en étoiles.
Les premières étoiles se forment 400 millions d’années après le big bang.
En celles-ci s’enclenche une réaction bien connue : deux atomes d’hydrogène
et deux neutrons s’associent pour former un atome d’hélium ; c’est la
réaction thermonucléaire. Cette fusion dégage une énergie colossale,
conformément à la fameuse équation d’Einstein liant l’énergie E à la masse
m : E =mc2. La fusion des atomes d’hydrogène en hélium s’accompagne
d’une légère perte de masse, laquelle se mue en énergie selon cette même
équation où c est la vitesse de la lumière. Un peu de masse perdue dégage
une fabuleuse quantité d’énergie. Cette énergie thermonucléaire émane de
notre Soleil depuis 4,5 milliards d’années et continuera à le faire pendant un
temps à peu près aussi long, fournissant à notre planète l’énergie nécessaire à
l’éclosion et à la perpétuation de la vie. Mais, dans 1 milliard d’années déjà,
l’augmentation de la température du Soleil rendra très problématique la vie
sur terre.
L’un des grands rêves de l’humanité serait de maîtriser cette réaction de
fusion pour bénéficier d’une énergie abondante, non polluante et bon marché.
Tel est l’objectif du programme Iter, développé en France à Cadarache, dans
les Bouches-du-Rhône. Ce programme associe l’Union européenne, les États-
Unis, la Russie, le Japon, la Chine, la Corée du Sud et l’Inde. Il est à ce jour
le plus audacieux projet industriel de l’humanité. Son objectif : évaluer la
faisabilité d’un réacteur de fusion nucléaire produisant de l’hélium à partir
d’hydrogène, plus précisément de deux de ses isotopes : le deutérium et le
tritium qu’apportent les neutrons constitutifs du noyau d’hélium. La bombe
thermonucléaire, encore baptisée « bombe H », parvient à ce résultat.
Amorcée par l’explosion d’une bombe atomique ordinaire portant
l’hydrogène à la température critique, elle parvient à fusionner l’hydrogène
en hélium, mais de manière brutale et explosive. L’objectif est de parvenir à
maîtriser cette réaction et à réguler la fusion afin de disposer d’une énergie
sous forme de chaleur aisément transformable en électricité. Ce programme
très coûteux ne fait pas l’objet d’un consensus parmi les physiciens
spécialisés dans le monde de l’atome. Une difficulté, entre autres, réside dans
l’impossibilité de contenir la réaction dans un espace confiné, aucun matériau
connu n’étant à ce jour capable de résister aux températures mises en œuvre
pour la fusion. On envisage donc de construire une enceinte virtuelle de
nature magnétique. Mais c’est là un pari risqué et onéreux que le physicien
Sébastien Balibar, de l’École normale supérieure, résume en ces termes :
« On nous annonce qu’on veut mettre le Soleil en boîte ; la formule est jolie,
le problème est que l’on ne sait pas fabriquer la boîte ! »
Le Soleil effectue la réaction de fusion en son cœur, tandis que ses zones
les plus externes constituent la boîte de confinement de l’astre. Pour le Soleil
arrivé à la moitié de sa durée de vie, cette réaction de fusion aura duré
10 milliards d’années. Elle s’est enclenchée, on l’a dit, quand l’astre naissant
atteignait une température de 15 millions de degrés. Au fur et à mesure qu’il
prend de l’âge, le cœur de l’astre se réchauffe. C’est ce qui se produit aussi
dans les grosses étoiles. Quand la température atteint 100 millions de degrés
commence une nouvelle phase de fusion. Les atomes d’hélium se condensent
trois par trois pour donner des atomes de carbone. L’atome de carbone
capture à son tour un nouvel atome d’hélium pour former des atomes
d’oxygène.
Les processus de fusion vont plus loin encore dès lors que les températures
continuent à grimper. Une étoile comme Deneb, de la constellation du Cygne,
bien visible au firmament dans le grand triangle de l’été, a une masse dix fois
supérieure à celle du Soleil. À 600 millions de degrés, les atomes de carbone
y fusionnent pour donner du magnésium.
À partir du milliard de degrés, les fusions conduisent au phosphore et au
soufre, atomes qui joueront un grand rôle dans les processus vitaux.
Les fusions se poursuivent de proche en proche jusqu’au fer. Lorsque la
température atteint la valeur extraordinaire de 3 milliards de degrés, quand le
centre ferreux atteint une extraordinaire densité – 1 000 tonnes par centimètre
cube ! –, les grosses étoiles, parvenues en fin de vie, explosent, expulsant
tous ces atomes dans le vide interstellaire. Elles sont devenues des
supernovae. Leurs deux dernières apparitions dans la Voie lactée remontent à
1572 et 1604 et ont été parfaitement décrites par les astronomes Tycho Brahe
et Johannes Kepler. Depuis lors, aucune autre n’est apparue dans notre Voie
lactée. L’éclat d’une supernova est visible à des milliards d’années-lumière,
et cet extraordinaire brasier est le siège de la fabrication par fusion des
atomes lourds, ceux des alchimistes : le fer, le plomb, l’argent et l’or.
Les processus de fusion, des petites étoiles aux plus grosses, ont créé 92
éléments – et de nombreux isotopes – présents dans la nature et
soigneusement répertoriés dans le tableau du Russe Mendeleïev. À ces
atomes s’en ajoutent quelques autres fabriqués par le génie de l’homme ou
résultant pour une part des désintégrations spontanées de l’uranium : ce sont
des atomes radioactifs.
LE MONDE INTERSTELLAIRE
Les atomes composant notre corps et tous les corps présents dans
l’univers sont nés au cœur des étoiles. Comme l’écrit joliment Hubert
Reeves, nous sommes des « poussières d’étoiles1 ». Les atomes projetés dans
le vide interstellaire à la mort des étoiles vont à nouveau s’attirer par gravité
et, en s’associant, constituer des molécules. Celles-ci ne pouvaient se former
dans les étoiles, car elles sont instables aux hautes températures qui y
règnent. En revanche, le milieu interstellaire est vide et froid : on y compte en
moyenne un atome par centimètre cube contre mille milliards de milliards
d’atomes par centimètre cube dans notre atmosphère ! La température y
avoisine le zéro absolu : – 273 °C. Les atomes formés dans les étoiles passent
donc, lors de l’explosion, d’un milieu dense au vide, et du chaud au froid.
C’est dans ces circonstances que les molécules se forment par association
d’atomes. Deux atomes d’hydrogène, par exemple, vont se combiner à un
atome d’oxygène pour former une molécule d’eau. L’eau a des propriétés que
ne possèdent ni l’oxygène ni l’hydrogène : la plus manifeste, celle d’être le
solvant privilégié d’innombrables molécules constituant la matière vivante. Il
y a bien là, de nouveau, associativité avec émergence de propriétés nouvelles.
Ainsi se forment de vastes nuages dont les éléments s’attirent derechef par
gravité. Ces nuages tournent sur eux-mêmes tandis qu’augmente leur
température, de sorte que de nouvelles étoiles ne cessent de s’allumer dans
l’univers. Parmi celles-ci, on l’a vu, figure notre Soleil, né il y a
4,57 milliards d’années. Tandis que s’enclenche en son sein la réaction
thermonucléaire, des molécules lourdes forment des agrégats au sein d’un
disque qui générera les planètes. À nouveau le principe d’associativité est à
l’œuvre. Ces agrégats ont d’abord la taille d’un minuscule grain de poussière,
puis, toujours par gravité, d’un grain de sable, d’une bille, d’une boule, d’un
ballon. Puis, l’agrégat continuant à grossir, d’un rocher, d’une montagne. Des
entités toujours plus lourdes apparaissent, baptisés « planétésimaux ». Pour
constituer la Terre – du moins le pense-t-on –, dix gros planétésimaux se
seraient agrégés il y a 4,55 milliards d’années. Quant aux propriétés
émergentes liées à ce processus d’accrétion qui a conduit à l’élaboration de
notre planète, elles sont spectaculaires : ce sont la vie et l’esprit, propriétés
nouvelles que ne possède aucun autre astre du système solaire. Au-delà,
qu’en est-il ? Nul ne le sait.
Tandis que les plus gros télescopes permettent désormais de repérer des
planètes orbitant autour d’autres étoiles, les astronomes se focalisent sur la
recherche d’eau liquide, condition indispensable à l’émergence de la vie.
Mars est la cible de toutes les recherches en la matière. On imagine qu’au
début de son existence elle a connu des rivières. Mais on finit par désespérer
d’en trouver encore, donc d’y découvrir des êtres vivants, fussent-ils
microscopiques. Certes, les pôles de la « planète rouge » sont recouverts
d’une calotte glaciaire faite de gaz carbonique et de glace. Mais, aux
températures existant sur cette planète plus éloignée du Soleil que la nôtre, il
est fort peu probable que celle-ci alimente des flux d’eau liquide.
Bien d’autres molécules se forment à partir des atomes éjectés par les
étoiles mourantes : ainsi le dioxyde de carbone, l’ammoniac, l’acétylène,
l’acide formique, pour les plus petites ; les oxydes de fer, de calcium, de
silicium et de magnésium pour les plus grosses. Elles constitueront les
planètes par attraction gravitationnelle et accrétion.
LE MONDE VIVANT
Chapitre 5
Un autre scénario a été proposé pour expliquer les origines de la vie : les
toutes premières molécules, briques du vivant, se seraient formées dans
l’atmosphère primitive de la Terre, puis auraient été entraînées par les pluies
dans les océans encore chauds où les processus vitaux se seraient enclenchés.
Ce scénario a été proposé par le savant russe Alexandre Oparine au début du
XXe siècle. Il évoque l’atmosphère primitive de la Terre, formée selon lui de
molécules élémentaires : méthane, ammoniac, eau, hydrogène ; une
atmosphère grise, réductrice, asphyxiante, impropre à la vie. Plus une
« asphoxsphère » qu’une atmosphère ! Ce milieu primitif était zébré par les
éclairs de puissants orages. En reconstituant une telle atmosphère en
laboratoire et en y faisant jaillir un arc électrique, l’Américain Stanley Miller
a obtenu en 1953, dans son ballon d’expérience, quatre acides aminés,
molécules simples, celles à l’origine des molécules basiques des êtres
vivants.
Toutes les cellules du monde vivant recèlent aussi des acides nucléiques,
dont le célèbre ADN. Leurs structures moléculaires sont des plus complexes,
bien qu’ils soient construits à partir de matériaux relativement simples : des
molécules de phosphate, des molécules azotées, des bases aminées et des
sucres – le ribose ou son dérivé le désoxyribose dont les noms évoquent les
ribes (les groseilles, en latin) dans lesquels le ribose fut découvert pour la
première fois. Ces molécules s’associent par trois, chaque trio portant le nom
de nucléotide. Ces nucléotides sont de quatre types, selon la nature d’une des
quatre bases entrant dans leur constitution à raison d’une par nucléotide. Puis
ces nucléotides se combinent par associativité en une longue molécule
d’acide ribonucléique (ARN) ou désoxyribonucléique (ADN), selon la nature
du sucre qu’ils contiennent.
L’ADN serait apparu plus tard que l’ARN dans l’histoire de la vie ; il ne
l’aurait supplanté que pour ses plus hautes performances en matière de
stockage de l’information à long terme, du fait de sa plus grande stabilité.
L’ARN joue cependant toujours un rôle essentiel dans les cellules en
convertissant l’information génétique contenue dans l’ADN en molécules
assumant les fonctions vitales de l’organisme : enzymes, hormones, etc.
Les filaments d’ADN et d’ARN ne restent pas isolés dans les océans
primitifs où la vie apparaît. Chez les êtres vivants les plus anciens, bactéries
et archéobactéries, ils sont contenus dans des ébauches de cellules au sein
desquelles se mettent en place les métabolismes biochimiques
caractéristiques des êtres vivants. Comment ces organismes ont-ils pu se
distinguer du milieu ambiant, acquérir leur propre identité, émerger de la
« soupe primitive », des océans des premiers jours ? Il leur a fallu pour cela
acquérir une membrane.
C’est aux acides gras, constituant des graisses, que l’on attribue la
formation des premières membranes. Ces molécules linéaires se disposent de
telle sorte que, par leurs extrémités hydrophobes, elles empêchent l’eau de
pénétrer dans les toutes premières cellules : ainsi se créent un dedans et un
dehors. On parle de « vésicules membranaires ».
L’INVENTION DE LA SEXUALITÉ
Ne plus pouvoir échanger des gènes constituait un lourd handicap pour les
cellules à noyaux. Dans un environnement changeant, il est avantageux de
parvenir à s’adapter grâce à des gènes opportuns. Faute de les posséder,
l’adaptation est impossible, et la mort guette. Pour répondre à ce challenge,
l’évolution a « inventé » la sexualité.
Deux individus, le père et la mère, possèdent chacun, dans leurs organes
génitaux, des cellules sexuelles ou gamètes : spermatozoïdes ou ovocytes. En
se rencontrant et en fusionnant, ces gamètes additionnent une moitié du
patrimoine génétique de chaque parent, créant une cellule œuf qui, par
divisions successives, donnera à son tour un embryon, un fœtus, puis un
nouveau-né. Au gré des gènes reçus en héritage, l’individu nouveau différera
plus ou moins des deux parents, car « qui crée un œuf crée du neuf » ! C’est
ici qu’apparaît toute la subtilité de la sexualité : lors de la formation des
gamètes, le patrimoine génétique de chaque parent, contenu dans le noyau de
toutes ses cellules, se divise en deux dans leurs organes sexuels. Pour autant,
après division, les gamètes ont tous des patrimoines différents, certains gènes
passant dans tel gamète, d’autres dans tel autre.
Une image permettra de comprendre la subtilité de la formation des
gamètes.
Si l’on coupait de haut en bas une maison par le milieu, certains meubles et
bibelots resteraient d’un côté, d’autres de l’autre ; quand bien même la
maison (le patrimoine héréditaire) abriterait tous les meubles (les gènes),
ceux-ci ne seraient pas les mêmes dans chaque moitié. Il en ira ainsi lors de la
division de chaque chromosome, élément porteur des gènes parentaux. À la
formation des gamètes, une multitude de combinaisons génétiques
apparaissent, et par leur fusion se forment de nouveaux patrimoines
héréditaires. La sexualité conduit à un formidable brassage des gènes, avec
apparition de toutes sortes de combinaisons nouvelles. Elle engendre à
chaque génération des patrimoines génétiques nouveaux. Plus les
combinaisons génétiques sont nombreuses et diverses, plus grandes sont les
chances de résister à des crises environnementales, car il y aura toujours des
biotypes capables de s’adapter et de franchir l’obstacle.
Il n’en va pas de même pour les clones : tous possèdent le même
patrimoine génétique. Qu’un bouleversement des conditions
environnementales survienne, et tous les clones, incapables de s’adapter s’ils
ne possèdent pas le bon gène, seront éliminés.
Telle est la loterie du vivant que la sexualité porte à incandescence : la
rencontre des deux gamètes et leur association conditionnent la perpétuation
de la vie. Les rares espèces asexuées chez qui les femelles livrent à leurs
descendantes la totalité de leur patrimoine génétique, donnant le jour à des
clones, ont été défavorisées par l’évolution. La nature n’aime guère les clones
– du moins dans le monde animal. En revanche, les plantes bénéficient
souvent, de manière simultanée, de la reproduction sexuée et asexuée par
bouturage, marcottage, greffage, etc.
Avec la fusion des gamètes le principe d’associativité joue à plein et
aboutit à la création de nouveautés : en l’occurrence les patrimoines
héréditaires des œufs et des individus qui en dérivent, offerts au tri effectué
par la sélection naturelle. Mais la création de nouveautés par associativité est
toujours première.
Chapitre 7
VERS LE PLURICELLULAIRE
Les cellules ne restent pas toujours isolées. Dans la mer où la vie est née,
elles s’additionnent pour former des colonies sans toutefois qu’aucune ne
modifie son type de fonctionnement. Au sein de ces colonies, chaque cellule
agglomérée à ses voisines conserve un mode de vie indépendant. Additivité,
certes, mais non associativité, car il n’en résulte aucune propriété émergente.
Ce phénomène est déjà repérable dans le monde des bactéries, capables de
s’associer étroitement au sein de formations multicellulaires : les biofilms.
Agglutinées les unes aux autres, elles produisent des colonies qui s’entourent
d’une matrice extracellulaire, laquelle donne à l’ensemble une cohésion qui
pourrait les faire prendre pour un organisme unique. Les cellules du biofilm
sont densément accolées, ce qui les amène à se comporter différemment de ce
qu’elles feraient dans un environnement libre : on a là l’ébauche de
l’émergence d’une complexité. Cette promiscuité favorise le transfert des
gènes entre elles. Les biofilms associent souvent des bactéries d’espèces
différentes, ce qui augmente leur résistance. Ainsi, face au stress – coup de
chaud ou de froid, variation brutale du PH –, les biofilms sont plus stables et
plus résistants que lorsqu’ils n’abritent qu’une seule espèce, car ils ont
davantage de chances d’héberger des souches résistantes. La matrice
contribuera de surcroît à les protéger.
Ces colonies peuvent associer des organismes pathogènes pour l’homme,
comme c’est le cas des légionelles présentes dans les tuyaux d’eau chaude.
Redoutés dans les canalisations ou, dans le domaine médical, sur les
prothèses et les cathéters, les biofilms manifestent souvent une grande
résistance aux désinfectants et, par ailleurs, causent d’épineux problèmes aux
agents chargés de la qualité des eaux.
Proches des biofilms, les stromatolithes sont des concrétions calcaires
produites par la prolifération de cyanobactéries, bactéries chlorophylliennes
nommées aussi « algues bleues ». De telles formations continuent à se
développer sur certains littoraux d’Australie, témoins de l’époque très reculée
où commencèrent à se former ces ensembles colonnaires, il y a 3,5 milliards
d’années.
Plus avant dans la hiérarchie de la vie, il en est de même des cellules d’un
tissu ainsi que des tissus d’un organe. Chaque cellule est inféodée à ce tissu,
tout comme ce dernier l’est à cet organe en coopérant à son bon
fonctionnement. De même encore, des cellules d’un organe – le cœur, le foie,
le rein – travaillent pour cet organe, jamais pour un autre. Une cellule du foie
travaille pour le foie mais ne sait pas faire passer l’influx nerveux, pas plus
qu’une cellule du poumon. À chaque niveau d’organisation, les éléments
constituant un ensemble plus vaste se différencient, se spécialisent, perdant
une partie de leurs potentialités initiales en n’effectuant qu’une seule
fonction, celle de la cellule, du tissu de l’organe, de l’organisme auxquels ils
appartiennent.
Rendons donc hommage à ce petit Pikaia que l’on a pris d’abord pour un
ver minuscule, mais qui possède déjà une ébauche de colonne vertébrale et
dont la descendance – les vertébrés – a traversé les ères géologiques, tandis
que son prédateur, le gros Anomalocaris, s’est éteint, victime du sort que
l’évolution réserve souvent aux grands carnassiers, plus fragiles que leurs
proies.
LES SYMBIOSES
Les symbioses ont toujours été les parents pauvres de la biologie. Elles
étaient pourtant postulées par la définition qu’Ernst Haeckel donnait de
l’écologie en 1866, quand il insistait sur les relations « amicales ou
antagoniques » entre les êtres vivants et leur milieu. Pendant un siècle, c’est
aux relations antagoniques que l’on consacra l’essentiel du potentiel de
recherche, le rôle des symbioses devenant marginal. Une mauvaise lecture de
Darwin et le zèle souvent excessif de ses amis ont fait de la nature une jungle
cruelle où seule régnerait la loi du plus fort. Cette manière de penser la nature
s’est transposée à la société, avec les dérives, hélas trop bien connues, du
darwinisme social. Nos sociétés libérales sont marquées par cette idéologie,
et les médias ne cessent de mettre en scène les guerres économiques, les
combats politiques, les conflits et luttes sociales, tandis qu’à la télévision
l’agressivité dans la nature comme au sein de la société est de toutes les
émissions et de tous les instants. Les films animaliers témoignent de cette
dérive : compétition et prédation y sont omniprésentes ; mais rien ou à peu
près rien sur la coopération, les effets de groupe, la solidarité entre animaux.
Or, comment survivrait une harde ou une meute sans les soins apportés aux
petits, le partage des aliments, la vie sociale ?
Dans la nature, aucun être vivant ne peut vivre seul. Les exigences de la
nutrition et de la reproduction supposent des proies et des partenaires. Les
proies n’appartiennent jamais au monde minéral, incapable d’offrir des
calories à d’éventuels prédateurs ; les partenaires, eux, sont impliqués dans la
sexualité. Les cas d’hermaphrodisme comme celui des escargots sont rares et
n’entraînent pas nécessairement l’autosexualité : beaucoup d’hermaphrodites
s’accouplent. Reste, pour 5 % des espèces animales, la parthénogenèse : les
femelles, ignorant la sexualité, transmettent intégralement leur génome et
engendrent des clones, notamment chez les invertébrés. Le clonage est en
revanche un mode de reproduction très commun chez les plantes ; on parle
alors de reproduction végétative par bouturage, stolon ou bulbe ; les
descendants sont toujours des clones du pied mère. Mais existe-il des sociétés
chez les plantes ?
Pas davantage de société entre les personnes qui se retrouvent assis dans
une même salle de cinéma : la projection terminée, tous s’en retournent sans
nouer de lien entre eux. Idem lorsqu’une équipe sportive remplit un stade :
des milliers de supporters forment une foule dense qui se disperse dès la fin
du match. Si l’associativité postule des propriétés émergentes, il n’en est rien
ici : les individus au sein d’une foule ne tissent entre eux aucun lien
organique, si ce n’est de se trouver au même lieu à la même heure. À ne pas
confondre avec une foule de manifestants unis par une même idéologie ou un
même combat.
La bande est la ligne de défense des petits : l’union fait la force. Chez les
habitants du récif, c’est plutôt : « Retire-toi de là que je m’y mette ! »,
aphorisme que les amis de Darwin, souvent plus darwiniens que lui-même,
auraient fait leur. Mais, ici, pas de société d’individus de même espèce. Tous
contribuent certes au fonctionnement de ce riche écosystème qu’est le récif,
mais chacun travaille pour son propre compte. C’est au sein de l’écosystème
tout entier que joue le principe d’associativité.
Les choses vont plus loin pour le canard colvert, ancêtre du canard
domestique. Lorsque la femelle commence à s’exciter face à un couple
ennemi, elle le fait de front, comme précédemment, cou et tête tendus en
avant. Mais, au fur et à mesure que son excitation grandit et qu’elle approche
de son adversaire, une force étrange semble attirer irrésistiblement sa tête en
arrière, par-dessus l’épaule. Les yeux de la cane n’en restent pas moins fixés
sur l’objet de sa colère : elle louche. Étudiant ces comportements, Konrad
Lorenz2 met dans le bec de la cane les propos suivants : « Je voudrais
menacer en direction de cet haïssable canard étranger, mais quelque chose me
tire la tête dans une autre direction. » Voilà bien un comportement paradoxal,
conflictuel, où l’on décèle des mouvements contradictoires, de sens opposé.
Une seule explication possible : au cours de l’évolution, dans le phylum des
canards, un nouvel élément s’est ajouté au simple comportement des tadornes
d’Europe. Si le comportement primordial subsiste chez le colvert, un
mouvement instinctif est venu s’ajouter, copie génétiquement fixée de
mouvements ancestraux qu’on observait chez les tadornes. Bref, ce type de
comportement s’est ritualisé, pour reprendre l’expression créée par sir Julian
Huxley avant la Première Guerre mondiale. Mieux encore : la ritualisation
modifie non seulement la séquence des mouvements, mais aussi leur
signification : elle l’inverse. Chez une cane colvert célibataire, ce mouvement
exprime désormais une demande en mariage, à ne surtout pas confondre avec
une demande d’accouplement qui se manifestera de manière toute différente.
La demande en mariage exprime le désir de la cane de s’unir à un mari pour
une longue durée, et le mâle répond à sa prétendante par un comportement
non moins ritualisé : il boit et feint de se lisser les plumes ; c’est sa manière à
lui de prononcer le « oui » décisif. Le couple est formé et, sauf accident, il
liera durablement les partenaires.
De semblables constats ont pu être faits dans les rapports entre les plantes
et les champignons qui, dans les sols, leur fournissent les éléments minéraux
dont elles ont besoin pour croître. Un faisceau de présomptions laisse penser
qu’à l’époque de la conquête de la vie terrestre les algues vertes, pionnières,
étaient parasitées par ces champignons qui y pompaient leur nourriture – la
matière végétale qu’elles fabriquaient par photosynthèse – sans leur rendre de
services en échange : simple parasitisme. Le phénomène se serait inversé au
cours de l’évolution pour aboutir à une des plus brillantes symbioses du
monde vivant, celle qui lie les racines des plantes aux champignons du sol.
La plante apporte des sucres, du « sirop », au champignon, et celui-ci
transfère dans les racines de la plante les sels minéraux et l’eau nécessaires à
sa croissance : de l’eau… « minérale » ! Tel est le monde fascinant des
mycorhizes, ces champignons microscopiques qui prolongent dans le sol le
réseau racinaire et sont passés du parasitisme à la symbiose.
Il est temps d’observer les mammifères. Dans une meute de loups, les
combats pour le pouvoir sont violents. Le vainqueur met hors jeu son
adversaire. Il ne l’égorge que symboliquement, tenant sa carotide sous ses
crocs, mais sans refermer l’étreinte. Le perdant fait allégeance en se couchant
sur le dos, les quatre pattes en l’air. Il sera un dominé, mais, grâce à ce rituel,
il aura la vie sauve. Il poursuivra son existence sous la protection du chef de
meute qui aura conquis son titre au combat comme le général romain
proclamé empereur au retour du champ de bataille.
Chez les animaux qui nous ressemblent le plus, comme les chimpanzés et
les bonobos, la vie sociale est intense. Nous partageons 99 % de nos gènes
avec les premiers, ce qui nous les rend très proches. Querelleurs et
bagarreurs, ils savent se montrer habiles négociateurs, voire même « bien
élevés », car chez eux l’éducation reçue joue, comme chez nous, un rôle
capital. L’apprentissage est privilégié et les enfants reproduisent les modèles
parentaux et sociétaux de leurs géniteurs. Les chimpanzés sont en outre
capables d’oublier leurs griefs. Ils savent se réconcilier et mettre en œuvre
des stratégies destinées à éviter les conflits.
En ce qui concerne le partage de la nourriture, les animaux de haut rang ne
se l’approprient pas en propre, ou ne la conservent pas pour eux seuls. Dans
la nature comme en captivité, ils autorisent les inférieurs à s’en saisir, ou bien
accèdent à leur demande en leur en abandonnant une part. Si cette demande
est ignorée, les subordonnés en sont fort perturbés et vont jusqu’à manifester
leur colère par de véritables crises de nerfs. Pour éviter de tels psychodrames,
ceux qui ont de la nourriture, quel que soit leur statut, s’en éloignent
lorsqu’un membre du groupe particulièrement envieux vient à s’approcher :
comportement inhabituel dans la plupart des sociétés de singes. Le
quémandeur de nourriture manifeste son désir en s’approchant de son
congénère, main tendue, paume ouverte. Ce geste, que l’on observe
fréquemment après les conflits, exprime une demande de réconciliation. Le
geste invitant au partage de la nourriture est donc celui-là même de l’invite à
la paix. La riche symbolique du repas partagé, qui culmine dans la Cène,
trouve peut-être ici ses plus lointaines racines.
Avec les chimpanzés nous entrons dans un monde où existe le pardon. Des
comportements conviviaux se mettent en place pour tempérer l’agressivité.
Les stratégies de lutte pour le pouvoir s’amortissent également pour ce qui a
trait à l’appropriation des femelles : là encore apparaît la notion de partage.
Chez la plupart des singes, les mâles adultes s’évitent en présence d’une
femelle sexuellement réceptive ; les chimpanzés, au contraire, surmontent ces
tensions par le geste d’amitié par excellence : l’épouillage. Confrontés à une
rivalité sexuelle, les mâles se rassemblent plus qu’ils ne se dispersent. Après
une longue séance d’épouillage entre mâles, un individu subordonné peut
s’approprier la femelle sans devenir la cible de l’agression des autres. Tout se
passe comme si les mâles dominés obtenaient la « permission » de
s’accoupler en échange de leur bonne volonté dans les séances d’épouillage –
phénomène baptisé « marchandage sexuel ».
Chez ces primates très évolués, on passe donc du principe des privilèges
liés à la domination à celui du partage et de l’échange. Les subordonnés
calment les dominants et les rendent tolérants ; les dominants acceptent ce
marchandage suivant le principe d’« un prêté pour un rendu » : « Tu
m’épouilles et je t’autorise à copuler. » Ce qui implique une prévision à long
terme quant aux avantages à tirer des privilèges ainsi accordés.
Aussi proches de nous que les chimpanzés, les bonobos forment des
sociétés plus pacifiques. La balance compétition/coopération penche en
faveur du second terme de l’alternative. Dans ces sociétés matriarcales, les
femelles jouent un rôle primordial et un exercice intense de la sexualité réduit
l’agressivité. Les mâles y conservent toute leur vie un rapport étroit avec leur
mère dont l’influence est souvent déterminante dans le déroulement des
combats qui les opposent. Un mâle adulte se hissera au sommet de la
hiérarchie si sa mère est de haut rang. Son statut lui est donc conféré par
celle-ci, fait très rare chez les mammifères, hormis chez les lémuriens de
Madagascar et la hyène tachetée.
C’est dans l’exercice de la sexualité que les bonobos donnent leur pleine
mesure : le slogan hippie des années 1960, « Faites l’amour, pas la guerre »,
pourrait leur tenir lieu de mot d’ordre. Ignorant le couple, les bonobos ne
manifestent pas de préférence sexuelle spécifique ; ils ignorent la jalousie.
Moins orientés vers des conflits de pouvoir que les chimpanzés et les
humains, ils utilisent la sexualité pour résoudre les tensions. Il existe chez
eux un lien étrange entre sexualité et prise de nourriture, qui confirme
l’importance de la fonction sexuelle dans cette espèce. Dans le zoo d’Arnhem
(Pays-Bas) où on les étudie, les mâles entrent en érection dès que les gardiens
s’approchent avec le plat du jour, et les activités sexuelles reprennent
aussitôt, provoquées par l’arrivée du repas. Il semble que ce comportement
ait pour objet de faire tomber la concurrence et les tensions que l’apport
d’aliments engendre entre individus, le comportement sexuel jouant là
comme un mécanisme d’apaisement. On peut dire que les bonobos ont
poussé très loin l’art de la réconciliation par le sexe. Certes, les humains aussi
se raccommodent sur l’oreiller, mais, le plus souvent, avec leur partenaire,
pas avec n’importe qui. Les bonobos, eux, substituent les activités sexuelles
aux rivalités. Elles apaisent la concurrence à l’heure du repas, facilitent les
rapprochements après les affrontements et font de cette espèce l’une de celles
où la sympathie et l’empathie entre congénères sont les plus élevées. Faut-il y
voir une conséquence de leur alimentation à forte dominante végétarienne ?
Ils ne consomment en moyenne que 1 % de protéines d’origine animale. Ce
quasi-végétarisme jouerait-il un rôle dans l’atténuation de l’agressivité ?
Question largement débattue et controversée chez les ethnologues pour ce qui
concerne notre espèce.
Les modalités des comportements sociaux chez les animaux supérieurs
sont infinies. Plus ils gagnent en associativité, plus riches sont les
performances des individus au service du groupe. En découle l’émergence de
nouvelles formes associatives au sein de sociétés moins rustiques et plus
policées. Cette ligne évolutive atteint son point culminant au sein des sociétés
humaines.
1. Jean-Marie Pelt, La Vie sociale des plantes, Fayard, 1984.
2. Konrad Lorenz, L’Agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1993.
Troisième partie
L’HUMANITÉ
Chapitre 10
LE CERVEAU
Le corps humain est le fruit d’une symbiose entre les 50 000 milliards de
cellules qui le constituent et les 500 000 milliards de bactéries qu’il héberge
(soit dix fois plus de bactéries que de cellules à noyau). C’est à ce monde
bactérien que nos organismes confient la tâche de rendre leurs aliments
assimilables. Ce travail biochimique de modification des intrants commence
dès notre bouche, porteuse d’une vaste population bactérienne, et se poursuit
dans le tube digestif. Les bactéries sont aussi présentes sur notre peau et, chez
les ruminants, dans leur panse.
Dès l’origine de l’histoire d’Homo sapiens, vieille de près de 200 000 ans,
des clans se forment. Un nombre limité d’individus s’organisent autour d’un
chaman dépositaire de l’autorité, là où un être isolé ne saurait survivre. La
chasse au gros gibier – cerfs, élans, sangliers – est l’activité principale du
groupe, mais aussi la chasse à l’ours, plus dangereuse et pourtant
indispensable, son pelage offrant des vêtements chauds. Il a fallu attendre
notre époque pour voir le discrédit s’abattre sur le port des fourrures, symbole
de la maltraitance infligée aux animaux.
Il est assez singulier que le principe d’associativité n’ait pas sauté aux yeux
de la plupart des auteurs. Tous admettent le gain de complexité au fur et à
mesure de l’évolution, mais le mécanisme à l’œuvre n’est généralement
qu’effleuré, voire parfois complètement ignoré. Si la sélection naturelle
s’apparente à une tautologie lorsqu’elle plaide pour la survie du plus apte, il
en va de même du principe d’associativité, présent à l’évidence du quark
jusqu’à l’homme. Mais, dans nos sociétés bercées par l’idée du non-sens telle
que la véhiculent la plupart de nos penseurs contemporains, la question du
sens a bien du mal à s’inviter au débat. Bornons-nous donc à constater que, si
l’on prend le mot sens dans sa première acception, la « direction » suivie par
la mégaévolution dans ses étapes successives, il est aussi possible de le
prendre dans sa seconde acception, celle de « signification ». Leibniz se
posait la fameuse question : pourquoi quelque chose plutôt que rien ? À
chacun de répondre selon ses convictions personnelles. Mais il n’est pas
interdit de penser que le hasard n’a pas eu le dernier mot.