Littérature Érotique & Transgr: Ession
Littérature Érotique & Transgr: Ession
Littérature Érotique & Transgr: Ession
la nature,
faire bransler le lit, donner du foin à sa mule
trinquer du nombril, planter sa racine, bourriquer,
curillir la figue, béliner
honorer Priape, faire de la polissonnerie, honorer, inir
Ninon Guilbot
Septembre 2014
caliner le cela, contenterer de Cythère, injecter à tire-la-rigole,
&
braquemarder, cueillir la figue,
baudouiner, donner la saccade,
érotique
chevaucher sans selle, croquer la noix,
Littérature
fréquenter les basses marches,
3
Quel étrange statut que celui des représentations de la sexualité... À travers l’histoire,
nombre des systèmes de pouvoir se sont ingéniés à interdire ou limiter la diffusion des images
de cette activité humaine pourtant naturellement autorisée, même dans ses manifestations les
plus conventionnelles. Tous les types de régimes politiques tracent une ligne de démarcation
entre l’acceptable et l’inacceptable en matière de figuration de l’acte sexuel. Ses représentations
explicites occupent une place d’une ambiguïté profonde : omniprésentes, leur existence
reste pourtant circonscrite à un champ d’expression nié, enfoui, caché de toutes les façons
imaginables par la société qu’ils habitent.
Le linguiste Dominique Maingueneau s’est intéressé à ce qu’il nomme ces « discours atopiques1 »,
ces pratiques qui n’ont en quelque sorte pas lieu d’être mais qui pourtant se développent en
marge de l’espace social et filtrent par ses interstices. Leur réalité est constamment attestée mais
toujours tue, bornée à des lieux et à des moments très particuliers – comme lors des carnavals.
Les représentations sexuelles explicites feraient l’objet d’une « double impossibilité » : « 1) il
est impossible qu’elles n’existent pas ; 2) il est impossible qu’elles existent2. » La production
de tels énoncés par la société est inéluctable – étant donné ce qu’est une société –, mais si un
tel discours était complètement reconnu, il n’y aurait pas de société possible.
Au sein de ce système fondamentalement fluctuant de normes et de tabous, la littérature
occupe une place d’autant plus particulière que la sexualité y est pure imagination, détachée
de la matérialité palpable de la chair. Elle n’implique pas de réalité autre que celle que lui
4
donnent l’esprit de l’auteur et celui du lecteur. Cette littérature, généralement qualifiée
aujourd’hui par les épithètes « érotique » ou « pornographique », existe bel et bien car elle
est massivement attestée tout au long de l’histoire. Mais pendant longtemps, elle n’exista pas
pleinement. Elle était clandestine, indésirable, cachée : le livre érotique s’enfouit dans l’enfer
des bibliothèques, s’échange hâtivement « sous le manteau », se dissimule dans toutes les
cachettes possibles du domicile privé. Son caractère « atopique » trouve sa parfaite illustration
dans la préface rédigée par l’éditeur Jean-Jacques Pauvert pour le livre Le Con d’Irène qu’il
réédita en 1968. Il parle ici de l’auteur anonyme du livre :
Cet homme, qui est ou n’est plus vivant, je ne peux rien en dire d’autre que ceci : je crois le
connaître – et je peux me tromper. Jusqu’à présent, il a toujours refusé à la fois de reconnaître ce
livre, et de donner sa caution, même occultement, à une réédition officielle. Position inconfortable
et absurde, autant que l’entretien que j’ai eu, il y a des années, avec ce fantôme, et pendant lequel,
éditeur, je parlais peut-être à un auteur d’un livre qu’il avait peut-être écrit. Étrange rencontre, et
reflet d’une conversation impossible. Il disait « l’auteur », en parlant (peut-être) de lui : « l’auteur
se refuse... l’auteur interdit... il est impossible à l’auteur... »3
Jusqu’à sa mort, Louis Aragon nia la paternité de ce texte que lui reconnaissent pourtant
aujourd’hui tous les spécialistes. Alors pourquoi une telle obstination à rejeter son œuvre ?
Qu’y-a-t-il donc de si transgressif dans la littérature érotique ? À l’heure où l’« érotisme »
parcourt manifestement sans limites notre univers de sens, où il s’expose dans des salons
dédiés, s’affiche dans le vocabulaire récurrent des médias de communication, le livre érotique
n’est-il pas devenu désuet ? Possède-t-il encore cette force subversive qui lui colle à la peau
depuis les premiers moments de son existence ?
Le terme « littérature » sera entendu dans son acception moderne, au sens qu’elle est la
production d’un écrivain à laquelle on reconnaît une portée esthétique. Quant à « littérature
érotique », la notion est d’un usage relativement récent pour désigner ce que l’on nommait
auparavant « littérature sotadique » – d’après Sotadès, auteur obscène grec du iiie siècle avant
3. J.-J. Pauvert, préface de Le Con d’Irène (anonyme), Paris, Éditions Jean-Jacques Pauvert, 1968, cité par
D. Maingueneau, op. cit., p. 20.
5
J.-C. Le marquis de Sade et Restif de la Bretonne qualifient pour la première fois des textes
d’« érotiques » à la fin du xviiie siècle, mais l’expression fit l’objet d’un long débat avant de se
voir attribuer le sens qu’on lui connaît aujourd’hui. Pendant la majeure partie du xixe siècle,
on l’entend dans les milieux littéraires officiels comme un écrit « qui a l’amour pour sujet,
qui parle, qui traite de l’amour4 », comme il est défini dans le Grand Larousse universel du xixe
siècle aux environs de 1875. C’est dans l’acception que lui donne Maurice Lachâtre, l’un des
derniers lexicographes du xixe siècle, que l’on voit apparaître pour la première fois l’ambiguïté
du terme :
Érotique, adj. (du grec eros, amour) : Qui appartient, qui a rapport à l’amour. Se dit de tout ce
qui, dans les arts, a pour objet d’en peindre les effets ou d’en célébrer les charmes. Ainsi, un livre,
un tableau, une statue peuvent également être érotiques. En littérature, l’élégie, l’ode, l’épître,
l’héroïde furent souvent affectées à ce genre [...]. Il ne faut pas confondre le genre érotique, qui
ne doit pas dépasser les bornes de la décence et de la pudeur, avec le genre libre et grivois : c’est à
ce dernier qu’il faut rapporter tant de productions cyniques ou obscènes qu’on range à tord dans
le genre érotique.5
Voilà le problème posé. Il existerait une distinction entre ce que l’on qualifie d’« érotique » et
ce que l’on qualifie de « libre », de « grivois », d’« obscène » : une subtilité de différenciation
qui reste toujours aujourd’hui complexe à discerner. Cependant, avec la libéralisation de
l’expression et la massification de la production écrite, le besoin de classifier les œuvres se fit
sentir et les genres littéraires se remplirent de nombreuses sous-catégories. C’est ainsi que l’on
vit l’apparition d’appellations telles que « roman populaire », « policier », ou « prolétarien », et
ce que l’on appelait « libre » ou « grivois » a fini par se fondre dans ce tout hétéroclite désigné
par « littérature érotique » – qui devint alors synonyme de « libidineux », « licencieux »,
« pornographique ».
Dans un premier temps seront donc définies plus exactement les nombreuses problématiques
de cette appellation, notamment en s’intéressant à la notion d’« érotisme » en elle-même :
d’après Georges Bataille, l’érotisme s’entend comme une pratique de la sexualité dotée d’une
« recherche psychologique indépendante de la fin naturelle donnée à la reproduction6 ». Ainsi,
dans cette étude, l’emploi du terme « littérature érotique » désignera-t-il toute production
4. Cité par J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, Paris, Évreux, Flammarion, coll. « Dominos », 2000, p. 9.
5. Id.
6. G. Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », 1957, p. 17.
6
littéraire écrite où l’évocation plus ou moins explicite d’activités sexuelles à but non-
reproductif est le thème prédominant ou l’un des thèmes prédominants. Les formes de cette
littérature seront étudiées à travers son développement historique, de ses origines jusqu’à sa
conception moderne, le plus souvent en ciblant son évolution française. Le choix de centrer
cette étude sur la France se justifie par l’existence d’une certaine tradition pour le genre dans
ce pays, considéré avec l’Italie comme le berceau de la littérature galante. Les perspectives
seront cependant nécessairement élargies quand seront abordés les effets de la mondialisation.
7
Nous verrons finalement qu’à l’heure du syncrétisme des valeurs, la littérature osée s’est certes
taillée une vaste place dans la normalité littéraire mais elle ne cesse pourtant pas d’être la cible
d’attaques variées, orchestrées par les tenants d’un ordre moral qui finalement semble loin
d’avoir disparu. Émanant désormais d’organismes privés, la censure a changé de visage et
ses manifestations attestent de l’existence, insidieuse mais réelle, d’une forme persistante de
contrôle moral exercé sur les publications contemporaines.
En raison de l’actualité très immédiate de certains de ces phénomènes – dont quelques uns
sont datés de l’année 2014 – la bibliographie est presque inexistante et les sources citées
seront donc principalement des articles en ligne, accompagnés de témoignages recueillis sur
internet, que nous avons tâché de sélectionner en fonction de leur pertinence et de leur
crédibilité. Peut-être la transgressivité de l’érotisme a-t-elle encore de beaux jours devant elle...
8
Partie I
Définition et histoire
de la littérature érotique
9
1.1 Un genre littéraire difficile à saisir
La notion de genre littéraire pose problème lorsque l’on traite de littérature érotique. Un
genre littéraire suppose une classification de la production écrite selon sa forme, son contenu
ou son registre. Ainsi, le roman est-il un récit linéaire ; la poésie, un ensemble de poèmes
en vers ou en prose ; l’épistolaire, un échange de lettres, etc. Dans le cas de la littérature
érotique, comme dans celui de la littérature policière, c’est le contenu qui définit le genre, et
non la forme que prend le texte. Mais alors qu’il est rare de rencontrer pour le genre policier
une autre forme que le roman, le genre érotique peut lui se décliner sans mal sous autant de
formes littéraires qu’il en existe : du théâtre licencieux de l’antiquité aux récits épistolaires
libertins du xviiie siècle en passant par la poésie libre des poètes de la Pléiade. L’érotisme
littéraire est parfaitement multiforme.
Ce qui définirait le genre érotique serait donc son contenu, son thème, l’objet dont il traite, en
faisant complètement abstraction de sa forme. Mais quel serait alors ce contenu ? Supposons
qu’il s’agisse de la sexualité, cela pose problème à plusieurs niveaux.
Que dire, par exemple, d’un roman qui traiterait principalement de sexualité, mais sans
inclure de scènes qualifiées d’érotiques ? Le roman d’Arthur Dreyfus, Histoire de ma sexualité,
en est une bonne illustration : il s’agit d’un roman autobiographique, classé dans la littérature
généraliste, où l’auteur relate la formation de sa sexualité d’après la perception qu’il avait dans
son enfance de la sexualité en général.
Que dire, à l’inverse, d’un roman dont la sexualité n’est pas le sujet central, mais comportant
de nombreuses scènes de sexualité ? Certains écrits de Michel Houellebecq ou de Philippe
10
Djian en sont une bonne illustration : classés dans la littérature générale, il sont pourtant
parsemés de longues scènes pouvant être qualifiées d’érotiques ou pornographiques.
Dans son livre, Histoire de la littérature érotique, l’historien et critique Sarane Alexandrian
apporte un début de réponse à cette question de la distinction entre un roman comportant
des passages érotiques et un roman érotique à proprement parler : « Le premier évoque
librement la sexualité parce que son auteur pense qu’il serait incomplet s’il mettait en action
des personnages privés de ce ressort fondamental, mais il sert toutefois un dessein plus vaste.
Le second n’exprime que la sexualité, rien d’autre, et cela dans le but d’exciter le lecteur7. »
Toutefois, cette distinction n’est pas satisfaisante : lorsqu’un auteur décrit sur plusieurs
pages une scène érotique avec force détails, n’est-ce jamais dans le but d’exciter le lecteur ?
Et inversement, lorsque deux personnages entament, entre deux scènes osées, une longue
discussion aux tenants philosophiques sur la notion de désir, traite-t-on encore uniquement
de sexualité ? La dimension psychologique ou philosophique de certains livres érotiques
devrait-elle alors leur ôter ce titre ?
Mais là où le raisonnement de Sarane Alexandrian est intéressant, c’est qu’il introduit la
notion de « but », d’intention de l’auteur. Quelque soit la scène qu’il présente, l’auteur peut
volontairement chercher à rendre son sujet « excitant », et donc érotique, par le simple choix
des mots et de la mise en scène. Si l’on prend le soin de s’y attarder, la seule description d’une
femme marchant dans la rue – le flottement de ses vêtements, la langueur de sa démarche, la
volupté de ses mouvements – pourrait donner naissance à une scène que l’on qualifierait de
puissamment érotique.
D’un tel point de vue, le contenu sensé définir le caractère érotique d’une scène ou d’un
livre n’est alors plus seulement une représentation de la sexualité, mais aussi la volonté et
la capacité de l’auteur à éveiller un sentiment érotique chez le lecteur par la façon dont il
présente son sujet.
Encore faut-il que le lecteur y soit réceptif... C’est ici qu’intervient la question
– fondamentale lorsque l’on traite de littérature érotique et d’érotisme en général – de la
perception. La perception de l’érotisme, ce qui finalement fait que l’on qualifiera ou non une
7. S. Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, Paris, Payot et Rivages, 2008 (1re éd. : 1986), p.10.
11
œuvre d’érotique, est un phénomène particulièrement difficile, voir impossible à saisir tant
il est mouvant, changeant au fil des siècles et des sociétés, tant il peut varier d’un individu
à l’autre. D’ailleurs, les mots utilisés pour définir ces œuvres sont multiples, qu’ils soient
employés à tort ou à raison : les écrits sont tour à tour qualifiés de licencieux, libres, libertins,
grivois, obscènes, épicés, graveleux, gaulois, gaillards, cochons, immoraux, indécents, lascifs,
lubriques, luxurieux, vulgaires, orduriers, scabreux, poivrés, galants, voluptueux, suggestifs,
etc. Quel autre genre littéraire possède autant d’appellations tout en restant toujours aussi
insaisissable ? Poser seulement une distinction précise entre érotisme et pornographie lorsque
l’on traite de littérature est déjà une gageure.
Si l’on considère la question pour l’image filmée, la distinction paraît simple : le film
pornographique met en scène des acteurs réalisant réellement des actes sexuels tandis que
les acteurs des films érotiques ne font que simuler les rapports. Cependant, la production
cinématographique n’est pas aussi bipolaire et il existe de nombreux exemples de films non-
pornographiques (seulement interdits aux moins de 16 ans) montrant des actes sexuels non-
simulés entre les acteurs : En 1976, Nagisa Oshima filme dans L’Empire des sens plusieurs
séquences de rapports sexuels non-simulés, notamment une scène de fellation ; dans Le Diable
au corps (Marco Bellochio,1986), Maruschka Detmers pratique également une fellation
sur son partenaire ; Anatomie de l’Enfer (Catherine Breillat, 2004) contient une scène de
pénétration non-simulée, etc. Les exemples ne manquent pas. On considère alors d’usage que
ce qui instaure la nuance entre érotisme et pornographie se situe au niveau du sujet : un film
pornographique se concentre uniquement sur les rapports sexuels, sans véritable contexte,
tandis qu’un film érotique raconte une histoire plus vaste, qui n’est pas exclusivement centrée
sur les rapports sexuels – qui sont alors contextualisés de façon plus ou moins développée.
En littérature, la nuance est plus complexe. Aucune personne réelle n’est impliquée. Il est
impossible de parler de réalité ou de simulation du rapport : il est uniquement décrit avec
plus ou moins de réalisme et plus ou moins de suggestion.
12
Si l’on prête l’oreille aux commentaires qui entourent le débat, « érotisme » et « pornographie »
apparaissent fondamentalement opposées au niveau des valeurs qu’ils véhiculent. C’est le
constat que fait Dominique Maingueneau dans La Littérature pornographique :
L’érotique ne cesse de montrer sa supériorité par sa capacité à ne pas être pornographique, tandis
que le pornographique se pose comme un discours de vérité qui se refuse à « tourner autour du
pot », qui entend ne rien cacher. [...] La distinction entre érotisme et pornographie est traversée
par une série d’opposition, dans les propos spontanés comme dans les argumentations élaborées :
direct vs indirect, masculin vs féminin, sauvage vs civilisé, frustre vs raffiné, bas vs haut, prosaïque
vs poétique, quantité vs qualité, cliché vs créativité, masse vs élite, commercial vs artistique, facile
vs difficile, banal vs original, univoque vs plurivoque, matière vs esprit, etc.8
Chacune de ces deux notions se construit en opposition par rapport à l’autre : le rejet de la
notion opposée fait partie de son identité.
L’érotisme
En littérature, l’emploi du terme « érotique » pour désigner un livre est très majoritairement
préféré au terme « pornographique ». Comme le présente Dominique Maingueneau, il s’agit
même d’une évidence : « La littérature entretient une relation privilégiée avec l’érotisme, qui,
comme elle, joue du déplacement et de l’ornement pour séduire un spectateur ou un lecteur.
Le texte érotique est toujours pris dans la tentation de l’esthétisme, tenté de convertir la
suggestion sexuelle en contemplation de pures formes9. » L’érotisme n’est pas la description
crue de l’acte mais son évocation. L’auteur emprunte des moyens détournés, préfère les
circonvolutions de style aux termes directs de la pornographie. Les mots sont en quelque sorte
choisis pour faire barrage entre la scène et le lecteur, déposer un voile pudique sur ce qui, sans
ce voile, pourrait être considéré comme obscène.
Dans Emmanuelle10, classique de la littérature érotique paru au début des années 1960,
cette notion de voile apparaît au sens propre au cours d’une scène. Il s’agit d’un moment
de l’histoire où les invités d’une soirée viennent assister à un spectacle au travers d’un écran
de soie, en ombres chinoises. Les silhouettes sont celles d’un homme et d’une femme en
train de faire l’amour. Le voile de tissu qui montre tout en masquant l’acte est une véritable
métaphore du récit érotique : il suggère une séquence qui, si elle n’était pas transformée en
13
spectacle d’art, pourrait être pornographique. Le lecteur se voit dédouané du rôle de voyeur
pour devenir contemplateur.
L’érotisme, parce qu’il rejetterait la simplicité crue de la pornographie, parce qu’il se fonderait
sur une forte dimension esthétique de l’écriture, est continuellement valorisé lorsqu’il s’agit
de littérature et nombreux sont ceux à se souvenir de son étymologie quand il s’agit de le
définir.
14
laquelle il a droit. Ces mots [les mots grossiers] – les représentations qu’ils entraînent –, notre
plus grand souci aura été de les bannir15. »
La pornographie
15
ce n’est pas pour s’interroger sur ses caractéristiques, mais pour poser la question de sa
réglementation et de sa dangerosité supposée, comme si sa définition était évidente pour
tous. Le terme est employé à la fois pour servir à catégoriser les productions sémiotiques d’un
certain genre, et en même temps comme jugement de valeur négatif. Elle reste le plus souvent
associée à l’adjectif « obscène ».
Lorsque l’on cherche à distinguer l’érotisme de la pornographie, deux choses sont à retenir :
• L’idée que l’un voile ce que l’autre expose, que l’un suggère ce que l’autre montre sans
détour.
• Leur opposition formelle par la doxa ; chaque terme se définissant par le rejet de l’autre.
À titre de récapitulatif, il est possible de produire le carré sémiotique suivant – fondé sur
l’opposition fondamentale entre montrer et cacher.
Le domaine de la suggestion est pleinement celui de l’érotisme : comme il a été vu, on suggère
la scène de sexualité en la « filtrant ». L’action est non-cachée dans le sens où elle est voilée
– elle laisse deviner, voir de façon indirecte.
Pour le domaine du masqué, en revanche, il s’agit de transformer la scène de sexualité brute
(pornographique) en quelque chose d’autre. La scène est donc non-montrée dans le sens où
16
l’exposition simple de la sexualité n’est pas sa finalité, mais un prétexte pour autre chose
– comme provoquer un sentiment esthétique (cas de l’érotisme), de dégoût (cas de l’obscénité),
ou jouer sur l’humour et la connivence avec le lecteur (cas de la grivoiserie).
Cas de la grivoiserie
17
La connivence avec le lecteur se marque ici par l’utilisation de jeux de mots, de jeux de
langage, de mots d’argot. Elle se développe dans une même communauté partageant des
valeurs hédonistes.
Érotique, pornographique, grivois... Souvent, la limite est mince. Il n’y a finalement pas de
règles précises retenues pour classer cette production écrite. Seul le regard du lecteur – d’un
lecteur –, peut donner à un texte telle ou telle étiquette. Qui qualifierait aujourd’hui de
pornographique Les Fleurs du Mal de Baudelaire ou Madame Bovary de Flaubert ? Ils ont
pourtant été jugés comme tels à l’époque de leur parution. À l’heure de la production de
masse et du syncrétisme des valeurs, différencier l’art de l’obscénité est devenu chose très
difficile. Utiliser « érotique » ou « pornographique » pour définir un livre est devenu un choix
marketing. Pour Anne Hautecoeur, assistante d’édition à La Musardine (maison spécialisée dans
les textes érotiques), il s’agit seulement de termes commerciaux21. L’érotisme est socialement
perçu comme plus « acceptable », tandis que la pornographie est restée inséparable de la
vulgarité. Finalement, la qualification du texte ne réside que dans l’appréciation personnelle
du lecteur, la limite qu’il établit entre ce qui relève pour lui de l’esthétisme littéraire et de
l’obscénité pure et simple.
Cette notion d’obscénité est d’ailleurs profondément culturelle. Sarane Alexandrian la définie
en citant Régis Debray : l’obscénité est ce « qui révolte la pudeur [...], la mise en scène de
ce que l’on doit cacher ou éviter22. » Le Centre national des ressources textuelles et lexicales
appuie cette définition fondée sur une forme d’atteinte à la pudeur :
2. Caractère de ce qui offense le bon goût par son inconvenance, son manque de pudeur; caractère
de ce qui est choquant.23
18
« Pudeur », « bon goût », « inconvenance », « choquant » ; ces notions revêtent évidemment
un fort caractère culturel et relèvent des normes et tabous dans les sociétés. « Ce qui doit être
caché » n’est jamais identique d’une société à l’autre, d’un moment de l’histoire à l’autre, d’un
milieu social à l’autre, ni même d’un individu à l’autre : les valeurs, les croyances, la religion,
l’éducation, l’expérience... Les influences ne manquent pas qui déterminent ce que l’on peut
montrer et ce que l’on doit cacher. Les limites dans le domaine n’ont jamais été clairement
arrêtées.
Un célèbre aphorisme – attribué selon les sources à André Breton, Apollinaire, Alain Robbe-
Grillet ou Chris Marker – illustre cette dimension toute personnelle des limites en la matière :
« La pornographie, c’est l’érotisme des autres. »
24. Cité par J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, Paris, Évreux, Flammarion, coll. « Dominos », 2000, p. 8.
25. Extrait du jugement de Jean-Jacques Pauvert pour la publication des œuvres du marquis de Sade (1955),
cité par J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, op. cit. p. 9.
19
en soi, comme celle qui émanerait d’une autorité quelconque26 » ; comme si la littérature
licencieuse portait en elle une dimension transgressive inhérente et naturelle.
20
1.2 Historique
La littérature érotique est probablement un phénomène très ancien. Aussi ancien sans
doute que la littérature elle même, dont les origines – incertaines – remontent à environ
5 000 ans, en Mésopotamie. Premier problème : qu’est-ce qui était considéré comme érotique
à cette période ? La valeur d’usage d’un équivalent du terme « érotique » est particulièrement
méconnue, pour ne pas dire totalement inconnue. On ignore tout de la façon dont ces textes
pouvaient être perçus, or, comme il a été vu, c’est le regard du lecteur qui est qualifiant ; il est
donc difficile de déterminer ce qui appartient ou non à cette catégorie à cette période.
L’exemple de la légende écrite mésopotamienne d’Enil et Ninhil27, où le dieu Enil poursuit de
ses assiduités la princesse Ninhil, illustre à plusieurs reprises cette difficulté :
27. Extraits de Lorsque les dieux faisaient l’homme de Jean Bottéro et Stanley Kramer, cité par J.-J. Pauvert,
La Littérature érotique, Paris, Évreux, Flammarion, coll. « Dominos », 2000, p. 14.
21
[…] faufilé dans la cannaie,
pénétra et baisa Ninhil.
Jean Bottéro, le traducteur, explique son incapacité à rendre avec exactitude le terme désignant
l’acte sexuel : il pourrait aussi bien employer « fit l’amour à », ou « copula avec », ce qui
changerait le sens de la phrase. Plus loin, un autre problème de traduction se pose, lorsque
Enil s’adresse à Ninhil :
« Puisque tu es ma reine,
Laisse-moi te toucher le... »
Le terme désignant le sexe féminin est un autre cas d’intraduisibilité. La tonalité que lui
donnaient les Mésopotamiens est inconnue : s’agissait-il d’un terme anatomique ? poétique ?
grossier ? Doit-on le traduire par « vulve », « fleur de chair », « chatte », « con », « là-où-je-
pense » ? Il est impossible pour les chercheurs de déterminer comment ces textes sont lus à
leur époque, et donc quelle intention est mise dans leur écriture. Dans les légendes écrites,
ces passages « érotiques » ne sont jamais différenciés des scènes héroïques ou sacrées – pas de
répétition orale, par exemple. Elle ne se démarquent en aucune façon du reste du texte et
restent donc un mystère d’interprétation. Seul notre regard actuel, à défaut d’une meilleure
solution et au risque de commettre une erreur, permet de désigner ces textes comme les
ancêtres de la littérature érotique. Ce n’est que pour des textes plus tardifs, à la lumière d’une
meilleure connaissance de la valeur d’usage des termes et de la sensibilité des lecteurs, que
l’analyse peut s’effectuer de façon plus exacte.
Aux environ de 400 av. J.-C., les différents textes de la Bible commencent à être rassemblés
– même si sa constitution orale a déjà débuté depuis plusieurs siècles.
L’appartenance du Cantique des cantiques aux textes de la Bible a été longtemps débattue
et reste toujours incertaine bien qu’il fasse partie de la plupart des éditions modernes. Le
Cantique des cantiques se compose d’une suite de poèmes, de chants d’amour où se répondent
un homme et une femme :
Lui
Comme un ruban d’écarlate, tes lèvres ; tes paroles : une harmonie. Comme une moitié de
grenade, ta joue au travers de ton voile.
Ton cou : la tour de David, harmonieusement élevée ; mille boucliers sont suspendus, toutes les
armes des braves.
Tes deux seins : deux faons, jumeaux d’une gazelle ; ils pâturent parmi les lis.
22
Avant le souffle du jour et la fuite des ombres, j’irai à la montagne de la myrrhe, à la colline de
l’encens.[...]
Lui
Je suis entré dans mon jardin, ma sœur fiancée : j’ai recueilli ma myrrhe, avec mes aromates, j’ai
mangé mon pain et mon miel, j’ai bu mon vin et mon lait.
Chœur
Mangez, amis ! Buvez, bien-aimés, enivrez-vous !
Elle
Je dors, mais mon cœur veille… C’est la voix de mon bien-aimé ! Il frappe !
Lui
Ouvre-moi, ma sœur, mon amie, ma colombe, ma toute pure, car ma tête est humide de rosée et
mes boucles, des gouttes de la nuit.
Elle
J’ai ôté ma tunique : devrais-je la remettre ? J’ai lavé mes pieds : devrais-je les salir ?
Mon bien-aimé a passé la main par la fente de la porte ; mes entrailles ont frémi : c’était lui !
Je me suis levée pour ouvrir à mon bien-aimé, les mains ruisselantes de myrrhe. Mes doigts
répandaient cette myrrhe sur la barre du verrou.
J’ai ouvert à mon bien-aimé : mon bien-aimé s’était détourné, il avait disparu. Quand il parlait,
je rendais l’âme…28
La perception des textes érotiques est plus certaine dans la Grèce et la Rome antiques. Les
écrits du genre s’exprimaient alors le plus souvent au grand jour : les auteurs les plus reconnus
signaient leurs textes sans se masquer et leur lecture n’était pas considérée comme quelque
chose de honteux. La littérature érotique n’appartient pas au genre noble que constituent la
tragédie et l’épopée, mais fait partie du genre familier – avec la comédie, la poésie, le conte,
l’élégiaque, la satire et l’épigramme.
28. Extraits des chapitres 4 et 5 du Cantique des cantiques. Traduction effectuée par l’Association
épiscopale liturgique pour les pays francophones, texte en usage dans l’Église catholique française.
Texte disponible sur le site internet aelf.org, à l’adresse http://www.aelf.org/bible-liturgie/Ct/
Cantique+des+cantiques [consulté le 21.06.2014].
29. Cité par J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, op. cit. p. 23.
23
Grèce
24
et même promu par les autorités : il n’était pas rare qu’une telle pièce puisse se voir attribuer
un chœur aux frais de la ville, prouvant ainsi la considération publique de l’auteur et de son
travail.
Sotadès est un auteur du iiie siècle avant J.-C. considéré comme le plus obscène par ses
contemporains. Il fut d’ailleurs condamné à mort par le pharaon Ptolémée Philadelphe pour
crime de lèse-majesté après qu’il se soit adressé ainsi au souverain qui avait épousé sa sœur :
« Tu pousses ta tarière dans un trou que tu ne peux toucher sans crime32. » Sa réputation était
telle que son nom a été détourné pour former l’adjectif qui désigna pendant longtemps la
littérature licencieuse : la littérature sotadique est un texte qui est destiné à être lu, et non
chanté pour le théâtre. Son ton n’est pas nécessairement celui de la comédie : Méléagre était
un auteur très reconnu pour son œuvre sotadique, composée principalement d’écrits où il
se plaint des ardeurs homosexuelles ou hétérosexuels qui l’étreignent, et où il exacerbe le
sentiment de douleur provoqué par le désir. Quant à l’œuvre de Sapho, première poétesse
érotique de l’Antiquité, très peu nous est parvenu, mais ses textes peuvent être interprétés
comme autant de témoignages de ses liaisons.
Rome
Les grecs étaient considérés comme les « pervertisseurs » des latins33. Pourtant, lors de
la conquête de la Grèce par Rome, les deux littératures se sont confondues pour former
un ensemble hétéroclite parcouru par plusieurs influences, À Rome, de nouveaux genres
apparaissent :
Ovide est considéré comme l’inventeur des héroïdes, des lettres d’amour fictives d’héroïnes
de la mythologie grecque, comme la correspondance de Didon à Énée. Il est aussi l’auteur
du recueil des Amours, un livre par sa forme assez proche d’un journal intime où il narre les
épisodes de sa relation avec une femme mariée. Ce récit est rédigé sans le moindre terme
obscène et l’écriture est très mêlée de sentimentalité. Finalement, Ars amatoria (rédigé aux
environs de l’an 1) est un manuel sur les techniques de séduction, compilant toute sorte de
conseils aussi divers que la façon de garder son compagnon jusqu’à la méthode pour atteindre
25
l’orgasme en même temps, ou encore comment simuler le plaisir pour une femme. Ovide
va même jusqu’à s’attaquer à l’image de l’épouse par excellence : « Pénélope même, avec le
temps, si tu persistes, tu la vaincras34. » Il présume qu’avec un peu de persévérance, quiconque
aurait pu outrepasser la fidélité mythique de la femme d’Ulysse.
À l’heure où l’empereur Auguste tentait d’instaurer un ordre moral en même temps que la Pax
romana, Ovide fut victime de l’une des premières censures pour outrage aux bonnes mœurs
de l’histoire : il finit ses jours en exil sur les rives de la mer Noire.
Malgré l’accusation portée à l’encontre des Grecs, il semble que les Romains n’aient pas
eu à recevoir de leçon d’indécence. Le Satyricon de Pétrone ne nous est parvenu que sous
la forme d’extraits éparses : ils forment un pot pourri de contes, de discours et de poèmes
qui mettent en scène deux protagonistes homosexuels qui se disputent et s’affrontent pour
s’assurer la gouverne de Giton, un jeune garçon de seize ans. L’histoire comporte plusieurs
scènes très osées, comme lorsque Giton est obligé de déflorer une fillette de sept ans ou bien
une scène de festin qui tourne à l’orgie.
Sous Auguste, des classiques de l’érotisme latin ont été réunis dans une œuvre collective
intitulée Lusus in Priapum (Badinage sur Priape). L’ouvrage eut une grande portée dans tout
l’empire, au même titre que les Priapea, un ensemble de poèmes anonymes ou d’auteurs
avérés (tels Cinna, Horace, Virgile ou Domitius Marsus) qui étaient déposés dans le temple
de Priape du jardin de Mécène à Rome. Les Priapea se composent de textes très divers : des
discours attribués à Priape où il se vante de la force de son membre ; des menaces formulées à
l’encontre des voleurs leur promettant des sévices sexuels ; des prières adressées au dieu pour
recevoir le cadeau de sa vigueur ; des remerciements ; des éloges, etc.
Il serait erroné d’attribuer au paganisme toute la production des écrits luxurieux : la haute
société chrétienne n’en est pas exempte, même si ses traces sont plus récentes. Au ve siècle,
Agathias le Scolastique réalisa une anthologie d’épigrammes intitulée Le Cycle, formée de sept
livres pour illustrer les sept genre littéraires. Le cinquième livre est composé d’épigrammes
érotiques écrits par des notables de la cour de l’empereur Justinien.
26
L’érotisme chrétien amène une innovation dans les thèmes abordés : celui de la célébration
des charmes des femmes mûres. Jamais les Grecs ou les Romains n’auraient attribué à une
matrone un quelconque pouvoir de séduction et leur sexualité était la cible des quolibets
méprisants, au même titre que les hommes attirés par elles.
Paul le Silentiaire, l’auteur d’une description en mille neuf cent vers de l’église Sainte Sophie
de Constantinople, était un haut fonctionnaire du palais impérial à l’époque byzantine. Son
très honorable titre ne l’empêcha pas d’écrire un grand nombre de textes érotiques, comme
celui-ci, inspiré par sa maîtresse Philinna :
Tes rides, Philinna, valent mieux que la sève de n’importe quelle jeunesse et je suis quant à moi
beaucoup plus avide de tenir entre mes mains tes pommes plongeant de la pointe que les seins
bien droits d’une fille encore dans le jeune âge. Ta fin d’automne est supérieure au printemps
d’une autre et ton hiver plus chaud que son été35.
Le haut Moyen Âge a laissé relativement peu de sources écrites avant les environs de l’an
800 et la renaissance carolingienne, et encore moins de textes érotiques : ce n’est pas une
question de mœurs – qui étaient beaucoup plus libres que l’image que l’on se fait de cette
période –, mais l’érotisme écrit n’était simplement pas au goût du jour. Aux abords de l’an
1 000 se forme une catégorie intellectuelle nouvelle qui va relancer l’intérêt pour les textes
libres : les goliards sont des poètes et des musiciens dont les rangs sont formés de moines
errants, de prêtres sans charge et d’étudiants vagabonds. Leur œuvre, d’une grande liberté
de ton, gagne en influence au fil des xie et xiie siècles. Les accents bohèmes et chahuteurs de
leurs textes masquent, pour Jacques Le Goff, quelque chose de plus vaste : « Plus que des
révolutionnaires, les goliards sont des anarchistes36. » Pour appuyer son propos, il cite deux vers
goliardiques : « Plus avide de volupté que de salut éternel,/L’âme morte, je ne me soucie que
de la chair ». Une pensée que l’on peut assimiler à la pensée libertine, ce qui constituerait sa
27
première apparition historique – révolte contre la dictature montante de l’Église, l’affirmation
de l’individualisme et l’aspiration à la liberté.
Les premiers siècles du IIe millénaire sont en effet le début d’une répression morale plus
importante, ce qui n’empêche cependant pas la littérature de rester florissante : Les fabliaux,
ces récits contés par les ménestrels, sont typiques de cette période et connaissent une portée
très vaste en Europe. Sarane Alexandrian date le plus ancien du genre en 1159 : Richeut, qui
narre l’histoire d’une prostituée. Les fabliaux se développent plus largement aux xiiie et xive
siècles, avec pour thèmes récurrents l’adultère – présenté comme inévitable, et dont l’histoire
se termine le plus souvent bien pour celui qui trompe –, les récits phalliques – comme
De l’anel qui faisoit les vits grans et roides –, ou la dénonciation des luxurieux – qui cible
principalement les mœurs dissolues du clergé. Six recueils de Montaiglon contiennent des
fabliaux particulièrement indécents : Le Débat du Con et du Cu ; Le Dit des Cons ; D’une seul
fame qui a son con servoit cent chevaliers de tous poins, etc. Les fabliaux ne sont pas l’apanage
du petit peuple. Ils ravissent souvent les cercles nobles et peuvent être déclamés à tous les
publics, des auberges jusqu’aux plus hautes cours. Ils relèvent du même genre que la farce,
pan du théâtre comique : d’après le médiéviste Gustave Cohen, « obscénité et scatologie en
sont la base37 ».
Au Moyen Âge, ce sont aussi les débuts de la recherche d’une certaine forme de
transcendance dans la sexualité avec l’apparition de l’amour courtois. Son fondement repose
sur l’idée que deux individus ne doivent pas simplement s’aimer par penchant naturel, mais
surtout dans le but de se bonifier moralement l’un l’autre. On pense que l’amour courtois
est apparu en réaction aux coutumes brusques de la chevalerie où la femme est un bastion,
choisi par alliance politique ; il contrebalance le statut très peu élevé de la femme dans le droit
médiéval. Le sentiment amoureux y apparaît comme une vertu, comparable à l’honneur ; la
femme y est inaccessible, car le principe veut que la dame aimée soit de rang supérieur et déjà
mariée.
Le premier représentant de l’amour courtois est également le premier troubadour, Guillaume IX
de Poitiers, duc d’Aquitaine. Ce dernier se dit imbattable au jeu de l’amour et narre même
28
comment, enfermé une fois pendant huit jours dans une chambre avec deux femmes, il leur
fit l’amour cent quatre-vingt huit fois38. À ses débuts compositeur de chansons gaillardes,
Guillaume changea brusquement de ton à son retour de croisade. Il devint l’humble servant
d’une femme dont il était amoureux, inaugurant un style inconnu avant lui.
En amour courtois, la femme est le seigneur. Elle est appelée « mi dons », équivalent de « mon
seigneur », et l’homme est son vassal. Les règles du genre sont très strictes, la cour amoureuse
est très réglementée (de l’enamourement pour la femme inaccessible jusqu’au fin’s amor, degré
d’érotisme pur, où le statut de l’homme évolue très lentement de soupirant, fenhedor, jusqu’à
celui d’amant, entendedor). L’homme doit honorer, dissimuler, patienter ; donner toutes les
preuves de sa dévotion, de sa verve et de sa discrétion. La femme met constamment à l’épreuve
la tempérance de son courtisan : il ne doit pas rendre les baisers offerts, et ses efforts sont
récompensés par la vue de la nudité de la femme, puis par l’« essai » (asag), se concrétisant par
une nuit chaste passée à dormir aux côtés de l’objet de ses désirs : les caresses sont autorisées
mais pas l’acte sexuel. Tout échec prouvera que l’amour n’était pas assez fort.
L’amour courtois, en cherchant à repousser le plus longtemps possible l’acte sexuel, est un
exemple de codification extrême de l’érotisme pour lui même. Toutes ses règles ont été
compilées par le prêtre André le Chapelain dans De Amor, au xiie siècle, en décrivant jusqu’à
la façon dont l’homme doit porter une bague offerte par la femme : au petit doigt de la
main gauche, chaton vers l’intérieur de la paume. Le livre connut un grand succès et fut
traduit en Italie et en Allemagne, ainsi qu’en langue vernaculaire en 1290. Son influence
reste très importante jusqu’à la Renaissance tant il fait l’éloge de l’adultère, perçu comme la
seule relation propice à la naissance de l’amour car contrairement au mariage qui est toujours
contraint, il est librement choisi.
Les poètes de l’amour courtois n’étaient pas seulement des romantiques avant l’heure. Peire
Cardenal, Raimon Rigaut, Bernard de Ventadour, Raimon de Durfort, Montan, ou Arnaud
Daniel écrivent également beaucoup d’obscénités :
Et moi je viens à vous culotte baissée, avec un vit plus gros qu’un âne en chaleur ; et je vous
baiserai avec une ardeur telle que vous devrez nettoyer les draps le lendemain parce qu’ils auront
besoin, direz-vous d’aller à la lessive ; et nous ne partirons d’ici, ni moi ni mes grosses couilles,
sans vous avoir si bien foutue que vous en resterez gisante et pâmée.39
29
Moins vulgaires, les soties amoureuses du Moyen Âge n’appartiennent pas au genre des
fabliaux car elles n’empruntent pas le ton de l’humour. Apparues entre les xiiie et xve siècles,
Sarane Alexandrian les présente comme d’une grande richesse littéraire : l’acte sexuel est
désigné par « basse danse » ; le pénis est le « flageolet » ou le « vit » lorsqu’il est en érection ;
« prendre la moutarde en tout lieu » signifie s’intéresser à la femme d’autrui ; faire l’amour
se dit « chevaucher sans selle », « croquer la noix », « fréquenter les basses marches »... Les
auteurs de cette poésie lyrique du Moyen Âge se nomment Eustache Deschamps – connétable
de Bertrand Du Guesclin –, Michault-Taillevent, Henri Baude, Jean Molinet ou François
Villon ;ils ne sont pas nécessairement spécialisés dans l’érotisme. En écrivant sur des thèmes
triviaux, ils font le plus souvent preuve d’une grande inventivité littéraire par l’emploi
d’allitérations, d’assonances, d’énumérations ou d’antithèses, comme dans ce poème où Jean
Molinet donne la parole à un homme à qui une femme a donné la syphilis :
Jean Molinet est aussi l’auteur de grandes œuvres religieuses, comme un texte de plus de
quarante mille vers sur la Passion du Christ. Il était très apprécié de ses contemporains, à tel
point qu’il fut anobli. Cette reconnaissance n’est pas rare chez les poètes du Moyen Âge, à
la fois bons chrétiens et auteurs de textes évoquant librement la luxure : ils n’avaient rien de
marginaux.
Parfois même, un auteur traitant de l’érotisme pouvait être considéré comme une figure
littéraire majeure de son temps : c’est le cas de Giovanni Boccaccio, dit Boccace, qui fut l’un
des premiers à transformer les thèmes des fabliaux grivois en quelque chose de bien plus raffiné.
Le Décaméron, écrit en 1353, est un recueil de cent nouvelles divisées en dix journées. Trois
jeunes femmes et trois jeunes hommes ayant fui la peste à Florence se racontent des histoires
pour passer le temps. Il ne s’agit pas d’un regroupement anarchique de textes, le Décaméron est
au contraire très organisé et construit selon des effets de symétries, de contrastes, et comporte
40. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 62.
30
une progression dramatique. Chaque journée est consacrée à un thème des choses de l’amour.
Par exemple, la troisième journée, « on devise de ceux qui, par adresse, ont acquis ce qu’il
avaient longtemps désiré » ; et la cinquième journée, « on devise de ce qui est arrivé d’heureux
à certains amants après plusieurs aventures cruelles ou fâcheuses41 ».
La première innovation de ce livre est que l’érotisme n’y est pas toujours comique : il joue
sur le thème de la beffa, très présent dans la littérature italienne de l’époque, qui consiste en
la mise en scène d’un mauvais tour joué à quelqu’un pour s’en moquer ou se venger et dont
la fin est souvent tragique. Boccace innove aussi particulièrement sur la façon de mettre en
scène les hommes et les femmes : ils narrent librement entre eux des histoires licencieuses, ce
qui contraste nettement avec la stricte séparation homme-femme de l’amour courtois. L’idée
qu’il développe est qu’il est possible pour des femmes respectables d’écouter et de raconter
ce genre de contes sans en être socialement dégradée. Les histoires en questions sont souvent
des fables licencieuses de tradition orale que Boccace revisite : celle d’un homme se faisant
passer pour muet qui devint le jardinier d’un couvent où il coucha avec toutes les nonnes ;
celle d’un palefrenier qui se fit passer pour roi et se glissa de nuit dans le lit de la reine ; celle
d’une jeune femme qui vivant en ermite avec un moine se vit expliquer que ce qu’elle avait
entre les jambes était l’enfer, que le pénis du moine était le diable et qu’il fallait remettre le
diable en enfer.
Les femmes racontent et rient de ces histoires mises en abîme au même titre que les hommes.
Le Décaméron apparaît comme un manuel de civilité sur la façon d’entendre et de dire avec
tact et dignité des histoires de luxure. Boccace conclut d’ailleurs son ouvrage par cette leçon
de savoir-vivre : « Il n’est chose si déshonnête dont chacun ne puisse deviser, si elle est dite
en termes honnêtes, ce qu’il me semble avoir fait ici fort convenablement42. » L’influence du
Décaméron fut relativement tardive : il est originellement écrit en italien, et non en latin,
c’est la raison pour laquelle il fut longtemps dénigré par les lettrés. À la fin du xve siècle
en revanche, il fut de nombreuses fois réédité et connut un grand succès en France et en
Italie. Lors de sa sortie, ses innovations et le soin particulier de sa rédaction annoncaient le
renouveau de l’érotisme écrit.
31
1.2.3 La Renaissance : diversification des thèmes
La diversification se fit lentement, et les accents grivois du Moyen Âge perdurèrent encore
quelques années.
Gianfrancisco Poggio était un humaniste italien, secrétaire apostolistique au Vatican. Il
fut chancelier de la ville de Florence, et à sa mort on lui fit des funérailles grandioses. Cet
éminent personnage de la chrétienté s’adonna un temps à la rédaction des Facéties (1450),
qui narrent des scènes de mœurs, des boutades et des faits divers où la liberté sexuelle est très
importante. Les chrétiens de la Renaissance, même les plus éminents, jouissaient en effet
d’une grande liberté d’esprit et de nombreux auteurs du genre occupaient des postes tout à
43. J. Goody, La Peur des représentations. L’Ambivalence à l’égard des images, du théâtre, de la fiction, des
reliques et de la sexualité, Paris, La Découverte, 2003.
32
fait respectables : Codrus, professeur à l’Université de Bologne ; Elyseus Calentinus, savant ;
Girolamo Morloni, avocat à Naples, docteur en droit civil et religieux, etc.
Pour ce qui est des thèmes de leurs historiettes, Sarane Alexandrian les énumère ainsi : « Ici
un garçon boulanger qui jouit de sa patronne, là un vaurien de Sorrente dépucelle une jeune
fille dans le noir à la place du moine avec qui elle avait rendez-vous[...], l’histoire enfin d’un
écolier engrossant sa mère qui, par jeu, a voulu savoir s’il était capable de faire l’amour, etc.44 »
Pietro Aretino, dit L’Arétin, est né de l’union d’un père cordonnier et d’une mère modèle
pour peintres. Il entra très jeune au service d’un banquier et peu à peu, s’insinua à la cour du
pape Léon X, puis celle de Clément VII, qui lui donna le titre de Chevalier de Rhodes. Son
succès fut principalement dû à la publication de lettres sur l’actualité politique et mondaine
de son temps : doté d’une verve redoutable, il était payé pour rayer certains noms de ses
chroniques ou pour en évoquer d’autres. Son plus grand talent consistait en l’art de ridiculiser
férocement comme de faire les plus grandes éloges de ses contemporains – ce qu’il monnayait
à prix d’or. Exemple vivant pour les écrivains cherchant à échapper à la tyrannie du mécénat,
il fréquenta François Ier et Frédéric II de Gonzague avant de finir sa vie dans un luxueux
palais de Venise. Autoproclamé homme libre, il ne se maria jamais et multiplia les aventures,
hébergeant ses nombreuses concubines – les Arétines – dans sa demeure vénitienne.
L’œuvre majeure de L’Arétin, les Ragionamenti, est d’un genre tout à fait nouveau : il s’agit
d’un dialogue anecdotique au rythme très enlevé entre deux femmes, ponctué de plaisanteries,
de proverbes fictifs et de métaphores bariolées.
Nanna raconte à Antonia les différentes étapes de sa vie, avec intelligence et grande vivacité
d’esprit, pour lui démontrer qu’il vaudrait mieux faire de sa fille une putain :
Mon avis est que tu fasses de ta Pippa une putain : parce que la nonne trahit ses vœux et la femme
mariée assassine le sacrement du mariage ; mais la putain ne trompe ni monastère ni mari :
bien plus, elle fait comme le soldat, payé pour faire du mal et qui, ce faisant, n’est pas considéré
comme un malfaiteur, car sa boutique vend ce qu’elle a à vendre ; le premier jour qu’un aubergiste
ouvre sa taverne, sans qu’il mette d’écriteau, on comprend qu’on y boit, qu’on y mange, qu’on y
joue, qu’on y baise, qu’on y blasphème et qu’on y gruge : et qui irait là pour dire ses oraisons ou
pour jeûner, n’y trouverait ni autel ni carême.45
33
Nanna fut d’abord nonne, puis femme mariée avant de finir prostituée. L’Arétin met en scène
des tableaux très osés d’amour collectif et d’accouchement clandestin dans un couvent, de
sodomies, d’amours saphiques, d’adultère allant jusqu’au meurtre du mari jaloux, le tout
dans un vocabulaire très recherché et astucieux. L’Arétin est également l’auteur de pièces de
théâtres, de lettres diverses et de sonnets luxurieux. Son œuvre a influencé un grand nombre
d’auteurs de la Renaissance et même plus tardivement jusqu’au xviiie siècle ; cet ensemble est
qualifié aujourd’hui de « littérature arétinesque », dans la continuité des Ragionamenti.
Les auteurs français sont les premiers héritiers de l’exemple italien. En 1480 paraît à Paris
un recueil collaboratif commandé par le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, intitulé Cent
nouvelles nouvelles. Inspirées du Décaméron, des nouvelles humanistes de Poggio et des fabliaux
du Moyen Âge, on y retrouve le thème récurrent du grand appétit sexuel des femmes, qui se
trouvent parfois punies par l’histoire pour en sauvegarder la moralité – un point qui inspirera
particulièrement Brantôme et La Fontaine. À mi-chemin entre la grossièreté des fabliaux et
le ton policé de l’amour courtois, le recueil regroupe des nouvelles drolatiques où la morale
est le plus souvent sauve.
Cependant, la courtoisie de ton n’est pas encore du goût de chacun : Rabelais, moine
défroqué du début du xvie siècle, se complaisait dans la vulgarité. Il n’a pas écrit d’érotiques
à proprement parler, car la sexualité n’est pas le thème de ses histoires – il n’a par exemple
jamais décrit de scènes de copulation –, mais il reste pour Sarane Alexandrian un « auteur
obscène par excellence46 ».
L’esprit de ses œuvres est souvent empreint de misogynie : lorsqu’une belle et chaste femme
refuse les avances de Panurge, ce dernier l’humilie publiquement en versant sur sa robe un
filtre confectionné à partir d’utérus de chiennes en chaleur qui a pour effet de lui attirer les
ardeurs des chiens des rues. Rabelais est également coutumier des descriptions ordurières
de la femme et notamment du sexe féminin : alors qu’ils trouvent une paysanne évanouie
sur le chemin, le lion et le renard prennent son entrejambe pour une plaie qui s’étire « du
34
cul jusqu’au nombril47 ». À l’inverse, la phallocratie est omniprésente ; les gouvernantes de
l’enfant Gargantua vouent un véritable culte à son pénis.
Rabelais utilise pour désigner l’acte sexuel une grande diversité de vocabulaire qui toujours
appuie sur son côté bestial48 : « roussiner » (utilisé pour les chevaux), « baudouiner » (pour
les ânes), « béliner » (pour les moutons). Aux femmes, on « donne la saccade », on les
« braquemarde », ou on leur « frotte le lard ». Chez Rabelais, la chair est la plupart du temps
ordurière et risible. On peut toutefois lui reconnaître l’innovation que représente l’usage de
l’obscénité pour présenter la philosophie.
Malgré ses multiples moqueries à l’encontre des croyants, il ne fut pas inquiété par la censure.
Jouissant de la protection du cardinal Jean Du Bellay, il obtint toujours l’autorisation de
publier ses écrits.
L’obscénité de Rabelais est l’un des derniers exemples marquants de l’obscénité au xvie
siècle. Le temps est venu d’un vrai développement de la pudeur dans le langage, de la mise
au pas du vocabulaire. C’est la naissance de l’Ars erotica49, dont les principes s’opposent
radicalement à l’usage de termes grossiers dans la langue écrite. Les poètes de la Pléiade se font
un point d’honneur d’écarter ce que l’on nomme les « mots de gueule50 », tels que « con »,
« cul, « vit » ou « foutre ». Ce poème de Ronsard, tiré du Livret de folastreries, illustre cette
recherche lexicale :
47. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 102.
48. Id.
49. J.-C. Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 286.
50. S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 108.
35
À beaux genoux te venir adorer,
Tenant au poing leurs flambantes chandelles !51
Joachim du Bellay fera lui se lamenter une prostituée romaine évoquant son passé, et Jean-
Antoine de Baïf donnera la parole à Priape. Étienne, quant à lui, s’interroge :
Les poètes de la Pléiade, bien que partisans du bannissement des mots grossiers, ne manquaient
pas de crudité lorsqu’il s’agissait de condamner ce qu’ils percevaient comme « contre-nature » :
ils étaient de fervents opposants des lesbiennes et des sodomites – Ronsard est d’ailleurs
l’auteur de trois sonnets d’une grande obscénité contre les mignons d’Henri III.
Cependant, la vulgarité est bel et bien en voie de disparition. C’est l’occasion pour les
femmes de prendre la plume : Marguerite de Navarre – la sœur de François Ier –, fit traduire
le Décaméron de Boccace en 1545, puis en écrivit elle même une imitation, le Heptaméron,
qui paru en 1559, quelques années après sa mort. Elle y narre les histoires du royaume dont
elle a eu vent au cours de sa vie sur le ton de la chronique malicieuse, à la façon dont Boccace
prescrivait aux femmes de discourir sur le sujet.
Quant à Louise Labé, sa liberté d’esprit l’exposa à de nombreuses médisances. Accusée d’être
une courtisane publique ou de s’être faite passée pour un homme lors du siège de Perpignan
en 1542, elle était veuve et sans enfants, et recevait en sa demeure les poètes et les artistes
de son époque. En 1555, elle rédigea le Débat de Folie et d’Amour, un recueil de poèmes
érotiques :
51. P. de Ronsard, Livret de folastreries, publié dans l’édition originale de 1553 et augmenté d’un choix de
pièces d’expression satyrique, Paris, Mercure de France, 1919, cité par S. Alexandrian op. cit. p. 108.
52. J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, op. cit. p. 62.
36
Et mon esprit sur ses lèvres fuiroit,
Bien je mourrois, plus que vivante, heureuse.53
À la cour, les premières chroniques mondaines font leur apparition : l’occasion pour
certains auteurs de dépeindre les mœurs les moins avouables de la haute société. Pierre de
Bourdeille, seigneur de Brantôme, dit Brantôme, était un soldat et un courtisan de la fin du
xvie siècle. Chevalier, gentilhomme idéal de son temps au service de Marguerite de Valois, cet
amoureux des femmes collectionnait les maîtresses et rédigeait à ces heures perdues des notes
sur les intrigues libertines des cours européennes : le Recueil des dames décrit les anecdotes
galantes des femmes de la noblesse dont Brantôme fut le protagoniste ou le témoin.
En 1617, un livre de Béroale de Verville connut un immense succès dans les cours de
toute l’Europe : Le Moyen de parvenir. Gentilhomme parisien, Béroale de Verville fut tour
à tour poète, philosophe, alchimiste, mathématicien, médecin, horloger, puis chanoine de
St Gatian de Tours. Il publia beaucoup, sur tous les sujets auxquels il s’intéressait. Dans
Le Moyen de parvenir – très influencé par le pantagruélisme –, il met en scène un banquet
où se réunissent de grandes figures de l’histoire : Guillaume Budé, Jules César, Plutarque,
Socrate, et même quelques femmes comme Sapho, conversent librement à la même table. Les
discussions enlevées passent du coq à l’âne, les opinions philosophiques se confrontent dans
un joyeux brouhaha de réjouissances alcoolisées.
Nostradamus disserte sur les culs, en remarquant que certaines personnes parlent du nez :
« Ce seroit une belle chose de parler du cul. Ce seroit un langage excellent, il serait plein
de sentences : et ci cela estoit on parleroit comme on s’assiet ; et si on escrivoit de mesme,
vraiment, on verroit de belles orthographes de femmes54. »
Le Moyen de parvenir est un livre très chargé en rhétorique. Il comporte cent onze chapitres
dont les titres sont : « Homélie », « Paraphrase », « Axiome », « Parabole », « Glose », « Canon »,
« Leçon », « Thèse »... On y apprend que le sexe féminin est appelé le « cela », car si on y met
la main, la femme dira « Laissez-cela ». Béroalde de Verville y fait aussi l’éloge des organes
génitaux : « Il ne faut toujours dire ces parties-là honteuses, d’autant qu’elles ne le sont que
53. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 349-350.
54. Ibid., p. 139.
37
par accident : et faisant autrement vous feriez tort à nature, qui n’a rien fait de honteux.
Ces parties-là sont secrètes, nobles, désirables et exquises, comme l’or que l’on cache55. » Le
Moyen de parvenir fut d’une grande influence pour les siècles qui suivirent : très apprécié par
Christine de Suède, il fut réédité vers la fin du règne de Louis XIV et les thèmes qu’il aborde
furent repris dans les œuvres licencieuses jusqu’à la Révolution française et même au xixe
siècle. Il annonce, par sa manière joviale de présenter la philosophie et le soin savant apporté
à sa rédaction, les principales caractéristiques des livres érotiques des xviie et xviiie siècles.
Le conflit
Au xvie siècle, le climat de guerre entre catholiques et protestants fit couler beaucoup
d’encre, et cet antagonisme se retrouve jusque dans les écrits licencieux. D’un côté, les réformés
reprochent aux catholiques de favoriser les péchés – avec leur rachat par les indulgences –
de l’autre, les catholiques accusent les protestants de tous les vices. Dans chaque camp, on
dénonce l’autre et on fait la chasse à l’indécence parmi ses propres rangs. Les écrits les plus
obscènes de la période sont le fait de ces accusations réciproques : Les Noces de Luther ou la
Monachopornomachie, de Simon Lemnius en 1538 tourne en ridicule le mariage de Luther
qui y est dépeint comme impuissant et sa femme, infidèle. Guillaume Reboue, en 1608,
dans Le Premier Acte du synode nocturne des tribades lémanes, met en scène une réunion de
religieux réformés tenant des propos obscènes. Côté protestant, Henri Estienne – imprimeur,
philologue et humaniste français – fait paraître en 1566 De la sodomie et du péché contre nature
en nostre temps. De la lubricité et paillardise des gens d’Église. Dans la Comédie du Pape malade,
Théodore de Bèze brosse une allégorie d’une grande indécence visant les ordres catholiques.
Le conflit exacerbe les sensibilités. D’un côté comme de l’autre on cherche à resserrer les
rangs. La mainmise de la religion sur la morale se fait plus sévère. C’est en réaction à cette
38
radicalisation du discours religieux qu’apparaissent les premiers libertins de l’histoire, des
intellectuels cherchant à s’affranchir des dogmes.
En 1618, le libraire Antoine d’Estoc publie Le Cabinet satyrique ou recueil parfaict de vers
piquans et gaillards de ce temps. Le plus représentatif des auteurs de cette compilation est
sans doute François Maynard, ancien secrétaire de Marguerite de Valois qui plus tard intégra
l’Académie française à sa fondation. L’idée fondamentale de la plupart de ses écrits est qu’il
faut profiter du corps tant qu’il et jeune :
Alors que la censure se fait plus sévère, les auteurs commencent à prendre leurs précautions :
à partir des années 1620, l’anonymat des textes – chose auparavant rare – devient monnaie
courante.
En 1650 circule dans Paris L’occasion perdue et recouverte, un poème de quarante stances
sur l’histoire d’un amant devenu impuissant dans les bras de sa maîtresse et qui retrouve sa
virilité le lendemain :
[le lendemain]
56. Les Priapées de Maynard, Bruxelles, Jules Gay, 1864, cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture
érotique, op. cit. p. 152.
39
Cloris avec sa belle main,
Osta la bouche de son sein
Où son amant l’avait collée,
Et se déchargeant peu à peu
Honteuse de se voir mouillée,
Essuya l’eau qui vient du feu
[...]
L’eslevant de terre il la prit
Et la coucha dessus le lit,
Où je ne sais ce qu’ils firent,
Je crois bien qu’ils firent cela,
Puisque les Amours qui les virent
M’ont dit que le lit en bransla.57
Si le travail des historiens et des bibliophiles a finalement permis d’attribuer de façon certaine
ce texte à Corneille, de nombreux autres demeurent encore aujourd’hui anonymes. C’est le
cas de la première œuvre ayant provoqué un réel scandale sous Louis XIV : L’École des filles
ou la philosophie des dames, publié en 1655 à raison de trois cents exemplaires uniquement
destinés aux gens de cour. Une grande quantité fut saisie sur ordre du procureur du roi, mais
sans succès : le livre continua à se répandre largement en France via les réseaux de distribution
clandestins.
L’École des filles est une discussion entre deux femmes, où la plus âgée dispense un cour
d’éducation sexuelle à la plus jeune en s’appuyant sur de multiples détails de ses propres
aventures. Elle lui enseigne qu’il n’y a de vraie jouissance qu’entre deux amants passionnément
épris l’un de l’autre. Les anecdotes dispensées sont également entrecoupées de conseils de
contraception, ou sur la façon d’avorter ou d’accoucher clandestinement.
Jean-Jacques Pauvert cite Jacques Prévôt au sujet de ce livre :
À la première lecture, pour qui ne voudrait pas voir plus loin que le bout de son nez, L’École des
filles est un recueil d’obscénités : mots orduriers, gestes interdits, immoralité grossière, tout y
semble conçu pour blesser le goût du beau autant que du vertueux. […] Mais pour qui lui prêtera
plus d’attention, L’École des Filles devient manuel d’amour, manuel de savoir-vivre, manifeste de
liberté et de sagesse. [...] Il n’est nulle instance érotique, nulle industrie sensuelle qui ne donne
lieu à une exploration verbiale, à un développement d’une inexorable logique [...]. Cette relation
brute, d’une sexualité brute, sans aucune transfiguration métaphysique, suppose une arrière
pensée morale, un fond idéologique.58
L’École des filles est un livre de la pensée libertine par excellence en cela qu’il allie la liberté
de penser à la liberté de la sexualité. C’est ce qui rend ce genre d’ouvrage aussi dangereux
57. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 166-167.
58. J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, op. cit. p. 67.
40
à une époque où le conflit religieux resserre le carcan de la morale : l’appel à la liberté
sans entrave du corps est associé à la liberté de l’esprit, au rejet des dogmes, et donc à une
déstabilisation de la religion. Les libertins recherchent une certaine forme de bonification par
l’acte de chair ; à la fois ressortir spirituellement grandis de l’acte, et à la fois l’extirper de son
statut de souillure. La jeunesse noble rejette les contraintes morales de la société – bigoterie,
conformisme, soumission aux convenances – et s’attache à créer une morale nouvelle, où la
liberté sexuelle est revendiquée et posée en exemple. C’est là le trait essentiel de la production
écrite licencieuse du siècle à venir.
Au xviiie siècle, la France devient en Europe le modèle incontesté de l’art de jouir et d’aimer.
Les auteurs français ont désormais le monopole quasi-total de la littérature galante. Partout,
les textes sont désormais clandestins, qu’ils soient philosophiques ou érotiques, l’offense est
la même, et, comme l’explique Jean-Jacques Pauvert, les deux genres finissent par devenir
inextricablement liés : « les deux productions clandestines, philosophique et obscène, sont
souvent mélangées dans les hottes des colporteurs et même chez les imprimeurs, français ou
étrangers, ce qui fait que le terme "philosophie" finit par désigner aussi bien la pornographie
que le matérialisme59. »
Le xviiie siècle est pourtant une période de très grande tolérance sous l’apparence de
l’intolérance. Des « permissions tacites60 » sont – à raison de cent par an – accordées aux
éditeurs : promesse leur est faite de ne pas les poursuivre s’ils devaient publier sans permis
et même de les prévenir si d’aventure le Parlement décidait d’engager une poursuite à leur
encontre afin qu’ils aient le temps de mettre leur stock en lieu sûr. La production est plus que
jamais prolifique et la diversité des genres atteint son apogée à cette période.
Publié à l’aube du xviiie siècle, Le Canapé couleur feu, par M. de B*** – toujours inconnu
de nos jours –, est considéré comme le premier conte de fées érotique. Pour avoir offensé une
41
fée qu’il n’a su satisfaire, un homme est changé en canapé : « Tu ne retrouveras ta première
forme que lorsqu’entre tes bras on aura commis une faute égale à la tienne61. » Le canapé
est alors vendu, puis revendu. Il passe entre de multiples mains, assiste à tous les ébats
imaginables. Il voit se succéder abbés, prostituées, mousquetaires et moines... Une dévote s’y
fait même réaliser des lavements. Et ce n’est que le jour où sur lui, un homme ne parvient pas
à faire jouir sa femme qu’il redevient gentilhomme. Ce conte connu un grand succès auprès
des lecteurs des cours d’Europe, et fut souvent repris par des auteurs qui le mêlèrent parfois
d’accents orientalistes, faisant se dérouler l’histoire en Inde ou en Égypte.
Autre conte de fées : Les Bijoux indiscrets, publié anonymement en 1748 et fut plus tard
attribué à Diderot. Un sultan se voit confier par un génie une bague qui, lorsqu’il la tourne
vers une femme, lui permet d’entendre son « bijou » (comprendre : son sexe) narrer ses
aventures. L’ouvrage circule très bien de façon clandestine tout au long du xviiie siècle.
L’Histoire de Dom B..., portier des Chartreux, paru en 1741, fut attribué à Jean-Charles
Gervaise de Latouche. Il connut un succès de très grande ampleur – Madame de Pompadour
en possédait son propre exemplaire. Le récit est celui de la vie du fils bâtard d’un prêtre :
après avoir couché avec sa mère adoptive, il reçoit l’instruction libertine d’une femme noble,
participe à des orgies avec des moines et des nonnes dans des églises et finira par attraper la
vérole avec une prostituée.
Le thème de la luxure des gens d’Église ne se démode pas : c’est un thème ancien que le
xviiie siècle revisite dans de longs romans fortement teintés de philosophie, comme dans
Thérèse Philosophe, classique du genre, paru en 1748. L’auteur – toujours incertain de nos
jours – entrecoupe ses scènes obscènes de discussions philosophiques entre une jeune fille
et un prêtre, en attirant l’attention sur la répression de la sexualité féminine ainsi que son
exploitation par les autorités religieuses.
61. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 198.
42
Les tableaux de mœurs mondaines et populaires
La sexualité du peuple ne désintéresse pas non plus les lecteurs : en 1752 paraît un recueil
fort volumineux de textes anonymes, regroupant pêle-mêle des contes de fée, des poèmes
et des comédies en proses, dont les thèmes rappellent fort ceux des textes grivois des siècles
passés – comme l’histoire de l’amant bafoué qui tente de contracter la chaude-pisse afin de la
transmettre à sa maîtresse dont il veut se venger.
43
... N’est-ce donc pas pour toi le plus sanglant affront
Qu’on m’ait enfin réduite à me branler le con ?62
Les poèmes
Alexis Piron, dont Voltaire même craignait la répartie cinglante, écrivit des poèmes libres
tout au long de sa vie et quelques comédies dans lesquelles ce libertin notoire développa sa
philosophie particulière. Grand antagoniste de l’Académie française – dont il déclara sur la fin
de sa vie « ils sont là quarante qui ont de l’esprit comme quatre63 » –, il était considéré comme
l’un des auteurs les plus sulfureux, malgré des textes brillants d’astuce et d’espièglerie dans
lesquels on trouve bien plus de verve que de grossièreté. En 1710, son Ode à Priape devint
un ouvrage de référence chez les libertins, et nombreux sont ceux qui connaissent ses vers par
cœur :
Il connut un grand succès pour la grâce de ses écrits et la vivacité de sa plume : exemple
typique de ce que l’on appréciait en matière de littérature libre au xviiie siècle.
Les romans
Le chevalier de Nerciat, ex-capitaine des gendarmes du roi à Versailles, n’est pas exempt
de ces qualités de plume. Considéré par Sarane Alexandrian comme le plus grand romancier
érotique du xviiie siècle65, ses nombreux textes – très libertins sans jamais être obscènes – ont
fait le bonheur de la cour : Félicia ou mes fredaines (1775) ; Le Doctorat impromptu (1788) ;
Contes saugrenus ; puis en 1777, deux vastes fresques romanesques : Le Diable au corps et Les
Aphrodites représentent le sommet de la production livresque sous Louis XVI. L’auteur doit
avant tout son succès à la beauté de son style et à la finesse de ses observations des mœurs : il
62. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 220.
63. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 227.
64. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 226.
65. Ibid., p. 233.
44
dote ses personnages d’une psychologie juste et développée, et il multiplie les aventures et les
rebondissements dans la trame de ses histoires. Le Diable au corps met en scène des hommes
et des femmes voulant tout oser en matière de luxure : une orgie masquée se termine par un
incendie provoqué par un participant ivre ayant renversé une bougie. Il décrit également une
scène lesbienne entre une Noire et une Blanche : « Bouche contre trou, sein contre sein, corail
contre corail, l’ébène et l’ivoire s’agitent, s’embrassent, et n’ont pendant quelques instants
qu’une seule âme66. » Et quand l’héroïne accomplit l’exploit du retournement sexuel d’un
« archibougre » : « Elle triomphait du plus vicieux, du plus entêté des hommes. Elle venait de
lui arracher, en faveur de la Vénus naturelle, un acte d’adoration que le pervers avait juré de
lui refuser à jamais67. »
Les confessions
À la fin du xviiie siècle et au début du xixe, alors que la société invente la notion d’intimité,
les mémoires se transforment peu à peu en confessions. Avant, on narrait surtout des
événements publics, connus de tous ; désormais, l’auteur expose ses goûts, ses passions et sa
sexualité avec une sincérité qu’il revendique comme la plus totale.
L’Histoire de madame la comtesse des Barres (1735) est un récit très surprenant, autant par sa
précocité que par son sujet. Attribué à François de Choisy, l’auteur raconte sa vie de travesti
hétérosexuel et celle de sa femme Charlotte qui s’habillait en homme ; une confession jugée
véridique par les historiens68.
Entre 1794 et 1797, Restif de la Bretonne tente de surpasser le réalisme de Rousseau. Dans
Monsieur Nicolas ou Le Cœur humain dévoilé, il dévoile les détails les plus crus sur ses aventures
avec toutes sortes de femmes, son fétichisme des pieds et ses tentations incestueuses.
Dans leurs confessions, les auteurs s’interrogent sur les origines de leurs déviances, cherchent
parfois à les combattre ou à s’en soigner. Ils trouvent parfois des réponses à leurs craintes et
à leurs obsessions en puisant dans la mémoire de leurs enfances. Peut-être peut-on voir dans
ces interrogations les prémices de la psychanalyse...
66. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 234.
67. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 235.
68. Ibid., p. 266.
45
Le cas Sade
Le marquis Alphonse Donatien de Sade est l’exemple type de ces auteurs puisant leur
inspiration dans leurs inclinations les plus secrètes. Ses héros tirent un vrai plaisir de la
douleur, qu’elle soit donnée ou reçue. Sarane Alexandrian le qualifie de maître de la « terreur
sexuelle69 », tant il met en scène l’amour de la douleur subie jusqu’à l’auto-destruction et la
passion de la douleur infligée jusqu’au meurtre. Les héroïnes de Sade sont toujours de jeunes
et belles femmes tourmentées par des êtres cruels au physique repoussant. Chez Sade, cette
cruauté n’est pas seulement présente dans les actes, elle est aussi psychique : les victimes
sont torturées psychologiquement, les discours de leurs bourreaux sont menaçants, emplis
des raisonnements froids qui justifient leurs crimes. Car le Mal n’est jamais gratuit : il est
dogmatisé, théorisé, décrypté.
Dans Juliette ou les Prospérités du Vice (1797) les personnages féminins sont aussi dévoyés que
les personnages masculins, que l’auteur qualifie toujours de « scélérat », de « coquins » et de
« monstres70 ». Hommes et femmes agissent de concert, comme dans cette scène narrée par
Juliette : « Il saute sur sa maîtresse et me faisant un signal ; je l’aide ; nous lions et garrottons
cette malheureuse sur un banc de bois. Il s’assied à califourchon sur elle et, de ses griffes
aiguës, le scélérat lui arrache les yeux, le nez et les joues. »
Aucune jovialité dans la luxure de Sade. Les orgies sont toujours morbides. Véritable ingénieur
de la douleur, il réactualise ou invente les instruments de torture les plus sinistres :
La salle entière était tendue de noir, des ossements, des têtes de cadavres, des lames d’argent, des
faisceaux de verges, des poignards et des martinets ornaient cette lugubre tapisserie ; dans chaque
niche était une des vierges branlées par une tribade, toutes deux nues, appuyées sur des coussins
noirs [...]. Différents instruments de supplice étaient distribués ça et là ; on y voit entre autre une
roue fort extraordinaire. La victime, liée circulairement sur cette roue enfermée dans une autre
garnie de pointes d’acier, devait en tournant contre ses points fixes, s’écorcher en détail et dans
tous les sens.71
Les femmes meurent toujours dans les supplices et sont parfois cannibalisées ensuite. Juliette,
la narratrice, en énonce froidement la nécessité : « Tant pis pour les victimes, il en faut72 ».
46
Dans tous les cas, la vertu est toujours punie et le vice est récompensé : à la fin de l’histoire,
Noirceuil, le héros, finit Premier ministre de France, et Juliette est sa favorite.
Avec leur totale absence de morale et leur mise en scène de l’horreur sans borne, les écrits de
Sade provoquèrent un véritable scandale. Il était évident que les limites de la décence venaient
d’être dépassées.
« Une révolution, éloignée peut-être, mais certaine, menace de nouveau le monde ; nous
foulerons aux pieds tous ces superbes qui osent nous dédaigner73. » Mirabeau clamait dès 1783
ses velléités révolutionnaires dans Ma confession ou le libertin de qualité. Dans cette histoire
d’un jeune homme se prostituant pour régler ses dettes, il trouve prétexte à développer ses
opinions politiques. Mirabeau entretenait des liaisons plus ou moins secrètes avec des femmes
de tous les milieux, faisant payer les plus riches et payant les plus modestes. Il fut plusieurs fois
emprisonné mais s’évada regulièrement. Derrière les barreaux, il écrivit beaucoup, notamment
l’Erotika Biblion en 1782, où il justifie le libertinage en se référant aux mœurs encore plus
dissolues des anciens : il y dépeint des tableaux d’onanisme, de pédérastie, de bestialité, de
lesbianisme et d’orgies, en les présentant comme des pratiques antiques.
73. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 253.
74. Cité par J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, op. cit. p. 78.
47
Pour Jean-Jacques Pauvert, l’aspect sexuel de la Révolution française est évident75 :
l’impuissance (longtemps réelle) de Louis XVI, les débauches plus ou moins fantasmées de
Marie-Antoinette, les scandales publics tels que les affaires Girard, Charolais, Fronsac ou
Sade sapèrent en profondeur l’autorité de la Couronne, peut-être même davantage que les
désordres financiers.
48
Mais l’esprit de la Révolution et le désir de liberté inspirent également les auteurs. En
réponse à un pamphlet réclamant le marquage au fer rouge des homosexuels, un auteur
anonyme fait paraître Les Petits Bougres au manège, daté de « l’an second du rêve de la liberté ».
Un texte surprenant d’humour et d’esprit :
La liberté individuelle décrétée par nos très augustes et très respectables représentants, n’est
assurément pas un être de raison ; et, d’après ce principe, je puis disposer de ma propriété, quelle
qu’elle soit, selon mon goût et mes fantaisies : or mon vit et mes couilles m’appartiennent ; et soit
que je les mette en civet, soit que je les mette au court-bouillon, ou, pour parler clairement, que
je les mette dans un con ou dans un cul, personne n’a le droit de réclamer l’usage que j’en fais.78
Le flot de parutions illégales se tarira brusquement sous la Terreur avec l’abolition de la liberté
de la presse pour ne reprendre que bien plus timidement sous le Directoire.
La production érotique du premier Empire opère un mélange des genres progressif : les
histoires de mœurs, réelles ou fantasmées, se composent de façon de plus en plus variée, en
faisant par exemple alterner la première et la troisième personne, la confession directe, les
dialogues de théâtre et le roman par lettres. Au lendemain d’un xviiie siècle très influencé par
les auteurs libertins, l’érotisme écrit fait désormais partie intégrante du patrimoine littéraire
français et les grands noms du romantisme et du naturalisme sont nombreux à compter dans
leurs œuvres quelques textes lestes.
En 1828, dans Les Écrits érotiques de Stendhal, réunis par Henri Beyle lui même, un conte
en vers intitulé L’Honneur français relate l’expédition de Stendhal avec cinq amis dans un
bordel où ils partagèrent deux prostituées et manquèrent d’être arrêtés pour tapage nocturne.
On y trouve aussi des anecdotes à propos de sa maîtresse Louason, la méthode qu’il emploie
lorsqu’il s’agit « d’enfiler une honnête femme79 », ou encore quelques lettres issues de ses
correspondances, comme celle du 12 juillet 1820 où il narre la façon dont « la reine Caroline
78. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 248.
79. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 279.
49
d’Angleterre faisait l’amour publiquement avec un palefrenier du général Pino, nommé
Bergami80. »
En 1833 paraît de façon clandestine et anonyme un roman court intitulé Gamiani ou deux
nuits d’excès – texte qui fut par la suite attribué de façon certaine à Alfred de Musset. Selon
des contemporains, ce roman aurait été exécuté en trois jours par Musset qui paria lors d’une
réunion littéraire qu’il était capable d’écrire un roman des plus obscènes sans employer un
seul mot grossier. L’histoire est celle de la vie dissolue de la comtesse Gamiani, dont le gouffre
du désir ne saurait être satisfait par rien de ce qui existe sur terre : « Oh ! oui, je personnifie les
joies ardentes de la matière, les joies brûlantes de la chair ! Luxurieuse implacable, je donne le
plaisir sans fin, je suis l’amour qui tue ! » Emportée par son trop plein d’ardeurs, la comtesse
se suicide à la fin du récit en s’écriant : « Je meurs dans la rage du plaisir81 ! » Le mouvement
romantique est en effet propice à de tels textes, où les individualités cèdent à quelque chose qui
les submerge jusqu’à l’étouffement. Dans Le Tartuffe libertin ou le triomphe du vice (anonyme,
1844), le romantisme est social plus que littéraire ; on y retrouve les principes de la lutte du
peuple asservi par la classe dirigeante sous Louis-Philippe : « Ils rient de la misère des peuples
au sein de la bombance... Ces messieurs ont des concubines, des prostituées, qu’ils salarient
aux dépends du budget des contribuables82. »
Théophile Gautier oublia quant à lui le romantisme pour publier des poèmes truculents
comme Musée secret, ou La Mort, l’apparition et les obsèques du capitaine Morpion. Ses lettres à
sa maîtresse, Apollonie Sabatier, sont tout à fait révélatrices du ton que l’auteur emploie. Elles
sont toujours signées de façon cocasse : « Le Cochon imaginaire ou le Salop sans le savoir »,
« Mes indécences les plus spermatiques à Mlle Bébé », ou « Puisse mon sperme jaillir jusqu’à
la rue Frochot, de chez moi, paraboliquement, dans tes cheveux roux et sur ta glace83 ! »
80. Id..
81. Ibid., p. 287.
82. Id.
83. Ibid., p. 288.
50
Baudelaire, quant à lui, innove en associant l’érotisme à la mélancolie, aux questionnements
métaphysiques et à la hantise de l’abîme. Cité dans Le Salon de 184684, il déclare à propos des
écrits licencieux : « Si ces sujets étaient traités avec le soin et le recueillement nécessaires, ils ne
seraient point souillés par cette obscénité révoltante, qui est plutôt une fanfaronnade qu’une
vérité. » Baudelaire est en effet le premier ennemi de l’obscénité, qui le révolte en matière de
littérature. Il instaure dans ses écrits le culte de la « Vénus noire », son propre mythe féminin
au tempérament sauvage et pervers sans jamais être obscène, tout en non-dits et en poses
suggestives. Les femmes qu’il côtoie sont sa source d’inspiration. À propos de Jeanne Duval, il
écrit : « l’ornière de son dos par le désir hanté » ; Berthe devient une « petite folle monstrueuse
aux yeux verts ». Il dédie aussi plusieurs poèmes aux lesbiennes :
Chez Baudelaire, l’érotisme est avant tout grave, extatique, douloureux. Tout l’inverse d’autres
auteurs de son temps qui se complaisent dans la tradition de la grivoiserie.
C’est le cas de Guy de Maupassant dont les poèmes comme Ma source, La Femme à barbe
ou 69 sont semés de vulgarité :
Maupassant est aussi l’auteur d’une courte pièce de théâtre intitulée À la feuille de rose, maison
turque, dans laquelle un couple de bourgeois se trouve hébergé par hasard dans une maison
close qu’ils prennent pour un hôtel. L’auteur qualifie lui même cette pièce d’« absolument
lubrique87 », elle contient notamment des scènes scatologiques et nécrophiles, et les dialogues
sont particulièrement grivois. À la feuille de rose, maison turque fut jouée seulement deux
84. Le Salon de 1846, Paris, Michel Lévy, 1846, cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op.
cit. p. 291.
85. Extrait du poème Femmes damnées, cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit.
p. 293.
86. Extrait du poème 69, cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 304.
87. Cité par E. Pierrat, Le Bonheur de vivre en Enfer, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2004, p. 54.
51
fois devant un public très restreint de nobles dames masquées et d’amateurs et amis de
Maupassant, comme Zola, Flaubert et Edmond de Goncourt.
Entre 1866 et 1896, Verlaine, l’un des auteurs les plus prolifiques du genre, publia
(parfois sous le pseudonyme de Pablo de Herlagnez) un grand nombre de recueils de poèmes
érotiques : Poèmes saturniens, Fêtes galantes, Album zutique, Les Amies, Femmes et son pendant
masculin Hombres... Dans Femmes, l’ouverture est rédigée exclusivement en rimes féminines :
Le recueil consacré aux amours homosexuelles, Hombres, ne fut édité qu’en 1904, près de
huit ans après la mort de l’auteur. Il contient notamment le célèbre Sonnet du trou du cul que
Verlaine rédigea avec Rimbaud :
Verlaine traite de l’érotisme et de l’obscénité avec une versification tout aussi riche et savante
que pour ses autres poèmes ; quelque soit son sujet, il est aussi lyrique qu’il peut l’être.
88. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 308.
89. Id.
52
parodia La Légende des siècles de Victor Hugo qui devint La Légende des sexes, poèmes hystériques
et profanes, où il décrit comment le « coït des atomes » a produit le monde, puis s’attarde sur
l’accouplement d’Adam et Ève et les épisodes intimes des femmes de la mythologie comme
Pasiphaé ou Danaé, pour finir par le rêve cosmique du « coït éternel », où tous les astres se
fondent dans « l’immensité d’un rut peuplant les étoiles90. »
Le xixe siècle fut celui de la modernisation du monde de l’édition qui se doubla et s’inspira
d’une large évolution sociale. Pleinement ancrés dans leur temps, les textes érotiques, leurs
auteurs et les thèmes qu’ils abordent subirent au même titre que la littérature générale les
effets de ces transformations dont voici quelques exemples.
Aux xviiie et xixe siècles, l’exotisme est à la mode : la littérature érotique n’y échappera
donc pas. Les romans dont l’intrigue se déroule hors d’Occident et leurs accents pittoresques
font le bonheur des lecteurs. La nouveauté vient du goût pour le réalisme dans l’exotisme :
Une nuit d’orgie à Saint-Pierre-Martinique, roman anonyme et publié sans date au milieu du
xixe siècle, est en partie rédigé en créole, notamment les termes servant à désigner les organes
génitaux ou l’acte sexuel. La Russie est le cadre de romans sadiques comme Nadia, Amours
russes (anonyme, sans date) ou Mémoires d’une danseuse russe (anonyme, 1894). Le lecteur part
également en Inde, dans Vénus indienne, où l’auteur Charles Devereux rivalise de réalisme
avec Kipling pour décrire la vie des garnisons britanniques : il en narre les mœurs comme un
homme qui y a tout vu et tout vécu. Les scènes érotiques alternent avec de riches descriptions
des paysages indiens, de la littérature locale et de l’art d’aimer.
Avec l’organisation du mouvement anarchiste à l’aube du xxe siècle, quelques auteurs font
flotter sur leurs œuvres l’étendard de la liberté sexuelle la plus totale en revendiquant l’amour
libre et la contraception : dans ses romans au ton souvent vulgaire, Alphonse Gallais met en
90. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 306.
53
avant ses idées politiques en fournissant aux femmes des conseils de contraception, « car il
sied avant tout, en volupté, d’éviter les enfants, étant donné que ce serait de la graine à canon,
de la volaille de bocard, et qu’il y a infiniment trop déjà de dupes et de torturés sur la terre91. »
D’où la devise amoureuse des anarchistes de son temps : « À l’égout la descendance, et vive
la volupté perpétuelle92. »
Enfin reconnues comme lectrices, les femmes ne tardèrent pas à devenir auteures – si aux
siècles précédents les écrivaines de l’érotisme avaient bel et bien existé, leur influence et la
reconnaissance de leurs qualités de plume ne commencèrent à voir le jour qu’à la fin du xixe
siècle :
Née en 1860, Marguerite Aimery était une libre penseuse, surnommée « la reine des
décadents », dont le nom de plume apparaissait ainsi sur sa carte : « Rachilde, homme de
lettres94 ». Dans ses écrits, elle traite de thèmes parfaitement extrêmes pour son époque comme
la nymphomanie jusqu’à l’animalité, l’homosexualité et l’inceste.
Au début des années 1900, la danseuse et comédienne Colette faisait sensation dans le
Paris mondain. Poussée à écrire par son mari, elle rédigea la série des Claudine, mettant en
scène les tribulations bisexuelles d’une femme (très inspirées de la vie de son auteure). Son
œuvre connut un grand succès, notamment grâce à son talent pour dépeindre avec réalisme
et insolence la sexualité de ses contemporaines.
91. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 341.
92. Id.
93. Ibid., p. 350.
94. Ibid., p. 362.
54
À la même période, Lucie Delarue-Madrus entretenait avec Colette une rivalité à la fois
mondaine et littéraire : tout aussi talentueuse, elle connut le même succès pour ses œuvres aux
thèmes plus osés et au ton plus grave que celles de sa concurrente. Dans L’Acharnée (1910),
elle raconte l’histoire d’un homme qui, à 14 ans, est éconduit par une femme plus âgée.
Quand il la retrouve des années plus tard, c’est une vieille femme qu’il méprise et humilie
alors qu’elle lui avoue finalement son amour : « Quand vous avez été ceci, vous vous laissez
devenir cela ! Je vous averti madame, vous me faites honte95. » Il finira par l’assassiner, ce qui
donne lieu à une scène de nécrophilie désespérée.
Avec les progrès en matière de psychanalyse et les tentatives de mise à jour de l’inconscient,
certains écrits licencieux du début du xxe siècle relèvent de la volonté de leurs auteurs d’analyser
en profondeur les perversions, qui sont présentées comme quelque chose d’inévitable,
d’inhérent à la nature humaine, et finalement de totalement indomptable. Ces écrivains de la
« pornographie transcendante96 » s’inspirent des découvertes de Freud en prenant au pied de
la lettre cette idée du « tout sexuel » dans la construction et l’évolution de l’homme. C’est le
cas de Pierre Louÿs, dont la volumineuse œuvre érotique a été intégralement publiée post-
mortem et se compose de textes multiformes, du sonnet aux dialogues : Manuel de civilité
pour les petites filles, Pybrac, Douze douzains de dialogues, Le Trophée des vulves légendaires,
Cydalise, etc.
95. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 374.
96. S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 409.
55
1.2.8 L’entre-deux guerres : l’influence du surréalisme
Pendant la première guerre mondiale, la production de livres érotiques– comme celle des
autres œuvres culturelles – cessa presque complètement pour ne reprendre qu’à la fin du
conflit. Pour Jean-Jacques Pauvert, la période de l’entre-deux guerre est l’âge d’or de la librairie
clandestine, « mollement pourchassée par la Brigade mondaine97 ». Les livres paraissent toujours
de façon anonyme ; pour beaucoup d’entre eux, les auteurs n’ont jamais été identifiés malgré
les succès qu’ils ont rencontrés. Les auteurs les plus importants participent à cette production
clandestine florissante – Renée Dunan, Les Caprices du sexe, 1928 ; Georges Bataille, Histoire
de l’œil, 1929 –, et les publications sont souvent illustrées par les meilleurs dessinateurs et
lithographes, comme André Masson, dans Le Con d’Irène et Histoire de l’œil.
56
Le surréalisme
57
Toute nue, toute nue, tes seins sont plus fragiles que l’herbe gelée et ils supportent tes épaules.
Toute nue. Tu enlèves ta robe avec la plus grande simplicité. Et tu fermes les yeux et c’est la chute
d’une ombre sur un corps, la chute de l’ombre toute entière sur les dernières flammes.101
Dans cet extrait des Nuits partagées, Éluard dépeint une femme nue qui, fermant les paupières,
semble se rhabiller. Paul Éluard est aussi l’auteur de poèmes en deux vers : « D’une seule
caresse,/Je te fais briller de tout ton éclat. » ou « Fragile douloureuse et marquée à l’épaule,/
Des cinq doigts qu’il l’ont possédée102. » En peu de mots, l’auteur parvient à évoquer des
images très fortes.
André Gide se revendique « uraniste » (de l’anglais urning). Il s’agit d’une sorte
d’homosexualité chaste et idéaliste. Le terme est défini pour la première fois par Antoine
Raffalovitch, dans Uranisme et Unisexualité en 1896 : l’uranisme exclut la sodomie, c’est
une sexualité de frottements, de caresses et de masturbation mutuelle. Gide développe cette
définition par l’exemple en 1924, dans Si le grain ne meurt, roman autobiographique où il
révèle ses expériences homosexuelles avec de jeunes arabes et son épouvante face aux scènes
de sodomie. Ce roman, plein de scènes très détaillées, scandalisa le public lors de sa sortie.
En 1928, Jean Cocteau publie de façon anonyme Le Livre blanc, dans lequel il raconte
comment est née son homosexualité et le déroulement de ses premières expériences. La
même année paraît de façon également anonyme Le Con d’Irène, dont Aragon niera toujours
la paternité et que Sarane Alexandrian définit comme doté d’un « lyrisme étincelant103 »,
contrairement à ce que pourrait laisser supposer le titre. Aragon écrivit aussi de nombreux
poèmes dédiés à sa maîtresse, Nancy Cunard :
101. Extrait des « Nuits partagées », dans La Vie immédiate, Paul Éluard, Paris, Gallimard, 1932, cité par
S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 486.
102. Extrait de L’amour, la poésie, Paul Éluard, 1929, cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture
érotique, op. cit. p. 486.
103. Ibid., p. 454.
58
Écoute en moi gronder l’orage,
Écoute en moi monter la nuit
Tiens-moi par le cou comme un chien
Nouvelle guerre, nouvelle période de quasi-mutisme pour les textes érotiques. Après un
certain laissé-aller dans les années 1930, la censure se resserre à la suite du traumatisme causé
par l’occupation, ce qui n’empêche toujours pas les livres licencieux de circuler, en dépit d’une
certaine décroissance dans le volume de la production.
Marcel Jouhandeau, catholique, bourgeois, marié, fréquentait les bordels pour homosexuels
tout en déclarant son horreur de la pédérastie. En 1939, il fait paraître anonymement De
l’abjection, où il confesse ses penchants avec le sentiment d’être ignominieux et perverti. Il y
raconte la découverte de son homosexualité et comment il faisait venir et se déshabiller des
hommes dans son petit appartement parisien en leur faisant croire qu’il était graveur. Il se dit
« hanté par les démons104 », pense qu’il ne peut en aucun cas être sauvé par Dieu et se perçoit
en état d’anormalité, souffrant de maladie. Son œuvre érotique est pourtant considérable :
dans les Carnets de don Juan (1946), il use d’une écriture délirante, saccadée, comme s’il se
complaisait dans la folie dont il se dit souffrant. Par exemple, cette description de l’anus :
Grotte saturnienne, dissimulée entre les monts, soupirail où passe un rayon sans gloire, noir,
hallucinant, au fumet capiteux, opiacé, qui émane des profondeurs comme la respiration
souterraine de nos membres ou le souffle même des enfers physiologiques […] Gouffre vivant,
abîme qui halète sans cesse, crevasse balbutiante, suante, suintante, moite de convoitise, ventouse
sournoise, curieuse de plaisirs qui ne sont pas faits pour elle...105
En 1954, il raconte dans Tirésias son passage d’homosexuel actif à passif – il se fait sodomiser
tous les jeudis par des prostitués masculins. Tous les amants qu’il croise sont décrits avec
104. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 456.
105. Id.
59
délectation. Et malgré ce compte méticuleux de ses débauches, il reste hanté par sa nature :
« La nuit, quand je me réveille, j’ai peur de mon corps106. » Cette angoisse permanente de se
savoir damné le pousse à rechercher une certaine forme de sainteté issue de la débauche ; ses
textes sont émaillés de considérations quasi-religieuses sur l’érotisme : « La volupté me touche
dans la mesure où elle ressemble à une tragédie religieuse qui met en mouvement toutes les
puissances des abîmes et du Ciel107. »
Avec la massification des écrits, les livres érotiques, même clandestins, sortent d’avantage
de l’ombre. La censure active qui s’exerce alors ne manque pas d’attirer le regard sur les livres
interdits, ce qui donne lieu à de véritables scandales publics que relayent les instructions
judiciaires.
En 1946, Boris Vian publia sous le pseudonyme de Vernon Sullivan J’irai cracher sur
vos tombes. Le bandeau commercial du livre clamait : « Le livre que l’Amérique n’a pas osé
60
éditer. » Le héros, Lee Anderson, est un métis afro-américain qui, en voulant venger la mort
de son frère lynché par les blancs, sème la terreur dans les quartiers riches : viols de fillettes,
dépravation et massacre des femmes de bonne famille, tout est décrit avec un réalisme froid et
une grande crudité de vocabulaire. Le battage médiatique autour de ce livre fut tel que Boris
Vian ne resta anonyme qu’un mois seulement.
En 1954, l’éditeur Jean-Jacques Pauvert fait discrètement paraître Histoire d’O (six cents
exemplaires seulement), d’une auteure anonyme – Dominique Aury ne reconnaîtra avoir
écrit ce livre qu’au début des années 1990. Il s’agit de l’histoire d’une femme qui, par amour,
accepte de devenir l’esclave sexuelle de son amant : elle entre comme prisonnière volontaire
dans un château où elle subit toute sortes de sévices et d’humiliations. La violence des actes
fait toujours écho à la violence des sentiments. Si le livre passe d’abord inaperçu, c’est sa
bonne réception par la critique qui attire sur lui l’intérêt de la justice : Histoire d’O reçoit le
prix des Deux-Magots en 1955 et quelques semaines plus tard, une instruction judiciaire est
lancée, ce qui attire en même temps sur l’œuvre le regard du grand public. Face à cet aveu fait
par une femme de jouir de l’humiliation et de la torture, le scandale est considérable, surtout
déclenché par les scènes les plus extrêmes : marquage au fer rouge et piercing au sexe.
En 1959 paraît un livre qui est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands classiques
du genre : Emmanuelle, dont Emmanuelle Arsan est communément acceptée comme
l’auteure. Le succès n’est pas immédiat, c’est seulement lors de l’adaptation du film à l’écran
en 1974 que le public s’intéresse à la version papier. Mais l’heure n’est plus aux scandales
et le livre devient très rapidement emblématique de son époque. Emmanuelle met en scène
les aventures sexuelles d’une jeune femme qui rejoint son mari à Bangkok. Elle y rencontre
Ariane, qui l’initie au saphisme, et Mario, son guide spirituel avec qui elle théorise l’érotisme :
lorsqu’il lui demande quelle est sa conception de l’érotisme, Emmanuelle répond « Le culte
du plaisir, affranchi de toute morale. » Mario la contredit : « C’est tout le contraire... Ce n’est
61
pas un culte, mais une victoire de la raison sur le mythe. Ce n’est pas un mouvement des sens,
c’est l’exercice de l’esprit. Ce n’est pas l’excès du plaisir, mais le plaisir de l’excès. Ce n’est pas
la licence, mais une règle. Et c’est une morale109. » Ce livre renoue avec la tradition du xviiie
siècle qui consiste à mélanger l’érotisme à la philosophie : les scènes érotiques alternent avec
de longs dialogues qui exposent des préceptes raffinés.
− Le féminisme
Les auteures féministes telles que Christiane Rochefort ou Violette Leduc se revendiquent
de Simone de Beauvoir : dans leurs écrits, les femmes ne sont plus des objets de désir mais des
sujets actifs ; elles ne sont plus Autres, mais Mêmes par rapport aux hommes, conformément
à la théorie développée par l’auteure de Deuxième Sexe. Dans La Chasse à l’amour, roman
autobiographique de Violette Leduc, elle apparaît en prédatrice insatiable – statut autrefois
réservé aux hommes ou aux personnages féminins fictionnels.
Le Mouvement de libération des femmes – MLF – se forme dans les années 1970. En mai
1971 paraît pour la première fois dans les kiosques Le torchon brûle, journal « menstruel ».
Six numéros seulement paraissent avant que le périodique ne comparaisse au tribunal pour
l’article « Le Pouvoir du con ». Le premier des droits que revendiquent les écrivaines de
ce mouvement est celui de la grossièreté : on réclame et on applique l’égalité en matière
de vulgarité verbale. Les écrivaines de l’époque tendent à produire des textes de plus en
plus extrêmes, repoussant au maximum les limites du supportable et invente le concept de
« femellitude », qu’elles opposent à la féminité. Il s’agit de s’éloigner de la vision masculine du
féminin, vers l’animalité de la « femelle ». Des auteurs comme Monique Wittig ou Gaëtane
(pseudonyme de Xavière Gauthier) appliquent ces préceptes : dans Histoire d’I, Gaëtane met
109. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 393.
62
en scène un homme séquestré et torturé par des femmes, avec une violence encore supérieure
à celle décrite dans Histoire d’O.
− Le phénomène gay
***
110. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérture érotique, op. cit. p. 472.
111. Id.
112. Id.
63
ancrée dans son temps, la littérature érotique a scrupuleusement suivi les modes littéraires au
fil des siècles, les courants de pensée, les mouvements artistiques, les thèmes de prédilection.
Peut-être donc, comme Jean-Jacques Pauvert, vaudrait-il finalement mieux parler « d’écriture
érotique113 », plutôt que de « littérature érotique ».
Pour Sarane Alexandrian, la richesse de son histoire démontre qu’elle n’est pas un phénomène
que l’on peut associer à la décadence d’une époque114. Elle a fleuri au cours des plus hautes
périodes de civilisation, comme au siècle d’Auguste, au Quattrocento, ou pendant le siècle
des Lumières. Elle n’est pas non plus révélatrice de l’abjection morale de ses auteurs : des
personnages parmi les plus respectés de l’histoire s’y sont adonnés – avocats, notaires,
chevaliers de la Cour, gentilshommes... C’est aussi un exercice qu’affectionnaient nombre
de grands écrivains : L’Arétin, Musset, Maupassant, Appollinaire, Aragon, Cocteau, Henry
Miller, Radiguet et bien d’autres sont rangés dans l’enfer de la BNF. Leurs récits sont souvent
peuplés de héros sans scrupule ni limite morale, mais ils appartiennent bien plus au domaine
du fantasme qu’à la réalité : leurs goûts, leurs « exploits » sont exagérés, poussés à l’extrême.
La littérature érotique présente l’érotisme non pas tel qu’il est, mais tel qu’il est rêvé dans un
monde qui s’affranchirait de toute inhibition ou convenance. Et cet érotisme, finalement, ne
parle pas à tous de la même façon. Artistique ou obscène ? Délectable ou détraqué ? L’écrit
licencieux souffre fort de la subjectivité du regard et l’idée principale qui a toujours motivé sa
condamnation serait sa valeur corruptrice, dangereuse pour les mœurs et les esprits.
113. Ibid., p. 5.
114. S. Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, op. cit., p. 258.
64
Partie II
Les transgressions
de la littérature érotique
65
2.1 Le livre érotique comme objet de
transgression
1. Ne pas respecter une obligation, une loi, un ordre, des règles. Aller contre ce qui est habituel,
ce qui semble naturel.
2. Aller au-delà d’une limite. Traverser, franchir. Dépasser ce qui paraît naturel, possible, sortir
d’un cadre donné.115
La définition encyclopédique résume le terme par le franchissement pur et simple d’une limite,
comme dans le langage courant, transgresser revient à violer une loi ou un commandement.
Pourtant, son origine étymologique laisse entrevoir une signification plus vaste : « transgresser »
vient des termes latins trans – à travers, au delà, de l’autre côté, par dessus – et gredior – marcher,
s’avancer, parcourir116. Celui qui transgresse s’avance volontairement de l’autre côté de la
limite pour parcourir ce qui se trouve au delà. Cela sous-entend une notion d’exploration,
d’insoumission et de curiosité.
115. Définition du terme « transgression » sur le site internet du CNRTL, disponible sur http://www.cnrtl.
fr/lexicographie/transgresser
116. V. Estellon, « Éloge de la transgression ; Transgressions, folies du vivre ? De la marche vers l’envol »,
Champ psychosomatique, n° 38, février 2005, p. 149-166.
117. M. Hasting, L. Nicolas, C. Passard, Paradoxes de la transgression, Paris, CNRS éditions, 2012, p. 8.
66
valeurs et des influences, elle est d’autant plus difficile à définir, comme le prouve cet extrait
d’un article d’Olivier Pascal-Mousselard :
Hier, c’était beaucoup plus clair : le cinéma de Pasolini et le théâtre de Genet, les livres de Georges
Bataille, les films de John Waters et les chansons de Johnny Rotten suintaient la transgression.
Incontestables. Comme Tzara, Breton ou Aragon première période, et même Salvator Dalí avant
qu’il ne devienne Avida Dollars. Et puis Céline. Et les frères Fareley, cinéastes du mauvais goût,
critiques émérites – et souvent obscènes – des mœurs américaines... Ah ! ça y est, vous n’êtes
plus d’accord. Normal : question transgressifs, plus on se rapproche du présent, plus il faut se
justifier.118
Il est d’abord important de définir deux types de transgression : celle qui est punie par la
loi, et celle qui est punie par la morale – que la loi ignore la plupart du temps, et qui est encore
plus complexe à saisir.
Toute transgression implique toujours l’existence d’une « limite », une limite que fixerait le
pouvoir au sens général : le pouvoir des lois, comme le pouvoir des normes. La notion de
limite – sa nature et ce qu’elle entend mettre à l’écart – est à la base de la signification de l’acte
transgressif. Elle se construit dans une société donnée, à un moment donné, en se fondant
sur les croyances et les valeurs en vigueur dans cette société. La transgression est donc un
phénomène entièrement relatif culturellement. Dans Paradoxes de la transgression, Michel
Hasting insiste sur l’importance de cette relativité :
La transgression n’existe pas en soi, elle est en revanche l’expression d’un travail de qualification
sociale, qui fait entrer certains franchissements de limites dans une catégorie morale dépréciée
[...]. La forte connotation axiologique contenue dans le terme, la saturation émotionnelle qui
accompagne les faits et gestes qualifiés de transgression, les bouffées de violence discursive, voire
physique, suscitées par les infractions témoignent donc non seulement du prix inestimable que
la société attribue à ce que la limite protège, mais également des enjeux fondamentaux qui s’y
développent.119
La transgression ne peut exister que dans un contexte culturel donné et son amplitude, son
importance, n’est quantifiable qu’à l’aune des réactions de rejet qu’elle suscite. Pour Marcel
Mauss, il s’agit d’un « fait social total120 », une expérience à partir de laquelle une société
éprouve ses frontières morales : en ayant lieu, elle souligne la limite, la rend visible, et la met
à l’épreuve. C’est un phénomène largement créateur, presque essentiel à la vie morale d’une
société, car en les touchant, elle réactualise, découvre ou abolit les interdits : lorsqu’un acte
118. O. Pascal-Mousselard, « Où est passée la transgression ? », Télérama, n°3314, août 2013, p. 16.
119. M. Hasting, L. Nicolas, C. Passard, Paradoxes de la transgression, op. cit., p. 9.
120. Cité par M. Hasting, L. Nicolas, C. Passard, Paradoxes de la transgression, op. cit. p. 10.
67
transgressif met en lumière un nouvel interdit, il prouve l’évolution des mœurs et permet de
redéfinir les limites ou la gravité de l’acte. Lorsque la transgression réactualise les interdits,
elle renforce les tabous et assure la transmission des valeurs en soudant de nouveau la société
autour de ces valeurs : elle assure la permanence d’un ordre social. Finalement, la répétition
d’une transgression peut entraîner peu à peu la banalisation de l’acte et la démobilisation de
ceux qu’il choque : la société le « digère », il sort du domaine transgressif.
Dans leurs œuvres respectives, Georges Bataille et Michel Foucault se sont longuement
penchés sur la signification et les implications de l’acte transgressif vis à vis des limites morales.
Chez Bataille, « la transgression lève l’interdit sans le supprimer121 » : elle contribue à le
faire exister. Le verbe allemand intraduisible aufheben – dépasser tout en maintenant – est
particulièrement indiqué pour définir l’action de la transgression sur la règle. Elle ne nie par
l’interdit, elle le complète en repoussant sa limite : lors d’un acte transgressif, l’interdit n’est
pas réellement ignoré mais seulement feint d’être ignoré122.
Chez Foucault, la transgression n’est pas non plus une violation pure et simple des limites. Il
n’y a pas d’opposition franche entre ce qu’englobent les limites et ce qu’elles rejettent. Pour la
définir, il utilise la métaphore de l’éclair dans la nuit :
La transgression n’est donc pas à la limite comme le noir est au blanc, le défendu au permis,
l’extérieur à l’intérieur, l’exclu à l’espace protégé de la demeure. Elle lui est liée plutôt selon un
rapport en vrille dont aucune effraction simple ne peut venir à bout. Quelque chose peut-être
comme l’éclair dans la nuit, qui du fond du temps, donne un être dense et noir à ce qu’elle nie,
l’illumine de l’intérieur et de fond en comble, lui doit pourtant sa vive clarté, sa singularité
déchirante et dressée, se perd dans cet espace qu’elle signe de sa souveraineté et se tait enfin, ayant
donné un nom à l’obscur.123
Tel un éclair, l’acte transgressif est un déchirement vif et soudain, il n’existe qu’à l’instant
où il franchit la limite : pas avant et pas après, car en révélant une parcelle de la nature de
l’obscurité, il a fait évoluer sa connaissance et a donc redéfini sa perception. Foucault continue
son développement en insistant sur cette redéfinition perpétuelle de la limite :
Le jeu des limites et de la transgression semble être régit par une obstination simple : la
transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle,
121. G. Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », 1957, p. 42.
122. A. Arnaud et G. Excofon, Bataille, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1978, p. 96.
123. M. Foucault, « Préface à la transgression », Critique, n°195-196, « Hommage à Georges Bataille »,
1963, p. 751-769.
68
aussitôt se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu’à l’horizon
de l’infranchissable.124
Les limites sont floues, à redéfinir sans cesse, en perpétuelle évolution. Pour Cornélius
Castoriadis, le héros de la tragédie grecque ne meurt pas du fait de la transgression d’une limite,
« il meurt de transgresser dans un champ où il n’existe pas de limites connues d’avance125 ».
D’ailleurs, les artistes les plus scandaleux sont ceux dont les œuvres s’inscrivent dans cette
zone de flou126 : Roméo Castellucci a réalisé une performance théâtrale dans laquelle un bébé
est déposé sur la scène. Lorsqu’il se met à pleurer, il est laissé seul pendant de longues minutes.
Il n’est pas possible de parler de maltraitance, car cette situation peut arriver par mégarde chez
n’importe qui. Pourtant, cette mise en scène fut jugée profondément dérangeante du fait de
son intentionnalité. On ne transgresse aucune loi, pourtant le public se demande si l’artiste
a le droit de faire cela.
Autre exemple encore plus révélateur : le chinois Zhu Yu a réalisé une vidéo de lui même
mangeant un fœtus humain. Le fœtus n’étant pas considéré comme un être humain à part
entière dans la plupart des lois humaines, cet acte n’est pas interdit. Il n’en reste pas moins
considéré comme extrêmement choquant. C’est d’ailleurs ce qu’a voulu pointer l’artiste : il
a été avéré plus tard qu’il n’avait pas réellement mangé de fœtus, mais simplement fait croire
qu’il l’avait fait. L’intérêt de la performance réside dans le déclenchement de ce sentiment
de grande gêne pour laquelle il n’existe pas de fondement légal. De tels actes, de par le fait
qu’ils se situent à l’extrême limite entre le tolérable et l’intolérable, entre légal et l’illégal, sont
particulièrement transgressifs.
124. Id.
125. Cité par O. Pascal-Mousselard, op. cit. p. 17.
126. Ibid., p. 18.
127. Ibid., p. 19.
69
de cause. En mettant en lumière la limite avec laquelle il joue, l’acte délivre forcément un
message sur cette limite, il est donc porteur de sens et réalisé à dessein. Enfin, il est risqué, car
en flirtant avec les limites de l’illégal, la loi peut s’y intéresser à tout moment pour décider de
le faire basculer du côté de l’interdit pur et simple en le sanctionnant.
Bataille estime que les interdits autour de l’activité sexuelle remontent aux temps des
premières déférences accordées aux morts, les premiers temps de la réglementation des
conduites humaines fondamentales : « le travail, la conscience de la mort, la sexualité
contenue128. » Progressivement, sûrement sur une période de plusieurs centaines de milliers
d’années, quelque chose de honteux s’adjoint à la sexualité. Il estime que ce moment se situe
historiquement quelque part entre le paléolithique inférieur et le paléolithique moyen, et
suppose que ces considérations étaient les mêmes que les nôtres entre - 35 000 et - 10 000.
Une fois seulement la sexualité considérée comme honteuse, l’érotisme peut exister.
Pour Bataille, il existe un lien puissant entre l’érotisme et la mort : l’érotisme serait une
« approbation de la vie jusqu’à la mort […], une recherche psychologique indépendante
de la fin naturelle donnée à la reproduction129 ». Dans l’érotisme, il n’y a pas de dimension
reproductive, l’activité sexuelle se tient en elle-même et pour elle même. C’est ici que Georges
Bataille opère le rapprochement avec la mort : la visée volontairement non procréatrice est
en quelque sorte un déni de la vie. Il note d’ailleurs que chez Sade, le rapport entre la mort
et l’excitation sexuelle atteint sa plus forte réciprocité car le meurtre y est le sommet de
l’érotisme.
« Toute la mise en œuvre de l’érotisme a pour fin d’atteindre l’être au plus intime, [c’est une]
violation de l’être des partenaires, violation qui confine à la mort, qui confine au meurtre130. »
Bataille juge que l’érotisme dans la pratique sexuelle vise à combler un vide entre deux êtres
70
discontinus – non fusionnés, distincts l’un de l’autre. Détruire cette distance revient à jouer
avec l’abîme, avec la continuité des êtres, et donc avec la mort : lors de la fusion opérée dans
l’érotisme, les individualités disparaissent, se fondent l’une en l’autre, et donc, pour quelques
instants, meurent. Il relève d’ailleurs, dans le vocabulaire courant, l’impression générale de
cet anéantissement de l’être dans l’érotisme : la « petite mort », qui désigne l’orgasme, et la
« vie dissolue » des personnes qui, collectionnant les aventures, finissent par se dissoudre dans
leurs partenaires. Il présente l’activité sexuelle comme une violence en soi, où la femme est
traditionnellement la victime (pénétrée) et l’homme est le sacrificateur (pénétrant). Devant
le spectacle de la sexualité, l’homme reste « interdit », comme face à celui de la mort. Cette
fascination serait due à la dimension violente de la sexualité.
En sus de cette violence, Bataille estime que la sexualité est intrinsèquement associée au
domaine de l’ordure et de la corruption : « Les conduits sexuels évacuent les déjections ; nous
les qualifions de "parties honteuses" ; et nous leur associons l’orifice anal131. » La zone sexuelle
est naturellement associée à l’idée du sale, de l’ordurier, de ce qui est dangereux pour la santé :
l’urine, les matières fécales, le sang menstruel évoquent la souillure du corps, son indignité, et
rappellent sa pourriture future dans la mort.
Pour Bataille, « la décence est aléatoire et sans cesse, elle varie132 ». À partir de quand
la nudité devient-elle choquante, l’insouciance devient-elle provocation, le nu artistique
devient-il obscénité ?
Dans toutes les sociétés humaines, la pratique de la sexualité a toujours été niée d’une façon
ou d’une autre133 : cette négation prend la forme de tabous qui peuvent frapper une catégorie
de population, des lieux, des moments et bien sûr, des méthodes. La sexualité est admise
seulement entre certaines personnes, pas n’importe où, ni n’importe quand – par exemple
pendant les périodes des règles chez les femmes –, et surtout pas de n’importe qu’elle façon
71
– comme les activités sexuelles non reproductives. C’est un phénomène hautement ritualisé
socialement, quelque soient les lieux ou les époques.
Dans l’Occident du xve siècle, on observe une croissance soudaine dans la criminalisation
de la sexualité134 ; la liste des péchés s’allonge. Les prêtres interrogent leurs ouailles sur les
sujets les plus délicats. Le sexe est mis en discours et son vocabulaire se précise : on distingue
le stupre de la fornication, l’inceste du péché contre nature. La bestialité, la sodomie et
l’onanisme ne sont pas passibles de la même pénitence. Le parallèle entre le corps et l’ordure
s’instaure dans les consciences. On traque l’aveu, chaque parcelle de l’intime doit être mis à
jour dans ses moindres détails ; le confessé doit se souvenir de ce qu’il a ressenti, le revivre et
le mettre en mots pour en comprendre et en subir toute la réprobation. Une situation bien
ambiguë qui, parfois, provoque chez le confessé une émotion étrange que le philologue Jean-
Claude Bologne appelle l’« émoi du pénitent », et qui n’est pas inconnue à Madame Bovary :
Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à
genoux dans l’ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les
comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les
sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs inattendues. 135
Pour Bataille il est évident que l’interdit sexuel se révèle pleinement dans la transgression :
l’éducation impose aux enfants un certain nombre d’interdits sexuels, établissant ainsi le
domaine du défendu. Ce dont il retourne est passé sous silence. « Partout, l’activité sexuelle
est astreinte au secret136 », comme si elle était de l’ordre d’un mystère, d’un plaisir interdit car
contraire à la dignité. L’essence même de l’érotisme se situerait dans l’association inextricable
du plaisir sexuel et de ce mystérieux interdit. Chez Bataille, la sexualité humaine est donc
essentiellement composée de transgressions : son existence n’annule nullement l’interdit, les
débordements érotiques sont toujours suivis d’un retour à la normale – on ne recouvre pas la
liberté première et animale, ce qui fait de l’érotisme une transgression organisée.
Mais le temps de l’acte – transgressif, donc –, l’être se laisse aller à ce que Bataille appelle
« la volupté du Mal137 ». Autrefois, les transgressions étaient formellement organisées par la
134. J.-C. Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 265.
135. G. Flaubert, Madame Bovary, chap. 6.
136. G. Bataille, L’Érotisme, op. cit., p. 119.
137. Ibid., p. 141.
72
société. Les orgies rituelles et les sabbats permettaient la gestion cathartique des débordements
nuisibles. Mais avec leur interdiction par le christianisme, le trouble sensuel s’est approfondi,
transformant la transgression organisée en péché, l’associant à quelque chose de mal. Baudelaire
avait d’ailleurs parfaitement saisie cette dimension malsaine de la volupté : « Moi je dis : la
volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de jouir du mal. Et l’homme et la
femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté138. »
Ainsi, le fait de revivre l’activité érotique d’une façon ou d’une autre, que ce soit par la
confession orale ou écrite, en être témoin ou s’imaginer la vivre – en la regardant par quelque
biais ou en la lisant – peut-il être assimilé à cet « émoi du pénitent » : la conscience du Mal
est bien présente et cette dimension mauvaise alimente le trouble sensuel.
Si l’on suit la pensée de Bataille, la littérature érotique est doublement transgressive : d’une part
parce qu’elle est objet érotique, d’autre part parce qu’elle est littérature.
Dans La Littérature et le Mal, Bataille avance qu’il y a chez l’homme une prédisposition pour le
Mal en tant que quelque chose s’opposant à la morale, et que l’écrivain est forcément le premier
à être assujetti à cette prédisposition : la littérature est naturellement liée au Mal, car si jamais
elle s’en éloigne, elle devient ennuyeuse. Devant la possibilité d’une histoire qui tournera mal, le
lecteur est mis dans un état de tension qui évite cet ennui. La littérature se doit donc d’être une
perpétuelle mise en scène de ce qui est mal ; nécessairement, donc, « tout écrivain est coupable139 » :
Les hommes diffèrent des animaux en ce qu’ils observent des interdits, mais les interdits sont
ambigus. Ils les observent mais il leur faut aussi les violer. La transgression des interdits n’est
pas leur ignorance : elle demande un courage résolu. Le courage nécessaire à la transgression
est pour l’homme un accomplissement. C’est en particulier l’accomplissement de la littérature,
dont le mouvement privilégié est un défi. La littérature authentique est prométhéenne. L’écrivain
authentique ose faire ce qui contrevient aux lois fondamentales de la société active. La littérature
met en jeu les principes d’une régularité, d’une prudence essentielles. L’écrivain sait qu’il est
coupable.140
138. C. Baudelaire, Fusées, III, cité par G. Bataille, L’Érotisme, op. cit., p. 119.
139. Interview vidéo de Georges Bataille par Michel Dumayet, Georges Bataille à propos de son livre
La Littérature et le mal, 1958, disponible sur http://www.ina.fr/video/I00016133 [consulté le
16.02.2013].
140. G. Bataille, La Littérature et le Mal, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1998 (1re éd. : 1957),
p. 155.
73
La littérature est qualifiée de « prométhéenne » en cela qu’elle révèle ce qui est mal, ce qui
est interdit. Elle l’exhibe à tous les regards, le met en scène, en joue et en développe la
connaissance, tel Prométhée, condamné pour avoir apporté le feu du savoir aux hommes. Or,
la connaissance est une chose dangereuse ; le livre est une chose dangereuse car « la lecture
appelle la réflexion, et la révolte, dirait-on141. » Et le livre érotique peut se révéler d’autant
plus pernicieux que la liberté du corps appelle la liberté de l’esprit. Pour Baudelaire, il serait
même la cause première de la Révolution française, alors que l’Église s’efforçait dès la fin du
xviiie siècle d’alphabétiser la population : « Les livres libertins commentent et expliquent la
Révolution : ce fut dans les productions obscènes ou frivoles que les bourgeoises dissolues,
les courtauds de boutique et les femmes de chambre puisèrent des éléments de philosophie,
d’indépendance et même de morale142. »
74
promesse de plaisir, d’excitation nouvelle, de changement, de libération145 : « L’Interdit donne
sa valeur à ce qu’il frappe146. » L’interdit donne donc un sens nouveau à ce qu’il exclut, il lui
donne un aspect mauvais et donc séducteur. Il est possible de rapprocher ce sentiment de la
notion de Sublime, chez Kant : l’inquiétant, le sentiment qui terrasse face à ce qui effraye tout
en émerveillant. Si une règle est mal vécue, mal intégrée, elle peut provoquer un sentiment
d’exaspération et la transgression devient libératrice. Une fois la règle transgressée, le sujet
retrouve un sentiment de paix, une nouvelle unité : la transgression n’est pas réductible à la
notion de violation, elle est ici le fruit d’une élaboration psychique qui la rend désirable et
attractive.
Au grand dam des censeurs, la répression d’un livre en enrichit l’attractivité car la tentation
de l’interdit lui donne une valeur ajoutée. Et ceux-là même qui interdisent ne sont par
épargnés par cette force d’attraction : Emmanuel Pierrat note chez les censeurs et lecteurs
de tous les temps l’omniprésence du désir de compiler les œuvres interdites dans des listes
et des index, pour finalement les conserver rigoureusement dans les enfers – terme utilisé
pour désigner les parties interdites au public des bibliothèques, celles où l’on range les livres
frappés d’anathème. Ce désir de compilation147 ne s’est jamais autant exprimé qu’autour du
livre érotique : le Catalogue des livres dangereux (sous Charles Quint, 1546), l’Index Librorum
prohibitorum (1549), le Thesaurus eroticus linguae latinae (1833), la Bibliotheca arcana seu
catalogues librorum penatralium (1884), la Bibliographie des ouvrages relatifs à l’amour, aux
femmes, au mariage et des livres facétieux, pantagruéliques, scatologiques, satyriques, etc... (1894),
Romans à lire, romans à proscrire (1928), Bibliographie du roman érotique au xixe siècle (1930),
etc.
Autant de listes interminables et très détaillées de titres, souvent établies par les censeurs
eux-mêmes ou des partisans de la censure. Les bibliothèques les plus prestigieuses possèdent
toutes un endroit réservé au stockage des livres érotiques interdits : l’Enfer à la Bibliothèque
nationale de France, la Réserve spéciale à la bibliothèque de l’Arsenal, le Private case à la
145. V. Estellon, « Éloge de la transgression ; Transgressions, folies du vivre ? De la marche vers l’envol »,
op.cit.
146. G. Bataille, Les Larmes d’Éros, cité par V. Estellon, op.cit.
147. E. Pierrat, Le Bonheur de vivre en Enfer, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2004, p. 14-17.
75
British Library, la Leninka à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg... Quant à la Bibliothèque
vaticane, elle contient la plus ancienne des collections de livres érotiques. Avant leur ouverture
au public aux environs de la fin des années 1970, ces lieux étaient extrêmement difficiles
d’accès, bien plus encore que pour tous les autres livres rares et précieux : les autorisations de
visite n’étaient délivrées au compte-goutte qu’aux érudits pour leurs recherches scientifiques et
universitaires148. Emmanuel Pierrat s’interroge sur la raison de cette conservation minutieuse
de livres pourtant jugés infamants et démoniaques : existe-t-il une sorte de statut sacré conféré
à tous les livres, quelque soit leur sujet, ou bien est-ce plutôt révélateur d’une véritable bien
qu’étrange fascination ?
L’ambiguïté vis à vis du livre interdit apparaît dès le règne d’Henri II : les catalogues de
ventes aux enchères des bibliothèques contiennent alors une catégorie intitulée « ouvrages
non présentés à la vente », ce qui ouvrait la voie aux transactions plus discrètes sans enfreindre
la loi. Au xviiie siècle, l’engouement pour les livres prohibés atteint des sommets149 : les grands
seigneurs protègent et entretiennent leurs propres colporteurs – il n’était pas rare que les
carrosses de la haute noblesse servent à faire transiter les livres interdits. Les portes des lieux
les plus privilégiés s’ouvraient aux colporteurs d’ouvrages clandestins, comme les maisons
princières, les jardins du Palais-Royal ou la cour des Grandes Écuries du roi. Le château
de Versailles était l’endroit de France où se vendaient le plus de livres érotiques et la ville
hébergeait quelques imprimeries clandestines dont les colporteurs allaient vendre la production
directement aux courtisans. Quand une interdiction frappait un titre, elle incitait d’autant
plus à se le procurer : les exemplaires de Thérèse Philosophe atteignirent jusqu’à cinq louis
d’or. Lorsque Tant mieux pour elle fut interdit, il s’en vendit plus de quatre mille exemplaires
en quinze jours et dès qu’il fut de nouveau autorisé, plus personne ne s’y intéressa. Dans
sa Lettre sur le commerce de la librairie, Diderot relève cet engouement suscité par les livres
illicites : « Plus la proscription était sévère, plus elle haussait le prix du livre, plus elle excitait
la curiosité de le lire, plus il était acheté, plus il était lu. Beaucoup aurait aimé pouvoir dire
"Monsieur, de grâce, un petit arrêt qui me condamne"150. » La clandestinité de la littérature
76
était un fait tellement intégré par la société que même les romans les plus chastes étaient
sensés être clandestins, afin d’attirer la curiosité du chaland151.
Cet attrait pour le livre interdit se retrouve à de nombreuses périodes de l’histoire de la
censure : une décision de justice, ne serait-ce qu’une instruction judiciaire contre un éditeur
est un coup de projecteur parfois plus efficace que la publicité.
La littérature, quelque soit son thème, peut-être qualifié d’objet sensuel en cela qu’elle
s’adresse aux sens physiques, elle parle directement au corps. D’ailleurs, le vocabulaire ne s’y
trompe pas : « être plongé dans l’histoire », « être pris par l’intrigue », « dévorer un livre »... Il
y a clairement quelque chose de charnel dans le lien qui relie le lecteur à ce qu’il lit. Lorsque
l’histoire est « prenante », le lecteur est émotionnellement connecté au récit, il ressent ce
que ressentent les personnages : peur, joie, tristesse, déception, désir, etc. L’image est par
essence moins introspective : elle est spectacle, elle donne à voir, elle impose un point de
vue et quelque part, restreint l’imagination – contrairement au livre qui parle directement à
l’imagination. La lecture contraint à puiser dans son propre vécu, dans sa propre encyclopédie
pour se construire des images mentales et animer le récit. Comme elle se fonde sur les images
propres à l’univers de celui qui la lit, ce qu’elle déclenche est d’autant plus fort.
Dans Le Livre érotique, Olivier Bessard-Banquy interviewe Franck Spengler, directeur des
éditions Blanche, qui parle de ce lien au sujet de la littérature érotique :
Le premier texte érotique que j’ai lu est La Vie sexuelle de Robinson Crusoé, un texte qui m’a
fortement excité. Je me souviens que ces pages ont été comme une révélation, j’ai trouvé
incroyable que la littérature puisse ainsi « prendre au corps », comme certains bons romans
lorsque les personnages sont sur la banquise et que le lecteur grelotte avec eux.152
La littérature érotique est en effet l’exemple le plus probant de ce lien physique : en ouvrant
une fenêtre sur la sensualité des autres, elle transgresse les limites de l’intime. Elle offre à voir
77
ce qui devrait être caché. Le lecteur est appelé à faire siennes les sensations des personnages et
en quelque sorte, à fusionner avec eux – une forme, peut-être, de la transgression des limites
de l’être dans l’érotisme défini par Georges Bataille.
Le livre érotique est conçu pour provoquer de l’excitation, qui elle même peut être considérée
comme une forme d’abandon de l’esprit, de lâcher prise mental qui laisserait le contrôle à
l’animalité du corps – il n’y a pas grand chose de rationnel dans la naissance de l’excitation. Elle
appartient d’avantage au domaine de l’inconscient, des passions non réfléchies. L’érotisme,
s’il est envisagé en tant que sexualité à but non reproductif, couvre un large panel d’actes
sexuels dont la liste n’est pas exhaustive : l’excitation – le simple désir physique non suivi
d’agissements – en fait-elle partie ? Le fait de désirer, est-ce déjà une forme de sexualité ? Peut-
être alors le livre érotique est-il le premier sextoy de l’histoire...
Quoiqu’il en soit, à l’origine du livre se trouvent l’intention et le mot de l’auteur. Pour Anna
Rozen, « écrire, c’est séduire, raconter du désir, essayer d’en provoquer, de se montrer153 ».
L’auteur est toujours le séducteur, et le lecteur, celui qu’il doit séduire. L’écriture, surtout
l’écriture érotique, est affaire de séduction.
Un argument souvent avancé par les censeurs est celui de l’incitation. Le débat est ancien,
pour Jean-Jacques Pauvert, il s’observe déjà au xvie siècle154 :
Thomas Sanchez, directeur du noviciat de Grenade, fit paraître en 1592 De matrimonio,
un traité qui tranche sur les cas de conscience posés par la vie sexuelle des couples mariés.
L’auteur y prescrit ce qui est bon ou non, ce qui est toléré ou non par l’Église dans le cadre de
la sexualité conjugale. Ce qui amène nécessairement à de multiples descriptions très détaillées
de pratiques sexuelles, qui, pour Jean-Jacques Pauvert « verse[nt] souvent dans la pornographie
pure et simple ». Un auteur anonyme dira par la suite du traité de Sanchez qu’il est « une vraie
bibliothèque de Vénus : tels écrits ont fait et feront plus d’écoliers de paillardise que toute la
Pénitencerie de Rome n’en a fait ou fera de chasteté155. » Et Sanchez lui même admet :
153. Cité par B. Fauconnier, « Romancer le sexe », Le Magazine littéraire, n°470, décembre 2007.
154. J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, op. cit. p. 60-61.
155. Id.
78
Les paroles déshonnêtes sont mortelles lorsqu’on les prononce ex motivo libidinis pour se donner
du plaisir charnel ; car nos œuvres sont telles qu’est la fin pour laquelle on les fait : or le plaisir
charnel déplaît à Dieu, les discours qui y tendent ne peuvent donc lui agréer. De plus, de tels
discours sont mortels à cause du scandale qu’on provoque en les disant en présence de ceux qui
ne peuvent être que mal édifiés, peuvent être portés à s’offenser et des paroles en venir aux faits.156
Lire la description d’un acte interdit amènerait forcément à l’intégration de cet acte et à
sa mise en pratique. Que cette affirmation de Sanchez soit vraie ou non, elle n’en reste pas
moins une croyance très vivace qui alimenta et alimente toujours les débats autour de la
valeur incitative de la mise en scène de l’interdit – chose sur laquelle nous aurons l’occasion
de revenir. Il s’agit donc bien d’une preuve supplémentaire du lien charnel entre le livre et le
lecteur : en représentant ce qui est mal, la littérature pousse à la réflexion autour de ce qu’elle
dépeint ; elle pousse à se représenter mentalement la chose interdite, et donc, en quelque
sorte, à la vivre.
156. Id.
79
2.2. La transgression des limites légales.
Sanction de la production et de la diffusion
d’un objet interdit
L’origine de la censure est à mettre en lien avec le statut de l’écrit dans les sociétés et
l’importance qui lui est accordée. La censure sur les textes n’existe que lorsque l’on considère
qu’ils ont une influence sur les pensées et les actes de ceux qui les lisent ; que l’écrit – autant
et peut-être plus que la parole – porte à la réflexion et à l’agissement.
En tant que pensée humaine « visible », « matérielle », l’écriture est un pont entre les esprits.
C’est sans doute pourquoi, dans beaucoup de sociétés du passé, le texte écrit entretient un
certain rapport au sacré157 : don de Thot chez les égyptiens, le terme « hiéroglyphe » signifie
« écriture sacrée ». Dans le culte hébraïque, le livre est le dépositaire de la parole de Dieu, et
le christianisme est intimement lié à la pensée du livre : avec l’islam, ces religions s’inspirent
du monothéisme de l’Ancien testament, on parle de « religion du Livre ». Contrairement aux
Romains et aux Grecs qui considèrent plus l’écrit comme un adjuvant de la mémoire, il y
a dans ces cultures une importance très marquée accordée au texte. L’écriture est synonyme
d’une vérité, d’une grandeur, d’une noblesse qu’il est malvenu de souiller : on ne peut pas
écrire n’importe quoi.
Si l’on en croit les définitions académiques, l’acte de censure est une forme de contrôle
d’une œuvre de l’esprit qui est effectuée avant sa diffusion dans l’espace public : pour Le Petit
Robert, il s’agit d’un « examen exigé par le pouvoir des œuvres littéraires, cinématographiques,
de la presse, des émissions télévisées, avant d’en autoriser la publication, la diffusion158 ». Dans
80
le Larousse du xxe siècle, c’est un « examen préalable fait par une autorité, un gouvernement,
sur des publications, émissions et communications destinées à un public plus ou moins
important et aboutissant à en permettre ou en interdire la diffusion159 ». La censure serait
donc une opération de vérification effectuée a priori, qui précède la propagation de l’objet
contrôlé pour l’autoriser ou non.
Au cours des différents procès qui lui furent faits pour avoir édité des livres licencieux,
Jean-Jacques Pauvert accusa ses contradicteurs de censure. Mais réponse lui fut faite que la
censure était un acte préalable, et que la loi française assurait la liberté des publications, sauf
dans les cas d’abus de cette liberté160. C’est en effet rigoureusement exact : le terme de censure,
aujourd’hui comme à l’époque des procès, ne prend pas en compte les cas d’interdiction
effectuées a posteriori.
Dans son livre Nouveaux et moins nouveaux visages de la censure, Jean-Jacques Pauvert relève
pourtant un paradoxe important : si la censure a posteriori a toujours existé de façon plus ou
moins virulente au fil des siècles, la censure préalable est en revanche légalement abolie pour
les imprimés depuis 1830161. Étonnamment pourtant, les définitions officielles que l’on en fait
aujourd’hui ne font toujours état que de son caractère antérieur à la publication.
Pour l’opinion publique, en revanche, l’acception du terme est beaucoup plus large. L’idée
généralement admise est que la censure recouvre tout acte qui, d’une façon ou d’une autre,
et pour un motif ou pour un autre, consiste en la condamnation et l’interdiction – partielle
ou totale – d’un message, que ce soit avant ou après sa diffusion. En effet, s’il n’est pas réalisé
a priori, comment désigner l’interdiction d’une publication après sa parution ? L’histoire
donne d’ailleurs raison à cette acception populaire : dans la Rome antique, le censeur est
celui qui décide des condamnations à l’encontre des citoyens après que l’acte répréhensible
ait été commis. C’est seulement avec l’Église chrétienne que nuance est faite entre la censure
préventive et la prohibition a posteriori.
159. Id.
160. Ibid., p. 14.
161. Ibid., p. 21.
81
La censure préalable est instaurée pour la première fois par une bulle pontificale d’Alexandre
Borgia en 1501, créant le visa ecclésiastique pour les ouvrages imprimés. En France, cette
censure est confiée à l’Université et la Faculté de théologie. Il est à noter que quelques cas
de censure préalable existaient avant cette officialisation : en 1275, 1323, 1342 et 1405, des
ordonnances royales avaient fait examiner des manuscrits avant leur copie, mais il s’agissait
principalement de chercher à en éliminer les fautes avant leur diffusion162. En 1480, le pouvoir
royal instaure le privilège en France : le droit de vendre des ouvrages imprimés après avis soit
de la Chancellerie, soit du Parlement, soit de la prévôté de Paris. Mais il s’agissait là d’attribuer
une autorisation à un imprimeur et non pas à un livre en particulier. Originellement, le
privilège est censé garantir l’orthodoxie religieuse des traductions de la Bible163. En 1537,
l’ordonnance de Montpellier décrétée par François Ier instaure le dépôt légal : un exemplaire de
chaque livré imprimé doit être déposé à la Bibliothèque royale, permettant ainsi un meilleur
contrôle a posteriori. Puis en 1549, l’Index librorum prohibitorum interdit environ mille titres
dont le Decameron de Boccace.
Cette institutionnalisation de la censure s’organise donc sur moins d’un siècle ; un moment
qui correspond d’une part à la massification de la production avec l’apparition de l’imprimerie
– les textes écrits se multiplient et sortent peu à peu du champ de contrôle ecclésiastique qui
était incarné par les moines copistes –, mais aussi à une période de troubles et d’évolutions
dans la doctrine religieuse. La Réforme est un point crucial à prendre en compte dans
l’instauration d’une censure organisée. L’affrontement idéologique qui opposa les catholiques
aux protestants entraîna inévitablement une surveillance accrue de la production écrite : on
ne pouvait ni laisser se diffuser librement les idées ennemies, ni laisser le vice se répandre dans
ses propres rangs. Pour pouvoir répandre sur l’autre les accusations les plus basses, il fallait
avant tout balayer devant sa propre porte.
82
2.2.1 « La littérature licencieuse est anti-religieuse »
C’est à ce moment de la Réforme que le lien entre hérésie et dépravation sexuelle s’établit
intimement164. À cette époque, les termes « hérétique » et « homosexuel » sont de parfaits
synonymes et il est admis que les athéistes copulent avec les bêtes. Toute pensée religieuse
non-conforme à la doctrine dominante est le lit de tous les vices. Il ne faut donc que peu
de temps pour que l’inverse devienne également valable : la corruption des mœurs mène
à la corruption de l’âme. Tout hérétique est nécessairement dépravé, toute dépravation est
nécessairement hérétique. À la naissance du courant de pensée libertin, l’offense devint pire
encore. Pour l’abbé Garasse, dont la vie et les écrits furent presque exclusivement tendus
vers la dénonciation et la répression du libertinage, « c’est la créance des beaux esprits de
ne rien croire et de ne se captiver de rien165 ». Les libertins sont encore plus condamnables
que les hérétiques, car là où les seconds croient faussement mais croient tout de même, les
premiers sont athées, ne croient en rien, et représentent donc un danger encore plus grand
– bien que la plupart des libertins de l’époque aient été catholiques, leurs écrits reflétaient une
indépendance d’esprit assimilable à l’athéisme.
164. J.-C. Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 270.
165. F. Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, Paris, S. Chappelet, 1624, cité par S.
Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, op. cit., p. 153.
166. Ibid., p. 15.
83
ils pas été inquiétés. Mais l’amalgame est fait : le libertinage mène à l’athéisme. À partir du
milieu du xviie siècle, les ouvrages érotiques, même sans fondement anti-religieux, devinrent
immanquablement suspects et la clandestinité explosa. Malgré une certaine indulgence qui
s’exerçait toujours vis à vis des facéties, dont la tradition littéraire reste très implantée en
France, toute suspicion de libertinage entraînait rapidement une condamnation. Ce fut
notamment le cas en 1675, à l’encontre de la quatrième partie des Contes et nouvelles en vers
de M. de la Fontaine, dont la vente fut interdite en France sur ordonnance du lieutenant
général de la police, qui le considérait comme « rempli de termes indiscrets et malhonnêtes,
et dont la lecture ne peut avoir d’autre effet que de corrompre les bonnes mœurs et d’inspirer
le libertinage167. »
En 1629, quatre ans après le procès de Théophile de Viau, Louis XIII instaure le titre
de censeur royal, dont la fonction consiste en l’examen préalable des ouvrages destinés à
l’impression168. Il s’agit d’un titre honorifique qui, bien que non-rémunéré, était très convoité.
Sarane Alexandrian dénombre quarante-et-un censeurs royaux à la fin du xviie siècle et cent
soixante-huit à la veille de la Révolution. Toutefois, l’approbation d’un censeur n’empêchait
pas la condamnation d’un livre par la Sorbonne, le Clergé ou le Parlement ; les organes de
censure sont multiples et ne communiquent par entre eux, ce qui contribuait à grossir le
réseau clandestin de pamphlets politiques ou athéistes et d’écrits érotiques.
84
être bannis temporairement de la ville ou emprisonnés à la Bastille. Sarane Alexandrian
présente d’ailleurs l’embastillement comme un élément notable du paradoxe de la répression
des livres interdits au xviiie siècle169 : la Bastille était une prison de nobles dont les occupants
temporaires étaient traités comme des pensionnaires du roi. Y emprisonner un colporteur
– en général jamais plus de cinq semaines – revenait donc à l’anoblir de fait. Le commerce
du livre, même du livre interdit, était donc quelque chose qui inspirait un certain respect,
une étrange considération, comme si la gravité de la transgression dans ce domaine avait
néanmoins quelque chose de noble.
Très vite, la Révolution se veut vertueuse. Ses penseurs la placent en opposition avec la
prétendue débauche de la monarchie qui faisait la joie des auteurs licencieux de l’époque. Les
Montagnards de Robespierre entament une longue chasse des écrits contre-révolutionnaires,
et après avoir proclamé avec ardeur la liberté de la presse, le retour à l’ordre moral est institué
le 7 mai 1794, dans le Rapport sur les idées religieuses et morales avec les principes républicains
et sur les fêtes nationales : Robespierre veut un régime où « toutes les passions basses et cruelles
seront inconnues, toutes les passions bienfaisantes et généreuses seront éveillées par les lois
[…]. Dans le système de la Révolution française, ce qui est immoral est impolitique, ce qui
est corrupteur est contre-révolutionnaire […]. Le fondement unique de la société civile, c’est
la morale170. » L’heure est à la purge des impuretés de l’Ancien Régime. Ceux qui cherchent
à « dépraver les mœurs » sont désormais considérés comme ennemis du peuple et de la
Révolution.
Pendant la Terreur, les pornographes sont guillotinés au titre de contre-révolutionnaire. La
publication de la Justine de Sade en décembre 1793 par l’imprimeur Girouard est la principale
cause de son exécution en janvier 1794 : « Pourquoi vos presses semblaient-elles consacrées
à tous les ouvrages d’aristocratie contre-révolutionnaires et d’obscénités, qui constatent un
85
homme sans mœurs, sans vergogne, qui caractérisent un vrai contre-révolutionnaire, car on
ne peut être républicain avec de telles mœurs171 ? » La même année, les sanctions pleuvent en
cascade sur le monde du livre, avec une sévérité aussi grande que la liberté l’avait été pendant
la décennie précédente.
Le 17 mai 1819 voit pour la première fois l’instauration du délit d’« outrage à la morale
publique et religieuse et aux bonnes mœurs » dans une loi qui prévoit d’annihiler purement et
simplement les débordements moraux de la fin du xviiie siècle et de la Révolution. La censure
devient fortement rétroactive et des œuvres publiées depuis longtemps déjà sont interdites172 :
En 1822, Le Chevalier de Faublas, de Louvet de Couvray, publié en 1787 est interdit. En
1824, c’est au tour des Liaisons Dangereuses (1782), puis en 1826, de L’Erotica Biblion de
Mirabeau (1782). Les Bijoux indiscrets de Diderot (1748) est mis à l’index en 1825, puis
condamné à la destruction en 1835, près d’un siècle après sa première parution, par décret de
police. Ce qui était acceptable auparavant ne l’est plus, les critères de l’immoralité ont évolué
et se sont largement étendus pour englober un grand nombre d’œuvres du xviiie siècle qui
resteront inacceptables jusque tardivement dans ce xixe siècle.
Les affaires d’atteinte aux bonnes mœurs en matière de littérature sont successivement
envoyées en cour d’assises ou au tribunal correctionnel en fonction d’une plus ou moins
grande tolérance du moment à l’égard de l’offense : les assises sont présumées plus souples, car
elles sont formées par un jury populaire sensé être représentatif de l’esprit de son temps. Le
tribunal correctionnel, en revanche, est une branche de la magistrature réputée pour sa rigidité
et sa sévérité. Jean-Jacques Pauvert note cette alternance tout au long du xixe siècle173. Sous la
Restauration, la loi du 25 mars 1822 indique que les livres sont poursuivis en correctionnelle.
C’est un moment où les procès se multiplient, et où de nombreuses mesures arbitraires sont
prises par le ministère de l’Intérieur pour tout ce qui touche à l’outrage aux bonnes mœurs.
86
En 1830, avec la vague de libéralisation que déclenche la Monarchie de Juillet, la compétence
de juger les livres est donnée à la cour d’assises, en même temps que toute forme de censure
préalable est définitivement abolie.
L’image, en revanche, est toujours soumise à un statut particulier. Plus directe, plus accessible,
elle est considérée comme plus dangereuse : la loi du 9 septembre 1835 rétablit la censure
a priori pour le théâtre, les gravures, et les dessins et lithographies – un particularisme de
traitement qui persiste encore aujourd’hui dans le cinéma, avec le visa d’exploitation.
Dès l’avènement du Second Empire, les décrets du 31 janvier 1851 et du 17 février 1852
renvoient les livres au tribunal correctionnel. Ce n’est qu’à l’aube de la IIIe République, le
10 septembre 1870, que le décret proclamant une nouvelle liberté de la presse rend cette
compétence aux assises. Une décision confirmée le 29 juillet 1881 et le 2 août 1882 en ce qui
concerne les livres, mais renvoie en revanche la presse en correctionnelle.
Sous le Second Empire, la situation des imprimeurs est particulièrement délicate. Le règne
de Napoléon III se caractérise par un très fort puritanisme : à cette période, c’est le censeur
impérial qui est chargé de poursuivre les livres délictueux. Ernest Pinard, qui occupe alors
cette fonction pendant plusieurs années fait preuve d’un zèle considérable : on lui doit le
procès à l’encontre des Fleurs du Mal de Baudelaire, de Madame Bovary de Flaubert et de
nombreux autres titres contemporains ou datant du xviiie siècle.
Lorsque le 21 juin 1857 l’éditeur Poulet-Malassis met en vente Les Fleurs du Mal, il est
parfaitement conscient du risque de saisie. Dès le 4 juillet, les rumeurs de son interdiction
circulent dans Paris. Le contexte de répression restreint considérablement les prises de risque
de la part des libraires de l’époque, qui craignent de voir leur fonds saisit à tout instant par la
censure impériale. À sa parution, Les Fleurs du Mal est en conséquence peu distribué dans la
capitale. Les poèmes trop sulfureux attirent rapidement l’attention du pouvoir et le 11 juillet,
Baudelaire confie ses craintes à Malassis : « Vite, cachez, mais cachez bien toute l’édition174. »
174. Cité par C. Pichois, Auguste Poulet-Malassis. L’éditeur de Baudelaire, Paris, Fayard, 1996, p. 92.
87
Au cours du mois de juillet, les livres que la police peut trouver chez l’imprimeur et chez les
libraires sont effectivement saisis, et le 20 août, l’affaire est portée par Ernest Pinard devant la
6e chambre correctionnelle, celle là même chargée de juger « les prostituées, leurs souteneurs
et autres escrocs175 ». Le procès se solde par la condamnation de l’éditeur à une amende de 100
francs, et 300 francs pour le poète. L’ouvrage en l’état est interdit, six poèmes doivent en être
retirés. Le jugement rendu condamne lourdement l’outrage :
Attendu que l’erreur du poète, dans le but qu’il voulait atteindre et dans la route qu’il a suivie,
quelque effort de style qu’il ait pu faire, quel que soit le blâme qui précède ou qui suit ses
peintures, ne saurait détruire l’effet funeste des tableaux qu’il présente au lecteur, et qui, dans les
pièces incriminées, conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et
offensant pour la pudeur.176
Il est à noter que cette accusation de grossièreté apparaît particulièrement injuste aux spécialistes,
même pour le contexte de l’époque. Il est probable que les juges qui condamnèrent Les Fleurs
du Mal furent davantage dérangés par l’ambiguïté et la profonde noirceur de l’œuvre que par
son soit-disant « réalisme grossier ». C’est d’ailleurs cette ambiguïté qui lui vaudra de rester
prohibée pendant près d’un siècle : l’interdiction ne sera levée qu’en 1949.
Attendu que Poulet-Malassis, ancien libraire à Paris, après avoir encouru plusieurs condamnations
pour diffamation, publication de livres obscènes et banqueroute simple, s’est retiré à Bruxelles en
1863, et s’y est livré, depuis cette époque, à la réimpression et au commerce de livres obscènes
[...], il résulte que Poulet-Malassis a eu, depuis l’année 1863, pour correspondants à Paris,
Blanche et Sauvan, qui étaient chargés de recevoir les ouvrages qu’il leur envoyait de Belgique,
d’en faire le placement et de les distribuer et de les vendre à des particuliers et à des libraires, soit
à Paris, soit dans les départements [... le Tribunal] condamne le sieur Poulet-Malassis à une année
d’emprisonnement et cinq cents francs d’amende.177
Malassis ne pouvait dès lors plus rentrer en France. Parmi les ouvrages saisis provenant de sa
maison clandestine se trouvaient un grand nombre de réimpressions toujours interdites, dont
175. Id.
176. Ibid., p. 93.
177. Cité par C. Pichois, Auguste Poulet-Malassis. L’éditeur de Baudelaire, op. cit., p. 175.
88
les Liaisons Dangereuses, ainsi que des titres du chevalier de Nerciat, comme Mon noviciat
ou les joies de Lolotte, Les Aphrodites et Le Diable au corps, dont les premières publications
dataient des années 1770. En 1868, nouvelle saisie effectuée par la douane de Tourcoing
d’une douzaine de titres « représentant des sujets d’une révoltante obscénité ». Extrait du
jugement rendu à Lilles le 7 mai :
Les imprimés contenaient des attaques contre la religion catholique, sans toutefois épargner les
autres cultes ; on y lisait les outrages les plus odieux aux bonnes mœurs et à la morale publique,
des provocations à la haine du gouvernement français, des insultes les plus grossières à la famille
impériale.178
Cette fois-ci, Malassis est condamné à une nouvelle année de prison et une nouvelle fois à
500 francs d’amende.
Ce n’est que vers la fin du xixe siècle que la censure commence à opérer un certain
relâchement. Pourtant, la tradition du livre érotique clandestin reste vivace en France et en
Europe jusqu’à la fin de la première guerre mondiale. Les éditeurs préfèrent la sûreté de
l’habitude via un réseau clandestin qu’ils connaissent bien plutôt que de tenter l’officialité
où ils n’ont encore aucune garantie de tolérance. Malgré la loi du 29 juillet 1881 décrétant
la liberté de l’imprimerie et de la librairie, les condamnations pour outrage aux mœurs
continuent d’exister : Autour d’un clocher de Louis Desprez et Henri Fèvre est interdit en
1884, comme Chair molle de Paul Adam en 1885179. Certains autres procès – de moins en
moins nombreux cependant – se terminent par l’acquittement des prévenus : Lucien Descaves
et son éditeur Stock sont acquittés des charges à leur encontre pour la publication de Sous-
Offs, en 1889, comme Jules Renard pour L’Encornifleur (1892) et Marcel Prévôt pour Les
Demi-vierges (1894).
La période de l’entre-deux guerre confirme cette tendance à la libéralisation de la production
officielle : Le Diable au corps de Raymond Radiguet (1923), Satan conduit le bal de Georges-
Anquetil (1925), Le Blé en herbe, roman feuilleton de Colette (interrompu en 1923), Belle de
jour de Joseph Kessel (1928), Si le grain ne meurt et Corydon d’André Gide (1924), L’Europe
Galante de Paul Morand (1925), Dieu des corps de Jules Romains (1928), Le livre blanc de Jean
89
Cocteau (semi-clandestin, 1930)... Tous paraissent et se diffusent sans encombre, contribuant
ainsi à faire reculer l’emprise de la morale publique.
Après la Libération, à la fin des années 1940, commence ce que Jean-Jacques Pauvert décrit
comme un véritable « déchaînement de l’Ordre Moral181 » : c’est le début de l’affaire Sade, la
condamnation de J’irai cracher sur vos tombes et les poursuites des romans noirs américains.
Ces poursuites sont désormais généralement initiées par de puissantes associations familiales
se donnant pour mission la défense de la moralité publique. La loi de 1939 donnait à ces
180. J.-J. Pauvert, Nouveaux et moins nouveaux visages de la censure, op. cit., p. 168.
181. Ibid., p. 103.
90
associations le pouvoir de porter plainte pour déclencher l’action judiciaire, un pouvoir
renforcé par le maréchal Pétain pendant l’occupation.
Le 28 mars 1947, un homme étrangla sa maîtresse dans un hôtel. Le lendemain, on pouvait lire
dans Libération que sur l’un des meubles de la chambre avait été retrouvé le roman J’irai cracher
sur vos tombes, ouvert à la page même où le héros de Vian commet son premier meurtre, dont
certains passages avaient été cochés ou annotés par le criminel. Ce fait divers marque de façon
flagrante le point de départ d’une considération de plus en plus présente dans l’opinion : ce qu’est
en train de devenir la littérature licencieuse est dangereux pour la société. Boris Vian comparait au
tribunal pour outrage aux mœurs et le roman est interdit par arrêté ministériel en juin 1949 – une
interdiction formulée par le pouvoir exécutif au nom de la protection de l’ordre public.
Face au danger que représentent ces livres, un décret du 15 janvier 1948 renforce le nouvel
ordre moral en permettant la saisie des livres sans délibération de la commission spéciale
qu’instaurait la loi de 1939. D’après Maurice Garçon – avocat de Jean-Jacques Pauvert lors
du procès Sade et membre de l’Académie française – la situation des acteurs du livre au cours
la première moitié des années 1950 était critique : « Pendant quelques mois, l’arbitraire sévit.
On mit à sac des librairies, on empêcha la mise en vente de chefs-d’œuvre qui déplaisaient à
des chatouilleux de la vertu182. » La loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la
jeunesse aggrave encore le contexte de répression :
Art. 1 : Sont assujettis aux prescriptions de la présente loi toutes les publications périodiques ou
non qui, par leur caractère, leur présentation ou leur objet, apparaissent comme principalement
destinées aux enfants et adolescents, ainsi que tous les supports et produits complémentaires qui
leur sont directement associés.
Art. 2 : Les publications visées à l’article 1er ne doivent comporter aucune illustration, aucun
récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le
banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés
crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse. 183
Cette loi – pourtant clairement réservée de par son intitulé même aux publications destinées à la
jeunesse – fut cependant longtemps employée pour la condamnation et l’interdiction d’œuvres
licencieuses.
182. Id.
183. Ibid., p. 171.
91
− L’affaire Sade
En 1947 paraît la première publication officielle – avec nom et adresse d’éditeur – des
textes du marquis de Sade aux éditions Jean-Jacques Pauvert. Le premier volume est l’Histoire
de Juliette. Une situation inédite : pour la première fois, un éditeur revendique le droit de
publier cette œuvre, plus de cent cinquante ans après sa première publication. Avec son
avocat, Maurice Garçon, ils choisissent délibérément de remettre en cause les lois de la
censure en France. Dans le but de mettre en lumière l’exercice de cette censure jusqu’alors
tenue au secret, ils publient les noms des membres de la commission d’examen des livres, ce
qui entraîne plusieurs démissions.
Régulièrement, Pauvert fait paraître un nouveau titre de Sade. La commission les condamne
avec la même régularité et la police s’efforce de les saisir. La justice, quant à elle, attend que
tous les livres de Sade soient imprimés pour commencer le procès de l’éditeur ; une situation
qui dure dix ans. Dix années au cours desquelles la presse restait silencieuse, de peur des
complications que pourraient entraîner une prise de position publique. C’est la période des
guerres d’Indochine et d’Algérie : la mode est d’avantage à la contestation de la censure
politique que celle pour outrage aux mœurs.
Le verdict du procès en première instance est rendu le 10 janvier 1957 : Jean-Jacques Pauvert
est condamné à une très lourde amende de 200 000 francs assortie d’une peine de prison de
six mois, malgré les témoignages en sa faveur de grands noms de la sphère littéraire (Georges
Bataille, André Breton, Jean Cocteau, Jean Paulhan)184. Le procès en appel maintient la peine
de prison, mais avec sursis, et réduit l’amende à 120 000 francs pour les seuls titres : La
Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu, La Philosophie dans le boudoir et Les Cent vingt
Journées de Sodome. Dans le rendu du verdict, on parle de « hantise des sens », d’« avidité triste
et insatiable du désir ».
Jean-Jacques Pauvert sera finalement acquitté un an plus tard, en 1958.
184. A. Chavagnon, « Les moeurs », in Le Livre noir de la censure, sous la direction d’E. Pierrat, Paris,
Seuil, 2008, p. 152.
92
Malgré cette relaxe – vraisemblablement sous la pression des figures d’importance de la
sphère littéraire de l’époque –, la répression légale des textes licencieux est encore loin d’être
terminée.
Le 21 décembre 1958, un article 14 est ajouté à la loi de 1949 sur les publications destinées à
la jeunesse : il instaure la triple interdiction d’exposition, de publicité et de vente aux mineurs.
Cet article 14 (toujours en vigueur, modifié en 1967 et 1988) détermine que le ministre de
l’Intérieur est habilité à interdire le fait :
- de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs de moins de dix-huit ans les publications
de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou
pornographique, ou de la place faite au crime ou à la violence, à la discrimination ou à la haine
raciale, à l’incitation, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ;
- d’exposer ces publications à la vue du public en quelque lieu que ce soit, et notamment à
l’extérieur ou à l’intérieur des magasins ou des kiosques, et de faire pour elles de la publicité par
la voie d’affiches ;
- d’effectuer, en faveur de ces publications, de la publicité au moyen de prospectus, d’annonces
ou insertions publiées dans la presse, de lettres-circulaires adressées aux acquéreurs éventuels ou
d’émissions radiodiffusées ou télévisées.185
On peut voir ici une déformation de la loi initiale : il ne s’agit plus seulement de sanctionner
les œuvres naturellement destinées à la jeunesse (comme le prévoit l’article 1 de la loi de
1949), mais toutes les œuvres désignées par le ministère de l’Intérieur. Pour Maurice Garçon,
cet article est un détournement pur et simple de la loi : il « en transforme complètement
l’esprit en rétablissant une censure que la Restauration elle-même n’avait pas osé instaurer186 ».
Jugés coupables directement par le pouvoir exécutif, les livres n’étaient présentés au tribunal
correctionnel que pour y prendre connaissance de leur sanction.
Le pouvoir ne se priva pas d’appliquer cette nouvelle loi à l’encontre des éditeurs d’érotiques
de l’époque187 : Jean-Jacques Pauvert, en plus du procès Sade, vit interdire trente-cinq de
ses publications, dont dix en deux ans seulement, et trente-quatre interdictions frappèrent
le catalogue d’Éric Losfeld. Or, un livre frappé de la seule l’interdiction d’affichage est déjà
un livre mort : considéré comme dangereux par les libraires et condamné au néant puisque
les éditeurs étaient poursuivis pour l’avoir simplement fait figurer dans leur catalogue. Jean-
Jacques Pauvert se souvient :
185. J.-J. Pauvert, Nouveaux et moins nouveaux visages de la censure, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 174.
186. Id.
187. O. Bessard-Banquy, Le Livre érotique, op. cit., p. 14.
93
Vingt ou trente condamnations, je ne sais plus. Privé de mes droits civiques, naturellement. Mes
auteurs interdits s’appelaient Sade, Pauline Réage, Bataille, justement. La première édition du
Dictionnaire de la Sexologie a été interdite en son temps avec Les Larmes d’Éros, comme Eden,
Eden, Eden, il n’y a pas si longtemps. Et puis vers 1965, tout a changé. Sade fait partie de notre
histoire littéraire. Bataille « honore la langue française ». Le Dictionnaire de la Sexologie, traduit
dans tous les pays, est en vente libre en France.
Les prémices d’un desserrement de l’étau de la censure ont effectivement lieu à partir de la
seconde moitié des années 1960. Les problèmes liés à la vente des œuvres du marquis de
Sade disparaissent peu à peu. Georges Bataille devient un auteur respectable et reconnu. La
loi du 4 janvier 1960 offre des garanties aux éditeurs : les arrêtés d’interdiction ne peuvent
intervenir que dans l’année suivant la date du dépôt légal et les rééditions ne peuvent donc
plus être poursuivies comme c’était le cas auparavant. La TVA reste prohibitive (33 %) sur
les livres interdits d’affichage et d’exposition dans les années 1970, mais les interdictions
sont levées à la suite de rééditions très légèrement modifiées – parfois même seulement de
quelques virgules. Après la virulence de la répression des années d’après-guerre et au delà, la
libéralisation légale est définitivement en marche.
***
L’interdiction légale des livres licencieux est aussi mouvante que l’est le degré de moralité
des sociétés – ou plutôt le degré d’importance que ces sociétés accordent aux principes moraux
face à la liberté d’expression. La censure du livre déviant est intimement liée à l’image que la
société veut donner d’elle même, aux valeurs qu’elle souhaite mettre en avant par opposition
à ce qui est considéré comme méprisable, bas ou dangereux. Ces valeurs, portées en étendard
au plus haut niveau de l’État, s’incarnent dans des lois, qui les rendent concrètes, « palpables »
par tout un chacun. Mais si la légalité est un baromètre concret et presque quantifiable de
l’évolution de la moralité des sociétés, elle n’est cependant pas un outil complet quand il
s’agit de mesurer la transgressivité d’un discours : le domaine des lois ne couvre pas toujours
avec exactitude le domaine des normes – la condamnation morale n’est pas nécessairement
doublée d’une condamnation légale.
94
2.3 La transgression des limites morales :
sanction de l’acte d’écrire ou de lire un livre
déviant
Surprenante injonction de l’esprit humain : « Sans cesse, il a peur de lui même. Ses
mouvements érotiques le terrifient » nous dit Bataille188. Il y a, dans le fait de mettre l’érotisme
en mots, une transgression bien plus profonde que ne saurait juger la loi ; quelque chose qui
touche à la violation de l’intime, de la part de celui qui s’exprime comme de la part de celui
qui cherche à percevoir le message. Cette sensation, bien que presque indéfinissable, définit
pourtant les normes de la bienséance : des limites qui ne nécessitent pas d’être formulées dans
une loi, mais que tout individu appartenant à une société peut ressentir lorsqu’il se trouve
face à l’indécent. Lorsque ces limites sont atteintes, lorsqu’elles sont dépassées, elles entraînent
une réaction de rejet de la part de la société, une réaction qui peut être d’autant plus violente
que l’acte transgressif qui la déclenche n’est pas couvert par le domaine légal et n’est donc pas
publiquement sanctionné.
D’après Jean-Jacques Pauvert, « il y a censure lorsqu’un pouvoir quelconque empêche, par un
moyen quelconque, un ou plusieurs individus de s’exprimer librement par le procédé qu’il
ou qu’ils ont choisi189 ». La condamnation morale – qui émane non pas du pouvoir officiel
et légal mais du pouvoir de jugement et de sanction de la société – peut être considérée
comme une forme de censure. Elle fait référence à toute pression, tout rejet, tout frein, toute
réprobation publique qu’il est possible de subir lorsqu’il s’agit de communiquer une idée,
quelle qu’elle soit.
188. G. Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », 1957, p. 11.
189. J.-J. Pauvert, Nouveaux et moins nouveaux visages de la censure, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 22.
95
2.3.1 L’abjection du corps et de ce qui s’y rapporte
C’est au cours de l’antiquité tardive que s’ancre progressivement, dans une partie du
monde occidental grec et latin, une mentalité nouvelle qui allie l’idée de la pureté du corps et
de l’esprit à la chasteté et à la virginité190. Les iiie et ive siècles sont une période difficile pour
l’Empire romain : les invasions menacent ses frontières, les empereurs se succèdent et avec
eux alternent christianisme et paganisme. L’instabilité politique et religieuse questionne en
profondeur les fondements de la société romaine, laissant apparaître de nouvelles valeurs et
de nouvelles croyances.
La vogue de la virginité et de l’abstinence, n’est pas encore une tendance généralisée, mais
l’idée fait son chemin dans les mentalités. La crainte de la perte du souffle vital est une
appréhension aussi bien chrétienne que païenne : Soranos, un médecin grec du iie siècle,
pensait que les rapports sexuels étaient nuisibles pour la santé. À la même époque, les premiers
penseurs chrétiens se penchent aussi sur la question, comme Tertullien, qui dans ses écrits
fait montre d’une singulière obsession pour le « péché de la chair ». Il serait erroné d’associer
systématiquement le paganisme à la liberté sexuelle et le christianisme à la répression : les
stoïciens – notamment Sénèque – sont les premiers à désigner les organes reproducteurs
comme des « parties honteuses », et lors d’une séance du sénat de Rome, le général Suréna lut
un passage d’un texte érotique saisi dans le bagage d’un officier pour conclure qu’avec de telles
lectures, il était logique que l’armée soit incapable de vaincre les Parthes191.
À l’inverse, la liberté sexuelle n’est pas incompatible avec la moralité des premiers chrétiens,
comme Ausone (ive siècle), qui écrivit des poésies érotiques et une pièce de théâtre commençant
par « Tres uno in lecto192 » (Ils sont trois dans un lit). Mais la façon dont débute l’un de ses
autres écrits lestes prouve qu’il existait déjà des voix pour condamner de telles œuvres : « Celui
à qui notre badinage déplaît, qu’il ne le lise pas ; ou s’il l’a lu, qu’il l’oublie ; ou s’il ne l’oublie
pas, qu’il l’excuse193. »
190. J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, Évreux, Flammarion, coll. « Dominos », 2000, p. 37-38.
191. S. Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, Paris, Payot et Rivages, 2008 (1re éd. : 1986), p. 38.
192. Cité par S. Alexandrian, op. cit., p. 38.
193. Id.
96
La notion de luxure s’est formée de façon très progressive jusqu’au Moyen-Âge. Désignant
le fait de s’adonner sans modération aux plaisirs charnels, le terme en lui même n’apparaît que
tardivement, au début du xiie siècle, et devient « péché capital » contre le salut de l’âme peu
de temps après194. Les théologiens s’attachent rapidement à classifier et hiérarchiser ses aspects
en fonction de leur gravité : la fornication – activité sexuelle entre personnes non mariées et
sans but procréatif – est moins grave que l’adultère et le stupre – défloration des vierges sans
volonté de les épouser, vol de l’honneur d’autrui. L’échelon le plus condamnable regroupe les
activités contre-nature comme la masturbation, la sodomie et la zoophilie.
L’homosexualité masculine est le péché le plus inavouable dans les anciennes sociétés judéo-
chrétiennes. À ce sujet, la Bible dit que « si un homme couche avec un homme comme
on couche avec une femme, ils ont commis tous deux une abomination ; ils seront mis à
mort195 ». L’histoire de France est d’ailleurs parsemée d’exécutions d’homosexuels jusqu’au
xviiie siècle : le dernier exemple date du 6 juillet 1750. Un garçon menuisier et un garçon
boucher furent mis au bûcher après avoir été surpris ensemble dans la rue par une milice. À
l’époque, les homosexuels étaient généralement internés à l’hôpital-prison de Bicêtre, mais
les deux jeunes hommes furent exécutés à titre d’exemple, car ils auraient pu être vus par
tous. La gravité est moindre si l’on tient ce péché secret, de façon à ne pas troubler la paix des
bonnes âmes. C’est pourquoi les textes traitant de l’amour homosexuel jusqu’à cette période
ne contiennent jamais d’allusions directes, sont toujours mystérieux et voilés, tels les sonnets
de Michel-Ange à Tommaso Cavalieri :
Les évocations crues de l’homosexualité sont réservées au registre vulgaire des satires et des
pamphlets : elle n’est jamais vantée, mais toujours utilisée comme arme contre ceux que
l’auteur veut discréditer.
À la Renaissance, l’idée du corps corrompu en opposition à la pureté de l’âme est bien installée
dans le discours religieux : la chair faute contre l’âme. Lorsque Ronsard et Claude Chappuys
97
font paraître les Blasons – éloges de chaque partie du corps de la femme –, le poète Charles
de la Huetterie réplique par la publication des Contreblasons de la beauté des membres du corps
féminin, des poèmes dédiés, comme les Blasons, à chaque partie du corps de la femme, mais
pour en dire autant de mal que les premiers en avaient dit de bien. Un recueil qu’il conclut
par « l’âme est divine et le corps pourriture197 ». Le moment de la Réforme voit le début d’un
véritable tabou sur le corps, induit par la l’influence croissante de la religion sur la société.
La publication est encore relativement libre, mais les esprits intègrent progressivement et
en profondeur ces puissants mécanismes qui allient le corps à l’ordure. C’est l’époque des
premières censures organisées ; la condamnation officielle des textes est sur le point de se
systématiser.
197. Cité par S. Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, op. cit., p. 114.
198. J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, op. cit., p. 69.
98
nommant que l’homme crée et s’approprie les choses spirituelles et matérielles. Ce pouvoir
créateur du mot – « au commencement était le verbe » – entraîne la crainte de réveiller en les
nommant les choses malfaisantes ou dont la puissance peut-être dévastatrice. Par conséquent,
le tabou sur le langage est ancien en ce qui concerne Dieu, les forces diaboliques ou les
maladies dangereuses. Jean-Claude Bologne, dans son Histoire de la Pudeur, donne l’exemple
du traditionnel « D... » pour désigner le diable199. Les jurons ont pour fonction de purger
ces mots refoulés : jadis, ils piochaient leur répertoire dans le registre de la mort et du sacré :
« tue-Dieu », « mort-Dieu », « diable » ; aujourd’hui, on leur préfére « putain » ou « bordel »200.
En 1946, nombreux sont les théâtres qui préfèrent afficher « La P... respectueuse », plutôt que
le titre complet de la pièce de Jean-Paul Sartre.
La pudeur du langage lorsqu’il s’agit de désigner les choses du sexe remonte au xvie siècle, les
historiens n’en trouvent pas d’exemples antérieurs201. On ne condamne pas nécessairement
le mot en lui même mais bien les mauvaises pensées qu’il éveille. Le latin est d’ailleurs très
utilisé dans les textes licencieux jusqu’au xixe siècle : il présente l’avantage de ne pas être
compris des femmes et l’on évite l’offense d’utiliser sa langue maternelle pour nommer des
images outrageantes. Le langage moderne conserve les traces de ce camouflage pour désigner
les organes sexuels : hymen, phallus, penis, uterus, gaude mihi (latin médiéval, signifiant
littéralement « réjouis-moi », donnera le terme « gode-michet »).
199. J.-C. Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 252.
200. Ibid., p. 261
201. Id.
202. J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, op. cit., p. 83.
99
« l’art doit être grave, candide et religieux203 ». Pour avoir, à 27 ans, parodié ce même Victor
Hugo avec La Légende des sexes, Edmond Haraucourt se vit refuser l’élection à l’académie
française. Rien de nouveau : en matière de littérature, l’érotisme n’est pas un sujet noble, ni
qui inspire le respect.
Malgré l’apparente largesse d’esprit des anciens, le sujet n’était pas non plus toujours bien
vu. Selon Tacite, Pétrone aurait dicté le Satyricon avant de se donner la mort sur ordre de
Néron en 67, et cela dans le but d’entacher le règne de l’empereur dont il avait été l’un
des grands poètes. Horace, aux premiers temps de sa carrière, usait de termes d’une grande
vulgarité dans ses Satires : « Tu oses ! centenaire ou presque, tout avachie, les dents noires et
le front creusé de rides, avec, entre des fesses maigres, un orifice béant, plus repoussant que
le cul d’une vache en train de chier, tu oses me demander pourquoi je ne puis bander204 ? »
Cependant, cette crudité de ton ne dura pas, et lorsqu’il reçut la protection de Mécène, il
abandonna ce genre pour ne pas entraver son ascension sociale.
Près de deux millénaires plus tard, en 1994, Hachette se sépare de sa filiale – pourtant très
prospère – Média 1000, en la revendant à son directeur. Spécialisée dans la littérature érotique,
elle avait été créée au début des années 1980. « On ne peut pas être à la fois le premier éditeur
d’érotisme et le premier éditeur de jeunesse205 ».
203. Id.
204. S. Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, op. cit., p. 33.
205. O. Bessard-Banquy, Le Livre érotique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Les
Cahiers du livre », 2010, p. 87.
206. S. Alexandrian, Histoire de la littérature érotique, op. cit., p. 370.
100
Anaïs Nin rédigea en 1940 son recueil de nouvelles Vénus erotica. Il ne paraîtrait qu’en 1976,
assorti d’une préface de l’écrivaine dans laquelle elle justifie l’existence de son œuvre : à la
période de sa rédaction, elle avait, dit-elle, grand besoin d’argent. Son ami Henry Miller
l’aurait alors mise en contact avec un collectionneur anonyme qui payait des auteurs pour des
manuscrits érotiques de la plus grande crudité possible. Le but n’était alors pas de les publier.
Anaïs Nin avoue avoir été dégoûtée par les demandes pressantes de cet employeur d’épurer
le style de l’écriture afin de tendre d’avantage vers la pornographie plutôt que vers l’érotisme,
mais la nécessité financière dans laquelle elle se trouvait l’avait obligée à se soumettre à ces
exigences.
L’existence de ce mystérieux collectionneur n’a jamais été confirmée et pour Sarane
Alexandrian, il n’existe tout simplement pas207 : il ne s’agirait que d’un alibi pour permettre à
l’auteure d’assumer ses écrits. En affirmant écrire pour l’argent et non par goût, elle supprime
la honte de montrer ses nouvelles.
D’autres auteurs ont préféré simplement nier la paternité de leurs œuvres. Dans
Métamorphose du sentiment érotique, Jean-Jacques Pauvert raconte comment Aragon réfuta
publiquement, et ce jusqu’à la fin de ses jours, être l’auteur du titre anonyme Le Con d’Irène,
publié pour la première fois de façon clandestine en 1928. Même dans ses courriers à
l’éditeur, il n’avoua jamais directement l’avoir écrit : « l’auteur réfute l’idée que... », « l’auteur
nie fermement... », « l’auteur ne souhaite pas... »208. De son vivant, il refusa toujours
catégoriquement que son nom soit associé à l’œuvre.
Pierre Louÿs, quant à lui, n’eut pas à se défendre d’être l’auteur de ses œuvres érotiques.
Il les garda toujours secrètes et elles ne furent découvertes dans son bureau qu’après sa mort
en 1925. Grand homme de lettres, poète et romancier admiré de ses contemporains, tous
refusèrent d’abord de croire qu’il pu être l’auteur de pareilles obscénités. Malgré les nombreuses
preuves que représentaient les autographes au bas des manuscrits et les conclusions formelles
des études scriptographiques, il était tout simplement impossible – même pour ses proches –
qu’il ait pu en être l’auteur, ou bien s’il l’avait été, il ne pouvait s’agir là que d’un délire de
101
vieillesse – ce qui est faux : les manuscrits portent des dates qui couvrent toute la carrière de
l’écrivain, les premiers remontant à 1890, lorsqu’il avait 20 ans209.
Malgré le relâchement progressif des dispositions légales vis à vis des œuvres licencieuses
dans les années 1960, les freins à leur diffusion et leur acception restaient encore
particulièrement vivaces. De nombreux libraires refusèrent pendant des années de vendre les
livres jugés immoraux. Dans un communiqué de la Chambre syndicale de la profession, un
libraire justifie ce choix éthique :
L’on nous qualifiera de rétrogrades si l’on veut, mais nous n’en continuerons pas moins à dire
que le sens moral est en péril, que nous avons, nous, libraires, en bons pères de famille, le devoir
d’écarter de nos rayons et de nos vitrines les volumes faisandés. Nous voulons vivre sainement
de corps et d’esprit, même si notre vie matérielle s’en trouve réduite par notre refus de vendre
ces ouvrages détestables. Nous sortirons grandis de la simple application de ces principes moraux
[…]. L’érotisme n’est pas une chose inconnue chez nous autres français, mais toujours dans la
veine rabelaisienne, propos salaces, gaulois et truculents, arrosés de vin clair et marqués de cette
gaîté franche et sincère qui convenait à nos aïeux robustes et bons vivants. Cela n’a aucun rapport
avec cet érotisme sombre et sans joie, cette obsession sexuelle qui nous vient de l’étranger, qui
nous apporte, nous dit-on, le message de notre temps.210
L’autorisation officielle de vendre ces livres était encore loin de justifier leur reconnaissance
et les défenseurs de l’ordre moral cherchaient par tous les moyens à les maintenir à l’abri des
regards.
Au cours de son mandat, le président des États-Unis Lyndon Johnson nomma une
commission chargée d’enquêter sur les dangers de la pornographie écrite et imagée. La
commission, composée de médecins et de psychiatres, rendit son verdict au début de la
présidence de Richard Nixon. En France, les conclusions de l’enquête parurent dans Le
Monde, le 4 septembre 1970 : la pornographie, rendue obligatoire et administrée à haute dose,
« plus qu’à une propension à la violence ou même à la sexualité... conduirait à l’ennui211 ». En
conséquence, les experts approuvaient la libéralisation à son endroit, car elle ne représentait
en aucun cas un danger pour ceux qui y étaient confrontés. Le président Nixon réagit avec
102
vigueur à cette déclaration : « Il n’y aura pas de relâchement de notre effort national pour
contrôler et éliminer ces saletés de notre vie nationale.[...] Je continuerai à lutter par tous
les moyens contre la pollution de la culture et de la civilisation américaines212. » Bien que les
thèses des scientifiques de la commission et la réaction de Richard Nixon puissent paraître
opposées, elle se retrouvent sur un point : la licence en matière d’art a sur son spectateur
un effet négatif. La seule différence est que, pour les scientifiques elle conduit à l’ennui, et
pour Nixon cet effet est dangereux. Si la conclusion du rapport décharge la pornographie
de certaines accusations, elle lui en fait porter de nouvelles : elle conduirait à une sorte de
désenchantement de la sexualité.
Le péché comme piment de l’existence est déjà présent dans les thèses de Jean Dutourd ; le
sens du sacré dans la sexualité se retrouve chez Georges Bataille. On pense que la pornographie
priverait la sexualité de sa mystique, la ferait déchoir du socle du sacré, du merveilleux. Même
si, en soi, cet effet supposé de la pornographie n’est pas considéré comme dangereux, si ce
message ne va pas dans le sens de son interdiction, il s’agit tout de même de lui accoler
des propriétés néfastes. D’autant plus que cet aspect occulte n’est pas nécessairement un
sentiment partagé. Pour Jean-Jacques Pauvert, il s’agit d’une vision personnelle : le sens du
péché n’est pas pour tout un chacun l’un des fondements du plaisir.
Qu’elles soient lectrices ou auteures, le rapport entre les femmes et la littérature érotique
fut longtemps perçu comme particulièrement sulfureux.
Tout d’abord, parce qu’on leur associa le sentiment de pudeur, que l’on considérait comme
naturel, inhérent à la nature humaine – dans L’Esprit des lois, Montesquieu consacre un chapitre
à la « pudeur naturelle ». Jean-Claude Bologne établit une distinction entre la pudeur des
émotions, traditionnellement réservée aux hommes, et la pudeur corporelle, historiquement
perçue comme une composante essentielle de la nature féminine : pour Rousseau, « toute
femme sans pudeur est dépravée, elle foule aux pieds un sentiment naturel à son sexe ». Se
faisant aborder par une prostituée, Restif de la Bretonne lui répond « vous avez renoncé à la
212. Id.
103
pudeur de votre sexe, vous n’êtes plus une femme, et l’Homme ne vous doit plus d’égards213 ».
Pierre Lemoyne, abbé au xviiie siècle, achève le tableau de cette confusion entre nature et
culture : « Il n’y a rien de plus naturel à la femme que la pudeur. C’est un voile qu’elle n’achète
point, et qui ne lui coûte rien à faire. Il naît, il se forme, il se croît avec elle. Sa chevelure
ne lui pousse qu’après ce voile, et il lui demeure encore après la chute de ses cheveux. Il
est de tous les pays et de toutes les saisons, de toutes les conditions et de tous les âges214. »
Cette association ne se fonde pas uniquement dans le judéo-christianisme : On en trouve des
exemples dès la Grèce antique, comme dans le mythe d’Artémis, la déesse vierge, qui changea
en daim un jeune homme pour le crime de l’avoir vue nue.
213. Cités par J.-C. Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 12.
214. Id.
215. Ibid., p. 13.
216. Id.
104
Bien qu’aujourd’hui les courbes féminines s’étalent en grand format dans les publicités ou
sur les couvertures de magasine, cette relation trouble que la société entretient avec le corps
de la femme persiste toujours. Prennons l’exemple de l’émission Nus et culottés, diffusée pour
la première fois sur France 5 au cours de l’été 2012. Elle met en scène deux jeunes hommes
qui se fixent un objectif à réaliser (voir une aurore boréale en Islande, faire du tandem en
Hollande, atteindre une oasis au Maroc, etc.). Mais pour réaliser cet objectif, ils ne doivent
jamais dépenser d’argent – en comptant sur la générosité des personnes qu’ils rencontrent et
le troc –, et surtout débuter leur périple entièrement nus. Ils s’adressent donc à leurs premiers
interlocuteurs vêtus de poches plastiques ou de branchages entremêlés, provoquant souvent le
rire des passants et du téléspectateur. Il suffit d’imaginer deux femmes dans la même situation
que ces hommes pour se faire une idée de la différence de traitement entre l’image de la
nudité féminine et celle de la nudité masculine : là où la nudité masculine publique peut
paraître humoristique et décalée, la nudité féminine garde toujours un côté plus provocateur,
quelque chose que l’on peut associer à une mise en scène du désir.
Il a souvent été question dans l’histoire du livre érotique d’en préserver les femmes. Écrits
en latin, ils ne pouvaient être compris par elles, ce qui évitait d’offenser leur pudeur naturelle.
Et puisqu’elles sont en proie à des désirs qu’elles ne peuvent contrôler, il était perçu comme
criminel d’attiser ces passions néfastes, de les détourner du droit chemin que la morale avait
tracé pour elle. La protection des femmes et de la famille est d’ailleurs l’une des premières
raisons avancées par les censeurs pour interdire les livres licencieux : ces textes peuvent éveiller
chez elles une curiosité de la chose dont la satisfaction ne s’accomplirait pas dans le cadre du
mariage et les pousseraient inévitablement vers l’adultère.
Quant aux femmes auteures, quand il ne fut plus question de les suspecter de maladie mentale
ou de dépravation morale, on les présume moins aptes à écrire l’érotisme que les hommes.
Dans son Histoire de la Littérature érotique, rédigée en 1986, Sarane Alexandrian fait, à propos
de la littérature érotique féminine cette étrange remarque :
105
des sensations sexuelles plus vives ou plus profondes que les leurs, mais elles sont moins aptes
qu’eux à les convertir en idées ou en images.217
Alexandrian ne replace pas non plus les écrits féminins dans son développement historique,
mais leur consacre un chapitre spécifique dans son livre : une séparation surprenante de la
part d’un historien. Les écrits féminins y sont présentés comme différents – et sûrement le
sont-ils –, mais cette discrimination les rend de fait inférieurs aux écrits masculins en terme
de qualité, et anecdotiques dans l’histoire du genre.
Dans le cas des deux romans ayant révolutionné la littérature érotique féminine au xxe
siècle – Histoire d’O et Emmanuelle –, le doute plane dès leur parution sur l’identité de l’auteur.
Dans la préface d’Histoire d’O, Jean Paulhan actionne sans vergogne les anciens leviers de
cette image d’une sexualité féminine à la fois insatiable et secrète : « Enfin une femme qui
avoue ! Qui avoue quoi ? Ce dont les femmes se sont de tout temps défendues (mais jamais
plus qu’aujourd’hui). Ce que les hommes de tout temps leur reprochaient : qu’elles ne cessent
pas d’obéir à leur sang ; que tout est sexe en elles, et jusqu’à l’esprit. Qu’il faudrait sans cesse
les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesse les battre. Qu’elles ont simplement
besoin d’un bon maître, et qui se défie de sa bonté…218 »
Le nom de l’auteure est un pseudonyme : Pauline Réage. Les spéculations vont alors bon
train pour en découvrir l’auteur véritable : on parle de Paulhan lui même, d’André Malraux,
d’André Pieyre de Maniargues, d’Henry de Montherlant, d’Alain Robbe-Grillet... Seules
quelques voix s’élèvent pour suspecter une Dominique Aury, secrétaire de la Nouvelle Revue
française, d’en être l’auteure. En 1986, Sarane Alexandrian affirme pour sa part que l’auteur
est Jean Paulhan, car le livre ne peut de toute façon pas être l’œuvre d’une femme : « Il serait
effarant qu’une femme soutienne une thèse aussi auto-destructrice, mettant en péril tout son
sexe219. » Ce n’est qu’en 1994 qu’Anne Desclos, dite Dominique Aury, alors âgée de 86 ans,
avoue finalement être l’auteure d’Histoire d’O.
106
Le débat n’est toujours pas clos en ce qui concerne le roman Emmanuelle, publié pour
la première fois en 1959, de façon clandestine et sans nom d’auteur. Il est alors présenté
par son éditeur Éric Losfeld comme l’autobiographie d’une jeune femme thaïe, épouse
d’un diplomate en poste à Bangkok. Emmanuelle Arsan est aujourd’hui considérée comme
l’auteure du livre, mais ce fait n’a jamais été confirmé : pour certains il s’agit de Losfeld lui
même220, pour d’autres, de l’époux d’Emmanuelle Arsan, Louis-Jacques Rollet-Andriane221.
Régine Deforges pu également témoigner de cette suspicion généralisée à l’égard des femmes
en matière de littérature érotique. L’Or du Temps, sa maison d’édition fondée en 1968, eut
à subir une persécution judiciaire telle qu’aucun autre éditeur d’érotiques de l’époque ne
connut222. L’acharnement à son endroit était encore plus évident, encore plus marqué qu’il ne
le fut à l’égard de Jean-Jacques Pauvert ou Éric Losfeld : vingt titres du catalogue de l’Or du
Temps furent interdits et saisis pour la seule année 1969, ce qui précipita le dépôt de bilan de
la maison d’édition.
107
***
Scandales, pressions, critiques, opprobre jetée sur les auteurs comme sur les lecteurs
– considérés comme déviants eux-même du fait d’apprécier pareilles ignominies –, la
littérature érotique a déclenché au cours de son histoire bien des passions accusatrices. La loi
n’est pas seule à mettre à l’écart la production du genre, elle fut longtemps l’expression d’un
véritable rejet de la part de la société et de toutes les instances de pouvoir du monde du livre.
La censure en la matière est parfaitement multiforme : elle s’effectue aussi par la formulation
de condamnations tous azimuts. Elle est loin de dépendre uniquement des textes législatifs.
Puis, après des siècles de crispations, vint pourtant un temps où l’ordre moral sembla
définitivement dépassé par le discours libéré.
108
Partie III
Les paradoxes
de la production actuelle
Montaigne, Essais
109
3.1. Le tournant des années 1960-1970
À la fin des années 1960 et dans le courant des années 1970, les choses commencèrent
à changer. Si certaines voix s’élevaient encore contre la « déliquescence » de la littérature, le
flot de la libéralisation des mœurs avait débuté son travail de sape de la moralité artistique.
La perte d’influence de l’Église sur la société allait faire disparaître la notion de péché : « Les
esprits libres cessèrent de croire au Mal224. »
Fait révélateur d’une saturation épidermique face à des interdits surannés, la révolution
sexuelle prit racine dans les pays qui se distinguaient jusqu’alors par leur puritanisme : les États-
Unis et les pays scandinaves226. Les progrès de la recherche furent des piliers du mouvement de
libéralisation. Avec l’influence des thèses freudiennes, l’intérêt scientifique pour la sexualité se
développa et elle devint un objet d’étude à part entière pour les chercheurs.
224. G. Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », 1957, p 142.
225. J.-F. Sirinelli, « La Norme et la Transgression ; Remarques sur la notion de provocation en histoire
culturelle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 93, janvier 2007, p. 7-14.
226. J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, Évreux, Flammarion, coll. « Dominos », 2000, p. 114.
110
Les Rapports Kinsey – Le Comportement sexuel de l’homme (1948) et Le Comportement sexuel de
la femme (1954) – provoquèrent un très grand scandale aux États-Unis. En remettant en cause
les croyances hétérocentrées sur les origines de la sexualité et en questionnant ouvertement les
tabous, ils suscitèrent de vives controverses et critiques, notamment de la part des associations
fondamentalistes. Ainsi se concluait le premier volume : « En tant qu’hommes de science,
nous croyons fermement à la vertu du savoir, et non celle de l’ignorance227. » La volonté du
docteur Kinsey d’étudier la sexualité humaine d’un point de vue résolument scientifique avait
ouvert la voie à un discours public plus libéré : vingt ans après le premier Rapport Kinsey, en
1968, un groupe de médecins sexologues publia Réactions sexuelles, résultat de onze ans de
recherches dans le domaine de la sexualité humaine.
Dès 1962, la styliste londonienne Mary Quant lâche une bombe dans le monde de la
mode : c’est l’apparition de la mini-jupe. En 1967, les étudiants de Nanterre réclament avec
véhémence des logements mixtes. En 1968, les insurrections étudiantes associent à leurs
revendications politiques la liberté sexuelle immédiate. À la fin des années 1960, le MLF est
un mouvement organisé et l’on voit sur les plages les premières femmes s’afficher seins nus.
Les prostituées revendiquent la reconnaissance de leur profession. La libération homosexuelle
est en marche dans les médias. Le porno arrive sur grand écran... Au printemps 1968, Régine
Deforges, est la première femme à devenir éditrice en France et sa maison, L’Or du temps, est
consacrée à des publications érotiques.
227. Id.
111
Cette période de forte libéralisation voit peu à peu la valorisation publique d’un
discours libéré. Les contre-cultures des années 1960-1970 jouissent de la transgression et la
revendiquent ouvertement : l’heure est à la contestation morale, à l’usage revendiqué de la
drogue, à l’affichage assumé de la liberté sexuelle. La norme est désormais celle de rompre
avec les codes traditionnels, elle se construit sur une opposition forte au passé. Dans cette
mouvance, l’art, sous toutes ses formes, entame une recherche réfléchie de la transgression et
cette démarche est valorisée par la critique.
228. J.-J. Pauvert, Métamorphose du sentiment érotique, Paris, J.-C. Lattès, 2011, p. 261.
229. O. Bessard-Banquy, Le Livre érotique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Les
Cahiers du livre », 2010, p. 133.
230. J.-J. Pauvert, Métamorphose du sentiment érotique, op. cit., p. 262.
112
reçut le prix Médicis en 1973231. En 1976, Les Onze Mille Verges paraissaient en poche dans
la collection « J’ai lu »232.
Cependant, ce relâchement de la censure peut également être perçu d’une autre façon.
Dans l’introduction de son livre intitulé Sexe et littérature aujourd’hui, Olivier Bessard-Banquy
avance qu’il pourrait ne pas être le résultat d’un processus de libéralisation, mais plutôt l’effet
de la perte de pouvoir du livre sur la société : « Il est au demeurant tout à fait loisible de se
demander si la censure se relâche autour des textes en raison de la libération des mœurs ou
en raison de l’importance désormais limitée des ouvrages et de leur impact sur la société : la
culture n’est-elle pas chaque jour un peu plus audiovisuelle et un peu moins livresque233 ? »
Ainsi, les années 1960-1970 marquent-elles le commencement d’un bouleversement
identitaire de la littérature licencieuse. Avec l’influence croissante de l’image médiatique, le
livre perd de son « pouvoir » : face à la démocratisation de la télévision, on prédit sa fin. Le
livre érotique est alors d’autant plus touché que la pornographie visuelle devient de plus
en plus accessible : les magazines pornographiques se multiplient, le porno est au cinéma,
puis en VHS. Il y a dans l’image une « facilité » qui menace directement l’écrit. Pendant
longtemps, le livre avait été le seul véhicule de la narration érotique, et toutes les curiosités
devaient s’en satisfaire. Avec l’aspect spectaculaire et démonstratif de la pornographie imagée,
beaucoup de lecteurs se désintéressèrent du livre érotique, dont la part d’intellectualisation
était devenue obsolète en matière d’excitation. L’apparition des films érotiques sur cassette
vidéo entraîna l’effondrement de certaines économies du milieu et à la fin des années 1970,
beaucoup d’éditeurs spécialisés durent fermer leurs portes234. Le temps passant, les livres
érotiques désertèrent les sex-shops au profit de l’image.
113
En 1972, Françoise Sagan constatait l’effet de surenchère dans l’exposition visuelle du
corps et déplorait en même temps la disparition du « secret » : « Tous ces paquets, ces tonnes
de chair humaine qu’on nous a jetés à la figure ces temps-ci, bronzés, pâles, debout, assis,
couchés, quel ennui ! Le corps, son plaisir est devenu, lui aussi, un bien de consommation
[…]. Qu’ont-ils fait de la folie de la nuit, des mots chuchotés dans le noir, du "secret", cet
énorme secret de l’amour physique235 ? »
Comme il a été vu plus tôt, l’érotisme, par essence, est ce qui laisse entrevoir ce qui est
habituellement caché, mystérieux. Il semble donc qu’au cours des années 1970, à force d’être
exposé en pleine lumière et de toutes les manières possibles, le terme « érotisme » commença à
perdre de son sens. En 1975, la quatrième de couverture du livre d’Alexandre Maupertuis, Le
Sexe et le plaisir avant le christianisme : l’érotisme sacré, clamait tout simplement sa disparition :
« L’érotisme est mort, la sexualité, elle, règne partout : sur les murs en publicité, dans les
journaux, au cinéma et jusque dans les écoles où l’on parle de révolution sexuelle. Nous
sommes passés d’un puritanisme excessif, qui condamnait le sexe, à un déferlement sans frein
qui dessèche le cœur et inhibe les émotions236. » Cernée entre la concurrence de l’image et
l’étiolement de sa signification, la littérature érotique traversait une grave crise identitaire.
Pour échapper à sa disparition, il lui fallu s’adapter aux puissants courants sociétaux dont elle
subissait l’influence directe.
235. F. Sagan, Des bleus à l’âme, Juliard, 1972, cité par J.-J. Pauvert, Métamorphose du sentiment érotique,
op. cit., p. 276.
236. A. Maupertuis, Le Sexe et le plaisir avant le christianisme : l’érotisme sacré, CELT, 1975, cité par J.-J.
Pauvert, Métamorphose du sentiment érotique, op. cit., p. 281.
114
3.2. Le livre érotique dans la logique
économique : marketing et mises en scène
Dans ce contexte de crise identitaire, le livre érotique dut se renouveler, s’ouvrir de nouveaux
marchés, explorer de nouvelles voies qui feraient la différence avec l’image. La société devenue
plus permissive imposait à la littérature de devenir plus audacieuse : si elle ne pouvait lutter
contre l’image dans le domaine de la représentation, elle le pouvait – et le devait – sur le
terrain de l’imaginaire. Le genre évolua donc rapidement à partir des années 1970 en réponse
aux attentes renouvelées des lecteurs et aux logiques marketing qui se mettaient en place dans
le milieu de la littérature. Pour compenser la perte du lectorat populaire avec la libéralisation
de l’image, il fallut aux éditeurs chercher l’ouverture de nouveaux marchés.
À partir des années 1970, la valeur transgressive de l’écrit érotique recula fortement. Du
temps de la censure, il y avait dans la littérature érotique une dimension de combat politique
et philosophique. En devenant une marchandise comme n’importe quelle autre, elle a perdu
de son sens et de ce qui la définissait. Les limites de la légalité et de la moralité reculèrent
avec la répétition des transgressions pour s’adapter à une réalité sociétale nouvelle. Avec
son acceptation en tant que littérature à part entière, le livre érotique perdait la dimension
transgressive qui n’avait jusque là cessé de faire partie de son identité : il s’était défini pendant
des siècles par son illégalité, il n’avait éxisté que dans la clandestinité et cette clandestinité
faisait partie de son attrait.
En conséquence, le livre érotique s’accrocha avec vigueur à son passé sulfureux : il entama
un processus d’extrémisation. Les limites étant sans cesse repoussées, les textes se radicalisèrent
115
progressivement pour atteindre leur point culminant dans les années 1990. Puisqu’il devenait
acceptable de tenir un discours public sur la sexualité, il fallait trouver le moyen de rendre
à nouveau ce discours inacceptable, de l’extirper de la norme qui englobait désormais la
production licencieuse, de ramener en quelque sorte la sexualité à l’état de « Mal » originel.
Pour Olivier Bessard-Banquy, plus les sujets semblent prohibés, plus les auteurs les perçoivent
comme « autant de terres d’accueil pour leur imaginaire transgressif237 ». On cherche à
contraindre le pouvoir à se prononcer sur les nouvelles limites :
Comment choquer le bourgeois quand tout est devenu acceptable ? Comment stupéfier quand la
tolérance et le respect de la vie privée l’ont emporté sur toute autre considération ? La littérature
grivoise est prise au piège : concurrencée par l’image, écrasée par la banalisation du sexe, elle est
comme obligée d’aller aux extrêmes pour espérer trancher, saisir, frapper les esprits.238
Le gore américain n’est pas étranger à cette mouvance. En 1992, dans American Psycho,
Bret Easton Ellis met en scène un yuppie240, spectateur assidu de talk show, obsédé par son
apparence physique, vêtu exclusivement de marques de luxe et utilisateur des derniers gadgets
électroniques. À force d’excès, il est parvenu à épuiser les plaisirs du sexe et de l’argent.
Pour sortir de son désœuvrement, il s’adonne au meurtre en série et à la torture dans des
mises en scènes proches de la performance artistique. Le triomphe du capitalisme sauvage,
de l’argent roi, de l’immédiateté de la satisfaction du désir à toute heure et en tout lieu a
inspiré nombre d’auteurs dans l’écriture de récits sombres et violents qui mettent en lumière
la déshumanisation progressive des rapports sociaux. On pense aussi à Fight Club, où en
237. O. Bessard-Banquy, Le Livre érotique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Les
Cahiers du livre », 2010, p. 24.
238. O. Bessard-Banquy, Sexe et littérature aujourd’hui, Paris, La Musardine, 2010, p. 125-126.
239. Ibid., p. 127.
240. Terme datant des années 1980, formé à partir de l’anglais young urban professional. Désigne les jeunes
cadres évoluant dans les hautes sphères de la finance et habitant les grands pôles urbains occidentaux.
116
1996, Chuck Palahniuk formulait une dénonciation virulente de la société de consommation
et du libéralisme carnassier dans un monde vide de sens et de sentiments.
La mouvance trash, qui apparaît dès la fin des années 1970, est l’expression d’une société
qui, libérée de ses anciennes frustrations, s’en découvre aussitôt de nouvelles avec lesquelles
elle teste sa propre capacité d’indignation.
Les écrits homosexuels sont précurseurs de cette tendance. En 1978, Renaud Camus
décrit dans Tricks l’univers des backrooms – des arrière-salles aménagées dans certains bars
gays où les clients peuvent se rencontrer dans la pénombre pour avoir des relations sexuelles.
Dans Les Chiens (1981), Hervé Guibert enchaîne les scènes pornographiques dont la plupart
sont sadomasochistes. La sexualité est ici du domaine de la performance, de la multiplication
des partenaires, et coupée de toute sentimentalité. De tels livres sont typiques du roman
gay à cette période : c’est la quête frénétique du plaisir dans des rencontres déshumanisées,
où l’on recherche la jouissance à tout prix. Olivier Bessard-Banquy parle de « coïts express,
[de] fellations sauvages, [de] masturbations frénétiques sous les ponts du vieux Paris », de
« tyrannie des sens », et d’« hystérie charnelle »241.
Avec l’apparition du SIDA, les écrits se radicalisent et deviennent plus sombres encore : ils
sont souvent autobiographiques, leurs décors sont glauques, le plaisir y est vide, presque
aussitôt regretté, plein de hargne et de haine de soi. Dans les écrits de Cyril Collard – Les
Nuits fauves, 1989 ; L’ange sauvage, carnets, 1993 (posthume) –, au même titre que dans
les textes de Jean Genet, on retrouve une quête de religiosité dans l’abjection, de sainteté
et de grâce de l’ignoble. Guillaume Dustan, en théoricien de l’« homosphère242 », livre des
œuvres à mi-chemin entre roman autobiographique et essai, des réflexions sur l’évolution de
l’identité homosexuelle : virilité, culte du corps, consommation de drogues – speedballs, acids,
poppers –, musique techno, pratiques sexuelles extrêmes, conséquences du SIDA, etc. Orgies
sans fin avec Dans ma chambre (1996), déchaînement des corps dans Je sors ce soir (1997),
initiation sadomasochiste dans Plus fort que moi (1998)...
117
Les femmes auteures sont aussi très impliquées dans la mouvance trash. Au début des
années 1990, Virginie Despentes donne l’impulsion avec Baise-moi (1993) où elle met en
scène deux femmes en perte de repères dans le monde du crime :
Elle se demande ce qu’elle préfère […] pratiquer, la levrette ou le carnage. Pendant que le type
la besognait, elle a pensé à la scène de l’après-midi, comment Nadine a explosé la femme contre
le mur, comment elle s’est faite détruire par le gun. Bestial, vraiment. Bon comme de la baise. À
moins que ce ne soit la baise qu’elle aime comme du massacre.243
Le texte est brut, rêche, tranchant et les amours sont moches, sales, sans passion autre que
leur aspect sauvage. Comme pour servir la violence de l’histoire, la langue est elle même
violentée, utilisée de façon incorrecte, dans un vocabulaire pauvre et peu diversifié. Baise-moi
est l’expression d’un féminisme brutal, d’une révolte contre la domination masculine dans
un monde où l’amour est impossible, où les femmes se mettent au niveau des hommes sur le
terrain de la violence pour se venger des humiliations qu’elles ont subies (l’une des héroïnes a
été violée, l’autre a été maltraitée). Pourtant, elles restent disponibles pour les hommes : elles
sont prostituées ou actrices porno, souvent dociles. Le titre en lui-même est une provocation,
un appel à cette violence – baise-moi.
Selon Olivier Bessard-Banquy, sur les cinquante titres les plus importants du genre
pornographique publiés par de grands éditeurs dans les années 1990 et au début des
années 2000, quarante étaient écrits par des femmes244. Viande, de Claire Legendre ; Le
Grenier, de Claire Castillon ; Superstars, de Ann Scott ; La Vie sexuelle de Catherine M., de
Catherine Millet ; Le Boucher, de Alina Reyes, etc. Et toujours, cette obsession du vide, du
corps-objet, du désœuvrement mental dans un monde sans pitié ni sentiment, débités dans
un langage cru, viscéral, volontairement opposé à l’esthétisation.
Dans La Pornographie ou l’épuisement du désir, Michela Marzano s’interroge sur les effets et
les messages contenus dans les romans trash, notamment dans Baise-moi :
Virginie Despentes n’affirme en réalité aucun principe de révolte. Elle accepte l’ordre établit
par la violence. Elle ne montre pas comment vivre en dehors des sentiers battus, mais plutôt
comment s’y perdre. Dans son « œuvre », il n’y a ni révolution, ni liberté, ni désir. Rien que le
néant. Le « zéro absolu ». Au bout du compte, sa position est loin d’être subversive. Caractérisée
243. V. Despentes, Baise-moi, Paris, Florent Massot, coll. « Poche Revolver », 1993, p. 115, cité par O.
Bessard-Banquy, Sexe et littérature aujourd’hui, op. cit., p. 90.
244. O. Bessard-Banquy, Sexe et littérature aujourd’hui, Paris, La Musardine, 2010, p. 24.
118
par l’effacement de tout interdit – ce qui rend la transgression impossible – et la liquidation
de toute humanité, elle reproduit exactement le paradoxe pornographique : Virginie Despentes
voudrait montrer des femmes totalement libres devant le pouvoir des hommes, mais, en fait, elle
détruit toute liberté et possibilité d’opposition à la domination masculine.245
Avec le trash, c’est en effet toute transgression qui tend à disparaître : sans interdits,
comment transgresser ? Sans plus d’interdiction légale et avec une liberté presque totale en
matière de mœurs, la transgression existe-t-elle toujours dans son sens originel en littérature ?
Rappelons que l’acte transgressif – comme l’a défini Georges Balandier – n’existe que
lorsqu’il est intentionnel, porteur de sens et risqué. Après la libéralisation, il n’y eut rapidement
plus aucun risque à faire paraître un livre érotique et les messages anciens de la littérature se
diluaient dans le flot des discours multipliés sur la sexualité.
À un niveau plus global, à défaut d’être transgressifs, les propos devinrent provocateurs :
l’objectif est de déclencher un processus de répression. Dans la culture de masse, la provocation
occupe une place tout à fait ambiguë : selon Jean-François Sirinelli246, la recherche de
l’audience doit à la fois mettre en scène des messages consensuels, et en même temps attiser
les goûts d’une société fondée sur le spectacle et friande de sensationnalisme. Puisqu’on ne
peut plus repousser les limites désormais trop élastiques de la morale, il reste l’attraction
qu’exerce la provocation, à la fois futile – dénuée de charge transgressive – et mercantile
– attire à moindre frais. La généralisation de la provocation est révélatrice d’un épuisement de
la transgression : dans une société occidentale qui tend à valoriser la rébellion, la confession
intime et l’exhibition, la provocation est devenue une quasi-norme, une nouvelle forme de
conformisme. Il ne s’agit plus de transgression, mais de mise en scène de la transgression.
119
Le plan marketing orchestré par Fayard qui entoura la sortie du dernier livre d’Alain
Robbe-Grillet, intitulé Un Roman sentimental, est tout à fait révélateur de cette mise en scène.
Annoncé à l’origine pour fin septembre 2007, le livre ne sortit finalement que le 17 octobre,
pour cause d’un prétendu problème juridique. Contrairement aux autres publications de
la maison, le texte « sous embargo » ne fut transmis aux journalistes qu’au tout dernier
moment247. L’éditeur le fit paraître sous blister et non massicoté. Seulement conçue avec du
texte noir sur un fond blanc, la couverture, d’une extrême simplicité, laissait entendre que
l’éditeur faisait tout pour éviter de rendre attractif un livre hautement subversif. L’indication
sous le titre fleurait le scandale : « L’éditeur tient à signaler que ce "conte de fées pour adultes"
est une fiction fantasmatique qui risque de heurter certaines sensibilités. L’ouvrage n’étant
pas massicoté, il est préférable, pour l’ouvrir, d’user d’un instrument coupant plutôt que de
son doigt. »
Véritable volonté de prendre toutes les précautions juridiques avant de lancer un bombe
littéraire ou simple plan marketing pour laisser subodorer le scandale ? Une telle mise en scène
n’est sûrement pas innocente et relève très probablement d’un jeu avec la notion de censure :
pour Olivier Bessard-Banquy, il n’y a pas de vraie censure, mais l’éditeur fait comme si c’était
247. B. Liger, « Alain Robbe-Grillet : Rosse bonbon », L’Express, 15.10.2007, disponible sur http://www.
lexpress.fr/culture/livre/un-roman-sentimental_813054.html [consulté le 24.05.2014].
120
le cas248. On souhaite paraître sulfureux, attirer la curiosité, faire naître une impression de
transgressivité de l’objet dans le regard du public. L’odeur de soufre reste un excellent levier
marketing.
Mais finalement, cette stratégie ne fut pas récompensée. Aucun scandale n’éclata autour
du livre. Pour l’œuvre d’un membre de l’Académie française, il fit l’objet de très peu de
commentaires. Son histoire, un enchaînement cru et décomplexé de scènes de pédophilie
sadomasochiste, ne souleva que quelques réactions molles sur le processus de banalisation de
la pornographie. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : malgré toutes les tentatives pour provoquer
le scandale et les réactions, le public ne s’intéressa pas au livre qui fut un échec commercial.
Et c’est ainsi que la littérature la plus osée, la plus théoriquement subversive, venait d’accéder
complètement au rang de littérature générale : au même titre que tout autre livre, elle avait
gagné le droit de passer inaperçue.
Après le sexe caché, le mégasexe envahissant, hyperréaliste, exacerbé se déployant dans un registre
de plus en plus extrême : gangbang, fisting, bondage, double et triple pénétration, mélangisme,
orgies gay et lesbiennes. La société d’hyper-consommation est celle qui connaît l’inflation
orgiaque, l’hypersexe virtuel, hard et banalisé, consommable par tous et à tout âge, à toute heure
chez soi et à distance. […] Il est vrai que la liberté sexuelle, chèrement acquise, a débouché sur
une banalisation des pratiques interdites hier qui dévitalise la littérature lubrique.249
248. O. Bessard-Banquy, Le Livre érotique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Les
Cahiers du livre », 2010, p. 62.
249. G. Lipovetsky, « Orgie hard, sexe sage », in La Sexualité, Comprendre, n°6, Paris, PUF, 2005, p. 306,
cité par O. Bessard-Banquy, Sexe et littérature aujourd’hui, op. cit., p. 125.
250. Cité par O. Bessard-Banquy, Sexe et littérature aujourd’hui, op. cit., p. 55.
121
rayons251. Régulièrement célébrée dans des salons du livre, elle est aujourd’hui rangée dans des
rayons spécialisés dans la plupart des librairies ou bien en évidence, avec les autres nouveautés.
L’hyper-spécialisation
De plus en plus abondante, dès la fin des années 1990, elle eut à subir l’évolution logique de
tout marché saturé et les écrits devinrent de plus en plus spécialisés. Les histoires « générales »,
mêlant de nombreuses pratiques sexuelles, se firent plus rares. Sous l’influence du traitement
du film pornographique, la production se morcela, se découpa en sous-catégories infinies :
sodomie, très jeunes filles, histoires gay, lesbiennes, interraciales, fétichisme précis (la cigarette,
le cuir, les collants), sadomasochisme, etc... Le corps féminin fut érotisé en fonction de ses
différentes parties, découpées à l’aune de leur potentiel pour la jouissance masculine – seins,
fesses, jambes, bouche – dans des catégories précises et séparées les unes des autres.
Frédéric Joignot traite de cette hyperspécialisation dans son essai intitulé Gang Bang. Enquête
sur la pornographie de la démolition : « Glamour, glauque, à la papa, naturaliste, tendre, queer,
transgenre, bondage, latex, SM, cyber, amateur d’obèses, de femmes enceintes, de membres
énormes, de nains, de femmes affreuses, de freaks, d’orgies, d’onanisme, d’ondinisme, de
scatologie, etc., aucun insolite sexuel ou aucune banalité n’est étranger au X.252 » Ce qui est
vrai pour la vidéo le devint aussi pour la littérature.
Parallèlement, la mode de l’expertise s’insinua aussi dans les rayons des livres licencieux : On
confia ces sujets particuliers à des « spécialistes » du genre, à des experts qui savent d’expérience
de quoi ils parlent, comme on le ferait pour un sujet scientifique. Éloge de l’adultère253, essai
en partie autobiographique est confié à une authentique femme adultère ; Les Mémoires d’une
fouetteuse254 sont celles d’une maîtresse sadomasochiste. L’imaginaire a bien vécu : l’heure est
au documentaire, au fait réel, à la lumière faite sur la sexualité des vrais gens.
251. O. Bessard-Banquy, Le Livre érotique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Les
Cahiers du livre », 2010, p. 89.
252. F. Joignot, Gang Bang, Enquête sur la pornographie de la démolition, Paris, Seuil, 2007, p. 13, cité par
O. Bessard-Banquy, Sexe et littérature aujourd’hui, op. cit., p. 116.
253. M. Lecherbonnier, Éloge de l’adultère, Paris, éditions Blanche, 2007.
254. Faty, Mémoires d’une fouetteuse, Paris, Ramsay-J.-J. Pauvert, 1991.
122
La lutte entre les éditeurs spécialisés et les éditeurs généralistes
« La tâche des éditeurs spécialisés est plus difficile que jamais depuis qu’il est devenu banal
de publier des textes libres255. » Olivier Bessard-Banquy constate une lutte inégale entre les
grandes maisons généralistes et les petits éditeurs spécialisés dans l’érotisme.
Il faut attendre la fin des années 1980 pour que les grands éditeurs s’emparent massivement
des publications érotico-pornographiques. Les livres contiennent de plus en plus de passages
pornographiques, ou le sont entièrement.
La plupart des livres précédemment cités dans ce chapitre ont été publiés sous de grandes
enseignes.
Le succès critique et public de La Femme de papier de Françoise Rey – publié chez Ramsay –
est le point de départ de cet emballement des grandes maisons pour l’érotisme. En 1990, le
marquis de Sade entre dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Gamiani ou deux nuits d’excès,
d’Alfred de Musset, est réédité en 1992 aux éditions Ramsay, l’année même de son rachat par
Michel Lafon.
La frontière historique opérée entre littérature générale et littérature érotique se brouilla : de
plus en plus d’œuvres osées parurent chez de grands éditeurs sans être étiquetées « érotiques ».
Dû au nom de leur maison d’édition, ces titres rencontrèrent un plus grand succès, car mieux
représentés en librairie et davantage mis en avant sur les tables des libraires. Dans les étagères
des belles lettres, leur aura devenait bien plus prestigieuse que dans les rayons spécialisés de
l’érotisme : une véritable banalisation de fait, une avancée masquée.
255. O. Bessard-Banquy, Le Livre érotique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Les
Cahiers du livre », 2010, p. 22.
123
La pornographie fit également son entrée dans la littérature généraliste d’une autre façon :
les auteurs les plus reconnus commencèrent à parsemer leurs textes de scènes érotiques. « À
partir des années 1980, la littérature traditionnelle veut aussi faire sa révolution sexuelle256 »
analyse Olivier Bessard-Banquy. Juste avant les parutions de La Femme de papier et Le Boucher,
Patrick Grainville – lauréat du prix Goncourt en 1976 – intégrait dans Le Paradis des orages
(Le Seuil, 1986) de nombreuses pages d’éloge à la beauté du corps des jeunes adolescentes.
Un personnage de ce roman en persuade un autre d’installer une caméra dans une cabine
d’essayage de lingerie, ce qui donne lieu à de multiples scènes érotiques.
L’entrée de l’érotisme dans la littérature classique témoigne certes d’une liberté de ton retrouvée
et d’une volonté des auteurs de creuser le réalisme des personnages en allant vers ce qu’ils ont
de plus profond et de plus caché. Mais Olivier Bessard-Banquy pense que ce phénomène
est également révélateur d’un effet de mode : « Cette flambée de l’écriture grasse est tout
sauf spontanée. Si elle correspond à une véritable libération de la parole, elle est surtout
le fruit d’un empressement éditorial pour tout ce qui touche au sexe en raison des succès
rencontrés par les pionniers de l’écriture grivoise contemporaine257. » C’est à cette période
précise que nombre d’auteurs déjà établis commencent à intégrer des scènes osées à leurs
récits – Annie Ernaux, Catherine Cusset, Marie Nimier, Christine Angot –, et qu’émergent
de nouveaux auteurs dans le domaine de la littérature grand public, des auteurs dont les livres
sont caractérisés par le fait qu’ils sont régulièrement entrecoupés de scènes pornographiques
– Michel Houellebecq, Philippe Djian.
La généralisation des scènes osées dans la littérature classique est un phénomène trop global et
trop ciblé dans le temps pour relever seulement d’une libéralisation du discours. En l’espace
de quelques années, les éditeurs avaient à leur tour inventé le principe marketing de « la scène
de cul » et en avaient fait un passage obligé.
Les années 1990 furent aussi le théâtre d’une autre évolution notable du genre : la
féminisation de l’écrit érotique. Avec la levée des tabous, une vraie demande apparassait en la
124
matière : les hommes, plus que jamais, souhaitaient percer le mystère féminin et les femmes
cherchaient à se reconnaître dans des textes dont elles étaient traditionnellement exclues en
tant que sujet actant, ou qui ne correspondaient pas à leurs réalités. Dès 1975, dans Ainsi
soit-elle, Benoîte Groult exprime une exaspération croissante vis à vis des modèles éculés de
la littérature érotique :
Eh bien merde ! Marre de ces obsessions toujours les mêmes […] ; marre que d’éminents
philosophes ou sociologues nous présentent comme libres, neufs et révolutionnaires ces vieux
schémas malades qui s’efforcent en vain de mettre en scène d’une manière originale l’éternelle
panoplie du petit sadique : la merde, le pus, le sang, le sperme[…], le fouet, et les chaînes dans un
habillage pimpant mais dans des œuvres rétrogrades où les femmes ne cessent d’être prisonnières
et bafouées par des mâles nés de rêves mégalosexistes qui déchargent des déluges de sperme sur
des créatures qui n’en ont jamais assez.258
Les femmes qui s’autorisent désormais sans contrainte à lire l’érotisme aspirent à d’autres
schémas : c’est le début d’un développement massif de la littérature par et pour les femmes.
Les éditeurs entamèrent une recherche très active d’auteures féminines qui était perçues
comme un élément particulièrement vendeur et à la mode259. Elles devaient parler aux
femmes, avec des mots et des sensibilités de femmes, des angles de vue féminins sur des sujets
appartenant traditionnellement à la sphère masculine.
Une tendance qui va de paire avec un rapport plus moderne à la sexualité : la vie charnelle
est désormais sous l’égide de l’écoute et du partage, de l’échange intime et passionnel. Le sexe
n’est plus arrogant ou dominateur, l’équilibre sentimental, émotionnel, est considéré comme
allant de paire avec une sexualité épanouie. C’est ce que note le sociologue Alain Ehrenberg,
dans son essai L’Individu incertain :
En matière de sexe, on a désormais affaire à un corps à corps entre deux individus qui suppose
une attention forte à soi et à l’autre, là où régnaient auparavant le carcan étouffant des rôles
sexuels, l’inattention supposée de l’homme à l’égard de la femme et la faible jouissance féminine
en regard du rôle largement plus central de la fonction maternelle de la femme.260
Le champ émotionnel s’est largement ouvert. Cette dimension fait partie intégrante du
discours sur la sexualité depuis la libéralisation des mœurs et elle se retrouve dans la littérature
érotique qui la met en exergue et la questionne. Les lecteurs sont devenus plus exigeants,
258. B. Groult, Ainsi soit-elle, Paris, Grasset, 1975, cité par O. Bessard-Banquy, Sexe et littérature
aujourd’hui, Paris, La Musardine, 2010, p. 54.
259. O. Bessard-Banquy, Sexe et littérature aujourd’hui, op. cit., p. 53.
260. A. Ehrenberg, L’Individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 256, cité par O. Bessard-Banquy,
Sexe et littérature aujourd’hui, op. cit., p. 75.
125
cette tendance a forcé la littérature érotique à jouer son rôle d’agitateur intellectuel. La place
des sentiments fut donc globalement revue à la hausse : les récits d’hier invoquaient la folie
sensuelle, la frénésie découlant du lâcher prise. Désormais, on donne aux actes des raisons
sentimentales : sensation de vide affectif, de manque amoureux, volonté de satisfaire son
amant au prix de toutes les folies, etc. Les sentiments ne relèvent pas non plus exclusivement
du domaine féminin et les romans écrits par des hommes s’adaptèrent également à cette
tendance. Les personnages masculins ne sont plus ces mâles triomphants qui collectionnent
les aventures au simple prétexte d’une philosophie de vie. Les actes sont expliqués, éclairés
par la psychologie des personnages, provoqués par cette psychologie et influençant cette
psychologie.
261. E. Barnett, « Harlequin: 35 ans de romance érotique au sommet », Les Inrocks, 27.04.2013,
disponible sur http://www.lesinrocks.com/2013/04/27/livres/la-fabrique-de-lamour-11388629/
[consulté le 20.05.2014].
126
3.3 La facette la plus visible de la production
actuelle. Étude de cas : Cinquante nuances de Grey
Le 3 avril 2012 paraît chez Vintage Books, filiale de Random House, le titre Fifty Shades
of Grey, premier roman de E. L. James, auteure alors totalement inconnue du public. En
quelques jours, le livre devient un best-seller international. En juillet, les ventes atteignent
seize millions d’exemplaires vendus aux États-Unis et en Grande-Bretagne, faisant du livre un
best-seller encore plus fulgurant que la saga Harry Potter ou le Da Vinci Code. L’adaptation
cinématographique est prévue dès le mois de mai. Pendant trente-sept semaines, il reste
premier au classement du New York Times des meilleures ventes de livres. Les droits sont
vendus à prix d’or pour des traductions dans le monde entier. Lorsque le 17 octobre 2012 il
sort en France aux éditions J.-C. Lattès, Cinquante nuances de Grey262 s’arrache à cent mille
exemplaires en cinq jours et il s’est déjà vendu à plus de quarante-quatre millions d’exemplaires
dans le monde.
Le roman est originellement une fanfiction263 de la saga Twilight, dans laquelle Erika
Leonard James imagine une histoire alternative entre les personnages principaux, où elle met
en scène leur sexualité – qui n’est qu’effleurée dans la saga d’origine – de manière explicite, en
s’inspirant des codes du sadomasochisme264. Elle commence en 2009 à publier des chapitres
sur un site internet de fans de la saga à succès. Devant l’engouement des internautes, elle
ouvre son propre site internet où elle fait paraître régulièrement ses écrits ; à ce stade, elle
modifie les noms des personnages pour inventer sa propre histoire. En mai 2011, poussée par
les encouragements de ses lecteurs, elle fait paraître son roman sous la forme d’un ebook par
262. E.L. James, Cinquante nuances de Grey, La trilogie Fifty Shades, Paris, Jean-Claude Lattès, 2012.
263. Récit écrit par des fans pour prolonger ou transformer l’histoire des personnages issus d’un roman,
d’une série télévisée, d’un film ou d’un jeu vidéo.
264. D’après la biographie de E.L. James sur le site www.biography.fr
127
une société australienne d’auto-édition, The Writers’ Coffee Shop. Dans les mois qui suivent,
les tomes 2 et 3 paraissent de la même façon. En peu de temps, ses ebooks connaissent un
succès important, essentiellement grâce au bouche à oreille et à la publicité en ligne. Les ventes
s’accroissent encore davantage quand les médias commencent à s’intéresser au phénomène
qu’ils présentent comme un exemple parlant de marketing viral. Début 2012, Vintage Books
rachète les droits et profite de l’effet dopant initié sur internet pour promouvoir le titre.
Résumé de l’intrigue
Tout comme Isabella Swan – l’héroïne de Twilight –, Anastasia Steele est une jeune
étudiante américaine, vierge et peu sûre d’elle, qui va par hasard croiser la route d’un homme
puissant à la beauté surnaturelle. Sa meilleure amie et colocataire travaille au journal de leur
université. Le jour où cette dernière réussit enfin à obtenir une interview de Christian Grey
– célèbre businessman multimillionnaire et philanthrope – elle tombe malade, et Anastasia
doit, à contre-cœur, la remplacer. Une fois sur place, face à ce personnage si séduisant et
si plein d’assurance, la maladresse naturelle d’Anastasia lui fait accumuler les bévues. Elle
bafouille, rougit, et sans le vouloir, devient impertinente.
— Je ne crois pas à la chance ou au hasard, mademoiselle Steele. Il s’agit réellement de choisir les
bons collaborateurs et de les diriger efficacement [...]
— Autrement dit, vous êtes un maniaque du contrôle.
Ces mots me sont sortis de la bouche malgré moi.
Dès le premier chapitre, l’auteure insiste sur la tension sexuelle entre les deux personnages.
L’homme, jeune trentenaire sûr de son pouvoir et d’une beauté à couper le souffle, scrute
avec attention la jeune femme qui ne parvient pas à cacher son trouble. Lorsque l’interview
se termine, elle a la certitude d’avoir été ridicule.
Mais le millionnaire reprend contact avec elle, cherche à la revoir. Si le lecteur est déjà
conscient de son attirance pour elle, Anastasia ne s’en doute jamais, et aura, au fil de l’histoire,
toutes les peines à croire qu’un tel homme puisse s’intéresser à elle : « Mais je ne comprends
toujours pas ce qu’il me trouve... moi, Ana Steele, si banale – ça n’a aucun sens. »
128
Pourtant, au cours de leurs rencontres, Christian Grey tombe bien sous le charme de cette
jeune femme dont il souligne la fraîcheur et l’innocence. À la très grande surprise d’Anastasia,
il lui proposera un soir un contrat de soumission volontaire où chaque détail est précisé :
durée, rôles des protagonistes, disponibilités, lieux, activités, mots d’alerte, règles et limites.
L’objectif de ce contrat – qui occupe plus de six pages du roman – est clairement énoncé :
« permettre à la Soumise d’explorer sa sensualité et ses limites sans danger, en respectant ses
besoins, ses limites et son bien-être. »
Contrat :
[…]
14.2 Le Dominant accepte la Soumise comme sa propriété, qu’il peut contrôler, dominer et
discipliner pendant la durée du contrat. Le Dominant peut user du corps de la Soumise à tout
moment durant les périodes allouées ou d’autres périodes convenues entre les parties, de quelque
façon qu’il juge opportune, sexuellement ou autrement.
14.3 Le Dominant fournira à la Soumise toute formation ou conseils nécessaires à ce qu’elle serve
adéquatement le Dominant.
14.5 Le Dominant pourra discipliner la Soumise lorsque nécessaire pour s’assurer que la
Soumise prenne la pleine mesure de sa servitude envers le Dominant et pour décourager des
comportements inacceptables. Le Dominant peut flageller, fesser, fouetter ou administrer des
punitions corporelles à la Soumise comme il l’entend, à des fins disciplinaires, pour son propre
plaisir, ou toute autre raison qu’il n’est pas contraint de fournir.
[...]
Règles :
Obéissance :
La Soumise obéira immédiatement et avec enthousiasme à tous les ordres donnés par le Dominant.
La Soumise acceptera toute activité sexuelle estimée opportune et agréable par le Dominant, à
l’exception des activités figurant dans la liste des limites à ne pas franchir (Annexe 2).
[...]
Hygiène personnelle/ Beauté :
La Soumise sera propre et rasée/épilée en tous temps. La Soumise se rendra dans l’institut de
beauté désigné par le Dominant aux moments choisis par lui et se soumettra à tous les traitements
qu’il jugera opportuns.
Qualités personnelles :
La Soumise n’aura pas de relations sexuelles avec un autre que le Dominant. La Soumise se
comportera avec respect et pudeur en tous temps. Elle doit reconnaître que son comportement
a des conséquences directes sur la réputation du Dominant. Elle sera tenue responsable de toute
faute, méfait, ou inconduite commise en l’absence du Dominant.
Toute infraction aux clauses ci-dessus entraînera une punition immédiate, dont la nature sera
déterminée par le Dominant.
129
scènes explicites de leurs jeux sexuels sont décrites. Le rapport de soumission est finalement
circonscrit à l’espace dédié de la « salle de jeux ».
Anastasia ne cesse de s’interroger sur cet homme qui dit l’aimer et qui pourtant souhaite
lui faire du mal. Elle aspire toujours à une relation « normale » et craint d’espérer ce qu’il ne
pourra jamais lui donner. Car Grey est un personnage torturé, dont le besoin de contrôle
remonte à l’enfance, qui est bien souvent incapable d’appréhender les sentiments de la jeune
femme ou de gérer ses émotions : le moindre fait ou geste d’Anastasia peut le plonger dans
une colère noire. Le plus souvent, il s’agit d’actes où la jeune femme se met en danger de
manière très relative, comme conduire une vieille voiture, être saoule lors d’une soirée ou ne
pas manger autant qu’il estime qu’elle le devrait.
Lorsqu’elle prend toute la mesure de l’étendue de son mal-être, Anastasia prend les devants.
Elle est prête à braver ses peurs pour le satisfaire : « Punis-moi. Je veux savoir jusqu’où ça
peut faire mal. » La douleur physique qu’elle ressent alors dépasse les bornes de ce qu’elle
peut endurer (six coups de ceinture sur les fesses) et la ramène brusquement à la réalité : il
est impossible qu’elle lui apporte ce dont il a besoin, il est impossible qu’elle supporte d’être
traitée ainsi.
Qu’est-ce qui m’est passé par la tête ? Pourquoi l’ai-je laissé me faire ça ? Je voulais la nuit ; je
voulais savoir jusqu’où ça pouvait aller – mais il fait trop noir pour moi dans son monde. Je n’y
arriverai pas. Oui, c’est ça qu’il aime ; c’est comme ça qu’il s’éclate. Quel dur retour à la réalité. À
sa décharge, il m’a avertie à maintes reprises de ne pas m’approcher de lui. Il n’est pas normal. Il
a des besoins que je ne peux pas assouvir. Je le comprends maintenant. Je ne veux plus qu’il me
traite comme ça, plus jamais.
Je me laisse tomber sur mon lit sans me déchausser, et je hurle. La douleur est indescriptible...
physique, mentale... métaphysique... elle s’infiltre jusqu’à la moelle de mes os. La douleur. Voilà
ce que c’est que la douleur. Et je me la suis infligée à moi-même. […] la douleur physique de
la ceinture n’est rien, rien, comparée à cette dévastation. Je me roule en boule, désespérément
agrippée au ballon dégonflé et au mouchoir de Taylor, et je m’abandonne à mon chagrin.
Dans le deuxième tome, Cinquante nuances plus sombres, ils finissent par se retrouver,
ne pouvant tous les deux supporter la séparation. Anastasia en apprend plus sur le passé
de Christian Grey, qui a souffert de la faim et de mauvais traitements jusqu’à la mort de sa
mère et son adoption à l’âge de sept ans. Il a toujours été d’un naturel tourmenté et pour
130
l’aider à maîtriser ses émotions, Elena, une amie de sa mère adoptive, l’avait en secret initié
aux rapports de domination ; il lui fut soumis pendant plusieurs années vers la fin de son
adolescence. Ces nouvelles horrifient Anastasia qui tâche toujours de surmonter ses craintes
et de vivre avec lui une relation normale. Sa rencontre avec Elena est la source de nouveaux
problèmes qui ne se résoudront qu’avec l’intervention de la mère adoptive de Christian Grey.
Ils se marient à la fin du deuxième tome.
Dans le troisième tome, Cinquante nuances plus claires, Anastasia doit convaincre Christian
de la laisser reprendre le travail qu’elle avait trouvé au moment de leur séparation – ce sur quoi,
surprotecteur et dominateur, il exprime son désaccord. Elle doit constamment lutter contre son
caractère possessif et son obsession du contrôle. Lorsqu’elle tombe accidentellement enceinte,
il entre dans une colère noire. Parallèlement, Anastasia doit faire face au harcèlement sexuel de
son nouveau patron. Après de nombreuses péripéties, elle devra lutter physiquement contre
lui, et ne pourra s’en sortir qu’en lui tirant une balle dans la jambe. Cependant les coups
qu’elle a reçu la plongent dans le coma. À son réveil, Christian, dont la peur de la perdre est
venue à bout de toutes les réticences, accepte l’enfant qu’elle porte et ne désirera plus jamais
lui infliger de douleur physique. Dans le dernier chapitre du livre, leur petit garçon a deux
ans et Anastasia est de nouveau enceinte. Leurs jeux de domination ont repris, mais il n’est
plus désormais question de douleur : Christian est finalement « soigné » de ce travers contre
lequel Anastasia luttait depuis le début.
Leviers narratifs
− Importance capitale de l’identification
Pendant des années, notamment dans les livres des collections Harlequin, des millions
de lectrices à la vie amoureuse imparfaite ont du se projeter dans des modèles de femmes
sublimes, au décolleté ravageur et au caractère fougueux. Peu à peu, le caractère répétitif des
schémas affectifs présentés dans ces livres et le manque de crédibilité des personnages ont fini
par lasser.
Avec Twilight et Cinquante nuances de Grey, les héroïnes sont des jeunes filles d’une grande
simplicité, peu sûres d’elles-même et maladroites, qui rencontrent des hommes absolument
hors du commun : une femme ordinaire qui fait face à une situation extraordinaire. C’est l’une
131
des grandes nouveautés qu’apportent ces romans : leur fonctionnement repose essentiellement
sur une identification très forte au personnage féminin. Ce processus, longtemps utilisé dans
les romans d’amour, atteint dans Cinquante nuances de Grey un caractère exceptionnellement
marqué.
L’héroïne n’est finalement que très peu décrite, on sait peu de choses de son histoire, peu de
choses de ses goûts. Physiquement, elle se décrit régulièrement comme « banale ». On ignore
la couleur de ses cheveux, de ses yeux et la façon dont elle s’habille. Sa seule description porte
souvent sur les difficultés qu’elle rencontre pour se coiffer – « Ma saleté de tignasse refuse de
coopérer » –, soit un puissant cliché féminin. En revanche, le héros masculin est copieusement
décrit au fil des pages : « Il est vraiment très jeune – et vraiment très beau. [...] des cheveux
rebelles sombres aux nuances cuivrées, des yeux gris et vifs qui me scrutent d’un air avisé. »
Ses dents sont « si blanches et si parfaites », ses yeux « étincelants », sa beauté « stupéfiante »
– « Comment peut-on être aussi beau sans que ce soit illégal ? » ; « Il est tellement plus beau
que moi que nous n’existons pas sur le même plan. » – Il porte successivement « costume gris,
chemise blanche et cravate noire », « chemise en lin blanc qui pend hors de son jean », « jean
à même la peau », « jean et blouson de cuir », etc. Cette absence de description du personnage
féminin doublé d’un rappel constant du physique du personnage masculin tend à placer le
lecteur dans le regard de l’héroïne, à le projeter dans le fantasme de l’auteure.
Entièrement rédigé à la première personne – centré sur Anastasia – et écrit dans une langue
très simplifiée, très orale, l’auteure tend d’emblée à abolir la distance entre le personnage et le
lecteur : « Selon Katherine, le gène "j’ai besoin d’un mec" me fait défaut, mais la vérité, c’est
que je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui... enfin, qui m’attire. » ; « Les couettes style "je
viens de me faire sauter", ça ne me va pas, mais alors pas du tout. »
Dans son livre intitulé Éros au féminin, Alexandra Destais insiste sur ce trait de l’écriture
d’E.L. James :
Menée à la première personne, la narration donne accès aux pensées directes de l’héroïne au cours
des dialogues mais aussi de la scène érotique elle-même, ce qui génère un effet-personne non
132
négligeable qui nous rend parfois complice du personnage féminin. […] Ce choix d’un point de
vue interne non filtré par la voix narrative explique en partie le sentiment d’identification […].265
Les nombreux dialogues du roman sont tous ponctués des réflexions internes d’Anastasia,
qui commente, analyse, réagit aux propos de Christian Grey, comme c’est le cas lorsqu’il la
rencontre pour la deuxième fois, dans le magasin de bricolage où elle travaille :
Cet accès direct aux pensées intimes de l’héroïne, parfois marqué par l’emploi de l’italique,
permet de suivre les réflexions multiples d’Anastasia sur ce que lui inspirent les situations
qu’elle traverse. Elle est souvent partagée entre l’influence de sa « déesse intérieure » – qui est
prête à toutes les expériences, qui représente son côté femme, irrésistiblement attiré par tout
ce que lui propose Christian Grey – et sa « conscience » – qui doute en permanence de la
probabilité de l’amour de cet homme pour elle et qui refuse ce qu’elle considère comme des
humiliations. Ces dialogues intérieurs, récurrents, tendent en effet à instaurer une complicité
avec le personnage.
Finalement, l’ensemble de la trilogie – si l’on exclut son épilogue qui décrit la situation
finale, deux ans plus tard – se déroule sur moins d’un an. L’action du deuxième tome n’a
même lieu que sur quelques jours seulement. Chaque petit détail des journées que passent
les personnages ensemble est largement décrit, largement analysé. Le lecteur sait ce qu’ils
mangent, les banalités qu’ils échangent, la décoration des pièces – autant d’éléments
qu’Anastasia ne manque pas de commenter intérieurement. De longues pages sont consacrées
à leurs échanges de mails et de textos. Cette forte quotidienneté, ce fil d’un récit au jour le
jour renforce encore ce rapport à l’intimité du personnage féminin, au filtre duquel tout est
minutieusement amené.
133
− Le conte de fée traditionnel revisité
L’attraction qu’exerce Anastasia sur Christian Grey peut laisser le lecteur perplexe. Elle
est « banale » et « maladroite » – elle tombe la première fois qu’elle entre dans le bureau du
millionnaire –, et pourtant, il y a quelque chose chez elle qui provoque l’attraction irrésistible
du héros – et dont les rouages restent finalement jusqu’au bout inconnus du lecteur. Le côté
surnaturel de cette attirance est plusieurs fois mis en avant : « courant électrique », « sensation
que la magie nous enveloppe », « crépitements de je-ne-sais-quoi », « ensorcellement »,
« l’ambiance se charge d’électricité », etc. La magie de l’histoire d’Anastasia – jeune étudiante
sans le sou qui rencontre par hasard un splendide millionnaire – et la magie qui existe dans
l’attraction qu’il ressent pour elle positionne rapidement l’histoire comme un conte de fée
moderne.
134
sa maladresse –, dont vient la libérer le héros en combattant ce qui se dresse entre eux – le
dragon : l’écart social qui les sépare, les craintes de l’héroïne vis à vis de son mode de vie. Cette
libération, c’est la libération sexuelle de l’héroïne, à la suite de laquelle seulement elle peut
devenir le sujet agissant qu’elle n’était pas avant sa rencontre avec le héros.
Le récit constitue l’exemple le plus frappant d’une démocratisation des codes de l’érotisme noir,
d’une récupération hédoniste de ses rituels et de ses gestes, de son affadissement afin de le mettre
à la portée du grand public. Dans le même temps, l’amour est le bel alibi qui anoblit la rencontre
et qui justifie l’adhésion, partielle, à l’éthique sexuelle de son partenaire.268
Pour que ce sujet sulfureux devienne acceptable, la réutilisation de ses codes doit se faire
dans une optique que la doxa considère comme la seule décente en matière de sexualité :
266. J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, Évreux, Flammarion, coll. « Dominos », 2000, p. 90-91.
267. D’après A. Destais, Éros au féminin, op. cit.
268. A. Destais, Éros au féminin, op. cit., p. 229.
135
avec certaines limites, dans le bien-être et le respect de l’autre, et surtout le tout justifié par
l’amour. Au final, le conventionnel doit primer.
Le chemin amoureux est respecté dans chacune de ses étapes : le visu lors de la rencontre au sein
de la multinationale, la conversation, le toucher, le baiser, le coït. Le primat du couple demeure :
aucun autre personnage ne rejoint le duo amoureux dans ses parties de jambe en l’air appelées
« sexe-vanille » (par contraste avec l’Éros noir). Les scènes sexuelles sont précisément décrites et
toujours reliées au désir fou de l’héroïne, non détachées d’un avant et d’un après qui permet en
effet de leur donner une signification amoureuse.269
Beurk. Il faut qu’il mette tout ça par écrit ? Aucune personne saine d’esprit ne voudrait prendre
part à ce genre d’activité, il me semble. Maintenant, j’ai un peu mal au cœur.
Le sadomasochisme, oui, pour son imaginaire sulfureux. Mais pas dans la réalité crue qu’il
peut représenter : le public cible pense probablement la même chose que le personnage
d’Anastasia. D’ailleurs, les pulsions sadiques de Christian sont vécues par lui même comme
une anormalité, quelque chose de dangereux et de malsain qu’il porte en lui. C’est la raison
pour laquelle il tente toujours de mettre en garde Anastasia :
136
— Non ! souffle-t-il comme si je lui avais donné un coup de poing dans l’estomac. Tu ne peux
pas m’aimer, Ana. Non... c’est mal.
Il est horrifié.
— Mal ? Qu’est-ce qui est mal ?
— Regarde-moi. Je ne peux pas te rendre heureuse. Sa voix est angoissée.
La fin de la trilogie met d’ailleurs en scène la façon dont Anastasia parvient à le « soigner » de
ce mal – même si elle ne le fait que passivement, en tombant dans le coma. Son amour pour
elle le transforme au point qu’il parvient finalement à l’aimer de façon « normale », sans avoir
besoin de lui faire mal.
Il est d’abord indéniable que Cinquante nuances de Grey profita du succès de la saga Twilight,
dont les différents tomes parurent entre 2005 et 2008, rapidement suivis par leur adaptation
au cinéma à partir de 2008. Dans cette saga originellement destinée aux adolescents et aux
jeunes adultes, la sensualité est très présente – la mystique du vampire se prête à cette volupté
trouble –, mais les livres ne contiennent aucune scène de sexualité explicite. Le livre dépassa
bien vite son public cible pour atteindre des lecteurs – et surtout des lectrices – de tous
âges, un public qui manifesta rapidement une certaine frustration vis à vis de cette absence
de scènes érotiques. Les communautés internet de fans s’empressèrent de satisfaire cette
frustration dans les fanfictions, comme ce fut le cas d’E. L. James, lorsqu’elle commença à
rédiger les premières esquisses de son roman. Le premier ebook paru entre la sortie des films
consacrés aux tomes 3 et 4 de la saga Twilight, au moment donc où la série – et les frustrations
qu’elle suscitait – était dans tous les esprits des amateurs du genre.
Le support numérique, dont l’usage était déjà très répandu aux États-Unis, fut d’ailleurs
particulièrement adapté pour permettre la diffusion d’un tel contenu. Présenté comme un
livre de soft porn (« porno soft ») ou mom porn, (« porno pour mamans »), il s’adresse à un
public féminin entre trente et cinquante ans qui entend pimenter sa vie sexuelle. C’est en tout
cas l’étiquette qu’Alexandra Destais lui comprend :
137
Symptomatique d’un nouveau phénomène social, le récit s’adresserait à ces femmes au foyer
frustrées sexuellement et en quête d’une recette miracle pour revivifier leur couple, voire le sauver.
Ce serait de la pornographie de bas étage à la portée de toutes et de tous, une porte d’entrée
raisonnable sur des plaisirs interdits : le plaisir via la douleur, la soumission consentie, etc.270
Des plaisirs qui restent donc « interdits », dotés d’une valeur transgressive élevée. Des plaisirs
que la mentalité dominante anglo-saxonne accepte difficilement et qui nécessitent donc
d’être découverts en toute discrétion. Avec le livre numérique, cette discrétion est assurée :
l’anonymat de l’achat sur internet et l’anonymat de la lecture grâce à la neutralité du support.
Nul ne peut savoir que la lectrice a acquis ce livre ou qu’elle est en train de le lire. Cette
volonté de discrétion se retrouve d’ailleurs dans le choix de Vintage Books pour la couverture
du livre papier : elle est sombre, discrète, peu explicite.
En France
Le contraste entre l’immense succès commercial de cette trilogie et son très mauvais accueil
critique en France est impressionnant. Elle fit l’objet des foudres les plus virulentes de la part
des journalistes littéraires : innombrables maladresses dans l’écriture, platitude désolante du
style, personnages creux, intrigue pleine de clichés, faussement sadomasochiste, ennuyeux à
mourir... Avant même la sortie du premier tome, le Figaro littéraire livre à son endroit une
diatribe incendiaire271 : les personnages sont des « ectoplasmes », le style est une « morne
plaine », le sexe y est « en berne », l’approche est « hygiéniste », etc.
138
Pourtant, les lecteurs – lectrices, à 80 % – se ruent sur le livre qu’ils attendent avec impatience
depuis des mois. Lors de la sortie du livre en octobre, les libraires affirment que suite au buzz
sur internet, le livre était quotidiennement demandé depuis mars, avant même sa publication
par Vintage Books272. En France, on fait naturellement le lien avec le célèbre Histoire d’O, et
la stratégie marketing est de présenter E.L. James comme l’héritière de Pauline Réage (à tord,
puisqu’elle n’a jamais lu Histoire d’O273). En 2013, Cinquante nuances de Grey occupait la
première place des ventes de livres en France, avec 1,8 millions d’exemplaires vendus. Avec le
premier tome sorti en 2012, ce chiffre atteint 2,4 millions d’exemplaires.
272. R. Toffier, « 50 Shades of Grey : du "porno pour ménagères" dans les librairies », Le Figaro,
17.10.2012, http://www.lefigaro.fr/livres/2012/10/17/03005-20121017ARTFIG00603-du-porno-
pour-menageres-dans-les-librairies.php [consulté le 27.07.2014].
273. A. Destais, Éros au féminin, op. cit., p. 229.
139
Enquête personnelle sur le succès français
de Cinquante nuances de Grey
(questionnaire et résultats détaillés en annexe)
Nous avons souhaité analyser plus en détail les raisons du succès de ce livre sur le territoire
français. En raison de certaines différences culturelles, il se pouvait que les sensibilités
françaises vis à vis de la littérature érotique différaient de celles des Anglo-saxons. Par exemple,
la discrétion était-elle autant recherchée par les lecteurs français ? Ce livre leur paraissait-il
autant sulfureux ?
Par l’intermédiaire de forums de discussion sur internet, un questionnaire a été envoyé aux
internautes qui donnaient leurs avis sur ce livre. Peu importait qu’ils en aient ou non apprécié
la lecture, l’intérêt était de comprendre ce qui les avaient poussés à l’acheter et s’ils songeaient
qu’il s’agissait d’une lecture que l’on doit cacher.
Cette enquête a été menée sur les forums des sites internet aufeminin.com (rubrique culture),
doctissimo.fr (rubrique sexualité) et allocine.fr (débats autour de l’adaptation du livre au
cinéma). La démarche était d’aborder via leurs messageries privées les utilisateurs ayant
annoncé sur le forum avoir lu ce livre. Entre septembre 2013 et mars 2014, 71 réponses ont
été collectées.
140
d’entre eux déclarent lire entre 20 et 40 titres par an. Leurs habitudes en matière de lecture
montrent une préférence marquée pour les thrillers et polars : près de la moitié (49 %) des
personnes interrogées déclarent lire régulièrement des romans policiers. Ils sont aussi 34 % à
lire des romans sentimentaux. La grande majorité d’entre eux (80 %) ne lit que sur support
papier et ne possède pas de support numérique. Ils effectuent le plus souvent leurs achats
indifféremment sur internet ou en magasin/librairie (63 %), et près d’un tiers (31 %) des
personnes interrogées déclarent n’acheter leurs livres qu’en personne, et jamais sur internet.
Finalement, 41 % préfèrent lire exclusivement chez eux, les autres indiquant qu’ils peuvent
lire n’importe où (également dans les transports en commun ou autres lieux publics).
141
le livre, une grande majorité invoque le succès, leur curiosité vis à vis de ce titre qui fait tant
parler de lui – ils sont 79 % à citer le succès du livre comme raison première de leur intérêt :
« [Je voulais] me faire ma propre opinion entre le rouleau compresseur médiatique qui le
présentait comme un "best-seller sulfureux et addictif" et les avis souvent très mitigés ou
carrément emballés des lecteurs. » Une quinzaine de personnes utilise même le mot buzz275
pour justifier cette curiosité : « ça a fait un tel buzz que j’avais envie de savoir pourquoi tout
le monde en parlait. »
Ils sont également 37 % à avoir découvert le livre par le bouche-à-oreille, et 28 % de la totalité
des personnes interrogées déclarent que les conseils d’un proche ont été décisifs pour qu’ils
entament leur lecture – d’ailleurs, 16 % des personnes ayant lu le livre en version papier se le
sont fait offrir ou prêter par un parent, un ami ou un collègue.
Finalement, 21 % se sont intéressés au livre parce qu’ils souhaitaient découvrir la littérature
érotique, et seulement 4 % (2 personnes) déclarent que le fait qu’il s’agissait d’un livre érotique
a été un élément décisif de leur choix de lecture. Cette faible part des raisons de lecture liée
au genre érotique prouve d’autant plus l’importance du buzz : C’est avant tout l’ampleur du
relais médiatique dont il a fait l’objet qui a poussé les lecteurs vers Cinquante nuances de Grey.
275. Technique marketing assimilée au marketing viral, à la différence que le contenu en est d’avantage
contrôlé : il s’agit d’une sorte de publicité sauvage qui utilise tous les canaux de communication pour
faire des consommateurs un vecteur de propagation du message.
142
Pour les 8 personnes ayant choisi le support numérique, les raisons invoquées sont, par ordre
d’importance : la rapidité d’acquisition (5 personnes), et le coût et l’habitude liée au support (4
personnes). Seules 2 personnes ont invoqué la raison de la discrétion du support numérique.
Ce livre n’a donc pas réellement changé les habitudes de lecture des personnes interrogées :
on préfère toujours le support papier, l’achat en personne, et les préférences de lieux de
lecture restent les mêmes. Malgré le fait que les personnes interrogées estiment à 79 % que
le jugement négatif des autres soit possible, il n’y a pas de réelle importance de la discrétion :
on peut toujours acheter le livre en personne et le lire en public. Et finalement, la très grande
majorité d’entre eux (94 %), ont parlé de leur lecture à leurs proches.
Les dernières questions portaient sur les conséquences de la lecture et le commentaire libre
permettait aux sondés de donner leur avis sur le livre.
Les personnes ayant apprécié leur lecture le justifient le plus souvent par la qualité de l’intrigue
– « addictive » –, leur attachement aux personnages – « vraiment bien décrits » – et l’histoire
d’amour entre les deux protagonistes : « J’ai apprécié la fraîcheur et l’humour candide de
l’héroïne, le côté mystérieux et profond de Christian, l’intrigue thriller policière et même
psychologique avec l’ex de Christian et le patron d’Ana [...] » Les argumentaires positifs se
concentrent le plus souvent sur la personnalité des personnages qui sont, selon les lecteurs, le
point fort du roman, comme c’est le cas de cette lectrice :
Très bonne trilogie, un peu trop prévisible à mon goût, mais si la suite avait été différente nous
aurions peut-être moins accroché... Surtout que GREY finit par être super attachant et on
aimerait toutes que notre mari soit comme lui alors qu’on le détestait au départ !
Quant à Anastasia, on pourrait la croire un peu nunuche mais en fait elle sait très bien où elle met
les pieds et démultiplie son pouvoir de séduction inconnu au départ pour amadouer celui qu’elle
pensait inaccessible du fait de sa virginité...
Les « scènes » de sexe sont parfois trop longues et répétitives...
En effet, pour beaucoup, les scènes de sexualité ne font pas partie de ce qu’ils ont aimé : « Les
scènes érotiques m’ont paru un peu pompeuses, trop longues en fait ce que j’ai préféré dans
ce livre c’est l’histoire d’amour et le décor (le luxe). » Pour une autre lectrice : « c’est pas du
143
sexe mais une belle histoire d’amour ». L’aspect érotique est très souvent relégué au second
plan, voir même complément ignoré dans les argumentaires. L’histoire d’amour entre les
personnages, le contexte et l’intrigue priment toujours : « Je ne le considère pas comme un
roman érotique mais comme un roman d’amour. C’est l’histoire d’amour (même si totalement
invraisemblable) qui m’a séduite, la pure bergère qui séduit le beau et riche prince. »
Pour les personnes qui n’ont pas apprécié cette lecture, les raisons invoquées sont le
plus souvent la fadeur de cette histoire d’amour : « [...]clichés : le mariage, la maison, les
enfants, cela en devient cul-cul-la-praline », « c’est à l’eau de rose, gnangnan, nul ». Beaucoup
invoquent également le manque de piment des scènes érotiques (notamment les personnes
déjà connaisseuses du genre) : « je ne le classerai pas dans les livres érotiques, le souvenir de
lecture de livres érotiques étant ado c’était bien plus "cru" » ; « je ne le juge pas assez érotique
mais beaucoup plus sentimental, très à l’eau de rose pour midinette post ado... L’érotisme
est finalement très peu représenté et l’histoire gnangnan derrière gâche par sa lourdeur, ses
redondances. La charge érotique est dissoute dans l’ensemble et c’est bien dommage. »
144
Conclusions de l’enquête
Il est intéressant de noter que l’argument le plus récurrent chez les personnes qui ont
apprécié le livre comme chez les personnes qui ne l’ont pas apprécié est le même : il ne
s’agirait pas de littérature érotique mais de littérature sentimentale. D’ailleurs, à la question
« Auriez-vous lu un livre considéré comme pornographique, écrit de façon crue et n’incluant
pas d’histoire d’amour ? », les personnes interrogées sont 80 % à répondre par la négative.
On dit avoir aimé une histoire d’amour et non pas un livre érotique. Beaucoup de réticences
et d’a priori demeurent. De plus, l’influence du buzz est capitale dans la décision d’achat :
pour beaucoup de lecteurs, le succès est un élément justifiant, un élément qui permet de
mieux accepter et faire accepter le fait qu’il s’agisse d’un livre érotique. À la question « Aviez-
vous peur d’être jugé(e) sur le fait que vous lisez ce livre ? », ils sont nombreux à utiliser
l’argument du succès, comme c’est le cas de ce lecteur : « Non pas vraiment, parce que son
succès l’a fait rentré dans la normalité et puis MERDE, j’assume mes choix de lecture a 40
balais. » Cette question a provoqué beaucoup de réactions défensives pareilles à celles-ci :
« pourquoi devrait-on me juger ???? Ce livre a été lu par tellement de monde que c’est normal
maintenant de lire des livres comme ça ». Le succès est associé à la « normalité ». Un livre
à succès, nécessairement, n’est pas déviant ; c’est un élément qui apparaît en quelque sorte
déculpabilisant. Il est aussi intéressant de noter que 55 % des personnes ayant lu le livre
en version papier (35 lecteurs sur les 71 du panel total) l’ont acheté en grande surface : un
lieu d’achat qui participe à cette sensation de normalité et qui est également révélateur de
l’importance de l’achat-impulsion.
En France, les raisons du succès du livre sont donc forcément biaisées, car elles doivent
être reconsidérées à l’aune du buzz. Beaucoup de lecteurs ne s’y sont intéressés que pour
des raisons externes au livre lui même. Il s’agit donc sûrement autant, si ce n’est plus, d’un
phénomène de mode venu des pays anglo-saxons que de la réponse à une problématique
sociétale (celle des femmes au foyer sexuellement frustrées). Cette mode, ce succès, permet
l’accès du genre à la norme et déculpabilise les lecteurs. Cinquante nuances de Grey a donc
également eu un effet prescriptif très marqué : sa lecture a déclenché l’envie de lire d’autres
145
livres du genre et les éditeurs se sont largement engouffrés dans cette brèche – le « porno-
soft » a littéralement envahi le marché.
Une vague de publications qui se caractérisent par des intrigues très similaires – une jeune
femme ordinaire et un homme puissant : elles sont violonistes, serveuses, étudiantes, toujours
sans le sou ; ils sont multimilliardaires, hommes d’affaire, traders, éminents professeurs
d’université... Ils sont leurs initiateurs, elles sont les apprenties. Sur les couvertures de ces
livres s’exhibent des codes graphiques facilement identifiables, toujours semblables : objets
évoquant le luxe, matières brillantes, métalliques, tissus soyeux, teintes sombres, jeux de
lumière et de contraste, etc. Des objets culturels toujours très normés, très dépendants de leur
modèle initial, présentés en évidence dans les rayons librairie des grandes-surfaces.
146
***
Peut-être pas. Le succès de Cinquante nuances de Grey, nous l’avons vu, repose en grande
partie sur son conventionnalisme, sa capacité à rendre accessibles et acceptables les codes
du sulfureux. Il y a donc fort à parier qu’un livre érotique qui ne s’embarrasserait pas de
cette normalisation n’aurait jamais provoqué pareil engouement. Les témoignages de certains
lecteurs montrent que cette normalisation est même indissociable du succès : ces livres
fonctionnent parce qu’ils sont normaux et ils sont normaux parce qu’ils fonctionnent – chose
qui, nous allons le voir, s’inscrit dans l’air du temps. Le porno soft n’est que l’un des aspects
d’un phénomène de standardisation plus vaste qui touche à la pratique même de la sexualité
et au rapport au corps dans la société.
147
3.4 Les manifestations modernes de la censure
Au début des années 1990, un proviseur de lycée suspendait un professeur de français pour
avoir fait étudier à ses élèves le Sonnet du trou du cul de Verlaine et Rimbaud. Dans la presse,
le proviseur justifia ainsi sa décision : « Je suis contre toute forme de censure. Mais il y a des
choses que l’on peut dire et d’autres pas276. » Cette anecdote est tout à fait représentative
du rapport ambigu que les pays occidentaux entretiennent aujourd’hui avec la censure. La
censure, il est vrai, à mauvaise presse : les ciseaux d’Anastasie évoquent un passé douloureux
et parfaitement incompatible avec la démocratie moderne. Cependant, rares sont les discours
qui prônent une liberté d’expression absolument totale : « il y a des choses que l’on peut dire
et d’autres pas ». Et parmi ces choses – qui varient souvent beaucoup en fonction des discours
et des pouvoirs qui les énoncent –, la pornographie occupe toujours une place de choix,
même lorsqu’il s’agit de littérature.
La « normalité sexuelle »
La libération sexuelle des années 1970 a certes permis l’acceptation parfaite des formes de
sexualité hors du cadre du mariage et des pratiques non-procréatrices. C’est à cette époque
que la sexualité est reconnue comme une facette de la libération humaine, une expression
individuelle qui devait s’affranchir de règles sociales devenues obsolètes. L’érotisme a donc été
redéfini à l’aune de cette considération. Mais cette nouvelle définition n’est pas pour autant
exempte de cadres : pour Laurent de Sutter, philosophe et chercheur en théorie du droit, il
276. J.-J. Pauvert, Nouveaux et moins nouveaux visages de la censure, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 8.
148
y a dans l’acception moderne de l’érotisme l’influence latente de normes certes neuves mais
toujours excluantes277.
277. D’après l’interview de Laurent de Sutter dans l’émission radiophonique Vos désirs sont mes nuits, France
Inter, sur le thème : « L’érotisme est-il puritain », diffusée le 05.12.2013.
278. R. Ogien, La Liberté d’offenser ; Le sexe, l’art et la morale, Paris, La Musardine, coll. « L’attrape-corps »,
2007, p. 54-60.
149
expériences, dans le dialogue et le respect de l’autre ; le modèle idéalisé restant celui du couple
hétérosexuel, deux personnes jeunes, plutôt sveltes, d’un âge équivalent, fidèles, amoureux et
en bonne santé... Finalement tout à fait ce qui décrit Cinquante nuances de Grey. Un discours
qui peut rapidement devenir culpabilisant pour ceux et celles qui dévient à un moment ou
à un autre du chemin de cette normalité. Toutes les pratiques qui ne tendent par vers une
certaine idée du bonheur ou de la sécurité en matière de santé seront nécessairement exclues,
tout comme, par extension, les objets culturels qui les représentent.
Au sujet du corps, les lignes de transgression sont sûrement les plus sensibles et les plus
mouvantes ; en 1986, Jean-Claude Bologne notait déjà les stigmates d’un retour des principes
de la pudeur : « La pudeur semble […] réinvestir la sensibilité populaire : une situation qui
évoque assez bien celle du xvie siècle, dont notre époque est parfois si proche279. » Comme si
les années 1970 avaient opéré en matière de mœurs un bond trop important : au lendemain
de cette vaste fête alcoolisée, les peuples occidentaux décrètent que les choses sont allées trop
loin et tâchent de remettre de l’ordre dans leur demeure. Un grand nettoyage qui, sans tou-
tefois ignorer les avancées acquises, tend en tout cas à les questionner – contexte dans lequel
toute nouvelle idée liée à la liberté de disposer de son corps fera l’objet de débats particulière-
ment virulents : affrontements lors de la mise en place du mariage homosexuel, la remise en
cause de l’avortement, débat autour de la pénalisation des clients des prostituées, de la pro-
création médicalement assistée, de la gestation pour autrui, etc. Autant de questionnements
sociétaux on ne peut plus actuels dont le cœur du problème repose sur une opposition entre
la liberté de disposer de son corps et des valeurs débattues au plus haut niveau de l’État (prin-
cipalement les principes de dignité humaine et de protection de l’enfance, sur lesquels nous
aurons l’occasion de revenir).
279. J.-C. Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 277.
150
contraires à la dignité humaine280 : une situation morale de la société qu’il juge alarmante,
évoquant comme envisageable une future interdiction des objets culturels étiquettés
pornographiques. Quiconque serait opposé à cette interdiction serait considéré comme en
faveur de l’exploitation de la femme. On assisterait actuellement à une lente restauration des
anciens tabous, un « puritanisme qui avance masqué derrière de pseudo-droits de l’homme ».
Entre les mécanismes d’une normalisation excessive et les sursauts de la répression morale
et légale des pratiques déviantes, il est juste de se poser la question d’un retour du rigorisme
dans les valeurs qui façonnent les mentalités occidentales. Ce climat éthique de la société
vis à vis de la sexualité et du rapport au corps influence nécessairement le traitement et la
considération des produits culturels qui mettent en scène la sexualité, dont fait partie la
littérature érotique.
280. Interview radiophonique de l’avocat Richard Malka, dans l’émission radiophonique Vos désirs sont mes
nuits, France Inter, sur le thème : « »Derrière la protection de l’enfance : le retour de l’ordre moral »,
diffusée le 10.12.2013.
151
1958) est toujours en vigueur. Rappelons que cet article 14 donne au ministère de l’Intérieur
– donc au pouvoir exécutif – le droit de frapper de la triple interdiction de vente aux mineurs,
d’exposition et de publicité des publications jugées pornographiques, ce qui avait été perçu
à l’origine comme une déformation de la loi de 1949, portant sur les livres naturellement
destinés à la jeunesse.
Puis, le 1er mars 1994, l’article L 227-24 – aussi connu sous le nom d’amendement
Jolibois – du nouveau Code pénal vint aggraver les dispositions de cet ensemble légal :
Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en
soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement
atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d’un tel message, est puni de trois ans
d’emprisonnement et de 500 000 francs281 d’amende lorsque ce message est susceptible d’être vu
ou perçu par un mineur.282
Pour Jean-Jacques Pauvert, cet amendement Jolibois est un « chef-d’œuvre de censure », car
« l’efficacité d’une disposition de censure croît non pas avec la précision de l’énoncé mais avec
le flou de celui-ci283 ». Et effectivement, cet article, très général, reste tout à fait vague sur de
nombreux points.
Tout d’abord, qu’est-ce qu’un message « quel qu’en soit le support », et où s’arrête ce qu’englobe
ce terme ? On devine aisément qu’il concerne les publications imprimées, textuelles ou
imagées, les productions audio et audiovisuelles, et les installations artistiques. Mais qu’en
serait-il par exemple d’un juron prononcé dans la rue et perçu par un mineur ? De plus, qui
doit apprécier le caractère violent ou pornographique du-dit message ? La perception que l’on
se fait d’un discours – au sens large – peut varier énormément d’un individu à l’autre et l’article
ne stipule pas quel pouvoir a autorité pour trancher sur ce qui est pornographique ou non.
Ensuite, comment porte-t-on atteinte à la dignité humaine ? Considère-t-on ici l’humain
en tant qu’espèce ou en tant qu’individu ? Cela va-t-il de paire avec l’image de la femme ?
Finalement, qu’est-ce qui est « susceptible d’être perçu par un mineur » ? Beaucoup de choses
en vérité : n’importe quel livre en librairie, n’importe quel site internet, n’importe quel objet
culturel accessible dans un environnement familial – car il existe toujours un moyen de passer
outre les surveillances parentales (les parents qui ne cacheraient pas suffisamment bien leurs
152
DVD pornos sont-ils alors coupables de « diffuser un message pornographique susceptible
d’être perçu par un mineur » ?).
Comme l’a relevé Jean-Jacques Pauvert, ce qui fait la force de cet article est qu’il laisse une
vaste place à l’interprétation : il peut être adapté à loisir dans un grand nombre de cas et
dépend essentiellement de la sensibilité des personnes chargées de son application.
Pour l’avocat Emmanuel Pierrat284, l’« outrage aux bonnes mœurs » existe toujours : il a
simplement changé de nom pour devenir un « message à caractère pornographique, violent,
ou attentatoire à la dignité humaine ». La notion est toujours floue, toujours sujette à
interprétation, et bien que tombés en désuétude, les textes anciens qui encadraient l’exercice
de la censure existent toujours, certains même dans leurs versions originales. Par conséquent,
malgré une large libéralisation des écrits érotico-pornographiques, tant que ces textes de loi
existent, tant qu’ils sont encore applicables, il existerait un risque de voir le retour de la
censure à grande échelle. Avec l’article 14 de la loi de 1949, le ministère de l’Intérieur peut
encore aujourd’hui frapper de la triple interdiction un livre jugé pornographique, et ce sans
qu’aucun recours légal ne soit possible. Emmanuel Pierrat insiste sur le fait que ce n’est pas
parce ces lois ne sont pas utilisées qu’elles ne le seront jamais plus, ce n’est pas parce que l’air
du temps est à la tolérance que cela sera toujours le cas : « L’ordre moral n’est pas vraiment de
retour, mais tous ses outils sont là pour l’accueillir.285 »
Au niveau de l’État, il est vrai qu’il n’existe pour ainsi dire plus de réelle censure – dans
le sens d’une orchestration légale de la limitation de la diffusion – de la production littéraire
jugée indécente depuis la fin des années 1970. Cependant, au cours des années 1990, des
organisations privées se donnèrent pour mission de contrebalancer ce qu’elles considéraient
comme une forme de laxisme de la part des pouvoirs publics.
284. Cité par O. Bessard-Banquy dans Le Livre érotique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll.
« Les Cahiers du livre », 2010, p. 122.
285. Ibid., p. 133.
153
Les ligues de vertu sont des associations conservatrices dont les agissements ont pour but
d’attirer l’attention des médias sur des œuvres de toute sorte qu’elles estiment dangereuses.
Ces organisations peuvent se mobiliser contre toutes les formes de la création, de la production
cinématographique aux expositions d’art contemporain. Emmanuel Pierrat explique que leur
politique est d’entamer des procès contre les auteurs et les diffuseurs des œuvres incriminées286 :
les sanctions demandées sont économiques, sous la forme de dommages et intérêts, ou bien,
en ce qui concerne les livres, elles peuvent ordonner le retrait d’un passage tendancieux.
Finalement, peu de demandes d’interdictions sont formulées : d’une part parce que la volonté
de faire interdire un livre est aujourd’hui politiquement incorrecte – et constitue une mauvaise
publicité pour l’attaquant ; d’autre part parce qu’elle est non rentable – contrairement à la
demande de dommages et intérêts.
Jean-Jacques Pauvert ajoute qu’outre les procès, ces organisations jouissent aussi d’un
climat légal favorable à leurs actions, notamment via le droit pour la police d’interdire une
manifestation pour cause de « trouble à l’ordre public :
Un livre vous déplaît ? Vous rassemblez devant quelques librairies vingt ou trente manifestants,
vous lancez des pavés, et le commissaire de la police local intervient en faisant disparaître la cause
du trouble.287
Les ligues de vertu ont fortement gagné en influence et en visibilité au cours des années
1990. L’Agrif (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et
chrétienne), qui s’est dernièrement illustrée par son engagement contre le mariage homosexuel
et l’IVG, s’attaque en général à toute représentation de l’érotico-religieux. À la fin des années
1980, cette association s’est portée partie civile contre des films comme Je vous salue Marie
de Jean-Luc Godard, ou La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorcese. Après plusieurs
années d’inactivité relative, elle connaît aujourd’hui un regain de vitesse avec pour nouvelle
cible les publications jugées outrancières du journal satirique Charlie Hebdo.
La rentrée littéraire de l’année 2002 fut le théâtre de deux procès contre des livres dont le
point commun est qu’ils mettent en scène les agissements de héros pédophile.
286. E. Pierrat, Le Bonheur de vivre en Enfer, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2004, p. 63.
287. J.-J. Pauvert, Nouveaux et moins nouveaux visages de la censure, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 187.
154
Le 26 août paraissait chez Gallimard le roman Rose Bonbon de Nicolas Jones-Gorlin, orné
d’un bandeau publicitaire proclamant « Amours mineures ». L’histoire est celle de Simon,
un trentenaire qui, malgré sa conscience et sa souffrance, ne parvient pas lutter contre son
attirance pour les fillettes :
Tout a commencé quand j’ai repéré Dorothée. Au ciné, je me suis assis dans mon fauteuil habituel,
pas très loin de l’écran, au milieu de la rangée, celui qui me donne un super point de vue sur le
reste de la salle, et l’impression d’être au centre. Le mercredi, le jour des enfants. Là, ils passaient
Blanche-Neige. J’adore regarder le visage des gosses quand elle croque la grosse pomme toute
rouge, leur bouche en cercle, leurs yeux qui s’allument, le feu sur les joues. D’habitude, je me
case au fond de mon fauteuil, et je me mets à l’unisson de la salle, et les émotions des gosses me
viennent par ondes successives, me pénètrent, me remplissent, une vague de chaleur qui s’insinue
dans mon corps, et me submerge, et où je me noie doucement, progressivement. Je suis un mort
à qui on donne une nouvelle vie. Une pile qu’on remplit. Voilà comment ça se passe d’habitude.
Je ne suis même pas obligé de regarder ; parfois, leur seule présence, l’écho des voix, une odeur,
ça me suffit. Et puis, il y a eu Dorothée...288
Une attirance qui conduit le personnage narrateur jusqu’aux abus sexuels et au meurtre
d’enfants, décrits dans une succession de scènes que la critique a qualifié de longue marche
vers l’horreur.
155
Sous la pression juridique des associations et l’intervention ministérielle, Gallimard choisira
de se prémunir contre toute inculpation ou mesure de répression en retirant le livre de la
vente pour le faire reparaître sans bandeau provocateur, sous cellophane, et agrémenté d’un
avertissement : « Rose bonbon est une œuvre de fiction. Aucun rapprochement ne peut être
fait entre le monologue d’un pédophile imaginaire et une apologie de la pédophilie. C’est au
lecteur de se faire une opinion sur ce livre, d’en conseiller ou d’en déconseiller la lecture, de
l’aimer, de le détester, en toute liberté. »
Parallèlement, une autre affaire moins médiatisée oppose l’association Promouvoir – liée
au parti de Bruno Mégret, le MNR, et défendant de fortes valeurs judéo-chrétiennes – à
l’éditeur Léo Scheer et à l’auteur Louis Skorecki autour de la publication du livre Il entrerait
dans la légende. Ce titre, qui obtiendra le prix Sade en 2003, est présenté ainsi par l’éditeur
sur son site internet :
Récit pétrifiant jusqu’au comique, Il entrerait dans la légende retrace l’implacable cheminement
d’un serial killer que l’amour absolu des femmes et des petites filles pousse au crime. Serait-ce
elles qui le lui demandent ?
Le livre est une succession de très courts chapitres sur les abjections commises par un tueur en
série – viols et tortures de femmes et d’enfants. L’association Promouvoir déposa une plainte
en octobre 2002, et l’éditeur refusant, comme l’avait fait Gallimard, de céder à la pression, le
procès en première instance a lieu quelques mois plus tard : Léo Scheer est condamné à 7 500 €
d’amende au motif d’« apologie de la violence, de la pornographie et de la pédophilie290 ». Il
sera toutefois acquitté en deuxième instance.
Spécialiste des questions de censure moderne dans le milieu de l’édition, l’avocat Emmanuel
Pierrat relève qu’il ne s’agit pas là de cas isolés : les médias ne s’intéressent pas toujours à
des affaires de ce genre, qui demeurent la plupart du temps confidentielles291. Les ligues
choisissent en général de s’attaquer à de petits éditeurs bénéficiant de peu de moyens et d’un
réseau limité. Même si les procès sont de façon quasi-systématique gagnés par les éditeurs, ils
restent coûteux et peuvent être la source d’une mauvaise publicité. Et lorsqu’ils débouchent
156
sur des condamnations mineures comme l’obligation de faire retirer un passage d’un livre ou
d’ajouter un avertissement, l’éditeur se trouve dans l’impossibilité financière d’effectuer une
réimpression : le livre disparaît donc de la circulation sans toutefois avoir été interdit. C’est
aussi ce que recherchent les ligues.
Emmanuel Pierrat estime que l’épée de Damoclès de la censure existe toujours, même si elle
tombe moins souvent qu’autrefois et différemment. Il est impossible de savoir quel texte sera
touché et quel autre sera ignoré : quels livres seront ou non remarqués par une association
d’humeur belliqueuse. C’est un fait généralement très lié à l’actualité : si par exemple des
affaires judiciaires de pédophilie sont en cours – comme l’affaire Dutroux –, la société sera
beaucoup plus à fleur de peau sur ces questions et les procès risquent de se multiplier. Il s’agit
d’une forme de censure fluctuante, qui dépend très fortement du contexte social : l’opinion
publique sera plus ou moins facilement choquée par l’art en fonction de sa sensibilité du
moment. Ce phénomène social reste finalement très présent dans la société moderne ;
l’émotion et l’immédiateté de la passion liée à un sujet sensible l’emportent sur la raison
jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir et de l’influence.
3.4.4 L’autocensure
Dans ce climat plus qu’incertain, les éditeurs deviennent de plus en plus méfiants. Un
procès, même gagné, n’est pas souhaitable pour une maison d’édition, car cela représente
beaucoup de temps et d’argent perdu – le scandale ne fait plus vendre comme autrefois : Rose
Bonbon s’est difficilement hissé aux dix mille exemplaires vendus292. Les actions en justice
des associations de protection de l’enfance relèvent aussi d’une volonté d’impressionner et de
décourager les éditeurs. On préférera éviter les poursuites ou les levées de boucliers. De plus
en plus de précautions sont prises par les maisons : il arrive souvent que les manuscrits soient
relus et modifiés en vue d’éviter toute possibilité de plainte.
Le milieu de l’édition tendrait donc à se judiciariser : l’influence de l’avis des avocats-conseils
est croissante. Il existerait ce qu’Olivier Bessard-Banquy appelle une « littérature maudite,
157
inexistante parce qu’impubliable293 », dont il donne un exemple fictif : qu’adviendrait-il d’un
manuscrit d’une grande qualité littéraire évoquant les aventures pédophiles d’un prophète de
l’Islam ? L’exemple est certes extrême, mais comme le stipule l’auteur, il ne s’agit pas ici de
juger de l’intérêt ou de l’absence d’intérêt d’un thème ; il s’agit de penser le véritable champ
des possibles en matière de liberté de l’édition.
La pornographie n’est évidemment pas le seul domaine sensible que régule ce phénomène
d’autocensure : ce qui peut être considéré comme des attaques contre la religion ou contre
des minorités, ce qui peut être associé de près ou de loin à de la diffamation, ce qui peut être
perçu comme des comportements à risque de la part des personnages, etc. Tout cela peut être
sujet à modifications. Dans l’introduction de son Livre noir de la censure294, Emmanuel Pierrat
fait l’étalage de ces tabous modernes en estimant que de nos jours, peu à peu, le droit serait
en train de l’emporter sur l’imaginaire : les personnages bouclent leurs ceintures de sécurité
et utilisent des préservatifs. La tendance est à l’association du comportement des personnages
fictifs d’un livre à celui de son auteur et aux valeurs défendues par les éditeurs. Il est donc
naturel que ces derniers cherchent à se prémunir de telles étiquettes.
existe comme une obligation naturelle des auteurs de donner une fin morale à leurs œuvres. Les
poursuites à l’encontre de Rose Bonbon n’ont pas été abandonnées du seul fait des précautions
de Gallimard, elles l’ont aussi été parce que le héros pédophile connaît une fin tragique. C’est
finalement ce qui, aux yeux des associations portées partie civile, « a sauvé » ce titre295.
158
concerne les livres papier, en totalité lorsqu’il s’agit de livres numériques. Au cours de ces
dernières années, plusieurs affaires tendent à mettre en évidence le traitement ambigu réservé
aux productions littéraires érotico-pornographiques.
En novembre 2012, le livre de Salwa Al Neimi, The Proof of Honey, s’est vu retiré de
l’iBookstore au motif de sa couverture jugée « inconvenante296 ». Ce livre, célébration du
plaisir féminin, best-seller traduit en dix-neuf langues et aillant par ailleurs reçu une excellente
réception de la critique, est censuré pour son contenu érotique dans le pays d’origine de
l’auteur, la Syrie. La couverture incriminée représente un dos de femme nue. Le même
mois, la version numérique des livres de photographie du Danois Peter Øvig Knudsen
intitulés Hippie 1 et Hippie 2 – rétrospectives de l’histoire des contre-cultures danoises dans
les années 1970 – disparaissaient également de l’iBookstore297. En cause, cette fois-ci, les
photographies représentant de jeunes gens nus sur la plage. Nouveau cas en mars 2014, le
géant du numérique retirait de son portail en ligne La Femme, de Bénédicte Martin. Ce livre
qui défend l’émancipation politique et sexuelle des femmes est pourtant loin de se distinguer
par son contenu érotique et se trouve banni, une nouvelle fois, au motif de « couverture
inappropriée », au caractère « pornographique298 » : Elle représente une lame de couteau
prolongée d’un corps de femme nue. Pour les mêmes raisons, les Éditions des Équateurs ont
également dû faire face à un refus de référencement de deux de leurs titres, En mâle d’amours,
de Benjamin Schneid, et Entre tes jambes, de Laura Syrenka, respectivement en octobre 2010
et avril 2014.
296. Cité par C. Solym, « Quoi ma couverture ? Qu’est-ce qu’elle a ma couverture ? », Actualitté, le
16.11.2012, disponible sur https://www.actualitte.com/les-maisons/quoi-ma-couverture-qu-est-ce-qu-
elle-a-ma-couverture-38227.htm [consulté le 13.08.2014].
297. « Apple censure de grosses pommes rouges », Le Nouvel Observateur, 27.11.2012, disponible sur
http://bibliobs.nouvelobs.com/web-side-stories/20121127.OBS0616/apple-censure-de-grosses-
pommes-rouges.html [consulté le 13.08.2014].
298. M. Séry, « Apple couvre ce sein qu’il ne saurait voir », Le Monde, 14.03.2014, disponible sur
http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/03/14/apple-censure-un-roman-a-cause-d-une-photo-
representant-des-seins_4383338_3246.html [consulté le 13.08.2014].
159
Ces exemples sont loin d’être des cas isolés : la marque s’est déjà illustrée en 2013 en supprimant
de ses colonnes un grand nombre de bande dessinées jugées pornographiques – parmi lesquels
des albums de Largo Winch, XIII et Blake et Mortimer où apparaissent des personnages nus –
ou en masquant une partie du livre de Naomi Wolfe, Vagina, a New Biography.
Les évocations faites à des cas de censure similaires de la part du géant américain pullulent
sur internet. Parfois, ils sont même le résultat d’erreurs d’interprétation des algorithmes qui
détectent automatiquement ce qui est inconvenant, par reconnaissance d’images ou par
mots-clés. C’est pourquoi, en 2012, l’album pour enfants Tchoupi part en pique-nique avait
été flouté, pour le mot « nique », alors remplacé par des étoiles.
Le site Numerama, qui s’était penché sur la politique de pruderie d’Apple, rappelait dans
un article consacré au sujet les propos de Steve Jobs : « Nous pensons sincèrement que nous
avons une responsabilité morale d’écarter la pornographie de l’iPhone. Les gens qui veulent
160
du porno peuvent acheter un téléphone Androïd […] Nous ne souhaitons pas aller dans cette
direction299. »
On peut reconnaître deux choses en faveur de la marque à la pomme : d’une part, la législation
sur la liberté d’expression ne s’applique pas aux sociétés privées, libres de commercialiser ce
que bon leur semble ; et d’autre part, le refus de référencement ne porte a priori pas sur le
contenu littéraire, mais sur l’utilisation d’images jugées inconvenantes – le statut de l’image
restant encore un point particulier du droit.
Toutefois, il faut considérer la position monopolistique d’Apple en matière de livres
numériques et donc l’important manque à gagner pour les éditeurs, notamment dans les
pays anglo-saxons où les ventes d’e-book sont en passe de dépasser celles des livres imprimés.
De telles restrictions toucheront naturellement davantage les éditeurs de livres érotiques
dont les couvertures sont souvent suggestives et dont le référencement est déjà restreint par
rapport à la littérature générale dans les boutiques en ligne. De plus, ces pratiques ne sont
pas systématisées : au moment du bannissement de The Proof of Honey, une compilation de
couvertures similaires disponibles sur l’iStore avait circulé sur internet, prouvant l’inconstance
d’Apple sur ces questions. Comme dans le cas des procès enclenchés par les ligues de vertu, il
s’agit donc d’un phénomène très aléatoire, comme le souligne Vincent Montagne, président
du Syndicat national de l’édition : « On a l’impression que les robots sont comme des
sentinelles qui font une ronde de temps en temps. Il suffit parfois de remettre en place un
livre un mois plus tard pour que, cette fois, ils ne soit pas enlevé300. »
En ce qui concerne Amazon, autre géant de la diffusion sur internet, les problèmes
rencontrés par les éditeurs et les auteurs sont similaires. En mars 2014, The Wanderess, de
Roman Payne, avait été reclassé de la catégorie « fiction contemporaine » vers la catégorie
« erotica », au motif suivant : « L’image de couverture du livre contient du contenu mature
et ne pourra plus apparaître dans le moteur de recherche "générale"301. » Cette couverture
comporte deux représentations d’une femme nue, assise, de dos. Face aux protestations de
299. Id.
300. Id.
301. V. Garcia, « Amazon censure un livre pour une couverture "érotique" », L’Express, 05.04.2014,
disponible sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/amazon-censure-un-livre-pour-une-couverture-
erotique_1502873.html [consulté le 13.08.2014].
161
l’auteur contre ce reclassement – protestations légitimes car il s’avère que l’ouvrage ne comporte
aucune scène érotique –, le livre fut finalement retiré du Kindle Store, avant d’être réintégré à
sa place d’origine à la suite d’un long débat qui amena finalement Amazon à reconnaître son
erreur. Ce qui avait poussé l’auteur à s’opposer à cette décision était non seulement, bien sûr,
l’erreur de catégorisation, mais aussi le fait que, placé dans la catégorie « erotica », son livre
bénéficiait d’une publicité et d’un référencement réduits sur le site internet : les œuvres ainsi
classées ne jouissent en effet pas du même traitement que les livres de littérature générale ;
ils apparaissent moins dans les contenus assimilés et sont moins bien positionnés dans les
résultats des recherches302.
Plusieurs cas de suppression d’ebooks, auto-édités ou non, par la marque ont également
été dénoncés par leurs auteurs et les lecteurs : des livres de fiction érotique sont régulièrement
supprimés des catalogues ainsi que du kindle des utilisateurs, comme cela avait été le cas
en 2009 pour les titres 1984 et La Ferme des animaux de George Orwell, à la suite d’un
problème lié aux droits de reproduction. Ces témoignages issus de blogs d’auteurs ou du
forum d’Amazon303 révèlent qu’il s’agit de livres érotiques dont le sujet est l’inceste (même
entre personnages majeurs) et que la raison de la suppression avancée est celle d’une violation
de la politique éditoriale de contenu du site304. Bien qu’aucune règle ne concerne la littérature
érotique ou l’inceste, il y est stipulé que dans tous les cas, Amazon se réserve le droit de
supprimer à tout moment de son catalogue tout objet qu’il jugera inapproprié.
Une fois encore, le site est parfaitement dans son droit, mais comme chez Apple, cette règle
n’a rien de systématique et l’hégémonie commerciale d’Amazon handicape sévèrement
les livres visés. Là aussi, l’épée de Damoclès peut tomber à tout moment et sans véritable
raison, car elle épargnera d’autres livres similaires ou même plus osés encore, car ceux-là
seront peut-être plus rentables. Sans la force de diffusion de ces géants du net, certains livres
sont condamnés à l’inexistence en raison de leur sujet que les lois étatiques ne sanctionnent
pourtant en aucune façon. Une situation que dénonce également le président du SNE : « Le
problème, c’est la massification de l’Internet, qui est destructrice de la relation culturelle entre
302. Id.
303. Témoignages disponibles sur
304. Charte de politique éditoriale de contenu d’Amazon disponible sur http://www.amazon.com/gp/help/
customer/display.html?ie=UTF8&nodeId=15015801
162
les personnes et tue la diversité éditoriale305. » Vincent Montagne suggère également qu’il
serait préférable que ces compagnies adoptent des politiques différenciées en fonctions des
pays où elles commercent : qu’elles respectent le puritanisme en vigueur aux États-Unis sans
avoir à l’imposer aux pays européens. Mais une telle disposition est-elle vraiment applicable ?
Comment imposer à une multinationale de tenir compte de telle ou telle sensibilité morale
nationale ? Le fond du problème réside bel et bien dans la position monopolistique de ces
entreprises qui, jouissant de la liberté de choisir ce qu’elles commercialisent ou non, peuvent
édicter leurs propres règles de bienséance afin de les imposer à la production mondiale qui est
dépendante de leurs services.
***
La censure est aujourd’hui en voie de privatisation. Profitant d’un système légal jamais
véritablement déterminé sur ce point et favorisant naturellement la liberté d’opinion, les
ligues de vertu peuvent continuer d’intimider les éditeurs et les multinationales d’imposer
leurs lois. Moins systématique et moins visible, cette forme de censure n’en est pas moins
dangereuse que ses anciennes manifestations. Sur la question des mœurs, le débat public
est loin d’être terminé et la considération accordée aux productions artistiques érotiques
– premiers objets du délit – en subit nécessairement les soubresauts. Dans un monde où
tout s’accélère, où l’interdépendance des faits sociaux n’a jamais été aussi élevée, le statut de
l’art tendancieux n’est jamais clairement défini. Preuve que la littérature érotique n’en a pas
terminé avait sa mauvaise réputation.
305. M. Séry, « Apple couvre ce sein qu’il ne saurait voir », Le Monde, op. cit.
163
3.5 Une littérature toujours « mauvaise »
Pour l’avocat Emmanuel Pierrat, la libéralisation des mœurs à l’échelle de l’opinion publique
ne serait en définitive qu’une illusion ; le scandale est la nouvelle forme de répression : « des
anathèmes à défaut d’autodafés306 ». Pour appuyer son idée, il prend l’exemple d’ouvrages
qui ne pourraient jamais paraître en l’état à l’époque actuelle sans provoquer une vague de
contestation, comme le classique Lolita de Nabokov : « Aujourd’hui, il faudrait modifier l’âge
des nymphettes, leur donner plus de quinze ans, l’âge de la maturité sexuelle en France. Les
pages les plus magnifiques de ce livre correspondent pourtant à la description de ce qu’est une
nymphette307. » Et que dire de Minisex, de Jean Geoffroy, publié en 1968, qui contient des
photographies d’enfants nus308 ?
Au début des années 2000, la pornographie, suscita dans la presse un vent de commentaires
que l’on peut qualifier de « panique morale309 ». De grands journaux français comme Libération
ou Le Nouvel Observateur publiaient, psychanalystes à l’appui, des prévisions alarmistes sur
l’état des adolescents exposés à l’influence quotidienne du « porno ». On prévoyait la totale
déshumanisation des rapports humains et de la sexualité, l’incapacité à reconnaître et respecter
le statut de « l’autre », d’infinies difficultés à distinguer la réalité de la fiction, des troubles
de l’identité, l’inflation du langage ordurier, et mille-et-un autres maux. La pornographie fut
même présentée comme la cause des « tournantes », ces viols collectifs organisés dans les caves
des immeubles des cités sensibles. « Tournantes » qui ont d’ailleurs totalement disparu des
médias : ont-elles subitement pris fin ou bien le sujet s’est-il démodé ?
306. E. Pierrat, Le Bonheur de vivre en Enfer, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2004, p. 58.
307. Cité par O. Bessard-Banquy, Le Livre érotique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll.
« Les Cahiers du livre », 2010, p. 132.
308. Ibid., p. 122.
309. M. Hasting, L. Nicolas, C. Passard, Paradoxes de la transgression, Paris, CNRS éditions, 2012,
p. 249.
164
À cette même période, une commission publique fut constituée, avec à sa tête Blandine
Kriegel, philosophe reconnue, pour trouver des moyens de remédier à ce « problème » qui
touchait aux « valeurs fondatrices du pacte social ». D’après Michel Hasting, chercheur au
CNRS, un tel discours public relève de l’invention ou de la dramatisation des préjudices
imputables à la pornographie310. Mais les effets de ce discours n’en restent pas moins effectifs :
sous toutes ses formes, la pornographie reste aujourd’hui indéniablement perçue comme
dangereuse pour la santé – « pathogène », « mauvaise pour l’épanouissement sexuel » – et
pour la sécurité – « criminogène », « attentatoire à la dignité humaine » –, finalement néfaste
pour la société et l’humanité dans leur ensemble.
Les procès de Rose Bonbon et Il entrerait dans la légende déclenchés au nom de la protection
de l’enfance tendent à confirmer qu’il s’agit bien là du dernier tabou. Pourtant, de telles
310. Id.
311. J.-J. Pauvert, Métamorphose du sentiment érotique, Paris, J.-C. Lattès, 2011, p. 312.
165
attaques – lorsqu’elles sont portées contre la littérature – relèvent, d’après le philosophe et
chercheur au CNRS Ruwen Ogien, d’une confusion entre les notions d’« offense » et de
« préjudice » au sein de la doxa : « Tous les crimes supposés commis par les représentations
sexuelles explicites sont des crimes sans victimes, ou dont les seules victimes sont des choses
abstraites, comme une certaine image idéalisée, romantique ou religieuse de la sexualité312. »
Une offense est une atteinte portée à un concept et non à une personne ou un groupe
concret de personnes. L’offense malmène des symboles, des croyances ou des idées. Elle ne
devient préjudice que lorsqu’elle se systématise, qu’il est impossible d’éviter son message et/
ou qu’elle vise des personnes particulières, concrètes. Par exemple, l’affaire des caricatures de
Mahomet constitue une offense à l’image du prophète dans la religion musulmane alors que
des propos injurieux formulés à l’encontre de la communauté musulmane sont un préjudice.
Un préjudice meurtrit directement un individu ou un groupe d’individus pour ce qu’ils sont,
alors qu’une offense n’est qu’une attaque portée contre ce en quoi ils croient.
Pour illustrer son propos au sujet de l’enfance, Ruwen Ogien utilise l’exemple de Présumés
Innocents, une exposition d’art contemporain tenue en 2000 au Centre d’arts plastiques
contemporains de Bordeaux. Cette exposition dura quatre mois et reçut quelques trente mille
visiteurs, dont des élèves d’école primaire accompagnés de leurs instituteurs. Pourtant, elle fut
boycottée par le maire Alain Juppé, censurée par le guide culturel de la ville et la diffusion des
affiches dans le Grand Bordeaux fut interdite.
Les œuvres présentées étaient regroupées autour de l’idée que l’enfance n’est pas totalement
dépourvue de toute pensée coupable en lien avec la violence ou la sexualité.
312. R. Ogien, La Liberté d’offenser ; Le sexe, l’art et la morale, Paris, La Musardine, coll. « L’attrape-corps »,
2007, p. 44.
166
Les photographies les plus controversées – celles représentant des enfants nus dans des poses
suggestives – étaient balisées dans l’exposition, les visiteurs par avance prévenus de leur
caractère possiblement choquant. Pendant toute la durée de l’exposition, aucune plainte ne
fut enregistrée. Ce n’est que quelques mois après sa fermeture que l’association de protection
de l’enfance La Mouette déposa plainte contre le responsable du CAPC de Bordeaux pour
« diffusion de message violent, pornographique ou contraire à la dignité humaine accessible à
un mineur » et « diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique ».
En 2006, les commissaires de l’exposition étaient mis en examen, avant que l’accusation ne
soit finalement jugée nulle en 2011 par la Cour de cassation.
Pour Ruwen Ogien, cette affaire montre précisément l’amalgame qui tend à être fait de nos
jours entre une offense faite à une image symbolique de pureté de l’enfance et un préjudice
réel commis envers un ou des mineurs.
Les mineurs sont aujourd’hui considérés comme des êtres purs, fragiles, fondamentalement
asexués et dénués de pensées coupables ; ce qui, au regard de nombreux témoignages donnés
dans des autobiographies – ponctuées ou non de scènes érotiques – est souvent démenti. Le
seul cas de Rousseau exprimant dans ses Confessions un trouble sexuel lors de la célèbre scène
de la fessée en est un exemple concret. Mais le fait d’inclure l’image de l’enfance dans une
représentation artistique à caractère sexuel reste à ce jour une transgression d’importance
167
majeure. D’ailleurs, le fait d’évoquer l’existence d’une vie sexuelle pour des êtres perçus comme
non-sexualisés par la société – comme les handicapés ou les personnes âgées – provoque
également le malaise.
On peut étendre ce raisonnement aux procès contre les titres Rose Bonbon et Il entrerait dans
la légende : ces livres seraient donc bien, d’après l’expression de Ruwen Ogien, des « crimes
sans victimes », des crimes contre l’enfance en tant que concept inviolable, et non contre
les enfants en tant que personnes. De part leur statut de livres de littérature, il semble très
improbable que ces livres se retrouvent entre les mains d’enfants qui les liraient de bout en
bout. Toutefois, si cela devait arriver et malgré l’absence de preuves formelles en la matière,
l’idée que leur construction psychique pourrait s’en trouver durablement perturbée demeure
– ce pour quoi la loi laisse aujourd’hui le bénéfice du doute.
Le délit d’incitation
Un autre argument porté contre la littérature mettant en scène des crimes pédophiles est
celui du délit d’incitation – argument qui avait été mis en avant au cours des procès de 2002.
Aujourd’hui, il est légalement reconnu comme délictueux d’inciter au meurtre, à la violence,
à la pédophilie, etc.
168
sur ses lecteurs ? Le problème principal est que l’auteur n’émet à aucun moment de jugement
moral sur les pratiques qu’il décrit et laisse au lecteur le soin de se faire sa propre opinion.
313. J.-J. Pauvert, Nouveaux et moins nouveaux visages de la censure, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 151.
314. R. Ogien, La Liberté d’offenser ; Le sexe, l’art et la morale, op. cit., p. 7.
169
Au moment où la censure étatique était encore vive, ce « mérite littéraire » était un point
déterminant dont dépendait ou non le soutien apporté à un livre interdit. Dans Nouveaux
et moins nouveaux visages de la censure, Jean-Jacques Pauvert relate la façon dont il tenta de
mettre en lumière cette injustice de traitement315.
Pour l’outrage aux bonnes mœurs, je tiens à votre disposition les épreuves d’un petit roman
pornographique sans mérite littéraire, écrit par un inconnu pour gagner un peu d’argent. Il n’y
a donc aucune confusion possible : c’est le seul problème de la liberté d’expression qui, là aussi,
est posé dans toute sa pureté.
En réalisant cette demande, il quittait volontairement le rôle d’éditeur pour revêtir celui
de militant. Il cherchait à mettre en lumière l’injustice d’un pouvoir qui censurait les titres
pornographiques au seul motif qu’ils n’étaient pas « dignes » de la langue française : en publiant
un texte dont la seul caractéristique est qu’il est pornographique, sans visée intellectuelle ou
esthétique, il soulignait directement cette distinction dans le traitement juridique des livres.
315. J.-J. Pauvert, Nouveaux et moins nouveaux visages de la censure, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 23-
30.
170
La moitié seulement des éditeurs répondirent à sa lettre, et seules quatre réponses furent
positives, dont celle de Christian Bourgois « sous réserve de la qualité du texte ». Tous les
autres soulignaient la provocation et le manque de sérieux de l’initiative : « on ne peut pas
publier n’importe quoi ». Ces éditeurs tenaient certes leur rôle légitime, mais mettaient de côté
le combat pour une liberté d’expression indifférenciée. Car pour Jean-Jacques Pauvert, c’est
bien de cela qu’il s’agit : tout le monde est prêt à prendre la défense d’une liberté d’expression,
mais non pas de la liberté d’expression. Pour l’éditeur, le mérite littéraire est le prétexte le
plus « hypocrite » et le plus utilisé, toujours de nos jours, car il protégerait et garantirait
l’existence de certains livres tout en justifiant la censure ou le mépris d’autres livres. S’il
reconnaît volontiers l’aspect provocateur de son action, il souligne pourtant que le traitement
juridique ne devrait jamais être différent en fonction d’un quelconque mérite de l’accusé. Car
dans ces cas, qui est apte à juger de la qualité d’un texte ? La critique – si tant est qu’elle soit
unanime – peut-elle prendre la place du juge ? De même, les juges ou le ministère de la justice
sont-ils aptes à se déclarer critiques littéraires ?
Il existe des exemples beaucoup plus récents de cette confusion des rôles. En 2001,
Michel Houellebecq, pour son roman Plateforme, était attaqué par l’association Promouvoir
pour « diffusion de message à caractère violent, pornographique ou attentatoire à la dignité
humaine susceptible d’être perçu par un mineur ». Le procès conduisit à la relaxe du prévenu
au terme d’un jugement surprenant :
[…] Si le propos litigieux développé par l’auteur défendeur, agrémenté de scènes sexuelles
complaisamment décrites, peut certainement paraître incongru, choquant ou révoltant, l’ouvrage
en cause n’en est pas moins dénué de toute valeur artistique ou littéraire, ainsi d’ailleurs que l’ont
estimé nombre de critiques et de journalistes. Dès lors l’infraction alléguée n’est pas constituée
dans son élément matériel.316
La qualité littéraire ferait donc bien, encore aujourd’hui, obstacle au délit : elle rendrait le
livre « excusable », « admissible ». Pourtant, un an plus tard, ce même tribunal correctionnel
condamnait en première instance l’éditeur Léo Scheer pour la publication de Il entrerait dans
la légende, que le rendu du jugement qualifiait ainsi : « Il n’est qu’une succession ininterrompue
316. Cité par A. Chavagnon, « Les mœurs », in Le Livre noir de la censure, sous la direction d’Emmanuel
Pierrat, Paris, Seuil, 2008, p. 164.
171
de scènes, décrites avec une extrême crudité, de meurtres sauvages et de sévices sexuels […]
peu important les intentions de l’auteur quant au genre littéraire recherché317. »
Il y a là un réel problème d’identité juridique de l’écrit pornographique. Un problème qui,
d’après Olivier Bessard-Banquy, se double d’une mauvaise réputation dans les médias et donc
dans la considération de la doxa :
Le problème de l’écriture galante reste entier : banalisée socialement, elle est mal aimée de la
presse car jugée peu sérieuse en raison de ses visées lubriques. On lui dénie encore toute ambition
esthétique alors même que les classiques du genre sont en « Pléiade ».318
Une exigence de qualité que l’on ne demande pas nécessairement aux autres œuvres littéraires.
Une œuvre qui a pour vocation l’excitation sexuelle reste aujourd’hui nécessairement plus
condamnable ou suspecte qu’une autre ayant pour objectif le rire, les larmes ou la peur.
L’ambition de provoquer l’excitation reste perçue comme « indigne », comme si certaines
émotions étaient pourvues de noblesse alors que d’autres resteraient éternellement basses.
***
Force est de constater que la censure étatique n’existe plus dans ses formes traditionnelles.
Le pouvoir exécutif tend à se désintéresser des questions de mœurs ; la censure en la matière
apparaît d’un autre temps, il est devenu trop politiquement incorrect de censurer les livres pour
de telles raisons. Pourtant, la possibilité de le faire existe toujours : les lois qui le permettent
sont toujours en vigueur et rien n’en interdit l’usage ; il suffirait sans doute que l’air du temps
change, ce qui pourrait possiblement se produire. Des institutions privées se sont d’ailleurs
chargées de reprendre ce flambeau délaissé par le pouvoir en profitant des effusions toujours
virulentes dans le débat public sur la question de mœurs et d’une tendance de retour au
conservatisme.
Les textes érotiques conservent une aura « mauvaise » : littérature médiocre, mauvaise pour la
santé, dangereuse pour la société. L’argument de la protection des mineurs est devenu roi et
a remplacé l’ancien « outrage aux bonnes mœurs ». Le discours moral investit désormais les
théories sur la psychologie de l’enfance, ce que notent les juristes : « Désormais, les messages
172
ne seraient plus interdits parce qu’ils outragent les mœurs, mais parce que, outrageant les
mœurs, ils seraient susceptibles de présenter un danger pour les mineurs319. »
Dès 1978, Michel Foucault relevait dans un débat radiophonique que le rôle de l’État
n’avait finalement pas tout à fait déserté le domaine des mœurs :
L’État ne se présenterait plus comme le garant d’une moralité publique qui devraient, selon lui et
grâce à lui, s’imposer à tous, mais au contraire, comme le protecteur des personnes faibles. Il ne
s’agirait plus de justifier d’éventuelles mesures coercitives en disant « il faut défendre la pudeur
universelle de l’humanité », mais plutôt d’affirmer « il y a des gens pour qui la sexualité des autres
peut devenir un danger permanent » […] Ce qui se dessine, c’est un nouveau système pénal, un
nouveau système législatif, qui donnera pour fonction non pas seulement de punir ce qui serait
infraction aux lois générales de la pudeur, mais de protéger des populations ou des parties de
population considérées comme particulièrement fragiles.320
D’après Foucault, c’est une translation de l’image de l’État qui serait en train de s’opérer. Un
pouvoir dont le rôle empirique – la façon réelle dont il agit – est resté le même, mais dont le
rôle idéal – la façon dont il donne à voir ses agissements – s’est modifié. Ce rôle de protection
des faibles, en l’occurrence les mineurs, rappelle pourtant étrangement la protection des
femmes aux siècles précédents, lorsqu’elles étaient encore jugées inaptes au recul nécessaire
face aux messages de la littérature licencieuse. La question n’est pas de juger de la pertinence
ou non de cette protection concernant les femmes ou les enfants, mais bien de s’arrêter sur
les faits : on sanctionne aujourd’hui les mêmes textes qu’hier, mais avec des méthodes et des
outils différents. La censure étatique n’est plus, mais le discours public réprobateur persiste
encore, sous des formes nouvelles... et moins nouvelles.
173
Conclusion
174
L’histoire millénaire du texte érotique a prouvé qu’il s’agissait d’un objet fondamentalement
ancré temporellement, aussi bien par sa forme que par son contenu. Il a suivi toutes les modes
de l’évolution de la littérature, du conte au poème, de la pièce de théâtre à l’échange épistolaire
en passant par la confession et bien sûr le roman. L’érotisme n’a ignoré aucune des formes de
l’écrit. Tour à tour, il a été romantique, réaliste, surréaliste, et cela bien souvent sous la plume
des grands auteurs du patrimoine littéraire mondial pour lesquels il fut un exercice de style
apprécié à travers les âges. Il a été traversé par de nombreux courants de pensée – humanisme,
anarchisme, féminisme, etc. – ; a été le témoin actif de bouleversements socio-politiques et
spirituels, comme aux moments de la Réforme et de la Révolution ; il a été influencé par les
découvertes scientifiques aux premières heures de la psychanalyse et des sondages opérés dans
l’inconscient.
En tout cela, la littérature érotique est finalement infiniment semblable à la littérature générale :
une véritable éponge sociale, un marqueur de son époque. C’est en même temps au regard de
la moralité de ces mêmes époques qu’elle a toujours été jugée et si souvent condamnée depuis
ses heures les plus anciennes. Plus ou moins tolérée en fonction des moments de l’histoire et
des cultures, elle a conservé au fil des siècles une indéfectible odeur de soufre. Mise à l’index,
mise au bûcher de la vindicte des moralistes et des censeurs de tout poil, la clandestinité a
longtemps été pour grande part constructrice de son identité. On lui a prêté tous les maux
et tous les travers. Successivement anti-religieuse, immorale, dangereuse ou mauvaise, on
l’a longtemps considérée comme le fait d’athées, de dépravés, de déviants, de malades, de
sous-écrivains ; et pervers ou ignorants ceux qui la lisaient. Parallèlement, elle fut synonyme
175
de rejet des convenances et des ordres anciens, un espace de la libre pensée qui à la fois
entraîne et découle de la liberté des corps. Son acceptation et sa reconnaissance ont toujours
été soumises aux aléas de l’évolution cyclique des mœurs et du rapport à la sexualité. Avec
la rapide libéralisation débutée dans les années 1960, elle s’est faite terrain de la lutte pour
l’affranchissement de la parole et sa massification est devenue un symbole du relâchement du
rigorisme morale. Puis, avec le monde du livre dans son ensemble, elle a été prise au jeu des
lois du marché, du marketing et de la rentabilité.
Bien qu’à l’heure actuelle la littérature érotique soit entrée pour ainsi dire en « normalité »,
elle souffre toujours de certaines formes de censure. Non pas de censure au sens académique
176
du terme, étatique et institutionnalisée, mais de censures plus insidieuses, moins voyantes
et moins systématiques, qui répondent à la définition qu’en donne la sensibilité populaire
– tout acte qui, d’une façon ou d’une autre, et pour un motif ou pour un autre, consiste en
la condamnation ou l’interdiction, partielle ou totale, d’un message, que ce soit avant ou
après sa diffusion. Une pression qui se manifeste aujourd’hui sous les masques d’« atteinte
à la pudeur », « à la personne », « à l’image », « à la dignité humaine », le tout aggravé par
un climat de panique morale autour de la pornographie et de la protection des mineurs.
Les procès déclenchés par les ligues de vertu et les défauts de référencement orchestrés par
les grands acteurs du web maintiennent la littérature licencieuse dans un environnement
instable, où l’on ne sait jamais quand et qui l’épée de Damoclès frappera. Parallèlement, et
malgré une liste infinie d’exemples contraires, l’image de « mauvaise littérature » reste collée à
la peau des textes érotiques : condamnés à faire leurs preuves, ils sont toujours immuablement
suspectés de nullité.
À bien des niveaux, force est de constater que la littérature osée ne s’est pas encore totalement
débarrassée de sa pelure de sorcière. Directeur des éditions Blanche, Frank Spengler rappelle
ce simple exercice : « Faites l’essai un jour de lire lors d’un dîner en ville un passage d’un livre
érotique et vous êtes sûrs de créer la surprise ou le malaise. Faites le même exercice en lisant
un roman d’Amélie Nothomb et voyez le résultat321. » Malgré une société qui fait mine de nier
sa gêne, il est évident qu’elle demeure. Il n’y a pas la même portée dans la confidence de lire
un thriller violent et la confidence de lire un livre érotique. D’ailleurs, il est étrange de voir
combien la violence est bien mieux acceptée dans la société : des adolescents du monde entier
s’arrachent des jeux vidéo comme Call of Duty ou GTA – en dépit de leurs effusions sanglantes
hyper-réalistes allant jusqu’à des scènes de torture322, et bien que largement déconseillés aux
moins de dix-huit ans, il ne sont pas interdits à la vente aux mineurs en France.
Pouvons-nous pour autant imaginer un jeu autorisé à la vente aux mineurs dont le but serait
non pas de tuer mais de faire jouir les personnages ? Qu’en serait-il si les soldats de plomb
321. Cité par O. Bessard-Banquy, Le Livre érotique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll.
« Les Cahiers du livre », 2010, p. 231.
322. A. Iseli, « Une séance de torture divise les fans de GTA V », L’essentiel Online, 30.09.2013,
disponible sur http://www.lessentiel.lu/fr/hi_tech/story/Une-seance-de-torture-divise-les-fans-de-
GTA-V-15275307 [consulté le 16.08.2014].
177
pouvaient s’emboîter ? Qu’est-ce qui au juste fonde la distinction entre le profond rejet de la
pornographie et la tolérance de la violence ?
323. M. Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, vol. 1, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994,
p. 92.
324. Cité par J.-J. Pauvert, La Littérature érotique, Évreux, Flammarion, coll. « Dominos », 2000, p. 123.
178
pourtant son aura transgressive. La banalisation généralisée n’a en rien permis d’accroître la
connaissance de ce « fragment de nuit », et peut-être, finalement, est-ce largement préférable
pour la littérature, qui pourra continuer d’en explorer les méandres et d’en proposer ses
propres interprétations.
179
Extrait du procès Sade – deuxième instance –
contre l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, 1958
181
Questionnaire
Vous
1. Êtes-vous un homme ou une femme ?
2. Quel âge avez-vous ?
Vous et la lecture
3. Combien de livres lisez-vous par an en moyenne ?
0 – 5 ? 5 – 10 ? 10 – 20 ? 20 et plus?
8. Aviez-vous déjà lu des livres érotiques avant de lire Cinquante nuances de Grey ?
9. Même sans en avoir lu, que pensiez-vous de ce genre de littérature ?
182
14. Si vous l’avez lu en format papier, dans quels lieux l’avez-vous lu ?
Uniquement chez vous ? Aussi dans les transports ? Dans des lieux publics?
16. Aviez-vous peur d’être jugé(e) sur le fait que vous lisez ce livre ? Si oui, pour quelle
raison ?
17. Pensez-vous que l’on puisse facilement juger les gens qui lisent ce genre de littérature ?
18. Avez-vous dit à vos proches que vous lisiez ce livre ?
19. Si non, pourquoi ne leur avez-vous rien dit ?
20. Avez-vous lu d’autres romans érotiques après ? Si oui, lesquels ?
21. Si non, comptez-vous le faire ? Si non, pourquoi ?
22. Auriez-vous lu (ou avez-vous déjà lu) un livre considéré comme pornographique, écrit
de façon crue et n’incluant pas d’histoire d’amour ?
23. Est-ce que Cinquante nuances de Grey a changé votre vision des livres érotiques ?
Pourquoi ?
Commentaire libre
Avez-vous apprécié la lecteur du livre ? Pour quelles raisons ?
183
Résultats
Sexe
Âge
184
Lectures habituelles
185
Le panel de lecteurs et la littérature érotique
186
Modalités d’achat et de lecture de Cinquante nuances de Grey
Découverte du livre
Support utilisé
187
Cas du support papier
moyen d’obtention
188
Ont parlé de leur lecture à leurs proches
189
Réponses croisées
Personnes qui avaient des a priori négatifs sur la littérature érotique (35 %)
Estiment que le jugement existe
oui : 100 %
non : 0 %
Ont parlé de leur lecture à leurs proches
oui : 96 %
non : 4 %
Ont lu d’autres livres érotiques après Cinquante nuances de Grey
oui : 40 %
non, mais le souhaitent : 16 %
non, et ne le souhaitent pas : 44 %
190
Bibliographie
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p. 7-14
192
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l’ordre moral », diffusée le 10.12.2013, disponible sur http://www.franceinter.fr/emission-
vos-desirs-sont-mes-nuits-derriere-la-protection-de-lenfance-le-retour-de-lordre-moral
Interview radiophonique du philosophe Laurent de Sutter, dans l’émission radiophonique
Vos désirs sont mes nuits, France Inter, sur le thème : « L’érotisme est-il puritain », diffusée le
05.12.2013, disponible sur http://www.franceinter.fr/emission-vos-desirs-sont-mes-nuits-
lerotisme-est-il-puritain
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Toffier, Renaud, « 50 Shades of Grey : du «porno pour ménagères» dans les librairies »,
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20121017ARTFIG00603-du-porno-pour-menageres-dans-les-librairies.php [consulté le
27.07.2014]
193
Table des matières
Introduction 3
194
2.1.2 La valeur transgressive de l’érotisme 70
2.1.3 La valeur transgressive de l’objet livre 73
2.1.4 L’objet interdit : attractivité de la transgression 74
2.1.5 Le livre érotique : objet de sensualité 77
2.2. La transgression des limites légales 80
2.2.1 « La littérature licencieuse est anti-religieuse » 83
2.2.2 « La littérature licencieuse est contre-révolutionnaire » 85
2.2.3 « La littérature licencieuse est immorale » 86
2.2.4 « La littérature licencieuse est dangereuse » 90
2.3 La transgression des limites morales 95
2.3.1 L’abjection du corps et de ce qui s’y rapporte 96
2.3.2 Cacher le mot obscène : purger le langage 98
2.3.4 Un peu de sérieux... 99
2.3.5 L’ordre moral pris de court par la libéralisation 102
2.3.6 Les femmes et la littérature érotique 103
195
3.4.3 Les ligues de vertu : avatars d’une société d’émotions 153
3.4.4 L’autocensure 157
3.4.5 L’ordre moral des géants d’internet 158
3.5 Une littérature toujours « mauvaise » 164
3.5.1 Les nouveaux critères de l’inacceptable 165
3.5.2 Le « mérite littéraire » 169
Conclusion 174
Annexe 181
Bibliographie 191
196