La Litterature Vietnamienne Entre Modernite Et Tra
La Litterature Vietnamienne Entre Modernite Et Tra
La Litterature Vietnamienne Entre Modernite Et Tra
Souleymane FOFANA
Introduction
A
l' instar de beaucoup de pays d'Afrique, le Vietnam a subi pendant
de très longues années la colonisation française. Celle-ci a non
seulement bouleversé les structures sociales et politiques de ce
petit pays de l'Asie mais aussi et surtout a influencé le mode de pensée
notamment en ce qui concerne la littérature. Pham Van Ky, écrivain
vietnamien qui a séjourné en France depuis 1938 jusqu'à sa mort, à
travers deux récits fictionnels, de belle facture a abordé, dans les romans:
Frères de sang et Celui qui règnera quelques problèmes auxquels la
société vietnamienne est confrontée. On peut citer, entre autres, l'éternelle
opposition entre modernité et traditions.
Dans le cadre de notre analyse, nous avons décidé de plancher sur
ce sujet. Et ce, pour une raison principale. En effet, réfléchir sur le thème
: "Modernité et traditions" revient également à examiner les rapports
entre colonisateur et colonisé.
L'Occident, au nom de sa "prétendue" mission civilisatrice, au nom
également de la modernité n'a-t-il pas fait table rase des traditions
millénaires des pays colonisés ? C'est pourquoi, l'intérêt majeur de ces
deux romans est qu'ils montrent avec précision "la physionomie du
colonisé" et donne de précieuses informations sur le drame de sa situation.
Il met également en exergue la conduite du colonisateur et du colonisé et
les rapports qui les liaient l'un à l'autre. En effet, le couple "colonisé-
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60 Chimères
colonisateur," bien qu'étant antinomique reste cependant lié par une
communauté de destin car "sans colonisé, il n'y a pas de colonisateur et
sans colonisateur, il n'y a pas de colonisé." 1 Cela peut s'appliquer
également au couple "traditions-modernité," objet de notre réflexion.
Comment peut-on croire au confucianisme, au culte des ancêtres, au
taoïsme, à l'animisme et intégrer les valeurs occidentales qui n'accordent
aucune importance à ces croyances citées_ci-dessus? End' autres termes,
comment modernisme et traditions peuvent-ils cohabiter? Ou encore est-
il possible d'appartenir, à la fois, sans perdre son identité, à la culture du
colonisé et à celle du colonisateur? Telles sont quelques unes des
questions auxquelles nous aurons à répondre dans notre analyse.
Notre présente étude s'articulera autour de quatre points. De prime
abord, nous allons définir les thèmes de colonisation et d'identité qui
reviennent, de façon récurrente, dans la littérature vietnamienne. Ensuite,
nous allons essayer d'établir un rapport entre ces deux concepts. Dans la
deuxième partie de notre travail, nous allons suivre le même schéma en ce
qui concerne le couple "Modernité et traditions." Pour clore, nous
analyserons en quoi les romans Frères de sang et Celui qui règnera
peuvent être considérés comme l'expression de l'identité culturelle du
peuple vietnamien. Cela revient à dégager la signification politique, sociale,
religieuse, économique et la portée sémantique de ces deux œuvres.
Notre démarche pour étudier les romans soumis à notre investigation
va s'appuyer sur la socio-critique, méthode qui a l'avantage de tenir
compte de l'environnement socio-culturel dans la compréhension des
textes littéraires. Ensuite, nous utiliserons la méthode de commentaire et
d'explication de textes pour mieux saisir le sens du discours de l'auteur.
1. Colonisation et identité
1. Définition de la colonisation
Que signifie colonisation ? Il est difficile de donner une définition de
ce concept qui satisfasse tout le monde car le mot "colonisation" est
connoté idéologiquement. Un Belge ou un Français de l'administration
dont les pays ont eu des colonies ne définirait pas le mot colonisation de
la même manière qu'un Algérien, un Vietnamien ou un Sénégalais qui eux,
ont subi l'action de la colonisation. Pour les premiers, la colonisation
pourrait être perçue comme l'action de civiliser des peuples dits" non
évolués." Pour les seconds, c'est le fait de s'accaparer par la force des
richesses d'un pays, de pervertir la culture de ce peuple. Mais aujourd'hui,
beaucoup d'intellectuels s'accordent à dire que l'entreprise coloniale a
contribué à la dépersonnalisation du colonisé et à son acculturation.
La Littérature vietnamienne entre modernité et traditions 61
C'est cet aspect de la colonisation qui nous intéresse et que nous allons
définir en nous appuyant sur les idées d'écrivains comme Jean-Paul Sartre,
Frantz Fanon, Albert Memmi, Aimé Césaire...
Pour Frantz Fanon, le monde colonisé, à l'image del' ex-mur qui divisait
l'Allemagne en deux (l'Allemagne de l'ouest et l'Allemagne del' est ) est
"compartimenté." En témoigne cet extrait d'un passage tiré dans le livre
Les damnés de la terre:
À Hué, le traité de 1884 était signé depuis quatre ans. Dans les
nouvelles écoles, des bambins à la tête rasée, détournés de leurs
traditionnels Maîtres de caractères, ânonnaient avec conviction:
Nos ancêtres, les Gaulois ... On trichait avec son sang. On trichait
partout, avec tout. On trichait. (28-9)
À ce propos, Frantz Fanon dans son livre Les damnés de la terre écrit fort
justement:
Ici, on voit bien que le rapport entre colonisation et identité est perverti
puisque le colonisateur ne cherche pas à établir des rapports d'égalité
avec le colonisé, mais plutôt à le prendre en charge comme un enfant. Il
nie le "moi" du colonisé et cherche à lui substituer un autre "moi" qui est
plus proche de ses fantasmes et de sa vision du monde. C'est ce que
Jean-Paul Sartre souligne dans la préface du livre d'Albert Memmi Portrait
du colonisé5 en ces termes:
2. Définition de la tradition
La tradition peut être comprise comme la transmission de doctrines,
de légendes, de coutumes ... pendant un long espace de temps,
spécialement par la parole et par l'exemple. Dans les romans Frères de
sang et Celui qui règnera, la tradition du confucianisme, de la piété filiale
survit grâce à la transmission des coutumes de génération en génération.
Dans le roman Frères de sang, 1' étudiant vietnamien, après un séjour
de dix ans à l'étranger se rend compte dès son retour dans son pays de
l'immuabilité de la tradition. Juste après son retour, il fait le constat suivant
Nous, les fils du dragon et neveux des fées, nous vivons dans
le respect des traditions, dans la crainte des Esprits ... Mais,
voici un an, surgit ce révolutionnaire (il me désigna du doigt,
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formé à l'école de l'Occident. Il pénétra dans le village, il disloqua
le cortège des funérailles de sa mère, il ne se plia au Rite qu'à
mes objurgations réitérées, il dispersa peu après les reliques de
son père entre les mains de ses laquais, il projeta de redistribuer
les terres, il déchira les reconnaissances de dettes, il entreprit de
transformer en palais les masures de ses débiteurs, il insulta ses
beaux-parents, les préfets de notre circonscription, il renia avec
fracas, la femme que sa pauvre mère lui avait destinée, la violenta,
la frappa ... " (203)
Au total, l'acte d'écrire se justifie par le fait qu'il permet de créer une
instabilité et comme le dit si bien Charles Baudelaire, cité par Evelyne
Cosset dans le livre intitulé Les Fleurs du Mal 10 : "La poésie permet
d'atteindre un désir insatiable d'illimité" (35). Le langage utilisé dans les
deux romans est très poétique, ce qui dénote l'importance de la poésie
dans la culture vietnamienne. Ensuite, Frères de sang et Celui qui règnera
sont des romans adressés à un public occidental. De ce point de vue,
l'écriture devient facteur de libération puisqu'elle permet de réhabiliter
les valeurs culturelles des peuples colonisés. À ce propos, Aimé Césaire11
affirmait dans le Cahier d'un retour au pays natal: "Et si je ne sais que
parler, c'est pour vous que je parlerai. Ma bouche sera la bouche des
malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de ceux qui
s'affaisent au cachot du désepoir" (9).
L'une des missions de la colonisation n'était-elle pas d'apporter la
civilisation aux peuples dits "non évolués" ? En présentant les valeurs .
culturelles, politiques, et sociales de son pays, Pham Van Ky veut
indirectement montrer que la colonisation a utilisé de fallacieux arguments
pour agresser les peuples colonisés. En d'autres termes, avant l'arrivée
de l'Occident, le Vietnam n'était pas désert de culture. Loin s'en faut! Les
romans Frères de sang et Celui qui règnera nous montrent le dynamisme
de Ja culture de cette partie del' Asie. En ce sens, on peut dire que ce sont
des romans engagés culturellement même sil' écrivain ne prône pas l'usage
de la violence contre le colonisateur.
2. Plan social
La majorité des Vietnamiens ont compris le bien-fondé des réformes
de l'étudiant. Cependant, certaines personnes qui jouissent des bienfaits
de la tradition restent réfractaires au changement. Les deux romans ne
proposent aucune issue pour concilier ces deux positions antagonistes.
L'étudiant accusé d'avoir coupé la langue de Bay est conduit à la capitale
pour purger sa peine et le peuple qui ne sait rien du "complot" pense que
leur nouveau "roi," celui qui règnera, s'absente de façon momentanée.
Déjà on se met à rêver. Un des villageois fait l'observation suivante dans
le roman Celui qui règnera: "Notre village ayant abrité un roi, nous ne
paierons plus d'impôts" (242). On peut d'ores et déjà affirmer que les
idées de progrès, de modernisme de l'étudiant vietnamien qui connaissent
déjà un réel engouement populaire vont survivre même si ce dernier
diparaissait un jour. "Les hommes passent, les idées restent," telle peut
être la leçon morale de cette oeuvre.
3. Plan religieux
Le héros-narrateur veut améliorer le quotidien de ses compatriotes
mais il se garde de s'attaquer au fondement spirituel (le bouddhisme) de
la société vietnamienne. Tous les changements sont possibles mais ceux
qui touchent à la foi des individus sont plus difficiles à réaliser.D'ailleurs
dans les romans Frères de sang et Celui qui règnera, il n'y a aucun
passage qui indique quel' étudiants' est converti à la religion chrétienne.
Sa quête de modernité est plus sociale que spirituelle. Même s'il n'adhère
pas à toutes les valeurs du bouddhisme, il sait que la religion est très
La Littérature vietnamienne entre modernité et traditions 73
Conclusion
Notre souci premier, tout au long de ce travail de recherche a été de
montrer comment la littérature vietnamienne naviguait entre modernité et
traditions et d'examiner également les rapports entre colonisateur et
colonisé. Aussi, l'analyse du thème: "modernité et traditions" dans les
romans Frères de sang et Celui qui règnera nous a permis de comprendre
la complexité de ce sujet. En effet, le couple modernité et traditions, bien
qu'étant antinomiques de nature sont obligées de vivre ensemble. De la
même manière que les deux faces d'une même médaille. La modernité
pourrait être perçue comme un bond que les hommes essaient de faire
dans le futur et la tradition, une fidélité au passé.
· Le véritable problème posé dans les romans Frères de sang et Celui
qui règnera se résume à la question de choix entre le passé et le futur.
Tous les peuples développés ont été à un moment ou à un autre confrontés
à cette problématique. L'Europe a connu son véritable essor économique
au XVIII ème siècle (siècle des lumières) quand la science et la technologie
ont occupé une place prépondérante dans la société. Le Japon, bien vrai
que n'ayant pas renié ses traditions a envoyé au début du XIXème siècle
les plus brillants de ses enfants à l'école Occidentale pour apprendre
comme le dit Cheikh Hamidou Kane, dans /'Aventure ambiguë, "l'art de
vaincre sans avoir raison." Aujourd'hui, le Vietnam, comme beaucoup de
pays en voie de développement, se trouve en face de cette brûlante
équation à savoir régler le "différend" entre modernité et traditions. Dans
les romans Frères de sang et Celui qui règnera, l'écrivain ne propose
aucune solution pour résoudre ce délicat problème. Il se contente de
présenter le conflit traditions et modernisme. Et la fin du roman Celui qui
règnera laisse un arrière goOt d'inachevé au lecteur. La grande majorité
des Vietnamiens adhèrent aux idées de modernisme mais l'initiateur de ce
changement, l'étudiant Vietnamien, est emprisonné. En outre. le pouvoir
de la tradition reste intact puisque rien n·indique dans les deux romans
que les Vietnamiens ont décidé de tourner le dos à la piété filiale, à
l'animisme, au confucianisme ... Comme pour dire que le conflit traditions/
modernité n'est pas sur le point de prendre fin. Peut-être que les
Vietnamiens devront suivre la voie japonaise à savoir trouver un "savant"
dosage entre traditions et modernisme afin que les deux visions du monde
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puissent cohabiter sans tomber forcément dans des affrontements
fratricides.
En réalité, la tradition et le modernisme sont complémentaires. La
tradition peut être perçue comme l'ensemble des valeurs de civilisations
d'un peuple. Elle englobe les mythes d'une société.
Le besoin de créer des mythes répond à un souci d'équilibre
psychologique de l'homme: celui de prendre pour vrais nos fantasmes,
nos craintes, nos aspirations, en un mot tous les sentiments enfouis dans
notre inconscient qui nous aident à vivre et que nous n'arrivons pas
toujours à exprimer de façon rationnelle. Partant de ce constat, on peut
dire que la tradition participe à l'équilibre psychologique del' homme tout
comme le modernisme aussi. Nous ajouterons simplement que la diversité
est facteur d'enrichissement et l'histoire de l'humanité prouve que les
pays qui sont aujourd'hui les plus puissants du monde, à l'exemple des
États-Unis sont ceux qui ont su s'ouvrir sur l'extérieur tout en gardant
leur identité nationale.
Notes