Penser Le Lien Entre Langage, Travail Et Didactique Des Langues: Modélisations, Façons de Voir, Façons de Faire

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Revue Langage, Travail et Formation

Penser le lien entre langage, travail et didactique des langues…

Penser le lien entre langage, travail et didactique des langues :


modélisations, façons de voir, façons de faire.

Florence Mourlhon-Dallies
Professeure en Sciences du langage, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité,
Laboratoire Education, Discours, Apprentissages (EDA).
Projet « Language for Work » Centre Européen des Langues Vivantes.

Préambule
Le point de vue adopté est celui d’une spécialiste de l’enseignement du français langue
étrangère aux publics professionnels, qui a été formée à ses débuts à l’analyse du discours
d’école française (au CEDISCOR, Université de la Sorbonne nouvelle Paris 3) puis qui a exercé
en didactique du français sur objectifs spécifiques pour peu à peu s’initier à l’ingénierie de
formation et à l’analyse du travail. Ont ainsi été traversés les plans du langage, de la
didactique et du travail, découverts dans cet ordre mais sans cesse réarticulés ces vingt-cinq
dernières années.
Un second cheminement a également été déterminant pour aboutir à l’état des lieux et à la
prise de recul actuels : l’engagement dans un projet du Centre Européen des Langues
Vivantes (CELV) entre 2012 et 2015, projet consacré aux différentes manières de concevoir
et d’implémenter des formations en langues à des fins professionnelles pour les adultes
migrants et des minorités ethniques. Intitulé « La langue pour et par le travail » (Language
for Work), ce travail coopératif a permis d’accumuler des informations provenant d’une
vingtaine de pays (et accessibles à présent sur le site http://languageforwork.ecml.at). Cette
participation a en particulier ouvert le regard en direction des méthodologies des pays
anglophones, qui relèvent d’autres articulations entre langage, travail et formation.
Ainsi, l’expérience accumulée en contexte français et en contexte européen autorise
aujourd’hui un bilan : celui de la diversité des manières d’envisager le lien entre langage (L),
travail (T) et formation (F). Seront présentés dans cette contribution trois modèles
particulièrement présents dans le domaine des formations en langue (étrangère et seconde),
qui s’offrent respectivement sous la forme d’une grille, de cercles concentriques ou d’une
croix. Le premier modèle (ou « grille ») est pensé comme une mise en lumière de la part

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Florence Mourlhon-Dallies

langagière du travail (telle que définie par Boutet 2001) et s’inspire de la logique de liste
caractéristiques des référentiels. Le deuxième modèle (circulaire, dit aussi par « carte ») se
centre sur la personne formée, placée au cœur des enjeux de la situation de travail, et met
l’accent sur la progression individuelle par compétences dissociées. Le dernier (en « croix)
part d’une vision globale et organisationnelle du travail, quasi économique.
Pour résumer le propos, on peut donc se représenter le modèle par grille comme étant le
plus discursif, celui par cercles apparaissant comme le plus ancré dans le développement
formatif et celui en croix comme le plus soucieux des structures entrepreunariales et
institutionnelles.

GRILLE -- focalisation sur le langage

CARTE -- focalisation sur le processus


formatif

CROIX -- focalisation sur l'organisation du


travail

Nous examinerons séparément chaque modèle afin de voir comment chacun se déploie dans
le champ de la didactique des langues et d’exprimer comment au plan épistémologique
chaque modélisation prend corps sur un ensemble de notions qui mettent en tension
langage, travail et formation.
Mais avant d’entrer dans le détail de chacun d’eux, nous tenons à préciser qu’à nos yeux
tous ces modèles se valent (intellectuellement parlant). L’intérêt que l’on peut avoir à les
connaître et à les comprendre tient simplement au fait que chacun pré-oriente le type de
formation en langue qu’on peut mettre en place à partir de lui, ce dont il vaut mieux être
conscient quand on conçoit une formation ou un cours de langue à des fins professionnelles.

I. Le modèle par grille


Pour décrire chaque modèle, un ensemble de critères sera mobilisé, afin d’asseoir la
comparaison sur des bases objectivées. Seront systématiquement présentés : l’aspect visuel
de la modélisation, la conception sous-jacente du travail qui y est proposée, la notion clé

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permettant de cerner le lien entre langage et travail, la méthodologie d’intervention


didactique induite et quelques exemples d’opérations de formation.

Pour le modèle par grille, la formalisation la plus couramment adoptée est celle d’un tableau
qui liste les éléments de langage que l’on se doit de maîtriser pour l’exercice d’une profession
donnée. La vision sous-jacente du travail est celle d’un ensemble de tâches normées,
mobilisant des compétences professionnelles susceptibles d’être listées. Ces compétences
sont établies par métier et définies comme des assertions de capacités (« est capable de »).

Dans les grilles en question, l’articulation entre le professionnel et le langagier repose sur
l’hypothèse qu’une partie des compétences professionnelles à maîtriser relève du langagier.
On identifie dans cette optique la part langagière du travail (Boutet, 2001) en prenant appui
à la fois sur les référentiels métiers, sur des entretiens avec les professionnels eux-mêmes,
sur l’analyse des discours professionnels en circulation sur les lieux de travail et en observant
directement le travail effectif. Cette investigation du monde professionnel, qui se situe entre
analyse des besoins, analyse du travail et analyse de discours, a été particulièrement
détaillée dans le projet européen Odysseus (2004) mais aussi, en allemand, dans le guide
établi par Weissenberg (2013) à l’usage des formateurs en langue.

Dans le champ de la didactique du français langue étrangère, l’investigation de la part


langagière des métiers a pris la forme d’une mise en correspondance systématique entre
compétences professionnelles et compétences de compréhension, d’expression et
d’interaction. La démarche a été décrite précisément par Mangiante (2007 : 131) en termes
de référentialisation des professions. L’ancrage du projet didactique dans l’approche par
compétences développée en entreprise est alors affirmée : « C’est ici qu’un instrument peut
s’avérer utile, à savoir un référentiel de compétences langagières appliqué à l’exercice d’un
métier particulier, qui permettrait d’établir une comparaison « ligne à ligne » avec les
référentiels métiers qui ciblent de leur côté les compétences professionnelles propres à ce
métier ». La grille qui ressort de la démarche de référentialisation consiste en un tableau à
deux colonnes, comme illustré par Mangiante (ibidem) :

Référentiel de compétences Référentiel de compétences linguistiques


Infirmier/infirmière

Accueillir la personne, son entourage et identifier Comprendre et parler au moment de l’accueil


ses besoins à l’hôpital

Accomplir les préparatifs nécessaires aux soins Comprendre les prescriptions du médecin,
(dosage de médicaments, préparation des tant oralement que par écrit
instruments) Comprendre les notices des médicaments,
les modes d’emploi d’un outil ou d’un
matériel médical

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Florence Mourlhon-Dallies

Cette présentation par grille, qui s’enracine dans les référentiels métiers, n’est toutefois pas
neutre aux yeux de certains chercheurs. Selon S. Zaouni-Denoux (2015 : 99), tout référentiel
de compétences relève d’un certain aplatissement qui traduit surtout une volonté de
normalisation et d’homogénéisation du travail : « Dans le modèle descriptif, la construction
d’un référentiel repose principalement sur la mise à plat de l’ensemble des éléments
constitutifs de l’activité et du milieu, présupposant que la saisie de l’existant est un préalable
absolu. Se mettent alors en place des procédures de recension puis de catégorisation
supposées ramasser exhaustivement les réalités professionnelles passées et présentes ». La
dynamique des pratiques serait alors oubliée, comme l’avait déjà mentionné Clot, dans son
opposition entre modèle descriptif et modèle compréhensif. Par ailleurs, rien ne garantit
que le référentiel ne donne pas une image « politiquement correcte » des métiers, en
laissant de côté des compétences moins avouables que d’autres, et pourtant capitales pour
être embauché ou maintenu dans l’emploi comme le souligne Mispelblom-Beyer (2015).
Tout en étant conscient de la pertinence de ces réserves, on peut comprendre l’intérêt de
ces listes et tableaux pour l’enseignement des langues à des fins professionnelles, en
particulier pour les publics préprofessionnels ou pour les jeunes professionnels qui changent
de pays et ont besoin de se figurer les attentes de leur employeur.
On peut aussi remarquer que les référentiels ainsi construits facilitent la préparation des
cours et des stages de formation en langue car ils offrent la possibilité de découper très
explicitement des séquences par objectifs (par compétence cible). Ils entrent en parfaite
résonnance avec le courant d’enseignement du français à des fins professionnelles qu’est le
Français sur Objectif Spécifique (FOS). Les principales étapes de la démarche FOS sont en
effet : une analyse préalable des besoins (observation postée minimale, enquête
sociolinguistique par questionnaires et entretiens) suivie d’une analyse des discours écrits et
oraux dominants (prototypiques). Ces deux analyses conduisent ensuite à la didactisation
des éléments saillants récurrents, séquencés en objectifs, puis ordonnés en une progression
qui intègre, outre la dimension pragmatico-discursive, une sensibilisation interculturelle.
Par-delà le courant du FOS, les modèles reposant sur des référentiels s’harmonisent
parfaitement avec L’approche par compétences du CECRL telle qu’exposée par Beacco (2007)
approche qui développe elle-même une variante de grille, avec les volets discursif,
stratégique, fonctionnel (grammaire+lexique) et interculturel. La référentialisation des
professions est donc parfaitement symétrique avec l’approche communicative et post-
communicative en didactique des langues.
Il faut ajouter qu’avant même le communicatif, la notion de compétence s’était diffusée en
didactique des langues pour toutes sortes de contextes comme l’atteste la grille ci-après :

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Compétence langagière Situation/Genre discursif type Matériau langagier

Réception orale

Production orale

Réception écrite

Production écrite

Compétence avait à l’époque un sens proche d’habileté langagière (aptitude à communiquer


à l’oral, à l’écrit) qu’il s’agissait de développer chez les étudiants en langue en fonction de
situations cibles, la plupart du temps extraprofessionnelles.
Sans remonter trop avant dans le temps, il apparaît que la notion d’acte de langage, très
souvent mobilisée depuis quarante ans en Sciences du langage, est l’armature conceptuelle
qui permet tous ces découpages. Dans telle situation, on effectue telle action, par telle voie
(rédaction, appel téléphonique, exposé) en recourant à tels outils langagiers. Les situations
de travail étant normées, routinisées, on peut alors établir les matrices types correspondant
aux tâches professionnelles. A cet effet, on se focalise sur le volet langagier de la
communication professionnelle, lequel se voit fragmenté en une cascade de points à
enseigner. Cette fragmentation est d’ailleurs caractéristique des modèles descriptifs,
conduisant à une sorte de « grammatisation » que Zaoudi-Denoux (2015 : 100) décrit comme
suit : « Les éléments sont dissociés, analysés, recomposés comme s’il s’agissait de créer une
grammaire professionnelle ».
Avec le premier type de modélisation, d’inspiration pragmalinguistique, c’est donc le langage
qui est le point focal de la construction didactique. Mais dans le deuxième type, c’est la
personne au travail qui constitue l’élément central de la modélisation.

II. Le modèle par carte


Le deuxième modèle a l’allure d’une carte formée de cercles concentriques traversés par des
axes, lesquels visualisent les enjeux du travail (ce qui est mis en jeu, dans le contexte local et
global de l’activité). Les cercles s’organisent autour de l’activité professionnelle de l’individu
formé, ce qui replace le métier dans le cadre plus englobant de l’organisation de travail. Le
cercle central est relatif à l’activité propre à la personne (sa mission personnelle de travail), le
deuxième cercle est celui de son environnement immédiat de travail (ses collaborateurs les
plus proches, ses clients et fournisseurs directs), le troisième cercle englobe l’entreprise ou
l’institution où la personne travaille ; le quatrième cercle enfin, le plus extérieur, couvre
l’ensemble du domaine économique et professionnel dans lequel la personne s’insère. Dans
un tel modèle, le travail est pensé comme activité pluricontextualisée. Il constitue un espace
de développement dynamique d’une combinaison de représentations, de paroles, de
postures, au sein desquelles l’individu puise, se choisit, se construit, se perd parfois.

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Florence Mourlhon-Dallies

Mission
personnelle

Collaboration
immédiate

Institution de
rattachement
Branche
d’activité

Une telle modélisation correspond, en didactique des langues, au courant dit Français
Langue Professionnelle (FLP) mis au point entre 2004 et 2009 par Florence Mourlhon-Dallies
et Mariela de Ferrari. Elle s’adresse en priorité à des personnes déjà dans l’emploi, qui vont
connaître un changement de poste, une promotion, ou bien ont migré dans un pays
francophone pour y exercer leur profession. Le modèle global (transversal) présenté par De
Ferrari (2007) a été décliné par cette didacticienne pour différents contextes professionnels
(aide à la personne, métiers de la petite enfance, hôtesse de caisse, métiers du BTP). La
modélisation est également testée en Allemagne pour l’allemand langue étrangère et
seconde, où elle s’est diffusée lors de conférences (Mourlhon-Dallies, 2011, 2014) et
d’opérations de formation de formateurs (dont une à Hambourg, en 2014, au sein du réseau
Integration durch Qualizierung).

Plus récente et moins connue que le modèle par grille, cette modélisation s’enracine dans un
terreau conceptuel différent. Le modèle porte certes le nom de Carte de Compétences mais
en se référant à la définition de compétence au singulier, telle qu’elle a été développée par
Le Boterf dans ses récentes publications. Une telle centration sur la compétence a été
notamment développée en formation des adultes par Mayen et alii (2010 : 32) qui précisent
que : « la compétence n’est pas une substance mais la relation dynamique d’une personne
avec des situations ou des classes de situations ».
Pour les initiateurs du FLP (dont nous sommes), par-delà les listes de compétences
préétablies, il s’agit donc d’agir avec compétence, c’est-à-dire d’être capable, en contexte de
travail, de faire face aux problèmes et aux situations nouvelles en activant un certain nombre
de ressources à l’échelle de l’individu et/ou du groupe. A ce titre, les onze axes du modèle
peuvent être pensés comme onze axes de déploiement de l’agir professionnel, répartis en
trois pôles (réflexif, organisationnel et communicationnel). L’arrière-plan conceptuel
prioritairement mobilisé n’est donc pas celui des Sciences du langage. L’accent est plutôt mis

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sur l’analyse du travail, croisée dans un second temps avec les préoccupations de la
didactique des langues.

Pôle Pôle
communicationnel réflexif

Situer son métier


dans le dispositif
global de travail

Rédiger un courriel

Gérer le temps

Pôle
organisationnel

Dans cette modélisation par carte, le développement professionnel est privilégié : chaque
axe du modèle permet de mesurer l’intégration plus ou moins avancée de l’individu dans son
environnement de travail 1 sur un plan précis : la verbalisation de l’activité de travail, la
connaissance du cadre juridique d’exercice de la profession, la transmission de consignes, la
gestion du temps, etc. En partant du point central des cercles concentriques dans un
mouvement centrifuge, on peut visualiser le chemin à parcourir axe par axe pour améliorer
sa professionnalité. Le modèle est donc étroitement lié au champ de la formation des
adultes, avec une forte dimension réflexive. Il admet aussi, contrairement aux référentiels
par grille, que l’on puisse dominer un type de tâche relevant d’un axe tout en n’étant pas
encore au point dans un autre domaine de compétences liées à un autre axe, ce qui le lie à
l’apprentissage différencié des compétences tel que posée par Carton (1995) pour la
didactique des langues. La carte de compétences (nommée aussi Outil de Positionnement
Transversal) a ainsi une double fonction : elle permet de visualiser la pratique professionnelle
(fonction descriptive) et de reconnaître l’existence de compétences partielles, développées à

1
La démarche FLP s’adresse en priorité à des personnes déjà dans l’emploi qui veulent évoluer au sein d’une
structure donnée mais le fait même qu’elle amène à se positionner par rapport à des métiers voisins en a fait
progressivement un instrument d’orientation de publics hors de l’emploi, comme dans le cas d’Avenir Jeunes,
pour les 16-25 ans (Conseil Régional d’Ile de France).

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Florence Mourlhon-Dallies

des degrés de maîtrise différents, par-delà les niveaux scolaires ou indépendamment de


l’échelle des qualifications professionnelles officielles (fonction diagnostique). Le schéma ci-
après (qui fait place à une figure sans symétrie particulière, à onze côtés) est l’exemple d’un
positionnement d’employé réalisé sur les onze axes lors d’un bilan individuel, avec toute la
variété d’expertise que l’on trouve généralement d’un axe à l’autre :

Situer son métier


dans le dispositif
global de travail

Rédiger un courriel

Gérer le temps

Par rapport au modèle par grille, il faut ajouter que la modélisation sous forme de carte fait
place également aux aspects les plus informels de l’activité professionnelle. La carte aborde
la parole interstitielle (Grosjean, 2001) non fonctionnelle et plus généralement la question de
la vie verbale au travail (Boutet, 2008) : parler pour consolider les liens, parler pour occulter
la pénibilité de la tâche, etc. Il ne s’agit pas seulement de lister ce qu’il faut savoir dire
correctement, mais de saisir le statut de la parole, d’identifier ce qui peut être dit, à quel
moment, et à qui. Est également traitée la place du silence, de la parole différée, à partir de
cas et d’expériences vécues et partagées. La réflexion s’oriente ainsi vers l’examen de
l’intégration de l’individu au sein de communautés de pratiques, avec des ateliers proches de
la clinique de l’activité, qui interrogent les postures et les paroles. Les cultures
professionnelles tacites sont alors décryptées. Un moyen d’y accéder peut être la tenue
éventuelle de journaux de bord (Demont, 2015) en langue maternelle et en langue cible, afin
de prendre conscience des normes d’action et des pratiques langagières caractéristiques des
milieux professionnels ciblés. On voit là qu’il ne s’agit pas d’une approche par métier ou par
situation, mais d’une prise de recul par rapport à des pratiques et des représentations des
pratiques légitimes dans un contexte donné.

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La notion d’acte de langage est alors supplantée par celle du travail prescrit et du travail
effectif, qui fait place à une vision stratégique de l’activité professionnelle, centrée sur une
dynamique de perfectionnement et d’accès à une compréhension fine des enjeux du travail.
Au plan disciplinaire et académique, on est alors proche de la logique de la didactique
professionnelle, qui s’attache à décrire l’activité de travail pour en faire surgir la complexité
et utilise cette prise de conscience à des fins de professionnalisation. En suivant cette
logique, la formation en langue double donc un processus de professionnalisation qui la
porte et l’enrichit.

Un exemple de pratique liée à cette modélisation peut être extrait de la formation à la carte
de compétences que nous avons donnée à Hambourg, pour le métier d’aide infirmière
(Krankenschwesterhelfer/in). Il s’agissait de contribuer à la prise de conscience de ce qu’est
ce métier, à partir du commentaire de photographies présentant des situations
professionnelles qui y sont rattachées, ces vignettes étant extraites d’un site web de la Croix
Rouge. Pour le premier cercle (correspondant au niveau opérationnel), le formateur
demande simplement à la personne formée d’identifier et de nommer en langue cible les
tâches professionnelles représentées. Au besoin, il peut mélanger les légendes des
photographies, afin d’offrir une aide à la verbalisation si la personne formée manque de
vocabulaire. Au stade du deuxième cercle de la carte (niveau expérimenté), le formateur
conduit à verbaliser les tâches visibles mais demande aussi si ces tâches sont fréquentes,
typiques du métier, et également partagées avec d’autres métiers voisins. Il vérifie ainsi si la
personne se situe dans une équipe, si elle voit ce qui lui incombe ou si au contraire elle reste
dans le flou. Au niveau du troisième cercle (confirmé), toujours dans un mouvement
centrifuge par rapport au modèle concentrique, le formateur interroge sur le caractère
urgent de la tâche, sur la responsabilité quant à la gestion de cette tâche, en mobilisant
l’organigramme de l’institution type dans laquelle elle est contextualisée. Il mesure alors si
l’individu est capable de se mouvoir mentalement dans le dispositif de travail dont il relève
et s’il peut aussi se projeter dans d’autres postes qui constitueraient pour lui une promotion
éventuelle. Enfin, au niveau du cercle le plus englobant (encadrant), le formateur peut
utiliser les mêmes photographies mais en demandant cette fois si son interlocuteur est
formé à ces tâches lors de son cursus professionnel, si elles sont présentées à la marge de la
formation ou si elles sont si récentes que des employés anciens n’y ont pas forcément été
préparés. La discussion demande à la personne interrogée d’adopter le regard d’un
responsable ou d’un futur formateur au métier en question. Au plan langagier, il faut pouvoir
manier la comparaison, maîtriser les trois périodes passé, présent, futur en les mettant en
perspective, ce qui est plus complexe que d’opérer la description d’un service ou de nommer
des tâches. On voit par là-même que la notion de progression langagière est dans un tel
modèle comme prise dans celle de la complexification du regard porté sur l’activité de travail.
On remarque aussi que l’objectif langagier n’est pas posé comme premier, mais se développe
en symbiose avec le processus de professionnalisation qu’il vient étayer.

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III. Le modèle en croix


Le dernier modèle présenté, en croix, est très présent dans le monde anglophone (au
Royaume Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande) qui l’a vu naître. Cette modélisation
repose sur une vision toute autre que les deux précédentes. Elle se focalise sur le travail
pensé comme une activité de production, de distribution, de commercialisation, travail
encadré, stimulé ou freiné par des lois. On a affaire à une vision organisationnelle de
l’activité professionnelle, à la croisée de communautés (locales, par branches, nationales,
internationales) plus ou moins bien articulées. Cette contextualisation multidimensionnelle
se matérialise par une croix dans les travaux de Unwin et alii (2011), composée d’un axe
vertical (« Structure of Production ») et d’un axe horizontal (« Stages of Production ») au
carrefour desquels le travail se constitue comme espace de déploiement langagier plus ou
moins favorable.

International Governance

National State Government

Sector Regulatory Bodies

Organisational Ownership

Senior Management

Sourcing
Raw Manufacture Wholesale Distribution Regional Divisions Retail Consumption
Materials

Local Workplaces

Le travail est alors pensé comme un espace de développement du langage et de la


communication qui favorise plus ou moins le transfert éventuel de connaissances langagières
acquises en cours de langue. Un exemple est donné par le groupe de chercheurs du
programme UKCES (UK Commission for Employment and Skills) dans la revue Praxis n°7, au
Royaume-Uni, à propos d’une usine de fabrication de sandwiches. Alors que le personnel
avait été formé au plan lexical à une meilleure connaissance des ingrédients et de leur
variété, il a peu à peu perdu cet acquis linguistique. Les chercheurs ont alors compris que la
pression des distributeurs, principaux clients de l’usine (axe horizontal), a conduit, pour faire
baisser les prix en rayon, à prendre la décision (axe vertical) de spécialiser chaque usine dans
la fabrication d’un ou deux type/s de sandwiches. Cette décision managériale qui modifie le
lieu de travail a en fait restreint les possibilités d’apprentissage par le travail (moindre variété
des ingrédients et des assemblages) et a également rendues moins fréquentes les opérations
de formation. D’où l’appauvrissement des compétences lexicales des employés, qui ne tient

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pas à une mauvaise méthodologie d’enseignement ni à un nombre insuffisant d’heures de


formation.

Le point de focalisation n’est donc pas ici la langue et son enseignement (modèle 1) ni le
développement personnel et professionnel (modèle 2) mais l’analyse du contexte
organisationnel du travail. Le champ disciplinaire dans lequel s’ancre cette vision est celui des
Workplace Studies, développées par Billett et vulgarisé par Bourgeois et alii (2012, 2014)
mais aussi par Filliettaz (2012).

Cette vision de la place de travail comme un tout organisé mettant en jeu plusieurs échelles
organisationnelles est également partagée par les sciences de la communication. Ainsi, pour
la Suède, Günnarson (2009) trace tous les échanges d’un service d’une administration avec
ses extérieurs, pour entrer dans une compréhension fine de l’activité langagière au travail et
embrayer sur une analyse de discours professionnels. Avec d’autres ancrages théoriques, en
France, Rabardel et Six (1995 : 39) proposent « d’analyser un emploi en fonction de son
insertion dans le système d’ensemble que constitue l’entreprise » et « de considérer toutes
les entrées et les sorties (en termes de documents, d’objets reçus, transformés, produits, par
qui etc.) ». Le lieu de travail, pris dans son feuilletage contextuel, devient alors le point
d’appui qui permet de comprendre les pratiques langagières écrites et orales des
professionnels observés.

Au plan didactique, cette priorité donnée à la place de travail conduit à s’intéresser à


l’environnement de travail comme à un levier permettant d’améliorer l’apprentissage (même
s’il faut préciser que la question de la motivation et les aptitudes individuelles à apprendre
ne sont pas évacuées totalement du propos). Selon cette conception, une opération de
formation en langue n’est pas automatiquement pensée comme un enseignement
« classique » par cours ou lors de stages. La réponse formative est liée à l’activité de travail
elle-même, le plus souvent en revenant sur ce qui s’y passe : on apprend alors par le travail,
selon le courant du Learning through Work, qui se ramifie à présent tant dans le monde
anglophone que francophone, comme en témoigne la récente synthèse de Filliettaz et alii
(2015). On améliore aussi sa compréhension et son expression directement sur le site
professionnel lui-même, et de plus en plus souvent, la formation en langue s’apparente à un
aménagement langagier du poste de travail. C’est par exemple ce que fait dans le monde
hospitalier quelqu’un comme A. Braddell en Angleterre, qui délivre (entre autres) au
personnel médical migrant des vademecums conversationnels sous forme de fiches
plastifiées de la taille de la poche de la blouse. C’est aussi ce que fait entre autres Kerstin
Sjösvärd en Suède dans les services de gérontologie de Stockholm en formant les collègues
immédiats des personnels migrants à l’aide et à l’accompagnement langagier. Dans ce projet
suédois ArbetSam 2, est initiée une formule combinant une petite proportion de cours
formels, à des échanges réflexifs informels réguliers (avec des collègues tuteurs), le tout
2
http://www.aldrecentrum.se/Global/TDAR/Outline_of_the_ArbetSam_approach.pdf

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Florence Mourlhon-Dallies

étant complété par un apprentissage non formel sur le lieu de travail. De telles formules
impliquent un suivi sur la longue durée, qui est souvent une alternative à des cours plus
classiques ayant montré leur limite. L’accent est mis sur l’apprentissage, bien plus que sur
l’enseignement (à la différence du modèle 1, par grille).

Conclusion

Au terme de ce parcours, il apparaît donc que grille, carte, croix, ne sont pas que des
figurations anecdotiques permettant de bâtir plus commodément des formations en langue
à des fins professionnelles. Elles traduisent des visions particulières du lien entre langage et
travail, qui orientent les formateurs vers des pratiques d’enseignement et d’apprentissage
aux priorités distinctes. Nul besoin d’établir des hiérarchies ni des préférences entre ces
différentes modélisations (et celles qui pourraient se présenter à l’avenir à notre réflexion).
Chacune est plus ou moins adaptée à un public lui-même plus ou moins inséré dans l’emploi,
dans des contextes culturels variés.

Notre but en présentant ces trois sortes de modélisation était d’ouvrir le répertoire des
enseignants de langue et des formateurs en langue à d’autres horizons que ce qu’ils
pratiquent habituellement. Notre objectif, par-delà les préoccupations didactiques, était
aussi de montrer combien l’articulation entre trois champs différents – l’analyse du travail,
l’analyse des discours et la didactique des langues – peut se réaliser sous des formes
différentes, ce qui augure d’échanges nombreux et prometteurs au sein de la revue en ligne
du réseau LTF, dont le présent article de ce premier numéro se veut une porte ouverte sur
une certaine forme d’interdisciplinarité respectueuse des apports de chacun.

Bibliographie

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