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THÈSE

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ GRENOBLE ALPES


École doctorale : SHPT - Sciences de l'homme, du Politique et du Territoire
Spécialité : Architecture
Unité de recherche : Méthodes et Histoire de l'Architecture

La trame : outil pluriel de l'architecte. Vers une pensée de la maison


industrialisée selon Pierre Lajus et Fabien Vienne
The frame : plural tool of the architect. Towards a thought of the
industrialized house according to Pierre Lajus and Fabien Vienne
Présentée par :
Manon SCOTTO
Direction de thèse :
Catherine MAUMI Directrice de thèse
Professeur, Conservatoire national des arts et métiers

Rapporteurs :
Véronique BIAU
INGENIEUR HDR, ENSA Paris-La Villette
Jean-Baptiste MINNAERT
PROFESSEUR DES UNIVERSITES, Sorbonne Université
Thèse soutenue publiquement le 15 décembre 2022, devant le jury composé de :
Catherine MAUMI Directrice de thèse
PROFESSEUR, CNAM PARIS
Véronique BIAU Rapporteure
INGENIEUR HDR, ENSA Paris-La Villette
Jean-Baptiste MINNAERT Rapporteur
PROFESSEUR DES UNIVERSITES, Sorbonne Université
Richard KLEIN Examinateur
PROFESSEUR, ENSAP Lille
Estelle THIBAULT Présidente
PROFESSEUR, ENSA Paris-Belleville
Guy LAMBERT Examinateur
MAITRE DE CONFERENCE, ENSA Paris-Belleville
Giulia MARINO Examinatrice
PROFESSEUR, Université Catholique de Louvain
Carine BONNOT Examinatrice
MAITRE DE CONFERENCE, Université Grenoble Alpes
NOTA BENE

Pour des questions de droits à l’image, seul le volume de texte du manuscrit de thèse est consultable
en ligne.
Initialement, un second volume comportant l’ensemble des éléments iconographiques de la thèse
accompagnait celui-ci.
LA
MANON SCOTTO

TRAME
OUTIL PLURIEL
de L’ARCHITECTE

Vers une pensée


de la maison industrialisée
selon Pierre Lajus
et Fabien Vienne
La trame : outil pluriel de l’architecte.
Vers une pensée de la maison industrialisée selon Pierre Lajus et Fabien Vienne
THÈSE
Pour obtenir le grade de Docteure de l’Université Grenoble-Alpes

École doctorale : SHPT – Sciences de l’homme, du Politique et du Territoire


Spécialité : Architecture
Unité de recherche : Méthodes et Histoire de l’Architecture

La trame : outil pluriel de l’architecte.


Vers une pensée de la maison industrialisée selon Pierre Lajus et Fabien Vienne

Présentée par Manon Scotto


Direction de thèse : Catherine Maumi

Rapporteurs
BIAU, Véronique, Architecte DPLG, Docteure en sociologie, Architecte-Urbaniste en chef de l’État, HDR
MINNAERT, Jean-Baptiste, Professeur en Histoire de l’art contemporain à Sorbonne Université, HDR

Thèse soutenue publiquement le 15 décembre 2022, devant le jury composé de :


BIAU, Véronique, Architecte DPLG, Docteure en sociologie, Architecte-Urbaniste en chef de l’État, HDR
(Rapporteure)
MINNAERT, Jean-Baptiste, Professeur en Histoire de l’art contemporain à Sorbonne Université, HDR
(Rapporteur)
KLEIN, Richard, Architecte DPLG, Docteur en Histoire de l’art, Professeur HDR en Histoire et Cultures
Architecturales ENSAP Lille (Examinateur)
MARINO, Giulia, Architecte, Docteur ès sciences, Professeure à l’UCLouvain (Examinatrice)
THIBAULT, Estelle, Architecte, Professeure HDR en Histoire et Cultures Architecturales ENSA Paris-
Belleville, (Examinatrice)
LAMBERT, Guy, Docteur en Histoire de l’Architecture, Maître de conférences en Histoire et Cultures
Architecturales ENSA Paris-Belleville (Examinateur)
BONNOT, Carine, Architecte, Docteure en Urbanisme (Mention Architecture), Maîtresse de conférences
en Théories et Pratiques de la Conception Architecturale et Urbaine ENSA Grenoble (Examinatrice)
MAUMI, Catherine, Architecte, Professeure HDR en Histoire et Cultures Architecturales ; Histoire et
théories de l’architecture et de la ville ENSA Paris-La Villette (Directrice de thèse)
Aux figures charismatiques.

À ma grand-mère et mon grand-père,


À ma mère et mon père,
À Fabien et Pierre,
Modèles de bienveillance, de curiosité et de bravoure.
Remerciements

À Catherine Maumi, pour son encadrement, son soutien et sa disponibilité à mon égard, et pour son
exigence, nécessaire à la garantie du sérieux du travail proposé ici.
Aux membres du jury, ayant accepté de relire et mettre en débat ce travail. Véronique Biau et Jean-Baptiste
Minnaert, en tant que rapporteur·es de cette thèse. Richard Klein, Estelle Thibault, Giulia Marino, Guy
Lambert et Carine Bonnot, en tant qu’examinateur·es de cette thèse.
Au ministère de la Culture, pour avoir financé ce travail sous la forme d’un contrat doctoral à temps plein
avec heures d’enseignement, durant trois années ; l’ENSA Grenoble, le laboratoire Méthodes et Histoire de
l’Architecture (MHA), l’Université Grenoble-Alpes et la SFR Territoires en Réseaux – qui m’a accordé une
bourse d’étude pour un voyage d’études à l’île de La Réunion en février 2019 – d’avoir participé au bon
déroulement de cette thèse.
Aux co-directrices et co-directeurs des chaires « Le logement demain » et « EFF&T », Anne D’Orazio,
Yankel Fijalkow, Antonella Tufano et Bendicht Weber, avec lesquels je travaille depuis un an au sein de
l’ENSA Paris-La Villette, pour leur compréhension et leur patience durant ces derniers mois de thèse. À ce
titre, je tiens à remercier l’ENSA Paris-La Villette d’avoir accepté d’accueillir la soutenance dans ses locaux.
Aux membres du laboratoire MHA, doctorant·es, docteur·es, chercheur·es, et son directeur Philippe Marin,
pour le cadre bienveillant de travail qu’ils ont rendu possible. À Francis, pour les discussions savantes,
témoins de son érudition, de son franc-parler et de sa tendresse, discrète mais ô combien honnête.
À l’ENSA Grenoble, et à l’ensemble de ses communautés étudiantes, enseignantes et administratives, de
m’avoir accueillie, et d’avoir constitué le cadre de vie quotidien de cette aventure intellectuelle. Mes pensées
vont particulièrement à Hélène Casalta, Isabelle Escande et Lucien, toujours soucieux de notre bien-être.

À Danielle et Rémy Meunier, d’avoir partagé leurs expériences réunionnaises au sein de la SOAA, de m’avoir
aidée à localiser des opérations EXN à travers l’île, et de nous avoir accueillis avec générosité au sein de leur
foyer, dont la piscine, les ‘Pad-Thai’ et le rhum arrangé ont su accompagner nos passionnantes discussions.
À Marie-Anne et Marc Cayla pour leur témoignage sur le travail dans l’agence SOAA à Paris.
À Jean-Jacques Terrin, de nous avoir accueillis chez lui, à Marmande, de nous avoir accordé un entretien et
permis de consulter ses archives personnelles. Je remercie également Nadia Hoyet, d’avoir accepté de nous
raconter l’histoire du réseau AVEC. À Monsieur Guirmand, de nous avoir reçu chez lui pour un entretien.
À Ana Bela de Araujo, Ève Roy et René Borruey, qui ont su, dès le Master, m’ouvrir les yeux sur la recherche
en architecture, et me donner l’envie d’en faire l’une des motivations professionnelles que je nourris
aujourd’hui. À Étienne Léna, enseignant bienveillant, d’avoir permis la rencontre avec Catherine Maumi et,
en un sens, initié cette trajectoire. À Bernadette Jugan, d’avoir toujours fait de nous des étudiant·es uniques.
À Xavier Dousson, pour le temps et les conseils qu’il m’a accordés, et les précieux enregistrements de ses
entretiens avec Fabien Vienne, particulièrement utiles à ce travail de recherche, qu’il a très généreusement
partagés avec moi.
À l’équipe du Centre d’archives d’architecture du XXe siècle de Paris, pour leur coopération, leur aide assidue
et les conditions d’accueil exceptionnelles dont ils m’ont fait profiter, en stage comme en consultations.
À Christelle Floret pour les nombreux échanges, les virées dans les archives et les séjours bordelais, faisant
naître une amitié et un travail collaboratif autour de la production de Pierre Lajus.
Aux habitants des maisons de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac de nous avoir ouvert les portes de leurs
logements, et d’avoir partagé avec nous des témoignages sensibles et enrichissants.
Merci à ceux des contrées réunionnaises, qui ont partagé avec nous leur vécu dans les cases Tomi-EXN.
À Yves-Michel Bernard, pour sa confiance, et son travail formidable pour une reconnaissance des architectes
et architectures du XXe siècle à La Réunion.

À mes relectrices de choc, Claire, Marie, Mélanie, Ève et Cécile, ma reconnaissance pour avoir pris le temps
et eu la patience de relire certains chapitres de cette thèse, et avoir su m’encourager et me conseiller dans les
moments de doutes qui ont ponctué la fin de ce marathon.
À Cécile Leonardi, qui a su me témoigner son soutien, son aide et son estime. Je me souviendrai longtemps
de nos longs échanges en terrasse, au téléphone, désireuses de refaire le monde, en tout cas de constamment
l’interroger. Un remerciement tout particulier pour Théa et Nathalie, dont je ne saurai décrire le rôle qu’elles
ont joué tant il fut complet : amies, collègues, confidentes.
Aux étudiant·es croisés sur mon chemin qui, par leur curiosité et leur soif d’apprendre, ont confirmé l’envie
de devenir, peut-être, enseignante en école d’architecture. À Juliette G., Thomas, Inès, Daniel, Robinson,
Léonie, Siméon, Jeanne, Clémence, Pernille, Yannis, Enzo S., Emma B., Jade, Juliette B., Manon, Lhoann,
Camille, Anne, Sarah, Marina et bien d’autres.
À mes collègues doctorant·es et docteur·es de l’ENSA Grenoble, camarades de galère avec lesquel·les il
était bon de se soutenir et de relâcher la pression, collectivement et dans la bonne humeur. Benoit, Nico’,
Maylis, Marie, Lucie, Élise, Mélina, Hugo, Étienne, Estelle et d’autres, merci pour les débats et les rires.
À Jean-Baptiste Hemery et Olivier Vanmellaerts, pour avoir toujours gardé un œil bienveillant, encourageant
et parfois amusé sur mon parcours depuis la deuxième année de ma licence en école d’architecture. Merci
aussi à Christine, Tania et Nicolas pour leur soutien et leur amitié.
À Fabien Vienne, pour m’avoir transmis son savoir, ses idées, ses expériences, et su m’accorder sa confiance,
installant un respect mutuel fort entre nous. Je ne saurai trouver les mots justes pour exprimer ma gratitude
à son égard. À ses enfants, Dalila, Zoé, Elie et Lucas pour la bienveillance dont ils ont fait preuve à mon
égard, et la générosité qui fut la leur à chacune de mes venues à Paris.
À Pierre Lajus, pour le temps précieux qu’il nous a accordé, à Christelle Floret et moi-même, lors de nos
entretiens enrichissants, dans sa maison de Mérignac comme dans son chalet de Barèges. Sa bienveillance,
sa curiosité et son sens du partage sont autant de composantes qui ont participé de nos échanges.
À mes proches – famille et amis – d’avoir enduré à mes côtés ces années de thèse, aussi enrichissantes que
déstabilisantes. Je leur serai toujours reconnaissante de leur soutien infaillible.
À mon compagnon, Steven Saulnier-Sinan, sans qui j’aurais baissé les bras plus d’une fois, et certainement
perdu la confiance fragile que j’accorde à mon travail. Traverser deux thèses simultanément constitue une
expérience de vie qui, je le crois, ne s’oubliera pas !
Résumé / Abstract

Si la trame semble être un outil usuel de la conception architecturale, commun à l’architecte novice comme
au plus aguerri, rares sont les travaux scientifiques qui lui sont consacrés. De surcroit, aucun ne traite du
processus d’appropriation que l’architecte met en place pour faire l’apprentissage de ses potentialités. Il peut
être question des fonctionnalités de la trame (Zeitoun, 1977), mais jamais des rouages adoptés par le
concepteur pour parfaire sa maitrise de cet outil, au fil de ses expériences. Forte de ce constat, cette thèse
se propose de décrypter le cheminement emprunté par l’architecte pour apprivoiser, décliner et faire sienne
cette méthodologie particulière du projet.
Lorsque certains praticiens auraient subi la profusion de réflexions que le XXe siècle a porté sur la trame,
parfois instrumentalisée par les institutions ou les industriels, d’autres en auraient fait un levier de création
et de réinvention de leur processus conceptuel. C’est le cas des architectes Fabien Vienne (1925-2016) et
Pierre Lajus (1930-), ayant fait de la trame un outil privilégié pour concevoir l’architecture. Enrichissant
constamment leur processus de conception de références et de retours d’expériences accumulés au gré des
occasions (prototypages, voyages, lectures, collaborations), ces architectes n’ont cessé de faire évoluer leur
usage de la trame.
En ce sens, cette thèse propose une approche biographique, visant à mettre en lumière les éléments de vie
des architectes qui auraient sensiblement orienté leur appropriation de la trame, et dessiné, en partie, leurs
trajectoires professionnelles ; ainsi qu’une approche analytique de leurs projets, pour comprendre comment
ils font usage de la trame dans leur processus de création, et réinterprètent les acquis conceptuels forgés au
cours de leurs carrières. En somme, être attentive aux architectes autant qu’à leur production, qu’elle soit
dessinée, écrite ou bâtie. Notre problématique vise ainsi à comprendre dans quelle mesure la trame, en tant
qu’outil de conception de l’architecte, lui assurerait d’appréhender pleinement la complexité de l’écosystème
du projet d’architecture. Développée en quatre parties qui interrogent les processus d’acculturation,
d’exploration, de mise à l’épreuve et de conceptualisation de la trame, la thèse éclaire les progressions de
l’architecte dans la maturation de son outillage de conception.
La maison industrialisée, articulant rationalisation de la conception, expérimentation constructive,
multiplicité des acteurs et évolutivité permanente des usages, en est le parfait banc d’essai. À ce titre, le
corpus d’étude repose, d’une part, sur des systèmes modulaires et constructifs ayant permis la production
de maisons en série (Système EXN, Fabien Vienne, 1974 ; Maison Girolle, Salier-Courtois-Lajus-Sadirac,
1966) ou l’ayant envisagé (Système Trigone, Fabien Vienne, 1960 ; Maisons Phébus et R5, Pierre Lajus,
1983-1985) ; et sur des réalisations singulières (Chalet de Barèges, Pierre Lajus, 1966 ; Maison-agence de
Mérignac, Pierre Lajus, 1973) d’autre part. Un ensemble de projets subsidiaires, imaginés par une diversité
de concepteurs (architectes, designers, artistes), éclaire ce matériau principal.
Loin de se résumer à un principe systématique, la trame – mobilisable à travers les phases, échelles et
partenariats inhérents au projet d’architecture ; porteuse d’une multiplicité d’enjeux (constructifs,
économiques, spatiaux, etc.) ; perfectionnée au fil des années ; nourrie des composantes variées de l’univers
culturel, expérientiel et relationnel de l’architecte – constituerait un outil conceptuel dont il peut couramment
faire usage tout en réinterrogeant, en permanence, son processus de création.
Abstract

If a frame seems to be a common tool of architectural design, common to the novice architect as well as to
the most experienced one, rare are the scientific works devoted to it. Moreover, none of them deals with
the process of appropriation that architects set up to learn about its potential. Framework might have been
a question of functionalities (Zeitoun, 1977), but never one of the processes adopted by designers to
improve their control on this tool, through their experiences. This thesis suggests therefrom to decode
architects’ pathway to domesticate, decline and endorse this particular methodology of projecting.
When some architects would have undergone the profusion of reflections that the 20th century brought to
the grid, sometimes instrumentalised by institutions or industrials, others would have made it a lever of
creation and reinvention of their conceptual process. This is the case of the architects Fabien Vienne (1925-
2016) and Pierre Lajus (1930-), who made the grid a privileged tool for designing architecture. Constantly
enriching their design process with references and accumulated feedback from experience (prototyping,
travel, readings, collaborations), these architects have continued to develop their use of the frame.
In this sense, this thesis proposes a biographical approach, aiming to highlight the elements of architects'
lives that would have significantly oriented their appropriation of the framework, and drawn, in part, their
professional trajectories; as well as an analytical approach to their projects, to understand how they make
use of the grid in their creative process, and reinterpret the conceptual achievements forged during their
careers. In short, to be attentive to architects as much as to their production whether drawn, written or built.
Our problematic aims to understand to what extent the grid, as a design tool for the architect, would ensure
that he fully understands the complexity of the ecosystem of the architectural project. Developed in four
parts that question the processes of acculturation, exploration, testing and conceptualisation of the grid, the
thesis sheds light on the progressions of the architect in the maturation of his design tools.
Industralised house, combining rationalisation of design, constructive experimentation, multiplicity of
actors and permanent evolution of uses, is the perfect test-bench. As such, the body of studies is based, on
the one hand, on modular and constructive systems that have enabled the mass production of houses (EXN
system, Fabien Vienne, 1974 ; Girolle houses, Salier-Courtois-Lajus-Sadirac, 1966) or having considered it
(Trigone system, Fabien Vienne, 1960 ; Phébus and R5 houses, Pierre Lajus, 1983-1985) ; and on singular
achievements (Pierre Lajus’ chalet, Barèges-1966; Pierre Lajus’ house-agency, Mérignac-1973) on the other
hand. À set of subsidiary projects, imagined by a diversity of designers (architects, designers, artists), sheds
light on this main material.
Far from being limited to a systematic principle, the grid – mobilised through the phases, scales and
partnerships inherent in the architectural project; carrying a multiplicity of issues (constructive, economic,
spatial, etc.); perfected over the years; nourished by the varied components of the cultural, experiential and
relational universe of the architect – would constitute a conceptual tool which he can commonly use while
constantly re-examining his creative process.
Notes aux lectrices et lecteurs

La richesse iconographique des fonds d’archives explorés pour cette thèse, ainsi que le désir latent de laisser
une place de choix à l’illustration pour ce qu’elle raconte des projets et des parcours des architectes étudiés,
nous ont conduite à opter pour une organisation du manuscrit en deux volumes :
- le premier est composé des textes du manuscrit de la thèse et de ses annexes ;
- le second est entièrement consacré aux illustrations (dessins, photographies, schémas, etc.) qui
accompagnent nos analyses.
Nous pensons que le plan de thèse, tel qu’il est formulé, permet de suivre l’évolution des idées des architectes
étudiés, tant par l’écrit que par l’image. De cette façon, si les deux volumes fonctionnent en binôme, l’un et
l’autre peuvent également être parcourus indépendamment, livrant nos réflexions selon des temporalités et
des modalités différentes. D’autre part, nous pensons que la cohérence de la production de Fabien Vienne
comme de Pierre Lajus autorise cette double lecture de la thèse. Chacun des volumes témoigne ainsi, nous
l’espérons, des filiations nées entre les projets et de l’évolution conceptuelle progressive de ces deux
architectes.
Malgré la difficulté qu’il y aurait à lire deux objets simultanément, nous avons choisi une reliure qui,
normalement, permet de laisser le volume d’illustrations ouvert sur la table. Ce choix a été fait afin de rendre
possible une lecture “à la main” du texte, et une lecture “sur table” de l’iconographie associée.
Une codification numérotée a été mise en place afin de permettre aux lectrices et lecteurs de se rapporter, à
partir du volume “Texte”, aux illustrations contenues dans le volume “Iconographie”. À ce titre, le premier
numéro correspond à celui du chapitre (de 0 à 12,0 correspondant à l’introduction, 1 au chapitre 1 etc.), le
second à celui de l’illustration elle-même. Par exemple, la douzième illustration du chapitre 3 sera
codifiée : (3.12).
Enfin, en ce qui concerne la mise en page de ces deux volumes, notre principale source d’inspiration fut
celle des ouvrages de Jacques Fredet publiés aux Éditions de La Villette. Pour cela, nous avons été conseillée
et accompagnée par la graphiste Vanessa Calvano, et par l’Imprimerie Launay à Paris 5e ,que nous
remercions vivement pour leur aide précieuse.
Sommaire

Remerciements .....................................................................................................................7
Résumé / Abstract ................................................................................................................9
Notes aux lectrices et lecteurs ............................................................................................ 13
Sommaire ............................................................................................................................ 15
Avant-propos ....................................................................................................................... 19
Introduction ........................................................................................................................ 21
Cadre de la recherche ........................................................................................................................................ 25
Cadres typologique, temporel et géographique............................................................................................. 31
Questions de recherche et hypothèses ........................................................................................................... 40
Corpus ................................................................................................................................................................. 45
Méthode .............................................................................................................................................................. 53

Partie 1 - S’acculturer. L’initiation auprès de figures intellectuelles influentes ................. 63


Chapitre 1 - L’école : le rapport à la pédagogie ........................................................................... 69
A - Des composantes de la formation initiale … ......................................................................................... 73
B - … aux modalités de la transmission ........................................................................................................ 81
Chapitre 2 - La rencontre : préfiguration d’une posture d’architecte .......................................... 93
A - De l’architecture traditionnelle à la charpente tridimensionnelle ........................................................ 97
B - Valeurs communes ................................................................................................................................... 103
C - Penser la ville nouvelle ............................................................................................................................. 111
D - Héritage de « Casa’ » : la trame 8x8 ....................................................................................................... 116
E - Des contraintes de l’urgence à la préciosité de la rencontre .............................................................. 123
Chapitre 3 - Les sphères professionnelles : terreau nourricier................................................... 127
A - Les cercles culturels et intellectuels ........................................................................................................ 133
B - Les agences parisiennes de renom.......................................................................................................... 141
C - Les mentors : influences et positionnements ....................................................................................... 151

Partie 2 - Explorer. La découverte de référentiels subsidiaires ........................................ 169


Chapitre 4 - Le voyage : formation de l’architecte ..................................................................... 175
A - Voyager pour apprendre : une pratique usuelle des architectes ........................................................ 179
B - Une observation attentive de l’architecture vernaculaire .................................................................... 187
C - Pierre Lajus et le Japon : une expertise modulaire et dimensionnelle............................................... 201
Chapitre 5 - Les lectures : fenêtres sur le monde ....................................................................... 211
A - Les revues : découverte internationale et reconnaissance nationale ................................................. 213
B - Du Whole Earth Catalog à Shelter : lectures de l’auto-construction ...................................................... 229
Chapitre 6 - Le « faire » : premières expérimentations avec le bois .......................................... 239
A - Fabriquer de ses mains : du loisir à une « école » de la construction ................................................ 245
B - Le mobilier : banc d’essai de la modularité ........................................................................................... 253

Partie 3 - Mettre à l’épreuve. Les hypothèses de l’industrialisation ................................. 273


Chapitre 7 - Projets charnières : vers une pensée de la maison industrialisée en bois ............. 279
A - Le chalet familial Lajus : de la condition constructive au perfectionnement dimensionnel ......... 284
B - Trigone : du prototype au système sériel............................................................................................... 292
Chapitre 8 - La co-conception : partage d’un outil avec le constructeur................................... 309
A - Architectes et constructeurs : une entente à calibrer........................................................................... 313
B - Fabien Vienne et Maurice Tomi : rencontre de deux « grandes gueules » ....................................... 322
C - La Girolle : « une petite maison à l’architecture d’aujourd’hui » ....................................................... 338
Chapitre 9 - L’assistance architecturale : recherche et développement pour l’industriel ......... 353
A - Le groupe RACINE : des architectes auprès du géant Phénix.......................................................... 357
B - Phébus et R5 : deux modèles à l’essai .................................................................................................... 369
C - Architectes et constructeur : dialogue réel ou vitrine ? ....................................................................... 382

Partie 4 - Conceptualiser. L’ouverture à de nouvelles modalités projectuelles ................ 389


Chapitre 10 - De la fenêtre au logiciel : un déploiement des missions de l’architecte .............. 395
A - Penser le composant : le défi du réseau AVEC ................................................................................... 399
B - Assistance à la conception architecturale : l’outil informatique ......................................................... 419
C - De l’architecte au modélateur ................................................................................................................. 434
Chapitre 11 - Réinvestir la maison : appropriation et évolutivité ............................................... 439
A - « L’architecture absente de la maison individuelle » ? ......................................................................... 444
B - De la case réunionnaise traditionnelle à la case Tomi-EXN .............................................................. 448
C - L’évolutivité selon Pierre Lajus : l’usager au cœur de la conception de la maison ......................... 463
Chapitre 12 - La combinatoire : écosystème de conception ...................................................... 485
A - Plus grand que l’édifice : la ville et le territoire..................................................................................... 489
B - Plus petit que l’édifice : le jeu .................................................................................................................. 495
C - La trame : une filiation des projets ......................................................................................................... 508
D - Théories géométriques ............................................................................................................................ 518
Conclusion ........................................................................................................................ 529
Enjeux de la thèse............................................................................................................................................ 533
La pertinence d’un outil de conception ....................................................................................................... 534
Corpus “satellites” ........................................................................................................................................... 536
L’objet et le process ........................................................................................................................................ 539
L’historiographie.............................................................................................................................................. 540
Perspectives contemporaines : pédagogie, maîtrise d’œuvre et maison individuelle ............................ 542

Bibliographie .................................................................................................................... 551

Annexes ............................................................................................................................. 569


Fabien Vienne (biographie synthétique) ................................................................................... 571
Pierre Lajus (biographie synthétique) ....................................................................................... 575
Fonds d’archives......................................................................................................................... 583
Entretien avec Fabien Vienne (24/10/2015) .............................................................................. 585
Carnet de bord (Fabien Vienne) ................................................................................................ 599
Entretien avec Remy Meunier (03/2019) ................................................................................... 615
Entretien avec Marc et Marie-Anne Cayla (19/05/2018) ........................................................... 629
Entretiens avec Pierre Lajus ...................................................................................................... 639
par Manon Scotto (20/06/2018) .................................................................................................................. 639
par Manon Scotto et Christelle Floret (29/09/2018) ................................................................................ 653
par Manon Scotto et Christelle Floret (30/09/2018) ................................................................................ 665
par Manon Scotto et Christelle Floret (24/07/2019) ................................................................................ 681
par Manon Scotto et Christelle Floret (25/07/2019) ................................................................................ 701
par Manon Scotto (21/05/2020) .................................................................................................................. 717
par Manon Scotto (09/07/2022) .................................................................................................................. 729
Entretien avec monsieur Guirmand (30/10/2018) ..................................................................... 735
Carnet de bord (Pierre Lajus) .................................................................................................... 745
Avant-propos

Cette histoire commence par une rencontre.


Quoi de plus ordinaire ? Et pourtant.
Encore sur les bancs de l’école d’architecture de Marseille, mon chemin croise celui d’une
carte postale qui, si l’on romance un tantinet l’histoire, m’amène aujourd’hui à vous
présenter ce travail de recherche. (0.1)
Sur cette carte postale, se dévoile un chapelet de cubes à la blancheur immaculée,
disséminés sur une colline encore sauvage et boisée.
Il s’agit d’un projet de logements sociaux pour les ouvriers du chantier naval de La Ciotat.
Notre-Dame de la Garde, c’est le petit nom de cette résidence, construite en 1970, tout
près du Bec de l’Aigle, par l’architecte Fabien Vienne (1925-2016).
Au-delà de me passionner pour cette architecture dans sa dimension physique, je m’attache
à explorer les méthodes conceptuelles adoptées par son concepteur.
Trame, rationalité, géométrie.
Au vu du caractère lacunaire des études consacrées à cet architecte méconnu, il aura fallu
mener l’enquête sur cette opération ciotadenne, à la renommée encore discrète, mais à
l’esthétique pourtant si particulière.
Et même retrouver son concepteur, le rencontrer, l’apprivoiser, le côtoyer
quotidiennement.
Parallèlement, c’est avec ma casquette d’apprentie-architecte que j’expérimente les
potentialités de la trame dans la conception du projet d’architecture.
Avec elle, la peur de la page blanche semble se dissiper, l’organisation des espaces gagner
en logique, les dimensions perdre de leur abstraction.
Je ne le sais pas encore, mais je viens de rencontrer mon sujet de thèse.
Il n’est pas clair dans mon esprit, mais ses contours se dessinent lentement.
Le temps de prendre du recul, et de réfléchir au bienfondé de se lancer dans cette échappée,
m’éloignant du parcours que je m’étais initialement tracé :
“Diplômée en architecture, entrée en agence, elle fut heureuse et eut beaucoup de projets”.
Fascinée par le personnage singulier de Fabien Vienne, la tentation d’aborder cette
recherche comme une monographie consacrée à sa production sera forte, tenace même.
Il faut dire que le personnage ne laisse pas indifférent.
Néanmoins, nos discussions autour de la notion de « combinatoire », ainsi que les conseils
avisés de ma directrice de thèse, m’encourageront à faire dialoguer son approche avec celles
d’autres confrères, parfois réellement croisés au cours de sa carrière.
Ainsi débute cette aventure, qui aura duré un peu plus de six années.
Six années de questionnements, de doutes, et d’explorations exaltants.
Et vous l’aurez compris, de rencontres.

19
20
INTRODUCTION
“ L’un des plus anciens artisanats au monde, le tissage
à la main, est une méthode consistant à former un plan
pliable par l’entrelacement de fils à angle droit. Inventé
à l’ère précéramique, le tissage à la main est demeuré
jusqu’à ce jour essentiellement inchangé. Pas même
l’ultime mécanisation de cet artisanat entrainée par
l’introduction des machines électriques n’aura altéré
le principe fondamental du tissage […]
Dans le tissage […] un premier système de fils, la
chaîne entrecroise un second, la trame, à angle droit,
le mode de croisement définissant les différents types
de tissages. Au fil du temps, les différentes étapes du
maniement de la chaîne et de la trame subirent une
mécanisation qui conduisit la technique du tissage
à surpasser toutes les autres en efficacité. ”

ALBERS, Anni,
Du tissage, Les presses du réels,
Dijon, 2021, p. 17
“ L’immensité des trames, des patterns et des structures
de la forme-couleur est trésor commun où peut
puiser librement chaque créateur, chaque re-créateur
et chaque participant [...] N’a-t-on pas le droit
aujourd’hui de puiser librement dans la géométrie,
dans les gammes colorées, dans les réseaux, trames,
patterns et paramètres ? ”

VASARELY, Victor,
Notes brutes, 2016 [réédition 1973],
Éditions Hermann, Paris, pp. 155-157
Cadre de la recherche

« Il est manifeste qu’il existe, parallèlement à l’histoire des formes architecturales, une
histoire des méthodes de composition qui analyse en premier lieu la force motrice de
ces méthodes : le rythme dans toute sa diversité »1.

Voici le premier postulat de cette recherche : comprendre l’architecture non pas tant – ou
uniquement – par l’analyse de ses formes bâties, mais par celle des processus de conception
ayant concouru à sa réalisation. Comme le précise l’avant-propos, la trame est l’outil que
nous avons choisi d’étudier ici, par conviction personnelle, en tant qu’apprentie-
concepteure, et par héritage du legs conceptuel laissé par Fabien Vienne, croisé sur notre
parcours. Durant nos études en école d’architecture, la trame nous paraissait offrir une
« réduction d’incertitude »2 appréciable dans le cadre de la conception du projet. Nous
aidant dans le dimensionnement des espaces ou dans l’appropriation d’un site et sa
géométrisation, elle nous est apparue comme un « système de mesure qui réduit le champ
des possibles à des dimensions pertinentes »3. À partir de ce constat a émergé la conviction
que la trame n’est pas un outil désuet, mais fait partie de ceux qui évoluent avec les sociétés,
les innovations techniques, et donc avec l’architecture. Sans cesse renouvelée, la trame
aurait gardé sa place dans la conception architecturale d’aujourd’hui et de demain, méritant
d’être réinterrogée ce jour, de manière théorique comme pratique.
De ce point de départ nait une première interrogation : la trame, qui nous semblait évidente
dans le cadre de la conception du projet d’architecture, constitue-t-elle un principe
documenté à la hauteur de son emploi dans les agences d’architecture ?
Selon Moiseï Ginzburg, le rythme, qui est le fondement du langage architectural en tant
que mode de composition dynamique de l’architecture, caractérisé par sa permanence au
fil de l’Histoire, s’accomplit notamment à travers le concept de trame. En soulignant le rôle
compositionnel de la trame, l’auteur en rappelle l’une des facultés essentielles : celle de
constituer un principe de conception du projet architectural. Synonyme de rythme, la trame
appelle à la géométrisation des espaces, ainsi qu’au dimensionnement et/ou
positionnement des éléments architecturaux, se révélant être un outil conceptuel rationnel,
utile à l’architecte dans sa démarche de projet. De son côté, l’auteur Jean-Claude Bignon la
qualifie « d’assistant à la conception »4. Une autre des spécificités de la trame repose sur la
multiplicité des manières dont elle peut être mobilisée par l’architecte. Au-delà de constituer
une aide potentielle pour la réflexion du projet d’architecture, la trame incarnerait aussi un
outil de représentation, en tant que médium dessiné, ainsi qu’une méthode d’analyse de
l’architecture, qu’elle soit bâtie ou simplement figurée. C’est précisément la diversité des
enjeux associés à l’outil conceptuel de trame qu’il nous parait pertinent d’interroger ici.
Prenant pour postulat que la trame constituerait une méthode de conception, sinon une
terminologie, connu de l’ensemble de la communauté des architectes, novices comme

1 GINZBURG, Moiseï, COHEN, Jean-Louis, BERGER, Marina (trad.), Le rythme en architecture, Infolio, Gollion, 2010,
p. 90.
2 LEBAHAR, Jean-Charles, Le dessin d’architecte : simulation graphique et réduction d’incertitude, Éditions Parenthèses, Presses

Universitaires de France, Roquevaire [Paris], 1983.


3 BIGNON, Jean-Claude, « La trame. Un assistant à la conception technique », Cahiers de la Recherche Architecturale,

n°40, Éditions Parenthèses, 2e trimestre 1997, p. 32.


4 BIGNON, Jean-Claude, « La trame. Un assistant à la conception technique », op. cit., p. 30.

25
aguerris, ce travail de recherche en architecture se propose donc d’en esquisser certains
contours.
De prime abord, la trame peut se voir réduite à une forme de notion-valise à laquelle chacun
des acteurs du projet architectural peut accorder un sens différent, selon le dessein qu’il
affilie à cet outil :

Structurelle, compositionnelle, fonctionnelle


Contrainte, liberté, norme, potentiel
Micro, macro, méga
Bidimensionnelle, tridimensionnelle
Monodirectionnelle, multidirectionnelle

Autant de subtilités sur lesquelles nous reviendrons au fil de ce travail de recherche. De


cette complexité semble naître une frilosité quant à la tentative de définition de ses
pouvoirs. Ainsi, bien qu’elle constitue une « technique usuelle »5 du processus de
conception du projet d’architecture, la trame reste relativement peu traitée dans la littérature
scientifique de la discipline architecturale. À ce jour, si certaines productions scientifiques
font ponctuellement état de l’usage de la trame en architecture6, seuls quelques ouvrages et
articles7 sont entièrement consacrés à l’analyse de ses potentialités projectuelles. Parmi eux,
l’ouvrage de Jean Zeitoun, publié en 1977, pose les notions essentielles relatives à l’usage
des trames dans un travail de conception spatiale. Au seul terme de trame, l’auteur associe
trois usages : la trame compositionnelle, intervenant comme écriture de conception du
bâtiment ; la trame constructive régissant les éléments porteurs de l’édifice ; et enfin la
trame fonctionnelle qui organise l’espace8 (0.2). Plus encore, il établit une série de rôles que
l’architecte peut affilier à la trame : « principe organisateur de l’espace » ; « support privilégié
des codes architecturaux » ; « complexe architectonique » ; « système structurant du plan de
la composition »9. Au-delà de cette diversité d’appréhensions de la trame, que nous ne
pourrions véritablement départager, Jean Zeitoun fait état du pouvoir de synthèse
conceptuelle que peut recouvrir la trame, auquel nous adhérons dans le cadre de cette
recherche. À cette synthèse, l’auteur associe un principe d’intégration par lequel la trame se
révèlerait être « une tentative de conciliation entre deux termes classiquement séparés : le
tout et l’élément ». En tant que « procédé de recouvrement du plan selon un motif
régulier »10, la trame permettrait à la fois la lecture des parties du projet et de l’ensemble
dont elles dépendent. Cette thèse se propose d’aller plus loin en avançant que la trame
jouirait d’un pouvoir d’intégration de l’ensemble des dynamiques inhérentes au process de
création architecturale. Au-delà de relier le composant et l’édifice, la trame ferait entrer en
interaction les échelles, phases, acteurs du projet d’architecture.
D’autre part, ne serait-ce que par son intitulé, cette publication assume le cadre d’une
analyse se limitant à une étude des trames dites « planes ». En confiant à son lecteur que

5 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, Dunod, Paris, 1977, p. 5.
6 HAMBURGER, Bernard, VENARD, Jean-Louis, Série industrielle et diversité architecturale, Paris, La Documentation
française, 1977 ; LEBAHAR, Jean-Charles, Le dessin d’architecte : simulation graphique et réduction d’incertitude, Éditions
Parenthèses, Roquevaire, 1983.
7 Parmi eux, nous retiendrons principalement les suivants : BIGNON, Jean Claude, « La trame, un assistant à la

conception technique », Les Cahiers de la Recherche Architecturale, n° 40 « Imaginaire technique », 1997, pp. 29-38 ;
DELEMONTEY, Yvan, Perret et la trame au Havre. Du chantier à la forme urbaine, DEA, Écoles d’architecture de Paris-
Belleville, La Villette, Marne, Paris-Malaquais, Versaille et Institut français d’urbanisme, 2003 ; MALCURAT, Olivier,
La trame comme outil d’aide à la conception architecturale, TPFE, ENSA Nancy, 1997 ; ZEITOUN, Jean, Trames planes :
introduction à une étude architecturale des trames, Dunod, Paris, 1977.
8 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 59.
9 Ibid., pp. 5-7 ; p. 49.
10 Ibid., p. 49.

26
« de nombreuses questions relatives aux trames dans l'espace de dimension trois ne sont
donc pas soulevées ici »11, Jean Zeitoun anticipe d’ores et déjà une possible poursuite de
ses recherches. Une telle invitation nous engage à nous inscrire dans la continuité de ses
réflexions et à développer ce raisonnement par une étude du lien entre l’emploi de la trame
et une pensée de l’espace en trois dimensions. Il s’agit donc également de questionner la
trame en ce qu’elle dépasse son rôle strict de composition du plan – donc de l’espace en
deux dimensions – pour aborder sa capacité à penser le volume et plus largement
l’interaction entre les éléments, aussi divers soient-ils (composants, acteurs, projets, etc.).
Jean-Claude Bignon, quant à lui, définit trois échelles d’opérabilité de la trame, la déclinant
sous les dénominatifs « Macrotrame », « Microtrame » et « Métatrame »12. Si la première
s’attache à déterminer l’organisation et le découpage des espaces et si la seconde s’appuie
sur les produits de mise en œuvre issus du marché de la construction, la dernière
recouvrirait l’ensemble des enjeux propres à la trame, à savoir topologique
(positionnement) et métrologique (dimensionnement). Cette Métatrame permettrait une
appréhension tridimensionnelle et complexe de la conception architecturale, pour laquelle
l’auteur fait notamment référence à l’espace euclidien. C’est de cette dernière définition que
nous nous approchons le plus, considérant la trame comme un système conceptuel
complexe, attaché à de multiples tâches.
Dans ces deux travaux, l’analyse se limite cependant à l’observation de l’usage de la trame
par l’architecte en tant que support conceptuel considéré dans le cadre de ses réflexions
personnelles et introspectives, lorsqu’il pense et dessine le projet sur sa table à dessin. Notre
recherche tente de dépasser ce cadre en abordant les potentiels rôles de la trame en tant
qu’outil d’analyse d’une architecture existante et comme support de dialogue avec les autres
protagonistes du projet ; avant de nous arrêter nous aussi sur les aptitudes réflexives de la
trame, tendant vers la notion de « système ». En cela, nous espérons prolonger les travaux
de Zeitoun et Bignon, référents essentiels de ce travail de recherche, pour interroger la
trame via d’autres enjeux que ceux du dessin et de la démarche de conception individuelle
de l’architecte.
Ces différentes caractéristiques soulèvent la complexité de l’outil de la trame qui repose à
la fois sur des notions d’immatérialité, d’édification et de spatialité. En décrivant ses
multiples échelles d’application et de fonctionnalités, Zeitoun et Bignon en révèlent
l’ouverture et le caractère systémique. Pour cette raison, il serait impossible, et d’ailleurs
illégitime selon nous, de proposer une seule définition de la trame. Ce constat nous amène
à formuler l’hypothèse selon laquelle la trame constituerait un système conceptuel de
l’architecte qui, alors qu’elle a tendance à être rattachée de manière indépendante à certains
des enjeux du projet d’architecture, engloberait en réalité toutes les dynamiques du
processus de projet. De cette indéfinition, ou plus exactement de la complexité de ce
principe, nait notre volonté d’éclairer cette recherche non seulement par des lectures
scientifiques, mais aussi et surtout par l’analyse attentive des pratiques conceptuelles d’un
corpus réduit d’architectes français de cette période (cf. Corpus ; Méthode).
L’un des enjeux de cette introduction repose tout de même sur une délimitation des
contours de la notion polysémique que représente la trame, nécessaire à la compréhension
de nos propos, polysémie qui sera amenée à s’enrichir et évoluer au fil de nos analyses. En
tout premier lieu, à partir de nos lectures et hypothèses, nous présentons la trame comme
un outil conceptuel de l'architecte permettant de maitriser à la fois les caractéristiques

11 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 130.
12 BIGNON, Jean-Claude, « La trame. Un assistant à la conception technique », op. cit., p. 33.

27
esthétiques, économiques, constructives et sociales de la construction, se situant à la croisée
des multiples domaines intervenant dans la mise en place d’un projet d'architecture. Une
fois posée, cette définition doit être complétée par celle de l’outil conceptuel,
correspondant, de notre point de vue, à l’ensemble des éléments mobilisables par
l'architecte pour penser, dessiner et construire le projet architectural, capable d'aborder les
différentes phases du projet d’architecture.
Il s’agit donc de dépasser une considération « mono-tâche » de la trame, c’est-à-dire
isolément compositionnelle, structurelle, normative ou spatiale, pour aborder et
comprendre ses propriétés multifonctionnelles. En faisant usage de la trame, les architectes
appréhenderaient une pluralité de dimensions du projet : technique (dimensionnement),
économique (sérialisation), politique (normalisation), spatiale (rythme), esthétique
(harmonie), usagère (modulation), etc. Par ailleurs, cet outil assurerait à l’architecte
d’aborder l’ensemble des phases du processus conceptuel, en faisant le lien entre les actes
du projet architectural, sans pour autant les rendre strictement ou systématiquement
dépendantes. Contrairement à l’image qu’elle renvoie couramment, la trame serait-elle, dès
lors, plus permissive que contraignante ? C’est en tout cas l’une des questions que pose ce
travail de recherche.
Avant d’entrer plus en détails dans l’explicitation du cadre de cette recherche, il convient
d’aller au-devant de réserves qui pourraient être formulées à l’égard de notre démarche.
L’une d’elles pourrait être la suivante : qu’il y a-t-il de plus courant que l’usage d’une trame
en architecture ? Qu’elle soit compositionnelle ou structurelle, qu’elle relève de l’échelle de
l’édifice ou de la ville, la trame a constitué de tout temps un guide privilégié de la fabrique
spatiale. Du plus élémentaire partage des terres aux explorations plastiques du “Mouvement
Moderne”, en passant par la composition des édifices grecs ou des immeubles
haussmanniens, la trame a servi les intentions des bâtisseurs. À partir de ce constat, trop
imprécis pour servir de cadre à nos travaux, il convient de remarquer que le XXe siècle a
certainement été la toile de fond la plus propice à l’utilisation de la trame pour penser et
construire l’architecture. Conjuguant accélération de la productivité, multiplication des
acteurs du bâtiment et complexité croissante du domaine de la construction, ce contexte
aurait conféré à la trame le statut de « fait culturel en architecture »13. Plus spécialement,
l’après seconde guerre mondiale, porté par les enjeux d’une production en série des
composants du bâti censée faciliter la Reconstruction de la France, représente une période
fertile en termes de pensées sur la trame. La popularité du principe de trame au cours du
XXe siècle en fait alors un héritage conceptuel incontournable pour les architectes du XXIe
siècle, dont il s’agit de saisir les enjeux, limites et potentialités. À ce titre, une étude
approfondie des propriétés de la trame, des manières dont elle est utilisée et des objectifs
qu’elle engage nous parait pertinente aujourd’hui, afin de proposer une lecture avisée de ces
préexistences architecturales et urbaines, et penser leur évolution.
Ce choix se double néanmoins d’une difficulté : dans une période caractérisée – peut-être
plus que toute autre – par la production d’une architecture dite tramée, quels sont les projets
qui font d’elle la pierre angulaire de leurs partis pris, à la différence de ceux qui l’envisageant
comme une simple condition parmi d’autres ? Afin de contourner de préjudiciables
évidences, nous avons choisi d’étudier les processus conceptuels d’architectes ayant fait de
la trame une boite à outils permanente de leur pratique, au fil des années, des projets et des
schémas d’acteurs. Ne cessant de l’affiner et de la réinterroger au cours de leur carrière, ils
ont fait de la trame le prisme d’une conception architecturale cohérente sur le temps long,

13 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 47.

28
et pourtant en constante mutation, éclairée par des conditions de projet variées. Il ne s’agit
donc pas d’observer des projets architecturaux ayant usé de la trame de manière épisodique,
ou comme condition strictement imputable à des impératifs subis par la maitrise d’œuvre
(normalisation du marché, programmes ministériels, etc.), mais de remarquer les démarches
conceptuelles ayant démontré un positionnement de l’architecte plaçant la trame au cœur
des décisions (économiques, politiques, techniques, usagères, etc.) inhérentes au projet, en
tant que potentiel de création.
Une ultime ambiguïté persiste quant à savoir qui, de la trame ou de l’industrialisation,
détermine l’autre ? Si l’enjeu n’est pas d’apporter une réponse ferme à cette question, loin
d’être aussi triviale que nous pourrions le croire, il est intéressant de constater combien ces
deux composantes de l’architecture du XXe siècle trouvent des accointances. À commencer
par la difficulté de les définir, sinon de s’accorder sur une définition commune à l’ensemble
des architectes (et encore moins aux différents acteurs du projet d’architecture). De la
même manière qu’une seule appréhension de la notion complexe de « trame » ne saurait
être pertinente, une définition monosémique de l’industrialisation de la construction dans
le domaine du bâtiment ne pourrait être satisfaisante. Processus de fabrication de
l’architecture observé depuis des siècles, et qui connait l’un de ses points culminants au
lendemain de la seconde guerre mondiale, l’industrialisation vise à réduire les coûts de
revient de la construction par sa rationalisation maximale. Les procédés mis en place sont
généralement ceux de l’emploi d’éléments standardisés et préfabriqués en usine, assurant
un chantier plus rapide et économique. Cette succincte description doit cependant être
enrichie des multiples nuances qui qualifient plus en détails le processus d’industrialisation
entendu dans un sens large. Lourde, légère, fermée, ouverte, totale ou partielle14, il existe
autant de manières de définir ce mode de production du bâti que de postures
architecturales. En cela, nous rejoignons le propos de Jean-Baptiste Ache, défendant le fait
que l’industrialisation est, « en architecture contemporaine, [un] ensemble d’opérations qui
comporte les études préalables, le calendrier (“planning”), l’organisation des chantiers, la
préfabrication sous diverses formes ; c’est aussi un état d’esprit »15. C’est précisément sur
ce dernier élément qu’il convient de s’interroger. L’état d’esprit souligné par l’auteur révèle
une dynamique double : d’une part, l’industrialisation peut être envisagée sous de multiples
formes, et d’autre part, elle induit une manière globale d’appréhender la fabrique de
l’architecture, dépassant la dimension strictement technique. En réinterrogeant les modes
de production du bâti, l’industrialisation n’en appelle pas moins l’architecte à revoir ses
méthodes conceptuelles, et la façon dont il les mobilise. Dans un tel contexte, la trame est
un outil dont l’architecte peut se saisir pour projeter des espaces, par les qualités formelles,
structurelles et organisationnelles qu’elle recèle. Camille Bonnome revient à cet égard sur
l’ensemble des tâches que recouvre une industrialisation du bâtiment. Pour l’auteur, cet
ensemble « implique l’organisation rationnelle de toutes les fonctions quelles qu’elles soient
qui concourent à l’art de bâtir : programmes, études, exécution, comptabilisation,
facturation, exploitation »16. Pour envisager l’étendue des tâches regroupées derrière le
terme générique d’industrialisation, l’architecte pourrait s’appuyer sur la multifonctionnalité
et la multi-temporalité des trames au sein du processus de projet architectural. En effet,

14 Le qualificatif “lourde” renvoie à l’usage de panneaux en béton majoritairement, lorsque le terme “légère” justifie

l’emploi de matériaux tels que l’acier ou le bois. D’autre part, le caractère “fermé” sous-entend la production
industrielle de modèles finis, à la différence de l’industrialisation dite “ouverte”, valorisant une préfabrication des
composants.
15 ACHE, Jean-Baptiste, Éléments d’une histoire de l’art de bâtir, Éditions du Moniteur des Travaux Publics, Paris, 1970,

p. 538.
16 BONNOME Camille, « L’industrialisation du bâtiment », in LEONARD, Louis, Encyclopédie pratique de la construction

et du bâtiment, Librairie Aristide Quillet, Paris, 1959, p. 1391.

29
nous avons tendance à considérer, de prime abord, la production industrialisée de
l’architecture sous un aspect purement constructif et technique. C’est oublier ce qu’elle
appelle comme réflexion globale du projet. L’industrialisation correspond en réalité à un
changement de méthode conceptuelle tout autant qu’à un changement de méthode de
production, comme le défend Henri Provisor en 1972 en affirmant que « l’industrialisation
[…] s’étend à la gestion et va même jusqu’à englober la totalité du processus au terme
duquel un client prend possession d’un immeuble fini »17. De même, Jean-Baptiste Ache
souligne que l’industrialisation nécessite « une transformation des méthodes de conception
et de réalisation qui ne tient pas seulement aux problèmes matériels de la fabrication, du
transport et de la mise en œuvre des éléments préfabriqués, mais qui a englobé la façon de
conduire les études préalables »18. Ces éléments nous font entrevoir des enjeux qui se
répondent entre trame et industrialisation.
À ce titre, la trame carrée constitue un exemple éclairant de recherches conceptuelles
conjuguant impératifs sériels et explorations spatiales. Plus rarement triangulaire ou
hexagonale, la trame, lorsqu’elle est carrée, témoigne effectivement d’une propension à
penser l’espace dans toutes ses dimensions, reliant efficacement plans, façades et volumes
bâtis. Dans ces conditions, le module créé, doté de caractéristiques géométriques et
dimensionnelles identiques dans les différents plans de l’espace, se révèle pertinent dans le
cadre d’une industrialisation de la construction, sinon de sa rationalisation maximale. Aussi,
la trame carrée est-elle la plus couramment mobilisée par les architectes, les projets analysés
ici ne faisant pas exception.
Au-delà de questionner les dimensions de l’espace, la trame en interroge aussi les multiples
échelles. Par son caractère multiscalaire, celle-ci s’applique aussi bien à la mosaïque d’un
carrelage qu’au plan urbain, incarnant en cela une méthode de conception du projet
permettant d’accéder à une harmonisation des dimensionnements d’un ensemble
architectural19. De cette manière, Mies van der Rohe réinterprète la grille urbaine de
Chicago pour aborder l’échelle de l’édifice et concevoir le campus de l’Illinois20. À partir
des dimensions d’un élément de mobilier – en l’occurrence une table à dessin – l’architecte
dimensionne la trame régissant les salles de classe, les bâtiments et le plan-masse du site
universitaire. Cette propension à gérer les différentes échelles du projet conduit l’architecte
à qualifier ce concept « d’espace universel »21.
De fait, s’il est communément admis que la trame constitue, dans cette période de l’Histoire
de l’architecture, un outil de conception largement mobilisé par les architectes, et encouragé
par les gouvernements, ce n’est pas tant l’emploi de la trame qu’il importe ici de justifier,
mais bien les concepts opératoires qu’elle permet de révéler en fonction des époques, des
architectes ou des territoires22 :

« Aujourd'hui, en effet, trames et tracés servent davantage à concrétiser l'objet et à lui


donner une réalité constructive à travers un guide morphologique. Au contraire, dans

17 PROVISOR, Henri, Pôles et perspectives de l’industrialisation du bâtiment, Centre d’Études et de Recherche d’Économie
Régionale (Saint-Martin-d’Hères, Isère), Comité d’organisation des recherches appliquées sur le développement
économique et social, Ministère de l’équipement et du logement, Direction du bâtiment, des travaux publics et de la
conjoncture, 1972.
18 ACHE, Jean-Baptiste, « Les techniques du bâtiment et leur avenir », in DAUMAS, Maurice, Histoire générale des

techniques, Tome V, Paris, 1979, p. 247.


19 LURCAT, André, Formes, composition et lois d'harmonie. Éléments d'une science de l'esthétique architecturale, Paris, Éditions

Vincent, Fréal & Cie, 1953.


20 Institut technologique de l’Illinois, Chicago, 1940-1956.
21 Traduction de l’auteure, « universal space », in EPSTEIN KRAUSS, Rosalind, The Originality of the Avant-Garde and

other Modernist Myths, MIT Press, Cambridge (Massachusetts)/London (England), 1986, p. 236.
22 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 79.

30
l'architecture préindustrielle, la valeur symbolique de la décomposition de l'espace, si
elle correspondait à des principes constructifs, n'en affirmait pas moins une certaine
désolidarisation vis-à-vis du construit. Cela nous conduit à faire l'hypothèse que la
trame a joué des rôles divers dans l'histoire de l'architecture et que le fait de la
considérer comme un élément architectural invariant serait une erreur »23.

Résumant le mieux nos intentions, Jean Zeitoun rappelle que « la trame n’est pas à
considérer comme une contribution innocente dans le projet architectural »24. Aussi, bien
que les cas d’étude de cette thèse jonglent avec trame et industrialisation, il est essentiel de
comprendre que l’une n’a pas une autorité totale sur l’autre, et inversement25. Aidés de
constructeurs, les architectes de notre corpus auront ainsi travaillé à la définition de trames
(géométrie, dimensionnements, plans) sans en être esclaves, pour tendre vers une
architecture économique et qualitative.

Cadres typologique, temporel et géographique


Essentiellement abordé à l’échelle territoriale26, urbaine27 ou encore à travers le programme
du logement collectif28 dans la littérature scientifique récente, le rôle joué par la trame dans
la production de l’espace mérite, de notre point de vue, d’être interrogé dans le cadre d’une
industrialisation de l’habitat individuel. Aussi, de même que Sigfried Giedion proposait de
le faire dans sa relecture d’un héritage architectural occidental heurté par une
industrialisation de la construction en plein essor, notre démarche est celle de « nous livrer
à l’examen de bâtiments modestes », et ce afin de comprendre « la nature véritable de cette
époque »29. En l’occurrence, la seconde moitié du XXe siècle. Parallèlement, si le recours à
une trame peut aisément se comprendre dans le cas d’une rationalité “de masse”, liée à la
production de centaines voire de milliers de logements, et induite par la logique du chemin
de grue, qu’en est-il dans le cas de la maison individuelle, typologie d’une toute autre échelle
et promue sous l’impulsion de nouvelles dynamiques politiques ? À la suite d’une
Reconstruction massive de la France, dont la principale visée est de trouver une réponse
quantitative au manque patent de logements30, la maison individuelle va effectivement
trouver une place prépondérante dans les réflexions portées par le ministère de la
Reconstruction et de l’Urbanisme (M.R.U.). Parmi ces mesures, nous retenons les
nombreux concours lancés par l’État français entre 1960 et 1980 pour la production de
maisons industrialisées, et dont le plus illustre est certainement le concours Villagexpo (0.3).
Organisé pour la première fois en 1966 à Saint-Michel-sur-Orge, au sud de la capitale, il

23 Ibid., p. 77.
24 Ibid., p. 5.
25 Des compléments notionnels et historiques sur l’industrialisation de la construction sont apportés dans la troisième

partie de cette thèse, précisément consacrée au rapport qu’instaure la trame entre architectes et industriels.
26 MAUMI, Catherine, Grille, ville et territoire aux Etats-Unis : un quadrillage de l’espace pour une pensée spécifique de la ville et son

territoire, Thèse en Géographie, RONCAYOLO, Marcel (dir.), Paris EHESS, 1997.


27 DELEMONTEY, Yvan, Le béton assemblé. Préfabriquer la France de l’après-guerre (1940-1955), Thèse en Architecture,

REICHLIN, Bruno (dir.), COHEN, Jean-Louis (dir.), Université Paris 8, Université de Genève, soutenue à Paris le
19 nov. 2009.
28 LAMBERT, Guy (dir.), NEGRE, Valérie (dir.), Ensembles urbains, 1940-1977. Les ressorts de l’innovation constructive,

Rapport du Centre d’Histoire des Techniques de l’Environnement (CNAM), 2009.


29 GIEDION, Sigfried, Espace, temps, architecture, « L’héritage architectural », Tome 1, Editions Denoël/Gonthier, Paris,

1978, p. 151.
30 « Il faut savoir que toute la politique du ministère était orientée vers le quantitatif et l'abaissement des coûts : le mot

“qualité” était littéralement proscrit dans l'entourage du ministre », entretien avec Robert LION, directeur de la
Construction de 1969 à 1974, in ABRAM, Joseph, GROSS, Daniel, Bilan des réalisations expérimentales en matière de
technologie nouvelle. Plan Construction 1971-1975, Plan-Construction, 1983, p. 55.

31
sera décliné aux quatre coins de l’hexagone les années suivantes31 en connaissant un franc
succès auprès des élus comme des usagers. Dorénavant, « la construction se trouve relancée
par la combinaison de l’intervention publique et de l’initiative privée, qui est désormais de
plus en plus importante, et l’individuel concurrence progressivement le collectif »32.
Au-delà de compléter les connaissances scientifiques attachées au programme de la maison
individuelle industrialisée, l’étude de cette typologie autorise selon nous une lecture plus
complète des interactions entre outils conceptuels de l’architecte et production du
logement. De fait, la petite échelle de la maison la rend idoine à une démarche de
prototypage, permettant aux concepteurs de tester des modes constructifs, des détails
d’assemblage ou encore la résistance de certains matériaux, et donc la qualité de finition de
l’objet architectural ainsi fabriqué. Ne se limitant pas uniquement à une conception
théorique du projet d’architecture, les architectes voient dans la maison individuelle
l’opportunité de se saisir des problématiques techniques, qu’ils expérimentent seuls ou en
collaboration avec des constructeurs. Cette approche leur donne l’occasion de mettre le
projet à l’épreuve de la construction effective. Ce dernier point se révèle particulièrement
intéressant en ce qu’il nous interroge sur la potentielle capacité de la trame à constituer un
outil facilitant cette alternance permanente entre projet idéel et projet réel.
Un autre élément de réflexion soulevé par l’échelle réduite de l’habitat individuel réside
dans la variété des matériaux qu’elle autorise. L’emploi du béton, quasi-systématique dans
le cas de la production de logements collectifs33, est ici contredit par la possibilité de faire
appel à des matériaux tels que l’acier ou le bois. Renouvelant les problématiques de
production, de manipulation et d’assemblage des éléments de la construction, ces matériaux
dits ‘légers’ posent des questions fondamentales au projet d’architecture. En outre, métal
et bois autorisent tous deux un chantier entièrement à sec, annihilant pour partie la
complexité de la jonction entre les composants34. Ce dernier aspect interroge plus
largement l’efficience d’une telle mise en œuvre, alors réduite à un simple montage sur site.
Nombre d’architectes furent ainsi rudement mis à l’épreuve dans la gestion de cette délicate
interface entre les éléments préfabriqués, garante d’une parfaite réalisation. Plus largement,
nous nous demandons si la maison industrialisée, qu’elle soit en bois ou en acier, aurait la
capacité de réinterroger la dialectique Homme-Machine, et avec elle « la relation Homme
Matière »35. En renouvelant le processus de chantier, ce programme semble en effet
accorder une nouvelle place à l’ouvrier, moins dépendant des engins de levage. Nous
touchons ici à des considérations que l’on pourrait presque qualifier d’idéologiques, traitant
du rapport entre architecte, main d’œuvre et industrie, débat largement ouvert au cours de
ces années de production massive du logement36. Produire industriellement le logement
individuel devient ainsi un défi qui suscite l’intérêt de concepteurs emblématiques tels que

31 Les expositions suivantes se déroulèrent en 1968 à Saint-Herblain (ZUP de Nantes), Saint-Médard-en-Jalles


(Communauté Urbaine de Bordeaux), dans la ZUP de Wattignies (Lille) et à Toulouse, en 1969 dans la ZUP de
Vitrolles et en 1970 à Illkirch-Graffenstaden (Communauté Urbaine de Strasbourg).
32 LAMBERT, Guy, NEGRE, Valérie, Ensembles urbains, 1940-1977. Les ressorts de l'innovation constructive, op. cit., p. 14.
33 Parmi les exceptions à cette règle, nous retiendrons notamment la production de l’architecte Fernand Pouillon

(1912-1986), ayant fait de la pierre son matériau de prédilection pour la production de logements collectifs, en France
et en Afrique du Nord.
34 Cette jointure peut se faire par un travail en creux du composant lui-même, grâce à des assemblages de type entaille,

embrèvement ou queue d’aronde, ou bien via des pièces aisément manipulables dans le cas de techniques telles que le
rivetage, le boulonnage ou l’agrafage.
35 HABRAKEN, Nikolaas, « L’habitat, l’homme et l’industrie », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°148, fev.-mars 1970,

p. 6.
36 « Quelques opinions sur la préfabrication et l’industrialisation du bâtiment », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°4, janv.

1946, pp. 13-18 ; LODS, Marcel, « L’industrialisation du bâtiment est une occasion inespérée de renouveau pour notre
profession », L’usine Nouvelle, nov. 1969, pp. 17-31 ; LODS, Marcel, « Le problème, produire industriellement les
bâtiments, dessiner le pays », Techniques et Architecture, 17e série, n°5, nov. 1957, pp. 68-81.

32
Jean Prouvé (1901-1984, 0.4), Marcel Lods (1891-1978, 0.5), Georges Candilis (1913-1995,
0.6), ou les membres de l'Atelier d’Urbanisme et d’Architecture (1960-1986), pour ne citer
qu’eux. À l’aune de ces réflexions, « La Maison », telle que la dénomme Le Corbusier (1887-
1965)37, constitue un objet d'étude qui mérite pleinement d'être interrogé à travers ce travail
de recherche, incarnant une part non négligeable des réflexions et productions qui ont
alimenté l’histoire récente de l’architecture38.
Enfin, la typologie de la maison est intéressante en ce qu’elle interroge de façon directe le
lien particulier qui s’établit, habituellement, entre l’architecte et son client au moment de la
commande. Néanmoins, le travail de recherche proposé ici cible des maisons ayant
vocation à être produites en série et pour lesquelles il n’est pas question de mises en œuvre
uniques, mais au contraire répétées et déclinées. Pensée pour le grand nombre, et non pour
le client isolé, la maison, lorsqu’elle est industrialisée, ne met pas en jeu la même
configuration entre les acteurs du projet. En cela, le phénomène d’industrialisation du bâti
réinterroge le statut spécifique de la maison, ne serait-ce que dans les modalités de sa
commande. Un tel constat fait de cette typologie un élément de corpus particulièrement
intéressant en ce qu’elle participe d’un renouvellement des liens entre architecte et
commanditaire, se répercutant, de fait, sur le processus de projet. La trame, en tant qu’outil
conceptuel aux multiples facettes, et interrogée ici par le biais de la maison individuelle,
nous permet finalement de questionner nombre d’enjeux avec lesquels l’architecte est
amené à jongler, qu’ils soient constructifs, relationnels ou encore disciplinaires.
Dès lors, ce choix typologique a déterminé le cadrage temporel de cette thèse, qui s’attache
à analyser la période courant de 1960 à 1990. Avant de revenir plus en détails sur les raisons
nous ayant conduit à ce bornage chronologique, il parait judicieux de l’inscrire dans un
contexte plus large en revenant, succinctement, sur les éléments marquants de la production
du logement au lendemain de la seconde guerre mondiale.
À la fin des conflits, le pays doit se reconstruire et faire face à une forte pression
démographique, due à la combinaison de plusieurs phénomènes, dont le baby-boom et
l’exode rural. Parallèlement, à la suite des bombardements, près de deux millions
d’immeubles sont endommagés et presque cinq-cents milles détruits, tous départements
confondus39. Très rapidement, le logement devient la priorité de l’État, qui crée en 1944 le
ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. C’est la première fois, en France, qu’un
ministère est exclusivement dédié au domaine de la construction. Fort de cette impulsion
institutionnelle, le monde du bâtiment bénéficie de progrès techniques importants, comme
le développement des structures en acier ou le perfectionnement du béton. Il faut
construire vite, beaucoup, et peu cher. Le ministre Eugène Claudius-Petit, en fonction de
1948 à 1953, va jusqu’à lancer en 1950 un Plan d’aménagement national du territoire, dont
l’objectif principal est de multiplier par cinq la capacité de production du bâti. Selon lui,
« Construire 20 000 logements par mois est, pour la France, une question de vie ou de

37 Nous faisons ici référence à l’ouvrage Une maison – Un palais : à la recherche d’une unité architecturale, Éd. Connivences,
1989 (1928).
38 Pour éclairer plus largement l’histoire récente de l’architecture, mentionnons : BENEVOLO, Leonardo, Histoire de

l’architecture moderne, Tomes 3 (1987) et 4 (1993), Dunod ; MOLEY, Christian, L’innovation architecturale dans la production
du logement social, bilan des opérations du plan-construction 1972-1978, Plan Construction, 1979 et L’architecture du logement :
culture et logiques d’une norme héritée, Anthropos, 1999 ; LUCAN, Jacques, Composition, non-composition. Architecture et théories,
XIXe-XXe siècles, Presses Polytechniques Romandes, 2009 ; JENCKS, Charles, Mouvements modernes en architecture,
Mardaga, Coll. « Architecture + Recherche », 1995.
39 ABRAM, Joseph, MONNIER, Gérard (dir.), L’architecture moderne en France, Tome 2 : Du chaos à la croissance 1940-

1966, Picard, Paris, 1999, p. 14.

33
mort »40. Au vu de l’ampleur de la tâche, il faut attendre le milieu des années 1950 pour que
l’énorme machine de production du logement ne s’enclenche véritablement, laissant
nombre de français vivre dans des conditions jugées indécentes. En 1954, l’Abbé Pierre
(1912-2007) fait une intervention sur les ondes de radio dans laquelle il dénonce l’urgence
d’une réponse à cette situation41. Au lendemain de cette mise en garde, les responsables
politiques français décident d’agir, amorçant l’ère des « grands ensembles », et avec elle la
mise en chantier d’opérations pouvant aller jusqu’à plusieurs milliers de logements42.
Indéniablement, de tels gains de production de la construction ne vont pas sans entrainer
certaines transformations de la manière de concevoir et de construire le logement.
Au démarrage de cette production de masse, dont l’apogée se situe au cours des années
1950, l’industrialisation lourde de la construction domine le secteur du bâtiment, et
représente un dénominateur commun à la majorité, sinon à l’ensemble, des différentes
dynamiques et expérimentations architecturales43. Parmi les systèmes constructifs ayant vu
le jour dans un tel contexte, l’un des plus connus demeure le procédé Camus, dont le
principe consiste « à préfabriquer intégralement en usine de grands panneaux porteurs qui
constituent chacune des faces d’une pièce d’un logement : enveloppe de façade, dalles de
plancher et de plafond »44. Réalisés en béton, ces panneaux nécessitent le recours à des
engins de levage conséquents ainsi que le coulage de joints en béton sur place. Vingt années
sont finalement nécessaires à la France pour retrouver un vivier convenable de logements
et entamer un ralentissement de la production du bâti. (0.7)
À partir des années 1960, et plus encore dans les années 1970, l’architecture s’engage sur
une nouvelle voie, dans laquelle l’industrialisation de la construction, autrefois lourde et
fermée, se veut désormais ouverte et légère45. Ce tournant dans la typologie
d’industrialisation de la construction est un marqueur temporel qui a participé au cadrage
de cette recherche. En effet, alors que la trame était utilisée selon des modalités restreintes
dans le cadre d’une industrialisation lourde, du fait du chemin de grue, elle devient, au
moment de l’industrialisation ouverte, support de nouvelles explorations conceptuelles
pour les architectes. À commencer par une attention particulière portée au nœud
d’assemblage entre les éléments, faisant la lumière sur une approche tridimensionnelle des
projets qui nous intéresse tout particulièrement (cf. Cadre de la recherche). Réinterrogée

40 Déclaration d’Eugène Claudius-Petit datant de 1949. Voir PLESSIS, Alain, Préface, in EFFOSSE, Sabine, L’invention
du logement aidé en France : L’immobilier au temps des Trente Glorieuses, Institut de la gestion publique et du développement
économique, Vincennes, 2003 [en ligne, consulté le 26 avril 2022] ; « Il faut construire vingt mille logements par mois
pendant trente ans, déclare M. Claudis-Petit aux sénateurs », Le Monde, 1er décembre 1949 [en ligne, consulté le 26
avril 2022].
41 « Mes amis, au secours ! Une femme vient de mourir, gelée cette nuit à trois heures sur le trottoir du bd Sébastopol,

serrant sur elle le papier au moyen duquel, avant-hier, on l’avait expulsée… », Abbé PIERRE, appel du 1er février
1954, radio Luxembourg.
42 La même année, est lancé le concours pour la réalisation de Logements Économiques de Première Nécessité

(LEPN). À ce moment précis, « (…) l’opération des “4000 logements de la Région parisienne” en 1953 inaugure la
généralisation à de grands ensembles de logements », DELEMONTEY, Yvan, « Le béton assemblé. Formes et figures
de la préfabrication en France, 1947-1952 », Histoire Urbaine, n°20, 2007/3, pp. 15-38. En 1958, les Zones à Urbaniser
en Priorité (ZUP) sont amorcées.
43 Parmi les opérations de logements collectifs ayant eu recours à une préfabrication lourde de leurs éléments,

mentionnons, à différentes échelles, les réalisations de Jean Dubuisson (SHAPE Village, Saint-Germain-en-Laye,
1951-52), de Marcel Lods et des frères Arsène-Henry (Les Grandes Terres, Marly-le-Roi, 1955-58) ou encore de
Bernard Zehrfuss (Haut-du-Lièvre, Nancy, 1956-62).
44 DELEMONTEY, Yvan, « Le béton assemblé. Formes et figures de la préfabrication en France, 1947-1952 », op. cit.
45 L’industrialisation ouverte correspond à une standardisation des composants et non à une standardisation des

cellules, comme ce fut par exemple le cas dans la construction des grands ensembles. Il s’agit donc de standardiser les
éléments constructifs constitutifs de l’espace, et non l’espace en lui-même, à partir de l’ouvrage GOTMAN, Anne,
L’habitat fabriqué : innovation technique, innovation architecturale. Le cas du logement social en France 1945-1980, LASSAU/CSTB,
1981, p. 20. Voir aussi LAMBERT, Guy, NEGRE, Valérie, Ensembles urbains, 1940-1977. Les ressorts de l'innovation
constructive, op. cit.

34
lors de cet épisode, la trame, autrefois synonyme de réalisations jugées monotones, devient
le support d’une combinatoire assurant une « variété architecturale »46.
Parallèlement, cette période voit se développer de nombreux concours ministériels en
faveur de la maison industrialisée. Parmi ces programmes, citons le concours pour l'habitat
individuel en région parisienne (1964), le concours international de la maison individuelle
(1969), dit « Concours Chalandon », sans oublier les expositions de maisons individuelles
Villagexpo, dont l’ancrage territorial pluriel leur assurera une large reconnaissance à travers
la France. Cette dynamique de concours s’assortit du « lancement d’une nouvelle politique
du logement par le ministère de la Reconstruction en faveur de maisons individuelles »47.
Yann Nussaume fait ainsi état de la progression de la construction de maisons individuelles
à partir 1960 – avec 86 000 maisons individuelles construites en 1960, 169 000 maisons en
1968 – jusqu’à une apogée atteinte au milieu des années 1970, avec plus de 300 000 maisons
construites en 1976, avant de “chuter” à 122 000 maisons au début des années 1990,
marquant la fin d’une ère de promulgation politique de la maison individuelle48.
Le choix d’un tel bornage chronologique pour cette recherche, s’est également révélé
judicieux en ce qu’il nous a permis d’observer des productions quelque peu marginales vis-
à-vis de ces impulsions nationales, qui nous ont vivement intéressée par les questions
qu’elles posaient concernant les pouvoirs des instances sur la création architecturale et la
capacité de certains architectes à les contourner, ne serait-ce qu’en partie. Gérard Monnier
et Richard Klein rappellent ainsi, à propos de l’époque courant de 1960 au milieu des années
1970, que « si le cadre d’ensemble est connu, il est clair que la masse des opérations qui
constituent l’activité de construction dans cette période est peu étudiée »49. À cette
production architecturale prolifique mais encore mal connue, les auteurs attribuent la
formule d’architectures de la croissance qui, bien que distincte des « œuvres singulières que
l’historiographie a consacrées »50, n’en constituent pas moins un élément majeur de
l’histoire architecturale, qu’il nous importe d’explorer ici.
Plus spécialement, les années 1960 cristallisent un moment où les architectes étudiés dans
cette recherche (cf. Corpus) entament leurs réflexions et expérimentations pour la
production de logements individuels économiques, aux éléments préfabriqués en atelier, et
dans lesquels l’usage de la trame est prédominant. Pour exemples, mentionnons les cas de
Fabien Vienne (1925-2016), qui imagine dès 1960 le système Trigone destiné à la réalisation
de modules de vacances et de loisirs dont les plans s’articulent selon une trame carrée ; ou
celui de Pierre Lajus (1930-) qui, auprès d’Yves Salier et Adrien Courtois51, approche la
conception de villas puis de maisons économiques dont les pergolas et ossatures tramées
en bois constitueront progressivement une composante majeure de leur écriture
architecturale. Cet intervalle temporel de trente années nous parait également judicieux en
ce qu’il représente, approximativement, l’équivalent d’une génération, et permet de saisir
les points culminants de la carrière des architectes qui vont nous intéresser, nous permettant

46 En référence à la formule des auteurs HAMBURGER, Bernard, VENARD, Jean-Louis, dans leur ouvrage Série
industrielle et diversité architecturale, op. cit.
47 NUSSAUME, Yann, La maison individuelle, Le Moniteur, 2006, p. 243.
48 Ibid., pp. 243-244.
49 MONNIER, Gérard (dir.), KLEIN, Richard (dir.), Les années ZUP. Architectures de la croissance 1960-1973, Éditions

A. et J. Picard, Paris, 2002, p. 23.


50 Ibid., p. 28.
51 En 1961, Pierre Lajus devient responsable de l’atelier d’architecture réunissant Yves Salier, Adrien Courtois et

Francisque Perrier, puis s’associe en 1964 à Yves Salier, Adrien Courtois et Michel Sadirac, fondant l’agence Salier-
Courtois-Lajus-Sadirac.

35
d’analyser au mieux l’évolution de leur usage de la trame dans le cadre de leur processus
conceptuel.
Ces trente années sont par ailleurs ponctuées de marqueurs sociétaux, qui réinterrogent,
eux-aussi, la conception, la production et la réception de la maison individuelle. Parmi eux,
il est essentiel de relever les évènements de mai 1968, dont les revendications sociales
appellent notamment les architectes à penser l’habitat différemment, en plaçant au cœur de
leurs réflexions des enjeux de confort, d’individualité et d’écoute des usagers. En définitive,
ces années de bouillonnement intellectuel apparaissent comme un moment charnière de
remise en question des processus de conception du projet architectural dans lequel la trame
se trouve réinterrogée, qu’elle soit critiquée ou mise à profit.
Les années 1973 et 1979, marquées par deux chocs pétroliers, annoncent une réorientation
des réflexions portées sur l’architecture, et plus spécifiquement sur le logement. Architectes
et élus sont sensibilisés à un usage raisonné des ressources, à la recherche de nouveaux
matériaux ainsi qu’à la mise en place de dispositifs (urbains, thermiques52, solaires) supposés
plus respectueux de notre environnement. L’une des traductions de ces évènements est
l’évolution des thématiques et des consignes des sessions du Programme Architecture
Nouvelle (P.A.N.)53. On y lit le passage d’une exploration centrée sur les modalités
techniques du projet (assemblage, industrialisation, systèmes constructifs) à des recherches
portées sur l’intégration urbaine, la réhabilitation de l’existant, les dynamiques foncières, ou
encore l’équipement du logement (télécommunication, dispositifs bio-climatiques). Si les
premières éditions mettent en avant la volonté de dépasser le modèle des grands ensembles
(PAN 1, 1972), prônant l’exploration des principes de trames proliférantes et des réseaux
combinatoires (PAN 3-4, 1973), les programmes suivants prennent une coloration plus
urbaine (PAN 12, 1982) ou privilégient une réflexion sur les technologies intégrées au
logement (PAN 14, 1987). L’innovation architecturale n’est plus envisagée par la même
entrée. Les numéros publiés au cours de cette période par les revues spécialisées Techniques
& Architecture et L’Architecture d’Aujourd’hui se font également le miroir de cette évolution
des préoccupations dans le champs architectural54.

52 De nouvelles règlementations thermiques sont appliquées à la construction successivement en 1975, 1982 et 1988,
et des consultations « Habitat original par la Thermique » (HOT) sont engagées dès 1975 (LAMBERT, Guy, « Les
premières réalisations expérimentales du Plan Construction, entre laboratoire et démonstration », Lieux Communs, Les
Cahiers du LAUA, ENSA Nantes, 2010, Espaces témoins, pp. 55-72).
53 ELEB, Monique, HOYET, Jean-Michel, PAN Programme Architecture Nouvelle : 20 ans de réalisations, Techniques &

architecture, Paris, 1992 ; « PAN – Programme Architecture nouvelle (1972-1987), 6 novembre 2015 (modifié le 30
juillet 2018) [en ligne, http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/pan-programme-architecture-nouvelle-1972-1987,
consulté le 26 avril 2022] ; COLLECTIF, Rendre possible – Du Plan Construction au Puca : 40 ans de réalisations expérimentales,
Éditions Puca, Recherche n°208, juillet 2012.
54 Le numéro de la revue Techniques & Architecture publié en septembre 1970, intitulé « Construction 70 recherches »

[32e série, n°3] met en lumière des « Structures d’habitat évolutif » [M. Silvy, JG Desportes et P. Juvet architectes],
des procédés tridimensionnels » [JH Riedberger architecte, RM Ezavin ingénieur] et des « Habitation[s] de loisir
industrialisée[s] » [L. Dabach et Y. Guillaume architectes] ; celui publié en février 1971 [33e série, n°1] fait la part belle
aux procédés industrialisés [AAU architectes, Moshe Safdie] ; quant au deux numéros publiés au printemps 1973
[n°292 et n°293], ils sont entièrement consacrés aux logements évolutifs et industrialisés, et se concentrent sur leurs
systèmes constructifs, particulièrement pour les projets présentés aux concours P.A.N. et Modèles-Innovation. Les
numéros de l’année suivante ne font pas exception, le plus éclairant au vu de notre cadre d’étude étant certainement
le numéro de juin 1974 [n°299], consacré aux constructions et maisons modulaires, citant de nombreux procédés
constructifs (Sigma, Variel, Hexacube). En 1979, on retrouve encore une attention particulière de la revue à
documenter l’industrialisation de la construction, avec deux numéros spécialement consacrés à cette question
[« Industrialisation ouverte 1 : principes, expérimentations », n°327, novembre 1979 ; « Industrialisation ouverte 2 :
systèmes constructifs, composants, n°328, décembre 1979]. Ce n’est véritablement qu’à partir du milieu des années
1980 que la revue aborde l’échelle urbaine du logement (« Habiter la ville », n°351, déc.-janv. 1983-84). Une tendance
qui se confirme avec les numéros publiés en 1990, attachés à l’approche urbaine et programmatique du projet
d’architecture.
Le constat est similaire pour la revue L’Architecture d’Aujourd’hui, avec des numéros consacrés, dans les années 1970,
aux systèmes constructifs permettant une rationalisation géométrique et industrialisation de la construction (« Vers
une industrialisation de l’habitat », février 1970, n°148 ; « Habitat collectif », n°161, avril-mai 1972 [Y. Tissier, HP

36
Ce bornage temporel est établi également en regard du développement de certains
constructeurs de maisons individuelles notables du territoire français. Le groupe Maison
Phénix, fondé en 1946, se déploie au cours des années 1950 – recevant l’agrément du Centre
Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB) en 1959 – avant d’optimiser ses modes de
production dans les années 1960, l’amenant à réduire de moitié le temps de fabrication des
éléments d’une maison, et à déposer le brevet de son procédé en 1969. C’est entre 1970 et
1980 que l’entreprise atteint ce qu’elle-même qualifie d’âge de la « maturité ». Durant cette
décennie, la société connait une croissance record, avec 15 000 maisons individuelles
construites pour la seule année 1978 (0.8). La vingtaine d’années suivante est le lieu
d’améliorations techniques de ses modèles, notamment par la proposition de maisons-
solaires, « plus écologiques ». Les années 2000, quant à elles, décrites par le constructeur
comme celles de « l’innovation », voient naître une ligne de développement plus absconse,
sinon ambiguë, reposant sur des « concepts designs […] se [voulant] plus ambitieux »55.
L’entreprise « Maison Bouygues », créée en 1979 et destinée à produire des maisons sur
catalogue, se positionne différemment. Sa campagne publicitaire, dont le slogan vante les
mérites d’une « maison de maçons »56, en est un reflet éclairant. Moins anodine qu’on ne
pourrait le croire, cette formule trahit un retour à des techniques constructives plus
traditionnelles, avec des portes « en bois travaillé », des matériaux naturels (bois,
céramique), fabriquant des espaces « de caractère ». Avec ce vocable – et cette démarche –
le constructeur se veut « rassurant »57. L’année suivante, le groupe va plus loin avec une
publicité qui le compare à la civilisation des constructeurs égyptiens, se revendiquant
appartenir, comme eux, à la « race de grands maçons »58. L’idée ici est clairement celle
d’inscrire cette production dans un référencement de savoir-faire traditionnels, et ainsi de
se distinguer de son concurrent Maison Phénix qui préfère, sous couvert de finitions
régionalisantes, vanter les progrès d’une préfabrication des composants.
Ces deux exemples, éclairant l’apogée de Maison Phénix entre 1960 et 1980 et le
positionnement traditionaliste de Maison Bouygues à l’aune des années 198059, participent
du cadrage temporel de cette thèse en ce qu’ils illustrent l’évolution des enjeux liés à la
conception et la construction de la maison économique sur catalogue. S’en suivent, au cœur
des années 1980, les premières recherches sur les outils informatiques dans la conception
du projet d’architecture, dans le paysage français, mais également dans la pratique de
certains architectes de ce corpus (Fabien Vienne). En effet, si l’un des premiers logiciels de
Dessin Assisté par Ordinateur (DAO) et de Conception Assistée par Ordinateur (CAO)
fut conçu dès 197460 par un ingénieur de la société automobile Renault61, il faut attendre
plusieurs années pour que le phénomène commence à véritablement intégrer le monde des

Maillard et Ducamp, J. Kalisz et J. Perrottet architectes] ; « Recherche-Habitat », juillet-aout 1974, n°174), avant de
s’orienter dès 1979 sur les questions de réhabilitation (« Rénovation, Réhabilitation ou Restauration », avril 1979,
n°202) et urbaines (« Intégration urbaine », octobre 1981, n°217 ; « Habitat et urbanité », avril 1982, n°220 ; « Habitat
et urbanité 2 », septembre 1984, n°234).
55 L’ensemble de ces informations est issu du site de la société Maison Phénix, dressant un historique de la marque

[www.maisons
-phenix.com/pourquoi-nous-choisir/histoire-maisons-phenix, consulté le 27 avril 2022].
56 « Maison Bouygues : construction maison individuelle », publicité, 1er mars 1987, 30’’, INA [ina.fr, consulté le 27

avril 2022].
57 Les trois formules sont reprises de la publicité précédemment citée.
58 « Maison Bouygues : construction maison », publicité, 1er septembre 1988, 38’’, INA [ina.fr, consulté le 27 avril

2022].
59 Pour plus d’informations sur les dynamiques complexes en jeu autour du groupe Maison Bouygues, voir

BOURDIEU, Pierre, Les structures sociales de l’économie, Seuil, Paris, 2000.


60 CLOAREC, Gisèle, PERROCHEAU, Christophe, Rendre possible : du Plan construction au Puca : 40 ans de réalisations

expérimentales, Plan urbanisme construction architecture, La Défense, 2012, p. 133.


61 Le logiciel Unisurf, dont le nom est construit à partir des syllabes « uni » pour unification, et « surf » pour surface,

est conçu par Pierre Bézier, ingénieur Méthode chez Renault Automobiles.

37
agences d’architecture. Différents programmes voient alors le jour, comme le programme
Informatique, Productique et Bâtiment (IN.PRO.BAT), développé entre 1985 et 1989. Quatre
sessions annuelles62 sont organisées, ayant pour objectif de mettre en lien les potentialités
de l’ordinateur avec les missions plurielles de l’architecte. Ces études explorent
successivement différents axes de recherches, de la modélisation du projet architectural à
la gestion de chantier, en passant par la structuration des données63. Seuls quelques
architectes français se saisiront de ces méthodes conceptuelles émergentes avant les années
1980. Parmi eux, Paul Quintrand (1929-) fait figure de précurseur. Mettant à profit les
capacités de l’ordinateur, il développe entre 1967 et 197464 le système « 3.55 », destiné à
concevoir une maison composée sur une trame carrée de 3,55 mètres, et construite à partir
d’éléments de façades modulés et d’équipements industrialisés (cuisine, sanitaires). « Dès la
conception du système 3,55, l’obligation de l’automatisation des études au niveau de
l’exploitation a été mise en évidence. Sur un ordinateur de moyenne puissance,
l’instrumentation complète d’une maison, y compris les sorties de contrôle sur ordinateur,
nécessitent moins de 4 minutes. La codification d’un plan arrêté par le client, et les options
choisies, ainsi que la codification du terrain, ne nécessitent pas plus d’une heure »65. Pendant
près de trente ans, Paul Quintrand réfléchit ainsi à la pleine intégration des programmes
informatiques au cœur du processus de projet architectural, à la fois à travers ses travaux
de recherche au sein du Groupe pour l’Application des Méthodes Scientifiques à l’Architecture et à
l’Urbanisme (GAMSAU), qu’il co-fonde en 1969 avec Mario Borillo (mathématicien), et par
le biais de sa propre pratique. Quintrand incarne en cela l’un des « premiers architectes
indépendants qui réalisèrent leurs chantiers avec des plannings informatisés »66. Ouvrant
un nouveau chapitre à l’histoire de l’exploration des potentialités de la trame, l’ère
informatique qui se profile incarne, selon nous, le tournant qui succède à la Révolution
Industrielle des XIXe et XXe siècles. En cela, industrialisation et informatisation du
processus de production architecturale semblent à la fois se répondre et se rejoindre autour
de la force rationnelle de la trame, confirmant la justesse du bornage que nous proposons.
Les années 1960, en ce qu’elles sont le lieu d’une remise en question de la préfabrication
lourde, faisant « renaître le débat sur le mode d’industrialisation »67, et les années 1980,
marquées par les débuts d’une assistance architecturale par ordinateurs, forment des
périodes charnières qui nous intéressent pour la réinterrogation de la conception
architecturale qu’elles engagent et les nouvelles questions qu’elles posent à l’outil de la trame
(variabilité des séries, automatisation de la conception, etc.). Si les enjeux associés à l’usage
de la trame ne sont pas identiques dans ces deux dynamiques, ne serait-ce que du fait d’une
manipulation évoluant de la planche à dessin vers un support de conception dématérialisé,
la complexité de cet outil lui assurerait de demeurer une constante de la conception
architecturale, renouvelée périodiquement. Les tentatives de translation des systèmes
constructifs vers le monde informatique menées en ce sens par Fabien Vienne dès 1990
justifient alors que notre cadrage, concentré sur les décennies 1960, 1970 et 1980, laisse
tout de même une place à l’étude de telles propositions et à une ouverture ponctuelle de

62 « CAO et synthèse d’image » (1985), « Systèmes experts et intelligence artificielle » (1986), « Productique » (1987) et
« Gestion techniques du patrimoine » (1988). À la suite d’IN.PRO.BAT, le programme « Communication-
Construction » sera lancé en 1989.
63 Site urbanisme-puca.gouv.fr, consulté le 12 avril 2020 à 10h25.
64 PALANT-FRAPIER, Christel, « Le 3.55 : un système architectural et constructif au service de l’usager », Colonnes,

Hors-série n°1 : « Paul Quintrand architecte : une expérimentation entre recherche et projet », déc. 2014, p. 50.
65 CHAUMONT, R., « Système 3/55, Paul Quintrand, Jean-Luc Souvelain, Roland Billon architectes », Architecture

Française, n°381-382, juin 1974, p. 80.


66 MORANDI, Christian, « Paul Quintrand, l’informatique et la recherche structurale », Colonnes, op. cit., p. 35.
67 PERROCHEAU, Christophe (dir.), CLOAREC, Gisèle (dir.), Rendre possible. Du Plan construction au Puca : 40 ans de

réalisations expérimentales, PUCA, 2012 p. 46.

38
nos questionnements sur ce sujet. Cette approche reste néanmoins relativement
superficielle, au vu de l’ampleur que représenterait une étude approfondie des réflexions
relatives à l’usage de la trame dans les outils informatiques de conception architecturale.
Le milieu des années 1980 marque également un moment de renouvellement des
recherches des concepteurs étudiés dans cette thèse vers de nouvelles modalités de
production de la maison industrialisée. En 1983, Pierre Lajus crée pour Maison Phénix le
projet Maison R5, vouée à être aussi polyvalente que l’automobile à laquelle elle fait
référence, et imaginée dans le cadre du concours « 5000 maisons solaires ». Cette même
année, l’architecte coordonne l’opération Villabois réunissant au nord de la métropole
bordelaise différentes propositions de logements industrialisés en bois, et à laquelle l’équipe
de Fabien Vienne (Société d’Architecture et d’Aménagement) participe avec des réalisations
employant le système EXN, utilisé pour la première fois en métropole par la SOAA. Peut-
être anecdotique, cet épisode n’en symbolise pas moins le point de rencontre des pratiques
de ces deux architectes et un premier point de conclusion à nos recherches. Ces années
sont l’occasion pour les architectes de repenser leurs pratiques. Pour Fabien Vienne, cette
réinterrogation se fait à l’échelle du jeu de construction, écho aux réflexions géométriques
qu’il applique à l’architecture68, et par une réflexion sur les outils informatiques69. Pour
Pierre Lajus, cette dynamique se traduit par un engagement au sein des instances70, lui
permettant de mettre à profit son expérience de praticien pour poser de nouvelles questions
à l’architecture et plus spécifiquement à la maison économique et industrialisée71. De cette
manière, un peu comme l’architecte navigue entre les échelles et les phases du projet, nous
avons alterné entre des éléments de contexte et les données parallèlement induites par notre
corpus en vue d’affiner le cadrage temporel de cette thèse.
Les limites temporelles de cette recherche ont induit la définition du contexte
géographique, et donc politique et économique, dans lequel devaient s’établir nos éléments
de corpus. Au vu des nombreux concours, vagues d’homologations72 et programmes de
recherches ministériels caractérisant cette période, le lien manifeste entre instances
décisionnelles et architectes apparait ici de façon déterminante. Cette dialectique entre
pouvoirs politiques et production architecturale représente ainsi le cadre qui sous-tend plus
largement la marge de manœuvre conceptuelle des architectes, et par conséquent, nos
propres questionnements. Désirant analyser l’interaction entre les contextes normatif,
culturel et économique et le cadre de la conception architecturale, il était important de
restreindre cette recherche à un unique territoire géographique, en l’occurrence celui de la
France. Précisons toutefois que la production architecturale de l’un des concepteurs étudiés
dans le cadre de cette thèse nous a conduit à ouvrir notre champ d’exploration au-delà des
limites de la métropole pour tenir compte des Territoires et Départements d’Outre-Mer73.
De ce fait, bien que des architectes anglophones et nord-européens notamment, aient eux-
aussi posé la question de l’usage de la trame dans le cadre de la conception d’un habitat

68 Fabien Vienne se (re)plonge dans l’exploration du monde du jeu de construction en concevant le casse-tête Cube
Harmonique en 1984, dont le principe est celui d’une trame tridimensionnelle carrée composée de douze grilles
métalliques servant de support à la construction des cinq polyèdres réguliers dans l’espace, alors réalisés à l’aide de fils
de laine colorés.
69 Lancement de l’application informatique du système EXN en 1994.
70 Pierre Lajus est successivement architecte-conseil du ministère de l’Équipement pour les Pyrénées-Atlantiques de

1974 à 1980, du ministère de l’Urbanisme et du Logement pour le département des Bouches-du-Rhône de 1981-1983,
puis du ministère de l’Équipement, du Logement et des Transports pour le département de La Réunion de 1991 à
1995.
71 LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, L’architecture absente de la maison individuelle. Conditions d’intervention de l’architecte sur la

conception de maisons individuelles, Rapport, Plan Construction et Architecture, Paris, 1997.


72 Concerne aussi bien des systèmes constructifs que des modèles de cellules complètes.
73 Il s’agit du territoire de La Réunion, Fabien Vienne y ayant développé son système constructif EXN en collaboration

avec un constructeur local.

39
individuel industrialisé, ces derniers ne pouvaient compter parmi les éléments de corpus
principaux de cette étude, s’inscrivant dans des contextes politiques différents de celui de
la France. Utiles à l’éclairage de notre propos, ces exemples internationaux auront pour seul
but de resituer certaines des influences des architectes considérés ici.
Ce travail de recherche, inscrit dans un cadre spatio-temporel particulier, à savoir la France
des années 1960 à 1990, recoupe ainsi trois matériaux : un outil conceptuel, la trame, un
mode de production de l’architecture, l’industrialisation et une typologie, la maison individuelle.

Questions de recherche et hypothèses

« Sans doute, compter est-il une opération banale et quotidienne et nous l’effectuons,
comme on dit, sans y penser, en rendant la monnaie, en arpentant la largeur de notre
jardin. Mais comprendre ce qu’est un nombre et ce qu’est un système de numération
est une bien autre affaire ».74

Un tel raisonnement nous amène à faire une analogie avec l’outil de la trame. Si établir un
canevas75 rationnel de composition du projet d’architecture, tel que celui de la trame,
constitue pour certains architectes une attitude réflexive évidente, en saisir les mécanismes
intrinsèques requiert un autre niveau de lecture et de compréhension. Aussi, le principal
enjeu de cette thèse vise à comprendre le fonctionnement, la portée et les limites du système
conceptuel que constitue la trame, en vue d’une production industrialisée du logement
individuel. L’objectif de ce travail de recherche est double. Il révèle d’une part une
démarche propre à la discipline architecturale pour laquelle il s’agit de questionner l’emploi
des trames dans le processus de conception. Il vise d’autre part à saisir cet usage dans un
réseau de facteurs multiples liés aux contextes politique, technique et socio-culturel de la
seconde moitié du XXe siècle. Marqué par des objectifs d’efficience de la production bâtie,
cet épisode de l’histoire de l’architecture est, nous l’avons dit, un cadre privilégié
d’observation du comportement de la trame et de ses fonctionnalités.
Nous formulons l’hypothèse selon laquelle ce contexte particulier conduirait les architectes
à parfaire leur maîtrise technique, et ce, afin d’appréhender pleinement les mutations des
modes de mise en œuvre du bâti. Face à une sollicitation gouvernementale prônant la
production d’une architecture dont les éléments sont préfabriqués, la trame constituerait,
de notre point de vue, un outil de création fertile, utile à l’architecte pour penser l’espace,
sans se restreindre au rôle de l’ingénieur ou du constructeur. Conformément à un tel
raisonnement, la trame interrogerait le lien entre pensée conceptuelle de l’architecte et
modes de production rationalisés. Par ses différentes caractéristiques (logique, efficience,
ouverture) cet outil de conception de l’espace semble naturellement connecter méthodes
de projet et de mise en œuvre, deux enjeux entre lesquels l’architecte parait toujours tiraillé,
pris entre l’art et la technique76. À ce titre, Jean Zeitoun nous rappelle que, par l’usage de la
trame, le concepteur « peut partir du champ de la conception de l’objet […] et arriver, par
une spécification progressive, à quitter le système de la conception pour entrer dans celui

74 AMAR, André, « Préface », in WOLFF, Peter, METADIER, Jacques (trad.), La grande aventure des mathématiques,
Éditions Planète, Paris, 1966, p. 19.
75 « Ensemble des lignes et des points principaux d’une figure ; Dessin préparatoire ; Réseau des points géodésiques

servant de base à l’établissement d’une carte ; Ébauche d’une œuvre ; Ensemble d’idées classées et ordonnées sur
lesquelles on se propose de travailler », définitions du terme « Canevas », Centre National de Ressources Textuelles et
Lexicales [www.cnrtl.fr/definition/ca-
nevas/substantif].
76 (Formule empruntée à) FRANCASTEL, Pierre, Art et technique au XIXe et XXe siècles, Gallimard, Paris, 1988.

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de la production »77. Par sa capacité à dimensionner les éléments, et donc les espaces qui
en résultent, la trame faciliterait le passage d’un abstrait (une trame n’a pas forcément de
mesure au départ et peut se contenter d’établir des rapports de proportions) à une réalité
matérielle et technique (dès lors que nous en dimensionnons l’unité de base, nous pouvons
rapidement comprendre et gérer le dimensionnement de l’ensemble des éléments). Dans
certains cas, les trames compositionnelles et structurelles viennent se confondre, engageant
une stricte correspondance entre les lignes représentées sur le papier et celles effectivement
construites, et donc entre le dessin et la réalisation. Abordant l’espace dans toutes ses
dimensions, la trame autoriserait également l’architecte à visualiser plus aisément les points
de connexion entre les éléments constructifs et leurs assemblages, souvent matérialisés aux
intersections des lignes de la trame. En facilitant le passage de l’espace projeté
intellectuellement à l’espace construit physiquement, la trame permettrait en somme à
l’architecte de mieux anticiper la constructibilité, et donc « l’industriabilité » des éléments
de l’architecture, se révélant utilement opératoire.
Ce questionnement, centré spécifiquement sur la trame, nous intéresse plus largement en
ce qu’il interroge la multiplicité des compétences de l’architecte, partagé entre aspirations
esthétiques et réalités constructives, mais également plongé au cœur de réflexions sociales,
éthiques, politiques, économiques. Au-delà de répondre à un dualisme trompeur qui
opposerait art de composer et art de bâtir78, nous pensons que la trame recèle une
complexité qui en ferait un système conceptuel aux potentialités multiples, aidant
l’architecte à appréhender une montée en technicité de la profession et des réseaux
d’acteurs de plus en plus complexes. Accompagnant le concepteur dans un renouvellement
de ses méthodes projectuelles, la trame serait un appui lui permettant de conserver une
certaine légitimité au cœur d’une dynamique de production de l’habitat individuel dont il a
souvent été écarté au profit de groupes de constructeurs ou d’industriels, et dont Maison
Phénix est peut-être l’exemple le plus remarquable.

La problématique s’attache à comprendre dans quelle mesure la trame, en tant


qu’outil de conception, permet à l’architecte d’appréhender pleinement
l’écosystème du projet architectural.

Dans un contexte récent, où la voix de l’architecte est souvent étouffée par celle de grands
groupes de construction, cette thèse pose la question de la résistance créatrice de l’architecte
face aux modes de production. À la fois historique et analytique, ce travail de recherche
s’ancre ainsi dans l’actualité de la discipline, en proposant une relecture des outils
conceptuels de l’architecte. Les reconsidérer, avec la prise de recul qui est la nôtre, nous
permettra d’éclairer l’évolution de ces outils, tant dans leurs caractères que dans leurs
usages, et de supposer qu’ils se nourrissent et s’adaptent au contexte de travail de
l’architecte. Et si nous brossons ici un portrait partiel de ces enjeux, s’inscrivant dans les
cadres temporel et géographique que nous nous sommes donnés, il est évident que cette
approche questionne, au-delà des outils de l’architecte, l’évolution de ses missions au gré
des « crises »79 sociales, économiques et politiques. L’objectif de cette recherche est en cela
de faire appel aux méthodes de l’histoire de l’architecture pour interroger la conception et

77ZEITOUN, Jean, Trames planes. Introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 47.
78Sur la subtilité des enjeux se jouant, pour l’architecte, entre conception et construction de l’édifice, voir MARREY
Bernard, Architecte, du maître de l’œuvre au disagneur, Éditions du Linteau, 2013.
79 Thomas Kuhn (1922-1996), philosophe des sciences, estime que les crises sont les conditions préalables

indispensables à l’émergence de nouvelles théories.

41
la pratique architecturales, actuelles et futures. Ce travail se veut donc (rétro)prospectif,
particulièrement dans ses derniers chapitres.
De ces interrogations émanent quatre hypothèses principales, déterminant l’organisation
quadripartite de notre développement.
Dans la première partie de cette thèse, il s’agit d’interroger certains éléments biographiques
des architectes étudiés (parcours, formations, influences), déterminants pour comprendre
la construction de leur pratique, et utiles selon nous à la lecture de leur production.
L’objectif est de comprendre comment ces concepteurs mobilisent leur bagage (familial,
culturel, académique, professionnel) pour porter un regard éclairé sur l’architecture de leurs
ainés (enseignants, chefs d’agences), et pour se positionner à leur tour comme praticiens.
Plus exactement, leur posture critique vis-à-vis de la profession se retrouverait dans leur
usage de la trame au sein du processus de conception, un usage qui se démarque de celui
de leurs prédécesseurs. La trame, relevant d’un apprentissage de l’art de la composition
découvert à l’école, dans les agences d’architecture et au sein des cercles culturels que
fréquentent les architectes étudiés, verrait ses potentialités évoluer en fonction de leurs
attentes et du contexte dans lequel ils exercent.
Nous faisons ainsi l’hypothèse que la trame permettrait à l’architecte de réinterroger
l’héritage conceptuel de ses maîtres à penser et de l’inscrire au cœur des problématiques de
son époque, ici plus particulièrement constructives et économiques. Conscients des qualités
compositionnelles de l’architecture proposée par la génération de praticiens qui les précède,
les architectes dont nous avons choisi d’étudier les productions se saisissent de la mutation
des modes de production et des avantages de l’industrialisation pour faire jouer à la trame
un rôle à la fois plastique, constructif et économique. Lorsque leurs mentors80 prônaient
avant tout des enjeux esthétiques, les architectes interrogés ici revendiquent une pleine
maîtrise de la construction, réactualisant cette manière de ‘faire l’architecture’. La trame
serait un support de ce passage de relais générationnel, assurant aux architectes la possibilité
de combiner harmonie rythmique de l’espace et rationalisation extrême de sa mise en
œuvre. En reconsidérant les fonctions qu’il accorde à la trame, l’architecte se
(re)positionnerait au sein d’une histoire de l’architecture.
Cette première partie de la thèse propose que l’usage de la trame, en tant qu’outil
de conception du projet d’architecture, nécessite un processus d’acculturation.
La seconde partie de la thèse s’attache à observer les pas-de-côtés, ou excursions, opérés
par ces mêmes architectes en parallèle de leur formation officielle. Par l’intermédiaire du
voyage, de la lecture ou de la fabrication d’objets divers ils font le choix de se laisser porter
par des expériences qui nourrissent leur approche du projet d’architecture. Dans ces
explorations, la trame jouerait le rôle d’un référentiel (plus ou moins conscient) que les
architectes reconvoquent à différents titres. Le voyage, en un sens, mettrait l’architecte en
condition de « vivre » des espaces tramés. Comme lorsqu’Alexis Josic parcourt l’orphelinat
conçu par Aldo van Eyck à Amsterdam (1959) et en ressort transporté81, Pierre Lajus, au
Japon, fait l’expérience d’espaces modulés qu’il réinterprète à son retour en France82. Dans
le cas de Fabien Vienne, l’impact de son séjour à La Réunion dans les années 1950 sera
d’autant plus effectif qu’il y supervise les chantiers de l’agence Bossu, occasion pour lui de
se fabriquer un réseau relationnel et une connaissance de l’architecture locale. Ce premier

80 Nous faisons plus spécialement référence aux chefs d’agence de Fabien Vienne, Jean Bossu (1912-1983) et de Pierre
Lajus, Yves Salier (1918-2013) et Adrien Courtois (1921-1980).
81 Alexis Josic réinterprète d’ailleurs cette référence dans le cadre d’un projet de logements en Algérie recourant au

procédé Camus, qu’il conçoit en 1960, in CHALJUB, Bénédicte, Alexis Josic, architectures, trames, figures, L’œil D’or, 2013.
82 Nous faisons plus spécialement référence à la maison Hollier (L’Herbe, 1970).

42
contact avec l’île lui sera fort utile lorsqu’il reviendra, vingt ans plus tard, réinventer la case
préfabriquée réunionnaise aux côtés du constructeur local83. Les lectures, quant à elles, ont
différents statuts. Qu’il s’agisse de découvrir les productions de leurs confrères (revues),
d’affiner leur maitrise dimensionnelle ou de réinterroger les modalités de leurs pratiques
(ouvrages), les lectures fournissent aux architectes des références complémentaires qui
alimentent leurs “banques de données” architecturales. Enfin, l’expérimentation de la
construction bois, à travers la conception et la fabrication d’éléments dont l’échelle est
différente de celle de l’édifice (kayak, mobilier), leur permettrait de mesurer la pertinence
de cette alternative pour penser la maison industrialisée. Plus largement, ces éléments
interrogent de notre point de vue les pérégrinations de l’architecte, utiles à la définition de
sa future pratique.
Cette seconde partie de la thèse propose que l’usage de la trame, en tant qu’outil de
conception du projet d’architecture, nécessite un processus d’exploration.
L’hypothèse de la troisième partie de cette thèse nous situe au cœur de la dynamique
organisationnelle et relationnelle qui se joue entre les acteurs du projet architectural. En
repartant du constat dressé par Jean Balladur en 1965 dans l’ouvrage Les visionnaires de
l’architecture84, nous postulons que l’architecture doit être lisible et comprise de l’ensemble
des acteurs de la fabrique spatiale. À ce titre l’architecture se réaliserait par la mise en
commun des compétences de chacun des protagonistes de l’acte de bâtir, et donc par leur
bonne mise en relation. Dès lors, il s’agit, par le biais de cette hypothèse, de saisir la manière
dont la trame peut constituer pour l’architecte un médium de collaboration avec les
industriels et les constructeurs. Envisagée comme la base d’un langage commun (graphique,
technique, économique), la trame faciliterait le dialogue entre eux, dans un contexte où
l’industrialisation tend à complexifier leurs rapports. Loin d’enfermer l’architecte dans sa
pratique, la trame lui servirait en réalité d’interface « fertile »85 avec ses interlocuteurs. Ainsi,
lorsque l’architecte dessine des plans tramés, le constructeur y verrait le moyen de produire
des éléments en série, et donc une opportunité professionnelle avantageuse. Plutôt que
d’entrer dans une démarche d’opposition vis-à-vis du corps industriel, l’architecte ferait le
choix de s’associer à sa logique. Pour ce dernier, c’est également le moyen de diversifier son
usage de la trame (géométrie, dimensions, programmes). Les architectes s’emploieraient en
cela à mettre la trame à l’épreuve de la production de la maison industrialisée par le biais de
partenariats privilégiés – aux modalités et aux échelles variées – allant de la commande
singulière, que nous qualifions de projets charnières, au développement de systèmes
constructifs ayant donné lieu à la réalisation de centaines (voire milliers) de constructions,
en passant par des missions de conseil auprès de groupes d’envergure nationale.
Cette troisième partie de la thèse propose que l’usage de la trame, en tant qu’outil
de conception du projet d’architecture, induit un processus d’expérimentation au
plus près des partenaires du projet.
Enfin, la dernière partie de ce travail de recherche se propose de comprendre non pas le
rapport de l’architecte « à l’autre », mais l’introspection réflexive qu’il met en place, à l’aide
de la trame, pour renouveler ses compétences conceptuelles. Dans un contexte où le corps

83 Maurice Tomi (1924-1996), ateliers et usine Bourbon Bois (Le Port).


84 « L’Architecture, au contraire [des autres arts], sauf exception – concerne directement ‘’les autres’’. L’Œuvre bâtie
est payée, construite, vécue par les ‘’autres’’. Ils sont donc juges au même titre que l’Architecte de son ‘’utilité’’ »,
BALLADUR, Jean, « L’aventure architecturale », in RAGON, Michel, PARINAUD, André (dir.), Les visionnaires de
l’architecture, Robert Laffont and Revues et Publications, 1965, p. 130.
85 Nous faisons ici allusion à la formule de Lucien Kroll : « Toute notre action professionnelle vise simplement à

implanter une ’trame fertile’ », KROLL, Lucien, « Concours du Benalmont, Belgique », Techniques & Architecture, n°327,
nov. 1979, p. 135.

43
professionnel des architectes est mis à mal86, il s’agit, pour Fabien Vienne comme Pierre
Lajus, de se repositionner dans la chaine de production de la maison individuelle. En
s’impliquant dans la conception et la prescription des éléments préfabriqués (coordination
modulaire) et en s’essayant à de nouveaux outils de conception du projet d’architecture
(informatique), les architectes étudiés se saisiraient de la trame pour réinventer leur
pratique. C’est en tout cas l’hypothèse que nous formulons. Dès lors, si l’enjeu pour
l’architecte est de réenvisager « l’avant-projet », en réfléchissant le composant ou le logiciel,
qu’en est-il de « l’après-projet » ? Ici, l’hypothèse se décline pour proposer une lecture qui
envisagerait la trame comme moyen, pour l’architecte, de penser le logement appropriable.
Par la lisibilité des plans qu’elle permet, et sa capacité, lorsqu’elle est associée à une ossature
(portiques, poteaux-poutres), à fabriquer des espaces personnalisables et évolutifs, la trame
redonnerait une place aux pratiques habitantes. Là où la maison sur catalogue tend
généralement à ébranler le rapport privilégié qu’entretiennent architecte et client dans le
cadre d’une commande particulière, la trame permettrait une modularité et une variabilité
redonnant la main à l’usager sur son espace de vie.
En définitive, cette partie de la thèse vise à interroger la capacité de l’architecte à
potentialiser la trame et à en faire un outil prospectif l’accompagnant dans l’ensemble de
ses tentatives, y compris lorsqu’il s’éloigne (à nouveau) de la conception de l’édifice stricto
sensu. De l’urbanisme au jeu de construction, la trame, par son caractère systémique,
autoriserait l’architecte à créer de nouveaux médiums de fabrique spatiale, pour lesquels il
‘essentialiserait’ sa pensée. L’éclairage de notre corpus par des exemples contemporains, ou
relevant d’autres disciplines (art optique, littérature, design), se veut le témoin de la pluralité
des univers que la trame ouvrirait au concepteur curieux.
Cette quatrième partie de la thèse propose que l’usage de la trame, en tant qu’outil
de conception du projet d’architecture, engage un processus de conceptualisation.
In fine, ces postures de l’architecte – élève, explorateur, partenaire, inventeur – afférentes à
différentes temporalités de son parcours, révèlent autant de façons d’interroger les
potentialités de cette méthode particulière de conception. Les quatre parties de ce manuscrit
dressent ainsi, successivement et alternativement, des lectures à tendance biographique,
hypothétique, analytique et ouverte sur le corpus. Nous faisons la proposition d’un plan
chrono-thématique, à la croisée de plusieurs approches : historique, en éclairant l’usage de
la trame dans les contextes politique, socio-culturel et technique ; théorique, en visant à
enrichir les apports notionnels sur le sujet et soulever des questionnements à l’attention des
architectes praticiens ; et analytique, à travers l’exploration d’un corpus spécifique mettant
à l’épreuve cet outil conceptuel.

86Gérard Monnier et Richard Klein évoquent, dans leur introduction à l’ouvrage Les années ZUP. Architecture de la
croissance 1960-1973, un moment de l’histoire de la construction dont les dynamiques ont parfois été capables de
« mettre en question le rôle des architectes » (p. 24), faisant eux-mêmes référence à l’article « Avons-nous encore
besoin d’architectes ? », MOULIN, Raymonde, Esprit, n° 385 (10), 1969.

44
Corpus
Cette recherche a été initiée par la découverte de la production de l’architecte Fabien Vienne
(1925-2016)87. Le projet de la résidence Notre-Dame de la Garde88, opération regroupant
cent soixante-dix logements sociaux destinés aux ouvriers du chantier naval de la ville de
La Ciotat, en a constitué le premier point de rencontre. La justesse avec laquelle le projet
articule l’usage d’une trame régulière, la rationalisation maximale de la mise en œuvre et la
poésie des espaces fabriqués nous a invitée à élargir notre curiosité à l’ensemble de la
carrière de ce concepteur. En regard de la pertinence des projets imaginés par l’architecte,
et du caractère lacunaire des publications consacrées à sa production89, l’idée d’une thèse
en architecture est née. Cependant, bien que cette figure demeure au centre des réflexions
explorées ici, l’objectif de cette thèse n’est pas de proposer une monographie consacrée au
concepteur, mais plutôt celui de mettre sa production en dialogue avec celles d’autres
architectes, venant éclairer et enrichir nos hypothèses. En ce sens, ce travail de recherche
propose de s’attacher à différentes approches conceptuelles, reposant sur un corpus
composé de plusieurs projets d’architecture qui, mis en regard, se complètent et fabriquent,
dans une certaine mesure, une complexité propre à la discipline. Au vu de nos
questionnements, une sélection de projets de maisons industrialisées, composées selon une
trame, et conçues par des architectes français ayant essentiellement pratiqué sur la trentaine
d’années courant de 1960 à 1990, a été privilégiée.
Ayant la volonté d’interroger la mise en tension entre les choix conceptuels de l’architecte
et des modes de production industrialisés, une attention particulière a été portée sur des
projets s’inscrivant dans le cadre d’une conception élargie à la réflexion de systèmes
constructifs. Interroger le logement individuel par le biais du système de construction et de
production dont il est issu nous permet de dépasser les enjeux de la commande particulière,
et donc de la réponse « sur-mesure » qui en émane. Cette démarche a pour objectif de
révéler la capacité de l’architecte à envisager la conception selon une vision d’ensemble, qui
va au-delà du projet unique, proposant une architecture qui réponde à la variabilité de
besoins des usagers. En outre, une telle approche de la création architecturale démontrerait,
à notre sens, les compétences proprement opérationnelles de l’architecte, s’avérant
décisives dans un moment de crise de la profession face aux industriels.
Un autre élément ayant déterminé la sélection de ce corpus relève de la collaboration des
architectes avec des constructeurs dès l’origine du projet. Évitant à l’architecte d’être placé
dans une position de soumission face au lobbying industriel national, cette configuration
lui assurerait, à l’inverse, d’être force de proposition, de décision et de pleine acceptation
des choix constructifs et spatiaux. Installés dans un rapport d’égalité et de confiance,
architecte et constructeur seraient les membres d’une équipe, et non des concurrents. La
temporalité de coopération de ce tandem s’avère ainsi essentielle, délimitant notre analyse
à des exemples de réflexions menées sur le long ou le moyen terme, et non dans le cadre
d’une association isolée ou fortuite. Ce choix a écarté de notre recherche les projets de

87 SCOTTO, Manon, Groupement d’habitations de Notre-Dame de la Garde. 170 logements sociaux à La Ciotat, Fabien Vienne
1970, sous la direction d’Ana Bela de Araujo Jean-Lucien Bonillo, René Borruey, Eve Roy et Alice Sotgia, Séminaire
de Master Histoire critique du Projet, La Fabrique/INAMA, ENSA Marseille, 2014-15 ; SCOTTO, Manon, Rationalité
conceptuelle et poétique spatiale ; le projet de logements sociaux groupés de Fabien Vienne, PFE Mention Recherche, La
Fabrique/INAMA, ENSA Marseille, 2015.
88 Résidence Notre-Dame de la Garde, La Ciotat (1968-1970).
89 OREAM Provence-Alpes-Côte d’Azur, « Notre-Dame de la Garde », Cahiers de l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme

de la Région Parisienne, vol. 36-37, fiche n°63, déc. 1974 ; « L’architecture de Recherche : le système “Trigone” »,
Techniques et Architecture, n°6, 27e série, mars 1967, pp. 114-119 ; « Système de construction en bois : EXN », Techniques
et Architecture, n° 345, déc. 1982-janv. 1983 ; « Villabois : les systèmes constructifs en compétition », Les cahiers techniques
du bâtiment, n° 65, sept. 1984 (liste non exhaustive).

45
maisons qui furent uniquement proposés dans le cadre de concours ministériels qui, à
l’exception peut-être du concours Conception-Construction90, auraient installé les
architectes dans une certaine déconnexion vis-à-vis des industriels, ou conduit à des
collaborations ultérieures. De la même manière, il nous parait fondamental que les projets
étudiés ici prennent place au cœur d’une recherche et d’une production substantielles des
architectes sur le programme spécifique du logement individuel. Désirant éviter l’écueil
d’une étude qui serait focalisée sur des explorations conceptuelles anecdotiques, sinon
occasionnelles, de cette typologie, nous préférons comprendre dans quelle mesure penser
la maison par le biais de la trame a pu nourrir profondément les méthodes projectuelles des
concepteurs au fil de leurs années de carrière.
Les deux derniers points mettent en avant le fait que ces tentatives architecturales, le plus
souvent développées en marge ou en amont des concours ou de commandes de la maitrise
d’ouvrage, naissent d’une démarche engagée et délibérément volontariste des architectes.
À ce titre, nous sommes curieuse de comprendre ce que cela révèle des projets, et plus
largement des parcours de leurs investigateurs. Progressivement, deux éléments
supplémentaires se sont superposés à nos critères initiaux : la question de l’industrialisation
dite ouverte91, et celle de l’usage du matériau bois. La première, parce qu’elle interroge une
manière de penser et de faire le projet qui se démarque résolument de la logique d’une
architecture de panneaux porteurs, caractérisant la période qui précède la nôtre. De fait, ce
type d’industrialisation ouvre des réflexions sur la modularité, la flexibilité et l’évolutivité
des espaces construits qui nous paraissent à priori pertinentes dans le cadre de la
conception, de la construction et de l’usage de la maison individuelle. De ce premier
élément, résulte directement le second. En effet, le bois apparait comme un matériau
propice à une industrialisation ouverte de la construction. Il est pourtant boudé par les
architectes français, rares à se donner les moyens de réellement expérimenter la
construction bois, à cause notamment du manque de bureaux techniques compétents en la
matière à cette époque. Les constructions étudiées ici sont le travail d’architectes qui,
consciemment ou non, se sont inscrits comme des concepteurs relativement en marge de
la production architecturale française, contribuant à expliquer – en partie – la
méconnaissance de leurs œuvres à ce jour.
Enfin, une considération pratique, mais essentielle dans la construction de cette recherche,
nous a conduite à choisir des éléments de corpus dont les fonds d’archives étaient d’une
grande richesse de documents graphiques. Méthodologiquement, il s’agissait de proposer
une analyse et une production graphique approfondie des projets sélectionnés, au-delà
d’une réflexion strictement textuelle. Scientifiquement, l’enjeu est celui d’étudier des

90 « Si les concours lancés par le MRU entre 1943 et 1947 pour l’amélioration des procédés constructifs s’adressent
indifféremment aux architectes, aux entrepreneurs et aux ingénieurs, ceux-ci sont encouragés à s’associer en équipes.
Ce vœu devient ensuite une règle comme en témoignent les concours « conception-construction » lancés en 1949-
1950, qui donnent lieu notamment aux chantiers expérimentaux de Villeneuve-Saint-Georges et de Strasbourg. Cet
appel public à des équipes pluridisciplinaires représente un changement profond par rapport à la situation antérieure
à la Seconde guerre mondiale, dont il importe de souligner la nouveauté dans le paysage professionnel », in
LAMBERT, Guy (dir.), NEGRE, Valérie (dir.), Ensembles urbains, 1940-1977. Les ressorts de l’innovation constructive, op. cit.,
p. 22.
91 « Au lieu de s’appuyer sur la répétition de modèles de bâtiments, l’accent est mis sur la production d’éléments de

construction, les composants, pouvant être assemblés dans divers bâtiments. On espère ainsi (…) améliorer la qualité
de l’architecture par la différenciation permise par l’assemblage des composants », HAMBURGER, Bernard,
« L’architecture et la règle du jeu de l’industrialisation ouverte », Techniques et Architecture, n°327, nov. 1979, p. 93 ;
« Dans le domaine de l’industrialisation tout semble remis en question (…) la filière nouvelle, mais dont la définition
est ancienne, l’industrialisation ouverte par composants vendus sur catalogue », in PORTEFAIX, Jean-Pierre,
« Soixante ans d’industrialisation : l’évolution des idées », Techniques et Architecture, n°327, nov. 1979, pp. 73-79, p.78 ;
« L’‘industrialisation ouverte’ ensuite, dont les composants modulables censés libérer l’homme des contraintes de son
habitat, s’oppose à la préfabrication lourde et “fermée” de la période antérieure », DELEMONTEY, Yvan, Le béton
assemblé. Préfabriquer la France de l’après-guerre (1940-1955), op. cit., p. 9.

46
processus conceptuels dans lesquels la trame nourrit un imaginaire complet, traduisant une
démarche engagée de l’architecte vis-à-vis de l’outil de la trame qui se retrouve dans sa
manière de dessiner le projet d’architecture.
Ces critères nous ont permis d’identifier deux projets conçus par l’architecte Fabien
Vienne, qui, rappelons-le, constitue le vrai point de départ de cette recherche92. Il s’agit des
systèmes Trigone (1960, 0.9) et EXN93 (1973, 0.10). Ce choix se justifie par le fait que
Trigone incarne le projet à partir duquel le concepteur met en application ses réflexions sur
une architecture industrialisée, seule façon de produire un habitat réellement économique
selon lui. Basé sur les possibilités volumiques singulières du dodécaèdre rhombique94, ce
petit module d’habitat est composé, en plan, selon une trame carrée dont la rationalité
autorise une préfabrication de l’ensemble de ses éléments en atelier. Initialement destiné à
être produit à grande échelle, le procédé se voit totalement abandonné suite à l’incendie qui
frappe, au début des années 1970, le centre de loisirs du Val d’Yerres, réalisé à partir de ce
système constructif95. Dès lors, la Caisse des Dépôts, commanditaire de l’opération, revient
sur sa décision d’attribuer les agréments nécessaires à la production de Trigone, mettant un
coup d’arrêt brutal à son développement. Si le succès commercial du procédé Trigone n’est
pas au rendez-vous, ce dernier constitue pourtant, presque quinze ans plus tard, le support
principal de réflexion du système EXN, à l’origine de la construction de milliers de
logements96 sur l’île de La Réunion.
Dérivé du procédé Trigone, EXN est un système constructif établi sur un nombre limité
de composants préfabriqués en bois combinables entre eux, réparti selon une trame carrée,
visant à proposer un maximum de possibilités volumétriques et typologiques (logements
sociaux, villas de standing, logements individuels ou collectifs, équipements, etc.). C’est à
la demande de l’entrepreneur Maurice Tomi, à la tête de la société de construction la plus
importante de l’île, que l’architecte s’essaie à la conception d’un nouveau procédé
constructif. À partir des stocks de bois, des équipes d’ouvriers et des machines dont
l’industriel dispose, les deux hommes se lancent dans la fabrication de plusieurs prototypes
qui les mène progressivement vers le système EXN, adapté aux modes de vie, aux
conditions climatiques et aux ressources économiques du territoire réunionnais. C’est
précisément l’ouverture de ce système constructif et modulaire qui en fait sa richesse. En
effet, la complexité conceptuelle assumée en amont par les concepteurs permet un très
large éventail de modèles, laissant les usagers libres de choisir le nombre de pièces (du T2
au T7), la hauteur des étages (2,30m ; 2,90m ; 3,50m), la pente de la toiture (18%, 36%,
69%, 87%) ainsi que les qualités de finition de leur futur logement (parpaings, briques, tôle,
bois, etc.). Rendus possibles par une juste maitrise de la géométrie, et plus spécifiquement
de la trame, ces arguments sont valorisés dans les plaquettes publicitaires du procédé, dont
le slogan est celui de lier industrie et artisanat.
Les systèmes Trigone et EXN apparaissent comme des cas d’études particulièrement
pertinents. D’une part, en ce qu’ils interrogent tous deux les enjeux d’une maitrise spatiale,
économique et constructive du projet d’architecture par le recours à la trame. D’autre part,
par le rôle qu’ils ont pu jouer dans la carrière de l’architecte, l’un ayant servi d’élément

92 À la suite de notre diplôme en Architecture « Mention recherche », nourri par un précédent travail de mémoire de

Master au cours duquel nous avons rencontré une première fois Fabien Vienne au printemps 2015, nous avons passé
plusieurs mois à nous entretenir avec l’architecte au sujet de son travail, à l’automne de la même année. Ces échanges
prenaient la forme d’entretiens ouverts quasi-quotidiens, au domicile de l’architecte (Paris, 11e).
93 Acronyme pour « X Éléments permettant N combinaisons ».
94 Polyèdre composé de douze losanges et dont les diagonales sont inscrites dans le rapport √2.
95 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, octobre 2015 (Paris).
96 Production construite plus communément connue aujourd’hui sous le nom de « Cases Tomi », du nom du

constructeur qui en est à l’origine, implanté à La Réunion.

47
déclencheur vers une industrialisation du logement individuel, malheureusement
rapidement avorté, et l’autre concrétisant la franche réussite de ses explorations. Enfin, la
connexité de ces deux projets pose la question de la cohérence conceptuelle de l’architecte,
usant de la trame comme ligne intellectuelle globale, remaniée au fil des projets. En outre,
la publication de ces deux systèmes dans la presse spécialisée97 confirme l’intérêt que cette
recherche leur accorde aujourd’hui. Le focus qui est fait sur ces deux projets est
ponctuellement mis en écho avec d’autres propositions de l’architecte, dans le but de
comprendre de quelle manière la manipulation de la trame, en tant qu’aide conceptuelle, a
pu évoluer au cours de ses années de pratique.
Dans un second temps, et dans le but de donner la réplique à ces premiers éléments de
corpus, un dépouillement des revues L’Architecture d’Aujourd’hui et Techniques et Architecture
nous amène à repérer les travaux de plusieurs architectes français, parmi lesquels ceux de
l’agence bordelaise Salier-Courtois-Lajus-Sadirac98 ressortent plus particulièrement. En
1962, la revue L’Architecture d’Aujourd’hui consacre l’une de ses publications bimestrielles
aux “Cent maisons d’aujourd’hui”99, y faisant figurer les productions Outre-Atlantique des
architectes Eames, Neutra ou Ellwood, celles de l’Atelier 5 en Belgique, ainsi que deux
maisons de l’agence française Salier-Courtois (collab. Sadirac)100. L’une d’entre elles,
construite près de Bordeaux, nous interpelle plus spécifiquement. « [Son] ossature générale
est en bois exotique avec poteaux de 10/10 sur une trame de 2,75 x 3,60 »101. En effet, bien
que cette maison ne soit pas la seule à user d’une trame constructive et esthétique102, elle
est l’une des rares à être construite en France et à ne pas être catégorisée par la revue comme
une maison d’architecte ou de week-end103, mais comme une « habitation ». Ces caractères
en font un projet à regarder avec attention, nous invitant à mener des recherches sur la
production architecturale de cette agence.
Habitués à proposer des villas d’exception, au monolithisme résolument moderne104, les
architectes réalisent au milieu des années 1960 que leur clientèle privilégiée ne peut
indéfiniment nourrir leur carnet de commandes. Parallèlement, la règlementation urbaine
en vigueur force peu à peu l’équipe à abandonner l’iconique toit-terrasse qui faisait sa
notoriété dans le paysage bordelais. Enfin, les devis élevés de leurs entreprises partenaires
conduisent une large part de leurs clients à finalement se tourner vers des constructeurs de
cabanons préfabriqués. Dans ce contexte, l’agence réfléchit à une réorientation de sa
production architecturale, et se lance en 1966 dans la conception d’une maison devenue
rapidement populaire : la Girolle105 (0.11). Ayant hérité son nom de sa faculté à « pousser
comme un champignon », la Girolle est un modèle de maison économique, conçue en

97 VIENNE, Fabien, BRASLAVSKY, Pierre, VALAT, Jacqueline, « L’architecture de recherche : le système


Trigone », Techniques et Architecture, n°6, 27e série, mars 1967, pp. 114-119 ; « Système de construction en bois : EXN »,
Techniques et Architecture, n°345, déc. 1982-janv. 1983, p. 106.
98 Voir également : DEOM, Claudette, L’architecture de la maison individuelle en France depuis les années 1960 : références et

inventions dans trois agences d’architectes, Thèse en Histoire de l’art, sous la direction de MONNIER, Gérard, Paris 1, 1996.
99 L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 103, sept. 1962.
100 Précisons qu’en 1962, Pierre Lajus vient d’intégrer l’agence Salier-Courtois. Il travaille avec eux de 1961 à 1974,

date à laquelle il fonde sa propre agence.


101 « Habitation près de Bordeaux, Y. Salier et A. Courtois architectes, M. Sadirac collaborateur », L’Architecture

d’Aujourd’hui, n° 103, sept. 1962, p. 91.


102 On notera notamment le projet de Maison de week-end de Ieoh Ming Pei, près de New-York (pp. 6-9), le projet

de Maison de week-end près de San Francisco, de Craig Elwood (pp. 62-64), ou encore le projet d’habitation
préfabriquée à New Seabury, conçu par l’architecte Robert Damora.
103 Mentionnons tout de même le projet de l’architecte Yves Roa pour une habitation près de Melun, p. 79.
104 GUILLERM, Elise, MARIE, Jean-Baptiste, Villa modernes du Bassin d’Arcachon (1951-2001), Norma, Paris, 2022.
105 Un excellent mémoire a été réalisé sur la maison Girolle par François Ricros, sous la direction de Françoise

Fromonot, Marie-Jeanne Dumont et Mark Deming, ENSA Paris-Belleville, 2013.

48
collaboration avec un charpentier-menuisier implanté localement106, et dont tous les
éléments sont préfabriqués en atelier. Composée d’une ossature bois, et encadrée de deux
murs pignons maçonnés sans rôle porteur, elle est couverte d’un toit de tuiles à deux pentes.
L’adoption d’une trame parfaitement lisible, au-delà de moduler clairement l’ensemble des
espaces du plan, autorise aisément l’ajout de travées supplémentaires, lui assurant une
élasticité latérale propice à son évolution. Initialement destinée à répondre au programme
de la maison de vacances, la Girolle séduit les bordelais, au point d’être progressivement
envisagée comme une résidence principale. Le succès commercial de cette maison,
construite en plusieurs centaines d’exemplaires dans la région bordelaise, encourage
finalement l’agence à développer toute une gamme107 à partir du modèle standard original
de trois travées. Symbole d’un changement de cap conceptuel des architectes Salier,
Courtois, Lajus et Sadirac, la Girolle incite ses créateurs à penser le système constructif plus
que l’architecture signature, constituant en ce sens un élément de corpus qui nous intéresse
particulièrement. Quelques années plus tard, la revue Techniques et Architecture, dans un
numéro consacré à l’architecture bois, fait la lumière sur la maison-agence de l’architecte
Pierre Lajus (1930), à Mérignac108. Entièrement préfabriquée et assemblée à sec, la maison
semble parfaitement faire sienne les rôles plastiques, constructifs et fonctionnels de la trame
(0.12). Expression pure des finesses de ce canevas complexe, elle incarne un projet qui
traduit avec justesse les enjeux de l’outil conceptuel de la trame. À cette époque, l’architecte
a quitté l’agence Salier-Courtois pour fonder sa propre structure, et explorer les multiples
potentialités du matériau bois109. S’il s’essaie à la réalisation d’équipements et d’églises, la
maison individuelle demeure l’un de ses chevaux de bataille. Conscient des enjeux
symboliques, urbains et sociétaux qui gravitent autour de ce programme, Pierre Lajus n’aura
de cesse de rappeler la nécessité d’y prêter une attention toute particulière.
En cela, le projet de la maison Girolle nous intéresse en ce qu’il concrétise la conception
d’un modèle plus que d’un système de composants véritablement ouvert, apportant à cette
recherche un argumentaire différent de celui associé aux choix industriels et architecturaux
du système EXN. Par ailleurs, l’importante production de maisons individuelles issues de
commandes privées, menée en parallèle de la diffusion du modèle Girolle, révèle une
souplesse intellectuelle de l’architecte particulièrement intéressante. Mettant ses hypothèses
conceptuelles à l’épreuve d’enjeux variables, cette dynamique enrichirait selon nous la
manière avec laquelle il manipule la trame, pour proposer un habitat économique,
industrialisé et évolutif, mais aussi des commandes plus exceptionnelles. Nous retrouvons
cette dualité lorsque Pierre Lajus manie alternativement la typologie de l’habitat de loisirs
et celle de la résidence principale, faisant que l’une et l’autre se nourrissent mutuellement,
au fil des réalisations. Ces éléments nous conduisent à une analyse consacrée tout autant au
modèle de la Girolle qu’à d’autres projets de maisons conçus par Pierre Lajus, nous
permettant, entre autres, d’identifier les principes architecturaux préservés ou perdus entre
commandes privées et production sérielle.
Enfin, bien que les éléments de corpus présentés ci-avant s’inscrivent tous deux sur le
territoire français, l’un est déployé en département ultra-marin, l’autre en région

106 Il s’agit de l’entreprise Guirmand, avec qui Pierre Lajus a construit la même année (1966) son chalet de montagne
à Barèges (Pyrénées), entièrement réalisé à partir d’éléments bois préfabriqués.
107 Nous faisons référence aux modèles « Chanterelle » et « Girolle P », dont la géométrie de la toiture varie par rapport

à la Girolle.
108 « Agence d’architecte et maison d’habitation, Pierre Lajus architecte », Techniques et Architecture, n° 321, oct. 1978,

pp 84-86.
109 « Pierre Lajus réfléchit, à partir des années 1960, à une industrialisation de l’habitat individuel grâce à la

préfabrication en bois », texte figurant sur le cartel accompagnant la maquette de la « Maison sur la dune » (Biscarosse),
conçue par Pierre Lajus en 1975, exposée à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris.

49
métropolitaine. Conçus et produits dans des cadres administratifs et socio-culturels
différents, nous y voyons une occasion de comprendre certaines des nuances en jeu dans
la dynamique globale de la fabrique de l’architecture française.
Tardivement abandonné, le dernier élément de corpus qui avait été envisagé pour cette
recherche apparaissait comme la réminiscence d’un précédent travail de repérage des
documents graphiques du fonds d’archives de l’architecte Philippe Vuarnesson (1928-
2008)110. L’exploration de ces éléments nous avait en effet conduite à la découverte de deux
projets, quelque peu différents des programmes de logements collectifs111 que l’architecte
conçoit parallèlement au sein de l’Atelier 3112, que sont les modèles Cylver et Cylhor. Ces
habitats légers et modulaires reposent tous deux sur un système constructif de composants
bois de faibles dimensions, fabriqués en usine et assemblés sur site par boulonnage ou
vissage. Le système, conçu par Philippe Vuarnesson, est produit par la société Cyl-
Construction113, qui comprend plusieurs filières de construction de logements, allant de la
résidence principale au baraquement de chantier114. Et bien que seule une trentaine de
maisons n’aient été réalisée entre 1966 et 1978 à partir du modèle Cylver (0.13), le procédé
se voit décliné avec un second modèle, Cylhor (0.14), facilement démontable afin de
permettre la construction de bungalows de vacances.
Une première lecture des archives dessinées de l’architecte Philippe Vuarnesson avait mis
en lumière sa faculté à passer de la conception du logement collectif à celle du logement
individuel en s’aidant, dans les deux cas, de l’outil de la trame. Ainsi, lorsque que le projet
d’immeuble pyramidal proposé par l’Atelier 3 est lauréat du Programme Architecture Nouvelle
en 1972, la « recherche pour un habitat personnalisé »115 qui y est défendue se réalise grâce
à une nomenclature des logements basée sur une maille continue de 5,70m. À ce titre, il
nous semblait intéressant de comprendre dans quelle mesure la trame pouvait constituer
un outil « trans-typologique », accompagnant l’architecte dans les variations de ses
raisonnements. Dans le cas des systèmes Cylver et Cylhor plus particulièrement, le
foisonnement des croquis, plans et détails réalisés à la main par l’architecte sur du papier
quadrillé à petits carreaux était particulièrement remarquable. La trame y prenait la forme
d’un outil de conception, mais aussi celle d’un support de représentation et de mise à
l’échelle. Renonçant à l’échelle métrique, le concepteur paraissait s’aider de ce quadrillage
pour passer facilement d’une phase à l’autre du projet architectural. Le carreau de la feuille
de papier se rapportait alors à une trame carrée réelle, de 60cm, modulant l’ensemble des
espaces et constituant un repère conceptuel et graphique commun à l’ensemble des
éléments géométraux.
Enfin, si les procédés EXN et Girolle apparaissent comme des réussites, eu égard au
nombre de réalisations qu’ils ont permis, le relatif échec des systèmes Cylver et Cylhor était
intéressant en ce qu’il interrogeait les potentiels obstacles au développement de la maison
industrialisée. Refusant le compromis, Philippe Vuarnesson signait une architecture au
caractère industriel pleinement assumé, à la différence de la Girolle, par exemple, dont les
murs maçonnés crépis et le toit à deux pentes en “régionalise” l’apparence. Ce constat

110 Fonds Vuarnesson, Philippe, 440 ifa, Centre d’Archives d’Architecture du XXe siècle (Paris). Le repérage des

documents graphiques et des boîtes Armic a été réalisé en mai-juin 2016 par Franck Delorme et Manon Scotto.
111 Les Cascades à Marne-la-Vallée (1976-1983), ZAC des Econdeaux à Epinay-sur-Seine (1969-1974), Les Longues

Rayes à Eragny (1979-1982), Les Jardins de la Garenne à Livry-Gargan, Emerainville (1981-1984).


112 Membres : Jean Guerry, Jean Fourquin, Jacques Mériot, René Terzian, Chistian Levasseur et Thanh Minh Luong.
113 Cette société, anciennement appelée Entreprise P. Rataud, est repensée à l’occasion de la création et de la diffusion

de ces deux procédés. Elle est dirigée par le constructeur Pierre Rataud.
114 On retrouve Cylhor bungalow-week-end-collectivités-tropique-motel-lacustre ; Cylver weekend-dortoirs-bureaux-

chantiers ; Cylver habitation traditionnelle ; et enfin Cylva résidence secondaire-abri de pêche.


115 Intitulé de la notice associée au projet, Fonds Vuarnesson, Philippe, 440 ifa, op. cit.

50
posait la question de la réception de l’architecture industrialisée, dans sa dimension
esthétique. Un sujet qui fut au cœur de nombreux litiges entre l’architecte et les
municipalités qui, malgré une homologation du modèle Cylver116, refusaient d’en délivrer
les permis de construire, jugeant qu’il était synonyme d’une dégradation des paysages de
leurs communes. Cet élément questionnait avec vivacité le cas typologique de la maison,
tiraillée entre son statut de laboratoire architectural et celui de symbole culturel traditionnel.
Toutefois, différentes raisons nous ont conduite à écarter cet élément de corpus. Tout
d’abord, l’impossibilité de mener des entretiens avec l’architecte117 a rapidement conféré à
ce corpus un statut différent, fabriquant progressivement un déséquilibre entre ces analyses
et celles portées aux travaux de Fabien Vienne et de Pierre Lajus. L’absence de repérage
des constructions Cylver et Cylhor sur le territoire n’a fait que confirmer cette première
tendance118. De ce fait, malgré la richesse graphique de ce fonds, notre impossibilité à
constituer les archives orales et bâties de ce corpus a conduit à le mettre en défaut vis-à-vis
des autres. D’autre part, la volonté qui était la nôtre d’analyser avec attention les parcours
des architectes afin d’éclairer les conditions dans lesquelles ces expérimentations
architecturales ont été menées, fut, quant à elle, mise à mal par le peu d’informations
biographiques que nous sommes parvenue à trouver et le manque de temps pour
investiguer davantage cette piste. Consciente que d’autres choix méthodologiques nous
auraient peut-être aidée à contourner cette difficulté, nous espérons néanmoins, à partir du
matériau repéré et analysé119, prolonger ce travail à l’avenir afin, pourquoi pas, d’y
développer une étude sur la production de cet architecte.
En dehors de la prise en considération de ce cas, faite isolément, il s’est agi de reconnaitre,
au fil de la rédaction, l’évidence avec laquelle les démarches et productions de Fabien
Vienne et de Pierre Lajus se répondaient. De cette résonance, inhérente aux partis pris de
ces deux architectes – relationnels, constructifs, exploratoires – est né le désir de les mettre
véritablement en dialogue. À ce titre, ce travail de recherche est devenu l’occasion de recréer
une conversation virtuelle entre deux concepteurs. De leur expérience du concours
Villabois à leur découverte de La Réunion, jusqu’à leur amitié avec Jean Prouvé (1901-
1984), tout ce qui les destinait à se croiser n’a constitué qu’une succession d’actes manqués.
Tant et si bien que nous ne serons pas étonnée lorsque Pierre Lajus nous confiera, lors de
l’un de nos entretiens, avoir connu et admiré le travail de Fabien Vienne. Aussi, si le
rapprochement peut paraitre naïve de prime abord, nous espérons que ce manuscrit en
démontrera la pertinence.
Souhaitant enrichir ces éléments de corpus – principaux – par d’autres – secondaires – nous
avons identifié un ensemble de projets gravitant autour des propositions de Fabien Vienne
et de Pierre Lajus. Citons plus particulièrement certaines des réalisations de Jean Prouvé,
dont les réflexions sur les enjeux de la maison industrialisée sont éclairantes. Le projet de
Maison 3.55 de l’architecte Paul Quintrand (1929-), quant à lui, interroge la transition vers
une informatisation de la profession. Enfin, les recherches « utopiques » de David-Georges

116 Les habitations préfabriquées Cylver sont homologuées par le ministère de l’Équipement et du Logement

(n° C.L.P. 67.42)


117 Philippe Vuarnesson étant décédé en 2008.
118 Nous émettons l’hypothèse selon laquelle les constructions réalisées avec les procédés Cylver et Cylhor,

majoritairement destinées à accueillir de l’habitat de loisirs et de vacances, ont été démontées depuis, voire n’ont pas
vu le jour suite aux déconvenues avec les municipalités évoquées précédemment.
119 Nous faisons notamment allusion à un chapitre rédigé – ne figurant pas dans la présente thèse – qui s’attachait à

décrire les incompréhensions entre architecte, constructeur et élus quant à la (supposée) mauvaise réception des
riverains vis-à-vis de l’esthétique des modèles Cylver et Cylhor. Nombre de correspondances faisaient la lumière sur
les enjeux d’intégration urbaine et d’homologation institutionnelle de ces objets architecturaux spécifiques.

51
Emmerich (1925-1996) sur la géométrie constructive et les structures tridimensionnelles,
dont nous retenons le projet de Trame Habitable.
L’analyse de la presse spécialisée a dévoilé d’autres opérations dont il importe de
mentionner quelques exemples. Parmi eux, la Maison Modulaire de l’architecte Jean Rey,
figurant dans le numéro de la revue Techniques et Architecture consacré à l’architecture dite
« évolutive »120, ou la maison imaginée par Jean Balladur en région parisienne, dont les
éléments métalliques sont composés sur trame carrée de 1,80m x 1,80m121. Dès 1960, les
recherches de l’architecte Jean-Pierre Watel pour un procédé industrialisé reposant sur un
principe d’ossature bois122 sont également remarquables. Cela malgré le nombre réduit de
réalisations, que l’article justifie par le rejet de l’esthétique de la maison préfabriquée par le
public français123.
De nos explorations dans les fonds d’archives conservés aux Centre d’archives
d’architecture du XXe siècle, nous retenons aussi d’autres projets intéressant, parmi
lesquels : le système Cubing, ayant mené à la réalisation des modules Hexacube et Pluricube
imaginés par l’architecte Georges Candilis (1913-1995) dans le cadre de l’opération ZUP
Le Mirail sur la période qui s’étend de 1961 à 1980 ; des projets de maisons modulaires
légères de l’agence toulousaine Atelier 4124 tels que la Maison 12E (1971), la Maison PB5
(année inconnue) ou les Constructions plastiques N E125 ; les recherches de l’architecte
Henri Mouette (1927-1995) pour une Cellule Hexagonale d’Hébergement conçue en 1967
et commercialisée par la société Le Bois ouvré du Nord ; ou encore les modèles de maisons
métalliques et en bois de Pierre Forestier (1902-1989) comme la Maison bois construite à
partir du procédé APLEX (1953) et la Maison Hexacore à Buthiers (1955), toutes deux
composées selon une trame hexagonale. Certains de ces projets, correspondant à une
typologie de logements de loisirs ou de vacances, croisée à plusieurs reprises dans notre
recherche de cas d’études, nous interroge enfin sur la dialectique entre expérimentations
architecturales et particularités de ce type d’habitat temporaire (cf. chapitre 11).
Enfin, l’éclairage des propositions de Pierre Lajus et de Fabien Vienne par des projets
synchrones est complétée par un corpus ponctuel de productions qui leur sont antérieures,
contemporaines ou annexes126, visant à réinterroger ce corpus à l’aune de problématiques
complémentaires.

120 « Maison modulaire, Jean Rey architecte », Techniques et Architecture, n° 298, mai 1974, p. 113.
121 « Maison dans la région parisienne, Jean Balladur architecte », L’Architecture d’Aujourd’hui, fév.-mars 1966, p. 80.
122 Projet réalisé en collaboration avec l’ingénieur Philippe Martin, agréé par le C.S.T.B et diffusé par la société Elcoha

(éléments pour la construction d’habitations).


123 « L’ossature bois, deux décennies d’expérimentations, par Jean-Pierre Watel architecte », Techniques et Architecture,

n° 321, oct. 1978, pp. 76-78.


124 L’Atelier 4 réunit les architectes Francis P. Castaings, Robert et Pierre Fort, et J.-Henri Colzani.
125 Ce projet remporte le 1er prix d’architecture au concours de Villefort, organisé par le ministère des Affaires

Culturelles.
126 Par antérieures, nous entendons plus particulièrement les productions des maitres à penser de Fabien Vienne et

Pierre Lajus, déterminantes sur la construction de leurs postures. Les éléments de corpus contemporains, constitués
de projets conçus au XXIe siècle, et annexes, relevant d’autres champs de la conception (art, design, urbanisme),
complètent cette sélection.

52
Méthode
Basée sur un corpus de projets réalisés dans les années 1960 à 1990, cette recherche tend à
contribuer à l’enrichissement des connaissances historiques sur l’architecture produite au
cours de la seconde moitié du XXe siècle. Convaincue du bienfondé d’interroger les pensées
et productions passées, afin de mieux appréhender les enjeux de la discipline architecturale
actuelle et future127, la construction d’une recherche en architecture associée à une telle
démarche n’en a pas moins déterminé des choix méthodologiques spécifiques, détaillés ci-
après.
Avant toute chose, plusieurs types d’écrits nous ont permis de saisir le contexte politique,
économique et culturel dans lequel s’inscrivent les projets de cette étude. Les publications
de certains architectes au cœur même de cette période, parfois élevées au rang de
manifestes, livrent un regard in-situ particulièrement éclairant sur les différentes postures
idéologiques adoptées par les praticiens de l’époque. Parmi elles, nous retenons l’article
« L’industrialisation du bâtiment est une occasion inespérée de renouveau pour notre
profession »128, dont le titre suffit à entrevoir les arguments de son auteur, l’architecte
Marcel Lods. Dix ans plus tard, c’est au tour de Jean Prouvé d’affirmer la confiance qu’il
attribue aux potentialités d’une technique constructive innovante, convaincu que « c’est
l’industrialisation qui procurera la meilleure des diversités dans la cohérence ». Et d’ajouter
qu’il est nécessaire que l’architecte « conduise l’industriel à améliorer sa production, ou,
mieux encore, si c’était possible en France, il faudrait que le jeune architecte crée l’usine où
l’on fabriquera ce qu’il aura inventé »129. Parallèlement, nous avons également prêté
attention aux articles consacrés aux projets architecturaux, publiés entre 1950 et 1990, et
dont l’élaboration relevait du comité de rédaction de ces revues professionnelles. Ces
notices, comprenant photographies des réalisations, éléments graphiques sommaires et
texte descriptif succinct, nous permettent de comprendre ce que la presse retient de ces
projets, et la manière avec laquelle ils sont communiqués par les architectes. Situer les
projets de cette recherche parmi la production architecturale valorisée à l’échelle nationale
nous laisse entrevoir une certaine vision de la société, telle qu’elle est véhiculée par ce
médium de diffusion. Enfin, les ouvrages de critique et d’histoire de l’architecture publiés
a posteriori130 dressent une analyse d’autant plus complète de ce contexte spatio-temporel
particulier.

- Les fonds d’archives des architectes


L’un des enjeux méthodologiques essentiels de cette thèse repose sur la consultation et/ou
le dépouillement des fonds d’archives des concepteurs concernés par notre étude.
L’objectif y est de mener un examen approfondi des documents produits dans le cadre de
la conception de leurs projets architecturaux. Si nous manifestons un attachement tout
particulier à mener un travail d’analyse des éléments graphiques de ces fonds d’archives
(croquis, géométraux, photographies), le croisement des médiums que nous souhaitons
mettre à l’œuvre nous encourage également à en considérer les pièces écrites. De la simple
notice descriptive retraçant les intentions initiales des concepteurs à des éléments plus

127 KLEIN, Richard (dir.), À quoi sert l’histoire de l’architecture aujourd’hui ?, Hermann, 2018 ; COLLECTIF, « Méthodes

en histoire de l’architecture », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 9/10, Éditions du Patrimoine, 2002.
128 LODS, Marcel, « L’industrialisation du bâtiment est une occasion inespérée de renouveau pour notre profession »,

L’usine Nouvelle, nov. 1969, pp. 17-31.


129 « Un entretien avec Jean Prouvé, interview recueillie par Dominique Clayssen », Techniques et Architecture, n° 327,

nov. 1979, pp. 143-146.


130 Parmi eux, citons – entre autres – les ouvrages de Joseph Abram, Leonardo Benevolo, Jean-Louis Cohen, Sigfried

Giedion et Gérard Monnier.

53
spécifiques à nos questionnements tels que les brevets ou les documents de comptabilité,
traduisant des composantes techniques et économiques, ces écrits de formes multiples nous
apprennent beaucoup des conditions dans lesquelles se sont montés ces projets. Parmi les
précieuses informations que nous apporte cette lecture attentive des archives écrites,
mentionnons ne serait-ce que le cas du contrat établi à l’occasion de la création du système
EXN. Identifiant Fabien Vienne et Maurice Tomi comme les co-concepteurs du procédé,
ce contrat révèle plus largement la complicité avec laquelle les deux hommes ont collaboré
dès la naissance du projet, dans un profond respect mutuel, jusque dans le partage
strictement égal des royalties générées par la diffusion commerciale du système.
Entreprendre une recherche s’appuyant largement sur une analyse graphique des dessins
produits par les architectes au cours du processus conceptuel est donc un choix
fondamental ici. Parce qu’il s’agit selon nous de l’une, sinon de la plus importante, des
spécificités d’une thèse en architecture. Aussi, savoir lire un document graphique, le
redessiner pour l’analyser, et expliquer la démarche qui le sous-tend, constituent tout autant
de compétences intellectuelles de l’architecte qui devaient se retrouver ici. Le dessin, en
tant que support de représentation, de conception ou d’échange, et donc en tant qu’outil
de l’architecte, se doit d’être au cœur de cette recherche en architecture, qui se donne pour
mission de déceler certains mécanismes du processus projectuel. C’est la raison pour
laquelle la richesse graphique des fonds d’archives des architectes ainsi que l’accessibilité à
ces fonds ont été des critères déterminants dans la sélection de ce corpus d’étude. À cet
égard, le soin avec lequel Fabien Vienne avait, au préalable, organisé ses archives et
éléments de documentation de ses projets a constitué un avantage non négligeable pour la
compréhension de ce corpus131.
Malgré tout, nous avons été confrontée à certaines difficultés, inhérentes à toute recherche,
qu’il nous importe de préciser. En premier lieu, une partie des archives du fonds de
l’architecte Fabien Vienne conservé au Centre d’Archives d’Architecture du XXe siècle
(Paris), entreposée dans des locaux inaccessibles au public (Provins), s’est avérée
indisponible à la consultation. Nombre de documents relatifs aux logements construits à
La Réunion avec les systèmes Tropicase, Casenba et surtout EXN, se trouvant dans ces
caisses132, n’ont pas pu être consultables pendant le temps de la thèse. Les principaux
manques correspondent à des archives relatives aux système Trigone et au système EXN133,
rendant délicate l’identification et la localisation de certaines opérations EXN à La
Réunion134. Par ailleurs, le Centre d’Archives ayant rencontré ces dernières années des
périodes de travaux et de déménagement, il s’est agi de dépouiller ce fonds dans une
temporalité particulièrement limitée (un mois). En cela, nous tenons à vivement remercier
l’ensemble des membres de l’équipe du centre d’archives pour l’aide précieuse et la
confiance qu’ils nous ont accordées, nous laissant une grande liberté de consultation sur
place sans laquelle il aurait été difficile de faire ce travail. Néanmoins, le centre étant resté
fermé de l’été 2018 à l’hiver 2021, il nous a été impossible d’effectuer des consultations

131 Très bien organisé par Fabien Vienne dans son appartement parisien, par années et/ou typologies, le fonds
d’archives de l’architecte comprend une proportion importante de documents graphiques (rouleaux, calques en
pochettes, boites) et écrits relatifs au système EXN, illustrant (en partie) l’engagement de l’architecte dans le
développement de ce procédé. David Peycéré, directeur du service, a été chargé du suivi du classement du fonds au
centre d’archives. Un premier repérage a été effectué à l'enlèvement, en décembre 2012, d'après le rangement et les
listes détaillées établies par Fabien Vienne, et sera complété par un autre repérage du complément d’archives versées
au centre au décès de l’architecte par David Peycéré et l’auteure.
132 434 ifa 013 à 036 ; 434 ifa 101 à 172.
133 Pour le système Trigone : Caisses Bruneau 119, 135 ; pour le système EXN : Boites Armic 13 à 36 ; Caisses Bruneau

133, 137, 138, 139, 143 (les caisses Bruneau après la 143 correspondent à des projets EXN réalisés après 1985).
134 Exemple de la caisse 138 : 28 logements LTS système EXN-Ticase 78, « La Caussade », Saint-André, 1978-79, sans

adresse ni calque de plan masse.

54
complémentaires de ces fonds, qui auraient parfois été nécessaires, et peuvent manquer à
ce travail de recherche.
Concernant le fonds de Pierre Lajus, la complexité s’est trouvée dans le fait que l’architecte
a longtemps pratiqué en collaboration avec Yves Salier, Adrien Courtois et Michel Sadirac,
dont les ayants-droits refusent, pour l’heure, l’accès aux archives de l’agence. Il nous a donc
seulement été possible de consulter les documents relatifs à la période où Pierre Lajus
exerçait seul, certains de ces éléments étant conservés aux Archives départementales de la
Gironde135, d’autres dans les archives personnelles de l’architecte.
Passés ces obstacles, il s’est agi de partir du point suivant : les dessins seraient les témoins
du cheminement intellectuel de l’architecte, nous permettant de suivre ses hypothèses
successives, et donc l’évolution du projet dans le temps et dans l’espace. Aussi, pour
s’intéresser au processus conceptuel de l’architecte, il ne suffirait pas de connaitre ses
intentions initiales d’une part, et le résultat final d’autre part, mais plutôt de retracer chacune
des étapes réflexives du concepteur, en fonction de chacun des jalons posés sur le papier.
« Ce sont donc à la fois des impulsions de départ et des retours d’essais de mise en forme,
suite à des itérations plus ou moins complètes et simplifiées »136, explique Jacques Fredet.
Le dessin nous transporte ainsi dans le récit virtuel de la création du projet, depuis
l’esquisse, résumée en quelques traits, jusqu’aux plans, coupes et façades, pièces
élémentaires du permis de construire, en passant par les schémas, nous livrant de manière
sensible et simple la façon dont l’architecte désire lier les espaces. Pour nos cas d’études,
les détails techniques constituent également un support important de cette analyse, en ce
qu’ils nous permettent de comprendre la manière dont le projet est assemblé, enjeu essentiel
d’une architecture composée à partir d’éléments préfabriqués. Si la lecture et la production
de ces éléments graphiques est une pratique familière de l’architecte, l’exploration de ces
fonds d’archives nous a également permis de découvrir des dessins plus inattendus. Citons
l’exemple des calques faisant figurer les presses destinées à solidariser les éléments EXN
en portiques. Derrière ces planches, d’apparence plutôt technique, se lit en réalité l’intention
de Fabien Vienne de maîtriser l’ensemble de la chaîne de production du procédé, allant
jusqu’à représenter les machines qui assemblent entre eux les composants.
Le dessin constituerait le médium d’expression privilégié de l’architecte. Universel, il est
fédérateur, et aide l’architecte à se mettre en relation avec les différents acteurs du
bâti (administrations, élus, clients, ingénieurs, industriels, etc.). Il est un moyen de véhiculer
ses idées, et de les faire accepter à son interlocuteur. Multifonctionnel, il connecte et traduit
les enjeux auxquels doit répondre l’architecte : estimation des surfaces, choix des
connexions entre les espaces, appréciation des portées rendues possibles par la technique
retenue, etc. Le dessin a donc cela de fascinant qu’il constitue le passage de l’idéel au réel,
nous invitant à identifier les éléments permanents au fil de cette « petite histoire »
conceptuelle du projet, et ceux qui ont dû faire l’objet de compromis. De fait, si l’architecte
sait discourir, argumenter et rédiger, c’est encore par le dessin qu’il sait le mieux prendre
position.
Si l’une de nos approches méthodologiques principale repose sur l’analyse graphique, le re-
dessin est également l’une des approches scientifiques de ce travail, portant un double
objectif. D’une part, en reprenant les traits de l’architecte, nous essayons de comprendre

135 Fonds LAJUS, côte 48J, Archives départementales de la Gironde. Par ailleurs, précisons que le fonds est

partiellement classé, rendant certains documents (rouleaux) difficilement (voire pas) consultables.
136 FREDET, Jacques, Architecture : mettre en forme et composer. Le dessin d’architecture. Composer, décomposer et recomposer,

Vol. 3, Éditions de La Villette, Paris, 2018, p. 36. L’ensemble des tomes de cette publication sert de support
méthodologique à cette recherche, et alimente le manuscrit au fil des chapitres.

55
de manière plus directe et engagée les rouages conceptuels qui sont les siens. Cette posture
méthodologique nous invite à intégrer pleinement les modes de composition du
concepteur, et plus spécifiquement les trames qui ont servi à lier besoins programmatiques,
esthétiques, et techniques. D’autre part, redessiner appelle à la simplification, la
schématisation, et donc à l’essentialisation du document graphique original, dont la
concentration d’informations en altère parfois la lisibilité. En nous mettant nous-même
dans la peau du dessinateur, nous sélectionnons ce que nous souhaitons montrer en tant
que chercheure, proposant que « dessiner, c’est choisir »137. Cette méthode de travail
devient alors le moyen de retranscrire et communiquer de façon intelligible ce que nous
avons lu et compris de l’investigation conceptuelle menée par l’architecte. Le dessin se situe
donc au cœur de ce travail de recherche, en tant que matériau scientifique, et en tant qu’outil
d’analyse.

- Les témoignages oraux des architectes


Les sources orales qui alimentent cette recherche peuvent être définies en deux catégories,
se référant d’une part aux discussions informelles tenues avec Fabien Vienne à l’automne
2015, et d’autre part aux entretiens semi-directifs menés ponctuellement avec Pierre Lajus
entre 2018 et 2020138.
Dans le premier cas, le travail de thèse n’étant pas encore engagé, c’est un peu au fil de
l’eau, et sans être formée à l’exercice de l’entretien, que nous recueillons les propos de
Fabien Vienne issus de nos échanges quotidiens, par le biais de quelques enregistrements
et de notes prises dans un carnet de bord. S’il n’y a pas de réel canevas à nos discussions,
nous passons en revue l’ensemble de ses projets, de l’architecture au mobilier, en passant
par le jeu de construction, auquel il est particulièrement attaché. Immergée dans son
univers, rationnel et extravagant à la fois, nous percevons plus précisément quel personnage
se cache derrière l’œuvre construite (0.15). De ces entretiens, nous retenons tout
particulièrement l’omniprésence du vocabulaire de la géométrie. Dès lors, nous
comprenons que c’est elle qui relie les différents projets de l’architecte au travers des
années, ainsi que les diverses échelles qu’il croise dans sa pratique. Constituant une ligne
conceptuelle générale, sorte de règle du jeu absolue, elle se réalise plus spécifiquement à
travers le concept de trame, cher à l’architecte. Si ces éléments de compréhension auraient
pu émerger de ses archives dessinées, la source orale, plus qu’une autre ressource de la
recherche, nous fait entrevoir que cette méthode conceptuelle dépasse de loin le cadre d’une
pensée strictement architecturale, relevant d’une réflexion quasi philosophique de l’espace.
Ces réseaux géométriques tramés, tel que nous les expose Fabien Vienne, deviennent une
manière de se connecter au reste de l’univers, et de s’inscrire dans une logique qui va au-
delà du simple cadre bâti. La trame transgresse ainsi les échelles spatiales, temporelles et
programmatiques, et va même jusqu’à rendre confuse la limite entre vie professionnelle et
personnelle, comme en témoigne l’appartement de l’architecte, entièrement calibré selon
un pas parfaitement régulier139, et envahi de maquettes filaires colorées.

137 FREDET, Jacques, Architecture : mettre en forme et composer. Le dessin d’architecture. Composer, décomposer et recomposer,

Vol. 3, op.cit., p. 28.


138 Que nous avons complété par des entretiens avec A. Guirmand (Bordeaux), constructeur associé à la production

des Girolles d’une part, et avec les couples Cayla (Paris) et Meunier (La Réunion), anciens associés de l’agence SOAA
d’autre part. Interroger les collaborateurs de ces architectes nous permet de percevoir d’autres regards portés sur la
vie dans ces agences : les rapports entre les employés, les tâches attribuées à chacun, les défis majeurs posés aux
projets, etc.
139 L’architecte nous confiera néanmoins, non sans humour, la gêne qu’il éprouve dans l’atelier qui jouxte sa chambre,

précisément parce que la trame du carrelage y est légèrement décalée de celle des étagères qui longent le mur.

56
Plus précisément, ces échanges font la lumière sur les liens existant entre les systèmes
Trigone et EXN. Si le premier, conçu en 1960, incarne une sorte d’idéal géométrique resté
à l’état de prototype, il sert toutefois de base à la conception du second qui, après de
nombreux ajustements, permettra la réalisation de milliers de Cases Tomi-EXN sur l’île de
La Réunion. Cette information replace le curseur de notre étude non plus seulement sur le
système EXN, mais également sur celui de Trigone dont il est issu. Fait sans client, et dans
un moment où l’agence a très peu de commandes, le procédé Trigone témoigne de
l’engagement tenace du concepteur aux enjeux de l’industrialisation, de l’économie et de la
géométrie, qui nous intéressent ici. Et lorsqu’il mentionne que la parenté entre les deux
procédés est « plus organisationnelle que formelle »140, Fabien Vienne apporte une
perspective intéressante à notre recherche, déjouant notre difficulté à lire, à partir de ses
dessins, les connexités conceptuelles de ces deux systèmes.
Enfin, les débats que nous avons eus avec l’architecte autour de certains concepts, ont posé
des jalons notionnels qui alimentent encore aujourd’hui notre recherche, jusque dans nos
choix terminologiques. Du terme strict de « trame », nous nous sommes progressivement
dirigée vers la notion plus large et complexe de « systèmes », que suggérait déjà Fabien
Vienne il y a des années. Aidée de nos lectures, et de la prise de recul permise par ce temps
de recherche, nous sommes maintenant en mesure de saisir certaines des subtilités
intellectuelles que le concepteur essayait de nous faire entendre, portant plus loin nos
hypothèses de recherche actuelles. Demeure une question restée ouverte ici : Fabien
Vienne, alors âgé de quatre-vingt-dix ans, ne réécrivait-il pas, d’une manière un peu plus
lisse et édulcorée, même inconsciemment, sa propre histoire, et donc le fil directeur de sa
pensée architecturale ?
Cette seconde approche méthodologique révèle l’une des difficultés rencontrées au cours
de ce travail de recherche : celui de prendre une distance critique suffisante avec le sujet
traité, afin de parvenir à une relative objectivité scientifique141. Faire la rencontre de certains
des concepteurs mis en lumière dans cette thèse a ainsi constitué une chance fabuleuse,
source d’enseignements et de riches échanges, mais également l’une de ses grandes
complexités. De fait, il nous fut souvent délicat de nous détacher des propos de ces
architectes, figures que nous avions tendance à ériger au rang de mentors. Aussi, bien que
les entretiens menés avec Fabien Vienne et Pierre Lajus nous aient permis de constituer
des archives orales qui apportent un éclairage particulièrement éloquent sur ces productions
et la période historique dans laquelle elles prennent place, un certain temps fut nécessaire
pour parvenir à nuancer le regard « enchanté » qui était initialement le nôtre, et dont nous
avons encore du mal à nous défaire142.
Fabien Vienne étant décédé début 2016, soit quelques mois après notre rencontre, nous
n’avons pu mener d’entretiens approfondis avec l’architecte au-delà des échanges tenus
avec lui à l’automne 2015. Xavier Dousson qui avait réalisé plusieurs entretiens avec Fabien
Vienne en 2002, a eu la générosité de mettre à notre disposition les enregistrements audios
de ces échanges que nous avons pu retranscrire. Des passages de ces entretiens figurent
dans la thèse et font à ce titre partie des éléments de corpus que nous mobilisons.
Nous avons choisi de mettre en place un protocole d’entretiens semi-directifs avec Pierre
Lajus, afin de mieux cadrer ces échanges, tant dans leur forme que dans leur contenu.

140 Entretien avec Fabien Vienne, mené par l’auteure, octobre 2015, Paris.
141 Relative parce que le chercheur, aussi consciencieux soit-il, demeure une personne animée de convictions, et donc
d’une part de subjectivité.
142 Reconnaissons à notre directrice la rigueur qui fut la sienne de nous alerter quant à cette tendance à faire de ces

architectes nos “héros”.

57
Chaque fois, il s’est agi d’élaborer les questions à destination de l’interrogé en les regroupant
par thématiques, et de les lui soumettre suffisamment en amont de l’entretien en présentiel,
afin qu’il puisse se remémorer les éléments de contexte et rassembler les éventuels
documents utiles à nos discussions. Toutefois, bien qu’une trame précise ait été établie à
l’avance, il était important de rester souple face à notre interlocuteur au moment de
l’entretien, afin d’autoriser l’éventuel « pas de côté », laissant échapper certains détails
inattendus, et pourtant nourriciers de la recherche. Dans une démarche se voulant plus
qualitative que quantitative, cet échange guidé s’est donc toujours révélé interactif (0.16).
Au-delà d’apporter des précisions sur les raisons de son départ de l’agence Salier-Courtois,
les projets ayant inspiré la Girolle ou sur son appréhension de certaines notions (évolutivité,
par exemple), les entretiens semi-directifs menés avec Pierre Lajus nous ont éclairée sur la
composition de sa bibliothèque. En la parcourant avec lui, nous avons fait la lumière sur
ses choix de lectures, de références et de voyages, et donc sur le socle culturel qu’il s’est
fabriqué en parallèle de sa pratique, pour enrichir sa pensée architecturale. Partageant avec
nous la liste de ses « maîtres à penser », Pierre Lajus affiche son inclination pour les
ouvrages de sociologie et de psychologie143, déclarant qu’il « fallait essayer de comprendre
les gens, de comprendre un peu leurs modes de vie en sachant qu'on allait leur proposer un
mode de vie différent […] mais pour cela il fallait connaître comment ils vivaient, pour
savoir comment ils allaient pouvoir accepter ça »144. Parallèlement, un certain désintérêt de
Pierre Lajus pour les ouvrages d’architecture émane, selon lui, du fait qu’il ne soit pas
familier de cette littérature, absente des étagères de l’agence dans laquelle il commence sa
carrière. En outre, c’est par le biais des revues telles que L’architecture d’Aujourd’hui, Techniques
et Architecture et Domus que l’équipe découvre le travail de Richard Neutra, Pierre Koenig,
et d’autres références californiennes dont ils vont largement s’inspirer pour imaginer leurs
propres réalisations. Ces périodiques, dans lesquels les concepteurs viennent le plus
souvent piocher une esthétique visuelle à reproduire, constituent leur principal référentiel
architectural145. La rareté des détails techniques relatifs aux projets publiés, ne leur
permettant pas d’en comprendre les finesses constructives, conduit les quatre architectes à
imiter intuitivement et plastiquement ces modèles, tout en prenant soin de les adapter au
contexte bordelais146. Ce n’est que bien plus tard, lorsqu’il s’installe à son compte, que Pierre
Lajus se plonge dans la lecture de monographies d’architectes, en parallèle des ouvrages de
sociologie et de philosophie. Aussi, s’il reconnait avoir quelques références architecturales
bâties, comme la production de Glenn Murcutt, ce sont avant tout des postures
déontologiques et professionnelles que Pierre Lajus retient. Parmi elles, citons le cas de
l’architecte Renzo Piano, qu’il considère comme « un modèle, parce que c’est un type qui
cherche en permanence, et qui se renouvelle »147.
Peut-être plus que dans les ouvrages, c’est à travers les paysages qu’il traverse que Pierre
Lajus construit son imaginaire. Les quelques albums photographiques feuilletés ensemble
témoignent de son goût pour les voyages, qu’il effectue en Asie et Outre-Atlantique alors
qu’il est jeune architecte. De ces territoires, il observe les principaux éléments
architecturaux qui nourriront plus tard sa propre pratique conceptuelle : poétique du toit,
modulation des pièces, ouverture sur l’extérieur, usage du bois. De ces escapades, Pierre
Lajus ne garde que des images mentales, sortes de captations photographiques,

143 Notamment ceux des auteurs Pierre Sansot ou Edgar Morin.


144 Entretien avec Pierre Lajus, mené par l’auteure et Christelle Floret (doctorante en Histoire de l’Art, Université
Bordeaux-Montaigne), 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac).
145 D’après les propos de Pierre Lajus (cf. Annexes).
146 Ils optent notamment pour l’usage du pin des Landes.
147 Entretien avec Pierre Lajus, mené par l’auteure et Christelle Floret, 25 juillet 2019, op. cit.

58
impeccablement conservées grâce à son excellente mémoire visuelle. Il ne dessine
quasiment pas, ou seulement pour relever des côtes qu’il juge intéressantes. Tout se joue
dans sa mémoire, sorte de vivier d’images ressources pour de futurs projets, de répertoire
de références. Ce témoignage oral constitue un apport scientifique fondamental en ce qu’il
nous renseigne sur des influences nourrissant Pierre Lajus, esthétiques comme
symboliques, et donc finalement conceptuelles. En revenant sur les circonstances de sa
« rencontre » avec la trame, ce temps d’échange nous éclaire sur la manière dont il la
réinterroge, notamment par l’usage du matériau bois, pour en faire un élément de son
propre langage architectural. Aussi, en portant à notre connaissance certains des réflexes
conceptuels de l’architecte, dont les enjeux sont au cœur de nos interrogations, ce choix
méthodologique se justifie pleinement. Les archives orales constituées au fil de ces
entretiens tissent des liens entre collaborations professionnelles, opportunités projectuelles
et curiosités personnelles, appuyant notre analyse par leur capacité à lier les composantes
de ces productions architecturales. Les détails qui en émanent révèlent enfin le caractère
particulièrement cohérent des réflexions de ces architectes, pourtant riches de multiples
horizons. L’objectif est donc celui de dépasser une vision ayant tendance à isoler les projets,
à opposer vies professionnelle et personnelle, à séparer productions et inspirations, pour
tenter de rendre compte d’une histoire conceptuelle globale.

- L’expérience du terrain
En complément des archives dessinées, écrites et orales, c’est l’architecture bâtie qui nous
intéresse enfin. Parce qu’il incarne la finalisation de l’objet imaginé par l’architecte, ou plutôt
sa concrétisation, l’édifice est une source riche d’informations pour le chercheur. Témoin
des choix qui ont été faits, des options qui ont finalement été écartées, et de celles qui, au
contraire, ont réussi à passer le cap de l’imaginaire pour devenir matière, le bâti raconte une
part de l’histoire que nous cherchons à retracer. Mis en dialogue avec les autres matériaux
scientifiques de la recherche, il rend possible une compréhension plus complète du sujet
(bien que l’exhaustivité soit impossible, et d’ailleurs non souhaitée), faisant prendre à nos
questionnements une dimension supplémentaire. Faire l’expérience spatiale de l’objet
construit in-situ permet ainsi d’en appréhender l’insertion paysagère, les volumes, la
résonance ou encore la luminosité, tout autant d’éléments qu’il est difficile de percevoir sur
le papier. Au-delà de nous procurer une perception sensorielle de ces espaces, adopter une
démarche d’immersion au cœur des territoires associés à notre corpus nous a renseignée
sur les enjeux relatifs à la réception et à l’actualité de celui-ci.
Un séjour d’étude à La Réunion148, dont l’objectif était de corroborer les propos des anciens
collaborateurs de l’agence SOAA149 et les écrits relatifs à cette production150, nous a permis
de faire état du nombre très important de réalisations construites avec le procédé EXN. Le
recensement que nous avons pu y amorcer, quoique partiel étant donné le temps dont nous
disposions, semble confirmer cette importante production. De plus, l’observation de

148 À ce titre nous tenons à vivement remercier la SFR Territoires en Réseaux pour la bourse de mobilité qu’elle nous a
allouée en 2019 afin d’effectuer ce séjour de terrain, d’une durée de trois semaines.
149 « Rien que sous notre responsabilité il a dû y en avoir sept à huit mille. En parallèle, il y avait un secteur diffus qui

fonctionnait sans nous, qui faisait environ quatre cents logements par an, et tous les architectes qui utilisaient le
système en parallèle de notre activité », propos issus d’un entretien avec Rémi Meunier, ancien collaborateur au sein
de l’antenne réunionnaise de l’agence SOAA, mené par l’auteure en mars 2019 (Le Port).
150 « Du début 1978 au 31 juillet 1981, le groupe TOMI s’est vu confié la réalisation de 2.782 logements sur 4.403

financés au titre des L.T.S., dont 2.423 avec le procédé EXN (TOMI-VIENNE). Il réalise ainsi 62% des logements
programmés », in LENA, Maurice-Henri, Bilan de la Politique L.T.S. à la Réunion, Secrétariat d’État auprès du Ministère
de l’intérieur et de la décentralisation chargé des départements et territoires d’Outre-Mer, 1982, p. 136 (Fonds Vienne,
Fabien (1925-2016) et agence SOAA, 434 IFA, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, Paris).

59
l’implantation de ces réalisations sur la totalité de l’île (plaine, montagne, littoral, intérieur
des terres), constitue un autre intérêt de cette immersion, démontrant l’adaptabilité du
système constructif à l’épreuve du site. Cependant, face à l’absence de répertoire précis des
constructions EXN, à la difficulté de retrouver sur place les opérations mentionnées dans
les archives, et à une cartographie en ligne très limitée du territoire réunionnais151, nous
avons dû procéder à une exploration relativement aléatoire de l’île (0.17).
La typologie de la maison individuelle contribue à la difficulté d’identification et de
localisation des réalisations, de par sa petite dimension d’une part, et par le caractère privé
de sa commande d’autre part, ne nous permettant pas de disposer des adresses des
habitations. Enfin, le contexte paysager propre à La Réunion, caractérisé par une forte
topographie et une végétation dense, a également participé de cette difficulté à mener les
investigations localement. De telles conditions, empêchant l’organisation des visites en
amont, ont également déterminé les modalités des rapports établis avec les habitants, et par
conséquent l’accès à ces propriétés. Le caractère improvisé de ces rencontres, associé à la
barrière de la langue créole que nous ne maîtrisons pas, a parfois suscité la méfiance de
certains de nos interlocuteurs, parfaitement légitime du fait de notre immixtion dans leur
intimité. De fait, c’est uniquement lorsque les habitants ont accepté de nous faire entrer
chez eux que nous avons été en mesure d’observer brièvement certains détails des
assemblages, options d’aménagement, etc. Aussi, s’il nous a été possible de mettre en œuvre
une campagne photographique ainsi qu’une première géolocalisation partielle des
constructions EXN, nous n’avons pu réaliser de relevés métriques ou dessinés de
l’ensemble des habitations, au vu du temps réduit de chacune des visites152.
La profusion de cases Tomi-EXN réalisées, couplée aux témoignages unanimes des
habitants quant à leur importance dans le paysage réunionnais, qu’il soit urbain, culturel ou
économique, trahissent la popularité de ce procédé. Cette expérience « de terrain » nous
renseigne ainsi sur les conditions de réception de cette architecture, composante
particulièrement intéressante en ce qu’elle interroge, en partie, l’assimilation culturelle de la
maison industrialisée. De fait, bien que développées dans des contextes tout à fait
différents, un point semble réunir les réalisations de Fabien Vienne et de Pierre Lajus
étudiées ici : leur forte appropriation par les usagers. Une fois encore, la confrontation au
terrain, dans un cas comme dans l’autre, nous apporte un éclairage supplémentaire sur les
éléments de notre corpus, démontrant la transformabilité et le potentiel d’évolutivité de ces
projets. Ce dernier constat fait émerger de nouveaux questionnements, développés plus
loin dans ce travail de recherche, interrogeant la faculté de la trame à installer un premier
canevas spatial qui serait voué à se déployer et à muter dans ses fonctions. Observer les
extensions de ces maisons – réunionnaises comme bordelaises153 – et leurs changements
programmatiques au fil des années déplace le curseur de notre étude, auparavant
uniquement centrée sur les phases de conception et de construction des projets, à une
temporalité de l’usage de ces espaces. À ce jour, étudier les usages de logements imaginés
hier, et destinés à exister demain, nous permet d’interroger ce patrimoine « ordinaire »,

151 Google Maps ne proposant pas de fonction “immersive” dans le territoire mais uniquement une vue aérienne, cela
a compliqué notre recherche, dû au fait que la majorité des toitures locales sont en tôles, tout comme celle de la case
Tomi-EXN. Une identification de ces cases aurait été facilitée grâce à l’observation des profils de toitures, chose
impossible ici.
152 Seules les visites de la Mairie-Annexe de la Saline-les-Bains et de la Maison Familiale Rurale de l’Est (Saint-André),

équipements réalisés au début des années 1980 à l’aide du système EXN, ont permis un temps de découverte plus
long. Toutefois, des prises de mesures ont ici aussi été impossibles étant donné l’occupation des locaux par les
personnels administratifs et étudiants.
153 Nous avons réalisé plusieurs séjours de terrain en région bordelaise entre 2018 et 2020 afin de visiter les maisons

conçues par Pierre Lajus. À ce titre nous tenons à vivement remercier Christelle Floret, acolyte de nos visites, qui en
a le plus souvent géré l’organisation de manière optimale, allant jusqu’à nous accueillir chez elle à plusieurs reprises.

60
parfois banal dans ses formes construites (0.18), mais riche d’enseignements sur le
processus conceptuel de l’architecte, et pertinent par la muabilité qu’il démontre. S’agissant
de relever l’état et les éventuelles modifications de ces constructions, ainsi que leur insertion
paysagère dans un contexte urbain en constante mutation, notre démarche espère
(re)donner une certaine actualité au corpus étudié, et nous interroge non seulement en tant
que chercheure, mais aussi en tant que praticienne sur la manière de reconnaitre ces objets,
et de penser leur éventuelle transformation. Plus généralement, il s’agit de redonner sa place
à une « architecture ordinaire », conçue et portée par des architectes dont l’humilité, les
pratiques collaboratives et les programmes auxquels ils se sont largement attachés (maison
individuelle) ont fait d’eux des « vaincus de l’histoire »154, restés dans l’ombre de figures de
la scène architecturale française qu’ils ont côtoyées en agences.
S’appliquant à croiser une multiplicité de matériaux ressources, que sont les archives écrites,
dessinées, orales et bâties, notre démarche méthodologique vise ainsi à interroger ce corpus
de la façon la plus complète possible. De la même manière, considérer la diversité de points
de vue des acteurs du projet architectural, en l’occurrence ici les architectes, constructeurs
et usagers, nous permet de saisir, dans une certaine mesure, la pluralité des enjeux de
l’architecture, notamment politiques, économiques et socio-culturels. Enfin, en nous
attachant aux diverses échelles et temporalités du processus projectuel, nous espérons
mesurer plus attentivement la complexité conceptuelle qu’assume l’architecte. C’est donc
dans une approche globale, de croisement, que se positionne cette recherche, ou plutôt
dans celle d’une combinatoire des données, des méthodes et des objectifs dont nous
pouvons nous saisir, se rapprochant, à notre sens, de la démarche adoptée par l’architecte
dans sa pratique quotidienne155.
S’il s’agit bien d’un travail académique, nous formulons le souhait que cette recherche
s’adresse non seulement à une communauté universitaire, rompue à l’exercice de la lecture
d’une thèse, mais aussi potentiellement à une communauté d’architectes praticiens, pouvant
être intéressée par la proposition d’une étude traitant de l’appropriation des outils
conceptuels que mobilise l’architecte dans son processus de projet. En ce sens, nous
aspirons pouvoir tirer parti des analyses menées ici et les enrichir tant dans une perspective
de recherche fondamentale, attachée à une approche théorique des outils de conception de
l’architecte, que dans un mouvement de réinterrogation des modalités de la pratique
architecturale, se rapprochant du monde des agences d’architecture. Aussi, convaincue que
ces deux démarches ne sont ni contradictoires ni réductibles à une binarité, nous espérons
pouvoir poursuivre nos recherches en croisant, le plus souvent possible, ces approches.

154 MINNAERT, Jean-Baptiste, « Architecture ordinaire et hommes pluriels », Ligeia, n°93-96, L’autre Europe, numéro
thématique sous la direction de Carmen Popescu, juillet-décembre 2009, pp. 38-44.
155 À ce titre, nous mobilisons des auteurs ayant, de notre point de vue, éclairé le caractère complexe et systémique de

l’architecture. Parmi eux, mentionnons Christopher Alexander, Alain Farel, Edgar Morin, Jean-Louis Lemoigne,
Alexander Tzonis, Robert Venturi ou Christian Norberg-Schulz.

61
62
PARTIE

S’ACCULTURER

L’initiation
auprès de figures
intellectuelles
influentes.
“ On a / avec un charbon / tracé l’angle droit / le signe /
Il est la réponse et le guide / le fait / une réponse / un choix /
Il est simple et nu / mais saisissable /
Les savants discuteront / de la relativité de sa rigueur /
Mais la conscience / en a fait un signe /
Il est la réponse et le guide / le fait / ma réponse / mon choix. ”

LE CORBUSIER,
Le poème de l’angle droit,
Éditions Connivences, Paris, 1989, p. 150
La première partie de cette thèse doit être vue comme un socle biographique des architectes
étudiés ici que nous posons afin de mieux comprendre, par la suite, les postures que ces
derniers défendent dans leur conception architecturale, et plus spécifiquement dans l’usage
qu’ils font de la trame. Il s’agit donc de comprendre le cadre dans lequel les architectes sont
formés à l’architecture. Le terme “cadre” est ici important puisqu’il s’agit de retracer les
fondements qui leur ont été inculqués lors de leur formation ainsi qu’à leurs débuts en
agences. Cadre dont ils vont progressivement s’émanciper – notamment par le biais de leurs
expériences “alternatives” (lectures, voyages, fabrication) – pour aborder l’architecture
d’une façon différente de celle de leurs maîtres à penser, à savoir leurs enseignants et chefs
d’agence.
Un peu à la manière de Le Corbusier, se servant des rapports de proportions harmoniques
pour se familiariser avec la compréhension de l’espace, et donc sa conception1, les
architectes dont nous étudions la pratique, s’approprient l’outil de la trame pour
appréhender la composition, tant sur le papier que dans une certaine réalité physique.
Accessible, presque intuitive, cette méthode semble se révéler être un réflexe que les
architectes mobilisent pour appréhender le projet. Comme on divise un motif dessiné en
plusieurs carreaux pour réussir à le reproduire facilement, le canevas tramé rassure, et
permet d’aborder la tâche conceptuelle pas à pas. Ainsi, il deviendrait presque un
automatisme – bien que réactualisé à chacune des situations – pour les concepteurs, qu’ils
soient autodidactes ou formés académiquement à l’architecture. Au moyen des trames,
l’architecte apprend : il aborde l’espace, se l’approprie, le dimensionne, le partitionne, le
combine. L’objectif ici est alors celui de comprendre dans quelle mesure la trame constitue
un outil hérité des enseignements qu’ont fréquenté les architectes Pierre Lajus et Fabien
Vienne, ainsi que des sphères professionnelles et culturelles dans lesquelles ils ont évolué
au commencement de leur vie de concepteurs.

1 SBRIGLIO, Jacques, Le Corbusier : Les Villas La Roche-Jeanneret, Fondation Le Corbusier, 1997, p. 129.

67
68
1
CHAPITRE PARTIE 1

L’ÉCOLE :
LE RAPPORT
À LA PÉDAGOGIE
“ La connaissance totale de l’exécution doit être
obtenue grâce à une participation personnelle
des élèves à la mise en œuvre des matériaux. L’élève
doit avoir manié ceux-ci de ses mains […] L’absence
d’une intime connaissance du matériau est une erreur
grave. Les visites de chantiers ainsi que la participation
des élèves à certaines opération doivent être répétées
à de nombreuses reprises. ”

LODS, Marcel,
Le métier d’architecte. Entretiens avec Hervé Le Boterf,
Éditions France-Empire, Paris, 1976, p.160
A - Des composantes de la formation initiale …

« Au pays de la Liberté, on imagina d’enfermer, dans un même carcan, dans un


programme unique, conduisant au même Diplôme de fin d’Études, l’École Nationale
Supérieure des École des beaux-arts et l’École Spéciale d’Architecture : deux Écoles
d’Art. C’était une idée, pour le moins saugrenue, qui ne pouvait que faire tort à l’une
et à l’autre […] Il faut organiser l’enseignement et les examens de telle façon que les
Élèves soient bien pénétrés de cette idée que l’Architecture n’est pas un rêve, mais
une réalité, que leurs projets ne sont pas des images plus ou moins élégantes, mais
des études qui doivent être réalisées ».1

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Christian Maillard décrit déjà le décalage que
semble accuser l’École des beaux-arts vis-à-vis d’une certaine réalité de l’architecture :
constructive, économique et sociale. Quelques années avant lui, Le Corbusier se montrait
d’ores et déjà très critique à l’égard de l’institution :

« Les Écoles sont le produit des théories du dix-neuvième siècle. Elles ont fait
accomplir des progrès gigantesques dans les domaines des sciences précises ; elles ont
faussé les activités faisant appel à l’imagination, car elles ont fixé les “canons”, les
règles “vraies”, “justes”, reconnues, estampillées, diplômées. Dans une époque de
total bouleversement où rien d’aujourd’hui n’est semblable à hier, elles ont institué
officiellement le frein, sous la forme du “diplôme” ; ainsi sont-elles contre la vie ; elles
sont le souvenir, la sécurité, la léthargie. En particulier, elles ont tué l’architecture en
opérant en vase clos, loin du poids des matériaux, des résistances de la matière, du
titanesque progrès apporté par l’outillage. Elles ont vilipendé les métiers : la matière,
le temps, le prix. L’architecture s’est évadée de la vie plutôt que d’en être l’expression
même. La laideur affligeante du dix-neuvième et du vingtième siècles vient en ligne
droite des écoles. Cette laideur n’est pas le fruit de mauvaises intentions, au contraire ;
elle naît de l’hétérogène, de l’incohérent, du décollement intervenu entre l’idée et sa
matérialisation. Le dessin a tué l’architecture. C’est le dessin qu’on enseigne dans les
écoles […]
Je regrette que les travaux de l’École soient conçus hors des conditions de métier et
qu’il ne soit fait appel aux techniciens modernes que pour accomplir des miracles de
mauvais aloi : faire tenir des choses qui, sans elles, ne pourraient jamais être
construites ou qui s’écrouleraient, si l’on employait des matériaux que le dessin
montre. Les temps modernes sont abaissés ici, dans un gaspillage d’argent qui fait
peur, à jouer le rôle d’étai d’une pensée privée d’os et de muscles, d’une pensée en
baudruche. De là est née l’architecture de baudruche de l’École des beaux-arts […]
Que des cœurs ouverts apportent les enseignements théoriques dans les auditoires et
les amphithéâtres : très bien. Mais que le métier soit présent toujours, dès le premier
jour, le vrai des méthodes techniques, le réel des matières, la réalité du chantier »2.

Cinquante ans plus tard, Jean-Pierre Epron dresse le même constat, regrettant que l’École
se tienne à l’écart des débats d’idées qui existent hors de ses murs, s’enfermant dans une
pratique sclérosée et menant à la perpétuelle formation « [d’]architectes dessinateurs et
formalistes »3. Le bilan dressé par Georges-Henri Pingusson n’est guère plus flatteur. En
réponse à l’immuabilité pédagogique qui y règne, l’auteur décrit le rôle des ateliers
contestataires, tous extérieurs à l’institution, « créés en réaction contre l’esprit Beaux-arts et
la prépondérance de la “composition” dans l’enseignement du projet »4. L’absence de la
dimension constructive dans les enseignements qui y sont dispensés, couplée à la prise en
main de ces enjeux par des ingénieurs et constructeurs « ayant repris avec une ampleur

1 MAILLARD, Christian, « L’architecte-Constructeur », La construction moderne, n°7, novembre 1945, pp. 202/204.
2 LE CORBUSIER, Quand les cathédrales étaient blanches. Voyage au pays des timides, Éditions Plon, Paris, 1937, citation
courant de la page 131 à 137.
3 EPRON, Jean-Pierre, Comprendre l’éclectisme, Éditions Norma, Paris, 1997, p. 84.
4 PINGUSSON, Georges-Henri, L’espace et l’architecture, Éditions du Linteau, Paris, 2010, p. 7.

73
rassurante [l]a destinée grave [de l’architecture] »5, témoigne de la distance que la discipline
architecturale établit, à cette époque, avec une certaine réalité du monde, celle du monde
construit en tout cas. Le savoir technique, assurant à l’architecte « de traiter une affaire, de
contrôler les chantiers, de maitriser les coûts, et surtout, de garantir au public la bonne
exécution des projets »6 semble ainsi manquer à la formation des jeunes architectes. Le
débat autour du diplôme d’architecte remonte en réalité à la fin du XIXe siècle. Réformé
en 1887, il devra dorénavant comprendre une épreuve écrite reposant sur la démonstration
des connaissances du candidat en législation du bâtiment et en pratique des travaux7. Cette
mouvance s’intensifie après la seconde guerre mondiale, avec la création de la Section des
Hautes Études d’Architecture, « dans laquelle les meilleurs architectes diplômés pouvaient
compléter leur formation »8 avec des enseignements techniques.
Ami commun des architectes Fabien Vienne et Pierre Lajus, concepteur notamment
reconnu pour sa conception et production de maisons industrialisées, Jean Prouvé (1901-
1984) défend lui aussi une remise en question de l’enseignement en architecture, qu’il est
nécessaire de connecter avec la réalisation des projets imaginés :

« Il faudrait que de suite il [l’architecte] construise dans l’école, devenue usine ou


entreprise. Fini les nombreuses années de dessin pour rien ! Construire à dix-huit ans
à l’aide des techniques de pointe en associant dans les mêmes écoles : architectes,
ingénieurs, économistes, sociologues. Ils se retrouveront tous plus tard. L’architecte
actuel, formé dans son école très spéciale, est déjà en marge et de plus il gagne sa
vie en tirant des barres chez ses aînés également en marge »9.

Le concepteur nancéen remet en cause la formation de l’architecte à l’école, tenu à l’écart


des enjeux constructifs, mais également la marginalité des ainés, peu préoccupés par de tels
enjeux. L’apprenti-architecte est éloigné de la composante technique de l’architecture à
double titre : en premier lieu par sa formation, puis par son insertion professionnelle.
Parallèlement, Jean Prouvé décrit son usine de Maxéville comme un « embryon de
formation », autrement riche pour l’étudiant en architecture que les leçons magistrales
dispensées au sein des écoles spécialisées. Garantissant une mise en application des savoirs
par la réalisation de prototypes, véritable entrainement au façonnage de la matière, et donc
à sa pleine appréhension, Prouvé y défend la notion « d’inspiration constructive »10. Ces
constats font écho aux expériences que Fabien Vienne et Pierre Lajus éprouvent au cours
de leurs formations, le premier au sein de l’École des Arts Appliqués à l’Industrie de Paris,
le second aux École des beaux-arts. Nous avons ainsi tenu à comprendre comment ces
pédagogies, et les carences qu’elles ont démontrées, auraient finalement infléchi les
parcours de ces deux architectes, et plus spécialement leur usage de la trame.
Si la sensibilité de Fabien Vienne pour la géométrie semble avoir démarré dès son plus
jeune âge, lorsqu’il se prend à dessiner des objets dans l’espace sur ses carnets à dessin, c’est
véritablement sa formation au sein de l’École des Arts Appliqués à l’Industrie de Paris, dans
laquelle il suit l’Atelier d’architecture intérieure entre 1940 et 1944, qui marque son déclic

5 LE CORBUSIER, DUBOŸ, Philippe, Le Corbusier. Croquis de voyages et études, La Quinzaine littéraire, 2009, p 22.
6 EPRON, Jean-Pierre, GROSS, Daniel, SIMON, Jean-Michel, Essai sur la formation d’un savoir technique. Le cours de
construction, Rapport C.O.R.D.A, C.E.M.P.A/École d’architecture de Nancy, 1983, p. 13.
7 EPRON, Jean-Pierre, GROSS, Daniel, SIMON, Jean-Michel, Essai sur la formation d’un savoir technique. Le cours de

construction, op. cit., p. 15.


8 Ibid., p.17.
9 HUBER, Benedikt, STEINEGGER, Jean-Claude, Jean Prouvé : une architecture par l’industrie, Les Éditions

d’Architecture Artemis, Zurich, 1971, p. 173.


10 PROUVE, Jean, « Réponse au questionnaire de l’Université de Caracas (Vénézuela) », 1964, texte dactyl., A.D.M.M.,

in ARCHIERI, Jean-François, LEVASSEUR, Jean-Pierre, DAMISCH, Hubert, Prouvé : cours du C.N.A.M. 1957-1970.
Essai de reconstitution du cours à partir des archives Jean Prouvé, Pierre Mardaga, Liège, 1990, p. 54.

74
pour cette discipline et sa sensibilité à l’univers industriel. Diplômé en 1944 avec une
mention « Très Bien », nous pouvons imaginer que le contenu des enseignements dispensés
dans ce cadre, somme toute un peu différent de celui divulgué au sein de l’École des beaux-
arts, pourrait expliquer son contact privilégié avec les lois de la géométrie descriptive, dont
il fera usage tout au long de sa carrière de créateur. (1.1) Cette accroche rapide avec la
géométrie aurait ainsi, selon nos hypothèses, défini son attrait pour l’usage des potentialités
de la trame dans le cadre de la conception de l’architecture, comme dans celle des jeux ou
du mobilier. À la différence, peut-être, d’un Pierre Lajus, formé aux École des beaux-arts,
qui aura besoin de certaines rencontres et opportunités professionnelles pour s’intéresser
de plus près à ces codes géométriques et à leur utilité dans l’exploration d’une nouvelle
façon de penser l’architecture.
Au moment de la seconde guerre mondiale, la famille Vienne s’installe en Normandie.
Lorsque l’ensemble du territoire français est sous occupation allemande, cette dernière
rentre à Paris. Fabien Vienne, alors âgé de quinze ans, intègre l’École des Arts Appliqués.
Des propos de l’architecte11, nous retenons son engagement motivé et assidu à cette
formation, qu’il décrit comme énergivore et chronophage, imposant aux étudiants une
discipline stricte et une grande quantité de travail. Ce rythme intense est associé à une liberté
plus que restreinte, résumant la vie dans l’école au suivi des cours et au rendu des devoirs.
En somme, à un enseignement excessivement scolaire. La pédagogie expérimentale,
développée quelques années plus tard, est encore lointaine12. Lors de son cursus, Fabien
Vienne est plus spécialement marqué par un enseignement : la géométrie descriptive. (1.2)
Il raconte :

« La géométrie descriptive commence pour moi avec les très bons profs que j’ai eu à
l’École des Arts Appliqués […] Finalement ça ne m’a jamais quitté dans la vie »13.

Fabien Vienne porte ainsi un grand attachement à Paul Prevost (1906-X)14, enseignant en
charge de cette discipline. Pendant quatre ans, il y apprend la perspective et l’articulation
des volumes. C’est le début de sa fascination pour la géométrie, ou plus exactement la mise
en application d’un univers qui le passionne depuis l’enfance, lorsqu’il représente des
voitures et autres objets en trois dimensions. Parmi les planches qu’il nous présente lors de
nos échanges, essentiellement produites dans le cadre des enseignements de géométrie, de
géométrie descriptive et de perspective, un dessin retient plus spécialement notre attention.
Il s’agit d’un dessin réalisé par l’architecte dans le cadre de l’enseignement de perspective
de troisième année (1943, 1.3). Cette planche, répondant certainement aux consignes des
enseignants de l’atelier, démontre le soin qu’accorde le jeune concepteur à ce travail. Jouant
avec le motif du carrelage de la pièce qui y est représentée, Fabien Vienne en profite pour
laisser apparaitre avec franchise les lignes de force du dessin. Recouvrant la surface du sol
d’un carroyage régulier, au premier plan, ces lignes se retournent sur le mur de la pièce, en
second plan, visiblement reflétées par un miroir généreux. Plus encore, le dessin laisse
apparaitre les lignes de construction du dessin, se mélangeant avec celles de l’espace imaginé
par Vienne. Trame spatiale (espace projeté), trame de représentation (figure) et trame de
construction (structure du dessin) fabriquent un maillage multifonctionnel. Même

11 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, 2002, Paris, retranscription SCOTTO, Manon.
12 Sur les changements opérés dans les années 1960 dans la pédagogie de l’architecture : VIOLEAU, Jean-Louis, Les
architectes et Mai 1968, Éditions Recherches, Paris, 2005.
13 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
14 Nous n’avons pas trouvé trace de la date de décès de Paul Prévost.

75
inconsciemment, l’auteur du dessin semble d’ores et déjà décliner la trame selon pluralité
d’applications.
Le jeune concepteur se laisse aussi emporter par la forte personnalité de Jacques-Charles
Zwobada (1900-1967), un sculpteur qui les forme au dessin à vue. Selon Vienne, la capacité
de son enseignant à générer l’enthousiasme de son auditoire fait de lui l’une de ces
personnes « qui vous emmènent avec eux dans un monde »15. En revanche, le reste des
enseignants, qu’il qualifie de « décorateurs »16 (Louis Sognot, Etienne Henri-Martin, René
Gabriel), ne retiennent pas son attention, au point qu’il ne les considèrera jamais comme
des modèles desquels s’inspirer. Au sortir de l’école, après un passage dans l’atelier
d’Etienne Henri-Martin, le concepteur intègre le cabinet de l’architecte Jean Bossu (1912-
1983). Ce dernier, qui a pour habitude d’organiser des réunions destinées à recruter les
jeunes diplômés des Arts Appliqués – école où il a été lui-même formé – embauche Vienne
dès 1949. D’anciens camarades de classe font également partie de cette vague de
recrutement, parmi lesquels Pierre Sagui et Christian Trudon, avec qui Fabien Vienne
restera ami plusieurs années.
En définitive, l’école incarne un univers restreint dans lequel Fabien Vienne et ses
camarades ne parlent « ni de politique […] ni même d’art moderne »17, au point de ne pas
connaitre Pablo Picasso (1881-1973). Ce n’est que plus tard, auprès de Jean Bossu et des
personnalités qui gravitent autour de lui, que le jeune Vienne prendra connaissance de
l’univers culturel français. Parallèlement, le contexte de guerre ne facilite pas cette ouverture
vers l’extérieur, comme le souligne à juste titre Xavier Dousson lors d’un entretien avec
l’architecte. En dehors de la radio et de quelques journaux officiels autorisés, les modes de
communication et d’information de l’époque sont si restreints que Vienne se souvient d’une
époque où « l’information n’existait pas » et la richesse culturelle « faisait partie des choses
dont on ne parlait pas ». En créant cette rupture avec l’extérieur, et en l’enfermant dans un
rythme de travail intense, l’école aurait, en un sens, empêché Fabien Vienne de s’interroger
sur certaines questions de société. Avec le recul, l’architecte associe cette période à une
dynamique d’endoctrinement pédagogique, dans le cadre de laquelle il n’était pas question
de s’interroger sur l’environnement politique, socio-culturel ou économique. Par la suite,
afin de se détacher d’un enseignement qu’il dépeint comme chauvin, patriotique et fermé,
Vienne se construira une culture ailleurs, nourrie d’opportunités de rencontres et
d’expériences ‘hors-champs’. Autant de formations informelles, sinon annexes, qui
alimentent les prochains chapitres de cette thèse. Il faut attendre la Libération pour que le
jeune concepteur connaisse une véritable initiation culturelle, produit de sa rencontre avec
Jean Bossu et d’une ouverture sur le monde. Le monde stable que décrivaient ses
enseignants est en réalité fragile et complexe. Inquiétant, puisque déstabilisant dans sa
nouveauté, et réconfortant, car prometteur d’un nouveau champ des possibles, le monde
qui s’ouvre aux yeux de Fabien Vienne est riche de questionnements.
En définitive, il semble que le trouble éprouvé par Fabien Vienne à la découverte de cette
rupture entre école et réalité de son environnement se répercute sur son rapport à
l’institution. Du moins, nous pouvons en faire l’hypothèse. Ainsi, l’architecte attendra plus
de trente ans après l’obtention de son diplôme pour se faire ordiner en 1979, et ainsi acter
sa pleine intégration à la corporation des architectes. (1.4) Nous pourrions nous interroger
quant à la considération, toute relative, que Fabien Vienne, mais aussi Pierre Lajus,
accordent aux titres associés à la profession. Le premier, ayant exercé la majeure partie de

15 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, 2002, Paris, retranscription SCOTTO, Manon.
16 Ibid.
17 Ibid.

76
sa carrière sans souhaiter d’une validation de l’Ordre des Architectes, le second n’accordant
pas grande valeur au diplôme d’architecte, et encore moins aux prestigieux prix qui
l’accompagnent, à commencer par le Grand Prix de Rome. Cette défiance institutionnelle
semble démontrer une prise de position qui se détache des postures de leurs enseignants,
que nous pourrions expliquer en premier lieu par un phénomène générationnel. En
extrapolant cette analyse, il s’agirait de relier ce positionnement de rejet – de l’école, de
l’Ordre – et le renouvellement d’une conception architecturale, interrogé ici au prisme de
l’usage de la trame. Lorsque les principes de composition et de reproduction dessinée
prévaudraient dans l’apprentissage qu’ils font de la pensée de l’espace, ces apprentis-
praticiens réinterrogeraient les pouvoirs de la géométrie dans leur future pratique.
Dorénavant, la trame exprimerait le « poids des matériaux », la « résistance de la matière »,
précisément dans le but de connecter à nouveau « l’idée et sa matérialisation »18. Des
composantes avec lesquelles Vienne et Lajus se seraient familiarisés en dehors des murs de
l’école. C’est en tout cas l’hypothèse qui se dessine ici, au vu du portrait critique que Fabien
Vienne dresse à l’égard de sa formation. Afin d’éclairer ce questionnement, il importe de
comprendre ce qu’il en est du point de vue de Pierre Lajus.
En 1956, lorsque Pierre Lajus sort diplômé de l’école des École des beaux-arts, il fait partie
de l’atelier de Claude Ferret (1907-1993), fils de l’architecte bordelais Pierre Ferret (1877-
1949). Si Pierre Lajus considère le père comme un bon architecte et une personnalité
marquante du paysage architectural bordelais par sa production de « maisons bourgeoises
de style Art-Déco », il est en revanche bien plus critique sur l’enseignement qu’il reçoit de
son fils. Avec le recul, Lajus va jusqu’à reconnaître « qu’il n’y avait pas d’enseignement »19.
Selon lui, l’apprentissage est celui du dessin en architecture, et non de l’architecture en tant
que discipline. L’art de la représentation est propulsé au cœur des enjeux pédagogiques,
« mais il n’y avait aucune notion de l’architecture construite »20. Le constat est similaire à
celui dressé des années auparavant par Le Corbusier : le dessin, employé à mauvais escient,
aurait causé la mort de l’architecture21. Ici, il s’agit du dessin tel qu’il est enseigné – voire
instrumentalisé – à l’école. Parce qu’il est représentation et copie des ordres, esthétique et
non pas prospectif, ce dessin, dans ce qu’il enferme de superficiel, brimerait la création
architecturale, faisant de l’architecte ainsi formé un copieur d’images sécurisantes plus
qu’un concepteur. Or, le dessin d’architecture devrait justement assumer un pouvoir
générateur de création, de projection spatiale, et sortir de son statut de résultat pour devenir
véritablement acteur du processus conceptuel. Ce que Jacques Fredet rapproche de la
« valeur d’exploration » du dessin22. En cela, la trame nous intéresse particulièrement car,
bien que relevant de l’univers du dessiné, elle n’en est pas moins un outil actif dans la
création de projet, ne se résumant pas au seul résultat d’une représentation recherchée. La
spécificité de cet outil apporte alors une réflexion intéressante en ce qu’elle semble rétablir
un lien entre conception et représentation d’une part, puis entre conception et construction
d’autre part. Des fossés auxquels se sont opposés de nombreux architectes, comme en
témoigne la formule manifeste selon laquelle on aurait « dressé la ‘planche à dessin’ contre
l’architecture », que Pierre Lajus remobilise volontiers23. Le dessin, qui avait cessé d’être

18 Les trois expressions sont reprises à LE CORBUSIER, Quand les cathédrales étaient blanches (…), op. cit., pp. 131-134.
19 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, mai 2020.
20 Ibid.
21 LE CORBUSIER, Quand les cathédrales étaient blanches (…), op. cit., pp. 131-134.
22 FREDET, Jacques, Architecture : mettre en forme et composer. Le dessin d’architecture. Composer, décomposer, recomposer, Vol. 3,

Éditions de La Villette, Paris, 2018, p. 24.


23 « Le Corbusier nous disait : “Vous n’êtes pas des artistes de la planche à dessin, vous êtes des organisateurs” »,

LAJUS, Pierre, Intervention de l’architecte, alors Directeur-Adjoint de l’Architecture au Ministère de l’Urbanisme et


du Logement, sur le thème « Projets et Produits », Mars 1984, archives personnelles de l’architecte (Mérignac).

77
prospectif dans le cadre de l’enseignement de l’architecture dispensé à l’époque où Vienne
et Lajus ont été formés, le redeviendrait potentiellement par le biais de la trame. Dès lors,
il s’agit de faire la lumière sur la distinction entre dessin de reproduction, de figuration et
de prospection. Le processus de reproduction, consistant à refaire ce qui a été proposé dans
le passé, mettant le concepteur en situation de confort, serait à opposer avec celui de
prospection, dans lequel l’architecte opte pour des solutions innovantes. D’autre part, le
processus de figuration, par lequel l’architecte s’applique à maitriser la technique de
représentation de l’image, serait à mettre en dialogue avec la démarche de projection, dans
laquelle il pense le projet d’architecture par le biais du dessin24. Or, selon Pierre Lajus, la
notion de projet est absente du cursus dispensé au sein des École des beaux-arts, dont les
ateliers consistent en des sessions durant lesquelles les apprentis-architectes copient les
ordres de l’architecture classique25 ou grattent pour les étudiants inscrits dans les classes
supérieures (pochés, ombres, etc.). De cet apprentissage lacunaire, l’architecte retient tout
de même une sensibilisation à la maitrise des proportions, notamment due à la relecture
des composantes de l’architecture antique (colonnes, entablements, etc.), ainsi qu’une
familiarisation avec la hiérarchie des éléments programmatiques, déterminants en vue de la
composition du plan. En un mot : l’ordre, dans un sens esthétique, et parfois fonctionnel.
Aucun retour critique n’accompagne pourtant ces rendus. Seuls les partis de composition,
prônant le plus souvent une symétrie absolue et une maitrise de la technique du dessin, sont
gages d’une notation avantageuse pour l’élève-architecte.
L’architecte bordelais déplore alors, d’une part, une totale déconnexion de cet
enseignement avec les savoirs constructifs, et d’autre part avec « le sens que cela avait »26.
Dans les Écoles des École des beaux-arts, n’est pas bon architecte celui qui s’attache à
concevoir des espaces justement dimensionnés, mais celui qui excelle en dessin et a intégré
les schémas compositionnels des « anciens », tels que Lajus les qualifie. Celui-ci dénonce
également un fonctionnement de caste qui aurait encouragé une immuabilité des
questionnements et une ambiance corporatiste, attachée à juger du “bon-goût” plutôt qu’à
traiter des problématiques économiques, techniques ou sociales. Progressivement, ces
pratiques seront vivement critiquées, faisant l’objet de billets publiés dans la presse
spécialisée :

« Il n’existe plus de circonstances atténuantes à l’absurde entêtement des gens


prétendant continuer à faire passer leurs goûts et préférences avant les nécessités
aveuglantes du moment »27.

« Même les plus intéressantes des épreuves qu’on appelle les éléments analytiques
n’ont rien d’un travail d’analyse, mais de copiste et de metteur en page. Quant à la
construction, on n’en apprend que l’apparence sous la forme du dessin pseudo-
technique très travaillé au niveau des gris, mais qui ne nous apprend rien sur le plan
technique. On voit déjà que d’architecture il est fort peu question […] »28.

Certains étudiants et enseignants, tels que les architectes Marcel Lods, André Hermant ou
Henri Trezzini, pleinement conscients de ces problématiques, se mobilisent rapidement en

24 Sur les divers rôles joués par le dessin dans le projet architectural, voir (notamment) l’ouvrage de Sergio FERRO,

Dessin/Chantier, Éditions de La Villette/Collection école d’architecture de Grenoble, Paris, 2005, et plus


spécifiquement le chapitre « Le consulat de la représentation », pp. 64-76.
25 Nous faisons ici référence aux ordres dorique, ionique et corinthien.
26 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, op. cit.
27 « Démissions à l’école des École des beaux-arts », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°115, juin-juil. 1964, page inconnue.
28 CASTRO, Roland, « Le système École des beaux-arts avant 1968 », Architecture, Mouvement, Continuité, n°45, juin

1978, p. 25.

78
vue de faire évoluer l’enseignement en architecture, notamment au cours des mouvements
de mai 1968.
Au-delà de l’atelier d’architecture, on retrouve parmi les enseignements dispensés aux École
des beaux-arts l’atelier de dessin, dans lequel les étudiants réalisent les modèles en plâtre
avant de les représenter sur le papier. L’articulation mise en place entre fabrication et
représentation dessinée de l’objet séduit Pierre Lajus, qui garde un bon souvenir de cet
enseignement. Il en est de même pour l’atelier de sculpture et de modelage, dont nous
supposons que l’architecte apprécie la dimension manuelle qui y est engagée, ainsi que pour
le cours de descriptive, discipline pour laquelle il est à l’aise du fait de sa « bonne vision
dans l’espace »29. Nous faisons ici le lien avec l’attachement de Fabien Vienne à la géométrie
descriptive durant ses années au sein de l’École des Arts Appliqués à l’Industrie. Bien
qu’inscrits au sein d’écoles différentes, ces architectes retiennent et affectionnent tous deux
les enseignements de la géométrie descriptive et les ateliers mettant en jeu la fabrication de
modèles. À travers ces éléments biographiques, nous apercevons leur attachement à la
dimension construite des choses, et pensons y lire les réflexions naissantes d’une
réinterrogation des lois géométriques. Celles-ci, si elles ne sont pas encore formulées
clairement par le concept de trame, marquent selon nous le début d’une prise de position
vis-à-vis de l’usage (futur) de cet outil pour une conception architecturale attachée à la
réalité construite. Et s’il porte un intérêt notoire aux enseignements dans lesquels il apprend
à relier dessin et réalisation, Pierre Lajus déplore en revanche l’archaïsme du cours de
construction, pourtant censé lui apporter les connaissances techniques nécessaires à une
meilleure compréhension de l’espace bâti. Les École des beaux-arts se révèlent en décalage
avec les avancées technologiques30 et sociétales auxquelles l’architecte doit faire face à sa
sortie de l’école. Cette “non-préparation” les aurait, encouragés à se tourner vers d’autres
sources d’apprentissage, afin de mieux appréhender les problématiques restées sans
réponses. Nous faisons allusion ici aux lectures, voyages et pratiques manuelles (kayaks,
mobilier) engagées par Fabien Vienne et Pierre Lajus, objet de nos prochains chapitres.
En définitive, c’est un regard particulièrement critique que Lajus porte sur cette formation,
dont il reconnaitra la complète inadaptation. L’École des beaux-arts, vue par l’architecte
bordelais et par certains praticiens de l’époque, semble perpétuer une formation de
l’architecte en tant qu’artiste et non comme un véritable professionnel, capable d’affronter
l’après-guerre et les changements qui s’opèrent. De cet apprentissage, Pierre Lajus garde en
tête « très peu de choses », si ce n’est « la composition et les histoires de symétrie,
d’équilibre »31. Plus encore, l’architecte se sent en complète rupture avec cette formation,
dont il veut fuir les aspects « nuisibles » ; avec cette école qui « fabrique des gens [au] statut
particulier, qui se considèrent comme une élite sachante »32. De son point de vue,
« l’enseignement des École des beaux-arts fabriquait des gens d’une certitude radicale, sans
négociation »33, attitude qu’il cherchera à contourner dans sa pratique, notamment en
adoptant une modernité négociée, sur laquelle nous revenons plus loin dans la thèse34.

29 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, op. cit.


30 « Il y avait un cours de résistance des matériaux, et un cours de construction fait par un vieux type, qui datait. C’était
vraiment la construction d’avant-guerre, avant le béton armé », LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure,
mai 2021.
31 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, op. cit.
32 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 24 juillet 2019, Mérignac.
33 Ibid.
34 Pierre Lajus emprunte cette notion à Ariella Masboungi (d’après entretien du 24 juillet 2019, avec FLORET,

Christelle et l’auteure, au domicile de l’architecte (Mérignac). Nous supposons qu’il fait référence à la notion de « ville
négociée », développé dans l’article intitulé « Le projet urbain est le fruit d’une négociation réussie », [revueterritoires.
files.wordpress.com/2008/03/la-ville-negociee.pdf] consulté le 9 août 2022, et plus largement de la notion de

79
Insatisfait de cette formation, le bordelais aspirera finalement à intégrer l’Institut
d’Urbanisme de Paris de 1955 à 1957, se détachant de cette quête, relativement absurde
mais néanmoins mystique, du prestigieux Grand Prix de Rome, convoité par nombre de
ses camarades de ses préoccupations. Grâce aux cours qu’il suit à distance depuis Bordeaux,
Pierre Lajus découvre de nouveaux horizons de réflexion, touchant à l’urbanisme, mais
aussi à la sociologie et à la géographie35, et surtout à des questionnements qu’il juge
« actuels ». La proposition de Michel Ecochard36 de suivre un projet de ville nouvelle en
Guinée conduira cependant l’architecte à ne pas terminer cette formation. Désireux de faire
évoluer l’enseignement dispensé au sein des écoles d’architecture, Pierre Lajus s’implique
plusieurs années plus tard dans la pédagogie. Au cœur des mouvements de 1968, il s’investit
dans la réforme des écoles, prônant la nécessité de développer les enseignements des
sciences sociales et techniques. C’est notamment à partir de ces éléments que nous
définirons l’approche de l’architecte bordelais comme celle d’un réformiste. Aux postures
révolutionnaires, contredisant violemment le modèle existant pour en créer un de toutes
pièces, Pierre Lajus dit préférer les positions plus mesurées, prônant un changement de
l’intérieur pour tendre vers une évolution en profondeur des systèmes en place. Cette
spécificité de la posture de l’architecte se retrouve dans son accompagnement auprès de la
société Maison Phénix ou ses missions au sein de la Direction de l’Architecture des années
plus tard, abordés dans la troisième partie de cette thèse. Ce positionnement et cet
engagement dans la pédagogie sera finalement un sujet de désaccord entre ses associés
(Salier-Courtois) et lui, dont il se sépare en 1973. Parmi les raisons de cette séparation,
Pierre Lajus mentionne aussi leurs différends quant à la place de l’usager dans le processus
de conception. Si Salier est convaincu qu’il s’agit, pour l’architecte, d’éduquer les clients à
l’architecture et de leur faire accepter des espaces auxquels ils doivent s’adapter, Lajus est
partisan d’une écoute attentive de leurs besoins, voire de leur implication dans le projet.
Des modalités de pratique qui tirent, en partie, leur origine de la dimension sociale de
l’architecture qui lui aurait manqué dans sa formation.
En réaction à de telles lacunes, Pierre Lajus comme Fabien Vienne auraient en définitive
cherché à axer leur pratique sur les enjeux mis de côtés dans les enseignements qu’ils ont
reçus. Complétant ces manques par des expériences parallèles (lectures, engagements
personnels, autres formations), les deux architectes se seraient employés à aborder la
conception du projet d’architecture avec pour porte d’entrée deux composantes mises sous
silence à l’école : la maitrise constructive du projet, et le caractère social des missions de
l’architecte. L’usage de la trame de ces deux concepteurs, appliqué à une rationalisation et
une économie de la construction, assurant une modularité des espaces qui permet leur
appropriation habitante, se verrait ici contextualisé. De son côté, Alexis Josic définit la
trame comme un réflexe primaire, l’aidant à affronter la peur de la page blanche37. Dans
cette approche, nous retrouvons une similitude avec l’appréhension que font Pierre Lajus
et Fabien Vienne de cet outil :

« La trame est une aide. Quand on conçoit un bâtiment on est sans arrêt dans
l’hésitation. On doit faire des choix en permanence et la trame règle un certain

« négociation » qu’elle mobilise à travers diverses recherches, comme dans l’ouvrage Berlin : le génie de l’improvisation,
Éditions Parenthèses, Marseille, 2001.
35 Parmi ses enseignants, on retrouve les urbanistes Jean Royer (1903-1981) et Henri Lavedan (1859-1940), le

sociologue Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913-1998) ou encore le géographe Maximilien Sorre (1880-1962).
36 Pierre Lajus rencontre Michel Ecochard lorsque ce dernier rentre de Karachi (suivi d’un projet d’université pour

l’UNESCO) à l’occasion d’une charrette pour l’agence Ecochard-Lecoeur (Paris), dans le cadre d’un projet de collège
protestant à Beyrouth.
37 JOSIC, Alexis, in CHALJUB, Bénédicte, Alexis Josic, architectures, trames, figures, L’œil d’Or, 2013, pp. 28/31.

80
nombre de questions. C’est une ligne directrice qui facilite les décisions, donne de la
cohérence à l’ouvrage. Elle permet de faire des choix majeurs »38.

Au-delà de mettre en regard l’affinité de Fabien Vienne avec la géométrie d’une part, et
celle de Pierre Lajus avec les enjeux sociaux et constructifs de l’architecture d’autre part
– toutes deux amorcées lors de leur formation – avec leur appropriation de la trame, nous
émettons l’hypothèse selon laquelle, le premier, non formé en école d’architecture, et le
second, en rupture avec celle-ci, auraient amorcé un apprentissage intuitif de la trame. Leurs
premières expériences en agences les conforteront dans l’usage de la trame, intégrée aux
habitudes de conception de leurs associés, dont ils réinterrogeront les fonctions. Selon cette
hypothèse, Fabien Vienne aurait développé ses propres codes de conception architecturale.
Dans ce qu’elle a de rassurant, en tant que guide formel, constructif et spatial, la trame
constituerait un outil facilement appréhendable par le concepteur autodidacte. N’ayant pas
encore d’outillage conceptuel, le jeune concepteur ferait le choix de ce moyen
méthodologique dans le but de se rassurer, et d’opérer dans le même temps un mode de
travail rationnel. Notons que ses débuts dans la menuiserie, un univers en prise avec des
réalités constructives et dimensionnelles, ont pu avoir une incidence sur son appétence
pour un tel outil projectuel (cf. chapitre 6). Enfin, son inclination pour la géométrie, adossée
à son immersion au cœur d’un cercle culturel “moderne” pour qui la rationalité est une
composante essentielle, auraient influencé son intérêt pour la trame, en tant qu’appui
quotidien de sa pratique.
En définitive, si Fabien Vienne et Pierre Lajus n’abordent pas la trame en tant que telle au
cours de leur formation à l’architecture, ils y interrogent des dynamiques de projet qu’ils
relieront à cet outil. De la pensée tridimensionnelle à la mise en œuvre, les enseignements
qui les ont marqués ou, à l’inverse, leur ont manqués, posent les conditions nécessaires à
une première prise de conscience de la posture qu’ils vont, par la suite, défendre, aidés de
la trame comme outil préférentiel de conception architecturale.
Quelques années plus tard, Fabien Vienne enseignera à son tour la géométrie qu’il a tant
apprécié dans sa formation initiale et Pierre Lajus participera à une expérience pédagogique
plaçant la construction du projet au cœur de ses enjeux.

B - … aux modalités de la transmission


Après avoir, succinctement, fait la lumière sur le regard porté par Pierre Lajus et Fabien
Vienne sur une formation qui, précisément par ses lacunes, aurait influencé leur manière
de se positionner plus tard dans le cadre de leur pratique conceptuelle, il nous parait
intéressant de mettre ces éléments en résonance avec les engagements pédagogiques qu’ont
pu assurer, plus tard, les deux architectes. L’objectif est d’observer les éléments qu’ils ont
souhaité transmettre à leurs contemporains, et de comprendre ce que cela révèle de leur
évolution et de leur détachement vis-à-vis d’une supposée immuabilité de la pédagogie en
architecture, dont eux-mêmes avaient souffert.
Entre 1978 et 198239, Fabien Vienne enseigne l’architecture au sein de l’École Supérieure
d’arts graphiques. Un dossier retrouvé dans ses archives rassemble quelques documents
écrits qui reprennent, synthétiquement, le contenu de ses enseignements. Un ensemble de

38 LAJUS, Pierre, « La trame : tisser des liens », in Architecture À Vivre, Hors-Série « Pierre Lajus, parcours d’un
pionnier », mars 2012 (réédition décembre 2007), p. 65.
39 Fabien Vienne effectue les années scolaires 1978-1979 et 1981-1982.

81
feuillets datant de 1981-1982 constitue une « aide-mémoire » retraçant les différents tracés
régulateurs sur lesquels l’architecte s’attarde. L’introduction de cette note repose sur la
subjectivité planant autour de la question de la beauté, relevant notamment, selon Vienne,
d’une question de goût. Néanmoins, l’architecte y rappelle combien le sujet du « beau » peut
être rattaché à la perception de l’harmonie inhérente à un objet ou un espace, résultant de
l’organisation des rythmes et proportions et du principe d’unité qui les régissent. Il devient
alors essentiel d’assurer « la synthèse entre le tout et ses parties, avec la meilleure économie
de moyens »40. L’architecte initie donc son cours en connectant directement la géométrie,
synonyme d’un équilibre visuel à priori satisfaisant, à une économie de production. Ce point
montre combien Fabien Vienne, soucieux d’une construction à faibles coûts, donc
accessible et populaire, n’en oublie pas pour autant la force des rapports géométriques qui
fabriquent cette esthétique héritée, entre autres, de ses débuts à l’école puis en agences. La
suite de son argumentaire approfondit cette nécessaire connexion entre une économie
optimale de la construction et ce que l’architecte qualifie d’élégance ou de finesse de la
structure. Pour ce faire, il s’appuie sur l’exemple des corps de la Nature, véritables « modèles
d’équilibre entre structure / fonctionnement et aspects esthétiques »41. Ici encore,
l’adhésion de Fabien Vienne aux recherches et publications développées par André
Hermant sur les Formes Utiles est lisible42. (1.5) Là où le jeune architecte en formation
reprochait à ses enseignements une trop grande déconnexion avec la réalité de la
construction et celle du monde extérieur, le professeur qu’il est, après trente ans de carrière,
semble démontrer combien il aura tenté d’accéder au délicat équilibre entre économie et
esthétique. À cette redoutable équation, l’architecte répond par une réflexion sur la maitrise
des dimensionnements et la justesse de la modulation que le projet doit engager. À cet effet,
Vienne définit une série de principes harmoniques, des plus généraux – tracés unitaires ou
rythmés – aux plus spécifiques, du nombre d’or à la série de Fibonacci43. Plus spécialement,
le paragraphe attaché à expliquer les avantages des « tracés rythmés simples » nous intéresse
en ce qu’il repose sur le principe de trame :

« Tracés rythmés simples : les trames répétitives dans un seul plan : rectangulaires,
carrées, triangulaires, hexagonales, etc…
Elles sont très importantes et souvent nécessaires (surtout pour les projets liés à
l’industrialisation) mais mal utilisées elles donnent des résultats qui restent statiques.
Pour mémoire : les trames spatiales à trois dimensions, peu de volumes simples
remplissent l’espace (les parallélépipèdes, rhomboèdre) »44.

Encore une fois, dans la définition qu’il en fait, Fabien Vienne rapproche les trames de leur
pouvoir rationalisant, utile à une construction sérielle et donc à une économie du projet. À
ces tracés géométriques, matérialisés par les trames et les figures élémentaires (carré, triangle
équilatéral), il associe la notion de module, unité de longueur qui, répétée un certain nombre
de fois, devient, selon lui, le support de la notion même de proportions. Le concepteur va
jusqu’à rapprocher les lois arithmétiques de celles de la géométrie en focalisant son propos
autour des nombres entiers, et plus spécialement le nombre douze, divisible par un grand
nombre de chiffres (2, 3, 4, 6…) et base d’un large panel de multiples intéressants (assurant
par exemple la division du cercle en 360°, utile à notre perception du temps sur les montres

40 Aide-mémoire « Tracés régulateurs », cours en architecture à l’École Supérieure d’arts graphiques (ESAG), 1981-
1982, archives Vienne, Fabien et agence SOAA (434 ifa), Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, Boîte
Armic 61.
41 Aide-mémoire « Tracés régulateurs », op. cit.
42 Fabien Vienne est membre du groupement de concepteurs Formes Utiles (cf. chapitre 3).
43 La suite de Fibonacci est une suite d’entiers dans laquelle chaque terme est la somme des deux qui le précèdent. Par

exemple, nous avons les nombres 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, etc. Or, 1+2=3 ; 2+3=5 ; 3+5=8, etc.
44 Aide-mémoire « Tracés régulateurs », op. cit.

82
et horloges). Toujours dans cette note rédigée, il mentionne la possibilité d’opérer une
digression avec le système duodécimal censé faciliter, entre autres, les opérations de
divisions ou de multiplications, puisque divisible par 2, 3, 4 et 6, là où le système décimal
autorise seulement des divisions par 2 et 5. Plus largement, Fabien Vienne présente les
rapports simples (1/2, 2/3, 3/4) comme synonymes d’un intérêt esthétique indiscutable.
Dans la suite du document, l’architecte revient sur une série d’exemples de principes utiles
à une modulation de l’espace, parmi lesquels la série de Fibonacci, particulièrement
intéressante d’après lui lorsqu’elle est combinée avec les trames et les modules. (1.6) Par
ailleurs, la division d’un terme de cette série par le suivant amène à un rapport de proportion
toujours égal, à partir du rapport 3/5, à environ 1,6, assurant une modulation toujours
cohérente, inscrite dans une unité à priori infinie45. Si l’architecte revient sur quelques autres
principes dont il ne s’agit pas de dresser ici une description exhaustive, il est important de
souligner les points qui s’avèrent saillants en regard de sa logique conceptuelle et
architecturale, comme c’est le cas des « tracés rectangulaires et diagonales », dont
l’illustration semble rappeler la logique que l’architecte mobilise dans le cadre du système
EXN. En effet, les diagonales constituent un outil méthodologique l’aidant à déterminer
les pentes des toitures que permet le procédé EXN, en regard d’une trame qui sous-tend la
composition des plans et façades. Nous observons ici comment Fabien Vienne explicite le
lien à établir entre des dispositifs géométriques harmonieux et la conception d’une
architecte rationnelle, voire industrialisée. Approchant dans la suite de ses analyses les
volumes dans l’espace, l’architecte souligne la possibilité d’établir des modules angulaires,
ou la capacité des lignes décomposant le pentagone à former une progression géométrique
égale à environ 1,6. Fabien Vienne tisse ainsi des connexions entre les logiques de
dimensionnement des éléments et les rapports de proportions (planaire, volumique)
qu’elles génèrent, opérant une véritable démonstration des intérêts d’une telle maitrise
géométrique pour penser une architecture harmonieuse et économique. Un raisonnement
qu’il cherche visiblement à transmettre à une jeune génération de concepteurs.
Si ces quelques feuillets constituent les supports du contenu que Fabien Vienne partage
avec ses étudiants, un autre, datant de 1978, est amusant en ce qu’il commence par préciser
les motivations et enjeux que l’architecte attache à cet enseignement. À ce titre, certains
détails nous semblent assez révélateurs du détachement qu’il opère avec les enseignements
qu’il a suivis aux Arts Appliqués. En premier lieu, il s’attache à proposer un « cours basé
sur l’expérience personnelle, le métier » visant à « une autonomie de jugement des élèves »
la plus brute possible, non pas véhiculée par « l’intermédiaire de “modèles”»46 mais dans un
rapport d’égalité entre professeur et élèves. Dans la marge de la feuille, en vis-à-vis de ces
éléments, figure un proverbe chinois :

« J’entends et j’oublie. Je vois et je me souviens. Je fais et je comprends »47.

L’expérience constructive et l’expérimentation par le « faire » refont surface à nouveau.


Aussi, dans le cadre des enseignements qu’il dispense, Fabien Vienne voudrait proposer
des pratiques pédagogiques dont lui-même aurait manqué. C’est en tout cas ce que semblent
confirmer certains passages, signalant que « la spécificité de l’architecte est le domaine des
“formes construites”48 qui mettent en jeu les forces internes de la matière ». À ce titre,

45 3/5 = 1,667 ; 5/8 = 1,6 ; 8/13 = 1,625 ; 13/21 = 1,619, etc.


46 Note rédigée, « ESAG 4 octobre 78 », archives Vienne, Fabien et agence SOAA (434 Ifa), Centre d’archives
d’architecture du XXe siècle (Paris), Boîte Armic 61.
47 Ibid.
48 Mot souligné dans le texte original.

83
l’architecture devrait, toujours selon Fabien Vienne, se distinguer des arts dits majeurs, dont
les « formes libres49 » ne seraient contraintes que par l’esprit, sinon par une action de la
matière passive, là où l’architecture est directement induite par la matière. Fonction,
structure et forme constituent les trois déterminants de l’équilibre sur lequel repose
l’architecture. Harmonie et efficacité doivent être réunies, reposant sur la simplicité des
rapports entre l’ensemble des composants du projet. Un cours, entièrement consacré aux
exigences structurales, balaye ainsi notions et exemples sur l’équilibre, la solidité ou
l’économie de la structure. Un autre revient plus spécialement sur le dessin, et nous
intéresse en ce qu’il mentionne la nécessité, pour ce médium graphique, de « répondre à
chaque interlocuteur (client, administration, constructeur) »50, faisant écho à l’hypothèse
que nous formulons quant au pouvoir de médiation de ce support de travail (cf. partie III).
L’architecte y rappelle que le dessin est un moyen et non une fin, là où Pierre Lajus critiquait
précisément cette façon de considérer le résultat, la représentation, et non le raisonnement
qui y est associé. Le gage de cette communication graphique reposerait sur la « clarté et
honnêteté du dessin, avec la représentation la plus exacte »51.
Dans son analyse des composantes traits et surfaces, nous décelons une affinité avec une
expression graphique claire et néanmoins chargée de sens. À cet effet, chaque trait doit
avoir un emplacement spécifique, une épaisseur choisie en fonction de ce qu’il délimite,
finalement corrélé, d’après la lecture que nous faisons de ces lignes, à la réalité de ce qu’il
représente. Les surfaces, à leur tour, doivent mettre en jeu un graphisme simple et efficace
avec un remplissage usant, de préférence, de systèmes de trames plus ou moins denses pour
en faire varier les valeurs.
Enfin, deux derniers documents attirent notre attention, en ce qu’ils symbolisent, de notre
point de vue, le chemin parcouru par l’architecte depuis sa propre formation à cette
expérience pédagogique, dans laquelle il revêt le tablier du professeur. Il s’agit des sujets de
deux exercices de rendu proposés aux étudiants de la promotion 1981-1982, dont les
consignes sont, pour le premier, de concevoir une maison de vacances en auto-construction
pour une famille de quatre personnes, et le second de proposer une étude de structure
industrialisée par éléments modulaires, destinée à produire un système de construction pour
la réalisation de petits équipements. Ce dernier, invitant l’étudiant à imaginer une
construction « réalisée par combinaison et assemblage répétitifs d’éléments identiques ou
coordonnés entre eux, permettant leur industrialisation »52, n’est pas sans nous rappeler les
principes des systèmes Trigone53 et EXN. Tant par les programmes que par les attentes
pédagogiques qui y sont associées, concentrées sur la définition des éléments constructifs
du projet et de leurs assemblages, ces exercices nous paraissent illustrer l’évolution, ou
plutôt l’affirmation, du regard de Fabien Vienne sur la discipline, et son désir d’ancrer
l’architecture qu’il défend dans la réalité de son époque. Quant à la connexion entre les
enjeux de la conception architecturale que Vienne veut défendre et le pouvoir des réseaux
géométriques, nous y lisons une potentialisation de la trame que l’architecte n’aurait cessé
de faire grandir au fil de sa carrière.

49 Mot souligné dans le texte original.


50 Note rédigée, « Le dessin », non daté, archives Vienne, Fabien et agence SOAA (434 Ifa), Centre d’archives
d’architecture du XXe siècle, Boîte Armic 61.
51 Note rédigée, « Le dessin », op. cit.
52 « Programme du rendu du 24 mars1982 », Cours d’architecture pour l’ESAG, archives Vienne, Fabien et agence

SOAA (434 Ifa), Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, Boîte Armic 61.
53 À titre d’exemple, il est proposé aux étudiants de faire une recherche appliquée à la réalisation d’un centre d’accueil

pour enfants qui serait situé en région parisienne, avec une salle polyvalente et quelques logements. Un programme
qui ressemble beaucoup à celui de l’ensemble de modules Trigone réalisé en 1971 au Val d’Yerres.

84
Si Pierre Lajus dénonce la teneur de l’enseignement prodigué aux École des beaux-arts,
notamment lors de nos entretiens, il en critique aussi les brimades et sessions de bizutage
qui s’y déroulent. Ces éléments sont signifiés dans un dossier « Incidents 1941-1955 »54,
conservé dans le fonds d’archives de l’École Régionale d’Architecture de Bordeaux, dans
lequel figurent certains des incidents, « du plus potache (renversement d’une bassine d’eau
sur les membres du jury, où se distingua un certain Francisque Perrier) au plus déplaisant
(déshabillage d’une jeune fille dans l’atelier) »55. Sur le fond comme sur la forme, l’école
semble ainsi s’inscrire dans une constance qui la tient à l’écart d’un renouveau de ses apports
et modalités pédagogiques. À ce titre, les père et fils Ferret seraient, pour partie,
responsables d’une « forte continuité d’une conception académique de l’enseignement de
l’architecture résistant aux aléas de l’histoire »56. Faisant justement partie de l’atelier du fils
Ferret, Pierre Lajus se souvient d’une personnalité peu marquante, et surtout muette quant
à la proposition d’une vision novatrice de l’enseignement en architecture à Bordeaux, dans
son contenu comme dans ses formats. La réponse de l’architecte à ce constat est celle de
s’impliquer, à son tour, dans la pédagogie de l’école quelques années plus tard, et plus
particulièrement en 1968. Un investissement qui sera à l’origine de profonds désaccords
avec Adrien Salier, l’un des associés de l’agence, qui peine à saisir l’intérêt d’une telle
démarche et voit cette prise de distance avec l’agence comme une infidélité à leur équipe.
Ces différends, entre autres, inciteront Pierre Lajus à démissionner en 1973 pour fonder
son agence.
C’est à l’occasion des évènements de mai 1968 que Pierre Lajus rencontre l’architecte
Edmond Lay (1930-2019), venu alimenter les débats en cours dans l’école régionale de
Bordeaux. Séduits par les photographies de la résidence du Navarre que leur montre Lay,
Pierre Lajus et ses étudiants partent quelques jours à Tarbes pour découvrir le chantier de
cette opération singulière ainsi que la maison de l’architecte, encore en construction.

« C’est de là qu’est née l’idée de faire une espèce de camp d’été, où on lui donnerait
un coup de main, où les étudiants verraient ce que c’est que du béton et de la
charpente, et qu’en même temps on mettrait noir sur blanc les trucs dont on avait
débattu, ce qu’on a appelé “Les propositions de Tarbes” »57.

Ensemble, les deux architectes décident d’élaborer cette même année la Proposition de Tarbes,
pour un nouvel enseignement de l’architecture en Aquitaine. Ayant enseigné aux États-Unis,
Edmond Lay revient en France avec un regard neuf sur les besoins pédagogiques liés à
l’enseignement de l’architecture. Ne serait-ce que par son format, réunissant enseignants et
étudiants, l’expérience tarbaise engage une dimension expérimentale, bien différente de
l’enseignement dont a bénéficié Pierre Lajus quelques années auparavant. Gilles-Antoine
Langlois rapproche ce format pédagogique inédit d’une « université entre “bétonnière et
établi” »58, témoin de « leur défiance vis-à-vis de l’académisme dominant comme des
méthodes autoritaires de l’enseignement ». Il s’y agit d’emmener un groupe d’étudiants et
quelques enseignants de l’école sur le chantier de la maison d’Edmond Lay. Les journées

54 Archives Bordeaux Métropole (ABM), « Incidents, 1941-1955 », 748 R6.


55 BASSIERES, Laurence, « Genèse et développement de l’école régionale d’architecture de Bordeaux », Tranversale.
Histoire : architecture, paysage, urbain, n°2, déc. 2017, pp. 17-25, p. 23.
56 BOLLE, Gauthier, « Les élèves de l’École régionale d’architecture de Bordeaux (1928-1968). Parcours scolaires et

trajectoires professionnelles », Tranversale. Histoire : architecture, paysage, urbain, n°2, déc. 2017, pp. 27-37, p. 37.
57 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).
58 LANGLOIS, Gilles-Antoine, « Travailler ensemble pour transformer l’environnement. L’atelier de Tarbes et le

contexte de mai 68 à l’École de Bordeaux », Tranversale. Histoire : architecture, paysage, urbain, n°2, déc. 2017, pp. 39-51,
p. 42.

85
se divisent en deux sessions : les matinées consistent à participer au chantier, les après-
midis à débattre sur la pratique architecturale et la pédagogie au sein des écoles. Pendant
ces deux semaines d’août 1968, il est question de mettre les étudiants en situation de réalité
constructive. Si Edmond Lay ne participe pas tant aux discussions collectives, aux dires de
Lajus, il héberge cette université d’été, qui est l’occasion pour les étudiants et l’architecte
bordelais de découvrir une manière originale de penser et construire l’architecture :

« On a découvert une façon de travailler complètement différente de celle qu’on


connaissait à l’agence, où notre objectif c’était de produire des dossiers de plans qui
seraient indiscutables pour les entrepreneurs. Tandis que lui avait sa vision, il faisait
des dessins au fur et à mesure, et sa vision évoluait, il changeait des trucs en cours de
route. Alors on lui disait : “Là-haut, comment ça va être ?” Il répondait : “Je ne sais
pas encore !” [Rires] »59.

À l’occasion de cette expérience, Pierre Lajus croise des personnalités qui, nous pouvons
au moins en faire l’hypothèse, marque sa façon de considérer le projet d’architecture, en
lien direct avec ses conditions de sa construction. À commencer par Edmond Lay, dont le
caractère entreprenant, en prise avec l’expérimentation de méthodes constructives et de
matérialités originales, l’interpelle. « Encore tout frais de l’enseignement qu’il avait connu
et donné aux États-Unis [dont il a] rapporté des documents [et] contenus intellectuels, alors
qu’à Bordeaux, il n’y avait que le dessin et aucune doctrine architecturale »60, Lay transmet
à Lajus, et plus largement aux étudiants qu’ils forment, de nouveaux référentiels, venus
d’Outre-Atlantique. C’est aussi le cas du charpentier Raoul Vergez61, compagnon de renom
et auteur de plusieurs ouvrages traitant du compagnonnage. Ces rencontres participeraient
ainsi, selon nous, d’un virage que commence à emprunter l’architecte bordelais, à la fin des
années 1960, dans son appréhension du projet d’architecture. Loin des structures légères
pré-usinées, plus proche du chantier artisanal, Pierre Lajus semble toutefois retenir de ces
rencontres, humaines et architecturales, un lien privilégié du concepteur avec l’acte de bâtir
qu’il aura à cœur de mettre en application dans sa posture de praticien. À partir de ces
« interrogations » et « incertitudes »62 – telles qu’il les qualifie lui-même – Pierre Lajus
s’autorise des découvertes, personnelles comme professionnelles, qui constituent des
opportunités de dépasser ses habitudes, notamment héritées de ce qu’il a vu à l’école ou en
agence. Lors de notre entretien, l’architecte fait le parallèle avec son confrère Roland
Schweitzer, dont il admire la production, parfaitement inscrite dans la lignée des
propositions de son mentor, Auguste Perret. S’il ne le dit pas, nous supposons que Pierre
Lajus voit, dans la production de Roland Schweitzer, une réinterprétation de la trame
utilisée par Auguste Perret. En l’absence d’une telle passation avec ses enseignants, Lajus,
quant à lui, ne semble pas ressentir ce besoin ou ce désir de s’inscrire dans la continuité
d’un maître. Cette précision biographique nous amène à penser qu’il lui a peut-être été plus
facile, sans figure iconique à imiter, d’être curieux des initiatives originales de certains
confrères, pour se définir à partir d’une diversité de postures architecturales croisées au fil
de son parcours, et ainsi réinterroger largement les fonctionnalités qu’il associe à la trame.
Ce trait de caractère “incertain” ferait de lui un architecte ouvert au changement, à

59 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 25 juillet 2019, op. cit.
60 LANGLOIS, Gilles-Antoine, « Travailler ensemble pour transformer l’environnement. L’atelier de Tarbes et le
contexte de mai 68 à l’École de Bordeaux », op. cit., p. 47.
61 Raoul Vergez, né en 1908 et décédé en 1977, entrepreneur de charpente bois sur Paris, fut le premier Président des

Compagnons Charpentiers des Devoirs de la Cayenne de Paris, et participa dès 1951 à la création des Compagnons
Maçons et Tailleurs de Pierre des Devoirs. Il publia, entre autres, La pendule à Salomon (1957), Les tours inachevées
(1959) ou encore Les compagnons d’aujourd’hui (1973).
62 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).

86
l’expérience et à la recherche constante. Une qualité qui aurait participé de son envie
d’envisager différemment les contours des missions de l’architecte, et l’aurait notamment
incité à travailler aux côtés du géant national Maison Phénix, pour ne citer que cet exemple
(cf. chapitre 8). L’architecte profitera d’ailleurs de sa prise de parole devant les membres de
la société, en 1979, pour remettre une nouvelle fois en question la formation en
architecture. En déclamant que l’architecte « ne pouvait pas faire à la fois le Prix de Rome
et le nivellement d’une maison »63, sous peine de se voir décrédibiliser, Pierre Lajus pointe
l’incapacité du praticien, tel que défini à cette époque, à déléguer certaines parts de la
mission de conception, lorsque des échanges privilégiés avec les constructeurs et les usagers
seraient enviables. Ce dernier en viendra finalement à développer une forme de pédagogie
auprès de la société de construction dans le cadre de la cellule RACINE, poussant un peu
plus loin les enjeux d’une pédagogie de l’architecture autour de l’usage de la trame
(cf. chapitre 9). Enfin, ces éléments nous montrent combien la transmission, au-delà de se
faire par la lecture ou le voyage comme nous le postulons dans la seconde partie de la thèse,
peut se faire par la rencontre (cf. chapitres 2 et 3).
Finalement, le tapuscrit produit à l’issue du chantier d’été est l’occasion pour l’architecte
bordelais de prendre position « contre Ferret », cristallisant le moment précis où « Edmond
Lay, Pierre Lajus et un groupe “d’enragés” [se montent] contre des pro-Ferret… »64. Cette
expérience intervient alors à un moment où Pierre Lajus enseigne depuis plusieurs années
à l’école d’architecture régionale de Bordeaux, et s’investit au sein du Conseil de gestion de
l’école. Deux missions à travers lesquelles « il s’oppose aux pratiques d’atelier autoritaires
et à l’ambiance “bozart” surannée de l’école », et déplore la faible place qui est laissée à
l’enseignement des sciences humaines. Ces prises de position font écho à certaines
composantes de la personnalité du concepteur, notamment développées à l’occasion de
pratiques parallèles et personnelles, telles que la chrétienté ou le scoutisme (cf. partie II),
dont les valeurs d’entraide et de collaboration sont incompatibles avec la compétition qui
règne à l’école des École des beaux-arts. D’autre part, elles semblent annonciatrices de la
posture qui sera la sienne lorsqu’il exercera seul. Une posture fortement axée sur les enjeux
de la conception d’une architecture populaire. L’année 1968 constitue donc un moment
fertile pour Lajus, profitant de cette expérience à Tarbes (restée sans suite) et des vives
discussions en jeu à l’école pour affirmer la posture professionnelle et pédagogique qu’il
esquissait jusqu’alors. L’architecte aura finalement transformé la frustration à l’égard de sa
propre formation pour accompagner – tant par le débat que par l’expérimentation – une
nouvelle génération de praticien vers un renouvellement des pratiques. Il raconte :

« Mes étudiants s’étaient mis à parler de psychologie, de sociologie, de tout ce qui


manquait et qui les intéressait. J’ai été embarqué dans cette histoire, j’étais jour et nuit
à l’école… on a occupé l’Ordre des architectes… je n’allais plus à l’agence. On avait
en tête de renouveler l’enseignement de l’école de Bordeaux »65.

Tandis que Fabien Vienne enseigne la géométrie, et que Pierre Lajus fait l’expérience
pédagogique de la construction, l’ingénieur Robert Le Ricolais (1894-1977) combine ces
deux champs. Cette précision est d’autant plus intéressante que Fabien Vienne le rencontre

63 LAJUS, Pierre, Intervention lors de la convention nationale de la société Maisons Phénix du 5 juillet 1979, Pavillon
d’Armenonville (Boulogne).
64 LANGLOIS, Gilles-Antoine, « Travailler ensemble pour transformer l’environnement. L’atelier de Tarbes et le

contexte de mai 68 à l’École de Bordeaux », op. cit., p. 39.


65 LAJUS, Pierre, entretien avec Gilles-Antoine LANGLOIS, 16 mai 2017, in LANGLOIS, Gilles-Antoine,

« Travailler ensemble pour transformer l’environnement. L’atelier de Tarbes et le contexte de mai 68 à l’École de
Bordeaux », op. cit., p. 45.

87
au lendemain de la guerre, dans le cadre du Chantier 1425 des Arts et Traditions Populaires,
et plus spécialement du chantier du Bosquel. Si nous revenons plus loin sur cette rencontre,
marquante pour l’architecte à différents titres (cf. chapitre 2), il s’agit de comprendre
comment l’exploration que Le Ricolais fait des réseaux tramés, qui a tant séduit Vienne,
trouve un écho avec la pédagogie qu’il met à l’œuvre. Formellement66 comme lexicalement,
la production de Fabien Vienne trouve des points d’accointance avec celle de Robert Le
Ricolais, ne serait-ce que par l’usage de la notion de combinatoire. Définissant l’architecture
comme « l’art d’un arrangement combinatoire »67, ce dernier prend position à la fin des
années 1950 quant à la portée conceptuelle et pédagogique des structures
tridimensionnelles légères. Réinterrogeant la place du squelette d’un édifice ou d’une
structure, ses recherches soulèvent des questions relatives au processus de conception du
projet sous différents aspects. Il y est question de penser le vide, la jonction des éléments,
l’auto-construction, le rapport entre le patron d’une architecture et son développement
dans l’espace, etc. (1.7) Comme le rappelle Christel Palant-Frapier, c’est à ce titre que des
personnalités comme David-Georges Emmerich ou Stéphane du Château enseignent en
écoles d’architecture, et tendent à « décloisonn[er] les formations des différentes
professions du bâtiment (…) [afin de] permettre aux architectes, ingénieurs, entrepreneurs
et à l’ensemble des hommes qui concourent à l’acte de bâtir de parler le même langage »68.
Ce langage commun doit réunir les univers artistiques et techniques qui gravitent autour de
la construction depuis toujours, un enjeu particulièrement remis en question au cœur d’une
industrialisation du bâtiment. La géométrie, par le biais des réseaux développés dans
l’espace, est envisagée comme un langage commun entre les corps professionnels des
ingénieurs et des architectes. Ces postures, au-delà de s’avérer innovantes
conceptuellement, le sont aussi d’un point de vue pédagogique, ayant un impact sur la
manière dont on forme les futurs architectes.
À ce titre, Robert Le Ricolais incarne certainement l’une des figures ayant le plus marqué
les écoles d’architecture françaises en associant au renouveau pédagogique de ces ateliers
une posture de recherche – adossée à ses propres travaux – qui manquait globalement
jusqu’alors dans les ENSA69. Expérimentation et recherche sont ici reliées. Derrière de
telles explorations structurelles et tridimensionnelles des réseaux dans l’espace, il est
important de remarquer, au-delà d’un exercice intellectuel que se donnent certains
architectes individuellement, une réinterrogation des modalités de conception du projet
d’architecture plus largement, et la proposition de modalités pédagogiques nouvelles dont
les retombées sur font tant sur la pratique que sur la recherche et la formation. Dans ce cas,
les réseaux tramés serviraient de supports pédagogiques utiles à une appréhension
géométrique et structurelle de l’espace par les étudiants. Traduisant les descentes de charges
des structures ainsi qu’une recherche volumétrique exploratoire, ces prototypes, réalisés en
ateliers avec un minimum de matière, constitueraient un médium par lequel l’architecte-
enseignant initie les étudiants-architectes à la conception et la construction de l’espace, et

66 Les recherches appliquées à l’élément toiture menées par Fabien Vienne rappellent et les travaux menés par d’autres

concepteurs français ou européens de cette époque sur les structures tridimensionnelles, tels que Stéphane du Château
(1908-1999), David-Georges Emmerich (1925-1996) ou Robert Le Ricolais (1894-1977). À ce titre, le stand Serca
(1958) est peut-être la réalisation de l’architecte se rapprochant le plus de ces expérimentations géométriques et
constructives.
67 LE RICOLAIS, Robert, in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 84, juin-juillet 1959, p. 65.
68 PALANT-FRAPIER, Christel, « Les ingénieurs et l’enseignement de l’architecture en France autour de 1968.

Pratiques de terrain, pratiques de recherche », fabricA, n°10, 2016, pp. 152-179, p. 161.
69 Mentionnons à ce titre certains articles publiés de Robert Le Ricolais : « Réflexions sur la formation de l’Architecte »,

SADG, septembre 1965, pp. 232-235 ; « Science, Architecture et Éducation », L’Architecture d’Aujourd’hui, juillet-août
1973, n° 168, pp. XXII-XXIII ; « Une certaine idée de la recherche », non daté, pp. 4-9, articles faisant partie du
Volume II des travaux publiés de G. Robert Le Ricolais (1894-1977), d’après la Collection University of Philadelphia
Architectural Archives [1980], conservé dans le Fonds Le Ricolais, Georges-Robert (1894-1977), 069 Ifa 3.

88
par lequel il reconsidère à son tour les modalités de sa pédagogie. Dès lors, nous pourrions
attribuer à la trame une potentielle fonction pédagogique.
C’est le cas de Robert Le Ricolais, pour qui cette géométrie tridimensionnelle est un outil
pédagogique au sein même de ses enseignements en école d’architecture. De nombreux
écrits de ce dernier, publiés ou non, en attestent70. Il y est question de réseau, de système et
de trame71, de la nécessité de recherches parallèles, lentes, et menées « en dehors des groupes
de production soumis à des buts commerciaux ou publicitaires »72, d’un enseignement de
l’architecture qui ne se ferait « pas exclusivement avec du papier calque »73 mais se saisirait
pleinement de la troisième dimension, et avec elle d’une intelligence expérimentale,
constructive et économique. Ces recherches sur les mailles géométriques alimentent des
réflexions utiles à la conception d’habitations économiques en bois, produites en série, en
collaboration avec l’architecte Pierre Forestier74. (1.8) Certains passages de ces textes
trouvent des échos significatifs avec les recherches de Fabien Vienne appliquées aux jeux
et aux lois géométriques, notamment sur les réseaux dynamiques. Plus encore, ils situent
ces réflexions vis-à-vis d’une pratique architecturale de l’époque, et soulèvent des
questionnements encore parfaitement légitimes aujourd’hui :

« À la conception ancienne de monumentalité, nous voyons se faire jour des


conceptions neuves, où apparait un ordre nouveau, fondé sur la notion d’espaces
organiquement connectés […]. La mobilité de notre civilisation et le développement
de l’automatisme nous font entrer dans une ère où l’architecte aura à introduire dans
son œuvre un ensemble d’opérations combinatoires, basé sur le mouvement avec des
moyens mécaniques nouveaux. Aux ordres statiques du passé devront correspondre
des ordres dynamiques […] »75.

Au-delà d’alimenter les réflexions que Le Ricolais applique à la géométrie, qu’elles soient
techniques ou constructives, la notion de système est le support d’une réinterrogation
profonde de la recherche architecturale. Selon lui, « le système » serait à distinguer de
« l’idée », dans le sens où « le système [deviendrait] en quelque sorte une application partielle
et localisée de l’idée »76, se rapprochant en ce sens de la Recherche Appliquée, distincte
d’une recherche dite « Fondamentale ». Il ne s’agit pas de considérer la première comme
supérieure à la seconde, mais de comprendre que cette recherche appliquée, systémique,
autorise la pleine expression du travail manuel et en équipe, dont les étudiants seraient
naturellement doués. Le Ricolais conclut sur les enjeux reposant sur un profil de
concepteur-généraliste, faisant de l’expérience un leitmotiv de recherche :

« Nous persistons à croire aux bienfaits d’une culture scientifique synthétique, basée
sur des idées générales, empruntées à diverses disciplines, en opposition avec une

70 Nous faisons allusion aux volumes de textes publiés (deux) et non publiés (trois) écrits par Georges-Robert Le

Ricolais, conservés au Centre d’archives d’architecture du XXe siècle (Paris), Fonds Le Ricolais, Georges-Robert
(1894-1977), 069 Ifa 3.
71 LE RICOLAIS, G. Robert, « Approche intuitive et approche raisonnée de la forme. Université de Philadelphie :

recherches structurales sous la direction de R. Le Ricolais », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 128, octobre 1966, pp. -
83, article faisant partie du Volume I des travaux publiés de G. Robert Le Ricolais (1894-1977), d’après la Collection
University of Philadelphia Architectural Archives [1980], conservé dans le Fonds Le Ricolais, Georges-Robert (1894-
1977), 069 Ifa 3.
72 LE RICOLAIS, G. Robert, « Architecture, Structures et Civilisation », Essais, n°3, 1968, pp. 37-43, article faisant

partie du Volume I des travaux publiés de G. Robert Le Ricolais (1894-1977), op. cit., p. 38.
73 Ibid.
74 « Habitations économiques en bois, P. Forestier, architecte, Robert Le Ricolais, ingénieur », Actualités, 14e série,

n° 1-2, 1954, p. 54.


75 LE RICOLAIS, G. Robert, « Architecture, Structures et Civilisation », op. cit., p. 40.
76 LE RICOLAIS, G. Robert, « La Recherche architecturale dans des écoles d’Architecture aux États-Unis »,

L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 139, septembre 1968, pp. VII et LLXXIV, article faisant partie du Volume I des travaux
publiés de G. Robert Le Ricolais (1894-1977), op. cit.

89
technocratie de spécialistes à base trop étroite, rendant vulnérable tout
développement industriel généralement hostile à toute évolution. Nous nous
bornerons à répéter ce qui a été exprimé par Léonard de Vinci, disant que l’expérience
a été la seule maitresse de sa vie. Cette règle de conduite est aussi applicable à la
connaissance qu’à la transmission de celle-ci […] »77.

À la lumière des postulats de recherche et de pédagogie proposés par Le Ricolais, nous ne


pouvons que comprendre l’attrait de Fabien Vienne pour ses réflexions, et son désir de les
réinterroger, à sa façon. Jusque dans la progression lexicale opérée par ce dernier au fil des
années, de la notion de trame à celle de système, l’écho entre leurs réflexions parait
manifeste. Dès lors, ces propositions pédagogiques, en mettant à l’épreuve les potentialités
des réseaux géométriques en vue d’une conception architecturale connectée aux impératifs
de la construction, éclairent la capacité des architectes à explorer le spectre des potentialités
de la trame pour penser le projet d’architecture.
Dès le XIXe siècle, Eugène Viollet-Le-Duc défendait combien il était essentiel que
« l’architecture et la construction [soient] enseignées ou pratiquées simultanément : la
construction [étant] le moyen ; l’architecture, le résultat » 78. Or, si nous avons remarqué la
déconnexion dont Fabien Vienne et Pierre Lajus ont été les témoins entre architecture et
construction lors de leur formation, cette formule nous éclaire sur un phénomène dont les
conséquences sont plus larges : si telle est la posture adoptée au cœur de la pédagogie
dispensée aux futurs architectes, ne peut-on craindre, à fortiori, sa répercussion sur leur
pratique ? Tiraillée entre une formation prônant un enseignement basé sur les spécificités
de la représentation et une industrialisation du bâtiment nécessitant des connaissances
techniques toujours plus importantes, cette génération d’architectes aurait dû aller chercher
ailleurs des moyens d’apprendre et maitriser les rudiments de la construction pour ne pas
se trouver prise au piège de propositions obsolètes. De ce constat naissent des
enseignements qui se diffusent progressivement au cœur des années 1960, sous la forme
d’ateliers de construction qui se veulent expérimentaux, et où il est question pour les
étudiants de fabriquer des prototypes, des structures légères, etc. Ces formats
pédagogiques, qui ne font pas encore partie d’une norme établie, et mettront du temps à
être intégrés dans les mentalités de la profession, constitueront pour ceux qui en font le
pari une alternative possible. C’est le cas des architectes David-Georges Emmerich, Robert
Le Ricolais – et avant eux Richard Buckminster-Fuller – désireux de trouver un médium
facilement communicable aux étudiants, pour qui la construction ‘réelle’ d’une structure est
souvent une inconnue de l’équation. À ce titre, nous proposons que la géométrie
constituerait un moyen de faire comprendre aisément aux apprentis architectes comment
s’opèrerait le passage de leur planche à dessin à celui de l’espace de l’atelier. De nos premiers
éléments d’analyse, il ressort ainsi que les réseaux tramés constitueraient un outil aidant
étudiants et enseignants à penser le projet d’architecture selon une logique pour laquelle
représentation et construction seraient indivisibles.
Si pour Fabien Vienne, l’entrée de la trame semble se faire naturellement par le biais de la
géométrie, terreau fertile au développement de ses futures réflexions sur cet outil,
l’attachement de Pierre Lajus avec la trame semble se faire plus discrètement. Nous en
concluons que, dans le cas d’un Fabien Vienne féru de géométrie dans l’espace, la trame
serait finalement un point d’entrée dans la conception de l’espace relativement évident,
lorsque pour Pierre Lajus, la trame serait, avant toute chose, une réponse aux enjeux du

77 LE RICOLAIS, G. Robert, « La Recherche architecturale dans des écoles d’Architecture aux États-Unis », op. cit.
78 VIOLLET-LE-DUC, Eugène, DAMISCH, Hubert, L’architecture raisonnée. Extraits du dictionnaire de l’architecture
française, Hermann, Paris, 1978, p. 39.

90
projet qu’il identifie déjà : maitrise constructive et appropriation habitante. Aussi, bien que
les deux architectes y lient, assurément, des potentialités utiles au projet d’architecture qu’ils
défendent (économie de la construction, usage du matériau bois, composition harmonieuse
des espaces), l’un choisirait la trame – sinon les réseaux géométriques – comme postulat de
départ ; l’autre comme l’une des solutions à de telles problématiques. Dès lors, si la lecture
que nous brossons de leurs formations peut paraitre superficielle, sinon peu éclairante de
leur future posture vis-à-vis de la trame, nous pensons que la discrétion de Pierre Lajus à
l’égard de la trame (discours, textes) se lit dès les débuts de la construction de sa posture,
lorsque Fabien Vienne, loquace vis-à-vis de la trame, notamment dans ses carnets à dessin,
affirme déjà une affinité particulière avec ce qui deviendra son outil de prédilection. À ce
titre, nous identifions ces éléments biographiques comme les signes avant-coureurs (même
discrets) de la posture qu’ils affineront au fil des années de pratique.
En arrière-plan, ce chapitre interroge le caractère intuitif et intégratif de la trame, dont les
propriétés (graphiques, culturelles, conceptuelles) la rendraient aisément appréhendable et
réinterrogeable par les architectes novices. Intuitif en ce que l’architecte peut y avoir recours
instinctivement, intégratif en ce qu’il peut y associer une multitude de référentiels variés,
ceux dont il hérite et ceux qu’il se construit, par lui-même. Ayant développé des sensibilités
particulières au cours de leur formation, Fabien Vienne et Pierre Lajus auraient construit
des prémices de positionnements vis-à-vis de la conception et de la pratique architecturale
qui, à leurs débuts en agences, se trouveraient stimulés via l’outil de la trame. En effet, en
ayant leurs premières expériences au sein d’agences d’architecture ou d’urbanisme qui
utilisent la trame dans le processus de conception du projet, les architectes découvriraient
un outil intéressant, mais dont les potentiels ne sont pas exploités comme eux l’entendent.
Dès lors, a trame constituerait pour eux un formidable point de départ à réinterroger à
l’aune des problématiques techniques, sociales et économiques de leur époque, marquée
par une industrialisation de la construction. L’architecte comprendrait que la trame qu’il a
observée et apprise chez ses mentors (art de composer) pourrait être combinée à ses
convictions et réinterrogée pour aborder le champ de la mise en œuvre de l’architecture
(art de bâtir). Afin d’apporter certaines réponses à cette hypothèse, les deux prochains
chapitres ont pour objectif de comprendre comment les expériences de Vienne et Lajus en
agences et les rencontres marquantes qu’ils y font auraient constitué un moment
d’apprentissage de la trame qui les auraient surtout incités à réinterroger cet outil.

91
92
LA RENCONTRE :
PRÉFIGURATION
D’UNE POSTURE
D’ARCHITECTE
CHAPITRE

Sous titre Duplexque isdem

diebus acciderat malum, quod

et Theophilum insontem atrox

interceperat casus, et Serenianus

dignus exsecratione.
2
PARTIE 1
“ Pour moi la rencontre
est déterminante dans la vie. ”

LAJUS, Pierre,
entretien avec FLORET, Christelle
avril 2019,
au domicile de l’architecte (Mérignac)
“ La vie, c’est des rencontres ! ”

VIENNE, Fabien,
entretien avec l’auteure,
octobre 2015,
au domicile de l’architecte (Paris)
Il s’agit avec ce chapitre, de faire la lumière sur des rencontres qui ont résolument aiguillé
les parcours de Fabien Vienne et Pierre Lajus, et par lesquelles il deviendrait possible
d’entrevoir des usages différents de la trame, qu’il soit question de son échelle (urbaine) ou
de sa dimension d’application (tridimensionnalité).
Pour Fabien Vienne, le monde rural et le contexte de Reconstruction rassemblent les
conditions nécessaires à sa rencontre avec un concepteur qui force son admiration : Robert
Le Ricolais. Une occasion de parfaire sa connaissance de l’architecture traditionnelle, et de
l’interroger à l’aune des recherches sur la géométrie tridimensionnelle de cet ingénieur hors
du commun.
Pour Pierre Lajus, il s’agit de s’attacher à sa rencontre avec Michel Écochard, avec qui il
travaille plusieurs années, notamment en Afrique, et auprès duquel il fait l’apprentissage de
la trame 8x8, développée par l’urbaniste. C’est également pour lui l’occasion de fréquenter
Candilis et Josic, ou Renaudie, Riboulet, Thurnauer et Véret : des architectes qui ont fait de
la trame un outil au centre de leur pratique de conception architecturale et urbaine.

A - De l’architecture traditionnelle à la charpente tridimensionnelle


Entre 1945 et 1946, Fabien Vienne intègre le Centre de formation d’architectes-urbaniste
ruraux, dans le cadre du « Chantier 1425 », mené par le Musée des Arts et Traditions
populaires de Paris. À l’issue de ce stage, il dresse une étude de l’habitat traditionnel de la
Plaine du Caen/Calvados. Plus exactement, son travail se traduit par une monographie
consacrée à la Ferme La Moissonière à Bretteville sur Laize (Hameau de Quilly). De
l’architecture traditionnelle qu’il y observe, il retient les logiques constructives et
d’organisation, plutôt que les spécificités formelles. (2.1) Cette posture semble déjà traduire
sa capacité d’analyse et de réinterprétation de l’espace et de la construction. Pour cette
mission de relevé, Fabien Vienne a trois mois tout au plus1. Pour autant, les dessins qu’il
réalise trahissent le soin qu’il porte à représenter avec finesse les éléments mobiliers qui
prennent place dans ces espaces domestiques. À la manière d’un relevé habiter, on y
observe tables, assises, ustensiles de cuisine, et même des bicyclettes. (2.2) L’observation et
la représentation de ce qui participe de la vie quotidienne des usagers de la ferme sont au
cœur de son travail d’analyse. Les principes formels, eux, sont relégués au second plan. Sa
formation, et les journées passées dans les ateliers aux côtés de son père, semblent avoir
participé à cette manière d’appréhender l’espace habitable. Avec simplicité, l’architecte
combine, sur une même planche, le dessin des éléments architecturaux élémentaires de la
bâtisse, comme les murs, la structure de la charpente – en partie esquissée – et l’ensemble
des équipements du logis. Fabien Vienne va jusqu’à représenter les étables en y faisant
figurer les animaux – en élévation et en projection planaire – comme pour saisir et traduire
les dimensionnements de ces espaces, pensés en fonction de leurs pratiques journalières.
(2.3) Dès lors, l’ensemble des planches ont pour point commun de retracer fidèlement le
quotidien de ce domaine rural, orientant l’attention du lecteur sur ses composantes
fonctionnelles. Il s’agit ainsi d’illustrer les manières dont les usagers vivent ces espaces et
dont ils y organisent leurs journées, en liant qualités architecturales et propriétés d’usage.
En premier plan de ces dessins figurent des ustensiles de travail tels que des charrettes,
brouettes, tonneaux, etc. (2.4) Dans sa manière de faire figurer l’armoire familiale sur les
coupes intérieures – relativement disproportionnée en regard des hauteurs sous-plafonds –

1 L’ordre de mission est rédigé le 27 septembre 1945 et l’architecte doit regagner son poste au Musée des arts et
traditions populaires avant le 31 décembre de la même année.

97
l’architecte fait état des jeux d’échelles, parfois contradictoires, qui participent de ces
constructions. (2.5) Dès lors, nous supposons qu’il prend conscience de la nécessaire
harmonisation dimensionnelle et modulaire des volumes et des équipements du logement.
Et si nous ne pouvons affirmer avec certitude que cette attention relève davantage des
consignes relatives à cette mission2 que des inclinations du jeune concepteur, nous pouvons
imaginer qu’un tel exercice l’a sensibilisé à l’analyse des pratiques habitantes et, de fait, à la
connexion entre enjeux fonctionnels et qualités architecturale par une modulation
dimensionnelle cohérente. Un autre élément que nous pouvons observer dans ce travail, et
qui se retrouve dans la production de Fabien Vienne, correspond aux enjeux d’évolutivité
du bâti. Dans la partie de son mémoire consacrée à une « Analyse Critique », il note ainsi :

« 5.2.6 Rapport entre forme et fonction


La forme des bâtiments n’est pas définie par des fonctions précises (exceptée
l’habitation).
Des trous disposés dans les murs à différents niveaux permettent d’installer
facilement des séparations horizontales formées de rondins qui définissent des
volumes correspondants aux besoins du moment […]
La fonction est souvent donnée par des détails intérieurs. Dans les étables, les rondins
du plancher sont suspendus par des chaînes à la charpente pour éviter les poteaux au
sol qui gêneraient la circulation et risqueraient d’être culbutés par les animaux.
L’évolution de l’habitation est intéressante car, si elle n’est pas une réussite
architecturale, elle est tout de même un exemple d’adaptation à des fonctions
nouvelles »3.

L’architecte observe combien les activités de la ferme définissent clairement le type


d’espaces et les choix structurels qui y sont associés. Le choix de suspendre les éléments de
plancher plutôt que de les faire poser sur une structure sous-jacente, afin d’éviter tout
encombrement à l’étage inférieur, est un exemple de cette considération fonctionnelle des
espaces. Dans la partie de la monographie dénommée « Esthétique », nous lisons :

« 6.2 Ordonnance
Dans les bâtiments d’exploitation, ordonnance verticale due à la régularité de la
charpente supportée par des chaînages de pierre de taille dans les murs. Cet ensemble
détermine des travées (4m) […] Belles proportions des vides dans les charpentes
anciennes […]
6.4 Esthétique et fonction
Partout, une application rationnelle du matériau à sa fonction technique. Excepté les
linteaux des portes et les urnes des cheminées, il n’existe pas de forme purement
esthétique et l’esthétique s’en trouve bien ».

L’« ordonnance verticale » et la « régularité » dont il est question font écho à la sensibilité
du jeune concepteur pour la maitrise géométrique et rythmique des espaces. Non conçues
pour relever d’une pensée strictement esthétique, ces formes sont néanmoins dotées d’une
sobriété sans apprêt dont il salue la justesse. Les liens qu’il établit dès lors entre formes et
fonctions sont les prémices de réflexions qu’il approfondira plus tard, notamment avec le
groupe Formes Utiles. De la même manière, les observations qu’il dresse dans le chapitre
consacré à l’historique de la ferme semblent faire écho à son attrait pour les savoir-faire
constructifs :

2 En introduction à cette étude, figurent les éléments suivants : « L’objet général des recherches sur l’architecture rurale
en France est de procéder à une enquête scientifique sur les matériaux et procédés techniques de construction, la
morphologie, les caractères économiques, sociaux, idéologiques et esthétiques de l’habitat en milieu rural ».
3 VIENNE, Fabien, Monographie Ferme La Moissonnière, Bretteville s/Laize, Hameau de Quilly, dans le cadre du Chantier

1425, pour le Centre de formation d’architectes urbanistes ruraux, Étude d’habitat traditionnel – Plaine de
Caen/Calvados, 1945 / [fabienvienne.com ; consulté le 27 juin 2022].

98
« 4.2 Agents de la construction
Pour l’édification des bâtiments, le propriétaire faisait appel aux différents artisans et
exposait ses désirs d’après le plan d’autres maisons de la région. Il ne semble pas y
avoir eu de Maitre d’œuvre ni d’Architecte pour la maison qui nous occupe. En règle
générale, les maisons étaient construites sur le plan habituel reconnu comme bon dans
la région ; maçons, charpentiers et couvreurs se mettaient à l’œuvre sans qu’il y ait
prédominance de l’un d’entr’eux ».

Cette manière d’envisager le projet architectural, au plus près des acteurs de la construction,
et d’une réinterprétation de leurs pratiques, caractérisera la démarche conceptuelle de
l’architecte.
De 1946 à 1949, Fabien Vienne participe au chantier du Bosquel aux côtés de Jean Bossu
et de Robert Le Ricolais. (2.6) Cette expérience prolonge le travail de relevé rural réalisé
par le jeune Vienne, et, plus encore, va devenir l’occasion de dépasser la monographie pour
entrer dans une forme de réinterprétation de l’existant qu’il se contentait jusqu’alors
d’étudier.

« Le 7 juin 1940, le village du Bosquel (240 habitants) situé à une vingtaine de


kilomètres environ au sud d’Amiens, parce qu’il constitue un point de résistance à la
progression de l’armée allemande, est bombardé et détruit dans sa presque totalité par
cette dernière. En mars 1941, sur proposition de l’architecte et urbaniste Paul
Dufournet, spécialiste de l’habitat rural picard, le Commissariat à la reconstruction
immobilière choisit le Bosquel comme “village prototype” de réaménagement et
désigne ce dernier comme urbaniste de sa reconstruction »4.

La table rase devient une opportunité pour les urbanistes et les architectes de repenser le
modèle villageois et de proposer une architecture de la ferme qui se veut rationnelle. Pour
travailler à ses côtés, Paul Dufournet s’entoure de plusieurs architectes d’opération, parmi
lesquels Jean Bossu, qui confiera à son tour à Fabien Vienne et Pierre Sagui la mission de
réaliser une enquête destinée à « cerner les besoins des agriculteurs »5.
Dans les archives de l’architecte, nous retrouvons deux documents liés au projet du
Bosquel, qu’il suit dans le cadre de son travail dans l’agence de Jean Bossu. Le premier est
un article de la revue Techniques et Architecture, le second, un article publié dans L’Architecture
d’aujourd’hui6. Attardons-nous sur les éclairages que le premier article peut nous offrir à
propos du projet du Bosquel. Un projet qui aurait constitué un espace d’expérimentation
pour l’ingénieur, dont le jeune Vienne se nourrira pour tenter à son tour, quelques années
plus tard et dans le cadre de commandes plus modestes, des tentatives similaires.
Dans le cadre de ce projet de reconstruction d’un ensemble de fermes situées dans la
Somme, et entièrement détruites au moment de la Seconde Guerre Mondiale, différents
professionnels (Paul Dufournet : urbaniste et architecte en chef ; Jean Bossu, Pierre Dupré,
Maurice Grandgean et Louis Miquel : architectes ; Robert Le Ricolais : ingénieur conseil)
s’organisent pour « construire sur table rase un cadre rural harmonieux qui soit à la fois le
moyen de développement et l’expression formelle d’un complexe d’existences actives et
heureuses. Et en même temps tenter de pressentir les possibilités de l’avenir et marquer
une orientation d’une portée dépassant les limites du programme posé »7. Alliant avec

4 DOUSSON, Xavier, « La reconstruction du village témoin du Bosquel dans la Somme après 1940. Récit, ambitions

et paradoxes d’une opération singulière », In Situ, n°21, 2013 [en ligne, consulté le 2 juillet 2022].
5 Ibid.
6 « Le Bosquel : préliminaires de la Reconstruction et premières réalisations », Techniques et Architecture, vol. VI, n° 3-4,

1946, pp. 131-138 ; BOSSU, Jean, « Le Bosquel, village de la Somme », Architecture d’aujourd’hui (L’), mars 1949, n°22,
pp. 50-56.
7 « Le Bosquel : préliminaires de la Reconstruction et premières réalisations », Techniques & Architecture, op. cit., p. 131.

99
justesse une rationalité de composition et de construction à des procédés de préfabrication
d’une part et artisanaux d’autre part, ce projet est l’occasion pour Fabien Vienne de se
confronter à des enjeux sur lesquels il prendra position dans sa carrière.
Plus précisément, c’est sa rencontre avec l’ingénieur Robert Le Ricolais (1894-1977),
spécialisé dans les structures tridimensionnelles, qui constitue un épisode marquant dans le
début de son parcours. Cette personnalité, férue de réseaux géométriques dans l’espace et
trames réticulées, représente, selon nous, un modèle pour le jeune architecte en formation
qu’il est à cette époque. Au cours de cette expérience, Vienne découvre avec fascination les
propositions de structures légères assemblées de l’ingénieur. À ce titre, il est étonnant de
voir à quel point la première photographie publiée dans cet article de revue rappelle le
principe du jeu Tubespace que Fabien Vienne imaginera des années plus tard (2006), ou
encore celui du stand Serca, conçu par l’architecte en 1958 (2.7). Lors de nos entretiens
Fabien Vienne raconte combien l’année 1958 marque à la fois ses réflexions pour le projet
de cantine pour la compagnie Thomson à Gennevilliers, véritable confrontation avec le
travail du métal, mais aussi le moment où il conçoit le stand Serca, pour lequel il reprend la
charpente prévue au Bosquel par Le Ricolais, (bois et équerres métalliques), dont la nappe
lui permet de positionner les poteaux n’importe où.8 Il y a donc un héritage du Bosquel que
l’architecte remobilise pour un programme et un contexte bien différents. Destiné à
accueillir une exposition industrielle et commerciale organisée à l’île de la Réunion (Saint-
Denis), le projet du stand Serca repose sur une charpente en bois, dont la modularité est
l’un des principes clés. Les cartouches des pièces graphiques relatives au projet (calques),
conservées dans les archives de l’architecte, semblent révéler que le stand aurait été réalisé
dans le cadre de son travail pour le cabinet Bossu. Le dessin tramé des plans, la structure
tridimensionnelle de la toiture et la complexité des nœuds d’assemblage trahissent pourtant
la patte de Fabien Vienne, lui-même influencé par Le Ricolais. Aussi, bien que réalisé sous
le nom de Bossu, ce projet pose les prémices des explorations conceptuelles que l’architecte
développera par la suite avec les systèmes constructifs Trigone et EXN, y compris dans
l’usage de la trame carrée (1,40 m), faisant concorder dessin du plan et de la structure.
Composition et construction sont réunies par un usage des réseaux géométriques, à l’échelle
de l’édifice comme des connexions entre les éléments réticulés de la charpente
tridimensionnelle. Une typologie d’articulation qui n’est pas sans rappeler les nœuds
d’assemblage du jeu Tubespace, démontrant une réinterprétation constante de l’architecte.
Très tôt déjà, Fabien Vienne semble identifier l’intérêt de se servir des trames et des
maillages géométriques dans l’espace pour lier composition et maitrise de la construction,
en particulier par le biais des structures tridimensionnelles légères. L’usage du bois pour la
réalisation de la charpente confirme l’idée selon laquelle le stand Serca constituerait une
première tentative de réinterprétation de ses enseignements, brefs mais intenses, auprès de
Le Ricolais.
La rencontre de Fabien Vienne avec Robert Le Ricolais nous intéresse d’autant plus en
regard des tentatives de l’ingénieur de mettre en application ses systèmes tridimensionnels
pour la conception « d’habitations économiques en bois »9. Avec l’architecte Pierre
Forestier, Le Ricolais s’essaie ainsi à l’usage du procédé APLEX pour proposer une maison
engageant préfabrication des composants et trame hexagonale. La proposition se concrétise
en 1954 par la réalisation de la maison Hexacore, imaginée pour l’architecte Forestier lui-

8Entretiens informels avec l’auteure, automne 2015 (cf. Annexes, « Carnet de bord »).
9« Habitations économiques en bois. P. Forestier, architecte, Robert Le Ricolais, ingénieur », Actualités, 14e série, n°1-
2, 1954, p. 54.

100
même10. Une autre villa reposant sur ces principes est réalisée à Cadaquès (Espagne) entre
1954 et 1960. Architecte et ingénieur imaginent également une version métallique de la
maison (1954), et une extension de ces principes dans le cadre d’un concours de l’Office
Technique du bois11. Il s’agit donc bien, pour Le Ricolais et Forestier, de mettre à profit
l’expertise structurelle et géométrique de l’ingénieur en vue de penser la maison
industrialisée, dont les composants sont préfabriqués en série. Un écrit retrouvé dans les
archives de Pierre Forestier, et publié dans la presse12, précise les enjeux d’une telle
exploration conceptuelle :

« Cette construction, “Hexacore”, est la matérialisation des résultats de recherches


entreprises par l’architecte Pierre Forestier et l’ingénieur R. Le Ricolais, pour trouver
une structure standard de base pouvant servir à la construction de n’importe quel
bâtiment […] Il est possible de fabriquer des cellules à partir d’un atelier, sur le lieu
même de construction et de monter les cellules à pied d’œuvre avec des camions-
grue, ou bien à partir d’une usine centrale et de les déposer aux différents terrains
d’utilisation au moyen d’hélicoptères de transport. Cette dernière solution permettrait
d’arriver à une cadence de construction qui n'a jamais été obtenue. Par exemple : mille
logements en moins de six mois […] Il nous a paru particulièrement intéressant de
montrer comment, en partant d’une cellule, on peut arriver par la combinaison de
plusieurs, à créer des espaces libres tout à fait agréables à vivre »13.

Une intelligence des réseaux géométriques que Robert Le Ricolais mobilise tant pour des
chantiers d’exception (le Bosquel) que pour des commandes plus modestes (Maison
Hexacore). Dans le cas du Bosquel, si la solution de charpente tridimensionnelle proposée
par l’ingénieur est finalement abandonnée – sous décision du commissaire de la
Reconstruction14 – cette rencontre a encouragé Fabien Vienne à réinterroger son approche
conceptuelle. Apercevant ici le moyen de mettre sa maitrise des réseaux géométriques au
service d’une innovation constructive, Fabien Vienne a envisagé cet épisode comme une
opportunité d’imaginer de nouvelles manières de penser l’architecture. Une planche de
l’article publié dans Techniques & Architecture, intitulée « Recherches de structures », est
particulièrement intéressante à ce sujet. (2.8) On y observe les croquis – réalisés par Jean
Bossu – des structures parapluies imaginées par Le Ricolais, comme suspendues dans les
airs et délicatement posées sur des murs bas de béton en terre, qualifiés de « paravents ».
L’un des croquis montre avec clarté le tramage de cet élément structurel, faisant apparaitre
en pointillés l’aire projetée de la charpente tridimensionnelle. En définitive, la structure
finalement retenue, imaginée par l’ingénieur Gauthier, sera moins diffusée dans la presse
spécialisée que celle conçue par Le Ricolais. Ce constat démontre, en un sens, le caractère
novateur des propositions de ce dernier, ayant marqué les esprits de ses confrères au-delà
de la seule personne du jeune Vienne.
Une autre planche, publiée dans la revue L’Architecture d’aujourd’hui, présente un principe
conçu par les architectes de l’opération, consistant en un répertoire des éléments utiles à la
réalisation des composantes du projet (gros œuvre, ossature, remplissages, équipements).
(2.9) Ce tableau référentiel des constituants types, tel qu’il est qualifié par ses concepteurs,
« démontre l’unité des éléments employés et la diversité dans leur utilisation »15. Cette

10 Maison réalisée à Buthiers (Seine-et-Marne).


11 Un dossier intitulé « Maison en bois. Concours de l’Office technique du bois », retrouvé dans les archives de Pierre
Forestier, le suggère, bien que nous n’ayons pas trouvé de documentation complémentaire à ce sujet.
12 « En forêt de Fontainebleau, sur pilotis », Maison & Jardin, février 1960, pp. 48-51.
13 « Maison à proximité de Fontainebleau », fonds Pierre Forestier (1902-1989), 063 Ifa, dossier 446, Centre d’archives

d’architecture du XXe siècle.


14 LANGLOIS, Gilles-Antoine, « A Yaoundé, la halle APLEX ultime de Robert Le Ricolais », 2017

[https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01527064v2 ; consulté le 28 juin 2022].


15 BOSSU, Jean, « Le Bosquel, village de la Somme », L’Architecture d’aujourd’hui, mars 1949, n°22, p. 51.

101
démarche conceptuelle, mêlant logique de production sérielle et multiplicité d’emploi des
composants, pour des configurations architecturales variées, rappelle les propositions de
Fabien Vienne pour les systèmes Trigone (1960) et EXN (1974), et différents projets de
mobilier et de jeux de construction. Cette page de l’article, consacrée à l’ensemble du
Bosquel, semble parfaitement illustrer la connexion entre justesse compositionnelle
– permise par l’usage d’une trame, permettant une maitrise des rythmes en façades – et
typification des éléments de la construction, assurant une rationalisation maximale en vue
d’une préfabrication partielle. Cette dernière se fait sur site, dans le but de produire des
« constituants types » manutentionnables qui, « réglés entre eux par des dimensions
communes […] vont produire un système d’une grande souplesse d’utilisation et donner
une forte unité plastique au projet »16.
Dans le cadre de ce projet, Fabien Vienne et d’autres jeunes architectes en formation
– Christian Trudon, Pierre Sagui (avec qui il restera ami) – constitueront un groupe, l’Union
du Technicien et de l’Architecte (UTA), afin d’effectuer les enquêtes préliminaires utiles au
recensement des besoins des fermiers présents sur place. Lors d’un entretien accordé en
1997 à Xavier Dousson dans le cadre de sa recherche doctorale sur Jean Bossu, Fabien
Vienne revient sur l’importance que ces enquêtes ont prise dans le projet du Bosquel et en
particulier dans ce que Bossu y investissait à l’époque :

« C’est fou l’investissement intellectuel, de la part de Bossu, qu’il a eu sur le Bosquel,


avec je ne sais pas combien de dessins de meubles ! Parce que c’était l’affaire de sa
vie. Il démarrait son agence. Et pour lui c’était extraordinaire parce que c’était la
première fois qu’un architecte digne de ce nom allait faire des constructions rurales.
Donc, en fait, il fallait complètement réinventer l’agriculture ! Il n’était pas question
de recopier les fermes traditionnelles. C’est pourquoi il fallait étudier avec soin les
modes de vie des paysans, connaître les vaches, les bêtes, etc. »17.

Pour alimenter cette ambition portée par Bossu, Fabien Vienne et les autres jeunes
collaborateurs de l’agence s’appliquent à faire un relevé particulièrement méticuleux des
modes de vie paysans, s’attachant « à détailler chaque type d’usage/action, de besoin,
d’équipement ou d’espace : depuis le “circuit des pantoufles” du patron fermier jusqu’au
contenu de l’armoire à pharmacie de la bergerie ! Cette précision dans l’observation et la
définition des besoins va permettre aux architectes “d’ajuster” leurs projets architecturaux
au plus près de la demande »18. (2.10) Pierre Sagui, ancien confrère, témoigne de l’apport
de cette expérience dans leur apprentissage des dimensions types, particulièrement utile
pour la conception de mobilier.

« On avait fait une étude avec Fabien [Vienne] pour faire du mobilier et on en avait
tiré des éléments types, des volumes types, des rangements types. Toute cette étude
était la suite de ce que l’on avait fait au Bosquel. Comme on allait là-bas pour faire
des enquêtes, on avait des modulations et finalement tiré assez d’informations
[…] »19.

16 DOUSSON, Xavier, Jean Bossu : une trajectoire singulière, Éds du patrimoine/Centre des monuments nationaux, Paris,

2014, p. 69.
17 VIENNE, Fabien, VIENNE, Jacqueline, entretien avec Xavier DOUSSON, 24 avril 1997, in DOUSSON, Xavier,

Jean Bossu, architecte. 1912-1983, thèse en Histoire de l’art, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, mars 2010,
MONNIER, Gérard (dir.), p. 151.
18 DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte. 1912-1983, thèse en Histoire de l’art, Université Paris 1 Panthéon-

Sorbonne, mars 2010, MONNIER, Gérard (dir.), vol. I, p. 152.


19 SAGUI, Pierre, entretien avec Xavier Dousson, in DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte. 1912-1983, op. cit., vol.

II, p. 384.

102
De ces analyses, les jeunes concepteurs tirent un répertoire de dimensionnements efficients
qu’ils mettront à profit pour penser une modulation pertinente des éléments de mobilier,
et ainsi, par rebond, des espaces de l’habitat. Fabien Vienne se souvient ainsi : « Quand il y
avait du mobilier à dessiner, on s’en occupait car on sortait des Arts Appliqués ». En
confiant cette tâche à de jeunes recrues compétentes dans la compréhension du mobilier,
Jean Bossu leur donne en réalité l’occasion d’appréhender la logique modulaire qui régit le
projet du Bosquel. De l’échelle domestique aux principes de préfabrication des composants
types, la trame semble constituer une intelligence globale mise au service des choix
constructifs et fonctionnels :

« Ces divers éléments (encadrements de portes et de fenêtres en béton armé,


menuiseries, blocs de remplissage, dispositifs techniques, etc.) sont conçus pour être
facile à fabriquer sur le chantier et transportables manuellement, sans l’aide de
machines particulières […] Ils sont surtout combinables les uns avec les autres,
comme autant de composants articulés et réglés entre eux, à assembler à l’intérieur
d’une trame constructive (gros œuvre, ossature), elle-même réglée et liée à eux. Cette
manière de penser la construction, qui unit tous les éléments constructifs (ossature,
remplissages, percements) en un seul système, permet aux architectes d’assurer à la
fois une forte unité au projet de reconstruction du Bosquel tout en lui assurant une
grande souplesse d’utilisation, autorisant toutes sortes d’adaptations et de
variations »20.

Héritier d’une “théorie bossuesque”, qui consistait à « faire l’architecture par l’intérieur »21,
Fabien Vienne aurait entrevu au Bosquel une expérimentation des principes de trames, de
distinction structure/remplissages, de préfabrication – entre autres – qui deviendront
caractéristiques de sa production.
Cette expérience, par laquelle il a été question de réinterroger la trame selon des enjeux
constructifs rationnels en articulant préexistences – cultures, modes de vie, paysages – et
réinvention spatiale – reconstruction – trouve des similitudes avec celle que Pierre Lajus
fera en Guinée auprès de Michel Écochard. Dans le second cas, il s’agit en revanche
d’interroger, à la lumière de ces enjeux, la pensée de la ville nouvelle. Une aventure
conceptuelle qui commence, avant toute chose, par la rencontre de figures singulières, à
commencer par Écochard lui-même, et d’apprentissages au plus près du terrain.

B - Valeurs communes
Encore étudiant, Pierre Lajus rencontre l’urbaniste Michel Écochard (1905-1985) en 1955,
à l’occasion d’une charrette au sein de l’atelier Lecoeur-Écochard, sur le projet de collège
protestant pour jeunes filles de Beyrouth. Une fois diplômé de l’École des beaux-arts, en
1956, le bordelais intègre l’équipe afin d’accompagner Écochard sur le projet de ville-
nouvelle de Fria, en Guinée. Ce projet va le mobiliser près de deux années. (2.11)
Très rapidement, le tempérament aventurier de ce personnage, qu’il décrit comme « une
espèce d’huluberlu sportif »22, le séduit. Ses expériences en Syrie, au Liban, au Pakistan
l’impressionnent. (2.12) Au-delà de son esprit baroudeur, Pierre Lajus apprécie son

20 DOUSSON, Xavier, « La reconstruction du village témoin du Bosquel dans la Somme après 1940. Récit, ambitions

et paradoxes d’une opération singulière », In Situ [en ligne], n° 21, 2013, consulté le 5 octobre 2020, p. 39.
21 VIENNE, Fabien, VIENNE, Jacqueline, entretien avec Xavier DOUSSON, 24 avril 1997, in DOUSSON, Xavier,

Jean Bossu, architecte. 1912-1983, op. cit., vol. II, p. 399.


22 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, 21 Mai 2020.

103
engagement et ses idées socialistes dans lesquels il se reconnait23. Il salue aussi le caractère
rebelle d’un homme revendiquant ses positions tranchées, comme lorsqu’Écochard prend
la plume pour pousser « un cri d’alarme »24 sur la crise que traverse le couple architecture-
politique à l’aune des années 1970.
Apprendre du terrain, observer l’ordinaire, se réclamer d’une modernité située, autant
d’enjeux avec lesquels Pierre Lajus se sent en accord. Véritable « espace de formation à
l’international »25, l’agence de Michel Écochard permet au jeune bordelais de rencontrer
certains confrères de la scène architecturale française et internationale. C’est pour lui
l’occasion d’observer de plus près leurs pratiques et leurs positionnements. Dans la notice
biographique de Michel Écochard que dresse Mathilde Dion26 figure la liste de ses
« associés, assistants et collaborateurs pour les travaux d’architecture et d’urbanisme »,
parmi lesquels nous retrouvons, entre autres, Joseph Belmont, Georges Candilis, Pierre
Riboulet, Gérard Thurnauer et Pierre Lajus. Dimitrijevic, Lagneau et Weill apparaissent,
quant à eux, comme architectes d’opération. Entre 1956 et 1958, Michel Écochard est
urbaniste du plan d’aménagement de la ville nouvelle de 20 000 habitants de Sabendé pour
le groupe Pechiney et la Compagnie internationale pour la production de l’alumine FRIA.
Il porte ce projet avec Lajus, Lagneau, Weill et Dimitrijevic, Kalt et Pourradier-Duteil,
Chesnau et Verala. Entre 1960 et 1964, c’est le concours pour le musée national du Koweït
qui réunit Écochard, Lajus (architecte) et Chatzidakis (ingénieur), lauréats. Au-delà de
mieux éclairer la pratique de Michel Écochard, ces éléments nous permettent d’entrevoir la
sphère relationnelle qui se tisse autour de Pierre Lajus. De manière plus approfondie,
Marlène Ghorayeb dépeint les relations déployées au sein de l’agence d’Écochard, située au
55 bd Montparnasse à Paris. À partir des entretiens qu’elle mène avec deux de ses anciens
collaborateurs, à savoir Pierre Riboulet (1928-2003) et Gérard Thurnauer (1926-2014), elle
nous livre les dessous de l’atelier, véritable condensé des expérimentations menées de
l’autre côté de la Méditerranée qu’Écochard semble avoir à cœur de transmettre aux
architectes qui passeront par son agence. Les propos de Riboulet et Thurnauer sont ici mis
à l’appui, le premier retenant de cette figure étonnante sa volonté d’accorder une place de
choix « au problème social et [à] la lutte contre l’académisme »27, le second rappelant « son
implication dans la question de l’habitat pour le plus grand nombre, son souci des rapports
entre les disciplines différentes qui cernent la dimension urbaine »28. Plusieurs choses nous
intéressent ici. D’une part, au sein de l’agence Écochard, Pierre Lajus côtoie Pierre Riboulet
dont il se sent intellectuellement proche. Cet élément nous permet de comprendre que lors

23 Un autre élément apparait à l’examen des publications de Michel Écochard, et qui semble faire lien avec les
orientations de Pierre Lajus. En effet, le travail d’Écochard est publié à plusieurs reprises dans la revue Témoignage
chrétien, dont Lajus est un fidèle lecteur. Si ne pouvons affirmer que le bordelais a eu connaissance de ces publications,
il ressort que ce médium de diffusion constitue un point commun supplémentaire aux deux concepteurs. Voir
ALBERT-LAMBERT, Jacqueline, « L’habitat marocain : une précieuse contribution à la solution du problème du
bidonville », Témoignage chrétien, 30 janvier 1953 ; « Construire des logements pour le plus grand nombre », Témoignage
chrétien, 6 février 1953.
24 ECOCHARD, Michel, « Un cri d’alarme », L’Architecture d’aujourd’hui, n°148, fév.-mars 1970, p. VII.
25 GHORAYEB, Marlène, « Transferts, hybridations et renouvellements des savoirs. Parcours urbanistique et

architectural de Michel Écochard de 1932 à 1974 », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, n°2, 2018,
[En ligne], consulté le 25 août 2020 [http:// journals.openedition.org/craup/544], paragraphe 18.
26 DION, Mathilde, « Michel Ecochard (1905-1985). Notice biographique », extrait de Notices biographiques d’architectes

français, Ifa/Archives d’architecture du XXe siècle, Paris, 1991, 2 vol. (rapport dactylographié pour la direction du
Patrimoine), consulté en ligne le 30 juin 2022 [archiwebture.citedelarchitecture.fr/pdf/asso/
FRAPN02_ECOMI_BIO.pdf].
27 RIBOULET, Pierre, entretien avec GHORAYEB, Marlène, juin 1993, in GHORAYEB, Marlène, « Transferts,
hybridations et renouvellements des savoirs. Parcours urbanistique et architectural de Michel Écochard de 1932 à
1974 », op. cit., paragraphe 19.
28 THURNAUER, Gérard, et le groupe CIAM-Paris, « Entretien avec Catherine Blain », Paris le 12 octobre 2004,
pp. 273-284, dans Jean-Lucien Bonillo, Claude Massu, Daniel Pinson (dir.) La modernité critique. Autour du CIAM 9
d’Aix-en-Provence, Marseille, Imbernon, 2006, in GHORAYEB, Marlène, « Transferts, hybridations et renouvellements
des savoirs. Parcours urbanistique et architectural de Michel Écochard de 1932 à 1974 », op. cit., paragraphe 19.

104
de son passage dans l’atelier, Lajus baigne dans une sphère pensante prônant à la fois la
nécessité pour les architectes de réfléchir sérieusement à la question de l’habitat
économique, à la réinterrogation des expérimentations hors métropole, et une certaine
défiance vis-à-vis de l’académisme porté par l’école des École des beaux-arts et certains de
leurs confrères praticiens. Autant de positions que nous retrouvons dans la posture
professionnelle du bordelais. Par ailleurs, le fonctionnement de l’agence à la manière d’un
réseau interdisciplinaire et international encouragerait, selon nous, Pierre Lajus à s’ouvrir
conceptuellement, à s’intéresser progressivement à la sociologie et à croiser
systématiquement les approches architecturales, urbaine et paysagère. Il va sans dire
qu’avec des architectes tels que Riboulet, Thurnauer et Renaudie dans les rangs de l’agence,
adeptes des trames et fondateurs de L’Atelier de Montrouge en 1958, Lajus a bénéficié d’un
environnement intellectuel propice à son acculturation conceptuelle vis-à-vis de cet outil
particulier.
À la lecture de l’article de Marlène Ghorayeb, nous comprenons que la sensibilité de Pierre
Lajus au paysage et à la question de l’habitat accessible à tous (devenant une lutte quasi
antiacadémique) constitue un legs hérité, entre autres, de son travail dans l’agence de Michel
Écochard. Par le positionnement que ce dernier défend et les voyages qu’ils font ensemble,
notamment en Guinée, les deux hommes se retrouvent sur nombre de points de vue
concernant les missions de l’architecte :

« Michel Écochard participe à un changement de perspective qui permet à


l’architecture et à l’urbanisme de s’adresser à grande échelle à des catégories
populaires. La revendication qu’il exprime avec véhémence pour promouvoir un
habitat pour le plus grand nombre au Maroc relève de ce tournant […] C’est à la suite
de son apprentissage levantin que Michel Écochard acquiert une méthode et le goût
pour le travail de terrain qui lui permettent d’innover au Maroc en faisant dialoguer
fonctionnalisme et culture locale […]
Son sujet de diplôme en dit long sur son esprit de contestation et son ironie : “La
maison du bourgeois moyen aisé”. Comme il le dit lui-même en évoquant cette
période, “je faisais l’école en dehors sans professeur”. Ce passionné de cyclisme et
d’aviation, à la recherche d’un horizon porteur d’évasion, commence sa carrière à
l’étranger au Levant, alors sous mandat français […]
Son parcours d’architecte dévoile au mieux sa sensibilité à la géographie des lieux et
plus largement à l’environnement du projet. Les usages, le site, le paysage, le climat
sont les composantes avec lesquelles Michel Écochard fait son architecture. Les
principes universels de l’architecture moderne sont mis en dialogue avec le savoir-
faire local » 29.

Le rapport au territoire, par le biais de l’expérience physique et de l’observation in situ des


espaces, constituerait ainsi une composante de l’approche conceptuelle que Lajus aurait
apprise auprès d’Écochard. Ce rapport à la réalité des territoires se traduit également par
l’intérêt que porte Michel Écochard à la dimension constructive des projets, l’amenant à
s’associer à des ingénieurs comme Jean Prouvé, Vladimir Bodiansky, ou Nikos Chatzidakis.
Ce dernier, « spécialiste des structures tridimensionnelles »30, collabore avec Écochard et
Lajus à l’occasion du projet de musée au Koweït. L’architecte et l’urbaniste doivent être
capable de travailler étroitement avec les techniciens du bâti, dont l’implication dans le
projet est essentielle à son bon déroulement. Au cours de ces quatre années passées dans
l’agence parisienne de Michel Écochard, Pierre Lajus fréquente Jean Prouvé dans le cadre

29 GHORAYEB, Marlène, « Transferts, hybridations et renouvellements des savoirs. Parcours urbanistique et

architectural de Michel Écochard de 1932 à 1974 », op. cit. paragraphes 1, 2 et 12.


30 Ibid., paragraphe 19.

105
du concours qu’ils remportent pour le Musée du Koweït, et pour lequel ce dernier imagine
les systèmes d’ombrières et de brise-soleil.
Au-delà de ces proximités éthiques et professionnelles, la trame constitue un outil commun
à ces concepteurs. Permettant d’articuler les dynamiques en jeu sur ces territoires, la trame
supporterait les enjeux du projet urbain et architectural. L’analyse de Marlène Ghorayeb
nous permet ainsi de rattacher la trame à une posture conceptuelle engagée, listant parmi
les composantes à intégrer « l’habitat pour le plus grand nombre, la trame sanitaire, la prise
en compte des modes d’habiter et la capacité des habitants à construire leur habitat »31. Au
regard de la personnalité d’Écochard, l’usage de la trame semble s’adosser, naturellement,
à une pensée à la fois humaniste et technique du projet, à l’échelle urbaine comme
architecturale. Cette rencontre, humaine et conceptuelle, aurait donc alimenté l’univers
créatif de Pierre Lajus vis-à-vis de son usage de la trame.
L’ouverture aux cultures étrangères – différentes de celle de la France métropolitaine –
constitue également un dénominateur commun aux deux hommes, attisant leur curiosité.
À ses débuts en archéologie, Michel Écochard développe un attrait pour les cultures
orientales et pour les bâtiments qui en sont les témoins. S’intéressant aux rapports
dimensionnels existant entre les différents édifices de culte réalisés au fil des siècles, il
démontre une sensibilité pour le relevé, ainsi que pour l’analyse des codes géométriques qui
s’articulent dans l’espace :

« En confrontant certains de ses relevés à d’autres travaux, il découvre une série de


correspondances dimensionnelles entre des édifices cultuels et de religions et
d’époques différentes. Dès lors, même s’il ne fréquente plus les chantiers de fouille,
Michel Écochard n’a de cesse d’accumuler les relevés d’autres bâtiments susceptibles
d’étayer cette découverte sur la permanence de certains tracés géométriques, qu’il
développera tardivement dans son ouvrage Filiation de Monuments Grecs, Byzantins
et Islamiques. Une question de géométrie, devenu depuis semble-t-il une référence
en la matière »32.

L’enjeu de cette approche par le relevé est de comprendre l’architecture antique par le biais
d’une grille analytique relevant des lois géométriques et dimensionnelles, et que nous relions
à son usage de la trame. Dans son rapport de recherche consacré à la figure d’Écochard,
Vincent Bradel revient sur le statut de la « fameuse trame » que l’archéologue-urbaniste-
architecte mobilise dans l’exercice de la conception architecturale. À ce titre, si l’auteur rend
compte d’une suspension de sa production architecturale pendant près de vingt ans, « du
moins si l’on considère la mise au point de la fameuse trame comme un simple exercice
typologique »33, nous pouvons affirmer qu’Écochard s’attache à développer ses réflexions
sur la trame, tant à l’échelle territoriale qu’urbaine et architecturale, durant plusieurs années
jusqu’à lui consacrer une place de choix dans ses recherches et ses publications. La trame
serait, pour Écochard, une méthodologie du projet urbain et architectural suffisamment
pointue pour être interrogée et mobilisée d’un point de vue théorique, et assez simple pour
apporter une réponse au problème du mal-logement. En cela, il semble réducteur de limiter
cette production, tant intellectuelle que construite, à un « simple exercice typologique ». La
trame incarne, de notre point de vue, un socle conceptuel plus complexe permettant à
Écochard de repenser le logement et de fédérer autour de ces réflexions une jeune

31 Ibid., paragraphe 20.


32 BRADEL, Vincent, Michel Écochard, 1905-1985, [Rapport de recherche] 490/88, Ministère de l’équipement, du
logement, de l’aménagement du territoire et des transports / Bureau de la recherche architecturale (BRA) ; Institut
français d’architecture, 1988, p. 13.
33 BRADEL, Vincent, Michel Écochard, 1905-1985, op. cit., p. 16.

106
génération de concepteurs influents de cette période, comme Candilis, Woods, Renaudie,
Riboulet, Thurnauer, Lajus. Francis Rambert rappelle à cet égard que l’influence exercée
par Michel Écochard sur les architectes de l’Atelier de Montrouge repose en bonne partie
sur l’originalité de ses enseignements, articulant potentialités géométriques des trames et
profonde éthique professionnelle :

« Pour bien comprendre l’Atelier de Montrouge, il fait tout de suite mettre trois autres
noms en exergue : Le Corbusier, Arretche, Écochard. Le premier pour la pensée, le
second pour l’éducation, le troisième pour l’éthique […] D’ailleurs il y avait beaucoup
plus un “esprit” qu’une “méthode” Atelier de Montrouge. Un esprit de rupture, bien
sûr, avec l’académisme de l’enseignement des École des beaux-arts, mais surtout un
esprit d’ouverture sur le monde de la ville, un esprit de rénovation des pratiques, loin
de tout affairisme, un esprit d’humanisme […] Michel Écochard leur aura inculqué
cette conscience sociale cruellement absente de la tradition des École des beaux-arts
[…] Cette combinatoire, ce jeu sur les trames, plus qu’un exercice géométrique,
s’avère une véritable réflexion sur les cellules du logement et leur articulation »34.

Plus qu’un exercice de style, la trame relèverait en cela d’un questionnement profond sur le
programme de l’habitat guidé par une dimension définitivement humaniste commune à
deux générations de praticiens, celle d’Écochard et de ses “élèves”. Ces éléments nous
paraissent ainsi justifier l’intérêt de revenir, dans le cadre de cette thèse, sur les figures
rencontrées par les architectes, et sur leurs apports dans la construction d’un imaginaire
riche relatif à la trame.
Au-delà de la dimension sociale et culturelle de l’architecture et de son inscription dans un
territoire, la dimension constructive constitue un enjeu qui rallie ces jeunes concepteurs à
Écochard. C’est ce qui amène Riboulet, Thurnauer et Véret à rejoindre l’atelier extérieur de
Marcel Lods, lors de leur cursus aux École des beaux-arts. Malgré leur intégration à l’atelier
Lods, les jeunes architectes sont en quête de plus. Le goût de l’aventure les amène à
interrompre leur cursus pendant une année, pour faire un voyage de sept mois en Afrique.
Selon Catherine Blain, ce voyage devient un parcours initiatique et poétique à la découverte
de paysages variés, y compris ceux des bidonvilles. À cette occasion, ils collaborent avec
Écochard et y apprennent à ses côtés « une fine analyse des réalités de la vie quotidienne »,
pour imaginer « le logement du plus grand nombre »35. La démarche du voyage y est
essentielle. Voyager permet de recroiser des conditions et des réponses urbaines et
architecturales différentes et de s’émerveiller devant des éléments remettant en cause leurs
certitudes de jeunes concepteurs. Ces expériences les auraient sensibilisés, de notre point
de vue, à une certaine poétique du minimum comme expression architecturale, afin de
tendre vers une simplicité qui caractérise l’habitat traditionnel :

« Durant le reste du voyage, c’est par conséquent aux particularités des différents
paysages humains et construits qu’ils sont attentifs, ayant intégré que, bien souvent,
l’âpreté et le dénuement des conditions de vie avoisinent les œuvres de l’antiquité la
plus belle »36.

34 RAMBERT, Francis, « Une véritable conscience sociale », in BLAIN, Catherine, L’atelier de Montrouge : la modernité à

l’œuvre (1958-1981), Éditions Actes Sud / Cité de l’architecture et du Patrimoine, Paris, 2008, pp. 8-9.
35 BLAIN, Catherine, « La modernité, du logement au paysage », in BLAIN, Catherine, L’atelier de Montrouge : la

modernité à l’œuvre (1958-1981), Éditions Actes Sud / Cité de l’architecture et du Patrimoine, Paris, 2008, p. 17.
36 Ibid.

107
Plus qu’une reconnaissance de leurs productions récompensées par le Grand Prix
d’Architecture du Cercle des Études Architecturales (CEA)37 – les architectes de l’Atelier
de Montrouge et de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac partagent des orientations
idéologiques. Plus spécifiquement, Pierre Lajus et Pierre Riboulet se retrouvent autour de
la discipline de la sociologie. Soucieux de défendre une architecture aux valeurs
profondément sociales, Riboulet s’inscrit à l’université de Vincennes-Paris 8, tout juste
créée, afin de suivre un cursus de sociologie. Cette discipline passionne également Pierre
Lajus, qui retient de ses cours à distance de précieux enseignements. Ceux-ci ont
certainement teinté son approche de la conception de la maison individuelle et du logement
de manière générale. Nous comprenons plus finement les atomes crochus qui existaient
entre les deux hommes au moment de leur passage au sein de l’agence Écochard, portés
par des désirs de comprendre la dimension sociologique de l’habitat et les pratiques
quotidiennes des usagers. Riboulet obtiendra une maitrise de sociologie et présentera
quelques années plus tard une thèse d’État en lettres et sciences humaines
intitulée L’architecture et les classes sociales en France, dans laquelle il défendra une manière moins
capitaliste de produire l’architecture, appuyant son propos sur l’hypothèse d’une « prise en
main par les classes populaires » d’une production qui les intéresse directement38. C’est le
caractère militant de cette forte personnalité, qu’il décrit comme un « communiste
convaincu »39, qui séduit Pierre Lajus. L’engagement socio-politique et idéologique de ses
camarades constitue, au-delà de leurs compétences architecturales, un critère essentiel
d’affinité pour l’architecte. Par ses expériences professionnelles à l’étranger comme par ses
rencontres, il place au cœur de sa conception et de sa pratique architecturale la dimension
sociale du projet. Démontrant eux-mêmes une appétence pour l’outil conceptuel de la
trame, les membres de l’Atelier de Montrouge ont sans nul doute été une composante de
l’environnement intellectuel confortant Lajus dans l’usage de cet outil. Nous pouvons en
tout cas nous demander si la formation d’un tel cercle d’architectes, au fil de discussions et
d’échanges sur les projets, n’a pas favorisé une certaine logique, urbaine et architecturale,
notamment matérialisée par l’emploi de la trame.
Les connexions entre les démarches des architectes parisiens de Montrouge et celles de
Pierre Lajus ou de Fabien Vienne se rejoignent jusque dans la terminologie employée pour
décrire leur process architectural. Avec les notions de « tissu » ou de « nappes », la trame
semble tout autant supporter les recherches de ces concepteurs que les écrits qui leurs sont
consacrés. Derrière le terme « tissu vivant », et les dimensions culturelles et fonctionnelles
qui lui sont associées, nous lisons ainsi une forte corrélation avec la définition que nous
nous construisons de la notion de trame comme outil résolument pluriel. Joseph Abram
décrit quant à lui la manière dont cette corrélation s’est pour ainsi dire constituée et enrichie
au contact d’Écochard, dans le cadre d’un apprentissage intellectuel qui se déploie entre le
Maroc et la France :

« La rencontre avec Michel Écochard, au Maroc, et le travail à ses côtés, leur dévoilent
une autre conception de l’architecture dans ses relations étroites avec les “modes de
vie”. Ils [les architectes de l’Atelier de Montrouge] découvrent le “tissu vivant” qui
unit l’habitat, la culture et l’usage en un continuum serré, malléable, mais infiniment
résistant. C’est ce conglomérat “abstrait-concret” qui, dépouillé de son exotisme et
transposé dans les programmes d’une France en pleine mutation, deviendra le
véritable objet de leurs investigations. La prise en charge de ce “tissu de relations”,
mis au jour par l’analyse, les incitera à disloquer la “composition” et à remettre en

37 En 1965, le Cercle des Études Architecturales décerne le Grand Prix d’Architecture à l’Atelier de Montrouge, à
l’AUA et à l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac.
38 Cette thèse fut soutenue en 1979, sous la direction de Nicos Poulantzas, p. 62.
39 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, 21 mai 2020.

108
cause l’univers représentatif de l’architecture. Le fait que les trois étudiants d’Arretche
aient trouvé auprès d’Écochard les thèmes et les outils d’une expérimentation, n’est
pas indifférent »40.

Une notion intéressante qui émerge ici est celle d’« univers représentatif ». À lire l’analyse
de Joseph Abram, il apparait que les architectes doivent dépasser l’enjeu compositionnel,
pris au sens de la représentation, pour s’employer à proposer une organisation spatiale qui
réponde d’une esthétique géométrique forte, mais qui s’attache aussi, et surtout, à répondre
aux enjeux concrets de la ville et de ses habitants, en termes de programmation, de
fonctionnalité, d’efficience de la construction, etc. On a ici à faire à un « laboratoire du
réel », tel que le qualifie l’auteur, dont les composantes sont celles de rencontres avec des
personnalités fortes, d’expérimentations en “marge” des pratiques de la métropole et
d’outils fédérateurs, à l’image de la trame. S’ancrer dans le réel, tel semble être le maitre mot
de ces architectes, résolus à renouveler l’approche distanciée et abstraite qu’ils semblent
avoir perçue de leurs prédécesseurs, et surtout de l’enseignement qu’ils ont reçu aux École
des beaux-arts.
Lorsque Pierre Lajus travaille avec Michel Écochard sur le projet guinéen, les architectes
Triboulet, Thurnauer et Véret (futurs fondateurs de l’Atelier de Montrouge) travaillent au
même moment, en collaboration avec Écochard, sur l’Université de Karachi. (2.13) Dans
le cadre de ce projet, les mesures en pied-pouce anglais utilisées les amènent à avoir recours
au Modulor afin de faire correspondre ces mesures au système métrique. Plus que ses
dimensions théoriques, c’est l’application pratique de ce principe dimensionnel qui retient
l’attention du bordelais. Un tel constat semble consolider l’idée selon laquelle Lajus
s’intéressait au caractère opératoire de la trame. Pierre Riboulet se souvient combien
l’expérience auprès d’Écochard a consolidé son appétence pour les questions du logement :

« Il faut dire que toutes ces questions d’habitation, bien que l’on ait construit très peu
de logements, étaient pour nous centrales, et ce depuis le travail avec Écochard. Nous
faisions sans cesse des études théoriques d’habitation, de modes de groupements. Par
rapport à aujourd’hui, où les questions sont tellement sclérosées, stéréotypées, cela
nous apparait comme un moment de très grande liberté »41.

L’enjeu est alors celui « d’atteindre une cohérence à la fois plastique et constructive »42. Il
s’agit en somme, pour ces jeunes architectes, de considérer la trame – et plus largement la
conception architecturale – non pas comme une discipline élitiste mais comme une
démarche soucieuse des conditions de l’habitat dans ce qu’il a de plus ordinaire. Il s’agit en
l’occurrence de se placer au plus près des préoccupations habitantes, et non en survol, dans
un désir d’ancrage total au contexte, qu’il soit paysager, technique, culturel ou social. Pour
cela, les architectes doivent trouver les outils qui peuvent les accompagner dans cet
ajustement à une réalité quotidienne, bien réelle. Ainsi, lorsque Catherine Blain qualifie
l’Atelier de Montrouge de « modèle d’éthique professionnelle »43, nous comprenons que les
architectes évoqués mobilisent la trame comme un outil accessible – géométriquement,
spatialement et constructivement –, permettant des réalisations économiques. Nous

40 ABRAM, Joseph, « Dislocation / Re-structuration, la forme comme laboratoire du réel », in BLAIN, Catherine,
L’atelier de Montrouge : la modernité à l’œuvre (1958-1981), op. cit., p. 67.
41 RIBOULET, Pierre, propos issus de CHASLIN, François, Métropolitains, France Culture, avril 2001, in BLAIN,

Catherine, L’atelier de Montrouge : la modernité à l’œuvre (1958-1981), Éditions Actes Sud / Cité de l’architecture et du
Patrimoine, Paris, 2008, p. 232.
42 VERET, Jean-Louis, propos issus de CHASLIN, François, Métropolitains, France Culture, avril 2001, in BLAIN,

Catherine, L’atelier de Montrouge : la modernité à l’œuvre (1958-1981), op. cit., p. 233.


43 BLAIN, Catherine, « Un atelier à Montrouge (1958-1981) », Colonnes, n°16-1, sept. 2001, pp. 14-19, p. 14.

109
comprenons également que les conditions de leur pratique dépassent cette composante. Le
statut d’association de l’atelier, assez peu commun pour l’époque, témoigne à cet égard
d’une éthique professionnelle profondément ancrée dans leur démarche. Une éthique qui
infuse autant dans la façon d’aborder conceptuellement le projet que dans le mode
d’organisation de l’équipe. S’il est encore peu courant de retrouver un tel statut
d’associations au sein des agences de l’époque, quelques autres regroupements d’architectes
ayant fait le choix d’un tel modèle économique et professionnel sont tout de même
mentionnés par l’auteure, parmi lesquels les agences Lagneau-Weill-Dimitrijevic, dès 1952,
Candilis-Josic-Woods en 1955, Andrault et Parat en 1957, et enfin Salier-Courtois-Lajus-
Sadirac à partir de 1962. Catherine Blain dresse une analyse intéressante au sujet de ce mode
d’association. Selon elle, il relève d’un effet générationnel mais surtout d’une prise de
positions à l’égard d’une éthique professionnelle qui se démarque de celle de leurs aînés. La
génération de ces architectes, ayant ouvert leurs ateliers entre 1950 et 1960, cherche
effectivement à se positionner différemment vis-à-vis de leurs prédécesseurs. Il est alors
étonnant de remarquer que toutes les agences évoquées plus-haut s’avèrent “friandes” de
l’outil de la trame. Est-ce un effet de mode et d’inclusion dans une logique globale
d’efficience de la production de logements, ou bien est-ce plus profond que cela ? Est-ce
que la trame pourrait, à cette époque-là, et dans le cadre de ces équipes associatives,
participer d’une prise de position éthique pour une pratique architecturale renouvelée ?
Explorer cette question nécessiterait d’analyser les connexions qui ont pu exister entre les
productions de chacun de ces ateliers d’architectes et celles d’autres concepteurs
(urbanistes, paysagistes, sociologues, etc.) contemporains des premiers. Si nous n’avons pas
le temps de développer ici une telle investigation nous pouvons au moins considérer le fait
qu’un lien se dessinera entre l’usage de la trame et la défense d’une architecture éthique. De
son côté, Catherine Blain évoque avant tout une question générationnelle, mais dans le
même temps ne manque pas de mentionner le refus de la casquette de « l’architecte-artiste »
représentative de l’enseignement des École des beaux-arts. Casquette contre laquelle se
soulèvent ces jeunes architectes, curieux quant à eux de « certains lieux de production qui,
comme l’ATBAT, font de l’atelier un lieu de rencontre entre architectes et techniciens »44.
Plus loin, elle mentionne aussi le poids de la composante sociale dans le travail réflexif de
l’atelier :

« Les architectes [de l’Atelier de Montrouge], ayant reçu en héritage le réalisme social
d’Écochard, ne poursuivent pas de chimères théoriques. Au contraire, ils demeurent
attachés au concret, aux réalités des différents programmes et des différents
contextes. C’est donc dans le fil de l’action que les idées émergent, s’affinent, se
raffinent, que le regard se complexifie, que s’élabore une démarche. Ensuite parce
que la réflexion de l’ATM, ayant intégré les thèses d’un “droit de l’homme à l’habitat”
et d’un “habitat” évolutif mis en exergue lors du CIAM 9, demeure essentiellement
ouverte »45.

En cela, nous pensons pouvoir faire des parallèles avec les démarches de Vienne et Lajus.
Tous deux témoignent d’un intérêt commun pour une démarche conceptuelle pleinement
infusée des composantes sociales et constructives du projet d’architecture. Une démarche
qu’ils adoptent tout en développant une réflexion au long cours sur la trame comme outil
de conception. Héritiers de l’approche d’Écochard, les architectes de l’Atelier de
Montrouge se permettent de la renouveler à la lumière des valeurs éthiques et
professionnelles qu’ils souhaitent engager, en tant que nouvelle génération de praticiens. À

44 BLAIN, Catherine, « Un atelier à Montrouge (1958-1981) », op. cit., p. 15.


45 Ibid., p. 16.

110
travers l’exemple de l’Atelier de Montrouge, nous avons l’impression de découvrir une clé
de lecture et une réponse possible à l’hypothèse que nous posions à notre corpus : la trame
serait un outil assurant aux architectes de mobiliser des approches conceptuelles de leurs
aînés et de les réadapter aux contextes spatiaux et temporels dans lesquels ils interviennent.
En l’occurrence, cette passation semble s’opérer autour des composantes sociales et
constructives du projet architectural. La trame – relativement à la manière dont l’architecte
l’utilise – serait un outil lui permettant de se positionner, notamment éthiquement. Un
début de réponse semble être proposé par Catherine Blain lorsqu’elle écrit que l’Atelier de
Montrouge « procède à une relecture des outils conceptuels de l’époque (comme la trame,
la grille ou le module), s’intéresse à la troisième dimension et tient compte de la quatrième
dimension (le temps) »46 afin de proposer une architecture complexe et unitaire.

C - Penser la ville nouvelle


En 1957, Michel Écochard et Pierre Lajus travaillent ensemble sur le plan urbain de la ville
de Fria, en Guinée. Plus exactement, il s’agit de penser la ville nouvelle à Sabendé, à cent-
cinquante kilomètres de la capitale Conakry, dans laquelle il faut « créer une cité destinée à
loger les cadres et le personnel des usines »47 de la Compagnie FRIA, employée à la
production de l’alumine (extraction de la bauxite, fabrication de l’alumine et coulage de
lingots d’aluminium). Selon l’article paru dans L’Architecture d’Aujourd’hui en 1958, la cité
devait pouvoir s’étendre en fonction du développement à venir des usines. Cette nécessité
d’extension et d’évolution s’est vue, selon notre interprétation, facilité par le recours à la
trame. Michel Écochard prend connaissance des particularités du terrain dès l’été 1956, à
partir desquelles il dresse une esquisse basée sur un principe de plateaux de savane, séparés
par des ravines dont les ruisseaux sont encadrés par une épaisseur boisée. Le zonage de la
partie à urbaniser, prenant place sur les plateaux, est donc établi tout comme le dessin de
la voirie. Restait à imaginer le schéma urbain précis de ces quartiers, mêlant lotissements de
villas pour les cadres et habitat ouvrier plus dense. Écochard et Lajus travaillent sur ce plan
d’ensemble pendant six mois.

« C’était sur un système de groupement de cellules qui avaient été étudiées par
Pouradier-Duteil, une étude sur l’habitat traditionnel au Cameroun, et qui avait
transposé ça pour la Guinée, ça correspondait comme mode de vie, donc il avait fait
des groupements, des cellules d’habitat par petites grappes »48.

À partir de son expérience auprès d’Écochard, Pierre Lajus s’initie aux principes
d’organisation et de composition du logement dit minimum, à l’échelle urbaine comme de
l’édifice. En parallèle, les deux hommes imaginent et construisent une case pour se loger
sur place. Approchant la conception urbaine auprès d’Écochard, et faisant l’expérience de
la construction de sa « paillotte », l’architecte se passionne pour cette mission, qui se révèle
particulièrement formatrice. Suite à cela, Pierre Lajus passe plus de dix-huit mois sur place
pour suivre l’avancée des travaux en tant qu’urbaniste. De cette expérience nait une
profonde amitié avec Écochard, et permet au bordelais de bénéficier d’un apprentissage
technique auprès des conducteurs de travaux et ingénieurs du groupe Pechiney. Pierre Lajus

46 Ibid., p. 17.
47 « Guinée-Cité de Sabendé », L'architecture d'Aujourd'hui, n° 80, oct.-nov. 1958, pp. 102-103.
48 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, mai 2020.

111
se forme sur le tas, en observant de près les techniciens, adaptant systématiquement le
projet initial aux besoins locaux :

« Par contre, j’ai eu à improviser plein de choses qui n’étaient pas prévues, puisque la
cité a connu des extensions beaucoup plus fortes que prévu. Ce qu’on avait prévu
c’était qu’on allait faire d’abord une cité de chantier, provisoire, pour les entreprises,
sur l’infrastructure définitive. C’est-à-dire qu’on avait tracé des routes et les égouts de
certains quartiers, sur lesquels les entreprises ont construit des baraquements ou des
paillottes pour leurs personnels. Et après, ils devaient décamper et on construisait les
logements définitifs à cet emplacement. Ça a bien fonctionné. Mais il y a eu un afflux
de population formidable, en plus du personnel embauché par Péchiney, donc il y a
eu plein de bidonvilles qui se sont créés en plus, et qu’il a fallu organiser, faire des
adductions d’eau, organiser des marchés. Donc j’ai eu à contrôler et organiser ça en
essayant d’intégrer ça dans le plan d’Écochard, sans le trahir complètement, mais en
le trahissant d’une certaine façon [Rires] »49.

À cette occasion, le jeune concepteur se confronte aux réalités de l’habitat spontané,


entamant une réflexion sur les enjeux architecturaux qui le régissent. Par le biais de cette
architecture informelle, Lajus approche les principes de la cellule d’habitat minimale. Selon
nous, ce bagage constitue un terreau fertile que l’architecte réinterrogera, afin de proposer
des logements aux plans optimisés, alliant ergonomie et surfaces minimales. Cette mission
guinéenne aura sans aucun doute enrichi son référentiel de dimensionnements, et donc son
socle conceptuel, pour la proposition de logements individuels économiques. Dans nos
entretiens, Lajus affirme que l’observation de cette architecture informelle a profondément
modifié sa façon de penser le logement. C’est notamment à partir de cette expérience
africaine que Lajus confie avoir développé une « orientation commune »50 avec des
concepteurs tels que Lucien Kroll ou Jean Prouvé. Les conditions de pauvreté observées
dans ces contextes auront été source d’enseignement pour ces architectes, les invitant à
développer « la même vision d’économie »51 qu’ils tenteront de transposer en métropole
dans la production de logements.

« Cette question de l’usage, j’en ai eu un exemple très clair, auquel j’adhérais


totalement en Guinée, avec Écochard. Puisque l’habitat traditionnel en Guinée, les
villages étaient des associations de cases formant des enclos. Il y avait des familles
élargies disons, et la cuisine se faisait dehors, et ces cases avaient toujours le toit qui
déborde, et une partie toujours à l’extérieur, qui était occupée par les hommes avec
des hamacs suspendus, une partie publique en somme pour les hommes à l’extérieur
de cet enclos, et au contraire une partie commune pour les femmes au milieu de cet
enclos. Ça se trouvait en Guinée, mais aussi au Cameroun, où les gars que Péchiney
avait recrutés avaient été faire des relevés quand ils étaient étudiants (l’équipe
Pouradier Dutheil et compagnie). Le problème ça a été de traduire ça dans une
construction industrialisée et contemporaine. C’est devenu des cases avec des murs
en parpaings, où une maison avait deux corps de bâtiments et puis ici une zone point
d’eau qui communiquait avec la zone des femmes. Donc il y avait plusieurs maisons
assemblées qui communiquaient par les arrières pour la cuisine en commun des
femmes, et sur ces maisons bâties comme ça il y avait des toits en aluminium qui
couvraient tout ça, qui débordaient, et qui faisaient une zone couverte où les hommes
pouvaient se tenir. Ça c’était vraiment la traduction de cet objectif, de l’usage
traditionnel transposé en matériau contemporain, donc c’est exactement ma
démarche d’après. J’ai adhéré complètement à cette façon de travailler […] J’ai été le

49 Ibid.
50 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 29 octobre 2018, au domicile de l’architecte
(Mérignac).
51 Ibid.

112
témoin de ça, et après sur le chantier j’ai fait des adaptations de ces systèmes à d’autres
trucs »52.

Le process d’interprétation de l’architecture vernaculaire par une interrogation des


propriétés de la trame fait écho à la démarche conceptuelle de l’architecte Alexis Josic, que
Bénédicte Chaljub décrit comme les « transfigurations à partir de la maison à cour »53. S’il
est ici question de décrypter la manière dont Josic mobilise et réinterprète la typologie de
la maison à cour, née notamment de sa culture de la maison à patio grecque, c’est plus
spécifiquement l’expérimentation que l’architecte fait de la trame et de la dimension
optimale pour l’aménagement de logements économiques qui nous intéresse ici. En
observant la série de croquis présentée par l’auteure dans son ouvrage, Alexis Josic,
architectures, trames, figures, il est aisé de constater que la trame détermine clairement le dessin
de ces habitats minimums, décidant des mesures du patio, pièce centrale de la typologie, et
celles des pièces de vie, des façades et du rythme des décalages urbains. Dans l’organisation
programmatique de la maison, mais aussi dans la pensée du plan en modules-fonctions,
c’est-à-dire en cellules affiliées chaque fois à un usage particulier (coin-repas, coin-repos,
coin-sanitaires, etc.), la trame fabrique l’expression architecturale de cette proposition.
Alexis Josic, à partir de relevés dessinés et de clichés photographiques de la case africaine
effectués au cours d’un voyage au Tchad au début des années 1960, déchiffre les principes
fonctionnels et compositionnels de ce type d’habitat. (2.14)
Peu à peu, le dessin tend vers une schématisation poussée, dont la substantifique moelle se
retrouve dans les lignes de la trame ainsi révélée, dessinant les contours de chacun des
usages quotidiens des familles, attentivement observés. Les systèmes modulaires relevés par
l’architecte constituent un outil de lecture de l’architecture locale, un outil d’analyse servant
un processus de simplification et de schématisation, et enfin un outil de conception
architecturale, utile à la proposition de projets dans des territoires similaires en termes de
climat54, mais aussi dans le cadre de projets réalisés en métropole55. Ce dernier projet met
en scène une riche combinatoire, impliquant « la répétition des mêmes éléments […]
s’appuyant à chaque fois sur la même trame carrée »56. Nous lisons ici le lien existant entre
les caractéristiques architecturales observées par les architectes lors de séjours sur le
continent africain, leurs questionnements sur la trame et leurs prospectives pour la
production sérielle de maisons industrialisées. L’enjeu d’une telle transposition est de
proposer des logements répondant aux besoins de leur époque, tout en tirant les leçons des
typologies issues d’autres horizons. L’auteure évoque alors « une réinterprétation des
mêmes règles conceptuelles »57, dont la trame fait pleinement partie, et dont le voyage est
l’un des processus révélateurs. À ce titre, il est particulièrement intéressant de voir
comment, dans le cadre de la réponse au concours international de Lima (1969), Alexis
Josic se rend dans les quartiers pauvres de la ville et développe à partir de cette visite le
principe organisationnel du plan-masse de son projet. L’observation des principes
organisationnels et compositionnels locaux se voit directement réinterprétée dans la
proposition de logements faite par l’architecte pour Lima puis, dans un deuxième temps,
se voit « réactivée dans la réponse de l’appel d’offres du programme Architecture nouvelle

52 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 29 octobre 2018.
53 CHALJUB, Bénédicte, Alexis Josic, architectures, trames, figures, Éditions l’Œil d’Or, Paris, 2013, p. 67.
54 Comme les maisons imaginées dans le cadre d’un concours d’habitat tropical en 1954, ou celles conçues pour l’Iran

en 1956 et pour l’Algérie en 1960


55 Comme c’est le cas pour la Cité artisanale de Sèvres (1960-1965), la faculté des lettres de Toulouse le Mirail (1966-

1975), ou encore le complexe d’habitat de vacances en Aveyron (1966-1967)


56 CHALJUB, Bénédicte, Alexis Josic, architectures, trames, figures, op. cit., p. 74.
57 Ibid., p. 39.

113
lancé par le plan Construction, auquel Josic répond en 1972. Il propose sur cette base une
“étude d’un système modulaire des espaces bâtis et un principe d’organisation d’un habitat
horizontal”. Ces règles de conception sont encore réemployées dans un contexte tout à fait
différent, en France dans le cadre d’une commande de villa destinée à des amis (villa
Balland, 1979) »58. Observant avec attention les dispositifs spatiaux et constructifs de ces
habitats vernaculaires, les architectes Josic, Lajus et Vienne n’en prônent pas moins une
industrialisation des constructions allant de pair avec une réinterprétation constructive.
Loin de vouloir opposer architecture traditionnelle et industrielle, ils semblent se servir en
réalité de la trame pour lier les dimensionnements minimums et efficients relevés sur place
et une production en série des éléments. La trame leur permettrait, en tout cas nous le
supposons à partir de ces analyses, de relier héritage et projet :

« La répétition des mêmes modules, permise par la présence des cours, est pensée
dans une perspective d’industrialisation. Il s’agit, à l’instar sans doute des maisons
conçues pour l’Algérie, de rendre possible la construction de “cellules standards
répétitives, produites industriellement” »59.

En cela, la trame servirait de grille de réinterprétation de l’habitat traditionnel exotique


– hors métropole – et de l’habitat industrialisé proposé en métropole, autour des enjeux de
la modulation. Si Bénédicte Chaljub s’applique à considérer la réinterprétation de la maison
à cour dans la démarche prospective d’Alexis Josic, en vue d’une réflexion sur un habitat
économique et produit industriellement, nous lisons des connexions évidentes avec la
réinterprétation non pas tant de cette typologie, mais de l’outil conceptuel qui la sous-tend :
la trame. Combinant production sérielle et identité locale, la trame assurerait à l’architecte
la possibilité de situer ses propositions, tout en réinterrogeant les principes vernaculaires
pour les renouveler, ne serait-ce que constructivement. L’analyse de la maison à cour que
dresse l’auteure nous parait ainsi décrire plus largement les dynamiques qui incombent à la
trame comme outil de conception :

« Ses réinterprétations, à chaque fois renouvelées, fabriquent des architectures du


métissage qui répondent en même temps à la production de masse et à une stratégie
d’économie. Les emprunts à des cultures exogènes, à ces architectures sans
architectes, en contrecarrent les effets, c’est-à-dire l’anonymat, en restituant une
dimension intimiste de l’habiter »60.

Dès lors, deux échelles de réinterprétation semblent s’articuler. Dans un premier temps,
l’architecte observerait les pratiques locales pour concevoir une nouvelle proposition
d’habitat in situ. D’autre part, il aurait la possibilité d’envisager la réinterprétation de ces
éléments dans un cadre géographique différent. Incitant les architectes à penser le logement
très économique – surfaces, coûts – le voyage dans les pays autrefois dits du « Tiers-
Monde » leur permettrait de perfectionner leur maitrise des dimensions optimales et
d’affiner leur outillage conceptuel. Utile pour penser le logement modulaire et
ergonomique, la trame articulerait ces référentiels dimensionnels de telle façon que
l’architecte pourrait tout autant s’en servir pour penser le logement minimum que pour
concevoir des projets dont l’assiette financière est plus confortable. Les dessins d’Alexis
Josic, issus de son observation des constructions locales, l’amènent ainsi à imaginer en 1959
des maisons préfabriquées dont les prototypes sont produits en métropole, et à présenter

58 Ibid., p. 75.
59 Ibid., p. 74, citant « Aveyron, aménagement touristique, extrait d’une étude d’organisation de centres d’hébergement
et de loisirs », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 132, juin-juillet 1967, pp. 29-33.
60 CHALJUB, Bénédicte, Alexis Josic, architectures, trames, figures, op. cit., p. 76.

114
un an plus tard des maisons produites en série dans le cadre d’un concours pour de l’habitat
semi-urbain en Algérie, constituant « une réinterprétation de l’habitat traditionnel »61. Cette
démarche fait écho à celle des architectes Fabien Vienne et Pierre Lajus qui, à l’occasion de
leurs expériences professionnelles en Afrique, ont produit des relevés dessinés et/ou
photographiques leur ayant permis de s’imprégner des référentiels locaux62.
Mais qu’en est-il, dès lors, de la capitalisation réelle de ces expérimentations menées hors-
métropole ? Une fois rentrés au pays, ces architectes parviennent-ils à mettre à l’œuvre les
principes conceptuels qu’ils ont éprouvé en Afrique et Outre-Mer ? Comment cette
expérience est-elle perçue par leurs confrères ? Selon Marlène Ghorayeb, le retour des
architectes se solde souvent par un accès difficile à la commande :

« L’organisation et le corporatisme de la profession en France, le dédain des milieux


professionnels métropolitains pour une expérience professionnelle acquise outre-mer
et une réserve vis-à-vis des praticiens issus du Mouvement moderne peuvent
également expliquer ces obstacles. Roland Simounet, qui a connu jeune le
foisonnement du Mouvement moderne en Afrique du Nord, relève sans équivoque
cet aspect : “Si le Mouvement moderne s’est exprimé hors de France avec Écochard,
Emery..., c’est parce que la France était fermée à toute nouveauté” »63.

Pourtant, dans l’ouvrage L’autre, qu’il auto-édite trente années plus tard, Écochard revient
sur les bénéfices à se concentrer sur l’essentiel, sur le strictement nécessaire et utile, dans
une approche juste de la conception. (2.15) Des enjeux auxquels Fabien Vienne, Pierre
Lajus, Alexis Josic – et d’autres – auraient particulièrement été sensibilisés lors de ces
expériences extra-métropolitaines :

« Il n’y a qu’une technique, qu’un art, qu’une raison de vivre, celle d’acheter pour
vendre, vendre pour gagner, gagner pour rien et la vie passe.
En plein désert on crée des villes avec les défroques usés de notre civilisation, avec
les rêves des débuts de l’industrialisation de l’Europe qui voulaient voir d’immenses
boulevards couverts d’automobiles allant nulle part, mais signifiant la réussite de la
technologie, la richesse de classe et la marche en avant de la dite civilisation.
Et l’on voit de nouveau les hommes reprendre ce chemin que nous avons suivi et
dont les prémices des catastrophe[s] qui nous attendent sont déjà perceptibles.
Aucune vie aucun centre où l’on aimerait vaquer à l’heure crépusculaire. Architecture
d’extérieur ne reflétant rien de l’intérieur, si ce n’est la richesse du propriétaire qui
s’affirme par une macédoine de décors pris dans les revues et choisis pour leur
vulgarité, car la vulgarité est toujours au service d’une richesse qui se veut voir, et puis
à tous les “round-about” canalisant bêtement les circulations car ignorant totalement
que la circulation mécanique exige dans les cas de conflits orthogonaux l’utilisation
des trois dimensions.
Voilà la trame sans commencement ni fin, comme le désert, et marquant la réussite
du chamelier par le feu de la terre que le Seigneur fit voir à Moïse dans le buisson
ardent »64.

L’ouvrage, promeut un retour à la simplicité, sous les airs d’un anticapitalisme dénonçant
l’absurdité d’une permanente course au progrès. Plus qu’une position professionnelle,
L’Autre défend une posture idéologique, constituant un recueil de dessins et de textes
réalisés lors des voyages qu’Écochard a réalisé entre 1929 et 1977 « qu’il offrait en signe

61 Ibid., p. 70.
62 Georges CANDILIS projet de logements ouvriers en Iran imaginé en 1956 (voir archives IFA Janvier / Candilis /
236 Ifa 200/20)
63 GHORAYEB, Marlène, « Transferts, hybridations et renouvellements des savoirs. Parcours urbanistique et

architectural de Michel Écochard de 1932 à 1974 », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère [En ligne],
op. cit., paragraphe 39.
64 ECOCHARD, Michel, L’autre, Paris, 1981 (auto-édité), p. 81 et 83.

115
d'amitié comme un résumé de lui-même »65. Pierre Lajus recevra un exemplaire de l’ouvrage
l’année de sa publication, témoignant de l’affection qui les unissait. Le voyage y est
clairement affiché comme un enjeu essentiel du parcours conceptuel et personnel de
l’urbaniste aux multiples casquettes, articulées par la découverte de cultures étrangères sur
presque cinquante ans de carrière. Le parcours assumé d’Écochard a sans doute nourri d’un
point de vue conceptuel et éthique celui de son jeune collaborateur. Ce dernier aura passé
moins d’années au contact des déserts et de leur urbanisation, mais en aura lui aussi tiré de
nombreuses leçons qu’il s’évertuera, comme d’autres concepteurs de sa génération, à
“ramener” en France. Ces leçons marquantes ne se sont pas exclusivement déroulées sur
le terrain, elles ont aussi été le fait de lectures qui ont précédé les collaborations in situ
comme les relations de travail et d’amitié entre Écochard et Lajus.

D - Héritage de « Casa’ » : la trame 8x8


Lorsque Pierre Lajus travaille avec Michel Écochard, il fait la lecture de son ouvrage
Casablanca, le roman d’une ville66. Avant cela, c’est un passage par l’agence de l’architecte
Maurice Galamand, entre 1952 et 1953, dans le cadre d’un concours pour un palais de
justice à Meknès, qui l’amène à dessiner au Maroc, et à prendre la mesure de « la trame
8x8 » que Michel Écochard éprouve pour dimensionner les ilots urbains de Casablanca.
Cette expérience marocaine symbolise l’une des premières rencontres de Pierre Lajus avec
le principe de trame appliquée à l’échelle urbaine. Ainsi, avant même de travailler pour
Michel Écochard en Guinée, quelques années plus tard, l’architecte bordelais connait d’ores
et déjà ce système de maille :

« Ça fait partie d’un bagage que j’ai connu […] J’ai été le spectateur de ça […] j’ai vu
ces trucs-là en train de se faire […] j’ai découvert le Maroc comme ça, j’ai pu m’y
balader à l’occasion. Il y avait un virus, celui de l’exotisme […] Cette trame huit-huit
je la connaissais. C’était un moyen de travailler aussi à l’échelle de l’urbain, d’avoir des
modules qui permettent de figurer l’occupation du sol »67.

Nul doute que cet apprentissage a marqué le jeune architecte, dont la posture a
constamment oscillé entre architecture et urbanisme, dans sa formation comme dans sa
pratique. De cette expérience chez Écochard, nous pensons que Pierre Lajus retiendra ainsi,
entre autres choses, une initiation à l’outil conceptuel de la trame pour penser le logement
avec efficience, à l’échelle urbaine comme architecturale. Un « bagage »68 qui lui aurait servi
de référence au fil de ses années de pratique.
La publication de l’ouvrage consacré à Casablanca fait suite à la contribution de Michel
Écochard à la Charte de l’habitat, produite dans le cadre du neuvième CIAM organisé à
Aix-en-Provence69. Ce n’est que vingt ans plus tard que ce dernier publiera ses recherches

65 BRADEL, Vincent, Michel Écochard, 1905-1985, [Rapport de recherche] 490/88, Ministère de l’Équipement, du
logement, de l’aménagement du territoire et des transports / Bureau de la recherche architecturale ; Institut français
d’architecture, 1988, p. 72.
66 ECOCHARD, Michel, Casablanca, le roman d’une ville, Éditions de Paris, 1955.
67 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 30 octobre 2018, au domicile de

l’architecte (Mérignac).
68 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 30 octobre 2018, op. cit.
69 ECOCHARD, Michel, BODIANSKI, Vladimir, LODS, Marcel, « Contribution à la charte de l’habitat », contribution

de L’Architecture d’Aujourd’hui à la Charte de l’habitat, CIAM 9, Aix-en-Provence, 19-25 septembre 1953. Voir COHEN,
Jean-Louis, ELEB, Monique, Casablanca. Mythes et figures d’une aventure urbaine, Paris, Hazan, 1998.

116
relatives à la géométrie des villes et de leur architecture70. Pour comprendre les enjeux des
réflexions urbaines de Michel Écochard à Casablanca, et le contexte qui a vu naitre son
concept de trame 8x8, nous proposons une rapide analyse des articles qu’il publie à
l’époque, et de l’ouvrage Casablanca, le roman d’une ville, que Pierre Lajus détient dans sa
bibliothèque, aux côtés des autres ouvrages d’Écochard.
Dans un article publié en 195071, Michel Écochard rappelle que les territoires sous
protectorat, en l’occurrence le Maroc, ont connu des phénomènes similaires à ceux
rencontrés en Europe cent ans auparavant, suite à l’industrialisation de la production, à
l’arrivée massive de populations vers les villes et à l’insalubrité générée par la concentration
des familles nouvellement installées. Devant l’urgence de la production d’un habitat
minimum économique et des conditions de construction relativement extrêmes, les
architectes et urbanistes missionnés sur place répondent par des propositions rationnelles,
synthétisant l’essentiel des besoins habitants. À ce titre, Écochard revient sur la trame qu’ils
mettent au point, à partir d’un module parcellaire de huit mètres par huit mètres :

« Dans ce cadre donné, quelle sorte de logement étudier pour une population encore
peu évoluée et dont le standing de vie ne permet que le versement de très modiques
loyers ? De plus, il faut faire vite et il faut que la simplicité, l’uniformité de la mise en
œuvre soit une des conditions d’un faible prix de revient. Nous avons dans ce but,
étudié une trame d’habitations réparties sur des parcelles de 8 m x 8 m […]
Les cellules elles-mêmes de 8 m x 8 m comprennent deux pièces ouvrant sur un patio,
une cuisine, un W.C. Un habitat ainsi calculé est, selon nous, l’habitat minimum »72.

Ce qu’Écochard qualifie de « construction par trames »73 forme le socle des analyses de site,
des études conceptuelles et des propositions de réalisation, dans le but de garantir la
salubrité des logements, une rationalisation et une économie de la construction, ainsi qu’une
cohérence du dessin urbain, en accord avec la logique d’implantation du bidonville. (2.16)
Adossant ce raisonnement à une réflexion sur l’usage d’éléments de construction
standardisés, Écochard fait de la trame un outil utile à la (re)connexion des enjeux d’une
architecture préexistante et d’un urbanisme désirable pour la ville. Le dénominateur
commun à ces dynamiques semble émaner d’une même composante : les réalités du terrain.

« Voilà Casa telle qu’elle m’est apparue quand je la vis en promeneur, au détour de
toutes les rues et avant toute étude, c’est-à-dire avec un minimum d’idées préconçues,
quand je la vis en homme dépouillé de sa technique, telle que les Casablancais en
jouissent ou la subissent, consciemment ou non, dans la vie de tous les jours »74.

À travers ce témoignage sincère et dépouillé, Michel Écochard suggère l’importance, pour


l’architecte, ou l’urbaniste, de se rendre sur les lieux qu’il étudie et qu’il va transformer.
L’enjeu y est celui de se confronter aux cultures en présence, aux modes d’habiter en
pratique, avec le regard le plus ouvert possible, un peu comme Pierre Lajus l’a fait à Kyoto,
ou Fabien Vienne à La Réunion (cf. chapitre 4).
Certaines planches photographiques figurant dans l’ouvrage consacré à Casablanca, d’une
grande force plastique, font état du développement géométrique de la ville et de ses

70 ECOCHARD, Michel, Filiations de monuments grecs, byzantins et islamiques, une question de géométrie, Geuthner,
Bibliothèque d’études islamiques, tome 11, Paris, 1978.
71 ECOCHARD, Michel, « Urbanisme et construction pour le plus grand nombre », Annales de l’institut technique du

bâtiment et des travaux publics, n° 148, oct. 1950, pp. 1-11.


72 ECOCHARD, Michel, « Urbanisme et construction pour le plus grand nombre », op. cit., p. 8.
73 Ibid., p. 10.
74 ECOCHARD, Michel, Casablanca. Le roman d’une ville, Éditions de Paris, Paris, 1955, p. 28.

117
volumes bâtis75. (2.17) La légende n’en est pas moins critique : « Nouvelle Médina (le
désordre des lotissements approuvés) »76. En réponse à la croissance exponentielle de la
population, l’expansion urbaine prend des airs de « ville champignon sans urbanisme »,
dont l’exemple le plus marquant est celui des bidonvilles. Dépeignant l’explosion
démographique, l’évolution des dynamiques commerciales (port), les maladresses
institutionnelles (souvent spéculatives) et d’aménagement de la ville (l’auteur va jusqu’à
légender certaines planches « L’organisation du désordre », p. 58), Michel Écochard livre
ensuite une analyse assez critique de la Nouvelle Médina. Qualifiée d’« opération
désastreuse » par l’auteur, cette configuration urbaine possède toutefois les bases utiles à
une réinterprétation tramée de la ville :

« Si l’on se réfère à la photographie aérienne de ce quartier [p. 25], on en saisira vite


la contexture qui se définit par la répétition d’îlots de 14 à 16 mètres de large et
d’environ 80 mètres de long, limités sur toutes leurs faces par des voies de 5 mètres
de large, rarement par des voies de 8 mètres.
Chaque bloc est divisé en deux par une ligne médiane et comporte de part et d’autre
des parcelles allant de 55 à 70 mètres carrés. Les maisons de un et deux étages sur rue
de 5 mètres, construites sur ces parcelles, n’ont pas d’ouvertures sur rue qui ne soient
obstruées. Les pièces intérieures ne reçoivent aucune lumière, ou la reçoivent de cours
qui sont de véritables puits, ayant souvent un ou deux mètres de côtés »77.

Tandis que la ville s’étend d’une manière organique non maitrisée, il s’agit de « reprendre
Casa », comme le suggère le titre du quatrième chapitre de l’ouvrage78. Devant les
propositions inadéquates de la municipalité, suggérant « un beau quadrillage » dans lequel
viendraient s’insérer des maisons « de douze mètres carrés destinée[s] à [des] famille[s] et
comprenant une pièce habitable, une cour et un w.c. »79, Écochard décide d’en repenser et
d’en redessiner, avec ses équipes, les composantes. Ce quartier, c’est celui des « Carrières
Centrales ». Plusieurs passages témoignent de l’engagement porté par l’urbaniste et ses
collaborateurs pour réellement comprendre les enjeux et caractéristiques de ce territoire.
L’observation des solutions existantes, insatisfaisantes, fabrique le socle utile à une
réinterprétation de la trame urbaine. Il s’agit d’être partie prenante du territoire, dont les
conditions sociales, économiques et politiques sont complexes. Cette démarche permet aux
concepteurs de ne pas imaginer des solutions hors-sol, déconnectées du contexte local. La
trame émane directement des observations et des analyses de l’équipe missionnée sur ce
projet, dont Écochard est à la tête, pour penser l’habitat minimum salubre et ainsi assurer
des conditions de vie décentes aux populations que cet habitat va concerner. La trame ne
relève pas d’une abstraction poétique ou purement mathématique, mais bien des réalités du
foncier, des modes d’habiter, de la protection à l’égard des éléments climatiques. Le
quadrillage n’émane pas du papier, mais du terrain. Plus qu’un enjeu conceptuel, la trame
relève ici d’une dimension humaine et relationnelle :

« J’installais alors, en octobre 1949, à Casablanca, les meilleurs urbanistes de mon


Service, ceux qui, en plus de leurs qualités techniques, savaient le poids de la misère
humaine, s’en pénétraient et désiraient tout faire pour la soulager. Ce même esprit les
animait et donnait une cohésion totale à leur équipe. Je ne dirai jamais assez le travail
qu’ils ont fait, l’intelligence de leurs analyses sociales indispensables à la réalisation
des plans. Casablanca était leur chose […]
Aucune de nos solutions ne se présente donc comme une vue de l’esprit, car nous

75 Voir les pages 25 et 34, in ECOCHARD, Michel, Casablanca. Le roman d’une ville, op. cit.
76 Ibid., p. 25.
77 Ibid., p. 53.
78 Ibid., p. 61.
79 Ibid., p. 64.

118
avons vécu la ville, nous l’avons parcourue en tous sens et nous l’avons subie dans
toutes ses réalités quotidiennes agréables ou pénibles, mais où, partout, la vie nous
retenait »80.

En reprenant les quatre principes de la Charte d’Athènes – Habiter, Travailler, Cultiver (le
corps et l’esprit) et Circuler – il s’agit de réinterpréter la cellule d’habitat et son groupement
en unités denses, à l’aide d’une trame pensée en vue de proposer, pour les nouveaux
quartiers, de meilleures qualités spatiales (lumière, ventilation, etc.). À lire Écochard, et à
observer les documents graphiques qui accompagnent ses analyses, il ressort que la trame
accompagne le travail de conception de l’échelle urbaine à celui des pièces du logement et
permet une économie de construction, par sa modularité, assurant aux concepteurs de ne
pas – totalement – sacrifier la qualité du projet proposé (2.18) :

« Nous nous trouvions en face de “l’Habitat pour le plus grand nombre”, celui que
l’on doit réaliser en grande partie avec l’aide de l’État, et au moindre prix, rapidement,
sans rien sacrifier de ce qui est nécessaire à l’hygiène et au confort minimum des
habitants. Obligations évidemment contradictoires qui nous amenèrent, pour essayer
de les satisfaire, à établir une théorie complète de l’habitat du plan grand nombre,
allant de l’aménagement de quartier au plan de la cellule individuelle […]
Nous avons évidemment cherché toutes les économies possibles par l’étude
d’éléments standard, de formes de cellules, par l’économie de surface et la simplicité
de la mise en œuvre. Mais il était impossible d’étudier le prix de revient de l’habitat
isolément : celui-ci est en effet fonction de la viabilité et du cadre urbain dans lequel
il s’intègre. Au centre de ce cadre urbain, il importait de préciser les types d’habitation
susceptibles de constituer le “tissu cellulaire” des nouvelles cités marocaines. Il
importait aussi, et c’était là la véritable difficulté, d’avoir un habitat évolutif,
permettant de modifier rapidement le type des habitations suivant l’élévation du
standard de vie, ou même de pouvoir simultanément construire différents types
d’habitation correspondant à différents niveaux de vie. Ce principe évolutif devait
être même poussé plus loin car devant l’immensité du problème, il ne pouvait être
question de construire pour tous. Il fallait aller jusqu’à laisser s’installer sur notre
trame de quartier nouveau l’habitation en bidonville, première forme de l’installation
urbaine […]
Nous avons organisé nos quartiers sur une trame dont l’élément de base doit être la
parcelle permettant de réaliser l’habitat minimum horizontal, et dont la juxtaposition
et l’addition soient compatibles avec des parcelles horizontales accrues en surface ou
la réalisation d’immeubles en hauteur.
Toutes nos études sur la rentabilité et le pouvoir d’achat de la classe la moins
favorisée, nous ont conduit à prévoir comme élément minimum un carré de 8 m. x 8
m., permettant et de construire une maison de trois pièces avec une cour selon les
principes traditionnels, et, par des combinaisons variées, la réalisation des types
d’habitat énumérés ci-dessus »81.

Cette expérience particulière met le concepteur d’espace – qu’il soit urbaniste ou


architecte – face à des réalités différentes de celles de la métropole. Elle démontre la
nécessité de mobiliser la trame comme un outil incontournable de rationalisation,
permettant de rentrer dans un cadre économique envisageable pour loger ces populations
dans des cellules minimum qui bénéficient tout de même du confort de base. L’enjeu ici
était donc celui de prévoir le ‘minimum’ utile au dessin de la cellule d’habitation familiale,
et de prévoir, dans le même temps, l’expansion maximale de la maille urbaine, dans un
enjeu de croissance et d’évolution contrôlée de la ville. Dans ce cas de figure, la trame doit
supporter la proposition d’un habitat nouvellement imaginé par les concepteurs,
compatible avec la forme d’habitat antérieure – le bidonville – et à venir, à savoir la ville

80 Ibid., pp. 64-69.


81 ECOCHARD, Michel, Casablanca. Le roman d’une ville, op. cit., pp. 102-106.

119
qui va évoluer et s’étendre. La trame, en supportant la réinterprétation des formes urbaines
et architecturales, et la réinvention du dessin de la ville, assure la coexistence d’un existant
et d’un état de projet. La trame semble ainsi pouvoir gérer trois temporalités : le temps
passé – bidonville –, le temps présent – projet – et le temps à venir – évolutivité –. C’est
peut-être cette notion de Temps qui fait la différence concernant cette proposition qui au
présent prévoit des économies dans les modes de construction et dans les surfaces
habitables, tout en proposant d’aller au-delà. La trame permet en l’occurrence de prolonger
et de réinterroger simultanément le tracé urbain et l’architecture de la ville existante et donc
d’y inscrire le projet en en faisant le garant d’une harmonie et d’un renouveau à l’égard du
“déjà-là”. Cette dualité entre existant et projection est un élément qui se retrouve, selon
nous, dans la démarche des architectes étudiés, pris entre tradition et modernité, entre local
et global, entre héritage et prospective, sous l’égide de la trame. Le module de la trame y
est celui de l’habitat minimum individuel, ou horizontal tel que le qualifie Écochard,
comprenant la parcelle et la cellule d’habitation. L’ensemble de la ville est pensé à partir des
dimensions optimales de l’habitat, selon une logique qui oscille de l’échelle micro à l’échelle
macro, de l’intérieur du logement – avec des surfaces minimums pensées en fonction des
usages quotidiens – vers une application à l’échelle urbaine. Cette manière de penser la
trame urbaine pour gérer les temporalités de la ville et de son architecture – et donc leur
évolutivité – a émané de l’équipe de l’agence parisienne, et a sans aucun doute infusé, au
moins en partie, le process conceptuel des architectes passés par là. L’ultime illustration de
l’ouvrage semble ainsi démontrer la pertinence, selon Écochard, de l’emploi d’une trame,
assurant connexion avec le bidonville existant et le renouveau défendu par les constructions
mises en œuvre82. (2.19)
Plus qu’un principe, la réalisation concrète des projets marque, selon Écochard, le dernier
acte d’une conception en prise avec les réalités sociale, culturelle et construite de la ville,
guidées par une force politique dont il s’agirait de se ressaisir :

« Faire un plan, c’est bien, le réaliser, c’est tout. Le papier est une chose, la vie en est
une autre. Faire appliquer un plan, c’est donner la vie à une idée, lui donner un corps,
animer ce corps, lui permettre de grandir en toute sécurité. C’est protéger sa
croissance contre ceux qui n’ont pas cru, d’abord, à sa conception, puis à sa naissance,
et enfin, c’est garantir sa vie de tous les jours […]
Il faudrait un jour aérer la maison ; rendre le débat public. Et faire que l’horizon
familier de l’opinion ne se limite pas à des mythes sans réalités pendant que, sans
bruit, les agioteurs de terrains courent dans nos villes »83.

La conclusion de l’ouvrage met en avant l’importance de « se mouiller » dans des


problématiques réelles et de contourner la tentation de se restreindre à des stratosphères
intellectuelles :

« Vous travaillez pour des hommes ou vous travaillez pour des dieux. Si vous
travaillez pour des dieux, ce sera dans la recherche d'un absolu que nulle de nos
contingences matérielles ne viendra amenuiser. Vous prendrez les matériaux les plus
beaux, vous les organiserez suivant un jeu d'esprit où seule la perfection des rapports
qui parlent de la religion des nombres pourra s'exprimer. Vous le ferez en toute
sérénité sans subir le temps et la fièvre qu'il engendre, car il n'y a pas de temps pour
les dieux.
Mais si vous travaillez pour l'homme, le temps sera toujours là. Il faudra toujours le

82 Photographie du quartier des « Carrières Centrales », légendée « Concentration horizontale et verticale, montrant la
souplesse de la trame du quartier sur laquelle sont implantés ces différents types de construction », p. 142. Voir
également les photographies des pages 135 et 136.
83 ECOCHARD, Michel, Casablanca. Le roman d’une ville, op. cit., pp. 107-108.

120
considérer comme un des facteurs les plus importants car, même si l'œuvre est
parfaite et s'adapte totalement à l'homme dans l'instant, elle ne sera rien si elle ne
continue plus à être pour lui dans les instants suivants »84.

Ce passage nous intéresse tout particulièrement en ce qu’il met en garde son lecteur du
piège que peut constituer le recours à des principes architecturaux et urbains, et plus
spécialement de rapports géométriques et harmoniques déconnectés des éléments
contextuels du projet. La trame doit donc être modulée selon des données d’usage, de
construction et de modes de vie de la cellule habitée, de l’îlot urbain, du quartier. Écochard
décrit ici une démarche conceptuelle que seule l’immersion sur site peut rendre possible.
Ce rapport à la réalité construite et politique de l’architecture et de la ville constituera l’un
des sujets de débat qu’auront Pierre Lajus et Fabien Vienne avec leurs chefs d’agence (Yves
Salier, Jean Bossu). Ces prises de position auront semble-t-il été nourries par les rencontres
et les expériences singulières que ces deux architectes ont faites aux côtés ou à la lecture de
personnalités comme celle d’Écochard.
Mais qu’en est-il du regard de Pierre Lajus sur cette expérience ? Comment en envisage t’il
les apprentissages avec le recul ? Lors de nos entretiens, l’architecte commence par nous
expliquer que Michel Écochard travaillait au milieu des années 1950 sur le plan de
Casablanca85, dressant des études de quartiers afin de résorber les bidonvilles, dont
l’emprise grandissait très rapidement à la périphérie de la ville. Selon Lajus, son but était de
proposer des quartiers affichant une certaine homogénéité, accueillant à la fois des
équipements et différentes typologies de logements, de la barre d’immeuble à l’habitat
dense en rez-de-chaussée. Cette dernière typologie correspond, selon Lajus, à un habitat de
« type standard bidonville, c’est-à-dire avec le budget des gens qui construisent en
bidonville »86. Afin de permettre cette combinaison des programmes, Écochard aurait
trouvé, toujours selon Lajus, « une trame […] moyenne qui était une trame de huit mètres
par huit. Il a dessiné des quartiers en trame huit-huit »87. Cette trame émane notamment
des études typologiques faites à partir des configurations spatiales spécifiques du bidonville.
La trame permettait ainsi à l’architecte de comprendre le site sur lequel il était amené à
intervenir et à projeter mentalement une réadaptation de ces codes, autour des données
dimensionnelles prises in situ. Visiblement, aux dires de Lajus, cette trame de huit mètres
par huit constituait une constante dans les bidonvilles rencontrés. L’architecte nous décrit
le principe de ce plan de base, inscrit dans une trame de huit mètres, dans lequel se dessinent
une entrée organisée à la manière d’une chicane – qu’il rapproche du « système
musulman »88 – trois pièces et une cour. Cette maille carrée de huit mètres de côtés est le
résultat du dimensionnement moyen des parcelles sur lesquelles s’implantaient les
constructions des bidonvilles casablancais. La vente de ces terrains par des promoteurs
participait alors à une dynamique que Pierre Lajus qualifie de « lotissements sauvages ».
Néanmoins, c’est bien à partir des pratiques existantes, de lotissement, de découpage
parcellaire et de constructions informelles que l’urbaniste Écochard et son équipe basaient
le calibrage de la trame utile à la conception des nouveaux quartiers d’habitations.
L’anecdote veut que Pierre Lajus s’aperçoive que l’échoppe dans laquelle il habitait plus
jeune – rue Vautrasson à Bordeaux – se compose elle aussi selon une trame huit-huit, dont
un premier module correspondait à la maison, et le second au jardin, selon deux carrés

84 Ibid., p. 137.
85 Le protectorat français du Maroc pris fin en mars 1956.
86 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 30 octobre 2018, au domicile de

l’architecte (Mérignac).
87 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 30 octobre 2018, op. cit.
88 « Sabendé, Ville nouvelle en Guinée », op. cit.

121
parfaits. L’architecte en vient à remarquer que les échoppes bordelaises, de manière
générale, présentent le plus souvent ce rapport dimensionnel, compris entre sept et huit
mètres de côtés. Un peu comme s’il rapprochait, avec le recul, les enseignements de ces
expériences « exotiques » du contexte bordelais dans lequel il sera amené à pratiquer son
métier au quotidien. Le fait même que Pierre Lajus explicite les principes de la trame 8x8
destinée au projet marocain en s’appuyant sur les illustrations relatives au projet guinéen,
démontre qu’il connecte intellectuellement ces deux projets. Dans le même temps, il opère
volontiers un rapprochement avec la typologie bordelaise de l’échoppe. Ce process
intellectuel témoigne de sa capacité à envisager la trame 8x8 comme un dénominateur
commun aux grands projets menés par Michel Écochard, et plus largement comme un
principe déclinable et ajustable selon les contextes. Dès lors, l’enjeu à retenir de ces
expériences reposerait sur la déclinabilité d’un principe – ici celui de la trame 8x8 – qui
entre en résonance avec des pratiques architecturales et urbaines préexistantes, et qui est
lui-même voué à muter en fonction des attentes spécifiques du projet. Une déclinabilité du
système qui en assurerait l’adaptabilité, l’évolutivité et donc la survie et la pertinence au fil
des années.
Une telle appréhension du système tramé comme principe mutable rejoint celle
qu’Écochard met en avant dans un article publié dans la revue L’Architecture d’Aujourd’hui89,
lorsqu’il revient sur les enseignements de son expérience au Maroc et sur la justesse du
système musulman, en permanente réinvention. Il y explique la pertinence d’une trame
unique – la trame huit-huit – pour concevoir un habitat revêtant différentes caractéristiques
typologiques et autorisant simultanément harmonie urbaine et possibilités d’extensions de
la ville et de ses quartiers. Une première photographie aérienne présentée dans l’article
montre le quartier Yacoub el Mansour, dans la ville de Rabat, pour lequel l’urbaniste propose
une résorption du bidonville déclinée en plusieurs étapes. (2.20) On y observe, au centre
de la prise de vue, le bidonville existant ; et au-dessus ce qu’il appelle « le bidonville
amélioré », comprenant des nouallas90 implantées sur la fameuse trame sanitaire. À droite de
la photographie, on perçoit la « trame réalisée [selon un] chantier traditionnel ». Enfin, dans
la partie basse-gauche, la « trame réalisée en série [selon le] procédé “Tournolayer” »91.
Cette photographie illustre parfaitement le système progressif pensé par Michel Écochard,
depuis le bidonville existant, tendant progressivement vers une réalisation industrialisée des
logements minimum, le tout, selon une unique trame huit-huit qui relie enjeux urbains et
architecturaux. Ce déploiement des échelles est particulièrement perceptible lorsque l’on
regarde l’ensemble des photographies qui illustrent l’article, de la prise de vue aérienne
jusqu’à la maquette des logements. (2.21)
Dans la liste d’objectifs qu’Écochard dresse au plan architectural, nous retrouvons nombre
d’enjeux que Pierre Lajus, Fabien Vienne et d’autres architectes étudiés, ont eu à cœur de
relever : « trouver un type de logis respectant les habitudes traditionnelles, tout en
permettant la transformation progressive du mode de vie ; recourir à des types standard
permettant de réduire les prix par la réalisation en grande série ; prévoir différents types
d’habitat à réaliser successivement ou simultanément, et comportant sur un maillage basé
sur une parcelle minimum de 8m. x 8m. les formes d’habitat suivantes : recasement
provisoire des bidonvilles ; construction traditionnelle à rez-de-chaussée (pièces sur patio
fermé) ; immeubles en hauteur »92. Néanmoins, l’urbaniste fait état des dysfonctionnements

89 ECOCHARD, Michel, « Habitat musulman au Maroc », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 60, juin 1955, pp. 36-39.
90 Si l’orthographe est reprise à Michel Écochard, ce terme peut également s’écrire nouala et correspond à une
habitation traditionnelle marocaine apparentée à une paillotte faite de terre ou de roseaux.
91 ECOCHARD, Michel, « Habitat musulman au Maroc », op. cit., p. 37.
92 Ibid.

122
d’une telle méthode et surtout des dérives rapidement atteintes avec cette logique de trame,
dès lors qu’on tend à en diminuer les mesures initialement imaginées et finement réfléchies :

« Cette étude d’un habitat minimum comporte aussi le danger de vouloir toujours
descendre d’un cran. Les Nations Unies préconisent, pour une famille, une surface
minimum de 9 x 9m. En tenant compte de l’importance du problème tel qu’il apparait
à travers les enquêtes, et de nos possibilités financières, nous avons cru pouvoir
descendre de 8 x 8m. Actuellement, le Service de l’Habitat est descendu à 7 x 7m. et
voudrait réaliser à 6 x 6m. Sans une surveillance municipale extrêmement stricte, la
trame se déforme à l’intérieur par des constructions dans les patios. Les immeubles
en hauteur courent le même risque […] »93.

L’important n’est pas d’adopter une trame, mais de la calibrer selon des dimensionnements
offrant un confort de vie suffisant aux habitants, et plus spécialement à partir des standards
observés dans les constructions existantes. Michel Écochard mettra à l’épreuve cette ‘trame
Écochard’ dans différents territoires marocains, tels que Casablanca, Rabat ou Meknès, en
tant que Directeur du service de l’Urbanisme du Maroc entre 1946 et 195394.
De son passage par l’agence de Michel Écochard, Pierre Lajus a manifestement retenu des
enseignements quant aux principes régissant l’architecture de l’habitat minimal
(dimensionnement, géométrie, économie, organisation spatiale, etc.), reposant sur l’emploi
d’une trame. À partir de ce constat, nous pensons pouvoir affirmer que cette expérience
professionnelle, réalisée dans des contextes géographiques et disciplinaires différents de la
France métropolitaine, aurait encouragé l’architecte à se réinterroger sur la façon de penser
le logement économique. En toile de fond, un outil que ses maitres (Michel Écochard) et
confrères (Atelier de Montrouge) mobilisent eux-aussi : la trame. Après trois années dans
l’agence parisienne de Michel Écochard, et quelques concours remportés dont celui du
musée du Koweït, Pierre Lajus se voit proposé une association avec Yves Salier et Adrien
Courtois, pour fonder une agence aux côtés de l’architecte bordelais Raoul Perrier.
Quelques mésententes avec ce dernier amènent Salier et Courtois à vouloir créer leur
propre structure, en association avec Lajus et Sadirac. Une nouvelle aventure
professionnelle se présente à Pierre Lajus, au cours de laquelle il aura l’occasion, à nouveau,
d’affiner sa maitrise de la trame et de l’envisager sous des potentialités dépassant celles que
mobilisent ses mentors (cf. chapitre 3).

E - Des contraintes de l’urgence à la préciosité de la rencontre


Il est intéressant de se demander à quel point les expériences du Bosquel et de Fria ont
plongé Fabien Vienne et Pierre Lajus dans un contexte les incitant à apporter des réponses
architecturales et à être les observateurs privilégiés de situations qui constituaient de
véritables mises à l’épreuve de la trame, interrogeant son efficacité, sa pertinence, son
adaptabilité. En définitive, l’urgence – ou en tout cas le caractère exceptionnel de ces
projets – semble être l’un des points reliant les débuts de parcours de Vienne et de Lajus.
Au Bosquel il fallait reconstruire, en Guinée étendre la ville. Dans les deux cas, il s’est agi
pour les urbanistes et les architectes de faire face à des contraintes fortes (économie de la
construction, ancrage territorial, anticipation de l’expansion de la ville), tout en jouissant de

93 ECOCHARD, Michel, « Habitat musulman au Maroc », op. cit., p. 37.


94 D’après la note biographique de Michel ECOCHARD, elle-même écrite à partir de celle rédigée par ELEB,
Monique, Dictionnaire de l’architecture du XXe siècle, Hazan/Ifa, Paris, 1996
[archiwebture.citedelarchitecture.fr/fonds/FRAPN02_ECOMI, consulté le 23 septembre 2020].

123
marges de création assez amples. C’est à l’articulation de ces deux dynamiques que la trame
semble avoir offert une réponse. Aussi, lorsque Lucien Kroll oppose la poésie du bidonville
au caractère aseptisé des tracés ordonnateurs, il nous semble que les projets et recherches
de Michel Écochard démontrent que la trame peut précisément être l’outil adossant une
épaisseur culturelle à la logique irréprochable de la rationalité géométrique :

« Le désordre d’un bidonville (par exemple, Orangi près de Karachi, Pakistan) dessiné
par l’urgence, et la nécessité est infiniment plus émouvant que les tracés ordonnés
[…] Et puis, tant que la raison de l’architecture s’enferme en elle-même, elle ne peut
embrasser d’autre humanité que l’ego de son architecte […] Il doit rester dans
l’élaboration bien consciente d’un milieu humain, les traces d’une connivence, d’un
respect de l’action du futur habitant s’il est impossible de l’incorporer dans la
composition »95.

Sur ce dernier point, mis en avant par Lucien Kroll, tout semble être une affaire et une
question de rencontres, que ce soit entre un architecte et un ingénieur, un urbaniste, un
confrère aux prises, ensemble, avec un terrain, une culture, une population, des pratiques.
Pierre Lajus évoque les rencontres qu’il a faites tout au long de son parcours comme des
éléments lui ayant permis de reconsidérer sa façon de penser et de faire l’architecture. Ainsi,
les réussites architecturales seraient le résultat « des hasards heureux » qui sont notamment
le fait de rencontres elles-mêmes hasardeuses. Selon lui, « les processus habituels ne sont
pas générateurs de qualité »96. Une manière d’envisager le processus de création
architecturale selon une certaine modestie, pour laquelle tout n’est pas le fait de l’architecte
créateur touché par la grâce du geste, imaginant dans l’instant son projet. Il reconnait non
seulement que le projet se construit avec les autres, mais que ce sont le plus souvent ces
rencontres, circonstancielles, qui sont à l’origine des orientations conceptuelles de
l’architecture fabriquée. Une approche qui démontre aussi le désir de l’architecte bordelais
de réinterroger ses acquis. La trame, qui apparait dans la production de l’agence Salier-
Courtois-Lajus-Sadirac essentiellement comme une identité plastique (cf. chapitre 3),
devient pour Lajus l’un des supports de son apprentissage permanent. C’est précisément à
ces rencontres avec plusieurs des collaborateurs croisés sur son chemin professionnel que
Pierre Lajus rend hommage dans le discours qu’il tient à l’occasion de la remise de la
médaille d’honneur de l’Académie d’Architecture qui lui est attribuée en 2015. S’adressant
à son auditoire avec humilité et générosité, l’architecte adresse cet hommage « à ceux dont
la rencontre aura permis de faire de [lui] l’architecte que [le jury veut] honorer »97. C’est cinq
personnalités que l’architecte tient plus particulièrement à saluer dans ce discours : Yves
Salier et Adrien Courtois, chez qui il apprend à imaginer un modernisme au service de
l’usager98, dans la bonne humeur collective de l’agence ; Michel Écochard, qui lui fait
découvrir, par son tempérament passionné, les dimensions sociales et politique de
l’architecture en « donnant de nouvelles dimensions à [ses] ambitions » ; Joseph Belmont,
dans sa manière de gérer avec brio les débats avec les différents acteurs de l’aménagement
dans ses missions d’architecte-conseil de la Direction Départementale de l’Équipement et

95 KROLL, Lucien, Tout est paysage, Sens & Tonka, Paris, 2012, p. 52.
96 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 29 octobre 2018, au domicile de
l’architecte (Mérignac).
97 LAJUS, Pierre, discours tenu à l’occasion de la cérémonie de remise des médailles de l’Académie d’Architecture,

tenue en juin 2015, archives personnelles de l’architecte.


98 Pierre Lajus semble avoir un souvenir édulcoré de son expérience au sein de l’agence Salier-Courtois, en tout cas

du point de vue de la considération de la parole de l’usager. Des propos de Salier, rapportés par Lajus lui-même, il
ressortait en effet que c’était aux gens de s’adapter à l’architecture et non l’inverse. Les architectes bordelais auraient
témoigné d’un soin à la pensée domestique (mobilier, intérieurs) plus qu’à une véritable écoute bienveillante des
usagers. Il s’agirait peut-être ici de poser la question d’une distinction entre usages et usagers ?

124
de la Gironde ; Jean-Pierre Duport, alors Directeur de l’Architecture au Ministère de
l’Équipement, aux côtés duquel il s’engagera pour mettre au cœur de leurs réflexions
commune un sens aigu de la « qualité architecturale » ; et enfin François Barré, qui lui
confiera en 1995 une mission de réflexion et de recherche sur la question de la maison
individuelle, mission qui mènera à la publication du rapport mené conjointement avec
Gilles Ragot et intitulé de la formule on ne peut plus provocatrice « L’architecture absente
de la maison individuelle ».
Au-delà des rencontres isolées avec certaines personnalités clés de son parcours, Pierre
Lajus rend enfin hommage aux rencontres faites quotidiennement avec l’ensemble des
acteurs de la création architecturale. Il conclut ainsi :

« Il me semble que la création, dont on a tendance à célébrer le caractère original ou


singulier, est toujours un acte partagé. C’est la rencontre des énergies d’un
commanditaire, d’une équipe de concepteurs et de constructeurs réunis autour d’un
architecte, à un moment donné et à un lieu donné, qui provoque à cet endroit
l’éclosion de quelque chose de très neuf, qui peut être en même temps quelque chose
de très vieux, quand il se relie à l’histoire.
J’ai passionnément aimé concevoir avec les autres, j’ai passionnément aimé construire
avec les autres »99.

Se mettant en retrait, il choisit ce moment de lumière pour revendiquer une dynamique


collective de la conception et la production des espaces de demain. En entretien, Pierre
Lajus qualifiera les jalons de son parcours comme des « accidents » et des rencontres qui
l’ont construit. Envisageant les lacunes de la profession non pas comme des entraves mais
comme des brèches l’ayant aidé à se positionner professionnellement, il voit la rencontre
comme une manière d’aiguiller sa pratique :

« Je crois que j’étais toujours en recherche pour comprendre les choses. Parce que ce
n’était pas évident, l’architecture fonctionnait mal : la production, c’était moche. Il
fallait comprendre pour pouvoir faire changer les choses […] J’ai beaucoup de chance
d’avoir rencontré des gens qui ont été des modèles ou en tout cas des figures pour
moi qui ont comptées »100.

Fabien Vienne, à son tour, est également convaincu que la vie, et plus largement
l’architecture, se fabriqueraient à partir des rencontres que l’individu fait au cours des
années. Selon lui, il est question de sortir d’un processus confortable pour pouvoir
s’exposer à l’inconnu et réinventer en permanence sa pratique, sa production. De telles
réflexions démontrent son ouverture intellectuelle vis-à-vis du processus de projet et de la
pratique professionnelle des architectes. L’apprentissage auprès des autres, qu’il soit
technique, humain ou organisationnel, doit être sans cesse alimenté et renouvelé101.
Ces expériences et ces rencontres, fugaces et néanmoins intenses, ont selon nous été
déterminantes pour les architectes Lajus et Vienne dans leur appréhension de la trame et
des enjeux qu’il s’agit de lui faire porter. En réalité, ces moments inédits, à la manière de
déclics, prolongeraient les positions qu’ils ont initiées au cours de leur formation à l’école.
Lorsque Fabien Vienne fait la rencontre de Robert Le Ricolais, il s’agit pour lui
d’appréhender les potentialités des réseaux géométriques dans l’espace et d’une pensée

99 LAJUS, Pierre, discours tenu à l’occasion de la cérémonie de remise des médailles de l’Académie d’Architecture,

tenue en juin 2015, archives personnelles de l’architecte.


100 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 29 octobre 2018, au domicile de

l’architecte (Mérignac).
101 D’après les échanges informels de l’architecte avec l’auteure, automne 2015, au domicile de l’architecte (Paris).

125
constructive reposant sur la tridimensionnalité de structures préfabriquées, démontables,
graphiques. Pour Pierre Lajus, les années passées aux côtés de Michel Écochard le
confortent dans la conception d’un logement populaire, tant par son ancrage territorial et
culturel que par ses faibles coûts de construction. Faire la lumière sur ces rencontres
singulières est d’autant plus essentiel qu’elles ont, de notre point de vue, éclairé ces
architectes sur des manières de faire l’architecture un peu différentes de celles de leurs chefs
d’agences, Jean Bossu d’une part, Yves Salier et Adrien Courtois d’autre part. Dès lors, ces
éléments servent de préambule à l’analyse du rapport que Pierre Lajus et Fabien Vienne
ont entretenus avec ces mentors modernes, dont ils ont remis en question, au moins en
partie, les enseignements. Avec la rencontre des figures téméraires de Robert Le Ricolais
ou de Michel Écochard, les deux architectes auraient entrevu des postures de concepteurs
prêts à risquer leur outillage conceptuel et à le réinventer pour s’adapter, en permanence, à
un contexte d’urgence, à de nouvelles données techniques, à des cultures territoriales
spécifiques. À bien y réfléchir, la démarche de Jean Prouvé102 semble faire écho à cette
manière d’envisager la conception architecturale, et plus spécifiquement l’usage de trames
censées assurer une production économique, industrielle et qualitative de l’architecture. En
réalité, l’ingénieur nancéen est l’ami que Vienne et Lajus auront en commun, sans s’être
pourtant, eux-mêmes, jamais rencontrés. Malgré la proximité de leurs engagements
éthiques et professionnels et de leurs pratiques architecturales, les amitiés communes, et les
territoires foulés103, c’est peut-être ce rendez-vous manqué entre Lajus et Vienne que cette
thèse souhaite révéler.

102 « Solutions d’urgence », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°2, juillet-aout 1945. Dans ce numéro de la revue, deux
systèmes de construction conçus par Jean Prouvé sont présentés (ossature extérieure, portique axial). L’objectif est de
permettre le relogement de sinistrés grâce à l’efficience du procédé constructif et modulaire, et d’en faire la
démonstration au ministère de la Reconstruction.
103 Nous pensons notamment à La Réunion, où Fabien Vienne a exercé en tant qu’architecte, et Pierre Lajus des

années plus tard en tant qu’architecte-conseil du département.

126
3
CHAPITRE PARTIE 1

LES SPHÈRES
PROFESSIONNELLES :
TERREAU
NOURRICIER
“ Pour la chose bâtie, la règle sera l’échelle du contenu
qui est l’homme, donc à l’échelle humaine, l’œil étant
le maître de cérémonie et l’esprit le maître de céans.
Que fait le maître des cérémonies chargé d’introduire
des mesures vraies dans l’œuvre bâtie ? Que peut-il
faire, que doit-il faire ? Il enregistrera les facteurs
spécifiquement visuels capables de transmettre
(au maître de céans) divers régals visuels. ”

LE CORBUSIER,
Le Modulor.
Essai sur une mesure harmonique à l’échelle humaine
applicable universellement à l’architecture
et à sa mécanique, Birkäuser, 2016, p.78
“ À la différence de l’équipe de ma formation – Corbu,
etc. – j’étais branché sur les aspects de la construction
technique, de la technologie. Alors qu’eux, c’étaient
plus des artistes. J’avais l’habitude de dire que
je n’étais pas un artiste, mais que j’étais un manuel,
un constructeur. ”

VIENNE, Fabien,
Entretien avec l’auteure,
octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris)
Dans son ouvrage Éléments d’une histoire de l’art de bâtir, Jean-Baptiste Ache dresse une analyse
fine des évolutions techniques et sociales qui incombent à celles de la construction. L’auteur
s’attache à expliciter le rôle de la pesanteur, première composante avec laquelle « l’homme
qui construit »1 doit jouer, conduisant les Égyptiens à préférer les murs épais, les Grecs les
colonnes et les Romains « le contrebutement en béton de leurs grands édifices »2. Il fait
également état du perfectionnement des machines et de l’outillage utiles à la réalisation de
l’édifice au fil des siècles, et de l’évolution de l’affectation fonctionnelle des pièces de vie,
de plus en plus générique selon lui. Par ces axes, Jean-Baptiste Ache brosse un portrait
éloquent de la construction comme fait social et technique, mais aussi comme un art de
bâtir qui est un « produit de la civilisation »3. Sa définition de la construction se formule en
ces mots :

« Construire, c’est prendre des objets matériels par nature, les assembler par des
procédés précis, dans les trois dimensions, d’une certaine façon. Or, cette façon
d’arranger les matériaux a fait pénétrer l’intelligence dans la construction, par
l’intermédiaire des mathématiques ; elle fait aussi pénétrer dans la construction la
sensibilité parce que le constructeur peut exercer un choix. Par la proportion des
éléments, par l’harmonie des parties, par le volume des ensembles, l’artiste pourra
exprimer, outre sa sensibilité, l’esprit de l’édifice qu’il bâtit »4.

Si l’enjeu ici n’est pas celui de refaire une histoire de la construction, certains passages de
l’ouvrage sont éclairants en ce qu’ils contextualisent notre propos, attaché à comprendre
les marqueurs et les jalons d’une émancipation progressive de Pierre Lajus et Fabien Vienne
vis-à-vis de leurs mentors, chefs et associés d’agences. Plus précisément, il s’agit de
comprendre dans quelle mesure les deux architectes auraient initié la définition de leur
posture de praticiens en réinterrogeant le rôle constructif de la trame. Les données de cette
problématique sont celles du choix des matériaux, de la typologie de la structure, mais
également, selon nous, de l’usage de l’outil de conception qu’ils manipulent en agence, et
qu’ils feront évoluer vers d’autres desseins. Dans le chapitre qu’il consacre à l’évolution de
l’architecture contemporaine, Jean-Baptiste Ache revient sur les évolutions marquantes de
la production architecturale qui se fait parallèlement aux États-Unis et en Europe au milieu
du XXe siècle, décelant une opposition, dans le dernier cas, entre une architecture légère et
une architecture massive :

« On retiendra que certains changements sont discernables vers 1955 en Europe.


Peut-être faudrait-il les relier au fait que les tâches prioritaires des destructions nées
de la guerre étaient achevées et que, d’autre part, la production des matériaux étant
redevenue normale, les constructeurs pouvaient à nouveau exercer un libre choix.
Aux États-Unis, l’évolution semble plus récente. Des changements architecturaux se
manifestent vers 1960 et la Seconde Guerre mondiale y avait eu comme conséquence
technique une extension de l’emploi du bois collé.
Mais l’évolution en Europe n’a pas le même caractère qu’aux États-Unis. En Europe,
il semble y avoir deux courants contradictoires : une tendance à l’allègement de la
construction et des effets architecturaux grâce à l’extension de l’emploi du métal
associé au verre et à l’apparition de nouvelles techniques de mise en œuvre (structures
tendues, réseaux multidirectionnels), tandis que les tenants du béton armé paraissent
s’attacher à des effets de massivité »5.

1 ACHE, Jean-Baptiste, Éléments d’une histoire de l’art de bâtir, Éditions du Moniteur des Travaux Publics, Paris, 1970,

p. 15.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 16
4 Ibid.
5 Ibid., p. 366.

131
Parallèlement, l’auteur fait état d’une autre dualité, en jeu aux États-Unis. Celle-ci distingue
les sky-scraper, géants urbains constituant une vitrine aux progrès de la construction
industrialisée, et le système du balloon frame, technique industrielle moins reconnue qui aurait
pourtant, selon l’auteur, « profondément marqué l’art de bâtir des États-Unis »6. Le principe
du balloon frame est celui d’une structure simplifiée de charpente, dont les assemblages
traditionnels sont remplacés par l’emploi de clous, marquant « le moment où
l’industrialisation pénètre dans les techniques de l’habitation »7. (3.1) Ces éléments
historiques nous paraissent éclairer une dualité qui se joue à la fois au sein de l’agence Salier-
Courtois-Lajus-Sadirac – dont la production s’illustre tant par des villas prestigieuses de
béton que par des maisons économiques en bois – et entre Jean Bossu et Fabien Vienne,
le second ayant poussé plus loin que son aîné la réflexion sur les structures légères
industrialisées. Le point commun à la pratique de ces deux générations d’architectes
reposerait sur une maitrise de l’ordre géométrique. Un recours à la géométrie qui, selon
nous, ne viserait pas aux mêmes objectifs, et participerait, entre autres, du détachement
qu’opéreront Vienne et Lajus vis-à-vis de leurs ainés. Aux soucis plastiques de leurs maitres
modernes, succèderait une préoccupation profondément constructive du projet
d’architecture. Ce chapitre vise ainsi à comprendre comment se jouerait, dans le travail de
Lajus au sein de l’agence bordelaise comme dans celui de Vienne chez Bossu, la
réinterprétation d’une architecture massive – où la trame serait une identité formelle
manifeste – vers une architecture plus légère, pour laquelle elle serait le support d’une
construction économique et plus “modeste”.
Auprès de leurs chefs d’agence (Jean Bossu) ou de leurs associés (Yves Salier et Adrien
Courtois), Fabien Vienne et Pierre Lajus auraient entrevu une modernité architecturale
dont ils tirent des enseignements (composition, connaissance des modes de vie), mais aussi
un tissu relationnel riche (Charlotte Perriand, Jean Prouvé, André Hermant, etc.). Pour les
deux architectes, c’est l’occasion de se positionner vis-à-vis de ces “manières” de concevoir
l’architecture, notamment dans l’usage de la trame, ou plus largement d’un ordre
géométrique régissant les projets. Si Fabien Vienne reconnait à Jean Bossu un savoir savant
de la composition, il lui reproche toutefois une absence de connaissances techniques. Il est
également critique des architectes Auguste Perret ou Paul Nelson (dont il fréquente
brièvement les agences) pour leur usage d’une trame qu’il juge trop sclérosante.
Parallèlement, il jouit d’un réseau culturel riche, intégrant des groupes influents tels que
l’Union des Artistes Modernes et Formes Utiles. Concernant Pierre Lajus, il ne s’agit pas tant de
profiter d’un réseau culturel élargi que du quotidien d’une agence qui jouit d’une émulation
collective autour de la table à dessin. Les années de Pierre Lajus au sein de l’agence
bordelaise coïncident également, d’après notre lecture, avec une évolution de la production
de l’équipe – maisons économiques populaires, généralisation du matériau bois,
préfabrication des structures, liens étroits avec les constructeurs – qui réinterroge leur usage
de la trame comme outil de conception. Cette ambition collective cache néanmoins des
différences de postures professionnelles qui commencent à se dessiner, et l’amènent à
quitter l’agence en 1973 pour affirmer, encore un peu plus, cette tendance.
Auprès d’un Bossu empreint des inspirations corbuséennes, comment Fabien Vienne
appréhende-t-il l’héritage moderne ? Dans cette temporalité intermédiaire que constituent
les années 1960, prise entre le temps de la Reconstruction massive et celui du premier choc
pétrolier de 1973, comment l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac définit-elle les enjeux de
sa production ? Avant même d’analyser les choix professionnels et conceptuels à l’œuvre

6 Ibid., p. 343.
7 Ibid., p. 344.

132
dans le quotidien de ces agences, il importe de saisir l’influence culturelle du terreau
moderne dans lequel baigne cette génération d’architectes.

A - Les cercles culturels et intellectuels


« Engagé, très tôt, auprès de représentants éminents de la modernité française »8, Fabien
Vienne jouit d’un réseau culturel riche. C’est notamment l’occasion pour lui de découvrir
le travail et l’approche d’André Hermant (1908-1978), architecte et urbaniste, vice-président
de l’Union des Artistes Modernes (1948-1952) et fondateur de l’association « Formes
Utiles » (1952-1962). Deux groupes dont Fabien Vienne devient membre à son tour, et par
lesquels il retrouve des réflexions qui font écho à ses propres convictions.

- L’Union des Artistes Modernes et Formes Utiles


Fondée en 1929, l’Union des Artistes Modernes réunit architectes, décorateurs, sculpteurs,
etc. qui ont « la volonté de créer “un art véritablement social” adapté au progrès et intégrant
les formes et technologies industrielles du moment »9. Pluridisciplinarité, modernité et
rationalisme sont les mots d’ordre de ses membres fondateurs, parmi lesquels figurent
Robert Mallet-Stevens10, René Herbst et Charlotte Perriand, rejoints plus tard par Le
Corbusier, Jean Prouvé, Marcel Lods ou encore Paul Nelson. Autant de personnalités que
Fabien Vienne côtoie, et avec qui il va être amené à travailler.
Dans le fonds d’archives de l’architecte, nous retrouvons différents documents écrits
relatifs à l’Union des Artistes Modernes, parmi lesquels un compte-rendu de l’assemblée
générale tenue le 12 février 1949, désignant Fabien Vienne parmi les membres de la
commission d’organisation de l’exposition de l’UAM au Pavillon de Marsan prévue pour le
mois de décembre de la même année, aux côtés d’André Hermant et de Charlotte
Perriand11 ; un livret présentant, entre autres, les noms de ses membres12 (3.2) ; ainsi que le
Manifeste de l’UAM, tel qu’il a été lu au Club Mallet-Stevens le 26 Janvier 1949. Ce dernier
document synthétise en deux pages tapuscrites les ambitions et enjeux du groupe :

« L’art que proposait l’U.A.M. était une invite à un certain mode de vie, il s’adressait
à une foule immense d’hommes en attente d’un renouvellement social, d’une amitié
retrouvée, d’une vie plus ouverte, enrichie des découvertes de la science ; il n’était pas
un art d’exception, il s’adressait à tous, il était généralisable à la foule. En réaction
contre le goût de l’opulence, de l’ostentation, du “cossu” il prenait comme thème
d’inspiration, la franchise, la simplicité de vie, la pureté. Il préférait être et non paraître
[…]
Cette synthèse élargie de tous les arts a été et reste encore le postulat majeur de
l’U.A.M. Il affirme aussi que ce qui est beau et bon pour un homme l’est pour tous

8 DOUSSON, Xavier, in DOUSSON, Xavier, SCOTTO, Manon (dir.), Fabien Vienne à La Réunion, 1949-1995, Ter’La

Éditions, Saint-Gilles-les-Bains (La Réunion), 2022, p. 5.


9 « L’Union des Artistes Modernes 1929-1939 », exposition présentée par le Centre Georges Pompidou dans le cadre

de sa programmation « Hors les murs » à la Villa Noailles, du 5 juin au 5 septembre 1999, sous le commissariat de
CINQUALBRE, Olivier, Communiqué de presse [en ligne, site du centrepompidou.fr, consulté pour la dernière fois le
27/07/2022].
10 KLEIN, Richard, Robert Mallet-Stevens. Agir pour l’architecture moderne, Éditions du Patrimoine / Centre des

Monuments Nationaux, Coll. « Carnets d’architectes », 2014.


11 Parmi les autres membres de cette commission, sont mentionnés Thérèse Bentz, Raymond Senevat, Henri Meyer,

Renan de la Godelinais, Marcel Fredou ou encore Jean Chemineau.


12 Ce document fait apparaitre des traces de marqueur que Fabien Vienne aurait apposés pour, nous le supposons,

signifier les membres qu’il côtoie de plus près (il passera par certaines de ces agences) et dont il considère en haute
estime le travail. De façon non exhaustive, nous pouvons mentionner ici les noms de Robert Le Ricolais, Marcel Lods,
Jean Lurçat, Louis Miquel, Paul Nelson, Georges-Henri Pingusson, Jean Prouvé, Marcel Roux, André Sive, André
Wogenscky, Bernard-Louis Zerfhuss.

133
et que la production en série doit faire l’objet des recherches des artistes plus que de
la pièce rare. Il dit qu’il faut faire cesser le divorce entre l’objet d’art et l’objet usuel,
qu’il ne saurait y avoir d’objet inutile parfaitement beau, ni d’ustensile qui ne soit
capable de beauté, que l’art doit être mêlé à notre vie de chaque jour et non réservé
aux solennités, qu’il ne doit pas conditionner seulement les formes, mais les fonctions
[…]
L’U.A.M. propose une rationalisation de la construction pour atteindre à l’économie,
une normalisation pour entrer dans le cadre de la production en série, une utilisation
de toutes les possibilités que nous offre la science moderne exploitant aussi bien la
richesse des matériaux naturels, la franchise des bois apparents, des pierres polies,
etc., que la nouveauté des matières innombrables dont nous comble l’industrie »13.

Le Manifeste s’appuie également sur l’argument d’un « langage » que leur démarche serait
capable de véhiculer largement. À en croire ces lignes, la posture créative des membres de
l’U.A.M. serait d’une clarté et d’une rationalité qui en faciliteraient la pleine compréhension.
Sérialité, expression des matériaux – naturels comme industriels – et pureté esthétique
participeraient de la lecture et de la diffusion des enjeux conceptuels – voire idéologiques –
que ces artistes, architectes et designers défendent collectivement. À ces ambitions, s’ajoute
celle de s’adresser à tous, et ainsi dépasser les frontières d’une discipline élitiste, faisant de
l’usuel et du sériel ses principales sources d’inspiration. Les propos rédigés ici, conservés
par Fabien Vienne, trahissent un positionnement qui nous semble se retrouver dans la
posture de l’architecte, nourrissant sa manière de penser une architecture économique,
rationnelle, sérielle, et dont la pureté des lignes exprimerait les moyens ayant concouru à sa
mise en œuvre et l’articulation de ses éléments, pour parvenir à l’harmonie d’un tout. Autant
d’enjeux que Fabien Vienne défendra, selon nos analyses, par un usage fin des potentialités
de la trame et des réseaux géométriques. Une sensibilité conceptuelle visant à une
production des objets et espaces du quotidien accessible que Fabien Vienne nourrit très
tôt, et serait renforcée par son appartenance à ce groupe intellectuel.
En dénonçant une démarche prônant “le beau pour le beau”, l’U.A.M. défendrait une
conception et une production qui doivent dépasser la pensée strictement esthétique pour
engager, dès le départ, une réflexion par la logique et l’efficacité d’utilisation de l’objet, de
l’espace. Une réflexion signifiée, notamment, par la notion « d’outil efficace » que le
manifeste défend. À cette simplicité d’usage est associée une rationalisation de la
construction, passant par deux principes auxquels Fabien Vienne, mais également Pierre
Lajus, auront largement recours : normalisation et production en série. Deux enjeux qu’ils
accomplissent, là-encore, par une utilisation de la trame comme outil modulant et
dimensionnant du projet d’architecture et de ses composantes. Ainsi, bien que l’outil
efficace pointé ici fasse référence à un objet du quotidien ménager (mobilier, ustensile),
nous y lisons un écho avec la manière dont Vienne et Lajus envisageraient la trame : le
moyen du beau et de l’utile, de l’efficient et du sensible, permis par l’ordre géométrique
adopté.
La définissant comme un mouvement de l’architecture moderne, aux côtés du futurisme
italien ou du Bauhaus allemand, Jean-Pierre Épron rappelle que l’Union des Artistes
Modernes, derrière ses envies de rallier art et industrie, se destine initialement à une
« clientèle populaire » 14, et manipule pour cela une forme « d’esthétique pratique »15. Il est
question de conjuguer plastique, économie et usage du projet imaginé, peu importe son

13 Manifeste de l’U.A.M., lu au Club Mallet-Stevens le 26 janvier 1949, fonds d’archives VIENNE, Fabien et agence
SOAA, 434 ifa, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle.
14 EPRON, Jean-Pierre, L’architecture et la règle. Essai d’une théorie des doctrines architecturales, Pierre Mardaga, coll.

« Architecture + Recherches », Bruxelles, 1981, p. 240.


15 EPRON, Jean-Pierre, L’architecture et la règle. Essai d’une théorie des doctrines architecturales, op. cit., p. 246.

134
échelle, et donc rationalité de conception, de production et d’utilisation du projet réalisé.
Le but est de conserver la ligne directrice affichée dès le Manifeste de l’U.A.M. de 1934 :
faire de « l’art moderne […] un art véritablement social »16. Nul doute que Fabien Vienne
ait été séduit par une telle posture, en regard de ses positions, professionnelles et politiques.
En revanche, les points avec lesquels l’architecte semble prendre une certaine distance sont
ceux d’une « nouvelle unité »17 qui aurait tendance à annihiler les spécificités locales, et
d’une appréhension universelle du site dans lequel l’architecture s’implante : « de la même
façon l’architecture moderne impose la définition d’un nouvel espace où la penser et la
construire, un espace abstrait, un site idéal »18. Enfin, le rapport à la technique y parait
également un peu différent de la posture qu’a pu défendre Fabien Vienne dans sa pratique.
Dans l’ouvrage L’architecture et la règle, Jean-Pierre Épron rappelle en effet combien
l’architecture moderne – ou du moins certains de ses représentants – tendrait vers une
« méthode définitive », conditionnée par la précision des calculs de l’ingénieur et réfutant
« la nécessité du tâtonnement dans le projet »19. Les mois de prototypages passés à mettre
au point le système EXN, ou les démarches de co-conception avec les constructeurs qu’ont
engagées Fabien Vienne comme Pierre Lajus, semblent démontrer les libertés prises par les
deux architectes vis-à-vis de cet héritage moderne. À la « machine abstraite, mentale [et]
représentation machinique du monde »20, les deux architectes auraient préféré une
appréciation concrète des modes de mise en œuvre, qu’ils observeront de près lors de la
conception de la maison Girolle comme du système EXN. La trame y est, dans les deux
cas, le lieu de dialogue entre architectes et industriels, articulant dimensionnement des
composants, industrialisation et modularité des espaces habités (cf. chapitre 8). Fabien
Vienne ira jusqu’à imaginer et dessiner une presse pour les usines de Bourbon Bois (La
Réunion), dans le cadre de la conception du système EXN, démontrant son attachement à
saisir le fonctionnement de la machine dans ce qu’il a de plus tangible.
Le début des années 1950 est particulièrement intéressant en ce qu’il correspond au
chevauchement temporel des deux groupes d’influences auxquels Fabien Vienne prend
part, et que sont l’Union des Artistes Modernes et l’association « Formes Utiles ». En effet,
si le premier disparait en 1954, le second est créé en 1949, entamant une histoire culturelle
qui durera près de quarante années, avant de cesser d’exister en 1987. En réalité, avant de
devenir une association, Formes Utiles est une forme d’émanation de l’U.A.M., qui en fait
une section de son champ de recherches :

« En 1950, Charlotte Perriand, André Hermant et René Herbst présentent au pavillon


de Marsan une sélection d’objets divers (livres, jouets, tissus, quincaillerie, etc.) avec
des tapisseries de Miro, de Léger et Le Corbusier. D’autres expositions auront lieu au
Salon des arts ménagers dans le cadre de la section “Formes utiles”, qui prendra très
vite son autonomie par rapport à l’UAM. Hermant définit ainsi les formes utiles :
“Nous appelons utile la forme d’un objet usuel, d’une architecture, lorsqu’elle
exprime une correspondance exacte entre l’efficacité de l’usage, l’économie de la
matière et la satisfaction de la sensibilité et de l’esprit – ou encore lorsque son aspect
sensible révèle un équilibre rigoureux entre sa fonction, sa structure et sa
signification” »21.

16 « Pour l’art moderne. Cadre de la vie contemporaine », Manifeste de l’Union des Artistes Modernes, Paris, 1934.
17 EPRON, Jean-Pierre, L’architecture et la règle. Essai d’une théorie des doctrines architecturales, op. cit., p. 260.
18 Ibid., p. 261.
19 Ibid., p. 262.
20 Ibid., p. 263.
21 ABRAM, Joseph, Monnier Gérard (dir.), L’architecture moderne en France, Tome 2, Du chaos à la croissance 1940-1966,

Picard, 1999, p. 259.

135
En premier lieu, l’intérêt de Fabien Vienne pour l’association « Formes Utiles » repose sur
le fait qu’elle regroupe une pluralité de concepteurs, de fabricants (artisans, industriels) et
d’utilisateurs. (3.3) Une mixité qui, selon ses dires, l’aurait conditionné dans sa manière de
concevoir les objets, et plus tard l’architecture. Il y entrevoit le bienfondé d’une multiplicité
des regards dans le cadre de la conception de l’espace, se convainquant de l’importance,
pour un architecte, « d’être bricoleur et généraliste […] [d’]être touche-à-tout »22. À une
période où ils n’avaient plus de local pour se réunir, les membres de Formes Utiles se
retrouvaient alors, aux dires de l’architecte, dans l’agence SOAA pour y organiser leurs
réunions et quelques-uns de leurs dîners.
Au-delà de se reconnaitre dans les principes qui y sont défendus, Fabien Vienne profite
ainsi de cette sphère pour y rencontrer différentes figures intellectuelles de la scène
française :

« Il y avait tout le monde. C’était Hermant qui était le penseur de “Formes Utiles”.
Le président à l’époque s’appelait René Herbst, c’était un gros bonhomme, le roi de
la chaise métallique. Il y avait une quantité de gens. Il y avait Le Corbusier. Ce n’était
pas tous des membres « actifs », c’étaient aussi des membres honorifiques. Il y a
Dubuisson, c’est fou. Tous les architectes modernes, il n’y avait pas les lurons de cuir
de l’époque. Je l’ai connue [Charlotte Perriand] à ce moment-là. J’avais souvent des
nouvelles d’elle après parce qu’elle travaillait beaucoup avec Prouvé »23.

Le réseau relationnel de l’association, et le cercle d’amis de Jean Bossu, permettent au jeune


Vienne de faire la rencontre Jean Prouvé et Charlotte Perriand : « c’était la même
génération »24. Il est amené à travailler avec celle-ci dans le cadre de l’exposition « Formes
Industrielles », présentée au Musée des arts décoratifs en 196325, dont il conçoit le dispositif
d’entrée ainsi que l’ensemble des systèmes de présentoirs. (3.4) Son rapport avec Jean
Prouvé, lui, est amical plus que professionnel. En tout état de cause, nous pouvons
supposer que la fréquentation de ces personnalités ait nourri, à l’époque, la culture
architecturale de Fabien Vienne. Pourtant, malgré sa proximité, voire son affiliation, avec
certains groupes culturels et intellectuels, Fabien Vienne reste globalement à l’écart des
mondanités, qu’il n’affectionne pas, préférant la tranquillité de son atelier. C’est Jacqueline
Valat, son épouse, qui assume cet aspect relationnel de la pratique, jouant un rôle
déterminant dans la trajectoire professionnelle de l’architecte, méritant, de ce fait, un rapide
détour. Au souvenir du couple Cayla, anciens collaborateurs de l’agence, lorsque Fabien
Vienne « bossait dans son coin, elle faisait tout le reste », s’occupant de constituer un réseau
de connaissances autour du travail de l’architecte. La proximité de Jacqueline Valat avec
Catherine Prouvé, et celle de Fabien Vienne avec son père, Jean Prouvé, est l’occasion pour
eux de se retrouver lors de diners organisés chez les Valat-Vienne, et auxquels étaient
parfois conviés les collaborateurs de l’agence parisienne SOAA. Parallèlement, grâce au
réseau qu’elle se constitue professionnellement, Jacqueline Valat est amenée à connaitre
Gérald Hanning, avec qui elle travaille sur l’urbanisme de l’île de La Réunion ; Jacques
Allégret, avec qui elle co-fonde un bureau spécialisé dans les enquêtes urbaines ; Jean
Prouvé, dont elle partage le laboratoire au moment où elle enseigne, comme lui, au CNAM ;
et André Hermant, avec qui elle s’applique notamment à réformer les modalités
pédagogiques de la discipline artistique dans les écoles26. Décrite comme une « féroce

22 VIENNE, Fabien, entretien informel avec l’auteure, 20 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
23 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
24 Ibid.
25 « Formes industrielles : première exposition internationale », juin-octobre 1963, Musée des arts décoratifs, Paris.
26 À ce sujet, voir DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte, 1912-1983, op. cit., vol. II, p. 391.

136
gauchiste »27, celle-ci participe au rayonnement du travail de Fabien Vienne, mais aussi à
son positionnement politique, et finalement organisationnel. Leurs idées communes les
amènent ainsi à fonder l’agence SOAA sous la forme d’une coopérative, dans le but de
contourner une organisation pyramidale. Plus largement, elle se positionnera plus tard pour
faire abroger l’article 35 de la loi sur l’architecture de 1977, interdisant aux architectes
salariés d’appartenir au régime général de la sécurité sociale28 :

« Et Jacqueline, voulant que Fabien soit au régime général de la sécurité sociale, s’est
battue et a fait abroger cette loi, pour que l’exercice de l’architecture rentre dans le
droit commun [droit social]. C’est comme ça que Marc, Elie et Rémy ont pu passer
d’indépendants à salariés. Avant ils ne pouvaient pas être salariés puisqu’en tant
qu’architectes ils n’avaient pas le droit d’être au régime général »29.

Plus qu’une vitrine culturelle, les personnalités intellectuelles parmi lesquelles Fabien
Vienne évolue représentent pour lui une occasion de discuter, de débattre, et de se
positionner comme concepteur, professionnellement comme idéologiquement. À ce titre,
Formes Utiles incarne pour l’architecte un groupe où peuvent être échangées les idées de
chacun, selon une ligne intellectuelle commune. C’est aussi un cadre permettant d’exposer
régulièrement, aux spécialistes comme au grand public, les productions et recherches en
cours de ses membres. Ayant participé à l’exposition organisée par l’U.A.M. en 194930, qui
symbolise en réalité l’affichage des préceptes naissants de Formes Utiles, reposant sur
« trois conditions de toute forme construite : l’Utilité, réponse de la Forme à la Fonction
– la Solidité, réponse de la Structure à la Matière – la Beauté, réponse par la Forme »31,
Fabien Vienne prend aussi part à l’exposition organisée par Formes Utiles en 1964, au Salon
des Arts Ménagers. À cette occasion, il conçoit le panneau accueillant les petits appareils
électriques qui y sont présentés. Sa composition est le résultat d’un travail de tramage en
noir et blanc, dont les variations de densité forment un motif dynamique et graphique,
comme pixellisé. Un extrait de ce motif sert de couverture à la plaquette de ladite
exposition, affichant clairement la rationalité géométrique chère à Fabien Vienne. (3.5)
Dès lors, nous nous demandons ce que retient exactement Fabien Vienne de cette
affiliation ? Lors de nos entretiens informels, l’architecte reformule, de mémoire, l’un des
adages de Formes Utiles, avec une fidélité qui en est presque troublante :

« Sont utiles et belles les formes qui manifestent l’accord entre les exigences de la
matière et les aspirations de l’esprit »32.

Ici, il s’agit de considérer que le beau et l’utile relèvent d’une même quête. Dès lors, le projet
– qu’il soit architectural ou non – est pensé selon sa valeur d’utilité qui, si elle est atteinte,
conduira nécessairement à une forme de beauté, conséquence de cette démarche réflexive.

27 CAYLA, Marianne, entretien avec l’auteure, 19 avril 2018, Paris.


28 Cet article fut abrogé par la loi n°85-704 du 12 juillet 1985 – art. 27 [« Par dérogation aux dispositions des articles
L. 241, L. 242 (8° et 9°), L. 415 et L. 415-2 (g et h) du code de la sécurité sociale, les architectes et agréés en architecture
qui exercent en qualité d'associés d'une société d'architecture sont soumis, pour l'application de l'ensemble des
législations de sécurité sociale, quelle que soit la forme sociale de la société, aux dispositions applicables aux membres
des professions libérales », consulté en ligne pour la dernière fois le 29 juillet 2022, www.legifrance.gouv.fr]
29 CAYLA, Marianne, entretien avec l’auteure, 19 avril 2018, Paris.
30 Fabien Vienne y est présenté comme référent de la section « Jeux/Jouets », Livret de l’U.A.M., fonds d’archives

VIENNE, Fabien et agence SOAA, 434 ifa, op. cit.


31 Livret de présentation de l’exposition « Formes utiles, objets de notre temps », fonds d’archives VIENNE, Fabien

et agence SOAA, 434 ifa, op. cit.


32 VIENNE, Fabien, citant André Hermant, entretien informel avec l’auteure, 27 octobre 2015, au domicile de

l’architecte (Paris). La formule de Fabien Vienne est strictement identique à la phrase qui initie l’ouvrage d’André
Hermant, Formes Utiles, Éditions du Salon des Arts Ménagers, Paris, 1959.

137
Le dénominateur commun à ce tandem – l’utile et le beau – serait, selon Fabien Vienne,
une géométrie qui intègre les lois, exigences et spécificités de la matière et de la physique.
Le modèle pris pour exemple par l’architecte est celui de la Nature, porteuse d’un
« fonctionnalisme vrai »33 qui articulerait universalité géométrique et réalité matérielle. Nous
y lisons aussi une proximité avec les réflexions de Moholy-Nagy pour qui, « dès les premiers
temps de l’histoire culturelle de l’humanité, on trouve des travaux dont les modèles naturels,
compris sous leur aspect fonctionnel, peuvent être identifiés (à ne pas confondre avec
l’exploitation ornementale des formes naturelles). Galilée s’était déjà exprimé sur les
possibilités d’utiliser la nature comme modèle de construction pour des réalisations
techniques »34. Dépassant les conditions d’une mode ou d’un style, cette manière de penser
l’espace jouirait d’une authenticité qui tend à la rendre universelle, intemporelle35. La
proximité avec les recherches de Matila Ghyka sur les filiations unissant les rapports
géométriques des espèces végétales et animales et une esthétique des arts (architecture) y
est également évidente36. Enfin, les photographies sur fond noir d’os, arêtes et autres
squelettes animaux que Charlotte Perriand réalise dans les années 1930 mettent en scène,
en un sens, cette connexion entre une force plastique et structurelle des formes de la Nature
et un design essentialiste. (3.6)
À la lecture de l’ouvrage Formes Utiles, dans sa version éditée en 2015 et suivie du texte Pour
une prise de conscience publique initialement publié en 1969, nous identifions certains points
d’accointance avec les démarches de Fabien Vienne et de Pierre Lajus. Par les éléments
écrits et iconographiques de la publication, ses auteurs – André Hermant et Pierre
Faucheux – dessinent une manière d’observer, d’analyser et de mettre en résonance les
mondes naturel et industriel. À travers certaines double-pages, affichant des objets
ordinaires tels que des peignes ou des graminées qualifiés respectivement de formes
construites et de formes libres, nous retrouvons l’attention toute particulière que prenait
Fabien Vienne à relever chaque objet du logement pour dimensionner ses éléments de
mobilier. Le commentaire qui accompagne ces deux illustrations montre à quel point l’objet
usuel du logis est rattaché à une dimension qui le dépasse, le connectant à l’essence de
« l’esprit et de la vie ». Dès lors, il devient le centre d’un univers dans lequel l’Homme
habite, vit, produit et s’émerveille :

« Les plus modestes objets qui appartiennent à l’intimité quotidienne, humbles outils
qui prolongent nos doigts, parures ou vêtements… sont à la grande œuvre de
l’homme sur la terre ce que les brins d’herbe sont aux prairies et aux forêts, ce que les
insectes minuscules sont au monde vivant. Ils contiennent en puissance, concentrées
en d’infimes témoins périssables, toutes les puissances indestructibles de l’esprit et de
la vie »37.

Par cette attention portée aux dimensions de l’objet ordinaire et aux configurations
naturelles, dont les principes géométriques, dimensionnels et structurels sont
remobilisables dans le cadre de la conception architecturale, il s’agit de penser la solution
spatiale optimale : un volume maximal avec le minimum de matière. Dès lors, il est
intéressant de remarquer comment les auteurs semblent connecter, dans une formule
habile, les différentes composantes du projet architectural, que l’on pourrait résumer

33 VIENNE, Fabien, entretien informel avec l’auteure, 27 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
34 MOHOLY-NAGY, László, Du matériau à l’architecture, Éditions de la Villette, Paris, 2015, p. 92.
35 VIENNE, Fabien, entretien informel avec l’auteure, 27 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
36 GHYKA, Matila, Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, Éditions du Rocher, 1987. Voir plus

spécialement les pages 9 (avant-propos), 19, 134, 136 et 140.


37 HERMANT, André, FAUCHEUX, Pierre, Formes utiles, suivi de Pour une prise de conscience publique, Éditions du Linteau,

Paris, 2015, p. 39.

138
comme suit : l’usage détermine l’objet, fait de matière, impliquant une structure, qui génère
une forme, constituant un langage pour l’esprit.

« Tout objet façonné à notre usage implique une fonction qui est “d’usage”. Il est fait
de matière. Ce qui implique une structure : agencement de cette matière en forme
répondant à la fonction.
Et cette forme voulue par l’esprit est aussi langage pour l’esprit : révélation d’une
pensée. Et cette forme sera utile, dans le sens le plus élevé de ce mot, si elle satisfait à
la fois aux conditions de la Fonction, de la Structure et de la Forme, en un équilibre
aussi exact, aussi nécessaire que celui dont les formes naturelles nous fournissent
l’exemple »38.

Nous poussons la réflexion, ou plutôt nous la prenons à l’envers, en posant que l’esthétique
générée par le projet architectural passerait par une claire expression de sa structure, pensée
pour permettre une économie de la construction du projet, et des usages simplifiés. La
lecture structurelle serait la charnière entre production et perception, entre usage et forme,
entre objet et esprit, donc entre les divers enjeux auxquels l’architecte tente de répondre.
Ainsi, André Hermant revient dans une partie de l’ouvrage intitulée « Ce que pense la
matière » sur la capacité de l’architecture de charpente, reposant sur l’assemblage de ses
éléments, à constituer une expression particulièrement lisible et sensible de la pensée
conceptuelle qui en sous-tend la composition. Dès lors, il oppose cette architecture
assemblée aux « structures continues »39, dont les éléments constitutifs relèvent du voile ou
de la coque, et qui, selon lui, s’avèrent totalement muettes. En adoptant ce raisonnement,
nous pourrions en déduire que l’affichage de la trame d’un édifice, comparable au squelette
de l’édifice lorsqu’elle est structurelle (entre autres), permettrait de lire les lignes de force
de son architecture, et donc d’en saisir l’essence, tangible comme sensible. L’auteur mobilise
ici la notion de « sensibilité directe », que nous rapprochons d’une forme de « vérité
constructive »40 ou de pensée constructive, telle qu’envisagée par Jean Prouvé. En faisant
le choix de la construction bois, donc de la combinaison d’éléments dont le rythme et
l’assemblage peuvent apparaitre clairement, les architectes proposeraient une architecture
sobrement éloquente. D’autre part, en précisant que « le “trait” de charpente » constitue
« l’écriture de ce langage », et permet le récit de « l’effort [et de] l’équilibre des forces
intérieures », Hermant laisse entrevoir, par le biais de la construction assemblée, une
relation de correspondance entre lignes dessinées et lignes effectivement construites. Cette
approche conceptuelle rendrait visibles les contraintes tolérées par l’édifice et les volumes
que la structure peut raisonnablement dégager, se rapprochant, en certains points, de la
notion de « solidité fragile »41 proposée par Robert Le Ricolais. La construction bois,
d’apparence légère, peut exprimer avec justesse, notamment par un affichage clair de sa
trame constructive, les efforts qui lui incombent. Des raisonnements qui entrent en
résonnance avec la manière dont Pierre Sonrel (1903-1984), architecte et scénographe,
connecte l’utile et le rythme, et sur lesquels nous nous appuyons pour envisager la trame
comme outil capable d’articuler ces deux composantes :

38 Ibid., p. 64.
39 Ibid., p. 86.
40 Notion largement explorée par Virginie Picon-Lefebvre et Cyrille Simonnet, dans l’ouvrage Les architectes et la

construction. Entretiens avec Paul Chemetov, Henri Ciriani, Stanislas Fiszer, Christian Hauvette, Georges Maurios, Jean Nouvel, Gilles
Perraudin et Roland Simounet, Éditions Parenthèses, Marseille, 2014.
41 HERMANT, André, FAUCHEUX, Pierre, Formes utiles, suivi de Pour une prise de conscience publique, op. cit., p. 88.

139
« Quand toutes les théories architecturales sont d’accord sur la primauté de l’utile,
c’est qu’il est entendu par “utile”, ce qui est nécessaire à l’exaltation de l’harmonie et
du rythme »42.

Cette rationalité structurelle se voit, dès lors, associée à une économie de la matière, qui en
fait le moyen de proposer une architecture accessible à tous et donc, par définition, sociale.
À ce titre, « matière et social sont les raisons d’être, les supports nécessaires de
l’architecture, sans lesquels elle n’existerait pas »43.
Du terreau culturel que constitue Formes Utiles, Fabien Vienne semble retenir un savant
équilibre entre une rationalité objectivable – permettant une économie de construction et
une conception sociale de l’architecture – et une poésie des modèles de la Nature – témoins
d’une esthétique authentique –. Par là-même, se répondent deux enjeux de la conception
architecturale que Fabien Vienne interroge toute sa carrière, l’économie et l’esthétique,
indissociables de sa quête intellectuelle et professionnelle, et inhérentes à une maitrise des
rapports géométriques :

« Moi [je m’intéressais à l’industrialisation] pour l’économie, je pense que c’était la


seule raison valable. Mais quand je parle d’économie ce n’est pas l’économie de bouts
de chandelle, c’est une économie de confort que je veux, donner le plus possible […]
Pour moi il y a eu une découverte en même temps que l’industrialisation c’était aussi
une esthétique, et surtout une démarche. J’ai pensé que depuis l’Antiquité les gens
avaient toujours fait des objets dans la rationalité, des objets utiles […] J’ai cru un
moment que ce qui me conditionnait le plus, ce n’était pas l’économie mais
l’esthétique. Ce que j’appelais l’esthétique moi, c’était une démarche très importante.
En réalité, mon esthétique est basée sur la Nature, sur la structure, sur les choses
simples, sur la géométrie. Les rapports les plus simples qu’ils soient ».

Comme dénominateur commun à ces enjeux, Fabien Vienne mentionne le rôle de la trame
dans son travail de conception, ouvrant son raisonnement sur une histoire de l’architecture
qui aurait été, de tout temps, définie par l’ordre géométrique censé la régir :

« Pour moi, l’industrialisation et l’esthétique c’est la même chose. En tout cas l’un ne
va pas sans l’autre, sinon c’est raté […] La trame est une nécessité : pour
l’industrialisation (économie) et pour l’esthétique. L’architecture nécessite l’ordre. On
ne connait aucune architecture sans trame, des pyramides aux églises romanes ou
encore les cloitres médiévaux. Sans trame, cela perd du sens, c’est du “design” plus
que de l’architecture. L’art peut se permettre cela car il ne doit pas nécessairement
être efficace »44.

Co-fondateur de l’U.A.M. et membre de l’association Formes Utiles, Le Corbusier fait


partie des architectes et artistes qui mettront en tension Nature et géométrie, comme
l’explique Stanislaus Von Moos dans son ouvrage Le Corbusier, l’architecte et son mythe45. Dans
ses recherches, théoriques comme spatiales, l’usage de la géométrie et sa mise en relation
avec les figures de la Nature semble essentiellement mobilisée « selon les nécessités
poétiques ou plastiques »46, menant parfois à « des créations de pure géométrie qu’un geste

42 SONREL, Pierre, Plaquette de présentation de l’Exposition « Formes Utiles » organisée par l’Union des Artistes
Modernes au Musée des Arts Décoratifs, Palais du Louvre – Palais de Marsan, 107 rue de Rivoli (Paris 1er) en
décembre 1949, fonds VIENNE, Fabien et agence SOAA, 434 ifa, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle
(Paris).
43 HERMANT, André, FAUCHEUX, Pierre, Formes utiles, suivi de Pour une prise de conscience publique, op. cit., p. 79.
44 VIENNE, Fabien, entretiens informels avec l’auteure, 24 octobre 2015, op. cit.
45 VON MOOS, Stanislaus, Le Corbusier, l’architecte et son mythe, Éditions Horizons de France, 1971, pp. 289-292.
46 Ibid., p. 292.

140
despotique inscrit dans le paysage »47. Le sens visuel constitue, dès lors, le prisme par lequel
Le Corbusier appréhende cette dialectique :

« C’est l’œil qui perçoit la tension et le contraste entre les créations de la nature et de
la géométrie et qui les oppose les unes aux autres ; mais c’est l’œil aussi qui, dans la
nature, décèle l’analogie fondamentale entre nature et géométrie […] Les “joies
essentielles” de la nature sont pour lui l’objectif d’un programme idéaliste et utopique
à la réalisation duquel la géométrie est indispensable ».48

Plus qu’une quête intellectuelle, cette démarche visant à déceler la géométrie dans la nature
– et inversement – mène, selon l’auteur, à la production d’une recherche significative de
l’architecte : la création du Modulor49. Un principe de module à la section d’or largement
déployé par Le Corbusier, et mobilisé par de nombreux architectes adeptes de ses
potentialités. Dès lors, il est intéressant de comprendre comment Fabien Vienne, qui croise
Le Corbusier au début de son parcours et connait bien ses recherches modulaires, y
constatera un relatif détachement entre l’acte du disegno, déterminé par une préoccupation
visuelle, et l’acte de construire. Un héritage que Fabien Vienne réinterrogera dans sa
pratique, à travers la conception et la mise en œuvre de systèmes modulaires et constructifs.

B - Les agences parisiennes de renom

- Le paradoxe corbuséen : une réinterrogation des fonctions du module ?


À l’aune des années 1920, Le Corbusier – ici dénommé Charles-Edouard Jeanneret – utilise
la revue L’Esprit Nouveau, qu’il fonde avec Amédée Ozenfant (1886-1966), comme médium
de diffusion de ses idées. Dès le premier numéro de la revue, publié en 1920, les deux
hommes signent un article présentant les conditions à réunir pour générer les qualités
nécessaires à ce qu’ils qualifient de « sensation plastique ». Si nous pouvons croire qu’il y
s’agit de s’arrêter à des règles de composition purement esthétiques – au vu de l’intitulé
dudit article, « Sur la plastique » – il faut attendre quelques lignes pour mesurer le point de
vue des auteurs sur l’importance de la maitrise de la construction matérielle de l’œuvre dans
ce processus. L’article précise alors qu’une « esthétique ne disposant pas de moyens
techniques suffisants a tôt fait de limiter la conception à la mesure des moyens de
réalisation ». Et d’ajouter, « on ne conçoit clairement que ce qu’on peut exécuter
parfaitement »50. À cette réflexion de l’objet parfaitement réalisé, ils associent une seconde
donnée de l’équation : « ”l’ordonnancement” des éléments primaires », sans lequel cette
sensation ne peut, selon eux, être provoquée. Un peu plus loin dans l’article, Jeanneret et
Ozenfant reviennent sur une notion qui nous intéresse ici, et qui serait déterminante dans
la connexion entre plasticité et constructibilité du projet architectural, celle de module :

« Le module est le moyen de régulariser le rythme imaginé ; il intervient lors de la


fabrication de l’œuvre, comme régulateur.
Les éléments étant choisis, il reste à les associer selon le module approprié qui règlera
la composition.
Cette opération, qui nécessite une active imagination, procède plus ou moins de

47 Ibid., p. 290. L’auteur fait ici référence aux projets du plan Voisin pour Paris et du Palais des Nations.
48 Ibid.,p. 291.
49 Ibid.,p. 292.
50 OZENFANT, Amédée, JEANNERET, Charles-Édouard, « Sur la Plastique », L’Esprit Nouveau, 1920, n°1, pp. 38-

48, p. 39.

141
l’intuition ou de la raison, selon les tempéraments.
L’émotion créatrice pressent l’œuvre ; elle provoque le choix des éléments ainsi que
le rythme transmetteur de cette émotion ». 51

Selon ce raisonnement, le module serait déterminé par une force créative qui relèverait de
l’émotion que le concepteur veut générer chez celui qui observe ou pratique ladite œuvre.
En définitive, cette modulation naitrait d’une intuition plus que de la prise en considération
de conditions objectivables, qu’elles soient constructives ou fonctionnelles. Cet
argumentaire laisse planer une ambiguïté quant à la position des auteurs sur la fonction du
module, et sur les moyens concourant à la détermination de ses caractéristiques
(dimensions, rôle structurel, etc.). Nous sommes encore loin d’une posture où le module
serait établi selon les conditions de production des éléments de l’architecture, surtout
lorsque celle-ci répond à un processus d’industrialisation de la construction et/ou de
préfabrication de ses composants. L’émotion créatrice est, encore, le prérequis à la genèse
de l’œuvre, et non la résultante d’une réalisation parfaitement contrôlée, voire sérialisée.
Pourtant, dès l’année suivante, Le Corbusier profite de cette même publication pour se
prononcer sur la nécessaire – et enviable – production en série de la maison :

« La grande industrie doit s’occuper du bâtiment et établir en série les éléments de la


maison.
Il faut créer l’état d’esprit de la série :
l’état d’esprit de construire des maisons en série,
l’état d’esprit d’habituer des maisons en série,
l’état d’esprit de concevoir des maisons en série »52.

À en croire ces lignes, il n’y est plus question de faire primer la raison plastique et
émotionnelle sur les réalités d’une industrie pour penser l’architecture et sa production. En
tout état de cause, la mise en tension de ces deux papiers parait faire la lumière sur une
question à laquelle nos recherches et celles de Fabien Vienne tentent de répondre : dans
quelle mesure le module peut, ou doit, rendre possible l’articulation entre force plastique et
rationalité (voire raisonnabilité) constructive ? Ou, formulé autrement, lorsque Le
Corbusier défend une production sérielle de la maison53, qui sous-entend un calibrage de
ses éléments déterminé par les conditions de l’industrie et la trame qu’elle installe, comment
s’opère le dialogue, et l’équilibre, entre modes de production et composition ? Il semble
qu’entre la posture de Fabien Vienne et celle de Le Corbusier, la modulation ne soit pas
tout à fait envisagée selon les mêmes enjeux. C’est en tout cas ce que nous comprenons de
la critique que Fabien Vienne formule à l’égard du Modulor, harmoniquement intéressant,
et pourtant incompatible avec une réelle industrialisation de la construction. Lors de nos
entretiens, l’architecte explique en effet que le Modulor constitue, de son point de vue, une
théorie anti-industrielle puisque basée sur des valeurs numériques à virgules, bien trop
précises pour être littéralement appliquées dans la construction. (3.7) La suite de Fibonacci
lui semble, à cet égard, bien plus pertinente en ce qu’elle établit des suites proportionnelles
au moyen de chiffres entiers, tout en se reposant systématiquement sur le nombre d’or. La

51 Ibid.
52 LE CORBUSIER-SAUGNIER (OZENFANT, Amédée, JEANNERET, Charles-Edouard), « Esthétique de
l’ingénieur – Maisons en série », L’Esprit Nouveau, n°13, décembre 1921, pp. 524-542.
53 Bien que cela étant son ambition, il ne parviendra jamais à tendre vers une telle production, contrairement à Walter

Gropius par exemple. GROPIUS, Walter, Architecture et société, [trad. : PETIT D.], Éditions du Linteau, 1995

142
suite de Fibonacci possèderait l’atout de mobiliser des « éléments numériquement
constructibles »54, en assurant l’harmonie des rapports géométriques.
Ces propos semblent faire écho aux réserves émises par Gérald Hanning (1919-1980) au
sujet du Modulor. Ayant travaillé avec Le Corbusier de 1937 à 1947 avant de devenir
urbaniste à La Réunion et d’y faire la rencontre de Fabien Vienne (cf. chapitre 4)55, Hanning
participe aux réflexions sur le Modulor56. À l’automne 1950, il écrit une lettre à Le Corbusier
saluant les potentialités de cet outil harmonique de modulation, mais en soulève aussi les
limites, regrettant que son application soit essentiellement, pour l’heure, cantonnée à un
usage esthétique et non pas tant – ou pas assez – constructif ou industriel :

« Pour le Modulor..., en ce qui concerne ses applications, je dois cependant vous dire
que je regrette de voir ce système de dimensionnement harmonique être limité au rôle
de “mètre” ; à mon avis, c'était impliqué par son existence même. Pour ma part, j'y
voyais, dans le cadre de la discipline de synthèse des connaissances portée au niveau
d'une discipline de synthèse des connaissances humaines et des connaissances
techniques et basée sur un sentiment plastique et des connaissances esthétiques – le
moyen de faire produire par l'industrie des éléments finis pour la construction
moderne, surtout en matière d'habitat : le système des “nattes japonaises”, comme
vous me l'aviez indiqué au départ, appliqué à tout ce qui est en construction.
C’était peut-être ambitieux, mais l’existence des panneaux de WACHSMANN et
surtout l’existence des préfabriqués GUNISSON (sic)57 de LOUISVILLE aux U.S.A.,
qui composaient des plans au tampon et commandaient par téléphone leurs maisons,
infiniment diverses, par simple énoncé des références des différents éléments usinés,
montre que ce n’est pas une utopie. Ce qui a pu être pratiquement réalisé dans une
firme peut l’être pour toute une industrie et cela, internationalement, si l’on parvient
à faire admettre des normes réglementaires.
Je suppose que l’époque n'est pas encore venue, mais il est certain que l'avenir de
votre Modulor est là, si on veut en faire autre chose qu'une recette esthétique »58.

Dépasser l’ordre géométrique comme « recette esthétique », pour y affilier une logique
réellement industrielle et corrélée aux conditions de mise en œuvre du projet d’architecture.
Telle serait l’une des possibles réinterprétations du legs corbuséen dont hérite la génération
d’architectes de la seconde moitié du XXe siècle : appréhender le module – qu’il relève de
la section d’or ou non – comme une entité complexe qui réponde à l’ensemble des
composantes du projet architectural, et non comme un outil qui satisfasse en premier lieu
une attente esthétiques.
Fabien Vienne rapproche les lois de la géométrie de la constructibilité des structures et de
l’articulation des composants. Plus spécifiquement, il considère la trame comme un outil
marquant une étape dans le processus de projet, le moment où intervient la structure, où il
faut penser la construction59. Le Corbusier associe aux polyèdres60 une abstraction des
formes, « forçant l’esprit à une interprétation philosophante s’éloignant, en ce qui concerne

54 VIENNE, Fabien, entretiens informels avec l’auteure, 26 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris ;

cf. Annexes).
55 Hanning et Vienne se rencontrent à l’île de La Réunion entre 1949 et 1950, liant une amitié sincère. Nous supposons

que ces moments partagés constituent l’occasion d’échanger quant à l’application du Modulor, et sur la composition
urbaine que défend Hanning, corrélée à la trame foncière, agricole et paysagère (cf. chapitre 4).
56 Gérald Hanning est l’un des membres fondateurs de l’ASCORAL (Assemblée des Constructeurs pour une

Rénovation Architecturale), et participe à la rédaction du Modulor (1948) ainsi que des Trois établissements humains
(1945).
57 L’orthographe correcte serait Gunnison (Colorado).
58 LE CORBUSIER, Le Modulor 2. La parole est aux usagers, op. cit., p. 40.
59 À partir des notes prise dans le carnet de bord accompagnant les entretiens informels menés avec Fabien Vienne

en octobre 2015 (26 octobre, cf Annexes).


60 Il mentionne plus spécialement ici l’icosaèdre et le dodécaèdre, figures largement exploitées dans le travail de Fabien

Vienne.

143
l’art de bâtir, des données mêmes du problème : la vision de l’œil »61 ; lorsque Fabien
Vienne les entrevoit, justement, comme le moyen de développer le volume habitable
maximal pour le minimum de surface et de matière (cf. chapitre 7) grâce à une
rationalisation des formes. Bien qu’inscrit dans le sillage de ces mentors, Fabien Vienne,
assez logiquement, retient les principes de leur architecture auxquels il adhère, et dépasse
les limites qu’il identifie dans leur travail. La mobilisation de la géométrie et de la
modulation dimensionnelle pour penser le projet d’architecture constituerait précisément
une manière pour lui de se définir en tant que praticien, et de dépasser cet héritage moderne.
À ce titre, les recherches que l’architecte propose avec les réseaux tramés sont
particulièrement intéressantes en ce qu’elles autorisent, en fonction des besoins du projet,
le recours à la figure du carré – trame carrée, trame cubique – comme aux polyèdres
complexes. Le Corbusier, en revanche, oppose ces deux dynamiques, au moyen d’une
analyse plus binaire :

« L’esprit de géométrie conduit aux formes saisissables, expression des réalités


architecturales : murs debout, aires perceptibles entre quatre murs, angle droit signe
de l’équilibre et de la stabilité. Je dirai : esprit placé sous le signe du carré […]
Ou alors, l’esprit de géométrie conduit aux tracés d’épures étincelantes, dirigeant des
rayons en tout sens, ou se repliant en triangles ou autres polygones, ouverts à
l’amplitude spatiale comme à la symbolique subjective et abstraite. Je dirai : esprit
placé sous le signe du triangle et du pentagone convexe ou étoilé et de leurs
conséquences volumétriques : l’icosaèdre et de dodécaèdre […]
Ici, forte objectivité des formes, sous la lumière intense d’un soleil méditerranéen :
architecture mâle.
Là, subjectivité illimitée occupant des ciels tamisés : architecture femelle.
Ceux du carré n’emploient pas le compas, car ils ne gèrent que des surfaces ou des
prismes simples dont la figuration par carrés ou rectangles détermine des rapports
manifestés très objectivement et en pleine facilité d’appréciation.
Ceux du triangle ont le compas entre les doigts. Cosmographie, étoiles… Attention,
le subjectif nous fait : psst, psst !... »62.

Par sa maitrise des réseaux géométriques, simples (carré) comme complexes (polyèdres),
en plan comme dans l’espace, Fabien Vienne s’autoriserait des libertés qui lui permettent,
au fil des projets, d’articuler composition et construction, utile et esthétique, rationnel et
poétique. Par là-même, si leurs mentors modernes démontrent une agilité à manipuler la
trame pour passer de l’échelle urbaine à l’échelle de l’édifice (et inversement)63 ou pour
affirmer une identité locale64, il semble que Vienne et Lajus aient nourri le désir d’utiliser la
trame pour mieux appréhender le passage d’un état composé (dessin) à un état construit
(industrialisé) du projet architectural. Dès lors, l’enjeu pour les deux architectes serait de
retenir les principes essentiels qu’ils ont appris auprès de ces figures influentes, pour en
réinventer les moyens et les formalisations en permanence, comme en témoignent ces
propos de Fabien Vienne, soucieux de cet héritage et animé d’un esprit prospectif :

« Même si au départ je suis “moderniste”, je suis extrêmement respectueux du passé.


Je me souviens quand j’ai fait les trucs des Arts et Traditions Populaires, c’était la
réunion où il y avait Le Corbusier. Il était content que je lui explique que j’avais trouvé
que ce n’était pas la forme que j’aimais dans les trucs anciens, c’était la démarche qui
les avait conduites. Si les éléments changeaient, la forme changerait. Donc c’était idiot

61 LE CORBUSIER, Le Modulor. Essai sur une mesure harmonique à l’échelle humaine applicable universellement à l’architecture et
à sa mécanique, op. cit., p. 74.
62 Ibid., p. 224.
63 Jean Bossu et l’artère résidentielle [DOUSSON, Xavier, Jean Bossu : une trajectoire moderne singulière, op. cit., pp. 137-

154] ; Auguste Perret au Havre [DELEMONTEY, Yvan, Perret et la trame au Havre. Du chantier à la forme urbaine, op.
cit.] ; Le Corbusier à Chandigarh [VON MOOS, Stanislaus, Le Corbusier, l’architecte et son mythe, op. cit., pp. 180-192].
64 Production de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac, voir suite du chapitre.

144
de copier du traditionnel, ce qu’il fallait c’était la démarche et la réflexion. Pour moi
c’était extrêmement important de se mettre dans le pli de l’Histoire, et ça n’empêchait
pas d’être très moderne et novateur. Parce que les mecs s’ils faisaient des maisons en
pierre calcaire dans la Plaine de Caen, c’est parce qu’il y avait de la pierre calcaire là-
bas. Quand le chemin de fer est passé et qu’il a amené des tuiles ils ont commencé à
mettre des tuiles. Tant qu’il n’y a pas eu de chemin de fer ils mettaient de l’ardoise ou
je ne sais quoi. Il faut toujours repenser les choses »65.

Une première manière de réinterroger le travail de Le Corbusier vis-à-vis d’une modulation


de l’architecture repose ainsi, pour Fabien Vienne, sur une définition du module selon des
dimensions qui concourent directement à une préfabrication simple et précise des
composants du projet. Une autre façon de le faire consiste à inscrire ce module dans un
ordre géométrique situé, c’est-à-dire pensé en fonction d’un contexte urbain et paysager,
ou en tout cas d’un ensemble plus grand. Ce second élément de réflexion postule ainsi que
la géométrie mobilisée par l’architecte ou l’urbaniste devrait s’adapter à un existant, pour
contourner l’écueil d’une application qui en ferait « une théorie bête et méchante »66. Les
limites du Modulor reposeraient donc, aussi, sur le fait que ses rapports sont définis
initialement, de façon permanente, sans laisser de latitude à de possibles réajustements.
Pour incarner ce raisonnement, Fabien Vienne fait appel à la notion de « tracé régulateur
intégré »67. (3.8) Il précise :

« Tu as des gens qui pensent que le tracé régulateur c’est le nombre d’or, ce qui est
idiot. J’ai pensé ça dès le début, pour la mairie de Saint-Paul. Pour le clocher, je l’ai
fait à partir d’un tracé régulateur, mais je ne l’ai pas fait à partir d’une théorie. Mon
tracé régulateur a repris les dimensions de ce qui existait déjà, autrement dit tu ne
peux pas appliquer n’importe quel tracé. Il faut que ce soit pris dans un ensemble,
dans un contexte. Si tu arrives sur un plan de ville, tu ne peux pas appliquer une
méthode brutale. Il faut déjà analyser le plan de ville pour savoir quelle est la trame,
quel est le système qui va être le plus adapté. Et ça ne sera pas forcément celui qui tu
as dans la tête comme étant théorique, tu vas peut-être en trouver un autre. Il faut
toujours que tout soit repris dans l’ensemble supérieur »68.

En somme, adapter l’ordre géométrique, le contextualiser. Étudier les trames en place, celle
de la ville dans laquelle le concepteur intervient, celle de l’édifice dont il fait l’extension ou
la surélévation, pour mieux les réinterpréter, les prolonger, les recomposer. Dans ce cas de
figure, l’attention n’est pas tant portée sur le résultat que sur la démarche. En effet, il ne
s’agit pas de parvenir à un idéal géométrique anticipé, mais bien de repenser chaque fois les
composantes de l’ordre géométrique à installer, en fonction des moyens techniques, des
besoins programmatiques et des préexistences urbaines. C’est également le cas du centre
de réadaptation fonctionnelle du Grau-du-Roi, exemple que l’architecte mobilise pour
illustrer son raisonnement. Ici, le processus conceptuel commence avec la constitution d’un
organigramme définissant les besoins du bâtiment, en termes de locaux et d’équipes
soignantes. Une fois les surfaces globalement estimées, chaque service est symbolisé par
des figures rectangulaires, ensuite combinées selon les relations nécessaires entre les espaces
du centre. Selon l’architecte, la géométrie de ce projet découle des besoins
programmatiques, et « la trame apparait avec le “plan-ossature”»69. (3.9) Ici, la trame ne
constitue pas tant un prérequis qu’un outil qui intervient à un moment spécifique du projet.
Et si la méthode de l’organigramme n’est en rien exceptionnelle, mobilisée par de

65 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
66 Ibid.
67 Ibid.
68 Ibid.
69 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 26 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).

145
nombreux architectes, elle trahit ici une capacité de Fabien Vienne à faire intervenir la trame
à différents moments du processus de conception.
Ces éléments nous semblent essentiels en ce qu’ils révèlent la posture conceptuelle de
Fabien Vienne vis-à-vis de l’usage des réseaux géométriques, mais aussi la souplesse
intellectuelle dont il fait preuve. Le bagage moderne acquis dans le cadre de ces sphères
culturelles aurait servi de socle que l’architecte n’aurait cessé de réinterroger, passant d’une
considération de la trame comme finalité à son appréhension comme processus. Dès lors,
cette double critique du Modulor nous parait éclairante vis-à-vis de notre hypothèse initiale.
Elle supposait que la trame, telle que mobilisée par Vienne et Lajus, permettait aux
architectes d’appréhender l’ensemble des composantes du projet architectural (mise en
œuvre, travail avec les industriels, adaptation aux besoins des usagers, etc.). En reprochant
au Modulor une trop faible prise en compte des moyens concourant à une industrialisation
et un ancrage de l’architecture, Fabien Vienne se positionne non seulement vis-à-vis de ses
mentors, mais également de son propre usage des réseaux géométriques, qu’il souhaite
emprunt des réalités de la construction.
Si la troisième partie de cette thèse s’attache précisément à l’analyse des potentialités de la
trame que Fabien Vienne et Pierre Lajus mobilisent pour penser une industrialisation de la
construction, nous pouvons déjà faire la lumière sur ce que le premier retiendrait de son
acculturation aux tracés régulateurs. Dans la fiche de synthèse « Systèmes » qu’il dresse à la
fin de sa vie, à la manière d’une rétrospective de sa carrière dont le fil rouge est celui des
systèmes modulaires et constructifs qu’il a mobilisés, nous remarquons que Fabien Vienne
ne mentionne aucun projet d’architecture ayant eu recours à ce mode de composition.
(3.10) En effet, dans la rubrique « Tracé régulateur et nombre d’or », seul le projet de
requalification de la mairie de Saint-Paul (La Réunion) en 1951 relève de l’échelle de
l’édifice. Les autres projets de cette catégorie relèvent, eux, de l’échelle du mobilier70, du
dispositif scénographique71 ou des jeux de construction72. En définitive, cette manière
d’aborder le projet d’architecture, à l’aide du nombre d’or, est relativement absente de la
production de Fabien Vienne. D’autre part, nous relevons que les périodes auxquelles
l’architecte mobilise ces tracés correspondent soit au début de sa carrière (1946- 1951) soit
à la toute fin de celle-ci (1984-2008). Plus spécifiquement, les tracés régulateurs ne sont pas
mobilisés dans la période qui nous intéresse – 1960-1990 – moment au cours duquel il
s’attache, entre autres, à la conception du logement. En revanche, cette même synthèse sur
les systèmes de Fabien Vienne montre que l’architecte fait appel à la série Fibonacci73 pour
imaginer le système Trigone 192 en 1960. Tout y est modulé selon les dimensions 24cm,
36cm, 60cm, etc. C’est l’unique projet d’architecture mentionné comme étant directement
lié à ce mode de dimensionnement des espaces et des composants, tandis que la suite de la
liste mentionne des éléments de mobilier74. Le système EXN, lui, basé sur une
réinterprétation du système Trigone, fait appel à la « trame carrée » ainsi qu’au « réseau sur
trame carrée multiple », utiles à la composition des plans, des façades et des coupes. Cette
chronologie des projets révèle ainsi une évolution des systèmes modulaires et constructifs
de l’architecte qui, partant d’un héritage moderne de tracés régulateurs, tend vers une
conception volumique de l’architecture. Les réseaux dans l’espace lui permettraient, dès
lors, de ne pas se restreindre à une « GRILLE des proportions », fonctionnant comme « un

70 Mobilier Rochebrune (1946)


71 Capsule Holo (1985), Triptyque Hermès (1986)
72 Cube harmonique (1984), Zometool (1994), Cubespace (2008)
73 « Série Fibonacci 2, 3, 5… à partir d’un module de 12cm », Systèmes, fabienvienne.com
74 Meubles adhésifs (1967), Stram (1970), Coxim (1970), Tout mousse (1970), Moussflor (1972), AM 74 (1974)

146
élément de surface »75. À en juger par son discours et sa production, Fabien Vienne semble
vouloir dépasser cette utilisation – partielle – des potentialités des mailles géométriques.
Son passage parmi les agences de Paul Nelson et d’Auguste Perret en est, en un sens, le
témoin.

- De Paul Nelson à Auguste Perret : un usage contraint de la trame en architecture ?


À la sortie de l’école des Arts Appliqués à l’Industrie, Fabien Vienne réalise un stage de
plusieurs mois au Centre de formation d’architectes-urbanistes ruraux 1425 dépendant du
Musée des Arts et Traditions Populaires. À cette occasion, il rencontre à plusieurs reprises
Le Corbusier ainsi qu’Auguste Perret, membres du comité de surveillance de ces chantiers.
Entre 1947 et 1949, période qui suit celle du Chantier 1425, il oscille entre plusieurs agences
parisiennes, parmi lesquelles celle d’André Hermant aux côtés duquel il participe aux études
sur le Havre76; de Paul Nelson, pour qui il réalise un travail de maquette de l’hôpital de
Saint-Lô ; de Marcel Lods, là-encore pour des maquettes relatives au projet d’écoles
préfabriquées de l’architecte ; et de Jean Bossu, dans le cadre d’études sur la Cité du
Tergnier et du Village du Bosquel77. Pour Auguste Perret, il réalise l’illustration d’articles
sur l’architecture, que nous supposons publiés via la revue Techniques & Architecture dont les
membres fondateurs ne sont autres qu’Auguste Perret, André Hermant, Le Corbusier,
Robert Le Ricolais et Jean Prouvé78. Ces agences parisiennes se “prêtent” les jeunes
diplômés à l’occasion de charrettes ponctuelles, qui permettent au jeune Vienne d’en
découvrir les travaux et les sphères culturelles. Plus spécialement, l’architecte se souvient
de l’usage que faisait Paul Nelson de la trame à cette époque, et qu’il juge déjà relativement
sévèrement, bien qu’encore en apprentissage :

« La trame était horrible. [Rires] C’était la trame cubique de 60cm qui était une
contrainte que j’ai trouvé effrayante à l’époque. Et puis que je trouvais emmerdante,
monotone, et d’autant plus que je comprenais mal parce que j’étais assez emballé par
le Modulor à l’époque. Parce qu’aussitôt avec Bossu on a été plongés dans le bain
Modulor, avec tout ce que ça représente comme dynamique de dimensions. Et la
trame répétitive de 60 pour moi c’était le truc poussif, qui ne respirait pas, qui n’avait
pas de rythme. En plus contraignant au point que tout devait passer dans cette trame,
c’était quelque chose d’absolument atroce pour moi. Et j’ai jamais compris pourquoi
Nelson fait partie de l’équipe des gens dits modernes à l’époque, parce que moi
j’aimais pas tellement ce qu’il faisait. Alors que j’aimais bien, à l’époque c’était le
moment où Le Corbusier travaillait sur Marseille, et où il y avait quand même des
rythmes qui étaient autrement plus intéressants que le cube de 60 de Monsieur Nelson
pour son hôpital »79.

Deux éléments sont à relever ici. Alors que Fabien Vienne défend, dans le même temps,
les limites du Modulor, il s’agit désormais d’en reconnaitre la principale qualité : la
dynamique dimensionnelle que le principe engage. Des propos qui trahiraient, d’une part,
un regard nuancé sur la méthode corbuséenne, et d’autre part, une possible prise de recul

75 LE CORBUSIER, Le Modulor. Essai sur une mesure harmonique à l’échelle humaine applicable universellement à l’architecture et
à sa mécanique, op. cit., p. 41.
76 André Hermant travaille lui-même pour Auguste Perret sur la Reconstruction de la ville du Havre, dans le cadre

d’un atelier ad hoc constitué pour l’occasion [BENEVOLO, Leonardo, VICARI, Vera et Jacques (trad.), Histoire de
l’architecture moderne, T. 3, Les conflits de l’après-guerre, op. cit., p. 215]. Cet élément explique également le passage de Fabien
Vienne dans l’une et l’autre de ces agences.
77 Éléments issus du Curriculum Vitae conservé dans le fonds d’archives de l’architecte, Fonds Fabien Vienne et

agence SOAA, 434 ifa, Carton 40, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle / Cité de l’architecture (Paris).
78 La revue est fondée en 1941. Au cours de nos entretiens informels, Fabien Vienne dit avoir réalisé un article, à la

commande d’André Hermant, pour la revue Techniques & Architecture, dont nous n’avons pas retrouvé trace
(cf. Annexes).
79 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, juillet 2002, Paris.

147
entre le moment où l’architecte se confie à Xavier Dousson, en 2002, et à nous, en 2015.
Ce dernier élément relève de l’hypothèse. Quoiqu’il en soit, Fabien Vienne semble déjà se
détacher d’une trame qui fabriquerait de la monotonie, lui préférant, à l’inverse, le rôle d’un
générateur de complexité et de variété. Visiblement séduit par le caractère progressif et
organique du Modulor – comme la suite de Fibonacci – la trame de 60cm lui apparait
comme un carcan rigide, sans variabilité, synonyme d’une absence de rythme. Sa trop
grande régularité en deviendrait son principal écueil.
Pourtant, l’Hôpital Saint-Lô semble démontrer une réflexion intéressante quant à la
connexion entre trame et intelligence constructive, dans ce qu’elle permet d’usages comme
de finitions. Grâce à la trame de 60cm qu’il adopte, Paul Nelson imagine des façades dont
les châssis en aluminium coulé, de 60x60cm, fabriquent un claustra régulier qui participe
tant de l’esthétique de l’édifice que de la flexibilité de ses façades. Ces châssis sont
effectivement conçus pour pouvoir accueillir des vitrages comme des éléments opaques, en
fonction des besoins de chaque étage. Cette modulation se retrouve en réalité dans
l’ensemble de l’hôpital, dont les façades, mais aussi les plans et les coupes sont calibrés
selon un module de cent-vingt centimètres :

« Les architectes avaient établi un module de 1,20 mètre dont les dimensions de toutes
les parties constitutives du bâtiment étaient un multiple ou sous-multiple. Les étages
étaient supportés par un quadrillage de piliers uniformément écartés de six mètres,
cinq fois le module. La hauteur de ces poutres et plafonds était uniformément de
soixante centimètres, soit un demi-module. On a vu que les claustras étaient eux aussi
d’un demi-module de côté. Les carrelages du sol avaient trente centimètres ou un
mètre vingt de côté, et le reste à l’avenant »80.

Une modularité qui semble avoir permis une restructuration de l’édifice facilitée au fil des
années, et rendu possible une variation des affections programmatiques suivant les besoins
des services médicaux (délocalisation des salles d’examen, réaménagement des chambres,
etc.). Les entretiens menés avec Fabien Vienne et les documents graphiques produits au
cours de sa carrière révèlent, d’après l’analyse que nous en faisons, que c’est certainement
le manque de dynamisme géométrique que l’architecte reproche à Paul Nelson. Cette fois-
ci l’architecte tiendra le même discours à l’égard de Paul Nelson, à Xavier Dousson comme
à nous : celui d’un architecte « fou du modèle cubique de 60x60x60 »81. Un modèle qui lui
parait moins pertinent que la trame de six mètres d’Auguste Perret, cette dernière étant plus
réaliste qu’une modulation globale de l’architecture sur un pas de 60cm. Une conviction
que Fabien Vienne a visiblement remise en question à la fin de sa carrière, lorsqu’il conçoit
le système Alibois, en 1990, entièrement modulé selon un pas de vingt centimètres. Au-
delà de l’association Formes Utiles, Fabien Vienne côtoie André Hermant alors que ce
dernier fait partie de l’équipe d’architectes mobilisée aux côtés de Perret dans le cadre du
projet du Havre. De son passage chez Hermant, l’architecte retient une modernité affirmée
et libre, lorsque le travail d’Auguste Perret lui parait contraint par une excessivité de normes
compositionnelles :

« Chez Perret il y avait des règles, des tabous. Les colonnes étaient un peu plus petites
en bas qu’en haut, il y a tout un catalogue de formes chez Perret »82.

80 BEISSON, Georges, « L’hôpital mémorial France-Etats-Unis de Saint-Lô : le premier hôpital en hauteur moderne
de France », Livraisons d’histoire de l’architecture, 2004, pp. 9-23, pp. 17-18 [en ligne, www.persee.fr, consulté pour la
dernière fois le 30 juillet 2022].
81 VIENNE, Fabien, entretien informel avec l’auteure, 26 octobre 2015, op. cit.
82 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, juillet 2002, Paris.

148
Fabien Vienne reconnait toutefois à Auguste Perret une maitrise de ce qui relève de la
technique de construction du bâtiment. Une rigueur constructive qu’il associe à une qualité
de l’architecture. En premier lieu, elle révèle la capacité de l’architecte à mobiliser une trame
commandant l’ensemble de l’aménagement urbain, dont le « module constant de 6,21 m
[…] permet la normalisation et la préfabrication de nombreux éléments de construction :
pour certains édifices, toute la structure – poutres, piliers, dalles – pour d’autres,
uniquement des remplissages, des vitrages et des escaliers » 83. Ici, la trame assure une
préfabrication des éléments de la construction, et donc une appréhension du projet
architectural en prise avec les modes de mise en œuvre de l’édifice. (3.11) Une intelligence
de l’outil tramé à laquelle Fabien Vienne est, comme nous l’avons vu, particulièrement
sensible. Dès lors, la monotonie serait évitée par une variété d’agencements volumiques et
rythmiques, et par « l’introduction réfléchie de quelques éléments exceptionnels »84. C’est
précisément ce dernier point qui semble constituer le biais de la méthode Perret. Selon
l’auteur, ce vocabulaire de la composition se révélerait pourtant assez rapidement obsolète,
en tout cas mis en danger dans un contexte de mutations rapides de l’après-guerre :

« La complication croissante de la technique et la rapidité des transformations sociales


et économiques rétrécissent progressivement ces limites, rendant le préalable de
Perret de plus en plus précaire. L’architecture enregistre fidèlement ce conflit ; Perret
et son équipe ne peuvent résister à la pression des mutations extérieures qu’en
accentuant le caractère mécanique de leur répertoire de composition, et le vieux
maître concentre son effort sur les édifices les plus représentatifs, tombant désormais
dans un maniérisme de sa propre œuvre »85.

D’après cette analyse, le principe conceptuel tramé de Perret souffre d’une rigidité qui
l’empêcherait de gérer la complexité des contraintes économiques, sociales et techniques
inhérentes au projet architectural. L’attention conceptuelle, plutôt que de se concentrer sur
la règle, se focaliserait en définitive sur l’exception. Dans son ouvrage consacré au Centre
d’études nucléaires de Saclay conçu par Auguste Perret au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, Ana Bela de Araujo explique pourtant combien la trame constitue, pour Perret,
un principe conceptuel lui assurant de passer de l’échelle urbaine à celle du détail, et de
permettre à l’édifice de supporter les variabilités programmatiques :

« L’architecture de Perret a longtemps été dénigrée, trop souvent condamnée à une


prompte désuétude stylistique et considérée comme systématique et trop répétitive.
L’analyse des processus de conception de Perret permet de démontrer que c’est
précisément le systématisme et l’intemporalité qui caractérisent son œuvre et
l’autorisent à relever ce défi que représente la construction du Centre de recherches.
Notre hypothèse est que, face à l’ambiguïté programmatique et aux temporalités
d’usages contradictoires, c’est l’application de l’architecture-système86 de Perret qui
solutionne la quadrature du cercle de Saclay. La souplesse paradoxale de sa
conception systématique mise au point dans l’entre-deux guerres est une stratégie
conceptuelle qui anticipe, en quelque sorte, la problématique contemporaine de
l’obsolescence et de la flexibilité. Ce sont des outils urbanistiques – la trame et l’”abri
souverain” – qui permettent à l’architecture et à l’espace urbain d’absorber les
contingences internes et externes particulières de la commande nucléaire […] Jamais
sa conception d’une œuvre éternelle n’aura autant été mise à l’épreuve que dans le

83 BENEVOLO, Leonardo, VICARI, Vera et Jacques (trad.), Histoire de l’architecture moderne, T. 3, Les conflits de l’après-

guerre, Bordas/Dunod, Paris, 1980, p. 215.


84 Ibid.
85 BENEVOLO, Leonardo, Histoire de l’architecture moderne, T. 3 Les conflits et l’après-guerre, Bordas/Dunod, Paris, 1980,

p. 217.
86 Note l’auteure : « Notion développée par Gérard Monnier, « Les commandes de l’État », dans Jean-Louis Cohen,

Joseph Abram et Guy Lambert (dir.), Encyclopédie Perret, Paris, Monum, Éditions du Patrimoine, Ifa et Le Moniteur,
2002, p. 248-251.

149
cadre de cette commande de cité scientifique incertaine, mobile, controversée, et
appelée à devenir rapidement surannée »87.

Le caractère éternel de l’œuvre architecturale de Perret et la souplesse conceptuelle reposant


sur l’usage d’une trame – n’induisant pas nécessairement la souplesse de l’architecture
bâtie – semblent entrer quelque peu en contradiction. Peut-être Fabien Vienne y lit-il les
nuances entre une réflexion systématique et une réflexion systémique ? Dans le premier
cas, il serait question de capitaliser un principe – la trame – par sa stricte répétition. Dans
le second, il s’agirait d’envisager la trame comme support d’une ouverture du projet
architectural pendant les temps de la conception, de la réalisation et de l’usage des espaces
(cf. chapitre 11). Toutefois, la manière dont Auguste Perret mobilise la trame, comme
« dénominateur commun […] qui discipline les complexités – qu’elles soient d’ordre
programmatique, spatial, parcellaire, etc. – et assure une unité organisatrice »88 semble faire
écho à l’appréhension qu’en fera Fabien Vienne, comme un outil cohérent à l’ensemble de
son processus créatif.
Un passage rapide chez Marcel Lods dont il ne fera aucunement mention lors de nos
entretiens. Nous pouvons supposer que Fabien Vienne observe là aussi la logique tramée
mise en œuvre par cet architecte qui, selon Hubert Lempereur, permet une articulation
pertinente entre structure et aménagement :

« Les exemples pertinents d'intégration du mobilier et des équipements pourraient


ainsi être multipliés, illustrant la symbiose entre procédé constructif, plans des
logements, agencement et ameublement, sans que l'on puisse pourtant déterminer la
part de l'apport relatif de Lods et de Gascoin. Peine perdue : l'appellation de mobilier
incorporé, qui couple de façon paradoxale le principe de mobilité et l'idée de faire
corps avec l'architecture, dit par elle-même le statut composite de sa conception. Quoi
qu'il en soit, cette cohérence à toutes les échelles de l'action de Lods et Gascoin
préside à l'invention d'un ordre architectural, marqué par la trame du calepinage des
éléments préfabriqués »89.

Si Lods n’a pas encore développé ses projets de Grand Mare à Rouen (1962-1977) ou ses
études pour la production de bâtiments industrialisés (1961-1978), et qu’il imagine à peine
à cette période son projet de « Maison Vivante Type » (1952-1953), il a déjà œuvré à la
réalisation de la Cité de la Muette, à Drancy (1931-1934), au projet de l’école de plein air de
Suresnes (1932-1957), ou encore à la Maison du peuple de Clichy (1937-1937), en
collaboration avec Jean Prouvé et Vladimir Bodiansky, et Eugène Beaudoin son associé.
Des projets où trame et industrialisation font partie des principes de l’architecture
proposée, et qui n’ont pu échapper, à priori, à l’attention de Fabien Vienne.
Si ces analyses, partielles et succinctes, ne sauraient dépeindre avec suffisamment de
précision l’acculturation que Fabien Vienne déploie au cours de ces passages dans les
agences d’une certaine modernité française, il s’agit à présent de s’intéresser de plus près au
rapport que celui-ci entretenait avec son chef d’agence, Jean Bossu, et de relever les
enseignements dont Pierre Lajus bénéficiera auprès de ses associés, Yves Salier et Adrien
Courtois, quant à la connexité subsistant entre ordre géométrique et constructibilité de
l’architecture.

87 DE ARAUJO, Ana Bela, Auguste Perret, la Cité de l’Atome. Le Centre d’études nucléaires de Saclay, Éditions du
Patrimoine/Centre des monuments nationaux, Paris, 2018, p. 73.
88 DE ARAUJO, Ana Bela, Auguste Perret, la Cité de l’Atome. Le Centre d’études nucléaires de Saclay, op. cit., p. 77.
89 LEMPEREUR, Hubert, « Lods et Gascoin : confort et préfabrication », Le Moniteur [en ligne], 1er octobre 2009,

consulté le 10 juillet 2022.

150
C - Les mentors : influences et positionnements

- Jean Bossu “vu par” Fabien Vienne : les limites d’une expertise formelle ?
Avec le recul, Fabien Vienne se remémore André Hermant comme une figure d’une grande
liberté formelle, Auguste Perret comme un architecte qui a démontré sa maitrise technique,
lorsque Jean Bossu lui apparait comme « un type qui marchait à la plastique »90. De son
avis, Jean Bossu et Le Corbusier auraient en commun d’être des concepteurs s’appuyant
sur les discours du fonctionnalisme, mais qui demeurent attachés à une beauté du geste, à
une élégance du trait. Et s’il reconnait chez son mentor un sens aigu de la composition,
Fabien Vienne attribue également à Jean Bossu des qualités pédagogiques, à l’agence
comme à l’école. En réalité, c’est notamment auprès de ce dernier que le jeune concepteur
apprend véritablement l’architecture, n’ayant pas été formé aux École des beaux-arts.
L’école des Arts Appliqués le forme sur le plan de la technique et sur la maitrise des modes
de représentation (dessin, modelage, graphisme), lorsque Bossu lui apprend à « appliquer
tout cela à quelque chose, à avoir une idéologie, une volonté, une manière de penser »91.
L’école l’aurait acculturé aux outils graphiques du projet architectural, son chef d’agence au
positionnement professionnel et idéologique que doit tenir un architecte praticien.
Également formé à l’École des Arts Appliqués, Bossu choisit ses jeunes talents parmi les
diplômés de cette école. Les raisons pour lesquelles l’architecte sélectionne les recrues de
son agence au sein de l’établissement dans lequel lui-même a été formé est évidente aux
yeux de Fabien Vienne : une même formation les conduit à manipuler les mêmes outils, et
donc par rebond, une même « non-idéologie »92. Derrière cette démarche, se lit la volonté
de récupérer des esprits façonnés – ou plutôt façonnables - comme le sien, pour une
intégration plus lisse à l’agence :

« C’était tout à fait normal qu’il recrute plutôt aux Arts Appliqués, où on n’avait pas
de déformation si je peux dire, on avait un savoir purement technique mais sans
aucune idéologie. Et la preuve qu’on n’en avait pas c’est qu’on ne savait même pas
qui c’était Picasso. Donc il marchait en terrain vierge, c’était très important pour lui
je pense et il le savait. Il a pu nous façonner d’une certaine manière, et jusqu’à un
certain point [Rires] »93.

Dans le travail de Jean Bossu, Fabien Vienne retrouve une « unité de représentation », qui
s’exprime jusque dans l’extrême rigueur avec laquelle l’architecte conçoit le dessin du
cartouche de l’agence, de la typographie, etc. Néanmoins, dans les souvenirs du jeune
diplômé, ces attentions relèveraient toujours d’un art de la représentation du projet et de sa
mise en forme sur les planches. Dès lors, Vienne reconnait la virtuosité formelle des
réalisations de son mentor, mais ne retrouve pas chez lui les bases techniques et
constructives qu’il recherche :

« Si on pense construction, comment vous allez savoir comment assembler une


poutre, il n’y avait jamais rien chez Bossu de connaissance technique, c’était effrayant,
on était nuls. Il fallait qu’on se démerde comme on pouvait pour savoir comment on

90 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, juillet 2002, Paris. Lors de nos entretiens, Fabien Vienne n’a

évoqué Jean Bossu qu’à de rares reprises, et jamais pour détailler les composantes de leur relation ou nous parler de
son travail. À ce titre, nous mobilisons ici des éléments issus des entretiens que l’architecte a fait avec Xavier Dousson
en 2002, que ce dernier a eu la générosité de partager avec nous, et que nous avons pu retranscrire.
91 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, 2002, Paris [retranscription de l’auteure].
92 Ibid.
93 Ibid.

151
faisait une porte, une charnière, etc. Lui il les voyait toujours d’une façon
complètement imaginaire. Et pourtant c’était le plus important »94.

La forme l’emporterait sur les autres dimensions du projet architectural. Derrière son
« catalogue d’esthétique [et] de formes », Fabien Vienne identifie alors un fonctionnalisme
qu’il qualifie de philosophique, tenu à distance de considérations plus pragmatiques ou
pratiques. Un élément qui, dans le quotidien du praticien, et plus spécialement dans le suivi
des chantiers, interroge. À ce sujet, Fabien Vienne relate brièvement le déroulement du
chantier de l’école d’agriculture que Jean Bossu l’envoie réaliser à La Réunion dès 1949/50.
Totalement novice dans la pratique architecturale, le jeune concepteur se retrouve à
dessiner des portées qui se révèlent extrêmement coûteuses à réaliser. Un élément que
Bossu ne remet absolument pas en question au moment de la conception du projet. « Du
pur Bossu ! »95 dira-t-il en déplorant une réalisation dix fois plus chère que le montant du
crédit qui y est initialement alloué. Une certaine abstraction semble planer dans la manière
dont Bossu conçoit l’architecture, dont la vision du métier dérange visiblement un Vienne
formé à la menuiserie, et mordu de la dimension manuelle et concrète de la construction.
Ce dernier évoque ainsi la distance entre esquisse et réalisation effective caractérisant la
pratique et la production de Bossu selon lui, concluant l’entretien en expliquant qu’il
connaissait l’architecture de façon sublime, mais l’ignorait totalement dans sa dimension
constructive.
Si nous pouvons admettre que Fabien Vienne soit plus éclairé – et donc critique – au sujet
de Bossu au moment où il se confie à Xavier Dousson, du fait des années écoulées, sa prise
de conscience semble remonter à ses premières années au cabinet Bossu, lorsqu’il est
envoyé à l’île de La Réunion. Chargé de suivre le chantier de l’école d’agriculture dont il a
réalisé l’esquisse, cette expérience cristalliserait pour Fabien Vienne le moment où
l’apprenti-architecte réalise que son mentor est incapable de déceler des erreurs techniques
pourtant évidentes : portées de trop grandes dimensions, finesse des volets, etc.

« Si le premier projet de l’école d’agriculture a foiré – je m’en souviens bien, j’ai


participé à son élaboration – c’est parce qu’il s’est fait dans le délire. Il y avait des
coupoles, des tas de propositions déraisonnables. Les premiers projets étaient
délirants ! Après, on a été obligés de calmer le jeu, mais ça l’intéressait beaucoup
moins ensuite. Comme Le Corbusier, il avait un discours sur le rationalisme, mais en
fait c’était un formaliste terrible »96.

Un tel discours semble trahir la position d’un Fabien Vienne qui identifie d’ores et déjà les
limites de l’enseignement que Bossu lui transmet, concluant avoir « appris [s]on métier sur
place »97, c’est-à-dire auprès des ouvriers et autres acteurs locaux. Cette remise en question
dépasse alors la dualité conception/construction ou imaginaire/réalité, pour atteindre la
dissociation entre dessin et écrit. Peu rodés, l’un comme l’autre, à l’exercice des pièces
administratives – ne serait-ce que les devis descriptifs – Fabien Vienne rapporte leur
commune méconnaissance de cette part écrite, pourtant essentielle, du projet architectural.
Sur place, celui-ci ne manque pas de qualifier cette incompétence administrative de « lourd
handicap », à la fois dans la gestion du chantier et dans celle de ses propres honoraires, le

94 Ibid.
95 VIENNE, Fabien, entretien avec Xavier Dousson, 24 avril 1997, in DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte, 1912-
1983, op. cit., vol. II, p. 394.
96 Ibid., p. 398.
97 Ibid., p. 394.

152
mettant dans une position financière particulièrement complexe durant les premiers temps
de son séjour réunionnais98.
Malgré le portrait que dresse Fabien Vienne de Jean Bossu, il est intéressant de remarquer
combien certains projets qu’il imagine au début de sa carrière font sensiblement écho – par
leur matérialité, leur équilibre plein/vide, leur composition – à la modernité qu’il observe
chez ses maîtres. Si à La Réunion l’influence, voire l’autorité, de Bossu participe
indéniablement de la production de Vienne99, il est des projets en métropole qui, eux aussi,
témoignent des principes modernes dans lesquels il a baigné. Nous pensons, entre autres,
au centre de réadaptation fonctionnelle et motrice du Grau-du-Roi, réalisé en 1956100, dont
la savante composition rappelle les équipements conçus par l’agence Bossu à La Réunion à
partir de 1950. (3.12) L’héritage moderne est là, et il faut attendre le système EXN (1974)
pour voir Fabien Vienne s’émanciper des codes de Bossu, et plus largement de sa doctrine.
Dans sa manière de qualifier la production de Jean Bossu, « pas vraiment traversée […] par
le souci de la performance technique, de la rationalité économique ou de la mise en avant
absolue d’un matériau »101, Xavier Dousson conforte l’hypothèse selon laquelle Fabien
Vienne se positionnerait différemment de son aîné, notamment dans sa manière d’associer
systématiquement les enjeux de coûts de et mise en œuvre de la construction à un savoir-
faire compositionnel, et ce au moyen de la trame. Dans une lettre qu’il adresse en 1999 à
Xavier Dousson, Fabien Vienne revient ainsi avec humour sur la façon dont Jean Bossu
pouvait considérer, métaphoriquement, l’architecture comme une saucisse, c’est-à-dire
comme une chose dont « les conditions de production sont secondaires »102. Et si
l’architecte reconnait dans cette même lettre sa propension à appliquer les règles imagées
de son maître, dont il admire les talents de dessinateur, nous n’en trouvons pas moins une
certaine distance avec une telle posture, notamment par l’intérêt qu’il porte aux méthodes
constructives ou à la gestion économique et organisationnelle du projet. « Lui son truc,
c’était la plastique »103. Nul doute que la démarche et la production de Jean Bossu sont, en
réalité, plus nuancées que ce dont se souvient Fabien Vienne. Les analyses que dresse
Xavier Dousson dans son ouvrage consacré à Bossu en sont la démonstration. À cet égard,
il est intéressant de noter que dans les années 1970, les deux hommes proposeront, avec le
même commanditaire (Maurice Tomi), deux solutions radicalement différentes pour un
habitat créole réinventé. Si Jean Bossu imagine un “Pavillon type Calou”104 en parpaings
enduits ou béton banché armé, Fabien Vienne prend le parti d’une construction légère,
avec des éléments bois entièrement préfabriqués en ateliers. Deux manières bien différentes
d’appréhender cette équation conceptuelle, l’un faisant le choix de mettre la trame au
service d’une expression moderne, le second en profitant pour explorer les potentialités
d’une construction légère et aisément (dé)montable.
Sur la fin de la collaboration entre Fabien Vienne et Jean Bossu, il est essentiel d’apporter
certains éclaircissements, nous aidant notamment à comprendre sur quels projets Fabien

98 Le gérant de l’hôtel où Fabien Vienne loge lui fera crédit pendant plusieurs mois
99 DOUSSON, Xavier, SCOTTO, Manon (dir.), Fabien Vienne à La Réunion, 1949-1995, Éditions Ter’La, 2022.
100 ARRIGHI DE CASANOVA (Dr. J), VIENNE, Fabien, « Le centre du Grau-du-Roi : établissement pilote dans le

domaine de la réadaptation fonctionnelle et de la rééducation motrice », Revue de l’Économe, n°291, octobre 1959,
pp. 1410-1419 et 1485. La démolition du centre a débuté en novembre 2019.
101 DOUSSON, Xavier, Jean Bossu : une trajectoire moderne singulière, Carnets d’architectes, Éditions du Patrimoine, Paris,

2014, p. 42.
102 VIENNE, Fabien, lettre adressée à Xavier Dousson, 25 août 1999, in DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte.

1912-1983, thèse en Histoire de l’art, op. cit., vol. II, p. 417.


103 VIENNE, Fabien, entretien avec Xavier Dousson, 24 avril 1997, in DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte. 1912-

1983, op. cit., vol. II, p. 393.


104 Voir thèse de Xavier Dousson, vol. III, pp. 380-81.

153
Vienne a pu (ou non) travailler. Officiellement chef de l’antenne du cabinet Bossu-Réunion
de 1950 à 1954, Fabien Vienne continue à travailler pour cette structure de 1954 à 1957,
non pas sous la direction de Bossu mais sous celle de Jean Falconnier105. Ayant accumulé
des dettes auprès de l’entrepreneur, Bossu lui a effectivement revendu l’agence, sans en
avertir ses employés. Fabien Vienne se souvient ainsi de la situation cocasse d’un patron
qui revend son entreprise avec ses employés106. Cet élément explique notamment que
certains cartouches de pièces graphiques relatives à des projets réalisés après 1954, et
retrouvés dans les archives de Fabien Vienne, soient diffusés sous le nom du cabinet Bossu,
tout en faisant apparaitre une touche conceptuelle qui semble lui être bien plus personnelle.
Entre 1954 et 1957, Fabien Vienne, alors directeur du cabinet Bossu-Réunion depuis les
bureaux parisiens de Falconnier (bureau d’études S.E.C.M.O.), fait des allers-retours entre
la métropole et l’île de La Réunion, avant de quitter officiellement la structure après sept
années d’engagement, et de créer sa propre agence107. Une agence qui, par ses activités, ses
compétences et ses statuts illustre la volonté de se positionner différemment de ce qu’il a
observé auprès de Bossu à ses premières années en agence. En mettant en danger ses acquis
pour penser, avec un constructeur le système constructif EXN permettant un habitat
modeste à La Réunion, et qui constitue une mise au défi intellectuelle, constructive et
organisationnelle de son emploi de la trame, délaissant une production plus conventionnelle
qui aurait participé de sa reconnaissance en métropole. En prenant la décision de
développer en interne les compétences d’un Bureau d’Études Techniques (BET), afin
d’anticiper au mieux les choix techniques associés à chaque projet, et s’assurer de leur
viabilité constructive. En conférant aux membres de l’agence le statut d’associés, afin de
pleinement les impliquer dans la vie et les choix de l’agence, le développement des projets
et une émulation résolument collective, basée sur le dialogue et la confiance108. Et si l’on
doit reconnaitre à Jean Bossu le courage (ou l’inconscience) d’avoir envoyé Fabien Vienne
seul à La Réunion alors même qu’il n’est pas formé à l’architecture (et encore moins à la
construction de celle-ci), lui donnant l’occasion de faire l’une de ses expériences
d’apprentissage les plus marquantes, il faut aussi noter combien l’élève aurait réinterrogé
les pratiques de son maitre, dans la manière de faire l’architecture et de vivre l’agence. Selon
ses anciens collaborateurs, il ne s’agissait pas, à la SOAA, d’un rapport patron /employé, et
encore moins maître/élève, mais d’une famille dans laquelle chacun pouvait partager ses
avis, se faire comprendre des autres, ou essayer lorsqu’il s’agissait de parler de géométrie,
c’est-à-dire « tout le temps ! »109.
Lorsque Bossu ou Salier-Courtois auraient été en quête de reconnaissance, sinon de
visibilité, en proposant une architecture-signature dont les réalisations trahiraient leur patte
conceptuelle respective, Vienne et Lajus auraient commencé à vouloir se positionner
comme des architectes qui, plutôt que de s’afficher, seraient plus discrètement à l’œuvre.
Nous pensons alors que la trame, dans le cas de Bossu ou de Salier et Courtois, leur servirait
à affirmer leur identité architecturale et de se singulariser, lorsque pour Vienne et Lajus, elle
constituerait avant toute chose un levier d’économie de la construction et de co-conception

105 Jean Falconnier est le directeur de la Société des Grands Travaux Métropolitains (S.G.T.M.), et l’entrepreneur,
notamment, du projet de l’école d’agriculture de Saint-Joseph.
106 Xavier Dousson précise ainsi que Jean Bossu, détenant 90% de la société, dont les 10% restants correspondent à

la part de ses collaborateurs réunionnais (Fabien Vienne, Pierre Sagui), cède pourtant secrètement 100% la structure
à Jean Falconnier.
107 La S.O.A.A (Société d’études et d’arts appliqués à la construction et à l’industrie) est ainsi créée en 1957 par Fabien

Vienne, qui en est également le directeur.


108 Un entretien avec Marc et Marie-Anne Cayla nous permet de comprendre que tous les membres de l’agence sont

associés selon le principe des SCOP, faisant qu’après un an de salariat, chacun se voit proposé le statut d’associé de
l’agence. Voir entretien (cf. Annexes).
109 CAYLA, Marie-Anne, entretien avec l’auteure, 19 avril 2018, Paris.

154
avec les acteurs du bâti, donc une manière de se rendre accessibles. Le caractère sériel des
maisons ayant marqué la production de Fabien Vienne comme de Pierre Lajus participerait
de cette tendance.
Néanmoins, Lajus et Vienne auront beaucoup appris auprès de ces mentors. Ne serait-ce
que par le chantier du Bosquel, l’expérience réunionnaise ou le cercle culturel de son chef
d’agence, Fabien Vienne a bénéficié d’un socle solide duquel il a pu, par la suite, se
distancier. Pierre Lajus, quant à lui, aura posé certaines bases de sa future pratique en
indépendant, partageant avec ses associés de l’agence bordelaise le désir de proposer des
modes de vie ouverts pour la maison individuelle, et de faire de ce programme un véritable
enjeu architectural, et non un objet synonyme de frilosité conceptuelle.

- Pierre Lajus et l’École bordelaise : réinterrogation d’une modernité radicale


De tous les qualificatifs consacrés à la production de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac,
celui de modernité est certainement celui qui fait l’unanimité. Claude Parent décrit « quatre
architectes passionnés et volontaires, qui auront aux yeux de tous pendant une décennie
secoué le joug d’une bourgeoisie de province engluée dans ses XVIIe et XVIIIe siècles […]
Et si au bout de quarante ans on respire à Bordeaux un air de culture plus frais, on peut
considérer que c’est une belle récompense pour Salier et Courtois, pour Sadirac et Lajus
que de voir leur souci de modernité des années héroïques hanter de nouveau cette “belle
endormie” »110. Parallèlement, l’agence est associée à la formule d’« École Bordelaise »,
qualifiée par Philippe Dufieux comme un « véritable laboratoire d’expérimentations. Un
atelier dont la modernité est devenue légendaire, comme l’une des expériences les plus
novatrices en matière de maisons individuelles en France au cours de ces quarante dernières
années »111. Pierre Lajus lui-même s’exprimera sur cette étiquette que la culture
architecturale contemporaine a attribuée à leur équipe :

« Il y aurait, dit-on, une “école bordelaise” de l’architecture des années 1960 à 1980.
Si elle existe, c’est certainement autour d’Yves Salier et d’Adrien Courtois qu’elle s’est
constituée. Quand je les ai rejoints en 1962, ils s’étaient déjà signalés avec éclat à
propos de la caserne des pompiers de la Bastide, conçue avec leur maitre Claude
Ferret et aussi par quelques maisons individuelles d’un modernisme sans concession
[…] Cette agence qui apparait ainsi comme une “école” avait-elle une doctrine, une
théorie particulière de l’architecture ? Cette question aurait bien fait rigoler Salier, qui
se voulait un artiste éminent, mais certainement pas un intellectuel. Pourtant, je crois
pouvoir dire que cette “école” a diffusé une attitude commune vis-à-vis de
l’architecture […] un engagement militant dans la modernité, une exigence de qualité
qui pouvait être jusqu’au-boutiste, au risque de perdre quelques clients »112.

Non sans une pointe d’humour, l’architecte envisage cette dénomination en se remémorant
les commentaires d’un Henri Ciriani convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une école, étant
entendu « qu’ils n’[avaient] pas de théorie, pas de pédagogie »113. Le fait même que l’atelier
Salier-Courtois-Lajus-Sadirac soit qualifié d’École Bordelaise pourrait poser la question du
caractère doctrinal que ses membres auraient pu, consciemment ou non, jouer sur la

110 PARENT, Claude, « Introduction », in JACQUES, Michel, NEVE, Annette, Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet.
Atelier d’architecture Bordeaux 1950-1970, Arc-en-Rêve éditions, Bordeaux, 1995, p. 7 [catalogue de l’exposition
éponyme, présentée du 29 juin au 31 décembre 1995, à Arc-en-Rêve Centre d’architecture, Bordeaux].
111 DUFIEUX, Philippe, Introduction de la conférence donnée par Pierre Lajus à l’ENSA Lyon, le 25 mai 2008.
112 LAJUS, Pierre, « L’école bordelaise en questions », propos recueillis par Caroline Mazel, in Architecture à Vivre, Hors-

Série ‘’Pierre Lajus : parcours d’un pionnier’’, 2012 (rééd. 2007), p. 110.
113 LAJUS, Pierre, « École bordelaise ? une rapide définition », vidéo, 1’10’’ [http://www.ecole-bordelaise.com]

155
production bordelaise114. Au-delà de proposer une architecture singulière à Bordeaux et ses
environs, les réalisations de l’agence auraient ainsi initié une écriture inspirant leurs
contemporains :

« L’École Bordelaise est le nom donné à une agence d’architecture qui a eu une
production innovante et capable d’influencer plusieurs générations. Leurs
constructions sont aujourd’hui emblématiques d’une architecture moderne sans
concession »115.

S’il est certain que Pierre Lajus s’est nourri, au cours de ses années passées à l’agence, d’un
socle culturel moderne, l’enjeu est de comprendre en quoi l’architecte s’inscrit, ou non,
dans la continuité de ses associés, plus spécialement dans l’usage qu’il est fait de la trame
comme outil conceptuel du projet d’architecture. En d’autres mots : dans quelle mesure
Pierre Lajus parvient-il à définir une approche conceptuelle qui lui soit propre à la suite de
cette expérience au cœur de la modernité bordelaise des années 1960 ? Dans la conférence
qu’il donne à l’école d’architecture de Lyon en 2008, Pierre Lajus revient sur les débuts de
l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac en termes d’accès à la commande, d’inspirations, de
constructions locales :

« On commençait par une clientèle de particuliers, de gens qui voulaient à toute force
construire des villas. Pourquoi à toute force ? Parce que la côte Aquitaine avait été
interdite pendant toute la guerre, les Allemands construisaient le mur de l’Atlantique,
et on ne pouvait pas y accéder. Donc dès la Libération, on s’est précipités. Bien sûr,
dans les stations balnéaires du bassin d’Arcachon, ou Andernos, mais beaucoup se
sont penchés surtout sur la presqu’île du Cap Ferret, où il y avait une seule route, et
la côte Océane était protégée, et relevait du domaine domanial en majorité. Par contre
les pêcheurs qui vivaient sur la côte Est avaient implanté des petits sites d’exploitation
ostréicoles, et ces cabanons qu’on pouvait quelquefois louer, c’était absolument le lieu
de vacances de rêve pour les Bordelais. Donc on a été amenés à intervenir dans ce
secteur, et à faire des villas.
Qu’est-ce que les gens appelaient des villas à ce moment-là ? C’était soit les villas de
style balnéaire d’Arcachon, soit les villas basques ou plutôt néo-basques que
construisaient les entrepreneurs locaux. Alors ce n’était pas exactement la tasse de thé
de Salier et Courtois, qui sortaient de l’école en voulant être des architectes modernes.
Et être moderne c’était se modeler sur Le Corbusier » 116.

Dès lors, quatre composantes semblent essentielles pour comprendre la production de


l’agence. La première repose sur le fait que les architectes se soient concentrés
essentiellement sur le programme de la maison individuelle117, délaissé par des confrères lui
préférant les commandes publiques. Eux, y voient l’opportunité d’afficher un
positionnement disciplinaire fort, « affirmant plus surement par ce choix leur vision du
monde que par tout autre engagement, fût-il politique »118. La maison est le banc d’essai
idéal de leurs expérimentations, sur le long terme. Le second élément permettant à l’équipe
de se définir relève de l’ancrage régional de leur activité. Restés à l’écart de la capitale, et
des nombreuses agences d’architecture qui s’y implantent, les Bordelais jouissent d’une
fabuleuse liberté, et en font un moyen de se démarquer et de tisser des liens avec une

114 EPRON, Jean-Pierre, L’architecture et la règle. Essai d’une théorie des doctrines architecturales, « Doctrine et stratégie

professionnelle. La doctrine de l’architecture moderne », Pierre Mardaga, coll. Architecture + Recherches, Bruxelles,
1981, pp. 229-267.
115 SABOYA, Marc, Notice introductive du site internet consacré à la production de l’agence [http://www.ecole-bordelaise.com].
116 LAJUS, Pierre, conférence donnée à l’ENSA Lyon, 25 mai 2008.
117 Avec plus de quatre-vingts maisons réalisées entre 1950 et 1970, selon Bruno Fayolle-Lussac, in JACQUES, Michel,

NEVE, Annette, Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet. Atelier d’architecture Bordeaux 1950-1970, op. cit., p. 26.
118 LOYER, François, in JACQUES, Michel, NEVE, Annette, Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet. Atelier d’architecture

Bordeaux 1950-1970, op. cit., p. 8.

156
clientèle qui le leur rend bien (bouche-à-oreille, extensions, etc.). Cette condition sous-tend
les deux autres clés de voûte de l’agence : avoir su trouver auprès de la classe moyenne
bordelaise un public capable d’apprécier la modernité de leurs propositions, et des clients
« qui acceptaient comme un progrès, comme une promotion sociale, le mode de vie à
l’américaine que Salier et Courtois proposaient »119. Ayant su cibler la clientèle à laquelle ils
s’adressaient, et défendre auprès d’elle « une espèce de militantisme du mode de vie à
l’américaine »120, les architectes auraient non seulement proposé une nouvelle architecture
bordelaise, mais aussi de nouvelles façons de vivre le logement, plus ouvert, avec des
espaces intérieurs fluides dont les grandes baies les connectent avec l’extérieur. Des
spatialités largement inspirées des références californiennes que l’équipe assimile dans les
revues (cf. chapitre 5).
L’une des premières maisons qu’Yves Salier et Adrien Courtois conçoivent ensemble
s’éloigne alors totalement de l’univers de la villa basque traditionnelle. Il s’agit de la maison
Legroux, réalisée en 1958 à Artigues-Près-Bordeaux. (3.13) Son mur d’enceinte courbe
confère à cette architecture un caractère singulier, essentiellement dû à sa forme d’œuf.
L’unique ouverture vers l’extérieur se situe à l’extrémité de cette courbe, afin d’éclairer
généreusement le salon, tandis que les chambres reçoivent de la lumière naturelle par le
biais de patios en cœur de maison. Nul doute que l’enjeu ici est de proposer une spatialité
résolument différente de ce qui se fait localement, et d’œuvrer par une architecture-
sculpture. La même année, les architectes conçoivent les maisons Faye (Villenave d’Ornon)
et Etchenausia (Henday), dont les volumes de béton, savamment composés selon des jeux
de pleins et de vides, trahissent des inspirations corbuséennes et modernes. Avant elles, les
maisons Ganiayre (Bordeaux, 1951), Hollier (Bordeaux, 1952) et Hélianthe (Royan, 1952),
que Salier conçoit seul, les maisons Martin (Piraillan) (3.14) et Galinou (Talence), que Salier
et Courtois font réaliser en 1955, et la maison Souarn (Bordeaux, 1957), sont également les
témoins de ces influences du mouvement moderne. Les rapprochements faits entre la
maison Ganiayre et la Villa Savoye121, ou entre la maison de Jacques Hollier et la Villa Stein,
faisant d’elle une « belle démonstration d’écriture moderne [dont] la façade lisse, très
composée, est fidèle aux canons du purisme architectural d’entre-deux guerres »122,
marquent l’inscription de l’agence dans l’héritage de Le Corbusier. En 1962, alors que Pierre
Lajus intègre l’agence, la maison Serrano (Hendaye) se présente comme un parallélépipède
blanc qui aurait été extrudé pour générer les volumes habitables, selon une géométrie
impeccable. Dans l’ensemble de ces propositions le jeu est celui des masses bâties que les
architectes recomposent à l’aide de vides, vitrages, balcons. Des villas dont les volumes
sont marqués par les enveloppes et non par les lignes structurelles qui les génèrent.
Parmi les villas iconiques produites par l’agence bordelaise lorsqu’il y travaille, Pierre Lajus
retient la maison Pistre, réalisée à Pompignac en 1963, la maison Geneste, réalisée à Pyla-
sur-Mer en 1967, et la maison Garrigue, réalisée à Bayonne en 1970123. (3.15) La première,
conçue pour un sculpteur, est une maison-atelier dont les lignes obliques, les porte-à-faux
et les ombres franches en font un objet d’une présence plastique exceptionnelle. La seconde
constitue certainement l’une des réalisations les plus illustres de l’agence, entre autres pour
ses immenses poutres jetées dans le vide, supportant une ligne de toiture que les architectes
veulent la plus plate possible. La troisième semble combiner les codes des deux

119 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, mai 2020, op. cit.
120 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, mai 2020, op. cit.
121 D’après la fiche consacrée à la maison Ganiayre sur le site ecolebordelaise.com
122 LOYER, François, in JACQUES, Michel, NEVE, Annette, Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet. Atelier d’architecture

Bordeaux 1950-1970, op. cit., p. 13.


123 D’après sa conférence donnée à l’ENSA Lyon le 25 mai 2008.

157
précédentes, caractérisée par géométrisation spatiale qui s’étend aux extérieurs de la maison
(terrasses, emmarchements, jardin). Dans la presse spécialisée, la description est celle d’une
maison dont « la mise en œuvre est classique, l’esthétique contemporaine, le discours ne
renvoie à aucune rationalité structurelle ou économique, seule “l’harmonie commande le
choix”. Très assurés de l’importance et de la spécificité de leur rôle créatif, les architectes
estiment apporter à leurs clients “une nouvelle manière de voir et de vivre” mais
reconnaissent que l’expérience n’est pas toujours facilement acceptée »124. Citant certains
propos des architectes, l’article fait la lumière sur une posture où la composante
économique est mise de côté, et l’exploration structurelle se fait sous-couvert d’une
plastique remarquable, au risque de déstabiliser, parfois, leur clientèle.
Si l’enjeu de cette thèse n’est pas celui de proposer une analyse détaillée de la production
de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac, il semblait nécessaire d’en brosser un portrait
général qui, bien que succinct, permet de comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent
les premiers projets de Pierre Lajus, relevant de l’œuvre collective de l’agence bordelaise.
Cette vision globale rend lisible un point charnière, selon nous, dans l’évolution
conceptuelle des architectes, et plus spécialement dans leur manière de mobiliser la trame.
Nous identifions ce moment comme une transition qui reposerait sur une réinterrogation
programmatique (de la villa d’exception à la maison populaire), constructive (du béton au
bois) et posturale (d’une modernité radicale à une modernité négociée) de la production de
l’agence. Une transition qui passerait, notamment, par un usage de la trame non plus
comme expression manifeste – quasi-ostentatoire – de la modernité mais comme l’outil
d’une rationalité économique et constructive du projet architectural. Aussi, lorsque le
récent ouvrage consacré aux Villas modernes du bassin d’Arcachon125 – faisant la part belle aux
réalisations de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac – s’attache à valoriser la production
bâtie de l’atelier, notamment par une superbe iconographie, nous trouvons un intérêt à
comprendre les composantes du process conceptuel des architectes. Plus que les objets
architecturaux, résultats de leurs recherches au long cours, nous postulons que les
processus à l’œuvre – ici l’usage de la trame – seraient révélateurs de postures,
professionnelles, intellectuelles, organisationnelles, des architectes. Ou plus exactement,
comment la trame, commune à un grand nombre de ces villas, revêt un rôle variant au fil
des années, inspirations et regards qui alimenteront quotidiennement le travail de l’agence,
comme c’est le cas de Pierre Lajus. Si les auteurs mentionnent systématiquement la trame
qui sous-tend les projets dans leurs analyses des villas – du moins dès lors qu’il en est fait
usage – nous proposons plus largement de repérer comment la trame pourrait être un
indicateur de l’évolution conceptuelle de l’agence bordelaise et, en ce qui concerne Pierre
Lajus, dans quelle mesure ces jalons participent de la fabrication de son univers conceptuel.
L’année 1966 constitue assurément un marqueur du tournant opéré par l’agence. En
premier lieu, elle est marquée par la construction des nouveaux locaux de l’agence à
Mérignac. (3.16) Les enduits blancs des murs y côtoient le bois des grandes poutres
supportant la toiture, « un peu dans l’esprit des murs de l’agence de Frank Lloyd Wright à
Tennessee West »126. C’est également l’année durant laquelle sont conçus deux projets très
différents, traduisant les dualités que porte cette production, et que nous avons
mentionnées plus haut : la villa Geneste et la maison Girolle. Pourtant, toutes deux ont en
commun un recours à la trame, et en font un principe essentiel de leur architecture, bien

124 « Une maison d’habitation à Bayonne, Salier, Courtois, Lajus, Fouquet, architectes », Techniques & Architecture,

n°296, décembre 1973, pp. 44-47.


125 GUILLERM, Élise, MARIE, Jean-Baptiste, Villas modernes du bassin d’Arcachon, 1951-2021, Éditions Norma, Paris,

2022.
126 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, 20 juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).

158
que différemment décliné. Autre point commun : toutes deux sont des maisons de
vacances. Un programme qui, loin d’être anodin, est un support dont les architectes
s’emparent pour expérimenter des dispositifs spatiaux et constructifs (porosité
dedans/dehors ; pignons pleins/façades linéaires largement vitrées ; avancées de toitures ;
fluidité des espaces de vie). Et puisqu’aux dires de Pierre Lajus, « c’est en vacances que l’on
arrive à être parfaitement soi-même »127, l’habitat de vacances assurerait aux architectes de
penser les espaces de la vie moderne, dont « le rapport à la nature [est] la première chose,
et les relations familiales décontractées, détendues […] où les rôles sont moins figés, avec
des possibilités de changer »128 le second argument. Pourtant, à observer certaines de ces
villas majestueuses, nous nous demandons dans quelle mesure ces propositions permettent
des pratiques habitantes moins figées. Lorsque les paillottes et cabanes de pêcheurs
caractéristiques du bassin arcachonnais sont le lieu d’une architecture légère, invitant à la
transformation, que proposent les villas de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac ? Loin de
vouloir sous-entendre que les architectes auraient un intérêt à copier ces architectures
vernaculaires, nous nous interrogeons quant à la valeur démonstrative de la modernité qui
y est faite. Plus exactement, l’entrée par la trame nous parait pertinente afin de révéler
l’évolution de la production – et surtout du process conceptuel – des architectes bordelais
pour penser la maison populaire, c’est-à-dire accessible économiquement et
intellectuellement par un large public, et non plus seulement la villa d’exception.
En premier lieu, il s’agit de considérer la villa Geneste. À en juger par le caractère imposant
de son architecture, la formule de « trame subtile »129 utilisée pour la caractériser interroge.
(3.17) Par la blancheur immaculée, la généreuse épaisseur et le grand porte-à-faux de ses
poutres, la trame y semble plutôt manifeste, comme le geste démonstratif d’une modernité
radicale. Cette rythmique, symbole d’une plastique singulière mais également d’une certaine
performance constructive, fait de cette villa une véritable « emphase moderne »130. Posée
sur des fondations en béton armé, et composée de murs pignons en briques et de grandes
poutres en béton armé, son intégration au site semble relative, ne serait-ce que par le
chantier qu’elle a exigé. Cette réflexion est à mettre en dialogue avec d’autres réalisations
de l’agence bordelaise à la même époque, et pour lesquelles la préfabrication d’éléments
bois en ateliers, montés rapidement sur site, s’associerait plus aisément avec une subtilité
de la trame131. La mise en œuvre des « huit puissantes poutres en béton »132 sert l’expression
franche de la trame de 3m qui définit les espaces de la maison (entre autres les chambres
en rez-de-chaussée). Le pas de la trame y est le même que pour la Girolle, plus modeste
– en tout cas moins ostentatoire – et produite en série. Il y aurait donc, malgré une variation
des matériaux (béton/bois), de prestige de la commande ou de volumétrie (toit plat/toit à
double pente), un dénominateur commun aux réflexions de l’agence sur la modulation des
espaces domestiques avec le pas de 3m de la trame. Des conditions de la commande de la
villa Geneste, Pierre Lajus se souvient de la dune plantée de pins sur laquelle Yves Salier
souhaite, dès le départ, « poser une horizontale, simplement »133, faisant écho aux verticales
des troncs. Si le dialogue entre les lignes géométriques de la villa et celles de la pinède existe,
il semble presque déséquilibré tant les troncs sont fins, et les éléments béton massifs. En
revanche il en ressort que la trame, servant la mise en résonance géométrique entre

127 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 24 juillet 2019, domicile de l’architecte (Mérignac).
128 Ibid.
129 GUILLERM, Élise, MARIE, Jean-Baptiste, Villas modernes du bassin d’Arcachon, 1951-2021, op. cit., p. 110.
130 Ibid.
131 Nous pensons notamment aux maisons Cangardel (1963), Petit Brisson (1966), ou encore Treptow (1968).
132 GUILLERM, Élise, MARIE, Jean-Baptiste, Villas modernes du bassin d’Arcachon, 1951-2021, op. cit., p. 110.
133 LAJUS, Pierre, « L’intégration au site – Maison Geneste 1967 », épisode 1/3 : « Radicalité : c’est une vraie

révolution », vidéo, 4’28’’ [www.ecole-bordelaise.com].

159
architecture et site, y apparait comme un marqueur de la production de l’agence. À l’image
de la maison Laporte (1960) dont la pergola, aux éléments fins et sombres, crée une
structure qui répond avec justesse à la pinède de La Vigne (Cap-Ferret). (3.18)
Les principes de la villa Geneste sont simples : une forte horizontalité et une radicalité qui
s’exprime jusque dans les moindres détails, avec des vitrages sans menuiseries entre les
poutres béton, et une absence de protection pour la dalle de la terrasse, comme « projetée
dans le vide »134. Rien ne doit entraver à la lecture de ces lignes, de cette modernité éclatante.
Dès lors, la description de la villa faite par Lajus, comme démonstration d’une fine
intégration au site, pose question. Certains gestes architecturaux, qui servent surtout la
composition et la symétrie – le volume de banquette extérieure reprend celui de la cage de
l’escalier, celui de la cheminée répond à la cuisine – semblent faciles. Le caractère plastique
de la villa domine les autres enjeux de la conception, y compris à l’intérieur de la maison
où il s’agit de « cadrer des éléments de paysage comme des tableaux graphiques »135. Les
pans de mur élancés, dans lesquels l’eau se reflète, participent de cette mise en scène de
l’espace, visant à satisfaire les conditions de la perception visuelle, loin des enjeux d’une
économie ou d’une rationalité de la construction. La villa semble un manifeste de
modernité. Les projets mentionnés par Pierre Lajus en tant que références pour la
conception de cette villa confirment cette idée : il y est question de la place des Trois
Pouvoirs de Brasilia136 pour la dalle suspendue ; de la maison Lovell de Neutra137 pour les
poutres projetées ; et « des cales de la Tourette de Corbu’ »138 pour les éléments entre les
vitrages. Trois exemples marquants de la modernité architecturale internationale. Des
références repérées dans la revue L’Architecture d’Aujourd’hui, publiées dans le numéro
consacré à Le Corbusier139 pour « la beauté du béton », celui dédié à l’architecture
brésilienne140 « pour le dessin poétique de Niemeyer » et celui consacré à la production de
l’architecte Richard Neutra141 avec « ces effets de projection de grandes poutres dans
l’espace ». Bien que l’architecte bordelais définisse a posteriori ces références comme
« flottantes », elles semblent clairement nourrir le projet de la villa Geneste142. À ce titre, si
l’élancement des poutres béton de la villa engage une prouesse technique, il n’en demeure
pas moins que sa conception est le résultat d’une combinaison d’images de références
modernes, et de l’ambition plastique d’Yves Salier de dresser une grande horizontale dans
le site. Aussi, si la façade avant de la villa Geneste exprime fièrement sa géométrie acérée,
sa façade arrière témoigne du monolithisme de ce « puissant parallélépipède »143, dont on
oublierait presque les lignes au profit de ses masses. Et bien qu’un vocabulaire de la trame
structurelle y soit clairement affiché, la villa Geneste est une parfaite démonstration de

134 LAJUS, Pierre, « L’intégration au site – Maison Geneste 1967 », épisode 1/3 : « Radicalité : c’est une vraie
révolution », vidéo, op. cit. L’architecte explique également dans cette vidéo que cette dalle s’inspire directement de « la
dalle de Brasilia », témoignant des inspirations qui nourrissent les architectes bordelais.
135 LAJUS, Pierre, « L’intégration au site – Maison Geneste 1967 », épisode 2/3 : « Influences : la cuisine de Salier »,

vidéo, 6’09’’ [www.ecole-bordelaise.com].


136 Projet conçu par Oscar Niemeyer, à Brasilia (Brésil), comprenant une place sur laquelle s’implantent, notamment,

trois bâtiments correspondants aux trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire.


137 Résidence moderniste de style international conçue par Richard Neutra, construite à Los Angeles (California, 1927-

1929).
138 Couvent Sainte-Marie de la Tourette, conçu par Le Corbusier, André Wogenscky et Iannis Xenakis (Évreux, 1956-

1960).
139 L’Architecture d’Aujourd’hui, « Le Corbusier », 2e numéro spécial, avril 1948.
140 L’Architecture d’Aujourd’hui, « Brésil », n°13-14, septembre 1947 ou L’Architecture d’Aujourd’hui, « Brésil », n°42-43,

août 1952.
141 L’Architecture d’Aujourd’hui, « Richard J. Neutra, architecte », n° 6, mai-juin 1946.
142 Le cinquième chapitre de cette thèse a pour enjeu de comprendre quel processus d’assimilation les architectes

mettent en œuvre par la lecture de revues et d’ouvrages pour observer et réinterpréter les principes de trames dans
leur architecture.
143 GUILLERM, Élise, MARIE, Jean-Baptiste, Villas modernes du bassin d’Arcachon, 1951-2021, op. cit., p. 113.

160
l’architecture-sculpture que propose l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac à l’époque. Dès
lors, la trame permet aux architectes l’expression d’un « radicalisme géométrique »144.
Si l’affichage de la trame structurelle comme composante de la lisibilité et de l’identité des
espaces est commun à de nombreux projets conçus par l’agence dans les années 1960-1970,
qu’en est-il de l’évolution de ses dimensionnements dans le projet d’architecture ? Nous
pouvons observer que l’agence bordelaise tend, au fil des années, vers une rationalisation
dimensionnelle de la trame. En effet, lorsqu’Yves Salier et Adrien Courtois imaginent la
maison Laporte, en 1960, la trame qui en régit le plan masse est de 4m de large, pour 1,05m
de profondeur. (3.19) Le premier dimensionnement correspond à la largeur des pièces de
vie, le second au solivage de la structure. Intérieur et extérieur sont connectés par les
poutres qui scandent les pièces de vie et se prolongent pour former la structure de la
pergola. La maison Eyquem, construite la même année, et conçue par Salier et Courtois,
s’approche du module carré de la trame sans l’atteindre véritablement. Parallèlement au
mur pignon maçonné qui délimite la maison, la trame divise les espaces selon un pas de
2,75m de large. De manière transversale et perpendiculairement à ces lignes, la trame gagne
presque un mètre, pour atteindre 3,6m de large. (3.20) Il est alors intéressant de voir
qu’avant 1966, la trame est de 2 ,70m pour la maison Cangardel (1963), de 4m pour la
maison Laporte, 2,75m pour la maison Eyquem. En 1966, le pas dimensionnel de la trame
s’harmonise avec un pas de 3m pour la Girolle (3.21) et la villa Geneste, et se retrouve dans
la maison Treptow, réalisée en 1968, et la maison Marsan, conçue par Pierre Lajus et réalisée
en 1974. Des maisons aux expressions architecturales variées, mais qui ont en commun
cette modulation de 3m. Des travaux étant faits sur la production de l’agence bordelaise145,
il ne s’agissait pas d’en refaire une analyse générale, mais de prendre la trame comme entrée
pour interroger leur pratique conceptuelle et son évolution. Ainsi, comme le formulent
Elise Guillerm et Jean-Baptiste Marie, « à l’issue des années 1950 où Salier et Courtois
eurent une prédilection pour les toits plats […] et les effets de transparence prédominants
[…] s’ouvre une décennie marquée par une évolution de leur écriture »146. Une évolution
que nous associons, notamment, à l’engagement de Pierre Lajus dans l’agence. Il faut
attendre la Girolle pour véritablement observer les architectes bordelais proposer une
maison fondamentalement populaire, pour laquelle la trame de trois mètres est mise à
l’épreuve d’une préfabrication des éléments bois de la structure. Alors, cette trame devient
la marque de fabrique d’une habitation d’une « heureuse simplicité »147, et non plus
seulement de commandes exceptionnelles.
Les ambitions conceptuelles de Salier-Courtois-Lajus-Sadirac ne sont pas les seules
données de l’équation expliquant l’évolution de leur production. Tout d’abord, les
architectes sont confrontés à la difficulté d’obtenir les permis de construire des villas qu’ils
proposent, comme le rappelle Pierre Lajus :

« Ces maisons très engagées dans le mouvement moderne n’étaient pas facilement
tolérées par les services de la D.D.E. ou par les mairies, donc il y avait bien des fois
où il fallait se plier à leurs contraintes et faire des maisons avec un toit. Alors, on s’est
essayés »148.

144 Légende de l’une des photographies de la villa Geneste, p. 114 [photographie de Michel Nahmias, La maison

française, février 1971].


145 Catalogue de l’exposition Arc-en-Rêve, ouvrage d’Elise Guillerm et Jean-Baptiste Marie.
146 GUILLERM, Élise, MARIE, Jean-Baptiste, Villas modernes du bassin d’Arcachon, 1951-2021, op. cit., p. 55.
147 Plaquette publicitaire de la Girolle, archives départementales de la Gironde, fonds Lajus.
148 LAJUS, Pierre, conférence à l’ENSA Lyon, op. cit.

161
Avec humour, l’architecte explique le compromis que représentait, pour eux, la toiture
pentue :

« Le fait d’accepter un toit alors qu’on était des architectes modernes pour qui la
religion c’était le toit-terrasse, c’était un vrai basculement ! Et pour Salier c’était
devenir un architecte pourri que de concéder quelque chose au client, le client n’avait
pas le droit à la parole »149.

Ce dernier élément introduit une autre composante avec laquelle les architectes ont dû
composer, à savoir proposer des maisons plus économiques que celles qu’ils avaient
l’habitude de concevoir :

« On s’était rendu compte que ces villas qu’on trouvait très chouettes étaient toujours
trop chères pour les clients […] C’étaient des camarades de classe, qu’on avait eus au
lycée, parfois un médecin, un avocat. Mais ce n’était pas de grosses fortunes […]
C’était une clientèle qui avait un bagage culturel, mais pas forcément les finances.
Tout ce qu’on faisait était alors trop cher. On a eu plusieurs fois le cas de clients pour
qui on avait fait un projet, et qui finalement achetaient des abris de vacances, des abris
de jardin, qui ne coutaient presque rien et qui étaient des cabanons préfabriqués. Cela
nous a fait réfléchir, et on s’est dit qu’on pourrait faire quelque chose qui serait dans
les prix des abris de jardin, mais qui soit une vraie maison »150.

Peinant à établir des devis fiables et à maitriser le budget de la construction de leurs projets,
les architectes s’en remettaient jusqu’alors à des entreprises qui éprouvent des difficultés à
gérer les affaires de l’agence. Pour parer à cela, ils ont l’idée de faire appel à l’entrepreneur
Guirmand qui accompagne, parallèlement, Pierre Lajus dans la réalisation de son chalet de
ski à Barèges (cf. chapitre 7). La manière la plus économique de produire ces maisons de
vacances, aux dires du chef d’entreprise qu’ils associent complètement à leurs réflexions,
serait de calibrer l’ensemble des plans sur les dimensions des composants bois disponibles
sur le marché. Il faut désormais « prendre du bois du commerce avec des sections
courantes, des portées courantes, avoir le moins de chutes possible »151. Les architectes
développent alors deux modes de réflexion vis-à-vis de la trame, leur assurant d’articuler
différentes échelles du projet d’architecture. D’une part, l’équipe remarque que les terrains
à lotir sont généralement basés sur une largeur de vingt mètres. En prévoyant des retraits
de huit mètres, ils allouent à la maison une largeur totale de douze mètres, pensée par
soustraction de l’emprise foncière du parcellaire. Ce constat amène les architectes à faire le
choix d’une trame de trois mètres, qui divise l’espace habitable en quatre travées, dans
lesquelles le client peut, par exemple, installer deux chambres, occupant chacune une travée,
et une pièce de vie occupant deux travées. (3.22) Souvent, ils proposent une travée sans
affectation, utile à différents usages (extension, salle de jeux, stockage, etc.). En choisissant
cette trame de trois mètres, les architectes comprennent qu’ils s’appuient sur des modules
de 60cm et 120cm aisément maniables, tant pour des raisons structurelles – solivages
effectués tous les 60cm – qu’économiques – panneaux de toitures réalisés avec les
panneaux de contreplaqué du commerce de 120cm –. Au-delà d’éviter toute perte de
matière, cette modulation dimensionnelle fait jouer la trame de l’échelle du composant à
celle de la parcelle, leur assurant non seulement une réponse parfaitement rationnelle, mais
aussi une gestion du projet dans sa globalité. Autre avantage considérable de cette
proposition : la maison est réalisée en quatre mois à peine. Le chantier est simplifié au

149 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2018, op. cit.
150 Ibid.
151 Ibid.

162
maximum : une dalle, coulée en place, vient accueillir la structure bois, dont les éléments
sont préfabriqués en ateliers. Enfin, pour donner l’impression aux bordelais qu’il s’agit
d’une « vraie maison », les murs pignons sont maçonnés, le toit se pare de tuiles et se brise
pour revêtir une double pente. C’est la naissance de la Girolle, la maison qui pousse vite
comme un champignon. Rapidement, le modèle rencontre une forte popularité dans la
région bordelaise. Visiblement, « dimensionnement des éléments et respect de la trame ont
été les clés du succès spectaculaire de la Girolle, construite à des centaines d’exemplaires
en Gironde »152. La trame, en assurant une réalisation économique153 et en créant un plan
simple et appropriable (choix du nombre de travées et de leur affectation programmatique),
aurait démocratisé l’architecture proposée par l’agence bordelaise. Ce projet marque un
tournant dans la production des architectes, actant le « cheminement du béton vers le
bois »154 et le passage à une posture par laquelle « l’équipe renonce désormais à certaines de
ses aspirations esthétiques et se lance dans la conception de maisons économiques et
populaires »155.
Au-delà de combler les attentes de leurs clients Bordelais, les architectes réenvisagent leur
approche conceptuelle du projet d’architecture, et plus précisément leur manière
d’appréhender les principes de trames et de modèle. Ou du moins, c’est ce que retient Pierre
Lajus de cette expérience :

« On a découvert qu’on n’avait pas uniquement une trame, on avait un système


constructif. Et on a découvert que ce système constructif nous permettait de faire
autre chose que des maisons de vacances, que l’on pouvait faire des résidences
principales. Donc on a répondu à la demande en faisant des plans différents, en
isolant, en faisant des maisons à étage, en faisant des balcons, on a fait des variantes.
On avait inventé un système alors qu’on croyait avoir simplement un modèle »156.

L’ouverture programmatique, la variété volumétrique et la maitrise de la mise en œuvre que


permet cette approche, qui ne considère plus tant le modèle architectural mais le système
constructif, fait entrevoir à Pierre Lajus la trame comme un support conceptuel à
réinventer, voire à dépasser. Couplant économie de la construction et inscription dans la
ligne conceptuelle de l’agence – murs pignons maçonnés blancs, trame affichée en façade,
espaces largement ouverts sur l’extérieur – la Girolle combine « architecture savante [et]
science du populaire » 157. Une proposition qui trahirait plus largement la progression des
architectes vers une « architecture ordinaire […] à la fois banale et en ordre », telle que
définie par Jean-Baptiste Minnaert, « presque une matrice, où l’exceptionnel monumental
n’apparaît plus finalement qu’en tant que cas particulier »158. Un projet charnière sur lequel
nous revenons plus en détail dans le huitième chapitre de cette thèse.

152 GUILLERM, Élise, MARIE, Jean-Baptiste, Villas modernes du bassin d’Arcachon, 1951-2021, op. cit., p. 62. Quelques
paragraphes plus avant, il est précisé que sept-cents exemplaires de la Girolle auraient été livrés [p. 62].
153 En 1974, la réalisation d’une Girolle de Type 3 de base représente un coût de 81 052,90 francs. Dix ans plus tard,

une Girolle de trois travées peut être construite pour 203 800 francs (maisons pour Monsieur Porcherie, à Soulac, et
Monsieur Bleau, à Montalivet). Fonds de l’architecte Pierre Lajus conservé aux Archives départementales de Gironde,
versement 2011/079, Boîte 4.
154 LAJUS, Pierre, conférence à l’ENSA Lyon, op. cit.
155 FLORET, Christelle, SCOTTO, Manon, « La conception de maisons évolutives selon Pierre Lajus : de la

découverte de la notion à sa mise en pratique », in PEIRO, Miquel, SOTINEL, Frédéric, BOUVIER, Laëtitia,
Architecture évolutive/réversible : formes et dispositifs, Les publications du GRIEF, 2022.
156 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2018, op. cit.
157 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 29 octobre 2018, au domicile de

l’architecte (Mérignac).
158 MINNAERT, Jean-Baptiste, « Architecture ordinaire et hommes pluriels », Ligeia, n°93-96, L’autre Europe, numéro

thématique sous la direction de Carmen Popescu, juillet-décembre 2009, pp. 38-44.

163
En réalité, l’expérience de la Girolle est diversement perçue par ses concepteurs. Pour Yves
Salier, qui peine à assumer l’orientation de l’agence vers une production architecturale
économique, voire rentable, ce projet ne représente pas véritablement l’excellence de leur
travail. Il y aurait, dans l’agence comme dans la profession, une forme de honte de vendre
des maisons en nombre159. Pierre Lajus l’envisage, à l’inverse, comme une formidable
occasion de faire face aux problématiques que soulève la construction accessible à tous,
pensée avec les constructeurs, et pour les usagers. Dès lors, le projet de la Girolle semble
cristalliser les dissensions qui existent au sein de l’agence, et plus spécialement entre les
deux générations qui y coexistent. La première, celle des « aînés »160, formée par le tandem
Salier et Courtois ; la seconde, avec Lajus et Sadirac, de dix à quinze ans leurs cadets. De
toutes les personnalités de l’agence, celle d’Yves Salier ressort indiscutablement, par son
fort tempérament et sa grande créativité. Quand ce dernier pose des idées extravagantes
sur le papier, Adrien Courtois les tempère. La double identité de la production de l’agence,
partagée entre une architecture de béton et/ou de bois, de masses ou de lignes, de prestige
ou populaire, relèverait également de la pluralité générationnelle de l’équipe. À la manière
dont ils usent chacun de la trame dans leur approche du projet architectural, Pierre Lajus
souligne ce qui le différencie d’Yves Salier :

« Il [Salier] a fait des maisons en maçonnerie très plastiques, très “Corbu”. Il a fait des
maisons en bois où la trame existe, mais la trame ça n’était pas tellement son sujet, ça
ne l’intéressait pas tellement. Il a fait une des premières maisons de l’agence, celle en
forme d’œuf. Tandis que moi, par tempérament, je me suis plus tourné vers les
histoires de trames, de papier quadrillé, etc. Ça correspondait mieux à ma vision »161.

Lorsqu’Yves Salier semble faire usage de la trame comme d’un code culturellement partagé
par une communauté d’architectes modernes auxquels il s’identifie, Pierre Lajus y associe
une investigation intellectuelle – conceptuelle et méthodologique – et nourrit sa vision de
la profession. Au-delà de lui assurer une maîtrise des coûts de la construction, des
dimensions des composants, de la simplicité des plans, la trame aide ce dernier à « sortir de
l’angoisse de la conception »162. Plus qu’un outil résolvant les problématiques objectives et
concrètes du projet, la trame représente un procédé qu’il investit à titre personnel.
L’architecte explique son attachement à une architecture tramée par une affection pour le
matériau bois et le bricolage – tous deux hérités de ses années chez les scouts au cours
desquelles il construit de ses mains cabanes et kayaks (cf. chapitre 6) – rapprochant son
outillage conceptuel de formes d’apprentissage connexes, personnelles, presque anonymes.
En cela, bien que les architectes de l’agence bordelaise fassent tous usage de la trame, il
nous semble intéressant de relever que ce n’est pas tant cet emploi qu’il s’agit de considérer,
mais les enjeux et affinités que chacun y adosse, caractérisant sa manière d’envisager la
conception du projet. Pour Pierre Lajus, la trame est une base naturelle de projet, à décliner
et réinterroger, lorsque pour Yves Salier elle semble une option conceptuelle comme une
autre, de la même manière que la courbe (maison Legroux, 1958 ; maison Counil, 1952) ou
l’oblique (maison Bouesseau, 1965).
L’investissement intellectuel que Pierre Lajus développe au sujet de la trame transparait
jusque dans la méthodologie de dessin qu’il mobilise. À la différence de ses associés, adeptes

159 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, mené à la commande de la Direction de la Prospective et du Dialogue

Public du Grand Lyon, à paraitre (automne 2022).


160 Formule empruntée à Pierre Lajus, sur la base de l’entretien mené avec l’auteure en juin 2018, au domicile de

l’architecte (Mérignac).
161 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2018, op. cit.
162 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 29 octobre 2018, au domicile de

l’architecte (Mérignac).

164
des rouleaux de calque de la largeur de leur table à dessin, l’architecte utilise des feuilles de
calque comme supports de travail. Quand le premier processus conduit à la production de
solutions dessinées “à la chaîne”, mises de côté au fur et à mesure que le rouleau se
consomme, et donc vite oubliées, la seconde méthode permettrait une superposition des
versions imaginées, et donc une combinaison des qualités que chacune recèle. À ce titre,
Pierre Lajus confiera avoir découvert avec étonnement des méthodes bien différentes lors
d’un passage à l’agence parisienne des architectes Andrault et Parat. Au-delà de mobiliser
les trames dans leur travail de conception, ces derniers conservent et affichent nombre de
leurs calques d’études. Ce que le Bordelais prend pour du narcissisme, est en réalité une
autre manière de penser le projet architectural, consistant à préserver les différentes étapes
de leur processus de réflexion et à les rendre simultanément visibles :

« Moi je gardais des études que je trouvais exemplaires, mais eux gardaient des phases
qu'ils leur servaient »163.

L’intérêt que porte Lajus à cette méthodologie du projet, envisageant les étapes dessinées
comme le support d’un process conceptuel en mouvement, et non comme un résultat
plastique, trahit selon nous sa manière d’envisager l’outil de la trame. En effet, en
complément de ces feuilles de calque, Pierre Lajus use de papier quadrillé, présentant
l’avantage de faire figurer un maillage préalablement dessiné, à la manière d’un canevas
rassurant sur lequel il peut répartir les éléments du programme. Cette méthode induit une
précision dimensionnelle – ou proportionnelle du moins – que le papier non quadrillé ne
permet pas véritablement. Nous supposons qu’en associant ces deux supports – feuilles de
calque et papier quadrillé – l’architecte parviendrait à une modalité de projet à la fois
rationnelle et proactive avec laquelle il se sent en accord. Lajus relie alors ce mode
opératoire, basé sur la feuille quadrillée, à son réflexe de mesurer chaque élément qu’il
repère lors des voyages qu’il fait au cours de sa vie. Cet élément fait écho au prochain
chapitre de la thèse, attaché à comprendre quels processus de mémoire modulaire et
dimensionnelle l’architecte mettrait en œuvre lors de ses voyages ou visites d’édifices,
faisant de la trame un repère spatial assimilable in situ, et remobilisable dans un temps
ultérieur de conception d’un projet. Jusque dans sa manière de ne dessiner que dans un but
précis, notamment pour prendre en note certaines dimensions, et jamais – ou très
rarement – pour le plaisir, nous retrouvons une logique utilitariste dans le processus créatif
de Pierre Lajus. Si Salier commence parfois par imaginer un projet en représentant des
perspectives intérieures qui lui donnent une idée des volumes intérieurs avant de
comprendre, ensuite, comment édifier réellement ces espaces, Pierre Lajus commence
toujours par le plan et jamais par la façade, qui est « toujours la résultante de ce qui se passe
à l’intérieur »164. De notre point de vue, cette approche du dessin trahit, chez ce dernier, le
souci de ne pas séparer conception et réalisation du projet architectural. Un mode de travail
qui mobilise la trame dès les premières esquisses, et non uniquement lorsqu’il s’agit de
proposer un stade avancé du projet.
Enfin, si Pierre Lajus semble se positionner en décalage des procédés conceptuels de
l’agence, les dissensions entre lui et ses associés sont aussi professionnelles et idéologiques.
Parmi les éléments ayant conduit l’architecte à quitter l’équipe bordelaise, mentionnons des
visions divergentes quant à l’exploitation des possibilités d’une industrialisation ouverte de
la construction, à laquelle Pierre Lajus est le seul à s’intéresser, et qui aurait pourtant conduit

LAJUS, Pierre, entretien avec Christelle FLORET, 4 décembre 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
163

LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte
164

(Mérignac).

165
l’équipe à s’écarter d’une production de modèles, et pousser plus loin leurs propositions165.
Plus tard, l’architecte s’engagera aux côtés de Jean-Jacques Terrin et Nadia Hoyet – entre
autres – dans « ces démarches un peu théoriques de coordination dimensionnelle, de
modules, de bâtiments meccano »166. Parallèlement, Lajus souhaite s’éloigner d’une posture
de l’architecte-démiurge167, que Salier et Courtois auraient eu tendance à porter. D’une part,
en déconsidérant son attrait pour la sociologie qui, à leurs yeux, n’en faisait pas « un vrai
architecte comme eux le concevaient »168, d’autre part, en faisant preuve d’un « pouvoir de
séduction »169 envers leurs clients qui laissait peu de place à une réelle écoute de leurs
besoins, encore moins de leurs suggestions. Face à la figure d’un Salier qui « ne cherchait
pas du tout à faire un projet pour le client [mais] pour faire une belle œuvre »170, Lajus aurait
développé, a contrario, le désir de proposer une architecture empreinte des valeurs altruistes
qu’il acquiert par le scoutisme et l’éducation chrétienne. Ou, selon ses mots : « pour que les
gens aiment l’architecture il faut que l’architecture soit aimable […] qu’elle soit
familière »171. Enfin, son implication au sein de l’école d’architecture de Bordeaux au
moment de Mai 68 marque la scission idéologique qui s’opère entre les deux générations
d’architectes : d’une part, un Pierre Lajus réformateur, impliqué aux côtés des jeunes
générations et des confrères des autres disciplines, de l’autre, Yves Salier et Adrien Courtois,
jouant la carte d’une pratique relativement hermétique aux débats et remises en question
de la profession. Pierre Lajus quitte l’agence Salier-Courtois en 1973 pour s’installer à son
compte, dans ce qui devient sa maison-agence, à Mérignac, faisant de la construction bois
sa marque de fabrique, et s’investissant dans le conseil et l’assistance aux industriels et
constructeurs172. Dans les deux cas, il s’agira de mettre la trame à l’épreuve de nouvelles
modalités professionnelles et conceptuelles.
À la lecture de Jean-Pierre Épron, défendant qu’à la doctrine de l’architecture moderne
– obéissant à une règle absolue conditionnée par le « schème technique de la machine
moderne », induisant négation du site, répétition stricte d’un prototype, et « une trame
uniforme » à laquelle sont soumis les éléments du projet – succèderait une doctrine de
l’industrialisation ouverte – promettant flexibilité, diversité et participation173 – nous
interrogeons plus largement le détachement de Lajus et Vienne d’un esprit doctrinal, quel
qu’il soit. Leur usage de la trame, empreint des spécificités de leurs trajectoires personnelles
et professionnelles, nous parait à ce titre éclairant pour comprendre leur détachement
progressif de la posture de leurs mentors modernes. Plutôt que de doctrine moderne, peut-
être serait-il plus judicieux, pour saisir l’héritage comme l’émancipation de Fabien Vienne
et Pierre Lajus vis-à-vis de leurs mentors, de parler d’une « attitude de la modernité »174.
Ainsi, selon Foucault, plutôt que de démontrer une « fidélité à des éléments de doctrine »,
il s’agirait d’éprouver une « réactivation permanente d’une attitude »175 observée et

165 « On s’est séparés justement parce que nous avons évolué différemment. J’étais le seul à m’intéresser vraiment à

ça, et eux ça n’était pas vraiment leur problème », LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2018, Mérignac.
166 LAJUS, Pierre, entretien avec Stéphane Berthier, in BERTHIER, Stéphane, Création architecturale et industrialisation

de la filière bois : l’architecture comme milieu d’expérimentation des innovations techniques, op. cit., p. 421.
167 LAJUS, Pierre, « Petits paradoxes du conseil en architecture », Le Moniteur, n°71, mai 1996, p. 49.
168 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
169 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 24 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).
170 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, 21 mai 2020.
171 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).
172 Cellule d’assistance architecturale pour Maison Phénix (RACINE) ; Structure de dialogue et de collaboration avec

les industriels (AVEC).


173 EPRON, Jean-Pierre, L’architecture et la règle. Essai d’une théorie des doctrines architecturales, op. cit., p. 264.
174 FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce que les Lumières ? », 1984, Dits et écrits, II. 1976-1988, Éditions Gallimard, 2017,

p. 1387.
175 Ibid., p. 1390.

166
assimilée, ici celle d’une modernité architecturale. Pour Lajus et Vienne, il aurait été
question de se positionner à la fois comme héritiers des principes de leurs mentors, parties
prenantes d’une production, et initiateurs d’un « franchissement »176 de ce legs. À
l’articulation donc, d’une « rationalité » – celle de s’inscrire dans la lignée des réflexions
partagées avec leurs chefs d’agence et associés – et d’une « liberté »177 – celle de réinterroger
un tel bagage conceptuel. Dès lors, la trame constitue une entrée nous aidant à comprendre
les marges de négociation et de réinterprétation de la modernité que les deux architectes
s’autoriseront dans le cadre de leur pratique en indépendants.
Évidemment, ces parcours et productions s’inscrivent dans un contexte qu’il ne s’agit ni de
nier, ni de dépeindre dans sa totalité. Parmi les évènements qui auraient pu influencer les
postures de Fabien Vienne et Pierre Lajus vis-à-vis de la génération qui les précède, citons
les mouvements de Mai 68 et le choc pétrolier de 1973. Des composantes qui auraient
participé de l’allègement des constructions, de la prise en compte de la parole habitante, et
d’une certaine ouverture disciplinaire de la profession. Dès lors, la trame devient un outil
que l’architecte peut décliner en fonction des attentes de l’époque dans laquelle il évolue.
C’est en tout cas une question que nous explorons dans la troisième partie de cette thèse,
interrogeant l’usage de la trame dans un contexte de collaborations des architectes avec des
industriels de la construction, pour penser la maison produite en série.
La question demeure celle de la corrélation entre conception et construction, et du rôle que
la trame assure – ou non – dans ce processus. À ce titre, l’analyse que fait Ana Bela de
Araujo de la méthode conceptuelle d’Auguste Perret pour la reconstruction du Palais de
Chaillot nous parait éclairer ces enjeux au prisme de l’usage de la trame. Dans le cadre de
son processus de conception, Perret ferait d’abord usage d’une trame immatérielle – non
corrélée aux propriétés des matériaux à ce stade – avant de lui attribuer une consistance
constructive. De cette manière, « c’est dans un premier temps cette grille unitaire abstraite,
étalée sur le site comme une nappe tramée, qui gère d’un seul jet la totalité de l’espace. La
réalité concrète des édifices ne se matérialise que dans un second temps »178. Un argument
logique si l’on considère que la trame émane le plus souvent du dessin, donc du papier,
avant d’être matérialisée par la construction. Ou, comme le rappelle l’auteure en citant
l’ouvrage de Jean Zeitoun : à la « trame abstraite » du dessin succède « la trame concrète »179.
Toutefois, Vienne et Lajus réinterrogeront cet apprentissage en postulant, comme point de
départ de leur usage de la trame, les diverses caractéristiques des matériaux de construction
(préfabrication, transport, disponibilité sur le marché, assemblage). Dès lors, nous pouvons
supposer que les deux architectes opèrent une forme de renversement du process
conceptuel attaché à l’usage de la trame qu’ils ont observé chez leurs mentors, partant du
construit pour déterminer le pas du canevas tramé du projet. Il est évident que le recours à
une construction coulée dans un cas – béton – et préfabriquée dans l’autre – bois –
influence cette réinterrogation de l’outil. Et lorsque Ana Bela De Araujo fait état du
caractère flexible de la trame quand elle relève de la « substance irréelle »180 de la phase
dessinée comme de la temporalité d’usage de l’édifice, en rendant possible l’ajout de travées,
nous posons que Lajus et Vienne iraient plus loin en faisant appel au matériau bois, dont
les structures légères sont facilement manipulables, donc transformables, y compris par
l’usager. S’il est clair que, dans le cas de Perret, la différence entre le programme du Palais

176 Ibid., p. 1396.


177 Ibid., p. 1396.
178 DE ARAUJO, Ana Bela, Auguste Perret, la Cité de l’Atome. Le Centre d’études nucléaires de Saclay, op. cit., p. 79.
179 Ana Bela De Araujo cite ZEITOUN, Jean, Trames planes. Introduction à une étude architecturale des trames, Paris, Dunod,

1977, p. 77.
180 DE ARAUJO, Ana Bela, Auguste Perret, la Cité de l’Atome. Le Centre d’études nucléaires de Saclay, op. cit., p. 80.

167
de Chaillot et celui de la maison individuelle nuance nos propos, nous pouvons nous
interroger sur le cas de la villa Geneste, dont la massivité des éléments semble, a priori, peu
compatible avec une transformation ou extension de ses espaces. Ces questions interrogent
également la posture des architectes qui, en dépassant la construction lourde (béton) pour
aborder celle des éléments légers, mettent en lumière la question de l’impermanence de
l’architecture qu’ils proposent. Se repose alors la question relative au désir des concepteurs
de se voir identifiés et reconnus par une architecture singulière, et surtout finie. Au-delà de
nous permettre de comprendre comment Pierre Lajus et Fabien Vienne se positionnent,
dans leur usage de la trame, vis-à-vis de leurs mentors, ces éléments interrogent plus
largement les pratiques des architectes qui, depuis longtemps, doivent jongler entre
injonctions du marché de la construction (normalisation des composants) et liberté de
conception.
Si la première partie de la thèse visait ainsi à comprendre l’acculturation des architectes à la
trame par un processus d’apprentissage que nous dirons officiel (écoles, sphères culturelles,
agences), la seconde se veut attentive aux apprentissages auxiliaires, que sont les voyages,
lectures, fabrications. Par l’intermédiaire de médiums variés, ces expériences constitueront
le moyen, pour Lajus et Vienne, de s’approprier véritablement cet outillage conceptuel.

168
PARTIE
EXPLORER

La découverte
de référentiels
2
subsidiaires.
“ Seul ce qui se cristallise à partir de l’ensemble
de ses expériences personnelles construit vraiment
l’homme […] La vraie vie se déroule en marge
du “métier”, souvent imposé et détesté. ”

MOHOLY-NAGY, László,
Du matériau à l’architecture,
Éditions de la Villette, Paris, 2015, p. 45
“ Moi je considère que les réussites architecturales
sont des hasards heureux. Ce sont des rencontres
tout à fait hasardeuses. Les processus habituels ne sont
pas générateurs de qualité à mon point de vue. ”

LAJUS, Pierre,
Entretien avec l’auteure et Christelle Floret,
29 octobre 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac)
Certaines expériences singulières ponctuent le parcours d’un concepteur, l’encourageant à
s’écarter d’un cadre établi, qu’il soit géographique, technique ou académique. De tels
épisodes, plus ou moins déterminants, peuvent être les catalyseurs d’une remise en question
des acquis conceptuels de l’architecte. Par le biais d’une formation atypique – du moins
non officielle – l’architecte enrichirait son univers et se constituerait progressivement une
culture, basée sur de nouveaux référentiels. En cela, il fabriquerait une approche
disciplinaire qui lui est propre. C’est sous cet angle que nous proposons une lecture des
trajectoires de Pierre Lajus et de Fabien Vienne, que nous identifions comme des
personnalités capables de dépasser le legs de leurs mentors. Précurseur, instaurateur ou
encore marginal, les dénominations sont nombreuses pour qualifier l’individu
suffisamment curieux pour réinterroger les pratiques et les ancrages de sa profession. La
deuxième partie de cette thèse vise à comprendre comment les architectes, au-delà d’une
culture façonnée par des figures rencontrées au début de leurs parcours, font un
apprentissage parallèle et complémentaire de la maitrise dimensionnelle et modulaire de
l’espace. Par le biais de diverses expériences – voyages, lectures, expérimentations
constructives – Vienne et Lajus auraient approché la trame, plus ou moins directement, et
forgé une sorte de catalogue mental de dimensions optimales leur assurant, par la suite, une
compétence affinée dans la composition des espaces du logement. Une analyse de ces
éléments biographiques nous aiderait ici à comprendre les choix qui poussent un praticien
à faire du pas-de-côté une source de réinterrogation permanente de son process de
conception, un socle expérientiel qui enrichirait l’approche de l’architecte vis-à-vis de la
trame pour penser le projet d’architecture. Nourrie de souvenirs d’espaces, d’images ou
d’objets que l’architecte découvre au fil de ces excursions, la trame revêtirait une dimension
amplifiée, personnelle, presque affective. Elle ne serait plus seulement une norme
indifféremment partagée par la communauté des architectes, mais plutôt un outil augmenté
de la constellation des références glanées par Vienne et Lajus au cours de leurs voyages,
lectures et tentatives constructives.
Le premier chapitre de cette partie interroge les enseignements que l’architecte pourrait
tirer de ses voyages. Nous supposons qu’il y fait l’expérience spatiale d’architectures
minimales traditionnelles dont il réinterpréterait les composantes essentielles (modulation,
dimensionnement) au profit de sa production. À partir des témoignages et albums
photographiques de Fabien Vienne et Pierre Lajus, il est question de déceler les éléments
qui ont pu retenir leur attention, au point d’infuser leur approche de la conception
architecturale. En complément de ces hypothèses, l’analyse de certaines de leurs lectures
éclairent la définition progressive de leur posture vis-à-vis de la construction. Domesticité
des espaces du logement, recours au matériau bois, curiosité pour l’auto-construction,
seraient autant d’enjeux interrogés et cristallisés par ces lectures. Ces réflexions sont
matérialisées pour la première fois à travers les expériences constructives qu’ils font chacun,
parfois pour leur simple loisir. Lorsque Fabien Vienne s’essaye à la réalisation de mobilier,
peaufinant son expertise des espaces et objets ergonomiques et modulaires, Pierre Lajus
explore un tout autre univers : le kayak. Loin d’être anecdotiques, ces expérimentations
constituent d’après nos analyses leur premier réel contact avec la construction. En filigrane,
nous y décelons une affirmation des enjeux qui leur tiennent à cœur, et qu’ils traiteront
notamment à travers leur usage de la trame : une architecture accessible (économiquement,
spatialement, esthétiquement) et appropriable.

173
174
4
CHAPITRE

PARTIE 2

LE VOYAGE :
FORMATION
DE L’ARCHITECTE
“ Comment faire du voyage le moyen de prendre
une distance avec les figures tutélaires sans devoir
pour autant les renier ? ”

POTIE, Philippe,
Le voyage de l’architecte,
Parenthèses, Marseille, 2018, p. 69
“ Le processus a un point de départ et une fin :
c’est une sorte de voyage dont on précise peu à peu
la destination, même si l’on ne connaît pas à l’avance
les péripéties alors que le voyageur se forme lui-même
au cours de la pérégrination. ”

FREDET, Jacques,
Architecture : mettre en forme et composer. Le dessin
d’architecture. Composer, décomposer et recomposer,
Vol. 3, Éditions de La Villette, Paris, 2018, p. 41
A - Voyager pour apprendre : une pratique usuelle des architectes

« Déliés des anciennes allégeances aux maîtres d’ateliers, les jeunes architectes ont
depuis longtemps enfilé les bottes de sept lieux pour aller quérir de par le monde […]
des idées nouvelles »1.

Le voyage encourage l’architecte à réinterroger sa façon de regarder et concevoir


l’architecture, en s’imprégnant d’autres savoir-faire, cultures, paysages, etc. En d’autres
mots, « une nouvelle façon de percevoir la réalité et la découverte d’un langage pour y
décrire de nouveaux projets »2. La notion de langage, développée tout au long de l’ouvrage
Le voyage de l’architecte, de Philippe Potié, nous interpelle en ce qu’elle trouve des connexions
avec les enjeux que nous lisons derrière l’usage de la trame. En effet, lorsqu’il voyage au
Japon, en Scandinavie ou en Amérique du Nord, Pierre Lajus semble – entre autres –
analyser ces architectures par le rythme qui les caractérise. Ce rythme deviendrait un langage
que l’architecte identifie dans les réalisations qu’il découvre et visite, et qu’il mobilise lui-
même en faisant usage de la trame comme canevas compositionnel, tel que le faisaient ses
chefs d’ateliers, mais aussi comme squelette structurel mis à nu, affichant sans détour les
choix constructifs engagés pour le projet. Le bordelais lirait ces architectures au prisme de
leur recours au matériau bois, de la modularité ou de la fluidité intérieur/extérieur de leurs
espaces. Autant de principes qu’il relierait à la mobilisation d’une trame structurelle et
fonctionnelle. Consciemment ou non au moment de ses séjours, Lajus accumulerait
certains référentiels liés à la trame, orientant sa propre façon d’utiliser un tel outil. Le voyage
aurait donc cela de précieux qu’il fabriquerait une empreinte – même discrète ou diffuse –
sur l’évolution réflexive de l’architecte vis-à-vis de son outillage conceptuel : la trame. Par
ces voyages, l’architecte se livrerait en réalité à la redécouverte de « règles grammaticales
précises et rigoureuses » 3, comme lorsque Le Corbusier fait la découverte du Mont Athos,
que Philippe Potié associe à celle d’une « langue primordiale »4 attachée à ne laisser paraître
que l’essence conceptuelle de cette architecture :

« La “fermeté” du langage est donc venue recouvrir l’évanescence émotionnelle, la


protéger, la transformer en une force, en “mots sûrs”. Jeanneret insiste sur le caractère
premier, primitif, de cette grammaire élémentaire faite de volumes simples […] »5.

Ici, nous faisons le parallèle avec l’outil de la trame, amené à être considéré comme cette
grammaire simple aux yeux de l’architecte-voyageur, et susceptible d’être requestionné de
multiples manières. À la lecture de l’ouvrage Le voyage d’Orient de Le Corbusier, nous nous
questionnons sur l’existence de codes que l’architecte repèrerait au cours de ses voyages, et
qui le guideraient vers des références auxquelles il est instinctivement sensible. La trame,
qui sous-tend la disposition des composants de l’architecture, ferait partie de ces codes.
Cette hypothèse résonne avec le récit que fait Le Corbusier de son séjour en Grèce, et plus
spécifiquement de ses expériences de l’Athos, du Parthénon ou de l’Acropole :

1 POTIE, Philippe, Le voyage de l’architecte, op. cit., p. 9.


2 Ibid.
3 Ibid., p. 20.
4 Ibid., p. 59.
5 Ibid.

179
« Et de considérer ces éléments, ces mots mêmes, comme détenteurs de significations
infinies, inutiles à diluer puisque le mot en soi, dans son absolue et forte unité, les
exprime toutes […] Que le rythme agence déjà ces grands termes d’expression ».6

« Je sais mesurer la perfection de ses temples et reconnaitre qu’ils ne sont nulle part
ailleurs si extraordinaires ; et j’ai de longtemps accepté que ce soit ici comme le dépôt
de l’étalon sacré, base de tout mensuration d’art ».7

La trame, matérialisée par le rythme structurel de ces édifices, serait un repère pour
l’architecte-voyageur, attiré par ce type de principe et de référentiel spatial. Dans le même
temps, ce dernier y entreverrait la déclinabilité dudit repère suivant les régions du monde,
lui conférant une pluralité et une épaisseur qui permet au concepteur d’enrichir son univers
tout en restant fidèle à un principe rythmique qu’il affectionne. La trame constituerait une
grammaire à la fois universelle et déclinable, comme lorsque Le Corbusier écrit, à propos
de l’église d’Athos, combien « la puissante unité d’un langage si sobre confère à l’impression
la valeur du diamant », comme la « cristallisation d’une clarté hellénique combinée
étrangement aux indéfinissables évocations asiatiques »8. Selon Georges-Henri Pingusson,
« l’élément porteur a toujours une valeur de symbole lié à sa réalité concrète. C’est l’image
de l’homme debout, de l’atlante, de la cariatide, ou la colonne dorique des temples
grecs […] »9. Structure et symbolique sont reliées par la verticalité de lignes qui expriment
la prouesse constructive sur la pesanteur, inspirant une admiration universellement
partagée. Les poteaux, colonnes et autres portiques, disposés selon une trame structurelle,
sinon fonctionnelle et compositionnelle, font exister les espaces dans leur réalité concrète
comme dans leur dimension mythique. (4.1)
L’architecte en voyage serait alors capable de se raccrocher à des éléments qu’il identifie
comme les bases d’un vocabulaire qu’il sait lire et souhaite partager. Dès lors, nous
formulons l’hypothèse selon laquelle la trame constituerait le code que le concepteur
décrypte à travers ses visites, tantôt traduit par la rigueur de la structure, tantôt par la clarté
d’organisation des espaces. Une expression rythmique qui rendrait l’architecture qui la
porte, selon Moiseï Ginzburg, d’autant plus mémorable :

« Quelle que soit l’œuvre architecturale que nous observons, de la plus simple à la
plus complexe, l’évidence de l’envoûtement rythmique qu’elle renferme s’impose.
L’ossature d’une construction, dans laquelle la matière brute alterne avec des
intervalles de vide (les fenêtres et les portes), contient déjà une possibilité infinie de
manifestations rythmiques, car elle peut nous charmer par la mélodie de ses
alternances, par la mélopée de ses répétitions »10.

Publié pour la première fois en 1923, en russe, l’ouvrage de Ginzburg trouve une résonance
avec un article de L’Esprit Nouveau, publié en 1920, dans lequel Ozenfant et Jeanneret
écrivent que « le rythme c’est le rail conducteur impératif de l’œil, imposant à celui-ci des
déplacement sources des sensations visuelles. L’invention du rythme dans chaque cas est
l’un des moments décisifs de l’œuvre, le rythme est attaché à la source même de

6 LE CORBUSIER, Le voyage d’Orient, Parenthèses, Marseille, 1987, p. 126.


7 Ibid., p. 158.
8 Ibid., p. 143.
9 PINGUSSON, Georges-Henri, LAVALOU, Armelle, L’espace et l’architecture. Cours de gestion de l’espace 1973-1974, op.

cit., p. 119.
10 GINZBURG, Moiseï, COHEN, Jean-Louis, BERGER, Marina (trad.), Le rythme en architecture, Infolio, Gollion,

2010, p. 55.

180
l’inspiration »11. Le rythme guide naturellement le concepteur de formes, capte son
attention, et mobilise à la fois sa perception spatiale instantanée et sa capacité à la connecter
avec des souvenirs d’autres paysages et architectures. En Nota-Bene, les auteurs envisagent
une généralisation de leurs questionnements : « Prouver que les formes et les couleurs
primaires déclenchent en tout être humain, mécaniquement, une réaction primaire, c’est
donner, enfin, à l’esthétique un point d’appui expérimental fixe »12. Il y aurait un lien à
chercher entre le rythme d’un édifice – que nous relions à l’usage d’une trame – et l’émotion
spatiale qu’il génère, universellement partagée par les architectes. À ce stade, il est important
de rappeler ce que notre introduction pose comme point de départ, en nous basant sur les
écrits de Ginzburg : le rythme est le fondement de l’architecture, et se traduit notamment
par le recours à la trame.
Au-delà d’alimenter le répertoire référentiel de l’architecte, nous pouvons imaginer que le
voyage lui permette de former son œil. Compensant le fait d’être formé à recopier des
modèles (aux École des beaux-arts notamment) par une exploration in situ, l’architecte serait
en mesure de comprendre par lui-même, et par une expérience physique des lieux, le rythme
fabriqué par une structure et la juste modulation des éléments. L’œil apprendrait à repérer
le rythme, donc la trame qui le sous-tend, comme facteur de satisfaction visuelle, spatiale,
et émotionnelle. À cet instant, il n’est plus question d’un processus de copie, qui consisterait
à proposer l’architecture des temples grecs, mais d’associer cette force plastique aux
techniques contemporaines. La trame combinerait justesse géométrique, soit une
universalité de temps et lieu, et rationalité constructive, à rapprocher de la spécificité d’un
contexte temporel et géographique. La maniabilité de cet outil assurerait à l’architecte de
pouvoir faire appel à des imaginaires éloignés (architecture d’autres époques et pays), et de
mobiliser dans le même temps des données contextuelles spécifiques à un lieu et à une
époque (en lien avec les modes constructifs notamment). L’analyse proposée par Ginzburg
s’avère à nouveau éclairante en ce qu’elle dépeint la condition dans laquelle l’architecte
aborde le principe de rythme, en prise avec les fondements disciplinaires mais aussi avec
l’évolution des moyens techniques de son époque :

« Éternellement, les mêmes problèmes se compliquent, les méthodes pour les


résoudre changent, les éléments de la création qui matérialisent les lois du rythme
– les formes artistiques de l’architecture – se transforment. Et bien entendu, la tâche
de l’architecture moderne est de trouver ces éléments de la forme ainsi que les lois de
leurs combinaisons dans lesquelles se révèle la pulsation rythmique de notre
époque »13.

Indéniablement, le voyage enrichit l’univers de l’architecte. Les souvenirs qu’il y forge le


touchent personnellement, ancrés dans sa mémoire sur le long cours, au point de constituer
un terreau fertile de création l’aidant à nourrir ses projets. Ce que nous supposons
également au sujet des voyages de Pierre Lajus en Guinée et au Japon, et de Fabien Vienne
à La Réunion.
Plusieurs ouvrages traitant de l’apport des voyages dans le parcours de l’architecte nous ont
aidée à comprendre dans quelle mesure cette démarche aurait permis aux concepteurs
étudiés d’enrichir et réinterroger leur usage de la trame, en tant que marqueur rythmique,
structurel et fonctionnel. En nous appuyant sur ces lectures, nous désirons compenser,

11 OZENFANT, Amédée, JEANNERET, Charles-Édouard, « Sur la Plastique », L’Esprit Nouveau, 1920, n°1, pp. 38-

48, p. 41.
12 Ibid., p. 48.
13 GINZBOURG, Moiseï, COHEN, Jean-Louis, BERGER, Marina (trad.), Le rythme en architecture, op. cit., p. 133.

181
dans une certaine mesure, le manque de documents d’archives à notre disposition pour
réellement saisir l’assimilation conceptuelle que Pierre Lajus et Fabien Vienne ont pu faire
au cours de ces voyages. Ces lectures nous permettent de soulever un premier élément : la
dimension visuelle que revêt la trame lorsque l’architecte voyage et visite des édifices
d’autres territoires. Dans son ouvrage Le voyage de l’architecte, Philippe Potié identifie ce qu’il
qualifie de « couple voyage-image »14, que l’architecte forgerait au cours de ses explorations
de nouvelles localités et que Le Corbusier exprime ainsi :

« Quand on voyage et qu’on est praticien des choses visuelles : architecture, peinture
ou sculpture, on regarde avec ses yeux et on dessine afin de pousser à l’intérieur, dans
sa propre histoire, les choses vues. Une fois les choses entrées par le travail du crayon,
elles restent dedans pour la vie ; elles sont écrites, elles sont transcrites »15.

Dès lors, nous serions tentée de penser que la trame ne revêtirait ici qu’une dimension
esthétisante, et que l’architecte en voyage ne reproduirait en réalité que le schéma de ce qu’il
a appris à l’école : l’importance de la composition du plan pour ce qu’elle a de plastique. S’il
est vrai que Pierre Lajus retient de ses voyages une sorte de banque d’images, à la fois
mémorielles et photographiques – processus sur lequel nous revenons plus loin – ses
premiers souvenirs de visites architecturales laissent paraitre une assimilation plus
complexe que le souvenir d’une esthétique. En effet, lors de nos entretiens, l’architecte
revient sur ce qu’il estime être ses premières expériences architecturales : les monastères
italiens et espagnols de la période romane16. (4.2) Une sorte d’idéal architectural que
l’architecte relie à une « évidence de la construction »17 qui le séduit. Plus largement, les
albums photographiques que nous feuilletons avec lui témoignent de son goût du voyage,
associé à la découverte de nouvelles cultures constructives. En 1970, Pierre Lajus se rend
au Japon à l’occasion d’un voyage d’agence destiné à visiter l’exposition universelle d’Osaka
qu’il ne visitera finalement pas, y préférant Tokyo, Nara et Kyoto18. Il y retourne douze ans
plus tard, dans le cadre d’un séjour organisé par l’Union des HLM. En 1972, il visite la
Suède19 et la Finlande, et plus spécialement les villes de Turku, Tampere, Tapiola, Uvinka,
ainsi qu’un musée de Plein Air (a priori celui de Seurasaari à Helsinki). Pierre Lajus ne se
rend que tardivement aux États-Unis. En 1979, il part avec son épouse et y découvre, entre
autres, la National Gallery of Art (I. M. Pei architecte, Washington D.C.), la Ford
Foundation (K. Roche, New-York) ainsi qu’un chantier à Salem (Edgecomb, Maine). En
1980, c’est à nouveau avec l’Union des HLM qu’il voyage, faisant étape à Philadelphie,
Levitt Town, dans différents quartiers d’Houston et enfin à Miami. Ce n’est qu’en 1996
qu’il retourne sur le sol américain avec sa fille, Marie, pour se rendre en Californie, où il
visite la Gamble House à Pasadena, conçue par les architectes Greene and Greene et
réalisée en 1908, la Mills Valley, l’Institut Esalen et la maison de l’architecte Richard Neutra
à Silver Lake (Los Angeles). (4.3)
Le voyage est donc une pratique que Pierre Lajus met constamment à l’œuvre, dans le cadre
de sa vie personnelle comme professionnelle, et qu’il recommande aux futurs praticiens
dans un « petit questionnaire indiscret » qu’il accorde à l’école d’architecture de Bretagne.

14 POTIE, Philippe, Le voyage de l’architecte, op. cit., p. 9.


15 LE CORBUSIER, L’Atelier de la recherche patiente, Éditions Vincent et Fréal, Paris, 1960, p. 37.
16 Pierre Lajus accompagne ces voyages de lectures menées parallèlement, comme les ouvrages parus aux Éditions

Zodiaque.
17 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 24 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).
18 D’après l’inventaire des diapositives que Pierre Lajus a réalisé. Il y mentionne également le nom de Kenzo Tange.
19 D’après l’inventaire de ses diapositives, Pierre Lajus précise avoir vu un « chantier bois » que nous n’avons su

identifier.

182
À la question « Quelles sont vos recommandations aux étudiants ? », il répond : « Voyager,
regarder sans prendre de photos et en parler ensemble »20. Intuitivement, Pierre Lajus nous
parle des voyages qu’il fait lorsqu’il est jeune architecte, en Asie ou Outre-Atlantique, et
dans lesquels il est observateur de principes dont il s’inspirera largement pour imaginer ses
projets : poétique du toit, module du tatami, ouverture sur l’extérieur. Il évoque également
les vacances qu’il fait en famille, en Europe notamment. Cette pratique lui assurerait de
combiner des souvenirs sensibles (émotions) ou techniques (assemblages) selon des
modalités variées, telles que la mémoire des images et l’expérience physique de l’espace,
dans ce qu’elle engage comme rapport au corps. Ce dernier élément est à connecter avec
l’amour du ski et de la randonnée de l’architecte bordelais, qui le conduiront à des
expérimentations architecturales déterminantes dans sa pratique et son usage de la trame,
telle que la réalisation de son chalet familial à Barèges (cf. chapitre 7).
Georges-Henri Pingusson va jusqu’à définir le voyage d’études – au même titre que
l’observation de la Nature ou la réalisation constructive – comme un moyen pour
l’architecte, le penseur, le créateur, de préserver sa liberté de pensée, de démarche et donc
de pratique. Pour Pingusson, l’enjeu (voire la définition) du voyage d’études est le suivant :
« tout architecte doit connaître les traces de ses devanciers ; le passé de notre métier en
garantit l’avenir »21. Le voyage serait donc synonyme de connaissance d’un héritage – avoir
conscience de ce qui se fait ailleurs et en d’autres temps – et de dépassement de celui-ci
– définir sa posture. Dès lors, cette « formation parallèle » devient la garante de « valeurs
créatrices, valeurs humaines de caractère, de liberté d’esprit, de conviction et de volonté,
d’honnêteté intellectuelle et morale, de désintéressement, et surtout d’imagination et
d’amour »22. L’expérience du voyage aurait ainsi la capacité de générer des « facultés
d’émerveillement »23 chez l’architecte, le poussant à se connaitre, donc à comprendre « ce
qu’il est », et à adopter une attitude de curiosité face au monde et aux potentialités de
création qui se présentent à lui, afin d’être maître de « ce qu’il sent ».
Nous pensons que ce type d’expérience aurait participé du process d’appropriation de la
trame par Pierre Lajus et Fabien Vienne. La part de souvenir et d’affect portée par ces
voyages les conduirait à considérer la trame non pas uniquement comme un outil corrélé à
une performance technique, industrielle ou compositionnelle, mais également comme une
méthode nourrie d’une profondeur sensible et personnelle, dont ils se sentent pleinement
investis et maîtres. Précisément, le voyage aurait offert à Lajus et Vienne l’opportunité de
voir à l’œuvre des réalisations combinant poétique spatiale et rationalité construite,
notamment par la justesse dimensionnelle et modulaire qui y sont déployées, proposant un
équilibre auquel les deux architectes sont sensibles. En s’autorisant à voyager, à prendre le
temps de s’écarter de ses cadres habituels, l’architecte ferait le choix « d’un cheminement
personnel qui s’effectue avec les risques d’une aventure propre »24. Une manière pour
l’architecte de réinterroger certaines normes de la conception architecturale, et d’y apporter
la strate de l’expérience vécue, support de nouveaux questionnements. Il y aurait ici un
croisement entre normes intégrées culturellement et explorations ex-nihilo, que Pierre
Sansot décrit en ces mots :

20 « Le “petit questionnaire indiscret” », ENSA Bretagne, texte tapuscrit, non daté, archives personnelles de
l’architecte.
21 PINGUSSON, Georges-Henri, LAVALOU, Armelle (dir.), L’espace et l’architecture, Cours de gestion de l’espace 1973-

1974, Éditions du Linteau, Paris, 2010, p. 17.


22 Ibid., p. 16.
23 Ibid., p. 19.
24 SANSOT, Pierre, Variations paysagères. Invitation au paysage, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2009, p. 14.

183
« Il serait imprudent de croire que cet accord entre les choses et les normes apprises,
des modèles sociaux, s’opère mécaniquement et qu’il exclue toute appréhension
singulière. Nous voudrions même montrer que le paysage se découvre à la suite d’un
itinéraire personnel, d’un voyage […] »25.

La notion de singularité nous parait intéressante en ce qu’elle redonne à l’emploi de la trame


une épaisseur – celle de souvenirs, d’images capturées, de détails observés – par le biais
d’expériences faites en dehors des repères spatiaux et culturels de l’architecte. À cet égard,
la pratique du voyage que développe Pierre Lajus est particulière en ce qu’elle se fait
également localement, au cœur des régions du Sud-Ouest de la France. Par cette démarche,
l’architecte convoque des imaginaires locaux, que sont le cabanon de pêcheur du bassin
arcachonnais ou le toit de brande landais. Des éléments qu’il fait dialoguer avec l’usage
d’une trame dans certains de ses projets, comme c’est le cas de la Paillotte qu’il imagine en
1979. (4.4) Le bordelais semble ainsi jongler entre références lointaines et redécouverte des
paysages proches, articulant l’efficience constructive et industrielle de la trame avec des
éléments « à réaction poétique »26, comme les généreux toits pentus. Qu’il ait lieu à l’autre
bout du monde ou dans son environnement proche, le voyage serait l’occasion pour le
concepteur de repérer des composantes architecturales signifiantes à ses yeux, et de les
mobiliser dans le cadre de son processus de création. Philippe Potié prolonge ce
raisonnement en associant au voyage la légitimation de certains choix conceptuels de
l’architecte :

« Ces rêves pointent le besoin impérieux de créer du sens en distinguant, cernant,


délimitant, identifiant des éléments, des fragments, des détails à partir desquels
l’imaginaire peut reconstruire et développer une narration, un projet. Jacques Lacan
avait en son temps rendu célèbre la formule selon laquelle “l’inconscient était
structure comme un langage”. De chacun de leur voyage, les architectes ont très
exactement ramené ces embryons d’une nouvelle langue qu’attendaient, espéraient,
désiraient leurs contemporains pour élaborer de nouveaux projets. Le voyage
constitue un dispositif idéal pour rendre recevable le geste finalement arbitraire de
transposition d’un réel en signes »27.

L’architecte s’ouvre à de nouveaux référentiels, et en même temps, consciemment ou non,


sait déjà ce qu’il recherche dans les paysages et les villes étrangères qu’il parcourt. Il repère
donc rapidement ce qui, dans un contexte différent, lui rappelle certaines de ses propres
références, et enclenche un raisonnement qui remet en question à la fois ce qu’il observe,
et son bagage culturel et intellectuel. Aussi, la trame qu’il aurait l’habitude d’observer dans
un cadre qui lui est familier lui apparaitrait avec une certaine évidence dans un tout autre
contexte. L’architecte familier des structures tramées maçonnées remarquerait aisément les
structures légères rythmées des maisons californiennes, japonaises ou scandinaves. Une
mise en tension intellectuelle se fabriquerait entre ces architectures, notamment par le biais
du rythme, et de la trame qui le sous-tend, bien qu’elle soit employée de manières
différentes en fonction des territoires et des pratiques constructives. De cette expérience,
le concepteur retirerait de nouvelles applications de la trame, intégrant ces éléments à sa
réflexion du projet architectural et réactualisant son approche conceptuelle. Le voyage
réinterrogerait donc sa façon de penser l’espace selon une dynamique en deux temps :
observation – assimilation.

25 SANSOT, Pierre, Variations paysagères. Invitation au paysage, op. cit., p. 61


26 Nous faisons ici allusion à l’ouvrage de Pierre SADDY, Le Corbusier : le passé à réaction poétique, Caisse nationale des
Monuments historiques et des Sites / Ministère de la Culture et de la Communication, 1988.
27 POTIE, Philippe, Le voyage de l’architecte, Parenthèses, Marseille, 2018, p. 170.

184
« Le voyage est ainsi le moyen régressif de retrouver une force primitive sensuelle et
émotionnelle, non par un chaos des sens, mais à travers l’articulation des
accentuations d’une langue. Les lieux et les architectures redécouvertes lors des
voyages lient dans un équilibre encore fragile […] le chaos des émotions à la structure
rythmique d’une langue. »28

Le tramage de l’architecture (plans, façades, etc.) apparaîtrait dès lors, de notre point de
vue, comme un code que l’architecte peut retrouver dans un ailleurs géographique, voire
temporel dans le cas de constructions anciennes. Le voyage serait le lieu de la redécouverte
d’un langage architectural, à la manière d’une réminiscence matricielle29, que l’architecte
réactivera constamment au fil des futurs projets qu’il imaginera. La puissance de cette
matrice, par laquelle « il s’agit de déployer la structure profonde d’une pensée, non de
produire une copie formelle »30, repose donc sur sa capacité à être réactivée dans ses enjeux,
réactualisée dans ses formes. L’une des forces de la trame devient alors sa capacité à
autoriser une réinterrogation des formes, à partir du moment où l’architecte en suit les
règles de base, lui permettant de contourner l’écueil de la reproduction formelle. C’est ce
que nous comprenons lorsque Pierre Lajus évoque son souvenir des églises romanes, ne
retenant pas les dimensions formelles de ces architectures, mais des principes rythmiques
et de structuration de l’espace. À la manière d’un pattern, tel que le qualifie Potié, nous
posons que la trame constituera l’un des dénominateurs communs que les architectes
établiront pour relier souvenirs et démarche prospective, tel que le propose Philippe Potié
dans la conclusion de son ouvrage :

« Le voyage est ainsi la rencontre avec les tonalités d’une langue oubliée de
l’architecture à travers laquelle un passé projette un avenir dont l’architecte a rapporté
à la cité la théorie visionnaire. »31.

Ce processus d’assimilation, nous le rapprochons de l’analyse que dresse Georges-Henri


Pingusson quant à la capacité de l’architecte à repérer la poétique d’un espace :

« Nous accueillons en nous les souvenirs d’espaces très différenciés que nous avons
expérimentés tout au long de notre vie depuis notre premier jour jusqu’à celui que
nous vivons, chacun s’enfouissant intact sous la banquise de notre mémoire pour y
être découvert un jour, parfumé du “temps jadis” que nous vivions alors, prêt à nous
restituer à ce nous-même d’alors, dans notre immense pouvoir imaginatif d’enfant ou
d’adolescent. Ces espaces successifs créent un domaine spatial mémorisé que nous
possédons comme un héritage sans cesse enrichi »32.

D’après Steen Eiler Rassmussen, la découverte de l’architecture elle-même passerait, en


réalité, par une redécouverte de composantes familières à l’architecte :

« Habituellement, il est plus facile de percevoir une chose quand nous en savons déjà
quelque chose. Nous voyons ce qui est familier et laissons tomber le reste. C’est-à-
dire que nous re-créons la réalité observée en quelque chose d’intime et de
compréhensible. Ce qui entraîne cet acte de re-création c’est souvent notre façon de
nous identifier à l’objet en nous imaginant nous-même à sa place. Dans ce cas, notre

28 POTIE, Philippe, Le voyage de l’architecte, op. cit., p. 171.


29 Ibid., pp. 171-173.
30 Ibid., p. 173.
31 Ibid., p. 176.
32 PINGUSSON, Georges-Henri, LAVALOU, Armelle, L’espace et l’architecture. Cours de gestion de l’espace 1973-1974,

op. cit., p. 249.

185
activité est davantage celle d’un acteur étudiant un rôle que celle d’un artiste créant
une image de ce qu’il observe à l’extérieur de lui-même »33.

À partir de ces éléments, nous formulons l’hypothèse selon laquelle les architectes
projetteraient, peut-être inconsciemment, une pré-lecture de la trame sur l’ensemble des
éléments qu’ils observent. Nous pouvons au moins imaginer qu’ils en saisissent la logique
modulaire, l’efficience de certains dimensionnements, l’affichage de la structure porteuse.
Par sa connaissance et son affection de la trame, l’architecte mettrait en œuvre un process
d’observation, d’assimilation et de réinterprétation que nous rapprochons du concept de
disegno tel que défini par Daniel Payot dans l’article « Pour une discrétion architecturale ».
En regard de nos analyses, le disegno porte en effet cela d’intéressant qu’il articule « un art
de l’évaluation » et du discernement plaçant le concepteur dans une justesse « ni
excessivement respectueuse des concepts (ce qui interdirait de les porter au sensible) ni
excessivement oublieuse (ce qui condamnerait ces gestes à la violence et à l’insignifiance de
l’arbitraire »34. Ce concept, articulant une connaissance de l’existant et un postulat de
projettation, correspondant à la fois au dessin (tracé) et au dessein (intentions de projet),
ferait écho à la manière dont la trame serait appréhendée, selon nous, par les architectes
lors de leurs voyages. Enfin, en associant la notion de disegno à celles de discretio et tekhné,
Daniel Payot met en lumière l’expression d’une essence architecturale et constructive dont
Pierre Lajus et Fabien Vienne se saisiraient, au prisme de la trame, pour décoder les
architectures qu’ils découvrent au gré des continents. En reprenant certains passages du
premier tome de l’ouvrage Le Vite de Giorgio Vasari, Daniel Payot recompose une sorte
de phasage du principe de disegno qu’il nous semble pertinent de relever ici :

« De la réalité sensible considérée, on “puise” ou “extrait” (cavare) une forme ou idée


abstraite, géométrique, proportionnelle, qui est une connaissance (cognizione) ; de celle-
ci “naît un certain concept ou jugement (concetto e giudizio), que l’artiste possède dans
son esprit ou qui fut par d’autres imaginé dans leur esprit et fabriqué dans l’idée” ;
c’est ce concetto ou ce giudizio qu’il s’agit enfin, grâce à l’habileté et à l’intelligence
propres de la main, d’exprimer et de porter à la lumière : una apparente espressione e
dichiarazione del concetto »35.

La trame pourrait être envisagée à la fois comme un pouvoir de jugement, ou plus


modestement comme un outil d’analyse de l’existant, que Payot relie ici à l’expérientiel, et
donc à un apprentissage non exclusivement théorique. L’aboutissement de ce processus
intellectuel serait « une apparente expression et déclaration du concept »36. Nous supputons
que la trame, par la prégnance rythmique, modulaire et dimensionnelle qu’elle installe, par
les dimensions spatiales, structurelles et plastiques qu’elle croise, attirerait le regard de
l’architecte de manière quasi-magnétique, presqu’inconsciente, en tout cas instinctive. En
cela, elle constituerait une expression claire des enjeux qu’elle sous-tend, y compris dans
des contextes inconnus pour l’architecte-voyageur, participant de son apprentissage
conceptuel et de sa capacité à identifier les qualités spatiales qu’il recherche.
Ce préambule théorique posé, il nous importe de nous attacher aux voyages qui auraient
pu marquer les parcours des architectes Pierre Lajus et Fabien Vienne. Plus spécialement,

33 RASMUSSEN, Steen Eiler, BELLAIGUE, Mathilde (trad.), Découvrir l’architecture, Éditions du Linteau, Paris, 2002,
p. 51.
34 PAYOT, Daniel, « Pour une discrétion architecturale », in Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n°13-14,

« Pragmatiques. Théorie des effets et pratiques de la construction », Éditions du Patrimoine, juillet 2003, pp. 29-36,
p. 34.
35 PAYOT, Daniel, « Pour une discrétion architecturale », op. cit., p. 34.
36 Traduction de l’auteure, à partir de la formule « una apparente espressione e dichiarazione del concetto », p. 34.

186
il s’agit de comprendre dans quelle mesure les séjours de Fabien Vienne à La Réunion
– départementalisée depuis peu – et de Pierre Lajus en Guinée – qui est encore une colonie
française – auraient constitué des temps d’observation privilégiés d’une architecture
vernaculaire dont l’authenticité, la sobriété et la simplicité auraient été synonymes
d’enseignement.

B - Une observation attentive de l’architecture vernaculaire

- Fabien Vienne et La Réunion des années 1950


Dans les archives de Fabien Vienne, nous retrouvons des photographies de paysages et de
maisons traditionnelles réalisées lors de son premier séjour à l’île de La Réunion, dès 1950.
Ces images nous permettent de comprendre ce que découvre l’architecte lorsqu’il se rend
sur place, et ce qui attire, supposément, son attention. Cirques, palmiers aux troncs élancés
et battus par les vents, front de mer. Une diversité de composantes paysagères que
l’architecte capte en quelques clichés. (4.5) D’autres photographies font apparaitre des
constructions vernaculaires dont les panneaux de bois, tôle ou tavaillons sont surmontés
de généreuses toitures de feuillage, chaume ou tôle, laissant présager d’utiles volumes sous
pente : des maisons rustiques à la simplicité élégante. (4.6) L’une d’entre elles est
particulièrement intéressante en affichant ses éléments structurels comme pour
redécomposer ses façades, lorsque d’autres habitations se revêtent de tôle ou de tavaillons
sur l’ensemble de leur pourtour. (4.7) Dans ce cas précis, la disposition des ouvertures obéit
harmonieusement à la composition générale. Qu’elle soit modeste ou qu’elle soit de la
même largeur que la maison, la fenêtre s’inscrit dans la logique modulaire des panneaux de
façades. Plusieurs de ces clichés nous permettent d’observer que les ouvertures sont
souvent toute hauteur, trahissant une rationalité de matière et d’usage : là où il y a besoin
de passer du jardin aux pièces intérieures, et inversement, il n’y a pas lieu de dépenser de la
matière inutilement. Aussi, les ouvertures vont du sol à la ligne de toit. (4.8) La proximité
avec des jardins, cultivés ou non, est claire. Par moment, des habitants figurent sur ces
clichés, posant devant leur habitation, vacant à leurs occupations ou scrutant l’objectif de
l’appareil depuis une fenêtre. Enfin, certaines photographies font apparaître l’architecte,
sillonnant l’île en 4x4 Willis MB militaire (ancêtre de la Jeep) ou à pied, en ligne de côte
(Route des Laves) ou dans ‘Les Hauts’. Lui-même photographie l’urbaniste Gérald
Hanning, qui l’accompagne dans quelques-unes de ces excursions. (4.9) À cette époque,
Hanning est missionné pour concevoir le plan d’urbanisme de l’île de la Réunion au titre
d’Urbaniste Conseil du Préfet de La Réunion (Paul Demange), sous la responsabilité du
ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (Eugène Claudius-Petit). Un poste
qu’Hanning occupe de 1949 à 1950. Il introduit Fabien Vienne dans le monde institutionnel
local et le présente aux municipalités communistes de l’île. L’architecte le succède – en
intérim – au poste d’urbaniste de La Réunion du 1er mars 1951 au 1er mars 1952, par
dénomination du préfet37. Si nous n’avons pas d’informations plus précises concernant la
relation ou les échanges qu’entretiennent Hanning et Vienne, nous supposons que les deux

37 D’après le Curriculum Vitae de Fabien Vienne, et un courrier datant du 1er Mars 1951, rédigé par le nouveau préfet

de La Réunion, Roland-Luc Béchoff, nommé du 1er Juin 1950 au 4 Juillet 1952 : « Pendant l’absence de M. Hanning,
chargé de mission à Paris, M. Vienne, Architecte à Saint-Denis, assurera l’intérim de l’urbaniste, en ce qui concerne
l’étude des demandes d’autorisation, prévues par l’arrêté préfectoral N° 926 1/1 du 22 Septembre 1950, portant
ouverture de l’enquête monographique à Saint-Denis ». Ces deux documents figurent dans le fonds d’archives de
Fabien Vienne, 434 ifa, Carton d’archives n°40, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle.

187
hommes évoquent ensemble les spécificités constructives et paysagères de l’île, partageant
leurs visions du logement accessible à tous et de la composition géométrique urbaine et
architecturale. En effet, au lendemain de la guerre, et jusqu’en 1952, Gérald Hanning
travaille sur « la recherche de solutions techniques pour l’habitat du plus grand nombre à
La Réunion, avec l’ingénieur V. Bodiansky, pour le compte du ministère de la
Reconstruction et de l’Urbanisme »38. Plusieurs années plus tard, dans les années 1970, ses
recherches sur La trame foncière comme structure organisatrice du paysage rural et urbain39 traitent de
la cohérence géométrique qui peut exister entre trames paysagères, foncières, agraires,
rurales et urbaines. De cette cohérence – ou incohérence – entre existant et transformations
émanerait selon lui un sentiment de satisfaction – ou d’insatisfaction – de la perception que
nous pouvons avoir d’un milieu. Dans ses exposés, Hanning fait appel à un vocabulaire de
la géométrie, développant les notions de « trame foncière », « système d’ordonnance du
paysage », « mosaïque parcellaire », « d’ordre [ou] canevas foncier », ou de « trame
fondamentale [ou] locale du paysage »40, ou encore de « géométrie foncière »41. La trame
appliquée à diverses échelles assurerait « de retrouver et de dégager les lignes essentielles de
cet ordre pour constituer le “canevas” guidant la composition des éléments du nouveau
paysage »42, connectant sites, parcelles, bâtis et plantations ; ville (qu’il s’agisse de
métropoles ou de bidonvilles) et rural ; préexistences et projets. (4.10) L’urbaniste
proposera d’ailleurs de rapprocher le « dessein urbain, virtuel et implicite » du « dessin
urbain, fragmentaire et sans cohérence » par les réflexions qu’il porte sur les trames, mailles
et autres ordres géométriques qu’il étudie. Cet enjeu réflexif fait écho à la notion de disegno
soulevée précédemment dans ce chapitre. Si Gérald Hanning effectue ces recherches bien
après sa rencontre avec Fabien Vienne, nous empêchant de comprendre dans quelle mesure
leurs idées auraient pu s’alimenter mutuellement, nous notons certains éléments révélant
l’apprentissage que Vienne fait à La Réunion en travaillant pour Jean Bossu, entre 1950 et
1954, notamment dans son approche de la trame et sa réinterrogation vis-à-vis des cultures
constructives locales.
À ce stade, si les sources (photographies, témoignages, archives) ne nous permettent pas
d’en savoir plus sur ce que l’architecte regarde, le voyage professionnel de Fabien Vienne à
La Réunion nous permet de comprendre à quoi ce territoire le forme : rapports avec les
acteurs locaux, pratique du projet très économique, observation attentive des cultures
constructives, etc.
En 1950, Fabien Vienne part à La Réunion et y devient le chef de l’antenne réunionnaise
de l’agence de Jean Bossu, pour lequel il commence par suivre le chantier de l'école
d'agriculture de la Réunion à Saint-Joseph. Dès son arrivée sur place, le jeune concepteur,
tout juste âgé de vingt-cinq ans, fait le constat d’une inadéquation du projet aux conditions
budgétaires et constructives locales, qu’il faut redessiner en dernière minute. Cette
« aventure folle »43 aurait constitué une mise en situation singulière pour l’architecte,

38 BLUMENFELD, Hervé, CHECCAGLINI, Paul, « Préambule », in Catalogue des dessins et manuscrits de Gérald
Hanning conservés à l’IAU Île-de-France, Juin 2012, en ligne [www.institutparisregion.fr/fileadmin/NewEtudes/
Etude_942/Catalogue_des_dessins_et_manuscrits_de_Gerald_Hanning_conserves_a_l_IAU_idF.pdf], consulté le
22 août 2022.
39 Le rapport définitif de l’étude réalisée en 1975-1976 par Gérald Hanning, Annick Jaouen et Pierre Checcaglini est

édité en trois volume, vers 1978.


40 Termes issus de : HANNING, Gérald, « Composition du paysage de la région parisienne. Exposé du 3 juillet 1973 »,

in Catalogue des dessins et manuscrits de Gérald Hanning conservés à l’IAU Île-de-France, op. cit.
41 Ibid.
42 Ibid.
43 VIENNE, Fabien, VIENNE, Jacqueline, entretien avec Xavier DOUSSON, 24 avril 1997, in DOUSSON, Xavier,

Jean Bossu, architecte. 1912-1983, thèse en Histoire de l’art, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, mars 2010,
MONNIER, Gérard (dir.), p. 174.

188
confronté pour la première fois aux réalités du territoire réunionnais. À la suite de cette
expérience, le jeune Vienne est amené à suivre de nombreux chantiers pour le compte de
Jean Bossu, tels que la Direction des Services vétérinaires, le Centre d’apprentissage et
l’immeuble d’habitation des Remparts (36 logements) (4.11), tous trois à Saint-Denis, neuf
écoles primaires – soit soixante-huit classes – réparties dans différentes communes, etc. Ces
projets sont d’une modernité forte, d’une esthétique affirmée, aux volumes monolithiques
blancs, à la composition ajustée, et aux aplats de couleurs corbuséennes en façades.
L’empreinte de Bossu est incontestable sur ces projets. Pourtant, bien que Vienne ait pour
mission de veiller à la bonne réalisation des propositions de l’agence, ses collaborateurs
confient l’avoir vu redessiner les projets, au moins en partie. Cette porosité entre les rôles
de chacun rend la définition de la paternité des projets parfois délicate à établir. Plus
spécifiquement, les projets des « écoles-types » et des « maisons-économiques », lauréats au
concours départemental de 1953, méritent toute notre attention, en ce qu’ils engagent des
principes de rationalisation de la conception et de la construction44.
Des calques relatifs aux projets de constructions scolaires et de maisons économiques45,
conçus en 1953 à la demande du ministère de l’Éducation Nationale et du département de
La Réunion, témoignent d’une période de la carrière de l’architecte durant laquelle il
travaille pour Jean Bossu, mais commence à co-signer des pièces graphiques, nous laissant
penser qu’il prend part à la conception de ces réalisations. Les plans des écoles-types,
composés selon une première trame, assez étonnante, de 158,75 cm, semblent être
déterminés par le module d’un parpaing ou d’une brique d’une quarantaine de centimètres.
Une seconde trame plus lâche, de 437,5 cm à l’entraxe des murs, commande les volumes
des salles de classes. (4.12) Si la trame est omniprésente et aisément lisible ici, elle sous-tend
des dimensionnements dont la précision, au demi ou trois-quarts de centimètres, semble
contredire les enjeux de rationalisation d’une industrialisation de la construction. Ce rapide
constat trahit un usage de la trame comme outil conceptuel envisagé selon une démarche
plus esthétique que constructive. L’analyse des façades du projet, dont les surfaces lisses,
rythmées par des lignes verticales d’ombre confèrent à l’ensemble un caractère résolument
moderne, confirme le caractère savant de la composition. Dans ce cas de figure, pour lequel
il n’est pas encore question de structures tridimensionnelles ou de matériau bois, Fabien
Vienne semble apprivoiser l’usage de la trame à la manière de son chef d’agence. Les propos
de Vienne esquissent dès lors une volonté de transposer une trame pensée selon des enjeux
plastiques à son application selon des dynamiques locales. En effet, les conditions imposées
par le ministère, si elles induisent un tramage des structures, n’en sont pas moins
déconnectées de certaines réalités de l’île. C’est une traduction de la norme au local que le
jeune architecte doit mettre en œuvre :

« On avait des classes types, modulées sur les normes dimensionnelles données au
concours par le Ministère de l’éducation nationale, avec des trames constructives.
Alors moi, ce que je me suis tapé là-bas, ce sont tous les projets d’assemblage de ces
divers éléments. On avait fait un projet théorique et il fallait l’adapter aux diverses
commandes locales, aux sites, etc. Il fallait passer de la théorie à la pratique ! »46.

Dans le cadre du projet de constructions scolaires types, deux projets sont présentés en
réponse au concours du ministère de l’Éducation Nationale. Le premier, imaginé en 1950
depuis l’agence parisienne de Bossu, avant le départ de Fabien Vienne à La Réunion, n’est

44 En complément : images présentées dans la thèse de Xavier Dousson, notamment vol. II, pp 312-321 et 334-337
45 Constructions scolaires types (1950-1959) et Logements très sociaux (1953-1959).
46 VIENNE, Fabien, entretien avec Xavier Dousson, 24 avril 1997, in DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte, 1912-

1983, thèse, op. cit., p. 408.

189
pas lauréat. Une fois débarqué sur l’île, Fabien Vienne, aidé de Pierre Sagui, fait le choix de
le repenser entièrement. Plus rationnelle, plus simple, plus économique, la deuxième
version du projet est lauréate en 1953, et donne lieu à plusieurs réalisations scolaires (Étang-
Salé, Savannah, Sainte-Clotilde, Saint-Denis, Saint-François). Ce projet constitue pour
l’architecte l’une des premières expériences de la trame en tant que norme établie par une
instance décisionnelle, et non par les conditions d’un site ou d’un matériau. Dès lors, nous
pensons qu’il s’agit d’un moment auquel il commence à pleinement saisir que la trame est
à la croisée d’enjeux multiples, y compris normatifs, qui peuvent parfois le dépasser, ou
qu’il s’agirait de dépasser. Quant aux dimensionnements des logements économiques, les
plans des différents projets conçus alors que Fabien Vienne est particulièrement impliqué
dans la production de l’agence Bossu font apparaître une trame (structurelle, fonctionnelle,
compositionnelle) qui oscille entre 3,20m (logements très sociaux pour le concours de la
Société Immobilière de la Réunion, SIDR, 1953) et 3,30m (logements très économiques
Terre-Sainte, 1956). (4.13) Des trames très proches de celles que Fabien Vienne mobilisera
à son tour quelques années plus tard pour concevoir le système EXN (3,17m puis 3,33m).
L’organisation spatiale de ces logements, dont les pignons latéraux aveugles et l’ouverture
des plus petites façades les rendent traversants est, elle aussi, assez proche des dispositifs
du système EXN. Aussi, nous pouvons supposer que Fabien Vienne fait ici l’apprentissage
de dimensionnements efficients pour penser la cellule minimale. Le concepteur opère ici
une appropriation de la trame, dans ses composantes dimensionnelles. À ce sujet, Xavier
Dousson précise :

« Jean Bossu mobilise son équipe [Fabien Vienne et Pierre Sagui] sur les
problématiques du logement tropical très économique et gagne en 1953 ce concours
lancé par la SIDR [Société Immobilière de la Réunion], à partir duquel vont être
réalisées de nombreuses opérations dans toute l’île […] Ce projet est conçu au même
moment que celui pour les écoles types. Il en partage plusieurs éléments types, comme
le parpaing vitré »47.

Par les projets qu’il suit sous la responsabilité de Jean Bossu, Fabien Vienne se familiarise
avec les éléments du logement minimal, assimilés comme des référentiels utiles à la suite de
son parcours professionnel, et notamment dans la modulation des trames qu’il emploiera à
cet effet. À ce titre, Xavier Dousson précise que « pour ces projets, les principes sont définis
de manière partagée entre Paris et La Réunion, en particulier tous les constituants types
(trames constructives, remplissages, toitures, etc.), alors que l’essentiel des applications
locales sont toujours projetées indépendamment par le cabinet Bossu-Réunion »48. Il s’agit
ici d’un travail conceptuel co-porté par Bossu et Vienne, pour lequel ce dernier profite des
connaissances de son aîné au sujet de la trame, tout en se mettant dans une position
d’exploration conceptuelle en vue d’adapter localement ces logiques. Durant ces années,
Fabien Vienne se confronte au programme d’un habitat très social49, qu’il faut rapidement
faire sortir de terre, et ce de manière extrêmement économique, obligeant « les architectes
à une réflexion poussée sur la mise en œuvre, les systèmes et les trames de construction, la
pérennité et la solidité des objets produits et la simplification des équipements et des
dispositifs. Cette réflexion sur l’économie générale de la construction est accompagnée,

47 DOUSSON, Xavier, Jean Bossu : une trajectoire moderne singulière, Éditions du patrimoine / Centre des monuments
nationaux, Paris, 2014, p. 178.
48 DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte, 1912-1983, thèse, op. cit., p. 180.
49 Dans le cadre de son travail avec la SOAA et en collaboration avec Maurice Tomi (constructeur), Fabien Vienne

est amené à concevoir de l’Habitat Très Social à La Réunion, sur lequel nous revenons dans la troisième partie de la
thèse. Nous reprenons cette dénomination telle qu’employée pour les concours départementaux auxquels répond
l’équipe de conception. L’enjeu y est, entre autres, d’être une réponse à l’habitat insalubre de l’île

190
comme pour les projets plus “prestigieux”, d’une attention renouvelée aux questions
climatiques et aux pratiques sociales (les plans des lotissements et des maisons reprennent
par exemple, en les améliorant, l’organisation des habitats pavillonnaires traditionnels
existants) »50. Les analyses menées par Xavier Dousson dans le cadre de sa thèse consacrée
à Jean Bossu et les témoignages de Fabien Vienne lui-même semblent confirmer notre
hypothèse, selon laquelle l’expérience réunionnaise aurait été un terrain propice à la
construction d’une expertise sur la modulation dimensionnelle et l’usage des trames :

« Par la suite, j’ai fait d’autres opérations, à mon compte, de logements économiques
à La Réunion, mais ce que nous avions mis au point dans le cadre du cabinet Bossu
[…], ce travail sur les trames adaptables aux sites, les dimensionnements réduits, etc.
était un très bon point de départ »51.

L’immeuble des Remparts, conçu la même année, relève d’une parfaite maitrise de la
composition, avec laquelle l’architecte signe une façade particulièrement graphique,
rythmée par les jeux d’ombre et de lumière et le retrait des volumes de loggias. Ici, la trame
joue un rôle plastique extrêmement fort, donnant à cet ensemble de logements une identité
remarquable dans la ville de Saint-Denis et dans l’esprit de ses habitants. Toutefois, il
semble que la trame y soit mobilisée dans un usage de dessin de la façade, et non pas tant
dans une acception de réseaux dans l’espace censés gé(né)rer les jonctions des éléments
structurels de la construction. Aussi, si la trame est parfaitement lisible en façade, elle n’est
pas tant le reflet d’une technique constructive liée, par ses dimensionnements, au module
qui la détermine. L’architecte n’aurait pas encore totalement acté un usage de la trame
connectant intrinsèquement composition et construction, ou n’aurait pas eu l’opportunité
de le mettre en application, au vu des attentes et consignes de Jean Bossu. Il faudra attendre
certaines conditions de commande qui lui permettront ces libertés, comme ce sera le cas
plus tard, dans le cadre du système EXN.
L’intérêt que nous portons à la collaboration entre Jean Bossu et Fabien Vienne, et à
l’apprentissage que ce dernier fait auprès de son chef d’agence, repose d’une part sur la
culture compositionnelle que le jeune architecte apprend aux côtés de son aîné
(cf. chapitre 3), et d’autre part sur sa capacité à la mettre en balance avec certains éléments
de l’architecture vernaculaire observés durant ses premières années passées sur l’île de La
Réunion. Cette combinatoire d’une esthétique moderne et d’une intégration pragmatique
des dispositifs spatiaux et constructifs locaux révèlent plusieurs choses. Premièrement,
l’architecte est capable, à partir d’un outil qui l’intéresse – ici la trame – de retenir les
éléments qu’il juge essentiels pour les intégrer à sa propre manière d’envisager la conception
de l’espace. Deuxièmement, il est en mesure d’observer, dans un cadre (géographique,
culturel, etc.) dont il est peu familier, d’autres usages de ce même outil, et dont il sait déceler
les potentialités à mettre au service d’une pensée rationnelle du projet d’architecture. Enfin,
l’architecte démontre une compétence à combiner ces deux dynamiques, afin de s’inscrire
dans une histoire de l’architecture dont il est l’héritier, tout en amorçant une façon
expérimentale de réinterroger les modalités de conception. À sa manière de mobiliser la
trame, Fabien Vienne se positionne en tant que praticien. C’est en tout cas ce que nous
comprenons lorsque, « moins de deux mois après son installation dans l’île, [il] fait parvenir
à Paris une sorte de lettre-mémorandum dans laquelle il s’efforce de comprendre et classer
les typologies architecturales locales, notamment dans leurs capacités à prendre en compte

50DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte, 1912-1983, thèse, op. cit., p. 186.
51VIENNE, Fabien, entretien avec Xavier Dousson, 24 avril 1997, in DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte, 1912-
1983, thèse, op. cit., p. 409.

191
les contraintes climatiques. Il détaille en particulier le “type de maisons de commerce en
bordure de rue”, caractéristique de Saint-Denis et dont le modèle servira à Bossu à plusieurs
reprises »52. Si l’observation des chantiers locaux qu’il gère pour le compte de Bossu permet
à Fabien Vienne d’apprendre les prérequis de la construction, dans des conditions plus
informelles et immersives que lors des chantiers de la Reconstruction auxquels il est associé
avant de quitter la métropole, il y acquiert également des notions de dimensionnement de
la cellule d’habitat minimal. Le type de maisons qu’il relève à La Réunion servira dès lors
de modèle à Bossu, mais lui sera également utile, en tant que référentiel, pour penser le
logement économique. Un programme sur lequel il se penchera largement au cours de sa
carrière.
Dans son ouvrage consacré à Jean Bossu, Xavier Dousson rappelle l’autonomie des
représentants de l’architecte sur le site réunionnais, induite par une distance géographique
entravant à la régularité des échanges entre le chef d’agence et les concepteurs missionnés
sur place. De fait, si l’auteur évoque, à raison, la production de l’agence comme « une
architecture tropicale moderne […], plus pragmatique et réaliste qu’en métropole »53, il
s’agirait de comprendre dans quelle mesure cette dynamique serait aussi, largement, du
ressort de l’architecte Fabien Vienne. Ce dernier introduit la lettre-mémorandum par une
note précisant la manière dont, selon lui, il serait essentiel d’envisager une réponse
architecturale à la demande locale de logements :

« Le problème ne consiste pas à produire quelques palais munis des derniers


perfectionnements mais de produire des constructions qui à l’aide des solutions les
plus simples et les plus économiques permettront de satisfaire au besoin urgent qui
est un problème de quantité, en prenant comme principe que le “minimum habitable”
est supérieur à ce qui existe ou à ce qui n’existe pas et constitue une étape
indispensable d’adaptation vers l’utilisation d’un aménagement plus évolué, moins
cher et plus [?]. C’est l’esprit dans lequel il faut travailler, aussi bien pour un
programme fonctionnaire que pour un programme créole »54.

Cet extrait montre l’attention particulière aux conditions sociales et économiques locales
dont Fabien Vienne fait preuve, dès sa première année sur le territoire réunionnais. Une
préoccupation indispensable selon lui à la conception d’une proposition pertinente
d’habitat. Nous lisons ainsi, à travers cette lettre, et au-delà du message que Vienne cherche
à adresser à Bossu pour réorienter l’approche conceptuelle du cabinet réunionnais, un
premier positionnement du concepteur en tant qu’architecte. Capable d’observer les
données spécifiques locales, et d’en faire une opportunité de projet pour repenser le
logement, et plus précisément la cellule-minimale, Vienne réalise ici un relevé de
dimensionnements optimaux – sinon minimaux – et de cultures constructives différentes
de celles de la Reconstruction qui se joue en métropole. De tels éléments constitueront, à
notre sens, une source d’inspiration pour le jeune architecte, et plus profondément, un socle
de données référentielles qu’il infusera dans son usage de la trame. Aussi, si les projets qu’il
supervise, adapte ou imagine sur place pour le compte de Jean Bossu sont indéniablement

52 DOUSSON, Xavier, Jean Bossu : une trajectoire moderne singulière, Éditions du patrimoine / Centre des monuments
nationaux, Paris, 2014, p. 89.
53 DOUSSON, Xavier, Jean Bossu : une trajectoire moderne singulière, op. cit., p. 91.
54 VIENNE, Fabien, Lettre dactylographiée de 7 pages, datée du 16 janvier 1951, correspondance générale Paris-

Réunion du cabinet Bossu, archives privées de Fabien Vienne, in DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte. 1912-1983,
thèse en Histoire de l’art, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, mars 2010, MONNIER, Gérard (dir.), p. 178.

192
pensés « dans l’esprit du patron »55, Fabien Vienne développe, parallèlement, sa propre
posture architecturale.
Parmi les projets suivis par Fabien Vienne à La Réunion, le projet de « Terre-Sainte », situé
à Saint-Pierre et réalisé en 195656, comprenant des logements économiques mais également
des sanitaires et lavoir-douches mérite que l’on s’y attarde à nouveau. En effet, le projet
jouit ici d’un mode de mise en œuvre différent de ceux précédemment présentés, avec le
choix d’une ossature métalliques, permettant des remplissages autonomes (agglomérés ou
tôle). (4.14) De même, le choix d’une couverture en tôle ondulée, présentant une pente
significative qui élance élégamment le volume bâti – notamment pour les lavoir-douches –
s’éloigne du toit-terrasse que l’on retrouve dans la production de Jean Bossu. Par les choix
formels et structurels qui sont faits, et par la connexion de ces enjeux par une même trame,
Fabien Vienne se positionne vis-à-vis de l’emploi qu’il fait de cet outil de projet. De la
même manière, la mise en place d’une varangue à l’entrée de ces logements économiques,
et d’une cuisine à l’arrière du lieu de vie, de façon à être en lien direct avec le jardin, semblent
émaner des observations attentives de l’architecture vernaculaire locale menées sur place
par le jeune architecte. Particulièrement élégants, certains de ces dessins font apparaître une
ossature légère se déployant dans l’espace avec transparence et simplicité, comme mise à
nue pour fabriquer une nouvelle esthétique architecturale. La trame n’apparaît pas en
surplus, son trait n’est pas forcé par le biais d’un mur volontairement prolongé au-delà de
la façade. La trame est structure et division fonctionnelle des espaces, donc parti pris
esthétique. De cette première expérience tropicale, Fabien Vienne retiendrait ainsi, de notre
point de vue, une approche renouvelée de l’usage de la trame, influencée par les dimensions
constructives et sociales auxquelles il est sensibilisé sur place, dans un contexte de
production architecturale différent de celui de la métropole. Parallèlement, les échanges
libres et confiants qu’il tisse avec les ouvriers réunionnais nourrissent son expertise
constructive du chantier, et diffèrent du rapport institutionnel dont il a l’habitude sur les
chantiers de la Reconstruction. Éclairé par ce séjour initiatique sur le terrain, Fabien Vienne
sera en capacité de proposer vingt ans plus tard un habitat industrialisé modulaire à La
Réunion, dont la réussite commerciale donnera lieu à la réalisation de milliers de
constructions et permettra la résorption des bidonvilles de l’île. Misant sur une
industrialisation du bâti et sur une observation attentive des ressources et des ingéniosités
constructives locales, le concepteur proposera une architecture à la fois innovante et
contextualisée.
Si le territoire français peut être entendu au sens large, il est essentiel de comprendre les
variables contextuelles entre la métropole et les départements d’Outre-Mer. Pendant que le
continent se remet des dommages de la guerre et s’affaire à une Reconstruction massive du
pays, les DOM-TOM voient se concrétiser en 1946 une départementalisation que les
conflits avaient suspendue pour un temps. Face à une grande précarité des populations
locales, le gouvernement se donne pour mission d’apporter aux familles un logement
décent, construit rapidement et avec peu de moyens. Il faudra cependant attendre les
années 1960, et la forte impulsion politique portée par le député Michel Debré, pour assister

55 VIENNE, Fabien, entretien avec Fabien et Jacqueline Vienne, 24 avril 1997, in DOUSSON, Xavier, Jean Bossu,

architecte, 1912-1983, op. cit., p. 179.


56 Il est important de préciser qu’un certain flou semble subsister aujourd’hui sur la paternité de ce projet, puisque,

d’une part, les Curriculum Vitae de Fabien Vienne précisent qu’il est chef de l’agence réunionnaise de Bossu entre 1950
et 1954, et œuvre en responsabilité personnelle à partir de 1955, chapeautant une dizaine d’opérations sur l’île à ce
moment-là. Pourtant, les documents graphiques relatifs au projet de Terre Sainte, et conservés dans le fonds d’archives
de Fabien Vienne, précisent que cette opération fut imaginée et réalisée en 1956, et mentionnent le nom du cabinet
Bossu. Enfin, le répertoire des œuvres dressé par Xavier Dousson dans son ouvrage (op. cit.) ne fait pas mention du
projet de Terre Sainte.

193
à un véritable essor de la construction de logements sociaux à La Réunion. Profitant de ses
particularités topographiques et culturelles, l’île se tient à distance des programmes de
grands ensembles que la métropole favorisera jusque dans les années 197057. Elle devient
ainsi un cadre spatio-temporel idoine à une conception expérimentale et une production
drastiquement économique de l’habitat.
Si ce chapitre n’a pas vocation à proposer une analyse du système EXN selon ses
composantes conceptuelles et industrielles – dressée dans la troisième partie de cette
thèse – il s’agit ici d’en poser le cadre temporel et géographique. En effet, nous pensons
que ce voyage à La Réunion, pour le compte de Jean Bossu, acculture Fabien Vienne à une
conception du logement très économique, adaptable en toute situation (topographie,
reconstruction post-cyclonique, relogement d’urgence, auto-construction, etc.), inscrit dans
une évolutivité chronique. Ces éléments, repérés ou pressentis par l’architecte au moment
où il fait ce séjour au début des années 1950, aurait constitué un premier socle référentiel
qu’il réinterrogera lors de son retour sur l’île, vingt ans plus tard. Loin des normes de la
métropole, ce territoire aurait été le lieu d’une expérimentation déterminante dans la
carrière de Fabien Vienne. Tout y est différent : il faut plusieurs semaines de bateau pour y
parvenir, il n’y a pas de liaison téléphonique avec Paris, les bidonvilles et habitats précaires
font partie intégrante du paysage, et les conditions climatiques extrêmes y sont des
évènements habituels. Dans le même temps, l’architecte y découvre des liens privilégiés
avec les acteurs institutionnels, à l’image de sa rencontre avec l’urbaniste Gérald Hanning.
Ce cadre particulier, hors des standards, combine les conditions qui seront utiles à
l’expérience EXN, riche d’un dialogue privilégié entre architecte et constructeur, d’un cadre
normatif souple, de besoins habitants portés sur une flexibilité spatiale. Autant de
conditions réunies pour repenser l’usage de la trame dans la conception architecturale. Si le
séjour réunionnais de Fabien Vienne dans les années 1950 pose les jalons utiles à la
proposition vingt ans plus tard du système modulaire et constructif EXN – que nous
estimons comme l’un des projets les plus marquants de sa carrière – la pratique du voyage
telle qu’envisagée par Pierre Lajus est multiple. De la Guinée au Japon, en passant par la
Norvège ou la Californie, tour d’horizon des séjours marquants de l’architecte.

- Usages et symboles : Pierre Lajus et les constructions guinéennes et scandinaves


Son appétence pour le voyage, Pierre Lajus l’explique premièrement comme une
conséquence de la privation de déplacement qu’il a connu pendant la Seconde Guerre
mondiale. La Libération s’accompagne alors, pour l’architecte et ses proches, de la
possibilité de voyager à travers l’Europe, puis en dehors de ses frontières58. Ponctuant
l’ensemble de sa carrière, les voyages – professionnels comme personnels – sont pour lui
une source d’inspiration, mais traduisent également une volonté de conforter ses
engagements architecturaux. Une pratique systématiquement associée à une observation
des modes de mise en œuvre de l’architecture, et plus encore des cultures constructives. Le
premier voyage de Pierre Lajus auquel nous nous attachons se fait dans un cadre
professionnel. Entre 1956 et 1958, Michel Ecochard se voit confié le Plan d’aménagement
de la Ville Nouvelle de Sabendé. L’échelle est somme toute gigantesque, avec 20 000
habitations imaginées pour un site de 150 hectares59. Pierre Lajus, désigné collaborateur

57 La circulaire Guichard de 1973 marque le déclin de la construction des grands ensembles.


58 Lorsque nous parcourons ses albums photographiques, l’architecte évoque ses voyages en Crète, Grèce, Espagne,
Autriche, Italie, Yougoslavie, Finlande, Suède, Norvège, Ecosse et au Maroc.
59 D’après BRADEL, Vincent, Michel Ecochard, 1905-1985 [Rapport de recherche] 490/88, Ministère de l’équipement,

du logement, de l’aménagement du territoire et des transports / Bureau de la recherche architecturale (BRA), Institut
français d’architecture, 1988 [hal.archives-ouvertes.fr/hal-01902588/document], consulté le 9 septembre 2022.

194
d’Écochard sur l’opération, part pour la Guinée en septembre 1957 aux côtés de Michel
Écochard. La première mission qui leur est confiée est celle de réaliser une case dans
laquelle les deux concepteurs pourraient se loger et travailler. Les deux concepteurs
imaginent une hutte en bois surmontée d’une toiture de végétaux tressés, reprenant le
vocabulaire architectural traditionnel local. (4.15) Parcourant avec nous ses albums
photographiques lors de nos entretiens, l’architecte raconte leur arrivée sur place :

« Les gens de Péchiney nous avaient fait construire une case ici, qui était la case des
architectes, où l’on a travaillé. On avait des planches pour pouvoir dessiner, etc. Et
alors dans les villages il y avait des cases rondes. Après, quand Madie est arrivée, on
avait été d’abord dans un préfabriqué pour célibataires, mais ensuite il y avait un des
directeurs de l’usine qui arrivait et qui n’avait pas de logement, donc on a dit il faut
lui construire quelque chose, donc on a décidé de lui faire une paillotte pour lui, et
une pour moi, donc on a fait deux cases qui étaient couvertes en paillotte feuilletée
avec des charpentes en bois scié, mais avec deux chambres avec un climatiseur, et
tout le reste autrement à l’air libre. Alors ça a été la case la plus confortable de Fria,
je crois »60.

Ces composantes sont reprises pour la conception d’un club de célibataires réalisé sur place,
et dont la verticalité des éléments porteurs en bois se combine avec élégance à la
magnificence d’une généreuse toiture en brande. Ils conçoivent également une école
provisoire61, dont la modulation des panneaux, intercalés entre de fins éléments porteurs et
une toiture de tôle, fabrique une spatialité proche des réalisations de Jean Prouvé. Dans ce
dernier cas, les grands toits pentus sont abandonnés au profit de toitures planes. (4.16) La
case des architectes, l’école et le club nous intéressent d’autant plus que ces constructions
combinent avec efficience : moyens minimums, rationalisation de la construction et
optimisation des espaces. Les photographies illustrent particulièrement bien la logique
modulaire des éléments constructifs, associée au savoir-faire ancestral des grands toits. À
travers cette expérience Pierre Lajus s’essaye à l’articulation des éléments architecturaux
caractéristiques de ce territoire – poétique d’un toit assurant la protection face aux éléments
naturels (chaleur, exposition) – et de composantes telles que le caractère minimal de
l’habitat, la construction bois à partir d’éléments manuportables et assemblés à sec, la
simplicité des rapports de proportions ou encore l’affichage de la structure : autant
d’éléments que l’on retrouvera dans sa manière d’user de la trame pour concevoir la maison
individuelle préfabriquée en bois à son retour en métropole. En réalité, cette expérience
constructive a cela d’intéressant qu’elle combine plusieurs composantes que Pierre Lajus
développera plus tard dans ses projets : la grande toiture végétale (Paillotte, 1979), les
cloisons arrêtées avant la couverture pour laisser passer la lumière et le regard (Girolle,
1966) ou encore le rapport fluide entre intérieur et extérieur ainsi que le recours à la
construction bois, communs à nombre de ses réalisations. À cet égard, la case guinéenne
qu’il imagine avec Michel Écochard constituerait « un modèle pour l’architecte au point
d’en faire un idéal, perceptible dans la plupart de ses projets »62.
Dès lors, l’enjeu devient celui d’élargir cette réflexion à la conception d’habitations
s’inscrivant dans les cultures et paysages locaux. Si le club ou l’école sont construits à partir
de composants supposés légers (bois), les maisons Kalt font appel à des éléments maçonnés,
dont la blancheur tranche avec la ligne horizontale et sombre de la couverture. L’imaginaire
mobilisé n’est plus celui de la hutte primitive, mais plutôt celui d’une réinterprétation

60 LAJUS, Pierre, discussion informelle, lorsque l’architecte nous montre les albums photographiques de ses voyages,
à son domicile, juillet 2019.
61 “Guinée française, école provisoire à Sabendé”, Techniques et Architecture, 18ème série, n° 3, juin 1958, p. 17.
62 « La Paillotte. La Nature pour abri », op. cit., p. 95.

195
contemporaine et relativement occidentalisée des habitats vernaculaires. Si l’esthétique est
bien différente de celle des cases guinéennes63, l’étude attentive des usages et des modes de
vie locaux légitimerait la proposition que Pierre Lajus et Michel Écochard imaginent.
L’architecte se souvient de l’organisation spatiale des logements et de leur groupement,
inhérente à l’organisation sociale régissant les villages :

« Cette question de l’usage, j’en ai eu un exemple très clair, auquel j’adhérais


totalement en Guinée, avec Écochard. Puisque l’habitat traditionnel en Guinée, les
villages étaient des associations de cases formant des enclos. Il y avait des familles
élargies disons, et la cuisine se faisait dehors, et ces cases avaient toujours le toit qui
déborde, et une partie toujours à l’extérieur, qui était occupée par les hommes avec
des hamacs suspendus, une partie publique en somme pour les hommes à l’extérieur
de cet enclos, et au contraire une partie commune pour les femmes au milieu de cet
enclos. Ça se trouvait en Guinée, mais aussi au Cameroun, où les gars que Péchiney
avait recrutés avaient été faire des relevés quand ils étaient étudiants [Équipe
Pouradier-Dutheil]. Le problème ça a été de traduire ça dans une construction
industrialisée et contemporaine. C’est devenu des cases avec des murs en parpaings,
où une maison avait deux corps de bâtiments et puis ici une zone point d’eau qui
communiquait avec la zone des femmes. Donc il y avait plusieurs maisons assemblées
qui communiquaient par les arrières pour la cuisine en commun des femmes, et sur
ces maisons bâties comme ça il y avait des toits en aluminium qui couvraient tout ça,
qui débordaient, et qui faisaient une zone couverte où les hommes pouvaient se tenir.
Ça c’était vraiment la traduction de cet objectif, de l’usage traditionnel transposé en
matériau contemporain, donc c’est exactement ma démarche d’après. J’ai adhéré
complètement à cette façon de travailler »64.

Si l’architecte évoque, pour les maisons Kalt, une transposition du traditionnel au


contemporain qui passerait par le recours à une matérialité différente, il nous paraît
important de prêter attention à un autre process de réinterprétation auquel il a recours, et
qui nous semble particulièrement riche. Combinant modulation des plans et grand toit de
chaume, la Paillotte qu’il imagine pour la Marina de Talaris en 1979 s’inspire directement
des références qu’il observe lors de ses voyages en Guinée et en Norvège. Plus encore, elle
démontre la capacité de l’architecte à mobiliser certains éléments remarquables de ces
architectures, comme les grands toits, et sa manière d’envisager la conception du logement
selon une rationalité dimensionnelle, modulaire et constructive. Pour comprendre
comment il parvient à relier contemporanéité de ses propositions et inspirations
internationales et vernaculaires, il est utile de se pencher un instant sur son amour des
toitures surdimensionnées. (4.17)
L’intérêt et le référencement de Pierre Lajus ne se limitent pas à une architecture
traditionnelle. Au cours de ses voyages, il démontre également une « envie de voir de
l’architecture contemporaine »65. Pourtant, sans qu’il ne parvienne vraiment à l’expliquer,
l’architecte revient toujours à une constante commune à ses différentes destinations : les
maisons avec toits. Des musées en plein air aux villages paysans, le toit pentu et généreux
constitue le fil rouge des inspirations qui lui sont chères à travers les continents (Pays
scandinaves – Danemark ; Europe centrale – Autriche, Suisse ; Japon) et les régions
françaises (Poitou, Landes, Pays basque)66. Avec les grands toits, Lajus pense retrouver un

63 Nous nous appuyons sur les témoignages de l’architecte, ainsi que sur la riche iconographie du catalogue de
l’exposition éponyme « Maisons de bois », conçue par le Centre de Création Industrielle et le Centre Georges
Pompidou, présentée à la Galerie du CCI du 19 décembre 1979 au 25 février 1980, 1979, Paris, pp. 36-37.
64 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 29 octobre 2018, op. cit.
65 Voir entretien du 30 octobre 2018, op. cit.
66 Ibid.

196
archétype, sorte de fantasme de la chaumière67, une réminiscence des formes de la cabane
primitive, synonyme d’une « puissance affective qu'on ne peut pas ignorer »68, et qui
replonge chacun d’entre nous dans une naïveté intime et précieuse. L’architecte va jusqu’à
écrire un texte sur la symbolique et la charge émotionnelle que représenterait le toit pour
lui :

« À propos du toit en brande


Longtemps le toit-terrasse a fait partie de façon exclusive de mon credo d’architecte
moderne, disciple fidèle de Le Corbusier.
En même temps, j’ai toujours été fasciné, et souvent ému, par la beauté des grands
toits à forte pente d’ardoise ou de tuile plate des maisons paysannes du Béarn ou du
Périgord.
Quand j’ai vu au Japon les grands toits de chaume du Pavillon de thé de Katsura et
des temples de Nara, en Suède, au Danemark ou en Autriche les magnifiques fermes
médiévales rassemblées dans des Musées de Plein Air, elles aussi couvertes en
chaume, je leur ai trouvé une étonnante modernité. Je me suis convaincu de ce que
cette famille de formes, et peut-être ce matériau, pouvaient encore trouver leur place
dans une architecture contemporaine […]
Cette maison [la Paillotte] m’a révélé la puissance qu’ont toujours, pour beaucoup
d’entre nous, certains archétypes, dont l’image est sans doute enfouie dans notre
subconscient, comme le toit, l’abri, la cabane…
Pourquoi les architectes modernes se priveraient-ils de ces références issues de la
tradition, si elles sont sources d’émotion pour les amateurs d’architecture, mais
surtout si elles peuvent encore aujourd’hui provoquer du plaisir et du bonheur pour
les habitants ? »69.

Au-delà de sa force plastique, et de la générosité des espaces qu’il génère sous ses pentes,
le grand toit fabrique également une ombre qui, associée au bois sombre, plonge les espaces
domestiques dans une douce pénombre. Une atmosphère que plusieurs projets de
l’architecte reproduisent, y compris parmi les équipements (Chapelle Notre-Dame de la
Forêt, Lège Cap-Ferret 1967 ; Centre permanent d’initiation à l’Environnement de la
Réserve ornithologique du Teich, Arcachon 1974). Un clair-obscur qui fait écho aux
inclinations de l’architecte pour les constructions japonaises, et que sa lecture de l’ouvrage
Éloge de l’ombre semble confirmer, décrivant avec poésie l’atmosphère et l’esthétique si
particulières que génèrent « le toit immense, qu’il soit couvert de tuiles ou de roseaux, et
l’ombre épaisse qui règne sous l’auvent »70 des maisons populaires, palais et temples. À bien
regarder les photographies qu’il fait en Guinée et certains projets qu’il a conçus par la suite
(y compris sa propre maison, pourtant coiffée d’une toiture-terrasse), nous retrouvons ces
lumières tamisées qui confère à son architecture un caractère aimable71.
Le projet de la Paillotte a cela d’intéressant qu’elle combine élégamment réminiscences de
voyages (géométrie du toit, matérialité) et aspirations prospectives de l’architecte (trame,
préfabrication).

« L’histoire de la Paillotte, moi je l’ai faite beaucoup avec le souvenir que j’avais eu en
Guinée. Il s’agissait de proposer à [Francis] Bomsel, un modèle pour un petit quartier
différent de ce qu’avait fait [Patrick] Maxwell. Donc j’ai pensé palombière, et puis

67 Termes tous trois empruntés à Pierre Lajus, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 30 octobre
2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
68 LAJUS, Pierre, entretien avec Stéphane Berthier, in BERTHIER, Stéphane, Création architecturale et industrialisation de

la filière bois : l’architecture comme milieu d’expérimentation des innovations techniques, Thèse en Architecture et Aménagement
de l’espace, Université Paris-Saclay, sous la dir. de Jean-Jacques Terrin, soutenue à l’ENSA Versailles en octobre 2017.
69 LAJUS, Pierre, « À propos du toit en brande », 2007, archives personnelles de l’architecte.
70 TANIZAKI, Junichirô, SIEFFERT, René (trad.), Éloge de l’ombre, Éditions Verdier, 2011 (1978), Lagrasse, pp. 42-

44.
71 Voir entretien avec Pierre Lajus du 25 juillet 2019.

197
paillotte, plutôt bergerie en bois. Parce qu’il n’y avait jamais eu de références sur la
route de paillottes, il y avait à l’époque aux Murets, des paillottes en brande avec un
toit très haut, et presque pas de mur. C’était ça l’image. J’ai fait ça, et je me suis rendu
compte que tous les gens trouvaient cette maison formidable, il y avait quelque chose
de très profond que ça apportait, que je n’avais jamais mesuré […] Là c’est vraiment
le toit, la maison est un toit. C’était évident que c’était ça qui touchait les gens »72.

Mélange des cabanes de forêt landaises, des bergeries aux couvertures de brande, des Palais
de Katsura ou des grandes chaumières japonaises, le projet est l’occasion pour l’architecte
de mobiliser les références qui le fascinent tant. Dans une conférence qu’il accorde à l’école
d’architecture de Lyon en 2008 Pierre Lajus va jusqu’à affirmer que ces références lui ont
donné le courage nécessaire à la proposition d’une architecture contemporaine qui
compose pleinement avec un toit de chaume, et ont participé de son émancipation vis-à-
vis des confrères ne démordant pas des toits-terrasses. Concernant le projet de la Paillotte,
l’enjeu est celui de penser un habitat de vacances économique, « et donc de dimensionner
correctement la construction pour qu’elle soit le plus habitable »73. Sous un toit à forte
pente (soixante degrés), l’architecte imagine une construction simple d’une largeur de
quatre mètres, dont le rez-de-chaussée comprend séjour et cuisine, et la mezzanine de
modestes chambres. La longueur de la Paillotte, elle, peut-être déclinée en fonction des
besoins de la famille, allant de six à huit mètres, ou plus. L’ensemble du projet est tramé
selon un pas de deux mètres, articulant avec justesse le volume de l’habitation et son
mobilier. Les chambres accueillent des lits superposés en L, formant le module minimal
utile à la composition de l’ensemble du logement. Une astuce que l’architecte avait
mobilisée pour son chalet familial à Barèges (1966, cf. chapitre 7).
La Paillotte démontre combien la trame constitue un outil conceptuel qui peut se révéler
utile à la proposition de projets très différents. Associé à des volumétries, matérialités et
programmations variées, le plan d’un projet tramé peut être synonyme d’une architecture
tout à fait singulière. Pierre Lajus décline un principe auquel il est attaché tout en explorant
des réponses architecturales qu’il n’avait, jusqu’alors, pas osées. De cette manière, si les
plans de la Paillotte sont calibrés selon un pas régulier et si les composants bois sont
préfabriqués selon une modulation dimensionnelle précise, sa toiture fabrique un volume
exceptionnel. Ce projet, en conciliant rationalité et économie de la construction avec
originalité des formes et imaginaires convoqués, est la démonstration du modernisme
tempéré74 que souhaite atteindre l’architecte. La Paillotte révèle l’agilité conceptuelle avec
laquelle l’architecte use d’une sorte de banque référentielle multiple : formelle, par la figure
du toit qu’il retient de ses voyages ; dimensionnelle, par la trame de deux mètres commune
à plusieurs de ses projets. Lors d’un voyage familial en Scandinavie75 qu’il fait en 1980,
Pierre Lajus découvre la maison de vacances de l’architecte danois Erik Korshagen, réalisée
en 1960, et dont le volume habitable, très simple en plan, est surmonté d’un immense toit
en brande. La logique de ce projet est très similaire de celle de la Paillotte, entre autres par
son usage du matériau bois, sa modularité, et sa terrasse suspendue tout autour de
l’habitation. (4.18) L’architecte bordelais, séduit par une telle réalisation, y voit une forme

72 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure et Christelle Floret, 29 octobre 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
73 LAJUS, Pierre, conférence dispensée à l’ENSA Lyon, 25 mai 2008.
74 Expression empruntée à l’architecte, issue de son texte « L’histoire des Girolles », avril 2001, archives personnelles

de l’architecte.
75 « La référence au modèle scandinave n’était pas rare dans la France des années cinquante. Un numéro spécial de

l’Architecture d’Aujourd’hui (n°24) avait été publié en 1949 sur le Danemark, pays qui été devenu, d’abord pour
quelques initiés, puis pour un public professionnel assez large, l’un des hauts lieux de la culture moderne de l’habitat.
La même revue consacrera encore deux numéros aux pays nordiques, l’un en 1954 (n° 54), l’autre en 1960 (n°93) », in
MONNIER Gérard, ABRAM Joseph, L’architecture moderne en France, Tome 2, Du chaos à la croissance 1940-1966, Picard,
1999, p. 111.

198
de légitimation de sa proposition pour la Marina de Talaris, et au-delà, de sa démarche de
réunir modernité et régionalisme :

« Je voulais être un architecte moderne [Rires], j’avais de la réserve par rapport au


régionalisme, faire vraiment “landais-landais” ça ne me plaisait pas trop. Mais j’ai vu
qu’il y avait des endroits en Scandinavie où les gens avaient su tirer parti d’un certain
vocabulaire rural, en particulier traditionnel, et le transcrire dans une forme moderne
[…] Je me suis senti légitimé par cette référence-là »76.

La ressemblance troublante entre les deux projets nous ferait presque douter de la
chronologie selon laquelle Lajus aurait visité la maison de l’architecte danois en 1980, soit
l’année suivant la livraison de la Paillotte. Plus encore, la proximité entre les deux projets
ne serait pas uniquement formelle, ou spatiale, mais aussi dimensionnelle. En effet, d’après
les documents retrouvés sur la maison d’Erik Korshagen, il semble que la trame soit la
même que celle de la Paillotte, elle aussi déterminée – en tout cas compatible – avec la
longueur des lits. Les chambres sont encore une fois des cellules minimales carrées, de deux
mètres sur deux. Cette observation nous amène à interroger la capacité de Pierre Lajus (pas
nécessairement ici, si la chronologie est exacte) à réinterpréter des références selon des
composantes dimensionnelles et modulaires, et non uniquement à partir de dispositifs
spatiaux ou esthétiques. À cet égard, si les réalisations de l’agence Salier-Courtois-Lajus-
Sadirac empruntaient d’ores et déjà certains éléments de l’architecture japonaise77, Pierre
Lajus s’en inspire de manière plus complexe. S’il en retient ses grandes toitures, ses
proportions qu’il trouve belles et émouvantes, et les différents emplois du matériau bois
qu’elle révèle, « du lourd [au] très fin »78, il réunit intellectuellement toutes ces composantes
sous une même conception, inhérente « aux histoires de modules, de gammes »79. Pour
autant, il n’est pas question d’une appréhension abstraite des proportions, mais
véritablement de leur maitrise constructive. Modulation, dimension, harmonie et structure
trouveraient une connexion qui permet à cette architecture de se réaliser dans une certaine
évidence.
Georges-Henri Pingusson défend « [qu’] il n’est de plénitude dans l’architecture que si la
présence de la structure est perceptible. L’affirmation de la structure assure l’unité […] La
vision des éléments structurants d’un espace est rassurante […] Comprendre comment tel
espace a été construit est un plaisir égal à celui de sentir les proportions »80. La trame a donc
cela qu’elle peut relier structuration de la construction et proportions des espaces. D’après
notre hypothèse initiale, c’est ce que repèreraient les architectes que nous étudions lors de
leurs voyages, en Californie, Scandinavie, Afrique ou au Japon, plus spécialement à travers
l’observation de structures légères en bois. À ce titre, l’auteur fait le lien avec l’architecture
japonaise et finlandaise, qui « tirent leur séduction de cette parfaite adéquation des
structures visibles et affirmées à la signification de l’édifice »81. Une approche de la
conception architecturale qui s’inscrirait également, dans le cas des constructeurs
scandinaves, dans l’héritage de la charpenterie navale. Une analyse qui n’est pas sans
rappeler la pratique du kayak de Pierre Lajus, l’amenant à construire plusieurs embarcations.

76 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle, 31 janvier 2018, op. cit.
77 Citons ne serait-ce que la Maison Eyquem (1960), dont le bassin qui en longe la façade vitrée fabrique des reflets
qui se projettent sur le mur de la pièce à vivre, à la manière d’un tableau animé. Dans le bassin, des carpes se frayent
un chemin sous la passerelle en bois qui connecte l’habitation au jardin. Les panneaux de façade, de couleur claire
dans un cadre sombre, obéissent à une esthétique et une modulation qui rappellent certaines habitations japonaises.
78 Entretien de Pierre Lajus avec FLORET, Christelle et l’auteure, 30 octobre 2018, op. cit.
79 Ibid.
80 PINGUSSON, Georges-Henri, LAVALOU, Armelle, L’espace et l’architecture. Cours de gestion de l’espace 1973-1974,

op. cit., pp. 42-47.


81 Ibid., p. 45

199
Loin d’être anecdotique, cette expérience constituera son premier rapprochement avec la
construction bois (cf. chapitre 6). Il y a donc, par le voyage et la découverte de ces cultures
constructives, une appréhension de l’architecture dans sa spatialité matérielle. Selon
Pingusson, « la vision permet la prise de conscience de ce qu’est un espace dans sa
dimension, dans son échelle, dans sa forme, mais elle nous permet aussi la connaissance
mémorielle via l’expérimentation que nous en avons faite par le cheminement à travers cet
espace, dans ses divers aspects et que nous avons enregistré dans notre mémoire visuelle »82.
De là, naîtrait la nécessité d’expérimenter la trame par le corps et par le regard. L’auteur
relie ainsi l’expérimentation physique et la mémoire d’un espace en faisant appel à des
enjeux que nous rattachons aux potentialités de la trame : dimension et échelle. Lorsqu’il
découvre de nouveaux espaces, l’architecte-voyageur devrait alors trouver le juste équilibre
entre une impartialité lui assurant de rester ouvert et sa propension instinctive à les analyser
au prisme de la trame. Ces deux attitudes, Pingusson les distingue par les actions de « voir »
et de « regarder » :

« Elle [la vision] peut être sentie comme un regard, un rayon investigateur que nous
projetons devant nous, comme le fait d’un radar et qui nous revient chargé
d’information sur la distance, la nature, la dimension, l’aspect, le mouvement, la forme
de l’objet observé, ou bien comme un appareil photographique ouvert passivement à
tous les spectacles qui s’offrent à lui : prêt à les enregistrer ou non, suivant l’intérêt
qu’ils présentent par son éclairage ; ces deux aspects peuvent se réduire à deux mots
“voir et regarder”. Le premier exprime une action investigatrice descendant
profondément dans la nature et la structure des espaces, le second, une attitude de
réceptivité contrôlée plus ou moins stricte, plus ou moins passive »83.

Dès lors, nous postulons que la trame relèverait d’une dynamique combinant ces deux
attitudes, que l’auteur a tendance à opposer ici. Aisément repérable par le rythme qu’elle
fabrique, la trame relèverait d’une observation relativement passive, en tout cas naturelle,
facile à atteindre. Lisible à de multiples niveaux, plus ou moins complexes, la trame
encouragerait dans le même temps l’architecte à adopter une observation investigatrice,
faisant appel à ses compétences spécifiques. La trame constituerait une composante que
l’architecte repère tant lorsque son œil balaye l’espace que lorsqu’il y recherche des éléments
notoires, le conditionnant dans une stimulation permanente. Qu’il s’agisse de l’harmonie
générale d’un édifice, par ses proportions, de la simplicité d’usages de ses espaces, par les
dimensionnements de ses éléments, l’architecte trouverait avec la trame un filtre le mettant
dans une conscience à la fois sensorielle et intellectuelle de l’espace.
Un peu plus loin dans son ouvrage, G.-H. Pingusson revient sur le fait qu’un espace dont
on perçoit avec aisance les dimensions et rapports de proportions sont plus facilement
perçus comme des espaces harmonieux, agréables à parcourir et à vivre, et donc
assimilables à des référentiels vers lesquels l’architecte tend plus naturellement, souhaitant
les reproduire. Il mobilise à cet effet la notion « d’espace mesuré »84, basé sur des
dimensions d’usages quotidiens, et qui nous intéresse particulièrement en ce qu’elle appelle
directement à celles de mesures et de dimensionnements, intimement liées à la trame.
L’intuition que nous avions sur le fait que les architectes percevraient assez naturellement
la trame d’un espace ou d’une façade, et par conséquent les mesures du module qui la
détermine, se voit appuyée par les réflexions que l’auteur développe dans un chapitre
intitulé « Solfège spatial ». L’extrait qui suit entre en résonance avec nos propres hypothèses

82 Ibid., p. 75.
83 Ibid., p. 76.
84 Ibid., p. 85.

200
de recherches quant au process mis en place par l’architecte pendant ses visites et voyages.
Il met également en regard expériences vécues qualifiées de « facultés » et « connaissances »,
que nous comprenons comme les enseignements de l’école, de l’agence, etc. :

« On n’apprend pas l’architecture, on devient architecte, d’où la nécessité de


développer les facultés plus encore que d’accumuler les connaissances. La perception
d’un espace est analogue à celle du son : de même qu’un musicien peut reconnaître
une note frappée sur un clavier, de même un architecte doit pouvoir estimer la
dimension d’un espace […]
Le solfège spatial sera donc l’appréhension réflexe de l’espace, la prise de conscience
directe et spontanée de l’espace par sa mesure ; il participera à la formation de la
nature spécifique de l’architecte, sensible aux espaces pour rendre les espaces
perceptibles moteurs, formation qui participera de deux démarches complémentaires
du concret à l’abstrait et de l’abstrait au concret »85.

L’auteur mentionne une « gamme dimensionnelle », dont la définition se rapproche du lien


que nous établissons entre la trame expérimentée lors des voyages et la trame convoquée
dans les projets des architectes étudiés. Il défend « [qu’]au cours de sa vie professionnelle
active, l’architecte aura à créer des espaces de dimensions très diverses. Il est bon qu’il ait à
l’esprit les espaces de référence auxquels il puisse comparer un espace imaginé, espaces de
référence qui déclinent toute une gamme dimensionnelle » 86. Dans une note de bas de page,
Pingusson définit cette gamme dimensionnelle – ou gamme d’espaces de référence –
comme des espaces devant « être familiers à l’architecte ou récemment expérimentés afin
de pouvoir être présents à l’esprit pour servir de comparaison avec les espaces imaginés »87.
La constitution de ce type d’espace référentiel dimensionnel se rapproche, d’après nos
analyses, de l’approche que Pierre Lajus met en œuvre lorsqu’il se rend au Japon.

C - Pierre Lajus et le Japon : une expertise modulaire et dimensionnelle


Avant même de se rendre sur place pour la première fois en 1970, Pierre Lajus démontre
un attachement naturel et précoce pour le territoire nippon, et plus spécifiquement son
architecture :

« Ça fait partie de mes modèles d’architecture. C’est-à-dire le truc rythmé, réticulé,


léger »88.

À eux-seuls, ces trois termes définissent certains des partis architecturaux que Pierre Lajus
défend dans sa production, et que nous relions aux potentialités de la trame : le rythme
(composition), l’articulation (anticipation des assemblages) et la maniabilité (éléments bois).
Plus largement, ces principes convoquent des enjeux de modularité, de fluidité et
d’évolutivité des espaces, auxquels l’architecte est particulièrement sensible. Dans un
entretien qu’il accorde à Stéphane Berthier en 2011, l’architecte Roland Schweitzer (1925-
2018) – spécialiste de la construction bois évoluant dans les mêmes sphères que Pierre
Lajus – revient sur les composantes de l’architecture japonaise l’ayant marqué. Découvrant
l’archipel dans les années 1960, l’architecte constate que « les paysans avaient des maisons
aussi belles que les seigneurs, petites ou grandes mais sur le même modèle avec le rythme

85 Ibid., p. 91.
86 Ibid., p. 92.
87 PINGUSSON, Georges-Henri, LAVALOU, Armelle, L’espace et l’architecture. Cours de gestion de l’espace 1973-1974, op.

cit., p. 92.
88 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, mai 2020.

201
de tatamis (90x180) »89. L’espace domestique y est modulable par des panneaux coulissants
et facilement démontables. Deux conceptions de l’architecture japonaise qui font écho à
l’analyse qu’en dresse Steen Eiler Rassmussen, qui la rattache à une simplicité spatiale,
d’usages et de mise en œuvre, notamment permise par le recours à une trame :

« Le nouveau style que l’Europe considérait comme le dernier mot de la modernité,


ressemblait de bien des manières au style traditionnel du Japon. Là-bas, on a un art
pictural sans ombre ni perspective, un art de la ligne et de la couleur avec d’étranges
silhouettes sans poids. Le Japonais a de la difficulté à penser en termes de perspective
et quand il représente des maisons dans ses tableaux elles deviennent un système de
lignes abstraites. Cela aussi caractérise la réalité de son architecture. Ce n’est pas qu’il
ait réussi à donner à des murs épais une apparence de finesse, comme dans les maisons
vénitiennes. Les murs sont minces. Ses maisons sont constituées d’écrans : des murs
de papier montés sur des cadres entre des poteaux de bois élevés sur une simple trame
carrée. Beaucoup d’écrans peuvent coulisser sur le côté pour transformer les
intérieurs. Ils ne ferment pas les pièces mais forment des cadres légers autour des
habitants et de leurs quelques possessions, avec des ouvertures intéressantes sur la
nature »90.

À la lumière de ces analyses, nous postulons que l’architecture japonaise aurait séduit Pierre
Lajus en ce qu’elle propose un affichage clair de ses éléments porteurs (poteaux) et du
système modulaire et dimensionnel qui la sous-tend (trame, tatamis), qui en faciliterait la
découverte et l’appropriation. Les contenus écrits et iconographiques de l’exposition
« Maisons de bois », organisée par le Centre de Création Industrielle et le Centre Georges
Pompidou en 1979, proposent, à ce titre, une lecture de l’architecture japonaise qui nous
paraît proche de l’appréhension qu’en a l’architecte bordelais. Plus encore, l’exposition livre
une analyse de la rationalisation constructive et dimensionnelle que le territoire déploie au
cours de son histoire, et que nous mettons en lien avec l’industrialisation de la construction
vers laquelle Pierre Lajus tendra au cours de sa carrière :

« L’art de bâtir au Japon démontre que la forme, issue de la fonction, reste étroitement
liée aux matériaux dont les éléments structurels se distinguent clairement des
remplissages. Le large toit débordant, élément majeur de la construction, repose sur
des piliers qui conduisent à un “plan ouvert” grâce auquel se produit entre le jardin
et l’espace intérieur un échange mesuré par les panneaux coulissants.
L’occupant, maître de son espace bâti, en modifie les limites à volonté.
L’habitat traditionnel est né au Japon, d’une patiente observation de la nature et du
souci d’y insérer la construction comme un espace vivant. En 1658, l’incendie de
Tokyo a conduit à une normalisation de l’habitat, recourant au “Kiwariho”, art de
diviser le bois. La standardisation des éléments de construction a donné aux artisans
un pouvoir d’efficacité plus grand, aboutissant, grâce aux “composants” de cette
époque, à une grande diversité architecturale »91.

Les photographies accompagnant ces éléments font apparaître une modulation des
panneaux bois qui, calée sur les dimensions du tatami, est aisément lisible. Sur l’une d’elles,
les lignes quadrillant les pans de papier blanc qui séparent les pièces matérialisent une sorte
de trame en trois dimensions, revêtant un caractère tant décoratif qu’organisationnel et
structurel des espaces. Ici, la trame semble se percevoir dans toutes les dimensions de

89 SCHWEITZER, Roland, entretien du 10 février 2011, in BERTHIER, Stéphane, Création architecturale et


industrialisation de la filière bois : l’architecture comme milieu d’expérimentation des innovations techniques, op. cit., p. 416.
90 RASMUSSEN, Steen Eiler, BELLAIGUE, Mathilde (trad.), Découvrir l’architecture, op. cit., pp. 120-121.
91 « Maisons de bois », catalogue de l’exposition éponyme, conçue par le Centre de Création Industrielle et le Centre

Georges Pompidou, présentée à la Galerie du CCI du 19 décembre 1979 au 25 février 1980, 1979, Paris, p. 34.

202
l’espace. Une intelligence architecturale globale basée sur une expertise de la trame dont les
Japonais seraient les seuls maîtres selon Jean Prouvé :

« Naturellement c’est un casse-tête, la trame. Il n’y a que les Japonais qui ont réussi à
tramer parce qu’ils ont toujours dissocié la structure de l’équipement. Ça, c’est
important. C’est en effet très difficile de tramer. Les Japonais l’ont toujours fait
simplement en partant de structures en bois. D’ailleurs, au Japon, la préfabrication
est ouverte puisque les éléments s’achètent chez le commerçant du coin. La structure
a été tramée, alors quand on cherche à mettre des portes dedans, elles s’inscrivent
toujours entre deux éléments normaux. Ceci, on n’a jamais réussi à le faire en France,
parce que les structures ne sont pas conçues pour cela »92.

Avec la trame, les architectes, ou plutôt les constructeurs, japonais sont parvenus à lier une
efficience de la construction et une harmonie dimensionnelle conférant aux maisons une
poétique inégalée. Dès lors, nous nous interrogeons quant à la lecture que Pierre Lajus
aurait eu de ces espaces lors de ses voyages au Japon, en 1970 et en 1982, et quelle
réinterrogation de la trame ces expériences auraient pu induire dans sa pratique
conceptuelle.
C’est en 1970 que Pierre Lajus effectue son premier voyage au Japon. Il s’agit d’un voyage
organisé par L’Aluminium Français93 destiné à « la “crème” des architectes modernes français
de l’époque »94. Récemment récompensés par le prix du Cercle d’Études Architecturales,
aux côtés de l’Atelier de Montrouge et de l’AUA, Yves Salier, Adrien Courtois, Patrick
Fouquet et Pierre Lajus font partie des bénéficiaires de cette initiative. Au programme, une
première journée à Kyoto suivie de deux journées à Osaka, pour découvrir l’Exposition
Universelle qui s’y tient, avant de terminer par une visite de la ville de Nara. En réalité,
« ébloui par les découvertes de cette première journée dans les quartiers anciens de
Kyoto »95, Pierre Lajus y retourne le lendemain. Totalement « emballé par les quartiers de
petites maisons, les jardins et les temples du Japon ancien de Kyoto »96 il ne visitera jamais
l’exposition présentée à Osaka, rassemblant une foule de confrères venus du monde entier
pour découvrir les innovations et réflexions du moment. Loin de le vivre comme une
frustration, l’architecte profite de cette école buissonnière pour « voir […] toucher et
mesurer ce [qu‘il n’avait] pu admirer jusque-là que dans les livres et les revues »97. Ce n’est
que douze années plus tard que Pierre Lajus retourne au Japon, dans le cadre d’un
programme de l’Union des HLM visant à faire découvrir l’industrialisation de l’habitat
japonais. Il y visite les usines des industries Sekisui et Misawa, toutes deux tenancières de
filières complètes de construction, depuis la production des containers transportés par
camions jusqu’aux finitions des réalisations. L’un fabrique des ossatures aux remplissages
multicouches légers, l’autre des volumes pleins faits d’un béton léger isolant qui intègre les
menuiseries extérieures. (4.19) Pendant le séjour, le groupe rencontre l’architecte Arata
Isozaki (1931-) – élève de Kenzo Tange (1913-2005) et figure du mouvement métaboliste

92 PROUVE, Jean, « Un entretien avec Jean Prouvé, propos recueillis par D. Clayssen », Techniques et Architecture, n°327,

nov. 1979, pp 143-146, p. 143.


93 « L’Aluminium français est, à l’origine, un cartel des cinq sociétés productrices de ce métal en France […] Pendant

la Première Guerre mondiale, l’Aluminium français est devenu l’interlocuteur de la profession auprès des pouvoirs
publics, et ce dialogue s’est renouvelé pendant la seconde. Il est devenu aussi, et surtout, un acteur majeur de la
promotion de la consommation d’aluminium en France et à l’étranger. Pour ce faire, L’Aluminium français développe
subsidiairement des activités de recherche sur les emplois du métal et de formation des professions cibles », MIOCHE,
Philippe, « Compte-rendu : Florence HACHEZ-LEROY, L’aluminium français. L’invention d’un marché. 1911-1983,
Paris, CNRS Éditions, 1999 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 56e année, n°6, 2001, pp. 1398-1400.
94 LAJUS, Pierre, échange email avec l’auteure, 8 octobre 2018.
95 LAJUS, Pierre, échange email avec l’auteure, 29 mai 2022.
96 LAJUS, Pierre, échange email avec l’auteure, 8 octobre 2018.
97 Ibid.

203
japonais – qui les accompagne lors de la visite du Centre civique de la ville nouvelle de
Tsukuba, qu’il a livré cette même année. D’après les photographies du projet, la trame est
déclinée comme motif du revêtement de sol de la place sur laquelle il s’implante, mais
également comme outil de composition des façades (revêtements, disposition des fenêtres)
et de ses volumes. À cette occasion, Pierre Lajus entreverrait les déclinaisons de la trame
que l’architecte japonais déploie (nous pouvons au moins le supposer). Une démarche
qu’Arata Isozaki développe dans plusieurs projets98 et qui participe de l’identité
architecturale qu’il défend, à savoir une articulation de volumes primaires et d’emprunts à
Michel-Ange, Claude-Nicolas Ledoux et Borromini99.
Tandis que le premier voyage de Pierre Lajus au Japon consiste en une exploration
déambulatoire et solitaire des quartiers de Kyoto, le second suit des objectifs dont
l’architecte n’est pas maître, mais auxquels il s’accommode volontiers, et avec curiosité :

« Ce qui était le plus remarquable, en 1982, c’était l’organisation de la filière produisant


de façon industrielle des maisons différentes, avec des choix de finitions différentes
suivant les clients. Ces maisons, visant les cadres moyens, comportaient en général au
sein d’un plan “à l'occidentale” une pièce tatami […] Je peux dire que ces deux
voyages ont renforcé et nourrie l’inclination naturelle que j’ai pour l’architecture
japonaise, la qualité de la fluidité de son espace, la lisibilité de sa construction »100.

Qu’elle soit réalisée de façon traditionnelle ou industrialisée, la maison japonaise séduit


l’architecte par sa capacité à allier fluidité spatiale, lisibilité structurelle, sérialité industrielle
et diversité formelle : autant d’enjeux permis par un usage de la trame garantissant une
modulation dimensionnelle déterminée selon les usages et besoins habitants et
nationalement partagée. Une architecture pour laquelle l’économie est compatible avec une
parfaite maîtrise de la construction et de ses finitions. À la suite de ce second séjour, qui le
marque sensiblement, l’architecte désirera tendre vers de tels procédés constructifs,
approfondir ses réflexions sur les méthodes de production industrialisée des maisons en
France, et amorcer une démarche visant à tisser des liens plus étroits avec les industriels
(cf. partie III). Si ces deux voyages au Japon ont résolument permis à Pierre Lajus de
mesurer par lui-même l’intelligence de cette architecture – et plus spécifiquement celle de
ses maisons – ont-ils véritablement infusé sa manière de concevoir et de dimensionner ses
projets ?
Lors de ses voyages, Pierre Lajus ne dessine pas, ou très peu. Il n’a pas de carnet de croquis,
sauf pour relever certaines côtes qu’il juge intéressantes. Parallèlement, l’architecte fabrique
une sorte de banque d’images mentales de ce qu’il observe, du fait de sa très bonne mémoire
visuelle. Ainsi, il articulerait images de spatialités auxquelles il a été sensible, et rapports
dimensionnels qui y sont en jeu. L’enjeu serait celui de comprendre quels seront les
modules garants d’une optimisation de l’espace et d’une émotion architecturale. Armé d’un
« petit mètre dans la poche [il] mesurai[t] les choses qui [lui] paraissaient importantes »101,
reliant ce réflexe de voyage à la méthodologie qu’il développe une fois de retour à l’agence :

« Dans tous les voyages que j'ai faits, que ce soit aux États-Unis ou en Finlande, je me
suis toujours baladé avec un petit mètre dans la poche et quand je voyais un truc qui
me plaisait, un détail qui me plaisait, je mesurais […] Donc, j'ai toujours mesuré les

98 Mentionnons ne serait-ce que le Musée préfectoral d’Art Moderne de Gunma (Takasaki,1974).


99 D’après l’article consacré à l’architecte par l’Encyclopédie Universalis, dans sa version en ligne [www.universalis.fr/
encyclopedie/isozaki], consulté le 24 août 2022.
100 LAJUS, Pierre, échange email avec l’auteure, 8 octobre 2018.
101 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 24 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).

204
choses, je mesurais sur des carnets, sur des feuilles. Et après, mon outil de travail ça
a souvent été les petites planches à dessin de format A3 […] On avait un
photocopieur qui était à ce format-là »102.

En combinant cette mémoire vive de références dimensionnelles observées durant ses


voyages à un usage de feuilles de papier de petit format et de feuilles de calque quadrillées
(cf. chapitre 3), l’architecte mettrait en place dès les commencements du projet une
constellation d’informations dimensionnelles et compositionnelles, existantes et
prospectives, agissante du fait de l’usage d’une trame : une trame qui lui sert à convoquer
des souvenirs de voyages (précis et dimensionnés) et à les adapter au projet en cours de
conception au moyen d’une grille préalablement tracée sur le calque dont il se sert à
l’agence. Dans le cas de sa maison à Mérignac, la trame qu’il établit, d’un pas de cinquante
centimètres, déterminé pour des raisons constructives, lui permet de dépasser ses angoisses
conceptuelles en lui laissant le choix entre deux mesures différentes, et non entre une
multitude. Il devient plus aisé de choisir entre 5,50m et 6m de large pour un séjour familial
que d’établir relativement aléatoirement ces mensurations. La trame, commune à son
support de travail (papier/calque quadrillé) et à la logique modulaire qu’il retient de ses
références – japonaises, scandinaves, et autres – lui assurerait un dispositif de création et
de réflexion du projet efficient qui réduirait son incertitude conceptuelle ou, pour reprendre
l’analyse de Christopher Alexander ; qui défend que « pour s’aider lui-même à surmonter
les difficultés de la complexité, le concepteur essaie donc d’organiser son problème […] Le
fardeau constant de la décision qui pèse sur lui, maintenant qu’il est libéré de la tradition,
l’oppresse. Aussi, s’en délivre-t-il là où il le peut en usant de règles (ou de principes
généraux) […] Ce sont des prescriptions qui soulagent du fardeau de la conscience et d’une
responsabilité trop grande »103. Au-delà de garantir une optimisation du projet, en fonction
du mode constructif et des besoins programmatiques, la trame permet une intégration de
références qui, pour Pierre Lajus, constitue un moyen de faire parler et de « lire les systèmes
constructifs »104.
Au-delà d’exprimer (et de justifier) des choix plastiques, structurels ou économiques des
projets, la trame leur confère l’épaisseur de la référence parcourue physiquement, éprouvée
spatialement et vécue réellement. Souvenirs de voyages, supports méthodologiques (et
matériels) de conception et dimension construite et constructive du projet sont articulés
par l’outil de la trame.
Dès lors, il est intéressant d’observer que Pierre Lajus complète cette approche
expérientielle par la lecture d’ouvrages qu’il rapporte de ses voyages au Japon. Dans sa
bibliothèque personnelle, l’ouvrage The japanese house, a tradition for contemporary architecture105,
traitant des enjeux de coordination dimensionnelle dans l’habitat, influence les réflexions
de l’architecte. Dans l’angle supérieur droit de la première page, Pierre Lajus a mentionné
la date d’achat de l’ouvrage : mai 1970. C’est à cette période que lui et ses confrères de
l’agence se rendent à Osaka pour visiter l’exposition universelle, tenue de mars à septembre
1970. À ce titre, l’architecte bordelais aurait développé deux niveaux d’enrichissement de
l’outil de la trame en vue d’une modulation des espaces de l’habitat. Dans un premier temps,
nous l’avons vu, il s’agit d’un rapport physique à la trame, à travers duquel l’architecte
expérimente ce qu’elle rend possible comme partitionnement intérieur, rythme structurel,

102 LAJUS, Pierre, entretien avec Christelle FLORET, 4 décembre 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
103 ALEXANDER, Christopher, ENGELMANN, Jacques et SINIZERGUES, Jacques [trad.] De la Synthèse de la
Forme, essai, Dunod, Paris, 1971, p. 52
104 LAJUS, Pierre, entretien avec Christelle FLORET, 4 décembre 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
105 ENGEL, Heinrich, The japanese house, a tradition for contemporary architecture, Charles E. Tuttle Company, 1964.

205
équilibre spatial. Par la manière qu’il a d’ausculter cette architecture, au point d’en mesurer
les dimensionnements, nous comprenons que Lajus fait une expérience sensorielle de la
trame. Cette situation immersive le plonge, dès lors, au cœur de surfaces et volumes qu’il
n’a observés jusque-là que sur le papier. Sa compréhension de la trame se réalise ici dans
une dimension construite, dans une appréhension tridimensionnelle. À son retour, Pierre
Lajus prendrait connaissance des ouvrages qu’il a acquis sur place, parmi lesquels celui
d’Heinrich Engel. À cet égard, si notre attention se focalise sur cette publication, c’est parce
que son auteur y explore la composition de la maison japonaise à partir du module
traditionnel du tatami. Après l’expérience réelle et vécue des quartiers japonais, viendrait
donc l’exploration, par le livre, de ses composantes dimensionnelles et modulaires. N’ayant
pu accéder aux prises de notes que Pierre Lajus fait lors de ce premier séjour au Japon,
nous nous sommes appliquée à identifier les possibles connexions entre ses observation in-
situ, la lecture de cette publication et la réinterrogation de son approche de la maison
modulaire. La maison Hollier, conçue cette même année sur les hauteurs de L’Herbe (Cap-
Ferret), nous sert de cas d’observation d’une possible application de ces apprentissages.
Dans la préface de la publication, Walter Gropius revient sur la saisissante expérience qu’il
fait au Japon quelques années auparavant (1954), relatant la manière dont il fut, lui aussi,
séduit par le canevas harmonieux utilisé dans l’architecture traditionnelle japonaise.
L’architecte y vante les mérites de cet héritage culturel, fort utile à la création des espaces
de demain, nécessitant flexibilité, modularité, rapport à l’extérieur. Comme Pierre Lajus,
Walter Gropius fait l’expérience concrète de la trame, élargissant son analyse par une
considération quasi-idéologique du module du tatami :

« When I was so fortunate to be invited for an extensive visit to Japan in 1954, I


found myself overwhelmed by a new and fundamental experience, namely, to see, at
first hand, in the Japanese domestic architecture the results of an extraordinarily
consistent attempt at creating a cultural pattern so basically homogeneous, yet, at the
same time, so strikingly varied and rich in its elements that it stands unchallenged
among history’s most notable architectural achievements […]
Of course, many of its features that seem related to our Western modern architecture
have developed from entirely different premises. But our modern architectural
requirements of simplicity, of outdoor-indoor relation, of flexibility, of modular
coordination and prefabrication, and, most importantly, of variety of expression have
found such fascinating answers in the classic domestic architecture of Japan that no
architect should neglect its stimulating study […]
In the Japanese house the spiritual links between man and his house had been made
apparent by a humanized technique, consistently related to both the mental and
emotional needs of man. The design conception had started from the very bones of
the building and not merely at its skin as a cosmetic play »106.

Parmi les éléments de cette préface, il est important de s’attarder sur les notions de cultural
pattern et humanized technique. Pour l’auteur, il s’agirait de mettre en lumière la richesse du
pattern servant à composer la maison traditionnelle japonaise, dont la dimension dépasserait
celle de l’architecture, et relèverait en réalité d’une symbolique culturelle. Cette manière de
considérer le pattern, que nous relions au principe de trame, autoriserait dès lors la
conception et la construction d’une architecture « humanisée », répondant aux
dimensionnements du corps humain, et construite à partir des savoir-faire du charpentier
japonais. Dans ce cadre, le processus conceptuel prendrait forme à partir du squelette de la
construction, et ne se limiterait pas à l’enjeu esthétique de sa peau. Telles sont les réflexions

106 GROPIUS, Walter, “Foreword”, in ENGEL, Heinrich, The japanese house, a tradition for contemporary architecture,

Charles E. Tuttle Company, 1964, p. 17. L’auteure a délibérément choisi de laisser ce passage dans sa langue originale
afin d’en préserver les subtilités sémantiques.

206
sur lesquelles Gropius achève son propos liminaire. L’importance de la maîtrise des modes
de construction y est clairement revendiquée, afin de produire une architecture qui, dans le
même temps, serait en accord avec son héritage tout en se tournant vers l’avenir, et ferait
de ce canevas un enjeu culturel, constructif et humain. Et si, en définitive, Pierre Lajus ne
se rend pas à l’Exposition Universelle d’Osaka, dans laquelle Yona Friedman propose de
faire l’expérience d’une « trame tridimensionnelle de “Ville spatiale” »107, il sillonne les
quartiers de Kyoto pour y observer une architecture ordinaire, au plus près des modes de
vie locaux. Plus que de parcourir un catalogue à ciel ouvert des expérimentations de
l’époque, l’architecte aura préféré s’approcher d’une réalité bâtie plus discrète, nichée au
cœur de la maison japonaise, et recelant ce que Walter Gropius décrit comme « l’ingrédient
manquant à notre civilisation, l’effort cohérent pour atteindre à l’unité dans la/avec
diversité »108.
Dans la suite de l’ouvrage, nous retrouvons des planches sur lesquelles sont représentés
– sur une trame carrée modulée à partir du demi ken (910 mm) – plan de charpente, coupe
et plan de maison japonaise. Elles illustrent « l’ordre modulaire de la maison japonaise », et
permettant au lecteur de comprendre aisément que le tramage généré contrôle l’ensemble
de la construction, du sol au plafond. L’ossature respecte la modulation de 910 mm, et
détermine tant l’organisation interne des espaces que le rythme structurel. Poussons plus
loin l’analyse de cette maison en nous intéressant à sa modulation intérieure. La maison est
entièrement composée selon une trame de 2,70 m, avec trois travées pour l’espace salon,
une pour la cuisine et enfin deux pour les chambres. La riche iconographie de l’ouvrage
présente des plans systématiquement composés selon une trame de 910 mm,
correspondant à trois pieds selon l’échelle anglo-saxonne, et un demi-ken selon le référentiel
japonais, que l’on retrouve à travers le dimensionnement du tatami, d’un demi-ken en
largeur et d’un ken entier dans la longueur. (4.20) En simplifiant cette mesure, nous arrivons
à une modulation de 900 mm, dont les dérivés sont 18000 mm, puis 2700 mm, soit les
2,70 m ayant servi à moduler la maison Hollier. Selon ces référentiels, la maison du Cap-
Ferret serait composée selon 1,5 ken. En regardant de plus près son plan109, nous
comprenons qu’elle est composée selon ce pas de 90 cm non seulement car il est un
multiple de 2,70 m, mais aussi pour le positionnement de certains éléments de mobilier
(table du salon, placards des chambres, menuiseries extérieures).
Si la maison Hollier est composée selon la même trame (0,90 m) que les maisons japonaises
qui sont présentées dans l’ouvrage d’Engel, nous retrouvons également certaines
similitudes dans les rapports surfaciques des pièces, en fonction de leur destination
programmatique. Ainsi, les espaces chambres et espace-repas de la maison bordelaise, tout
comme ceux de la résidence typique du centre-ville de Kyoto, présentent un rapport de
trois modules par quatre modules (en considérant qu’un module correspond à 0,90 m, soit
l’unité de base de la trame commune aux deux projets). En valeur métrique, cela représente
2,70 m par 3,60 m, soit une surface d’environ dix mètres carrés (hors placards). S’agirait-il
ici d’un hasard ou d’une réminiscence des rapports dimensionnels observés lors de son
voyage et de sa lecture attentive des ouvrages qu’il rapporte ? Cette modulation serait-elle
déterminée par des considérations pragmatiques, comme le calibrage courant des

107 LAPIED, François, « Histoire de cinquante ans d’amitié… », Le Carré bleu, n°3, 2020, « Architecture 1000 visages,
hommage à Yona Friedman », p. 149.
108 Traduction de l’auteure de la citation originale « the missing ingredient in our civilization, the coherent effort at

attaining unity in diversity », GROPIUS, Walter, “Foreword”, in ENGEL, Heinrich, The japanese house, a tradition for
contemporary architecture, op. cit., p. 18.
109 Plans issus de l’article « Une maison controversée, pourquoi nous l’aimons », Maison Française, juil.-août 1973,

pp. 50-56, p. 52 (rez-de-chaussée) et p. 55 (étage).

207
composants bois ou pour une simple question de commodité des espaces ? Si cette analyse
relève peut-être plus de l’exercice naïf de démonstration d’une corrélation entre la
modulation qu’il relève lors de ses voyages et lectures et celle qu’il met en œuvre ici, nous
ne pourrions nier une influence du séjour japonais dans le cadre de ce projet, tant sur
l’aspect modulaire que constructif ou plastique. À cet égard, le parallèle entre les façades de
la maison Hollier et les illustrations contenues dans l’ouvrage d’Heinrich Engel sont
particulièrement parlantes. Qu’il s’agisse de la double toiture, de la structure bois, des
espaces largement ouverts sur l’extérieur créant un rapport particulier avec le paysage du
bassin, du dallage tramé de la terrasse en caillebottis ou du sol en cailloux lavés, tous ces
éléments rappellent l’architecture de la maison japonaise telle qu’elle est présentée dans
l’ouvrage. (4.21) En juillet 2018, l’actuelle propriétaire de la maison110 nous rapporte les
propos de l’architecte, qui aurait conçu cette maison à son retour du Japon, portant le désir
de transmettre un « esprit japonisant » :

« L’architecte avait tout dessiné, il y avait vraiment le souci du détail dans cette
maison, par exemple avec l’aménagement intérieur, la conception du mobilier, le banc
encaissé à l’entrée […] L’architecte avait très bien calculé la maison pour son rapport
au soleil, avec un ouvrant qui a une dimension parfaite pour protéger de
l’ensoleillement direct. Tout est pensé selon une travée de 2,70 m. La maison est
modulée avec ça, donc on pouvait facilement rajouter des modules […] Chaque
chambre a un tableau sur le lagon […] Je pense qu’il avait vraiment pensé au mode
de vie de la famille, ce n’était pas juste un coup de crayon »111.

Au-delà de confirmer les réelles influences japonaises sur le processus conceptuel de


l’architecte ici, un tel témoignage est éclairant en ce qu’il renseigne une conscience habitante
de la modulation en jeu dans la maison, et de ce qu’elle permet en termes d’évolutivité du
logement, de cadrage des vues et de soin porté aux rangements, qu’ils soient intérieurs ou
extérieurs112. François Loyer décrira la maison Hollier comme « une fugue ou un tableau
d’atelier, à partir duquel on vérifie les hypothèses, on consolide les certitudes et on élimine
l’accessoire »113. À ce titre, la maison Hollier semble révéler un process de double
appropriation des références architecturales chez Pierre Lajus. Un premier niveau de
réinterprétation se traduirait par la reproduction de composantes participant à la fabrique
d’un imaginaire spatial (toit, ombre, matériau bois). Le second revêtirait une dimension plus
complexe, en tout cas plus discrète, relevant d’une coordination modulaire et
dimensionnelle. Une dynamique mise en œuvre par l’exploration d’une multiplicité de
modalités (voyage, lecture, projet).
L’exposition « Maisons de bois », conçue par le Centre de Création Industrielle et le Centre
Georges Pompidou et présentée en 1979-1980, est certainement le médium qui présente
de la manière la plus évidente et synthétique les connivences entre la production de Pierre
Lajus et les références qu’il a accumulées lors de ses voyages. Panorama de la construction
bois traditionnelle appliquée à la maison individuelle à travers le monde, l’exposition
s’ouvre sur des propositions contemporaines exemplaires114, parmi lesquelles figurent des

110 Le rachat de la maison à la propriétaire et commanditaire initiale de la maison a été effectué en 2015.
111 Propos issus d’une visite de la maison et d’un entretien mené avec l’auteure et Christelle Floret en juillet 2018, à
L’Herbe (Cap-Ferret).
112 La façade d’entrée de la maison est épaissie pour former un volume en double-hauteur servant de rangement pour

les équipements nautiques de la famille.


113 LOYER, François, in JACQUES, Michel, NEVE, Annette, Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet : Atelier

d’architecture, Bordeaux 1059-1970, catalogue de l’exposition éponyme, op. cit., p. 20.


114 Parmi les architectes français mentionnés dans l’ouvrage figurent Roland Schweitzer, Jean-Pierre Watel et Christian

Gimonet, tous des connaissances de Pierre Lajus.

208
réalisations de Pierre Lajus (Girolle, 1966 ; Maison de Mérignac, 1974 ; Paillotte, 1979)115.
Inspirations et réinterprétations se voient rassemblées dans une même manifestation qui
rend les dénominateurs communs à ces architectures d’autant plus lisibles. Des maisons
landaises, dont la grande toiture fabrique un estandad (auvent) de tuile ou de brande qui
« prolonge l’espace habitable en le protégeant de la chaleur en été et de la pluie en hiver »116,
aux maisons scandinaves, africaines ou japonaises117, elles aussi coiffées de toits de végétaux
tressés surdimensionnés, les points de ressemblances formels, spatiaux ou constructifs avec
les projets de l’architecte bordelais sont nombreux.
Pour Pierre Lajus comme pour Fabien Vienne, les cases vernaculaires observées (voire
réalisées) lors de leurs voyages constituent des références dont il s’agira de retenir et de
réinterroger la force plastique et symbolique, la modestie des dimensionnements et la
maîtrise des techniques constructives. De notre point de vue, ces analyses révèlent une
assimilation de la trame qui se nourrit de ces expériences exploratoires, visuelles comme
corporelles. L’intensité des souvenirs ainsi fabriqués, emmagasinés dans la mémoire de
l’architecte, ne rendrait sa maîtrise de l’outil que plus entière. Pierre Lajus prolongera cette
pratique du voyage, dans un cadre personnel comme professionnel. En 1996, il se rend en
Californie où il visite, entre autres, la Gamble House des architectes (frères) Greene, dont
l’œuvre se veut la « synthèse des tendances occidentales et orientales »118 et fait de la
construction bois un moyen de lier artisanat et finitions impeccables. Le voyage est donc
une manière de réactiver en permanence ses acquis et son socle référentiel. D’autre part,
conscient des bienfaits de telles explorations sur sa manière d’appréhender et concevoir
l’architecture, l’architecte ira jusqu’à faire du voyage l’un des médiums auxquels il a recours
dans le cadre de ses missions de sensibilisation architecturale des dirigeants de Maison
Phénix (cf. chapitre 9). Le voyage n’est plus seulement formateur pour lui, il lui permet de
transmettre des enjeux qu’il affilie à une architecture qu’il juge qualitative.
Dès lors, si Pierre Lajus nourrit une profonde affection pour les constructions
traditionnelles en bois, qu’en est-il de ses références contemporaines ? Parvient-il à
identifier des projets qui font appel à la trame tout en véhiculant un imaginaire qui le
séduise ? La maison Moduli, conçue par les architectes finlandais K. Gullichsen et J.
Pallasmaa et présentée à l’exposition « Maisons de bois », démontre l’intérêt que porte une
génération d’architectes européens à la modularité des espaces domestiques. (4.22) Une
modularité permise par l’emploi d’éléments préfabriqués tous compatibles entre eux et par
l’emploi d’une trame carrée développée dans les trois dimensions de l’espace. Présentée
comme « la maison de bois industrialisée la plus élaborée sur le marché européen »119, cette
maison n’est pas sans rappeler les Case Study Houses qui ont vu le jour plus de vingt plus tôt
sur les collines californiennes. Des réalisations que Pierre Lajus découvre tout d’abord dans
les revues, à la manière d’un voyage immobile à travers les images, et que nous abordons
dans le prochain chapitre de cette thèse.

115 Précisons que la photographie censée accompagner le projet de la Girolle, présentée dans le catalogue dans la
catégorie « L’habitat économique » (p. 64) correspond en réalité à la maison de l’architecte à Mérignac, également
présentée dans le catalogue parmi les « quelques exemples français » remarquables de la construction bois.
116 « Maisons de bois », catalogue de l’exposition éponyme, conçue par le Centre de Création Industrielle et le Centre Georges Pompidou,

présentée à la Galerie du CCI du 19 décembre 1979 au 25 février 1980, 1979, Paris, p. 15.
117 Ibid., pp. 29-37.
118 Ibid., p. 48
119 Ibid., p. 70.

209
210
CHAPITRE

LES LECTURES :
FENÊTRES
SUR LE MONDE
5
PARTIE 2
A - Les revues : découverte internationale et reconnaissance nationale
Lorsque Pierre Lajus nous ouvre les portes de sa bibliothèque, nous découvrons un panel
varié de publications : monographies d’architectes (Roland Schweitzer, Renzo Piano,
Glenn Murcutt, Jean Prouvé, Carlo Scarpa) ; ouvrages de sociologie (Pierre Bourdieu,
Pierre Sansot), de philosophie (Edgar Morin, Michel Serres), d’ethnologie (Claude Lévi-
Strauss) ou de théorie et critique architecturale (Collection « Architecture+Recherche ») ;
publications illustrées consacrées aux éléments du logis (intérieurs, cheminée, jardin) ou
aux paysages, bordelais ou plus lointains. La sélection semble aussi diversifiée que le
personnage curieux. En réalité, l’architecte constitue tardivement cette bibliothèque,
lorsqu’il exercera à son compte. Son premier contact avec la littérature spécialisée, c’est
avec les revues qu’il le fabrique. Et pour cause, s’il on en croit Pierre Lajus, « il n’y avait
aucun livre… »1 dans l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac-Fouquet2 où il fait ses armes,
seulement des numéros de L’Architecture d’Aujourd’hui, Domus ou Techniques & Architecture.
C’est par ce biais que l’équipe bordelaise découvre plus spécialement le travail des
architectes Richard Neutra, Pierre Koenig, et autres références californiennes dont ils vont
largement s’inspirer pour imaginer leur architecture. Dès lors, ces revues constituent leur
principal référentiel architectural, à la manière d’un catalogue d’images dans lequel ils
viennent “piocher” une esthétique à reproduire. Si tel est le souvenir – un peu caricatural –
de Pierre Lajus sur le processus d’acculturation référentielle de l’agence, il faut bien
reconnaître que la rareté des détails techniques publiés dans ces revues plaiderait en faveur
de ce constat, du moins en partie. Présentées comme des fiches illustrées des projets, les
pages de la presse spécialisée ne permettraient pas à l’équipe d’en comprendre avec
précision les modes de construction et d’assemblage. Désireux d’aller plus loin que ses
confrères dans sa démarche d’apprentissage par la lecture, Pierre Lajus s’abonne à des
revues internationales, américaines notamment3, dans lesquelles figurent des dessins
techniques qu’il cherche à décrypter (coupes, détails). Il se souvient : « alors ça nous
instruisait un peu »4. Rapidement, le bordelais se montre critique vis-à-vis de la manière
dont ses associés et lui faisaient usage de ces revues, plus attachés aux images qu’aux
principes constructifs et spatiaux de ces architectures. Dès lors, nous pouvons supposer
que l’enjeu était plus celui d’une reproduction formelle que d’une véritable réinterprétation.
S’il est intéressant d’observer comment les architectes se servent des périodiques pour
“voyager” virtuellement par le papier, et ainsi se nourrir de références internationales, il
s’agit de comprendre comment s’opère cette forme d’acculturation et comment elle
influence leur production, voire leur processus de conception architecturale.
Dans le catalogue de l’exposition consacrée à l’agence SCLSF en 19955, Michel Sadirac se
souvient à quel point l’influence des revues était forte sur les architectes :

« Le numéro de L’architecture d’aujourd’hui sur le Brésil a marqué l’agence, à tel point


que ce bouquin, comme celui de Neutra, était usé jusqu’à la corde »6.

1 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle, 1er avril 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac).
2 Au fil du chapitre, nous la nommerons « agence SCLSF » ou « agence Salier-Courtois-Lajus(…) ».
3 Nous n’avons pas réussi à savoir de quelles revues il s’agissait.
4 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle, 1er avril 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac).
5 « Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet : Atelier d’architecture, Bordeaux 1950-1970 », Catalogue de l’exposition

éponyme, 29 juin-31 décembre 1995, Arc en Rêve/Centre d’Architecture, Bordeaux, JACQUES, Michel, NEVE,
Annette (dir.).
6 « Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet : Atelier d’architecture (…) », Catalogue de l’exposition éponyme, op. cit.

213
En observant le projet de villa de l’architecte Joao Vilanova, à Sao Paulo, publié dans le
numéro de L’Architecture d’Aujourd’hui auquel Michel Sadirac fait référence ici, on ne peut
qu’être frappé par sa ressemblance avec la maison imaginée par l’agence pour le peintre
Marcel Pistre à Pompignac, en 19637. Par le principe de coupe de l’édifice comme par la
géométrie oblique des volumes, la référence des architectes bordelais pour ce projet,
découvert dans les pages de la revue, parait évident. (5.1)
Dans un article de la revue Transversale, Gilles-Antoine Langlois fait référence à un autre
numéro de la publication, diffusé quelques années auparavant. Premier d’une série
consacrée à l’architecture brésilienne, ce périodique est introduit par un texte de Richard
Neutra, dans lequel il défend « les chances de la préfabrication »8. Ce dernier identifie une
série d’obstacles se dressant contre la production de maisons préfabriquées en série,
notamment en ce qui concerne sa diffusion auprès du public. Entre autres choses,
l’architecte américain décrit « la fissure qui existe entre l’effort des ingénieurs à la
production, techniciens hardis et éclairés, et l’effort commercial courant qui ne sait pas
éduquer le public en vue de l’acceptation de nouveautés fondamentales ». Selon lui, ce
manque d’éducation s’appliquerait aussi « chez le politicien et le législateur partisans de la
“tradition” lors du vote des crédits publics, alors que l’effort systématique nécessité par
l’habitation en série est incompatible avec les usages anciens ». Il ajoute enfin : « Je suis
convaincu, pour ma part, que dans bien des régions du soi-disant “vieux monde”,
l’application appropriée de méthodes nouvelles au domaine de l’habitat, est considérée
comme la seule tentative raisonnable ». Ses propos sont à mettre en perspective avec une
situation américaine qui, si elle jouit de financements et installations industrielles,
s’enrichirait de la « fécondité d’invention » des pays européens et asiatiques. Une telle
analyse semble être un appel à la créativité des autres nations en vue d’une production de
maisons préfabriquées innovantes, en accord le « souci d’une amélioration de l’habitat
humain » qu’il décrit. Au-delà du texte “manifeste” proposé par Richard Neutra, certains
projets semblent avoir inspirés les architectes bordelais, notamment pour la conception de
la maison Pistre. C’est le cas du Yacht-Club de Pampulha9 et de la cantine couplée à l’usine,
et d’un projet de grande envergure regroupant différents programmes (habitations,
équipements), appelé La Cité des Moteurs10. Malgré des échelles de projet bien différentes,
l’usage de l’oblique dans la pensée en coupe de la maison Pistre, en miroir autour d’un axe
décentré, semble faire écho à la silhouette des projets d’équipement brésiliens. (5.2)
Au-delà de révéler la filiation géométrique relative aux volumétries obliques des projets
brésiliens et bordelais, ce numéro nous permet d’interroger, par les pages consacrées à la
maison préfabriquée, l’évolution de la production de l’agence. En effet, s’il nous est
impossible d’affirmer ce que chacun des membres de l’agence retient de ces lectures, elles
participent à fabriquer leur imaginaire à la fois collectif et individuel au sein de l’agence.
Nous formulons l’hypothèse selon laquelle les pages consacrées à l’habitat individuel
préfabriqué retiennent particulièrement leur attention. (5.3) La partition du numéro entre
réalisations sculpturales et sérielles reflète également les hésitations qui animent les
architectes bordelais, faisant apparaître certaines ambiguïtés de leur production. D’une part,
il s’agit de penser une architecture aux volumes identifiables, faite de lignes franches et

7 « L’habitation individuelle au Brésil », L’Architecture d’aujourd’hui, n°42-43, août 1952, pp 65-81.


8 NEUTRA, Richard J., « Les chances de la préfabrication », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°13-14, sept. 1947, non
paginé.
9 « Un ensemble architectural : Pampulha. Oscar Niemeyer Soares, architecte », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°13-14,

sept. 1947, pp. 22-49, dessin de coupe p. 30, photographies p. 32 ; « Jardins d’esprit nouveau. Burble Marx,
paysagiste », pp. 36-39, photographie p. 38.
10 « La Cité des Moteurs. Paul Lester, Wiener et Jose-Luis Sert, urbanistes, Otto da Rocha e Silva, architectes »,

L’Architecture d’Aujourd’hui, n°13-14, sept. 1947, pp. 99-119, dessin de coupe p. 119.

214
d’une réalisation maçonnée. D’autre part, l’enjeu serait celui de concevoir la maison
individuelle économique et industrialisée. Dans les deux cas, la géométrie jouerait un rôle
déterminant, puisque structurante spatialement. Notre propos interroge alors la capacité de
la trame à faire converger les envies des architectes, oscillant entre singularité et sérialité,
entre objets monolithiques et structures légères. Ayant identifié certains projets qui
semblent avoir retenu leur attention par leur plastique, il s’agit maintenant de repérer quelles
références de maisons industrialisées auraient pu attirer leur curiosité, et enrichir leur socle
d’inspirations. À ce titre, nous dressons un parallèle entre la maison préfabriquée proposée
par Jean Prouvé et le groupe Isover11, et l’habitation Darrenougue (1959). Toutes deux ont
en commun l’affichage d’une trame structurelle régulière, combinée à une toiture à faible
double-pente. L’équipe bordelaise fait le choix de la couleur, verte en l’occurrence, pour
proposer une toiture qui fasse écho à la végétation environnante. D’autre part, le projet de
maison familiale minima en pierre, prototype étudié dans le cadre de la Cité d’Expériences
à Noisy-le-Sec, et proposé par l’architecte Gilbert Nelson, retient notre attention. Dans le
descriptif, un module “minima”, ayant servi à composer l’ensemble de l’habitation, est mis
en évidence. Ses dimensions – 1,20 m pour un module complet, 60 cm pour un demi-
module – sont les mêmes que celles de nombreux projets de l’agence SCLSF. Rien de
surprenant si l’on s’en réfère à l’argumentaire associé à la maison minima :

« Ce choix modulaire correspond à toutes les dimensions industrialisées et


normalisées, pour les différents éléments de la construction : poutres de plancher et
de couverture, matériaux de revêtement, isorel ou plasterboard, bloc de cuisine, portes
et croisées, etc… »12.

Dès lors, l’enjeu devient celui de comprendre comment penser le logement minimum,
confortable et familial, en prenant pour appui une juste maitrise de la modulation. La
surface intérieure de la maison minima est de 77m2, celle de la Girolle, composée avec un
module de 60cm, est quasiment identique, avec 80m2. Deux autres principes sont communs
aux deux projets : une façade possédant un linéaire de moins de dix mètres (9,80m pour la
première ; 9m pour la seconde), pour des facilités d’implantation ; et une organisation
simple du plan qui, si on le retourne en miroir, est sensiblement identique d’une maison à
l’autre13. Loin d’affirmer avec certitude que ce projet ait retenu l’attention des architectes,
nous pouvons au moins dresser des parallèles avec leurs propositions, presque vingt ans
plus tard.
Parallèlement, un dépouillement succinct des numéros de la revue Domus publiés dans les
années 1960 témoigne, à son tour, des parallèles qui peuvent être faits entre certaines
réalisations diffusées par la publication et celles produites par l’agence SCLSF. C’est le cas
des deux villas imaginées par les architectes florentins Giancarlo & Luigi Bicocchi et
Roberto Monsani, près de Grossetto (Italie), trouvant une étonnante ressemblance avec la
maison Laporte, pourtant réalisée une année plus tôt à La Vigne. Le rapprochement des
photographies des deux projets est troublant en ce qu’il montre, dans les deux cas, un
prolongement des éléments structurels horizontaux de la maison à l’extérieur (jardin,
terrasse), sous la forme d’une pergola qui s’implante en cœur de pinède14. (5.4) Dans le
même numéro, nous observons des corrélations entre le chalet personnel de Pierre Lajus,

11 L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 13-14, sept. 1947, p. 144


12 « Maison familiale Minima en pierre », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°13-14, sept. 1947, p. 144, pp. 138-139, p. 138.
13 Ibid., voir le plan p. 139.
14 « Due ville in pineta, sulla costiera maremmana, vicino a Castiglion della Pescaia, G. e L. Bicocchi, R. Monsani, L.

Baldassini », Domus, n° 400, mars 1963, p. 28. (pp. 23-36).

215
à Barèges, et le projet australien de « maison pour skieurs »15 de l’architecte Harry Seidler.
Ici, la similarité se joue dans le rapport qu’entretient le module habité avec le paysage.
L’ouverture généreuse créée entre la terrasse et les pièces de vie orientent le logement vers
cet espace extérieur en porte-à-faux, profitant d’une vue panoramique sur les montagnes,
cadrée par les montants de la structure bois. (5.5) Le chalet trouve également des points de
ressemblance avec le projet de l’architecte Eliot Noyes, sur l’île Martha’s Vineyard
(Massachussetts), reposant cette fois sur la géométrie du volume bâti. Entièrement réalisée
en bois, et destinée à héberger dix personnes, cette habitation reprend le fonctionnement
du chalet de Barèges, à savoir un séjour toute hauteur et des chambres ouvertes dessus dans
la partie supérieure du volume. Au rez-de-chaussée, cuisine et séjour donnent sur un
« portico », espace de terrasse couverte par la toiture mono-pente (tout comme la chambre
parentale), et accueille sanitaires et rangements. À l’étage, on retrouve les chambres des
enfants et des invités. Cette organisation reprend exactement celle du chalet de Barèges. La
trame des façades principales est de 1,80m à l’entre-axe des poteaux, lorsqu’une trame
secondaire d’1m, plus étroite, gère les façades latérales. Le chalet de Barèges, lui, rationalise
ces dimensionnements en calibrant l’ensemble de la construction sur une seule et même
trame d’1,80m, reprenant elle aussi, en tant que module, la longueur des lits. Si, à nouveau,
nous n’avons aucune certitude quant au fait que Pierre Lajus se serait inspiré de ces projets
– publiés trois ans avant la réalisation de son chalet à Barèges – les corrélations et
temporalités sont suffisamment proches pour en formuler l’hypothèse. Dans tous les cas,
nous pouvons affirmer que l’architecture proposée par le bordelais à Barèges s’inscrit dans
la mouvance des références internationales auxquelles il a accès, à cette époque, par
l’intermédiaire des revues. Enfin, les photographies de la maison SAMA16, prototype
présenté au Salon des Arts Ménagers de 1965 – soit deux années après sa conception – font
écho à la maison de Craig Ellwood, à Hillsborough. Qu’il s’agisse de la composition
rythmée de la façade ou de certains détails, comme les quelques marches menant au premier
plancher, flottant de quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol, les deux réalisations
se répondent. La revue Domus présente la proposition d’Ellwood comme une architecture
d’une « estrema semplicità costruttiva », et pour laquelle on retrouve des « elementi tutti uguali e
prefabbricati »17.
Plus concrètement, l’intérêt de ces observations n’est pas tant celui de s’adonner au jeu des
“sept ressemblances”, mais de relever qu’au-delà de ces points communs entre des projets
isolés, semble exister un élément persistant et commun à tous : l’usage d’une trame. Celui-
ci est largement diffusé au sein des revues d’architecture, présenté en tant que tel dans le
processus de conception ou perceptible à travers l’iconographie mobilisée. En effet, si la
trame revêt chaque fois une expression particulière, de la pergola à la composition des
façades et des pièces de vie, la trame n’en reste pas moins le dénominateur qui relie
l’ensemble des propositions architecturales de l’agence SCLS. En parcourant ces revues,
nous avons ainsi constaté que malgré le caractère synthétique des notices consacrées à
chaque projet, et le faible nombre de pièces graphiques qui les accompagne, la trame
constituait un élément graphique communément présent. Gage d’une composition soignée,
d’une construction rationalisée et d’une ergonomie des espaces, la trame serait
suffisamment claire pour révéler avec efficience les projets, tout en jouant d’une discrétion
ne risquant pas de faire ombrage aux autres principes du projet. De ce fait, les architectes

15 Traduction de l’italien « una casa per sciatori », issu du titre de l’article consacré au projet : « In Australia, sulle

montagne del Nuovo Galles, una casa per sciatori. Harry Seidler arch. », Domus, n°404, juillet 1963, pp. 21-24.
16 Tirant son nom du commanditaire, la Société d’Application des Matériaux Nouveaux.
17 « In California : pareti in marmo bianco. Casa a Hillsborough : Craig Ellwood arch. », Domus, n° 413, avril 1964,

p. 25.

216
la présenteraient instinctivement dans les documents graphiques qu’ils diffusent par le biais
des revues et, à l’inverse, l’identifieraient aisément dans la production de leurs confrères. À
la manière d’un repère, elle constituerait simultanément un élément de communication et
de lecture des projets d’architecture. Dans les dessins, elle apparaît comme le canevas d’une
pensée conceptuelle, dans les photographies, elle matérialiserait la force des lignes bâties.
À ce titre, si nous pouvons dire que les architectes bordelais s’inscrivent dans une continuité
des principes véhiculés par les revues qui, semble-t-il, alimentent leur univers référentiel,
plusieurs questions demeurent. Que retiennent-ils véritablement de ces références ? Des
formes, des dimensionnements, des assemblages ? Que regardent-ils dans les revues ? Des
photographies, des géométraux ou bien des descriptifs ? Et le font-ils, chacun, de la même
manière ? Afin de mieux comprendre les modalités selon lesquelles ils réinterprètent ces
modèles architecturaux, découverts au gré des périodiques, un exemple nous parait
particulièrement éloquent à développer dans la suite de ce chapitre : le cas des Case Study
Houses.

- Case Study Houses, ou la reproduction d’une image californienne


Si cette deuxième partie de la thèse est destinée à l’observation des explorations que les
architectes font en dehors des cadres de leur pratique en agences auprès de leurs mentors,
nous nous sommes attachée à faire des revues un cas particulier. Cette littérature spécialisée
constitue en effet, selon nous, un médium dont la lecture trahirait une manipulation
spécifique de la référence architecturale pour chacun des membres de l’agence. À ce titre,
notre hypothèse suppose que Pierre Lajus n’opère pas la même acculturation que ses
associés aux propositions des Case Study Houses, alors même que tous les découvrent à
travers les pages des revues.
Au cours d’un entretien avec Stéphane Berthier, Pierre Lajus évoque sa découverte de
l’architecture outre-Atlantique comme une immersion virtuelle faite à travers les
périodiques :

« Nous n’avions visité ces maisons américaines que dans les revues »18.

Rapidement, l’équipe est fascinée par une proposition singulière, ne serait-ce que par son
format : le programme des Case Study Houses, lancé en 1951. (5.6) Destiné à promouvoir
une série de réalisations imaginées par différents architectes, américains et internationaux,
ce programme vise à catalyser l’expérimentation et la conception de maisons industrialisées
reproductibles, construites à partir de matériaux usinés. Pourtant, lorsque l’agence
bordelaise découvre ces projets, elle ne sait pas qu’ils relèvent en réalité d’un même
dispositif :

« On a découvert des maisons de ce programme sans être au courant du programme


de recherche. L’Architecture d’Aujourd’hui n’en a pas parlé, ils ont présenté des maisons
de Neutra, des maisons de Koenig, comme ça. C’est après que j’ai su que cela faisait
partie d’un programme, et que c’était John Entenza »19.

18 LAJUS, Pierre, entretien avec Stéphane Berthier, in BERTHIER, Stéphane, Création architecturale et industrialisation de

la filière bois : l’architecture comme milieu d’expérimentation des innovations techniques, Thèse en Architecture, sous la direction
de TERRIN, Jean-Jacques, Université Paris-Saclay/ENSA Paris-Versailles, 2017, p. 419.
19 LAJUS, Pierre, entretien avec SCOTTO, Manon et FLORET, Christelle, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte,

Mérignac.

217
À ce moment-là, les architectes n’envisagent pas tant ces propositions comme un tout, voué
à être reproduit industriellement et décliné par chaque créateur, mais comme des projets
isolés, symboles d’une tentative conceptuelle individuelle.
S’ils sont séduits, c’est par les images des projets qui circulent. Ce qu’ils retiennent, c’est
l’abandon du toit, le dessin du jardin en même temps que celui de la maison, les plans en
L, le prolongement des dallages à l’extérieur, même lorsqu’il n’y a pas de piscine20. (5.7)
Progressivement, ils s’éloignent de l’esthétique corbuséenne pour se rapprocher de ces
maisons « légères » de la côte Ouest. L’enjeu est celui de coller au mieux à leur territoire, le
Cap-Ferret. Les Case Study Houses incarnent alors à leurs yeux une architecture « moderne,
et [qui] cadrait bien avec le paysage aquitain »21. Ce qu’ils cherchent à retranscrire, ce sont
des principes : l’ouverture sur l’extérieur, la finesse et l’élégance de Craig Elwood. De ces
maison californiennes, Pierre Lajus retient plus spécialement la production de l’architecte
Pierre Koenig (1925-2004), qui formule, selon lui, « les codes à l’état pur »22.Pourtant, les
revues dont dispose l’équipe s’avèrent lacunaires en détails constructifs. Or, l’ambition d’un
tel programme reposerait, justement, sur une considération attentive des modes de mise en
œuvre, et plus spécifiquement sur une industrialisation de la construction. La revue Art and
Architecture, qui diffuse largement le programme, en explicite certains enjeux :

« ”Modern industrialised prefabrication, by its very nature, cannot be dissociated from any of the
functions of living related to the house” (il est impossible de dissocier l’industrialisation et la
préfabrication modernes d’aucune des fonctions de l’habiter, dans le domaine de la
maison individuelle), lit-on dans le magazine en juillet 1944 […] Ces œuvres montrent
l’intérêt porté par les concepteurs dans l’expérimentation de nouveaux modes de vie,
d’espaces libérés, de matériaux innovants et leur orientation vers des types de
production industrialisée. En somme : “An undestanding of family behaviour”
(Comprendre le comportement du groupe familial), et “A vocabulary of materials and
techniques” (Proposer un vocabulaire de matériaux et de techniques) »23.

Précisément, les modes de vie ouverts que recherche l’agence Salier-Courtois-Lajus (…)
passeraient par une juste maitrise de la construction, ici rendue possible par une
préfabrication des éléments, et donc leur modulation dimensionnelle. Néanmoins, les
architectes constatent que les revues ne leur permettent pas de comprendre les rouages
constructifs qui sont en jeu derrière les projets qu’ils admirent :

« C’était mince comme tout [ces revues]. C’est tout ce qu’on voyait, ce n’était presque
rien. On essayait de faire pareil mais sans savoir. Donc on a fait des toits à zéro
pourcent [Rires] […] On a bricolé, localement »24.

Nous avons donc cherché à comprendre ce que les architectes bordelais retenaient des
projets, et comment ils se seraient réapproprié les codes de cette architecture. Comme nous
l’avons vu, c’est par l’image, et plus précisément la photographie, que Lajus et ses associés
prennent connaissance des projets. Mais que montrent ces images ? Des lignes franches,
des matériaux légers, une structure clairement affichée en façade, des espaces ouverts. Le
plus souvent, une trame régit l’organisation des plans et des espaces, intérieurs comme

20 Éléments issus de l’entretien avec Pierre Lajus du 25 juillet 2019, op. cit.
21 LAJUS, entretien avec FLORET, Christelle, 1er avril 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac).
22 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).
23 BILLARD, Thomas, « Retour vers le futur. Les Case Study Houses », Techniques et Architecture, n° 440, oct. 1998,

p. 52.
24 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).

218
extérieurs, devenant parfois le support d’un travail plastique particulier en façades, comme
c’est le cas de la Case Study House n°8, conçue par Charles et Ray Eames.
C’est donc assez intuitivement que l’équipe imite plastiquement ces références
architecturales, tout en prenant soin de les adapter au contexte local, notamment par un
usage du pin des Landes. En somme, il s’agit pour eux de proposer des Case Study Houses
“à la bordelaise”. À titre d’exemple, mentionnons le cas de la maison Tropis, inspirée d’une
villa conçue en 1958 par Buff, Straub et Hensman, pour le designer Saul Bass. (5.8) La
particularité de cette maison repose sur ses voûtes, faites de panneaux de bois cintrés, dont
la structure définit le rythme de chaque travée et des espaces de vie. Désireuse de reproduire
cette volumétrie particulière à moindres coûts, l’agence fait appel au constructeur A.
Guirmand afin de trouver une solution qui en reprendrait les codes. L’entrepreneur se
souvient :

« J’avais dû faire une maison tout corps d’état avec Lajus qui s’appelait Tropis. Il avait
fallu, et encore c’était le côté universitaire qui ressortait, il voulait des toitures rondes,
des voûtes. Comment faire ces voûtes de manière économique ? On aurait pu plier le
contreplaqué, faire des choses compliquées. En fin de compte on avait trouvé quelque
chose de très simple, même pour de la maison individuelle c’était facile à industrialiser.
On débitait sur les planches un morceau rond [Rires] Donc le reste était perdu, mais
c’était très répétitif, industrialisable, et puis collé et terminé »25.

Si la proposition est intéressante en ce qu’elle ne se limite pas à l’adoption d’un toit plat,
conférant à cette structure tramée une singularité plastique, l’exploration des solutions
constructives est en revanche plus timide. Au regard du choix technique sommaire retenu
pour produire les composants du projet, et cela malgré la perte de matière qu’il induisait,
nous pouvons dire que l’adaptation de ces maisons californiennes est réalisée avec les
“moyens du bord”. Les voutains, préfabriqués, sont alors repris par une série de poteaux
qui scande la façade, et plus largement les espaces extérieurs générés à l’avant de la maison.
À ce titre, la trame structurelle est aussi importante, visuellement du moins, dans le projet
californien que dans celui réalisé à Bordeaux. Au cours de nos entretiens, Pierre Lajus se
souvient ainsi avec discernement du « bricolage » que représentait en réalité cette
réinterprétation des projets, ou plutôt des images qui en étaient diffusées. L’aide des artisans
locaux (charpentiers, maçons) est alors un élément essentiel de cet exercice de projet,
poussant les architectes à créer des relations de confiance avec les entrepreneurs qui
acceptent de les suivre dans cette aventure. À ces références prestigieuses, les bordelais
tentent ainsi d’associer des savoir-faire et ressources locales, pour proposer une architecture
accessible. De ces expérimentations, peu courantes dans la région, naissent des partenariats
qui existeront sur le long terme, dans une ambiance familiale. Pierre Lajus se souvient des
passages des entreprises à l’agence, transformée en une sorte de « péage à boire »26, occasion
pour eux d’échanger sur les projets en cours autour d’un verre. Au-delà de créer des liens
privilégiés entre maitrise d’œuvre et entreprises, cette exploration serait-elle alors, en
définitive, la première fois que l’agence envisage une pratique et une production
profondément populaire ?
Lorsque nous défendons que Pierre Lajus et ses associés “piochent” les images des projets
suscitant leur intérêt dans les revues, François Loyer va plus loin en définissant leur
production, notamment, comme une architecture de revue 27. Plus encore, il fait le lien entre la

25 GUIRMAND, A., entretien avec l’auteure, 30 octobre 2018, au domicile du constructeur (Bordeaux).
26 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte
(Mérignac).
27 LOYER, François, in « Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet (…) », Catalogue de l’exposition éponyme, op. cit., p. 14.

219
méthode d’appropriation de ces images par les architectes et les lacunes de leur formation
au sein des École des beaux-arts. Ces publications constituent dès lors un nouveau
référentiel, dont il s’agit de se nourrir pour penser le projet d’architecture. Form(at)és à la
reproduction de figures à la composition savante aux École des beaux-arts, les architectes
se voient toutefois dans l’incapacité de dépasser ces modèles et de les réinventer,
notamment d’un point de vue constructif :

« Dans un monde dont les données ont brutalement changé en quelques années, la
formation de l’école ne suffit manifestement plus. Réduits à se former eux-mêmes,
en autodidactes, les architectes sont à l’affût d’un monde visuel neuf qui les sorte des
conventions de l’architecture française. Cet aliment, ils le trouvent dans L’Architecture
d’Aujourd’hui, bible de la génération montante, dont les pages sont constamment
ouvertes sur la planche à dessin comme un formidable recueil d’idées et d’invention.
De l’architecture moderne, ils ne connaissent que les publications, mais c’est avec
l’œil du professionnel qu’ils s’en emparent, scrutant les plans et les élévations pour les
comparer avec le reportage photo et en tirer leur propre projet : la lecture des revues
leur tient ainsi lieu de formation permanente »28.

S’il est évident que l’agence Salier-Courtois-Lajus(…) puise une partie de son imaginaire
dans les revues, à travers les photographies ou les dessins géométraux (plans, élévations), il
demeure que la rareté des détails techniques qui y sont publiés les oblige à une certaine
improvisation de mise en œuvre. Au-delà de cette contrainte, nous pensons que ce rapport
aux images des projets aurait, tout compte fait, encouragé les architectes à renouveler leur
manière de concevoir l’architecture, et plus spécialement la maison. En réalité, cette
tentative de réinterprétation est peut-être l’occasion de développer un rapport privilégié
avec les entreprises, de soulever la question de la filière du bois local, et donc de l’ancrage
territorial, de se tourner vers une préfabrication intelligente de structures légères, et, nous
le supposons, de réinterroger le rôle de la trame dans la fabrique du projet, tout en
s’inscrivant dans la lignée conceptuelle de leurs modèles américains. L’année qui suit la
réalisation de la maison Tropis, l’équipe se lance ainsi dans la conception et la production
des maisons Girolles, véritable tournant dans la production de l’agence.
En réalité, le plus critique vis-à-vis de cette reproduction architecturale par l’image est
certainement Pierre Lajus. En tout cas, nous pouvons affirmer que cette question l’anime
tout au long de sa carrière. Si l’architecte s’est confié au sujet de sa bonne mémoire visuelle,
lui assurant lorsqu’il était en voyage de garder en mémoire l’image d’un espace à la manière
d’une captation photographique, il n’hésite pas à remettre en question une approche de la
conception par l’image. C’est notamment le cas lorsqu’il revient sur certaines des
productions de l’agence, comme le projet urbain de Talence :

« On travaille sur des images, on travaille en référence aux images de Candilis à


Toulouse mais c'est tout […] Là, je n'étais pas satisfait du fonctionnement… La
preuve c'est que la ZUP de Talence, c’est bien l'exemple de ce qu'on a fait, une image,
et que ça ne marche pas du tout […] Moi je voulais que les choses marchent. Là on
s'est gouré complètement »29.

Peu convaincu de cette approche conceptuelle de reproduction d’images pour penser la


maison individuelle, Pierre Lajus l’est encore moins lorsqu’il s’agit d’un projet d’envergure
urbaine, nécessitant une réflexion « sur dix ans »30 et une épaisseur méthodologique plus

28 Ibid.
29 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle, 1er avril 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac).
30 Ibid.

220
importante. Qu’il s’agisse de son cursus à l’école des École des beaux-arts, ou de son
apprentissage au sein de l’agence, l’architecte déplore la trivialité d’un process de projet basé
sur l’image. L’architecte semble néanmoins identifier un mécanisme de réappropriation
permanent de la référence qui, s’il se limite à l’image, n’en est pas moins pertinent dans
l’affinage de son outillage conceptuel. À ce titre, il explique comment la maison SAMA
(1963) résulte de la résurgence « [d’]une image de Craig Ellwood que Salier avait sûrement
en faisant la maison Eyquem »31. (5.9) Des Case Study Houses à la maison SAMA, en passant
par la maison Eyquem (1960), la référence serait constamment manipulée, de projet en
projet. Resterait donc à aller plus loin que ses associés, en réinterrogeant non pas tant ce
que nous définirions comme l’image-résultat, mais véritablement l’outil-process. Un outil
qui assurerait à l’architecte d’appréhender la réalité construite de l’édifice et la technique de
production de ses éléments préfabriqués ; de gérer la composition des espaces et des
élévations avec une force graphique similaire aux projets qui leurs servent de références
architecturales ; et de maitriser la modulation dimensionnelle de l’ensemble afin de tendre
vers une industrialisation ouverte. À nouveau, la trame semble être un fil rouge qui relie les
modèles que les architectes ont en tête et les innovations auxquelles ils veulent s’essayer.
En 2012, Pierre Lajus affirmera ce rapport à la réalité construite de l’architecture, en qualité
de parrain de la promotion des jeunes architectes ordinés d’Aquitaine. À cette occasion, il
revient sur la vigilance à avoir vis-à-vis des images, plus spécialement lorsqu’elles sont
diffusées dans les revues. L’intitulé même de son intervention, « Construire le réel »,
témoigne de la franchise de sa position :

« C’est une question qui me préoccupe surtout depuis que je me suis aperçu que dans
les revues d’architecture, on ne pouvait plus distinguer les photos d’œuvres réalisées
et celles des projets présentés avec tout l’art des images de synthèse. C’est sur ce sujet
du rapport entre virtualité numérique et réalité matérielle dans le projet architectural
que je ne crains pas de me mettre à contre-courant.
Les images qui font rêver vos commanditaires, vous les élaborez sur vos écrans ou
vos tablettes en croyant faire de l’architecture. Il faut que vous sachiez qu’elles n’en
sont pas encore. Elles ne le deviendront que lorsqu’elles auront été confrontées à la
réalité de la construction, sur laquelle vous devez acquérir une maîtrise aussi grande
que sur celle des images. Elles ne prendront existence que si vous avez su trouver les
matériaux adéquats, que si vous savez en concevoir les techniques de mise en œuvre,
que si vous êtes capables d’en évaluer et d’en garantir les coûts.
C’est de ce sujet que je voudrais vous parler. Ce n’est pas une question nouvelle, car
les rendus au lavis de chapiteaux corinthiens que me faisaient exécuter le patron
pourtant respecté Claude Ferret étaient tout autant éloignés que vos images de
synthèse de la réalité construite des petites maisons bon marché qui allaient être l’objet
principal de mon travail d’architecte pendant quarante ans.
Il faut donc parler de la réalité de la construction, de sa matérialité. En ce qui me
concerne, c’est l’expérience des qualités architecturales incluses dans les matériaux de
la construction qui m’a fait découvrir des dimensions de la création architecturale
auxquelles ne m’avait pas préparé l’enseignement des École des beaux-arts »32.

Bien que cinquante années séparent sa propre expérience des images (dans les revues et à
l’école) et sa prise de parole, et que les moyens technologiques supportant leur production
soient différents aujourd’hui, l’architecte met un point d’honneur à avertir la jeune
génération des dangers de l’image lorsqu’elle est envisagée comme une abstraction.

31 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle, 13 décembre 2017, au domicile de l’architecte (Mérignac), dont

la vidéo et le montage ont été effectués par FABRE, Sandie, consultable dans le fonds audiovisuel de la Mémoire de
Bordeaux.
32 LAJUS, Pierre, « Construire le réel », allocution faite à l’occasion de l’ordination de la promotion 2011-2012 à l’Ordre des

Architectes d’Aquitaine en 2012 (et publiée dans le magazine 308, n°15, juin 2012).

221
Dressant un parallèle entre la virtualité des dessins exigés aux École des beaux-arts et celle
des images numériques, toutes deux éloignées des réalités de la mise en œuvre selon lui,
l’architecte rappelle que l’ouverture à des dimensions conceptuelles et créatives nouvelles
reposerait, pourtant, sur une qualité des matériaux de la construction : « L’architecture
n’existe que lorsque la virtualité des images du projet a rencontré la réalité de la matière de
la construction »33. Une telle proximité avec les modalités de la mise en œuvre du bâtiment
dépendrait, entre autres, du lien tissé avec les personnalités qui y contribuent, à commencer
par les entreprises. En l’occurrence, il ne s’agit pas seulement d’installer une forte complicité
– précieuse au demeurant – mais bien de définir et coordonner les missions de chacun et
les enjeux du projet d’architecture :

« Aujourd’hui, le contrôle de la matérialité de la construction est entièrement dans les


mains des entreprises, et vous savez que la finalité de l’entreprise est avant tout sa
rentabilité financière. Les images du projet, si l’entreprise est seule à les contrôler, ne
résisteront pas à cette logique, et toutes les dérives sont malheureusement possibles.
Vous devez donc d’abord reconquérir la compétence technique que les architectes
ont abandonnée aux ingénieurs »34.

En définitive, tenir un juste équilibre entre la maitrise du projet, dans l’ensemble de ses
dynamiques (constructives, économiques, plastiques, etc.), et la fabrication d’un réseau
« d’alliés » (entreprises, bureaux d’études, commanditaires, maitres d’ouvrage, clients,
utilisateurs). À ce titre, Lajus évoque une nécessaire “reconquête” de la “maitrise d’œuvre”
à laquelle les jeunes ordinés face à lui sont désormais habilités. De son point de vue, cette
maitrise de la dimension constructive, dont il avait déploré l’inexistence depuis sa
formation, semble encore perdurer au XXIe siècle. Nous sommes alors en capacité de nous
demander, à partir de ces éléments, quels sont les outils que Lajus aurait perfectionné pour
tenter, à son échelle, d’opérer cette maitrise de la construction de l’architecture. Comment
applique-t-il les conseils qu’il dispense ici, parfois sous la forme de l’injonction : « Pour que
leurs [celles des entreprises] énergies convergent avec la vôtre, vous devez vous faire les
organisateurs de cette chaîne d’interventions qui conduit à l’œuvre architecturale […] Vous
devez aussi vous faire des alliés de vos commanditaires […] Une qualité architecturale sera
mieux reconnue par les utilisateurs s’ils ont participé à son élaboration »35. Si nous revenons
sur les conditions de la relation entre architecte et constructeur dans la prochaine partie de
la thèse, nous interrogeons dès à présent la capacité de l’architecte à mobiliser la trame
comme médium pour réinterpréter les références repérées dans les revues d’un point de
vue constructif. Nous formulons alors l’hypothèse selon laquelle l’architecte mobiliserait
la trame comme outil pour dépasser une conception par l’image, et opérer le passage de
l’usage de la référence comme image-résultat à un outil-process constructif.
À lire Pierre Lajus, l’agence bordelaise reproduit des images, mais aussi une géométrie
particulière, dont la force semble les séduire :

« On faisait des panneaux, c’était un assemblage de figures géométriques et on


trouvait la façon de les construire. Ce qui nous guidait c’était l’image et les lignes »36.

Nous avions émis l’hypothèse selon laquelle les maisons californiennes diffusées par le biais
de ces revues constituaient l’inspiration première des architectes bordelais, y compris dans

33 Ibid.
34 Ibid.
35 Ibid.
36 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle, 13 décembre 2017, au domicile de l’architecte (Mérignac).

222
leur usage de la trame pour permettre une rythmique esthétique, mais aussi une fluidité
spatiale et une porosité à une double échelle : entre les pièces de la maison ; entre l’intérieur
et l’extérieur du logement. Nous nous approchons à ce titre de l’analyse faite dans le
catalogue de l’exposition consacrée à l’agence, qui met en avant le tramage de ces références
architecturales, similaire à celui qui caractérise une grande part des productions de l’équipe
bordelaise :

« À la différence des maisons de Wright, construites sur des axialités fortes et des
espaces séquencés, celles de Richard Neutra jouent sur l’interpénétration absolue du
dehors et du dedans, l’effacement des limites, la fluidité des volumes : l’ossature,
réduite à l’essentiel, n’est qu’une trame de poteaux déterminant des cloisonnements
légers, flottant entre le plan de sol et celui du plafond. Sans aller aussi loin que Mies,
qui oppose avec une sophistication extrême la trame porteuse aux écrans suspendus,
ou Johnson qui pulvérise totalement les limites de la boîte, Neutra travaille sur la
transparence et la corrélation des espaces – réglés par une trame rigoureuse »37.

Si chacune des références joue sur une ouverture des espaces plus ou moins prononcée, la
structure, reposant sur des éléments verticaux – poteaux – et non sur des panneaux
porteurs, est toujours matérialisée par une trame. En cela, nous lisons une force de cet outil
conceptuel, commune aux différentes références américaines des architectes, et déclinée
selon différentes variations spatiales.
Dès lors, cette porosité s’avère pertinente pour au moins deux raisons : les liens avec le site
paysager bordelais/landais et les usages flexibles du logement de loisir, typologie largement
explorée par Lajus et ses associés. La trame leur assurerait de proposer une architecture
savamment composée, fluide et ouverte sur l’extérieur, et maitrisée du point de vue de sa
construction. Nous pensons ainsi que la trame serait l’outil qui leur aurait permis de
« rapprocher ces sources diverses, les réécrire et les adapter au contexte régional français »38.
En tout cas, il est évident que la trame, en tant que support de composition et de
construction de l’architecture, est le point commun entre les projets conçus par l’équipe au
cœur des années 1960. Une période qui correspond à l’apogée de leur production, et à la
temporalité à laquelle Pierre Lajus y travaille. Dès la réalisation de la maison Eyquem (1960)
ou de la maison Gimenez (1961-63), apparaissent les clés de langage qui se retrouveront
plus tard dans l’ensemble de leur production, à savoir lignes de force verticales (poteaux)
et horizontales (poutres en débord), et un usage de la toiture plate. On pourrait même dire :
« des solives dont les têtes sont exprimées en façades – un détail qui deviendra presque une
signature »39. Nombre de leurs projets sont caractérisés par cette scansion, matérialisée par
une trame structurelle clairement affichée à la manière d’un parti pris architectural. Parmi
eux, notons la maison Gimenez et celle d’Armand Salier en 1961, dont François Loyer
évoque « l’ordonnance réglée de l’ossature »40. 1962 marque la construction de la maison
Anfray et de la maison Laporte. La maison SAMA, dont le statut est un peu spécifique
puisqu’il ne s’agit pas d’une commande mais d’un prototype de maison préfabriquée réalisé
en association avec la Société d’Amélioration des Matériaux nouveaux, est présentée à Mérignac
en 1963, la même année que la maison Cangardel. Leur succèdent les maisons Tropis
(1965), Anfray, Treptow et Gazeau (1968) et Caron (1969). Cette tendance est confirmée

37 LOYER, François, in « Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet (…) », Catalogue de l’exposition éponyme, op. cit., p. 15.
38 Ibid., p. 15.
39 Ibid., p. 16.
40 Le cas de cette maison est d’autant plus particulier puisque chaque solive, comme le remarque l’auteur, est prolongée

directement par une retombée un poteau (les deux sont assemblés à leur extrémité), à la différence d’autres maisons
proposées par l’agence, dont les poutres et solives s’étendent au-delà des murs et marquent réellement le débord de
toiture, sans se connecter à leur extrémité à un poteau ; LOYER, François, in « Salier, Courtois, Lajus, Sadirac,
Fouquet (…) », Catalogue de l’exposition éponyme, op. cit., p. 16.

223
avec la réalisation de la maison Marsan conçue par Pierre Lajus en 1974. (5.10) À travers
cette chronologie, il nous semble déceler une progression conceptuelle, qui correspondrait
au passage d’une architecture maçonnée ou mixte, dont la trame jouerait un rôle
essentiellement plastique, sinon relativement secondaire, utile à la conception d’éléments
complémentaires de la maison (pergola), à une architecture pour laquelle la trame serait
avant tout un support de réflexion des modes de mise en œuvre. C’est en tout cas ce que
nous pouvons imaginer dans un contexte qui voit naître les maisons Sama (1963) et Girolle
(1966), deux modèles destinés à être produits en série, et nécessitant une maîtrise
constructive et dimensionnelle pour en préfabriquer les composants. L’équipe, qui puisait
ses références dans les productions de Richard Neutra, de Frank Lloyd Wright ou de Marcel
Breuer, se serait écartée d’une démarche de « démonstration formelle », telle que la décrit
François Loyer, pour se rapprocher d’une conception plus rationnelle dans ses formes et
ses modes de production. À partir des années 1960, l’agence semble ainsi basculer d’une
production essentiellement teintée par des références corbuséennes à une proposition
architecturale largement inspirée de la vague californienne. Un virage qui marque également
un revirement dans la façon d’utiliser la trame. Auparavant essentiellement envisagée
comme une signature esthétique de la production de l’agence (maisons Hollier, 1951 ;
Querandeau, 1954 ; Etchenausia, 1959 ; Thiberville, 1960), la trame est désormais
considérée comme l’outil qui les aide à atteindre une logique constructive rationnelle, une
industrialisation qui se veut ouverte et légère. Ce passage est en réalité progressif, puisque
des villas à la modernité “monolithique” assumée continuent d’être réalisées parallèlement,
comme l’habitation-atelier Pistre (1963) ou les villas Bouesseau (1965) et Geneste (1967).
C’est donc pas à pas que les architectes bordelais se seraient inspirés de la culture
californienne grâce aux revues, pour tendre vers la production de maisons légères,
modulables, préfabriquées. Cette évolution résulte aussi, certainement, de la mise en
commun des appétences et compétences de chacun des membres de l’atelier, qui jouit d’une
certaine mixité générationnelle41. De la trame comme identité visuelle à la trame comme
levier de maitrise économique et industrielle, tel aurait été le défi que les architectes auraient
identifié à cette période.

- De Marcel Breuer à Maison Française : l’esprit “Arts Ménagers”


En définitive, si les revues n’apportent pas directement aux architectes bordelais les
réponses qu’ils attendent pour parfaire leurs compétences dans le domaine de la
construction de l’architecture, elles ont tout de même déclenché un renouveau de leur
production. Plus spécialement, leur analyse attentive des Case Study Houses les a confortés
dans une conception de la maison qui dépendrait de celle de son mobilier, et non plus de
ses murs. Lors d’un entretien avec Stéphane Berthier, Pierre Lajus confie son attachement
pour le travail de Breuer, reposant sur une « distinction entre le gros œuvre et la
charpenterie, puis du vitrage »42, et reprenant des principes de composition et de
construction chers au bordelais. L’affinité qu’il nourrit avec cette manière de penser
l’architecture, et plus spécialement la maison, est à rapprocher de la critique qu’il adresse à
la conception dont il hérite, selon laquelle « une maison traditionnelle, c’est des murs avec
des fenêtres »43. Au-delà du déficit d’enseignement technique dont Lajus aurait souffert à
l’École, l’architecte dénonce également l’absence d’enseignement sur le programme de la

41 À cette période, Pierre Lajus et Michel Sadirac, plus jeunes, s’associent à l’agence.
42 LAJUS, Pierre, entretien avec Stéphane Berthier, in BERTHIER, Stéphane, Création architecturale et industrialisation de
la filière bois : l’architecture comme milieu d’expérimentation des innovations techniques, op. cit., p. 419.
43 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2018, op.cit.

224
maison. Boudés par leurs confrères et leurs pairs, ces enjeux retiennent justement
l’attention de Salier, Courtois, Lajus et de leurs associés, utilisant les revues comme source
de connaissances compensatoire. Dès lors, il semble que les architectes bordelais aient
trouvé le moyen de lier ces dimensions, domestique et technique, tout en réinterprétant le
travail de Breuer. L’astuce ? Penser l’organisation de l’espace de la maison, et les séparatifs
des pièces, non pas tant par le dispositif du mur que par celui des éléments de mobilier.
Pierre Lajus se souvient :

« Sur les plans de ces maisons [celles de Marcel Breuer], les murs étaient joints par
des éléments vitrés, et les séparations étaient souvent des placards, des cloisons
légères. On s’est alors orientés vers ça, ce qui fait que le lot “charpente-menuiserie”
est devenu très important […] Parce qu’on n’avait pas appris à construire aux École
des beaux-arts, on a appris en faisant. Dans cette période-là, 1970-1980, on a fait une
maison où, au lieu de faire des murs en maçonnerie, on les a faits en ossature bois. Et
là, ça a été une découverte »44.

Cette acculturation à l’architecture des villas américaines, et ici de Breuer, via le médium de
la presse spécialisée, conduit ces architectes à développer une curiosité toute particulière
pour l’équipement bois du logement. Peu à peu, le lot maçonnerie tend à disparaître dans
la production de l’agence. Les plans de la maison sont désormais composés selon le principe
rythmé suivant : grands vitrages – éléments menuisés – grands vitrages, etc. Dans son
témoignage, Pierre Lajus fait référence à une maison réalisée au Cap-Ferret en 1966, dont
l’ensemble de la structure comme les murs-pignons sont en ossature bois et les chambres
uniquement séparées par de grands placards de rangement. Ici, aucun élément maçonné. Il
s’agit de la maison Petit-Brisson, du nom de ses commanditaires. Déclinaison du modèle
Girolle produit à des centaines d’exemplaires dans la région bordelaise la même année, ce
projet est peut-être l’un des prototypes le plus abouti de leur démarche, du fait de sa
réalisation avec le seul matériau bois. Des photographies de l’agence Burdin retrouvées
dans les archives personnelles des propriétaires de la maison illustrent ce principe de
placards séparant les pièces (cuisine, chambres) du couloir principal, colonne vertébrale de
la maison. Très bien entretenue, la maison fonctionne encore ainsi aujourd’hui. (5.11)
De la même manière, les plans laissent apparaitre la simplicité d’organisation de la maison,
régie par une trame régulière de 2,90m. Celle-ci correspond à trois modules de placards et
à la largeur d’une porte (soit un module de 0,70m) 45. Deux travées sont dédiées à la pièce
de vie, traversante, trois autres, séparées en leur centre par le couloir, accueillent une cuisine,
deux salles d’eau et quatre chambres. Chaque fois, les placards fabriquent une transition
entre le couloir et les différentes pièces, n’ayant pas à s’encombrer d’éléments mobiliers
supplémentaires. Deux terrasses encadrent la maison, donnant à chaque pièce son accès à
l’extérieur. De la même manière, l’une des deux salles d’eau est accessible depuis l’extérieur,
permettant aux usagers de nettoyer le sable de leurs pieds au retour de la plage, sans salir
l’intérieur. Un article publié à l’époque sur la maison Petit-Brisson, et intitulé « Au saut du
lit la terrasse », rappelle la finesse du travail fait par l’agence pour penser ces éléments
particuliers, qui équipent et organisent le logement :

« La cloison correspondant au couloir est uniformément constituée par les placards


(bois laqué blanc avec une poignée de cuir), au-dessus desquels monte un panneau de
verre. Cette homogénéité, ainsi que la discrétion des trouvailles architecturales,

44 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2018, op.cit.


45 Archives personnelles de Madame Petit Brisson, consultées et photographiées en juillet 2018 par l’auteure.

225
engendre une habitation dont la première qualité est de faire corps avec la nature,
donc idéale pour les vacances »46.

La porosité de la maison avec l’extérieur, favorisée par les grands pans de vitrages et les
accès directs à chaque pièce depuis les terrasses ; la rythmique de l’ossature bois, cadrant
l’horizon du bassin ; la réflexion modulaire et spatiale de ces éléments « mobiliers-parois ».
Autant d’éléments réinterprétés par les architectes SCLSF à partir de leurs modèles outre-
Atlantique, dont les photographies animent régulièrement les pages des revues qu’ils
parcourent. L’influence de cette littérature sur la production de l’agence, notamment pour
penser la maison individuelle, est réelle. Cet exemple montre combien la maison constitue
un programme exploratoire et expérimental pour les architectes, un champ d’investigation
intellectuelle à travers lequel ils peuvent s’essayer à une réinvention de leurs principes, de
leur process conceptuel, de leurs outils. Le cas de la maison Petit-Brisson nous semble ainsi
cristalliser l’usage d’une modulation de plus en plus précise. Lorsque le recours à la
maçonnerie pouvait laisser exister des choix dimensionnels relativement arbitraires, en tout
cas moins dépendants d’une réalité constructive, cette manière de penser la maison à partir
de ces modules de mobiliers/cloisons rendrait le process conceptuel clairement dépendant
de l’usage, de la domesticité, des composants bois. Ce dernier point engage une dynamique
de filière, rendant les architectes dépendants des éléments pré-dimensionnés et standardisés
par l’entreprise locale (cf. chapitre 8), et au plus près des réalités de mise en œuvre de
l’architecture. La trame, en les aidant à jongler entre le dimensionnement des modules de
mobilier-cloison et la structuration générale de la maison, accompagnerait les architectes
dans cette conception de la maison pensée “de l’intérieur”, à partir de ses éléments
constructifs. Elle déploierait alors de nouvelles potentialités pour eux.
Dès lors, il devient intéressant d’observer la manière dont la production de l’agence SLCSF
est elle-même diffusée par le médium des revues. Comment ces périodiques, destinés au
grand public (voire au public féminin) auraient, à leur tour, relayé l’image d’une architecture
« aimable » comme aime à le penser Pierre Lajus47 ? Un parallèle pourrait-il être fait entre
l’apprentissage que les architectes mettent à l’œuvre dans l’assimilation référentielle de cette
littérature, et la diffusion de leur travail par ce même médium ? Certains points communs
(mobilier, modulation, confort) relieraient-ils ces deux dynamiques : lire et être lu ? Il
s’agirait d’établir une filiation entre ce que les architectes lisent et ce qu’ils font publier,
notamment par la place qu’y occupe la trame.
À ce stade de notre réflexion, il est important de préciser qu’Yves Salier et Adrien Courtois
sont tous deux membres du comité de lecture de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui,
« passage obligé des architectes de qualité dans les années cinquante »48. D’après Claude
Parent, les deux architectes devraient cette intégration à l’intérêt que voue André Bloc à la
maison Bouesseau, surnommée la « maison cocotte ». Réalisée en 1965 à La Vigne-Cap
Ferret, cette villa, aux volumes sculpturaux et aux lignes géométriques fortes, marque la
communauté des architectes et légitimise le travail de ses concepteurs au point de les faire
entrer dans la sphère pensante et publiante de l’époque. (5.12) En réalité, cette consécration
succède à une première mise en lumière de la production de l’agence quelques années
auparavant :

46 « Au saut du lit la terrasse », Publication inconnue, pp. 36-41, archives personnelles de Mme Petit-Brisson, op. cit.
47 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac).
48 PARENT, Claude, Introduction, in « Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet (…) », Catalogue de l’exposition éponyme,

op. cit., p. 8.

226
« Voilà nos hommes consacrés dès 1959 par L’architecture d’aujourd’hui, donc
encouragés par ce relai culturel qui faisait autorité sur le plan national comme
international »49.

Si les réalisations de Salier, Courtois, Lajus et de leurs associés est ponctuellement publiée
dans les pages de L’Architecture d’Aujourd’hui, Techniques & Architecture, Architecture Française,
elles sont bien plus largement diffusées par des revues populaires et moins spécialisées,
destinées à un public plus large. C’est le cas de la revue La maison française50, avec laquelle
l’agence entretient un lien tout particulier. À cette époque, lorsque la rédactrice en chef du
magazine découvre le travail des architectes bordelais sur le programme de la maison, elle
entrevoit dans leur production une riche source de publication. En se positionnant sur cet
objet éditorial, assez peu investi par leurs confrères, les membres de l’équipe SCLSF
occupent une place stratégique. Localement, ils sont rapidement identifiés comme des
architectes œuvrant avec engagement et finesse à la production de logements individuels
qualitatifs. En effet, la revue leur consacre des publications à une fréquence très régulière.
Les deux parties sont gagnantes : la revue, elle, est assurée d’alimenter régulièrement ses
numéros grâce aux projets de l’agence qui lui garantissent « cinq maisons photographiables
dans l’année »51 ; les architectes, quant à eux, sont certains de disposer d’un médium de
diffusion de leur production. Cette valorisation leur assure une notoriété et un accès à la
commande. (5.13)
En toute logique, La maison française concentre ainsi le nombre de publications le plus
important, à ce jour, consacrées aux projets de l’agence bordelaise. La ligne éditoriale adhère
totalement à sa démarche, s’inscrivant dans la mouvance de certains concepteurs reconnus
de l’époque :

« On était en phase avec l’esprit “Arts ménagers” de cette période, donc sans se
connaître on était très proches de Jean Prouvé ou de Charlotte Perriand »52.

Le programme de la maison individuelle, et le soin apporté à la conception de ses


aménagements intérieurs propulse l’agence, dans son carnet de commande comme dans sa
diffusion dans la presse.
Si l’enjeu n’est pas celui de dresser une analyse exhaustive des articles de La maison française
dédiés aux travaux des architectes, il est intéressant de remarquer que nombre d’entre eux
proposent parmi leurs pièces graphiques des plans qui font apparaitre la trame de
composition spatiale et structurelle de la maison. C’est le cas des maisons SAMA (1963) et
Laporte (Cap-Ferret, 1962)53, de la maison Gimenez (Cap-Ferret, 1961)54 ou encore de la
maison d’Armand Salier (1961, Bègles)55. Ne se réduisant pas à une simple figure graphique,
la trame jouerait le rôle de traducteur de la méthode conceptuelle des architectes,
conduisant à des plans simples, clairs et parfaitement lisibles par les lecteurs de la revue. La
modularité des espaces intérieurs, le positionnement de la structure, ou la générosité des
espaces extérieurs y sont appréhendables par tous. Certains plans affichent la trame avec
(quasiment) la même valeur graphique – ici la même valeur de trait – que l’organisation des
espaces. C’est le cas de la maison SAMA, pour laquelle nous comprenons que l’équipe

49 Ibid.
50 Mentionnons également les revues Architecture À Vivre, Le Festin ou encore Elle.
51 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, 20 juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
52 Ibid.
53 La maison française, n°175, mars 1964.
54 La maison française, n°179, juillet-aout 1964.
55 La maison française, n°188, juin 1965.

227
cherche à démontrer une rationalité en plan qui découle de sa rationalité de mise en œuvre
(éléments préfabriqués). (5.14) Les plans, de la maison SAMA et d’autres, sont alors couplés
à des photographies qui mettent en avant, elles aussi, les structures tramées des maisons.
Ensemble, architectes et comité d’édition participeraient ainsi à rendre accessible la
production de l’agence bordelaise, en tout cas nous pouvons le supposer. Cet élément nous
semble important en ce qu’il fait la lumière sur l’attention de l’équipe à une diffusion de
leur travail auprès d’un public large, ne se limitant pas à une publication dans les revues
spécialisées adressées au lectorat sachant des architectes et professionnels de la
construction. Au-delà de s’assurer une meilleure visibilité, les bordelais diffuseraient une
culture architecturale, réinterprétée et démocratisée, qu’ils ont admiré dans les pages de
L’Architecture d’Aujourd’hui. En extrapolant cette analyse, nous imaginons que l’image
populaire qu’ils arrivent à véhiculer à travers la revue La maison française encourage la
diffusion de leurs idées pour l’habitat individuel bordelais, organisant une forme de cercle
vertueux. La revue, en les publiant régulièrement, leur assure d’être connus par un lectorat
qui, lorsqu’il adhère à leur production, leur passe commande. Plus de projets réalisés, plus
de projets publiés, plus de visibilité, et donc de possible adhésion à leur travail. À ce titre,
nous pouvons estimer que les revues ont joué un rôle déterminant pour les architectes. En
premier lieu, comme source d’inspiration ; ensuite comme médium de diffusion de leurs
idées pour un habitat ouvert, flexible, modulable ; enfin comme catalyseur d’une démarche
exploratoire, visant à réinterroger en permanence leurs imaginaires, process conceptuels et
outils. Pierre Lajus analyse cette dynamique de manière plus globale : « on s’est construit
une image grâce aux revues »56.
Au-delà du cadre strict de la diffusion par le biais revues, il s’agit finalement de comprendre
que les architectes conservent le principe de la trame pour penser les espaces domestiques
qu’ils proposent aux bordelais. De ces rythmes, qui les ont séduits chez Neutra, Breuer,
Koenig, Ellwood, ils font un outil leur assurant une signature singulière dans le paysage
aquitain, mais aussi une manière de maitriser les coûts et moyens de production de
l’architecture. Au-delà des revues, c’est deux univers que l’agence Salier-Courtois-Lajus (…)
semble mettre d’accord par son expertise de la modulation. D’une part, la communauté des
architectes, reconnaissant la qualité de ses propositions, dont les fondements sont ceux
d’une expression architecturale savamment composée. D’autre part, le grand public, séduit
à l’idée d’accéder à une maison économique, grâce à une production de ses éléments en
série, et néanmoins ingénieuse dans ses dispositifs. Le tout, serait relié par un usage
judicieux de la trame comme outil de conception. À ce titre, nos analyses, bien que limitées,
nous permettent d’envisager que la trame constitue un dénominateur commun aux
références outre-Atlantique dont les architectes bordelais font la lecture dans les revues
spécialisées et aux projets qu’ils font publier dans la presse grand public. La trame serait, à
ce titre, un outil qu’ils déclinent depuis leur propre réinterprétation de références
architecturales majeures (Breuer, Eames, etc.) à l’explicitation élargie, presque pédagogique,
de leurs propositions auprès des Français. La trame serait un potentiel outil de médiation,
voire de vulgarisation, de leur démarche architecturale.

56 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).

228
B - Du Whole Earth Catalog à Shelter : lectures de l’auto-construction
Si les architectes Salier-Courtois-Lajus-Sadirac-Fouquet ont mis à profit, ensemble, les
références glanées à l’agence, il est des lectures que Pierre Lajus fera seul. Des publications
qui, nous le supposons, n’auraient fait que renforcer son désir de proposer une architecture
à faible coûts, et dont il tiendrait les rênes de la mise en œuvre. À nouveau, les
expérimentations architecturales américaines, comme pour beaucoup d’autres architectes
français de cette époque, font partie de ces explorations littéraires. Caroline Maniaque
rappelle plus spécifiquement le poids de ces influences sur la production de l’architecte
Jean-Louis Véret quant à « l’effet de l’industrialisation de la construction nord-américaine
» ou « la notion de “vérité constructive”, souvent évoquée par les membres de l’Atelier de
Montrouge »57. A posteriori, nous nous rendons compte que certaines de ces lectures
constituent en réalité l’un des points communs entre Pierre Lajus et Fabien Vienne, comme
c’est le cas des publications américaines Shelter et Whole Earth Catalog, que tous deux lisent.
Des dômes aux Zome, ces ouvrages venus d’outre-Atlantique auraient enrichi l’imaginaire
des architectes pour relier géométrie dans l’espace et apprentissage de la construction bois,
et ainsi penser une architecture raisonnée grâce à une économie de matière permise par
l’exploitation des lois géométriques.
Dans ces recherches, les composants, pensés pour être légers et préfabriqués, se
développent dans l’espace en suivant les lignes des figures polyédriques. De cette façon, la
ligne dessinée correspond à celle construite, selon ce qu’Emmerich qualifie de
« transformation de réordonnancement »58, c’est-à-dire l’orientation des forces à travers les
lignes brisées des arêtes des polyèdres. Les récits de ces expériences constructives, motivées
par un désir « de performance géométrique »59, leur auraient permis de se sentir
– consciemment ou non, et à un moment donné – appartenir à une communauté qui veut
« construire de ses propres mains, faire l’apprentissage du travail de la matière, se servir
d’outils »60. À cheval entre une posture marginale – cristallisée par l’usage du bois, le
programme de la maison individuelle ou l’intérêt pour l’auto-construction – et un désir de
s’inscrire dans une production industrielle, Vienne et Lajus adopteraient une posture
hybride, dépassant la vision selon laquelle la construction bois est à considérer comme
« symbole de résistance à l’architecture industrialisée »61. Selon Caroline Maniaque, le Whole
Earth Catalog prône précisément une combinaison du progrès et de ce que nous pourrions
aujourd’hui qualifier – rapidement – de frugalité62 :

« Il [le Whole Earth Catalog] a nourri les réflexions sur la notion de Technologie
appropriée et a aussi aidé à forger l’idée, apparemment paradoxale, que le retour à une
vie plus simple (position anti-moderne), plus consciente écologiquement, ne signifiait
pas le déni de la technologie (position moderne) »63.

57 MANIAQUE, Caroline, « Voyage et contemporanéité : Jean-Louis Véret, leçons d’Amérique », op. cit. p. 213.
58 EMMERICH, David-Georges, “Structures”, L’Architecture d’aujourd’hui, n°141, déc. 1968-janv. 1969, p. 14.
59 MANIAQUE, Caroline, Go West ! Des architectes au pays de la contre-culture, op. cit., p. 91.
60 Ibid., p. 69.
61 Ibid., p. 122. L’auteure mobilise cette formule dans le cadre de sa description de l’exposition « Les charpentiers

américains », organisée en 1974 par le Centre Culturel Américain (Paris).


62 Nous nous permettons ce rapprochement au vu de la proximité des enjeux communs à ces démarches –

construction bois, usage raisonné de matériaux, intelligence constructive, conception bioclimatique (Pierre Lajus
participait déjà en 1980 au concours des 5000 Maisons Solaires (« Maison Phébus. Concours des 5000 maisons
solaires », Techniques et Architecture, n°338, octobre 1981, pp. 76-77) – et l’adhésion de Pierre Lajus aux réflexions
actuelles sur la frugalité (entre autres, Pierre Lajus est signataire du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative,
corédigé en 2018 par Dominique Gauzin-Muller (architecte-chercheur), Philippe Madec (architecte-urbaniste) et Alain
Bornarel (ingénieur)).
63 MANIAQUE, Caroline, Go West ! Des architectes au pays de la contre-culture, op. cit., p. 146.

229
Lorsque nous visitons ensemble son chalet à Barèges, Pierre Lajus mentionne le Whole Earth
Catalog, qu’il juge comme une publication incontournable dans laquelle il est possible de
trouver absolument tout. En effet, parcourir les pages de ce catalogue revient à y découvrir
une multitude de ressources, des photographies de la Terre réalisées par la NASA au Guide
de survie, en passant par les lampes au kérosène, boites à outils, calculatrices et autres
chaussures de marche. Un nombre important de publications y figure également, parmi
lesquelles plusieurs s’attachent aux théories géométriques et à leurs applications
structurelles, à l’image des recherches développées par Buckminster Fuller64. (5.15) On y
trouve également des publications consacrées aux constructions japonaises – Heinrich
Engel65 (cf. chapitre 4) – ou aux huttes primitives66. Ainsi, le Whole Earth Catalog défend le
bienfondé de la technologie comme celui de la construction “by yourself’”. Dans les deux
cas, il s’agit de comprendre et de maitriser les logiques constructives reposant sur
l’assemblage de composants, « contre-proposition ludique et éphémère à l’académisme
architectural plus enclin à s’exprimer sous des formes monumentales solidement ancrés »67.
Si nous n’avons pas pu explorer plus en profondeur l’apprentissage que Pierre Lajus tire de
la lecture – ou de la connaissance – du Whole Earth Catalog68, faute d’éléments à ce sujet,
nous avons pu interroger une lecture commune Fabien Vienne et lui : l’ouvrage Shelter.
Publié en 1973, Shelter est pensé comme un médium de partage d’informations sur l’auto-
construction et les cultures constructives artisanales, censé permettre la création d’un réseau
de personnes intéressées par ces logiques69. Un exemplaire de la publication figure dans les
archives de Fabien Vienne70. Sur sa couverture, l’architecte a écrit71 au crayon le nom de
Steve Baer et le numéro de page 13472, consacrée aux Zomes de Steve Baer73. (5.16) Si nous
ne pouvons pas affirmer que Vienne s’est appuyé sur cet ouvrage, ou en a eu connaissance
suffisamment tôt pour que celui-ci influence sa production, nous pouvons au moins
supposer qu’il a fait partie de ses références, même a posteriori. Les pages dédiées aux Zomes
imaginées par Baer présentent des photographies de ces habitations, composées avec des
panneaux triangulaires ou parallélépipédiques, et formées grâce à une combinaison de dix
dodécaèdres rhombiques. À cet égard, ces réalisations font écho au Trigone (cf. chapitre 7).
Les pages consacrées aux assemblages tenons-mortaises montrent le montage des
structures bois par un groupe de personnes qui, là-encore, rappellent certaines des
photographies relatives au montage des structures EXN à La Réunion.
Dans l’ouvrage Go West, Caroline Maniaque revient sur l’influence de Steve Baer sur une
génération d’architectes désireux de réinterroger l’apport des savoirs constructifs, qu’ils
soient traditionnels ou à la pointe de la technologie. Reprenant les propos de Bill Voyd,
partie prenante de l’aventure Drop City74, l’auteure fait la lumière sur la place de la « praxis »
dans cette démarche, seul moyen de tendre vers l’utopie qu’ils désirent proposer

64 Les publications de Buckminster Fuller, Ideas and Integrities (1963), Nine chains to the moon ([1938] 1963) et No
More Secondhand God (1963) y sont présentées dès les premières pages du catalogue.
65 ENGEL, Heinrich, The Japanese house, a tradition for contemporary architecture (1964).
66 M. WHEAT, Margaret, Survival Arts of the Primitive Paiutes (1967).
67 MANIAQUE, Caroline, Go West ! Des architectes au pays de la contre-culture, op. cit., p. 147.
68 Voir également la récente publication de Caroline Manique, L’aventure du Whole Earth Catalog, Les Productions

du Effa, Paris, 2021.


69 KAHN, Lloyd, EASTON, Bob, Shelter, Shelter Publications, 1973.
70 Fonds Vienne, Fabien et agence S.O.A.A., 434 ifa, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, Paris.
71 Nous reconnaissons l’écriture de Fabien Vienne.
72 En réalité les pages 134 et 135 sont toutes deux consacrées à cette production.
73 Les zomes sont des formes géométriques de type polyédrique, constituées de losanges.
74 Drop city, établie près de Trinidad, au Colorado, est considérée comme le village expérimental constitué de ces

Zomes, fondé par Steve Baer et d’autres concepteurs de l’époque (Clark Richert, Jo Ann Bernofsky). Voir n°141 de
la revue L’Architecture d’Aujourd’hui, publié en décembre 1968, consacré aux structures géodésiques et comprenant un
article sur cette communauté expérimentale.

230
collectivement75. Le terme de praxis peut ainsi être défini, dans un sens usuel, comme une
« action en vue d’un résultat pratique » ou, relativement à la philosophie marxiste, comme
« l’ensemble des pratiques par lesquelles l’homme transforme la nature et le monde »76.
L’analyse de l’expérience de Drop City, également relatée dans l’article de Simon Sadler77,
révèle la connexion qui peut exister entre recherches constructives et géométriques. Des
réflexions dont certains architectes et intellectuels des années 1960 et 1970 se sont emparés,
notamment par le biais de la littérature qui y a été consacrée à l’international, vantant leur
« potentiel comme un nouveau départ pour l’architecture »78. Ces éléments rejoindraient
notre hypothèse selon laquelle il existerait un lien étroit entre l’exploration de l’univers
géométrique, notamment des trames dans l’espace, et les avantages constructifs que ces
recherches autorisent. Ce type de publications est porteur d’un message auquel Lajus et
Vienne sont sensibles, à deux titres. Premièrement, par le lien entre logique constructive et
logique géométrique, que la trame se matérialise par des réseaux géométriques complexes
dans l’espace ou plus simplement par une grille orthogonale. Ensuite, par l’incitation qui y
est faite d’appréhender la pratique constructive, c’est-à-dire la comprendre, mais aussi s’y
essayer. (5.17)
En analysant la page extraite de l’ouvrage Dome Cookbook de Steve Baer79, présentée par
Caroline Maniaque, nous retrouvons des similitudes avec certaines planches dessinées par
Fabien Vienne. C’est le cas pour le système Trigone dans sa version Métal80, et plus
spécialement d’une esquisse réalisée sur une feuille à petits carreaux, et retrouvée dans les
archives de l’architecte. (5.18) Au-delà de révéler l’assemblage de panneaux triangulaires
dans les deux cas, les dessins font apparaitre l’emplacement des percements où les futurs
boulons prendront place. De plus, les planches de Baer et de Vienne s’appuient sur deux
déclinaisons différentes d’un même volume : le dodécaèdre. Dans le premier cas, il s’agit
d’un dodécaèdre régulier, dans le second, d’un dodécaèdre rhombique81. Au-delà de cette
distinction polyédrique, la différence entre ces planches repose surtout sur le fait que Steve
Baer représente le dodécaèdre comme un volume dont les lignes sont relativement
abstraites, lorsque Fabien Vienne l’illustre comme un volume construit. Dans ce dernier
cas, l’application de la géométrie se veut directement au service de la réalisation effective
du module architectural. En relisant les notes ajoutées par Baer sur sa planche, nous
comprenons que le dôme proposé, appelé zonahedron, est le résultat d’une combinaison
entre dodécaèdres régulier et rhombique. Si les Zomes que Baer imagine permettent, selon
Sadler82, une meilleure habitabilité que les dômes géodésiques de Buckminster Fuller, le
système Trigone propose une habitabilité tout aussi intéressante, si ce n’est plus efficiente,
en combinant trame carrée en plan et dodécaédrique en volume. Si nous pouvons supposer
que l’intérêt des concepteurs de Drop City ne se porte peut-être pas tant sur la maitrise du
projet architectural en plan que sur la manière de l’envisager dès le départ comme le résultat
d’une pensée dans l’espace à partir d’une étude des polyèdres, le système Trigone semble
un peu différent. En effet, les dômes géodésiques imaginés par Baer, et d’autres architectes

75 MANIAQUE, Caroline, Go West ! Des architectes au pays de la contre-culture, op. cit., p. 149.
76 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, en ligne [https://www.cnrtl.fr/definition/praxis], consulté le 7 août
2020.
77 Simon Sadler est professeur d’architecture à l’Université de Californie (Davis).
78 SADLER, Simon, “Drop City Revisited”, Journal of Architectural Education, 2006, pp. 5-14, p. 5, traduction de

l’auteure, à partir de la citation initiale suivante : « Some intellectuals too, visiting Drop City through image and text,
cogitated upon its potential as a new beginning for architecture (…)”.
79 BAER, Steve, Dome Cookbook, Corrales, Cookbook fund / Lama Fondation, 1968, p. 22.
80 Pochette « 1966 Trigone – Vincennes/Vitry 6509 », Vienne, Fabien, et agence SOAA.
81 Le dodécaèdre régulier possède douze faces pentagonales, lorsque le dodécaèdre rhombique est caractérisé par

douze faces en forme de losanges.


82 SADLER, Simon, “Drop City Revisited”, Journal of Architectural Education, op. cit., p. 10.

231
de cette période, font preuve d’une complexité qui caractérise tant la résille géométrique
développée dans l’espace que les plans des modules. Résultant d’un agglomérat de formes
pentagonales, le plan est le résultat d’une projection organique relativement floue. Le
système Trigone, en revanche, s’appuie sur les caractéristiques du dodécaèdre rhombique
pour combiner rationalité du plan, entièrement composé selon une trame carrée, et
originalité des volumes, permise par l’assemblage de panneaux triangulaires (cf. chapitre 7).
À plus petite échelle, Fabien Vienne concevra le jeu Trigone Carton, sorte de mise en
exergue de sa fascination pour la géométrie dans l’espace, dépassant ses réflexions à
l’échelle de l’édifice pour s’étendre au domaine du jeu. Là encore, nous lisons un lien avec
les recherches véhiculées à travers l’expérience Drop City, notamment lorsque Simon Sadler
dresse le portrait d’un Steve Baer « inspiré par l’observation de sa femme en train de
manipuler un jouet pour enfants en des figures demi-régulières »83. Le caractère ludique est
commun à ces propositions, liant les univers du jeu et de l’architecture (cf. chapitre 12). En
1994, Fabien Vienne développe une extension du jeu de construction Zometool que Steve
Baer imagine à la suite des expérimentations menées à Drop City. (5.19) Constatant les
limites de ces formes organiques en tant qu’espaces de vie, Baer s’en inspire pour créer un
médium ludique, utile à une appréhension de la construction géométrique dans l’espace à
échelle réduite, et pour un public élargi. Le principe est celui d’un assemblage de barres
colorées par un nœud de géométrie complexe capable d’articuler ces éléments linéaires dans
presque toutes les directions de l’espace. Si le dernier chapitre de la thèse nous permet de
revenir sur les recherches de Fabien Vienne autour du jeu de construction, nous pouvons
déjà remarquer que lui comme Baer envisagent l’échelle du jeu comme continuité de leurs
recherches géométriques appliquées à l’architecture. Les concepteurs poussent la démarche
plus loin, puisqu’il ne s’agit plus seulement pour eux d’être constructeurs des objets, mais
de mettre des utilisateurs en situation de les fabriquer. Une démarche que Fabien Vienne
avait déjà adoptée lorsqu’il avait conçu le Mobilier adhésif (1967), que les acheteurs devaient
monter eux-mêmes (cf. chapitre 6).
Si Shelter n’est publié qu’en 1973, soit plus de dix ans après les réflexions que Fabien Vienne
initie sur le système Trigone, cette période est concomitante à la conception du système
EXN (1974) et au développement des structures tridimensionnelles Tricox (1972). De 1971
à 1973 – au moins – Fabien Vienne conçoit des dômes géodésiques en bois ou en PVC, à
résille dodécaédrique ou icosaédrique. Le dôme tridimensionnel en bois est réalisé à partir
de cinquante pièces de bois, de cent cinq pattes métalliques et de cent boulons, comme le
stipule l’une des planches relatives au projet84. Dans sa version PVC, le dôme Tricox est
exposé au Salon du kit qui s’est tenu à la Foire de Paris du 24 avril au 14 mai 1972. (5.20)
À nouveau, l’univers du jeu n’est jamais loin, au point que le projet, imaginé comme
structure utile à des stands d’exposition ou des camps de vacances du type gîte de plein air,
est pourtant parfois décrit comme un jeu de construction :

« TRICOX est un jeu de construction. Apparenté à la famille des structures réticulées


spatiales, il permet la réalisation de résilles polyédriques à mailles équilatérales à partir
de barres semi-rigides toutes identiques. Ces barres sont reliées entre elles par
boulonnage direct de leurs extrémités dont la flexibilité permet l’adaptation
automatique à la courbure de la résille choisie »85.

83 SADLER, Simon, “Drop City Revisited”, Journal of Architectural Education, op. cit., p. 11, traduction de l’auteure à
partir de la citation initiale : « Drop City became a playful laboratory (…) its building assembled by an autodidact
inspired by watching his wife manipulate a child’s toy into semiregular figures”.
84 Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA, 434 ifa, op. cit., Caisse Bruneau 135.
85 Ibid.

232
Des éléments iconographiques des archives de Fabien Vienne (croquis, photographies)
nous amènent à penser que l’expérience de ces structures tridimensionnelles lui a permis
de tester des hypothèses constructives (perfectionnement des nœuds d’assemblage) et de
les mettre au service des solutions spatiales envisagées (résilles géométriques optimisées
pour une pratique confortable de l’espace). (5.21) Qu’il s’agisse du mobilier, des jeux ou des
structures légères de loisirs, l’architecte met à l’épreuve la constructibilité de ses projets par
celle de son expertise des réseaux géométriques. Qu’elles soient explorées en amont ou
synchroniquement à ses projets d’architecture – le logement plus spécifiquement – les
expérimentations constructives et géométriques de Fabien Vienne renforceraient sa
posture d’architecte-constructeur. Quant au lien avec les démarches de Steve Baer et
d’autres constructeurs de la mouvance géodésique, il se fait tant formellement – certains
clichés ressemblent fortement aux dômes diffusés via les publications du type Shelter et
Dome Cookbook – que conceptuellement, passant par différents échelles et médiums pour
parvenir à des solutions optimisées. Le fait même que les diapositives relatives aux dômes
que conçoit Fabien Vienne soient conservées dans une rubrique de classeur intitulée
« Systèmes constructifs » – dans laquelle on retrouve les projets Subeco (1974), Stand Serca
(1958), Trigone (1960-1972) et Alibois (1990) – semble démontrer que cette expérience fait
partie intégrante du système conceptuel développé par l’architecte au fil des années. La
démarche entre ces projets est commune : développer une « capacité constructive
inventive »86.
Si nous n’avons pas pu échanger avec Pierre Lajus à ce sujet, la découverte de sa
bibliothèque nous a permis de remarquer que l’architecte possédait, lui aussi, un exemplaire
de Shelter. À travers les pages de la publication, nous remarquons combien certaines
illustrations des structures bois qui y sont présentées se rapprochent des réalisations de
l’architecte bordelais. Plus spécifiquement, deux d’entre elles nous rappellent les projets de
la Paillotte de la Marina de Talaris (construction du Sud du Japon) et le chalet de Barèges
(construction polonaise)87. Si le chalet a été conçu plusieurs années avant la diffusion de ce
catalogue, le projet de la Paillotte en revanche lui est ultérieur. Cette précision nous laisse
supposer que l’architecte aurait pu s’approprier certaines références de cette publication
américaine, venues compléter celles issues de son voyage en Scandinavie en 1970. Des
éléments de la Paillotte semble y être conjointement empruntés, comme la haute toiture de
brande, la structure bois, la surélévation de la maison au-dessus du sol naturel ou encore la
mise en place de cloisons coulissantes permettant une large ouverture de la maison sur
l’extérieur qui pourrait également être une influence nippone (cf. chapitre 4). Dans les pages
suivantes, le plan d’une maison norvégienne dispose d’une pièce de vie généreuse organisée
autour d’un foyer et d’une bande technique comprenant une chambre et un espace de
stockage accessible directement depuis l’extérieur, tout comme la Paillotte88. Cette
parenthèse fait, nous remarquons que sur la même étagère que Shelter, Pierre Lajus a rangé
la publication Habitats nomades89 parue en 1980, succédant à la traduction française de
Shelter : Habitats, Constructions traditionnelles et marginales90. Habitats nomades réinterroge
l’ingéniosité constructive des civilisations nomades à l’aune de l’époque contemporaine. Les
typologies qui y sont présentées vont de l’abri sommaire aux structures géodésiques,
constructions basées le plus souvent sur l’usage d’éléments préfabriqués, et ce, dans le
monde entier. À cet égard, l’analyse de Caroline Maniaque est intéressante en ce qu’elle

86 MANIAQUE, Caroline, Go West ! Des architectes au pays de la contre-culture, op. cit., p. 161.
87 Shelter, Shelter publications, 1973, p. 21.
88 Ibid., pp. 24-25.
89 COUCHAUX, Denis, Habitats nomades, Éditions Alternatives et Parallèles, 1980.
90 KAHN, Lloyd, Habitats, Constructions traditionnelles et marginales, Éditions Alternatives et Parallèles, 1979.

233
rappelle combien cette manière d’apprendre par le faire n’est pas encore inscrite dans les
habitudes des architectes français, non formés aux méthodes du learning by doing. Toutefois,
l’auteure mentionne le cas de certains concepteurs faisant visiblement exception à cette
règle générale, familiers de ces démarches constructives :

« Le goût pour les constructions de type cabanes en bois touche néanmoins des
architectes en France : Georges Maurios construit la sienne dans la forêt de
Rambouillet en 1975 tandis que Pierre Lajus choisit les Pyrénées. Pour l’un comme
pour l’autre, Shelter, dans sa version américaine originale, offre une série d’exemples
accompagnés de détails techniques précis »91.

Si le nom de Pierre Lajus est simplement mentionné, cette signification est importante en
ce qu’elle situe l’architecte bordelais dans un contexte architectural national. Nous
comprenons ici que Pierre Lajus est identifié comme l’un des concepteurs français adeptes
de cette façon d’expérimenter par la construction bois, notamment à partir de publications
américaines telles que Shelter. L’auteure revient plus longuement sur l’expérience
constructive menée par Georges Maurios. Entre autres, elle cite Maurios s’exprimant dans
un article publié en 1975 au sujet de sa maison à Rambouillet :

« J’ai abandonné toute culture esthétique ou volonté de connotation, je suis parti de


la pratique […] Construire m’a permis de l’étudier plus à fond que si je l’avais fait
uniquement sur plan. En suivant le processus du maçon, j’ai pu développer et passer
à un stade plus intellectuel de l’architecture »92.

Cette dernière phrase nous interpelle en ce qu’elle laisse entendre que le passage par la
construction donnerait à l’architecte les moyens d’atteindre une dimension « plus
intellectuel[le] » du process de conception de l’architecture. Cette tension entre une
intellectualisation de l’architecture d’une part – conception d’assemblages perfectionnés,
géométries tridimensionnelles, savoirs constructifs – et un côté “bricolage” et
débrouillardise de la mise en œuvre confère à la démarche de ces architectes une agilité
intéressante pour naviguer entre ces univers. C’est le constat que nous faisons lorsque Rémi
Meunier, ancien collaborateur de Fabien Vienne, nous confie les astuces cocasses qu’ils
devaient trouver à l’agence pour réaliser les structures Tricox à coûts réduits et, dans le
même temps, le caractère savant de leurs discussions sur la géométrie dans l’espace :

« Tu sais c’était l’époque où avec Fabien [Vienne] on faisait tout nous-mêmes. On a


fait du mobilier aussi. La sœur de Fabien m’avait prêté une machine à coudre et moi
je faisais les sièges [Rires]. On pliait les tubes nous-mêmes, on courbait nos tubes et
on les remplissait avec du sable. On a fait des structures, à l’époque on était fondus
de structures spatiales. Alors on prenait des tubes en PVC, on les écrasait au bout
avec un fer à repasser [Rires], pour faire un nœud, parce que c’étaient les nœuds qui
coûtaient très cher à fabriquer, et puis on les assemblait avec des boulons, et puis
dedans on tendait des toiles plastifiées, qu’on faisait réaliser par la COX.
On a aussi collaboré – enfin moi – avec Hans-Walter Muller qui faisait de l’art
cinétique, en 1968-1970, il avait un atelier dans une zone industrielle dans le nord de
Paris, au bord de l’A1, il y avait toute une friche industrielle dans laquelle on montait
des structures gonflables. Il est venu à la Réunion. Ça marche avec une soufflerie, et
ils ont fait une fois une installation à Saint-Denis. Et on les fabriquait nous-mêmes !
Il avait acheté une soudeuse et on faisait nous-mêmes les structures, on faisait des
épures »93.

91 MANIAQUE, Caroline, Go West ! Des architectes au pays de la contre-culture, op. cit., p. 182.
92 MAURIOS, Georges, « Les espaces de l’architecte », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°182, nov.-déc. 1975, p. 51.
93 MEUNIER, Rémy, entretien avec l’auteure, mai 2019, à l’agence SOAA (Le Port, La Réunion).

234
Le point commun à ces démarches est celui d’une ingéniosité intellectuelle et constructive,
permise par une exploration instigatrice de la géométrie. Ainsi, si nous ne sommes pas
parvenue à établir un lien direct entre l’usage de la trame chez Fabien Vienne et Pierre Lajus
et leurs lectures de Shelter ou du Whole Earth Catalog, il semble que ces publications ont
permis aux architectes d’approcher un monde de l’auto construction auquel ils étaient
sensibles. Une pratique qu’ils mettront en réalité en application à titre personnel, par la
réalisation de mobilier ou d’embarcations, puis de modules d’habitations de loisirs,
constituant des projets charnières dans leur apprentissage des potentialités de la trame
comme outil de conception. Fabien Vienne ira plus loin en s’attachant à penser l’auto-
construction par les usagers eux-mêmes dans plusieurs de ses propositions de systèmes
modulaires et constructifs, dont Trigone et EXN. Deux systèmes dont les possibilités
spatiales et industrielles, et les conditions d’appropriation par les habitants, reposent
largement sur le recours à une trame modulant plans et éléments de la construction
(cf. chapitres 8 et 11).
À ce stade de nos analyses et en préambule des prochains chapitres nous posons que la
trame, dans la diversité de ses caractéristiques (orthogonale, complexe, planaire,
tridimensionnelle) permettrait à l’architecte de croiser l’élan de l’inventeur et l’expertise du
constructeur. Les expériences menées à Drop City démontrent précisément cette
convergence de dynamiques a priori opposées, et pourtant parfaitement complémentaires.
Caroline Maniaque décrit cela lorsqu’elle évoque la démarche que Steve Baer défend dans
la publication Dome Cookbook, à savoir une « humanité chargée d’affectif, [à laquelle] il mêle
toute une série de calculs, d’équations et de schémas géométriques pour transmettre ses
trouvailles constructives d’inventeur de zomes »94. Chez Fabien Vienne aussi nous
retrouvons, notamment dans le projet de l’abri Tricox, des calques faisant apparaitre de
nombreux calculs sur lesquels l’architecte a planché. (5.22) Les productions de Baer et de
Vienne, au-delà d’être formellement proches, révèlent leur tendance à vouloir penser les
projets à la manière de véritables instigateurs, de ‘‘praticiens-chercheurs-expérimentateurs’’.
Dans les deux cas, « la passion de la géométrie anime les constructeurs »95.
Il convient que Fabien Vienne comme Pierre Lajus piochent leurs références dans une
constellation élargie. Aussi, nous l’avons dit en introduction de ce chapitre, Pierre Lajus
constitue sa bibliothèque au fil de ses années de pratique. Malgré la diversité des
publications qui tapissent les murs de son bureau – situé à l’étage de sa maison à Mérignac –
il est des indices qui nous aident à comprendre ses orientations. Sa passion ne va pas tant
aux ouvrages d’architecture qu’à ceux de sociologie, dont il tire ses maîtres à penser : Pierre
Sansot, Edgar Morin ou encore Jean Lacouture, journaliste-reporter aventureux et homme
de terrain, capable de dépeindre l’actualité avec ferveur, d’aller à la rencontre des dirigeants
et d’écrire sur des sujets aussi délicats qu’Hô Chi Minh. Parmi ces maîtres à penser, nous
retrouvons également le philosophe catholique et co-fondateur de la revue Esprit96
Emmanuel Mounier (1905-1950). De ses écrits – publiés sous la forme d’ouvrages ou
d’articles diffusés par la revue Témoignage Chrétien – l’architecte retient plus spécifiquement
la notion de « pensée personnaliste »97. Le Personnalisme est un courant de pensée selon
lequel, d’après Mounier, « la valeur principale est la personne humaine »98. Dans son
Manifeste au service du personnalisme, Emmanuel Mounier définit comme personnaliste « toute

94 MANIAQUE, Caroline, Go West ! Des architectes au pays de la contre-culture, op. cit., p. 150.
95 Ibid., p. 151.
96 En réalité, nous remarquons que plusieurs auteurs que Pierre Lajus affectionne ont contribué à la revue Esprit :

Jean Lacouture, Edgar Morin, Emmanuel Mounier.


97 LAJUS, Pierre, entretien avec Christelle FLORET, 1er avril 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac).
98 Dictionnaire, Petit Larousse Illustré, 1973, Paris, p. 765.

235
doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personne humaine sur les nécessités
matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son développement »99. L’architecte
trouverait dans cette vision humaniste de la société un écho à sa propre manière
d’appréhender la conception architecturale, nourrie d’une véritable écoute de l’autre.
L’adhésion à cette idéologie semble ainsi répondre à l’éthique professionnelle que Pierre
Lajus souhaite défendre.
Si nous extrapolons, nous pourrions aller jusqu’à dire que ses convictions religieuses et
sociales – ou plus largement altruistes – prennent corps dans son espace de vie. Les murs
de la suite parentale de sa maison à Mérignac se revêtent ainsi d’une fresque sur laquelle
figurent des passages de Saint-Augustin (« C’est parce que la propriété existe qu’il y a des
guerres, des émeutes et des injustices ») et de Gabriel Rosset (« Si tu veux aimer les pauvres,
ne leur donne pas du pain : construisez ensemble une tour ou navire »). Naïvement, nous
pourrions nous prêter à l’exercice de remplacer le terme de tour par celui de maison pour y
lire la démarche ouverte et inclusive de Pierre Lajus. Se définissant comme « un chrétien de
gauche »100, l’architecte place au cœur de ses préoccupations projectuelles une attitude
altruiste basée sur l’écoute et la réflexion collective. Dans sa manière de donner la parole à
l’autre, qu’il s’agisse du collaborateur ou de l’usager, de le considérer au cœur de la démarche
de projet, de vouloir défendre le logement pour le plus grand nombre, accessible tant
économiquement qu’intellectuellement, nous identifions des valeurs que Pierre Lajus
rattache à la chrétienté, et qui se retrouvent dans sa manière de faire l’architecture. C’est
particulièrement vrai dans le cas du programme de la maison, pour lequel l’architecte peut
jouir d’un rapport privilégié avec le client, futur usager des espaces à imaginer. De fait,
proposer un logement qui corresponde avec justesse aux attentes des habitants, dans ses
usages comme dans ses volumes, et au fil des années, correspond à l’engagement de
l’architecte bordelais, qui croit profondément aux bienfaits d’un dialogue entre les parties
prenantes du projet.
Au-delà des philosophes, sociologues et journalistes, certains architectes trouvent tout de
même grâce aux yeux de Pierre Lajus, les définissant comme des sortes de mentors. Grâce
aux entretiens que nous menons avec lui, nous comprenons que l’architecte différencie les
références qu’il mobilise en tant que productions architecturales – comme c’est le cas pour
Glenn Murcutt dont il admire les dessins – et celles qu’il retient comme des modèles
idéologiques, des praticiens qu’il loue pour leur posture professionnelle, à l’image de Renzo
Piano :

« Piano pour moi est un modèle, parce que c’est un type qui cherche en permanence.
Et qui se renouvelle aussi […] Là pour le coup c’est un maitre à penser pour moi »101.

Des journalistes dans l’action, des architectes dans l’invention permanente. L’architecte
bordelais oscille entre ces figures charismatiques, qui nourrissent la réflexion par le faire, et
inversement. Sa capacité à repérer des personnalités émanant de sphères variées ferait donc
partie intégrante de l’approche intellectuelle et conceptuelle – architecturale ou non – de
Pierre Lajus. C’est en tout cas ce que semble révéler son attachement à la revue Témoignage
Chrétien, dans laquelle il trouve un écho à ses valeurs humaines, devenant dans les années
1960 sa « lecture de base »102. L’architecte fait le rapprochement avec son enfance et sa

99 MOUNIER, Emmanuel, « Manifeste au service du personnalisme », Esprit, n°49, 1er oct. 1936, 5e année.
100 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, mai 2020.
101 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).
102 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 24 juillet 2019, domicile de l’architecte (Mérignac).

236
façon d’aborder la vie de manière générale, expliquant qu’il a toujours eu ce besoin d’un
« ailleurs », d’un à-côté qui le stimulerait en parallèle de ses activités principales. Enfant
studieux, le jeune Lajus savait déjà que sa vie devait se passer ailleurs que sur les bancs de
l’école. Cela ne change pas au lycée, où il s’investit suffisamment pour être au niveau de ses
camarades, mais s’épanouit bien plus dans le cadre des journées qu’il passe chez les scouts.
Sortir de la maison, faire jouer son imagination, explorer des lieux encore inconnus, voilà
ce qui l’anime et le séduit en tant que jeune membre des “Louveteaux”. Parallèlement à sa
chrétienté, le scoutisme revêt une importance déterminante pour l’architecte, dont il hérite
des valeurs humaines qu’il aime à rappeler : un profond « souci des autres, [une]
générosité » :

« Donc ma vie était là quoi, beaucoup plus qu’à l'école d'archi’ […] Et les lectures,
pour revenir aux lectures, elles étaient orientées par ça. Donc quand j’ai découvert le
ski, je me suis passionné, j’ai lu des trucs de montagne, des trucs de ski, j’ai lu des
histoires de kayaks, beaucoup. Ensuite, sur le plan disons social, ce Témoignage chrétien
correspondait à mes idées de l'époque, c’est-à-dire d'être un chrétien engagé pour les
autres, qui pouvait porter un message évangélique dans son activité quotidienne, et
Témoignage chrétien correspondait à ça, tout à fait »103.

Selon l’architecte, cet héritage du scoutisme et de la chrétienté aurait orienté sa manière


d’envisager l’architecture, l’encourageant à construire pour les autres, de ses mains et de
manière ludique, et à prôner des valeurs d’écoute, d’humilité et de sobriété. Autant de
principes qui alimenteront son imaginaire conceptuel, et constitueront des principes forts
de ses propositions architecturales. Aux images qu’il observait jusque-là dans les revues,
l’architecte préfèrera au fil des années des modèles d’éthique et des postures portant un
discours empreint des valeurs sociales auxquelles il adhère. Des figures qu’il identifie,
notamment, par les lectures.
Dans le cadre du processus de projet, Pierre Lajus n’hésite pas à associer une générosité
spatiale – volumes, qualité des matériaux, finitions – et une économie de la construction.
Le but est celui de rendre l’architecture qu’il propose accessible au plus grand nombre et,
en un sens, de la démocratiser. D’après la lecture que nous en faisons, ses convictions et
engagements personnels feraient écho à la logique qu’il défend dans le projet architectural :
bannir le superflu et faire le choix de la sobriété tout en plaçant la qualité – de l’échange,
de l’espace, de la construction – au cœur de ses préoccupations. À cet égard, nous avions
supposé que cet équilibre entre générosité et rationalité passerait – entre autres – par une
maitrise dimensionnelle et modulaire des projets et donc par un usage expert de la trame.
Si la prochaine partie de cette thèse nous permet d’explorer cette hypothèse par le biais de
la collaboration avec des industriels, les éléments biographiques de Lajus soulevés ici ne
suffisent pas. En revanche, il est clair que les expériences faites chez les scouts ont renforcé
chez lui un goût de la recherche par la tentative et par la mise à l’épreuve concrète des idées.
Une soif de l’expérimentation que l’architecte prolonge jusqu’à ses premières années aux
École des beaux-arts, avec la découverte de la pratique sportive du kayak, qui le confrontera
à la construction bois (cf. chapitre 6), et du ski, qui le conduira à réaliser son chalet de
montagne à Barèges, projet charnière pour lequel il pensera pour la première fois, grâce à
la trame, une industrialisation totale de la construction (cf. chapitre 7). Le prochain chapitre
vise ainsi à comprendre comment, au-delà de constituer un enjeu qui les interpelle – dans
les revues, les ouvrages, les voyages – la construction bois (voire l’auto-construction bois)
va être une expérience charnière qui, avant de se faire à l’échelle de l’édifice, se matérialisera

103 Ibid.

237
par le biais de programmes à petite échelle : le kayak pour Pierre Lajus, le mobilier pour
Fabien Vienne. Dans les deux cas, il s’agira pour les architectes étudiés de mettre en
application ce qu’ils ont aperçu dans leurs voyages et lectures : mettre l’intelligence
constructive au service de la qualité de l’objet ou, plus concrètement, penser des structures
économiques aux finitions impeccables à partir d’un nombre réduit d’éléments bois
assemblés.

238
6
CHAPITRE

PARTIE 2
LE “ FAIRE ” :
PREMIÈRES
EXPÉRIMENTATIONS
AVEC LE BOIS
“ J’ai toujours aimé les choses qui se construisaient.
Pour moi la géométrie, elle est évidemment abstraite,
il n’y a pas de géométrie qui ne le soit pas, mais il faut
que je puisse le construire, je suis un constructeur
avant toute chose. J’ai toujours trouvé curieux
la dislocation qu’il y avait entre dans les objets qu’on
vous présentait. ”

VIENNE, Fabien,
Entretien avec Dousson, Xavier,
au domicile de l’architecte (Paris, 2014)
“ Les constructeurs des cathédrales qui nous précèdent
étaient des charpentiers et des tailleurs de pierre. Et
ils [nous] ont gratifié de tout ce que vous connaissez
des choses anciennes. C’était [d’être] des architectes
praticiens leur métier. Je pense qu’ils avaient raison.
Je ne crois pas que ce soit incompatible avec ce
que nous devons faire maintenant. Donc dans ces
ateliers, [à Maxéville], on concevait et on construisait
conjointement, il n’y avait pas de séparation du travail. ”

PROUVÉ, Jean,
Témoignage extrait des vidéos de l’exposition
“ Jean Prouvé, architecte des jours meilleurs ”,
Fondation LUMA, Arles (oct. 2017-mai 2018)
De la même manière que Jean Prouvé ressent le besoin, et l’envie irrépressible, de construire
des objets depuis qu’il est enfant, Pierre Lajus et Fabien Vienne touchent au travail manuel
depuis leurs plus jeunes années. Dans le cas de Jean Prouvé, cette attirance lui est transmise
par un père qui, au-delà d’être un artiste peintre, est sculpteur et graveur :

« Le métier de forgeron fut une vocation chez moi dès l’âge de dix ans, et s’affirma
par une passion de la mécanique qui, dès ce moment, provoquait un besoin de
construire qui n’a cessé de se développer. Forger l’acier, le transformer, l’ajuster, puis
l’associer au bois ; boulonner, régler, faire tourner étaient dans l’esprit et les actes de
l’enfant, qu’il s’agisse de construire une maison dans le jardin, habitable bien sûr, ou
de fabriquer un véhicule avec direction, freins, dans l’attente du moteur […] Cette
occupation courante des loisirs tentait de concrétiser les rêves d’une imagination
débordante »1.

Ici, la réalisation d’éléments, qu’elle soit destinée à produire une maison ou une chaise, est
à la fois un héritage familial et le moyen de mettre à l’œuvre une conviction qui lui est
propre : conception et construction ne doivent pas être dissociées. Une ligne de conduite
qui guidera le nancéen tout au long de sa carrière, appliqué à prototyper, expérimenter,
fabriquer dans ses ateliers de Maxéville, en même temps qu’il imagine les projets.
Dans son ouvrage Découvrir l’architecture, Steen Eiler Rassmussen dresse une analyse de l’art
de la vannerie qui éclaire ces éléments, et nous rappelle, en certains points, le mode de
fonctionnement de la trame. Cette forme d’artisanat, par son processus de création, révèle
le mode de composition et de fabrication de l’objet créé. Qu’il soit vannier ou architecte, le
concepteur trouverait avec la trame une manière de révéler simultanément le projet qu’il
imagine, dessine et réalise. Dès lors, ce maillage ne constituerait pas tant le produit fini que
le reflet du process engagé. Le lien avec la trame apparait également lorsque l’auteur met
en dialogue les limites des motifs imposés par un tel cadre géométrique et la capacité
d’adaptation d’un imaginaire mis au défi de trouver de nouvelles combinatoires à partir de
la même règle :

« Il est bien sûr possible de fabriquer sans aucun système de tissage un panier
utilisable ; mais il est plus difficile de tresser les fibres sans système et d’obtenir un
bon résultat qu’en suivant un motif précis. Le vannier met toute sa fierté à exécuter
un tissage aussi régulier que possible tout en rendant le motif clairement visible. Bien
que les dessins soient parfois très compliqués, la technique est tellement simple que
chacun peut apprécier le travail. Sa simplicité même répond à quelque chose en nous
[…] La technique impose une limite définie aux dessins utilisables, mais ce fait même
semble avoir un effet stimulant sur l’imagination des Indiens »2.

Steen Eiler Rassmussen va jusqu’à qualifier la démarche de l’architecte d’anonyme,


rapprochant ses dessins de simples instructions à suivre pour le bon déroulement de
l’édification du projet. Dans son ouvrage Faire : Anthropologie, archéologie, art et architecture,
l’anthropologue Tim Ingold mobilise la vannerie comme exercice pédagogique pour
montrer à ses étudiants l’importance du faire avec ses mains pour concrétiser une idée
conceptuelle3. L’enjeu y est de mettre en œuvre une itération entre conception et réalisation.
La trame, consubstantielle à l’art de la vannerie, permet ce va et vient entre la pensée et le

1 PROUVE, Jean, in HUBER, Benedikt, STEINEGGER, Jean-Claude, Jean Prouvé, une architecture par l’industrie, Les
Éditions d’Architecture Artemis Zurich, 1971, p. 76.
2 RASMUSSEN, Steen Eiler, BELLAIGUE, Mathilde (trad.), Découvrir l’architecture, Éditions du Linteau, Paris, 2002,

p. 191.
3 INGOLD, Tim, GOSSELIN, Hervé, AFEISSA, Hicham-Stéphane (trad.), Faire : Anthropologie, archéologie, art et

architecture, Éditions Dehors, Bellevaux, 2017, pp. 229-260 ; INGOLD, Tim, PARIS, Christel (trad.), « Les matériaux
de la vie », Socio-anthropologie [En ligne, mis en ligne le 4 mai 2017, consulté le 7 mai 2022].

243
faire. Ces analyses nous éloignent encore un peu plus de la figure de l’architecte-artiste,
créateur génial par la fulgurance de son geste, pour nous rapprocher de celle de l’architecte-
constructeur, qui a besoin de tester et de manipuler ses inventions. La trame, en ce qu’elle
constitue à la fois le moyen de réaliser des dessins d’une grande force graphique – Atelier
de Montrouge, Candilis-Josic-Woods – et d’exister à travers des choix constructifs et
économiques – industrialisation – nous intéresse particulièrement. Mettant en tension le
pouvoir créateur de l’architecte et son effacement, mais également conception (dessin) et
construction (structure), la trame constituerait un outil conceptuel à la fois signal et discret,
nous laissant entrevoir, en partie, l’étendue de sa complexité. Si la présence plastique de la
trame, largement illustrée au cours de l’histoire de l’architecture, n’est plus à démontrer, il
nous semble intéressant de s’attarder sur sa capacité à révéler le processus de conception
du projet architectural. Livrant les principes de sa composition (modulation) et de son
édification (éléments structurels, assemblages) la trame serait une traduction du mécanisme
que l’architecte met en œuvre pour penser le projet :

« Il y a un trait important à ne pas négliger lorsqu’on tente de définir la vraie nature


de l’architecture. C’est le processus créatif, la façon dont la construction vient à
l’existence. L’architecture n’est pas produite par l’artiste lui-même, comme par
exemple la peinture.
Une esquisse de peintre est un document purement personnel ; son coup de pinceau
est aussi personnel que son écriture ; l’imiter serait faire un faux. Cela n’est pas vrai
de l’architecture. L’architecte reste à l’arrière-plan, anonyme. Là encore il ressemble
au metteur en scène. Ses dessins ne sont pas une fin en soi, une œuvre d’art, mais
simplement un ensemble d’instructions, un guide pour les artisans qui construiront
son bâtiment […] Ils doivent être si clairs qu’il n’y ait aucun doute quant à la
construction »4.

Pour Lajus comme pour Vienne, la trame consiste précisément en un guide, dont le rôle
est de faire la connexion entre dessin et construction. Jusqu’ici, nous avons observé
plusieurs modalités selon lesquelles les deux architectes se sont confrontés à une réalité
construite : voyages, rencontres, premières expériences en agence. Mais qu’en est-il lorsqu’il
s’agit de s’essayer à la fabrication de ses mains ? Qu’en est-il lorsqu’il s’agit d’expérimenter,
à la manière d’un architecte-fabricant et non d’un chef d’orchestre ? Quelles tentatives
déploient-ils, en parallèle de l’architecture – entendue à l’échelle de l’édifice – pour faire
l’expérience de la construction bois ? Les objets créés expriment-ils avec fidélité les modes
de construction, d’assemblage et de modulation de leurs éléments ?
Ce chapitre a pour vocation de comprendre dans quelles mesures les architectes ont pu,
par une pratique autre que celle de la conception du bâti, découvrir véritablement l’univers
et les enjeux de la construction, et ainsi affiner leur outillage conceptuel. Dans un désir de
pragmatisme, conscient ou non, Pierre Lajus et Fabien Vienne auraient tous deux voulu se
rapprocher de l’acte de fabriquer dans ce qu’il a de plus essentiel. Leur banc d’essai : le
mobilier et la construction navale. Et si l’enjeu ici n’est pas tant celui de définir leur attitude
comme pragmatique, au sens d’Arnoldo Rivkin, nous pouvons au moins éclairer notre
lecture du corpus à la lumière de son analyse. Selon Rivkin, une attitude pragmatique
centrerait « son attention sur l’action de faire », et « déjoue[rait] la dichotomie théorie
pratique et s’attaque à la division penser/faire » 5. Dès lors, l’outil de la trame serait associé,
selon ce raisonnement, à un pragmatisme qui tend à placer le faire comme catalyseur de
création et base de la discipline architecturale. Ce détour terminologique nous interroge en

4RASMUSSEN, Steen Eiler, BELLAIGUE, Mathilde (trad.), Découvrir l’architecture, op. cit., p. 24.
5RIVKIN, Arnoldo, « Pragmatique, théorie des effets et art de bâtir », Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine,
n° 13/14, juil. 2003, pp. 7-10, p. 8.

244
ce qu’il soulève une question relative à la posture de l’architecte. Capables de réinterroger
leur apprentissage auprès des mentors rencontrés en agence, et sensible aux caractères
réalistes et pratiques des solutions spatiales imaginées, Lajus et Vienne se seraient saisis
d’opportunités singulières pour éprouver la dimension constructive.

A - Fabriquer de ses mains : du loisir à une « école » de la construction


Dans un texte que Pierre Lajus écrit en 1994, intitulé Le moment de réalisation, l’architecte
revient sur la place des souvenirs – comme « images mentales » – et sur l’attention à porter
à la technique constructive adéquate, mettant en relation ces deux enjeux, que nous
analysons plus spécialement dans cette partie au prisme de l’outil de la trame. Selon lui, la
démarche créatrice, qu’elle soit architecturale ou autre, ne se fabrique pas à partir d’un cours
linéaire, mais par un phénomène d’itérations et retours en arrière, se nourrissant des
multiples images référentielles que l’observateur (ici l’architecte) peut faire au cours de ses
excursions, professionnelles ou personnelles. Sa manière de mobiliser ses souvenirs
d’enfance, de voyages et d’expériences particulières se retrouverait dans son processus
conceptuel, piochant par incursions ponctuelles et permanentes dans sa mémoire :

« Je serai enclin à ne pas isoler un “moment de la réalisation” qui succéderait, dans un


déroulement linéaire, à celui de la conception, puis à celui de l’écriture. Car pour moi,
la démarche créatrice, si elle a bien un début et une fin, est surtout un processus
itératif avec des avancées et des retours en arrière, des “repentirs”, comme disent les
peintres, qui peuvent succéder à la fulgurance d’évidences indiscutables […]
J’évoquerai plutôt un aspect de la démarche créatrice qui me parait souvent occulté
aujourd’hui : l’importance de l’IMAGE MENTALE du projet – l’architecture, COSA
MENTALE, image nourrie pour moi d’affectivité, suscitée par la rencontre d’un site,
d’une personne, le client, et d’une demande. Image quelquefois très nette dès le début
de cette rencontre – je sais à quoi va ressembler le projet. Importance, à ce stade, des
IMAGES DE REFERENCES, qui imprègnent cette REPRESENTATION du
projet, au sens freudien de “reproduction mentale d’une perception antérieure” »6.

Cette connexion entre moment de la réalisation et mobilisation de souvenirs antérieurs


constitue un cadre à notre hypothèse, selon laquelle les premières expériences constructives
singulières faites par Lajus et Vienne auraient influencé leur manière d’aborder la
conception de l’architecture. Plus spécialement, il s’agirait de comprendre si ces moments
ont marqué leur usage de la trame, ou plus largement d’une géométrie mise au service d’une
rationalité constructive. En regard de la position écrite de Lajus, il apparait que l’écueil serait
celui de considérer conception et construction comme des phases du process projectuel
systématiquement positionnées dans une même chronologie, ou pire, de les séparer. Une
telle césure ferait perdre de sa richesse au schéma conceptuel, qu’il qualifie de « processus
itératif ». Dans son chapitre « Bâtir une maison », Tim Ingold revient sur le préjudice que
porterait la disjonction entre conception et construction, et sur la distinction entre
architecture et acte de bâtir. À ce titre, l’auteur s’appuie sur l’exemple des bâtisseurs du
Moyen-Âge, pour qui « il n’existait pas de différence radicale entre dessiner et construire
– comme si la première opération relevait exclusivement du domaine de la projection
abstraite, et la seconde de l’exécution matérielle […] En bref le travail de conception ne
précédait pas la construction, comme le soutient Harvey7, et il n’était pas non plus

6LAJUS, Pierre, Le moment de réalisation, octobre 1994, Toulouse, archives personnelles de l’architecte (Mérignac).
7John Hooper Harvey (1911-1997), historien de l’architecture, a notamment écrit The Mediaeval Architect, St. Martin’s
Press, New-York, 1972.

245
abandonné à lui-même, comme s’il pouvait suivre seul son chemin, comme le prétend
Andrews8 […] Qu’il s’agisse d’esquisser, de tracer, de modeler, de jalonner, de creuser, de
tailler, de poser, de fixer ou de cimenter, toutes ces opérations devaient être effectuées avec
soin et réflexion et de manière préméditée, à travers des champs de forces et de
connections. Aucune ne pouvait être placée d’un côté ou de l’autre d’une division de portée
fondamentalement ontologique telle que celle qui sépare la conception intellectuelle de
l’exécution mécanique »9. Cette analyse fait écho à la manière dont Pierre Lajus envisage
l’architecture, faite d’allers-retours permanents entre le penser et le faire. Une dynamique
qui trouve un point d’exergue dans le cadre de certaines expériences singulières – comme
l’est celle du kayak – et constitue pour l’architecte un moment charnière de montée en
compétences, du fait du caractère condensé de ces itérations entre conception et réalisation.
Pierre Lajus note également l’importance de l’affect dans le processus de création
architecturale, infusant continuellement le concepteur d’inspirations, parfois fulgurantes, et
d’images référentielles glanées, éprouvées et affinées au gré des expériences. Ce socle
culturel, cultivé au fil des projets, constituerait un terreau fertile de l’imaginaire de
l’architecte. Pierre Lajus va plus loin en proposant une analyse qui s’attache à comprendre
les processus intellectuels mis en jeu au moment de ladite création, faisant des ponts avec
la psychanalyse freudienne et les sciences cognitives. En regard de notre hypothèse et des
éléments rédigés par l’architecte nous pensons que les chantiers, expérimentations et
rencontres lui permettent d’acquérir des images mentales lui servant de référentiels dans sa
carrière, et ainsi de mettre en application le principe freudien d’une “reproduction mentale
d’une perception antérieure”. À titre d’exemple, Lajus mentionne la Marina de Talaris, pour
laquelle c’est l’imaginaire local, qu’il connait depuis toujours, qui façonne dans son esprit le
projet qu’il propose. Plus précisément, « c’est le toit de brande, donc à la fois le matériau,
et l’image symbolique de maison de berger, qui commande le projet ». La réalité construite
de ces objets référentiels demeure, chaque fois, une composante essentielle de son
appréhension de la conception architecturale, y compris dans la mobilisation de ses images
mentales. Il conclut son texte sur un argument qui confirmerait notre analyse : « la façon
de construire est présente dès les premiers stades de la conception ». Aussi, lorsque
l’architecte évoque l’imaginaire projectuel qui est le sien, à l’origine de son process
intellectuel de création, il n’oublie en rien la place incontournable qu’occupe, dans son
esprit, la technique constructive du projet, quand bien même elle est attachée à une
dimension affective. Dès lors, il nous a semblé important de comprendre quelles étaient
ses premières expériences marquantes de construction, ses premiers émois d’architecte-
constructeur.
En premier lieu, il nous parait opportun d’aborder le caractère ludique que revêtirait la
fabrication. En effet, à considérer que ces expériences constructives ont marqué le parcours
des architectes, il s’agirait de comprendre dans quelle mesure le plaisir associé à l’acte de
construire en serait la raison principale. La satisfaction résidant dans la réalisation d’un objet
ne relèverait alors pas uniquement d’une démarche personnelle, mais également d’un sens
du collectif. Jean Prouvé revient sur cette dynamique collective qui caractérise ses ateliers.
À ce titre, il établit un lien direct entre la réussite d’un produit et l’engouement que les
ouvriers et les concepteurs y auraient investi :

8 Francis Baugh Andrews, The Mediaeval builder and his methods, E.P. Publishing, 1974.
9 INGOLD, Tim, GOSSELIN, Hervé, AFEISSA, Hicham-Stéphane (trad.), Faire : Anthropologie, archéologie, art et
architecture, op.cit., pp. 131-132, p. 136.

246
« […] Si vous regardez une chaise fabriquée il y a quarante ans, vous vous apercevez
que c’est un objet très bien fabriqué, si l’ouvrier qui fabriquait ça n’avait pas de goût
à le faire, ça n’aurait pas cette qualité, et moi je pense que tant qu’on n’aura pas
retrouvé ça dans le monde du bâtiment, on ne fera rien »10.

Cette part d’intérêt dans la recherche se retrouve dans la démarche de Fabien Vienne, qui
se plait à penser des systèmes modulaires ludiques pour les jeux de construction, les
meubles et les maisons industrialisées. Ingéniosité des assemblages, couleurs vives des
surfaces, simplicité des formes géométriques, sont autant de composantes communes à ces
projets d’échelles variées. À ce titre, il apparaitrait que les systèmes Trigone et EXN, peut-
être plus que tout autres projets de l’architecte, cristalliseraient à la fois cette dimension
ludique et une dynamique d’expérimentation constructive, donc d’une mise à l’épreuve
idoine de ses principes. Jusque dans les acronymes des projets qu’il imagine, Fabien Vienne
semble associer un certain amusement à son processus de création11. Loin d’être taboue,
cette capacité à “joindre l’utile à l’agréable” rendrait les architectes aptes à retenir ces
expériences comme des moments particulièrement instructifs et mémorables.
L’apprentissage que les concepteurs ont éprouvé par la fabrication de meubles ou de
kayaks, que certains qualifieraient d’activités de loisirs, auraient finalement pris une place
importante au sein de leur pratique architecturale. Le facteur d’affect, auquel Pierre Lajus
fait allusion, passerait alors aussi par un sentiment de fierté, celui du travail accompli au
cours de ces exercices de fabrication. Ces épisodes, cristallisant une porosité entre leurs
aspirations personnelles et professionnelles, trahirait plus largement l’engagement que les
architectes ont mis au service d’une pratique plurielle et évolutive. Ainsi, lorsque le chemin
de Pierre Lajus croise l’univers du kayak, c’est en réalité une rencontre déterminante dans
le dessin de son parcours et de son attachement au matériau bois qui s’opère.

« Je suis un produit du scoutisme, l'idée de fabriquer soi-même, le rapport à la nature,


aux matériaux naturels c'est quelque chose qui a énormément compté dans ma
jeunesse »12.

Lorsqu’il est jeune adolescent, Pierre Lajus fait partie du “mouvement scout”13 avec lequel
il peut expérimenter le camping sauvage, mais aussi et surtout la réalisation d’installations
en rondins de bois. Cette première familiarisation avec la construction bois est suivie,
quelques années plus tard, par son engagement dans une discipline nautique un peu
particulière, toujours aux côtés des scouts, qui marqueta profondément son imaginaire et
son approche du territoire. L’année de son admission aux École des beaux-arts, en 1948, le
bordelais fait l’expérience avec son groupe de scouts-routiers d’un camp-retraite nautique
au cours duquel il expérimente la navigation à bord d’une barque. À la suite de cela, ses
camarades et lui découvrent les plans d’un modèle de kayak Sergent retraçant les étapes de
fabrication de cette embarcation, un biplace composé d’une ossature bois et habillée d’une
toile peinte. Les jeunes scouts14 se lancent dans la construction de quatre kayaks rigides,
dont ils réalisent les pièces dans le sous-sol de la maison Lajus15 (où se trouvent la chambre

10 PROUVE, Jean, « Entretien avec Jean Prouvé, Nancy, le 8 Juin 1982, par Jean-Marie Helwig », in BAUER, Caroline,

VACHER, Hélène, Jean Prouvé, de l’atelier à l’enseignement. Transmission d’une culture technique, op. cit., p. 68.
11 Stram, Toumouss, Toutube, Cube, Mousfloor, Matabar, Subeco, EXN, Ticase, Casenba, etc.
12 LAJUS, Pierre, entretien avec Stéphane Berthier, in BERTHIER, Stéphane, Création architecturale et industrialisation de

la filière bois : l’architecture comme milieu d’expérimentation des innovations techniques, op. cit., p. 421.
13 Expression reprise à l’architecte, d’après l’entretien avec FLORET, Christelle, 31 janvier 2018, au domicile de

l’architecte (Mérignac) [vidéo et montage effectués par FABRE, Sandie, consultable dans le fonds audiovisuel de la
Mémoire de Bordeaux].
14 Michel Bertrand, Louis Larralde, Jean Loustau, Jean Petit et Pierre Lajus, d’après LAJUS, Pierre, L’école du kayak,

non daté, archives personnelles de l’architecte.


15 Rue Vautrasson, Bordeaux.

247
de Pierre Lajus et l’atelier de son père) et les assemblent dans le jardin. Les années qui
suivent leur permettent de mettre à l’épreuve les kayaks, à l’occasion de la descente de la
Dordogne, de la Nive, ou pour camper sur les rives des cours d’eau pyrénéens.
À la suite de cela, Pierre Lajus reste très proche de l’un de ces camarades, Michel Bertrand,
« un type très adroit de ses mains »16, avec lequel il se rapproche du Kayak Club de
Bordeaux afin de se renseigner sur la descente de rivières et sur des parcours dont ils
n’auraient pas connaissance. À cette occasion, les deux jeunes hommes, inscrits
respectivement aux École des beaux-arts et en classe préparatoire de géologie, y découvrent
des modèles de bateaux bien plus ergonomiques et adaptés à la descente sportive, « et puis
surtout des bateaux qui étaient démontables »17. L’enjeu devient celui d’apprendre à
construire des modèles en bois, démontables, dont il faut donc parfaitement maitriser la
découpe et l’assemblage des éléments. Ce modèle de kayak, reposant sur un principe
d’ossature dépliante en deux parties, s’avère en réalité facilement transportable.
Complètement séduits par ce procédé, les deux jeunes hommes se font prêter l’un des
bateaux afin d’en relever l’ensemble des côtes et d’en comprendre parfaitement les finitions.
Sur la base de ce modèle, Pierre Lajus et Michel Bertrand construisent deux kayaks
strictement identiques à celui-ci, pour leur usage personnel. Les kayaks, reproduits avec des
baguettes de frêne et des arceaux en contreplaqué marine, et assemblés à l’aide de petites
pièces de laiton, sont démontables, aisément déplaçables et parfaitement maniables sur
l’eau. Ici, l’architecte bordelais mesure la qualité des articulations entre les pièces, véritables
« petits bijoux de précision »18.
Pour Lajus, cette expérience est aussi synonyme d’une redécouverte du matériau bois, dans
ce qu’il a de noble, avec des pièces particulièrement bien dessinées, et découpées dans un
bois de très belle qualité. Habitué au bois de récupération, qu’il bricole avec son père rue
Vautrasson à l’aide « d’outils mal affutés et de pointes mal dimensionnées », il savoure pour
la première fois la manipulation d’outils précis et de composants bois aux finitions parfaites.
Aux côtés de son ami, « d’une exigence intraitable dans la précision de l’exécution »,
l’architecte se forme à la construction bois dans les règles de l’art.

« Avec lui, j’apprends à poncer soigneusement les baguettes de frêne, à percer des
avant-trous précis avant tous les vislages et les rivetages, à meuler et polir au
millimètre les pièces d’assemblage métalliques, à vernir à plusieurs couches comme
des Stradivarius nos carcasses de bois dur. Nous cintrons les bois à la vapeur pour les
courber, nous effectuons des contre-collages de précision. Au bout du chantier, les
carcasses s’insèrent impeccablement à l’intérieur de la “peau” du kayak, pas un faux-
pli, l’ensemble est rigide et nerveux, prêt à affronter des rapides de “classe 3” »19.

Si les performances sportives des deux acolytes en descente à kayak ne sont pas
négligeables20, il est surtout essentiel, en ce qui nous concerne, de revenir sur les
compétences constructives que le jeune architecte en formation acquiert à cette occasion.
Lors de nos entretiens, Pierre Lajus confiera que c’est lors de ce chantier qu’il a commencé
« à apprendre à construire »21. De fait, c’est à travers cet exercice de construction nautique,
et grâce aux enseignements du scoutisme, que l’architecte se familiarise pour la première
fois avec la construction bois, avant de se spécialiser en architecture. À ce sujet, l’architecte

16 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, mai 2020.


17 Ibid.
18 LAJUS, Pierre, L’école du kayak, op. cit.
19 Ibid.
20 Les deux hommes ont été classés lors du Critérium International de la Rivière Sportive sur la Haute Vézère.
21 LAJUS, Pierre, entretien téléphonique avec l’auteure, mai 2020, op. cit.

248
écrit plusieurs années plus tard un texte qui retrace cette expérience, et dont l’intitulé, L’école
du kayak, montre à quel point elle constitue une réelle phase d’apprentissage.

« Avec le recul des années, il m’apparaît que le kayak a été pour moi bien plus qu’un
sport passionnant, partagé avec de bons amis. Pour moi il a été l’occasion d’un
apprentissage de l’art de construire, qui allait déterminer durablement ma vocation
professionnelle, et sa pratique a été une école de comportement qui devait contribuer
fortement, me semble-t-il, à la construction de ma personnalité »22.

À lire Pierre Lajus, nous comprenons l’importance de ce temps fort dans l’orientation de
sa pratique, installant une connexion évidente entre construction manuelle et architecture.
Cette influence aurait grandi très tôt chez le bordelais, si l’on en croit la chronologie des
évènements. En effet, la période à laquelle il pratique le kayak correspond à ses années de
formation à l’architecture. Dès lors, nous pouvons supposer que ces apprentissages,
développés parallèlement, s’enrichissent mutuellement. Loin d’être anecdotique, la pratique
du kayak est l’occasion pour Pierre Lajus de poser les jalons d’une affinité particulière avec
la construction bois. Certains de ses mots résument parfaitement les apports et enjeux
conceptuels de cette expérience, influençant sa façon d’aborder le projet d’architecture et
plus spécialement la maison industrialisée en bois :

« Obtenir, à partir d’un design intelligent, l’efficacité maximum d’un ouvrage grâce à
l’excellence de l’exécution, deviendra plus tard la préoccupation majeure de mon
métier d’architecte. C’est avec la construction des kayaks que je l’ai découvert »23.

En revenant sur les objectifs d’efficience et de précision de la construction, dans la découpe


et la jonction des composants, Pierre Lajus énonce plus largement les enjeux conceptuels
qu’il cherchera à atteindre dans sa pratique architecturale. Encore esquissés ici, ces principes
prendront réellement corps lorsque l’architecte fera de la trame un outil privilégié de son
process conceptuel de la maison industrialisée, et que nous analysons dans la prochaine
partie de cette thèse.
Au-delà des enseignements relatifs aux savoirs constructifs, le futur praticien profite
également de ces années de pratique du kayak pour façonner son rapport au paysage.
Induisant de parcourir le territoire par ses cours d’eau, et donc par la navigation douce24, le
kayak implique une découverte singulière de ses éléments, vus “par-dessous”, et découverts
progressivement, selon un cadre visuel élargi. Cette pratique, sportive et paisible à la fois,
aurait fait grandir chez Lajus une appréhension sensible des paysages naturels, dessinés par
les lignes de végétation et de topographie. (6.1) De cette « façon de découvrir la Nature »,
l’architecte développe une attention fine à l’intégration d’un projet d’architecture dans son
site, et plus largement dans un contexte paysager à grande échelle. Nous retrouvons ainsi
dans son travail le souci du dialogue entre éléments construits et paysagers, et d’une
composition architecturale qui trouve écho dans l’environnement dans lequel elle s’inscrit.

« Si la vue aérienne fait comprendre la géographie, cette vision par-dessous révélait la


façon dont se façonnait le territoire. C’est un monde, sauvage, en train de se constituer
ou de se détruire sous nos yeux par ses forces élémentaires, que la rivière nous amenait
à découvrir et à mieux comprendre »25.

22 LAJUS, Pierre, L’école du kayak, op. cit.


23 Ibid.
24 Par « douce », nous entendons ici une pratique se faisant au moyen d’embarcations légères et non motorisées.
25 LAJUS, Pierre, L’école du kayak, op. cit.

249
Voir le monde « à l’envers », ou le tableau d’une Nature sans artifices ni traces de
l’agriculture, de l’urbanisation, et donc de toute transformation de l’Homme. Ces images
singulières, captées, seront déterminantes dans la formation de son imaginaire conceptuel.
Dans l’ouvrage Variations paysagères. Invitation au voyage, Pierre Sansot explique comment
l’appréhension d’un paysage par le surplomb ne permettrait pas de s’en imprégner
pleinement. À l’inverse, la découverte d’un environnement “de l’intérieur”, notamment
depuis la navigation sur un fleuve, intègrerait réellement l’explorateur dans le milieu
paysager. L’auteur défend que « pour qu’il y ait paysage, il faut que nous soyons aux choses
et que celles-ci continuent de retentir en nous »26. Un phénomène que semble autoriser ce
type de pérégrination fluviale.
Enfin, l’architecte revient sur la dimension pédagogique de la pratique du kayak en tant
qu’école du comportement. Loin de voir cet exercice uniquement comme un challenge athlétique
basé sur la performance physique, Lajus y voit plutôt le moyen de développer une certaine
intelligence de l’anticipation dont il peut faire preuve en réponse à un problème posé. Plutôt
que de résister au courant par la force, il s’agit d’avoir recours à la logique pour le tourner
à son avantage. Lui, qui a toujours été, selon ses propres mots, le « gringalet » de la bande,
comprend qu’il a tout intérêt à s’aider des forces qui lui sont extérieures (naturelles, co-
équipiers) pour parvenir à ses fins. À nouveau, nous faisons le rapprochement avec sa
manière d’envisager la pratique architecturale, basée sur une collaboration avec les
différents corps de métiers utiles au développement du projet. L’esprit d’équipe et de
coopération dont il fait preuve à travers le processus de projet architectural semble être un
héritage, même discret et inconscient, de celui qu’il apprend auprès de ses camarades de
kayak. Cette appréhension du projet, à prendre au sens large et pas strictement architectural,
le porte ainsi vers l’accomplissement de certaines de ses aspirations les plus ambitieuses :

« Si je n’arrivais pas tout seul à déplacer des montagnes, je pouvais, en utilisant les
forces en action ou les partenaires mieux pourvus qui m’entouraient, faire aboutir les
grands projets auxquels j’aspirais. Cela aussi, le kayak me l’avait appris »27.

Si le lien avec la trame n’est pas directement établi ici, nous sommes convaincue que le
kayak, dans sa pratique constructive, paysagère et organisationnelle, a participé de
l’apprentissage de Lajus, et de la formation de son outillage conceptuel. Dimensionner,
produire et assembler l’élément bois ; penser avec finesse l’intégration paysagère ; favoriser
la co-conception : des enjeux que l’architecte articulera, d’après nos analyses, autour d’un
usage pluriel de la trame. Plus directement, la réalisation de kayaks conduit Pierre Lajus à
découvrir la construction bois, qu’il identifie comme une pratique l’ayant naturellement
conduit à faire usage de la trame, en tant qu’outil conceptuel quotidien :

« [Utiliser la trame] n’était pas préconçu, c’est venu en travaillant, en travaillant le bois
ça devenait naturel »28.

Si l’expérience du kayak marque sensiblement Pierre Lajus, la faculté de l’architecte à penser


le mobilier dans l’espace domestique est aussi l’une caractéristiques de sa pratique
conceptuelle. Dans un cas comme dans l’autre, il y est question d’assemblages, de
modularité des composants pré-fabriqués et d’un usage du matériau bois. À ce titre, le

26 SANSOT, Pierre, Variations paysagères. Invitation au voyage, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2009, p. 133.
27 LAJUS, Pierre, L’école du kayak, op. cit.
28 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, 24 juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).

250
programme du mobilier cristallise un certain nombre de concordances entre sa posture et
celle de Fabien Vienne.
Dans les années 1970, les projets que Pierre Lajus conçoit pour son usage familial – le
chalet de Barèges et sa maison-agence à Mérignac – sont publiés dans la revue La maison de
Marie-Claire29. La publication des travaux de l’architecte dans ce type de revue semble déjà
indiquer son identification en tant que concepteur sensible à l’aménagement des espaces
domestiques. De la même manière, la revue La maison individuelle publie, à la fin des années
1970, trois articles, consacrés eux-aussi aux projets de Barèges et de Mérignac, ainsi qu’à la
maison Girolle30. La presse grand public dresse ainsi un portrait fidèle de Pierre Lajus, le
présentant comme un architecte pour qui les enjeux cristallisés dans les espaces intérieurs
de l’habitat sont à placer au premier plan. Au-delà de décrire avec justesse la posture de
l’architecte, ces publications révèleraient en réalité, en arrière-plan, son appréciation précise
des composantes constitutives de l’habitat et sa capacité à définir le juste dimensionnement
des modules qui en régissent la composition. Une telle maitrise ne serait pas tant l’héritière
d’une influence corbuséenne, que l’architecte minimise quelque peu, que le résultat d’une
fabrication personnelle de ses référentiels, à partir des objets du quotidien :

« Bien sûr j’ai mon Modulor à moi, je pars de la taille standard d’une porte de 2,04m
et en ajoutant les menuiseries, on arrive à 2,10m. C’est intéressant d’avoir ces rapports
qui nous servent. Christian Gimonet travaille avec le Modulor.
Nous on s’était fait notre petit Modulor pour déterminer les hauteurs de tables,
d’assise etc. On connaissait bien les rapports de dimensions parce qu’on travaillait pas
mal dans l’équipement intérieur »31.

Aussi, bien que des allers-retours soient nécessaires entre les échelles (architecturale,
urbaine, etc.) pour mener à bien le processus de conception du projet, ces éléments
trahissent une méthodologie selon laquelle il s’agit, à chaque fois, de partir de l’échelle micro
(mobilier, équipements intérieurs) pour définir le pas de la trame, et donc le
dimensionnement des espaces du logement. Peu à peu, cette aptitude conceptuelle,
appliquée au mobilier, inciterait les architectes à développer une règle de dimensionnement
qui leur est propre. Par l’intermédiaire du mobilier, Pierre Lajus acquiert ainsi une « maitrise
des petits espaces »32, inhérente à une modularité dimensionnelle précise et souple à la fois.
Aussi, lorsque nous nous interrogeons sur les raisons de son attrait pour la trame,
l’architecte évoque son goût pour le bois et sa personnalité de « bricoleur ». Deux tendances
qu’il hérite de son passage chez les scouts, au cours duquel il est amené à réaliser, entre
autres choses, des cabanes et des embarcations. Il fait également le lien avec son approche
de la maison individuelle, à rapprocher de son intérêt pour le mobilier :

« Dans l’agence, où l’on avait une clientèle qui nous demandait de la maison
individuelle, Salier et Courtois se sont fait connaitre en faisant des maisons de
vacances, et en ne publiant non pas dans des revues d’architecture, mais dans des
magazines féminins : Elle, Maison de Marie-Claire et Maison Française. C’était l’époque
des arts ménagers, on s’intéressait beaucoup aux rangements, aux placards, on était
champions de ça. Et on est venus à la maison de bois par ce biais »33.

29 La maison de Marie-Claire, n°60, fév. 1972 (chalet de Barèges) et n°150, oct. 1979 (maison Lajus à Mérignac).
30 La maison individuelle, n°22, fév.-mars 1977, « Conformistes s’abstenir… » (Girolle et Chanterelle p. 74), n°46,
déc. 1979 (chalet Barèges), n°49, avril 1980 (maison Lajus Mérignac).
31 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, 20 juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
32 Ibid.
33 Ibid.

251
Cette question du mobilier interroge également la notion de standard. S’appliquant à
concevoir le logement équipé, et donc le mobilier intégré, les architectes Salier-Courtois-
Lajus-Sadirac, soumis à des normes HLM et à des conditions strictes d’économie de la
construction, souhaitent pourtant dépasser l’idée du logement minimum, pris dans un sens
péjoratif. Dans le cas du projet du Hameau de Noailles, conçu par l’agence bordelaise en
1968, il s’agit de proposer une cuisine dans laquelle « ce n’était pas juste l’évier standard ».
Au-delà du standard, il s’agit de (re)donner une dimension chaleureuse à ces logements
minimums. L’usage du matériau bois dans les logements, à l’extérieur (balcons) comme à
l’intérieur (mobilier), apparait comme un attribut de confort. (6.2) Cette attention au
mobilier, à l’échelle du micro, permettrait aux architectes de maîtriser finement les
dimensions du logement et le caractère domestique de ce dernier, et donc d’affiner leur
usage de la trame. Une intelligence de la dimension optimale que l’architecte développe
grâce à la construction bois, qu’il découvre avec le kayak, éprouve pleinement à travers le
programme de la maison individuelle et explore par le biais du mobilier. À ce titre, Pierre
Lajus rejoint la posture de Jean Prouvé quant à la corrélation entre travail conceptuel de
l’élément de mobilier et échelle architecturale. Au-delà de connaitre le travail de Jean
Prouvé, comme de nombreux architectes de cette génération, Pierre Lajus a réellement
approché les réalisations des ateliers Prouvé, à plusieurs reprises. De manière collective, les
membres de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac ont une première fois à faire aux
éléments Prouvé dans le cadre de la réalisation de la caserne des Pompiers de Bordeaux
(1954), dont la façade se compose des panneaux produits par le constructeur nancéen. Une
autre occasion, un peu moins conventionnelle, amène l’équipe bordelaise à monter une
école à Talence, dans le quartier de la Médoquine. Là encore, il s’agit d’utiliser des éléments
conçus et fabriqués par l’équipe de Jean Prouvé, et donc d’en éprouver directement les
principes34. La première accroche de Lajus avec l’intelligence constructive de Prouvé
remonte en réalité à son expérience à Fria, pour laquelle il est amené à participer au montage
d’une maison coloniale. Une réalisation qui marque l’architecte par l’ingéniosité de ses
volets coulissants, faits d’une tôle ondulée qui, ajourée, crée des persiennes singulières. Le
savoir-faire et l’intelligence industrielle du constructeur le fascine :

« Avant d’être pliée, c’était une bande qui avait des trous et qui était pliée à certains
endroits, et ça donnait une persienne. Ça m’a absolument ébloui […] C’est un
détournement, c’est de la gymnastique de pensée. C’est vraiment un créateur quoi,
c’est un vrai inventeur […] C’est vraiment une imagination d’inventeur. Moi j’ai une
admiration profonde en général pour les architectes qui maitrisent les ingénieurs
[Rires]. Parce que les ingénieurs c’est des gens intelligents quoi, et ça c’est génial »35.

Ici, Prouvé démontre sa capacité à penser le détail du logement – la persienne – par


l’ingéniosité dont il fait preuve en travaillant la tôle d’une manière spécifique. Une manière
d’articuler potentiel de la machine, exploration de la fabrication et poésie spatiale qui ne
laisse pas Lajus indifférent. Par le faire, le concepteur invente des manières de produire
l’habitation et ses équipements, nourrissant directement son bagage conceptuel. Aussi, la
solution expérimentée ici servira à d’autres projets.
Pour entrevoir ce que représente la question du “faire” pour Pierre Lajus, il suffit peut-être
de l’entendre dire à quel point, malgré sa formation initiale, il trouve l’urbanisme ingrat et
frustrant, du fait des dimensions qu’il convoque, tant financières que spatio-temporelles.
De son point de vue, la casquette de l’urbaniste mettrait le concepteur dans une pratique

34Nous n’avons pas retrouvé de traces de cette réalisation (d’après discussions avec Pierre Lajus).
35LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 25 juillet 2019, au domicile de l’architecte
(Mérignac).

252
relativement déconnectée de la réalité construite qu’il affectionne tant, une posture dans
laquelle « [il] ne voit pas ce qu’[il] prévoit »36. Ce besoin de faire l’espace, de le fabriquer et
donc finalement de matérialiser ses idées pour ne pas qu’elles restent cloisonnées dans une
dimension intellectuelle émanerait des différentes accroches avec la matière que Lajus
développe dès le début de sa carrière, à travers la conception du mobilier et la pratique de
loisirs sportifs spécifiques. Plus exactement, un tel désir de contrôle de l’objet construit
expliquerait également son affection pour l’échelle architecturale réduite de la maison
individuelle, lui assurant de facilement prototyper, tester et faire évoluer les solutions qu’il
imagine. Il y aurait donc un rapport proprement physique du corps à l’espace et à la matière,
qui se retrouve notamment dans sa pratique sportive. Celle du kayak, que nous avons déjà
évoquée, mais aussi avec celle du ski, qu’il fait en famille dès les années 1960. Au-delà de
révéler l’attachement de l’architecte à un rapport direct à l’outillage ou au territoire, le ski
constitue en réalité un élément biographique essentiel, conduisant Pierre Lajus à construire
un chalet de montagne dans les Hautes-Pyrénées. La petite histoire raconte que le terrain
acquis par la famille Lajus dans le but d’y installer son habitation de vacances, dispose d’une
pente trop importante pour envisager la construction en pierres que l’architecte avait
initialement prévue. Cette circonstance l’amène à penser une réalisation en ateliers des
éléments du chalet, devant être légers, facilement transportables et assemblables sur place,
au vu du site difficilement accessible et praticable. Le rapport à l’usage de la trame se
révèlera, dès lors, particulièrement pragmatique en ce qu’elle est vue comme une
composante conceptuelle capable de simplifier la mise en œuvre du projet. À partir de cet
épisode, au départ sportif, et rapidement architectural, naît l’intérêt du bordelais pour la
construction bois préfabriquée, qui le suivra durant toute la seconde moitié de sa carrière.
À priori anecdotique, cet élément biographique nous montre à quel point ce que nous
lisons, de prime abord, comme de simples loisirs, peut avoir une influence sur le processus
de conception de l’architecte, confronté pour la première fois à une préfabrication totale
d’un habitat en bois (cf. chapitre 7).
Si Pierre Lajus ne conçoit le mobilier que dans le cadre de commandes architecturales
spécifiques, Fabien Vienne, en imaginant des gammes de mobilier qui peuvent exister en
dehors de ses projets d’architecture, développe une pensée des systèmes modulaires et
constructifs plus globale. Cette manière d’envisager le mobilier, comme tout autre
programme, lui assurerait, dès lors, une mise à l’épreuve réellement enrichissante des
capacités dimensionnelles et techniques de la trame.

B - Le mobilier : banc d’essai de la modularité


Le père de Fabien Vienne est, pendant un temps, chef de service à la ville de Paris.
Constatant que son fils a des dispositions en dessin, il tente de le faire entrer dans les
services municipaux, pour y dessiner les plans de la ville. Peu attiré à l’idée d’intégrer un
service de cette ampleur, Fabien Vienne décline cette proposition. En réalité, c’est une autre
part de l’activité de son père qui l’intéresse plus spécifiquement. En effet, ce dernier finit
sa carrière en tant que directeur d’un établissement situé à Asnières, et dédié à l’accueil et à
la formation de personnes rencontrant diverses situations de handicap (cécité, surdité). Au
sein de cet institut, différents ateliers proposent l’apprentissage du travail du bois, du fer,
de la peinture, etc. Dès l’âge de quatorze ans, Fabien Vienne passe son temps libre à
fréquenter ces ateliers, à y fabriquer ses premiers objets et éditer ses premiers meubles.

36 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle, avril 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac).

253
Aussi, bien qu’il n’assiste pas aux cours dispensés par les professionnels de chaque filière,
le jeune Vienne passe son adolescence dans cet univers, marquant l’une de ses premières
rencontres avec le “faire”, la fabrique de l’objet, et plus largement la pratique constructive.
Au-delà de prototyper ses propres éléments de mobilier, le futur architecte apporte son
aide au sein de l’atelier de menuiserie en participant à la réalisation de caisses d’emballage
destinées à empaqueter les affaires familiales au moment de la guerre. Père et fils partagent
ainsi ce goût de la construction, passant certains de leurs dimanches et fériés à réparer
ensemble des meubles anciens, achetés en lots à la salle des ventes de Paris. La maison
familiale, entièrement meublée à partir de ces éléments de mobilier remis en état, en est le
premier cadre spatial et usager. De là, naît un vif intérêt pour la manipulation des outils,
des matériaux, et plus généralement pour les savoir-faire du bois37. De cet apprentissage
informel auprès de son père, Fabien Vienne semble acquérir un certain nombre de
compétences créatrices. En premier lieu, il est question d’une attache particulière avec le
bois. Corollairement, c’est une approche de la conception par les caractéristiques des
matériaux (résistance, portée, etc.) et de leur mise en œuvre (transformation, assemblage)
qui prend corps. Enfin, nous pouvons supposer que cette expérience du prototypage fait
naitre chez lui une première prise de conscience quant à l’importance des allers-retours
entre dessin et réalisation, de la porosité entre ces phases du projet, et du rétro-
apprentissage depuis les dimensions constructives vers le process conceptuel. Dès ses plus
jeunes années, le concepteur acquiert une « culture constructive », dont les bases reposent
sur un principe clair : « la réalisation doit être en lien étroit avec la conception »38.
Quelques années plus tard, en 1947, Fabien Vienne travaille à la production de mobilier
pour le château du gouverneur de la Sarre, en tant que responsable du service
« Décoration ». Avec Pierre Saguy, ils sont missionnés par le gouvernement de la Sarre
(Sarrebruck) pour concevoir et produire du mobilier pour la résidence du gouverneur, la
salle du Parlement, etc. C’est par le réseau de Jean Bossu (Marcel Roux, André Sive,
Georges-Henri Pingusson) – une sphère culturelle moderne qu’il décrit comme « les gens
de la famille »39 - que Vienne obtient cette place. Cette expérience, aux prises avec un
monde de la décoration auquel il n’adhère pas, ne l’enchante pas véritablement.
Parallèlement, il remplit succinctement des fonctions d’assistant à l’atelier d’architecture de
l’École des Métiers d’Art de Sarrebruck. Au lendemain de cette expérience, Fabien Vienne
retourne dans la capitale et s’inscrit à un Certificat d’Aptitude Professionnelle en menuiserie
du bâtiment40, dans le cadre duquel il effectue des stages de formation, véritable mise en
pratique des enseignements dispensés. Il y retrouve l’univers de la menuiserie, sorte de
retour aux sources comme il aime à le présenter. Là-bas, il apprend à concevoir et fabriquer
des portes, des fenêtres et toute sorte d’équipement mobilier du bâtiment. À cette occasion,
il approche une dimension manuelle de la construction, qu’elle passe par une manipulation
d’outils modestes ou de machines plus conséquentes :

37 Ces informations bibliographiques sont issues d’entretiens avec Fabien Vienne, menés par Xavier Dousson en 2002,
au domicile de l’architecte à Paris, et retranscrits par l’auteure. Nos discussions informelles avec l’architecte confirment
le souvenir qu’en avait l’architecte, y compris des années plus tard (nos échanges datant de 2015).
38 QUERRIEN, Gwenaël, « L’enseignement de Prouvé, transmission d’une culture constructive », in BAUER,

Caroline, VACHER, Hélène (dir.), « Jean Prouvé, de l’atelier à l’enseignement. Transmission d’une culture technique »,
Cahiers du LHAC, n°1, ENSA Nancy, 2014, p. 34.
39 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, Paris, 2002, retranscrits par l’auteure.
40 Du 3 mai au 19 novembre 1948, d’après les éléments de Curriculum Vitae, Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et

SOAA, op. cit.

254
« J’ai appris à travailler à la main […] quand on savait les faire à la main on avait le
droit de toucher aux machines, et donc c’était pas mal, j’aimais bien faire des trucs à
la machine »41.

L’année suivante, le jeune concepteur travaille dans la Menuiserie Industrielle Rochebrune


(Paris)42. À en croire le dessin du logotype qu’il imagine pour l’entreprise, qu’il voit comme
une « menuiserie communautaire », Fabien Vienne mesure pleinement la dimension
matérielle qui est associée à la fabrication du mobilier. Sa représentation d’une main
saisissant le tronc d’un arbre semble être une métaphore d’un crédo qu’il souhaiterait lui-
même porter : prendre en main la construction (au sens propre comme figuré).
Dans le cadre de ses activités pour Rochebrune, il est chargé de concevoir des modèles de
meubles destinés à être produits et commercialisés par la société. À cette occasion, il
participe aux salons d’Automne et des Décorateurs, dans lesquels il expose ses premiers
modèles de mobilier. Ces rangements modulaires, faits de panneaux de contreplaqué et
montés à l’aide de rives en bois, permettent divers aménagements, et montrent déjà une
sensibilité du personnage à la modularité et à l’assemblage des composants. (6.3) Les
planches dessinées par l’architecte montrent qu’il associe systématiquement la
représentation des meubles à celle des objets qu’ils sont destinés à accueillir (vestes,
chaussures, etc.). Au-delà d’illustrer son souci du détail, ces dessins font surtout la lumière
sur la manière dont Vienne pense le mobilier. La démarche intellectuelle est celle d’une
réflexion de l’intérieur, c’est-à-dire de penser le contenu pour imaginer le contenant. Les
objets du quotidien l’aident à dimensionner les éléments de mobilier, et à établir une
modulation qui découle de l’usage. Visiblement, l’architecte a retenu les enseignements de
sa campagne de relevé pour l’étude de normalisation du mobilier (1945-46) pour laquelle il
avait réalisé une série de dessins répertoriant précisément les dimensionnements de chaque
ustensile ménager, du confiturier à la soupière, en passant par la pince à cornichons. Pour
chacun, Fabien Vienne faisait figurer sa dénomination, ses dimensions, sa représentation
schématique et son encombrement. Un tel relevé des objets du logement, réalisé avec zèle,
lui assure de dimensionner au centimètre près les éléments de mobilier. Cette logique
s’adosse à une production en série de ces meubles, décrite dans deux articles parus dans un
numéro de la revue Le Décor d’Aujourd’hui publié en 1948, à la suite du Salon d’Automne
organisé cette même année43 :

« La fabrication des meubles en série oblige à une étude plus poussée des dimensions
utiles pour le rangement ou la fonction auxquels ils sont destinés »44.

Plusieurs enjeux de réflexion entrent en jeu et nous intéressent ici. Premièrement, si le


mobilier est produit en série, il doit s’adapter aux normes qui régissent les objets du
quotidien : largeur moyenne d’une chemise, d’une assiette standard, etc. Un lien direct se
crée entre ce qui est produit de manière standardisée sur le marché et les meubles que le
concepteur propose. D’autre part, la production sérielle de ces éléments oblige à une
parfaite estimation des dimensions, obéissant à une modulation précise. L’une des planches
publiées est particulièrement intéressante en ce qu’elle illustre le mode de raisonnement du

41 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, op. cit.


42 Aussi dénommée les “Chantiers de Rochebrune” ; dirigée par Yvan Régis.
43 VIENNE, Fabien, « Les jeunes à la tribune ! Quelques principes » et « Au Salon d’automne : Études pour un

mobilier de rangement et sa modulation », Le Décor d’Aujourd’hui, n°46, 1948, pp. 48-49 et pp. 52-54.
44 Ibid., pp. 48-49.

255
concepteur ainsi que le principe clé de sa gamme de mobilier45. (6.4) Le Module 1 correspond
à un module de mobilier mesurant 41cm de large, le Module 2 mesure le double, et ainsi de
suite. Entre ces valeurs modulaires entières, Fabien Vienne intègre des mesures
intermédiaires, qu’il qualifie de « mesure Ø ». Celle-ci correspond tantôt à une couverture
pliée, tantôt à deux chemises ou deux assiettes. La modulation est pensée comme
l’articulation des dimensions d’usages (Ø) et de celles inhérentes à une production en série
des éléments (Module X). Soixante éléments de série autorisent ainsi vingt dimensions de
meubles, avec chaque fois des variations possibles d’organisation intérieure (placard, tiroir,
etc.). Il existe donc un lien direct entre dimension et usage, que l’architecte explicite,
désireux de faire comprendre sa logique conceptuelle à son lectorat :

« Les dimensions en largeur sont données par la combinaison de deux modules : le


module 1 correspondant à la largeur d’une chemise, deux torchons, deux mouchoirs,
un plat ou deux bols. Le module Ø à la largeur d’une couverture pliée, deux chemises
ou deux assiettes […] Les dimensions en hauteur sont réglées sur un module de 15
cm »46.

À travers ces articles, Fabien Vienne se positionne par ailleurs sur l’importance d’une
association entre constructeur et concepteur dès les premiers pas de la création du projet,
cela dans le but d’être « associés totalement dans la réalisation et dans le résultat
économique de leur œuvre commune »47. Un terme aussi fort que celui d’œuvre commune,
associé à une prise en compte de la composante économique du projet, semblent déjà en
dire beaucoup de sa posture de concepteur, rationnelle et rigoureuse. Il revient également
sur les critiques faites à l’égard de la machine, accusée « d’asservir l’exécutant dans une
course infernale au profit ». Selon lui, à l’inverse, le gain de temps que permet la machine
libèrerait l’homme qui produit ces objets au bénéfice d’activités plus personnelles et
artistiques, « qui n’ont plus alors d’objectif commercial ». Le propos n’est pas celui d’une
industrie aliénante, mais celui d’une industrie envisagée comme un moyen de concilier
efficience et créativité. Aussi, bien qu’il ne s’agisse pas de l’échelle architecturale, il nous
parait essentiel de revenir sur cette partie de la carrière de Fabien Vienne, pour y lire les
prémices de ses futurs positionnements pour un habitat sériel et varié, économique et
qualitatif. Nous pensons que cet épisode particulier lui aurait permis de s’approprier à la
trame, et plus encore d’en éprouver les potentialités modulaires, dimensionnelles,
constructives et industrielles. Si l’architecte pense ici un mobilier économique en série, c’est
pour pouvoir répondre aux conditions sociétales de l’époque, celle « du machinisme et du
faible pouvoir d’achat »48. Cet article, rédigé alors que Fabien Vienne n’a que vingt-trois
ans, nous éclaire sur les orientations idéologiques (pour ne pas dire politiques) du jeune
concepteur :

« Le travail des créateurs d’aujourd’hui est d’adapter, de faire pénétrer dans toutes les
classes sociales les fruits des recherches de ces dernières années (qui jusqu’à présent
ont surtout laissé des prototypes réservés à une élite) en utilisant les matériaux
“présents”, nouveaux ou traditionnels »49.

45 « Au Salon d’automne : Études pour un mobilier de rangement et sa modulation », Le Décor d’Aujourd’hui, n°46,
1948, p. 54.
46 Ibid.
47 VIENNE, Fabien, « Les jeunes à la tribune ! Quelques principes », Le Décor d’Aujourd’hui, n°46, 1948, p. 49.
48 Ibid., p. 48.
49 Ibid.

256
Nous comprenons qu’il s’agit pour l’architecte de permettre à l’ensemble de la population
– toutes classes confondues – d’accéder à un mobilier qui serait le fruit des réflexions les
plus récentes dans le milieu du design, grâce à une sérialisation autorisant une économie de
production des éléments.
Qualifié d’économique par le comité de rédaction de la revue, qui décrit cette proposition
comme « une étude de mobilier réalisé dans des conditions exceptionnelles de bon
marché », cette gamme de mobilier comprend, par exemple, une armoire à 9100 francs et
un bahut pour le prix de 7500 francs50. (6.5) À travers ces articles, nous retrouvons déjà des
éléments de discours de Fabien Vienne qui réapparaitront plus tard à propos de la
production du logement individuel. En un certain sens, nous pouvons dire que la
production de mobilier économique, en bois, dont les éléments sont fabriqués en série et
assemblés, sont pour l’architecte une première prise en main des dynamiques qui lui
tiendront à cœur dans le cadre d’une production architecturale : sérialité, économie,
modularité, qualité. À titre d’exemple, nous pouvons noter que ces éléments de mobilier
sont démontables, et cela pour trois raisons principales : faciliter le stockage, le transport
ainsi que le nettoyage. Les deux premiers enjeux se trouveront clairement associés à
l’architecture préfabriquée qu’il propose avec le système EXN. Il en est de même sur la
question de l’évolutivité des éléments fabriqués, si bien qu’à la lecture de la description de
cette gamme de mobilier on croirait lire celle des possibilités du système EXN :

« Du mobilier formé d’éléments, ce qui permet une unité de fabrication pour une
grande variété d’aménagements par la combinaison d’éléments, la possibilité pour
l’usager d’acquérir de nouveaux éléments pour parfaire son installation, etc… »51.

En définitive, les principes essentiels de sa conception architecturale se lisent déjà dans sa


manière d’aborder la conception du mobilier. Cette rapide analyse démontre, selon nous, à
quel point, d’une part, Fabien Vienne fait d’ores et déjà preuve d’une ligne de conduite dans
sa conception, et d’autre part, dans quelles mesures cette expérience de la menuiserie
influence sa façon de penser et de faire l’architecture. Précisons enfin qu’un autre article,
intitulé « Mobilier économique »52 a été publié par cette même revue deux années
auparavant. Si nous n’avons pu avoir accès à ce document, le titre semble revendiquer une
partie des enjeux que nous venons de mentionner, et plus spécifiquement la possibilité pour
chacun de prétendre à un mobilier moderne et accessible.
Un autre élément éclairant vis-à-vis de l’importance conceptuelle de ces recherches dans le
parcours de l’architecte, correspond à leur mention récurrente dans la fiche Systèmes que
Fabien Vienne établit à la fin de sa carrière (2008). Ce document, destiné à présenter
l’ensemble des systèmes constructifs et modulaires qu’il a conçus mis en œuvre au cours de
sa carrière conceptuelle, croise architecture, jeux, mobilier, détails d’assemblage etc. Le
Mobilier économique (1946) et le Mobilier Rochebrune (1948) y apparaissent, mobilisant
tous deux un principe d’angles tournants symétriques. (6.6) Plus spécialement, cette fiche
nous renseigne sur l’usage que fait l’architecte des tracés régulateurs et du nombre d’or pour
concevoir le mobilier Rochebrune. À l’exception de ce projet de mobilier et de celui du
clocher de la Mairie de Saint-Paul (La Réunion, 1951), Fabien Vienne restera plus de trente
ans sans faire appel à ces harmoniques dimensionnels, et y reviendra seulement par le biais
des jeux de construction. À ce titre, nous comprenons que Fabien Vienne ne mobilise

50 « Au Salon d’automne : Études pour un mobilier de rangement et sa modulation », op. cit., p. 53.
51 VIENNE, Fabien, « Les jeunes à la tribune ! Quelques principes », op. cit., p. 48.
52 « Mobilier économique », Le Décor d’Aujourd’hui, n°36, 1946, p. 28.

257
jamais – ou quasi – le nombre d’or dans le cadre de la conception architecturale, malgré
l’attrait qu’il semblait y porter aux prémices de sa pratique. Son goût pour la géométrie,
ainsi que sa passion pour les rapports harmoniques que manipule Jean Bossu, lui vaudront
en effet de se voir confier tout ce qui relève des tracés régulateurs au sein de l’agence53.
Toutefois, si le Modulor est vocabulaire courant à l’agence Bossu, Fabien Vienne est
rapidement déçu de son imperfection industrielle (cf. chapitre 3). S’appuyant sur des
mesures non applicables à la production d’éléments préfabriqués en ateliers, le Modulor
serait en réalité inadapté, selon lui, à une production sérielle de l’architecture. À ces mesures,
qu’il juge quelque peu abstraites, l’architecte préfère le module unique de 12cm, qui
convient à chacun des objets usuels du quotidien, notamment ceux que l’on range dans les
éléments de mobilier (chemises, cravates, disques, etc.). Le module de 12cm lui permet
alors de relier les objets du logis à son mobilier, et plus largement à ses espaces intérieurs.

« Je suis tombé sur 12, 24, 36, 60. Il y avait des tas de rapports. Toute l’industrie du
panneau, du meuble tournait autour de 120 comme dimension standard, donc c’était
important. Je n’ai jamais perdu de vue tous les aspects de découpage, de fabrication,
donc je me suis bloqué, j’ai construit toute l’histoire de la COX sur ce fameux module
de 12, avec un préférentiel 24, 36, 60 »54.

Nous mesurons à quel point le jeune architecte, encore en apprentissage, s’attache à mettre
en lien le choix des dimensionnements, issus d’une trame réglée selon un pas de 12cm, avec
les enjeux de construction et production en série des pièces. Aussi, malgré l’estime qu’il
porte aux recherches de Le Corbusier et de Jean Bossu, Fabien Vienne n’hésite pas à
réinterroger leur héritage de la modulation pour penser l’espace en prise avec une réalité
constructive et économique. Cette analyse l’encourage à concevoir un certain nombre
d’éléments mobiliers55 sur le principe du module de 12cm, devenu une première constante
de son travail de conception. L’enjeu d’un pas unique est, d’une part, celui d’harmoniser
l’ensemble des éléments qui entrent en jeu à l’échelle domestique (objets, mobilier,
panneaux, etc.) et, d’autre part, de faciliter la production industrielle de ces éléments. Les
avantages sont esthétiques et économiques. D’autre part, nous supposons que ce mobilier,
vendu sur catalogue, séduit d’autant plus le public que sa modulation permet une
harmonisation des différentes gammes tout en laissant exister certaines spécificités de
matériaux (bois, mousse, tubes PVC), de volumes ou de coloris. À travers l’étude et la
production de mobilier, nous retrouvons à nouveau trois des enjeux que l’architecte
développe dans le cadre de la conception architecturale : une harmonie des mesures de
l’ensemble, une production industrielle et économique des éléments et une variabilité des
solutions permises. À la différence qu’il a dorénavant trouvé un pas de trame qui le satisfait
dans l’ensemble des usages, des combinaisons et des échelles du mobilier, à partir d’un
nombre qu’il jugera, avec le recul, comme quasi mystique56.
Aussi, lorsque l’architecte inscrit dans une même démarche – celle des systèmes
constructifs – la création de stands d’exposition et celle de meubles, nous trouvons des
connivences avec le discours que tient Jean Prouvé lorsqu’il défend que la conception d’un
meuble et celle d’une maison relèvent de la même logique. Et si les deux prochaines parties
de cette thèse démontrent que la trame, en tant qu’outil conceptuel, est le support d’une
large variété de programmes, de la ville aux jeux, en passant par la maison, ce chapitre a
pour enjeu de faire la lumière sur le rôle décisif du programme du mobilier dans la

53 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, op. cit.


54 Ibid.
55 Meubles adhésifs (1967), STRAM (1970), COXIM (1970), Tout Mousse (1970), Moussflor (1972), AM 75 (1974).
56 Echanges informels avec l’auteure, octobre 2015.

258
construction de l’approche de l’architecte. Point d’entrée dans la modularité, le mobilier lui
permet d’aborder nombre de problématiques et attitudes de projet qu’il mettra à l’épreuve
à l’échelle de l’édifice.
La chronologie de la production de mobilier de l’architecte nous renseigne sur le fait qu’il
imagine, dans un premier temps, le projet de mobilier économique (1946), les meubles pour
Rochebrune deux ans plus tard, et près de vingt ans plus tard (1967), la gamme de meubles
adhésifs. En analysant la fiche Systèmes, nous remarquons que Fabien Vienne mobilise, pour
ces trois propositions, un procédé d’assemblage d’angles tournants, dont il fait usage
exclusivement pour penser le mobilier. À partir des années 1960, l’architecte utilise un
même principe d’assemblage utile à la réalisation de mobilier comme de projets
d’architecture. C’est le cas des montants sur vérins et poutres moisées, communs aux
modules d’habitation du système Trigone (1966-71), du mobilier EXN, des meubles de
l’agence SOAA à Véro-Dodat (1978-1980) ; ou encore de son principe d’équerres, employé
pour Trigone (1969) et pour la gamme Coxim (1970). (6.7) Cette période marque également
le moment où l’architecte s’éloigne du nombre d’or pour s’approcher d’une modulation
basée sur la trame, et plus spécialement sur la trame carrée. Celle-ci devient l’un de ses outils
de conception privilégiés, dont il fait usage régulièrement, tout au long de sa carrière, en
particulier à partir de l’expérience Trigone qui débute en 196057. De ce constat, nait
l’hypothèse selon laquelle la création du procédé Trigone serait initiatrice, chez Fabien
Vienne, d’une pensée commune des modes d’assemblage, à l’échelle du meuble comme de
l’édifice. En extrapolant cette réflexion, nous en venons à penser qu’il commence, à partir
de ce moment, à appréhender la fabrique spatiale (quasi)indifféremment du programme.
En tout cas qu’il intègre un système référentiel de modulation et d’assemblage qui lui
permet de jongler entre les programmes et les échelles. Cette dynamique initierait une
approche conceptuelle reliant un usage de la trame et une pensée constructive de
l’assemblage, à la manière d’un système constructif universel, indépendant des données
programmatiques. En d’autres termes, plus l’outil de composition serait universalisant –
passage du nombre d’or à une modulation de 12cm sur la base de la suite de Fibonacci,
puis à la trame carrée et enfin aux réseaux – plus le mode d’assemblage serait mobilisable
sur un nombre élargi de programmes (mobilier, habitat, équipement, stand). La trame
jouirait d’une ouverture et d’un pouvoir transcalaire dont l’architecte s’emparerait dès ces
premières expériences constructives, et qu’il mettra en réalité constamment à l’épreuve
(cf. chapitre 12). La fiche « Systèmes » montre ainsi que l’architecte use de la série de
Fibonacci, basée sur un module de 12cm, pour la conception du système Trigone 192
(1960), celle du mobilier de la gamme Coxim (1970) et plus tard celle du mobilier exposé
au Salon des Arts Ménagers en 1974. Ces réseaux tramés lui servent aussi bien pour
composer le mobilier que les systèmes constructifs du logement individuel.
En définitive, les années 1960 cristallise une période à laquelle Fabien Vienne se met à relier
systèmes modulaires et constructifs, d’abord à partir du système Trigone, puis du système
EXN. Parallèlement, il est intéressant de remarquer que seuls ces deux systèmes figurent
dans le document de synthèse « Systèmes » avec le statut programmatique de mobilier et
celui d’habitat. À ce titre, si dans le cas du mobilier réalisé pour Rochebrune, les principes
de composition et d’assemblage des éléments semblent relativement autonomes, le lien
entre ces composantes du projet parait de plus en plus évident au fil des années. En regard
de ces premières analyses, le système Trigone apparait comme un projet charnière dans la
carrière de l’architecte, et surtout dans l’évolution de son usage de la trame dans son

57La trame carrée est mobilisée par l’architecte entre 1958 et 1999, pour de nombreux programmes variés, et seul le
projet du Stand Serca précède Trigone dans l’emploi de cette modulation tramée carrée.

259
conceptuel (cf. chapitre 7). Ces éléments nous amènent à penser que Fabien Vienne
explore, dans un premier temps, la connexité entre composition et construction par le biais
du mobilier, avant de l’appliquer à l’architecture. Le mobilier, banc d’essai du concepteur,
devient une expérience de la conception modulaire et de la construction bois déterminante
vis-à-vis de son usage de la trame. De ces expériences, l’architecte retient un enseignement
qu’il qualifie comme « le début de tout un développement des systèmes »58, faisant partie
intégrante de la chaîne conceptuelle qu’il dessine au fil des années. La gamme COX en est
l’un des exemples, avec des éléments que le concepteur qualifie de systèmes – et non de
modèles – qu’il s’agisse des étagères, tables ou armoires, ou encore de la moquette dont le
motif est composable au choix et « transformables à volonté »59. Le système Tapia, régi par
une unique trame de 12cm, rend ainsi possible des compositions variées et harmonisées,
tels « d’authentiques tableaux de sol ». (6.8)
Cet apprentissage ne se réduit pas à une approche globale de la conception, sensibilisant
également Fabien Vienne sur des problématiques spécifiques qui demeureront des axes de
réflexion essentiels dans le cadre de ses propositions architecturales. Sa tentative décevante
pour les meubles adhésifs (1967) l’engage ainsi à interroger deux enjeux : la capacité du
concepteur à estimer le prix de vente de son produit et à s’appuyer sur l’ouverture d’un
système (modulaire et/ou constructif) tout en garantissant l’adhésion de sa clientèle :

« C’est là où on apprend beaucoup d’ailleurs, avec ce genre d’échec. J’ai compris que
ça ne servait à rien de présenter des systèmes où les gens n’étaient pas du tout mûrs
pour comprendre quoi que ce soit. Les gens quand ils voient qu’ils achètent les choses,
ils se disent je vois ce petit meuble là je veux ce petit meuble là. Ils s’en foutent pas
mal de la manière dont s’est fait, si ça va se monter, c’est ça qui est formidable. Ils
voulaient tel meuble, c’était “combien coute ça ?”. Et dans ce contexte là on n’était
pas tellement foutus de le dire, on pouvait mais ce n’était pas le but. Les gens ne
savent pas ce que c’est, parce qu’on ne les a pas formés, on ne leur a pas appris. Ils
ne savent acheter que des objets finis, qu’on leur met sous le nez et puis c’est tout. Ils
ne peuvent pas imaginer quoi que ce soit »60.

L’architecte identifie ici la limite entre une conception systémique ouverte et la réception
de l’objet fini, censé séduire le public. Quelques années plus tard, dans le cadre du
développement du système EXN, il semble qu’il tire leçon de cet échec : bien que le système
repose sur l’assemblage d’éléments distincts, les concepteurs doivent être en mesure de
communiquer à leur clientèle un visuel du produit qu’il est possible de réaliser, ainsi que
son coût. À cet effet, Maurice Tomi, Fabien Vienne et la SOAA diffuseront des catalogues
montrant aux usagers les multiples possibilités permises par le système (maisons de plain-
pied, à étages, dans la pente, à toiture pentue, etc.), systématiquement affichées en regard
des prix réels de ces propositions (cf. chapitre 8).
Si Fabien Vienne développe différents modèles de mobilier au cours de sa carrière, il retient
plus particulièrement celui conçu dans le cadre du système EXN. Le considérant comme
le meilleur de tous61, ce dernier est pourtant arrêté à l’état de prototype62. Pourquoi donc
une telle considération pour cette proposition ? D’après l’architecte, le mobilier EXN
reprend tous les principes qu’il a tenté de mettre en place jusqu’alors, dans le cadre de la
production de meubles comme d’éléments bâtis. Comme le souligne Xavier Dousson, le

58 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, op. cit.


59 Plaquette COX, fabienvienne.com, http://www.fabienvienne.com/2/pdf/COX_FV.pdf, consulté le 16 juin 2020.
60 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, op. cit.
61 Ibid.
62 Seule la maison de Maurice Tomi à La Réunion serait équipée avec le mobilier EXN d’après les propos de Fabien

Vienne.

260
mobilier EXN se base sur des principes de systèmes, de combinatoire et d’économie que
l’on retrouve communément dans ses projets de logements. Reprochant au mobilier qu’il
imagine pour la COX une « sécheresse d’esthétique », l’architecte tenterait, avec le mobilier
EXN, d’humaniser cette production, notamment par l’usage du matériau bois. À ce titre, il
serait intéressant de se demander dans quelle mesure le matériau bois aurait pu constituer
un facteur “humanisant” de l’architecture préfabriquée proposée en DOM-TOM comme
en métropole, et comment cela aurait pu jouer sur sa réception. Au-delà des avantages
techniques et économiques recherchés, il semble évident que l’architecte se soucie des
conditions de réception des dispositifs qu’il veut mettre en place. Au vu de ces analyses,
nous pouvons au moins affirmer que la logique de systèmes caractérise la démarche de
Fabien Vienne dès ses expérimentations dans la conception du mobilier. Un autre argument
en faveur de notre hypothèse initiale : le mobilier est une échelle à considérer avec attention
si l’on veut saisir l’appropriation et l’exploration que fait l’architecte de l’outil de la trame,
mis à l’épreuve pour la première fois ici.
Fabien Vienne aurait, en définitive, le plus souvent pensé ses systèmes par le vide, c’est-à-
dire par le nœud. Vide par définition, puisque n’appartenant « à personne », le nœud entre
deux éléments serait, toujours selon lui, la condition sine qua non de toute conception de
systèmes. Il lui permet de penser le meuble, mais aussi la charpente tridimensionnelle et
l’architecture de l’habitat. Et s’il teste certains principes d’assemblages par le biais du
mobilier produit par la COX63, c’est surtout à travers EXN qu’il poussera ce raisonnement
à son paroxysme64. En l’encourageant à penser avec précision l’assemblage et la production
en série des éléments, la gestion économique du projet et les usages (avec une certaine
poésie), le mobilier lui assure de mettre à l’épreuve, à échelle réduite, les principes
modulaires et constructifs qu’il appliquera à l’architecture, et répondant aux logiques de la
trame.
Une autre logique que Fabien Vienne applique dans le cadre de la conception du mobilier
comme de l’édifice repose sur le fait que les principes d’un projet alimentent nécessairement
le suivant. À titre d’exemple, la gamme COX reprend certains principes du mobilier imaginé
pour Rochebrune dès les années 1960. Les photographies de l’époque nous permettent de
remarquer que la travée standard des modules de mobilier COX est basée sur les
dimensions relatives à la largeur d’une veste. Un détail commun aux deux séries. D’autre
part, l’ensemble de la gamme répond à une unique trame qui régit les dimensionnements
des étagères comme des éléments de canapés en mousse, ou encore le carroyage de la
moquette imaginée pour l’occasion. L’intitulé de la plaquette présentant la gamme COX
annonce par ailleurs une tendance chère à Fabien Vienne, notamment dans ses projets de
logements : « COX = l’autoaménagement ». (6.9) Un auto-aménagement décrit comme « le
refuge de la plus authentique liberté pour la femme, l’homme, les enfants ». Les différentes
propositions de systèmes d’ameublement régi et diffusé par la COX65 reposent alors sur un
unique principe :

« Des sous-ensembles s’alliant entre eux pour former des ensembles participant à
l’édification d’une unité d’aménagement unique à chaque utilisateur. Cela donne, pour
le moment, cinq systèmes66 et une quarantaine de pièces de base avec lesquelles on

63 Nous pensons ici au mobilier du système COXIM, produit dans le cadre du Salon des Arts Ménagers en 1974, soit
la même année que le dépôt du brevet du système EXN. Les deux projets ont donc potentiellement pu s’alimenter
mutuellement.
64 Fabien Vienne évoque ici le principe de tablettes à rebords.
65 Société située au 25 avenue de la Libération, à Lunéville.
66 Système Coxim, système Toumouss, système Podules, systèmes Tapia, Gamme TT.

261
peut toujours faire naitre, de manière simple, les éléments satisfaisant aux impératifs
précités ; suivent les besoins et les envies sans qu’il n’y ait jamais désharmonie »67.

Ces éléments de mobilier, modulés selon un pas de 12cm, « rayonnent de souplesse et


s’accommodent (ils provoquent aussi) de toutes les transformations imposées par
l’imagination ou les nécessités : redécoupage d’une pièce, déménagement, etc… ». Dans le
cadre de ses explorations pour la COX, Fabien Vienne aborde l’évolutivité et la
transformabilité des espaces domestiques. En partant d’un module unique, dénommé
« élément départ » et défini comme la règle à suivre, l’architecte propose un large panel de
compositions possibles pour meubler son intérieur. En 1975, l’architecte développe un
principe de mobilier qui prolonge ces raisonnements, pour la mise en place d’un stand
Permali au Salon Batimat, présenté avec des assemblages dits évolutifs, et produits à partir
de la gamme Coxim68. À la lecture des photographies de maquettes et des croquis
d’esquisse, la trame qui sous-tend les volumes créés par les éléments de mobilier est
parfaitement lisible. L’harmonisation des dimensions se fait alors selon des modules
systématiquement inscrits dans un rapport de proportions précisément composé. Cette
même année, Fabien Vienne recevra le prix René Gabriel du Salon International des Arts
Ménagers, qui récompense « le décorateur ayant créé le meilleur modèle de meuble ou
d’ensemble mobilier destiné à une fabrication industrielle »69. Les œuvres sélectionnées
pour ce prix doivent être « nouvelles [et] remplissant pleinement les fonctions utilitaires
auxquelles elles sont destinées, et réalisables industriellement en série. Outre la valeur
esthétique, il sera tenu compte de la matière employée ainsi que de la fabrication »70.
Fonctionnalité, industrialisation, esthétique : trois défis avec lesquels le concepteur jouera
pour penser un logement économique et de qualité, aidé des potentialités de la trame.
Au cours de ses échanges avec Xavier Dousson, Fabien Vienne revient sur la difficulté de
concevoir un assemblage relativement complexe, donc ouvert, dans la production d’une
structure qui se veut économique (qu’il s’agisse d’un édifice ou d’un élément de mobilier).
Si la dépense intellectuelle et financière se concentre essentiellement sur la conception de
ce nœud de liaison, clé de réflexion de l’architecte pour des structures modulables et
évolutives, le reste des éléments doit être aussi simple que possible. Le système EXN
s’inscrit pleinement dans cette logique : à partir d’un nombre réduit de composants de base,
autoriser une multitude de configurations spatiales. L’acronyme du système est en la
démonstration : « X Éléments permettant N combinaisons ». En ce sens, l’architecte fait
constamment le lien entre les projets d’architecture qu’il développe au fil de sa carrière,
mais aussi entre les différents programmes, échelles et univers. À titre d’exemple, il relie
une proposition de table triangulée, dont les pieds se croisent sans vis ni colle, et le procédé
Trigone. Dans les deux cas, la triangulation permettrait une économie substantielle de
matière. Le mobilier représenterait ainsi, d’après nos analyses, une véritable mise à l’épreuve
des premiers principes conceptuels de l’architecte, autour de composantes majeures de son
approche, telles que la géométrie, l’économie, l’assemblage, l’industrialisation, la
modulation, la combinatoire. L’outil de la trame constitue le socle de ces différentes
dynamiques en ce qu’elle accompagne l’architecte dans le dimensionnement des éléments,
l’harmonisation entre les parties et le tout, l’invention des configurations possibles,

67 Plaquette COX, fabienvienne.com, http://www.fabienvienne.com/2/pdf/COX_FV.pdf, consulté le 16 juin 2020


à 15h42.
68 Projet visiblement non réalisé.
69 Article 4 du règlement du Salon International des Arts Ménagers pour le prix René Gabriel, Fond Vienne, Fabien

(1925-2016) et agence SOAA, 434 ifa, Carton Armic 40, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle (Paris).
70 Article 5 du règlement du Salon International des Arts Ménagers pour le prix René Gabriel, op. cit.

262
l’expérimentation constructive. Autant de dynamiques du processus conceptuel pour
lesquels la trame se révèle, potentiellement, une aide.

« Construisant conjointement des immeubles et du mobilier, j’ai en effet rapidement


compris que réussir une chaise, par exemple, était aussi complexe que composer une
charpente »71.

Dans la préface de l’ouvrage Mobilier Puzzle, Jean Prouvé décrit l’expérience qu’il partage
avec les auteurs comme « la confirmation d’une réussite due à l’association de l’esprit et des
mains », et rappelle l’importance d’associer systématiquement la réalisation à la conception.
Le prototypage en ateliers, les tests sur les matériaux et les assemblages, sont autant de
principes que reprennent les architectes étudiés ici, dans le cadre de la création de systèmes
constructifs bois. À ce titre, la forte connexité entre conception et réalisation représente un
dénominateur commun entre mobilier et maison industrialisée. Dans leur démonstration,
les auteurs de l’ouvrage reviennent sur l’efficience de la suite de Fibonacci
(comparativement au Modulor) dont « l’exactitude mathématique »72 est plus favorable à la
production rationalisée d’un objet. Ce constat fait sensiblement écho à l’analyse que Fabien
Vienne dresse, lui aussi, au sujet du Modulor. Le mobilier, par son échelle encore plus
réduite que celle de la maison, encouragerait un passage rapide à la réalisation, se traduisant
par une mise à l’épreuve immédiate des solutions envisagées. De cette expérience, les
architectes auraient acquis le réflexe de l’expérimentation constructive, à fortiori pour
concevoir l’architecture. C’est l’hypothèse que nous émettons en regard de notre corpus
d’étude, et que nous rattachons à l’analyse de Jean-Pierre Levasseur :

« D’abord s’intéresser au jeu des lignes et des formes. Mais très vite, acquérir un sens
de la stabilité des choses. Et pour cela, ne pas avoir peur d’aborder les expériences de
construction les plus contradictoires, même en dehors du mobilier. Et c’est avec ce
bagage que vous pourrez, de façon positive, passer à la réalisation de toutes les idées
qui vous passent par la tête »73.

L’ouvrage fait la lumière sur un point que nous n’avons pas abordé jusqu’ici : l’acceptation
de l’erreur. Par définition, l’expérimentation impliquerait la possibilité de ne pas parvenir
au résultat escompté dès la première tentative. Plus qu’un échec, il s’agirait d’envisager ce
processus comme la possibilité de nourrir chaque projet des enseignements des précédents.
Dès lors, nous nous demandons dans quelle mesure cette logique encouragerait un
processus conceptuel plus ouvert, plus prospectif ? C’est aussi sur ce point que nous lisons
un potentiel lien entre architecture et mobilier : aborder la construction comme une
exploration ludique, qui permettrait à l’architecte d’aller au-delà de ses premières idées. En
admettant que cette posture de recherche conceptuelle devienne une habitude de
l’architecte lorsqu’il est amené à concevoir du mobilier ou une embarcation, il est
vraisemblable que celui-ci l’envisage naturellement dans le cas de la production
architecturale. Au-delà de les aider dans leur maitrise de la modularité et de la trame, ces
expériences auraient sensibilisé les architectes à la richesse qui réside dans le tâtonnement.
Dans quelle mesure la trame pourrait-elle alors constituer un socle commun à de telles
dynamiques : domesticité du logement, process conceptuel intégrant le meilleur des
solutions précédentes, réalité d’usage et de mise en œuvre de l’architecture ? Selon Jean

71 PROUVE, Jean, « Préface », in LEVASSEUR, Jean-Pierre, PLANCHENAULT, Gérard et SCHNEEGANS, Guy,


Mobilier Puzzle, Dessain et Tolra, Paris, 1984, p. 6.
72 Ibid., p. 101.
73 Ibid., p. 133.

263
Prouvé, pour le mobilier comme pour l’architecture, il s’agirait d’avoir recours aux mêmes
matériaux de construction, et surtout d’établir les mêmes règles de conception :

« De 1924 à 1950, tous les nombreux meubles que je fabriquai découlent


immuablement des mêmes principes. Un meuble ne se compose pas sur une planche
à dessin. Je considère comme indispensable de l’ébaucher dès qu’il est pensé, de
l’éprouver, de le corriger, de le faire juger, puis, s’il est valable, d’en préciser alors
seulement tous les détails par des dessins très stricts […] Il n’y a pas de différence
entre la construction d’un meuble et d’une maison »74.

Il y aurait donc, pour le concepteur, un véritable enjeu à penser des principes communs
d’un projet de mobilier à un autre, d’une maison à une autre, mais également de l’une à
l’autre de ces échelles. Par ces expériences, Fabien Vienne et Pierre Lajus auraient installé
les premiers jalons d’une ligne conceptuelle cohérente, et auraient fait évoluer leur process
de projet architectural : connaissance des matériaux, création d’assemblages, prototypage,
maitrise géométrique, etc. Dans le cas de Jean Prouvé en tout cas, les meubles « révèlent le
plaisir de l’expérimentation […] À travers la réalisation de ce mobilier se met en place une
problématique constructive […] qui s’articule autour du principe de structure, de la
définition de profils adaptés, de la notion d’assemblage »75. Plus largement, le mobilier
entretient un lien conceptuel direct avec les projets d’architecture (maisons, écoles, etc.),
notamment à travers les systèmes constructifs étudiés et mobilisés pour cela. In fine, il existe
« un lien direct entre les solutions structurelles des meubles et celles des habitations, les
unes renvoient aux autres »76.
La proposition du mobilier adhésif occupe un statut spécifique en ce qu’elle incarne peut-
être l’une des gammes les plus abouties (codification, pensée tridimensionnelle, auto-
montage). Le brevet de ces « volumes de rangement »77 en précise les principes phares que
sont, entre autres, la modulation dimensionnelle des casiers ainsi que le mode d’assemblage
des panneaux. Deux enjeux sur lesquels nous nous sommes attardée précédemment, et qui
font tous deux appel à un tramage précis, qu’il serve à dimensionner et gérer la modulation
des panneaux de mobilier ou à anticiper leurs points d’assemblage. Les dimensions des
casiers sont alors définies selon deux principes : d’une part, selon des rapports numériques
autorisant des « combinaisons harmoniques », d’autre part, en fonction des mesures
standards des objets usuels du quotidien, et finement relevés par l’architecte, comme à son
habitude. Toute cette modulation se fait selon un unique module M, compris entre neuf et
quinze centimètres, et fonctionnant ensuite par paliers, de 2M, 5M, etc. Établissant une
correspondance entre le nombre de modules et les objets usuels qui s’y rattachent, il s’agit
de proposer une sorte de catalogue dimensionnel codé. À l’aide de petits schémas, le lecteur
comprend aisément, et de façon ludique, que les petits objets, tels que les livres, ont une
équivalence de 2M (18cm), que les objets moyens, tels que les assiettes, bouteilles ou
vinyles, correspondent à 3M (30 à 33cm), et que les éléments plus encombrants comme les
vêtements, nécessiteraient 5M (40 à 50cm). (6.10) Une fois cette modulation établie,
l’architecte définit six dimensionnements de panneaux, correspondant à 2M x 2M ; 2M x
3M ; 3M x 3M ; 2M x 5M ; 3M x 5M ; 5M x 5M. Le reste repose sur des panneaux dont les

74 PROUVE, Jean, in HUBER, Benedikt, STEINEGGER, Jean-Claude, op. cit., p. 142.


75 ARCHIERI, Jean-François, LEVASSEUR, Jean-Pierre, Prouvé : Cours du CNAM 1957-1970. Essai de reconstitution
du cours à partir des archives Jean Prouvé, Mardaga, Liège, 1990, p. 166.
76 Ibid., p. 166.
77 Brevet n°69.11250, déposé le 11 avril 1969, et délivré officiellement le 25 octobre 1971, avec comme déposant

Fabien Vienne, et comme mandataire le Cabinet Beau de Loménie (Paris), conservé dans les archives personnelles
de l’architecte, et mis en ligne (http://www.fabienvienne.com/2/pdf/meubles_adhesifs_brevet_FV.pdf, consulté le
22 juin 2020 à 9h53).

264
dimensions dépassent 5M, et que l’architecte laisse au choix de chacun. Ces panneaux sont
qualifiés comme suit : 2M x Ø ; 3M x Ø ; 5M x Ø ; et enfin Ø x Ø. De ces six panneaux
ne découlent pas moins de dix-huit possibilités volumiques de casiers. La représentation
axonométrique de ces volumes dans le brevet donne une parfaite lisibilité de la
combinatoire et de l’harmonisation qui en est faite, l’une et l’autre déterminées par une
trame qui fonctionne en plan comme en hauteur selon un unique module M. (6.11) Les
dimensions réelles des panneaux correspondent à ce que Fabien Vienne nomme les
« dimensions théoriques (Modules) », auxquelles on soustrait l’épaisseur des panneaux, qui
est toujours la même. Cette unicité permet à chaque panneau de pouvoir être à la fois une
paroi latérale du casier, mais aussi une porte. « Les panneaux sont disposés en “tournant”,
de manière identique, suivant les trois plans du parallélépipède »78, leur permettant de
pouvoir être disposés et assemblés indifféremment dans l’espace. Cette logique fait écho à
l’usage de la trame carrée, que l’architecte décrit comme la plus profitable à une
industrialisation de la construction, autorisant une gestion de dimensionnements identiques
dans toutes les dimensions de l’espace. Le choix du mode d’assemblage – ruban adhésif –
a alors une incidence directe sur le dimensionnement unique des panneaux, donc sur la
validité absolue d’une unique trame et sur la production industrielle de ces éléments. En
effet, cette règle permet la fabrication de panneaux tous identiques, évitant la production
de panneaux plus grands que les autres, censés rattraper les décalages des épaisseurs. (6.12)
« L’intérêt d’un tel mode d’assemblage réduit considérablement la gamme des panneaux »,
permettant de réaliser des économies et d’assurer une cohérence de production et
d’esthétique.
Ce principe de mobilier va encore plus loin que les autres propositions imaginées par
l’architecte, puisqu’il y expérimente l’auto-construction – ou plutôt l’auto-montage –
complète par l’usager. Ce dernier se voit confier un kit comprenant cinq panneaux-parois,
un panneau-porte, de l’adhésif double-face déjà positionné sur les tranches des panneaux-
parois, un ruban adhésif une-face et un scalpel. Il n’est plus seulement question pour Fabien
Vienne de s’essayer à la conception et à la production du mobilier, mais également de penser
l’assemblage par l’acheteur. L’expérience du faire est rendue accessible à l’usager, et non
exclusivement au concepteur. Parallèlement, l’usage d’un jeu de construction vient
compléter cette démarche. Ainsi, « un jeu de cubes figurant à échelle réduite les différents
modèles de casiers peut être fourni à l’utilisateur pour lui permettre de rechercher en
volume les combinaisons qu’il souhaite obtenir »79. Ce dernier élément semble démontrer
la volonté de Vienne de rendre la construction accessible à tous, économiquement et
intellectuellement, et de la rendre aussi ludique que possible. Dès lors, l’usager peut
pleinement décider des volumes qu’il souhaite créer, et anticiper la réalisation de son
équipement et de son aménagement à l’aide du jeu de construction miniature accompagnant
le kit de base. À la lecture de certaines planches du brevet, répertoriant les différentes
configurations possibles avec le module M, et de la notice de la gamme, apparait une
précision dans l’organisation des éléments graphiques qui rappelle les notices d’une célèbre
marque de mobilier scandinave, aujourd’hui largement plébiscitée par le grand public. Plus
largement, ces éléments descriptifs – graphiques et écrits – trahissent la rigueur du
raisonnement conceptuel de l’architecte pour penser la construction à partir d’éléments
préfabriqués en ateliers et assemblés en place.
Dans un article publié dans France-Soir, et plébiscitant les modèles de mobilier adhésif
développé par la COX, le journaliste précise : « C’est tout bête, me dit l’un des responsables,

78 Brevet du mobilier adhésif, op. cit.


79 Ibid.

265
mais il nous a quand même fallu trois ans pour les mettre au point »80. À travers cette rapide
confession, nous retrouvons une posture adoptée par Fabien Vienne sur l’ensemble de ses
projets, et peut-être plus spécialement en jeu pour le système EXN : prendre le parti d’une
conception longue et minutieuse, pour assurer une simplicité d’assemblage. Il s’agit de
concentrer l’effort intellectuel et la temporalité sur la phase conception, et non pas tant sur
la phase de réalisation, en tout cas de montage. Cette posture, mise à l’épreuve très tôt dans
la carrière du concepteur, nous interroge plus largement sur la production architecturale
elle-même. Dans une période récente où les crises mettent en exergue une urgence des
problèmes posés, et par conséquent celle des réponses à y apporter, il nous semble
intéressant de réenvisager, malgré tout, la pertinence d’une recherche longue, « patiente »
selon Le Corbusier. En effet, les analyses menées dans ce chapitre sur la conception et la
production de mobilier, et sur celles de l’édifice dans les suivants, montrent que le temps
d’affinage d’une solution conceptuelle, modulaire et constructive ici, rend le projet d’autant
plus capable de s’adapter, pour convenir aux changements d’usages, d’espaces, etc. Ces
détours professionnels, comme ici par le biais du mobilier, amorcent en réalité des choix
projectuels et des postures de pratique engagés de la part des architectes étudiés, dont la
pertinence demeure entière à l’heure actuelle. Réenvisager le profit et le bénéfice d’une
solution réfléchie sur le long terme en misant sur sa capacité à devenir rentable et pertinente
dès lors qu’elle entre dans sa phase de production et de montage. Il s’agirait alors d’articuler
(au moins) deux temporalités de projet : une lenteur de conception, nécessitant de multiples
aller-retour, prototypes, etc. ; et une production rapide des composants en série pour un
montage ultra-efficient. Fabien Vienne démontre ici sa capacité à capitaliser le temps de
conception de ses systèmes modulaires et constructifs. Une démonstration qui se fera
également à l’échelle de l’édifice, et sur laquelle nous revenons dans les prochains chapitres
(cf. chapitre 7 et 8). Enfin, si l’usage de l’adhésif reste limité au cas de cette proposition de
mobilier, Fabien Vienne nous confie au cours d’un entretien81 que le tout premier prototype
de Trigone, réalisé en 1960-1961, en carton, était lui-aussi assemblé avec de l’adhésif. Cette
correspondance entre le mode de montage de ces éléments de mobilier et le prototypage
de Trigone montre de quelle manière l’architecte pioche dans différents programmes pour
penser ses projets, les enrichissant mutuellement des trouvailles faites au fil des années.
L’expérimentation du meuble nourrirait, indéniablement, l’expérimentation architecturale.
De cette aventure du mobilier adhésif, nous retenons aussi une volonté chez Fabien Vienne
de ne jamais séparer l’architecture du reste (mobilier, jeux, structures d’exposition), et de
décloisonner vie professionnelle et vie personnelle. La petite histoire des meubles adhésifs
veut ainsi que, lorsque l’architecte emménage dans un petit appartement Rue de Seine à
Paris, au sixième étage, accessible par un escalier en colimaçon étroit, le manque de place
et la difficulté d’accès le poussent à inventer ces meubles que l’on pourrait, de surcroit,
monter la nuit sans déranger ses voisins. Suite à cette expérience personnelle, l’architecte
s’associe à un publiciste nancéen (Bousigué) pour produire et développer ce principe de
mobilier adhésif. L’enjeu est celui de proposer une société de vente de meubles par
correspondance, marquant la naissance de la COX. En définitive, cette expérience sera un
échec commercial, au vu de la difficulté des clients à monter ces meubles eux-mêmes. Avec
le recul, Fabien Vienne estimera que les notices conçues par Bousigué étaient trop
complexes pour le grand public. Rebondissant sur cette occasion manquée, et profitant des
relations de son associé dans le milieu publicitaire, l’architecte mobilise le stock de

80 GUILLEMINOT, Claude, « Des meubles d’avant-garde à coller avec du ruban adhésif », France-Soir (date non
connue), consulté en ligne le 4 mai 2022 [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/meubles_adhesifs_notice_FV.pdf].
81 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).

266
panneaux bois non utilisés pour présenter des éléments de mobilier de la COX à la Biennale
de Milan. Jouissant de cette vitrine internationale, la société rencontre un franc succès,
encourageant Bousigué à racheter une usine polyvalente destinée à fabriquer l’ensemble des
composants utiles à la production de ces gammes d’ameublement. En parallèle de ces
engagements, l’architecte conçoit le système Trigone, et imagine les bungalows en toile
TRICOX (Trigone+COX) avec Bousigué. La porosité des systèmes modulaires et
constructifs entre les solutions d’ameublement et d’architecture est manifeste.
Les meubles adhésifs ont enfin cela en commun avec plusieurs gammes de mobilier
conçues par Fabien Vienne leur recours à la suite de Fibonacci (2, 3, 5, 8, etc.). C’est le cas
des gammes STRAM, COXIM et Tout Mousse, toutes trois développées en 1970. (6.13) Si
les meubles adhésifs répondent à la modulation unique 2M, 3M, 5M, 8M, etc., le mobilier
STRAM développe un niveau de complexité modulaire un peu supérieur, en combinant
des panneaux modulés en largeur (L2, L3, L5, L8) et en hauteur (H2, H3, H5 et H8). L2
correspond à 288mm, L3 à 408mm, L5 à 648mm et L8 à 1m008. À nouveau, la méthode
de dimensionnement des panneaux, reposant sur des modules précisément pensés et
harmonisés, et le nœud d’assemblage occupent une place centrale de la fiche explicative du
mobilier STRAM. L’ensemble des dessins qui y sont présentés détaillent systématiquement
ces deux enjeux. Et si la modulation est unique, déterminée par la suite de Fibonacci,
l’articulation des pièces peut prendre des formes diverses : emboîtements autobloquants,
goujons à collerette, bouton composé multidirectionnel. Une unicité modulaire pour une
diversité technique. La trame autorise ici une harmonisation des dimensions et des
développements volumiques de ces structures, tout en laissant exister différentes solutions
d’assemblages entre les composants. Un équilibre entre unité et variabilité qui, encore une
fois, sera réinterrogé et amélioré au fil des expériences de projets de l’architecte, du mobilier
à l’architecture. L’amusement de l’architecte à rechercher des solutions intelligentes pour
l’ameublement intérieur se retrouve jusque dans la dénomination des projets. Loin d’être
un cas isolé, la gamme de mobilier STRAM trahirait la malice de Fabien Vienne, et son
désir de rendre ses recherches ludiques, sinon accessibles à tous. STRAM serait alors,
d’après nos suppositions, la contraction des termes « stratifié » et « trame ».
Sur les dessins relatifs à ce projet, nous remarquons la présence de percements effectués
sur les panneaux à intervalles strictement réguliers, certainement pour en favoriser la
modulation et la combinatoire, et ainsi encourager la formation de compositions spatiales
variées. (6.14) Ce principe se retrouve dans les portiques EXN, dont les montants sont
doublement percés en partie haute et en partie basse, afin de pouvoir être utilisés selon de
multiples configurations. Le pari y est celui d’une augmentation du travail opéré sur les
éléments industrialisés (plusieurs percements au lieu d’un seul), l’objectif celui de rendre la
pièce polyvalente pour un gain de temps au moment du montage. L’augmentation des coûts
générés par ce double percement serait rentabilisée par la facilité d’usage qui en découle,
avec une logique d’assemblage plus ouverte, plus instinctive, plus efficiente. De la même
manière que pour la gamme COXIM, développée la même année (1970), l’ensemble des
éléments de mobilier est composé sur un pas de 12cm, régissant également les percements
latéraux des panneaux. Avec Coximousse, Fabien Vienne dépasse le raisonnement par
panneaux pour penser les éléments pleins en mousse, destinés à servir d’assises et de
couchage. Il ne s’agit plus uniquement de penser et de produire des surfaces selon un
module unique, mais aussi les volumes. Un enjeu que l’architecte aura à cœur d’explorer
dans sa production, évoluant d’une réflexion de la trame à celle du réseau, et donc d’un
canevas surfacique à un système spatial (cf. chapitre 12). Ici, nous ne pouvons faire
l’impasse sur les gammes de mobilier que certains groupes d’architectes des années 1960-

267
70, qualifiés d’utopistes, ont développé à la même période, trouvant des points de
correspondance avec la production de Vienne. Nous pensons plus spécialement à la Serie
Misura (1969-1972), imaginée par le groupe Superstudio :

« Le stratifié présente sur un fond neutre (blanc ou de couleurs douces) une grille
continue de lignes avec un entraxe de trois centimètres. Le dessin a pour particularité
de se présenter de manière homogène et isotrope sur toute la surface, de sorte qu’il
peut être mis en œuvre suivant les trois principales directions cartésiennes. […] Cela
a lieu en raison d’une volonté précise de réduire au minimum les opérations du design
et d’obtenir avec le moins d’efforts possible le passage de l’information qui leur est
liée »82.

Les concepteurs italiens vont plus loin ici, en faisant figurer une trame homogène comme
motif habillant les différents éléments de mobilier, au-delà d’en faire usage comme principe
structurant. (6.15) Si Fabien Vienne n’a pas recours au motif tramé – c’est-à-dire affiché en
surfaces – pour les meubles qu’il crée, c’est différent pour la moquette qu’il conçoit pour
la COX. Dans ce cas précis, l’architecte calibre un motif carré selon le module (devenu
habituel) de 12cm afin de proposer une gamme de moquette sous le nom de Moussfloor.
Les panneaux de moquette, de 240x240mm, de 240x360mm, de 360x360mm, etc.,
permettent une composition harmonique de dessin des sols, tout en autorisant une large
variété de motifs, laissés à la libre imagination de chacun : tramage écossais, damier, rayures,
dessins réguliers ou organique, etc. Si dans le cas du mobilier, l’assemblage constructif des
pièces était un élément essentiel de la réflexion menée par l’architecte, nous voyons ici que
la trame peut aussi être utilisée à titre esthétique. Stimuler la créativité de l’usager (couleurs,
compositions, figures, dégradés) tout en maitrisant de la manière la plus efficiente la
production et la combinatoire des éléments constitutifs des modèles : un objectif qui relie
mobilier, architecture et même jeux de constructions. À ces enjeux, s’ajoute la question de
l’usage. Pensé comme la combinatoire de dalles prédécoupées, ce dispositif répond à une
modulation qui en facilite l’appropriation (changer de motif dès qu’on le souhaite) et
l’entretien (changer un module lorsqu’il est dégradé et non toute la moquette) par les
usagers. La trame, y est plastique, mais aussi synonyme d’une logique rationnelle garante
d’économie et d’évolutivité.
Enfin, le projet Matabar incarne peut-être la proposition de mobilier la plus polyvalente et
minimale de la production de Fabien Vienne. Conçue en 1973, à la suite des projet cités
précédemment, ce mat extensible sert de support à de multiples accessoires : patères,
cintres, tablettes, paravents ou potences d’éclairage. À partir d’un unique élément, très
simple, l’architecte pense la multiplicité des usages, avec la possibilité de changer dès que
nécessaire les proportions et les fonctionnalités. Le mobilier s’adapte donc aux besoins de
l’utilisateur en toutes circonstances, grâce à une modulation rigoureuse s’appuyant, encore
une fois, sur un pas unique de 12cm. Cette logique, commune aux gammes de mobilier
comme aux projets d’architecture de Fabien Vienne, repose selon lui sur la faculté de « faire
de la variété avec de l’unité et de la répétition »83.
Si nous nous sommes attachée à analyser, dans ce chapitre, la conception du mobilier en
tant que telle, il est intéressant (et assez logique) de remarquer que Fabien Vienne, comme
Pierre Lajus, se sont appliqués, autant que possible, à faire du mobilier une composante
indissociable des projets d’architecture qu’ils ont conçus. Dès que l’occasion se présente,

82 SUPERSTUDIO, La série Misura « M », Tapuscrits, 1969 [consulté en ligne le 09/06/2022, www.frac-


centre.fr/collection-art-architecture/superstudio/la-serie-misura].
83 VIENNE, Fabien, entretien avec Manon Scotto, 24 oct. 2015, domicile de l’architecte (Paris).

268
les architectes pensent les solutions d’ameublement du logement, associant à la conception
de l’habitat celle de son aménagement. Une logique qu’ils partagent avec Jean Prouvé
notamment, concepteur ayant démontré sa capacité à être attentif à l’une comme à l’autre
de ces composantes spatiales du logis. Dans le discours de l’architecte Fabien Vienne, nous
relevons en définitive une double connexité entre mobilier et architecture. En premier lieu,
il s’agirait de penser l’architecture avec le mobilier. Dans une seconde piste d’analyse, il
serait question de penser l’architecture comme le mobilier :

« Pour moi il n’y a pas de différence, une architecture sans mobilier à quoi ça
sert ?! »84.

En réalité, il s’agira dans le prochain chapitre d’interroger la capacité des architectes à


développer une troisième approche du projet, synthétique des deux premières : penser
l’architecture par son mobilier. En effet, au-delà de les confronter à la réalité constructive
du projet, le mobilier alimente également l’approche conceptuelle des architectes en les
aidant à déterminer le module de la trame utile au calibrage des espaces du logement. Ainsi,
dans les pratiques de Fabien Vienne comme de Pierre Lajus, la trame est souvent
déterminée par les mesures des éléments de mobilier. C’est le cas du Trigone 192, ainsi
dénommé du fait de sa modulation de 192cm, correspondant aux 190cm d’un lit, et
complétés par l’épaisseur du panneau bois (2cm) ; ou du chalet de Barèges, dont la trame
se cale aussi sur la longueur standard d’un lit (cf. chapitre 7). Ces analyses nous aident ainsi
à identifier le lien étroit qui existe entre mobilier et détermination de la trame. Dès lors,
l’usage de l’outil de la trame nourrirait la conception du mobilier et, rétroactivement,
l’expérimentation par le mobilier ferait évoluer la maitrise de la trame par l’architecte. Le
programme du mobilier est donc intéressant à plusieurs titres pour les architectes que nous
interrogeons ici : par la dimension constructive qu’il questionne, et par le rôle important
qu’il joue dans le choix des rapports dimensionnels retenus. In fine, l’architecture, pensée de
l’intérieur par le mobilier, deviendrait véritablement la retranscription des usages et besoins
de la famille, condensés dans un espace optimal. Une quête de l’optimisation spatiale qui
semble être un écho aux cellules minimales observées et éprouvées lors de leurs circuits de
jeunesse sur le continent africain. La trame se trouverait donc à l’articulation entre
réminiscences référentielles, expertise constructive et assimilation des composantes
usuelles du logement.
Si nous avons consacré la moitié des chapitres de cette thèse à observer les premiers
contacts des architectes avec la trame, avant d’analyser l’usage qu’ils en font réellement dans
leur pratique, c’est parce que nous sommes convaincue de l’intérêt qu’il y aurait à déceler
les prémices de leurs rouages conceptuels. Plus encore, nous en venons à penser que c’est
précisément parce que ces architectes ont approché la trame progressivement, et parfois
inconsciemment, qu’ils l’ont envisagée comme un outil évident au moment où il a s’agi de
se positionner professionnellement. Il en a été de même lorsqu’il a été question de
réinterroger l’usage qu’en faisaient leurs mentors, pour appréhender les enjeux d’un
contexte contemporain (industrialisation de la construction, rationalisation de la
conception, maitrise des dimensionnements et modes de mise en œuvre. À travers ces
différentes expériences (voyages, lectures, fabrications) nous observons que la trame, et sa
maitrise par les architectes, relève d’une volonté de se connecter à une matérialité
construite, afin de dépasser une certaine abstraction de la conception. Évidemment, Lajus
et Vienne ne sont pas les seuls à conférer à la trame un pouvoir qui dépasse la “simple”

84 Ibid.

269
composition, à l’image des architectes de l’Atelier de Montrouge, dont la démarche prend
progressivement « la forme d’une critique radicale de la modernité pour en élargir l’éthique
et permettre une meilleure appréhension des pratiques contemporaines »85. Confrontant la
trame, et plus largement les codes géométriques aux réalités de leur époque (sociale,
économique, constructive), ces architectes auraient « désigné le “réel” comme champ
d’investigation »86. À cet égard, nous pensons que cette acculturation multiple et ouverte,
faite d’explorations et d’expériences connexes au monde de l’architecture, a permis aux
architectes de conférer à la trame une autre valeur que celle de l’outil normatif, imposé,
contraignant. Parce qu’ils l’auraient nourrie de ces univers variés, Fabien Vienne et Pierre
Lajus auraient fait de la trame un outil complet et référencé. Envisagée ainsi, la trame ne
serait pas restreinte au statut d’outil neutre ou rentable, mais revêtirait l’envergure d’un
écosystème plus large, dont l’architecte aurait défini le caractère singulier. Pragmatique, leur
assurant de maitriser le projet sous de multiples aspects (industrialisation, cellule optimale,
rythme de composition, combinatoire volumique, etc.), la trame n’en resterait pas moins
aux yeux des architectes un agencement qui embrasserait la pluralité de leurs influences
nourricières. La dimension compositionnelle de l’architecture se serait “augmentée” du
bagage expérientiel de l’architecte.
Dès lors, une composante entre en jeu dans le raisonnement que nous développons ici,
impliquant une méthode de conception et un positionnement, différents de la part des
architectes : l’usage du bois comme matériau de construction. Selon Pierre Lajus, lorsque
l’architecte doit construire en bois, le déroulé du processus conceptuel ne suit plus le
schéma habituel, par lequel il procèderait dans un premier temps à la mise en forme d’une
esquisse, puis d’un avant-projet, avant d’en penser, en dernier lieu, les détails d’exécution
et appels d’offres. Dans le cas de la construction bois, ce serait différent : « dès l’esquisse,
dès les premiers éléments, on se pose les questions de détails »87. Afin de nourrir son
argumentaire, l’architecte prend appui sur l’exemple d’un palais de justice, « fait de colonnes
classiques », réalisé de manière traditionnelle (en l’occurrence, dans un autre matériau que
le bois). Dans cette configuration, l’architecte commencerait par dessiner grossièrement les
colonnes, puis changerait progressivement d’échelle, sans jamais savoir comment sera le
chapiteau. Le même palais de justice réalisé en bois nécessiterait, à l’inverse, une réflexion
qui se ferait en tout premier lieu sur le chapiteau, donc sur le détail constructif, avant
d’aborder le reste du projet. Cette réorganisation du processus projectuel, induite par le
matériau bois, est associé à une réflexion sur la trame pensée dès l’origine selon des enjeux
constructifs. La modulation y est essentiellement, voire exclusivement, déterminée par le
dimensionnement des composants du projet, là où d’autres modes de mise en œuvre
traditionnels autoriseraient une modulation générique. D’après Pierre Lajus, le bois
engagerait l’architecte à penser l’élément d’abord, dans ses dimensions comme dans ses
modes d’assemblage avec le reste du projet, appliquant un schéma conceptuel dans lequel
la trame définit le détail avant de générer une globalité :

« Les briques ou les pierres, on les monte les unes sur les autres un peu comme on
veut, et on trouvera les solutions en cours de route d'exécution, mais les éléments
linéaires, leurs jonctions sont déterminantes, et il faut en avoir les solutions dès le
début du projet »88.

85 ABRAM, Joseph, « Dislocation / Re-structuration, la forme comme laboratoire du réel », in BLAIN, Catherine,

L’atelier de Montrouge : la modernité à l’œuvre (1958-1981), op. cit., p. 73.


86 Ibid., p. 73.
87 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 30 octobre 2018, domicile de l’architecte (Mérignac).
88 Ibid.

270
La matérialité de l’architecture constitue ainsi, entre autres choses, un point sur lequel Pierre
Lajus reviendra systématiquement, lors de nos entretiens. Fasciné par la figure de Fernand
Pouillon, et notamment par son ouvrage les Pierres Sauvages, écrit depuis sa cellule de prison,
il relie en permanence la matière et la conception architecturale :

« C’est superbe, il se met à la place du moine maître d'œuvre du Thoronet, dans tous
les soucis de trouver la bonne carrière pour telle pierre, tel type de pierre dont on a
besoin à tel endroit de la construction, c'est formidable... »89.

Le prochain chapitre s’applique ainsi à observer deux expériences architecturales


charnières, pour Lajus comme pour Vienne, au cours desquelles ils articulent usage de la
trame et construction bois, aux plus près de « ceux qui font, à l’atelier et chez eux, [et avec
qui] l’on parle et discute section de bois »90 : les entrepreneurs, les artisans.
Au-delà de révéler le désir des architectes de relier l’architecture à une dimension construite
– savoir fabriquer l’objet – ces expériences montrent également une attention particulière
à une réalité du quotidien, de l’utile, de l’ordinaire. Dans cette approche, la trame ne serait
pas une grille arbitraire, dont le calibrage du module émanerait d’une donnée géométrique
abstraite, mais s’établirait à partir de son appréhension de l’échelle domestique. C’est le cas
lorsque Pierre Lajus note, sur un carnet, les mesures d’un élément de mobilier qu’il juge
parfaitement adaptées à un usage quotidien. C’est le cas quand Fabien Vienne fait un relevé
dessiné précis des objets usuels du logement, nécessaires à son entretien, à la vie qui s’y
déroule, et en fait le point de départ de sa modulation spatiale. Une approche que l’on
retrouve chez Alexis Josic, adepte de la trame, et qui conçoit les logements en imaginant
les moments et les objets de vie quotidienne de ses usagers :

« Je dessinais le type qui se lève, s’en va, laisse ses pantoufles. J’aimais dessiner les
couples dans les lits, les deux parents séparés des enfants par un paravent. Je me suis
servi de cette quotidienneté, et j’avais une facilité pour m’exprimer comme cela »91.

En prise avec le réel, la trame ne serait pas nécessairement, contrairement à ce que nous
aurions pensé initialement, le résultat d’une détermination savante. Si la trame dépend bien
d’une maitrise experte de la géométrie, elle reposerait, ici, tout autant sur une épaisseur
culturelle acquise au fil des expériences personnelles de l’architecte. Envisagée ainsi, la
trame croiserait les dimensions savantes et ordinaires, compositionnelles et usagères,
théoriques et pratiques, rationnelles et poétiques de la conception architecturale.
In fine, les enjeux de cette partie étaient de revenir sur ces « à côtés » de la vie des architectes,
parfois passés sous silence, et pourtant révélateurs de leur parcours, et de la façon dont ils
ont construit un outillage conceptuel qui leur est propre. C’est justement dans ces détails
biographiques que nous pensons pouvoir lire certaines nuances dans leur manière d’utiliser
la trame, souvent décriée pour sa monotonie et son extrême rigueur. Cette analyse,
insatisfaisante car superficielle, est ici remise en discussion, et nous semble interroger plus
largement la porosité latente entre imaginaire culturel et pratique professionnelle de
l’architecte.

89 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 24 juillet 2019, domicile de l’architecte (Mérignac).
90 Ibid.
91 JOSIC, Alexis, in CHALJUB, Béatrice, Alexis Josic : architectures, trames, figures, Éditions L’Oeil d’Or, Paris, 2013, p. 15.

271
272
METTRE
À L’ÉPREUVE
PARTIE

Sous titre Duplexque isdem

diebus acciderat malum, quod

et Theophilum insontem atrox

interceperat casus, et Serenianus


Les hypothèses
dignus exsecratione.

de l’industrialisation.
3
“ Dans notre monde, si l’on n’est pas dans le “bain” des
réalisations, on disparaît vite ou l’on devient parasite.
La formation d’esprit de l’architecte n’étant pas celle
de l’ingénieur – elle est complémentaire – est-ce une
raison pour qu’il prenne position de superviseur en
marge des fabrications, tant économiquement que
physiquement ? Cette position est assez générale et il
est patent qu’elle est en déséquilibre. ”

PROUVÉ, Jean,
in HUBER, Benedikt, STEINEGGER, Jean-Claude,
Jean Prouvé : une architecture par l’industrie,
Artemis, 1971, p. 175
“ En somme, avant d’être savant, le constructeur est
observateur, il est riche d’expérience vécue, de souvenir
et les développe dans son travail. ”

EPRON, Jean-Pierre,
GROSS, Daniel,
SIMON, Jean-Michel,
Essai sur la formation d’un savoir technique. Le cours de
construction, C.O.R.D.A., C.E.M.P.A./École d’architecture
de Nancy, 1983, p. 78
Dans son ouvrage consacré à la notion d’éclectisme en architecture, Jean-Pierre Epron
revient sur les différents positionnements que peut tenir l’architecte vis-à-vis du débat
technique. Selon l’auteur, en se soumettant aux dess(e)ins des industriels, les architectes du
mouvement moderne auraient « renoncé au premier principe de l’éclectisme : présider le
débat sur la technique constructive ». À l’inverse, les architectes de l’éclectisme auraient
refusé de se soumettre à des décisions qui ne leur appartenaient pas totalement. Pour eux,
« il n’était pas question de sous-traiter la construction, de déléguer les décisions techniques
ou de soumettre le projet architectural aux contraintes de l’industrie. Ils voulaient intégrer
toutes les contraintes de la technique dans leur propre discours, les comprendre
suffisamment pour adapter leurs projets et exercer ainsi un rôle dominant dans le contrôle
de la construction »1. S’il ne s’agit pas tant de ranger Pierre Lajus ou Fabien Vienne dans
l’une ou l’autre de ces catégories, l’analyse de l’auteur nous permet d’interroger le choix des
deux architectes de faire l’expérience de la construction, à l’échelle de plusieurs projets et
selon diverses modalités, pour en maitriser pleinement les tenants et aboutissants.
Premièrement, à travers la conception et la réalisation de modules d’habitation de loisirs,
parfois pour leur usage personnel, constituant un moment charnière dans leur approche de
l’industrialisation de la construction bois. Pierre Lajus imagine et réalise son chalet familial
de ski à Barèges, en 1966 ; Fabien Vienne et ses associés, Pierre Bravslavsky et Jacqueline
Valat, conçoivent le système Trigone à partir de 1960. Par ailleurs, les deux architectes se
rapprochent des constructeurs avec lesquels ils ont conçu ces projets pour envisager la
production en série d’habitations économiques et déployer les compétences acquises
mutuellement à une plus large échelle. Au sein de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac
l’architecte bordelais participe à la conception d’un modèle de maison devenu iconique en
région girondine : la Girolle (1966). Fabien Vienne, avec son équipe de la SOAA, co-
conçoit avec Maurice Tomi le système EXN (La Réunion, 1974), utile à la production de
cases industrialisées qui rencontreront un vif succès. Des expériences qui mènent les deux
architectes à élargir le spectre de leurs rapports avec les sociétés de construction, comme
lorsque Pierre Lajus s’implique dans des missions de sensibilisation et de conseil auprès de
Maison Phénix. Dès lors, il s’agit ici de comprendre de quelles manières Pierre Lajus et
Fabien Vienne mettent l’outil de la trame au service d’une collaboration optimale avec les
constructeurs et industriels de la construction. Attachés à participer aux décisions
constructives inhérentes à ces projets, les deux architectes se positionnent pour une
intégration des compétences techniques dès les premières esquisses. Une démarche qui
réinterroge en profondeur leur process conceptuel, comme en témoigne l’analyse de Jean-
Pierre Epron :

« Au lieu de décrire seulement la figure de l’édifice projeté – on disait autrefois son


“portrait” –, au lieu de simplement représenter son apparence, le projet doit devenir
le moyen de maîtriser le processus complet de la construction et d’anticiper non
seulement l’apparence finale de l’objet à construire mais son mode de construction.
L’architecte doit disposer des outils permettant de prévoir toutes les opérations, de
compter et de mesurer par avance tous les matériaux, d’évaluer le nombre d’heures
nécessaires pour construire, de calculer les volumes […] des matériaux à transporter
et mettre en œuvre […] »2.

De cette manière, s’il n’est pas question d’opposer architectes de l’art et architectes de la
technique3, l’enjeu est de comprendre comment l’architecte articule ces composantes.

1 EPRON, Jean-Pierre, Comprendre l’éclectisme, Éditions Norma, Paris, 1997, p. 92.


2 Ibid., p. 99.
3 Voir FRANCASTEL, Pierre, Art et technique aux XIXe et XXe siècles, Gallimard, Paris, 1988.

277
L’ouvrage Les architectes et la construction interroge précisément la tension en jeu entre ces
univers, soulevant avec justesse la question qui reste à élucider

« Le projet technique est indissociable des figures du projet architectural, si tant est
qu’on puisse dissocier les deux niveaux. On peut admettre, en théorie, que les
exigences respectives de l’un et de l’autre se superposent exactement, voire se
confondent. Même si le travail de l’architecte consiste à les hiérarchiser, à les
subordonner mutuellement, il fait coexister deux univers dont les raisons
ordonnatrices demeurent parfaitement hétérogènes. La question est donc de savoir
comment il opère – dans les deux sens – le déplacement de l’un à l’autre, comment
son travail sur l’espace, la fonction, la lumière, la distribution bénéficient à l’économie
de la production, et comment inversement la considération constructive féconde le
travail architectural »4.

Si nombre d’architectes pourraient revendiquer une dynamique de création qui lierait


étroitement intentions conceptuelles et résolutions constructives, quels sont ceux mettant
à l’épreuve des outils leur assurant une telle compétence ? En s’attachant sur le temps long
et au gré des différents projets aux potentialités de la trame, nous postulons que Pierre
Lajus et Fabien Vienne se seraient employés à faire de cette question un véritable enjeu de
leur pratique et non une posture discursive. Les analyses de cette partie visent ainsi à
observer la trame comme potentiel levier de décisions partagées entre architectes et
constructeurs quant aux dimensionnements, assemblages et conditions de montage des
éléments du projet. À nouveau, la capacité des architectes étudiés à saisir des opportunités
professionnelles singulières participerait de la richesse de ces expériences.

4PICON-LEFEVRE, Virginie, SIMONNET, Cyrille, Les architectes et la construction. Entretiens avec Paul Chemetov, Henri
Ciriani, Stanislas Fiszer, Christian Hauvette, Georges Maurios, Jean Nouvel, Gilles Perraudin et Roland Simounet, Éditions
Parenthèses, Marseille, 2014, p. 181.

278
7
CHAPITRE

PROJETS
CHARNIÈRES :
VERS UNE PENSÉE PARTIE 3
DE LA MAISON
INDUSTRIALISÉE
EN BOIS
“ Le point commun véritable entre toutes ses
propositions a été son amour de la géométrie,
mais d’une géométrie entendue comme celle d’un
constructeur, mobilisant les ressources offertes par
l’usage des trames, la répétition et la combinaison
d’éléments normalisés et modulés entre eux, assurant
la gestion des assemblages, des joints, des pentes et le
recouvrement des pièces pour en assurer l’étanchéité. ”

DOUSSON, Xavier,
“ Les jeux de l’architecte Fabien Vienne.
Des jeux à l’architecture, de l’architecture aux jeux ”,
in PREVOT, Maryvonne, MONIN,
Eric, DOUAY, Nicolas (dir.),
L’urbanisme, l’architecture et le jeu,
Presses universitaires du Septentrion,
Villeneuve d’Ascq, 2020, pp. 75-99, p. 83
“ Si c’est en forgeant qu’on devient forgeron, c’est
sûrement en construisant qu’on peut devenir
architecte : le passage à l’acte du chantier est le seul
moyen de valider et d’évaluer le projet ou la théorie. ”

LAJUS, Pierre,
“ La maison individuelle : un laboratoire pour la recherche
architecturale ”, Texte écrit à l’occasion de l’exposition
BATIMAT, 1983, archives personnelles de l’architecte
Se confronter à la construction de l’édifice de ses mains, pour en mesurer pleinement les
contraintes mais aussi les possibilités d’apprentissage auprès de constructeurs éclairés. Telle
est la démarche de Pierre Lajus et Fabien Vienne, encouragée par la facilité de prototypage
qu’induit le programme de la maison individuelle, dont la taille réduite favorise des temps
de réalisation courts. Une démarche que les deux architectes expérimentent dans un objectif
similaire – penser l’habitation industrialisée économique et optimale – mais selon des
échelles d’application distinctes, le premier s’essayant à la réalisation de son chalet familial,
le second imaginant un système destiné au plus grand nombre. Dans cette quête, Pierre
Lajus s’appuie sur les compétences du charpentier auquel il fait appel pour imaginer ce
projet, Fabien Vienne et ses associés – Pierre Braslavsky et Jacqueline Valat – s’essayent à
des réflexions géométriques et techniques relativement poussées. Dans les deux cas, le
recours à la trame aiderait les architectes à aborder une dynamique conceptuelle dans
laquelle ils parviennent à relier leurs compétences – dimensionnement des pièces de vie,
qualité spatiale, mobilier intégré – à une intelligence constructive – matériaux, modes de
production, etc. Dans un article intitulé « La trame, un assistant à la conception technique »,
Jean-Claude Bignon défend en effet que la trame possèderait les qualités inhérentes à cette
articulation des savoirs :

« La conception architecturale et constructive, par nature très complexe, nécessite


l’exploitation de médiations graphiques parmi lesquelles la trame, à la fois forme et
fond, est particulièrement féconde : elle permet de guider la recherche formelle tout
en mémorisant certaines mesures. La récente mise au point de logiciels informatiques
d’aide à la conception et au calepinage illustre le bénéfice de la double articulation
topologique et métrologique de la trame »1.

En ce sens, ce chapitre vise à interroger la capacité des architectes étudiés à user de la trame
comme outil géométrique les accompagnant dans le perfectionnement de leurs maitrises
dimensionnelles et constructives du projet d’architecture. Un processus de montée en
compétences par lequel ils stabiliseraient un certain nombre de principes architecturaux qui
deviendraient des constantes. La construction bois constitue enfin un dernier fil conducteur
des recherches que mènent Pierre Lajus et Fabien Vienne, interrogeant le statut de la
structure légère dans une évolution des qualités qu’ils affilient à l’outil de la trame. Le
matériau bois, autorisant des éléments manuportables, leur permet d’expérimenter l’auto-
construction, et ainsi d’aller au bout d’une démarche de mise à l’épreuve de leur outillage
conceptuel. Enfin, ces expériences – que nous estimons charnières – constitueraient
l’opportunité de proposer une architecture où la trame sert tant l’expression de la structure
comme composante plastique des projets que la maitrise raisonnée de leurs modes et coûts
de construction. Bien qu’économiques, ces maisons ont cela de poétique qu’elles
combinent justesse géométrique – optimisation des plans, singularité des volumes, qualité
des finitions – et stratégies industrielles. Un parti par lequel Pierre Lajus et Fabien Vienne
initieraient une définition de leur pratique et de leur production respective.

1 BIGNON, Jean-Claude, « La trame : un assistant à la conception technique », Les cahiers de la recherche architecturale,

« Imaginaire technique », n°40, 2e trimestre 1997, pp. 29-38, p. 29. D’après le dictionnaire Le Robert, la topologie est
l’étude des propriétés invariantes dans la déformation géométrique des objets, et la métrologie est la science des
mesures [Le Robert – dico en ligne].

283
A - Le chalet familial Lajus : de la condition constructive au perfectionnement
dimensionnel

« On a été camper dans la vallée de Barèges, et on a trouvé une grange à louer là. Les
enfants étaient petits. On a loué cette grange pendant trois ans et puis après le
propriétaire est mort, et les héritiers ne voulaient plus louer. C’est là qu’on s’est dit il
faut un endroit où construire quelque chose, et on a trouvé la plateforme qui avait été
construite autrefois, donc qui était constructible, et qu’on a pu acheter »2.

Amoureux de ski et de randonnées, ainsi que du paysage et des pistes qu’offre la vallée
barégeoise, Pierre Lajus et son épouse Madie font le pari, après plusieurs hivers passés à
louer cette grange, de construire un chalet pour accueillir leur famille. (7.1) Initialement,
Pierre Lajus imagine une construction en pierres, qui s’inscrirait dans les cultures
constructives locales. Après une année passée à identifier et à consulter les entreprises
implantées dans la vallée, « qui ne fournissaient jamais de devis, ne tenaient jamais leurs
promesses »3, l’architecte se tourne vers le charpentier avec lequel il collabore sur des
chantiers de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac (logements HLM, maisons
particulières). L’entrepreneur, Guirmand, l’oriente vers une préfabrication d’éléments bois
pour la réalisation du chalet. Réenvisageant complètement son idée initiale, Pierre Lajus se
met à imaginer un projet dont les composants doivent être produits en ateliers, puis
acheminés sur place, et montés aisément sur la plateforme dont ils disposent. Le principe
du projet devient celui d’une trame de deux mètres, structurant l’implantation des portiques
et l’ensemble des espaces de vie. Ici, la trame nous permet d’interroger le travail de
l’architecte à la lumière des composantes dimensionnelles et constructives du projet.
Articulant références (Marcel Breuer) et désir d’expérimentation, le chalet de Barèges est
un projet que Pierre Lajus situera avec le recul dans la lignée de la Maison au bord de l’eau
imaginée par Charlotte Perriand (1934), la considérant comme « une grande sœur du chalet
de Barèges, issue d'une même philosophie »4. Dans un moment où l’activité de l’agence
bordelaise est en plein essor – avec la réalisation de nombreux logements et équipements5 –
cette expérience constitue pour l’architecte un exercice conceptuel privilégié pour mettre à
l’épreuve ses acquis. Accordant pleinement sa confiance au charpentier, dont il a observé
les compétences à l’œuvre – notamment dans le cas de la maison Petit-Brisson, réalisée la
même année, entièrement préfabriquée en bois et dont le chantier se déroule sans
encombre – Pierre Lajus se montre ouvert à une réflexion partagée du projet, et à un
enrichissement de ses recherches dimensionnelles et modulaires. Il faut dire que les
charpentiers représentent un corps de métier qui, selon Epron, Gross et Simon6, maitrisent
parfaitement le tracé des épures, donc l’assemblage des éléments. Leur habileté dans le
dessin leur assurerait une anticipation et une précision du montage des composants utile à
la proposition d’une architecture préfabriquée :

« On dit souvent de l’architecture que c’est une œuvre d’art, je crois que c’est avant
tout un art de l’œuvre. C’est un art de la mise en œuvre des matériaux, un art du choix

2 LAJUS, Pierre, discussion avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon lorsque nous parcourons ses albums

photographiques, à son domicile (Mérignac), 24 juillet 2019.


3 LAJUS, Pierre, entretien avec Stéphane Berthier, in BERTHIER, Stéphane, Création architecturale et industrialisation de

la filière bois : l’architecture comme milieu d’expérimentation des innovations techniques, op. cit., p. 419.
4 LAJUS, Pierre, échange email avec l’auteure, 16 novembre 2019. La maison a été présentée lors de l’exposition Le

monde nouveau de Charlotte Perriand, organisée par la Fondation Louis Vuitton du 2 octobre 2019 au 24 février 2020.
5 Citons, pour les opérations de logements, l’ensemble résidentiel Arcachon-Marines, ainsi que les Résidences des

Primevères et du Parc du Capeyron ; et pour les équipements l’Usine Colora, l’Église Saint-Esprit et les Bureaux du
Comité Interprofessionnel Logement Guyenne-Gascogne (CILG).
6 EPRON, Jean-Pierre, GROSS, Daniel, SIMON, Jean-Michel, Essai sur la formation d’un savoir technique. Le cours de

construction, C.O.R.D.A., C.E.M.P.A./Ecole d’architecture de Nancy, 1983, p. 52.

284
et plus encore de l’assemblage des matériaux. Chez les charpentiers et les menuisiers
j’ai rencontré un savoir-faire tout à fait exceptionnel. Ce sont eux qui m’ont appris à
construire »7.

Une fois passée l’idée de réaliser ce chalet en pierres, Lajus et Guirmand se rendent sur
place pour comprendre de quelle manière construire et transporter les panneaux, et surtout
comment les faire parvenir jusqu’à la parcelle. « On a jeté notre dévolu à un télésiège qui
passait là, et on a dit on va accrocher les panneaux au télésiège »8. Plus exactement, il s’agit
du funiculaire de l’Ayré – ou funiculaire Barèges-Tourmalet – reliant le bas de la vallée de
Barèges au Plateau du Lienz. Première remontée mécanique de la station de ski barégeoise,
elle permet de rejoindre la parcelle des Lajus grâce à un chemin (Lacet du Lienz) assurant
un acheminement des matériaux plus simple que s’il fallait les remonter le long de la pente
sur laquelle s’implante le chalet. (7.2) Dès lors, il est impossible de monter de grands
panneaux via cette plateforme. Architecte et constructeur doivent se résoudre à
décomposer la structure en petits éléments. Aux dires de l’entrepreneur, il ne s’agit plus
tant d’une préfabrication de panneaux mais plutôt d’un pré-usinage de (nombreux)
composants, produits dans ses ateliers bordelais. Ainsi, « chaque élément de bois est débité
à la juste mesure »9. Lorsque l’on sait que ce volume représente, aux dires de l’entrepreneur,
« quatre milles ou cinq milles bouts de bois, tous inventoriés, tous usinés »10 et tous
dessinés, on imagine aisément le travail conceptuel et organisationnel nécessaire, en amont,
à une telle réalisation.

« Pour un client particulier on ne l’aurait pas fait. Mais là c’était Lajus, et tout a été
déchargé dans la rue de Barèges – Barèges c’est une rue, qu’on a bouchée – et tout
est monté par funiculaire et a fini sur charrette à mulets pour arriver au chalet […] Il
a monté le tout dans la semaine, puisqu’il suffisait de prendre les pièces numérotées,
la quatre, puis la cinq, etc. »11.

L’ensemble de la structure fonctionne en tenons-mortaise, ensuite lambrissée. Trois


ouvriers ont raison du montage de la charpente complète et de la couverture en quinze
jours, laissant à la famille Lajus la pose des lambris, habillages intérieurs et des cloisons
coulissantes, également préfabriqués, pour une durée totale de travaux de trois mois. (7.3)
Au-delà de garantir une économie de la construction, du fait d’une auto-construction
partielle, le projet s’avère peu onéreux du fait de la rapidité du chantier. Les éléments,
manuportables, se montent aisément. D’autre part, le système de répertoire des pièces, à
assembler selon un ordre préalablement établi, clarifie les étapes du montage et, par
conséquent, en simplifie l’enchaînement. Guirmand témoigne, avec une pointe d’humour :
« Qu’est ce qui coûte cher sur un chantier : c’est le temps où on réfléchit [Rires]. Et là on le
connait par cœur ! »12. Ici, la trame, lorsqu’elle est associée à une méthodologie telle que la
classification des composants du projet, rend la mise en œuvre aussi instinctive que
possible, sinon maitrisée. Les éléments sont pré-dimensionnés (phase conception), pré-
usinés (en atelier) et pré-organisés (en catalogue) avant leur assemblage sur le chantier, dont

7 LAJUS, Pierre, Architectures À Vivre, Hors-Série “Pierre Lajus : parcours d’un pionnier”, mars 2012 (rééd. décembre
2007), p. 87, issu d’un entretien avec Jean-Claude Bignon, La Maison à ossature bois, une nouvelle pratique
architecturale, Laboratoire construction, École d’architecture de Nancy, 1986.
8 GUIRMAND (Monsieur), Entretien avec l’auteure, 30 octobre 2018, à son domicile (Bordeaux).
9 « Barèges : un chalet préfabriqué », Architectures À Vivre, Hors-Série “Pierre Lajus : parcours d’un pionnier”, mars

2012 (rééd. décembre 2007), p. 43.


10 GUIRMAND (Monsieur), Entretien avec l’auteure, 30 octobre 2018, op. cit.
11 Ibid.
12 Ibid.

285
les phases sont pré-définies. Architecte et charpentier se déchargent des aléas du chantier
traditionnel en contrepartie d’un important travail conceptuel :

« C’est au chalet de Barèges [que] j’ai découvert [que] le fait de préfabriquer amenait
des avantages que je n’avais pas imaginés jusque-là, une précision dans la fabrication
tout à fait intéressante et une grande rapidité ensuite dans le montage, puisque cela a
été monté en deux mois »13.

Par cette expérience singulière Pierre Lajus prend véritablement conscience des avantages
inhérents à une préfabrication totale de l’édifice. Rapidité du chantier – qu’il définit comme
« l’atout majeur de la préfabrication »14 – amélioration des conditions de travail des ouvriers
et charpentiers à l’abri des ateliers, et, relativement à la conception architecturale, « une
réflexion préalable et la résolution à l’avance des problèmes d’assemblage et de mise en
œuvre des éléments de la construction, ce qui conduit nécessairement à une meilleure
cohérence, donc à une meilleure qualité architecturale »15. L’architecte est en quête d’une
cohérence globale du projet, dépassant ses composantes modulaires et dimensionnelles,
passant également par ses modes de mise en œuvre et par un enrichissement de sa pratique
conceptuelle. À travers cet exemple, nous voyons un moyen intéressant d’éclairer un actuel
retour à des pratiques de préfabrication de modules bois qui, entre autres, vantent les atouts
de ce mode de mise en œuvre, notamment pour le confort des ouvriers16.
Parallèlement, Pierre Lajus concède à l’auto-construction trois avantages : l’économie
qu’elle induit (si tant est que l’on prenne le temps nécessaire à une réalisation lente mais
soignée) ; le « plaisir, non négligeable [… ] d’associer le travail de ses mains aux joies
intellectuelles de la création »17 ; et enfin le désir – avoué ou non – de se réaliser en tant que
personne par ce processus de fabrication. Une occasion de se mesurer à la mise en œuvre,
et plus encore de « vérifier la validité d’un projet »18. S’il a pu se confronter à la fabrication
de ses mains dans le cadre de ses activités scouts, Pierre Lajus s’essaie ici à une tentative à
l’échelle de l’édifice. Au-delà de le guider dans le dessin des espaces, la trame l’accompagne
dans l’anticipation des dimensions des éléments bois, préfabriqués, et de leurs points
d’assemblage. Jean Zeitoun défend ainsi que « l’emploi de systèmes constructifs associés à
une trame pose souvent le problème de la tolérance technologique. L’épaisseur des joints
et la variation de l’épaisseur des éléments modulaires doivent être prises en compte dans la
conception et le dimensionnement de la trame »19. L’usage de la trame impliquerait pour
l’architecte de penser certaines problématiques en amont de l’exécution du projet. Celui-ci
y acquerrait des compétences d’anticipation de jonctions entre les éléments et de résistance
structurelle qu’il pourra, nous pouvons le supposer, remobiliser dans les projets suivants.
Si Pierre Lajus conscientise l’apprentissage dont il jouit ici sur les avantages d’une
préfabrication des composants bois de la construction, nous postulons que c’est également
l’occasion pour l’architecte de développer un travail dimensionnel sur la trame qui alimente
plus largement son approche conceptuelle. L’ordre géométrique régissant la conception du
chalet, relevant assurément des composantes constructives de sa mise en œuvre, serait

13 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle, 31 janvier 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
14 LAJUS, Pierre, « Barèges : un chalet préfabriqué », Architectures À Vivre, Hors-Série « Pierre Lajus : parcours d’un
pionnier », 2012 (rééd. 2007), p. 42.
15 Ibid.
16 « Le modulaire 3D », cinquième conférence du cycle L’architecture sort du bois, organisée par la Maison de l’architecture

Île-de-France (Paris) le 22 juin 2022.


17 LAJUS, Pierre, « Préfabrication et auto-construction », entretien, in Architectures À Vivre, Hors-Série, op. cit., p. 42.
18 Ibid.
19 ZEITOUN, Jean, Trames planes. Introduction à une étude architecturale des trames, Dunod/Bordas, Paris, 1977, p. 75.

286
également le moyen de répondre avec élégance au contexte paysager exceptionnel du projet
comme aux besoins quotidiens des usagers.
En arrivant en contrebas du chalet – l’accès à la parcelle se faisant depuis le bas de la pente
sur laquelle il s’implante – l’un des premiers éléments remarquables est le rythme des
poteaux moisés des portiques. (7.4) La structure participe ainsi, dès le premier abord, de
l’identité de cette architecture. Lorsque nous observons le chalet depuis l’extérieur, la trame
structurelle vient redécouper la façade principale et la terrasse suspendue au premier plan.
À l’inverse, lorsque nous sommes sur la terrasse ou dans le salon du chalet, et que nous
contemplons le paysage de la vallée, celui-ci est décomposé en de multiples tableaux. La
trame met en scène le décor. (7.5) De la même manière, les façades latérales sont finement
composées, avec des menuiseries laquées blanc qui contrastent avec le bois sombre,
donnant une dimension graphique à ce petit objet. Construit économiquement, de la
manière la plus rationnelle possible (dimensions, préfabrication, cellules de vie), il n’en est
pas moins soigné. Au-dessus des portes d’entrée, les inserts vitrés apportent de la lumière
et marquent la verticale des ouvertures, la prolongeant jusqu’au faîtage. (7.6) La trame – et
plus largement la géométrie – servent la dimension compositionnelle du chalet. Une
esthétique se réalisant par les dispositifs spatiaux utiles (volets, encadrements de
menuiseries, rails coulissants). À l’intérieur du chalet, le même soin est accordé à la
composition des panneaux coulissants colorés (orange, blanc) des chambres-alcôves. (7.7)
Les lignes, verticales et horizontales, participent de l’imaginaire poétique de ces volumes,
de dehors comme de dedans. Des lignes qui sont accentuées par des effets de contre-jour,
comme c’est le cas dans la pièce de vie principale. La lumière éclaire la pièce à l’arrière
d’étagères qui reprennent le rythme de la trame, sur lesquelles reposent des bibelots comme
projetés sur l’aplat vert tendre de la vallée en arrière-plan. (7.8) Il ne s’agit donc pas ici de
considérer la trame uniquement dans ce qu’elle apporte de rationalisation de la
construction, mais d’envisager plus largement le vocabulaire de la ligne (verticale,
horizontale) auquel l’architecte fait appel pour caractériser ces espaces.
Si elle revêt une plastique élégante, l’architecture proposée ici n’en est pas moins astucieuse.
Aussi, le chalet accueille six chambres, comprenant chacune deux couchages (deux lits
simples en équerre ou un lit-double), soit douze couchages (hors banquettes). (7.9) Une
bande regroupant les chambres, les sanitaires et les espaces de rangement se forme à
l’arrière du chalet. L’accès aux chambres se fait grâce à des échelles, conférant à ces espaces
un caractère ludique. (7.10) Pierre Lajus formalise ici le principe de chambres-cellules,
carrées, de deux mètres de côtés. Cette dimension est induite par la longueur des lits. Un
module qui lui sert à régler l’ensemble du plan. Si c’est la première fois que l’architecte le
met à l’œuvre, il reprendra ce principe dans le projet de la Paillotte (cf. chapitre 4). Cette
fois-ci, la toiture pentue n’est pas tant un geste symbolique qu’une réponse à des contraintes
paysagères (reprendre la même pente que le terrain), géographiques (favoriser l’écoulement
de la neige) et programmatiques (abriter les chambres). Le porte-à-faux de la terrasse, lui
aussi, revêt de multiples fonctionnalités : proposer un panorama sur la vallée, éviter le
déblaiement de la neige tombée en contrebas et former « un abri en cas d’intempéries »20.
À l’intérieur du chalet, le niveau de la terrasse devient la banquette du séjour. Les nombreux
rangements intégrés font de ce chalet la démonstration d’une architecture-mobilier qui n’est
pas sans rappeler les références que l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac lit dans les
revues (cf. chapitre 5). Minimale, la construction dispose ainsi pour chaque élément d’un
maximum de potentialités. À cet égard, la rationalisation dimensionnelle rendue possible

20 « Barèges : un chalet préfabriqué », Architectures À Vivre, op. cit., p. 30.

287
par l’usage d’une trame s’assortit d’une intelligence des dispositifs architecturaux optimisant
encore ces espaces : panneaux coulissants, échelles, banquettes convertibles. De cette
manière, malgré une surface de 56 mètres carrés seulement, le chalet est pensé avec
efficience et générosité, obéissant à une trame qui régit tant le dimensionnement de la
grande pièce de vie que celui des cellules de chambres réduites au strict nécessaire. Qu’il
s’agisse de la terrasse, des chambres ou du salon, et même de l’appentis arrière – destiné au
rangement des skis et équipements – tous les espaces répondent d’une trame qui rend lisible
chaque fonction de l’habitation : jour/nuit, individuel/collectif, intérieur/extérieur. Pour
autant, le caractère efficace du plan n’enlève rien à la convivialité qui règne dans le chalet :
le salon est organisé autour d’un feu de cheminée, la cuisine ouverte, les lits superposés en
équerre pour permettre à ceux qui le désirent de prolonger leurs discussions une fois
couchés. Un savant équilibre s’orchestre entre rationalité constructive et atmosphère
chaleureuse.
Loin de sous-estimer le pouvoir compositionnel et dimensionnel du mobilier, l’architecte
s’en saisit comme une méthode simple et rationnelle de penser les espaces domestiques.
Rompant avec une pratique disciplinaire qui prendrait de haut ces réalités, l’architecte
s’attache aux détails intérieurs et allie ces considérations avec les conseils du charpentier.
Dans le cas présent, la trame constitue un outil permettant aux concepteurs de s’adapter
dimensionnellement à un marché existant – mobilier, matériaux – tout en leur laissant la
liberté de jouer avec les expressions de la structure, les volumétries générées, les jeux de
colométrie ou de contrastes. Cette compétence à lier espaces de vie optimaux et modulation
dimensionnelle, Pierre Lajus la mettra à profit dans la conception de ses deux maisons
familiales, le chalet de Barèges d’abord, puis son habitation principale à Mérignac, réalisée
en 1974. Des terrains d’expérimentation privilégiés pour l’architecte, lui offrant un cadre
dans lequel il est libre de tester certaines solutions spatiales, constructives, modulaires et de
mettre à l’épreuve son outillage conceptuel. L’architecte comprend, dès lors, combien sa
maison de Mérignac se nourrit des principes qu’il a initiés à Barèges :

« Cette façon de concevoir à partir de l’usage, et à partir des équipements mobiliers


dont les dimensions s’inscrivent avec précision dans le canevas du système de la
construction elle-même, je l’avais déjà expérimentée dans le chalet construit trente
ans auparavant à Barèges, puis modifié et agrandi lui aussi lorsque les modes de vie
des occupants avaient évolué »21.

Un emploi du terme canevas que nous rattachons à son usage de la trame comme outil de
conception du projet, et par lequel Pierre Lajus parvient à connecter les enjeux d’usages, de
construction et d’équipement du logement. Cette manière de penser le logement,
l’architecte souhaite l’étendre au-delà des maisons qu’il conçoit pour son usage personnel
et familial. L’enjeu devient celui d’infuser cette expérience du dimensionnement optimal
des espaces à d’autres conditions de commandes et de projets. Naturellement, il fait le
parallèle avec le programme du logement social, très normé dans ses dimensionnements
comme dans ses coûts de construction :

« Moi j’ai transposé pour l’habitat social, ça me paraissait le même problème. Là on


était contraints par les règles techniques qu'imposait le Ministère de la Construction
à l'époque qui étaient assez difficile à suivre mais malgré tout, on arrivait à les

21 LAJUS, Pierre, « La culture comme moteur de renouveau urbain », op. cit.

288
détourner un petit peu et à donner un confort que j'estime supérieur à ce que faisaient
la plupart de l'époque »22.

À travers l’expérience du chalet de Barèges, l’architecte aurait acquis une expertise


dimensionnelle qu’il relie à sa maitrise de la modulation de la trame, et qui, de surcroit, ne
se restreindrait pas à une application strictement relative au matériau bois. Cet élément
montre que la trame est envisagée ici comme un outil qui sert l’architecte à travers
différentes attentes programmatiques et comme un dénominateur commun à nombre de
ses interrogations conceptuelles. En connectant les différents projets et en s’enrichissant
chaque fois de nouvelles informations acquises, la trame semble avoir le potentiel de faire
de la donnée unique, testée de manière prototypale (ici à Barèges), une constante
conceptuelle. Essayant de comprendre à quels projets d’habitat social Pierre Lajus fait ici
référence, en ce qu’ils s’avèreraient visiblement nourris des dimensionnements
expérimentés à Barèges (1966), nous identifions la résidence du Parc de Capeyron (800
logements, 1966) ; l’ensemble résidentiel Arcachon Marines (1966) ; le groupe d’habitations
du Bourgailh (1967) ; les Jardins de Gambetta (120 logements, 1968) ou encore le Hameau
de Noailles (190 logements, 1968). Pour ce dernier, les logements se composent selon deux
trames – de 2,80m et de 3,80m23 – la première déterminant les espaces des chambres et des
cuisines. Les immeubles collectifs comme les maisons particulières prennent place dans
cette maille étroite, qui favorise une configuration traversante des logements. Cette
identification des opérations reste pour l’heure à l’état hypothèse, n’ayant pu mener une
investigation plus approfondie à ce sujet.
Si Pierre Lajus potentialise ces compétences modulaires à l’échelle de plusieurs commandes,
le cas du chalet de Barèges démontre enfin que l’architecte est également capable de les
réinterroger pour appréhender l’évolution dans l’espace et dans le temps d’un projet :

« Les enfants se couchaient tard, ils se levaient tard, alors que nous on se couche tôt
et on se lève tôt, donc on n’avait pas du tout le même rythme de vie. Donc j’ai dit on
pourrait se faire un truc de la surface de l’abri à bois, un peu plus grand [Rires]. Alors
finalement l’abri à bois qui faisait deux mètres de large j’ai dit on va faire quatre
mètres, et pour que ce soit habitable il faut le remonter un petit peu. Alors c’est
devenu ce volume-là » 24.

L’extension du chalet à la fin des années 1990 constitue la dernière mise à l’épreuve du
système. « En 1996, Pierre et ses fils ont dressé quelques poteaux, arbalétriers et pannes et
posé les bacs aluminium ondulé identiques à ceux du chalet. En 1997, l’architecte,
désormais à la retraite, a pu associer avec brio conception et exécution. C’est avec un plaisir
non dissimulé qu’il a consacré tout son temps à une qualité d’exécution […] »25
irréprochable. À nouveau, l’architecte jouit de la satisfaction de la mise en œuvre, de surcroît
en famille. Pour répondre à des conditions d’économie de la construction, l’architecte a
recours à des matériaux issus de la grande distribution. (7.11) Cet élément interroge, dès
lors, la comptabilité entre les dimensionnements des composants de la construction
originelle et ceux de l’extension. Bien que n’ayant pas réuni les informations nécessaires à
de telles analyses, l’identification de ces éléments met en lumière des enjeux de coordination

22 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle, 31 janvier 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
23 JACQUES, Michel, NEVE, Annette, Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet. Atelier d’architecture Bordeaux 1950-1970,
Arc-en-Rêve éditions, Bordeaux, 1995, p. 58 [catalogue de l’exposition éponyme, présentée du 29 juin au 31 décembre
1995, à Arc-en-Rêve Centre d’architecture, Bordeaux].
24 LAJUS, Pierre, discussions informelles avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, au chalet de l’architecte

(Barèges), 28-29 juillet 2019.


25 « Barèges : un chalet préfabriqué », Architectures À Vivre, op. cit., p. 37.

289
dimensionnelle et modulaire de la construction et leurs potentialités vis-à-vis de la pratique
architecturale actuelle. Des questions que nous souhaiterions approfondir afin de mieux
comprendre l’articulation entre une architecture du XXe siècle et des interventions
ultérieures, notamment du fait des ajustements entre matériaux d’origine et composants
actuellement disponibles sur le marché.
De cette manière, nous considérons que le chalet de Barèges constitue un exercice
conceptuel pour Pierre Lajus, à la fois précoce, puisque réalisé en début de carrière, et sur
le long cours, du fait de son extension. Initialement déterminée par des conditions
matérielles (préfabrication des éléments) et usagères (chambres-cellules), la trame aurait été
un guide pour l’architecte lorsqu’il a été question de penser l’annexe du chalet. Dès lors, ce
projet nous parait illustrer les potentialités de la trame en tant que constante spatiale et
temporelle du projet. La modulation dimensionnelle fabriquée par la trame installerait une
mise en dialogue entre le volume existant et celui nouvellement créé. Visuellement et
spatialement, l’accord de proportions entre ces deux phases construites du projet serait
générateur d’une harmonie et d’une justesse désirables. Et bien que ce ne soit pas le cas ici,
avec un volume réalisé en bois et suivant la même pente que le volume principal, nous
imaginons que la matérialité, la volumétrie ou l’opacité des volumes rajoutés pourraient
varier que la cohérence de l’ensemble serait tout de même assurée par une concordance des
rythmes. Selon Jacques Fredet, les opérations de division et d’addition peuvent ainsi
entretenir des « relations réciproques ». Aussi, la subdivision d’un espace par l’usage d’une
trame entrerait, dans une certaine logique, en résonance avec l’addition de travées
supplémentaires, « par réversibilité du processus opératoire (inversion), constituant une
forme de symétrie dans le temps de l’action »26. L’auteur revient plus précisément sur les
principes de « grilles et trames », supports privilégiés de ces dynamiques de réciprocité :

« Il s’agit de procédés universels où l’on retrouve les opérations précédentes,


systématisées par l’usage répété de divisions (ou d’additions) en se servant des
relations d’axialité et de centralité […] Les applications sont innombrables, de la
conception d’objets d’usage quotidiens à l’établissement de tracés urbains ou à la
division du sol agraire (centuriatio) […] Ici encore, la manière opératoire correspond à
celles de gestes répétitifs qui se succèdent et s’ajoutent les uns aux autres, mais
lorsqu’on examine le résultat final on a affaire à une forme d’ensemble qui se décode
par division. Il est important d’observer ce que deviennent ces grilles et trames
d’implantation après leur mise en œuvre initiale, et d’examiner leurs déformations,
leurs interruptions, leurs mutations locales, etc. afin de comprendre leur capacité à
s’adapter, susciter ou freiner la production d’artefacts bâtis dans le temps […] Celui
ou ceux qui professent d’exercer le métier d’architecte doivent être rodés à ce genre
de pratiques »27.

La trame nous renseignerait sur l’évolution d’un projet, et plus encore sur l’évolution
conceptuelle de son auteur. Dans le cas du chalet de Barèges, l’extension s’inscrit fidèlement
dans la poursuite de la trame originelle, avec trois modules de large (soit 3x2m : 6m) et deux
modules de profondeur. Au-delà d’une logique spatiale similaire (lits-banquettes accessibles
par des échelles), ainsi que d’une volumétrie et d’une matérialité qui reprennent celles du
chalet initial, ce volume annexe s’inscrit dans une cohérence dimensionnelle vis-à-vis du
corps de bâti originel. (7.12) Un parti qui nous interroge plus largement sur les pratiques
actuelles de rénovation, transformation et extension des édifices. Non seulement la trame
autoriserait des transformations d’un patrimoine bâti tout en le respectant d’un point de

26 FREDET, Jacques, Architecture : mettre en forme et composer. Le concept d’espace. Manières d’élaborer une forme, Vol. 8, Éditions
de la Villette, Paris, 2019, p. 109.
27 Ibid., p. 110.

290
vue dimensionnel et modulaire, mais encore, elle revêtirait une ouverture qui la rendrait
pertinente en de multiples cas et manières. À cet égard, Jean Zeitoun rappelle que la trame,
commune à diverses époques de l’histoire de l’architecture, a pu y jouer des rôles différents.
À ce titre, l’auteur s’appuie sur la notion de « pseudo-trames, c’est-à-dire de principes
organisateurs du plan qui ne possèdent qu’une partie des caractères définitoires de la
trame »28. Aussi, si l’extension du chalet (1996) reprend la même trame de deux mètres que
le premier volume, sa construction ne repose pas sur un principe de portiques comme c’est
le cas de la partie réalisée en 1966. Des portiques qui, dans le cas de la terrasse ou de la
façade vitrée, participent pleinement de la spécificité de ces espaces, marqués par le rythme
régulier et franc des poteaux. Par ailleurs, là où les chambres-cellules formaient, dans le
volume initial, un étalon que notre œil visualisait pour nous aider à saisir spatialement et
intellectuellement l’ensemble du chalet, l’organisation de l’annexe, plus libre dans sa
composition, affaiblirait cette “lecture modulée”.
Si le chalet de Barèges nous renseigne sur la déclinaison d’usages que l’architecte affilie à la
trame, le projet nous renseigne également sur l’adaptation dimensionnelle que la trame peut
autoriser. Nous l’avons dit, l’extension conserve le même pas de trame de deux mètres. Plus
précisément, la trame régissant la composition du chalet est de deux mètres à l’entraxe des
poteaux moisés. Les lits, mesurant à l’époque de la construction initiale (1966) 1,80m de
longueur, peuvent s’y intégrer et laisser l’espace nécessaire aux cloisonnements et éléments
structurels. En août 2015, alors que les Lajus sont absents (fort heureusement), un incendie
survient et détruit l’ensemble du chalet. Collégialement, la famille décide de le reconstruire
à l’identique. Ils déposent un dossier de Permis de Construire le 25 septembre de la même
année, dont les pièces graphiques et écrites reprennent exactement le projet originel29.
Exactement ? Pas tout à fait. En effet, en 2015, les lits proposés dans le commerce ne
mesurent plus 1,80m mais entre 1,90m et 2m de longueur. Impossible, donc, d’adopter la
même trame qu’auparavant. La trame passe désormais à 2,10m à l’entraxe des éléments
structurant la construction, pour accueillir des lits de 2m de longueur. (7.13) Si cet élément
peut paraitre anecdotique, il nous renseigne sur une chose : imperceptible à l’œil, cette
légère différence dimensionnelle permet à l’architecte de reconstruire le chalet en
préservant de manière intacte les caractéristiques essentielles de sa spatialité tout en
s’adaptant à l’évolution des produits du marché près de cinquante ans plus tard. La trame
supporterait donc, en s’ajustant, la réactualisation permanente du projet, la plus ordinaire
soit-elle.
Si le projet du chalet de Barèges nourrit indéniablement l’approche conceptuelle de Pierre
Lajus et le conforte dans l’usage d’une trame utile à penser préfabrication, économie de la
construction et rationalité des espaces, sa production à un unique exemplaire le conforte
au statut de prototype, sinon d’exercice projectuel idéal. Dans ce cas précis, la trame
supporte l’adaptation du projet au fil des années, mais n’est pas réellement investie d’une
généralisation des principes du chalet. Aussi, bien que son système constructif ait
notamment inspiré la création de la Girolle, conçue la même année, le chalet de Barèges
n’a pas vocation à être reproduit et/ou produit en série. Charnière, cette expérience n’est
pas, pour autant, associée à la production d’un système déclinable qui irait au-delà de l’objet

28 ZEITOUN, Jean, Trames planes. Introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 77.
29 Dossier Permis de Construire – BLP Architectes (Bordeaux) Reconstruction d’un chalet, route de Pourtazous –
65120 Barèges, 25 septembre 2015, Archives personnelles de l’architecte. Éléments rassemblés par sa petite fille,
Justine Lajus-Pueyo, à l’occasion de son Habilitation à Maitrise d’Œuvre en son Nom Propre. Voir « Reconstruire à
l’identique 50 ans plus tard », Mémoire HMONP [Septembre 2015-Avril 2016], Ecole Nationale Supérieure
d’Architecture et du Paysage de Bordeaux [en ligne ; issuu.com/j.lajus/ docs/m__moire_hmonp_justine_lajus/77 ;
consulté le 4 septembre 2022].

291
isolé. C’est en revanche le cas de Trigone, que Fabien Vienne conçoit en 1960. Un projet
qui va évoluer du prototype auto-construit au système modulaire et constructif réalisé dans
le cadre de plusieurs commandes, pour lequel l’architecte met à l’épreuve une trame carrée
qu’il associe à une multiplicité des spatialités.

B - Trigone : du prototype au système sériel


« L’industrialisation […] est liée à la géométrie, d’une façon incroyable »30. Cette formule
de Fabien Vienne constitue un préambule idéal aux analyses que nous proposons de
développer ici. Aux dires de l’architecte, la première étape de sa pratique vers une
industrialisation de la construction se matérialise avec le système Trigone. C’est à l’occasion
des recherches qu’il mène pour ce procédé qu’il explore véritablement l’exercice de la
charpente qu’il connait mal, habitué au béton cher à ses mentors (cf. chapitre 3).
Au moment de la conception du centre social et de la cantine de la Compagnie Française
Thomson-Houston, à Gennevilliers, en 1958, Fabien Vienne rencontre l’industriel en
charge des charpentes métalliques du projet. Curieux des enjeux techniques de la
construction, l’architecte échange avec lui et se montre intéressé par de tels modes de mise
en œuvre du bâtiment :

« Quand tu fais des choses comme ça, tu rencontres des entrepreneurs et tu te lies
plus ou moins d’amitié avec eux. Et inversement, quand ils voient comment tu
travailles ils te redemandent. Il avait le projet de faire des bungalows en tôle pour faire
des petits logements de vacances. Il m’a alors demandé si ça m’intéressait. Je savais
que l’économie passait souvent par la forme, et c’est là que j’ai quasiment découvert
le dodécaèdre rhombique »31.

Cette commande constitue l’occasion rêvée pour interroger les possibilités qu’offrent les
structures légères, à l’aune des réflexions géométriques auxquelles l’architecte est attaché.
Son objectif : mettre ses aspirations intellectuelles au service de la conception d’un système
constructif basé sur l’emploi d’éléments préfabriqués. « S’agissant de produire ces modules
touristiques à bas coûts, le concepteur, plongé dans ses explorations géométriques,
découvre les propriétés du dodécaèdre rhombique. (7.14) Ce polyèdre platonicien composé
de douze losanges possède, entre autres, la particularité de proposer des volumes généreux
pour une surface au sol minimale, tout en créant des spatialités variées. L’occasion pour
Fabien Vienne de penser un habitat économique original, grâce à des volumes élégants et
industriellement avantageux »32. Conscient que les matériaux (types, quantités) constituent
le pôle de dépenses le plus conséquent d’un projet et que cette donnée est directement
dépendante des surfaces nécessaires à la constitution du volume habitable, l’architecte voit
dans cette solution géométrique le moyen de composer le maximum d’habitabilité avec le
minimum de surfaces :

30 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
31 Ibid.
32 SCOTTO, Manon, « EXN, l’apogée réflexive et constructive de Fabien Vienne », in DOUSSON, Xavier, SCOTTO,

Manon (dir.), Fabien Vienne à La Réunion, 1949-1995, Éditions Ter’La, Saint-Gilles-les-Bains (La Réunion), 2022,
pp. 45-71, p. 48.

292
« À partir de ce moment-là je suis devenu fou avec ce dodécaèdre rhombique. C’est
un losange qui, quand tu le montes, a des caractéristiques très intéressantes, qui m’ont
paru très pertinentes industriellement »33.

Dans le cadre de Trigone, il est intéressant de relever que l’architecte associe


systématiquement les projections en plans et les volumes générés. (7.15) Ainsi, le
dodécaèdre rhombique possède la particularité de permettre différentes projections en plan
à partir d’un même principe géométrique, basé sur la répétition d’un losange. De la
projection carrée à la projection hexagonale, le volume du dodécaèdre rhombique permet
à Fabien Vienne de faire varier les spatialités tout en s’inscrivant dans une même logique
conceptuelle. Un atout pour contourner l’écueil d’une uniformité que l’architecte associe à
une industrialisation qui, à l’époque, favorise la répétition de modules similaires voire
identiques34.
Simultanément, le concepteur réfléchit à l’assemblage des pièces utiles à la fabrication d’un
module, mais également à la combinatoire des modules entre eux. Cette réflexion nous
intéresse en ce que les réseaux géométriques et trames spatiales auxquels l’architecte a
recours dépassent la notion d’objet unique – autorisant une production sérielle (bien que
variée) – et isolé – puisqu’envisagé en “grappes” selon une dimension urbaine. (7.16) Par
sa maitrise de la géométrie dans l’espace Fabien Vienne parvient à lier une logique
surfacique et une logique volumique, établissant la fonction racine carrée comme
dénominateur commun. Dans cette recherche, il identifie un triangle dont un premier côté
serait de valeur 1, un second de valeur Ö2 et un troisième de valeur Ö3. En prenant un carré
dont le côté serait également de valeur 1, il se rend compte que la diagonale du carré mesure
Ö2 et que celle du cube ainsi formé a pour mesure Ö3. Une réflexion qui lui permet de
penser une géométrie dont le développement dans l’espace est au service d’une rationalité
de la construction (forme, matière) :

« C’était vraiment l’industrialisation telle que je l’imaginais […] Faire de la variété avec
de l’unité et de la répétition »35.

Convaincus des potentialités architecturales et industrielles du système Trigone, ses


concepteurs le font breveter auprès d’un cabinet de conseil industriel parisien36. Le brevet
du procédé37 décrit promptement ses principes :

« L’objet de l’invention est une forme de bâtiment réalisable industriellement à partir


de séries d’éléments identiques et permettant des applications telles que : abris
provisoires, baraques foraines, logements sommaires, villages de camping, motels,

33 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 oct. 2015, op. cit.


34 Les années 1950 et 1960 voient en effet se développer une préfabrication lourde (procédé Camus, opérations
« Million », LOGECO (Logements économiques), « Grands Ensembles », ZUP) qui favorise le chemin de grue,
et pour laquelle « il faut assurer la continuité de la production par la répétitivité, considérée comme source de
l’amélioration de la productivité ». Une politique des grandes opérations « qui culmine en 1966 avec près de 60
000 logements construits », STROBEL, Pierre, « Les politiques de l’industrialisation de la construction en
France depuis la Libération », in Architecture et industrie : passé et avenir d’un mariage de raison, Catalogue de
l’exposition éponyme présentée du 27 octobre 1983 au 23 janvier 1984, CCI/Centre Pompidou, Paris, 1983,
pp. 32-41.
35 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, op. cit.
36 Cabinet Beau de Loménie.
37 La demande est déposée par Fabien Vienne, Jacqueline Valat (épouse Vienne) et Pierre Braslavsky le 24 mai
1960, et le brevet délivré par le ministère de l’Industrie le 17 avril 1961 ; « Bulletin officiel de la Propriété
industrielle, n°21 de 1961 », d’après le Brevet d’invention du système, P.V. n°828.039 ; N°1.262.098, Fonds
Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA, 434 ifa, Boite Armic 42, Centre d’archives d’architecture du XXe
siècle/Cité de l’Architecture (Paris).

293
stands, halls d’exposition, halles, etc.
Cette forme constituant l’abri est définie par la combinaison de douze triangles
isocèles égaux assemblés entre eux pour former les quatre plans obliques de sa
couverture et les quatre plans parallèles deux à deux de ses façades et reposant sur un
plan carré […] L’abri est juxtaposable dans un même plan à un ou plusieurs abris
identiques. Sur un plan d’abris juxtaposés d’autres abris identiques sont
superposables, les sommets des abris du plan inférieur servant de points d’appui aux
abris du plan supérieur […]
L’intérêt de la présente invention consiste – par l’uniformisation et la multiplication
des éléments constituant la construction – à favoriser la réalisation industrielle de ces
éléments par les procédés les plus divers »38.

Les enjeux du projet apparaissent clairement : une multiplicité de programmes et de


combinaisons entre les modules, à partir d’une unique forme géométrique (le triangle
isocèle) mobilisable pour les panneaux de couverture et de façades. Les planches dessinées
accompagnant le brevet exposent, avec simplicité et un caractère ludique, le passage d’un
triangle à un carré – dimension surfacique – du plan à la tridimensionnalité – dimension
volumique – et du module isolé au regroupement de plusieurs – dimension combinatoire.
La trame sous-jacente, matérialisée par les lignes d’arêtes des panneaux, constitue le
dénominateur commun à l’ensemble des représentations de ces étapes du projet. Ces
planches témoignent également de la volonté des concepteurs de lier leur maitrise des
trames spatiales à une construction efficiente des modules, faisant apparaitre systèmes
d’assemblage comme pour nous montrer leur capacité à passer du dessin à la réalité
construite, de la géométrie théorique à la géométrie appliquée. (7.17) Dans même temps,
certains de ces dessins laissent apparaitre un sol au motif tramé – nous rappelant ceux de
l’agence italienne Superstudio – sur les lignes duquel le projet vient se caler. Une maille qui
renvoie au papier quadrillé auquel l’architecte a souvent recours. Ici, la trame carrée sert de
traduction entre support matériel de travail de l’architecte et composante graphique de ses
dessins.
Parallèlement aux recherches théoriques, plusieurs prototypes sont imaginés et réalisés au
fil des années. Si 1960 marque l’année des premières études du procédé (habitabilité,
maquettes, volumes) et du dépôt de son brevet, deux années sont nécessaires à la mise au
point et à la réalisation du premier prototype. Sommaire, celui-ci est construit par les
concepteurs et leurs proches à l’aide de bois et de carton dans le jardin familial des Vienne
à Gif-sur-Yvette (Essonne). (7.18) En 1965, un nouveau prototype est imaginé avec une
structure en tôles pliées et des panneaux en bois aggloméré peints et enchâssés pour leur
montage. Le principe est basé sur des modules carrés de 177cm de côtés. (7.19) L’année
suivante est l’occasion pour l’architecte de s’entourer de certains de ses contacts pour
imaginer un prototype moins artisanal, produit de manière industrielle par l’entreprise
Heuliez39 à Vincennes. Cette fois-ci, les panneaux sont assemblés au moyen de joints à clé,
selon des modules de 192cm chacun. (7.20) Une évolution dimensionnelle de 177cm à
192cm que l’on doit à une modulation prévue en fonction de la longueur d’un lit (190 cm)
à laquelle est ajoutée l’épaisseur d’un panneau (2cm). Un raisonnement qui n’est pas sans
rappeler les recherches de Pierre Lajus à Barèges. Des éléments de mobilier Trigone sont
également imaginés par l’architecte cette année-là. Grâce à cette vitrine, le procédé fait
l’objet d’une commande pour la réalisation d’un camp de vacances pour un comité
d’entreprise à Morsang, donnant lieu à la fabrication et à l’installation de quatorze modules
de ce type. En 1969, une totale refonte du projet est opérée, faisant disparaitre la structure

38 Brevet d’invention du système, op. cit.


39 Entreprise de l’industrie automobile créée en 1920 et disparue en 2013.

294
initiale au profit de panneaux autoportants d’aggloméré stratifié dont l’étanchéité est
possible grâce à des bandes adhésives. Dans un document retraçant la chronologie de
Trigone, et conservé dans ses archives personnelles, l’architecte dévoile que la notice de
montage dédiée à cette version du procédé mesurait 9,46m de longueur une fois dépliée,
présentant pas moins de soixante-quatorze photographies. Cette proposition fait l’objet
d’une unique réalisation à La Réunion, destinée à équiper le Teat’ plein air de la commune
de Saint-Gilles d’une loge et d’un espace d’accueil pour les soirs de représentation40. (7.21)
Enfin, 1971 marque la dernière étape du procédé, avec le passage d’une trame de 192cm à
200cm, et l’adoption d’une structure bois avec panneaux en polyester, dont la fabrication
est assurée par le Groupe TOMI Réunion. Cette ultime version du système, réalisée à
l’échelle de vingt et un modules destinés à héberger un centre de loisirs au Val d’Yerres, est
entièrement construite à La Réunion, dans les locaux du constructeur Maurice Tomi, avant
d’être acheminée puis montée en métropole par la société Cox. (7.22)
Cet historique, bien que succinct, illustre déjà parfaitement les enjeux auxquels le
concepteur se mesure dans le cadre de ce système : matérialité des composants, principes
structurels, modulation de la trame, types d’assemblages. Les éléments chronologiques
mentionnés plus hauts, basés sur un document établi par l’architecte, nous livrent ce qu’il
retient de ses pérégrinations intellectuelles. En effet, il ne s’agit pas tant d’aspects formels
(couleur, volumétrie, densité) que de problématiques constructives et dimensionnelles,
systématiquement associées à la modulation permise par le choix d’une trame spécifique,
dont le pas est tantôt déterminé par la disponibilité des matériaux, tantôt par les standards
des éléments de mobilier en vigueur. D’autre part, nous y lisons la nécessité pour Fabien
Vienne d’une recherche patiente, menée sur le temps long, et en l’occurrence en autonomie
des programmes institutionnels. C’est en tout cas l’argument défendu dans un texte écrit
en 1966 :

« Vous posez là tout le problème de la recherche en France à l’heure actuelle. La règle,


c’est “pas d’investissement sans certitudes commerciales”. Nous ne sommes pas des
commerçants et nous agissons dans le cadre strict des chercheurs indépendants. Ce
n’est donc que dans la toute dernière période de l’étude que nous avons pu convaincre
les constructeurs de procéder aux essais sur prototype grandeur nature, à partir d’un
investissement personnel des chercheurs en temps de travail et aussi en achat de
matériel d’essai.
En réalité, nous demeurons persuadés qu’il devrait exister dans notre pays un
organisme extra-commercial qui impulse la recherche et permette de réaliser des
prototypes d’étude sans investissement financier de la part des inventeurs.
Ce qui a été possible pour le système TRIGONE, système léger et à usage de loisir,
ne le serait certainement pas pour une recherche sur l’habitation principale – avec les
très nombreuses incidences – sans le relais d’un véritable organisme national de
recherche… »41.

Un propos qui signifie l’importance pour l’architecte de tester ses outils conceptuels, tout
comme le reste des composantes projectuelles (méthodes d’assemblage, choix structurels,
etc.) sur le long cours d’une recherche prospective, à la fois intellectuelle et expérimentale,
et qui ne peut toujours se conformer à la brève temporalité du concours. En cela, nous
pouvons affirmer que les dix années passées à peaufiner ce système auront permis à Fabien
Vienne, aidé de son épouse Jacqueline et de Pierre Bravslavsky, de développer de façon

40 Le Teat’ plein air a été conçu en 1966 par Jean Tribel, de l’Agence d’Urbanisme et d’Architecture, puis réalisé de
1967 à 1969 par Gilbert Royer, architecte d’opération.
41 Brouillon des réponses des concepteurs aux questions de la revue Techniques & Architecture pour son article

« L’architecture de Recherche : le système Trigone », Document tapuscrit, juin 1966, Fonds Vienne, Fabien (1925-2016)
et agence SOAA, 434 ifa, Boite Armic 42, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle/Cité de l’Architecture (Paris).

295
substantielle son expertise de la trame en tant qu’outil conceptuel utile à la proposition
d’une architecture industrialisée économique, puisque maitrisée dans ses choix
dimensionnels et constructifs. Naïvement, nous pourrions dire que Trigone paraît être une
maquette à échelle humaine, par son esthétique singulière comme dans la manière dont il
est pensé et fabriqué, au moyen de dimensions minimales, d’éléments prédécoupés et de
nœuds d’assemblage assurant un montage en “kit”. Imaginer que l’architecte ait pu penser
le procédé comme une maquette nous aide à comprendre la justesse avec laquelle le
concepteur en maîtrise les composantes dimensionnelles et constructives, donc la
production industrielle et économique. Des photographies retrouvées dans le fonds
d’archives Fabien Vienne montrent une table sur laquelle sont positionnés tous les éléments
nécessaires au montage d’un module Trigone de taille réduite. Son observation nous amène
à penser que l’architecte déconstruirait le projet en éléments – la structure, les panneaux
(sols, cloisons, toitures) – les imaginant comme un kit. Un raisonnement que Fabien Vienne
applique aux différents systèmes constructifs et modulaires qu’il conçoit au fil de sa carrière.
Par son expérience du mobilier, puis par l’expérimentation du système Trigone, l’architecte
développerait une capacité à penser le projet à partir d’un réseau géométrique qu’il
décompose intellectuellement, et qu’il met en résonnance avec la constructibilité de l’objet.
En réalité, un lot de soixante-dix photographies vient compléter les deux premières, faisant
le récit graphique de l’assemblage des composants du système Trigone. (7.23) Plus que de
montrer le module qui en résulte, cette série de clichés vise à faire la lumière sur le processus
d’assemblage des composants. Tout y est méticuleusement décomposé et présenté, depuis
l’implantation des plots de fondation (« implantés sur l’axe du module de base – 1,92m »42)
au montage du mobilier, en passant par le montage des panneaux, du cadre de plancher,
des toitures ou de la ventilation. À cheval entre jeu, maquette, prototype et architecture, le
Trigone maquetté sur ces photographies laisse présager de la manière totale dont
l’architecte envisage le processus de conception du projet. Une manière de raconter le
montage de la structure cliché après cliché, à la manière d’un storyboard, qui rappelle les
publications telles que Dome Cookbook, ayant pour vocation d’expliquer de façon ludique
comment réaliser des structures habitables en bois.
En 1967, la revue Techniques & Architecture consacre un article au système Trigone. Il en
présente les caractéristiques géométriques, basées sur une exploration du dodécaèdre
rhombique, de ses projections carrées et des volumétries originales qu’il autorise ; les
propriétés industrielles, assurant une production en série des modules à partir d’un nombre
réduit d’éléments identiques ; et les composantes dimensionnelles, avec un module de base
déterminé par la longueur d’un lit (192cm). Autant d’enjeux maitrisés par le recours à une
trame carrée assurant préfabrication des composants, modulation des espaces et
composition géométrique du projet. Plus largement, l’article mentionne le caractère évolutif
de ce procédé, pertinent dans la réponse qu’il propose à « l’accélération de l’évolution (du
progrès, des besoins, du changement, de la mode, du déplacement, etc. »43. Par la rapidité
de sa production, de son transport, de son (dé)montage ; la légèreté de sa structure et
l’économie de la construction qu’il permet, le système Trigone constitue une proposition
en accord avec son temps. L’évolutivité de l’architecture, si elle constitue une
problématique au cœur des débats animant la communauté des architectes à cette période,
est également le lieu d’une certaine autodérision pour les membres de l’équipe de

42 Formule issue de la légende du cliché numéro 3, Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA, Dossier en
cartons d’archives Armic 54, classeur de photographies 5.
43 « L’architecture de recherche : Le système “Trigone” », Techniques & Architecture, n°6, 27e série, mars 1967, pp. 114-

119, p. 114.

296
conception, qui ne s’estiment « pas des gens très sérieux »44. Pierre Braslavsky réalise à cet
effet un croquis plein d’humour présentant « le volume habitable progressif à facteurs de
réalisation variables », faisant apparaitre d’autres formules telles que « rien de nouveau sous
le soleil » ou encore « une production MISTER et BOULDEGOHM Inc. ». Au centre de
ce dessin, le logo du système Trigone trône au-dessus d’une représentation de la Terre,
encadré de deux personnages cocasses qui paraissent l’adouber45. (7.24) Plus sérieusement,
l’anticipation de l’évolutivité des structures que le système Trigone propose fait écho aux
phases d’extension et de reconstruction du chalet de Barèges. Là-où le premier intègre cette
logique à ses principes fondamentaux, le second l’aurait seulement expérimenté au fil de
l’eau. À ce titre, les concepteurs de Trigone défendent une particularité qui le différencierait
des expérimentations de constructions préfabriquées de leur époque : celle de proposer des
volumes « extensibles dans plusieurs directions, et ceci sans faire intervenir de pièces
spéciales autres que celles figurant au catalogue de base »46. L’enjeu est de mettre à profit
les réseaux tramés dans l’espace pour proposer des volumes dynamiques, tout en reposant
sur un montage enfantin, « à la portée de quiconque sait se servir d’une clé à tube de 10 »47.
Ne pesant pas plus de six-cents kilogrammes la structure est montable en quelques heures
par deux ouvriers48. L’une des premières caractéristiques du système est alors d’être
ludique :

« D’abord il est amusant. Amusant d’aspect, amusant à monter très rapidement. D’un
aspect à la fois insolite et familier, de l’avis, du moins, de presque tous ceux que nous
avons questionnés. Il est “yéyé” sans pour autant être bizarre ou biscornu.
Techniquement, c’est un Meccano, ou, pour ceux qui ont connu ce jeu des années
35/40, un Assemblo »49.

Il y aurait ainsi une douce légèreté dans la manière dont les concepteurs voient cette
création, qui s’apparente volontairement à l’univers du jeu, et ce malgré le caractère pointu
de la géométrie et de la technique de production qu’il induit. Au-delà d’une évolutivité de
ses espaces – réalisée par « les combinaisons les plus diversifiées ; des adjonctions
extérieures ; des modifications intérieures allant jusqu’au changement de fonction »50 – le
système doit être le plus économique possible à produire. Des études de prix contenues
dans les archives de Fabien Vienne nous aident à nous faire une idée des coûts de
construction des modules Trigone. Pour un module Trigone 400 en tôle Rilsan – considéré
comme « solution de base » – dans sa version simple « avec 3 volets et sans aménagement
intérieur », la construction s’élève à 4 617,62 Francs. Pour la version avec « plus-values »,
c’est-à-dire avec vitrages, un plancher haut avec échelle et plusieurs pièces de mobilier, le
prix s’élève à 6 366,49 Francs51.
Nous l’avons dit, la trame carrée rend ici possible une composition urbaine à la fois réglée
en plan et animée dans ses volumes par la diversité des combinaisons et des superpositions

44 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
45 Il s’agirait potentiellement d’une version caricaturale de la représentation de la Sainte-Trinité.
46 Brouillon des réponses des concepteurs aux questions de la revue Techniques & Architecture pour son article

« L’architecture de Recherche : le système Trigone », Document tapuscrit, juin 1966, Fonds Vienne, Fabien (1925-2016)
et agence SOAA, 434 ifa, Boite Armic 42, op. cit.
47 Ibid.
48 Poids pour un Trigone 400, durée de trois heures de montage pour l’ossature, quatre heures pour les façades, et

deux heures pour le mobilier, d’après un document tapuscrit « Système TRIGONE », annoté « Joint à lettre PISANI »,
non daté, Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA, 434 ifa, Boite Armic 42, op. cit.
49 Brouillon des réponses des concepteurs aux questions de la revue Techniques & Architecture pour son article

« L’architecture de Recherche : le système Trigone », op. cit.


50 Ibid.
51 Document correspondant aux plans du 24 mai 1967, pour des prix au 30 mai 1967, Fonds Vienne, Fabien (1925-

2016) et agence SOAA, 434 ifa, Boite à rouleaux 402/2.

297
des modules. Certaines maquettes montrent cette volonté de fabriquer des agglomérats
rendant les espaces urbains organiques. (7.25) Un projet prévu à La Saline les Bains (La
Réunion), conçu en 1970 mais non réalisé, prévoyait l’implantation de trente modules
Trigone selon une trame carrée urbaine dont le pas se basait sur les dimensions d’une pièce-
cellule : 1,92m52. Ces éléments graphiques montrent que l’architecte envisage les réseaux
géométriques comme moyen de maitriser le projet à différentes échelles, du mobilier à
l’urbain. (7.26) La déclinabilité d’une même base géométrique – trame carrée pour les plans,
panneaux triangulaires formant des losanges une fois assemblés, volumes dodécaédriques –
doit faire « pressentir “l’urbanisme” du système »53.
Mise à part cette évolutivité, un autre élément semble commun au système Trigone et au
chalet de Pierre Lajus : le programme de l’habitation de vacances. À l’inconvénient des pans
de toitures en biais, l’équipe de conception du Trigone répond par deux arguments.
Premièrement, le mobilier imaginé spécifiquement pour le système vient combler ces zones
à la géométrie plus complexe. D’autre part, l’originalité de ces toitures confère aux espaces
ce que les usagers qualifient de dépaysant ou d’amusant, « ce qui traduit pour eux une
identité entre TRIGONE et vacances »54. Une géométrie qui, si elle décline des volumes
originaux et amusants, n’en demeure pas moins un outil pour penser les composantes
structurelles et fonctionnelles du procédé. Le vocabulaire de la trame est ainsi décliné pour
évoquer les « mailles de l’ossature », les « carrés-modules » régissant l’organisation des
pièces et le « système modulaire » des aménagements intérieurs55. De cette manière, Vienne,
Valat et Braslavsky auraient réussi à faire des maillages géométriques un outil les aidant à
appréhender une multiplicité d’enjeux du projet architectural : plastiques, économiques,
techniques, fonctionnels. Une démarche selon laquelle, en se référant aux écrits de Làszlo
Moholy-Nagy, « composition et construction participent de la même problématique », la
composition étant entendue comme « la pondération la plus fine des éléments et de leurs
interactions », la construction comme une configuration où « relations techniques et
spirituelles doivent d’emblée être définies sous tous leurs aspects »56. Par ailleurs, il s’agit
avec le système Trigone, nous l’avons dit, de dépasser le caractère statique des constructions
préfabriquées courantes pour faire des réseaux tramés non pas un caractère restrictif et
contraint, mais bien une manière de tendre vers une dynamique organique. Un postulat qui
résonne à nouveau avec les recherches de Làszlo Moholy-Nagy, et plus spécifiquement
avec le « système de forces dynamico-constructif », à opposer à une « construction formelle
statique » qui serait limitée à l’exploitation des verticales et horizontales57.
Si nous revenons sur le système Trigone dans plusieurs chapitres de la thèse, du fait du
caractère expérimental qu’il revêt pour Fabien Vienne vis-à-vis des principes d’évolutivité
(cf. chapitre 11) ou d’échelle (cf. chapitre 12), l’enjeu ici est de faire la lumière sur son statut
de projet charnière pour l’architecte. Avec Trigone, l’architecte et ses associés relient la
trame carrée, synonyme d’une optimisation des plans et des modes de production, et donc
d’une économie de la construction, à une dynamique spatiale singulière fabriquant l’identité
du système. Ils réfléchissent également à une accumulation et une combinaison des

52 Les calques font mention des noms de Fabien Vienne, Maurice Tomi et Gilbert Royer. Ce dernier est l’architecte

d’opération ayant suivi la réalisation du Teat’ Plein air de 1967 à 1969, conçu par Jean Tribel (AUA) en 1966. Voir à
ce propos BERNARD, Yves-Michel (dir.), Teat plein air – Jean Tribel, Editions Ter’La, 2016.
53 « L’architecture de recherche : Le système “Trigone” », Techniques & Architecture, op. cit., p. 116.
54 Brouillon des réponses des concepteurs aux questions de la revue Techniques & Architecture pour son article

« L’architecture de Recherche : le système Trigone », op. cit.


55 Trois expressions issues de l’article « L’architecture de recherche : Le système “Trigone” », Techniques & Architecture,

op. cit.
56 MOHOLY-NAGY, Làszlo, MULLER, Jean-Léon [trad.], Du matériau à l’architecture [traduction de l’édition originale

Von Material zu Architektur, publiée en 1929], Éditions de la Villette, Paris, 2015, p. 103.
57 MOHOLY-NAGY, Làszlo, MULLER, Jean-Léon [trad.], Du matériau à l’architecture, op. cit., p. 191.

298
modules assurant un développement dans l’espace à la fois original et optimal pour lequel
les volumes s’emboîtent parfaitement du fait de leur compatibilité géométrique. Bien que
les résultats soient différents, le chalet de Pierre Lajus comme le système Trigone mettent
en avant l’objectif suivant : associer à une rationalisation de la construction une architecture
agréable à vivre. Et si certains croquis associés aux études sur Trigone semblent plus de
l’ordre du motif géométrique abstrait (7.27), l’enjeu est bien celui d’être en prise avec la
réalité des modes de mise en œuvre et des usages. Deux composantes du projet architectural
articulées autour d’une intelligence de la trame, comme outil de conception et de
représentation du projet, et sur lesquelles il convient de revenir.
Un dénominateur commun aux diverses pièces graphiques réalisées dans le cadre des
recherches relatives au système Trigone – croquis, esquisses, géométraux – repose sur
l’usage d’une trame. Pour l’équipe de conception, et plus spécifiquement pour Fabien
Vienne, dont le fond d’archives contient ces documents, cet outil serait un support
permettant de progresser, ou plutôt d’osciller58, entre les phases de réflexion du système.
Certaines planches font ainsi apparaitre la trame comme base modulaire de la recherche
architecturale dans son ensemble, combinant sur un même dessin le principe tramé, les
volumes générés, la géométrie des panneaux et les détails d’assemblages (types et spéciaux).
D’autres représentations laissent simultanément figurer un état supposé réalisé du module
Trigone et un état à venir, augmenté d’une extension. Dans ce cas, le réseau géométrique
lie un état présent et un état futur du projet, démontrant la compatibilité des modules entre
eux. Enfin, certains dessins établissent un rapprochement entre le système Trigone et son
successeur, le système EXN (1974). On peut y lire des ressemblances entre les projections
des arêtes du module Trigone métal et le logo du système EXN, ainsi que les prémices du
mode d’assemblage cruciforme d’EXN. (7.28) Les deux systèmes se basent, par ailleurs, sur
un principe de trame carrée. L’articulation entre des plans modulés selon une trame carrée
et la formation de volumes singuliers est notamment permise par un principe de
codification créé par les concepteurs. Plus exactement, il s’agit d’un système de
numérotation des pièces de chaque module. Appliquée dans le système Trigone, cette
méthode sera remobilisée sous le nom d’« unités de comptage » dans le cadre de la
conception du système EXN (cf. chapitre 8). Dans le cas du système Trigone, les pièces
numérotées correspondent aux lots de maçonnerie, menuiserie, panneaux, serrurerie,
boulonnerie, étanchéité et vitrerie – il s’agit du premier chiffre du code de numérotation ;
aux « éléments de construction », répertoriés comme plancher bas (PB), façades et
séparations intérieures (F), toitures basses (TB), toitures hautes (TH), plancher haut (PH),
mobilier (M) et éléments de montage (C) – correspondant au second chiffre du code de
numérotation ; le dernier chiffre est un numéro d’ordre de montage59. La définition de ces
éléments de construction est la suivante :

« Ils correspondent chacun à des ensembles de pièces groupées pour permettre


l’analyse quantitative et estimative rapide d’une construction […] L’addition du
contenu de ces “éléments de construction” restitue exactement la totalité des pièces
nécessaires à la construction »60.

58 Nous préférons ici le terme osciller à celui de progresser, partant du postulat que l’architecte ne fait pas que
progresser d’un stade primitif du projet à sa résolution totale, mais passe par différentes phases d’allers-retours entre
ces états d’avancements dudit projet.
59 Le document d’archives date de juillet 1969.
60 « Trigone – Juillet 1969 Codification », Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA, 434 ifa, Boite Armic

43A, op. cit.

299
Un principe qui assure aux concepteurs de simplifier le comptage et le chiffrage des
éléments de construction, compensant de fait la complexité géométrique des volumes et
des assemblages. Un équilibre entre une géométrie simple (trame carrée en plans) et une
géométrie complexe (figures dodécaédriques en volumes) caractéristique du système. Au
point que les architectes répercutent cette dualité jusque dans leurs dessins. L’album de
présentation du système Trigone contient ainsi un dessin synthétique faisant apparaitre à la
fois les modules carrés des espaces de vie en plan (1,92m de côtés), les projections planaires
des arêtes des éléments de toitures et leur développement dans l’espace. Le tout, selon un
mode de représentation isométrique qui révèle le parallélisme entre diagonales des pièces
de vie et côtés des panneaux. Comme si la volonté était de rendre lisible cette combinatoire,
dans un même système cohérent, de principes géométriques élémentaires et d’autres plus
savants. (7.29)
Avec le recul, Fabien Vienne considère l’aventure Trigone comme support de ses
recherches sur l’habitabilité. C’est le moment pour lui d’expérimenter certains dessins de
plans de cellules dans ce module carré minimal de 192cm de côtés. Dès lors, l’intérêt repose
sur le fait de proposer des espaces répondant à une modulation simple, « plus facile à
habiter », quand bien même les toitures dessinent des formes originales. Ce
dimensionnement croise en réalité les dimensions usagères et constructives du procédé,
créant des pièces de vie rationnelles et équipées de mobilier, et assurant une utilisation de
panneaux d’aggloméré que l’architecte a à sa disposition. Il se souvient : « C’était quasiment
un miracle »61. À partir des correspondances dimensionnelles qu’il remarque entre les
matériaux disponibles sur le marché et les mesures standards des éléments de mobilier,
l’architecte commence à envisager ce qu’il qualifie « d’esprit de la combinatoire ». Dans son
idée, cette logique relève de la faculté à faire coïncider et coexister chaque donnée d’un
problème, et ainsi « répond[re] simultanément à plusieurs vérités ».
Si nous n’avons pas de preuve de cette intuition, nous pouvons au moins supposer que le
principe de cellule minimale de vie, tel que développé avec Trigone, serait un héritage et
une réinterprétation des observations que Fabien Vienne lors de ses premières expériences
professionnelles (Chantiers 1425, Bosquel, Cabinet Bossu-Réunion). La différence étant,
dans le cas de Trigone, que le projet ne se limite plus à son enveloppe initiale, mais laisserait
entendre des développements à venir. Cette prise en compte du concept de logement
minimal devient dès lors plus facile à accepter et défendre pour les architectes en ce qu’il
autorise une dynamique évolutive. La trame constituerait le support de ce changement :
autrefois utile à délimiter les surfaces construites, donc habitées, elle devient ici l’occasion
d’envisager un “après”, conférant une dimension plus ouverte à la question du logement
minimal. Des croquis datant de 1970 illustrent les différentes configurations de plans
permises par le système Trigone, passant du simple, de 3,69 m2, à la combinaison de sept
modules, pour une surface de 25,83 m2. Ces planches dessinées montrent parfaitement la
logique selon laquelle Fabien Vienne part du module minimal, un carré d’1,92 mètres de
côtés, correspondant aux dimensions d’un lit, pour composer l’ensemble des dispositifs
spatiaux qu’il souhaite proposer pour ce logement modulaire. (7.30) Le module simple
permet d’abriter une petite chambre, comprenant deux lits superposés, une salle d’eau
(douche, WC) ou bien une cuisine. La configuration de quatre modules peut servir à loger
sept lits, à la manière d’un dortoir, ou bien une chambre familiale avec un lit double et deux
lits simples. Enfin, la combinaison de sept modules donne un petit logement pour quatre à
cinq personnes, proposant lits simples et double, coin cuisine et salle d’eau. Dans la logique

61 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).

300
que nous venons de décrire succinctement, la trame est clairement associée à une notion
de modules de vie, qui constituent finalement le module spatial de l’ensemble du projet, et
plus largement de l’architecte, à la manière d’un étalon. Ici, la maitrise des mesures semble
prendre une dimension supérieure, puisque chaque centimètre carré est précisément
comptabilisé et économisé. Cette expertise du dimensionnement optimal de chacun des
éléments de mobilier et de chaque pièce, apprise au fil des années, est parfaitement mise à
profit, s’accomplissant par le biais d’une trame précisément calibrée. Ce raisonnement
dessiné figure sur l’album de présentation du système, par lequel il est question de
représenter à la fois les aménagements possibles des modules et les combinaisons multiples
censées répondre à une large diversité de programmes. Une représentation qui nous fait
comprendre à quel point les principes de modularité et de combinatoire des espaces de vie
permis par la trame constituent un élément conceptuel essentiel de ce projet.
Des calques de l’opération du Val d’Yerres62, dont les modules sont réalisés avec le système
Trigone en 1971, en collaboration avec le constructeur Maurice Tomi, font apparaitre une
version familiale pour cinq personnes proposant six modules. Il y est détaillé que quatre
modules correspondent à l’ensemble séjour/chambre (parentale)/cuisine et grenier ; qu’un
autre module correspond à la chambre des enfants, et enfin que le dernier module abrite
les sanitaires (salle d’eau et WC). Chaque module carré, de deux mètres par deux, est l’unité
de mesure de ce bungalow familial préfabriqué. La chambre des enfants, de quatre mètres
carrés, possède un système de lits superposés en équerre qui est le même que celui utilisé
par Pierre Lajus pour son chalet à Barèges. Quand il s’agit de concevoir des espaces
minimums comme ceux-ci, notamment destinés à un usage de vacances ou de week-ends,
il s’agit pour les architectes de trouver le calibre optimal pour permettre un espace
ergonomique et économique mais suffisant aux besoins essentiels des usagers. La coupe du
projet fait largement apparaitre les éléments de mobilier, de l’armoire de rangement,
ouverte, faisant figurer les bouteilles, livres et autres bibelots qui y sont disposés, ou encore
les bacs tiroirs intérieur positionnés sous le plan de travail de la cuisine. Si la figuration du
mobilier sur une coupe n’est pas un fait exceptionnel dans un document produit par des
architectes, faire apparaitre l’intérieur les objets qui y prennent place nous semble traduire
le souci que Fabien Vienne porte à l’usage et la praticabilité des espaces. Comme pour
démontrer que le dimensionnement de ces logements minimums n’en entache pas la qualité
de vie au quotidien, et donc les usages.
La trame connecte ici une précision dans le dimensionnement des éléments intérieurs des
modules, de leurs espaces, et même de leurs volumes, puisque la hauteur sous plancher de
la mezzanine est également de 2,00m. La trame est un canevas tridimensionnel. Le dessin
des objets du quotidien dans la coupe de principe de ce projet est le marqueur, à notre sens,
du raisonnement fin que l’architecte met à l’œuvre pour dimensionner sa trame et de sa
volonté de le transmettre pour qui regarde son dessin. L’architecte part de l’intérieur pour
concevoir ses plans, adaptant la trame à l’usage quotidien, aux éléments de mobilier, et
finalement aux standards en vigueur, contrairement à des concepteurs qui feraient le choix
d’établir en premier lieu la grille sur site, avant de la subdiviser pour constituer les espaces
intérieurs. Parallèlement, nous posons que leurs expériences respectives dans le mobilier et
le kayak, et leur manière d’en aborder la construction « en kit », donc aisément
transportables et (dé)montables, auraient infusé le process conceptuel de Fabien Vienne et
Pierre Lajus. Les projets du chalet Barèges et du système Trigone seraient, dès lors, le banc

62 Rouleau de calques pour le projet Trigone du Val d’Yerres avec Maurice Tomi (1971), Fonds Vienne, Fabien (1925-

2016) et agence SOAA, 434 ifa, Boite à rouleaux 402/10, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle/Cité de
l’Architecture (Paris).

301
d’essai de cette logique à l’échelle de l’édifice, en l’occurrence du module d’habitation de
loisir.
Bien que ce soit la première fois que Fabien Vienne mette la logique tramée en corrélation
avec une industrialisation effective de la construction, l’architecte a déjà mis cet outil au
service de la modulation et au mode de groupement des logements dans le cadre d’autres
projets. C’est le cas pour la résidence universitaire imaginée en 1959 à Montpellier63. (7.31)
Plus tard, l’opération de logements sociaux dans la pente de Notre-Dame de la Garde
réalisée en 1970 à La Ciotat est l’occasion de décliner cette maitrise dimensionnelle et
modulaire du logement64. Si ce dernier projet ne sera pas industrialisé, faute d’entrepreneur
désireux de se lancer dans un tel défi, il constitue une recherche intéressante autour de la
trame, attachée cette fois à penser le plein – par le mur – lorsque Trigone, et plus tard EXN,
la mettent au service d’une pensée par le vide – par le portique ou l’ossature. Ces variations
illustrent combien la trame accompagne l’architecte dans ses évolutions et tentatives
conceptuelles au fil des projets, qui semblent se répondre. Les maquettes réalisées en 1960
dans le cadre des recherches théoriques menées pour Trigone montrent ainsi une réflexion
filaire, à la manière d’une structure tridimensionnelle, et une pensée volumique, par un
agglomérat de cubes dans l’espace qui rappelle étrangement le groupement de logements
ciotadens. (7.32) Au sein d’un même projet – ou de plusieurs – la trame supporte la pensée
par le vide et/ou le plein, dans le plan et dans l’espace. À partir d’un même système,
l’architecte pense de multiples solutions, dimensionnelles (177cm, 192cm, 200cm), de
matérialité (carton, bois, plastique embouti), d’assemblage (profils en tôle, joints de
caoutchouc, etc.). Une preuve que l’enjeu est toujours celui de la déclinabilité d’une réponse
architecturale. À cet égard, nous postulons que c’est à partir de ce projet que Fabien Vienne
affirme une pensée systémique ouverte.
Parallèlement aux recherches liées au système Trigone et à ses tentatives d’industrialisation
du logement individuel, Fabien Vienne assure une production considérable de logements
collectifs65. Aussi, même si aux dires de ses associés l’architecte préfère ses quêtes
géométriques aux opérations plus classiques, dont il confie la responsabilité à ses
collaborateurs, nous imaginons qu’il demeure essentiel de conserver ce type de propositions
afin d’assurer la survie financière de l’agence, entre autres. Par ailleurs, si le système Trigone
ne constitue pas un projet rentable à courts termes, il est important de l’inscrire dans une
perspective plus large de la carrière de l’architecte et de le considérer comme la “version
zéro” du système EXN développé quinze ans plus tard, qui assurera à l’agence une
production particulièrement lucrative. En ce sens, le procédé Trigone est le moyen pour
Fabien Vienne de poser les jalons d’un second principe qui fera le succès de l’équipe SOAA,
incarnant de ce point de vue un investissement intellectuel à envisager sur le long terme.
Ainsi, depuis les débuts de Trigone en 1960, jusqu’à la création de la société DIS (Diffusion
Internationale des Systèmes) en 1983 (cf. chapitre 9), l’architecte ne cesse de mettre à
l’épreuve et de perfectionner sa maitrise des réseaux géométriques en vue d’une production
rationalisée et économique de l’habitat. Le projet Trigone est également charnière dans le
sens où il constitue un moment de collaboration entre Fabien Vienne et Maurice Tomi à

63 Ce projet ne sera pas réalisé, mais fera l’objet de plusieurs publications, dont : VALAT, Jacqueline, VIENNE,
Fabien, « La cité universitaire urbanisée », Revue de l’Économe, n° 298, mai 1960, pp. 852-861.
64 Voir SCOTTO, Manon, « Groupement d’habitations de Notre-Dame de la Garde, 170 logements sociaux à La

Ciotat, Fabien Vienne 1970 », sous la direction de René Borruey, d’Ana Bela de Araujo, d’Eve Roy et d’Alice Sotgia,
Mémoire de Master 2, École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille, Dépt. La Fabrique/Lab. INAMA, 2015.
65 La Banette, 1961 (260 logements), Le Pré de l’Aube, 1963 (240 logements), Le Val des Dames, 1964 (170 logements),

Les Collines, 1968 (304 logements).

302
partir de 1969. L’architecte se remémore ainsi de sa prise de contact avec le constructeur,
totalement séduit par l’efficacité du système Trigone :

« Quand j’ai repris contact avec Tomi, c’est parce qu’il était super emballé par ce
projet-là, il avait ce dossier ! Il a tout fait avec ça, il a constaté qu’il y avait aucune
erreur, il a été emballé […] Alors avec Tomi on a repris contact, il m’a raconté sa vie,
et il m’a dit ce qu’il attendait de moi, c’était justement que je fasse un système. C’est
formidable de rencontrer des gens qui comprennent »66.

L’histoire est assez similaire à celle de Lajus et Guirmand à Barèges : un moment de la


carrière de ces deux architectes, accompagnés d’entrepreneurs de la construction, où il n’a
plus seulement été question de rester dans les sillons tracés par leurs aînés, mais d’en créer
de nouveaux, tant dans les formes architecturales produites que dans les collaborations
initiées. À ce titre, rappelons que dans ces années 1960 Fabien Vienne vient de quitter le
cabinet Bossu (1957), et qu’excepté quelques opérations67, sa carrière ne connait pas encore
son point culminant, comme ce sera le cas dans les années 1970. C’est une période où
l’agence ne croûle pas sous les commandes, et où ces réflexions se font « d’une façon
complètement théorique sans client »68. Trigone s’apparente ainsi à un pari intellectuel, qui
trouvera preneur avec Maurice Tomi. Pour ces raisons, biographiques et conceptuelles,
nous identifions Trigone comme un point de bascule intellectuelle pour l’architecte,
confirmant l’intérêt que nous lui portons ici.
Il va sans dire que les atomes crochus entre l’architecte et le constructeur relèvent également
des explorations du premier sur les manières de connecter les composants et d’assurer
l’étanchéité des modules. Les dizaines de calques consacrés à l’étude morphologique des
joints entre les éléments confirment la volonté de Fabien Vienne de se pencher sur la
question “concrète” de l’assemblage, et ne pas rester confortablement dans la pensée
géométrique théorique qu’il maîtrise. Avec humour, l’architecte évoque le temps passé à
étudier ces joints, casse-tête incontournable du concepteur mis à l’épreuve de l’architecture
préfabriquée. (7.33) L’architecte reprendra notamment, sous les conseils de son beau-frère,
ingénieur dans une usine de pneus69, le principe de joints en caoutchouc utilisé à l’époque
pour fixer le pare-brise des automobiles. Ces joints, emboîtés dans les profils métalliques
du pare-brise, lui servent de modèle et seront mobilisés dans certaines versions du système
Trigone. En définitive, cette étude technique des joints prendra une place non négligeable
dans le temps de conception du procédé :

« Là tu vois les essais sur les joints. Parce que les problèmes dans le bâtiment, ce n’est
pas comme dans le mobilier quand même, tu as toujours des problèmes
d’intempéries, d’étanchéité, tu as la flotte, le vent, tout […] Le problème, ce que je
n’arrivais pas à faire, c’était l’étanchéité entre le panneau et la tôle […] Je me suis dit,
puisqu’on fait des parebrises de bagnoles avec des joints étanches dans des châssis
métalliques je vais encadrer mes panneaux avec des boudins en joint avec la même
technique. Il y avait une technique pour le mettre en place, c’étaient des ficelles que

66 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
67 Évoquons tout de même le siège de la Société Immobilière de la Réunion (Saint-Denis, 1959) ; le centre commercial
du Pré Saint-Jean (Alès, 1963) ainsi que les lotissements des Vignes (Saint-Cyr-sur-Mer, 1958), des Camélias (Saint-
Denis, 1959) et de la Banette (Saint-Cyr-sur-Mer, 1961).
68 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, op. cit.
69 L’entreprise Hutchinson, qui fabrique et commercialise des produits issus de la transformation du caoutchouc

essentiellement destinés à l’automobile et à l’aérospatial. Trigone est résolument le lieu d’expérimentation avec certains
industriels de l’automobile, comme en attestent des documents datant de 1966 retrouvés dans le fonds d’archives de
Fabien Vienne, et tamponnés de l’enseigne « S.A. Henri Heuliez Bressuire ».

303
tu passais dans les joints, puis tu tirais la ficelle. C’était un truc infernal. Donc ça c’était
toute l’étude des joints »70.

Ces éléments montrent combien Fabien Vienne est prêt à rechercher des solutions le
faisant sortir de son confort conceptuel, pour tendre vers une logique qui dépasse les
frontières disciplinaires, en tout cas celles de l’architecture. Cette démarche amène
l’architecte à décliner les recherches de joints selon une réflexion relative à la géométrie,
avec trois types d’angles moulés : angle droit, angle obtus et angle aigu ; au matériau, avec
des joints en caoutchouc emboîtés ou en mousse adhésifs ; et aux différentes finitions : à
crans, à boules, à pivots, etc. Au gré de ces études, il développe une capacité à se confronter
aux problèmes techniques dans une approche “pratico-pratique”. Une fois encore, il s’agit
de sortir d’un raisonnement uniquement basé sur le dessin, pour rechercher des réponses
par l’expérimentation :

« Avec [Jean] Prouvé on parlait souvent de problèmes de joints, parce que lui aussi il
avait des emmerdes avec les joints. Tous les gens qui faisaient de l’industrialisation
c’était un problème de joint […] C’était particulier parce que j’avais des problèmes
qui n’existaient pas jusque-là. Personne n’avait monté des panneaux de maisons avec
des joints comme ça. Les seuls exemples que j’avais trouvé c’était dans l’automobile
plutôt que dans l’architecture, c’était les plus proches »71.

Si Vienne accepte volontiers les conseils de certains de ses confrères ingénieurs ou


techniciens, il reste persuadé que c’est à l’architecte de rester maître de ce type de décisions,
à priori minimes par leur échelle, et pourtant primordiales pour assurer la bonne connexion
des éléments du projet. Avec cette conviction, l’idée que l’architecte doit être un touche-à-
tout et non un spécialiste, et que les différents chapitres de cette thèse, faisant l’analyse de
ses recherches sur le mobilier, les jeux ou le graphisme, illustrent. Trigone incarnerait en
définitive le moment à partir duquel l’architecte est capable de décliner les systèmes
géométriques, modulaires et constructifs selon différentes matérialisations du projet : le
stand éphémère, le mobilier, l’habitat de vacances, le jeu de construction. Dans l’ensemble
de ces cas, les réseaux tramés dans l’espace desservent une pensée du module minimal en
surfaces, une rationalité constructive assurant l’économie du projet, et une spatialité
originale. La porosité entre les échelles et formes d’application des réseaux géométriques
qu’explore Fabien Vienne se lit notamment par la diversité de programmes auxquels
l’architecte s’essaye parallèlement à Trigone. Citons ne serait-ce que l’exemple de Tricox,
structure tridimensionnelle servant de stand éphémère. « Apparenté à la famille des
structures réticulées spatiales, il permet la réalisation de résilles polyédriques à mailles
équilatérales à partir de barres semi-rigides toute identiques. Ces barres sont reliées entre
elles par boulonnage direct de leurs extrémités dont la flexibilité permet l’adaptation
automatique à la courbure de la résille choisie »72. Parallèlement, il crée la gamme de
mobilier Cox (Coxim, Coximouss’ – cf. chapitre 6), qui équipera un “Club de jeunes”
Tricox réalisé en 1972, et dont les éléments sont entièrement modulés selon une trame
carrée de 12 cm. Le jeu Trigone Carton est enfin l’ultime manière d’illustrer la cohérence
de la logique globale régissant le processus créatif de Fabien Vienne. Dans ce dernier cas,
des croquis réunissent, sur une même planche, la trame carrée servant à dessiner les plans
des modules, le chiffrage et le listing des pièces, les élévations schématiques, le tout sur un
papier quadrillé à petits carreaux. (7.34)

70 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, op. cit.


71 Ibid.
72 Documents relatifs au Tricox dômes PVC, imaginé en 1972, Caisse Bruneau 135, affaire 72/23.

304
L’exemple du procédé Tricox est intéressant en ce qu’il semble constituer un passage de
Trigone à EXN, pourtant non mentionné par l’architecte. Conçu en 1972, Tricox se
positionne en effet dans une chronologie commune aux dernières expériences sur Trigone
(1971, Gîtes de Vaissivières) et aux premières recherches d’EXN (1973, études). D’autre
part, les différentes volumétries permises par Tricox, qualifiées de résilles icosaédriques ou
dodécaédriques, font de ce projet une proposition à cheval entre la géométrie de Trigone,
reposant sur les principes du dodécaèdre rhombique, et celle du système EXN, plus ouvert
et non affilié à la géométrie d’un unique polyèdre. La première version de Tricox,
dodécaédrique, s’inscrit comme un héritage de Trigone. Une correspondance nominale
entre Trigone et Tricox est également à noter. Le préfixe « tri » correspondrait, nous le
supposons, à la dimension trigonométrique comme tridimensionnelle de ces recherches.
Le travail conséquent consacré à la conception du nœud d’assemblage liant les barres de la
structure témoigne là-encore de la filiation des procédés Trigone, Tricox et EXN. Enfin, la
capacité du procédé Tricox à répondre à des programmes variés (stand, logement de loisir,
abri pliant73) permettrait à Fabien Vienne de s’essayer à des tentatives volumétriques,
modulaires et constructives, nourrissant plus largement ses recherches pour un habitat
économique préfabriqué pensé à partir des potentialités des réseaux tramés dans l’espace.
(7.35)
Les pages des carnets de l’architecte nous permettent de mesurer sa maîtrise de la
géométrie, à travers les calculs qu’il est capable de mener pour résoudre ses études
volumétriques : estimation des angles optimaux, des espacements entre axes, etc. Fabien
Vienne ira jusqu’à dessiner les patrons des bâches en tissu plastifié recouvrant ces
structures, et à pousser le raisonnement jusqu’à prévoir les attaches censées retenir les toiles
afin de permettre le passage des usagers. Les légendes de ces calques mentionnent même
le type de soudure à adopter « à l’électrode de 25mm ». La campagne photographique
consacrée à Tricox fait elle aussi la part belle au nœud d’assemblage qui, comme dans le cas
d’EXN, devient une signature du projet, et laisse clairement apparaitre le positionnement
d’un “architecte-constructeur”. Certaines planches dessinées laissent apparaitre en pleine
page des représentations perspectives de ces nœuds d’assemblage, et semblent manifestes
d’une esthétique constructive résultant de la maitrise des réseaux géométriques par
l’architecte. D’autres planches illustrent le recours de l’architecte aux possibilités de la trame
triangulaire comme outil lui permettant de maîtriser simultanément la création de volumes
organiques, le dimensionnement des éléments structurels, le positionnement et le profilage
des nœuds d’assemblage, les pliures des toiles, etc. En plan comme dans l’espace,
l’architecte s’essaie à diverses configurations, inscrivant Tricox dans une chronologie
conceptuelle large. À cet égard, il n’est pas étonnant de remarquer des similitudes entre les
nœuds d’assemblage observés sur les schémas de structures Tricox (Gites de Vassivières)
et ceux de jeux de construction, tel que Tubespace, conçu en 2006 :

« Tubespace est un jeu éducatif. Avec un petit nombre de pièces, ce jeu permet toutes
les figures géométriques combinant des arêtes rectilignes, aussi bien en plan
(polygones, pavages, trames…) que dans l’espace (polyèdres, réseaux, structures
tridimensionnelles…). Il permet la réalisation de constructions variées »74.

« Ce jeu [Tubespace] il revient de loin, parce que dès l’origine de mon travail
d’architecte j’ai travaillé sur des charpentes tridimensionnelles avec un monsieur qui

73 Calque de l’abri pliant Tricox faisant apparaitre simultanément la géométrie, les principes et dimensionnements du
nœud d’assemblage, mais également la surface développée de la bâche ou l’emprise du projet au sol.
74 VIENNE, Fabien, « Portfolio Tubespace », 2009, en ligne [www.fabienvienne.com/2/pdf/tubespace_FV.pdf],

consulté le 4 octobre 2020.

305
s’appelait Le Ricolais, et qui m’a appris ce que c’était que des barres, des nœuds, des
résistances, des voûtes, tout ce qu’on pouvait faire finalement avec des barres et des
nœuds »75.

Des principes clés que nous retrouverons dans l’ensemble des systèmes modulaires et
constructifs développés par l’architecte et notamment appliqués au programme du
logement. La diversité des configurations spatiales imaginées pour Tricox trahit ainsi la
logique d’ensemble que Fabien Vienne poursuivra tout au long de sa carrière : permettre, à
partir d’un nombre réduit d’éléments pré-usinés et répartis selon un maillage précis, une
multitude de possibilités architecturales. L’exploration de la géométrie à laquelle s’adonne
l’architecte résonne ainsi avec la dynamique de recherche insatiable telle que l’envisage
Robert Le Ricolais, défendant qu’il « est important de considérer la Recherche en général,
et la recherche de Structures en particulier, comme une suite rationnelle d’expériences. Plus
que l’ordre chronologique, il importe de saisir les interactions entre les choses, plus que les
choses elles-mêmes »76. Et l’ingénieur d’ajouter : « Je ne crois guère aux découvertes
immanentes, je crois à un état préalable d’anxieuse curiosité »77.
À la lumière de ces analyses, il nous semble opportun et légitime de définir le chalet de
Barèges et le système Trigone comme des expériences charnières pour les architectes
étudiés. Représentant une forme de bascule vers la proposition d’un habitat modulaire
préfabriqué et vers une collaboration privilégiée avec les constructeurs ; engageant des
expériences de prototypage et d’auto-construction ; synonymes de recherches
expérimentales au long cours s’accomplissant « en dehors des groupes de production
soumis à des buts commerciaux ou publicitaires »78, en tout cas hors des cadres de la
production architecturale cadrée par des concours, ces expérimentations sont le moyen
idoine pour Fabien Vienne et Pierre Lajus d’éprouver certaines de leurs hypothèses
géométriques, constructives, partenariales. La trame y est, d’après la lecture que nous en
faisons, une entrée nous permettant d’observer ces moments de réinterrogation
conceptuelle auxquels les architectes se confrontent.
Un texte écrit par Pierre Lajus, bien des années après, trahit le plaisir que l’architecte aurait
ressenti à éprouver l’édification de l’architecture de ses mains, et plus spécifiquement par
l’intermédiaire de la construction bois, idéale pour appréhender l’intelligence de
l’articulation des éléments, des forces structurelles et de la vision d’ensemble du projet
architectural. Une logique qui, décrite ici avec beaucoup de poésie, voire de candeur,
guidera Pierre Lajus et Fabien Vienne dans la poursuite de leurs réflexions, y compris dans
le cadre de la conception de logements produits en série à grande échelle :

« Chacun de nous a pu préssentir dès l’enfance qu’il y avait deux grandes familles de
constructions : celles qui relèvent du château de sable, et celles qui s’apparentent à la
cabane de branchages.
Quand nous construisons des châteaux de sable, nous savions qu’une seule loi
s’imposait, celle de la pesanteur, de la gravité, qu’il fallait prudemment mettre en
relation avec la densité, l’homogénéité plus ou moins grande d’un mélange humide

75 VIENNE, Fabien, DOUSSON, Xavier (réalisation), DURUPT, Gilles (prises de vues et son), MONTGROLLE-
FASANINO, Fanny (montage), « Tubespace », filmé du 29 nov. au 2 déc. 2014, monté en mars 2015, édité en avril
2015, Cité de l’architecture et du patrimoine, Stratosphère éditions, réalisé au domicile de l’architecte (Paris),
http://www.fabienvienne.com/2/vids/tubes-pace_FV.mp4, consulté le 4 oct. 2020 à 16h25.
76 LE RICOLAIS, Robert, « Réflexions sur un modèle appelé “ALEPH” », non daté, non publié, Fonds Le Ricolais,

Georges-Robert (1894-1977), 069 Ifa, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, Paris.
77 LE RICOLAIS, Robert, « Recherches structurales. Thèmes et variations », non daté, non publié, Fonds Le Ricolais,

Georges-Robert (1894-1977), 069 Ifa, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, Paris.
78 LE RICOLAIS, Robert, « Architecture, structures et civilisations », non daté, p. 38, Fonds Le Ricolais, Georges-

Robert (1894-1977), 069 Ifa, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, Paris.

306
amorphe à compacter d’abord, à démouler délicatement ensuite, avant de tenter des
superpositions hasardeuses. La construction en brique, brique crue d’abord, brique
cuite ensuite, la maçonnerie de moellon puis de pierre taillée, le béton banché ou
coffré s’érigent sous cette même loi de la gravité comme le château de sable.
La cabane de branchages nous introduit dans un autre univers : celui des matériaux
linéaires, qui conduisent les forces dans différentes directions qu’il va s’agir de
gouverner. Sur le poteau planté en terre de la cabane néolithique, nos ancêtres
assemblaient des embryons de structure s’appuyant sur le sol. Quand ils s’aperçurent
qu’il fallait isoler ce poteau du sol pour l’empêcher de pourrir, ils découvrirent en
même temps que la cabane perdait sa stabilité : il allait falloir la raidir par des liens ou
des traverses s’opposant aux poussées latérales. C’est la science de ces liaisons, de ces
nœuds, de ces assemblages, qui a fait progresser le savoir des bâtisseurs de structure,
celui des charpentiers, plus tard des architectes et des ingénieurs.
Dans l’élaboration des structures légères, la connaissance à l’avance du jeu des forces,
des systèmes de jonction et d’articulation des éléments va de pair avec la composition
d’ensemble du projet. Cette façon de concevoir, qui associe en permanence détail et
vision globale dans un ordre rigoureux, est caractéristique de la conception des
ouvrages en bois. »79.

79 LAJUS, Pierre, « Le bois, une école d’intelligence constructive » texte du 25 novembre 2003, archive personnelle de

l’architecte (Mérignac).

307
308
CHAPITRE

LA
8
CO-CONCEPTION :
PARTAGE
D’UN OUTIL
AVEC
LE CONSTRUCTEUR
PARTIE 3
“ Il faut que les architectes comprennent le monde
industriel. Il ne s’agit plus qu’ils arrivent dans l’usine
en disant “voilà ce dont j’ai envie, essayez de me le
fabriquer’’. Il faut au contraire qu’ils aient l’humilité
de comprendre l’outil industriel, de se mettre à son
écoute, de saisir ce qu’il peut faire. Mais pour cela
il faut connaître son langage, ses possibilités et ses
limites. Alors ils pourront dire à l’industriel
“voilà ce qu’on pourrait faire avec votre outil’’. ”

WATEL, Jean-Pierre,
in BIGNON, Jean-Claude,
La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale,
Tome 2 : entretiens, [Rapport] École Nationale Supérieure
d’Architecture de Nancy, 1986, p. 141
A - Architectes et constructeurs : une entente à calibrer
En propos liminaire de ce chapitre, nous prenons appui sur des lectures nous permettant
d’interroger la collaboration entre architecte et constructeur et/ou industriel, les deux
derniers étant entendus dans nos analyses de corpus comme celui qui produit les
composants utiles à la réalisation du projet et en assure la mise en œuvre.

« Les entreprises se redimensionnent et leurs outils changent la physionomie des


chantiers. La préfabrication lourde se généralise. Le rôle de l’ingénieur s’accroît. C’est
l’ère des BET. L’architecte entre dans une crise d’identité professionnelle. Il semble
se fondre, un moment, dans ces couches nouvelles de techniciens indispensables à la
croissance économique, mais son statut demeure ambigu. Face à la montée de la
rationalité technique il risque de voir sa spécificité disparaitre, broyée par les
méthodes qu’il a lui-même prônées. Rares seront les praticiens qui sauront rester au
contact de l’évolution des idées et des arts plastiques »1.

Cette analyse souligne la difficulté des architectes, dans un moment de reconstruction


massive du pays, à se positionner intellectuellement et professionnellement. Durant cette
période de crise identitaire de la profession, plus rares qu’on ne peut le croire ont été les
concepteurs capables de réinterroger leur manière d’aborder la conception architecturale.
Pour cela, nous émettons l’hypothèse que les individus ayant relevé ce défi furent
notamment ceux qui auraient tenté de trouver un terrain d’entente avec les entreprises et
techniciens du bâtiment. En adoptant une démarche de collaboration avec de tels acteurs,
les architectes auraient pris le risque de repenser leur outillage conceptuel pour le rendre
intelligible et manipulable par ces co-penseurs du projet, tout en s’assurant de conserver
une ligne conceptuelle cohérente. À ce titre, la trame aurait constitué un outil dont les
architectes se seraient saisis afin de pleinement appréhender un phénomène qui s’impose
en Europe, et au-delà : l’industrialisation de la construction. Loin de vouloir considérer les
acteurs de la mise en œuvre comme des concurrents, ils auraient préféré en faire des alliés
de leur processus de réflexion, et ce dès les prémices du projet architectural. D’une part, les
architectes auraient acquis une maitrise technique de la constructibilité du bâti (matériaux,
structures, assemblages). D’autre part, ils seraient restés ouverts – voire demandeurs – à
l’idée d’une collaboration avec les constructeurs, industriels et autres techniciens de
l’architecture. Dans un article au titre on ne peut plus évocateur – « Le problème : produire
industriellement les bâtiments, dessiner le pays » – Marcel Lods rappelle l’acte de courage
dont les architectes doivent faire preuve afin de s’inscrire dans la dynamique d’une
production industrielle de l’architecture :

« Ayons un état d’esprit de foi, de courage, d’audace.


Jamais époque n’a offert aux constructeurs perspectives semblables, programmes plus
passionnants, moyens plus remarquables.
Jamais il n’a été autant nécessaire d’avoir des équipes réunissant la culture, le sens
artistique, les capacités scientifiques, le sens des réalisations, le goût de l’organisation.
Jamais il n’a fallu autant d’hommes maîtres de toutes leurs disciplines.
Une époque de rêve.
Elle ne va tout de même pas être accueillie avec des réserves par ceux mêmes qui ont
le bonheur de pouvoir y participer ?

1 MONNIER Gérard, ABRAM Joseph, L’architecture moderne en France, Tome 2, Du chaos à la croissance 1940-1966, Picard,

1999, p. 19.

313
Ayons foi en l’avenir.
Pour la profession il est magnifique. Pour l’humanité il est essentiel »2.

Quelques années plus tard, dans un article paru dans la revue L’Architecture d’Aujourd’hui en
1961, Pier Luigi Nervi mentionnait la nécessité d’une bonne entente, et mieux, d’une étroite
collaboration entre les architectes, les ingénieurs et les constructeurs :

« En d’autres termes, il est nécessaire qu’autour de la planche à dessin et des premières


recherches, se trouvent réunis trois hommes ou davantage, c’est-à-dire trois formes
d’esprit : l’une, créatrice et attachée aux problèmes plastiques qu’on peut attribuer à
l’Architecte ; l’autre, analytique, préparée à manier les formules de résistance des
matériaux, celle de l’Ingénieur, et enfin, celle pratique, réelle, capable d’évaluer les
possibilités de la technique constructive et des facteurs économiques qui y sont liés,
celle du Constructeur »3.

Cette analyse nous intéresse en ce qu’elle souligne le nécessaire ancrage à une réalité
constructive de l’architecture que sous-tend le travail avec un constructeur, au sens que lui
confère Nervi. Vingt ans plus tard, Lucien Kroll décrit une situation qui semble avoir peu
évolué depuis, laissant entrevoir le caractère exceptionnel des collaborations complices et
au long cours, que les architectes étudiés ont entrepris avec des constructeurs :

« Actuellement, le processus d’élaboration semble être approximativement le suivant :


un maître d’ouvrage s’entend oralement avec un industriel pour envisager une
opération avec son système constructif, à la condition qu’il soit “dans les prix”.
L’industriel étudie le cas. Puis l’architecte est invité à utiliser le système et à obéir à
toutes ses contraintes. Sauf quelques nuances, il produira une légère variante de
l’architecture déterminée par l’industriel »4.

Souhaitant contourner l’écueil d’un schéma d’acteurs ainsi biaisé, Pierre Lajus revendique
le bienfondé du travail collectivement porté par les architectes et les entrepreneurs, confiant
à Yann Nussaume « que les architectes se doivent de coopérer avec les constructeurs. C’est
ce [qu’il a] appris avec Phénix, mais surtout à partir de l’expérience de la Girolle »5.
Récemment, l’architecte bordelais reconnaissait que c’est « par l’articulation des acteurs »
qu’il a réussi à tendre vers une production du logement économique. Un lien souvent mis
à mal dans le cadre d’appels d’offre pour lesquels « c’est le moins-disant qui est pris », et
non nécessairement le professionnel le plus pertinent. À l’époque, par chance, l’entreprise
Guirmand propose le devis le moins élevé, permettant aux architectes d’initier cette
collaboration, et de la prolonger au fil des années et des commandes qu’ils souhaiteront
engager, à l’image de la Girolle. De cette situation, Pierre Lajus conclue : « Tout cela
complique les choses, et ne favorise pas le projet »6.
Fabien Vienne, à son tour, défend l’importance capitale d’être en étroite relation avec les
industriels, les constructeurs et les professionnels du bâtiment, estimant que « c’est là que

2 LODS, Marcel, « Le problème : produire industriellement les bâtiments, dessiner le pays », Techniques et Architecture,

17e série, n°5, novembre 1957, p. 80.


3 NERVI, Pier Luigi, « Relations entre architectes, ingénieurs et constructeurs », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°99, déc.

1961-janv. 1962, p. 5 [Les mots en gras sont mentionnés ainsi par l’auteur, Pier Luigi Nervi].
4 KROLL, Lucien, « Ordinateurs et systèmes constructifs », Techniques et Architecture, n°223, oct. 1982, pp. 10-15, p. 10.
5 LAJUS, Pierre, in NUSSAUME, Yann, La maison individuelle, Éditions du Moniteur, Paris, 2006, p. 66.
6 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2022, au domicile de l’architecte (Mérignac) [paru dans un jeu de

ressources destiné à accompagner un document institutionnel sur la politique de la Métropole du Grand Lyon dans le
cadre du 82e Congrès HLM de l’Union sociale pour l’habitat, organisé les 27, 28 et 29 septembre 2022 à Lyon. « Pierre Lajus
architecte : “Il y a eu une coupure entre les concepteurs, les commerciaux et les techniciens” », entretien mis en ligne
sur le site millenaire3.com le 31 août 2022 ; www.millenaire3.com/Interview/pierre-lajus-architecte-il-y-a-eu-une-
coupure-entre-les-concepteurs-les-commerciaux-et-les-techniciens].

314
tout se passe »7. Avant de revenir plus en détail sur les expériences collaboratives de ces
architectes avec des constructeurs, nous nous sommes intéressée au statut de la maison
individuelle dans ce jeu d’acteurs, notamment dans le cadre d’une construction bois, dont
les spécificités semblent orienter ces relations interprofessionnelles. C’est en tout cas sous
cet angle que Jean-Claude Bignon8 pose la question du partenariat entre acteurs de la
construction, expliquant dans quelles mesures la maison à ossature bois sous-entendrait
précisément, selon lui, une « redéfinition du rôle de l’architecte »9 :

« Dans un contexte de profonde interrogation du rôle social de l’architecte souvent


vécu professionnellement de manière difficile, il y a sans doute là une voie de réflexion
et d’action pour les concepteurs. Une telle orientation tranche par rapport aux replis
“corporatistes” qui semblent actuellement dominants. Elle ne positionne plus
l’architecte comme “rentier” d’une situation de plus en plus dépassée mais comme
partenaire susceptible d’apporter une valeur ajoutée dans le processus de
production »10.

La construction bois, et plus spécialement celle de la maison individuelle basée sur un


principe d’ossature, induirait « entre les architectes et les entreprises [un] contact [qui] est
en général réel, sans doute à cause d’une proximité presque journalière, d’un engagement
commun dans le nouveau, de sympaties [sic] et d’échanges qui débordent le strict nécessaire
professionnel et même parfois, avec certains corps d’état, d’une communauté de pensée
comme c’est le cas avec les charpentiers »11. L’architecte Denis Grèzes12 parvient à cette
conclusion, affirmant que le travail du bois induit « un dialogue plus évident avec des gens
comme les charpentiers qui sont des gens qui ont une représentation dans l’espace encore
proche de celle des architectes »13. C’est le cas de Pierre Lajus, qui apprend auprès des
charpentiers une logique rationnelle de construction :

« Ce travail avec les charpentiers ça nous a fait découvrir, enfin ça m’a fait découvrir,
que c’était une filière la construction, que c’était un enchaînement d’opérations qui se
tenaient. Or, si on veut arriver à l’économie maxi, il faut que tout soit cohérent »14.

Avant même de faire l’hypothèse selon laquelle l’usage de la trame serait un support
commun de réflexion et de conception entre architecte et constructeur, il s’agit de
considérer le relationnel privilégié qui se joue entre eux dans les cas qui nous intéressent,
inhérent à la bonne entente entre ces personnalités, mais aussi au cas particulier de la
maison individuelle bois. De ces interactions naîtrait, selon Jean-Claude Bignon, une
« efficacité économique de l’échange », doublée d’une « efficacité projectuelle de celui-ci »15.
C’est ce que nous cherchons à comprendre dans notre analyse des collaborations liant
Pierre Lajus et l’entreprise Guirmand, ou Fabien Vienne et Maurice Tomi. La collaboration
ne se limiterait pas uniquement à un gain économique, à une rentabilité de la production
industrielle, mais constituerait l’opportunité de repenser le projet d’architecture à plusieurs
mains, notamment en s’appuyant sur les potentialités des réseaux tramés et géométriques.

7 VIENNE, Fabien, échanges avec l’auteure, 11 novembre 2015, au domicile de l’architecte (Paris) [Carnet de bord].
8 Architecte et technologue spécialisé de la construction bois, Professeur émérite à l'École d'architecture de Nancy.
9 BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 1 : analyse, Rapport, École

Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy, 1986, p. 12.


10 Ibid.
11 BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 1 : analyse, op. cit., p. 15.
12 Architecte, spécialisé de la construction bois
13 GREZES, Denis, in BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 2 :

entretiens, op. cit., p. 73.


14 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 30 octobre 2018, domicile de l’architecte (Mérignac).
15 BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 1 : analyse, op. cit., p. 17.

315
D’autre part, les conditions dans lesquelles se fabriquent ces collaborations entre architectes
et constructeurs sont essentielles dans leur manière de déterminer cette performance
créative. Dans les cas étudiés, la configuration est proche de celle du gré à gré. Dans un cas,
l’architecte prend attache avec l’entrepreneur pour imaginer avec lui un modèle de maison
(Lajus-Guirmand), dans l’autre l’entrepreneur demande à l’architecte de faire évoluer son
offre (Vienne-Tomi). Deux situations différentes de celles que décrit Jean-Claude Bignon,
évoquant la mise en concurrences d’entreprises dans le cas d’un marché public ou d’un
appel d’offre dit « performanciel »16, et dont il constate les conséquences sur le relationnel
en jeu entre les acteurs. Une telle concurrence entrave, selon l’auteur, la capitalisation
immédiate de cet échange, qui ne peut alors se faire que dans un second temps, une fois
que le projet est construit, et à condition qu’une configuration similaire se reproduise. À
l’inverse, par des discussions et réflexions qui ont lieu dès les premières esquisses, les
équipes Lajus-Guirmand et Vienne-Tomi semblent capitaliser dès le départ leur
collaboration :

« En fermant en partie le jeu concurrentiel, elles [les formules gré à gré] ouvrent par
contre celui de la connaissance réciproque, la possibilité pour chacun de prendre en
compte la situation de l’autre et d’utiliser au mieux son efficacité propre »17.

Pour illustrer ses propos, Jean-Claude Bignon mentionne l’exemple de Pierre Lajus, qui
mobilise selon lui la formule du « gré à gré stimulant »18. Dans ce cas, l’architecte n’est pas
le seul à tirer parti de ce type d’association, dont l’industriel profite également. À ce titre,
l’auteur rappelle combien il est essentiel que celui qui fabrique le produit comprenne
l’utilisation qui en est faite :

« On sait, pour l’industriel du bâtiment, que c’est une difficulté majeure de cerner le
profil du produit. Dans un système de prescription multiple partagé entre architecte,
bureau d’étude, usager et maître d’ouvrage, le ciblage est toujours délicat.
Or l’industriel a besoin d’un “retour” qui ne soit pas le résultat du simple outil
comptable du nombre de produits vendus. Un tel outil a une efficacité économique
mais en aucun cas technique. Il ne dit jamais les problèmes qui apparaissent à la pose
ou à l’usage par exemple »19.

Au vu de ces éléments d’analyse, Maurice Tomi fait figure de cas particulier. Du fait de son
implantation à La Réunion et de ses années d’expérience localement, il développe une
connaissance aigüe des attentes des réunionnais, et donc des défis que doit relever sa
production. Dans ce cas précis, l’industriel n’est pas déconnecté des réalités d’usage de ses
produits, les réinterrogeant en permanence, non seulement en fonction de données
factuelles (baisse des ventes), mais également en prenant l’initiative de collaborer avec
différents architectes au fil des années20. La démarche est à double sens ici. L’architecte,
curieux de bousculer ses habitudes conceptuelles, et l’industriel, désireux d’actualiser
régulièrement son offre. Afin de mener à bien cette collaboration, Jean-Claude Bignon
mentionne la nécessité de développer de « nouveaux outils d’interfaçage »21. Selon lui, tout

16 BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 1 : analyse, op. cit., p. 18.
17 Ibid., p. 21.
18 LAJUS, Pierre, in BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 2 : entretiens,

op. cit., p. 86.


19 BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 1 : analyse, op. cit., p. 26.
20 La première génération de cases Tomi-Bourbon Bois a été conçue par Maurice Tomi et l’architecte Louis Dubreuil

(1923-1986) de 1961 à la fin des années 1960 (date précise inconnue à ce jour), puis par Fabien Vienne à partir de
1973. On reconnait notamment à l’association Dubreuil-Tomi la conception et la production des « Cases 61 » (ou
« Cases Carrousel ») ou encore des « Cases 64 »).
21 BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 1 : analyse, op. cit., p. 32.

316
reste à inventer de ce point de vue-là. En considérant que la trame serve d’outil graphique
à cet échange et que le principe d’unités de comptage (sur lequel nous revenons plus loin)
imaginé par Fabien Vienne constitue un outil organisationnel, nous émettons l’hypothèse
selon laquelle architecte et industriel mettent en place un outillage utile à leur travail
conceptuel commun.
Jean-Claude Bignon fait aussi la lumière sur l’incompatibilité de l’ossature bois avec une
approximation constructive, reposant sur des « exigences dimensionnelles », ainsi que sur
un degré « d’exactitude »22 élevé. L’assemblage des éléments devant se faire parfaitement,
sans raccords possibles au moment du chantier, la trame, dimensionnelle et constructive,
apparait comme un outil utile à cette précision. Aussi, lorsque, dans le cadre de cette
recherche, l’auteur demande à Pierre Lajus si le bois suppose un transfert d’informations
plus importants vers les entreprises, l’architecte répond :

« Oui, parce que l’on ne peut pas être approximatifs. Le bois exige la rigueur. Avec le
bois il faut être plus précis et en particulier bien réfléchir et dimensionner les
assemblages. Tout est dans les jonctions, dans l’articulation, dans la construction bois.
Et quelle que soit l’architecture, c’est dans les articulations qu’elle se joue. C’est donc
non seulement un enjeu technique mais aussi un enjeu pour l’architecture »23.

Jean-Claude Bignon conclue son rapport de recherche sur les différents positionnements
de l’architecte avec l’industrie(l) :

« Deux scénarios impliquant cette revalorisation du travail architectural sont


aujourd’hui en train de s’esquisser. Ils sont autant de base à de nouveaux logiciels de
conception-réalisation. Le premier est intégrateur, le second fédérateur.
Dans la première situation le concepteur intègre très en amont le système de la
production. Pour cela il définit une “syntaxe” (procédé, règles), qui s’impose à tous
les acteurs quel que soit leur logique propre. C’est un schéma proche de celui de
l’ingénierie anglo-saxonne et qui sert pour partie de modèle à JP Watel par exemple.
Dans la seconde situation, chaque acteur conserve sa logique d’action mais les
antagonismes qui peuvent naitre de logiques d’actions différentes et parfois
contradictoires sont gommés par une gestion des interfaces assurée par le concepteur.
Ce dernier formalise pour cela un système de conventions. Cette démarche se
retrouve par exemple chez A. Sarfati.
L’architecture dans tous ces processus se trouve à son tour interrogée car s’il est vrai
qu’elle transgresse toujours les conditions de sa production et les logiciels où elle se
fabrique, il est tout aussi vrai qu’elle peut puiser dans ces mêmes conditions les bases
d’une problématique et les éléments d’un langage. Les grands courants architecturaux
sont largement nés de ces incursions dans la production. La Villa du XIXe siècle, la
barre de logements moderne sont encore là pour témoigner des différents niveaux de
cette symbiose.
La mob24, là aussi, sert de révélateur ou de catalyseur à des problématiques
architecturales en cours de reformulation. Cette adéquation des doctrines aux
conditions concrètes de la production rend sans doute l’architecture moins manifeste
mais probablement plus viable, à commencer pour les architectes, et partageables par
tous.
Face à la banalisation pavillonnaire du marché à laquelle les architectes ne savent
répondre que par la soumission ou par des objets-spectacles, il existe peut-être une
attitude plus efficace d’ouverture des problématiques aux pratiques productives.
L’architecture et l’architecte y trouveraient certainement plus de crédits »25.

22 Ibid., p. 52.
23 LAJUS, Pierre, in BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 2 : entretiens,
op. cit., p. 89.
24 Mob étant ici l’abréviation de « Maison à ossature bois ».
25 BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 1 : analyse, op. cit., p. 65.

317
De ces deux démarches, Fabien Vienne se rapproche de la première en intégrant plusieurs
mois durant les ateliers de fabrication de Maurice Tomi. Les archives de Fabien Vienne
montrent combien l’architecte et ses collaborateurs de la SOAA ont activement participé à
la conception des solutions constructives et techniques du procédé : prototypage,
conception du nœud d’assemblage, de détails techniques (fixation des tôles, ancrage
structurel dans les fondations par des tubes acier) et de solutions de confort thermique
perfectionnées au fil des concours départementaux26 auxquels l’équipe SOAA participe
(aérateurs de faitage, couverture en tôle à faible inertie thermique, vide d’air ventilé entre
couverture et plafond, façade à double parois avec vide d’air, etc.).
Le cas de Pierre Lajus parait moins tranché. Lorsqu’il travaille avec l’entrepreneur
Guirmand, l’architecte maintient un dialogue constant avec celle-ci, mais la logique adoptée
est celle de concevoir les espaces de vie de la Girolle et non son système constructif, tâche
qui revient à l’entreprise de construction Guirmand. Si l’intérêt n’est pas tant celui de
catégoriser les démarches des architectes étudiés, il s’agit ici de relever le désir, de Pierre
Lajus comme de Fabien Vienne, d’associer le constructeur à la démarche de création
architecturale et ainsi mettre en place un langage commun, support de leur collaboration.
Pour remédier à la dispersion des tâches et des connaissances du bâtiment, il serait question
d’opérer « un rapprochement entre ceux qui projettent et ceux qui réalisent »27. Au-delà de
promouvoir une réconciliation relationnelle entre architectes et constructeurs, il s’agirait de
considérer la construction bois comme le cadre idoine à un usage de la trame faisant se
rencontrer les enjeux de la composition et de la réalité constructive, comme le rappelle
Denis Grèzes :

« Lorsque l’on construit en bois on ne peut pas perdre de vue le dimensionnement


des matériaux. Le charpentier doit gérer des plaques de contreplaqué qui font un
mètre vingt. Il y a là des dimensions évidentes et autant les utiliser comme règles de
dimensionnement technique mais également pour créer des rythmes de façade par
exemple »28.

Il y aurait donc un particularisme du matériau bois relativement à l’usage d’une trame,


notamment en ce que ce choix constructif nécessite une grande précision des dessins,
engageant, en amont de la réalisation, un échange poussé avec les entreprises quant aux
données dimensionnelles des éléments du projet. L’architecte Jean-Pierre Watel rappelle
combien usages du matériau bois et de la trame s’avèrent corrélés :

« Avec l’habitude que l’on a acquise dans l’ossature bois la trame est presque devenue
un instinct de conception au point que lorsque je conçois un projet en béton il ne
m’arrive plus de coter une poutre à 4.10m mais de la mettre d’emblée à 4.20m. À titre
personnel, l’absence de trame serait donc plutôt un handicap de réflexes.
Quant au chantier, la trame n’est pas une contrainte et mon expérience de la
construction m’a appris que cela n’empêchait pas de placer un percement n’importe
où ; il suffit d’ajouter un bois “hors-trame’’ et ce n’est pas ça qui va modifier le prix
de la construction.
Non je crois vraiment que c’est un bon moyen pour composer un projet et une bonne
habitude de réflexion. C’est un guide de conception, une discipline pour travailler. La

26 « En 1975-78-82, le système [EXN] était lauréat de concours d’habitat économique, organisés par les autorités
départementales de l’île de la Réunion, et 6300 logements étaient réalisés à la fin de l’année 1985 », extrait du dossier
de présentation du système EXN, octobre 1988, Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA, 434 ifa, Dossier
en carton d’archives Armic 63.
27 BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 1 : analyse, op. cit. p. 14.
28 GREZES, Denis, in BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 2 :

entretiens, op. cit., p. 72.

318
trame de 60, ce n’est ni le nombre d’or, ni le modulor, ce n’est qu’une maille de tricot
mais qui n’a jamais empêché personne de faire de beaux habits »29.

Cet extrait de l’entretien de l’architecte avec Jean-Claude Bignon nous éclaire quant à la
formation d’une habitude conceptuelle articulée autour d’un usage de la trame qui serait
induite par des choix constructifs. Progressivement, cette modulation devient, même en
changeant de matériau, un réflexe conceptuel qui alimente le processus de conception de
l’architecte plus largement, au fil des années, des projets. Plus que la matérialité, l’architecte
Ralph Thut mentionne l’intérêt de s’attacher à la structure de type poteau-poutre, engageant
la mise en place d’une « trame constructive qui est indépendante du remplissage mais qui
reste un “guide” pour le travail architectural »30.
Nous cherchons à comprendre comment cette collaboration architecte-constructeur
pourrait influer sur la manière dont la trame est utilisée comme interface de travail réglant
des enjeux de création, de production, d’économie du projet.
Selon Jacques Fredet, l’architecte bâtisseur se doit de maitriser par son dessin tant l’idée
qu’il se faisait du futur édifice que sa réalisation effective, donc de « transcrire
graphiquement [l’ensemble des caractères du projet] en dispositions et formes à bâtir »31.
Jean Zeitoun quant à lui, rappelle comment, par l’intermédiaire des trames, le concepteur
« peut partir du champ de la conception de l’objet […] et arriver, par une spécification
progressive, à quitter le système de la conception pour entrer dans celui de la production »32.
Notre hypothèse suppose que la trame assurerait à l’architecte de glisser plus facilement de
la planche à dessin à la réalité construite, et ce par la précision géométrique qu’elle induit
(proportions, dimensions, angles). Cette navigation du dessin à l’édifice serait en réalité
inhérente au fonctionnement de la trame elle-même. En effet, au stade des premiers
tâtonnements du processus de conception, la trame peut subsister sans mensurations,
s’établissant selon des rapports de proportions, puis se spécifier au fur et à mesure des
phases (esquisse, avant-projet, exécution) pour engager, lorsque le concepteur en aura
choisi le pas, une maitrise des dimensionnements et assemblages des éléments du projet.
Cela est d’autant plus avéré lorsque la trame régissant la composition des espaces du projet
vient se superposer avec la trame structurelle, et lorsque les traits utiles à la formalisation
des plans viennent former les axes des poutres ou des solives. En d’autres termes, lorsque
le rythme spatial se confond avec ce que Jacques Fredet qualifie d’« axialité structurelle » 33.
Dans ce cas, la logique constructive nourrit, rétroactivement, la logique compositionnelle,
et « l’orthogonalité, organe prescriptif du dessin d’exécution, s’inverse pour devenir
principe de composition »34.
La trame accompagnerait ainsi l’architecte dans la montée en précision du projet, de
l’esquisse au détail. Au départ, les lignes ne sont que le canevas préalable au projet, et
deviennent progressivement les limites d’implantation des volumes et d’organisation des
espaces, créent les points de rencontre et d’assemblage des composants, avant de prendre
de l’épaisseur aux endroits où panneaux et cloisons viennent s’implanter. « En d’autres

29 WATEL, Jean-Pierre, in BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 2 :

entretiens, op. cit., p. 135.


30 THUT, Ralph, in BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 2 : entretiens,

op. cit., p. 123.


31 FREDET, Jacques, Architecture : mettre en forme et composer : catégories de la mise en forme dessinée du projet d’architecture,

Éditions de La Villette, Vol. 4, Paris, 2018, p. 11.


32 ZEITOUN, Jean, Trames planes. Introduction à une étude architecturale des trames, Dunod, Paris, 1977, p. 47
33 FREDET, Jacques, Architecture : mettre en forme et composer : catégories de la mise en forme dessinée du projet d’architecture,

op. cit., p. 96.


34 POTIE, Philippe, Philibert de L’Orme : figures de la pensée constructive, op. cit., p. 62.

319
termes, au fur et à mesure que la recherche de l’architecte se rapproche de son but, sa
connaissance s’accroit en quantité et en précision et, de là, ce qui la représente, le dessin,
s’enrichit des nouvelles solutions en les intégrant aux anciennes »35. Aussi, lorsque Jean-
Charles Lebahar défend que chaque problème posé par le projet implique son dessin, nous
postulons que la trame établirait un cadre suffisamment précis dans sa géométrie et ouvert
dans son utilisation conceptuelle pour engager un affinage progressif du document
graphique initial plutôt qu’un renouvellement systématique des dessins, à la manière d’un
continuum graphique. Comme une ligne sur laquelle l’architecte repositionnerait sa plume
pour la préciser, successivement, depuis sa représentation la plus sommaire à la plus précise,
lui permettant d’appréhender l’épaisseur des éléments, les entraxes et les nœuds. Considérer
la trame comme le support d’un continuum graphique nous permettrait d’envisager que le
processus de conception se verrait, de fait, moins scandé, et donc plus intégratif,
notamment pour les autres acteurs du bâti. Le constructeur pourrait identifier les enjeux du
projet dès les phases d’esquisse, par la clarté d’une méthodologie de dessin et de conception
appuyée sur l’usage de la trame. Le fait de mobiliser et de faire apparaitre la trame tant pour
façonner les premières intentions du projet que pour en établir les documents d’exécution
assurerait à l’architecte de rendre son process lisible pour le constructeur, et de ne pas
réduire son apport à une phase d’exécution. Progressivement, « la géométrie va discipliner
ces objets graphiques pour en faire un moyen de communication des informations précises
et définitives de l’édifice »36. Selon l’auteur, à l’étape de « recherche de l’objet par simulation
graphique » succèderait celle de « l’établissement du modèle de construction », qu’il décrit
comme un ensemble de représentations graphiques suffisamment précises (angles,
mesures) pour être communiquées aux constructeurs sans qu’il ne subsiste d’ambiguïtés
quant aux spécificités du projet. Selon notre logique, la trame accompagnerait architecte et
constructeur d’une phase à l’autre, constituant le dénominateur commun entre eux, et entre
simulation graphique et modèle de construction.
Au-delà de permettre à l’architecte de penser les dimensions constructives du projet, la
trame lui assurerait donc de pouvoir échanger efficacement avec le constructeur. Dans son
Essai sur la formation d’un savoir technique, Jean-Pierre Epron défend notamment que les
travaux de recherche sur la géométrie conduisent à la constitution d’un « code généralisé
auquel tous les agents intervenants dans le bâtiment sont soumis »37. Selon Philippe Potié,
Philibert de L’Orme (1514-1570) aurait fait de l’angle droit un code graphique dont l’usage
serait commun au concepteur et à l’exécutant. Sa simplicité constituerait sa force principale,
assurant « que l’esquisse architecturale puisse être reportée, sans erreurs ni interprétations,
par les maîtres »38. Discutée et décidée par l’architecte et l’industriel, ensemble, la trame
permettrait la mise en commun des savoirs et des enjeux de chacun dans le cadre du
processus de conception du projet. À la lecture de plans tramés, l’industriel entreverrait la
standardisation des composants, et donc la possibilité de produire ces éléments de façon
sérielle. Derrière le dessin de l’architecte, c’est bien l’enjeu économique qu’il lirait. À ce titre,
Pierre Lajus défend qu’« afin d’acquérir une efficacité économique réelle, les architectes
devraient avoir à cœur de trouver avec leurs partenaires, bureaux d’études et entreprises,
des formes de coopération pérennes qui évitent tous ces gaspillages »39.
Nous l’avons dit, du moment où le dimensionnement du module de base ou le pas d’une
trame est établi, il devient aisé de dessiner rapidement les espaces tout en étant assuré d’être

35 LEBAHAR, Jean-Charles, Le dessin d’architecte. Simulation graphique et réduction d’incertitude, op. cit., p. 20.
36 Ibid., p. 21.
37 EPRON, Jean-Pierre, Essai sur la formation d’un savoir technique, C.E.M.P.A., Nancy, 1977, p. 21.
38 POTIE, Philippe, Philibert de L’Orme : figures de la pensée constructive, op. cit., p. 62.
39 LAJUS, Pierre, « Construire aujourd’hui en Aquitaine », Maison contemporaine, architecture située, p. 48.

320
exact dans les mesures, puisque préalablement déterminées par ledit module. Aussi, même
s’il réinterroge constamment au cours du processus de conception les possibilités de
solutions spatiales, l’architecte, aidé de la trame, demeurerait toujours précis dans les
dimensions des éléments constitutifs du projet, donc apte à partager efficacement ses
réflexions avec le constructeur, inclus dans cette logique conceptuelle. Dès lors, la trame
jouerait le rôle d’une représentation euclidienne « permett[a]nt non seulement la
communication des décisions architecturales contenues dans les plans, mais encore, leur
repérage graphique définitif »40. Plus largement, nous pourrions imaginer que si la trame
régit le processus de projet depuis les premiers dessins prospectifs jusqu’aux documents
techniques d’exécution, l’écart possible entre éléments pensés et réellement construits se
réduirait considérablement, conduisant architectes et constructeurs à être pleinement
satisfaits de ce mode de collaboration. La trame autoriserait ainsi la mise en place d’« unités
dimensionnées permet[tant] à l’architecte d’apprécier le réalisme du projet »41. Si la trame
sert d’« encodage graphique »42 entre les deux acteurs, elle revêt également une dimension
“réelle”, celle de la construction. En ce sens, la trame aiderait les concepteurs qui la
mobilisent à trouver un équilibre entre « le certain et le probable »43, en ce qu’elle assoie le
certain par sa régularité géométrique et sa répétitivité rythmique, et fait des opérations
conceptuelles le champ des probables. La trame autoriserait une méthode exploratoire et
rationnelle à la fois, qui mettrait d’accord architectes et constructeurs.

« C’est là toute l’importance de la géométrie qui ne sert pas uniquement à fixer des
décisions graphiques, mais aussi à produire les conditions spatiales nécessaires à la
prise de décision architecturale […] La trame en est l’aboutissement technique le plus
perfectionné, vue l’étendue de son pouvoir de coordination »44.

Lorsque certains architectes dénoncent, au cœur des années 1970, l’« idéologie
normative »45 véhiculée par certains programmes ministériels dédiés à l’expérimentation sur
le logement (PAN, REX, etc.), et faisant la part belle à l’usage de la trame46 – comme le fait
Bernard Huet – les postures de Pierre Lajus et Fabien Vienne nous intéressent en ce qu’elles
défendent la trame non comme contrainte normative mais comme levier d’action pour se
(re)positionner au cœur du processus de conception et de production du logement.
Ce préambule énoncé, il importe d’analyser les conditions de collaborations des architectes
Fabien Vienne et Pierre Lajus avec des constructeurs, collaborations à l’origine de projets
iconiques – sinon populaires – de leur production : le système EXN pour le premier, conçu
avec Maurice Tomi (La Réunion, 1974) ; la maison Girolle pour le second, dans le cadre de
l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac et avec l’entreprise Guirmand (Mérignac, 1966). Un
usage commun aux architectes et aux constructeurs de l’outil de la trame caractérise alors
les démarches de ces équipes.
Plusieurs éléments sont à noter sur la collaboration unissant Fabien Vienne et la SOAA à
Maurice Tomi. Tout d’abord, celle-ci est l’occasion de réinterroger un premier système
Trigone, conçu en 1960, le faisant évoluer vers un nouveau système modulaire et
constructif, plus ouvert, le système EXN (cf. chapitre 7). Ce passage d’un système à un

40 LEBAHAR, Jean-Charles, Le dessin d’architecte. Simulation graphique et réduction d’incertitude, op. cit., p. 31.
41 Ibid., p. 48.
42 Ibid., p. 56.
43 Ibid., p. 90.
44 Ibid., p. 100.
45 HUET, Bernard, « Dossier Recherche Habitat », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°174, juillet-août 1974, p. 1.
46 Il suffit de relever les intitulés des cinq projets lauréats de la troisième édition du Programme Architecture Nouvelles

(1973) pour remarquer que trois d’entre eux mobilisent le terme de « trame », vraisemblablement en vue d’en faire le
sésame vers une validation ministérielle, donc vers un accès à la commande publique.

321
autre s’opère premièrement par le retour d’expérience du constructeur, capable
d’accompagner l’architecte dans la démarche de prototypage, de mise au point des
assemblages, des sections efficientes, etc. Ensuite, la connaissance fine que possède
Maurice Tomi du contexte précis de la commande, à savoir un habitat social tropical, guide
Fabien Vienne dans la réponse qu’ils formuleront ensemble.
Dans le cas de l’association de Pierre Lajus et de Guirmand, le constructeur est à l’origine
d’une solution de mise en œuvre, comme nous l’avons vu dans l’exemple du chalet de
Barèges (cf. chapitre 7), suggérant non seulement l’usage du matériau bois plutôt que celui
de la pierre, mais également la préfabrication des éléments en atelier et assemblés sur place.
Des idées qui infuseront plus largement la pratique et les méthodes conceptuelles de
l’architecte, l’amenant à proposer conjointement avec ce même constructeur le un modèle
de maison de vacances économique Girolle. Dans les deux cas, le constructeur réinterroge
en profondeur les processus de projet de l’architecte, notamment du point de vue de l’usage
de la trame qui est associée à une maitrise modulaire des composants du projet assurant
une anticipation du montage des structures et une maitrise de la construction in-situ.
Dans les deux cas, constructeurs et architectes se basent sur une première expérience
partagée ensemble, avant d’envisager le développement d’un système ou modèle qui
connaitra un large succès. Aussi, au-delà de faire de la trame un outil de conception
commun, architectes et constructeurs doivent s’accorder sur la définition des enjeux qu’ils
souhaitent porter collectivement. L’exemple de Fabien Vienne et de Maurice Tomi,
d’accord sur le fait de prendre plusieurs mois pour prototyper des assemblages, des
panneaux voire des modules d’habitations entiers, démontre l’entente des deux acteurs,
notamment sur les investissement financiers et temporels nécessaires pour parvenir au
système constructif optimal. Assuré de pouvoir investir dans ces nouvelles
expérimentations et désireux de voir son activité se diversifier, Maurice Tomi est prêt à
croire au potentiel de ce futur système, et plus largement au bienfondé de son association
avec l’architecte. Dès lors, la condition sine qua non d’une telle collaboration repose sur une
vision partagée par architectes et constructeur quant à l’importance d’une recherche “à
tâtons” et d’un affinement progressif des modulations et dimensionnements, avant
d’espérer les retombées économiques du procédé. Une relation de confiance et de mise en
commun des savoir-faire entre les acteurs du bâti que Lucien Kroll expérimente dans le
cadre du projet de logements sociaux d’Émerainville, pour lequel l’architecte a choisi « un
système constructif moins pour lui-même que parce qu’il était porté par des gens amicaux
et ouverts avec qui on pouvait discuter, échanger dans des règles du jeu précisées »47. Être
productif oui, mais en favorisant la réflexion collective.

B - Fabien Vienne et Maurice Tomi : rencontre de deux « grandes gueules »48


Avant toute chose, il est essentiel de rappeler ici que le système EXN nait de la commande
d’un industriel, Maurice Tomi, constructeur de maisons préfabriquées en bois à La
Réunion. La plaquette de présentation du système EXN précise que « le GROUPE TOMI,
leader de l’habitat social à La Réunion, usine les éléments du système EXN dans ses ateliers
BOURBON BOIS. Sa production de 6000 modules par an (7500 prévus en 1982) permet

47 KROLL, Lucien, in BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 2 :
entretiens, op. cit., p. 77.
48 Expression reprise à Marc Cayla, ancien collaborateur de la SOAA, entretien avec l’auteure, 19 avril 2018 (Paris).

322
de réaliser 75% de l’habitat social réunionnais »49. Ces éléments, ainsi que les photographies
du site Bourbon Bois au Port (La Réunion) – usine, stocks de bois, machines – nous laissent
entrevoir la force de frappe du groupe de construction localement. Ces photographies
montrent des presses servant aux ouvriers à solidariser les composants bois par des plaques
à griffes de connections métalliques pour former les portiques, et une étuve servant à traiter
les éléments bois à cœur pour éviter leur contamination (champignons, xylophages) qu’il
est le premier à développer sur l’île50. L’ampleur du site rend possible le stockage d’un
nombre important de grumes, d’éléments bois débités, de portiques assemblés, de kits de
construction prêts à partir sur chantier et même de prototypes, dont « la cour était
remplie »51. La popularité de Maurice Tomi et les capacités de son usine permettent de faire
travailler un millier d’ouvriers52 à Bourbon Bois. (8.1) Les collaborateurs de la SOAA se
souviennent ainsi d’un personnage marquant, dont le tempérament et la finesse d’esprit a,
à coup sûr, participé de la trajectoire du système EXN et de la réussite de cette collaboration
avec les architectes :

« C’était un type passionnant, assez incroyable, pouvant parler de tout, curieux de


tout. Il prenait la parole, il commençait une phrase, il dérivait sur plusieurs minutes
pour des apartés, et au bout de trois ou quatre minutes il retombait pile sur son début
de phrase. Un esprit clair. Il avait un petit carnet toujours sur lui, il avait une vision
ce qui pouvait être, ce qu’il pouvait faire, et qui collait parfaitement avec la politique
de l’époque de résorption du bidonville. Dans les années 1960/1970 à La Réunion
c’étaient des paillottes partout […] Il fallait reconstruire tout ça, faire des réseaux qui
n’existaient pas […]
Ce n’était pas tellement un homme de chantier, il faisait faire tous ses prototypes,
c’est pour ça à un moment la cour était remplie de prototypes, il en reste quelques-
uns. Là il était vigilant. Donc là on était présents avec Fabien, ça discutait. Et la
création d’EXN c’est vraiment un co-conception entre eux, SOAA et Tomi, il a
complètement apporté sa patte, ses dimensionnements, et il était complètement au
courant de ce qu’il pouvait faire ou pas compte tenu de la technologie. Il a même
inventé des machines. Par exemple pour faire les premiers panneaux, c’est lui qui a
fabriqué une presse à presser les connecteurs sur les bois »53.

Dans des dossiers rétrospectifs sur le constructeur, la presse locale le décrit comme un
« touche-à-tout »54, l’associant à l’image populaire de « l’oncle Tomi »55 de l’île. Ces articles
soulignent certaines avancées que le chef d’entreprise a initiées, comme celle de proposer
« une garantie décennale sur toutes ses constructions avant que la loi ne l’impose »56.
D’autres rappellent « l’évolution de taille » qu’a représenté la nouvelle association Tomi-
Vienne : « Auparavant il s’agissait de modèles de maisons [cases Dubreuil-Tomi] ; le
nouveau système permet de construire n’importe quel modèle sur une même base »57. (8.2)
Précédemment, nous avons rappelé que la collaboration des deux hommes commence à
l’occasion de la réalisation de modules Trigone. Leur partenariat se prolonge au-delà de

49 Plaquette de présentation du système EXN [www.fabienvienne.com/2/pdf/EXN_FV.pdf].


50 Processus d’autoclave au sel d’Arsenic des éléments bois, imaginé par Maurice Tomi. Rémi Meunier confie en
entretien que ce procédé a permis aux bois de rester en parfait état jusqu’à trente ans après leur mise en œuvre sur
chantier (cf. Annexes, Entretien avec Rémi Meunier). Un article de presse paru en 2001 affirme que Maurice Tomi
est « le premier à La Réunion à investir dans le traitement anti-termites du bois autoclave, in « Les cases de l’oncle
Tomi », Le Journal de l’île, lundi 2 juillet 2001, pp. 10-12, Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA, 434 ifa,
Dossier en carton d’archives Armic 11.
51 MEUNIER, Rémi, entretien avec l’auteure, mars 2019, à l’agence SOAA (Le Port, La Réunion).
52 D’après la plaquette de présentation du système EXN, op. cit.
53 MEUNIER, Rémi, entretien avec l’auteure, mars 2019, op. cit.
54 « Les cases de l’oncle Tomi », Le Journal de l’île, lundi 2 juillet 2001, op. cit.
55 Ibid.
56 Ibid.
57 « Maurice Tomi est à la case ce que Frigidaire est au réfrigérateur », Quotidien du jeudi 7 juillet 1994, pp. 14-15, Fonds

Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA, 434 ifa, Dossier en carton d’archives Armic 11.

323
cette expérience, pour donner naissance à un nouveau système : EXN. L’acronyme reprend
les principes du procédé : X Éléments pour N combinaisons. Si nous revenons plus loin
dans la thèse sur les qualités spatiales à proprement parler des maisons réalisées grâce au
système EXN (cf. chapitre 11), il s’agit ici de comprendre comment la relation architecte-
constructeur a pu s’opérer, entre autres en plaçant la trame au cœur de leurs réflexions.
Comprendre comment, au contact du constructeur, l’architecte réinterrogerait son usage
de la trame. Comprendre comment répondre à la question formulée par Marcel Lods :

« Peut-on associer l’architecte à l’industriel ?


Certains prétendent que c’est impossible. Nous allons donc tenter de mettre fin à la
situation créée à la persistance de cette affirmation plus que discutable : “L’architecte
ne peut pas collaborer avec l’industriel”.
Il y a – disent les opposants – une différence de formation qui rend tout contact
profond irréalisable. Nous avons déjà entendu ce couplet à propos de la collaboration
architectes-ingénieurs. La question est aujourd’hui réglée : nombreux sont les bureaux
où se côtoient sur une même table de travail architectes et ingénieurs, pour le plus
grand bien de l’œuvre réalisée »58.

Entre 1972 et 1974, Fabien Vienne et Maurice Tomi imaginent quatre versions de ce qui
deviendra plus tard le système EXN, et qu’ils qualifient à ce titre de projets « Pré-EXN ».
Dans l’ordre chronologique, la « Maison Modulaire », datant de 1972, correspond à la
première étude d’un système Pré-EXN, et ne sera pas réalisée. L’année suivante, les
concepteurs développent des études pour la Martinique, constituant la seconde étude de ce
système Pré-EXN, et ne donnant, là non plus, pas lieu à une réalisation. En revanche, cette
année est également celle des premières réalisations relevant de ce système Pré-EXN, avec
le projet de Cases TOMI-SAFER, qui elles, seront construites. Enfin, 1974 marque la
création et la réalisation du prototype Pré-EXN Subeco, et surtout celle de la mise au point
du système EXN, mobilisé dès 1975 dans le cadre du concours LTS (Logement Très Social)
à La Réunion, et développé sous trois variantes : Ticase, Ticasela et Casenba.
Dans le cas du prototype « Pré-EXN » conçu dès 1972, s’inscrivant dans le cadre d’une
collaboration avec la Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural (SAFER),
la trame utilisée est de 3,17 mètres, anciennement mobilisée par Louis Dubreuil, architecte
associé à la première génération des Cases Tomi59. Aussi, bien que la géométrie des maisons
SAFER soit différente de celle du futur système EXN, se rapprochant plus d’une
réinterprétation des cases Tomi-Dubreuil que d’un système ouvert et apte à produire de
multiples spatialités et typologies, la trame constitue un élément commun entre ces
propositions. (8.3) S’il revisite les caractères techniques et volumétriques de la case Tomi
existante, usant de cette modularité comme point de départ à sa propre création, Fabien
Vienne s’inscrit, par ce choix de trame, dans la lignée de son prédécesseur. Évidemment, le
constructeur n’est pas pour rien dans cette décision, puisqu’il impose aux architectes de
mobiliser les éléments de bois dont il dispose dans son usine. De fait, la forte personnalité
et l’intelligence constructive et économique de l’industriel joue sur le positionnement de
l’architecte, l’invitant certainement à se montrer ouvert à la réinterprétation d’une
proposition préexistante et à l’écoute du constructeur. Ce choix de trame traduit les
rapports que l’architecte entretient avec l’industriel d’une part, et avec ses prédécesseurs
d’autre part. La case Tomi-SAFER comprenant cinq pièces mesure ainsi 9,60m x 9,60m,

58 LODS, Marcel, « L’industrialisation du bâtiment est une occasion inespérée de renouveau pour notre profession »,
L’usine nouvelle, nov. 1969, p. 18.
59 Selon les propos de Fabien VIENNE, entretien avec DOUSSON, Xavier, 2002, Paris.

324
constituant un carré de trois modules de 3,17m de côtés, posant la question d’une éventuelle
référence au carré neuf cases60. (8.4)
Sur l’un des calques associés à cette recherche Pré-EXN, présentant rapidement les
principes étudiés par les concepteurs, figure un schéma, discret, mais significatif de notre
point de vue en ce qu’il montre que la recherche géométrique des morphologies des toitures
se base elle aussi sur une trame carrée, dont les arêtes et les diagonales dessinent les
différentes configurations. La trame n’est pas seulement utile au dessin du plan, elle prend
une dimension spatiale supplémentaire, déterminant les autres surfaces du projet
d’architecture. L’ensemble des variantes de toitures sont imaginées et déclinées selon cette
trame carrée. Au-delà de régler des composantes constructives du projet, cette logique
tramée va jusqu’à alimenter l’imaginaire plastique de l’architecte, et ce à différents niveaux.
Premièrement, nous pouvons remarquer que le logo du système EXN, en combinant les
initiales de l’acronyme qui y est associé, reprend également le dessin de toiture de la plus
modeste case de la gamme. L’univers tramé nourrit les diverses représentations du système,
de la plus schématique à la plus complexe. Parallèlement, un calque datant de juin 1974
affiche non seulement les déclinaisons de toitures dans l’espace, et donc de morphologies
générées selon cette trame carrée, mais également des lignes qui semblent lui faire écho sur
l’ensemble des façades. (8.5) Nous nous demandons ce que peut révéler un tel dessin.
L’architecte et le constructeur auraient-ils souhaité que l’outil conceptuel supportant le
projet soit lisible, allant jusqu’à imaginer un joint creux entre chaque module de façade, et
ce afin de rendre perceptible cette géométrie ? L’architecte n’aurait-il pas fait le “deuil” d’un
affichage graphique de la trame en façade, héritage d’un art de la composition observé au
cours de sa formation ? Une telle hypothèse signifierait qu’à l’origine, lors des premières
tentatives d’EXN, la volonté de faire que la trame structure également plastiquement la
composition de la façade serait encore forte. Un parti pris rappelant les dessins de façades
de Le Corbusier pour ses Maisons montées à sec61. Ce ne serait qu’à force d’échanges avec
le constructeur, et dans le but de tendre vers la rationalité la plus extrême, que ce type de
représentation du procédé aurait évolué vers quelque chose de moins formel en façades.
En analysant les photographies des réalisations EXN, on remarque ainsi que, contrairement
aux premières études Pré-EXN, dans lesquelles nombre de lignes de (re)décomposition des
façades ressortaient, seules les lignes structurelles, des montants des portiques, se dégagent
de la surface de façade, soit uniquement celles de la trame de 3,17m, et non les sous-trames.
(8.6) Les remplissages sont alors positionnés légèrement en retrait de ces arêtes, qui sont
soulignées par cette discrète saillie mais aussi (le plus souvent) par des remplissages de tôle
blanche, contrastant avec les notes sombres du bois des portiques. Lorsque la proposition
est entièrement réalisée en bois, c’est par une disposition horizontale du bardage que
s’opère la distinction avec les montants, mettant en lumière la verticalité des éléments
structurels obéissant à la trame principale. Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse que le
développement du système EXN aurait encouragé un affichage de la trame structurelle
comme unique trame plastique. En regard du système Trigone, nous pouvons déduire que
le système EXN traduirait non seulement la rupture de Fabien Vienne avec une géométrie

60 « Après Palladio, l’emploi du schéma à neuf cases ne peut plus être innocent, il appartient à la référence, plus, il a

valeur de manifeste comme en témoignent les premières maisons de Wright ou du Corbusier, ou son utilisation
aujourd’hui dans des projets aussi symboliques que les folies du Parc de la Villette », BRESLER, Henri, CHATELET,
Anne-Marie, MANGIN, David, SABATIER, Patrick, Les neuf cases de l’architecture, [Rapport de recherche] 314/85,
Ministère de l’urbanisme, du logement et des transports, Secrétariat de recherche architecturale (SRA), ENSA
Versailles/LADRHAUS, 1985, p. 7. (illustrations pages 54, 75, 77, 82, 101 du rapport).
61 LE CORBUSIER, JEANNERET, Pierre, Œuvre complète, vol. 4, 1938-1946, Les éditions d’architecture, Zurich, 1946,

p. 40.

325
plus accessoire, moins signifiante, mais aussi sa prise de distance avec une géométrie trop
figée pour supporter les adaptations spatiales que le programme du logement induit. En ce
sens, la collaboration avec Maurice Tomi, et plus largement avec des constructeurs,
redéfinirait la façon dont l’architecte manipulerait ses outils conceptuels. Les calques
présentant le nœud d’assemblage EXN illustrent combien la trame irrigue l’imaginaire de
ses concepteurs, au point que la géométrie du nœud résulte, notamment, de la rencontre
orthogonale des axes de ce maillage. En effet, schématiquement, ce nœud d’assemblage
devient une croix, celle des axes de la trame. Il s’agit donc bien d’une forme résultant de la
croisée des lignes verticales et horizontales de cette trame, et non d’une forme rapportée
ou d’une connexion par ajout d’une figure supplémentaire. Le joint se fait par l’entaille
opérée dans les montants des portiques, eux-mêmes articulés autour d’un vide accueillant
un scellement métallique.
Un autre élément d’analyse s’ajoute à celle d’une “matérialisation” de la trame : celle de
l’économie. L’assemblage par le vide, c’est-à-dire sans élément rajouté comme nœud,
traduit une démarche conceptuelle spécifique. Ici, la trame sert l’économie du projet jusque
dans les détails d’assemblage des composants qu’elle autorise. Le vide est ainsi opéré à
double titre, généré d’une part entre les portiques, au centre du nœud, et d’autre part par la
feuillure pratiquée dans les montants latéraux de ces portiques. Parallèlement, des calques
retrouvés dans le fonds d’archives de l’architecte font figurer différentes trames carrées,
véritables sous-cul des projets. L’un d’entre eux, présentant une trame carrée de 3,40m de
côtés, possède une légende indiquant que ce calque aurait visiblement servi à la conception
du projet Escalade. Un autre, sans légende, fait quant à lui apparaitre une trame carrée
multiple dont le croisement des axes est renforcé par la symbolisation de nœuds
d’assemblage à cet endroit, illustrant précisément le propos précédemment énoncé. (8.7)
Ces réflexions dessinées ne sont pas sans rappeler les dessins de Le Corbusier relatifs à son
principe « 226 x 226 x 226 », pour lequel l’architecte imagine une unique cornière servant à
la constitution d’un « volume habitable alvéolaire »62. Le croisement des axes de cette maille
cubique fabrique ladite cornière, faisant directement écho à la lecture que nous faisons de
la connexion entre les axes de la trame et le nœud d’assemblage dans le cas du système
EXN. (8.8)
Parallèlement au développement du système EXN, un procédé de Cases Béton est imaginé
par Fabien Vienne et Maurice Tomi en 1975. Au vu des façades esquissées, il semblerait
que cette proposition reprenne les codes du prototype Subeco créé l’année
précédente (bandeau de toit plat en débord, type de volets, décomposition plein/vide des
façades), tout en le réinterrogeant par l’usage de panneaux béton préfabriqués destinés aux
remplissages. (8.9) Cette filiation manifeste entre les deux projets démontre une démarche
de l’architecte selon laquelle il s’agirait de se servir systématiquement d’une idée
précédemment développée pour conduire à une nouvelle version de celle-ci. Le concepteur
retravaillerait en permanence ses hypothèses projectuelles. Dans ce cas précis, la
réinterrogation d’une proposition précédente ou auxiliaire passe par plusieurs éléments : la
matérialité, passant de remplissages tôle et bois (Subeco) à béton, et le pas de la trame,
passant de 3,45m à 3,17m. Dans le cadre de ce passage d’une solution conceptuelle à une
autre, on observe même une combinaison de certaines composantes des projets. Les Cases
Béton associent les volumétries et finitions de Subeco d’une part, et le dessin des parpaings
EXN d’autre part. Comme les parpaings EXN, les panneaux en bois ou béton utilisés pour
les Cases Béton sont eux aussi incisés sur leurs tranches afin de s’assembler avec les autres

62 LE CORBUSIER, Les dernières œuvres, Vol. 8 des Œuvres complètes, Les éditions d’architecture Artemis, Zurich, 1969,
p. 146.

326
éléments. Les choix structurels sont distincts, Subeco fonctionnant avec un principe
d’ossature bois, lorsque la Case Béton s’appuie sur un système de panneaux béton reliés
entre eux soit par emboitement, soit par béton de liaison. La légende du dessin, « briques
béton et bois combinables à l’infini »63, est particulièrement intéressante en ce qu’elle met
en lumière une volonté de combiner les matériaux tout en s’astreignant à une logique
systémique ouverte, assurant une combinatoire sans limite.
L’observation de ces propositions “annexes” (Subeco, Cases Béton) aux systèmes phares
(Trigone, EXN) trouve son intérêt dans l’éclairage qu’elle apporte sur l’évolution
conceptuelle des architectes de la SOAA au contact de l’industriel. Un industriel désireux
d’associer son expérience de la construction aux propositions de l’architecte (matérialités,
modulations, assemblages). Même lorsqu’il s’applique à imaginer les différentes versions
des procédés qu’il développe avec Maurice Tomi, Fabien Vienne pense l’assemblage en
creux et non par tranches pleines ou par ajout de connecteurs. Ainsi, le projet Subeco fait
d’ores et déjà apparaitre la jonction en croix entre les portiques ainsi que les doubles
percements nécessaires au boulonnage opéré dans les montants. (8.10) Une logique
constructive qui révèle un attrait de l’architecte pour un assemblage à sec des composants
– tant à l’échelle de l’édifice que du mobilier64 – qui s’alimente des réflexions partagées avec
le constructeur. Par ailleurs, soulignons que Subeco, bien que modeste, constitue une
proposition particulièrement composée et soignée dans ses finitions, articulant savamment
les enjeux esthétiques, techniques et économiques du projet d’architecture. (8.11) Considéré
par ses concepteurs comme un prototype « pré-EXN »65, Subeco démontre une modularité
claire et simple – un module accueille l’espace de séjour, un autre une chambre, etc. – tout
en jouissant de détails et de finitions remarquables. Subeco se pare de volets rabattables à
l’horizontale qui, une fois repliés, forment des brise-soleils en partie haute des
façades. S’inscrivant dans la trame structurelle, chacun des battants s’ouvre de manière
autonome grâce à un système imaginé par l’architecte (poulies et ficelles ; sangles),
permettant de doser les entrées de lumière. (8.12) La diversité de matériaux des panneaux
(bois, tôle laquée de différentes couleurs) appuie la géométrie rythmée de ce petit module.
Ces éléments laissent d’entrevoir l’attention que concepteurs et constructeur accordent à
ces versions prototypales et annexes du système final, y compris pour du logement très
social.
Enfin, et pour conclure sur le projet des Cases Béton, nous remarquons que ce projet est
l’occasion pour Fabien Vienne d’envisager une matérialité mixte des projets, avec des
éléments béton et bois, comme le montre la planche « Tympans bois/béton Case Béton
1975 ». (8.13) Un autre élément d’analyse intéressant, et qui laisse présager les différences
entre les deux générations de cases Tomi (Dubreuil/Vienne), repose la légende de ce dessin,
précisant que ces éléments sont « combinables à l’infini ». Lorsque Louis Dubreuil propose
différents modèles successifs (case 61, case 64, etc.), Fabien Vienne autorise la réalisation
de différentes propositions simultanément. Au-delà d’une distinction formelle entre les
projets des deux architectes collaborant l’un après l’autre avec le constructeur Tomi, il s’agit
d’un positionnement conceptuel spécifique vis-à-vis des principes de modèles et de
systèmes. Dans le premier cas il s’agirait de proposer des objets finis, améliorés au fil des

63 Affaire 75/04, « Case Béton (1975) », Boite Armic n°45, Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA (434
ifa), Centre d’archives d’architecture du XXe siècle.
64 Ce système d’emboitement se retrouve dans les éléments de mobilier économique imaginés par Fabien Vienne dès

1946, puis deux ans plus tard pour le compte de la société Rochebrune, catégorisé comme « Angles tournants » dans
la fiche « Systèmes ».
65 Qualificatif emprunté à la chronologie dressée par Fabien Vienne, archives personnelles de l’architecte (Paris).

327
différentes versions, dans le second il s’agit de penser une diversité des possibilités permises
par le système modulaire et constructif EXN dès le début du projet (cf. chapitre 11).
Parmi les variantes Pré-EXN imaginées au cours de cette période conceptuelle prolifique,
la « Maison Modulaire Pré-EXN » (1972) est intéressante en ce qu’elle adopte une
géométrie originale en toiture qui rappelle le système Trigone tout en démontrant une
rationalité en plan avec une trame dont le pas oscille de 3,17m à 3,20m (8.14). Combinant
différentes composantes des projets passés et en cours, elle témoigne d’un affinement
progressif du dimensionnement de la trame et de la géométrie adoptée, au cœur de nos
préoccupations. Le plan de l’une des versions de la Maison Modulaire montre combien
l’ensemble des logiques du projet (fonctionnelles, compositionnelles, structurelles) sont à
relier à l’usage d’une trame de 3,17m. Cette unique maille permet d’atteindre les enjeux
chers à l’architecte et à l’industriel, jouant le rôle d’une interface conceptuelle commune. À
nouveau, bien que les propositions architecturales dessinées ici soient destinées à être
synonymes d’une production économique, le soin apporté à la composition de cet objet
s’avère remarquable66. En schématisant les façades imaginées par les concepteurs nous
remarquons ainsi que la répartition des pleins et des vides leur confère une clarté graphique
et géométrique. (8.15)
La trame constituerait donc un enjeu autour duquel architectes et industriels se retrouvent,
discutent, négocient, affinent. Balayant les documents graphiques relatifs aux différentes
versions Pré-EXN – Maison Modulaire (1972) ; Études Martinique, Cases Tomi-SAFER
(1973) ; Subeco, EXN (1974) – nous remarquons également que la trame semble aider
l’architecte à trancher et à se positionner quant à la composition et à la répartition des
espaces, notamment celles des pleins et des vides, au point de figurer comme une catégorie
de la fiche « Systèmes » que Fabien Vienne dressera en 2008. (8.16) De fait, la trame aiderait
non seulement à rationaliser la construction par la production d’éléments standards suivant
une modulation commune, mais elle aiderait aussi à l’architecte à préserver une
composition claire et affirmée des espaces et des façades. L’architecte, voyant que ses
compétences de composition ne sont pas bafouées mais reconnues, accepterait d’autant
plus la collaboration avec un industriel, voire la remise en question de certaines de ses
hypothèses de projet. Chacun des deux acteurs trouve son compte, individuellement, dans
cette dynamique de projet articulant, grâce à l’outil de la trame, enjeux de composition et
de production. Plus encore, la trame serait le terrain de jeu commun sur lequel architecte
et industriel trouvent, ensemble, des solutions répondant simultanément à ces objectifs.
Dès lors, la trame constituerait véritablement une interface de conception commun et non
uniquement une manière habile de répondre successivement aux envies de l’un et l’autre.
Dans le cas de Fabien Vienne, cette dynamique s’expliquerait notamment par le fait que
l’architecte intègre plusieurs mois les ateliers de Maurice Tomi. Il y est en totale immersion,
ses rapports avec le constructeur sont quotidiens, et chacune des avancées se fait à deux.
Dans le cas de Pierre Lajus et de Guirmand, architecte et constructeur travaillent dans des
locaux proches (Mérignac) mais distincts. De ce fait, si les échanges sont réguliers, ils
relèvent néanmoins d’une temporalité plus découpée. Ces éléments, factuels, nous
interrogent toutefois sur le degré de co-conception de ces deux typologies de
collaborations, et du rôle joué par la trame dans ces situations. À cet égard, des analyses
complémentaires seraient nécessaires.

66 Ce soin ne repose pas seulement sur la finesse de composition de leur plan, se retrouvant aussi, dans le cas de
Subeco ou des Cases Tomi-SAFER, dans l’usage de panneaux colorés (tôle laquée blanche ou Bagapan peint) égayant
les façades et accentuant leur découpage géométrique.

328
Lorsqu’il succède à l’architecte Louis Dubreuil, l’ayant précédé dans la collaboration avec
Maurice Tomi pour la production de la première génération des cases Tomi, Fabien Vienne
conserve, dans un premier temps, la même trame que son confrère, de 3,17 mètres, pour
utiliser les stocks de bois accumulés par le constructeur. Pour des raisons économiques,
l’architecte s’inscrit dans la lignée de son prédécesseur faisant de la trame, dans ce cas précis,
une logique dont il hérite. Par la suite67, la trame régissant le système EXN évoluera pour
passer d’un pas de 3,17 mètres à un pas de 3,33 mètres, et donc d’un entraxe de 76 cm
– avec des portes de 70 cm – à un entraxe de 80 cm. Ce choix est vu par Fabien Vienne
comme une « révolution » assurant des surfaces plus généreuses et plus d’aisance, sans pour
autant changer l’économie du projet. Il est intéressant de voir comment l’architecte, dans
un premier temps, se soumet à la volonté et à la logique du constructeur Maurice Tomi, en
reprenant les dimensionnements de la trame établie par l’architecte qui le précède, puis
prend le parti, dans une seconde phase conceptuelle, de réinterroger cette trame en la
dilatant d’une quinzaine de centimètres, lui permettant de répondre aux modes de
production de l’industriel tout en s’assurant de proposer aux usagers des espaces plus
généreux. Il s’agit d’améliorer le confort de l’architecture sociale proposée tout en
s’inscrivant dans l’organisation et le savoir-faire de l’entreprise, et ce grâce à une maitrise
affinée de la trame. La chronologie est la suivante : architectes et constructeur développent
les études du système EXN entre février 1973 et décembre 1975. En mars 1975, ils
reçoivent les agréments des premiers modèles, et font réaliser le premier groupement
d’habitations, de douze maisons, à La Cressonnière (commune de Saint-André, La
Réunion). (8.17)
Pour ces premières cases réalisées avec le système EXN, Maurice Tomi demande aux
architectes de la SOAA d’utiliser une tôle japonaise pour barder les façades des maisons
dont l’ondulation est de 76mm, et les panneaux de dix fois ces ondulations, soit 76cm.
L’objectif est celui de ne pas recouper ces tôles, afin d’éviter toute transformation et perte
inutile de la matière. Avec quatre éléments de tôle, les architectes parviennent à une
dimension de 3,04m (76cm x 4), à laquelle il faut ajouter l’épaisseur des poteaux (13cm)
pour parvenir à une trame des modules de vie de 3,17m. Par la suite, les échanges entre
architectes et constructeur les amènent à choisir des tôles d’une ondulation de 10mm qui,
multipliée par huit, les conduit à disposer de panneaux de 80cm. Avec quatre de ces
panneaux de tôle ils parviennent à une dimension de 3,20m, à laquelle, à nouveau, il faut
ajouter les 13cm d’épaisseur des poteaux. La trame du système EXN passe à 3,33m68, et le
restera jusqu’en 1983, où la SOAA est lauréate du concours international Villabois69. Ces
dimensions s’accordent avec celles de la tôle ondulée de la couverture et de panneaux de
Bagapan – matériau obtenu à partir de la compression de bagasse, déchet végétal de la
canne à sucre sous forme de copeaux – de 152x304 cm, que Maurice Tomi expérimente à
l’époque70. Dès lors, l’enjeu repose sur la connexion des éléments entre eux. Le principe est
le suivant : à chaque croisement des axes de la trame, et donc entre chaque module,
s’installent les portiques dont les montants, présentant un “coin manquant”, se lient par ce

67 C’est en 1982 que le système EXN 317 devient le système EXN 333 (se reporter à la frise chronologique).
68 D’après MEUNIER, Rémi (ancien collaborateur de la SOAA), entretien avec l’auteure, mars 2019, à l’agence SOAA
(Le Port, La Réunion).
69 À ce titre, il est intéressant de remarquer que le plan urbain de cette opération est à l’époque gérée par Pierre Lajus.

La SOAA est l’une des équipes lauréates, et fait réaliser des habitations avec le système EXN. Un chantier suivi par
Marc Cayla à l’époque. Il s’agit donc d’un moment où Fabien Vienne et Pierre Lajus auraient pu se croiser. N’ayant
pas anticipé cet élément, nous le lisons comme le signe révélateur d’ambitions similaires, qui auraient pu, dans d’autres
conditions, être partagées. Lors de nos entretiens, Pierre Lajus dira avoir connu Fabien Vienne et le système EXN.
70 D’après VIENNE, Fabien, échanges avec l’auteure, 27 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).

329
vide et à l’aide de seulement deux boulons. Comme le dira Fabien Vienne : EXN est
essentiellement basé sur le nœud71, sur l’assemblage.
Pour Fabien Vienne et Maurice Tomi, la trame n’est pas le seul élément qui évolue au fil
des versions destinées à constituer le futur système EXN. Le nœud d’assemblage entre les
composants mute également. La « Maison Modulaire » s’appuie sur un principe de poteaux
carrés, venant s’insérer dans les tranches des panneaux rainurées à cet effet. (8.18) Pour
EXN, les portiques viennent s’articuler, au niveau de leurs montants latéraux, autour d’un
vide. Fabien Vienne explique avec humour72 combien il a bataillé pour supprimer les
poteaux carrés présents dans toutes les maisons proposées par Tomi, afin de contourner
les problèmes de couvre-joints et d’habillages qui y étaient corrélés. C’est finalement au
moment de concevoir Subeco que l’architecte pense à cette solution d’assembler quatre
portiques autour d’un vide, et ainsi former un assemblage étanche et autobloquant. Un
avantage intéressant, notamment à La Réunion, sujette à l’humidité et aux épisodes
cycloniques. Progressivement, architecte et industriel auront donc pensé une solution
constructive et architecturale contournant la nécessité de produire des poteaux, et donc des
pièces supplémentaires. On observe le passage d’un système poteaux/panneaux à un
système de portiques. Les composantes constructives constituent ainsi l’un des enjeux des
échanges entre Vienne et Tomi. Nous comprenons d’autant plus la volonté de l’architecte
de s’immerger dans la vie des ateliers afin de comprendre d’où émanent les décisions ou
critères formulés par le constructeur :

« Alors, ce qu’il s’est passé c’est que quand même, il y avait ces matériaux et puis il y
avait la technique. Alors j’ai commencé par passer six mois à La Réunion, je n’étais
plus allé du tout depuis tout ce temps, mais là j’ai trouvé que ça valait le coup, dans
l’usine, pour comprendre. Parce qu’à ce moment-là il avait une technique pour faire
ses maisons, il les faisait avec des connecteurs, vous savez les connecteurs avec
lesquels on fait les fermettes. Mais pour faire mille maisons par mois il faut déjà avoir
de l’outillage, il n’y a pas que les connecteurs. Il avait donc d’énormes presses, il les
faisait avec des panneaux, des cadres, je n’ai pas tout inventé, qu’il assemblait avec
des connecteurs, qui était bardés ensuite avec ces plaques de tôle, en gros c’était cette
technique-là. Donc il fallait aussi que j’utilise les presses, l’usine quoi. De là, obligé de
rester sur place parce que je n’avais pas le temps de rentrer en France parce qu’on
faisait des essais au fur et à mesure. On a fait des quantités de prototypes sur place,
des montages, jusqu’à ce qu’on arrive en 75 à sortir le premier EXN qui s’appelait
Subeco »73.

Le constructeur fera également travailler l’architecte sur les pentes des toitures, qui doivent
proposer aux réunionnais des espaces sous toiture généreux, afin d’inscrire ces nouvelles
cases industrialisées dans la lignée des constructions et modes de vie locaux. Pour Fabien
Vienne, cette consigne est l’occasion de pousser encore plus loin ses explorations
géométriques, inscrivant les lignes des pentes de toiture dans une matrice spatiale qui
répond à la logique de la trame régissant les plans. (8.19) Ainsi, il est intéressant de
remarquer que certaines planches associent les représentations en plan et en perspective
des propositions EXN, et révèlent que les points d’inflexion des faitages s’inscrivent dans
la trame qui régit les plans des espaces domestiques (Maison Couteaud, Maison Roux). Un
principe qui fait écho aux recherches sur les « toitures écailles » développées par Fabien
Vienne, pour lequel la trame carrée est celle qui définit le plan de toiture et la formation
dite « automatique » des croupes et des noues selon les axes de cette trame. (8.20) Enfin

71 Ibid.
72 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, 2002, Paris.
73 Ibid.

330
cette modulation, au-delà de s’attacher à guider le dessin des plans (des logements ou des
toitures) prend une dimension supplémentaire, pour devenir une « modulation en
hauteur »74. Deux éléments de compréhension sont à saisir ici. Premièrement, la pente de
toit correspond en réalité à la diagonale du carré du panneau de base, d’une dimension de
3,17m de côté, assurant de pouvoir utiliser le panneau également pour former les pignons
des étages. Par ailleurs, la trame carrée déterminant tant les plans de logements que ceux
des toitures, assure de faire se rencontrer les points porteurs de la structure avec les points
saillants ou en creux de la toiture, à savoir les croupes et les noues. Les deux surfaces que
sont le plan de logement et le plan de toiture se rejoignent alors, dans l’espace, aux
croisements de la trame carrée. Tout devient connecté, en plans comme en volumes.

« Dans le cas où le concepteur travaille sur une trame tridimensionnelle, il fait appel
généralement à des considérations constructives et technologiques. La
tridimensionnalité est alors indissociable de la stabilité et de l’économie constructive
[…] En effet, la dimension verticale n’est pas équivalente à une dimension horizontale
du fait de la gravité »75.

À la lumière de ce passage, issu de l’ouvrage Trames planes, de Jean Zeitoun, nous


remarquons qu’EXN constitue l’unique système développé par Fabien Vienne pour lequel
l’architecte a proposé un réseau géométrique s’appliquant tant en plan qu’en élévation. C’est
en tout cas le seul exemple pour lequel figurent deux schémas, l’un correspondant à la
surface du plan, le second à celle de la façade. Les autres exemples, tels que présentés dans
la fiche « Systèmes » (2008), ne font apparaitre qu’un seul schéma, dont nous ne savons
d’ailleurs s’il correspond à une application en plan ou en élévation. Ce système EXN
possède, du fait de cette double illustration, un statut particulier dans la lignée conceptuelle
établie par l’architecte. Là où les précédentes propositions semblent parfois revêtir une
certaine abstraction – comme c’est le cas du « Réseau Cubique » ou du « Réseau Dodéca-
rhombique » – le système EXN, reposant sur un « Réseau sur trame carrée multiple »76,
prend une dimension plus concrète. (8.21) D’une part parce que la sous-trame qui y est
développée nous laisse parfaitement imaginer un positionnement des cloisons et autres
éléments structurants du projet (à l’image d’une trame tartan), mais aussi parce que son
application en élévations lui confère, de notre point de vue, un réalisme spatial. Ces deux
dessins, aussi schématiques soient-ils, nous livrent un élément d’analyse intéressant au sujet
de la trame : les lignes de la trame, en plan comme en élévation, sont celles où s’articulent
les éléments, qu’il s’agisse des jonctions des montants des portiques entre eux ou des
jonctions entre portiques et toiture. L’alignement des axes de la trame en plan comme en
élévation sur ces représentations, positionnées, astucieusement, l’une en dessous de l’autre,
montre une cohérence entre plan et façades d’une part, mais également entre composition
et assemblage. Résolument, la trame révèle ici une dimension constructive ainsi qu’un
déploiement dans la troisième dimension, notamment en ce qu’elle suggère l’articulation
des composants de la construction.
À partir de là, architecte et industriels feront le choix de proposer seulement trois pentes
de toitures, systématiquement calées sur le module de 3,17m de côtés, et donc de limiter la
production des panneaux de couverture à seulement trois longueurs. Évitant les découpes
sur chantier, cette méthode conduit ainsi à une optimisation de la matière qui garantit la
systématisation, et donc l’économie, de la production des éléments, tout en proposant une

74 Ibid.
75 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 73.
76 Mettre illustration « réseau sur trame carrée multiple » de la fiche « Systèmes »

331
certaine variété de volumétries. D’autre part, nous supputons qu’en conditionnant
uniquement trois variations de toitures, les concepteurs facilitent la lecture et
l’appréhension de ces éléments par les ouvriers, leur évitant, d’après notre hypothèse,
d’avoir à les mesurer sur place pour comprendre de quel composant il s’agit. Une planche
contenue dans le fonds d’archives Fabien Vienne est, à la lumière de ces analyses,
particulièrement intéressante en ce qu’elle croise des plans de toitures, des parties de coupes
faites sur des pentes de toiture, des volumétries schématiques des faitages dans l’espace, la
répartition des sous-modules EXN (1/8, 2/8, 3/8, etc.). (8.22) Le dessin de ces modules,
correspondant à la projection en plan des lignes de toitures pour les différentes
configurations de faitages envisagées, laisse apparaitre la division d’un carré en huit
triangles, formant en réalité le logo du système EXN. Qu’il s’agisse de la modulation des
espaces intérieurs, des points d’inflexion des lignes de toitures, du principe de boulonnage
des portiques ou encore du graphisme du logo, chaque composante du système semble
résulter de la géométrie de cette trame orthogonale. (8.23)
Le constructeur aura donc été déterminant dans l’évolution des réflexions de Fabien Vienne
sur les potentialités des réseaux tramés dans leurs dimensions linéaires, mais aussi
surfaciques et volumiques77. Nous pouvons supposer que l’architecte, soucieux de penser
l’assemblage des pièces dans l’espace se serait attaché à développer, à partir de sa
collaboration avec l’industriel, un travail d’approfondissement sur la trame dans l’objectif
de la rendre d’autant plus opérationnelle, d’en faire « un principe opératoire »78. Selon Jean
Zeitoun, tout est alors corrélé à la manière dont on envisage la trame et ses composantes,
et du fait que « [l’]on peut donner un sens à l’assemblage plutôt qu’à ses composants, aux
nœuds plutôt qu’aux axes »79. Dans le cas d’EXN, la réflexion géométrique semble s’être
épurée au point de devenir une trame carrée, plus souple que le réseau dodéca-rhombique
ayant supporté les recherches sur le système Trigone, plus figé dans ses formes. Il
semblerait que l’apport de l’industriel ait poussé l’architecte à réduire la trame au strict
essentiel. Plus exactement, le système EXN s’appuie sur un « Réseau sur trame carrée
multiple ». (8.21) À cet égard, EXN incarnerait non seulement l’association des
compétences de l’architecte et de l’industriel, mais aussi l’imbrication de deux logiques
géométriques : celle d’un réseau (anciennement dodéca-rhombique) et d’une trame carrée.
Il s’agirait donc d’un projet pour lequel les deux hommes auraient réussi à associer
différentes configurations géométriques et à en faire une toile commune de réflexion. La
trame carrée s’est complexifiée pour devenir « multiple », laissant apparaitre une sous-trame
sur laquelle peuvent prendre place l’épaisseur des cloisons.
En quête d’autres points de correspondance entre le moment de collaboration entre Fabien
Vienne et Maurice Tomi et le renouvellement de l’usage de la trame par l’architecte, nous
remarquons qu’à partir de 1971 l’architecte commencer à penser la trame tridimensionnelle,
ou plus exactement le « réseau cubique », dans le cadre de la création des éléments de
mobilier CUBU. Aussi, si Fabien Vienne ne semble pas avoir recours à ce réseau dans le
cadre d’une conception à l’échelle architecturale, l’utilisant dans le cadre de la création de
jeux ou d’objets divers80, il apparait néanmoins que ce moment pourrait incarner un passage
plus concret vers une application de la trame à la troisième dimension. Si nous pouvons

77 À ce titre mentionnons l’intitulé de l’exposition (itinérante) consacrée au travail de Fabien Vienne, organisée par la
Cité de l’Architecture et du Patrimoine du 15 avril 2015 au 25 janvier 2016, illustrant particulièrement bien les
connexions que nous tentons de faire dans nos analyses : « Fabien Vienne. Point. Ligne. Surface. Volume. ».
78 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 5.
79 Ibid., p. 99.
80 Le recours à ce que l’architecte qualifie de « réseau cubique » concerne les éléments de mobilier CUBU (1971), les

jeux Cube Harmonique (1984), CIX (1996) et Cubes PUB (2006), les objets tels que le Cadran Solaire (1995) ou les
Emballages ZEC (2006), ou encore des théories géométriques comme Cubespace (2008).

332
supposer que ces questions interrogent déjà l’architecte avant son association avec Maurice
Tomi, la chronologie qu’il dresse en 2008 nous permet au moins de formuler l’hypothèse
selon laquelle le concepteur aurait profité de ce moment de développement industriel du
système constructif EXN pour tendre vers une rationalisation dimensionnelle, géométrique
et constructive des trames qu’il utilise. S’il est évident que Fabien Vienne mobilise depuis
longtemps la trame comme outil de conception du projet, il ressort de cette chronologie
que la conception avec l’industriel semble stabiliser le pas de cette trame. Celle-ci gardera
un pas de 3,17m pendant plusieurs années, de 1972 avec la « Maison Modulaire », avant
d’évoluer vers 3,33m à partir de 198281. D’autre part, la collaboration avec Tomi aurait
amener Fabien Vienne à adopter une trame plus lâche, afin de générer des modules de vie
confortables au quotidien, lorsque pour Trigone les trames de 1,77m, 1,92m et 2m étaient
optimisées mais pas nécessairement adaptées à un programme de résidence principale.
Dans le cas de la version 3,33m du système EXN, les éléments d’ossature sont axés sur une
trame carrée de 3,33m, et les éléments de cloisonnement et de colombage sur une sous-
trame de 0,80m. Verticalement, une trame de 0,30m détermine les hauteurs d’allèges
(0,30m, 0,90m et 1,50m), de linteaux (2,10m), d’étages (2,30m, 2,60m, 2,90m, 3,20m et
3,50m) et les pentes de toiture (18%, 36%, 69% et 87%). (8.24) Nous voyons ici comment
la trame devient également un déterminant vertical du projet, et conditionne, de fait, les
hauteurs et formes des structures au-delà de guider la composition des plans. Il faudra
attendre les années 1990 et le système Alibois, dernier système conçu avec Maurice Tomi,
pour que Fabien Vienne mobilise une trame unique de 20 cm. Cette modulation doit
permettre l’usage des parpaings de la gamme Blocali (1992), mesurant 20x40x15cm. Les
dimensions des panneaux bois – 120x20cm – sont alors déterminées en fonction de celles
des parpaings. Contrairement au système EXN, pour lequel la structure est porteuse
(portiques), ce sont les panneaux pleins qui sont porteurs dans le cas d’Alibois, à la manière
d’un système « château de cartes »82. Les collaborateurs de l’architecte nous confieront que
Fabien Vienne a conçu ces parpaings à la demande de Maurice Tomi pour, nous le
supposons, étendre la gamme qu’ils proposaient83. L’industriel aurait, à nouveau, encouragé
l’architecte à réévaluer la modulation établie pour penser le projet. C’est en tout cas ce que
nous supposons d’après les témoignages des collaborateurs de la SOAA :

« Marc Cayla : À la Réunion, dans les années 1990, il y a eu un marasme économique,


et Tomi fabriquait des palettes, pour charger dans les bateaux, etc. Manque de chance,
avec ce marasme économique, les palettes ne se vendaient plus. Il a alors dit à Fabien :
“Tu ne pourrais pas me trouver quelque chose pour que j’utilise mes machines à
palettes pour faire des maisons ?”
Marie-Anne Cayla : Ils avaient des cloueuses automatiques à palettes.
Marc Cayla : Les palettes faisaient 120 x 360 je crois. Alors Fabien a conçu tout un
système de construction avec les cloueuses à palettes, et moi j’ai vu fonctionner une
cloueuse à palettes : ça faisait un panneau en cinq secondes. On mettait tous les
panneaux en place et hop c’était prêt. Ça c’était pour Alibois, vers 1992 »84.

Si Alibois constitue le dernier projet sur lequel Vienne et Tomi auraient travaillé ensemble,
l’intérêt du constructeur pour le Trigone Bois (1969) et la découverte, dans le fonds

81 Nous retrouvons cette information dans les fiches récapitulatives du classement opéré par l’architecte d’une partie

de ses archives personnelles en huit cercueils, correspondant, dans l’ordre, aux catégories suivantes : Petite sélection ;
Trigones ; Pré-EXN & divers ; EXN Système de 317 à 333 ; EXN Usine ; EXN Logements individuels ; EXN
Opérations groupées ; EXN Documents de présentation, archives personnelles de l’architecte (Paris).
82 VIENNE, Fabien, Carnet de bord de l’auteure, 21 novembre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
83 Selon Marc et Marie-Anne Cayla, collaborateurs de la SOAA, les noms de Blocali et Alibois viennent du prénom

de l’épouse de Maurice Tomi, Aliette. Voir CAYLA, Marc et Marie-Anne, entretien avec l’auteure, 19 avril 2018, Paris.
84 CAYLA, Marc et Marie-Anne, entretien avec l’auteure, op. cit.

333
d’archives Fabien Vienne, d’esquisses datant de 1970 sur lesquelles figure le nom de
Maurice Tomi, nous permettent de comprendre que c’est à cette période que les deux
hommes commencent véritablement à réfléchir aux adaptations du système Trigone,
préfigurant la création du système EXN. Le Trigone bois constitue ainsi le véritable
« ancêtre d’EXN » selon Fabien Vienne85, et le démarrage de ses réflexions sur les unités
de comptage, préfigurant le « système automatique » que deviendra EXN.
Le principe d’« unités de comptage » imaginé par Fabien Vienne consiste en un découpage
du projet en sous-ensemble d’éléments destiné à faciliter l’établissement des devis et donc
l’évaluation du coût du projet. Ces unités se répartissent selon quinze catégories, elles-
mêmes déclinées en plusieurs éléments. Ces catégories sont les suivantes : portiques ;
potelets ; potences ; poutres ; consoles ; balcons ; pattes de liaisons ; ensembles de toitures ;
pattes arêtiers ; solivage ; escaliers ; garde-corps ; cloisons ; nœuds de cloisons et
colombages. La catégorie « Potences », par exemple, comprend tant les montants que les
arbalétriers, contrefiches, connecteurs ou boulons. Le premier objectif de cette logique est
de pouvoir contrôler l’ensemble du projet jusqu’à la plus petite pièce nécessaire à
l’assemblage des éléments dans une volonté de calculer exactement ce qui est nécessaire à
la construction. Le second objectif est celui d’éviter tout manque de matériel sur le chantier
qui nécessiterait des allers et venues entre l’usine et le site de montage. Un raisonnement
particulièrement pertinent du point de vue logistique sur un territoire tel que La Réunion,
où certaines parcelles sont difficiles d’accès, ainsi que d’un point de vue économique,
assurant une gestion scrupuleuse des coûts engagés. Maurice Tomi s’était en effet rendu
compte de la difficulté de maitriser les stocks une fois les ouvriers partis avec des surplus
de bois. En développant un outil tel que les unités de comptage, basées sur les potentialités
du canevas tramé, l’architecte démontre au constructeur sa capacité à gérer l’économie du
projet (estimatifs précis), à quantifier ses composants et à garantir sa constructibilité.
L’architecte pose les bases d’un dialogue commun, et resterait, par la même occasion,
pleinement acteur de la création du projet :

« Pour qu’un architecte ne soit pas aveugle, pour qu’il ne soit pas sourd et muet et
pour qu’il ne reste pas pieds et mains liés au pouvoir économique de l’entreprise, il
faut qu’il puisse décortiquer le prix. S’il ne connait pas le plus exactement possible le
prix des fournitures, il se voit souvent opposer par l’entreprise le fait que la solution
qu’il a choisie va entrainer un surcoût, parce que le produit coûte cher et que sa pose
est compliquée mais sans qu’il sache exactement où est la vérité de l’argument. C’est
donc une attitude économique, mais c’est aussi une attitude architecturale puisqu’elle
tend à donner à l’architecte une véritable liberté de décision »86.

Fabien Vienne dit avoir imaginé ces unités de comptage à la fin des années 1960, alors qu’il
conçoit le Trigone Bois avec le constructeur (1969) :

« Je décomposais un projet par éléments de construction que j’appelais des unités de


comptage. Ces unités n’étaient pas une pièce, c’était un ensemble de pièces qui étaient
toujours reliées. Mon idée de l’industrialisation était de ne surtout pas industrialiser
des objets finis, mais des systèmes. Donc il fallait pouvoir faire les devis et les dossiers
de réalisation le plus simplement possible. Mais quand tu as des systèmes compliqués
ça fait beaucoup de solutions. Donc j’avais décomposé le projet en unités de
comptage, où il y avait un certain nombre de pièces qui étaient toujours ensemble. Et
quand tu avais un projet sur un plan masse, tu reconnaissais ces unités de comptage
au volume du projet, tu comptais ces unités, et ensuite il suffisait de remultiplier par

85 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, op. cit.


86 WATEL, Jean-Pierre, in BIGNON, Jean-Claude, La maison à ossature bois : une nouvelle pratique architecturale, Tome 2 :
entretiens, op. cit., p. 138.

334
le nombre de pièces et tu avais toute ta production qui était prête. Chaque projet
pouvait être différent, mais au lieu de te faire chier à tout compter, tu ne comptais
que ces unités de comptage. J’avais mis ce système au point parce que je pensais
toujours à l’industrialisation, mais cette fois ce n’était pas tant que le plan technique
mais plutôt sur le plan de l’organisation »87.

Séduit par ce principe assurant une réalisation sans imprévu, Maurice Tomi est convaincu
des potentialités que peuvent apporter les unités de comptage au système qu’il souhaite
concevoir avec Fabien Vienne. Rapidement, la méthode, reprise de Trigone, nourrit
fondamentalement ce qui deviendra le système EXN qu’ils créent ensemble. Ainsi, « à partir
du plan masse matricé selon une trame, il devient facile d’identifier ces sous-ensembles
(planchers, façades, mobilier, etc.) »88, et d’en évaluer les coûts non pas pièce par pièce mais
de manière groupée. Cette méthodologie, commune aux systèmes Trigone et EXN, sera à
nouveau mobilisée quelques années plus tard pour la conception d’un logiciel adossé aux
système EXN. Sa notice d’utilisation stipule que « la géométrie détermine les familles
d’unités de comptage concernées par la forme en fonction de leur appartenance à l’un des
trois plans géométriques caractéristiques d’un bâtiment »89, à savoir le plan vertical, le plan
horizontal et le plan oblique90. Ces éléments montrent combien l’architecte met à l’épreuve
sa maitrise des réseaux tramés au service d’une logique conceptuelle qui évolue, au contact
du constructeur. Par cette démarche, Fabien Vienne explore différentes modalités du
projet, passant par l’industrialisation de la construction ou par les outils informatiques
d’aide à la conception architecturale. Si nous revenons plus loin dans cette thèse sur ces
éléments, il est intéressant de remarquer dès à présent que la recherche géométrique et
constructive poussée qu’engagent Fabien Vienne et Maurice Tomi a pour but non pas
uniquement de penser un système rentable pour eux, mais que « des architectes, autres que
les concepteurs, utilisent le système [et que] des industriels, autres que le premier fabricant
co-auteur de la recherche, produisent et mettent en œuvre les éléments EXN »91. Cela nous
permet de comprendre, d’une part, que Maurice Tomi est considéré comme co-auteur92 de
la recherche et non comme simple exécutant, et d’autre part, que les deux concepteurs
souhaiteront faire de leurs recherches un outil partagé réutilisable par d’autres.
Par les enjeux de rationalité et d’économie de la construction qu’elle engage, l’interface
graphique et technique que représente la trame forme un substrat pour les échanges entre
industriels et architectes, utile à une réflexion du projet à plusieurs voix. La dernière
situation décrite par Jean-Pierre Watel correspond ainsi aux configurations qu’ont engagé
Fabien Vienne et Pierre Lajus avec les industriels avec lesquels ils ont collaboré pour mettre
au point le système EXN et les Maisons Girolles.

87 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
88 SCOTTO, Manon, « De la trame normative à la trame prospective. Une conception de la maison industrialisée
française (Fabien Vienne, Pierre Lajus) », in POPESCU, Carmen, BASTOEN, Julien, Actes de la journée d’études doctorales
« La norme et son contraire », ENSA Bretagne (Rennes), Février 2020 [à paraître – automne/hiver 2022].
89 Notice d’utilisation de l’application « Système EXN », juin 1994, archives Vienne, Fabien et agence SOAA (434 Ifa),

Dossier en carton d’archives Armic 65.


90 Le plan Vertical comprend l’ossature, le cloisonnement et le colombage pour ce qui est structurel, et les revêtements

et menuiseries pour ce qui relève de l’habillage ; le plan Oblique se compose de la toiture (structure) et des couvertures
(habillage) ; le plan Horizontal est constitué des solivages, escaliers et garde-corps (structure) et des sols et plafonds
(habillage)
91 Dossier de présentation du système EXN réalisé par l’architecte en octobre 1988, dans le cadre de la mise en place

de la société DIS (Diffusion Internationale de Systèmes), archives Vienne, Fabien et agence SOAA (434 Ifa), Dossier
en carton d’archives Armic 63.
92 Associé à Maurice Tomi, Fabien Vienne touche les honoraires d’architecte et les pourcentages perçus sur la vente

du système. Un fonctionnement incompatible avec la déontologie de l’Ordre des Architectes. Son épouse, Jacqueline
crée la société DIS (Diffusion Internationale de Systèmes) dont elle est le PDG à part entière.

335
En défendant dans ce chapitre que la trame servirait d’interface conceptuelle commune à
l’architecte et au constructeur, nous nous référons à la distinction qu’opère Jean Zeitoun
entre « système de conception » et « représentation de l’objet »93. En effet, il est essentiel,
de notre point de vue, de distinguer l’usage que fait l’architecte de la trame dans le cadre de
ses échanges avec le constructeur de ceux menés avec les usagers, entre autres. Dans le
premier cas, il s’agit véritablement d’une émulation intellectuelle collective, et donc d’un
système de conception établi entre architecte et constructeur. Dans le second cas, nous
sommes plus proches d’une représentation de l’objet que les concepteurs présenteraient à
leur clientèle, et ce afin de leur communiquer les éléments essentiels à saisir dudit projet.
Nous sommes face à ce que l’auteur qualifie de « double mouvement écriture/lecture »94.
Cet argument, au-delà de préciser les modalités d’usage de la trame par les architectes,
justifie en partie notre choix de séparer en différents chapitres le rapport de l’architecte
avec le constructeur (chapitre 8) ou avec l’usager (chapitre 11), quand bien même cet
échange se jouerait à l’aide d’un unique outil : la trame. Par ailleurs, les enjeux ne sont pas
les mêmes, notamment du fait que l’industriel travaille, à priori, quotidiennement avec des
trames, en tout cas maitrise ce type de langage graphique, là où l’usager, non initié, peut en
avoir une appréhension beaucoup plus abstraite.

« Nous pouvons encore ré-interpréter cela en disant que la trame ne fait pas
exclusivement partie de l’art de la conception, mais de la pratique globale de
l’architecture. Une illustration de ce dépassement du système de la conception, est le
fait que la production industrielle et sérielle du cadre bâti opère selon des principes
organisateurs du type trame, pour d’évidentes raisons de rentabilité dans la fabrication
et la mise en œuvre. L’intervention de l’architecte n’est pas encore effective que déjà
le système de trame lui est imposé par la production »95.

De fait, l’industriel sait lire la trame et ses avantages. Il s’agirait donc pour l’architecte d’en
faire un terreau fertile de collaboration et de dépassement intellectuel. L’usager lui, s’il
évolue dans un environnement nécessairement exposé à de telles logiques rationnelles,
demeure un lecteur novice des potentialités de la trame, auquel il faudra donner les clés de
compréhension.
Au-delà de cette analyse, il est intéressant de remarquer que le système EXN, reposant sur
une jonction des composants à sec et sans connecteurs ajoutés à la structure initiale,
contourne la problématique des épaisseurs de joints et décalages métriques que Jean
Zeitoun décrit comme des composantes qui « doivent être prises en compte dans la
conception et le dimensionnement de la trame, [et dont] il résulte d’ailleurs un certain flou
dans la mise en œuvre du système constructif »96. Par un assemblage se créant par le vide,
résultant de la rencontre des montants des portiques et non de l’addition d’un nœud de
connexion, la gestion de la trame se verrait simplifiée dans le cas d’EXN, et la « tolérance
technologique » optimisée. Il y aurait donc un lien direct entre l’évolution de la
configuration du nœud d’assemblage d’EXN, à laquelle ont travaillé conjointement
architecte et industriel, et évolution géométrique de la trame.
Au vu de l’évolution de la définition et de l’usage de la trame dont fait preuve Fabien Vienne
au contact de l’industriel, nous rejoignons finalement l’une des hypothèses que nous
formulions dans la première partie de cette thèse, à savoir que l’architecte s’attacherait ici à
faire porter à la trame une fonction résolument constructive, lorsque leurs chefs d’agences

93 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 21.
94 Ibid., p. 27.
95 Ibid., p. 47.
96 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op. cit., p. 75.

336
y voyaient plus une manière de s’illustrer comme des maîtres de l’art de la composition
(cf. chapitre 3). En formalisant les nœuds d’assemblage des éléments à la croisée de ses
axes, la trame imaginée par Vienne et Tomi pour EXN les aurait aidés à lier dessin et
construction, et à intégrer une logique industrielle résolument opérationnelle à leur
raisonnement. Cette trame constituerait la tentative la plus aboutie d’une concentration des
enjeux de composition et de production à l’échelle industrielle. À ce titre, Vladimir
Bodiansky rappelle ainsi que la modulation compositionnelle, insuffisante, doit être enrichie
d’une épaisseur technique et d’une connaissance du composant, notamment apportée par
l’expérience du constructeur :

« Le choix du module dépendra d’un compromis plus ou moins heureux entre de


multiples conditions contradictoires et ne peut être fixé à priori par un quadrillage ou
modulation établi uniquement en vue de la souplesse des compositions »97.

L’industriel pousse l’architecte à faire monter sa modulation en complexité, en épaisseur.


Plus largement, par leur collaboration, architecte et industriel apprennent à penser
ensemble la « série » et non plus seulement la « répétition », telles que les définit Bodiansky
dans le numéro de L’Architecture d’Aujourd’hui publié en 1946 consacré à la préfabrication et
à l’industrialisation de la construction. Selon l’auteur, le constructeur, seul, se contenterait
de « reproduire sa maison en aussi grand nombre d’exemplaires qu’il veut. Il fera de la
“répétition” et non pas de la “série” »98. L’architecte, lui aussi, permet au constructeur
d’enrichir sa pratique.
Au-delà des figures charismatiques de Fabien Vienne et de Maurice Tomi, il est essentiel
de rappeler que le système EXN résulte également du travail remarquable des
collaborateurs de la SOAA : le couple Meunier (Danielle et Rémy), le couple Cayla (Marie-
Anne et Marc), Elie Vienne (fils de Fabien Vienne, architecte). Participant aux réflexions
des prototypes, supervisant les chantiers, accompagnant Tomi lors de voyages de
prospection dans les Antilles, produisant les centaines de calques qui alimentent le
catalogue des pièces du système, les membres de la SOAA participent pleinement de son
développement. « Fruit d’un laborieux travail collectif d’inventaire, de (re)dessin et de
structuration de la part des associés de l’agence, le catalogue des pièces produites en série
dans le cadre du système EXN démontre plus largement l’investissement intellectuel et le
pari industriel supportés par l’équipe de conception. Un système précis de codification y
est ainsi proposé, présentant chaque pièce selon son statut (unitaire, composée, utile au
montage sur site, etc.). Certaines de ces planches (8.25) illustrent tout particulièrement la
complexité du procédé, mettant en avant le jeu savant d’articulations autorisant une telle
ouverture […] D’autres dessins s’apparentent quant à eux à un inventaire des diverses
dimensions possibles des composants, comme c’est le cas pour les linteaux, les montants
des portiques ou les panneaux de façade. Ces documents se font alors les témoins d’une
logique sérielle plurielle, basée sur un nombre relativement restreint d’éléments types, et
dont la performance des nœuds de connexion entre composants et des réseaux
géométriques en assurent la multiformité. En révélant que le catalogue du système EXN
fut pensé “de manière à pouvoir passer directement [des mains des concepteurs] à l’atelier
sans qu’il y ait aucun intermédiaire”99, l’architecte reconnaît le pouvoir de médiation de ce
document, mais aussi sa capacité à garantir un contrôle absolu de la production et du

97 BODIANSKY, Vladimir, « Quelques opinions sur la préfabrication et l’industrialisation du bâtiment », L’Architecture

d’Aujourd’hui, n°4, janv. 1946, p. 15.


98 BODIANSKY, Vladimir, « Quelques opinions sur la préfabrication et l’industrialisation du bâtiment », op. cit., p. 14.
99 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, 2002 (Paris), retranscrit par l’auteure.

337
montage des structures, et donc de l’économie de la construction, assurant les objectifs
initiaux de la “composition sérielle”100 »101.
Plusieurs éléments de conclusion ressortent ici. Le premier d’entre eux repose sur le fait
qu’au contact de l’industriel l’architecte étendrait sa manière de manipuler la trame,
l’envisageant comme une interface collaborative de conception, c’est-à-dire comme un
médium d’échange plutôt que comme un outil confidentiel. Le second souligne qu’une fois
ce rapport établi entre les deux acteurs autour d’un projet commun, les compétences de
l’industriel aideraient l’architecte à intégrer pleinement les composantes constructives au
fonctionnement de cette trame, support du projet. Le troisième, enfin, ne relèverait pas tant
d’une dynamique intellectuelle ou projectuelle, mais véritablement des relations
personnelles qui se jouent entre ces deux hommes, réunis autour de la table pour penser le
projet. Ce dernier point nous rappelle qu’au-delà des potentialités que recèle l’outil de la
trame, il est également question d’alchimie entre deux acteurs, nous amenant à penser que
dans une configuration d’équipe différente, les réponses proposées ici seraient évidemment
diverses. Si les collaborations entre Fabien Vienne et Maurice Tomi, et entre Pierre Lajus
et A. Guirmand sont riches de réinterrogation intellectuelle, d’innovation constructive et
de renouveau de leurs propositions architecturales, le cas de Philippe Vuarnesson et de
Pierre Rataud démontre bien que lorsqu’architecte et constructeur campent chacun sur leur
position, faisant passer leur point de vue personnel avant l’intérêt commun de l’équipe de
conception, c’est le projet lui-même qui en pâtit. Aussi, s’il nous paraissait intéressant de
comprendre ce rapport entre acteurs du bâti, oscillant entre complicité, entente cordiale et
conflits suivant les cas de figure, il nous importait de consacrer le prochain chapitre à
comprendre comment un architecte pouvait plus largement s’adresser au monde industriel
– par le biais de cellules d’assistance et de conseil – et non à un interlocuteur particulier
dans le cadre d’un projet spécifique. La comme toile de fond reste la même : une réflexion
portée sur la modulation des éléments de la construction.

C - La Girolle : « une petite maison à l’architecture d’aujourd’hui »102


Les analyses que nous avons menées sur les relations développées par Pierre Lajus avec les
constructeurs sont un peu différentes de celles que nous avons réalisées pour le binôme
Vienne-Tomi. C’est peut-être avec l’entrepreneur Guirmand que l’architecte bordelais
expérimente le lien le plus “personnel’’ avec un constructeur, sinon le plus saillant, à l’image
d’un dialogue entre des interlocuteurs mis à rang égal. C’est dans le cadre de la conception
et de la réalisation du chalet de Barèges (1966) que l’entrepreneur aide Pierre Lajus à
envisager une construction bois et une préfabrication de l’ensemble des composants en
atelier avant un montage, simplifié, in-situ (cf. chapitre 7). Il l’accompagnera par la suite dans
la conception de la Maison Girolle.
L’entrepreneur Guirmand (père)103 est menuisier-charpentier. L’époque de la
Reconstruction aidant, son entreprise grandit au point d’employer jusqu’à cent-vingt

100 HAMBURGER, Bernard, VENARD, Jean-Louis, Série industrielle et diversité architecturale, La Documentation
Française, Paris, 1977, p. 98.
101 SCOTTO, Manon, « Du procédé naît l’ouvrage. Lumière sur le système modulaire et constructif EXN (Fabien

Vienne et Maurice Tomi) », in KLEIN, Richard, BAUER, Caroline (dir.), Cahiers thématiques Architecture et Paysage –
conception/territoire/histoire/matérialité, n°20, « Architecture en série et patrimoine, LACTH/ENSAP Lille/Université de
Lille, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2021, pp. 123-132, p. 130.
102 Expression reprise du texte écrit par Pierre Lajus, L’histoire des Girolles, tapuscrit (2 pages), 6 avril 2001, archives

personnelles de l’architecte (Mérignac).


103 Nous ne connaissons pas les prénoms de ces deux entrepreneurs, père et fils.

338
personnes en quelques années104. Au début des années 1960, son fils et lui décident de faire
installer une usine à Mérignac105 afin de réaliser directement les travaux de finition des
éléments bois, plutôt que de sous-traiter cette tâche à une autre entreprise. En parallèle, et
pour compléter l’étendue de leurs missions, ils emploient un maçon. Rapidement, s’équipe
de machines conséquentes, leur assurant un rendement important et une capacité de
production de sections de bois simples et plus complexes (avec moulures), pouvant
« raboter jusqu’à quatre kilomètres de bois à l’heure »106. Les opérations sont celles du
rabotage, du clouage et du collage. Une partie du hall est alors équipée de ponts roulants,
manipulables par un seul ouvrier. La logique est déjà celle d’une rationalité et d’une
efficience de production. Peu à peu, l’entreprise jouit d’un rayonnement local. C’est à
l’occasion de différents chantiers de logements collectifs ou individuels que les Guirmand
font la connaissance des architectes de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Fouquet. Mais c’est
le projet de la Maison Girolle qui va véritablement sceller leur partenariat, émanant de la
demande formulée par les architectes de proposer une maison qui puisse répondre aux
contraintes des PLU en vigueur sur la région bordelaise et convenir au porte-monnaie de
la classe moyenne.
Le choix de réaliser deux murs pignons en maçonnerie relève d’une décision commune aux
architectes et constructeurs, soucieux que cette habitation ne soit pas vue comme « un
cabanon »107 et séduise la clientèle visée. (8.26) Une fois la décision prise de réaliser ces
deux murs maçonnés, et de réaliser le reste de la construction à partir d’éléments bois, les
architectes dessinent les plans de la Girolle puis les soumettent à l’entreprise Guirmand qui
en imagine « la méthode de construction », c’est-à-dire le système constructif. Lors de notre
entretien, l’entrepreneur (fils) fait le récit de ce processus de construction, qui commence
par le coulage d’une dalle en béton, pourvue de plots sur lesquels viennent se poser les
cloisons108, dont l’implantation est tracée à même la dalle. Le chantier se poursuit par
l’assemblage de l’ensemble des éléments bois générant les espaces intérieurs, et par
l’édification des deux murs pignons par le maçon. En second-œuvre, nous pouvons relever
la pose de lambris est effectuée sur les demi-pignons ou celle de platelage. La dernière étape
est celle de la couverture. La raison de cet enchainement des tâches se justifie, selon lui, par
le fait que « le maçon n’est pas précis, [tandis que] le menuisier est précis »109. Les cloisons
arrivent sous forme de panneaux finis, déjà préassemblés dans leurs locaux de Mérignac, et
déjà équipés des installations électriques dont les câbles sont insérés à l’intérieur des
éléments. Il suffit ensuite de percer ponctuellement les panneaux afin de faire sortir les
câbles utiles à la mise en place des interrupteurs. La jonction des cloisons entre elles se fait
par des pointes en bois. Pouvant aller jusqu’à quatre mètres de long et trois mètres
cinquante de haut, ces cloisons sont pensées pour être manutentionnées par six ou sept
ouvriers. Au fur et à mesure, l’entreprise améliore son système de transport des éléments
de la construction, passant d’un transfert des panneaux depuis les ateliers jusqu’aux sites de
chantier à plat sur des camions (nécessitant des convois exceptionnels) à un système de
« chevalet » fabriqué sur place et directement installé à l’arrière des camions, permettant de
maintenir les panneaux à la verticale et donc d’éviter ce type de convois. L’objectif est de

104 GUIRMAND (fils), entretien avec l’auteure, octobre 2018, Bordeaux.


105 Avenue Jean Perrin, Parc industriel de Mérignac.
106 GUIRMAND (fils), entretien avec l’auteure, op. cit.
107 Ibid.
108 À ce sujet, le constructeur racontera que la structure bois est posée et non scellée à la dalle béton, du fait du poids

des éléments (ou de « la bonne œuvre du Saint-Esprit », faisant allusion avec humour aux croyances religieuses de
Pierre Lajus).
109 GUIRMAND (fils), entretien avec l’auteure, op. cit.

339
gagner du temps et de normaliser la démarche. En définitive, la Girolle est entièrement
montée en une semaine.
En 1974, le choc pétrolier qui sévit entraine une hausse conséquente du prix du bois et une
évolution de la règlementation thermique, nécessitant de repenser les finitions de la
Girolle110. Devant la nécessité d’isoler la toiture, engendrant un coût supplémentaire sur ce
pôle de dépense, l’équipe doit se résoudre à faire des économies ailleurs, et décide, non sans
mal pour les architectes, de fabriquer les panneaux intérieurs à partir de chutes, non plus
peints en blanc111 mais tapissés. À ce sujet, le fils Guirmand évoque un moment de
divergences entre eux et les architectes, ce qui montre combien cette réalisation a été, au fil
des années, l’objet de compromis successifs. Ayant dû, dès le départ, ajouter à leur projet
des murs maçonnés et un toit à deux pentes en tuiles, les architectes doivent maintenant
revoir les finitions intérieures du logement. Au milieu des années 1970112, l’entreprise fait
le choix, « pour des raisons purement économiques »113, de construire en pin, malgré les
inconvénients que cela pose, notamment en termes de longueurs des lames de bois qui
pouvaient être produites, n’excédant pas les deux mètres.
Selon les propos relatés par le constructeur, il semblerait qu’il y ait eu peu d’échanges entre
l’entreprise et les architectes au sujet des choix constructifs ou de la modulation du projet.
À l’entendre, bien que chacun des partis ait participé à l’élaboration du projet et à ses
adaptations au fil des années, cette collaboration ne semble pas avoir engendré autant
d’émulation collective que celle entre Fabien Vienne et Maurice Tomi. À ce sujet,
Guirmand (fils) déclare : « ils [les architectes] ont conçu l’architecture, on a conçu la
technique et la réalisation, on était l’entreprise générale, on allait de A à Z, et c’est nous qui
livrions la maison. L’architecte n’intervenait pas sur le chantier, il n’avait qu’un rôle de
création artistique »114. Toujours selon le constructeur, une fois la Girolle mise au point,
leur collaboration relevait plus de l’échange de signatures que d’une réelle réinterprétation
du concept. Quelques exceptions sont à noter, dans le cas de demandes particulières de
clients, ou lorsque les concepteurs en repensent le schéma distributif des pièces afin de la
présenter comme une résidence principale et non plus uniquement comme une maison
secondaire.
Le regard de Pierre Lajus à ce sujet est un peu différent. En effet, l’architecte relate combien,
selon lui, les réflexions de l’entrepreneur sont les premières les orientant sur la modulation
de la trame à adopter pour penser la Girolle :

« On s’est mis à réfléchir avec l’entrepreneur avec lequel on avait fait le chalet de
Barèges à quoi faire pour être très économique. Il nous a dit qu’il fallait prendre du
bois du commerce avec des sections courantes, des portées courantes, avoir le moins
de chutes possible. Donc on s’est d’abord dit que des maisons de vacances étaient en
général dans des lotissements dont les terrains font 20m de large. Donc avec des
marges de recul de 8m, il faut une maison de pas plus de 12m. Si on veut faire des
chambres de 2 ou 3m, on fait quatre travées de 3m »115.

Les architectes se basent sur les conseils de l’entrepreneur, connaisseur des sections et
longueurs de bois disponibles sur le marché, et sur leur connaissance du parcellaire de
lotissements local. Une trame de 3m qui deviendra une identité de la Girolle, reconnue pour

110 Selon le constructeur, dans sa première version, de 1966 à 1974, le bois utilisé était du sapin du Nord.
111 La première couche est donnée en ateliers afin de gagner du temps.
112 Toujours selon le constructeur, la première Girolle en pin date des années 1976-1977, réalisée à Lacanau.
113 GUIRMAND (fils), entretien avec l’auteure, op. cit.
114 Ibid.
115 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, 20 juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).

340
la simplicité de son plan et de sa modulation. Les travées de 3m déterminent les modules
des chambres, du salon (deux, trois, quatre travées), du bloc sanitaire (cuisine, salle de bain
et WC) et même du garage lorsqu’il y en a un. (8.27) Dès lors, il s’agit de relever les statuts
différents de ces commandes (un système constructif pour EXN ; une maison “clés en
mains” pour la Girolle) ; les relations entre architectes et constructeurs, elles aussi variables
(amitié complice pour Tomi et Vienne ; relation professionnelle confiante pour Guirmand-
SCLSF) et des contextes spécifiques (Dom-Tom ; métropole) conduisant, nous pouvons le
supposer, à des pistes plus ou moins exploratoires. Un autre constat doit être fait au sujet
de la Girolle : le fait de ne pas maitriser dans son entièreté de la chaine des matériaux. En
effet, à la différence du système EXN, qui mobilisait des éléments bois, des tôles et des
parpaings conçus et produits par l’entreprise de Maurice Tomi, capable d’agir directement
sur la qualité et les caractéristiques des composants, la Girolle se compose certes d’éléments
bois produits par l’entreprise Guirmand, mais aussi d’une toiture dont les tuiles seront
source de problèmes. Le constructeur se souvient ainsi que le surdosage de sable opéré par
leur fournisseur116 rendaient les tuiles gélives, et donc fragiles, générant des dégâts sur les
différentes opérations qu’il livrait, menant à plusieurs procès qui l’incitèrent à changer de
fournisseur. La dépendance à des prestataires externes semble avoir constitué un obstacle,
même ponctuel, pour la réalisation de la Maison Girolle, là où les expérimentations menées
à La Réunion par Tomi et Vienne (prototypage, tests à taille réelle d’assemblages, de
panneaux, de finitions) auraient aidé les concepteurs à contourner cet écueil, maitrisant le
projet dans sa totalité. Néanmoins, le constructeur aime à rappeler combien les Girolles, à
l’époque, se distinguaient de la production locale, par leur facture industrialisée et leur
capacité à avoir réussi le « mariage »117 d’une maison d’architecte et d’une réalisation
économique. À ce titre, la Girolle fut l’unique expérience avec laquelle le constructeur dira
avoir joué le rôle d’un « entrepreneur répétitif »118, les autres projets correspondant à des
commandes isolées. En définitive, le constructeur retiendra de Pierre Lajus qu’il était un
concepteur innovant par sa maîtrise des coûts de la construction, à la différence de certains
de ses associés :

« Il faut reculer, aller dans les années 1960, on était dans l’après-guerre, il fallait
produire pour loger les gens. Et il faut observer que Lajus sait faire économique, son
architecture est économique, il sait le faire. Sadirac ne sait pas, il fait des splendides
villas, mais il ne sait pas faire économique, il le disait d’ailleurs »119.

Suite à l’expérience de la Girolle, les architectes bordelais auront l’occasion de prolonger


leur collaboration avec le constructeur dans le cadre de l’opération du Hameau de Noailles
(Talence, 1968), entre autres. Une résidence remarquable, qui croise l’usage du béton et du
bois, le logement collectif et individuel. (8.28) À propos de ce projet, Pierre Lajus confiera :
« On a fait cet ensemble à partir de l’expérience qu’on avait de commandes de maisons
individuelles »120. Croisant leurs expériences passées, les architectes de l’agence Salier-
Courtois-Lajus-Sadirac et l’entrepreneur Guirmand font de ce projet la démonstration de
leur apprentissage mutuel.

116 Il évoque les Tuiles de Gironde.


117 Expression reprise au constructeur lors de notre entretien.
118 GUIRMAND (fils), entretien avec l’auteure, op. cit.
119 Ibid.
120 LAJUS, Pierre, « On connaissait la bonne façon de vivre » (2/3), in « Une architecture à vivre. Hameau de Noailles

1969 », vidéo 3’21’’, consultée en ligne [http://www.ecole-bordelaise.com].

341
En 2001, Pierre Lajus consacre un texte à « L’histoire des Girolles ». Ce dernier, succinct,
est révélateur en ce que l’architecte y consacre une partie à l’explicitation de la modulation
de la maison :

« Avec l’entreprise qui venait de réaliser pour moi un chalet préfabriqué en bois à
Barèges, nous avons recherché la façon de construire la plus économique.
Ce serait un système modulaire basé sur le dessin de la charpente – travées de 3m,
entraxe de solives de 0,60m, panneaux de remplissage de 1m20 de large sans
chute – qui optimisait l’utilisation de matériaux courants du commerce »121.

Il n’en faut pas plus à l’architecte pour expliciter le principe de cette maison à succès122.
Deux autres éléments du tapuscrit nous intéressent ici. Premièrement, la description des
missions des architectes, qui se chargent de l’établissement du dossier de Permis de
Construire, des échanges avec les clients pour des variantes du plan, et de l’adaptation du
projet au site après visite du terrain. Pierre Lajus y précise que les interventions des
architectes sur chantier se limitent au « règlement de problèmes particuliers engageant
l’aspect architectural, à la demande de l’entreprise avec laquelle une réelle connivence s’était
établie »123. Ici, Lajus fait état d’une relation de confiance avec l’entrepreneur, au point de
n’intervenir sur les chantiers qu’en cas de difficultés spécifiques. Il faut ajouter que la
rémunération des architectes (3% pour les projets standards, 6% si besoin d’adaptations)
détermine certainement le fait que ces derniers ne choisissent de se rendre sur place
qu’exceptionnellement. Enfin, le texte présente une analyse de Pierre Lajus qui nous pose
question :

« D’abord, ayant cru concevoir un “modèle” de maison de vacances, nous [avons]


découvert que notre démarche d’économie constructive avait généré, en fait, un
“système de construction” qui allait se révéler très souple, s’adapter à des demandes
très diverses […] »124.

S’il est vrai que la Girolle a pu être déclinée en plusieurs versions – la Chanterelle et la
Girolle P (8.29) – et adaptée par ses usagers au fil du temps (cf. chapitre 11), l’exemple
d’EXN nous permet d’envisager la Girolle comme un modèle plus que comme un système
assurant une large variété de volumétries. En effet, la Chanterelle reprend précisément les
plans de la Girolle initiale, se coiffant d’une toiture plate et non à deux pentes. Plus que
l’évolution de la Girolle, la Chanterelle concentrerait des inspirations précédentes, comme
la maison Laporte (1962) qui, elle aussi, fait déborder ses poutres pour constituer une
généreuse pergola. Ainsi, de la même façon que la maison Laporte, la Chanterelle réalisée
en 1972 pour un client particulier (M. Caron) met en scène sa trame structurelle, dans ses
pièces de vie comme à l’extérieur. D’autres projets antérieurs à la Chanterelle trouvent des
points de correspondance avec cette proposition, comme c’est le cas de la maison Eyquem
(1960) et de la maison Anfray (1968). Dans le premier cas, la trame marque un rythme en
façade correspondant à la modulation des panneaux, et organise la maison en trois travées,
tout comme la Girolle de base. Dans les deux cas, comme souvent dans les projets de
l’agence bordelaise, la façade principale est largement vitrée, composée par des menuiseries
toute hauteur, ouvrant l’espace de vie sur l’extérieur. Dans l’ensemble de ces projets, la
trame constitue un élément essentiel du vocabulaire mobilisé dans cette architecture. Le
pas de la trame de 3m est commun à la Girolle classique, la Chanterelle, et la Girolle P .

121 LAJUS, Pierre, L’histoire des Girolles, tapuscrit (2 pages), 6 avril 2001, archives personnelles de l’architecte (Mérignac).
122 L’architecte mentionne, quelques lignes plus bas, la réalisation de plus sept cents modèles en une vingtaine d’années.
123 Ibid.
124 Ibid.

342
Cette dernière vient héberger un étage, conférant à la toiture une générosité de volume qui
la rend singulière. Le balcon suspendu, dont les poteaux moisés trahissent la trame régissant
l’ensemble du plan, reprend le même principe que celui du chalet de Pierre Lajus à Barèges.
Déclinée depuis son modèle initial en deux sous-modèles, offrant le choix du nombre de
travées à réaliser et démontrant une modulation efficace de ses espaces intérieurs (voire
leur changement d’usage : garage), la Girolle, laisse une marge décisionnelle au client. Aussi,
bien que ne constituant pas un système ouvert au même titre qu’EXN, dont le panel des
possibilités est plus large (volumétries, matérialités, finitions), la Girolle a su séduire un
grand nombre de bordelais en ce qu’elle répondait à une demande : une maison
économique et qualitative. Parallèlement, les plaquettes publicitaires de la Girolle de
l’entreprise Guirmand assurent un service “tout compris”, promettant « rapidité
d’exécution, financement par crédit personnalisé, démarches administratives par nos soins,
constitution des dossiers, service après-vente assuré, bureau d’études à votre
disposition »125. Une démarche illustrant la volonté du constructeur de rassurer la clientèle
et de lui proposer un véritable accompagnement, même s’il s’agit d’un modèle produit en
série. En cela, la frontière entre modèle et système est certainement plus poreuse que nous
le supposions.
L’ouvrage Conventions associe aux « modèles » une normalisation de l’architecture synonyme
d’une « quasi-soumission de l’architecte aux techniques de l’entreprise »126. Nous postulons
alors qu’en faisant le choix de penser un système modulaire et constructif ouvert plutôt
qu’un modèle à répéter indifféremment en fonction des commandes ou des sites,
architectes et industriels poseraient des conditions plus favorables à leur coopération.
D’une part, parce que le système, en permettant une marge de liberté plus importante quant
aux remplissages, morphologies ou finitions des projets, laisse la place à chacune des
propositions des collaborateurs. Là où le modèle semble instaurer des conditions de mise
en œuvre trop précises pour laisser exister de véritables libertés de création, le système
favoriserait les échanges conceptuels entre architectes et industriels, « renou[ant] avec une
pratique d’entente sur les techniques, les dispositions constructives, les produits industriels
et la conception de l’architecture »127. En faisant le choix des dimensionnements établis en
collaboration avec le constructeur, les architectes font passer la réflexion du composant et
de son assemblage avant celle du geste architectural. En prise avec les conditions de
production de l’architecture, les architectes, en concevant et adoptant des systèmes ouverts,
s’impliquent pleinement dans les réflexions constructives du projet, mais partagent aussi
les réflexions relatives à la modularité et au dimensionnement des éléments avec les
constructeurs et entreprises.

« Les systèmes constructifs de l’industrialisation ouverte posent le problème de


l’introduction d’éléments conventionnels dans l’architecture. Ces éléments seraient
conventionnels dans la mesure où les architectes accepteraient implicitement que
leurs formes, leurs assemblages soient dictés par d’autres nécessités que celle du
dessin d’un projet particulier.
Cette attitude est contradictoire avec les doctrines de l’architecture moderne dans la
mesure où celles-ci se sont efforcées au contraire de faire de la structure, des

125 Plaquette publicitaire de la Girolle P, fonds d’archives Pierre Lajus, 2011/079, Boîte 4, Archives départementales
de Gironde.
126 DUPIRE, Alain, HAMBURGER, Bernard, PAUL, Jean-Claude, SAVIGNAT, Jean-Michel, THIEBAUT, Alain,

Conventions, Centre d’Études et de Recherches Architecturales, Paris, 1979, p. 12.


127 Ibid., p. 12.

343
techniques, des composants d’architecture, les supports originaux de l’expression
architecturale »128.

Si l’enjeu n’est pas tant, pour l’heure, celui d’approfondir cette distinction notionnelle entre
modèle et système, nous postulons que pour Vienne comme pour Lajus l’objectif est de
développer une relation proactive avec les constructeurs afin d’en dépasser les clivages qui
nuiraient au projet. Dans un rapport de recherche traitant du lien entre innovation
technique et architecturale dans la production du logement social français d’après la
Seconde guerre mondiale, Anne Gotman rappelle combien la conception par composants
engage une maitrise du projet dans son ensemble. Une nécessité qui passerait, notamment,
par la mise en place d’outils conceptuels qui assurent cette cohérence :

« La logique du composant se comporte comme une onde qui se propage


inéluctablement de l’élément à l’ensemble. Le composant appelle le composant, et de
proche en proche, on est tout naturellement amené à concevoir l’ensemble de la
construction en conséquence. Le bâti est recomposé non plus selon l’ancienne
définition gros œuvre et second œuvre, mais selon un système éléments
finis/montage. Les lignes, points ou zones de solidarité entre les produits finis
bougent selon la ligne de partage entre travail sur chantier et travail en usine, au profit
de ce dernier […] Pour stabiliser ce système dans le temps et dans l’espace il est donc
nécessaire de prévoir un système de coordination (dimensionnelle et mécanique) qui
s’applique à la totalité des éléments […] La difficulté de cette normalisation [nationale]
à s’imposer tient à ce que ces conventions sont délocalisées, et donc non conformes
au morcellement présent de la production, et à l’état actuel de la division du travail.
Les éléments qui entrent dans la composition du bâtiment étant fabriqués par un très
grand nombre d’entreprises, l’accord n’est pas facile à trouver pour normaliser la
fabrication, de telle sorte que des systèmes-type d’assemblage soient adaptables pour
n’importe quelle combinaison d’éléments. Mais surtout, le système de convention
établi par les fabricants, dès la fabrication, modifie l’actuelle répartition du travail
entre architectes et constructeurs, et plus largement entre le projet et sa réalisation,
en intégrant une partie [de] la conception à la fabrication des éléments.
Schématiquement, on peut dire que l’entreprise de construction ne travaille plus pour
l’architecte, mais que l’architecte travaille d’après un système de conception
préélaboré par les fabriquants [sic] […] L’architecte opère désormais sur un espace
prédimensionné et même préstructuré ; il dessine son plan non plus à partir de
dimensions absolues ni d’un agencement libre mais à partir de données préétablies
[…] Il dessine sur une feuille de papier quadrillé et non plus sur une page blanche. Et
sur le papier quadrillé, que fait-il ? il compose : multiplications, soustractions,
additions etc… et conçoit sur un espace tramé129. La trame c’est ce dispositif
conventionnel qui codifie a priori les relations entre le dessin et sa réalisation, en
soumettant le dessin à un prédimensionnement […] Certes l’architecte aura le loisir
de jouer avec les panneaux, de disposer à droite ou à gauche tel panneau fenêtre ou
tel panneau porte. En tout état de cause il aura le choix entre un nombre limité de cas
de figures »130.

Cette analyse nous amène à plusieurs points de réflexion. En premier lieu, il s’agit de mettre
en lumière le fait que Fabien Vienne et Pierre Lajus contournent la difficulté identifiée par
l’auteure selon laquelle les architectes obéiraient aux décisions des constructeurs. En se
rapprochant d’eux, à l’inverse, les deux architectes n’auraient pas subi une coordination
dimensionnelle venue de loin ou d’en haut. Pour cela, ils auraient fait de la trame un outil
de travail coopératif avec les constructeurs. Dans le dernier entretien que nous avons mené

128 Ibid., p. 16.


129 Souligné dans le texte original.
130 GOTMAN, Anne, L’habitat fabriqué. Innovation technique, innovation architecturale : le cas du logement social en France 1945-

1980, [Rapport de recherche], LASSAU/CSTB, 1981, pp. 50-52.

344
avec Pierre Lajus, à l’été 2022, l’architecte rappelle l’importance d’une maitrise globale du
projet d’architecture, dont il prend conscience au moment de la conception de la Girolle :

« Parallèlement, j’avais une expérience formidable du travail avec les particuliers,


notamment pour la Girolle qui avait un système souple et adaptable, et surtout pour
laquelle on était présents dans le système de production […] C’est là que je me suis
rendu compte de l’importance d’avoir un système articulé, où le client et l’architecte
pouvaient avoir des occasions de rencontre dans le processus de négociation et de
livraison du logement. Ce qui compte, en réalité, c’est l’enchaînement »131.

Si l’architecte bordelais évoque ici le rapport à l’usager, sur lequel nous revenons plus loin
dans la thèse (cf. chapitre 11), il mentionne également l’importance pour eux, architectes,
d’avoir été intégrés au process de production de la Girolle. L’enchaînement qu’il décrit
correspond ainsi à une configuration selon laquelle les phases du projet et les échanges avec
les acteurs ne seraient pas découpés, mais constitueraient une chaîne continue de décisions.
Au cours de ce même entretien, l’architecte déplore une segmentation des sociétés de
construction qui, en grandissant, auraient connu au fil des années une dispersion de leurs
activités entravant au développement des projets. Parallèlement, en se rapprochant des
constructeurs, Fabien Vienne et Pierre Lajus auraient pris conscience de la dynamique de
vente des maisons. Loin de déqualifier le travail de l’architecte, la vente ferait partie
intégrante de ses missions, surtout dans le cas de maisons vendues “clés en mains”.
Pourtant, l’architecte bordelais considérait, à l’époque, cette compétence comme une
composante dont il fallait avoir honte. Dans la communauté des praticiens, il était mal vu
d’entretenir un tel rapport à ce qui était “commercial” :

« C’est là que j’ai appris l’importance de cette chaîne et celle de la vente en définitive.
Parce que même les architectes qui se préoccupaient de concevoir intelligemment, on
ne s’est jamais posé la question comment vendre l’architecture. Or, il faut vendre
aussi, ce qu’on conçoit, ce qu’on fabrique. La Girolle on la vendait, ça faisait partie
du processus. Mais on n’en avait pas du tout conscience. Au contraire, on avait honte
de vendre des maisons »132.

Pourtant, la maitrise économique du projet engageait précisément l’assurance de


correspondre aux attentes de la clientèle. La trame, synonyme d’une rationalité formelle et
constructive – matériaux disponibles sur le marché, nombre réduit de composants pour
une diversité de solutions architecturales, manutention des éléments sans engin de levage –
assure à Fabien Vienne et lui, aidés des constructeurs, de concevoir une maison peu
coûteuse à produire, donc à vendre.
Un autre élément mis en exergue par Anne Gotman repose sur la coordination
dimensionnelle. Si Fabien Vienne regrette l’achoppement d’une coordination modulaire
internationale, il a fait en sorte d’appliquer ce principe à l’échelle d’une collaboration
efficiente entre lui et Maurice Tomi. Aussi, lorsque l’auteure sous-entend que la trame
constituerait un outil détournant le rôle de l’architecte dans le process de projet, nous
postulons qu’elle aurait été, pour Vienne et Lajus, un support de dialogue, d’apprentissage
et de réévaluation conceptuelle permanente. Par ailleurs, en tant que dénominateur
commun à l’architecte et au constructeur, la trame aurait précisément joué le rôle d’un outil
assurant à l’architecte de maitriser la dimension constructive du projet, dans le
dimensionnement comme dans l’assemblage de ses composants. La trame aurait eu

131 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2022, au domicile de l’architecte (Mérignac) [entretien mis en ligne sur

le site millenaire3.com], op. cit.


132 Ibid.

345
tendance à faire disparaitre le fossé entre projet et réalisation. Il s’agit donc ici de sortir
d’une appréhension binaire selon laquelle le constructeur travaillerait pour l’architecte, ou
l’architecte pour le constructeur, pour envisager que les deux travailleraient ensemble.
Aussi, si l’auteure sous-entend que la trame déresponsabiliserait les architectes de leur
pouvoir créatif, nous pensons, au vu de nos analyses de ce corpus, que cet outil les rendrait
d’autant plus impliqués dans les réflexions relatives à la faisabilité et à la constructibilité du
projet. En lien étroit, architecte et constructeur initient le projet par la détermination de la
trame utile au projet. Celle-ci va les aider à déterminer les plans, surfaces et proportions des
espaces de vie, la composition des façades, mais aussi les moyens de production des
éléments en fonction des matériaux et machines à disposition. Certains enjeux du projet
d’architecture semblent constituer un sujet croisant particulièrement leurs compétences, à
l’image de l’affichage de la structure apparente dans l’espace domestique. L’exemple de la
Girolle est à ce propos intéressant en ce que sa structure, dimensionnée par l’entrepreneur,
devient un élément fort de l’identité de la maison, fabriquant le rythme de sa façade ainsi
qu’un généreux débord de toiture qui permet aux pièces de jouir d’une ombre bienvenue.
(8.30) Si l’architecte n’a effectivement plus qu’un choix limité dans le positionnement des
composants du projet, c’est ailleurs qu’il trouverait une expression créative : dans les
décisions prises avec le constructeur. Évidemment, ces enjeux ne passent pas uniquement
par un usage commun de la trame, assurant la coordination dimensionnelle des éléments
du projet, relevant aussi des types d’assemblages et des matériaux, des compromis à faire
ou, à l’inverse, des choix fermes.
Ces éléments font écho, de notre point de vue, à la pratique contemporaine du modulaire
bois, pour laquelle il semble essentiel qu’architectes et industriels – et plus largement
l’ensemble des acteurs : promoteurs, entreprises générales, artisans, etc. – entretiennent des
relations de confiance et se mettent d’accord sur les porosités et les limites de leurs
responsabilités et de leurs missions. Au-delà de définir les pourcentages d’honoraires, il
s’agirait de délimiter leurs actions : qui fait quoi ? Entre autres, le modulaire pose la question
suivante : qui, de l’industriel ou de l’architecte, dessine en premier et/ou en dernier le
module ? Quelle est la fréquence des échanges entre eux ? La qualité architecturale
nécessiterait de relever d’un but commun, pour ne pas intéresser uniquement les
architectes. En ce sens, l’expertise de l’architecte sur la spatialité des logements ne se
réduirait pas à la gestion de la demande d’urbanisme (déclaration préalable, permis de
construire). Le module, en ce qu’il constitue un produit fini et donc un résultat sur lequel
chacun voudrait avoir le dernier mot, cristalliserait potentiellement ces frictions. À ce titre,
nous nous demandons dans quelle mesure penser le système modulaire et constructif
permettrait de contourner ces dérives. Il n’y serait plus question de penser la finalité mais
le processus, à imaginer dans une réelle dynamique de co-conception entre architectes et
industriels.
Un autre élément essentiel ressort de nos analyses : l’importance du lien humain (voire
amical) entre ces acteurs, ne reposant pas exclusivement sur l’intérêt commercial que
chacun attend de cette collaboration. La complicité entre Fabien Vienne et Maurice Tomi
leur aurait permis d’explorer au maximum le système EXN, de risquer les ratés, d’envisager
les possibles. Les collaborateurs de la SOAA se souviennent ainsi d’une relation réellement
nourricière de leurs ambitions :

« Fabien et Tomi étaient devenus inséparables. Ils formaient un duo de choc, et aussi
avec leurs épouses. Avec le recul, à l’agence on se marrait beaucoup ! […] Tomi
recadrait Fabien, ils avaient des grandes discussions. Tomi c’était un pratique, c’était
le prototype de l’entrepreneur, qui pariait, qui prenait des risques. Fabien m’a appris

346
à faire attention au professionnalisme de chacun, à savoir écouter les spécialistes quel
qui soit »133.

D’un autre côté, les relations entre Guirmand et les architectes bordelais semblent s’être
dégradées après le départ de Pierre Lajus de l’agence, s’installant à son compte en 1974. Les
archives du fonds Pierre Lajus relatives au projet de la Girolle révèlent une situation
conflictuelle entre architectes et constructeur à partir de 1976. En cause, le non-paiement
par l’entreprise Guirmand des honoraires dus aux architectes pour les constructions de
types Girolles et Chanterelles à partir du printemps de cette même année, et ce, malgré
l’effort de l’agence d’architecture d’étaler cette somme sur dix versements mensuels. À
l’automne 1976, les architectes demanderont à faire retirer l’exclusivité de Guirmand sur la
fabrication et la vente de ces deux modèles134. Les avocats de l’entreprise Guirmand
proposeront une défense reposant sur le fait que son client aurait investi, à sa charge
exclusive, la réalisation de plusieurs pavillons témoins de la Girolle (Saint-Jean d’Illac,
Mérignac, Foire de Bordeaux) et de supports publicitaires (dépliants, panneaux), supportant
seul la diffusion matérielle et financière de ce modèle135. D’autres courriers feront état de
la charge que l’entreprise Guirmand estime avoir assumé, lors « d’études longues et
délicates » afin de mettre au point le système constructif et la méthode de préfabrication de
la Girolle136. L’entreprise Guirmand réclamera à l’agence d’architecture Salier-Courtois-
Fouquet des sommes importantes pour les préjudices causés par la rupture de leur
convention (les architectes auraient demandé à une autre société de produire des Girolles) ;
de mettre fin au versement de leurs honoraires ; et de retrouver l’exclusivité de production
de ces maisons. En 1978, les conclusions de la Cour engagent l’entreprise Guirmand à
verser une somme de 31 500 francs d’honoraires aux architectes et la résiliation des
conventions entre les deux parties137. Là où Maurice Tomi et Fabien Vienne auraient, par
la contractualisation d’un statut de co-auteurs du système EXN, mis en place les conditions
nécessaires à leur bonne entente (droits intellectuels égaux, partage équitable des royalties,
conception à quatre mains du système) et assuré l’évolution du système au fil des années,
le cas des architectes bordelais et de l’entreprise Guirmand diffère, engageant des litiges
préjudiciables pour le développement du projet. Ces éléments interrogent les modalités
(contractuelles ici) de collaboration entre architectes et constructeurs.
Au-delà de la Girolle, nous avons cherché à identifier les situations de projet dans lesquelles
Pierre Lajus aurait été, à nouveau, en partenariat avec des entreprises de la construction.
C’est le cas du projet de la Villa Morton (Bordeaux), conçu à l’aune des années 1980, et
s’inscrivant dans le cadre des Réalisations Expérimentales (REX) bois lancées par la
Direction de la Construction. (8.31) Dès 1977, le Plan Construction confie à Jean-Pierre
Watel la responsabilité d’une opération de Réalisations Expérimentales « Conception et
Composants », dont les objectifs sont les suivants : promouvoir l’usage de composants dans
le programme du logement individuel compatibles avec d’autres systèmes constructifs ;
dissocier fabrication et pose de ces éléments, pour ouvrir le champs des possibles et
dissocier clairement les pôles de dépenses ; imaginer le projet de manière à autoriser les
particuliers à se saisir de la conception ou de la réalisation de leur logement. En Janvier

133 CAYLA, Marie-Anne (et Marc), entretien avec l’auteure, 19 avril 2018, Paris.
134 Courrier adressé à l’entreprise A. Guirmand, rédigée par Alain Courtois, au nom de l’agence Salier-Courtois-
Fouquet, le 26 octobre 1976, Fonds Pierre Lajus, Archives dépt. de Gironde, versement 2011/079, Boite n°4.
135 Courrier adressé à Messieurs Salier et Courtois architectes, rédigé par la Société Civile professionnelle d’avocats de

Bordeaux le 5 novembre 1976, Fonds Pierre Lajus, Archives dépt. de Gironde, versement 2011/079, Boite n°4.
136 Citation à comparaitre devant le Tribunal de Grande Instance de Bordeaux, réclamée par l’entreprise Guirmand

aux architectes, 27 mai 1977.


137 D’après les conclusions de la cour d’appel de Bordeaux, datant de mai 1978 (aucun document postérieur à celui-ci

n’a été retrouvé dans les archives de Pierre Lajus).

347
1979, Jean-Baptiste Combrisson, attaché au Ministère de l’Environnement et plus
spécialement dans la « Mission Industrie et Bâtiment », confie à Pierre Lajus une
expérimentation conjuguée à celle de Jean-Pierre Watel. Le 8 mars 1979, le forum « Habitat
bois » est organisé par la Chambre du Commerce et de l’Industrie de Bordeaux, posant les
conditions nécessaires à une première rencontre entre architectes, professionnels du bois
et constructeurs. « Conçues comme des opérations de démonstration »138 selon le numéro
de la revue Techniques et Architecture consacré à l’usage du matériau bois dans l’habitat, ces
expérimentations ont pour objectif de prouver à la maitrise d’ouvrage que la construction
bois est porteuse de renouveau architectural, tant d’un point de vue des performances
techniques du matériau ou des modes de sa mise en œuvre, qu’en termes de qualité
architecturale qui en émane. Aux côtés de Pierre Lajus, d’autres architectes impliqués dans
l’usage du matériau bois dans le bâti participent à ces réalisations expérimentales, parmi
lesquels Christian Gimonet, Roland Schweitzer ou Jean-Pierre Watel. Des confrères avec
qui l’architecte créera quelques années plus tard la cellule AVEC139 (cf. chapitre 10). Dans
ce même article, Pierre Lajus revient sur les conditions de réalisation des dix-huit logements
H.L.M. individuels groupés de la Villa Morton, s’appuyant sur une préfabrication des
éléments en ateliers et un emploi de pin maritime local. Quatre années, de 1979 à 1983,
sont nécessaires pour que l’architecte réussisse à convaincre la maitrise d’ouvrage du
bienfondé d’utiliser le pin maritime, permettant l’emploi de ressources locales et la
réalisation du projet « dans des conditions économiques normales »140. L’architecte y relate
les relations de pouvoir complexes en jeu entre architectes, entreprises et maitrise d’ouvrage
dans le cadre de ces propositions expérimentales, en prise avec une filière de production :

« L’expérience que j’en tire porte moins sur les solutions techniques que sur les
problèmes d’organisation, de maitrise d’ouvrage et de maitrise d’œuvre, liés à l’emploi
d’une technique industrielle. Cette expérience un peu difficile m’apprend que dans ce
processus de production qu’on appelle à juste titre une filière, dans le cas du bois, la
position de l’architecte est déterminante pour qu’existent de réelles possibilités
d’architecture.
Dans la phase initiale où j’étais investi d’une certaine mission par le Plan Construction
et porteur de crédits de catégorie 1, j’étais écouté. Ensuite dans la phase de recherche,
de programmation, de définition des logements, le maitre d’ouvrage s’est imposé,
l’architecte à ce stade n’apportant pas des réponses essentielles. Enfin dans la phase
suivante où s’est engagée la négociation économique, j’ai dû subir la loi de l’entreprise,
la maitrise d’œuvre n’était plus entre les mains de l’architecte. Ceci m’a donc conduit
à réfléchir sérieusement sur la situation actuelle de la maitrise d’œuvre »141.

Pierre Lajus souligne combien la composante économique constitue une donnée essentielle
d’un possible dialogue avec entreprises et maitrise d’ouvrage, sans quoi, l’architecte perdrait
de sa crédibilité et, de fait, une part de son pouvoir d’action et de décision. Pour retrouver
pleinement sa position dans le processus du projet d’architecture, l’architecte devrait être
capable de résoudre les problèmes techniques mais aussi économiques du projet. À ce sujet,
les auteurs A. Dupire, B. Hamburger, J.-C. Paul, J.-M. Savignat et A. Thiebaut mobilisent
la notion de « rationalité utilitaire »142, qui passerait par une parfaite maitrise du détail
constructif, garantissant « comptabilité et contrôle, pour l’économie et l’efficacité » du

138 « Une maitrise d’œuvre à la recherche de nouvelles pratiques : réflexion sur les enseignements de cinq réalisations

expérimentales », Techniques et Architecture, n° 347, mai 1983, pp. 76-86, p. 77.


139 Réseau destiné à encourager les échanges, collaborations et co-conception entre architectes et industriels

(cf. chapitre 10).


140 LAJUS, Pierre, « Une maitrise d’œuvre à la recherche de nouvelles pratiques (…) », op. cit., p. 79.
141 Ibid., p. 80.
142 DUPIRE, Alain, HAMBURGER, Bernard, PAUL, Jean-Claude, SAVIGNAT, Jean-Michel, THIEBAUT, Alain,

Conventions, Centre d’Études et de Recherches Architecturales, Paris, 1979, p. 27.

348
projet. Nous rapprochons cette notion de rationalité utilitaire de la fonction de « division
technico-économique »143 que propose Jean Zeitoun dans son ouvrage consacré aux trames
planes en architecture. Aussi, si une telle maitrise économique repose sur différentes
dynamiques de projet (préfabrication, dialogue entre acteurs, choix des systèmes
constructifs), elles semblent toutes rassemblées autour d’un enjeu commun à l’ensemble
des propositions présentées : la modulation des dimensionnements. Le projet imaginé par
les architectes Louis et Michel Rouveau dans le cadre des REX bois s’appuie ainsi sur une
« industrialisation maximale par structure tramée 3m x 3m »144 lorsque celui proposé par
Christian Gimonet se base sur « une trame de modulation en plan et en coupe compatible
avec les matériaux et les technologies employés »145 et celle de Jean-Pierre Watel défend
une « coordination modulaire »146. Au-delà de rationaliser de façon concrète la construction
bois, permettant une modulation des éléments, l’usage d’une trame semble ici assurer un
renouveau des conditions de dialogue entre acteurs, et ce, notamment en ce qu’elle est
corrélée à une économie de la construction. C’est en tout cas ce que défend l’architecte
Christian Gimonet à propos de l’opération réalisée à Dampierre-en-Crot, pour laquelle
l’usage d’un « principe de modulation harmonique », associé à la mise en œuvre d’une
ossature bois et à la création d’un mur composite inédit, en association avec l’industriel,
serait le garant d’un contrôle total de l’économie du projet.
Par ailleurs, l’architecte reconnait avoir pu assurer un tel contrôle de l’opération grâce à un
dialogue privilégié avec l’industriel qui, comme lui, débutait « dans cette nouvelle
approche ». Il s’agit donc ici d’une articulation des problématiques relatives à une
coordination modulaire et d’un dialogue avec les entreprises, esquissant certaines réponses
à l’hypothèse que nous formulons ici, selon laquelle la trame, où plus largement les réseaux
géométriques, constitueraient un potentiel outil de travail et de dialogue commun entre
architectes et constructeurs. En effet, la maitrise des dimensionnements des éléments du
projet, harmonisés par une grille dimensionnelle commune, assurerait à l’architecte de
penser efficacement et de façon rationnelle les plans voire les volumes (Dampierre-en-Crot)
et à l’industriel de calibrer sa ligne de production, conduisant à un contrôle économique du
projet à l’issue duquel les deux acteurs seraient gagnants, ou en tout cas crédibles auprès de
la maitrise d’ouvrage. À ce sujet, Jean-Pierre Watel mobilise la notion de « responsable des
méthodes »147, une mission dont l’architecte devrait se ressaisir pour ne pas risquer d’être
remplacé par un agent capable, à sa place, de faire le chiffrage du projet, et donc par là-
même le dessaisir d’une part de ses responsabilités et de ses choix spatiaux, constructifs,
etc. Pierre Lajus met en lumière la nécessité pour les architectes de manier tant les cotations
établies par le C.S.T.B., afin d’établir les coûts d’une opération, que le « maniement des
proportions »148, l’un et l’autre étant devenus d’importance égale dans la fabrique du projet.
Le mot de la fin revient à Pierre Lajus, ouvrant sur une potentielle intervention des usagers
sur leur habitat dans le cadre de ce type de démarche de réalisations expérimentales :

« Sur ce plan, je note une possibilité de reprise du dialogue avec l’utilisateur grâce à la
souplesse d’adaptation du matériau bois. Bien que la procédure de concertation que
j’avais proposée au maitre d’ouvrage n’ait pas vu le jour, il s’est trouvé un acquéreur
qui est spontanément venu me voir, pour savoir, puisque c’était en bois, s’il n’était
pas possible de percer ici, d’ouvrir là… nous sommes en train de refaire

143 ZEITOUN, Jean, Trames planes, introduction à une étude architecturale des trames, Dunod, Paris, 1977, p. 77.
144 « Une maitrise d’œuvre à la recherche de nouvelles pratiques : réflexion sur les enseignements de cinq réalisations
expérimentales », Techniques et Architecture, op. cit., p. 79.
145 Ibid. p. 82.
146 Ibid. p. 85.
147 WATEL, Jean-Pierre, « Une maitrise d’œuvre à la recherche de nouvelles pratiques (…) », op. cit., p. 86.
148 LAJUS, Pierre, « Une maitrise d’œuvre à la recherche de nouvelles pratiques (…) », op. cit., p. 86.

349
complètement sa maison avec lui !
C’est un signe très positif, je perçois là un retour à une fonction relationnelle oubliée
de l’architecte : retrouver, dans une pratique de construction sociale et collective, avec
des méthodes adaptées à une production industrielle du logement, ce qui faisait la
richesse des relations de la pratique artisanale, source de créativité pour tous »149.

Cette réponse semble démontrer à quel point l’architecte bordelais croit en un


enrichissement des projets par un dialogue permanent avec les industriels d’une part,
acteurs de la conception dès la phase initiale, mais aussi avec les habitants, protagonistes
du second acte de ce scénario. L’avantage de la construction bois modulaire reposerait tant
sur le dialogue engagé avec les entreprises que sur celui qu’elle permet avec les usagers
désireux de personnaliser leurs habitations. Ce type de proposition, basée sur le tramage
des espaces et le recours à une structure bois évolutive, ferait se rencontrer l’univers de
l’industrie, autorisant une production économique, et celui de l’artisanat, favorisant les
échanges avec les particuliers.
En s’intéressant, dans un second temps, aux documents d’archives de l’architecte Pierre
Lajus consacrés au projet de la Villa Morton, il s’agissait de comprendre si le projet posait
les jalons des enjeux annoncés par l’architecte dans le cadre des entretiens menés pour la
revue. Les études de la Villa Morton, lancées en 1979, font l’objet d’un premier rapport au
Plan Construction en juin de la même année. Le but de cette opération était notamment
celui de montrer que l’ossature bois pouvait, au-delà de répondre au programme de l’habitat
touristique, correspondre aux exigences de l’habitat traditionnel, notamment grâce à « la
compétitivité des techniques d’ossature bois par rapport aux techniques traditionnelles, les
gains de productivité provenant d’une préfabrication importante en atelier et d’une durée
de chantier réduite, la souplesse d’adaptation des systèmes à ossature bois »150. Parmi les
documents relatifs à l’opération, et plus spécialement les échanges avec les entreprises, le
sujet de la modularité dimensionnelle ressort. C’est le cas du descriptif de composants
adressé par la société Rougier et fils (Paris) à l’architecte pour répondre aux conditions de
la REX, faisant figurer en premier lieu, parmi les avantages du procédé, son « respect [de]
la coordination modulaire (multiple de 30cm) »151, avant même la simplification de la mise
en œuvre ou l’amélioration de l’isolation phonique et thermique. Par ailleurs, les
caractéristiques des composants font clairement apparaitre le pas de 0,60m régissant
l’ensemble du projet, qu’il s’agisse des panneaux de revêtement, des lisses, des menuiseries
ou des plaques d’amiante ciment. Au-delà de ces paramètres techniques relevés par le
descriptif, d’autres documents graphiques font également apparaitre cette modulation de
0,60m. C’est le cas des plans, faisant figurer la trame de 0,60m qui régit les proportions des
pièces, l’implantation des éléments porteurs ou encore l’espacement des lisses de plancher.
Cette trame se retrouve sur des documents servant visiblement de support à la simulation
de l’implantation des maisons groupées, et de l’axonométrie éclatée du projet, qui révèle la
modulation utile au solivage et au chevronnage, à la composition des menuiseries. (8.32)
L’Avant-Projet Sommaire (APS) de la Villa Morton nous permet de comprendre à quels
moments sont intervenues certaines des idées des concepteurs. Par exemple, il faut attendre
la troisième phase d’études du projet avant que « la spécificité de la construction bois
[n’]apparai[sse] » ou que « la conception [soit] directement influencée par la coordination

149 Ibid.
150 LAJUS, Pierre, note relative à la Réalisation Expérimentale de Construction par composants bois de la Villa
Morton, archives Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), versement 1993/148 – 3048W.
151 Descriptif des composants de murs isolants et porteurs CPK S associés à des revêtements extérieurs indépendants,

Établissements Rouger & Fils (Paris), Direction Développement « Produits et Procédés », archives de Pierre Lajus,
archives départ., op. cit.

350
dimensionnelle des composants »152. Pour quelles raisons ces deux composantes du projet,
pourtant déterminantes, ne sont apparues qu’à la troisième phase d’étude ? La chronologie
de l’étude initiant le document de l’APS relate que les premières propositions étaient trop
onéreuses, obligeant à se tourner vers une nouvelle clientèle de cadres, et donc revoir
quelque peu la programmation initiale. Le bois, d’abord limité aux charpentes, a finalement
été mobilisé pour les panneaux de remplissage et les cloisons, puis pour les ossatures et
structures porteuses. En revanche, nous ne trouvons pas d’explications supplémentaires
justifiant cette apparition d’une coordination modulaire. Si ce n’est une « recherche de
volumétrie et d’organisation des plans différenciés, à partir de composants de construction
identiques »153. Finalement, il est intéressant de remarquer que le document mentionne,
pour la phase d’exécution du projet, « une mise en œuvre de la coordination dimensionnelle
ACC154, de façon à intégrer le maximum de composants existants ». L’idée n’est donc pas
uniquement celle de proposer un principe modulaire et constructif innovant, mais bien
celui de répondre à un marché et des standards existants, toujours dans l’objectif d’assurer
une économie et une ouverture maximales du projet. En parallèle de cette expérience,
Pierre Lajus s’implique dans le groupe AVEC, dont une part des réflexions porteront sur
la nécessité de répondre à la coordination dimensionnelle ACC afin de travailler dans une
synergie efficace avec les industries (cf. chapitre 10).
Les expériences de la Girolle et de la Villa Morton montrent que la trame et la coordination
modulaire constituent des enjeux que Pierre Lajus peut mettre sur la table avec les
constructeurs pour concevoir avec eux des logements industrialisés, économiques et
qualitatifs. Et cela, qu’il s’agisse d’entreprises modestes (Guirmand) ou de groupes plus
importants (REX). L’objectif commun serait ainsi que « l’architecte puisse participer à une
conception-construction et le constructeur à une conception architecturale »155.
À ce titre, il est à noter la spécificité du matériau bois vis-à-vis de ces collaborations entre
acteurs, relatifs à une adéquation des règles dimensionnelles des composants et de
l’industrialisation de la construction qui en découle. Dans son ouvrage Conception collaborative
pour innover en architecture, Jean-Jacques Terrin explique ainsi comment l’histoire de ce
matériau a pu jouer sur la réussite d’une industrialisation de la construction, notamment
due à des habitudes dimensionnelles qui s’inscrivent tant dans le processus de conception
des architectes que dans celui de production des entreprises :

« Le cas de l’ossature bois est intéressant car, contrairement aux autres filières
industrielles, son développement depuis l’invention du Balloon Frame aux États-Unis
au XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui a été relativement continu. Les éléments de toiture,
les systèmes à ossature, les panneaux et les menuiseries se sont précocement
commercialisés grâce à des catalogues qui décrivaient les produits, et les
accompagnaient de service. Ils proposaient une nomenclature claire des composants,
un descriptif des formats et des dimensions disponibles, des coûts, des informations
sur la pose, et un ensemble de produits complémentaires […] »156.

152 Avant-Projet Sommaire pour la Villa Morton, 23 août 1979, archives Pierre Lajus, archives départ., op. cit.
153 Ibid.
154 Convention de coordination dimensionnelle établie par l’Association Construction et Composant (A.C.C.). Voir

CLAYSSEN, Dominique, ZEITOUN, Jean, GUENOUN, Gabriel, BRULLMANN, Cuno, Éléments d’architecture et
composants. Recherche pour un inventaire permanent [Rapport de recherche] 213/84, Comité de la recherche et du
développement en architecture (CORDA), École spéciale d’architecte/Unité de recherche appliquée/Atelier ALT,
1984.
155 EPRON, Jean-Pierre (dir.), et al., « Conception architecturale et industrialisation », Rapport de recherche réalisé par le

Centre d’Études et de Méthodologie pour l’Aménagement (C.E.M.P.A.), Paris, 1973, p. 21.


156 TERRIN, Jean-Jacques, Conception collaborative pour innover en architecture. Processus, méthodes, outils, L’Harmattan, Paris,

2009, p. 93.

351
En définitive, le choix de Pierre Lajus et de Fabien Vienne de s’associer à des constructeurs
est intéressant en ce qu’il montre combien les architectes souhaitent éviter le schéma de la
mise en concurrence classique, « ultime source de blocage à l’innovation dans le
bâtiment »157. Dès lors, qu’en est-il lorsque l’architecte s’implique dans le cadre d’une
collaboration dépassant l’échelle partenariale du chef d’entreprise familiale, et qu’il travaille
avec un groupe national tel que Maison Phénix ? De quelles marges de manœuvre dispose-
t-il face à une « “politique” commerciale de l’entreprise, qui est d’industrialiser une
architecture qui se “vend bien” et non de promouvoir une architecture “novatrice” »158.
Lorsque l’on sait que Pierre Lajus se définissait encore récemment comme un architecte
« idéaliste », « avec une horreur de la valeur chiffrée des choses » et une tendance à « fuir
les histoires de fric »159, comment expliquer sa capacité à contourner ces appréhensions
auprès du géant Phénix ? De quels outils fait-il usage pour, là-encore, dialoguer avec ses
interlocuteurs ?

157 PLATZER, Michel, « Innovation technique et évolution du produit-logement », in Architecture et industrie : passé et

avenir d’un mariage de raison, Catalogue de l’exposition éponyme, présentée du 27 octobre 1983 au 23 janvier 1984,
CCI/Centre Pompidou, Paris, 1983, p. 50.
158 À propos de Maison Phénix, EPRON, Jean-Pierre (dir.), et al., « Conception architecturale et industrialisation »,

op. cit., p. 28.


159 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure, 24 juillet 2019, au domicile de l’architecte

(Mérignac).

352
9
CHAPITRE

PARTIE 3

L’ASSISTANCE
ARCHITECTURALE :
RECHERCHE
ET DÉVELOPPEMENT
POUR LE GROUPE
INDUSTRIEL
“ Travailler avec l’industrie,
c’est admettre que le projet
fédère des entités déjà fortement
formalisées. C’est admettre
que le détail ne réside plus dans
l’expression sublime du génie de
l’architecte, mais qu’il fonctionne à
l’interface des composants. ”

WATEL, Jean-Pierre,
BIGNON, Jean-Claude,
Maison à ossature bois, une nouvelle
pratique architecturale, Tome 1 : analyse,
ENSA Nancy, 1986, p. 30
“ Chez Maison Phénix je savais que j’allais chez des
gens qui allaient me bouffer [Rires], chez le loup, tout
à fait ! Mais je pensais que je pouvais les influencer
[…] Je crois que j’étais toujours en recherche pour
comprendre les choses. Parce que ce n’était pas évident,
l’architecture fonctionnait mal : la production était
moche […] Il fallait comprendre pour pouvoir faire
changer les choses. ”

LAJUS, Pierre,
Entretien avec FLORET, Christelle et l’auteure,
30 octobre 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac)
A - Le groupe RACINE : des architectes auprès du géant Phénix

« J’étais, dans les années 1970, architecte-conseil de l’équipement dans le département


des Pyrénées-Atlantiques. Il y avait des constructeurs locaux qui faisaient des maisons
basques ou béarnaises, et puis il commençait à y avoir du pavillonnaire. Et puis il y
avait Phénix qui commençait à pointer, et qui était redoutable parce qu’il n’avait pas
du tout régionalisé sa production et il mettait des maisons “Île de France” partout, et
il les implantait n’importe comment. Il se trouve que le directeur régional était un type
sympa avec qui j’avais dialogué, on avait eu un bon contact, et il m’a invité à une sorte
de congrès des commerciaux de Phénix à Paris en tant qu’architecte-conseil, pour
parler d’architecture de la maison. J’avais un peu réfléchi à la façon dont ils
fonctionnaient et j’avais dit “Quand votre vendeur fait signer le plan d’une maison
comme ça et pas autrement à une ménagère, il a fait un acte d’architecture, il lui a fait
accepter quelque chose qui va déterminer son mode de vie et sa façon de fonctionner.
Ensuite quand votre géomètre implante cette maison en la plaçant de telle façon que
l’entrée du garage est ici, mais l’entrée de la maison derrière, il a aussi fait un geste
d’architecture”. Donc, je leur ai décrit leur façon de fonctionner comme des gestes
d’architecture. Ce type m’a alors dit “Vous nous avez dit que nous faisions de
l’architecture sans le savoir”, alors je lui ai répondit que oui ! [Rires] Il m’a alors dit qu’il
fallait qu’ils apprennent l’architecture, sachant que c’était le PDG. Il m’a demandé si
je pouvais m’en occuper […] Je lui ai proposé qu’on monte un petit groupe
d’initiation à l’architecture pour les commerciaux, pour les dirigeants […] On a appelé
ça le groupe RACINE. Ils ont trouvé ça génial »1.

C’est dans le cadre de ses fonctions d’architecte-conseil des Pyrénées-Atlantiques que Pierre
Lajus rencontre, en 1976, les responsables locaux de Maison Phénix. Dans son esprit, l’idée
« que ces gens représentaient une part importante du marché de la maison individuelle et,
qu’en conséquence, on ne pouvait les ignorer ni les rejeter, en faisant comme s’ils
n’existaient pas »2. Selon lui, Pierre Lajus entame un dialogue qui n’existait pas jusqu’alors
entre architectes et constructeurs, lui permettant de ne pas suivre le même biais que certains
de ses confrères : se tenir hors des structures de production, et donc les subir. Lui préfère
les intégrer, pour tenter de les faire évoluer, de l’intérieur. Aussi, l’architecte bordelais
travaillera avec Maison Phénix de 1979 à 1983, période au cours de laquelle il navigue entre
différentes missions, à commencer par la définition d’une « structure permanente de travail
et de dialogue »3 désirée par le constructeur. C’est dans ce cadre que Pierre Lajus est amené
à développer ses idées, défendant non seulement une implication des « hommes de l’art »
pour une amélioration de la qualité architecturale, mais aussi « une préoccupation constante
à tous les niveaux du processus de construction, du topographe au vendeur ! »4.
Créée en 1979 au sein de la société de construction de maisons individuelles Maison
Phénix5, RACINE – Recherche Architecturale pour la Construction Industrielle dans un
Nouvel Environnement – est une cellule d’assistance architecturale. Elle regroupe des
architectes, urbaniste, sociologue, ingénieur et paysagiste6. À la création de la cellule, quatre

1 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, 20 juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
2 « Pierre Lajus : “L’architecture est l’affaire de tous” », Elle magazine, Edition Aquitaine, n°2009, 9 juillet 1984, Fonds
Dossiers d’œuvres de la direction de l’Architecture et de l’Urbanisme (DAU), Salier, Yves ; Courtois, Adrien ; Lajus,
Pierre ; Sadirac, Michel, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, 133 IFA 228/1.
3 « Phénix et l’architecture », Vie publique, juin 1980, p. 51, archives de Pierre Lajus, archives départementales de

Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite n°2.


4 Ibid.
5 Société créée en 1946 par André Pux.
6 Les architectes : Jeanne-Marie et Georges Alexandroff, Jean-François Bellon, Jean-Pierre Bodossian, Bernard Fréon,

Philippe Guibout, Lucien Kroll, Pierre Lajus, Alain Liébard, Jean-Luc Massot, Piotr Sobotta ; l’urbaniste Gérard
Bauer ; le sociologue Gildas Baudez ; l’ingénieur agronome Jean-Michel Roux, le paysagiste Michel Viollet.

357
missions sont confiées à Pierre Lajus : coordination de l’équipe de recherche architecturale,
programme de recherche d’économie d’énergie, organisation de la diffusion des travaux de
cette équipe au sein du groupe et à l’extérieur, mise en œuvre d’un programme de
sensibilisation à l’architecture et à l’urbanisme. Cet acronyme, au-delà de définir les missions
que la cellule s’engage à développer, se veut porteur de symboles forts, synonyme du
« prolongement souterrain d’un travail de surface », (9.1) porteur d’une « connotation
écologique [selon laquelle] une maison, même industrielle, est chargée d’affectivité » et d’un
souhait tout particulier : que « les résultats de [leurs] recherches s’enracinent peu à peu dans
l’opinion publique »7. Dans une interview avec la revue Vie Publique, l’architecte Pierre Lajus
rappelle à quel point la collaboration avec un constructeur tel que Maison Phénix est avant
tout l’affaire « d’un débat, d’une dialectique », reposant notamment sur une réinterrogation
du système constructif existant, dont la production industrielle est particulièrement efficace,
pour questionner le sujet de la maison solaire, de la personnalisation des maisons ou encore
de la possibilité pour les usagers d’agrandir et transformer leurs espaces de vie. Des sujets
sur lesquels l’architecte Pierre Lajus planchera notamment à l’occasion des projets R5 et
Phébus, et pour lesquels nous verrons plus loin que le recours à la trame est une valeur
constante, lorsque d’autres paramètres (finitions, typologies, volumétries, etc.) varient afin
de permettre un équilibre entre désirs de l’architecte et enjeux de l’industriel.
Ce chapitre a pour objectif de retracer, par rebonds et parfois à rebours, les moments de
collaboration entre Maison Phénix et Pierre Lajus au début des années 1980, tant par le
biais des missions d’assistance architecturale de l’architecte auprès de l’industriel que des
modèles de maisons développés dans le cadre de cette collaboration. À ce titre, la lecture
de ce chapitre doit être envisagé comme une pérégrination à laquelle nous nous sommes
prêtée au fil des documents écrits et graphiques des archives de Pierre Lajus.
Le groupe RACINE, diffusait auprès de ses membres une lettre d’informations dont
l’objectif était de faire un état des lieux des directives nationales liées au programme de la
maison individuelle, aux recherches et distinctions de ses membres ou encore à certaines
publications significatives vis-à-vis de leur proximité avec les sujets traités par le groupe. La
première d’entre elles, diffusée en juillet 1981, permet de rapidement saisir certains de ses
enjeux et le ton de ce type de document interne8.
La plaquette de présentation du groupe RACINE rappelle, entre autres, dans quel cadre le
groupe existe et quels sont ses principaux objectifs. Regroupant différents professionnels
(architectes, ingénieurs, paysagistes, sociologues) à qui Maison Phénix a confié la tâche de
mener des travaux de recherche pour une « amélioration de la qualité de ses interventions
dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme »9, la cellule RACINE souhaite
développer ses recherches sur les composantes techniques (énergie solaire, adaptation au
climat) comme sociale de la maison individuelle (attentes des usagers). Dans ce but,
RACINE entend « favoriser l’émergence d’une qualité architecturale qui n’a peut-être pas
le même sens pour tous [et] attend beaucoup d’un libre débat entre usagers, pouvoirs
publics, constructeurs et architectes ». À ce titre, le groupe se veut l’initiateur de rencontres,
colloques et sessions de formation. Quant à ses objectifs, ils sont les suivants :

7 LAJUS, Pierre, « Phénix et l’architecture », Vie publique, juin 1980, p. 51.


8 Lettre N°0 du Groupe RACINE, juillet 1981
9 Plaquette de présentation de la cellule RACINE, février 1981, archives de Pierre Lajus, archives départementales de

Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite n°2.

358
« 1/ STIMULER LA RECHERCHE ET LUI DONNER UNE COHERENCE
Au-delà des recherches qu’il poursuit lui-même, le groupe veut stimuler celles qui
sont entreprises dans les sociétés filiales et les délégations régionales.
Il en assure la coordination et en garantit la cohérence.

2/ PROMOUVOIR LA QUALITE ARCHITECTURALE


Faire connaitre les réalisations les plus exemplaires en matière d’habitat, qu’on les
trouve en France, à l’étranger ou … Chez Phénix.
Engager à leur sujet un libre débat avec les professionnels et les usagers.
Inciter les différents acteurs de la construction, des vendeurs aux architectes, à
s’informer, à se former davantage…
Trois orientations que le groupe RACINE entend mettre en œuvre pour favoriser la
qualité architecturale.

3/ DONNER SA PLEINE DIMENSION À LA MAITRISE D’OUVRAGE


Être le premier constructeur de maisons français crée des devoirs, par son action, le
groupe RACINE veut aider Phénix à les assumer, en développant la prise de
conscience de ses responsabilités dans le domaine de l’urbanisme et de
l’aménagement.
Il pense ainsi établir les conditions d’un meilleur dialogue avec les décideurs, pouvoirs
publics et collectivités locales »10.

Il s’agit alors de comprendre comment la cellule RACINE a pu opérer pour accomplir,


concrètement, de tels objectifs, notamment par l’intermédiaire de la figure de Pierre Lajus,
qui en fut le secrétaire permanent11, et a passé quatre années auprès du constructeur.
La coordination entre architectes et Maison Phénix se fera notamment par le biais de « la
diffusion d’un bulletin de liaison aux Architectes concernés et la tenue à jour d’une banque
de données PHENIX intéressant les Architectes appelés à travailler pour le groupe »12. Les
modalités d’implication de Pierre Lajus dans les actions de la cellule RACINE sont
multiples : engagement au cœur des objectifs de « Recherche » ; proposition de modèles
(Phébus Aquitaine) ; promotion de la qualité architecturale à travers deux chantiers.
Le premier consiste en l’organisation du colloque sur la « Personnalisation des maisons
standards », tenu le 21 novembre 1981 à Bordeaux13. Le second repose sur la mise en place
d’un programme de sensibilisation à l’architecture, avec des journées de formation à
l’intention des cadres et dirigeants des sociétés, filiales et délégations de l’entreprise Maison
Phénix, par le biais de l’association « Architecture et construction ». Dans le cadre de ce
programme, trois thématiques sont abordées cette année-là (1981) : les courants
d’architecture, la symbolique de la maison, et enfin les cités jardins.
Certains documents d’archives nous permettent de mieux comprendre les missions et
objectifs que se fixent les membres de la cellule d’assistance architecturale RACINE auprès
du constructeur Maisons Phénix. Plus spécialement, le document « esquisse de programme
d’études pour 1980-1985 » dresse une liste des axes d’études qu’ébauchent les différentes
équipes en mai 1980. Le premier objectif technique concerne le domaine de
« l’architecture », et vise à « poursuivre l’évolution du catalogue de maisons »14. Quatre

10 Plaquette de présentation de la cellule RACINE, février 1981, archives de Pierre Lajus, archives départementales de
Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 6.
11 Analyse s’appuyant sur le fond d’archives de l’architecte, et sur des entretiens menés avec lui.
12 Lettre de la S.C.P. d’architecture Bellon-Sobotta-Brijatoff du 29 janvier 1980 et adressée aux présidents de filiales

et délégués régionaux de la société Maison Phénix, archives P. Lajus, op. cit.


13 Les participants étaient Joseph Belmont, à la Direction de l’architecture, les architectes Gérard Bauer, Philippe

Boudon, Henri Ciriani, Christian Hunziker, Jean-Luc Massot, et le sociologue Henri Raymond.
14 Dossier « Phénix, Projet R5 (1983) », archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux),

versement 2011/079 – boite 6.

359
thèmes d’études sont à dégager de cette proposition. Le premier s’attache à comprendre
comment le constructeur pourrait répondre aux différentes contraintes relatives au
programme de la maison individuelle : « densités variables et jumelages ; pentes ;
orientations ; largeurs de parcelle ; position dans la parcelle ; garage intégré ou séparé », et
ce, en couvrant toutes les possibilités de style régional, de prix et de taille des maisons. Le
second traite de la « personnalisation des maisons à la construction et après-vente »,
s’appuyant pour cela sur des réflexions au sujet des « équipements techniques et décoration
intérieure en option ; agrandissement en option sur les modèles de base ; possibilités d’une
production d’ajouts et d’ornements extérieurs ; analyses des attentes architecturales de la
demande ». Le troisième concerne des enjeux d’améliorations techniques des produits
proposés à la clientèle, se rattachant aux problématiques « d’économies d’énergie : isolation,
mode de chauffage ; montage et composants ; durabilité ; branchements ; analyse des
attentes de la demande ». Enfin, le dernier thème d’études couvre un champ de recherches
sur ce que le document qualifie de réflexion à « long terme », avec une « élaboration de
nouveaux systèmes de construction, de nouveaux modèles, de nouveaux types de
construction (maisons de ville, petits immeubles, bureaux, bâtiments publics) et
expérimentations technologiques (maisons bioclimatiques, informatisées, etc.) ». Ces quatre
thèmes recouvrent les champs d’investigation relatifs à la résolution des contraintes, à la
personnalisation des logements et aux innovations techniques et constructives. Le second
objectif technique relève de l’échelle urbaine, rattaché à une réflexion sur la promotion du
groupe Phénix comme maître d’ouvrage. Cette fois-ci, six thèmes de recherches sont
envisagés, passant par :

« - [des] enquêtes et statistiques sur la production courante de Phénix (localisation,


environnement, taille des opérations)
- [l’]élaboration d’une stratégie d’intervention de Phénix dans le marché foncier
(acheter où, quelle quantité ?)
- [des] études de lotissements types (nombre d’éléments, programmes, cahiers des
charges, plans de masse, mobiliers urbains tenant compte des densités, tailles
d’opérations, régions, climats, équipements
- [des] études de groupements types [reprenant les enjeux du thème précédent en y
associant des réflexions sur la diversité architecturale]
- la définition d’une politique Phénix de paysagisme (modelage de micro-relief,
plantations systématiques
- [la conception de] nouveaux produits et réalisations exemplaires (mini-villes
nouvelles privées) »15.

Enfin, deux « objectifs culturels » émanent de cette identification des missions envisagées
par le groupe, soulignant d’une part les enjeux d’une formation destinée à « faire participer
l’ensemble du personnel du groupe aux évolutions nécessaires », et d’autre part ceux d’une
refonte des relations publiques censée « améliorer l’image de marque du groupe auprès de
tous les groupes d’opinion ». Derrière ces enjeux de formation reposent des objectifs de
« diversification du catalogue », de « personnalisation des maisons » et de « transformations
techniques ». En vue d’améliorer les relations publiques de la société Phénix, cinq thèmes
et axes d’études sont identifiés, comprenant :

15 Dossier « Phénix, Projet R5 (1983) », op. cit.

360
« - [l’]élaboration d’un discours autonome sur l’urbanisme et l’habitat individuel
- [la proposition de] réalisations culturelles de prestige pouvant avoir des échos dans
les grands médias
- [la] participation aux manifestations officielles touchant la maison (salons, congrès,
concours)
- [la] mise en valeur de réalisations Phénix exemplaires en architecture, technologie,
urbanisme
- [la] participation des ‘’usagers’’ à la conception de leur cadre de vie »16.

Si l’enjeu n’est pas d’analyser chacun des objectifs mentionnés, néanmoins listés afin de
montrer l’étendue des missions des architectes (dont Pierre Lajus) auprès de Maisons
Phénix, il est pertinent de souligner que, malgré une division en deux catégories (techniques
et culturels), l’enjeu de personnalisation des modèles et de diversification des composants
et systèmes semble être l’un des dénominateurs communs à ces réflexions. On remarquera
également une volonté d’accompagner le constructeur dans la valorisation de ses
productions et la construction d’une image « de prestige » et d’exemplarité ; ainsi que la
question d’une participation des usagers à la conception du logement, émanant comme
dernier objectif culturel, malgré l’absence de projets en cours, d’équipes missionnées ou
d’actions ultérieures envisagées au moment de la production de ce document. À travers
l’analyse des projets R5 et Phébus conçus par Pierre Lajus, et croisant des enjeux
d’innovation technique et de réinterrogation culturelle, nous souhaitons comprendre
comment le processus conceptuel, basé sur l’usage d’une trame, a pu s’enrichir des objectifs
de personnalisation des maisons au moment de la construction comme après la livraison.
En cela, nous interrogeons ici des problématiques qui touchent également aux questions
posées dans un prochain chapitre, interrogeant la capacité des concepteurs à mobiliser
l’outil de la trame comme support de future appropriation voire personnalisation de leurs
logements (cf. chapitre 11).
Cet enjeu d’appropriation du logement ressort à travers différents courriers contenus dans
le fonds d’archives de Pierre Lajus, notamment dans ceux transmis par l’architecte Jean-
François Bellon (1944), membre de RACINE. Le 20 mars 1980, ce dernier adresse un
courrier17 reprenant certains des éléments issus des entrevues que l’architecte a pu tenir
avec la Direction de l’Architecture les semaines précédentes, et plus spécialement au sujet
de « la nouvelle architecture domestique »18 :

« Nous avons recherché ce dont ce groupe pourrait s’occuper dans le cadre de


l’ ”Architecture Domestique” et finalement il est apparu que les réflexions pourraient
se développer autour du thème de la souplesse d’adaptation et de la diversification
des modèles, interne comme externe, à la commande par le client ou à l’usage dans le
temps »19.

Au-delà d’impacter le processus architectural engagé entre architecte et industriel réunis,


autour d’un projet spécifique, cet enjeu d’adaptabilité des constructions et de souplesse de
leurs systèmes constructifs revêt une portée qui relève plus largement des liens entre
administrations, industriels et concepteurs (architectes, urbanistes). Relatant une réunion

16 Ibid.
17 Courrier de Jean-François Bellon, adressé à J.-C. Romain, G. Rongeat, C. Pux, J.-P. Bodossian, et en copie à Pierre
Lajus, datant du 20 mars 1980, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079
– boite 6.
18 Intitulé du courrier, repris par J.-F. Bellon en écho à la « terminologie ministérielle » de l’époque, elle-même

retrouvée dans un courrier établi le 10 mars 1980 par P. Oliviero au nom de la Direction de l’Architecture, sous la
gouverne du Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie.
19 BELLON, Jean-François, Courrier du 20 mars 1980, op. cit.

361
ayant eu lieu le 14 mars 1980 avec ses interlocuteurs de la Direction de l’Architecture20,
Jean-François Bellon revient sur les objectifs envisagés à cette occasion, parmi lesquelles
« le but premier […] serait d’établir une charte qui serait signée par le Ministère et les
principaux constructeurs […] [et dont les] critères viseraient à une amélioration de la qualité
architecturale au travers du respect de notion de souplesse et de diversification […] il s’agit
ni plus ni moins que de créer une brèche dans le système de contrôle architectural actuel
(consultants, A.B.F., etc.) en établissant un contrat de confiance entre l’administration et
les constructeurs qui conduirait à considérer ces derniers, lorsqu’ils sont signataires de la
charte, comme des “adultes responsables” auxquels l’administration peut faire
confiance »21. Les missions dont il est question dépassent la simple mise en place d’une
trame censée satisfaire architecte et industriel sur la production d’un modèle, questionnant
le réseau d’acteurs complexe qui intervient à l’échelle nationale dans la production du
logement. Si cette observation dépasse quelque peu le cadre de notre étude et mériterait un
travail de recherche spécifique, il est intéressant de constater combien cette relation entre
constructeurs, concepteurs et administrations ressort d’une ambition plus large que la mise
en place d’outils directement opérationnels pour revêtir le statut d’une réflexion quasi
politique22.
Il est finalement étonnant de voir comment une entreprise telle que Maisons Phénix se voit
tiraillée entre un désir de standardisation, pour une économie des coûts de construction et
donc une compétitivité sur le marché de la maison individuelle, et une inclination à une
“régionalisation’’ des modèles, censée permettre une plus grande appropriation de la part
de sa clientèle à l’échelle nationale. Ce n’est donc pas tant sur l’innovation constructive que
porteraient les enjeux de réflexion mais sur un camouflage de la structure qui passerait
notamment par des revêtements régionalisants (enduits colorés, tuiles, etc.). C’est en tout
cas ce que semble sous-entendre Pierre Lajus lorsqu’il soumet en réunion du groupe
RACINE qu’un possible échec de leurs propositions au concours des 5000 maisons
solaires23 résulterait d’une mauvaise appréciation de la part de la société Phénix des critères
privilégiés par le jury, portant sur des « valeurs d’innovation architecturales
prédominantes »24. Nous supposons que l’architecte entend par-là que la société
privilégierait des solutions timorées relevant de choix esthétiques (revêtement, toitures)
plus que de véritables innovations techniques, inhérentes au système de construction,
soucieuse de conserver son modèle de production. G. Baudez rapportera ainsi, dans les
conclusions de son exposé sur l’enquête menée par l’A.R.E.A. auprès de Maison Phénix, le
constat suivant :

20 Jean-François Bellon mentionne les noms de : Léger ; Fremiot ; Oliviero et Chauleur.


21 BELLON, Jean-François, Courrier du 20 mars 1980, op. cit.
22 Nous faisons ici allusion au commentaire [tel qu’il est retranscrit] fait par Jean-Jacques Rose (direction générale

Phénix Paris) lors de la huitième réunion du groupe RACINE, tenue le 11 juillet 1980, évoquant la nécessité pour le
groupe de « fournir aux responsables de PHENIX les éléments de choix politiques les mieux ajustés ». La réunion
réunissait alors, entre autres, Pierre Lajus, Jean-Luc Massot, Gérard Bauer, Lucien Kroll, archives de Pierre Lajus,
archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 2.
23 Le concours « 5000 maisons solaires » a été organisé par le service de la Politique Technique de la Direction de la

Construction (Ministère de l’Urbanisme et du Logement) en liaison avec le Plan Construction et l’Agence Française
pour la Maitrise de l’Energie, en 1980. Maison Phénix y présentera plusieurs modèles, conçus en partenariat avec
différents architectes (cf. suite chapitre).
24 LAJUS, Pierre, compte-rendu de la réunion entre membres du groupe RACINE du 11 juillet 1980, archives de

Pierre Lajus, op. cit., 2011/079 – boite 2.

362
« Il semble que Phénix attende des signes plus inquiétants pour agir sur le produit.
Les thèmes immobilistes internes restent très vivaces […] Le fait, par exemple, que
les produits soient fondés sur un procédé vieux de 35 ans ne suscite apparemment
aucune inquiétude »25.

Le compte-rendu s’achève sur les points dont « architectes et hommes d’études travaillant
pour Maison Phénix » doivent se saisir. Le dernier d’entre eux interroge l’apport réel des
architectes, qui n’auraient « pas de légitimité à priori », et devant constamment « démontrer
à l’ensemble des personnels Phénix concernés l’intérêt des solutions proposées et leur
faisabilité ». Ce compte-rendu semble pointer du doigt les réelles motivations de la société
Phénix, encore frileuse quant à l’évolution de ses procédés et de sa relation avec les
architectes. À ce titre, il devient essentiel d’établir une différence entre régionalisation et
personnalisation de l’habitat, sur laquelle revient Pierre Lajus dans un courrier qu’il adresse
à Jean-François Bellon en avril 1979 :

« À un niveau plus opérationnel, si la politique n’est plus simplement d’obtenir la


“REGIONALISATION” d’un modèle standard (trop souvent conforme,
malheureusement, aux vœux des DDE et des ABF), par un changement de couleur
de tuile et la signature complaisante d’un Architecte local, mais plutôt de rechercher
une “PERSONNALISATION” du produit en fonction d’un programme familial,
d’un terrain et d’un environnement donnés (et il y a là, à chaque fois, œuvre
architecturale). C’est chez les jeunes Architectes formés dans les équipes d’Assistance
Architecturale et maintenant les CAUE, que vous trouverez les “Architectes aux pieds
nus” le plus capables de s’adapter à ce nouveau type de dialogue avec la clientèle »26.

Ce passage fait la lumière sur les enjeux auxquels Pierre Lajus, et plus largement les
membres du groupe RACINE, souhaitent porter leur attention dans l’assistance qu’ils
développent auprès de Maison Phénix. Par ailleurs, nous lisons derrière cette distinction
entre régionalisation et personnalisation, la différence notable de la place de la trame dans
de telles démarches. En effet, si dans le principe de régionalisation la trame ne joue à priori
aucun rôle, sinon celui de s’effacer derrière des ornements provençaux ou basques, dans le
cas d’une personnalisation telle que l’entend Pierre Lajus, elle assure une modularité des
espaces qui permet des transformations dans le logement en fonction des besoins,
préférences et moyens de la famille. Enfin, Pierre Lajus revient ici sur la relative
superficialité de subterfuges tels que celui de la couleur ou des détails locaux pour
contourner la monotonie d’un modèle, étant lui-même plus enclin, comme il l’explique plus
haut dans son courrier, à prôner une industrialisation ouverte ayant recours à des
composants qu’à adopter une politique de modèles, défendue par Maison Phénix à cette
époque. Régionalisation et personnalisation ne posent ainsi pas les mêmes questions à
l’usage et aux potentialités de l’outil de la trame. Aussi, lorsque Phénix a tendance à cacher
la trame structurelle de ses maisons derrière des enduits, Pierre Lajus ferait de la trame le
support d’une personnalisation des espaces des logements par une modulation et une
flexibilité des espaces.
Ces éléments énoncés, il convient de revenir plus longuement sur un moment décisif de la
carrière de l’architecte Pierre Lajus dans sa collaboration avec Maison Phénix. Il s’agit plus
précisément de la réunion mettant autour de la table des architectes et représentants de la
société Phénix, tenue le 5 juillet 1979 au Pavillon d’Armenonville, à Paris. La convention
rassemble des dirigeants et cadres du groupe, des architectes travaillant avec Phénix en

25Compte-rendu du 13 juin 1980, Port Grimaud, op. cit.


26LAJUS, Pierre, lettre à Jean-François Bellon, Bordeaux, le 9 avril 1979, archives de Pierre Lajus, op. cit., 2011/079 –
boite 2.

363
région ainsi que deux représentants de la Direction de l’Architecture. L’enjeu y est de
réfléchir au développement de l’urbanisme de maisons individuelles, à son incidence sur la
pratique architecturale, aux difficultés que rencontrent les architectes à intervenir auprès du
constructeur et des perspectives qu’il s’agirait d’envisager. Cette rencontre, qui réunit
constructeur, architectes et administration, est inédite. La loi sur l’Architecture du 3 janvier
1977, du discours présidentiel notant l’importance de « rendre les français propriétaires
individuels de la France »27 et de la mise en place du nouveau ministère de l’Environnement
et du Cadre de vie, en sont les éléments de contexte. Les trois acteurs impliqués dans la
production de maisons individuelles prennent conscience de leur responsabilité commune
sur le paysage. Il n’est plus question de s’ignorer, mais de converger ensemble vers les
enjeux qualitatifs attachés à ce programme.
En tant que concepteur de maisons individuelles et architecte-conseil dans le département
des Pyrénées Atlantiques28, Pierre Lajus est invité à intervenir lors de cette convention.
Ayant observé, dans l’exercice de cette deuxième fonction, les étapes du processus de vente
de l’entreprise, l’architecte constate que les personnels impliqués dans cette chaîne
produisent de l’architecture sans véritablement en avoir conscience, et traitent de questions
architecturales sans y être formés. Partant de ce constat, Pierre Lajus expose ce que pourrait
être la place de l’architecte aux côtés du constructeur, déclarant lors de cette convention
« Nous sommes tous des architectes ! ». (9.1)
Un volume tapuscrit retrouvé dans les archives de Pierre Lajus, constituant le tome de
synthèse de cette réunion, est particulièrement éclairant à ce sujet. Organisée par Jean-
François Bellon, architecte-conseil du groupe depuis octobre 1975, en accord avec le
Directeur général de la société de l’époque, Gérard Rongeat, cette réunion avait pour
objectif de réfléchir à « la place de l’architecture et de l’architecte dans le développement
de l’habitat individuel et face à l’industrialisation d’une façon générale, puis plus
particulièrement sur la place de l’architecture et de l’architecte dans la production d’un
constructeur de maisons individuelles industrialisées »29. Quatre enjeux sont expressément
énoncés :

« - Faire le point, entre architectes, des expériences et de l’état de l’architecture et de


l’urbanisme à ce jour dans le Groupe PHENIX
- Faire connaitre aux architectes les intentions de la Direction Générale en matière
d’architecture et d’urbanisme et les orientations de sa nouvelle politique en ce
domaine
- Faire prendre conscience aux divers dirigeants de PHENIX, qu’ils soient impliqués
dans les orientations de cette nouvelle politique ou non, de l’intérêt d’avoir à leurs
côtés un “corps” d’architectes fort et cohérent et non pas, comme par le passé, une
somme d’individualités disparates et sans lien entre elles
- Faire de cette réunion, et c’était là le principal objectif, le début d’une prise de
conscience d’appartenance à un Groupe, de la part des architectes qui travaillent pour
PHENIX, Groupe qui aurait tout intérêt à tendre vers un ensemble cohérent et
coordonné dans ses actions et orientations »30.

Le but est ici de faire entendre à chacun des acteurs l’intérêt d’une collaboration avec l’autre,
les qualités et compétences de chacune des parties en vue d’une réflexion et d’une

27 GISCARD D’ESTAING, Valéry, Discours de Verdun-sur-le-Doubs, 28 janvier 1978.


28 En 1974, Joseph Belmont, architecte-conseil du département de la Gironde à cette époque, propose à Pierre Lajus
de devenir architecte-conseil du ministère de l’Équipement. Nommé cette année-là dans les Pyrénées Atlantiques,
Pierre Lajus y reste jusqu’en 1980.
29 Tome de synthèse de la réunion entre architectes et représentants Phénix tenue le 5 juillet 1979 au Pavillon

d’Armenonville (Paris), p. 1, archives de Pierre Lajus, op. cit., 2011/079 – boite 6.


30 Tome de synthèse de la réunion entre architectes et représentants Phénix tenue le 5 juillet 1979, op. cit., p. 2

364
expérimentation pertinentes autour du programme de la maison individuelle. La journée
est divisée en deux, la matinée étant réservée aux aspects fondamentaux du développement
d’un urbanisme de maisons individuelles et à ses conséquences sur la pratique architecturale
de manière globale, l’après-midi s’attachant à traiter plus spécifiquement des enjeux liés à
l’intervention d’architectes auprès du constructeur Phénix. Six interventions sont
programmées, parmi lesquelles, lors de la matinée, celles de l’architecte Gérard Bauer,
chargé d’aborder l’urbanisme de maisons individuelles et ses conséquences sur les différents
acteurs (architecture, constructeurs) ; de Michel Léger (sous-directeur à la Création de
l’Architecture) et Philippe Oliviero (Ingénieur T.P.E.), faisant part des orientations de la
politique de l’administration en matière d’urbanisme et d’architecture ; et enfin de Pierre
Lajus qui, au titre d’Architecte-Conseil et membre du CAUE des Pyrénées-Atlantiques,
devait traiter de la place de l’architecture et des architectes dans un processus de production
industrielle de maisons individuelles. L’après-midi laisse place aux interventions d’Édouard
de Penguilly (délégué de la Région Phénix-Normandie), Philippe Soulier (P.D.G. de
Phénix-Provence) et Alain Tissot (Architecte et consultant Côte d’Or), tous trois chargés
d’exprimer leurs expériences pour la filiale dans le cadre de collaborations étroites avec des
équipes d’architectes.
D’après cette synthèse, le premier enseignement à retenir de cette journée repose sur les
conditions, désormais réunies, pour un dialogue entre architectes et constructeurs « d’une
réelle possibilité de travailler réellement ensemble, et non pas de se voir obligés, les uns
pour des raisons “alimentaires” les autres pour des raisons administratives et législatives, à
la collaboration forcée »31. Mais alors, sur quoi repose cette évolution des échanges,
visiblement motivée par l’un et par l’autre des deux camps ? Selon Gérard Bauer, Pierre
Lajus ou encore Alain Tissot, il s’agirait notamment de la prise de conscience partagée qu’il
existe une « complémentarité architectes-constructeurs »32 dès lors que l’on souhaite
appréhender avec efficience conception et production de maisons individuelles. Les
premiers étant les seuls réellement capables de penser l’espace dans sa globalité, les seconds
ayant démontré leur aptitude à s’emparer du marché de la construction des maisons
individuelles et à y répondre efficacement. Autre point relevé, la capacité « d’adaptation et
de souplesse intellectuelle » des architectes intervenant pour des constructeurs, du fait du
contexte spécifique – technique, économique, culturelle – de ces interventions. Ces deux
constats nous amènent à penser que les architectes dont il est question ici doivent non
seulement croire sincèrement aux avantages d’une collaboration avec les constructeurs,
mais aussi adapter leurs manières d’opérer afin d’être pleinement complémentaires en
équipes. Nous suggérons que la personnalité et la sensibilité de Pierre Lajus, les choix de
parcours et pas-de-côté qu’il a opérés, et la manière dont il s’outille dans son processus
créatif, ont pu forger chez lui un esprit d’ouverture qui l’a aidé à intervenir auprès de Maison
Phénix. Une appétence pour la collaboration et l’échange que l’architecte a fait grandir au
fil des rencontres et des projets, et qui aurait sensiblement alimenté sa trajectoire
professionnelle et conceptuelle. D’après la synthèse de cette réunion, l’ouverture aura été
l’un des mots d’ordre commun aux discours et aux perspectives des architectes, du
constructeur et de l’administration : ouverture à l’autre, ouverture de sa pratique. Gérard
Rongeat déclare ainsi, en s’adressant aux architectes présents à cette réunion :

31 Tome de synthèse de la réunion entre architectes et représentants Phénix tenue le 5 juillet 1979, op. cit., p. 8
32 Ibid., p. 9.

365
« Nous sommes prêts à l’ouverture et nous avons les moyens de l’ouverture. Pour
cela, nous avons besoin de vous »33.

Dès lors, quel est le rôle précis de l’architecte aux côtés de la société ? Pierre Lajus les
classifie, lors de son exposé, en trois missions : la première correspond à la conception de
nouveaux modèles, « avec ce souci cependant, souligné par LAJUS, d’aborder la conception
avec la conscience que ce n’est pas une œuvre unique mais qu’il convient de penser aux
incidences, sur le paysage notamment, de la multiplication de ce modèle et de veiller aux
possibilités ultérieures d’adaptation et d’appropriation ». Autre mission, l’adaptation d’un
modèle existant, qu’il s’agisse de l’adapter au terrain ou aux désirs de la clientèle, avec la
décision de faire intervenir l’architecte non plus après l’établissement du dossier du Permis
de Construire par les services techniques, mais dès les premiers rendez-vous avec le client.
Selon Gérard Rongeat, une telle assistance doit être pensée dans l’intérêt de la clientèle, et
en vue de garantir la « cohérence du Groupe Phénix », omettant de mentionner une qualité
architecturale pour laquelle les architectes réunis à cette occasion semblent vouloir
s’engager. Ce deuxième point sera finalement le plus sujet aux « grincements » et
commentaires de la part de l’auditoire, et plus spécialement d’un certain nombre de jeunes
architectes, visiblement agacés de constater le décalage criant entre annonces faites ici et
réalité du terrain. Aussi, malgré le désir, presque militant, de vouloir associer architectes et
constructeurs dans cette réinterrogation de la production de la maison individuelle
industrialisée, nous constatons dès cette première réunion certaines divergences latentes,
ne serait-ce que sur la visée des objectifs de la société de construction.
Enfin, le dernier rôle des architectes présenté par Pierre Lajus lors de cette journée
correspond aux missions d’animation et de formation dans les équipes concernées par la
réalisation des maisons. La synthèse revient ici sur les propos défendus par l’architecte
bordelais, et rapportés ici, selon lesquels le rôle des architectes serait de « faire passer le
souci du qualitatif dans l’ensemble du processus […] qui va du désir d’une personne d’avoir
une maison et qui ouvre un catalogue, jusqu’à la prise de possession, l’appropriation de
cette maison par cette même personne »34.
Finalement, Pierre Lajus terminera son intervention sur trois qualités essentielles à
l’architecte dans ce contexte particulier, que nous pourrions résumer sous les formules
suivantes : l’architecte du dialogue, capable d’être à l’écoute des clients sans asséner sa
vérité ; l’architecte du terrain, empreint des dynamiques locales du territoire ; et enfin
l’architecte formateur, témoignant d’une habileté didactique avec les équipes du
constructeur, et plus largement les autres acteurs de la construction. Plus tard, la société
Phénix fera de l’intervention des architectes à ses côtés un argument de vente clairement
affiché dans ses plaquettes publicitaires, sous l’intitulé « Des maisons d’architectes », aux
côtés d’autres atouts comme ses « 30 ans de garantie » ou sa capacité à « économiser
l’énergie »35. (9.2)
Ici, on dépasse la relation binaire entre un architecte et un constructeur, puisque parmi les
enjeux de RACINE, résident ceux d’un dialogue élargi avec les artisans, l’Administration,
les élus, etc. À ce titre, il est intéressant de relever certains passages de la synthèse de la
réunion « Architectes-Phénix » du 5 juillet 1979 établie par Jean-François Bellon, et

33 Ibid., p. 12.
34 Tome de synthèse de la réunion entre architectes et représentants Phénix tenue le 5 juillet 1979, op. cit., p. 17.
35 Plaquette publicitaire Maison Phénix Aquitaine, « Le style Phénix : une nouvelle génération d’acquéreurs », avril

1982, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 6.

366
retrouvée dans les archives de Pierre Lajus. Parmi les missions de l’architecte bordelais,
l’auteur de la note en mentionne trois principales :

« a) Une mission relativement classique de conception lorsqu’il s’agit de créer un


nouveau modèle, avec ce souci cependant, souligné par LAJUS, d’aborder la
conception avec la conscience que ce n’est pas une œuvre unique mais qu’il convient
de penser aux incidences, sur le paysage notamment, de la multiplication de ce modèle
et de veiller aux possibilités ultérieures d’adaptation et d’appropriation.
b) l’adaptation, justement, d’un modèle existant à un terrain, mais aussi à un client
(…) trop souvent le dossier est présenté à l’architecte une fois que le client a été reçu
par les services commerciaux et le dossier de Permis de Construire élaboré par les
services techniques ou commerciaux suivant les cas… on se demande, à juste titre, ce
que l’on attend de l’architecte dans ces cas-là ? Il a donc semblé nécessaire que
l’« architecte d’adaptation » assiste aux premiers rendez-vous avec le client lorsque
celui-ci est décidé (…)
Ce point peut paraitre un point de détail, mais il constitue cependant la pierre
d’achoppement de tout le dispositif qui tente de se mettre en place et à terme, de la
crédibilité dans les bonnes intentions de PHENIX (…)
c) Dernier rôle enfin et non des moindres, c’est celui d’« Animateur, de Formateur
dans les équipes qui réalisent des maisons » (P. LAJUS) »36.

La première mission de conception interroge directement un usage de la trame dans le cadre


d’une redéfinition de nouveaux modèles pour la société Maison Phénix, attachée à
conserver ses méthodes de production des éléments préfabriqués afin d’assurer la
rentabilité financière de ses équipements. Dans le cas de la seconde mission, celle de
l’adaptation dudit modèle, le choix d’une trame déterminant l’espacement des portiques,
apparents dans les parties de la maison sous plafond rampant, autorise une répartition et
une modulation des espaces relativement souple et devient le support de certains
ajustements des pièces en termes d’usages. La troisième mission en revanche, celle de
l’architecte-formateur, n’a rien à voir avec une intelligence de conception ou d’adaptation
des modèles. Néanmoins, un dernier point soulevé par Jean-François Bellon à propos de
cette réunion nous parait particulièrement intéressant en ce qu’il souligne la nécessité pour
« l’architecte [de] faire l’effort de se pénétrer dans la technique d’un procédé, ne serait-ce
que pour le faire évoluer (MORTREUX) sans toutefois “intégrer l’industrialisation au point
de ne plus être architecte” (E. de PENGUILLY) »37. C’est là que l’outil de la trame – et
plus largement la logique de la de coordination modulaire – nous paraissent essentiels en
ce qu’ils seraient un point de rencontre entre architecte et industriel, et donc un moyen
pour l’architecte de pleinement comprendre la production technique des systèmes, sans
oublier son rôle et ses missions de création, et à l’industriel d’y lire la logique de conception
des espaces. Aussi, si l’on en croit le directeur de Phénix, Gérard Rongeat, c’est ici la
démonstration des attentes d’un industriel désireux de faire appel aux compétences des
architectes pour imaginer non pas un projet, mais pour penser au mieux l’évolution de leurs
réflexions et productions. Dès lors, nous nous demandons dans quelles mesures l’architecte
peut faire de la trame le moyen de réunir la rationalité du système constructif de l’entreprise
et un caractère évolutif des logements. Parallèlement, il s’agirait de jouer sur d’autres
paramètres (volumes sous toitures, pièces-annexes) pour séduire la clientèle, et convaincre
le constructeur. L’architecte est alors, selon l’analyse du directeur, garant d’une qualité que
son groupe souhaite affirmer, en complément de la quantité de réalisations qu’ils sont en
mesure de produire.

36 « Synthèse réunion architectes-Phénix du 5.07.1979 », écrite par Jean-François Bellon, archives de Pierre Lajus,

archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite n°6.


37 Ibid.

367
Pierre Lajus se prononce, dès 1979, sur le rôle de formateur des acteurs de la construction
que les architectes pourraient revêtir : « La troisième mission des architectes qui pourraient
travailler pour Phénix est plus difficile à imaginer. Je crois que les architectes […] façonnent
l’espace d’une certaine façon et font façonner par d’autres […] Les architectes joueraient
alors le rôle d’animateurs, de formateurs dans des équipes qui réalisent des maisons, et
essaieraient de faire partager ce souci de la qualité architecturale dans toutes les démarches
que j’évoquais tout à l’heure, sans toutefois se substituer aux autres. Le vendeur à un certain
moment est irremplaçable. Ce rôle de formateur me paraîtrait très utile »38. À l’issue de la
convention, la question de la qualité architecturale est dans tous les esprits, et
particulièrement dans celui des gérants de la société Phénix, qui décide de créer à cet effet
un groupe de recherche.
Prenant ses nouvelles fonctions en janvier 1980, Pierre Lajus est notamment chargé de
mettre en place ce fameux programme de sensibilisation à l’architecture et l’urbanisme des
membres de Maison Phénix. À cet effet, l’architecte rencontre l’ensemble des dirigeants et
des architectes travaillant avec le constructeur en région dans le but d’identifier les modes
de collaborations en place et les besoins des personnels en termes de formation. À la suite
de cela, il met en place des séances de travail destinées au personnel du groupe, dans
lesquelles sont proposés des contenus notionnels et théoriques, mais également des visites
d’opérations de logements « remarquables », dont l’analyse critique constituerait un
véritable outil de formation. Pierre Lajus raconte :

« Par exemple on a fait une visite ensemble avec le groupe Racine, une visite de Port
Grimaud. Port Grimaud, honni par les architectes, or y'avait Gérard Bauer qui a écrit
sur le lotissement, qui avait analysé un peu Port Grimaud et il a vu que, avec très peu
de signes, Spoerri avait réussi à donner un caractère villageois à ce truc-là qui donnait
satisfaction aux gens, finalement. Alors que, si on analysait c’était très industriel
comme production. C’est-à-dire, il y avait trois, mettons trois maisons, trois types de
maisons, mais avec des fenêtres différentes, des volets différents... enfin ça jouait sur
très peu de choses, il y avait la fabrication d'un pittoresque fabriqué avec des éléments
assez simples, finalement. Alors ça, c'était une leçon, alors que tous les architectes
disaient “c’est dégueulasse”. Moi ça m’a fait réfléchir, beaucoup »39.

Parmi ces journées de visites pour les membres de Maison Phénix, nous pouvons donner
l’exemple de celle tenue à l’occasion de la neuvième réunion de RACINE, à Bordeaux. Les
membres invités avaient rendez-vous à l’agence de Pierre Lajus – qui n’est autre que sa
maison personnelle à Mérignac – avant de visiter lors de la matinée quatre opérations de
l’architecte : la maison Anfray, une maison Girolle, les maisons jumelées Sadirac/Courtois,
et enfin la Résidence Le Renard. L’après-midi est consacrée à la découverte du quartier
Mériadeck, de la cité Frugès, du Hameau de Noailles et d’un chantier de Maison Phénix en
cours. La journée suivante consistera en une visite de l’opération de la Marina de Talaris
(Lacanau ; La Paillotte) et du Centre permanent d’initiation à l’environnement du Teich,
conçu par Lajus.
Par le biais de la cellule RACINE, le groupe Phénix souhaite devenir un acteur des instances
de décision et du débat sur l’habitat en France et ce, afin d’améliorer ses relations avec
l’Administration centrale et les instances locales. Cette ambition prend véritablement forme
en février 1980, lorsque trois des membres de RACINE, et deux représentants de Phénix,
participent aux travaux du Groupe de Recherche et d’Études sur les Maisons Individuelles

38 LAJUS, Pierre, intervention lors de la convention organisée au pavillon d’Armenonville, 5 juillet 1979, op. cit.
39 LAJUS, Pierre, entretien avec FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon, 30 octobre 2018, domicile de l’architecte.

368
(GREMI)40, à la Direction de l’Architecture. Elle s’affirme à nouveau lorsque le groupe
organise à Bordeaux le 21 novembre de la même année le colloque « La personnalisation
des maisons standards. Une vie nouvelle pour l’Architecture domestique ? », (9.3) auquel
participent Joseph Belmont, Philippe Boudon, Henri Ciriani et Henri Raymond. Le carton
d’invitation édité à cette occasion énonce les enjeux de cet évènement :

« Ici ou là, des usagers plus ou moins inspirés ont poussé très loin les transformations
destinées à personnaliser leurs maisons achetées sur catalogue. Les Constructeurs, les
Pouvoirs Publics doivent-ils encourager de telles initiatives ou les combattre ? Les
architectes peuvent-ils s’effacer pour les rendre possibles ou les susciter en élaborant
de nouveaux modes de conception et de relation avec les usagers ? C’est à ces
questions que le colloque voulait apporter quelques réponses »41.

Depuis la mise en place des CAUE sur l’ensemble du territoire, chargés de veiller à la qualité
de la production architecturale, le constructeur, soumis à un contrôle permanent, vit la
présence de cette nouvelle institution comme un goulot d’étranglement dans ses procédures
de conception de modèles et de demande de permis de construire. Dans le cadre des
objectifs définis, Phénix demande à RACINE de participer au renouvellement de sa gamme
de modèles de maisons pour être en conformité avec la loi et de redorer son image.
Parallèlement à ces recherches théoriques et à l’élaboration de guides opérationnels, le
groupe RACINE réfléchit à une nouvelle conception ou à une adaptation des modèles
Phénix existants. À cet effet, Pierre Lajus concevra deux modèles : Phébus et R5. Deux cas
pertinents pour comprendre les interactions entre architectes et industriel dans la
conception de modèles de maisons, notamment autour des enjeux de la trame dans le
procédé Phénix.

B - Phébus et R5 : deux modèles à l’essai


Pour aborder la lecture analytique des projets de Pierre Lajus, nous nous appuyons sur les
arguments de l’ouvrage collectif Conventions :

« Cette revalorisation des conventions sur le plan architectural fait référence à des
types et aussi, d’une façon explicite, aux produits de l’industrie du bâtiment. Nous
pensons qu’il est légitime de les étendre aux conventions dimensionnelles. Dans le
passé, elles ont effectivement servi de langage commun aux constructeurs entre eux
et avec les habitants. On en connait de nombreux exemples historiques dans
l’architecture traditionnelle japonaise et dans l’architecture vernaculaire. Elles n’ont
pas de contenu expressif au sens de Venturi, et ce sont plutôt les proportions qui sont
le support des intentions architecturales. Mais c’est en tant que base d’entente entre
plusieurs architectes et entreprises qu’elles ont un contenu culturel, faisant jouer la
diversité dans un cadre collectif »42.

40 Créé à l’initiative de la direction de l’Architecture du ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, regroupant


promoteurs, constructeurs, architectes et membres de l’Administration.
41 Carton d’invitation au colloque « La personnalisation des Maisons Standards. Une voie nouvelle pour l’architecture

domestique ? », organisé par le groupe RACINE le vendredi 21 novembre 1980, à Bordeaux, sous la présidence de
Joseph Belmont, alors Directeur de l’Architecture au Ministère de l’Environnement et du Cadre de Vie, Fonds Pierre
Lajus, archives départementales de Gironde, versement 2011/079, boite 6.
42 DUPIRE, Alain, HAMBURGER, Bernard, PAUL, Jean-Claude, SAVIGNAT, Jean-Michel, THIEBAUT, Alain,

Conventions, Recherche réalisée pour la Direction de la Construction/Division Composants (Ministère de


l’Environnement et du Cadre de Vie)/C.E.R.A./Ecole nationale supérieure des École des beaux-arts, Paris, 1979,
p. 99.

369
Certains concours furent, à ce titre, les terrains d’expérimentation privilégiés de cette
réflexion de règles dimensionnelles établies entre entreprises et concepteurs, parmi lesquels
les concours de composants organisés en 197543 par le Comité National des Bâtisseurs
Sociaux (C.N.B.S.)44 auquel Pierre Lajus participe dans le cadre du concours national de
conception et de réalisation de logements individuels avec le modèle de la Maison M, pour
le quartier des Châtaigniers. S’il n’est pas fait explicitement mention dans les consignes du
concours d’une convention dimensionnelle précise, il est néanmoins précisé que « les divers
logements présentés […] devront permettre l’utilisation maximale de fournitures ou de
composants industrialisés et communs aux divers projets », notamment pour « pouvoir
éventuellement faire l’objet de commandes groupées du C.N.B.S. auprès des fournisseurs
de ces éléments »45, dans le but de permettre une économie maximale de la construction.
Cette mise en commun des composants soulève la question de dimensionnements
compatibles entre les diverses propositions architecturales, et donc d’une grille
dimensionnelle harmonisée entre concepteurs. À ce sujet, le jury se réserve ici le droit de
demander aux concurrents retenus lors de la première phase d’apporter des modifications
à leurs propositions, notamment en vue de « faciliter l’introduction de composants
industrialisés, le but étant que certains composants se retrouvent dans les différents projets
agréés, créant ainsi un effet de série générateur d’économies »46. L’économie de la
construction est un argument qui se retrouve dans chacune des parties argumentaires et
descriptives du document.
Si la proposition de Pierre Lajus à ce concours, nommé « Modèle M », ne fait pas clairement
apparaitre de parti pris au sujet de la trame, l’aspect scindé de la façade urbaine générée par
la juxtaposition des maisons individuelles selon un rythme précis (9.4), ainsi que la
dénomination codée de chaque type de logements en fonction du nombre de modules de
0,60m (Modèles 9M, 10M, 12M, 17M, 21M et 26M), font apparaitre la place importante de
la modulation dans la conception du projet. Ce n’est qu’en explorant d’autres documents,
retrouvés dans les dossiers d’archives relatifs à l’opération, que nous lisons la formule
« système de modulation »47, qui permet tant une unité de vocabulaire que des décalages en
façades qui en animent l’aspect architectural depuis la rue. Dans certains brouillons ou
planches, l’architecte va même jusqu’à mentionner « Le système M : pas un modèle, mais
un système de production de modèles »48, reposant sur des principes de « système de mise
en œuvre » (1 : adaptation au terrain et réseaux ; 2 : Coque extérieure et clos/couvert ; 3 :
Habillage et partitions ; 4 : Équipements et sanitaires ; 5 : Habillage), un vocabulaire simple
avec un nombre de composants réduit, et enfin une variété de solutions architecturales, de
la plus étroite (5,40m) à la plus large (15m). Dans un autre document griffonné à la main
(9.5), l’architecte liste les exigences du CNBS dans le cadre de ce concours, et y accole ses
propositions de réponses. Lorsque la consigne exige une « utilisation maximale de
composants industrialisés », l’architecte choisit (et écrit) la solution d’une « modulation
0,60m ». Un module qui constitue le pas de base de l’ensemble du projet, de la pièce à vivre
au groupement de logements. Si nous n’avons pas trouvé d’éléments nous permettant de
comprendre d’où est issue cette dimension de 0,60m, nous supposons qu’elle est

43 Le concours est ouvert le 1er juillet 1975.


44 Le CNBS regroupe lui-même cinq groupes de promotion sociale constitués autour des C.I.L de Guyenne et de
Gascogne ; de Cambresis ; du Tarn sud ; de Reims Coplorr et de L’ille et Vilaine.
45 Consignes du concours national de conception et de réalisation de logements individuels organisé par le CNBS,

p. 7, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), versement 1993/148, 3048W.
46 Ibid., p. 9.
47 « Projet de trame générale de la plaquette de présentation pour le modèle M », archives de Pierre Lajus, archives

départementales de Gironde (Bordeaux), versement 1993/148, 3048W.


48 Note manuscrite, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), versement 1993/148,

3048W.

370
déterminée par celles des composants standardisés du logement. Des dessins font ainsi
apparaitre des menuiseries et des éléments de cuisine de 0,60m de large, tandis que des
notes écrites mentionnent le recours à des dalles plateformes de 60x60cm. Toujours dans
le même document griffonné à la main, Pierre Lajus évoque une qualité architecturale
reposant sur une variété des façades (étages), une souplesse et une flexibilité intérieure des
logements par un cloisonnement libre, permis par le choix constructif des fermettes, mais
aussi et surtout un « jeu harmonieux des volumes propre à rompre la monotonie » par un
principe : « les trois trames ». Ces trois trames font l’objet d’une ébauche d’études conservée
dans le dossier d’archives de l’architecte. Un premier dessin fait figurer schématiquement
cinq types de modèles de logements : un modèle isolé dans assemblage, un modèle en L,
un modèle à « trame étroite », un à « trame moyenne » et enfin un à « grande trame ». (9.6)
La déclinaison de la trame s’opère par un maillage plus ou moins large permettant,
visiblement, à l’architecte d’imaginer différentes variantes typologiques. Le « modèle à
trame étroite » possède une trame intérieure de 4,20m x 8,40m, et permet la réalisation de
logements de type V, lorsque la trame moyenne est de 7,20m et autorise les types IV et VI.
Enfin la trame large est le support des types IV et V. L’étroitesse de la trame permet une
implantation sur des parcelles plus réduites, de 4,80m, et confère à ce modèle, selon les
auteurs de la notice, un « caractère urbain » du fait de « ses dimensions réduites en façade ».
Bien que schématique, un document synthétique (9.7) nous permet d’établir les
dimensionnements de ces trames : la trame étroite correspond à 9M (soit neuf modules),
c’est-à-dire à 5,4 mètres ; la trame moyenne à 12M, soit 7,2 mètres ; et enfin la trame large
va de 21M (12,6 mètres) à 26M (15,6 mètres). Les trois trames possèdent le pas de 0,60m
comme dénominateur commun, se faisant écho dans l’opération et assurant une
harmonisation dimensionnelle des différentes morphologies et typologies des logements,
en façades comme dans la composition du plan masse. Permettant une régulation des
dimensionnements des composants industrialisés (dalles plateformes 60x60cm, cloisons
sèches et plafonds modulés sur 120cm, menuiseries 60cm) qui satisfait entreprises,
constructeurs et maitrise d’ouvrage, la trame assure à l’architecte de proposer des logements
économiques et industrialisés, assurant une cohérence globale de l’opération tout en laissant
place à une diversité permise par la déclinaison du pas de la trame (étroite, moyenne, large).
Ce principe sera repris dans le modèle Airial, développé par l’architecte en 1978-1979, et
pour lequel nous retrouverons dans les archives de l’architectes des calques de plans
entièrement côtés non pas en mètres mais en « module horizontal MH », correspondant,
en légende, à 0,30 mètres. À nouveau, les éléments de menuiseries seront calibrés sur ce
module (porte d’entrée et fenêtres de cuisine de 120cm, baies vitrées du séjour de 180cm).
Il est intéressant de constater que cette modulation devient le moyen de coder et coter les
plans, semble-t-il pour faciliter la lecture de la logique de proportions.
Parmi les modèles proposés par Maison Phénix à cette époque dont nous retrouvons des
fiches projets dans les archives de l’architecte Pierre Lajus, certaines différences sont à noter
entre les projets, notamment sur l’originalité des plans, l’efficience modulaire ou la
volumétrie. Le modèle Évasion est composé d’un plan rectangulaire proposant des espaces
relativement pauvres en matière d’articulation entre eux ou d’équipements (deux placards,
faïence remplacée par de la peinture glycéro dans les pièces d’eau, cuisine sommaire avec
un évier). Les pièces de la maison ne semblent pas modulées avec clarté, en tout cas la
trame n’apparait ni sur la plaquette de présentation, ni dans les documents annexes ni
même lorsque l’on procède à l’analyse du plan de façon plus globale. (9.8)

371
Le modèle Privilège 10049 présente un plan en L, faisant apparaitre une modulation de
120cm, elle-même reprise et subdivisée pour former la structure de la pergola qui complète
les pièces de la maison. (9.9) L’efficience de ce plan trahit une organisation optimale des
espaces, formant des pièces à la géométrie simple (rectangles), tout en proposant une
disposition en L plus originale que le modèle précédent. L’emprise de la maison, forme un
carré de 12,20m de côtés avec la pergola, soit dix modules. Le plan se subdivise en quatre
espaces carrés, une moitié accueillant séjour et pergola, l’autre les pièces de nuit, sanitaires
et cuisine. Des principes qui ne sont pas sans nous rappeler le modèle de la Maison Phébus
(1980), elle aussi conçue selon une trame carrée de 120cm de côtés. Un protocole écrit liant
Pierre Lajus à la société Maisons Phénix confirme que le modèle Privilège descend
directement des études réalisées par Pierre Lajus pour la maison solaire Phébus, « utilisant
les mêmes bases de charpente et de trames »50. Des éléments nous permettant de
comprendre que le modèle Privilège est réalisé à partir de portiques métalliques
préfabriqués, disposés tous les 120cm. Les différences entre Privilège et Phébus reposent
sur la disposition des pièces, et sur le remplacement de la serre imaginée pour la Maison
Phébus par une pergola. Des dessins de la pergola font figurer un cheminement piéton en
dalles de caillebottis carrées permettant une séquence d’entrée chaleureuse dans la maison51.
Là-encore, le tramage de l’espace se distingue nettement. (9.10)
Aussi, si la Maison Phébus ne sera finalement jamais développée et commercialisée par le
constructeur, le modèle Privilège 100 constitue, en un sens, sa réinterprétation, reprenant à
son compte les principes de trame carrée de 120cm, de plan en L, de possibilité d’adjonction
d’un abri voiture ou de pièces annexes, chers à Pierre Lajus. Une représentation perspective
de la maison (9.11), elle rappelle étrangement l’impression qui se dégage lorsque l’on visite
la maison Laporte, dont la qualité spatiale ressort précisément de la tension entre dallage
tramé du sol de la pergola et éléments verticaux venant découper le ciel et le paysage
environnement. Comme pour ramener de la poésie à l’efficience de ce plan, nous devinons
certains codes “Lajus”, à l’image de ce réseau tramé déployé dans l’espace. Finalement, pour
traiter des problématiques urbaines relatives au programme de la maison individuelle, Pierre
Lajus présentera, dans le document de la phase d’Avant-Projet Sommaire de Privilège,
différentes variantes de positionnement du garage, témoignant de sa prise en compte des
questionnements notamment évoqués lors de la réunion de 1979. (9.12)
Remontant le fil des archives, nous trouverons finalement des documents graphiques
relatifs au modèle (coupe) faisant apparaitre les solutions thermiques qui avaient été
envisagées pour le modèle Phébus : serre pour compléter le plan en L du logement, mur
capteur à air, mur haute isolation technique Phénix, etc.. La trame de 120 cm, et sa sous-
trame de 60 cm, demeurent quoiqu’il arrive des éléments clés de la conception de Pierre
Lajus et des maisons qu’il imagine pour le constructeur Phénix. Une trame que l’on retrouve
également dans le projet R5. Dans ce dernier cas, la trame, au-delà de jouer un rôle
fonctionnel (organisation de l’intérieur du logement), joue également un rôle structurel, les
portiques étant distants de 120, 240 ou 300 cm ; constructif, les panneaux de façade et les
caissons de toiture reprenant une largeur de 120 cm ; et esthétique, le calepinage des façades
se calant sur des modules de 60, 120 et 240cm. (9.13) S’il est intéressant de voir combien la
trame de 120 cm a pu constituer un dénominateur commun à plusieurs projets conçus par

49 Décliné selon les modèles Privilège 400, 500 et 600. Ici c’est le modèle 500 qui est présenté et analysé, ayant une
surface habitable de 97 m2, et correspondant à un T5.
50 Protocole entre la société Maisons Phénix Aquitaine, représentée par son président Nicolas Leboeuf, et Pierre Lajus,

le 4 janvier 1983, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 2.
51 « ”Privilège” vous séduira par la chaleur du bois de sa pergola », Publicité « 1983 Phénix Aquitaine réinvente la

maison », archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 2.

372
Pierre Lajus, un « Guide de conception » du système constructif Phénix datant de 1981, et
retrouvé dans les archives de l’architecte, rappelle que cette modulation caractérise la
production de l’industriel52. L’ossature métallique des murs est réalisée à partir d’IPE
obéissant à une trame de 120 cm ou 60 cm, complétée par une charpente faite de fermes
ou de portiques métalliques ou bien avec une charpente complémentaire en bois. Le
bardage extérieur quant à lui, est fait de dalles en béton préfabriquées, de béton projeté sur
treillis métallique, ou de clins en bois ou plastique. Lorsqu’il s’agit de panneaux, ceux-ci
sont également tramés à 120cm. Et si Pierre Lajus semble avoir cherché à faire varier
certaines composantes de la maison Phénix (finitions, ajout d’une serre, pièce à usages
multiples, scenarii urbains), sa collaboration avec l’industriel a notamment pris forme autour
de cette modulation, élément de langage commun entre leurs pratiques respectives. La
trame jouerait donc ici un rôle de mise au point entre les acteurs, que l’architecte Pierre
Lajus continue d’explorer, tout en mesurant pleinement la spécificité de cette commande
pour le constructeur et donc les impératifs de rationalité du projet, voire de rentabilité à
plus grande échelle de la chaine de production. L’analyse proposée ici, selon laquelle Pierre
Lajus ferait de la trame un outil cohérent, et véritablement utile à une collaboration avec
Maison Phénix, trouve un écho dans un texte que l’architecte bordelais rédige en 1983.
Dans celui-ci, nous identifions des connexions avec les potentialités de la trame dans le
travail prospectif et conceptuel que l’architecte s’est efforcé de mener pour le constructeur :

« Peut-on parler d’Architecture à propos d’une maison industrielle de 75m2, à


construire pour un budget inférieur à 250 000 francs ?
Il s’agit d’abord de rendre cette surface réduite vraiment “utile”. C’est-à-dire de
proposer des plans efficaces, sans place perdue, qui, en organisant la répartition de
l’espace, prévoient aussi les possibilités d’organisation des activités que la maison va
abriter. Des plans grâce auxquels les besoins d’indépendance, d’isolement de chaque
membre du groupe familial vont pouvoir se concilier avec les nécessités d’une vie en
commun au foyer. Des plans qui envisagent aussi l’évolution de la maisonnée dans le
temps, qui offrent des possibilités de changement d’affectation des surfaces, de
récupération d’espaces, des extensions commodes.
C’est aussi, construisant avec un système industriel éprouvé, mettre en valeur les
qualités de ce système. Non seulement ses performances technologiques, mais aussi
ses qualités plastiques : expression sincère des matériaux et des techniques de
construction, attention particulière apportée à l’assemblage et à la jonction des
composants. Chacun d’eux joue un rôle spécifique et doit être choisi avec soin, mais
c’est la façon d’organiser leurs relations, leurs articulations, qui vont donner à cette
construction une cohérence, un “ordre” architectural. »53

Parmi les points majeurs que nous retenons de ces lignes, il y a tout d’abord les enjeux
organisationnels qu’identifie Pierre Lajus afin de garantir un projet architectural pertinent
et cohérent. Au-delà de répondre à chacune des questions techniques, fonctionnelles,
plastiques, il s’agit de trouver la meilleure façon d’organiser ces « relations » et
« articulations », donc un principe commun aux défis que pose la conception architecturale.
Cette manière d’envisager le processus conceptuel et créatif rappelle les réflexions de
Fabien Vienne sur la cohérence du “tout” générée par une juste combinatoire des “parties”.
Ces propos posent également la question de “ce qui fait architecture”. Aux dires de
l’architecte, ce n’est pas tant une question de surface que d’intelligence de la modulation,
de l’efficience du plan, de l’assemblage des composants. Plus encore, il s’agirait de proposer
une qualité spatiale, de finitions, de mise en œuvre, afin que chacun des partis, architecte,

52 « Système constructif Phénix. Guide de conception », 7 décembre 1981, archives de Pierre Lajus, archives

départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 6.


53 LAJUS, Pierre, manuscrit, 8 septembre 1983, Bordeaux, archives de Pierre Lajus, archives départementales de

Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 6.

373
constructeur et usager, y trouve son compte. Cette position est intéressante non seulement
en ce qu’elle témoigne de la posture de l’architecte à l’époque, mais aussi en ce qu’elle éclaire
les critères d’une architecture de la maison individuelle aujourd’hui, où les contingences de
foncier, de coût de la construction, de densité, de paysage pavillonnaire, sont prégnantes.
La trame assurerait-elle, en partie, une rationalité utile à une pensée raisonnée de nos
espaces de demain ? Rationalité qui ne doit pas négliger la part symbolique et affective de
la maison, et doit donner de la « signification à ces espaces », sans pour autant « se contenter
de la division de la boite-maison en autant de boites-pièces ». Cela passe ainsi, selon Pierre
Lajus, par la mise en valeur des volumes sous-toiture, des espaces annexes de la maison, la
garantie d’une fluidité de l’espace afin de dilater les espaces souvent exigus de ces
constructions économiques. Il est également question d’un vocabulaire architectural
volontairement simple et d’une « modestie des formes » garantissant une insertion aussi
délicate que possible dans le paysage. L’architecte conclue cette démonstration en
comparant de tels enjeux à ceux de Vitruve : commoditas, firmitas, venustas. Un parallèle qui,
là-encore, résonne avec nos réflexions sur les capacités de l’architecte à penser
l’organisation, l’économie, la composition et la stabilité structurelle d’un projet au moyen
de la trame.
Le projet Phébus est conçu dans le cadre du concours 5000 maisons solaires qui associe
des architectes et des constructeurs en 1980. Le projet proposé par Pierre Lajus et la société
Maisons Phénix est le seul projet lauréat émanant d’une agence non parisienne, représentant
la région Aquitaine54. Le principe est celui d’une maison en L, dont l’isolation est très
performante et comprenant une serre habitable de 36 m2. (9.14) Cette configuration du
plan en équerre est notamment reprise d’autres projets que conçoit Pierre Lajus bien avant
Phébus, comme la Maison Laporte (1962) ou le projet des Sablons à Magudas (1964).
L’architecte souhaite visiblement s’appuyer sur des agencements dont il connait les qualités
et maitrise le dessin. Les plans reprennent également une trame, outil souvent utilisé par
l’architecte, pour la rationalité qu’il apporte, et le canevas qu’il pose pour anticiper les futurs
volumes et donc la cohérence de l’ensemble des espaces bâtis.
Par ailleurs, la mise en place d’une serre rappelle les principes de pièces à usage « indéfini »
ou évolutif, que Pierre Lajus mobilise pour des maisons conçues dans le cadre de
commandes privées. Dans ces cas, elles peuvent servir d’annexes pour le stockage, les loisirs
ou pour des couchages exceptionnels. À titre d’exemple, mentionnons les maisons
Magendie et Cangardel, les Girolles dont la travée supplémentaire fonctionne comme un
abri voiture, ou encore la Maison Marsan dont l’extension a été rendue possible par le
système constructif tramé. Un tel espace, sans fonction précise au départ, rend possible une
plus grande appropriation par les habitants et une plus libre adaptation à leurs besoins, au
moment de la livraison, puis au fil des évolutions du noyau familial. Cette pièce
supplémentaire, telle qu’imaginée au départ par l’architecte, offre ainsi des qualités d’usage
et d’habitabilité intéressantes. « La serre de 6 m x 6 m, intégrée au logement, offre un espace
de vie supplémentaire qui enrichit la vie de la maison suivant le rythme des saisons […]
L’orientation privilégiée des pièces principales vers la serre autorise, en périphérie, des
possibilités d’adjonction d’annexes ou d’extension de la maison »55. Ici l’architecte s’adapte
à la méthode constructive du groupe industriel, basée sur une charpente métallique avec
portiques qui ne nécessite pas de points d’appuis intérieurs, mais reconfigure la disposition

54 La société PHENIX présente plusieurs projets, avec différents architectes : « Tournesol 2 » et « Plein-Sud »

(Alexandroff et Liébard) ; « Tournesol 1 » et « Soleil » (Guibout) ; « Alba I » (Lajus, Couteau) ; « Ra » (Bellon et


Sobotta) ; « Phébus » (Lajus).
55 Texte extrait du dossier présenté au concours, archives personnelles de l’architecte (Mérignac).

374
spatiale de la maison. « Ces notions d’extension et d’évolutivité sont des principes chers à
Pierre Lajus, présentés ici comme un parti pris architectural et un argument de vente pour
Phénix qui ne proposait pas jusque-là une telle souplesse dans ses distributions »56.
Les éléments graphiques du projet présentent, entre autres, une étude des possibilités de
positionnement potentiel de la serre, d’agrandissement de la maison en fonction de
l’orientation sur la parcelle, et des mitoyennetés dans un contexte urbain groupé. (9.15)
Cette tentative d’anticipation des évolutions possibles du volume habité constitue une
démarche riche de réflexions, et surtout un outil opérationnel pour Maison Phénix qui
dispose d’un guide. Selon le groupe, « La serre peut être orientée ou accrochée dans le sens
que l’on veut ». Pourtant, l’ouvrage 5000 maisons solaires, paru aux Éditions du Moniteur57,
analyse cette proposition assez sévèrement, évoquant une flexibilité tout à fait relative des
espaces de la maison. La critique de ce projet ira même jusqu’à affirmer que « Phébus […]
se présente dès lors comme une petite maison très cloisonnée autour d’une grande serre »…
Si certains croquis sont séduisants, et si le principe initial démontre des avantages
thermiques et spatiaux (qualité, évolutivité), que peut-on dire de la construction réellement
produite ?

« […] une fois implantée et orientée, la maison va être habillée, d’où la recherche
d’une enveloppe de construction qui soit la conséquence directe des nécessités
climatiques internes (matériaux, formes), perméabilité aux apports solaires […] : il est
évident qu’on ne peut plus construire le même type de maison du Nord au Sud de la
France, et qu’un constructeur de maison individuelle est astreint à suivre ce genre de
démarche ».

Bien que non située à l’avance, puisque qu’imaginée comme une maison “sur catalogue”,
la maison Phébus doit être pensée pour pleinement jouir des avantages solaires et
thermiques de son implantation parcellaire, équation peu évidente à résoudre. Cette
commande du constructeur oblige Pierre Lajus à penser une enveloppe et une
configuration spatiale qui permette à la maison de bénéficier de l’apport de chaleur et de
lumière du Soleil. Si pour ce projet, une part de l’innovation repose sur des murs capteurs
à récupération de chaleur en éléments préfabriqués de brique, les autres murs suivent
l’habitude constructive de Maisons Phénix : une ossature métallique sur laquelle sont fixés
des panneaux béton avec une isolation en laine de verre. Les finitions consistent en un
enduit et un crépi sur les murs. Ce dernier élément enlève de sa lisibilité constructive à la
proposition de Maison Phénix, nous laissant entrevoir que malgré les tentatives de
l’architecte de renouveler les méthodes constructives de l’industriel, certains habitus
semblent trop ancrés pour évoluer aisément. Plutôt que de laisser transparaitre en façade la
modulation des panneaux préfabriqués, et en définitive la trame structurelle qui la régit,
l’enveloppe se lisse et vient annihiler cette lecture de la logique industrielle du procédé. En
définitive, le contexte de conception de Phébus est un peu spécifique, non seulement parce
qu’il répond à la commande d’un industriel et travaille avec lui sur le projet, mais aussi parce
que les modèles de maisons sont imaginés « hors site », chose à laquelle tout architecte n’est
pas forcément confronté. Pierre Lajus, qui a déjà procédé ainsi quelques années auparavant

56 « ”Nous sommes tous des architectes !” Pierre Lajus et l’assistance architecturale auprès du groupe Maison Phénix,

1979-1983 » in MANIAQUE, Caroline, RENAULT, Damien (dir.), L’architecte médiateur, discours et pratiques de
conseil, participation et médiation, Actes de la journée d’étude du 14 mars 2019, ENSA Normandie, Éditions de
L’Éclosoir, p. 29. Nous tenons à préciser ici que ces analyses ont été menées conjointement avec Christelle Floret, et
ont été valorisées dans le cadre de la journée d’étude et des actes.
57 FRANCA, Jean-Pierre, BAILLON, Jean-Pierre, ministère de l’Urbanisme et du logement / Agence française pour

la maitrise de l’énergie, 5000 maisons solaires, Éditions du Moniteur, Paris, 1983.

375
pour les maisons Girolles, possède un avantage réflexif de conception pour imaginer les
implantations possibles des maisons et leur adaptation à la parcelle. Une telle hypothèse
quant aux référentiels conceptuels de l’architecte serait à creuser.
Phébus est construite suivant la technique habituelle des maisons Phénix, à savoir une
ossature métallique sur laquelle sont fixés les panneaux de bardage. La serre, quant à elle,
est réalisée en acier et avec des remplissages en verre pour les panneaux verticaux, et en
plexiglas alvéolaire pour les parties rampantes. Les murs capteurs, eux, sont réalisés à partir
de briques de parements perforées, assemblées entre elles à l’aide de résine époxy. Si les
volumes pleins de la maison conservent un « aspect architectural »58 relativement classique,
la serre a cela d’intéressant qu’elle autorise une expression de la structure métallique, là où,
dans la maison Phénix traditionnelle, l’ensemble demeure camouflé par des panneaux béton
ou du béton projeté. Par cet affichage clair des montants métalliques des panneaux de la
serre, la trame trouve ici une manière d’être exposée en tant qu’élément compositionnel de
la maison Phénix. Cette serre, au-delà de constituer un espace d’une qualité nouvelle
(lumière, chaleur, usages multiples), devient la vitrine du système constructif de l’entreprise,
alors mis à nu. La perspective dessinée du projet est ainsi frappante en ce qu’elle représente
une moitié de façade à la « volumétrie simple, banale »59, enduit, ponctué d’une fenêtre de
taille réduite et surmonté d’une toiture à pente faite de tuiles, et l’autre totalement
transparente, géométrisée, et pour laquelle le traitement identique des façades et de la
toiture la rend d’autant plus radicale. Certains croquis de l’architecte vont jusqu’à ne
représenter que cette partie du projet, laissant voir l’importance de cet élément dans la
proposition qu’il fait à l’industriel, d’un point de vue thermique comme esthétique. (9.16)
La trame et le procédé constructif de Maison Phénix sont ici, enfin, laissés apparents et
participent pleinement de l’expression architecturale de cette maison.
La technique constructive mise en œuvre par Phénix, basée sur une charpente sans points
d’appuis intérieurs, habituellement entravée par les cloisonnements et l’articulation des
différents espaces de vie, donne lieu, à travers cette serre, à un espace généreux de trente-
six mètres carrés d’une grande fluidité. (9.17) L’emprise de la maison, dans son modèle de
base, est un carré de douze mètres de côtés (donc d’une surface de 144 mètres carrés).
L’ensemble des plans, du quatre pièces au six pièces, est calibré selon une trame carrée de
120cm, chaque fois avec une configuration en L. L’organisation est simple : quatre carrés
composent le plan, dont un est dédié à la serre, un autre aux volumes “de jour”, un autre
encore aux volumes “de nuit”, et le dernier enfin à des espaces “annexes” (entrée,
rangements, etc.). Divisée en quatre carrés, la maison comprend un module de 36m2
correspondant à la serre, un autre pour l’espace séjour/salon/cuisine et deux autres pour
les quatre chambres, les sanitaires et l’entrée. L’objectif de « montrer au grand public et aux
professionnels qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre qualité architecturale et techniques
solaires »60 semble ici rempli, puisque le projet, lauréat du concours 5000 maisons solaires,
sera notamment salué pour la qualité de la conception architecturale qui y est engagée. Au
micro de La Vie Claire, Pierre Lajus dira de cette maison qu’elle peut-être personnalisée,
par la configuration de son plan en L d’une part, permettant « une plus grande liberté dans
la distribution des pièces »61, par la facilité avec laquelle il est possible de changer le
positionnement des cloisons, légères, entre les différents espaces de vie, et enfin par son

58 Expression reprise d’après le dossier de présentation du projet Phébus, archives personnelles de l’architecte.
59 Ibid.
60 Courrier adressé par le Service de la Politique Technique « Mission Énergie et Bâtiment », le 1er octobre 1981,

archives relatives au projet Phébus.


61 LAJUS, Pierre, entretien avec Marie-Claire, brouillon de l’article « Du soleil dans nos maisons », La Vie Claire (mai

1982), archives de l’architecte, archives relatives au projet Phébus.

376
orientation sur la parcelle qui, grâce à la forme carrée de la maison, autorise une
implantation Sud-Est, Sud-Ouest, Sud, etc., censée rompre avec la monotonie générée par
un alignement de maisons « en file indienne ».
Dans la planche présentée lors du concours, comme dans les publications ultérieures, la
serre constitue la vedette du projet Phébus. Par ailleurs, en tant que support des plans, de
la structure et de la composition de ces pans de verre, la trame occupe elle aussi une place
importante, faisant partie intégrante des principes phares du projet. À ce titre, la publication
consacrée au concours aux Éditions du Moniteur souligne qu’à la différence d’autres
propositions, plus timides, misant sur une greffe de dispositifs thermiques faite sur une
maison classique, la maison Phébus intègre dans sa constitution même le dispositif spatial
qui lui permet de se revendiquer comme architecture solaire. La serre y est un élément
intéressant en ce qu’elle marque l’originalité plastique (transparence, rythme de la charpente
apparente) et la technologie (intelligence thermique) de la solution de Pierre Lajus. Ce
dernier, en faisant de cette serre non seulement un dispositif thermique mais aussi, et
surtout, une pièce à vivre qualitative à part entière62, fait le choix de pleinement intégrer cet
élément à la réflexion architecturale. De fait, cette approche valorise le savoir-faire de
l’architecte, occupé à penser la qualité de ces espaces, et celui de l’industriel, soucieux de la
production économique de cette maison, faisant de la trame le statut un outil qui croise les
ambitions des deux acteurs :

« Au lieu d’entreprendre de nouvelles greffes solaires (sur des modèles existants) qui
leur semblent désormais une trop mince affaire, les maisons Phénix Aquitaine ont
choisi de lancer un produit aux prestations accrues, économe en énergie et qui, par sa
symbolique, lutte contre la réputation du groupe de n’offrir que de petits volumes.
Une serre munie de grands volumes vitrés, voilà le moteur de cette symbolique. Ce
sera un produit qui, par le truchement des rêves attachés au mythe solaire, change
l’image de Phénix et amorce sa régionalisation effective, mais un produit respectueux
du fameux système constructif Phénix : charpente métallique périphérique disposée
selon une trame de 1,20 x 1,20m, sans points d’appui intérieurs »63.

Un dessin du fonds d’archives de l’architecte Pierre Lajus semble parfaitement résumer ces
enjeux, illustrant, à l’aide de quelques traits, la simplicité d’organisation de la maison
Phébus, organisée autour du croisement orthogonal de deux axes, inscrit dans une trame
de 1,20m qui détermine le plan du logement, la dimension des composants et le rythme des
menuiseries de la serre, se retrouvant en façade. À la suite de celui-ci figure un sous-cul
faisant apparaitre un maillage carré recouvrant l’ensemble de la page, et qui semble avoir
servi de base pour moduler les plans de la maison, ou nous invite, en tout cas, à nous
interroger quant au possible usage de ce support graphique pour imaginer les espaces du
projet.

« Pour la maison solaire, ils étaient très contents d’être lauréats mais ils n’ont jamais
construit. Par contre ils m’ont demandé si cette maison solaire pouvait être construite
en étant non solaire (rires). C’était un plan en L, dans un carré, avec une serre. Donc
on a fait la même chose mais avec une pergola à la place, mais ce n’était plus solaire.
Phénix en a construit quelques-unes mais ça n’a pas duré. Ils avaient un système
fermé, ils ne voulaient pas sortir de leur système de charpente métal et de plaque en
béton. Alors que dans ce que j’avais proposé, il y avait des éléments en bois lamellé

62 Rien qu’en termes de surfaces, la serre représente un quart de la surface habitable de la maison Phébus.
63 FRANCA, Jean-Pierre, BAILLON, Jean-Pierre, ministère de l’Urbanisme et du logement / Agence française pour
la maitrise de l’énergie, 5000 maisons solaires, op.cit., p. 220.

377
collé pour faire des portiques, pour récupérer le comble. Les commerciaux étaient
d’accord mais pas le bureau d’étude, donc ça a été abandonné »64.

« La société des MAISONS PHENIX n’a jamais construit ce modèle, mais elle m’a
demandé, deux ans plus tard, si on pourrait mettre sur le marché cette maison en L
… sans la serre. J’ai cherché comment, malgré cette suppression, donner une
consistance à l’espace extérieur autour duquel s'organisait le plan de la maison.
PHENIX a accepté d’intégrer dans ce modèle une terrasse en caillebottis et une
pergola en bois de 36M2. Ce modèle, qui connait déjà un certain succès dans le sud-
ouest, a été le point de départ de nouvelles recherches pour la société des MAISONS
PHENIX »65.

Quelques années plus tard, un second projet entrepris par Maison Phénix, toujours en
collaboration avec Pierre Lajus, nous renseigne en ce qu’il éclaire, à nouveau, sur les
enseignements mutuels entre architecte et constructeur autour du programme de la maison
industrialisée.

« Ce projet a pris le nom provisoire de “Projet R5”, car, à l’image de la Renault 5, il


vise à mettre sur le marché un modèle à usages multiples, répondant aux attentes
diversifiées des couches de la société française les plus porteuses d’avenir pour un
constructeur industriel »66.

Ce texte introducteur du Projet R5, de 1983, est intéressant en ce qu’il témoigne des enjeux
de la recherche architecturale déployée pour sa conception. Avec de modèle, il s’agirait de
séduire « les couches de la société française les plus porteuses d’avenir pour un constructeur
industriel ». Une formule qui semble révéler qu’au-delà de promouvoir la qualité de
l’architecture, l’enjeu de cette recherche relève surtout de la volonté du constructeur de se
ressaisir habilement du marché du logement individuel français.
Par ailleurs, l’une des images phares de ce projet propose de regarder la maison R5 depuis
l’intérieur d’une voiture qui s’approche pour s’y stationner. Nous interprétons, d’après ce
dessin, une posture assez forte : la maison est aussi un objet qui se consomme, qui se vend,
tout comme l’est une voiture. Enfin, de façon plus pragmatique, ce moyen de locomotion
incarne le mode de déplacement le plus fréquent dans ces années 1980. Une donnée qu’il
est essentiel d’intégrer à la conception de ces maisons individuelles dès l’origine du projet.
Plus encore, le clin d’œil à la Renault 5 repose sur le constat selon lequel ce modèle de
voiture correspondrait à de multiples catégories socioprofessionnelles, et revêt un caractère
populaire et polysémique. (9.18)
À partir des plans, coupes ou axonométries du projet, on remarque aisément les principes
que Pierre Lajus tente d’appliquer au Projet R5. La toiture à deux pans, permettant des
espaces sous-toiture, illustre la volonté de faire du toit un espace utile au quotidien
(combles) et appropriable par les habitants. Le suivi d’une trame, que Lajus est invité à
adopter par le constructeur, et signe de rationalité spatiale et constructive, permet de
maitriser les coûts et de proposer une architecture efficace, simple et économique. Les pans
de vitrage sous-toiture en murs pignons, en référence notamment aux Girolles, amène une
qualité de lumière dans la maison. Certains dessins du projet sont particulièrement
intéressants en ce qu’ils montrent des surfaces « bonus », apparemment permises par le

64 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, 20 juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
65 LAJUS, Pierre, tapuscrit (non daté), fond SALIER, Yves, COURTOIS, Adrien, LAJUS, Pierre, SADIRAC, Michel,
133 ifa 228/2, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle (Paris).
66 Présentation du projet R5, septembre 1983, Fonds Lajus, archives départementales de Gironde, versement

2011/079, côte 48J.

378
système tramé. Pierre Lajus tente ici une diversité de morphologies architecturales autour
d’un mode de production homogène. Cette démarche nécessite une gymnastique
intellectuelle de l’architecte qui s’adapte à une technique constructive (charpente métallique
et panneaux béton) mais la décline en différentes solutions spatiales. Le concepteur
témoigne dans un numéro de juin 1980 de la revue Vie Publique : « Un architecte qui
“démarre” chez Phénix a, lui aussi, tous ces préjugés-là ! Puis, il découvre deux choses. La
plus frappante peut-être, c’est l’efficacité industrielle : une société qui maitrise à ce point sa
production ! La seconde, c’est qu’on se trouve devant un système de construction qui,
techniquement, semble figé et répétitif, mais qui est riche d’infinies possibilités qui restent
à exploiter ! Pour un architecte c’est passionnant ! »67.
Nous pouvons au moins témoigner du fait que Pierre Lajus a dépassé des préjugés qui
collaient à la peau du groupe Phénix. De cette expérience, l’architecte ressort grandi,
apprenant à tirer parti d’un système déjà en place mais peu estimé de ses confrères.
D’autres pièces graphiques en revanche, notamment les façades du projet, nous feraient
plutôt penser que sur l’aspect rationnel et constructif des panneaux de parement, et des
positionnements des ouvertures (fenêtres, portes), Pierre Lajus n’a pas toujours réussi à
raisonner le constructeur. Dans le cas du projet R5, lorsque l’on observe les positions
hasardeuses des éléments de calepinage de façade, on ne peut que constater la perte de
lisibilité constructive qui en émane : les éléments ne se calent pas exactement sur la trame
déterminée, conduisant à des raccords peu heureux esthétiquement, et surtout qui semblent
peu pertinents en termes de mise en œuvre, et donc d’économie.
L’expérience auprès du groupe Maisons Phénix semble au moins avoir accru l’attention que
porte l’architecte Pierre Lajus à l’adaptabilité d’une maison, même industrialisée et sur
catalogue, à ses futurs acquéreurs. Confronté à d’autres situations de commande, il réfléchit
à une architecture qui se doit d’être à la fois standard (par sa mise en œuvre, par sa
simplicité) et personnalisée, et ce sans pouvoir échanger avec le client. Il est question de
pousser à son maximum la pensée d’une architecture qui convienne à tous. En tout cas,
l’architecture proposée doit permettre une libre expression des habitants (choix de
finitions), et les espaces sous-toitures, permettant d’abriter des combles aménageables (coin
lecture, rangement), comme le dispositif de la pièce « évolutive » rendent possible une
certaine appropriation de l’espace.
Dans l’un des dessins présentant la « géométrie du système »68 (9.19), nous remarquons des
similitudes dans l’organisation spatiale de la Maison R5 avec la Girolle : son
fonctionnement en travées bien distinctes, la circulation centrale, la toiture à deux pentes
en tuiles. En revanche le projet R5 s’appuie sur différentes trames : de 3m pour la première
travée (annexe), de 2,40m pour la seconde et de 3,60m pour les deux autres travées, là où
celle régissant les plans de la Girolle est de 3m pour l’ensemble de la maison. Nous nous
demandons si ces variations de trames relèvent de la volonté de Maison Phénix, notamment
pour des raisons d’habitudes de production de l’entreprise, ou d’une adaptation proposée
par Pierre Lajus. En effet, nous avons vu que pour la Girolle, le choix d’une trame de 3
mètres était notamment du fait du constructeur Guirmand.
D’autres dessins, s’ils témoignent de certaines maladresses dans le manque de rationalité
des façades, avec un positionnement des menuiseries en décalage avec les dimensions des
éléments préfabriqués (9.20), démontrent néanmoins une omniprésence de la trame dans

67 Vie Publique, juin 1980, p. 51, archives personnelles de l’architecte (Mérignac).


68 Archives Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), Versement 2011/079, boite n°2.

379
l’esthétique des façades, notamment par la présence des joints creux entre les panneaux
préfabriqués, entièrement calibrés sur un pas de 120cm ou 60cm. Serait-ce une manière de
faire apparaitre une nouvelle expression plastique de la maison Phénix, dont le constructeur
ne chercherait pas à dissimuler les composants, mais au contraire à en faire des éléments
constitutifs du calepinage des façades ? Architecte et industriel semblent en tout cas se
retrouver autour cette modulation de 120cm, délibérément affichée en façades. Il est aussi
intéressant de remarquer que la trame commande non seulement le partitionnement du
logement en quatre travées clairement établies, mais détermine également les proportions
de la « surface de comble éventuellement récupérable » et de la « surface annexe à usages
multiples », situées aux extrémités du logement. La trame devient le support de
l’organisation fonctionnelle de base de la maison, d’une surface habitable initiale de 75m2,
mais aussi de ses annexes, support de potentielles évolutions. Il en est de même pour la
distinction entre zone jour, correspondant à des « espaces ouverts, volumes dilatés et sous-
plafonds rampants », occupant trois travées, et la zone nuit, logée dans la dernière travée,
et accueillant « espaces fermés et sous-plafonds plat ». (9.21) Nous formulons alors
l’hypothèse selon laquelle l’industriel lirait, dans l’usage de cette trame, la rationalité
constructive, lorsque l’architecte y verrait la clarté d’organisation de l’espace, deux critères
censés répondre aux attentes de la clientèle dans ce qu’ils engagent de diminution des coûts
de revient de leur logement et de lisibilité de ces espaces.
Quant aux « variations stylistiques et adaptations au caractère régional » exigées par le
constructeur, nous observons qu’elles ne jouent en aucun cas sur une variation des rythmes
ou des proportions de façades – ce qui peut paraitre logique au vu du calibrage de l’appareil
industriel engagé pour produire ces éléments – mais repose sur une variation des couleurs
de façades et des pentes de toitures. La trame demeurerait ici une constante sur laquelle
architecte et industriel peuvent compter pour penser l’ensemble de cette gamme de
modèles, tout en trouvant d’autres manières (couleurs, matériaux, finitions, toitures)
d’imaginer des variations censées répondre « aux attentes diversifiées des couches de la
société française »69. À ce stade, il est important de mentionner l’existence d’un dossier,
rédigé et illustré, intitulé « Assistance à la conception », édité par la société Maison Phénix,
et retrouvé dans les archives de l’architecte Pierre Lajus. Sur la couverture, figure la façade
principale d’une maison, au style sobre et éclectique à la fois, composée selon une trame
qui sert de fond à l’image (9.22). Dans ce dossier, différentes composantes de la filiale sont
exposées, à commencer par la géométrie du système, sur une quinzaine de pages. Avant
cela, à la manière d’un avant-propos, quelques “mises en garde” ou arguments justifient
l’existence d’un tel document. Les premières lignes sont on ne peut plus claires quant aux
modalités auxquelles l’architecte devra se soumettre pour espérer travailler avec le géant
industriel :

« L’industrialisation de nos composants et notre démarche d’entrepreneur,


impliquent le respect par le concepteur de règles dimensionnelles que vous trouverez
dans ce fascicule »70.

Toutefois, dès les lignes qui suivent, le constructeur défend proposer une conception se
voulant ouverte, à partir d’un « outil constructif d’une très grande richesse et d’une
souplesse forte »71. À ce titre la parole de l’architecte, sa « personnalité » même, constituerait

69 Note d’intention du projet R5 datant du 29 sept. 1983, Fonds Pierre Lajus, op. cit.
70 « Assistance à la conception », fascicule, Maison Phénix, bureau d’étude Ile-de-France, juillet 1983, p. 2, Fonds Pierre
Lajus, archives départementales de Gironde, versement 2011/079.
71 Ibid.

380
une composante essentielle de leur dynamique de production. Dès cette introduction, le
lecteur comprend que le rôle de l’architecte consiste en une savante déclinaison des modèles
de plans et des silhouettes habituellement manipulés par le constructeur et considérés
comme les plus performants car les plus économiques. Par sa maitrise des systèmes
modulaires, l’enjeu pour l’architecte est véritablement de parvenir à la production d’une
variété de plan à partir du système constructif et des règles dimensionnelles établies par le
constructeur. Un dialogue entre les services d’études et les architectes pourra
« éventuellement conduire à une recherche plus en amont sur [leurs] composants de base et
leur utilisation »72. Le caractère hypothétique d’un tel scénario sème le doute sur la réelle
marge de manœuvre dont dispose l’architecte face au constructeur. Par ailleurs, la
démonstration d’exemples au fil du fascicule parait ici non pas tant didactique mais plutôt
incitatif, au vu du ton de cet avant-propos. Le tout premier point sur lequel le document
fait la lumière correspond à la « trame de conception » du procédé. Il y est indiqué que les
trames des façades ont, nécessairement, une modulation minimum de 0,60m, et que la
trame de base, carrée, mesure 1,20m de côtés (9.23). Si nous sommes consciente que cette
modulation est courante dans la construction, il s’agit ici de comprendre qu’elle constitue
un point de départ du projet co-conçu par l’architecte et l’industriel. Là où nous pensions
lire une influence de Pierre Lajus quant au choix du dimensionnement de la trame, lui-
même habitué à user de cette modulation, il semble en réalité s’agir d’un pré-requis imposé
par le constructeur. Toutefois, nous pouvons supposer que l’habitude de l’architecte de
travailler avec ces dimensionnements de trames aura facilité sa collaboration avec Phénix.
Concernant la charpente, la trame de base est de 0,60m, lorsque l’espacement entre les
fermes ou les portiques est de 1,20m ou de 1,80m. Les ouvertures, elles aussi, sont censées
être dimensionnées et positionnées en fonction de la trame de l’ossature, répondant à ce
qui est défini comme une « insertion en trame »73, et dont il est question dans l’intitulé
même de la page. Tout positionnement des percements doit alors se faire, « au choix », mais
en restant toujours dans l’axe de la trame des fermes. Il en est de même pour les façades
pignon, que le fascicule qualifie de « trame pignon »74, quadrillant la façade de ce maillage
régulier, dans lequel toute ouverture, fenêtre ou porte, doit s’inscrire. S’il semble
compréhensible que le constructeur préétablisse une trame qui correspond à son mode de
production des différents composants du projet, il n’en est pas moins certain que
l’architecte doit être en mesure de se réapproprier cette trame, et plus largement le procédé
constructif Phénix, pour tendre vers la conception d’un modèle dont il aurait la charge. De
ce défi, Pierre Lajus dira finalement, dans nos entretiens et différents articles de presse, qu’il
fut particulièrement stimulant intellectuellement, et non pas une contrainte négative. Ici, il
s’agissait pour l’architecte de se saisir des conditions réelles de production d’un constructeur
d’échelle nationale pour penser le projet d’architecture, et la trame qui le régit. La chose la
plus étonnante est peut-être la partie de ce fascicule consacrée à des exemples d’annexes
(garages, porches, etc.) envisagées pour compléter les modèles de base. Là où nous aurions
pensé que celles-ci devraient elles aussi s’inscrire dans cette modulation rigoureuse,
notamment afin de répondre d’une certaine homogénéité, il s’avère que leurs volumes
n’avaient pas obligation de répondre aux règles dimensionnelles précédemment évoquées.
Le résultat est celui d’un décalage entre volumes principaux et secondaires, rendant, de
notre point de vue, la proposition d’autant plus bancale (9.24). C’est peut-être en cela que
l’apport des architectes, et notamment de Pierre Lajus, s’avère particulièrement pertinent.

72 Ibid.
73 « Assistance à la conception », fascicule, Maison Phénix, bureau d’étude Ile-de-France, juillet 1983, p. 23.
74 Ibid., p. 25.

381
Par leur approche globale du projet, allant du détail intérieur à la dynamique urbaine
générée, les architectes auraient en effet cette capacité de voir au-delà du strict nécessaire,
pour envisager la logique spatiale dans son entier, soucieux de la cohérence de l’ensemble
ainsi imaginé, y compris du garage ou du cabanon de jardin accolé à la maison principale.
Des annexes qui, de surcroit, pourraient constituer dans un futur plus ou moins proche des
espaces de vie supplémentaires.

C - Architectes et constructeur : dialogue réel ou vitrine ?


Le numéro d’Archibulle du 1er novembre 1980, « bulletin de liaison des architectes travaillant
avec et pour Phénix », dresse un état des lieux particulièrement éclairant quant aux
modalités d’échanges entre architectes et groupe de construction. Dès l’éditorial, le bulletin
revient sur la diversité des modes de collaboration que l’entreprise entretient avec une
centaine d’architectes, invités à travailler avec elle de façon plus ou moins continue. Un
nombre amené à progresser dans les mois à venir. Pour ce faire, la Direction Générale
défend avoir conscience du fait que « l’ouverture vers les architectes et le “monde de
l’architecture” en général doit s’affirmer progressivement »75, chaque fois selon une juste
prise en compte des spécificités de chacune des filières régionales de Phénix. L’enjeu
premier de cette démarche est celui de l’information, censée rassurer chacun des partis sur
les objectifs de cette collaboration, les architectes craignant d’être considérés comme un
corps de fonctionnaires de la structure Phénix, les membres de la société redoutant la
formation d’un syndicat d’architectes en leur sein. Les lignes suivantes nous font
comprendre que la rédaction de ce bulletin revient aux architectes, dans le but d’établir un
lien avec les membres du groupe, et de partager avec eux les réflexions et blocages qu’ils
rencontrent dans leur pratique quotidienne, du fait de cette collaboration :

« Nous traiterons donc des projets et des travaux que les uns et les autres réalisons
pour PHENIX, de recherches en cours dans le Groupe, des diverses modalités
d’intervention des architectes dans les Sociétés et de la place qui nous y est faite, des
problèmes que nous rencontrons avec l’Ordre, avec l’Administration, du fait de cette
collaboration, mais aussi de points plus fondamentaux comme par exemple ; les
problèmes posés par le principe du modèle sur catalogue, le besoin d’appropriation
et de personnalisation des logements, etc… »76.

L’éditorial se clôt sur une requête des architectes, celle que cette publication devienne le
lieu de véritables échanges, et soit donc, au fil du temps, également alimentée par les
réflexions des Sociétés Phénix. Le premier dossier traité par le bulletin, rédigé par Jean-
François Bellon, s’attache donc à faire la lumière sur la relation unissant « Phénix et les
architectes ». À ce titre, l’article commence par identifier deux catégories d’architectes : les
“intégrés”, salariés chez Phénix, au nombre de dix environ pour l’ensemble du groupe ; et
les “libéraux”, représentant une large majorité (cent-cinquante environ selon l’article),
intervenant de façon épisodique pour le groupe, notamment pour établir les Permis de
Construire, et pour servir de vitrine aux filiales régionales de Phénix désireuses de « faire
appel à des agences ayant “pignon sur rue” dans leur région »77. Néanmoins, certaines
d’entre elles souhaitent véritablement constituer un vivier permanent d’architectes rompus

75 Archibulle, n°0, 1er novembre 1980, p. 2, Fonds Pierre Lajus, archives départementales de Gironde, versement
2011/079, boite 2.
76 Ibid., p. 3.
77 BELLON, Jean-François, « Dossier : Phénix et les architectes », Archibulle, n°0, 1er novembre 1980, p. 4.

382
à l’exercice, connaisseurs du procédé Phénix et de ses contraintes. L’auteur identifie quatre
missions qui incombent à l’architecte chez Phénix. La première est celle décrite comme
« l’activité village » qui, bien que représentant moins de dix pourcents du chiffre d’affaires,
est le secteur pour lequel les architectes interviennent le plus, élaborant les dossiers de
Permis de Construire pour l’essentiel. La seconde est une mission dite d’adaptation des
modèles de maisons, aux sites notamment, afin « d’éviter la perte de temps que constituerait
le passage devant les C.A.U.E. »78. Avant même de présenter les deux dernières missions,
minoritaires et pourtant particulièrement pertinentes pour une réflexion en profondeur du
groupe sur la production de la maison individuelle, l’article rappelle combien ces missions
d’élaboration des Permis de Construire des villages Phénix et d’adaptation des modèles
sont encore anecdotiques au sein de la société. En effet, la plupart des filiales rechigne
encore à adopter ces pratiques, n’ayant recours à ces interventions « que contraints et
forcés »79. À ce stade de l’article, il est intéressant de remarquer que les deux missions
précédemment évoquées ne sont pas celles qui incombent à Pierre Lajus, qui, de fait,
semble avoir eu un statut un peu particulier auprès du constructeur.
D’autre part, l’un des constats présentés dans ce bulletin relève de la jeunesse des architectes
choisis, en grande majorité, par le groupe Phénix pour l’accompagner dans son
développement. Là encore, Pierre Lajus fait figure d’exception, étant un architecte
expérimenté lorsqu’il s’investit auprès du constructeur. La seconde moitié de l’article est
consacrée à l’établissement de deux secteurs de missions appelés à se développer, et que
sont les missions de création de modèles et de formation des membres de Phénix. Deux
missions qui seront au cœur des activités que mène Pierre Lajus auprès du groupe. À ce
titre, l’article mentionne un élément de contexte particulier : la loi sur l’architecture, « qui
contraint tout constructeur à faire concevoir ses nouveaux modèles par un architecte à
compter … du 17 février 1978 »80. La démarche de Phénix est remise en contexte, nous
éclairant sur les motivations du groupe à s’entourer d’architectes compétents pour penser
de nouveaux modèles, et mettre au cœur de leurs préoccupations la fameuse qualité
architecturale. Enfin, la quatrième mission correspond précisément aux missions de la
cellule RACINE : sensibilisation, formation, en matière d’architecture et d’urbanisme,
« auprès d’un certain nombre de cadres administratifs et techniques, le tout complété par
un rôle de relation publique auprès de l’administration et des confrères architectes conseils
ou consultants »81.
Le reste de la publication sera ainsi consacré à la définition des enjeux et missions de la
cellule RACINE. Néanmoins, dès le premier numéro de ce bulletin, Jean-François Bellon
alerte les membres du groupe Phénix sur les blocages qui semblent encore peser sur la
dynamique qu’ils souhaitent mettre en place aux côtés des architectes. Selon lui, il est
nécessaire de dépasser l’aspect particulièrement fragmentaire des interventions des
architectes, qui vont rarement au-delà du permis de construire et qui, dans le cas de la
conception de modèles, se résume en réalité à la constitution d’une esquisse au 1/100e. Une
modalité largement préjudiciable dès lors que les caractéristiques du modèle en question
s’avèrent un peu plus complexes que d’ordinaire. Par ailleurs, le « flou artistique »82 des
rémunérations des architectes soulève aussi l’indignation, sinon la réaction, de l’auteur.
Jean-François Bellon dénonce le fait qu’un grand nombre d’interventions sont réalisées
sans contrat, même ultérieur, voire sans rémunération, posant des problèmes aux

78 BELLON, Jean-François, « Dossier : Phénix et les architectes », op. cit., p. 4.


79 Ibid., p. 5.
80 Ibid., p. 6.
81 Ibid.
82 Expression reprise à l’auteur, p. 7.

383
architectes dès lors qu’il s’agit de rendre des comptes à l’Ordre, entre autres. En cela, la
création de la cellule RACINE en 1979 en tant que structure installée et pleinement intégrée
au constructeur, augure, a priori, une évolution de ces problématiques. Un autre point
important correspond finalement à la désignation de certains architectes, comme Jean-
François Bellon, Jean-Luc Massot, ou Piotr Sobotta, attachés à honorer des missions
opérationnelles pour le constructeur, en tant que « correspondants nationaux des
architectes travaillant pour Phénix et responsables de la diffusion de ce bulletin »83. Une
telle décision leur octroie le statut de porte-paroles, et d’intermédiaires utiles aux échanges
entre le groupe et les architectes. Aussi, si ces différents éléments ne concernent pas
nécessairement directement les missions de la cellule RACINE, et encore moins le rôle de
la trame dans le cadre de celles-ci, il nous paraissait essentiel de les préciser afin de
contextualiser les conditions dans lesquelles Pierre Lajus et ses confrères furent amenés à
intervenir auprès de Maison Phénix dans ce cadre. Plus encore, ces éléments nous
renseignent sur les leviers qui pèsent, dans ce contexte, sur la collaboration entre architectes
et groupe de construction, et qu’il s’agirait de réinterroger à l’aune de problématiques
contemporaines.
En réalité, les intentions du groupe étaient initialement plus attachées à un souci stratégique
de la société elle-même – celui de résoudre des défaillances de marketing ou d’économie –
qu’au traitement de questions de qualité architecturale, locution qui n’apparait d’ailleurs
qu’en 1981 dans les objectifs énoncés. Cependant, au regard des actions menées par
RACINE, et en constatant que leur mise en place répond en grande majorité aux objectifs
initialement annoncés, nous pouvons dire que les enjeux portés par la cellule de recherche
semblent globalement atteints. Par ailleurs, RACINE a apporté une certaine
« honorabilité » à l’entreprise, par sa capacité à la faire participer au débat national, et a donc
eu tendance à requalifier son image. C’est ainsi que, quelques années plus tard, des
architectes vedettes comme Ricardo Boffill, Paul Chemetov ou Yves Lion n’auront pas
peur de se positionner et/ou se compromettre en collaborant avec le constructeur.
RACINE a également permis au constructeur de faire évoluer sa structure. En prenant
appui sur les études et expérimentations de RACINE, Maisons Phénix crée un nouveau
département, « Aménagement Urbain » et une nouvelle filiale ECL « Entreprise de
Construction de Logements ». Dans un second temps, nous avons observé qu’au fil des
années, les missions d’études et de recherches architecturales sont délaissées au profit
d’aides plus immédiatement opérationnelles, comme l’adaptation de modèles existants ou
les études pour des réalisations d’opérations urbaines. Sur ce dernier constat, nous pouvons
alors affirmer que RACINE a sans doute moins joué le rôle d’une véritable assistance
architecturale que celle d'une aide directe.
Si cette assistance architecturale n’avait pas pu prendre toute son ampleur, il semble que ce
soit pour des raisons culturelles, sociologiques et économiques. Tout d’abord, les membres
de RACINE n’étant pas formés au conseil, l’action de la cellule aurait manqué de
méthodologie, de précision. Les raisons du relatif échec de cette assistance relèveraient
également des divergences culturelles entre le constructeur qui comptabilise les ventes à
courts termes, et l’architecte, un homme d’études à longs termes84. La dissolution précoce
du groupe RACINE concoure également avec un contexte économique défavorable au sein
de la société en 1981, qui aurait engendré la restriction des financements alloués aux

83 BELLON, Jean-François, « Dossier : Phénix et les architectes », op. cit., p. 5.


84 BELLON, Jean-François, « L’expérience du groupe Racine », Techniques et Architecture, n°338, octobre 1981, p. 74.

384
recherche du groupe85. Une dissolution montrant que leurs interventions n’avaient pas
encore suffisamment gagné en légitimité pour être pérennisées. Cette légitimité aurait pu
être favorisée par une meilleure communication de leurs actions, notamment par la
proposition de formations à l’ensemble du personnel du groupe, et non pas seulement aux
dirigeants et personnels des bureaux d’études de Phénix comme ce fut le cas. Un autre
élément déterminant tiendrait à la personnalité voire l’idéalisme de ses fondateurs. Le
groupe RACINE n’a été porté, au sein de la Direction Générale de Phénix, que par les seuls
désir et volonté d’un binôme constitué par le PDG de Phénix et son « Homme Qualité »
architecte de métier. Quand ce dernier reprend une activité privée en avril 1981, le PDG se
trouve isolé au sein de son Conseil d’Administration. Au moment où de nouveaux
investisseurs intègrent l’entreprise, il est contraint de quitter Maisons Phénix en 1983, et
RACINE n’est pas maintenu par les nouveaux dirigeants. Un élément qui nous amène à
supposer que RACINE aurait été, pour Maisons Phénix, une vitrine destinée à se faire
accepter auprès de l’administration, des usagers et des architectes, et à défendre son marché
économique plus qu’un support de réelle remise en question de leurs méthodes.
Une chose est certaine, l’expérience Phénix aura beaucoup appris à Pierre Lajus. D’abord,
sa rencontre avec l’industriel le conduit à envisager le programme de la maison individuelle
autrement que sous sa seule dimension esthétique et technique. Chez Phénix, la maison est
traitée comme un objet commercial, possédant une valeur marchande et destiné à des
clients dit « cibles ». (Notons tout de même que si des études sociologiques sont menées
pour définir des profils variés, faisant appel à une agence de consultants, la condition n’est
pas la même que lors d’une commande d’un particulier directement à l’architecte, et que le
ciblage demeure limité). Les dimensions économiques et sociologiques deviennent
incontournables pour l’architecte qui cherche à concevoir des maisons qualitatives,
abordables et évolutives. Si Pierre Lajus est sensible à de tels enjeux depuis déjà plusieurs
années (maisons Girolles, modèles M et Airial, commandes privées), c’est plus précisément
à partir de sa collaboration avec le constructeur qu’il formalise dans ses écrits son attention
pour le caractère sociologique de l’architecture de la maison individuelle. Les investigations
menées par RACINE amènent ainsi Pierre Lajus à se questionner plus largement sur la
typologie de la maison individuelle et son industrialisation, dans une période où la France
concentre elle-même ses recherches architecturales sur ces sujets. Au fil des années et de sa
pratique, Pierre Lajus devient expert de ces questions et reconnu comme tel en 1997, au
moment de la rédaction avec Gilles Ragot du rapport « L’architecture absente de la maison
individuelle ».
RACINE est mise en place dans un moment où l’architecture et les architectes connaissent
une crise profonde à la fois économique et identitaire. Pour la surmonter, Pierre Lajus pense
que l’architecte peut jouer de nouveaux rôles au sein de la communauté du bâti en
développant des partenariats assez inédits, et plus précisément ici la collaboration entre
architectes et grands groupes industriels. Quand il intègre Racine et donc Phénix, il affirme
cette prise de position, s’écartant des habitudes de ses confrères et plus largement d’une
profession, qui voient d’un mauvais œil cet engagement auprès du constructeur. Mais c’est
aussi par ses missions au sein de RACINE que Pierre Lajus assoit sa conviction que
l’architecture n’appartient pas aux seuls architectes et qu’elle est « l’affaire de tous ! ». Pour
lui, l’assistance architecturale implique pleinement ceux qui la reçoivent en faisant appel à

85 Le 17 juin 1981, le PDG de Phénix annonce aux membres du groupe Racine une baisse de 25% des ventes et
l’endettement des sociétés dans les opérations groupées, d’après Fonds Lajus, archives départementales de Gironde,
versement 2011/079, côte 48J.

385
leur responsabilité citoyenne. Des enjeux sur lesquels nous revenons dans le onzième
chapitre de cette thèse.
Jean-Jacques Rosé, directeur de la communication de la société Maisons Phénix, expliquera
à travers un entretien retranscrit dans le catalogue de l’exposition Architecture et industrie :
passé et avenir d’un mariage de raison, présentée à la fin de l’année 1983 :

« Loin de rejeter l’architecte, une entreprise comme la nôtre attend beaucoup de son
intervention : à condition qu’il opère cette révolution intellectuelle et comprenne que
faire la synthèse entre les besoins d’un marché et les contraintes d’un processus
industriel, c’est aussi faire œuvre d’architecte, car l’imagination, la création y sont plus
que jamais nécessaires »86.

Il est intéressant de constater que l’année 1983 marque également la date de création du
projet R5, qui ne sera jamais commercialisé par l’entreprise, tout comme le projet Phébus
conçu trois ans auparavant par Pierre Lajus. Aussi, malgré les dires de Jean-Jacques Rosé,
la société ne pourra pas toujours suivre les architectes collaborant avec eux dans leur
tentative de renouvellement de la gamme Phénix.
Que nous disent ces analyses ? Malgré une démarche partagée par les architectes et les
constructeurs d’une recherche de « qualité architecturale », une écoute mutuelle et un désir
de travailler ensemble, et alors que Pierre Lajus imagine des modèles de maisons avec
Maison Phénix, l’entreprise ne lancera pourtant jamais leur production. Dans ce mode de
collaboration, la trame du système constructif constituerait un médium de mise au point,
en tout cas un point de départ, utile à la co-conception. Si l’architecte se plie à la trame de
l’industriel, l’adhésion du second aux propositions du premier semblerait facilitée, étant
donné qu’elles ne chambouleraient pas fondamentalement le mode de production de
l’entreprise. Lorsque l’architecte adopte cette démarche, et se conforme à cette trame, il
faut encore que les deux partis s’accordent quant à la matérialité de cette structure. Dans
tous les cas, l’architecte doit « connaître l’histoire des entreprises »87 avec lesquelles il
souhaite collaborer. Dans un récent entretien, Pierre Lajus nous confie qu’avec le recul, le
projet R5 était en réalité trop déviant par rapport à la logique de Maison Phénix : « Les
commerciaux, eux, étaient d’accord pour dévier, mais les gens du bureau d’études, qui ne
m’avaient jamais vu, ont dit : “Ce truc-là : pas question !”. Il aurait fallu que je les voie,
peut-être que j’aurais pu les convaincre. C’était un principe sacré de la maison, mais je l’ai
compris après, quand j’ai lu des choses sur Phénix, tandis que ma proposition les faisait
sortir de leurs habitudes et rendait les choses trop compliquées »88. Enfin, et une fois ces
niveaux d’ajustements négociés et trouvés entre l’architecte et l’industriel, reste encore à
partager un dialogue ouvert, où chaque parti est curieux des compétences de l’autre. Il
s’agirait de partager un socle culturel commun, au moins partiellement. C’est en ce sens que
la cellule RACINE a défendu la nécessité, dès 1980, de former le constructeur et l’industriel
à une culture architecturale. Une sensibilisation qui passerait par des notions théoriques
mais aussi par des visites partagées in situ. L’enjeu est d’accompagner la formation d’un
esprit critique, et de faire entrevoir à l’industriel – mais cela vaudrait également pour le
promoteur, l’élu, etc. – ce qu’il y aurait à gagner en faisant le pari de la qualité spatiale
(lumière, surfaces, finitions), parfois en s’inscrivant dans l’héritage des réalisations passées
et en supportant une recherche qui demande du temps et du dialogue.

86 Architecture et industrie : passé et avenir d’un mariage de raison, CCI/Centre Georges Pompidou, Paris, 1983, catalogue de
l’exposition du même nom [CCI/Centre Georges Pompidou, présentée du 27 oct. 1983 au 23 janv. 1984], p. 13.
87 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2022, op. cit.
88 Ibid.

386
L’équation n’est pas si simple à résoudre, et la trame seule ne résout évidemment pas
l’ensemble des problématiques – techniques, politiques, culturelles – auxquelles architecte
et industriel sont confrontés dans la production sérielle de maisons industrialisées.
Toutefois, un enjeu autour de la maison industrialisée semble commun à l’époque d’hier et
à celle d’aujourd’hui : la transformabilité de ces espaces. Le choix structurel devient, dès
lors, un élément essentiel de ces réflexions. Les charpentes, portiques et autres poteaux-
poutres, en s’implantant selon une trame structurelle, facilitent les transformations du
logement : déplacement des cloisons, ouverture des parois opaques, extensions, etc. Ce
parc de maisons, produit dans la seconde moitié du XXe siècle, devient un héritage
recherché des usagers, et qui doit être compris par les professionnels de l’aménagement. Et
lorsque l’on voit, encore aujourd’hui, perdurer la question : « Pourquoi les architectes ne se
sont-ils pas emparés de cette production des maisons réalisées dans les années 1950-
1970 ? »89, ces analyses semblent légitimes. Légitimes pour comprendre quels architectes
s’y sont frottés, de quelle manière, quels obstacles ils ont rencontrés, et quelles pourraient
être les ouvertures à envisager aujourd’hui, pour ne pas que « l’architecture [soit encore]
absente de la maison individuelle »90.
Concernant Pierre Lajus, cette partie de la thèse nous permet de comprendre que c’est
toujours par le biais de la trame que l’architecte approche la conception avec un
constructeur : qu’il s’agisse d’un projet personnel autoconstruit (chalet de Barèges), d’un
modèle de maison avec une entreprise familiale (Girolle) ou de plusieurs modèles avec une
société nationale (Phébus et R5, entre autres). Dans l’ensemble de ces cas, et dans les
collaborations que Fabien Vienne engage avec Maurice Tomi, la trame s’avère un outil
résolument utile à la compréhension mutuelle entre architecte et constructeur autour des
enjeux de rationalité de mise en œuvre. Pour autant, nous l’avons vu dans ce chapitre,
certains leviers ne sont pas levés, et la collaboration ne mène pas toujours à une production
effective de réalisations. Dès lors, il devient intéressant d’interroger la capacité de
l’architecte à trouver, par d’autres canaux, les moyens de prolonger ces recherches, avec
d’autres médiums, à d’autres échelles.

89 « Ré-enchanter le pavillonnaire urbain des années 1950-70 », table-ronde du 26 septembre 2022, Ministère de la
Transition écologique, organisée par le PUCA, l’ADEME et Leroy Merlin Source, présentation de la recherche
éponyme, menée par HAMON, Viviane, ROUGE, Lionel, SOICHET, Hortense.
90 LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, L’architecture absente de la maison individuelle : conditions d’intervention de l’architecte sur la

conception de la maison individuelle, Rapport, Plan Construction et Architecture, 1997.

387
388
PARTIE
CONCEPTUALISER

L’ouverture
à de nouvelles
modalités
4
projectuelles.
“ Parmi les compositions de musique instrumentale
les plus récentes, il en est un certain nombre qui
se caractérisent par l’extraordinaire liberté qu’elles
accordent à l’exécutant. Celui-ci n’a plus seulement,
comme dans la musique traditionnelle, la faculté
d’interpréter selon sa propre sensibilité les indications
du compositeur : il doit agir sur la structure même de
l’œuvre, déterminer la durée des notes ou la succession
des sons, dans un acte d’improvisation créatrice. ”

ECO, Umberto,
ROUX DE BEZIEUX, Chantal (trad.),
BOUCOURECHLIEV, André (trad.),
L’œuvre ouverte, Éditions du Seuil, 1965, p. 15
Cette dernière partie de la thèse est l’occasion d’observer de quelles manières les
expériences professionnelles, conceptuelles et collaboratives de Pierre Lajus et Fabien
Vienne les ont amenés à pousser plus loin leur approche de la conception de l’espace. Les
deux architectes relèveront de nouveaux défis pour penser le logement en développant des
outils utiles à leurs pratiques, et pour lesquels la trame est un support propice.
C’est le cas du réseau AVEC, formé de Pierre Lajus et de plusieurs de ses confrères, et
destiné à faciliter l’échange entre architectes et industriels, notamment par le biais d’une co-
conception des composants de la construction. C’est également la démarche des architectes
de la SOAA, s’essayant à la création d’un logiciel informatique d’aide à la conception
architecturale adossé au système EXN.
Au-delà d’envisager de nouveaux outils, Pierre Lajus et Fabien Vienne démontrent combien
ces années de pratique ont forgé leurs compétences dans la conception du logement. Un
socle leur assurant de pouvoir engager et affirmer des principes forts au service de l’espace
domestique et de ses usagers, tels que l’appropriation et l’évolutivité du logement.
Enfin, il s’agit pour les deux architectes de dépasser l’échelle de l’édifice pour tenter des
applications des réseaux géométriques à l’échelle urbaine pour Pierre Lajus et à celle du jeu
pour Fabien Vienne. Ce dernier, au crépuscule de sa carrière architecturale, profitera de son
bagage conceptuel pour développer des théories géométriques savantes s’inscrivant dans la
poursuite des recherches qu’il a mené sur plusieurs dizaines d’années.

393
394
CHAPITRE

10
PARTIE 4

DE LA FENÊTRE
AU LOGICIEL :
UN DÉPLOIEMENT
DES MISSIONS
DE L’ARCHITECTE
“ Dans les années 1975-1980, la Direction de la
construction a voulu privilégier l’industrialisation
du bâtiment à partir de composants industriels, et
répertorié des architectes sensibles au sujet. Parmis eux,
Paul Chemetov, Bernard Kohn et Roland Schweitzer
à Paris, Christian Gimonet à Bourges, Jean-Pierre
Watel à Lille, Jean-Jacques Terrin de l’Atelier 9
à Marseille, Lucien Kroll à Bruxelles et moi-même
à Bordeaux. Ensemble, grâce à la Direction de la
construction, nous avons effectué la visite de plusieurs
opérations, qui ont donné lieu à des discussions
passionnées, notre but étant de nous appuyer
sur des industriels du bâtiment ouverts à la modernité
et pas seulement sur les entrepreneurs.
Puis nous avons créé l’association Avec, qui souhaitait
que la modernisation de la construction ne se fasse
pas sans les architectes ni contre les entreprises et les
bureaux d’études, mais “avec’’ les uns et les autres.
Nadia Hoyet et Jean-Jacques Terrin ont largement
contribué à cette action. ”

LAJUS, Pierre,
in NUSSAUME, Yann,
La maison individuelle,
Éditions du Moniteur, Paris, 2006, p. 57
“ Le temps est arrivé d’éliminer le préjudice
qui n’admet qu’un seul genre d’architecte : celui qui
dessine des bâtiments. Nous devons former d’autres
également : ceux qui sont capables d’étudier les
conditions sociologiques et économiques de l’habitat
non pas en tant que sociologues ou économistes, mais
précisément en tant qu’architectes ; avec suffisamment
de connaissances pour pouvoir coopérer avec les
bureaux de standardisation, de planification et
de coordination des mesures ; capables d’assumer des
postes de commandement dans l’industrie du bâtiment
permettant de veiller, à partir de ces points-clé sur
l’intérêt culturel du produit qui en résulte : le logis
de l’homme. ”

MALDONADO, J.,
“ Pour une école renouvelée ”,
Le Carré Bleu, n°4, 1965, p. 6
L’objet de ce chapitre est de montrer qu’au-delà de penser le projet d’architecture à l’échelle
de l’édifice, avec le constructeur ou l’industriel, Pierre Lajus et certains de ses confrères
créent une structure, AVEC, destinée à inclure les architectes dans la conception des
composants industriels de la construction. Pour ces architectes, l’enjeu est d’intégrer le
process de conception en amont de la phase « Projet » par le biais d’études dimensionnelles
et modulaires des composants (menuiseries notamment), et ainsi ne pas rester tributaires
de choix dont ils sont souvent exclus et qui ont pourtant un impact direct sur l’architecture
qu’ils produisent. Cette expérience est également l’occasion pour eux de réfléchir à de
nouveaux outils de la conception architecturale, à l’exemple des logiciels informatiques.
Une entrée par l’informatique que l’on retrouve chez les membres de la SOAA, prolongeant
les réflexions menées sur le système EXN par une proposition de logiciel d’assistance à la
conception du projet architectural. Dans les deux cas, la trame et la coordination
dimensionnelle sont des supports privilégiés de ces recherches, destinées au développement
de nouvelles modalités projectuelles.
En tout état de cause, ce chapitre n’a pas vocation à justifier qu’un phénomène
(informatique, co-création de composants) impacte de manière directe un autre phénomène
(conception de la maison industrialisée), mais d’observer que ces réflexions participent d’un
environnement conceptuel global. Un environnement que l’architecte fabrique au moyen
de la trame et de ce qu’elle engage : dimensionnements, proportions, modularité, sérialité.
In fine, si ces analyses peuvent paraitre comme des détours, elles nous permettent de
comprendre que les architectes étudiés associent les recherches sur la trame, ses dérivés
(mailles, réseaux) et ses applications (coordination dimensionnelle) dans d’autres champs
d’exécution que celui de la maison industrialisée. Ces développements parallèles leur
auraient été nécessaires pour adopter une démarche exploratoire.

A - Penser le composant : le défi du réseau AVEC


Au début des années 1980, Pierre Lajus participe à la création du réseau AVEC (1983-
1994), « Réseau de partenaires pour la recherche et la communication
architecture/industrie », destiné à promouvoir et développer des collaborations avec les
industriels par la conception et la prescription de composants de la construction et la
production de recherches sur ces thématiques.
Le réseau AVEC regroupe plusieurs membres, dont Christian Gimonet (Bourges – Vice-
Président), Jean-Pierre Grava (Martigues) Denis Grèzes (Grenoble), Nadia Hoyet (Paris –
Secrétaire Générale), Bernard Kohn (Paris), Lucien Kroll (Bruxelles), Pierre Lajus
(Bordeaux), Roland Schweitzer (Paris), Jean-Jacques Terrin (Marseille – Président) et Jean-
Pierre Watel (Lille)1. Constitué de membres issus de territoires divers, le réseau, créé
officiellement en mars 1983, installe son siège dans la capitale, certainement pour faciliter
un rayonnement national, voire international. (10.1)
Selon l’une de ses membres, Nadia Hoyet2, cette genèse résulte de la combinaison de deux
conditions. La première fait écho à la demande formulée par Jean-Jacques Terrin, architecte
installé à Marseille (Atelier 9) et président de l’Association Construction et Composants

1 D’après une liste tapuscrite conservée dans les archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde

(Bordeaux), 2011/079 – boite 1.


2 N’ayant pu mener d’entretien dans des conditions normales au moment de la pandémie, Christelle Floret et l’auteure

ont soumis à Nadia Hoyet une série de questions, auxquelles cette dernière a généreusement accepté de répondre par
courrier électronique (août 2020). Nombre d’éléments de ce paragraphe sont issus de cet échange.

399
(ACC), auprès de la revue Techniques et Architecture de réaliser une publication destinée à
vulgariser les règles de l’ACC. Nadia Hoyet précise :

« Ces règles de coordination dimensionnelle étaient destinées à utiliser les composants


du bâtiment issus de l’industrie sans les altérer. Écrites par des ingénieurs, elles étaient
denses, complexes, inutilisables par les architectes. L’enjeu consistait à les synthétiser
en quelques phrases »3.

La conception de cet ouvrage4 est confiée à Nadia Hoyet (architecte), du fait de sa


connaissance du sujet, et de ses travaux sur les processus et langage industriels. Au fil de
leurs échanges, Jean-Jacques Terrin et Nadia Hoyet identifient plus spécifiquement les
principes conceptuels architecturaux mobilisant l’usage de composants industriels, et
réfléchissent à un moyen de rassembler plusieurs architectes engagés dans une démarche
d’industrialisation ouverte de la construction, qui s’opposait alors, selon eux, aux principes
d’une industrialisation lourde pour laquelle « l’espace technique de l’outil de production
l’emportait sur une quelconque possibilité d’architecture »5. En parallèle, Denis Grèzes
(architecte) s’intéresse de près à la production de plusieurs architectes français spécialisés
dans la construction bois. Parmi eux, Pierre Lajus, Christian Gimonet, Jean-Pierre
Watel, notamment identifiés par la Réalisation Expérimentale (REX) consacrée au bois au
début des années 19806. Denis Grèzes apprécie le désir de ces architectes de proposer une
architecture économique et qualitative par le biais de l’usage du matériau bois, et
d’envisager, à cet effet, une préfabrication des composants. À ces éléments s’ajoute la
politique portée par le Plan Construction, largement axée sur un développement des
systèmes constructifs et des composants industriels, précisément dans le cadre de la
production du logement. Le réseau AVEC nait alors véritablement de la rencontre de ces
personnalités. S’y ajouteront Roland Schweitzer, spécialisé dans la construction bois7, et
Lucien Kroll, remarqué pour l’opération de « La Mémé », conçue sur la base de composants
industriels modulables, tous deux invités par Pierre Lajus. Jean-Pierre Grava et Bernard
Kohn sont sollicités par Jean-Jacques Terrin. Cette façon d’associer des compétences et
regards complémentaires bouscule quelque peu l’idée préconçue selon laquelle la
profession des architectes serait marquée par son « individualisme »8 :

« Ces architectes étaient réunis autour d’une conviction partagée : rechercher des
moyens pour préserver la maitrise de la conception architecturale qui commençait à
être supplantée par différents acteurs tentés de s’approprier certaines missions de
l’architecte, notamment dans le domaine constructif. Même si les motivations étaient
variables parmi ces dix architectes, l’idée majeure qui les réunissait consistait à
affirmer qu’il était possible de construire avec une industrialisation de la production
tout en préservant la qualité architecturale. Il faut noter qu’à cette époque, les grandes
entreprises du Bâtiment faisaient évoluer leur offre en s’équipant de bureaux d’études
d’ingénierie de plus en plus puissants. Le corollaire de cette organisation naissante les
incitait à revendiquer une partie de la conception, imposant ainsi des principes

3 HOYET, Nadia, courrier électronique du 18 août 2020, adressé à FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon.
4 HOYET, Nadia, LORIERS-AUGEARD, Marie-Christine, « Concevoir avec des composants : la pratique
architecturale et les conventions de coordination dimensionnelle A.C.C. », par la revue Techniques et Architecture, à la
demande de l’Association Construction et Composants, avec la participation du Ministère de l’Environnement et du
Cadre de Vie, Direction de l’Architecture, Éditions Regirex-France, 1981.
5 HOYET, Nadia, courrier électronique du 18 août 2020, op. cit.
6 Les Réalisations Expérimentales sont développées entre 1978 et 1983, et visent à promouvoir l’usage de systèmes

constructifs bois pour une industrialisation ouverte du logement. Une démarche encadrée par le Plan Construction.
Voir « Composants-bois, “villa Morton” à Bordeaux. “Immeuble de ville” en centre ancien, à Bordeaux », Techniques
et Architecture, n°327, novembre 1979, pp. 114-118.
7 Voir la monographie, écrite par l’architecte lui-même : Roland Schweitzer. Un parcours d’architecte, Arsign Éditions,

Paris, 2014.
8 Expression reprise à Nadia Hoyet.

400
constructifs propres aux outils de l’entreprise avec pour objectif principal
l’optimisation des coûts de production pour un profit maximum, satisfaisant ainsi leur
logique d’entreprise »9.

Il ne faut pas longtemps pour que naisse le nom du groupe, AVEC, convaincu que l’objectif
essentiel de leur démarche est « de faire AVEC » les industriels10. Le format est celui d’une
association de loi 1901, dont le statut juridique, qualifié de « léger » par Nadia Hoyet, est
censé faciliter les actions du réseau sans contraindre les activités individuelles de chacun
des praticiens. Jean-Jacques Terrin en est le président, hébergeant l’association au sein des
locaux parisiens de l’Atelier 9 (15e), avant d’obtenir leurs propres locaux (5e). Nadia Hoyet
en est la secrétaire. Les membres choisissent la dénomination de « réseau », plus
représentative du caractère libre, ouvert et informel de leurs échanges et collaborations. Le
lancement dudit réseau se matérialise par l’organisation d’une journée d’échanges, le 8 mars
1983, à Paris, au cours de laquelle un déjeuner réunit les responsables administratifs du Plan
Construction et les « Avèques », tel que les surnomme Nadia Hoyet. (10.2) Une soirée
“mondaine” vient clôturer l’évènement, rassemblant une centaine de personnalités : presse
professionnelle, architectes, ingénieurs, etc. Les valeurs qui y sont présentées sont, à ce
moment-là, avant tout éthiques, avec le désir de mieux comprendre et identifier les rouages
sur lesquels l’architecte peut jouer pour pleinement participer au processus de production
du bâtiment, tout en garantissant qualité de réalisation et bien-être usager. Dans un premier
temps, les acteurs visés sont principalement les pouvoirs publics, notamment du fait des
rapports privilégiés qu’entretiennent les membres du réseau avec des personnalités du
ministère de l’Équipement et du Logement11, et de la démarche qu’ils proposent, tout à fait
en accord avec la volonté politique de l’époque de « produire des logements sociaux de
qualité pour faire oublier l’image standardisée et monotone des grands ensembles de la
Reconstruction »12. Les réflexions portent majoritairement sur la production du logement.
L’un des premiers contrats du réseau AVEC est alors une étude commandée par le Plan
Construction sur les relations architectes-industriels. Le groupe obtient également un
contrat de recherches avec l’entreprise Drouot-Simpa13 où il s’agit de concevoir
conjointement un produit de fenêtre industrielle. Cette étude, particulièrement intéressante
en regard des questions qu’elle pose à la modulation et à la coordination dimensionnelle
dans la collaboration entre architectes et industriels est analysée plus loin. Nadia Hoyet
rappelle ainsi :

« Cette recherche permit de démontrer concrètement comment la réflexion d’un


architecte pouvait enrichir le processus industriel. La fenêtre, objet particulièrement
sensible de la composition architecturale avait été choisie car la production
industrielle de l’époque était d’une pauvreté affligeante, tant dans les dimensions
proposées que dans le dessin des profils »14.

Les actions du réseau AVEC subsistent, en parallèle de ces contrats de recherches et études,
par les contacts professionnels que chacun des membres entretient avec des partenaires

9 HOYET, Nadia, courrier électronique du 18 août 2020, op. cit.


10 Pour plus de clarté sur les missions du groupe, l’acronyme AVEC sera complété de la mention « Réseau de
partenaires pour la recherche et la communication architecture/industrie ».
11 Nadia Hoyet mentionne à ce titre Claude Maisonnier, Jean-Baptiste Combrisson, Georges Mercadal et Jean-Paul

Alduy.
12 HOYET, Nadia, courrier électronique du 18 août 2020, op. cit.
13 L’entreprise Drouot n’est pas la seule avec qui les membres d’AVEC se mettent en contact. Nadia Hoyet cite à ce

titre la société ERIANI, spécialisée dans la préfabrication bois, SIKKENS (peinture), Vieille Montagne (Zinc) ou
Technal (menuiserie aluminium).
14 HOYET, Nadia, courrier électronique du 18 août 2020, op. cit.

401
spécifiques, comme c’est le cas notamment pour le développement de l’outil informatique,
alors naissant dans le monde des agences d’architecture. Cet élément d’analyse fait
également l’objet d’un développement ultérieur dans ce chapitre. Les membres du réseau
opèrent selon un double dynamique. La première correspond à une participation de
l’architecte à la conception du composant industriel, comme c’est le cas de l’étude de la
fenêtre industrielle15. La seconde, à l’inverse, met l’architecte dans la position de penser ses
projets à partir des produits industriels existants sur le marché, afin de profiter de leurs
qualités techniques. À ce titre, Nadia Hoyet mentionne la démarche de deux membres du
réseau ayant, à cet effet, « établi des outils conceptuels facilitants ». Jean-Pierre Watel
réfléchit ainsi un principe de porte-manteau, qui n’est autre qu’une ossature bois supportant
l’accrochage de composants du gros-œuvre, et basé sur ce que Nadia Hoyet qualifie comme
une « approche séquentielle de la construction »16. Elle décrit également avec beaucoup de
finesse la posture de Christian Gimonet :

« Christian Gimonet, nourri d’architecture japonaise et très influencé par Frank Lloyd
Wright (notamment dans ses projets de maisons construites avec de nombreux
composants industrialisés), avait établi une trame dimensionnelle capable de prendre
en charge la composition d’espaces de vie répondant aux aspirations sensibles de
l’architecture et de l’usager, et l’insertion respectueuse de composants industriels. Sa
trame de 3,60m x 3,60m présidait à l’élaboration du plan de masse jusqu’aux unités
d’habitation. La trame existait aussi en coupe (mais elle était peut-être différente ?) »17.

Comme outil privilégié de l’architecte pour interagir avec les industriels, la coordination
dimensionnelle semble le meilleur allié. Selon Nadia Hoyet, « aux réflexions sur
l’élaboration des trames s’ajoutaient celles qui concernaient les joints ». Il s’agissait donc de
les inclure à cette logique dimensionnelle. Plus largement, les caractéristiques des
composants et de leurs assemblages sont au cœur d’un dialogue possible. Comment ces
réflexions étaient-elles perçues du côté des architectes ? Et de celui des industriels ? Selon
le décryptage de Nadia Hoyet, comprendre les spécificités des composants fait partie
intégrante des missions de l’architecte, en tout cas pour ceux ayant à cœur de maitriser la
réalisation du projet jusqu’au bout. En face, du côté des industriels, la réception semblait
selon elle facilitée par la bonne image dont jouissaient les architectes à cette époque, et pour
laquelle la diffusion des revues jouait pour beaucoup. En effet, ce médium avait pour
avantage de réunir, sur le papier, les architectes, pour leurs projets, et les industriels, dont
les publicités exposaient les composants. Plus encore, se rapprocher ainsi des architectes
aurait fait partie « de la stratégie commerciale des industriels »18. Néanmoins, les idées du
réseau AVEC n’infusèrent pas le monde des architectes autant que ses membres l’auraient
souhaité. Les praticiens déjà sensibilisés à ce type de démarche auraient eu tendance à
opérer ce contact avec les industriels naturellement, lorsque les autres, qu’il s’agissait de
convaincre, seraient restés relativement « hermétiques » à leurs propositions. Nadia Hoyet
constate avec regret combien cette position, réfractaire, se serait finalement installée au fil
des années. Malgré tout, le rayonnement du réseau dépasse l’échelle parisienne, pour
toucher l’ensemble de la France. Un phénomène notamment expliqué par la présence des
membres d’AVEC sur l’ensemble du territoire et de ses régions. La fin de l’expérience
AVEC, plusieurs années plus tard, s’explique finalement par le format même de ce
regroupement, pour lequel il devenait difficile de gérer la multiplicité des individualités qui

15 Nadia Hoyet et Jean-Jacques Terrin développeront cet aspect dans le cadre de la filiale Avec Consultants.
16 HOYET, Nadia, LORIERS-AUGEARD, Marie-Christine, « Concevoir avec des composants : la pratique
architecturale et les conventions de coordination dimensionnelle A.C.C. », op. cit.
17 HOYET, Nadia, courrier électronique du 18 août 2020, op. cit.
18 Ibid.

402
le constituaient. Sur le rôle de ce réseau, ayant existé une dizaine d’années en France, Nadia
Hoyet aura ces mots :

« Nous avons joué le rôle d’agitateurs d’idées auprès de divers milieux professionnels
(sauf peut-être auprès des architectes) […] Nous avons sans doute participé à faire
prendre conscience d’autres logiques conceptuelles pour la production
industrielle ».19

Parallèlement, Nadia Hoyet s’investit dans la pédagogie en créant une formation


professionnalisante en partenariat avec la Direction de l’Architecture ayant vocation à
penser de nouvelles formes de pratiques pour les architectes, notamment auprès du monde
industriel. Elle participe également à la création d’un Certificat d’Études Approfondies en
Architecture consacré à la « Création industrielle et architecturale » avec Vincent Brossy à
Paris Tolbiac. Seule représentante de la gent féminine du réseau AVEC, Nadia Hoyet aura
participé à une diffusion élargie de ces réflexions, par le biais de son engagement au sein de
l’association et de son investissement dans la pédagogie et la recherche20.
Si nous n’avons pu revenir sur l’ensemble des études réalisées par AVEC, nous avons fait
le choix de retenir celles qui nous paraissaient les plus pertinentes au vu de nos
questionnements quant aux outils conceptuels de l’architecte qui pourraient accompagner
des rapports privilégiés entre architectes et industriels. À ce titre, nous avons choisi de nous
concentrer sur l’étude consacrée à la fenêtre industrielle d’une part, ainsi que sur les
réflexions portées sur l’outil informatique d’autre part.
En janvier 1983, le collectif rédige un courrier dont l’intitulé se veut manifeste : « La
crise – quelle crise ? crise économique, crise du bâtiment, crise de l’architecture ? »21. La
question développée y est simple : qui produit l’architecture en France aujourd’hui ? Deux
catégories sont identifiées : « les donneurs d’ordre » d’une part, que sont les élus locaux,
maitres d’ouvrage et usagers ; « les concepteurs et metteurs en œuvre » d’autre part, c’est-
à-dire les industriels, entrepreneurs et artisans. En définitive, à quel point la dimension
économique de la construction aurait-elle encouragé une réflexion faisant « l’impasse de
l’architecture » ? C’est précisément ce qui a motivé la constitution du réseau AVEC, dont
les membres étaient désireux de faire de la qualité architecturale une priorité collective.
Comme enjeux central à leur action, on retrouve la nécessité pour les architectes de
travailler ensemble, et de mutualiser les enseignements issus de leurs expériences
respectives, en réalité « sortir de l’isolement de [leurs] agences, échanger des savoir-
faire, mettre en commun des outils de travail, adopter, même au stade artisanal, une attitude
industrielle ». Autre point clé de leur démarche : être capables de démontrer une crédibilité
économique et technique de la construction, et donc « une véritable “maitrise de l’œuvre” ».
Enfin, il s’agit de dépasser le cercle limité des concepteurs afin d’encourager les échanges
avec le milieu professionnel et industriel, et pour cela notamment proposer des actions de
formation en lien avec leurs recherches. Finalement, nous retrouvons les trois casquettes
que Pierre Lajus avait identifié lorsqu’il s’agissait de comprendre quel type d’architectes
étaient le plus à même d’accompagner Phénix dans l’évolution de ses réflexions et de sa

19 HOYET, Nadia, courrier électronique du 18 août 2020, op. cit.


20 Nadia Sallé-Hoyet réalise une Thèse en Architecture intitulée « Conception de la matérialisation en architecture :
l’expérimentation comme facteur d’innovation industrielle », sous la direction de Jean-Claude Bignon, soutenue le 29
novembre 2007 à l’INPL (Vandoeuvre-les-Nancy), ainsi qu’une Habilitation à Diriger des Recherches en Architecture
intitulée « Les vecteurs de l’innovation technique dans la conception architecturale », sous la direction de Jean-Jacques
Terrin, soutenue le 1er décembre 2011, à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.
21 Tapuscrit de janvier 1983, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 –

boite 1.

403
production de maisons individuelles, à savoir l’architecte du dialogue, l’architecte du terrain
et l’architecte formateur.
Afin de saisir les modalités de leurs actions, nous avons désiré décrypter le manifeste du
groupe, puis la charte de travail du réseau, rédigée en mai 1983. Dans ce manifeste, les
membres du groupe AVEC reviennent sur la situation détériorée de l’architecture française,
notamment due à une « formation de type “Beaux-Arts” formellement opposée à celles des
ingénieurs »22, et qui aurait conduit à un abandon progressif de la plupart des compétences
techniques de la part des architectes. Décidés à défendre une pratique professionnelle de
l’architecture où les architectes ne subiraient plus les contraintes techniques ou la
suprématie de l’ingénierie, le groupe veut renouer avec le système productif, une démarche
censée redonner aux architectes « le moyen de faire de l’architecture »23. De ce constat, les
dix architectes réunis ici se proposent d’opérer sur trois enjeux : une mémoire collective ;
une force de pression et une plateforme d’échange et de formation. La première se baserait
sur des méthodes informatiques censées établir un « vocabulaire commun », descriptives
pour fabriquer « un canevas commun destiné à simplifier l’établissement et la lecture » des
documents descriptifs relatifs au projet et estimatives (ratios) ; ainsi que sur des produits,
qu’ils soient existants (repérés pour leurs performances et mis à l’épreuve par les membres
du groupe) ou nouveaux. La seconde prendrait appui sur des recherches menées auprès des
administrations, institutions et industriels, une valorisation par les médias adaptés (revues,
expositions) et l’élargissement progressif dudit réseau initial. Enfin, la troisième consisterait
à encourager l’innovation et la synergie entre les équipes de secteurs variés.
La charte, quant à elle, revient d’abord sur les origines de la création du réseau, né à la suite
des réunions qui rassemblaient différents architectes participant à la série
d’expérimentations encouragées par le Plan Construction et la Direction de l’Architecture
sur le thème de l’Industrialisation Ouverte. Engagés dans ce processus de production,
faisant suite à leurs démarches expérimentales, plusieurs de ces architectes désirent se réunir
afin d’avancer ensemble dans ces réflexions, à partit des retours que pouvaient générer leurs
expériences respectives aux quatre coins du pays. Dans un premier temps, un noyau de dix
partenaires se constitue sous forme d’association, complété par des experts de divers
disciplines avec lesquels chacun des dix travaille régulièrement. Il est intéressant de
remarquer que le premier élément de posture établi dans cette charte se réfère à la notion
de modèle, que les membres du réseau AVEC rejettent en bloc, « hostiles à une politique
de modèles » alors en place. Plus loin dans la charte, les concepteurs écrivent de la
production de modèles qu’elle est « contradictoire avec l’urbanisme et l’architecture »24, que
l’histoire a pu le montrer, et qu’ils se positionnent pour un « anti-modèle ». Véritable
logique univoque, le modèle serait contraire à la démarche même de projet. En ce qu’elle
produirait des « objets toujours inadaptés aux habitants auxquels ils sont censés être
destinés et aux sites sur lesquels ils sont implantés »25, la politique des modèles irait à
l’encontre de ce que les architectes d’AVEC qualifient de « véritable politique industrielle »,
bien plus pertinente en ce qu’elle leur permettrait de favoriser conjointement qualité et
économie du projet d’architecture. Pour contrer ce système sclérosant, les architectes
proposent de s’attacher à découvrir de nouvelles manières de travailler, de nouvelles
relations que celles véhiculées par les habitudes du processus de production du bâti. Cet
argument est directement suivi par un propos qui semble prôner l’association de cette

22 Manifeste AVEC, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 1.
23 Ibid.
24 « Charte et programme de travail » du réseau AVEC, p. 12, mai 1983, archives de Pierre Lajus, archives

départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 1.


25 Ibid., p. 3.

404
logique industrielle à une véritable qualité compositionnelle, passant entre autres par une
gestion optimale des dimensions des éléments et de leur jonction, ainsi qu’une
revalorisation du composant par une reconnaissance de son pouvoir non seulement
économique et technique, mais aussi plastique :

« Le développement des produits conçus par ailleurs mais assemblés selon des règles
de composition donne un sens retrouvé à des notions qui sont importantes pour
nous : l’articulation, le joint, la proportion, l’ornementation même, car le produit
industriel n’est pas forcément banal. Il peut être conçu par un véritable créateur.
Il peut même constituer le langage d’une architecture dont les éléments pourraient
s’acheter dans un bazar ou dans un catalogue.
L’architecture consisterait alors à assembler ces composants et à rechercher dans
l’articulation, l’expression d’une culture libre de ses choix.
Cette liberté individuelle devrait réconcilier producteurs et utilisateurs de l’espace et
l’architecte redeviendrait alors l’interprète de ce dialogue. Mais pour assurer un
dialogue, il faut connaitre le langage de son partenaire et maitriser les règles du jeu »26.

L’attention portée à l’établissement d’un langage commun nous intéresse particulièrement


en ce qu’elle fait écho à l’hypothèse que nous posons, selon laquelle certains des outils de
conception de l’architecte pourraient servir de support à ces échanges avec le monde
professionnel et industriel, et parmi lesquels figure la trame. Les actions sont alors celles de
recherches communes, de collaborations opérationnelles entre certains membres du réseau,
ou encore d’organisation et de participation à des séminaires.
Parmi les méthodes de travail envisagées, la coordination du processus de production du
bâti grâce à des méthodes communes ressort tout particulièrement, se matérialisant par des
travaux de recherches sur un « logiciel », que les membres du réseau AVEC définissent
comme « un logiciel d’utilisation de composants destiné à être une assistance plus ou moins
complète à la conception ». Ils se réfèrent ici à l’informatique, et plus spécialement aux
principes de « hard ware », associé aux composants et de « soft ware » rattaché aux logiciels.
Le logiciel est envisagé ici comme un assistant de conception pour la définition des
composants de la construction. (10.3) L’objectif du réseau AVEC est celui de redonner une
place à l’architecte, ou plus précisément à l’architecture, en tant que synthèse d’une maitrise
économique et constructive du bâtiment et des données sociales et culturelles, censée
contourner l’écueil d’une « rationalisation sans nuance »27. À l’origine de celle-ci, les
membres d’AVEC identifient une architecture qui s’est détachée de ses problématiques
constructives, notamment dans l’enseignement promu dans les écoles ; une ingénierie qui
s’est saisie de ces enjeux et a dominé le système de production du bâti, en accord avec la
« technostructure de l’État » ; et enfin certains architectes qui s’attacheraient plus à produire
des images séduisantes qu’à repenser en profondeur et collectivement le problème de
l’industrialisation du bâti. La situation est résumée en ces mots :

« Et on assiste à une situation ambiguë où certains acteurs bâtissent la rationalisation,


tout en se servant d’images rapportées, produites par l’architecte, pour masquer la
réalité »28.

Le véritable enjeu est de réinventer l’outil, et non l’image, et d’élaborer « une expression
architecturale qui colle aux réalités d’aujourd’hui (énergétiques, technologiques et

26 « Charte et programme de travail » du réseau AVEC, op. cit., p. 4.


27 Ibid., p. 8.
28 Ibid., p. 9.

405
sociologiques) »29. Quels moyens conceptuels peuvent servir cette ambition ? Le groupe se
positionne à ce sujet sur une « gestion de l’information sur les constituants du bâti
(géométrie, descriptive et estimative) pour un traitement rapide et opérationnel, voire une
mise en informatique »30. Ces enjeux trouvent un écho avec les fonctionnalités que nous
affilions à la trame, ne serait-ce que par la dimension géométrique soulevée ici. À cet égard,
l’analyse de documents graphiques et écrits provenant des archives de Pierre Lajus et de
Jean-Jacques Terrin s’avère, à ce titre, particulièrement éclairante, et fera l’objet de
développements plus loin dans ce chapitre.
Une quatrième partie de la charte, intitulée « Les logiciels de concepteur », s’attache à
défendre que la combinatoire qu’autorise un système de construction détermine l’ouverture
avec laquelle l’architecte peut penser un projet en y intégrant la complexité des enjeux
culturels, sociaux, environnementaux (urbain, rural), etc. L’hypothèse émise ici défend que
« pour intégrer paramètres complexes et qui changent à chaque opération, l’architecte se
sert de techniques de construction »31. Plus les possibilités de combinatoires sont
nombreuses (flexibilité des espaces habitables, ouvertures, textures, ancrages au sol) et
accessibles (large diffusion et facilité de mise en œuvre des éléments usinés), plus le système
technique répond à un large panel de modes de vie. Ici il est intéressant de remarquer
combien l’élément technique est valorisé comme levier d’action pour que les architectes
puissent à la fois témoigner d’une crédibilité de maitrise d’œuvre et d’une capacité à traduire
la variété des données qui incombent au projet d’architecture.
En définitive, il est intéressant de relever qu’au-delà d’une démarche opérationnelle et
scientifique, visant à faire travailler ensemble architectes et industriels, ce groupe veut
également renvoyer un message fort, voire politique, aux administrations, et interroger
profondément la place de l’architecte dans la société :

« Nous sommes des concepteurs qui prenons position par rapport à la mise en place
de la politique actuelle […] Cette politique technique considère que seuls les
industriels et les entreprises peuvent être détentrices de logiciels. Nous voulons faire
la preuve que nous sommes capables d’autre chose […] On oppose à ces filières
traditionnelles des commandos et des filières concepteurs qui s’enrichissent et qui
enrichissent le groupe mère »32.

Aussi, s’il nous importait de saisir les composantes conceptuelles et opérationnelles


proposées par le réseau AVEC, il nous paraissait essentiel de rappeler la portée du message
que ses membres désiraient plus largement défendre, à l’échelle de la profession.
Les caractéristiques dudit logiciel de concepteurs, doté d’une banque de données
produits/pose et d’une capacité de chiffrage, a des points communs avec le système
d’unités de comptage établi par Fabien Vienne (cf. chapitres 7 et 8). En effet, d’après la
charte, le logiciel prendrait en compte les informations nécessaires à la conception comme
celles relatives à la réalisation, permettant « d’aborder la production du bâti dans son
processus global, comme un processus industriel »33. En ce sens, il constituerait un outil
dont le fonctionnement serait appréhendable tant par les architectes que par les industriels,
et donc un support de travail utile et commun aux deux acteurs. La constitution du logiciel
se fait en rassemblant ces données non pas à destination d’un projet spécifique, mais autour

29 Ibid.
30 Ibid., p. 10.
31 « Charte et programme de travail » du réseau AVEC, op. cit., p. 11.
32 WATEL, Jean-Pierre, extrait du compte-rendu de la réunion du 8 décembre 1982, archives de Pierre Lajus, archives

départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 1.


33 « Charte et programme de travail » du réseau AVEC, op. cit., p. 13.

406
d’une méthode. Ces données correspondent en réalité à ce que le réseau AVEC identifie
comme des “potentialités” de construction, relativement aux attentes de chaque acteur, et
que sont notamment la chaîne de fabrication, les flux de distribution, les possibilités de
levage, de souplesse des composants. Aussi, des produits, identifiés comme adéquats pour
répondre à ces enjeux, sont sélectionnés avec les industriels pour leurs performances
techniques, d’entretien, d’aspect et de coût, et font l’objet d’accords entre les fabricants et
la structure d’études du logiciel34. Un autre enjeu de ce que la charte qualifie de “structure
logiciel” est celui de pouvoir déposer un brevet ou participer au dépôt commun d’un brevet,
et ce afin de promouvoir le développement de produits et procédés innovants, et ainsi
changer les relations avec les industriels en les intégrant à la conception de produits
nouveaux.
On retrouve la mission de l’architecte-formateur à travers l’ambition de la structure logiciel
à initier les entreprises à de nouvelles mises en œuvre sous le format d’un monitorat, et
finalement d’un « transfert de méthodologie »35. Après les rapports que sous-tend ce logiciel
avec les industriels et les entreprises, vient le cas du lien établi avec les autres concepteurs,
qui peuvent eux aussi en faire usage. Cet échange avec les concepteurs repose sur trois
points principaux, dont une assistance technique, se traduisant par la recherche de
fournisseurs et entrepreneurs locaux et de produits et mises en œuvre ; ainsi qu’une
assistance économique, puisque la structure logiciel permet de connaitre le chiffrage du
projet à chaque étape du processus de conception. Au-delà de ces deux formes d’assistance,
l’accompagnement des concepteurs se fait par le biais d’un « guide de conception ». Celui-
ci a pour but de « fournir les éléments de base nécessaires à la conception, pour une juste
appropriation de la technologie »36, parmi lesquels nous retrouvons en premier lieu la
coordination dimensionnelle, complétée par les données relatives aux portées
préférentielles, à la localisation des ouvertures et aux ratios surface/enveloppe. Ces trois
éléments font appel aux potentialités de la trame, servant de canevas au principe de
coordination dimensionnelle dont les architectes se saisissent ici.
La charte décrit ainsi le fonctionnement du logiciel comme une « méthode séquentielle »
où il ne s’agit pas, comme c’est le cas traditionnellement, que des partenaires se réunissent
au sein d’une entreprise pour développer un produit, mais qu’ils établissent des accords
préalables entre eux pour mener des études et ainsi mettre au point collectivement « les
meilleures modes de développement des potentialités de chacun, en fonction d’un marché
qui évolue »37. Nous pouvons remarquer ici l’effort des architectes pour adopter un
raisonnement industriel, sinon rationalisé au maximum du point de vue de la production,
tout en abordant une conception du logement ouverte et itérative, censée « s’adapter aux
contextes locaux et régionaux de production et de main d’œuvre mis au service de la
conception, pour finalement répondre aux particularités de la demande ». Tel que proposé
dans cette charte, le phasage d’étude est complété, en amont des classiques phases de
lancement de l’opération par le maitre d’ouvrage, d’avant-projet, de permis de construire et
de marchés avec les entreprises, par une « phase -1 » correspondant à la conception de la
structure d’assistance, ayant pour objectifs la sélection des produits et l’identification des
entreprises capables de les mettre en œuvre. Ce (re)phasage garantirait selon ses auteurs

34 Il est toutefois précisé que « ces accords sont des contrats qui garantissent la prescription sur les opérations sans
toutefois garantir un marché » étant donné qu’une « structure “logiciel” n’en a pas la vocation », p. 14.
35 « Charte et programme de travail » du réseau AVEC, op. cit., p. 15.
36 Ibid., p. 17.
37 Ibid.

407
l’économie de la construction, assurée par une méthodologie de conception et de gestion
de projet préparée en amont avec les partenaires du projet, dont la maitrise d’ouvrage.
Enfin, remarquons la mission de formation de ce réseau, ainsi nommé et formé par
l’attachement de ses membres à défendre que « la circulation de l’information est vitale
pour la création »38 et, qu’au-delà du noyau dur de ses membres, se déploie toute une toile
de relations à tisser. Ne serait-ce que dans la manière dont ses membres se réunissent et
diffusent leurs recherches, AVEC semble adopter une posture systémique, se retrouvant
aussi dans la manière dont le réseau développe ses travaux et supports de recherches. En
cherchant à s’adresser aux concepteurs comme aux industriels, en diffusant un bulletin
d’informations régulier et organisant des séances de travail, le groupe entend favoriser les
échanges, et donc les réflexions collectives. Différents stages opérationnels sont imaginés
afin d’apprendre aux acteurs qui le souhaitent à travailler ensemble autour de situations et
demandes concrètes39. Dans ses efforts communicationnels, remarquons aussi les
plaquettes de diffusion du réseau, avec des slogans accrocheurs : « Êtes-vous un
responsable industriel comblé ? ». (10.4) Ce dernier figure en première page d’une plaquette
diffusée par la filiale AVEC Consultants, censée accompagner les industriels grâce à « des
architectes [qui] mettent leur expérience au profit de [leur] produit industriel »40. Cinq
missions sont alors proposées par la cellule d’assistance aux industriels : diagnostiquer le
plus justement, grâce à une expérience « théorique, expérimentale et opérationnelle »
relative à la conception et mise en œuvre des opérations réalisées avec leurs produits ;
mettre à disposition un architecte pilotant le projet, interlocuteur privilégié de l’industriel,
et entouré, si besoin, d’une équipe de spécialistes ; témoigner d’une précision d’action par
le biais d’un large panel de prestations (création de produits, complément de gammes
existantes, production de guide de conception et de logiciels d’utilisation des produits,
conception et réalisation d’outils de communication) ; apporter « des réponses concrètes et
opérationnelles » et enfin intervenir avec méthode, grâce à un processus basé sur le
dialogue, l’établissement d’un diagnostic des modalités d’intervention et de
recommandations débouchant sur les termes de la mission et du phasage qui en découle.
La brochure se clôture sur la copie d’une lettre manuscrite de Jean Prouvé (10.5), destinée
à Pierre Lajus, datant de la création de l’association AVEC, et visiblement affichée ici
comme la garantie de l’intégrité et de l’intérêt des missions du collectif :

38 « Charte et programme de travail » du réseau AVEC, op. cit., p. 21.


39 Le réseau AVEC propose trois scenarii de stages : le « stage type “programme de développement” », le « stage type
“réalisation expérimentale” » et le « stage type “coopération internationale” », Charte, p. 23.
40 Plaquette de diffusion de la filiale AVEC Consultants, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde

(Bordeaux), 2011/079 – boite 1.

408
« J. PROUVE Nancy, le 9.2.83
4-6 Rue Augustin Hacquard
54000 Nancy

Mon cher Lajus,

J’ai été très sensible à ton appel téléphonique et te remercie de ta lettre accompagnée
du manifeste “AVEC”.
Comment ne pas accepter d’être le Président d’honneur de votre groupement ? C’est,
je le sais, beaucoup d’amitié et trop d’honneur.

Tu sais que j’ai depuis longtemps la conviction – personnelle et peu partagée – qu’il
n’y a pas d’espoir pour l’architecture de notre temps, par la pratique actuelle !
Vous voulez avec “AVEC” en sortir et je suis comblé en fin de carrière.

N'oubliez cependant pas que j’ai 82 ans à 2 mois près, et qu’ayant forcé la machine,
je l’ai détériorée.

Pour l’heure, après quelques années, je dois me reposer à Nancy.


T.168.396.21.37 où tu seras toujours bien accueilli.

Amicalement à toi et à ton groupe


Jean Prouvé (signature)

PS : Je m’entretiens souvent de toi avec PREUSS [Jacquelin] et avec mon fils. »41

41Plaquette de diffusion de la filiale AVEC Consultants, op. cit.. Nous avons également retrouvé dans les archives de
Pierre Lajus, conservées au Archives Départementales de Gironde, la lettre originale de Jean Prouvé adressée à Pierre
Lajus, datant de février 1983 soit une année seulement avant le décès de Jean Prouvé.

409
Afin d’échanger collectivement sur leur pratique, les membres de l’association se réunissent
régulièrement, accueillis chaque fois dans l’agence de l’un des architectes du groupe, et
généralement sur une journée dont une moitié est consacrée à la visite d’opérations réalisées
localement par le membre hôte, et l’autre à une réunion dont l’ordre du jour est déterminé
en amont. Dans les archives figure le programme de la journée du 26 mars 1983. Organisée
près de Marseille, la journée prévoit la visite d’opérations de l’Atelier 9 et une réunion
portant sur la politique « Produits Industrialisés et Productivité » (P.I.P.), la réponse au
programme Habitat 88 ou les opportunités à venir, comme l’exposition CCI/Centre
Pompidou consacrée à la construction des « Maisons de bois ». Une exposition dans
laquelle figureront les travaux de Pierre Lajus et Roland Schweitzer aux côtés des projets
de Jean Prouvé, et plus largement des architectures japonaises, scandinaves ou encore
américaines. Il est intéressant de constater que ce type de réunion pouvait aussi aboutir à la
discussion de la stratégie du groupe, dont un tableau adjoint au compte-rendu de la journée
rappelle de façon particulièrement claire les enjeux. (10.6)
Enfin, un courrier rédigé par Pierre Lajus à la fin de l’année 1982 résume combien ce réseau
constituait une interface active entre acteurs du projet d’architecture, des industriels aux
architectes, en passant par les entreprises et les administrations. Selon lui, l’intérêt que
pourraient porter les architectes à ce groupe serait un meilleur accès à la commande, l’arrêt
d’un isolement néfaste des agences les unes par rapport aux autres et une véritable maîtrise
d’œuvre qui échappe de plus en plus aux architectes. Les industriels, quant à eux, y verraient
le moyen de trouver des interlocuteurs ouverts aidant à la diffusion et à la définition de
leurs produits, ainsi qu’une image de marque, mentionnant la collaboration de l’architecte
Ricardo Bofill avec Phénix, valorisée dans la presse42. Enfin, les pouvoirs publics pourraient
considérer les initiatives de ce groupe comme « vecteurs à la politique de mutation
industrielle engagée par les programmes HABITAT 8843, PIP, H2E 85, etc… et jouer un
rôle de ferment que ni l’ordre, ni les syndicats, ni la plupart des U.P. ne sont susceptibles
de remplir aujourd’hui dans ce domaine »44. Enfin, il est intéressant de remarquer que
l’architecte Pierre Lajus confesse pouvoir retirer des avantages à titre personnel de cette
aventure, dans l’étayage de sa démarche comme dans la possibilité de diffuser largement
des expériences et réflexions utiles à la profession, mentionnant à ce sujet, non sans un
certain humour, son « côté boy-scout volontiers évangélisateur »45.
Un autre médium de formation de l’association repose, nous l’avons vu, sur la visite
d’opérations jugées remarquables quant à la relation entre architecture et industrie qui y ont
été en jeu. Dépassant le cadre de la visite ponctuelle, le réseau AVEC proposera aussi des
voyages à l’international, dont un voyage au Japon en 1983. Parmi les participants nous
retrouvons, entre autres, Pierre Bauer (architecte), Jean-Pierre Bodossian (directeur de Sud-
Habitat), Pierre Guinchat (rédacteur en chef de la revue H. Habitat et administrateur de
l’école d’architecture UP6), André Barthélémy (Directeur général de l’Union Nationale des
HLM), des représentants du Ministère de l’Urbanisme et du Logement, de l’Éducation
Nationale ou de l’Association pour l’Information sur le logement, ainsi que d’autres
architectes et journalistes.

42 « Phénix et sa maison type : Monsieur Boffil, dessinez-nous une maison », H. Habitat, n°79, nov. 1982, pp. 54-56.
43 Le programme Habitat 88 est une consultation nationale lancée en 1982 pour atteindre à une baisse globale de 25%
du coût de la construction, tout en améliorant la qualité. La consultation drainera 550 dossiers, avec quatre thèmes
majeurs : la relation entre acteurs, les moyens informatiques, les solutions techniques, la conception de l’habitat,
d’après le site internet du Puca [www.urbanisme-puca.gouv.fr/habitat-88-1981-1989-a727.html].
44 LAJUS, Pierre, courrier adressé à C. Gimonet, D, Grèzes, N. Hoyet, L. Kroll, R. Schweitzer, JJ. Terrin et JP. Watel

le 20 novembre 1982, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 1.
45 Ibid.

410
Parmi les documents produits par le groupe AVEC, notons également le glossaire que ses
membres établissent, l’érigeant au titre de « langage », de « codes ». Aussi, si nous n’allons
pas lister ici l’ensemble des termes et définitions associées qui sont développées, nous
faisons la lumière sur le terme « Architecture », pour lequel les membres retiennent la
définition formulée par André Hermant46, et selon laquelle :

« Une certaine qualité dont une construction peut être douée, qu’elle soit naturelle ou
artificielle, qualité qui confère à cette construction, à cette organisation matérielle, le
maximum d’HARMONIE et d’EFFICACITE, par le maximum de COHESION et
de SIMPLICITE dans les rapports d’une multiplicité d’éléments nécessaires »47.

Enfin, signalons que parmi la vingtaine de termes définis dans ce glossaire, à partir de
définitions propres au groupe ou empruntées, figure la notion de « système ». Un choix
sémantique qui nous intéresse en ce qu’il souligne que le groupe affirme un détachement
vis-à-vis de la politique des modèles. Cette manière d’appréhender la conception
architecturale n’est pas sans lien, selon nous, avec la manière d’envisager les outils de
conception, notamment la trame qui serait elle-même considérée comme un système.
Si l’enjeu n’est pas celui d’analyser l’ensemble des missions du groupe AVEC, nous nous
sommes penchée sur celles qui étaient en lien avec les outils d’assistance à la conception,
notamment afin de comprendre les liens potentiels entre un usage de la trame et une
efficience de réponse (conseil, développement de produits, logiciels) envers les industriels.
Le premier enjeu relève de la coordination dimensionnelle. Dans une proposition d’étude
soumise par Jean-Jacques Terrin aux membres du groupe AVEC, l’architecte revient sur la
nécessité de trouver des outils utiles au dialogue désiré entre concepteurs et industriels. Il
mentionne à ce titre les potentialités de la coordination dimensionnelle :

« En effet, il faut que les projets des concepteurs puissent accueillir les produits
industrialisés mis sur le marché par leurs fabricants. Les conventions de coordination
dimensionnelle de l’A.C.C. constituent le début d’une convention de langage
indispensable entre les différents partenaires car elle est à la fois une méthode de
représentation et de description et un moyen de procéder et d’organiser dans le projet
les éléments de la construction.
Il faut que ce langage s’épanouisse et s’enrichisse en particulier au regard de la
composition architecturale. Les conventions doivent inciter le concepteur à la notion
de proportion plus qu’à celle des dimensions c’est-à-dire qu’elles doivent introduire
la possibilité de variation du pas dimensionnel sans remettre en question le fondement
des conventions qui réside dans la définition et l’organisation des plans de référence.
Dans ces conditions, les conventions sont une aide très importante à l’expression
graphique tant sur le plan du dessin traditionnel que du dessin assisté par ordinateur.
Elles sont également une aide pour la lecture des documents d’architectes sur les
chantiers et une incitation à la maitrise du calepinage et des liaisons »48.

D’après cette analyse, la coordination dimensionnelle serait un moyen de faire correspondre


les impératifs des concepteurs et des fabricants, leur donnant un dénominateur commun
qui assurerait une efficience du processus de projet. L’auteur fait à ce sujet la lumière sur la
prééminence de la proportion vis-à-vis de la dimension, au titre d’une plus grande flexibilité.

46 Le glossaire précise qu’il s’agit de la définition proposée par André Hermant en 1965, à l’occasion d’une allocution
devant le Conseil de l’Europe.
47 Glossaire du groupe AVEC, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079

– boite 1.
48 TERRIN, Jean-Jacques, Proposition d’étude, à priori communiquée à certains membres du réseau AVEC (liste non

spécifiée), dont Pierre Lajus, archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 –
boite 1.

411
Néanmoins, la question dimensionnelle semble demeurer essentielle si nous considérons
que la modularité désirée ici dépend des multiples et sous-multiples créés. Proportion et
dimension seraient donc indissociables afin d’assurer la cohérence globale du projet, pour
l’architecte comme pour l’industriel.
Si ce document retrace une proposition d’études, les archives de l’architecte Pierre Lajus
contiennent également des dossiers relatifs à une consultation datant de l’été 1984 sur les
logiciels de conception-réalisation49. Les membres du groupe AVEC mettent leur
expérience de l’industrie du bâtiment au service d’une réflexion visant à penser des outils,
ici informatiques, censés accompagner architectes et industriels à penser ensemble
l’architecture industrialisée. À ce titre, le livret liste les différentes actions et recherches
menées sur ces logiciels par chaque membre du réseau. Tandis que Pierre Lajus a été
nommé directeur adjoint de l’architecture, et a pris un peu de distance avec le groupe, les
autres membres ont développé leurs travaux. Christian Gimonet, Jean-Pierre Grava, Denis
Grèzes, Jean-Jacques Terrin et Jean-Pierre Watel participent individuellement à la
conception et mise en application de logiciels de conception-réalisation avec un réseau varié
de concepteurs, entreprises et industriels, Lucien Kroll s’attache quant à lui à développer
un logiciel de synthèse de l’image, Nadia Hoyet mène plusieurs recherches sur les relations
entre architectes et industriels, Bernard Kohn conduit des études sur la méthodologie du
projet dans le cadre d’opérations de logements mettant en jeu une participation habitante
et Roland Schweitzer a une attitude plus opérationnelle en mettant en valeur les matériaux
identifiés dans les opérations en bois qu’il réalise. La force de frappe du groupe repose sur
l’étendue et la variété des champs d’action que chaque membre peut porter : recherches
appliquées, recherches fondamentales, pratique opérationnelle.
Dans la suite du document associé à cette consultation, les descriptifs dudit logiciel
rejoignent les potentialités que nous attribuons aux réseaux tramés. En effet, cet outil doit,
toujours selon le texte, présenter « des capacités géométriques puissantes lui permettant
d’intégrer les objets d’un catalogue au projet, des capacités de représentation et de
simulation du projet » ou encore « des possibilités de modularité »50. Les explications qui
suivent semblent conforter le parallèle que nous entrevoyons avec la trame. La capacité
géométrique du logiciel est effectivement censée accompagner le concepteur non
seulement dans la construction du squelette spatial du projet, mais aussi dans le
positionnement des composants. Or, l’analyse de nombreuses pièces graphiques,
notamment des plans, montrent combien la trame sert de support compositionnel de
l’espace (rythme) mais aussi de gestion de la position des composants, pour des raisons
constructives cette fois-ci, et non uniquement fonctionnelles ou plastiques. Aussi, lorsque
le concepteur doit « choisir un objet [composant] et l’implanter sur le squelette », nous
avançons que la démarche conceptuelle faite sur le support graphique de la trame ou sur
l’interface du logiciel peut s’avérer similaire. Parmi les cinq consultants sollicités pour
participer à ces réflexions et apporter leur expertise, nous remarquons que deux d’entre eux
sont adeptes, sinon experts de l’outil de la trame : Paul Quintrand et Jean Zeitoun.
L’exploration de la coordination dimensionnelle se traduit notamment par le travail mené
par le groupe AVEC, conjointement avec des industriels, autour d’une gamme de
menuiseries industrialisées. Ces recherches émanent d’une réunion organisée au Plan
Construction le 15 décembre 1983, réunissant architectes d’AVEC et industriels de la
menuiserie. Là où les industriels identifient, d’après le compte-rendu, deux types de

49 « Consultation sur les logiciels de conception-réalisation », 4 juillet 1984-4 aout 1984, archives de Pierre Lajus,
archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 1.
50 Ibid., p. 14.

412
production, une sur catalogue destinée au « diffus » et une production sur-mesure destinée
au chantier, le groupe AVEC souhaite contourner l’écueil d’une stricte opposition entre
une production sérielle et une production sur-mesure. Dans un premier temps, les
architectes de la cellule proposent d’établir ensemble « une grille de dimensionnements
préférentiels à partir des menuiseries qu’ils sont conduits à dessiner le plus couramment »51.
Il s’agit de mettre à profit l’expérience des architectes dans l’exercice de conception du
projet dans le but d’identifier les mesures et modulations qui pourraient servir à
l’établissement d’une base dimensionnelle pour les industriels désireux de développer des
menuiseries en prise avec les réalités de la demande. Cette grille serait ensuite examinée
avec les industriels intéressés, avant de former des comités restreints qui auraient la charge
d’étudier les conditions de fabrication de ces éléments après sélection. Nadia Hoyet, qui a
rédigé ce compte-rendu, invite les autres membres d’AVEC à prendre connaissance d’un
premier catalogue de menuiseries établi par Pierre Lajus (en pièce jointe du courrier), et à
dessiner à leur tour une grille de dimensions similaire afin de pouvoir véritablement
commencer à établir le catalogue AVEC pour des menuiseries industrialisées, en tant que
premier document de travail avec les industriels concernés. À travers cette démarche, il
s’agit de mettre à profit l’intelligence dimensionnelle et modulaire des architectes afin
d’imaginer, conjointement avec les industriels, un catalogue de base dont les gabarits
permettent d’allier impératifs sériels et variabilité.
Afin de mieux comprendre ses missions, nous nous sommes penchée sur deux études
développées par le groupe AVEC, l’une traitant des propriétés de menuiseries industrielles
et l’autre des recherches en lien avec l’informatisation de la conception architecturale. À
titre individuel, les membres ont aussi œuvré chacun de leur côté pour développer les
réflexions portées par l’association, par le biais d’études sur les conventions de coordination
dimensionnelle (Terrin, Hoyet) ; de publications sur l’industrialisation ouverte (Grèzes) ou
de rapports d’études sur l’autoconstruction (Terrin).
En mai 1985, le réseau AVEC publie un rapport de recherche, dénommé « La fenêtre en
bois », effectué dans le cadre d’une lettre de commande du Ministère de l’Urbanisme, du
Logement et des Transports. L’objectif de cette étude est celui « [d’]établir le cadre d’une
concertation entre les architectes du réseau AVEC et des industriels représentatifs de la
menuiserie en bois »52. La recherche présentée ici, menée par le groupe et pilotée par
Christian Gimonet, se divise en quatre parties : la première, destinée à présenter les produits
présents sur le marché, d’après les analyses effectuées par le groupe53 ; la seconde,
ébauchant les propositions imaginées par le groupe pour une « gamme AVEC » ; la
troisième, questionnant plus largement les voies de recherche possibles sur le sujet des
menuiseries ; enfin la dernière offre des pistes prospectives.
Sous un aspect ludique et un certain humour, l’étude s’ouvre sur un constat imagé et
néanmoins très sérieux : là où la production de la menuiserie mettait auparavant en scène
une relation soudée entre architectes et artisans, elle relève dorénavant « de deux univers
qui s’ignorent » : celui des architectes, redoutant une industrialisation qui limiterait leur

51 Compte-rendu de la réunion du 15 décembre 1983, rédigé par Nadya Hoyet, adressé aux membres d’AVEC,

archives de Pierre Lajus, archives départementales de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 1.


52 « La fenêtre en bois », Rapport de recherche, Lettre de commande du Ministère de l’Urbanisme, du Logement et

des Transports au réseau AVEC (Paris), mai 1985, archives personnelles de Jean-Jacques TERRIN (Marmande), non
paginé.
53 La prise de connaissance de l’offre industrielle a été menée ici en explorant les médiums de la presse professionnelle

(Le Moniteur), les expositions et salons (salons de Bologne (Italie) et Utrecht (Pays-Bas, le salon Batimat n’ayant pas
eu lieu au moment de la recherche, les contacts directs avec deux industriels de la menuiserie bois : GIMM et BMT,
présents lors des premières réunions du groupe AVEC et avec certaines Chambres de Commerce et d’Industrie
européennes et canadiennes, et enfin par l’étude du « dossier fenêtre » diffusé par le Centre Technique du Bois.

413
esprit créatif, et les industriels, menant la conception de leurs produits sans contact avec les
architectes, alors « soupçonnés de ne s’occuper que de leurs fantasmes d’esthètes »54. (10.7)
Le second constat de l’étude fait état d’une « fenêtre à la française » qui ne suit plus les
évolutions sociétales et ne répond plus avec autant d’efficience aux nouveaux modes de
vie. Lorsque l’habitant d’hier, exposé au climat, souhaitait avant tout se protéger des
éléments après une journée dans les champs, celui d’aujourd’hui, après une journée passée
dans les bureaux, rechercherait un contact visuel avec la nature. Par ailleurs, la diminution
constante des parcelles inviterait, toujours selon les analyses menées ici, à mobiliser « toutes
les ressources architecturales pour éviter l’effet de boîte, petite de surcroit ». À ces
questionnements, la fenêtre constituerait un enjeu de réflexion architecturale et socio-
culturelle. Pour offrir des ouvertures sur l’extérieur qui répondent aux diverses temporalités
de la journée, aux vues, aux activités dans le logement, l’étude identifie une
réponse architecturale : le proportionnement. Définie comme une « préoccupation
commune des Égyptiens, puis des Grecs, puis des Vinci, de Durer Alberti de la
Renaissance, puis à notre époque de Le Corbusier, avec son Modulor »55, la proportion
incarne un outil qui a traversé les siècles, donc légitime, offrant des perspectives de
réflexions en lien avec le contexte d’industrialisation des produits du bâtiment. Ici, la fenêtre
est envisagée comme le moyen de lier poétique de l’architecture (cadrage, composition) et
rationalité de production.
Pour cela, le catalogue à imaginer doit prêter une attention privilégiée aux proportions des
menuiseries, qui deviennent le point de départ de la composition et plus largement de la
conception du projet architectural. Dès lors, la modulation, adossée à l’usage d’outils
informatiques, peut offrir un terrain d’entente aux architectes et aux industriels. À cet effet,
le groupe AVEC souhaite s’investir « en recherchant des modes de communication plus
directs, pour que le catalogue, quelle que soit sa forme, devienne un véritable outil commun,
reflet d’un dialogue effectif »56. L’objectif demeure celui d’une bonne communication entre
industriels et concepteurs, que les membres du groupe espèrent concrétiser avec la création
d’une nouvelle gamme de menuiseries. Celle-ci développerait une recherche fine sur les
modules de vitrage fixes, de volets ou le juste proportionnement de l’épaisseur et de la
morphologie des châssis. Pour cela, l’équipe imagine un catalogue de dimensions pour cinq
types de châssis (châssis fixes, ouvrants et coulissants, volets de ventilation, portes fenêtres)
censé définir les caractéristiques proportionnelles d’une gamme AVEC. L’objectif est celui
de tendre vers les figures du carré, du double-carré57, d’une proportion « harmonique » ou
sensiblement proche. (10.8) L’étude va repenser le profil des menuiseries, impactant le
proportionnement des châssis, donc la composition globale des façades du projet et la
perception de la fenêtre depuis l’intérieur comme l’extérieur. Une diminution de cette
épaisseur est envisagée, passant de 80mm (profils existants sur le marché) à 56mm,
souhaitée par l’équipe. Il est intéressant de remarquer ici que si l’un des enjeux est de
repenser cette grille de dimensionnement notamment pour des objectifs esthétiques, c’est
également l’occasion de repenser avec les industriels les détails d’assemblage des profils
autorisant de telles finitions. L’étude fait ainsi apparaitre, à la suite de la grille

54 « La fenêtre en bois », Rapport de recherche, op. cit., archives personnelles de Jean-Jacques TERRIN (Marmande)
55 Ibid.
56 Ibid.
57 Proposition du double-carré initiée par Christian Gimonet, à l’époque invité par l’Institut Français d’Architecture à

témoigner dans l’exposition « Corbu, vu par », et désireux de présenter ce double module comme le témoin d’une
collaboration jugée fructueuse entre industriels et architectes et des recherches de Le Corbusier plusieurs années
auparavant. La corrélation entre les enjeux de la géométrie et des gammes dimensionnelles et ceux d’une relation
productive entre architectes et industriels semble trouver un écho dans les raisonnements que développe le groupe,
et plus spécialement Christian Gimonet ici.

414
dimensionnelle, une série de détails techniques qui autoriseraient les solutions envisagées.
En prenant pour objet d’étude la fenêtre, équipement largement industrialisé, la modulation
devient le moyen de mobiliser architectes et industriels autour de questions conceptuelles
relatives à la qualité architecturale de l’espace domestique. Au cœur de leurs interrogations,
qualité de finitions, productivité et harmonie dimensionnelle, sans oublier les potentialités
d’usage offertes par cette proposition de menuiseries, comme l’attestent certains dessins du
dossier. (10.9) La recherche se conclut en mettant à l’honneur les enjeux de modulation :

« La fenêtre n’y est pas plus abordée comme un objet unique aux caractéristiques
déterminées, mais comme un système dans lequel les éléments sont identifiés
(modules fonctionnels) et se prêtent aux combinaisons selon une règle de
proportionnement »58.

Les avantages seraient ceux d’une souplesse de la réponse, d’une maîtrise économique de
la production et d’une large combinatoire. D’après cette analyse la pensée systémique
semble liée, sinon soutenue, par la manipulation de l’outil “module”, donc de la grille
dimensionnelle qui le sous-tend. Cette recherche nous intéresse donc en ce qu’elle
positionne les potentialités des réseaux dimensionnels et proportionnels, dont la trame
serait l’un des supports, au cœur de réinterrogations conceptuelles qui rapprocheraient
architectes et industriels, portant les objectifs d’une économie sérielle et d’une variabilité
architecturale. Du juste dimensionnement des profils des menuiseries résulterait un système
de proportions, liant indéniablement contingence techniques et plastiques autour de la
mesure, de l’épaisseur. L’étude se conclue sur l’espoir que leurs travaux aboutissent à « la
création d’un produit du bâtiment dont la mise au point technique découlera de critères
culturels ». Faisant le parallèle avec la construction traditionnelle japonaise, les membres du
réseau ambitionnent que le processus de conception relatif à ce produit « donne un sens à
la notion de CULTURE TECHNIQUE ». La modulation, comme critère culturel,
nourrirait ici le requestionnement des normes techniques, donnant aux architectes et
industriels l’occasion de trouver, individuellement et collectivement, des sources de
réflexion sur les produits de la construction. La finalité de cette étude sera finalement celle
de parvenir à la production d’un prototype, nécessitant l’identification du partenaire
industriel idéal parmi ceux rencontrés lors de cette étude et la mise au point du produit
dans sa version définitive.
Cette recherche donnera lieu, l’année suivante, au « Projet 7 », réponse prenant la forme
d’un dossier de candidature de l’équipe AVEC aux côtés de l’entreprise de menuiserie bois
SIMPA au concours de création industrielle d’un système-baie (IMPEX)59. (10.10) Jean-
Jacques Terrin est le mandataire de l’équipe AVEC, Christian Gimonet et Nadia Hoyet les
membres participant directement à la réponse, et les autres membres fondateurs (Jean-
Pierre Grava, Denis Grèzes, Bernard Kohn, Pierre Lajus, Roland Schweitzer, Jean-Pierre
Watel) y sont identifiés comme experts extérieurs associés au projet. Le Projet 7, défini
comme un système-baie en bois dont la menuiserie est produite à la demande avec les
éléments et accessoires du système, « proposera aux prescripteurs une gamme restreinte de
3 éléments assemblables entre eux (ouvrant, fixe et module allège) dans une combinatoire
dimensionnelle la plus étendue possible »60. On retrouve ici les ambitions de la recherche
menée précédemment par le groupe et présentée ci-avant. Les motivations générales de

58 « La fenêtre en bois », Rapport de recherche, op. cit., archives personnelles de Jean-Jacques TERRIN (Marmande).
59 « Projet 7, Conception d’un système-baie », Tome I, Dossier de candidature de l’équipe AVEC-SIMPA pour le
concours de Création Industrielle sur les système-baies lancé par le programme IMPEX du Plan Construction, mai
1986, archives personnelles de Jean-Jacques TERRIN (Marmande).
60 Ibid., p. 19.

415
l’industriel sont celles d’un développement à l’exportation, d’une mise à profit de ses
récentes recherches sur l’usage du bois français, d’une collaboration avec des créateurs
externes pour l’élaboration d’un produit différent de la production habituelle et enfin d’un
contact privilégié (retrouvé) avec le consommateur par le biais de ce produit (la fenêtre).
Les architectes du réseau, quant à eux, y voient l’opportunité de participer à la création d’un
nouveau concept de menuiserie extérieure s’inscrivant pleinement dans l’évolution des
modes de construction, et « de mettre à profit des connaissances issues d’une longue
pratique de la maison individuelle et de nombreuses recherches sur les relations architectes-
industriels, auprès d’un industriel déterminé à faire évoluer sa gamme »61. L’objectif de faire
de la fenêtre un cadre qualitatif du paysage nécessite dès lors une étude fine des proportions
et des dimensions de chacun des éléments. Une telle étude sur la menuiserie, loin d’être
anecdotique, relève également d’un enjeu de composition du bâtiment que l’architecte
maitriser jusqu’à la plus petite échelle62. Désireux de rendre cette gamme de produits
accessible, le projet vise les marchés du logement social et de la maison individuelle, en
neuf ou en rénovation. Cette démarche montre le souci des concepteurs de mettre la
productivité industrielle au service d’une qualité architecturale pour tous. Au-delà d’être
composé et économique, ce système-baie doit également jouer de son harmonie
dimensionnelle variable pour être « appropriable et évolutif »63 afin de répondre aux désirs
des usagers, et les impliquer activement aux côtés des prescripteurs dans les choix de
finitions et dimensions opérés. Aussi, s’il s’agit bien de garantir sécurité et isolation
thermique, il est également question de promouvoir les « fonctions nouvelles »64 d’évolutivité,
grâce à une gamme d’accessoires interchangeables pouvant évoluer dans le temps, et de
créativité, permise par la liberté de composition autorisée, reposant sur des réflexions sur la
géométrie et la combinatoire. Aussi, bien qu’il ne soit pas question ici d’étudier l’usage que
fait l’architecte de la trame dans le cadre de la conception du logement en lui-même, ces
analyses démontrent que Pierre Lajus et ses confrères déclinent des principes qui leurs sont
chers – évolutivité, appropriation, variabilité – pour penser les composantes industrielles
du logement, ici les menuiseries.
Il est intéressant de remarquer que quelque soixante ans plus tôt, Le Corbusier lançait son
« Appel aux industriels » à l’occasion du Pavillon de l’Esprit Nouveau. Un appel dans lequel
l’architecte suggérait justement de penser et « fabriquer une nouvelle fenêtre combinable
indéfiniment »65. Le Corbusier y remarquait à quel point la fenêtre constitue un objet, et
plus largement un enjeu, essentiel de la maison, marqueur des évolutions techniques et
moyen pour l’architecte de s’exprimer, en un sens, à travers la composition. Le module fixe
était le lieu de cette composition dont les architectes pouvaient, selon Le Corbusier,
pleinement s’emparer, et la fenêtre « le module anthropocentrique »66 de nos espaces de vie
sur lequel jouer. Finalement, les réflexions géométriques et dimensionnelles de la fenêtre
seraient une occasion de repenser l’habitat, dans une logique prospective, mais aussi les
relations entre acteurs, comme semble le montrer certaines des fonctions que doit remplir,

61 Ibid., p. 20.
62 Parmi les fonctions obligatoires du produit, au même titre que l’étanchéité à l’air et l’eau ou la protection à
l’effraction, figure ainsi « l’aptitude à la composition architecturale », « Projet 7, Conception d’un système-baie », Tome
I, op. cit., p 24.
63 « Projet 7, Conception d’un système-baie », Tome I, op. cit., p. 22.
64 Ibid., p. 26.
65 LE CORBUSIER, JEANNERET, Pierre, Œuvres complètes, Vol. 1, 1910-1929, Les éditions d’Architecture, Zurich,

1946, p. 77.
66 Ibid.

416
selon ses concepteurs, le « Projet 7 », listées dans une partie de l’étude consacrée à son
« analyse de valeur »67 :

« - Cibler différentes catégories socio-culturelles


- S’adapter aux cultures régionales
- S’adapter aux futurs modes de distribution
- S’adapter aux évolutions des métiers du bâtiment
- Valoriser les technologies utilisées dans sa réalisation
- Offrir un outil conceptuel et une gamme de produits […]
- Valoriser l’industriel
- Intéresser l’État
- Convaincre l’utilisateur »68

L’offre d’un outil de conception et d’une gamme de produits nous intéresse plus
spécifiquement en ce qu’elle repose sur « un système de modules à combinatoire la plus
élargie possible : étude dimensionnelle de la combinatoire, étude de la liaison pour faciliter
l’assemblage des éléments entre eux »69.
Au fil des propositions et réflexions du groupe, on remarquera que nombre de
problématiques posées ici se retrouvent dans les réponses que les architectes formulent à
l’échelle de la maison, comme la possibilité de l’intervention directe de l’usager sur l’espace
ou le changement de module (plein, vitré, ajouré) sans besoin d’intervention d’un poseur
lors de ces phases d’adaptation. Véritable terrain expérimental à échelle réduite, la fenêtre
pose aux architectes et industriels les questions d’une appropriation du logement par ses
usagers, faisant appel aux principes d’évolutivité, d’adaptation, d’interchangeabilité, de
transformation, etc. À ce titre, l’innovation du Projet 7 repose, selon ses concepteurs, sur
« la définition du SYSTEME EVOLUTIF », détaillé selon les définitions suivantes :

« SYSTEME : assemblage libre (ou ouvert) d’éléments compatibles entre eux.


Le système comprend des éléments de base ; une règle d’assemblage à la fois
dimensionnelle et technique.
EVOLUTIF : Il convient de rechercher les champs possibles d’évolution du système.
Tout ne pourra être changé une fois le produit en place. L’évolutivité du système est
donc à définir selon deux entrées :
- Évolutions liées à l’usage : quels éléments seront interchangeables ; quels éléments
pourront être “rapportés” après la pose du produit
- Évolutions du produit en fabrication : est-il possible d’identifier à cette phase de
conception les améliorations dans le futur ? »70.

Un système évolutif précisément permis par la grille dimensionnelle établie, dont « les
dimensions ont été sélectionnées dans un système de proportions à la fois additionnel et
géométrique (harmonique). Cette particularité permet d’élargir le champ de la
combinatoire : le prescripteur compose soit en additionnant des modules, soit en
composant l’ensemble du point de vue de la géométrie (tracés) »71. En cela le système
proposé constitue, à double titre, un guide à la composition architecturale. Un
fonctionnement proche de celui de la trame, en tout cas permis par celle-ci, en tant que
support de conception modulaire – modules préétablis selon ses dimensionnements – et
canevas géométrique où positionner les éléments structurants du projet.

67 L’analyse de valeur est ici définie comme le fait, pour un produit de remplir « le maximum de fonctions à moindre

cout », « Projet 7, Conception d’un système-baie », Tome II, op. cit., p. 35.
68 Ibid., p. 51.
69 Ibid., p. 61.
70 Ibid., p. 70.
71 Ibid., p. 74.

417
La lecture dimensionnelle adoptée par les concepteurs ouvre aussi à des réflexions
techniques, plus spécialement liées à la liaison des éléments entre eux, enjeu essentiel de
l’architecture, d’autant plus lorsque ses composants sont préfabriqués et assemblés à sec.
Selon l’étude, le mode d’assemblage des éléments est une composante fondamentale du
système-baie imaginé, et reposerait notamment sur l’idée selon laquelle « la maitrise des
dimensions d’ouvrages composés de plusieurs modules impliquerait de rechercher un mode
d’assemblage dans l’épaisseur du profil »72. La maitrise modulaire et dimensionnelle soulève
aussi des solutions techniques. Les concepteurs vont jusqu’à préciser que « le système de
liaison à rechercher est fondamental pour conserver le contrôle de la combinatoire »73.
L’harmonie générale de la solution reposerait également sur sa performance technique,
pour éviter les dimensions dites « parasites » causées par des surépaisseurs. À ce titre, ils
imaginent une liaison entre modules sans épaisseur complémentaire.
Une autre ambition de cette proposition repose sur l’ambition de constituer une réponse
industrielle tout autant qu’architecturale, précisément par un recours à la « composition de
modules »74, qui autoriserait les concepteurs à s’affranchir de l’uniformité tout en préservant
la série industrielle. La modularité permettrait ici de contourner la monotonie tout en
maitrisant l’harmonie dimensionnelle, chère aux architectes, et la cohérence de la ligne de
production des éléments, chère aux industriels. La combinatoire, qui doit assurer la
composition et l’articulation des éléments modulaires, passe par une proportionnalité
(harmonique, tatami de 90x180, double carré), une progressivité des nombres (arithmétique
et harmonique), des dimensions (40, 70, 90, 110, 140, 180, 220) et une règle d’assemblage
(sans surépaisseur)75. À ce titre, la coordination dimensionnelle doit « concilier les exigences
constructives, associer les modules et les exigences architecturales (rapports harmoniques
entre les dimensions »76. Pour répondre à cette équation, il a été question de développer
une gamme de dimensions arithmétique, c’est-à-dire dont les modules sont
complémentaires lorsqu’ils s’additionnent (40+70=110, 70+70=140, 90+90=180,
70+110=180) et harmonique, soit dont la progression s’approche du proportionnement du
rectangle d’or (70/110, 90/140, 110/180).
Pour appuyer leur démarche, les auteurs n’hésitent pas à inscrire leurs réflexions dans un
historique plus large, brossant une rapide analyse chronologique des temps où la modularité
joua un rôle notable dans la conception architecturale, de l’Antiquité où les Grecs
manipulaient la section d’or au Neufert, en passant par les recherches géométriques
égyptiennes ou encore corbuséennes. Une planche synthétique illustre cette recherche en
présentant les références architecturales, les géométries, les modules, le profil envisagé et
un exemple de combinatoire (10.11). En arrière-plan de cette planche, une trame vient
calibrer le fond et la forme, les modules de menuiseries et la mise en page. De sa conception
à sa communication, nous voyons combien la trame, ici nommée grille dimensionnelle (et
géométrique), accompagne la genèse du système. Le projet fera l’objet de publications dans
des revues ou des catalogues d’exposition77, ainsi que d’une diffusion au sein du salon
BATIMAT via un encart publicitaire au sein du catalogue associé, un stand tenu lors du
salon avec une plaquette publicitaire associée à un questionnaire destiné à recueillir des avis
auprès des visiteurs.

72 Ibid., p. 75.
73 Ibid., p. 88.
74 Ibid., p. 86.
75 Toutes ces données sont mentionnées dans le tome III de l’étude, p. 87.
76 « Projet 7, Conception d’un système-baie », Tome III, op. cit., p. 124.
77 Marie Claire, Archi-CREE, exposition « Dedans/Dehors » organisée du 30 mars au 9 mai 1988 et réalisée par le

CCI en co-production avec le Programme IMPEX, le Plan Construction et le Ministère de l’Industrie.

418
Ces recherches font écho à celles menées par Pierre Lajus pour le modèle de maison Airial,
en 1978. Dans le cadre de ce projet, l’architecte avait pour ambition de permettre une
déclinaison des solutions architecturales pour s’adapter au mieux aux envie des habitants :

« Dans les groupements de maisons, qui étaient variés, il y avait des positions de
fenêtres déterminées, habituelles, mais si la maison était disposée autrement, on
pouvait positionner les fenêtres différemment. Ces changements étaient prévus dans
le dispositif du projet, habilité comme modèle. La technique était intégrée et chiffrée,
donc cela ne coûtait pas plus cher de mettre une fenêtre ailleurs ou de la déplacer »78.

Si la solution n’est finalement pas développée par les commerciaux, Pierre Lajus en retient
qu’il aurait fallu impliquer les habitants dans ces choix afin de les rendre acteurs du projet,
et ainsi donner une légitimité à ces recherches.
En définitive, si elles peuvent sembler anecdotiques, les recherches du groupe AVEC sur
l’élément fenêtre révèlent le désir de ces architectes de se replacer dans la chaîne de
production de l’architecture. En participant à la conception du composant « fenêtre » avec
des industriels, l’enjeu est d’avoir une voix au chapitre des choix dimensionnels, modulaires
et combinatoires qui ont lieu en amont du projet d’architecture. Penser le composant
permet aux architectes du groupe AVEC de resituer leurs recherches sur la composition et
la modularité du logement dans une appréhension de la conception architecturale élargie.
Une manière de traiter à la source l’articulation entre composants et logements, entre
architectes et industriels, entre création et industrialisation. Cette propension à dépasser les
cadres de leur pratique, les architectes du réseau AVEC et de l’agence SOAA la mettent
également à l’épreuve en s’essayant à un outil qui s’empare progressivement du monde des
agences d’architecture : l’informatique.

B - Assistance à la conception architecturale : l’outil informatique


En 1985, le réseau AVEC répond à l’appel à propositions IN.PRO.BAT 1985 sur le thème
des outils de conception assistée par ordinateur pour l’architecture et le bâtiment, organisé
par le Plan Construction. Pour cela, ils proposent un logiciel de conception-réalisation ou
plus exactement « un outil informatique au service de l’ensemble du processus de
conception-réalisation du bâtiment, utilisable par tous les acteurs travaillant sur un même
projet (et non un outil dédié à un seul acteur) »79. Précisons à ce titre que les auteurs
adressent une note à l’intention du lecteur, dans les études préalables du moins, par laquelle
ils précisent que le terme de logiciel est ici à prendre au sens que lui donne l’administration
de l’époque, à savoir comme une méthode « capable de fédérer les interventions d’une
chaîne de partenaires indépendants, associés sur un projet par le jeu de la concurrence [et
qui] doit accompagner les partenaires sur tout le cycle de conception-réalisation-fabrication
fournissant dans un langage commun les informations nécessaires à chaque étape et
notamment l’exploration des conséquences de toute décision »80. Au-delà de proposer un
outil spécifiquement destiné aux architectes, il s’agit donc véritablement de penser une
interface de travail commune entre les partis du projet : concepteurs, constructeurs,

78 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2022, op. cit.


79 « Logiciel de conception-réalisation », réponse déposée par le réseau AVEC à l’appel à propositions IN.PRO.BAT
1985, août 1985, p. 0.1, archives personnelles de Jean-Jacques Terrin (Marmande).
80 AVEC, « Études préalables en informatique », p. 12, citant ici un article de Jean-Paul ALDUY, chef du service de

la politique technique à la Direction de la Construction, dans Le Moniteur du 16 décembre 1983, archives personnelles
de Jean-Jacques Terrin.

419
usagers. Avant d’apporter plus de précisions sur le fonctionnement dudit logiciel, il est
essentiel de préciser comment l’équipe se positionne en ce sens vis-à-vis des politiques en
place sur l’informatisation et plus largement la rationalisation de la construction.
Partant du constat selon lequel une rigidification des procédures, des marchés publics et
des lois sur la sous-traitance aurait abouti à un éclatement des relations
interprofessionnelles en jeu dans le bâtiment, et plus spécialement entre acteurs de la
conception et de la réalisation, l’équipe AVEC voit finalement l’outil informatique comme
l’un des moyens de rétablir cette communication. Cette démarche s’inscrit en accord avec
les directives de l’État, en faveur de nouvelles manières d’exercer « capables de favoriser
l’enchainement des interventions des divers professionnels de la conception à la
réalisation »81. Dans une succincte mise en contexte de leur démarche, les membres du
groupe AVEC, auteurs de cette étude, rappellent le rôle de l’État, identifié ici comme le
principal bâtisseur et financier, et dont les politiques « œuvrent toutes dans le sens d’une
rationalisation de l’acte de bâtir en tentant de rapprocher conception et réalisation »82. À ce
titre, les auteurs mentionnent la politique des grands ensembles (1952-1966), ayant permis
d’optimiser les outils d’une industrialisation lourde, la politique des modèles (1965-1970),
ayant selon eux redonné une place aux architectes dans le processus de conception du
logement, aux côtés des entreprises et BET, la politique de l’industrialisation ouverte (1971-
1974), ayant érigé l’industriel au statut d’acteur de la construction à part entière, et enfin la
politique des systèmes constructifs, initiée en 1974, menant progressivement à la mise en
place généralisée des catalogues de composants. Le constat dressé ici est sévère : « aucune
de ces politiques n’a réussi à modifier fondamentalement l’organisation linéaire du
processus de conception-réalisation »83. Quelles seraient les raisons potentielles d’un tel
achoppement ?
Le premier élément d’analyse de l’étude revient sur le fonctionnement habituel du
processus conception-réalisation : le projet passe successivement dans les mains de
professionnels différents, sans concertation entre les différents niveaux de décision. Dans
ce schéma, l’industriel évolue parallèlement à la maitrise d’ouvrage et à la maitrise d’œuvre,
positionné en aval des marchés et non en concertation avec les concepteurs. Depuis 1982,
l’État met ainsi en place la politique Produits Industriels et Productivité (PIP), censée encourager
une refonte organisationnelle de ce schéma d’acteurs. En support de cette démarche, le
développement de logiciels est envisagé comme une garantie possible d’un travail entre les
différentes entités de la construction. Le premier parti pris de l’équipe AVEC repose sur
un positionnement sémantique : celui de ne plus parler d’acteurs mais de « savoir-faire »,
afin de mettre de côté un éventuel corporatisme, et considérer uniquement les techniques
utiles au projet. Une autre hypothèse repose sur la distinction entre savoir-faire et devoir-
faire :

« L’industrialisation, quelles que soient les époques, fut toujours le fait d’une volonté
politique obligatoirement conjoncturelle. Cela la plaçait dans le champs des “devoir-
faire”.
Pour la faire entrer dans le champs des “savoir-faire”, il fallait opérer un mouvement
de rassemblement ? C’est le sens que nous donnons au logiciel de conception-
réalisation »84.

81 MERCADAL, Georges, ancien Directeur de la Construction, cité dans le document « Études préalables en
informatique » du groupe AVEC, non daté, p. 1, archives personnelles de Jean-Jacques Terrin.
82 « Études préalables en informatique », op. cit., p. 13.
83 Ibid.
84 Ibid., p. 20.

420
Cette interface de travail constituerait un enjeu collectif, alimenté de tous selon une
démarche volontariste, et qui contournerait cette notion de contrainte pour s’approcher
d’une dynamique choisie. À cet effet, le logiciel doit être à la croisée des enjeux de
rationalisation du producteur, de productivité de l’utilisateur et de la logique de conception
du concepteur, et assurer pour cela la communication entre les pôles. Pour répondre à une
telle ambition, AVEC défend que cet outil doive reposer sur des principes d’ouverture et
de modularité. Plus spécifiquement, cet outil doit être d’une part modulaire, de l’autre
modulable, définissant ces notions comme suit :

« - [l’]outil modulaire, composé d’un ensemble de modules de programmes que


l’utilisateur peut acquérir et faire fonctionner ensemble ou séparément,
- [l’]outil modulable, fonctionnant sur une large gamme de matériels, depuis des
configurations de moindre coût utilisant les machines standard du marché, et pouvant
évoluer progressivement vers des stations de type poste ingénieur capables de traiter
l’ensemble des tâches pour des projets importants »85.

Les modules et acteurs doivent ainsi pouvoir communiquer entre eux. Il est intéressant de
remarquer ici que la modularité dépasse une application limitée à une trame (dessinée,
structurelle, etc.) et correspondre plus largement à une manière d’envisager la conception.
C’est en tout cas par la notion de « module » que les membres de la cellule AVEC proposent
le développement d’un outil informatique servant de support à la conception architecturale.
L’outil de conception-réalisation comprend lui-même trois modules logiciels principaux :
les modules 1D, 2D et 3D. Le premier correspond à un module de description et
d’estimation du projet qui permet, à n’importe quelle phase, des arborescences descriptives
des projets, modifiable dès que nécessaire, aussi qualifiées de nomenclatures par l’équipe ;
l’édition, à partir de cette arborescence, des devis descriptifs et estimatifs ; ainsi que
« l’interfaçage avec les programmes de gestion de l’utilisateur (suivi de chantier,
planning…) »86. Les utilisateurs visés sont les concepteurs (architectes et bureaux d’études),
économistes du bâtiment et les entreprises et industriels. Le module 2D est un module de
dessin en deux dimensions, assurant notamment la saisie d’éléments graphiques (lignes ou
symboles d’une bibliothèque graphique) ; la définition des attributs et fonctions de ces
objets graphiques ; la gestion des dossiers et l’édition des dessins du projet ; la
communication de ces données avec les deux autres modules, 1D et 3D. Les utilisateurs
potentiels visés sont les mêmes que précédemment. Enfin, le module 3D est un module
ayant les fonctions d’éditeur assurant la saisie directe de volumes, de système de
modélisation du projet et de représentation en trois dimensions (perspectives et
axonométries, au trait ou sous forme d’images de synthèse couleur). D’après le schéma
synthétique dressé par l’équipe (10.12), on pourrait simplifier ces fonctions en associant au
module 1D les pièces écrites, au 2D les plans et au 3D les images et dessins. Les enjeux de
chiffrage (1D) seraient donc plutôt adressés aux industriels, de conception (2D) dirigés vers
les concepteurs (autres équipes) et de représentation (3D) destinés à un environnement
plus large, peut-être moins averti. L’équipe réfléchit également aux interfaces permettant
de faire communiquer les modules, et pouvant être des produits déjà disponibles sur le
marché, comme des logiciels techniques (calcul de structure, thermique) ou plus standards
(traitement de texte, tableur). Les évolutions de cette « boite à outil de base »87, telle que la
qualifie les auteurs de l’étude, sont ébauchées, envisageant leurs propres modules de

85 « Logiciel de conception-réalisation », réponse déposée par le réseau AVEC à l’appel à propositions IN.PRO.BAT
1985, août 1985, p. 1, archives personnelles de Jean-Jacques Terrin (Marmande).
86 « Logiciel de conception-réalisation », réponse déposée par le réseau AVEC (…), op. cit., p. 2.
87 Ibid., p. 4.

421
communication entre systèmes ou orientés vers des banques de données externes
(industriels), ou encore la mise au point de « modules intelligents d’assistance au dessin, par
exemple de “calepinage” automatique »88. Il est intéressant de constater que les membres
de l’équipe AVEC semblent envisager les fonctionnalités de l’outil de conception-
réalisation comme ils appréhenderaient finalement la conception du projet lui-même,
attachant toute leur attention aux modules, interfaces et possibilités d’évolution.
Les caractéristiques communes à ces modules doivent être, selon l’équipe, l’ouverture et la
modularité, pour proposer aux utilisateurs une diversité des usages et un investissement
adapté aux différentes actions à réaliser, mais également une ergonomie facilitant sa prise
en main et son appropriation, notamment grâce à une large utilisation de symboles
graphiques. L’équipement matériel nécessaire peut lui aussi varier, allant d’un PC standard
à une station de travail plus évoluée. L’enjeu commercial est alors celui de faire fonctionner
les modules 1D et 2D sur les machines de base, afin de garantir une manipulation par un
panel d’usagers le plus large possible. Plus l’usager aura la possibilité de s’équiper, plus il
gagnera en rapidité de logiciel et en fonctionnalités, notamment pour le travail 3D. Déjà,
l’équipe précise vouloir se distinguer des outils de dessin comme Autocad, proposant ici un
logiciel qui « gère parfaitement les concepts de “murs” propres au bâtiment, les
modifications, les surfaces et cotations, ainsi que l’accroche des “équipements” (ex : portes
ou fenêtres, sanitaires…) sur les murs »89, des caractéristiques qui rappellent le
fonctionnement d’un logiciel comme Archicad ou encore Revit, largement employés dans
la profession aujourd’hui.
L’étude développe plus longuement les caractéristiques des modules 1D, 2D et 3D, afin
d’expliciter dans quelles mesures le logiciel imaginé ici serait innovant, sinon différent de
ce qui existe déjà sur le marché à l’époque. Le module 1D permet de créer et de gérer de
manière interactive les nomenclatures du projet, selon des découpages géographiques,
fonctionnels, administratifs, techniques, et de mettre en correspondance les noms et codes
de celles-ci avec des bibliothèques de formes. Selon les membres d’AVEC, les outils
traditionnels de description-estimation sont la majeure partie du temps destinés et utilisés
par les métreurs-vérificateurs, et les entreprises. Ils proposent des modes de découpages de
l’édifice jugés limitatifs par l’équipe, puisqu’établis en lots techniques puis en postes de
travail uniquement, laissant peu de place à l’évolution des contenus et formes manipulés,
et donc à l’usage par les professionnels de l’aménagement ou industriels. L’enjeu est de
permettre une flexibilité d’usage du logiciel en autorisant les transformations des
arborescences, « d’où la nécessité d’un outil ouvert, configurable et modifiable à tout
moment par l’utilisateur »90. La nomenclature dédiée aux objets techniques du projet est
particulièrement importante ici étant donné qu’elle est commune aux modules 1D et 2D et
« sert donc de pont, c’est-à-dire d’outil de communication, pour transférer des données
depuis 2D jusqu’à 1D »91. La flexibilité d’usage du logiciel est également relative à la
question de l’échelle, autorisant de représenter avec plus ou moins de précision les données
de la bibliothèque graphique en fonction des supports (traceur, écran) et de l’échelle de
représentation désirée. En somme, le module 1D comprendra lui-même trois modules : un
module de création et de maintenance des bibliothèques d’information ; un module
d’extraction des informations, capable de traduire les données du projet en informations

88 Ibid.
89 « Logiciel de conception-réalisation », réponse déposée par le réseau AVEC à l’appel à propositions IN.PRO.BAT
1985, op. cit., p. 8.
90 « Logiciel de conception-réalisation : spécifications du module 1D », réponse déposée par le réseau AVEC à l’appel

à propositions IN.PRO.BAT 1985, op. cit., p. 3.


91 Ibid., p 4.

422
utiles à la constitution des devis ; un module d’édition des documents largement adaptable
en fonction du lectorat visé (administrations publiques et privées). Par sa capacité à lier
bibliothèques d’éléments et devis estimatifs, ce module rappelle les fonctionnalités des
unités de comptage associées aux catalogues de composants établis par Fabien Vienne
(cf. chapitres 7 et 8). En effet, à partir du code d’un élément, le module est en mesure de
rechercher les caractéristiques dudit élément, d’en définir la quantité nécessaire pour le
projet et le prix unitaire de chacun de ces composants, avant de générer un fichier spécifique
au projet rassemblant toutes ces données, que l’utilisateur peut valider ou
compléter/modifier (actualisation des prix par exemple) puis éditer. Une montée en
complexité de ces devis est envisagée, afin d’assurer à l’utilisateur de pouvoir passer d’une
situation simple à une plus complexe en décomposant les fichiers générés (décomposition
de la catégorie “toiture” en sous-catégories “charpente”, “couverture”, elles-mêmes
déclinées en “chevrons”, “liteaux”, “pare pluie”, etc.) La gestion économique du projet
apparait comme une priorité, essentielle à une collaboration efficiente avec les industriels
et professionnels de la construction. L’outil d’assistance à la conception-réalisation imaginé
doit donc aider l’architecte, et plus largement l’ensemble des acteurs du projet architectural,
à maitriser la dimension économique de ce dernier, et à la corréler directement aux enjeux
constructifs de la proposition.
Le module 2D se veut ouvert en ce qu’il peut être manipulé par l’ensemble des professions
du bâtiment (architectes, bureaux d’études, entreprises, industriels), à l’ensemble des phases
du projet, de la conception à la réalisation, et à toutes les échelles, du plan masse au détail
d’exécution. Pour la phase conceptuelle, le module s’appuie sur le dessin à deux dimensions
comme médium de réflexion et de représentation du projet, pour la phase exécutive, il
assure la gestion des dossiers de documents graphiques. En complément, des outils
d’évaluation (calcul des distances, des surfaces) viennent en support de ces deux fonctions.
Parmi les fonctionnalités du module 2D, et plus précisément de son éditeur graphique, le
positionnement des éléments est assuré par des « grilles et trames », menant à un « calage
automatique sur trame »92. Aussi, bien que des actions de modifications soient possibles
par les utilisateurs, comme le déplacement d’un objet ou l’allongement d’une ligne, le
support graphique initial à toute action de conception sur le logiciel se fait sur une matrice
de type trame. L’utilisateur peut implanter un point par rapport à une origine, par rapport
au dernier point (coordonnées rectangulaires ou polaires) et « par rapport à un système de
référence pouvant comporter plusieurs sous-systèmes de grilles ou trames, régulières et
orthogonales, ou non, définies à l’avance avec possibilité de modification temporaire (c’est-
à-dire déplacement et rotation) »93. L’illustration qui accompagne ces explications (10.13)
fait ainsi figurer plusieurs types de trames simples, carrée, rectangulaire ; des plus complexes
comme les trames tartan ou celles auxquelles on aurait appliqué une rotation. Le
positionnement du curseur se fait soit par une saisie au clavier, soit par une accroche sur le
nœud le plus proche de « la grille active ». La trame devient active au sens où le croisement
de ses axes permettrait de capter et de positionner le curseur en vue du démarrage de
l’action de dessin envisagée par l’utilisateur.
Qu’il s’agisse d’un support de dessin traditionnel ou bien informatisé, la trame semble ainsi
accompagner architectes et industriels dans la mise en place d’un travail collaboratif en
constituant une interface active, impactant le projet tant d’un point de vue technique
(positionnement et géométrie des nœuds d’assemblage) que conceptuel (positionnement
du curseur et des éléments de bibliothèque du logiciel). Autre point de rencontre que nous

92 Ibid., p. 10.
93 Ibid., p. 11.

423
identifions entre usage d’une trame et manipulation du module 2D du logiciel : la possibilité
de créer et multiplier les « calques » de dessin, c’est-à-dire les couches « sur lesquelles
l’utilisateur conservera ses esquisses ou traits de construction, et sur lesquels il s’appuiera
pour les éléments définitifs du dessin »94. En effet, ces éléments font écho d’une part au
constat que dressait Pierre Lajus au sujet du travail des architectes Andrault et Parat, lors
de son passage dans leur agence, quant à la conservation des traits, traces et dessins de
conception témoignant du chemin intellectuel fabriqué lors d’un projet, et d’autre part, aux
calques quadrillés à partir d’une trame choisie pour ses caractéristiques géométriques et
dimensionnelles, et utilisés par Fabien Vienne et Pierre Lajus comme support de
conception. L’éditeur permet ainsi la création mais aussi l’archivage de dessins répétitifs
dans les bibliothèques du module, parmi lesquels on retrouve des symboles finis (lavabo)
ou modifiables (portes), des textes mais aussi des trames, linéaires comme surfaciques. Le
logiciel se fait la mémoire de trames que l’utilisateur aurait jugé utiles, pertinentes,
efficientes au processus conceptuel.
Plus loin dans le dossier, l’étude présente « l’ensemble des axes et trames » servant de
canevas aux différentes actions du logiciel comme le « système de référence du projet »95,
et illustré par un tramage orthogonal. L’implantation des murs du projets, considérés
comme l’objet graphique le plus spécifique au bâtiment, se fait ainsi systématiquement en
fonction de son positionnement vis-à-vis des axes de la trame : sur l’axe, à l’extérieur de
l’axe, à l’intérieur de l’axe, ou encore selon une convention définie. La disposition des objets
graphiques, dans l’espace du logiciel, et donc, à termes, des éléments constitutifs du projet
dans l’espace réellement construit, se fait donc respectivement aux axes de ce système
quadrillé. De même, les finitions du projet résultent là encore, du moins en partie, des choix
opérés vis-à-vis de ce système d’axes, notamment en ce qui concerne la jonction des murs
(10.14). Dans le cadre de l’usage de ce logiciel de conception-réalisation, et plus
spécifiquement de ce module 2D propre au dessin, la manipulation de ce canevas tramé
participe du processus conceptuel de l’architecte, l’invitant à se positionner sur la
corrélation entre axes de la trame et composants (murs notamment) du projet. Enfin, le
tome de l’étude consacré au module 2D fait apparaitre son application à l’opération
expérimentale de la Butte des Carmes, par les architectes de l’Atelier 9. Sur l’un des
documents joints en annexes (10.15), un fond de plan est établi en tant que « Plan des règles
du jeu », pour lequel les règles sont celles d’une coordination modulaire, d’une trame
référentielle et structurelle, de la position des circulations verticales et des passages de
fluides. Le plan est un carré neuf cases de 18M chacun96. La conclusion de l’équipe de
conception au sujet de ce plan est la suivante :

« La lecture de ce plan, testé auprès de plusieurs Maitres d’Ouvrage, est satisfaisante


et permet au concepteur d’avoir en permanence sur chaque document, les références
à des données de bases : règles du jeu, trames, flexibilité…
Ce plan, dessiné sur un fond où figure déjà la trame, peut être dessiné très rapidement
car son graphisme est très simple et reste cependant parfaitement lisible pour tous les
intéressés »97.

Enfin, le module 3D a pour but de jouer un rôle similaire à celui de la maquette d’étude de
l’Avant-Projet Sommaire (APS). Les réflexions et insertions urbaines sont identifiées
comme des enjeux essentiels de ce module-logiciel. Ses objectifs sont de générer des vues

94 « Logiciel de conception-réalisation : spécifications du module 2D », op.cit., p. 13.


95 Ibid., p. 22.
96 Nous supposons que « M » équivaut à un module.
97 « Logiciel de conception-réalisation : spécifications du module 2D », Annexes, op. cit., p. 2.

424
sur écran permettant d’évaluer la volumétrie des projets, des perspectives et axonométries
sur traceur, ainsi que « des images de synthèse sur des mémoires d’image à balayage de
trame »98. D’après les ambitions de l’équipe, il s’agit d’autoriser un processus analogue à la
fabrique d’une maquette plus traditionnelle, en bois ou en carton, fonctionnant par
affinement successif, plus destiné à la création et manipulation de volumes simples et à la
production de perspectives extérieures peu détaillées qu’à celle de représentations
intérieures des projets. Il est intéressant de remarquer la mention par l’équipe d’AVEC du
fait que le module 3D ne gère pas la « cohérence tri-dimensionnelle » de l’objet en cours de
modélisation, et que c’est à l’utilisateur de se montrer prudent quant aux intersections des
éléments. Il est donc surtout question avec ce module de manipulation de volumes simples,
progressivement paramétrables, en vue d’une représentation en trois dimensions des
projets, et pas tellement, comme nous l’aurions cru, de résolution d’assemblage des
éléments. Là où les analyses des ambitions de ce logiciel semblaient montrer la motivation
de ses auteurs à penser l’articulation, prise dans un sens large, c’est-à-dire touchant les
acteurs, les échelles et les phases du processus de projet, le module 3D parait ne pas aller
au bout de la démarche. De fait, la proportion du descriptif relatif au module 3D consacrée
à la question des « composants » est relativement faible, elle-même étant en majeure partie
dédiée à des éléments de réflexions liées à la composition urbaine ou au rendu plus ou
moins fidèle des façades, pour lesquelles l’équipe s’attache à garantir que « les faces des
composants peuvent supporter des vignettes bi-dimensionnelles plaquées par-dessus la face
et destinées à simuler des percements ou des modénatures »99.
Une brève partie de l’étude est néanmoins consacrée aux « assemblages », s’attachant plus
à les définir selon leurs coordonnées géométriques dans l’espace que par leurs qualités
(matière, résistance). Aussi, bien que les concepteurs du groupe AVEC semblent ici toucher
du doigt les capacités de logiciels utilisés dans les agences d’architecture qui verront le jour
des années plus tard, comme REVIT par exemple, il leur manque l’ultime étape de
développement de ce logiciel conception-réalisation qui relèverait précisément des
conditions de réalisation de l’objet conçu. En effet, le logiciel imaginé par AVEC ne
propose pas de catalogue d’assemblages possibles entre éléments du projet, qui laisserait
pourtant à l’utilisateur un panel de solutions techniques pour définir l’articulation entre
deux composants. Il ne propose pas non plus de suggestions de nœuds d’assemblage. Aussi,
là où le logiciel donne à son utilisateur le moyen de localiser les coordonnées géométriques
où deux éléments s’assemblent grâce aux trames mobilisées, le passage vers la résolution
matérielle de ces solutions combinatoires parait encore inexistant, sinon à peine ébauché.
À l’issue de cette étude, les membres du réseau AVEC développeront, avec l’industriel
Thomson Answare, le logiciel Diagonal 4 (10.16) défini comme un produit de
communication modulaire et ouvert entre les utilisateurs, assurant une variété des usages,
moyens et tâches à réaliser. La plaquette publicitaire le présentant fait alors apparaitre une
« trame de référence » sur laquelle est composé le « plan d’architecte »100.
Plusieurs éléments de réflexion sont à noter ici. Premièrement la notion de « module », et
plus largement la modulation (géométrique, dimensionnelle), permettent de naviguer entre
la 1D (nomenclatures), la 2D (représentation graphique) et la 3D (représentations dans
l’espace, création volumes). D’autre part, ce logiciel de conception-réalisation, basé sur les
potentialités de la trame, vise à installer une mise en réseau des savoirs de l’utilisateur

98 « Logiciel de conception-réalisation : spécifications du module 3D », réponse déposée par le réseau AVEC à l’appel

à propositions IN.PRO.BAT 1985, op. cit., p. 1.


99 Ibid., p. 4.
100 Plaquette publicitaire « Diagonal 4 », archives personnelles de Jean-Jacques Terrin.

425
(savoir-utiliser), du concepteur (savoir-concevoir) et du producteur (savoir-produire). Là
où les relations traditionnelles induisent des liens binaires, du concepteur avec l’utilisateur
ou le producteur, du producteur avec l’un ou l’autre, etc., il s’agit de favoriser un savoir-
faire commun par une interface d’échanges qui alimenterait directement le processus
créatif. Trames et modulation sont ici des supports d’un travail de conception utiles à
plusieurs phases du projet, avec plusieurs acteurs, selon plusieurs dimensions spatiales.
La trame permettrait une mise en réseau des acteurs et des enjeux du projet d’architecture
assimilable à celle induite par la découverte et le développement du Web selon Leda
Dimitriadi101. L’auteure fait le lien entre informatisation et industrialisation, suggérant
l’opérabilité de certaines logiques conceptuelles :

« Bien que le processus informatisé ait été souvent associé à la dématérialisation, des
pionniers ont très tôt entretenu des liens étroits avec le monde de la production
effective, comme Quintrand, qui crée le “Centre informatique et automatique des
bâtisseurs” (CIAB) d’orientation professionnelle. En même temps, certaines
démarches d’aide à la conception par ordinateur présentent des caractéristiques
proches des méthodes de l’industrialisation, notamment le découpage de l’objet
architectural en ensembles ou éléments et son appréhension en tant qu’assemblage
de composants prédéfinis »102.

La trame serait à considérer comme un outil commun aux process d’industrialisation et


d’informatisation de l’architecture. Pour illustrer cette analyse, Leda Dimitriadi cite le
système « 3.55 », développé par Paul Quintrand dès 1967, qui met en place une
« automatisation de la conception d’un système de construction préfabriqué modulaire
[dont] 3.55 est la dimension du module de base »103. Ces éléments nous permettent de
comprendre que la trame peut servir de base commune au dialogue entre industriels et
architectes, notamment lorsqu’il est question de développer des outils informatiques pour
travailler de concert. Dès 1970, l’architecte Joseph Belmont (1928-2008) s’exprime sur les
outils informatiques dans son ouvrage L’architecture, création collective :

« La seconde révolution industrielle du XXe siècle va permettre de remplacer une


grande partie de l’intelligence humaine par la machine, grâce aux ordinateurs »104.

Plutôt que d’envisager le remplacement de l’intelligence humaine par celle de la machine,


ici associée au matériel informatique, nous proposons de considérer que la trame
favoriserait une évolution des modes de conception vers des pratiques informatisées plutôt
qu’une rupture brutale dont il semble être question dans l’analyse que dresse Joseph
Belmont. Afin d’étayer nos propos, nous nous attachons à faire la lumière sur la tentative
d’informatisation du système EXN développée par Fabien Vienne et son équipe à l’aune
des années 1990. Une première proposition, nommée MODALI, permet de composer des
plans à partir des composants du système modulaire et constructif Alibois. MODALI serait
alors, nous le supposons, la contraction de « module » et « Alibois). Dans les documents
relatifs à cette proposition, retrouvés dans les fonds d’archives de l’architecte et datant de
septembre 1991, nous observons à quel point la logique tramée a infusé la manière dont le
concepteur a tenté d’aborder, avec ses collaborateurs, une transition conceptuelle de ses

101 DIMITRIADI, Leda, « L’informatisation de l’architecture. Convergences et décalages entre recherche,

enseignement, pratique et production », in DEBARRE, Anne, MOREL JOURNEL, Guillemette, 1989, hors champ de
l’architecture officielle : des petits mondes au grand, ENSA Paris-Malaquais, 2020, pp. 73-83, p. 73.
102 Ibid.., p. 78.
103 Ibid.
104 BELMONT, Joseph, L’architecture, création collective, op. cit., p. 56.

426
systèmes modulaires et constructifs vers un usage des outils informatiques. Notre
argumentaire repose notamment sur deux observations. La première est d’ordre graphique.
En effet, chaque fond de feuillet destiné à indexer et lister l’ensemble des composants du
procédé est constitué d’une grille de points/pointillés. Une trame dans laquelle s’inscrit,
dans leur positionnement comme dans leur dimensionnement, l’ensemble des éléments du
projet (planchers, lisses, menuiseries, etc.). La seconde est d’ordre lexical, puisque le terme
de « trame » est utilisé dans différents documents du dossier :

« 5 fonds de plan tramés, associés à 5 listes, sont prêts à recevoir les composants
graphiques et leurs références codées […]
L’image graphique sélectionnée auparavant dans le catalogue vient se coller sur la
trame, à l’endroit cliqué, en même temps que s’enregistre son code »105.

L’application, destinée au dessin et au listage des composants du projet pré-dimensionne


l’ensemble des éléments selon la trame établie pour la construction, commune à celle de
l’interface matricée du logiciel, qui est de « 20.20 ». La trame de points qui sert de fond de
composition au projet permet à l’utilisateur de pouvoir cliquer sur l’un des points, et ainsi
insérer à cet endroit l’élément préalablement sélectionné (lisses basses, murs, etc.). Par ce
système de dimensionnement des composants en amont et de trame sur laquelle l’usager
implante ses éléments, le logiciel assure une assistance à la conception architecturale. Ainsi,
le classement régissant le catalogue dont il est question ici se fait suivant la « situation de
placement sur la trame de fond de plan ». Les concepteurs évoquent des « fonds de plans
tramés » permettant la composition des plans, ce qui n’est pas sans rappeler leur
méthodologie conceptuelle de projet lorsqu’elle passait encore par le dessin à la main. Les
architectes de la SOAA font de la trame un outil de conception efficient tant lorsqu’ils
utilisent des calques pré-quadrillés que lorsqu’ils développent un support de travail
informatisé (logiciel). En ce sens, leur maitrise de la trame les aurait aidés à passer du dessin
manuel au dessin informatisé, et plus encore de la conception par dessin manuel à la
conception par outil informatique. (10.17)
La trame dont il est question ici est une « trame carrée 20.20 ». D’après la fiche “Systèmes”
retraçant l’évolution des systèmes modulaires et constructifs dans le travail de Fabien
Vienne, la trame carrée est l’une des composantes conceptuelles incontournables du travail
de l’architecte, lui ayant servi de référentiel pour les systèmes Trigone (1960), EXN (1974)
ou Alibois (1990). La trame carrée constituerait ainsi une base conceptuelle commune à
différents projets mais également à divers supports de conception (papier, logiciel), capable
de supporter les évolutions de la pratique de ces architectes.
Dans le cas de Fabien Vienne et de ses associés, le logiciel développé se nomme
MODALI106. Si la première version est développée dès 1991, une seconde version voit le
jour en 1995, permettant différentes fonctionnalités : plans de comptage, création de plans,
création de composants, tableau de tri, transfert vers Excel, programme de listage et
bibliothèque de restitution. Nous mesurons à quel point le passage à l’informatique
représente, au-delà d’une réinterrogation des méthodes conceptuelles de dessin, une
véritable réorganisation des enjeux du projet d’architecture. Ce glissement organisationnel
semble faire écho à celui que sous-entend une production industrielle des éléments du bâti,
remettant au cœur de nos réflexions le principe d’unités de comptage développées par
l’architecte et son équipe (cf. chapitres 7 et 8). Le dossier relatif à l’application MODALI 2

105 Dossier « Application dessin et listage », relatif au système Alibois, établi en septembre 1991, archives de Vienne,

Fabien et agence SOAA (434 Ifa), Boite Armic 64.


106 L’application fonctionne avec les logiciels MacDraft 4.1 et Microsoft Excel.

427
fait mention de ce système de comptabilisation des éléments du projet107, nous laissant
entrevoir les connexions entre l’usage de la trame en vue d’une industrialisation de la
construction et celui utile à une informatisation de la conception :

« L’application [MODALI 2] permet la réalisation de plans utilisant les composants


du système Alibois avec le logiciel MacDraft, référencés dans des fichiers
“Bibliothèques” du logiciel. Les références des composants sont récupérables par le
logiciel Excel pour la mise en forme automatique de listes de pièces (de types
“fabrication d’atelier” et “expédition sur chantier” »108.

Cet extrait montre combien cette tentative informatique s’inscrit comme la suite logique
des unités de comptage (cf. chapitres 7 et 8), dont l’objectif était, là-aussi, de pouvoir dresser
facilement les listes des composants constituant chacun des projets à partir des systèmes
constructifs développés par l’agence. Et ce, afin d’établir plus rapidement les devis
nécessaires à la réalisation de ces propositions. Ici, l’efficience est organisationnelle et
économique. Le lien avec la trame se fait notamment en ce que cette application
informatique possède un fonctionnement entièrement basé sur un fond tramé. Par ailleurs,
les intitulés des listes de pièces censées être réparties sur cette trame graphique (« fabrication
d’atelier » ; « expédition sur chantier ») démontrent à quel point l’objectif est celui d’une
opérabilité constructive et industrielle, nous encourageant à croire que l’outil de la trame,
utile aux architectes pour penser l’industrialisation de la construction, serait le support
idoine à une ouverture de la conception vers des moyens informatisés. Cela semblerait en
tout cas profitable aux concepteurs. Cette trame, constituant le fond graphique et
intellectuel de cette proposition parvient à lier les enjeux de dessin et de composition des
plans avec ceux de production, de chiffrage et de montage des pièces.
Parallèlement à l’application MODALI, l’équipe SOAA développe l’application “Système
EXN” dès 1989, plaçant au cœur de son mode de fonctionnement le principe d’unités de
comptage. Quinze éléments composent ces unités, réparties en cinq catégories : la catégorie
“Ossature”, comprenant les portiques, potelets, potences, poutres, consoles, balcons et
pattes de liaison ; la catégorie “Toiture”, comprenant les ensembles toitures et les pattes
arêtiers ; une troisième réunissant solivage, escaliers et garde-corps, une catégorie
“Cloisons” comprenant cloisons et nœuds des cloisons ; et enfin la dernière catégorie,
nommée “Colombage”, comprend l’ensemble des colombages109. Dans chacune de ces
unités de comptage, nous retrouvons le composant principal mais également les pièces lui
permettant de se connecter aux autres éléments. Par exemple, en ce qui concerne la sous-
catégorie “Portiques”, l’unité de comptage de base en comprend les montants mais aussi
les traverses, poutres ou arbalétriers, les linteaux, les connecteurs, chevilles et même les
boulons à positionner sur les montants.
Un tableau datant de février 1989 fait état de cette approche méthodologique. Décomposé
en quatre colonnes (“complexités”, “pentes”, “hauteurs” et “largeurs”) croisées avec les
quinze types d’unités de comptage énoncées précédemment, il détaille le fonctionnement
de ce système. La colonne « Pentes » répertorie les différents pourcentages de pentes des
éléments hauts, correspondant aux hauts de portique, toitures, etc., oscillant entre 18%,
36%, 69% et enfin 87%. La colonne « Hauteurs » correspond aux hauteurs des éléments
de poteaux et cloisons, symbolisées par des initiales (O, B, E, M, S, H) qui en qualifient les

107 « Les références des composants Alibois servent d’unités de comptage ».


108 Dossier « Application dessin et listage », relatif au système Alibois, établi en septembre 1991, archives de Vienne,
Fabien et agence SOAA (434 Ifa), Boite Armic 64.
109 Les remplissages sont indiqués comme étant optionnels.

428
calibrages. Par exemple, B symbolise un élément bas, M un élément médium et H un
élément haut. La colonne « Largeurs » (0, 1, 2, 3, 4…) comptabilise le nombre de modules
que comprendrait chaque élément. La colonne « Complexités » trouve aussi ses
abréviations, où BA signifie « Base », PL « Planchers », V « Vérandas », AP « Appentis » et
CN « Croupes-Noues ». Ce document donne naissance à plusieurs graphiques colorés qui
semblent correspondre à la représentation codée de l’ensemble des éléments de la
construction utiles à l’édification d’une maison, en fonction de ses caractéristiques (véranda,
toiture mono ou double pente, etc.). (10.18)
L’analyse de la notice d’utilisation de l’application « Système EXN », comprenant plusieurs
menus dont un « Menu Sélection », un « Menu Comptage », un « Menu Listes » et un
« Menu Bibliothèques », est également riche d’enseignements. Selon cette notice, le premier
de ces menus (Sélection) permettrait de réaliser des tâches de « Forme », « Affinage » et
« Extraits ». Le second menu quant à lui propose les actions « Cadre », « Compter »,
« Indicer » et « Liste de comptage ». Ne serait-ce que dans l’intitulé des opérations permises
par cette application informatique, nous lisons des points de concordances avec les
opérations conceptuelles autorisées par la trame, notamment par les enjeux d’affinage, de
cadre ou de comptage de cette application. L’application informatique « Système EXN » serait
la suite logique de l’approche industrielle de ce procédé puisque, selon sa notice, ses
objectifs sont ceux de « permettre la sélection, le comptage et le listage des éléments EXN
grâce à leur “regroupement” dans des unités de comptage ». Plusieurs constats émergent
ici. Premièrement, il est intéressant de voir que, par la maitrise de la géométrie, et plus
spécialement de la trame, l’architecte semble comprendre et relever les défis d’une
industrialisation de la construction (sérialité des éléments, modularité des plans, économie
de production) et qu’à cette logique industrielle, notamment rendue possible par ce principe
d’unités de comptage110, succède une logique d’informatisation du procédé, qui s’inscrit
dans une approche conceptuelle et organisationnelle similaire.
Le second constat constitue plutôt une question ouverte, touchant à la notion de système,
et qui nous parait être le liant entre géométrie, construction, modulation et informatisation.
Aussi, quels que soient les développements ou les applications qu’en fait l’architecte,
l’approche méthodologique par le système semble traverser les diverses phases
conceptuelles de la carrière de l’architecte. Dans le « Menu Sélection », nous retrouvons la
commande « Forme », dont les critères sont relatifs aux « Familles », « Pentes », « Largeurs »
et « Complexité », et qui permet de définir les caractéristiques géométriques et constructives
du projet. Le terme de trame ressort dans certaines opérations du processus généré par
l’application, notamment lorsqu’une fois les familles, les pentes et les largeurs des éléments
déterminées il s’agit de choisir, en ce qui concerne les colombages, le sens de la trame. Le
choix se fait ici entre « trame verticale » et « trame horizontale ». En effet, comme
l’explique la notice111, « le sens de la trame du colombage détermine l’élément principal :
vertical pour les montants, et horizontal pour les traverses ». Le sens de la trame influe sur
la nature même de l’élément selon la logique adoptée dans ce système. La trame constitue
ici un système clair de définition des proportions des éléments, supportant les différents
critères de classification informatique de ces composants. Dans une note rédigée en 2006112,
Fabien Vienne revient sur l’importance des polyèdres dans son travail conceptuel, qu’il

110 Rappelons la définition des unités de comptage selon la notice relative à l’application informatique « Système

EXN » : « Les unités de comptage sont des ensembles de pièces. Elles permettent un décompte plus rapide, plus
précis, plus homogènes des pièces ».
111 Notice d’utilisation de l’application « Système EXN », juin 1994, archives Vienne, Fabien et agence SOAA (434

Ifa), Boite Armic 65.


112 Archives de Vienne, Fabien et agence SOAA (434 Ifa), Boite Armic 91.

429
définit comme des « parties d’espaces délimitées par des faces (plans), des arêtes (directions)
et des sommets (nœuds) ». Nous opérons alors des rapprochements entre les faces décrites
ici par l’architecte et les plans (vertical, oblique et horizontal), entre les arêtes et les critères
de hauteur, largeur et pente, et enfin entre les sommets et les complexités considérés dans le cadre
de l’application informatique. À travers cette mise en perspective, nous comprenons que
son appréhension de la géométrie irrigue sa manière de penser industriellement et
informatiquement le projet. Les recherches que l’architecte mène dès 1960, véritable
curiosité géométrique tendant vers un début de production sérielle de l’architecture se
trouvent mobilisées à nouveau pour déterminer le fonctionnement de logiciels censés
l’assister pour la conception sur ordinateur.

« Cette évolution [informatisation de l’architecture] va avoir un effet important face


aux entreprises, à la formation des prix. Le dessin va prendre une dimension
stratégique. On aura le choix du mode de représentation en fonction du type
d’interlocuteur (…) En permettant une pensée plus complexe, en garantissant le
contrôle technique du projet, le dessin automatique va ouvrir la possibilité de
constituer l’architecture en instrument de pensée »113.

Dans son analyse, Alain Sarfati accorde à l’outil informatique des potentialités de projet que
nous attribuons à la trame, à savoir conserver une certaine crédibilité face aux industriels et
maitriser les coûts et techniques de construction. En ce sens, il explique que le dessin,
informatique donc, prendrait une « dimension stratégique », notamment en ce qu’il servirait
à l’architecte d’adaptateur/traducteur face aux différents acteurs auxquels il aurait à faire.
C’est précisément sous cet angle que nous abordons la trame, en tant qu’outil conceptuel
capable d’offrir un support dans lequel chaque parti du projet se retrouve. La trame pourrait
être envisagée comme une aînée des outils informatiques ? Une hypothèse qui justifierait
d’autant plus l’intérêt que nous lui accordons dans ce travail de recherche, censé nous aider
à comprendre quels enjeux ont pu se jouer lors de cette phase de glissement vers une
informatisation de la conception architecturale, et pourquoi pas, nous aider à entrevoir les
signes avant-coureurs de ce qui attendrait la conception architecturale post-informatique,
comme lorsque Lucien Kroll écrit en 1982 :

« Nous ne sommes pas tentés simplement de découvrir des innovations, mais bien
d’appliquer dans le réel celles qui existent déjà et surtout de les conjuguer et
d’observer comment elles interagissent »114.

Prudemment, nous envisageons des connexions avec un outil tel que le BIM (Building
Information Modelling), censé opérer comme une interface dynamique inter-acteurs, et
largement exploité, sinon interrogé, par les agences d’architecture aujourd’hui. Et si le
fonctionnement des applications développées par la SOAA ne semble pas encore reposer
sur une manipulation ouverte à l’ensemble des intervenants du projet, et donc sur mise en
commun de leurs apports respectifs au sein de cette même interface, la volonté de faciliter
au maximum la décomposition et le chiffrage du projet trahit la volonté de faire de cette
interface numérique un enjeu de collaboration, même indirect.
Dans un numéro de la revue Le Carré Bleu consacré à la « Création architecturale et
informatique », publié en 1986, dans une période proche de celle à laquelle les concepteurs

113 SARFATI, Alain, « Mort du dessin et naissance d’un code », in DETHIERS, Jean (dir.), Images et imaginaires
d’architecture, Centre Georges Pompidou, Paris, 1984, pp. 45-48.
114 KROLL, Lucien, « Ordinateurs et systèmes constructifs », op. cit., p. 15.

430
étudiés s’intéressent à ces questions, Paul Quintrand115 identifie la complexité de la
conception architecturale comme l’un des enjeux sur lesquels doivent reposer la réflexion
et la mise au point d’outils informatiques censés accompagner l’architecte dans son travail
de conception. À ce titre, l’auteur mobilise la notion « [d’]univers instrumental »,
rassemblant la multitude de connaissances acquises par l’architecte, lui-même nourri de
certains « acquis opératoires puissants »116. Il s’agit alors de méthodes véhiculées par la
profession depuis longtemps, parmi lesquelles figurent « axes, trames, etc. ». D’après les
recherches menées par le GAMSAU117, cet univers instrumental, relativement régulier dans
l’histoire, permettrait l’identification d’éléments communs de la conception architecturale.
Les trames feraient partie de ces repères, qu’elles soient mobilisées par le dessin manuel,
informatique, etc. Jean Zeitoun, dans ce même numéro du Carré Bleu, dresse un parallèle
entre usage des trames et fonctionnalités d’un système de C.A.O. en architecture. L’auteur
dresse un schéma particulièrement éclairant sur les dynamiques de traitement, visualisation et
communication relatives au processus de conception architecturale. La visualisation, reposant
sur des principes de codes, schémas, trames ou diagrammes ; le traitement sur des principes
de dimensionnement ou de banques de données et catalogues ; la communication avec les
professionnels, usagers et maitres d’ouvrage nous rappellent les champs d’action que nous
attribuons au système tramé de manière globale.
En revanche, là où l’auteur semble restreindre la trame à une tâche de visualisation du
projet, nous étendons son fonctionnement aux phases de traitement et de communication
du projet, en ce qu’elle aide le concepteur à gérer les dimensionnements et métrés du projet,
mais aussi à illustrer la logique modulaire et fonctionnelle des espaces à ses interlocuteurs.
L’objectif final d’un système C.A.O. étant finalement, selon Jean Zeitoun, d’assurer une
« forme d’économie d’ensemble »118 du projet, comme c’est le cas du système tramé que
Fabien Vienne et Pierre Lajus mettront à l’épreuve pour penser la maison industrialisée
économique. Nos hypothèses quant à la capacité de la trame à supporter les différents
enjeux qui se posent à la conception architecturale, et aux éventuels points de convergence
qu’elle trouve avec l’informatique, se confrontent néanmoins à l’analyse que fait Frédéric
Pousin au sujet des nouvelles images générées par ces outils de C.A.O. En effet, l’auteur
distingue ici, reprenant lui-même à son compte les réflexions de Jean Zeitoun, la
« simulation visuelle », permettant de voir le projet, de la « simulation fonctionnelle »119,
notamment attachée à évaluer les coûts de la construction. Or, nous émettons précisément
l’hypothèse selon laquelle la trame autoriserait tant la simulation et la représentation
graphiques du projet que sa conception sous des aspects techniques, financiers ou spatiaux,
assurant la gestion du dimensionnement des composants, et donc de leur coût, l’endroit de
leur assemblage, etc.
Dans une intervention qu’il tient en tant que parrain de la promotion 2011-2012 des
« jeunes inscrits » à l’Ordre des Architectes, Pierre Lajus revient alors sur un point qui le
préoccupe tout particulièrement au sujet de la profession actuelle des architectes, que
représente « le rapport entre virtualité numérique et réalité matérielle ». Il initie son
argumentaire en ces mots :

115 QUINTRAND, Paul, « Les problèmes de la conception assistée par ordinateur en architecture », Le carré bleu, n°2-
3, 1986, pp. 16-29, p. 21.
116 Ibid., p. 25.
117 L’auteur mentionne les recherches alors en cours pour le Plan Construction : QUINTRAND, Paul, HANROT,

Stéphane, Identification et description des composants architecturaux et constructifs manipulés dans le projet d’architecture. Contenu
normatif des quatre livres de l’architecture de A. PALLADIO, P. DONATI, P. JERVIS, GAMSAU, 1979.
118 ZEITOUN, Jean, « Quelle informatique et quelle architecture ? », Le carré bleu, n° 2-3, 1986, pp. 30-33, p. 33.
119 POUSIN, Frédéric, « Concevoir et visualiser : la représentation en question. Les nouvelles images et la C.A.O. »,

Le carré bleu, n° 2-3, 1986, pp. 102-111, p. 103.

431
« Les images qui font rêver vos commanditaires, vous les élaborez sur vos écrans ou
vos tablettes en croyant faire de l’architecture. Il faut que vous sachiez qu’elles n’en
sont pas encore. Elles ne le deviendront que lorsqu’elles auront été confrontées à la
réalité de la construction, sur laquelle vous devez acquérir une maîtrise aussi grande
que sur celle des images. Elles ne prendront existence que si vous avez su trouver les
matériaux adéquats, que si vous savez en concevoir les techniques de mise en œuvre,
que si vous êtes capables d’en évaluer et d’en garantir les coûts »120.

Pierre Lajus, évoquant devant cette assemblée, symbole de la jeune génération de praticiens,
combien lui-même, étudiant, a pu se sentir lésé par un enseignement totalement déconnecté
de ce monde du construit, insiste sur la nécessité de faire se correspondre une « virtualité
des images » avec une « réalité de la matière de la construction ». Selon lui, l’architecte doit
se méfier des « pièges du virtuel », afin de ne pas réduire son rôle à celui d’un « producteur
de belles images », mais bien garder le contrôle de la matérialité et du coût de l’architecture
qu’il envisage de produire, un enjeu le plus souvent entre les mains des entreprises de la
construction aujourd’hui. Pour ne pas que l’entreprise, le constructeur, l’industriel, tienne
toutes les ficelles du projet, notamment parce que son but premier serait une rentabilité
financière, Pierre Lajus encourage une reconquête de « la compétence technique que les
architectes ont abandonnée aux ingénieurs ». L’architecte bordelais défend ensuite la
nécessité de trouver des « alliés » pour mener à bien cette (re)prise en main de la maitrise
d’œuvre : entreprises, bureaux d’études, maitrise d’ouvrage, usager :

« Pour que leurs énergies convergent avec la vôtre, vous devez vous faire les
organisateurs de cette chaine d’interventions qui conduit à l’œuvre architecturale »121.

Les deux arguments avancés par Pierre Lajus quant à la relation virtuel/concret et la
constitution d’un réseau d’alliés font écho aux potentialités que nous attribuons à l’outil de
la trame, et à ce que les auteurs précédemment cités associent aux outils informatiques.
Aussi, plutôt que d’opposer strictement virtualité et réalité de l’architecture, nous
proposons d’envisager la trame comme un système dans lequel ces dynamiques viendraient
se rejoindre, se croiser, s’interconnecter.
Le numéro des Cahiers de la recherche architecturale consacré à la relation entre « Informatique
et Architecture » est une publication similaire à celle de la revue Carré Bleu, dans la manière
d’aborder le sujet, la période de publication ou le format des articles qui y sont développés.
Le premier d’entre eux est celui de l’architecte Paul Quintrand, qui, comme il l’a fait dans
le cadre de sa publication dans Le Carré Bleu, revient à nouveau sur la notion de complexité,
selon lui au cœur des questions interrogeant le rapport qui se joue entre informatique et
architecture. La complexité inhérente à l’architecture nécessiterait, selon lui, « la
construction de systèmes hiérarchiques, de structuration permettant la “mise en relation”
du tout et des parties »122, une démarche que l’on retrouverait selon l’auteur notamment
chez Palladio, Alexander ou Choisy, dont les axonométries serviraient de « représentation
relationnelle du savoir bâtir ». La trame, dans sa capacité à gérer la localisation des nœuds
d’assemblage, le dimensionnement des éléments, fonctionnant en corrélation directe avec
le catalogue de composants imaginé par les concepteurs, remplirait cette tâche. L’auteur
mentionne à ce titre le concept de « Frame », introduit par Minsky en 1975123, terme dont

120 LAJUS, Pierre, « Construire le réel », Journal 308 +, n°15, juin 2012, archives privées de l’architecte.
121 Ibid.
122 QUINTRAND, Paul, « Informatique et savoir architectural », Les cahiers de la recherche architecturale, n°23, 2e/3e

trimestres, 1988, Éditions Parenthèses, pp. 6-12, p. 8.


123 MINSKY, Marvin, « A Framework for Representing Knowledge”, The psychology of computer vision, New-York, Mac

Graw-Hill, 1975.

432
l’une des traductions possibles en langue française est celle de « trame ». Jean-Claude Paul,
professeur à l’école d’architecture de Nancy et directeur C.R.A.I., aborde la capacité des
outils de CAO à (re)connecter « les décisions du projet [et] celles relatives à sa
réalisation »124, faculté dont nous avons tenté de montrer qu’elle pouvait être, en partie,
assumée par l’outil de la trame (cf. partie III). Parmi les arguments de l’auteur, on retrouve
des fonctionnalités des systèmes CAO similaires à celles de la trame, assurant à celui qui le
manipule la réalisation de « simulations graphiques : figurations géométriques, dessins
techniques, schémas descriptifs, images réalistes ou symboliques de l’objet virtuel, ainsi que
les simulations numériques : calculs d’intégration, calculs d’optimisation, susceptibles
d’optimiser sa conception et sa réalisation »125. Si la trame ne peut directement assurer
certaines de ces fonctions, elle en demeure néanmoins le support potentiel voire privilégié
dans les cas que nous étudions dans cette thèse. Pour illustrer son propos, l’auteur mobilise
certaines des conclusions des recherches menées avec le C.R.A.I., s’appuyant notamment
sur la conception d’un calepinage sur une interface informatique de type CAO. Les
composantes de projet gérées par ce pré-calepinage, là encore, font écho selon nous aux
opérations assistées par un usage de la trame : constitution d’un « fichier graphique »
assurant « une partition de l’ensemble du bâtiment en composants industriels », précisant
les caractéristiques de ces composants par la formulation d’un codage définissant les
différents types d’éléments (façade, refend, etc.) et de leurs extrémités, regroupées dans des
fiches corrélées au fichier graphique initial. Un principe reprenant exactement les mêmes
fonctions que la nomenclature des éléments utilisée dans le cadre du système EXN.
Cette approche conceptuelle, passant par l’usage d’outils informatiques, permettrait un
« découpage organisationnel »126 du chantier, permettant de définir le dimensionnement,
l’ordre de pose et le mode d’assemblage des éléments, se révélant ainsi opératoire dans le
passage de la conception à la réalisation sur le chantier. Là-encore, le principe est similaire
à celui des unités de comptage défini par Fabien Vienne, assurant une classification des
éléments en fonction de leur positions, dimensions et modes d’assemblages, une gestion
des coûts et des chantiers. Abordé sous l’angle de la psychosémiologie par Jean-Charles
Lebahar, le dessin en architecture trouve des correspondances avec les potentialités de la
trame. L’extrait suivant nous parait particulièrement éclairant en ce qu’il nous aide à aborder
la trame en tant que support graphique, et à la définir comme une forme spécifique de
dessin de l’architecte qui semble trouver sa place tant dans le geste du dessin à la main que
dans la logique informatisée. Nous faisons librement un parallèle entre l’analyse de la
psychosémiologie proposée ici et notre analyse de la trame :

« Elle permet de mettre en relation les signifiants graphiques (traces dessinées), les
classes d’objets évoquées et mises en cause (murs, percements, façades…), de même
que les choix et les raisonnements opératifs transformant, reliant, et évaluant ces
mêmes classes (J. C. Lebahar, 1983). L’approche de l’espace cognitif telle qu’elle a été
développée par Piaget et Inhelder en 1947, permet d’assimiler les trois types de
géométries – topologique, projective, euclidienne – à trois cadres de décision spatiale
spécifiques de la conception d’un objet culturel et technique complexe en trois
dimensions, un bâtiment. Cette même approche a le mérite de distinguer la pratique
spécifiquement graphique (résolution de problèmes géométriques) et de la pratique
de conception (résoudre le problème architectural par une réponse en termes
d’édifice, assorti de fonctions diverses et de caractéristiques techniques et culturelles.
Ces dernières interviennent comme des objectifs, des conditions, des variables ou des
paramètres du problème architectural).

124 PAUL, Jean-Claude, « L’informatisation des méthodes de simulation en ingénierie et la conception du projet », Les

cahiers de la recherche architecturale, n°23, 2e/3e trimestres, 1988, Éditions Parenthèses, pp. 34-37, p. 34.
125 Ibid., p. 34.
126 Ibid., p. 36.

433
Cette distinction permet de ne pas réduire l’activité mentale à l’activité graphique (on
a par exemple la correspondance classique dessin en deux dimensions/imagination
de volumes en trois). Elle permet de redéfinir le dessin d’architecte comme un
puissant moyen de simulation sélectif des problèmes et des solutions architecturales :
on ne dessine que la partie, ou l’aspect, selon certains objectifs et certaines méthodes,
du bâtiment. Ce dessin est géométriquement réductible, comme il l’est aussi en
quantité et en qualité d’informations. C’est à la fois un modèle réduit opératif de la
pensée de l’architecte, du bâtiment en cours d’élaboration, et de l’interaction entre
cette pensée opérative et l’état du problème architectural. C’est donc ce dessin, ses
transformations successives et les relations rétroactives, anticipatrices et
conditionnelles qui chaînent ses états successifs de transformation qui en disent long
au chercheur »127.

Regarder la trame de la manière dont l’auteur envisage la psychosémiologie nous permet de


la considérer comme un système relevant tant de l’acte de la conception architecturale que
de la représentation de celui-ci. La trame a cela d’intéressant qu’elle n’est pas un principe
figé, réduit à certaines phases du projet, mais serait agissante à de multiples échelles et
étapes de la création architecturale. À partir de l’analyse que dresse Jean-Charles Lebahar
des situations qu’il qualifie de « classique » et de « CAO », nous comprenons que la trame
se situerait à cheval entre dessin à la main, qui « fait, défait et refait des compositions
topologiques, donc provisoires » et dispositif informatique, dans le cadre duquel « la mesure
est toujours présente », nécessitant « panoplies graphiques » et « bibliothèques »
préfabriquées. Enfin, l’auteur défend que le dispositif CAO induit « une attitude générale
de rationalisation de la démarche architecturale »128, qui sous-entend, entre autres, une
prévision précise du nombre de chaque élément. Cet état de précision, retrouvé dans le
dispositif CAO serait également en jeu dans le cadre de la production industrialisée de
l’architecture, et géré par la maitrise des réseaux géométriques dont les concepteurs sauront
faire preuve.

C - De l’architecte au modélateur
En définitive, si Pierre Lajus comme Fabien Vienne, et leurs équipes, tenteront par l’usage
de la trame d’étendre leurs missions au-delà de la conception de la maison industrialisée,
comme nous venons de le voir, le second ira peut-être encore plus loin dans sa façon de
(re)considérer la place de l’architecte dans la société, ou plus largement celle du concepteur
qu’il qualifie de « modélateur ». Une des marques du positionnement idéologique, et
presque politique, de Fabien Vienne vis-à-vis du rôle joué par l’architecte dans la société se
retrouve notamment dans sa démarche de création de la Société Française des Modélateurs.
(10.19) Une note d’intentions, retrouvée dans les archives de l’architecte, fait ainsi état de
son projet de proposer un organisme qui réunirait différents professionnels de la création
pour penser collectivement les espaces de demain. La dénomination de ce collectif est le
premier élément sur lequel il est intéressant de s’arrêter. Directement issue du verbe modeler,
nous y voyons une connexion avec la volonté, de la part du concepteur, de s’intéresser de
près à la réalisation concrète des formes architecturales. Il définit ainsi dans ce document
le terme modelage comme une « idée de création de forme, de mise en forme », qu’il relie
directement aux notions de module, de modalité, ou encore de modèle, défini comme une « idée

127 LEBAHAR, Jean-Charles, « L’analyse cognitive du travail de conception en architecture », Les cahiers de la recherche

architecturale, n°23, 2e/3e trimestres, 1988, Éditions Parenthèses pp. 38-42, p. 39.
128 LEBAHAR, Jean-Charles, « L’analyse cognitive du travail de conception en architecture », op. cit., p. 41.

434
de prototype et de reproduction en série, une idée de maquette et de projet à petite
échelle »129.
L’architecte associe ici la fabrication des formes à la modulation, au prototypage (maquette,
échelle 1 : 1) et à la production sérielle. À mi-parcours entre les systèmes Trigone et EXN,
le concepteur se positionne en faveur d’une approche résolument penchée sur les
techniques industrielles de production des espaces bâtis, et envisage pour cela le
regroupement de modélateurs venus de différents horizons disciplinaires : modélateur du
territoire, industriel, en bâtiments, et autres, pourvu qu’il s’agisse de « professions se
rattachant à la technique des formes ». L’intérêt qu’attache Fabien Vienne à réunir des
techniciens plutôt que des artistes est ici clairement affiché, et semble affirmer un
positionnement franc vis-à-vis des modèles modernes qu’il a pu avoir. Comme pour
reprendre, à sa manière, la formule de l’Union des Artistes Modernes (U.A.M.), Fabien
Vienne évoque à travers cette note la volonté de constituer l’Union Internationale des
Modélateurs (U.I.M.) comme lien entre ses différents membres130. L’objectif de ce groupe
est alors notamment celui de communiquer leurs idées par le biais d’une revue créée pour
l’occasion, intitulée Modélation, ainsi que par la diffusion d’articles dans les revues
traditionnelles ou de conférences lors de colloques. Il est essentiel de noter la touche
humoristique de cette proposition, que nous dénotons à travers certaines expressions
retrouvées dans les tâches à accomplir par les membres modélateurs, et pour lesquels il
s’agit par exemple de donner « des cocktails munificents pour les sympathisants de la
modélation qui s’efforcent alors de provoquer des échos avantageux dans la Presse sur les
modélateurs (en particulier dans les Potins de la Commère) »131.
De cette proposition d’association, nous retenons premièrement un désir d’ouverture à
l’adhésion de plusieurs catégories de concepteurs, afin de ne pas isoler l’architecte dans la
tâche créative de la fabrique spatiale, et par ailleurs, la volonté de « dépasser le cadre matériel
de l’objet [pour revendiquer une] notion philosophique et morale »132. Témoignant d’un
engagement personnel et idéologique, et presque politique, du concepteur, cette démarche
reflète ainsi, de notre point de vue, un souhait de dépasser les codes hérités de ses pères,
pour tendre vers une pensée de l’espace interprofessionnelle, réunissant l’ensemble des
acteurs de l’aménagement de l’espace autour d’une même notion clé : la modélation. Fabien
Vienne s’amuse ainsi avec des terminologies telles que modules et modèles, au cœur d’un jargon
architectural devenu courant, et auquel il semble vouloir redonner une certaine unité
intellectuelle. La maitrise technique semble ainsi servir de charnière à l’architecte dans sa
vision de la profession, un enjeu autour duquel il souhaite fédérer toute une génération de
concepteurs. Un certain engagement social semble également être défendu ici, notamment
du fait que la modélation permettrait, selon lui, de penser les formes de manière
économique, et donc accessible à tous. Le rapide descriptif des objectifs de l’association
revient ainsi sur cette coloration sociale :

« Cette Association a pour but :


De regrouper les personnes qui se réclament de la pensée modale révélée dans
diverses branches d’activité quand il devient nécessaire d’intégrer, à partir de multiples
informations, plusieurs données différentes ou même antinomiques, d’ordre objectif

129 VIENNE, Fabien, « Proposition pour une Société Française des Modélateurs », Paris, Mai 1964, archives privées
de l’architecte (Paris).
130 On retrouve la mention des membres suivants : BRASLAWSKY, Pierre, DARROS, Tristan, FABRE, Annie,

JAEGGLI, Andréas, KUJAWSKI, Alexandre, LOPEZ, Michel, SAVANI, Laurent, VALAT, Jacqueline et VIENNE,
Fabien.
131 VIENNE, Fabien, « Proposition pour une Société Française des Modélateurs », op. cit.
132 Ibid.

435
et subjectif dans le dessein d’une création intégrale, pour :
1) promouvoir LA MODELATION, application de la pensée modale à la science des
formes et plus particulièrement à l’organisation spatiale du milieu de l’homme
2) faire naître les conditions favorables au développement de LA MODELATION
compte tenu des réalités sociales et économiques du moment »133.

L’idée ici est de proposer un schéma organisationnel différent entre les acteurs du projet,
prônant habituellement un certain séparatisme des architectes vis-à-vis des autres
concepteurs des formes spatiales. À l’inverse, la modélation propose de voir la conception
de l’espace non pas comme une addition des compétences, mais plutôt comme une
synthèse de celles-ci. Cette synthèse serait alors celle « de la méthode rationnelle et de la
méthode poétique », penchant vers une pensée que Fabien Vienne, et les modélateurs de
manière plus large, qualifient de « pensée modale ». Nous observons, à travers ces quelques
lignes, la volonté pour l’architecte parisien d’allier la dimension poétique, notamment
observée et après de créateurs talentueux tels que Jean Bossu, à la dimension technique de
l’architecture, associée ici à des objectifs de rationalité. Combinant finalement les figures
chères à l’architecte, que sont, entre autres, Jean Bossu et Robert Le Ricolais, dans le but
d’adopter une démarche complexe, à la croisée de ces approches selon lui parfaitement
compatibles et synthétisables selon une même pensée conceptuelle, par un même acteur :
le modélateur. Aussi, Fabien Vienne préfère aux qualificatifs d’architecte ou de designer,
« rattachés pour lui à une vision Beaux-Arts de la discipline architecturale ou à une approche
mercantile et fondée sur le marketing du design »134, celui de modélateur. Ce centre de la
modélation fait l’objet d’une publication dans le Journal Officiel de la République Française du
17 juin 1964, définissant son principal objectif comme celui de « dégager la méthode de
pensée commune aux disciplines relatives à l’organisation formelle des créations
humaines »135.
Au-delà de la relation à l’industriel, Pierre Lajus, quant à lui, s’interroge sur une redéfinition
du rapport de l’architecte, et de l’architecture, à l’usager. Plus exactement, les compétences
développées avec l’industriel pourraient être mises au service des habitants, afin de leur
redonner une possibilité de choix dans le projet.

Parallèlement à la création du réseau AVEC, Pierre Lajus réfléchit au concept de troisième


œuvre. Dans un tapuscrit retrouvé dans ses archives, l’architecte revient sur ce principe qui
« fait référence à l’organisation des travaux du bâtiment par familles d’intervention
successives »136. Il y explique que dans le bâtiment traditionnel, les travaux sont répartis,
classés et pensés en deux catégories : le gros œuvre, qui correspond globalement aux
travaux réalisés par le maçon, et le second-œuvre, regroupant les travaux des corps d’états
considérés comme secondaires, tels que les plâtriers, carreleurs, plombiers, électriciens,
peintres, etc. D’après son analyse, « la valeur du bâtiment » se répartit à part à peu égale
entre ces deux pôles. Il distingue alors le gros œuvre humide (fondations, dallage), qui
représenterait douze pourcents de la valeur de la construction, du gros œuvre sec (ossature,
charpente, couverture), qui en représenterait quarante pourcents. Vient ensuite le second-

133 Ibid.
134 DOUSSON, Xavier, « Les jeux de l’architecte Fabien Vienne. Des jeux à l’architecture, de l’architecture aux jeux »,
in PREVOT, Maryvonne, MONIN, Eric, DOUAY, Nicolas (dir.), L’urbanisme, l’architecture et le jeu, Presses
universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2020, pp. 75-99, p. 78.
135 « Lois et décrets », Journal Officiel de la République Française, Mercredi 17 juin 1964, p. 5264, archives personnelles de

l’architecte (Paris).
136 « Le concept de troisième œuvre », 31 janvier 1983, Fonds Pierre Lajus, archives départementales de Gironde,

Versement 2011/079, boite n°2.

436
œuvre, correspondant à trente-six pourcents de cette valeur, et qui comprend les missions
d’isolation, d’habillage, de cloisonnement intérieur, des canalisations des sanitaires et de ce
qui relève du chauffage et de l’électricité. Le troisième œuvre quant à lui, pour une valeur
de douze pourcents, engloberait les parements extérieurs, peintures, revêtements des sols
et murs, les appareillages (sanitaire, électricité) et le mobilier intégré. Ce découpage des
phasages de la construction, en fonction de la chronologie du chantier ou encore de leur
« nature sèche ou humide » fait apparaitre, selon Pierre Lajus, une répartition des coûts sur
laquelle il convient de s’interroger. En effet, l’exacte correspondance des coûts engagés
pour les fondations et de ceux investis « à l’aspect intérieur et extérieur et au confort » pose
la question de la valeur que cela représente pour l’usager, dans la pratique quotidienne de
son logement. La deuxième question soulevée par l’architecte pose comme prérequis que
si l’industrie permet la répétitivité, ces douze pourcents du troisième œuvre pourraient être
réfléchis comme le lieu d’options de personnalisation du logement, sans pour autant
remettre en question l’économie industrielle de la construction. Quelle marge de manœuvre
laisser aux usagers pour qu’ils fassent de cette troisième part de la construction un moyen
de s’exprimer tout en s’inscrivant dans une production rationnelle de l’architecture à coûts
réduits.
Enfin, Pierre Lajus pose la question de la responsabilité de chacun des acteurs dans cette
répartition des coûts de la construction, et plus spécialement celle de l’entreprise de gros
œuvre. Selon lui, quel que soit le mode constructif adopté (traditionnel, préfabrication), la
position de cet acteur, considéré unilatéralement comme dominant dans le processus de
production de l’architecture, imposerait sa logique à l’ensemble des autres corps d’états.
Une configuration qui serait synonyme d’un blocage du processus de réalisation de
l’architecture, et se reporterait plus largement sur l’usager, héritant en fin de chaine de ces
arbitrages. C’est avec ce dernier point que l’architecte ouvre ses réflexions, se demandant :
« Si le client – le maître d’ouvrage – devenait l’acteur principal, capable d’orienter les choix,
qu’en serait-il demain ? »137. Si cette analyse n’est pas directement corrélée au sujet de la
trame, elle nous intéresse en ce que l’architecte formule ici des questions que nous associons
à une manière de repenser la conception architecturale au sens large, par une redéfinition
des partages budgétaires et du jeu d’acteurs de la construction. En reposant la question de
la place de l’usager, nous observons un désir de la part de Pierre Lajus de prêter attention
au client, à l’habitant, au particulier, et ainsi reconsidérer l’étendue et les limites des missions
de l’architecte dans cette boucle de production. Ces éléments font écho aux réflexions de
l’architecte sur l’évolutivité des logements et l’appropriation habitante permises par le
canevas de la trame structurelle, sur lesquelles nous nous attardons dans le prochain
chapitre. Ce concept de troisième œuvre fera l’objet d’une réflexion partagée avec Maison
Évolutive, filiale de Maison Phénix, avec laquelle Pierre Lajus travaille au même moment.
L’objectif y est alors d’accélérer le processus d’appropriation du logement par ses habitants.
Alors qu’il s’agissait, à la création de l’entreprise, de promettre aux habitants une maison
qui puisse « se moduler à l’évolution de leur vie à l’intérieur de ses volumes, et de s’y adapter
dans le temps »138, il devient rapidement question d’assurer une évolution plus rapide, dans
les domaines du confort, de l’équipement et de l’esthétique. Pour relever ce défi, l’entreprise
veut développer le concept de troisième œuvre mis au point par Pierre Lajus, censé

« Le concept de troisième œuvre », 31 janvier 1983, op. cit.


137

Lettre destinée au comité de direction de l’entreprise Maison Evolutive, datant du 18 janvier 1983, et rédigée par
138

CHENDEROFF, Serge, Fonds Pierre Lajus, archives départementales de Gironde, Versement 2011/079, boite n°2.

437
permettre à la marque « de se démarquer de l’ensemble des produits “banalisés” vendus par
les pavillonneurs nationaux »139.
Dans le cas de Pierre Lajus comme de Fabien Vienne, il s’agit de sortir d’une dynamique
binaire entre architectes et industriels, pour embrasser le réseau des acteurs de la conception
des espaces de manière élargie.

139 Lettre destinée au comité de direction de l’entreprise Maison Evolutive, op. cit.

438
CHAPITRE

11PARTIE 4

RÉINVESTIR
LA MAISON :
APPROPRIATION
ET ÉVOLUTIVITÉ
“ Le fait que la maison soit
flexible est rassurant, on “ Lajus avait ce côté
sait qu’on peut facilement où il écoutait les gens.
intervenir dessus. ” C’était un vrai architecte. ”

Entretien Entretien
avec le nouveau propriétaire avec le couple Manoux,
de la maison Patoiseau, par FLORET, Christelle
par FLORET, Christelle et SCOTTO, Manon
et SCOTTO, Manon
“ Je suis frappé
par la qualité
des projets présentés
par de jeunes architectes,
sur des programmes aux
budgets modestes […]
C’est par ce travail
minutieux que
les architectes
se trouvent
progressivement
réhabilités auprès
du grand public. ”

LAJUS, Pierre, in
NUSSAUME, Yann,
La maison individuelle,
Le Moniteur,
Paris, 2006, p. 58
Malgré son échelle modeste, la maison industrialisée constituerait « un sujet expérimental à
valeur paradigmatique en se fondant sur les hypothèses suivantes : l’architecture peut être
présente, voire démonstrative, dans des programmes de taille modeste comme celui-ci ;
l’économie limitée fournit une contrainte prétexte à l’expérimentation ; des clients privés,
d’origines sociales et culturelles très diverses, peuvent donner des occasions d’architecture
nouvelles »1. Par ce programme, il s’agit donc d’expérimenter ponctuellement, mais
également d’explorer conceptuellement sur le long terme. Tandis qu’Anne Debarre
constate que la maison individuelle constitue souvent une mise à l’épreuve et une
démonstration de début de carrière pour les architectes, sous la forme de « maisons-
manifestes », très vite délaissée par le praticien qui acquiert de l’expérience et relègue au
second plan ce programme modeste et moins rentable, Fabien Vienne et Pierre Lajus en
font le cœur de leur pratique conceptuelle, et en définitive « un engagement militant »2 que
peu d’architectes auraient endossé. Et pourtant, souvenons-nous qu’Alvar Aalto disait de
la maison qu’elle était le laboratoire de l’architecture, et que Luigi Snozzi, quant à lui,
confiait à ses étudiants diplômants en architecture l’exercice de concevoir une maison
familiale3.
Pierre Lajus et Fabien Vienne font tous deux de la maison populaire une commande
louable, dont il est nécessaire de se (re)saisir en s’approchant au mieux des attentes de la
maîtrise d’usage, lorsque certains de leurs confrères y sont frileux, faisant de la maison « un
fait marginal pour les architectes »4. La production des architectes étudiés, en grande partie
consacrée à ce programme, ainsi que leur engagement pour la proposition d’un logement
économique de qualité pour tous, en sont certainement la démonstration la plus
convaincante. Et si ce chapitre est en grande partie dédié à faire la lumière sur les procédés
dont les architectes ont pu jouer pour faire de la trame un support de compréhension avec
l’usager, il n’y a qu’à observer le nombre d’écrits que Pierre Lajus a produit au sujet de la
maison individuelle5, ou plus encore le rapport qu’il co-écrit avec Gilles Ragot à la fin des
années 1990, intitulé L’architecture absente de la maison individuelle6, pour comprendre combien
cette problématique a pu constituer un enjeu de réflexion central. Avant même d’entrer
plus spécifiquement dans l’analyse des projets, il est intéressant de comprendre le
positionnement de Pierre Lajus sur le sujet de la maison individuelle, au soir de sa carrière,
et ce afin de le mettre en perspective avec la réalité de sa production, et éclairer celle de
Fabien Vienne.
Une fois ce préambule posé, ce chapitre a pour objectif d’observer comment la trame, au-
delà d’avoir été un support de co-conception de la maison avec le constructeur
(cf. partie III), peut être un support de réinterrogation des spatialités de la maison et de
dialogue avec l’usager. Si « les architectes les plus ancrés dans la modernité semblaient être
aussi les plus indifférents à la dimension culturelle de l’habitation »7, ce n’est pas le cas de
ces deux architectes, ayant gardé à l’esprit des principes d’habitabilité et de confort des

1 DEBARRE, Anne, « Les architectes de la maison individuelle », in TAPIE, Guy (dir.), Maison individuelle, architecture,
urbanité, Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2005, p. 224. Précisons dès à présent que Pierre Lajus fut président du
comité de pilotage du programme de recherche et d’expérimentation du même nom (Maison individuelle, architecture,
urbanité), porté par le Puca entre 1999 et 2003, et qui donna lieu, avant la publication de cet ouvrage, à celle du
rapport « Programme Maison individuelle, architecture, urbanité », TAPIE Guy (dir.), CHADOIN Olivier, GODIER
Patrice, École d’Architecture de Bordeaux, juillet 2003, 3 vol., PUCA 419/1-3.
2 Ibid., p. 229.
3 Propos de l’architecte, 21e Séminaire international de projet de Monte-Carasso, 2014.
4 HAMBURGER, Bernard (dir.), L’architecture de la maison, Pierre Mardaga, Lièges, 1984.
5 Voir liste des écrits de Pierre Lajus (Annexes).
6 LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, « L’architecture absente de la maison individuelle. Conditions d’intervention de

l’architecte sur la conception de maisons individuelles », Plan Construction et Architecture, Paris, Juin 1997.
7 ELEB, Monique, ENGRAND, Lionel, « Entre décor et préfabrication (…) », op. cit., p. 82.

443
espaces domestiques, de référencement de leurs projets, d’équipement des logements
(mobilier intégré), pour lier leurs desseins conceptuels et industriels à la réalité des attentes
des usagers. À cet égard, « la potentialité et l’aptitude de la trame à prendre en compte
plusieurs registres de la conception tels que la technologie, la forme, la fonctionnalité,
l’économie de mise en œuvre, etc. »8 leur est particulièrement utile. Dès lors, il s’agit de
questionner l’appropriation habitante selon trois dynamiques : une clarté des plans et des
configurations spatiales permises par les systèmes modulaires et constructifs qui permettrait
aux clients de se projeter aisément dans leur futur logement ; un éventail de choix de
personnalisation du logement (finitions, morphologies, surfaces) laissé aux futurs habitants
leur assurant de se l’approprier ; une évolutivité du logement garantissant aux usagers de le
transformer. À ce titre, au-delà des analyses des archives des architectes, nos observations
in situ, à l’île de La Réunion comme en région bordelaise, nous ont permis de recueillir les
témoignages de certains usagers et de pouvoir constater des appropriations,
transformations et évolutions de ces maisons aujourd’hui.

A - « L’architecture absente de la maison individuelle » ?9


Le principal enjeu du rapport rédigé par Pierre Lajus et Gilles Ragot en 1997, L’architecture
absente de la maison individuelle, est de comprendre la place des architectes, et plus largement
de l’architecture, dans la production des maisons individuelles en France. Pierre Lajus en
rappelle le contexte dans un entretien accordé à Yann Nussaume :

« En tant qu’architecte, j’avais travaillé pour des particuliers et aussi pour l’entreprise
Phénix. Entre 1984 et 1987, j’avais été recruté par le ministère de l’Équipement en
tant que directeur adjoint de l’Architecture. Je me demandais si les questions
concernant la maison individuelle étaient encore les mêmes que dans les années 1970.
En fait, elles l’étaient, et on retrouvait toujours la même coupure entre les architectes
et le reste de la société. La nouveauté, c’était la crise du bâtiment. D’une manière
symptomatique, c’est ce qui a poussé des agences comme Périphériques à s’attaquer
au problème. Dans les écoles d’architecture, les enseignants restaient dans une
position de mépris ; c’était à leurs yeux un thème “petit-bourgeois” ; ils valorisaient
principalement le logement social et considéraient le pavillonnaire comme destructeur
des paysages, comme un scandale environnemental »10.

Le format concis du rapport, d’une cinquantaine de pages, se veut le garant de la possibilité


de constituer un « support de discussion avec les milieux professionnels concernés »11. Si
le second volume, correspondant aux annexes, a été alimenté par Gilles Ragot, le premier,
tel que le présente l’introduction du rapport, a été rédigé par Pierre Lajus, qui « y exprime
avec franchise, et peut-être imprudence, les thèses personnelles d’un architecte qui se veut
à la fois critique mais solidaire de sa profession, et souhaite susciter le débat que mérite
aujourd’hui l’architecture “absente” de la maison individuelle »12. Sur cette base, nous avons
tenté de décrypter certains des positionnements de l’architecte sur le sujet de la maison
individuelle, alimentant le cadre nécessaire à contextualiser nos analyses des projets.
Certaines analyses de ce rapport font état d’un enjeu essentiel dans le cadre de la production
économique de maisons dans la seconde moitié du XXe siècle, auquel nos recherches et

8 ZEITOU, Jean, Trames planes. Introduction à une étude architecturale des trames, Dunod, Paris, 1977, p. 49.
9 Formule reprise à Pierre Lajus et Gilles Ragot pour le rapport précédemment évoqué.
10 LAJUS, Pierre, in NUSSAUME, Yann, La maison individuelle, Le Moniteur, Paris, 2006, p. 56.
11 LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, « L’architecture absente de la maison individuelle (…) », op. cit., p. 11.
12 Ibid., p. 12.

444
celles des architectes Pierre Lajus et Fabien Vienne se sont particulièrement intéressées,
notamment du point de vue de l’usage de la trame : la standardisation de la construction.
Brièvement, le rapport dresse un historique de cette méthode, telle que la qualifie l’auteur,
« apparue après la deuxième guerre mondiale (…) [et] inspirée de l’exemple industriel des
Etats-Unis »13. Y sont mentionnés les Plan-Types, apparus dès 1953 sous l’autorité du
Ministère de la Reconstruction, et ayant mené jusqu’aux années 1970 à la diffusion de ces
éléments sous l’appellation des Plans Courants, éligibles aux Primes à la Construction proposées
par le gouvernement. S’agissant d’assurer une production rationnelle et économique, la
gamme de « Modèles » proposés à la clientèle française s’avèrera finalement assez réduite,
diffusée par le biais d’un outil qui participera de la dénomination de ces maisons : le
catalogue. À ce titre, Pierre Lajus rappelle le caractère limité des « quelques adaptations
mineures par les architectes et entrepreneurs »14 qui étaient possibles dans le cadre de ces
Plans Courants. Par ces principes de plans largement diffusés comme norme, et les moyens
de production engagés par une industrie de la construction qui se voulait efficiente,
l’architecte semble avoir eu du mal à trouver sa place pour concevoir la maison individuelle.
Progressivement, l’appréhension de la maison comme un « bien de consommation »15
vendu clés en mains par des commerciaux qui l’assortissaient de services compris dans les
frais engagés, allait, semble-t-il, stabiliser cette mise à l’écart de l’architecte. Aide au choix
du terrain, au montage financier, au suivi du Permis de Construire, sont autant de services
que le constructeur promet désormais au client qui, rassuré par ce lot d’actions
commerciales, est prompt à s’engager dans la démarche de la construction d’une maison.
Plus qu’un enjeu de réflexions autour des qualités spatiales qu’elle présente, la maison
devient un objet dont il faut avant tout faire le commerce :

« Tous les autres aspects de la conception de la maison – ceux qui intéressent les
architectes – seront largement négligés, aussi bien par les constructeurs que par leurs
clients apparemment satisfaits »16.

Cette analyse est intéressante en ce qu’elle révèle l’éviction progressive des architectes de la
conception de la maison individuelle en France, mais également, en un sens, l’inadaptation
de leurs propositions à une clientèle qui semble davantage se retrouver dans les modèles
vendus par les constructeurs. Selon Lajus, le point d’achoppement du côté desdits
constructeurs reposerait sur la limitation des possibilités de personnalisation de ces maisons
sur catalogue. Peut-être une faille dans laquelle l’architecte pourrait se faire une place ? C’est
en tout cas une réflexion que les architectes Fabien Vienne et Pierre Lajus auront à cœur
de porter au fil de leurs propositions, et sur lesquelles nous revenons dans les analyses de
projets à suivre. Le premier en co-concevant un système assurant une multitude de
possibilités spatiales à partir d’un nombre limité de composants de base (EXN), le second
en imaginant des maisons aux espaces polyvalents, appropriables, évolutifs. Cette analyse
se clôt par le constat suivant : en vingt ans, les missions des constructeurs de maisons ont
radicalement changé elles aussi, passant de quelques cadors au cœur des années 1970,
comptant Maison Phénix, GMF ou Bruno Petit, à une multitude de petits constructeurs
dans les années 1990, faisant migrer la production d’une logique industrielle à une mise en
œuvre plus traditionnelle, à l’image de la fameuse « Maison de maçon » promise par
l’entreprise Bouygues pour séduire une clientèle animée par ce « goût du traditionnel »17.

13 LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, « L’architecture absente de la maison individuelle (…) », op. cit., p. 15.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 16.

445
Les architectes, quant à eux, sont décrits comme « absents ou en coulisses »18 du marché
de la maison individuelle, avec une part de seulement cinq pourcents du nombre total de
maisons réellement construites en France réalisée par les architectes selon les statistiques
de la Mutuelle des Architectes Français19.
C’est peut-être à travers les missions de conseil, à partir de la loi de 1977, au sein des Conseils
d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement notamment, que les architectes auront le plus
d’impact sur la production de maisons individuelles selon le rapport. À ce titre, Pierre Lajus
identifie les CAUE comme l’un des lieux où se joue cette réflexion sur un équilibre à trouver
entre ancrage local et innovation. Lui-même participe à la formation du CAUE des
Pyrénées Atlantiques et s’investit dans ses missions d’architecte-conseil entre 1974 et 1980
pour ce département (ministère de l’Équipement), puis de 1981 à 1983 pour le département
des Bouches-du-Rhône (ministère de l’Urbanisme et du Logement), et enfin de La Réunion
de 1991 à 1995 (ministère de l’Équipement, du Logement et des Transports). Cette mission
d’architecte-conseil changera son point de vue sur le rôle de l’architecte dans la conception
de la maison individuelle :

« Pendant très longtemps, j’ai cru que l’on pouvait éduquer les gens. Puis lorsque je
suis devenu architecte-conseil, j’ai découvert qu’il fallait aussi les écouter. On peut
faire évoluer les gens en répondant à leurs questions »20.

Cette écoute du client est à relier, selon Pierre Lajus, avec la nécessité de « capter l’esprit
des lieux d’une manière contemporaine », et donc établir avec un dialogue avec les clients,
s’efforcer d’être compris, et ainsi « faire disparaitre la peur de l’architecte qui va imposer
son savoir »21. D’après lui, le mépris et l’ignorance des architectes à l’égard de la maison
individuelle seraient, entre autres, les raisons de leur faible implication dans la conception
et production de ce programme. Ces deux sentiments à l’égard de la maison s’expliqueraient
notamment par une nostalgie de la profession qui ne se reconnait pas « dans un statut de
producteur, œuvrant sur un marché régi par les lois de l’offre et de la demande »22. À cet
égard, les architectes feraient preuve d’une certaine négation des nouvelles réalités de la
profession, relatives à une maitrise économique de la construction, à une médiation
publicitaire, à une conception de modèles et non d’œuvres signées, censées garantir une
rentabilité autrefois condamnée « par des architectes nantis dotés de grosses commandes,
que le Prix de Rome n’avait pas préparé »23 en ce sens.
Ces analyses éclairent le positionnement critique que Pierre Lajus construit au fil des années
de pratique en agence comme en tant qu’architecte-conseil sur la maison individuelle. À ce
titre, elles nous permettent de mettre en perspective la manière dont l’architecte va œuvrer
pour penser des maisons appropriables et évolutives, notamment par un usage de la trame
mis au service de la modularité et de la flexibilité des espaces domestiques. Parmi les
éléments relevés par le rapport comme étant constitutifs d’une évolution des modes de vie
et des besoins des habitants, et donc de celle (nécessaire) de l’architecture, figurent les sujets

18 Ibid.
19 D’après une mise en regard du montant des travaux déclarés par les architectes et celui des travaux réalisés par les
entreprises du bâtiment sur le marché de la maison individuelle. Le rapport précise qu’il reste une possible part, a
priori négligeable, d’intervention des architectes pour des entreprises de construction, au titre de salariés ou
prestataires.
20 LAJUS, Pierre, in NUSSAUME, Yann, La maison individuelle, Éditions du Moniteur, Paris, 2006, p. 60.
21 Ibid., p. 61.
22 LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, « L’architecture absente de la maison individuelle (…) », op. cit., p. 17.
23 Ibid.

446
de « la pièce en plus » et de la flexibilité du logement24. Il y est fait mention du besoin chez
les usagers « d’une pièce supplémentaire, d’affectation variée pour le travail ou pour les
activités domestiques »25. Qu’il s’agisse d’une pièce à part entière de la maison, ou d’un
espace dédié d’une pièce, ce “lieu bonus” est censé permettre à la famille de développer des
loisirs ou pratiques complémentaires comme accueillir des invités de passage. La flexibilité
quant à elle, telle qu’elle est considérée ici à la fin des années 1990, n’est plus la même que
celle qui obsédait les architectes et les revues spécialisées au cœur des années 1970, où tout
ou presque de la maison devait être démontable, mais relève plutôt d’une possibilité de
« multiplier les accès […], de modifier le cloisonnement intérieur […], d’agrandir ou au
contraire fractionner commodément »26 le logement. Des dispositifs que Pierre Lajus met
à l’épreuve dans ses plans tramés au fil des projets et des tentatives conceptuelles relatives
au programme de la maison individuelle, et que nos prochaines analyses s’attachent à
illustrer. Se rapprocher de l’usager donc, indirectement, en étudiant ses besoins,
directement, en concevant des plans adaptables, appropriables, personnalisables, et donc
en permettant, par la suite, l’évolution de la maison pour qu’elle puisse suivre celle du noyau
familial. Passer d’une liberté de l’architecte qui limiterait les possibilités de l’habitant à une
liberté de l’usager par une maitrise, par l’architecte, des contraintes en amont. Nous pensons
que la trame constituerait à cet endroit un guide de conception pour l’architecte mais
également pour l’usager qui souhaite s’approprier, étendre, transformer son logement :

« Alors que le monument est “composé” et ne supporte pas le rajout, le populaire


procède toujours par accumulation et par rajouts successifs, au gré de récupérations
diverses »27.

La trame serait un moyen pour l’architecte, par la maitrise des coûts de construction qu’elle
assure, par la lisibilité des plans qu’elle permet, par sa façon de combiner rationalité de la
structure et personnalisation des revêtements, de tendre vers les véritables aspirations des
usagers. Une autre attente des usagers repose sur la capacité de l’architecte à servir
d’interface avec les différents acteurs du projet (lotisseur, administrations, entreprises). La
trame, par ses potentialités rationnelles, constitue pour l’architecte un moyen de contrôler
efficacement le dimensionnement des composants, la rapidité de leur production en série
et de l’édification, la formulation des devis, et donc le plus souvent un potentiel levier de
discussion avec de tels interlocuteurs du projet (cf. partie III). Un autre type de missions
complémentaires de l’architecte est mentionné : l’assistance à la maitrise d’ouvrage pour le
suivi des travaux, dans le cas d’une auto-construction ou d’une transformation ou
extension. Ces « prestations légères » aideraient l’architecte à entretenir un lien complice
avec ses clients, et constitueraient des perspectives professionnelles :

« Il est clair que l’activité des architectes est entrée aujourd’hui dans un processus de
“tertiarisation” qui doit leur faire envisager comme des actes professionnels à part
entière toutes les pratiques architecturales qui s’ajustent à de nouvelles demandes
comme réhabiliter, rénover, transformer, améliorer, ainsi que les missions de
définition et de montage des opérations, d’évaluation et de gestion du patrimoine

24 Les deux autres composantes identifiées par le rapport sont le besoin d’intimité, notamment dans les chambres des
adultes comme des enfants, et de confort, passant par une multiplication des équipements assurant la gestion de la
température, luminosité, etc.
25 LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, « L’architecture absente de la maison individuelle (…) », op. cit., p. 25.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 30.

447
existant. La maison représente sans doute un terrain d’expérience particulièrement
ouvert à ces nouvelles réponses professionnelles à la demande sociale »28.

En somme, étendre le champ d’intervention de l’architecte dans le cadre de la conception


et production de la maison individuelle29. À cet égard, nous nous sommes attachée à
observer dans quels cas la trame, pour les réalisations de Pierre Lajus et de Fabien Vienne,
s’était révélée efficiente dans la proposition de plans de maisons personnalisables, évolutifs
et transformables. Comment cet outil aiderait les architectes étudiés à proposer les services
attendus, d’après le rapport de Lajus et Ragot, par la clientèle de la maison industrialisée ?
Qu’en est-il du système EXN, censé proposer des habitations adaptées aux modes de vie
des réunionnais, tout en jouant sur une modulation destinée à en autoriser la production
en série ?

B - De la case réunionnaise traditionnelle à la case Tomi-EXN


Le système modulaire et constructif EXN pose la question de la sérialité et de la singularité,
conciliant ces deux dynamiques a priori opposées. (11.1) Assurant de nombreuses
combinatoires dans l’espace et une variabilité des formes architecturales à partir d’un
nombre limité d’éléments préfabriqués (portiques types, potences, consoles, planchers, etc.)
obéissant tous à une trame qui régit l’ensemble des plans des logements, le système EXN
allie production en série des éléments et spécificité des maisons réalisées. S’ajoute à cela la
possibilité pour les habitants de choisir les remplissages et revêtements de leur case, qu’il
s’agisse d’éléments relevant du système EXN ou de composants disponibles sur le marché.
Ici, la trame n’est pas incompatible avec une multiplicité de variantes spatiales, ni avec la
possibilité pour l’usager de prendre la main sur l’architecture de sa maison. Cela, sans
aucunement entraver l’économie de la construction, qui s’appuie sur le fait que l’appareil
de production de Maurice Tomi est bien rodé et qu’il est associé aux efforts de Fabien
Vienne et de ses collaborateurs dans la conception d’un système ouvert. Cette dualité est
certainement l’une des raisons du succès du système EXN, tel un compromis entre série
industrielle recherchée par les concepteurs et désir d’appropriation de l’habitant. Avant de
revenir sur ces éléments, et de comprendre quels dispositifs sont à l’œuvre pour autoriser
cette appropriation habitante, il s’agit de mettre en lumière les composantes (modulaires,
fonctionnelles) que les architectes ont reprises de la case réunionnaise traditionnelle pour
la réinterpréter dans le cadre de la case Tomi-EXN.
La case Tomi-EXN, telle qu’elle a été pensée par ses concepteurs, fait appel à une
réinterprétation des configurations spatiales de la case traditionnelle créole. Cette
réinterprétation se base notamment sur un usage de la trame utile à la modulation des plans
et des espaces, générant des séquences dans le logement depuis les espaces les plus publics
(réception), occupant le premier module de vie depuis la rue, jusqu’au plus intime (vie
familiale), localisé dans le dernier module de la maison. Les concepteurs croisent ici un

28 LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, « L’architecture absente de la maison individuelle […] », op. cit., p. 37.
29 Parmi les extensions des missions professionnelles de l’architecte qu’il évoque, Pierre Lajus mentionne notamment
les expériences de Christian Gimonet, à Bourges, pour qui, afin d’assurer une conception et une réalisation optimale
de maisons à ossature bois, il a s’agit de « proposer aux entreprises un logiciel chaînant de façon continue projet
architectural, plans d’atelier et bordereaux quantitatifs et estimatifs permettant la commande des matériaux, le suivi
des débours et des temps de fabrication, pour arriver à un contrôle complet du prix de revient » (p. 37). Ceci n’est pas
sans nous rappeler les tentatives informatives ou le principe d’unités de comptage développés par les architectes
mobilisés dans le cadre de notre thèse. Christian Gimonet, lui aussi adepte de l’usage de la trame dans son processus
conceptuel.

448
héritage créole et une industrialisation de la construction, un défi pour lequel la trame aurait
constitué un point de rencontre de ces dynamiques. Possédant une varangue ou un foyer
créole, le logement n’en est pas moins dimensionné selon la trame déterminée par les
logiques de production du constructeur et les habiletés conceptuelles de l’architecte. Pièces
de jour et pièces de nuit, espaces de réception et intimes, répondent à cette modulation qui
détermine la conception des espaces de vie de la maison. Une trame que l’usager lit dans
son quotidien, non seulement par les proportions des espaces de son logement, mais aussi
par une structure laissée apparente. La trame structurelle est affichée, en tant que garante
d’une économie de la construction mais aussi d’une structuration spatiale claire de la
maison, s’inscrivant dans les modes de vie et de construire locaux.
Le diplôme en architecture de Rémy Meunier – collaborateur de Fabien Vienne à La
Réunion – en 1976 à UP6, intitulé « Réadapter l’autoconstruction : proposition pour
l’autoconstruction à l’île de La Réunion »30 en est une illustration. Au prisme d’une culture
de l’autoconstruction, omniprésente à La Réunion (et dans d’autres pays dits du « Tiers-
Monde »), ce travail interroge la combinatoire entre « une technologie moderne, appropriée
et adaptée », ici réalisée à partir d’éléments bois préfabriqués, et les pratiques constructives
de « sociétés traditionnelles » qu’il ne s’agit pas de nier mais de réinterpréter sans « attenter
à leur intégrité culturelle »31. Le premier élément de contenu de ce mémoire consiste en la
proposition d’une définition de la notion de système, à laquelle nous sommes nous-mêmes
particulièrement attachée, du fait des systèmes modulaires et constructifs étudiés ici, et de
la filiation de celle-ci, selon nous, avec le principe de trame :

« SYSTEME : Combinaisons de parties qui se coordonnent pour concourir à un


résultat, ou de manière à former un ensemble (déf. LAROUSSE).
Remarque : Les combinaisons diverses des éléments d’un système forment un certain
nombre de fonctions qui sont les caractéristiques de ce système.
Enfin, la disparition d’un seul de ses éléments entraine l’inefficacité du système
(puzzle) : c’est un autre système »32.

D’autre part, le principe d’économie est mobilisé pour rapprocher les pratiques
traditionnelles (sociétés pré-artisanales, artisanales et pré-industrielles) des potentialités
d’une industrialisation de la construction. Ces deux principes – système et économie de la
construction – entretiennent alors, dans le cas d’EXN du moins, un lien discret et
néanmoins prégnant avec celui de trame, utilisée précisément pour assurer une économie
de la construction tout en étant le support d’un système suffisamment ouvert pour assurer
variabilité architecturale, sérialité des éléments et rentabilité industrielle. En un sens, la
trame permet aux concepteurs du système EXN d’articuler une réinterprétation de la
tradition, ici de la case créole, et une logique d’industrialisation de la construction :

« Et la richesse de l’architecture traditionnelle n’est en fait due qu’à la répétition


inlassable d’une même copie, qui, en perpétuelle mutation et sans cesse influencée

30 MEUNIER, Rémy, « Réadapter l’autoconstruction : proposition pour l’autoconstruction à l’île de La


Réunion », diplôme en architecture défendu le 22 avril 1976, Unité Pédagogique n°6, avec les membres de jury : MM.
Jaupitre (directeur d’études, UP6), Laberthonnière (UP6), Bon (UP1), Ducoloner (UP5) et Gérald Hanning
(personnalité extérieure). Précisons que Fabien Vienne fut proche de Gérald Hanning lors de son arrivée à La Réunion,
au point de prendre son poste d’urbaniste en chef de La Réunion, le temps d’une année suite au départ d’Hanning (cf.
chapitre 4). À ce titre nous tenons à vivement remercier Rémy et Danielle Meunier d’avoir partagé avec nous ces
recherches.
31 Ibid, p. 1.
32 Ibid, p. 5.

449
par le côtoiement de cultures différentes, reflète toujours, à l’instant de son exécution,
les besoins et les aspirations d’un peuple »33.

Précisément, le système EXN, à partir d’un nombre limité de composants, assure une
production sérielle de maisons formant un ensemble identifiable dans l’île tout en générant
suffisamment de spécificités pour donner aux usagers l’impression d’habiter “leur” case
Tomi. Une production sérielle qui conserve, tout de même, les composantes de
l’architecture traditionnelle réunionnaise (varangue, nacos, usage du bois et de la tôle, toits
pentus, etc.). Ces éléments interrogent plus concrètement les conditions dans lesquelles se
positionne le système EXN, pris entre une tradition culturelle et constructive de l’habitat
et une volonté de proposer, tout en respectant les besoins des réunionnais, une production
industrielle de ces maisons assurant une économie de construction et une qualité de
finitions essentielles pour (re)penser le logement social de l’île.
Enfin, parmi les questions que soulève ce diplôme, celle de la place de l’habitant dans la
production de son logement. Rémy Meunier y rappelle que la maison traditionnelle est
réalisée par l’ensemble des individus, sans distinction particulière si ce n’est, au fil du temps,
une identification des aptitudes particulières de chacun (habileté, connaissances des
dimensions, force, etc.). La connaissance de l’ensemble de la construction est partagée. Si
ce dernier élément semble être remis en question dans le cas d’un système industrialisé,
pour lequel les concepteurs (Fabien Vienne et la SOAA, Maurice Tomi) maitrisent la
réflexion intellectuelle dudit système et les ouvriers la réalisation des pièces, il convient de
rappeler que l’un des enjeux du système EXN était celui de pouvoir permettre aux réseaux
d’artisans de l’île de monter eux-mêmes ces structures, conditionnées en kit, et aux
habitants de pouvoir intervenir directement dans la production de leur logement non
seulement dans le choix des formes et finitions au moment de la commande mais également
par la possibilité d’en finir eux-mêmes la construction. En effet, pour des raisons
économiques notamment, les clients avaient la possibilité d’opter pour une version “non-
finie” de leur case Tomi-EXN, afin d’étaler les dépenses dans le temps, et ainsi participer
activement à la réalisation de leur maison (installation des revêtements notamment). Cette
inclusion de l’usager, et plus largement de chaque membre d’une communauté, dans le
processus de production de l’habitat induit une meilleure connaissance et une plus grande
adhésion aux caractéristiques du système modulaire et constructif. Néanmoins, si
l’autoconstruction tend à suivre l’évolution du marché de la construction, avec l’usage de
tôles et de parpaings, sa mise en œuvre reste globalement mal maitrisée par la population
et surtout trop onéreuse. Ces éléments sont en réalité autant de données d’un problème
posé aux architectes pour penser le logement économique et adapté localement :

« Dans ce cadre, une voie de la recherche architecturale – et c’est là notre propos –


pourrait être l’étude de systèmes pouvant être utilisés en autoconstruction dans les
pays où les procédés traditionnels sont de moins en moins praticables, et où les
progrès du développement et le stade des techniques permettent d’envisager l’emploi
de certains matériaux industriels tels que bois brut de sciage, tôles… matériaux
courants pouvant être importés, soit produits sur place […]
Il ne s’agit pas de tomber dans le piège du système universel qui prétend résoudre
uniformément les besoins en logements du Tiers Monde, mais de recherches
ponctuelles sur des situations précises, dont on devra respecter les particularismes. La
connaissance du milieu d’intervention, sous ses aspects géographiques, climatiques,
écologiques, socio-culturels et notamment par l’étude de ses modes d’habitat
indigènes, permet dans un premier temps de respecter son mode de vie ainsi que les

33 MEUNIER, Rémy, « Réadapter l’autoconstruction : proposition pour l’autoconstruction à l’île de La Réunion », op.

cit., p. 8.

450
agencements traditionnels nécessaires à sa survie.
Enfin, on recherchera méthodiquement un nouvel outil technologique, système
adapté qui devra être compréhensible de tous et facile à mettre en œuvre. Il s’agit, en
utilisant les connaissances que l’on a des systèmes classiques, de concevoir des
éléments de construction simples, efficaces et économiques, pouvant être utilisés par
une population non spécialisée et aux faibles moyens »34.

La modulation des plans et des espaces de vie est alors envisagée par les concepteurs
d’EXN comme le moyen de trouver un équilibre entre tradition architecturale et sa
réinterrogation. La maison traditionnelle réunionnaise repose notamment sur un principe
de succession d’usages clairement déterminés dans l’espace. Ainsi, un élément remarquable
de la case Tomi-EXN en ce qu’il réinterroge le mode de vie “à la créole” repose sur le
séquençage des espaces depuis la rue jusqu’au jardin arrière. Quelle que soit la typologie du
logement, l’arrivée sur la parcelle se fait généralement par un jardin-avant, que les
concepteurs qualifient d’espace de transition, puis se décompose à mesure de la progression
dans le logement selon trois niveaux : la représentation, qui prend place dans une véranda
dont la végétation se veut ornementale ; la réception, s’effectuant dans le salon créole ; la
vie familiale privée, s’organisant dans la partie arrière du logement, et comprenant
sanitaires, cuisine et séjour. La dernière partie de la case, considérée comme « le
prolongement naturel du logement »35 par ses créateurs, correspond aux cours et jardins
créoles dans lesquels se concentrent potager, poulailler et arbres endémiques (bananiers,
papayers). Adossés à cette bande diurne viennent s’accrocher les espaces de chambres,
pouvant se développer librement en fonction des besoins de la famille et de ses évolutions.
L’ensemble de ces espaces obéit à une composition par modules, où chacun correspond à
une fonction précise du foyer, que nous venons de présenter. De cette manière, si les
concepteurs usent d’une modulation efficiente des plans pour des raisons évidentes de
rationalité et d’économie de la construction, ils ne font pas l’impasse sur une étude attentive
des modes de vie réunionnais, transposés dans cette nouvelle version de la Case Tomi.
Les plans-types traditionnels sont analysés par l’équipe de conception, et plus
spécifiquement par Rémy Meunier, comme des « dominos de base »36 à recomposer en
fonction des besoins du logis. (11.2) Cette manière de penser le plan, calibré selon une
trame carrée, aide le concepteur à passer de la case de base, de deux modules de vie, à la
grande case à plusieurs chambres, plusieurs varangues. Cette modulation constitue un
dénominateur commun entre la case modeste et la case somptueuse, ayant toutes des pièces
composées selon ce “domino” qui, suivant les moyens et besoins, est doublé, triplé, etc. Le
principe sera repris dans le cas du système EXN, proposant des habitations commandées
par un unique module (de 3,17m, puis de 3,33m) commun aux cases réalisées pour du
logement très social comme de standing. Des plans de villas plus luxueuses font ainsi appel
au système EXN font apparaitre l’usage d’une trame identique à celle des logements sociaux
(3,17 m). C’est le cas, par exemple, des maisons Phaure, Fourcade, Dessart, Couteaud,
Roux, ou encore de la maison de Maurice Tomi lui-même. (11.3) Aussi, bien que par leurs
surfaces habitables soient plus élevées (allant de 72 à 145 mètres carrés, la plus modeste
étant celle de Maurice Tomi, possédant néanmoins la surface de véranda la plus élevée,
étant de 97 mètres carrés, soit une surface supérieure à celle des espaces habitables), les
configurations spatiales plus complexes (notamment les maisons Fourcade et Roux dont

34 MEUNIER, Rémy, « Réadapter l’autoconstruction : proposition pour l’autoconstruction à l’île de La Réunion », op.
cit., p. 17.
35 Expression reprise aux concepteurs, et mobilisée à travers différents documents de concours et notices du projet

Ticase.
36 Planche n°30 de son diplôme (op. cit.), et redessiné par l’auteure (voir schéma « modularité domino »).

451
les espaces extérieurs de terrasse, véranda et patio génèrent des volumétries
particulièrement dynamiques) ou leur implantation sur des sites à la topographique difficile
(maison Dessart), la trame qui commande le dimensionnement des espaces de vie est la
même, les chambres mesurent elles aussi un module carré de 3,17 m de côtés (sauf
exception pour la chambre parentale des maisons Roux et Fourcade qui occupent deux
modules de 3,17m de côtés, soit d’une surface d’une vingtaine de mètres carrés) voir
illustrations plaquette EXN. Le terme même de « domino » nous intéresse tout
particulièrement en ce qu’il suggère une logique qui se déroulerait selon une pièce de base,
à laquelle viennent s’adjoindre d’autres pièces, de même gabarit, mais présentant des
spécificités de densité, permettant de prolonger la structure initiale. Les planches du
système EXN proposées aux concours départementaux de la réunion pour le logement
social présentent, quant à elles, le principe de module de base décliné en autant de fonctions
du logement, avec un caractère ludique destiné à en simplifier la compréhension.
Au-delà de cette modulation, l’organisation des espaces domestiques entre la case implantée
en milieu rural et celle insérée dans un tissu urbain est similaire (11.4). On y retrouve une
logique de séparation des espaces “propres”, comme les chambres ou pièces de
salon/séjour, et les espaces “sales” (cuisine, toilettes) qu’il s’agit d’écarter de la maison afin
de pouvoir aisément en assurer le nettoyage. La logique est la même dans le cas de la grande
case créole de milieu urbain, pour laquelle les chambres des domestiques, la cuisine et le
débarras viennent former une bande en fond d’une parcelle qui est cette fois-ci clairement
délimitée. Cette bande, construite « en dur », est encore une fois détachée de la maison,
située au centre de la parcelle, en recul de la rue, avec la présence systématique d’un jardin-
avant censé assuré une transition depuis la rue et jouer le rôle d’espace-tampon entre vie
publique et privée. Il est intéressant de remarquer que dans le cas de la case Tomi-EXN,
ces espaces “salissants”, correspondant à la cuisine et aux sanitaires, sont certes directement
accolés à l’arrière de la maison, mais répondent néanmoins de cette logique de la case
réunionnaise traditionnelle : leur matérialité, “en dur”, permet un nettoyage plus facile, et
leur position, en connexion directe avec le jardin arrière/créole, leur assure un statut
d’espaces hybrides, entre intérieur et extérieur (ce que les concepteurs nomment une
« extériorisation des tâches ménagères »37). Si la construction a été rationalisée en un même
volume bâti, les spécificités créoles d’usages et de pratiques habitantes ont été respectées.
C’est notamment ce que l’on peut observer sur le plan de base de la Ticase 78 présenté au
concours de 1978 (11.5). Et si dans le cas des cases réunionnaises traditionnelles, ces
éléments bâtis de cuisine, sanitaires, poulaillers, etc., se répartissent dans la parcelle de
manière quelque peu aléatoire, les concepteurs font le choix pour la Ticase-EXN de les
intégrer dans la géométrie du plan. Cette unité cuisine/sanitaire, bien qu’ayant des
proportions un peu particulières (trois-quarts de module de profondeur) obéit à cette trame,
ou en tout cas aux sous-trames qui en découlent. À ce titre, lorsqu’elle est combinée à
l’unité-séjour, l’unité-cuisine/sanitaires vient composer “l’unité de vie”. D’autres
composantes vernaculaires sont intégrées à la case Tomi-EXN, comme le foyer créole, situé
à l’interface entre la cuisine et le jardin arrière de la maison. Cette cuisine, ouverte sur
l’extérieur grâce à un volet-hotte rabattable, permet une évacuation des odeurs et des
fumées, se prêtant à la confection des recettes traditionnelles réunionnaises faisant souvent
appel à des cuissons fumées. Le dispositif du volet rabattable permet également une
préparation des repas à l’intérieur comme à l’extérieur de la case, devenant un lieu hybride
qui répond parfaitement aux modes de vie locaux, et plus spécialement à la porosité entre

37 D’après planche du projet Ticase 78 pour le concours de maisons individuelle de 1979.

452
espaces intérieurs et extérieurs du logement recherchée par les réunionnais. La dalle de
béton armé servant de paillasse, dans laquelle sont enchâssés des fers de cuisson, constitue
un coin-cuisine facile à nettoyer, du fait de sa matérialité d’une part, et grâce à un robinet
de puisage placé dans le jardin, en pied de la cuisine. (11.6) Ces analyses montrent comment
les concepteurs de la case Tomi-EXN ont cherché à respecter les modes de vie réunionnais,
observant finement les composantes de l’architecture traditionnelle locale (organisation des
plans, positionnement sur la parcelle, séquençage des espaces, matérialité, dispositifs
climatiques) tout en y apposant leur maitrise de la géométrie, de la modulation, de la
rationalisation des espaces.
Un dernier niveau de lecture reposerait sur l’identification des possibilités d’extension de
ces volumes dans un temps ultérieur, suivant strictement ce canevas géométrique et
dimensionnel, comme le suggèrent les planches dessinées par l’équipe de conception de la
SOAA, ou bien lorsque sur place nous avons observé les multiples transformations de ces
cases. Sur les dessins réalisés par l’équipe de conception (SOAA) pour décrire le principe
d’adaptation de la Ticase au mode de vie créole, chaque pièce du logement est composé
selon la modulation de la trame carrée (11.5). Salon créole et bloc-eau (WC, salle d’eau)
occupent deux modules de longueur par un module de large. Les chambres, carrées,
occupent un module de la maison. Les varangues varient entre des morphologies qui
s’inscrivent soit dans un module carré soit dans des bandes de deux modules de long pour
un demi-module de profondeur. L’espace cuisine occupe trois-quarts de module de
profondeur par deux modules de longueur (11.5).
Ce principe varie parfois pour permettre au salon créole de s’associer à la zone repas pour
composer un espace de deux modules de profondeur pour un module de large, jouxtant les
chambres, lorsque la cuisine et les sanitaires se trouvent rejetés en fond de case, de part et
d’autre d’une annexe-séjour permettant de manger en lien direct avec le jardin tout en étant
à l’abri de la toiture (11.5). L’ensemble de la logique des plans résulte de cette modulation
et du séquençage repris aux cases traditionnelles réunionnaises, selon ce que les concepteurs
décrivent comme un « jeu de construction utilisant quatre éléments de base combinés »38.
Cette formule accompagne un schéma résumant de façon particulièrement claire la logique
de modulation qui fut celle des architectes : penser tous les espaces du logement comme
les pièces d’un jeu de combinatoire. Ce principe facilite la lecture et la compréhension des
plans de logements, mais également l’assemblage concret (construction) des pièces
(composants préfabriqués) de ce jeu. De ce fait, la trame carrée de 3,17m, dans le cas de
Ticase 78 par exemple, support de cette pensée modulaire, régit toute la réflexion de la
case : plans, construction, coûts. Pour exemple, les pièces de la construction, « disposés en
plan sur une trame carrée, module 3,17m x 3,17m »39 sont dimensionnées selon cette
modulation, et sont représentées comme telles sur la planche dessinée, à l’exemple de la
formule : « Plancher : 1 module ou partiel »40.
En définitive, chacun des éléments graphiques de la planche du concours (mais aussi dans
les dossiers de présentation des projets EXN Ticase, Casenba) fait ressortir avec clarté ce
principe modulaire et tramé : les schémas, les plans de base et ceux des cellules dérivées,
les coupes, les élévations. De cette manière, la déclinaison des plans proposée, ainsi que les
possibilités de « flexibilité et évolution » permises par le système, reposent toutes sur cette
modulation et sont présentées comme des atouts sur la planche de concours (11.7). À ce

38 Formule utilisée sur la planche de rendu du projet Ticase 78 pour le concours de maisons individuelles organisé en
1978 par le département de La Réunion, archives Fabien Vienne IFA.
39 Ibid.
40 Le module de base est de 3,17 x 3,17m ; le module dit « partiel » est de 3,17 x 1,65m ou de 3,17 x 2,41m.

453
titre, notons que les concepteurs avaient anticipé les potentielles extensions de ces cases,
dont ils avaient pourtant déjà imaginé nombre de variantes. Une partie « Flexibilité,
Évolution » figure comme l’un des éléments graphiques et conceptuels présentés par
l’équipe au concours de 1978. Présentant des transformations de certains types de base en
des logements plus grands, avec l’ajout de chambres supplémentaires, le changement
d’usage d’une véranda en chambre ou encore la suppression de certaines cloisons pour
dilater l’espace intérieur de la case. Comme nous pouvons le voir sur les schémas réalisés
par les concepteurs, l’ajout de deux modules autorise la transformation d’un quatre pièces
en un six pièces. Dans ce cas, des modules-chambres sont accolés latéralement, créant une
symétrie dans le logement, avec quatre chambres de part et d’autre de l’espace central de
séjour. À ce nouveau type, de six pièces, peut être adjointe une cuisine dans le prolongement
de cette nouvelle bande nocturne et dans celui du bloc cuisine-sanitaire existant. À l’inverse,
si l’objectif n’est pas celui de créer des chambres supplémentaires mais d’avoir un espace
intérieur plus fluide et des pièces de vie plus généreuses, il est possible d’enlever très
facilement les cloisons, qui ne jouent que le rôle de remplissage de la structure bois qui,
elle, suit la trame de 3,17m. Enfin, sans nécessairement ajouter de volumes à la case initiale,
l’habitant peut aisément transformer une véranda d’angle en une pièce d’un tout autre
usage : chambre, bureau, espace de jeux, etc. Les schémas des architectes montrent ainsi
combien la trame et la modularité leur ont permis d’articuler leurs propres intentions
conceptuelles quant à la composition des logements et celles des futurs usagers, souhaitant
faire évoluer leurs espaces en fonctions des besoins. À nouveau, ces réflexions prolongent
les pratiques locales, pour lesquelles la case traditionnelle s’étend par greffe de “dominos”
supplémentaires. Autour du module du salon, souvent le plus généreux pour accueillir des
incités, placé au cœur de la maison, s’articulent les chambres et varangues, le plus souvent
sans couloirs ni dégagements. Les pièces, disposées de façon à aligner les ouvertures et
favoriser les courants d’air, permettent à l’habitation d’être parfaitement ventilée.
Cette organisation spatiale de la case réunionnaise traditionnelle est reprise quasiment trait
pour trait dans la proposition de Fabien Vienne, Maurice Tomi et leurs équipes, avec
chaque fois un module séjour de représentation au centre, des chambres latérales, une
varangue à l’avant, ou dans l’un des angles du plan de la maison. Dans les plans de base des
cases Tomi-EXN, pas de dégagements non plus, tout est rationalisé, pour des raisons
économiques, et finalement dans un certain respect des typologies traditionnelles. C’est
certainement du côté des choix de structure et de revêtements que s’opère la distinction
majeure entre la case originale et sa contemporaine. Dans le premier cas, l’ossature est
« composée de quatre poteaux d’angle […] et de montants intermédiaires, reliés en haut par
la sablière, en bas au cadre du sol »41. Pour ce qui est des revêtements, ils sont variés : paille
de canne ou de vétivier, tressage de végétaux et feuillages, torchis, ou encore bardeaux de
tamarins (solution la plus coûteuse). Parfois, les façades se pare d’acrotères travaillés
– laissant apparaitre des motifs géométriques – ou de pilastres, de lambrequins, ou
s’habillent, à l’intérieur, de tapisseries. Autant d’éléments que nous retrouverons finalement
sur certaines cases Tomi-EXN, ajoutés par des habitants s’étant approprié leur logement.
Avec un système de portiques préfabriqués en bois, dont les montants s’assemblent autour
d’une tige métallique dont la souplesse permet à la nouvelle case de résister aux cyclones,
et des revêtements variés et néanmoins plus “normalisés” (tôle, parpaings, etc.), plus faciles
à poser, les concepteurs réactualisent la production de cette habitation. À ce titre, la tôle,
lorsqu’elle est retravaillée, revêtirait à La Réunion une image progressiste, lorsqu’en

41 MEUNIER, Rémy, « Réadapter l’autoconstruction : proposition pour l’autoconstruction à l’île de La Réunion », op.
cit., p. 27.

454
métropole elle a pu être vivement critiquée, assimilée à une architecture temporaire,
négligée :

« Ondulée ou plate (“papier chocolat”), elle revêt dans l’esprit des gens un standing
qui la place au-dessus des constructions en “gaulettes” ou torchis de leurs ancêtres ;
peinte et décorée finalement, elle prend même une grande valeur esthétique »42.

À cela, s’ajoute le raisonnement selon lequel l’usage de la tôle ne modifie pas le mode de
construction de la structure de la case, toujours en bois, assurant finalement une forme
assez pertinente de réinterprétation ou même de filiation avec le modèle ancestral. Enfin,
les contrastes colorimétriques constituent également un élément de réinterprétation sur
lequel jouent les concepteurs de la SOAA, proposant, avec une structure aux teintes de bois
naturel et des revêtements clairs (tôle blanche par exemple), faisant écho aux peintures
claires ou colorées des murs et des menuiseries des cases réunionnaises (gris, rose, vert).
Attachés à éprouver une industrialisation de la construction pour proposer un logement
économique et optimal, les architectes trouvent à La Réunion un cadre propice à leurs
explorations de mise en œuvre, de matérialité, etc. Par ailleurs, le cadre spécifique de ce
projet influe nécessairement sur les expérimentations qui ont pu être menées par l’équipe
de conception, à savoir une commande privée, celle d’un constructeur local, « sur la base
d’un marché public d’habitat social »43. En réalité, c’est aux nouvelles conditions de vie sur
l’île, dégradées au lendemain d’une départementalisation qui aura engendré une
urbanisation chassant les familles les plus pauvres des centres-villes, que souhaite répondre
le système EXN, et ce afin de les (re)loger dans des logements décents, en milieux urbains
comme ruraux, et à la demande du constructeur Maurice Tomi, à la tête de l’entreprise
Bourbon Bois :

« Dans le but de renouveler sa production en s’adaptant aux nouvelles conditions de


l’habitat social et dans un esprit ouvert à l’autoconstruction, la demande avait pour
objet de mettre au point un système de construction à partir de panneaux et pièces
annexes produits industriellement »44.

C’est sur ce point que nous faisons le lien avec les pouvoirs et potentialités non seulement
de fabrication, mais aussi de transformation, du logement laissés aux usagers. Si cette
autoconstruction peut être considérée comme une pratique marginale, il devient intéressant
de s’interroger quant à son officialisation, en l’intégrant notamment aux mesures de soutien
à la construction de logements, comme le principe d’aide en nature, reposant sur un principe
de « remise aux intéressés d’éléments préfabriqués en bois suivant des dimensions standard
[…] leur permettant de construire des habitations correctes facilement aménageables,
extensibles et aisément transformables dans l’avenir »45. A partir de cette analyse, il devient
intéressant de remarquer que l’équipe de conception du système EXN aura toujours à cœur
de proposer une sorte d’autoconstruction, notamment avec le principe de maisons non-
finies, tout en tentant de faire valider ses propositions de manière institutionnelle par le
biais des concours (1975, 1978, 1983). Ainsi, l’enjeu d’accessibilité de ces propositions
architecturales au plus grand nombre se voit relayé par deux canaux, à priori opposés, et

42 Ibid., p. 31.
43 MEUNIER, Rémy, « Réadapter l’autoconstruction : proposition pour l’autoconstruction à l’île de La Réunion », op.
cit., p. 38.
44 Ibid., p. 33.
45 L’auteur précise qu’il cite la Direction Départementale de l’Équipement, mais sans plus de précisions dans son texte,

MEUNIER, Rémy, « Réadapter l’autoconstruction : proposition pour l’autoconstruction à l’île de La Réunion », op.
cit., p. 36.

455
pourtant tous deux adoptés : celui d’une institutionnalisation du système EXN, permettant
la réalisation de quartiers entiers de logements sociaux, et celui de l’implication habitante, à
différents stades du projet (choix au moment de la vente, finitions de la construction au
moment du chantier, transformations dans le temps). L’industrialisation est ici compatible
avec une prise en mains de la construction facilitée pour l’usager, avec des éléments
relativement légers et aux finitions soignées. Les concepteurs en feront l’un des slogans du
système : « EXN réconcilie l’industrie et l’artisanat ». (11.8)
L’enjeu est celui de combiner valeurs sociales et culturelles de l’habitat local, économie de
la construction, hygiène, et amélioration des performances des matériaux, par le traitement
à cœur des éléments bois46, l’assemblage des pièces des portiques grâce à des plaques
métalliques de connexion fixées par de grandes presses, garantissant une plus grande
résistance des structures aux vents, ou encore des cintreuses à tôles assurant le pliage de
grandes plaques de tôle et la formation d’éléments de couvertures homogènes dans leur
géométrie et plus aptes à laisser glisser les vents. La réflexion se veut globale, c’est-à-dire
sociale, culturelle, économique, technique. L’objectif du procédé EXN est celui « d’offrir
un outil de construction à la portée de tous, d’une lisibilité exemplaire et d’une solidité à
toute épreuve »47. Trois enjeux qui ont en commun l’usage d’une trame, assurant une
lisibilité des plans (identification des espaces), une économie de la construction (production
en série des composants) et une solidité de la structure (rationalisation des points de
résistance). Cette lisibilité géométrique s’applique en plans, chaque module de la trame
carrée correspondant à une pièce de la maison, comme dans la structure édifiée, puisque
chaque portique s’inscrit sur l’un des côtés de la trame structurelle. Et si la modulation
fabrique l’espace domestique et réinterroge les héritages architecturaux locaux, elle est aussi
déterminée par une trame qui repose sur une donnée factuelle : les composants,
prédécoupés, usinés, débités (cf. chapitre 8). De cette façon, tout, depuis les plaques de
connexion aux panneaux de revêtement et jusqu’aux espaces du logement, relève de la
modulation du système (11.9).
La désolidarisation des revêtements vis-à-vis de la structure assure un habillage qui peut
être progressif mais également interchangeable, laissant la liberté aux habitants de gérer
dans l’espace et le temps leur logement, toujours pour une appropriation maximale. De tels
choix techniques rendent possibles une progressivité de l’architecture, nuançant celle
d’évolutivité en ce qu’elle évoque le passage d’une case rudimentaire à une case plus
élaborée, sans nécessairement faire appel à l’ajout de pièces supplémentaires, mais en
reposant aussi sur des choix de revêtements ou de finitions plus sophistiqués au fil du
temps. Preuve en est, le catalogue EXN constitue « un outil permettant la vente par
éléments »48, donnant aux habitants la possibilité de (ré)intervenir à leur guise sur leur
logement.
Rappelons l’un des principaux enjeux du système EXN : permettre un maximum de
solutions spatiales et de combinaisons possibles à partir d’un nombre réduit d’éléments
préfabriqués. S’il répond aux attentes de l’industriel Maurice Tomi, recherchant une
rentabilité et une efficience du système, cet objectif vise aussi à satisfaire la diversité des
attentes des usagers. Ainsi, comme le rappelle un article paru dans la revue Afrique Expansion
en 1985, « la standardisation poussée et la compétitivité des composants […] créent un effet
de série dans la série qui permet de bénéficier des avantages de l’industrialisation à partir de

46 « Procédé Xylochimie HICKSON leur assurant une imprégnation fongicide, insecticide, hydrofuge et ignifuge »,
MEUNIER, Rémy, op. cit., p. 38.
47 Ibid.
48 Ibid., p. 47.

456
quantités relativement réduites, sans monotonie des réalisations »49. Cette multiformité des
solutions architecturales autorisées par le système EXN se réalise par différents moyens.
Premièrement, le système permet une large pluralité de types de logements – du deux-
pièces au six-pièces dans les versions proposées sur catalogue et plus encore dans le cadre
de commandes particulières – comme de programmes, servant à la réalisation
d’équipements (écoles, centres de formation, bâtiments administratifs, restaurant, etc.) ou
de logements saisonniers (hôtels, centres de vacances, etc.). D’autre part, un panel élargi de
volumétries est permis par la diversité des hauteurs d’étages (2,30m ; 2,90m ; 3,50m) et des
pentes de toitures (18% ; 36% ; 69% ; 87%) proposées. Ces éléments autorisent une
multitude de combinatoires, et donc une variabilité dans la série qui rend chaque maison
(presque) singulière, tout en relevant, dans le même temps, d’un imaginaire collectivement
partagé de la case Tomi. Le principe de portiques autostables répartis selon une trame
carrée permet enfin de laisser le choix des revêtements aux usagers. Les revêtements,
n’ayant aucun rôle structurel à jouer, peuvent être en tôles, bois, mailles végétales,
parpaings, etc., selon les préférences et les moyens des habitants. Ces éléments peuvent
également être remplacés s’ils viennent à s’endommager, ou si les habitants souhaitent
conférer à une pièce d’autres usages, aspects ou atmosphères. Les coûts d’entretien du
logement en sont limités, les possibilités de personnalisation augmentées.
Au-delà de proposer ces maisons “à la carte” à partir d’un unique principe constructif et
modulaire régi par une trame carrée, le système EXN garantit « un habillage progressif de
la structure en fonction des possibilités de l’usager » (financement, temps, savoir-faire) et
promet une facilité de réaliser des extensions sans « remise en cause des modules de
base »50. Autant de dispositifs pensés pour permettre à l’usager de s’approprier son
logement et de le faire évoluer en fonction de ses besoins et de ses envies, tout en
s’appuyant sur un réseau géométrique qui fait de ce système une réponse rationnelle et
cohérente sur l’ensemble du territoire réunionnais. « Jusque dans la manière de
communiquer le projet, les concepteurs s’appuient sur la clarté et l’efficience de la trame,
graphiquement lisible sur chacun des plans, [comme] pour témoigner de l’ampleur des
possibles et, dans le même temps, de l’homogénéité globale de la proposition
architecturale »51. Une amplitude du système EXN permettant aux futurs habitants de faire
leurs choix (revêtements, nombre de pièces, finitions), et qui est rendue possible par l’effort
intellectuel et industriel de ses concepteurs (cf. chapitre 8). Ces éléments font de cette
maison une proposition populaire, que les habitants s’approprient, transforment, déclinent.
Aussi, les réunionnais avec qui nous avons pu échanger sur place nous ont confié leur
attachement à cette case en ce qu’elle est une réponse architecturale qui, bien que très
économique, s’adapte aux contraintes et attentes locales. La case Tomi-EXN, que chaque
réunionnais a pu visiter, habiter ou construire, constitue à ce titre une sorte de patrimoine
culturel local. À ces éléments, s’ajoute une dernière composante participant de la popularité
de cette construction : sa résistance aux cyclones. Par la souplesse de sa structure, capable
de se déformer sans se briser, et l’ajourage de ses façades combiné à une solidarisation des
tiges métalliques du nœud d’assemblage à la dalle béton, rendant le volume de la maison
peu sujet au phénomène d’arrachement, la case Tomi-EXN résiste à la violence des vents.
La presse locale vantera cette performance, notamment à la suite du cyclone Firinga de
1989. Rapidement construites, les cases Tomi-EXN sont également une réponse au

49 « Des ossatures préassemblées : le système de construction EXN », Afrique Expansion, n°13, novembre 1985, p. 69.
50 Plaquette de diffusion du système EXN.
51 SCOTTO, Manon, « Du procédé naît l’ouvrage. Lumière sur le système modulaire et constructif EXN (Fabien

Vienne et Maurice Tomi), in KLEIN, Richard, BAUER, Caroline, Cahiers Thématiques, n°20, « Architectures en série
et patrimoine », ENSAP Lille, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021, p. 126.

457
(re)logement d’urgence, dont les besoins émergent au rythme des coulées du Piton de la
Fournaise. Progressivement, ces habitations sont vues par les habitants et les municipalités
« comme un symbole de renouveau et de lutte contre l’adversité créée par la colère de la
nature »52.
Si nous nous sommes plus spécifiquement attachée à analyser l’un des types de
constructions permis par le système EXN, à savoir le modèle Ticase – fait de bois et de
tôles (le plus souvent), pensé pour s’implanter en contexte semi-urbain ou rural, et modèle
le plus décliné53 et le plus populaire54 du système – en ce qu’il révèle particulièrement les
possibilités d’évolutivité des réalisations EXN, il est un second modèle, Casenba, qu’il
convient de présenter succinctement. Casenba est pensé comme un modèle de logements
urbains groupés “en dur”, réalisés à l’aide de panneaux en béton préfabriqués ou en
parpaings. Compatible avec les éléments EXN, Casenba obéit à la même trame que le
système EXN (3,17m). Pour cette version, Maurice Tomi et Fabien Vienne imaginent un
parpaing qu’ils font produire dans les ateliers Bourbon-Bois, dont les dimensions sont
compatibles avec la modulation du système (71,5cm de largeur)55. Par ailleurs, au-delà de
proposer une recherche spécifique sur le composant parpaing, Casenba présente l’intérêt
d’une réflexion à l’échelle urbaine qui repose, là-encore, sur la modularité du système. En
effet, afin de permettre une mitoyenneté de ces habitations, accolées les unes aux autres, il
est nécessaire que les murs-pignons soient aveugles. Seules les façades “avant” et “arrière”
des maisons peuvent accueillir des ouvertures pour éclairer les pièces de vie. Cet élément
conditionne la profondeur des logements, qui ne doit pas dépasser deux modules. Les
concepteurs imaginent alors des plans-masses pour lesquels les Casenba s’implantent « en
baïonnette »56, autorisant la juxtaposition des différentes typologies possibles. Plus encore,
les concepteurs vont jusqu’à relier modulation du parpaing et adaptation au sol naturel du
site d’implantation des maisons. Des planches du dossier présenté au concours de 1975
expliquent ainsi que « la dénivellation modulée sur la hauteur du parpaing (h : n x 25,5cl)
permet une souplesse d’adaptation à tous les sols, conformément au diagramme des
pentes »57 établie par l’équipe de conception. Du composant à la parcelle, la modulation est
un moyen pour architectes et constructeur de maitriser le projet dans toutes ses dimensions.
Enfin, si la case Tomi-EXN réinterprète l’organisation fonctionnelle des cases
traditionnelles, elle répond aussi avec pertinence aux composantes climatiques
caractéristiques de La Réunion. Par l’adoption de plans traversants, complétée par des
dispositifs ponctuels tels que les nacos ou les vides d’air ventilés générés dans la double-
paroi des façades ou entre la couverture et les panneaux de cloisonnement, la ventilation
des espaces de la maison se veut optimale. La varangue quant à elle, formant une galerie
ombragée protégée par les débords de la toiture, est une source de fraicheur pour le

52 Il s’agit ici de l’éruption de 1977 et de ses conséquences sur la commune de Sainte-Rose, « Un an après la coulée…
un nouveau village pour les sinistrés », À travers notre île, 18 janvier 1978, Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et agence
SOAA, 434 ifa, Carton d’archives Armic n°10, op. cit.
53 Nous retrouvons quatre sous-modèles : Ticase créole et Ticasela, imaginés en 1975 ; Ticase 78, créé en 1978 et

primé au Palmarès national de l’habitat en 1981 ; et enfin Ticase 82, datant de 1982. Tous seront présentés aux
concours départementaux pour le logement à caractère social organisés à La Réunion en 1975, 1978 et 1982.
54 Plus de 1500 Ticase auraient été réalisées à La Réunion entre 1978 et 1981, d’après LENA, Maurice-Henri, Bilan de

la politique LTS [Logements Très Sociaux] à La Réunion, Rapport, Secrétariat d’État auprès du ministre de l’Intérieur
et de la Décentralisation chargé des Départements et Territoires d’Outre-Mer, 1982.
55 Pour un module de trame de 3,17m, il faut quatre parpaings de 71,5cm entre lesquels se positionnent des montants

en bois d’une section de 4,5cm, avec de chaque côté des parpaings positionnés à l’extrémité du module de 3,17m des
poteaux d’une section de 17,5cm, coupés à l’entraxe (soit 4x71,5 + 3x4,5 + 2x8,75 = 317cm).
56 Terme repris aux concepteurs, dans le dossier de candidature au Concours départemental de logements individuels

à caractère social de l’Ile de la Réunion de 1975, Carton d’archives Bruneau n°91.


57 Dossier de candidature au Concours départemental de logements individuels à caractère social de l’Ile de la Réunion

de 1975, Carton d’archives Bruneau n°91.

458
logement, et se veut le témoin des pratiques habitantes locales du “vivre dehors”. Certains
éléments de rendu du concours pour le logement individuel auquel l’équipe SOAA-Tomi
participe en 1978 mettent en avant cet espace particulier de l’habitat58. (11.10) Cette
intelligence climatique se retrouve jusque dans le choix de la couleur blanche des tôles
japonaises utilisées pour parer l’ossature de la case, censée amoindrir le réchauffement de
ces surfaces et donc celui des pièces de la maison. Cette thermorégulation est complétée, à
terme, par la végétalisation des parcelles, dans l’objectif de préserver ombre et humidité aux
abords du logement. Au-delà de s’adapter à la chaleur-humide typique des zones tropicales,
la maison résiste également aux violents cyclones qui frappent chaque année l’île entre
janvier et avril. L’ajourage de ses façades permet de laisser passer les vents plutôt que d’y
résister, la souplesse de sa structure rend possible une déformation qui évite sa rupture, et
enfin le coulage de ses fondations après montage de la structure bois assure une
solidarisation de ses éléments depuis les fondations jusqu’au faitage.
Finalement, la réussite industrielle du système EXN aura séduit une large diversité de
classes sociales de l’île, certains y voyant l’opportunité d’accéder à un logement très
économique, lui valant le surnom de « p’ti case pas cher »59, les autres l’occasion de jouir
d’une maison dont la générosité des volumes et la qualité des finitions en font tout le
charme. Du logement très social60 à la villa de standing, le système EXN répond aux
demandes des usagers, sur les programmes de logements comme d’équipement, à La
Réunion et ailleurs dans les Tropiques61. En faisant le choix d’un système de portiques, les
concepteurs n’en ont pas moins pensé des logements dont ils maitrisent les coûts et la
production (structure) tout en incluant l’usager dans un processus de personnalisation de
son habitat. Du moment que le système structurel est modulé selon une trame carrée,
assurant une production sérielle de ses éléments, les autres composantes du logement,
comme le choix des revêtements mais aussi celui du nombre de pièces ou de la forme de la
toiture, peut revenir à l’habitant, impliqué dans la fabrique de son cadre de vie. Cette
modulation des espaces assure l’évolutivité de ces cases, auxquelles on peut facilement
ajouter des modules chambres ou varangues – qui répondent de cette géométrie – agrandir
des pièces par suppression de cloisons, ou encore transformer une véranda en pièce d’un
autre usage. Modularité et évolutivité sont ici reliées. Qu’en est-il alors, aujourd’hui, de
l’appropriation de ces cases par la population réunionnaise, lorsque l’on se rend sur place ?
La première case Tomi-EXN que nous repérons62 est une Ticasela à toit pointu 3/4 pièces,
dans le lotissement Ramassamy (Saint-André). (11.11) À première vue, la maison semble
être restée dans son état originel. Toutefois, nous remarquons qu’une partie annexe a été
ajoutée au volume initial, en arrière de la maison. La ligne de toiture a été prolongée en
respectant, au maximum, la pente existante. La colorimétrie de la couverture comme celle

58 Sur la planche présentée par l’équipe au concours de maisons individuelles de 1978, organisé par le département,
figure un grand croquis mettant en scène un usager qui, installé dans sa véranda, semble apprécier la douceur de cet
espace extérieur, animé par la flore endémique et la vie du voisinage.
59 « Un p’ti case pas cher », Le combat national, p. 11 (date inconnue), [archives de l’architecte, Fonds Vienne, Fabien

(1925-2016) et SOAA (434 ifa), SIAF/Cité de l'Architecture et du Patrimoine/Archives d'architecture du XXe siècle].
60 Les opérations de logements sociaux, considérées comme prioritaires, ont pu bénéficier d’un important soutien

financier de la part de différents organismes, et en particulier du Crédit Agricole. Le Conseil Général et la Préfecture
seront également des alliés de taille dans le développement et la réalisation des Ticases imaginées par Maurice Tomi,
Fabien Vienne et leurs équipes. Reconnaissons ainsi au maire de Saint-André de l’époque, Jean-Paul Virapoullé, sa
démarche engagée et visionnaire, qui donnera naissance à la première opération pilote de douze Ticases en février
1975. Cette opération sera suivie de celles de Cambuston, de La Cressonnière et des Flamboyants, et bientôt d’autres
communes comme Saint-Paul ou Saint-Leu rejoindront le mouvement.
61 Parmi ces opérations, citons celles de la Mairie-Annexe de la Saline-les-Bains (Saint-Paul, 1980) et de la Maison

Familiale Rurale de l’Est (Saint-André, 1979). Par ailleurs, d’autres constructions EXN seront réalisées en Guadeloupe,
Martinique, Guyane ou en Australie.
62 Ce séjour d’étude de trois semaines fut réalisé en mars 2019, grâce au soutien financier de la Structure Fédérative

de Recherche Territoires en Réseaux (projet lauréat 2019) et de l’ENSA Grenoble.

459
des volumes bâtis supplémentaires s’accorde avec la Ticasela initiale. Seuls les choix de
matérialité (murs maçonnés), la légère différence de déclivité de la couverture ou le
positionnement des ouvertures trahissent cette extension. Par ailleurs, la visite de l’intérieur
de cette case nous permet de comprendre de quel modèle il s’agit d’après le catalogue de
variantes du système EXN. En effet, les modèles Ticase créole, Ticasela, Ticase 78 et Ticase
82 peuvent s’avérer très similaires, et ce sont souvent les configurations intérieures qui
divergent. Dans le cas présent, l’habitant a ajouté à son type, un 3/4 pièces avec cuisine en
saillie à l’arrière du plan, un volume en L supplémentaire. Si nous n’avons pu entrer dans
cette nouvelle pièce, ni prendre de photographies de cet espace, à la demande de l’usager,
nous avons compris, à vue d’œil et grâce à nos rapide échanges, qu’il s’agit d’un espace de
vie mixte dans lequel l’habitant a agrandi sa cuisine et installé un espace de salle à manger,
qui devient ponctuellement un espace de couchage pour sa famille. Plusieurs éléments sont
intéressants à observer.
D’une part, nous remarquons que la toiture de cette case n’est pas la même que celle
retrouvée dans les planches dessinées relatives à ce modèle63. En effet, sur la perspective
dessinée, un décroché de toiture est réalisé au niveau de l’espace de la varangue, tandis
qu’ici, il s’agit d’une tôle continue, pliée à l’endroit de la ligne de faitage centrale, avec un
prolongement de la tôle en partie haute des façades latérales de cette varangue. Il existerait
donc encore plus de variantes que celles, déjà nombreuses, dessinées et imaginées
initialement par l’équipe de conception, laissant sous-entendre que la variabilité des formes
produites par le système modulaire et constructif EXN est véritablement conséquente. Ce
choix de couverture, retrouvé dans d’autres modèles comme la Ticasela à toit pointu 2/3
pièces, peut également se décliner pour des typologies plus grandes, ce qui laisse imaginer
que ces maisons étaient réellement “à la carte”, notamment par les choix de finitions laissés
aux habitants. Il y a donc bien une sérialité des éléments, avec une base commune de
modèles, mais une personnalisation possible par l’usager.
D’autre part, l’extension réalisée a posteriori par l’habitant reprend la modulation initiale. En
effet, ce nouveau volume s’inscrit dans les proportions de la case d’origine, comme si
l’habitant avait suivi, assez naturellement, le canevas initial conçu par les architectes, pour
transformer son habitation. Ainsi, sur la façade longeant le salon-séjour et le bloc eau, un
module identique à celui de la cuisine en saillie a été ajouté. De l’autre côté, la largeur des
chambres, inscrite dans la trame de 3,17m, est venue se prolonger jusqu’à rattraper ce
module côté cuisine. L’ensemble de cette extension forme un L qui vient s’articuler
efficacement au plan d’origine, tout en respectant la trame initiale (11.12). Ce nouveau L
referme le volume. Et si l’habitant semble s’être laissé guidé par la géométrie déterminée
par les concepteurs de la case Tomi-EXN, il n’en a pas moins redéfini certaines finitions,
démontrant que l’appropriation de ce logement s’est faite en respectant la logique
modulaire de base, tout en laissant la place aux goûts personnels de l’usager. Une marque
de cette expression habitante se retrouve au niveau de la varangue, dont les poteaux et la
façade ont été habillés de bois de parement. Le carrelage de la varangue aussi a changé. A
l’intérieur, un faux-plafond est venu rationaliser le volume habitable).
Dans ce même quartier, une autre habitante nous fait visiter sa case. Cette fois-ci, la
végétation est tellement envahissante et les ornementations si nombreuses que ce sont les
chapelles64 opérées autours des boulons des montants de portiques (ceux qui n’ont pas été

63 Nous faisons ici l’hypothèse qu’il s’agit du modèle Ticasela toit pointu 3/4 pièces à partir des documents graphiques
retrouvés dans les archives de l’architecte.
64 Une chapelle correspond au percement réalisé autour des boulons, permettant de noyer les écrous dans l’épaisseur

du bois afin de fabriquer une esthétique singulière de l’assemblage : créer une ombre par exemple.

460
habillés) qui trahissent l’identité “EXN” de cette maison. (11.13) Dans cette maison,
inscrite dans un contexte urbain plus dense que la précédente, difficile de faire le tour et
d’observer les transformations volumétriques. D’autres, en revanche, sont évidentes. À
l’extérieur on observe l’ajout, sous la ligne de toiture de la varangue, de lambrequins ;
l’habillage des poteaux de la varangue ; la peinture de l’ensemble de la case en blanc et
rouge. À l’intérieur, du lambris couleur bois habille l’ensemble des murs et plafonds des
pièces de séjour et des chambres de la maison ; et surtout un nombre incroyable de bibelots,
éléments de mobiliers, cadres, etc. envahissent les espaces de vie. Quant aux
transformations d’usages et extensions de la maison, en croisant les photographies prises
pendant notre visite et les vues aériennes (Géoportail), nous comprenons qu’il s’agit du
même modèle que la case précédemment mentionnée, à la différence que l’habitante semble
avoir complété, dans un premier temps, le plan en L de sa maison par un module
rectangulaire dans le prolongement de la cuisine, puis avoir procédé à une extension de
cette bande du fond de la maison de l’autre côté de la cuisine, avant de faire un dernier
ajout revenant vers la rue. Ce ne sont cependant que des hypothèses, n’ayant pas pu
recueillir les plans d’origine de ces cases. D’autre part, ne maitrisant pas la langue créole,
nous avons parfois eu du mal à échanger avec les habitants au sujet des transformations
qu’ils avaient opérés sur leur logement. D’après nos observations, nous pouvons toutefois
mentionner que ces nouveaux espaces s’intègrent à la géométrie initiale de la maison, si
bien qu’il a été difficile, sur place et sur les photographies, de remarquer à quels endroits
les joints de murs ou les soudages de tôles en toiture marquaient des ajouts ultérieurs, et
donc des transformations de la case initiale. De cette seconde expérience habitante, nous
retenons tout autant les extensions opérées, accueillant une sorte de débarras, une cuisine
ainsi qu’un garage, que les changements de revêtements intérieurs réalisés ou encore le
témoignage de cette habitante, profondément attachée à cette maison qui lui a permis, à
l’époque, de devenir propriétaire d’un logement individuel avec jardin, chose à laquelle elle
ne pensait pas avoir droit65. Fièrement, l’habitante pose devant notre objectif, devant sa
maison colorée, dont elle a choisi, au cours de ces quarante dernières années les couleurs,
les décors, et même les nouveaux volumes et usages. La rationalité constructive et la
modulation des plans des cases Tomi-EXN se combinent avec une intégration urbaine des
maisons tout à fait réussie et une appropriation habitante qui se traduit tant par des
changements d’usages des pièces que des extensions ou des changements esthétiques.
(11.14)
Plus à l’Est de l’île, le lotissement Grand Pelvoisin a lui aussi été réalisé avec des cases
Tomi-EXN très économiques. Nous observons une Ticase 78 LTS (Logement Très Social)
à toit pointu de type 5/6 pièces dans sa variante améliorée, dont le plan a visiblement été
réalisé en miroir par rapport au catalogue EXN. (11.15) Là encore, les transformations
respectent si scrupuleusement la géométrie et la modulation initiale qu’il est difficile d’être
tout à fait certain du modèle dont il est question ici, lorsque nous mettons nos
photographies en regard des plans du catalogue EXN. Si précédemment les deux cases
mesuraient deux modules de largeur (soit 2 x 3,17m), celle-ci comprend trois modules en
façade, soit une largeur d’environ 9,50m. Par ailleurs, la toiture file jusqu’à l’arrière de la
maison, dont une partie est d’origine, puisque nous remarquons les fameux montants
cruciformes à boulons caractéristiques du système EXN. Néanmoins, différents détails
révèlent les mutations des espaces domestiques. Le premier d’entre eux correspond à la
véranda à l’avant de la maison. Nous remarquons que sa dalle est discontinue de celle de la
maison, alors que le système EXN prévoyait précisément que le coulage de la dalle béton

65 Propos recueillis par l’auteure, Lotissement Ramassamy (Saint-André), mars 2019.

461
se fasse en dernier lieu, afin de solidariser les éléments de la structure avec le sol. Par ailleurs,
ses proportions ne sont pas celles des vérandas proposées par le catalogue, ayant une
profondeur de 3/4 de trame au lieu d’une demi-trame dans le cas des vérandas proposées
par le système EXN. Enfin, les poteaux soutenant ce pan de toiture, en parpaings, et les
finitions de son assemblage au reste de la maison trahissent une construction quelque peu
bricolée. La véranda semble donc ne pas être d’origine ici. Toutefois, l’habitant aura pris le
soin de s’inscrire dans la continuité de l’emprise bâtie de la maison, et d’une proportion qui,
à vue d’œil, respecte la modulation de la façade et de la volumétrie de l’ensemble. Un autre
signe de transformation se remarque, comme souvent, à l’arrière de la maison. En effet, la
façade arrière de la case laisse apparaitre ici et là un montant cruciforme EXN, ainsi que
des nacos répétés dont la composition respecte strictement le sous-module de la trame de
3,17m. En revanche, certaines finitions d’enduit ainsi qu’un joint en toiture signifient un
ajout au volume bâti initial, là-encore pour fermer la figure et générer le maximum d’espace
habitable. Enfin, une grande toiture a été ajoutée en fond de parcelle pour servir de préau
sous lequel l’habitant répare et bricole des automobiles. Les modifications sont différentes
de celles observées jusque-là, et pourtant elles témoignent encore une fois du respect de la
modulation de la trame par les usagers. Pas de “verrues” venues s’ajouter de façon
incongrue à la case de base. Néanmoins, nous avons observé jusqu’alors une même
dynamique d’évolution de ces cases : ajouter de la surface habitable, et pour cela cloisonner
les espaces, remplir les vides et décalages proposés initialement par les architectes. D’autres
exemples viennent compléter ces trois analyses, où nous avons pu remarquer qu’une
véranda d’angle avait été transformée en garage ou en espace polyvalent (bricolage,
stockage), à en croire le volet roulant toute hauteur et toute largeur ayant été ajouté en
façade. (11.16) Ailleurs, une véranda a été ajoutée sur toute la largeur de la maison, toujours
en essayant de prolonger la ligne de toiture le plus fidèlement. Et si quelques exemples
moins “heureux” viennent nuancer notre propos, par des choix de volumétrie ou
matérialité plus hasardeux, force est de constater que la plupart des transformations
habitantes respectent scrupuleusement la logique modulaire initiale de la case Tomi-EXN,
prolongeant le canevas conceptuel installé par ses concepteurs (architectes et constructeur).
Une dernière analyse de case observée lors de notre séjour nous parait pertinente par sa
situation géographique, dans les Hauts de l’île – sur les hauteurs du cirque de Cilaos – à la
différence des précédents exemples situés dans les Bas, et par la matérialité de ses
remplissages, faits, en plus de la tôle blanche, de parpaings peints en jaune. Particulièrement
bien entretenue, cette case Tomi-EXN, modeste par sa surface et par un toit moins élancé
que celles précédemment citées, n’en demeure pas moins un exemple tout à fait intéressant
de réalisation du système. Sa composition se veut nette, avec des montants de portiques en
bois sombre qui marquent de deux grands axes orthogonaux la façade principale d’entrée.
À ces lignes verticales et horizontales précises que constituent les traverses et montants des
portiques, viennent se suspendre des pots de fleurs colorés qui animent cette façade
régulière. (11.17) Si nous n’avons pu en faire le tour, il semble qu’il s’agisse d’une Ticasela à
toiture plate de type 2/3 pièces à laquelle les habitants ont fait une extension latérale, dans
le prolongement de la cuisine et de la chambre, et dont ils ont partiellement clôt la véranda
pour en faire un espace hybride, couvert mais ouvert sur la façade principale, depuis lequel
ils peuvent saluer les passants ou regarder la télévision tout en profitant de la fraicheur des
Hauts. Un muret mi-hauteur clôt cet espace, afin de générer une certaine d’intimité,
renforcée par l’ajout d’un rideau leur permettant de voir sans vraiment être vus. Ici, ce sont
les deux vides générés par le plan en T de la case qui ont été refermés. En définitive, quel
que soit la surface de la case de départ (du type 2/3 au type 5/6), toutes ces interventions

462
habitantes ont profité des vides générés par la géométrie du plan de leur logement pour
augmenter leur surface habitable. Ces espaces ont constitué des “lieux en attente” que les
habitants ont pu aisément remanier pour en changer les usages, tout en respectant la
structure bois initiale et la modulation tramée de départ. Les concepteurs auraient donc
pensé ces espaces comme des surfaces à potentiel d’évolutivité. La réponse est double ici :
proposer aux réunionnais ces espaces de vérandas caractéristiques des pratiques locales du
“vivre dehors”, et autoriser, dans un temps ultérieur, des extensions dont la géométrie est
un guide.
Cette expérience du terrain nous aura montré que les cases Tomi-EXN, réparties à travers
toute l’île, très sociales comme luxueuses, petites ou grandes, en tôle, parpaings ou bois,
avaient en point commun de laisser la structure apparente, avec des revêtements en retrait.
Comme si les montants des portiques EXN, le rythme de cette structure, les joints creux
constituaient une carte d’identité de cette architecture que les réunionnais avaient eu à cœur
de préserver. Ou plus pragmatiquement, comme si la mise en œuvre de ces habitations avait
tenu ses promesses, et qu’il n’était pas question d’entraver la performance structurelle du
système. La trame est restée visible, grâce à ces lignes de portiques redécoupant les façades
blanches, jaunes, bleues. Cette modulation dimensionnelle, et certains détails (boulonnage),
nous ont alors permis de repérer les réalisations sur l’île. Seuls les intérieurs ont dérogé à
cet affichage de la trame structurelle, avec l’ajout, dans certaines des cases visitées, de faux
plafond contredisant cette lisibilité initiale des charpentes. La popularité de ces habitations
est avérée, avec plusieurs centaines de cases repérées lors de ce séjour, et le constat que la
case Tomi-EXN constitue une véritable entité architecturale de La Réunion.
Ainsi, l’évolutivité de ces constructions, la réelle appropriation habitante dont elles ont su
être le cadre, ainsi que leur résistance au climat réunionnais, en font un des marqueurs
notables de l’architecture de l’île, et surtout une proposition résolument adaptée aux
besoins de ses habitants. Alliant production industrielle et dispositifs locaux, ouverture du
système constructif et modularité spatiale, les cases Tomi-EXN semblent astucieusement
contourner les pièges du pastiche ou de l’architecture délocalisée.

C - L’évolutivité selon Pierre Lajus : l’usager au cœur de la conception de la


maison
De la même manière que nous avons fait la démarche de nous rendre à l’île de La Réunion
afin de constater, même succinctement, les potentialités d’appropriation et d’évolutivité des
constructions réalisées avec le système EXN, nous avons fait le choix de nous rendre à
plusieurs reprises en région bordelaise pour visiter certaines des maisons conçues par Pierre
Lajus, dans l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac ou en indépendant à partir de 197366. Ces
visites nous ont permis d’échanger avec les habitants de ces maisons – propriétaires
d’origine ou non – nous faisant observer que les transformations effectuées sur cette
architecture pouvaient émaner d’une démarche de réinterrogation du projet par les clients
de la commande initiale comme par de nouveaux usagers, arrivés ultérieurement. À ce titre,
nous n’analyserons pas ici toutes les maisons que nous avons pu visiter au cours de ces

66La plupart de ces visites, effectuées entre 2018 et 2019, ont été réalisées avec Christelle Floret, que nous remercions
vivement pour la générosité dont elle a fait preuve en partageant avec nous ces visites, qu’elle avait pris le soin
d’organiser grâce à un repérage de ces maisons et une prise de contact de leurs habitants.

463
séjours, mais seulement celles qui, au vu de la question des transformations habitantes, nous
paraissaient particulièrement intéressantes.
À commencer par la Maison Treptow. Conçue en 1968, cette réalisation située à Lacanau
est au départ une maison de vacances. Implantée sur un terrain en pente et particulièrement
sableux, ses concepteurs ont fait le choix de la surélever sur pilotis afin de rattraper la
déclivité du sol. La force plastique de cette proposition architecturale repose notamment
sur une expression particulièrement claire de sa structure. Des poteaux toute hauteur
fabriquent les lignes verticales de cette composition géométrique, complétés par des
portiques débordant de part et d’autre du volume fermé de la maison qui, à leur tour,
rythment les terrasses d’axes verticaux et l’ensemble de la volumétrie de deux grandes lignes
horizontales, correspondant au plancher intermédiaire et aux poutres supportant la toiture.
Peints en blanc, ces éléments contrastent avec la pinède environnante, rendant la trame
structurelle parfaitement lisible :

« Ce principe [de portiques] est repris sur les deux façades principales et montrent à
nouveau comment la technique de construction maitrisée de ces architectes leur
permet d’utiliser la structure comme vocabulaire fort de l’image de leur architecture.
La qualité du plan libre de la maison et son ouverture sur la nature en font encore
une fois un lieu de vie remarquable »67.

Les portiques constituent des composantes structurelles majeures de cette architecture et


des cadres sur le paysage, fabriquant des canons de vue depuis les deux terrasses qui longent
la maison. Lorsque l’on détourne le regard, la vue des portiques procure la sensation d’une
déclinaison de cette géométrie dans les différents plans de l’espace qui en démultiplie les
effets graphiques et visuels. (11.18) Réalisée en bois, la Maison Treptow constitue une
proposition de l’agence bordelaise intéressante en ce qu’elle reprend la puissance des codes
de composition d’autres maisons réalisées en béton, comme la Maison Geneste (1967), avec
des modes constructifs plus légers et plus économiques. Un article que nous montrent les
actuels occupants fait le lien entre cette maison, réalisée pour une commande particulière,
et une maison précédemment imaginée par l’agence, qui correspond d’après nous à la
Girolle, modèle phare développé par l’agence pour un habitat industrialisé économique :

« Dans un but d’économie, ils se sont servis de la trame d’une maison industrialisée,
déjà créée par eux, faisant construire les éléments entièrement en usine, ce qui a
permis un montage rapide (2 mois) et un prix de revient intéressant »68.

De toute évidence, cette rythmique structurelle constituait un élément du projet qu’il était
nécessaire de conserver en tant que marqueur de l’identité de la Maison Treptow si des
transformations venaient à être opérées dans les années ultérieures. Nos observations de la
maison69, couplées au récit de ses actuels propriétaires et habitants, révèlent qu’une
cinquième travée a été rajoutée aux quatre travées initiales. Au vu du respect scrupuleux du
vocabulaire architectural, des finitions du portique ajouté et de la réfection de la toiture,
difficile de savoir, sans les photographies d’origine, que cette maison a été transformée. La
trame, elle aussi, a été respectée, faisant que cette extension, obéissant aux proportions
originelles, s’inscrit pleinement dans la logique de la maison telle que l’ont pensée ses
concepteurs. Les nouveaux propriétaires nous confient avoir fait appel à un architecte pour

67 Maison Treptow [http://ecole-bordelaise.com/timeline.php, consulté le 7 novembre 2021].


68 « Perspectives à Lacanau », Maisons et Décor Sud-Ouest, oct. 1971, pp. 52-57, archives personnelles des habitants de la
maison Treptow.
69 Nous avons pu visiter cette maison à l’automne 2019, invitée par ses actuels propriétaires (couple Logre) à entrer.

464
imaginer cette extension qui, s’il ne s’agissait pas d’un des membres de l’équipe Salier-
Courtois-Lajus-Sadirac, a repris le langage architectural du projet. (11.19) Si à l’époque le
sous-sol servait d’abri à bateau et de garage, il a désormais été bâti pour abriter de nouvelles
chambres, faisant perdre à la maison de son effet “suspendu” au-dessus du sol. À cela
s’ajoutent une extension de la terrasse (avec réalisation d’une piscine), une urbanisation du
quartier ainsi qu’une végétalisation de la parcelle qui ont également amoindri la position et
la dimension singulière de la Maison Treptow dans son environnement. La trame
structurelle de cette maison, constituant l’identité de son architecture, a été respectée par
l’architecte ayant fait réaliser l’extension latérale de la maison ainsi que la construction de
son sous-sol. Cet élément nous invite à nous penser que la clarté du parti pris architectural
initialement adopté par Pierre Lajus et ses associés, à savoir l’affirmation d’une trame
déterminant tant l’organisation intérieure des espaces que le fonctionnement structurel du
projet, et plus encore l’esthétique de cette réalisation, a été le gage d’une évolutivité des
espaces et de transformations respectueuses de la proposition initiale. Architectes et clients
sont ici convaincus de la justesse de cette intervention, Pierre Lajus nous confiant lors de
nos échanges avoir constaté par lui-même sa pertinence, et la satisfaction qui était la sienne
de voir les nouveaux usagers s’approprier la maison en fonction de leurs besoins70. La trame
est le support d’une d’évolutivité architecturale, en tant que canevas guidant les
interventions ultérieures, et ce dans le respect de la logique modulaire du projet
(dimensions, proportions, choix structurels). Combinée avec un système constructif de type
poteaux-poutres ou portiques, et non selon un principe de panneaux, la trame constitue un
potentiel d’appropriation habitante, tant pour des modifications intérieures que des
extensions ou surélévations. C’est notamment sur ce point que s’achève l’article qu’ont
conservé les propriétaires de la Maison Treptow :

« La distribution est conçue sur la base d’un module dimensionnel unique, ce qui
donne la possibilité de transformer l’agencement intérieur à volonté, par simple
déplacement de cloison »71.

Si dans le cas de la maison Treptow l’extension a été conçue par un autre architecte,
certaines maisons font l’objet d’extensions ou de surélévations pour lesquelles les clients
font appel à Pierre Lajus, afin de poursuivre l’esprit initial du projet. Les propriétaires de la
maison Anfray demandent à Pierre Lajus deux transformations de leur maison avec une
première extension pour constituer un plan en L, puis une surélévation partielle du premier
volume bâti. La Girolle de Rémi Lajus, l’un des enfants de l’architecte, est aussi un cas
intéressant d’extension. Enfin, la maison-agence de l’architecte lui-même, à Mérignac, est
certainement l’un des exemples les plus complets et représentatifs de l’évolutivité que Pierre
Lajus met à l’épreuve au fil de sa carrière72.
Comme la Maison Treptow, la Girolle de Rémi Lajus s’est vue greffée non pas une mais
deux travées afin d’y abriter deux nouvelles chambres, des sanitaires, un cellier et un sas
d’entrée. Réalisée en 1997, cette extension est imaginée par Pierre Lajus. Au départ, la
maison est une Girolle classique, comportant quatre travées, dont trois accueillent en partie
Sud un généreux salon, et en partie Nord une cuisine ainsi que des espaces polyvalents

70 LAJUS, Pierre, entretien du 29 octobre 2018, avec FLORET, Christelle et l’auteure, domicile de l’architecte

(Mérignac).
71 « Perspectives à Lacanau », Maisons et Décor Sud-Ouest, op. cit.
72 Précisons que les maisons Treptow (Lacanau, 1968), Anfray (Le Taillan, 1969), Girolle (1966) et Lajus (Mérignac,

1973) sont toutes quatre identifiées comme ayant fait partie des « projets pris en charge par Pierre Lajus au sein de
l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac et pour sa propre agence » par le numéro de la revue Architectures à Vivre Hors-
Série consacré à sa carrière, édité une première fois en déc. 2007 puis réédité en mars 2012 (p. 130).

465
(chambre d’adolescent, rangement, lecture) surmontés d’une mezzanine. La dernière travée
– la première en réalité lorsque l’on entre dans la maison – comprend une chambre et un
bureau. L’arrivée de jumeaux dans la famille sera l’élément déclencheur de cette extension
de deux chambres. (11.20) La reproduction fidèle des éléments structurels originels, de type
console, le prolongement de la toiture ou encore le dessin du nouveau pignon d’entrée
permettent à la maison de conserver son identité, au-delà du respect de la trame initiale,
depuis l’extérieur comme depuis l’intérieur ou certaines jonctions en saillies viennent
rappeler les composantes géométriques de la façade originelle. La trame structurelle y est
un élément qui participe pleinement de la spatialité de la Girolle, dont la façade comme les
pièces de vie sont marquées par le rythme des portiques. Une trame structurelle qui se fait
le canevas et le support des transformations et des extensions de la maison.
C’est également le cas de la maison Anfray, dont la première partie date de 1968, l’extension
de 1973-74 et la surélévation de 1984-85. À partir du plan initial de la maison et de sa vue
aérienne, nous avons reconstitué les étapes d’agrandissement de cette maison. Un dessin
fait apparaitre, de part et d’autre du plan, une sorte d’échelle graphique non pas métrique
mais modulaire donnant à lire la composition des espaces habités selon une trame de 0,90m,
et que les concepteurs ont visiblement jugé important de faire apparaitre comme une
composante à part entière de la représentation du projet. Notre redessin nous permet de
comprendre que le positionnement des murs séparatifs des différents volumes de la maison,
des ouvertures, des redents marquant des espaces d’entrée du premier volume bâti de la
maison obéissent à cette trame, mais que c’est également le cas de l’extension et de la
surélévation qui viennent s’inscrire sur ce maillage. (11.21) Pierre Lajus, amené à réintervenir
sur un projet qu’il a conçu plusieurs années auparavant, s’en sert également pour en penser
les nouveaux espaces. La trame est un outil qui l’aide à concevoir l’espace domestique d’un
projet à l’autre, mais aussi d’un projet sur lui-même pour le faire évoluer. Là où l’architecte
bordelais avait initialement imaginé un plan animé de volumes en saillies mais globalement
compris dans une figure parallélépipédique simple, il a pu, dans les versions suivantes du
projet, explorer d’autres choix conceptuels, tels que le plan en L, donc le retournement, la
clôture de cet espace, ou encore la montée en hauteur de la maison avec une surélévation.
Cela, en se rapportant à la trame initialement déterminée. L’architecte explore la déclinaison
de son projet.
Le projet de la maison familiale Lajus à Mérignac illustre certainement le mieux le principe
d’évolutivité auquel l’architecte s’essaie au fil des années. L’analyse de ce projet a fait l’objet
d’une publication, co-écrite avec Christelle Floret, faisant suite à un colloque organisé à
l’ENSA Bretagne en 202073. À ce titre, nous relèverons ici certains des points saillants de
cette analyse. En fin de carrière, Pierre Lajus conscientise qu’il a fait de l’évolutivité une
composante de sa manière de penser la maison individuelle74. Plus spécifiquement,
l’architecte fait de sa maison familiale à Mérignac une expérience à échelle : 1 d’une
réinterrogation permanente et sur le temps long du projet originel, et l’objet de multiples
transformations entre 1973 et 2018.
C’est en 1973 que Pierre Lajus conçoit cette maison, dans laquelle il souhaite vivre avec
épouse et enfants (au nombre de cinq). En rez-de-chaussée, s’organisent salon, cuisine,
chambre parentale et deux chambres d’enfants. À l’étage, trois chambres supplémentaires

73 FLORET, Christelle, SCOTTO, Manon, « La conception de maisons évolutives selon Pierre Lajus. De la découverte
de la notion à sa mise en pratique », in PEIRO, Miquel, SOTINEL, Frédéric, BOUVIER, Laëtitia, Architecture
évolutive/réversible. Formes et dispositifs, Les publications du GRIEF, ENSA Bretagne, Rennes, 2022.
74 LAJUS, Pierre, L’architecture évolutive de la maison individuelle, tapuscrit, 15 octobre 1998, archives personnelles de

l’architecte (Mérignac).

466
prennent place. Un studio indépendant, relié au volume principal, est pensé pour loger un
parent du couple. Après plusieurs mois, Pierre Lajus établit son agence de Pierre Lajus au
rez-de-chaussée (il vient de quitter l’agence Salier-Courtois pour s’installer à son compte),
faisant migrer les chambres d’enfants à l’étage. Un incendie, survenu seulement trois ans
plus tard et causant la destruction de l’étage, est l’opportunité de faire évoluer la répartition
des pièces. Ce n’est qu’une fois retraité que l’agence sera transformée en un appartement
de soixante-dix mètres carrés mis en location, puis laissé à l’un de ses fils avec son épouse.
Ces derniers ayant, à leur tour, deux enfants, les Lajus conçoivent une dernière extension
de la maison avec trois chambres, ainsi qu’un atelier de bricolage. (11.22) Pour ce faire,
l’architecte mobilise des éléments issus du marché de la construction qui s’adresse au grand
public, se fournissant auprès d’une enseigne française de la grande distribution de bricolage.
C’est ici que notre analyse de la trame comme outil de conception mais aussi de
transformation du projet trouve un point saillant. En effet, Pierre Lajus nous confiera la
satisfaction qui fut la sienne lorsqu’il constata que la modulation des éléments bois vendus
par cette enseigne nationale correspondait à celle qu’il avait mis en place, dans le cadre de
la conception de sa maison, entre autres. Au cœur de la logique de l’architecte, comme de
celle du grand groupe de bricolage, l’autoconstruction, sinon la possibilité de produire,
transporter et monter aisément ces composants, dans une ambition de démocratisation de
la construction. Les dimensions relativement modestes de ces éléments, modulés selon un
pas de cinquante centimètres, sont pensées pour redonner aux français les pleins moyens
d’intervenir sur leur habitat75. Lors de l’un de nos entretiens avec l’architecte, en juin 2018,
Pierre Lajus est revenu à deux reprises sur la proposition quelque peu singulière, à une
certaine époque, de l’entreprise Leroy Merlin. Ainsi, lorsque nous évoquons la question
d’une industrialisation ouverte, l’architecte mentionne l’exemple du groupe français comme
phénomène contemporain et démocratisé de cette production d’un logement économique
et évolutif :

« Il y a beaucoup de gens qui bricolent à partir d’éléments faciles à mettre en œuvre,


que l’on trouve chez Leroy Merlin. Ça se rejoint, ce n’est pas exactement de
l’industrialisation ouverte mais ce sont des semi-produits. C’est-à-dire que ce ne sont
pas des produits bruts, ce sont des produits dont les capacités d’assemblage ont été
prévues. C’est ça qui est important »76.

Offrant flexibilité et combinatoire, les semi-produits constituent selon l’architecte bordelais


un point de réflexion essentielle permettant à l’architecture de s’éloigner de la proposition
de modèles fermés. Plus concrètement (et personnellement) Pierre Lajus nous montre à
cette occasion, et non sans une certaine fierté, la dernière extension prévue pour la maison
familiale de Mérignac. Il s’agit d’un volume en saillie que son fils est en train de réaliser en
autoconstruction, « entièrement en éléments Leroy Merlin »77. Et lorsque nous nous
étonnons, ayant eu l’impression que ce volume était intégré à la construction d’origine,
Pierre Lajus nous répond :

« Oui c’est la même logique. Il faut qu’il y ait une règle de composition, ici la règle de
composition c’est d’avoir des vitrages sous les poutres, et des petits éléments de

75 Mentionnons ne serait-ce que certains des slogans de l’enseigne, attestant de sa démarche d’accompagner les usagers

dans l’intervention sur leur logement : « Et vos envies prennent vie », « Et vos projets vont plus loin ».
76 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, 20 juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac).
77 Ibid.

467
placards en saillie par rapport à ça, donc ça ne jure pas par rapport au reste.
Il faut avoir une trame ouverte, avec des règles d’évolution »78.

Le processus trouve ici sa continuité, notamment par le biais de cette « trame ouverte »,
véritable règle du jeu d’une évolutivité architecturale. Selon l’architecte, dans sa maison,
tout relève d’une « variation de la trame », d’un pas de cinquante centimètres déterminant
la structure des poutres. La réalisation initiale est requestionnée, et interroge à son tour le
rôle de l’architecte, qui, du point de vue de Pierre Lajus, pourrait précisément être utile à
penser ces prolongements et transformations du logement.
Au-delà de cette extension, quels principes ont supporté une telle évolutivité volumétrique
(extension, surélévation), fonctionnelles (logement familial, agence, locations) et des modes
de mise en œuvre (enseigne nationale, artisans, autoconstruction) ? Un premier élément
repose sur la logique urbaine qu’adopte Pierre Lajus, imaginant une implantation de la
maison en recul maximal des limites parcellaires, lui permettant, si besoin, de facilement
procéder à des extensions du volume originel. De ce principe, nait un « jeu d’alternance des
volumes habités utile à la création de vides généreux, véritables zones de réserve foncière
“à densifier” »79. Aude-là des besoins de la famille Lajus, cette réflexion pose la question de
possibles densifications pavillonnaires et/ou cohabitations d’usagers, conférant à cette
proposition une actualité avérée.
Autre point, la structure en ossature bois, qui permet ici à l’architecte d’opter pour une
structure facilement maniable par l’usager, qui peut alors « pratiquer l’auto-construction si
le budget de la maison n’est pas assez conséquent ou s’il a une âme de constructeur »80.
« Avec ce principe constructif, Pierre Lajus fabrique un canevas structurel lisible, dont les
éléments porteurs deviennent le support des futures modulations de ses réalisations, prêtes
à s’adapter aux modes de vie de leurs occupants tout en s’inscrivant avec cohérence dans
la lignée du projet initial. Un tel parti pris inscrit son architecture dans une “chronie rapide”,
basée sur une efficience de production, de montage et de démontage des éléments
constructifs, et dans une “chronie lente”81 relative aux transformations apportées par les
usagers à leur cadre de vie sur plusieurs années. Ce juste équilibre apporte à ces maisons
une évolutivité qui combine deux dynamiques complémentaires d’immédiateté et de durée,
répondant de façon pertinente aux enjeux de l’habitat individuel »82. Jouant d’une seule
trame, d’un pas de cinquante centimètres, Pierre Lajus articule un maillage étroit et invariant
pour les éléments structurels de type de solives et un maillage souple et plus aléatoire
permettant de placer les éléments structurels de type poteaux. La modulation choisie ici
autorise un aménagement des espaces domestiques qui s’adapte aux besoins des Lajus. En
usant de cette trame, l’architecte bordelais n’en installe pas moins un canevas qui guidera
les transformations à venir. Et s’il le met à l’épreuve dans le cadre de sa maison-agence,
Pierre Lajus y voit plus largement une ouverture des missions de l’architecte et un moyen
de rester à l’écoute des usagers. Une manière d’actualiser sa pratique et sa production.
Certains dessins retrouvés dans les archives personnelles de l’architecte sont l’expression
d’une conception – et donc d’une architecture – en mouvement (11.23), avec la présence

78 Ibid.
79 FLORET, Christelle, SCOTTO, Manon, « La conception de maisons évolutives selon Pierre Lajus. De la découverte
de la notion à sa mise en pratique », op. cit.
80 LAJUS, Pierre, « Maison évolutive », Architectures À Vivre, Hors-Série « Pierre Lajus, parcours d’un pionnier », mars

2012, p. 73.
81 SCHNEIDER, Louis, « Des architectes prennent position: intervention de l’habitant, industrialisation, qualité

architecturale », Techniques et Architecture, n° 292, avril 1973, p. 91.


82 FLORET, Christelle, SCOTTO, Manon, « La conception de maisons évolutives selon Pierre Lajus. De la découverte

de la notion à sa mise en pratique », op. cit.

468
de flèches qui paraissent indiquer des glissements et/ou des extensions dans l’espace de ces
pièces de vie, dans un temps immédiat (celui de la conception) ou à venir (celui de la
transformation). Quelques nuages de points symbolisent les surfaces à potentiel
d’extension que la maison pourra investir. Cette manière d’accrocher des volumes selon
deux axes orthogonaux pose un cadre propice à leur évolution, libérant pas moins de quatre
zones à la fois contenues par un L bâti et ouvert sur une partie spécifique de la parcelle,
aux caractéristiques de vues, d’accès ou d’intimité spécifiques. Enfin, en faisant continuer
les poutres au-delà de la stricte limite intérieur/extérieur de la maison, Pierre Lajus adopte
un principe qui « permet de prolonger la maison sur l’extérieur »83, et finalement, peut-être,
de rendre cette trame structurelle, fonctionnelle et plastique lisible dans chaque endroit de
l’habitat, et ainsi en faire un marqueur spatial qui devient le support de cette évolutivité. Et
même dans les croquis représentant les aménagements intérieurs, qu’il s’agisse de la
composition des panneaux de placards, des axonométries éclatées laissant apparaitre les
éléments porteurs ou des perspectives filaires, le tramage des surfaces ressort chaque fois,
comme une composante permanente et systématique des espaces. (11.24) Aussi, lorsque
nous visitons la maison de Mérignac, cet effet de démultiplication des lignes dans l’espace,
et donc des volumes habités pensés selon ce ‘méta-maillage’, persiste et devient une
expression des potentialités futures, sinon un appel à les imaginer, à les envisager, comme
semble le signifier Pierre Lajus, d’un geste de la main, et comme semblaient déjà le suggérer
les croquis du projet. (11.25)
Finalement, dans un document tapuscrit retrouvé dans ses archives personnelles, et datant
de 1998, nous relirons cette formule de l’architecte Pierre Lajus qui rappelle combien cette
recherche de l’évolutivité fut une quête conceptuelle et intellectuelle mais aussi et surtout
sociale, pour se rendre à l’écoute de l’usager :

« L’évolution des besoins d’espace, dans une même maison, avec les années, avait fait
émerger la nécessité d’une architecture évolutive »84.

D’autres réalisations, sur lesquelles nous ne nous sommes pas attardées ici, ont également
été l’objet de transformations qui, même mineures, témoignent d’un respect de la géométrie
initiale de la maison et de ses aménagements extérieurs. C’est le cas de la Maison Patoiseau
(1969), implantée au Cap-Ferret (L’Herbe), et pensée comme une Girolle à étage, et pour
laquelle le balcon de l’étage, en porte-à-faux, a été prolongé en suivant des proportions et
une mise en œuvre en accord avec la construction initiale85. (11.26) Les autres changements
sont plutôt des transformations de mise aux normes (garde-corps de la terrasse) ou de
commodité (un nouvel escalier s’est substitué à celui d’origine, extérieur). À ce titre, le
nouveau propriétaire déclare que « le fait que la maison soit flexible est rassurant, on sait
qu’on peut facilement intervenir dessus »86, ajoutant que c’est le potentiel qu’elle présentait
qui fut un élément déterminant pour l’achat de cette maison. Il poursuit : « Il y avait une
autre maison à vendre à côté, mais il n’y avait rien à faire dedans, juste poser ses meubles.
Cela ne nous intéressait pas »87. Ici, la notion de potentiel est synonyme d’une dynamique
d’évolutivité qui ne rebute pas ces clients, mais au contraire, devient une composante
décisive de leur achat et de leur projection dans cet espace. Sa structure régulière, légère et
apparente, ses cloisons facilement interchangeables et sa simplicité en font un support de

83 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, 20 juin 2018, op. cit.


84 LAJUS, Pierre, « L’architecture évolutive de la maison individuelle », tapuscrit du 15 octobre 1998, archives
personnelles de l’architecte (Mérignac).
85 Cette maison a été rachetée en 1997 par ses propriétaires actuels, que nous avons rencontrés.
86 Propos recueillis par l’auteure en juillet 2018.
87 Ibid.

469
transformations ayant séduit les futurs acheteurs, désireux de se réapproprier les espaces
de cette maison. La Maison Patoiseau combine l’identité locale d’une architecture
« authentique, rustique » – par l’usage du bois, un rapport à la dune réfléchi et la réputation
dont elle jouit localement88, tout en se voulant le support d’une évolutivité.
Non loin de là, la maison Hollier (1970), a été rachetée peu de temps avant notre visite, et
entièrement réhabilitée en respectant très scrupuleusement le projet original. Aussi, bien
que la couleur bleu-vert initiale ait été changée pour un brun sombre, nous pouvons
souligner que les deux modifications que nous avons pu observer lors de notre visite, à
savoir l’ajout d’un balcon sur une partie de l’étage communiquant avec les chambres, et
d’une piscine sur le côté de la généreuse terrasse en bois imaginée par les architectes au
départ, se fondent parfaitement à la réalisation. Le dallage de la terrasse a été remplacé à
l’identique, suivant la composition tramée d’origine, et avec chaque fois le soin d’une
orientation en damier des lattes de bois. Encore une fois, ces modifications sont le résultat
d’une intégration dans le respect de la pensée tramée et modulaire des concepteurs,
caractéristique de la maison dont les portiques scandent en scénettes le paysage
environnant, composé du lagon et du village ostréicole de L’Herbe. (11.27) Sa nouvelle
propriétaire (rachat en 2015) confie:

« Tout est pensé selon une travée de 2,70m. La maison est modulée avec ça, donc on
pouvait facilement rajouter des modules »89.

Enfin, la maison Cangardel, construite à La Vigne en 1965, n’a pas fait l’objet d’extensions,
mais demeure intéressante ne serait-ce que par les changements d’affectation d’usages que
les propriétaires d’origine, que nous avons rencontrés, ont pu y opérer dans le temps.
(11.28) Tout d’abord, il est important de rappeler que la qualité du bois (importé d’Afrique
dans les années 1960 aux dires des propriétaires) est la garantie de l’excellente tenue de la
maison dans le temps, malgré le peu d’entretien fait par les Cangardel. Les espaces les plus
intéressants de la maison sont certainement les modules de terrasses qui, pris entre deux
claustras ou bien entre un claustra et la baie de la cuisine ou de la chambre, et couvertes par
le généreux débord de la toiture, constituent des lieux hybrides propices à une appropriation
habitante. Initialement pensé pour être un jardin d’hiver, ouvert sur l’entrée, l’espace situé
entre les deux panneaux de claustras a été refermé par une grille, à la suite d’un cambriolage,
et sert désormais de ce que ses occupants appellent « une cabane d’été »90. Ils y stockent de
petits bateaux gonflables et toutes sortes d’équipements nautiques, évitant de salir les
espaces intérieurs tout en étant mis à l’abri des intempéries ou des vols. Quand il y a de la
brise, les petits enfants y font une sieste, profitant de l’ombre tout en ayant l’impression de
camper. Les pièces à vivre de la maison bénéficient toutes de prolongements extérieurs
protégés qui témoignent d’une porosité “dedans/dehors” chère aux architectes bordelais,
se révélant être des lieux aux usages variés, en fonction des saisons ou des occupants
présents. Fixés par boulonnage, ces claustras sont, aux dires de ses habitants, facilement
modulables et déplaçables, faisant varier l’intimité et l’ouverture de ces espaces, et donc
leur usage. Le couple Cangardel raconte avoir ôté l’un de ces claustras il y a plusieurs années,
avant de le remettre, jugeant que cela dénaturait trop l’identité de leur maison. Les pièces
intérieures aussi voient leurs usages changer au fil du temps, notamment du fait de
l’agrandissement de la famille, comptant désormais trois générations. Le garage est devenu

88 La Girolle est décrite comme « une valeur sûre au niveau constructif » par son propriétaire, allant jusqu’à nous
confier que pour Pierre Lajus, « la Girolle c’était sa vie, quand il en parlait il avait des trémolos dans la voix ».
89 Maison Hollier, propos recueillis par l’auteure en juillet 2018.
90 Ibid.

470
la chambre des grands-parents, faisant de cette maison le symbole d’un lieu où la famille
peut se réunir nombreuse, comme Madame Cangardel le raconte :

« Je l’appelle mon mobil-home de luxe. Tout est jeu dans cette maison, elle est
extensible. On est allés jusqu’à y vivre à quinze dedans »91.

Cet exemple illustre les potentialités d’appropriation et d’évolution de l’habitat rendues


possibles par cette architecture modulaire, dont la structure tramée se veut le support des
transformations (ajout/enlèvement des claustras) et son invariant (rythmique du parcours
dans les espaces de circulation).
Au-delà de louer les qualités fonctionnelles de la maison [nettoyage facilité par un porche
d’entrée dont le sol, en lames de bois, permet « aux gens qui rentrent de la plage de laisser
le sable sur le pas de la porte » ; orientation appréciée des chambres à l’Est ; large ouverture
sur l’extérieur dépaysante] le couple Cangardel apprécient que les poutres en bois de leur
maison soient en un seul tenant, ajoutant à cette observation que « les architectes ont
dimensionné la largeur de la maison en fonction de la longueur des poutres »92. Peut-être
parce que le père de madame, qui a fait construire cette maison, était « marchand bois ».
Peut-être aussi parce que les différentes générations de la famille Cangardel auraient
compris que la modularité, induite par le matériau, joue un rôle essentiel dans l’organisation
et l’esthétique de leur habitation. Aussi, ils échangent avec nous sur le fait qu’il s’agit d’une
maison composée en modules multipliés, selon un rythme qui oscille entre une travée (WC),
deux pour la salle de bain, trois pour les chambres d’enfants, la cuisine, l’entrée et le garage,
et enfin neuf travées pour le séjour. Sensibles à cette architecture qui allie la rigueur d’une
trame structurelle lisible à des éléments rapportés tels que les claustras – qui lui vaudront,
à l’époque, le surnom de « Maison Chinoise » - les Cangardel ont identifié les enjeux des
choix conceptuels des architectes :

« Ma mère était avant-gardiste. Mon père a fait confiance, mais il était également très
ouvert et cultivé. Il n’y avait pas d’arbres, pas de rideaux, pas de clôture, c’était juste
la dune, il fallait se projeter. Ils avaient de bons retours de ces architectes, donc ils
étaient confiants envers eux »93.

La trame rythme les espaces intérieurs et, en un sens, les instants de vie qui s’y déroulent.
Cela, même dans un espace commun comme la cuisine, donnant à lire la maitrise
compositionnelle des architectes. Dans la cuisine de la maison Cangardel, le maillage de la
trame se voit décliné en plans successifs, des montants des menuiseries jusqu’au panneau
occultant extérieur, le tout relié par la structure de la maison. Dans les chambres, ces
panneaux de bois ajourés selon une trame carrée viennent créer des ombres géométriques
qui se déplacent au fil de la course du soleil, sur l’ensemble des surfaces de la terrasse
privative de la chambre. La trame est ici un élément de vocabulaire commun aux différents
espaces de la maison, décliné à différentes échelles – du motif des claustras à la modulation
du plan – et différentes temporalités avec ces jeux d’ombre et de lumière. Finalement, le
chalet de Barèges (1966) ou encore la maison Marsan (1974), tous deux conçus par Pierre
Lajus, seront le lieu d’une évolutivité discrète et néanmoins pertinente, dans le respect et le
prolongement de la trame initiale. Le premier s’est doté d’un volume supplémentaire à
l’arrière de la parcelle, permettant à Pierre Lajus et son épouse de bénéficier d’un espace de

91 Ibid.
92 Madame Cangardel, propos recueillis par l’auteure en juillet 2018.
93 Ibid.

471
chambre et sanitaires un peu isolé du reste de la maisonnée, alors réservée aux enfants et
petits-enfants (cf. chapitre 7). Le second projet quant à lui, a connu l’ajout d’une travée
pour accueillir un studio composé d’un espace de chambre et d’une salle de bain :

« Il suffit alors d’une ouverture en pignon pour que se déploie un petit appartement
avec salle de bains. L’ajout d’une trame supplémentaire au plan d’origine se fait sans
heurt »94.

De l’autre côté du plan, un module de pergola est réalisé pour former un volume de
stockage supplémentaire. Si bien qu’encore une fois, l’identification de ces extensions est
souvent ambigüe, et demande en tout cas à y regarder à deux fois. Il n’y a qu’à observer les
documents graphiques relatifs au projet Marsan pour réaliser que la logique initiale est celle
d’une grille active sur laquelle viennent se positionner les différents modules des pièces de
la maison, et qu’il s’agirait tout autant d’un processus conceptuel de départ, que Pierre Lajus
adopte, que de jalons géométriques à poursuivre après livraison du projet. La méthode
conceptuelle appellerait à une future évolution du projet. Dans la façon qu’a l’architecte de
représenter les surfaces en perspective, on retrouve cette sorte d’indéfinition spatiale,
comme un work in progress, et qui laisse néanmoins toujours apparaitre, ici et là, la rythmique
de la trame, par la représentation des solives, des poutres ou des troncs élancés des pins.
Sur certains calques ayant servi à la conception du projet – avant de parvenir à la version
qui sera réalisée en 1974 – il nous semble lire le glissement des modules dessinés le long
des lignes de la trame, rendant le dessin dynamique (ou presque), comme en mouvement,
et nous laissant entrevoir à quel point il serait aisé de démultiplier les variantes du projet, et
combien le mode même de représentation et la place accordée à la trame semble engager,
dès les premières esquisses, cette évolutivité95. (11.29)
Et si notre objectif ici n’est pas celui de juger du bienfondé de ces transformations, nous
pouvons au moins observer que chacun de ces projets poursuit, pour ses extensions, le
maillage initialement dessiné par l’architecte. Aussi, lorsque Pierre Lajus évoque la
« poésie »96 de cette structure, porteuse, spatiale, fonctionnelle, clairement affichée comme
entité esthétique et spatiale, nous y lisons aussi une poétique du temps, celle d’une œuvre
qui vit, qui continue d’exister à sa manière. Qu’il s’agisse de l’ajout d’une travée, ou du
remplissage de l’un des modules, les transformations s’inscrivent encore une fois
strictement dans cette trame. Au fil des analyses de projets, il nous semble que la
redondance de ce phénomène ne soit pas le signe d’une heureuse coïncidence, mais que la
trame en tant qu’outil conceptuel de l’architecte le guide tout autant dans la création
originelle du projet que dans l’anticipation, partielle, de ses formes à venir. Pierre Lajus
revient sur l’efficience d’une trame associée à une structure de type poteaux-poutres :

« Le gros avantage que j’y vois, outre le fait qu’elle [la structure] permette de grandes
portées, est son adaptation dans le temps. Il suffit d’enlever un des remplissages pour
vouloir faire une extension sans que la structure même de la maison en soit affectée.
Ce principe constructif me plait car j’aime les plans tramés. C’est une aide pour moi
d’avoir ce quadrillage dans lequel j’organise le plan de la maison, sa distribution. Ce

94 Architectures à Vivre, Hors-Série « Pierre Lajus, parcours d’un pionnier », op. cit., p. 88.
95 Dessins issus du fonds d’archives de l’architecte, Fonds LAJUS, Pierre, archives départementales de Gironde (48J,
versement 1995/123, classeur 7).
96 LAJUS, Pierre, au sujet de la maison Marsan (1974), « Intelligence constructive », in Architectures à Vivre, Hors-Série

« Pierre Lajus, parcours d’un pionnier », 2012 [réédition 2007]., p. 89.

472
système très souple permet aussi de croiser des modes constructifs différents, par
exemple des murs maçonnés ou des murs à ossature bois avec voiles travaillants »97.

Hybridité des modes de construction, encouragement à l’extension des espaces de vie et


efficience structurelle sont autant d’enjeux articulés autour de ce que l’architecte qualifie de
« système », et qu’il associe à l’usage d’une trame. L’expérience de ces espaces, l’échange
avec les habitants et le redessin des plans des maisons auront tous trois mis en évidence le
rôle de la trame comme canevas des évolutions du bâti et de ses usages. À l’heure où les
enjeux d’adaptabilité, de transformabilité et de flexibilité des logements sont encore
parfaitement d’actualité, nous lisons à travers ces projets des jalons posés il y a déjà soixante
ans, faisant écho avec les « plans libérés » ou « adaptables »98 auxquels s’attachent les
praticiens et chercheurs encor aujourd’hui. Les principes de « pièce polymorphe »99
mobilisés par les architectes contemporains, y compris dans le logement collectif,
constitueraient à ce titre une réinterprétation des pièces à usage indéterminé que proposait
d’ores et déjà Pierre Lajus dans son architecture de la maison, qu’elle soit pensée en série
(Projet R5 ou Phébus) ou non, comme c’est le cas de la maison Magendie100. (11.30) Ces
éléments font écho aux propos que Lucien Kroll, proche de Pierre Lajus par le réseau
AVEC, tient en 1979 : « Toute notre action professionnelle vise simplement à implanter
une “trame fertile” »101.
De cette manière, ces analyses font écho à des publications et articles récents consacrés à
l’actualité de la maison aujourd’hui dans nos villes, pensées pour être ou devenir durables,
soutenables, adaptables, etc. Dans l’ouvrage Maison individuelle : vers des paysages soutenables ?,
Guy Tapie explique que l’évolutivité d’une maison est « intégrée très tôt dans le projet
d’achat »102 des clients. Il y a donc tout intérêt à ce que cette évolutivité soit non seulement
possible dans le temps, mais également envisageable, donc lisible, dès l’achat de la maison,
et plus exactement dès la découverte des plans par les futurs usagers. Cette évolutivité ferait
partie d’un argument de vente utilisé par les promoteurs, constructeurs ou architectes, et
qui passerait tant par le discours (oral, écrit) que par le médium dessiné, et notamment la
trame. Il s’agit de faire comprendre au client qu’il a la main sur sa future maison, y compris
quand il s’agit de la maison sur catalogue :

« Peu importe que le résultat soit limité, cela n’enlève pas le sentiment d’être l’acteur
principal et souverain du projet. Quête de singularité encouragée par les constructeurs
qui déroulent des menus avec des options de plus en plus sophistiquées, et acte de
foi pour l’architecte qui voit le client comme un être singulier »103.

Cette volonté de rendre l’usager acteur justifierait l’étendue (même relative) des options
volontairement laissées aux acquéreurs, et potentiels futurs usagers de ces espaces. Elle

97 Ibid.
98 Nous faisons ici référence aux concepts présentés par l’agence MVRDV et le laboratoire Architecture, Culture,
Société (ENSA Paris-Malaquais) dans le cadre du Grand Paris avec le « tableau des évolutions possibles pour un
habitat adapté » présenté par Monique Eleb lors de la conférence qu’elle a donné le 25 septembre 2019 au Pavillon de
l’Arsenal lors du cycle « OBS 2049 Habitat : A quoi ressemblera l’habitat de demain ? »
[www.dailymotion.com/video/x7nkr2x ; consulté le 9 novembre 2021].
99 Dreier et Frenzel architectes, projet d’écoquartier Jonction (Genève, 2019).
100 Ayant pu visité cette maison à l’automne 2018, et avoir un rapide entretien téléphonique avec sa propriétaire,

madame Magendie, nous confiant que cet espace de stockage (à droite sur la photographie) était en réalité bien plus
que cela au quotidien : espace de jeux, de bricolage, etc.
101 Kroll, Lucien, « Concours du Benalmont, Belgique », Techniques et Architecture, n°327, nov. 1979, p. 135.
102 TAPIE, Guy, « Figures sociologiques et spatiales de l’habitat individuel contemporain », in NUSSAUME, Yann,

PERYSINAKI, Aliki-Myrto, SERY, Johanna, La maison individuelle : vers des paysages soutenables ?, Éditions de La Villette,
Paris, 2012, p. 48
103 Ibid., p. 49.

473
demeure néanmoins étonnante en ce qu’elle confronte une singularité recherchée par la
clientèle, promue par le constructeur et l’architecte, et le principe des maisons produites en
série, en déclinaisons de modèles, sur catalogue. En proposant des maisons qui se
voudraient évolutives dans le temps, les concepteurs envisagent une marge de création pour
les usagers en deux temps : au moment de l’achat, puis au fil des années de vie de la maison
et de ses extensions. L’enjeu devient celui de trouver un équilibre entre la « maison-œuvre »,
figée, et la « maison-série », parfois difficilement appropriable selon l’auteur. Et si ce dernier
ne fait pas état des raisons de ces difficultés, il semble que l’image péjorative que revêt la
maison industrialisée, a priori fragile lorsqu’elle est construite en bois, trop peu chaleureuse
lorsque ses composants sont faits d’acier, entre autres, suffiraient dans certains cas à
dissuader les clients de miser sur elle. Pour remédier à cela, la trame pourrait être le garde-
fou assurant à l’architecte et au constructeur de conserver une maitrise du projet
– technique, économique, compositionnelle – tout en autorisant les désirs variés des
usagers. Elle serait une géométrie structurante et ouverte. À la dynamique prescriptive de
certaines analyses sur le logement, conseillant aux concepteurs une panoplie de dispositif
établis – favoriser des recoins appropriables, des toits à pente, un foyer central, etc. – la
trame semble suggérer une dynamique plus souple. Au fil des décennies, la maison
individuelle, toujours selon Guy Tapie, se serait peu à peu éloignée d’un projet familial
menée sur le long terme, devenant un moyen sécurisant de « capitaliser »104 ses économies.
La maison Lajus à Mérignac constitue pourtant un exemple faisant la démonstration d’une
architecture qui a su suivre les évolutions du noyau familial. Locataires, grands-parents,
retour des enfants, agence : la maison s’est adaptée aux pérégrinations d’une famille,
réorganisée de l’intérieur, dilatée sur la parcelle.
Dans le cadre de la Girolle, certains espaces sont, dès le départ, envisagés comme évolutifs
en termes d’usages, comme c’est le cas de l’abri à voiture, occupant une travée
transformable en pièce habitable. D’autre part, les concepteurs font preuve d’une
anticipation à double titre. En prévoyant une maison dont la façade n’excéderait pas dix
mètres linéaires, les architectes facilitent les conditions d’implantation sur le terrain, ayant
remarqué qu’en moyenne, une parcelle de lotissement mesurait vingt mètres de largeur.
Cette précaution facilite non seulement l’adaptation de la maison sur le terrain, dans un
premier temps, mais également ses possibilités d’extension sur la parcelle. Une intelligence
foncière orchestrée deux temps, facilitant la réalisation de la maison (permis de construire)
et son appropriation (extensions). La mission des architectes, dans le cadre du
développement de la Girolle, est divisée en trois étapes : la constitution du permis de
construire, l’échange sur les variations du modèle avec le client, et enfin l’adaptation sur site
de la maison. Mais alors, comment faire lire cette évolutivité à la clientèle de ces maisons ?
L’observation des plaquettes publicitaires des Maisons Girolles ou des Cases Tomi-EXN
révèle que la trame, et les travées qui en découlent, apparaissent clairement et
systématiquement dans les éléments graphiques présentés, comme pour faire comprendre
aux futurs acheteurs les potentialités d’évolution de ces maisons. Par sa dimension ludique
et la clarté de son graphisme, la trame permettrait une bonne compréhension des espaces
et de leur organisation (cette travée correspond aux chambres, celle-ci accueille le salon,
etc.). Le client peut aisément comprendre les plans de l’architecte. Par ailleurs, la logique
simple d’organisation que la trame met en place, autorisant de multiples potentialités de
flexibilité, de modularité et d’évolutivité, fait comprendre au client qu’il peut intervenir sur

104 Ibid., p. 51.

474
son logement, donc se l’approprier : il s’y projette et entrevoit les futurs possibles des
espaces.
À ce titre, nous pensons que la trame constituerait, pour les architectes, un médium
graphique de diffusion et de communication à destination des usagers et du grand public,
notamment mobilisée et valorisée dans les publications associées aux projets et dans les
plaquettes publicitaires visant à en faire la promotion. Un courrier adressé à Pierre Lajus
par la revue La Maison Individuelle va dans ce sens. Le comité de rédaction, intéressé par les
modèles Girolles et Chanterelle, souhaite faire paraitre deux doubles pages exposant des
textes et photographies des deux maisons. À celles-ci s’ajouterait une autre double page
destinée à mettre en lumière « toute une série de variantes de plans de 3 – 4 – 5 et 6
trames »105. La rédaction fait alors la demande aux architectes de leur fournir lesdits plans,
attachée à faire apparaitre cette composante comme un élément essentiel de ces maisons,
intrinsèquement liée à leur qualité spatiale et constructive. En plus des photographies et
notices rédigées, les architectes transmettent le plan d’une Girolle de type 505F prenant
appui sur cinq trames, ou plus exactement sur cinq travées d’une trame de trois mètres.
(11.31) La sensibilité de la revue à l’égard de la composante de la trame, véritable support
conceptuel du projet et de sa déclinaison en une panoplie de plans et donc de typologies,
est intéressante en ce qu’elle parait illustrer combien ce principe projectuel s’avère
appréciable par une communauté élargie au-delà du cercle restreint des architectes. Non
seulement la rédaction a identifié la trame comme un point phare de cette architecture mais,
au-delà, elle souhaite la mettre en avant dans sa publication en la faisant apparaitre
graphiquement sur les plans, démontrant sa capacité à fournir une déclinaison de
typologies.
Cette simplicité est également un argument clé des fascicules publicitaires de la Girolle,
comme en atteste le slogan « une heureuse simplicité »106 qui accompagne cette plaquette
de diffusion du modèle Girolle 33. (11.32) Les éléments graphiques mis en avant dans ce
document sont le mur pignon maçonné surmonté d’une sous-pente mi-vitrée mi-bardée, la
toiture à deux pentes en tuiles, la grande façade vitrée, ponctuée par les éléments verticaux
de la structure bois, régulière, comme prolongée en arrière-plan par les troncs élancés des
pins. Ainsi, la maison est pensée pour « s’insére[r] merveilleusement dans tous les
paysages »107. Lorsque la trame pourrait apparaitre comme un élément de rupture avec le
contexte de la maison, elle est pensée pour être un écho à la végétation environnante, et
ressort d’une façade entièrement vitrée qui, elle aussi, reflète le paysage et « donne l’illusion
que le tapis végétal environnant se prolonge à l’intérieur »108. Un autre document
publicitaire affiche un plan schématique sur un fond orange caractéristique de l’univers
design des années 1960. Cet élément graphique affiche clairement les lignes de la trame
commandant l’organisation du plan, en trois travées d’environ trois mètres, facilitant la
lecture de l’espace domestique. La première travée comprend un garage et une chambre en
arrière-plan, la seconde le séjour et une seconde chambre, adjacente à la première, et la
troisième travée abrite la cuisine et les sanitaires, auxquels vient s’adosser la troisième et
dernière chambre du logement. Il est intéressant de remarquer que le document ne valorise
pas l’usage de composants bois pour la structure de la maison, ni leur préfabrication,

105 Courrier adressé à LAJUS, Pierre, par GIRAUD, Béatrice, rédactrice en chef ajointe pour La Maison Individuelle,

datant du 9 décembre 1976, Fonds Pierre Lajus, Archives départementales de Gironde, versement 2011/079, Boite 4.
106 Plaquette publicitaire « La Girolle 33 » réalisée par la menuiserie EGNEC (Pessac), Fonds Pierre Lajus, Archives

départementales de Gironde, versement 2011/079, Boite 4.


107 Ibid.
108 Plaquette publicitaire « La Girolle 33 » réalisée par la menuiserie EGNEC (Pessac), Fonds Pierre Lajus, Archives

départementales de Gironde, versement 2011/079, Boite 4.

475
préférant mobiliser l’expression accrocheuse de la « maison en dur poussée comme un
champignon »109. Le plan laisse d’ailleurs apparaitre non pas deux murs maçonnés mais
trois, deux d’entre eux servant de pignon, et le troisième de séparatif entre le garage et le
séjour. Aussi, si la trame semble faciliter la lecture du plan et donc, en un sens, la projection
des usagers dans cette maison, la modulation des espaces parait ici limitée par le
positionnement du bloc sanitaire-cuisine d’une part, et par la matérialité de ce
cloisonnement « en dur » entre garage et séjour ainsi qu’entre deux des chambres. La trame
est ici synonyme de lisibilité des plans mais pas totalement de flexibilité. Par ailleurs,
contrairement au fascicule précédant, qui faisait apparaitre dans son dessin l’environnement
avec lequel la maison tisse des liens, la Girolle est représentée ici sur un fond graphique
abstrait, déconnectée de tout contexte, comme hors sol. (11.33) Cette mobilisation des
plans schématiques laissant apparaitre la trame comme composante fondamentale de la
Girolle semble chère à l’entreprise A. Guirmand, qui décline différents supports de
diffusion publicitaire, toujours en y faisant apparaitre la modulation tramée des plans, voire
la sous-trame de 0,60m. Une dernière publicité de la Girolle retient notre attention à
différents niveaux110. Premièrement, l’argumentaire mobilisé joue sur la binarité
programmatique de la maison, qui se veut idéale en tant que résidence secondaire comme
principale. Dans les deux cas, le choix des concepteurs de largement ouvrir la façade
principale, donc les espaces de vie, sur l’extérieur par de grandes baies toute hauteur est
l’un des enjeux à atteindre pour “séduire” la clientèle. Cette spatialité et ce rapport au
paysage sont permis par le choix du système constructif de l’ossature bois dont les éléments
structurels sont suffisamment discrets pour assurer l’insertion harmonieuse dans le site de
la Girolle, et néanmoins apparents pour lui conférer une esthétique « contemporaine »111.
Le tout, étant supporté par la régularité d’une trame qui participe d’une expression
architecturale claire. Le recto du document publicitaire fait figurer deux photographies des
espaces intérieurs ainsi qu’un plan accompagné d’un texte faisant allusion aux possibilités
spatiales offertes par la Girolle :

« À partir des modules de base, il vous est permis de composer votre maison comme
vous la ressentez. L’ossature détermine le volume intérieur et propose un plan de
distribution “compact”, que vous personnaliserez à loisir, en choisissant vous-même
l’emplacement des cloisons qui matérialisent les chambres, les pièces humides »112.

Ici, l’argumentaire va plus loin quant à la possibilité pour l’usager de déterminer la position
et les fonctions des pièces de la maison, reposant sur ce principe constructif d’ossature. La
Girolle y est associée à une « architecture contemporaine et régionale », combinant des
éléments traditionnels (maçonnerie et tuiles) et une mise en œuvre de la structure bois
préfabriquée, censée permettre une plus grande flexibilité. La volonté d’inclure le client (ou
futur usager) au processus de décision et transformation des espaces de son logement est
clairement affichée, tant par le graphisme coloré faisant ressortir les modules de vie que par
le contenu rédigé, axé sur un vocabulaire relatif à l’appropriation habitante (personnaliser,
choisir, ressentir, etc.). (11.34) Le tout, basé sur une rationalité et une simplicité des plans,
réglés par une trame. Cette publicité est la seule retrouvée dans le fonds d’archives de Pierre
Lajus faisant apparaitre en bas de page un coupon à découper et à transmettre au
constructeur (EGNEC Construction) afin d’obtenir plus d’informations sur la Girolle. En

109 Plaquette publicitaire « La Girolle » réalisée par la société A. Guirmand, Fonds Pierre Lajus, Archives
départementales de Gironde, versement 2011/079, Boite 4.
110 Publicité « La Girolle » réalisée par la menuiserie EGNEC (Pessac), Fonds Pierre Lajus, Archives départementales

de Gironde, versement 2011/079, Boite 4.


111 Expression reprise à M. Farro, op. cit.
112 Publicité « La Girolle » réalisée par la menuiserie EGNEC, op. cit.

476
bas du coupon, le lecteur doit, s’il est intéressé, préciser (en cochant une case) s’il possède
d’ores et déjà un « terrain » ou non, laissant supposer que le constructeur peut accompagner
le client dans sa recherche de terrain à bâtir. Sa mission devient complémentaire de celle de
l’architecte, s’ouvrant à la prospection foncière, et finalement à une forme d’assistance à la
maitrise d’ouvrage assurant à l’équipe (architectes et constructeurs ici) de maitriser le projet
dans sa totalité.
Le projet de la Chanterelle fait également l’objet d’une diffusion publicitaire, quasi-
identique au fascicule de la Girolle analysé ici. Malgré une toiture plane, et donc une
spatialité différente, les arguments et plans présentés dans le cas de la Chanterelle sont
identiques à ceux mobilisés pour la Girolle. Il n’y est aucunement fait allusion à la franchise
ou la modernité de l’horizontalité cette ligne de toiture. Autre détail, la rapidité de son
édification (trois mois) qui reposerait, d’après la plaquette, sur « une méthode moderne de
construction traditionnelle »113. Cette expression, quelque peu antinomique, semble
révélatrice d’une certaine ambiguïté de la Girolle, pour laquelle les concepteurs tentent
d’associer l’image d’une maison traditionnelle à une mise en œuvre innovante, mais
n’assument pas totalement l’affichage d’une préfabrication, de peur de voir le projet associé
à des constructions de type cabanons ou baraquements. Autre constat : malgré son toit plat,
la Chanterelle ne joue pas encore de son potentiel d’évolutivité, pourtant plus prégnant
selon nous que celui de la Girolle qui, par sa toiture à pente, semble moins propice à l’ajout
de volumes ultérieurs (le jeu des pentes rendant ces extensions plus complexes en termes
de connexion desdits volumes).
La Girolle P., elle, est déclinée en plusieurs variantes, l’une avec garage, l’autre avec quatre
chambres, ou encore une avec un séjour en L très généreux. À la vue des plans, il est clair
que la variation de ces configurations spatiales repose sur la modularité que fabrique la
trame, et plus exactement les travées qui lui obéissent et déterminent le positionnement des
cloisons. Toutefois, l’enjeu semble demeurer celui de la flexibilité intérieure (et encore,
puisqu’elle trouve ses limites dans la règle des trois mètres) et non celle de l’évolutivité prise
dans un sens plus large, c’est-à-dire englobant la dynamique d’extension de la maison sur la
parcelle. Par ailleurs, l’organisation du plan de la Girolle, déterminée par des travées
longitudinales de trois mètres, et non selon une trame carrée comme c’est le cas du système
EXN, limite selon nous cette réappropriation spatiale qui, au lieu d’opérer selon les deux
axes du plan (Nord/Sud et Est-Ouest), peut s’exprimer uniquement dans la direction
Nord/Sud. C’est en tout cas ce que semble illustrer un document graphique présentant
plusieurs configurations intérieures de la Girolle 33 (11.35), toutes conditionnées par ce
principe compositionnel, structurel et spatial de travées, relativement limitées. Aussi,
lorsque le système EXN fait jouer un nombre de variables important (pentes et
morphologies des toitures, hauteurs sous-plafond, habillages), la Girolle propose « quelques
possibilités d’aménagement intérieur »114. Cette organisation par travées finira par irriguer
le langage des concepteurs et constructeurs au point de devenir un complément nominatif
des modèles. Des notes d’honoraires des architectes font apparaitre la formule « pour
l’édification d’une maison Girolle 2 travées », une autre « de maisons Girolle 4 travées »115,

113 Plaquette publicitaire « La Chanterelle » réalisée par la société A. Guirmand, Fonds Pierre Lajus, Archives

départementales de Gironde, versement 2011/079, Boite 4.


114 Support de diffusion de l’entreprise SOGNEC, non daté, Fonds Pierre Lajus, Archives départementales de

Gironde, versement 2011/079, Boite 4.


115 Notes d’honoraires établies par l’agence Salier-Fouquet, adressées à l’Entreprise Générale du bâtiment Gironde

Constructions (Pessac), établies respectivement le 12 avril 1985 et le 31 janvier 1986, Fonds Pierre Lajus, Archives
départementales de Gironde, versement 2011/079, Boite 4.

477
etc. Dès lors, il est aisé d’appréhender l’ampleur des réalisations dont il est question, et donc
les coûts de la construction engagés116.
La déclinaison en quelques variantes de la Girolle – la Chanterelle ou la Girolle P. – donne
lieu à une diffusion publicitaire pour chacune d’entre elles. L’équipe de conception de la
Girolle joue sur une stratégie communicationnelle qui semble accessible, ayant recours à
des aquarelles, à un nom populaire faisant l’éloge de sa rapidité de construction (pousser
comme un champignon) et à une série de plans dont l’épuration est exemplaire. A
l’exception du bloc humide (sanitaires, cuisine), seules les lignes des travées (3m), de la
sous-trame modulant les intérieurs (0,60m) et celles des cloisonnements ressortent ainsi sur
des fonds colorés, résolument ludiques. (11.36)
Ces éléments nous amènent à réfléchir aux différentes temporalités auxquelles l’architecture
peut être le lieu d’une personnalisation par les usagers, et que nous évaluons au nombre de
trois. La première apparait avant même l’intervention de l’usager dans le jeu d’acteurs, en
tout cas de manière directe, prenant place avant la phase de la commande, au moment de
la conception du projet. Il s’agit du moment où les concepteurs, par une fine connaissance
du programme du logement et de ses dimensionnements, et une réflexion sur la modularité
du système posent les jalons de cette potentielle appropriation habitante. La seconde
s’opère lors de la commande. En laissant aux clients la possibilité de choisir parmi un large
panel de possibilités de morphologies, typologies et de finitions (tout en assurant la sérialité
des composants), et notamment par l’intermédiaire de documents publicitaires bien ficelés,
les concepteurs leur permettent de choisir les caractéristiques de leur futur logement, avant
même que celui-ci ne soit mis en production. La dernière, enfin, se déroule au fil des années
qui suivent la livraison du projet. C’est le temps de l’usage, celui où l’habitant va être acteur
de sa transformation effective. Cette tri-temporalité nous intéresse en ce qu’elle interroge
des modalités d’usage spécifiques de la trame que mobilisent les concepteurs en faveur de
cette appropriation.
À l’aune des années 2000, la Girolle semble encore séduire une certaine clientèle. Des
courriers retrouvés dans les archives de l’architecte Pierre Lajus font état de leur intérêt
pour ce type de proposition, prenant directement contact avec l’architecte afin de savoir
s’il est encore possible d’envisager une telle réalisation presque quarante ans après sa
conception initiale. L’un d’entre eux mentionne une publication du Moniteur datant de 2002,
consacrée aux maisons individuelles, dans laquelle figure la Girolle117. Ses arguments sont
ceux d’un produit qui correspond tout à fait à ses attentes, parce qu’il s’agit d’un « système
constructif économique pour une maison simple, esthétique, contemporaine et en bois »118.
Le particulier poursuit en expliquant que ses attentes en termes de surfaces correspondent
à celles proposées par la Girolle, soit environ quatre-vingts mètres carrés, et surtout qu’avec
un budget réduit comme le sien (soixante-quinze mille euros), il souhaite s’orienter « vers
un produit standard en évitant cependant les maisons de constructeurs »119. Si ce courrier
peut paraitre anodin, il semble en tout cas révéler la capacité de la Girolle à répondre à des
besoins courants de la clientèle, y compris une clientèle non bordelaise, puisque cette
demande est faite dans le cadre d’une réalisation envisagée dans l’Eure. Par sa simplicité et
son faible coût de construction, la Girolle correspond aux besoins des usagers, y compris

116 Une note d’honoraires datant du 21 mars 1984 fait apparaitre les coûts de trois Girolles réalisées en région
bordelaise. Les trois comportent « 3 travées ». Deux d’entre elles ont alors strictement le même coût (203 800 francs),
et la dernière est plus onéreuse car possédant un garage (251 700 francs).
117 DESMOULINS, Christine, 25 Maisons individuelles, Le Moniteur, 2002.
118 Courrier de M. FARRO, Pierre, datant du 12 mai 2003, Fonds Pierre Lajus, Archives départementales de Gironde,

versement 2011/079, Boite 4.


119 Ibid.

478
plusieurs dizaines d’années plus tard. Le choix du matériau bois, au-delà de faciliter une
préfabrication des composants, apporte une tonalité chaleureuse appréciée, la différenciant
des modèles proposés par d’autres constructeurs de maisons individuelles. Les concepteurs
ont fait de l’apparente simplicité de cette architecture une clé d’appropriation pour une
large clientèle, y compris plus récemment.
Enfin, si la maison familiale Lajus a constitué un cas spécifique d’analyse, parce qu’il ne
s’agit pas d’une maison sur catalogue mais d’un projet familial, les exemples de la Maison
T+ et de la « Maison à la carte » sont intéressants en ce qu’ils relèvent d’une réflexion menée
dans le cadre d’une production de maisons en série. Aussi, lorsque Guy Tapie rappelle la
difficulté, pour le ménage français, de maintenir une « cohésion du projet familial » tout en
laissant s’exprimer le désir de chacun de « préserver son territoire »120, nous voyons ces
projets comme des tentatives de l’architecte Pierre Lajus d’appliquer les principes
d’évolutivité à une autre échelle de conception et de production.
En mars 1983, Pierre Lajus est contacté par Serge Chenderoff pour « participer à la
définition de la nouvelle politique “PRODUIT” de la société “LA MAISON
EVOLUTIVE” »121. L’ambition est alors celle d’offrir sur le marché « une maison
industrielle sur mesure, une maison “À LA CARTE” »122. Le projet est modulé selon une
trame de 120cm, comme nombre d’autres projets conçus par Pierre Lajus, notamment pour
Maison Phénix, que nous avons analysés jusque-là. D’autre part, une réflexion urbaine y est
associée quant au positionnement de la maison sur la parcelle, dont les reculs vis-à-vis des
limites parcellaires est notamment censée permettre de futures extensions. Des zones
“tampon”, transformables et cloisonnables, constituent une réserve spatiale pouvant loger
un garage, un atelier, une chambre. Enfin, sa « structure bois et le sens de la couverture
permettent l’extension de la maison à chacune de ses extrémités »123. Malgré les ambitions
affichées dès le nom du projet, nous remarquons que cette démarche semble être moins
probante dans l’évolutivité qu’elle ne le propose. Cette proposition interroge toutefois la
potentielle difficulté d’associer les fondements d’une évolutivité spatiale aux conditions
d’exercice relatives à la production d’une gamme à grande échelle propre à une société de
construction installée.
Pour penser cette maison à la carte, l’architecte imagine une nomenclature d’éléments sur
lesquels jouer pour faire varier le projet, répartis en cinq catégories : les toitures, les murs,
les détails, les ouvertures et les fermetures. Pour les toitures, il s’agit de jouer sur la pente,
et par conséquent la matérialité de la couverture (la pente de 30% est associée à une
couverture en tuiles romanes ; celles de 70% et 100% à une couverture de tuiles plates ou
d’ardoise) ; sur la morphologie (variété de croupes, noues, pignons, avant-toits) et sur la
finition sous toiture (rampant ou plan). Les murs sont enduits, en briques, lambris, clins ou
pans de bois. Les détails quant à eux, varient de la cheminée au clocheton, du bow window
au balcon, ou encore du garage, auvent ou pergola. La nomenclature laisse le choix entre
des fermetures à un ou deux battants, et des coulissants. Enfin une série d’ouvertures est
permise, avec lucarnes, portes fenêtres, portes de garage. (11.37) L’ossature bois autorise
une diversité d’aspect par une variabilité des revêtements, tout en se basant sur l’usage de

120 TAPIE, Guy, « Figures sociologiques et spatiales de l’habitat individuel contemporain », op. cit., p. 51.
121 LAJUS, Pierre, « Des maisons à la carte ; Des maisons selon la carte », note rédigée le 18 janvier 1984 à Bordeaux,
Fonds Pierre Lajus, archives dépt. de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 2.
122 Ibid.
123 Plaquette de présentation du modèle « Haut de gamme “Californie” » de la gamme Maison évolutive (25 octobre

1983), imaginée par Pierre Lajus, Fonds Pierre Lajus, archives dépt. de Gironde (Bordeaux), 2011/079 – boite 2.

479
« composants de géométrie identique »124. Ici, il semble plus être question de
personnalisation que d’évolutivité de la maison, malgré la dénomination même du projet.
Une illustration retrouvée dans les archives de Pierre Lajus confirme que cette proposition
s’attache plus à penser la déclinaison régionale du modèle que son évolutivité. La
dénomination de « Maison Évolutive » est associée la formule « Des maisons à la carte »,
jouant sur le double sens à lire derrière le terme « carte ». L’expression « à la carte » est
synonyme d’une variation des détails des maisons, tant pour assurer au client de composer
son logement sur-mesure que pour adapter ces caractéristiques à chaque région française.
En images ces maisons Provence, Bourgogne, Vendée ou encore Bretagne semblent
relativement figées, ne reprenant pas les codes des maisons que Pierre Lajus a l’habitude de
concevoir, reposant sur un système poteaux-poutres largement ouvert et donc adaptable,
extensible, modulable. (11.38) Aussi, lorsque la note rédigée par Pierre Lajus, précisant le
contexte et les enjeux de son intervention aux côtés de Maison Évolutive, défend que la
technologie constructive développée par la société « permet de sortir du produit figé de
catalogue, et de composer des produits diversifiés en fonction des capacités de financement
de chaque client, de son goût pour le confort ou l’espace, de ses choix esthétiques »125, nous
lisons plus une variabilité ornementale qu’une véritable adaptabilité fonctionnelle et
spatiale.
En revanche, ces illustrations revêtent un aspect ludique en ce qu’elles associent
systématiquement la nomenclature et les éléments sélectionnés, entourés à la manière d’une
grille de jeu, avec la solution architecturale, régionalisée, qui en découle. Là où les maisons
provençale ou vendéenne se retrouvent sur la pente peu élevée de leur toiture (30%), elles
diffèrent en ce qui concerne la finition sous-toiture. Les maisons bretonne et normande,
toutes deux pourvues d’une toiture à l’inclinaison de 100%, diffèrent par les finitions des
murs, la première étant enduite lorsque la seconde affiche des murs de clins et pans de bois.
Il est donc intéressant de voir ici comment, à partir de la variation de certaines composantes
de la maison, le projet veut associer production rationalisée, basée sur cette nomenclature
simple de lecture, et diversité (voire contextualisation) architecturale. Si la volonté de
contourner le principe des modèles semble trouver des limites dans l’architecture qui en
résulte, il est intéressant de remarquer que dans la démarche conceptuelle promulguée, il
s’agit bien de proposer un procédé relativement complet, assurant à ses concepteurs de
gérer le projet de A jusqu’à Z tout en défendant posture architecturale ouverte, comme le
défend Pierre Lajus ici :

« Adapter un projet aux possibilités financières d’un ménage, choisir un plan qui
corresponde au mode de vie souhaité par une famille, choisir ce plan et le modifier
pour répondre aux exigences d’un terrain et d’un site, au relief, à l’orientation par
rapport au soleil, au vent et à la pluie, adapter l’expression formelle non seulement à
l’esprit du lieu mais aussi aux aspirations et à la culture d’un client… c’est faire de
l’architecture.
Gérer un système de construction de la signature du contrat de vente à la remise des
clefs, du choix du projet à la commande des composants, de l’usine au chantier, que
ce soit par les méthodes traditionnelles d’ordonnancement, de planification et de
gestion ou par l’informatique et la robotique, c’est aussi faire de l’architecture »126.

124 LAJUS, Pierre, « Des maisons à la carte ; Des maisons selon la carte », note rédigée le 18 janvier 1984 à Bordeaux,
op. cit.
125 Ibid.
126 Ibid.

480
Le projet T+ semble être plus probant quant à la mise en œuvre de dispositifs assurant une
évolutivité des espaces du logement. Une plaquette du projet retrouvée dans les archives
personnelles de Pierre Lajus fait la démonstration, écrite comme graphique, de l’adaptabilité
de cette maison, dont le principe, comme son nom l’indique, est celui de proposer “plus” :

« PLUS de surface habitable par rapport à la surface construite, grâce à la faible


épaisseur des murs. PLUS de confort, grâce à la bonne isolation de ces murs, PLUS
de qualité d’exécution, grâce à une fabrication en atelier PLUS soignée que sur le
chantier, PLUS de rapidité de mise en œuvre… »127.

Le moyen de parvenir à ce “plus” de qualité, défendu dès les premières lignes de la


plaquette, est celui de l’ossature bois, qui permet d’assurer, selon ses concepteurs,
l’ensemble des avantages énoncés ci-avant : faibles sections de bois assurant la finesse des
panneaux et cloisonnements, qualité des finitions, efficience de production des composants
préfabriqués en bois en usine. Par ailleurs, l’architecte défend avoir voulu proposer quelque
chose de différent des plans en L et en U, déjà connus sur le marché de la maison
individuelle, le premier générant un espace plus intime puisqu’entouré par deux volumes
bâtis, le second concentrant les espaces de vie autour d’un patio central. En effet, le plan
en T, ayant lui aussi participé à la dénomination de ce projet, assurerait à la maison de jouir
d’espaces différenciés, qui pourraient, de surcroit, facilement devenir le point de départ de
futures extensions. (11.39) Encore une fois, Pierre Lajus défend « PLUS de possibilités
d’évolution, PLUS de richesse et de variétés des espaces »128. Le nom de Maison T+ était
donc, de fait, tout trouvé. Au-delà de proposer plus, cette maison se veut résolument
évolutive, car « extensible » et « adaptable ». Extensible car l’organisation de son plan selon
trois branches, elles-mêmes réalisées selon des travées, et donc une trame, de trois mètres,
autorise des extensions dans ces trois directions. Extensible parce que certains espaces de
la maison, volontairement laissés ouverts ou non aménagés dans la première phase du
projet, peuvent être récupérées pour accueillir de la surface habitable supplémentaire,
comme le montre l’un des dessins du fascicule présentant le projet. On peut y observer à
quel point, au-delà de la tri-directionnalité du plan, la scansion des espaces selon le rythme
précis de la trame structurelle de trois mètres semble proposer une modulation toute tracée
aux futures extensions. Les directions et les proportions de ces espaces “à venir” sont d’ores
et déjà suggérées par les caractéristiques spatiales et constructives de la maison. Précisons
que le système de portiques, évitant les points porteurs au centre des espaces, clarifie la
lecture du projet, et par rebond celle de ses hypothétiques futures transformations en
installant un rythme lisible, fonctionnant comme un repère qui se voudrait fonctionnel,
commode, aux usages et pratiques domestiques.
La maison T+ se veut également adaptable en ce que sa « distribution intérieure est
aisément modifiable, puisque la structure est en périphérie »129. Le principe structurel de la
maison, marqué par le rythme régulier de cette trame, autoriserait non seulement une
évolutivité de ses volumes, mais aussi une flexibilité de ses espaces intérieurs. Seul un noyau
dur échappe à cette adaptabilité, hébergeant l’ensemble des réseaux de la maison, que
l’architecte qualifie « [d’]armoire de commande ». Positionnée à l’intersection des trois axes
du plan, celle-ci permet à chacune des branches de la maison de jouir d’une organisation
autonome, et de laisser à la famille le soin d’affecter les espaces en fonction des besoins et
préférences de chacun de ses membres. Chacune des extrémités des branches de la maison

127 Fascicule « Maison T+ », archives personnelles de Pierre Lajus (Mérignac).


128 Ibid.
129 Ibid.

481
peut accueillir un espace de travail, un studio pour un adolescent ou une personne âgée, ou
encore un appartement pour des amis de passage, tous ayant un accès direct depuis
l’extérieur de la maison. Économique, la maison T+ l’est également en surfaces et en
énergie. En effet, son plan en T permet, selon l’architecte, de l’inscrire dans un terrain de
20m x 20m, avec une surface généreuse de 180m2 en rez-de-chaussée tout en générant des
espaces extérieurs tout autour, chacun ayant des propriétés spécifiques : jardin d’agrément
le long de la façade principale (la barre du T), et la possibilité d’installer des espaces de jeu,
un potager ou simplement un jardin plus privatif en arrière de parcelle. Économe en énergie
grâce à cette armoire de commande centrale qui régit les réseaux d’eau, d’électricité, de
chauffage et de télécommunication, qui part sa position, assure de laisser libre court aux
évolutions à venir de la maison sans être déplacée. L’architecte va plus loin en expliquant
que le regroupement des réseaux qu’assure cet élément en fait « le cerveau de la maison,
qui centralise toutes les informations nécessaires à une bonne économie domestiques, et
peut faire appel aux derniers progrès de la domotique »130. Ici, il est intéressant de constater
que ce noyau central revêt de multiples avantages selon son concepteur : celui d’être
compatible avec de nouvelles technologies de télésurveillance ou gestion intelligente de la
maison ; de centraliser les composantes techniques du logement, facilitant les interventions
dessus ; de ne pas entraver à l’autonomie des espaces de la maison ni à leurs possibilités
d’extension. Enfin, la trame de trois mètres commande la structure tout en laissant la liberté
aux clients de choisir les caractéristiques des remplissages qui viendront s’y loger : panneaux
pleins à ossature bois, revêtements extérieurs en clins bois et intérieurs en Placoplatre ou
lambris bois, habillages pierre ou brique. Les ouvertures répondent également à cette
modulation de trois mètres, laissant la possibilité aux clients et futurs occupants de choisir
entre des fenêtres et des baies coulissantes pouvant atteindre trois mètres de large entre les
poteaux, réalisant une claire expression de cette trame structurelle.
Cette géométrie du plan selon un T décomposé en trois branches assure l’existence de trois
zones dans le logement : une zone entrée, servant notamment d’abri pour voiture, et
proposant une séquence d’arrivée dans la maison à l’abri des intempéries puisque couverte ;
une zone séjour, parallèle à la rue, et hébergeant la cuisine, une buanderie et un cellier côté
rue, et côté jardin un séjour de plus de trente mètres carrés et une salle à manger donnant
sur une terrasse (une mezzanine y est associée) ; enfin, une zone nuit comprenant trois
chambres (deux en rez-de-chaussée, dont l’une, de douze mètres carrés, pourrait
directement communiquer avec la salle de bain, et l’autre, de seize mètres carrés s’inscrirait
dans la longueur de la maison, la troisième et dernière chambre, de treize mètres carrés,
prendrait place dans l’espace de soupente de la maison). Dans les croquis-collages
photographiques associés aux espaces intérieurs, il est intéressant de remarquer que la trame
apparait à différents titres. Laissés apparents, les portiques marquent le rythme de la trame
qui régit l’ensemble de la maison, parfaitement assumé dans l’esthétique de la maison.
D’autre part, la trame structurelle devient également l’occasion de pouvoir, ponctuellement,
générer des espaces de “vide” dont les dimensionnements sont induits par son pas, afin de
créer des sortes de jardins-patios entre les volumes bâtis :

« Dans chacune des branches, la façade peut être décrochée de l’alignement structurel
des poteaux pour créer des zones couvertes intermédiaires entre maison et jardin,
faisant pénétrer la nature dans la maison »131.

130 Ibid.
131 Fascicule « Maison T+ », op. cit.

482
Finalement les plans de ce projet rappellent ceux conçus par Pierre Lajus pour penser sa
propre maison familiale, à Mérignac. En effet, la maison-agence de l’architecte est elle aussi
imaginée à partir d’une accroche de volumes le long d’axes orthogonaux, et
structurellement régie par une trame, nous démontrant combien l’architecte semble avoir
tenté, par différents moyens, de mettre en application cette évolutivité de l’architecture. Ici,
nous avons tenté de montrer que la trame peut être le support d’une interaction entre
architectes et usagers pour penser le logement, en tant que canevas aidant le client à se
projeter, guidant l’usager pour le positionnement des éléments de sa maison (cloisons,
pleins, vides), et lui montrant la voie pour envisager les transformations de ces espaces.
Plus largement, ce chapitre vise à questionner l’ouverture des missions de l’architecte pour
penser la maison selon des dynamiques et des temporalités élargies : missions de conseils
auprès de l’habitant, assistance à la maitrise d’ouvrage dans le cadre de l’auto-construction,
conception d’extensions, de surélévations et de transformations intérieures. Diffuser,
dialoguer, penser la micro-intervention, acculturer. Les architectes repensent leur métier,
afin de « cesser de penser que leurs projets leur appartiennent et admettre qu’ils soient
copiés, transformés, récupérés, et même considérer que ces aventures seront la marque de
leur succès »132.

132 HAMBURGER, Bernard (dir.), L’architecture de la maison, Pierre Mardaga, Lièges, 1984, p. 93.

483
484
CHAPITRE

12
PARTIE 4

LA COMBINATOIRE :
ÉCOSYSTÈME
DE CONCEPTION
“ À la conception ancienne de monumentalité,
nous voyons se faire jour des conceptions neuves,
où apparait un ordre nouveau, fondé sur la notion
d’espaces organiquement connectés […]
La mobilité de notre civilisation et le développement
de l’automatisme nous font entrer dans une ère où
l’architecte aura à introduire dans son œuvre un
ensemble d’opérations combinatoires, basé sur le
mouvement avec des moyens mécaniques nouveaux.
Aux ordres statiques du passé devront correspondre
des ordres dynamiques […] ”

LE RICOLAIS, G. Robert, “ Architecture, Structures et


Civilisation ”, Essais, n°3, 1968, pp. 37-43, article faisant
partie du Volume I des travaux publiés de G. Robert Le
Ricolais (1894-1977), d’après la Collection University of
Philadelphia Architectural Archives [1980], conservé dans le
Fonds Le Ricolais, Georges-Robert (1894-1977), 069 Ifa 3
“ L’avènement en
arts plastiques d’un
COMBINATOIRE
de cette envergure
offre un outil ayant
un caractère universel,
tout en permettant la
manifestation de la
personnalité […] ”

VASARELY, Victor,
Notes brutes, 2016
[réédition 1973],
Éditions Hermann,
Paris, p. 91
Si nous avons jusqu’à présent cherché à montrer comment les parcours et les choix des
architectes étudiés ont alimenté leur manière de concevoir la maison industrialisée
économique et qualitative – y compris de ses composants (cf. chapitre 10) – il s’agit
maintenant de comprendre comment la conception de la maison industrialisée a pu, à son
tour, nourrir leur façon de penser d’autres programmes et d’autres échelles de projets. La
maturation de l’outil de la trame, que les architectes ont éprouvé pour tendre vers une
pensée de la maison industrialisée, leur aurait permis d’accumuler un certain nombre
d'acquis conceptuels qui deviennent des ressources fertiles pour appliquer les principes
géométriques à de nouvelles perspectives créatives. Pierre Lajus s’essaye notamment à
l’urbanisme, en tout cas à l’échelle qui dépasse celle de l’édifice. Fabien Vienne, lui, explore
l’échelle réduite du jeu de construction. Deux démarches sur lesquelles nous souhaitions
ouvrir cette thèse afin de mettre les analyses réalisées jusqu’ici en perspective et de
réinterroger la portée de la trame dans leur pratique au-delà de l’édifice.

A - Plus grand que l’édifice : la ville et le territoire


Le concept d’échelle est décrit par les auteurs du rapport de recherche Conception architecturale
et industrialisation comme « opérateur spécifique de conception ; l’échelle est ce qui donne la
mesure au projet. Ce concept s’est révélé opératoire dans la recherche, puisqu’il permet de
rendre effectivement compte des divers regards possibles suivant lesquels le concepteur est
amené pendant sa conception, à considérer le problème qui lui est posé. Ainsi, cet outil
théorique autorise l’analyse de l’objet architectural, énonce l’ensemble des problèmes et la
manière dont ils sont pris en compte pendant la conception »1. Nous faisons ici le
rapprochement entre l’outil de l’échelle et celui de la trame, en ce que la trame renseigne
sur le projet d’architecture, au fil des étapes du processus de conception, et accompagnerait
également l’architecte dans l’analyse d’un projet comme dans la formulation des réponses
à y apporter en termes de composition et de construction.
Pour l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac, la trame demeure un outil qui irrigue tous les
programmes que les architectes ont été amenés à étudier : maisons individuelles, logements
collectifs2, édifices religieux3 ou encore immeubles de bureaux et équipements4. Même leur
propre agence, vitrine de leur savoir-penser, répond à cette habileté rythmique. Bien sûr, la
trame y occupe des rôles et matérialités qui diffèrent, mais demeurent. Mais il est peut-être
un programme, ou plutôt une échelle, qui nous interpelle plus spécialement en ce qu’elle
s’éloigne largement, a priori en tout cas, de l’objet de la maison individuelle qui est au centre
de cette recherche, et semble pourtant trouver un point de contact avec elle par le biais de
l’usage de la trame. Il s’agit de l’échelle urbaine. À ce titre, rappelons que c’est notamment
pour ses qualités d’urbaniste (et d’architecte) que Pierre Lajus est recruté, au début des
années 1960, par l’agence Salier-Courtois. C’est précisément à cette période que l’agence
bordelaise s’essaie aux concours urbains, avec la participation aux concours de la ZUP du
Mirail à Toulouse et de la ZUP Talence-Villenave d’Ornon, tous deux organisés en 1961,

1 EPRON, Jean-Pierre (dir.), et al., Conception architecturale et industrialisation, Rapport de recherche réalisé par le Centre

d’Études et de Méthodologie pour l’Aménagement (C.E.M.P.A.), Paris, 1973, p. 61.


2 Nous pensons plus spécialement ici aux projets de la Résidence Saint-Bris (Villenave d’Ornon, 1963), de la Résidence

du Parc de Capeyron (Mérignac, 1964-1970), de la Résidence des Primevères (Caudéran, 1966), du Hameau de Noailles
(Talence, 1968-1973), Ensemble « Les Océanides » (Lacanau, 1975), Résidence « L’Ermitage » (Bouscat, 1975), Villa
Morton (Bordeaux, 1979).
3 Chapelle Grand-Lebrun (Bordeaux, 1962).
4 Bureaux Marie-Brizard (Bordeaux, 1955-1960), Garage Renault (1964), Bureaux du CILG (Bordeaux, 1966), Usine

Colora (Mérignac, 1966), Bureaux du Crédit Agricole (Agen, 1968), Usine IBM (1970), Clinique psychiatrique des Pins
(Pessac, 1970), Établissement monétaire (Pessac, 1967-1973).

489
et à celui pour Bordeaux Nord, cinq ans plus tard. « L’apport du nouvel associé de Salier et
Courtois, Pierre Lajus, y sera déterminant, en raison de sa formation à l’institut d’urbanisme
de Paris et de l’expérience acquise auprès de Michel Ecochard de 1957 à 1961, notamment
en Guinée sur le chantier de la ville nouvelle du combinat industriel de Fria »5. Si elle est
classée cinquième du concours, l’équipe Salier-Courtois-Lajus-Sadirac, associés à
Francisque Perrier, propose néanmoins un projet dont la géométrie fait la force graphique,
comme en témoignent les photographies de la maquette urbaine réalisée pour l’occasion.
Évidemment, on se souviendra longtemps des lauréats de ce concours, qui ne sont autres
que les architectes Candilis, Josic et Woods, eux aussi adeptes de trames.
(12.1) Le projet proposé par l’équipe bordelaise au concours pour la ZUP du Mirail à
Toulouse est intéressant à plusieurs titres au vu de nos questionnements. Premièrement,
remarquons que celui-ci est fabriqué à partir du croisement orthogonal de deux axes forts,
par leur échelle et par la connexion du projet qu’ils assurent avec le reste de la ville. Un
premier, nord-sud, correspondant à un axe routier de type autoroute, renforcé par un talus
d’une dizaine de mètres de dénivelé situé parallèlement. Le second, est-ouest, constitue les
voies desservant les différents quartiers inclus dans le périmètre du projet urbain. Si la partie
Est du projet se raccroche ponctuellement à la ville existante (en bas de la photographie de
la maquette), la partie Ouest en revanche (en haut de la photographie) existe comme une
ville nouvelle créée de toutes pièces. L’équipe choisit alors, pour en définir les circulations
et les quartiers, d’établir une grille orthogonale. Face à la place centrale, qui accueille des
équipements sportifs et culturels ainsi que des commerces, se déroule une large esplanade,
contenue entre deux voies de desserte. À ces deux axes viennent s’accrocher des voies
perpendiculaires qui irriguent « neuf unités résidentielles, explorant plusieurs types
d’assemblages et de groupements d’habitat de faible hauteur à cour centrale », reprenant
ainsi « à plus grande échelle des éléments expérimentés pour le projet de Fria »6.
Il semble important de remarquer le croisement de deux dynamiques : d’une part les
architectes, et plus particulièrement Pierre Lajus, tentent de reconvoquer des principes
urbains et architecturaux de trames, mis à l’épreuve auparavant dans des contextes
différents, géographiquement et économiquement (Fria), d’autre part, en parallèle de leurs
expériences architecturales, les bordelais explorent à une échelle urbaine, presque abstraite
si l’on s’en tient à la maquette vue d’en haut, les potentialités de ces réseaux tramés. Selon
nous, ce projet, est l’une des démonstrations d’un usage de la trame à de multiples échelles,
de multiples temporalités de carrière, et de multiples programmes. D’échelles radicalement
différentes, les maisons individuelles et les plans urbains qu’ils conçoivent se basent tous
deux sur un usage de la trame. Viaire, structurelle, fonctionnelle, plastique, la trame devient
un invariant conceptuel, ou plutôt un substrat dont il est justement possible de faire varier,
les fonctionnalités. Dans le cadre de la réponse proposée au Mirail, tout est commandé par
la géométrie de cette trame : alignement des immeubles hauts, voie routières et piétonnes,
morphologie des habitations à cour, figures du parc public, de son lac artificiel et de la place
centrale qui leur fait face. Certains de ces principes se retrouvent dans la proposition faite
au concours de la ZUP de Talence, pour lequel l’équipe est classée première. Parmi eux, on
retrouve notamment le développement de volumes bâtis, plus ou moins hauts et tous
composés selon une trame orthogonale, accrochés sur ce qui semble être un maillage de
voieries. C’est certainement la figure du Y, commandant l’ensemble du plan urbain, qui
entrave le plus nettement cette logique géométrique. (12.2)

5 JACQUES, Michel, NEVE, Annette (dir.), Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet : Atelier d’architecture, Bordeaux 1950-

1970, op. cit., p. 62.


6 Ibid., p. 63.

490
Un autre projet nous intéresse davantage que celui de la ZUP de Talence, en ce qu’il semble
aller encore plus loin dans l’exploration de cette géométrie. Il s’agit de l’étude d’urbanisme
réalisée pour le quartier Bordeaux-Nord. Par son déploiement dans l’espace et la rigueur de
sa géométrie, le projet s’inspire directement des utopies imaginées au cours des années
1960, et plus spécialement des expérimentations de Yona Friedman, allant jusqu’à y faire
clairement référence dans sa dénomination : « Un urbanisme spatial »7. Aussi, bien que le
projet n’obtienne pas de prix lors de ce concours, il nous parait particulièrement intéressant
en ce qu’il constitue le support d’une nouvelle voie exploratoire des architectes bordelais à
l’égard de la trame : celle de la tridimensionnalité. (12.3) Décrit comme un ensemble
« d’immeubles “tripodes” » interconnectés par des « tubes-supports en plan incliné »
abritant les ascenseurs, le projet explore une géométrie dans l’espace, des assemblages non
plus à l’échelle du poteau-poutre mais à celle de conglomérats de logements, et finalement
une trame qui semble mouvante, organique, générant des niveaux en gradins qui en font
certainement la proposition la plus originale qu’auront osé les concepteurs bordelais.
Finalement, la trame revêtirait la fonction de l’intégration, au sens que lui donne Jean
Zeitoun :

« S’il est un argument essentiel dans l’analyse de la conception architecturale, c’est


bien celui d’intégration. Ce concept d’intégration est diversement désigné dans la
littérature. Il porte le nom de synthèse, il renvoie à une sorte de pratique globalisante
dans la conception de l’édifice, bref, il renvoie à une intervention d’ensemble
cohérente du concepteur sur l’édifice et sur l’espace […] la pratique de la trame en
architecture satisfait partiellement cet objectif, ou du moins elle concourt à une forme
synthétique de la conception […] À l’examen attentif, la trame se révèle souvent
comme une tentative de conciliation entre deux termes classiquement séparés : le tout
et l’élément »8.

Que la trame soit utilisée à l’échelle urbaine, voire territoriale, n’est pas chose nouvelle.
Depuis des siècles, la trame sert aux individus à découper les terres, à se répartir des
parcelles, à générer une économie du foncier. À ce titre, les recherches9 et publications de
Catherine Maumi consacrées à l’analyse du rôle joué par la grille orthogonale aux États-
Unis sont particulièrement éclairantes. Le premier ouvrage issu de sa recherche doctorale,
attaché à comprendre l’approche jeffersonienne de cet outil structurant du grand territoire,
en est un bon exemple10.
Dès l’introduction, l’auteure rappelle combien il a s’agi, au moment de l’apprivoisement de
ces territoires américains, de considérer « la grille comme système ordonnateur […] comme
jalon, comme repère – orthonormé […] comme structure spatiale générique »11. Et si les
échelles d’application sont très différentes entre la maison individuelle et le grand territoire,
les questions que soulève Catherine Maumi quant à la distinction entre l’intervention de
l’humain sur des terres inconnus et celle sur un existant nous interrogent à notre tour :
penser la maison industrialisée produite en série, et vouée à être implantée sur des parcelles
inconnues au moment du processus de conception architecturale initial, comme ce fut le

7 En référence au principe de « Ville spatiale » développé par Yona Friedman dès 1959, que l’architecte expérimentera
à travers des dessins, maquettes et écrits (figure notamment en tant que chapitre de certains de ses ouvrages, comme
c’est le cas dans L’architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants (1958-2000), Éditions de L’éclat, Paris, 2020).
8 ZEITOUN, Jean, Trames planes. Introduction à une étude architecturale des trames, Dunod, Paris, 1977, p. 3.
9 MAUMI, Catherine, Grille, ville et territoire aux États-Unis : un quadrillage de l’espace pour une pensée spécifique de la ville et son

territoire, sous la direction de Marcel Roncayolo, thèse de doctorat en Géographie, 1997, EHESS, Paris.
10 MAUMI, Catherine, CORBOZ, André [préface], Thomas Jefferson et le projet du Nouveau Monde, Éditions de la Villette,

Paris, 2007, 4e de couverture.


11 Ibid., p. 12.

491
cas des cases Tomi-EXN ou des Girolles12, n’encouragerait-il pas, là-encore, le recours à la
géométrie comme cadre de conception ? Bien sûr, les modes de mise en œuvre de ces
maisons y jouent aussi pour beaucoup, mais au-delà ? Face à l’inconnu de l’acheteur, du
sol, du paysage dans lequel elle va s’insérer, cette géométrie, grille ou trame, ne serait-elle
pas un moyen, collectivement adopté par nombre d’architectes du XXe siècle qui se sont
essayés à l’exercice de la maison industrialisée, de fabriquer un repère de conception ? À ce
titre, l’auteure, en demandant s’il est « encore nécessaire de prouver qu’un système de
coordonnées orthogonal s’avère être l’un des outils les plus performants pour repérer […],
situer […] et représenter »13, interroge des logiques de rationalité et d’efficience qui
semblent faire écho à celles mises en jeu dans le processus d’industrialisation de la
construction. Ici aussi, la trame interroge les possibles et les limites des processus relatifs à
la conception et à la fabrique de l’espace. Si les échelles et enjeux diffèrent entre une
définition cadastrale telle qu’opérée aux Etats-Unis et la conception de maisons
industrialisées, l’exemple de Mies van der Rohe nous semble pertinent en ce qu’il articule
ces dynamiques en faisant de la trame l’outil d’une structuration urbaine et architecturale,
comme dans le cas du campus de Chicago :

« Le module d’urbanisme fixe les intervalles entre les éléments construits, mais pas
toujours de la même façon et sans exiger la répétition des mêmes détails, comme dans
l’aménagement du Havre de Perret. Mies montre qu’en employant le support d’un
rythme uniforme et en adoptant les mêmes matériaux – structures porteuses
métalliques, remplissages en briques ou en verre – on parvient à une immense variété
et richesse des solutions, pour autant que les proportions, les textures, les liaisons et
les finitions ne soient pas répétées mécaniquement, mais réétudiées chaque fois avec
une spontanéité égale et intacte : chaque élément acquiert ainsi une intensité
d’expression extraordinaire qui contribue par son accent individuel à l’harmonie de
l’ensemble. Isolé dans le tissu tumultueux et précaire de la ville idéale, où chaque
aspect – forme, couleur, rapport – est soumis à un ordre inflexible »14.

La trame structurelle constitue un « organisme rythmique et ouvert »15 qui permet à Mies
de naviguer entre les échelles du projet – du plan urbain au détail – et de parvenir à une
cohérence globale, sans jamais faire l’écueil d’une rupture scalaire. Ces éléments nous
permettent de comprendre que les architectes peuvent utiliser la trame pour penser les
différentes échelles de la conception de l’espace – conjointement ou séparément –
dépassant le corpus des maisons individuelles établi pour cette recherche.
Le caractère universel du maillage géométrique, famille dont la trame fait partie, serait alors
à réinterroger aujourd’hui, selon des valeurs de lisibilité, d’équilibre, de repère. Dans ce
projet du Nouveau Monde, la grille orthogonale jouera le rôle d’outil de repérage (système
de coordonnées)16, de représentation et de conception du territoire17, voire de sa
structuration physique (frontières)18. Comme l’auteure le montre au fil des chapitres, la
grille constituera un outil capable d’assurer le passage de l’abstraction de ce projet à grande
échelle à sa concrétisation ou son édification19, avec des « axes [qui] permettraient

12 Nous considérons ici les modèles de base de ces propositions, des ajustements pouvant être faits sur site au moment

du montage ou encore au moment du permis de construire (mission complémentaire des architectes dans le cas de la
Girolle).
13 MAUMI, Catherine, CORBOZ, André [préface], Thomas Jefferson et le projet du Nouveau Monde, op. cit., p. 96.
14 BENEVOLO, Leonardo, VICARI, Véra et Jacques (trad.), Histoire de l’architecture, T. 3 Les conflits de l’après-guerre,

Bordas/Dunod, Paris, 1980, p. 137.


15 Ibid.
16 MAUMI, Catherine, CORBOZ, André [préface], Thomas Jefferson et le projet du Nouveau Monde, op. cit., p. 44.
17 Ibid., p. 59.
18 Ibid., p. 44.
19 Ibid., chapitre II, sous-chapitre 6, « De la théorie à la pratique », pp. 108-124.

492
d’instituer une première structure, une ossature primaire sur laquelle viendrait s’appuyer
une seconde charpente plus complexe, appelée à organiser plus précisément le territoire »20.
À la différence que, dans le cas de ce travail territorial, la rotondité de la surface terrestre
entraine une distinction entre grille planaire et tridimensionnelle en termes de mesures21 là
où, dans notre cas, il y a corrélation entre positionnement, dimensionnement, découpage
et assemblage des éléments de la construction, et donc entre théorie et pratique22. La trame
leur permet alors d’aborder d’autres échelles, cela dépasse le corpus lui-même pour ouvrir
d’autres champs de compréhension d’usage de la trame dans différents programmes,
différents territoires et cetera.
Ce maillage régulier relèvera également d’une transcalarité, « conçu pour gérer dans une
même continuité la plus grande comme la plus petite dimension »23. Une navigation à
travers les échelles faisant partie intégrante des potentialités de cet outil de conception, si
tant est que celui qui le manipule se saisisse de cette logique. Un outil qui répond donc de
différentes fonctions, échelles, qualités. Parfois taxée de condition propice à l’étalement
urbain, l’ouvrage montre néanmoins que la grille peut également être le support de la
subdivision parcellaire, et donc d’une densification aujourd’hui envisagée voire désirée par
nos territoires. Une possibilité qui rejoint finalement certains des enjeux contemporains
figurant au cœur des réflexions des professionnels comme des éléments de communication
engagés avec le public24. C’est peut-être là le plus grand danger – ou en tout cas la plus
grande complexité – de la trame : celle d’être le support de démarches radicalement
différentes, aux conséquences parfois opposées, suivant la manière dont on l’utilise. La vive
critique qui a longtemps plané sur les grands ensembles hérite certainement en partie de ce
constat, ayant souvent favorisé la monotonie, lorsque l’on en aurait peut-être attendu autre
chose.
Ces porosités entre échelles architecturale et urbaine dans l’usage de la trame trouvent des
corrélations avec une partie de la production de l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac ou
avec les recherches menées par des agences telles que l’Atelier de Montrouge ou Candilis-
Josic-Woods. Un univers prospectif exploré par les architectes par le biais du dessin ou
encore de la maquette, comme en attestent certaines photographies de maquettes de la
résidence de Bordeaux-Caudéran, conçue en 1965 par l’agence bordelaise. (12.4) Des
archives d’Alexis Josic conservées au Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, et
relatives à des réflexions menées sur les programmes du logement ou du campus, trouvent
une résonance avec certaines propositions de Pierre Lajus ou de Fabien Vienne. Les
recherches sur l’habitat collectif engagées dans le cadre du projet de logements ouvriers en
Iran (1955-56), sur l’habitat individuel pour le projet de Bagnol-sur-Cèze (1957), sur les
espaces d’habitation et d’enseignement de l’Université libre de Berlin (1963) ou de
l’Université de la Rurh (1962) ou encore sur les aménagements touristiques de Collioure
(1966), démontrent combien là-encore, la trame peut servir pour les architectes de
fondements communs à la conception des projets, depuis la cellule jusqu’au territoire. (12.5)
Un article paru en 1975 dans la revue Techniques et Architecture et conservé dans le fonds
d’archives d’Alexis Josic mentionne à ce titre l’usage d’un « système tramé polycentrique »
dans le cas des études menées pour le concours de la cité administrative de Besançon

20 Ibid., p. 46.
21 Ibid., p. 108.
22 En référence à l’intitulé du sous-chapitre évoqué ci-dessus.
23 MAUMI, Catherine, CORBOZ, André [préface], Thomas Jefferson et le projet du Nouveau Monde, op. cit., p. 127.
24 « À quoi doit ressembler la maison individuelle de demain ? », [avec Christine Leconte, présidente de l’Ordre des

Architectes, et Guy Tapie, Professeur de sociologie à l’ENSA Bordeaux], France Inter, 20 octobre 2021.

493
(1974)25. La « structure généralisée » ainsi déployée grâce à la trame générant le plan masse
et les volumes bâtis de l’opération permet, selon l’article, de penser le plein ponctué de
vides qui demeurent tenus dans cet ensemble, et de contourner l’écueil d’une composition
flottante. La proposition spatiale qui est faite est pensée pour être structurante tout en
demeurant souple, constitutive d’un environnement bâti cohérent :

« La souplesse totale du système modulé donnant lieu à la continuité de la structure,


permet, dans tous les cas, d’établir une combinatoire dont les combinaisons
constituent un milieu bâti, dans lequel des “pleins” et des “vides” prennent des
valeurs complémentaires et caractérisent un milieu architectural »26.

Le raisonnement est le même lorsqu’il s’agit de penser la ville-nouvelle de Lille-Est, pour


laquelle la trame sert encore une fois de maillage continu dans lequel peuvent subvenir des
centralités urbaines, des bâtiments verticaux, assurant une modulation de densités et la
transition d’une échelle à une autre (12.6) :

« Tous ces critères […] seraient les guides de la recherche sur l’habitat comme
‘’milieu’’, étendue à la notion de ville.
L’architecture qui découle du système ainsi pré-établi s’estompe au profit des relations
de l’homme et de l’environnement, favorisant la perception des espaces comme
ensemble, les communications et la participation réciproque des principaux éléments
de vie.
Elle se manifeste par la modulation du rapport des volumes, à l’intérieur même d’un
système tramé, définissant spontanément un relief qu’il est possible de former en
conséquence, et en faveur des qualités de l’habitat et de son prolongement »27.

Plus récemment, au cours d’entretiens menés en 2008 par Bénédicte Chaljub, et publiés
dans un article du Moniteur, Alexis Josic confiait avoir eu, tout au long de sa carrière, une
« pratique [d]es principes de systèmes et de trame » lorsque Woods, plus littéraire que lui,
usait de termes anglais tels que Stem et Web (littéralement tronc et réseau)28. Plus largement,
Josic revient sur sa maitrise du dessin, lorsque ses deux confrères s’avèrent plus habiles
avec les affaires (Georges Candilis) ou les lettres (Shadrac Woods), n’hésitant pas à
rapprocher cette aptitude de certaines influences familiales, notamment de son père, peintre
et « fabuleux dessinateur ». Ces éléments paraissent soutenir les hypothèses précédemment
formulées quant au fait que la dextérité démontrée par un architecte à l’égard d’un outil de
conception émanerait de la diversité d’échelles, programmes et phasages de projet auxquels
il en fait usage, de la mobilisation sur le temps long de sa carrière de celui-ci, et aussi de la
construction d’un univers créatif dont les origines remontent jusqu’aux influences
familiales, personnelles, etc. De leurs longues heures passées à penser les projets, Josic se
souvient notamment comment il pouvait proposer à ses deux confrères, pour « pousser
chacun dans la direction de son tempérament […] préconiser une méthode de composition,
partant d’une trame, un canevas, pour éviter la peur de la feuille blanche »29. Témoignant
de l’actualité des recherches sur la trame, sinon de leur possible réinterrogation au fil des
générations d’architectes, le numéro célébrant les quarante années d’existence de la revue
Le Carré Bleu met au cœur de ses réflexions la production singulière de l’équipe Candilis,
Josic et Woods, rappelant « à [ses] lecteurs la richesse de l’innovation de la pensée

25 JOSIC, Alexis, « Recherche de systèmes urbains », Techniques et Architecture, n° 306, octobre 1975, p. 68.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 CHALJUB, Bénédicte, « Conversation avec Alexis Josic », Le Moniteur, publié en ligne le 1er mars 2009, consulté le

13 janvier 2022, à 21h24.


29 Ibid.

494
architecturale des années 60 », et se voulant « l’alibi pour jeter une passerelle qui enjambe
40 ans d’architecture entre la période des Team X et une nouvelle génération de jeunes
architectes contemporains, héritiers critiques de Shadrach Woods et de ses compagnons »30.
Bien évidemment, l’outil de la trame n’est pas le seul enjeu souligné par ce numéro31, faisant
la lumière sur une approche de la philosophie du projet, de la « quatrième dimension » ou
encore de l’importance des données humaines et sociales dans le processus de la conception
architecturale. Les divers éléments graphiques de ce numéro démontrent combien la trame
occupe toutefois une place centrale dans l’analyse qui est faite de cette production à la fin
des années 1990 – proposant une mise en écho avec des projets contemporains – comme
dans les numéros du Carré Bleu de 1963 et 1964, reproduits ici en fin de publication. (12.7)
Par ailleurs, il n’y a qu’à parcourir l’ouvrage consacré à la production de l’agence Candilis,
Josic et Woods paru aux éditions Krämer en 1968 pour constater l’omniprésence de l’usage
de réseaux tramés dans leur conception des projets, et ce à travers les programmes, de
l’habitat aux « bâtiments spécifiques » (écoles, équipements culturels, sportifs, etc.), les
échelles, de la cellule au plan urbain, les typologies de logement (collectif, intermédiaire et
individuel) et les contextes géographiques (Europe, Afrique du Nord, Tropiques)32. Dans
tous les projets proposés, l’enjeu y est celui « d’organiser les espaces publics et privés en un
système cohérent et compréhensible »33. Ces systèmes et structures géométriques sont alors
mobilisés afin de permettre une articulation des fonctions, des limites de l’espace, des
volumes et espaces, et des domaines publics et privés, afin de contourner un « formalisme
géométrique sans signification »34. Ces recherches conceptuelles étaient également
synonymes de réflexions sur les espaces de la cellule du logement – européen, marocain ou
ultra-marin, trouvant certaines porosités35 – et sur les modes de production de
l’architecture, comme c’est le cas des maisons et écoles préfabriquées conçues dans le cadre
des concours pour l’Habitat tropical (1954) et les Écoles tropicales pour les territoires
d’Outre-Mer (1955)36, et se rapprochant en cela de certains cas étudiés dans cette recherche.
Après avoir entrevu une application de la trame à une échelle plus grande que celle de
l’édifice, il s’agit maintenant d’analyser les composantes conceptuelles en jeu lorsqu’il s’agit
d’une échelle plus petite : celle des jeux de construction.

B - Plus petit que l’édifice : le jeu


Les projets COX ou Dômes – rappelant les propositions présentées dans la publication
Shelter (cf. chapitre 4) – semblent revêtir un caractère “intermédiaire” – en termes d’échelle
comme de programmes – entre jeu de construction et édifice. À ce titre, ils répondent à la
fois d’une manière relativement puriste pour explorer la géométrie dans l’espace – avec un
statut de structures expérimentales – et d’un caractère artisanal de la construction, comme
en atteste le témoignage de Fabien Vienne sur les modes de mise en œuvre de ces

30 Le Carré Bleu, n°3-4, 1998, pp. 1-2.


31 La trame est mentionnée à plusieurs reprises dans le numéro comme outil conceptuel de l’équipe Candilis, Josic et
Woods, à propos du projet de Francfort, pour lequel elle y est « rectiligne » et « carrée », assurant des portées
importantes (entre 35 et 45m) afin d’offrir « des zones facilement manœuvrables » (p. 35) ; travaillée durant « trois
années de constantes recherches » entre les projets de Caen-Hérouville, de l’Université libre de Berlin et le Centre de
Francfort (p. 36) ; ou plus largement mobilisée pour la conception d’universités dans le cadre du numéro 1 de 1964,
reproduit dans ce numéro de 1998 sous le format d’encart.
32 JOEDICKE, Jürgen, KERSCHKAMP, François (trad. française), Candilis, Josic, Woods, Une décennie d’architecture et

d’urbanisme, Éditions Krämer, 1978 [rééd. 1968].


33 JOEDICKE, Jürgen (…), Candilis, Josic, Woods, Une décennie d’architecture et d’urbanisme, op. cit., p. 173.
34 Ibid., p. 148.
35 Ibid., p. 78.
36 Ibid., pp. 90-91.

495
propositions37. Aussi, là où nous nous sommes attachée à comprendre dans quelles mesures
la trame pouvait être le support de recherches techniques et organisationnelles poussées
(cf. chapitre 8), il est intéressant de remarquer que les réseaux tramés peuvent aussi être le
support d’un certain ludisme, voire d’une expérience pédagogique menée en parallèle de
ses productions en série. En effet, Tricox-Cox est conçu et produit en 1972-73, donc en
parallèle des recherches menées avec Maurice Tomi pour le système EXN. La trame
constituerait non seulement le moyen de régler des enjeux pragmatiques, mais également
celui de s’évader et de jouer pour l’architecte. Il s’agit donc de potentialiser un outil
conceptuel à travers les échelles, mais aussi à travers des modalités créatives pour le
concepteur. L’un des derniers échelons de ces explorations ludiques étant certainement la
conception et la manipulation de ses jeux de construction. Ce lien au loisir dépasse alors
l’appréhension de la trame, allant jusqu’à brouiller les frontières entre les composantes de
la vie du concepteur :

« Le plus important c’est d’aimer ce que l’on fait, d’aimer les gens. D’ailleurs, je n’ai
jamais très bien su où étaient les limites entre ma profession et ma vie professionnelle.
Je n’ai d’ailleurs jamais vraiment pris de vacances, puisque pour moi, j’étais tous les
jours en vacances. Alors cela n’enlève pas les difficultés, mais quand on les fait avec
passion, c’est différent.
Avec cela, l’idée que tout doit se terminer dans une unité, chaque élément doit
appartenir à un tout. Ainsi je navigue dans la même géométrie, du jeu pour enfants
au bâtiment, dans la même combinatoire. Finalement je crois que c’est un mot qui
décrit bien ma manière d’aborder les choses, la combinatoire »38.

Bien que Fabien Vienne développe particulièrement les réflexions consacrées aux jeux à la
toute fin de sa carrière (sauf pour les cas de Trigone Carton et d’EXN Carton), il est
intéressant de remarquer que le jeu semble constituer un médium utile pour combiner des
explorations intellectuelles et manuelles, toutes deux reliées par la maitrise de la géométrie
dans l’espace. Fabien Vienne, qui conçoit et expérimente ces jeux, trouve avec eux une
manière de penser et construire les structures dans l’espace en simultanée, ou en tout cas
dans une seule et même logique. À la manière de prototypes à échelle réduite permettant
de multiples possibilités, ces jeux deviennent un potentiel de création pour l’architecte.
C’est en cela que ce corpus particulier a suscité notre attention, d’une part en ce que la
chronologie de leur création en fait des principes nourris par l’ensemble des connaissances
que Fabien Vienne a accumulé sur ces sujets – ici la géométrie dans l’espace plus
spécialement – et parce que leur échelle et leur ludisme semblent en faire un outil de
projection pouvait être réinterrogé par les architectes pour penser l’espace.
Des vidéos réalisées par Xavier Dousson et Gilles Durupt en 2014, et mises en ligne sur le
site internet consacré aux réalisations de l’architecte, le mettent en scène dans une
présentation de plusieurs jeux qu’il a imaginés. Parmi ces six vidéos, la première, d’une
quinzaine de minutes, constitue une présentation générale de sa démarche, lorsque les cinq
autres, de trois à cinq minutes, reviennent sur cinq jeux spécifiques : 99 pour cent carrés,
C-Cub, Tricap, Trigone carton et Tubespace. Afin de mieux comprendre la portée de ces
jeux sur la manière dont l’architecte appréhende l’espace, une analyse des témoignages qu’il
livre à travers ces séquences filmées nous parait intéressante. Le premier élément de cette
analyse correspond à la réponse que fournit l’architecte à la question « Pourquoi concevoir
des jeux ? » :

37 Lors de nos entretiens informels, l’architecte évoque le recours à des tubes emboutis à l’aide d’un fer à repasser afin
de permettre leur assemblage (Paris, 2015).
38 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, octobre 2014, Paris.

496
« Moi je ne me suis pas posé de questions, je ne me suis pas dit, à un moment donné,
je vais faire des jeux. Mais aussi loin que je me souvienne, j’aimais bien les autos quand
j’étais petit. Donc je fabriquais des autos avec des boites d’allumettes, n’importe quoi.
Et c’est plutôt ça. Je crois que c’est là que ça a commencé, puis ça a continué tout du
long comme ça. Quand je fais les premiers projets, même à l’école des arts appliqués,
on faisait toujours des maquettes. Et les maquettes c’est une forme de jeu, par rapport
à l’objet fini. D’ailleurs une chose que j’ai apprise très vite, c’est que quand on fait une
maquette ce n’est pas du tout l’objet fini qu’on représente, c’est son interprétation.
C’est-à-dire que ce n’est pas seulement une image, il faut reconstruire la maquette
avec la logique de la maquette. Donc on crée quelque chose qui est différent à ce
moment-là. Et ça, ça dure tout du long, parce que finalement la maquette est un outil
de travail.
Je ne sais pas aujourd’hui comment ça se passe, parce qu’il y a des gens qui font des
maquettes pour les autres, ça pour moi c’est un truc incompréhensible. Je veux dire
que la maquette fait partie de l’invention, dans l’architecture. Donc il n’y a pas de
distorsion, tout du long ça a marché comme ça, donc il n’y a pas vraiment d’origine
du jeu. Puis à un moment donné quand on est trop vieux, qu’on peut plus remuer des
tonnes de béton parce que c’est trop lourd, on fait plutôt des jeux parce qu’avec du
carton c’est plus léger que du béton [rires] »39.

De lui-même, Fabien Vienne reconnait que le rapport qu’il entretient avec le jeu, la
maquette, la fabrique de l’objet, remonte à une époque lointaine, et que ce n’est pas tant
une lubie de fin de vie. Et s’il est vrai que son statut de ‘retraité’ lui permet de consacrer
plus de temps à ces explorations sur les réseaux géométriques dans l’espace, il rappelle
combien le jeu n’est pas un sujet à part, mais relève d’un même “tout” conceptuel que celui
qu’il a mis en œuvre à travers d’autres échelles et d’autres objets, du mobilier à l’architecture.
Plus encore, l’architecte mobilise ici des termes qui semblent en partie révéler la façon dont
il envisage le jeu, et plus largement la manipulation de cette géométrie, comme un outil de
conception, une version multiple et antérieure à l’objet final qui sert de support aux
tentatives réflexives. La maquette, comme le jeu, semblent donc ici envisagés comme
relevant du processus de création de l’architecture, et non de sa représentation. C’est un
médium qui aide à penser l’espace et le projet. Et s’il plaisante sur son âge, il est clair que le
jeu permet à Fabien Vienne de prolonger ses recherches sur la géométrie, selon une
dynamique intellectuelle et manuelle.
Toutefois, malgré l’omniprésence des codes géométriques comme canevas de réflexion de
ces jeux, le concepteur les considère sans véritable règle, c’est-à-dire sans public spécifique
visé, ni gagnant ou perdant. L’objectif y est celui « d’apprendre à comprendre la géométrie,
l’espace »40, sans engager de stratégie ou de mise en concurrence des utilisateurs.
Différentes expressions mobilisées par Fabien Vienne font ici écho à sa façon d’envisager
l’évolutivité architecturale, l’appropriation des usagers ou encore le potentiel créatif des lois
de la géométrie, dans un sens universel. Expliquant que le jeu est en réalité « un point de
départ », auquel il doit toujours être possible d’ajouter des pièces, l’architecte semble faire
la démonstration de la logique qui est la sienne lorsqu’il imagine ces jeux mais également
des éléments de mobilier et/ou d’architecture. Souhaitant replacer une « grande liberté
créative » dans les mains de tous – au sens propre comme figuré – Fabien Vienne démontre
un intérêt tout particulier pour les solutions, versions, déclinaisons que pourront inventer
les curieux qui souhaiteraient faire l’expérience de ses propositions ludiques. Il fait ici la
distinction entre des « lois d’usages », qu’il juge restrictives, et des « lois de construction »,

39 VIENNE, Fabien, in « Présentation générale », 14’07 min, entretien filmé le 1er décembre 2014 au domicile de

l’architecte, DOUSSON, Xavier (réal.), DURUPT, Gilles (vues et son), MONGROLLE-FASANINO, Fanny
(montage), Cité de l’architecture et du patrimoine, Stratosphère éditions, avril 2015.
40 VIENNE, Fabien, in « Présentation générale », 14’07 min, op. cit.

497
synonymes d’ouverture et donc de pleine appropriation. Plutôt que de considérer le jeu
comme une expérience finie, c’est-à-dire dont la fin serait prédéterminée, ce qui aurait pour
conséquence de « limiter son pouvoir », il s’agirait donc d’en faire une base à manier, et
remanier, presque à l’infini. À ce principe d’ouverture, Fabien Vienne ajoute celui de
cohérence entre l’ensemble des jeux qu’il conçoit, faisant que même si certains « utilisent
des surfaces, [et] d’autres des barres »41, c’est une suite dans laquelle chacun découle de
l’autre, y est connecté.
Au-delà des jeux, l’ensemble des propositions de l’architecte semble découler d’un même
jeu conceptuel, faisant écho à sa quête de globalité. Le caractère touche-à-tout de cet
inventeur ressort alors de la logique selon laquelle, selon lui, il s’agirait non pas d’être
spécialiste ou expert d’un domaine, mais suffisamment compétent dans une multitude de
champs, afin de pouvoir conserver la connaissance et le plein contrôle du projet, quel qu’il
soit. Par définition, le concepteur porterait la responsabilité de maitriser l’ensemble de ce
qu’il crée, et de la réussite (ou non) d’un projet, contrairement au fabricant. Et cette maitrise
passe, comme nous avons pu le voir, par une gestion des relations de l’architecte avec les
autres acteurs du bâti, par une fine connaissance des dimensions du projet, de la chemise
(cf. chapitre 6) jusqu’à l’édifice, mais aussi par cette capacité à inscrire ses réflexions dans
un tout, ici celui des réseaux géométriques dans l’espace. À ce titre, Fabien Vienne porte
alors, à l’époque, un regard très critique sur la profession telle qu’elle s’est développée au
fil de ses années de carrière :

« Pour moi un créateur doit toujours dominer la technique. Parce que finalement ce
n’est jamais le fabricant ou le constructeur qui est responsable. C’est le concepteur.
Autrement dit quand un truc ne marche pas c’est parce que le concepteur n’est pas
allé au bout de sa conception. Autrement dit je ne comprends absolument pas, dans
l’évolution de la profession d’architecte, ce métier qui consiste à faire des avant-
projets et à faire des appels d’offres sur idées etc., où c’est l’entrepreneur qui décide
avec ses ingénieurs des détails de la construction, ça me parait aberrant. Comme je
vois des choses qui m’horrifient aujourd’hui, je sais qu’il y a des spécialistes qui ne
font que des façades. Mais ils font des façades sur quoi ? Je n’y comprends rien !
Ce sens de la globalité inclut tout pour moi. Le jeu fait partie de l’architecture par
l’intermédiaire de la maquette […] Tout est en un et il n’y a pas de différence, il n’y a
pas de hiérarchie surtout. On a l’impression qu’un architecte commence par faire un
petit pavillon et finit par faire une tour de trois-cents étages, c’est complètement con.
Il peut commencer par faire une tour de trois-cents étages et finir par un bouchon de
champagne [Rires] »42.

L’architecte repousse les frontières entre les domaines de compétences, les échelles et les
phases du projet, ou tend à les rendre plus poreuses. Plus encore, il évoque une force qui
nous dépasserait, et que la géométrie nous permettrait d’entrevoir, d’envisager. Les astres,
la flore, la faune, tout serait en réalité lié, indirectement et discrètement, par cet ordre
géométrique qui le fascine, et qui porte une complexité, oscillant constamment entre
abstraction et concrétude. La notion de réseau devient alors particulièrement pertinente et
intéressante ici, en ce qu’elle illustre ces connexions, parfois invisibles, et néanmoins
constitutives d’un ordre supérieur, et fait écho à une sémantique de la maille, des lignes qui
s’entrecroisent, de l’entrelacement, de l’ensemble. Ici, la rationalité de l’architecte vient
côtoyer sa part mystique.

41On remarquera la persistance de ce questionnement autour de la ligne et de la surface ici, et plus largement
du volume.
42 VIENNE, Fabien, in « Présentation générale », 14’07 min, op. cit.

498
« J’ai toujours aimé les choses qui se construisaient. Pour moi la géométrie est
évidemment abstraite, il n’y a pas de géométrie qui ne le soit pas. Mais il faut toujours
que je puisse le construire, je suis un constructeur avant toute chose. J’ai toujours
trouvé curieux la dislocation qu’il y avait dans les objets qu’on vous présentait. Un
triangle, un carré. Chaque chose avait une identité, mais on n’a jamais fait le lien dans
tout ça. Et très vite j’ai pensé que tout ça c’était une seule chose, c’est là que les choses
commencent. Et très vite, parce que j’ai été émerveillé par les cinq polyèdres
platoniciens, le seul fait qu’ils puissent exister et qu’ils étaient une entité qui dépassait
l’Homme en quelque sorte. La géométrie est une chose qui existe en soi, c’est assez
extraordinaire quand on y pense, ça vous raccroche tout de suite à l’univers, puisqu’on
sait que la géométrie elle n’est pas sur la Terre, elle est universelle en quelque sorte.
Donc je me suis dit tous ces objets qu’on nous présente appartiennent à un seul
ensemble. À ce moment-là toute l’idée des réseaux m’est venue, d’où bien sur les
charpentes tridimensionnelles. La géométrie est devenue immédiatement dans
l’espace, très tôt. Surtout qu’on est toujours dans des lois qui nous dépassent, il y a
une espèce d’admiration qui se produit, de dire qu’est-ce que c’est que ce truc qui est
au-delà de l’humain ? »43.

La richesse de la géométrie permet à Fabien Vienne de développer différents jeux, tous


conduits par une même logique, tout en ayant chacun sa spécificité colorimétrique, spatiale
(surfaces, volumes) et plastique (plus ou moins figurative). À ce titre, chaque jeu est
l’expression d’une voie explorée conceptuellement par l’architecte. Le jeu « 99 pour cents
carrés » par exemple, résulte d’une réflexion sur le pavage, c’est-à-dire la composition d’une
surface, tant esthétique que matérielle. (12.8) Nous faisons notamment le lien avec
Mousfloor, système de moquette développé par la Cox (1972) dont la composition repose
sur l’agencement de panneaux colorés44 répondant à une modulation de douze centimètres,
basée sur une trame carrée, et assimilable au système Tapia, cette fois-ci composé de cinq
formats et de quatre couleurs45, assurant la création « d’authentiques tableaux de sol »46. Par
cette modularité, qualifiée de « stabilité dimensionnelle », mais aussi par les choix
techniques adoptés pour penser ce revêtement de sol (matériaux, adhérence)47, le système
Tapia autorise lui aussi une liberté de transformation, de personnalisation, de décision de
l’usager. L’entretien lui aussi est facilité, démontrant que ces recherches ne sont pas
uniquement issues d’une volonté esthétique, mais s’approprient réellement un enjeu
pratique. Ici en l’occurrence, les dalles, escamotables et démontables, peuvent
facilement être nettoyées, ou enlevées afin de pouvoir changer la composition du sol de la
pièce ou déménager. L’usure est aussi envisagée comme une composante essentielle de
réflexion de ce système de tapis. En effet, la facilité de manipulation et de modulation de
celui-ci assure un changement de motifs, mais aussi de positionnement de chaque dalle de
moquette dans l’espace, permettant de pouvoir alterner entre des endroits plus ou moins
passants de la pièce, et donc d’équilibrer l’usure des sols. De la même manière, lorsque l’une
des dalles est abîmée, elle peut être changée sans engager le remplacement de l’ensemble
de la moquette, assurant une économie substantielle. La modularité vient donc
véritablement assumer ici la base d’une réflexion géométrique participant d’une logique
plastique, mais aussi d’économique et d’usage. Aussi, s’il est possible de faire le lien avec

43 VIENNE, Fabien, in « Présentation générale », 14’07 min, op. cit.


44 Trois couleurs différentes : beige, marron, coq de roche.
45 Formats (en centimètres) : 12x12, 24x24, 24x36, 36x36, 60x60 (dont il est précisé qu’ils sont compatibles avec

l’ensemble des systèmes Cox) ; couleurs : grège, orange, marron, roux, in « Système TAPIA, composer et poser
librement », Plaquette COX, pp. 31-33, p. 31 [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/COX_FV.pdf].
46 « Système TAPIA, composer et poser librement », Plaquette COX, op. cit., p. 31.
47 La plaquette précise à ce titre : « C’est la “pose-libre” de mur à mur permise par l’adhérence naturelle des dalles à

semelle de latex alvéolé ‘’pointes de diamant’’ du système Tapia (…) Mais composition et pose libres n’auraient aucun
sens si la constitution des dalles n’offrait pas de bonnes, et en l’occurrence d’exceptionnelles, performances d’usage »,
« Système TAPIA, composer et poser librement », Plaquette COX, op. cit., p. 31.

499
les similitudes observées chez Le Corbusier entre la composition d’une tapisserie destinée
au palais de justice de Chandigarh et celle adoptée pour imaginer le deuxième projet pour
l’hôpital de Venise48 (12.9), attestant d’une transcalarité de ses recherches géométriques,
nous pouvons ici remarquer que les réflexions semblent aller plus loin en ce que la
rigoureuse modularité des éléments, peu nombreux et toujours compatibles, en assurent le
caractère résolument utile dans des pratiques du quotidien. Si l’on en revient au jeu « 99
pour cent carrés », il est intéressant de remarquer que Fabien Vienne l’associe, de lui-même,
à son travail architectural, par le biais de la pensée surfacique :

« Ce jeu il vient aussi du fait que dans ma vie d’architecte, j’ai beaucoup travaillé sur
les sols, sur les tapis, les carrelages, et qu’après avoir vu des systèmes de combinaisons
compliquées je me suis aperçu que finalement les combinaisons les plus simples
étaient toujours basées à partir du carré, et bien sur la diagonale du carré qui est
quelque chose de tout à fait élémentaire dans le carré. On ne fait pas mieux qu’un
carré pour faire de la variété. Vous prenez le carré, c’est la plus grande richesse qui
soit »49.

Au-delà du lien tendu entre architecture et jeu, l’architecte revient ici sur les propriétés
géométriques relatives à la figure du carré, qu’il explorera tout au long de sa carrière et à
travers différents programmes par le biais d’un usage de la trame carrée développé sur près
de quarante ans de pratique et de conception (exposition, logement, aménagement
intérieur, etc.)50, sans oublier de mentionner l’importance de l’oblique du carré, qui aura là-
aussi nourri ses réflexions pour différents projets, notamment pour imaginer les principes
de toitures des systèmes Trigone, EXN ou encore le principe de Toitures écailles51. (12.10)
Lors d’une exposition-atelier consacrée à la production de Fabien Vienne organisée à la
Cité de l’Architecture et du Patrimoine en 201552, le jeu « 99 pour cent carrés » est réalisé à
grande échelle, invitant les visiteurs à l’expérimenter différemment, en engageant l’effort
du corps pour déplacer les modules colorés, brouillant encore un peu plus les frontières
entre jeu, prototype, architecture.
Et lorsqu’il n’explore pas la ligne droite mais la courbe, comme dans le cas du jeu « C-
Cub », Fabien Vienne se place là encore dans un référentiel cubique. Qualifié de minimaliste
par l’architecte, ce jeu, composé d’une seule pièce en forme de quart de cercle torsadé,
permet la réalisation de courbes continues qui s’inscrivent dans les trois plans orthogonaux
de l’espace :

« Dans un réseau cubique virtuel, les faces des cubes sont les interfaces de connection
[sic] des pièces dont le prolongement normal est assuré par un emboitement
d’extrémité mâle/femelle. Cette configuration offre pour chaque pièce 4 positions
possibles à chaque connection [sic], elle permet un grand nombre de combinaisons
[…] Bien que de conception rigoureuse C-Cub est facile à manipuler il peut s’adresser
aux enfants pour les habituer à construire des formes simples : anneaux, colliers,
spirales… Il peut s’adresser à des utilisateurs plus avancés pour réaliser des objets
plus difficiles à imaginer : entrelacs, torsades, maillages… »53.

48 LE CORBUSIER, BOESIGER, Willy, Le Corbusier Œuvre complète, Volume 8, « Les dernières Œuvres 1965-1969 »,
Les Éditions d’Architecture Artemis, Zurich, pp. 130-131.
49 VIENNE, Fabien, in « 99 pour cent carrés », 2’51 min, entretien filmé du 29 novembre au 2 décembre 2014 au

domicile de l’architecte, DOUSSON, Xavier (réal.), DURUPT, Gilles (vues et son), MONGROLLE-FASANINO,
Fanny (montage), Cité de l’architecture et du patrimoine, Stratosphère éditions, avril 2015.
50 Se reporter à la fiche « Systèmes » dans le volume iconographique.
51 Idem
52 « Fabien Vienne. Point. Ligne. Surface.Volume », Exposition-atelier du 15 avril 2015 au 25 janvier 2016, Cité de

l’Architecture et du Patrimoine.
53 VIENNE, Fabien, « C-Cub Torsade – Portfolio », 2012 [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/C-CUB_FV.pdf].

500
Ce jeu est particulièrement intéressant en ce que sa géométrie courbe, complexe en
apparence, est en réalité ce qui lui permet de reposer sur une unique pièce dont la torsion
dans l’espace autorise une multitude de configurations spatiales, tout en conservant la
continuité des lignes de la section carrée, à la manière d’un anneau de Möbius. Avec son
nombre de pièces réduit au strict minimum (une seule), son inscription dans un espace
cubique selon une section carrée des éléments et son caractère ‘infini’, ce jeu concentre un
ensemble de principes que l’architecte interroge dans ses explorations géométriques. Le
carré et le cube sont ici détournés pour autoriser des configurations volumétriques
nouvelles, courbes, là où l’architecte a plutôt pour habitude de penser l’élément linéaire.
Vedette de l’affiche de l’exposition précédemment mentionnée, C-Cub semble ainsi être
une illustration du paroxysme atteint par le concepteur dans ses réflexions. (12.11)

« Bien sûr, C-Cub c’est pas l’origine du système. Tout ça c’est pris dans un contexte
général où j’ai toujours pensé que dans le réseau cubique on pouvait construire une
quantité de choses diverses et industrialisables surtout, par la répétition du cube »54.

Fabien Vienne poursuit en expliquant que C-Cub dérive notamment d’un précédent jeu,
Cix, qui comptait dix pièces et une pièce d’assemblage en forme de disque, tandis que C-
Cub, que l’architecte considère comme une simplification de Cix, n’en compte qu’une seule.
Retour sur ce jeu qui, dès l’analyse de son logo, démontre la motivation – quasi acharnée –
de l’architecte à manipuler et combiner les potentiels du carré et du cercle, en tout cas des
formes primitives de la géométrie. (12.12)
Imaginé en 1996, soit plus de dix ans après le Cube Harmonique (1984) et parallèlement
aux recherches sur Zometool, Fabien Vienne s’essaie à la création d’un jeu de dix éléments,
aux surfaces courbes ou planes, plus ou moins complexes, reliés entre eux par ce qu’il
appelle des ‘pastilles’. Dans sa notice explicative, le concepteur revient sur les principes de
base du jeu reposant, une fois n’est pas coutume, sur « la répétition d’un nombre réduit de
pièces compatibles entre elles », reliées dans un « espace cubique virtuel »55, et dont les
connexions variées assurent une multiplicité des formes générées. Parmi ces pièces, trois
« peuvent être “étirées” par répétition modulaire cubique […] en panneaux et profilés,
constituant la base d’un jeu – plus architectural – n’utilisant les autres pièces que comme
nœuds de jonction »56. Inlassablement, la quête est celle d’autoriser le plus de combinaisons
possibles avec le moins d’éléments de départ, selon une logique de modularité que les
réseaux géométriques réguliers lui permettent d’explorer. Répétition modulaire et trames
semblent ici directement se faire écho. L’architecte va jusqu’à envisager la réalisation à
grande échelle de cette proposition, mentionnant la possibilité d’en faire un « grand jeu de
construction de plein air pour les enfants »57. Plus encore, le lien avec l’informatique est ici
clairement affiché, le jeu pouvant être l’objet de recherches liées à la modélisation en trois
dimensions des surfaces et volumes développés. Jusque dans l’univers graphique du jeu, on
observe que la trame carrée constitue une composante essentielle, faisant qu’à certains
endroits, il nous parait que ce maillage vient se déformer pour venir en fabriquer les pièces.
(12.13) Encore une fois, le papier à petits carreaux sert de toile de fond aux documents
graphiques explicatifs, faisant partie intégrante de ce portfolio. Dans certaines

54 VIENNE, Fabien, in « C-Cub », 3’16 min, entretien filmé du 29 novembre au 2 décembre 2014 au domicile de

l’architecte, DOUSSON, Xavier (réal.), DURUPT, Gilles (vues et son), MONGROLLE-FASANINO, Fanny
(montage), Cité de l’architecture et du patrimoine, Stratosphère éditions, avril 2015.
55 Que l’architecte définit comme un « espace non matérialisé exprimé par un empilement de cubes de mêmes

dimensions alignés entre eux ».


56 VIENNE, Fabien, in « Portfolio CIX », 1997 [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/CIX_port_FV.pdf].
57 Ibid.

501
axonométries, la trame carrée apparait comme la règle régissant la modulation des pièces
dans le plan (dimensions) comme dans l’espace (volumétrie), et semble être le fil rouge
commun aux différentes pièces planes, courbes et en croix. Si bien que la trame carrée,
même déformée, transparait par le biais des joints creux réalisés dans les compositions
formées, constituant à ce titre l’un des principes régisseurs du jeu mais aussi une de ses
expressions formelles, l’une de ses résultantes. Les objets ainsi créés peuvent alors relever
d’une certaine abstraction, ou à l’inverse venir fabriquer des formes figuratives, de véhicules
(voitures, bateaux, avions) ou d’animaux en tous genres. (12.14) L’appréhension de la
construction dans l’espace par le biais du médium du jeu constitue un argument majeur de
la diffusion de Cix, comme le mentionne une plaquette publicitaire multilingue, cherchant
à s’adresser à un public élargi :

« CIX, la nouvelle manière de construire !


CIX est un système de construction extraordinaire avec lequel une diversité infin[i]e
de formes peut être construite. Les personnes de tous bords (architectes, ingénieurs,
enseignants, enfants, etc.) et de tous âges peuvent exercer leur créativité en
construisant des formes selon leur inspiration ou les exemples donnés. Laissez-vous
séduire et plongez dans le monde tridimensionnel du CIX »58.

Et pour aller toujours plus loin dans sa réflexion de la prise en mains des objets qu’il
imagine, Fabien Vienne va jusqu’à concevoir trois ans plus tard les casiers, bacs et cales en
carton permettant de ranger les pièces, les étuis et boites du jeu, ainsi qu’un sac de toile,
pour un « rangement rapide » des pièces, faisant figurer le logo du jeu. Il imagine aussi ce
qu’il qualifie comme un « outil CIX », fait d’acier, et destiné – semble-t-il – à pouvoir plus
facilement ôter les pastilles de connexion entre les pièces. Sans surprise, la dénomination
du jeu – et donc le logo – est la résultante des lettres formées avec trois des pièces du jeu
(le C, le I et le X), qui sont courbes, planes et en croix, l’anneau de connexion entre ces
éléments formant le point du « i ». (12.15) Ainsi, comme nos analyses le confirment un peu
plus chaque fois, la manière de penser chacune des composantes du projet, du nom au
mode de construction, en passant par le logo ou le packaging, qu’opère l’architecte se réalise
encore ici. À propos du jeu CIX, Xavier Dousson écrit ainsi qu’il « apparait comme une
synthèse des préoccupations de l’architecte sur les trames, les modules et les assemblages »
tant il interroge à la fois le volume du cube, dans lequel chaque pièce s’inscrit, à la manière
d’une « unité dimensionnelle du jeu [qui] définit une trame virtuelle cubique permettant à
toutes les pièces de dialoguer entre-elles »59, et la variété des formes produites. Ici il est
intéressant de voir comment Fabien Vienne, même lorsqu’il interroge la surface, en
l’occurrence par le biais des pièces de ce jeu, conserve la trame carrée et plus précisément
cubique, comme règle structurante de ses réflexions. En mobilisant les termes d’unité
dimensionnelle, de trame carrée et de jeu ouvert, l’auteur rappelle ainsi combien ce jeu,
imaginé en 1996, constitue une exploration substantielle et complémentaire des recherches
qu’il attribue à l’étude des trames, et plus spécialement ici selon une dimension
topologique60.

58 Plaquette publicitaire CIX pour Living Colors (Suisse) [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/CIX_port_FV.pdf].


59 DOUSSON, Xavier, « Les jeux de l’architecte Fabien Vienne. Des jeux à l’architecture, de l’architecture aux jeux »,
op. cit., p. 89.
60 À ce titre il est intéressant de rappeler les nuances lexicales du terme “topologie” qui, selon le Centre National de

Ressources Textuelles et Lexicales, recouvre les champs de la topographie, s’attachant alors à une « étude des formes
et des lois qui les régissent », des mathématiques, qui le définirait comme une « partie de la géométrie qui considère
uniquement les relations de position » vis-à-vis d’un ensemble, ou de la linguistiques, correspondant dans ce cas à une
« étude des propriétés combinatoires des objets » selon leurs positions
[https://www.cnrtl.fr/lexicographie/topologie], consulté le 1er décembre 2021, à 14h45.

502
Chaque fois, la figure géométrique simple joue différents rôles dans les jeux qu’imagine
Fabien Vienne, leur conférant un statut spécifique. Dans le cas de plusieurs jeux, on observe
que ces formes élémentaires commandent les assemblages entre les éléments. Dans le cas
C-Cub, la section carrée des pièces assure leur combinaison à l’infini (selon une
configuration du type pièce mâle/pièce femelle), dans celui de Cix, une pièce d’assemblage
en forme de disque vient constituer un connecteur entre des composants aux surfaces
courbes, et dans Tricap+, les fentes directement réalisées dans les disques de carton
s’inscrivent dans trois figures : le triangle, le carré et le pentagone. (12.16) À ce titre,
mentionnons que le principe de Tricap+ assure une économie maximale de la matière,
puisqu’aucun nœud d’assemblage supplémentaire n’est ici nécessaire, la jonction entre les
pièces s’opérant par les fentes qu’elles contiennent. Ce dernier élément est une donnée
intéressante en termes de rationalisation de la construction, et qui, en un sens, fait écho à
des principes d’assemblages que Fabien Vienne appliquera à l’échelle architecturale, comme
c’est le cas pour le système EXN, dont l’assemblage se fait par le vide généré entre les
montants des portiques. Qu’il s’agisse d’assemblage par le biais de pièces complémentaires
ou d’assemblage ‘par le vide’ (mâle/femelle, fente), les formes primaires de la géométrie
constituent un support de conception et de construction du jeu essentiel. C’est également
vrai lorsque l’on observe la forme des pièces de certains jeux, comme Tricap+, construit
uniquement à partir de disques, ou 99 pour cent carrés, dont les pièces sont toutes carrées.
Et lorsque ces pièces ne s’inscrivent pas nécessairement dans cette logique, elles s’inscrivent
dans un espace géométrique virtuel qui répond à cette règle, comme c’est le cas de C-Cub,
dont les pièces obéissent à un mouvement torsadé relativement complexe, mais sont
contenues dans un cube.
Un autre élément d’analyse intéressant que permet l’étude des jeux conçus par Fabien
Vienne est celui du lien que l’architecte tisse avec certaines de ses expériences passées. C’est
par exemple le cas du jeu Tubespace (2006), pour lequel les origines remontent à sa
rencontre avec Robert Le Ricolais61 :

« Ce jeu, en fait, revient de loin. Parce que dès l’origine de mon travail d’architecte j’ai
travaillé sur des charpentes tridimensionnelles avec un monsieur qui s’appelait Le
Ricolais, qui m’a appris ce que c’était que des barres, des nœuds, des résistances, des
voûtes, tout ce qu’on pouvait faire finalement avec des barres et des nœuds »62.

Nombre de ces structures habitent et habillent d’ailleurs le loft de l’architecte à Paris,


apportant une certaine dynamique et une pointe de couleur à l’espace parfaitement ordonné
et sobre de son intérieur. (12.17) Et s’il est vrai que par le biais de certains projets
d’architecture, comme les systèmes Trigone et EXN, ou expériences de structures
d’exposition comme le stand Serca ou Tricox, Fabien Vienne s’essaie à penser la charpente
tridimensionnelle, comme pour réinterroger l’héritage de ce mentor croisé lors de son
parcours, il parait évident que le jeu constitue un médium privilégié pour de telles
explorations géométriques. La sémantique utilisée par le concepteur confirme à ce titre les
connexions qu’il établit entre ses recherches sur les jeux et celles qu’il mène sur
l’architecture : structure, réseau, assemblage, articulation, construction, etc. Aussi,
contrairement à ce qu’il en dit avec un certain humour, le jeu ne serait pas uniquement une

61 C’est à l’occasion de la reconstruction du village témoin du Bosquel que Fabien Vienne, travaillant alors pour le
compte de Jean Bossu, découvre le travail de Robert Le Ricolais.
62 VIENNE, Fabien, in « Tubespace », 4’28 min, entretien filmé du 29 novembre au 2 décembre 2014 au domicile de

l’architecte, DOUSSON, Xavier (réal.), DURUPT, Gilles (vues et son), MONGROLLE-FASANINO, Fanny
(montage), Cité de l’architecture et du patrimoine, Stratosphère éditions, avril 2015.

503
jolie manière d’occuper ses journées de “retraité”, mais bien le moyen de revisiter les enjeux
conceptuels qui l’ont marqué dès les prémices de sa carrière.
Deux jeux semblent alors revêtir un statut particulier du point de vue de la dialectique qu’ils
entretiennent avec l’architecture. Il s’agit des jeux Trigone carton et EXN Carton, tous deux
conçus en 2008, et issus d’expériences architecturales réalisées, contrairement aux autres
jeux, qui constituent des explorations en elles-mêmes, déconnectées de toute réalisation
d’édifice.
Le premier d’entre eux, Trigone carton, est une adaptation des principes du système
architectural Trigone, imaginé pour permettre la réalisation de modules d’habitations
préfabriqués. Et si le projet Trigone est au départ sans lien particulier avec le programme
du jeu, si ce n’est par le ludisme de ses volumes, Fabien Vienne envisage à une époque de
le développer comme un jeu de jardin pour enfants, à une échelle suffisamment grande
pour fabriquer des sortes de petites cabanes d’extérieur à partir de seulement deux pièces,
l’une pour constituer les façades, l’autre pour fabriquer les toitures63. C’est notamment à la
suite de cette idée que le concepteur décidera plus tard de concevoir ce jeu de construction
à échelle réduite. Dans sa version carton, le jeu repose sur trois pièces. Une pièce carrée
sert à constituer les sols, avec un ensemble est régi, comme pour le système Trigone
‘architectural’, sur une trame carrée en plan. Une seconde pièce, dont les entailles assurent
de pouvoir la laisser pleine ou de la pourvoir d’ouvertures de type fenêtres et portes, permet
de « faire tous les développements de façades des bâtiments »64 grâce à son pliage central.
Et une dernière pièce, de couverture. (12.18)
Si Trigone a déjà été pour l’architecte le lieu de tentatives par le biais de la maquette ludique,
comme en atteste certaines planches photographiques retrouvées dans ses archives et
publiées dans l’article paru sur le système dans la revue Techniques et Architecture, le jeu fait
de surfaces cartonnées – et non de volumes de bois pleins comme c’était le cas
précédemment65 (12.19) – se rapproche en réalité bien plus du système architectural, en
termes de rendu mais également de principe de panneaux. À la suite de cette première
version du jeu, très ressemblante dans ses formes au système architectural, Fabien Vienne
imagine une variante encore plus simplifiée, basée sur l’usage d’une unique pièce, un
losange66. Plus « théorique » selon l’architecte, cette dernière version du jeu reprend les
caractéristiques du dodécaèdre rhombique, et tire plus particulièrement profit du fait que
dans le cas de ce volume « l’intérieur est subdivisé exactement avec les mêmes surfaces »67
que les faces extérieures. C’est précisément par cette spécificité géométrique qu’une unique
pièce suffit à constituer les faces extérieures comme intérieures des structures produites.
Par les recherches qu’il mène sur ce jeu, Fabien Vienne réussit ici à simplifier son système

63 Voir à ce titre la vidéo « Trigone carton », 4’44 min, entretien filmé du 29 novembre au 2 décembre 2014 au domicile

de l’architecte, DOUSSON, Xavier (réal.), DURUPT, Gilles (vues et son), MONGROLLE-FASANINO, Fanny
(montage), Cité de l’architecture et du patrimoine, Stratosphère éditions, avril 2015
[http://www.fabienvienne.com/2/vids/trigone_carton_FV.mp4].
64 VIENNE, Fabien, in « Trigone carton », op. cit.
65 Citons à ce titre l’article de Xavier Dousson consacré aux jeux conçus par Fabien Vienne, dans lequel il revient

notamment sur cette maquette en bois du système Trigone : « À l’occasion de Trigone, l’architecte conçoit par exemple
ses deux premiers jeux identifiés, en relation avec cette proposition. Le premier, comme une maquette en bois, permet
de tester des configurations d’assemblages des volumes de base du système et d’en faire la promotion. Il en montre la
souplesse et permet de travailler avec des commanditaires ou des entreprises sur les édifices à concevoir et réaliser. Le
second, pour les enfants, est une simplification imprimée sur carton du système permettant de produire des cabanes
pour jardins ou intérieurs. Quelques exemplaires seulement de celui-ci seront réalisés, principalement pour l’architecte
et ses amis », DOUSSON, Xavier, « Les jeux de l’architecte Fabien Vienne. Des jeux à l’architecture, de l’architecture
aux jeux », in PREVOT, Maryvonne, MONIN, Eric, DOUAY, Nicolas (dir.), L’urbanisme, l’architecture et le jeu, Presses
Universitaires du Septentrion, 2020, pp. 75-99, p. 84.
66 Ce losange est pliable le long de ses deux diagonales.
67 VIENNE, Fabien, in « Trigone carton », op. cit.

504
au point de limiter son nombre d’éléments à un seul. Une double dynamique spatiale de
subdivision ou d’augmentation s’ajoute à ce principe, faisant de cette même pièce la
possibilité de densifier ou d’étendre ces volumes dans l’espace, posant là-aussi des questions
intéressantes du point de vue architectural et urbain, notamment pour penser des structures
rationnelles, économiques et/ou industrialisées. Il est finalement intéressant de remarquer
ici que, dans le cas de Trigone, le jeu aura permis à Fabien Vienne d’atteindre une
simplification de ses concepts, et semble ré-ouvrir une voie pour de nouvelles recherches,
expérimentations et expressions applicables à l’échelle de l’édifice. Plus largement, on peut
observer qu’à travers ces quatre variantes du jeu Trigone, la première étant la maquette bois
constituée de multiples pièces, la seconde correspondant au jeu d’extérieur constitué de
deux pièces et datant de 1971, la troisième le Trigone carton “figuratif” (dont les formes
s’approchent le plus de l’architecture réellement produite avec le système) à trois pièces, et
la dernière le Trigone carton ‘abstrait’ à une pièce, Fabien Vienne décline tout autant
d’approches intellectuelles du jeu : l’aide à la conception du projet d’architecture, la
communication du projet avec les entreprises et les clients ou encore l’exploration
géométrique poussée (simplification). Un dossier retrouvé dans ses archives intitulé
« Trigone carton 1970/2009 » semble confirmer que Trigone aura non seulement constitué
une base conceptuelle solide pour le système EXN, mais également un projet sur lequel
l’architecte se sera appuyé pour s’essayer à la conception des jeux sur plus de quarante
années, par intermittence. Encore une fois, il y est question d’une pensée modulaire
assurant une optimisation de matière, en se basant sur une logique qui va des agrafes aux
volumes déployés dans l’espace.
Dans son article, Xavier Dousson nous rappelle que c’est « à la demande du constructeur
Maurice Tomi [que] Fabien Vienne met au point une maquette du système [EXN]
permettant de tester, avec les clients potentiels et les architectes d’opération, les
configurations des projets souhaités »68. Si cette première maquette n’a pas été retrouvée,
l’auteur rapporte, certainement d’après les nombreux entretiens et échanges qu’il a eu avec
l’architecte, que Fabien Vienne y faisait fréquemment allusion, notamment pour en louer
la pertinence quant aux discussions qu’elle rendait possible avec la maitrise d’ouvrage,
permettant « de jouer à imaginer sa maison tout en rappelant les règles strictes exigées par
le système »69. Il est intéressant de noter l’association faite par Fabien Vienne entre deux
dynamiques à priori opposées, et pourtant complémentaires ici : rigueur et ludisme. Par
essence, le système modulaire et constructif EXN engage un certain nombre d’éléments
déterminants, comme le dimensionnement des composants, la trame à respecter pour
composer les espaces, le principe structurel, etc. Ces composantes forment les règles de
base de ce jeu, qu’il soit à l’échelle réduite ou à celle de l’édifice. À partir de là, libre à chacun,
en respectant ces données, de créer les solutions spatiales désirées, de les éprouver
partiellement et temporairement, avant de parvenir à une version du projet que les
utilisateurs auront jugée satisfaisante. Loin d’être anodine, cette version miniaturisée du
projet assure également aux concepteurs d’établir le nombre de pièces nécessaires au projet,
et donc son coût de construction, reprenant à ce titre le principe des unités de comptage
développé par les collaborateurs de la SOAA (Société d’études et d’Arts Appliqués à la
construction et aux industries). Dans le cas du jeu EXN carton, conçu la même année que
Trigone carton (2008), les pièces se répartissent selon des catégories proches de celles
mobilisées lors de la construction : structure, remplissages, sols et couvertures. À la

68 DOUSSON, Xavier, « Les jeux de l’architecte Fabien Vienne. Des jeux à l’architecture, de l’architecture aux jeux »,
op. cit., p. 85.
69 Ibid.

505
différence des autres jeux, des pièces plus figuratives représentant les aménagements
intérieurs des volumes accompagnent les éléments de base, faisant apparaitre des dispositifs
d’escaliers ou de garde-corps. Finalement, le jeu EXN carton est une fidèle traduction des
formes permises par le système constructif à l’échelle architecturale. Cette fois-ci, il ne s’agit
pas de baser le jeu sur une ou quelques pièces70, mais d’en proposer quatre-vingts, assurant
à celui qui le manipule de s’approcher au plus près des configurations EXN réellement
construites à échelle un. (12.20)
Pensé pour « être commercialisé sous la forme d’un kit composé de grilles de fils
métalliques – le support tramé pour réaliser les polyèdres –, d’une notice détaillée, de petits
anneaux d’assemblage et de cinq pelotes de laine de couleurs différentes de manière à
identifier clairement chacun des solides »71, le Cube Harmonique revêt un statut particulier
dans la carrière du concepteur en ce qu’il correspond à la première proposition de jeu qu’il
conçoit hors de toute commande architecturale, à la différence donc des jeux Trigone
carton et EXN carton.
Si l’on s’en réfère au mode d’emploi du Cube Harmonique, « le principe du jeu est fondé
sur une disposition particulière des polyèdres réguliers, dans laquelle la projection de leurs
50 sommets sur les faces d’un cube détermine une résille modulaire divisée en espaces
harmoniques suivant la Section d’Or (rapport 1,618) identique sur chaque face. De plus,
cette disposition engendre une progression formée de cubes situés les uns dans les autres
(comme des poupées gigognes) dont les longueurs d’arêtes sont dans le même rapport. La
construction des polyèdres est obtenue par laçage (en fils de laine de couleurs différentes)
d’une structure cubique composée de grilles métalliques. (12.21) Le laçage forme les arêtes
des polyèdres, en reliant leurs sommets situés aux intersections des barres de la structure »72.
À partir de grilles d’acier, matérialisant deux types de trame, carrée et tartan, semblables à
celles régissant le système EXN73, l’idée est donc celle de réaliser une structure d’arêtes
inscrites dans un volume cubique, devenant le support des explorations volumétriques de
l’utilisateur. Ici, la trame est d’abord imaginée en dessin, puis en grille d’acier, puis en
volume cubique, et sert ensuite de base pour des recherches géométriques variées.
Dans les archives de Fabien Vienne conservées au centre d’archives d’architecture de Paris
nous retrouvons, dans un dossier consacré aux recherches dessinées de l’architecte sur le
Cube Harmonique, plusieurs calques mettant en lumière l’omniprésence de la trame dans
ses tâtonnements conceptuels. Une succession de dessins d’étude la font ainsi apparaitre
en tant que composante majeure des étapes de conception du jeu 74.(12.22) La trame sert à
l’architecte, d’envisager la faisabilité matérielle du jeu, et la manière dont ses grilles d’acier
vont se rencontrer, supporter les fils de laine, être le support d’accroche des aiguilles. Dans
un autre document combinant éléments graphiques et écrits, et réalisé sur du papier
quadrillé à petit carreaux, les lignes de la trame sont assimilées à des tubes ou des barres, et
les croisements de ces axes à des nœuds, marquant l’analogie directe que l’architecte opère
entre géométrie et construction. Figurant les différentes morphologies de nœuds
envisagées, une axonométrie de la structure cubique filaire ainsi que l’inventaire du nombre

70 Précisons que pour EXN aussi, un jeu de cubes a été conçu, dont nous avons retrouvé des photographies dans les
archives de l’architecte.
71 DOUSSON, Xavier, « Les jeux de l’architecte Fabien Vienne. Des jeux à l’architecture, de l’architecture aux jeux »,

op. cit., p. 88.


72 Plaquette Cube Harmonique, 30 septembre 1984

[http://www.fabienvienne.com/2/pdf/cube_harmonique_FV.pdf], consulté le 28 décembre 2021 à 8h39.


73 Le système EXN s’appuie lui aussi sur une trame carrée et sur ce que Fabien Vienne qualifie de “réseau sur trame

carrée multiple”, dont nous retrouvons les caractéristiques ici, avec une base de trame carrée encadrée par des axes
dont les espacements sont de plus petites dimensions (voir 2.1 de la plaquette Cube Harmonique).
74 La pochette contenant ces dessins mentionne « Études Cube Harmonique ».

506
de pièces nécessaires (allant jusqu’à faire apparaitre certains calculs), ce document de trois
feuillets livre une appréhension assez complète du jeu en tant qu’objet manipulable,
assemblable, réalisable. Les recherches théoriques sur la géométrie développées par Fabien
Vienne trouvent ici une application expérimentale (au sens de « faire l’expérience »). Aussi,
à la dénomination « Cube Harmonique Abstracta » de ce document, nous objectons une
réalité tout à fait concrète.
Certains de ces calques ressemblent à d’autres croquis réalisés dans le cadre des recherches
que Fabien Vienne produit pour le projet de Toiture écailles (1974), laissant encore une fois
présager non seulement de la porosité des projets quant à l’usage de la trame, mais
également de la capacité de cet outil à faire jongler le concepteur entre abstraction théorique
et réalité construite, entre échelles, programmes et temporalités de carrière. (12.23) À ce
titre, il est intéressant de préciser que dans cette volonté de conserver un contact privilégié
avec la constructibilité des éléments, y compris dans le cadre de recherches prospectives,
les études menées pour les Toitures écailles font l’objet d’une proposition formulée par la
SOAA censée être élargie à la réalisation de prototypes, moyennant une aide – financière
notamment – pour cette seconde phase. Des documents écrits mentionnent à ce titre les
travaux de la SOAA quant à la recherche d’un « système de toiture polyvalent à éléments
répétitifs industriables dit Toiture écailles », qui va jusqu’à la réalisation de plans d’exécution
nécessaires à ces prototypes. La démarche est similaire à celle du système EXN, à savoir
penser un système assurant simultanément « expression architecturale et composition
urbanistique (variété des volumes et assemblages) » et « maitrise des coûts (répétition
d’éléments simples industrialisables, facilement mis en œuvre) »75. Le même document fait
état de perspectives envisagées pour se positionner en complément du système EXN, avec
des applications élargies à la métropole, notamment pour le logement intermédiaire et le
petit équipement collectif. La démarche affichée par la SOAA repose clairement sur une
« modulation architecturale », avec des objectifs de « séries industrialisées ». Et si cette
modulation se veut planaire, ses propriétés géométriques autorisent son développement
dans l’espace, à la manière de « nappes tridimensionnelles », et la base de ces réflexions,
telle qu’elle est mentionnée sur ces documents écrits, est une « trame carrée ». Nous
trouvons une confirmation de cela dans la fiche « Systèmes », faisant apparaitre le projet de
Toiture Écailles dans le cadre des recherches menées avec la trame carrée, tout comme
Trigone et EXN.
Si cette trame carrée est – dans le cas du projet Toiture Écailles – complétée et complexifiée
par une large variété de développements dans l’espace, rappelons qu’elle fut aussi le support
de projets plus radicaux, comme le relais du Dankali (1968) par exemple, dont la trame
carrée de 3,17m fut choisie par les concepteurs pour assurer une « construction très
simple »76, et donc une rentabilité économique ; ou encore le projet de Cité Universitaire
(non réalisé, 1959) qui, s’il s’appuie sur une trame qui n’est pas exactement carrée mais
quasi, porte cette franchise du tracé orthogonal pour penser et produire la cellule habitée.
Ces exemples nous montrent aussi comment l’architecte peut avoir recours à la trame carrée
tant pour l’associer à des agencements complexes en toiture, à l’origine d’une morphologie
bâtie singulière, que pour fabriquer des volumes plus stricts, voire monolithiques. Les

75 Documents dactylographiés, « Toiture Écailles 74. 12 Projet ANVAR », pochette « Écaille charpente », Fonds

Vienne, Fabien et agence SOAA, 434 ifa, caisse correspondant aux projets 1971-1974. Le projet ANVAR est
mentionné comme une consultation, mais nous n’avons pas retrouvé plus de précisions à ce sujet.
76 Plaquette du projet « Relais du Dankali, Tadjoura. Proposition solution béton toiture plate. Variante éventuelle

solution EXN bois Toit Ecaille », archives de l’architecte (434 ifa 10). Précisons ici que si la couverture de la plaquette
mentionne la possibilité de Toitures Écailles, l’ensemble des documents graphiques qui y sont contenus font apparaitre
des toitures plates et maçonnées, à l’exception de modules de restaurant en plein air abrités sous des pans de tôle
ondulée.

507
questions de programme et d’échelle sont également balayées, confirmant que Fabien
Vienne use de la trame carrée tant pour penser le logement individuel que collectif (y
compris étudiant) ou touristique, tendant vers une conception à l’échelle urbaine dans le
cas des projets d’université ou de relais, rappelant certaines esquisses du Trigone ou de la
Maison Modulaire. (12.24) Bien des années plus tard, au milieu des années 1980, la trame
carrée servira encore de support de conception à l’échelle du logement comme du quartier
pour le projet imaginé dans le cadre du concours Villabois. Évidemment, EXN aussi sera
l’occasion d’une exploration transcalaire de la trame, comme en attestent certains tirages
conservés dans les archives de l’architecte. (12.25) Le caractère transcalaire de la trame est
à ce titre valorisé dans les publications et éléments de diffusion de l’agence, puisqu’on la
retrouve illustrée dans la presse spécialisée, avec la revue de l’Économe mais également dans
l’article consacré au système Trigone publié dans L’Architecture d’Aujourd’hui en 1967. (12.26)
De cette façon, si Fabien Vienne a particulièrement exploré le jeu en tant que sujet et objet
de réflexions sur la trame et les réseaux géométriques, il est intéressant de voir qu’il a
également approché l’échelle urbaine à différentes reprises à l’aide de cet outil de
conception. À la diversité des profils d’usagers identifiés dans le cadre du projet, non réalisé,
de la Cité Universitaire de Montpellier (étudiants, célibataires, mariés) et des typologies de
besoins (vie individuelle, collective ou familiale ; repos, étude, sport, etc.), les concepteurs
répondent par une unité conceptuelle reposant en grande partie sur le recours à cette trame.
Qu’il s’agisse de l’échelle urbaine, illustrée par le regroupement d’un ensemble de pavillons
pour les jeunes ménages, de celle du plan d’étage courant, nous permettant de saisir la
structure porteuse déterminant l’ensemble des espaces ou de celle de la cellule, ici celle d’un
logement pour un jeune ménage, la trame est présentée comme le principe reliant les
différentes échelles du projet77. Et s’il n’est pas encore question de « trame » dans la
terminologie mobilisée dans l’article, force est de constater que celle-ci irrigue l’ensemble
du document de présentation graphique du projet.

C - La trame : une filiation des projets

« Le premier Trigone, comme c’est toujours une manie, c’était le Trigone 177. C’est
à dire que le côté de la trame faisait 177. Pour EXN, le premier a fait 3,17m d’entre
axe à cause des matériaux. Quand on prenait dix plis de tôle, cela faisait un
recouvrement de 76cm. Je reparle un peu des prémices, parce que c’est allé très vite.
Les premières études pour EXN ça a été tout de suite ça, avec les panneaux, ça faisait
partie de la commande. L’idée était donc d’avoir un module de 76, répété quatre fois.
[Multiplié par deux], cela faisait 152, ce qui était bien pour le panneau de 153 de
Bagapan. […] C’est là [avec EXN], que j’ai un peu découvert les doubles systèmes de
trames, d’entre axe […] J’avais une trame intérieure qui faisait 76, 152, 304, mais qui
avec les jeux d’assemblage, d’épaisseur de bois etc., nous a amené à un entre axe de
module. C’était toujours divisé par quatre, qui nous faisait 3,17m entre axes. 3,17m
c’est exactement la racine de dix mètres carrés. C’était important, le module mesurait
dix mètres carrés. C’était un hasard, mais c’était quand même beau [Rires]. Vous
multipliiez et vous obteniez dix mètres carrés »78.

Ici, il est intéressant de remarquer combien l’architecte, lors de ses échanges avec Xavier
Dousson, identifie naturellement les filiations entre les projets qu’il a pu imaginer, avec
chaque fois le souci de déterminer la modulation la plus juste, en fonction des matériaux à

77 VALAT, Jacqueline, VIENNE, Fabien, « La cité universitaire urbanisée », Revue de l’Économe, n° 298, mai 1960,
pp. 852-861, p. 857.
78 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, Paris, 2002.

508
disposition, de l’habitabilité des espaces générés et des programmes, variant des logements
aux équipements. Et combien les enjeux esthétiques, techniques et fonctionnels semblent
être connectés précisément par une juste détermination de la modulation commandant ces
systèmes.
Plus encore, il est étonnant de constater que dans l’une de ses notes écrites, contenues dans
ses archives personnelles, Fabien Vienne tente d’expliciter la manière dont il envisage le
classement de ses archives, en tissant là-encore des connexions entre différents projets
relevant d’une logique et d’une dynamique conceptuelle commune. À ce titre l’architecte
considère que « devant la diversité des objets concernés par ces archives, et pour faciliter
leur compréhension, leur classement pourrait être fait, dans chaque catégorie, à partir de la
réalisation la plus aboutie, les autres étant considérées comme des étapes »79. Les projets
considérés par Fabien Vienne comme les plus aboutis sont ici mis en lumière, et nous
renseignent finalement sur les cheminements intellectuels qui ont pu être faits, au fil
d’autres propositions. Parmi ces projets, on relève celui de la résidence de Notre-Dame de
la Garde, considérée comme « groupe de logements », et que l’architecte associe au
Concours d’Alger, à la résidence de la Banette, aux modèles Casenba et Escalade ; celui
d’EXN, défini comme « construction modulaire de bâtiments », et issu des projets Trigone,
EBB, Subeco, Blocali et Alibois ; celui de Coximousse, « unité globale d’aménagement
mobilier », héritant des explorations développées à travers les propositions des gammes de
mobilier économique, Adhésif (1967), imaginé pour Rochebrune ou des projets Stram,
Cubu et Tout Mousse ; enfin, Cubespace constituerait, toujours selon l’analyse de Fabien
Vienne, le point culminant de ses réflexions pour une « méthode descriptive de la
géométrie », succédant aux projets du Cube Harmonique, de Précision Floue et de
Penticosi. Ces éléments, pouvant paraitre anecdotiques, nous donnent néanmoins à voir
certains indices des liens que Fabien Vienne a pu tisser entre ces différents projets, et donc
des filiations conceptuelles que nous pouvons lire à notre tour dans l’analyse que nous
faisons de sa production, notamment autour d’un usage des réseaux géométriques et des
trames. (12.27)
En relisant une sorte de carnet de bord que nous avons tenu durant un mois à l’automne
2015, et qui rapporte les éléments discutés avec Fabien Vienne, nous remarquons que
certaines de ces sessions orales sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles
témoignent du fil rouge que l’architecte tisse lui-même entre ses tentatives conceptuelles,
et qui semblent trahir une cohésion de sa pensée, en tout cas telle qu’il nous la transmet au
soir de sa vie80. C’est particulièrement le cas du 11 novembre 2015, dont nous avons choisi
de rapporter les propos dans l’ordre avec lequel l’architecte a mené nos échanges,
précisément afin de lire ces filiations, plus ou moins évidentes, qu’il fabrique entre ses
expérimentations81.
Fabien Vienne commence par revenir sur l’invention du Meuble Adhésif (1967), qui a lieu
lorsqu’il emménage dans un petit appartement rue de Seine, à Paris, au sixième étage, en
haut d’un escalier en colimaçon. Le manque de place, la difficulté d’accès et la volonté de
faire le moins de bruit possible l’encouragent à inventer ces meubles « que l’on peut monter
la nuit sans déranger ses voisins, avec du ruban adhésif »82. Si nous sommes déjà revenue

79 VIENNE, Fabien, Note rédigée en mars 2012 et modifiée en novembre 2014, archives personnelles de l’architecte.
80 Fabien Vienne décèdera quelques mois plus tard, en mars 2016.
81 Les lignes qui suivent sont donc issues des notes prises lors des discussions que nous avons eues avec Fabien Vienne

durant cette journée. Le ton de ce passage se veut volontairement narratif, et non aussi analytique que précédemment
dans le chapitre, afin de transcrire sans trop d’interprétation les connexions que fait l’architecte entre différents
moments et projets de sa carrière, afin de comprendre, à posteriori, les enjeux de cette archives orale.
82 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 11 novembre 2015, op. cit.

509
sur les propriétés modulaires et combinatoires de cette ligne de mobilier dans un précédent
chapitre (cf. chapitre 6), il est intéressant de remarquer que Fabien Vienne rappelle ici que
l’idée était également celle de créer une société de vente de meubles par correspondance,
en prenant pour base cette ligne de meubles adhésifs. Et si cette expérience s’avère en réalité
être un échec, les clients ne réussissant pas à monter les meubles seuls selon les dires de
l’architecte, elle marque néanmoins les débuts de la COX83, qui sera présentée à la biennale
de Milan. Jacques Bousigué, son partenaire dans la création et la diffusion de ces produits,
souhaite développer la filière, et rachète pour cela une usine polyvalente depuis laquelle il
souhaite fabriquer l’ensemble des composants de base. À ce titre, nous nous permettons
un aparté pour mentionner l’ensemble des “slogans” qui accompagnent les produits de la
ligne de mobilier proposée par la COX, mettant chacun en avant un lien entre géométrie
et usages, ou jouant sur certains termes à la sémantique variable. C’est le cas du système
Coxim, imaginé « pour rayonner utilement dans l’espace et le temps »84, faisant tant allusion
au rayonnage multiple de ces rangements qu’au rayonnement de cette gamme dans
l’ensemble des pièces de la maison permis par sa modulation. Le système Toumouss est
pensé pour que l’usager puisse « prendre toutes les poses-repos »85 qu’il lui faut, le jeu de
mots se faisant sur le terme de “pose”, ici facilitée par le grand nombre de configurations
permises, afin de mener à des sièges et autres banquettes permettant à l’utilisateur de faire
des ‘pauses’. Une proposition qui rappelle les expérimentations d’Archizoom (Superonda
sofa pour Poltronova, 1967). Le système Podule, quant à lui, « modulé pour modeler le
sol » 86, se rapproche alors des propositions de Superstudio pour la série de mobilier Misura
(1969). Le vocabulaire de la composition, de la modulation, d’une évolutivité spatiale et
temporelle est systématiquement mobilisé.
Parallèlement, Fabien Vienne commence à repenser le système Trigone avec Maurice Tomi,
et à en faire fabriquer certains modules à La Réunion, que le fabricant de meubles Jacques
Bousigué commercialise en France. Et si l’incendie du Val d’Yerres met un coup d’arrêt au
développement de Trigone, Bousigué est constamment force de proposition pour de
nouvelles aventures conceptuelles. Parmi elles, celle des hologrammes, qui doit son origine
à la rencontre de Jacques Bousigué avec un physicien spécialisé de l’holographie. Fort de
cette rencontre, le publiciste monte une société de vente d’hologrammes, et demande à
Fabien Vienne d’en concevoir les présentoirs et les installations. L’architecte y voit une
occasion amusante d’explorer sous un nouveau jour ses obsessions géométriques. La petite
histoire veut que le patron de l’entreprise Vauconsant, fournissant l’acier pour la
construction de ces hologrammes, ne soit autre que l’associé de Jean Prouvé. « Tout se
recoupe »87. C’est également l’occasion pour l’architecte d’apprendre sur le travail de l’acier,
un matériau qu’il connait peu, et de prendre (encore une fois) la posture « d’un architecte
qui s’immisce »88 dans le milieu des entreprises. À ce titre, Fabien Vienne nous rappelle
combien il défend cette approche de la profession, qui doit selon lui nécessairement se
développer main dans la main avec les ingénieurs et les constructeurs, considérant que
« c’est là que tout se passe »89. Il y rappelle combien il est essentiel de collaborer et de faire
converger les compétences, là où l’Ordre des Architectes aurait tendance à tout séparer.

83 Entreprise pour l’auto-aménagement, à l’origine des systèmes Coxim, Toumouss, Podule, Tapia et TT.
84 « COX = l’autoaménagement », plaquette COX [site internet fabienvienne.com ;
http://www.fabienvienne.com/2/pdf/COX_FV.pdf, consulté le 16 novembre à 16h23].
85 Ibid.
86 Ibid.
87 Formule empruntée à Fabien Vienne pour décrire cette configuration professionnelle et intellectuelle, entretien avec

l’auteure, 11 novembre 2015, op. cit.


88 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 11 novembre 2015, op. cit.
89 Ibid.

510
Plus encore, Fabien Vienne ne comprend pas, et refuse, la spécialisation d’un architecte,
persuadé qu’il doit précisément servir d’un ‘couteau suisse’ apte à gérer l’ensemble des
relations, enjeux, échelles qui se jouent dans la dynamique du projet. Il aime à fonctionner
au moyen d’une « méthode généraliste, [qu’il] applique de la chaussette à ranger dans
l’armoire comme à l’immeuble qu’il faut insérer dans un contexte urbain »90. Fabien Vienne
en profite pour faire allusion au projet du Grau-du-Roi (centre de réadaptation
fonctionnelle) qui, ayant démarré par la définition des organigrammes du programme, fait
écho à sa manière de concevoir depuis l’intérieur et souvent par le dessin minutieux des
bibelots et objets contenus dans les meubles équipant ces espaces. C’est ce qu’il appelle ses
“carnets d’inventaire”, dans lesquels il dessine « du corset de sa mère jusqu’aux cintres en
bois »91. Aussi, bien que très peu de textes nous soient parvenus de l’architecte – n’aimant
pas réellement prendre la plume pour écrire – nous pouvons lire certaines de ses approches
conceptuelles à partir de ces dessins. À partir de ce relevé précis, des assiettes, chemises,
gilets, etc., il dimensionne, combine et imagine les rangements, pour enfin arriver à la
conception du meuble, c’est-à-dire du contenant. Réfléchir au contenu avant le contenant
donc. Cette méthode, qui est selon Fabien Vienne intemporelle, fait écho aux principes du
groupe Formes Utiles, plaçant l’usage au cœur des prémices du processus de conception,
et faisant de l’esthétique non « pas un objet de recherche mais un résultat »92. Avec ce
raisonnement, l’architecte nous explique que l’industrie constitue justement une manière
de rapprocher architecture et mobilier, espace et usages du quotidien, parce qu’elle induit
de penser le module dans ses dimensions et ses assemblages. Échelles, modes de
production et méthodes de conception sont connectées. C’est à ce titre qu’il mentionne
l’exposition internationale « Formes Industrielles », organisée en 1963 au Musée des Arts
Décoratifs (Paris), dont l’un des panneaux faisait figurer le postulat qui suit :

« Le créateur face à la multiplication des découvertes, l’évolution des techniques, la


puissance de la production, les exigences de la consommation, doit traduire la
synthèse des multiples données dans une forme industrielle qu’il veut belle et reflétant
les réalités et l’homme de son temps »93.

Trente ans plus tard, les explorations géométriques qu’il a pu mettre à l’épreuve du mobilier,
des stands d’exposition, et plus généralement d’une sorte de philosophie conceptuelle,
Fabien Vienne les développera à travers le principe de Précision Floue.
Dans les entretiens qu’il accorde à Xavier Dousson en 2002, Fabien Vienne revient sur
l’évolution dimensionnelle de la trame qu’il manipule au fil des années, notamment depuis
la création du système Trigone en 1960. L’architecte décrit alors comment, à l’origine,
l’impossibilité de trouver des panneaux de plus grandes dimensions l’oblige à moduler le
projet selon un pas de 1,77m à l’entraxe du module. La trame est alors de 3,54m. Dès la
sortie sur le marché de panneaux plus grands, Fabien Vienne se rappelle l’empressement
dont il fait preuve pour évoluer vers un module de 1,92m. L’avantage de celui-ci, au-delà
de gagner quelques centimètres assurant un peu plus de confort aux usagers, repose sur le
fait que 192 soit un multiple de 12, un nombre qui l’intéresse tout particulièrement par sa
capacité à être « divisible par une quantité de choses, de nombres extraordinaires »94. Non
seulement ce nouveau module l’autorise à simplifier le projet par les chiffres ronds qu’il

90 Ibid.
91 Ibid.
92 Ibid.
93 D’après une photographie prise à l’exposition [http://www.fabienvienne.com/expositions.html].
94 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier.

511
autorise, mais en plus il correspond aux mensurations d’un lit95, lui octroyant, selon
l’architecte, le statut de « module parfait »96. Fabien Vienne conclue finalement que cette
côte de 192 fut la meilleure concernant le système Trigone. Un mérite que nous attribuons
à sa fonctionnalité, due à sa parfaite adéquation avec les dimensionnements standards des
éléments courants de mobilier, et aux échos qu’elle trouve dans les réflexions théoriques de
l’architecte. La capacité de cette trame à gérer tant la modulation des espaces que celle du
mobilier est alors d’autant plus importante que, par la géométrie spécifique qu’il génère, le
système Trigone se devait d’intégrer à sa structuration l’équipement du logement, comme
en témoigne Fabien Vienne :

« On ne pouvait pas mettre des armoires normandes dans des Trigones, par
définition. Il fallait donc vendre les meubles avec, déjà, ça faisait partie du
programme »97.

En recoupant l’analyse des documents graphiques relatifs à chacune des versions du


système Trigone puis des propositions Pré-EXN, EXN, et jusqu’à Alibois en 1990, dernier
projet que Fabien Vienne qualifie de système constructif dans son classement d’archives,
et en la complétant des propos de l’architecte recueillis par Xavier Dousson, nous avons
retracé l’évolution précise des dimensions de la trame mise en œuvre à travers ses différents
projets. (12.28)
L’évolution de cette trame n’est pas uniquement dimensionnelle, mais également
géométrique. En effet, si l’on se réfère à la fiche « Systèmes » qu’il dresse en 2008,
répertoriant l’ensemble des « systèmes modulaires et constructifs », et donc des réseaux
géométriques et assemblages qu’il a pu manipuler nous remarquons les transformations
progressives que Fabien Vienne opère dans son usage de la trame. (12.29) Le réseau dodéca-
rhombique constitue, à ce titre, le maillage qui supporte la première version du système
Trigone, dénommé Trigone Origines (1960), puis successivement celle de Trigone 192
métal (1966), de Trigone 192 bois (1969) et enfin de Trigone 200 polyester (1971). À la
suite de ces expérimentations, l’architecte mobilise la trame carrée pour les projets de
Subeco (1974), EXN (1974), Casenba (1975), EBB 1 & 2 (1977) et Alibois (1990). Nous
pouvons remarquer que, quelle que soit la trame choisie (carrée simple, multiple ou réseau
dodéca-rhombique), la base est toujours la même : celle d’une trame orthogonale. La chose
plus étonnante repose finalement sur le fait que le système Trigone, dans sa version
« Origine », datant de 1960, apparaisse à la fois comme relevant de la trame carrée simple
et du réseau dodéca-rhombique. Or, selon les redessins schématiques dressés par Fabien
Vienne dans cette même fiche, le réseau dodéca-rhombique, s’il semble bien s’inscrire sur
un maillage orthogonal, ne semble pourtant pas répondre à la proportion du carré (schéma
trames carrées simples multiples et dodéca). Les systèmes Trigone et EXN apparaissent
alors comme fondamentaux dans l’application des règles géométriques de l’architecte dans
l’espace, seuls projets réalisés pour lesquels Fabien Vienne développera une réflexion sur
les toitures98. Parallèlement, l’architecte semble faire un usage moindre, au fil des années,
des réseaux dont la géométrie s’avère plus figée et, en un sens, plus contraignante. C’est le
cas du « Réseau Tetra-Octa », mentionné pour le projet du Stand SERCA de 1958, et

95 Le module détermine ici tant la longueur d’un lit de 190 cm à laquelle s’ajoute 2cm de cloisons, mais également à la

largeur d’un lit simple de 72 cm (6 x 12cm) ou d’un lit double de 144cm (12 x 12cm).
96 VIENNE, Fabien, entretien avec DOUSSON, Xavier, op. cit.
97 Ibid.
98 La fiche Systèmes fait effectivement mention de quatre projets ayant supporté une réflexion géométrique sur la

question des toitures, parmi lesquels Trigone Origine (1960) et EXN (1974) sont les seuls qui seront effectivement
réalisés, les deux autres correspondant à l’opération du Val des Dames (1964), jamais réalisée, et à une recherche
théorique plus générale, non exclusivement rattachée à un projet spécifique, celle des Toitures Écailles (1974).

512
réemployé seulement trente-cinq années plus tard pour le développement du jeu de
construction Zometool (Barre Verte) datant de 1994, avant d’être mobilisé pour la dernière
fois pour des installations ludiques prenant place sur des aires de repos d’autoroute
(Cofiroute, 2003).
Une interrogation lexicale demeure ici : l’emploi des termes trames et réseaux, effectué par
l’architecte de manière alternative, et non nécessairement chronologique. En effet, si la
notice « Systèmes » fait apparaitre successivement les termes de Tracés régulateurs, de Série
Fibonacci, puis de trame, avec la mention des Trame Carrée, Hexagonale et Triangulaire et
Triangulaire √2, et enfin de réseau, relevant les Réseau Cubique, Tetra-Octa, Dodeca-
Rhombique et enfin le Réseau sur Trame Carrée Multiple, spécifique en ce qu’il combine
les deux termes, les projets auxquels ils sont rattachés ne suivent pas un ordre
chronologique. De ce fait, nous retrouvons aussi bien la notion de réseau dès Trigone
Origine, en 1960, que celle de trame dans le cas du mobilier Système √2 en 2003. Là où
nous avions pensé que la notion de réseau succédait à celle de trame, la réalité relative au
vocabulaire de l’architecte est plus complexe. Toutefois, nous pouvons observer que la
trame, toujours selon cette synthèse, se limiterait à un usage en deux dimensions, lorsque
le réseau s’appliquerait à la troisième dimension. Il est alors intéressant de remarquer que,
en ce qui concerne l’échelle architecturale des projets développés par Fabien Vienne, seuls
les systèmes Trigone et EXN relèvent de réseaux, et donc d’une pensée dans l’espace.
Mieux, ils appartiennent aux deux catégories, trames et réseaux.
Le reste des projets architecturaux s’appuie sur des trames99, lorsque les réseaux restent
essentiellement mobilisés dans le cadre de programmes de jeux, d’éléments de mobilier ou
d’installations diverses telles que des stands d’exposition. Or, de ce que nous retenons de
l’analyse de Jean Zeitoun100, le “réseau tramé”, plus que la “trame”, serait synonyme d’une
approche conceptuelle autorisant la pensée des composantes techniques du projet
d’architecture. En effet, lorsque la trame « remplit le plan à partir de fragments
élémentaires », le réseau s’attacherait à supporter la jonction, ou « mode de tissage » des
éléments. Nous nous demandons alors à quel point ces subtilités sémantiques seraient
révélatrices d’un mode opératoire variable de l’outil de trame dans le processus conceptuel
de l’architecte. Une chose est certaine : l’architecte ne fait plus appel aux Tracés régulateurs
ni au Nombre d’or entre 1951 (Mairie de Saint-Paul) et 1984 (Cube Harmonique), nous
invitant à nous interroger sur une mise à distance, de la part de l’architecte, vis-à-vis des
théories géométriques plus abstraites, en tout cas moins en prise avec les modes de
production industriels. La série de Fibonacci quant à elle, fixée sur un module de 12 cm,
reste cantonnée à la conception de mobilier101, à l’exception du Trigone 192 (1960). Il y
aurait donc ici une évolution de l’usage de la trame, qui se rapprocherait notamment d’une
distinction qu’établit Jean Zeitoun entre représentation et figuration :

« Dans l’hypothèse qui est la nôtre, où la trame est un système multifonctionnel qui
permet grâce à sa relation à divers registres de la conception, de structurer le plan de
composition, on comprend que ces deux types de flou [de la représentation et de la
figuration] ne peuvent que correspondre à certains rapports d’usage de la trame […]
Une trame qui fournira une structure pour la figuration, ressemblera davantage à une

99 Nous pouvons notamment mentionner, dans le cas de la trame carrée, le Concours Alger (1960), le Relais du Dankali
(1968) ou encore l’opération Citadine (1981).
100 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, Dunod, Paris, 1977, p. 99.
101 Cela concerne les projets Meubles adhésifs (1967), STRAM (1970), COXIM (1970), Tout mousse (1970), Moussflor

(1972) et AM 74 (1974).

513
forme de tracé régulateur ou un principe de composition figuratif et signifiant, qu’une
trame qui assurera un assemblage d’éléments pré-dimensionnés »102.

Il est également important de préciser que si l’architecte réinterroge ici sa manière de


concevoir le projet d’architecture, une filiation réelle demeure entre les différentes versions
qui conduiront Fabien Vienne à passer du système Trigone au système EXN, démontrant,
de notre point de vue, une volonté sincère de l’industriel de comprendre et prolonger les
réflexions de l’architecte. La logique modulaire que défend Fabien Vienne tout au long de
sa carrière s’observe ainsi parfaitement sur les planches faisant figurer la variante du système
Trigone de 1972, version familiale de « 6 modules [pour] 5 personnes »103, et dont la
représentation des variantes d’aménagement intérieur ressemble beaucoup à celle
manipulée dans la proposition de Maison Modulaire imaginée la même année. Trigone
alimente les propositions Pré-EXN, qui nourrissent à leur tour la création du système EXN.
Finalement, comme l’explique Jean Zeitoun, c’est certainement « dans le développement
de discontinuités [de l’activité de conception] qu’il faudrait voir un système évoluer »104.
Aussi, bien qu’une ligne conceptuelle générale puisse se retrouver à travers l’usage de la
trame dans le travail de l’architecte, les modalités de cet usage en démontrent toutefois les
constantes évolutions, qu’elles relèvent d’une réinterrogation inhérente à l’architecte et/ou
d’une contribution externe.
Par ailleurs, si l’architecte commence à imaginer un principe de montants cruciformes dès
1967, utile à la réalisation d’une table à pieds dits « paravents », c’est en 1971 qu’il applique
pour la première fois cette réflexion à un système constructif à l’échelle architecturale, dans
le cas de Trigone 200 Polyester. Ce principe sera ensuite perfectionné pour devenir la
version définitive du procédé d’assemblage du système EXN, et expérimenté la même
année dans le cadre du prototype Subeco (1974). Ce principe de montants cruciformes
servira aussi quelques années plus tard à la création du système Alibois (1990)
– essentiellement appliqué au programme du logement – mais également à la réalisation du
mobilier de l’agence de l’architecte à Véro-Dodat (1980), à l’agencement du logement-
atelier de l’architecte au Faubourg Saint-Antoine (2000), à la conception d’un prototype
d’abribus (1986, non réalisé) et du stand d’exposition Replicart (1999). Nous observons
ainsi comment la mise au point des systèmes Trigone et EXN semble catalyser les
réflexions de l’architecte appliquées à l’assemblage entre les éléments de la construction,
peu importe l’échelle. Au vu de la chronologie de ses recherches, c’est aussi l’occasion de
saisir comment le travail collaboratif avec un industriel semble l’avoir encouragé à
approfondir une investigation tant géométrique que technique de la géométrie des trames
et réseaux qu’il mobilise.
Progressivement, l’architecte alterne entre un réseau dodéca-rhombique, régulier mais non
uniforme105, du fait des différences de degrés de ses sommets, et donc moins propice à
régler les assemblages des pièces par la spécificité de cette géométrie ; une trame carrée,
régulière et uniforme, mais encore relativement abstraite, dans le sens où l’épaisseur des
éléments n’existe pas encore dans le dessin même de la trame ; et un réseau sur trame carrée
multiple, uniforme, régulier et prenant en compte l’intégration d’une sous-trame, le

102 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, Dunod, Paris, 1977, p. 29.
103 Légende dont il est fait mention dans le cartouche de la planche.
104 ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op.cit., p. 31.
105 Nous nous référons ici aux définitions de Jean Zeitoun, selon lesquelles « une trame est dite normée régulière

lorsque son module de base, unique, est un polygone régulier », et « une trame est dite uniforme quand les sommets
ont même degré k », d’après ZEITOUN, Jean, Trames planes : introduction à une étude architecturale des trames, op. cit.,
pp. 132-133.

514
rapprochant d’une trame de type tartan, où le positionnement des éléments de la
construction se lit dans la configuration même de la trame. En cela, ce dernier type de
réseau tramé se rapprocherait d’une réelle prise en compte des composantes constructives
du projet, de ses “moments” techniques, c’est-à-dire de la position et de l’articulation de
ses éléments.
Si Fabien Vienne continue de développer ses réflexions par le biais du dessin jusqu’à la fin
de sa carrière, et plus spécialement dans le cadre de conceptualisations relatives aux réseaux
géométriques dans l’espace, Pierre Lajus quant à lui produit un certain nombre de textes
illustrant sa manière d’envisager la pratique architecturale. Et si le premier continue de
s’attacher à la trame dans ses recherches et productions (dessins, jeux, théories), le second
demeure distant quant à son usage de cet outil conceptuel dans ses textes, alors même que
sa production architecturale témoigne d’un attachement particulier pour ce dernier. C’est
un outil classique de conception pour lui, et s’il l’utilise dans ses projets elle est bien là dans
les dessins ; simplement, il n’en fait pas un « jeu » géométrique. Seul le court texte « La
trame : tisser des liens », rédigé dans le cadre du numéro hors-série de la revue Architecture
À Vivre consacré à sa carrière, témoignera de la posture de Pierre Lajus vis-à-vis de la trame.
Il y décrit l’outil comme « une ligne directrice qui facilite les décisions, donne de la
cohérence à l’ouvrage [qui] permet de faire des choix majeurs [à partir de laquelle] on décide
de sous-multiples »106.
Deux architectes, deux attitudes vis-à-vis de cet outil, dès lors qu’il ne s’agit plus tant de
l’employer dans le cadre de la phase de conception et de production de l’architecture, mais
qu’il s’agit d’en ouvrir les domaines d’application et d’en faire la transmission, a minima afin
d’appliquer une certaine réflexivité à leurs recherches.
Nos entretiens avec les deux architectes trahissent eux aussi une différence de rapport qu’ils
entretiennent à la trame. Pierre Lajus témoigne d’une certaine distance avec le sujet, qui
apparait comme en sous-face de son processus de projet, lorsque Fabien Vienne en fait le
cœur de son propos, ou en tout cas une part importante. Ces éléments nous amènent à être
critique vis-à-vis de notre démarche scientifique, trouvant ses limites notamment sur deux
points. Le premier est celui de nos hypothèses, très (voire mono) orientées sur la question
de la trame. S’il était nécessaire de cadrer cette recherche, et bien que nous ayons tenté d’en
saisir les composantes de manière élargie en s’intéressant à la trame comme un socle
culturel, intellectuel, collaboratif, etc., nous comprenons que les questions ne se posent
évidemment pas de la même manière aux projets imaginés par ces deux concepteurs, et
plus encore qu’elles mettent de côté certaines réalités de leurs approches respectives. Et si
ce travail n’a pas désir à être exhaustif, nous remarquons, particulièrement dans ce chapitre,
combien Fabien Vienne et Pierre Lajus n’entretenaient pas le même rapport à la trame, ce
qui rend le sujet de la trame d’autant plus intéressant dans ce travail. Ce constat nous amène
à la seconde limite de notre travail, relative à l’approche que nous avons eue de notre
corpus. En effet, si Fabien Vienne a fait des réseaux géométriques le cœur de sa démarche
conceptuelle, et de sa production, architecturale et dessinée, à toutes les échelles, tout au
long de sa carrière, et sur l’ensemble des programmes qu’il a croisés, Pierre Lajus, lui, en a
fait usage plus discret, se révélant très peu bavard dans ses écrits et ses témoignages quant
à la place d’un tel outil dans son processus projectuel. Aussi, bien que les analyses menées
dans cette thèse aient successivement mis en lumière différents points saillants des
pratiques mobilisant la trame comme support de conception, de production et de
communication de l’architecture, ce dernier chapitre est peut-être celui où ces spécificités

106 LAJUS, Pierre, « La trame : tisser des liens », Architecture À Vivre, Hors-Série, mars 2012 (rééd. 2007), p. 65.

515
émergent le plus fortement. En mettant les réseaux géométriques au cœur de ses réflexions
jusqu’à la fin de sa vie, Fabien Vienne en a fait, selon nous, à la fois le moyen et la fin de
son œuvre conceptuelle, le processus et le résultat, ou plutôt la quête. Pierre Lajus en
revanche, semble avoir fait de la trame un médium parmi d’autres, qu’il a découvert
progressivement et sous un angle pratique plutôt qu’intellectuel.
Une analyse partielle des écrits de Pierre Lajus est à ce titre éclairante sur la posture et le
recul que l’architecte opère sur la pratique architecturale entre 1980 et 2020107. Si nous
n’avons pas mené d’analyse détaillée de l’ensemble des textes produits par l’architecte sur
ces quarante années (plus d’une soixantaine)108, nous nous sommes basée sur deux notes
qu’il a rédigées, respectivement en 2019 et en 2021, et dans lesquelles il indique les dix
textes qui, de son point de vue, sont les plus importants109. Seuls quatre textes figurent à la
fois dans la première version de la liste, et dans sa version actualisée. Nous nous sommes
donc attachée à l’analyse de ces quatre écrits, les identifiant comme des repères fixes de la
prise de position de l’architecte au cours de sa pratique.
Le premier est un écrit datant de 1983 défendant le postulat selon lequel la maison
individuelle serait un programme idoine pour la recherche architecturale110. S’appuyant sur
l’exemple de la Maison Saias (Corse), Pierre Lajus y décrit comment, par l’échange privilégié
avec la maitrise d’ouvrage et les entreprises qu’elle permet ainsi que la courte temporalité
de réalisation qu’elle induit, la maison est le meilleur moyen, pour l’architecte, d’accéder à
l’acte de la construction, lui assurant « de valider et d’évaluer le projet ou la théorie »111.
(12.30) À ce titre, la maison est un terrain d’expérimentation essentiel et surtout favorable
à la création architecturale. Pierre Lajus conclut que ces différents enjeux, réunis autour
d’un tel programme, sont une manière pour l’architecte de tirer des enseignements des
réalisations qu’il peut mettre à profit dans le cadre d’autres projets. Le second, rédigé plus
de dix ans plus tard, traite de la mission de conseil de l’architecte112. Le bordelais y dresse
six portraits d’architectes-conseil, empruntés au psychanalyste Eugène Enriquez, et
déterminés en fonction de leur attitude vis-à-vis de leur interlocuteur : le démiurge,
l’analyste, l’accoucheur, le militant, le rédempteur et le transgresseur. Si l’enjeu ici n’est pas
celui de revenir en détail sur ces six modèles, déjà analysés dans un chapitre précédent, il
est en revanche celui de remarquer que Pierre Lajus propose une réflexion sur la posture
de l’architecte, plus ou moins empreint à la médiation, à la pédagogie ou à l’expertise. Dans
le cas présent, il ne s’agit pas de comprendre comment l’architecte procède
intellectuellement dans le cadre du processus de conception du projet, mais comment il se
comporte et agit dans une position l’amenant à dialoguer avec l’autre, et plus spécialement
dans une mission de conseil, chère à l’architecte girondin. Le troisième, « Construire le
réel », constitue le support écrit d’une intervention que l’architecte a faite en mars 2012
devant le Conseil Régional de l’Ordre des Architectes d’Aquitaine113. Ces quelques dizaines
de lignes ont vocation à mettre en garde les jeunes praticiens face au danger que peut
représenter l’image virtuelle du projet, quête sacralisée par les dynamiques de concours

107 À ce titre nous tenons à remercier vivement Christelle Floret, pour son aide précieuse dans l’accès à ces textes,
faisant partie des archives personnelles de l’architecte.
108 Voir l’inventaire (partiel) des écrits de Pierre Lajus dressé dans la biographie synthétique en Annexes.
109 Pierre Lajus a rédigé une première liste en 2019, mise à jour en 2021 (cf. annexes).
110 LAJUS, Pierre, « La maison individuelle : un laboratoire pour la recherche architecturale », présenté dans le cadre

de la Décade d’Architecture organisée à l’exposition Batimat de 1983, 1p., archives personnelles de l’architecte (Mérignac).
111 LAJUS, Pierre, « La maison individuelle : un laboratoire pour la recherche architecturale », op. cit.
112 LAJUS, Pierre, « Petits paradoxes du conseil en architecture », novembre 1995, 3p., archives personnelles de

l’architecte (Mérignac).
113 LAJUS, Pierre, « Construire le réel », intervention devant le Conseil Régional de l’Ordre des Architectes d’Aquitaine

lors de la cérémonie de prestation de serment de la promotion 2011-2012 du 16 mars 2012, publié dans le bulletin
308+ Vivre l’architecture, n° 15, juin 2012], 2p.

516
notamment, risquant de faire perdre à l’architecte l’appréhension de l’espace dans sa réalité
construite. Maitrise des matériaux, des coûts et des modes de mise en œuvre demeurent
des enjeux centraux de la conception, dont l’architecte maitre d’œuvre doit pleinement
rester le garant, fort de ses compétences techniques. Enfin, le dernier de ces quatre écrits
correspond au discours tenu par Pierre Lajus lors de la médaille d’honneur que l’Académie
d’Architecture lui a remis en 2015 pour son travail114. L’architecte profite de cette prise de
parole pour rendre hommage aux rencontres qui ont marqué sa carrière, faisant la part belle
à l’importance des liens amicaux et professionnels dans la trajectoire de son parcours
d’architecte.
À cette sélection, nous avons jugé important de mentionner d’autres écrits de Pierre Lajus,
pertinents de par leur statut ou leur teneur. C’est le cas du support écrit ayant servi
l’allocution qu’il a donnée à la convention nationale de la société Maison Phénix en juillet
1979 (cf. chapitre 9). En effet, ce contenu nous parait essentiel en ce qu’il marque un
tournant de la carrière de l’architecte, synonyme d’un début de collaboration avec
l’industriel. Dans cette intervention, Pierre Lajus se positionne comme « Artisan et
Mandarin », au titre de ses deux missions d’architecte libéral et d’architecte-conseil des
Pyrénées-Atlantiques. Il y défend un dialogue entre administration et constructeurs ainsi
qu’une réorientation des débats sur la place de l’architecture plutôt que sur celle de
l’architecte, engageant une multiplicité d’acteurs (géomètres, vendeurs, usagers).
L’architecte, au-delà de la mission traditionnelle de la conception de l’édifice – pour laquelle
il doit d’ailleurs se réapproprier les normes et non les subir – doit s’attacher à penser des
composants industriels associant à la rationalité une diversité qui ne résulte pas de ses
caprices mais bien de la pluralité des acteurs ayant voix au chapitre du projet. Plus encore,
l’architecte aurait une carte à jouer dans une mission d’assistance de ces professionnels
(figure de l’architecte-médiateur) afin de les considérer comme des équipes élargies sur
lesquelles il peut compter. Ce texte, bien que non identifié par Pierre Lajus comme l’un de
ses dix écrits majeurs, est pourtant intéressant en ce qu’il reprend un certain nombre de
questions que l’architecte aura à cœur de soulever lors de ses différentes prises de paroles
publiques ou dans le cadre des multiples textes qu’il a pu écrire, et parmi lesquelles on
retrouve la mission de conseil de l’architecte ainsi que la collaboration entre protagonistes
de l’acte de bâtir.
Pierre Lajus aura placé au cœur de ses écrits le programme de la maison individuelle,
support d’explorations, de recherches et d’expérimentations architecturales essentielles à
l’évolution des formes de l’habiter ; les missions de conseil de l’architecte, comme
potentiels de dialogue avec les maitrises d’ouvrage et maîtrises d’usage ; ainsi que la
nécessité, pour le praticien, de s’attacher à penser l’architecture au-delà du projet,
notamment en participant à la conception des composants et produits industrialisés115.
Finalement, l’analyse des textes produits par l’architecte bordelais fait la lumière sur le
rapport assez distant qu’il entretient avec les outils de la conception et de la représentation
architecturale, en tout cas dans la façon dont il présente sa posture116.

114 LAJUS, Pierre, Discours pour la Médaille d’honneur du Prix de l’Académie d’Architecture attribuée à l’architecte,

18 juin 2015, 2p.


115 D’autres textes traitent plus ponctuellement de l’usage du matériau bois, de la conception de l’architecture sacrée

et de celle des espaces publics et urbains, de l’ancrage bordelais ou encore des contextes normatifs et administratifs
régissant la profession.
116 L’article « Peut-on entrouvrir la boite noire de la conception architecturale ? », Architecture À Vivre, sept-oct. 2004,

2p., est l’un des rares à faire exception.

517
D - Théories géométriques
Lorsque l’on reprend chronologiquement les recherches géométriques que produit Fabien
Vienne dans les années 1990 et 2000, on peut voir, ne serait-ce que dans la sémantique
mobilisée, l’évolution de la pensée de l’architecte. Si Fabien Vienne pose dès 1984 sur le
papier ses réflexions concernant le tracé régulateur, et plus spécialement lorsque ce dernier
est fabriqué à partir d’une combinaison des cinq polyèdres platoniciens réguliers, faisant
directement écho à ses recherches sur le Cube Harmonique menées à la même période, il
faut attendre dix ans pour observer sa production écrite, dessinée et plus largement
intellectuelle sur ce que le concepteur qualifie de « trames spatiales ». À partir de là,
l’architecte imagine seulement deux ans plus tard, soit en 1996, le principe de Précision
Floue, résultat de la superposition de deux trames triangulaires sur lequel nous sommes
revenue précédemment plus en détails. Peu à peu, le glissement vers un champ lexical de
l’espace tridimensionnel se confirme, laissant apparaitre les progressions intellectuelles que
le concepteur opère au fil des années.
Là où le Cube Harmonique, notamment pour des raisons purement pragmatiques de
manipulation du jeu, faisait appel à des notions de « grilles », de « nappes », de « résille
modulaire »117, les termes choisis évoluent vers ceux de « trames spatiales » en 1994, puis
vers ceux de « rythmes d’expansion », de « maillage d’éléments modulaires » et de
« répétition fractale »118 avec la Précision Floue (1996). Entre 1994 où il est question de
manipuler des axes pour venir constituer les fameuses trames spatiales, et Cubespace, conçu
quelques années après, invitant à réfléchir à partir d’une « base cube »119, le chemin
intellectuel du concepteur progresse. La dénomination même de la recherche Cubespace,
menée par Fabien Vienne à partir 1997, semble symboliser la contraction de deux notions
faisant appel à la tridimensionnalité. Une intuition confirmée lorsque l’on comprend que le
principe repose sur une dynamique « [d’]expansion de la trame spatiale orthogonale »120. En
2003, Fabien Vienne imagine une « Structure Cubique », incluant tous les polyèdres de base
5 dans une structure fractale, et mène dès l’année suivante une réflexion relative à la
distinction entre un système dit statique et un autre dit dynamique, à relier aux
développements de Cubespace qu’il entreprend en 2006, soit dix ans après avoir engagé ses
premières recherches sur ce principe géométrique. En effet, l’architecte met au point en
2006 un document prolongeant ses recherches sur le Cubespace. L’espace cubique généré
répond alors à un « double système de rapports proportionnels »121, un système statique,
dont le rapport est de 1/√2, et un système dynamique, caractérisé par un rapport de 1/Ø
(Phi), les deux étant reliés par un rapport commun de 1/√3. (12.31) Dans le cas du système
statique, le noyau, formé d’un cube, de deux tétraèdres, d’un octaèdre et d’un granatoèdre
(ou dodécaèdre rhombique), comporte treize directions. Le système statique jouit d’une
croissance qui est « par essence répétitive (les éléments de sa configuration s’assemblant
entre eux par juxtaposition de leurs faces dans l’espace) »122. De cet empilement de cubes
dans l’espace nait cette croissance répétitive, fabriquant plusieurs réseaux dans l’espace,

117 Plaquette Cube Harmonique, 30 septembre 1984,

[http://www.fabienvienne.com/2/pdf/cube_harmonique_FV.pdf], consulté le 27 décembre à 19h05.


118 Portfolio Précision Floue, 9 juin 1996 [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/PF_FV.pdf], consulté le 27

décembre à 19h12.
119 Cubespace Origines, juin 1997 [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/cubespace_origine_FV.pdf], consulté le 28

décembre à 20h40.
120 Note dessinée et rédigée, « Cubespace – Expansion priorité (…) », VIENNE, Fabien, 11 février 1999,

[http://www.fabienvienne.com/2/pdf/TS_expansion_FV.pdf], consulté le 27 décembre à 19h08.


121 Album Cubespace, 2006, [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/cubespace_album_FV.pdf], consulté le 28

décembre à 20h54.
122 Ibid.

518
selon une « expansion modulaire d’ordre 1 »123. Ces réseaux, de différentes natures,
constituent à la fois une « structure générale rhombique », « une trame cubique double » et
des « résilles tétraèdres/octaèdres »124. À la manière de pierres précieuses aux arêtes
finement représentées, nous rappelant en un sens les planches que Fabien Vienne dessinait
plus jeune à l’école des arts appliqués à l’industrie, l’architecte fait apparaitre les différents
polyèdres relevant de ce système statique. (12.32) La combinaison de ces deux termes nous
interroge d’ailleurs en ce que, d’après nos analyses et lectures, nous avons tendance à
associer à la notion de système une qualité de dynamique et d’ouverture. La logique de
Cubespace confère alors aux polyèdres habituellement considérés comme irréguliers (petit
et grand rhombicuboctadère, cube tronqué) un statut ‘normal’, puisqu’inscrits dans les
trames de modules 1 et √2, répondant à la fois aux arêtes de la trame carrée et à ses
diagonales. Elle connecte par des rapports spatiaux des volumes géométriques
classiquement séparés, et aurait à ce titre un pouvoir harmonisant, conciliateur.
Le système dynamique, quant à lui, possède un noyau qui se compose d’un dodécaèdre, de
cinq cubes, d’un icosaèdre et d’un triacontaèdre, pour un total de trente et une directions.
La croissance concentrique qui en résulte, repose une nouvelle fois sur une structure
générale rhombique, mais également sur un « réseau complexe »125 constitué des quinze
directions d’arêtes des cubes, dodécaèdres et icosaèdres. L’apparition de la notion de ‘réseau
complexe’ est ici à remarquer en ce qu’elle semble être synonyme de développements
géométriques dans l’espace plus riches. En effet, la croissance du système dynamique, ici
concentrique, repose notamment sur une répétition des éléments composant « un
enchevêtrement très complexe qui, analysé et sélectionné par ensembles, forme divers
pavages périodiques en plans ou en volumes d’une grande richesse de combinaisons »126.
Ici nous pouvons observer que les desseins nourris par Fabien Vienne pour penser
l’architecture se retrouve aussi dans cette quête des réseaux géométriques riches de
complexité et de possibilités combinatoires. Les deux systèmes peuvent alors être combinés
pour former une sorte de méta-réseau, de méta-système dont les potentiels semblent
quasiment « infini[s] ». (12.33)
À la même période, Fabien Vienne développe ces réflexions en les associant à la
terminologie de « réseaux ». Dans les différents documents qu’il produit, il s’agit
notamment d’illustrer comment se forment les treize directions du système statique (13D)
à partir de l’addition des trois directions du cube d’arêtes de valeur 1 (3D), des six directions
du tétraèdre ou de l’octaèdre d’arêtes de valeur √2 (6D) et des quatre directions du
granatoèdre d’arêtes de valeur √3/2 (4D) (Réseaux 13 directions 1 & 2). Au-delà de
comprendre ces lois géométriques somme toute assez pointues, il s’agit notamment pour
nous de repérer certains éléments de vocable qui font leur apparition au fil des recherches,
comme celui « [d’]espace continu »127, mentionné dans les documents réalisés dans le cadre
de cette recherche sur les réseaux. À travers ces recherches, Fabien Vienne semble être en
quête d’une logique géométrique unificatrice, qui assure des connexions entre les
dimensions, les rapports, les formes. Une logique qui, au lieu de segmenter les éléments par
le biais d’une classification clivante, de polyèdres réguliers et irréguliers par exemple, serait
le socle de réflexion d’un continuum spatial et donc d’une unité régissant le tout et les parties
qui le constituent. Au point de vouloir parfois réunir les différents ensembles de réseaux

123 Ibid.
124 Ibid.
125 Ibid.
126 Ibid.
127 « Réseaux Berlingot », non daté, [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/RESEAUX_berlingot_FV.pdf], consulté

le 29 décembre 2021 à 17h57.

519
qu’il identifie, comme le montre la formule « 10 réseaux ensemble = 1 ensemble » avec
laquelle l’architecte conclue sa démonstration illustrée des réseaux constitutifs du système
statique128. (12.34)
Toutes ces recherches dessinées sont réalisées – en tout cas dans la représentation qui nous
en est donnée – sur du papier quadrillé selon une trame carrée. Donnant lieu à la réalisation
de jeux réellement produits, ces recherches nous rappellent l’importance de la dimension
construite des projets pour Fabien Vienne, donnant à ces trames spatiales et à ces réseaux
un statut de support conceptuel mais aussi de matérialisation de ces réflexions. En
l’occurrence, lorsque l’on observe les photographies relatives aux recherches sur les Réseaux
datant de 2010, on remarque que les lignes colorées de la feuille sont devenues les barres
assemblées dans l’espace. (12.35)
La dernière étape de ces recherches géométriques est la mise au point de la Précision Floue
Cubique, déclinaison du précédent principe éponyme dans la troisième dimension cubique.
Ces analyses montrent ainsi l’existence de certains points culminants lors de ces années de
recherches, et que la conception de jeux constitue une manière d’éprouver les principes
géométriques théoriques qu’il explore parallèlement. À ce titre, il est important de
remarquer, encore une fois, que l’architecte ne compartimente pas réellement ses réflexions,
mais a plutôt tendance à les relier. Une tendance que l’on retrouve notamment lorsque l’on
constate, parmi les intérêts du Cube Harmonique que la plaquette liste, un développement
ultérieur envisagé selon un « aspect informatique », correspondant à la volonté d’un
« prolongement du jeu dans une technique résolument différente »129.
Dans le cas de Fabien Vienne, il est aisé de comprendre que cette fascination pour les
trames dépasse de loin la dimension strictement architecturale, et constitue un enjeu de
réflexion qui infuse l’ensemble de ses recherches pour penser l’espace de manière globale.
Ainsi, si plusieurs des analyses précédemment exposées démontrent comment l’architecte
fait de l’outil de la trame un dénominateur commun aux différents ‘objets’ qu’il conçoit, du
mobilier au jeux de construction, en passant par les parpaings (Blocali, 1992) ou les stands
d’exposition (Stand Serca, 1958 ; Tricox, 1972 ; Stand Scholtes, 1979), nous souhaitons à
présent analyser plus en profondeur ce que nous considérons comme des théories
géométriques, et que le concepteurs développe à la fin de sa vie. À commencer par le
principe de “Précision Floue”, que l’architecte considère comme « le modèle géométrique
de l’espace »130. Imaginée dès 1996, la Précision floue constitue l’un des cas pour lesquels
Fabien Vienne ne travaille pas seulement sur les trames carrées, mais aussi sur les trames
triangulaires, qu’il représente sur des calques qu’il superpose et fait pivoter, afin de générer
des motifs variés. Il parvient à la constitution d’une double trame triangulaire, ou plus
exactement d’une « trame de base formée de deux résilles triangulaires équilatérales
identiques superposées avec une rotation de trente degrés à partir d’une intersection
commune 0 (origine) »131, qui devient la base de ses réflexions. (12.36) En effet, à partir de
cette base graphique et géométrique, de cette trame vue comme un « tapis uniforme »132,
Fabien Vienne pose la question de l’identification de points d’intersections saillants des
axes de ces trames dans un réseau plan dans lequel il est quasi impossible de repérer les
points d’origine des rondelles à douze rayons qui se superposent (une réflexion qu’il étendra

128 « Réseaux Berlingot », non daté, op. cit.


129 Plaquette Cube Harmonique, 30 septembre 1984, op. cit.
130 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris).
131 VIENNE, Fabien, « Précision Floue explications », archives de l’architecte, Fonds Vienne, Fabien et agence SOAA,

434 IFA, boite Armic 47, code affaire 96/04.


132 Ibid.

520
plus tard à un réseau en volume, qu’il nommera la Précision Floue Cubique (2010), et que
nous évoquerons ensuite).

« À l’origine, c’est l’observation de réseaux formés par la superposition de deux


trames triangulaires identiques, dont le déplacement produit des effets de moirés
rythmés différemment selon leur position, qui a motivé cette étude »133.

En superposant deux résilles constituées de triangles équilatéraux dont les côtés donnent
l’unité (U = 1), Fabien Vienne se rend compte que toutes les vingt-six unités (26 U), on
observe une répétition de la même configuration géométrique dans la manière dont les axes
de ces résilles s’entrecroisent. Douze radiales tracées à partir du point d’origine 0
(intersection commune) « combinent les intersections d’une suite de côtés de triangles
équilatéraux (U = 1) avec celles d’une suite de doubles hauteurs de ces triangles (√3) »134.
Dans cette configuration géométrique, 26U constitue la nouvelle unité à partir de laquelle
on peut construire une nouvelle trame, étirée, appelée par l’architecte la « trame analogue »,
correspondant à la trame tracée dans le trait le plus gras du dessin. (12.37) Ici, l’architecte
constate que les intersections de cette nouvelle trame élargie se recoupent, avec plus ou
moins de précision, avec les intersections les plus précises de la trame de base. En reliant
ces douze points, la distance ainsi formée entre chacun constitue le côté d’un triangle
équilatéral dont le troisième sommet vient en réalité déterminer, lorsqu’on le relie au point
d’origine, « une direction intermédiaire à celles des radiales et à celles des lignes de la
trame »135. À partir de là, « cette distance dans cette nouvelle direction, prise comme module
de précision, permet par maillage de relier l’ensemble des 36 premiers points issus de la
grande trame avec 36 points intermédiaires situés sur de nouvelles radiales décalées de 15
degrés, pour former une rosace dont tous les points coïncident aux 72 intersections les plus
précises de la trame de base autour du point 0. Cette rosace dodécagonale (régulière) de
rayon égal à 2 fois la première conjonction (52U environ) est formée de polygones (triangles
équilatéraux, carrés, losanges) ayant pour côtés le module de maillage et dont les angles
sont des multiples de 30 degrés (60, 90, 30 et 150 respectivement). Elle correspond au
niveau 7 d’expansion de la rosace harmonique »136. En prolongeant ce raisonnement, on
arrive à un ensemble de rosaces qui, superposées, composent cette rosace harmonique
« dont le niveau d’expansion au-delà du niveau 7 peut être illimité »137. Si le raisonnement
géométrique de l’architecte s’avère quelque peu complexe, il est intéressant de relever dans
ces recherches plusieurs éléments de lecture. Premièrement la notion d’expansion, que
l’architecte explorera dans différents projets, notamment celui du jeu Cubespace, trahissant
le désir du concepteur de faire de la trame un outil qui n’autorise pas seulement la répétition
stricte mais bien un caractère expansif, illimité.
Dans nos entretiens Fabien Vienne Vienne mobilise lui-même la notion de « trame
exponentielle »138 pour qualifier la démarche qu’il a souhaité développer à travers ses
recherches pour une “précision floue”. Ici, nous lisons ainsi une volonté du concepteur de
rendre possible une œuvre infinie et rationnelle à la fois, c’est-à-dire possiblement mutable

133 VIENNE, Fabien, « La précision floue cubique », mars 2011, note tapuscrite, archives de l’architecte, Fonds

Vienne, Fabien et agence SOAA, 434 IFA, boite Armic 47.


134 VIENNE, Fabien, « Précision Floue explications », archives de l’architecte, Fonds Vienne, Fabien et agence SOAA,

434 IFA, boite Armic 47, code affaire 96/04.


135 Ibid.
136 Ibid.
137 Ibid.
138 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, novembre 2015 [À prendre ici au sens d’une croissance proportionnelle

à la donnée initiale, c’est-à-dire selon une expansion à priori potentiellement illimitée et néanmoins mathématiquement
(géométriquement et numériquement) anticipable].

521
dans l’espace et le temps et néanmoins réglée géométriquement donc, en un sens,
maitrisable. En ce sens, nous lisons des concordances avec la démarche qui est la sienne
dans le cadre de la conception du projet architectural, d’une évolutivité permise tout en
ayant préétabli les règles régissant cette évolution (cf. chapitre précédent). Par ailleurs, le
nombre important de termes ayant attrait au vocabulaire de la trame – maillage, module,
harmonique, résille – que Fabien Vienne mobilise ici nous amène à émettre l’hypothèse
selon laquelle ces recherches et celles menées dans le cadre d’autres projets (architecture,
jeux, mobilier, etc.) relèvent d’une seule et même quête intellectuelle de la pensée de l’espace
par la géométrie. Pouvant paraitre abstraites, ces recherches s’inscrivent néanmoins dans
une continuité intellectuelle avec l’architecture que défend Fabien Vienne, prise dans un
sens large, c’est-à-dire relevant de la conception et de la construction des formes dans
l’espace. En effet, le concepteur propose ici différents niveaux de lecture qui apportent des
précisions quant à sa maitrise à la fois sémantique et intellectuelle de ces composantes
géométriques. En partant de « grilles », auxquelles il impose une règle (ici une superposition
et une rotation de trente degrés), il arrive à une première « trame », résultante de ce
croisement. Définissant un « module » qu’il applique à cette trame (26U), il parvient à une
trame analogue. Les deux trames sont alors reliées par un « maillage », lui-même composé
de formes géométriques simples qu’il qualifie de « pavage ». Ainsi, en partant d’une
démarche d’exploration géométrique presque arbitraire139, l’architecte parvient à une
donnée géométrique utile pour le projet, à savoir le recouvrement total d’une surface plane
par un pavage composé seulement de trois formes simples – le triangle équilatéral, le
losange et le carré – reliés entre eux par une modulation dimensionnelle et géométrique, et
donc une cohérence entre l’élément et le tout particulièrement intéressante (12.38) :

« Ce rythme engendre à chaque niveau un maillage d’éléments modulaires – triangles,


carrés, losanges – définissant la structure d’un pavage continu. Le pavage est
caractérisé par le module du maillage »140.

Encore une fois, la démarche nous rappelle celle que Fabien Vienne tente de mettre en
œuvre dans le cadre de ses projets d’architecture, de jeux et de mobilier, à savoir proposer
une variabilité et une complexité maximales des solutions à partir d’un nombre réduit
d’éléments de base. Aussi, quand l’intitulé de la huitième planche dessinée associée à la
notice explicative du principe de Précision Floue fait apparaitre les termes « organisation et
typification » ou celui de « nœuds d’assemblage »141, la connexité avec les raisonnements
qu’il a exploré durant plusieurs années dans le cadre de sa production architecturale, et plus
spécialement dans sa conception de systèmes modulaires et constructifs, semble
réapparaitre. (12.39) Et si cette planche illustre les combinatoires possibles des trois formes
du triangle équilatéral, du losange et du carré pour constituer le pavage ainsi généré, la
planche précédente fait également écho à des logiques architecturales, et notamment celle
de rythme, que l’architecte qualifie de « répétition intercalaire »142. Ici, la trame carrée a été
remplacée par un processus de répétition plus dynamique. Il est alors intéressant de
remarquer que la démarche de Fabien Vienne semble toujours se situer à cheval entre
simplification et complexification, selon une alternance permanente entre ces deux
dynamiques, puisque même lorsque les trois formes simples sont identifiées, celles-ci sont

139 Pas tout à fait arbitraire puisque le choix d’une trame triangulaire équilatérale et d’un angle de rotation de trente
degrés n’est pas anodin mais bien déterminant sur la suite de ces opérations intellectuelles.
140 VIENNE, Fabien, « Précision Floue explications » [site internet fabienvienne.com ;
http://www.fabienvienne.com/2/pdf/PF_FV.pdf, consulté le 16 novembre 2021 à 11h15].
141 « Éléments du pavage, organisation et typification », Planche 8 du dossier “Précision Floue”, archives de

l’architecte, Fonds Vienne, Fabien et agence SOAA, 434 IFA, boite Armic 47, code affaire 96/04.
142 « Répétition intercalaire (exemple au niveau d’expansion 3) », Planche 7 du dossier “Précision Floue”, op. cit.

522
encore décomposées en une multitude de “sous-formes”. Comme si l’enjeu était
constamment celui d’osciller entre “non-fini” et précis (une démarche que l’on retrouve
derrière les formules de « rythme d’expansion » ou de « disposition fractale »). D’où
l’intitulé de cette recherche géométrique – Précision Floue – qui, sans une compréhension
de ses logiques mathématiques et conceptuelles, pourrait être assimilé à un oxymore.
Finalement, Fabien Vienne semble exposer ici tout autant de manière de lire la géométrie,
selon sa propre appréhension, depuis les figures du point (les centres), de la ligne (le rythme)
et de la surface (le pavage), que l’on retrouve développés, dans cet ordre, dans les planches
6 bis, 7 et 8. En effet, l’architecte défendait la logique selon laquelle un point déplacé forme
une ligne, qui déplacée à son tour forme une surface, elle-même devenant un volume
lorsqu’elle est déplacée également143. Ces réflexions sur les figures géométriques du point,
de la ligne et de la surface ne sont pas sans rappeler celles de Wassily Kandinsky,
notamment exposées dans son ouvrage Point-Ligne-Plan144. Le peintre, ayant structuré
l’ouvrage en trois parties, consacrées respectivement au point, à la ligne et au plan originel,
commence par y dresser une possible définition du point :

« Le point est le résultat de la première rencontre de l’outil avec la surface matérielle,


le plan originel. Papier, bois, toile, stuc, métal, etc. peuvent constituer cette surface
matérielle. Crayon, gouge, pinceau, plume, ou burin peuvent être l’outil. Par ce
premier choc le plan originel est fécondé »145.

La définition que donne Kandinsky du “point” nous intéresse tout particulièrement ici, non
seulement par la mise en perspective qu’il fait dans la suite de son ouvrage avec la ligne et
le plan (la surface), un peu comme le fait Fabien Vienne, mais surtout en ce que l’artiste lui
confère une dimension matérielle, celle de la rencontre d’un outil avec une surface, élevant
de fait ce principe géométrique à un statut tangible qui semble faire écho aux enjeux qui se
posent à l’architecte. Aussi, le raisonnement développé par Fabien Vienne lors de nos
entretiens, lorsqu’il décrivait la formation d’une ligne à partir du déplacement d’un point,
trouve des résonances avec la transition qu’opère Kandinsky entre les deux parties de son
ouvrage, relatant lui aussi le passage du point à la ligne par un mouvement dynamique :

« Il existe une autre force, prenant naissance non pas dans le point mais à l’extérieur.
Cette force se précipite sur le point ancré dans le plan, l’en arrache et le pousse dans
une quelconque direction. La tension concentrique du point se trouvant ainsi détruite,
le point disparait et il en résulte un être nouveau, vivant une vie autonome et soumis
à d’autres lois. C’est la ligne »146.

Si les similitudes des raisonnements qu’opèrent Kandinsky et Vienne sont intéressantes en


elles-mêmes, il est surtout important d’y lire une capacité des notions et des concepts à être
mobilisables dans des champs d’application et des disciplines variés, ce qui sous-entendrait,
de notre point de vue, une certaine universalité, sinon une transversalité, des lois
géométriques sur lesquelles se reposent des concepteurs d’horizons divers. Plus largement,
se dessine ici une porosité entre l’architecture et les autres arts que mentionne Kandinsky,
que sont la peinture, la musique, la sculpture, etc., et donc une ouverture de la pensée
architecturale à un large panel de sensibilités, d’acteurs, de problématiques. L’architecture
n’a pas attendu Kandinsky pour s’imprégner de la géométrie et son universalité, mais le

143 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, novembre 2015, au domicile de l’architecte.
144 KANDINSKY, Wassily, LEPPIEN Suzanne et Jean [trad.], Point-Ligne-Plan : Contribution à l’analyse des éléments
picturaux, Éditions Denoël/Gonthier, Paris, 1970.
145 Ibid., p. 36.
146 Ibid., p. 61.

523
raisonnement qu’il semble établir lorsqu’il décrit le carré tramé (un carré divisé en quatre
par ses médianes) comme une évidence graphique universelle, ou dans ses mots comme
« l’image première de l’expression linéaire »147, nus semble pertinent pur y lire une relation,
presque une intimité entre architecture et géométrie. À ce titre, l’artiste rappelle la place de
la “ligne” dans cette perméabilité entre les arts :

« Le rôle et l’importance de la ligne dans la sculpture et dans l’architecture sont


évidents – la construction dans l’espace est en même temps une construction
linéaire »148.

En cela, la trame nous intéresse précisément ici puisque primitivement constituée de lignes,
et est mobiliser pour déterminer l’espace, et donc destinée à embrasser linéarité et spatialité.
Dès lors, la trame constitue un enjeu essentiel de réflexion en ce qu’elle met en tension les
composantes géométriques les plus essentielles (ici la ligne) avec une dynamique bien plus
large, celle de la conception et de la projection dans l’espace, voire dans le temps lorsqu’il
s’agit d’en faire le support d’une évolutivité des formes (cf. chapitre 11). La ligne, et plus
largement la trame comme ensemble de ligne, pourraient-elles alors incarner un « système
d’écriture »149, comme la portée l’est pour le solfège en musique ? Là où Kandinsky regrette
que seule la musique ait trouvé ce système de codification universelle parmi l’ensemble des
arts, la trame en architecture pourrait constituer cette fameuse « grammaire des formes »150.
Et si cette question trouve dans nos analyses certains éléments de réponse, elle demeure
néanmoins suffisamment vaste pour en imaginer des développements ultérieurs comme les
limites.
Au fil de l’ouvrage, Kandinsky fait le lien avec la dynamique spatiale régissant la
composition, la définissant comme une « organisation précise et logique des forces vives
contenues dans les éléments sous forme de tensions »151, faisant (indirectement peut-être)
le lien avec la constructibilité des éléments manipulés. Aussi, lorsque l’artiste mobilise
l’exemple de la Tour Eiffel, la décrivant comme la plus haute réalisation « toute en lignes
[pour laquelle] la ligne [a] supplanté la surface », il accorde à la ligne une dimension
matérielle, qui se rapprocherait des structures tridimensionnelles imaginées par Fabien
Vienne dans le cadre de la COX, et à d’autres concepteurs que nous évoquons dans la suite
de ce chapitre (Robert Le Ricolais, David-Georges Emmerich, etc.). Aux yeux de
Kandinsky, ces lignes revêtent alors une importance notable par leur qualité spatiale et
technique. Les rapprochant des œuvres constructivistes, l’artiste accorde aussi à ces “lignes”
(barres) une grande force plastique, notamment en ce que leur assemblage se ferait par des
points (boulons). La combinaison de ces deux figures géométriques primaires génèrerait
alors une expression que l’artiste rapproche de « l’art pur »152. Ces éléments font
directement écho aux réflexions développées par Fabien Vienne dans le cadre du principe
de Précision Floue, à partir d’une grille dont les lignes se croisent en des points saillants.
Les potentiels que Kandinksy attribue aux lignes dépassent le champ strict de l’architecture
pour s’étendre aux lois de la Nature, réalisant là-aussi des ambitions (portées, connexions)
avec le minimum de matière, de la manière la plus rationnelle. Selon l’artiste, il s’agit là
d’une façon de tisser des liens entre lois de l’Art et de la Nature, et finalement d’inscrire

147 KANDINSKY, Wassily, LEPPIEN Suzanne et Jean [trad.], Point-Ligne-Plan (…), op. cit., p. 74.
148 Ibid., p. 110.
149 Ibid., p. 111.
150 Nous faisons ici référence au sous-titre figurant en couverture de l’édition de 1970 de l’ouvrage aux éditions

Denoël/Gonthier, « Pour une grammaire des formes », remplacée par le sous-titre traduit de l’allemand « Contribution
à l’analyse des éléments picturaux ».
151 KANDINSKY, Wassily, LEPPIEN Suzanne et Jean [trad.], Point-Ligne-Plan (…), op. cit., p. 102.
152 Ibid., p. 113.

524
nos démarches créatrices non pas dans une immuabilité ou en les limitant à l’imitation mais
dans un ordre supérieur, qui leur assurerait une certaine légitimité153. Les parallèles faits
entre géométrie généraliste, structures végétales (tiges) et constructions animales (toiles)154
rappellent en de nombreux points les recherches développées par le groupe Formes Utiles,
pour qui l’ensemble de ces manières de penser et de fabriquer l’espace relèverait d’un tout
conceptuel bien plus large que l’acte architectural isolé. Économie, rationalité, essentialité
seraient alors les mots d’ordre d’une logique primaire, d’un “Tout” (comme aimait à le
qualifier Fabien Vienne) transcendant et capable d’assurer la « transition du primaire au
plus complexe »155.
Une fois cette parenthèse faite sur le cas Kandinsky, et si nous en revenons aux explorations
géométriques de Fabien Vienne, l’enjeu serait donc – encore une fois – celui de dépasser la
surface de la feuille pour penser l’assemblage des éléments dans l’espace. À ce titre,
l’architecte s’essaie à la poursuite de cette recherche géométrique, applicable en plan, en
imaginant la “Précision Floue Cubique” (2010), c’est-à-dire une « application de cette
méthode à un réseau en volume »156. Ayant remarqué que cette réflexion menait à des
résultats similaires lorsqu’elle était appliquée à deux trames carrées, avec un rythme de
convergence de 7U pour 5√2 et un maillage composé d’un carré et d’un losange aux angles
multiples de quarante-cinq degrés, l’architecte décida de la transposer dans le cas de la
superposition de « trames cubiques »157. Le pavage résultant de cette précision floue
cubique repose cette fois-ci sur quatre « pavés », quatre formes simples, que sont le
pentagone, l’étoile à cinq branches et deux types de losanges. Si nous ne reviendrons pas
en précision sur cette seconde exploration, reprenant pour beaucoup les principes de la
précédente, nous remarquons néanmoins que Fabien Vienne s’essaie ici à la recherche de
volumes créant l’espace – selon des rapports harmoniques – et non plus seulement de
figures recouvrant la surface. En réalisant des maquettes dans l’espace à l’aide de
composants et de nœuds d’assemblages en matière plastique, pour mettre à l’épreuve ses
réflexions, il fait intervenir ici l’enjeu de la structure, rapprochant encore un peu plus ses
pérégrinations géométriques des questions qui incombent à l’architecte. Certaines de ces
créations, occupant son appartement parisien, nous rappellent les structures
tridimensionnelles de certains penseurs utopistes de la seconde moitié du XXe siècle, dont
le plus iconique est peut-être Yona Friedman. En tout cas, s’il est toujours question pour
Fabien Vienne de comprendre comment assembler les éléments de la manière la plus
élégante et économique possible, l’architecture elle-même, au sens de l’édifice, n’est pas
nécessairement au centre de ses préoccupations :

« Finalement le bâtiment n’est pas mon souci principal, même si j’en ai fait beaucoup.
Je mettais tout sur le même plan »158.

C’est une réflexion supérieure, globale, qui lui importe. Ainsi, lors de nos discussions, le
concepteur nous confie avoir beaucoup théorisé, notamment lors de ses recherches
géométriques, mais très peu publié, ne se considérant pas comme un écrivain. Le plus
souvent, c’est le dessin qui demeure la trace de ses réflexions, finalement une exploration
autant qu’une théorisation.

153 KANDINSKY, Wassily, LEPPIEN Suzanne et Jean [trad.], Point-Ligne-Plan (…), op. cit., p. 114.
154 Ibid., p. 118.
155 Ibid., p. 119.
156 « La précision floue cubique », 11 mars 2011, note tapuscrite, archives de l’architecte, Fonds Vienne, Fabien et

agence SOAA, 434 IFA, boite Armic 47, code affaire 96/04.
157 Ibid.
158 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, novembre 2015, op. cit.

525
Lorsque l’architecte nous parle pour la première fois de la Précision Floue, il précise que,
dans sa carrière, il n’a pas uniquement travaillé sur les trames carrées, mais également, plus
ponctuellement certes, sur les trames triangulaires. Il revient sur le processus créatif et
intellectuel qui est le sien pour ces recherches : la production de dessins de trames
triangulaires, sur des feuilles de calques, qu’il s’agit de superposer, de faire pivoter, afin
d’obtenir des croisements géométriquement intéressants. S’il est satisfait des réflexions que
ces recherches géométriques suscitent, l’architecte ne peut s’empêcher de penser qu’une
telle logique doit pouvoir s’appliquer en volume. En tout cas c’est une perspective qu’il
désire explorer. Au lieu de répéter des triangles, il décide de répéter des cubes. Fabien
Vienne mentionne à ce titre le jeu de construction « Zometool » – qui n’est pas l’une de ses
inventions – avec lequel il va tester le montage de ses structures dans l’espace à échelle
réduite. Dans ce jeu, le nœud d’assemblage entre les tiges est d’une complexité telle qu’il
autorise un nombre incroyable de combinaisons géométriques dans l’espace, capable d’être
le support d’explorations intellectuelles poussées comme celui d’une manipulation ludique
pour les plus jeunes159. (12.40)
En réalité, l’histoire avec Zometool ira un peu plus loin que la simple utilisation par
l’architecte du jeu existant pour tester ses figures. En effet dans les années 1990, Fabien
Vienne est en contact avec les deux concepteurs du jeu, Marc Pelletier et Paul Hildebrandt.
À ce titre, il participe en 1997 à la réflexion autour de la « barre verte », avec l’artiste Jean
Beaudoin, initialement issue de l’imaginaire de l’artiste Clark Richert (faire lien avec
Vasarely). D’abord associé au système de Steve Baer en 1970, ce principe de barre verte est
repris par Beaudoin et Vienne, venant compléter le jeu initial et permettre d’étendre le
nombre de directions constructibles à partir du connecteur Zome, et donc celui des
possibilités de volumes dans l’espace160. Cette publication mentionnera également le fait
que les recherches de Fabien Vienne sur la Précision Floue Cubique auront poussé plus
loin les principes de Zometool, notamment avec la barre verte ou son système de lignes
fractales bleues, basé sur des étoiles tridimensionnelles161. Ces explorations, intellectuelles
et constructives, démontrent combien le concepteur aura cherché à explorer toujours plus
loin les potentialités des trames et des réseaux géométriques pour penser la structure dans
l’espace. Et ce, toujours dans le souci de penser de façon optimale, c’est-à-dire en fabriquant
les espaces et les formes les plus généreux et variés pour un minimum d’éléments de base
et de matière. L’une des structures de Fabien Vienne sera ainsi présentée à l’exposition
« Formes Utiles : les arts ménagers » de la biennale de Saint-Etienne (Musée d’art moderne
et contemporain), du 9 octobre 2004 au 16 janvier 2005162.

« Richert a suggéré les lignes vertes de Zome au début des années 70 ; en 1997,
Baudoin et Fabien Vienne ont conçu une version pour être compatible avec le nœud
Zome original. Marc Pelletier suggère d’étendre la géométrie de Zome de 61 à 121
zones dans les années 80 et Vienne, Scott Vorthmann, Brian Hall, David Richter et
d’autres poussent Zome “vers l’infini et au-delà” (…)
Basé sur les relations entre les symétries 2, 3 et 5 et la Divine Proportion, Zome offre

159 Pour en savoir plus, le site zometool.com dresse un rapide historique des recherches ayant mené à la conception

puis à la production de ce jeu, mentionnant, entre autres, l’influence de Steve Baer, dont les Domes sont restés
célèbres, sur la création du jeu, ayant inventé, avec Steve Durkee, le terme de Zome, combinaison des termes anglais
« zonohedral » et « dome ». Il y est également fait mention de la création de la société Zomeworks en 1969, aux États-
Unis, et des recherches de Marc Pelletier et Paul Hildebrandt, ayant mis plus de dix ans à concevoir et produire cet
élément sphérique de raccordement entre les éléments tiges [https://www. zometool.com/about-us/].
160 Voir site redhentoys.com [https://redhentoys.com/products/zome-green-lines-expansion-kit].
161 Publication de la société Zometool sur Facebook, datant du 3 avril 2016. Il y est fait mention des structures

Pentigloo et Pentidisc, présentées respectivement à Coimbra (Portugal) en 2011 et Enschede (Pays-Bas) en 2013 lors
de conférences Bridges (Art et Mathématiques).
162 Cette exposition fait suite à la mise en dépôt d’une riche documentation de l’Association des Arts Ménagers

au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne.

526
des possibilités riches et à peine explorées en tant que support artistique et
architectural »163.

Avec James Hausman, Fabien Vienne continuera à développer son principe de Précision
Floue Cubique, notamment en collaborant avec lui pour la traduction de certains textes et
la rédaction d’un article co-écrit en anglais, participant de l’ouverture à l’international de
cette théorie de la « Cubic Fuzzy Precision »164. En définitive, l’architecte dira de Zometool
que ce fut une aide à la réflexion sur l’existence et la persistance d’un tel système de trames
dans l’espace, à la manière d’un outil165.

Pierre Lajus et Fabien Vienne ont cela en commun d’avoir mis leurs explorations
conceptuelles de la trame au service d’une architecture économique, accessible au plus
grand nombre et qualitative. Plus spécifiquement, le programme de la maison individuelle
aura été pour les deux architectes un formidable laboratoire, les amenant à développer des
collaborations charnières et des productions remarquables. Un engagement qui ne les a pas
empêchés d’élargir le champ de leurs pratiques, intellectuelles et professionnelles, à d’autres
échelles, recherches et univers, bien au contraire. Une ouverture qui nous laisse à penser
que l’un comme l’autre a témoigné d’un usage de la trame qui lui propre, nourri de son
parcours, enrichi de ses expériences accumulées. En ce sens, Lajus et Vienne auraient,
semble-t-il, contourné l’écueil soulevé par Jean Zeitoun, rappelant que « la trame se
constitue souvent en principe opératoire extrêmement pratique et tentant [mais que]
l’expérience semble par contre prouver qu’il est bien rare aujourd’hui de dépasser et
maîtriser cette formule support »166.

163 HILDEBRANDT, Paul, « Zome-inspired Sculpture », 2006, pp. 335-342 [https://archive.bridgesmathart.


org/2006/ bridges2006-335.pdf], traduction de l’auteure.
164 HAUSMAN, James F., VIENNE, Fabien, « Cubic Fuzzy Precision : Tau-scaled Fractals from Plain-Vanilla

Pentagrids », 2011 [http://www.fabienvienne.com/2/pdf/PF-cubique_JFH.pdf].


165 VIENNE, Fabien, entretien avec l’auteure, 11 novembre 2015, op. cit.
166 ZEITOUN, Jean, Trames planes, introduction à une étude architecturale des trames, Dunod, Paris, 1977, p. 5.

527
528
CONCLUSION
“ La multiplicité “ La trame est
des usages de la trame, un support
et en particulier le fait pour créer
qu’elle permet le jeu l’architecture […]
de plusieurs sous-systèmes La trame est
de la conception, une conviction
nous interdit très personnelle […]
d’en donner La trame est
une définition un monde dans lequel
architecturale tu vis, tu imagines,
achevée. ” tu t’épanouis. ”

ZEITOUN, Jean, JOSIC, Alexis,


Trames planes. Introduction in CHALJUB, Bénédicte,
à une étude architecturale Alexis Josic, architectures,
des trames, trames, figures,
Dunod, Paris, 1977, p. 77 L’œil d’Or, 2013, pp. 28-31
“ L’étude des époques antérieures peut nous apprendre
comment, dans des circonstances données, à un
endroit donné, un problème a été posé et comment
il a été résolu. Prétendre revivre le passé n’est pas plus
soutenable que vouloir l’ignorer : nous lui devons
d’être ce que nous sommes aujourd’hui et seule la
connaissance peut, en nous permettant de comprendre
les changements qui s’effectuent sous nos yeux, nous
donner la possibilité d’imaginer quelle pourra être la
suite de l’évolution. Dans le domaine qui nous occupe
une telle connaissance pourrait permettre de ne pas
édifier des constructions déjà périmées quand elles sont
juste achevées. ”

ACHE, Jean-Baptiste,
Éléments d’une histoire de l’art de bâtir,
Éditions du Moniteur des Travaux Publics, Paris, 1970, p. 17
Enjeux de la thèse
Avec ce travail de recherche, nous souhaitions approcher de plus près un outil de
conception que nous avions testé dans le cadre d’analyses architecturales et d’exercices
projectuels menés au cours de notre formation d’architecte. Dans la première partie de
cette thèse, il s’agissait de comprendre comment Fabien Vienne et Pierre Lajus
s’approprient la trame grâce à des rencontres marquantes et aux premières expériences
professionnelles de leur parcours. Ensuite, il nous importait d’observer comment ces
architectes ont mis à profit des expériences parallèles au travail d’agence (voyage, lecture,
fabrication) pour enrichir cet outillage conceptuel. La troisième partie avait pour enjeu
d’analyser de quelles manières Vienne et Lajus ont fait usage de la trame dans leur pratique
professionnelle quotidienne, en relation étroite avec les acteurs de la construction. Enfin,
la dernière partie de la thèse devait nous permettre de comprendre comment ces architectes
parvenaient à réinterroger l’usage de la trame pour en ouvrir les champs d’application à
d’autres échelles et enjeux. En définitive, ce travail de recherche propose de regarder sur
presque quarante années de carrière les rouages avec lesquels ces deux concepteurs ont,
plus ou moins consciemment, placé l’outil de la trame au cœur de leurs réflexions, de leurs
explorations et de leurs pratiques. En cela, il paraissait pertinent de ne pas seulement
analyser les projets eux-mêmes mais les mécanismes qui sous-tendent une telle production
afin de comprendre les choix, les résultats et les processus à l’œuvre concourant à la
fabrique du projet architectural.
Dans la première partie de cette thèse – « S’acculturer » – nous avons observé combien la
rencontre avec des concepteurs divers (architectes, urbanistes, ingénieurs) a constitué un
point d’inflexion des parcours de Pierre Lajus et de Fabien Vienne. Inspirés par ces
personnalités, par leurs pratiques professionnelles comme par leurs engagements
(politiques, éthiques), les architectes étudiés ont découvert des manières de penser l’espace
auxquelles ils ont été sensibles. Un bagage qui leur permet de se positionner vis-à-vis de
leurs collaborateurs d’agence quelques années plus tard. Cette entrée en matière pose le
cadre de cette recherche : l’usage de la trame, dans les cas qui nous intéressent, s’inscrit
dans une culture que l’architecte se construit dès ses premières expériences. Celles-ci posent
les jalons d’une pratique architecturale dans laquelle ils n’auront de cesse de décliner les
modalités d’usage de la trame. En filigrane, ces éléments biographiques trahissent le rapport
que l’architecte esquisse avec l’expérimentation, le logement pour tous, la rationalité
constructive.
Les analyses menées dans la deuxième partie – « Explorer » – ont montré que les architectes
étudiés ont eu besoin d’alimenter leur univers créatif de pratiques subsidiaires à celle de
l’exercice du projet architectural stricto sensu. Le voyage, la lecture, la fabrique ont constitué
autant de cheminements par lesquels ils ont nourri leur bagage référentiel. Graphiquement,
spatialement, constructivement, ils y ont éprouvé la trame comme repère conceptuel
commun à leurs inspirations et leurs premières tentatives. Avant même de se confronter à
la pratique architecturale en leur nom propre, le matériau bois est apparu comme le
dénominateur commun aux enjeux qu’ils souhaitent défendre : économie de la
construction, appropriation usagère, intelligence des assemblages, modularité des espaces.
Le corpus varié de projets conçus par Pierre Lajus et Fabien Vienne met en lumière, dans
la troisième partie – « Mettre à l’épreuve » –, le passage d’une logique de prototypage de la
maison industrialisée bois à sa production sérielle. Aux côtés de constructeurs engagés,

533
prêts à collaborer avec eux, les architectes mettent en application les principes modulaires
et constructifs nécessaires à la proposition d’une maison économique, où la qualité
architecturale est placée au premier plan. À cet égard, Lajus comme Vienne s’emploient à
des explorations géométriques et une appréhension du marché des matériaux. Lorsqu’il
s’est agi de produire les maisons à des centaines ou milliers d’exemplaires, la relation entre
architectes et constructeurs a rendu possible un affinement de la trame utile à l’optimisation
des réponses architecturales qu’ils imaginent conjointement. La trame, envisagée comme
support de travail partagé, n’aura pourtant pas suffi à éviter l’achoppement de l’expérience
de Pierre Lajus auprès du groupe Maison Phénix, du moins concernant les modèles non
commercialisés. Ce bilan mitigé encouragera pourtant le bordelais à participer à la création
d’un réseau d’architectes désirant prendre part à la conception des composants de la
construction, et par là-même au monde industriel.
C’est sur cette étendue des modalités de la pratique architecturale que s’ouvre cette thèse
dans sa dernière partie – « Conceptualiser » –. De leur implication dans le processus de
production des composants industrialisés à la conception d’outils informatiques ou de jeux
de construction, les architectes étudiés démontrent qu’ils sont capables de mettre la trame
au service d’une recherche élargie. Une maîtrise de la modulation qui leur assure,
parallèlement, de parvenir au point culminant de leurs réflexions pour la production d’un
logement évolutif, qui répond encore aujourd’hui aux besoins des habitants. En définitive,
le canevas de cette thèse se fabrique autour d’une rencontre qui n’aura jamais vraiment eu
lieu, entre Pierre Lajus et Fabien Vienne, et que ce travail se propose de retisser
intellectuellement.
Avant d’aborder les ouvertures que propose ce travail de recherche, il nous importe de
revenir sur les limites qu’il présente. Premièrement, nous avions la volonté d’éclairer la
production de ces deux architectes par une constellation d’autres projets de cette période.
Toutefois, le travail nécessaire au tissage des liens entre les trajectoires et réalisations de
Lajus et Vienne ont fait que nous n’avons pas pu, ou pas su, y intégrer des éléments de
corpus supplémentaires qui auraient été bienvenus pour mettre en perspective nos analyses.
D’autre part, là où nous désirions recourir davantage à la méthode du redessin, il se restreint
aux derniers chapitres de la thèse. Il aurait été judicieux de faire du redessin un outil
d’analyse plus largement mobilisé dans ce travail. Un autre point de réflexion repose sur
l’intérêt qu’il y aurait eu à élargir le corpus étudié au-delà du programme de la maison
individuelle. En effet, Pierre Lajus comme Fabien Vienne ont eu une production
architecturale de logements collectifs et d’équipements qu’il aurait été intéressant
d’interroger en regard de leur usage de la trame.

La pertinence d’un outil de conception


De la Grèce Antique à la Renaissance, l’architecte nourrit une fascination pour la géométrie
en ce qu’elle constitue le premier réflexe pour façonner son cadre de vie, comme le rappelle
Matila C. Ghyka dans l’ouvrage Essai sur le rythme. L’auteur rappelle combien le dodécaèdre,
central dans les recherches de Fabien Vienne, est un élément majeur de la réflexion
platonicienne en ce qu’il connecterait l’humain à « l’harmonie du Cosmos »1. Ainsi, les
recherches géométriques, en ce qu’elles autorisent des aller-retours permanents entre la
théorie et la pratique, soutiendraient la posture de l’architecte-investigateur. Plus qu’une

1 GHYKA, Matila C., Essai sur le rythme, Éditions de la nouvelle Revue Française, Paris, 1938 [5e édition], p. 20.

534
règle à suivre par reproduction des schémas éprouvés par les générations précédentes, les
réseaux tramés seraient synonymes de renouveau conceptuel pour l’architecte. Comme
lorsque Ghyka démontre que la proportion ne relève pas uniquement d’un enjeu esthétique
mais bien d’une mise en relation de l’ensemble des composantes de l’architecture, nous
espérons avoir mis en lumière, même partiellement, qu’un tel constat pouvait s’appliquer à
la trame. Plus que « la simple multiplication du module [ou] de l’étalon de mesure »2, utile
à composer le plan, la trame agirait sur une mise en réseau active des acteurs, phases,
échelles, hypothèses du projet. Aussi, lorsque l’auteur oppose géométrie dynamique et
« trame homogène »3 – portant selon lui les stigmates d’une répétition mécanique – nous
posons que c’est peut-être plus dans les jeux d’acteurs qu’elle engage, les univers créatifs
qu’elle ouvre et les transformations (programmatiques, spatiales, constructives) qu’elle
autorise que dans ses caractéristiques formelles que la trame s’avère dynamique. Il s’agit de
se détacher de la qualité strictement compositionnelle de la trame pour saisir l’étendue de
ses potentialités et son caractère opérant, dans l’espace comme dans le temps.
Plus récemment, dans un article intitulé « La trame, un assistant à la conception technique »,
Jean-Claude Bignon revenait sur la nécessité d’effectuer une étude historique de ce concept
riche et complexe. En effet, en ce qu’elle constitue « un instrument agissant dans le système
complexe de la conception […] la richesse sémantique de concept mériterait notamment
d’être abordée à partir d’un point de vue historique »4. Cette thèse se propose ainsi
d’aborder l’outil de la trame du point de vue de l’histoire de l’architecture et de celui des
théories de la conception architecturale. À cet effet, nous avons tenté de comprendre « la
fascination qu’elle [la trame] a pu exercer dans l’idéologie […] de l’architecture des années
soixante et soixante-dix »5, notamment pour éclairer celle que la trame pourrait exercer
aujourd’hui.
Cette recherche nous a permis de comprendre que la trame n’est pas seulement imposée
(par une industrie), contrainte (par des normes) ou reproduite (par héritage culturel) mais
constitue bien un écosystème du projet d’architecture. La trame n’est pas nécessairement
synonyme d’une uniformité abusive, contrairement à ce qui peut lui être reproché,
puisqu’enrichie de ce que l’architecte projette avec elle, et par elle. En réalité, la trame
pourrait relever d’une hétérogénéité nourricière du projet d’architecture pour qui veut la
considérer dans sa complexité. Se nourrissant des multiples composantes que l’architecte
lui affilie, la trame permettrait de mettre en réseau les apprentissages et expériences qu’il
fait à l’agence et en dehors. Dès lors, il était essentiel de passer par les diverses explorations
des architectes étudiés pour comprendre comment ils ont construit leur rapport à cet outil
de conception architecturale. Pour exister, la trame – telle que mobilisée par Fabien Vienne
et Pierre Lajus – relèverait d’un environnement créatif global qu’il s’agissait d’appréhender.
En somme, il s’agit de dépasser l’étude de son utilisation dans le cadre des projets
d’architecture et l’analyse des dessins produits par les équipes de conception pour tenir
compte des témoignages et trajectoires des concepteurs. À ce titre, bien que la trame
dépende également de conditions dont l’architecte n’est pas le seul maître (normes, foncier,
existant, etc.), nous croyons qu’elle mérite une réinterrogation permanente, multiple et
approfondie.

2 GHYKA, Matila C., Essai sur le rythme, op. cit., p. 49


3 Ibid. p. 66.
4 BIGNON, Jean-Claude, « La trame, un assistant à la conception technique », Les cahiers de la recherche architecturale,

Éditions Parenthèses, 1997, pp. 29-38, p. 38.


5 Ibid.

535
De cette manière, si les deux dernières parties de la thèse s’attachent à comprendre la
manière dont les architectes ont pu mettre à l’épreuve la trame dans le cadre “concret” d’un
certain nombre de leurs collaborations et projets, l’ensemble de ce travail se veut, autant
que possible, le reflet du lent (et néanmoins nécessaire) cheminement qui fut le leur pour
explorer pleinement les capacités de cet outil, et en tester les limites. Ou, pour reprendre
les mots de Le Corbusier, un processus de création qui « se formule et s’embryonne petit à
petit au cours d’une vie fuyante comme un vertige, dont on arrivera au terme sans s’en
rendre compte »6. Aussi, bien qu’il s’agisse d’une recherche consacrée à l’étude et à l’analyse
des usages de la trame, c’est également le récit de son appropriation par des concepteurs
dont il est question. En somme, comprendre comment, par le biais de cet outil conceptuel,
ces architectes ont pu apprendre, observer, expérimenter, créer, collaborer, dialoguer, se
dépasser, s’ouvrir, rêver.

Corpus “satellites”
Les éléments de corpus présentés dans cette thèse entrent en résonance avec plusieurs
démarches et recherches initiées par d’autres architectes dans ces mêmes années, qu’il nous
intéressait de succinctement mentionner ici.
Dans un numéro de la revue d’architecture Architecture Mouvement Continuité, publié en avril
1986, et consacré à une rétrospective de la production architecturale française des trente
années ayant couru de 1950 à 1980, la thématique des « nappes et combinatoires » constitue
un axe d’analyse. Comme le rappelle le numéro, « l’une des grandes préoccupations de
quelques architectes » au cours des années 1960 va être d’échapper aux formes
monolithiques (plots, barres, blocs) pour tendre vers « la recherche […] d’une continuité et
d’une géométrie des assemblages qui doit permettre l’organisation générale des
groupements d’habitations et d’équipements »7. L’industrialisation constitue à ce titre l’un
des sujets communs aux architectes du proliférant et du tramé. L’affichage de ces enjeux
comme centraux dans les années 1960 et 1970 témoigne de l’intérêt des recherches sur ces
outils et démarches de projet. Qu’il s’agisse d’Andrault et Parrat, de Candilis, Josic et
Woods, de l’Atelier de Montrouge ou de l’AUA, les trames constituent un outil dont les
architectes se sont emparés pour concevoir l’habitat comme l’équipement, pour imaginer
leur interconnexion et donc pour penser la ville. Par son caractère transcalaire et par la large
mobilisation qui en a été faite par les architectes, la trame a été un outil privilégié de la
production architecturale du XXe siècle. Et si les éléments de corpus étudiés peuvent
sembler minimes en regard de la production d’agences plus reconnues par l’historiographie
ou par le fait qu’ils s’attachent à traiter du logement individuel, ils témoignent de notre
point de vue d’une infusion des réflexions portées sur la trame à l’ensemble des
programmes et échelles au cours de cette période de l’histoire.
Dans un article de la revue Techniques et Architecture paru en 1982, la trame apparaissait
comme un fil conducteur aux types, archétypes et prototypes de l’habitat8. À la même
période, elle était également présentée comme un outil accompagnant l’architecte à travers
les échelles, les phases du projet et les collaborations. À ce titre, un panel de notions lui
étant rattachées – tissu, réseau, maillage – est interrogé pour penser l’articulation entre

6 LE CORBUSIER, Paris, juillet 1965, in LE CORBUSIER, Les Dernières œuvres, Vol. 8 des Œuvres Complètes, Les éditions
d’Architecture Artemis, Zurich, 1969, p. 172.
7 « 1950-1980 : 30 ans d’architecture française », AMC, avril 1986, n°11, p. 52.
8 Techniques et architecture, n°341, février 1982.

536
logement et contexte urbain. Il n’y a qu’à observer les thèmes des différentes sessions du
Programme Architecture Nouvelle pour voir se dessiner un glissement de l’usage de la
trame comme support de conception du logement à celui d’outil du maillage urbain. En
1981, Bernard Kohn soulignait ainsi la nécessité de dépasser la coupure entre cellule du
logement et ville en adoptant un processus de projet qui oscille en permanence de la petite
échelle à la grande, et inversement. S’il n’y est pas directement question de trame dans le
contenu écrit de l’article, le dessin choisi pour illustrer les propos de l’architecte montre
deux mains qui tirent les fils d’un maillage, et fait apparaitre les mots suivants : « défibrer le
tissu, rendre un tissu complexe compréhensible ». Les propos de Bernard Kohn font alors
écho à la façon dont nous avons envisagé l’outil de la trame tout au long de cette recherche :

« Il est nécessaire d’adopter une démarche globale, non linéaire, capable d’intégrer
dans un même processus une réflexion sur plusieurs échelles de l’environnement : le
bâtiment, la rue, le quartier, la commune […] et ceci à plusieurs niveaux de
conceptualisation. Cette simultanéité des approches n’est possible
méthodologiquement que par un croisement ou une superposition d’idées directrices,
aussi bien sociales et politiques, culturelles et pédagogiques, qu’économiques, dont
on doit rechercher parallèlement des traductions instantanées sous forme de
projétation spatiale »9.

Cette position interroge, encore aujourd’hui, la capacité de nos outils de conception à


assurer cette synergie entre les échelles et enjeux du projet d’architecture, en somme leur
pouvoir interactionnel. Une logique globale que Bernard Kohn qualifie de « réseau », reliant
la conception de la fenêtre à celle du logement, aux conditions économiques du projet ou
aux engagements politiques qui y sont associés. À ce titre, la trame est un filtre par lequel il
convient d’analyser le processus de conception architecturale et urbaine, réinterrogeant la
proposition de Kohn selon laquelle « l’idéal consisterait à faire converger plusieurs
problématiques et pratiques : de dialogue, de décision, de programmation dans le souci
d’accéder à une démarche qui procède par intégrations successives »10. La trame, rattachée
à une logique du maillage, interrogerait ces dynamiques et trouverait un écho avec le pattern
language de Christopher Alexander, pour une conception plus ouverte (notamment aux
usagers) de l’architecture.
Les architectes Claire et Michel Duplay vont plus loin dans la définition d’une méthode
globale d’analyse, de conception, de construction et d’enseignement de l’architecture,
capable d’assurer une continuité entre théorie et pratique, détail technique et urbain,
tradition et innovation. « Processus structuraliste », « combinatoire », « langage », sont
autant de notions qui irriguent leur argumentaire, illustrées par une première réflexion selon
laquelle « malgré les apparences, le poteau n’est pas concevable sans son positionnement
sur la trame »11. Selon eux, cette méthode (ou langage) repose sur une quantification,
assurée par une division géométrique de l’espace qui met en jeu mesure et comptage de ses
éléments constitutifs. Le dimensionnement y engage une dynamique pédagogique, en tant
que « mode d’appréhension premier de la spécificité architecturale », et traductive, des
attentes de la commande en espaces. Les architectes font appel à la trame pour illustrer leur
propos, expliquant combien « du fait du nombre limité des éléments et des règles de
combinaison et de la précision de leurs caractéristiques, la représentation peut être codée :

9 KOHN, Bernard, « De l’espace domestique à la ville, une succession d’appropriation. Un entretien avec Bernard
Kohn », Techniques et Architecture, n° 335, mai 1981, pp. 97-99, p. 97.
10 Ibid., p. 99.
11 DUPLAY, Claire et Michel, « Méthode de création d’un langage architectural combinatoire », Techniques et

Architecture, n° 303, mars 1975, pp. 90-93, p. 90.

537
inutile de coter lorsque le plan est dessiné sur la trame »12. La méthode fonctionne selon un
ensemble de systèmes – dimensionnel, constructif, architectural, urbain – assurant la
cohésion et l’adaptabilité du projet. Les différentes illustrations de l’article font largement
appel à la trame, développant les neuf étapes de la méthode proposée par les architectes,
depuis le dimensionnement inhérent à l’habitabilité (espaces, mobilier, appareils) à la
création du site urbain, en passant par la mise en place du système constructif ou d’un
maillage régissant l’unité de voisinage. Enfin, les Duplay font apparaitre les avantages de
cette logique systémique par la « réflexion cumulative » qu’elle permet, garantissant une
approche conceptuelle sans cesse enrichie et affinée, projet après projet, lorsque « la
méthode au coup par coup »13, plus classiquement adoptée par les architectes, ne saurait
assurer cette progression permanente. D’autres arguments viennent étayer celui-ci, comme
l’enjeu d’une architecture « généralisable » inscrite dans une « continuité bâtie dense ou
diffuse », et devant s’adresser au plus grand nombre, être démocratique, se faire la
représentante d’une civilisation, ou tendre vers un « système architectural
industrialisable »14. Lorsqu’originellement, la trame a servi à composer les tracés urbains et
îlots, faisant du bâti la résultante de ces tracés, il serait intéressant de questionner le
processus consistant à faire de la trame un moyen de tendre vers une recomposition entre
ville dense et ville diffuse. La conclusion des Duplay nous parait particulièrement lucide sur
une situation de production du cadre de vie qui semble avoir relativement peu évolué
depuis :

« Nous vivons donc dans une société sans langage architectural cohérent (c’est-à-dire
caractérisé par la possibilité de communication d’un signifié) mais où s’affrontent des
langages architecturaux propres à des créateurs isolés ou à des entreprises et des
modèles culturels.
Le champ technique est très vaste, les supports géographiques des constructions
également. Actuellement, seules les contraintes de la commande, de la technicité, du
coût, de la règlementation, déterminent les caractéristiques du langage conçu par un
architecte : l’histoire du langage architectural n’influe ni sur la conception ni sur la
communication.
À cet égard, l’architecture se rapproche, de fait, du langage personnel que se forge un
créateur et dont lui seul peut manipuler les éléments. En écriture, seuls les pasticheurs
utilisent le système d’un écrivant pour en faire des faux, évidemment ressemblants.
En architecture, la méthode de conception, consciemment fondée sur l’idée
d’architecture langage, est le seul biais pour établir un début de communication, donc
créer une ébauche de langage architectural, commun à d’autres que le seul créateur »15.

Cette question, ni simple ni univoque, donne à réfléchir. Qu’elle soit sanitaire, constructive,
urbaine ou compositionnelle la trame aura, au fil des projets, des territoires, des échelles et
des programmes, alimenté l’imaginaire des architectes, et permis de réenvisager leur
processus conceptuel, parfois pour tendre vers une articulation réfléchie avec l’échelle de
la ville16. Ce qu’Alexis Josic résume ainsi :

« [L’architecture proposée] se manifeste par la modulation du rapport des volumes, à


l’intérieur même d’un système tramé, définissant spontanément un relief qu’il est
possible de former en conséquence, et en faveur des qualités de l’habitat et de son
prolongement […] La souplesse totale du système modulé donnant lieu à la continuité

12 DUPLAY, Claire et Michel, « Méthode de création d’un langage architectural combinatoire », op. cit., p. 90.
13 Ibid., p. 92.
14 Ibid., p. 93.
15 Ibid., p. 93.
16 Notre analyse s’appuie également sur la lecture des articles suivants : AREA (Alain Sarfati, Bernard Hamburger et

Jean-Louis Vénard), « La structure présente », pp. 54-61 ; SMITHSON Alison et Peter, « Mat building, réseaux en
tapis. Étude de morphologie urbaine pour Koweit », pp. 72-75, in Techniques & Architecture, n° 306, octobre 1975.

538
de la structure, permet, dans tous les cas, d’établir une combinatoire dont les
combinaisons constituent un milieu bâti, dans lequel des “pleins” et des “vides”
prennent des valeurs complémentaires et caractérisent un milieu architectural […] Les
résultats de cette recherche, considérée comme un préalable, devraient permettre
d’éclairer de manière nouvelle la problématique actuelle de la construction de villes,
par une méthode d’appréhension de l’espace, appliquée à une démarche
architecturale. La recherche d’un système tramé continu correspond à une option qui
abandonne l’architecture de “masses”, qui sépare les activités de la vie quotidienne,
pour retrouver une architecture de “milieu” qui les englobe »17.

L’objet et le process
Au vu des réflexions précédentes, la dialectique entre les process de conception et les
réalisations qui en résultent nous interroge. Les projets bâtis de Pierre Lajus et Fabien
Vienne qui constituent le corpus étudié sont remarquables en tant qu’objets architecturaux
et patrimoine bâti. Pour autant, parce qu’ils nous permettent une compréhension
augmentée, entière et multidimensionnelle des projets, les systèmes modulaires et
constructifs qui les constituent le sont tout autant. Une réflexion que nous avons esquissée
dans un article intitulé « Du procédé naît l’ouvrage », publié dans un numéro des Cahiers
Thématiques consacré à la dimension patrimoniale des architectures sérielles. La maison
produite en série, davantage que l’œuvre singulière ou que le programme d’exception,
nécessiterait de s’intéresser aux principes de sa conception. Il y a vingt ans, Pierre Lajus
remarquait déjà combien la communauté des architectes était divisée sur ce sujet, certains
défendant qu’une « maison de série ne sera sans doute pas de l’architecture »18. Un constat
réducteur lorsque l’on constate l’intelligence fonctionnelle, industrielle ou technique des
propositions présentées dans cette thèse. Précisément, leur valeur ne résiderait pas tant
dans l’objet, reproduit – même si décliné – que dans le processus menant à sa réalisation.
Un processus permettant de faire coexister les diverses versions imaginées d’un projet, et
témoigne de la logique intellectuelle et organisationnelle remarquable de ses auteurs.
Dans les cas qui nous intéressent, la trame, en tant qu’outil support de ces recherches, est
à (re)placer au centre d’une étude et d’une valorisation des qualités patrimoniales de ces
expérimentations. Aussi, « une fois admise la réflexion selon laquelle il ne s’agirait plus
d’élever au rang de patrimoine uniquement ce qui est exceptionnel, pris au sens de singulier,
mais bien de considérer tout un pan de la production architecturale qui, relevant d’une
production sérielle, s’est parfois vu réduit à un imaginaire dépréciatif de la banalité, deux
éléments de réflexion sont ici ouverts à la discussion. Le premier, relatif au corpus
spécifiquement mis en lumière, s’attache à démontrer qu’au principe de sérialité, souvent
réduit à une monotonie des formes spatiales, peut s’adjoindre celui de variabilité, autorisé
par une complexité et une ouverture de systèmes modulaires et constructifs développés par
les acteurs du bâti (architectes, industriels, etc.), contournant cet écueil. Le second, plus
général, tend à défendre un renouvellement, non pas seulement de ce que nous devons
regarder en tant que patrimoine, mais de la manière dont nous le faisons. La série ouverte,
par la dynamique conceptuelle qu’elle induit, sans cesse réinventée par les créateurs qui la
manipulent et réinterrogeable par leurs contemporains, nécessiterait ainsi une attention
portée tout autant, sinon plus, sur les mécanismes et leurs marqueurs que sur les résultats

17ATELIER JOSIC, « Recherche de systèmes urbains », Techniques & Architecture, n° 306, octobre 1975, pp. 67-70.
18LAJUS, Pierre, « Les esthétiques de la maison individuelle », Juillet 1999, archives personnelles de l’architecte
(Mérignac).

539
qu’elle autorise. Ces hypothèses nous invitent alors à relire la notion de série, variable ici,
ainsi que celle de patrimoine, admis comme résolument processuel »19.
Ces arguments soutiennent l’intérêt d’un travail de recherche sur une architecture du XXe
siècle relevant d’une production en série et plus encore sur les principes conceptuels ayant
participé à sa création. Approcher le patrimoine architectural du XXe siècle par l’entrée de
la trame interroge sa capacité à évoluer pour s’adapter aux besoins contemporains. Dans
un article consacré aux écoles produites en série dans le cadre du programme CROCS,
Giulia Marino analyse ainsi comment la trame, qui permet d’interchanger et moduler les
éléments de la construction, garantit d’associer une flexibilité spatiale à une flexibilité
programmatique (besoins des classes, nombres d’élèves). La trame, tout en imposant un
canevas dimensionnel, autorise une liberté d’usages. En cela, ces principes modulaires
méritent d’être réinterrogés, pour mieux penser leur transformation et leur rénovation
d’une part, et imaginer des projets contemporains qui en retiendraient la logique efficiente
d’autre part20.

L’historiographie
Récemment, l’architecte Patrick Bouchain rendait hommage au travail de l’architecte
Lucien Kroll, décédé en août dernier, qui, dans le cadre de sa production comme de ses
recherches, s’est employé à faire de la trame un outil riche de questionnements. À nouveau,
il s’agit de considérer le caractère remarquable d’un corpus qui comprend tant l’œuvre
architecturale bâtie que l’outil de conception de la trame. La production de Kroll entre ainsi
en résonance avec celle des architectes étudiés, et notamment de Pierre Lajus que Bouchain
cite à cet effet :

« Je pense surtout à la trame et à la façon dont Lucien [Kroll] va la révolutionner. À


l’époque, on parlait beaucoup de la trame, mais elle était surtout restrictive. Avec
Lucien, j’ai découvert une utilisation libre ; une utilisation créative de la trame qu’il
utilise plutôt que de s’y soumettre. Lucien a été l’un des pionniers à penser que
l’industrialisation et la préfabrication pouvaient produire de l’inattendu […] Il était
l’un de ces visionnaires qui pensaient que la trame ne devait pas être un obstacle, et
qu’elle contenait les éléments de son propre dépassement. Il s’agit alors de faire du
hors-norme et du sur-mesure avec des éléments standards […] Des personnes
comme Christian Gimonet, Jean-Pierre Watel, Roland Schweitzer, Pierre Lajus et
bien sûr Lucien Kroll se sont donné beaucoup de mal pour associer construction et
conception. Et ils l’ont fait pour certains d’entre eux en expérimentant avec les
premiers logiciels d’aide à la conception architecturale. Avec le recul qui est le nôtre,
on se rend compte aujourd’hui que tous ces architectes ont fait le choix de la
recherche et de l’expérimentation. Ils se sont épanouis en tant que concepteurs mais
pas fait fortune […] Aujourd’hui, l’enjeu n’est autre que la valorisation de leurs
archives. Entre une archive numérisée et une archive morte, il peut y avoir une grande
différence, notamment dans la façon dont ce travail va entrer dans l’histoire »21.

19 SCOTTO, Manon, « Du procédé naît l’ouvrage. Lumière sur le système modulaire et constructif EXN (Fabien
Vienne et Maurice Tomi) », in BAUER, Caroline, KLEIN, Richard (dir.), Les Cahiers Thématiques. Architecture et Paysage
– conception/territoire/histoire/ matérialité, n° 20, « Architectures en série et patrimoine », Éditions de l’école nationale
supérieure d’architecture et de paysage de Lille, Novembre 2021, pp. 123-132, p. 132.
20 MARINO, Giulia, « Des écoles en série pour “construire mieux, plus vite, moins cher”. Actualité du programme

expérimental CROCS (1965-2021) », in BAUER, Caroline, KLEIN, Richard (dir.), Les Cahiers Thématiques. Architecture
et Paysage – conception/territoire/histoire/ matérialité, n° 20, « Architectures en série et patrimoine », op. cit., pp. 39-51.
21 BOUCHAIN, Patrick, entretien avec CASTAROS, Christian, « Patrick Bouchain rend hommage à Lucien Kroll »,

Espazium, 4 août 2022, en ligne [https://www.espazium.ch/fr/actualites/patrick-bouchain-rend-hommage-lucien-


kroll] consulté le 2 septembre 2022.

540
En regard de ces considérations, les réalisations de Pierre Lajus et de Fabien Vienne
témoignent d’une actualité évidente. En introduction de la journée organisée en janvier
2022 à la Cité de l’Architecture dans le cadre de l’Appel à Manifestation d’Intérêt « Engagés
pour la qualité du logement de demain », Jean-Baptiste Marie, Directeur de l’Europe des
projets architecturaux et urbains, évoquait combien la Girolle est une démonstration
pertinente, au même titre que les propositions de Marcel Lods, Jean Prouvé ou Charlotte
Perriand, que la préfabrication peut s’appliquer à la maison individuelle. Au-delà de la valeur
d’usage et de la gestion des coûts de production du logement, il rappelle que l’innovation
technique, souvent oubliée, est pourtant essentielle à la conception de ce programme. À cet
égard, Jean-Baptiste Marie conclue, à propos de la Girolle, « [qu’]elle inonde le modèle de
la maison individuelle peu coûteuse, avec une trame préfabriquée en Gironde », et plus
largement que « la flexibilité de la trame constructive demeure un marronnier de
l’architecture »22.
En 1995, le travail de Pierre Lajus fait l’objet d’une exposition, dans le cadre d’un travail
présentant la production de l’agence bordelaise Salier-Courtois-Lajus-Sadirac-Fouquet
entre 1950 et 197023. Vingt ans plus tard, en 2015, le travail de Fabien Vienne est présenté
dans le cadre d’une exposition organisée par la Cité de l’Architecture et du Patrimoine24.
Progressivement, une reconnaissance dans les mondes académiques25 et pédagogiques26
ainsi qu’une patrimonialisation27 de la production de Lajus et Vienne prend forme. Du côté
de la maîtrise d’œuvre, une réinterrogation de ces réalisations semble être dessinée. Nous
avons récemment découvert que le système EXN avait été mobilisé comme modèle décliné
par l’agence AIR Architectures dans le cadre de l’appel à projets TOTEM28. Cette
découverte soulève plusieurs interrogations. Premièrement, dans quelle mesure la volonté

22 MARIE, Jean-Baptiste, ouverture de l’évènement « Une nouvelle approche du logement », organisé dans le cadre

de l’Appel à Manifestation d’Intérêts Engagés pour la qualité du logement de demain, soutenu par le Ministère de la
Culture, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 13 janvier 2022.
23 Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet : Atelier d’architecture, Bordeaux 1950-1970, JACQUES, Michel, NEVE,

Annette (dir.), Arc en Rêve centre d’architecture, Bordeaux, 29 juin-31 décembre 1995.
24 Fabien Vienne. Point. Ligne. Surface. Volume., Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, 15 avril 2015-25

janvier 2016.
25 Concernant Pierre Lajus (par ordre alphabétique) : BERTHIER, Stéphane, Création architecturale et industrialisation de

la filière bois : l’architecture comme milieu d’expérimentation des innovations techniques, Thèse de doctorat en
Aménagement/Architecture, sous la direction de TERRIN, Jean-Jacques, Université Paris-Saclay, 2017 ; BIGNON,
Jean, La maison à ossature bois. Une nouvelle pratique architecturale, Rapport, ENSA Nancy, 1986 ; DEOM, Claudette,
L’architecture de la maison individuelle en France depuis les années 1960 : références et inventions dans trois agences d’architectes, Thèse,
sous la direction de Gérard Monnier, Paris 1, 1996 ; FLORET, Christelle, Ouvrage en préparation sur la production
de maisons de Pierre Lajus [à paraitre en 2023] ; RICROS, François, sous la direction de FROMONOT, Françoise,
DUMONT, Marie-Jeanne, DEMING, Mark, La Girolle. Salier-Courtois-Lajus-Sadirac Atelier d’architecture, Mémoire de
Master, ENSAPB, 2013.
Concernant Fabien Vienne (par ordre alphabétique) : BENIELLI, Pauline, Notre-Dame de la Garde, défigurée ou
appropriée ?, Mémoire-Recherche Master, sous la direction d’ARAUJO, Ana bela, BORRUEY, René, ENSA Marseille,
2018 ; DOUSSON, Xavier, « Les jeux de l’architecte Fabien Vienne. Des jeux à l’architecture, de l’architecture aux
jeux », in PREVOT, Maryvonne, MONIN, Eric, DOUAY, Nicolas (dir.), L’urbanisme, l’architecture et le jeu, Presses
universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2020 ; DOUSSON, Xavier, « Fabien Vienne (1925-2016), notice
biographique » et « Entretien avec Fabien Vienne au sujet de Notre-Dame de la Garde », in ARAUJO, Ana bela,
KLEIN, Richard (dir.), Repenser l’innovation. Connaitre et gérer le legs du logement social expérimental et innovant de la décennie
1968-1978, Rapport, Programme pluriannuel de recherche 2016-2020, Architecture du XXe siècle matière à projet
pour la ville durable du XXIe siècle, 2e session (2017), ENSA Marseille (INAMA) et ENSAP Lille (LACTH), 2020.
26 MAZEL, Caroline, CARADEC, Loeiz, Atelier d’analyse typo-morphologique sur des édifices labellisés de la Nouvelle-Aquitaine,

(ENSAP Bordeaux) ; ARAUJO, Ana bela, BORRUEY, René, BREYSSE, Frédéric, FANO, Mateo, HEMERY, Jean-
Baptiste, NEMOZ, Samuel, Studio de projet et Séminaire (Master) « Prééxistences, transmission des formes, mutation
des usages » (ENSA Marseille) ; « Histoire, Théories et Projet », LEJARRE, Pascal, Studio de Master (ENSAP Lille).
27 Église Saint-Delphin (1965, Villenave d’Ornon) fait l’objet d’un classement à l’inventaire du label patrimoine du

XXe siècle ; Église Saint-Esprit (1966, Lormont) est inscrite au titre des monuments historiques depuis 2000 et a reçu
le label patrimoine XXe siècle ; Hameau de Noailles (1973, Talence) a reçu le label « Architecture contemporaine
remarquable » ; Maison Salier (1966, Fauquier), obtient le label patrimoine XXe siècle en 2015.
28 Projet « Nyumba Ya Maesha : une Maison pour la Vie » (Mayotte), Lauréat du concours « Un toit pour tous en

Outre-Mer » (TOTEM) organisé par le Plan Urbanisme Construction et Architecture (PUCA) et porté conjointement
par le Ministère des Outre-Mer et celui de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires.

541
de Fabien Vienne et de ses équipes de penser ce système selon une logique open source, c’est-
à-dire mobilisable par d’autres maîtres d’œuvre ou usagers, aurait participé de
l’invisibilisation du travail conceptuel réalisé par ces équipes, non mentionné dans la
proposition de l’agence AIR Architectures ? En effet, si des dessins du système EXN sont
utilisés dans la présentation de ce projet, les noms de Fabien Vienne, de la SOAA ou du
système EXN sont absents. Seul figure le nom du constructeur associé au projet, Bourbon
Bois, ancien partenaire de la SOAA dans la conception d’EXN au milieu des années 1970.
Nous identifions ici l’une des explications de la méconnaissance du travail de Fabien Vienne
et de la SOAA, quand bien même leur travail constitue une source d’inspiration réinterrogée
aujourd’hui pour penser des solutions architecturales adaptables, évolutives et sobres. La
seconde interrogation repose sur une réinterprétation des composantes dimensionnelles du
système EXN. En effet, l’agence AIR s’appuie sur l’argument selon lequel la « Maison
Maesha » proposée s’inscrirait dans le territoire mahorais en reprenant « les trames
architecturales et urbaines existantes »29. L’un des principes clés du projet proposé est celui
d’un « système réplicable » et d’une « trame déclinable »30. En proposant une modulation
quasi-identique à celle d’EXN (3,15m pour la maison Maesha, 3,17m pour la maison EXN),
nous nous demandons dans quelle mesure il s’agirait d’une reprise des dimensionnements
d’EXN plus que d’une inscription dans les trames mahoraises. Enfin, notons que
l’intelligence structurelle du système EXN, reposant sur un poteau cruciforme qui résulte
d’un assemblage de ses portiques et permet à la structure d’être autoportante et flexible,
n’est pas réutilisé ici. Les poteaux de Maesha, d’une section quasi-équivalente à celle des
éléments EXN (15cm pour Maesha, 13cm pour EXN), sont pleins lorsque ceux d’EXN
sont évidés du fait de leur forme en croix. Rapidement, nous pourrions dire qu’EXN est
plus économe en matière. Si ces analyses sont trop succinctes, elles ont le mérite de pointer
le désir d’architectes contemporains de réinterpréter les procédés étudiés dans cette thèse,
mais également de la nécessité que ces démarches soient accompagnées de recherches
approfondies, afin de ne pas risquer de les mobiliser à “contre-sens”.

Perspectives contemporaines : pédagogie, maîtrise d’œuvre et maison


individuelle
Parmi les perspectives que ce travail de recherche souhaite proposer, nous identifions trois
enjeux, autour de la pédagogie en architecture, de la maîtrise d’œuvre et de la maison
individuelle.
À l’heure des rapports Lemas (2020) et Girometti-Leclercq (2021), pointant tous deux la
nécessité de proposer, notamment, des systèmes constructifs permettant une modularité et
une transformabilité des logements en fonction de l’évolution des usages, nous pensons
important d’interroger les principes modulaires et la maîtrise du dimensionnement des
espaces domestiques que permet la trame, utiles à la conception et à la production du
logement de demain. Si certains architectes contemporains affichent la trame comme un
parti pris pour une appropriation habitante et une évolutivité des espaces du logement,
comme c’est le cas de Sophie Delhay31, il s’agit plus largement d’interroger le constat selon

29 [www.airarchitectures.com/projet/nyumba-ya--maesha-%3A-une-maison-pour-la-vie].
30 [www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/panneau_1_air.pdf, consulté le 16 septembre 2022].
31 L’architecte Sophie Delhay travaille essentiellement sur le programme du logement, et propose dans le cadre de sa

pratique une interrogation de certaines notions, comme le motif, qu’elle associe au principe de trame (« Le motif est
pour nous une combinatoire de situations offertes, les plus libres et inattendues possibles. Partir de trames
géométriques est une façon de mettre les choses à plat, sans forme à priori qui s’imposerait à ceux qu’elle accueille »,
sur sophie-delhay-architecte.fr).

542
lequel une nouvelle génération d’architectes, lassée de la figure de l’architecte-artiste,
dénonce aujourd’hui une formation en ENSA qui ne les arme pas encore suffisamment sur
les outils d’une maitrise économique, constructive et organisationnelle du projet
d’architecture32.
Alors que nous ouvrons cette thèse par la formation initiale des architectes étudiés, et plus
tard leur manière d’enseigner, qu’en est-il de l’apport que pourrait constituer aujourd’hui,
dans la pédagogie, une réinterrogation de l’outil de la trame ? Nous voyons deux éléments
de réponse ici. Tout d’abord, la nécessité « d’aller voir ailleurs ». Quand Pierre Lajus fait le
choix de compléter son cursus par une formation d’urbaniste, de suivre les traces d’un
Michel Écochard aventurier ou de s’engager avec les scouts, lorsque Fabien Vienne part à
l’île de La Réunion, fait ses débuts dans le mobilier et la menuiserie ou saisi les opportunités
de rencontre avec Robert Le Ricolais et d’autres, ce sont des curseurs que les deux
architectes font le choix de déplacer, et qui auront, immédiatement ou sur le temps long,
des impacts sur leur conception du projet d’architecture, qu’ils souhaitent économique,
fonctionnel, éthique. En définitive, les deux architectes ne se seront jamais approprié la
conception du projet selon une démarche solitaire, mais auront abordé une démarche de
création qui se fait avec l’autre – l’entreprise, l’artisan, l’industriel, l’associé – et pour l’autre
– l’usager. L’appropriation, puis l’expertise, d’un outil conceptuel se ferait ainsi à travers
son exploration selon des univers, des échelles et des modalités variés.
Une ouverture de l’apprentissage qui alimenterait, par rebond, celle de la pratique de
l’architecte. Un colloque auquel nous avons participé en novembre 2021, interrogeant ce
que pouvait être aujourd’hui la profession d’architecte, et plus largement le rôle qu’il peut
jouer dans nos sociétés, nous a permis d’entrevoir la multiplicité des missions et des
engagements que l’architecte pourrait faire sienne. Au vu de nos travaux de recherche, ces
échanges, tantôt relatifs à l’enseignement de l’architecture, au rôle de l’architecte-pédagogue
– avec les entreprises, les usagers, les acteurs sociaux – aux statuts et leviers d’action de
l’architecte dans la fabrique de notre cadre de vie, nous ont permis d’éclairer notre
problématique à la lumière de certaines questions contemporaines, sinon intemporelles. Au
regard des parcours de Pierre Lajus et Fabien Vienne, nous pouvons nous demander dans
quelles mesures leurs expériences singulières – construction nautique, réalisation de
mobilier, voyages, rencontres spécifiques – leur ont permis d’enrichir leur parcours, mais
également de nourrir leur approche conceptuelle et plus spécifiquement leur usage d’un
outil comme la trame. Comment ces apprentissages, menés parallèlement à leur formation
à l’école et en agence, ont pu infuser leur pensée de l’espace et de la construction ? Nous
avons entrevu qu’une formation “traditionnelle” n’était pas la seule réponse possible et que
d’autres formats d’apprentissage, par l’expérimentation, une sensibilisation aux réseaux
d’acteurs, l’encouragement à des pérégrinations personnelles ou par un positionnement de
l’étudiant dans un rôle actif de son apprentissage pouvaient être porteurs de
questionnements enrichissants.
Parallèlement, les collaborations sur le temps long que Lajus et Vienne ont engagées, avec
des entrepreneurs plus spécialement, nous invitent à nous interroger sur les conditions de
la pratique actuelle. L’architecte et le constructeur sont-ils encouragés, par le format des
concours, des appels d’offres, par les conditions même de la commande, à tisser des liens
aussi forts qu’ont pu le faire ces deux architectes avec les acteurs du bâti qui assurent la
réalisation des projets qu’ils conçoivent ? Si l’interdisciplinarité est aujourd’hui un objectif
vers lequel il conviendrait de tendre, qu’en est-il des conditions de travail collectif et

32 BIAU, Véronique, Les architectes au défi de la ville néolibérale, Parenthèses, Marseille, 2020.

543
collaboratif entre architectes, ingénieurs, promoteurs, industriels ? Alors que les démarches
d’expérimentations (constructive, programmatique, pédagogique) perçues aujourd’hui
comme innovantes, réinterrogent les schémas d’acteurs, les inscrire dans un historique des
tentatives du XXe siècle pourrait être source d’enseignement. De la même manière, là où le
BIM apparait comme un médium privilégié pour que les différents acteurs du projet
puissent intervenir dans sa conception, quels liens peut-on lire avec les multiples formes
d’échanges entre acteurs auxquelles les architectes se sont essayés au XXe siècle ? Des
formats professionnels (groupes multi-professionnels réunissant architectes, urbanistes,
paysagistes, sociologues, artistes, etc.) aux statuts de concepteurs se revendiquant comme
adisciplinaires (modélateurs), en passant par les outils conceptuels communs aux acteurs
de la fabrique de l’espace, comment éclairer nos modes de conception actuels ?
Ces éléments interrogent le rôle de l’architecte quand il ne s’agit pas de le réduire
strictement à la maitrise d’œuvre : architecte-conseil, assistance à la maitrise d’ouvrage,
fonctionnaires, etc. Dans une période récente (années 2000) qui remet fortement en
question le statut de l’architecte-artiste au vu des problématiques climatiques, sanitaires ou
économiques, incitant les architectes à une vision pragmatique de la profession33, il est
intéressant de constater comment des praticiens du siècle précédent ont tenté d’initier le
chemin d’une réflexion à la fois rationnelle, c’est-à-dire raisonnée d’un point de vue
économique, constructif et environnemental, et à l’écoute des usagers et des autres acteurs
de la production du bâti. Plus récemment encore, cela fait écho à un certain nombre de
profils émergeants de praticiens, soucieux de réinterroger la profession au prisme d’une
posture éthique, entrepreneuriale, à l’écoute de la maitrise d’ouvrage et d’usage, et mettant
en jeu une dimension collective du travail34. Une nouvelle génération d’architectes qui n’est
pas la seule à se réinterroger sur ses missions, avec l’élargissement des profils d’architectes
installés (architectes-chercheurs, architectes-médiateurs, architectes-experts, etc.),
souhaitant partager une culture commune à travers des pratiques diversifiées35. Quelle place
pour l’architecte critique, tâtonneur, médiateur, et à toute forme de pratique architecturale
qui ne serait pas exclusivement celle du monde de l’agence ?
À la lumière de ces réflexions, nous désirions mentionner l’exemple d’un architecte et
designer américain, Ken Isaacs (1927-2016), dont la démarche et la production nous ont
vivement interpellée en ce qu’elles articulent apprentissage, pédagogie et pratique par un
usage remarquable de la trame. Ken Isaacs apprend la conception de l’espace par une
exploration expérimentale des potentialités de la trame. Il fait appel au principe de
« matrice » envisagée comme un « environnement total »36, qu’il amorce dès sa formation
au sein de la Cranbrook Academy of Art (Bloomfield Hills, Michigan) et explore tout au
long de sa carrière. Isaacs débute son cursus à Cranbook en 1952, « peu de temps après la
mort de l’architecte finlandais Eliel Saarinen, le premier et influent directeur de l’école, dont
l’approche transdisciplinaire de l’enseignement du design mettait l’accent sur l’expression
individuelle et sur l’expérimentation »37. Quelques années avant lui, plusieurs personnalités
célèbres ont été formées dans cette école, parmi lesquelles Ray et Charles Eames38, créant
un environnement riche de réflexions et de propositions. C’est à l’occasion de son projet
de diplôme, en 1954, qu’il conçoit et fabrique sa première Living Structure, une structure de

33 BIAU, Véronique, Les architectes au défi de la ville néolibérale, Éditions Parenthèses, Marseille, 2020.
34 CELNIK, Olivier, intervention chaire EFF&T, + « Génération HMONP »
35 « Architectes, mais pas que ! », 308+ Le journal des Architectes et de l’Architecture de la région Nouvelle-Aquitaine,

n°50, printemps 2021, édité par le Conseil Régional de l’Ordre des Architectes de Nouvelles-Aquitaine.
36 SNODGRASS, Susan, Dans la matrice : le design radical de Ken Isaacs, Sombres torrents, 2020, p. 4.
37 Ibid., p. 13.
38 Ces architectes font partie des références de Pierre Lajus, découverts dans le cadre des Case Study Houses, aux côtés

de Richard Neutra, Craig Elwood, Pierre Koenig, ou encore Eero Saarinen, fils d’Eliel Saarinen.

544
2,40m de côtés, composée selon une trame carrée de 1,20m servant à définir le module en
plan comme en volume. L’unité, inscrite dans cette grille tridimensionnelle, s’étage sur deux
niveaux et se subdivise en quatre espaces qui abritent les fonctions primaires du logis
(dormir, lire, recevoir, ranger) et sont équipés de mobilier intégré (lit, table, banc) :

« La matrice est un système de grilles en trois dimensions qui constitue le concept


central et l’unité de construction de base de toute son œuvre, y compris pour ses
Living Structures, des unités modulaires englobant les fonctions multiples de meuble et
d’habitation, et pour les Microhouses, des logements nomades et durables […] Un
croquis de sa première Living Structure autoportante, réalisée la même année, illustre
l’idée qu’avait Isaacs d’une forme ouverte tout en étant plus unifiée : un cadre
cubique, ou “spaceframe”, soutenant deux plateformes qui divisent l’espace en zones
planes pour manger, dormir et ranger ses affaires. Dans les deux dessins, une série de
poteaux verticaux soutient des plans horizontaux flottants pour former un réseau en
grille, ou “matrice”, un cadre tridimensionnel modulaire qui deviendra fondamental
dans toutes ses créations […] Dispositif tant conceptuel que structurel, le système de
matrice d’Isaacs faisait aussi partie d’un ensemble de termes qu’il avait inventés […]
[et qui] reliés entre eux et dans une certaine mesure interchangeables, sont cependant
tous associés à la volonté de créer un “environnement total” ou un “design total” »39.

En 1961, Isaacs adapte ce principe en construisant une Living Structure dans son
appartement de Chicago. Tramée selon un module carré de 1,80 x 1,80m, la construction
est une « réponse à son propre besoin de mobilité et plus largement à la culture de liberté
qui définit les années 1960 »40. À propos de cette « unité-matrice », Susan Snodgrass écrit
qu’elle « symbolise pleinement le concept de matrice d’Isaacs en tant que structure
universelle »41. De ces premières expériences, qu’il fait à l’école, Ken Isaacs retient ce fil
conceptuel qu’il ne cesse de réinterpréter au fil des réalisations, de ses Microhouses (logements
nomades) à ses Alpha Chambers (modules pédagogiques et immersifs). Chaque fois, la trame
est la composante structurante de l’espace – évoluant dans ses dimensions – de façon à
fabriquer un habitat minimal, modulable et évolutif. À l’aune des années 1970, Isaacs
réinterroge ce que lui-même a développé en tant qu’étudiant, puis jeune concepteur, dans
le cadre des cours qu’il dispense à Chicago. Dans l’ouvrage qu’il publie en 1974, le designer
décrit son désir de faire travailler les étudiants sur la base de ce module cubique
« superflexible ». Ne s’agissant pas de faire de cette structure une formule imposée, le
designer propose à chacun d’en construire le squelette pour imaginer leurs solutions
d’aménagement, et l’envisager comme le point de départ d’un processus conceptuel. Un
autre enjeu relatif à cette expérience pédagogique de la trame y est celui de vivre ces espaces
qui, bien que minimums, offrent un potentiel ergonomique judicieux.
De ce fait, la démarche du concepteur américain nous intéresse à différents titres. D’abord,
parce que l’architecte-designer met en œuvre une exploration de la trame dès ses projets
étudiants, qui l’animera toute sa carrière. Ensuite, parce que, des années plus tard, il invitera
ses étudiants à s’en saisir à leur tour pour faire l’expérience conceptuelle, spatiale et
constructive de cette trame qui lui sert de guide. Enfin parce que, dès le départ, il envisage
la trame comme une matrice totale. Si la matrice a constitué pour Isaacs un système intégré42
de conception et le dénominateur commun à l’ensemble de ses réalisations, nous pensons
que la trame a joué le rôle de socle projectuel complet pour Lajus et Vienne, et pourrait
l’être pour de nouveaux architectes. À la lumière de ces éléments, nous entrevoyons une
définition de la trame comme écosystème projectuel, régissant les multiples dimensions

39 SNODGRASS, Susan, Dans la matrice : le design radical de Ken Isaacs, Sombres torrents, Aurillac, 2020, p. 4 ; pp. 10-11
40 Ibid., p. 21.
41 Ibid., p. 22.
42 Ibid., p. 7.

545
inhérentes à l’architecture (constructives, sociales, économiques, etc.). Une hypothèse qui
a pris corps au fil de nos recherches, nous invitant à éclairer la terminologie de trame par
celles de matrice, système, réseau ou combinatoire.
Des références contemporaines directement inspirées des Living Structures de Ken Isaacs
– tel que le projet « 2,5m3 – everything cube » de l’agence Chmara.Rosinke (2013) –
démontrent combien les réflexions relatives à l’usage de la trame pour penser le logement
minimal, modulaire, réversible et gage d’une économie de matière continuent d’interroger
les concepteurs aujourd’hui. Récemment, l’agence austro-allemande a réalisé une série de
dessins relatant le confinement du printemps 2020, illustrant leurs réflexions sur les espaces
multifonctionnels et questionnant la capacité de nos logements à abriter une pluralité
d’usages dans un volume restreint43. À propos du projet « 2,5m3 – everything cube »,
l’agence Chmara.Rosinke expose ses inspirations, issues « [d’]architectes et designers [qui]
s’intéressaient aux concepts de structures modulaires et mobiles et voulaient révolutionner
les canons sociaux »44, désireuse de repenser le nomadisme de générations qui « veulent
déménager, voyager, prendre de nouveaux emplois, être plus indépendants, et y parvenir
en changeant leurs habitudes et leurs biens »45. La (multi)fonctionnalité du logement, pensé
pour être minimal (pris au sens de rationnel), s’associe à l’ergonomie et à la modularité des
espaces de vie, et se voit mise au centre des réflexions et expérimentations architecturales.
La rapidité de montage des structures est également un enjeu conceptuel essentiel, faisant
écho aux tentatives de Ken Isaacs comme à celles de Fabien Vienne et de Pierre Lajus il y
a près de soixante ans. Ces références font dialoguer nos recherches sur la trame avec des
visées prospectives que les agences d’architecture traitent aujourd’hui à travers le monde.
Au-delà de questionner la pédagogie à l’œuvre en architecture, à l’école ou hors de ses murs,
ces éléments interrogent la maîtrise d’œuvre, et plus spécifiquement dans quelle mesure les
systèmes modulaires et constructifs peuvent nourrir, sinon éclairer, nos manières de penser
et produire le logement ? À l’heure où la modularité de l’architecture, ou plutôt
l’architecture modulaire, apparait comme une tendance remobilisée et relayée par la
profession46, et semble être une réponse possible au logement d’urgence ou aux contextes
de chantiers complexes, qu’avons-nous réellement retenu des expérimentations qui l’ont
éprouvée ? Au vu des recherches et tentatives qui ont été conduites, ne serait-ce que dans
la seconde moitié du XXe siècle, en France et plus largement en Europe, aux Etats-Unis ou
au Japon, les architectes doivent compte sur l’enseignement de ces expériences passées.
Lorsque les réponses architecturales modulaires sont parfois décrites comme innovantes
aujourd’hui, peut-on, sous prétexte de réinventer le logement d’aujourd’hui, se passer d’une
étude attentive de la maison Moduli (Gullichsen et Pallasmaa architectes, 1969), de la
Maison démontable de Jean Prouvé et Pierre Jeanneret (1942) ou de la Maison minimum
(Masuzawa architecte, 1952) ?
Une récente table-ronde consacrée au « modulaire 3D »47 bois nous a permis de nous
interroger sur les portées contemporaines des réflexions développées dans cette thèse à ce
sujet. Le choix du modulaire y était associé à des arguments qui semblent contradictoires
avec l’intelligence que peut revêtir la logique modulaire : « C’est une manière de faire du
sur-mesure à conditions que les dimensions du module en autorisent le transport » ; « Dans

43 « Illustrations from isolation », série de dessins réalisée par Chmara.Rosinke, 2020.


44 Traduction de l’auteure, d’après la notice rédigée consacrée au projet « 2,5m3 – everything cube »
[https://chmararosinke.com/2-5-everything-cube], consulté le 30 novembre 2021.
45 Traduction de l’auteure, d’après la notice rédigée consacrée au projet « 2,5m3 – everything cube », op. cit.
46 REY, Emmanuel, « Vers une architecture modulaire ? », Espazium, 4 novembre 2019 (en ligne).
47 « Le modulaire 3D », cinquième conférence du cycle L’architecture sort du bois, organisée par la Maison de l’architecture

Île-de-France (Paris) le 22 juin 2022.

546
cette opération, pas un module n’a la même taille » ; « Il s’agit de faire disparaitre la trame
des modules » ; « Le mobilier nous permet de cacher les trames de production ». Lorsque
la modularité pourrait être envisagée par le biais de systèmes ouverts permettant la variété
et l’adaptabilité des solutions architecturales, le module en tant que produit fini restreindrait
l’étendue des possibles, encourageant le plus souvent la superposition de “boîtes”. Celle-ci
induirait une uniformité que les constructeurs et les promoteurs contournent notamment
par l’usage de couleurs ou de revêtements censés animer les façades des projets. Qu’en est-
il du jeu des volumétries, des sous-trames, de l’expression de la structure ? Est-on certain
qu’il faille dissimuler l’aspect modulaire d’une architecture, sous prétexte que les usagers
l’auraient en horreur ? D’autre part, penser le module comme un produit fini nécessite des
convois exceptionnels pour en assurer le transport qui semble, en partie, un contre-sens à
la volonté de sobriété qui caractérise pourtant souvent ces propositions. Il y aurait une
finesse à trouver dans le modulaire que le corpus de cette recherche pourrait questionner,
et qui passerait notamment par la définition d’une culture partagée avec les industriels, les
élus, les usagers. Enfin, alors que le modulaire promet aujourd’hui une évolutivité des
projets, les choix constructifs associés (ossature, modules amenés sur site) sont moins
permissifs qu’un système modulaire et constructif de type charpente (portiques, poteaux-
poutres). En cela l’enseignement du système EXN semble particulièrement éclairant,
assurant industrialisation à grande échelle, diversité formelle, transport par camions de taille
réduite, résistance, évolutivité.
L’Appel à Manifestation d’Intérêt Engagés pour la qualité du logement de demain, soutenu par le
ministère de la Culture, a organisé en janvier dernier une journée48 lors de laquelle plusieurs
témoignages – d’architectes, d’acteurs des politiques publiques et de chercheurs – font écho
à certains des enjeux qui se sont posés à Fabien Vienne et Pierre Lajus au cours de leurs
carrières, tels que l’évolutivité ou le caractère abordable du logement. Vera Lizarzaburu,
directrice des programmes nationaux au sein de la structure Action Logement y a souligné
la nécessité d’intégrer « la modularité du logement » au cœur des réflexions inhérentes à ce
programme. Du côté des praticiens, Clément Vergely fait état d’une transformabilité des
logements des années 1960, comparativement à ceux produits trente ans plus tard, qui
rendrait ce patrimoine riche de potentiel, avant d’ajouter qu’une « structure plus
géométrique » voire plus « générique » pourrait être synonyme de lisibilité des espaces,
d’une simplification et donc d’une économie de la construction et d’une générosité
architecturale enviable. Stéphanie Bru, de l’agence Bruther Architectes, met l’accent sur la
nécessité « d’interroger en permanence le processus afin de ne pas tomber dans le piège de
l’image, qui n’est pas synonyme de recherche ». Jean-Baptiste Marie revient enfin sur le fait
que « le confort se mesure à l’adaptabilité du logement », que « la multifonctionnalité
constitue un élément essentiel de sa conception », et rappelle combien « délaisser la maison
individuelle et déposséder les architectes de ce programme » serait préjudiciable pour les
maîtrises d’œuvre, d’ouvrage et d’usage.
Nombre d’enjeux qui interrogent le programme de la maison individuelle aujourd’hui
– voire plus largement la conception de notre cadre de vie – trouvent un écho dans les
recherches et réflexions qui ont pu être menées par les architectes au cœur de la seconde
moitié du XXe siècle. En parcourant les revues d’architecture des années 1970 et 1980, on
remarque combien certains sujets restent d’actualité : évolutivité et flexibilité des espaces
du logement, matériaux bio-sourcés et cycles courts, pièce en plus, etc. Intrinsèquement

48 « Une nouvelle approche du logement », Journée organisée dans le cadre de l’Appel à Manifestation d’Intérêt Engagés

pour la qualité du logement de demain, soutenu par le Ministère de la Culture, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 13
janvier 2022.

547
liées aux choix architecturaux, ces réflexions reflètent certaines permanences qui semblent
traverser les époques. À ce titre, il est intéressant de voir combien la maison individuelle
constitue un lieu d’expérimentation incontournable pour les architectes du monde entier,
et ce à différentes époques. Par son échelle, la temporalité de sa mise en œuvre ou les liens
privilégiés avec les usagers qu’elle peut engager, la maison individuelle concentre un certain
nombre de critères qui la rendent éligible à de multiples tentatives (constructives,
typologiques, urbaines, formelles, etc.), lorsque le logement collectif rencontre des
obstacles règlementaires ou un certain nombre de tensions foncières.
La récente exposition L’empreinte d’un habitat, tenue au Pavillon de l’Arsenal49, illustre le
potentiel que peut représenter la maison, en l’occurrence lorsqu’elle est modulable, réalisée
à partir d’éléments préfabriqués, économique, expérimentale. Dès les premières lignes du
catalogue de l’exposition, des ponts sont jetés entre les questions que nous nous sommes
posées dans cette recherche et celles réinvesties à travers l’exposition à la lumière de
diverses productions, dont celles de Buckminster Fuller, de Jean Prouvé ou de Charlotte
Perriand, entre autres. Il y est rappelé que la conception et la production d’une architecture
raisonnée – en l’occurrence économique, peu consommatrice de matière et démontable –
n’est pas nouvelle, et que les expériences menées par certains précurseurs du XXe siècle
sont à regardées avec attention, et à réinterroger pour penser l’architecture du XXIe siècle.
À ce titre, les analyses de ces projets font écho à certains enjeux qui étaient ceux des
systèmes Trigone et EXN, et de la Girolle : optimisation des matériaux, des coûts et des
temps de montage de construction, légèreté et maniabilité des composants, adaptabilité aux
situations d’urgence, prototypage, « longs processus de conception, fabrication et
commercialisation ». De la Dymaxion House à la Case Study House n°8, en passant par le refuge
Tonneau ou la Packaged House, ces propositions témoignent des explorations intellectuelles
et constructives mises à l’épreuve par ces architectes, « privilégi[ant] un nombre de
composants réduit et faciles à assembler » dans le but de proposer des constructions
« mieux adaptées à l’évolution des comportements et moins coûteuses »50.
Un premier constat critique demeure dans la mesure où, « si ces constructions entendent
optimiser simultanément les coûts et les formes de l’habitat, la création de ces systèmes
majoritairement “fermés” produit assez rarement les résultats escomptés »51. C’est
précisément ici que la mise en regard de ces exemples reconnus de l’histoire de l’architecture
du XXe siècle avec les systèmes étudiés dans cette thèse, prônant pour certains une
ouverture des systèmes résolument opérante, nous paraitrait pertinente pour aller plus loin
sur ces questions. Aussi, lorsque Fabien Vienne et Pierre Lajus imaginent des systèmes de
construction ayant recours au matériau bois, qui plus est dans une démarche de production
locale, nous ne pouvons que remarquer le caractère précurseur et la pertinence de leurs
réflexions en regard des enjeux actuels de « circularité des matériaux »52. À ces
problématiques se rattachent celles de la transformabilité des constructions, au cœur des
recherches actuelles, et corrélées aux caractéristiques des systèmes modulaires et
constructifs. Marcel Lods évoquait, dès la fin des années 1960, le bienfondé d’une « faculté
de transformation » de l’architecture, reposant sur des dispositifs ponctuels (« toitures
mobiles, murs éclipsables, voiles tendus ») ou globaux (« superstructures légères

49 L’empreinte d’un habitat. Construire léger et décarboné, exposition organisée par le Pavillon de l’Arsenal (Paris) du 22
octobre 2021 au 27 février 2022, avec le commissariat scientifique de Philippe Rizzotti architecte. Catalogue de
l’exposition éponyme paru aux éditions du Pavillon de l’Arsenal en 2021.
50 LABASSE, Alexandre, « En quête de légèreté », catalogue de l’exposition L’empreinte d’un habitat, construire léger et

décarboné, tenue au Pavillon de l’Arsenal du 22 octobre 2021 au 27 février 2022, 2022, pp. 2-3.
51 Ibid., p. 4.
52 RIZZOTTI, Philippe, « Le poids de l’habitat », catalogue de l’exposition L’empreinte d’un habitat (…), op. cit. p. 10.

548
démontables, modifiables, transportables ») : le bâtiment doit pouvoir changer de forme,
se déplacer53. Et bien que cette architecture, conçue pour être transformée au gré des envies
des habitants n’ait été que peu transformée dans les faits, Lods décrivait à l’époque ce que
nous jugeons toujours d’actualité en 2022 :

« L’architecture doit obéir à l’époque.


Elle ne doit pas imposer des formes à l’époque.
La civilisation d’aujourd’hui exigeant du fait de la rapidité, de la fréquence, de la
profondeur de ses modifications une Architecture possédant des facultés d’adaptation
ignorées de l’Architecture ancienne, la création de bâtiments légers, montables et
démontables rapidement sans frais excessifs est désormais une nécessité absolue »54.

« Rien de nouveau sous le soleil » pourrait souffler un Fabien Vienne amusé et néanmoins
soucieux, à la fin de sa vie, de voir l’architecture s’éloigner de l’essentiel pour s’approcher
du superficiel. Il s’agirait donc pour les architectes et les différents acteurs de la conception
et de la construction de relire ces propositions à l’aune des (presque) nouvelles questions
qui se posent à eux, dans un contexte balayé par les crises sanitaire et écologique, les
transitions numérique, démographique, etc. Une réactivation de ces enjeux de l’architecture
– légèreté, rationalité, économie, appropriabilité, transformabilité – comme support d’un
renouvellement de la conception architecturale qui semble nécessaire. Consciente que les
conditions de production de l’architecture et que le contexte social et économique (entre
autres) aient changé, nous nous demandons tout de même quelle leçon tirer lorsque l’on
observe le modèle de Maison Phénix, récemment parvenu à son essoufflement55 alors que
son principe initial témoigne d’une intelligence modulaire et constructive indéniable56. La
société Phénix aurait-elle progressivement oublié l’ouverture de son système au profit de la
production de modèles trop peu variables, évolutifs, transformables ? Dès les années 1980,
le travail de Pierre Lajus auprès du constructeur avait laissé entrevoir une immuabilité d’un
système de production préjudiciable à son renouvellement.
Encore récemment, le programme de la maison individuelle se voyait largement stigmatisé
du fait qu’il est souvent assimilé à une configuration urbaine du quartier pavillonnaire. Or,
qu’il s’agisse des maisons de ville, en bande ou groupées, nous savons qu’il existe d’autre
formes d’explorations de ce programme. Il s’agirait dès lors de considérer le parc existant
de logements individuels non comme un problème, mais comme un potentiel de
réinvention de la ville et de ses franges57. Là où l’articulation entre péri-urbain et centres-
villes parait parfois (souvent) complexe ou inexistante, il serait question de repenser l’une
à l’aune de l’autre, en imaginant notamment une densification des quartiers péri-urbains,
ou en tout cas des tissages plus fins entre villes dense et diffuse. La maison individuelle est-
elle nécessairement antinomique de la ville ? De la bâtisse moyenâgeuse à la maison

53 LODS, Marcel, « Les perspectives de l’architecture industrialisée », Cités & Techniques, n°50, sept.-oct. 1969, pp. 14-

16.
54 Ibid., p. 16.
55 « Le constructeur des maisons Phénix placé en liquidation judiciaire », Le Monde, 28 juin 2022, en ligne

[www.lemonde.fr/economie/article/2022/06/28/le-constructeur-des-maisons-phenix-place-en-liquidation-
judiciaire_6132399_3234.html].
56 cf. entretien Pierre Lajus avec l’auteure, juin 2022 (Annexes) ; « Son modèle standardisé de structures métalliques et

panneaux de béton préfabriqués en série à l’usine avait rendu le rêve du petit pavillon accessible au plus grand
nombre », in « Geoxia, constructeur des maisons Phénix, placé en liquidation judiciaire : 1100 salariés licenciés et 1600
chantiers en cours », Le Monde, 29 juin 2022, en ligne [www.lemonde.fr/economie/article/2022/06/29/1-100-
salaries-licencies-et-1-600-chantiers-en-cours-geoxia-constructeur-des-maisons-phenix-place-en-liquidation-
judiciaire_6132508_3234.html]
57 « Réenchanter le pavillonnaire urbain des années 1950-1970 », Recherche, HAMON, Viviane (anthropologue),

ROUGE, Lionel (géographe) et SOICHET, Hortense (photographe), soutenue par le PUCA, l’ADEME, Leroy
Merlin Source, la Fédération nationale des CAUE et le Forum Vies Mobiles), 2022.

549
bourgeoise, l’histoire de l’architecture nous montre que la réponse ne peut être aussi
univoque que celle-ci. En lien avec les réflexions émergeantes sur les « Zéro Artificialisation
Nette » (ZAN)58, infusant les réflexions actuelles des « Plan Locaux d’Urbanisme » (PLU),
il s’agit de repenser la maison en ville, et de repenser la ville en péri-urbain. Ou, comme le
formule Pierre Lajus, « faire de la ville-ville avec les maisons, pas uniquement de la banlieue,
pas de la ville américaine »59. À ce sujet, la récente montée en puissance des recherches
consacrées à la maison individuelle et/ou aux quartiers péri-urbains60 trahissent une
(ré)appropriation de ces sujets par les politiques et les différents acteurs de la construction.
En définitive, la maison pose encore aujourd’hui des questions essentielles. De
l’appropriation du logement par ses habitants – notamment dans une période traversée par
une crise sanitaire qui a mis à mal certains schémas de pensée que nous pouvions avoir sur
la ville dense – aux identités urbaines véhiculées par les instances ou reçues par les
populations, en passant par sa capacité à être un support de projection et de
transformabilité pour les usagers, cette forme d’habitat mérite qu’on y apporte une
attention plus fine et somme toute moins polémique.

58 Mentionnons – entre autres – le rapport « Objectif zéro artificialisation nette (ZAN) et contribution de l’ADEME »,
réalisé par l’ADEME, en partenariat avec l’Institut Paris Région et CDC Biodiversité, dressant un état de l’art
analytique sur le sujet, juin 2021.
59 LAJUS, Pierre, entretien avec l’auteure, juin 2022, op. cit.
60 Mentionnons – entre autres – les émissions de radio « Artificialisation des sols et étalement urbain : faut-il contenir

les maisons individuelles et comment ? », France Inter, 16 février 2022, avec Sylvain Grisot, Brian Padilla et Heloïse
Leussier ; « Habitat et territoires : les fractures françaises. Avec Jean-Laurent Cassely et Damien Hereng », France
Culture, 19 octobre 2021 ; « À quoi doit ressembler la maison individuelle de demain ? », France Inter, 20 octobre 2021,
avec Guy Tapie et Christine Leconte ; le cycle de conférences 2021-2022 organisé par l’Institut Paris-Région, et plus
spécialement les séances « L’urbanisme sans aménageur : les tissus d’habitat individuel » (15 mars 2022) et « L’espace
habité avec ou sans aménageur : le pavillonnaire » (17 mai 2022) ; ou encore la Résidence d’architecture France 2022
lancée par la Maison de l’Architecture de Bordeaux, en partenariat avec la DRAC Nouvelle-Aquitaine et la ville de
Saint-Médard-en-Jalles « Les lotissements pavillonnaires : une tentative d’utopie ? ».

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n°296, décembre 1973, pp. 44-47.
« Maison modulaire, Jean Rey architecte », Techniques et Architecture, n° 298, mai 1974, p. 113.
« L’ossature bois, deux décennies d’expérimentations, par Jean-Pierre Watel architecte », Techniques et
Architecture, n° 321, oct. 1978, pp. 76-78.
« Agence d’architecte et maison d’habitation, Pierre Lajus architecte », Techniques et Architecture, n° 321, oct.
1978, pp 84-86.
« Un entretien avec Jean Prouvé, interview recueillie par Dominique Clayssen », Techniques et Architecture, n°
327, nov. 1979, pp. 143-146.
« Composants-bois, “villa Morton” à Bordeaux. “Immeuble de ville” en centre ancien, à Bordeaux »,
Techniques et Architecture, n°327, novembre 1979, pp. 114-118.
« Système de construction en bois : EXN », Techniques et Architecture, n° 345, déc. 1982-janv. 1983.
« Une maitrise d’œuvre à la recherche de nouvelles pratiques : réflexion sur les enseignements de cinq
réalisations expérimentales », Techniques et Architecture, n° 347, mai 1983, pp. 76-86.
« Villabois : les systèmes constructifs en compétition », Les cahiers techniques du bâtiment, n° 65, sept. 1984.
« 1950-1980 : 30 ans d’architecture française », AMC, avril 1986, n°11, p. 52.
« Architectes, mais pas que ! », 308+ Le journal des Architectes et de l’Architecture de la région Nouvelle-
Aquitaine, n°50, printemps 2021, édité par le Conseil Régional de l’Ordre des Architectes de Nouvelles-
Aquitaine.

Numéros de revues
« Solutions d’urgence », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°2, juillet-aout 1945.
« Richard J. Neutra, architecte », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 6, mai-juin 1946.
« Brésil », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°13-14, septembre 1947.
« Le Corbusier », L’Architecture d’Aujourd’hui, 2e numéro spécial, avril 1948.
« Brésil », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°42-43, août 1952.
« Cent maisons d’aujourd’hui », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 103, sept. 1962.
« Vers une industrialisation de l’habitat », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°148, février 1970.
« Construction 70 recherches », Techniques et Architecture, 32e série, n°3, septembre 1970.
« Architecture évolutive : Habitation », Techniques et Architecture, n°292, avril 1973.
« Habitation : systèmes constructifs, industrialisation », Techniques et Architecture, n°293, mai-juin 1973.

565
« Habitation : systèmes constructifs, industrialisation », Techniques et Architecture, n°299, juin 1974.
« Habitat collectif », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°161, avril-mai 1972.
« Recherche-Habitat », L’Architecture d’Aujourd’hui, juillet-août, n°174, 1974.
« Rénovation, Réhabilitation ou Restauration », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°202, avril 1979.
« Industrialisation ouverte 1 : principes, expérimentations », Techniques et Architecture, n°327, novembre 1979.
« Industrialisation ouverte 2 : systèmes constructifs, composants », Techniques et Architecture, n°328, décembre
1979.
« Intégration urbaine », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°217, octobre 1981.
« Habitat et urbanité », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°220, avril 1982.
« Le bois dans l’habitat », Techniques et Architecture, n°347, mai 1983.
« Habiter la ville », Techniques et Architecture, n°351, déc.-janv. 1983-84.
« Habitat et urbanité 2 », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°234, septembre 1984.
Le Carré Bleu, n°3-4, 1998.
« Pierre Lajus : parcours d’un pionnier », Architectures À Vivre, Hors-Série, 2012 (rééd. 2007).

Travaux universitaires
BERTHIER, Stéphane, Création architecturale et industrialisation de la filière bois : l’architecture comme milieu
d’expérimentation des innovations techniques, Thèse en Architecture et Aménagement de l’espace, Université Paris-
Saclay, sous la dir. de Jean-Jacques Terrin, soutenue à l’ENSA Versailles en octobre 2017.
BENIELLI, Pauline, Notre-Dame de la Garde, défigurée ou appropriée ?, Mémoire-Recherche Master, sous la
direction d’ARAUJO, Ana bela, BORRUEY, René, ENSA Marseille, 2018.
DELEMONTEY, Yvan, Perret et la trame au Havre. Du chantier à la forme urbaine, DEA, Écoles d’architecture
de Paris-Belleville, La Villette, Marne, Paris-Malaquais, Versaille et Institut français d’urbanisme, 2003.
DELEMONTEY, Yvan, Le béton assemblé. Préfabriquer la France de l’après-guerre (1940-1955), Thèse en
Architecture, REICHLIN, Bruno (dir.), COHEN, Jean-Louis (dir.), Université Paris 8, Université de
Genève, soutenue à Paris le 19 nov. 2009.
DEOM, Claudette, L’architecture de la maison individuelle en France depuis les années 1960 : références et inventions dans
trois agences d’architectes, Thèse en Histoire de l’art, sous la direction de MONNIER, Gérard, Paris 1, 1996.
DOUSSON, Xavier, Jean Bossu, architecte. 1912-1983, Thèse en Histoire de l’art, Université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne, mars 2010, MONNIER, Gérard (dir.).
LAJUS-PUEYO, Justine, « Reconstruire à l’identique 50 ans plus tard », Mémoire HMONP [Septembre 2015-
Avril 2016], Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et du Paysage de Bordeaux [en ligne ;
issuu.com/j.lajus/ docs/m__moire_hmonp_justine_lajus/77 ; consulté le 4 septembre 2022].
MALCURAT, Olivier, La trame comme outil d’aide à la conception architecturale, TPFE, ENSA Nancy, 1997.
MAUMI, Catherine, Grille, ville et territoire aux États-Unis : un quadrillage de l’espace pour une pensée spécifique de la
ville et son territoire, sous la direction de Marcel Roncayolo, thèse de doctorat en Géographie, 1997, EHESS,
Paris.

566
MEUNIER, Rémy, « Réadapter l’autoconstruction : proposition pour l’autoconstruction à l’île de La
Réunion », diplôme en architecture défendu le 22 avril 1976, Unité Pédagogique n°6, avec les membres de jury :
MM. Jaupitre (directeur d’études, UP6), Laberthonnière (UP6), Bon (UP1), Ducoloner (UP5) et Gérald
Hanning (personnalité extérieure).
RICROS, François, sous la direction de FROMONOT, Françoise, DUMONT, Marie-Jeanne, DEMING,
Mark, La Girolle. Salier-Courtois-Lajus-Sadirac Atelier d’architecture, Mémoire de Master, ENSAPB, 2013.
SCOTTO, Manon, « Groupement d’habitations de Notre-Dame de la Garde, 170 logements sociaux à La
Ciotat, Fabien Vienne 1970 », sous la direction de René Borruey, d’Ana Bela de Araujo, d’Eve Roy et d’Alice
Sotgia, Mémoire de Master 2, École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille, Dépt. La Fabrique/Lab.
INAMA, 2015.
SCOTTO, Manon, Rationalité conceptuelle et poétique spatiale ; le projet de logements sociaux groupés de Fabien Vienne,
PFE Mention Recherche, La Fabrique/INAMA, ENSA Marseille, 2015.

Expositions et catalogues d’expositions


« Maisons de bois », Galerie du CCI du 19 décembre 1979 au 25 février 1980, Centre de Création Industrielle
et le Centre Georges Pompidou, 1979, Paris.
« Architecture et industrie : passé et avenir d’un mariage de raison », 27 octobre 1983 au 23 janvier 1984,
CCI/Centre Pompidou, Paris.
« Dedans/Dehors » 30 mars au 9 mai 1988, CCI / Programme IMPEX, le Plan Construction et le Ministère
de l’Industrie.
« Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet : Atelier d’architecture, Bordeaux 1950-1970 », 29 juin-31
décembre 1995, Arc en Rêve/Centre d’Architecture, Bordeaux, JACQUES, Michel, NEVE, Annette (dir.).
« Fabien Vienne. Point. Ligne. Surface.Volume », Exposition-atelier du 15 avril 2015 au 25 janvier 2016,
Cité de l’Architecture et du Patrimoine.
« Jean Prouvé, architecte des jours meilleurs », Fondation LUMA, Arles, octbre 2017-mai 2018.
« Le monde nouveau de Charlotte Perriand », Fondation Louis Vuitton, 2 octobre 2019 au 24 février 2020.

567
568
ANNEXES
Fabien Vienne (biographie synthétique)
Né le 18 février 1925 à Paris 7e

Études et formations
1940-1944 École des Arts Appliqués à l’Industrie (atelier d’ameublement)
Diplôme de fin d’études, mention très bien
1945-1946 Décoration
- Atelier de décoration des Grands Magasins du Louvre
- Exposant au Salon des artistes-décorateurs de mobiliers économiques
- Création du service de décoration rattaché au Gouvernement de la Sarre
à Sarrebruck, en collaboration avec P. Sagui
- Exposant au Salon d’automne de mobilier à combinaison
- Stage de formation professionnelle de menuisier
Membre de l’Union des artistes Modernes
Sociétaire du Salon d’Automne
1946-1949 Architecture
- Stage au centre de formation d’architectes-urbanistes ruraux 1425 dépendant du musée
des Arts et Traditions Populaires
- Agences d’architectes
J. Bossu : études sur la cité de Tergnier et le village du Bosquel
divers projets pour l’Ile de la Réunion
A. Perret : Illustration d’articles sur l’architecture
A. Hermant : Études sur le Havre
P. Nelson : Maquette de l’hôpital de Saint-Lô
M. Lods : Maquettes d’écoles préfabriquées
- Collaboration à la revue “Technique et Architecture”
Préparation du numéro spécial sur les divers types d’immeubles

Activités professionnelles
1950-1954 Pour le compte de J. Bossu, Architecte à Paris, création d’une agence à l’Ile de La Réunion
- Démarrage de l’agence, surveillance des travaux des projets établis
par le Bureau J.Bossu-Paris :
École d’agriculture de La Réunion
La Caisse générale de Sécurité Sociale de La Réunion
- Direction de l’agence, réalisation de projets en mission complète :
Direction des services vétérinaires de La Réunion
Centre d’apprentissage de Saint-Denis
Annexe de l’hôpital de Saint-Denis
9 écoles primaires représentant 68 classes
Immeuble de 36 logements, grands standing, à Saint-Denis
Premier prix au concours organisé par la Société Immobilière de La Réunion (SIDR)
pour des maisons économiques

571
Projet retenu au concours organisé par la commission départementale des constructions
scolaires pour des écoles types
- Urbanisme, intérim de G. Hanning, chargé de mission à La Réunion (1951-1952)
1954-1956 Chef de service d’architecture du Bureau d’études SECMO à Paris
- Collaboration avec divers architectes
Centre de réadaptation fonctionnelle, au Grau du Roi, avec M. Poujol
Immeuble de 107 logements , à Paris, avec M. Lefevre
- Études générales
Habitat africain en brousse, études et projets
1955-1956 En nom personnel, création du Bureau d’Études de Bâtiment et reprise de toutes les affaires
de l’agence J.Bossu-Réunion (en parallèle avec la période précédente)
- Projet divers réalisés à l’Ile de La Réunion, en collaboration avec P. Sagui
Caisse de crédit agricole de La Réunion
Abattoirs municipaux de Saint-Denis
6 écoles primaires représentant 43 classes
Lotissement pour la SIDR et particuliers représentant 320 logements
ou maison particulières
1957-1960 Ouverture d’une agence à Paris par le Bureau d’études de Bâtiments
- Projets divers réalisés à l’Ile de La Réunion et surveillés par l’agence réunionnaise qui
dépend alors du Bureau d’Études de Bâtiments - Paris
Direction des services agricoles de La Réunion
12 écoles primaires représentant 151 classes
Lotissements pour la SIDR et particuliers représentant 950 logements
ou maisons particulières
Bureau du siège de la Société Immobilière de La Réunion (SIDR, 1959)
Immeubles avec commerces, bureaux et logements
- Projet divers réalisés ou en cours en France métropolitaine
Immeuble de 40 logements, Les Vignes – Saint-Cyr-sur-Mer (1958)
Centre social et cantine pour la société Thomson – Gennevilliers (1958)
Cité universitaire - Montpellier (800 chambres et 200 appartements, non réalisé)
Groupement d’habitations en milieu semi-urbain – Algérie avec M.Colin
Kiosque à journaux
1960-1972 Système Trigone (études, prototypes, réalisations)
1961-1979 Transformation du Bureau d’Études de Bâtiment en Société d’études et d’Arts Appliqués à
la construction et aux industries (SOAA)
- Projets divers à l’Ile de La Réunion
- Projets divers en France
Groupement d’habitations, La Banette – Saint-Cyr-sur-Mer (260 logements, 1961)
Centre commercial et logements – Alès (24 boutiques, 54 logements, 1963)
Groupement d’habitations, Les Collines – Septèmes-les-Vallons (304 logements, 1968)
Groupement d’habitations, Notre Dame de la Garde – La Ciotat (170 logements, 1970)
Hôtel Pralong 2000 – Courchevel (70 chambres, 1971)
1974 Conception du système EXN (Ticase, Ticasela, Casenba, Subeco)
1978-1982 Professeur d’architecture à l’École Supérieure d’Arts Graphiques - Paris

572
1979 Inscription à l’Ordre des Architectes
Inscription à la Société Françaises des Urbanistes
1979 Transformation de la Société d’études et d’Arts Appliqués à la construction et aux industries
(SOAA) en Société d’Architecture et d’Aménagement (SOAA) – Paris, Océan Indien,
Antilles
Village Desprez – Sainte Suzanne (La Réunion, 56 logements, 1979)
Centre Administratif Municipal multifonction – Le Port (La Réunion, 1979, non réalisé)
Cour Papaya, plan masse – Saint-Denis (La Réunion, 390 logements, 1981)
Fermeture de l’agence parisienne en 2010, l’agence réunionnaise existe toujours à la date de
l’écriture de ce travail (gérants : Elie Vienne, Marc Cayla, Marie-Anne Cayla, Danièle
Meunier, Rémy Meunier, avant 2017 ; Amine Ait Belkacem depuis 2017)
1983 Création de Diffusion Internationale de Systèmes (DIS) – Paris, Océan Indien, Antilles
1990 Système Alibois
1992 Blocali

Expositions, mobiliers, jeux, théories


Stand Serca – Saint Denis (La Réunion, 1958)
Exposition Formes Industrielles – Paris (1963)
Stand Tricox (1972)
Stand Cox / Stand Scholtès – Salon des Arts Ménagers, Paris (1974)
Capsule Holo (1985)
Triptyque Hermès – Paris / Vancouver (1986)
Exposition Lynch – Fondation Cartier, Paris (2007)
Mobilier Économique (1946)
Mobilier Rochebrune (1948)
Meubles Adhésifs (1967)
Stram / Coxim / Toumouss / Toutube (1970)
Cubu (1971)
Mousfloor (1972)
Matabar (1973)
ZIX (1988)
Jourenui (1996)
Système √2 (2003)
Trigone carton (1970-2008)
Cube harmonique (1984)
Zometool – barre verte (1994)
CIX (1996)
Tubespace (2006)
Rhomboïdes (2007)
EXN carton (2008)
Tricap+ (2008)
C-CUB (2011)
99 pour cent carrés (2012)

573
Précision floue (1996)
Système statique / système dynamique (2004)
Réseaux (2006)
Cubespace (2008)
Précision floue cubique (2010)
Penticosi 3 (2014)

Récompenses et engagements (sélection)


Membre fondateur de l’association Formes Utiles
Membre de l’Union des Artistes Modernes
Sociétaire du Salon d’Automne
Lauréat de la Société d’encouragement à l’art et à l’industrie
Prix René Gabriel (1975)
Inscrit au Répertoire des experts de l’habitat dans le Tier Monde

574
Pierre Lajus (biographie synthétique)
Né le 4 août 1930 à Bordeaux

Études et diplômes
Études secondaires au Lycée Montesquieu - Bordeaux
1948-1955 École Régionale d’Architecture – Bordeaux
Atelier Ferret
1956 Diplômé par le gouvernement
1955-1957 Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris

Activités professionnelles
1957-1961 Assistant de Michel Écochard, Urbaniste – Paris

- Étude du Combinat Industriel de FRIA – Guinée


- Conduite des travaux pour le compte des architectures
Lagneau/Weill, Kalt/Pouradier-Duteil/Vignal, Écochard
- Étude d’Établissements Scolaires – Beyrouth (Liban)

1961-1973 Salarié puis associé (1964) de Salier/Courtois/Sadirac


- Habitations individuelles (sélection)
Maison Laporte (1962)
Maison Cangardel (1963)
Maison SAMA (Société d’Application des MAtériaux nouveaux, 1963)
Maison Tropis (1965)
La Girolle (1966)
Maison Petit Brisson (1966)
Nouvelle agence d’architecture Salier/Courtois/Lajus/Sadirac (1966)
Maison Geneste (1967)
Maison Treptow (1968)
Maison Anfray (1968)
Maison Hollier (1970)
- Logements collectifs
Jardins de Gambetta (120 logements)
Parc de Capeyron (800 logements)
Résidence Saint-Brice (100 logements)
Résidence La Paillière (400 logements)
Hameau de Noailles – Talence (137 logements)
- Hébergement touristique
Arcachon-Marines (480 logements)
- Groupements d’individuels
Les Sablons – Magudas (96 logements)
Hameau de Noailles – Talence (52 logements)

575
Saint-Estèphe (60 logements)
- Immeubles de bureaux
Bureaux CILG - Bordeaux
Crédit Agricole - Agen
- Équipements sociaux-culturels ou religieux
Centre social de Capeyron-Mérignac
Clinique psychiatrique “Les pins” - Pessac
Église Saint Delphin
Chapelle Cité Carriet - Lormont
Chapelle Grand-Lebrun - Cauderan
Couvent de Saint-Morillon
- Bâtiments industriels
Usine des Monnaies et Médailles - Pessac
Entrepôts zone de Commerce de Gros – Bordeaux-Nord
1966 Chalet de Barèges (en son nom propre)
1967-1970 Enseignant de l’École d’Architecture de Bordeaux
1970-1973 Chargé, avec Salier et Courtois, par la mission interministérielle pour l’aménagement de la
Côte Aquitaine de la responsabilité de l’Unité Principale d’Aménagement n°5.
Plan d’occupation des sols des communes girondines : Ares, Andernos, Lanton, Audenge,
Biganos, Mios, Marcheprime
1973 Délégué Régional du groupe pour l’éducation permanente des architectes - GEPA
1974 Création de l’agence Lajus à Bordeaux-Mérignac
- Habitations individuelles (sélection)
Maison Lajus (1973)
Maison Marsan (1974)
Modèle M (1976)
Villa Morton (1979)
La paillotte (1979)
Phébus (1980)
R5 (1983)
T+ (1994)
- SCET International mission d’expert pour l’aménagement touristique
de la Okhila (Tunisie) - Équipements sociaux-éducatifs
Institut médico-pédagogique - Blanquefort
Centre d’aide par le travail - Couret
Centre permanent d’initiation à l’environnement au TEICH
(Parc Naturel Régional des Landes de Gascogne, 1974)
- Immeubles de bureaux
Bureaux de la mission interministérielle pour l’aménagement de la Côte Aquitaine
Taillan-Médoc (Château Lagorce)
1974-1980 Architecte-conseil du ministère de l’Équipement chargé du département
des Pyrénées-Atlantiques
1976 Architecte-consultant de German Consult and Partners Construction
de la Chapelle de la Hume

576
1978 SCIC Mérignac “Les Brantôme” (80 logements)
CILG Talence “Les Saules” (80 logements)
CILG Begles “Paul Éluard” (95 logements)
- Plan construction
Études d’une réalisation expérimentale “Industrialisation ouverte”
pour la mise en œuvre de composants compatibles
1979-1980 - Projet pour l’aménagement du secteur de la Défense
Établissement public d’aménagement de la Défense
- Parc de la Villette
concours sur invitation pour le musée national des sciences
et de l’industrie (sélectionné en 1ère phase)
1979-1983 Co-fondateur et membre de la cellule d’assistance architecturale Recherche Architecturale
pour la Construction Industrielle dans une Nouvel Environnement (RACINE)
1981-1983 Architecte-conseil des Bouches-du-Rhône
1983-1994 Co-fondateur et membre du réseau d’architectes AVEC
1984-1987 Adjoint à la direction de l’architecture
1991-1995 Architecte-conseil de La Réunion
1997 Rapport L’architecture absente de la maison individuelle. Conditions d’intervention de l’architecte sur la
conception de maisons individuelles, Plan Construction et Architecture, juin 1997 (avec Gilles
Ragot)

Récompenses (sélection)
1965 Prix du Cercle d’Études Architecturales
1968 Prix “Maison industrialisée” du Centre Technique du Bois
1975 Concours de Modèles du Comité National des Bâtisseurs Sociaux
Projet M retenu et agrée par décision ministérielle en 1976
1981 Médaille d’Argent de l’Académie d’Architecture
Concours 5 000 maisons solaires organisé par le Ministère de l’Environnement et du Cadre
de vie - Projet “maison Phébus” lauréat

Inventaire partiel des écrits


[d’après les archives personnelles de l’architecte]
1979
Intervention à la convention nationale de Maison Phénix, 5 juillet 1979, Pavillon d’Armenonville
(Boulogne), 8p.
1981
« Les architectes conseils : Proposition pour une politique de l’urbanisme (groupe de travail HARLAUT) »,
17 juillet 1981, 2p.

577
1983
« Le concept de troisième œuvre », 31 janvier 1983, 2p.
« La bonne volonté ne suffit pas : il faut de bons outils », 19 février 1983, 2p.
Texte sans titre, 3 p., 28 mars 1983 [présenté à Maison Phénix, relativement au projet Maison Evolutive].
« Exposition universelle 1989 », 20 mai 1983, 1p.
« Que puis-je faire, au côté de Jean-Pierre Duport, à la tête de la Direction de l’Architecture ? », 10 décembre
1983, Bordeaux, 2p.
« Maison et architecture », 1983, 1p. [relativement au projet R5 (Phénix, 1983)] **
« La maison individuelle : un laboratoire pour la recherche architecturale » [présenté dans le cadre de la
Décade d’Architecture organisée à l’exposition Batimat de 1983], 1p. */**
Manifeste AVEC (retrouver les ref. exactes) *
1984
« À propos de l’utilisation du temps d’intervention des architectes-conseils. Question aux D.D.E. en forme
d’apologue d’administration fiction », 10 janvier 1984, 2p.
Intervention de Pierre Lajus, en qualité de Directeur-Adjoint de l’Architecture au Ministère de l’Urbanisme
et du Logement, sur le thème « Projets et produits », mars 1984, 3p. *1
« L’architecture est l’affaire de tous », ELLE, Edition Aquitaine, n° 2009, 9 juillet 1984, 3p.
« Du savoir faire au faire savoir », texte modifié le 12 novembre 1984, 7 p. [publié dans Archi CREE, n° 202,
1984, 2p.]
1985
« Les partenaires », Pignon sur rue, n° 60, 1985, 3p. (p. 23).
1986
Entretien avec Jean-Claude Bignon (La maison à ossature-bois, Tome 2 : entretiens, Laboratoire Construction,
École d’Architecture de Nancy, 1986).
1987
« L’architecture est déjà dans le produit », 13 septembre 1987, 2p.
1988
« … modernes tout en restant près de nos racines », Gironde Magazine, décembre 1988, 1p.
« Le Plan Lieux de Travail et Constructions Publiques », non daté, 3p.
Entretien avec Art Volume, non daté, 3p.
1990
« Les architectes-conseils : des mercenaires pour l’architecture ? », 14 avril 1990, Bordeaux, 2p.
« Le ‘’petit questionnaire indiscret’’ », École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne (1990 ou
2008 ?), 1p.

1 Pierre Lajus identifie ce texte comme datant de 1983 dans sa première liste de 2019, et l’y intitule « Le château de sable et la cabane

de branchages ».

578
« Entrées de villes : est-ce ainsi que nous voulons vivre ? » [contribution au séminaire annuel des architectes-
conseils]**2
1992
« L’espace public, terrain de conflits », Septembre 1992, 2p.
1994
« Le moment de la réalisation », octobre 1994.
1995
« Quelle organisation ministérielle pour un meilleur cadre de vie ? », 18 septembre 1995, 1p.
« Petits paradoxes du conseil en architecture », novembre 1995, 3p. *3/**4
1997
L’architecture absente de la maison individuelle. Conditions d’intervention de l’architecte sur la conception de maisons
individuelles, Plan Construction et Architecture, juin 1997 (avec Gilles Ragot) *5
1998
« L’architecture évolutive de la maison individuelle » [conférence donnée au CAUE de la Drôme, 15 octobre
1998], 1p.
« L’urbanisme des maisons », en qualité de Président du comité de pilotage du Programme de Recherche et
d’Expérimentation « Maison individuelle, architecture, urbanité », PUCA, 1998-2005, 2p.
1999
« Les esthétiques de la maison individuelle », juillet 1999, 3p. **6
2000
« Comment aménager ou construire aujourd’hui des espaces sacrés en ville » [dans le cadre d’une
conférence-débat à l’ENSA Bordeaux], 18 janvier 2000, 1p.
« Comprendre le langage de l’architecture » [initiative de l’association A.M.O. pour l’initiation des maitres
d’ouvrage au langage de l’architecture], 30 mai 2000, 2p.
2001
« Le bois, une école d’ingénierie architecturale », 24 janvier 2001, 1p.
« Construire des maisons populaires aujourd’hui, c’est possible » [Inudel, Grenoble] 6 avril 2001, 4p.
« Ça bouge dans la maison », « La maison individuelle : un laboratoire pour la recherche architecturale »,
« Les Girolles ou l’architecture et l’économie conjuguées », publiés dans le bulletin « Maisons individuelles,
marchés particuliers », novembre 2001, Ministère de la Culture et de la Communication / DAPA – CAUE
45, CAUE 46, CAUE 77 et CAUE 93.

2 Nous n’avons pas retrouvé trace de ce texte dans les archives de l’architecte.
3 Pierre Lajus identifie ce texte comme datant de 1994 dans sa première liste de 2019, et l’y intitule « Petits paradoxes de l’architecte-
conseil en quête de modèle ».
4 Pierre Lajus identifie ce texte comme datant de 1992 dans sa seconde liste de 2021, alors que le document est daté de 1995.
5 Pierre Lajus mentionne ici un « condensé » de ce rapport dont nous n’avons pas retrouvé trace.
6 Pierre Lajus identifie ce texte comme datant de 1987 dans sa seconde liste de 2021, alors qu’il le cite comme extrait du rapport

« L’architecture absente de la maison individuelle », co-écrit avec Gilles Ragot, et publié en 1997.

579
« L’histoire des Girolles » [texte écrit pour le bulletin « Maisons individuelles, marchés particuliers », op. cit.]
6 avril 2001, 2p. *7
2002
« Préface CAUE Midi-Pyrénées », 4 décembre 2002, 2p.
2003
« L’architecture du Concile Vatican II à Bordeaux » [publié dans les Actes des Rencontres nationales
‘Renouveau de l’architecture sacrée à la Reconstruction’, Royan, 20 septembre 2003, pp. 36-39], 3p.
« Un lieu d’échanges pour un monde plus serein », 23 septembre 2003, 1p.
« Le bois, une école d’intelligence constructive », 25 novembre 2003, 1p. **
2004
« Peut-on entrouvrir la boîte noire de la conception architecturale ? », Architecture À Vivre, sept-oct 2004, 2p.
2005
« Point de vue », en qualité de Président du comité de pilotage du Programme de Recherche et
d’Expérimentation « Maison individuelle, architecture, urbanité », PUCA, 1998-2005, 15 juillet 2005, 5p.
« Voisins, voisines, quelles perspectives ? » [publié dans Architecture À Vivre, n° 26, 2005, et rédigé dans le
cadre de l’exposition « Voisins, voisines, nouvelles formes d’habitat individuel en France », Paris] 20 juillet
2005, 4p. *
2006
« L’École bordelaise d’architecture et la maison individuelle », Bordeaux Culture, n°8, février 2006, 1p. **8
« Filière de production de l’habitat », 18 juin 2006, 3p.
« Les maisons tours du Yémen », 3p.
« À propos du développement durable, urgence de la formation continue » **9
2007
« Une architecture vraiment invisible ? » [publié dans AMC Le Moniteur, 20 novembre 2007], 1p.
Publication du Hors-Série « Pierre Lajus, parcours d’un pionnier », Architecture À Vivre, décembre 2007.
« À propos du toit en brande », non daté, 1p.
2008
« Architectes et psychanalyse », 10 février 2008, 1p.
« Quelle horreur ! », 30 mars 2008, 4p.
« Construire aujourd’hui en Aquitaine » [conférence donnée le 27 mai 2008, Bibliothèque de Lyon ; puis le
12 novembre 2008 à l’ENSA Bretagne], 11p.
« Architectes, psychanalyse et évaluation » [conférence donnée le 14 juin 2008, Forum de Bordeaux], 3p.

7Pierre Lajus identifie ce texte comme datant de 1966 dans sa première liste de 2019.
8Pierre Lajus identifie ce texte comme datant de 2005 dans sa seconde liste de 2021. Nous émettons l’hypothèse d’une rédaction
de ce texte en 2005, et d’une publication en 2006.
9 Nous n’avons pas retrouvé trace de ce texte dans les archives de l’architecte.

580
« Quelle part à l’innovation ? », [publié dans l’ouvrage de MASBOUNGI, Ariella, Faire ville avec les lotissements,
Éditions Le Moniteur, 2008, pp. 18-21], 3p.
2009
« Y aura-t-il une nouvelle architecture pour le développement durable ? » [publié dans Le Débat, n°155, mai
2009] 6p. *
« La maison de demain », 18 juin 2009, 1p.
2010
« L’avenir est dans le bois », Urbanité Le magaazine d’Aquitanis, n°2, p. 9.
2011
« La culture comme moteur de renouveau urbain », symposium ENSA Montpellier, 15 janvier 2011, 8p.
« Entre Paris et Dornbirn. Comment réinventer les architectes-conseils de l’État », Actes du séminaire « Vers
des territoires éco-responsables ? Regards sur la France depuis le Vorarlberg », organisé à Dornbirn du 29
septembre au 2 octobre 2011, et publiés en février 2021, pp. 123-124.
« Vers la maison vraiment en kit », 2011, 1p.
2012
« Construire le réel » [intervention devant le Conseil Régional de l’Ordre des Architectes d’Aquitaine, 16
mars 2012, et publié dans le bulletin 308+ Vivre l’architecture, n° 15, juin 2012], 2p. */**
2014
« Les architectes et la maison individuelle » [dans le cadre de la Mission d’information sur la création
architecturale de l’Assemblée Nationale du 30 avril 2014], 3p.
2015
Discours pour la Médaille d’honneur du Prix de l’Académie d’Architecture attribuée à Pierre Lajus, 18 juin
2015, 2p. */**
2017
« Les maisons mobiles de la famille Lajus », 26 janvier 2017, 1p.
2018
« L’agence Agora, les élèves indisciplinés de l’école bordelaise » [texte écrit dans le cadre de l’exposition
Agora au 308, Bordeaux, septembre 2018] 3 mai 2018, 2p.

* : textes mentionnés par Pierre Lajus dans sa liste de « textes majeurs » réalisée en 2019
** : textes mentionnés par Pierre Lajus dans la liste de « textes majeurs » actualisée en 2021

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Fonds d’archives

Fonds Vienne, Fabien (1925-2016) et agence SOAA, 434 IFA, Centre d’archives d’architecture
du XXe siècle, Paris.
Un repérage du fonds d’archives de Fabien Vienne et de l’agence SOAA a été réalisé en 2016 par David
Peyceré, Xavier Dousson et Manon Scotto. Ce repérage est entièrement consultable en ligne sur le site
internet du Centre d’archives d’architecture du XXe siècle :
https://archiwebture.citedelarchitecture.fr/pdf/asso/FRAPN02_VIEFA_REPERAGE.pdf
Il est important de préciser que Fabien Vienne, de son vivant, faisait preuve d’une organisation remarquable
de ses archives, nous ayant aidée à comprendre les filiations entre les projets.

Fonds Pierre Lajus, côte 48J, Archives départementale de la Gironde, Bordeaux


Le fonds d’archives de Pierre Lajus n’ayant pas fait l’objet à ce jour d’un repérage et/ou d’un classement,
nous avons dressé une liste des versements de l’architecte que nous avons pu consulter. Liste mentionnée
ci-après.
Versement 2011/079 N° d’ordre 8
Rouleaux de plans Maison Mercier-Meliande (1979-1980) + Chalet
- Magendie maison à Lacanau (1976) : 1 rouleau des Moulin (1972-1982)
Boite n°2 N° d’ordre 9
- Denieul, maison au Pyla (1980) : 1 pochette Paillottes (habitat léger bois de 1979)
- Lefevre, maison à Martignas (1975) : 1 pochette
N° d’ordre 11
- Maison évolutive (1983) : 1 pochette
Maison Saias (Corse, 1981-1982)
- Meliande, maison à Lacanau (1980) : 1 pochette
- Phenix, Projet R5 (1983) : 1 pochette N° ordre 15
Maison Debayles
Versement 1995/91
N° d’ordre 77 + 108 N°ordre 16
Docteur Sampeur, maison à la Vigne (1978-1982) Maison Manoux

Versement 1995/123 N°ordre 19


Rouleaux de plans Maison Marsan
Debayles, Manoux, Marina de Talaris, Marsan, N°ordre 20
Paillottes, Saias Paillottes
N° d’ordre 2 N°ordre 21
M. Behague, maison (1976-1980) Saias
N° d’ordre 3 Versement 1993/148
Maison Brizon (1980-1984) + Cazenave (1966- 3342W
1968) + Debayles (1976-1978) Villabois (1983) = 1 plan
N° d’ordre 5 3048W
Hameau Balguerie (1979-1984) + Magudas Maisons Airial (1978-79) = 4 calques
(1969-1984) Morton (1979) = 3 calques
N° d’ordre 7
Maison Marsan (1976-1977)

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Entretien avec Fabien Vienne (24/10/2015)
[24 octobre 2015, au domicile de l’architecte (Paris), mené et retranscrit par l’auteure]

Fabien Vienne : « La géométrie descriptive commence pour moi avec les très bons profs que j’ai eu à
l’École des Arts Appliqués. Et j’ai aussi retrouvé la géométrie à partir des années 1990-95 avec Zometool et
Tubespace. Finalement ça ne m’a jamais quitté dans la vie. Et puisque tu parles d’industrialisation, pour moi
elle est liée à la géométrie, d’une façon incroyable.
Manon Scotto : Pour toi la première étape de l’industrialisation, ou en tout cas de ta pensée de
l’industrialisation de l’architecture, c’est avec Trigone ?
FV : C’est avec Trigone. Voilà comment ça s’est passé. Jusque-là je n’avais pas fait de charpente métallique
parce que dans l’équipe Bossu, Corbu etc. on était plutôt du genre béton.
MS : Alors comment as-tu eu l’idée de te lancer dans le métallique ?
FV : À la différence de l’équipe de ma formation – Corbu etc. – j’étais branché sur les aspects de la
construction technique, de la technologie. Alors qu’eux étaient plus des artistes. J’avais l’habitude de dire
que je n’étais pas un artiste, mais que j’étais un manuel, un constructeur. C’est un peu dans cet état d’esprit-
là que j’ai rencontré ces gens du métal. Le fameux industriel qui faisait ça [nda : Le patron de l’entreprise qui
s’est occupée de la construction du projet de la Thomson Houston.] ne faisait que des choses métalliques,
des usines, des charpentes. Quand tu fais des choses comme ça, tu rencontres des entrepreneurs, et tu te
lies plus ou moins d’amitié avec eux. Et inversement, quand ils voient comment tu travailles, ils te
redemandent. Il avait le projet de faire des bungalows en tôle pour faire des petits logements de vacances.
Il m’a alors demandé si ça m’intéressait. Je savais que l’économie passait souvent par la forme, et c’est là que
j’ai quasiment découvert le dodécaèdre rhombique.
MS : Et ça démarre quand cette histoire ?
FV : En 1960-62 [Il nous montre des plans, des esquisses et une planche intitulée « Plan théorique volume »].
Je cherchais une forme, et j’ai trouvé cette forme-là, pour faire des volumes et les rendre habitables. Ce que
j’ai trouvé dans cette forme c’est une économie de surface par rapport au volume habitable. Je savais que ce
qui coute cher c’étaient les matériaux, ce sont les surfaces. Donc si tu avais avec le minimum de surface le
maximum d’habitabilité, c’était gagné.
Il y autre chose qui m’est apparu à cette période, qui était beaucoup plus sensible à cette époque
qu’aujourd’hui, c’est que l’industrialisation pour moi c’étaient des machines qui répétaient des éléments
toujours semblables. Donc j’ai pensé que si je trouvais une forme qui est faite avec un élément simple qui
me permette de faire des volumes et qui soit répétitif, et j’ai trouvé ce losange là [Il nous montre un dessin]. Je
ne savais pas ce que c’était. Et je me suis aperçu que lorsque je mettais ce losange, j’obtenais des volumes.
Très peu de temps après je me suis rendu compte que je n’avais rien inventé du tout, que c’était un polyèdre
qui s’appelait le dodécaèdre rhombique. À partir de ce moment-là je suis devenu fou avec ce dodécaèdre
rhombique. C’est un losange. Et quand tu le montes, il a des caractéristiques très intéressantes qui m’ont
paru très pertinentes industriellement. C’est-à-dire que tu répètes toujours le même losange, mais ensuite ce
volume a une caractéristique, c’est que tu peux le répéter de plusieurs manières. Quand tu le projettes de
cette façon-là [quatre losanges] tu as une projection carrée. Quand tu le tournes, tu as trois losanges, c’est une
projection hexagonale. Ce qui fait que le carré s’assemble avec d’autres carrés, et l’hexagone avec d’autres
hexagones.

585
Donc j’ai pensé qu’avec ce volume, je pouvais faire non seulement des petites boites, mais aussi le
développer dans l’espace. Alors ça a donné toute une série de petits crobars, que tu vas voir là.
Donc c’était vraiment l’industrialisation telle que je l’imaginais. J’ai trouvé les caractéristiques de ce triangle,
qui a un côté dont la valeur est 1, et l’autre côté qui a la valeur Ö2. Or si tu prends un carré, 1 étant la mesure
du coté de ce carré, alors Ö2 c’est la diagonale de ce carré. Et le troisième côté est égal à Ö3, et Ö3 c’est la
diagonale du cube [nda : les mesures de ce triangle reprennent donc celle du cube dans l’espace avec la valeur
Ö3 notamment]. C’est donc aussi des dimensions que je pouvais goupiller dans l’espace. J’ai yoyotté comme
un malade là-dessus [Rires].
MS : Déjà ici il y avait l’idée de combinaison ?
FV : Oui ! De combinatoire complète. L’idée c’était surtout de faire des volumes différents. Faire de la
variété avec de l’unité et de la répétition. C’était ça pour moi l’industrialisation.
À ce moment-là j’avais deux associés : Jacqueline, qui était plus qu’associé peut-être [Rires] et le fameux
Braslavsky dont je t’ai parlé. Il a fait ce dessin [Il nous montre le dessin humoristique faisant apparaitre le logo Trigone
avec deux anges]. C’est juste pour te montrer qu’on n’était pas des gens très sérieux [Rires. Il nous montre une série
de petits dessins et de notes]. Et ça a abouti, en réalisation, à cette petite cabane [Il nous montre une photographie de
Trigone]. C’est le prototype numéro un. Enfin numéro deux parce que le premier je l’ai fait dans mon jardin
à Gif [nda : Gif-sur-Yvette.] en carton. Celui-là c’est le premier industrialisé, c’est fait avec les nervures que
tu vois, ce sont des profils en tôle pliée. Les panneaux, j’ai pris comme base le quart du losange, et ils sont
en aggloméré. Et tout mon problème à partir de ce moment-là ça a été les joints entre les panneaux, tous
les problèmes techniques que cela pose. Pour moi c’est là que ça commence. Avec Jacqueline et Braslavsky
on était tellement contents qu’on a voulu déposer un brevet [Il nous montre le brevet].
MS : En quelle année le brevet a été déposé ? [Nous regardons le brevet ensemble] Le 24 mai 1960.
FV : C’était une grande aventure parce que comme on n’avait pas de sous, d’habitude il y a des gens qui
sont chargés d’écrire tout le brevet, là c’est Jacqueline qui s’est tapé tout le boulot. Elle a fait la rédaction.
Ce brevet a été fait au nom de trois personnes : Jacqueline Valat, Braslavsky et moi. C’est Jacqueline qui
était propriétaire du titre. Après il a été déposé à un cabinet de conseil industriel, et depuis cette époque je
ne les ai jamais quittés. Tous les jeux chaque fois je dépose à ce cabinet [nda : Cabinet Beau de Loménie
(Paris)].
Le premier prototype industriel Trigone avec la tôle c’était en 1962. Le premier en carton était constitué de
panneaux en carton et de bouts de bois que j’avais faits moi-même. À l’époque j’ai commencé à l’assembler
avec de l’adhésif [Rires].
MS : Comme tes meubles finalement.
FV : Oui, déjà à cette époque je pensais à ça. Pour Trigone bois c’était boulonné, mais pour Trigone carton
c’était avec de l’adhésif. Donc 1962 c’était le projet à Gif, c’était avant l’industrialisation, avant le projet
industrialisé. Ça c’était des études théoriques, pour faire des plans de cellules avec [Il nous montre des dessins].
MS : En parallèle tu fais des recherches …
FV : Bien sûr, des recherches sur l’habitabilité. Parce que j’ai trouvé le module, et quand je suis arrivé à le
mettre en place, tu as vu que ça faisait des projections carrées ? Je me suis dit que j’allais le construire sur la
projection carrée parce que c’était plus facile à habiter. J’ai pris un module carré de 192cm de côté.
MS : Pourquoi 192 ?
FV : C’était pour avoir des lits incorporés, qui faisaient 190cm de long. À l’époque c’était la dimension, et
2cm c’était l’épaisseur du panneau en aggloméré, les parois. Donc j’assemblais mon module d’assemblage

586
carré qui était de 192. Et d’autre part, ça correspondait très bien parce que les panneaux d’aggloméré que je
trouvais mesuraient 192. C’était quasiment un miracle.
MS : Tu ne penses pas que cela a été réfléchi dans ce sens ?
FV : Si un peu oui. Ça commençait à être l’esprit de la combinatoire, de faire coller toutes les choses, et
quand tu répondais, tu répondais à plusieurs vérités. Ça a toujours été un de mes dadas, c’est d’avoir des
réponses qui résolvent avec une seule chose plusieurs questions. Tu avais des cellules-chambres, des cellules-
salles de bain.
MS : Tu commences à réfléchir en modules de vie, avant tu n’y avais pas tellement pensé ?
FV : Non pas trop. Les réflexions que j’avais eues avant c’était sur la Cité Universitaire, où la réflexion des
logements se faisait autour du groupement. Sauf qu’au moment de la Cité Universitaire je n’avais pas du
tout pensé à l’industrialisation, tandis que là je pensais mécanique industrielle.
MS : Tu fais donc toute une réflexion sur le module carré ?
FV : Oui.
MS : Pourquoi cherchais-tu à industrialiser ? C’était par curiosité intellectuelle, ou plutôt pour une
motivation économique ?
FV : C’était pour construire pas cher, parce que je pensais que c’était la seule façon. C’était une époque où
on avait encore un énorme besoin de logement, il y avait des bidonvilles etc. Ça correspondait à mon
idéologie sociale, avec mes histoires de coopératives, où chacun devait participer etc. D’ailleurs c’est pour
ça que je partageais des royalties avec d’autres gens, je ne considérais jamais que j’étais le patron, je pensais
toujours qu’on allait faire ça avec des équipes de gens. Je ne voulais pas être le chef. Je pensais qu’en faisant
une coopérative, je ne serai pas le chef [Rires]. En 1970 on en était encore à faire un module…
MS : C’est en même temps que La Ciotat [nda : Opération Notre-Dame de la Garde, 170 logements sociaux
groupés dans la pente (1968-1970)] ?
FV : Oui ! C’est parallèle, mais ce n’est pas dans la même filière que La Ciotat.
MS : La Ciotat ce n’est pas industrialisé, même si tu as voulu rationaliser.
FV : Oui, beaucoup de réflexions autour du module donc.
MS : Et toujours avec ce dimensionnement de 192 ?
FV : Non, avec Trigone il y a eu trois étapes. La première est due au fait que je n’avais pas de panneaux de
192, et comme je voulais faire avec un seul panneau, il ne faisait que 177. Donc les premières réalisations
étaient faites en 177cm, et très vite je suis passé en 192cm, j’ai refait les plans. Puis avec Tomi on est passés
à 2,00m, parce que les panneaux étaient plus épais. Donc tu verras dans les projets, il y a les Trigone 177,
192 et 200. Après je ne suis pas resté sur cette idée de profilés métalliques et de panneaux. J’ai pensé faire
les Trigone avec des coques en plastique embouti. Je pensais toujours à un tas de solutions [Il nous montre des
dessins de Trigone Coque].
MS : Tu as réussi à en faire des Trigone moulés ?
FV : Non, ça n’a jamais marché [Il nous montre des documents relatifs à Trigone Coque]. Tu vois ici j’avais deux
morceaux Trigone Coque, j’avais une partie basse pour faire le module, et le chapeau au-dessus.
MS : C’était donc en plastique. À cette époque-là beaucoup d’autres architectes font des recherches sur la
construction en plastique, même dans le mobilier.
FV : Bien sûr ! Je ne me considérais pas comme isolé. Tu as vu dans les revues, il y avait plein de trucs
comme ça. Il y avait Candilis qui a fait énormément de trucs comme ça, les gens de l’AUA.

587
[Il nous montre des dessins de Trigone Coque]. Tu vois comment c’était assemblé, il y avait des morceaux. Je suis
resté sur la géométrie mais j’ai cherché des tas de découpages, soit par petits éléments… Et puis tu as
d’autres choses qui interviennent, c’est le chantier. Savoir si les éléments peuvent être portés à la main. Parce
que comme toujours, mon rêve derrière tout ça c’était l’autoconstruction. C’était que les gens fassent leurs
maisons eux-mêmes.
MS : Donc l’idée que tu as derrière la tête c’est finalement de ne plus avoir besoin des architectes ?
FV : Mon idée c’est ça, c’est qu’il n’y a pas besoin d’architecte [Rires]. C’était un peu utopique quoi.
MS : Et en parallèle tu fais le mobilier ou pas ?
FV : Oui toujours ! Ici le mobilier était inclus dans le projet.
MS : La réflexion c’est un tout, à la fois l’architecture et le mobilier ?
FV : Oui pour moi il n’y a pas de différence, une architecture sans mobilier à quoi ça sert ? [Rires].
MS : À Notre-Dame de la Garde par exemple il n’y a pas de mobilier, parce que le budget n’y est pas ?
FV : Parce que tu es tenu dans un budget, c’était impossible. Quand tu avais le financement de la prime à
1000 francs, tu n’avais pas le droit de faire du mobilier. Tu étais obligé de suivre le règlement.
Hier je t’ai montré, j’assemblais des panneaux avec des tôles pliées. Ça commençait à ce moment-là. Là
c’était un système d’écailles c’est différent. Soit un découpage par coque soit par panneau, et j’ai cherché
toutes les combinaisons possibles. Là c’est un panneau moulé avec trois arrêtes possibles, pour permettre
trois assemblages différents.
MS : Tes expérimentations sur le plastique n’ont pas fonctionné ?
FV : Non, et ça n’a d’autant plus pas marché que lorsque ça a commencé à marcher ça a brûlé. [Rires]. Le
Trigone est mort de ça. Je ne me souviens plus du nom du club qui a brûlé dans les Alpes. Il y a eu quatre
morts. Ça devait être en 1975/76 par là. Beaucoup plus tard donc, quinze ans après. Parce que ce projet de
Trigone je l’ai trainé pendant des années.
Là tu vois les essais sur les joints. Parce que les problèmes dans le bâtiment, ce n’est pas comme dans le
mobilier quand même, tu as toujours des problèmes d’intempéries, d’étanchéité, tu as la flotte, le vent, tout.
En parallèle il y avait aussi le jeu Trigone. Le jeu pour moi fait partie du programme.
[Il regarde un document] « Étude de joints », alors-là je ne te raconte pas ! Ça s’est terminé, ceux qu’on a le plus
réalisé, avant le Trigone Bois, c’était justement des profils en tôle pliée et des panneaux qui venaient se
rapporter dessus. Mais le problème, ce que je n’arrivais pas à faire, c’était l’étanchéité entre le panneau et la
tôle. Finalement j’avais un beau-frère qui travaillais dans une usine de pneus, Hutchinson, qui était un
ingénieur de caoutchouc, de bagnoles. Il m’a fait remarquer que dans les bagnoles, maintenant ce n’est plus
comme ça ils sont collés les parebrises, mais à l’époque tu avais des joints en caoutchouc que tu emboitais
dans des profils justement. Donc je me suis dit, puisqu’on fait des parebrises de bagnoles avec des joints
étanches dans des châssis métalliques je vais encadrer mes panneaux avec des boudins en joint avec la même
technique. Il y avait une technique pour le mettre en place, c’étaient des ficelles que tu passais dans les joints
puis tu tirais la ficelle, c’était un truc infernal. Donc ça c’était toute l’étude des joints.
MS : C’était important cette question des joints, parce que c’est peut-être le plus délicat ?
FV : C’était le plus important parce que si tu as un truc qui pisse ce n’est pas la peine d’insister. Pour faire
le joint je ne pouvais pas le faire d’un seul coup, j’avais des parties droites avec un certain profil, qui étaient
collées avec des angles moulés. J’avais trois types d’angles moulés, l’angle droit, l’angle obtus et l’angle aigu.
Et c’est mon beau-frère qui a réalisé ça, et c’est pour ça qu’après c’est Heuliez pour le faire monter, parce
que je pensais que comme c’est une technique automobile, autant trouver une boite automobile qui fabrique
le projet.

588
[Il nous montre un dessin de joints caoutchouc] Tiens ça c’est un système qui n’a pas marché. Là j’avais ma tôle,
profilée, j’avais mon panneau qui avait ce profil-là, ici je collais un caoutchouc mousse adhésif, je l’emboitais
dedans, et je venais glisser une clé en plastique, c’était un bordel pas possible et ça prenait l’eau.
Avec Prouvé on parlait souvent de problèmes de joints parce que lui aussi il avait des emmerdes avec les
joints. Tous les gens qui faisaient de l’industrialisation c’était un problème de joint. Tu vois j’avais toutes
sortes de joints, à crans, avec des boules, avec des pivots, j’ai des études de joints à n’en plus finir.
MS : Tu n’as pas demandé conseil à des amis ingénieurs, techniciens ?
FV : Si ! J’étais entouré de tout ça, n’empêche que c’est moi qui décidais, c’est ça un architecte. C’était
particulier parce que j’avais des problèmes qui n’existaient pas jusque-là. Personne n’avait monté des
panneaux de maisons avec des joints comme ça. Les seuls exemples que j’avais trouvé c’était dans
l’automobile plutôt que dans l’architecture, c’était les plus proches. [Il nous montre un dessin de joints] Ici ce sont
des études sur l’étanchéité des volets.
Le Trigone bois ne fonctionnait pas du tout pareil, là j’avais des équerres à l’intérieur, ce ne sont pas des
profilés. Dans le Trigone bois je me suis dit que j’allais simplifier, en utilisant que des panneaux simples,
assemblés avec des cornières aux bons angles, je bourre entre et je mets par-dessus un ruban d’étanchéité.
Ici la ferraille n’est pas structurelle, ce sont les panneaux eux-mêmes qui donnaient la géométrie. C’est avec
celui-là que j’ai retrouvé Tomi. C’était une époque où il y avait moins de travail à la SOAA, je n’avais pas de
travail de commande. Donc avec mes associés on a décidé de faire une étude très poussée sur le Trigone
pour essayer enfin d’en faire quelque chose. Donc on a décidé de supprimer la structure métallique et d’en
faire un produit bois.
Ce qui est intéressant dans ce projet c’est surtout son organisation industrielle. C’est l’idée de classer tous
les éléments. C’est à ce moment que j’ai inventé les unités de comptage. Je décomposais un projet par
éléments de construction que j’appelais des unités de comptage. Ces unités n’étaient pas une pièce, c’était
un ensemble de pièces qui étaient toujours reliées. Mon idée de l’industrialisation était de ne surtout pas
industrialiser des objets finis, mais des systèmes. Donc il fallait pouvoir faire les devis et les dossiers de
réalisation le plus simplement possible. Mais quand tu as des systèmes compliqués ça fait beaucoup de
solutions. Donc j’avais décomposé le projet en unités de comptage, où il y avait un certain nombre de pièces
qui étaient toujours ensemble. Et quand tu avais un projet sur un plan masse, tu reconnaissais ces unités de
comptage au volume du projet, tu comptais ces unités, et ensuite il suffisait de remultiplier par le nombre
de pièces et tu avais toute ta production qui était prête. Chaque projet pouvait être différent, mais au lieu de
te faire chier à tout compter, tu ne comptais que ces unités de comptage. J’avais mis ce système au point
parce que je pensais toujours à l’industrialisation, mais cette fois ce n’était pas tant que le plan technique
mais plutôt sur le plan de l’organisation.
On avait fait une très belle maquette, et ce dossier des possibilités de principes de volumes à partir d’un
volume de base. J’oubliais tout ce qui était passé, et je reprenais toute la démarche. J’avais un module de
base (3,69 m2), et qui se développait. Là on est sur le panneau 192 [Il nous montre un dessin]. On voit le lit à
deux places, le lit à une place, les rangements. J’avais un jeu de modules. On a les modules repos, ensuite les
modules séjour avec des tables et des chaises, et les modules sanitaires [Cuisine et WC]. Dans chaque type de
module tu trouves soit un principe de maison individuelle avec le WC, la douche et un lavabo, soit trois
lavabos pour les trucs collectifs par exemple. Après tu avais des combinaisons pour différents types de
programmes. Par exemple des camps de vacances, présenté sur la trame carrée de 5,92m, parce que les
projets étaient tramés. Ça va dans le sens de ta première idée sur les modules et sur les trames. Les colonies
de vacances aussi, où les sanitaires étaient groupés, beaucoup de lits d’enfants, les chambres de moniteurs
etc. Des motels aussi. C’était tous les programmes que je pensais pouvoir faire avec ça. Des salles d’activités.
Il fallait pouvoir faire de ces espaces des grandes pièces aussi. Logements groupés, logements individuels
évolutifs. Parce que dans mes idées de logements industrialisés, il y avait l’intérêt de penser que les gens

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pourraient rajouter des pièces, agrandir au fur et à mesure qu’ils en avaient les moyens financiers. C’étaient
peut-être des idées folles.
MS : Tu pouvais faire toutes sortes de programmes
FV : C’était ça l’intérêt de l’industrialisation, ce n’est pas de faire une seule chose. Tout ça a été fait en même
temps, sans aucun client. On trouvait ça rigolo avec Jacqueline de se dire que c’est les trucs qu’on avait fait
pour personne qui avaient le mieux marcher [Rires].
Voilà la codification, qui explique l’organisation du dossier. Il y avait d’une part, dans les numéros de pièces,
il y avait un numéro qui classait la pièce, soit en maçonnerie, en menuiserie etc. C’était le premier chiffre. Le
deuxième chiffre c’était l’élément de construction. Et le troisième chiffre simplement un numéro d’ordre. Si
bien que cela te permettait, quand tu avais un numéro, de savoir si c’était du métal, du bois, et à quel
ensemble il appartenait. C’est l’idée des unités de comptage. Et ça je l’ai beaucoup développé dans EXN
après, c’était une base de projet. Il y avait sept éléments. Quand tu vois un plan masse, tu peux les compter,
et identifier rapidement ce qu’il y a dedans. Parmi ces éléments, tu avais les types de façade pleine, avec
porte, avec fenêtre etc. Parmi les unités de comptage tu as les planchers, les façades, le mobilier etc. Par
exemple le plancher est plein, donc il contient un élément, alors que le mobilier correspond à 17 éléments,
parce qu’il y avait les lits, les meubles etc. C’est plus facile de compter un lit que le nombre de boulons qu’il
faut. Chacun de ces éléments est décomposé.
MS : Et les fondations étaient industrialisées ?
FV : Tout. J’avais pris des conduits de ventilation. Il y avait des blocs de béton carrés qui s’empilaient, moi
je les utilisais comme fondations. Par exemple le plancher bas se répartit ensuite dans les chapitres
« Menuiserie », « Serrurerie », etc. Tu as aussi dans le dossier les prix unitaires. Donc, à la sortie cette fiche
te donne le prix de l’élément et dessous tu as le nombre d’éléments semblables dans la construction, tu
multiplie ces chiffres et tu obtiens le prix de tous les planchers bas. Tu te rends compte toute cette
quincaillerie qui est déjà précomptée, c’est formidable.
MS : C’est une simplification pour comprendre plus rapidement combien cela coute ?
FV : À la fois pour faire le devis, pour dire au client le montant, et cela te permet aussi de donner directement
la fiche au fabricant. Tu connais tout le détail exact de fabrication. Et ça j’en suis assez fier, je l’ai inventé
comme si c’était un système. Je l’ai utilisé ensuite dans EXN.
Quand j’ai repris contact avec Tomi, c’est parce qu’il était super emballé par ce projet-là, il avait ce dossier !
Il a tout fait avec ça, il a constaté qu’il y avait aucune erreur, il a été emballé. C’est pour ça que je trouve
rigolo qu’un projet qui a été fait d’une façon complètement théorique sans client…
Alors avec Tomi on a repris contact, il m’a raconté sa vie, et il m’a dit ce qu’il attendait de moi, c’était
justement que je fasse un système. C’est formidable de rencontrer des gens qui comprennent. Parce qu’il
travaillait déjà avec un architecte pour faire des maisons, qui s’appelait Dubreuil, qui était d’ailleurs un bon
architecte. Tu sais ça m’a créé des jalousies cette histoire, avec Dubreuil. Toujours est-il que Tomi me dit :
« Je n’arrive plus à m’en sortir parce que les modèles de maisons ne correspondent pas à la demande des
clients, et finalement on les modifie sur le chantier ». Il y avait 1000 ouvriers à cette époque-là dans l’usine
qui se baladaient avec le bois, et Tomi me disait qu’il y avait un gaspillage fou, et les ouvriers récupèrent du
bois pour eux et se font une maison avec. Comme c’était sur des sites très dispersés, parce que la politique
de Tomi c’était aussi de faire du logement très social. Et il avait d’énormes stocks pour faire ses maisons, et
c’est là que j’ai décidé de retourner à La Réunion. Je suis resté six mois chez lui dans l’usine, et j’ai regardé
tout ce qu’on pouvait faire ensemble. On a fait des prototypes. Et quand on a déposé le projet EXN, je l’ai
déposé avec lui comme co-auteur. C’était une astuce de Jacqueline, parce qu’en tant que co-auteurs on
partageait les royalties. Et Jacqueline avait dit comme ça c’est sûr qu’il nous paiera, comme il touche la moitié
et moi l’autre [Rires]. Parce qu’il s’était mis concepteur, mais pas en tant que directeur de l’usine, à titre

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personnel. C’est pour ça qu’il y a des brevets qui ont été déposés avec lui après comme Blocali, etc. C’est
pour ça que c’était un ami très proche. Je pense que c’est cette organisation qui l’a séduit, de dire on peut
faire autre chose que des modèles. Un qui ne l’a pas très bien pris c’est Dubreuil. Et puis il y avait Bossu
aussi qui avait repris pied à La Réunion.
MS : C’est intéressant parce que je n’avais pas saisi que Trigone et EXN étaient aussi liés comme projets.
FV : Si complètement. Mais c’est plus une liaison organisationnelle qu’une liaison formelle.
MS : C’est une liaison théorique finalement.
FV : Oui ! Avec quand même une grande volonté de Tomi de diversifier sa production, de pouvoir répondre
à un tas de commandes. Parce que ça a été loin, on n’a pas fait que des maisons avec EXN.
MS : Finalement tu n’as pas beaucoup construit de projets Trigone, c’est devenu très rapidement EXN.
FV : À la Réunion non. Il y a eu un petit projet qui a été fait pour des petits logements autour du théâtre,
c’était Tribel l’architecte du théâtre de La Réunion, et les logements des gardiens, etc., on les a faits en
Trigone.
Faut dire que Tomi était un emmerdeur. Non seulement il voulait un autre produit mais il voulait aussi
perfectionner Trigone. C’est là qu’on a fait les Trigone du Val d’Yerres, ceux avec les trucs [toitures] relevés
et ceux avec les coques en polyester, de bateaux. Il y a eu toute une petite série, mais qui a surtout été faite
pour exporter pour la Caisse des Dépôts car il y a eu une commande par Jacqueline. Parce qu’on avait
prospecté quand même avec ce dossier, et ça avait plu aux gens de la Caisse des Dépôts. Donc ils avaient
fait une opération au Val d’Yerres à côté de Paris. À ce moment-là je n’avais pas d’autres producteurs que
Tomi, mais il mettait son grain de sel partout. Donc il n’a pas fait selon ce modèle-là, il a voulu faire un truc
qu’il trouvait amélioré, et il m’a changé les pentes qui du coup sont devenues moins prononcées, parce qu’il
trouvait que les pointes descendaient trop bas, ce qui n’était pas vrai. Donc l’opération du Val d’Yerres c’est
des maisons faites par Tomi, exportées, et gérées ici à l’arrivée par Bousigué, par la COX. Parce qu’il fallait
trouver des gens qui les montent en France. Tomi n’avait pas ses mille ouvriers ici, il n’avait personne.
MS : Comment vous faisiez pour le transport ?
FV : Par containers, en bateau. D’ailleurs j’avais eu des problèmes avec les containers pour EXN, à cause
de la dimension des portes.
MS : Donc la production c’est Tomi à La Réunion, et la réception c’est Bousigué.
FV : Voilà, le père de Gaétan.
MS : Et ça a fonctionné ?
FV : Ça a bien fonctionné pour le Val d’Yerres, on a fait ce petit ensemble, impeccable. Ça a été le délire,
tout le monde était content, et à ce moment-là le machin a cramé en Savoie. Donc grand succès de
l’opération au Val d’Yerres, mais ce qui n’a pas fonctionné ce sont les commandes qui devaient venir après,
pour en faire plein pour la Caisse des Dépôts.
MS : Donc à l’origine ça devait enclencher sur beaucoup de commandes ?
FV : Oui ! La Caisse des Dépôts c’est un gros constructeur en France, c’était très important d’avoir ce
marché.
MS : Est-ce que tu t’es fait remplacer par un autre architecte de ce fait ? Ils auraient pu garder des principes
de ce projet mais en nommant quelqu’un d’autre, en modifiant certaines choses.
FV : Non. D’ailleurs je ne me suis pas fait virer comme un malpropre. Simplement ils ont eu peur.

591
Ça me fait marrer de te raconter toutes ces conneries [Rires]. Enfin, c’est mon expérience d’industrialisation.
Entre temps, en France, on avait fait une dizaine d’opérations dans la région parisienne, c’était une autre
filière, c’était la CCAS [Comités d’entreprises du Parti Communiste] qui était le client. C’était un organisme
syndical. Parce que mes petits copains, Braslavsky, qui étaient dans le coup du Trigone, étaient liés au PC
[Parti Communiste]. Les comités d’entreprises avaient commandé, et ceux-là en tôle. C’était juste avant.
Quand on s’est embarqués avec Tomi c’était fini déjà la tôle, il en faisait plus.
MS : Tu t’entretenais sur ces questions avec Jean Prouvé, etc. ? Tu connaissais des architectes qui
travaillaient sur ces questions en même temps que toi ?
FV : Oui bien sûr ! Avec Prouvé je n’avais pas de relation professionnelle, on était copains.
MS : Seulement avec Prouvé ? Parce que beaucoup d’architectes ont travaillé sur ces thématiques dans ces
années-là, Andrault et Parat, etc.
FV : Oui parce que c’était celui que je trouvais le plus proche. Oui mais je ne les connaissais pas. Je l’avais
connu depuis longtemps.
MS : D’où tu le connaissais Prouvé ? Quand tu étais chez Bossu ?
FV : Oui. C’était un ami de Bossu et de Charlotte Perriand, c’était la même génération. Perriand j’ai travaillé
avec elle. Elle m’a écœuré complètement [Rires]. Je trouvais qu’elle avait du talent, mais elle était chiante.
C’était l’époque où elle cavalait tout le temps au Japon, parce qu’elle avait un mari qui était pilote de l’air,
donc elle avait des facilités. Si bien que lorsque j’ai eu un boulot à faire avec elle c’était la responsable, moi
je n’étais que l’exécutant. C’était pour une expo’ « Formes Utiles ». On avait tous les deux la section jeux,
comme par hasard.
MS : Charlotte Perriand faisait partie de Formes Utiles ?
FV : Oui. Prouvé aussi.
MS : Il y avait qui à Formes Utiles ?
FV : Il y avait tout le monde. C’était Hermant qui était le penseur de « Formes Utiles ». Le président à
l’époque s’appelait René Herbst, c’était un gros bonhomme, le roi de la chaise métallique. Il y avait une
quantité de gens. Il y avait Le Corbusier. Ce n’était pas tous des membres « actifs », c’étaient aussi des
membres honorifiques. Il y a Dubuisson, c’est fou. Tous les architectes modernes, il n’y avait pas les lurons
de cuir de l’époque. Je l’ai connue [Charlotte Perriand] à ce moment-là. J’avais souvent des nouvelles d’elle
après parce qu’elle travaillait beaucoup avec Prouvé. Quand je dis qu’elle faisait du volume, c’est pour dire
que pour faire cette expo elle m’a complètement laissé tomber, mais elle est revenue le jour de l’inauguration
et c’était elle qui avait tout fait. Ça ne m’a pas beaucoup plu, elle était un peu bizarre. Sinon je l’ai souvent
connue à travers Jacqueline et Prouvé quand elle était au Conservatoire parce que Prouvé avait un adjoint
qui était un type très bien et qui était un ouvrier soudeur, qui s’appelait Binotto. Tu as peut-être entendu
parler de lui parce qu’il était prof avec moi à l’ESAG. Charlotte venait et elle disait : “Oh Jean, est-ce que tu
peux me faire ça je voudrais faire ça”. Elle était nulle techniquement, et c’était Binotto qui se tapait le boulot.
Ça me rappelait toujours mon histoire avec elle où je l’avais vue disparaitre.
Je suis resté très ami avec Catherine, la plus jeune fille de Prouvé, qui a la charge aujourd’hui des œuvres de
Prouvé, de la suite etc. Et elle est dans un procès incroyable avec la fille Charlotte Perriand et surtout avec
son mari, ils essaient de piller Prouvé. C’est qu’une histoire de fric finalement. Moi je sais tout ça par
Catherine.
La dernière fois que je l’ai vue, on était trois ou quatre à l’enterrement de Bossu. Il y avait moi, Charlotte
Perriand, Dufournet qui était l’architecte en chef du Bosquel. Mais Charlotte était pas du tout méchante,
juste un peu légère, mais ce qui ne lui enlève rien sur son talent. Mais je ne pense pas qu’elle aurait fait toutes
ces vacheries à Prouvé.

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On continue sur l’industrialisation ? On essaie.
MS : Oui.
FV : L’idée ce n’était pas de faire EXN, c’était que toute l’industrie devienne comme ça. Je suis peut-être un
peu …
MS : Qu’elle devienne comment ?
FV : Qu’au lieu de fabriquer, l’industrie du bâtiment en particulier, des maisons, moi je n’appelle pas ça le
bâtiment… Je suis un peu comme Prouvé quand même, je voulais qu’on fabrique des maisons
industriellement. Mais je ne voulais pas qu’on fabrique toujours des modèles. Donc je pensais qu’une chose
très importante c’était la normalisation, la modulation internationale, pour que les matériaux et les normes
poussent. Mais ça n’a jamais été fait. Il y a quand même eu un truc officiel de normalisation, ils avaient
commencé à faire des études très intéressantes sur les modules, de façon à ce que les producteurs fabriquent
des choses compatibles, mais pas n’importe quoi comme ils font. C’est-à-dire que les dimensions des
matériaux aujourd’hui ne sont pas bien adaptées, il y a plein de chutes, le carrelage tu as toutes les tailles.
MS : Tu voulais donc que les dimensions soient les mêmes dans le monde entier ?
FV : Oui, au moins en Europe. Qu’on ait une coordination intelligente qui permette de faire des objets
modulaires à partir des matériaux. Je vais essayer de trouver le bouquin.
MS : Tu penses que c’est l’architecte et sa manière de concevoir qui a influencé l’industrialisation, ou
l’inverse ?
FV : Aujourd’hui c’est l’industrialisation qui a eu le dessus, ce ne sont pas les architectes c’est sûr.
MS : Et à l’époque ?
FV : À l’époque on ne savait pas, moi j’espérais que ce soit les architectes.
MS : Pourquoi dis-tu que c’est l’industrialisation qui a eu le dessus ?
FV : Parce qu’ils fabriquent n’importe quoi, c’est commercial [Il trouve le livre La coordination modulaire, et nous
le montre]. C’est tout une étude, en particulier sur les joints [Nous sourions]. Ben oui mais c’est très important
les joints parce que pour que des matériaux différents s’assemblent, il faut trouver l’endroit où tu décides
que ça doit se passer. Je vais te donner un exemple idiot : les portes. Les portes intérieures, elles sont
modulées en largeur de passage, mais quand tu veux l’assembler avec un autre élément, ce n’est pas le passage
qui compte, c’est l’extérieur. Si tu veux avoir des éléments qui soient modulés, il faut prendre comme norme
pour la construction la partie où on les assemble, pas le passage. Ça c’est toute cette étude qui a été très bien
faite.
MS : Cette étude a été faite quand ?
FV : Je ne sais pas… Mais comme tu parles d’industrialisation, je ne peux pas oublier de te parler de ça, c’est
extrêmement important. J’ai essayé de l’appliquer un peu. La norme c’était en largeur des éléments de 30
cm, le module de construction pour faire du bâtiment.
MS : Quelle norme ?
FV : Dans cette étude, avec des jambes préférentielles, c’est-à-dire 30, 60 et 120, et 240 les hauteurs sous
plafond et non pas 250 comme ça, ça tourne en carré tu comprends. En hauteur c’était aussi fait pour ne
pas avoir des pièces trop hautes ou trop basses. C’est-à-dire, si tu décides que les normes sont faites par
rapport à l’industrialisation tu vas avoir des panneaux avec lesquels tu n’auras pas de chutes. Tu auras des
panneaux de 120x240 et tu sais qu’il te remplit un mur plein. Et j’ai travaillé dessus comme si ça existait. Si
je te parle de ça, c’est parce que c’est plus vieux qu’EXN.
MS : Et tu t’es basé sur ces normes pour faire tes projets ou bien tu ne savais pas que ça existait ?

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FV : Si je savais que cela existait.
MS : Donc tu t’es basé là-dessus ?
FV : Le plus possible. Seulement ça n’a jamais été appliqué [Il nous montre certaines planches du livre La coordination
modulaire]. Regarde c’est tout en module les plans, c’est très bizarre, et en tenant compte des joints. Ce sont
des études très compliquées, seulement personne n’a… Les industriels croient que, parce qu’ils vont en
vendre plus ou plus grands, c’est mieux. Mais on n’en a rien à foutre si c’est pour mettre à la poubelle ! Tu
sais, c’était lié à mon histoire de carrelage. J’avais des bêtes noires, c’étaient les modules de planchers et de
plafonds. Les plaques, tu pourrais facilement décider qu’elles fassent 45 ou 43 ou même 50 ou 60, si tu fais
tous les systèmes sur 60cm au lieu d’en avoir à 52, ou 58cm, il me semble que ça serait plus économique. Ça
n’empêcherait pas d’avoir toute la variété possible de modèles, mais au moins ils seraient compatibles, ça
serait marrant. Les carreaux c’est pareil, tu as des carreaux de toutes les tailles, merde. Ici, tu n’as peut-être
pas remarqué mais les carreaux font 40cm en bas, et j’ai travaillé sur un module de 80. Tout est pris dans ce
système, les poutres etc. Dans le bâtiment traditionnel, c’est très difficile et ça ne sert à rien parce que les
maçons travaillent avec du mortier, du plâtre, ils s’en foutent. Mais si tu travailles en préfabriqué c’est hyper
important. Ça m’a notamment donné horreur des couvre-joints, des plinthes, tu as remarqué qu’ici il n’y en
a pas, ça va loin.
MS : Fais-moi la démonstration de : pourquoi c’est l’architecte qui a influencé l’industrialisation, et non
l’inverse.
FV : Parce que les industries ne voient que le profit immédiat c’est tout. Donc, s’ils ont un argument de
vente pour dire “Je vous en vends plus pour le même prix, c’est-à-dire mon panneau fait 20cm de plus et
coute 3 sous de moins, les gens vont suivre ça”. Et cette logique ne sert à rien, ce n’est pas de la bonne
politique pour moi.
MS : Dans la façon de concevoir l’architecture, qu’est-ce qui a fait qu’à un moment les architectes se sont
intéressés à l’industrialisation ? Par économie, par curiosité, par intérêt pour la technologie ?
FV : Moi c’était pour l’économie, je pense que c’était la seule raison valable. Mais quand je parle d’économie
ce n’est pas l’économie de bouts de chandelle, c’est une économie de confort que je veux, donner le plus
possible. Pour répondre à ta question, j’avais un exemple formidable. Il y a des techniques, des tours ça sert
à faire des bois tournés, c’est intéressant. Un jour j’ai vu que l’industrie expliquait qu’ils pouvaient tourner
des pieds Louis XV, parce que ce n’était pas plus cher et plus beau. Moi ça me révolte. Qu’est-ce qu’on en
a à foutre aujourd’hui des pieds Louis XV, je n’ai rien contre ces meubles, mais je ne vois aucun intérêt. Ce
faux-traditionnel, c’est uniquement commercial, plutôt que de faire des recherches intéressantes. L’industrie
peut faire n’importe quoi maintenant, en plus avec l’ordinateur ça a aggravé les choses. On peut faire des
objets différents dans la même série, avec des machines, c’est le bordel. L’industrialisation comme je la vois
est un peu primaire je reconnais. Pour moi il y a eu une découverte en même temps que l’industrialisation
c’était aussi une esthétique, et surtout une démarche. J’ai pensé que depuis l’Antiquité les gens avaient
toujours fait des objets dans la rationalité, des objets utiles. Et d’un coup c’est ça qui a chaviré, les gens ont
fait des objets de futilité. On aurait pu penser que le rationalisme prenne beaucoup plus d’importance.
Quand je vois tous ces catalogues de montres de luxe, je ne trouve pas que ça va dans le bon sens.
Quand j’ai découvert, on dit qu’il y a un style Le Corbusier, mais pour moi ce n’est pas un style, c’était une
Renaissance réelle. Je trouvais aussi dégueulasse le Modern Style de 1925 que le Louis XVI. On avait
retrouvé enfin une façon de rationaliser, seulement les gens l’ont pris de travers. Parce que ce crétin de Le
Corbusier était le premier à déconner en parlant de sa machine à habiter, alors les gens ont pensé que c’était
rationnaliser mais sans le faire de façon sensible. Alors que le monde visuel est de toute façon sensible, le
monde constructif. Ce n’est pas que de la poésie mais c’est aussi de la poésie.

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J’ai cru un moment que ce qui me conditionnait le plus, ce n’était pas l’économie mais l’esthétique. Ce que
j’appelais l’esthétique moi, c’était une démarche très importante. En réalité, mon esthétique est basée sur la
Nature, sur la structure, sur les choses simples, sur la géométrie. Les rapports les plus simples qu’ils soient.
J’avais fait un petit papier à l’ESAG sur la beauté [Rires]. Tu sais ce que c’est qu’un tracé régulateur ? C’est
basé sur des rapports de proportions. Tu as des gens qui pensent que le tracé régulateur c’est le nombre
d’or, ce qui est idiot. J’ai pensé ça dès le début, pour la mairie de Saint-Paul. Pour le clocher, je l’ai fait à
partir d’un tracé régulateur, mais je ne l’ai pas fait à partir d’une théorie. Mon tracé régulateur a repris les
dimensions de ce qui existait déjà, autrement dit tu ne peux pas appliquer n’importe quel tracé. Il faut que
ce soit pris dans un ensemble, dans un contexte. Si tu arrives sur un plan de ville, tu ne peux pas appliquer
une méthode brutale. Il faut déjà analyser le plan de ville pour savoir quelle est la trame, quel est le système
qui va être le plus adapté. Et ça ne sera pas forcément celui qui tu as dans la tête comme étant théorique, tu
vas peut-être en trouver un autre. Il faut toujours que tout soit repris dans l’ensemble supérieur.
MS : Donc ce qui est idiot ce n’est pas d’utiliser toujours des tracés régulateurs et des proportions, c’est
d’utiliser toujours le même.
FV : Voilà exactement, c’est ça que je voulais dire. Par contre c’est toujours bien à mon avis, c’est ce qui fait
toute la différence, entre ça et n’importe quoi. Parce qu’à ce moment-là tu pourrais te demander pourquoi
s’embêter à faire un ordre. Il faut toujours avoir un ordre. C’est une pensée effroyable que je te fous là. Mais
cet ordre il ne faut pas en être esclave.
MS : Donc toi tu parles de tracés régulateurs contextualisés ?
FV : De tracés repris dans un tracé régulateur plus haut, intégré.
MS : Parce que sinon c’est jouer à l’aveugle, c’est ne pas regarder ce qui existe.
FV : C’est ne pas regarder ce qui existe, c’est pour ça que même si au départ je suis “moderniste”, je suis
extrêmement respectueux du passé. Je me souviens quand j’ai fait les trucs des Arts et Traditions Populaires,
c’était la réunion où il y avait Le Corbusier. Il était content que je lui explique que j’avais trouvé que ce n’était
pas la forme que j’aimais dans les trucs anciens, c’était la démarche qui les avait conduites. Si les éléments
changeaient, la forme changerait. Donc c’était idiot de copier du traditionnel, ce qu’il fallait c’était la
démarche et la réflexion. Pour moi c’était extrêmement important de se mettre dans le pli de l’Histoire, et
ça n’empêchait pas d’être très moderne et novateur. Parce que les mecs s’ils faisaient des maisons en pierre
calcaire dans la Plaine de Caen, c’est parce qu’il y avait de la pierre calcaire là-bas. Quand le chemin de fer
est passé et qu’il a amené des tuiles ils ont commencé à mettre des tuiles. Tant qu’il n’y a pas eu de chemin
de fer ils mettaient de l’ardoise ou je ne sais quoi. Il faut toujours repenser les choses.
MS : Donc toujours repenser les choses actuellement ?
FV : Actuellement. Avec les moyens dont on dispose, actuels.
MS : C’est une grande question aujourd’hui le patrimoine.
FV : C’est une maladie aujourd’hui le patrimoine. Quand je te parle de cette époque à propos de la pierre
de Caen, c’est que j’avais des petits camarades qui faisaient des études. Ce que je ne comprends pas c’est
qu’ils prenaient la forme à la lettre. Tous mes camarades de mobilier, sont devenus traditionnalistes, par la
forme [Nous lui parlons d’Andrea Bruno et de Rivoli] C’est pour ça que j’aimais bien l’Italie, parce que souvent
on observe des contrastes entre le moderne et l’ancien.
MS : Il n’y a rien de pire que l’imitation ?
FV : Rien de pire. Pour moi c’est évident depuis 75 ans [Rires]. Ça a été la bataille de toute ma vie. Et même
si j’ai fait des merdes, je le savais [Rires]. Tiens regarde, c’est la réglementation de l’époque sur l’application
des verres à vitres. C’était tellement compliqué. Les épaisseurs etc., en fonction de la hauteur, de

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l’orientation, du climat, fallait changer l’épaisseur à chaque fois, tu n’aurais pas eu un bout de verre pareil
[Rires]. J’exagère, mais justement c’est un excès de pointillisme.
On pourrait faire une réglementation mais à l’intérieur de ça, c’est ça qui devrait être directeur. Ce n’est pas
le handicapé avec des rampes à 1%, et surtout pas qu’il y en est partout. Je pense que tout le monde est
handicapé un jour, moi à mon âge je suis handicapé, un bébé aussi d’une certaine façon, une femme enceinte,
etc. Mais on n’est pas handicapé toute sa vie. Et par contre quand tu vas à l’hôtel, moi qui suis un vieillard,
tu n’as pas les barres qu’il faut pour se tenir dans la douche etc. Je pense que la réglementation aujourd’hui
est une catastrophe. Et ce qui est presque le pire c’est que ces normes sont faites par des gens de bonne
volonté qui pensent que cette démarche est nécessairement utile. Ils ont perdu la perception des vraies
valeurs, le spécialiste ne voit que son truc sans se décentrer. J’ai toujours détesté, quand je travaillais pour
des grosses boites, ces énormes réunions où chacun ne parle que des choses qui ne sont pas leur spécialité,
ça fait perdre un temps fou. J’en ai eu marre, et j’ai posé ma démission à Cogifrance pour ça.
MS : Dans le même temps, ce serait impossible d’avoir une seule norme qui régisse l’industrialisation et le
bâtiment pour toute l’Europe… Ce serait un travail énorme en tout cas.
FV : Ça tu veux dire ? [Il nous montre l’ouvrage La coordination modulaire]. C’est ce travail qui a été fait, c’était
presque abouti.
MS : Mais ça n’a pas marché.
FV : Non.
MS : C’était trop difficile à mettre en place ?
FV : C’est une question de volonté politique. J’ai toujours dit que si nous on avait réussi à faire quelque
chose avec Tomi, ce n’est ni de ma faute ni de celle de Tomi, c’est parce qu’il y avait un ensemble de gens
cohérents, surtout les financiers à l’époque qui n’étaient pas des gangsters pour EXN, surtout le Crédit
Agricole. Il y avait le Crédit Agricole et aussi les gens de la politique qui voulaient faire de la construction,
c’était nécessaire d’avoir du logement social à La Réunion. S’il n’y a pas tout en même temps, une volonté
politique, du fric, un concepteur et un industriel… Il faut ces quatre choses. Un tout seul il ne fera rien, il
ne peut pas.
MS : Tu penses que cela fonctionne mieux quand industriel et concepteur s’associent ? Parce que c’est ce
qui s’est passé pour EXN, vous avez travaillé main dans la main avec Tomi.
FV : Complètement. Mais je te ferai remarquer que la déontologie de l’Ordre des Architectes est de séparer
l’architecte des entreprises, ce qui est épouvantable. Sur le plan pratique c’est ridicule.
MS : C’est ça qui provoque l’échec ? Si l’industriel fait dans son coin en pensant que ça correspond à
l’architecte et inversement ?
FV : Personne ne maitrise plus rien. Moi je crois une chose, mais c’est personnel, je pense que lorsque ça
marche, il y a toujours un individu dans un coin qui fait le boulot de coordination, et celui-là on ne le connait
pas en général. C’est l’intellectualisme qui fout tout en l’air. Je ne dis pas qu’il ne faut pas penser, mais pour
moi ce n’était pas un style, mais c’était une nouvelle façon de penser. Mais ça devait durer plus longtemps.
Que les formes changent c’est normal puisque les formes se font en fonction des époques et des
technologies, mais pourquoi la démarche architecturale n’est pas restée la même ? C’est ça que je ne
comprends pas du tout. Pour moi il y a eu des catastrophes successives. Il y a eu Bofill, l’architecte espagnol
qui n’a fait que des pastiches, puis cet assassin de Gehry.
MS : Ce qui est étonnant c’est que dans les revues de l’époque, tout est consacré à l’industrialisation du
bâtiment, donc c’est un phénomène qui concerne les acteurs de la construction au plus haut point, tous les
grands architectes, et pourtant il y a eu un échec. Il y a eu de nombreux débats sur industrialisation lourde

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ou légère, ou semi-légère en liant comme tu l’as fait pour EXN industrie et artisanat. Alors, qu’est ce qui a
fait que ça a raté ?
FV : Je ne comprends pas, pour moi ça ne devait qu’évoluer. Si on continuait, on aurait fait une bonne
architecture qui aurait été différente. On aurait pu changer les formes, ce n’est pas la forme qui dirige. La
beauté ce n’est rien du tout, c’est le résultat de la pensée, de la manière de prendre les choses à une époque.
Aujourd’hui c’est du formalisme ces architectes qui font le panier de nouilles en Chine, c’est épouvantable.
MS : C’est un style ?
FV : C’est ce que j’appelle un style, et l’industrialisation ce n’était pas ça, c’était ouvert. Moi j’étais pour ce
qu’on appelle l’industrialisation ouverte.
MS : Pourrais-tu me donner une définition de ce qu’est pour toi l’industrialisation ouverte ?
FV : L’industrialisation ouverte était une industrialisation qui permettait d’intégrer différents procédés, c’est-
à-dire ou la préfabrication lourde, ou avec du métal, ou fait avec d’autres choses. C’était de dire avec
l’industrialisation tout est permis. Au contraire, une très grande variété de production possible, où les choses
sont harmonisées pour s’adapter ensemble. Et on y arrive qu’avec ça, sinon ce n’est pas possible. Parce qu’il
y a bien eu industrialisation. Tu as entendu parler du procédé Camus ? C’étaient des gros panneaux en béton,
les chemins de grue. Remarque ils se sont bien démerdé parce qu’ils en ont fait des quantités, mais c’était
toujours pareil, c’était d’une monotonie incroyable. Ce qui a fait toutes ces barres. Parce que la
réglementation, il faut que tu le saches, pourquoi il y a des barres et des tours ? À cause des ascenseurs. Tu
avais le droit de faire quatre étages sans ascenseurs, mais tu n’avais pas le droit de mettre des ascenseurs au-
dessous de dix étages. Donc entre quatre et dix étages il n’y a rien. Ensuite il y avait l’histoire du chemin de
grue qui était important, c’étaient des trucs comme Camus. Pour ta grue il fallait des rails donc tu avais
intérêt à ce que ça aille tout droit, ça faisait des bandes.
Tu avais aussi les coffrages glissants, ça c’est autre chose. Le coffrage, quand on coulait des étages, c’était
souvent trois éléments : deux murs et le plafond. Ton coffrage était en tôle ou autre, et il fallait le déplacer.
Alors tu avais des systèmes de retrait, tu coulais le béton et ça roulait. Ces coffrages glissants étaient très
bien pour des maisons en bande. À ce moment-là les porteurs étaient en façade parce que les murs en béton
étaient coulés comme ça, si bien que tu obtenais ces façades fermées avec des petites fenêtres. L’autre
système, quand j’ai fait l’immeuble de la Porte de Villiers avec des façades métalliques j’avais ce type de
coffrages, mais perpendiculaires. J’avais des gros tunnels en béton, et c’est là que je les ai fermés par des
parois en métal. Moi j’ai bien aimé remarque toutes les histoires de béton parce que c’était intéressant. Quand
on faisait des tours, j’avais mis un truc au point, c’était d’avoir des murs de la même épaisseur d’en haut
jusqu’en bas. Parce que normalement les murs du bas sont plus épais, mais c’est chiant parce que ça change
la côte des surfaces etc. Une autre façon de faire c’était de prendre la même épaisseur et de changer le
ferraillage, pour en mettre beaucoup en bas et moins en haut. J’avais pris cette méthode ».

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Carnet de bord (Fabien Vienne)
[Entretiens informels avec Fabien Vienne / Automne-Hiver 2015]

19 octobre 2015
Fabien Vienne a cinq enfants (un décédé jeune), dix petits-enfants, il a eu deux femmes, quasiment en même
temps, « communauté oblige ». Il se décrit lui-même comme un « polygame fidèle ».
Son logement est un grand duplex dont la mezzanine a servi d’agence puis d’entrepôt de maquettes, dessins,
dossiers. Une bande technique regroupe la cuisine, la salle de bains, les sanitaires, le dressing, et mène à sa
chambre, puis à l’atelier. Tout est relié, c’est volontaire. C’est le désir d’un homme qui n’a jamais voulu
séparer vie personnelle et professionnelle.

20 octobre 2015
Les maquettes sont essentielles dans le travail de Fabien Vienne, autant que dans son cadre de vie quotidien
qu’elles envahissent littéralement.
Il définit Cubespace comme la chose la plus importante de sa vie. Ce n’est pas de l’architecture mais c’est
lié à tous ses projets, par les principes de la géométrie.
« Quand j’étais jeune je dessinais beaucoup. D’ailleurs j’aurais pu faire peintre ».
Formes Utiles est une association dont il est l’un des membres fondateurs. Il y rencontre André Hermant.
Une chose très importante à retenir de cette association, c’est qu’elle regroupe des concepteurs, des
fabricants, des utilisateurs.
Fabien défend que cette mixité l’a conditionné dans sa manière de concevoir les objets.
En 2004, une grand exposition « Formes Utiles » est organisée, dont Fabien sera le commissaire. Il parle de
cette exposition comme relevant d’un « militantisme professionnel ».
La Précision Floue est le modèle géométrique de l’espace selon Fabien Vienne.
Zometool est un jeu américain qui a beaucoup inspiré Fabien pour ses propres jeux, dont Cubespace.
Fabien considère la famille comme une case de sa vie. Il n’a jamais été très présent pour eux, et se considérait
parfois comme « un mauvais père ». Ses femmes s’occupaient de ses enfants.
La SOAA (Société d’études et d’arts appliqués à la construction et à l’industrie ; puis Société d’Architecture
et d’Aménagement) est une coopérative, il n’y a pas véritablement de patron, mais Fabien est
« naturellement » le gérant, par son âge, son expérience. Son fils Elie (architecte) part en tant que
représentant de la SOAA à La Réunion (légitimité car diplômé en architecture).
Au moment où Elie rentre en France, Fabien Vienne est proche de la retraite (années 1980).
Mais il y a déjà un autre architecte au sein de l’agence SOAA à Paris : Marc Cayla. Fabien y voit la pérennité
de l’agence, avec Marc qui est un bon professionnel.
Elie devient le gérant de la SOAA. Il a voulu ouvrir une annexe de la SOAA en Normandie mais ce projet
n’a pas fonctionné. D’autre part, ce qui a bien fonctionné pour Elie à La Réunion a moins bien marché en
France car les conditions de travail étaient différentes.

599
Il y avait un certain nombre de rivalités entre Marc et Elie.
Il a une relation particulière avec ses fils (Elie est architecte, Lucas est mathématicien), et ne parle pas tant
avec eux de ses projets, de Cubespace. Appartenant à des milieux similaires, il n’y a pas tant de transmission.
Fabien y voit un manque de continuité de son travail et de ce patrimoine intellectuel. Toute sa vie
professionnelle s’est faite avec Jacqueline.
Le projet d’exposition de la Cité de l’Architecture et notre venue se font très peu de temps après le décès
de Jacqueline. Ces projets lui redonnent, selon ses dires, « le goût de la vie suite à cette épreuve épouvantable
». Ils permettent à Fabien de faire un retour sur lui-même, sur sa carrière, et de réfléchir aux façons de
communiquer son travail.
Besoin de transmettre.
Fabien est envoyé par Jean Bossu à La Réunion en 1950 (il a 25 ans).
Il connait déjà Louise et Jacqueline, et a déjà quatre enfants.
L’objectif est de gagner rapidement de l’argent, car au début de son séjour réunionnais il n’a pas assez
d’argent pour rentrer en métropole. Il va rester bloqué là-bas deux ans et demi.
Au début, Louise (première épouse) vient à La Réunion pour habiter avec Fabien et leurs trois enfants, après
un voyage d’un mois en bateau. Malheureusement, elle ne se fera pas à la vie là-bas. Leur fille Dalila sera
conçue là-bas, mais Louise rentre en France enceinte.
Elle emménage à Neuilly dans un appartement de fonction de la SECMO. Cette société est alors dirigée par
Falconnier qui a repris le Cabinet Bossu Réunion. Fabien, gérant du cabinet Bossu à ce moment-là, trouve
un architecte pour le remplacer à La Réunion.
À cette époque, Fabien touche 5% des parts de la société. Lui et Jacqueline décident d’arrêter la machine.
Falconnier lui cède entièrement le cabinet Bossu.
Entre temps, Jacqueline est devenue une militante du Parti Communiste. Elle est plutôt branchée urbanisme,
surdiplômée, puis vient travailler à la SOAA dont ils font ensemble une coopérative, que Jacqueline gèrera
toute sa vie.
Au moment où il conçoit EXN, Fabien n’est pas architecte. Son travail est plutôt celui de l’industriel, très
proche des entreprises. Associé à Maurice TOMI, Fabien touche les honoraires d’architecte et les
pourcentages perçus sur la vente du système. Un fonctionnement incompatible avec la déontologie de
l’Ordre des Architectes. Jacqueline crée alors la société DIS (Diffusion Internationale de Systèmes) dont elle
est le PDG à part entière.
EXN est donc véritablement un système applicable/mobilisable par tous les architectes qui le souhaitent.
Fabien défend que « c’est important d’être bricoleur et généraliste. Un architecte doit être touche-à-tout ».
Jean Bossu a travaillé seize ans pour Le Corbusier, et devait devenir son collaborateur d’agence.
« Avec le chef d’agence de Falconnier pour le projet du lycée de l’agriculture, on s’est vite rendus compte
qu’on était aussi nuls l’un que l’autre. On s’est dit : on va voir sur le chantier comment ils font et on verra. De
l’inconscience ? Oui, et une incroyable confiance de Bossu en nous ».
Fabien Vienne partait parfois trois jours pour marcher et promener en montagne sur l’île avec tous les
responsables importants de La Réunion.
Il a mis du temps à comprendre la chance qu’il a eu de faire cette expérience, qui lui a appris son métier et
l’a propulsé chef d’urbanisme de La Réunion.
Fabien Vienne et les couleurs

600
Sa conception est basée sur l’harmonie, les proportions, les lignes, les couleurs, sans pour autant être de la
« déco ».
Pour lui c’est très simple : il y a trois couleurs primaires (jaune, bleu, rouge) et trois couleurs complémentaires
(orange, vert, violet). Une couleur est un symbole, elle a une signification, c’est un repère.
« J’ai toujours aimé les plafonds colorés, ça ferme les volumes ».
Fabien a voulu industrialiser tout au long de sa carrière, considérant cette démarche comme une
préoccupation sociale et économique. Il n’est pas question d’industrialiser des modèles figés mais des
systèmes, des éléments divers assemblés.
Fabien est persuadé que ce procédé permet, contrairement aux idées reçues, une grande variété dans
l’architecture. En cela il est, sur certains points, en désaccord avec Jean Prouvé, qui croyait à une
industrialisation très poussée, qui coutait très cher, et de grande ampleur. Selon Vienne, Prouvé pensait
qu’avec de grandes quantités on pouvait faire une énorme industrialisation, mais le problème était de savoir
combien de temps et moyens il fallait avant d’y arriver.
Fabien Vienne défendait la position d’industrialiser l’artisanat, d’adopter un système de production.
Suite à la faillite de Peugeot à Aulnay, Fabien Vienne a pensé qu’avec tout cela, plutôt que de faire des
voitures, il faudrait faire des maisons économiques, dont les gens ont besoin. Il serait question de
reconfigurer les industries, l’industrialisation elle-même. De nombreuses circonstances de la société actuelle
devraient pousser les architectes à travailler sur ce sujet.
Fabien Vienne aime toucher à tous les matériaux : l’acier, le bois, le béton.
En 1958, il est contacté pour un projet de cantine pour la compagnie Thomson à Gennevilliers. Ce projet
sera le démarrage du concept Trigone, et d’une vraie confrontation avec le travail du métal, puisque la
proposition architecturale qui sera faite sera entièrement métallique.
La même année, Fabien conçoit le stand Cerca pour la foire agricole de Saint-Denis (La Réunion). À cette
occasion il reprend la charpente qui avait été prévue au Bosquel avec Le Ricolais (bois + équerres
métalliques). La nappe de cette charpente lui permettait de positionner les poteaux n’importe où.
En 1963 a lieu l’exposition « Formes Industrielles » par « Formes Utiles ». Fabien Vienne conçoit l’entrée
de l’exposition et tous les systèmes de présentoirs.
1964 marque le début de la pensée en cellules, en modules.
En 1966, il propose le premier prototype totalement industrialisé de Trigone pour l’usine de carrosserie
Heuliez à Paris (Vincennes).
En 1968, en même temps que la conception de Notre-Dame de la Garde, Fabien Vienne réfléchit au projet
de Djibouti, La Siesta. Ce projet, basé sur le module carré, est la suite de la pensée de Notre-Dame de la
Garde.
En effet, Fabien a une certaine horreur du logement en barre. Selon lui, le carré permet de fabriquer des
situations urbaines intéressantes.
Enfin, le projet du Dankali, non construit, est une tentative d’application des cellules carrées selon une grille
(Tadjoura).
En 1975, Fabien Vienne conçoit le projet « Casenba ». Il est question ici d’une industrialisation lourde, qui
s’appuie sur des panneaux préfabriqués qui s’assemblent à la manière d’un jeu de construction. L’ensemble
des éléments est préfabriqué : les fondations (plots), les poutres, les dalles et les murs. Ils se répartissent tous
selon une trame carrée.

601
22 octobre 2015
Fabien Vienne a failli être directeur des maisons Phénix (selon ses dires).
La société SACAN fait appel à lui pour l’aménagement de la ZAC de Carros-le-Neuf. C’est donc plutôt une
mission d’urbanisme, de programme d’ensemble.
1977 : La Réunion, système constructif préfabriqué en béton (panneaux de béton), qui est la suite logique
de Casenba. Il y est question de plaques de coffrage (de 7m) qui coulissent le long de deux rails et entre
lesquels on fait couler du béton. À nouveau, il s’agit de travailler en modules, selon une trame carrée (quatre
modules en largeur, cinq en hauteur). Ces panneaux modulés permettent la composition des façades. Les
panneaux en béton armé sont assemblés et solidarisés une fois positionnés par des nœuds coulés en béton
au raccord de ces panneaux. Ce principe va évoluer, en raison d’une manipulation qui nécessite des grues.
Or, la taille des éléments à manipuler étant variable (petits et grands panneaux), on observe des différences
de charge de la grue. Fabien pense alors à un second principe, dérivé du premier. Pour équilibrer les charges,
il supprime les petits panneaux pour ne faire exister que les grands panneaux, qui ont systématiquement la
hauteur de l’étage. À partir de là, il ne restait plus que des variations de longueurs.
Par ailleurs, tout était calé sur une petite trame carrée de façon à ce que les ouvertures (portes) occupent un
module toute hauteur (menuiserie et imposte compris). Ce choix conceptuel modulaire rend possible les
vides toute hauteur. Dans cette seconde option, le système de raccord est différent. Chaque panneau est
systématiquement percé de trous, prêt à accueillir des boulons pour assembler les murs entre eux.
Fabien Vienne fera des recherches en vue d’une préfabrication lourde, notamment parce que Maurice Tomi
possédait une usine de panneaux préfabriqués. Ce qui séduisait Fabien, ce n’était pas tellement ce concept
de préfabrication lourde car il préférait les constructions légères, mais plutôt le fait d’avoir des ouvertures
toute hauteur, et notamment à La Réunion pour favoriser l’aération des espaces.
L’expérience de La Ciotat (Notre-Dame de la Garde) a servi à améliorer ces réflexions.
1981 : Projet La Citadine (non construit) : Module carré, forte densité mais intimité des logements. Le
logement a toujours un bloc véranda devant, toujours le même encombrement au sol mais les différences
de surface se font par l’empilement des casiers, allant du T2 au T7. La préfabrication était possible mais pas
obligatoire. Ce principe de logement social sera utilisé à Cour Papaya.
Le Cube Harmonique : au départ, Fabien le conçoit pour un concours à La Villette. Cet élément est très
important pour Fabien Vienne car il matérialise sa rencontre avec Zometool, et correspond au véritable
commencement de ses recherches pointues sur la géométrie. Ce jeu est issu d’une pensée : les formes
géométriques de bases assemblées ensemble forment un réseau dans l’espace. Même pour ce jeu Fabien
Vienne utilise le principe de la grille, et l’intersection des nœuds forment toujours le nombre d’or. Cubespace
est la suite du Cube Harmonique, son expansion théorique.
1992 : Blocali. Maurice Tomi, grand entrepreneur, possède de grandes machines, notamment une
« pondeuse » de parpaings. Fabien Vienne doit penser des modèles de blocs de parpaings. Tomi et Vienne
veulent faire des murs sans mortier, à sec, où un cordon bitumineux formerait le joint. Les parpaings doivent
donc avoir des rainures intégrées.
Il s’agit d’un « meccano de parpaings pour faire des murs à sec », dans la même lignée qu’EXN. Maurice
Tomi voulait les commercialiser aux grandes enseignes de bricolage, afin que les gens puissent construire
eux-mêmes leurs maisons de façon économique. Le problème majeur qui se posait était la nécessité d’avoir
des usines très importantes et beaucoup de réglages (hygrométrie), ce qui est compliqué à mettre en œuvre
du point de vue industriel.
Dans l’usine, le béton était préparé dans des silos, et sortait par des goulots qui venaient remplir des moules
posés sur une plaque. Ensuite, le moule est enlevé, et la plaque emmenée sous séchoir. Le réglage était

602
complexe à faire pour que le béton ne s’effondre pas avant séchage. Ce principe fut beaucoup utilisé. Il était
compatible avec le système Alibois pour faire des réalisations mixtes.
Ces parpaings étaient « esthétiques » selon Fabien Vienne, et faciles à assembler par les rainures, ce qui évitait
de les enduire, et permettait de réduire les coûts.
Puis Maurice Tomi est mort.

24 octobre 2015
La géométrie est le début de toutes les réflexions de Fabien Vienne, fortement liée à sa conception de
l’industrialisation.
Les débuts de Trigone : le projet pour la Thomson Houston, en charpente métallique. Utilisation de cette
technique constructive qu’il considère comme novateur par rapport à Le Corbusier et Jean Bossu. Il est
attiré par la technique et la construction, alors que ses « maîtres » sont plutôt des « artistes ». Le projet de
bungalows en tôle l’amène à chercher des formes, notamment pour une question d’économie. C’est
l’apparition du dodécaèdre rhombique en 1960. L’objectif est de rendre ces volumes habitables, et plus
particulièrement de faire une économie de la surface par rapport au volume habitable.
Par ailleurs, Fabien Vienne pense que l’industrialisation (entendue communément) correspond à l’emploi
de machines qui fabriquent des éléments identiques, répétitifs. De ce fait, le dodécaèdre rhombique,
constitué de losanges, est une forme intéressante industriellement car il permet une prolifération dans
l’espace, et donc une industrialisation telle qu’il l’imagine. L’enjeu est également de considérer des
dimensions qui se combinent ensemble, avec déjà l’idée de la combinatoire. L’idée majeure est celle de
permettre la variété avec la répétition, correspondant à son idée de l’industrialisation
À cette époque, Fabien Vienne est associé avec Jacqueline Valat (épouse) et P. Braslavsky. Ils ont déposé le
brevet le 24/05/1960 auprès du ministère de l’industrie.
Trigone est le mixte entre géométrie et début de l’industrialisation. Le second prototype est industrialisé
avec des profils en tôle pliée et des panneaux en aggloméré qui forment des quarts de losanges. Se pose la
problématique des joints.
L’article de revue, intitulé « Architecture de recherche », sous-entend que cela reste assez théorique
Le premier prototype de Trigone, Fabien Vienne le réalise chez lui à Gif-sur-Yvette, dans son jardin, en
carton et en bois. En parallèle, il mène des recherches sur l’habitabilité de la cellule et du module, et
notamment sur la projection carrée, qui selon lui, est plus facile à habiter.
Les panneaux ont des dimensions de 192cm de côté, correspondant à la dimension d’un lit de 190cm et des
2cm de l’épaisseur de la paroi en panneau d’aggloméré. Les dimensions des panneaux de Trigone ont subi
différentes évolutions : d’abord dimensionnés sur le calibre de 177cm, puis 192cm et enfin 200cm. À partir
de là, il commence à réfléchir en « modules de vie » (cellule salle de bain ; cellule cuisine etc). Plus encore, il
établit toute une réflexion sur le module carré.
Après avoir réfléchi au Trigone bois et acier, Fabien pense à des éléments « moulés » en coque plastique.
C’est alors la période de l’AUA, Candilis… qui réfléchissent également à cette question de l’architecture
plastique.
L’assemblage se ferait par des pièces de tôle pliée en plastique. Ce sera un échec, et n’aboutira pas. Par
ailleurs, l’incendie du Club construit dans les Alpes de 1975-76 coupe net l’extension et le développement
de Trigone.
Fabien Vienne pense l’économie comme une idéologie sociale, issue notamment de son passé de
coopérative. Avant de penser à l’individu au sein de l’agence, il pense au travail en équipe des personnes.

603
La géométrie redécoupe l’espace par la taille des éléments.
Derrière toute cette démarche, il y a la volonté de permettre l’autoconstruction.
Cette réflexion se fait à la fois pour Trigone en architecture et pour le mobilier, et un jeu est conçu pour
faire la démonstration du projet aux clients.
L’étanchéité entre les panneaux et la tôle est une problématique non négligeable du projet. Fabien Vienne
réfléchit à des joints en caoutchouc, du même type que ceux des pare-brise de voiture. Son beau-frère le
réalise avec son entreprise automobile. Le joint devient le point de réflexion le plus délicat. Fabien Vienne
parlait souvent avec Jean Prouvé de cette problématique des joints, grande difficulté de l’industrialisation. Il
réfléchit au problème posé par les joints et y travaille avec des ingénieurs. C’est encore une période où il est
inédit de construire des maisons de cette façon, d’où la difficulté de résoudre certains problèmes rencontrés
lors de la conception (joints) et de se rapprocher de la réflexion faite dans l’industrie automobile.
1969 : Trigone bois + rencontre avec Maurice Tomi
Période où il y a peu de travail à l’agence SOAA, permettant à Fabien Vienne de consacrer du temps à une
réflexion poussée sur Trigone, et toute cette réflexion se fait finalement sans clients.
Il réfléchit notamment aux unités de comptage, dont le principe est de décomposer un projet par éléments
de construction. Ces éléments constituent ces unités de comptage, dans l’optique d’industrialiser des
systèmes et non des objets finis.
Les cellules sont carrées, et mesurent 192 cm de côté (soit 3,69 mètres carrés de surface). Il y a différents
types de modules (repas, séjour, sanitaires, bloc-eau) et chaque type a différentes combinaisons possibles.
Cela permet de concevoir aussi bien des maisons individuelles que des logements groupés, des camps de
vacances ou des hôtels.
Notion de « logement individuel évolutif : c’est l’idée que les gens peuvent faire évoluer l’architecture de
leur logement ».
Les différents éléments industrialisés, correspondant à ces unités de comptage, sont :
- Planchers (PB) + (PH) (Planchers Hauts et Planchers Bas)
- Façades (F)
- Toitures (TB) + (TH)
- Mobilier (M)
- Montage (C)
Les fondations aussi sont industrialisées : blocs de bétons carrés (faisant passer les conduits de ventilation).
Chaque élément est lui-même composé de différents éléments : boulons, cadre, solive…
Ce système simplifie la constitution du devis, et donc l’estimation des coûts engagés, permettant de connaitre
très rapidement le détail exact de fabrication.
Maurice Tomi trouve le dossier explicatif de ces unités de comptage. Il teste les solutions proposées par
Fabien Vienne, et remarque que cela fonctionne admirablement bien. C’est alors la naissance du système
EXN. La suite de Trigone sera anecdotique, et l’aventure deviendra très rapidement celle d’EXN.
L’opération du Val d’Hyères : production de Tomi à La Réunion, et réception par Bousigué
Cette opération a eu un grand succès, et devait enclencher sur une série de commandes de la Caisse des
Dépots mais après l’incendie ce projet sera stoppé.

604
Entre temps, le CCAS (Entreprise du Parti Communiste) commande une dizaine de projets en région
parisienne.
Fabien Vienne est ami avec Jean Prouvé depuis l’époque où il travaille chez Jean Bossu. En effet, Prouvé
est un ami de Bossu, et Charlotte Perriand fut sa responsable pour une exposition de Formes Utiles. Donc,
le groupe de connaissances autour de Fabien Vienne est celui-ci : Prouvé, Perriand, Hermant, Le Corbusier,
Dubuisson.
Afin d’industrialiser les maisons, Fabien Vienne pense que la meilleure solution est une étude sur la
normalisation et la modulation internationale, qui n’aboutira malheureusement pas. L’objectif est
notamment d’aboutir à une coordination dimensionnelle européenne. Une telle coordination doit ainsi
permettre de proposer une architecture modulaire à partir des matériaux.
1961 : « La coordination modulaire, 2e rapport », par l’agence européenne de productivité. Fabien Vienne
s’inspirera beaucoup de ces réflexions. Il considère le dimensionnement très important pour la
préfabrication, plus peut être que pour l’architecture traditionnelle.
Premier souci identifié : « L’industrialisation a pris le pas sur l’architecte ». Le second : l’industrie voit le
profit immédiat. L’informatisation amplifierait ce phénomène
En parallèle de cette démarche d’industrialisation, Fabien Vienne a la démarche de rechercher une esthétique
de simplicité, basée sur des rapports simples.
Selon Fabien, Le Corbusier parle surtout de rationalité, de « machine à habiter », mais il y a plus de subtilité
que ce qu’il prétendait.
« Pour moi, l’industrialisation et l’esthétique c’est la même chose. En tout cas l’un ne va pas sans l’autre,
sinon c’est raté. »
« Il ne faut pas être esclaves des trames, ne pas être sectaire. Il faut aussi savoir s’en libérer ». À ce titre, le
tracé régulateur doit s’adapter à l’existant, au contexte, on ne peut pas simplement appliquer une théorie
bête et méchante. L’important est de ne pas utiliser le même tracé régulateur (nombre d’or) mais de chaque
fois mobiliser un tracé régulateur adapté, contextualisé : « tracé régulateur intégré »
Ce n’est pas le résultat qui est intéressant (telle proportion exacte) mais c’est la démarche, c’est d’être
novateur en reprenant la « pensée classique ». De ce fait, « la forme n’est jamais une pensée, c’est un
résultat ». Il est question de toujours repenser les choses actuellement, avec les moyens dont on dispose.
Pourquoi un échec de l’industrialisation alors qu’elle régit toute la société ? La réglementation serait mal
pensée, étant donné qu’elle est pensée par des spécialistes, par petit bout, et qu’il n’y a pas une vision globale.
Il faut vraiment que la volonté politique entre en jeu :
Volonté politique + financement + concepteur + industriel = opérationnel
Or, le principe de l’Ordre des Architectes est de séparer la profession d’architecte des autres. Ce principe
global n’a donc jamais pu être opérationnel, d’où son échec.
Aujourd’hui, la société et l’évolution de l’architecture ont presque pris le sens opposé à un bon
développement de l’industrialisation lourde. L’industrialisation a été considérée comme un style, ce qui fut
un écueil, et aurait entravé à son juste développement.
Pour Fabien Vienne, l’industrialisation ouverte est celle qui permet d’intégrer différents procédés, bien que
les choses doivent être harmonisées. Un autre échec de l’industrialisation : la monotonie.
Les ascenseurs ont déterminé les tours, les chemins de grue ont déterminé les barres.

605
Fabien Vienne a aussi connu Kalisz. Il a connu André Sive, qui est très content de La Ciotat, ils se sont
connus à Sarrebruck où ils étaient profs : Fabien Vienne était professeur de géométrie, et André Sive
d’architecture.
« La trame est une nécessité : pour l’industrialisation (économie) et pour l’esthétique. L’architecture nécessite
l’ordre. On ne connait aucune architecture sans trame, des pyramides aux églises romanes ou encore les
cloitres médiévaux. Sans trame, cela perd du sens, c’est du “design” plus que de l’architecture. L’art peut se
permettre cela car il ne doit pas nécessairement être efficace. »

26 octobre 2015
Le problème de l’industrialisation est d’industrialiser des systèmes. Il est complexe d’industrialiser des
systèmes pour le comptage, surtout à une époque l’informatique n’était pas encore maitrisée par les
architectes. Ce « non-outil » a été un manque.
La trame est, selon Fabien Vienne, la répétition d’une dimension. Elle est différente de l’ordre, du module.
La trame n’est pas la base, elle est figée sur les mêmes dimensions : elle est le résultat. Le tracé régulateur
aurait plus d’importance, au sens où il est un outil qui permet la recherche. Fabien Vienne considère que le
Modulor a figé les choses. Le tracé régulateur (dessin harmonique) est un outil de mise au point. Il n’est pas
le point de départ de la recherche et de la conception, mais plutôt un moyen de régler le projet.
Gérald Hanning et Jean Préveral ont beaucoup travaillé sur le Modulor avec Le Corbusier.
Fabien Vienne a beaucoup travaillé sur l’importance de la diagonale, notamment pour les espaces
rectangulaires.
La base de l’ordonnance : positionner, contextualiser un objet dans un rectangle et déterminer sa diagonale.
Mais ce principe fonctionne quand l’objet existe. Avant de penser la trame, qui permet de régler, on
considère le terrain, le soleil, les gens, mais aussi la volonté profonde de l’architecte. Par là on entend la
position architecturale. Tout ça vient appuyer la construction et l’économie.
L’exemple du Grau-du-Roi : d’abord un organigramme qui détermine les besoins, les locaux, le personnel.
Cela construit une idée des surfaces nécessaires, symbolisée par des rectangles, associés entre eux en
fonction du regroupement des services. De cette manière, la forme émerge directement de l’organigramme.
Le programme + les besoins + les relations des espaces entre eux = la géométrie du bâtiment conçu. La
trame apparait avec le « plan-ossature »
Fabien Vienne est en désaccord avec Jean Zeitoun quand il dit que « le projet est dicté par les produits
industriels ». Selon lui, les industriels ont des schémas erronés de l’industrialisation, notamment car ils se
vantent de proposer une certaine variété alors que beaucoup de modèles troublent une industrialisation
efficace. Il faudrait plutôt faire « moins et mieux ». Ce n’est pas tellement la qualité architecturale qui motive
leur profession (les industriels), c’est ça qui pose problème.
Pour Fabien Vienne, la trame n’est pas le point de départ, c’est une étape, un moment où intervient la
structure, où il faut penser la construction.
« Nelson était un fou du modèle cubique de 60x60x60. Perret utilisait une trame de 6m entre poteaux ». Il
trouve la trame de 6m intéressante car plus réaliste que concevoir toute l’architecture sur un
dimensionnement de 60cm.
Fabien Vienne a notamment connu Hermant lorsqu’il était architecte du Havre avec Perret. Il pense que le
Modulor est une théorie anti-industrielle car c’est une valeur numérique à virgule, trop précise pour être
littéralement appliquée dans la construction. La suite de Fibonacci est plus pertinente, car elle établit des
suites proportionnelles avec des chiffres entiers, tout en retrouvant systématiquement le nombre d’or. Cela

606
reste très proche du Modulor, mais avec des nombres entiers, donc industrialisables. Il y est question
d’« éléments numériquement constructibles »

27 octobre 2015
À propos de « Formes Utiles » :
« Sont utiles et belles les formes qui manifestent l’accord entre les exigences de la matière et les aspirations
de l’esprit ». Fabien Vienne explique que la formule est d’André Hermant. L’utile et le beau sont une même
chose, il n’y a pas de beauté inutile. La beauté est un résultat, elle vient après l’utilité parce qu’elle est
finalement une conséquence.
Si la géométrie peut être abstraite, les objets eux sont réels, ils sont de la matière. Respecter les exigences de
la matière, c’est respecter ses spécificités physiques et ses règles.
Notion de « fonctionnalisme vrai », proche de la Nature. Cette dernière constitue alors un modèle où la
matière est très respectée. La Nature est un modèle car elle est universelle et intemporelle, elle n’est ni une
mode, ni un style.
Les systèmes modulaires et constructifs :
La mairie de Saint-Paul (La Réunion) est le premier projet sur lequel Fabien Vienne applique un tracé
régulateur. C’est le premier projet qu’il conçoit seul. Il reprend des vieux plans de la mairie sur lesquels il
applique des tracés régulateurs. Il appose des rectangles sur l’existant, pas ceux du nombre d’or théorique,
mais un « tracé régulateur intégré », issu de l’observation de l’existant, des dimensions de l’objet architectural.
Cette réflexion autour d’un tracé qui réinterprète les dimensions existantes détermine le dessin du clocher
et ses proportions. Ici il s’agit de rechercher l’harmonie avec le tout.
Les systèmes modulaires = théorie/géométrie
Les systèmes constructifs = appliqué/technique
Dans Alibois la trame carrée est constructive : un module correspond à une travée.
La trame cubique, elle, permet une appréhension de l’espace.
La trame hexagonale est composée de six triangles équilatéraux
Le dodécaèdre rhombique est composé de grilles de trames carrées et triangulaires.
Les réseaux spatiaux : la répétition à l’infini est permise par la géométrie et les formes développées et étudiées
par Fabien Vienne. Selon lui, cette possibilité géométrique permettant des réseaux à l’infini amorce
complètement l’industrialisation.
La trame d’EXN est une double trame : en plan et en élévation. Elle mesurait au départ 3,17m, puis a été
redivisée en quatre sous modules (ne correspondant pas aux quarts). Constructivement, la volonté d’avoir
des surfaces libres a poussé à l’abandon du mur pour adopter un système de poteaux/poutres. Or ces
poteaux, une fois considérés dans leur matérialité concrète, ont un encombrement, d’où la prise en compte
de cette sous-trame.
Fabien Vienne s’intéresse à la problématique des toitures après Trigone, et notamment en réaction à
l’esthétique de Le Corbusier et de ses toits-plats. Il veut habiter ces toits et utiliser l’espace qu’ils dégagent.
Le principe des « toitures-écailles » (deux éléments) est une simplification d’EXN qui comprenait quatre
formes de base par pente. Ce projet a peu fonctionné, et le brevetage est finalement abandonné.
Le nœud est un élément architectural important car il permet la rencontre des éléments. En cela, il constitue
peut-être l’une des choses les plus complexes de l’architecture. EXN est essentiellement basé sur le nœud.

607
C’est aussi la suite de Trigone. Il est basé sur un plan carré de 317cm de côté à l’axe, en raison des dimensions
des matériaux de Maurice Tomi, qui sont : de la tôle japonaise pour le revêtement de façade, de la tôle
ondulée pour la couverture, du Bagapan de 152x304 (matériau local) qui sont des panneaux compressés de
Bagasse, sous-produit de la canne à sucre (en copeaux).
L’idée générale d’EXN est la suivante : sur chaque croisée de trame, et donc entre chaque module, sont
installés des portiques. Tous les portiques doivent pouvoir s’assembler entre eux.
Se pose la question suivante : comment faire un assemblage solide et régulier ? C’est la naissance du nœud
d’assemblage d’EXN : chaque portique se termine par un montant, donc chaque élément a un « coin
manquant » permettant l’assemblage. Pour lier le tout, seulement deux boulons sont nécessaires. À partir de
là, Fabien Vienne développe une série de portiques (terme important car « vide » donc différents d’un
principe de panneaux). Les portiques simples sont nommés : Bas, Moyen ou Haut. Les portiques toiture :
BM, MH, BH.
Ici, pas de charpente, elle est solidaire du portique pour éviter le phénomène d’arrachement en cas de
cyclones et vents violents, caractéristique du climat réunionnais. Au creux du nœud d’assemblage on
retrouve un vide carré, qui permet au portique d’être raccordé au sol par un tube acier, repris lui-même par
une dalle béton qui est coulée une fois la maison finie. Les fondations sont coulées après la construction de
la maison, afin d’éviter les erreurs, notamment de dimensionnement.
Le module de base d’EXN est composé de quatre éléments, mais il peut également exister avec un, deux ou
trois d’entre eux. Le système est pensé que tout puisse se combiner, en permettant une grande variété de
possibilités de combinaisons. Explications sur certaines pièces :
- Traverse basse : elle sert soit uniquement pour le transport, soit pour servir de socle à des éléments
verticaux intermédiaires qui s’enclenchent dedans à l’aide des rainures
- Arêtiers : permettent de gérer les transitions de modules de toitures
- Remplissages variés : panneaux bois, parpaings, briques, tôle
Le chantier doit absolument ne consister qu’en un assemblage. Par ailleurs, aucune redécoupe du bois ne
dois être faite afin d’éviter tout gaspillage de matière.
Première étape : maison posée au sol avec des pattes métalliques
Deuxième étape : coffrage sur le pourtour extérieur de la maison
Troisième étape : dalle béton est coulée, et noie les pattes métalliques, afin que tout soit solidaire
Grande variété des programmes réalisés avec EXN : écoles, églises, logements, kiosque, centre de vacance,
hôtel, etc.
Villabois
Village expérimental de systèmes de construction. Tout est industrialisé. L’équipe d’artisans part avec la
maison complète en kit, et passe une semaine à effectuer le montage (panneaux/portiques, escaliers, toiture,
plomberie, pieuvre électrique)
1994 : Lancement de l’application informatique du système EXN. Les difficultés sont les suivantes :
- Laisser possibles toutes les combinaisons
- Rendre accessible aux gens, qu’ils comprennent le principe
- Compliqué à concevoir pour que le montage soit très facile
- Catalogue d’exécution EXN était distribué sur le chantier et en usines

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Ø Forte notion de série
Ticase Créole
EXN permet de faire une version plus simple, plus économique, plus sociale : Ticase Créole
La complexité d’EXN ne devait pas empêcher de faire du logement social. Ce constat a donné lieu à un
catalogue « Ticase créole », qui est une forme de raccourci de celui d’EXN, encore moins cher et avec moins
de pièces et moins de complexités

28 octobre 2015
Fabien Vienne avaient des discussions avec Jean Prouvé, comme par exemple, le fait que l’un des obstacles
à l’industrialisation de l’architecture est son contact avec le sol. Les fondations étant difficilement
industrialisables, cela rend la chose complexe. La grande différence avec l’industrie des objets ou des
automobiles, c’est qu’ils sont des éléments totalement autonomes, contrairement au bâtiment
Héritage de Le Corbusier : les « leçons de dessin »
- Un trait est/doit toujours (être) utile
- Un trait doit toujours se finir
- Deux traits ne doivent jamais se couper
- Il faut exprimer les choses avec un minimum de traits

30 octobre 2015
L’AUA
Fabien Vienne ne fait pas partie de l’AUA car il n’adhère pas totalement à une démarche « fana-
communiste », il se revendique plutôt comme un sympathisant. Par ailleurs, Fabien Vienne souhaite avoir
une démarche plus personnelle, ne cherchant pas à intégrer un groupe. Il portait un fort désir
d’indépendance, « s’échapper de toute situation salariale ».
Jacqueline Valat, son épouse, a été très communiste voire militante, notamment entre 1952 et 1955. Elle a
été proche de certains membres de l’AUA.
Pendant que Fabien Vienne est à La Réunion, Jacqueline Valat monte une société d’aménagement du
territoire avec Allégret, la SATEC. À cette occasion, elle passe une commande à Fabien Vienne pour le
campus de Montpellier. Avec lui et Allégret, elle avait fait un avant-projet pour la Grande Motte. Selon
Fabien Vienne, l’apparition des concours a été fatale à l’AUA, qui était constituée de plusieurs petites
agences.
Création de Formes Utiles (1949)
Ce n’est pas une agence d’architecture mais une émanation du salon des Arts Ménagers. C’est une association
idéologique, où il est question d’échanger des idées, de faire des réunions, des tables rondes, faire des
expositions pour les Arts Ménagers. Le Corbusier va notamment passer par ce groupe. Il y avait différents
groupes au sein de Formes Utiles : les artistes, les concepteurs, les artisans, les industriels, les utilisateurs
1963 : Exposition pour le Congrès international d’esthétique industrielle de l’UNESCO.
Grande rupture au moment du salon « Formes industrielles » au musée des Arts Décoratifs (grande
exposition internationale dont Fabien Vienne devait concevoir la salle d’accueil et l’ensemble des

609
présentoirs). D’où l’émanation de deux associations : Formes Utiles d’une part, et l’Institut d’esthétique
industrielle (IEI) d’autre part. Une rupture due selon lui à des idéologies différentes.
Parmi les membres de Formes Utiles : René Herbst, Hervé De Looze, Michel Vioche, Jacques Rouaud
(devient Fondation des Arts Ménagers).
Années 1960 : retour de Fabien Vienne en France métropolitaine, où il reprend contact avec les membres
de Formes Utiles et réintègre l’association.
2004/2005 : Exposition Formes Utiles à Saint-Etienne (Fonds des objets de Formes Utiles à Saint-Etienne)
Pendant une période où ils n’avaient plus de local, les membres de Formes Utiles se sont réunis dans l’agence
de la SOAA pour les réunions. Fabien Vienne a aussi été membre de l’UAM (Union des Artistes Modernes).

11 novembre 2015
Les dossiers de presse
Philip Morris : huit mois d’exposition au Palais de la Découverte, dont Paris Match et P. Morris ont été les
sponsors.
Invention du meuble adhésif lorsque Fabien Vienne emménage dans un petit appartement Rue de Seine à
Paris, au sixième étage avec escalier en colimaçon : pas de place, difficile d’accès, ne veut pas faire de bruit,
il invente donc ces meubles que l’on peut monter la nuit sans déranger ses voisins avec du ruban adhésif.
Avec Bousigué, publiciste à Nancy, et qui connait un vendeur de panneaux bois, il va créer cette ligne de
mobilier. L’idée nait aussi de créer une société de vente de meubles par correspondance, en s’appuyant sur
ce concept de meubles adhésifs, c’est la naissance de COX.
Cette expérience sera un échec, car les clients n’arrivaient pas à monter ces meubles seuls. Fabien Vienne
estime que les notices conçues par Bousigué étaient trop complexes pour le grand public. Souci : il reste un
stock de panneaux bois non utilisés. Grâce aux relations de Bousigué dans le milieu de la publicité, Fabien
est amené à participer à la Biennale de Milan. C’est l’occasion de présenter la COX, qui se développera suite
à cette présentation à la Biennale. Dès lors, Bousigué souhaite développer la filière, et rachète une usine
polyvalente où il veut fabriquer tous les produits de base.
En parallèle, Fabien Vienne conçoit Trigone avec Maurice Tomi. Il conçoit également TRICOX avec
Bousigué (Trigone + COX = Tricox), pour la production de bungalows en toile.
Tomi fabrique les Trigone à La Réunion, Bousigué fait la commercialisation en France : idée globale
Suite à l’incident de l’incendie des Trigone et du conflit avec La Redoute (problème d’exclusivité), Bousigué
rencontre Mazerro (physicien faisant des recherches sur l’holographie), et monte une société pour vendre
ces hologrammes. Il consulte Fabien pour la fabrication des présentoirs et installations de ces hologrammes.
Ce projet intéresse Fabien, passionné de géométrie, lumière etc.
Or, le patron de l’entreprise Vauconsant [nda : François Vauconsant, entreprise créée en 1926] fournissant
l’acier pour la construction des « Holos » n’est autre que l’associé de Jean Prouvé. « Tout se recoupe ».
C’est l’occasion pour Fabien Vienne d’apprendre beaucoup de choses sur le travail de l’acier. Il prend la
posture d’un architecte qui s’immisce et s’insère dans le milieu des constructeurs et des entreprises. Selon
lui, il est en effet est capital d’être en relation étroite avec les industriels, les constructeurs, les professionnels
du bâtiment. Il défend la collaboration entre ingénieurs, architectes et constructeurs, et veut travailler main
dans la main avec eux : « C’est là que tout se passe ». En ce sens, il se positionne en rupture avec les pensées
de l’ordre des Architectes. Pour lui, c’est pourtant naturel d’adopter une telle démarche. Une vision
certainement liée à son idéologie, sa formation, son expérience des ateliers de menuiserie pour les sourds-
muets que dirige son père.

610
Il refuse et ne comprend pas la spécialisation d’un architecte.
Très souvent, Fabien Vienne a travaillé pour des « mégalos ». Bousigué, Tomi, ces personnages ont brillé
par leurs inventions. Ils s’occupaient des rapports mondains, de la communication, de la commercialisation.
Fabien Vienne, lui, n’est pas intéressé pas tout cela, il « n’a pas le temps ». Il préfère être la tête pensante,
lorsque ses associés servent de vitrine, d’affiche, de voix.
Il était contacté par les gens pour qui il travaillait, ou était amené à les connaitre par réseau. Il n’est jamais
allé chercher la commande, il en était « incapable ».
« Finalement le bâtiment n’est pas mon souci principal, même si j’en ai fait beaucoup. Je mettais tout sur le
même plan ».
Pour ce qui est des publications, Hermant est pas mal en lien avec la revue Techniques et Architecture, et
demandera notamment un article à Fabien Vienne. Ce dernier théorise beaucoup pendant sa carrière mais
publie très peu. Il ne se considère pas comme un écrivain. De cette manière, certains carnets à dessin sont
les seules traces de ses réflexions. Notamment des croquis et des carnets d’inventaire des éléments contenus
par les éléments de mobilier qu’il conçoit, du corset de sa mère jusqu’aux cintres en bois. « Tout part de
l’intérieur. »
De la même façon qu’il concevait ses projets d’architecture (notamment le Grau-du-Roi avec une
conception qui démarre des organigrammes) Fabien Vienne réfléchissait aux dimensionnements des
meubles. Cette méthode généraliste, il l’applique à la chaussette qu’il faut ranger dans l’armoire comme à
l’immeuble qu’il faut insérer dans un contexte urbain. Avec un relevé précis, il redessine tout, les chaussettes,
les assiettes, les gilets. Il dimensionne, il combine, il imagine les rangements, pour enfin arriver à la
conception du meuble, du contenant.
Réfléchir au contenu avant le contenant est, selon lui, une méthode intemporelle. L’industrie ferait se
rapprocher architecture et mobilier, notamment avec la notion de modules industrialisés (exposition Formes
industrielles de 1963).
Bien qu’attachant une grande importance à l’esthétique, il n’en fait pas un objet de recherche mais un résultat.
On retrouve les principes de Formes Utiles.
La précision floue (1996)
Fabien Vienne ne travaille pas uniquement sur les trames carrées, mais également triangulaires. Il produit
notamment des dessins de trames triangulaires sur du papier calque, et opère des rotations et superpositions
de ces calques. Cette réflexion appliquée en plan, il veut aussi la penser en volume (Zometool). « S’il existe
un système comme cela en plan, il doit exister le même système en volume ». Fabien Vienne essaie dans
l’espace : au lieu de répéter des triangles, il répète des cubes.
Qu’est-ce qu’un réseau ? Autour d’un point dans l’espace on peut placer huit cubes. Le dodécaèdre
rassemble cinq trames cubiques organisées autour d’un point, et donne un réseau de radiales. D’où : 8 x 5
= 40 cubes.
Après la précision floue dans le plan, Fabien Vienne pense à la précision floue cubique, c’est-à-dire en
volume. Notion de « trame exponentielle ». Zometool l’aide à réfléchir sur l’existence de cette logique de
système de trames dans l’espace (notion d’outil).
Système cubique simple = statique
Système dodécaédrique = dynamique (combinaison de cinq cubes composés de douze pentagones)
Fabien Vienne constate l’emboitement de dodécaèdres (12 pentagones), d’icosaèdres (20 triangles)
Principe : occuper l’espace à l’infini à partir de quatre volumes uniques

611
La logique est la suivante :
- Un point déplacé = une ligne
- Une ligne déplacée = une surface
- Une surface déplacée = un volume
- Un volume déplacé = un hypervolume
La volonté de Fabien Vienne est de passer d’un réseau statique à un réseau dynamique. Un système
statique correspond à un empilement de volumes égaux sans pénétration (principe de la brique). Le passage
à un système dynamique fait apparaitre le nombre d’or dans les rapports de proportions.
Le système dynamique est la résultante de la multiplication par cinq dans une symétrie, du système statique
dans la configuration du dodécaèdre. Le dodécaèdre détermine la position de ces cinq réseaux statiques, et
devient la base de ce passage du réseau statique à dynamique. Il permet la division automatique des
largeurs/des arêtes en rapports du nombre d’or. Il devient un système mécanique et automatique. Toute
cette réflexion se révèle géométrique, théorique et constructive. La notion de réseau statique est
accompagnée de celle de répétition, dans un objectif constructif. La notion de réseau dynamique appelle la
notion d’expansion concentrique et de croissance, d’où émane un rapport avec la Nature.
À partir de cette réflexion, le nombre d’or peut être considéré comme dynamique, le rapport racine de 2
(Ö2) correspond à une vision statique. Par un système axial, on accède à cette dynamique, par des principes
de déplacements, de rotations.
Selon Fabien Vienne, trois volumes régissent l’espace :
- Le cube
- Le dodécaèdre rhombique
- Le triacontaèdre
Tous trois ont des faces qui sont des losanges, c’est-à-dire des faces à quatre arêtes.
Le lien avec l’industrialisation dépend de ce que l’on appelle industrialisation. Pour Fabien Vienne,
l’industrialisation c’est créer des ensembles complexes avec des éléments simples et répétitifs. Or, avec cette
réflexion géométrique on est appelé à penser les arêtes, les nœuds, ce qui est directement lié à la construction,
et notamment à la construction industrielle qui est composée d’éléments. Pour exemple, l’une des découpes
du dodécaèdre met en avant l’existence de seulement quatre volumes de base. C’est donc à travers la
démarche adoptée que le lien entre cette réflexion géométrique et la construction d’un bâtiment est établi.
La réflexion y est la même que celle faite pour dresser les catalogues des différentes pièces d’EXN, en plus
abstraite peut-être. En conclusion : la géométrie facilite l’industrialisation.
La trame est la base de la précision floue, tandis que dans le cas de la géométrie dans l’espace, le départ est
le point et son déplacement. Qu’est-ce qu’un point ? Est-il inexistant ? Est-ce une notion abstraite ? C’est
généralement un lieu qui est le croisement de deux lignes. Toutefois, un point n’a pas de taille, il peut
toujours être plus petit. Certains diront qu’une ligne est une succession de points. C’est faux, car on retrouve
toujours des espaces résiduels. Il faut y ajouter une notion de déplacement, et donc de temps. À partir de là,
la ligne n’existe pas plus que le point, car ce dernier est censé ne pas exister. Ce qui commence vraiment à
exister, à être concret, c’est la surface. Le point, quant à lui, renvoie à une notion d’infini.

12 novembre 2015
[Consultation de documents au centre d’archives d’architecture du XXe siècle]

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Notion intéressante remarquée : la flexibilité des modèles d’habitat avec l’exemple de Ticase 82 (1982). On
y observe une pensée en modules, en cellules.
Se dégage aussi un principe d’évolutivité et de multiplicité des possibilités et des combinaisons. Totale liberté
de coûts, de matérialité des surfaces, d’esthétique. Mêmes modèles de base pour des projets qui vont des
cases créoles de 20 m2 aux hôtels ou villas de luxe. La juxtaposition des blocs maisons est possible dans
toutes les directions (projet des villages solaires). Cela renvoie à la combinatoire, aux trames et aux systèmes.
Principes d’EXN : « des systèmes agrandissables par essence » ; allier industrialisation et tradition
La monotonie, le « laid », l’impersonnalisation a longtemps été la crainte des architectes réticents à
l’industrialisation. Ici c’est tout le contraire puisqu’avec une base normalisée on arrive à une infinité de
solutions. Cet enjeu est rendu possible le système conceptuel mis en place
« L’activité de la SOAA est orientée vers des créations qui, à partir d’une recherche technique et économique,
impliquent série, combinatoire et rationalité. »
L’informatique semble succéder à l’industrialisation à travers le principe du chiffrage. « La CAO permet
entre autres d’avoir des factures sans surprise ». La SOAA a commencé à développer un système
informatique pour comptabiliser les coûts.
Cahiers Techniques du bâtiment, n°65, Sept. 1984 - « Petits ou moyens panneaux : des composants gérés par
informatique » - Ilôts de Villabois par Christian Gimonet/Rex Bois.
« La géométrie des composants a été établie en concertation avec l’industriel et l’architecte, sur le “logiciel”
de conception de ce dernier. Ce logiciel, très astucieux, synthétise les préoccupations de dimensionnement
liées à l’habitabilité : usage, proportions harmonieuses des espaces intérieurs et des volumes extérieurs,
dimensions des produits industrialisés et moyens de manutention de l’usine au chantier. Standardisation et
industrialisation sont des outils au service d’une conception architecturale qui respecte ces moyens et
s’efforce d’en tirer le meilleur parti : les composants sont gérés par l’atelier de l’architecte avec l’aide de
l’informatique. Les plans d’exécution, de montage, et la coordination sont de sa responsabilité. Mais les
plans de fabrication ressortissent à la compétence entière de l’industriel ».

17 novembre 2015
[Consultation de Techniques & Architecture, n°345, déc. 1982-janv. 1983]
Aspect social, tiers-monde, autoconstruction, économie et tradition locale
Article de René Dumont : « Architecture et tiers-monde » : « L’usage d’éléments préfabriqués et importés,
nous l’avons montré dans l’Afrique étranglée (1980) empêche tout développement de l’artisanat local ». « La
formation d’artisans locaux, orientés vers les technologies appropriées, les moins coûteuses en devises et en
combustibles, apparait donc prioritaire ».
Le système EXN semble parvenir à cet équilibre.
« Les enquêtes de satisfaction menées à La Réunion auprès des habitants des logements très sociaux (LTS)
montrent que le procédé EXN répond parfaitement à la demande tant par sa qualité architecturale, sa
souplesse d’utilisation que son rapport coût/qualité technique. », Propos de R. ELADARI, Directeur de
l’Équipement de La Réunion dans « EXN, système de construction en bois ».
Concours Régional des Modèles, Logements Très Sociaux, Département de la Réunion, Direction
départementale de l’Équipement :

613
« Recherche orientée vers la rationalisation et l’organisation du processus de construction par la répétition
des tâches au niveau des études, des détails d’exécution et des techniques de réalisation, et non pas vers la
reproduction automatique des logements identiques sur un ou plusieurs sites ».

21 novembre 2015
Alibois
La différence entre Alibois et les systèmes EXN et Trigone, c’est qu’il n’y a plus de trame carrée dans le cas
d’Alibois, mais un unique module de 20 cm qui régit tout le projet. Cette règle vise notamment à permettre
l’assemblage avec les parpaings Blocali (20x40x15). D’après les dimensions de ces blocs, les panneaux en
bois sont calés sur la mesure de 20cm : panneaux de 120cmx20cm.
Contrairement au système EXN où la structure (portiques) est porteuse, ici ce sont les panneaux pleins qui
sont porteurs (système « château de cartes »), tandis que le système de fondations reste inchangé, elles sont
coulées après construction.
Ce projet a connu l’informatisation dans les années 1990, et EXN se développe sous une version du système
entièrement informatisé, modulaire, industrialisé. Jean-René Audry crée le logiciel pour concevoir les plans
par informatique à partir des pièces/éléments constitutifs.

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Entretien avec Remy Meunier (03/2019)
Ancien collaborateur de Fabien Vienne (Agence SOAA, La Réunion)
[Mars 2019, à l’agence SOAA (Le Port, La Réunion), mené et retranscrit par l’auteure]

Rémy Meunier : « Je suis arrivé à La Réunion en 1975, on a fait un concours avec Elie [nda : Discussion
sur le moment où Elie Vienne quitte l’agence. Longtemps PDG de la SOAA, ce dernier a été quelque peu
« en défiance » vis-à-vis des décisions prises par le reste de l’équipe (Rémy Meunier et Marc Cayla). Or, le
principe de l’agence, aux dires de Rémy Meunier était le suivant : accepter les décisions prises collectivement
ou se démettre de ses fonctions], puis j’ai prospecté en Guadeloupe. On a fait ce concours d’habitat social
départemental qu’on a gagné. Parce qu’à l’époque il y avait les « plans » sous De Gaulles, il y avait un
commissariat aux plans de construction, la DDE il y avait des vrais politiques qui mouillaient la chemise. Et
donc ils faisaient régulièrement des concours d’habitat social qui débouchaient sur des commandes. Par
exemple, quand on a gagné le concours en 1975 on a eu 480 logements qui nous sont arrivés d’un coup.
Aujourd’hui, gagner 480 logements, il n’y a plus que les grands noms, et encore. Mais là ils n’hésitaient pas,
et on n’était pas les seuls, il y a eu trois ou quatre lauréats.
Manon Scotto : C’était qui les « concurrents », enfin ceux qui comme vous candidataient aux concours ?
RM : En général on met un nom d’architecte avec un groupe, donc c’étaient des groupes constitués du type
entrepreneur-concepteur. Nous c’était SOAA-Tomi, il y avait SBTPC-Jean-Jacques Quentin, Pihouée et
Lebegue aussi avec Tomi. Nous on avait deux projets, un qui était uniquement panneaux bétons
préfabriqués, toujours sur le module d’EXN, c’est les Casenba, qui ont grosso-modo disparu ; on avait 200
logements à la Cressonnière qui ont été petit à petit démolis, à Saint-André. Elles ont été faites en 1978, fin
de chantier, et c’étaient des panneaux en béton de 10cm d’épaisseur, ce qui est complètement hors-normes
aujourd’hui, qui étaient assemblées. On amenait les panneaux, tu mettais tes ferraillages et puis tu coulais
tes nœuds. Et on mettait une peinture à l’époque, même pas d’imperméabilisation, c’était quasiment du
Vinyl’, et ça a tenu pendant quarante ans sans problème. C’était fait sur des plans qui consistaient en une
sorte de « sortie de bidonvilles » pour les gens, c’est-à-dire qu’on faisait des petites parcelles de maximum
100m2, et par-dessus ils avaient un petit jardin devant, la maison, et une petite cour arrière dans laquelle il y
avait un petit siphon de sol dans lequel ils pouvaient mettre leurs cochons et tout. Et à l’arrière, une cuisine
qui sortait avec des volets, une cuisine créole pour faire le « boucan ». On en a fait en pagaille des Casenba,
plus de mille.
Et après on avait un deuxième projet qui s’appelait Ticase 78, et qui étaient donc en EXN pur, et là je ne te
dis pas, on en a fait quatre à cinq mille. Soit en groupes d’habitations, par exemple sur la colline au fond de
Saint-Gilles, au-dessous de Roquefeuille, il y a tout un truc qui est plein de Ticase 78, deux-cents et quelques
logements qui sont à moitié des Ticase 78, et à moitié un truc que l’on a créé pour le concours, c’est Escalade.
Ce sont des maisons dans la pente, toujours sur la même trame, simplement avec EXN c’était très difficile
d’utiliser des pentes très fortes, tandis que là on avait un logement qui était décalé. C’était une suite de La
Ciotat, simplement retraduit en individuel. Ça par contre c’était en béton, et même pas en préfa’, c’était du
traditionnel, parpaings. C’est grâce à ces projets-là que Tomi a mis en place et inventé le système de
parpaings Tomi. Des blocs américains qu’on appelait ainsi parce qu’on les montait sans enduit, et puis
surtout par rapport aux parpaings qu’on faisait ici ils avaient un dosage qui en faisait quelque chose de très
résistant, et on les déclinait soit en parpaings lisses, soit en parpaings qu’on appelait splittés, qu’on utilisait
surtout en clôtures, ou sur certains murs de parement parce qu’en fait … [Il se met à dessiner] En fait le système
c’était deux parpaings alvéolés, et ils faisaient des petites lumières, et hop ils splittaient ça, et ça faisait un

615
truc assez inégal qui était assez joli. C’est depuis Escalade que Tomi a conçu ça, et après il y a pleins d’autres
systèmes qui ont dérivé, avec Fabien, il avait une idée toutes les dix minutes, donc après nous on suivait à
petons comme ça. On n’arrêtait pas.
En 1979, après avoir passé deux ans et demi ici, je suis parti à la Guadeloupe, parce que Tomi a voulu
investir en Guadeloupe, donc il s’est mis en lien avec un mec local, qui était des sucreries d’Arcis-sur-Aube.
Parce qu’à l’époque la canne à sucre a un peu perdu de son audience, sa valeur, donc ils ont voulu
transformer les quotas qu’ils avaient en construction.
MS : C’est ça le bagapan ?
RM : Ah non le bagapan c’est autre chose, c’est un produit typiquement réunionnais, c’est réutiliser les
déchets de la canne à sucre, c’est la bagasse. On garde la moelle et juste une petite écorce, on récupère ça,
et donc il était pressé avec des colles, et on a fait du bagapan. Et en plus il était étudié pour être résistant à
l’eau, enfin, il ne pouvait pas être immergé mais vu le taux d’hygrométrie ici… Par rapport à un aggloméré
normal que tu importais de métropole, d’une part il valait un petit peu moins cher, et de deux il était
beaucoup plus résistant.
MS : Et Bagapan, ça existe avant vous ?
RM : Oui ça a été inventé par les sucriers ici, avec Tomi d’ailleurs, qui était probablement l’utilisateur. Moi
j’étais parti en Guadeloupe pour faire la conception, créer un cabinet, pour lancer EXN là-bas. On a fait
quelques opérations, en Martinique, différentes choses. Il s’est trouvé qu’en 1980, il y a eu le cyclone
Hyacinthe, ce qui a déclenché un boost terrible du logement social, et Elie qui était tout seul, avait fait venir
un gars de Paris qui a pas fait l’affaire, et il était submergé de boulot, donc avant que je puisse vraiment
développer à la Guadeloupe il a fallu rentrer.
MS : Et tu penses que ça aurait pu fonctionner à la Martinique et en Guadeloupe ?
RM : Bah oui ça démarrait. Surtout en Guadeloupe il y avait un industriel influent, Batir’Antilles, et très
franchement, Tomi, s’il a eu cette audience, c’est parce qu’on a maintenu, du fait de notre présence, l’intégrité
d’EXN jusqu’au bout. À partir du moment où les entreprises ont commencé à mitiger les choses, à mélanger
un machin, je te prends un bout de bois par-là, etc., ça a merdé. Et Batir’Antilles s’est pété la gueule à cause
de ça. Au lieu de se cantonner à un produit et de s’y tenir… Et l’expérience nous a montré qu’utiliser un
procédé en en respectant les caractéristiques, c’est comme un puzzle : si tu enlèves un bout, tu enlèves la
qualité du puzzle. Donc ça a merdé à cause de ça, et puis il s’en sortait plus car il faisait appel à des sous-
traitants qui ne faisaient plus l’affaire, qui ne comprenaient pas ce qu’on leur demandait […]
J’avais fait un diplôme pour réadapter l’auto-construction à la Réunion. Il y avait encore une structure de
société assez peu industrialisée, peu développée, qui faisait qu’il y avait une main d’œuvre locale qui pouvait
être utilisée, de mon point de vue. J’avais proposé ça à Tomi qui m’avait dit que c’était très intéressant, fais
ton diplôme là-dessus et on verra. Sauf qu’on ne l’a jamais vraiment réalisé de cette manière-là. À une époque
c’est vrai que dans la réalisation des petites maisons en accession à la propriété, il y avait une partie ‘main
d’œuvre familiale’, qui permettait aux gens d’améliorer. C’étaient des artisans qui montaient les structures,
ils montaient toute la peau, et ils le livraient prêt à finir. Ce qui n’est pas tout à fait ce que j’avais imaginé,
parce que je pensais que du fait de la composition du système avec des panneaux manutentionables assez
facilement, il suffisait qu’un artisan te fasse … En fait quand on construisait EXN, le coup de génie c’était
que tu prenais tes panneaux, tu les assemblais autour de ce qu’on appelait des pattes à scellement, des tubes
carrés quoi, qui rentraient dans le noyau, on les posait par terre, quasiment sur le chantier terrassé, on les
calait en hauteur et après on coulait les fondations, plutôt que le contraire. Quand tu coules une fondation,
et que tu viens poser ton truc dessus tu as toujours deux à trois centimètres de différence, et EXN il n’aimait
pas les deux ou trois centimètres. On faisait le truc autostable, on le calait. On coulait tous les 3,33 m
maintenant, c’était 3,17m au début, on coulait des petits plots en béton de propreté, on montait le panneau,

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ils étaient assemblés, et après on coulait les fondations, et le dallage en même temps. Ça bougeait plus. Donc
on disait toujours les mecs ils vont monter leurs ossatures eux-mêmes, il y a une entreprise, ou Tomi ou des
artisans qui viennent couler, et après ils viennent mettre leur revêtement. Au début d’ailleurs Tomi vendait
des kits, sauf que ça n’a pas eu beaucoup de succès, les gens n’étaient pas forcément très bricoleurs. Les
subventions étaient tellement importantes sur l’habitat social que les gens préféraient faire faire.
Donc c’était ça mon diplôme, et à l’époque j’avais soutenu ça avec une personnalité extérieure qui s’appelait
Hanning, c’était un copain, qui avait travaillé avec Corbu’. C’était un pote de Fabien. Il était sur les Camélias
et tout je crois. On sortait d’UP6, c’était l’unité des gauchos, des rêveurs. C’était en 1968-69. Je suis rentré
à l’école en 1966, puis j’ai mis dix ans en tout à avoir mon diplôme. J’ai soutenu en 1976 […]
À l’époque tu avais Paul Vergès qui avait publié « Plan survie du parti communiste réunionnais », et dans
lequel il parlait justement d’auto-construction, comment sortir tous ces ménages qui n’avaient pas un sou,
avec des fosses septiques à la vietnamienne, qui étaient complètement hors-normes, encore que les normes
en 1975… Quand tu faisais une construction, tu déposais le permis, tu construisais, et puis tu régularisais
après. C’était le début de la normalisation, de la départementalisation, mais avec un vide normatif… on
appliquait l’équivalent des DTU.
MS : Donc des EXN il y en a des milliers ?
RM : Rien que sous notre responsabilité il a dû y en avoir sept à huit mille. Après comme il y avait un secteur
diffus qui fonctionnait sans nous, qui faisait trois cents à quatre cents logements par an, avec tous les
architectes qui utilisaient le système en parallèle de notre activité. On avait monté une société qui s’appelait
DIS, et qui récupérait les royalties. Nous on était actionnaires de la société, Jacqueline était gérante. Sur le
plan déontologique, je ne te dis pas que tout était très clair, mais tu sais, nous on était considérés comme
des architectes libéraux, parce qu’on exerçait, on signait les permis, on était responsables libéralement de
nos actes, mais on avait monté la SOAA en coopérative de production, parce qu’elle nous permettait d’être
salariés de la boite – la fameuse SCOP – et de cotiser pour la retraite et les boites de chômage, etc. Ce qui
est assez curieux. Salarié libéral, on n’était ni dans le cadre d’un architecte salarié d’une boîte, parce qu’on
pouvait signer des permis. L’architecte libéral c’est celui qui signe. Ce qui fait qu’aujourd’hui j’ai une retraite
relativement correcte.
Il y avait deux sociétés il y avait Maison Tomi, il y avait Bourbon Bois, Primat Construction qui a fait les
Casenba, c’était toutes les sociétés contrôlées par Tomi. Quand Levillain a racheté le groupe, il s’est passé
de nous sauf pour les groupes d’habitations, et puis surtout il a dit “Le système il est à moi”, il n’a plus
donné de royalties. C’était devenu le système Bourbon Bois et non plus le système EXN tout d’un coup.
On aurait pu payer des avocats, mais qu’est-ce qu’on était face à Levillain qui avait le Crédit Lyonnais avec
lui, qui avait une surface financière… C’était le pot de terre contre le pot de fer. En même temps Levillain
n’a pas été bête, il nous a gardé comme architectes d’opération sur tout un tas de groupes d’habitations
qu’on a fait.
[Nous discutons de la suite avec le groupe Levillain, du rachat de la société Bourbon Bois]
MS : Et Trigone ici ?
RM : Ça a été fabriqué ici, envoyé par bateaux, avec une technologie très rudimentaire, montés au Val
d’Yerres, il y avait Fabien, la sœur de Fabien, on était en famille. Un système de panneaux avec un joint, et
nous après on pompait du silicone, on en avait partout [Rires]. Ça a été l’horreur.
MS : Parce qu’il y a une photo aux archives d’un petit pavillon Trigone au Teat’ en plein air.
RM : Oui exact ! Il y est toujours ?
MS : Non.
RM : Oui bah il a fait son proto’ là-bas je pense.

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MS : C’est un petit kiosque d’accueil pour le théâtre.
[Nous parlons de l’incendie au Val d’Yerres qui a stoppé les commandes de Trigone]
RM : C’était quand même un peu une maison de poupées. C’était un beau concept, mais comme souvent…
ça a débouché d’ailleurs sur EXN qui lui était plus raisonnable en termes d’espaces, de possibilités, alors que
Trigone en fractionné c’était difficile de faire des grands espaces libres. Puis sur le plan statique Trigone ici
ça n’aurait pas tenu. Cela dit quand tu vois le système EXN, c’est difficile de croire, et pourtant il n’y en a
pas une seule qui a été détruite par un cyclone. On avait un système de poteau qui tenait statiquement grâce
à quatre petits connecteurs à clous, montés à la presse. Ça n’a jamais souffert des cyclones. Le problème des
cyclones c’est la dépression, donc ça a tendance à l’arrachement, et quand tu vois que c’est fait avec un petit
bout de tube et deux aciers qui passent dedans [Rires]. On a eu un seul sinistre à Sainte-Rose, avec un cyclone
où c’est une varangue et un poteau de varangue qui s’est descellé parce qu’il y avait une prise au vent sous
la varangue. Et quand ils ont regardé après, il manquait un acier.
MS : Ils en ont fait une publicité de ça, de cette résistance, après Firinga, où on voit une photo qui montre
des cases EXN comme les seules constructions qui résistent.
Un autre sujet, à propos de la paternité des projets réunionnais : les Remparts, c’est Bossu ou c’est Fabien ?
RM : C’est Fabien, mais il bossait pour le cabinet Bossu, le permis était signé par Bossu.
MS : Alors comment savoir que c’est Fabien qui conçoit ?
RM : Ben parce qu’on avait tous les plans au bureau, toutes les archives. Mais même les écoles, il y a tout
un tas d’écoles Bossu qui ont été conçues par Fabien […] Nous on existe qu’au moment d’EXN.
MS : Localement, les gens connaissent Tomi, Bourbon Bois, mais pas tant la SOAA.
RM : Alors après les cases Tomi au départ, c’est un type qui s’appelait Dubreuil, qui a fait les petites cases
61 etc., qui sont des merveilles, il y en a encore quelques-unes. Dubreuil quand on est arrivés et qu’on a fait
EXN, il nous a fait un caca nerveux, et nous a mis pas mal de bâtons dans les roues sur les concours parce
qu’à l’époque il était à l’Ordre des Architectes. Donc on a eu une relation conflictuelle avec lui, mais bon il
a fini par lâcher, il a fait ses cases 61, 64, 67, etc.
MS : Et comment ça se fait que Tomi appelle d’abord Dubreuil et du jour au lendemain appelle la SOAA ?
RM : Il a fait avec Dubreuil les cases 61, 64, 67, c’étaient les fameuses cases pour un œuf par jour, et à un
moment donné le produit s’est essoufflé, donc comme Fabien et Tomi se connaissaient, et que Fabien a
demandé à Tomi la réalisation de Trigone, quand Tomi a vu Trigone il s’est dit qu’ils pouvaient faire évoluer
le truc. On a commencé à travailler sur EXN en 1973, et on s’en est servis pour le concours. On a fait des
prototypes à la Cressonnière d’ailleurs, qui étaient réalisés déjà en 1975 quand on faisait le concours.
MS : Ça veut dire que les premières EXN elles sont produite fin 1973/1974, avant le concours ?
RM : Oui exactement.
[Il cherche des photos et nous en montre quelques-unes]
Il y avait des petites cases déjà en 1974 à la Cressonière, c’était des proto’, c’était la fameuse tôle japonaise,
c’était une tôle qui était tellement fine.
MS : Pourquoi japonaise ?
RM : Parce qu’elle venait du Japon. Alors pourquoi 3,17m ça a été très compliqué… C’était un module de
86, la dimension de la tôle japonaise, ce n’était pas une tôle ondulée, c’était une tôle plane, avec des petits
raidisseurs. Il y avait un pas de 86mm, donc par dix ça faisait 86cm, donc multiplié par quatre ça faisait…
Non c’était 76, pardon excuse-moi ! 76 pas 86. Donc fois quatre, et quand on arrivait à l’axe du poteau on
rajoutait 12 ça faisait 3, 17m.

618
MS : C’est la tôle alors qui dimensionne la trame ? Ce ne sont pas les éléments bois ?
RM : Tomi avait donné ses matériaux, pour pas avoir à les recouper. Non ce n’étaient pas les bois. Les bois
c’était en fonction des débits des bois tropicaux qu’il récupérait ici. Après on est passés à la tôle ondulée,
qui a une onde de dix, multipliée par huit, quatre-vingts, puis quatre fois huit : trente-deux, plus dix-sept qui
correspondait à l’entre-axe des poteaux, et voilà. Et là on a pu faire des choses plus importantes. Parce que
quand tu es sur 76cm, parce que lorsqu’on avait un système de cloisons qui venaient se raccorder sur 76cm,
ça faisait des dégagements exigus, des choses comme ça. Déjà qu’avec 80cm on arrivait à avoir des
dégagements de 83/84cm.
Après on a fait plein de cases 78, 82, ça se faisait en diffus. Avec le diffus, s’il n’y a pas quinze ou vingt mille
cases Tomi…
[Nous regardons des photos, et tombons sur le projet Subeco]
RM : Ah Subeco c’est génial ça…
MS : Subeco il y en a eu des construites ? Ou il n’y a eu que des prototypes ?
RM : Ah ça j’aimerais bien le récupérer. Le jour où il tombe je le rachète.
MS : Tu m’appelles on le remonte ensemble alors ! [Rires]
RM : Mais j’te jure je le rachèterai si ça t’intéresse !
Il y a eu différentes versions, tu vois celle-là elle est un peu surélevée. Non c’est toujours resté à l’état de
prototype. Tu sais c’était l’époque où avec Fabien on faisait tout nous-mêmes. On a fait du mobilier aussi.
La sœur de Fabien m’avait prêté une machine à coudre et moi je faisais les sièges [Rires]. On pliait les tubes
nous-mêmes, on courbait nos tubes et on les remplissait avec du sable. On a fait des structures, à l’époque
on était fondus de structures spatiales. Alors on prenait des tubes en PVC, on les écrasait au bout avec un
fer à repasser [Rires], pour faire un nœud, parce que c’étaient les nœuds qui coûtaient très chers à fabriquer,
et puis on les assemblait avec des boulons, et puis dedans on tendait des toiles plastifiées, qu’on faisait
réaliser par la COX.
On a aussi collaboré – enfin moi – avec Hans-Walter Muller qui faisait de l’art cinétique, en 1968-1970, il
avait un atelier dans une zone industrielle dans le nord de Paris, au bord de l’A1, il y avait toute une friche
industrielle dans laquelle on montait des structures gonflables. Il est venu à la Réunion. Ça marche avec une
soufflerie, et ils ont fait une fois une installation à Saint-Denis. Et on les fabriquait nous-mêmes ! Il avait
acheté une soudeuse, et on faisait nous-mêmes les structures, on faisait des épures.
MS : Et comment vous l’avez connu ?
RM : Je crois que c’est Juju qui me l’a fait connaître, c’est un pote de l’école. Mais c’était rigolo parce qu’on
faisait tout nous-même, on taillait des gros morceaux de vinyle, on structurait puis on les soudait à la
soudeuse. Après on a fait des structures tridimensionnelles en bois.
MS : Tu penses au Stand Cerca ?
RM : Oui quelque chose comme ça, on l’a monté à Paris après. Je me rappelle, j’étais vachement bon en
descriptive, on faisait tout.
MS : C’est pour ça que ça a collé avec Fabien ?
RM : Ah oui Fabien lui il était habité complètement. Il me vouvoyait à l’époque. Il me filait le machin, moi
je dépiautais ça, je lui donnais les dimensions des barres, toutes les pattes, on les faisait fabriquer, on a fait
des stands, on faisait beaucoup de salons à l’époque. C’est pour ça que j’ai bien accroché avec Fabien, ça
correspondait bien avec ma manière de faire, et j’ai toujours été très manuel. J’étais le seul à comprendre la

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précision floue. Il me disait : “Viens me voir plus souvent parce que t’es le seul avec qui je peux causer de
ça”.
Et en fait ce mec, qui a fondé toute sa connaissance sur le triangle 3/4/5, et sur le principe de l’addition des
carrés des deux côtés du triangle sont égales à l’hypoténuse etc., c’est le seul truc qu’il a connu. Il était
incapable d’utiliser un sinus, un cosinus, une tangente, de faire de la trigonométrie normale. Et tu te rends
compte, petit à petit, c’était sa structure mentale, et il a fait des trucs absolument fabuleux. Sa vision dans
l’espace... Comment tu peux être architecte sur tu ne maitrises pas ça dans l’espace ? Bon en plus lui c’était
un inventeur. Fabien, lui, il était complètement habité dans l’espace. Moi je lui disais, écoute franchement,
tu ne peux pas rêver un seul instant que le cosmos soit structuré comme ça, pourquoi ce serait un hasard ?
Pourquoi est-ce que les mathématiques seraient… On avait un bouquin, Order in space, on lui disait va voir
ce mec, il est à Londres, il est vivant.
[Nous partons déjeuner dans une gargote à côté de l’agence. À notre retour, Rémy Meunier nous explique le principe des
parpaings EXN].
MS : Donc ça veut dire que dès le début EXN est pensé aussi bien avec du bois que des parpaings ?
RM : Tu avais de tout. Les revêtements EXN c’est tout, tout ce que tu veux, jusque même au placo’
pommadé quand les gens n’aimaient vraiment pas les joints creux qu’on proposait. On avait dessiné des
catalogues dans lesquels il y avait des menuiseries spéciales, et rien n’empêche un menuisier aluminium de
te faire des menuiseries coulissantes. Tu peux acheter une ossature et remplir ce que tu veux. D’ailleurs, moi
personnellement, je n’ai jamais habité dans une maison EXN, et quand j’ai fait construire notre maison je
l’ai faite en dur. Si je l’avais fait, j’aurais acheté une ossature et j’aurais fait moi-même tout le reste. Vous
verrez, la maison c’est une maison où j’ai tout fait moi-même, le gros-œuvre, et j’ai fait faire les menuiseries
mais j’en ai posé la moitié, j’ai posé les volets, j’ai fait les vérandas. C’était un laboratoire de construction,
tous mes fantasmes je les ai mis dedans. Elle a été construite (le gros-œuvre) en 1994, et je ne l’ai pas finie
encore, je rajoute des trucs.
[Nous discutons des villages d’Hell-Bourg et de Salazie].
MS : Donc tu dis qu’ils en emmenaient à Mafate en hélicoptère, et à Cilaos en camions ?
RM : Oui. À Cilaos ça monte facilement, mais à Mafate… Hélicoptère c’est seulement Mafate.
MS : C’est au tout début ça ?
RM : Au début il n’y avait rien à Mafate, ça a dû se faire dans les années 1980-1990.
[Nous feuilletons ensemble les dossiers de la SOAA].
RM : Les architectes n’ont jamais aimé le procédé EXN parce que ça bridait leur sens individuel de la
conception. Donc chaque fois que Tomi leur proposait, on leur donnait tout, les plans, le système, le
principe, la trame. Alors effectivement la trame souvent chez les architectes c’était une contrainte, plutôt
qu’un outil. Moi je n’ai pas fait ma scolarité dans l’esprit de l’industrialisation du bâtiment, mais j’ai quand
même tout de suite compris qu’une trame c’était quand même un support conceptuel qui était assez
intéressant dans le sens où ça te permettait quand même d’harmoniser les choses d’abord, de trouver des
rythmes, une cohérence. Surtout quand tu as une trame qui te permet quand même à l’intérieur de cette
trame de trouver des aménagements. Parce que 3,33m, un carré te permet de faire 11m2 en gros, c’est une
chambre, pas une grande chambre, mais une chambre. Si tu mets une demi-trame de plus ça te fait une
grande chambre. Et puis dedans tu mets un dégagement, une salle de bain, un WC ou tu fais une cuisine,
ou une cuisine avec un petit séchoir.
Les possibilités offertes par cette trame elles ne sont pas si restrictives, simplement il faut s’y astreindre. Et
chaque fois qu’on donnait ce truc-là à des archis, ils trouvaient le moyen de faire une trame de 3,57m parce
que ça les arrangeait tout d’un coup, et tu leur disais mais non, qu’est-ce qu’on va faire ? Un accident dans

620
le procédé ça va être un accident cher, qui n’a aucun intérêt puisqu’il ne va être produit qu’en un seul
exemplaire. Et ça c’était très difficile, parce que la construction c’est de la conception bien sûr, le travail de
l’architecte, mais c’est aussi un travail économique. Donc ne pas voir le bénéfice de l’économie d’un système
répétitif, je trouve que c’était un peu un manque de formation des architectes. Et c’est vrai que je me
souviens, l’école, on peut critiquer l’enseignement de l’architecture, en attendant en France on a quand
même un enseignement qui par rapport à d’autres pays est beaucoup basé sur la conception, sur la liberté
créative, sur la créativité, par rapport à d’autres pays où on commence d’abord à t’apprendre la taille d’une
fenêtre, d’une porte, etc., alors que nous on fait un peu l’inverse. Tu vas aux États-Unis, il y a quand même
beaucoup moins de créateurs. La France de ce point de vue c’est une pléiade de créateurs, pas toujours
reconnus d’ailleurs, qui peuvent s’exporter d’ailleurs très facilement parce qu’ils trouvent facilement leur
compte à l’étranger.
Donc le côté EXN n’a jamais été perçu, pour les architectes en tout cas, comme un outil pertinent et qui les
intéressait beaucoup. C’est pour ça qu’en fait, à part comme je te disais ce matin Pihouée, Martin Lebègue,
qui eux faisaient de l’habitat social, donc c’est assez normalisé du point de vue des dimensions, tu as des
normes de surfaces à ne pas dépasser, donc ça correspondait très bien. Et dans le fond on se rend compte
que le système avait été un peu créé pour ça, pour reconstruire la Réunion. Après qu’il puisse être utilisé
pour autre chose tant mieux. Et la preuve, on a construit pas mal d’équipements, dont malheureusement
beaucoup d’entre eux ont disparu. Le problème des communes a été qu’ils ont toujours eu de l’argent pour
construire des bâtiments, mais jamais pour les entretenir, ou les faire fonctionner. Je vois par exemple à
Fleurimont, j’avais fait pleins de petites maisons de quartiers qui pourrissent parce qu’elles ne sont plus
utilisées. Tu te rends compte mettre ça entre les mains d’associations, ça pourrait être des “perturbateurs”,
des nids de dealers [Rires]. Ça a toujours été comme ça ici, on utilisait le pognon pour construire de beaux
bâtiments qu’on n’utilisait pas. Je ne te parle pas des grands bâtiments communaux, mais tu as plein de petits
équipements de quartiers qui sont laissés à l’abandon, parce qu’il faut payer quelqu’un pour être présent,
pour s’en occuper, pour avoir les clés, etc., ce n’est pas si simple. C’est le côté pervers de la subvention.
MS : Tu disais qu’au départ EXN c’est pour l’habitat social.
RM : Alors curieusement, enfin pas tant que ça, au début les prototypes ont été fait sur des petites maisons
d’habitat social, mais tout de suite, je crois que c’est Tomi qui a finalement obtenu de beaucoup d’amis à lui,
des médecins, des gens intellectuellement un peu plus “haut-niveau”, de faire leur maison particulière avec.
En leur faisant des prix, ils avaient des belles maisons pour à très bon marché. Mais ça a été l’exception au
départ, après on s’est vraiment concentrés sur l’habitat pour réaliser le concours qu’on avait gagné, et ça a
duré des années et des années. Parce que toute la fin des années 1970, ça a été comme ça, 480 logements
qui ont été reconduits avec 300 ou 400 logements supplémentaires, et après il y a eu Hyacinthe, Firinga, et
chaque fois qu’il y a eu un cyclone, “boum”, on renvoyait un gros paquet de subventions et…
MS : Et qui faisait partie du jury du concours en 1975 ?
RM : À l’époque le DDE c’était Eladary, un type passionnant. Quand tu avais Eladary, Tomi, Fabien et
nous de temps en temps, ça fusait, tu parlais de quelque chose dont les réunionnais avaient besoin et pas du
pipeau. Des trucs qui aujourd’hui seraient considérés comme un peu honteux, par exemple les 250
logements au fond de Saint-Gilles, ça s’est réglé, c’était un concours, et ça s’est réglé dans le bureau du DDE
avec Fabien, Tomi et moi, et ça a été on démarre quand tout de suite. Il y avait de l’argent.
Tomi c’était un type fabuleux, genre autodidacte. Je crois qu’il a fait des études de médecine en Angleterre,
qu’il n’a pas abouti je crois. Je crois qu’à la mort de son père, au milieu de ses études de médecine il est
rentré à Maurice pour reprendre l’entreprise familiale. Qu’est-ce qui l’a amené à la Réunion ? Je crois que
c’est sa femme, qui est réunionnaise, et il a monté son entreprise ici. C’est lui qui a eu cette idée avec le
Crédit Agricole de faire ses petites cases pour un œuf par jour, donc ça a démarré début des années 60.
MS : Là c’était Dubreuil.

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RM : Voilà. Et c’était un type passionnant, assez incroyable, pouvant parler de tout, curieux de tout. Il
prenait la parole, il commençait une phrase, il dérivait sur plusieurs minutes pour des apartés, et au bout de
trois ou quatre minutes il retombait pile sur son début de phrase. Un esprit clair. Il avait un petit carnet
toujours sur lui, il avait une vision ce qui pouvait être, ce qu’il pouvait faire, et qui collait parfaitement avec
la politique de l’époque de résorption du bidonville. Dans les années 1960/1970 à La Réunion c’étaient des
paillottes partout, même moi quand je suis arrivé à la réunion en 1975, Saint-André, à Champ Borne c’était
des cases en chaume. Donc il fallait reconstruire tout ça, faire des réseaux qui n’existaient pas.
MS : À quel point il s’implique sur les chantiers ? Est-ce qu’il va vérifier, etc. ?
RM : Non ce n’était pas tellement un homme de chantier, il faisait faire tous ses prototypes, c’est pour ça à
un moment la cour était remplie de prototypes, il en reste quelques-uns. Là il était vigilant. Donc là on était
présents avec Fabien, ça discutait. Et la création d’EXN c’est vraiment un co-conception entre eux, SOAA
et Tomi, il a complètement apporté sa patte, ses dimensionnements, et il était complètement au courant de
ce qu’il pouvait faire ou pas compte tenu de la technologie. Il a même inventé des machines. Par exemple
pour faire les premiers panneaux, c’est lui qui a fabriqué une presse à presser les connecteurs sur les bois.
Et après, il a fait fabriquer en Afrique du Sud une machine complète où les bouts de bois se posaient d’eux-
mêmes, et il avait tout un truc qui pressait tout le panneau en même temps. C’était un type qui n’hésitait
pas.
Il avait monté un autoclave pour traiter les bois, parce que ça ne se faisait pas à l’époque. Donc il traitait les
bois à cœur avec des sels d’Arsenic à tel point qu’il avait fait des barrières à vaches à la Plaine des Caffres,
et que les vaches étaient mortes parce qu’elles avaient léché les piquets [Rires]. Ces bois étaient tellement
traités à cœur, que tu as des petites cases Tomi, moi j’ai habité très longtemps à Grand Fond dans une petite
case 64. Je te jure, ils prenaient le terrain, ils le nivelaient, ils faisaient une chape qui devait faire quoi, deux
centimètres, ils ne faisaient même pas de dallage, et ils fichaient les bois. Ça c’était en 64, moi j’y ai habité
jusqu’en 90, donc trente ans après. Et je me souviens d’avoir bricolé un peu cette case, d’avoir dépiauté le
dallage, les bois n’avaient aucune attaque de rien, ils étaient comme neuf. C’était en bord de mer, quand il
pleuvait on avait toute la nappe phréatique qui remontait, c’était tout gluant, mais dans tout ce milieu les
bois n’étaient absolument pas attaqués. Et tu regardes encore aujourd’hui.
Tomi c’était vraiment un type… Il est mort très curieusement, dans un accident de voiture où personne n’a
cru qu’il était mal. C’était en 1996 je crois. Il a pris une voiture de front, il a fait une espèce de coma, il était
de l’âge de Fabien. Après sa fille et son fils, Brigitte, et Dominique un type très gentil. À ce moment-là il
était en train de tout vendre à Levillain, qui lui piquait tout par derrière.
Réellement, la Réunion a connu à ce moment-là des hommes providentiels, avec les DDE qu’il y a eu.
Dans le jury, c’était encore un département, ce n’était pas encore une région, il devait y avoir des politiques,
les DDE, un représentant de l’Ordre, encore qu’à l’époque on devait être une dizaine d’architectes, peut-
être vingt inscrits […]
Fabien est rentré en France au début des années 1960. Moi j’arrive en aout 68 (à Paris), je fais mon service
militaire et je reprends à l’agence à l’automne 1974, où EXN était bien avancé déjà, et on vient à la Réunion
en aout 1975, pour le concours. On le gagne, on se trouve à la tête de 480 logements avec la SHLMR, Elie
vient le premier en avril 1976 je crois. Et moi je le rejoins en mars 1977.
MS : Fabien vit ici ou à Paris à ce moment-là ?
RM : Il vit à Paris, on avait des projets, on faisait des ZAC.
MS : Donc à quel moment Fabien est là pour contrôler avec Tomi ?
RM : Il venait régulièrement ici. Depuis 1973, il venait un mois ou deux, il repartait, après c’était Tomi qui
venait pendant les congés administratifs ici c’est-à-dire en décembre janvier, il venait à l’agence à Paris.

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Depuis qu’il a quitté la Réunion, au début des années 60, il n’a plus jamais vécu définitivement ici. Après il
revient régulièrement, une fois qu’on est là il revient moins souvent car il nous laisse complètement la
boutique.
On l’a un petit peu poussé vers la sortie au début des années 90 [Rires]. Il pensait déjà à prendre sa retraite,
il pensait déjà à autre chose, les jeux, etc. C’est bien d’ailleurs je trouve. Lui il nous a donné la boutique, tu
te rends compte la chance… Moi je n’ai pas eu besoin de faire mes preuves chez quelqu’un, on m’a mis tout
de suite en scelle. Ça allait à une vitesse incroyable, on bouclait une opération de cent-cinquante logements
en seize mois, surtout avec le procédé EXN, parce que sur un chantier tu avais dix artisans qui intervenaient,
ce n’était pas l’entreprise. Les artisans allaient chercher leur kit à Saint-Louis, à l’usine, au début c’était là-
bas, après ils ont fait une usine pour faire les fers à béton à Saint-Louis. Et avec la répétitivité, même si on
n’était payés que 4% ou 5% d’honoraires, c’était tellement sur des grandes échelles que ça faisait beaucoup
d’argent. Et en plus on n’était pas fatigués, on avait un savoir-faire qu’on avait tellement mis au point, ça
tournait au quart de tour, les mecs sur les chantiers savaient ce qu’ils avaient à faire. C’est terriblement
rémunérateur. Et en plus on touchait là-dessus, plus les royalties.
Après on a eu plus de concurrence, mais au départ on était peu d’architectes, trois ou quatre utilisaient notre
procédé, puis les autres faisaient des collèges et des bâtiments publics. Faut dire qu’à cette période, au début
des années 80, c’était le moment de la régionalisation, donc tu avais un collège qui sortait de terre tous les
mois quasiment, les mairies-annexes, etc. Puis après vu que le succès appelle le succès, on bossait bien, c’était
gratifiant quoi. Tout le monde s’y retrouvait parce que les honoraires étaient très bon marché, mais on
gagnait quand même très bien notre vie.
Après quand les normes se sont durcies, ça s’est compliqué, il a fallu faire de plus en plus de papiers, de
présence chantier, on a changé notre pratique en travaillant avec des techniques traditionnelles de
construction, donc c’est à chaque fois nouveau. Même si on essayait de garder des plans types, moi j’ai
longtemps travaillé avec SIDR, SHLMR avec des plans qui se ressemblaient, je ne changeais que la forme
des toitures. J’avais trouvé un petit module qui faisait en gros 6,40m x 6,40m, dans lequel en bas j’avais un
séjour, une cuisine, un WC et un escalier, et en haut j’avais deux chambres et une salle de bain, ça
fonctionnait parfaitement. En rajoutant un balcon, une varangue, j’arrivais à faire des volumes qui ne se
ressemblaient pas. Et les plans étaient tellement simples que les entreprises ne demandaient que ça quand
on faisait des appels d’offre. J’ai toujours travaillé dans le simple répétitif en essayant qu’il ne se ressemble
pas. Sur une même cellule j’ai fait des trucs tellement différents.
Ce n’est pas dévalorisant pour les gens qui accèdent à l’habitat social, mais quand même, les besoins sont
restreints et quand tu dois répondre à un besoin qui est urgent, parce que La Réunion encore aujourd’hui je
crois qu’on est en déficit de logements par rapport à la population, il faut construire des logements. En plus
on n’a pas beaucoup d’espaces libres parce que le centre de la Réunion c’est des montagnes, et toutes les
premières pentes sont récupérées par la canne. C’est immuable, tant qu’on aura la canne à sucre ça ne
changera pas. Donc l’espace se réduisant, on était tentés de faire du collectif. Le collectif ici ce n’est pas
l’habitat idéal. Donc moi, Elie et moi, on s’était spécialisés dans le petit habitat double mitoyenneté
pavillonnaire sur petite parcelle. On en a fait des tas.
Tu sais ce qui m’a le plus passionné dans mon exercice ? À un moment j’étais chargé par la SEMAC de faire
de la rénovation en milieu habité, donc des petites cases créoles abimées. Tu prends le noyau dur qui existe,
souvent ce sont les sanitaires, et tu reconstruis autour en pétant tout ce qui est périmé. Tu ne peux pas
imaginer le contact avec les gens, comme tu peux leur faire plaisir. Parce que dans notre métier il y une
chose troublante, c’est que les maitres d’ouvrage ne t’encensent jamais, jamais beaucoup de retours, donc tu
as toujours le doute. Alors, est-ce que c’est une politique délibérée de leur part, pour pas que tu te sentes en
territoire conquis et que tu refasses toujours tes preuves. Alors ces petites cases que je faisais, au milieu des
cannes, tu ne peux pas imaginer comme les gens te sont reconnaissants, et te le disent. Ils me filaient des
chocolats, des sacs de letchis ou de mangues. J’ai adoré ça parce que c’était du contact humain et je me

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sentais vraiment utile. Tu tombes sur des petites entreprises, des petits artisans, et tu n’imagines pas à quel
point ils sont compétents. Ils n’avaient pas de grues, d’engins, ils n’en avaient pas les moyens, donc ils étaient
d’une ingéniosité… Puis au moins tu pouvais discuter avec, qu’un mec qui arrive avec ses banches, tu lui dis
qu’elles sont pourries, il t’envoie chier.
Le chantier c’est une pièce de théâtre que tu joues en permanence. C’est une espèce de rapport de force
permanent entre une entreprise qui a pris ton CCTP, qui a mis en vert, en jaune et en rouge, ce qui était
bien, là où il pouvait un peu appuyer, et tes erreurs. C’est pour ça, t’as intérêt à être de bonne composition.
Le chantier c’était une passion. Il y a beaucoup d’architectes qui ont refusé de mettre les pieds sur un
chantier, et je ne comprenais pas. Nous on avait une structure assez verticale, donc de la conception à la
réalisation on allait jusqu’au bout, ce qui est un avantage du point de vue du maître d’ouvrage. Parce que lui,
s’il a un architecte salarié qui lui présente le projet, un architecte qui le signe, et encore un autre qui fait le
chantier, il a trois interlocuteurs, et en cas de dysfonctionnement il finira par s’adresser au patron qui est
probablement le moins au courant. Alors que toi tu suivais le chantier. On a fonctionné comme ça, il n’y
avait pas de hiérarchisation, avec ce système de coopérative. Et il n’y avait qu’un indice de deux entre les
salaires les plus bas et les plus hauts de l’agence, donc une certaine homogénéité des salaires, entre le
dessinateur ou la secrétaire, et le responsable le plus haut […]
MS : Et c’était innovant d’industrialiser en bois dans les années 1970 ?
RM : Pas tant que ça, parce que juste après 1968, il y a eu un mouvement qui disait on jette tout ce qu’on
faisait de “mal”, et on fait autre chose. Alors on s’est lancés à l’époque dans tout ce qui était constructif, les
systèmes, on était fondus de réseaux spatiaux, et on s’est lancés dans l’habitat solaire d’une manière
intelligente, productive. On le voit moins maintenant mais, qu’est-ce qu’il a pu se construire comme petits
villages solaires. Tu avais dans toutes les revues, qui n’étaient pas automatiquement spécialisées, parce que
je me souviens de canards comme Actuel, où il y avait toujours deux pages consacrées au solaire ou à l’éolien.
Ça a duré jusqu’à Mitterrand, et puis ça a été terminé. C’est-à-dire qu’on avait pris, en France, une avance
considérable, pour tout arrêter d’un coup, et aujourd’hui on est en train de se refaire exactement la même
chose, mais avec trente ans de retard.
Les années Giscard c’était des années très fécondes à tout niveau, il remettait en cause pas mal de choses,
sur le plan social, sociétal : la loi sur l’avortement, la pilule. Et en ce qui concernait la construction on était
vraiment tous dans le solaire, l’éolien. Et ça s’est arrêté avec Mitterrand, on est revenus à : Vive l’industrie,
l’entreprise, aux bonnes méthodes traditionnelles de bâtiments, la préfabrication lourde ! Tout ce qui était
climatique… On s’est remis à faire des conneries, et favoriser tous les grands majors qui sont nés à ce
moment-là : Vinci, Eiffage, Bouygues, etc. C’est là où ils se sont constitué un empire, et ça allait de pair avec
la régionalisation. À ce moment-là on a senti que c’était le pognon qui revenait, ce n’était plus l’utopie.
Pourtant l’utopie elle débouchait sur des trucs concrets, le solaire tout ça au début c’était de l’utopie, alors
que là on est revenus terre-à-terre. Je schématise bien sûr, c’est du souvenir fantasmagorique. Même si je
me trompe, c’est comme ça que j’ai l’impression de l’avoir vécu, c’est allé de pair avec l’explosion de la
communication, les chaines de télé’, la libération des ondes, etc. Alors que dans les années 1970 on vivait
plutôt pour l’être que pour le paraitre, pour retrouver un cadre de vie qui nous fasse bien vivre. Après on a
eu l’impression que c’était plus que le paraitre qui était important. Donc on a laissé tomber tout ça. Et
aujourd’hui on le regrette. Et l’autre problème c’est qu’il y avait de l’argent aussi à l’époque, alors
qu’aujourd’hui t’as plus un rond pour faire. C’est pour ça que ça va être long la transition écologique, quand
t’as plus un rond.
MS : Mais il n’y a pas tant de monde que ça qui construit en bois dans les années 1970, non ?
RM : Mais on est à la Réunion quand même. La maison réunionnaise c’est quand même du bois. Mais en
métropole je vais te dire, quand on a fait Villabois, ça n’a pas trop marché. Les maisons Phénix c’étaient des
ossatures métalliques, ça avait peut-être commencé en bois à une époque il me semble. Je me souviens on

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avait quand même déjà des projets de maisons en bois, on allait à Saint-Pardoux-la-Rivière, dans une
entreprise, à côté de Limoges, c’est là que j’ai vu pour la première fois la gare de Limoges qui est réellement
un chef d’œuvre. On faisait déjà des panneaux composites ossature bois avec des plaques de fibrociment
qu’on enduisait et tout, des placo’ au fibrociment intérieur.
MS : Est-ce que vous – Fabien, Tomi, toi – vous étudiiez des références, américaines, scandinaves, etc ?
RM : Alors, on a évidemment penché sur le phénomène américain, mais en fait la construction américaine
n’est absolument pas rationnelle ou maitrisée. Enfin, elle est rationnelle, mais pas du tout industrielle, si ce
n’est qu’ils arrivent sur le chantier avec des fagots de petits bouts de bois, qu’ils assemblent pour faire des
maisons en bois d’allumettes, qu’ils replaquent après, mais ce n’est pas préfabriqué en atelier pour être mis
en place, c’est tout monté sur chantier, avec des éléments qui sont souvent précoupés. Il n’y a pas d’usinage.
Donc ce n’était pas la maison réunionnaise.
MS : Ce n’étaient pas des portiques quoi
RM : Les portiques c’était vraiment un truc qui a été extrapolé, mais qui n’était pas évident au départ. Mais
bon ça faisait des petites cases Domino comme on disait ici, des petites cases carrées ou rectangulaires avec
un séjour et deux chambres de chaque côté, donc c’était très modulaire. Et c’était tout à fait l’ossature bois
qu’on a monté. D’ailleurs c’était très rigolo quand on a monté les premières ossatures à Saint-André, quand
on les voyait on disait que ça ressemblait à une maison créole, c’est pour ça que ça a eu beaucoup de succès,
chez les créoles qui voulaient une maison, parce que ça ressemblait à leurs petites cases.
MS : Est-ce que vous – Tomi, SOAA – étudiez les cases créoles justement pour tirer des références de ça,
en termes de dimensions, etc. ?
RM : Oui, on y faisait d’ailleurs référence pour tous les concours, dans toutes les notes de présentation. La
maison avec la cour devant, la varangue, sur laquelle il y a le fauteuil et où tu accueilles les gens. Dedans il y
a la salle à manger qui est uniquement là pour les repas d’apparat, les chambres, et derrière la cuisine et
l’espace de vie avec le boucan. Le premier concours Casenba c’était ça exactement.
MS : Donc c’est une réinterprétation de l’habitat créole ?
RM : Oui [Rémy Meunier dessine une Casenba, et commente son dessin]. Au départ il y avait une varangue, un séjour,
une chambre, un dégagement avec salle de bain, WC et cuisine. Tout ça selon le module, avec les poteaux.
Dans la cuisine tu avais une paillasse en béton, et tout ça c’était ouvert avec un volet, et un trou dans lequel
il pouvait mettre la braise pour faire cuire.
MS : Et les nacos, c’est dès le départ ?
RM : Au-dessus de chaque pan (2,10m) tu avais des petits volets ouverts qui permettaient d’avoir une
ventilation traversante. C’est la maison créole traditionnelle, et ça a plu ! Derrière tu avais la cour, un siphon
de sol, on a même fait pour les HLM, un clapier préfabriqué et devant une petite cour. 6,66m (deux fois
3,33) et 18m dans l’autre sens, ça faisait des petites parcelles de 100m2. Finalement les gens leur mode de
vie c’est un peu la promiscuité, mais ça n’a pas l’air de les déranger. On en a fait trois mille en tout je crois.
J’ai regardé comment fonctionnait la maison créole.
[Il va chercher un livre, puis nous discutons de la question des parpaings].
RM : Des parpaings à deux parois, qui doit faire au minimum 20cm. On a commencé à le faire à une époque
où on ne nous emmerdait pas trop sur les normes, et puis après c’est tombé dans l’oubli. En plus, même
s’ils faisaient 10cm d’épaisseur, et 76cm x 25cm de haut, ce n’est pas que c’était difficilement manipulable
mais tu sais, fallait pas casser les reins des manœuvres, donc…
MS : Donc ça veut dire qu’EXN dès le début est pensé aussi bien pour parpaings que pour…

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RM : Tu avais de tout oui. Et puis c’est vrai que quand tu regardes bien EXN, quand tu mets ton ossature
classique, tu as ta traverse basse, un petit montant ici [Il dessine], et quand tu mets ton contreplaqué, c’est
bien gentil, on avait d’ailleurs des joints creux à chaque fois, mais ça fait une multiplicité de joints creux,
puis les gens ont fini par mettre un placo’ là-dessus. Donc on fait aussi du placo’, pommadé complètement
avec des calicots. Donc les revêtements EXN c’est tout ce que tu veux. Après nous il y avait de tout, on
avait dessiné des catalogues dans lesquels il y avait des menuiseries spéciales, et puis rien n’empêche un
métallier, un menuisier aluminium de te faire des menuiseries… Donc après ils ont mis des menuiseries
coulissantes, ou en aluminium, qui étaient quand même de meilleure qualité.
MS : Donc adaptable à tout.
RM : Oui. En fait tu peux acheter une ossature et après remplir ce que tu veux. D’ailleurs moi
personnellement je n’ai jamais habité dans une maison EXN, et quand j’ai fait construire notre maison je
l’ai faite en dur. Sinon si j’avais fait j’aurais acheté une ossature, et puis j’aurais fait moi-même tout le reste.
MS : Comme ce que tu expliquais dans le cadre de ton diplôme, en auto-construction.
RM : J’ai tout fait moi-même dans ma maison, parce que pour moi c’était un laboratoire de construction.
Tout ce que j’avais dans le crâne je l’ai mis dedans, tous mes fantasmes [Il décrit sa maison]. Elle a été construite
en 1994, et je ne l’ai pas finie encore
MS : C’est un chantier perpétuel alors.
RM : Oui parce que je rajoute des trucs tout le temps ! Je la finirai quand je serai mort [Rires].
MS : Je voulais te demander les premières opérations EXN, c’est du social, ce sont des concours ?
RM : Ouais.
MS : Donc les maisons particulières, un peu plus luxueuses, c’est après, c’est en même temps ?
RM : Les maisons particulières c’est 1974-1975-1976
MS : Oui c’est tôt. Et il n’y a pas moyen d’en trouver ? À part Badamiers où j’ai sonné mais…
RM : Je crois que c’est la seule qui soit encore debout, toutes les autres elles sont au Cap-Champagne, je suis
passé, que dalle. Je n’ai plus de contacts à Bourbon Bois, Casaumont (?) n’est plus là, Waro ( ?) n’est plus
là…
[Nous regardons certains dossiers de l’agence].
MS : Tu disais que la SHLMR faisait finalement peu appel à vous ?
RM : Il y a différents maitres d’ouvrage, il y a la SHLMR qui, elle, raisonnait très peu en ossature bois.
Enfin, disons au début, à la fin des années 70, quand on est arrivés, SHLMR c’était une société qui démarrait,
et donc qui a fait appel à des cases Tomi en abondance. En revanche son deuxième ou troisième directeur,
qui s’appelait Tibier, quand il est arrivé aux affaires lui ça a été béton, béton, béton. Donc on faisait
quasiment, en définitive, des logements qu’on avait conçus avec EXN, mais on les transposait en béton. On
a fait même des appels d’offres avec le procédé, et avec variantes autorisées béton. Et la plupart du temps
c’était SBTPC ou GTOI qui étaient des gros bétonneurs, eux le procédé ils s’en foutaient. Et il s’est avéré
avec des opérations d’importance puisqu’à l’époque on faisait quand même des opérations qui allaient
jusqu’à cent logements. Petit à petit c’est passé à cinquante, puis vingt. Donc sur cent logements il est évident
qu’ils damaient le pion à Tomi qui répondait lui avec son procédé puis, dans le fond, comme il faisait lui-
même ses promotions, il se disait SHLMR ce n’est pas ma tasse de thé.
Par contre ça nous est arrivé de faire quelques opérations qui sont intéressantes à voir parce que c’est de
l’ossature mais avec des remplissages en béton. On a une petite opération R+1, tout le rez-de-chaussée est
fait avec ossature remplie de béton, et puis l’étage en panneaux légers. Alors celle-là faut que je la retrouve

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parce qu’en plus elle est dans le Sud, à Saint-Joseph. C’est intéressant à voir parce que tout le paysage change,
le climat est différent. En plus quand on regarde Google Maps on voit qu’ils ont rajouté plein de trucs [Rires].
Remarque c’est intéressant des fois, parce que tu en trouves avec des rambardes avec des balustres et tout
[Rires]. Cette opération surtout ce qu’elle a c’est qu’elle est urbaine, à Saint-Joseph.
[Nous discutons des conditions dans lesquelles on est amené à faire du terrain, pour localiser et visiter les opérations EXN].
RM : La maison du docteur Roux, en plan c’est trois espèces de pavillons, reliés. Et à l’intérieur c’était que
des nacos, c’était une ambiance formidable. J’ai essayé de la retrouver sur Google Earth… Parce que je sais
que c’était en montant au Mufia.
[Nous parlons de différentes maisons : la maison de Tomi lui-même, très bien conservée par la famille qui l’a achetée directement
à Tomi dans les années 1980. La maison dans la pente, dont les photographies d’époque sont assez iconiques, qui selon Rémy
Meunier a disparu. La maison Fourcade aurait disparu également. Il y en avait beaucoup au Cap Champagne, qui ont toutes
disparu selon lui].
RM [à propos de la maison EXN, anciennement celle de Maurice Tomi] :
Quand tu vois la proportion de terrasse couverte, par rapport à l’espace fermé, ça la rend très agréable d’un
point de vue climatique puisqu’elle est très ventilée, très protégée solairement, mais à l’intérieur les espaces
sont finalement assez réduits ».

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Entretien avec Marc et Marie-Anne Cayla (19/05/2018)
Anciens collaborateurs de Fabien Vienne (Agence SOAA, Paris)
[19 avril 2018, dans une brasserie à Paris, mené et retranscrit par l’auteure]

Marie-Anne Cayla : « Tout le rangement du fonds de Fabien c’est moi qui l’ai fait. C’était le joint avec
Fabien : l’organisation. J’ai commencé à travailler à l’agence quand j’avais dix-neuf ans, alors que j’étais en
première années d’architecture. J’ai fait toutes mes études tout en travaillant à la SOAA et c’est pour ça que
je vous dis que si je sais ranger, c’est Fabien qui me l’a appris, et son épouse Jacqueline. Moi ma formation
architecturale en dehors de l’école est due à Fabien, et tout le côté administration c’est grâce à Jacqueline
car elle était juriste. Elle a fait une formation en droit, et après en urbanisme et en paysagisme. Donc à
l’agence c’est elle qui s’occupait de toute la partie administrative et juridique.
Manon Scotto : Et vous, est-ce que vous avez vécu à l’île de La Réunion ?
M-AC : Nous non, on est restés à Paris.
MS : C’est intéressant parce que j’ai des témoignages de la SOAA à la Réunion puisque j’ai rencontré Rémy
MEUNIER, mais pas à Paris.
Marc Cayla : En fait il y avait trois activités très différentes : il y avait l’activité Jeux, l’activité EXN, et puis
l’activité normale entre guillemets. Moi quand je suis rentré à l’agence j’avais déjà mon bureau, et Fabien
m’a appelé, on s’est associés. Mais moi j’avais déjà mes affaires. Donc on a démarré des affaires
traditionnelles sur la métropole, dont Fabien se foutait éperdument [Rires]. C’était pas du tout son truc.
MS : C’est entre autres pour ça qu’il s’est associé avec vous alors.
MC : Je crois qu’il n’est même jamais venu sur un de nos chantiers.
MS : Donc il se désintéressait totalement de ces affaires-là alors ?
M-AC : Non c’est plutôt qu’il nous laissait faire, il nous faisait confiance. C’est plutôt que l’activité d’EXN
a toujours été en parallèle. Il y a eu la SOAA, et DIS.
MC : C’est moi qui avais fait la plaquette DIS pour aller faire de la publicité, pour démarcher.
MS : Est-ce que vous avez travaillé pour EXN ?
M-AC : Oui bien sûr, on a participé au développement. Dans les années 1980, c’était la mise au point d’EXN
333. Parce qu’au départ EXN c’était EXN 317 puis c’est devenu EXN 333. Quand on est arrivés à l’agence
en 1979/1980, c’était le début du catalogue 333. Et quand Marc est arrivé il a apporté l’informatisation, ça
a été le gros changement de ces années-là.
MC : Ça a été la grosse engueulade…
M-AC : La grosse engueulade parce que Fabien a dit que lui vivant, jamais ce genre d’instrument ne rentrera
dans l’agence [Rires].
MC : J’ai dû lui marcher un peu dessus mais il était content finalement.
M-AC : Donc, on a introduit le Macintosh et nous sommes occupés de son développement, et sur ses
dernières années de vie Fabien s’était converti [Rires].
MS : Donc vous l’avez un peu converti et poussé à évoluer avec cette histoire d’informatisation ?

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MC : Il n’avait pas tellement le choix.
MS : Surtout que Fabien était plutôt quelqu’un qui prônait la technique, le progrès.
MC : C’est simplement qu’il n’aimait pas que la machine prenne le pas sur l’Homme. Ce qui me parait tout
à fait logique, parce qu’on voit bien aujourd’hui la machine prend tellement le pas sur l’Homme qu’on a des
architectures qui se ressemblent presque toutes.
MS : Est-ce qu’on peut dire que c’est vous le passage à l’informatique à la SOAA ?
MC : On va dire que c’est concomitant. Mais il fallait trouver le pognon parce que c’était super cher à
l’époque.
M-AC : EXN on a démarré parce qu’au début Macintosh c’était plutôt pour faire des descriptifs, il existait
Excel pour ça notamment. Après on a investi notamment dans StarArchitecture, c’était après. Ça coutait
très cher.
MC : Mais ça nous a permis de décoller à La Réunion.
M-AC : Rappelle-toi qu’au début, StarArchitecture c’était pour EXN. Sur la décennie 1980/1990, on a
quand même fait à l’agence ce catalogue EXN, cette informatisation d’EXN et ce qu’on appelait des listings.
C’est-à-dire qu’on était en partenariat avec des usines qui étaient en Martinique et à La Réunion, et quand
une maison était dessinée on faisait le listing informatique des pièces à produire. Jean-René AUDRY en
parlerait peut-être mieux car il a été embauché pour ça à l’agence. Il a dû rentrer à l’agence en 1983 et il a
travaillé avec nous jusqu’en 2012. Et quand je dis travailler, il ne faut pas oublier qu’à l’agence on était en
coopérative. Donc ça veut dire que quand on dit travailler, ça veut dire salarié-associé. On était tous associés.
MS : On peut dire que cela change un peu les rapports entre les membres de l’agence ?
M-AC : C’est important.
MC : On n’était pas pyramidal du tout.
MS : Donc c’est une organisation bien particulière de l’agence alors.
MC : Ah oui ! Et ça vient de Jacqueline. C’était une féroce gauchiste [Rires].
MS : Et cette idée de coopérative pour la SOAA se met en place dès le début ?
M-AC : Tout à fait. Moi je suis arrivée en 1979, et en 1980 j’étais associée. Et c’était pareil pour tout. La
SCOP a été créée en 1980, au moment où j’étais associée. Le truc des SCOP c’est ça : au bout d’un an de
salariat on vous propose l’association.
MS : Et quels sont les principaux projets sur lesquels vous avez travaillés ? Ou diriez-vous plutôt que vous
avez eu un regard sur l’ensemble des projets de l’agence ?
MC : Il y a une partie qui concerne l’utilisation d’EXN. On a gagné le concours qui s’appelait Villabois à
Bordeaux. C’était moi qui avais la charge de ce projet car j’avais ma clientèle en Charente.
M-AC : Dans les années 1980 il y avait la ZAC de Carros aussi, qui correspond à la partie urbanisme de
Fabien.
MC : Ensuite on a fait des bases de loisir. Il y a eu aussi une opération de logement social avec l’OPHLM
de la Charente Saint-Yrieix.
M-AC : Tout ça c’était en même temps. Quelle a été l’activité de la SOAA pendant les vingt-cinq années
d’exercice ? Ça a été du logement social. Et même plus que cela, ça a été du logement très social. Quand on
a commencé à l’agence, Marc arrivait de son côté avec ses affaires en Charente, donc une relation forte avec
un OPHLM, et de l’autre côté EXN au sein de l’agence où l’on faisait la partie projet [conception ?] des

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projets de la Réunion. C’est-à-dire qu’eux faisaient la recherche d’affaires et les permis de construire, ils nous
envoyaient les dossiers à Paris, on faisait le projet, et eux faisaient la partie chantier.
MC : On portait les rouleaux de calques au pilote de l’avion, ça n’existait pas Fedex et compagnie.
M-AC : Parce que normalement on devait les mettre dans les soutes d’Air France, mais on n’arrivait jamais
à temps, etc. [Rires]. Jusqu’à ce que ce soit interdit évidemment. Quand on les mettait dans les soutes, une
fois arrivés à la Réunion il fallait les dédouaner, parce qu’il fallait payer un octroi de mer.. ! Et on les déclarait
en archives, pour ne pas avoir à payer leur valeur réelle qui coutait très cher. Donc on travaillait beaucoup
dans les années 1980/1990 à Paris sur les projets Réunionnais. Et La Réunion était un département français
où l’on construisait dix fois plus de logements sociaux qu’ailleurs, et il y avait aussi du logement très social.
Ça s’appelait comme ça d’ailleurs, les logements LTS, ce qui en France n’existait pas. En 1994, il y a eu un
appel à projet du ministère de la construction en France pour le logement, social ou très social. On a proposé
deux réponses, on a été retenus sur une des deux, et on s’est retrouvés au Ministère pour présenter et
défendre le projet, avec trois réunionnais. Évidemment, comme à La Réunion à cette époque-là il y avait
déjà du logement très social et que cela marchait et que ça se construisait.
MC : Et c’était du logement social en accession, ce qui ne s’était jamais fait à l’époque
M-AC : Donc, on s’est retrouvés au Ministère avec trois réunionnais, dont un qui était un constructeur des
cases Tomi, et un qui était un maître d’ouvrage qu’on connaissait très bien : la SHLMR. Et la genèse de
l’accession du logement très social, ça vient en partie de là. Le Ministère n’était pas au courant qu’ils faisaient
déjà de l’accession très sociale à La Réunion.
On a également répondu à un appel à projet de l’OPAL (OPHLM de l’Aisne) et on a gagné en transposant
les idées et les façons de faire de logement industriel à du logement traditionnel. L’optique de logement
social industrialisé qui était EXN en fait, on l’a transposé, et c’est cela qu’on a appliqué durant toute notre
activité à la SOAA au logement social qu’on faisait en France. Et c’est grâce à cette pratique, à cette vision,
qu’on a accroché l’OPAL et c’est ça qui a maintenu notre activité.
MC : On a notamment été l’un des gagnants du concours des 5000 maisons solaires.
M-AC : Avec le concours des 5000 maisons solaires on a accroché l’OPHLM de la Charente et c’est avec
eux qu’on a pu répondre à l’appel du Ministère. Pour vous dire que tout cela est lié, issu de la même fibre.
MS : Et ces opérations sont construites traditionnellement ou industriellement ?
MC : C’était du parpaing, mais il n’y avait pas besoin de découper un seul parpaing.
MS : Donc la pensée était déjà rationalisée ?
M-AC : Voilà. C’est-à-dire qu’on ne mettait jamais les fenêtres n’importe où, que le nombre tuile était
calculé… On arrivait sur le chantier et les entrepreneurs disaient que c’était génial, il n’y avait jamais de
chutes. Si vous regardez les plans de détails, il y est indiqué le nombre de tuiles que vous avez à mettre.
MS : Donc cela veut dire qu’EXN a servi non seulement sur les maisons à La Réunion, mais aussi pour la
naissance de la logique pour les opérations en métropole.
MC : C’était la même chose pour les maisons solaires. On s’est retrouvés dans cette logique.
MS : Vous aviez vous-mêmes ce regard architectural ?
MC : Oui on avait cette même tendance. Ce qui nous a d’ailleurs posé des problèmes pour trouver des
successeurs. Parce que tous ceux qu’on embauchait, qui travaillaient bien attention, étaient plutôt portés sur
la volonté de faire des images, et de porter le reste au bureau d’étude. Tandis que nous on ne fonctionnait
pas comme ça.
MS : Tandis que vous aviez la démarche inverse, vous étiez le BET

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M-AC : Tout à fait, on n’avait pas de BET.
MC : Ou alors très rarement pour des calculs de structure.
M-AC : Mais je vous assure que les maitres d’ouvrage nous regardaient bizarrement quand on répondait de
façon complète…
MC : Et cela a eu des répercussions jusque dans les pièces écrites. C’est-à-dire que lorsqu’un descriptif
dépassait 100 ou 120 pages, on se disait que quelque chose n’allait pas, même pour 100 logements… Parce
qu’on décrivait exactement ce qui se passait.
MS : Donc vous fournissiez des descriptifs très complets ?
M-AC :
Très complets mais très courts, très condensés. On n’écrivait jamais une chose deux fois.
MC : Quand je faisais partie de jurys d’appel d’offre pour les maitres d’ouvrage, les dossiers qui arrivaient
faisaient 20 centimètres d’épaisseur. Nous on avait des dossiers qui en faisaient 5, pour le même nombre de
logements.
M-AC : Le dernier projet, qu’on a fait à la SOAA, qui correspondait à cinquante logements …
MS : Et donc vous connaissez bien Zoé Vienne, la fille de Fabien ?
MC : Oui ! On est amis depuis qu’on est enfants. Surtout que la mère de Zoé était l’une des meilleures amies
de ma mère. Donc ça remonte à avant Fabien. Fabien était assez spécial d’un point de vue matrimonial…
Je suis entré à la SOAA vers 1981/1982. Avant je faisais de la sous-traitance pour eux, pour des concours
notamment et pendant plusieurs années, en tant qu’indépendant qui ne gagnait pas des mille et des cent ça
m’arrangeait bien. La première grosse opération pour laquelle j’ai travaillé c’est la ZAC Sti à Marignane, où
j’ai tout fait. Il y avait 600 logements. On était en urbanisme pour cette opération, qui a duré très longtemps.
Au bout de dix ans j’ai démissionné parce que c’était Maigret qui était dans l’affaire, et c’était devenu
infréquentable [Rires]. Ce n’étaient pas des mecs de gauche là, et c’est carrément tombé dans les mains de
Le Pen.
M-AC : À cette époque-là on ne pouvait pas dire qu’on bossait à Marignane. C’était FN…
MC : Je servais un peu de juge de paix dans leurs horreurs financières. L’engazonnement à mille balles le
mètre carré sur un rond-point qui n’existe même pas, je connais [Rires]. Le propriétaire de la parcelle c’était
le frère de l’écrivain Paul-Lou Sulitzer.
MS : Et concernant EXN : pour permettre de réduire le chantier au maximum, cela demande en amont un
travail énorme de dessin des pièces industrialisées
M-AC : Oui un gros travail de dessin et de comptage. Tout dessiner à la maison, tout écrire à la main. Avec
Jean-René et Cyril c’est nous qui avons tout dessiné dans les années 1980. Imaginez aujourd’hui quelque
chose de ce type fait à l’ordinateur, ça serait magique.
MC : À la Réunion on est dans un pays tropical, cyclonique, Takamaka est ainsi l’endroit où il y a le plus de
pluie mesurée au monde. L’intelligence du système, c’est qu’on avait une main d’œuvre relativement
flegmatique. Donc le premier élément est météo-cyclonique, le deuxième c’est la main d’œuvre. Donc
l’objectif était de construire pour résister aux cyclones, que la main d’œuvre n’ait pas à se poser de question,
et que ce soit construit tellement vite qu’il ne doit rien rester à voler sur le chantier. Ce sont les objectifs de
départ. À partir de là pour faire une maison, on coulait des plots qui servaient uniquement à porter la partie
mécanique qui va reprendre après les chainages en acier. Une fois que c’était fait, on mettait l’ossature de la
maison et on posait la toiture avant que la maison soit attachée. Comme c’est un pays où il pleut beaucoup
et où il y a beaucoup de soleil à la fois, on coulait la dalle et elle était à l’abri de la pluie et du soleil. Car

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quand il pleut, le béton se transforme en graviers, quand c’est du soleil il se transforme en sable. Donc là ça
le protégeait bien. Et quand on avait des câbles électriques à faire passer ou des gaines d’évacuation, ils
passaient là où il y avait la structure, exactement à l’emplacement prévu. Si on demandait une dalle avant de
construire, il y avait toujours des centimètres de décalages, les ouvriers s’en foutaient, et les gaines tombaient
mal.
M-AC : Et la structure servait de coffrage. On mettait les planches au droit des trucs et ça servait de coffrage
extérieur pour arrêter la dalle.
MS : C’est donc la seule chose qui est coulée en place ?
M-AC : Oui !
MC : Et sa résistance ne tenait pas à des fondations profondes mais à l’effet de succion. C’est-à-dire que
lorsqu’il y avait un cyclone, normalement la maison devrait s’envoler. Mais ici elle tenait par succion. Le
dallage était solidaire du sol en succion. On n’avait jamais de problème de poids qui descende car c’étaient
des maisons légères, et ça les bureaux d’étude étaient incapables de le prendre en compte, de même qu’ils
étaient incapables de prendre en compte la souplesse de la maison. Car les calculs de bâtiment sont
isostatiques, et là ce n’est pas le cas car on est dans la déformation. À un moment le bureau de contrôle
nous demandait des calculs pour lesquels il fallait des logiciels d’aviation pour pouvoir le faire, puisqu’il
fallait prendre en compte la souplesse de la maison. Alors le calcul devenait plus cher que la maison ! [Rires]
Donc on les a envoyés chier, et on leur a montré des photos de maisons après Firinga, qui était un gros
cyclone de la Réunion, et où il restait seulement nos maisons, et plus rien autour !
MS : Je crois qu’un article de presse parle de cela justement.
M-AC : Exactement ! La photo qui est parue dans le journal de l’île pour montrer les dégâts qu’il y avait eu
dans les bidonvilles. EXN à La Réunion a servi de résorption de l’habitat insalubre, où habitat insalubre
veut dire bidonville. Et au centre de cette photo, au milieu des dégâts éparpillés, il reste seulement une
maison EXN. Donc on a détourné cette photo pour s’en servir de preuve pour le BET.
MC : La flexibilité c’était pour résister aux vents. C’est-à-dire que dans les calculs de bâtiment, les forces se
rejoignent en un point, et ça se calcule très bien. Mais si vous regardez EXN dans le détail, il y a un
boulonnage croisé qui ne se trouve pas à l’endroit de l’effort. Il est décalé de vingt centimètres environ, ce
qui fait qu’il y a un bras de levier, ce qui est complexe à calculer, et qui a amené au calcul d’aviation. Donc
lorsqu’il y avait un cyclone avec des vents de 200 km/h, la maison se penchait de cinq ou dix centimètres
mais ne s’envolait pas. C’était l’idée de Fabien, mais ça ne se voit pas forcément dans les documents.
M-AC : Et l’ingénieur qu’on avait trouvé pour ces calculs, qui était vietnamien, et spécialiste de l’ossature
bois. Ça n’existait pas l’ossature bois à l’époque et les seules références qu’on avait c’étaient les ossatures
bois canadiennes qui étaient des ossatures fermées. Or la grande spécificité d’EXN c’était son ossature
ouverte. Ça veut dire qu’on ne livrait pas sur le chantier des panneaux mais on livre des portiques ouverts,
et après on les remplit avec ce qu’on veut.
MS : C’est ce qui fait la différence avec les autres systèmes constructifs
M-AC : Complètement. C’était ça la grosse différence, y compris dans le contreventement. Le principe des
ossatures fermées c’est que ce sont les panneaux qui contreventent la structure, alors que dans EXN si la
structure est complètement montée la maison est quand même contreventée.
MC : On pourrait dire que c’est une structure poteaux-poutres auto-stable.
M-AC : Les gens pouvaient aller acheter leur structure chez Tomi pour aller construire leur maison tout
seul chez eux. C’est du Ikea dans le principe.
MS : C’est de l’auto-construction finalement

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M-AC : Oui. Une fois que la structure est bien montée, les gens peuvent finir avec n’importe quoi. Parce
que les premières maisons, et c’est pour ça qu’on nous regardait avec des yeux ronds au Ministère du
logement quand on est allés dans les années 1990, parce que déjà dans les années 1970 on livrait à La
Réunion des logements sociaux de type Casenba.
MC : Casenba c’était un noyau livré vide, creux, sans fenêtres, auquel on pouvait ajouter des trucs tout
autour.
M-AC : Le principe de Casenba c’était les parpaings 20x20x20. Casenba c’est avant Ticase, et après encore
il y a Citadine. Casenba c’est le premier concours d’habitat social à La Réunion, et je crois que c’était en
1975, il faudrait vérifier.
Au départ la SOAA n’est pas une société d’architecture, parce que ça n’existait pas avant la loi de 1977 qui
a créé la possibilité de fonder des sociétés d’architecture. Et Fabien, qui n’était pas architecte, a fait une
habilitation à l’architecture entre 1977 et 1980. Et pour la petite histoire, c’est Jacqueline qui a fait abroger
l’article 35 de la loi de 1977. C’était sur les textes de retraite des architectes, qui interdisait aux architectes
salariés d’être au régime général de la sécurité sociale. Et jacqueline, voulant que Fabien soit au régime
général de la sécurité sociale, s’est battue et a fait abroger cette loi pour que l’exercice de l’architecture rentre
dans le droit commun [droit social]. C’est comme ça que Marc, Elie et Rémy ont pu passer d’indépendants
à salariés. Avant ils ne pouvaient pas être salariés puisqu’en tant qu’architectes ils n’avaient pas le droit d’être
au régime général.
MS : Jacqueline semblait être une femme de caractère et assez exceptionnelle.
MC : C’est sûr ! Mais elle a eu le grand malheur de sa vie... Elle a eu un enfant de Fabien qui
malheureusement est mort à 17 ans d’une malformation cardiaque ou cérébrale. C’est le seul enfant qu’ils
aient eu ensemble, les autres enfants de Fabien étant de Louise, sa première épouse. Il s’appelait Seth, et se
situait entre Dalila et Lucas. Et puis par ailleurs, on s’est disputés avec Elie…
MS : J’ai lu une lettre que vous lui avez écrite justement dans les archives...
MC : Mais ce n’est pas une lettre méchante. Avec Elie on se connait depuis qu’on a quatre ans. Et puis il
faut dire que lorsqu’il était à la Réunion, c’est Elie qui ramenait les quatre-cinquième du pognon, c’est lui
qui faisait tourner la boutique.
M-AC : Rémy et Elie ont bossé comme des malades.
MC : Elie avait beaucoup de mal avec son père. La haine d’Elie à mon égard était celle qu’il ne pouvait pas
exprimer envers son père finalement. Quand on a à faire à des gens de caractère, c’est toujours compliqué
de travailler ensemble.
MS : Et est-ce que vous avez beaucoup entendu parler de Maurice Tomi, depuis Paris ?
M-AC : Olala oui ! Non seulement on en a entendu parler mais on l’a connu.
MC : Il était formidable ! Un vrai patron d’entreprise. Je me suis baladé dans le monde entier avec lui.
MS : Fabien et lui entretenaient de bons rapports ensemble non ?
MC : C’était l’amour/haine. Ils s’admiraient mutuellement, ils faisaient tous les deux 1,90mètre, grands
bonhommes, costauds, grandes gueules, solides dans la tête, mais ils avaient besoin l’un de l’autre. Ils
s’admiraient quelque part. Mais quand Maurice Tomi est mort, Fabien s’en est foutu, je n’en revenais pas.
MS : Quand est mort Maurice Tomi ?
M-AC : Vers 1990 [nda : Maurice Tomi décède en réalité le 2 octobre 1996 à La Réunion]. Maurice avait
une femme, Aliette, qui n’est pas celle avec qui il a eu sa fille Brigitte d’ailleurs, qu’il a eu avec sa femme

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d’avant. Ses enfants qui ont tenu des usines à la Réunion ! C’est elle qui a repris l’usine de Maurice Tomi à
La Réunion. Mais elle a complètement disparu…
MC : Pour Maurice Tomi Fabien a fait des parpaings qui s’appelaient Blocali, et le nom vient de Aliette, et
Alibois ça vient de Aliette aussi ! Avec des presses américaines etc.
MS : Vous pensez que ça a pu aider au bon développement d’EXN que Fabien Vienne et Maurice Tomi
s’entendent aussi bien ?
M-AC : C’est évident, ils se sont trouvés. Fabien a toujours été l’architecte de quelqu’un avant Maurice
Tomi. Moi quand je suis arrivée à l’agence et que j’ai rangé toutes ses archives, aussi bien La Ciotat que La
Banette, il a tout fait pour Falconnier, sa maison de campagne, ses usines etc. C’est ce dernier qui lui a fait
faire de l’architecture en France quand il est revenu de La réunion. Ayant connu Maurice Tomi à La Réunion,
c’est Tomi qui est venu chercher Fabien en disant “J’ai les cases Tomi, héritées de mon père”. Il a demandé
à Fabien de lui structurer tout ça. Lui il avait l’usine et les moyens de production, et c’est pour Tomi que
Fabien a fait EXN.
MS : Tout le projet nait de là, de cette demande de la part de Tomi.
M-AC : Tout à fait. Il y avait l’explosion du logement social à La Réunion, avec l’arrivée des crédits. Il y
avait un besoin, c’est pour ça qu’on construisait du logement social à la Réunion, car il y avait la concordance
du besoin et de l’argent.
MS : Et Fabien vous parlait de la géométrie ?
M-AC : Tout le temps ! [Rires] Ce qui était difficile pour Fabien c’est qu’il pouvait parler géométrie avec
nous, mais pas avec Elie, et même avec Lucas pas tellement.
MC : D’ailleurs Lucas disait que ça n’avait aucune valeur mathématique les réflexions géométriques de
Fabien, alors que la précision floue est très importante.
M-AC : Avec Fabien il fallait être patient quand même. Quand j’avais 19 ans moi ça m’allait très bien, j’étais
une élève.
MC : C’est vrai que pour expliquer quelque chose, Fabien remontait toujours à l’origine du monde. Moi ça
m’allait très bien car je suis pareil [Rires].
M-AC : Imaginez, moi j’avais Fabien d’un côté et Marc de l’autre ! [Rires] Fabien disait tout le temps : “J’ai
passé ma vie à ranger”. Il vous expliquait qu’un projet d’architecture ou n’importe quoi, ce n’est que du
classement. Poser le problème c’est déjà du classement, c’est ordonner les choses.
MS : D’où les trames.
M-AC : Oui parce que tout était comme ça. Un descriptif d’architecture c’est de plus en plus détaillé, et
donc chaque fois de plus en plus classé, rangé.
MS : Vous pensez que Fabien Vienne concevait du détail vers l’échelle plus large ou inversement ?
MC : Les deux, il faisait l’ascenseur.
M-AC : Et malgré ce qu’il disait, il avait une vision avant tout esthétique. Vous connaissez son association
qui s’appelait Formes Utiles dont le principe était : si c’est utile, c’est beau ?
MC : Parfois je me sens un peu coupable de ce qui s’est passé avec Elie, mais ce n’était pas ma faute. Il ne
s’est pas adapté, il était à la Réunion, connu comme le loup blanc, c’était le plus gros cabinet d’architecture.
Le boulot tombait tandis qu’il n’avait même pas besoin de sortir de chez lui, et il est arrivé ici où pour avoir
du travail c’était la guerre.
MS : La différence c’est qu’ici il fallait démarcher.

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MC : On a fait que des concours sur concours sans arrêt.
M-AC : Les années 1990 ont été vraiment dures. Je vais vous dire, nos enfants étaient jeunes, ils ne nous
ont pas vu beaucoup à cette époque-là. On se relayait, on se croisait à deux heures du matin, l’un qui partait
bosser, et l’autre qui arrivait. Elie je crois qu’il est parti à la Réunion en 1978, c’était après le concours de
1976. Rémy l’a rejoint, puis il est parti deux ans en Guadeloupe, parce que c’était quasi-impossible de
travailler avec Elie à la Réunion. Moi j’entendais les histoires. Pour nous la SOAA c’est notre aventure de
vie, autant professionnelle qu’humaine. Moi je suis entrée à la SOAA, j’ai rencontré Fabien et Jacqueline à
19 ans.
MS : Est-ce que Fabien vous parlait de ses projets antérieurs ? Trigone etc. ?
M-AC : Tout le temps bien sûr. Si je connais si bien ses projets d’avant, Pralong et sa fameuse moquette en
dalle qu’il a inventée, c’est qu’il en parlait tout le temps.
MS : C’était un univers complet.
M-AC : Complètement.
MS : L’industrialisation a été pensée dès le départ d’EXN, c’est elle qui nourrit tout ce processus
conceptuel ?
M-AC : Oui c’est certain ! Il faut dire que Tomi c’était un entrepreneur, ce qu’il voulait c’est que ça marche.
Mais il s’est adressé à Fabien, et c’est surement lui qui l’a orienté vers cette démarche de rationalisation.
MC : Par contre quand Tomi a vendu sa boutique, il a donné EXN à l’acheteur en omettant de mettre
Fabien dans le circuit des royalties… Ça a été une sacrée bataille.
M-AC : Donc ils ont fini en mauvais termes avec Levillain. Ça a été bizarre, parce que ça a été rattrapé par
Jacqueline qui s’occupait de tout ce qui concernait les contrats à l’agence entre Fabien, la SOAA, DIS etc.
Mais ça a été rattrapé parce que les royalties on les a touchées jusque dans les années 2000… Je ne sais plus
exactement. Mais c’est surement l’un des systèmes de construction qui a rapporté des royalties pendant
plusieurs années, car Jacqueline avait bien organisé tout cela.
MC : Fabien a tout réinvesti dans les jeux, etc.
MS : Donc économiquement, c’est un système très bien pensé, très rentable.
M-AC : Oui ! Puis le nombre impressionnant de logements qui ont été construits avec ce système.
MC : À la Réunion, dans les années 1990, il y a eu un marasme économique, et Tomi fabriquait des palettes,
pour charger dans les bateaux etc. Manque de chance, avec ce marasme économique, les palettes ne se
vendaient plus. Il a alors dit à Fabien : “Tu ne pourrais pas me trouver quelque chose pour que j’utilise mes
machines à palettes pour faire des maisons ?”
M-AC : Ils avaient des cloueuses automatiques à palettes.
MC : Les palettes faisaient 120 x 360 je crois. Alors Fabien a conçu tout un système de construction avec
les cloueuses à palettes, et moi j’ai vu fonctionner une cloueuse à palettes : ça faisait un panneau en cinq
secondes. On mettait tous les panneaux en place et hop c’était prêt. Ça c’était pour Alibois, vers 1992.
M-AC : Fabien et Tomi étaient devenus inséparables. Ils formaient un duo de choc, et aussi avec leurs
épouses. Avec le recul, à l’agence on se marrait beaucoup ! Brigitte, la fille de Tomi, a ensuite pris la suite de
son père, et a été d’une honnêteté scrupuleuse pour nous verser les royalties de Blocali et Alibois [nda :
L’équivalent de 200 euros par mois environ pendant une dizaine d’années]. Elle, elle avait repris les activités
de concassage et fabrication de parpaings [nda : Société SCPR à La Réunion] parce que Tomi avait le bois
et le ciment. Donc aujourd’hui la partie bois c’est Levillain.

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MC : C’est là où la DDE s’est servie de milliers de parpaings foirés de Blocali, qui ont servi de remblai.
Parce que le temps que la fabrique de parpaings se mette au point, il y a plein de réglages à penser : la
résistance du béton, les tire-fers, le séchage… Donc il y a des milliers de parpaings qui ont servi de test.
MS : Avant de mettre au point un système constructif il faut faire de multiples tentatives et
expérimentations !
MC : Oui ! Parce que l’objectif était de construire à sec, c’était ça l’intelligence du principe. Et ces parpaings
ont servi de mur de soutènement pour la DDE [Rires].
M-AC : Dans EXN aussi il y avait un parpaing conçu pour remplir EXN. Ces parpaings avaient le profil au
bout pour pouvoir entrer dans les poteaux, comme ça on pouvait monter un mur droit sans être maçon.
MC : Quand je suis allé en Afrique du Sud pour vendre EXN, les gars disaient nous on veut des murs qui
aillent jusqu’à la dalle, or EXN au départ le remplissage c’est de la tôle. Eux voulaient ‘du dur’. C’est là qu’on
a proposé des parpaings en dur. Le remplissage parpaings vient de l’Afrique du Sud.
MS : Donc EXN prenait une place énorme dans l’agence en définitive.
M-AC : Oui ! Ça représentait environ un tiers de l’activité totale de l’agence. Ça a fait tourner énormément
l’agence réunionnais. Je pense qu’EXN représentait la moitié des projets réunionnais, à côté de la SIDR, etc.
MC : Lorsque je suis allé avec Tomi en Malaisie, il y avait le responsable de la filière australienne, c’était
Tom Holmes. C’était le fabricant d’EXN en Australie. Et c’est d’ailleurs de l’Australie que j’ai ramené la
“masonite”.
M-AC : Marc est très sensible au sujet d’Elie. Le plus difficile dans l’histoire c’est que c’est moi qui ai dû
licencier Elie.
MS : Ça a dû être difficile, la SOAA était une famille avant tout non ?
M-AC : Oui on était une famille. Tous les week-ends on était avec eux à la maison de Gif-sur-Yvette.
Quelqu’un que vous pourriez interroger si vous le retrouvez c’est Cyril Herbet. Il a travaillé à l’agence entre
1978 et 1983. C’est un élève architecte, qui avait arrêté ses études, qui a refait complètement la maison de
Gif pour Fabien, qui lui a dit de venir travailler à l’agence. Il a beaucoup travaillé sur EXN [nda :
Mentionnera également Michel Hamont, comptable de l’agence à La Réunion]. Elie et Rémy ont tous les
deux fait leurs diplômes à l’agence, sur EXN. Et Jacqueline était une femme d’une telle intelligence.
MS : Elle avait beaucoup de contacts aussi non ? Tandis que Fabien voulait s’éloigner de ces mondanités.
M-AC : Bien sûr. C’est pour ça qu’ils formaient un couple extraordinaire. Lui il bossait dans son coin, et
elle faisait tout le reste. Elle l’admirait tellement, elle était en dévotion pour lui. Et c’était réciproque. Seul il
ne serait peut-être pas allé si loin. Ils étaient complètement d’accord sur leur vision esthétique de
‘dénuement’. On enlève tout le superflu.
Quand je suis arrivée en 1979 à l’agence, l’année d’après on faisait un premier voyage à La Réunion, il y avait
Cyril et sa femme avec moi. On ne pouvait pas faire des projets réunionnais si on ne sentait pas l’ambiance
réunionnaise. Ce voyage nous a été payé par la SOAA, en même temps c’était nos vacances. On a été reçus
par Maurice Tomi, et logés par Renault Bonzon, un neveu de Fabien qui était à la Réunion. Tomi nous a
reçu, nous faisait visiter l’usine, nous invitait au restaurant etc. Pendant un mois on a visité, vu des chantiers
en cours. C’était un premier voyage plutôt d’agrément, ensuite j’ai fait deux autres voyages à La Réunion où
c’était véritablement pour bosser [nda : En 1988 et 1992].
MS : Est-ce que vous avez déjà produit des prototypes de Trigone ? Val d’Hyères notamment.
M-AC : Non jamais. Par contre Cyril lui a monté du Trigone. C’est comme ça qu’il avait connu Fabien.
MS : Et des constructions EXN, il y en a en France ?

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M-AC : Oui il y en a, à Villabois à Bordeaux [nda : Le premier projet EXN réalisé en France métropolitaine,
en 1985], à Saint Yrieix, à Sassy-le-Grand, au Val d’Authie.
MS : Ce qui est fou c’est que Fabien commence à penser Trigone dans les années 1960, EXN en 1970, et
Villabois dans les années 1980. Alors, que se passe t’il pendant toutes ces années ? Trigone nourrit EXN,
mais c’est un projet beaucoup plus esthétique.
M-AC : Trigone c’est intellectuel. Et entre les deux c’est Tomi l’intermédiaire, c’est le besoin.
MS : Donc Trigone représente l’idéologie, et EXN la concrétisation-réponse à la commande ?
M-AC : Exactement. Tomi recadrait Fabien, ils avaient des grandes discussions. Tomi c’était un pratique,
c’était le prototype de l’entrepreneur, qui pariait, qui prenait des risques. Fabien m’a appris à faire attention
au professionnalisme de chacun, à savoir écouter les spécialistes quel qui soit. Les entreprises qui sont sur
place ce sont les gens qui savent finalement. Il faut engager une vraie écoute avec eux, un dialogue. Et ça
marche cette attitude.
Jacqueline et Catherine Prouvé étaient très proches. Jean Prouvé et Fabien se connaissaient, moi j’ai mangé
à l’agence avec eux ».

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Entretiens avec Pierre Lajus
[20 juin 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac) - mené et retranscrit par l’auteure]

par Manon Scotto (20/06/2018)


[Début de discussion, Pierre Lajus nous demande sur quoi nous travaillons. Nous lui parlons rapidement du sujet de thèse et
de notre intérêt particulier pour le travail de Fabien Vienne. Il répond qu’il pense connaitre cet architecte].
Manon Scotto : « Vous avez connu Fabien Vienne alors ?
Pierre Lajus : Oui j’ai connu Fabien Vienne. Je l’ai connu avant La Réunion. Je ne sais plus bien comment…
MS : On y reviendra plus tard.
[Nous débutons véritablement l’entretien, dans l’ordre des propositions de questions transmises à Pierre Lajus en amont de
l’entretien].
PL : Les questions sur la trame pour moi, c’est venu de l’équipe de gens qui travaillaient sur des REX
[nda : Réalisations Expérimentales] pour le Plan Construction, et qui se sont retrouvés dans les années 1978-
80 autour de la direction de la construction, et d’un type qui s’appelait Jean-Baptiste Combrisson. Il avait
organisé des réunions pour voir des opérations dans lesquelles l’orientation était l’industrialisation ouverte,
c’est-à-dire pas le système de l’entreprise pour de l’industrialisation lourde, mais un système où l’on utilise
des composants dotés de certaines qualités de pré-assemblage, et que les architectes vont pouvoir assembler
en fonction des règles d’assemblage qui ont été prévues au préalable. Il y a ainsi des gens qui ont travaillé
très directement sur les questions de règles d’assemblage, de normalisation, de convention d’assemblage. Il
y a Paul Chemetov qui a travaillé avec Christian Devillers, et puis il y a surtout Nadia Hoyet qui est
enseignante à Versailles, et qui a fait un travail vraiment spécifique là-dessus. Il y a également Jean-Jacques
Terrin qui est également à Versailles.
Il y a eu dans ces années-là, une sorte de regroupement autour de la section du Plan Construction qui était
animé par JB Combrisson, un regroupement des architectes qui intervenaient sur des REX, et on a fait
ensemble des sortes de voyages d’étude pour voir ensemble des opérations qui mettaient en œuvre ces
différents systèmes.
MS : Il s’agissait de voyages en France ou plutôt à l’étranger ?
PL : C’était principalement en France. Je me rappelle d’une opération de Chemetov avec Devillers à Vienne
dans l’Isère, un projet de Lucien Kroll à Bruxelles ou à Louvain. Donc on avait été ensemble à Louvain-la-
Neuve notamment. Dans ces voyages d’étude il y a un groupe qui avait sympathisé plus particulièrement, et
qui a formé le groupe AVEC. Il se trouve que dans ce groupe il y avait, et c’était nouveau, des architectes
de province, alors que jusque-là les démarches du Ministère de l’Équipement s’appuyaient sur des architectes
parisiens. Ici, il y a eu une orientation vers la province. C’était des gens qui avaient été repérés par des
architectes conseils sans doute, et n’étaient pas très nombreux. Il y avait donc Lajus à Bordeaux, Jean-Jacques
Terrin à Marseille qui faisait partie de l’Atelier 9, Bernard Kohn à Grenoble qui travaillait avec Denis Grèzes
qui était enseignant à l’école d’architecture de Grenoble, architecte et ingénieur, et qui a monté les ateliers
de l’Isle d’Abeau. Il y avait également Roland Schweitzer de Paris, et Jean-Pierre Watel à Lille, que je ne
connaissais pas à l’époque, mais on a découvert qu’entre l’équipe Salier-Courtois à Bordeaux, et Watel à
Lille, on se trouvait très proches sans se connaitre, on avait des démarches très voisines.
Ces gens-là ont continué à se voir en dehors des réunions de la Direction de la Construction, et ont voulu
continuer à réfléchir à ces problématiques. Parce que si on restait isolés, on pensait que les bureaux d’étude
allaient prendre le dessus dans ces démarches techniques, et la profession allait continuer à se faire bouffer.

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On a donc créé un groupe qui s’appelait le groupe AVEC. Ce nom ne venait pas d’initiales en particulier,
cela voulait dire qu’on voulait travailler avec l’industrie, et pas contre. De là, c’est en mars 1983 que l’on
s’est constitué en association, et que l’on a organisé une manifestation publique pour se faire connaitre :
conférence de presse etc. On a mené quelques actions à partir de là.
Ce groupe a eu une vie un peu éphémère car d’une part on avait l’idée de créer un réseau, mais on ne savait
pas trop comment s’y prendre. C’était avant l’aire de l’informatique, mais on avait l’idée que l’informatique
allait servir dans les agences, donc il s’est créé à partir de cette association AVEC, une filiale appelée AVEC
Informatique je crois, et qui a créé un logiciel pour architectes, avec Denis Grèzes à la tête de cette filiale. Il y
a eu AVEC Informatique, et d’autres filiales nommées AVEC Consultants, qui était une structure de conseil
auprès d’industriels, où le leader de l’équipe était Jean-Jacques Terrin, moi j’étais secrétaire. Mais à ce
moment-là il y a eu un changement au Ministère de l’Équipement. L’architecture est passée au Ministère de
l’Équipement, et la Direction de l’Architecture avait comme directeur Jean-Pierre Duport, qui a voulu avoir
comme adjoint un architecte praticien, qui s’est révélé être Jean Tribel, architecte de l’AUA avec Chemetov.
Il est resté deux ans de 1981 à 1983, et quand il a s’agit de le remplacer, JP Duport m’a choisi. Je me suis
trouvé directeur adjoint de l’Architecture auprès de lui, et j’ai été obligé de lâcher ce groupe AVEC. À partir
de là, chacun a un peu mené ses affaires de son côté.
C’est peut-être à l’occasion de Villabois que j’ai connu Fabien Vienne. Dans la même période à Bordeaux,
il y avait une démarche pour développer la construction bois, qui était complètement inexistante, mais on
se doutait que c’était un débouché pour le massif forestier des Landes, pour du plancher, du lambris, et qui
avait disparu dans la construction. Or nous avions vu qu’avec la maison à ossature bois inspirée de la maison
américaine, on pouvait utiliser du pin maritime, peut-être pas pour les parements extérieurs mais au moins
pour les ossatures.
Au printemps 1984, il y a eu ici l’équivalent de Batimat, qui s’est appelé Batibois à Bordeaux, avec l’idée
d’associer à ce salon une sorte de Villagexpo de maisons en bois qui pourraient être présentées et visitées,
achevées au moment de ce salon. Pour ce Villagexpo, que l’on a appelé Villabois. J’ai alors la responsabilité,
avec Roland Schweitzer de la coordination de l’ensemble de l’opération. Il y avait huit équipes entreprise-
architecte, qui ont chacun fait un ilot d’une dizaine de maisons, qui étaient complètement autonomes dans
un secteur de la banlieue nord de Bordeaux, proche d’un secteur accueillant l’exposition de la Foire de
Bordeaux et du salon Batibois. Différents procédés ont été développés. Il y avait également Christian
Gimonet qui faisait partie d’AVEC et qui était présent, Jean-Pierre Watel, trois équipes bordelaises avec des
entreprises locales, et il y avait Fabien Vienne et Marc Cayla avec les maisons Tomi de La Réunion.
Fabien Vienne est un type pour qui j’ai beaucoup d’admiration, parce qu’il était à la fois architecte et designer.
C’est un personnage modèle pour moi. Il se trouve que j’ai connu sa fille, qui est la femme de Laurent, que
j’ai rencontrée à Marseille. Car j’ai une fille, Marie Lajus, qui était préfete déléguée pour l’égalité des chances
à Marseille en même temps que Laurent Théry, qui était préfet à la métropole.
MS : Pour vous expliquer un peu ma démarche : j’ai travaillé en Master sur le travail de Fabien Vienne, et
une fois diplômée je suis allée à Paris pour interviewer Fabien plus longuement sur son travail. Cela m’a
amenée à vivre chez lui pendant environ trois mois. De là, j’ai commencé à faire des démarches pour
démarrer une thèse, et notamment trouver un financement. J’ai obtenu une bourse du Ministère de la
Culture. L’idée aujourd’hui n’est donc pas tant de faire une monographie sur Fabien Vienne, mais plutôt de
questionner ce concept de trames dans la conception architecturale à travers les années 1970.
PL : C’est très bien, c’est plus intéressant de cette manière.
MS : Je ne connaissais pas votre travail, et en feuilletant de nombreux ouvrages, je suis notamment tombée
sur l’ouvrage réalisé par Arc-en-rêve sur l’agence Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, Fouquet. Certaines de vos
opérations m’ont parues particulièrement intéressantes, comme la maison Sama ou la Girolle.

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PL : Il se trouve que dans cette équipe Salier, Courtois, Lajus, Sadirac, il y avait deux générations : Salier et
Courtois les ainés, moi j’étais diplômé et j’avais dix ans de moins, et Sadirac qui était un collaborateur
d’architecte, dessinateur, devenu architecte ensuite, qui était de ma génération. Et des personnalités
différentes. Salier et Courtois formaient une espèce de couple, où Courtois était le type qui mettait au point
les idées un peu folles de Salier. Salier était le type le plus créatif, avec des idées qui partaient dans toutes les
directions. Il a fait des maisons en maçonneries très plastiques, très « Corbu », il a fait des maisons en bois
où la trame existe. Mais la trame ça n’était pas tellement son sujet, ça ne l’intéressait pas tellement. Il a fait
une des premières maisons de l’agence, celle en forme d’œuf. Tandis que moi, par tempérament, je me suis
plus tourné vers les histoires de trames, de papier quadrillé etc. Ça correspondait mieux à ma vision.
MS : Et pourquoi préfériez-vous cette vision de l’architecture par les trames notamment ?
PL : Je ne sais pas. Par contre j’aimais le bois. Parce que j’étais bricoleur, j’ai été scout, donc j’ai construit
des cabanes, des kayaks, c’est la construction de bateaux plutôt qui m’a amené vers ça.
Et dans l’agence, où l’on avait une clientèle qui nous demandait de la maison individuelle, Salier et Courtois
se sont fait connaitre en faisant des maisons de vacances, et en ne publiant non pas dans des revues
d’architecture, mais dans des magazines féminins : Elle, Maison de Marie-Claire et Maison Française. C’était
l’époque des Arts Ménagers, on s’intéressait beaucoup aux rangements, aux placards, on était champions de
ça. Et on est venus à la maison de bois par ce biais, je vais vous expliquer [Pierre Lajus se met à dessiner] Une
maison traditionnelle c’est des murs avec des fenêtres. Nous avons été formés aux École des beaux-arts,
Salier comme moi, à l’époque des Prix de Rome. Donc cela n’avait aucun rapport avec ce que l’on allait faire
ensuite. Ce que l’on a fait par la suite avec les maisons c’est grâce aux revues qu’on lisait, qui nous ont
informés, et qui sont Architecture d’Aujourd’hui, Domus. Ces revues nous ont fait découvrir l’architecture
américaine. Parmi cette architecture américaine il y avait d’un côté Gropius, Breuer, et de l’autres les
architectes de Californie comme Neutra, Koenig, et les architectes qui ont fait les Case Study House sur la
côte Ouest. Sur les plans de ces maisons, les murs étaient joints par des éléments vitrés, et les séparations
étaient souvent des placards, des cloisons légères. On s’est alors orientés vers ça, et nous avons conçu des
maisons qui avait des murs en maçonnerie, et qui avaient beaucoup de placards et de menuiserie. Ce qui fait
que le lot « Charpente-Menuiserie » est devenu très important. Salier a alors fait quelques maisons avec des
toits plats, où souvent le toit plat continue vers l’extérieur pour devenir une pergola. Donc il n’y avait presque
plus de maçonnerie.
MS : Ce choix était-il purement esthétique au départ ou technique ou encore économique ?
PL : C’était purement esthétique, mais on a appris à construire comme cela. Parce qu’on n’avait pas appris
à construire aux École des beaux-arts, on a appris en faisant. Dans cette période-là (1970-1980) on a fait
une maison où, au lieu de faire des murs en maçonnerie on les a faits en ossature bois. Et là, ça a été une
découverte.
MS : Quand vous parlez de cette maison, s’agit-il d’une maison en particulier ?
PL : Oui, il s’agit d’une maison au Cap-Ferret, dont le plan est très simple : elle a deux murs pignons en
ossature bois, les deux façades vitrées, et des chambres à l’arrière qui sont séparées par des placards. Il n’y a
pas du tout de maçonnerie, et elle est avec un toit à faible pente. C’est peut-être même avant… 1966 a été
une année très importante pour cette agence, parce qu’on a construit une nouvelle agence à Mérignac sur la
route de l’aéroport [nda : La première agence était dans le centre-ville de Bordeaux], et moi je me suis
construit un chalet à Barèges. L’agence c’était un rez-de-chaussée, avec des gros murs préfabriqués un peu
dans l’esprit des murs de l’agence de Frank Lloyd Wright à Tennessee West, et puis de grandes poutres avec
plein de petits chevrons, un toit plat, et puis une verrière qui éclairait le milieu de l’édifice. Le chalet de
Barèges j’avais comme terrain une plateforme dans une pente. J’ai fait un projet en maçonnerie, et puis je
n’ai pas trouvé de maçon dans la vallée, j’ai passé un an à regarder les entreprises, et finalement un
charpentier avec qui on travaillait à Bordeaux m’a dit on peut préfabriquer ça ici. Donc on s’est tournés vers

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quelque chose entièrement en bois. C’était un chalet dans lequel il devait y avoir des petites cellules de
2mx2m à l’étage pour faire du couchage, et puis une pièce de séjour. Tout cela posait sur un socle qui existant
en maçonnerie. Donc une trame de 2m, des poutres simples, un plancher, une terrasse en bois, et toutes les
séparations en ossature bois. Donc cette année-là nous avons fait la nouvelle agence, le chalet, et les maisons
Girolle. On s’était rendu compte que ces villas qu’on trouvait très chouette étaient toujours trop chères pour
les clients qui en avaient, qui étaient d’une petite bourgeoisie disons. C’étaient des camarades de classe, qu’on
avait eu au lycée, parfois un médecin, un avocat. Mais ce n’était pas de grosses fortunes.
MS : C’était quand même une clientèle d’une certaine aisance financière ?
PL : Non, c’était une clientèle qui avait un bagage culturel, mais pas forcément les finances. Tout ce qu’on
faisait était alors trop cher. On a eu plusieurs fois le cas de clients pour qui on avait fait un projet, et qui
finalement achetaient des abris de vacances, des abris de jardin, qui ne coutaient presque rien et qui étaient
des cabanons préfabriqués. Cela nous a fait réfléchir, et on s’est dit qu’on pourrait faire quelque chose qui
serait dans les prix des abris de jardin, mais qui soit une vraie maison. On s’est mis à réfléchir avec
l’entrepreneur avec lequel on avait fait le chalet de Barèges à quoi faire pour être très économique. Il nous
a dit qu’il fallait prendre du bois du commerce avec des sections courantes, des portées courantes, avoir le
moins de chutes possible. Donc on s’est d’abord dit que des maisons de vacances étaient en général dans
des lotissements dont les terrains font 20m de large. Donc avec des marges de recul de 8m, il faut une
maison de pas plus de 12m. Si on veut faire des chambres de 2 ou 3m, on fait quatre travées de 3m.
MS : Donc la trame découle non seulement des éléments bois que vous trouvez dans le commerce, mais
aussi du terrain ?
PL : Exactement. Donc on est partis de cette idée de travées de 3m. Les chambres d’un côté, le séjour de
l’autre, des placards, un bloc sanitaire/WC, un bloc préfabriqué aussi avec les tuyauteries cuisine. On
propose une maison avec trois chambres et puis une travée libre pouvant être une extension ultérieure. Tout
ça allait être construit très rapidement en moins de quatre mois, avec une dalle béton et tous les autres
éléments préfabriqués en atelier. On s’est dit, quatre mois ça pousse comme des champignons, donc ça s’est
appelé la Girolle. Et ces maisons étaient alors 15% moins chères qu’une maison traditionnelle, qu’une
maison Phénix. Donc ça a marché tout seul, on n’a pas eu besoin de faire de publicité, ça s’est fait
uniquement par le bouche-à-oreille. C’étaient uniquement des maisons de vacances. Sous le faitage, au plus
bas il y avait 3,60 m, et au plus haut 5,20m. On s’est rendu compte spontanément que l’on était sur des
multiples de 60, de 120, pour faire les solivages on était tous les 60 cm, et les panneaux de toiture étaient
des panneaux de contreplaqué de 1,20m. Donc pas de chutes.
MS : C’est ça qui était important et qui faisait que c’était peu cher avec aucune perte de matière ?
PL : Voilà. Le problème du faitage décalé on l’a résolu dans le sens où on s’était dit qu’avec nos toits plats
nous avions des refus de permis de construire. Donc on s’est dit qu’il fallait se calmer, et faire des toits
pentus en tuile. Comme c’étaient des pentes inégales, on a fait un mur à 2m de haut, une charpente qui
s’appuie dessus, avec un profil qui n’est pas symétrique. On a fait un avant-toit de 1,20m d’un côté, et de
1,80m de l’autre, avec des jambes de force pour tenir ça. Quand c’était une salle de bain qui était en pignon
on vitrait, quand c’était une chambre, le panneau était en lambris. D’une part ce n’était pas une maison
banale, et d’autre part ça ne ressemblait pas à une maison en bois car il y avait un mur. C’était une vraie
maison.
MS : Pourquoi le mur pignon était en maçonnerie et pas en bois ?
PL : Justement, parce qu’on s’était dit qu’on le ferait en maçonnerie pour que les gens aient l’impression
qu’il s’agissait de vraies maisons.
MS : C’était donc dans le but de coller à leurs attentes ?

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PL : Oui, c’était dans le but de coller à la demande, et ça a joué énormément. Les gens considéraient les
Girolles comme de vraies maisons.
MS : Parce que cela induit une esthétique assez différente de la production que l’agence a quelques années
auparavant, donc cela constitue une certaine concession finalement, sur la modernité, la matière.
PL : C’est une concession oui absolument. Mais on a découvert en même temps des choses. On a découvert
qu’on n’avait pas uniquement une trame, on avait un système constructif. Et on a découvert que ce système
constructif nous permettait de faire autre chose que des maisons de vacances, que l’on pouvait faire des
résidences principales. Donc on a répondu à la demande en faisant des plans différents, en isolant, en faisant
des maisons à étage, en faisant des balcons, on a fait des variantes. On avait inventé un système alors qu’on
croyait avoir simplement un modèle.
Sur la Girolle qu’avez-vous comme informations ?
MS : Elle est entièrement (ou quasi) préfabriquée en bois.
PL : Et comme documents ?
MS : Pas grand-chose.
[Pierre Lajus nous montre différentes publications, dont l’ouvrage édité par le CAUE Maisons de Gironde, et le mémoire de
François Ricros, et me parle de Christelle Floret qui fait une thèse sur son travail].
PL : On a même fait des variantes de la maison Girolle pour la montagne. François Ricros a même fait un
recensement des maisons Girolles.
MS : C’est un sacré travail. Est-ce que vous savez lesquelles de vos constructions ont été détruites, celles
qui sont encore debout, etc. ? Par exemple le chalet de Barèges ?
PL : Oui. [Rires] C’est mon chalet vous savez, d’ailleurs il a été reconstruit car il a brûlé quelques années
après sa construction.
MS : Si j’ai bien compris, la maison Girolle découlerait du système constructif de préfabrication bois du
chalet de Barèges, et de la composition de la maison SAMA ?
PL : Tout à fait.
MS : En revanche si j’ai bien suivi, les autres fonds, à savoir ceux de Salier, Courtois et Sadirac ne sont pas
accessibles ?
PL : Non ils ne sont pas accessibles, Salier ayant interdit la consultation à sa mort.
MS : Finalement vous êtes le seul à donner accès à vos archives.
PL : Ça me parait normal et utile.
MS : J’aurais quelques questions à vous poser sur la Girolle : vous dites que la maison est construite en
quatre mois, est ce que vous considérez ça comme rapide finalement quand on sait que dans ces années-là,
des constructeurs proposent de le faire en quelques semaines ?
PL : Quatre mois c’était un optimum par rapport à l’habitude artisanale de la construction de maisons
individuelles. C’était l’artisanal qui dominait ici. Pendant la période où j’ai travaillé il y avait peu de
pavillonnaire, maintenant il y en a beaucoup plus. Alors aujourd’hui il en a peut-être qui sont très organisés,
et qui sont capables de construire en quatre mois des maisons traditionnelles mais pas en bois. C’est une
question d’organisation. D’ailleurs je pense que le métier d’architecte n’est pas un métier d’art, je pense que
c’est un travail d’organisateur.
MS : Vous vous seriez très bien entendu avec Fabien Vienne !

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PL : Oui c’est certain. Je pense que c’est ça la fonction qu’on doit remplir.
MS : Finalement, préfabriquer une construction demande énormément d’organisation en amont du
chantier.
PL : Oui. Après il y a des tempéraments pour ça, moi je suis un type qui aime l’ordre [Rires]. Ça se voit. Et
je pense qu’il faut aussi de l’ordre dans la façon de travailler et que c’est ça qui fait gagner de l’argent.
MS : Ne pensez-vous pas qu’à cette période, c’est une nouvelle façon d’aborder l’architecture que d’avoir
cette réflexion, de déplacer le temps de fabrication du projet vers la phase de réflexion ?
PL : Exactement. Cela faisait partie des réflexions du groupe AVEC. Celui qui avait le plus réfléchi à cela
c’est Christian Gimonet, c’est un type à rencontrer ! Il est toujours en activité [nda : Pierre Lajus nous donne
les coordonnées de Christian Gimonet].
MS : Pourquoi ce choix d’avoir construit uniquement en Gironde ?
PL : Oui, ça correspondait à la demande moyenne.
MS : L’agence possède cette particularité de s’être essentiellement concentrée sur le programme de la maison
individuelle. Est-ce qu’il s’agit d’aspirations personnelles, ou bien était-il question de répondre à la demande,
ou les deux ?
PL : C’est ce que nous ont laissé nos confrères, qui étaient mieux introduits pour des commandes publiques
auprès des maitres d’ouvrage.
MS : Il s’agit donc d’un marché “restant” ?
PL : Oui un marché restant, et on s’est construit une image grâce aux revues.
MS : La Maison Française a beaucoup publié votre travail.
PL : La rédactrice en chef a découvert notre travail, donc elle venait régulièrement avec son photographe,
car dans l’agence Salier on faisait cinq maisons qui étaient photographiables dans l’année. Pour elle c’était
l’assurance d’une publication. C’est elle qui nous a fait connaître.
MS : C’est cette source qui est la plus complète sur votre travail à l’heure actuelle, et on sent qu’elle a
particulièrement adhérer à votre démarche.
PL : Tout à fait. On était en phase avec l’esprit “Arts ménagers” de cette période, donc sans se connaitre
on était très proches de Jean Prouvé ou de Charlotte Perriand.
MS : Mais vous ne les avez pas connus ?
PL : Si j’ai connu Jean Prouvé. Je suis Bordelais, mais j’avais travaillé chez Salier en étant étudiant, et après
je suis allé travailler quatre ans à Paris chez Ecochard, qui est un urbaniste, et chez qui j’ai rencontré Prouvé.
On a fait un concours qu’on avait gagné pour le musée du Koweït, et il y avait Prouvé dans l’équipe pour
inventer des systèmes d’ombrière, de brise-soleil.
MS : Au moment où vous concevez ces maisons, SAMA ou Girolle, est-ce que vous êtes en contact avec
des confrères français, avec qui vous pouvez échanger sur ces questions-là, en dehors du groupe AVEC ?
Ou bien cela se réduit au groupe AVEC uniquement ?
PL : Ça se résume aux membres du groupe AVEC.
MS : Quand j’ai commencé la thèse, on m’a souvent dit que tous les architectes de cette période faisaient la
même chose, mais je suis convaincue que non.
PL : Ah non. En province il y avait des gens très différents.

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MS : Une de mes hypothèses est de dire que certains architectes de cette période se sont appuyés sur les
trames et les systèmes constructifs ouverts pour garder une parole et un poids face aux BET, aux industriels
qui montent en puissance dans la construction à ce moment-là.
PL : Absolument. C’était ça le but d’AVEC. Dans les revues, il y avait plus particulière une revue suisse
faite par Éternit et qui ne montrait que des exemples faits avec des trames, industrialisés, car ça correspondait
à l’utilisation d’un semi-produit Éternit. Ce n’était pas la logique béton, et il y avait de très bons architectes,
suisses ou allemands qui avaient des réflexions par rapport à ça.
MS : D’ailleurs vous avez fait un voyage en Suisse où vous avez rencontré Atelier 5 ?
PL : On avait rencontré les gens de l’Atelier 5, dans les années 1970.
MS : Est-ce que cela vous a inspiré ou vous étiez déjà bien avancés sur ces réflexions ?
PL : Disons qu’on trouvait une parenté.
MS : Qu’est ce qui a fait que vous préfabriquez le chalet de Barèges ? C’est la rencontre avec l’entrepreneur ?
PL : Ici c’est la contrainte locale qui nous a amenés à préfabriquer. Il n’y avait pas de chemin d’accès et il
fallait monter les matériaux par un funiculaire, donc en petits éléments. Alors on a préfabriqué sans
assembler, mais tout était pré-taillé, pré-découpé, étiquetté.
MS : Donc il s’agit plus de la difficulté du terrain que d’envies personnelles ?
PL : Oui.
MS : Ce fut la même chose pour Fabien Vienne à la Réunion avec des terrains particulièrement difficiles
d’accès.
PL : Le système Tomi est extraordinaire. Moi j’ai été cinq ans architecte conseil de La Réunion, et j’en ai vu
partout des maisons Tomi !
MS : À quel moment êtes-vous architecte-conseil à La Réunion ?
PL : En fin de carrière, dans les années 1990-1995.
MS : Un des points communs que vous avez avec Fabien Vienne, c’est l’industrialisation ouverte. Pouvez-
vous m’en parlez un peu plus ? Est-ce essentiel pour vous de ne pas proposer des modèles finis mais bien
des composants ouverts ?
PL : Absolument. Il y a aussi ce qui se passe actuellement avec Leroy Merlin. Il y a beaucoup de gens qui
bricolent à partir d’éléments faciles à mettre en œuvre, que l’on trouve chez Leroy Merlin. Ça se rejoint, ce
n’est pas exactement de l’industrialisation ouverte mais ce sont des semi-produits. C’est-à-dire que ce ne
sont pas des produits bruts, ce sont des produits dont les capacités d’assemblage ont été prévues. C’est ça
qui est important.
MS : Cette notion de semi-produits est intéressante. Elle permet notamment de vous différencier d’autres
architectes qui proposent des modèles figés. Ces semi-produits sous-entendent la combinatoire, la flexibilité,
qui semble être quelque chose d’important dans votre travail.
PL : Oui tout à fait. Et c’est souhaitable ! Il ne faut pas rester dans des modèles fermés.
MS : Étiez-vous tous d’accord au sein de l’agence sur ces notions ?
PL : Non on s’est séparés justement parce que nous avons évolué différemment. J’étais le seul à m’intéresser
vraiment à ça, et eux ça n’était pas vraiment leur problème.
MS : Eux étaient plutôt dans des questions esthétiques alors ?

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PL : Oui. Moi j’étais enseignant ici à l’école de Bordeaux dans les années 1968-1970, et c’est ce qui a fait
qu’on s’est un peu séparés, parce qu’on a évolué différemment. Ils m’ont pris pour un sociologue [Rires],
pas comme un vrai architecte comme eux le concevaient. Mais je suis content de cela. Je ne revendique pas
d’être un intellectuel architecte, mais il y a des notions intellectuelles qui sont importantes.
MS : Est-ce que vous étiez en décalage avec la production de l’époque de ce fait ? Aussi bien au sein de
l’agence que dans un contexte plus large ? Y a-t-il eu un fossé qui s’est créé entre vous ?
PL : Oui.
MS : Ce qui est paradoxal, c’est que lorsque vous me parlez de modularité, de flexibilité, on a l’impression
que les gens peuvent eux-mêmes rajouter des modules…
[Pierre Lajus nous invite à le suivre dans le jardin pour nous montrer la maison]
PL : Cette maison je l’ai construite en 1973, pour me rapprocher de l’agence qu’on avait construite sur la
route de l’aéroport, sans imaginer qu’on allait se séparer, et que j’allais quitter Salier et Courtois en 1974.
Quand j’ai construit la maison, c’est parce que j’avais cinq enfants, et je voulais qu’ils aient chacun de la
place. On était avant dans une petite échoppe à Bordeaux, serrés, ils se bagarraient, donc on s’est dit que si
on leur donner de la place ça irait mieux. Donc une maison qui s’étale en rez-de-chaussée avec un petit
étage. La maison était orientée plein-sud, avec en rdc le séjour, la chambre des parents, et les chambres des
enfants, plus trois chambres en-haut. Le volume du R+1 s’arrêtait au niveau de la cheminée.
Malheureusement il y a eu un incendie à l’étage en 1976. Dans l’intervalle j’avais quitté Salier et Courtois, et
j’avais pris la place des chambres des enfants en rdc pour installer une agence. Donc ils étaient stockés en
haut [Rires]. La maison était devenue inhabitable, un copain m’a prêté un appartement à Mérignac, moi j’étais
dans l’agence d’un autre ami qui se trouve être le père de l’associé d’Emmanuel Lajus (son fils), qui forment
aujourd’hui l’agence Brochet-Lajus-Pueyo. Pendant un an on a reconstruit progressivement la maison parce
qu’on s’est aperçu que c’était la surface qui avait brûlé, mais les ossatures étaient intactes, elles étaient noircies
mais pas altérées. À ce moment-là j’ai agrandi l’étage pour retrouver une chambre par enfant vu que j’avais
remis l’agence dans les 70 mètres carrés au rez-de-chaussée. J’ai fonctionné ici pendant vingt ans. À la fin
de l’agence en 1995, avec ma femme nous nous sommes demandé comment on allait organiser cette grande
maison. On s’est dit qu’on pourrait transformer ça en appartements, ce que j’ai fait. C’est devenu tout
d’abord un appartement loué par une locataire, puis mon second fils qui travaille dans l’informatique a eu
un poste ici, à Talence, donc il est revenu et est devenu mon locataire. Il est venu s’installer avec sa femme
et ses deux filles, donc on a fait cette extension. Il s’agissait notamment de petites cellules. Et maintenant
c’est devenu ce que je voulais vous montrer. Cette pièce en saillie, est une extension qui est en train de faire
mon fils en auto-construction, entièrement en éléments Leroy-Merlin.
MS : De l’extérieur on a l’impression que c’est presque intégré à la construction d’origine.
PL : Oui c’est la même logique. Il faut qu’il y ait une règle de composition, ici la règle de composition c’est
d’avoir des vitrages sous les poutres, et des petits éléments de placards en saillie par rapport à ça, donc ça
ne jure pas par rapport au reste. Il faut avoir une trame ouverte, avec des règles d’évolution.
MS : Finalement c’est une continuité de votre processus enclenché dès la construction d’origine ?
PL : Exactement ! J’avais déjà ce principe de boîtes. Ce que fait Marc répond par exemple à la chambre
parentale.
[Pierre Lajus nous fait visiter l’ensemble de la maison : le jardin, l’extension de son fils, la chambre parentale, la cuisine, le
salon, le bureau à l’étage, la toiture].
MS : Vous avez du vitrage au-dessus des cloisons bois, ça n’a pas été trop difficile à mettre en œuvre ? Et
c’est pareil pour la maison Girolle finalement.

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PL : Ah oui c’est certain ! Ici vous voyez j’étais parti sur une structure poutre basée sur une trame de 50 cm,
et j’avais l’idée d’un volume plus haut pour la salle à manger. Comment l’obtenir, et comment garder l’avant-
toit ? Donc finalement j’ai fait continuer les poutres, avec d’autre poutres qui les croisent dessus. Ça permet
de prolonger la maison sur l’extérieur, et de donner un peu plus de volume sur le salon. C’est encore une
variation de la trame.
MS : Ces insert-vitrés sont finalement les seules pièces qui sont difficiles à mettre en œuvre ?
PL : Oui, mais ça donne une impression incroyable d’espace.
MS : Donc le rez-de-chaussée est identique depuis la construction ?
PL : Sauf le lambris extérieur. À l’origine le lambris extérieur était posé à 45°, et comme c’est moi qui
entretiens, je me suis rendu compte que les parties exposées au soleil changent de couleur, celles qui étaient
à l’ombre étaient différence, alors sur le truc de à 45° ça posait problème. Donc quand on a reconstruit la
maison on a posé le lambris à la verticale.
[Pierre Lajus nous montre un poteau du salon ayant survécu à l’incendie, noirci, mais toujours là]
MS : Comme quoi on critique parfois le bois mais c’est un matériau résistant, chaleureux.
PL : Exactement.
MS : C’est assez incroyable que vous soyez en train de prolonger votre maison d’origine avec cette extension
entièrement réalisée avec des matériaux Leroy-Merlin. La construction peut être sans cesse prolongée,
requestionnée. Finalement la question du rôle de l’architecte se pose ici, car on aurait presque plus besoin
des architectes pour construire son habitat.
PL : [Rires] Ah mais justement il peut servir à prévoir ça.
MS : Est-ce que dans votre vie, il y a eu des rencontres avec des constructeurs, des industriels qui vous ont
marqué ? Est-ce que ça a nourri votre travail ?
PL : J’ai travaillé très étroitement avec Guirmand, qui est le constructeur du chalet de Barèges et des Girolles
oui. Puis j’ai essayé de travailler avec des industriels, pour maisons Phénix, j’ai eu différentes aventures.
MS : Est-ce que vous pouvez me parler un peu de cette collaboration ?
PL : Elles ont toutes avorté [Rires]. J’étais dans les années 1970 architecte conseil de l’équipement dans le
département des Pyrénées Atlantiques. Il y avait des constructeurs locaux qui faisaient des maisons basques,
ou béarnaises, et puis il commençait à y avoir du pavillonnaire. Et puis il y avait Phénix qui commençait à
pointer, et qui était redoutable parce qu’il n’avait pas du tout régionalisé sa production et il mettait des
maisons ‘Ile de France’ partout, et il les implantait n’importe comment. Il se trouve que le directeur régional
était un type sympa avec qui j’avais dialogué, on avait eu un bon contact, et il m’a invité à une sorte de
congrès des commerciaux de Phénix à Paris en tant qu’architecte-conseil, pour parler d’architecture de la
maison. J’avais un peu réfléchi à la façon dont ils fonctionnaient, et j’avais dit quand votre vendeur fait
signer le plan d’une maison comme ça et pas autrement à une ménagère, il a fait un acte d’architecture, il lui
a fait accepter quelque chose qui va déterminer son mode de vie et sa façon de fonctionner. Ensuite quand
votre géomètre implante cette maison en la plaçant de telle façon que l’entrée du garage est ici, mais l’entrée
de la maison derrière, il a aussi fait un geste d’architecture. Donc, je leur ai décrit leur façon de fonctionner
comme des gestes d’architecture. Ce type m’a alors dit, vous nous avez dit que nous faisions de l’architecture
sans le savoir, alors je lui ai répondit que oui ! [Rires]. Il m’a alors dit qu’il fallait qu’ils apprennent
l’architecture, sachant que c’était le PDG. Il m’a demandé si je pouvais m’en occuper. Ils avaient un
architecte qui travaillait pour eux, qui s’occupait surtout du problème d’adaptation des modèles sur le terrain,
à la pente etc. J’ai donc fait équipe avec ce gars-là, et c’était l’époque où on avait déjà formé le groupe
AVEC, c’était la même période. Je lui ai proposé qu’on monte un petit groupe d’initiation à l’architecture

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pour les commerciaux, pour les dirigeants, un peu sur le modèle d’AVEC, et puis c’était par direction
régionale. On a appelé ça le groupe RACINE [nda : Recherche Architecturale pour la Construction
Industrielle dans un Nouvel Environnement]. Ils ont trouvé ça génial. En plus il y a eu le concours des 5000
maisons solaires où ils m’ont proposé de faire équipe avec eux, et on a été lauréats. Donc Pierre Lajus était
un peu devenu “le grand architecte” [Rires]. C’était après qu’ils aient fait travailler Bofill, avec des pignons,
des tympans, des colonnes etc.
Et là avec RACINE, j’ai reconstitué un petit groupe, mais pas uniquement d’architectes, il y avait des types
un peu marginaux : il y avait Bernard Khon, Lucient Kroll, Bauer et Roux, Roux qui avait écrit la
Réurbanisation, qui était un genre de sociologue de l’urbain. Et on a fait des sortes de voyages d’étude sur
les opérations Phénix, et puis sur d’autres choses intéressantes, on avait pu voir des opérations de Phénix
en Provence où ils construisaient beaucoup, on a été voir le village de vacances que faisait l’atelier de
Montrouge, qui était très corbuséen.
Ce truc-là a duré quelque temps, et puis il y a eu une révolution de palais, Phénix a été racheté par la
Lyonnaise des Eaux, toute la direction a été virée, et ça a complètement avorté.
MS : Le changement de direction a donc complètement changé l’optique de développement qui avait été
engagée avec vous ?
PL : Exactement. Pour la maison solaire, ils étaient très contents d’être lauréats mais ils n’ont jamais
construit. Par contre ils m’ont demandé si cette maison solaire pouvait être construite en étant non solaire
(rires). C’était un plan en L, dans un carré, avec une serre. Donc on a fait la même chose mais avec une
pergola à la place, mais ce n’était plus solaire. Phénix en a construit quelques-unes mais ça n’a pas duré. Ils
avaient un système fermé, ils ne voulaient pas sortir de leur système de charpente métal et de plaque en
béton. Alors que dans ce que j’avais proposé, il y avait des éléments en bois lamellé collé pour faire des
portiques, pour récupérer le comble. Les commerciaux étaient d’accord mais pas le bureau d’étude, donc ça
a été abandonné. Et après je suis parti au Ministère donc c’était largué.
MS : Au Ministère vos réflexions étaient plutôt bien accueillies, bien reçues ?
PL : Disons que la Direction de l’Architecture n’opérait pas du tout sur ces thèmes, les gens qui
s’intéressaient à ces questions c’était la Direction de la Construction, et du Plan Construction, alors que la
Direction de l’Architecture s’occupait plutôt de la politique menée envers les Monuments Historiques, de
l’enseignement de l’architecture. Donc il y a eu une réforme de l’enseignement à ce moment-là dont je me
suis occupé, et puis il y a eu la loi MOP où j’étais pas mal impliqué.
MS : C’est pour quelle réforme de l’enseignement que vous avez œuvré ?
PL : C’était pour la création des certificats. Avant il y avait les unités de valeur, complètement disjointes, et
on a créé des certificats thématiques.
MS : Est-ce que vous avez dû construire des prototypes avant les constructions définitives ? Est-ce qu’il y
a eu une réelle phase de prototypage ?
PL : La Girolle on en a fait un de prototype, qui était sur la route du Cap-Ferret, et qui était la maison
témoin que les gens ont visité. C’est comme ça qu’elle a été connue.
MS : Est-ce qu’elle existe toujours ?
PL : Non elle a disparu, elle a été démolie.
MS : Et donc c’est cette maison qui a servi de modèle d’exposition et que les gens ont pu visiter avant de
l’acheter ? Elle a assuré la promotion et la publicité du projet ?
PL : Oui exactement.

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MS : Pensez-vous que, par ces systèmes constructifs particuliers de la maison Girolle ou de la maison
SAMA, vous avez permis d’autres pratiques de l’habitat ? Par exemple avec de grandes ouvertures sur
l’extérieur, permises notamment par des points porteurs qui sont ponctuels et qui permettent plus de
flexibilité. Pourrait-ton dire que vous avez proposé ici une nouvelle façon d’habiter, et qui aurait permis aux
gens d’accepter le préfabriqué ?
Parce que les gens qui investissent dans une maison individuelle ont besoin, j’imagine, de se rassurer sur
l’achat qu’ils font. Et vous, en proposant une qualité spatiale nouvelle vous avez sauté le pas, et enlever cette
mauvaise image qui colle à la peau de la maison préfabriquée.
PL : Oui surement, et puis créer des sensations nouvelles. Je me souviens, il y a eu à un moment des films
faits par Monique Eleb sur la maison individuelle. Ils ont ainsi filmé des propriétaires de maisons Girolle, et
une dame avait dit que ce qui l’avait surpris, c’était d’abord l’impression du tout vitré, d’être dehors, et puis
l’autre chose c’était que lorsqu’il pleuvait on entendait la pluie, on avait l’impression d’être sous la tente.
MS : Donc des sensations tout à fait nouvelles ?
PL : Des sensations qu’on n’a pas l’habitude d’avoir dans une maison individuelle habituelle, avec un
plafond plat, de l’isolation, etc.
MS : Donc vous proposiez autre chose, une nouvelle façon d’habiter ?
PL : Oui.
MS : Dans les corpus que je rencontre dans mon travail de recherche, on se rend compte qu’il y a souvent
une réticence de la part des maires à délivrer les permis de construire pour les maisons préfabriquées, parce
que ça dénote trop dans le paysage…
PL : Oui absolument !
MS : Cela renvoie plutôt à une image négative.
PL : Et ici, fabriquer en bois ça veut dire dans l’esprit des gens : cabanon.
MS : Donc pas solide, trop petit, peu fonctionnel, etc. Selon moi, les maisons que vous proposez associent
donc à la fois la commande, répondre aux clients avec des propositions qui ont l’air solide avec les deux
murs pignons en maçonnerie, de la lumière, des espaces flexibles, et dans le même temps de préfabriquer,
donc de répondre au cout.
PL : C’est ça !
MS : C’est que ce que j’essaie de comprendre avec mes recherches, comprendre comment des architectes
mettent en place des systèmes complexes qui prennent en compte toutes les caractéristiques, faisant qu’on
a une production très efficace pour convaincre le maire et le client, et dire au constructeur qu’on est capable
de construire qualitativement.
Dans ce cas, est-ce qu’on peut dire que le bois aide à cette démarche ? Dans le sens où construire en
préfabriqué, notamment Jean Prouvé, revient souvent à dire construire en acier, et donc rappeler peut-être
les baraquements militaires, avec cette image négative de l’après-guerre. Est-ce que le bois, bien qu’associé
parfois au cabanon, n’apporte pas quelque chose de chaleureux ?
PL : Si c’est évident. Ça me rappelle qu’en 1968 justement, j’avais fait des HLM qui étaient en maçonnerie,
mais qui étaient en système de modèle, et qui n’était pas du tout souple cette fois-ci, mais avec lesquels
j’avais réussi à rentrer dans les prix HLM l’aménagement de la cuisine avec des placards, hauts et bas. C’était
donc un peu équipé, ce n’était pas juste l’évier standard. Ces placards étaient en contreplaqué passé au brou
de noix. Ils ont tous détesté ça. Il y avait deux choses qui avaient choqué les gens dans ce programme, c’était
les murs et les dalles béton qui étaient préfabriquées et comme il y avait des défauts, on avait fait une
projection gouttelettes dessus. Alors les gens disaient ce n’est pas parce qu’on est des ouvriers qu’on n’a pas

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le droit à avoir du plâtre au plafond (rires). Et la cuisine avec ses placards marrons, les gens auraient préféré
avoir du Formica. Et au contraire une dame avait dit : « Moi j’aime bien ma cuisine parce que ça me rappelle
Avoriaz ». Elle avait dû voir des photos de la station d’Avoriaz dans une revue [Rires]. Ça veut bien dire qu’il
n’y a pas un seul goût dans le public, ça veut dire qu’il y a des références culturelles variées.
MS : C’est aussi ça qui m’intéresse dans votre démarche, c’est qu’il y a une préoccupation de votre part pour
la sociologie, pour le confort de l’habitant.
PL : Oui parce qu’en faisant des maisons, justement, c’est l’expérience des maisons individuelles. Il y a une
relation qui se crée entre architecte et clients de maisons individuelles qui est exceptionnelle, que ne
connaissent pas les architectes qui travaillent avec un maitre d’ouvrage public. Là on rentre dans l’intimité
des gens, dans leurs modes de vie, on voit les changements qu’on leur provoque, et quelque fois les plaisirs
qu’ils découvrent ou les problèmes que ça crée.
MS : Est-ce que vous êtes restés proches avec certaines personnes pour qui vous avez construit des
maisons ?
PL : Beaucoup sont devenus des amis !
MS : Est-ce que le Modulor, et plus largement le travail de Le Corbusier vous a influencé ?
PL : Pas tellement. Bien sûr j’ai mon Modulor à moi, je pars de la taille standard d’une porte de 2,04m et en
ajoutant les menuiseries, etc., on arrive à 2,10m. C’est intéressant d’avoir ces rapports qui nous servent.
Christian Gimonet travaille avec le Modulor. Nous on s’était fait notre petit Modulor pour déterminer les
hauteurs de tables, d’assise, etc. On connaissait bien les rapports de dimensions parce qu’on travaillait pas
mal dans l’équipement intérieur.
MS : Justement, est-ce qu’avec l’expérience vous avez, au fur et à mesure, acquis une règle de
dimensionnement qui fait que vous êtes aussi bien capable de composer l’étagère que d’agrandir ce module
et de composer la maison.
PL : Oui absolument. Je connais bien les petits espaces, je connais mal les grands, mais je sais exploiter les
petits espaces.
MS : Avez-vous entendu parler de Formes Utiles ?
PL : Oui tout à fait ! André Hermant est un type qui m’a inspiré sur ces idées et sur l’enseignement
notamment. Il avait des idées extrêmement saines sur l’architecture. C’était très bien.
MS : Pour conclure, diriez-vous que vous avez utilisé la trame comme un outil conceptuel quotidien ?
PL Oui. Ce n’était pas préconçu, c’est venu en travaillant, en travaillant le bois ça devenait naturel.
MS : Est-ce que vous diriez que vous avez démocratisé votre architecture au fur et à mesure de votre
carrière ?
PL : En tout cas c’était l’objectif que j’avais oui.
MS : Est-ce la maison Girolle qui incarne le basculement dans cette démarche ?
PL : Oui ! Le fait d’accepter un toit alors qu’on était des architectes modernes pour qui la religion c’était le
toit-terrasse, c’était un vrai basculement ! Et pour Salier c’était devenir un architecte pourri que de concéder
quelque chose au client, le client n’avait pas le droit à la parole.
MS : Selon lui c’était vous, les architectes, les sachant. C’était à vous d’imposer la modernité ?
PL : Absolument, c’était ça.
MS : Les débats devaient être animés à l’agence j’imagine ! Pour tenter d’échanger là-dessus.

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PL : Oui tout à fait [Rires].
MS : Là encore vous rejoignez pas mal Fabien Vienne, qui proposait des constructions avec plusieurs pentes
de toitures, etc.
PL : Ah oui, il était en décalage.
MS : Dernière question, sur l’informatique : est-ce que le logiciel que vous avez commercialisé avec le
groupe AVEC a été commercialisé, s’est-il concrétisé ?
PL : C’était les tout débuts de l’informatique. C’était un logiciel de dessin, mais je n’ai pas bien suivi ».

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[29 octobre 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac),
mené et retranscrit par l’auteure et Christelle Floret]

par Manon Scotto et Christelle Floret (29/09/2018)


Manon Scotto : On pensait aborder aujourd’hui avec vous des questions plutôt techniques, et demain des
questions plutôt sur l’habitat, est-ce que cela vous convient ?
Pierre Lajus : Oui
MS : La première question se rapporte à la thématique industrialisation : est-ce qu’un échec de
l’industrialisation de l’habitat pourrait-être expliqué par la « non-collaboration » entre les architectes et les
constructeurs, et en tout cas quel est votre ressenti par rapport à cette question ?
PL : Ah ben oui c’est sûr. La collaboration a toujours été très difficile. Nous, les tentatives qu’on a faites en
direction de l’industrialisation, en fait elles n’étaient jamais avec de vrais industriels. On n’a pas été en contact
avec de vrais industriels. Sauf dans mes aventures avec Phénix, où là on peut dire que c’était industriel.
Autrement c’était toujours pour des artisans un peu évolués, des entreprises. D’une part dans le travail
c’étaient les entreprises, d’autre part dans toutes les histoires qu’essayait de monter la Direction de la
Construction qui était plutôt orientée vers, non pas les industriels ou les grandes entreprises du bâtiment,
c’était plutôt les fabricants de produits qui étaient ciblés. Et là on n’a pas toujours eu justement les fabricants
de produits. On s’est inspirés de ces questions dans nos rapports avec des artisans. On avait cette orientation,
mais on n’a jamais eu les vrais interlocuteurs.
MS : Et quelle serait une possible explication du fait que vous n’étiez pas en lien direct avec ces
interlocuteurs ?
PL : Je crois que dans la région ils n’existaient pas.
MS : C’était plutôt à Paris qu’existaient ces grosses sociétés alors ?
PL : Oui, ou dans des régions industrielles comme l’Est. Mais ici ce n’était pas développé, dans notre
domaine du bâtiment en tout cas, il n’y avait pas d’industriels. Dans les travaux publics il y avait des gens
qui avaient évolué, qui avaient des méthodes, mais dans le bâtiment… C’est pour ça que l’expérience de la
Monnaie aussi était intéressante parce que c’était une entreprise de travaux publics, c’étaient des travaux de
génie civil, avec les méthodes du génie civil appliquées à de l’architecture.
MS : Donc finalement, ce n’est pas tellement la mésentente entre les acteurs, c’est carrément la non-
existence de ces liens ?
PL : L’absence de ces liens oui, tout à fait.
MS : C’est plutôt une absence de liens qu’une mésentente sur des questions esthétiques ou idéologiques ?
PL : Oui complètement.
Christelle Floret : Mais vous en avez connaissance, est-ce que cela existait justement dans ces grandes
zones industrielles, à Paris, dans l’Est, y avait-il déjà des collaborations ?

PL : Oui. Moi j’ai l’exemple à travers la maison SAIAS, mon client de la petite maison en Corse. C’était le
patron d’un grand bureau d’étude, la SETEC, qui était lié aux grands opérateurs qui intervenaient dans la
région de Thionville, avec principalement Dubuisson comme architectes, enfin des grosses sociétés quoi.
Dubuisson, lui, a développé des méthodes vraiment adaptées à une production de type industriel.
CF : C’est des choses vers lesquelles vous vouliez tendre ?

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PL : Oui tout à fait. Justement avec Saias j’avais des échos. C’était un polytechnicien, qui avait monté lui-
même ses bureaux d’étude SETEC avec des ingénieurs qu’il a toujours faits participer à son… Ce n’était
pas une société coopérative, mais ça avait une forme un peu particulière. Chaque fois qu’il a développé ce
qu’il avait démarré au départ dans des directions un peu différentes, il a créé des filiales dans lesquelles des
petites équipes se trouvaient en responsabilité et étaient associées. Je ne sais plus exactement sous quelle
forme mais, les ingénieurs étaient tous intéressés dans la société. Ce n’était pas une société qui était sous la
tutelle d’un groupe financier. Il a trouvé les financements qu’il fallait, et il avait une maitrise complète de
son affaire. Parce que c’était d’abord SETEC Travaux Publics, puis SETEC Bâtiment etc.

MS : C’est un grand groupe aujourd’hui SETEC [Nous lui parlons des bureaux de la SETEC construits dans le sud
de la France par Prouvé et Petroff].
PL : Oui je connais. Justement l’intérêt de ces ingénieurs polytechniciens ou centraliens, c’est qu’ils étaient
en phase, le bureau d’études avait des collègues dans l’entreprise, ou dans la direction de l’équipement qui
étaient opératifs, donc ils avaient leur réseau. Ça n’existait pas chez les architectes ça.
MS : Donc finalement, il y avait quelques difficultés à pratiquer en région. On retrouve cette problématique
française de la différence entre ce qui se passe à la capitale et en région.
PL : Ah oui oui, on était loin des centres de décisions, et même loin des mécanismes qui étaient à Paris.
MS : On a parlé des relations entre architectes et constructeurs, avec Christelle on voulait peut-être vous
parler du lien avec les clients. Et en quoi l’industrialisation serait liée à une perte de relationnel avec le client,
et quelle vision vous avez par rapport à cela ? Par ailleurs, il me semble que dans un article de Techniques &
Architecture de 1983, vous dites à propos de la villa Morton : “Je note une possibilité de reprise de dialogue
avec l’utilisateur grâce à la souplesse d’adaptation du bois”. À ce moment-là est-ce le matériau en lui-même,
et comment expliquez-vous cela ?

PL : C’est plutôt un souhait qu’une réalité.


MS : Ou plus largement, est-ce que c’est notamment cela qui aurait pu vous poser problème dans le fait de
proposer des maisons préfabriquées, tout ou en partie, c’est de perdre ce contact au moment de la
conception avec le client. Et comment peut-on arriver à industrialiser tout en gardant un lien privilégié avec
le client ? Est-ce que c’est une équation impossible à résoudre ?
PL : Il y a plusieurs cheminements dans la relation avec le client. Il y a la relation dans la pratique
traditionnelle de l’architecte libéral : le client, un particulier, vient trouver un architecte pour concevoir
quelque chose pour lui, une maison, puis après, on fait appel à une entreprise qui chiffre, qui prévoit etc.
Voilà la façon dont cela se passe. Dans le cas de la Girolle, le client allait voir un constructeur. Il ne savait
pas s’il était entrepreneur, promoteur, c’était quelqu’un qui allait lui construire une maison. Et chez ce
constructeur il rencontrait un architecte, qui avait été le concepteur du modèle dont on parlait, et qui avait
été associé à la discussion sur le projet, sur le programme de la personne en question. Ce sont eux qui
l’aidaient à choisir un modèle qui correspondait à son budget, à sa demande. Donc ce n’est pas le même
cheminement. Troisième cas de figure, c’est l’architecte intervenant dans le cadre d’une promotion, que ce
soit privée ou publique, société d’HLM. Là, le client s’adresse à la promotion, cette dernière est
l’interlocuteur majoritaire avec qui se noue les relations. L’architecte est mis quelque fois dans la boucle,
mais pas toujours. Donc il y a des boucles qui se créent à l’extérieur entre le promoteur et l’architecte mais
sans que le client soit présent.
MS : C’est indirect.
PL : Voilà. Moi mon espoir était justement que la filière bois, qui était souple, adaptable, modifiable, ou que
les systèmes de modèles dans la mesure où on les avait pensés évolutifs, pourraient s’adapter à des situations
particulières. Par exemple, les modèles AIRIAL, on avait envisagé que les fenêtres puissent changer

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d’orientation, pour qu’elles puissent aller d’un endroit à un autre. Mais là c’est le maitre
d’ouvrage/promoteur qui intervient, et dans la mesure où il rentre dans ce jeu créatif, ça peut exister. Mais
il ne doit pas forcément, donc c’est justement le CILG avec qui j’ai fait l’Airial j’ai été très déçu parce que
les gens avec qui j’avais conçu le système n’étaient plus les mêmes. C’était des commerciaux différents qui
s’occupaient des opérations de réalisation, et eux n’avaient plus du tout les mêmes objectifs. Ils voulaient
sortir l’opération un point c’est tout. Donc ces capacités d’adaptation du modèle se perdaient, elles n’étaient
pas utilisées.
CF : Pour autant vous avez eu une collaboration avec le CILG qui est très longue. Et sur ce laps de temps
est-ce que vous avez pu justement ?
PL : Cela dépendait des personnes justement. Vous allez voir la maison Magendie ?

MS/CF : On l’a vue oui.


PL : Monsieur Louis-Jean Magendie est mort, vous verrez son épouse Christiane. Louis-Jean était justement
un ingénieur de Travaux Publics qui avait fait un stage d’une année chez Dubuisson, donc il avait une culture
architecturale. Quand il a débarqué à Bordeaux il a entendu parler de Salier-Courtois-Lajus. Il est tombé sur
Lajus pour une première opération, et on a tout de suite accroché, et on a fait ensemble les Sablons à
Magudas. Donc ici, Magendie était en permanence dans la boucle promoteur-architecte-utilisateur.
CF : Donc ça veut dire qu’avoir une culture architecturale est une condition ?
PL : Absolument, pour que ça fonctionne.
CF : Parce que finalement vous avez expérimenté ces trois cas de figures
PL : Oui ! Dans la période… Dans une première période CILG avec Magendie ça fonctionnait très bien. Il
comprenait mes objectifs, il avait les mêmes objectifs, les transmettait au technicien de chez lui, ça passait
aux utilisateurs, tout cela convergeait. À partir d’une certaine période, le CILG a grandi, donc ils ont divisé
les services, donc Magendie ne s’occupait plus que du début des opérations. Après c’était pris en main par
des commerciaux, des chargés d’opération commerciaux dont l’objectif était un objectif commercial, c’est-
à-dire de trouver des clients, d’avoir des contrats, de sortir les opérations.
MS : Donc pour un même projet, suivant les collaborateurs et interlocuteurs à cette phase-là, ça change
complètement la donne, pourtant pour une même conception.
PL : Voilà exactement. De la même façon, quand j’ai travaillé pour les autoroutes du sud de la France, il y
a eu un moment où les relations se passaient directement avec la direction générale et le président à Paris. Il
y a eu plusieurs présidents, c’était en général des ingénieurs des Ponts ou des énarques. Moi j’ai été en contact
avec un type qui s’appelait Jean Millier qui était un ingénieur des Ponts et Chaussées qui a travaillé en
Afrique, qui avait vu de l’architecture et qui pigeait ce que c’était, et qui suivait lui-même personnellement
les opérations, donc quand on avait gagné un concours sur tel objectif, l’objectif continuait, il était suivi. J’ai
eu un autre président qui était un préfet du Lot, Denieul, et Directeur de l’Architecture à un certain moment,
là-aussi, communication directe et fluide, ça marchait. Là-encore, la société a grossi, ils ont créé une
Direction de la construction qui s’occupait des mises en œuvre des opérations donc il y avait la phase
“objectifs” avec le président et l’architecte qui gagnait un concours, et après il y avait un ingénieur qui avait
surtout les contraintes techniques, et il y en a un tas surtout avec les autoroutes, surtout pour les gares de
péage. L’architecture c’était des emmerdes, c’était tout. Ça changeait complètement la relation. Moi je
considère que les réussites architecturales sont des hasards heureux. Ce sont des rencontres tout à fait
hasardeuses. Les processus habituels ne sont pas générateurs de qualité à mon point de vue.
MS : C’est souvent le cas, enfin c’est un débat. Mais souvent l’innovation nait de hasards, ou de deux choses
qui à la base ne sont pas forcément faites pour s’enclencher ensemble, qui du coup se confrontent et essaient
d’aller dans une même direction.

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PL : Oui !
MS : Cela va avec la notion d’innovation. Sinon on reste dans un processus confortable, si ça marche tout
le temps. Tandis que s’il y a une donnée presque extérieure qui arrive, il faut aller plus loin peut-être. Par
exemple pour le cas de Fabien Vienne, c’est la rencontre avec le constructeur Maurice Tomi qui le pousse à
dépasser ses concepts mathématiques.
PL : Oui, ici c’est typiquement le cas. Vienne + Tomi. Vienne tout seul n’aurait pas fait les maisons Tomi,
et elles sont… vous avez vu le système, c’est génial.
MS : D’ailleurs je pars à La Réunion en février pour les découvrir, on en reparlera.
PL : Ah bon ? [Rires]
CF : Et vous justement dans votre parcours est-ce qu’il y a eu un élément comme ça qui est venu percuter
vos habitudes, votre fonctionnement, et qui vous a obligé à partir ailleurs, à aller chercher ailleurs ?
PL : Oui souvent oui.
MS : Il y en a eu plusieurs alors, tout au long de votre carrière. Souvent ce sont des personnalités ?
PL : Oui !
CF : Et la première ce serait quelle rencontre ?
PL : La première ce serait par exemple Louis-Jean Magendie avec le CILG pour Magudas. Parce que
Magudas c’était un système qu’on voulait industriel, et qui l’était en fait. Parce que les maisons de Magudas
c’était des systèmes de coffrage tout dans le même sens, et il y avait une espèce de noyau où il y avait la
cuisine, la salle de bain, les WC qui était au milieu. [Il dessine] Ça c’était une prédalle en béton, c’est-à-dire la
sous-face, un truc qui tient tout seul, mais qui n’est pas suffisant qu’il faut recharger par-dessus pour que ça
fasse une dalle. C’est le coffrage. C’est un coffrage qui constitue le plafond de la maison. Donc c’était des
éléments qui étaient modulaires, il y avait des largeurs données pour ça et ça, et il y avait un élément
préfabriqué dans lequel il y avait tous les conduits, de fumée, de ventilation, tout le sanitaire. Ensuite c’était
des cloisons. Donc ça c’était une idée du bureau d’étude intégré du CILG, le CERAC, qui était en équipe
avec Magendie. Donc on est partis là-dessus. Un des trucs dont je ne me méfiais pas, c’est que ce système-
là, on l’agrandissait pour un type 3 c’était comme ça [Il dessine], pour un type 4 ici, pour un type 5, et puis ça
s’emboitait comme ça pour faire le suivant. On ne distinguait plus les maisons différentes les unes des autres,
on ne lisait plus que des modules identiques. On ne sait plus ce qui appartient à la maison de l’un ou de
l’autre, on ne voit pas l’identité de chaque maison. Et ça c’est un problème si on veut faire un village de
maisons, créer une communauté il faut que chacun reconnaisse sa maison [Rires].
MS : Et là ce n’était plus tellement le cas.
PL : C’était ça le problème oui [Rires]. Tout se ressemblait un peu.
CF : Et ça vous vous en êtes rendus compte après ?
PL : Oui après. C’était une des conséquences de l’industrialisation, mais une conséquence imprévue. Il n’y
a pas que des avantages.
CF : Mais qui fait apparaitre la préoccupation de l’usager, de son appropriation, pour laquelle vous êtes très
soucieux.
PL : Oui après pour individualiser leur maison, il y en a qui ont rajouté des choses, qui ont mis sur les
pergolas des balustrades [Rires].
MS : Par rapport à l’industrialisation de la construction, il y avait une question à la “honte” des architectes
d’avoir une production sérielle rentable, économique, qui justement peut-être parfois se ressemble, “non-
identifiable”, par rapport à une production architecturale un peu plus singulière, un objet identifiable, et

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donc plutôt synonyme de fierté de l’architecte. Votre regard par rapport à ça, et est-ce que ça a posé des
questions au sein de l’agence ?
PL : Ça existait oui.
MS : Ça existait dans l’agence ou au-delà de l’agence ?
PL : Ça existait dans la profession. Et dans l’agence aussi, ça a pesé sur la façon dont les choses étaient vues.
Pour Salier la Girolle, on avait fait un truc pas mal, mais ce n’était pas ça la chose dans laquelle on excellait.
CF : La “grande architecture”.
PL : Voilà. Quand on a fait le webdocumentaire avec Jean-François Dareths, moi j’ai cherché à ce qu’il y ait
des images qui correspondent à ce qu’avait été l’agence, et je trouve que la maison de Geneste au Pyla, c’était
une œuvre de Salier que je ne revendique pas moi, et qui était ce que savait faire l’agence Salier-Courtois-
Lajus. Et là c’était une fierté de Salier.
MS : Donc c’était une vraie bataille de défendre cet enjeu-là socialement. Il fallait mettre son orgueil de côté
pour penser un peu plus social, accessible.
PL : Oui ! Le fait d’avoir pris le parti de faire des maisons avec des toits, ça n’a pas été évident.
MS : Ni pour Salier ni pour vous d’ailleurs ça n’a pas dû être évident.
PL : Oui parce qu’être moderne ça voulait dire avoir une terrasse, ça me paraissait évident comme ça.
CF : Mais vous avez su dépasser…
PL : J’ai évolué !
CF : Mais vous avez évolué peut-être parce que votre vision de l’architecture, ou en tout cas ses finalités
n’étaient peut-être pas… Parce que vous sortiez de la même formation.
PL : On sortait de la même formation, dans laquelle les architectes étaient les seuls maitres de leur art, les
seuls capables d’apprécier ce qu’ils faisaient. Donc le client avait toujours tort. Alors après il y a eu une
évolution quand même où le client avait son mot à dire, après on a découvert le partage avec le client et
après j’ai aussi découvert des choses qui m’étaient étrangères et qui comptaient beaucoup pour mes clients.
L’histoire de la paillotte, moi je l’ai faite beaucoup avec le souvenir que j’avais eu en Guinée. Il s’agissait de
proposer à Bomsel, un modèle pour un petit quartier différent de ce qu’avait fait Maxwell. Donc j’ai pensé
palombière, et puis paillotte, plutôt bergerie en bois. Parce qu’il n’y avait jamais eu de références sur la route
de paillottes, il y avait à l’époque aux Murets, des paillottes en brande avec un toit très haut, et presque pas
de mur. C’était ça l’image. J’ai fait ça, et je me suis rendu compte que tous les gens trouvaient cette maison
formidable, il y avait quelque chose de très profond que ça apportait, que je n’avais jamais mesuré.
CF : Et avant la Paillotte vous n’aviez pas été confronté à ça ? Parce que la Girolle quand même vous aviez
fait le choix de mettre des toitures …
PL : Oui mais là c’était un peu contraint et forcé par le permis de construire, ce n’était pas volontaire. Là
c’est vraiment le toit, la maison est un toit. C’était évident que c’était ça qui touchait les gens.
MS : Ici c’est peut-être même plus de l’ordre de l’émotion, sensorielle, c’est quelque chose qui nous dépasse,
on est touché.
PL : Oui voilà c’est ça.
MS : Alors que la Girolle c’est plus pragmatique, c’est l’image de la maison en dur pour les Permis de
construire, avec des toits pentus en tuiles. La démarche n’est pas la même.
PL : Oui la démarche n’est pas la même.

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MS : Vous parlez des Girolles, qui est de l’habitat du quotidien, le plus souvent, de l’individuel “journalier”.
Qu’en est-il des différences, ou des liens entre la maison de vacances d’une part, qui est quelque chose
d’exceptionnel dans la temporalité, et la maison individuelle au quotidien ? C’est-à-dire est-ce qu’on peut
expérimenter plus facilement sur la maison de vacances ? Et, est-ce qu’il y a des choses que vous testez sur
le programme de la maison secondaire, et que vous extrayez ?
PL : Voilà c’est ça qui s’est passé. La Girolle était conçue comme maison de vacances, pour la plage, pour
Lacanau/Cap-Ferret. Là-dedans il y avait des choses que les gens acceptaient mieux en vacances que pour
la vie de tous les jours.
MS : Tout simplement parce qu’ils y sont moins souvent ? Pourquoi on accepte mieux en vacances ?
PL : Ils acceptaient mieux une vie en famille ensemble…
MS : Moins cloisonnée ?
PL : Moins cloisonnée, que pour une maison normale. Dans une Girolle de trois travées, il y avait le petit
coin cuisine par rapport à un séjour, c’est quelque chose qui marchait, mais on n’était pas sûrs que ce soit
bien pour une maison de tous les jours. Et on a fait des plans mieux que ça après pour des résidences
principales plus grandes. C’était l’idée du minimum et d’une vie de vacances communautaire disons, d’une
vie en commun. Et les chambres minimums, un placard, du rangement et des lits, c’est tout.
MS : Est-ce que vous diriez que la typologie de vacances vous a nourrie dans votre conception de l’habitat ?
PL : Aussi, le fait d’être entièrement vitrée que les gens n’imaginaient pas pour une maison normale. Le fait
aussi de laisser une travée libre. Il y avait ça dans la Girolle, qui serait ou salle de jeux, ou activité dehors,
n’importe quoi. Ils trouvaient ça intéressant dans une maison de vacances, alors que pour une résidence
principale c’était moins évident. Un espace libre sans affectation particulière.
CF : Moi du coup la travée libre ça me fait penser au projet R5. Pourtant le projet R5 avec Phénix, c’est ça,
donc c’est bien la question de Manon…
PL : Oui ! C’est que les idées avaient évolué. Le mode de vie qu’on proposait en 1966, en 1975 il était admis.
CF : Et c’est pour ça que le projet R5, c’est vraiment ça, avec la travée libre pour une maison de résidence
principale.
PL : Oui. En vacances c’était plus facilement admis quoi.
MS : C’est intéressant, parce qu’on voit le lien entre les normes sociales admises à un moment donné, et
l’architecte. Qui impacte l’autre et à quel moment ?
PL : En tout cas c’est ce qui s’est passé ici. Dans d’autres régions je ne sais pas si ça a eu la même importance.
Ici l’habitat de vacances a beaucoup influé sur l’habitat de banlieue à Bordeaux.
CF : Donc l’architecture a influencé les modes de vie.
PL : Ah oui !
MS : Je pense que c’est très lié à la mer, à l’activité nautique.
PL : Au plein air.
MS : Mais même dans le Sud-Est de la France, là-aussi il a s’agi d’un bassin d’expérimentation architecturale
pour les villages vacances etc., les volumes particuliers. Donc peut-être que cette vie extérieure une bonne
partie de la journée permet aux gens d’accepter. À ce sujet, j’ai rencontré Mr et Mme Logre, qui ont acheté
la maison Treptow, et qui disaient que, ce qui était essentiel à comprendre aussi dans ce type de maison,
c’est qu’on passait beaucoup de temps dehors, et que finalement dedans c’étaient des moments très
particuliers, très en commun, comme le repas par exemple, et que le reste du temps c’est l’activité individuelle

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et extérieure, chacun s’épanouissait pour mieux se retrouver dedans, quitte à ce que les espaces soient
minimaux.
PL : Avant c’était des Allemands. Ils avaient agrandi la terrasse et réaménagé le rez-de-chaussée.
MS/CF : Maintenant ils ont rajouté une travée.
PL : Ça a été plutôt bien fait d’ailleurs. Je l’ai vu en cours de chantier, c’était très bien fait.
MS : De l’extérieur on ne dirait presque pas un rajout (Nous lui disons que la maison Eyquem a été rachetée par le
couple Courtand, qui sont ravis de cette maison).
CF : Ils sont très soucieux de garder l’esprit initial.
MS : Et qui se posent de vraies questions sur la maison, sur son adaptabilité.
CF : Le hasard aussi a fait que Mr et Mme Logre avaient précédemment acheté une paillotte, sans savoir en
achetant ensuite la maison Treptow, que c’était la même agence d’architecture. Parce que l’année dernière
ils me disent “Oui on habitait dans la maison d’Obélix”, et en fait c’était la paillotte, et ils ne le savaient
même pas.
Avec Manon on se posait aussi cette question : diriez-vous que vous proposez une architecture savante pour
un programme populaire.
PL : Oui.
CF/MS : Comment faites-vous se rencontrer cet aspect populaire/démocratique avec la question
technique, de qualité architecturale, de référence, de culture ?

PL : [Rires] C’est vrai que c’est une architecture savante, parce qu’elle a des références qui ne sont pas
forcément connues, donc cela suppose une science. Mais cette science est une science du populaire, une
science humaine.
MS : À l’époque où vous proposez ces maisons, êtes-vous conscient que c’est une architecture pointue, ou
au contraire avez-vous l’impression que c’est complètement banal de concevoir de cette façon.
PL : Non ce n’est pas banal.
MS : Vous êtes conscient que pour un programme de maisons vous proposez déjà à l’époque quelque chose
d’innovant, en tout cas de particulier. Donc c’est une vraie volonté d’arriver à faire se concilier ces deux
univers. Il faut faire se rencontrer l’habitant d’un côté, et Salier et sa grande architecture de l’autre, deux
mondes. Et au milieu il y a vous. Je ne suis pas sûre que ce soit une question à réponse, c’est plutôt une
réflexion.
CF : Il y a de l’invisible dans le résultat. C’est-à-dire qu’on parle d’architecture populaire mais de sa réception,
et tout votre travail technique, vous parliez de “science”, il reste invisible. Du point de vue de la réception
et de l’habitant.
MS : Donc c’est l’usage qui relie tout ça.
CF : Les habitants vont s’en rendre compte quand ils y vivent parce qu’ils vont sentir qu’il y a un vrai travail
en amont de l’architecte, mais qui n’est pas perçu directement, comme on parlait de la maison Geneste tout
à l’heure. Donc vous en tant qu’architecte, comment est-ce que vous vous êtes arrangé ?
PL : C’est l’usage qui est majeur pour moi.
CF : Ça dit quelque chose sur vos convictions propres en tant qu’architecte, et sur votre vision plus générale
de ce pourquoi l’architecture existe, est-ce que vous pouvez développer sur ça ?
PL : C’est bien que vous le développiez, c’est ça.

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CF : Rien que ça, ce positionnement, en 1968, ce n’était pas quelque chose d’habituel par rapport à vos
pères, à la communauté d’architectes.
PL : Peut-être.
CF : Est-ce que vous avez l’impression d’avoir défendu quelque chose bec et ongles, ou d’être à la marge ?
PL : Oui ! Bien sûr ! Les architectes visaient l’image d’abord plus que l’usage.
MS : C’est ce qu’on disait quand Salier vous appelait le sociologue de l’agence.
PL : Oui ! [Rires].
CF : Vous avez plus travaillé pour l’architecture que pour votre identité d’architecte.
PL : Cette question de l’usage, j’en ai eu un exemple très clair, auquel j’adhérais totalement en Guinée, avec
Écochard. Puisque l’habitat traditionnel en Guinée, les villages étaient des associations de cases formant des
enclos. Il y avait des familles élargies disons, et la cuisine se faisait dehors, et ces cases avaient toujours le
toit qui déborde, et une partie toujours à l’extérieur, qui était occupée par les hommes avec des hamacs
suspendus, une partie publique en somme pour les hommes à l’extérieur de cet enclos, et au contraire une
partie commune pour les femmes au milieu de cet enclos. Ça se trouvait en Guinée, mais aussi au Cameroun,
où les gars que Péchiney avait recrutés avaient été faire des relevés quand ils étaient étudiants [L’équipe
Pouradier Dutheil et compagnie]. Le problème ça a été de traduire ça dans une construction industrialisée et
contemporaine. C’est devenu des cases avec des murs en parpaings, où une maison avait deux corps de
bâtiments et puis ici une zone point d’eau qui communiquait avec la zone des femmes. Donc il y avait
plusieurs maisons assemblées qui communiquaient par les arrières pour la cuisine en commun des femmes,
et sur ces maisons bâties comme ça il y avait des toits en aluminium qui couvraient tout ça, qui débordaient,
et qui faisaient une zone couverte où les hommes pouvaient se tenir. Ça c’était vraiment la traduction de cet
objectif, de l’usage traditionnel transposé en matériau contemporain, donc c’est exactement ma démarche
d’après. J’ai adhéré complètement à cette façon de travailler.
CF : Et là on est au tout début de votre carrière.
MS : C’est les fondements.
PL : C’était avant Salier.
MS : Et vous, vous participez à ces recherches-là, en tant que concepteur ?
PL : Non j’ai été le témoin de ça, et après sur le chantier j’ai fait des adaptations de ces systèmes à d’autres
trucs.
CF : Et vous parliez industrialisation aussi ?
PL : Et oui, c’était les bacs-alu de dimensions x, qui se tenaient tout seuls, seulement par leur cintrage, et
puis ça c’était des maisons faites en parpaings pas en terre, mais en agglos ciment, terre latérite améliorée.
C’était des modules de parpaings [Rires].
MS : On en revient souvent à cette question du module, avec le module du parpaing qui détermine les
proportions etc.
PL : Voilà exactement.
MS : Ça fait écho aux recherches de Prouvé ou d’autres architectes qui vont au Maghreb ou en Afrique et
qui…
PL : Oui ! Prouvé il a vraiment des orientations de méthodes et de pensée plus que de techniques.
MS : Peut-être parce qu’il n’est pas architecte. C’est une question ouverte que je formule. C’est une
réactualisation des codes et des modes de vie pour en tirer l’essence, les concepts forts. On se demandait

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avec Christelle si cette prise en considération des usages, et le fait de placer ces usages au point de départ de
la conception, est-ce que ça ne permet pas nécessairement une évolutivité “heureuse” de cet habitat ? Est-
ce que ce n’est pas une assurance d’un développement futur ?
PL : Non, ça on ne le sait pas quand on le fait. Parce que, en parlant de ça je pense au chalet de Barèges où
là c’est vraiment l’usage maxi quoi, on cherchait la cellule la plus petite pour pouvoir dormir et ranger le
matériel. Donc l’histoire des deux lits comme ça [superposés-croisés] c’est fondamental. La cellule vient de
ça. Ça a donné la travée de 2m, et puis après ça a donné un chalet de 8mx7m. Mais là je n’avais pas du tout
l’idée d’évolutivité en faisant ça, ça a permis l’évolutivité.
MS : Donc ça c’est le cas pour le chalet de Barèges, vous n’avez pas encore conscience de cette évolutivité
possible, est-ce qu’au fur et à mesure des projets vous vous rendez quand même compte que d’installer une
trame est quelque chose de plus facile pour venir raccrocher une travée, et donc pour évoluer ? Est-ce que
cela devient conscient au fur et à mesure ?
PL : C’est devenu conscient avec les Girolles surtout parce qu’il y a eu beaucoup de variantes des Girolles.
CF : Mais les Girolles, l’évolutivité était déjà présente au moment…
PL : Elle l’était par cette travée vide, et puis il y a eu le dessous sur les pentes, et puis ce qui a permis de
faire le toit plat comme chez Marsan, de casser le plan, de changer le plan, de ne pas être sous le toit, sous
les limites du toit mais de jouer avec.
MS : Parce que le toit plat facilite quand même le “rajout”. On peut ajouter dessus, sur le côté. Que le toit
pentu finalement c’est très déterminé.
PL : Ah oui on peut faire n’importe quoi. Le toit à deux pentes c’est très difficile de le faire évoluer.
CF : Et avant la Girolle ce n’était pas une question qui vous paraissait essentielle ?
PL : Non, je n’avais pas tellement envisagé. Avant la Girolle il y a eu deux choses en même temps qui se
sont passées : ce mouvement avec la Girolle de variante suivant les demandes des clients, donc des maisons
plus grandes, plus longues etc., mais il y a eu aussi le fait qu’on a participé à plusieurs concours où c’était la
notion de paysage urbain, où on cherchait à avoir des variations. Notamment un concours à Cergy-Pontoise.
MS : C’était en quelle année Cergy-Pontoise ?
CF : 1983…
PL : Milieu des années 1980. Non c’était avant puisque qu’après le concours j’ai eu un petit chantier à Cergy
avec l’OCIL et que j’ai dû laisser à Johanna Fourquier, quand je suis parti au Ministère de l’Équipement, et
je suis parti en 1984. Donc ça devait être en 1982 le concours. Donc la notion de paysage par groupement
d’habitats à avoir des éléments assez riches, pas juxtaposer que des éléments identiques.

MS : Cette notion de paysage urbain nécessitait d’envisager une complexification des formes ?
PL : Oui.
CF : Et donc par quels biais vous avez pu travailler sur ce paysage ?
PL : On avait cherché des types différents de maisons, des maisons à étage, à étage partiel, c’est un peu la
démarche d’Airial.
CF : Justement c’est ce que j’allais vous dire, parce qu’avec le modèle M c’était des maisons à étages et à rez-
de-chaussée. Et dans vos projets avec le CILG vous aviez déjà travaillé sur la volumétrie, avant Cergy.
PL : Oui oui, ça se rejoignait aussi.
MS : Ce qui fait qu’au moment de ce concours, ou des concours qui veulent mettre en place ces choses-là,
vous êtes déjà un peu informé.

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PL : Oui ça fait avancer.
CF : Moi je voulais peut-être revenir sur quelque chose : j’avais mis “fabricant de produit”, vous disiez que
la Direction de la Construction plutôt a lancé les incitations de collaboration avec les fabricants de produits
et peu avec les entreprises. Vous, avec les fabricants de produits, vous avez pu avoir des démarches
collaboratives ?

PL : Ça n’a pas débouché non, c’était l’ambition du groupe AVEC. On n’a pas débouché. Ça a un peu
avorté.
CF : Donc même avec les incitations de la Direction de la construction ça n’aura pas été suffisant.
PL : Non…
MS : Au vu de cette notion d’évolutivité de l’habitat dont on vient de parler, est-ce que finalement la trame
n’est pas un outil extrêmement utile ?
CF : Qui a tout résolu.
PL : [Rires] Ah oui. Ah ben ça, ça révèle finalement, oui.
CF : Vous vous en êtes rendu compte rapidement ? Parce que pour vous c’était un outil naturel, c’était votre
outil de travail.
PL : Quand est-ce que je me suis rendu compte…
MS : La chose avec la trame c’est que les architectes l’utilisent presque tous, on n’en est pas toujours
conscients, et certains architectes le revendiquent comme une démarche en soi, d’autres architectes l’utilisent
pour tous les avantages qu’elle a mais sans s’en rendre compte ou sans la défendre théoriquement. C’est un
peu la question.
PL : Moi j’ai tout de suite utilisé la trame, avec le Girolle, par efficacité économique, c’était ça l’objectif,
d’être toujours sur les dimensions des produits, des panneaux de contreplaqué d’1m20, donc ne pas les
recouper, donc trame de 60cm, c’était l’objectif économie. Mais moi, j’avais une autre raison, personnelle
cette fois, de m’intéresser à la trame, c’est pour sortir de l’angoisse de la conception, des hésitations de la
conception. Parce que vous dites, je ne sais pas n’importe quoi, une pièce, combien ça va faire une pièce de
10 m2 ? Ça peut faire 3,22m, 3,25m. Un concepteur est toujours dans l’hésitation, et là on a quelques choix
possibles, on est guidés par quelques choix.
CF : Donc vous aviez besoin de cadres de contraintes.
PL : Des cadres pour enlever l’angoisse [Rires]. C’est vraiment ça.
CF : Et ça vous vous en êtes rendu compte…
PL : Très vite, moi ça me soulageait, ça m’aidait.
MS : C’est donc un vrai support, c’est une aide à la conception ?
PL : Oui absolument. Et alors je me suis rendu compte que plus la trame était petite, plus c’était riche.
Ensuite quand on a connu Lucien Kroll on l’a vu utiliser une trame écossaise. La trame du S.A.R., un
organisme technique en Belgique qui s’appelait le S.A.R., dans laquelle on pouvait inscrire les épaisseurs de
murs. Autrement on a toujours un mur, mais on ne sait jamais si on le met sur l’axe, à l’intérieur. S.A.R.
résolvait ces problèmes-là, c’était vraiment intéressant.
MS : Vous aviez discuté de cela avec Lucien Kroll ?
PL : Ah oui beaucoup. C’était au moment de ces échanges avec…. De la construction, donc c’était dans les
années 1980.

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MS : Et vous aviez la même idée à peu près tous les deux ?
PL : Non pas du tout, parce que c’était un type complètement fou Kroll [Rires]. C’était un type qui faisait
une architecture baroque avec ça, pas du tout rationnelle. Il faisait des trucs complètement délirants, donc
il prétendait que c’était les clients qui demandaient, je crois que c’est lui qui manipulait beaucoup les clients
pour arriver à des choses très poétiques. C’est une personnalité. Il a eu beaucoup d’influence sur moi Kroll,
je ne l’ai pas imité parce que ce n’est pas mon tempérament.
CF : Qu’est-ce qui vous séduisait justement dans le travail de Kroll, mis à part ce point sur la trame ?
PL : Qu’il arrivait justement à sortir du systématisme moderne régulier pour faire des trucs baroques.
MS : Tout en s’appuyant sur des trames, qui pourtant normalement…
PL : Avec de la logique.
CF : Et en s’appuyant aussi sur les usagers.
PL : En s’appuyant beaucoup sur les usagers. À mon point de vue en les manipulant, mais enfin malgré tout
en les utilisant.
MS : Donc finalement lui allait peut-être dans l’extrême, mais ça vous questionnait.
PL : Ah oui beaucoup, il mélangeait les matériaux, il commençait en briques il finissait en ardoise, après ça
continuait en d’autres choses [Rires]. Il y a un truc qui s’appelle la Mémé à Bruxelles, la Maison Médicale, où
il a assemblé les menuiseries.
CF : À Pessac il y a une construction de lui [nda : Réhabilitation du quartier des « Ailes françaises » à Pessac].
PL : C’est pas bien à Pessac.
CF : Puis tout le système de couleurs a été effacé. Mais c’est pour dire qu’il y a quelque chose à tester sur
Lucien Kroll.
PL : Tandis que la Mémé c’est très chouette.
MS : C’est intéressant de voir qu’il y a des références très différentes mais qui vous requestionnent. Des
gens qui n’ont pas forcément la même écriture que vous mais qui soulèvent des questions notamment sur
la trame écossaise.
PL : Ah oui ! Mais il y a deux choses qui expliquent un certain sens, une orientation commune. Parce que
lorsqu’on a travaillé au Congo Belge avant d’exercer en Belgique, donc en Afrique, avec des conditions de
pauvreté, donc on se retrouvait un peu dans la même vision d’économie.

MS : À un moment, j’avais émis l’hypothèse que justement les architectes qui avaient été confrontés à des
conditions extrêmes, aussi bien économiques que climatiques par exemple, avaient été obligés de se recadrer
sur des points essentiels, et avaient pu les extraire pour la métropole.
PL : Oui tout à fait. Ça parait évident pour Kroll, pour Prouvé…
MS : Quand je vous le dis ça a l’air évident !
PL : Oui tout à fait [Rires].
MS : Parce qu’il y a pas mal d’architectes finalement qui vont travailler en Afrique, parce qu’ils sont
employés dans des grandes agences et ils sont envoyés là-bas par les chefs de cabinet, qui sont des grands
noms, qui n’ont plus forcément le temps d’aller sur place pour faire du relevé, la case minimum africaine,
etc. Donc on peut terminer sur la trame, et vous poser une dernière question. Je me pose cette question :
les trames aideraient-elle à trouver les points essentiels de l’architecture ? C’est-à-dire qu’elles seraient

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synonymes de conditions optimales, et donc elles seraient dans cette logique d’aller vers une rationalité
maximum.
CF : Est-ce que ce n’est pas aller à l’essence ?
MS : C’est un peu une question-réponse qu’on pose ici.
PL : J’essaie d’analyser… c’est surtout l’assurance que ça donne, dans l’hésitation, on fait un choix plus
facile. Et après ça a des effets positifs. Une fois que ce choix de base est fait ça a des effets à des échelles
différentes.
MS : Quand vous dites échelles différentes, ça veut dire aussi bien le détail, la pièce que…
CF : Le programme.
PL : Oui.
MS : Donc échelle aussi bien des dimensions que l’échelle plus largement.
PL : Je pensais à la Monnaie. Pour faire cette espèce de grosse boite, on est partis chercher un mur qui se
tienne tout seul, c’était ça l’idée de base. Donc on a trouvé ce module… [Pierre Lajus va chercher des fascicules
dans l’armoire]. J’ai deux Domus que j’ai gardés, et où il me semble qu’il y a des choses italiennes, dont on
parlait.
CF : Ah oui ce dont vous me parliez à Turin ?
PL : Oui [Pierre Lajus nous montre divers articles]. C’est tous des systèmes tramés tout ça. Voilà des systèmes
avec des poutres préfabriquées, on était un peu inspirés par des choses comme ça pour la Monnaie de Paris.
L’architecte Mangiarotti.

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[30 octobre 2018, au domicile de l’architecte (Mérignac),
mené et retranscrit par l’auteure et Christelle Floret]

par Manon Scotto et Christelle Floret (30/09/2018)


[Pierre Lajus commence par présenter des projets urbains de Michel Ecochard au Maroc et en Guinée, faisant suite à l’entretien
du 29 octobre 2018. Pierre Lajus a travaillé dans l'agence de Michel Ecochard entre 1956 et 1961]
Pierre Lajus : C’était à l’époque du Protectorat, avant l’Indépendance. Alors il a travaillé sur le plan de
Casablanca, il a fait des études de quartiers, avec l’ambition de résorber les bidonvilles qui croissait à toute
allure en périphérie. Il a eu l'idée de faire des quartiers qui aient une certaine homogénéité de quartier avec
une école, enfin des équipements qu’il faut dans un quartier pour, je sais plus 500 logements. Il y avait tout
pour la taille du quartier avec une voirie primaire qui pouvait accueillir différents types de constructions, des
immeubles, des barres et notamment de l’habitat dense à rez-de-chaussée type standard bidonville c’est à
dire avec les budgets des gens qui construisent en bidonville. Et pour ça il a trouvé une trame, il a trouvé
qu’il y avait une moyenne qui était une trame de huit mètres par huit. Il a dessiné des quartiers en trame
huit-huit [Pierre Lajus dessine].
Manon Scotto : C’est après avoir fait les études typologiques de ce qui existait ?
PL : Oui, sur les bidonvilles, c’était une constante. Voilà c'était ça l'idée de base [Pierre Lajus nous montre
l’article « Sabendé ville nouvelle en Guinée », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 88, fév-mars 1960, pages 96 à 101]. C’était
sur huit mètres, avoir la possibilité d’une entrée avec une chicane dans un angle, un peu comme le système
musulman et puis après trois pièces, deux pièces au fond, une sur un côté, et une cour.
Christelle Floret : Huit par huit, ça s’expliquait comment ?
PL : Parce que c’était la moyenne des parcelles que vendaient les promoteurs, parce que les bidonvilles ça
s’installait pas n’importe où, il y avait des promoteurs qui vendaient des terrains, c’était des lotissements
sauvages. Alors, c’était huit par huit qui était la moyenne et après j’ai réalisé que l’échoppe que j’ai habité rue
Vantrasson, la maison faisait huit par huit et le jardin faisait huit par huit.
CF : Est-ce que les échoppes bordelaises...
PL : Oui c’est souvent huit ou sept, et le jardin souvent est plus profond mais là, rue Vantrasson, c’était
exactement le même, deux carrés. C’était une bonne surface [Pierre Lajus feuillette le document].
MS : Et vous en discutez avec Écochard ? Ça fait partie d’un bagage que vous réinterrogez ?
PL : Ça fait partie d’un bagage que j’ai connu moi, parce que quand j’étais étudiant, j’ai gratté dans une
agence de Casablanca et j’ai été le spectateur de ça. J’étais chez un type chez qui j’ai dessiné des choses
comme ça et puis j’ai fait un concours pour le Palais de justice de Meknès. Mais j’ai vu ces trucs là en train
de se faire, c’était quand moi j’étais à l’école en 52 ou 53, en 53 je crois...
CF : C’est un concours que vous avez gagné ?
PL : L’agence a gagné oui, le type pour qui je travaillais.
CF : Et c’était quelle agence ?
PL : Il s’appelait Galamand, c’était une espèce de voyou, pas du tout sympathique, m’enfin on a fait un
projet qui a gagné. C’était pour le palais de justice de Meknès mais l’agence était à Casablanca. J’ai découvert
le Maroc comme ça, j’ai pu m’y balader, à l’occasion. Il y avait un virus là, qu’était pris...
CF : Le virus de quoi ?

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PL : De l’exotisme...
CF : Dès votre apprentissage à l’école, il y avait ces idées de trames...
PL : Oui, cette trame huit-huit je la connaissais. C’est un moyen de travailler aussi à l’échelle de l’urbain,
d’avoir des modules qui permettent de figurer l’occupation du sol.
CF : Quand vous étiez à l’école vous avez fait...
PL : J’ai passé mon bac en 48, enfin 47-48, je suis rentré à l’école d’architecture à l’automne 48 et j’ai passé
l’admission, il y avait un concours d’admission, je l’ai passé la première année. J’ai été présenté par le patron,
parce qu’il fallait être présenté, et il y en avait beaucoup qui mettaient plusieurs années à passer l’admission.
Moi je l’ai présenté et je l’ai passé. J’ai été reçu parce que je sortais de math-élém’ donc j’étais, j’avais un bon
niveau en math et je dessinais. J’ai eu 18 en dessin.
CF : Durant cette période à l’école régionale d’architecture, vous avez des projets chez Galamand mais vous
allez travailler dans d’autres agences ?
PL : Chez Ferret, au moment de la caserne des pompiers. C’est là que j'ai connu Salier et après chez Salier.
Et Courtois était le chef d'agence de Ferret à ce moment-là, il était pas encore associé avec Salier. Et après
j’ai travaillé chez Salier, j’ai fait mon diplôme en 56, en 54-55 chez Salier.
CF : Vous avez vu passer les projets de cette période-là. Vous dessiniez ? Comment étiez-vous intégré à
l’équipe ?
PL : Comme dessinateur, c’était eux qui concevaient mais on dessinait, on mettait au point les trucs...
MS : Quand vous dîtes “mettre au point”, est-ce que vous avez une marge de manœuvre ou pas du tout, en
tant que dessinateur ?
PL : Si ! C’était dans une agence comme ça [PL montre l'espace de son bureau], un peu plus grande que ça mais
pas beaucoup plus. Donc ils étaient tout le temps-là, à regarder, “mets pas ce mur”, “fais le plus épais, parce
qu’il doit faire 30 et pas 20”. Ils étaient là tout le temps parce qu’on connaissait rien ! [Rires] On connaissait...
à l’école on apprenait à dessiner des bâtiments publics à la romaine quoi, dans le style néo-classique de
l’architecture classique donc avec des gros murs, des colonnes, des pilastres, un ordonnancement. Le seul
élément positif, je crois, de cet enseignement, je pense que c’est la distribution des plans, c’est-à-dire, on a
fait un truc, c’était une maison je crois, mais c’était toujours un palais de justice, un hôpital, enfin des grands
trucs. Donc je veux dire qu’il y avait forcément l’entrée, l’élément principal puis des éléments annexes, donc
la distribution du plan, ça c’est quelque chose que le patron corrigeait, où il avait des choses à nous
apprendre. Mais ensuite, après c’était… Son rêve était de nous conduire au Prix de Rome donc on dessinait
des grandes compositions, des grands éléments, des jardins...
CF : Pour continuer sur l’enseignement, le bagage de la formation de l’école: quand vous êtes chez Salier et
qu’il faut construire et dessiner des maisons, comment se fait la passerelle ?
PL : Oui, complètement inutile, y’a rien.
CF : On peut dire que vous repartez à zéro ?
PL : Ah complètement. Alors là on acquiert un nouveau bagage en regardant La maison française. C’était la
période où Maison Française était très “arts ménagers” comme esprit. Donc il y avait un décorateur qui
s’appelait Marcel Gascouin qui était un champion des rangements. Donc là on apprenait que pour ranger
des bouteilles, il fallait 37 centimètres, pour des livres c’était 27-29, les dimensions, les hauteurs utiles, de
tables, de sièges. Il y avait ça souvent dans la revue française, il y avait les schémas de ce Marcel Gascouin
qui était un peu le “maître à penser”. C’est de là qu’est venu l’intérêt pour l’usage en fait, à partir de ces
histoires de rangement, rangement de chambres, de cuisines et salle de bain. Donc, là on excellait là-dedans
et c’est pour ça, c’est comme ça que la menuiserie a pris beaucoup d’importance dans les maisons parce que

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c’était ça qu’on aimait faire. Dans les HLM, un placard c’était deux portes sur un vide en panneaux de
Promonta ou de plâtre, c’était un vide avec deux portes. Tandis que nous on dessinait l’intérieur, on faisait
les compartiments, on savait que pour un cintre il fallait soixante centimètres de profondeur, des choses
comme ça. Dans les autres agences, ils ignoraient complètement ça.
CF : C’est Salier qui vous a appris finalement de partir de l'usage.
PL : Oui, complètement...
MS : Finalement il y a une véritable approche de l’architecture par le mobilier ? Par l’échelle du module de
mobilier ?
PL : Et on s’intéressait au mobilier, on aimait faire des tables basses, on a dessiné des chaises; c'est très
difficile de faire des chaises. Salier en a fait là, des biens...
CF : Vous décidiez de faire des chaises mais quand vous étiez en contact avec le client, vous incitiez ? C’était
une commande ?
PL : Salier qui avait une espèce de séduction des clients dans la brutalité, c’est-à-dire que : “Vous allez pas
garder vos vieilles chaises de chez vous, là, il vous faut un truc moderne ! Je vais vous les dessiner ! Ça vous
plait pas ? Et autre chose ?” Comme ça, il captait les gens et c’est quand même les années 50 où les gens
avaient envie de jolies bagnoles, il y avait un goût du modernisme, on n’était pas dans le retour...
CF : Oui mais ça modernise la maison d’une façon totale !
PL : Oui, la clientèle qu’on avait qui était des cadres moyens, disons, était plus ouverte à ça, de changer de
meubles, qu’une clientèle bourgeoise plus fortunée, qu’avait des standards de bourgeoisie qu’on ne pouvait
pas bouger. Tandis que là... Alors en plus pour les vacances, les gens acceptaient des chaises en fil de fer, en
rotin ou en paille enfin des trucs qu’on n’avait pas d’habitude dans la maison. Alors on a entendu parler de
Prouvé mais il y avait Charlotte Perriand qui avait mis sur le marché des éléments de rangements dans une
boutique qui s’appelait Steph Simon à Paris où on trouvait des systèmes qui étaient composés de supports
bois et puis de tôles pliées par Prouvé, combinés. On s’inspirait de ça.
MS : Vos références ?
PL : Gascouin et Charlotte Perriand, oui.
CF : La plupart du temps en bois.
PL : Oui ou en contre-plaqué. Moi j’ai fait des tas de placards coulissants, des placards avec portes
coulissantes, des trucs d’Isorel dur laqué, je sais plus comment ça s’appelait à cette époque-là, une espèce
d’Isorel qu’on faisait coulisser dans une nervure avec le fond de la rainure en Formica pour que ça glisse
bien et puis la rainure du haut plus haute et plus profonde que celle du bas pour qu’on puisse enclencher.
MS : Finalement, ça vous permet d’aborder le matériau bois ?
PL : Oui, c’est venu à partir de là. On n’avait pas du tout l’idée de faire des maisons en bois. Il y avait, c’est
venu par les maisons américaines, mais en France il y avait aucune référence de maisons en bois
intéressantes : les chalets de Megève, ça nous disait rien, c’était pas pour ici, et les fermes landaises avec des
pièces de charpente énormes.
CF : Mais c’était des constructions annexes.
PL : Non, mais on a découvert en feuilletant les revues et en essayant de comprendre les photos et quelques
fois il y avait des coupes, comment faisaient les Américains avec des petites sections de bois. La maison à
ossature bois américaine, elle est faite de petites, de toutes petites sections et même, de sections... il y a un
mode, une façon de faire qui vient des pays scandinaves, qu’avaient utilisé... C’était la façon de travailler des
pionniers. Ils n’avaient pas toutes les sections voulues alors il y avait une section qui était courante aux Etats-

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Unis c'est “two by six”, deux pieds par six pieds. Alors ça, c’est la base de toutes les maisons de la côte Est,
alors avec ça, ils faisaient les ossatures avec ça, donc ça faisait douze/quinze centimètres, six pieds/six
pouces je veux dire. Les ossatures, c’était souvent fait avec ça mais quand il s’agissait de faire un linteau, une
poutre, ils en mettaient deux, simplement.
MS : D’accord, ils doublaient tout simplement.
PL : C’était tout cloué alors ils renforçaient les trucs. Les charpentiers traditionnels américains c’est comme
les maçons ici chez nous, ils ont un truc, ils ont une ceinture en cuir, avec des clous et un gros marteau
[Rires].
CF : Voilà il y n’y a pas besoin d'outillage.
PL : C’est tout ce qu’il y a. C’est pas de la charpente avec les beaux assemblages, les entailles savantes... C’est
des caisses clouées quoi.
CF : Et vous, vous aviez envie de travailler de cette manière ?
PL : Ben oui, par ce que ça donnait des maisons... On découvrait que ces maisons modernes, qui nous
plaisaient, surtout de Californie, elles étaient faites comme ça.
CF : Avec une mise en œuvre très simple.
PL : Oui.
MS : La première fois que vous expérimentez ça, vraiment, c’est le chalet.
PL : C’est le chalet, oui. Et le chalet on a fait... vous avez vu des photos du montage, on a fait des espèces
de bâti, comme ça, qui était entaillé, il y avait tenons-mortaises, dont on aurait pu se dispenser, m’enfin on
savait pas, on a fait comme ça. On a préparé, préfabriqué, des éléments, des espèces d’échelles assemblées
par tenons et mortaises qu’on a assemblées ensuite sur place.
CF : Et tout était assemblé sur place ?
PL : Oui parce qu’on ne pouvait pas monter de grands éléments puisqu’on a monté tout le matériel du
chalet par le funiculaire. Donc c’était des petits morceaux de bois.
CF : On se posait la question hier avec Manon justement. Pour la Girolle tout était assemblé sur place ?
Tout était préfabriqué ?
PL : Non, tout était... alors préfabriqué ici [Pierre Lajus fait un mouvement vers l’arrière avec le bras], je me tourne
là parce que Guirmand était là dans la zone du Phare, c’est tout prêt d’ici.
CF : Donc tout était préfabriqué et au moment de la commande…
PL : [Pierre Lajus dessine] Ils posaient vraiment sur le chantier des éléments comme ça, ils posaient ça, ça
constituait un élément de cloison, avec des panneaux d’aggloméré jusqu’à deux mètres et du lambris. Après
et c’était sur un bâti dans ce style-là, il y avait un poteau, il y avait une poutre, des poutres comme ça, et ça
l’élément de menuiserie est complet, vitré.
CF : Donc ils étaient en partie montés chez Guirmand et assemblés sur place ?
PL : Oui, et ça c’était une seule pièce, un seul élément. Alors là, c’était le mur en maçonnerie avec un seul
élément.
MS : Ah oui, c’est pas que chaque élément était monté sur place à chaque fois, c’est qu’il y a des éléments
qui arrivaient pré-groupés.
PL : Oui alors, ça c’était peut-être assemblé sur place, mais les murs, cette cloison étaient d’un bloc. Et la
cloison qui était dans l’autre sens était aussi d’un bloc.

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CF : Ça c’était valable que pour la Girolle ou il y a eu d’autres maisons où vous avez fait appel à des éléments
préfabriqués ?
PL : Oui, il y a eu d’autres maisons après. Rue Morton, c’était fait sur ce principe aussi.
CF : Parce qu’on se demandait qu’elle était la part de la préfabrication, justement, et de l’assemblage avant
le chantier ?
PL : Rue Morton également, c’était une entreprise du Lot et Garonne qui amenait les éléments, et les
éléments de toiture aussi, par grands...
CF : Par grands panneaux.
MS : Par contre, pour toutes ces maisons, comme par exemple la maison Marsan, la maison Saias, là c’est
l’élément seul ?
PL : Oui là c’était plus artisanal, c’était monté sur place. Mais pour Marsan, on a repris le dessin des
menuiseries, des vitrages de la Girolle, c’est le même, les parties vitrées.
MS : Les proportions, la composition du panneau de Marsan, il y a cette partie-là qui est tirée de la Girolle ?
PL : Oui le dessin, exactement. Sur une trame de trois mètres.
MS : Finalement la Girolle, elle nourrit ?
PL : Oui parce qu’au départ [Pierre Lajus dessine]. La Girolle c’était donc trois mètres. Les façades c’étaient
l’élément de menuiserie, c’était un truc de trois mètres par deux, coupé en deux, là il y avait un p’tit morceau
de Naco, une porte d’un mètre vingt, là trente centimètres, ça fait un mètre cinquante et là, il y avait une
traverse. Alors ça, dans les séjours c’est tout vitré et dans les chambres c’était le même élément mais ça
c’était, au lieu de mettre un vitrage, c’était un élément un panneau sandwich en bois avec isolant. Toujours
pris dans le même cadre.
CF : Ces panneaux sandwichs, ils étaient préfabriqués chez Guirmand ?
PL : Oui, mais c’était le même truc, un truc pris en feuillure au lieu de mettre... Il y avait le vitrage
normalement, qui était pris par une pareclose ici, là c’était un panneau plus épais qui avait un, c’était du
fibrociment je crois, deux faces en contreplaqué et de la mousse ici.
MS : Finalement, vous reprenez de la Girolle ce système-là de panneaux, qui fonctionne bien, pour la maison
Marsan ?
PL : Oui.
MS : Et est-ce qu’il y a d’autres éléments comme ça qui sont tirés de la Girolle et qui nourrissent les autres
projets ?
PL : C’est à peu près tous, on retrouve un peu toujours le même truc. Parce qu’après alors, après on a fait
des coulissants au lieu de faire cet ouvrant avec les Nacos. Après ça a changé, après il y a eu, il y avait les
persiennes, parce qu’on voulait garder les poutres avec la fameuse vitre du haut et il y a des persiennes se
rabattant ici, en accordéon. Mais après les gens qui ont voulu des volets roulants donc on a fait ça à plat
avec le volet roulant ici.
CF : En consultant, on a passé la journée aux archives avec Manon, j’ai vu apparaitre un autre menuisier qui
s'appelle Arrouch avec qui vous avez quand même beaucoup collaboré.
PL : Oui.
CF : Alors, nous nous posions la question de savoir finalement pour quoi vous n’avez pas, ou ça ne s’est
pas fait, je ne sais pas, vous allez nous le dire, une collaboration avec ce menuisier-là pour développer une
préfabrication comme vous aviez pu le faire avec Guirmand ?

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PL : On l’a connu après Arrouch.
CF : Oui après, c’est dans les années 80, sur les projets des années 80.
PL : C’est ça.
CF : Parce que finalement, après je vous laisse la parole, mais cette rencontre avec Guirmand a permis de
faire naître la Girolle, parce qu’il y a eu vraiment une bonne entente, quelque chose qui fonctionnait entre
vous. Donc dans les années 80, vous auriez pu très bien relancer un projet, un partenariat avec ce menuisier-
là ? Comme on le voit apparaître très souvent dans les documents d’archives.
PL : Oui on est resté sur le même truc, on n’a pas relancé de choses. C’était plus petit, c’était une plus petite
entreprise Arrouch, tandis que Guirmand avait une plus grosse taille, il y avait une trentaine d’ouvriers. C’est
ce qui l’a perdu d’ailleurs parce qu’ils ont fait faillite, parce qu’il menait en même temps une activité
traditionnelle de répondre à des appels d’offres d’HLM, de productions moches et les Girolles. Ils n’ont
jamais trouvé une organisation très efficace pour ça, à la fois en organisation et du point de vue financier je
pense. Donc il y a eu une période où les bois ont augmenté beaucoup et il y avait que la mère Guirmand qui
tenait les comptes, les trucs comme ça, et donc ils ont fait faillite Guirmand. Alors la Girolle a été reprise
par d’autres.
CF : Arrouch c’était donc une petite structure ?
PL : Oui, mais c’étaient des très bons ouvriers, il y avait le père, le fils.
CF : En termes d'outillage, de machines ?
PL : Non c’était à peu près équivalent mais ils travaillaient très bien.
MS : Et comment vous le rencontrer Arrouch ? Dans un réseau ? Vous entendez parler de lui ?
PL : Guirmand on l’a connu par un appel d'offres d’HLM, un truc tout à fait médiocre que j’ai fait, c’est
moi qui l'ai eu : programme social de relogement (PSR) Blanqui, c’était vraiment du bas de gamme quoi,
c’était très très bon marché. C’est lui qui a fait les menuiseries et on avait vu qu’on s’entendait bien et puis
surtout il était proche. Moi j’allais à l’atelier sans arrêt. Et Arrouch, je ne sais pas comment on l’a découvert...
CF : On l’a vu pour Chastagner.
PL : C’était pour Chastagner, Arrouch oui. Il a un peu remplacé Guirmand, parce que là aussi il y avait un
jeune, il y avait le père et le fils, il y avait un jeune.
MS : On va rester sur les questions du bois, votre rapport au matériau bois. J’aurais bien aimé vous entendre
par rapport au fait qu’à un moment vous dites que le matériau bois n’apporte pas tellement une innovation
constructive en elle-même parce qu’on maîtrise le bois depuis plusieurs générations, mais c’est sur
l'organisation du projet, du chantier, que ça...
PL : Et oui parce que d’une part, par rapport au projet, quand on construit en bois on ne suit pas le
déroulement : esquisse, avant-projet, projet et puis détails d’exécution et appel d’offres. Dès l’esquisse, dès
les premiers trucs, on se pose les questions de détails.
MS : De détails techniques.
PL : Parce que c’est le détail, souvent, qui va donner le caractère de la maison. Par exemple ici [Pierre Lajus
parle de sa maison de Mérignac], les poutres, ces poutres pour loger le volet roulant, qu’on voit au rez-de-
chaussée, qu’il n’y a pas ici [Nous sommes à l'étage], c’est un élément fort de la maison, c’est fondamental. C’est
venu tout au début quoi.
MS : Ça doit être intégré, à la fois conceptuellement et physiquement.

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PL : Le bois est un système d’assemblage, et l’assemblage il se fait par des détails d'assemblage et ces détails
doivent être présents dans la conception, dès le début, parce qu’ils vont déterminer après la suite du projet.
Quand on fait un palais de justice, avec des colonnes classiques, on commence à les faire comme ça [Pierre
Lajus dessine], après on change d’échelle, à l’avant-projet etc., mais on ne sait jamais comment sera le
chapiteau. Tandis que si je fais le même palais de justice en bois, je me dis d’abord comment je vais faire le
chapiteau, je vais mettre un bois comme ça, je vais tailler comme ça, et puis je vais l’emboîter comme ça.
Enfin je pense à ça d’abord.
CF : Et du coup vous avez une maîtrise complète et une vision intégrale dans le temps ?
PL : Oui, en tout cas c’est le déroulement du projet qui n’est pas le même. Et je pense c’est... Il y avait un
truc que j’avais trouvé dans la revue de fibrociment, un texte d’un architecte allemand dont je retrouverais
le nom, mais qui est dans mes références, qui dit que ce sont les éléments linéaires qui obligent à cette
discipline, cette façon de faire. Les briques ou les pierres on les monte les unes sur les autres un peu comme
on veut et on trouvera les solutions en cours de route d’exécution. Mais les éléments linéaires, leurs jonctions
sont déterminantes et il faut avoir les solutions présentes dès le début du projet.
MS : Donc finalement on passe du micro au macro plutôt, tandis que c’est presque le processus inverse, de
manière générale ?
PL : Oui, dans des projets classiques où on fait le projet d’ensemble d’abord et après comment ça va être
dans le détail.
CF : Ça me fait penser, quand on parlait de l’usage, on partait de l’intérieur…
PL : Également oui, ça se rejoint.
CF : Ça correspondait vraiment à votre logique, votre pensée, votre façon de réfléchir ?
PL : Tout à fait.
CF : Ça met en avant l’aspect technique aussi, une maîtrise technique qui vous correspondait plus.
PL : Oui.
CF : Et l’esthétique arrive à la suite de ça ? C’est plutôt la technique qui prévaut, une démarche technique
plus qu’une démarche esthétique ?
PL : Oui.
MS : On se demandait avec Christelle si vous défendiez une “esthétique de l’économie”, enfin le rapport
que vous arriviez à tisser…
PL : Oui. En tout cas c’était mon ambition oui.
MS : Parce que c’est pas évident de joindre, j’allais dire, l’utile à l’agréable, c’est presque ça.
PL : Oui c’était mon ambition puisse que pour les maisons c’était souvent des budgets limités et puis l’autre
champ d'intervention c’était le logement social, donc là aussi c’était des budgets limités. Donc il fallait
trouver des astuces.
MS : Finalement, c’est dans l’épuration que l’on retrouve l’esthétique, c’est dans la sobriété ? Est-ce que
c’est ce que vous essayez de mettre en place ? On peut dire “une esthétique de l’économie”?
PL : Oui.
MS : Le mobilier, ça change la façon d’organiser le processus ?
PL : Oui. Vous disiez l'organisation, aussi du chantier, le chantier, l’économie. Justement on arrivait à une
économie si on a un processus où il n’y a pas de perte en ligne.

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CF : Et le bois facilite. Vous pouvez nous expliquer en quoi le bois facilite, évite ces pertes en cours de
processus ?
PL : Parce que, quand c’est le même matériau qu’on emploie pour le gros œuvre, pour le second œuvre et
pour les finitions, et qu’il y a le même degré d'exigence dans les trois cas, c’est beaucoup plus cohérent. Et
puis, quand on prend de la pierre, après de l’acier, après du bois pour les placards, après de la tapisserie,
après...
MS : Bien sûr, il y a une unité qui facilite...
PL : Les matériaux, l’unité de matériaux, il y a une efficacité.
CF : Oui mais pour autant, alors je vais vous contredire [Rires], parce que, pour autant, il y a quand même
énormément, beaucoup de projets où il y a une mixité...
PL : Oui mais enfin, relative…
CF : Alors, dites-nous…
PL : Une mixité.
CF : Oui de matériaux, on voit beaucoup de...
MS : Il y a pas mal de maçonnerie
CF : De maçonnerie, voilà.
PL : Oui mais ça va pas plus loin que ça.
MS : D'accord...
CF : Oui, ça reste très ponctuel dans l'ensemble...
PL : Oui.
CF : Mais justement, c’est intéressant, alors pourquoi ?
PL : Par exemple, on était les ennemis des plâtriers, l’intervention du plâtrier sur un chantier, ça fout des
saloperies partout, après faut attendre que ça sèche, bon voilà, c'est ça.
MS : Il fallait gagner du temps.
PL : Le bois c'est un… On travaille à sec.
CF : Et comment c’est justifié, justement, ces éléments maçonnés ?
PL : Oh c’est par l’économie, c’est moins cher, un mur en brique ou en parpaing est moins qu’un mur en
bois.
CF : D’accord.
MS : Ce qui explique que pas mal de maisons ont quand même des éléments maçonnés.
PL : Oui.
MS : Alors que parfois on attendrait à ce qu’elles soient tout bois.
PL : Non non, là c’est l’économie.
MS : Donc là encore une concession.
PL : Oui.
CF : Et sur quoi il aurait fallu jouer pour qu’économiquement, une maison bois soit en pleine concurrence
avec une maison…

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PL : Il aurait fallu qu’on maîtrise mieux toute la filière.
CF : D’accord.
PL : Parce que justement, ça nous a fait, ce travail avec les charpentiers etc., ça nous a fait découvrir enfin,
ça m’a fait découvrir, que c’était une filière, la construction, que c’était un enchaînement d’opérations qui se
tenaient. Or, si on veut arriver à l’économie maxi, il faut que tout soit cohérent.
CF : Je comprends.
MS : Est-ce qu’à ce moment-là il aurait fallu imaginer que vous ayez vos propres ateliers de débit ?
PL : Presque.
MS : Pour essayer de maitriser la chaîne dans son ensemble, rentabiliser au bout d’un certain nombre de
productions. C’est ce que fait Fabien Vienne à la Réunion, finalement : Maurice Tomi a le bois, les ouvriers,
les machines...
PL : Oui et puis il fait des prototypes.
MS : Il fait des prototypes. D'ailleurs, à propos de cette notion de prototype, est-ce que vous diriez que
vous en avez beaucoup mis en œuvre ? Pas du tout ?
PL : La Paillotte c’était un prototype, c’était pour faire un quartier, il devait y en avoir une trentaine.
CF : Ah une trentaine ?!
PL : Oui, la maquette qui était dans le passage là [Le couloir menant au bureau], c’est la maquette du quartier
qui devait être avec les Paillottes.
MS : Donc il devait y en avoir une trentaine, d’accord.
PL : Oui.
MS: Ça typiquement c’est un test ? La paillotte c’est un premier essai pour développement futur ?
PL : Oui.
CF: Et c’était pour tester quoi justement au travers de la Paillotte ? Vous parlez de prototype de la Paillotte,
qu’est-ce que vous testiez là avec la Paillotte ?
[Pierre Lajus réfléchit]
CF : Parce si on parle de prototype, ça veut dire qu’on est en phase d’hypothèses et qu’on teste…
MS : … L’expérimentation ?
PL : C’était le produit en question [Rires].
CF : Mais avec un objectif ?
PL : Que des gens cherchent un truc de vacances avec cette idée de grand toit avec des petites piaules,
petites cabines sous le toit et puis après un séjour comme ça, là.
CF : Donc si on considère, je reste sur mon idée de prototype, que c'est un prototype, après le prototype il
faut être capable d’évaluer si ça fonctionne ou si ça ne fonctionne pas. Quelles sont les réussites, sur quoi
elles se sont portées... et, de votre point de vue ?
PL : On n’a pas fait tellement d’évaluation, j’ai fait pour moi, je l’ai utilisé mais on n’a pas été plus loin dans
la réflexion.
CF : Est-ce qu'on peut dire que, Morton par exemple, peut être considéré comme un prototype, un essai ?
PL : Oui oui, aussi oui, mais il n’y a pas eu de suite.

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CF : Il n’y pas eu de suite non plus. C’est vrai qu’a chaque fois, il n’y a pas eu de suite…
[CF et MS réfléchissent sur cette notion de prototype : Paillotte, Morton, Girolle]
PL : Pour Morton par contre, il y a eu un suivi et une évaluation par le CETE de Bordeaux, le Centre
d’études technique de l’équipement. Cela a été testé du point de vue isolation, efficacité d’entreprises, il y a
eu des rapports là-dessus.
MS : Tout de suite, au moment où c’est fait ?
PL : Au moment du chantier et après, je crois.
CF : Mais c’était évalué par la CETE parce que c’était dans le cadre d’une REX ou ...
PL : Oui. Il y avait un accompagnement des REX, une évaluation qui était assurée par le CETE de Bordeaux.
CF : D’accord.
MS : Cette histoire de Paillotte, moi ça m’intrigue. Je suis allée la voir, les voir, ce week-end, que de l'extérieur
parce que les propriétaires ne pouvaient pas être là, mais c’est pas grave. Ça me fascine : jusque-là vous
défendez une esthétique moderne du toit plat, de la terrasse, de la ligne. Comment on arrive à cette chose
incroyable ?! [Pierre Lajus rit] C’est-à-dire qu’à un moment c’est l’inverse, c’est : “on habite le toit”.
PL : Oui.
MS : Pourquoi vous vous accrochez à ce toit ?
PL : C’est un fantasme de P. Lajus ! Le toit c’est ces maisons qu’il y avait au bord de la route, au Muret, ça
m’a toujours fasciné et j’ai un bouquin sur les toits... [Pierre Lajus cherche un livre dans sa bibliothèque qu’il ne
retrouve pas]. J’ai un bouquin sur les toits qui est par là, entre différents toits de tuiles. J’ai toujours trouvé
formidables les grands toits ou en ardoise, ou en shingle, ou en tavaillon en Suisse, où le toit dominait quoi.
MS : Alors finalement c’est pour retrouver…
PL : Ah c’est l’archétype qu’on forge !
MS : Une référence primitive.
PL : Oui tout à fait.
MS : De la cabane, de l’abri.
PL : Oui absolument, oui oui.
CF : Pour continuer sur le toit, je pensais à Brizon. À Brizon aussi, les toits sont très forts. On ne voit
presque que le toit !
PL : C’est un toit à quatre pentes qu’on n’avait jamais essayé à l'agence.
CF : Comme il y a eu Brizon d’abord et puis Lassarra, Durandeau. Brizon, toujours pour revenir au
prototype, est-ce qu’on peut dire que Brizon c’est vraiment un prototype et ensuite vous avez construit
Durandeau et Lassarra ? Dans des budgets plus...
PL : Oui, si on veut...
CF : Si on veut oui, des budgets plus serrés, je pense.
PL : Oui, celui qui est le plus serré c’est Durandeau, parce que c’est le projet de base tandis que chez Brizon
il y a de place perdue quoi, il y avait la façade en creux.
CF : Oui avec le pan coupé, d’accord.
PL : Durandeau est plus compacte.

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CF : Oui mais l’économie, elle va tenir uniquement par la superficie chez Durandeau ? Ou la qualité des
bois ? Le choix des bois ?
PL : Non non non, c’est la superficie utile qui est maximum.
CF : D’accord.
PL : Je reviens à cette histoire du grand toit là de la chaumière, c'est vraiment... C’est le truc que dessinent
les gosses quoi !
MS/CF : Oui.
PL : On a toujours ça en soi.
CF : Parce qu’on se demandait aussi par rapport à la brande, par rapport à la région, il y a une culture de la
brande ?
PL : Elle a été utilisée dans les bergeries dans les Landes.
MS : Et là, dans le cas de la Paillotte, est-ce qu’elle est plutôt esthétique ? Est-ce qu’elle a un vrai rôle
thermique ?
PL : On voulait, on espérait, qu’il y ait un rôle thermique et on a fait faire une étude justement par un
thermicien. J’avais eu un petit budget de l’équipement pour étudier ça. Il y a un apport thermique quand elle
est sèche, qui disparait complètement quand elle est mouillée, ça ne joue plus le rôle d’isolant.
MS : Donc effet limité.
PL : Confort d'été quand c’est sec.
MS : oui, maison de vacances...
PL : Comment vous expliquez ça : moi j’ai fait pas mal de voyages, avec l’envie de voir de l’architecture
contemporaine. Mais dans les pays nordiques, scandinaves ou Europe centrale (Autriche, Suisse) il y a
beaucoup ce qu’on appelle des musées de plein air, des maisons, des villages reconstitués avec des maisons
paysannes. C’est dans ces musées qu’il y a des toits magnifiques. Au Danemark, il y a des maisons avec des
toits [Pierre Lajus rit, va chercher un livre et nous le montre. Il le feuillette devant nous]. Le toit est très très important,
et je trouve ce rapport agréable. Il y a en Poitou, je sais plus où, il y a un village reconstitué, gaulois. C’est
aussi des toits très importants. Et alors il y en a encore plus au Japon [Pierre Lajus va chercher un livre, nous le
montre, le feuillette devant nous]. Là il y a des choses extraordinaires ! Dans les Alpes japonaises. Voilà mes
sources d'inspirations.
MS : Ça c’est dans les années... Ça fait longtemps que l’architecture japonaise vous inspire ?
PL : Ah oui, toujours.
MS : Finalement cette histoire de l’ossature bois, du module, des toitures…
PL : Depuis que j’étais scout [Rires]. C’est vrai. C’est quelque chose dont je suis imprégné, complètement.
Alors voilà, pour moi je trouve belles ces proportions-là. Il y a des gens à qui ça ne fait rien, moi ça m’émeut.
MS : En définitive il y a presque opposition entre modernité, toit plat, et cette chose qui est très... C’est une
vraie question, la question du toit, un vrai enjeu.
CF : Parce que pendant presque quinze ans vous avez fait du toit plat !
PL : [Rires].
MS : D’où la Paillotte, pour arrêter la frustration du toit !
PL : Oui [Rires].

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MS : Vous êtes sensible à cette culture japonaise donc.
PL : Ah oui !
MS : Et que sur cette question de toiture ? Sur leur façon d’avoir un plan flexible…
PL : Ah ben aussi.
MS : Une ossature bois, les ouvertures, les grandes baies, les panneaux coulissants…
PL : Tout oui !
MS : Le module du tatami, c’est fascinant, comme ils en font un enjeu économique, social.
PL : Et alors j’aime aussi les choses comme ça, les rapports de matériaux, que dans un même matériau on
trouve du lourd, du très fin. Donc on en revient aux histoires de modules, de gammes, etc.
MS : Donc il y a la référence californienne et la référence japonaise, il n’y a pas que la référence américaine ?
PL : Non c’est croisé, il y a les pays scandinaves aussi. Mais enfin, le Japon c’est très profond.
MS : On va peut-être conclure sur le groupe Racine. Le groupe Racine semble défendre la recherche d’une
(de plus de) qualité architecturale dans les projets de constructeurs de maisons, notamment Phénix. Avec
Christelle, on se demandait : comment on opère ça ? Qu’est-ce que vous entendez par recherche
architecturale ?
PL : Alors on voulait motiver les responsables, moi je voulais motiver les responsables de la société Phénix.
Je leur donnais une petite culture architecturale, c’est-à-dire qu’on puisse parler de la même chose.
MS : Établir un langage ?
PL : Établir un langage. Donc moi j’ai pris ça sous la forme, faire des visites d’opérations avec eux.
MS : Et vous êtes seul à ce moment-là avec eux ou il y a d’autres architectes, d’autres collaborateurs ?
PL : Il y avait des architectes là, dans le groupe Racine. Il y avait Gérard Bauer, Lucien Kroll, enfin vous
connaissez ça. Donc on a monté des voyages des opérations de lotissements Phénix ou des opérations faites
par des architectes pour voir les différences.
MS : Et ça, ça mène à un état des lieux ?
PL : Oui, c’est un truc qui n’a pas duré assez longtemps pour qu’on puisse dire quels effets ça a eu. Il y a
quelques gars à qui ça a ouvert des horizons quand même.
MS : ça a ouvert le regard et la façon d’appréhender ?
CF : Une sensibilité ?
PL : En même temps c’était, ça jouait dans les deux sens. Par exemple on a fait une visite ensemble avec le
groupe Racine, une visite de Port Grimaud. Port Grimaud, honni par les architectes, or il y avait Gérard
Bauer qui a écrit sur le lotissement, qui avait analysé un peu Port Grimaud et il a vu que, avec très peu de
signes, Spoerri avait réussi à donner un caractère villageois à ce truc-là qui donnait satisfaction aux gens,
finalement. Alors que, si on analysait, c’était très industriel comme production. C’est-à-dire, il y avait,
admettons, trois maisons, trois types de maisons, mais avec des fenêtres différentes, des volets différents...
Enfin ça se jouait sur très peu de choses, il y avait la fabrication d’un pittoresque avec des éléments assez
simples, finalement. Alors ça, c’était une leçon, alors que tous les architectes disaient “C’est dégueulasse”,
moi ça m’a fait réfléchir, beaucoup.
MS : Donc vous, quelque part, vous apportez à Phénix mais Phénix vous apporte aussi ?
PL : Ah bien sûr, on a découvert ce que c’était que vendre du logement.

676
CF : Donc ce n’était pas véritablement une recherche ? C’était...
PL : C’était pas une recherche, c’était une façon de… une sensibilisation à l’architecture les cadres de Phénix.
CF : En interne.
PL : C’est ça, on appelait ça recherche parce que j’avais trouvé ça, ce sigle [Rires].
CF : Vous disiez que vous aviez appris à vendre du logement, par cette expérience-là ?
PL : Moi, j’ai pas appris à vendre parce que je ne sais pas le faire mais j’ai appris que c’était quelque chose
qui se vendait. Et donc il fallait obtenir commande.
CF : Et donc quand on vend du logement, ça se porte sur quels types d’arguments ? Lesquels vous vous
n’aviez pas ?
PL : Moi je n’avais jamais envisagé ça jusque-là. Que ce que je faisais était un produit à vendre. J’avais été
très choqué un jour par un client qui s’était préoccupé, justement, de la valeur de revente. Il m’avait parlé
de ça, j'ai ouvert des yeux ! [Rires] C’était un truc que je n’imaginais pas quoi !
CF : Mais oui, ça a une valeur.
PL : Oui pour lui, il se demandait si une Girolle, justement, ça aurait une valeur de revente.
MS : C’est une vraie question, celle d’un bien immobilier.
PL : Oui mais on était complètement en dehors du coup par notre éducation. Moi d’abord j’ai fait quelque
chose du côté des École des beaux-arts parce que je voulais pas faire ce que faisait mon père qui vendait de
la liqueur, qui était chez Marie Brizard [Rires]. Donc je voulais pas faire ça, mais en plus, la culture “École
des beaux-arts” faisait, méprisait complètement tout acte commercial. On était des artistes, au-dessus de ça,
d’en haut…
CF : Et pourtant, la vente des maisons existe !
MS : Avec Christelle on se disait que justement c’était intéressant d’avoir été formé aux École des beaux-
arts, donc les beaux monuments, etc., après la rencontre avec Écochard, Salier où là on réapprend de
nouveau à faire de l’architecture pour de l’usage et alors après, la dernière étape, c’est aller chez le “loup”,
chez Phénix, comprendre comment ça se commercialise…
PL : Oui ! [Rires].
MS : Il y a une évolution d’intérêts ?
PL : Oui ! [Rires].
MS : C’est assez incroyable. Même en termes de posture, vous passez presque de l’autre côté de la barrière,
c’est intéressant.
PL : Ah oui, dans la profession, je sais que j’ai entendu dire “Lajus qu’est-ce qu’il fait là ?!” »
MS : Il a signé avec le diable ? C’était ça l’idée ?
PL : Oui oui.
MS : Et aujourd'hui, vous ne regrettez pas Phénix ?
PL : Non.
MS : Ça vous a enrichi ?
PL : Bien sûr !

677
MS : Vous êtes critique par rapport à votre production ? Par exemple on regardait les dossiers du fonds
Lajus conservés aux archives départementales de la Gironde : R5, la maison évolutive, etc.
PL : Ça m’a fait évoluer oui. La maison évolutive…
CF : La maison selon la carte…
PL : Non la maison Afcobois, la maison T+. C’est un truc qui tient la route je trouve, ça aurait pu se
développer. C’était un bon produit, je crois.
MS : Et donc finalement, vous pensez que par rapport à l’enseignement que vous avez eu, qui était
complètement… décalé par rapport à ces préoccupations, ça vous a questionné ? Sur les réformes de
l'enseignement et sur les disciplines qui doivent…
CF : Sur le contenu ?
MS : Oui le contenu pédagogique…
PL : Bien sûr.
MS : Qui doit être beaucoup plus... technique, je ne sais pas si c’est le mot…
PL : Avoir au mieux des lueurs sur ces dimensions, des bases de la production architecturale.
MS : Ce qui n’était pas du tout le cas à l’école des École des beaux-arts.
CF : Mais quand vous étiez à la Direction de l’Architecture, il n’y avait pas un volet sur une réforme de
l’enseignement ?
PL : Si, il y en a sans arrêt !
CF : Et là c’était quoi alors votre idée ?
PL : Alors je suis tombé à un moment où l’enseignement avait complètement – après 68 – explosé en Unités
de Valeurs, complètement disséminées. Et il y a eu la réforme, à laquelle j’ai participé, qui était de reconstituer
des certificats qui associent plusieurs thématiques pour essayer d’avoir un peu plus de cohérence, il y eu ça.
Et puis il y avait le statut des enseignants dont on parle encore, je crois... [Rires].
MS : Oui, beaucoup, toujours, on ne s’ennuie pas... Des écoles avec des enseignants-chercheurs : qu’est-ce
qu’un chercheur ? qu’est-ce qu’un enseignant ? Qu’est-ce qu’un enseignant-chercheur…
PL : Oui [Rires].
CF : Toutes ces excursions ? J’aime bien le mot d’excursions...
PL : Oui ça me va.
CF : Vous les qualifieriez de “recherche” ? Comme si vous faisiez des recherches pour revenir sur une
pratique ? Comment vous l’expliquez maintenant que vous avez aujourd’hui... Si vous regardez un petit peu
ces excursions, comment, à votre avis, aujourd’hui, elles ont construit votre parcours, comment elles ont
pu…
PL : Moi je m’en félicite. Je sais pas…
CF : C’était intuitif ?
PL : Oui complètement, et ça a été des accidents…
MS : Des rencontres ?
PL : Oui, des rencontres. Mais je pense que ça m’a construit.
MS : Ça vous a nourri en tout cas.

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PL : Oui.
CF : Mais vous aviez besoin d’y aller, du débat, pour mieux assoir vos convictions ? Ou ce n’est pas du tout
ça et je m’égare ! Parce que c’est quand même assez peu confortable, vous vous mettiez quand même dans
des situations…
PL : Non non non, moi je… Comment expliquer ça. J’étais très conscient de mes faiblesses, disons. J’étais
petit [Rires], j’étais timide, enfin bon. Donc j’avais besoin de compenser ça par autre chose et donc j’ai
cherché des compensations, disons. Des compensations, donc. Je savais par exemple que je n’avais pas les
qualités d’un homme politique. Ça m’intéressait la politique, bon je savais que j’avais pas ce qu’il fallait pour
être politique, que j’aurai été brisé par les trucs, que je n’aurai pas tenu le coup. Mais que, par contre, ça
m’intéressait d'avoir une influence. Donc à la Direction de l’Architecture, c’est ce rôle-là que j’ai joué. Donc
c’est lié à une question de tempérament quoi. Et alors chez Maison Phénix, c’est pareil. Je savais que j’allais
chez des gens qui allaient me bouffer [Rires]. Chez le loup-là, tout à fait, mais je pensais que je pouvais les
influencer, que je pouvais…
CF : En tout cas ça valait le coup, au moins d’essayer !
MS : C’était des plus-values en quelque sorte, c’était du bonus ces expériences ? C’était une façon d’avoir
quelque chose en plus ?
PL : Oui et puis, je crois que j’étais toujours en recherche pour comprendre les choses. Parce que c’était pas
évident, l’architecture fonctionnait mal : la production c’était moche, il fallait comprendre pour pouvoir faire
changer les choses.
CF : Pour pouvoir jouer, pour trouver les bons lieux de crispation, oui.
PL : Alors il y a quand même, moi je trouve que j’ai beaucoup de chance d’avoir rencontré des gens qui ont
été des modèles ou en tout cas des figures pour moi, qui ont comptées. Et puis j’ai eu cette histoire du
rapport sur la maison, l’absence des architectes sur le marché de la maison qui a été un truc formidable,
parce que ça tombait vraiment où j’avais fini ma vie d’acteur professionnel constructeur et où j’avais tout ça
qui mijotait dans ma tête.
CF : Et il n’y avait plus qu’à écrire !
PL : Ça a été vraiment une chance formidable d’avoir cette mission, de pouvoir réfléchir et d’être payé pour
ça.
CF : Et qui vous a ouvert, en plus, d’autres portes ?
PL : Ah oui.
CF : Vous êtes devenu expert en quelque sorte, expert en ce domaine. Et je trouvais que c’était même assez
ironique, ce titre [nda : Référence au rapport L’architecture absente de la maison individuelle. Conditions d’intervention
de l’architecte sur la conception de maisons individuelles, LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, 1997], et je me disais que
ça voulait dire que tout le boulot que vous avez fait, était presque vain ! Je ne sais pas, il y a quelque chose
de très…
MS : Ou de très humble, de très auto-critique ?
CF : Parce qu’à la fois vous allez travailler, chercher pour que l’architecte, justement, soit présent dans le
programme de la maison et à la fin de la carrière vous dites : l’architecte absent de la maison individuelle.
PL : [Rires]. C’était un constat.
CF : Oui bien sûr, mais à la fois ça efface presque tout votre travail.
MS : En tout cas, ça alarme.

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CF : En tout cas, c’est pas fini, il y a encore du travail à faire…
PL : Oui.
MS : Et ce rapport, c’est votre point de vue dans ces années-là, c’est-à-dire à la fin de votre carrière, ou
finalement ça re-raconte quand même ce que vous pensiez déjà depuis des années ?
PL : C’est à ce moment-là.
MS : C’est avec tout le recul critique, le retour de votre carrière que vous arrivez à finaliser votre pensée ?
PL : Oui, nourri justement de tout ce que j’ai pu lire, grâce à mon passage à la Direction de l’Architecture.
Parce que quand j’étais à Bordeaux, je ne connaissais pas Monique Eleb, Jean-Louis Cohen. On ne
connaissait rien ici. On était complètement inculte. Tandis que là, j’ai connu, j’ai rencontré les gens qui me
faisaient peur et chez qui j’avais des choses à découvrir pour comprendre.
CF : Et là vous changiez de communauté ?
PL : Intellectuelle.

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[24 juillet 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac),
mené et retranscrit par l’auteure et Christelle Floret]

par Manon Scotto et Christelle Floret (24/07/2019)


Manon Scotto : Nous voulions revenir sur vos lectures, sur les champs de la sociologie et de la politique.
Pierre Lajus : D’abord, quand est-ce que je lisais ? Quand j’étais en activité, je ne lisais pas du tout dans la
journée, je ne lisais que le soir. Donc le soir, je lisais plutôt des romans, des choses assez faciles, j’ai lu
beaucoup plus de romans dans cette période-là que d’autres choses. En fait, toute la période d’avant Mai
1968, disons, les années 1960, ce qui m’a nourri moi, c’est ... On était abonné à Témoignage Chrétien. C’était
ça ma lecture de base. Témoignage chrétien, c’est-à-dire un truc de chrétiens de gauche, pour resituer, pour
comprendre bien tout ça. Moi j’étais un petit garçon studieux, qui était bon élève sans forcer, mais en fait
ma vie était ailleurs. Il y a eu souvent ce phénomène chez moi. Au lycée je faisais ce qu’il fallait pour être au
niveau mais ma vie c’était chez les scouts. D’abord chez les Louveteaux, c’est-à-dire j’étais Louveteaux à
huit ans je crois, et tout de suite ce truc-là m’a plu, de sortir de la maison et d’être avec les cheftaines, les
jeux. Il y a pleins de trucs d’imagination qui me plaisaient. Et après le scoutisme a continué à me plaire, il y
avait pleins d’activités d’exploration. Je me suis beaucoup employé dans ces trucs, d’exploration, de relevés
de terrain, de voyages... J’étais là-dedans, c’était ça mon univers. Le lycée bon... Et ça a duré jusqu’à la fin de
mes études puisque l’histoire du kayak, non c’est pas l’année du bac, c’est la première année de l’école
d’archi. L’année du bac, ou la première année de l’école d’archi. Il y a eu aussi la découverte du ski, je crois
que c’est la première année de l’école d’archi, la découverte du ski, une passion. Et puis, l’histoire que j'ai
racontée, je l’ai écrite l’histoire des kayaks avec les scouts quand on avait fait ce camp-retraite à Ligugé on a
avait pris le bateau pour naviguer sur le Clin, on s’était dit on va faire un camp nautique et puis construire
des kayaks. On a trouvé des plans de kayaks et on a fait quatre kayaks dans le jardin et la cave, dans le jardin
de la maison de la rue Vantrasson. Donc ma vie était là quoi, beaucoup plus qu’à l’école d'archi. Je veux dire
que les lectures, pour revenir aux lectures, elles étaient orientées par ça. Donc quand j’ai découvert le ski, je
me suis passionné, j’ai lu des trucs de montagne, des trucs de ski. J’ai lu des histoires de kayaks, beaucoup.
Voilà. Ensuite, sur le plan disons social, ce Témoignage Chrétien qui correspondait à mes idées de l’époque,
c’est-à-dire d’être un chrétien engagé pour les autres qui pouvait porter un message évangélique dans son
activité quotidienne et Témoignage Chrétien correspondait à ça, tout à fait.
Christelle Floret : Finalement, c’est assez compartimenté. Il y a vos études à l’école d’archi et puis votre
vie personnelle et là, pour le moment il n’y a rien qui rejoint l’autre.
PL : Oui.
CF : Parce que l’idée justement, c’était de voir dans quelle mesure vos lectures, et j’avais ressorti votre liste
“Mes maîtres à penser”…
PL : Je vous raconte ça, pour justement que vous compreniez que mes lectures correspondent à des passions
qui ne sont pas le quotidien finalement. Il y a un ailleurs, il y a autre chose…
MS : Mais ça alimente tout de même votre regard sur la vie et donc un peu sur la façon de construire ?
PL : Oui. Je veux dire qu’il y a des gens pour qui la période scolaire a été la découverte de la littérature, à
l’occasion du cours de français, il y a une cohérence. Tandis que moi ce n’est pas ça du tout. Moi c’était
ailleurs que ça se passait.
MS : Cet attachement au scoutisme et à la chrétienté, vous pensez que ça a nourri votre façon de vous
positionner ?
PL : Ça a orienté ma façon de voir l’architecture.

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MS : Construire pour les autres, construire de ses mains, de façon ludique, avec l’assemblage, ça a peut-être
pu nourrir cet imaginaire ?
PL : Oui tout à fait !
MS : Finalement ce n’est pas directement lié mais ça a nourri indirectement, donc c’est tout aussi intéressant
comme lecture. Avec Christelle vous aviez parlé d’une liste d’auteurs que vous appelez “Maîtres à penser”,
dans laquelle on trouve Jean Lacouture, Emmanuel Monnier. On voulait revenir sur cette notion de “maîtres
à penser” et comprendre à quel point vous mettez ces auteurs au même titre que des architectes, ou
comment vous les mobilisez ?
PL : Oui. Alors comment, je ne sais pas…
MS : Ou en tout cas sous quels aspects, qu’est-ce que vous recherchiez avec ces auteurs-là ? Est-ce que
c’était des lectures tout à fait hasardeuses ou est-ce que…
PL : Ah c’est le hasard des rencontres, il y a eu quelque fois des rencontres de personnes. Lacouture, il s’est
trouvé que c’était un ami des Cazenave, les clients de la maison Cazenave à La Vigne au Cap Ferret.
CF : Et que retenez-vous de ces lectures, est-ce que ce sont plutôt des visions de vie ?
PL : C’est un type qui est un journaliste, un peu aventurier là. C’est un peu un modèle, un type qui est allé
chercher des choses un peu loin, il a été au Maroc, après en Indochine. Et il a rencontré des dirigeants
politiques, il a écrit sur Hô Chi Minh, sur tous les hommes politiques de l'époque. Donc c’était un éclairage
intéressant.
MS : De l’homme qui explore, qui va à la rencontre d’événements, de rencontres. C’est un caractère qui
vous plaisait chez lui, une attitude par rapport aux choses ?
PL : Oui, tout à fait.
CF : Donc vous avez ces lectures-là, vous disiez un chemin parallèle, et par rapport à votre pratique
d’architecte, est-ce qu’à ce moment-là vous aviez déjà – on est dans les années 1960 – une certaine éthique,
un certain idéal à atteindre sur la façon dont vous vouliez vous positionner en tant qu’architecte ? Est-ce
que vous la mettiez en rapport avec cette culture un peu philosophique ou sociale ?
PL : Alors on peut faire le lien avec les voyages, parce que les premiers voyages ont été dans les pays proches,
ça été l’Espagne, ça été l’Italie mais ça a été très axé sur l'architecture romane. Surtout en Espagne, les églises
et les monastères de la période romane et ça c’était vraiment mon idéal architectural.
CF : Qu’est-ce que vous releviez ?
PL : Ce qui me plaisait, c’était la sobriété et puis la force et l’évidence de la construction.
MS : Donc la vérité constructive que cela laisse apparaître ?
CF : C’est ce vers quoi vous tendiez quand vous étiez praticien.
PL : Alors, je n’étais pas du tout dans ce type de construction, mais c’était ces vertus-là.
MS : Les valeurs qu’il y avait derrière ?
PL : Les valeurs, tout à fait.
CF : Qu’aviez-vous en “bagage”, en “outillage” ?
PL : Rien [Rires]. Du côté de l’enseignement, strictement rien.
CF : Oui, mais quand vous étiez face au projet, que vous aviez cet objectif-là, comment vous vous y prenez
pour tendre vers cette sobriété, quels outils ? Au moment de la conception, dans le dessin, dans des images…

682
PL : J’ai toujours dit que dans un projet il y avait le terrain et les clients. C’était ça qui donnait les idées.
Donc le terrain, le site donnait quelques images justement : qu’est-ce qu’on allait poser là-dedans ? Est-ce
qu’on allait s’enfoncer, se poser, se raccorder ou s’opposer. Mais enfin, il y avait des idées qui étaient là.
C’était en termes d’images. Et puis les gens, justement, il fallait essayer de comprendre les gens, de
comprendre un peu leurs modes de vie en sachant qu’on allait leur proposer un mode de vie différent. Ce
n’était pas pour leur faire ce qu’ils vivaient actuellement, l’objectif était de leur faire autre chose mais il fallait
connaître comment ils vivaient pour savoir comment ils allaient pouvoir accepter ça. C’est pour ça que je
m’intéressais un peu à la psychologie et à la sociologie.
MS : Pour finalement comprendre le taux d’acceptation de ses clients ?
PL : Voilà ! Exactement ! C’est ça !
CF : Mais pourquoi ? Bon je me fais l’avocat du diable mais, pourquoi leur proposer un mode de vie différent
après tout ? C’était finalement vos idées à vous…
PL : Ah oui, oui oui. J’étais absolument persuadé que c’étaient les meilleures [Rires]. Sans aucune réflexion
à ce sujet, sans doute…
CF : Alors c’était un mode de vie “différent” mais en quoi ? Parce que vous aviez une certaine représentation
du mode de vie de ces gens-là, et vous aviez une certaine proposition à leur faire. En quoi ces deux modes
de vie étaient-ils différents ?
PL : C’était un mode de vie moderne, actuel.
CF : Mais eux aussi ils étaient dans l’actualité et la modernité de leur temps ?
PL : Non non non, ils étaient rétrogrades, en retard. Je n’avais aucun doute là-dessus [Rires].
CF : Et par rapport à ce qualificatif de “moderne”, pour vous une vie moderne, à cette période-là, dans les
années soixante, c’était proposer quel mode de vie ? Cela prenait quelles formes dans ces espaces, ces
volumes de maisons ?
PL : C’était quand même le rapport à la nature la première chose, et puis les relations familiales
décontractées, détendues.
CF : Des maisons qui sont moins partitionnées ?
PL : Voilà, où les choses, où les rôles soient moins figés, avec des possibilités de changer.
MS : Donc une architecture moins figée pour une vie moins figée.
PL : Oui oui.
CF : Et ces idées-là, d’où étaient-elles issues ? Cette modernité-là, d’où est-elle issue ?
PL : Des images de revue.
CF/MS : Nous reprendrons cette discussion sur les revues demain.
MS : Juste une question, quand vous parlez d’architecture romane : est-ce que, pendant vos voyages,
pendant vos visites, est-ce que vous faites des carnets de croquis ou des prises de notes ?
PL : Non non, rien, pas du tout. Je fais des photos mais je n’ai pas du tout de notes…
MS : Donc vous captez finalement en mémoire les concepts évidents, et vous, vous les transcrivez comme
bon vous semble ?
PL : Ce sont les photos qui sont la mémoire des choses.
MS : D’accord, donc c’est ça qui vous marque, c’est l'image vraiment photographique.

683
CF : Vous fixez tout visuellement.
MS : Et vous les imprimez ces photos ? Vous les faites développer ?
PL : C’était des diapos.
MS : Et est-ce que vous les revisionner, par exemple pour un projet, vous vous dîtes “ah et bien pendant
ce voyage-là, quand j'ai vu telle église ou tel bâtiment”. Est-ce que vous revoyez ces images, vous les remettez
en mémoire avant de concevoir le projet ?
PL : Oui, il y a des ambiances que je revois, oui.
MS : C’est intéressant. Alors ce ne sont pas forcément purement les choses structurelles.
CF : Et vous les voyez mentalement, vous n’allez pas forcément chercher la photo.
PL : Non mentalement.
MS : Alors vous avez une mémoire-vive d’images ?
PL : J’ai une mémoire visuelle importante, oui ça compte beaucoup.
CF : Et cette révélation autour de l’architecture romane, est-ce que vous l’accompagnez par des études un
peu plus précises sur les plans, les études de plans…
PL : Là vous verrez qu’en bas, j’ai pas mal de bouquin du Zodiaque, pour voir les plans de ces trucs.
CF : Et ces bouquins de la collection Zodiaque, vous en faites l’acquisition après-coup ou vraiment dans cette
période ?
PL : Dans les années 60 pour des voyages dans les années soixante.
CF : Et si vous aviez à qualifier, par rapport à cet idéal d’une architecture que vous voulez produire, est-ce
que vous pourriez définir une certaine philosophie qui serait rattachée à cette façon de concevoir. Si vous
deviez mettre des mots ? Vous avez employé sobriété, évidence…
PL : Non... Je ne saurais pas le définir, sauf que c’est très très idéaliste et qu’il n’y a aucune idée, aucune
prise en compte du coût, justement j’ai horreur de la valeur chiffrée des choses et ça se révèlera une faiblesse
importante de mon activité, et ça j’en ai horreur…
MS : Pourtant j’allais vous dire, pour une certaine conscience sociale, pour proposer le mieux et le moins
cher aux gens…
PL : Oui oui, mais c’est venu longtemps après cette prise en compte de ça. Mais spontanément je fuis les
histoires de frics.
MS : Et vous en êtes conscient ou c’est avec le recul ?
PL : C’est avec le recul.
CF : Donc on peut dire que dans cette première étape, vous êtes vraiment porté par un idéal.
PL : Complètement.
CF : Et cet idéal, est-ce qu’on peut dire que c’est “changer le monde” ?
PL : Oui, complètement. Un idéalisme.
CF : Alors, dans cette période des années 1960, vous êtes chez Salier, est-ce que finalement cette certitude
est validée, et encore plus appuyée, du fait que vous travaillez dans l’agence Salier ?

684
PL : Oui, d’une certaine façon. Et alors c’est validé par les vacances. C’est là qu’on fait surtout des maisons
de vacances. Et c’est dans les maisons de vacances que les gens acceptent ça. Les vacances prennent une
valeur fondamentale. C’est en vacances qu’on arrive à être vraiment soi-même.
MS : Le programme de maison de vacances est idéal pour défendre un certain idéal ?
PL : Il permet de bouger davantage.
MS : De tester des choses ? On se demandait, avec ce regard que vous avez de l’architecture à ce moment-
là, donc très idéaliste, est-ce que vous vous sentez en marge de vos confrères ou est-ce que vous vous sentez
dans un mouvement global, est-ce que vous vous sentez plutôt à côté de ?
PL : On se sent complètement en marge et on se sent les meilleurs !
MS : Pleinement assumé.
PL : Oui oui complètement ! [Rires] Tous les autres sont des nuls ! [Rires].
MS : Tous les autres sont des nuls et n’ont rien compris à la façon dont il faut faire l’architecture, d’accord...
Et vous vous basez sur quel confrères pour vous sentir en marge ?
PL : Tous les autres ! [Rires].
MS : Au moins ça va avec ce qu’on disait, avec le côté idéalisme complet ! Dans les années soixante-dix
c’est quand même une période où il y a pas mal d’expérimentations marginales, il y a les maisons-bulles, des
gens qui sont “utopiques”.
PL : On baignait là-dedans justement.
MS : Donc à la fois vous baignez dans une certaine culture architecturale mais sur la majorité de la profession
vous vous sentez un petit groupe en marge, sur ces choses-là.
PL : Oui.
MS : Et est-ce vous échangiez ?
PL : Enfin, on se sentait proche, même si on n’a pas fait ça, on se sentait proche de gens comme Chanéac,
Haüsermann et compagnie.
MS : Qui eux, pour le coup, avaient véritablement une vision utopique de la construction.
PL : Mais on n’était pas dans l’utopie, on était dans autre chose, mais enfin on était proche de ces mecs-là.
MS : Vous aviez déjà rencontré ces gens-là ?
PL : Oui, j’avais été voir Haüsermann, du côté de Chambéry et il y avait Antti Lovag, je sais plus où il était…
MS : Donc ce sont des personnages, vous savez qu’ils existent, vous connaissez leurs productions.
PL : Oui oui, moi j’aimais bouger, donc j’ai été voir pleins de choses comme ça.
MS : Qu’est-ce qui vous a marqué, autre que Chanéac ou Antti Lovag ? Quand vous dites “J’aimais bouger
et je suis allé voir d’autres choses” ?
PL : Ces gens-là, Gilles Perraudin à Lyon, leur petite maison à Lyon, c’est très très bien…
MS : Renée Gailhoustet ?
PL : Moi j’aimais... Rétrospectivement je l’admire bien, mais j’étais un peu hérissé par les systèmes
triangulaires là parce qu’il y avait… Renaudie était dans l’agence Écochard, je l’ai fréquenté, donc il était
quand même compliqué... J’étais pas dans cette ligne-là, j’aimais davantage le travail de Riboulet, qui était
beaucoup plus maîtrisé, je trouve…

685
MS : Plus rationnel, plus logique.
PL : Plus rationnel, tandis que Renaudie et Gailhoustet étaient dans un vocabulaire de système de pointe,
qui n’était pas le mien, ça ne me convenait pas. Par contre, le système des appartements-terrasse que j’ai vu
à Vienne, c’était vachement bien !
MS : Mais c’est plus complexe.
PL : Oui c’est compliqué.
MS : C’est plus abrasif comme architecture, c’est un petit moins doux.
PL : Non mais Gailhoustet par contre j’ai admiré l’engagement de la bonne femme.
MS : C’est aussi pour ça que je vous en parlais, le côté militant.
PL : Voilà, absolument.
MS : C’était une sacrée personnalité. Donc plutôt en marge, enfin se sentir plutôt en marge.
PL : En marge.
CF : C’est changer le monde mais faire des propositions architecturales qui restent assez accessibles.
PL : Assez réalistes.
MS : Est-ce que cette simplicité, cette rationalité, peuvent rejoindre vos idéologies architecturales, c’est-à-
dire comme on n’arrive pas forcément à dire que vous avez une philosophie, mais est-ce que la simplicité,
la justesse…
PL : Oui on peut dire ça.
MS : C’est une façon pour vous de... Ce serait une certaine posture que vous avez ?
PL : Oui.
CF : Là vous parliez de personnages, ce sont des figures importantes, est-ce qu’elles vous aidaient à
construire ça. Par exemple, je me sens proche, je vais prendre cette posture, pour définir un petit peu votre
chemin ?
PL : Ah oui bien sûr.
CF : Quelles étaient-elles ? Aviez-vous des figures d'architectes qui vous aidaient ? Que prenez-vous chez
eux ? Chez qui ? Comment ?
PL : D’abord, il y a eu Salier, cette équipe-là qui était majeure, et ensuite il y a eu Écochard.
MS : Écochard, c’est plus pour la personnalité ? Parce qu’autant pour Salier on comprend que c’est pour
l’esthétique, la modernité, le créateur.
PL : Oui, Écochard c’est la personnalité oui, le côté aventureux disons, aventurier, je ne sais pas comment
dire... Et puis le côté militant lui aussi, c’était un type qui voulait changer le monde.
CF : Alors vous aimiez... Vous étiez peut-être fasciné, je ne sais pas si c’est le mot, par des gens qui sont
sûrs d’eux, qui ont une vraie vision, très affirmée...
PL : Oui tout à fait, j’étais fasciné.
CF : Justement, je me demandais dans cette équipe Salier, on a quand même cette figure très forte, cette
personnalité très forte d’Yves Salier, d’artiste, créateur, sculpteur. On avait Courtois, qui était plus dans
l’arrangement, pour faire passer les projets de Salier, qui était le dessinateur qui faisait en sorte que les projets
aboutissent et se réalisent, après il y a Sadirac – je vous expose tout ça de façon assez caricaturale – qui était
plus, de par de sa formation de menuisier, dans l’agencement, dans le travail du bois, dans le travail de

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l’espace, après il y avait... Et bien Pierre Lajus ! Comment vous, dans cette équipe, où chacun a un rôle
quand même assez précis et assez complémentaire pour que l’équipe fonctionne bien, comment vous
définiriez la casquette de Pierre Lajus dans cette équipe ? Quel était votre apport ?
PL : Alors moi j’avais une casquette, de fait, qui était le seul qui étudiait un peu d’urbanisme donc c’était
l’ouverture vers l’urbanisme.
CF : Donc vous pensez qu’ils ont fait appel à vous, enfin ils vous ont appelé, parce que vous aviez déjà été
dessinateur chez eux mais c’était en partie par rapport à cette compétence ?
PL : C’était un plus, c’était le plus de l’urbanisme que j’amenais avec moi.
MS : Que vous avez pu éprouver au sein de l’agence ou pas tellement ? C’est-à-dire qu’on vous prend
notamment pour ces qualités mais est-ce que vous arrivez à...
PL : Ah si les histoires de la côte Aquitaine. Mais en réalité j’ai préféré le travail d'architecte-constructeur,
que le travail d'aménageur.
CF : Oui parce qu’après finalement, ce rôle pour lequel vous êtes appelé, vous l’avez déplacé quand même,
vous avez fait votre place.
PL : Oui j’aurai pu le développer davantage, or j’ai senti que ce n’était pas là que j’étais le mieux, parce que
c’est un rôle où la relation avec les différents acteurs est très importante, donc c’est un rôle très politique, et
moi je manque de sens politique. Et d’autre part, il y a l’absence de résultat auquel je suis très sensible. Moi
j’aime bien avoir du retour dans les choses qu’on fait, ce qui est merveilleux dans la maison individuelle c’est
ça, ce retour de ce que l’on voit se réaliser assez vite, des choses que l’on a pensées, que l’on a dessinées.
CF : Et aussi le retour d’usage.
PL : Oui le retour d’usage, oui, ça me convenait très bien, je me suis plutôt tourné de ce côté-là.
MS : C’est ce qu’on entendait avec Christelle, quand on parlait de “culture du faire”, c’est que vous avez
envie de voir se concrétiser le résultat. Donc l’échelle architecturale est bien plus pratique, dans tous les sens
du terme
PL : Ça me convient.
MS : Au-delà de l’échelle architecturale, on se demandait si la maison individuelle, qui est un petit objet
architectural en un sens, est le résultat idoine, enfin la taille idéale pour tester des choses et rapidement les
construire, plus que des ensembles, des complexes.
PL : Oui oui.
MS : C’est très “prototypable”.
PL : Oui oui.
MS : Et ça , ça vient, comme on disait tout à l’heure, depuis très jeune, puisque vous aimez bricoler et être
très manuel, donc finalement ça ressort ?
PL : Oui. L’urbanisme, les objectifs sont plus lointains et puis ils passent par des négociations avec beaucoup
d’acteurs, c’est autre chose.
MS : Oui, est qu’avec l’urbanisme, il n’y a pas la sensation que le projet vous échappe, vu qu’il passe par des
mains successives ? Qui induit une perte de contrôle ?
PL : Oui oui.
CF : Le rapport est moins direct.
MS : Oui avec la clientèle.

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PL : Oui oui.
CF : Est-ce qu’on pourrait revenir... Parler du Corbusier ? Dans ces années 1960 quand vous arrivez chez
Salier, les références au Corbusier sont assez fortes, et parler de votre positionnement dans cette agence, où
finalement on a la personnalité très forte de Salier, ses références à Corbusier. Alors comment vous intégrez
cette équipe, comment vous percevez ces références corbuséennes, comment vous les adaptez dans les
maisons proposées ? Pour ça, j’ai imprimé le premier article consacré à l’agence, qui date de 1959, c’est dans
L’Architecture d’Aujourd’hui, et c’est vrai que tous les exemples qui sont relevés, la maison Castro, la maison
Martin au Piraillan, la maison de Desport à Caudéran, la maison à Bruges, la maison de vacances de Carcans
et la maison rue de Lyon, la maison de Talence, la Béchade et Legroux...
PL : On avait très très peu de modèles, donc il y avait eu Le Corbusier, donc sur Le Corbusier on connaissait
pas mal de choses mais le jour où on a vu les projets de la chapelle de Ronchamp, on a été complètement
déconcerté, ce n’était plus Le Corbusier qu’on connaissait, donc on a dit qu’est-ce qui lui arrive là ?
MS : Ce sont les formes qui vous ont déconcerté ?
PL : Ah oui, complètement !
CF : Aviez-vous l’impression de perdre votre “mentor”?
PL : Ah oui, complètement !
MS : Et à ce moment-là, vous vous rapatriez sur d’autres choses ? Ou vous continuez à le mobiliser mais
sur ses anciens projets ?
PL : On était embué… Il a fallu le voir pour comprendre que c’était toujours Le Corbusier qui était capable
de faire ça. Mais les images dans la revue de L'Art Sacré, on se demandait ce que c’était cette espèce de
sculpture...
MS : Et vous en débattiez à l’agence ? Ça vous a animé ?
PL : Ah oui oui oui.
MS : Alors est-ce que les positions entre vous étaient diverses ou vous étiez tous d’accord pour dire qu’il y
avait une rupture dans la position du Corbusier ?
PL : Oui tout le monde pensait qu’il était devenu fou quoi ! [Rires].
CF : Et vous ne vous êtes pas dit qu’il y avait quelque chose qui se passait en terme de théorie ?
PL : Oh il n’était pas question de théorie, c’était un gros mot ! [Rires].
CF: Ah oui , pas de théorie, mais en terme d’idées ?
PL : Mais on a été voir, on a été à Ronchamp.
CF : Ah oui ça vous a quand même ébranlé ?
PL : On y a été ensemble !
CF : Tous ensemble ?
PL : Oui, ça nous a ébranlé, tellement qu’on y a été.
CF : Et vous aviez l’habitude d’aller voir comme ça, tous ensemble ?
PL : Bon quelques trucs. Donc on a été là, on est allé voir l’Atelier 5 en Suisse, l’habitat groupé sur les
pentes, parce que c’est dans la période d’Arcachon Marines. Atelier 5 il était là quand j’ai fait Arcachon
Marines.
CF : Oui avec la gradation des typologies. Et au Japon, vous y êtes allés ensemble tous les quatre ?

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PL : Oui oui.
MS : Et pour Le Corbusier, est-ce que vous mobilisez, là-encore, des images, des photos ? Ou est-ce qu’à
l’agence vous étudiez le Modulor ou le rôle de la couleur ou les détails...
PL : Non non, ce qu’on en connaissait c’était par les revues uniquement.
CF : Il n’y avait pas d’études détaillées des principes qu’il mettait en place ?
PL : Non. Des images, des images des revues. Personne ne lisait les textes ! [Rires].
CF : Alors les images, les plans quand même ?
PL : Oui.
CF : La distribution, l’organisation les espaces ?
PL : Oui oui.
MS : Ce qui est étonnant pour le Corbusier qui écrit ?
CF : Mais vous ne mesuriez pas ? Pour essayer de comprendre ?
PL : Oui moi je mesurais beaucoup les choses.
MS : Vous faisiez du relevé ?
PL : Non, j’avais un petit mètre dans la poche, je mesurais les choses qui me paraissait importantes.
MS : Et là aussi, vous retenez ?
PL : Oui.
CF : Il y a le rapport au corps, je crois, vous mesuriez beaucoup les objets ?
PL : Oui les histoires de main courante...
MS : Et vous n’allez pas voir l’Unité d'habitation, par exemple, à Marseille ?
PL : Si bien sûr ! J’étais dans la troupe des Ecoliers de Guyenne, la chorale où j’ai rencontré Maddie, et je
les ai emmenés, on a fait un camp en Provence, et je les ai emmenés voir l'Unité d'habitation de Le Corbusier
en 1953, quand c’était tout juste construit...
CF : Et dans ce groupe-là, ils étaient quand même sensibles ?
PL : Alors là ça a discuté, c’était intéressant.
CF : Et c’était quel type de public ?
PL : C’étaient des étudiants de bonne famille plutôt, de Bordeaux. Madie et moi on était les seuls à avoir été
au lycée, les autres étaient tous à Grand Lebrun, à Tivoli, dans des collèges, donc ça discutait beaucoup là
CF : Donc là vous étiez un “guide” qui devait argumenter, convaincre ?
PL : Voilà, tout à fait.
CF : Qu’est-ce que vous avez sorti du chapeau pour les convaincre ?
PL : Là ça discutait fort oui [Rires].
MS : Et quand vous allez à Marseille, vous allez voir Pouillon aussi ?
PL : Non, on ignorait Pouillon à ce moment-là, on ne connaissait pas. Je ne connaissais pas son nom.
MS : Quand avez-vous eu écho de sa production ?
PL : Quand il y a eu le scandale de Boulogne là.

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MS : Oui quand il a monté sa société. Donc à ce moment-là, vous avez écho de ce scandale et vous vous
intéressez à sa production ? Donc c’est bien plus tard.
PL : Oui, bien plus tard, beaucoup plus tard.
MS : Et est-ce qu’elle vous séduit ? Est-ce qu’elle vous dérange ?
PL : Ah maintenant Pouillon me... J’ai de l’admiration maintenant, mais il a fallu que j’évolue. J’aurais
condamné complètement là.
CF : Oui parce que j’ai ressorti un texte “Construire le réel” devant les jeunes diplômés, et donc ça j’imagine
que c’est le diaporama que vous aviez proposé.
PL : Oui c’est ça.
CF : Et effectivement on y voit Pouillon, mais vous associez Pouillon à des écrits, Les pierres sauvages, alors
que pour ce diaporama vous aviez fait une entrée par matériaux.
PL : Oui ce sont les écrits.
CF : Alors dites-nous avec Les pierres sauvages ce que vous aviez envie de partager auprès de ces jeunes
diplômés.
PL : Ah, et bien c’est superbe comme... Je reprends votre papier pour répondre à votre question, alors je
sais plus ce que c’était...
CF : Oui je vous laisse regarder... En fait c’était une entrée par matériaux avec des références, c’est assez
bien construit d’ailleurs, associés à vos projets et ce que vous estimiez qui ressortait en termes de qualité.
PL : Oui oui, mais j’évoquais juste le commentaire de Pouillon.
CF : Et ce que nous avions également relevé avec Manon c’est Edgar Morin, que vous associez au matériau
béton.
PL : Edgar Morin, oui parce qu’Edgar Morin a écrit sur la Jolla, il a été pensionnaire de la Salk Institute, en
1968 où il a écrit Carnet de Californie, et il en parle là.
MS : Parce que ce qui nous séduisait dans cette liste, c’est qu’il y aussi bien des architectes qui ont réalisé
que des gens qui ont écrit sur…
PL : Qui ont écrit et qui ont vécu dans.
MS : Sachant que dans cet ouvrage, Pouillon parle du rapport à la pierre en tant que constructeur, il revient
à des fondamentaux.
PL : C’est superbe, il se met à la place du moine maître d’œuvre du Thoronet, dans tous les soucis de trouver
la bonne carrière pour telle pierre, tel type de pierre dont on a besoin à tel endroit de la construction, c’est
formidable.
MS : Sachant qu'il écrit ça en prison, donc c’est de l’ordre de l’hypothèse, de l’imaginaire, et pourtant ça
parait très réel, c’est-à-dire qu’on dirait qu’il...
PL : Oui, c’est un type ! Je j’ai rencontré.
MS : Ah vous l’avez rencontré ?
PL : [Rires] Mais parce qu’il a eu une période difficile après, dans les années 1980, il n’avait plus de boulot.
Dans la période où j’ai été à la Direction de l’Architecture, il avait invité le Directeur et son adjoint à déjeuner,
place des Vosges [Rires]. C’était un personnage fascinant, d’abord c’était un type gigantesque, très grand, très
belle gueule, pas beau mais une gueule quoi. Et puis cet appartement Place des Vosges c’était plein de livres
anciens, il y avait des globes, je sais plus lequel, italien, du XVIIème siècle, des planisphères, des trucs

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magnifiques ! Des objets anciens superbes et donc il avait un maître d’hôtel marocain à la veste blanche qui
nous a amené un foie gras qu’il avait fait dans son château de Dordogne avec un château Yquem de je sais
plus quelle année [Rires]. En même temps c’était un peu pénible parce qu’il aurait voulu avoir une commande,
or la Direction de l’Architecture n’avait pas de commandes. On n’avait rien à lui proposer...
MS : Oui, c’était un personnage assez opportuniste. Pour la reconstruction du Vieux Port, il s’est fait pas
mal d’ennemis dans la région...
PL : Oui ! Et alors il avait une jeune épouse étudiante en architecture, espagnole, de 28 ans pour compléter
le tableau [Rires].
MS : Oui, un personnage entier ! Et pour en finir avec Le Corbusier…
PL : Oui Le Corbusier uniquement au travers des images des revues, pas un livre, pas un texte... Et surtout
aucune théorie.
MS : Alors finalement vous passez à côté de son principe du Modulor ? Enfin, dans ses détails...
PL : Je l’ai lu quand même, on l’a découvert le Modulor. Non, moi je m’y suis intéressé parce qu’après Salier,
chez Écochard, en même temps que Fria sur laquelle je travaillais, l’équipe qui est devenue l’Atelier de
Montrouge, Riboulet-Thurnauer-Véret, travaillait sur l’Université de Karachi; et Karachi c’était en pied-
pouce anglais, une mesure anglaise, donc ils travaillaient avec le Modulor parce que ça correspondait, les
mesures.
CF : Là vous aviez une application.
PL : Une application pratique.
MS : Oui, c'était l’une des qualités du Modulor, de faire le lien entre centimètre-mètre et système pied-pouce
anglo-saxon.
PL : Oui, voilà.
MS : De mettre tout le monde d’accord. Et donc vous fréquentez les personnalités de l’Atelier de
Montrouge ?
PL : Et oui, ce sont des copains.
MS : Vous échangez ? Vous débattez ? Est-ce qu’il y a des choses qui vous inspirent chez eux directement,
dans certains projets ou inversement ?
PL : Là ils faisaient le projet de Karachi, ils avaient fait les études du Vaudreuil avant, la ville nouvelle, ce
qu’on appelle le Merlier, le château Volterra c’est après je crois... J’ai suivi tout ce qu’ils ont fait.
CF : D’ailleurs ils ont reçu le Prix du CEA en même temps que l’agence, en 1965.
PL : Oui, il y a eu l’AUA, et Salier-Courtois.
MS : Et les membres de l’AUA, vous les croisez ?
PL : Alors l’AUA... J’ai connu Berce [Jacques], un des moins connus. C’est celui qui a fait les Tétrodons au
moment où je travaillais sur l’UPA5 pour le tourisme social. Et puis après j’ai bien connu, quand j’étais au
ministère, le sociologue de l’AUA... Allégret. Jacques Allégret était à Paris Villemin, et il a travaillé sur le
projet de réforme de l’enseignement et sur le programme des nouvelles écoles d’architecture, donc je
travaillais avec lui. C’était un type très bien...
MS : Donc ça c’était plus tard ?

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PL : C’était au moment du ministère. Et par contre, Chemetov était dans les instances dirigeantes du Plan
Construction et d’Habitat 88 donc je l’ai fréquenté aussi dans les années 1980, quand on a fait le groupe
AVEC, dans cette période-là.
MS : Je voulais faire un parallèle peut-être, si vous en êtes d’accord, avec Fabien Vienne, et son système
EXN. Au fil de mon analyse, je me rends en compte, en tout cas je fais l’hypothèse, que le système
constructif qu’il met en place, ces poteaux croisés avec les deux boulots, qui sont très identifiables...
PL : Ah oui ça c’est génial.
MS : Oui, qui est à la base un système constructif, devient bien plus que ça, et devient presque un système
social, puisqu’en fait les gens s’approprient véritablement ces espaces et les font évoluer, il devient un
système politique, parce qu’à la Réunion il suffit de dire “Case Tomi” pour que tout de suite on ait des
commandes, et devient aussi un système, on va dire plutôt climatique, puisque grâce à ses fondations assez
flexibles, l’ancrage flexible, et c’est un système qui s’ancre dans un contexte climatique assez extrême. Donc
au-delà du système constructif, il y aurait le système global, le système économique, etc. Donc avec Christelle
on voulait savoir si vous aviez pressenti aussi ce côté social, économique qui dépasse un système constructif
ou pas du tout ? C’est-à-dire par exemple, avec la Girolle, ou avec d’autres commandes que vous avez, ce
n’est pas seulement le système constructif qui prend c’est aussi ce qu’il appelle comme enjeux sociaux,
économiques, etc. Est-ce que ça s’applique aussi aux Girolles ?
PL : Beaucoup moins quand même parce que, vous allez voir demain [Nous avons une visite prévue de la Girolle
de son fils, Rémi] que la Girolle de Rémi elle est pas du tout construite comme j’ai pensé les Girolles. Elle a
été construite par des corps d’état séparés, avec des cloisons en placoplâtre peut-être. Il n’y a pas le système
de préfabrication en filière continue que j’avais imaginé. Ça a été décomposé en différents corps d'état, plus
ou moins bien orchestré par le vendeur, il n’y a pas eu l’organisation que supposait l’idée de la Girolle. Et
ça, pour moi, c’est un échec.
MS : Vous l’avez vécu comme un échec ?
PL : Est-ce que c’est parce que c’était pas pertinent cette idée, ou est-ce que... En tout cas ça ne s’est pas
fait, ça s’est fait à un certain moment puis ça n’a pas duré. Il n’ya a pas eu les gens qui correspondent avec
ça…
MS : Est-ce que vous diriez que c’est ça qui vous différencie, peut-être, d’EXN, où il y avait un contrôle
total sur la production et la fabrication ?
PL : Oui, c’est resté entre les mains de Tomi.
MS : Oui c’est Tomi qui maîtrisait tout de A jusqu’à Z.
PL : Tandis que là, Guirmand a disparu et après c’est le vendeur en sorte qui s’est substitué et qui n’a pas
retrouvé un constructeur complet, qui a trouvé des corps d’état qu’il a plus ou moins coordonnés.
MS : Donc finalement la réussite tient, notamment, à la réduction du nombre d’acteurs ?
PL : Oui.
MS : Donc quand il y a Guirmand et vous, ça marche bien, ce sont deux entités. Quand après ça s’éparpille,
on perd la main ?
PL : On perd une partie.
MS : On perd une partie d’efficacité en tout cas.
PL : Oui.
MS : Vous avez une production, certes concentrée sur le programme de la maison individuelle, mais vous
avez quand même deux choses qui se distinguent, qui sont d’une part la production des Girolles, et d’autre

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part les commandes privées, peut-être plus, entre guillemets, “luxueuses”, avec plus de moyens. À quel point
le projet des Girolles peut nourrir l’imaginaire de ces maisons ou inversement ? Ou est-ce que lorsque vous
concevez ces deux choses, c’est complètement dissocié dans votre imaginaire ?
PL : Non non ce n’est pas complètement dissocié. Quand j’ai des clients où je vois que l’enveloppe
financière est trop juste, je les oriente sur la Girolle et à ce moment-là ça devient une Girolle adaptée, plus
ou moins adaptée, avec plus ou moins de variantes. C’est comme ça que je faisais passer.
CF : Alors vous les dirigez vers la Girolle mais il y a d’autres maisons, par exemple les maisons de Lacanau
aux Balgueries ?
PL : Là c’est tout à fait différent. Là Balgueries c’était une demande de maisons bois donc j’ai conçu autre
chose.
CF : Oui, mais on est aussi dans une réduction des coûts par la préfabrication. J’ai l’impression que si c’est
pour un petit budget c’est la Girolle, mais est-ce que vous n’avez pas d’autres alternatives de proposition de
maisons qui font appel à la préfabrication comme la Girolle, et c’est en ça que je vous parlais de Balgueries,
une maison dans laquelle il y a une démarche économique.
PL : Oui mais les Balgueries c’était une demande de Macary, l’architecte du secteur pour ce quartier. Alors
ça aurait pu être développé par ailleurs, mais ça ne s’est pas fait. Et là je suis parti dans une direction
différente, je suis parti sur une idée de toit à quatre pentes avec lanterneau central. C'était ça l’image. La
Girolle c’était un toit à deux pentes. Balgueries c’est un toit à quatre pentes. Après il y a eu un constructeur
pour qui j’ai travaillé, pour qui il n’y a pas eu de développement, mais qui aurait pu être un système
intéressant dans les dernières années... [Pierre Lajus réfléchit]
CF : La maison T+ ?
PL : Non, alors il y a eu T+ mais il y a eu aussi un constructeur de maisons en rondins...
CF : Chalet Bois Nordick ?
PL : Voilà, ça n’a pas marché mais on a fait tout un travail où on a étudié pleins de modèles.
CF : Oui tout un catalogue. Pourquoi cela n’a pas marché ?
PL : Parce que là aussi, ils ont plus ou moins fait faillite... C’était en 1993, 1994.
MS : Et pour vous, c’était une démarche intéressante ? Elle allait encore plus loin ?
PL : Oui, c’était un système intéressant, c’est un système de... Pas de rondins, de madriers empilés les uns
sur les autres, comme ça [Pierre Lajus dessine]. Donc c’étaient des plans faits de trucs croisés, toujours, avec
des poteaux formés, ce n’était pas comme les quatre trucs de Fabien [Rires], mais il y avait cette contrainte
de système qui était intéressante.
MS : Assemblage à sec, donc ?
PL : Oui, on avait fait tout un cahier, un répertoire de plans qui était intéressant.
MS : Juste une question par rapport à Girolle d’un côté, et les autres commandes privées. Vous avez très
justement expliqué que c’était beaucoup déterminé par le coût, c’est-à-dire si l'enveloppe budgétaire le
permet on passe sur une commande ‘hors-Girolle’, mais du coup est-ce que vous identifiez des éléments
architecturaux, ou des éléments conceptuels différents entre les deux, au-delà du fait que c’est moins cher
ou plus cher ? Quelles sont les différences majeures selon vous qui manquent aux Girolles ou qui manquent
aux commandes privées ? Qu’est-ce qu’on retrouve dans des maisons de commandes privées qui serait plus
intéressant que la Girolle ? Est-ce qu’il n’y a vraiment que le coût qui différencie ces deux attitudes
architecturales quand vous concevez, ou est-ce que par exemple les Girolles sont systématiquement plus
petites, est-ce qu’elles font appel à un bois de moins bonne qualité ?

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CF : Quelles sont les variables sur lesquelles vous jouez pour que ce soit moins cher ?
[Pierre Lajus réfléchit]
MS : Est-ce que c’est le fait que les Girolles soient un modèle qui, bien qu’il soit un peu déclinable, ait
toujours la même base, donc finalement on ne remet pas un effort conceptuel aussi grand que sur une
commande vraiment sur-mesure pour un client ?
PL : Oui… Je ne saurai pas dire.
MS : Conceptuellement, ça vous intéresse autant de concevoir les Girolles que de concevoir des projets
particuliers ?
PL : Oui, je ne saurais pas dire comment je m’oriente. Par exemple Sallenave à Tabanac [nda : Maison du
Docteur Sallenave, variante de la Girolle (Tabanac-Langoiran, 1977)], c’était sur une pente donc il y aurait
forcément un sous-sol, donc la maçonnerie, mais on a quand même pris le module de menuiserie des
Girolles pour faire la partie supérieure.
MS : D’accord, donc il y a des éléments que vous reprenez ?
PL : Voilà.
CF : Moi je pensais à la maison Martineau...
PL : Martineau c’est avant les Girolles, comme maisons qui sortent de l’ordinaire, avant les Girolles, il y a
Martineau et il y a Tropis. C’est venu de mauvaises lectures [Rires]. Tropis il y a un architecte américain qui
s’appelle Paul Rudolph qui a fait des maisons comme ça [Pierre Lajus dessine]. Donc j’avais envie
d’expérimenter ça, alors j’ai cherché à faire ces petits machins en bois, on savait pas comment Rudolph
faisait ça, mais moi j’ai pensé à faire... Et Guirmand s’est prêté au jeu, et s’est attaqué à faire cette forme. Je
l’aime bien la maison Tropis. Et puis alors Martineau, c’est un travail, c’est des idées de courbes, des choses
d’Andrault et Parat qui étaient des garde-corps en béton, des jardinières, des trucs qui avaient des courbes,
des balcons comme ça. Alors l’idée est venue de faire finalement toute la maison comme une grande
jardinière comme ça [Pierre Lajus dessine] et puis une poutre sur le dessus, voilà.
MS : Comme vous parlez souvent du rapport avec le client, que vous appréciez beaucoup, est-ce que, dans
le cas des Girolles, c’est quelque chose que vous arrivez à recréer, qui vous manque ?
PL : Et bien oui, on a essayé chaque fois de retrouver le contact. On intervenait quand même quand il y
avait des problèmes, quand il y avait des histoires de pentes, d’adaptation, de sous-sol.
MS : Quand il y avait une particularité ?
PL : Alors on voyait les clients, on adaptait.
MS : Parce que c’est vrai que tout d’un coup c’est quelque que chose qui, par exemple dans le cas d’EXN,
manque, c’est-à-dire qu’on n’a plus du tout de contact avec le client puisqu’on produit un système en série
et qu’il est posé tel quel. On perd ce lien qui est intéressant dans vos commandes privées, où vous créez une
histoire puisque vous devenez ami même parfois avec ces personnes-là. C’est vrai qu’il y a une dissociation
quand même, ne serait-ce que sur ça, la relation au client.
CF : Cette situation a-t-elle créé des frustrations, du fait de ne plus avoir de contact direct avec la clientèle ?
PL : Ah oui.
CF : Mais pour autant vous allez dans ce type de procédure ?
PL : Oui, si on livre un système, on perd ça...

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CF : Avec Manon nous voulions aborder la “culture du faire”: comment vous apprenez à construire en
bois ? Puisque vous ne l’avez pas appris à l’école régionale, vous ne feuilletez que des revues, il n’y a pas
non plus de fondements théoriques...
PL : C’est avec les menuisiers.
CF : Je pensais aussi à ce livre de Lourdin qui est dans votre bibliothèque, qui est quand même une référence
puisqu’il a édité ses cours. Est-ce que c’est un ouvrage dont vous faites l’acquisition à ce moment-là ou c’est
bien plus tard ?
PL : C’est plus tard.
CF : Finalement vous apprenez vraiment avec Guirmand.
MS : Un apprentissage sur le tas, sur le terrain, directement avec les gens qui font.
PL : Oui par ceux qui font, et à l’atelier chez eux, où l’on parle et discute section de bois.
MS : C’est une approche pratique de la construction, pas du tout théorisée, intellectualisée ?
PL : Pas du tout.
MS : En ce sens, cela vous rapproche de Fabien Vienne, qui ne fait pas d’études d’architecture, et qui est
envoyé par Jean Bossu à la Réunion pour gérer ses chantiers, et il observe auprès des ouvriers réunionnais :
“Je suis censé vous dire de faire ça mais vous allez me dire comment vous le faites !”
PL : [Rires] Ah bon ! c'est comme ça qu'il a appris…
MS : C’est aussi parce qu’à ce moment-là Bossu l’envoie superviser des chantiers… de la modernité
corbuséenne on va dire, et Fabien Vienne observe en parallèle que les constructions vernaculaires
réunionnaises n’ont pas grand-chose à voir avec cette architecture [Pierre Lajus attentif]. La petite case créole
n’a grand-chose à voir avec ce que lui demande de faire Bossu, notamment d’un point de vue climatique, et
esthétique. Il prend donc l’initiative de relever certains détails et dispositifs réunionnais, sur les nacos pour
les aérations, sur les varangues, et il en fait part à Bossu. Ça va alimenter l’architecture de Bossu à la Réunion,
puis Fabien Vienne fera EXN. L’idée d’apprendre sur le chantier, apprendre avec les gens qui font, ça vous
rapproche. Ce qui est intéressant, c’est que c’est en rupture avec les École des beaux-arts. On vous apprend
à redessiner au lavis des colonnes [Pierre Lajus rit] et quand il faut entrer dans le vif du sujet, il ne s’agit plus
de savoir redessiner une colonne antique. Vous vous sentez en rupture avec votre formation ?
PL : Complètement à côté !
MS : Elle devient inutile presque ?
PL : Presque, sauf qu’elle a même des côtés nuisibles, parce qu’elle fabrique les gens à qui elle donne un
statut social particulier, qui se considère comme une élite sachante.
MS : Presque dangereux comme façon d’enseigner l’architecture ?
PL : Oui tout à fait.
MS : C’est une des raisons pour lesquelles vous avez voulu vous positionner, bien plus tard, sur la
pédagogie ?
PL : Bien sûr.
CF : Finalement la Girolle permet d’acquérir des compétences techniques et de sortir justement de cette
figure de l’architecte ?

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PL : Je crois que je l’ai écrit dans un petit papier sur l’histoire des Girolles, je trouvais que c’était aussi une
modernité douce qui pouvait être acceptée par les clients, qui pouvait être comprise par les clients mieux
qu’une modernité radicale qui était refusée.
MS : Peut-on parler de modernité raisonnée ou raisonnable ?
PL : Raisonnée je ne sais plus comment aussi, Ariella Masboungi… une modernité négociée. Alors que
l’enseignement des École des beaux-arts fabriquait des gens d’une certitude radicale, sans négociation.
CF : Pour revenir sur des projets qui opposent Girolles et commandes privées, j’en ai trouvé deux. La
Girolle et la maison Bouesseau à Carignan.
PL : Oui c’est tout à fait autre chose. Bouesseau je ne sais pas comment elle est venue cette idée... Il y a la
pente qui commande, il y a un décalage de niveaux entre deux parties de la maison. Donc pour faire un seul
toit, il y a eu l’idée de décaler les deux toits comme ça, en créant une coupure. C’est venu de là je pense. Et
la coupure se fait sur la cheminée, il me semble. C’est droit comme ça [Pierre Lajus dessine le profil de la maison
Bouesseau].
CF : Avec ces clients-là, en termes de budget, comme la Girolle est une réponse à une contrainte
économique, ici le budget des clients était moins serré ?
PL : Oui, j’imagine, peut-être...
CF : L’idée est de savoir si c’est seulement la question économique qui va diriger le projet soit sur un système
Girolle ou soit sur tout autre chose ? Est-ce que c’est la seule question économique qui fait le choix du
projet ?
PL : Oui, pour moi oui.
CF : Par exemple, la maison Petit Brisson, qui fonctionne quand même sur ce système-là, mais on va dire
que c’est une Girolle améliorée, le budget n’est donc pas si serré ?
PL : Là c’est autre chose, là il y a eu l’idée d’expérimenter quelque chose... Cette Girolle c’est une
expérimentation en direction de la Girolle. C’est de là qu’est venue l’idée de faire une maison tout bois,
comme le chalet de Barèges. Enfin l’idée de maison tout bois, c’était un peu insolite ici, dans le Sud-ouest,
il n’y avait aucune tradition de la maison bois.
CF : Mais est-ce que finalement c’était votre objectif de construire en bois ?
PL : Non.
MS : Ce n’était pas la finalité que vous recherchiez forcément, la maison tout bois ? C'était un maximum
d’utilisation du bois ?
PL : Oui.
MS : À quel point l’industrialisation ou la préfabrication alimentent la Girolle et les commandes privées ?
Est-ce que vous diriez que c’est finalement plus facile d’industrialiser les commandes privées parce qu’elles
sont sur-mesure, ou c’était les Girolles parce que c’est un système, bien que vous vous soyez adaptés à la
clientèle, puisqu’il y a les deux murs maçonnés et la toiture ? Quelle place à l’industrialisation dans les
commandes privées comme la maison Hollier par exemple ?
PL : Hollier c’est une maison en bois, par la fantaisie de Salier, ce n’est pas pour l’industrialisation, parce
qu’il a eu envie à ce moment-là de faire une maison en bois avec un toit en Éternit, mais ce n’est pas pour
la démarche d’industrialisation. C’était sa fantaisie du moment.
MS : Et vous, vous diriez que, personnellement, c’est plutôt une démarche de rationalisation de la
construction ?

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PL : Oui davantage.
CF : Et dans les commandes privées, même si les enveloppes budgétaires étaient assez intéressantes est-ce
que vous aviez quand même le souci de faire entrer la préfabrication pour réduire les coûts, d’avoir une
vision de l’organisation du chantier pour réduire aussi les coûts ?
PL : Oui, même.
CF : Je pensais au moment où vous travaillez avec un ingénieur au CILG, qui vous apprend à procéder par
phase : est-ce que c’est quelque chose dont vous vous emparez dans la commande privée par la suite ? Qui
devient un outil ?
PL : Oui oui.
MS : Avec l'exemple de la maison Legroux, on se demandait s’il y avait un passage de projets avec une
esthétique un peu plus organique, avec plus de courbes, avec plus d’épaisseur à une esthétique beaucoup
plus rationnelle ?
PL : C’est la préhistoire de l’agence Legroux, c’est la fin des années 1950. C’est une idée formidable de
Salier.
MS : En quoi vous diriez qu’elle est formidable ?
PL : C’est très original quand même.
CF : Et vous, vous n’avez jamais pris ce chemin ?
PL : Non.
CF : De la sculpture architecturale.
PL : Non ce n’était pas mon truc, et je ne me vois pas, d’ailleurs, imposer cette maison-là à des clients, parce
que c’est quand même bizarre d’habiter dans ce truc ! [Rires].
MS : Oui, au quotidien.
CF : J’ai rencontré madame Ferrière et madame Biais, qui ont eu toutes les deux cette phrase, alors que
c’était deux rendez-vous distincts, et qui m’ont dit : “De toute façon avec Salier, fallait tout prendre !”.
PL : Ah oui, y'avait pas à discuter !
CF : Donc elles connaissaient les raisons architecturales pour lesquelles elles faisaient appel à Salier mais
acceptaient aussi ses conditions.
PL : Mais il avait un pouvoir de séduction en même temps, c’était ça qui était marrant.
CF : Et vous, vous ne jouiez pas la carte de la séduction ?
PL : Si, il faut aussi la jouer, mais pas comme ça [Rires].
CF : Nous voulions revenir sur ce texte “Construire le réel” parce que, quand vous vous adressez à ces
jeunes diplômés, vous leur parlez des images et du passage entre les images et la réalité de la construction.
Et pour vous, comment se passait ce passage entre vos images mentales et la réalisation ? Car pour ces
jeunes diplômés, ils ont tout de suite, grâce aux images numériques, un rendu qui est...
PL : … Qui est trompeur. C’est quand même trompeur car on peut imaginer que ça y est, que c’est réglé...
MS : Vous écrivez “la trame c’est tisser des liens”, dans le numéro hors-série dans À Vivre. Vous dites que
la trame est une aide, une ligne directrice qui nous aide mais il ne faut pas que ça devienne un absolu. Ça
m'a interpellée, je voulais comprendre en quoi vous estimiez qu’il faut savoir à la fois adhérer à une trame
mais aussi s’en détacher, et à quel moment des projets vous vous détachiez de cet absolu ?

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PL : Ici par exemple, il y a la trame des solives, 50 cm, ça c’est absolu, là tout est réglé là-dessus. Mais après
la trame des poteaux en bas, elle n’est pas régulière, ce sont des multiples de 50, mais dans le séjour c’est lié
au fonctionnement du séjour donc les ouvertures ce n’est pas 3,50/3,50, il y a 3 mètres puis 3,50 je crois...
Il y a des variations qui sont liées à l’usage.
MS : C’est l’usage qui est déterminant alors.
PL : Mais par contre ça retombe bien sur une solive.
MS : Donc il y a deux niveaux, même plus que ça...
PL : Oui il y a plusieurs niveaux de contraintes. Parce que quand on était dans la période des années 1970
où les architectes ont travaillé sur les systèmes modulaires en pensant beaucoup préfabrication béton, la
pièce complète, ils étaient souvent sur la trame de la dimension de la pièce, 3 mètres ou 3,60m, et là des fois
les 3,60 étaient trop juste... Ce n’était pas les bons modules.
MS : Oui ça laissait peu de marge à l’adaptation au projet.
CF : Donc c’est l’usage qui réajuste à partir de cette trame établie au départ ?
PL : Oui.
MS : Est-ce que cela pourrait expliquer l’échec de l’industrialisation, du fait d’avoir été trop radical justement,
d’avoir trop figé certaines choses, et pas laissé de place à une négociation ?
PL : Et parfois au contraire, ce sont les petites trames, les petits modules, ou alors les systèmes de grandes
portées, 7,80m par exemple, où les cloisonnements peuvent varier.
MS : C’est presque du plan libre du coup, c’est tellement lâche comme trame.
PL : Ah oui j’avais un document qui était chouette, je l’ai déjà montré à Christelle il me semble, mais qui
pourrait vous intéressez, pour les trames. C’est une pub d’un système hollandais, une publicité de maisons
qui était présentée avec des images de type “bande dessinée” un peu, où on voyait les maisons qui étaient
présentées sur un système quadrillé.
[Pierre Lajus cherche le dossier dans lequel se trouve cette publicité, mais nous ne le retrouverons pas. Nous reprenons avec une
discussion informelle au sujet de l’île de La Réunion].
PL : On avait fait une balade, avec Bernard Reichen et puis l’architecte qui était leur correspondant local,
qui s’appelait Philippe Goetz. On a été au volcan ensemble et c’était une journée magnifique, formidable,
donc j’étais absolument enthousiasmé et j’ai sympathisé avec ce Philippe Goetz et il s’est révélé qu’il aimait
la randonnée aussi, donc après à chaque fois que je venais il m’organisait un truc. Après Madie est venue
une semaine où on a fait les trois cirques. Le circuit complet. Il y avait un architecte de Mayotte, qui s’appelle
Atilla Chayssal, qui était un peu sociologue aussi, qui a travaillé sur l’habitat avec Philippe Madec qui faisait
des trucs très intéressants, du bidonville amélioré.
CF : Et quand vous êtes à la Réunion, vous découvrez les maisons Tomi ? Vous les connaissiez
précédemment ?
PL : Non non, très bien.
MS : Pas grand monde ne sait à La Réunion que c’est Fabien Vienne qui aide Tomi à concevoir la seconde
génération de cases Tomi. En fait l’image c’est celle de Tom parce que c’est le constructeur local, donc il y
a un vrai travail de reconnaissance qui n’est pas encore fait sur Fabien.
PL : Oui. Déjà, il y a eu un travail du CAUE sur Bossu, qui est bien, c’est un bon architecte ! Et le fils aussi...
MS : Oui Jean-Michel.
PL : Jean-Michel. Alors chez Vienne, il y avait un gars, au moment de Villabois, qui s’appelle Catala ?

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MS : Cayla ? Oui, je les ai rencontrés.
PL : Qui est un type bien.
MS : Oui. Fabien Vienne comptait sur deux couples qui étaient les Meunier à la Réunion, et les Cayla en
métropole. Dans les deux cas, le mari est architecte, et l’épouse est architecte et parfois plutôt secrétaire-
comptable, mais tellement investies dans l’agence qu’elles en savent beaucoup sur l’histoire de l'agence, etc.
Ce sont vraiment des personnalités très intéressantes, assez fusionnelles avec Fabien et sa femme. Ils
pouvaient partir en voyage ensemble, une sorte de famille en fait.
[L’échange se poursuit à propos de la maison Saias].
PL : Je luis ai dit : “Je vais tâcher de vous trouver quelqu’un sur place, en Corse”.
CF : Donc elle vous a contacté, madame Saias ?
PL : Elle m’a contacté en me disant qu’elle ne savait pas comment s’y prendre pour arranger ces trucs. Alors
je me suis dit, il faut que je lui trouve un architecte sur place, pour s’occuper de ça, ce sont des petits travaux,
ce n’est pas énorme, mais il faut un suivi quoi. Je connaissais une architecte qui avait une maison en Corse,
Eva Samuel, une enseignante. Je ne l’ai pas trouvé mais j’ai pensé à l’architecte-conseil qui était en Haute-
Corse, alors j’ai téléphoné, j’ai réussi à l’avoir, pour savoir s’il avait repéré des types intéressants qui
pourraient faire ça, il me dit “Oh, ils sont tous mauvais” [Rires]. Et puis il me dit “Ah, il y a quelqu’un qui
pourrait nous renseigner peut-être, c’est Michèle Berger qui est présidente de la Maison de l’Architecture,
qui est au Conseil supérieur de l’Ordre des Architectes. J’ai fini par la trouver et elle me dit “ Je pars en
vacances, mais je reviens début septembre, je vous donnerai une réponse début septembre”. Et puis je
regarde son site sur internet et je vois qu’elle a fait une maison tout bois récemment, alors c’est la personne
qu'il nous faut et j’ai donné les coordonnées à Loune Saïas. Là-dessus Loune me renvoie un mail en me
disant “vous vous rappelez que je vous avais proposé de venir avec Maddie quelques jours...”. Donc j’en
parle à Maddie, Maddie me dit “Non, j’ai trop mal au dos, je n’en profiterai pas”. J’explique ça au téléphone
à Loune mais je lui dis “Moi je pourrais peut-être venir si vous voulez, au moment où vous allez avoir le
contact avec cette architecte, comme ça on fera le point ensemble”. Donc début septembre, j’y vais trois ou
quatre jours […] Ça vaut le coup parce que j’ai vu les endroits qui ont dû souffrir. [Pierre Lajus sort les plans
de la maison Saias]. Ils ont dû couvrir parce que ça avait dû s’abîmer alors c’est dommage parce que la lumière
était chouette là. Ce sont ces bouts de poutres qui dépassent, ils ne sont pas protégés... [Pierre Lajus nous
montre des photos de la maison Saias].
MS : Elles sont belles ces photos, elles datent de quand ?
PL : C’est moi qui les ai faites, j’avais un 6x6, un Yashica, la copie japonaise du Rolleiflex et qui était un très
bon appareil. Elles datent de l’année de la construction, 1983.
CF : Quand il y a des désordres qui apparaissent au niveau des menuiseries, des poutres, hier quand on est
allées à Villabois, il y a des menuiseries qui se sont plus dégradées que d'autres. Comme c’était pour
développer la filière bois, est-ce que chacun faisait appel à un fournisseur différent ?
PL : Oui.
CF : Et c’était forcément “Pin des Landes” ? C’était dans le cahier des charges ?
PL : C’était recommandé Pin des Landes, mais il y en avait qui n’était pas bien... Mon idée, si c’est détérioré,
c’est de recouper et de faire un assemblage avec des tourillons et puis après de recouvrir ça avec des bandes
alu, on va voir…

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[25 juillet 2019, au domicile de l’architecte (Mérignac),
mené et retranscrit par l’auteure et Christelle Floret]

par Manon Scotto et Christelle Floret (25/07/2019)


Pierre Lajus : […] Pour la conception des maisons, mais aussi la présentation, parce que ce sont de vraies
maisons faites pour des gens différents.
Manon Scotto : Qui s’adaptent.
PL : Oui.
MS : C’est assez ludique comme façon de présenter des plans.
PL : Ça rejoint, je ne sais plus à quel endroit je l’ai cité, une phrase de Michele De Lucchi, un designer du
groupe Memphis, qui disait à propos de l’industrie qu’elle devrait être capable de nous donner les petites
maisons aimables et joyeuses comme on les aime. C’est dans les trucs que j’ai relevés.
Christelle Floret : Oui pour les notes de lectures.
PL : Oui. Parce que c’est ma philosophie.
MS/CF : Ah on y arrive !

PL : Oui ma philosophie c’est que pour que les gens aiment l’architecture, il faut que l’architecture soit
aimable.
CF : Au sens premier du terme.
PL : Tout à fait.
MS : Ce qui n’est pas toujours évident dans le cas de l’industrialisation.
CF : Et cette amabilité, elle reposait sur quels éléments ?
MS : Sur quels critères reposerait l’amabilité d’une architecture ?
PL : Il faut qu’elle soit familière, donc il ne faut pas que la modernité soit trop étrangère.
CF : Donc il faut que ça corresponde à un registre…
PL : Accessible. C’est ça la question.
MS : C’est ce qu’on disait hier. Ça reprend le fait de “négocier”, c’est-à-dire le juste milieu entre rationalité
et sensibilité.
PL : Oui.
CF : Oui mais alors comment on fait entrer l’innovation ? Quelle place elle a dans ce cas ?
PL : Ah ben ça s’infiltre. C’est comme la création. La création c’est toujours nouveau, il y a toujours du
nouveau, c’est un processus naturel. Mais ça s’insère. Pour le coup c’est la philosophie de Francis Hallé.
MS : Donc ça s’inscrit quand même dans une lignée de tradition, même renouvelées.
PL : Oui.
CF : Et ne jamais oublier le sens, la signification. Une culture partagée. Négocier c’est dans le sens d’une
culture partagée ?
PL : Oui.

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[Nous discutons de la mémoire visuelle innée de Pierre, et auditive aussi…]
CF : Et mémoire du geste ? Je dis ça parce que vous avez un goût du dessin.
PL : Oui mais enfin je ne dessine pas pour rien. Je dessine pour quelque chose, il faut que ça serve mon
dessin. Je ne dessine pas pour dessiner.
CF : D’où le fait que vous n’ayez pas de carnets de croquis, ce n’est jamais du dessin pour le plaisir.
PL : Non. Par contre je peux noter des choses par un dessin, ça arrive. Mais il faut que ça serve, il faut un
objectif. Il y a des gens qui dessinent pour dessiner, qui aiment dessiner, et de temps en temps ça leur sert à
quelque chose. Mais moi ce n’est pas comme ça que je fonctionne.
CF : Donc c’est un outil ?
PL : Oui absolument.
MS : Est-ce qu’on parle de l’évolutivité ?
PL : Je vous écoute [Rires].
MS : Hier nous avons discuté avec Christelle par rapport à l’appel à communication dont nous vous avons
rapidement parlé hier après-midi, sur les questions d’évolutivité. Donc on s’est dit qu’on allait répondre, sur
votre production, et notamment sur cette maison [Mérignac], qui est un exemple formidable.
PL : Ah ben oui ! Elle s’est révélée évolutive. Mais elle n’avait pas été pensée…
CF/MS : Ah voilà, on voulait y venir, allez-y.
PL : C’est vrai, elle s’est révélée très évolutive.
CF : La question qu’on se posait c’est que vous utilisez la trame comme un outil, on en avait parlé une autre
fois, pour éviter la page blanche, un cadre rassurant. Mais quand vous utilisez cet outil, est-ce que déjà, mais
je pense que vous avez déjà un petit peu répondu partiellement, vous y voyez des enjeux liés à des possibilités
d’évolution ?
PL : Ce n’était pas, je n’avais pas prévu du tout. C’était pour moi, pour me cadrer, mais je n’avais pas imaginé
les évolutions de la maison. Pas du tout. On avait imaginé un changement d’affectation de l’appartement de
ma belle-mère, c’est tout. On n’avait pas envisagé du tout les extensions chez Marc, le changement de
l’agence non plus, pas du tout.
MS : Mais est-ce que vous diriez que, telle qu’est pensée cette maison, elle est quand même propice à ?
PL : Elle s’est révélée évolutive.
MS : Par ses caractéristiques ? Parce qu’elle est rationnelle, parce que son tracé est rationnel ?
PL : Oui.
MS : La structure aussi fait que ça peut bouger ?
PL : Aussi oui, c’est facile.
MS : Peut-être parce qu’elle n’est pas en dur, parce qu’avec Christelle on réfléchissait sur le fait que les
maisons en dur sont beaucoup plus figées, et donc ici, même si vous n’aviez pas pensé ça au départ…
PL : Il y a plusieurs choses. Il y a le fait qu’elle n’est pas en dur. Qu’il y a un système, donc une trame, une
logique, et qu’il y a un système directeur qui fait que si on suit cette direction, c’est cohérent, et donc c’est
convenable.
MS : Et après ça pose la question de : une fois que le travail de l’architecte a eu lieu, conception-réalisation,
la maison peut évoluer sans architecte.

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PL : Oui dans ce cas-là, ça s’est produit au Hameau de Noailles justement. Au Hameau de Noailles, j’étais
satisfait de voir qu’il y avait des extensions qui ont repris strictement le vocabulaire du Hameau de Noailles,
qui ont été faites avec des murs blancs et des poutraisons apparentes brunes, comme était fait le Hameau,
sans intervention d’architecte.
CF : Et là, selon vous, au Hameau de Noailles, qu’est-ce qui a permis justement ces extensions, ces
modifications ?
PL : Qu’il y avait un milieu culturel, prêt à comprendre cette architecture-là. C’était un milieu d’enseignants
en majorité. Donc ils étaient du même milieu que les architectes.
CF : Mais c’était induit quand même par le mode constructif, par la proposition architecturale ?
PL : Oui mais ça a été possible parce qu’il y avait cette unité de milieu social des créateurs et des occupants.

MS : Donc il y a une grande part des usagers dans cette évolutivité de l’architecture, c’est-à-dire qu’ils ont
un rôle déterminant à jouer eux-aussi ?
PL : Oui ils ont un rôle déterminant, et s’ils ne sont pas accordés, ils ne le font pas de la même façon. Ils
détruisent l’œuvre au lieu de la prolonger.
MS : Ils ne prennent pas le soin de rentrer dans la logique initiale, ou moins.
CF : Oui ou de la percevoir et de la comprendre.
MS : C’est la maison Treptow aussi, je viens de me rappeler, qui a rajouté une travée qui, à première vue,
donne l’impression qu’elle est comme ça depuis l’origine.
PL : Je ne l’ai pas vue. On m’a dit que c’était très bien fait.
MS/CF : Oui c’est l’intervention d’un architecte.
PL : C’est un architecte allemand. Enfin c’étaient des Allemands les gens qui ont acheté.
CF : Les propriétaires actuels, qui ont acheté maintenant, ce sont des Bordelais, mais l’extension c’est un
architecte… je pense du bassin ou de la région.
PL : Ce n’est pas un Allemand ? Parce que moi je l’ai vue en chantier, mais je ne l’ai pas vue finie. Mais en
chantier c’était impeccable.
CF : Oui, comme dit Manon c’est illisible on ne peut pas le repérer. Il y a une travée supplémentaire, il y a
l’aménagement…
PL : Il y avait la piscine qui était liée par derrière par des caillebottis, et c’était bien fait.
CF : Des garde-corps à l’arrière, et puis l’aménagement du bas, qui n’existait pas puisque c’était sur pilotis.
PL : Oui c’était creux sous la dune.
CF : Donc il y a une cohérence de l’ensemble et c’est très bien réussi.
PL : Faudrait que j’aille la voir.
MS : Si je retrouve des photos je vous les envoie aussi si vous voulez. D’accord, donc il y a plusieurs cas
de figures, il y a le cas où vous-même vous pouvez réintervenir sur l’architecture initiale, le cas où c’est un
autre architecte qui intervient sur votre projet, et le cas où ce sont les habitants eux-mêmes, qui auto-
construisent une extension ? Parce qu’ici, c’est Pierre Lajus qui réintervient sur du Pierre Lajus, dans le cas
de la maison Treptow dont nous venons de parler c’est un autre architecte qui intervient, et qui, à la limite,
a les codes, on peut penser qu’il a la sensibilité et la connaissance pour intervenir, et je cherche un cas où ce
sont les habitants eux-mêmes qui ont fabriqué une petite extension par leurs propres moyens.

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PL : Il y en a au Hameau de Noailles en tout cas.
CF : Et dans les rendez-vous que j’ai fait je vais en trouver. Dans la maison T+ les nouveaux propriétaires
ont fermé les mezzanines pour faire des chambres.
PL : C’est le premier propriétaire qui a fait le bureau dans la partie qui était restée ouverte au début, c’est
Valès ?
CF : Et les seconds propriétaires ont transformé, c’est une intervention moindre, les mezzanines en
chambres, en espaces plus intimes.
PL : Oui c’était tout ouvert.
CF : Je regarderai mieux, mais on a tous les cas de figure.
MS : Parce qu’on a aussi Anfray, où c’est vous qui intervenez au fur et à mesure sur l’architecture.
CF : Tropis aussi.
MS : Et pour Hollier, elle a rajouté une terrasse qui s’avance, qui a fait ça ?
CF : Elle a fait appel à un architecte.
MS : Après on avait des questions sur le terme “évolutive”
CF : Parce que c’est vrai que vous nous disiez qu’au départ ce n’était pas du tout prévu, le système s’est
avéré, ces choix constructifs, l’usage de la trame, etc., se sont avérés, ont permis l’évolutivité, mais est-ce
que pour vous, cette question de l’évolutivité des réalisations est une question qui apparait à ce moment-là ?
Ou c’étaient des choses que vous aviez quand même déjà en tête avec la Girolle ?
PL : Ah oui c’est un truc que j’avais en tête, c’est un plus. Mais dans le cas ça n’a pas été voulu.
MS : Donc c’est presque inconscient, ça s’est révélé possible finalement ?
PL : Oui.
CF : Mais quand vous concevez la Girolle, est-ce que la composante évolutivité est déjà dans les intentions
de départ ?
PL : Ah oui !
CF : Donc dans les années 60, la question de l’évolutivité était une question accessoire, majeure ?
PL : C’était accessoire. Parce qu’on n’avait pas trop de notions de ce qui pouvait être modifié, c’était l’idée
que ça devait être évolutif, sans qu’on ne sache pourquoi ça devait évoluer. C’est après quand même, quand
j’ai connu les enseignements de Monique Eleb qu’il y a eu sur l’évolution de la famille, les besoins
d’autonomie, les changements dans les modes de travail, le travail à domicile, etc. C’est ça, que l’évolutivité
permettait ça. Donc c’est plus tard.
CF : Donc ça veut dire que dans le milieu des années 60, pour vous évolutivité ça se réfère à quoi ?
PL : Ce n’était pas tellement motivé. C’était une idée d’une capacité, d’un plus mais sans motivation précise.
C’était un trait de modernité. C’était plutôt ça qui aurait été notre motivation. Ça faisait partie de la
modernité. Par rapport à la tradition qui était statique. Oui c’était ça.
CF : Mais, ça veut dire évolutivité dans le sens flexibilité ?
PL : Oui, flexibilité.
CF : Parce que derrière ce terme d’évolutivité, il y a beaucoup de choses, et aujourd’hui encore … Parce
qu’on regardait dans des articles des années 40, le premier que j’avais trouvé c’était les années 50, et après

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on est sur les pièces qui changent de place, les fonctions qui se changent, mais au sein d’une même
enveloppe.
PL : Ça c’est la flexibilité.
CF : Mais quand même la Girolle elle va un peu plus loin.
PL : Alors sur ces notions-là, avant Monique Eleb, que j’ai connu au moment du rapport en fait, donc 1996
[nda : LAJUS, Pierre, RAGOT, Gilles, L’architecture absente de la maison individuelle], j’ai connu le travail d’un
architecte qui s’appelait Chenieux, qui travaillait pour l’Union des HLM et dont j’ai gardé quelques trucs. Il
y a eu un moment de grande effervescence intellectuelle dans le milieu de l’Union des HLM, et j’ai gardé
une revue qui est là, qui était la revue des CIL [Pierre Lajus cherche dans sa bibliothèque]. Alors voilà moi mes
croquis, quand je vois des choses intéressantes, je le note [Rires].
MS : Avec les dimensions systématiquement ?
PL : Oui [Rires].
MS : Donc c’est à une fin utilitaire ?
PL : Oui. Je ne sais pas où est cette revue, c’était des études de flexibilité, que faisait cet architecte nommé
Jacques Chenieux, qui était enseignant à UP6, et qui travaillait pour l’Union des HLM, qui m’avait fait
vraiment réfléchir. Et puis il y a eu aussi un truc que j’ai perdu, un document fait par Jean Dubuisson, avant
le conseil de l’Europe, il y a eu la communauté européenne charbon-acier. Et alors pour ces cas, il y a eu un
concours sur les idées nouvelles de l’habitat, et il avait fait une réflexion justement sur l’évolution de la
famille et les évolutions du logement à travers les changements de la famille. Et il y avait un document que
j’ai perdu, qui était très bien.
MS : Qui était produit dans quelles années ?
PL : Dans les années 60.
MS : Donc vous différenciez flexibilité et évolutivité ? Flexibilité serait plutôt interne à la maison, tandis que
l’évolution serait plutôt les annexes.
PL : Oui c’est ça.
MS : Et la question de l’évolutivité à propos de la Girolle, vous venez de dire que lorsque c’est en dur, ce
n’est pas forcément facilement propice à l’évolutivité. Dans le cas de la Girolle, on a deux murs maçonnés,
est ce qu’à ce moment-là c’est un critère plutôt bloquant de l’évolutivité ou non ?
PL : Non, c’est une contrainte, ça gênait un peu mais ça n’empêchait pas d’ajouter des travées
supplémentaires. Mais la contrainte c’était de rester dans la largeur des neuf mètres.
CF : Oui l’évolutivité est assez contrainte, c’est que dans un sens, alors qu’il y a d’autres maisons, Tropis,
Anfray, la maison T+ elle rayonne aussi.
MS : Après il y a aussi la question de la toiture. La toiture à deux pentes permet moins facilement le
développement à la verticale, chose qui ici est très bien fait pour rajouter des volumes.
PL : Oui tout à fait.
MS : Je vous dis ça parce que notamment sur EXN, elles sont assez évolutives sur les côtés latéraux, mais
vu qu’il y a des pentes très prononcées de toitures.
PL : Oui c’est difficile à surélever.
MS : Tout à fait. Par contre les combles sont très aménagés, ce sont des espaces de vie à part entière. Mais
donc la toiture à pente est un vrai sujet.

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CF : D’ailleurs, pour continuer là-dessus, souvent vous avez, par rapport à cette question du toit qui présente
une certaine rigidité à l’évolution, dans de nombreuses maisons, et assez tôt, il y a toujours des passerelles…
PL : Oui on a cherché à utiliser…
CF : Voilà à utiliser le maximum le volume de la maison, et souvent ces combles sont, pas forcément
aménagés, mais sont …
PL : Accessibles.
CF : Accessibles, et avec une possibilité. Donc ça c’était vraiment une idée qui était déjà là. Je pense à
Cazenave.
PL : Cazenave c’est une passerelle pour faire une sorte de dortoir.
CF : Et qui peut être utilisée en fonction des besoins de la famille. Et dans la maison pour le constructeur
Desse aussi, c’est la même idée ?
PL : Oui oui.

MS : Mais finalement ici, on en discutait hier, c’est le prototype un peu parfait de l’évolutivité d’une maison,
puisque surélévation, sur les côtés. Il me semble que vous nous aviez expliqué que vous aviez fait appel aux
matériaux de Leroy Merlin, donc on se disait c’est l’exemple maximal parce que dans le temps on est quand
même très éloignés de l’année de construction initiale, et que pourtant ça marche. Donc c’est vraiment dans
l’espace, et dans le temps.
PL : Oui.
CF : Je voulais vous poser une dernière question par rapport à la trame. Si on prend par exemple la maison
Martineau, qui est l’antithèse de la flexibilité [Rires], c’est une maison pour laquelle, dans le processus de
conception, vous utilisez un plan tramé ? Est-ce que vous pouvez nous donner des exemples de maisons
qui ne sont pas du tout dans des intentions d’évolution, qui sont maçonnées, plutôt fermées, et pour
lesquelles vous avez quand même utilisé cet outil de conception qu’est la trame ?
PL : Martineau il y a quand même une charpente, qui est tramée, qui a une trame, donc après il y a des
divisions qui peuvent être en correspondance avec ça oui.
CF : Parce que je prends le problème à l’envers, c’est-à-dire, là on présentait la chose selon laquelle
finalement la trame était un outil qui permettait l’évolutivité. Mais, on voudrait des contre-exemples où la
trame est utilisée, et pour autant la maison ne permettra pas ces évolutions.
PL : Qu’est-ce qui pourrait faire contre-exemple…
CF : Et qui appuierait l’hypothèse qu’au départ, vous utilisez la trame mais vraiment comme outil
professionnel, sans percevoir les enjeux autres, qui se révèlent au fur et à mesure.
PL : Je ne vois pas trop là.
MS : En tout cas cela signifierait que la trame est le plus souvent associée à des objets architecturaux
évolutifs, qui implantent une logique.
PL : Oui oui oui.
MS : Est-ce que vous mobilisez la trame à toutes les phases de la conception, c’est-à-dire aussi bien la
première esquisse, est-ce que vous avez le réflexe de dessiner un canevas sur lequel vous placez les éléments ?
PL : Oui !
MS : Est-ce qu’elle vous suit jusqu’au détail comme on a vu dans le petit dossier, qui finit par être
extrêmement précise ?

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PL : Oui, je crois.
MS : C’est plutôt un réflexe naturel ?
PL : Pour moi oui.
CF : Là j’ai pris le book de l’agence, parce que ce serait intéressant de trouver un contre-exemple avant 1974
où justement c’est votre maison qui révèle ce possible. Les Sablons. Bien sûr les Sablons il n’y a pas d’images.
Est-ce que c’est…
PL : Ben c’était un système d’assemblage, mais on ne peut pas dire que c’était évolutif non.
CF : Et dans le processus de conception, la trame est présente dans ce…
PL : Ah oui ! Mais c’est au niveau de la pièce. Ce sont les pièces qui sont dimensionnées.
CF : Donc on est plus sur le module d’assemblage.
PL : Oui c’est autre chose.
CF : Tropis. Elle a été étendue. Pompignac, c’est Pistre. Et Salier il travaillait comment dans son processus
de conception lui ?
PL : Il dessinait, il se débrouillait, puis ça évoluait.
MS : Salier dessinait plus pour dessiner, donc il était peut-être moins productif que vous. Il y avait plus de
production, mais pour après faire une sélection, si j’ai bien compris.
PL : Ce n’est pas pareil. Il se faisait des petites perspectives intérieures, il voyait bien les volumes.
CF : Parce que vous, vous ne séparez pas conception et réalisation finalement.
PL : C’est très lié.
CF : Alors que Salier est-ce qu’on peut dire que ce qui lui importait c’était ce premier moment, et qu’après
on voit comment on s’en sort. Donc ce n’est pas tout à fait le même raisonnement.
PL : Oui.
MS : Et vous commencez par le plan, toujours. Vous ne commencez pas par une façade d’abord ?
PL : Ah non une façade non. Une façade c’est toujours la résultante de ce qui se passe à l’intérieur.
MS : Est-ce qu’on ne s’appuierait pas du coup sur les photos et les ouvrage maintenant ? Les Case Study
Houses, Prouvé, etc. ? Christelle a fait une petite sélection d’ouvrages dans lesquels on retrouve différentes
architectures auxquelles vous êtes sensible, et essayer de parcourir avec vous ces images pour voir lesquelles
vous interpelle le plus, pour quelles raisons, etc. ? Est-ce que ce sont des choses que vous regardez au
moment où vous concevez vos propres projets, ou plutôt des choses avec lesquelles vous faites aujourd’hui
des liens, avec le recul.
PL : En fait on a découvert des maisons de ce programme, sans savoir, sans être au courant du programme
de recherche. L’Architecture d’Aujourd’hui n’en a pas parlé, ils ont présenté des maisons de Neutra, des maisons
de Koenig, c’est après que j’ai su que cela faisait partie d’un programme et que c’était Entenza, etc.
MS : Donc qu’il y avait un but bien précis derrière tout ça.
PL : Oui. Mais au moment où on les a découvertes dans les revues, on ne savait pas que cela faisait partie
de ce programme.
CF : Et quand vous les découvrez, en quoi elles vous séduisent, comment vous les récupérez entre
guillemets ? J’ai repéré Elwood, Neutra, Koenig.
PL : Koenig c’est les codes à l’état pur là [Rires].

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CF : C’est vrai que j’ai l’impression que ça fait quand même basculer – là je parle de Salier – d’une production
qui était très corbuséenne si on peut dire, très années 50, sur des références autres.
PL : Oui c’est la Californie.
CF : Donc vous laissez tomber Le Corbusier.
PL : Ben oui parce notre objectif c’était le Cap-Ferret, enfin notre terrain plutôt. C’était plus près du Cap-
Ferret que Corbu.
CF : Oui des maisons ouvertes sur la nature. Et vous étudiez quand même les plans, les systèmes
constructifs.
PL : Oui on cherchait Bauhaus is a constructive [?] mais on n’arrivait à très bien comprendre comment c’était
fait [Rires].
MS : Il faut dire qu’il n’y avait pas tellement de détails dans les revues, c’était plutôt catalogue.
PL : Oui c’était mince comme tout. C’est tout ce qu’on voyait, ce n’était presque rien. On essayait de faire
pareil mais sans savoir. Donc on a fait des toits à zéro pourcent [Rires].
MS : L’abandon du toit.
PL : Le dessin du jardin en même temps que le dessin de la maison.
CF : Les plans en L.
PL : Oui.
CF : Les patios ouverts.
PL : Oui puis les prolongements des dallages, même quand il n’y avait pas de piscine il y avait des
aménagements de jardin qu’on dessinait. Les plans en L c’est un type de plans qui marchait très bien.
CF : Avec les dallages il y a même les caillebottis de la porte qui sont l’ombre des poutraisons.
PL : Et il y avait Craig Elwood, qui n’était pas très connu, et qui était particulièrement élégant, avec des
choses très très fines.
CF : Voilà celle-ci aussi je l’avais noté parce que ce couloir traversant c’est un peu comme la Tropis.
PL : Oui, il y a eu une maison, je l’ai feuilleté hier soir ce bouquin, il y a une maison qui a des petites voutes
comme Tropis, je ne sais pas laquelle c’est. Il y a des petites voutes partielles, ce n’est pas sur toute la maison,
elle fait partie de celle que vous avez coché. Il y a une photo d’intérieur où l’on voit…
CF : Oui ça me dit quelque chose, mais c’est très sensible, ce n’est pas très marqué. Celle-là ?
PL : Oui c’est ça ! Et c’est venu de là, la Tropis. Tout à fait.
CF : On voit bien la succession. Et ça c’était une maison de Santa Rose Avenue, Straub-Hensman.
PL : Inconnu… Voilà c’était collé sur les poutres. Au fond ce sont des maisons caravanes un peu, comme
technique de construction je pense qu’il y a beaucoup de stuc, de trucs très légers quoi. Parce qu’en fait on
a fait du Corbu’ sans faire de béton, avec des briques enduites, on ne faisait pas de béton, ça ressemblait à
du Corbu’ mais en briques. Et là on a fait les maisons qui ressemblaient à du Neutra, en pin des Landes
[Rires].
MS : Donc réinterprétation des matériaux.
PL : Oui, mais c’est vrai.
CF : Oui parce que ces petites voûtes à Tropis.

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PL : Elles sont en contreplaqué, elles sont faites comme les portes isoplanes, mais courbes. C’est-à-dire qu’il
y a une ossature cintrée avec des câbles.
CF : Ah c’est une ossature cintrée ?
PL : Enfin il y a un contreplaqué, et des cales qui calent ça. [Le téléphone sonne, Pierre Lajus décroche, répond non,
et raccroche] Des maisons à un euro… Isolation à un euro [Rires].
MS : Juste à vous !
CF : On parlait d’extension justement.
MS : Ces références c’est à travers les revues, les revues américaines ?
PL : Oui uniquement.
MS : Uniquement et donc comme vous le disiez très bien ce sont des images.
PL : C’est par les images, et même donc on ne connaissait pas même le programme.
CF : Et ce que vous dites par rapport aux briques, c’est que finalement vous avez cette image, ce produit
un peu idéal fini, et après vous vous débrouillez un peu…
PL : On bricole, localement.
CF : Avec l’aide de Guirmand qui vous dit “On peut faire ceci cela”.
PL : Oui avec les maçons du coin. Et alors là on a eu de très bons maçons, il y avait un monsieur Brunello
qui était devenu le champion du caillou lavé, donc on a fait du caillou lavé partout.
MS : Et donc quand vous vous rendez compte que des équipes de maçons, notamment, sont bons, vous
les gardez pendant longtemps ?
PL : Oui on avait des filiales ! Et puis justement l’agence Salier c’était très convivial, il y avait les péages à
boire quand l’entrepreneur passait, c’était sans arrêt des occasions de boire un coup.
MS : C’était familial ?
PL : Oui, il y a des entrepreneurs qui étaient très liés, donc c’est pour ça qu’on s’échangeait bien les tours
de main quoi.
MS : Et vous ne pensez pas que c’est lié du coup à une réussite de la production d’une agence, ce lien très
fort avec des entrepreneurs ?
PL : Bien sûr que si !
MS : Là au moins vous installez des habitudes de réalisation, ils savent comment vous fonctionnez.
PL : Oui et puis c’était des supporters en plus, par rapport aux clients, ils disaient “Eux c’est les meilleurs”
[Rires].
MS : Donc un vrai lien.
PL : Oui c’est vrai !
MS : C’est important parce que c’est lorsque les architectes n’ont pas établi un lien fort avec un même
entrepreneur que… Et puis l’entrepreneur ne s’y retrouve pas.
PL : Voilà, c’est à partir de photos comme ça, sans rien savoir de plus.
MS : Donc vous adaptez le mode constructif selon ce que vous imaginez, pour reproduire une image.
PL : Oui.

709
MS : Alors peut-être que pour Jean Prouvé, je me demande, ou on se demande si vous connaissez-déjà sa
production, et la personne ?
PL : On l’a connu plus tard.
MS : Bien plus tard, mais est-ce que sa production elle aussi vous inspire ?
PL : Oui, Courtois a monté une école Prouvé à Pessac, donc on a manipulé un peu.
MS : C’est là où je voulais en venir. Là il y a plus une conscience de comment c’est construit.
PL : Oui on a vu de près. C’est une école à la Médoquine, que Courtois a faite avec des éléments Prouvé.
MS/CF : On ne savait pas.
PL : Je pense qu’elle existe toujours.
MS : Est-ce que vous aviez connaissance sinon de carnets de croquis ou de détails techniques, ou d’autres
choses qui ne seraient pas cette expérience par Courtois ?
PL : Non pas à ce moment-là. Après j’ai eu un copain qui m’a passé ça, les cours du CNAM, qui ont été
plus tard, avec tous les crobars. C’est à l’époque du Ministère que j’ai eu ça.
MS : Oui donc c’est bien plus tardif.
PL : Oui, les années 80.
CF : Je reviens à cette école avec Courtois, pourquoi il se lance dans cette école-là, il a envie de quoi ?
D’expérimenter, de tester ?
PL : Oui je crois.
CF : De se mettre un peu à l’épreuve, et d’en faire aussi un projet où vous en discutez en équipe ?
PL : Oui, pour expérimenter le système.
CF : Et ça c’est à quelle période ?
PL : C’est dans les années 60.
MS : Donc pour vous la référence à Prouvé c’est uniquement par l’expérience de Courtois sur cette école,
vous ne mobilisez pas… Ou comme les Case Study Houses vous voyez la production Prouvé dans les revues ?
Pour essayer de comprendre, dans le cas des Case Study Houses vous mobilisez les images, j’aurais voulu
comprendre si pour Prouvé c’est le détail d’assemblage technique ou si c’est encore des images que vous
mobilisez.
PL : Ben c’est pareil, ce sont encore des images. Mais on a eu l’occasion de l’approcher de plus près avec ce
projet. Il y a eu les panneaux de façades de la caserne des pompiers, et puis après c’était cette école.
CF : Et Fria ?
PL : Pour moi Fria aussi. Et à Fria il y a une maison coloniale qu’on a monté et qui était très intéressante,
tous les éléments étaient vachement astucieux.
CF : Qui avait été conçue par Prouvé ?
PL : Par Prouvé oui, c’est une maison complète. Et en particulier ce qui m’avait bluffé c’était les persiennes,
et il y avait des volets coulissants persiennes, et en réalité c’était une tôle ondulée [Pierre Lajus dessine] qui
avait été ajourée à ces endroits-là avant d’être pliée. Et ça faisait une persienne [Rires].
CF : Parce que les ouvertures étaient produites par le pli ?
MS : C’était avant même d’être pliée.

710
PL : Avant d’être pliée, c’était une bande qui avait des trous comme ça, et qui était pliée à ces endroits-là, et
ça donnait une persienne. Ça moi ça m’a absolument ébloui.
CF : D’accord, le détournement.
PL : Oui c’est un détournement, c’est de la gymnastique de pensée. C’est vraiment un créateur quoi, c’est
un vrai inventeur.
MS : Il exploitait le maximum de la machine.
PL : Oui c’est vraiment une imagination d’inventeur. Moi j’ai une admiration profonde en général pour les
architectes qui maitrisent les ingénieurs [Rires], parce que les ingénieurs c’est des gens intelligents quoi, et ça
c’est génial !
CF : Et ça crée un objet nouveau.
PL : Oui.
CF : Qui n’en est pas forcément un d’ailleurs, mais qui détournent.
MS : C’est ce qui est intéressant chez Prouvé, qu’il ait les deux casquettes.
PL : Oui puis il y avait des volets qui coulissaient comme ça, en allège, qui montaient comme les trucs de
trains, comme autrefois.
CF : En Angleterre ils ont des fenêtres aussi comme ça, avec des encoches. Et je pense au Salon des Arts
Ménagers, quand la maison SAMA est présentée à Paris, est-ce qu’il y a des maisons de Prouvé qui sont
présentées ?
PL : Oui, je ne sais plus laquelle c’était, mais oui.
CF : Parce que la maison SAMA c’est 1964.
PL : Moi j’ai vu à Paris la maison coloniale, c’était avec Charlotte Perriand.
MS : Vous parlez de la maison tropicale ou d’une autre ?
PL : La maison tropicale.
CF : Oui c’est après oui.
MS : Sinon il y a celle-ci, mais plus tôt. Elle est présentée au SAM mais en 1958, c’est la maison Saharienne
avec la courbure, mais c’est autre chose.
PL : À l’intérieur il y avait un bloc, c’est intéressant.
MS : Après comme personnage il y avait Edmond Lay.
PL : Oui ! [Pierre Lajus va chercher le travail d’une étudiante qui a fait son mémoire sur Edmond Lay] Elle s’interrogeait
sur les raisons, pourquoi cet architecte de province a-t-il remporté le grand prix d’architecture en 1984. C’est
le premier architecte de province à remporter ce grand prix, jusque-là ça avait été remporté par des Parisiens.
CF : C’est le premier ? C’est intéressant, dans le symbole.
PL : Donc elle a rencontré différentes personnes, et elle a eu quelques explications là-dessus, et le fait que
Pierre Lajus ait été Directeur Adjoint à l’Architecture à ce moment-là n’est pas totalement étranger [Rires].
CF : Vous avez joué…
PL : Absolument, ouvertement [Rires]. Tout à fait, j’ai plaidé en sa faveur.
CF : Et alors, pour continuer sur Edmond Lay, comment vous le rencontrez ?
PL : C’est à la faveur de Mai 1968.

711
CF : Parce qu’Edmond Lay n’a jamais enseigné à Bordeaux.
PL : Non, on l’a proposé mais il n’a pas été retenu. Il est venu spontanément pendant qu’il y avait des
discussions à l’école, donc un jour il a débarqué, il y a eu lui qui venait des Pyrénées, et un type qui s’appelait
Bernard Trey qui également avait été aux Etats-Unis, qui était à Pau, qui n’était pas loin. Ils sont venus
participer aux débats, puis là-dessus on s’est un peu renseigné et on a eu des images de la résidence Le
Navarre qu’il était en train de construire, et qui était tout à fait extraordinaire, qui était un truc vraiment très
chouette. On a dit il faut aller voir ça. Donc dans la période de Mai 68, à Pentecôte je crois, on est descendus
à quelques-uns, voir ça à Tarbes, et puis on a été chez lui, il était en train de construire sa maison à Barbazan-
Debat à côté de Tarbes. Et c’est là qu’est née l’idée … Parce qu’on avait vu qu’il la construisait lui-même, il
avait la bétonnière, il faisait … C’est de là qu’est née l’idée de faire une espèce de camp d’été, où on lui
donnerait un coup de main, où les étudiants verraient ce que c’est que du béton et de la charpente, et puis
qu’en même temps on mettrait noir sur blanc les trucs dont on avait débattu, ce qu’on a appelé les
propositions de Tarbes, et ça s’est réalisé cette histoire. En fait il n’a pas participé aux discussions, aux
propositions de Tarbes tellement, mais il a hébergé cette espèce d’université d’été, et on a eu la découverte
d’une façon de travailler complètement différente de celle qu’on connaissait à l’agence où notre objectif
nous c’était de produire des dossiers de plans qui seraient indiscutables pour les entrepreneurs. Tandis que
lui il avait sa vision, puis il faisait des dessins au fur et à mesure, et sa vision évoluait, il changeait des trucs
en cours de route. Alors on lui disait là-haut, comment ça va être ? Il répondait je ne sais pas encore [Rires].
CF : Ça c’est pour sa maison.
PL : Oui mais il était un peu comme ça, toujours.
CF : Mais est-ce que pour le Navarre par exemple, ça lui arrivait de changer en cours de route ? C’est plus
compliqué…
PL : Oui. Mais enfin pour le Navarre ce qu’il nous a soufflé c’est qu’il y avait sa mère qui habitait un des
appartements avec des meubles de campagne, ça marchait formidablement. C’étaient des duplex, avec un
décalage par demi-niveaux, donc c’était des appartements traversants, décalés en demi-niveaux. Mais il y
avait ça comme volume [Pierre Lajus dessine en même temps]. Il y avait des endroits du séjour, en partie, où le
volume montait. Il y avait une ambiance formidable, une ambiance de ferme.
MS : De par la hauteur notamment ?
PL : Oui, puis par les matériaux, parce que tout était en chêne, des menuiseries épaisses, costauds, massives.
Formidable. J’ai fait une découverte formidable.
MS : Et quand vous le rencontrez, il est plus vieux ?
PL : Non on a exactement le même âge. Mais lui il a l’air d’un vieillard maintenant parce qu’il a un AVC, à
la suite du drame de Barbotan où il y a eu un incendie sur le chantier, provoqué par des étancheurs qui ont
fait flamber les cloisons intérieures, où des gens ont été asphyxiés, alors qu’il n’avait pas la direction du
chantier il a été condamné sévèrement. C’était dramatique […] C’est un type qui a été démoli
complètement… Il a récupéré parce qu’il était hémiplégique, il était vraiment tout un côté paralysé et il avait
perdu la parole. Donc il a récupéré, il parle, un peu gêné mais pas trop, il a bien récupéré, la jambe qui traine
un peu, mais ce qui me frappe moi le plus, c’est qu’il a complètement changé de caractère. C’était un type
un peu bourru, mais assez ardent, et là il est tout gentil. Il est amorti. Voilà la découverte d’Edmond Lay.
CF : On voulait aussi parler avec vous de la production de Frank Lloyd Wright.
PL : Ah oui ! Parce que je ne connaissais pas du tout et j’avais un a priori plutôt défavorable. C’est-à-dire
que j’en connaissais les aspects négatifs, c’est-à-dire les dérives du côté de Bruce Goff, vous voyez. Goff
c’était un héritier de Wright, une espèce de maniérisme, de géométrie systématique, je n’avais aucune idée

712
de la plastique volumétrique de Wright, et ça je l’ai découvert très tard. Donc je me suis informé un peu sur
les maisons, j’ai découvert ça très tard, dans les années 90.
MS : Donc au moment où vous concevez des maisons où il y a un fort rapport à la nature, où la cheminée
est omniprésente, etc., il n’y a pas de référence ?
PL : Ce n’était pas lié du tout à Wright.
CF : Et vous dans le travail d’Edmond Lay vous reconnaissiez cet héritage de Frank Lloyd Wright ?
PL : Ah oui ! Justement c’est ce qui est très savoureux, parce que pour moi c’est profondément bigourdan,
c’est vraiment très local quoi, ce sont des matériaux de là, et on est toujours dans une ferme quoi. Par contre
le vocabulaire est ‘wrightien’ à cent-pour-cent c’est-à-dire qu’il ne fait jamais une vitre droite, c’est toujours
incliné [Rires]. Il est complètement imprégné de ça et il en joue magnifiquement, avec une aisance formidable.
C’est très chouette. Et avec tous les défauts d’exécution que cela suppose, chez lui il y avait des gouttières
partout, à l’Institut des Travailleurs Sociaux [Bordeaux] il y a eu des gamelles posées dans tous les couloirs,
ça pissait de la flotte dans tous les coins. Ils l’ont bien entretenu maintenant c’est bien, c’est en bon état. Et
on a vu, pendant la visite qu’on a faite avec les gens des circuits de l’architecture de Toulouse, l’association
Parcours d’Architecture l’année dernière, on a vu un institut universitaire qu’il a construit à Tarbes, que je ne
connaissais pas, qui a été bien entretenu, et qui est très beau. C’est un vocabulaire particulier quoi.
CF : Et la Caisse d’Épargne de Bordeaux ?
PL : Il faut voir l’intérieur là. Alors moi je n’aime pas trop…
CF : Mais au moment où elle est sortie de terre ? Parce qu’on avait vraiment l’impression qu’elle surgissait.
PL : Moi je n’aime pas trop ces cailloux jaunes. Madie les trouve mieux que le Guggenheim de New-York
[Rires]. Elle préfère les cailloux. Moi je ne les aime pas trop, mais par contre le volume intérieur de la Caisse
d’Épargne c’est un truc extraordinaire. C’est riche.
CF : Donc là vous expliquez qu’Edmond Lay joue un peu avec cette formation, cette imprégnation de
Wright, en l’associant à un territoire, qui est celui du Piémont Pyrénéen, et vous ? Est-ce que vous avez une
imprégnation instinctive de choses ? Vous avez l’impression de fonctionner de la même façon ou …
PL : Moi c’est plus varié peut-être, mais enfin je suis d’ici, du Sud-Ouest. Moi j’ai passé toutes les vacances
d’enfance dans le Gers, la famille de mon père c’est le Gers, c’est le Condom, Eauze, ce secteur-là. C’est ça
mes paysages familiers. Donc je ne suis pas Bassin d’Arcachon tellement, comme certains Bordelais. Moi
mes paysages familiers c’est cette espèce de Toscane du Gers, et puis la montagne. Parce que c’est devenu
mon paysage.
MS : Donc plutôt des paysages, que des figures architecturales, votre imprégnation ?
PL : Ah oui oui ! Non je n’ai pas de figure architecturale particulière.
MS/CF : Tandis qu’Edmond Lay c’est Wright.
MS : Et il mobilise des éléments à travers Wright.
CF : Il y a un souvenir graphique.
PL : Complètement.
MS : Tandis que vous c’est plutôt l’univers d’un territoire, ses caractéristiques.
PL : Oui. Et je disais que, moi c’est toujours le trépied : le paysage, le client et le programme, mais c’est le
paysage, le site qui est en premier pour moi.
MS : Pour concevoir un projet c’est la première source, faire parler ce territoire ?

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PL : Oui.
MS : Avec Christelle on se demandait le lien, toujours en rapport avec les images que vous voyez, avec
Roland Schweitzer, Renzo Piano, ou c’est plus tard et ce sont les ouvrages ? Parce que parfois vous citez les
ouvrages comme références, et parfois les images.
PL : Roland Schweitzer c’est un confrère, lui c’est un moderne alsacien pur et dur, qui n’a pas dévié de la
ligne qu’il s’est fixé à vingt ans, avec une rigueur parfaite, donc impeccable. Ce n’est pas un modèle pour
moi, parce que justement il est trop sectaire de mon point de vue. Mais par contre c’est quelqu’un qui m’a
fait découvrir ce qu’il appelle les architectures de tradition. Il a une connaissance des architectures de bois
en particulier absolument formidable. Il a une photothèque qui est un trésor de l’humanité.
MS : Qu’il a accumulé au fil des années.
PL : Qu’il a accumulé, et c’est lui qui a fourni la plupart des images de l’exposition sur le bois de Pompidou.
Et alors sur le Japon en particulier il a un stock de photos magnifiques.
MS : Il s’y rendait fréquemment ?
PL : Il y a été plusieurs fois.
CF : Et il dessine.
PL : Ah oui oui, c’est un type sensible hein. Mais pour lui il y a une continuité dans l’enseignement qu’il a
reçu avec son travail. Il a eu de bons maîtres, il a été l’élève de Perret, moi je n’ai pas été…
CF : Donc il y a une vraie inscription.
PL : Ah oui oui, il est dans une continuité absolue avec tout ça.
MS : Tandis que vous, vous ne vous définiriez pas tellement en continuité alors ?
PL : Non parce que je n’ai pas les mêmes certitudes que lui. Moi je suis plein d’incertitudes.
MS : Ce qui amène peut-être un parcours plus riche, en tout cas plus variable ?
PL : Oui. C’est-à-dire, j’avais des certitudes, mais qui reposaient sur un idéalisme excessif. Voilà la maison
de Prouvé dont on parlait [Pierre Lajus nous montre une photo dans un ouvrage sur Jean Prouvé].
CF : Qui était sur les quais. Mais 1956, ça c’est les Jours Meilleurs.
MS : Oui ce n’est pas la Tropicale, c’est pour l’Abbé Pierre.
PL : Oui.
CF : Oui vous, vous piochez. Vos incertitudes vous font piocher.
PL : Oui parce que j’ai des interrogations.
CF : Et donc Schweitzer vous le rencontrez pour 1979 ?
PL : Ce sont les équipes des REX du Plan Construction qui me l’ont fait connaitre. Et on s’est vraiment liés
d’amitié et il y a eu le groupe AVEC. Mais je ne le prends pas comme modèle parce que ce n’est pas
quelqu’un qui est en recherche, c’est quelqu’un qui suit sa vie, qui est sûr de lui. Piano pour moi est un
modèle, parce que c’est un type qui cherche en permanence
MS : Qui se renouvelle systématiquement ?
PL : Et qui se renouvelle aussi. Ce qu’il vient de faire à Malte en pierre, personne n’a jamais fait quelque
chose comme ça, je ne sais pas si vous avez vu des photos du parlement de Malte, moi j’ai vu une exposition
où il y avait les maquettes et c’était magnifique. Là pour le coup c’est un maître à penser pour moi.

714
MS : Et il mobilise aussi bien par moment des éléments vernaculaires que technologiques, il fait appel à des
choses très diverses, il arrive à synthétiser ça. Il y avait une très belle exposition à la Cité de l’Architecture
sur lui il y a quelques temps. Il y avait une longue interview de lui.
PL : Oui ! Il y a eu un film à la Cité de l’Architecture, très bien. C’est plutôt là mon modèle. Et Glenn
Murcutt aussi [Rires].
CF : Donc là parce que c’est un architecte qui cherche, qui explore, et Glenn Murcutt vous retenez quoi de
lui quand vous dites que lui aussi c’est un modèle ?
PL : C’est sa façon modeste de travailler, donc moi je voudrais dessiner comme lui. Mon objectif ce n’est
pas de sortir des plans d’ordinateur [Rires]. Je trouve ses dessins magnifiques.
CF : Et puis il travaille tout seul, il n’a pas une équipe.
PL : Oui, ou avec sa femme.
MS : Et Glenn Murcutt vous connaissez tardivement ?
PL : Oui tardivement, c’est grâce à Françoise Fromonnot que je l’ai connu.
CF : Et Piano, il apparait quand ?
PL : Piano on en a entendu parler à propos de Beaubourg, mais après quand même c’est quelqu’un que j’ai
suivi tout le temps.
CF : Et est-ce qu’il y a des choses que vous avez pris de lui dans votre pratique ?
PL : Non…
CF : Dans votre pensée ?
PL : Dans la pensée oui.
MS : Plus que des images cette fois-ci, c’est plutôt la démarche de l’architecte.
PL : Ah oui !
CF : Oui parce que dans votre dossier “Notes de lecture” vous aviez relevé des choses, des citations de
Piano.
PL : Ah oui oui.
MS : Et ça vieillit plutôt bien dans le temps l’architecture de Piano ? Parce que j’ai visité il y a peu la Cité
Internationale, à Lyon, qui a pris longtemps pour livrer toutes les phases, et j’étais un peu sceptique, vu
l’échelle du bâtiment, et en réalité c’est une bande de plusieurs bâtiments dans lesquels on retrouve des
équipements, restaurants, logements, etc. L’échelle est assez impressionnante, mais quand on regarde de
près, c’est bien fini.
PL : Oui oui c’est cohérent. Moi je l’ai vue en chantier, et après je l’ai vue finie, c’est bien.
CF : Ah oui et ça…
PL : Oui ça, ça me satisfait parfaitement.
CF : Lui aussi il a la maitrise complète de bout en bout. Vous savez quand on a regardé les albums photos,
tous les deux, à un moment donné il n’y a pas un album où vous êtes allés aux Thermes de Vals. À quel
moment on a parlé de Zumthor et de ces thermes ensemble ?
PL : Il y a un album… Ce n’est pas dans les grands albums, c’est dans les plus petits, famille. C’est l’album
Autriche. On a fait un voyage en Autriche et on a fait un détour par Vals pour voir les thermes de Vals avec
Maddie.

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MS : C’était en quelle année ?
PL : Il y a dix ans à peu près.
MS : Et ça vous a touché cette architecture ?
PL : [Rires]. Plus que touché.
MS : Par la matière ?
PL : Tout.
MS : C’est une ambiance globale.
PL : L’ambiance est formidable. Lui aussi c’est un grand bonhomme. Ah oui c’est chouette. C’est le bout
du monde [Rires].
MS/CF : Et c’est un certain coût ! [Rires] Mais cela fait partie des expériences à avoir pour un architecte.
PL : Oui oui ça vaut la peine !
CF : Oui et bien on peut terminer sur le “faire-savoir”
PL : [Pierre Lajus revient sur les Thermes de Val de Peter Zumthor] C’est du niveau du Salk Institute dont on parlait
hier. C’est le même niveau d’émotion architecturale. Mais là c’est du plaisir, parce que c’est à la fois
complètement monacal comme ambiance, et en même temps voluptueux. C’est extraordinaire.
CF : Et vous parliez d’émotion architecturale, à votre avis la première émotion architecturale que vous
auriez eue ?
PL : Il y en a eu une très forte c’était la Cité Radieuse, en 1953, à vingt-trois ans donc. Avant… Je peux
parler d’églises romanes de Charente à douze/treize ans.
CF : Oui voilà des émotions qui font que dès que vous vous engagez dans cette formation d’architecte, que
vous êtes architecte, parfois on se dit “Ah mais oui, je suis architecte parce que dans mon enfance j’ai eu
ces”…
PL : Si si, je revois très bien une église romane, un endroit où on est bien tout d’un coup.
MS : Nous nous demandions si vous vous rendiez à des colloques, des journées d’études quand vous
pratiquiez ou absolument pas ?
CF : Peut-être quand vous êtes architecte-conseil, il y a des journées d’étude qui sont organisées pour les
architectes-conseils.
PL : Ah oui.
CF : Et sinon avant d’être architecte-conseil ?
PL : Non c’était…
CF : Vous vous déplaciez sur place pour voir, avant d’être architecte-conseil vous faites des voyages avec
l’équipe ?
PL : Oui pour voir les choses.
CF : Mais vous ne participez pas forcément à des journées d’études.
PL : Non.

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[21 mai 2020, entretien téléphonique mené et retranscrit par l’auteure]

par Manon Scotto (21/05/2020)


Manon Scotto : « Pierre bonjour, merci de m’accorder un peu de votre temps.
Pierre Lajus : C’est très volontiers.
[Rapides échanges sur le quotidien post-déconfinement]
MS : Est-ce que vous voulez commencer dans l’ordre que je vous ai proposé, ou faire selon un ordre
différent ?
PL : Non on suit votre papier c’est très bien.
MS : Je sais que vous avez déjà abordé un peu ça avec Christelle, mais je voulais qu’on revienne ensemble
sur cette question des École des beaux-arts, parce que ça m’interroge sur ce qu’on vous inculque comme
cadre à ce moment-là, et à quel point vous avez pu potentiellement vous en détacher au fil de votre carrière.
Qu’est-ce que vous retenez, à la fois comme éléments positifs, qui vous nourrissent, et comme éléments un
peu plus “néfastes” ?
PL : À Bordeaux, il y avait un patron chef d’atelier, concernant l’architecture, qui était un héritier, son père
avait été un bon architecte. Le père Ferret avait fait de très belles maisons avant la seconde guerre mondiale,
des maison Art-Déco’, pour des grands bourgeois, des très belles baraques. Et Claude Ferret, qui était mon
patron, était donc le fils de ce personnage, et il avait été logiste du Prix de Rome, mais ce n’était vraiment
pas une personnalité… Enfin à mes yeux ce n’était pas une personnalité marquante. Avec le recul, je
considère qu’il était nul. Ce qui fait que, maintenant, je me rends compte qu’il n’y avait pas d’enseignement,
en somme. Il y avait un apprentissage, dans l’atelier, du dessin d’architecture, mais pas de l’architecture. Il y
avait un apprentissage du dessin avec les anciens, ce qui fait qu’on gratter sur les projets des anciens, quand
on était un admissioniste ou en deuxième classe, on grattait pour les premières classes, donc pour des gars
plus avancés. Je me rappelle avoir fait, sur les projets des anciens, on traçait les ombres à quarante-cinq
degrés, sur les plans qui étaient des constructions en maçonnerie donc il y avait des pochés de murs, et on
faisait les ombres à quarante-cinq sur un mètre de hauteur, au lavis. Donc on dessinait, on apprenait à
dessiner, mais il n’y avait aucune notion de l’architecture construite.
MS : Ni de projet ?
PL : Ni du projet. Parce qu’en fait on copiait des dessins, au début, on copiait pour l’admission on copiait
des dessins des ordres, l’architecture classique, dorique, ionique, corinthien, on apprenait les colonnes, les
entablements, toutes ces histoires. Donc on apprenait un peu, à travers ça, les questions de proportions. Il
y a l’apprentissage des proportions qui est resté.
Et après, un peu plus tard, l’apprentissage de la lecture d’un programme, donc de la hiérarchie des éléments
d’un programme. Apprendre à distinguer ce qui est important et ce qui est secondaire, pour ensuite
s’occuper de la composition du plan. Donc c’est plutôt apprendre l’organisation du programme. Mais après,
la composition du plan, on retombait tout le temps sur les mêmes histoires. C’est-à-dire que ces
compositions c’était… Il y avait différents partis. Alors il y avait les partis symétriques, donc composition
avec un élément central, et des petits éléments secondaires de part et d’autre, mais il y avait très souvent un
parti qu’on appelait le parti du patron, qui était une figure qui ressemblait à une balance romaine, qui avait
un élément majeur, et ensuite une horizontale dessous, de longueur inégale, un tiers à gauche par exemple
et deux tiers à droite, et des petits éléments accrochés, équilibrés selon leur poids. Absolument comme une
balance romaine. C’était très souvent le parti du patron. Et alors, dans les projets qu’on faisait à Bordeaux,
les projets étaient envoyés à Paris, le patron était souvent jury, et il revenait en disant on a touché ou bien

717
on n’a pas touché. Aucune explication sur le sens que ça avait. On ne savait pas pourquoi, si on n’avait pas
touché, c’est qu’on n’avait pas le bon parti.
MS : Donc aucun retour critique ou pédagogique ?
PL : Rien du tout. Et surtout, ce que je réalise maintenant c’est que ça n’avait aucun rapport avec
l’architecture construite. C’étaient toujours des dessins qui étaient bien équilibrés ou non, bien rendus ou
non, c’était des aquarelles qu’on rendait.
MS : Donc c’était plus de la figuration que de l’architecture finalement ?
PL : Oui. C’étaient des aquarelles. Les types qui étaient forts en aquarelle étaient bien notés [Rires]. Moi je
dessinais, j’étais bon en dessin, j’ai passé l’admission la première année, j’ai été présenté la première année,
et j’ai été reçu sixième de France, parce que j’ai eu 18 en dessin à l’admission, parce que je dessinais bien
naturellement quoi [Rires]. Spontanément.
Donc l’enseignement en architecture… Ce n’était pas un enseignement. C’était un apprentissage au contact
des anciens. Et ce que je réalise aussi maintenant, c’est que tout le système dans les premières années, le
système de brimade des nouveaux, tondus, montre ton cul etc., dont j’ai souffert vachement, ça constituait
l’atelier en une espèce de caste. Il y a des gars qui en sortaient en étant très contents d’être des anciens de
l’atelier untel, etc. Il y avait un esprit de corps très fort. Qui constituait une espèce de caste des architectes
qui s’estimaient avoir une compétence en matière de goût absolument indiscutable. Ces années passées aux
École des beaux-arts leur conférait une espèce de sacrement de qualité, de sureté de goût absolue [Rires].
MS : Donc finalement c’était un enseignement tout à fait classique, poussiéreux. Même quand vous dites
que vous apprenez à gérer un programme, qui peut être une chose intéressante, on retombe encore dans la
composition du plan ?
PL : Ah oui ! C’était uniquement ça.
MS : Donc on tombe toujours sur quelque chose de très composé et de très abstrait finalement
PL : Ah oui. C’est pour ça que j’ai envisagé de faire l’institut d’urbanisme, parce que j’étais très insatisfait de
ça. J’aspirais à autre chose. Alors je ne savais pas du tout ce qu’était l’urbanisme, mais il me semblait que
c’était mieux.
MS : Comment vous en avez écho de cet Institut de l’Urbanisme ?
PL : Je ne sais pas. Ça paraissait quelque chose de supérieur, qui était à Paris, alors que le Prix de Rome,
donc ce qu’il y avait de supérieur en architecture, était pas du tout un truc auquel je croyais. Moi je voulais
faire autre chose.
MS : Et quels étaient les enseignements aux École des beaux-arts ? Au-delà de l’atelier.
PL : Il y avait l’atelier pour l’architecture, et puis il y avait des cours de dessin. Un très bon prof [nda :
Monsieur Bégaud] de dessin que j’ai beaucoup aimé, qui apprenais bien à structurer ce qu’on faisait. Parce
qu’on faisait des grands modèles en plâtre, des grands personnages romains, donc il fallait dompter la figure
complète. Il apprenait à construire le modèle de façon assez intéressante, c’était bien. J’ai bien aimé.
Il y avait aussi un atelier de sculpture, de modelage là-aussi ça m’intéressait beaucoup, ça fonctionnait bien.
Puis alors il y avait des cours de maths, de descriptive. Alors descriptive je crois que j’avais fait un tout petit
peu en Math’ Sup’, en tout cas je voyais bien les problèmes dans l’espace, j’avais une bonne vision dans
l’espace, donc j’étais pas mal en descriptive.
Il y avait un cours de résistance des matériaux, et alors il y avait un cours de construction mais qui était fait
par un vieux type, qui datait, c’était vraiment la construction d’avant-guerre, avant le béton armé.
MS : Pas du tout actuel ?

718
PL : Très archaïque. Un vieil ingénieur qui apprenait les questions de soutènement, d’étaiement, un peu
monuments historiques. Alors ça nous intéressait pas du tout.
MS : Vous êtes donc assez critique de cette formation, notamment parce qu’elle est totalement détachée de
l’aspect constructif ?
PL : Ah complètement, complètement ! Il n’y avait rien du tout. Il y avait une épreuve de construction, mais
on copiait des dessins de constructions avec des coupes de trucs qu’on n’avait jamais vu quoi [Rires].
MS : Est-ce que vous diriez que les École des beaux-arts formaient plus des artistes, des esthètes, que des
architectes capables d’affronter la période de l’après-guerre, où il faut reconstruire ?
PL : Ah oui oui oui, complètement. En tout cas à Bordeaux on était vraiment là-dedans. Complètement
inadapté.
MS : Sur cette question, quand je vous appelle “un réformiste” [nda : Nous faisons ici référence aux
questions et notes préliminaires envoyées à Pierre Lajus avant l’entretien] …
PL : Ah oui je suis tout à fait d’accord ! J’ai un tempérament de réformiste, je ne veux pas faire la révolution,
je veux changer les choses, mais de l’intérieur. Tout à fait d’accord [Rires].
MS : Ce que je trouve intéressant, c’est que vous le faites à plusieurs échelles, c’est ce que l’on disait avec
Christelle, c’est-à-dire que vous le faites à la fois avec des entreprises comme Maison Phénix, mais aussi à la
Direction de l’Architecture.
PL : Ah oui oui, tout à fait.
MS : Pour les École des beaux-arts on a vu ensemble rapidement ce que vous y aviez appris, ou pas d’ailleurs.
Donc ce qu’il vous en reste, c’est très peu de choses finalement ?
PL : C’est très peu de choses. La composition, et les histoires de symétrie, d’équilibre…
MS : De composition au sens large, c’est-à-dire autant des espaces que de la planche ?
PL : Oui voilà.
MS : Vous avez expliqué qu’après ce passage aux École des beaux-arts, dont vous avez l’air de sortir
finalement assez déçu, ou assez pauvre en enseignement, vous vous inscrivez à l’Institut d’Urbanisme ?
PL : Voilà, j’ai eu besoin d’autre chose.
MS : Combien de temps vous y restez ?
PL : C’était quand j’étais diplômable, et je m’étais inscrit avec un autre gars de Bordeaux, par
correspondance, on recevait les cours et les exercices, mais on était résidents à Bordeaux.
MS : Donc par courrier ?
PL : Oui voilà.
MS : Et cet enseignement, à distance, il consiste en quoi ?
PL : Là il y avait du contenu, il y avait des enseignants de qualité. Comme urbaniste il y avait essentiellement
[Jean] Royer, comme architecte-urbaniste, et autrement le grand patron c’était Henri Lavedan, et puis il y
avait [Paul-Henry] Chombart de Lauwe, sociologue. Donc il y avait des études sur les équipements, les
questions de sondages, d’analyses sur les localisations des équipements, le nombre de boulangeries, etc. Il y
avait un géographe qui s’appelait [Maximilien] Sorre, il y avait un hygiéniste qui s’appelait Herzberg. Là les
cours étaient intéressants.
MS : Puis ça avait l’air complet.
PL : Et puis ils avaient un intérêt, ils étaient actuels [Rires], ça répondait aux questions d’aujourd’hui.

719
MS : C’était en accord avec son temps, contrairement aux École des beaux-arts ?
PL : Oui voilà. Donc j’ai suivi les deux ans, mais je n’ai pas terminé, parce que c’était le moment où j’étais
rentré chez Écochard, et où il m’a proposé de partir en Guinée. Alors je n’ai pas refusé.
MS : Et comment vous connaissez Ecochard ?
PL : Alors, j’étais diplômable, je voulais gratter, aller à Paris travailler un peu, donc au cours d’un passage à
Paris, j’ai eu la possibilité de remplacer un étudiant de Bordeaux chez un architecte qui s’appelle Claude
Lecoeur. Et c’était une charrette pour un collège à Beyrouth. Ce collège était un collège protestant, qui était
fait en association Lecoeur-Écochard. Alors j’ai appris à cette occasion que Lecoeur et Écochard s’étaient
trouvés avant la seconde-guerre mondiale, en 1938-39, en Syrie en train de faire de l’archéologie, en Syrie et
au Liban. Et Lecoeur était retourné à Paris, c’était le fils d’un architecte connu qui a travaillé pour les P.T.T.,
dans les années 1920. Donc il était revenu en France, et Écochard lui était resté au Moyen-Orient, et il
n’avait fait que de l’archéologie dans les années 1930-40. Mais se trouvant sur place dans les années 1940, il
a été sollicité pour faire des travaux d’urbanisme. Donc il a fait des études d’urbanisme pour Damas, pour
la Syrie, et pour Beyrouth au Liban. Donc voilà comment Lecoeur et Écochard étaient liés. Alors, pendant
cette charrette-là, Écochard était absent parce qu’il était à Karachi pour un projet d’université que lui avait
confié l’UNESCO. Alors on a travaillé quelques semaines sur le projet, moi j’entendais toujours parler
d’Écochard, il allait revenir. Et puis un de ces jours [Rires] Écochard débarque, alors Lecoeur était un petit
monsieur très sérieux, bien habillé, distingué, érudit, très savant, très calme. C’était un cabinet rue de
Grenelle, un cabinet à l’ancienne, un peu vieux, et débarque là-dedans un type [Rires], une espèce d’huluberlu,
sportif, qui débarque de son avion, qui regarde ce qu’on avait fait et qui dit : “Ah on a bien travaillé, mais
c’est pas du tout ça ! J’ai eu la directrice, ce n’est pas ça qu’elle veut. Elle veut le jardin d’enfants de telle
façon, etc.” Il savait exactement ce qu’il fallait faire, mais c’était pas du tout dans la direction qu’on avait
prise. Donc il a dit “Écoute Lecoeur, tu vas dans ton bureau et on va s’organiser” [Rires]. Donc on a repris
complètement le projet, et en même temps il nous parlait de ce qu’il faisait à Karachi, donc c’était
passionnant, puisqu’il faisait cette université pour le Pakistan. C’était avec une inspiration tirée de
l’architecture mongole, l’architecture des jardins et il faisait ça avec l’équipe d’étudiants qui avaient pour
diplôme l’université de Fès. Il leur a confié cette étude, parce que ces étudiants avaient fait un voyage d’étude
au Maroc quand Écochard était au Maroc. Et ces étudiants étaient Riboulet, Thurnauer et Véret, qui allaient
faire l’Atelier de Montrouge plus tard. Voilà. Donc ce personnage était extrêmement intéressant. Donc moi
j’ai été tout à fait séduit par le personnage, un style aventurier, sportif, voile, moto. En plus, carrément de
gauche, des idées socialistes. Donc moi j’étais complètement séduit par Écochard. Donc on a terminé ce
projet, et j’avais mon diplôme à faire. Donc je suis rentré à Bordeaux, et il m’a dit : “Là je suis en négociation
avec Péchiney, sur le projet d’une usine d’aluminium pour lequel il y a à étudier tout le logement du
personnel, qui va faire une ville nouvelle en Guinée, et si jamais ça marche est-ce que ça vous intéresse ?”
J’ai dit “Oui !” Donc il me dit “Écoutez Lajus, je vous fais signe si ça marche”. Alors je retourne à Bordeaux,
je fais mon diplôme, une clinique psychiatrique, une maison de santé pour malades mentaux. Il se passe
quatre ou cinq mois, et là-dessus, à l’automne, un coup de téléphone d’Écochard : “Lajus, toujours
disponible ?” [Rires]. Seulement entre temps j’avais été réformé, c’était la guerre d’Algérie, j’aurais dû partir
à l’armée, enfin je suis parti d’ailleurs, mais comme j’avais eu un accident de ski l’année en question, j’avais
une vis dans un tibia, j’ai été réformé. On décide de se marier avec Madie, alors je dis à Écochard oui mais
moi je marie là tout de suite, en février, donc je suis disponible juste après, on fait un petit voyage de noce.
Il me dit “Bon d’accord faites votre petit voyage et rappliquez à Paris”.
C’est ce qu’on a fait. On a démarré à Paris 1957, voilà.
MS : Pour Écochard vous travaillez sur le projet à Fria ?
PL : Alors, d’abord il y a d’abord eu une petite période d’étude, lui avait d’abord été voir le terrain, il a eu
un premier contact avec le terrain pendant l’été précédent, et il avait esquissé le parti que c’était des plateaux

720
de savane avec des arbres disséminés, entourés par des ravines, avec de la forêt, une espèce de forêt-galerie
qui suivait les ruisseaux dans les ravins. Donc il avait pris le parti de construire sur les plateaux, et pas dans
les creux. Donc il y avait des coupes générales de la partie urbanisée qui étaient définies, et il avait défini la
superficie générale et la voirie générale de la cité.
Donc on a travaillé sur ce schéma pendant six mois, en approfondissant le schéma en question avec centre
et quartiers qui mixent différents types d’habitat, les habitats des cadres qui allaient être des villas, une sorte
de lotissement de villas, et ensuite l’habitat des ouvriers, pour les ouvriers africains, qui étaient des trucs plus
denses. C’était sur un système de groupement de cellules qui avaient été étudiées par Pouradier-Duteil, une
étude sur l’habitat traditionnel au Cameroun, et qui avait transposé ça pour la Guinée, ça correspondait
comme mode de vie, donc il avait fait des groupements, des cellules d’habitat par petites grappes. Les cases
avaient une partie publique tournée vers l’extérieur, qui était les salles de séjours et les vérandas du côté des
hommes si on veut, et puis une partie domestique de l’autre côté, regroupée en noyaux pour que les femmes
puissent communiquer entre elles, faire la cuisine, se regrouper, et former des grappes de maisons. Ça
s’organisait comme ça. Donc on savait déjà comment on allait constituer les petits groupes d’habitations.
Donc on a travaillé là-dessus, et on a fait une mission sur le terrain au mois de septembre de 1957. Sur le
terrain qui était totalement vierge, où avec des topographies de Pechiney on a tracé, on a implanté dans la
brousse les voies principales. On avait déjà des photos aériennes, on avait un relevé sommaire du relief, mais
là on a contrôlé que ça allait ou pas pour le nivellement, les rues, les égouts, etc. Donc on a implanté la
plupart du dispositif, on a passé quinze jours à faire ce travail, on avait une case, une paillotte sur place. Et
j’ai trouvé ce boulot absolument passionnant.
Donc on est revenus, et à la fin de l’année, à la Noël donc, il était convenu qu’un architecte de chaque agence
enverrait quelqu’un pour suivre les travaux. Donc moi je partais pour une première période de six mois, en
tant qu’urbaniste, et après il devait y avoir quelqu’un de chez Pouradier-Dutheil à la suite, et quelqu’un de
chez Lagneau-Weill, parce qu’il y avait également eux qui faisaient les immeubles du centre-ville, des
logements collectifs dans la partie centrale de la cité. Donc on est partis pour six mois, et finalement après
les autres n’ont envoyé personne, et moi ça me convenait tout à fait. Ce qui fait qu’on a fait dix-huit mois.
On a fait un premier séjour de neuf mois où Emmanuel [son fils] a été malade, il a eu le palud, il est rentré
avec Madie, moi je suis rentré plus tard. Et après on est revenus avec lui, le problème était réglé, on a fait
de nouveau un circuit. Donc on a séjourné là-bas dix-huit mois au total.
Voilà l’histoire de Fria. Et à l’occasion de ça, je me suis vraiment lié d’une amitié très très forte avec
Ecochard, qui était un type pour qui les choses étaient très tranchées dans les relations. Il avait beaucoup
d’ennemis, et des amis extrêmement fidèles [Rires]. Parce que pour lui il y avait des sales cons, et des types
merveilleux, alors j’ai réussi à rester dans les types merveilleux. Voilà comment ça s’est passé.
MS : Alors, évidemment c’est une expérience, j’imagine, très forte. Vous dites que vous suivez le chantier :
comment vous faites ? Parce que vous n’avez pas particulièrement d’expérience à ce moment-là.
PL : Non c’était formidable ! Moi j’ai appris plein de choses. C’était très bien parce qu’il y avait des
conducteurs de travaux de Péchiney, qui menaient les choses sur le plan technique, et moi j’avais le rôle de
contrôle architectural. Mais par contre, j’ai eu à improviser plein de choses qui n’étaient pas prévues, puisque
la cité a connu des extensions beaucoup plus fortes que prévu. Ce qu’on avait prévu c’était qu’on allait faire
d’abord une cité de chantier, provisoire, pour les entreprises, sur l’infrastructure définitive. C’est-à-dire qu’on
avait tracé des routes et les égouts de certains quartiers, sur lesquels les entreprises ont construit des
baraquements ou des paillottes pour leurs personnels. Et après, il devait décamper et on construisait les
logements définitifs à cet emplacement. Ça a bien fonctionné. Mais il y a eu un afflux de population
formidable, en plus du personnel embauché par Péchiney, donc il y a eu plein de bidonvilles qui se sont
créés en plus, et qu’il a fallu organiser, faire des adductions d’eau, organiser des marchés. Donc j’ai eu à
contrôler et organiser ça en essayant d’intégrer ça dans le plan d’Écochard, sans le trahir complètement,

721
mais en le trahissant d’une certaine façon [Rires]. Et j’ai réussi à pas me fâcher avec lui, il a accepté les trucs
que j’ai fait et qui n’étaient pas prévus. Il fallait régler ces problèmes, donner de l’eau aux gens qui arrivaient.
MS : Donc finalement, à ce moment-là, vous approchez selon moi deux éléments, qui sont l’habitat minimal,
la cellule minimale…
PL : Là il y avait de l’habitat spontané, les gars se construisaient des paillottes tous seuls, avec des bois de
brousse.
MS : Et ça vous marque, comme architecture informelle, minimale ?
PL : Oui ça m’a vachement intéressé ces problèmes.
MS : Vous diriez que ça a pu alimenter, après cela, votre manière de penser le logement ?
PL : Ah complètement ! Oui oui ça a modifié ma façon de voir oui.
MS : À ce moment-là vous fréquentez les membres de l’Atelier de Montrouge ?
PL : Alors, à Fria j’étais seul, je fréquentais des gens de Péchiney et des gens des entreprises Grands Travaux
de Marseille, etc.
MS : Donc plutôt des ingénieurs, plutôt du côté technique ?
PL : Oui des ingénieurs. Et dans l’agence c’est après, au retour de ça, c’est-à-dire de 1958 à 1961, que j’ai
retrouvé dans l’agence du Boulevard Montparnasse, j’ai retrouvé Riboulet, Renaudie, parce que Thurnauer
a fait une primo-infection il était en sana’ pendant plusieurs mois donc il a été absent pas mal de temps,
mais je l’ai connu aussi, et puis Véret était en Inde, à Chandigarh, sur le chantier de Chandigarh. Et ils sont
partis après créer l’Atelier de Montrouge, après ça, après que j’ai quitté Écochard.
MS : Et vous échangez beaucoup avec eux ?
PL : Ah oui ! C’était des gars très sympas, surtout moi j’ai beaucoup aimé Riboulet, c’est un type absolument
adorable, très chouette. Alors très très militant, c’était un communiste convaincu, extrêmement généreux,
très chouette.
MS : C’est quand même souvent des personnalités engagées avec qui vous vous entendez bien.
PL : Ah oui c’était vraiment des gens de qualité.
MS : Ça fait partie des choses qui vont séduisent aussi chez les personnalités que vous rencontrez, cet
engagement politique, social ?
PL : Oui ?
MS : Pour finir peut-être avec votre passage chez Écochard, j’aurais voulu parler de cette question de la
trame urbaine, dont il parle dans son ouvrage sur Casablanca notamment.
PL : Ça c’est des choses qu’il avait fait quand il était au Maroc, avant d’avoir son agence à Paris. Il a été
architecte du service d’urbanisme du Maroc dans la période où le Maroc était sous protectorat français,
avant l’indépendance du Maroc. Il s’est remarié quand moi j’étais à l’agence, avec une fille qui jouait le rôle
de secrétaire dans l’agence, mais avant, il était marié avec Odile Écochard, qui était sociologue justement et
qui a joué un rôle important pour lui faire approfondir les questions théoriques qu’il traitait, justement sur
le plan de l’habitat pour le plus grand nombre, à Casablanca. Elle l’a beaucoup épaulé.
MS : Et à ce moment-là vous lisez l’ouvrage Casablanca ? Quand vous êtes à l’agence avec lui ?
PL : Oui.
MS : Parce que je me demandais si c’était un ouvrage que vous aviez lu bien plus tard, ou si c’était à ce
moment-là ?

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PL : C’est à ce moment-là. Mais enfin je le connaissais parce que j’ai travaillé, j’ai été gratter au Maroc chez
un architecte qui s’appelait Galamand quand j’étais en seconde classe, c’est-à-dire en 1952-53. Donc je
connaissais la trame 8x8 etc.
MS : Déjà depuis le Maroc ?
PL : Oui.
MS : Et vous diriez que c’est une des premières fois que vous approchez la trame, même si c’est à une
échelle urbaine ?
PL : Oui oui, je connaissais la question. Et alors Vuarnesson je l’ai connu mais je ne me rappelle plus
comment…
MS : C’est un architecte assez méconnu, mais qui est passé par des agences intéressantes, qui a remporté
pour le Programme Architecture Nouvelle un prix pour de l’habitat intermédiaire, pyramidal.
PL : Oui voilà, je me rappelle des études de Vuarnesson, quand il y a eu les concours de modèles et d’habitat
intermédiaire.
MS : Tout à fait. Ce qui est intéressant, c’est qu’en parallèle de ses recherches sur l’habitat intermédiaire, il
a tenté de développer un module d’habitat de loisirs entièrement préfabriqué, mais qui n’a pas vraiment
marché, et ce notamment parce qu’il s’est pas mal confronté au refus des mairies pour délivrer les permis
de construire. Donc finalement, par rapport à votre production, et notamment la Girolle, qui a pas mal
fonctionné dans la région bordelaise, et Fabien Vienne où ça a bien marché à La Réunion, ça m’intéressait
de comprendre les leviers de cet échec. Et comme il travaillait chez Lagneau et Weill à un moment, je me
demandais si vous l’aviez croisé.
PL : Je l’ai croisé quand il y a eu ces études d’habitat intermédiaire. Et chez Lagneau et Weill, moi c’est
surtout avec Dimitrievitch que j’ai eu des relations.
MS : Donc directement après l’Institut d’Urbanisme, vous intégrez l’agence de Salier-Courtois ?
PL : Alors non, il y a eu la période… Donc j’ai continué, après Fria, deux trois ans dans l’agence d’Écochard
à Paris, et j’ai fait des projets au Liban et puis un concours pour le musée de Koweït, qu’on a gagné, et puis
Salier et Courtois ont eu une proposition d’un architecte qui avait beaucoup d’affaires à Bordeaux qui
s’appelait Perrier, pour monter une agence une agence commune avec lui. Donc ils m’ont proposé d’être
chef d’agence de cette agence commune. Alors on avait déjà deux enfants, Emmanuel et Marc, à Paris, donc
on était contents de rentrer à Bordeaux. Alors on a accepté ça, on est revenus en Bordeaux donc en 1961
ou 1962 je crois.
Alors c’était une agence qui était rue du Palais de l’Ombrière, et qui avait des projets apportés par Perrier
essentiellement. Et c’est dans cette agence qu’on fait le concours pour la suite ZUP du Mirail à Toulouse,
et le concours pour la ZUP de la Paillade à Montpellier. Mais Salier s’est rendu compte que Perrier n’amenait
que des projets foireux, qui étaient des trucs qui ne débouchaient pas quoi. Donc cette aventure a duré deux
ans, et puis il a fini par s’engueuler avec Perrier, et ils ont arrêté les frais. Alors on a dit on arrête, et moi j’ai
demandé “Mais alors qu’est-ce que je deviens moi ?” Et Salier et Courtois ont dit “Ben tu viens avec nous
si tu veux, rue de Lyon”. C’est comme ça que je me suis retrouvé… Parce que là on avait créé une
association : Salier, Courtois, Perrier et Lajus. Et là je me suis retrouvé associé, de fait, avec Salier, Courtois
et Sadirac qui était dans l’agence de Salier depuis plusieurs années et qui était un type autodidacte, un
dessinateur qui s’était formé lui-même, au contact de Salier, mais qui était très doué, donc il n’y a pas eu de
problèmes avec lui, c’était un type vraiment de qualité.
MS : Alors, une question que je me pose alors, c’est quel héritage vous retenez de chez Salier-Courtois ?
Parce que, personnellement, la lecture que j’en ai, c’est qu’eux défendent beaucoup plus une modernité
élitiste et esthétique, si on caricature bien sûr, alors que…

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PL : Alors je ne dirais pas ça. Je dirais qu’ils ont été “les modernes” des années 50, franchement. Par contre
c’était pas élitiste. Au contraire, c’était la période où il y a eu les Arts Ménagers, et la période où La Maison
Française a publié toutes les maisons de l’agence, c’était une période où il y a eu une espèce de militantisme
du mode de vie à l’américaine. Donc ils étaient portés par ça. Et alors par rapport à ça, ils ont trouvé une
écoute davantage dans la petite bourgeoisie, ou la moyenne bourgeoisie, que dans la haute bourgeoisie.
C’est-à-dire que les gens de la bourgeoisie voulaient toujours des trucs… des pavillons à la française quoi.
Ceux qui acceptaient les maisons modernes, c’était plutôt les gens qui n’avaient pas trop de culture, et donc
pas de revendications de ce côté-là, et donc qui acceptaient comme un progrès, comme une promotion
sociale, le mode de vie à l’américaine que Salier et Courtois proposaient. C’est ça qui s’est passé. Donc ils
ont eu un rôle positif à un certain moment, c’est ça que j’aimais avec eux. Par contre ils ne se sont pas rendu
compte qu’ils étaient devenus des mandarins d’une certaine façon, en 68. Et c’est là qu’on s’est séparés.
MS : À quel sujet exactement ? Comment se passe la fracture avec eux ?
PL : La fracture est venue de mon engagement à l’école, parce que ça les a emmerdés.
MS : Pour quelles raisons ?
PL : C’est principalement avec Salier, parce que Courtois était à la dévotion de Salier, c’était un couple, mais
ils étaient parfaitement complémentaires. Courtois était un gentil, qui arrangeait tous les problèmes que
créait le mauvais caractère de Salier. Ils fonctionnaient bien comme ça. Mais par contre Salier voulait qu’on
l’admire absolument sans aucune réserve. Donc quand il a senti que moi j’admirais d’autres choses, que
j’avais d’autres visions, il n’a pas supporté, je devenais un traître. C’est ça qui s’est passé.
MS : D’accord. Est-ce que vous diriez du coup, alors le terme effectivement ce n’est pas élitiste, je
comprends bien ce que vous expliquez, mais par contre est-ce que vous diriez qu’ils sont quand même,
surtout Salier puisque Courtois comme vous le dites est plus arrangeant, est-ce que Salier est bien plus
préoccupé par l’esthétique architecturale que par les questions sociales ?
PL : Alors, il y avait d’une part cette idée que c’était le mode de vie à l’américaine qu’on communiquait, et
puis il y avait en deuxième chose que… Il faisait un projet pour se faire plaisir à lui. Et ça c’était majeur
quoi. Il ne s’en rendait pas compte, mais c’était toujours ça qui comptait. Et si le client était d’accord c’était
parfait, mais s’il n’était pas d’accord c’est que c’était un con ! [Rires] Point final. Mais il ne cherchait pas du
tout à faire un projet pour le client, il faisait un beau projet pour lui, pour être content de lui.
MS : Donc pour l’architecte, et pas tant pour l’usager ?
PL : Non, c’était pour lui. Pour faire une belle œuvre. Pour être un grand architecte.
MS : Et en cela vous vous détachez de lui, aussi sur cet aspect-là ?
PL : Bien sûr oui. Ça rejoint vos questions sur mes positions religieuses etc.
MS : J’imagine que Salier et vous n’avez donc pas tout à fait la même vision…
PL : On n’était plus sur la même longueur d’onde à ce moment-là. Parce que sur ces questions que vous
posez à la fin, moi vraiment c’est le scoutisme et l’éducation chrétienne qui ont été importants.
Sur la question de l’éducation chrétienne, moi j’ai été… Je me considère comme un ancien chrétien, c’est-
à-dire que j’ai évolué, j’ai changé de position. J’ai été un chrétien inconditionnel, qui a été à un moment en
révolte contre l’Église parce que je la considérais comme pas suffisamment évangélique donc j’étais une
espèce de chrétien de gauche, tout à fait pour le Concile Vatican II, pour la réforme de l’Église. Et puis
après, après avoir été très critique contre l’Église, j’en suis venu à m’interroger sur l’Église elle-même, à me
demander si cette religion n’avait pas été… inventée par les Hommes, pour combler, pour apporter une
réponse aux inquiétudes de la vie quoi. Voilà. Donc ma position actuelle c’est que mes valeurs sont celles
de l’héritage chrétien. Je pense que la religion est une invention humaine, c’est pas un don divin.

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MS : Mais en tout cas vous en retenez des valeurs, des valeurs humaines.
PL : Ah absolument, oui oui.
MS : Qui semblent colorer votre façon d’aborder aussi la conception de l’architecture, il me semble.
PL : Bien sûr, oui oui tout à fait. Actuellement, bien que ce soit difficile, c’est Spinoza qui est le philosophe
qui m’éclaire le plus. Mais enfin c’est un peu difficile.
MS : Mais c’est tardif, c’est votre dernier positionnement finalement Spinoza ?
PL : Oui. Et alors il y a aussi l’empreinte du scoutisme, qui est très très forte. Il y a quand même le goût de
la Nature, qu’on retrouve maintenant aujourd’hui, et puis beaucoup le souci des autres, la générosité, etc.
Ça a vachement compté.
MS : Tout à fait. Cela influe, ou en tout cas cela témoigne de votre manière d’aborder le projet d’architecture,
et l’architecture de manière globale, pour l’autre. C’est en cela aussi que vous vous détachez de Salier.
PL : Oui voilà.
MS : Vous ne faites pas pour vous, vous faites pour l’autre, quitte à ce que, bien sûr, vous vous épanouissiez
dans votre pratique, mais le but premier n’est pas le même que chez Salier.
PL : Voilà. Et ça alors c’est quand même venu assez tard. J’ai quand même fait beaucoup de projets en
pensant que c’était pour moi que je le faisais.
MS : Vous pensez à des projets en particulier ou … ?
PL : Des projets de maisons individuelles, il y en a plein où je pensais que si je faisais comme ça c’était…
MS : Comme si c’était vous le destinataire finalement ?
PL : Comme si je le faisais pour moi, c’était parfait pour les autres quoi [Rires].
MS : C’est à la fois touchant parce que c’est comme si vous vous mettiez à la place de l’usager, et en même
temps ça a ses limites, parce que ce n’est pas pour lui que l’architecte le fait.
PL : Oui, mais en considérant que l’usager devait être absolument comme moi quoi.
MS : Exactement, il y a cette limite-là. Mais vous le dites très bien à un moment, je ne sais plus dans quel
entretien vous dites qu’il fallait apprendre aux gens à vivre d’une nouvelle manière, et que vous étiez
convaincus de savoir quelle était cette manière de vivre.
PL : Oui. Là j’ai quand même un peu évolué de ce point de vue-là, tardivement [Rires].
MS : Et finalement Témoignage Chrétien ça vous apporte quoi, cette lecture ?
PL : Ça a été le journal auquel on a été, abonnés, qui correspondait vraiment à notre façon de vivre.
MS : Une façon de voir le monde ?
PL : Oui.
MS : Et vous aviez écrit un texte sur le kayak ?
PL : Vous l’avez mon histoire du kayak ?
MS : Il ne me semble pas.
PL : L’école du kayak. Je peux vous l’envoyer. Oui parce que ça aussi ça a beaucoup compté, parce que j’ai
eu cette passion, il y a la passion du ski, et la passion du kayak pendant quelques années. Et en même temps
il y a aussi autre chose, c’est que quand j’étais scout, c’est l’année où j’ai passé l’admission, j’étais encore
scout routier. Et on avait fait un camp où on avait emprunté un bateau, on avait fait un truc sur l’eau, on

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avait dit on va faire un camp nautique. On avait découvert des plans de kayaks à construire, donc on a eu
l’idée de construire des kayaks rigides, comme on était une patrouille de huit, on a construit quatre kayaks
rigides, dans le jardin de la maison Lajus, dans la cave où j’avais ma chambre et l’atelier de mon père. On a
fait quatre bateaux, avec lesquels on a descendu d’abord la Dordogne, et puis après, la Dordogne c’était
gentil mais enfin il y avait un peu de courant par endroits, on a vu que c’était chouette la descente un peu
rapide, donc après on a été descendre la Nive, au Pays Basque, là c’était beaucoup plus trapu c’était vraiment
chouette le système des rapides. Donc après on a fait dans les années qui ont suivi, on a fait plein de camps
sur les différents gaves des Pyrénées, donc on s’est perfectionnés vraiment, et dans ce groupe de huit, qui
était tous, c’était au moment où on rentrait, moi à l’école, et les autres en classe prépa’ de différents secteurs,
il y en a deux qui sont restés à Bordeaux, moi et un autre qui était en classe prépa’, Michel Bertrand il
s’appelait, de géologie, il a fait l’école de géologie de Nancy. C’était un type très adroit de ses mains, et on
avait vu, on s’était rapproché du Kayak Club, pour s’informer sur les descentes de rivières, etc., et on avait
vu que les gars avaient des bateaux beaucoup plus manœuvriers, qui étaient plus courts, courbes, une forme
plus sportive, plus adaptée à la rivière sportive, et puis surtout des bateaux qui étaient démontables. Où il y
avait une enveloppe en toile caoutchouc, et puis à l’intérieur une ossature qui se dépliait comme un parasol,
en deux parties, et qu’on transportait plus facilement. Donc on a dit c’est ça qu’il nous faut. On s’est fait
prêter un bateau par le président du Club, on en a relevé exactement toutes les dimensions, et avec Michel
Bertrand, on s’est construit deux kayaks, démontables, avec des baguettes de frêne, des arceaux en
contreplaqué marine épais, et ensuite toutes les articulations on s’est fabriqué des pièces en cuivre, en tôle
pliée, on a fait un boulot formidable. On a fabriqué l’étui en toile exactement aux dimensions, ce qui fait
que pendant la montée ça s’est adapté impeccable, donc on a fait un bateau super chouette, avec lequel on
a fait vraiment des descentes de rivières difficiles, ce qui fait qu’on a fait le Critérium de la rivière sportive
sur la Vézère on s’est classés tous les deux, on est devenus très champions.
Donc c’est là que j’ai commencé en fait à apprendre à construire. Ce n’était pas la construction de bâtiment,
mais c’était de la construction maritime. Et puis alors, dans ce petit texte, j’ai raconté ça, et je raconte aussi
ce qu’a été la découverte du paysage pour nous en kayak, parce que c’est un truc formidable. Le camping
par la rivière, c’est une façon de découvrir la Nature qui est très chouette, de voir la Nature par-dessous. Par
l’eau, et pas par la route.
MS : C’est donc une expérience par laquelle vous approchez la construction ?
PL : Oui ça a beaucoup compté pour moi. Puis quand je fais un truc je le fais toujours avec passion, donc
j’ai eu ça avant d’avoir la passion du ski.
MS : Qui détermine aussi votre goût de la montagne, les reliefs ?
PL : Voilà.
MS : On peut peut-être terminer par Mai 68, à quel point ces épisodes vous ont marqué ? Comment vous
vous positionnez ?
PL : Ah je ne sais plus.
MS : Alors peut-être simplement terminer sur le voyage au Japon ?
PL : Ah oui. Le Japon… Je ne sais pas comment c’est venu, mais c’est venu très très tôt, le goût pour le
Japon, sans le connaître vraiment, puisque j’y ai été la première fois en 1970. Ça fait partie de mes modèles
d’architecture. C’est-à-dire le truc rythmé, réticulé, léger.
MS : Des éléments que l’on retrouve dans vos projets aussi finalement.
PL : Oui oui. Mais ça vient de très loin quoi.
MS : C’est une sensibilité que vous avez avec le Japon, et que vous approfondissez avec les années.

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PL : Oui.
MS : Et pendant ce voyage de 1970, est-ce que vous vous souvenez de ce que vous y faites ? Vous visitez
les quartiers ?
PL : J’étais avec un autre couple d’architectes, il y avait des architectes-conseils, il y avait un architecte qui
s’appelle Michel Marty, avec sa femme, qui est le père de Bartabas. C’était avec eux que j’étais, et on s’est
baladés dans les rues comme ça, à l’aventure, on a vu plein de choses. Les maisons, les clôtures, les clôtures
en bambou.
MS : Donc c’est un univers que vous récupérez un petit peu ?
PL : Ah oui oui.
MS : Mais vous ne faites pas de croquis, c’est ce que l’on disait la dernière fois, vous mémorisez
visuellement ?
PL : J’ai fait des photos. J’avais pas mal de photos.
MS : Et vous y retournez en 1982 ?
PL : En 1982 c’était un voyage organisé par l’Union des HLM, avec un objectif précis, de visite d’industriels
de maisons préfabriquées. C’était très intéressant. Et là il y avait des contacts très très bien, avec la
préfabrication de containers en somme. Là j’ai ramené pas mal de documents.
MS : Est-ce que vous trouviez que c’était très différent de la production française ?
PL : Oui, c’était des maisons américaines en somme qu’ils fabriquaient.
MS : Qu’est-ce que vous entendez par maisons américaines ?
PL : Des maisons sans maçonnerie, des maisons en construction sèche, entièrement.
MS : Est-ce que cela vous marque ? Est-ce qu’à votre retour de ce voyage, vous revoyez vos méthodes, vous
approfondissez le lien avec les industriels, justement à partir de ce que vous avez vu au Japon en 1982
PL : Ah oui tout à fait, j’ai envie d’aller dans ce sens !
MS : Vous voyagez beaucoup finalement.
PL : Oui ! Pendant la guerre on a été privés de voyage, alors dès qu’il y a eu la Libération, ici on était près
de l’Espagne, alors on a été en Espagne, avec des amis. Ensuite il y a eu des voyages que j’ai fait avec la
chorale des Escoliers par laquelle on s’est connus avec Madie, on avait un camion dont j’étais l’un des
chauffeurs. On a été en Autriche, en Italie, en Yougoslavie, au moment où la Yougoslavie s’est ouverte au
tourisme. Donc on a vu aussi des architectures très primitives en Yougoslavie, c’était très intéressant. Après
on a été en Grèce, en deux-chevaux que j’avais achetée en revenant de Fria. Après j’ai eu un break
Volkswagen, avec lequel on campait, et avec lequel on a été en Ecosse, on a vu les villes nouvelles en Ecosse.
Après on a été en Scandinavie, en Finlande et en Suède. Une autre année on a été en Norvège, pour voir les
églises en bois. Au Maroc on a été plusieurs fois, on a fait des randonnées à pied dans l’Atlas.
MS : Et tout ça c’est dans quelles années ?
PL : Tout le temps, toutes les années jusqu’à maintenant [Rires].
MS : C’est une pratique que vous avez de façon continue le voyage.
PL : Oui. À chaque fois avec des intérêts architecturaux.
MS : J’imagine, je crois que c’est une déformation professionnelle qu’on a en tant qu’architectes.
PL : Absolument. Et après dans les années plus récentes, on a découvert les voyages en goélette, en
Méditerranée. Les enfants nous avaient offert un voyage sur la côte Dalmate en goélette, donc on a fait un

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premier voyage. Après on a découvert que ça existait aussi en Turquie, donc on a fait un voyage sur la côte
Sud de la Turquie. Voilà.
MS : Parfait, on peut peut-être s’arrêter là, on a balayé pas mal de sujets, et je suis contente que l’on soit
revenus sur les École des beaux-arts, et sur Salier-Courtois que j’avais tendance à qualifier d’élitistes, donc
c’était important d’échanger là-dessus. Et puis portez-vous bien, vous et vos proches
PL : Je vous envoie le texte “L’école du kayak”, et il faudra tâcher de se voir un de ces jours !
MS : Je l’espère Pierre, c’est devenu presque une habitude maintenant de venir vous voir l’été.
PL : Voilà très bien ! Au revoir Manon.
MS : Au revoir Pierre, merci pour votre temps, à bientôt.

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[9 juillet 2022, au domicile de l’architecte (Mérignac), entretien mené et retranscrit par l’auteure,
effectué dans le cadre d’une recherche pour la Direction de la Prospective et du Dialogue public
de Lyon]

par Manon Scotto (09/07/2022)


Si le contexte actuel – témoin de mutations sanitaires, climatiques, sociales – semble resituer la question du
logement à la croisée de considérations économiques, environnementales, politiques et culturelles, qu’en
est-il de la réinterrogation de ses processus de conception et de production ? Les acteurs en charge de penser
le logement, de le concevoir et de le produire, ont-ils les marges de manœuvre leur permettant de proposer
des réponses adaptées aux mutations actuelles de la société ? Les besoins des habitants sont-ils réellement
pris en considération ? Et cette parole occupe-elle sa juste place dans le processus d’élaboration des projets
architecturaux et urbains ? Pour éclairer ces problématiques, nous avons interrogé l’architecte Pierre Lajus,
ayant œuvré toute sa carrière à la conception de logements qualitatifs, économiques et appropriables, et plus
largement à une architecture populaire et accessible. Échange avec un praticien engagé dans le conseil, les
instances et la pédagogie de l’architecture, et dont le recul critique semble utile pour questionner nos
manières de penser et de faire la ville de demain.
MS : À travers votre pratique architecturale, qui démarre dans les années 1960 et se partage entre des
commandes de villas - synonymes d’un lien privilégié avec l’usager – et des opérations de logements co-
portées avec des constructeurs et/ou des bailleurs, quelles ont été vos tentatives pour inclure une parole
habitante à votre processus de projet, avec quels outils, et qu’en retenez-vous ?
PL : D’abord je suis frappé de l’évolution actuelle de cette question. Il y a vraiment des choses qui ont
changé, dans la façon de travailler des architectes auprès des gens, sur le terrain, au sein même des
opérations, sur place. On peut mentionner les travaux de Patrick Bouchain, de Christophe Hutin, de Nicole
Condorcet ou encore d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, avec l’opération du Grand Parc.
Dans ma pratique, je n’ai pas eu grand-chose dans ce domaine finalement, parce qu’en réalité on se
substituait, nous architectes, à la parole des habitants. À mon sens, le CILG (Comité Interprofessionnel du
Logement Girondin), les sociétés d’HLM issues du CILG, pour qui j’ai travaillé : ces gens-là étaient des
militants du mouvement HLM. Ils étaient issus du milieu populaire, et traduisaient vraiment les besoins des
habitants. À Bordeaux, dans les années 1960, il y a eu des gens qui construisaient eux-mêmes leurs logements
: c’était les Castors. À cette période, on était imprégnés de ces idées. Ça circulait entre les gens du mouvement
HLM, les maîtres d’ouvrage, les architectes.
MS : Comment cela se traduisait-il, concrètement ?
PL : On parlait des mêmes choses, et c’était fluide. Ensuite, dans les années qui ont suivi, les sociétés se
sont structurées, et il y a eu une coupure entre les concepteurs, les commerciaux et les techniciens, du fait
de l’évolution des dispositifs administratifs. À partir de là, il n’y a plus eu de circulation des idées, ou en tout
cas ce qui circulait n’était peut-être que ce que certains pensaient, mais ce n’était pas du tout la traduction
de la réalité. Ce n’était satisfaisant ni pour les architectes, ni pour les habitants.
À cette période-là – celle de la politique des modèles nationaux labellisés par la Direction de la
Construction – on a imaginé, avec un architecte belge et les ingénieurs du bureau d’études du CIL de
Bordeaux (CERAC), le « modèle M ». Pour ce projet, on a trouvé un processus pour sa mise en œuvre qui
déterminait des séquences qui ne suivaient plus la division traditionnelle par corps d’État, mais qui suivait
les phases de mise en œuvre, donc de fondations, de gros œuvre, de second œuvre, etc. C’était une démarche
intéressante du point de vue technique.
MS : Comment preniez-vous en compte les modes de vie des futurs résidents ?

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PL : Même si l’habitant n’était pas directement en rapport avec cette logique, ce système était tout de même
véritablement pensé en fonction des déclinaisons des groupements d’habitations. À partir de là, il y a
vraiment eu une avancée de la réflexion sur l’habitat. Le modèle Airial, que j’ai fait ensuite, s’est enrichi de
ces réflexions et, dans ce modèle, j’ai pensé à tout ce qui pourrait être mis à la disposition des habitants.
Dans les groupements de maisons, qui étaient variés, il y avait des positions de fenêtres déterminées,
habituelles, mais si la maison était disposée autrement, on pouvait positionner les fenêtres différemment.
Ces changements étaient prévus dans le dispositif du projet, habilité comme modèle. La technique était
intégrée et chiffrée, donc cela ne coûtait pas plus cher de mettre une fenêtre ailleurs ou de la déplacer. Cela
intéressait beaucoup les techniciens du bureau d’étude.
MS : Cette nouvelle approche était-elle comprise ?
PL : La déception a été que ces idées n’ont pas été reprises par les commerciaux qui ont mis en œuvre ces
modèles dans les différents programmes, de petites opérations de trente ou quarante logements dans la
banlieue de Bordeaux. D’autre part, la mise en œuvre était faite par des chargés d’opérations qui étaient des
commerciaux, qui n’avaient pas de culture architecturale, et qui avaient une pression portant sur l’aspect
commercial : il fallait vendre. Finalement, ce principe a été complètement oublié dans la commercialisation,
et on n’est jamais allés au bout de ce dispositif. Ceci dit, il aurait aussi fallu que les habitants soient impliqués,
qu’ils soient présents. Là, ils étaient absents, considérés comme de simples acheteurs… C’est une période
où les commerciaux avaient la hantise de la vente. Ils voulaient être aussi bien que Maisons Phénix, qui était
en train de faire des progrès, par ailleurs, tandis qu’eux étaient restés dans leurs habitudes.
Parallèlement, j’avais une expérience formidable du travail avec des particuliers, notamment pour la
Girolle qui avait un système souple et adaptable, et surtout pour laquelle on était présents dans le système
de production. Il s’agissait d’une maison conçue en 1966 avec mes associés, Yves Salier, Adrien Courtois et
Michel Sadirac, avec l’entreprise Guirmand. Elle était composée selon des travées de trois mètres, sa
structure est en éléments bois préfabriqués, générant deux grandes façades très ouvertes sur l’extérieur et
supportant un toit de tuiles à deux pentes. Il s’en est construit plusieurs centaines, elle était très populaire
dans la région bordelaise C’est là que je me suis rendu compte de l’importance d’avoir un système articulé,
où le client et l’architecte pouvaient avoir des occasions de rencontre dans le processus de négociation et de
livraison du logement. Ce qui compte, en réalité, c’est l’enchaînement.
MS : Même si vous n’avez pas eu l’occasion de mettre en place cette participation habitante, vous parlez de
porosité entre les acteurs. Il me semble que ce qui ressort de votre analyse, c’est qu’il faudrait plus largement
penser le système, pour que chaque acteur se saisisse pleinement du projet architectural. La première étape
en réalité, pour mieux répondre aux besoins des usagers, serait donc de se (re)parler entre acteurs du projet ?
PL : Absolument. Et cela passe aussi par l’informatique, qui permet d’autres systèmes encore. Il y a d’autres
façons d’avoir cette présence.
MS : Dans un premier temps il faut le conscientiser, et mettre en œuvre les outils qui permettent cette
intégration du besoin habitant. Cela devait être déstabilisant pour vous d’observer cet écart entre le rapport
privilégié que vous aviez avec vos clients dans le cas de la commande particulière, et la production courante.
PL : Oui, c’était désolant ! Ces sociétés ont grandi et avaient pour modèles des sociétés commerciales, donc
elles se sont segmentées en cellules qui fonctionnaient séparément, qui n’étaient pas coordonnées.
MS : Dans quelle mesure l’architecture a-t-elle besoin d’une pédagogie au sens large, qui ne se limiterait pas
aux architectes, aux écoles d’architecture ? Quels sont les outils de cette pédagogie ? S’agit-il de missions
comme celles que vous avez menées avec les CAUE (Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de
l’Environnement), et quels en sont les enjeux ?
PL : Selon moi, le problème est qu’il y a des tas de départements qui ont mis le grappin sur les CAUE pour
les intégrer dans des cellules techniques départementales, et ce n’est pas la bonne voie. Les missions des

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CAUE sont celles du conseil. À mon époque c’était le conseil à la DDE (Direction Départementale de
l’Équipement), c’était elle qui décidait tout. Donc c’était une position extérieure à celui qui décide. Cela
demandait un entraînement, parce qu’avant de donner un conseil, il faut savoir écouter, donc il faut avoir
appris à écouter.
MS : L’architecte est-il toujours le mieux placé pour écouter ? À quel point le conseil irait de pair avec l’idée
de laisser la main, aussi, aux usagers, et donc, pour certains praticiens, avec une peur de se voir déposséder
d’une partie de leurs missions ?
PL : Pas beaucoup ! [Rires] Mais désormais, j’y reviens, il y a des gens comme Patrick Bouchain, qui ont un
rayonnement. Il y a aussi un retour des architectes qui s’installent sur un territoire, et qui traitent ses
problèmes, comme Simon Teyssou et l’Atelier du Rouget, à Clermont-Ferrand. Il faut pouvoir penser d’une
certaine façon localement, donc en y créant des réseaux.
MS : Comment l’architecte peut-il faire preuve d’inventivité et de compromis pour proposer un logement
accessible à tous – c’est-à-dire économique, et appréhendable spatialement par le grand public et pas
seulement par une élite – et en même temps adapté à chacun ?
PL : C’est important que les gens puissent avoir des latitudes. On avait l’idée qu’un logement idéal devait
être immuable. Or ce n’est pas tout à fait vrai. Pour nous, le bois a permis les transformations, parce que le
bois est facile à bricoler, à modifier. Dans une architecture en dur, c’est difficile. Cela pose problème, même
intellectuellement. Faire une maison carrée avec des murs épais, ça ne donne pas l’idée de l’agrandir ou de
la transformer, même si le parti pris peut être sa mobilité intérieure.
MS : Le matériau et le choix constructif détermineraient cette capacité à faire évoluer et transformer son
logement ?
PL : Oui ! Avant la politique des modèles, ou en même temps, il y a eu des tas de recherches dans lesquelles
les architectes imposaient des systèmes astucieux pour changer ou ajouter des éléments. Mais c’était des
systèmes compliqués, trop durs, pas assez souples, où il fallait que l’entreprise vienne ajouter une trame.
Tandis que le bois c’est plus facile, les systèmes en bois sont simples en général, et permettent de facilement
reconduire de la même façon, ou d’une façon proche, les principes et espaces d’une architecture. Je crois
que cela compte. Mais ce qui est drôle c’est qu’on n’en était pas conscients !
D’ailleurs, au moment où on a fait la Girolle, on était honteux d’avoir fait ça. On n’osait pas en parler, c’était
comme si on ne s’était pas conduits comme de vrais architectes. Surtout que le bois, à l’époque, était connoté
péjorativement. Le développement des « maison de vacances » a fait admettre ça. Les gens acceptent plus
facilement des choses pas tout à fait habituelles pour leur logement de vacances.
Initialement pensée pour être une maison de vacances, la Girolle est devenue une maison du quotidien,
donc en réalité ses principes ont totalement infusé les modes de vie bordelais ? Cela finit par poser la
question de la norme. Vous disiez que la filière bois n’existait pas à l’époque, qu’il fallait trouver les bons
acteurs, les bons clients aussi. Diriez-vous qu’aujourd’hui, la production et la conception architecturale se
voient étouffées par les normes, les réglementations thermiques, techniques, etc. ?
PL : Je ne le vois pas de cette manière. La norme peut être très pesante, je m’en suis toujours accommodé
disons. Au niveau plus environnemental, la première règlementation thermique date de 1974, suite au choc
pétrolier de 1973, donc dans les années 1960, elle n’a pas impacté mon travail. Mais je sais que ça pèse
beaucoup aujourd’hui sur la profession. La règlementation thermique, il y en a pour qui c’est terrible. Dans
les années 1960, il y avait déjà le CPTFMU, le Cahier des prescriptions techniques minimales unifiées. Une
réglementation technique formidable, si on voulait s’y plonger, mais qui était… effroyable !
MS : Votre architecture a parfois été qualifiée d’écologique, même si cela n’en était pas l’enjeu initial.
Aujourd’hui il y a presque une injonction à être écologique. Dans ce cadre, comment l’architecte peut-il

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(re)trouver des marges de création ? Sur quels enjeux l’architecte peut-il se baser pour produire un logement
économique, et tout de même qualitatif pour l’usager ?
PL : Il y a une hiérarchie des choses à trouver. Honnêtement, s’il faut choisir entre la qualité de quelque
chose qu’on va toucher tous les jours, et la qualité de ce qui est dans les fondations, qu’on ne va jamais voir,
qui est enfoui dans le sol, moi je choisis ce qui est là, ce qui est quotidien. On parle toujours du gros œuvre,
du « grand œuvre », mais il s’agit de penser la troisième œuvre ou la quatrième œuvre, d’envisager un autre
niveau des ouvrages de la construction, qui est le niveau des choses d’usage, de l’usage agréable. Ces choses
de l’usage quotidien ont, selon moi, plus de prix que d’autres. C’est ça qui fait la qualité du logement, et que
l’on a tendance à sous-estimer. Moi je suis attaché à ce qui vient de l’usage, c’est la priorité.
MS : Votre attachement au matériau bois semble vous avoir rendu sensible à cette question de l’usage, de
l’aménagement, de l’ameublement, des finitions. Des composantes que l’on ne chiffre pas tant et qui, en
réalité, constituent peut-être le chaînon manquant pour tendre vers cette qualité, si tant est que l’on
parvienne à convaincre le maître d’ouvrage de faire des dépenses sur ces éléments.
PL : Oui, il faut qu’il puisse le percevoir… On est encore sur question de pédagogie.
MS : Dans votre pratique, comment avez-vous réussi à rester économique dans la production du logement ?
PL : Par accident [Rires] En faisant des tas de choses qui ne l’étaient pas, progressivement. Par l’articulation
des acteurs aussi. Mais le système ne s’y prête pas. Dans le logement social par exemple, lorsqu’on fait des
appels d’offre, c’est le moins-disant qui est pris. On ne peut pas continuer ainsi… J’ai connu un
entrepreneur, l’entreprise Guirmand, de Mérignac, avec qui on a beaucoup travaillé, sur des appels d’offres
où justement il était le moins-disant. Ensuite on a continué à travailler ensemble, mais au début, c’est parce
que son entreprise n’était pas chère. Tout cela complique les choses, et ne favorise pas le projet.
MS : La maison individuelle est critiquée : étalement urbain, manque de qualité architecturale, non-sens
écologique, et pourtant elle reste un souhait des Français. Par ailleurs, elle constitue un parc existant dont il
ne s’agit pas de faire tabula rasa ou bis repetita, mais qui pourrait être un support de réinvention de la ville.
Lorsque vous pratiquiez, comment la commande de la maison populaire était-elle vue par vos confrères, par
les élus ? Est-ce que les architectes étaient satisfaits de concevoir des maisons économiques ?
PL : Non, je pense que cela a changé maintenant, parce qu’il y a quand même beaucoup d’architectes qui
rénovent des échoppes à Bordeaux. Donc ils ne peuvent pas avoir des grands discours sur la maison, et
avoir cette production en parallèle. Mais il y a toujours ce discours sur : la maison induit la voiture. En ce
qui nous concerne, à l’agence Salier-Courtois-Lajus, on était vus comme des gentils amateurs qui faisaient
quelques jolies villas, alors qu’on faisait trois-cents logements tous les lundis matin, donc quand même des
choses sérieuses ! Je pense que cela a un peu changé parce que la commande s’est réduite. La maison
individuelle ne peut plus être au milieu d’un grand jardin, à trois-quarts d’heure du centre-ville, ou plus. Ce
modèle n’est pas jouable. L’échoppe, en revanche, c’était vraiment un système intéressant à Bordeaux, parce
que c’est dense.
Avec mes parents on habitait une échoppe de huit mètres sur huit, à étage, avec un jardin de huit mètres sur
huit, c’était parfait. Ce n’était pas un quartier pavillonnaire de banlieue, c’était central. C’est à travers des
choses comme ça, je pense, qu’on pourrait revenir à la maison. Il faut faire de la ville-ville, avec les maisons,
pas uniquement de la banlieue, pas de la ville américaine. À Bordeaux il y a une vraie réflexion en cours sur
l’échoppe, sur la maison de ville dense, qui peut être exemplaire : maison + jardin + densité. Et il existe des
tas de propositions équivalentes dans toutes les villes, avec les maisons mitoyennes, etc. Reste le problème
de la voiture qu’il faut régler, qui est en train de se régler par le transport en commun. Personnellement, je
prends le tram pour aller à Bordeaux, je ne prends pas la voiture. Les gens commencent à s’y faire, alors
qu’ils étaient tous contre au départ.

732
MS : À ce titre, pourrait-on revenir sur votre expérience avec Maisons Phénix : quels ont été les avantages
et les difficultés de travailler avec un constructeur sur ce programme de la maison individuelle ? Cette
collaboration vous a-t-elle nourri dans votre manière d’appréhender le logement ?
PL : J’ai beaucoup appris, parce que j’ai vu qu’ils dominaient toute la filière. Et il y avait des types intelligents
à la tête de l’entreprise, qui avaient compris qu’il fallait articuler toute la chaîne. À cette époque, j’étais
architecte-conseil des Pyrénées Atlantiques. D’un côté, il y avait beaucoup d’artisans qui faisaient des
maisons basques ou béarnaises, avec qui on était très gentils – représentant environ la moitié de la
production – et l’autre moitié c’était Phénix qui faisait des pavillons du type « Île-de-France » au Pays basque,
à qui la DDE refusait les permis ! Phénix ne savait plus quoi faire, alors j’ai dit : « Il faut les voir, il faut parler
avec eux ».
Le patron de Phénix était un type avec qui on pouvait parler. Il avait un petit avion avec lequel on a fait une
balade aérienne sur le pays basque, pour voir un lotissement. Ça poussait partout, c’était fou. On a
sympathisé, on a discuté, et il m’a invité à un rassemblement national des vendeurs de Maisons Phénix à
Paris. Lors de mon intervention à cette convention, il m’est venu l’idée de leur dire : « Vous faites de
l’architecture sans le savoir. Le vendeur qui fait choisir à Madame Untel tel modèle, avec l’entrée ici alors
que la route est là, fait un acte d’architecture ». Ensuite, j’ai expliqué qu’il fallait réfléchir à cela, l’intégrer à
leur logique. À l’issue de mon discours, le PDG parisien me dit : « Vous dîtes qu’on fait de l’architecture
sans le savoir, donc il faudrait qu’on apprenne un peu l’architecture ». J’ai acquiescé, et il a répondu : « Dans
ce cas, occupez-vous-en, Monsieur Lajus, faites-moi des propositions ! ».
MS : Quelle méthode avez-vous alors mis en place ?
PL : Je suis rentré à Bordeaux et je leur ai proposé de former un groupe de réflexion avec des directeurs
régionaux pour réfléchir à ces idées pendant qu’ils lançaient un grand nombre de lotissements importants,
et de faire un séminaire régulier avec eux. On a fondé le groupe Recherche Architecturale pour la
Construction Industrielle dans un Nouvel Environnement, « Racine », dans lequel il y avait Gérard Bauer,
Jean-Michel Roux qui avait créé la réurbanisation, Lucien Kroll, quatre ou cinq directeurs de région.
Ensemble, on a fait des visites de leurs opérations, de villes nouvelles, on a été voir le village de vacances de
l’Atelier de Montrouge dans le Midi, Port-Grimaud, les projets de Lucien Kroll à Bruxelles, on a voyagé. Ça
a duré presqu’un an, puis il y a eu une révolution de palais chez Phénix, le directeur a été remplacé, et toute
cette équipe a été démantibulée.
MS : Et vous avez réussi à proposer des modèles à Maison Phénix, à concevoir avec eux ?
PL : J’ai fait le concours des 5 000 maisons solaires, pour lequel j’ai été lauréat. C’est là qu’on a imaginé le
projet R5, avec Havas Conseil, qui ne s’est jamais fait. En réalité il faut connaître l’histoire des entreprises.
Phénix est un système qui s’est fait après la guerre, par un homme qui a eu l’illumination d’un système,
développé aux États-Unis, de charpente métallique sur laquelle on accrochait des plaques en béton. C’était
le principe fondateur. Et bien que plusieurs sociétés soient implantées en France, il y a un bureau d’études
national chargé de fabriquer les éléments, les charpentes, les plaques.
Donc en réalité, R5 était déviant par rapport à cette logique. Les commerciaux, eux, étaient d’accord pour
dévier, mais les gens du bureau d’études, qui ne m’avaient jamais vu, ont dit : « Ce truc-là : pas question ! ».
Il aurait fallu que je les voie, peut-être que j’aurais pu les convaincre. C’était un principe sacré de la maison,
mais je l’ai compris après, quand j’ai lu des choses sur Phénix, tandis que ma proposition les faisait sortir de
leurs habitudes et rendait les choses trop compliquées. Dans les faits, c’était surtout pour se refaire une
image de marque auprès du ministère ! Pour dire « On a fait appel à des architectes ». Après ils ont fait
travailler Paul Chemetov, Yves Lion, et compagnie.
MS : En un sens, les architectes se sont fait instrumentaliser, mais il est indéniable que cette expérience
auprès du constructeur vous a enrichi.

733
PL : Oui, j’ai appris beaucoup de choses. Ce système de filière je l’ai vu à l’œuvre, j’ai compris. Ils m’ont
branché sur une maison évolutive, qui était un projet qui faisait partie du groupe Phénix, une filiale qu’ils
avaient rachetée, qui avait une très bonne technique de bois. Là-encore, cela a changé d’actionnaires. C’était
la finance, et uniquement le jeu des actions, qui commandait tout.
MS : Chaque fois il est question d’une juste collaboration entre un constructeur et un architecte, entre une
maîtrise d’ouvrage et une maîtrise d’œuvre, etc. Dès lors qu’il y a trop d’intermédiaires, cela ne fonctionne
plus aussi bien.
PL : Exactement. C’est là que j’ai appris l’importance de cette chaîne, et celle de la vente en définitive. Parce
que même les architectes qui se préoccupaient de concevoir intelligemment, on ne s’est jamais posé la
question comment vendre l’architecture. Or, il faut vendre aussi, ce qu’on conçoit, ce qu’on fabrique. La
Girolle on la vendait, ça faisait partie du processus. Mais on n’en avait pas du tout conscience. Au contraire,
on avait honte de vendre des maisons.
MS : À vous entendre, c’est comme si cet enjeu commercial déqualifiait l’architecture. Pour autant, cela fait
partie, selon vous, des missions de l’architecte. Quelles sont les autres parts de votre pratique de conception
du logement dont vous voudriez témoigner, après toutes ces années ?
PL : Dire que j’ai beaucoup évolué, parce qu’au début je pensais que je faisais les choses pour moi. Et puis
au fil des années, c’était un peu plus pour les autres. Mais si je devais retenir une chose, c’est que c’était
quand même un plaisir de faire du logement. D’imaginer la vie dans ce qu’on avait fait. Moi j’imagine la vie,
forcément, dans ce que je dessine, et peut-être d’autant plus grâce à ce programme
PL : Désormais je me demande si la durabilité du logement est une question, certes, mais aussi un frein. Si
on construisait des choses fragiles, chaque génération changerait, cela serait peut-être mieux. Aujourd’hui je
me demande, finalement, est-ce qu’il faut être durable, alors qu’on va tous mourir ? Je n’ai jamais pensé
« durabilité ». C’est maintenant, à 90 ans, que je me pose cette question. Néanmoins j’ai toujours eu cette
idée que l’architecture puisse changer, pour que ça vive, pour qu’elle vive.

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Entretien avec monsieur Guirmand (30/10/2018)
[30 octobre 2018, à son domicile (Bordeaux), mené et retranscrit par l’auteure]

Manon Scotto : Je voulais vous poser des questions sur votre formation initiale.
Monsieur Guirmand : Rien à voir avec le bâtiment. Mon père était entrepreneur de bâtiment, et en ce qui
me concerne moi je suis licencié de physique. J’ai fait des études de physique, parce que ça m’intéressait, et
comme beaucoup de jeunes à l’époque on prenait la succession de papa. Donc j’ai travaillé avec mon père,
où j’ai mené une double vie d’étudiant et entrepreneur, ce qui n’a pas été évident, en général un certificat
me prenait deux ans [Rires]. Après j’ai fait entrepreneur à temps complet. À la différence des études qui sont
conduites actuellement, sans vouloir être nostalgique du passé, les études étaient conduites autour d’un
enseignement général, et la culture générale, et non pas la spécialisation à outrance qui ne tombe pas toujours
très bien, et qui fusille à mon sens la vie de beaucoup de jeunes. Aujourd’hui il y a un retour à ces vieilles
méthodes […]
L’historique, pour en arriver à la maison industrialisée, à l’université on restait très curieux. Et la culture c’est
de la curiosité. Après je vous dirai comment des connaissances qui n’avaient apparemment rien à voir avec
mes études de physicien, mais il y a des certificats de physique appliquée, ça traitait de la résistance des
matériaux, de l’électricité, de l’hydraulique qui faisait partie de la mécanique. À partir de là, tout concourt au
bâtiment. J’ai terminé ma carrière dans l’isolation car l’entreprise familiale s’est cassé la figure en 1983, que
j’ai fait fonctionner pendant 25 ans. Je savais qu’à Bordeaux j’étais le seul à savoir manier un certain nombre
de combinaisons de matériaux, notamment dans la lutte contre l’incendie, ce qu’on appelle la lutte passive,
c’est quand le bâtiment ne s’effondre pas malgré l’incendie […]
MS : Comme quoi chacune des étapes de votre pratique vous a nourri pour la suivante […]
M. G : Je travaillais beaucoup avec Salier, Courtois Lajus et Sadirac, avec tous les quatre.
MS : Votre père a une formation de menuisier ?
M. G : Mon père était menuisier, charpentier. Je pense que c’était un homme extrêmement vaillant, c’est
indéniable, très intelligent. Il a commencé sa carrière de menuisier pendant la guerre de 1939. Il n’a jamais
connu son père qui est décédé dans la bataille de Verdun. Notre mère est morte presque quinze ans après
notre père. Je pense qu’il n’a pas été heureux, notre mère l’a épousé un peu par pitié je dirais […]
MS : Et lui, comment il rencontre les membres de l’agence ? Comment il passe de menuisier-charpentier
indépendant à…
M. G : Il faut dire que les choses étaient plus aisées parce qu’il y avait de la reconstruction partout. Il a
progressivement grossi jusqu’à employer cent-vingt personnes.
MS : Dès le début il fait de la charpente, il n’a jamais fait de mobilier ?
M. G : Il n’a jamais fait de mobilier. Dans le métier du bois il y a trois métiers : le plus grossier si on peut
dire c’est le charpentier. Il utilise des clous, des grandes pointes, des gros boulons. Le menuisier vient du
mot menu, et il utilise des vis et quelques petites pointes, et de la colle. L’ébéniste lui n’utilise quasiment que
de la colle. Donc mon père était menuisier-charpentier mais aucunement ébéniste, sauf quand il avait des
marchés pour l’année avec La Poste, il fabriquait des bureaux de postiers, des bureaux de tri de courrier. Les
meubles étaient en bois avant, ça s’est éteint avec la création des meubles métalliques. Progressivement le
menuisier faisait tout ce qu’il y avait en bois, les menuiseries métalliques existaient mais c’était le grand luxe,

735
donc sinon on faisait du bois. Du bois pauvre, du bois plus riche, et progressivement le métier de menuisier
a plus ou moins été happé par les groupes financiers. Le menuisier faisait le meuble sous l’évier. Le maçon
montait deux bouts de murs pour poser l’évier, le menuisier faisait le placard dessus. Et après est apparu le
meuble-évier tout prêt fabriqué par Saint-Gobain ou une usine du groupe Saint-Gobain ou autre. Après il y
a eu les portes de placards.
MS : Au fur et à mesure tout a été phagocyté.
M. G : Les portes de placards sont venues toutes prêtes. Puis les portes intérieures, le menuisier faisait ses
portes.
MS : C’est un marché qui disparait au fur et à mesure ?
M. G : Tout a disparu progressivement. Au jour d’aujourd’hui le métier de menuisier n’existe plus, enfin si,
mais il n’y a plus vraiment… Il a fallu l’apparition de l’informatique pour qu’on puisse faire une commande
sur-mesure pour qu’on puisse réaliser très rapidement, au niveau des machines électroniques, à commandes
numériques. Et au niveau de l’industrialisation du bois, on en était arrivés au seuil des machines à
commandes numériques, on n’a pas été jusque-là, on n’a pas pu franchir cette étape. D’autant plus que le
marché du bois partait de plus en plus, le PVC arrivait. Entre temps, mon père était menuisier, avait une
entreprise de menuiserie, pour des réalisations entre autres Salier-Courtois, en tant que menuisier. Et comme
moi j’arrivais, j’étais plus jeune que mon père, les architectes ça les intéressait d’avoir un jeune qui suivait
derrière. On avait construit une usine, au début des années 1960, pour faire les petits travaux de finition,
plutôt que d’avoir une entreprise, à l’époque on préférait embaucher plutôt qu’avoir une entreprise, donc
on avait pris un maçon. Il était bon, donc on s’est dit que c’était bête de le virer, donc on s’est demandé
pourquoi on ne ferait pas un peu de maçonnerie.
MS : Donc vous, vous commencez comme usine de bois dans les années 1960, quelle est échelle de cette
usine, il y a une dizaine de personnes ?
M. G : Oh plutôt cinquante ou soixante personnes. On pouvait raboter une pièce de bois comme ça, on
pouvait en raboter jusqu’à quatre kilomètres de bois à l’heure.
MS : Ça c’était à Mérignac ?
M. G : C’était à Mérignac. On avait un équipement assez lourd.
MS : Vous aviez plusieurs machines ? Qui vous permettaient de débiter le bois, de le transformer ?
M. G : Il y avait des machines pour arriver à ce qu’on appelle la section brute. On pouvait donc faire des
sections toutes simples, mais aussi des moulures, donc on pouvait débiter quatre kilomètres de bois avec
des moulures pour faires des montants de fenêtre, n’importe quoi. On réglait la machine manuellement, et
ça valait le coup même pour cinquante centimètres de bois.
MS : Alors comment vous rencontrez Salier-Courtois ?
M. G : Sur un chantier. Je pense que la première opération qu’on a fait ensemble c’était l’église de Saint-
Delfin à Villenave d’Ornon. Je n’en suis pas certain.
MS : Hier Pierre Lajus nous parlait d’une opération de logements, je ne sais plus laquelle…
M. G : La Paillère ? Calypso ?
MS : Donc c’est sur un chantier.
M. G : Sur des chantiers. J’avais dû faire une maison tout corps d’état avec Lajus qui s’appelait Tropis. Il
avait fallu, et encore c’était le côté universitaire qui ressortait, il voulait des toitures rondes, des voûtes. Alors
comment faire ces voûtes de manière économique ? On aurait pu plier le contreplaqué, faire des choses
compliquées, et en fin de compte on avait trouvé quelque chose de très simple, même pour de la maison

736
individuelle c’était facile à industrialiser. On débitait sur les planches un morceau rond [Rires]. Donc le reste
était perdu, mais c’était très répétitif, industrialisable et puis collé et terminé.
MS : Il y a que cette maison d’ailleurs qui a ces voûtes-là, sinon pour les autres maisons…
M. G : Souvent des toits plats. Lajus a pas fait beaucoup de toits plats, il a plutôt fait des toits avec des tuiles,
d’où les Girolles. Après comment est arrivée la Girolle ? Je pense que c’est l’atelier qui voulait faire quelque
chose. Ils avaient eu un projet avec une entreprise de Carcan je crois, qui avait avorté ou qui s’était mal
passée et personnellement ça me plaisait d’avantage que le profil de la Girolle. Ça les ennuyait de faire la
même chose, donc on a dit ok on fait la Girolle.
MS : Est-ce qu’on peut considérer la Girolle comme vraiment préfabriquée ? C’est la grande question, parce
qu’il y a quand même des murs maçonnés, le toit en tuile, et le reste tout en bois.
M. G : Tout le reste est en bois, sauf les murs extérieurs qui sont maçonnés. Je crois que c’est une volonté
pour ne pas vendre une maison en bois. Ce n’est pas une volonté de l’entrepreneur, c’est une volonté
commune. Si on vend une maison en bois on va dire que c’est une baraque, un cabanon. Si on vend quelque
chose avec du mur, ça plait davantage. La méthode de construction : ils avaient fait les plans, et moi j’ai
pondu la méthode de construction en un samedi après-midi. Ça a été très vite. J’étais au bureau à Mérignac,
je savais qu’il fallait qu’on démarre ce projet, et j’ai inventé ce système constructif. Ça marchait au millimètre
ce truc. Le système était très con. On coule une dalle, le maçon n’est pas précis, le menuisier est précis.
Donc on coule la dalle, on assemble tout l’intérieur, et puis contre on met les murs. Alors que si j’avais fait
les murs avant, j’arrivais mal.
MS : Donc étape une : on coule la dalle ; étape deux : est-ce que les éléments en bois sont faits en usine ?
Et ils sont apportés individuellement ou il y a déjà des choses assemblées ?
M. G : Les éléments en bois c’était les cloisons, et elles arrivaient terminées. Le panneau quoi.
MS : Et ça c’était à votre usine ?
M. G : Oui c’était dans notre usine à Mérignac, on avait mille cinq-cents mètres carrés de hall, on avait la
place.
MS : Donc vous aviez les machines adaptées, ou c’étaient des hommes qui intervenaient ?
M. G : C’est du rabotage, collage et clouage. Après on avait équipé un autre hall avec des ponts roulants
pour qu’un seul homme puisse manipuler. Au début c’était manutentionnable, sur le chantier c’était
manutentionné à la main.
MS : Par trois ou quatre hommes ?
M. G : Par six ou sept ! C’étaient des cloisons qui pouvaient aller jusqu’à quatre mètres de long, en bas de
pente 2,30 ou 2,40 mètres, et en haut de pente 3,50 mètres. Panneau aggloméré ou lambris de chaque côté,
plus l’ossature intérieure, ça représentait quand même du poids. Au début on transportait ça à plat sur
camion en convoi exceptionnel, les premières, jusqu’au jour où on a eu l’idée de faire un chevalet.
MS : C’est-à-dire un chevalet ?
M. G : Un tréteau, et on mettait tous les panneaux debout.
MS : Vous les accrochiez dessus ?
M. G : Oui on les ficelait, donc ce n’était plus du transport exceptionnel. Donc ça allait un peu plus vite, et
à la fin on arrivait même à préparer le trépied, le lever au pont roulant et le poser sur le camion. On n’a
jamais fait appel à de la main d’œuvre d’équipement d’atelier, on avait un atelier de serrurerie, on avait tout
sous la main.
MS : Et quelles essences de bois vous choisissiez ?

737
M. G : On a commencé avec du sapin du Nord, en 1967. On est resté au sapin très longtemps, presque
jusqu’à la fin des années 1970. On a connu le premier choc pétrolier en 1974, qui a fait quasiment doubler
le prix du bois. Ça a été conçu en 1967 en temps de main d’œuvre pas chère, donc on avait pas mal de main
d’œuvre, et elle a augmenté à partir de 1968. C’est devenu un peu moins facile assez rapidement.
MS : Et c’est avec le choc pétrolier que vous vous rendez compte que ça devient trop cher de faire venir du
bois ?
M. G : C’est là qu’il a fallu un peu évoluer d’un point de vue thermique. À partir de 1974 les règlements de
construction sont devenus différents et ont commencé à cerner les problèmes thermiques. Et la Girolle
c’était une passoire [Rires].
MS : Ça va que c’était dans la région, avec un climat plutôt agréable.
M. G : On ne pouvait plus continuer ici, il a fallu apporter des modifications. Ces modifications on a réussi
à les apporter sans que ça ne se voit trop.
MS : C’est quand ces modifications thermiques à peu près ?
M. G : 1974. Il a fallu imaginer une isolation de la couverture, de la toiture, car il n’y en avait pas. À l’origine
c’était un panneau de 30mm d’épaisseur avec des solives comme celles-ci, des pannes, et on mettait une
première couche de panneaux, alors eux ils voulaient un panneau de 30mm, ils auraient pu dire 40mm. Mais
comment faire parce qu’on ne voulait pas de joints. Pour ne pas avoir de joint, on a dit on va couper en
deux, on va faire une couche panneau qui couvre, avec les chutes on fait la deuxième couche. Et en plus il
y avait des panneaux intérieurs, c’était le même panneau à l’intérieur qu’à l’extérieur. À l’époque les panneaux
c’était des BH/H [?], et donc on a eu des divergences mais économiquement on ne pouvait pas faire
différemment. On était obligés de faire des panneaux intérieurs, les panneaux de construction, de les faire
en petits morceaux aussi. Si on le faisait en grands panneaux, on ne pouvait plus faire ce qu’on faisait sur le
toit, car le toit absorbait toutes les chutes. À partir du moment où il a fallu isoler le toit, donc on avait un
cout supplémentaire sur le toit, pour absorber les chutes on a fait les panneaux intérieurs avec les chutes. Et
au lieu de peindre en blanc on les a tapissés. Là on divergeait avec l’archi […]
MS : Je voulais vous poser une question sur le pin des Landes.
M. G : Alors, on est venus au pin, dans les dernières années de l’existence de la société, pour des raisons
purement économiques car ça coutait moins cher que le sapin. Le pin avait quand même quelques
inconvénients, mais il suffisait de tomber sur des scieries qui exploitaient les pins avec quelques longueurs.
Parce que traditionnellement le pin des Landes c’est deux mètres de long, tout ça pour le transporter en
travers sur des charrettes. Comme les lames de lambris c’est 1,20m, 2m, etc., on faisait une lame sur deux
mètres, mais ça coutait quand même moins cher.
MS : Donc les maisons qui sont produites dans les années 1960 c’est quasiment exclusivement du sapin.
M. G : Jusqu’en 1980… Ah non, j’ai commencé le pin plus tôt parce qu’on a construit une Girolle pour
mon beau-père à Lacanau-Océan, et elle date de 1976-77, et là je sais qu’on était en pin.
MS : C’est ce qu’on disait sur le fait d’être économique et de faire face au choc pétrolier. Donc la Girolle,
en termes de préfabrication, quand on la voit de l’extérieur on se dit : c’est relatif avec ces deux murs
maçonnés et ces tuiles. Mais si vous me dites que tout l’intérieur était déjà débité.
M. G : Entièrement ! Tout est fait en usine. Quand on arrive sur place, le dallage est coulé, on n’est plus au
même niveau, et le maçon a fait des plots sous les cloisons. On trace les cloisons au sol, le maçon a fait les
plots, et règle lui le niveau. Il a un niveau, il a un bloc de mortier, et à la règle au niveau il le dresse. Et on
vient poser, ce n’est pas scellé.
MS : Mais comment ça tient ?

738
M. G : Par la bonne œuvre du Saint-Esprit. Vous savez que Lajus est très religieux [Rires].
MS : Comment c’est possible ? Les poteaux sont bien rattachés ?
M. G : Rien, tout est posé. C’est lourd.
MS : Et en plus c’est parce que c’est bien bloqué avec les deux murs.
M. G : Ce n’est jamais que de la colle, le mortier c’est de la colle.
MS : Ça m’épate. Ça va que la région n’est pas sismique alors.
M. G : Pas tellement. Alors quand même attendez. Donc on commence par poser trois cloisons, une qui
sépare deux chambres en général, et une qui va vers le séjour ou autre chose, avec les portes. Les cloisons
arrivent sur chantier avec cette forme, les cloisons avec une porte, qui est toujours d’un côté ou de l’autre.
Il suffit après de venir mettre la porte dedans. Donc on assemble par le haut les deux cloisons avec celle qui
est derrière. Les installations électriques sont dedans, donc tous les câbles sortent à cet endroit-là, et les
dernières lames de lambris ne sont pas posées. Selon le côté où va la cloison avec l’interrupteur d’un côté
ou de l’autre, le trou n’est pas fait. On sait que c’est là, on fait le trou, on sort les câbles du bon côté. Ça
c’est en place.
MS : Et la jonction entre les deux cloisons se fait à sec ?
M. G : C’est du bois, ça se fait par des pointes de 140mm. C’est les ossatures, on cloue les ossatures à l’autre.
MS :Il n’y a pas un creux qui est fait dans une des cloisons, ce n’est pas un assemblage par le vide ?
M. G : J’ai fait ce type d’assemblages, mais c’était pour la maison de Lajus à Mérignac. Donc les cloisons,
les cloisons en partie haute parce qu’en partie basse il y a les portes. Quand vous avez trois cloisons qui
arrivent ensemble, là les panneaux vont jusqu’au bout, mais on a toujours un côté où on peut mettre des
clous. Donc déjà ça se tient ça. Au bout, côté extérieur on met la baie qui joue le même rôle que la cloison
et ainsi de suite. Entre les baies de façades, car la façade est entièrement vitrée, il y a des potelets, il y a un
arbalétrier qui part du haut de la cloison qui est en attente, qui repose au milieu sur un potelet ou sur un
potelet qui est sur une autre cloison, ou sur un poteau si on fait un séjour, et ça arrive sur un autre poteau
qui reçoit les deux portes fenêtres. Quand ça c’est fait, le maçon arrive.
MS : Donc il y a déjà tout l’intérieur ?
M. G : Tout l’intérieur est en place. Le maçon arrive et il fait ses murs. Quand il les a faits, le charpentier
revient, en gros le lendemain, il met des potelets s’il faut, il pose des demi-pignons sur les murs quand ceux-
ci sont lambrissés, donc ça fait les arbalétriers sur toute la maison, on pose toutes les pannes, je crois que ça
s’appelle les échantignolles les pièces de bois qu’il y a entre les pannes. Ça va très vite, c’est très simple à
faire. On pose tout ça et ensuite on met le panneau, qui a déjà reçu une couche de peinture en atelier. Parce
que peindre le long des… c’est long ! Tout est peint, la première couche a été donnée en atelier.
MS : Et la toiture ?
M. G : Alors après on met, je vais vous parler de ce qu’on a fait en dernier. On met tout le platelage, on
plaçait sur le platelage des chevrons, à l’époque sept ou huit centimètres, c’était pour avoir la place de mettre
l’isolant. En gros aujourd’hui on met en place tous les panneaux intérieurs, le lendemain on fait les deux
murs, le surlendemain et le jour d’après c’est couvert.
MS : Ce qui veut dire que la maison, elle est montée en une semaine.
M. G : En une semaine il y a tout.
MS : Il y a la dalle qui est coulée, qui sèche ?

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M. G : Ah non non, ça c’est plus long, parce qu’il y a l’adaptation au terrain. Si on arrivait sur un terrain tout
plat, mais ça ne se trouve jamais de toute manière, bon on ouvre, on fait une semelle filante, un rang de
parpaings, on remblaie, on coule c’est fini. Mais si vous avez du dénivelé c’est un peu plus long. Mais à partir
du moment où on arrive sur un chantier avec les panneaux, en principe en quatre jours c’est couvert.
MS : Donc en gros en une semaine une maison est faite.
M. G : Mais ce n’est pas fini ! On va rentrer dans le classique. L’un des premiers corps de métier à intervenir,
aussi curieux que ça puisse paraitre, c’est le peintre. Parce que le peintre va finir les couches au plafond avant
qu’il y soit le carrelage, il n’a pas besoin de le protéger [Rires]. C’est bête mais ça marche, et le carreleur arrive
dans les derniers, juste avant que le menuisier n’installe ses plinthes. L’électricien c’est de la rigolade, tout a
été mis en place en atelier, il arrive avec son tableau, ses lampes et puis il a fini. Le plombier, on s’est toujours
arrangés pour qu’il y ait une cloison d’un côté de laquelle il y a la cuisine et de l’autre la salle de bain. Il suffit
de venir mettre l’eau de ce côté. Alors au début c’était très simple, c’était le petit chauffe-eau pour faire l’eau
chaude et on chauffait à air pulsé, et par la suite le chauffage électrique a débarqué, c’était un souci pour la
Girolle parce que comme passoire c’était pas mal. Et on a réussi à faire des Girolles à chauffage électrique.
D’ailleurs la Girolle qu’on a avec ma femme à Lacanau, mon beau-père ne voulait pas une maison isolée
pour l’électricité, le double vitrage coutait très cher à l’époque, maintenant c’est donné. Il m’a dit vous
m’installez un chauffage pour la demi-saison, donc je lui ai installé un chauffage électrique, c’est-à-dire de
quoi fournir de la chaleur, mais la maison n’est pas isolée.
Dans cette maison j’ai refait toute la toiture, parce qu’il y a eu quand même des soucis. Ce n’est pas une
histoire toute rose la vie de la Girolle. Il y a beaucoup de soucis avec les toitures, parce qu’on était partis
avec des toits en tuiles de Gironde, qu’on achetait aux Tuiles de Gironde, qui étaient très contents d’avoir
des débouchés parce que des camions entiers partaient de chez eux, et ils mettaient un peu trop de sable
dans la glaise, ce qui fait que les tuiles étaient gélives, donc ça se transformait en peau de serpent. Il y a eu
là-dessus, un monsieur, n’ayons pas peur des mots c’est un salop, qui avait devant sa porte Jean-Pierre
Menant expert. En fait il allait chercher les clients, il avait vu le truc, et dès qu’il voyait une Girolle se
construire il allait voir les gens et il leur disait dans un an ou deux vous verrez vous aurez ça et ça qui va se
passer, je suis à votre service. Et on a eu procès sur procès, et les garanties zéro. Au début il n’y en a pas eu
trop, on a assumé, mais après il y en a eu tellement que ça a, entre autres emporté l’entreprise. Alors, sachant
ça, quand ça a démarré j’ai changé de tuiles, je ne me rappelle pas si j’avais la bénédiction des architectes
mais ça ne pouvait pas continuer. J’ai mis la tuile en terre cuite, mais il y avait très peu de pente, c’était 17%,
si on le relève ça va être affreux. Donc j’ai continué à 17% avec de la tuile en béton, en la recouvrant
davantage. Je n’ai pas eu trop de fuites, on mettait un polyane il existait que ça, mais maintenant il existe des
sous toitures, on peut faire des pentes à 17% avec des sous toitures sans que ça ne risque rien [Il parle d’une
réglementation des pentes de toitures à 28%]. À Lacanau j’avais des fuites dans la toiture, donc il fallait faire des
travaux. J’ai commencé il y a trois ans, faire des travaux signifiait prendre une entreprise, mais je voulais que
ce soit bien fait donc je voulais prendre quelqu’un pour le faire avec moi. Je n’ai plus tout à fait quarante ans
mais je savais ce qu’il fallait faire. J’ai commencé à le tester ici, j’avais aucune fuite, donc j’ai fait tout seul
mais c’était un chantier pas possible. À Lacanau c’était un peu plus facile qu’ici, j’ai refait la totalité de la
toiture, quelque chose comme quatre-vingts mètres carrés, j’ai ôté les tuiles, enlevé les liteaux, changé
l’isolant tant qu’à faire, mis une sous toiture, remettre les liteaux et les tuiles.
MS : Donc là on arrive à la limite de la Girolle.
M. G : Avec ça, ça peut très bien se faire.
MS : Oui mais il faut investir. Après c’est compréhensible avec les années, votre Girolle a été construite en
quelle année ?
M. G : 1976 je crois, et elle est en parfait état.

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MS : Parce qu’effectivement c’est des travaux, c’est changer des tuiles etc, mais pour une maison
économique, quasiment entièrement préfabriquée, dans les années 1970, c’est le moindre mal.
M. G : Ce n’est même aucun mal, parce que toute maison, qu’elle soit préfabriquée ou non, sur laquelle on
met une faible pente avec des tuiles qui ne sont pas adaptées, il faudra refaire. Mais honnêtement c’est tout
ce que j’ai refait à Lacanau-Océan. J’ai refait la cuisine pour la commodité, pour l’actualiser, mais c’est tout.
Les salles de bain sont restées en l’état.
MS : J’ai une question à vous poser, qui me semble intéressante : pour la Girolle, l’entreprise que vous aviez,
vous teniez un rôle de constructeur ?
M. G : De commercial d’abord.
MS : Donc, de promoteur ? D’entrepreneur ? C’est quoi la nuance ?
M. G : C’était marchand et constructeur de maisons, c’était le constructeur de maisons individuelles. Mais,
par rapport à tout le reste du marché, c’était une maison architecturée.
MS : Pourquoi ? Qu’est-ce que vous appelez architecturée ?
M. G : Qui est d’entrée signée par un architecte ?
MS : Et alors qu’est-ce que cela a de plus ?
M. G : C’est quand même mieux réussi que les maisons “placards” de l’époque
MS : Esthétiquement ? Ou à l’usage ?
M. G : Il faut remonter aux années 1960, où à Bordeaux on construisait des maisons André Beau, c’était
quatre murs, des fenêtres là où il fallait et voilà.
MS : Il n’y avait aucune conception ?
M. G : Aucune, strictement aucune. Le truc qui différenciait la Girolle par rapport aux autres, c’est que
c’était une maison certes industrialisée, mais beaucoup plus industrialisée que les maisons Beau.
MS : Donc plus industrialisées et plus “réussies” architecturalement ?
M. G : Oui ! On avait réussi ce mariage. Ça me plaisait de faire ça, et je pense que côté archi ça leur plaisait
aussi de pouvoir faire quelque chose.
MS : Et ça a bien marché, il y en a eu des centaines de Girolles ?
M. G : On en a fait quatre-cents ou quatre-cents cinquante.
MS : Elles sont où aujourd’hui ? Est-ce qu’il y en a encore beaucoup qui sont restées intactes ?
M. G : Il y en a eu un certain nombre qui ont été transformées, avec plus ou moins de bonheur. Mais il y
en a beaucoup qui sont restées dans leur jus. Là où il y en a le plus c’est dans le lotissement la Dune Blanche,
sur la presqu’île du Cap-Ferret. Ça atteignait le comique, il fut un temps où presque une maison sur trois
était une Girolle.
MS : Il y avait déjà pas mal de maison de l’agence au Cap-Ferret, des commandes privées. Et les Girolles.
Pour vous, ce n’est pas connoté négativement de dire que vous étiez un marchand de maison ? Parce que
vous collaboriez avec ces architectes-là.
M. G : Oui, mais d’un autre côté, je voulais parler de mon père que j’ai toujours considéré comme quelqu’un
d’une honnêteté irréprochable, et j’essaie de m’inscrire dans sa continuité. On a été en liquidation avec
l’entreprise Guirmand, il n’y a jamais eu le moindre soupçon de poursuite personnelle. Il n’y a même jamais
eu de remise en cause […]
MS : L’entreprise Guirmand bois a fait faillite, comment ça s’est passé ? Ça a été racheté ?

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M. G : Pas du tout ça a été dispersé.
MS : Parce qu’aujourd’hui les Girolles sont toujours construites ?
M. G : Non, ce n’est plus nous qui les construisons.
MS : Mais est-ce qu’ils vous ont racheté un brevet ?
M. G : Non pas du tout. Je n’avais rien protégé. À l’issue de la liquidation, on a laissé une grosse ardoise
chez un fournisseur, un seul. Et évidemment quelques [ardoises] fiscales et sociales, car la dernière année
on a été infoutus d’honorer nos…
MS : Ce n’était pas une casquette évidente à porter celle de commercial de maisons.
M. G : Le monde commercial a énormément évolué depuis les années 1960, ça a beaucoup bougé. Au début
ça a été dur, mais à partir du moment où ça se connaissait.
MS : Il faut une relation. Vous aviez une bonne relation aussi avec les architectes, c’est ça qui a fait que ça
a marché ?
M. G : Ils n’apportaient pas de clientèle, ils apportaient la conception, je crois qu’ils étaient rémunérés 1,5%.
MS : Où s’arrête la mission de chacun alors ? Les architectes ont pensé le concept…
M. G : Ils ont conçu l’architecture, nous on a conçu la technique, la réalisation et on est entreprise générale,
on va de A à Z, et c’est nous qui livrons la maison. L’architecte n’intervient pas sur le chantier, il n’a qu’un
rôle de création artistique.
MS : Donc vous, vous allez chercher les clients et vous mettez au point la construction. Donc il y a deux
missions en une ?
M. G : Oui, il y a la mission commerciale et la mission de réalisation.
MS : Donc c’était un statut particulier. On imaginerait presque les architectes qui conçoivent, le promoteur
qui appâte les clients et le constructeur. Or vous faites les deux. Et comment vous allez chercher les clients ?
M. G : Il n’y a pas de promoteur. On a construit un pavillon témoin au bord de la route du Cap-Ferret.
MS : En quelle année ? En 1965 ?
M. G : En 1967.
MS : Un pavillon témoin qui sert à être visité, à faire de la pub ?
M. G : Oui c’est tout.
MS : Il a été détruit ?
M. G : Oui. Et après on a abandonné celui-ci, on en a fait un à la foire de Bordeaux, où l’emplacement
devenait tellement cher qu’on ne pouvait plus payer, donc la foire de Bordeaux l’a fait détruire. Et on en a
construit un sur notre terrain à Mérignac après, mais ça suffisait parce que c’était connu. Suffisamment
connu pour que les gens viennent visiter un pavillon témoin à Mérignac, et en plus on n’avait pas besoin de
personnel commercial attaché. Il suffisait d’aller au bureau et on faisait visiter le truc. C’était beaucoup plus
rustique.
MS : En plus, le fait que vous étiez à Mérignac, donc près de l’agence…
M. G : Bof non.
MS : Il n’y avait plus de collaboration ? De conception ?
M. G : Si internet avait existé, on ne se rencontrait plus du tout, on leur donnait telle adresse, le plan de
situation, le plan masse, on met la maison là.

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MS : C’était une question de signature.
M. G : Ils signaient le document, le permis de construire c’était un dossier de plans signés par eux.
MS : Donc les architectes, une fois qu’ils avaient conçu ils n’avaient quasiment plus rien à faire ? Il y avait
quelques ajustements quand même ?
M. G : Non, ce qu’on appelle copier-coller. Ah non au début il n’y avait aucun ajustement, puis
progressivement nous en avons trouvé, des clients en ont trouvé, et eux aussi. Après on a fait une autre
distribution, qui pouvait peut-être mieux s’adapter à la résidence principale. Au début c’était de la résidence
secondaire, et il y a plein de gens après qui ont fait ça pour la résidence principale. Et là ils ont adapté, ils
ont fait un nouveau plan pour la pièce d’entrée, le séjour. Je me souviens du pavillon témoin de la foire,
c’était à gauche la cuisine, à droite le séjour avec la salle à manger, le salon, la salle de bain derrière la cuisine
bien entendu, une espèce de débarras derrière, et une chambre.
MS : C’est votre seule expérience aussi poussée avec des architectes ?
M. G : Non j’ai construit d’autres maisons, mais pas en entrepreneur répétitif comme ça, j’ai fait plusieurs
maisons avec Lajus, avec Sadirac, j’ai fait le chalet de Lajus en montagne.
MS : Justement, j’allais vous demander comment s’est passé le chantier de Barèges ?
M. G : Au début, on avait envisagé de préfabriquer… Non il voulait faire un truc en dur, puis c’était difficile,
donc il a dit on va faire une Girolle. Donc on est partis avec P. Lajus voir un peu sur place comment on
pouvait préfabriquer et amener les panneaux. On a jeté notre dévolu à un télésiège qui passait là, et on a dit
on va accrocher les panneaux au télésiège, puis il a dû y avoir une difficulté qui fait qu’on n’a pas fait un truc
préfabriqué, on a fait un truc pré-usiné.
MS : C’est quoi la nuance ?
M. G : C’est des petits morceaux, au lieu d’avoir des grands panneaux on est partis à Barèges avec quatre
milles ou cinq milles bouts de bois, tous inventoriés, tous usinés, on avait tout dessiné. Pour un client
particulier on ne l’aurait pas fait. Mais là c’était Lajus, et tout a été déchargé dans la rue de Barèges – Barèges
c’est une rue, qu’on a bouchée – et tout est monté par funiculaire et a fini sur charrette à mulets pour arriver
au chalet où il avait fait couler une plateforme. Il a monté le tout dans la semaine, puisqu’il suffisait de
prendre les pièces numérotées, la quatre, puis la cinq, etc. C’était tout tenons-mortaise, et après habillé en
lambris. Tout en mortaise allait jusqu’à la toiture, donc on met à l’abri et après on fait les murs, on met les
lames de lambris pour habiller. Moi j’étais resté une semaine, je crois que j’avais fourni deux ou trois ouvriers,
il y avait P. Lajus, moi et peut être un type sur place mais je n’en suis pas certain. Il a les photos mais je ne
sais pas où elles sont exactement. Puis on est rentrés à la fin de la semaine, tout était à l’air, et il suffisait de
mettre le lambris après.
MS : Ça a couté cher comme construction ou pas ?
M. G : Oh ça n’a pas du tout coûté une fortune. Qu’est ce qui coûte cher sur un chantier : c’est le temps où
on réfléchit [Rires]. Et là on le connait par cœur !
MS : Donc cela veut dire qu’il y avait un répertoire avec tous les éléments ?
M. G : Oui oui !
MS : Ça il n’y a pas de traces ?
M. G : Oh non pensez-vous, c’est perdu ! Fin des années 1970… On avait dû garder des choses, mais
comme l’entreprise n’a plus existé… Au début c’est moi qui faisais tout ce qui était dessin, mais à ce moment-
là j’avais déjà deux dessinateurs.
MS : Vous aussi vous dessinez ? Ce n’est pas que Lajus qui conçoit, il y a une vraie association ?

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M. G : Lajus a fait la forme, même principe que la Girolle, nous on a fait la conception technique.
MS : Donc finalement c’est ça qui fait que ça marche, c’est qu’il y ait eu une vraie collaboration ?
M. G :Vraie collaboration mais très séparée.
MS : Vous ne vous êtes pas mis ensemble à une table pour concevoir, dessiner ?
M. G : Non.
MS : Vous pensez que ça aurait pu être plus riche ?
M. G : Intellectuellement peut-être, mais pas pour la réussite non. Je connaissais leur pensée, je ne les
questionnais que lorsque j’avais un doute : “Faut-il faire ça ou ça ?” Ils me répondaient “Il faut faire ça”,
voilà.
MS : C’est intéressant quand vous dites non pas préfabriqué mais pré-usiné.
M. G : Préfabriqué c’est gros morceaux, pré-usiné c’est petits morceaux. Une maison traditionnelle, en
briques plâtrières, c’est du pré-usiné, les morceaux sortent de l’usine.
MS : Après il y a des nuances dans le pré-usinage ?
M. G : La maison Phénix est un peu pré-usinée, ce sont des plaques en béton que l’on fixe sur une structure
métallique, le principe n’est pas idiot, sauf qu’il ne faut pas qu’il y est le feu [Rires].
MS : Donc le chalet de Barèges vous trouvez ça innovant constructivement ?
M. G : Constructivement oui, de dessin c’était innovant aussi.
MS : Vous arriveriez à expliquer pourquoi c’était innovant ?
M. G : Il faut reculer, aller dans les années 1960, on était dans l’après-guerre, il fallait produire pour loger
les gens. Par contre, il faut observer que Lajus sait faire économique, son architecture est économique, il sait
le faire. Sadirac ne sait pas, il fait des splendides villas, mais il ne sait pas faire économique, il le disait
d’ailleurs.
MS : Vous collaborez avec l’agence pour les Girolles, et puis ?
M. G : La collaboration avec l’agence c’est d’abord sur des ensembles immobiliers, notamment le Hameau
de Noailles, qui est venu après la Girolle, 1969/1970. Je pense surtout à la résidence Calipso au Bouscat, et
à la résidence La Paillère, à Talence ou Gradignan, en limite du domaine universitaire. C’est un ensemble
qui est encore parfaitement d’actualité, qui n’a pas vieilli, enfin un peu car il y a moins de baies vitrées, mais
ça sortait des sentiers battus.
MS : Donc d’abord par des opérations immobilières.
M. G : C’est là que je les ai connus, puis l’église Saint-Delphin […] Je pense que c’est au moment de l’église
qu’on a peut-être plus noué. Barèges c’est après la Girolle.
MS : J’ai visité ces derniers jours des maisons Lajus dans la région, la maison Marsan à Biscarosse, ce n’est
pas vous ? Est-ce qu’il y a des commandes particulières qui sont faites avec vous ? Ce serait intéressant parce
que ce ne sont pas tout à fait les mêmes procédés.
M. G : Je ne sais pas, je ne me rappelle pas bien, donc je ne peux pas vous dire oui ou non. Je sais qu’on a
fait quelque chose à Biscarosse, mais peut-être une Girolle ou un pavillon témoin […]
MS : On aura peut-être l’occasion de se retrouver à votre Girolle.
M. G : Sans aucun problème ! À partir du premier juillet je déménage là-bas chaque année, depuis très
longtemps.

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Carnet de bord (Pierre Lajus)
[Visites de certaines maisons Lajus – Rencontres et entretiens informels les habitants
mené·es par l’auteure et Christelle Floret]
Légende :
Sont écrits en casse normale les propos des habitants pris en notes par l’auteure
« Sont écrites entre guillemets les citations exactes des habitants »
Sont écrits en italique les éléments d’analyse formulés par l’auteure au moment de la visite

Maison Manoux
[Entretien avec Monsieur et Madame Manoux dans leur nouvelle maison, qui n’est pas l’œuvre de
l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac, et sans visite de la maison initiale]
Maison située au 22 avenue du Chasselas, Lège Cap-Ferret.
Ont fait appel à l’agence Salier-Courtois-Lajus-Sadirac vers 1970. L’agence leur présente en premier le projet
de la Maison Verte, aussi appelée la Villa Algérienne, qui s’apparente à une caserne de pompiers. Maison
d’esthétique très moderne, assez verticale, entièrement en ossature bois. Ne leur correspondait pas du
tout (étages).
Ont acheté le terrain de l’avenue Pineau, dont les propriétaires étaient les Laporte, qui possédaient tous les
terrains de cette zone d’habitation. À l’époque ils n’ont pas les moyens d’acheter à l’Herbe, coûtant plus
cher avec la vue sur mer.
Ont connu l’agence par réputation : les Girolles c’était novateur, simple, avec de grandes baies coulissantes,
du bois et de larges terrasses. Ils avaient fait venir du sapin du nord, c’était un projet peu onéreux (les vitrages
coulissaient directement sur le bois).
Au départ l’interlocuteur était Salier (notoriété) mais mauvais caractère. Après le refus de la maison
Algérienne, ils restent un an sans proposition de la part de l’agence. Ils s’adressent à Courtois, qui deviendra
l’interlocuteur privilégié du couple au début du projet, puis Lajus prendra ce rôle à la fin du projet.
Maison en parpaings, bas en ciment crépi, élément supérieur en bois, escalier en bois.
Monsieur Manoux : « Je suis contre les maisons tout bois. Ça vieillit très mal, et c’est l’entretien du bois qui
est très couteux. Ici (au 22 av. du Chasselas) c’est indestructible, en béton banché, alors que la maison en
bois ça garde l’humidité ». Rejet de la maison tout bois, image de la maison qui ne tient pas dans le temps, contrairement
au béton selon les habitants.
Dans la maison conçue par l’agence bordelaise : banquettes en bois encaissées dans la partie béton d’une
grande cheminée : signature et habitude de l’agence. Les terrasses sont suspendues, l’escalier aussi. Cuisine
intégrée très moderne, en bois peint. Innovation que l’on retrouve dans les Girolles : les nacos (fenêtres
inclinables). Chauffage au sol avec air pulsé : très efficace bien que bruyant. Isolation laine de verre.
« Cette maison était idéale à vivre en week-end et pendant les vacances. »
La maison suivait la pente du terrain avec beaucoup de plateaux et d’emmarchements dans l’espace intérieur
de la maison. La maison n’était pas cloisonnée, c’était la différence de niveau qui chaque fois délimitait un
espace.

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« C’est une maison d’architecte, elle n’est pas toujours faite pour vivre simplement. C’était chouette. Par
contre la chambre n’était pas séparée par une cloison : c’était l’esthétique avant tout, il n’a pas trop pensé à
la pratique. »
Le couple a assisté à toutes les réunions de chantier : « On nous a obligés, il y a une adhésion de notre part
dès le début. »
Il se passe pas mal de temps entre le premier contact et la nouvelle proposition. C’est Courtois qui convainc
le couple de rester avec l’agence, c’est lui qui venait à toutes les réunions de chantier, puis Lajus à la fin.
« Nous voulions quelque chose de simple : la Girolle, c’est ça qui nous avait motivé. »
Mais : pas très pratique, toute en bois, et les grands placards en bois coulissaient mal, difficiles à entretenir.
« Chaque fois qu’on voyait des maisons qui nous plaisaient, c’était une construction de l’agence Salier-
Courtois-Lajus-Sadirac. C’était novateur, c’était une maison évolutive. »
Volume et vue = base de la Girolle, un habitat astucieux, une « praticité relative » (en termes d’isolation).
En somme : des maisons simples, modernes et économiques.
L’agence choisissait ses clients, et il fallait que le terrain choisi permette une vue sur le paysage.
Intéressant car va changer avec le système Girolle, où l’agence ne choisit plus du tout ses clients, c’est plutôt l’inverse, voire même
on se passe de l’intermédiaire des architectes car on traite directement avec le constructeur Guirmand.
De même, la maison ne sera plus située en fonction de la vue, du paysage, de l’insertion dans le site, puisqu’il s’agira d’un
système en série que l’on peut implanter partout désormais : perte de qualité spatiale ? La vue sur l’eau (Océan, Bassin
d’Arcachon) apportait une qualité de cadrage jusque dans l’espace intérieur de la maison. Cette dimension est perdue avec les
Girolles ? En tout cas il faut faire sans-site, concevoir hors-site.
Mais rend la maison plus accessible car avant réservée à une certaine élite que choisissait l’agence, en fonction du terrain
justement. Tendre vers une vulgarisation ?
« Pierre Lajus était le plus accessible de tous. Il était capable de faire des plans pour nous, même si parfois
cela s’écartait de sa philosophie. »
Puis Pierre Lajus est appelé pendant trois ans à Paris après avoir remporté un concours, et n’a plus suivi le
chantier. Avec le temps la maison a été pourrie par les termites, ils ont été obligés de tout raser.
« Lajus avait ce côté où il écoutait les gens. C’était un vrai architecte. »

Maison Patoiseau
[Entretien avec le nouveau propriétaire – Achat en 1997 – Visite de la maison]
Maison Girolle à deux niveaux en maçonnerie et bois.
Ont eu un coup de cœur pour la maison, bien qu’ayant vécu dans le quartier depuis 1960, notamment pour
la vue : avant les maisons étaient plutôt construites sur la route pour s’éloigner des embruns de la mer et
éviter une dégradation rapide des constructions.
Les constructions doivent être résistantes aux embruns et qu’elles ne dégradent pas la dune/ne s’y enfoncent pas. Pose la question
de la matérialité des constructions : doivent être légères (dunes) et résistantes (embruns). Pour répondre à ces données du site :
construction bois.
N’ont quasiment rien touché de la construction initiale sauf l’escalier qu’ils ont changé de place. En effet,
les Girolles avaient l’escalier à l’extérieur de la maison, les nouveaux propriétaires l’ont mis à l’intérieur. Ils

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ont aussi changé des menuiseries ‘à la française’, ainsi que le garde-corps de la terrasse car n’est plus aux
normes de sécurité actuelles.
Relève d’une amélioration de la commodité quotidienne de cette maison, afin de faire évoluer cet habitat de vacances à un habitat
à usage permanent. Les modifications des Girolles sont plutôt liées à une évolution de la destination d’usage de l’architecture
proposée initialement, pour passer d’un habitat de vacances à un habitat quotidien. Il n’est pas tellement question ici d’intervenir
sur la construction pour parer à des dégradations.
Autre modification (sinon mineure) : ajout d’un vitrage entre la charpente et les pièces à vivre, notamment
les WC (commodité), remplacement du chauffage à air pulsé (bruyant) par un chauffage central.
« Le principe de la Girolle c’est qu’il y a de la lumière tout le temps. »
Les pièces ne sont pas très grandes : 3x3 mètres, mais ils vivent dehors : beaucoup de porosité avec
l’extérieur, maison peu isolée mais « on s’adapte ».
Maison qui fonctionne bien dans le contexte particulier de la Gironde qui profite d’un climat relativement clément/doux et qui
permet cette vie en extérieur, qui compense surement la taille relativement petite des pièces de vie
Inconvénient : très agréable à vivre l’hiver, mais il fait chaud dans la maison l’été : problèmes d’aération,
d’isolation ?
Maison très agréable à vivre, modulable, notamment grâce à ses cloisons facilement modulables
« Le fait que la maison soit flexible est rassurant, on sait qu’on peut facilement intervenir dessus. »
Avantage de la construction « légère » qui fait appel au bois.
C’était une maison très abordable à l’époque, tandis qu’aujourd’hui le quartier devient bourgeois, voire
« people ». L’habitant parle d’un certain « laisser-passer » du maire pour toutes les constructions qui colonisent
la côte.
Ont acheté cette maison pour le potentiel qu’elle présente. Il y avait une autre maison à vendre à côté, mais
il n’y avait « rien à faire dedans, juste poser ses meubles. Cela ne nous intéressait pas. »
Intéressant : notion de potentiel qui apparait, et qui semble sous-entendre celle d’évolutivité future de la maison.
L’habitant se confie en disant qu’il est inquiet sur l’avenir des maisons Girolles et de ce patrimoine construit.
Avec la gentrification de la frange côtière, les prix de la construction et de l’immobilier ont fortement
augmenté, et ils ont peur d’un désintérêt de la population pour des constructions « simples » telles que celles
des Girolles, plus authentiques, parfois plus rustiques.
Craignent le rachat de terrains et la démolition des maisons existantes pour en construire de nouvelles à la
place.
Mots-clés qui ressortent de l’échange : lumière, flexibilité, bois.
Le bois est une matière qui vit, qui craque, qui bouge, qui fait du bruit (dans le bon sens du terme)
« Ici ça a été bien pensé par rapport à la dune. C’était une valeur sûre au niveau constructif. Il y en avait une
centaine dans la région Bordelaise. »
En parlant de Pierre Lajus : « La Girolle c’était sa vie, quand il en parlait il avait des trémolos dans la voix. »

Maison Hollier
[Entretien avec la nouvelle propriétaire – Achat en 2015 – Visite de la maison]
Maison entièrement en bois (sauf noyau cheminée maçonné).

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À l’achat : la maison était très dénaturée, pas d’entretien, vitrage en mauvais état/opacifiés, volets roulants
ajoutés à la maison, colorisation du bois. Les nouveaux propriétaires avaient pensé à la raser tellement elle
était abîmée. Le critère principal qui leur a fait acheter cette maison : la vue large sur le bassin, sur la côte,
sur l’horizon, la Pinède, le village, les bateaux. La vente s’est faite par connaissance de la voisine, par bouche
à oreille.
« Je n’ai jamais vu une maison avec un bois aussi sain » lui a confié un agent venu pour faire le diagnostic
thermique de la maison.
Ce qui dérangeait l’actuelle propriétaire : la couleur sombre du bois, surtout dans les chambres à l’étage.
Modifications dans la maison :
- Il a fallu refaire les systèmes d’électricité/eau/chauffage
- Ont remplacé les menuiseries bois en conservant l’état d’esprit initial de la maison
- Ont remplacé à l’identique le dallage de la terrasse (composition tramée et alternée de l’orientation
des caillebottis)
Ce qu’ils ont vraiment apprécié : « L’architecte avait tout dessiné, il y avait vraiment le souci du détail dans
cette maison, par exemple avec l’aménagement intérieur, la conception du mobilier, le banc encaissé à
l’entrée. »
Problème rencontré avec la toiture : elle est en éverite (matériau à base d’amiante/couleur ventre de sardine)
S’il fallait la changer aujourd’hui, par quoi la remplacerait-on ? Tuiles seraient lourdes ? Pose la question de l’entretien de ces
constructions, et du remplacement de matériaux aujourd’hui interdits à la construction comme l’amiante par exemple.
Pierre Lajus leur aurait expliqué qu’il a conçu cette maison en rentrant d’un voyage au Japon, et il a voulu
transmettre cet esprit japonisant : caillou lavé pour le revêtement intérieur de la maison, utilisation du bois,
rapport fort avec l’extérieur
« L’architecte avait très bien calculé la maison pour son rapport au soleil, avec un ouvrant qui a une
dimension parfaite pour protéger de l’ensoleillement direct. Tout est pensé selon une travée de 2,70m. La
maison est modulée avec ça, donc on pouvait facilement rajouter des modules. »
Très beau rapport à l’environnement naturel : « une sorte d’écologie avant l’heure », combinée à l’utilisation
d’un matériau local.
« Il n’y avait pas besoin de parasol, on est protégés du soleil par la toiture, puis par le pin qui était existant,
et autours duquel s’est organisé la terrasse. »
Aucune plinthe, tout va du sol au plafond. C’était l’idée d’une maison économique.
Utilisation optimale des éléments bois, aucun éléments inutiles/en surplus : aller à l’essentiel, pour une revendication esthétique
et économique, une « vérité » du matériau, de l’élément qui n’a pas besoin de recevoir de compléments.
Insertion de la maison dans le paysage : la maison ne se voit pas du tout depuis l’eau, elle s’efface dans le
paysage environnant.
Le sol de la maison est en cailloux lavés pour des raisons économiques, et permet de vivre très librement
entre l’intérieur et l’extérieur de la maison, avec une pratique de la plage et de la piscine : pas besoin de se
chausser, peut tout faire pieds nus. La maison est complètement traversante : circulation parfaite de l’air, là
aussi en accord total avec le site.
À l’origine de la construction il y avait déjà du double vitrage, plus fin, mais il y avait déjà cette démarche.
Quelle démarche ? Technologique ? Écologique ? Quelle était la volonté des architectes à mettre du double vitrage ? Proposer
une maison moderne et équipée des dernières innovations, ou proposer un logement où il n’y a pas besoin de chauffer beaucoup ?

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L’isolation est relative mais ce n’est pas dérangeant au vu du climat.
Trois chambres identiques à l’étage, une chambre dans l’angle, une chambre en bas.
« Chaque chambre a un tableau sur le lagon » : ils ont fait agrandir les fenêtres en portes fenêtres à l’étage et
ont ajouté à la maison une terrasse accessible depuis l’étage.
Le rythme de la maison est le suivant : 3 travées (salon) + 1 travée (cuisine) + 2 travées (chambres), sachant
que les travées mesurent 2,70m de largeur.
En parlant de Pierre Lajus : « Je pense qu’il avait vraiment pensé au mode de vie de la famille, ce n’était pas
juste un coup de crayon ».
Notion d’usage et de modes de vie importante ici dans les propos de l’habitante
Comment Pierre Lajus fait pour « mesurer » les besoins des futurs habitants, en termes de dimensions, de surface ? Quels outils
conceptuels mobilise-t-il pour se rapprocher au mieux des usages des occupants ?
Les trames permettent-elles une liberté d’usage, une flexibilité, une modularité constructive (système poteaux/poutres bois +
vitrages et cloisons) qui suit l’évolution de la famille et la succession des différents propriétaires de la maison au cours du temps.

Maison Laporte
[Entretien avec la propriétaire initiale – 1963 – Visite de la maison]
Maison maçonnée, avec pergola bois.
Cette maison aurait inspiré la Girolle. Serait plutôt un projet de Salier, car les Laporte étaient des amis de
Salier.
« Je veux vivre avec la vue. Je veux vivre sur ma terrasse. »
Les commandes de ces maisons à l’agence SCLS émanaient au départ d’une population sensible à une vie en extérieure. Serait-
ce une condition obligatoire pour apprécier les maisons proposées par l’agence ??
« À l’époque la modernité dans la région c’était Salier. »
Vrai travail de composition du paysage, de la vue qui est donnée, avec un travail de jardin, de pergola : trame spatiale / trame
construite > très lisible car structure laissée à nu, pas de remplissage, la pergola est laissée telle quelle dans l’espace.
Les lignes horizontales en rappel de la ligne de l’horizon, les lignes verticales en rappel des pins élancés.
La trame structurelle de la maison déborde, sort de la maison pour occuper l’espace extérieur, pour cadrer le paysage.
Interpénétration de l’intérieur et extérieur par ses longues poutres qui portent la toiture. Elles rendent possible une lumière haute
dans les espaces servants de l’habitation, qui qualifie ces espaces, et viennent structurer le jardin. Si à l’intérieur de la maison
ces poutres entre les murs porteurs et la toiture permettent surtout un apport de lumière particulier, et disparaissent donc presque
derrière l’effet spatial produit, en revanche dehors elles apparaissent de manière nette dans le décor, presque brutale. Dans la
maison ces poutres sont des éléments assez peu visibles finalement, car en bois sombre, à contre-jour avec cette lumière rasante
au nu des murs maçonnés, tandis que dehors, dans l’espace du jardin, elles accaparent notre vue, et fabriquent des cadres
extrêmement forts qui se détachent clairement du paysage en arrière-plan. Il s’agit de dessiner et construire des lignes sombres
très géométriques, pour contrecarrer avec le paysage et donc le structurer.
La trame permet une architecture forte/moderne ici, dans un environnement relativement sauvage et peu urbanisé à l’époque de
la construction. Jeu prononcé d’ombres et de lumières : détournement/réinterprétation d’éléments naturels (lumière) par
l’architecture.

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Permet de donner une dynamique à la construction, pourtant très simple, avec des ombres qui rythment les façades et les espaces
intérieurs tout au long de la journée comme un cadran solaire. On observe ici une grande attention portée aux qualités
architecturales et spatiales permises par le soleil.
Maisons pensées pour être très économiques mais cette façon d’occuper l’espace extérieur peut donner l’illusion d’une plus grand
espace construit grâce à la pergola.

Maison Cangardel
[Entretien avec les propriétaires initiaux – 1965 – Visite de la maison]
Maison bois (toiture, planchers, claustras, menuiseries) et murs maçonnés.
« Je l’appelle mon mobil-home de luxe. Tout est jeu dans cette maison, elle est extensible. On y est allés
jusqu’à 15 à vivre dedans. » (Mme Cangardel).
Ont refait la terrasse et les menuiseries PVC à l’Ouest car le bois était abîmé. Ont aussi changé la gouttière
en U qui allait de part en part de la maison qui était rouillée mais qui a très bien fonctionné.
À l’origine la maison était pensée pour qu’il y est de la végétation sur le toit pour jouer le rôle d’isolant. En
1995 ont refait faire l’isolation de la maison, et envisagent de renouveler l’opération en 2020/2025, et
notamment celle du toit qui aujourd’hui est inexistante (ils ont fini, à tort, par enlever la végétation qui était
sur le toit)
« C’était une maison d’été, c’est normal qu’il n’y est pas d’isolation. Le bois n’a pas bougé en cinquante ans,
et pourtant nous n’avons pas fait tant d’entretien. »
Ils ont repeint le bois récemment car la couleur se délavait, mais sinon est restée en très bon état. Ce bois
venait d’Afrique par bateaux dans les années 1960. Les architectes qui viennent voir la maison ne savent pas
dire ce que c’est comme bois. Il est en très bon état.
Le claustra avait été pensé à l’origine pour être un jardin d’hiver, il était ouvert sur l’entrée. Les Cangardel
ont fini par le fermer suite à un cambriolage, et il sert aujourd’hui de cabane d’été. Ces espaces ont donc été
transformables au cours du temps. Toutes les pièces sont modifiables peuvent changer d’usage au fil du
temps : le garage initial est devenu la chambre des parents.
Ils avaient enlevé le claustra devant la cuisine mais cela dénaturait trop la maison donc l’ont remis. Ces
claustras sont fixés par boulonnage, donc facilement modulables, déplaçables. Encore une fois notion de
personnalisation de l’habitat, de modification.
C’est le père de madame Cangardel qui a fait construire cette maison, il était marchand de bois. Il y avait des
ventes aux enchères de forêts domaniales et a connu comme ça le bassin d’Arcachon. Au départ il avait une
scierie aux Forges [?]
En 1963 ils viennent voir ce lotissement en construction (La Roquette), et ont choisi un terrain qui n’avait
pas été vendu, tous ceux avec vue sur mer étaient vendus ou trop chers. Finalement se trouve très bien sur
ce terrain en contrebas et donc abrité du vent.
L’agence bordelaise commençait à être connue. La famille Cangardel vient du Lot et Garonne, et entendent
parler du constructeur de ces maisons qui démarchaient des clients jusque dans le Lot.
« Les gens appelaient notre maison La Chinoise en raison des claustras. On vit tout le temps dehors, quand
on arrive ici on déconnecte automatiquement. Il n’y a jamais de problème de ménage. Dans l’entrée le sol
est en bois, quand les gens rentrent de la plage ils laissent ainsi le sable sur le pas de la porte. »
Les claustras de la chambre permettent de l’aérer la nuit tout en étant protégé, avec un espace « sécurisé,
fermé, non accessible par autrui ». Permet d’ouvrir à l’air et de fermer à l’usage, et rend la terrasse associée

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à la chambre parentale plus intime. Madame Cangardel témoigne : « J’aime m’allonger dans le canapé, j’ai
l’impression de vivre dehors, tout est aéré, l’air passe. »
La maison est parfaitement orientée : la façade d’entrée donne sur la rue au Nord-Est, les chambres sont à
l’Est, c’est une maison très bien pensée pour l’été. L’exposition est tellement bien pensée qu’il n’y a pas
besoin de rideaux. Cette maison a été construite comme une maison secondaire. Même si l’automne on a
un peu le cafard ici, on revient depuis cinquante ans avec le même plaisir chaque fois.
« Ma mère était avant-gardiste. Mon père a fait confiance, mais il était également très ouvert et cultivé. Il n’y
avait pas d’arbres, pas de rideaux, pas de clôture, c’était juste la dune, il fallait se projeter. Ils avaient de bons
retours de ces architectes, donc ils étaient confiants envers eux. »
Les poutres en bois sont d’un seul tenant. Les architectes ont dimensionné la largeur de la maison en
fonction de la longueur des poutres.
Qui déterminait cette longueur ? Le fournisseur de bois ? Puis eux pour avoir le minimum de chutes, voire aucune très
certainement pour être économique ? À quel moment intervient la trame ? Elle apparait après avoir eu les dimensionnements
des poutres. L’outil trame intervient/est mobilisé dans le cas de ces habitats économiques préfabriqués, dans un second temps,
se pliant à la condition première de l’élément constructif. Son intervention dans le projet est différente de celle qui est appliquée
dans le cas d’un chantier traditionnel.
Tous les pins sont d’origine car les architectes voulaient couper le moins d’arbres possibles.
C’est une maison composée en modules, en carrés qu’on multiplie. Dans la maison il y a des décalages de
murs pour permettre de grands placards/rangements. Rythme de travées de la maison depuis la chambre
du fond : 4 – 3 – 3 – 2 – 1 – 3 – 3 – 9 – 3 – 3
Avec 4 travées = chambre des parents / 2x3 travées = deux chambres d’enfants / 2 travées = Sdb / 1 travée
= WC / 3 travées = entrée / 3 travées = cuisine / 9 travées = séjour / 3 travées = entrée / 3 travées =
garage
Sur les fenêtres hautes du couloir la lumière passe et rythme de lumière le couloir qui dessert les chambres.
Le premier projet pour cette maison a été une maison à étage avec un escalier extérieur, le deuxième projet
fut le projet de la maison actuelle, qui a couté moins cher. Les raisons économiques ont modifié le projet
initial. Salier voulait une cuisine américaine, tandis que les Cangardel voulait une cuisine fermée, pour
permettre des usages bien délimités des espaces.

Maison Gérondeau
[Entretien avec la fille des propriétaires initiaux – Visite de la maison]
Maison très maçonnée, sauf toiture, terrasse, menuiseries, poteaux côté route qui sont en bois.
L’interlocuteur principal était Courtois au départ du projet, puis les propriétaires ont côtoyé les autres
architectes. La demande était, peut-être à la différence des autres, que la maison soit aussi bien en été qu’en
hiver. Pas seulement une maison de vacances d’été, de mer, mais une maison de week-end pour toute
l’année. Système de chauffage à air pulsé : la maison est parfaite l’hiver car elle chauffe vite, et l’été elle reste
fraiche car elle s’aère vite. Très saine car pas de termites.
Les modifications :
- Ils ont agrandi la terrasse qui s’arrêtait au poteau
- Le mur de la cuisine était plein, ils l’ont percé pour avoir une vue sur la mer

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- Les meubles étaient d’origine jusqu’il y trois ans en arrière mais ont fini par changer le canapé, la
table basse, la salle à manger, qui étaient en très bon état mais manquaient de confort
- Ont changé les caillebottis
- Ont fait changer le bas des poteaux bois par des plots suite à une infiltration d’eau
- Il faudrait refaire la toiture
« C’est génial parce que c’est une maison qui n’a jamais vieilli. On l’appelait la maison du fada, et les gens à
l’époque la trouvaient beaucoup trop moderne. »
Chaque chambre a une terrasse en triangle, et une salle de bain de l’autre côté du couloir qui dessert
l’ensemble des chambres de la maison. À l’origine, chaque chambre a un accès individuel depuis l’extérieur,
et possède son propre niveau de sol qui descend à chaque nouvelle chambre de quelques marches. Permettait
aussi de revenir de la plage et de se laver les pieds avant d’entrer directement dans la chambre sans salir le
reste. Une quatrième chambre est totalement indépendante (chambre de la bonne). La cinquième chambre
(la plus basse sur le terrain) était pour les grands-parents.
Pas de volets : des rideaux. Un principe que l’on retrouve dans toutes les maisons proposées par l’agence.
Système particulier des ouvertures vers la mer : double baie depuis le salon vers la terrasse, d’environ 4,5m
de hauteur, qui apporte beaucoup de lumière. L’éclairage, selon la propriétaire, est le même à l’intérieur et à
l’extérieur de la maison : continuité dedans/dehors.

Maison Petit Brisson


[Entretien avec la propriétaire initiale – 1966 – Visite de la maison]
Maison toute en bois – Cap-Ferret
Le couple était des amis de Courtois, puis Yves Salier s’est intéressé au projet : « Salier était un sacré
personnage. »
Courtois propose une maison en bois, Mr Petit Brisson refuse sur le coup, car il veut « une maison en dur. »
Salier lui répond : « C’est tout ou rien ! ». Finalement ils feront la maison toute en bois, et le sous-bassement
maçonné. Tous les panneaux bois ont été fait par A. Guirmand qui « était très bien ».
« Ils ont posé les panneaux et à la fin de la semaine c’était fait. Les gens pensaient qu’on construisait des
boxes à chevaux. C’est un jeu de construction cette maison. Rien n’a bougé, pas même la peinture. »
Rapidité de construction de la maison : une semaine de montage environ, hors fondation (voir interview de Guirmand)
Cette maison était pour le couple leur premier achat de maison secondaire sur le bassin, et la première fois
qu’ils faisaient appel à un architecte.
« On nous disait : le principal dans une maison c’est l’emplacement, la maison c’est secondaire. »
Côté bassin on retrouve trois chambres avec vue et le salon.
La dune a été conservée : au vu de la fragilité de la dune il ne faut pas s’amuser avec l’implantation de la
maison, sinon les constructions s’enfoncent avec le temps.
« Je n’y vivrais pas toute l’année, l’été c’est bien. » Pourtant, le chauffage à air pulsé permet à la maison d’être
chauffée en deux heures.
Les modifications :
- Ont refait toutes les menuiseries bois, les ont remplacées par des menuiseries acier

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- Ont refait les WC et la cuisine (ilot central qui était en formica et qu’ils ont remplacé par un plan
de travail en marbre et des placards en hauteur)
Selon Mme Petit Brisson quelques erreurs :
- Ont sous-estimé la section des poutres, faisant que les Petit Brisson les ont doublées
- Les architectes avaient prévu des nacos au salon (Et donc ?)
- La cheminée était « dangereuse » car de géométrie trop pointue, surtout avec des enfants à la
maison ! Ils ont fait modifier la cheminée pour amoindrir cet aspect
- Le couple (notamment le mari) est pas mal intervenu sur les finitions de la maison
« Cette maison a servi de noyau familial, et de réseau d’amis pour les enfants. Le voisin est devenu mon
gendre. »
Cette maison dérangeait tout autant qu’elle attirait le voisinage et les connaissances du couple. Elle a servi aussi de terrain de
jeu pour les enfants : à la place de la table à manger actuelle il y avait une table de ping-pong. Les espaces de vie proposés étaient
ludiques et fluides, et pouvaient certainement permettre une réelle appropriation de l’espace par les enfants.
« On se foutait de nous de construire cette maison ! Mais maintenant quand je fais faire des travaux, les
entreprises sont étonnées de voir une maison qui a cinquante ans et qui est dans cet état ! Je suis plus attachée
à cette maison qu’à celle de Bordeaux. On louait déjà des maisons à l’Herbe, notamment une maison en
bois au Canon, et ça nous plaisait. Donc je prospectais tous les jours pour des terrains. J’étais ravie que
Courtois me propose une maison en bois, mais mon mari refusait cette idée, il voulait une partie maçonnée.
Les gens autour de nous disaient que ce n’était pas autorisé de construire tout en bois. »
Sorte de légende urbaine autour de la construction bois et de sa fragilité, de sa dégradation dans le temps, et même de la difficulté
de sa mise en œuvre par un rejet des municipalités/politiques. Pourquoi de tels à priori sur la construction bois ? Aussi bien
concernant ses capacités techniques, que sur une éventuelle invalidation de la part des autorités.
L’espace sonore de la maison : insonorisation spéciale de la maison par les vitrages qui séparent les cloisons
des chambres de la toiture.
Encore une fois : pas de volets, et tous les placards sont intégrés au logement.
L’exposition de la maison est bien pensée, le soleil fait le tour de la maison qui est très vitrée donc lumineuse
tout le temps : traversante.
Il y a un accès direct à la salle de bain depuis l’extérieur pour un libre accès après être allé à la plage.
La maison est pensée en fonction de la vie en extérieur et de la pratique de la baignade ?
Les architectes seraient partis de cette maison pour concevoir la Girolle : l’année de conception est la même :
1966.

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LAJUS, Pierre,
Maison Phébus, croquis 1980
Archives privées de l’architecte

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