Chapitre 3
Chapitre 3
Chapitre 3
1. Vie et oeuvre
Emmanuel Kant est né en 1724 à Königsberg et mort en 1804. Sa vie fut sans histoire,
entièrement consacrée à l’étude, à l’enseignement et à la méditation. Il a d’abord été un
rationaliste fortement influencé par Wolff qui était un disciple de Leibniz. C’est ce qu’on
appelle sa période précritique. Il va donc d’abord être convaincu, dans la droite ligne de
l’enseignement de Descartes et de Leibniz, que la raison, purifiée de tout emprunt à la
connaissance sensible et à l’imagination, peut a priori, par des idées innées, connaître le réel en
lui-même. Il va être convaincu que la raison pure, c’est-à-dire la raison coupée de la sensibilité,
peut a priori, sans recours à l’expérience sensible, connaître la structure du réel tel qu’il est en
lui-même. C’était la position de Descartes et de Leibniz. Kant a donc d’abord souscrit à cette
manière de voir. Mais il va peu à peu se demander ce qui légitime cette prétention de la raison
pure à connaître a priori le réel en lui-même sans aucun recours à l’expérience a posteriori.
C’est alors qu’il étudie avec attention l’oeuvre de Hume. Et c’est l’illumination! Il dira de Hume
qu’il l’a réveillé de son sommeil dogmatique. Mais par ailleurs, il sera terrifié par le scepticisme
auquel aboutit Hume et qui est ruineux pour les sciences. Kant aura en effet, comme tous les
modernes, pour principal souci de fonder les sciences modernes, en particulier la nouvelle
physique de Newton dont il était un fervent admirateur. Mais l’entreprise de Hume aboutit à
ruiner les prétentions de la physique. Son souci sera dès lors d’une part de fonder les prétentions
de la science sans pour autant tomber dans le dogmatisme du rationalisme, et d’autre part de
fonder autrement la métaphysique qui servait chez les rationalistes de fondement à la science.
Il va ainsi fonder le criticisme, encore appelé le rationalisme critique ou l’idéalisme critique, et
qui consiste en une espèce de conciliation entre le rationalisme et l’empirisme, où les
prétentions de l’un limitent les prétentions de l’autre, et réciproquement. Son problème est donc
le problème critique dont on a vu que Descartes est le premier à l’avoir posé radicalement. Mais
Kant va le poser et le résoudre très différemment. Son problème est le problème de la
connaissance: “que pouvons-nous connaître avec certitude” ? “Quelles sont les capacités et les
limites de notre pouvoir de connaître, de notre raison” ? Son souci perpétuellement affiché sera
de fonder la métaphysique comme science, de sauver la science et la métaphysique de la ruine
du scepticisme.
Le criticisme est essentiellement exposé dans la trilogie critique: La critique de la raison
pure de 1781, La critique de la raison pratique de 1788 et La critique de la faculté de juger de
1790. On lui doit également et notamment: les Fondements de la métaphysique des moeurs de
1785, la Religion dans les limites de la simple raison de 1794 et l’Anthropologie de 1798. On
va essentiellement traiter de La critique de la raison pure et de La critique de la raison pratique.
2. La critique de la raison pure
Pour Kant, l’homme sait qu’il est fini, qu’il n’est pas le producteur, le créateur des choses
qui l’entourent, le producteur de la réalité. La science en connaissant le réel émet des jugements
synthétiques a priori concernant le réel. Cela n’a de sens que si l’homme sait qu’il y a un réel.
L’homme sait qu’il y a un réel qu’il n’a pas produit et qui lui est donné. Il le sait par sa
sensibilité. C’est la sensibilité qui nous apprend qu’il y a une réalité qui nous est donnée et que
nous n’avons pas produite. Nous recevons le réel dans et par la sensibilité. C’est ici l’influence
de Hume et de l’empirisme. Il n’y a plus de rejet de la sensibilité chez Kant. C’est la sensibilité
qui nous apprend qu’il y a quelque chose qui existe en dehors de nous, et il ne s’agit pas de le
mettre en doute.
La plupart des intuitions de la sensibilité sont donc des intuitions empiriques où les
phénomènes sont donnés a posteriori. On ne peut pas anticiper a priori sur la perception des
couleurs, des sons, des odeurs, des formes particulières des choses dans l’espace. On ne peut
que les accueillir passivement. Cependant, tout ce que la sensibilité perçoit n’est pas selon Kant
perçu a posteriori, par une expérience a posteriori. Il y a de l’a priori jusque dans la
connaissance sensibles. Et, sur ce point, Kant s’oppose à Hume pour qui tout dans la
connaissance sensible était donné a posteriori. Parmi les intuitions de la sensibilité, il en est
deux qui ont ceci d’original qu’elles ne sont pas empiriques, a posteriori, mais a priori, avant
toute expérience particulière, concrète. Elles sont dégagées de toute expérience et présentes a
priori. Ces deux intuitions a priori de la sensibilité sont l’espace et le temps. Si, en imagination,
nous faisons le vide de toutes nos perceptions empiriques externes, si nous nous efforçons de
faire le vide dans notre imagination de tous les objets perçus de quelque manière, il demeurera
toujours invinciblement une intuition, celle de l’espace. Cette intuition là, nous ne savons pas
nous en débarrasser. Si nous voulons imaginer le néant, l’absence totale de tout objet perçu,
l’intuition de l’espace résiste toujours. Nous ne pouvons en effet nous représenter l’absence de
tout objet qu’à l’intérieur de la forme pure de l’espace en trois dimensions. Il en va de même
pour le temps. Nous pouvons très bien, en imagination, essayer de faire le vide de toutes nos
intuitions psychologiques internes, de toutes nos pensées, de tous nos désirs, de toutes nos joies,
de tous nos sentiments, quels qu’ils soient, nous ne pourrons nous représenter ce vide, cette
absence totale de tout état psychologique, que dans la forme pure du temps, qu’à l’intérieur de
notre durée intime, intérieure. On ne peut faire abstraction du temps. On ne peut éliminer
l’intuition du temps, de la durée. Nous ne pouvons nous représenter ce vide intérieur total que
dans le flux temporel avec ses trois dimensions que sont le passé, le présent et le futur. Pourquoi
ces deux intuitions sensibles, celle de l’espace et celle du temps, sont-elles de toute façon
présentes? Pourquoi nous sont-elles donc données a priori avant toute expérience ? Parce
qu’explique Kant, elles ne nous sont pas données de l’extérieur, a posteriori comme le pensait
Hume, mais elles sont des formes ou des structures constitutives de notre sensibilité elle-même.
Donc, si on élimine de la sensibilité tous les contenus de faits perçus a posteriori dans
l’expérience, si on élimine toutes les sensations déterminées, on repère selon Kant deux formes
a priori de la sensibilité, c’est-à-dire une structure d’accueil des sensations, du sensible en
général. Cette structure d’accueil est double: ce sont les deux formes a priori de l’espace et du
temps.
Une comparaison peut aider à comprendre cela. Quand nous observons une table, le
spectacle qui nous est donné est bien sûr déterminé par l’objet, la table que nous voyons, mais
il est aussi déterminé par notre vue elle-même, par notre manière humaine de voir. Si notre oeil
changeait structurellement, nous verrions la table autrement, non pas en raison d’une
modification de la table elle-même, mais seulement à cause d’un changement dans l’organe
même de la vision: l’oeil. De la même manière, analogiquement, selon Kant, il faut dire que les
deux intuitions de l’espace et du temps appartiennent non pas à ce qui est intuitionné, à ce qui
est vu, mais bien au sujet qui intuitionne, au sujet qui voit. Ce n’est donc pas nous, selon Kant,
qui sommes dans l’espace et le temps, mais c’est l’espace et le temps qui sont en nous. Ils sont
les formes mêmes de notre sensibilité, sa structure constitutive. Ce sont des formes pures, a
priori, que nous apportons avec nous-mêmes avant toute expérience concrète particulière.
Chez Hume aussi, il était question de l’espace et du temps. Mais, pour Hume, l’espace et
le temps étaient entièrement a posteriori, et en aucune manière a priori. En s’associant en nous,
des impressions sensibles pouvaient soit se juxtaposer, soit se succéder. Elles donnaient dès lors
soit l’impression spatiale, soit l’impression temporelle. L’espace et le temps étaient le résultat
a posteriori, après l’expérience, soit d’une juxtaposition d’impressions, soit d’une succession
d’impressions. Ils étaient intégralement donnés dans l’expérience. Kant objecte à cela que pour
avoir une impression de juxtaposition, il faut une capacité structurelle de percevoir l’espace. De
même, pour avoir une impression de succession, il faut être selon lui structurellement capable
de percevoir le temps. En outre, à la différence de chez Descartes, l’espace et le temps ne sont
pas pour Kant des idées. Ce sont des formes a priori qui relèvent intégralement de la sensibilité
et non pas de la pensée. Ce ne sont pas des idées claires et distinctes qui se donnent à une
intuition intellectuelle. Ce sont de pures intuitions sensibles. Pour Descartes, l’espace était une
idée claire et distincte qui n’avait rien de sensible. Pour Kant, l’espace est intégralement
sensible, alors que chez Descartes il était intégralement intellectuel. Pour Kant, l’espace, encore
que sensible, est a priori, mais d’un a priori intuitif sensible, alors que chez Descartes, il était
aussi a priori, mais d’un a priori intuitif intellectuel. Chez Kant, l’espace est donné dans une
pure intuition sensible a priori, alors que chez Descartes, il est une idée donnée dans une pure
intuition intellectuelle a priori. On voit bien ici, sur un cas de figure, comment Kant opère une
synthèse entre le rationalisme et l’empirisme.
Nous avons donc deux formes pures a priori de la sensibilité et nos sensations
particulières déterminées viennent remplir ces deux formes. Toutes les sensations qui font la
trame quotidienne de notre expérience sensible viennent remplir les deux formes vides de la
sensibilité. L’espace et le temps se voient du coup doués, selon Kant, de réalité empirique.
L’espace et le temps acquièrent par notre expérience concrète une consistance empirique
concrète. L’espace et le temps sont dès lors tous deux, selon Kant, doués de réalité empirique
et d’idéalité transcendantale. Ils sont doués de réalité empirique parce que tout ce que nous
percevons, tout ce que nous accueillons empiriquement dans l’expérience, nous apparaîtra
toujours comme spatial et comme temporel en vertu de la structure d’accueil de notre
sensibilité, en vertu des formes a priori de notre sensibilité. Le temps a cependant, selon Kant,
priorité sur l’espace, parce qu’il y a des données sensibles non spatiales. Ce sont les états de
notre vie psychique qui se succèdent dans notre vie consciente. Nos sentiments internes, comme
la joie, la tristesse, la douleur etc. sont sensiblement perçus, mais pas dans l’espace. La joie
n’est pas spatiale. Par contre, ils sont perçus dans le temps, dans la durée intime de notre vie
psychique.
L’espace et le temps sont aussi, selon Kant, doués d’idéalité transcendantale. Cela veut
dire qu’il n’y a de sens à parler d’espace et de temps qu’eu égard à notre sensibilité. Il n’y a
d’espace et de temps que pour l’homme en tant qu’il est doué de sensibilité. Il n’y a pas, selon
Kant, d’espace et de temps en soi, en dehors de nous, en dehors de notre sensibilité. L’espace
et le temps n’existent que pour et par l’homme. Ceci a une conséquence théorique importante.
Il n’est plus possible de prétendre, selon Kant, que Dieu est, comme il l’est chez Descartes, une
espèce de grand calculateur, une espèce de grand géomètre qui organise un espace en soi avec
des idées qu’il met par ailleurs dans notre esprit pour nous permettre nous aussi de connaître
comme lui cet espace. Pour Kant, la géométrie est une construction conceptuelle qui n’a de
valeur que relativement à notre espace perçu, que relativement à notre forme a priori de
l’espace. Dieu n’a pas de sensibilité. Il ne connaît donc pas l’espace selon Kant et il est dépourvu
de sens de prétendre que la physique moderne nous introduise dans les pensées intimes de Dieu.
C’est là une rupture décisive avec Descartes. La physique n’a de valeur qu’eu égard à nous, que
pour l’homme, et non pas en soi.
Le fait que l’espace et le temps soient purement sensibles ne veut pas dire que, pour Kant,
il n’y a pas de science de l’espace et du temps. Il y a deux sciences qui sont possibles a priori
en vertu de l’apriorité des formes de notre sensibilité, en vertu de l’apriorité de l’espace et du
temps. Il s’agit de la géométrie qui est la science pure de l’espace et de l’arithmétique qui est la
science pure du temps. Le temps est en effet selon Aristote la mesure du mouvement. Il faut
entendre mesure dans le sens de numération, de décompte numérique des moments constitutifs
du mouvement qui est lui-même dans le temps. La prise de conscience intellectuelle du temps
implique donc qu’on mesure le temps sensible avec le nombre, qu’on décompte les moments
du temps sensible avec les nombres. C’est le temps des horloges qui mesure le temps sensible.
C’est là l’origine de la liaison traditionnelle de l’arithmétique avec le temps. L’arithmétique est
la science du temps, c’est-à-dire la science qui mesure le temps sensible, ce qu’Aristote appelle
le mouvement.
La géométrie et l’arithmétique peuvent selon Kant comporter des jugements synthétiques
a priori, c’est-à-dire des jugements universels inconstatables empiriquement, a posteriori,
parce qu’ils portent sur des intuitions de la sensibilité qui sont elles-mêmes a priori: l’espace et
le temps. Elles ne portent pas sur des données constatées empiriquement a posteriori mais sur
des données a priori: l’espace et le temps. C’est pourquoi les propositions des mathématiques
sont universellement valables et nécessaires. Mais elles ne sont universellement valables que
par rapport à un espace et un temps qui n’existent que pour nous et non en soi. Les
mathématiques ne sont plus fondées, comme chez Descartes dans un ordre absolu posé par Dieu
lui-même, mais sont fondées relativement à la seule structure de la sensibilité de l’homme
connaissant.