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Gaza : Tsahal dans le piège du conflit asymétrique

Samy Cohen
Dans Le Débat 2010/4 (n° 161), pages 170 à 186
Éditions Gallimard
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070130856
DOI 10.3917/deba.161.0170
© Gallimard | Téléchargé le 08/02/2024 sur www.cairn.info via CERIST (IP: 193.194.76.5)

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Samy Cohen

Gaza: Tsahal dans le piège


du conflit asymétrique

Depuis sa création, Israël a été régulièrement de la force. Pendant la seconde Intifada, déjà,
confronté à des attaques terroristes venant de Tsahal est régulièrement stigmatisée dans les rap­­
groupes armés contre sa population. Il y a eu la ­­ports des grandes ong internationales de droits
vague des années 1950, œuvre de «fedayin» qui de l’homme comme Amnesty International ou
s’infiltraient à partir de l’Égypte ou de la Jordanie Human Rights Watch, mais aussi par la petite
pour s’en prendre à des villages agricoles; celle ong israélienne, B’tselem, pour des actes de
des années 1970 avec les attentats de Septembre violence injustifiés.
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noir; celle menée contre des villages au nord La dernière opération, «Plomb durci»,
d’Israël par exemple contre Kyriat Shmoneh, en conduite dans la bande de Gaza entre le
1974, et Maalot; celle des années 1990, qui a 28 décembre 2008 et le 18 janvier 2009, entraîne
suivi les accords d’Oslo; celle de la seconde Inti­ la mort de 1 387 Palestiniens parmi lesquels
­fada marquée par une vague d’attentats suicides 773 civils  1, soulevant une importante vague de
sans précédent dans son histoire. Depuis plus de protestations, même dans des pays qui ne sont
dix ans, les habitants du sud d’Israël ont été pas réputés pour leur hostilité envers l’État d’Is­
sou­­­mis à des attaques régulières de roquettes ­raël. Le 15 septembre 2009, le Conseil des droits
Kas­­sam, une des principales raisons du déclen- de l’homme de l’onu publiait les résultats de
chement de l’opération «Plomb durci» en son rapport préparé par une commission d’en-
décembre 2008. quête présidée par le juge Richard Goldstone,
À la suite de ses opérations de représailles,
l’armée israélienne a souvent été accusée de faire 1. Selon B’tselem: http://www.btselem.org/Download/
preuve de «brutalité» à l’égard des civils palesti- 200902_Operation_Cast_Lead_Position_paper_Heb.pdf.
L’armée, dans son rapport rendu public, le 21 avril 2009,
niens ou libanais et d’usage «disproportionné» cite le chiffre de 295 civils tués.

Samy Cohen est directeur de recherche au cnrs (ceri,


Sciences-Po). Il a récemment publié Tsahal à l’épreuve du
terrorisme (Éd. du Seuil, 2009).

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du conflit asymétrique

Report of the United Nations Finding Missions on islamistes de la Fondation turque pour les droits
the Gaza Conflict. Celui-ci accuse Israël ainsi de l’homme, les libertés et le secours humani-
que le Hamas d’avoir commis des actes «assi­­ taire (ihh), une association proche du Hamas,
milables à des crimes de guerre», «voire à des d’avoir organisé une opération visant à piéger
crimes contre l’humanité». L’opération héli- l’armée en l’obligeant à se servir de ses armes
treuillée sur le Mavi Marmara, le 31 mai 2010, contre des civils. Les premiers soldats qui
un bateau faisant partie d’une flottille qui visait s’étaient laissé glisser le long du filin ont été
à briser le blocus de la bande de Gaza, a relancé violemment pris à partie et battus. Certains furent
cette polémique de manière spectaculaire après gravement blessés. D’autres se sont retrouvés
que cette tentative se fut soldée par la mort de prisonniers des activistes islamistes. Leurs cama-
neuf activistes islamistes turcs, tués par les forces rades venus à leur secours ont obtenu l’autori-
de la Shayetet, une unité d’élite de la marine sation de faire usage de leur arme en état de
israélienne. légitime défense.
Les gouvernements ainsi que le haut com­­ Le fait marquant à souligner ici est que, quel
mandement de Tsahal ont, pour leur part, géné- que soit le cas de figure, même quand c’est lui
ralement cherché à minimiser ces accusations, l’agressé, cas le plus fréquent, Israël se retrouve
plaidant la thèse de la légitime défense. Face à la presque toujours sur le banc des accusés. Pour­
multiplication des actions de terrorisme, Israël, ­quoi? Vieux retour des réflexes antisémites
ont-ils argué, est en droit de se défendre, en d’une opinion publique toujours prête à prendre
démantelant les réseaux extrémistes, en essayant Israël pour bouc émissaire, comme certains le
de déjouer les tentatives d’attentat, au besoin en disent? Cette explication est un peu courte et
liquidant les candidats aux attaques suicides et empêche d’aller au fond des choses. Même les
leurs commanditaires. Les pertes civiles dans la Israéliens, qu’ils soient de droite ou de gauche,
population palestinienne, si regrettables soient- n’épargnent ni leurs dirigeants ni leur armée s’ils
elles, ne sont pas intentionnelles. Elles découlent l’estiment nécessaire et, dans le cas du Mavi
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de la forme de lutte adoptée par les groupes Marmara, leurs critiques ont été souvent vives.
terroristes, celle d’une guérilla enfouie au cœur Le vrai problème est ailleurs. Il fait partie des
des populations civiles qu’ils utilisent comme un non-dits du débat sur la stratégie d’Israël: c’est
bouclier humain. Face aux activistes qui ne l’incapacité de Tsahal à gérer ce type de conflits
respectent pas les lois de la guerre, qu’ils soient dans lesquels des groupes armés attaquent des
du Hamas ou du Djihad islamique, il n’est pas civils à partir de sites peuplés de leurs civils leur
possible pour une armée démocratique de lutter servant de protection. Cela peut paraître para-
sans faire de pertes civiles. Certes, des violences doxal, mais l’«armée la plus puissante du Proche-
excessives ont eu lieu ici ou là, affirment souvent Orient» est également une des plus maladroites.
les responsables militaires, mais elles sont dues Elle est aussi particulièrement brutale lorsqu’il
à des «brebis galeuses», elles ne représentent pas s’agit de gérer un conflit de ce genre que l’on
Tsahal, qui fait tout son possible pour éviter les peut qualifier d’asymétrique. Pourquoi?
pertes au sein de la population civile palesti-
nienne. Dans l’affaire du Mavi Marmara, le gou­­
­­­vernement s’est défendu en accusant les militants

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du conflit asymétrique

Les démocraties dans le piège plus dangereux. C’est accepter la sanctuarisa­­tion


du conflit asymétrique de leur hinterland et se déclarer battus d’avance.
Soit combattre dans le milieu urbain ou para-
Deux faits méritent d’être rappelés au préa- urbain. Et c’est prendre le risque non seulement
lable. Israël a raison d’affirmer que son armée de commettre des «dérapages», mais aussi de
ne tue pas intentionnellement les civils, même si susciter des effets pervers en chaîne: soutien
l’on compte un certain nombre de cas de crimes accru de la population locale aux combattants,
de guerre individuels, de soldats ouvrant le feu protestations internationales.
contre des civils alors que leur vie n’était nulle­ Certains États ont résolu le problème en
­ment en danger  2. À rebours des accusations qui utilisant ce que l’on peut appeler «la stratégie
ont été maintes fois portées contre elle, Tsahal de la terreur», celle que les Russes ont mise en
n’a pas opté pour la stratégie de la terreur dans œuvre en Tchétchénie, les Allemands pendant
sa lutte contre le terrorisme, celle des destruc- la Seconde Guerre mondiale, le régime de Sad­­
tions et des atrocités massives. ­­dam Hussein face aux Kurdes, les Syriens à
De même, les dirigeants israéliens ont raison Hama. Ils ont détruit des populations pour bri­­
d’évoquer la difficulté qu’il y a à combattre des ­­ser une insurrection ou pour les dissuader de
groupes armés cachés au sein des populations. protéger les combattants, devenus ainsi plus
Cette difficulté n’est d’ailleurs pas propre au faciles à vaincre.
conflit israélo-palestinien mais elle se présente Si une démocratie ne veut pas utiliser ce genre
dans tout conflit asymétrique, un des plus com­­ de méthode, que doit-elle faire? Les Anglais, les
plexes à gérer. Il entraîne presque toujours des Américains et les Français se sont acheminés
atteintes aux civils. Des groupes armés harcèlent vers la stratégie de «la force minimale», inspirée
les forces armées régulières, opérant générale­ par l’armée britannique mais aussi par un théo-
­ment à l’intérieur des villes ou des villages, ou ricien français, David Galula. Celle-ci est à la
cachés au sein d’une foule de manifestants. source de deux principes d’action. Le premier
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Cette stratégie vise à provoquer des tirs contre présuppose de considérer la population civile
les civils. S’ils parviennent à susciter des réac- comme une des clés du succès, un enjeu straté-
tions disproportionnées, des massacres, les ter­­ gique central. «La bataille pour la population est
roristes estiment qu’ils auront gagné la partie en une des caractéristiques majeures de la guerre
démontrant l’inhumanité de l’État qu’ils com­­ révolutionnaire», écrit en 1964 David Galula,
battent, qui justifie les attaques armées menées lieutenant-colonel, vétéran de la guerre d’Indo-
contre sa population. chine et d’Algérie. L’insurgé ne peut pas gagner
Les États n’ont donc le choix qu’entre deux la guerre s’il ne parvient pas à «contrôler» la
mauvaises solutions. Soit combattre les groupes population et «à obtenir son soutien actif»  3.
armés en respectant strictement les normes édic­ «Seule la complicité de la population rend pos­­
­tées par les conventions internationales, ce qui
signifie s’interdire d’entrer dans les zones habi­ 2. Voir Samy Cohen, Tsahal à l’épreuve du terrorisme,
­tées, de fouiller les maisons pour y chercher des Éd. du Seuil, 2009.
caches d’armes, de procéder à des arrestations 3. David Galula, Contre-insurrection, théorie et pratique,
préface du général David H. Petraeus, Economica, 2008,
et d’éliminer, le cas échéant, les activistes les p. 16.

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sibles la survie et le développement des guérillas  4.» contre les «infiltrés». Elle réapparaît au cours
Un des principaux objectifs de l’anti-guérilla est des autres affrontements importants entre Israël
donc d’essayer d’obtenir l’appui de cette popu- et les groupes irréguliers: l’opération «Paix en
lation pour la couper des combattants. La «force Galilée», les deux Intifada, la deuxième guerre
minimale» consiste également à faire un usage du Liban en juillet 2006 et enfin lors de «Plomb
restreint de la force armée. La force brutale fait durci». C’est une constante. Elle a même sou­­
le jeu de l’ennemi. «Dans une guerre conven- ­vent été revendiquée par l’armée comme la
tionnelle, un soldat qui, pris à partie, ne ripos- meilleure stratégie possible dans le conflit contre
terait pas avec la puissance de feu maximale, des guérillas. Cela ne veut pas dire que Tsahal
manquerait à son devoir. Dans une guerre révo- attaque «intentionnellement» des civils. Il y a là
lutionnaire, la situation est inverse: la règle est une nuance importante. La logique de Tsahal
d’en faire un usage aussi limité que possible», est celle de l’ambivalence, une logique qui la fra­­
note encore David Galula  5. Autre élément capi­ gilise plus qu’elle ne fragilise les groupes armés.
­­tal: il faut éviter au maximum les dommages C’est une stratégie «entre deux» qui n’a jamais
collatéraux. En effet, bien que ceux-ci soient prouvé son efficacité tout en mettant réguliè-
involontaires, ils ont un effet dévastateur sur la rement Israël au banc des accusés.
population qui finit par assimiler l’armée d’un 1948: l’État est confronté au harcèlement
régime démocratique à une armée hostile. Cette de groupes ou d’individus armés, les «infiltrés  6».
stratégie implique une navigation au plus juste, Cette catégorie n’est pas homogène. Au début,
tentant de préserver un équilibre entre efficacité la plupart sont des Palestiniens chassés ou partis
de la lutte contre le terrorisme et respect des de leur propre gré lors de la guerre de 1948. Ils
droits de l’homme. Ces deux idées ont pris une passent la frontière pour moissonner leurs
importance centrale aujourd’hui et sont en champs laissés derrière eux ou récupérer des
train de gagner les faveurs de nombreux pays, biens. D’autres tentent de rendre visite à leurs
notamment les États-Unis engagés en Irak et en proches restés en Israël ou espèrent se réinstaller
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Afghanistan. dans leur ancien village. D’autres, enfin, font de
la contrebande ou, plus simplement, essayent de
Une logique de l’ambivalence se rendre de la bande de Gaza en Cisjordanie.
Dans les années qui suivent, les infiltrés devien­
Si, d’emblée, il apparaît que Tsahal n’a pas ­nent plus agressifs, commettent des vols de
choisi la stratégie de la terreur, elle n’a pas non récoltes ou d’autres biens appartenant aux agri-
plus choisi celle de la «force minimale». L’ob- culteurs israéliens. Une partie s’en prend à des
servation de ses modes opératoires depuis plus villageois, les tuant ou les blessant.
de soixante ans fait apparaître l’émergence d’une La réponse israélienne a été essentiellement
doctrine que l’on pourrait qualifier de «riposte
disproportionnée» ou encore de «levier». Cette 4. Ibid., p. 77.
doctrine, peu élaborée, voire simpliste, a été 5. Ibid., p. 141.
6. Sur la question des «infiltrés», voir Benny Morris,
celle de l’armée depuis la création de l’État et Victimes. Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, Bruxelles,
n’a pas subi de changements importants. Elle a Complexe, 2003, et Ze’ev Drori, Israel’s Reprisal Policy 1953-
1956. The Dynamics of Military Retaliations, Londres, Franck
été appliquée dès le début des années 1950 Cass, 2005.

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militaire et mal maîtrisée. Conscientes de leur début des années 1950, le général Dayan affir­
incapacité à éradiquer ces groupes irréguliers ­mait: «La seule méthode qui est efficace, peut-
dans un combat frontal et décisif, comme lors être pas légitime ou morale, simplement efficace,
d’une guerre conventionnelle, les élites diri- lorsque les Arabes posent des mines de notre
geantes israéliennes se sont forgé une doctrine côté [c’est la rétorsion]. Si nous cherchons à
simple: face à des attaques contre ses civils, attraper […] l’Arabe [qui a placé des mines], le
l’armée doit frapper fort les hommes en armes résultat est nul; en revanche, si nous tour-
ainsi que leurs soutiens et leurs protecteurs. Les mentons le village voisin […] alors ses habitants
instructions d’ouverture du feu données par prennent position contre les [infiltrés] […] et les
l’état-major aux unités de terrain sont permis- gouvernements égyptien et transjordanien sont
sives. Celles-ci sont autorisées à tirer sans som­­ [poussés] à agir pour empêcher de tels incidents,
mation sur tout Arabe franchissant la frontière. parce que leur prestige est [en jeu] vu que les
La crainte est grande du côté israélien que ces juifs ont ouvert le feu, et qu’ils sont disposés à se
infiltrés ne se transforment en «immigrés per­­ lancer dans une nouvelle guerre. […] Jusqu’à
manents» et viennent accroître le nombre des présent, le principe de la punition collective s’est
Arabes restés en Israël. Beaucoup de personnes révélé efficace  10.» Il ne le fut jamais complè-
sont mortes à cause de mines posées le long des tement. Les militaires défendaient l’argument
itinéraires présumés des infiltrés. Entre 2 700 et selon lequel, sans ces représailles, la situation
5 000 Arabes, la plupart non armés, furent tués serait pire. Mais les humiliations qu’elles provo-
entre 1949 et 1956  7, alors que pendant la même quaient encourageaient à poursuivre les attaques
période les infiltrés tuèrent deux cents civils contre Israël.
israéliens  8. Plusieurs attaques furent conduites contre
Aux nombreuses critiques adressées à l’ar­ des villages situés au-delà de la frontière. La
­­mée, notamment par le ministre des Affaires plus meurtrière fut menée par l’unité 101, une
étrangères, Moshe Sharett, le général Moshe unité d’élite placée sous le commandement d’un
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Dayan, commandant de la région Sud à cette jeune officier réputé pour son efficacité, Ariel
époque, répond en 1950: «Les Arabes viennent Sharon. Elle se distingua par plusieurs opéra-
rechercher le grain qu’ils ont laissé dans les tions de représailles sanglantes. La plus connue,
villages abandonnés, et nous autres plaçons des celle de Kibyé, dans la nuit du 14 au 15 octobre
mines sur leur passage et ils s’en retournent 1953, se solda par soixante-neuf morts, hommes,
avec un bras ou une jambe en moins […]. Ces femmes et enfants. Cette opération fut condam­
méthodes défient [peut-être] la morale, mais je ­­née par le Conseil de sécurité des Nations unies.
ne vois aucune autre manière de garder les fron- Les États-Unis suspendirent leur aide écono-
tières. Si l’on permet aux bergers et moisson- mique à Israël. La France et la Grande-Bretagne
neurs arabes de passer les frontières, demain
l’État d’Israël n’en aura plus  9.»
La «riposte disproportionnée» consistait éga­­ 7. Benny Morris, Israel’s Border’s Wars, 1949-1956. Arab
Infiltration, Israeli Retaliations, and the Cutdown to the Suez
lement à faire pression sur la population civile War, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 146.
qui abrite volontairement ou non des hommes 8. B. Morris, Victimes, op. cit., p. 298.
9. Id., Israel’s Border’s Wars, op. cit., p. 157.
armés. C’est la stratégie du «levier». Dès le 10. Ibid., p. 177.

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demandèrent des sanctions contre les respon- C’est toujours la «riposte disproportionnée» et
sables du raid. Les attaques contre des villages celle du «levier», utilisée dorénavant avec des
ont cessé depuis pour se concentrer sur les forces modes opératoires encore moins «discriminants»,
armées des pays voisins. À la suite de la guerre moins à même de faire la distinction entre
de Suez, en 1956, Israël connut une longue combattants et non-combattants, comme les
période d’accalmie à ses frontières, sans doute la bom­­bardements aériens et terrestres. Les bom­­
plus longue de son histoire. Les infiltrations ont bardements servent non seulement à atteindre
presque cessé. La «riposte disproportionnée» n’en les combattants palestiniens et leurs abris, mais
est pas la cause principale. Les dirigeants égyp- aussi à créer un climat de peur au sein de la
tiens et jordaniens, après la débâcle de Suez, population civile du Sud-Liban afin de la refou­
décident de contrôler leurs frontières pour éviter ­­ler vers le nord, avec l’espoir que cet exode
le risque d’un nouveau conflit avec Israël. soulèvera l’opposition des Libanais à la présence
palestinienne sur leur sol.
Les opérations «Litani» L’opération «Litani» provoque la mort de
et «Paix en Galilée» quelques dizaines de civils, la destruction de
centaines de maisons et la fuite vers le nord de
Le schéma de l’opération «Paix en Galilée» dizaines de milliers de personnes abandonnant
est également intéressant à cet égard. Après la leur habitation pour échapper aux bombarde-
guerre des Six-Jours, sous la houlette de Yasser ments. Les Israéliens perdent dix-huit hommes
Arafat, l’olp se réorganise dans les camps pales- et tuent trois cents combattants palestiniens. Le
tiniens autour d’Amman. Chassée par les forces seul résultat tangible de cette opération est l’ins-
du roi Hussein, en septembre 1970, elle se tallation, le long de la frontière israélo-libanaise,
regroupe au Sud-Liban. De là elle lance des de la Force intérimaire des Nations unies pour
attaques contre les villages israéliens bordant la le Liban (FInul). Elle n’empêche pas la pour-
frontière et prend le contrôle des camps palesti- suite des tirs d’artillerie ou de roquettes contre
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niens au sud du pays. Yasser Arafat déploie son le nord d’Israël par l’olp.
quartier général à Beyrouth. Dès 1970, l’olp La tension monte en juillet 1981 entre les
multiplie les attaques terroristes. Une soixan- deux parties. L’opération «Paix en Galilée» prend
taine de civils israéliens sont tués pendant la forme. Ce plan comporte plusieurs objectifs  11.
seule année 1974. Le premier d’entre eux est de détruire l’olp et
En mars 1978, la prise en otage d’un autobus de mettre fin ainsi à la revendication nationale
près de Haïfa, par un commando de l’olp, se qui ne cesse de s’affirmer dans les Territoires
solde par la mort de trente-sept Israéliens. Le occupés. Le second est d’œuvrer en faveur d’un
gouvernement de Menahem Begin ordonne à Liban dominé par les chrétiens avec qui Israël
l’armée de lancer une vaste opération de repré- signerait un traité de paix. Beguin et Sharon,
sailles contre l’olp, l’opération «Litani». Depuis son ministre de la Défense, veulent aider Béchir
la guerre des Six-Jours, l’armée s’est étoffée,
professionnalisée et dotée de moyens aériens et 11. Pour une chronologie de «Paix en Galilée», voir
terrestres sophistiqués. Cependant, la stratégie Zeev Schiff et Ehud Yaari, Israel’s Lebanon War, Londres,
Unwin, 1985, et Martin van Creveld, Tsahal. Histoire critique
contre les groupes irréguliers demeure inchangée. de force israélienne de défense, Éd. du Rocher, 1998.

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Gemayel à accéder la présidence de la République battants, pas des non-combattants. Mais ils ne
libanaise et à vaincre l’olp. En échange, ils prirent aucune mesure pour empêcher les consé-
attendent le soutien militaire du camp chrétien. quences tragiques qu’une pareille opération pou­­
L’opération commence le 5 juin 1982. L’ar­ ­­vait avoir sur les civils.
­­mée atteint le 11 juin les faubourgs de Beyrouth- «Paix en Galilée» fut un fiasco. Cette guerre
Ouest où l’olp est retranchée. À la suite de la s’est soldée par des milliers de morts. Elle a
défection de Béchir Gemayel, Ariel Sharon et le entraîné des destructions de maisons très impor-
général Raphaël Eytan, le chef d’état-major tantes dans les camps de réfugiés palestiniens
général, choisissent d’entrer dans Beyrouth. Ils qui «abritaient des terroristes». Des centaines de
placent la capitale libanaise sous siège et font milliers de personnes ont préféré fuir la région
bombarder les positions tenues par l’olp. Le vers le nord du pays. Les conséquences néga-
siège va durer neuf semaines, ponctué par de tives pour Israël se font sentir jusqu’à ce jour.
nombreux tirs de l’artillerie et de l’aviation et de Certes, l’olp fut chassée du Liban, mais elle ne
quelques assauts terrestres. Plusieurs immeubles fut pas détruite, et la revendication d’un État
sont détruits, causant de nombreuses pertes palestinien demeura. Plusieurs milliers de com­­
parmi la population libanaise et palestinienne. battants étaient encore au Liban. En 1987
Les images des colonnes de fumée qui montent éclate la première Intifada, le «soulèvement des
au-dessus de la ville, retransmises par les médias, pierres», qui durera six ans. La paix au Liban
aliènent les soutiens des opinions publiques ne vit jamais le jour. Cette guerre modéra les
occidentales et suscitent des critiques au sein ardeurs guerrières de l’olp, mais ne la mit pas
même de la société israélienne. À la suite d’un hors jeu. Arafat rejeta le terrorisme dans sa
accord intervenu le 21 août, quatorze mille déclaration de 1988 et revint dans les territoires
combattants palestiniens sont évacués par une occupés de Cisjordanie et de Gaza. Plus tard, en
force multinationale. Le 14 septembre, Béchir 1993, il négocia les accords d’Oslo qui abou-
Gemayel est assassiné au cours d’un attentat tirent à la création de l’Autorité palestinienne.
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organisé, vraisemblablement, par les services Les plans étaient inadaptés à la contre-gué­­
secrets syriens. Sharon, qui estime à encore deux rilla. Passés les premiers succès et l’arrivée rapide
mille la présence de combattants palestiniens aux portes de Beyrouth, la tactique de Tsahal
au Liban, autorise les phalanges chrétiennes, fut essentiellement statique. À chaque attaque,
emmenées par Élie Hobeïka, à pénétrer dans les elle répliqua le plus souvent par des bombarde-
camps palestiniens autour de Beyrouth pour ments peu efficaces contre des groupes irrégu-
s’attaquer à eux. Au bout de trois jours de com­­ liers et causant des dommages à la population.
­bats dans les camps de Sabra et de Chatila, on La notion de «conquête des cœurs et des esprits»,
dénombre huit cents morts, hommes, femmes et
enfants massacrés  12. Le désir de vengeance des 12. Selon un rapport des renseignements israéliens,
phalangistes contre les Palestiniens, après l’as- Rapport de la commission Kahane, The Beyrut Massacre:
sassinat de leur chef Béchir, n’était pas inconnu The Complete Kahan Commission Report, New York, Karz-
Cohl, 1983, pp. 44-45.
des responsables militaires israéliens présents à 13. Z. Schiff et E. Yaari, Israel’s Lebanon War, op. cit.,
Beyrouth  13. L’armée et le pouvoir politique en p. 253, et Arie Naor, Cabinet at War. The Functioning of the
Israeli Cabinet during the Lebanon War, Israël, Lahav (en
Israël voulaient l’élimination physique des com­­ hébreu), 1986, pp. 151-152.

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pourtant à leur portée à cette époque, fut la rection civile contre les symboles de l’occupation
grande absente de la stratégie israélienne. Celle- israélienne qui durait depuis juin 1967, la seconde
ci ne comportait aucun volet civil. Au cours des Intifada verse très rapidement dans la lutte armée
premiers jours de l’opération, les troupes israé- entre activistes palestiniens et forces israéliennes.
liennes furent accueillies avec des gerbes de riz Dès l’une des toutes premières manifestations,
par la population chiite du Sud-Liban, ravie des hommes armés se dissimulent dans la foule
qu’on les débarrasse des groupes armés palesti- palestinienne et tirent sous sa protection. Tsahal
niens qui avaient pris possession de ces zones et riposte durement, faisant chaque fois de nom­­
qui y faisaient régner leur loi. Ce bon accueil ne breux morts  14. La situation se dégrade très rapi-
dura pas très longtemps. Très vite cette popu- dement à partir du mois d’octobre. Le Premier
lation se retourna contre Israël. Les troupes ministre Ehoud Barak donne instruction à l’ar­
israéliennes n’ont pas eu le bon réflexe à son ­­mée de répondre de manière «ciblée et mesu­
égard. Tout le volet d’aide à la population pour ­­rée  15». Mais celle-ci adopte une attitude brutale,
la séparer des combattants ou l’idée d’un déve- qui va à l’encontre de la politique du gouver-
loppement de bonnes relations avec elle étaient nement. Dès les premiers mois, sa riposte dis­­
inexistants. C’était pourtant un besoin essentiel proportionnée alimente un cycle de violences
à cette époque-là. qu’elle ne sait pas maîtriser. On n’est pas encore
Progressivement, le Hezbollah fit son appa- au cœur de l’offensive des attaques suicides qui
rition. L’émergence de cette nouvelle force chiite, frapperont les civils israéliens par centaines à
soutenue par l’Iran, a eu des conséquences partir de janvier 2001. Fin octobre 2000, le bilan
considérables. Elle introduisit au Proche-Orient est déjà de 141 Palestiniens tués et 500 autres
la technique des attaques suicides qui s’avéra blessés. Au cours des mois de novembre et
très difficile à combattre. L’armée perdit 1 500 décembre, ce bilan s’alourdit. Il est respecti-
hommes, entre 1982 et mai 2000, date du retrait vement de 186 morts et de 540 blessés  16.
définitif du Liban, pour un résultat calamiteux. L’objectif du général Shaul Mofaz, chef de
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L’opération «Paix en Galilée» a installé au Liban l’état-major général, et de son adjoint, le général
une des forces les plus farouchement opposées à Moshe Yaalon, est l’écrasement de l’insurrection
l’existence de l’État d’Israël, le Hezbollah, et grâce à la «puissance de feu» de l’armée, non
transformé tout le voisinage du nord d’Israël en une stratégie de désescalade et de retour pro­­
une région hostile, aux mains de groupes radi­ gressif au calme. Ils veulent éviter une réédition
­caux. Israël a perdu ses bons rapports avec les
chrétiens comme avec les chiites. Aux yeux de 14. Pour une chronologie de la seconde Intifada, voir
l’opinion publique mondiale, «Paix en Galilée» Amos Harel et Avi Isacharoff, La Septième Guerre d’Israël, et
Raviv Drucker et Ofer Shelah, Boomerang, Jérusalem, Keter
est apparue comme une guerre d’agression. (en hébreu), 2005; Charles Enderlin, Les Années perdues.
Intifada et guerres au Proche-Orient, 2001-2006, Fayard,
2006.
La seconde Intifada 15. R. Drucker et O. Shelah, Boomerang, op. cit., p. 35.
16. Yaacov Bar-Siman-Tov, Ephraim Lavie, Kobi
Michael, Daniel Bar-Tal, «The Israeli-Palestinian Violent
Le même schéma de pensée réapparaît lors Confrontation: An Israeli Perspective», in Y. Bar-Siman-
de la seconde Intifada. Contrairement à la Tov (éd.), The Israeli-Palestinian Conflict: From Conflict Reso-
lution to Conflict Management, New York, Palgrave Macmillan,
première, qui était essentiellement une insur- 2007, p. 75.

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des violences telles que celles du «tunnel du à la population. Il n’y a aucun volet d’aide aux
mur» en 1996, au cours desquelles seize soldats civils. Ceux-ci sont censés savoir que leur devoir
et policiers israéliens ont été tués. Ils pensent est de faire pression sur les groupes armés pour
également qu’il faut ôter aux Palestiniens toute qu’ils cessent leurs attaques. L’administration
raison de penser que Tsahal serait sortie affaiblie civile des Territoires occupés est dirigée par un
de l’épreuve libanaise. L’urgence est donc au militaire qui prend ses ordres de l’état-major de
«rétablissement de la dissuasion» de l’armée l’armée.
éro­­­dée par les échecs successifs des dix-huit Le bilan de la seconde Intifada est loin d’être
années de guerre au Sud-Liban. brillant. Certes, les organisations terroristes ne
Au bout de trois mois, le général Mofaz, qui sont pas parvenues à déstabiliser la démocratie
espérait une «victoire décisive», est loin d’avoir israélienne. Beaucoup de ceux qui se sont lancés
atteint ses objectifs et doit faire face à une dans le terrorisme espéraient peser sur le rapport
situation très dégradée. Le Hamas, qui voit sa de force entre eux et Israël, tablant sur la las­­
popularité s’effriter, se mobilise à son tour. Une situde de la société israélienne à l’égard de la
vague d’attentats suicides sans précédent dans guerre. Mais leur calcul s’est révélé erroné. Le
l’histoire d’Israël fait près d’un millier de morts public israélien a résisté au choc des attentats
et 7 844 blessés parmi les civils, dont la grande suicides. Les forces de sécurité ont fait diminuer
majorité au cours des années 2001-2004  17. L’éco­ les attentats terroristes sans recourir aux méthodes
­­nomie menace de s’effondrer. de l’armée française à Alger ou de l’armée russe
Ariel Sharon, élu Premier ministre en février en Tchétchénie. À rebours des accusations qui
2001, et l’armée inaugurent une nouvelle poli- ont été maintes fois portées contre elle, Tsahal
tique, baptisée «Pression continue». Elle consiste n’a pas commis de «massacre»  18.
à exercer des pressions sur l’Autorité palesti- Il y a eu toutefois un nombre élevé de pertes
nienne pour qu’elle fasse cesser les actes de vio­­ civiles palestiniennes. Entre le début de la seconde
lence. Cette pression s’accompagne d’attaques Intifada, le 29 septembre 2000, et le 30 septembre
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contre des infrastructures et des postes de 2007, 4 204 Palestiniens ont été tués, dont
contrôle de l’Autorité palestinienne. La politique 2 023 civils n’ayant pas pris part aux combats,
de la Pression continue s’étend à la population selon B’tselem  19. Tsahal n’a pas eu, pendant
civile. Tsahal multiplie les check-points, les encer- cette période, de stratégie de lutte anti-guérilla
clements de villes, les couvre-feux. Les destruc- digne de ce nom. Début 2003, le lieutenant-
tions de maisons qui ont abrité des activistes se
font fréquentes ainsi que les arrachages d’arbres
qui leur ont servi de cache. Les instructions 17. Données fournies par la Croix-Rouge israélienne et
publiées sur le site du ministère des Affaires étrangères,
d’ouverture de feu se font plus permissives. hhtp://www.mfa.gov.il/MFA/terrorism.
Les assassinats ciblés se multiplient et font 18. Selon la définition que donne Jacques Sémelin dans
Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides
de nombreux dommages collatéraux malgré les (Éd. du Seuil, 2005, pp. 384 et 387): «Une forme d’action,
efforts de l’armée pour les réduire. La situation le plus souvent collective, de destruction des non-combat-
tants, hommes, femmes, enfants ou soldats désarmés. […]
économique des zones sous occupation israé- Un processus organisé de destruction des civils, visant à la
lienne se dégrade rapidement et rien n’est mis fois les personnes et leurs biens.»
19. Voir http://www.btselem.org/Hebrew/Statistics/
en place pour compenser les difficultés imposées Casualties.asp.

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général Aviv Kohavi, commandant des troupes ration «Plomb durci», les attaques ont été parti-
parachutistes au début de la seconde Intifada, culièrement dévastatrices. Les bombardements
affirmait que lorsque celle-ci avait éclaté, l’armée aériens y ont fait beaucoup plus de victimes
n’avait «ni de doctrine ni de techniques adé­­ civiles. L’idée dominante est que, dans ce cas, il
quates pour le combat de faible intensité en appartient au régime responsable en place d’em-
zones urbaines peuplées  20». Les vieux réflexes pêcher les attaques contre le territoire du pays
de la «riposte disproportionnée» ont repris le souverain qu’est Israël. À défaut de quoi lui et sa
dessus. Il n’y a pas eu, durant cette période, de population s’exposeraient à une riposte des
tentative pour ménager la population afin de plus dures.
l’amener à prendre ses distances par rapport aux La deuxième guerre du Liban commence le
groupes armés, pas de volonté de distinguer 12 juillet 2006, à la suite d’une attaque du
radicaux et modérés. Tsahal n’a pas su contenir Hezbollah contre une patrouille de Tsahal du
cette explosion de violence. En réprimant les côté israélien de la Ligne bleue (la frontière
manifestations trop violemment, elle a cru pou­­ israélo-libanaise). Plusieurs soldats sont tués et
­voir dissuader leur montée en puissance. De deux autres capturés. Israël décide de bombarder
fait, elle a provoqué presque toujours un surcroît les infrastructures du Hezbollah. Le général
d’énergie et d’agressivité du côté palestinien. Dan Haloutz promet de «ramener le Liban vingt
Les attaques contre les forces liées à l’Au­ ans en arrière». Le Hezbollah réplique par des
torité palestinienne ont contribué à l’éclatement tirs de centaines de Katioucha vers Israël. Le
de la société palestinienne, privée d’un leadership gouvernement israélien et Tsahal avaient affirmé
incontestable, en de multiples petits groupes dès le début des combats que les civils n’étaient
souvent incontrôlables et déterminés à faire pas intentionnellement visés mais que, s’ils abri-
échouer toute tentative d’arrangement négocié. taient des combattants de l’organisation du parti
Un vide s’est créé qui a permis aux organisa- de Dieu, ils ne seraient pas épargnés par les
tions radicales comme le Hamas et le Djihad contre-attaques de l’armée de l’air. Il y a eu un
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islamique de se renforcer et de s’autonomiser millier de victimes civiles, le Hezbollah ayant
par rapport à l’Autorité palestinienne, rendant pris le parti d’utiliser la population pour se pro­­
toute négociation très compliquée. La seconde téger et provoquer des tirs sur elle, tirant aussi
Intifada a fait deux vaincus, Israël et l’Autorité depuis des hôpitaux et des mosquées.
palestinienne. Et un vainqueur, le Hamas. L’attaque israélienne a débuté avec un large
soutien international. Mais les pertes causées à
Retour au Liban: juillet 2006 la population civile libanaise ont érodé ce sou­­
­tien. Le bombardement d’un immeuble du vil­­
Hors des territoires sous contrôle israélien, ­lage de Cana, le 30 juillet, qui fait vingt-huit tués
au Liban ou dans la bande de Gaza, la riposte selon la Croix-Rouge internationale, a constitué
est encore plus «disproportionnée». L’attention un tournant dans la perception du conflit par les
à la vie des civils est moins importante que
dans les territoires placés sous la responsabilité
directe d’Israël. Lors de la deuxième guerre du 20. Propos cités par Sergio Catignani, Israeli Counter-
Insurgency and the Intifadas, Londres, New York, Routledge,
Liban, en juillet 2006, ou encore lors de l’opé- 2008, p. 4.

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pays occidentaux. Tsahal exprima des regrets et «Plomb durci»


précisa qu’elle ne savait pas que des civils, alertés
de l’imminence d’une attaque, habitaient encore Le 28 décembre 2008, l’armée entre massi-
cet immeuble. Beaucoup d’experts aujourd’hui vement dans la bande de Gaza. L’objectif déclaré
relèvent le succès que constitue le «rétablisse­ est de faire cesser les tirs de roquettes et d’obus
­ment de la dissuasion israélienne». Sur le plan de mortiers vers les villages et les villes au sud
purement militaire, même si Israël a obtenu du du pays. Tsahal a engagé dix mille hommes,
gouvernement libanais et des Nations unies qu’ils deux cents chars et vab, cent bulldozers, des
prennent leurs responsabilités à bras-le-corps au canons et des mortiers et une partie de son
Sud-Liban, même si le Hezbollah hésite désor­ aviation. L’offensive est menée avec, en toile de
­mais à renouveler ses provocations, le sentiment fond, le souvenir de l’opération «Rempart» et de
au sein de Tsahal est celui d’un grave revers. la guerre de juillet 2006 au Sud-Liban. L’armée
Cent dix-sept militaires sont morts au combat. veut minimiser les pertes de ses soldats, leur
On dénombre une cinquantaine de civils tués. épargner les ruelles et les maisons piégées comme
L’armée n’a pas atteint ses objectifs, qui étaient à Jenine. Il lui faut aussi effacer l’humiliation
de ramener les soldats enlevés. L’armement du subie par le Hezbollah. Il s’agit de frapper un
Hezbollah a été reconstitué et s’est même accru. «coup fort» pour décourager d’autres attaques
Du fait de ses attaques indiscriminées, Israël en se montrant ostensiblement brutal et de
s’est retrouvé dans une position difficile vis-à-vis «restaurer la dissuasion», érodée en 2006. On
de son meilleur allié, les États-Unis. Elle a dû enjoint aux soldats de ne prendre aucun risque
arrêter les combats plus tôt que prévu, sans avoir pour leur vie. Ils tirent sur toute habitation
pu achever sa mission, consistant à sécuriser une susceptible d’être piégée, sur tout mouvement
large bande au Sud-Liban et à éloigner le Hez­­ suspect. «Quand nous soupçonnons qu’un com­­
bollah. Sous la pression des États-Unis, le gou­­ battant palestinien se cache dans une maison,
vernement d’Ehoud Olmert a dû accepter un nous tirons un missile, puis deux obus de tank et
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cessez-le-feu qui ne tombait pas au meilleur enfin un bulldozer abat les murs. Cela fait des
moment pour son armée. Israël a perdu le large dégâts, mais nous évitons des pertes  22.» «Nous
soutien international dont il bénéficiait au début sommes très violents, confirme le lieutenant-
des combats. La sécurité d’un pays comme colonel Amir, commandant une unité spéciale
Israël ne peut pas se limiter à une vision étriquée du génie, et nous utilisons des moyens très agres­
de la «dissuasion». Elle dépend aussi du degré ­­sifs pour faire exploser les charges [placées par
de soutien international. Tsahal a mal su doser le Hamas]  23.» Tsipi Livni, à l’époque ministre
sa force. «Israël n’a pas su faire la distinction des Affaires étrangères, déclare qu’«Israël n’est
entre une guerre juste contre le Hezbollah et une pas un État qui s’abstient de réagir quand on lui
guerre injuste contre la population libanaise», tire dessus. C’est un État qui réagit avec brutalité
écrit Gideon Levy dans Haaretz   21. Aux derniers
jours du conflit, l’armée a tiré des armes à sous-
munitions dont beaucoup n’ont pas explosé en 21. Haaretz, 16 juillet 2006.
atterrissant, constituant un danger mortel pour 22. Propos d’un officier recueillis par le journaliste de
Haaretz Amos Harel, repris dans Le Monde, 8 janvier 2009.
les civils dans la période de l’après-conflit. 23. Haaretz, 7 janvier 2009.

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lorsqu’on tire sur ses civils, et [que] c’est une sabilité et fait part de sa tristesse. Elle a justifié
bonne chose  24». son erreur en disant que «des suspects [avaient]
Tout empêtrée dans des justifications labo- été identifiés dans un étage supérieur de la mai­­
rieuses sur la justesse de ses modes opératoires, ­­son du médecin qui ont été considérés comme
Tsahal s’est laissé prendre encore une fois dans des personnes orientant les tirs» de Palestiniens.
le piège tendu par les groupes armés. Les com­­ Il n’y avait donc pas lieu, selon elle, de pour-
battants du Hamas ont fait ce que toute guérilla suivre les responsables de ces tirs  25. Dans un
sait le mieux faire: se battre cachés au sein de la second temps, elle a déclaré que la faute incom­
population et provoquer l’armée à tirer vers des ­bait au médecin palestinien. Celui-ci avait été
objectifs civils. Le piège fonctionnera de nouveau informé qu’une attaque imminente se préparait
à merveille. Combattre dans un territoire aussi dans son quartier et avait été prévenu de quitter
exigu que la bande de Gaza, peuplée d’un les lieux.
million et demi d’habitants, soit une densité de Tsahal a clamé fièrement qu’elle avait réussi
plus de quatre mille habitants au kilomètre à «restaurer sa dissuasion». Mais l’absence de
carré, ne peut se faire sans de lourdes pertes véritables affrontements armés ne permet pas de
civiles. Le résultat était prévisible. Israël, qui pareille conclusion. D’ailleurs, les tirs de roquettes
était l’agressé, a réussi à apparaître sur la scène contre le sud d’Israël n’ont jamais cessé. Le
internationale comme l’agresseur. Son image Hamas a gardé un potentiel de nuisance très
s’est encore plus dégradée. Il est condamné au important. La plupart de ses 15 000 combat-
même titre que son adversaire. tants estimés sont toujours en vie et il garde à sa
L’armée a abusé d’armes non précises (mor­­ disposition près d’un millier de roquettes. Les
tiers, chars) susceptibles de porter atteinte à la Palestiniens ont été en mesure de reconstruire
vie des civils. Ce fut le cas lors du tir contre les en quelques mois les tunnels détruits et faire à
bâtiments de l’unrwa: Tsahal visait au mortier nouveau entrer des armes dans la bande de
les unités du Hamas qui tiraient juste à côté de Gaza. Une fois de plus, la stratégie du «levier»
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l’unrwa. Ces armes ne sont pas faites pour les s’est avérée inopérante. La population de Gaza
combats en zone urbaine. L’obus a dévié de sa ne s’est pas soulevée contre le Hamas. C’est
trajectoire et s’est écrasé sur le bâtiment des plutôt Israël et son armée qu’elle juge respon-
Nations unies. Le cas d’Izzeldin Abueleish, ce sables des destructions, des morts et des blessés
médecin palestinien, militant de la paix, qui a laissés sur le terrain.
perdu trois filles dans des tirs d’obus de char en
janvier 2009, est similaire. L’armée israélienne Comment Tsahal brouille la frontière
avait cru voir sur le toit de sa maison un guetteur qui la sépare des groupes armés
du Hamas qui orientait le feu des combattants.
Au lieu d’envoyer un sniper, le commandant de L’armée a toujours protesté contre l’utilisa­
la brigade sur place ordonne de tirer un obus de ­tion de boucliers humains par la guérilla palesti-
char. Les conséquences ont été dévastatrices, de
nombreuses personnes ont été tuées. Cette tra­­
gédie a rendu un grand service au Hamas. Dans 24. Voir l’article d’Aluf Ben dans Haaretz, 18 octobre
2009.
un premier temps, l’armée a reconnu sa respon- 25. Haaretz, 4 février 2009.

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nienne ou libanaise: «Ils cachent leurs hommes analyse froide de la manière de gérer cette
dans des écoles d’où ils tirent. C’est un crime de contrainte, les Israéliens, toutes tendances confon­
guerre!» Avec une candeur, dont on ne sait plus ­­­dues, se replient sur les souvenirs du passé anti-
si elle est feinte ou sincère, l’armée a persisté sémite de l’Europe comme élément explicatif du
dans l’ignorance des mécanismes et des pièges désamour dont ils souffrent. Il y a en Israël une
de la guerre asymétrique. Il ne sert à rien de absence totale de réflexion sur la désapprobation
dénoncer l’illégalité de la pratique des boucliers internationale, condamnée même par ceux qui
humains par les groupes armés si la riposte mise font partie de l’opposition de gauche et qui
en œuvre entraîne aussi des pertes civiles, sou­­ contestent les méthodes de l’armée. Elle est sys­­
­vent supérieures à celles que sa propre popu- tématiquement vue comme une injustice insup-
lation a subies. Il ne sert à rien de protester portable. Face à l’habileté des groupes armés,
contre le rapport Goldstone qui met sur un passés maîtres en manipulation des images à
pied d’égalité des «terroristes» qui ont tiré des l’adresse du public, les Israéliens en sont encore
Kas­­sam «pour tuer des civils» et l’armée israé- à l’âge de pierre de la communication, qu’ils
lienne qui a tué des civils «de manière non méprisent tant est forte leur conviction qu’ils
­intentionnelle», si Tsahal ne prend pas les plus sont les victimes et qu’ils sont dans leur bon
grandes précautions à l’égard de ces civils. Tsa­­ droit. L’incapacité à comprendre les ressorts de
­­hal tente chaque fois de se justifier sur le plan du l’émotion du public est une des grandes faiblesses
droit international en affirmant que ses opé­­ des dirigeants, aussi bien civils que militaires.
rations militaires sont légales et légitimes, mais Certes, Tsahal demande aux populations
elle ne réalise pas suffisamment que l’opinion concer­­­nées par une attaque imminente de quit­
publique internationale est plus influencée par ­­ter les lieux. Mais un avis d’évacuation diffusé
les images que lui renvoie la télévision que par par voie aérienne ou autre ne les conduit pas ipso
ses communiqués. facto à quitter leurs lieux d’habitation. Beaucoup
Les dirigeants israéliens n’ont pas compris de personnes ne peuvent pas se déplacer faci-
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qu’il ne suffit pas d’avoir le droit de légitime lement. Les attaques israéliennes (volontaires
défense pour gagner la sympathie du public ou involontaires) qui ont lieu contre des véhi-
international. Il faut le faire dans des propor- cules civils (comme au Liban) ou de simples
tions acceptables. L’élite responsable de la sécu­ individus (comme dans Gaza) circulant sur les
­rité d’Israël a toujours sous-estimé le rôle central routes dissuadent beaucoup d’entre eux de par­­-
que jouent les médias dans le conflit asymé- tir  26. L’attachement à sa maison est souvent plus
trique. Le scénario est immuable. Dans ce type fort que la peur de la perdre au cours d’un
de conflit, les généraux israéliens demeurent bombardement. De plus, l’avis d’évacuation
toujours obsédés par la recherche d’une impro- accroît paradoxalement les risques d’atteinte
bable «victoire militaire écrasante» et par la res­­ aux civils. Il prédispose les soldats à penser que
tauration de la sacro-sainte «dissuasion». toute personne encore présente sur les lieux est
Les responsables politiques et militaires ana­­
lysent l’opinion publique de façon passionnelle, 26. Une procédure a été ouverte le 6 juillet 2010 par le
l’accusant de se montrer injuste. Elle l’a été bien procureur général de l’armée contre un sergent qui avait
ouvert le feu, le 4 janvier 2009, sur un groupe de civils, tuant
souvent, en effet. Mais au lieu de faire une deux femmes qui agitaient pourtant un drapeau blanc.

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suspecte et constitue donc une cible légitime. face au problème des dommages collatéraux.
L’avis ne doit pas dispenser les forces combat- Dans de nombreux cas, ceux-ci étaient inévi-
tantes de prendre des précautions avec les popu- tables. Mais dans un conflit asymétrique, une
lations restées sur place. armée doit s’efforcer de minimiser fortement ces
Contrairement à ses dénégations officielles, dommages, expliquer les causes des dérapages
Tsahal s’est toujours autorisée à faire usage de et présenter des excuses. Or l’armée et les diri-
la «riposte disproportionnée» dans un conflit geants civils se contentent le plus souvent de
contre des groupes irréguliers. Elle s’est toujours rejeter sur les groupes armés la responsabilité
permis de faire pression sur les populations des atteintes aux civils. Dans quelques rares cas
civiles pour les amener à faire pression à leur seulement, ils ont présenté leurs regrets, comme
tour sur les groupes terroristes. Elle ne s’est en 2006, lorsqu’un obus de char a décimé une
jamais interdit l’usage de la force brutale dans famille de vingt personnes à Beit-Hanoun dans
des zones habitées dès lors que c’était le seul la bande de Gaza, à la suite d’une avarie du
moyen de protéger sa propre population, de radar. En revanche, l’attitude méprisante du
venir à bout de groupes peu organisés et difficiles général Dan Haloutz après le bombardement,
à vaincre: «En touchant les civils nous leur en juillet 2002, de la maison de Salah Shehada,
envoyons un message clair. S’ils veulent être haut responsable du Hamas à Gaza et organi-
épargnés, ils doivent faire pression sur leurs sateur de dizaines d’attentats contre des civils
groupes armés.» D’où cette attitude extraordi- israéliens, a causé des dommages considérables
nairement ambivalente, refusant la «barbarie» à l’image d’Israël et à ses relations avec la popu-
mais acceptant avec l’indifférence la plus totale lation palestinienne. La bombe d’une tonne qui
la mort de centaines de civils innocents au motif l’a tué a écrasé en même temps la maison voisine
qu’«il n’y a pas d’autre choix», «à la guerre qui était habitée, faisant quatorze morts inno-
comme à la guerre». Tsahal brouille l’image cents, parmi lesquels huit enfants, dont sa propre
qu’elle veut donner d’elle, celle de l’«armée la fille. Le Shabak (service de sécurité intérieure) a
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plus morale au monde». Elle fait oublier les reconnu s’être trompé dans ses évaluations,
efforts effectués pour ne pas déraper dans le pensant que la maison d’à côté, qui a subi l’es-
bain de sang  27. sentiel des dommages, était vide. Le lendemain,
Une démocratie doit marquer clairement la Dan Haloutz fut interrogé par le quotidien
frontière qui la sépare des groupes terroristes. Haaretz sur ce qu’il ressentait en tant que pilote
Or, Israël a pris chaque fois le pire des risques, lorsqu’il lâchait une bombe. Il répondit: «Je
celui de brouiller cette frontière entre elle et des dors bien», «et si tu veux savoir ce que je ressens
groupes armés qui ne reconnaissent pas les règles lorsque je lâche une bombe […], une petite
du droit international et qui s’attaquent délibé- secousse dans l’appareil […]. Au bout d’une
rément à des populations civiles, commettant seconde après, cela disparaît». Ce manque d’em­
des crimes de guerre pour lesquels nul ne pense ­­­pathie révèle sur le plan stratégique l’incapa­­­
à leur demander des comptes. En tuant des
civils, la démocratie délégitime sa propre lutte et 27. Lors de l’opération «Rempart», en avril 2002, par
fait oublier la cause qu’elle défend. exemple, Israël avait été accusé par les responsables palesti-
niens d’avoir commis un massacre. Le rapport des Nations
Cette même élite n’a pas su, non plus, faire unies avait conclu qu’il n’en était rien.

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Gaza: le piège
du conflit asymétrique

c­ ité à comprendre les ressorts de la guerre Bilan: victoire un à zéro en faveur du Hamas et
asymétrique. de sa lutte contre le blocus de la bande de Gaza.
Contrairement aux autres armées, améri- Ce que les roquettes Kassam n’ont pas réussi à
caine, britannique et française, Tsahal n’a pas obtenir, une action rondement menée de «pro­­
vraiment cherché à s’adapter aux contraintes de testation» civile l’a fait, avec la complicité bien
ce type de conflit. Elle n’a jamais développé de involontaire de l’armée et des dirigeants poli-
doctrine de «guerre au sein de la population». tiques israéliens. Une fois de plus, des groupes
Elle n’a jamais pris la juste mesure des pièges de irréguliers ont mis Israël dans une situation dif­­
la guerre asymétrique et des avantages poten- ficile par rapport à l’opinion publique mondiale.
tiels de la «force minimale». Elle n’a pas toujours
su résister aux provocations des guérillas, que ce Les raisons d’un rejet
soit dans les Territoires occupés, au Liban ou
dans la bande de Gaza. Chaque fois, elle a foncé Pourquoi ce refus de penser et agir autre­
dans le piège eyes wide shut   28. Cette stratégie a ­ ent? Il y a plusieurs raisons. La première tient
m
entraîné le pays tout entier dans une situation aux priorités de Tsahal. La guerre asymétrique
toujours plus inextricable. Par ses réactions n’a jamais fait partie de ses priorités les plus
disproportionnées, elle a accru le sentiment de importantes. L’armée a toujours porté une atten­
haine des Arabes envers Israël et provoqué une ­­­­tion privilégiée à la menace «majeure» d’une
réaction hostile dans de nombreux pays occi­ guerre conventionnelle contre plusieurs armées
dentaux. arabes qui menaceraient l’existence d’Israël,
Le dernier épisode, celui de l’assaut donné, considérée comme de la «sécurité fondamentale»
le 31 mai 2010, contre le bateau Mavi Marmara, (Bitahon Yessodi  ). La menace des groupes irré-
dans les eaux internationales de surcroît, par guliers relève de la «sécurité courante» (Bitahon
une des meilleures unités d’élite israéliennes, la Shotef   ). L’institution militaire n’a jamais ressenti
Shayetet 13, illustre le mieux cette incapacité comme une grande nécessité de penser la guerre
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chronique de Tsahal à gérer une opération asymétrique en tant que telle. Elle s’est fiée aux
conduite au sein d’un environnement peuplé de qualités d’improvisation et d’inventivité de ses
civils. Tous les faits connus à l’heure actuelle unités de combat et de leurs officiers, sans se
montrent qu’il n’y avait nulle intention de la soucier de la cohérence d’ensemble.
part de la marine de s’en prendre violemment Une deuxième raison relève davantage de la
aux passagers. Le problème est une sous-esti- «culture stratégique» israélienne, de cette foi
mation grave des risques de dérapage. Le gou­­ inébranlable dans la stratégie de dissuasion de
vernement a autorisé l’emploi d’une unité spéciale Tsahal. Elle fait partie des schémas de pensée
de commando dépourvue de tout savoir-faire non seulement des militaires, mais aussi des
dans l’usage de la force face à une foule. Il y a eu leaders politiques et même, plus largement, de
également un manque grave d’information sur la société israélienne. Elle renvoie à l’histoire
les intentions réelles de certains des activistes du pays, aux conditions géopolitiques dans les­­
islamistes turcs proches du Hezbollah qui ne quelles l’État s’est construit, à la manière dont
pensaient qu’à entraîner Tsahal à commettre la
faute fatidique, ouvrir le feu contre des civils. 28. Titre du film de Stanley Kubrick, sorti en 1999.

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Tsahal se perçoit dans son environnement et l’absence chez les dirigeants politiques israéliens
envisage son rôle de garant de la survie de l’État. de vision à long terme concernant la solution du
C’est un ensemble de croyances, d’attitudes et conflit israélo-palestinien, les contours du futur
de pratiques concernant l’usage de la force, État palestinien, l’avenir des colonies de Cisjor-
auquel ont adhéré presque tous les dirigeants danie, les frontières définitives ou encore le
civils et militaires d’Israël. C’est ce que Pierre statut de Jérusalem. À l’exception notable des
Bourdieu appellerait un «habitus». Il renvoie à accords d’Oslo, rapidement mis à mal, aucun
l’identité que les Israéliens se sont forgée, à leur dirigeant israélien n’a proposé une vision poli-
manière de se situer dans un espace géogra- tique globale. En l’absence de directives poli-
phique qui leur est largement hostile, à leur tiques claires, l’armée s’est souvent contentée de
perception de la menace, à leur angoisse pour réactions au coup par coup et de procéder de
leur existence, au sentiment de ne pouvoir manière improvisée. Elle ne peut assurément
compter que sur eux-mêmes. pas être tenue pour seule responsable de cette
Les élites dirigeantes israéliennes, civiles et stratégie de la riposte disproportionnée, sauf au
militaires, ont toujours cru dans les vertus de la début de la seconde Intifada, où l’état-major de
capacité militaire de Tsahal, de sa puissance de l’armée a tenté de contrecarrer les efforts du
feu très largement supérieure à celle des groupes Premier ministre dans ses tentatives d’arriver à
armés. Il suffirait d’en faire un «bon usage»: une solution négociée avec le chef de l’Autorité
frapper durement les hommes armés et leurs palestinienne. Mais on n’a pas non plus vu émer­
sponsors, faire pression sur les populations civiles ­­­ger un militaire de haut rang pour suggérer une
qui les abritent volontairement ou à leur corps approche un peu novatrice, différente, compa-
défendant. Ils n’ont cependant, ce fait mérite rable à celle que le général Petraeus a tentée en
d’être souligné, pas utilisé la doctrine du «maxi­ Irak, non sans un certain succès.
­­mum de force» qu’ils préconisent dans une Notons en conclusion que ce type de lutte ne
guerre conventionnelle. peut se limiter à l’engagement de moyens mili-
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Les dirigeants civils et militaires ont la convic­ taires et policiers. Il faut proposer aux popula-
­­­tion que toute autre stratégie que la «riposte tions une solution politique, définir les conditions
disproportionnée» risquerait de laisser une qui ramèneront la paix. David Galula écrivait
impression de faiblesse et d’encourager les terro- qu’il n’y a pas meilleure démarche que celle qui
ristes à poursuivre dans la voie de la violence. consiste à «priver l’insurrection de sa cause  30».
Toute référence à la stratégie de la «force mini­ Il était possible d’offrir un horizon politique à la
­male» est rejetée comme «inadéquate au contexte population de la bande de Gaza, lui montrer
israélien». Tout le reste passe au second plan: qu’elle avait tout à gagner en prenant ses dis­­
l’inefficacité d’une pareille vision, le prix pour tances vis-à-vis des hommes armés du Hamas.
eux de cette réaction, les atteintes aux civils de
l’autre bord, l’altération de leurs relations avec 29. Un sondage effectué par la bbc dans vingt-huit pays
le monde arabe et avec leurs alliés occidentaux, et publié le 19 avril 2010 classe Israël dans le peloton des
pays les plus mal vus, avec la Corée du Nord, le Pakistan et
la dégradation de leur image dans le monde, la l’Iran, le plus mal classé (http://news.bbc.co.uk/2/shared/
déligitimation, in fine, de leur propre combat  29. bsp/hi/pdfs/170610_bbcpoll-pdf).
30. D. Galula, Contre-insurrection, théorie et pratique,
Enfin, l’attachement à cette stratégie tient à op. cit., p. 101.

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Cette option n’a jamais été retenue. Peut-on soucie de son sort quotidien. Il lui aura surtout
venir à bout du terrorisme sans se soucier de manqué cette dose de «schizophrénie» qui lui
l’avenir des populations qui vivent sur un terri- aurait permis de mener de front à la fois l’éradi-
toire souvent qualifié de «prison à ciel ouvert»? cation des groupes armés et le soutien à la popu-
Tous les Palestiniens ne sont pas des terroristes lation civile. Michael Ignatieff notait: «Dans la
potentiels, tant s’en faut. Faire pression sur la guerre contre le terrorisme, le seul ennemi qui
population civile pour qu’elle se détache des peut défaire une démocratie c’est la démocratie
insurgés est un objectif peu réaliste. Soit l’armée elle-même  31.» Faut-il en conclure que le seul
régulière donne dans la terreur de masse, et elle ennemi qui peut défaire Tsahal… c’est Tsahal
a de bonnes chances d’atteindre ses objectifs elle-même?
(mais à quel prix?), soit elle s’interdit d’adopter
pareille attitude et elle doit alors accepter de Samy Cohen.
traiter la population avec un minimum d’égards.
À défaut de pouvoir se faire «aimer» par la
31. Michael Ignatieff, The Lesser Evil. Political Ethics in
population palestinienne, Tsahal devrait au moins an Age of Terror, Princeton, Princeton University Press,
lui manifester de l’empathie, montrer qu’elle se 2004, p. 62.
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