Deba 161 0170
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Samy Cohen
Dans Le Débat 2010/4 (n° 161), pages 170 à 186
Éditions Gallimard
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070130856
DOI 10.3917/deba.161.0170
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Depuis sa création, Israël a été régulièrement de la force. Pendant la seconde Intifada, déjà,
confronté à des attaques terroristes venant de Tsahal est régulièrement stigmatisée dans les rap
groupes armés contre sa population. Il y a eu la ports des grandes ong internationales de droits
vague des années 1950, œuvre de «fedayin» qui de l’homme comme Amnesty International ou
s’infiltraient à partir de l’Égypte ou de la Jordanie Human Rights Watch, mais aussi par la petite
pour s’en prendre à des villages agricoles; celle ong israélienne, B’tselem, pour des actes de
des années 1970 avec les attentats de Septembre violence injustifiés.
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Gaza: le piège
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Report of the United Nations Finding Missions on islamistes de la Fondation turque pour les droits
the Gaza Conflict. Celui-ci accuse Israël ainsi de l’homme, les libertés et le secours humani-
que le Hamas d’avoir commis des actes «assi taire (ihh), une association proche du Hamas,
milables à des crimes de guerre», «voire à des d’avoir organisé une opération visant à piéger
crimes contre l’humanité». L’opération héli- l’armée en l’obligeant à se servir de ses armes
treuillée sur le Mavi Marmara, le 31 mai 2010, contre des civils. Les premiers soldats qui
un bateau faisant partie d’une flottille qui visait s’étaient laissé glisser le long du filin ont été
à briser le blocus de la bande de Gaza, a relancé violemment pris à partie et battus. Certains furent
cette polémique de manière spectaculaire après gravement blessés. D’autres se sont retrouvés
que cette tentative se fut soldée par la mort de prisonniers des activistes islamistes. Leurs cama-
neuf activistes islamistes turcs, tués par les forces rades venus à leur secours ont obtenu l’autori-
de la Shayetet, une unité d’élite de la marine sation de faire usage de leur arme en état de
israélienne. légitime défense.
Les gouvernements ainsi que le haut com Le fait marquant à souligner ici est que, quel
mandement de Tsahal ont, pour leur part, géné- que soit le cas de figure, même quand c’est lui
ralement cherché à minimiser ces accusations, l’agressé, cas le plus fréquent, Israël se retrouve
plaidant la thèse de la légitime défense. Face à la presque toujours sur le banc des accusés. Pour
multiplication des actions de terrorisme, Israël, quoi? Vieux retour des réflexes antisémites
ont-ils argué, est en droit de se défendre, en d’une opinion publique toujours prête à prendre
démantelant les réseaux extrémistes, en essayant Israël pour bouc émissaire, comme certains le
de déjouer les tentatives d’attentat, au besoin en disent? Cette explication est un peu courte et
liquidant les candidats aux attaques suicides et empêche d’aller au fond des choses. Même les
leurs commanditaires. Les pertes civiles dans la Israéliens, qu’ils soient de droite ou de gauche,
population palestinienne, si regrettables soient- n’épargnent ni leurs dirigeants ni leur armée s’ils
elles, ne sont pas intentionnelles. Elles découlent l’estiment nécessaire et, dans le cas du Mavi
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sibles la survie et le développement des guérillas 4.» contre les «infiltrés». Elle réapparaît au cours
Un des principaux objectifs de l’anti-guérilla est des autres affrontements importants entre Israël
donc d’essayer d’obtenir l’appui de cette popu- et les groupes irréguliers: l’opération «Paix en
lation pour la couper des combattants. La «force Galilée», les deux Intifada, la deuxième guerre
minimale» consiste également à faire un usage du Liban en juillet 2006 et enfin lors de «Plomb
restreint de la force armée. La force brutale fait durci». C’est une constante. Elle a même sou
le jeu de l’ennemi. «Dans une guerre conven- vent été revendiquée par l’armée comme la
tionnelle, un soldat qui, pris à partie, ne ripos- meilleure stratégie possible dans le conflit contre
terait pas avec la puissance de feu maximale, des guérillas. Cela ne veut pas dire que Tsahal
manquerait à son devoir. Dans une guerre révo- attaque «intentionnellement» des civils. Il y a là
lutionnaire, la situation est inverse: la règle est une nuance importante. La logique de Tsahal
d’en faire un usage aussi limité que possible», est celle de l’ambivalence, une logique qui la fra
note encore David Galula 5. Autre élément capi gilise plus qu’elle ne fragilise les groupes armés.
tal: il faut éviter au maximum les dommages C’est une stratégie «entre deux» qui n’a jamais
collatéraux. En effet, bien que ceux-ci soient prouvé son efficacité tout en mettant réguliè-
involontaires, ils ont un effet dévastateur sur la rement Israël au banc des accusés.
population qui finit par assimiler l’armée d’un 1948: l’État est confronté au harcèlement
régime démocratique à une armée hostile. Cette de groupes ou d’individus armés, les «infiltrés 6».
stratégie implique une navigation au plus juste, Cette catégorie n’est pas homogène. Au début,
tentant de préserver un équilibre entre efficacité la plupart sont des Palestiniens chassés ou partis
de la lutte contre le terrorisme et respect des de leur propre gré lors de la guerre de 1948. Ils
droits de l’homme. Ces deux idées ont pris une passent la frontière pour moissonner leurs
importance centrale aujourd’hui et sont en champs laissés derrière eux ou récupérer des
train de gagner les faveurs de nombreux pays, biens. D’autres tentent de rendre visite à leurs
notamment les États-Unis engagés en Irak et en proches restés en Israël ou espèrent se réinstaller
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militaire et mal maîtrisée. Conscientes de leur début des années 1950, le général Dayan affir
incapacité à éradiquer ces groupes irréguliers mait: «La seule méthode qui est efficace, peut-
dans un combat frontal et décisif, comme lors être pas légitime ou morale, simplement efficace,
d’une guerre conventionnelle, les élites diri- lorsque les Arabes posent des mines de notre
geantes israéliennes se sont forgé une doctrine côté [c’est la rétorsion]. Si nous cherchons à
simple: face à des attaques contre ses civils, attraper […] l’Arabe [qui a placé des mines], le
l’armée doit frapper fort les hommes en armes résultat est nul; en revanche, si nous tour-
ainsi que leurs soutiens et leurs protecteurs. Les mentons le village voisin […] alors ses habitants
instructions d’ouverture du feu données par prennent position contre les [infiltrés] […] et les
l’état-major aux unités de terrain sont permis- gouvernements égyptien et transjordanien sont
sives. Celles-ci sont autorisées à tirer sans som [poussés] à agir pour empêcher de tels incidents,
mation sur tout Arabe franchissant la frontière. parce que leur prestige est [en jeu] vu que les
La crainte est grande du côté israélien que ces juifs ont ouvert le feu, et qu’ils sont disposés à se
infiltrés ne se transforment en «immigrés per lancer dans une nouvelle guerre. […] Jusqu’à
manents» et viennent accroître le nombre des présent, le principe de la punition collective s’est
Arabes restés en Israël. Beaucoup de personnes révélé efficace 10.» Il ne le fut jamais complè-
sont mortes à cause de mines posées le long des tement. Les militaires défendaient l’argument
itinéraires présumés des infiltrés. Entre 2 700 et selon lequel, sans ces représailles, la situation
5 000 Arabes, la plupart non armés, furent tués serait pire. Mais les humiliations qu’elles provo-
entre 1949 et 1956 7, alors que pendant la même quaient encourageaient à poursuivre les attaques
période les infiltrés tuèrent deux cents civils contre Israël.
israéliens 8. Plusieurs attaques furent conduites contre
Aux nombreuses critiques adressées à l’ar des villages situés au-delà de la frontière. La
mée, notamment par le ministre des Affaires plus meurtrière fut menée par l’unité 101, une
étrangères, Moshe Sharett, le général Moshe unité d’élite placée sous le commandement d’un
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demandèrent des sanctions contre les respon- C’est toujours la «riposte disproportionnée» et
sables du raid. Les attaques contre des villages celle du «levier», utilisée dorénavant avec des
ont cessé depuis pour se concentrer sur les forces modes opératoires encore moins «discriminants»,
armées des pays voisins. À la suite de la guerre moins à même de faire la distinction entre
de Suez, en 1956, Israël connut une longue combattants et non-combattants, comme les
période d’accalmie à ses frontières, sans doute la bombardements aériens et terrestres. Les bom
plus longue de son histoire. Les infiltrations ont bardements servent non seulement à atteindre
presque cessé. La «riposte disproportionnée» n’en les combattants palestiniens et leurs abris, mais
est pas la cause principale. Les dirigeants égyp- aussi à créer un climat de peur au sein de la
tiens et jordaniens, après la débâcle de Suez, population civile du Sud-Liban afin de la refou
décident de contrôler leurs frontières pour éviter ler vers le nord, avec l’espoir que cet exode
le risque d’un nouveau conflit avec Israël. soulèvera l’opposition des Libanais à la présence
palestinienne sur leur sol.
Les opérations «Litani» L’opération «Litani» provoque la mort de
et «Paix en Galilée» quelques dizaines de civils, la destruction de
centaines de maisons et la fuite vers le nord de
Le schéma de l’opération «Paix en Galilée» dizaines de milliers de personnes abandonnant
est également intéressant à cet égard. Après la leur habitation pour échapper aux bombarde-
guerre des Six-Jours, sous la houlette de Yasser ments. Les Israéliens perdent dix-huit hommes
Arafat, l’olp se réorganise dans les camps pales- et tuent trois cents combattants palestiniens. Le
tiniens autour d’Amman. Chassée par les forces seul résultat tangible de cette opération est l’ins-
du roi Hussein, en septembre 1970, elle se tallation, le long de la frontière israélo-libanaise,
regroupe au Sud-Liban. De là elle lance des de la Force intérimaire des Nations unies pour
attaques contre les villages israéliens bordant la le Liban (FInul). Elle n’empêche pas la pour-
frontière et prend le contrôle des camps palesti- suite des tirs d’artillerie ou de roquettes contre
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Gemayel à accéder la présidence de la République battants, pas des non-combattants. Mais ils ne
libanaise et à vaincre l’olp. En échange, ils prirent aucune mesure pour empêcher les consé-
attendent le soutien militaire du camp chrétien. quences tragiques qu’une pareille opération pou
L’opération commence le 5 juin 1982. L’ar vait avoir sur les civils.
mée atteint le 11 juin les faubourgs de Beyrouth- «Paix en Galilée» fut un fiasco. Cette guerre
Ouest où l’olp est retranchée. À la suite de la s’est soldée par des milliers de morts. Elle a
défection de Béchir Gemayel, Ariel Sharon et le entraîné des destructions de maisons très impor-
général Raphaël Eytan, le chef d’état-major tantes dans les camps de réfugiés palestiniens
général, choisissent d’entrer dans Beyrouth. Ils qui «abritaient des terroristes». Des centaines de
placent la capitale libanaise sous siège et font milliers de personnes ont préféré fuir la région
bombarder les positions tenues par l’olp. Le vers le nord du pays. Les conséquences néga-
siège va durer neuf semaines, ponctué par de tives pour Israël se font sentir jusqu’à ce jour.
nombreux tirs de l’artillerie et de l’aviation et de Certes, l’olp fut chassée du Liban, mais elle ne
quelques assauts terrestres. Plusieurs immeubles fut pas détruite, et la revendication d’un État
sont détruits, causant de nombreuses pertes palestinien demeura. Plusieurs milliers de com
parmi la population libanaise et palestinienne. battants étaient encore au Liban. En 1987
Les images des colonnes de fumée qui montent éclate la première Intifada, le «soulèvement des
au-dessus de la ville, retransmises par les médias, pierres», qui durera six ans. La paix au Liban
aliènent les soutiens des opinions publiques ne vit jamais le jour. Cette guerre modéra les
occidentales et suscitent des critiques au sein ardeurs guerrières de l’olp, mais ne la mit pas
même de la société israélienne. À la suite d’un hors jeu. Arafat rejeta le terrorisme dans sa
accord intervenu le 21 août, quatorze mille déclaration de 1988 et revint dans les territoires
combattants palestiniens sont évacués par une occupés de Cisjordanie et de Gaza. Plus tard, en
force multinationale. Le 14 septembre, Béchir 1993, il négocia les accords d’Oslo qui abou-
Gemayel est assassiné au cours d’un attentat tirent à la création de l’Autorité palestinienne.
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pourtant à leur portée à cette époque, fut la rection civile contre les symboles de l’occupation
grande absente de la stratégie israélienne. Celle- israélienne qui durait depuis juin 1967, la seconde
ci ne comportait aucun volet civil. Au cours des Intifada verse très rapidement dans la lutte armée
premiers jours de l’opération, les troupes israé- entre activistes palestiniens et forces israéliennes.
liennes furent accueillies avec des gerbes de riz Dès l’une des toutes premières manifestations,
par la population chiite du Sud-Liban, ravie des hommes armés se dissimulent dans la foule
qu’on les débarrasse des groupes armés palesti- palestinienne et tirent sous sa protection. Tsahal
niens qui avaient pris possession de ces zones et riposte durement, faisant chaque fois de nom
qui y faisaient régner leur loi. Ce bon accueil ne breux morts 14. La situation se dégrade très rapi-
dura pas très longtemps. Très vite cette popu- dement à partir du mois d’octobre. Le Premier
lation se retourna contre Israël. Les troupes ministre Ehoud Barak donne instruction à l’ar
israéliennes n’ont pas eu le bon réflexe à son mée de répondre de manière «ciblée et mesu
égard. Tout le volet d’aide à la population pour rée 15». Mais celle-ci adopte une attitude brutale,
la séparer des combattants ou l’idée d’un déve- qui va à l’encontre de la politique du gouver-
loppement de bonnes relations avec elle étaient nement. Dès les premiers mois, sa riposte dis
inexistants. C’était pourtant un besoin essentiel proportionnée alimente un cycle de violences
à cette époque-là. qu’elle ne sait pas maîtriser. On n’est pas encore
Progressivement, le Hezbollah fit son appa- au cœur de l’offensive des attaques suicides qui
rition. L’émergence de cette nouvelle force chiite, frapperont les civils israéliens par centaines à
soutenue par l’Iran, a eu des conséquences partir de janvier 2001. Fin octobre 2000, le bilan
considérables. Elle introduisit au Proche-Orient est déjà de 141 Palestiniens tués et 500 autres
la technique des attaques suicides qui s’avéra blessés. Au cours des mois de novembre et
très difficile à combattre. L’armée perdit 1 500 décembre, ce bilan s’alourdit. Il est respecti-
hommes, entre 1982 et mai 2000, date du retrait vement de 186 morts et de 540 blessés 16.
définitif du Liban, pour un résultat calamiteux. L’objectif du général Shaul Mofaz, chef de
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des violences telles que celles du «tunnel du à la population. Il n’y a aucun volet d’aide aux
mur» en 1996, au cours desquelles seize soldats civils. Ceux-ci sont censés savoir que leur devoir
et policiers israéliens ont été tués. Ils pensent est de faire pression sur les groupes armés pour
également qu’il faut ôter aux Palestiniens toute qu’ils cessent leurs attaques. L’administration
raison de penser que Tsahal serait sortie affaiblie civile des Territoires occupés est dirigée par un
de l’épreuve libanaise. L’urgence est donc au militaire qui prend ses ordres de l’état-major de
«rétablissement de la dissuasion» de l’armée l’armée.
érodée par les échecs successifs des dix-huit Le bilan de la seconde Intifada est loin d’être
années de guerre au Sud-Liban. brillant. Certes, les organisations terroristes ne
Au bout de trois mois, le général Mofaz, qui sont pas parvenues à déstabiliser la démocratie
espérait une «victoire décisive», est loin d’avoir israélienne. Beaucoup de ceux qui se sont lancés
atteint ses objectifs et doit faire face à une dans le terrorisme espéraient peser sur le rapport
situation très dégradée. Le Hamas, qui voit sa de force entre eux et Israël, tablant sur la las
popularité s’effriter, se mobilise à son tour. Une situde de la société israélienne à l’égard de la
vague d’attentats suicides sans précédent dans guerre. Mais leur calcul s’est révélé erroné. Le
l’histoire d’Israël fait près d’un millier de morts public israélien a résisté au choc des attentats
et 7 844 blessés parmi les civils, dont la grande suicides. Les forces de sécurité ont fait diminuer
majorité au cours des années 2001-2004 17. L’éco les attentats terroristes sans recourir aux méthodes
nomie menace de s’effondrer. de l’armée française à Alger ou de l’armée russe
Ariel Sharon, élu Premier ministre en février en Tchétchénie. À rebours des accusations qui
2001, et l’armée inaugurent une nouvelle poli- ont été maintes fois portées contre elle, Tsahal
tique, baptisée «Pression continue». Elle consiste n’a pas commis de «massacre» 18.
à exercer des pressions sur l’Autorité palesti- Il y a eu toutefois un nombre élevé de pertes
nienne pour qu’elle fasse cesser les actes de vio civiles palestiniennes. Entre le début de la seconde
lence. Cette pression s’accompagne d’attaques Intifada, le 29 septembre 2000, et le 30 septembre
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général Aviv Kohavi, commandant des troupes ration «Plomb durci», les attaques ont été parti-
parachutistes au début de la seconde Intifada, culièrement dévastatrices. Les bombardements
affirmait que lorsque celle-ci avait éclaté, l’armée aériens y ont fait beaucoup plus de victimes
n’avait «ni de doctrine ni de techniques adé civiles. L’idée dominante est que, dans ce cas, il
quates pour le combat de faible intensité en appartient au régime responsable en place d’em-
zones urbaines peuplées 20». Les vieux réflexes pêcher les attaques contre le territoire du pays
de la «riposte disproportionnée» ont repris le souverain qu’est Israël. À défaut de quoi lui et sa
dessus. Il n’y a pas eu, durant cette période, de population s’exposeraient à une riposte des
tentative pour ménager la population afin de plus dures.
l’amener à prendre ses distances par rapport aux La deuxième guerre du Liban commence le
groupes armés, pas de volonté de distinguer 12 juillet 2006, à la suite d’une attaque du
radicaux et modérés. Tsahal n’a pas su contenir Hezbollah contre une patrouille de Tsahal du
cette explosion de violence. En réprimant les côté israélien de la Ligne bleue (la frontière
manifestations trop violemment, elle a cru pou israélo-libanaise). Plusieurs soldats sont tués et
voir dissuader leur montée en puissance. De deux autres capturés. Israël décide de bombarder
fait, elle a provoqué presque toujours un surcroît les infrastructures du Hezbollah. Le général
d’énergie et d’agressivité du côté palestinien. Dan Haloutz promet de «ramener le Liban vingt
Les attaques contre les forces liées à l’Au ans en arrière». Le Hezbollah réplique par des
torité palestinienne ont contribué à l’éclatement tirs de centaines de Katioucha vers Israël. Le
de la société palestinienne, privée d’un leadership gouvernement israélien et Tsahal avaient affirmé
incontestable, en de multiples petits groupes dès le début des combats que les civils n’étaient
souvent incontrôlables et déterminés à faire pas intentionnellement visés mais que, s’ils abri-
échouer toute tentative d’arrangement négocié. taient des combattants de l’organisation du parti
Un vide s’est créé qui a permis aux organisa- de Dieu, ils ne seraient pas épargnés par les
tions radicales comme le Hamas et le Djihad contre-attaques de l’armée de l’air. Il y a eu un
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lorsqu’on tire sur ses civils, et [que] c’est une sabilité et fait part de sa tristesse. Elle a justifié
bonne chose 24». son erreur en disant que «des suspects [avaient]
Tout empêtrée dans des justifications labo- été identifiés dans un étage supérieur de la mai
rieuses sur la justesse de ses modes opératoires, son du médecin qui ont été considérés comme
Tsahal s’est laissé prendre encore une fois dans des personnes orientant les tirs» de Palestiniens.
le piège tendu par les groupes armés. Les com Il n’y avait donc pas lieu, selon elle, de pour-
battants du Hamas ont fait ce que toute guérilla suivre les responsables de ces tirs 25. Dans un
sait le mieux faire: se battre cachés au sein de la second temps, elle a déclaré que la faute incom
population et provoquer l’armée à tirer vers des bait au médecin palestinien. Celui-ci avait été
objectifs civils. Le piège fonctionnera de nouveau informé qu’une attaque imminente se préparait
à merveille. Combattre dans un territoire aussi dans son quartier et avait été prévenu de quitter
exigu que la bande de Gaza, peuplée d’un les lieux.
million et demi d’habitants, soit une densité de Tsahal a clamé fièrement qu’elle avait réussi
plus de quatre mille habitants au kilomètre à «restaurer sa dissuasion». Mais l’absence de
carré, ne peut se faire sans de lourdes pertes véritables affrontements armés ne permet pas de
civiles. Le résultat était prévisible. Israël, qui pareille conclusion. D’ailleurs, les tirs de roquettes
était l’agressé, a réussi à apparaître sur la scène contre le sud d’Israël n’ont jamais cessé. Le
internationale comme l’agresseur. Son image Hamas a gardé un potentiel de nuisance très
s’est encore plus dégradée. Il est condamné au important. La plupart de ses 15 000 combat-
même titre que son adversaire. tants estimés sont toujours en vie et il garde à sa
L’armée a abusé d’armes non précises (mor disposition près d’un millier de roquettes. Les
tiers, chars) susceptibles de porter atteinte à la Palestiniens ont été en mesure de reconstruire
vie des civils. Ce fut le cas lors du tir contre les en quelques mois les tunnels détruits et faire à
bâtiments de l’unrwa: Tsahal visait au mortier nouveau entrer des armes dans la bande de
les unités du Hamas qui tiraient juste à côté de Gaza. Une fois de plus, la stratégie du «levier»
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nienne ou libanaise: «Ils cachent leurs hommes analyse froide de la manière de gérer cette
dans des écoles d’où ils tirent. C’est un crime de contrainte, les Israéliens, toutes tendances confon
guerre!» Avec une candeur, dont on ne sait plus dues, se replient sur les souvenirs du passé anti-
si elle est feinte ou sincère, l’armée a persisté sémite de l’Europe comme élément explicatif du
dans l’ignorance des mécanismes et des pièges désamour dont ils souffrent. Il y a en Israël une
de la guerre asymétrique. Il ne sert à rien de absence totale de réflexion sur la désapprobation
dénoncer l’illégalité de la pratique des boucliers internationale, condamnée même par ceux qui
humains par les groupes armés si la riposte mise font partie de l’opposition de gauche et qui
en œuvre entraîne aussi des pertes civiles, sou contestent les méthodes de l’armée. Elle est sys
vent supérieures à celles que sa propre popu- tématiquement vue comme une injustice insup-
lation a subies. Il ne sert à rien de protester portable. Face à l’habileté des groupes armés,
contre le rapport Goldstone qui met sur un passés maîtres en manipulation des images à
pied d’égalité des «terroristes» qui ont tiré des l’adresse du public, les Israéliens en sont encore
Kassam «pour tuer des civils» et l’armée israé- à l’âge de pierre de la communication, qu’ils
lienne qui a tué des civils «de manière non méprisent tant est forte leur conviction qu’ils
intentionnelle», si Tsahal ne prend pas les plus sont les victimes et qu’ils sont dans leur bon
grandes précautions à l’égard de ces civils. Tsa droit. L’incapacité à comprendre les ressorts de
hal tente chaque fois de se justifier sur le plan du l’émotion du public est une des grandes faiblesses
droit international en affirmant que ses opé des dirigeants, aussi bien civils que militaires.
rations militaires sont légales et légitimes, mais Certes, Tsahal demande aux populations
elle ne réalise pas suffisamment que l’opinion concernées par une attaque imminente de quit
publique internationale est plus influencée par ter les lieux. Mais un avis d’évacuation diffusé
les images que lui renvoie la télévision que par par voie aérienne ou autre ne les conduit pas ipso
ses communiqués. facto à quitter leurs lieux d’habitation. Beaucoup
Les dirigeants israéliens n’ont pas compris de personnes ne peuvent pas se déplacer faci-
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suspecte et constitue donc une cible légitime. face au problème des dommages collatéraux.
L’avis ne doit pas dispenser les forces combat- Dans de nombreux cas, ceux-ci étaient inévi-
tantes de prendre des précautions avec les popu- tables. Mais dans un conflit asymétrique, une
lations restées sur place. armée doit s’efforcer de minimiser fortement ces
Contrairement à ses dénégations officielles, dommages, expliquer les causes des dérapages
Tsahal s’est toujours autorisée à faire usage de et présenter des excuses. Or l’armée et les diri-
la «riposte disproportionnée» dans un conflit geants civils se contentent le plus souvent de
contre des groupes irréguliers. Elle s’est toujours rejeter sur les groupes armés la responsabilité
permis de faire pression sur les populations des atteintes aux civils. Dans quelques rares cas
civiles pour les amener à faire pression à leur seulement, ils ont présenté leurs regrets, comme
tour sur les groupes terroristes. Elle ne s’est en 2006, lorsqu’un obus de char a décimé une
jamais interdit l’usage de la force brutale dans famille de vingt personnes à Beit-Hanoun dans
des zones habitées dès lors que c’était le seul la bande de Gaza, à la suite d’une avarie du
moyen de protéger sa propre population, de radar. En revanche, l’attitude méprisante du
venir à bout de groupes peu organisés et difficiles général Dan Haloutz après le bombardement,
à vaincre: «En touchant les civils nous leur en juillet 2002, de la maison de Salah Shehada,
envoyons un message clair. S’ils veulent être haut responsable du Hamas à Gaza et organi-
épargnés, ils doivent faire pression sur leurs sateur de dizaines d’attentats contre des civils
groupes armés.» D’où cette attitude extraordi- israéliens, a causé des dommages considérables
nairement ambivalente, refusant la «barbarie» à l’image d’Israël et à ses relations avec la popu-
mais acceptant avec l’indifférence la plus totale lation palestinienne. La bombe d’une tonne qui
la mort de centaines de civils innocents au motif l’a tué a écrasé en même temps la maison voisine
qu’«il n’y a pas d’autre choix», «à la guerre qui était habitée, faisant quatorze morts inno-
comme à la guerre». Tsahal brouille l’image cents, parmi lesquels huit enfants, dont sa propre
qu’elle veut donner d’elle, celle de l’«armée la fille. Le Shabak (service de sécurité intérieure) a
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c ité à comprendre les ressorts de la guerre Bilan: victoire un à zéro en faveur du Hamas et
asymétrique. de sa lutte contre le blocus de la bande de Gaza.
Contrairement aux autres armées, améri- Ce que les roquettes Kassam n’ont pas réussi à
caine, britannique et française, Tsahal n’a pas obtenir, une action rondement menée de «pro
vraiment cherché à s’adapter aux contraintes de testation» civile l’a fait, avec la complicité bien
ce type de conflit. Elle n’a jamais développé de involontaire de l’armée et des dirigeants poli-
doctrine de «guerre au sein de la population». tiques israéliens. Une fois de plus, des groupes
Elle n’a jamais pris la juste mesure des pièges de irréguliers ont mis Israël dans une situation dif
la guerre asymétrique et des avantages poten- ficile par rapport à l’opinion publique mondiale.
tiels de la «force minimale». Elle n’a pas toujours
su résister aux provocations des guérillas, que ce Les raisons d’un rejet
soit dans les Territoires occupés, au Liban ou
dans la bande de Gaza. Chaque fois, elle a foncé Pourquoi ce refus de penser et agir autre
dans le piège eyes wide shut 28. Cette stratégie a ent? Il y a plusieurs raisons. La première tient
m
entraîné le pays tout entier dans une situation aux priorités de Tsahal. La guerre asymétrique
toujours plus inextricable. Par ses réactions n’a jamais fait partie de ses priorités les plus
disproportionnées, elle a accru le sentiment de importantes. L’armée a toujours porté une atten
haine des Arabes envers Israël et provoqué une tion privilégiée à la menace «majeure» d’une
réaction hostile dans de nombreux pays occi guerre conventionnelle contre plusieurs armées
dentaux. arabes qui menaceraient l’existence d’Israël,
Le dernier épisode, celui de l’assaut donné, considérée comme de la «sécurité fondamentale»
le 31 mai 2010, contre le bateau Mavi Marmara, (Bitahon Yessodi ). La menace des groupes irré-
dans les eaux internationales de surcroît, par guliers relève de la «sécurité courante» (Bitahon
une des meilleures unités d’élite israéliennes, la Shotef ). L’institution militaire n’a jamais ressenti
Shayetet 13, illustre le mieux cette incapacité comme une grande nécessité de penser la guerre
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Samy Cohen
Gaza: le piège
du conflit asymétrique
Tsahal se perçoit dans son environnement et l’absence chez les dirigeants politiques israéliens
envisage son rôle de garant de la survie de l’État. de vision à long terme concernant la solution du
C’est un ensemble de croyances, d’attitudes et conflit israélo-palestinien, les contours du futur
de pratiques concernant l’usage de la force, État palestinien, l’avenir des colonies de Cisjor-
auquel ont adhéré presque tous les dirigeants danie, les frontières définitives ou encore le
civils et militaires d’Israël. C’est ce que Pierre statut de Jérusalem. À l’exception notable des
Bourdieu appellerait un «habitus». Il renvoie à accords d’Oslo, rapidement mis à mal, aucun
l’identité que les Israéliens se sont forgée, à leur dirigeant israélien n’a proposé une vision poli-
manière de se situer dans un espace géogra- tique globale. En l’absence de directives poli-
phique qui leur est largement hostile, à leur tiques claires, l’armée s’est souvent contentée de
perception de la menace, à leur angoisse pour réactions au coup par coup et de procéder de
leur existence, au sentiment de ne pouvoir manière improvisée. Elle ne peut assurément
compter que sur eux-mêmes. pas être tenue pour seule responsable de cette
Les élites dirigeantes israéliennes, civiles et stratégie de la riposte disproportionnée, sauf au
militaires, ont toujours cru dans les vertus de la début de la seconde Intifada, où l’état-major de
capacité militaire de Tsahal, de sa puissance de l’armée a tenté de contrecarrer les efforts du
feu très largement supérieure à celle des groupes Premier ministre dans ses tentatives d’arriver à
armés. Il suffirait d’en faire un «bon usage»: une solution négociée avec le chef de l’Autorité
frapper durement les hommes armés et leurs palestinienne. Mais on n’a pas non plus vu émer
sponsors, faire pression sur les populations civiles ger un militaire de haut rang pour suggérer une
qui les abritent volontairement ou à leur corps approche un peu novatrice, différente, compa-
défendant. Ils n’ont cependant, ce fait mérite rable à celle que le général Petraeus a tentée en
d’être souligné, pas utilisé la doctrine du «maxi Irak, non sans un certain succès.
mum de force» qu’ils préconisent dans une Notons en conclusion que ce type de lutte ne
guerre conventionnelle. peut se limiter à l’engagement de moyens mili-
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Samy Cohen
Gaza: le piège
du conflit asymétrique
Cette option n’a jamais été retenue. Peut-on soucie de son sort quotidien. Il lui aura surtout
venir à bout du terrorisme sans se soucier de manqué cette dose de «schizophrénie» qui lui
l’avenir des populations qui vivent sur un terri- aurait permis de mener de front à la fois l’éradi-
toire souvent qualifié de «prison à ciel ouvert»? cation des groupes armés et le soutien à la popu-
Tous les Palestiniens ne sont pas des terroristes lation civile. Michael Ignatieff notait: «Dans la
potentiels, tant s’en faut. Faire pression sur la guerre contre le terrorisme, le seul ennemi qui
population civile pour qu’elle se détache des peut défaire une démocratie c’est la démocratie
insurgés est un objectif peu réaliste. Soit l’armée elle-même 31.» Faut-il en conclure que le seul
régulière donne dans la terreur de masse, et elle ennemi qui peut défaire Tsahal… c’est Tsahal
a de bonnes chances d’atteindre ses objectifs elle-même?
(mais à quel prix?), soit elle s’interdit d’adopter
pareille attitude et elle doit alors accepter de Samy Cohen.
traiter la population avec un minimum d’égards.
À défaut de pouvoir se faire «aimer» par la
31. Michael Ignatieff, The Lesser Evil. Political Ethics in
population palestinienne, Tsahal devrait au moins an Age of Terror, Princeton, Princeton University Press,
lui manifester de l’empathie, montrer qu’elle se 2004, p. 62.
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