1987 N CATACH 1987 Cahiers de Lexicologie 51
1987 N CATACH 1987 Cahiers de Lexicologie 51
1987 N CATACH 1987 Cahiers de Lexicologie 51
Une ville lumière est-elle un "mot composé" ? Sent-on Paris ville lumière
autrement que Paris mon coeur dans le vers d'Aragon:
C'est une très vieille histoire. Nous avons côte à côte, et depuis toujours, une
1. Paris ville lumière (ou ville-lumière, nous ne nous occuperons pas ici du
problème du trait d'union), que l'on classe en général parmi les "appositions",
séparées ou non du premier terme par une virgule: Le lion, terreur des forêts
(avec déterminant interne).
(-bar, -restaurant, -citerne, -foudre, -lit, -réservoir, -salon, -tombereau ), avec ...
5. Par détermination directe composée: C'est souvent déjà le cas pour les
types précédents (§ 1 et 3, même 4). Ici, la détermination comprend
souvent 2 et
elle-même deux ou plusieurs éléments. Ces expansions constituent la source et le
bouillon de culture de ce que DARMESTETER appelait nos véritables "composés:".
Leur créativité, qui a longtemps touché les domaines de la chasse, du jeu, de la
pêche, de la vie paysanne, urbaine ou affective, touche surtout aujourd'hui les
langages spécialisés de l'industrie, des sciences et des techniques, sport, médias,
cinéma, loisirs, etc.
Ce qui nous intéressera ici, ce sont les expansions nominales récentes, classées
traditionnellement parmi les "compléments de relation", avec "ellipse" et
"disparition" des joncteurs (notions qui nous paraissent plus que douteuses, en tous
On ne peut qu'être frappé par les similitudes entre les diverses catégories que
nous venons d'évoquer.
romans-feuilletons moissonneuses-batteuses
pelles-pioches machines-outils
décrets-lois cartes-lettres ...
Les premiers, nous dit-on, comportent un joncteur potentiel, qui peut être de,
à, au, en, sans, sur, autour de, par, pour etc. (poches (à)-révolver, tentes (à)-abri,
boutons (à)-pression, etc.), marquant non une coordination, mais une
subordination (avec ces fameux rapports classés depuis le XIXe s. comme
"circonstanciels", notant l'appartenance, l'espèce, la matière, le but, l'instrument,
le moyen, la cause, le contenu, etc. Sans entrer ici dans une discussion qui n'en
finirait pas, notons que ce type de "subordination" elle-même est déjà appauvri,
sans article et sans liberté de marques, que les syntagmes soient figés ou non, ex. :
il ne serait également que trop aisé de rapprocher entre elles des expansions
interchangeables (cf. d'autres exemples dans CATACH 1981, pp. 148-155) :
-
années (de) -lumière, machines (à) -outils, pelles (à) gâteau, romans (de
la) Bibliothèque rose
-
I -
Le phénomène vert pré
MAROUZEAU (Le français moderne, juil. 1954) attirait déjà l'attention sur ces
séries plus ou moins ouvertes de "modificateurs", substantifs ou locutions utilisés
en apposition, avec en général une assimilation rustique, perte des propriétés
1 -
Situation du phénomène
connaîtront des développements plus larges, qui en feront, en raison d'un certain
nombre de facteurs d'intégration, des adjectifs, peut-être ensuite des substantifs à
plein titre. Dans le premier cas, on parlera d'un nouveau composé. Dans le second,
on parlera de "changement de catégorie", sans voir qu'il s'agit là sans doute d'une
langue:
-
Reichsautobahnenstreckenobermeisterei
(inspection principale de secteur d'autoroute nationale)
Quoi qu'il en soit, le but de cet article est précisément de montrer l'intérêt des
tendances récentes français. Pour peu que l'on puisse faire prendre conscience
en
Façon, genre, imitation, modèle, type, taille, pointure et bien d'autres ne sont
pas autre chose que des prépositions en gestation, dont le champ d'extension sera ce
qu'en décideront leur fréquence et l'usage.
2 -
Inventaire des expansions composées
arts plastiques: (en) taille douce, eau forte, ronde bosse, bas relief,
trompe l'oeil, hors texte ...
(les substantifs équivalents existent et s'écrivent en
couture: haute couture, prêt à porter, demi-deuil, cousu main, droit fil. ..
commerce: bon marché, -grand teint, dernier modèle, dernier cri, pure
-
souvent, résistant sans plier à toute assimilation. li est très difficile d'ailleurs de les
classer, comme certains ont tenté de le faire, par ordre d' "ellipse" ou d'écart
progressif par rapport aux valeurs d'origine, aux "sens propres" ou à la syntaxe
dite "naturelle", si bien que l'on se résout en désespoir de cause, sans guère plus de
succès d'ailleurs, à les classer suivant les catégories grammaticales d'origine de
leurs termes.
petit (fin) beurre, ou petits (biscuits au) beurre? Petits-fours comme (cuits
au) petit four (feu) ou petits (gâteaux cuits au) four?
etc.), mais toutes les séries formées sur ordre récessif, numéraux (deux, trois,
quatre, cent, etc., voir le relevé dans CATACH 1981, pp. 320-324, deux pièces,
trois mâts, quatre-quarts, etc.), points cardinaux (nord-africain, sud-américain),
etc. Nous avons montré combien, dans ces séries, le premier terme, de par sa
situation même, se radicalisait rapidement, ce que les hésitations de la langue écrite
peuvent difficilement voiler: bon (ou bons) premiers, court-vêtus, large-ouvertes,
mort-nées, etc.
3 -
(des galons) bleu-noir, bleu-vert, gris-bleu, vert pomme (des juments, des
vaches, des voitures) gris-brun, pie rouge, noir pie
mais (des galons) écarlates, fauves, incarnats, mauves, pourpres...
De nombreuses
expansions simples restent encore invariables : corail, crème,
cuivre.framboise, coquelicot, etc. (CATACH, pp. 317-318, et WAGNER et
crevette,
PINCHON, pp. 126-130).
(cf. aussi en fin d'article. TIs sont utilisés avec ou sans trait d'union) :
Signe des temps (déjà en partie passés) de l'imprimé, nous n'avons pas trouvé
de champ créatif plus fourni que celui des papiers (dont, faut-ille souligner, les
expansions sont en grande majorité invariables) :
alpha machine
amiante maïs
argent ministre
arménie monnaie
bristol musique
brouillard paille
bulle parchemin
buvard pâte
calque pelure
carton pierre
cristal raisin
cuir tapisserie
émeri tenture
japon torchon
journal velours
kraft ...
II -
De la syntaxe au lexique, ou le mort saisit le vif
Un procédé comme celui de vert pré, qui peut si facilement devenir "un
vert-pré l''(ou une ."sauce blanche l'', "deux belle Hélène ''') dans la bouche des
garçons de restaurant, fait immanquablement penser à ces langues dépourvues de
morphologie, comme le chinois, ou dans une certaine mesure l'anglais, dans
lesquelles une unité sémantique emprunte aisément la fonction de nom, verbe,
adverbe ou n'importe quelle autre "partie du discours" (selon notre terminologie),
en suivant les lois uniques de la syntaxe et de la disposition mutuelle des termes,
autrement dit l'ordre des mots, accompagnées, à l'oral, de tous les mécanismes
subtils de l'intonation, des pauses, des accents toniques, etc.
1 -
Rappels
L'explication structurale
(A. MARTINET, Grammaire, 1979) et transfor
mationnelle (DUBOIS, 1969, GUILBERT, 1975) nous a accoutumés à une optique
résolument syntaxique des mécanismes de la composition, et de la dérivation
d'espèce qui en est la racine.
syntaxique: le mot composé, comme le mot, ne devrait pas être jugé sur ses
marques d'origines, mais sur ses prcpriétés et les fonctions nouvelles qu'il est
appelé à jouer dans la phrase.
Exemple:
1. Ce produit est contre la rouille
2. qui est contre la rouille, ou antirouille -7 ce N antirouille
3. cet antirouille -7 un antirouille;
1. Ce coffre est fort
2. qui est fort
3. ce coffre fort -7 un coffre-fort ;
1. Cette pomme est de terre
2. qui est de terre
3. cette pomme de terre -7 une pomme de terre;
1. Cette grève est par surprise
2. qui est par surprise
3. cette N surprise -7 une N surprise
explique peau-rouge par les transformations suivantes (que nous avons légèrement
modifiées) :
Phase 2. cet homme est à la peau rouge -7 qui est à peau rouge
Phase 3. ce N à peau rouge -7 ce N " peau rouge
Phase 4. (avec changement de genre) ce" peau-rouge -7 un peau-rouge.
2 -
Pertes et gains
Avec toutes les réserves que l'on peut avoir envers des reconstructions aussi
hasardeuses, trop proches de la "surface", et donc des syntaxes particulières, on
peut retenir qu'en discours, tout syntagme peut perdre ses caractéristiques propres
et en acquérir de nouvelles. Cette cristallisation ou"ankylose" (MARTINET), qui le
conduira à terme à une nouvelle vie sémantique, grammaticale et lexicale, avec les
attributs et les expansions de ses nouvelles fonctions, se traduit à la fois par un
2.1. Pertes
La dérivation
d'espèce, comme la composition, se fait en réalité
hors-syntaxe : les
compositions thématiques, nominales ou verbales,
montrent bien cette mise à nu de la charge sémantique des radicaux, dont
L'omission des intermédiaires (un appareil qui permet de vider les ordures
� un vide-ordures) se traduit par une série de raccourcissements (un discours qui
passe du coq à l'âne � un coq-à-l'âne), transformations phoniques (déplacement
d'accent tonique, perte de nasalité, assimilations diverses, enchaînements,
ex. m(on)sieur), et graphiques (ex. vinaigre, surlendemain).
2.2. Gains
Au stade adjectival, comme nous l'avons vu, rien n'est joué. Mais l'apparition
de ce véritablecatalyseur qu'est l'article, devant la portion de discours
sélectionnée, quelle qu'elle soit, projette les éléments les uns contre les autres en
une véritable réaction moléculaire: rien ne peut plus s'insinuer entre eux. En
revanche, comme l'a fort bien remarqué A. MARTINET, on dira des chaises-longues
plus longues, d'excellents vol-au-vent, de très grosses pommes de terre ou du
papier tue-mouches très bon marché. L'ancienneté, la fréquence d'emploi, le
champ sémantique, la nature et le nombre de termes, jouent un grand rôle dans
l'apparition de ces nouveaux privilèges, ainsi que dans les assimilations phoniques
et graphiques.
3 -
L'invariabilité
Si l'on accepte l'idée qu'au niveau où se passent les dérivations du type ville
(ou année) lumière, poids plume, vert pré, (filles) nature ou dans le vent, on est
bien loin des marques de surface, alors on comprend mieux le phénomène
d'extension de l'invariabilité en français. Apposition, dénomination,
détermination directe ou indirecte, peu importe. Peu importe aussi que ces phrases
en raccourci soient saisies par la morphémisation à tel ou tel moment de leur
éternelle métempsycose, au stade verbal ou nominal, adjectival ou adverbial. Seuls
comptent le choc improvisé des radicaux en présence, les rapports et oppositions
règle� anciennes, par une adaptation elle aussi inéluctable aux nécessités des
langues modernes : je n'en citerai que le développement des sigles,
abréviations, troncations ; des pictogrammes et idéogrammes, symboles
scientifiques et techniques, signalisations internationales, etc., qui vont tout
droit au sens; ou encore le rôle déterminant, dans les journaux comme sur les
écrans d'ordinateurs, de la mise en page, blancs, capitales, changements de
caractères, signes directs de la visualisation, ponctuation comprise, tous
procédés qui ne cessent de faire reculer à grands pas la syntaxe analytique
classique;
3.4. Au-delà même de toutes ces fluctuations, qui ne sont en réalité que les
révélateurs d'un mouvement plus profond, on peut se demander, devant ces
phénomènes et bien d'autres, si le français n'est pas, avec l'entrée en force des
nouveaux médias et d'une nouvelle civilisation culturelle, en train de
reprendre le mouvement depertes de marques qui a été stoppé à la fin de la
dérivation nue une fuite en avant devant les difficultés même de notre
Après tout, pourquoi ne pas profiter de nos scrupules sémantiques (tout à fait
légitimes) et fonctionnels (qui le sont beaucoup moins), pour laisser s'étendre
l'invariabilité de ces expansions, avec toute la force et l'expressivité qui en
découle, aussi loin qu'elle le voudra ? Laissons donc les procédés nature, et
l'agneau courir dans le vert pré.
N.CATACH
Paris
NO'IES
1. DARMESTETER et ceux qui l'ont suivi opposaient les composés par juxtaposition
nominaux, type pur-sang, bec-de-cane (outil), gueule-de-loup (plante), etc. (cf. pour tous
ces problèmes, ici et dans l'ensemble de l'article, CATACH 1981, Les mots composés).
sont des
expansions à
l'adjectif substantivé vert, tandis que les deux termes vert pré ont
ensemble et indissociablement été apposés à côtes d'agneau. Il est inutile de présumer pour
eux un quelconque développement "elliptique", du type agneau (élevé, nourri dans le) vert
pré, le procédé étant trop naturel et trop courant pour être contourné.
genre, il n'existe morphologiquement de genre que dans le secteur animé, et il n'a ailleurs,
en réalité, aucune valeur linguistique.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
(Bibliographie plus complète dans Orthographe et Lexicographie, Tome 2, 1981).
T. 1, Variantes graphiques, mots latins et grecs, mots étrangers, Paris, Didier, Nathan;
-
CHAURAND (J.) et GROSS (G.), 1986, "Typologie des noms composés", Rapport d'ATP
DARMESTETER (A.), 1874, Traité de la formation des mots composés, Paris, H. Champion;
2e éd., 1967.
DUBOIS (J.), 1969, Grammaire structurale, Paris, Larousse, T. 1, 1965, T. II, 1967, LIII,
1969.
GIURESCU (A.), 1975, Les mots composés dans les langues romanes, Paris, Mouton.
GUIRAUD (P.), 1967, Les locutions françaises, Paris, PUP, éd. Que sais-je?
LEES (R. B.), 1960, The Grammar of English Nominalizations, La Haye, Mouton.
MAROUZEAU (J.), juil. 1954, "Entre adjectif et substantif', Paris, in Le Français moderne, éd.
d'Artrey.
MEUNIER (A.), 1981, "Nominalisation d'adjectifs par verbes supports", Thèse de 3e Cycle,
Univ. de Paris VII, L.A.D.L.
MEUNIER (L. F.), 1875, Les composés qui contiennent un verbe à un mode personnel en latin,
enfrançais, en italien et en espagnol.
MITTERAND (H.), 1963,Les mots français, Paris, PUF, éd. Que sais-je?
PEYTARD (J.), 1975, Recherches sur la préfixation en français contemporain, Paris, Champion.
QUEMADA (B.), 1971, "A propos de la néologie", in La Banque des mots, CFMC.
WAGNER (R.-L.), 1968, "Réflexions sur les mots construits en français", Paris, BSL.
Annexes
moins forte) est plus volontiers et plus longtemps laissée dépourvue de trait
d'union et de marques grammaticales que le substantif. Mais les échanges d'espèce,
adjectif-substantif, adverbes-prépositions-adjectifs, ou l'inverse, sont constants, et
l'on peut fort bien parler de (femmes) langue de vipère ou pot-au-feu, de (projets)
à la va comme je te pousse, etc.
Nous avons évité, dans la 2e catégorie (syntagmes plus étroits, à deux termes)
de revenir sur ceux que nous avions déjà répertoriés (1981, pp. 297-330) en
particulier ceux formés sur bas-, beau-, blanc-, bon-, court-, adjectifs de couleur,
etc.
I. EXPANSIONS SYNTAGMATIQUES
(plus de deux termes)