Relire Plutarque (Avec Les Yeux de La Renaissance)

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Plutarque chez les modernes

par Romain Menini

En dehors des cercles très spécialisés, on ne s’intéresse plus


beaucoup à Plutarque. Son œuvre, singulière et abondante, a
pourtant joué un rôle majeur dans la constitution de l’humanisme à
la Renaissance.

À propos de : Olivier Guerrier, Visages singuliers du Plutarque humaniste,


Paris, Les Belles Lettres, 2023, 479 p., 23,50 €.

De tous les auteurs de l’Antiquité grecque, Plutarque (mort vers 125 apr. J.-C.)
fut, à la Renaissance, celui qui bénéficia de la fortune la plus constante et la plus variée.
Ce n’est pas peu dire, quand on songe à l’importance que l’Humanisme européen
accordait à la redécouverte du monde antique, et en particulier au patrimoine hellène,
domaine privilégié de cette redécouverte. Imprimé et réimprimé, traduit et retraduit,
cité, imité, discuté, résumé, commenté, réinventé, le polygraphe de Chéronée a joué
un rôle considérable dans la formation de l’esprit moderne, en particulier en France.
Plus de cinquante ans après le livre de référence de Robert Aulotte (Amyot et Plutarque.
La Tradition des Moralia en France au XVIe siècle, Genève, Droz, 1965), dont les apports
philologiques restent décisifs, Olivier Guerrier invite à repenser la « dette » contractée
par l’humanisme français à l’endroit de Plutarque, selon une perspective un peu
différente : celle d’une herméneutique de sa postérité intellectuelle, dans le panorama
de laquelle Montaigne, lecteur sans parangon, offre assurément l’exemple le plus
remarquable.
Relire Plutarque (avec les yeux de la Renaissance)

Visages singuliers du Plutarque humaniste aborde la question foisonnante de la


réception moderne de Plutarque non seulement par son versant érudit (établissement
du texte grec, exemplaires annotés, versions latines concurrentes, histoire des
éditions), mais, comme « d’une vue oblique », selon le mot des Essais, en faisant la part
belle à son double passage en français : d’abord, par la traduction intégrale de l’œuvre
qu’a donnée Jacques Amyot ; ensuite, par sa réinvention sous la plume de Montaigne,
lecteur assidu d’Amyot – et qui confesse pouvoir « malaisément [se] défaire de
Plutarque », au point de ne cesser d’en « tire[r] cuisse ou aile » quand il écrit ses Essais.
L’ouvrage ne vise pas à l’exhaustivité, car une telle tâche aurait dépassé les bornes
d’un livre qui est lui aussi, à sa manière, un essai « à pièces décousues ». Après une
première partie qui récapitule l’importance et les spécificités du Plutarque français,
une seconde procède par coups de sonde dans des corpus plus ou moins
contemporains de Montaigne, au vent d’une « Renaissance » au grand large, de
Rabelais à Descartes, en passant par La Boétie, Verville, Charron ou Naudé, dans la
prose desquels l’auteur piste la récurrence de certains des motifs chers au polygraphe,
qu’ils soient thématiques, stylistiques ou conceptuels.

Nos contemporains, seraient-ils issus d’un cursus de Lettres classiques,


n’accordent plus à Plutarque l’autorité prépondérante qui était la sienne à la
Renaissance. Notre canon des auteurs anciens, constitué sous la Troisième République
sur la base d’une préférence accordée aux périodes dites « classiques » (préférence
modelée par l’histoire de l’art, telle que l’ont renouvelée Winckelmann et ses
successeurs), a considérablement réduit ce que la génération de Guillaume Budé
nommait avec lui l’ « encyclopédie » des monuments de l’Antiquité, où polygraphes,
historiens, écrivains techniques, juristes, rhéteurs, médecins et compilateurs de toute
sorte avaient encore une place centrale. Ainsi s’explique que les auteurs privilégiés par
les écrivains de la Renaissance (Aristote et Platon, certes, mais aussi Pline, Plutarque,
Lucien de Samosate, Suétone ou Aulu-Gelle) ne soient plus tout à fait ceux que,
aujourd’hui, lycéens et étudiants fréquentent en priorité. Là où les humanistes
voyaient dans le double continent textuel de Plutarque (Vies et « Moralia ») une vaste
somme de connaissances et de philosophie pratique, et pour ainsi dire une
récapitulation des savoirs plus anciens, soit un indispensable microcosme textuel dont
la lecture devait être aussi impérative qu’exhaustive, le Chéronéen nous est le plus
souvent présenté comme l’écrivain d’une Hellénité « tardive » (puisque de langue
grecque, aux premiers temps de l’Empire romain) ou, au mieux, comme un historien

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parmi d’autres. Cela, au prix d’une réduction de son œuvre à sa seule moitié, certes
aujourd’hui la mieux connue : les Vies, dites « parallèles » – à l’exception de l’autre pan
de ses Opera, les « Moralia », ces « œuvres morales et meslées » (Amyot) dont on aurait
tort de croire qu’elles ne contiennent que des aperçus moraux. Or, si les Vies jouèrent
le rôle d’un modèle textuel incontournable à la Renaissance, on peut considérer que
les humanistes prisèrent au moins autant les opuscules mêlés, ensemble hétéroclite de
traités, dialogues, apophtegmes et autres formes diverses, telles que les « propos de
table ». En la matière, Montaigne ne fait pas exception, comme le confirment ses très
nombreux emprunts directs à Plutarque (plus de 500 !), dont plus de la moitié aux
Moralia. Pour l’auteur des Essais, le corpus plutarquien est un miroir textuel avec lequel
il ne cesse de « dress[er] commerce », et dans lequel il se retrouve sans cesse, comme
un autre lui-même dont sa plume tenterait de fixer le vertige, celui d’un écrivain « libre
partout » tel que lui semble être (plus que tout autre, à l’exception de Sénèque peut-
être) le polygraphe de Chéronée.

Au chevet de Montaigne : Amyot, « savant translateur »

Le livre d’Olivier Guerrier, sous-titré « autour d’Amyot et de la réception des


Moralia et des Vies à la Renaissance », remet sur le métier certains aperçus essayés par
son auteur d’abord sous forme d’articles (la liste est donnée p. 20-21). L’ouvrage est
aussi l’aboutissement d’un chemin de pensée et d’écriture au cours duquel Montaigne
(Rencontre et reconnaissance. Les Essais ou le jeu du hasard et de la vérité, Paris, Classiques
Garnier, 2016), Plutarque et Amyot (Moralia et Œuvres morales à la Renaissance, Paris,
H. Champion, 2008 ; Plutarque de l'Âge classique au XIX siècle - Présences, interférences et
e

dynamique, Grenoble, J. Millon, 2012 ; Plutarque: éditions, traductions, paratextes,


Universidade de Coimbra, 2017 ; La Langue de Jacques Amyot, Paris, Classiques Garnier,
2018) ont compté plus que tout autre écrivain. Pour saisir avec plus de précision la
trajectoire de l’auteur, on pourra lire aussi, en ligne sur le site « La Vie des Classiques »,
un entretien accordé par Olivier Guerrier à l’occasion de la parution de ses Visages
singuliers.

Après une mise au point sur le « corpus » de Plutarque, sa transmission et sa


première réception italienne, c’est à la figure de Jacques Amyot et à son travail de
« savant translateur » qu’est dévolue la première partie de l’ouvrage. Les traductions
des Vies (1559) puis des Œuvres morales et meslées (1572) consacrent un très grand
écrivain de langue française. Ces chefs-d’œuvre nous invitent à considérer qu’en plus

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d’un interprète fidèle (« il a certainement entendu l’imagination vraie de l’auteur […]
il ne lui a au moins rien prêté qui le démente ou qui le dédie », selon Montaigne),
Amyot fut un helléniste de première envergure, qui annota méticuleusement son texte
grec pour en établir la lettre originale avec le plus d’acribie possible. Olivier Guerrier
replace le philologue à la fois dans sa bibliothèque foisonnante, mais aussi dans les
débats sur la traduction, l’histoire et la fiction qui animèrent son époque. Une analyse
inspirée des choix d’Amyot (lexicaux et plus généralement sémantiques, mais aussi
stylistiques, voire syntaxiques) permet de comprendre à quel point, sous la plume de
Montaigne, cette version française a pu supplanter non seulement le texte original,
mais les traductions latines disponibles de son temps – et ce, jusqu’à pousser l’auteur
des Essais, consciemment ou non, à minimiser quelque peu le rôle du traducteur (non
sans lui « donne[r] la palme », il est vrai). Ainsi surprend-on Montaigne enclin à mettre
en scène, le plus souvent, son tête-à-tête direct, et comme sans filtre, avec l’ « auteur »
Plutarque, quitte à le rêver lisible tel qu’en lui-même (bien que l’auteur des Essais ait
confessé, certes avec un peu de fausse modestie, « n’entend[re] rien au grec » !). Mais
son traducteur pouvait-il n’avoir été qu’un intermédiaire neutre et transparent ?

Afin de rendre justice à l’interprète de génie – acteur de l’ « illustration de la


langue française » requise par son époque –, mais aussi pour mesurer ce qu’implique
nécessairement le geste de traduire, sans négliger les écarts, les déplacements ou les
métamorphoses nécessaires, Olivier Guerrier s’attache à souligner la spécificité des
choix d’Amyot, nés de la rencontre entre probité philologique et souci de
« naturaliser » le Béotien dans le royaume de France. Il fait apparaître en Amyot un
prosateur hors pair et un penseur (de la prudence, de la « fantaisie » ou de la fortune)
qui marque de son empreinte linguistique la réflexion menée par Plutarque. Il montre
comment, en France (et jusqu’en Angleterre), c’est Amyot qui a modelé la réception de
Plutarque à partir de la fin du XVIe siècle. En effet, sa double somme en vernaculaire
fait la fortune des libraires ; elle est souvent réimprimée, copiée, enrichie d’apports
paratextuels. Un statut particulier est accordé à la façon dont le pasteur protestant
Simon Goulart se réapproprie le travail d’Amyot, en dotant sa traduction de tout un
appareil de sommaires, d’index et de notes marginales qui en cartographient l’étendue
et en facilitent l’appréhension (non sans en orienter la lecture).

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Fortunes d’un inépuisable corpus

La seconde moitié de l’ouvrage propose plusieurs aperçus cavaliers sur tel ou


tel aspect de l’univers plutarquien, tel qu’ont pu les rejouer les écrivains de la
Renaissance : ainsi du devenir des Préceptes de mariage, en grec, en latin, en italien et en
français, mais aussi en vers et en prose ; ou de la « petite balle » des Grecs (σφαῖρα ou
φαινίνδα en grec, pila en latin), volontiers naturalisée en balle de jeu de paume dans
la France des derniers Valois ; ou encore de la fortune de l’apophtegme, ce
« mémorable » qui sert de signature à la tradition plutarquienne, et dont l’Europe
humaniste a tant goûté la « rencontre » énergique, tout particulièrement à l’instigation
d’Érasme, compilateur génial ; ou de la question des démons grecs (« daimons ») dans
un monde devenu chrétien, qu’on y soit curieux des ressources du paganisme ou
méfiant à l’endroit de penchants hérétiques qui pourraient aller jusqu’à la
« démonomanie » qu’un Jean Bodin redoute chez les sorciers ; ou, enfin, de la place
accordée par Plutarque à l’animal dans ses Moralia (et dont Montaigne saura si bien
faire son miel dans l’ « Apologie de Raymond Sebond »), grâce à des réflexions qui
nous paraissent encore d’une brûlante actualité.

Au fil de ces lectures, qui représentent autant de cas d’école, Olivier Guerrier
reconstitue la forma mentis des lettrés français de la première modernité. Son attention
plurilingue au détail des textes nourrit une histoire culturelle qui s’éclaire à des
lumières nouvelles, parfois fantasques ou « fantastiques », toujours exactes et
novatrices. Un tel souci de la singularité littéraire vaut pour méthode à part entière. Elle
offre à cet essai non seulement son agrément – celui de la « rencontre », mot-clef dont
Olivier Guerrier a par ailleurs fait rayonner toute la polysémie – mais aussi sa
pertinence critique. Car c’est bien ainsi que l’Humanisme avait déjà retrouvé
Plutarque : progressivement et par morceaux, avec la patience du détail, dans une
fascination émerveillée par la richesse et la variété d’un corpus inépuisable.

Publié dans laviedesidees.fr, le 1er février 2024

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