Relire Plutarque (Avec Les Yeux de La Renaissance)
Relire Plutarque (Avec Les Yeux de La Renaissance)
Relire Plutarque (Avec Les Yeux de La Renaissance)
De tous les auteurs de l’Antiquité grecque, Plutarque (mort vers 125 apr. J.-C.)
fut, à la Renaissance, celui qui bénéficia de la fortune la plus constante et la plus variée.
Ce n’est pas peu dire, quand on songe à l’importance que l’Humanisme européen
accordait à la redécouverte du monde antique, et en particulier au patrimoine hellène,
domaine privilégié de cette redécouverte. Imprimé et réimprimé, traduit et retraduit,
cité, imité, discuté, résumé, commenté, réinventé, le polygraphe de Chéronée a joué
un rôle considérable dans la formation de l’esprit moderne, en particulier en France.
Plus de cinquante ans après le livre de référence de Robert Aulotte (Amyot et Plutarque.
La Tradition des Moralia en France au XVIe siècle, Genève, Droz, 1965), dont les apports
philologiques restent décisifs, Olivier Guerrier invite à repenser la « dette » contractée
par l’humanisme français à l’endroit de Plutarque, selon une perspective un peu
différente : celle d’une herméneutique de sa postérité intellectuelle, dans le panorama
de laquelle Montaigne, lecteur sans parangon, offre assurément l’exemple le plus
remarquable.
Relire Plutarque (avec les yeux de la Renaissance)
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parmi d’autres. Cela, au prix d’une réduction de son œuvre à sa seule moitié, certes
aujourd’hui la mieux connue : les Vies, dites « parallèles » – à l’exception de l’autre pan
de ses Opera, les « Moralia », ces « œuvres morales et meslées » (Amyot) dont on aurait
tort de croire qu’elles ne contiennent que des aperçus moraux. Or, si les Vies jouèrent
le rôle d’un modèle textuel incontournable à la Renaissance, on peut considérer que
les humanistes prisèrent au moins autant les opuscules mêlés, ensemble hétéroclite de
traités, dialogues, apophtegmes et autres formes diverses, telles que les « propos de
table ». En la matière, Montaigne ne fait pas exception, comme le confirment ses très
nombreux emprunts directs à Plutarque (plus de 500 !), dont plus de la moitié aux
Moralia. Pour l’auteur des Essais, le corpus plutarquien est un miroir textuel avec lequel
il ne cesse de « dress[er] commerce », et dans lequel il se retrouve sans cesse, comme
un autre lui-même dont sa plume tenterait de fixer le vertige, celui d’un écrivain « libre
partout » tel que lui semble être (plus que tout autre, à l’exception de Sénèque peut-
être) le polygraphe de Chéronée.
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d’un interprète fidèle (« il a certainement entendu l’imagination vraie de l’auteur […]
il ne lui a au moins rien prêté qui le démente ou qui le dédie », selon Montaigne),
Amyot fut un helléniste de première envergure, qui annota méticuleusement son texte
grec pour en établir la lettre originale avec le plus d’acribie possible. Olivier Guerrier
replace le philologue à la fois dans sa bibliothèque foisonnante, mais aussi dans les
débats sur la traduction, l’histoire et la fiction qui animèrent son époque. Une analyse
inspirée des choix d’Amyot (lexicaux et plus généralement sémantiques, mais aussi
stylistiques, voire syntaxiques) permet de comprendre à quel point, sous la plume de
Montaigne, cette version française a pu supplanter non seulement le texte original,
mais les traductions latines disponibles de son temps – et ce, jusqu’à pousser l’auteur
des Essais, consciemment ou non, à minimiser quelque peu le rôle du traducteur (non
sans lui « donne[r] la palme », il est vrai). Ainsi surprend-on Montaigne enclin à mettre
en scène, le plus souvent, son tête-à-tête direct, et comme sans filtre, avec l’ « auteur »
Plutarque, quitte à le rêver lisible tel qu’en lui-même (bien que l’auteur des Essais ait
confessé, certes avec un peu de fausse modestie, « n’entend[re] rien au grec » !). Mais
son traducteur pouvait-il n’avoir été qu’un intermédiaire neutre et transparent ?
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Fortunes d’un inépuisable corpus
Au fil de ces lectures, qui représentent autant de cas d’école, Olivier Guerrier
reconstitue la forma mentis des lettrés français de la première modernité. Son attention
plurilingue au détail des textes nourrit une histoire culturelle qui s’éclaire à des
lumières nouvelles, parfois fantasques ou « fantastiques », toujours exactes et
novatrices. Un tel souci de la singularité littéraire vaut pour méthode à part entière. Elle
offre à cet essai non seulement son agrément – celui de la « rencontre », mot-clef dont
Olivier Guerrier a par ailleurs fait rayonner toute la polysémie – mais aussi sa
pertinence critique. Car c’est bien ainsi que l’Humanisme avait déjà retrouvé
Plutarque : progressivement et par morceaux, avec la patience du détail, dans une
fascination émerveillée par la richesse et la variété d’un corpus inépuisable.