Ma Bohème Analyse Linéaire
Ma Bohème Analyse Linéaire
Ma Bohème Analyse Linéaire
Arthur Rimbaud est un poète français, une des grandes figures du XIXe siècle, connu dans
le monde entier. C’est un auteur inclassable, qui symbolise l’anticonformisme, la jeunesse et la
révolte : il a rédigé tous ses textes entre 15 et 21 ans, avant de partir explorer l’Europe, puis faire
du commerce en Afrique. Les Cahiers de Douai un ensemble de 22 poèmes, rédigés en 1870,
lorsque l’auteur avait 16 ans ; parti seul et sans le sou à Paris, Rimbaud est alors accueilli à Douai,
dans le nord de la France, par un de ses professeurs, qui le prend sous son aile. C’est l’époque où
il fait des fugues, pour échapper à tout ce qu’il perçoit comme une contrainte, à commencer par
sa ville natale, Charleville et sa mère, une femme sévère qui élève seule ses quatre enfants. « Ma
Bohème » est le 22ème et dernier poème de ce recueil et s’inscrit parfaitement dans cette
thématique ; c’est un sonnet célèbre. Nous verrons quelle image donne Rimbaud de son errance
dans la nature.
Le titre évoque, à lui seul, tout un projet : la bohème désigne un mode de vie, très libre,
au jour le jour et sans se soucier des préoccupations matérielles. L’attention du lecteur est
attirée sur le possessif qui suggère une vision personnelle : le texte a visiblement une dimension
autobiographique. Le sous-titre, « fantaisie » est cohérent avec l’idée de vie de Bohème.
Dans le premier quatrain on trouve de nombreuses marques de première personne du
singulier, comme dans le titre : le poème commence d’ailleurs par un « je » ; on retrouve ce
pronom aux vers 3 et 4, ainsi que les possessifs « mes » ou « mon » ou le pronom « me » dans
« je m’en allais ». Le poète parle de son expérience personnelle. Ce premier verbe renvoie
d’emblée à une thématique majeure chez Rimbaud : le voyage. La tournure pronominale sous-
entend un départ et l’imparfait – qu’on retrouvera d’ailleurs tout au long du texte – sous-entend
une habitude. Aucune destination n’est précisée car ce qui compte, c’est de partir. L’attitude du
jeune marcheur, « les poings dans (ses) poches » suggère, quant à elle, une certaine désinvolture
et, peut-être, une forme d’opposition, voire de révolte (comme le dit l’expression consacrée
« faire le poing dans sa poche »). L’adjectif « crevées », que l’on peut considérer comme une
métaphore, souligne la pauvreté du jeune homme (il est visiblement parti sans rien, ses poches
sont vides et percées). Son « paletot », c’est-à-dire sa veste, est également en piteux état, à tel
point qu’il le qualifie ironiquement d’« idéal ». Le poète se présente comme un petit vagabond
en haillons, mais sa tenue vestimentaire n’a pas l’air de le préoccuper. Le verbe « aller » est
repris au vers 3, pour insister sur l’idée de déplacement : « j’allais » fait écho à « je m’en allais ».
Nous n’avons toujours pas de précision sur sa destination, ni sur l’endroit où il est, malgré la
présence d’un complément circonstanciel de lieu, « sous le ciel », qui connote surtout
l’immensité et la liberté. Le jeune homme semble aimer les grands espaces ; il n’a rien planifié et
va au hasard avec une certaine désinvolture. L’apostrophe à la « Muse », en plein milieu du vers
3, introduit la thématique de la poésie ; ce terme, qui désigne l’une des neuf déesses grecques
inspirant les artistes, est ici mis en valeur par la ponctuation et par la majuscule. Le poète
s’adresse à elle en la tutoyant et en se présentant comme son « féal » c’est-à-dire son ami
dévoué et fidèle. Ce terme est étonnant dans le contexte car il renvoie à la féodalité. Le jeune
marcheur est seul dans la nature mais symboliquement en compagnie de la poésie qui lui est
familière et à laquelle il se voue. Cette première strophe se termine par une phrase exclamative
(on note une accumulation de 4 points d’exclamation) ; le style semble très oral, spontané et
enfantin. Rappelons que Rimbaud est très jeune lorsqu’il écrit ce texte. Les thèmes de l’amour et
du rêve sont associés à ceux de l’errance, de la nature et de la poésie. L’adjectif « splendides »
apporte une connotation très positive à cet alexandrin et le mot « amours » est mis en valeur
par le pluriel.
Le deuxième quatrain, qui revient tout d’abord sur les vêtements délabrés du poète,
contraste avec l’évocation onirique du vers 4 : l’allusion au « large trou » de la « culotte » est un
détail trivial et rappelle les « poches crevées » du début du texte ; l’adjectif « unique » montre
que le jeune homme est parti sans bagage ; il a pour seuls vêtements ceux qu’il porte sur lui. Le
poète insiste sur son dénuement mais cela ne semble pas lui poser problème, bien au contraire.
Rimbaud se compare ensuite au « Petit-Poucet » et se qualifie de « rêveur » : il met d’ailleurs en
valeur ce groupe nominal en le faisant précéder d’un tiret. Mais on note une différence
importante : l’enfant du conte (de Perrault) sème des cailloux pour retrouver son chemin et
revenir auprès de ses parents, alors que le jeune poète « égrèn(e) » dans « (sa) course des
rimes », sans aucune intention de rentrer chez lui. La métaphore du verbe « égrener » apporte
une connotation religieuse parce qu’il évoque une prière récitée avec un chapelet ; l’image
semble dire que pour Rimbaud, la poésie est une sorte de religion ; il fait des vers avec la même
ferveur que s’il récitait une prière. Quant au rejet du mot « rimes », il met en valeur l’allusion à la
poésie. L’image est belle : le lecteur s’imagine un enfant libre et heureux, semant les vers
derrière lui au fur et à mesure de son parcours. La phrase « mon auberge était à la grande
ourse » est également une façon poétique de dire qu’il dormait à la belle étoile. Toutes les
indications de lieux sont imprécises, mais on relève un champ lexical de l’espace avec « grande
ourse », « étoiles » et « ciel », qui revient pour la deuxième fois dans le texte. Le jeune homme
ne semble pas savoir où il est, mais n’a pas peur du tout puisqu’il est en communion parfaite
avec son environnement : il s’approprie de façon enfantine le ciel et les « étoiles », comme le
montrent les possessifs « mon » et « mes » ; il semble les suivre et paraît rassuré par leur « doux
frou-frou ». On a ici une correspondance entre le sens de la vue et celui de l’ouïe. La métaphore
a une connotation féminine ; elle évoque le bruit d’une étoffe, par exemple une jupe de femme.
La nature est souvent présentée sous la plume de Rimbaud comme une mère bienfaisante et
douce. Là aussi, un tiret au début du vers 8, met en valeur les étoiles et le bruit qu’elles font. Les
jeux sur les sonorités ( « Petit Poucet, doux frou-frou »), les liaisons (« mes étoiles au ciel ») les
allitérations, et surtout les assonances en /u/ (« trou, course, Ourse, doux, frou-frou »)
contribuent à la musicalité de cette deuxième strophe.
La phrase ne s’arrête pas à la fin du vers 8 et se poursuit dans le premier tercet avec un
« et » et un long enjambement : on peut dire que Rimbaud prend des libertés avec la métrique
car dans le sonnet traditionnel, les quatrains et les tercets s’opposent. Tout au long du texte, il
multiplie les rejets et les enjambements, montrant par là son désir d’une poésie nouvelle. Le
verbe « écoutais » renvoie au sens de l’ouïe et personnifie à nouveau les étoiles : elles semblent
parler au jeune homme, comme le feraient des divinités bienveillantes. L’enfant se sent en
sécurité dans la nature ; il la regarde et il l’écoute, se fond dans le décor. Il se présente
maintenant non plus marchant, mais « assis au bord des routes ». De nouveau on a un
complément circonstanciel de lieu très imprécis, qui connote surtout l’errance et le voyage. Il est
complété par un marqueur temporel, un peu plus précis, même s’il reste assez vague : « ces
bons soirs de septembre ». On remarque surtout l’adjectif mélioratif « bons » qui valorise la
nature. Tout au long du poème, la situation est présentée de façon positive, alors
qu’objectivement elle pourrait générer l’inquiétude. L’humidité des soirées est évoquée elle
aussi de façon méliorative dans la subordonnée relative qui suit aux vers 10 et 11 : « où je
sentais … de vigueur ». Le jeune vagabond qui n’a rien à manger semble se nourrir de la
« rosée » du soir. L’allusion au « vin » laisse même penser qu’il s’enivre de sa liberté. La nature
exerce sur lui une action vivifiante et lui procure une nourriture spirituelle. C’est elle qui inspire
le jeune poète, en favorisant chez lui le rêve et en stimulant sa créativité. La poésie est
clairement liée à l’errance car elle exige la liberté dans la nature.
La phrase, amorcée au vers 8, se déroule longuement puisqu’elle continue dans le dernier
tercet, avec une deuxième subordonnée relative qui occupe toute la fin du poème. Elle s’étire,
peut-être parce que le jeune homme fait durer le temps du bonheur et de la création artistique.
Le champ lexical de la poésie réapparaît avec les termes « rimant » et « lyres » (dans l’Antiquité
la lyre était l’instrument des poètes, notamment Apollon et Orphée ; ils chantaient leurs vers
avec un accompagnement musical). Rimbaud se compare à un aède antique, quitte à se
fabriquer une lyre avec les lacets de ses chaussures. Le jeune poète est désargenté, mais plein
d’imagination : il « tirai(t) les élastiques de (ses) souliers blessés ». L’allitération en /m/ (« m’,
mes, mon, Muse, amours, rimes … »), et l’assonance en /é/ (« mes, crevées, idéal, féal, rêvées,
des, étoiles … »), qui courent sur l’ensemble du poème, créent d’ailleurs une petite musique de
fond, douce et poétique. L’auteur évoque les arbres en utilisant une métaphore qui pourrait
avoir une connotation négative, puisqu’il les compare à « des ombres fantastiques », mais c’est
l’inverse qui se produit : loin d’être effrayé par la tombée de la nuit dans la nature, il se sent
accompagné par cette présence rassurante ; la précision « rimant au milieu des ombres
fantastiques » suggère qu’elles encouragent et accompagnent sa poésie. Ses « souliers », comme
ses « poches » ou son « paletot » sont en piteux état ; pour les caractériser il emploie le mot
« blessés ». La métaphore rappelle qu’il est un grand marcheur et qu’il est pauvre. Mais là
encore, la noblesse de la poésie l’emporte sur le prosaïsme des chaussures usées. Le texte se
termine par un groupe nominal qui évoque la posture enfantine du poète, « un pied près de
(son) cœur ». Le mot « cœur » est souligné par un point d’exclamation. Rimbaud laisse en
quelque sorte parler son cœur lorsqu’il est dans la nature.
Nous pouvons dire pour conclure qu’on rencontre ici tous les thèmes chers à l’auteur, dans
une forme qui semble classique, un sonnet, mais qui s’affranchit des contraintes poétiques. Le
sous-titre, « fantaisie », paraît tout à fait adapté car l’auteur fait un portrait amusé et gentiment
moqueur de lui-même. Il ne se prend pas au sérieux, se décrit comme un marginal, un petit
troubadour heureux et insouciant, qui cherche l’inspiration en contemplant le ciel et les étoiles.
Il ne possède rien, sinon sa liberté, et elle le conduit loin du conformisme, dans un monde
enchanté où il se sent parfaitement à sa place. L’image est belle et poétique ; elle sa sans doute
contribué à faire naître la légende de « l’homme aux semelles de vent », pour reprendre
l’expression célèbre de Verlaine. On retrouve les thèmes du voyage et de la liberté dans le
célèbre « Bateau ivre » rédigé par Rimbaud en 1871. Un véritable mythe s’est construit autour
de cet auteur, alimenté par son errance perpétuelle, mais aussi par sa personnalité, son histoire
familiale et sa mort précoce : il fait partie du « club » très fermé des artistes morts jeunes.