Voir Le Silence, Revue Des Mondes
Voir Le Silence, Revue Des Mondes
Voir Le Silence, Revue Des Mondes
O Daniel Arasse pour titrer son ultime ouvrage (1), possède une
saveur toute paradoxale. Car s'il est bien une leçon que l'a-
mateur d'art a apprise de la fréquentation des essais de ce grand
monsieur, décédé le 14 décembre 2003 à l'âge de 59 ans, c'est
bien celle de l'importance du regard. « Ce regard était le fonde-
ment de son rapport à la peinture : dénonçant l'histoire de l'art
positiviste qui croit pouvoir expliquer la peinture à partir des seuls
documents, comme les travers de l'école panofskienne qui noie le
fait visuel sous une masse de références érudites, Daniel Arasse
savait regarder la peinture comme peu d'autres », soulignait l'histo-
rien de l'art Philippe Morel dans l'hommage qu'il lui rendit peu
après sa mort (2) - ajoutant aussitôt, afin qu'on se garde d'assimi-
ler cet aspect de la démarche d'Arasse à une sorte de blanc-seing
accordé à la subjectivité sentimentale ou ignorante, combien grande
était son érudition, sa culture tant artistique qu'historique, philoso-
phique ou littéraire.
V o i r le silence
Sur Daniel  r a s s e
est un art fascinant, mais il est rare qu'il touche. Pourquoi, devant
telle esquisse de la Danse de Matisse, les larmes me sont-elles
venues ? Ce qui est absurde, car on n'a pas à pleurer devant une
peinture - les larmes, c'est pour l'opéra, c'est pour la musique [..,].
Alors, qu'est-ce qui fascine dans un tableau ? Qu'est-ce qui
m'arrête ? Qu'est-ce qui fait que, de telle œuvre, on ne peut pas se
détacher ? En ce qui me concerne, c'est le sentiment qu'il y a vrai-
ment, dans cette œuvre-là, quelque chose qui pense, et quelque
chose qui pense sans mots. Moi, je suis quelqu'un qui parle, qui
écrit, quelqu'un dont la pensée se formule en mots. Une peinture
pense non verbalement [...]. C'est ce que Delacroix appelait "la
silencieuse puissance de la peinture". »
Cette « peinture comme pensée non verbale », Daniel Arasse
avait choisi de s'y intéresser plus particulièrement sur une période
qui va du milieu du XIIIe à la fin du XIXe siècle, avec une prédi-
lection forte pour son versant italien (7). Soit une période longue,
infiniment longue, dont il a isolé, dans ces livres, quelques frag-
ments singuliers - des moments, des lieux, des artistes. Il y eut
ainsi, en 1997, la magistrale monographie sur Léonard de Vinci (8),
dans laquelle il tentait de cerner et d'identifier « l'unité dynamique
générale, le mouvement de la pensée et de la création » de l'énig-
matique Italien. Il y eut, la même année, la Renaissance manié-
riste (9) - un art du mouvement, de la métamorphose, de la vérité
« saisie au plus vif d'elle-même », écrivait Arasse, s'associant par-
delà les siècles à Vasari, qui faisait du maniérisme « une licence
dans la règle qui, sans être la règle, respecte l'ordre de la règle » -,
et encore, en collaboration cette fois, l'Art italien (10), dans la
prestigieuse collection créée par Lucien Mazenod, « L'art et les
grandes civilisations ».
Citons encore, deux ans plus tard, en 1999, L'Annonciation
italienne, une histoire de perspective (11), magistrale et lumineuse
enquête décryptant « l'affinité paradoxale » du thème de
l'Annonciation et de « l'invention de la perspective » par les peintres
du Quattrocento - notons que ce mot, « invention », Daniel Arasse
y tenait, et s'en expliquait avec une clarté symptomatique de la
pleine rigueur de sa pensée : « La perspective n'est pas, comme on
le dit souvent, une découverte des peintres de la Renaissance. Elle
L:ARL
V o i r le s i l e n c e
Sur Daniel A r a s s e