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Sur Daniel Arasse


NATHALIE CROM .

n n'y voit rien : l'interpellation, choisie par l'historien de l'art

O Daniel Arasse pour titrer son ultime ouvrage (1), possède une
saveur toute paradoxale. Car s'il est bien une leçon que l'a-
mateur d'art a apprise de la fréquentation des essais de ce grand
monsieur, décédé le 14 décembre 2003 à l'âge de 59 ans, c'est
bien celle de l'importance du regard. « Ce regard était le fonde-
ment de son rapport à la peinture : dénonçant l'histoire de l'art
positiviste qui croit pouvoir expliquer la peinture à partir des seuls
documents, comme les travers de l'école panofskienne qui noie le
fait visuel sous une masse de références érudites, Daniel Arasse
savait regarder la peinture comme peu d'autres », soulignait l'histo-
rien de l'art Philippe Morel dans l'hommage qu'il lui rendit peu
après sa mort (2) - ajoutant aussitôt, afin qu'on se garde d'assimi-
ler cet aspect de la démarche d'Arasse à une sorte de blanc-seing
accordé à la subjectivité sentimentale ou ignorante, combien grande
était son érudition, sa culture tant artistique qu'historique, philoso-
phique ou littéraire.
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Cette connaissance, cette admirable maîtrise intellectuelle, le


parcours de Daniel Arasse en témoigne : normalien, agrégé de lettres
classiques, ancien élève d'André Chastel, passionné par la Renais-
sance italienne, dont il s'était imposé comme le plus grand spécia-
liste en France, directeur de l'Institut français de Florence de 1982
à 1989, professeur à l'École pratique des hautes études de 1993 à
sa mort... En témoignent aussi, de plus spectaculaire, plus tangible
façon, les ouvrages qu'il a publiés. À commencer par le Détail (}),
l'ouvrage qui, en 1996, l'avait fait connaître hors des cercles initiés.
Une étude sous-titrée « Pour une histoire rapprochée de la peinture »
dans laquelle, s'inspirant du « jeu » initié de façon très peu concep-
tuelle par l'historien de l'art britannique Kenneth Clark (4), entre-
deux-guerres - qui consistait à photographier et collationner des détails
de tableaux choisis sur le seul critère de la beauté formelle -,
Daniel Arasse se promenait dans quelque sept siècles de l'histoire
de l'art occidental, y traquant le détail non plus de façon aimable-
ment anecdotique et aléatoire, guidé par le simple « plaisir de
l'œil » tel Clark, mais afin d'aller vers un décryptage sans cesse
plus minutieux des œuvres, des motifs, « des éléments qui n'ont
pas été peints pour être vus - et qui ont même été, parfois, peints
pour ne pas être vus ». Ainsi «observée de près, expliquait-il, [...]
l'histoire de la peinture est appelée à enrichir et à renouveler notre
compréhension des modalités selon lesquelles s'est construite la
conscience du sujet classique (5) ».

"Une peinture pense non verbalement"


La nature de l'expérience esthétique, indissociablement liée
au travail d'historien de l'art tel qu'il le concevait et le pratiquait,
Daniel Arasse en avait esquissé une analyse, au cours d'une mer-
veilleuse série de « leçons » radiophoniques, intitulées « Histoires
de peintures (6) ». Interrogé sur le point de savoir quel était son
tableau préféré, il développait : « La question est moins "quel est
mon tableau préféré ?", que "qu'est-ce qui me touche dans un
tableau, ou dans une fresque, ou dans un lieu de peinture ?" [...]
De quel type est cette émotion ? C'est difficile à dire. La peinture
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est un art fascinant, mais il est rare qu'il touche. Pourquoi, devant
telle esquisse de la Danse de Matisse, les larmes me sont-elles
venues ? Ce qui est absurde, car on n'a pas à pleurer devant une
peinture - les larmes, c'est pour l'opéra, c'est pour la musique [..,].
Alors, qu'est-ce qui fascine dans un tableau ? Qu'est-ce qui
m'arrête ? Qu'est-ce qui fait que, de telle œuvre, on ne peut pas se
détacher ? En ce qui me concerne, c'est le sentiment qu'il y a vrai-
ment, dans cette œuvre-là, quelque chose qui pense, et quelque
chose qui pense sans mots. Moi, je suis quelqu'un qui parle, qui
écrit, quelqu'un dont la pensée se formule en mots. Une peinture
pense non verbalement [...]. C'est ce que Delacroix appelait "la
silencieuse puissance de la peinture". »
Cette « peinture comme pensée non verbale », Daniel Arasse
avait choisi de s'y intéresser plus particulièrement sur une période
qui va du milieu du XIIIe à la fin du XIXe siècle, avec une prédi-
lection forte pour son versant italien (7). Soit une période longue,
infiniment longue, dont il a isolé, dans ces livres, quelques frag-
ments singuliers - des moments, des lieux, des artistes. Il y eut
ainsi, en 1997, la magistrale monographie sur Léonard de Vinci (8),
dans laquelle il tentait de cerner et d'identifier « l'unité dynamique
générale, le mouvement de la pensée et de la création » de l'énig-
matique Italien. Il y eut, la même année, la Renaissance manié-
riste (9) - un art du mouvement, de la métamorphose, de la vérité
« saisie au plus vif d'elle-même », écrivait Arasse, s'associant par-
delà les siècles à Vasari, qui faisait du maniérisme « une licence
dans la règle qui, sans être la règle, respecte l'ordre de la règle » -,
et encore, en collaboration cette fois, l'Art italien (10), dans la
prestigieuse collection créée par Lucien Mazenod, « L'art et les
grandes civilisations ».
Citons encore, deux ans plus tard, en 1999, L'Annonciation
italienne, une histoire de perspective (11), magistrale et lumineuse
enquête décryptant « l'affinité paradoxale » du thème de
l'Annonciation et de « l'invention de la perspective » par les peintres
du Quattrocento - notons que ce mot, « invention », Daniel Arasse
y tenait, et s'en expliquait avec une clarté symptomatique de la
pleine rigueur de sa pensée : « La perspective n'est pas, comme on
le dit souvent, une découverte des peintres de la Renaissance. Elle
L:ARL
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n'existe pas avant qu'on l'invente. C'est un système de représenta-


tion arbitraire, qui suppose un spectateur parfaitement immobile,
placé à une distance précise de l'objet qu'il regarde, et ne regar-
dant qu'avec un seul œil. C'est, pour parler précisément, la per-
spective monofocale centrée. Il y avait d'autres systèmes de repré-
sentation possibles. La question est : pourquoi, à partir du XVe siècle,
1'emporte-t-elle sur les autres systèmes ? (12) » Question dont
Daniel Arasse, tout en intelligence et en subtilité, n'a cessé d'affi-
ner la réponse.

1. On n'y voit rien, Denoël, 2000.


2. Libération, 22 décembre 2003.
3. Le Détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, coll. « Idées et recher-
ches », Flammarion, 1998, et, en poche, coll. « Champs », Flammarion, 1999. Lire
aussi, chez le même éditeur, le Sujet dans le tableau, 1998.
4. More Détails from Pictures in thé National Gallery, Harrison & Son, Londres, 1946.
5. Le Monde, 28 juin 2001.
6. La série des vingt-cinq « Histoires de peintures », diffusée sur France Culture,
devrait faire l'objet à l'automnt prochain d'un livre-CD chez Denoël.
7. On lui doit aussi l'Ambition de Vermeer, Adam Biro, 2001.
8. Léonard de Vinci, le rythme du monde, coll. « L'univers des formes », Gallimard,
1997.
9. La Renaissance maniériste, en collaboration avec Andréas Tônnesmann, Gallimard,
1997.
10. En collaboration avec Philippe Morel et Mario d'Onofrio, en deux volumes, l'Art
italien : I, Du IVe siècle à la Renaissance (1997) et II, De la Renaissance à 1905,
(1998), Citadelles & Mazenod.
11. L'Annonciation italienne, une histoire de perspective, Hazan, 2003.
12. Voir note 6.

i Nathalie Crom est journaliste et dirige les pages « Livres » de la Croix.

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