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Jennifer L.

Armentrout

Si demain n’existe pas


Collection : Young Adult Romance
Maison d’édition : J’ai lu

Traduit de l’anglais (États-Unis)


par Cécile Tasson

© Jennifer L. Armentrout, 2017 Tous droits réservés


© Éditions J’ai lu, 2019, pour la traduction française
Dépôt légal : Août 2019

ISBN numérique : 9782290156445


ISBN du pdf web : 9782290156469

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782290159668

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

L’avenir de Lena Wise semblait déjà tout tracé. Pour que son année de terminale soit parfaite, elle
n’avait rien laissé au hasard. Au programme : accumuler un max de souvenirs avec ses copines,
avoir un dossier béton pour obtenir l’université de son choix… et peut-être même avouer ses
sentiments à son ami d’enfance, Sebastian. Mais un simple choix, à un unique instant, peut tout
bouleverser…
Désormais, rien ne sera plus comme avant. Comment Lena pourrait-elle penser à des lendemains
meilleurs alors qu’elle ne cesse de rejouer son passé, alors que Sebastian ne lui pardonnera sans
doute jamais ce qui est arrivé ce qu’elle a laissé arriver ?

Couverture : Création Studio J’ai Lu. © Love the wind / Shutterstock

Biographie de l’auteur :

Couronnée d’un RITA Award, elle est l’auteure de plusieurs séries de romance, de fantasy et de
science-fiction, dont les droits ont été vendus dans de nombreux pays. Jeu de patience, son best-
seller international, et les sagas Lux, Covenant et Origine sont également disponibles aux Éditions
J’ai lu.

Titre original
IF THERE’S NO TOMORROW

Éditeur original
Harlequin Teen

© Jennifer L. Armentrout, 2017


Tous droits réservés

Pour la traduction française


© Éditions J’ai lu, 2019
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu
À HUIS CLOS
À DEMI-MOT
JEU DE PATIENCE
JEU D’INNOCENCE
JEU D’INDULGENCE
JEU D’IMPRUDENCE
JEU D’ATTIRANCE
JEU D’INCONSCIENCE

Numérique
JEU DE CONFIANCE
JEU DE MÉFIANCE

OMBRE ET MYSTÈRE
1 – Envoûtée
2 – Troublée

LUX
1 – Obsidienne
1.5 – Oubli
2 – Onyx
3 – Opale
4 – Origine
5 – Opposition

OBSESSION

COVENANT
1 – Sang-mêlé
2 – Sang-pur
3 – Éveil
3.5 – Élixir (numérique)
4 – Apollyon
5 – Sentinelle

ORIGINE
1 – Étoile noire

L’ÉTERNITÉ, C’EST COMPLIQUÉ


Je ne pouvais pas bouger. J’avais mal partout : ma peau semblait
tendue jusqu’au point de rupture, mes muscles me brûlaient comme s’ils
étaient en feu et mes os me faisaient tellement souffrir que je ressentais la
douleur au plus profond de leur moelle.
La confusion m’envahit. J’avais l’impression que mon cerveau était
rempli de brouillard et de toiles d’araignées. Quand j’essayai de lever les
bras, ils restèrent immobiles, lourds comme du plomb.
Je crus entendre un son aigu et répétitif ainsi que des voix, mais ils me
paraissaient très loin, à l’opposé du tunnel dans lequel je me trouvais.
Je ne pouvais pas parler. Il… Il y avait quelque chose dans ma gorge,
au fond de ma gorge. Mon bras convulsa, hors de contrôle, et je sentis
quelque chose le retenir, sur le dos de ma main.
Pourquoi étais-je incapable d’ouvrir les yeux ?
La panique commença à s’insinuer en moi. Pourquoi ne pouvais-je pas
bouger ?
Il y avait un problème. Un gros problème. Je voulais juste ouvrir les
yeux. Je voulais…
Je t’aime, Lena.
— Moi aussi, je t’aime.
Les voix résonnèrent dans mon esprit. L’une d’entre elles était la
mienne. Cela ne faisait aucun doute. L’autre…
— Elle est en train de se réveiller.
Une voix féminine interrompit mes pensées. Elle me parvenait de
l’autre bout du tunnel.
Des bruits de pas se rapprochèrent.
— Je lui administre du propofol, dit un homme.
— C’est la deuxième fois qu’elle se réveille, fit remarquer la femme.
C’est une sacrée battante. Sa mère va être contente de l’apprendre.
Une battante ? Je ne comprenais pas de quoi ils parlaient. Pourquoi
ma mère aurait-elle été contente de savoir que…
Je devrais peut-être conduire ?
Une douce chaleur se répandit dans mes veines depuis la base de mon
crâne et se propagea dans toutes les cellules de mon corps. Alors, il n’y
eut plus aucun rêve, plus aucune pensée… et plus aucune voix.
HIER
CHAPITRE 1

Jeudi 10 août
— Tout ce que je dis, c’est que tu as failli coucher avec ça.
Une grimace sur le visage, j’observais l’écran du téléphone que
Darynda Jones, Dary pour les intimes, m’avait mis sous le nez à peine cinq
secondes après être entrée au Joanna’s.
Ce restaurant faisait partie du décor du centre-ville de Clearbrook
depuis que j’étais haute comme trois pommes. Il semblait figé dans le
passé, quelque part entre les groupes de rock à cheveux longs et les
premiers succès de Britney Spears. C’était un entre-deux étrange, mais
l’endroit était propre et chaleureux, et le cuistot servait presque
exclusivement de la friture. De plus, leur thé glacé était le meilleur de tout
l’État de Virginie.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je. Qu’est-ce qu’il fabrique, au juste ?
— D’après toi ? (Les yeux de Dary s’élargirent derrière ses lunettes à
monture blanche.) Il est en train de se frotter contre une bouée en forme
de dauphin.
Je fis la moue. Effectivement, cela y ressemblait bien.
Après avoir récupéré son téléphone, Dary pencha la tête sur le côté,
comme pour m’étudier.
— Qu’est-ce qui t’a pris de sortir avec lui ?
— Il est… Il était mignon, répondis-je sans réelle conviction. (Je jetai
un coup d’œil derrière moi. Heureusement, personne ne pouvait entendre
notre conversation.) De toute façon, on n’a pas couché ensemble.
Elle leva ses yeux marron foncé au ciel.
— Ta bouche était sur la sienne et ses mains…
— OK, j’ai compris. (Je levai les mains pour l’empêcher de continuer.)
Sortir avec Cody était une erreur. Crois-moi, je le sais. J’essaie d’effacer ce
moment de ma mémoire et tu ne m’aides pas vraiment à le faire.
Dary se pencha par-dessus le comptoir derrière lequel je me tenais.
— Je te le rappellerai toute ta vie, murmura-t-elle. (Quand je fronçai
les sourcils, elle sourit.) En même temps, je comprends. Il a plus de
muscles que Monsieur Muscle. Il est con, mais il est marrant et…
Elle marqua une pause comme pour faire durer le suspense.
Dary adorait être le centre de l’attention. Elle portait souvent des
vêtements voyants, et ses cheveux étaient coupés très court, rasés sur le
côté, bouclés sur le dessus. En ce moment, ils étaient noirs. Le mois
dernier, elle les avait teints en bleu lavande. Dans deux mois,
elle s’essaierait probablement au rose.
— Et c’est le pote de Sebastian.
Je sentis mon estomac se nouer.
— Ça n’a rien à voir avec lui.
— Oui, oui.
— Tu as vraiment de la chance que je t’aime bien, rétorquai-je.
— N’importe quoi. Tu m’adores. (Elle tapa le comptoir du plat de la
main.) Tu travailles ce week-end, non ?
— Oui, pourquoi ? Je croyais que tu allais à Washington avec ta
famille ?
Elle soupira.
— Si seulement ce n’était que le week-end ! On part toute la semaine.
Demain. Ma mère est à fond. Je ne serais pas étonnée qu’elle nous ait
préparé un planning avec les musées qu’elle veut visiter, le temps qu’on
peut y rester et des heures précises pour déjeuner et dîner.
Je réprimai un sourire. Sa mère était la reine de l’organisation. Elle
avait même créé des boîtes de rangement étiquetées pour les gants et les
écharpes.
— C’est cool, les musées.
— Pour toi, peut-être. Tu es une intello.
— Je ne vais pas dire le contraire. C’est vrai.
Je n’avais aucune honte à l’admettre. Je voulais étudier
l’anthropologie à la fac. La plupart des gens ne comprenaient pas
pourquoi je choisissais un diplôme qui, pour eux, était inutile, mais en
vérité, les débouchés étaient multiples : police scientifique, secteur privé,
enseignement, et bien plus encore. De mon côté, j’aurais voulu travailler
dans les musées. Alors, j’aurais adoré me rendre à Washington.
— Ouais. Ouais. (Dary descendit du tabouret en plastique rouge.) Il
faut que j’y retourne avant que ma mère pète un câble. Si j’arrive cinq
minutes après le couvre-feu, elle risque d’appeler les flics et de leur dire
que je me suis fait enlever.
Je lui souris.
— Envoie-moi un message tout à l’heure, OK ?
— D’accord.
Après l’avoir saluée de la main, j’attrapai un linge humide pour
nettoyer le comptoir. Dans la cuisine, les casseroles s’entrechoquaient,
signe qu’on allait bientôt fermer pour la nuit.
J’avais hâte de rentrer chez moi pour pouvoir me doucher et me
débarrasser de l’odeur de poulet grillé et de soupe à la tomate brûlée qui
me collait à la peau. Je rêvais également de pouvoir terminer de lire les
aventures de Feyre à la cour Fae. Après, je commencerais une romance
contemporaine que j’avais vue passer sur un groupe Facebook consacré à
la lecture auquel je jetais un œil de temps en temps. Cela parlait de
famille royale et de frères sexy. Cinq, au total.
C’était tout à fait mon genre.
La moitié de mon salaire de serveuse au Joanna’s passait sans doute
dans les livres au lieu de gonfler mon livret d’épargne, mais c’était plus
fort que moi.
Après avoir nettoyé le comptoir autour des distributeurs de serviettes
en papier, je relevai la tête et soufflai sur une mèche brune qui s’était
échappée de mon chignon pour la faire voler. Au même moment, la cloche
de la porte tinta et quelqu’un entra.
La surprise me fit lâcher ma lavette au parfum de citron. À cet instant,
un simple courant d’air aurait pu me faire tomber à la renverse.
En général, les seuls moments où les moins de soixante ans venaient
au Joanna’s étaient le vendredi soir après les matchs de football américain
et parfois le samedi soir, pendant l’été. Jamais, en tout cas, le jeudi.
Le Joanna’s faisait son chiffre d’affaires grâce aux retraités du coin.
C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’avais accepté d’y
travailler l’été précédent. Le boulot était simple et j’avais besoin d’argent.
Alors, voir Skylar Welch entrer dans le restaurant dix minutes avant la
fermeture était un peu un choc. Elle ne venait jamais ici toute seule.
Jamais.
À l’extérieur, les phares brillants d’une voiture perçaient l’obscurité.
Elle avait laissé tourner le moteur de sa BMW. J’étais prête à parier que la
voiture était pleine de nanas tout aussi jolies qu’elle.
Mais pas aussi gentilles.
Depuis très longtemps, je crevais de jalousie par rapport à Skylar. Le
problème, c’était qu’elle était vraiment adorable. Alors, la détester était
quasiment un crime contre l’humanité. C’était comme détester les chiots
et les arcs-en-ciel.
Elle avança d’un pas hésitant. On aurait dit qu’elle avait peur que le
linoléum noir et blanc s’ouvre sous ses pieds et la dévore tout entière. Elle
recoiffa ses cheveux châtain clair aux pointes blondes derrière son oreille.
Malgré la lumière peu flatteuse des néons, son bronzage paraissait parfait.
— Salut, Lena.
— Salut.
Je me redressai. J’espérais qu’elle ne commanderait rien. Si elle
voulait manger quelque chose, Bobby ne serait pas content et je devrais
passer cinq longues minutes à le convaincre de se remettre aux fourneaux.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Pas grand-chose. (Elle mordit ses lèvres rose bonbon. Une fois
devant les tabourets en vinyle rouge, elle prit une grande inspiration.) Tu
es sur le point de fermer, non ?
Je hochai lentement la tête.
— Dans dix minutes, environ.
— Désolée. Je ne t’embêterai pas longtemps. Je ne comptais pas
m’arrêter ici. (Dans ma tête, j’ajoutai un « pas possible » dégoulinant de
sarcasme.) Les filles et moi, on allait au lac. Des mecs ont décidé d’y faire
la fête. Et on est passées devant le resto, expliqua-t-elle. Alors, ça m’a
donné l’idée de venir voir si… si tu savais quand rentrait Sebastian.
Évidemment.
Je serrai les dents. J’aurais dû me douter à l’instant où Skylar avait
franchi les portes qu’elle était venue me parler de Sebastian. Après tout,
qu’aurait-elle pu me vouloir d’autre ? Elle était douce comme un agneau,
mais au lycée, nous n’évoluions pas dans les mêmes cercles. La moitié du
temps, j’étais invisible à ses yeux et à ceux de ses amis.
Ce qui m’allait très bien.
— Aucune idée.
C’était un mensonge. Sebastian était censé rentrer de Caroline du
Nord le samedi matin suivant. Ses parents et lui étaient allés rendre visite
à ses cousins pour l’été.
Une sensation particulière me serra la poitrine : un mélange de
manque et de panique. Deux émotions que j’associais souvent à Sebastian.
— Ah oui ?
Sa voix s’était faite surprise.
Je fis de mon mieux pour garder une expression neutre.
— Je suppose qu’il sera de retour ce week-end. Enfin, peut-être.
— Oui, sans doute. (Elle baissa les yeux vers le comptoir et tritura le
bas de son débardeur noir moulant.) Il ne m’a pas… Je n’ai pas de
nouvelles de lui. Je l’ai appelé et je lui ai envoyé des messages, mais…
Je m’essuyai les mains sur mon short. Que voulait-elle que je lui dise ?
Cette conversation était atrocement gênante. J’aurais voulu faire ma garce
et lui faire remarquer que si Sebastian voulait lui parler, il lui aurait
répondu, mais ce n’était pas mon style.
J’étais le genre de personnes à imaginer des reparties telles que celles-
ci sans jamais les prononcer à voix haute.
— Il est sûrement très occupé, lui dis-je au bout du compte. Son père
voulait qu’il profite du voyage pour visiter une ou deux facs, et ça fait des
années qu’il n’a plus vu ses cousins.
Le klaxon de la BMW retentit. Skylar jeta un coup d’œil derrière elle.
Je haussai les sourcils et priai pour que les personnes présentes dans la
voiture n’en sortent pas. Les secondes s’écoulèrent. Skylar replaça une
mèche de ses cheveux raides comme des baguettes derrière son oreille,
puis se tourna de nouveau vers moi.
— Je peux te poser une autre question ?
— Bien sûr.
Ce n’était pas comme si je pouvais lui dire non. J’imaginai simplement
un trou noir apparaissant dans le restaurant et m’aspirant à travers son
vortex.
Un léger sourire apparut sur ses lèvres.
— Il sort avec quelqu’un d’autre ?
Je la dévisageai un instant en me demandant si j’avais raté un épisode
de l’histoire de Skylar et Sebastian.
Depuis le jour où elle avait emménagé à Clearbrook, nombre
d’habitants inconnu, Sebastian et elle étaient devenus inséparables.
Personne ne pouvait lui en vouloir. Sebastian était beau à tomber et un
charmeur-né. Ils avaient commencé à sortir ensemble au collège et étaient
restés en couple pendant tout le lycée, devenant le roi et la reine de notre
promo. J’avais commencé à m’habituer à l’idée qu’un jour je serais invitée
à leur mariage.
Puis au printemps…
— C’est toi qui l’as quitté, lui rappelai-je aussi gentiment que possible.
Je ne veux pas être méchante, mais qu’est-ce que ça peut te faire qu’il
sorte avec quelqu’un d’autre ?
Skylar enroula un bras fin autour de sa taille.
— Je sais, je sais. Mais il faut que j’en aie le cœur net. Ça ne t’est
jamais arrivé de faire une énorme erreur ?
— Souvent, rétorquai-je sèchement.
La liste était plus longue que ma jambe et mon bras réunis.
— Eh bien, le quitter en était une. Enfin, je crois. (Elle recula du
comptoir.) Bref. Si tu le vois, tu peux lui dire que je suis passée ?
Même si je n’en avais pas la moindre envie, j’acceptai. Je le lui dirais.
J’étais comme ça.
Pathétique.
Skylar me sourit, d’un sourire franc qui me donna l’impression d’être
quelqu’un de bien ou quelque chose dans le genre.
— Merci, me dit-elle. On se verra au lycée dans une semaine ? Sauf si
on se croise d’abord dans une fête ?
— OK.
Je plaquai un sourire sur mon visage, mais j’eus l’impression qu’il se
craquelait. Je devais sans doute donner l’impression d’être à moitié folle.
Après m’avoir fait un signe de la main, Skylar se retourna et avança
vers la porte. Quand elle tendit la main vers la poignée, elle se figea et
tourna la tête vers moi. Son expression était bizarre.
— Il est au courant, pour toi ?
Les coins de mes lèvres s’affaissèrent. Sebastian connaissait tout ce
qu’il y avait à savoir sur moi. Je menais une vie ennuyeuse au possible. Je
passais plus de temps à lire qu’à voir du monde et j’étais passionnée par la
chaîne Histoire et les émissions sur les extra-terrestres au temps des
Mayas. Je jouais au volley, certes, mais on m’avait acceptée dans l’équipe
seulement parce que le niveau était très mauvais. En toute franchise, je
n’aurais jamais eu l’idée de m’inscrire si Megan ne m’avait pas forcé la
main en première. Et maintenant, cela me plaisait, mais… j’étais aussi fun
qu’une tranche de pain blanc.
Je ne cachais absolument aucun secret.
Bon, d’accord, les écureuils me fichaient une peur bleue. C’étaient
juste des rats avec une queue touffue et ils étaient méchants. Personne
n’était au courant de cette phobie, parce que j’en avais honte. Mais,
quelque part, je doutais que Skylar veuille parler de ça.
— Lena ?
Sa voix me sortit de mes pensées et je clignai les yeux.
— À propos de quoi ?
Elle resta silencieuse un moment.
— Est-ce qu’il sait que tu es amoureuse de lui ?
Mes yeux s’arrondirent comme des soucoupes. Ma bouche devint
soudain très sèche. Je sentis mon cœur s’arrêter, puis dégringoler jusqu’à
mon estomac. Les muscles de mon dos se crispèrent et mon ventre se
serra tandis que la panique me frappait de plein fouet. Je tâchai de rire.
— Je ne… Je ne suis pas amoureuse de lui. Il est le… le frère que je
n’ai jamais voulu.
Skylar sourit doucement.
— Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.
Que faisait-elle, alors ?
— J’ai vu comment tu le regardais à l’époque où on était ensemble.
(Son ton ne charriait aucun jugement, aucune moquerie.) À moins que je
me trompe.
— Oui, désolée. Tu te trompes.
Je me trouvai plutôt convaincante.
D’accord. Il y avait bien quelque chose que tout le monde ignorait à
mon sujet. Une vérité cachée qui était tout aussi humiliante que ma peur
pour les écureuils, mais qui n’avait rien à voir avec elle.
Et je venais de mentir pour en garder le secret.
CHAPITRE 2

J’habitais à environ quinze minutes du centre-ville de Clearbrook,


dans le quartier voisin de l’école élémentaire où j’avais passé mon temps à
rêvasser. Les rues étaient bordées de maisons de toutes les tailles, petites
ou grandes. Ma mère et moi vivions dans une maison de taille moyenne
dont ma mère pouvait à peine payer le loyer avec son salaire d’employée
d’assurance. On aurait pu emménager dans un endroit plus petit, étant
donné que Lori était partie à la fac et que j’allais la suivre l’année
suivante, mais je crois que ma mère n’était pas encore prête à quitter cette
maison et à laisser derrière elle les souvenirs et tout ce qui aurait pu être.
Il aurait sans doute mieux valu pour nous que nous déménagions,
mais nous ne l’avions pas fait. À présent, il était trop tard.
Je m’engageai dans l’allée. La vieille Kia de ma mère était garée sur la
route. Je coupai le moteur et pris une grande bouffée du parfum à la noix
de coco qui embaumait l’habitacle de la Lexus argentée qui avait
appartenu à mon père. Elle avait dix ans. Ma mère n’en avait pas voulu.
Lori non plus. Alors, elle m’était revenue.
Ce n’était pas la seule chose que j’avais héritée de mon père.
J’attrapai mon sac sur le siège passager et sortis de la voiture avant de
refermer doucement la portière derrière moi. Les criquets chantaient et un
chien aboyait, quelque part, dans la rue silencieuse. Je jetai un coup d’œil
à la grande maison à côté de la nôtre. Les fenêtres étaient plongées dans
le noir. Les branches d’un imposant érable planté dans le jardin se
balançaient sous le vent, faisant crépiter les feuilles.
Dans un an, je ne serais plus là, à regarder la maison des voisins
comme une vraie voyeuse. Je serais à la fac, avec un peu de chance à
l’université de Virginie, mon premier choix. Je comptais quand même
envoyer ma candidature à toutes les autres facs possibles et imaginables
au printemps, juste au cas où celle-ci me recalerait. Ce qui était sûr, c’est
que je ne serais plus ici.
Et c’était une bonne chose.
Il fallait que je quitte cette ville, que je laisse ce quotidien derrière moi
et que je mette de la distance entre la maison des voisins et moi.
Détournant le regard, j’avançai sur le chemin dallé et entrai. Comme
ma mère était déjà au lit, je tentai d’être la plus discrète possible.
J’attrapai un soda dans le frigo et montai à l’étage pour prendre une
douche rapide dans la salle de bains commune. Quand Lori était partie à
la fac, j’aurais pu prendre sa chambre, à l’avant de la maison, qui
possédait sa propre salle de bains, mais ma chambre, à l’arrière, procurait
davantage d’intimité et avait un balcon incroyable auquel je refusais de
renoncer pour de nombreuses raisons.
Des raisons sur lesquelles je ne souhaitais pas m’appesantir.
Une fois dans ma chambre, je posai le soda sur la table de nuit et
laissai tomber ma serviette par terre. Je sortis ensuite mon tee-shirt de
nuit préféré de tous les temps de la commode et l’enfilai. Lorsque
j’allumai ma lampe de chevet, une douce lumière inonda la pièce. Je
ramassai la télécommande de la télé et mis la chaîne Histoire en fond, à
faible volume.
Je jetai un coup d’œil à la mappemonde pleine de gribouillis punaisée
au-dessus de mon bureau. Elle indiquait tous les lieux que je rêvais de
visiter. Les cercles rouges et bleus que j’y avais tracés me firent sourire et
je ne pus m’empêcher de saisir le livre rouge et noir posé sur mon bureau.
Celui-ci ne me servait d’ailleurs plus qu’à poser des livres. Quand nous
avions emménagé ici, mon père avait installé des étagères sur le mur
contre lequel étaient disposées ma commode et ma télévision, mais cela
faisait des années qu’elles étaient pleines à craquer. Depuis, j’empilais
mes livres un peu partout dans ma chambre : devant ma table de nuit, de
chaque côté de ma commode et même dans mon armoire. J’y avais
davantage de livres que de vêtements.
J’avais toujours été une grande lectrice. Je lisais énormément. Mon
genre de prédilection était la romance, avec une préférence pour les fins
de contes de fées. Lori se moquait souvent de moi à ce sujet. Elle disait
que les histoires que je lisais étaient trop niaises. Peu importait. Au moins,
mes goûts n’étaient pas prétentieux comme les siens. Parfois, j’avais
seulement envie de… je ne sais pas… d’échapper à mon quotidien. De
plonger, tête la première, dans un monde capable de m’ouvrir les yeux sur
un sujet de société bien réel ou dans un monde qui n’avait rien à voir avec
le nôtre, avec des fées en guerre ou des clans de vampires itinérants. Je
voulais faire de nouvelles expériences, tout en sachant que la dernière
page ne me laisserait pas sur ma faim.
Parce que « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », cela
n’existait que dans les romans que je lisais.
Assise au bord du lit, j’étais sur le point d’ouvrir mon livre lorsqu’un
léger coup sur la porte du balcon m’en empêcha. L’espace d’un instant, je
me figeai. Mon cœur, lui, se mit à battre à tout rompre. Puis je me levai
d’un bond et laissai tomber le livre sur mon lit.
Il ne pouvait s’agir que d’une seule personne : Sebastian.
Je déverrouillai la porte avant de l’ouvrir. Un énorme sourire étirait
mes lèvres, c’était plus fort que moi. Et visiblement, je ne contrôlais pas
mon corps non plus car, sans m’en rendre compte, je m’élançai à
l’extérieur, les bras grands ouverts.
Je me heurtai aussitôt à quelqu’un de beaucoup plus grand et fort.
Sebastian grogna tandis que j’enroulais mes bras autour de ses épaules et
enfouissais mon visage contre son torse. Le parfum frais de la lessive que
sa mère utilisait depuis toujours parvint à mes narines.
Sebastian me serra contre lui sans hésiter.
Il n’hésitait jamais.
— Lena.
Sa voix était grave, plus grave que dans mes souvenirs. Étrange. Il
n’était pourtant parti qu’un mois. Toutefois, un mois pouvait paraître une
éternité lorsqu’on avait l’habitude de voir une personne tous les jours. On
avait gardé contact tout l’été grâce aux SMS et à deux ou trois coups de
fil, mais ce n’était pas la même chose.
Sebastian me souleva et je me retrouvai un instant les pieds dans le
vide avant qu’il me repose par terre. Son torse se souleva vivement contre
le mien et quand il baissa la tête vers moi, une vague de chaleur
m’envahit et se répandit jusqu’au bout de mes orteils.
— Je vois que je t’ai manqué, dit-il en enroulant ses doigts autour de
mes cheveux mouillés.
Oui. Seigneur. Il m’avait tellement manqué ! Beaucoup trop.
— Non. (Son torse étouffait ma voix.) Je t’ai pris pour le beau gosse
que j’ai servi au diner ce soir.
— N’importe quoi. (Je le sentis rire contre ma tête.) Je n’y crois pas
une seconde.
— Pourquoi ?
— Pour deux raisons. La première, c’est que je suis le seul beau gosse
qui fréquente le Joanna’s, et je n’étais pas là, répondit-il.
— Eh bien ! Quelle modestie…
— Je ne fais qu’énoncer la vérité. (Son ton était léger, un peu
malicieux.) La deuxième, c’est que si tu avais cru que c’était quelqu’un
d’autre, tu ne serais plus accrochée à moi comme du Velcro.
Il n’avait pas tort.
Je reculai et baissai les bras.
— La ferme.
Il rit encore une fois. J’avais toujours aimé ses petits rires. Ils étaient
contagieux. Peu importait que l’on soit de bonne ou de mauvaise humeur,
on ne pouvait s’empêcher de sourire en retour.
— Je croyais que tu ne rentrais pas avant samedi, lui dis-je en rentrant
dans ma chambre.
Sebastian me suivit à l’intérieur.
— Papa a décidé qu’on devait être rentrés pour le match amical de
demain soir, alors que je ne suis même pas censé jouer. Enfin, il s’est déjà
arrangé avec l’entraîneur. Tu le connais.
Le père de Sebastian était le stéréotype du père obsédé par le football
américain. Il ne cessait de pousser, pousser et pousser encore son fils à
jouer. À tel point que j’avais été choquée d’apprendre que leur petite
famille quittait la ville alors que les entraînements continuaient.
Connaissant son père, il l’avait sûrement obligé à se lever tous les matins
à l’aube pour courir et rattraper des balles, histoire qu’il ne perde pas la
main.
— Ta mère dort ? me demanda-t-il lorsque je refermai la porte du
balcon.
— Oui.
Lorsque je me tournai vers lui, je le regardai vraiment pour la
première fois depuis qu’il était arrivé. Il se tenait dans la lumière de ma
chambre et, même si je ne l’aurais jamais admis à voix haute, j’en perdis
le fil de ma pensée.
Sebastian était… Il n’avait pas à faire le moindre effort pour être
beau. C’était rare de pouvoir dire ça au sujet d’un mec. Au sujet de
n’importe qui, pour être honnête.
Ses cheveux avaient une teinte à mi-chemin entre le brun et le noir. Ils
étaient coupés court sur les tempes et plus long sur le dessus. Des mèches
rebelles tombaient sur son front et touchaient presque ses sourcils brun
foncé. Ses cils étaient d’une épaisseur qui aurait dû être interdite et
ourlaient des yeux d’un bleu jean profond. Il avait un visage taillé à la
serpe, de hautes pommettes, un nez aquilin et une mâchoire puissante,
joliment dessinée. Une cicatrice barrait le côté droit de sa lèvre supérieure
dont la forme, au centre, ressemblait à un cœur. Cette blessure datait de
notre première année de lycée. Durant un entraînement de foot, un ballon
l’avait heurté avec une telle violence que son casque avait été arraché.
C’étaient ses épaulières qui étaient remontées vers sa bouche et lui
avaient ouvert la lèvre.
Ça lui allait bien.
Tandis qu’il observait ma chambre, j’étais incapable de détourner les
yeux de son short de basket-ball et de son tee-shirt blanc sans motif. Au
collège, il avait été grand et dégingandé. Depuis, il avait pris du muscle et
rivalisait avec les statues grecques en marbre. Je suppose que des années
de pratique du football avaient cet effet sur un corps.
Sebastian n’était plus seulement le garçon mignon qui habitait à côté
de chez moi.
Cela faisait des années qu’il venait me voir de cette façon, depuis qu’il
avait compris que c’était bien plus facile que de passer par la porte
d’entrée. Il lui suffisait de sortir de chez lui par-derrière, de pénétrer dans
notre jardin par un portillon, puis de monter les quelques marches qui
menaient au balcon.
Nos parents savaient qu’il venait me rendre visite en douce, mais ils
ne s’inquiétaient pas. Pour eux, et pour Sebastian, nous avions grandi
ensemble : nous étions donc comme un frère et une sœur.
De plus, ils ne se doutaient pas que ses visites avaient lieu la nuit. Cela
avait commencé l’année de nos treize ans, le soir après le départ de mon
père.
Je m’adossai à la porte et me mordis l’intérieur de la joue.
Sebastian Harwell était l’un des garçons les plus populaires du lycée.
Rien d’étonnant à cela : il était canon, talentueux, drôle, intelligent,
gentil… Personne ne lui arrivait à la cheville.
Il était également l’un de mes meilleurs amis.
Pour des motifs que je ne souhaitais pas développer, quand il se
trouvait dans ma chambre, la pièce paraissait plus petite, le lit minuscule,
et j’avais du mal à respirer.
— C’est quoi, ce truc que tu regardes ? me demanda-t-il à voix basse
en désignant la télévision.
Je jetai un coup d’œil à l’écran. Un homme avec des cheveux bruns un
peu fous agitait ses mains dans tous les sens.
— Euh… Une rediffusion des Extraterrestres dans l’Histoire.
— OK. Je suppose que c’est toujours moins morbide que les émissions
sur les médecins légistes que tu regardes de temps en temps. Parfois, je
me fais du souci pour toi… (Sebastian s’interrompit et se tourna vers moi.
Il pencha la tête sur le côté.) C’est mon maillot, non ?
Oh. Oh, mon Dieu.
J’écarquillai les yeux en me rappelant ce que je portais : son vieux
maillot de foot. Deux ans plus tôt, il l’avait laissé ici pour une raison ou
pour une autre et je l’avais gardé.
Comme une vulgaire groupie.
Le rouge me monta aux joues et je sentis la chaleur descendre le long
de mon corps. Le tee-shirt ne laissait guère place à l’imagination : le col
tombait sur l’une de mes épaules, je ne portais pas de soutien-gorge et je
dus me faire violence pour ne pas tirer sur le bas du vêtement pour
couvrir mes jambes.
Il n’y avait aucune raison de paniquer. Sebastian m’avait vue des
centaines de fois en maillot de bain. C’était exactement pareil.
Sauf que cela ne l’était pas.
— C’est bien mon maillot. Je le reconnais. (Ses cils dissimulèrent un
instant son regard tandis qu’il s’asseyait sur le lit.) Je me demandais où il
était passé.
Je ne savais pas quoi dire. Tout à coup, j’étais pétrifiée, collée au sol.
Trouvait-il étrange que je porte son maillot pour dormir ? Si c’était le cas,
je ne pouvais pas lui en vouloir.
Il se laissa tomber sur mon lit avant de se redresser tout aussitôt.
— Aïe ! Merde ! s’exclama-t-il en se frottant le dos. (Il se retourna et
ramassa le livre que j’avais posé là plus tôt.) Bon sang. C’est toi qui lis
ça ?
Je fronçai les sourcils.
— Oui. Ça te pose un problème ?
— Tu pourrais tuer quelqu’un avec ce truc ! Et après, tu te
retrouverais dans l’une de ces émissions d’enquête que tu adores.
Je levai les yeux au ciel.
— Tu exagères un peu.
— Si tu le dis. (Il jeta le livre à l’autre bout du lit.) Tu allais dormir ?
— J’allais lire avant d’être grossièrement interrompue, plaisantai-je.
Je me forçai à m’éloigner de la porte et me rapprocher de lui, allongé
sur mon lit comme s’il s’agissait du sien, sur le flanc, la tête posée contre
son poing fermé.
— Mais quelqu’un, je ne dénoncerai personne, a décidé de s’incruster.
Ses lèvres se retroussèrent en coin.
— Tu veux que je parte ?
— Non.
— C’est bien ce que je pensais. (Il tapota l’espace à côté de lui.) Viens
t’asseoir à côté de moi. Raconte-moi tout ce que j’ai raté.
Tout en essayant de ne pas me couvrir de ridicule, je m’assis sur le lit.
Avec ce tee-shirt, ce n’était pas facile. Je n’avais pas envie qu’il se rince
l’œil. Ou peut-être que si. Mais je doutais que ce soit son intention.
— Tu n’as pas raté grand-chose, lui dis-je en tournant la tête vers la
porte de ma chambre. (Heureusement, j’avais pensé à la fermer.) Keith a
organisé deux ou trois soirées…
— Tu y es allée sans moi ? (Il posa la main sur sa poitrine.) Mon
pauvre cœur. J’ai mal.
Je lui souris et tendis les jambes devant moi avant de les croiser au
niveau des chevilles.
— J’y suis allée avec les filles. Pas toute seule. Et même si c’était le
cas, qu’est-ce que ça peut te faire ?
Son sourire s’élargit.
— Est-ce qu’il y en a eu près du lac ?
Je secouai la tête, puis tirai sur le tee-shirt tout en gigotant des doigts
de pieds.
— Non. Seulement chez lui.
— Cool.
Lorsque je me tournai vers lui, je me rendis compte qu’il avait les yeux
baissés. Sa main libre était posée sur les draps entre nous. Ses doigts
étaient longs et fins, et sa peau dorée par le soleil.
— Qu’est-ce que tu as fait d’autre ? Tu es sortie avec quelqu’un ?
J’arrêtai de bouger mes orteils et me tournai de nouveau vers lui.
C’était une drôle de question.
— Pas vraiment.
Il haussa un sourcil et releva les yeux vers moi.
Je décidai de changer rapidement de sujet.
— Au fait, devine qui est passé au Joanna’s ce soir pour prendre des
nouvelles de toi ?
— Qui n’aurait pas envie de prendre des nouvelles de moi ?
Je lui adressai un regard désabusé.
Il eut un sourire espiègle.
— Qui ?
— Skylar. D’après elle, elle t’a envoyé des tas de messages, mais tu les
as tous ignorés.
— Je ne l’ignore pas. (Il repoussa en arrière les cheveux qui tombaient
sur son front.) Je ne lui ai pas répondu, c’est tout.
Je grimaçai.
— Ce n’est pas la même chose ?
— Qu’est-ce qu’elle voulait ? me demanda-t-il au lieu de répondre.
— Te parler. (Je m’adossai à la tête de lit et attrapai un coussin pour
le poser sur mes genoux.) Elle m’a dit… Elle m’a demandé de te dire
qu’elle était passée.
— Et tu as obéi comme une bonne petite fille. (Il s’interrompit et son
sourire s’agrandit.) Pour une fois.
Je préférai ne pas relever.
— Elle a aussi dit qu’elle n’aurait jamais dû te quitter.
Il releva vivement la tête. Tout à coup, il était très sérieux.
— Elle a dit ça ?
Mon cœur s’emballa. Il paraissait étonné. Mais était-ce une bonne ou
une mauvaise surprise ? Avait-il encore des sentiments pour elle ?
— Oui…
L’espace d’un instant, Sebastian demeura immobile. Puis il secoua la
tête.
— Peu importe.
D’un geste brusque et rapide, il m’arracha le coussin des genoux et le
plaça sous sa tête.
— Fais comme chez toi, marmonnai-je en remontant le maillot sur
mon épaule.
— C’est ce que je viens de faire. (Il me sourit.) Tu as une nouvelle
tache de rousseur.
— Quoi ? (Je tournai la tête vers lui. Depuis toute petite, on aurait dit
qu’une bombe remplie de taches de rousseur avait explosé près de mon
visage.) Comment tu peux savoir que j’ai une nouvelle tache de rousseur ?
Ce n’est pas possible.
— Je le sais, c’est tout. Viens par là. Je peux même te montrer où elle
est.
J’hésitai.
— Allez, me pressa-t-il en me faisant signe du doigt.
Après avoir pris une grande inspiration, je me penchai vers lui. Mes
cheveux tombèrent sur mes épaules.
Le sourire aux lèvres, il leva la main vers moi.
— Juste ici… (Il pressa le bout du doigt au milieu de mon menton et
soudain, l’air me manqua. Ses cils se baissèrent un instant.) Elle n’était
pas là avant.
Pendant une minute, je fus incapable de bouger. Je restai assise,
immobile, reliée à lui par son doigt qui touchait mon menton. Ce contact
très léger n’aurait pas dû me faire un tel effet, pourtant, je le ressentais
dans toutes les cellules de mon corps.
Il laissa sa main tomber de nouveau entre nous.
Je pris une inspiration tremblante.
— Tu… Tu racontes n’importe quoi.
— Peut-être, mais tu m’aimes quand même, rétorqua-t-il.
Oui.
À la folie. Plus que tout au monde. Pour le restant de mes jours. J’aurais
pu continuer ainsi pendant des heures. J’étais amoureuse de Sebastian
depuis… Oh, là, là, depuis que, à sept ans, il était venu se présenter à moi
en m’apportant le serpent noir qu’il avait trouvé dans son jardin en guise
de cadeau. J’ignorais pourquoi il s’était mis cette idée en tête, mais il
avait laissé tomber le serpent devant moi, comme un chat rapporte un
oiseau mort à son maître.
C’était un cadeau très singulier, le type de cadeau qu’un garçon faisait
à un autre garçon… et en quelque sorte, cela avait scellé la dynamique de
notre relation. J’étais amoureuse de lui à en crever, et lui, il me traitait
comme un pote. Cela ne changerait jamais.
— Tu parles, je te supporte à peine, lui dis-je.
Il roula sur le dos et tendit ses mains jointes au-dessus de sa tête en
riant. Son tee-shirt se souleva, dévoilant son ventre plat et les muscles de
chaque côté de ses hanches. J’ignorais comment il les sculptait.
— Continue de te voiler la face, dit-il. Un jour, tu finiras peut-être par
y croire.
Il ignorait que ce qu’il disait était la stricte vérité.
Je ne cessais de mentir au sujet de Sebastian et de mes sentiments
pour lui.
Le mensonge était l’une des rares choses que mon père m’avait
apprises avant son départ.
Chez lui, cela avait été un véritable don.
CHAPITRE 3

Il était trop tôt pour ces conneries.


Debout, à côté de Megan, j’espérais me fondre dans le décor et me
faire oublier. Cela me permettrait de m’allonger et de faire la sieste.
Sebastian était parti à 3 heures du matin et j’étais bien trop crevée pour
faire le moindre effort physique.
Notre entraîneur, M. Rogers, aussi connu sous le nom de sergent
Rogers ou lieutenant Connard de première classe, avait les bras croisés.
Son expression, comme d’habitude, était renfrognée. Je ne l’avais jamais
vu sourire. Pas même lorsque l’on avait passé les éliminatoires l’année
précédente.
En dehors du lycée, il faisait partie du corps d’entraînement des
officiers de réserve. Parfois, j’avais l’impression qu’il nous confondait avec
eux. Et aujourd’hui ne serait pas différent.
— Aux gradins ! ordonna-t-il. Dix séries.
Avec un soupir, je resserrai ma queue-de-cheval. Megan se retourna
vivement vers moi.
— Celle qui finit en dernier offre un smoothie à la gagnante après
l’entraînement.
Je grimaçai.
— Ce n’est pas juste. Tu gagnes toujours.
— Je sais.
Elle gloussa avant de s’élancer vers les gradins du gymnase.
Je remontai mon short et me résignai à mourir d’épuisement entre
deux marches.
L’équipe bondit sur les travées en métal. Le claquement des baskets
résonna dans le gymnase à mesure que nous escaladions les gradins.
Arrivée au sommet, je tapai contre le mur comme nous étions censées le
faire. Si l’on oubliait, il fallait tout recommencer. En descente, je gardai
les yeux rivés sur les rangs devant moi pendant que mes genoux et mes
bras faisaient tout le travail. Dès le cinquième tour, les muscles de mes
jambes se mirent à me brûler violemment. Mes poumons aussi.
Je faillis mourir.
Plus d’une fois.
À la fin, c’est avec des jambes en compote que je rejoignis Megan sur
le terrain.
— Je prendrais un smoothie banane fraise, dit-elle, le visage rouge.
Merci.
— La ferme, marmonnai-je en haletant. (Je jetai un coup d’œil aux
gradins. Au moins, je n’étais pas la dernière. Je reportai mon attention
vers elle.) J’ai envie de McDo.
Megan ricana et remonta son short.
— Ça ne m’étonne pas.
— Hé, au moins, moi, je mange des protéines ! lui fis-je remarquer.
J’aurais sans doute été beaucoup plus musclée si après l’entraînement,
je m’étais contentée d’un smoothie, comme elle, au lieu du McMuffin et
de la galette de pomme de terre que je comptais dévorer.
Elle plissa le nez.
— Je ne suis pas certaine que ça compte.
— Ne dis pas ça, c’est un sacrilège.
— Tu es sûre d’avoir bien compris la signification de ce mot ?
rétorqua-t-elle.
— Tu es sûre de ne pas vouloir te la fermer ?
Megan rit à gorge déployée. Parfois, je me demandais pourquoi nous
étions si proches. Nous n’avions absolument rien en commun. La seule
chose qu’elle lisait, c’était les conseils de drague de Cosmo et les
horoscopes hebdomadaires des magazines de sa mère qui traînaient chez
elle. Moi, je lisais tous les livres qui me tombaient sous la main. Je
comptais faire un emprunt pour continuer mes études. Megan, elle, avait
déjà obtenu une bourse d’études prestigieuse. Megan ne mangeait chez
McDonald’s que lorsqu’elle buvait, ce qui était assez rare. Moi, j’y allais
tellement souvent que j’appelais l’employée qui s’occupait du drive par
son prénom.
Elle s’appelait Linda.
Megan était plus extravertie que moi, elle ne rechignait pas à tenter de
nouvelles expériences alors que j’étais du genre à peser le pour et le
contre avant de me lancer et, dans la grande majorité des cas, c’était le
contre qui l’emportait. Megan paraissait beaucoup plus jeune que ses dix-
sept ans. Elle ressemblait souvent à un chaton hyperactif qui grimpe à des
rideaux. Elle était toujours en train de faire le clown. Toutefois, cette
désinvolture n’était qu’une apparence. Elle avait les meilleures notes en
maths sans le moindre effort. Vue de l’extérieur, elle ne semblait rien
prendre au sérieux, mais en réalité, elle était aussi brillante que pétillante.
Nous avions l’intention, ou du moins projetions, d’entrer toutes les
deux à l’université de Virginie, où nous serions colocataires. Notre but
dans la vie était de rendre celle de Dary impossible, avec tout notre
amour, pour le restant de nos jours.
Finalement, j’allais prendre deux galettes de pomme de terre et les
manger devant elle. Je la dépassai et me dirigeai vers notre capitaine qui
attendait que l’on se rassemble.
L’entraînement était éreintant.
Étant donné que nous étions vendredi et que la saison n’avait pas
encore commencé, on ne faisait que des exercices de renforcement :
fentes, squats, sprints, sauts… Chaque fois, c’était la même chose. J’avais
l’impression d’être la plus nulle. À la fin de la séance, je sentais à peine
mes jambes et je transpirais à des endroits auxquels je préférais ne pas
penser.
— Les terminales, j’ai à vous parler. Restez ici quelques minutes,
annonça Rogers. Les autres, vous pouvez partir.
Megan m’adressa un regard surpris tandis qu’on approchait de lui
d’un pas traînant. Mon ventre me faisait mal à cause des abdos qu’on
avait faits. Je me fis violence pour ne pas me plier en deux et pleurer
comme un bébé qui fait ses dents.
— Notre premier match de l’année aura lieu dans deux semaines. Ce
sera également le début d’un nouveau championnat. J’aimerais m’assurer
que vous avez conscience de l’enjeu que cela représente pour vous.
(L’entraîneur redressa sa casquette et baissa légèrement la visière.) Ce
n’est pas seulement votre dernière année. C’est le moment où les
chasseurs de talents viendront assister aux matchs pour vous repérer. De
nombreuses universités de Virginie et des États voisins cherchent de
nouveaux joueurs.
Les lèvres pincées, je croisai les bras sans les serrer. Une bourse pour
jouer au volley m’aurait bien arrangée. En fait, j’en rêvais et je comptais
tenter ma chance, mais certaines filles étaient bien meilleures que moi,
Megan y compris.
Les chances pour que l’on se retrouve toutes les deux à l’université de
Virginie étaient minces.
— Je ne le répéterai jamais assez : cette saison, votre jeu doit être
irréprochable, continua l’entraîneur d’une voix monotone. (Son regard
sombre s’attarda sur moi, comme pour me dire qu’il avait remarqué que
j’étais nulle en sprint.) Vous n’aurez pas de seconde chance. Vous devrez
éblouir les recruteurs coûte que coûte. L’année prochaine, vous ne serez
plus là.
Les yeux de Megan trouvèrent les miens et elle haussa légèrement les
sourcils. J’étais d’accord : il en faisait des tonnes.
L’entraîneur continua de bavasser au sujet des meilleurs choix que
l’on pouvait faire dans la vie ou un truc dans le genre avant de nous
congédier. Libre de partir, notre petit groupe se dirigea vers les sacs de
gym bordeaux et blanc restants.
Alors qu’elle attrapait sa bouteille d’eau posée sur son sac, Megan me
donna un coup d’épaule.
— Tu étais un peu nulle, aujourd’hui.
— Merci, répondis-je en épongeant la sueur qui dégoulinait sur mon
front du revers de ma main. Ça me rassure de te l’entendre dire.
Elle sourit contre le goulot de sa bouteille. Avant qu’elle ait eu le
temps de dire quoi que ce soit, l’entraîneur cria mon nom.
— Oh, merde, murmura Megan, les yeux écarquillés.
Ravalant un grognement, je me retournai et me dirigeai au pas de
course vers le filet devant lequel nous sautions si souvent et près duquel
se trouvait M. Rogers. Quand l’entraîneur utilisait nos noms de famille,
c’était un peu comme quand nos mères utilisaient nos noms en entier.
La barbe parfaitement taillée de M. Rogers contenait plus de sel que
de poivre, mais c’était un homme au top de sa forme, très intimidant. Il
était capable de gravir les gradins en courant deux fois plus vite que
Megan, et vu sa tête, cela ne m’aurait pas étonnée qu’il m’ordonne de
recommencer dix fois. Si c’était le cas, je n’y survivrais pas.
— Je t’ai observée aujourd’hui, dit-il.
Oh, non.
— Tu n’avais pas l’air très concentrée. (Quand il croisa les bras, je sus
que je n’allais pas m’en sortir facilement.) Tu travailles toujours au
Joanna’s ?
Je me crispai. Nous avions déjà eu cette conversation.
— J’ai fait la fermeture, hier soir.
— Ceci explique cela. Tu sais que je n’aime pas que tu travailles en
plus des entraînements.
Ça, pour le savoir… Rogers pensait que les sportifs ne devaient pas
travailler, parce que le travail était une distraction.
— Ce n’est que pour l’été.
C’était un mensonge. Je comptais continuer de travailler les week-
ends pendant l’année scolaire, histoire de financer mes repas au McDo,
mais ça, il n’avait pas à le savoir.
— Je suis désolée pour aujourd’hui. Je suis un peu fatiguée, c’est tout.
— Très fatiguée, je dirais, me coupa-t-il avec un soupir. Tu as dû
redoubler d’efforts pour terminer tous les exercices.
Je supposais que je n’allais pas recevoir un bon point pour cela.
Il releva le menton et me regarda de haut. Rogers ne nous ménageait
pas pendant les entraînements et les matchs, mais je l’aimais bien. Il se
souciait de ses joueurs. Il ne faisait pas semblant. L’année précédente, il
avait organisé une vente de charité au profit d’une famille qui avait tout
perdu dans l’incendie de sa maison. Je savais également qu’il était contre
la cruauté envers les animaux car je l’avais vu avec un tee-shirt PETA.
Pourtant, à cet instant précis, je ne le portais pas dans mon cœur.
— Écoute, reprit-il. Je sais que les temps sont durs pour ta famille,
surtout après ce que ton père… après toute cette histoire.
Je serrai les dents tellement fort que ma mâchoire me fit souffrir, mais
mon expression, elle, resta neutre. Tout le monde était au courant pour
mon père. C’était l’inconvénient de vivre dans une petite ville.
— Et j’ai conscience que ta mère et toi avez besoin de cet argent, mais
tu dois penser à l’avenir. Entraîne-toi sérieusement, consacre plus de
temps au sport et ton jeu s’améliorera en un rien de temps. Tu pourrais
même taper dans l’œil d’un recruteur, dit-il. Alors, tu obtiendrais une
bourse et tu n’aurais pas à faire de prêt. Concentre-toi sur ça : ton futur.
Même si je savais qu’il avait de bonnes intentions, j’avais envie de lui
dire que mon futur et ce que ma mère et moi faisions ne le regardaient
pas. Mais je ne dis rien. Je me contentai de me dandiner d’un pied sur
l’autre et d’imaginer les galettes de pomme de terre bien grasses que
j’allais dévorer.
Oh, avec du ketchup, ce serait délicieux !
— Tu as du talent.
Je clignai les yeux.
— Vraiment ?
Son expression s’adoucit et il posa la main sur mon épaule.
— Je pense vraiment que tu peux décrocher une bourse. (Il serra mon
épaule.) Mais il faut que tu regardes en avant et que tu travailles. Alors,
rien ne pourra t’arrêter. Tu comprends ?
— Oui. (Je jetai un coup d’œil vers Megan, qui m’attendait.) Une
bourse serait… ça m’aiderait beaucoup.
Énormément, même.
Ce serait bien de ne pas passer dix ans, voire plus, à me tuer au travail
pour me tirer de l’enfer des prêts contre lequel on m’avait tant de fois
mise en garde.
— Ça ne tient qu’à toi, Lena. (Rogers baissa sa main.) La seule qui
t’empêche d’avancer, c’est toi.

— Je me moque de ce que tu penses. Chloé était la meilleure


danseuse ! s’écria Megan, perchée sur le bord de mon lit.
Je m’attendais presque à ce que ses cheveux se transforment en
serpents et arrachent les yeux à tous ceux qui ne partageaient pas son
avis.
Bon, d’accord, je lisais peut-être un peu trop de fantasy.
— Je crois qu’on ne peut plus être amies ! ajouta-t-elle avec
conviction.
— Ce n’est pas une question de qui danse mieux que qui. Je suis à peu
près sûre que tu la défends parce qu’elle est blonde, comme toi, intervint
Abbi qui était allongée à plat ventre sur mon lit. (Ses cheveux noirs et
frisés partaient dans tous les sens.) De toute façon, je suis Team Nia.
Megan fronça les sourcils et leva les mains au ciel.
— N’importe quoi.
Mon portable sonna sur mon bureau. Quand je vis de qui il s’agissait,
je laissai le répondeur se mettre en marche sans y réfléchir à deux fois.
Pas aujourd’hui, Satan.
— Il faut vraiment que vous arrêtiez de regarder les rediffusions de
Dance Moms.
Je reportai mon attention sur mon armoire, dans laquelle j’étais en
train de chercher un short que je porterais pour travailler. Réprimant un
bâillement, je regrettai de ne pas avoir fait de sieste. Megan était rentrée
avec moi après l’entraînement et maintenant, il ne me restait qu’une
heure avant de ressortir.
— Tu as l’air cassée, dit soudain Abbi. (Il me fallut un moment pour
comprendre qu’elle me parlait.) Tu n’as pas dormi, hier soir ?
— Merci, c’est super sympa, rétorquai-je en fronçant les sourcils.
Sebastian est rentré. Il est passé me voir et il est resté tard.
— Oooh, Sebastian ! minauda Megan en tapant dans ses mains. Est-ce
qu’il t’a tenue éveillée toute la nuit ? Parce que dans ce cas-là, je t’en veux
de ne pas l’avoir dit plus tôt. Oh, et je veux les détails aussi. Tous les
détails les plus croustillants !
Abbi ricana.
— Je doute sérieusement qu’il y ait le moindre détail croustillant.
— Je ne sais pas comment je dois le prendre, intervins-je.
— Je ne vous vois pas ensemble, c’est tout, répondit Abbi en haussant
les épaules.
— Je ne sais pas comment tu fais pour passer autant de temps avec lui
sans avoir envie de lui sauter dessus comme une chienne en chaleur, dit
Megan d’un air pensif. Moi, je serais incapable de me contrôler.
Je rejetai la tête en arrière.
— Merci pour l’image. (J’avais vraiment des amies bizarres. Surtout
Megan.) Tu ne t’étais pas remise avec Phillip ?
— Euh, plus ou moins ? Je ne sais pas. On en parle. (Megan gloussa.)
Mais, même si j’étais en couple avec lui, ça ne m’empêcherait pas
d’admirer le magnifique spécimen qu’est ton voisin.
— Fais-toi plaisir, marmonnai-je.
— Vous avez déjà remarqué que les gens canon traînent ensemble ?
Regardez les potes de Sebastian : Keith, Cody, Phillip. Ils sont trop beaux.
C’est pareil pour Skylar et ses amies. On dirait des oiseaux qui migrent
vers le sud en hiver.
— Qu’est-ce qu’elle raconte ? murmura Abbi.
— Bref, je n’ai pas honte d’avoir des pensées impures à l’égard de
Sebastian. Tout le monde en pince pour lui, continua Megan. J’en pince
pour lui. Abbi en pince pour lui…
— Quoi ? s’écria Abbi. Je n’en pince pas pour lui.
— Oh, pardon. C’est vrai : c’est Keith qui te fait de l’effet.
Je tournai légèrement la tête pour voir la réaction d’Abbi et je ne fus
pas déçue.
Abbi se redressa sur ses coudes et se tourna vers Megan. Si un regard
pouvait tuer, la famille entière de Megan serait morte sur-le-champ.
— Je pense sérieusement à te frapper, et comme tu pèses dix kilos
toute mouillée, je risque de te casser en deux comme un Kit Kat.
Tout sourire, je retournai à mon armoire et me laissai tomber à
genoux pour fouiller parmi mes livres et mes jeans au fond de mon
placard étroit.
— Keith est mignon, Abbi.
— Ouais, j’ai des yeux, mais c’est le Don Juan du lycée. Il a couché
avec toutes les filles, nous fit-elle remarquer.
— Pas moi, dit Megan.
— Moi non plus. (Après avoir trouvé mon short en jean, je me
relevai.) Et Keith essaie de sortir avec toi depuis que tu as des seins, je te
signale.
— C’est-à-dire depuis la fin de la primaire. (Megan rit en recevant un
coussin de la part d’Abbi.) Quoi ? C’est vrai !
Abbi secoua la tête.
— Vous êtes dingues. Ça m’étonnerait que Keith aime autre chose que
des nanas blanches comme vos culs.
Je gloussai et me laissai tomber sur mon fauteuil. Le dossier tapa
contre le bureau et fit chanceler les piles de livres que j’y avais posées.
— Je suis quasi certaine que Keith n’est pas regardant sur la couleur
de peau, la taille et les formes des filles avec qui il sort, dis-je en me
penchant pour ramasser les stylos et les surligneurs qui étaient tombés du
bureau.
Abbi souffla.
— Si tu le dis. De toute façon, il est hors de question qu’on discute de
ma non-attirance pour Keith.
Je me tournai vers Abbi.
— Tu sais quoi ? Skylar est passée au Joanna’s hier soir pour me
demander si Sebastian savait que j’étais amoureuse de lui. (Je laissai
échapper un rire faussement détendu.) C’est dingue, non ?
Les yeux bleus de Megan s’arrondirent comme des planètes. Pas
comme Pluton… plutôt Jupiter.
— Quoi ?
L’attention d’Abbi était également rivée sur moi.
— On veut des détails, Lena.
Je leur racontai tout ce qui s’était passé hier soir avec Skylar.
— C’était très bizarre.
— Bon, il est clair qu’elle aimerait se remettre avec lui. (Abbi avait
l’air pensif.) Mais pourquoi est-ce qu’elle t’a posé cette question ? Et
même si c’était vrai, pourquoi est-ce que tu l’aurais admis devant elle, son
ex ?
— Je me suis fait la même réflexion ! m’exclamai-je en faisant tourner
lentement la chaise sur laquelle j’étais assise. J’ai souvent traîné avec elle
à cause de Sebastian, mais on n’a jamais été amies. Je ne lui raconterais
pas mes secrets.
Abbi pencha la tête sur le côté, comme si elle voulait me dire quelque
chose, mais demeura silencieuse.
— Oh, j’ai failli oublier ! s’écria Megan en posant les pieds par terre.
(Elle était déjà passée à autre chose et son visage en forme de cœur était
tout rouge.) J’ai entendu dire que Cody et Jessica s’étaient remis
ensemble.
— Ça ne m’étonne pas.
Cody Reece était le quarterback vedette du lycée. Sebastian, lui, le
halfback. Leur amitié coulait donc de source. Jessica, en revanche…
Disons qu’elle n’était pas la nana la plus sympa que je connaissais.
— Cody n’est pas sorti avec toi à la soirée de Keith, en juillet ?
demanda Abbi en roulant sur le dos.
Je lui adressai un regard assassin, digne d’un laser de l’Étoile noire.
— J’avais oublié. Merci de me l’avoir rappelé.
— De rien ! dit-elle d’une voix enjouée.
— Je me souviens de cette soirée ! Cody était torché. (Megan
entortilla ses cheveux autour de son doigt. Elle adorait faire ça depuis
qu’on était gamines.) Il ne se rappelle sans doute pas t’avoir draguée,
mais il vaudrait mieux pour toi que Jessica ne l’apprenne jamais. Elle est
super jalouse. Elle ferait de ton année de terminale un enfer.
Je ne m’inquiétais pas beaucoup pour Jessica. Pourquoi m’en
voudrait-elle ? Cody m’avait draguée alors qu’ils n’étaient plus ensemble
à ce moment-là. Ce n’était pas logique.
Megan jura et se releva d’un bond.
— J’étais censée rejoindre ma mère il y a dix minutes. On va faire du
shopping pour la rentrée. Elle va encore essayer de m’habiller comme si
j’avais cinq ans. (Elle attrapa son sac à main et son sac de gym.) Au fait,
on est vendredi. Ne crois pas que j’ai oublié les bonnes habitudes.
Je soupirai. C’était reparti pour un tour…
— Il est temps que tu te trouves un copain. À ce stade, n’importe qui
fera l’affaire. Un vrai mec, je veux dire. Pas un héros de bouquin.
Elle se dirigea vers la porte de ma chambre pendant que je levais les
bras en l’air.
— Pourquoi est-ce que tu fais une fixation sur ma vie amoureuse ?
— « Pourquoi est-ce que tu fais une fixation sur moi ? » singea Abbi.
Je ne lui prêtai pas la moindre attention.
— J’ai déjà eu un copain, je te rappelle !
— Oui. (Elle releva le menton.) Eu. Tu n’en as plus.
— Abbi n’a pas de copain non plus, fis-je remarquer.
— On n’est pas en train de parler d’elle. De toute façon, je sais
pourquoi tu ne t’intéresses à personne. (Elle tapota sa tempe.) Je sais
tout !
— Oh, mon Dieu.
Je secouai la tête.
— Écoute mes conseils. Vis un peu. Si tu ne le fais pas, tu te réveilleras
à trente ans, célibataire, entourée de chats, avec du thon en boîte pour
dîner et tu le regretteras. Ce ne sera même pas du bon thon, mais une
marque bas de gamme où ça baigne dans l’huile. Tout ça parce que tu
passes ton temps à lire alors que tu pourrais sortir et rencontrer le futur
père de tes enfants.
— Tu exagères un petit peu, murmurai-je en la regardant en coin. Et
qu’est-ce que tu as contre le thon à l’huile ? (Je jetai un coup d’œil à
Abbi.) C’est bien meilleur que lorsqu’il trempe dans l’eau.
— Je suis d’accord, acquiesça-t-elle.
— Et ça ne m’intéresse pas de rencontrer le futur père de mes enfants,
ajoutai-je. Je ne suis même pas sûre d’en vouloir. Je n’ai que dix-sept ans
et les gamins me font peur.
— Tu me déçois, reprit Megan. Mais je t’aime quand même. Je suis
une amie formidable.
— Qu’est-ce que je ferais sans toi ?
Je fis tourner ma chaise.
— Tu serais une nana super commune, répondit Megan avec un grand
sourire.
Je posai la main sur mon cœur.
— Aïe !
— Je dois y aller. (Elle nous fit signe de la main.) Je t’envoie un
message tout à l’heure.
Alors, elle se cabra, littéralement, la tête en arrière et les mains en
l’air comme un cheval, et s’élança hors de la pièce.
— C’est sûr qu’elle, elle n’est pas commune, souffla Abbi en secouant
la tête, les yeux rivés sur la porte.
— Je ne comprendrai jamais sa fascination pour mon célibat. (Je me
tournai vers Abbi.) Jamais.
— Qui sait, avec elle ? (Elle marqua une pause.) Sinon… Je crois que
ma mère trompe mon père.
Je la regardai, bouche bée.
— Quoi ?
Abbi se leva et posa les mains sur ses hanches.
— Tu m’as très bien entendue.
L’espace d’un instant, je ne sus pas quoi dire. Il me fallut quelques
secondes pour réussir à reprendre le contrôle de mes lèvres.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Tu te rappelles quand je t’ai dit que mes parents se disputaient de
plus en plus souvent ? (Elle se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur le
jardin de derrière.) Ils essaient de ne pas parler trop fort pour ne pas
qu’on les entende, mais ils sont de plus en plus virulents. Kobe commence
à en faire des cauchemars.
Le petit frère d’Abbi n’avait que cinq ou six ans. Cela devait être dur
pour lui.
— Je crois qu’ils se disputent parce que ma mère rentre très tard en ce
moment et… que ses raisons ne sont pas très claires. Et quand je dis tard,
je n’exagère pas, Lena. Tu as déjà entendu des infirmières passer toutes
leurs nuits à l’hôpital ? Mon père est stupide ou quoi ? (Elle se détourna
de la fenêtre et vint s’asseoir au bord du lit.) J’étais encore debout quand
elle est rentrée mercredi soir, quatre heures après la fin de sa journée
habituelle. On n’aurait pas dit qu’elle venait du travail. Ses cheveux
étaient en bataille et ses vêtements étaient froissés comme si elle s’était
roulée dans le lit de quelqu’un avant de rentrer.
Ma poitrine se serra.
— Elle avait peut-être passé une dure journée ?
Abbi m’adressa un regard agacé.
— Elle sentait le parfum pour homme et pas celui de mon père.
— Oh, ce n’est pas… rassurant. (Je me penchai en avant.) Tu lui as
dit quelque chose, quand tu l’as vue ?
— C’est ça aussi qui est bizarre. Elle avait l’air coupable. Elle ne m’a
pas regardée dans les yeux. Elle s’est dépêchée de sortir de la cuisine, et la
première chose qu’elle a faite, une fois à l’étage, c’est prendre une
douche. Elle prend toujours une douche en rentrant, mais quand tu
prends en compte tous les détails…
— Mince. Je ne sais pas quoi dire, admis-je en jouant avec mon short.
Tu comptes leur en parler ?
— Qu’est-ce que je pourrais bien dire ? « Au fait, Papa, je crois que
Maman te fait cocu. Tu devrais faire attention. » ? Ça m’étonnerait que les
choses tournent bien. Et puis on ne sait jamais. Il y a encore une chance
infime pour que j’aie tort.
Je grimaçai.
— Tu as raison.
Elle frotta ses mains sur ses cuisses.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux. Ils étaient heureux
jusqu’à un an en arrière et après, c’est parti en cacahuète. (Recoiffant ses
cheveux en arrière, elle secoua la tête.) Il fallait juste que j’en parle à
quelqu’un.
Je rapprochai ma chaise d’elle.
— Je comprends.
Un léger sourire étira ses lèvres.
— On peut changer de sujet, maintenant ? Je préfère ne pas y penser
plus de cinq minutes à la fois.
— Bien sûr. (Je comprenais mieux que quiconque.) Comme tu veux.
Elle prit une grande inspiration, comme pour chasser les bribes de
notre conversation.
— Alors comme ça… Sebastian est rentré plus tôt ?
Ce n’était pas forcément mon sujet de conversation de prédilection,
mais si Abbi voulait m’utiliser comme distraction, je pouvais me prêter au
jeu. Je haussai les épaules et laissai ma tête retomber en arrière. Mon
idiot de cœur, lui, fit un bond dans ma poitrine.
— Ça t’a fait plaisir de le voir ? me demanda-t-elle.
— Évidemment, répondis-je.
Comme d’habitude quand je parlais de Sebastian, mon ton se faisait
évasif, un peu blasé.
— Il est où, maintenant ?
— Au lycée. Il y a un match d’entraînement ce soir. Il ne joue pas,
mais il va faire des exercices.
— Tu travailles, ce week-end ?
— Oui, mais c’est sans doute le dernier week-end avant la rentrée.
Pourquoi ? Tu veux faire quelque chose ?
— Bien sûr. Tout pour ne pas garder mon frère et écouter mes parents
se prendre la tête. (Abbi tapa sa sandale contre ma jambe.) Tu sais, je
m’en veux d’insister, mais tu ne crois pas que Skylar avait raison quand
elle t’a demandé… ?
— … si j’étais amoureuse de Sebastian ? Quoi ? Non. C’est ridicule.
Une expression dubitative passa sur son visage.
— Tu ne l’aimes pas du tout ?
Mon cœur battait la chamade.
— Évidemment que je l’aime. Comme j’aime Dary et toi. J’aime même
Megan.
— Mais tu n’aimais pas Andre… ?
— Non.
Je fermai les yeux et repensai à mon ex alors que je n’en avais pas la
moindre envie. On était sortis ensemble pendant presque toute l’année
scolaire. Pourtant, Abbi avait raison. Andre avait été adorable et je me
sentais coupable de l’avoir quitté. J’avais fait des efforts, j’étais même
passée à la vitesse supérieure avec lui, à l’étape la plus importante, sans
succès. Il ne me plaisait pas et je ne pouvais rien y faire.
— Ça ne fonctionnait pas entre nous.
Elle resta silencieuse un instant.
— Tu veux savoir ce que je pense ?
Je laissai mes bras tomber contre mes flancs.
— Un truc sage et avisé ?
— Ça veut dire la même chose, banane. (Elle me donna un second
coup de pied.) Si tu refuses d’être honnête avec toi-même par rapport à
Sebastian, alors tu fais bien de postuler à l’université de Virginie.
— Qu’est-ce que ça a à voir ?
Elle pencha la tête sur le côté.
— Tu es en train de me dire que tu as jeté ton dévolu sur la seule
université qui ne l’intéresse pas par simple coïncidence ?
Alors là, elle me clouait sur place. Abbi n’avait jamais émis le moindre
sous-entendu quant à mes sentiments pour Sebastian. Jusqu’à présent,
j’avais été certaine d’avoir réussi à dissimuler mon désir pour lui, mais
visiblement, je n’étais pas aussi discrète que je le croyais. D’abord Skylar,
qui ne me connaissait pas vraiment, et maintenant Abbi, l’une de mes
meilleures amies.
— L’université de Virginie est une très bonne fac avec un super
département d’anthropologie.
Quand j’ouvris les yeux, je contemplai les craquelures dans le plâtre
du plafond.
La voix d’Abbi s’adoucit.
— Tu ne… Tu n’es pas en train de te renfermer sur toi-même, pas
vrai ?
Mes yeux me brûlaient. Je pinçai les lèvres. Je savais de quoi elle
parlait et cela n’avait rien à voir avec Sebastian et tout à voir avec l’appel
auquel je n’avais pas répondu plus tôt.
— Non, lui dis-je. Pas du tout.
Elle resta silencieuse quelques secondes avant d’ajouter :
— Tu comptes vraiment porter ce short au boulot ? Quand tu le mets,
tu ressembles à une pauvre imitation de Daisy Duke 1.
Je suis chez Keith. Tu viens ?

Je reçus le message de Sebastian lorsque je me garai chez moi en


rentrant du travail. D’habitude, je n’aurais jamais laissé passer une
occasion de voir Sebastian, mais après la conversation que j’avais eue avec
Abbi, je me sentais bizarre. Et puis j’étais épuisée. Je rêvais de me mettre
au lit et de me plonger dans un roman.

Non, je reste chez moi ce soir.

Il me renvoya aussitôt un message avec l’émoticône du caca qui sourit.


Amusée, j’écrivis :

Tu pues.

Trois petits points apparurent à l’écran, signe qu’il écrivait, puis :

Tu seras réveillée à mon retour ?

Peut-être.

Je sortis de la voiture et me dirigeai vers la porte d’entrée.

Alors, je passerai peut-être.

Mon estomac se noua. Je savais ce que cela signifiait. Parfois,


Sebastian passait me voir très tard. En général, c’était quand il y avait des
problèmes chez lui… souvent, à cause de son père.
Au fond de moi, j’avais conscience que, même s’il était sorti avec
Skylar pendant des années, il n’était jamais allé trouver refuge chez elle.
Quand quelque chose le tracassait, c’était moi qu’il venait voir. Cela
n’aurait sans doute pas dû me faire tant plaisir, pourtant c’était le cas. Je
gardais ce détail bien au chaud dans mon cœur.
Entrant dans le hall rempli de parapluies, de baskets et de courrier qui
s’amoncelait sur le guéridon, je suivis le bourdonnement sourd de la
télévision,
L’écran projetait une douce lueur chancelante sur le canapé. Ma mère
était roulée en boule sur le côté, une main sous la tête en guise de
coussin. Elle dormait.
Je contournai le fauteuil, saisis le plaid sur le dossier du canapé et l’en
couvris avec précaution. Quand je me redressai, je repensai à ce que
m’avait dit Abbi un peu plus tôt. J’ignorais si sa mère trompait son père.
Ma mère, elle, n’aurait jamais fait une chose pareille. Cette simple pensée
était risible, car elle aimait mon père comme la mer aime le sable. Il avait
été le centre de son univers, le soleil qui s’était levé chaque matin sur son
monde, la lune dans son ciel nocturne. Elle nous aimait, Lori et moi, mais
elle avait toujours aimé notre père davantage.
Malheureusement, son amour n’avait pas suffi. Celui de ma sœur et
moi non plus. Au bout du compte, Papa avait fini par partir. Par nous
quitter.
Et même si cela ne me plaisait pas, je ressemblais beaucoup à mon
père.
Physiquement, j’étais sa copie conforme… en fille et en plus banale.
La même bouche. Le même nez imposant, presque trop grand pour mon
visage. Les mêmes yeux noisette, plus marron qu’autre chose. La même
couleur de cheveux avec des reflets auburn au soleil… Les miens étaient
tellement longs qu’ils tombaient sous mes seins. Je n’étais ni maigre ni
grosse, plutôt entre les deux. Je n’étais ni grande ni petite. J’étais…
J’étais dans la moyenne. Banale.
Tout le contraire de ma mère. Avec ses cheveux blonds et sa peau de
bébé, elle était magnifique. Les épreuves de la vie et sa persévérance
l’avaient rendue encore plus belle. Ma mère était forte. Même si par
moments elle semblait en avoir envie, elle ne baissait jamais les bras.
Pour ma mère, notre amour était suffisant et l’aidait à avancer.
Lori avait hérité de tous les bons côtés. Elle ressemblait à notre mère.
C’était une vraie bombe : blonde, avec de belles courbes et des lèvres
pulpeuses.
Toutefois, les similarités ne s’arrêtaient pas à l’apparence physique.
J’avais tendance à prendre la fuite, moi aussi. Quand la situation
devenait trop difficile, je prenais la clé des champs, tout comme mon père
l’avait fait. J’étais passée maître dans l’art de rêver à l’avenir au lieu de
me concentrer sur le présent.
Mais, dans un sens, je ressemblais aussi à ma mère. Je courais après
quelqu’un qui ne savait même pas que j’existais. J’attendais quelqu’un qui
ne reviendrait jamais.
On aurait dit que j’avais hérité des pires traits de mes parents.
Le cœur lourd, je gravis les marches de l’escalier et me préparai pour
la nuit. Au mois de novembre, cela ferait quatre ans que Papa était parti.
J’avais du mal à y croire. De bien des façons, j’avais l’impression que cela
datait d’hier.
Quand je soulevai les couvertures de mon lit pour me glisser à
l’intérieur, j’eus un moment d’hésitation. Mes yeux se posèrent sur la
porte du balcon. J’aurais mieux fait de la fermer à clé. Après tout, les
chances pour que Sebastian passe me voir étaient maigres et dans tous les
cas… ce n’était sans doute pas une bonne idée qu’il vienne.
C’était peut-être la raison pour laquelle aucun garçon ne m’attirait.
Et que je n’étais pas tombée amoureuse d’Andre.
Avec un soupir, je me passai la main sur le visage. Je me comportais
comme une idiote. Mes sentiments pour Sebastian n’avaient aucune
incidence sur notre relation. Ils n’en auraient jamais. Je ferais tout pour
que ce ne soit pas le cas, comme prendre un peu de distance et établir des
limites, par exemple. C’était sans doute la meilleure chose à faire pour
éviter que je fuie ou que je passe ma vie à l’attendre.
Avant même de me rendre compte de ce que j’étais en train de faire,
je me levai du lit.
Je me dirigeai vers la porte et la déverrouillai dans un clic sonore.

1. Personnage de la série télévisée Shérif fais-moi peur dans les années 1980. (N.d.T.)
CHAPITRE 4

La sensation du matelas qui s’affaissait et mon prénom murmuré me


tirèrent du sommeil.
Je roulai sur le côté et lorsque j’ouvris les yeux, je grimaçai. Je m’étais
endormie avec la lumière allumée et je sentais la couverture de mon livre
pressée contre mon dos. Toutefois, ce n’était pas ce qui me préoccupait.
Sebastian était assis au bord de mon lit, la tête penchée sur le côté. Un
léger sourire étirait ses lèvres.
— Salut, murmurai-je en l’observant avec des yeux fatigués. Quelle
heure… Quelle heure il est ?
— Un peu plus de 3 heures.
— Tu viens de rentrer ?
Contrairement à moi, Sebastian n’avait pas vraiment de couvre-feu.
Du moment qu’il réussissait ses matchs, il pouvait plus ou moins faire tout
ce qu’il voulait.
— Ouais. On a fait un super match de badminton. En cinq sets. Les
perdants doivent laver les voitures.
Je ris.
— Sérieux ?
— Qu’est-ce que tu crois ? (Son sourire malicieux s’élargit.) Keith et
son frère contre Phillip et moi.
— Et qui a gagné ?
— D’après toi ? (Il me donna un léger coup sur le bras.) Phillip et moi,
bien sûr. Le volant a compris qui étaient ses maîtres.
Je levai les yeux au ciel.
— Waouh.
— Ah, mais tu as ton rôle à jouer, toi aussi.
— Quoi ?
Je plissai les yeux.
— Oui ! (Il leva la main pour repousser une mèche de cheveux qui
tombait devant son front.) J’ai l’intention de rendre la Jeep la plus sale
possible. Je veux qu’elle ressemble à l’une de ces voitures abandonnées
dans The Walking Dead. Ça te dit d’aller au lac ce week-end pour s’amuser
un peu ?
Tout sourire, j’enfouis mon visage dans mon coussin. La proposition
de Sebastian de m’emmener au lac n’aurait pas dû me rendre aussi
heureuse. Et pourtant, c’était le cas. Cela me faisait même trop plaisir.
— Tu es diabolique.
— Diaboliquement adorable, tu veux dire ?
— Je n’irais pas jusque-là, murmurai-je en rentrant mon bras sous les
couvertures.
Sebastian s’allongea sur le côté et étendit ses jambes sur le lit.
— Qu’est-ce que tu as fait ce soir ? Tu as lu ?
— Oui.
— Toi, tu sais t’amuser.
— Et toi, tu sais m’agacer.
Il ricana.
— Comment s’est passé l’entraînement, aujourd’hui ?
Je grimaçai en grognant.
— Si terrible que ça ?
— L’entraîneur pense que je ne devrais pas travailler en dehors du
lycée, lui dis-je. Ce n’est pas la première fois qu’il m’en parle, mais
aujourd’hui, il a mentionné mon père et je… Tu sais bien.
— Oui, répondit-il d’une voix douce. Je sais.
— Bon, il m’a aussi dit que j’avais des chances de décrocher une
bourse si je m’entraînais plus sérieusement.
Sebastian me pinça le bras.
— Je t’ai répété des centaines de fois que tu avais du talent.
Je levai les yeux au ciel.
— Tu es obligé de dire ça. On est amis.
— C’est justement parce qu’on est amis que je n’hésiterais pas à te
dire si tu étais nulle.
Un léger rire m’échappa.
— J’ai conscience que je ne me débrouille pas trop mal, mais je ne
suis pas aussi douée que Megan ni même que la majorité des joueuses. Ça
m’étonnerait que je sois repérée. Mais ce n’est pas grave ! ajoutai-je
rapidement. Je ne comptais pas sur ce genre de bourse, de toute façon.
— Je comprends.
Son sourire s’évanouit et son expression se fit pensive. Tandis que je le
dévisageais, ma fatigue s’évapora.
J’attrapai les bords de ma couverture et la remontai jusqu’à mon
menton. Quelques secondes passèrent ainsi, en silence.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Avec un lourd soupir, Sebastian se passa la main sur le visage.
— Mon père… Il voudrait que j’aille à Chapel Hill.
D’expérience, je savais que je devais aborder ce genre de
conversations avec des pincettes. Il ne parlait pas souvent de son père et
quand il le faisait, il ne tardait guère à sombrer dans le mutisme. À mon
avis, il aurait mieux fait de tout déballer une bonne fois pour toutes…
mais en même temps, moi-même, je détestais parler de mon père, alors
c’était un peu l’hôpital qui se foutait de la charité.
— Chapel Hill est une très bonne université, commençai-je. Et elle est
très chère, non ? Si tu parviens à décrocher une bourse, ce sera
incroyable. En plus, ça te rapprochera de tes cousins.
— Oui, je sais, mais…
— Mais quoi ?
Il roula sur le dos et noua ses mains derrière sa tête.
— Je n’ai pas envie d’y aller, c’est tout. Je n’ai pas de raison valable
de refuser. Le campus est super cool, mais il ne me plaît pas.
Sachant que Sebastian était aussi proche de Keith et Phillip qu’il l’était
de Cody, sa réticence était peut-être liée à eux.
— Et tes potes, ils vont où ?
— Keith et Phillip espèrent être acceptés à l’université de Virginie-
Occidentale. Phillip veut absolument entrer dans leur équipe de foot. Je
crois que Keith, lui, ce sont les soirées qui l’attirent. (Il s’interrompit un
instant.) Et je pense que Cody a choisi l’université d’État de Pennsylvanie.
Depuis des années, l’université de Virginie-Occidentale était l’endroit
le plus populaire pour faire la fête. Keith allait s’y sentir comme un
poisson dans l’eau.
— Tu préférerais aller là-bas ?
— Pas vraiment.
J’essayai de trouver une position plus confortable.
— Tu veux aller où ?
— Je ne sais pas.
— Sebastian, soufflai-je. Il faut que tu te décides. On est en terminale.
Il ne nous reste pas beaucoup de temps. Les recruteurs vont commencer à
venir assister aux matchs…
— Peut-être que je me moque des recruteurs.
Je refermai la bouche. Il venait de confirmer les doutes qui me
travaillaient depuis environ un an.
Il tourna la tête vers moi.
— Tu ne réagis pas ?
— J’attendais que tu t’expliques.
Les yeux rivés aux miens, il serra les dents.
— Je… Merde, on est dans ta chambre, au beau milieu de la nuit, et
même comme ça, je n’arrive pas à le dire. J’ai l’impression que mon père
va sortir de ton placard d’un moment à l’autre pour m’engueuler. Je peux
te garantir qu’il péterait un plomb s’il m’entendait.
Je pris une grande inspiration.
— Tu ne veux pas… continuer de jouer au foot à la fac, c’est ça ?
Il ferma les yeux et le silence retomba entre nous.
— C’est dingue, pas vrai ? Du plus loin que je me souvienne, j’ai
toujours joué au foot, je n’ai raté aucun entraînement et ma mère a
toujours nettoyé les taches d’herbe sur mes pantalons. J’aime jouer. Je
suis même plutôt bon. (Il prononça cette phrase sans la moindre
arrogance. C’était simplement la vérité. Sebastian avait un talent inné
pour le foot.) Mais quand j’imagine me lever aux aurores pendant encore
quatre ans, passer mon temps à courir, à rattraper des passes… voir mon
père organiser sa vie autour de mes matchs… ça me donne envie de
devenir alcoolique. Ou de tester la coke. N’importe quoi pour oublier.
— On va éviter, rétorquai-je d’une voix sèche.
Une brève expression amusée passa sur son visage. Nos regards se
croisèrent de nouveau.
— Je n’ai pas envie de continuer, Lena, murmura-t-il comme s’il
s’agissait d’un secret qu’il ne pouvait prononcer à haute voix. Je ne veux
pas faire ça pendant quatre ans.
Mon souffle se bloqua dans ma gorge.
— Tu sais que tu n’es pas obligé, pas vrai ? Rien ne te force à jouer au
foot à la fac. Tu as encore le temps de trouver une autre bourse. Tout le
temps qu’il te faut. Tu peux faire ce dont tu as envie. Crois-moi.
Il rit, mais ce n’était pas un rire joyeux.
— Si je décide d’arrêter, mon père fera une attaque.
Je me rapprochai de lui. Nos visages n’étaient plus qu’à quelques
centimètres l’un de l’autre.
— Il s’en remettra. Tu veux toujours être kiné ?
— Oui, mais pas pour les raisons que mon père s’imagine. (Il mordit
sa lèvre inférieure avant de la libérer.) Il a déjà tout prévu. Je joue dans
l’équipe de ma fac, on me repère pour jouer en pro. Je ne suis pas dans
les premiers élus, bien sûr, il est réaliste. (Son sourire était blasé.) Je joue
deux ou trois ans dans une équipe, puis je deviens entraîneur ou je
travaille avec des équipes pour mettre en pratique ce que j’ai appris à la
fac.
Il venait de résumer le rêve américain.
— Et toi ? De quoi as-tu envie ?
Il écarquilla les yeux. Ils étaient d’un bleu éclatant, presque étonnant.
— Tu as conscience de tout ce qu’on peut faire en tant que kiné ? Je
pourrais travailler dans des hôpitaux, avec des vétérinaires et même dans
les départements de psychologie. Ce n’est pas seulement lié aux blessures
des sportifs. J’aimerais aider les gens. Je sais que ça peut paraître stupide
et cliché.
— Ce n’est pas stupide ni cliché, lui dis-je. Loin de là.
Il esquissa un sourire en coin. Au bout d’un moment, son air morne
reprit le dessus.
— Je n’en sais rien. Il péterait un fusible. Ce serait la fin du monde,
pour lui.
Je ne doutais pas une seule seconde que Sebastian disait la vérité.
— Mais il s’en remettrait. Il n’aurait pas d’autre choix.
Il baissa les yeux.
— Il me déshériterait.
— Je doute que ça aille aussi loin. (Je le dévisageai.) C’est ta vie. Pas
la sienne. Pourquoi est-ce que tu ferais quelque chose qui ne te plaît pas ?
— Peut-être… (Un sourire étira un instant ses lèvres, puis il se remit
face à moi.) Tu espères toujours entrer à l’université de Virginie ?
Visiblement, la conversation sur son père était terminée.
— Oui.
— Je peux te poser une question ?
— Bien sûr.
— Ça n’a rien à voir avec ce qu’on était en train de dire.
Je souris.
— Tu passes toujours du coq à l’âne.
Il hocha la tête.
— Pourquoi vous avez rompu, Andre et toi ?
Je clignai les yeux. Je n’étais pas certaine d’avoir bien entendu. Alors
que j’allais lui répondre, un éclat de rire m’échappa.
Sebastian tapa ma jambe avec la sienne à travers les couvertures.
— Je t’avais dit que ça sortait de nulle part.
— C’est sûr. Euh… Je ne sais pas.
Bon sang, ce n’était pas comme si je pouvais lui avouer la vérité. Ça
n’a pas marché parce que je suis amoureuse de toi. J’imaginais déjà la
scène.
Sebastian ouvrit la bouche, puis la referma. Lorsque je jetai un coup
d’œil dans sa direction, je vis qu’il avait les lèvres pincées.
— Il ne t’a rien fait, pas vrai ? Parce que s’il t’a fait du mal ou…
— Non. Pas du tout ! Andre était quasiment le mec idéal. (Tout à
coup, ce qu’il venait de dire fit sens. J’écarquillai les yeux.) Attends une
minute. Tu pensais qu’il s’était mal comporté ?
— Je n’étais pas certain à cent pour cent. Si je l’avais été, il ne serait
plus en état de marcher. (Je haussai un sourcil.) C’est juste que je n’ai
jamais compris pourquoi vous vous étiez séparés. Ça s’est fait tellement
vite.
Je laissai la couverture glisser de mes épaules.
— Il ne me plaisait pas autant qu’il aurait dû. Ça me mettait… mal à
l’aise.
Son torse se souleva sur une grande inspiration.
— Je connais ce sentiment.
Je me tournai vivement vers lui. Il avait les yeux rivés au plafond.
— Tu sais que je suis obligée de te poser la question, maintenant…
Pourquoi est-ce que Skylar t’a quitté ? Tu ne m’en as jamais parlé.
— Tu ne me l’as jamais vraiment demandé. (Son regard rencontra de
nouveau le mien.) En fait, en y réfléchissant, tu n’as jamais essayé d’en
savoir plus à son sujet.
J’ouvris la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il avait raison. Je ne lui
avais jamais posé la moindre question sur Skylar, parce que je n’avais pas
eu envie de connaître les réponses. J’avais continué à être présente pour
lui, mais m’intéresser aux détails de leur relation aurait été trop me
demander.
— Je me suis dit… que ce n’étaient pas mes affaires, répondis-je d’une
voix qui sonnait faux.
Il fronça les sourcils.
— Je ne savais pas qu’il y avait encore des limites de ce genre entre
nous.
Eh bien…
— Skylar m’a quitté car elle trouvait que je ne m’investissais pas assez
dans notre relation. D’après elle, je me souciais davantage du foot et de
mes amis que d’elle.
— Pas cool.
— C’est un peu pour la même raison que tu as quitté Andre, non ? Il
ne te plaisait pas. Du coup, tu n’y mettais pas du tien.
Je grimaçai.
— En même temps, on est au lycée. Est-ce qu’on doit vraiment
s’acharner à faire fonctionner une relation ?
— Quel que soit l’âge, je ne pense pas qu’il faille s’acharner pour faire
fonctionner une relation, répondit-il. Ça devrait se faire naturellement.
Je plissai le nez.
— Je ne savais pas que tu avais un avis aussi profond sur la question,
le taquinai-je.
— Que veux-tu ? J’ai de l’expérience en la matière.
Levant les yeux au ciel, je lui donnai un coup de pied à travers les
couvertures.
— Et c’était vrai ? Tu t’intéressais plus à tes amis et au foot qu’à elle ?
— En partie, répondit-il au bout d’un moment. Tu te doutes que le
problème, ce n’était pas le foot.
Je retournai ses paroles dans ma tête sans savoir qu’en penser. Étant
donné que je faisais partie de ses amis, est-ce que ça voulait dire que je
comptais plus pour lui que Skylar ? Il me fallut une seconde pour
comprendre à quel point cette question était idiote. J’eus envie de me
frapper.
— Je vais rester un peu, murmura-t-il en levant la main.
Il saisit une mèche de cheveux qui était tombée sur ma joue. Lorsqu’il
la plaça derrière mon oreille, ses doigts m’effleurèrent. J’en eus le souffle
coupé. Des frissons dansèrent sur ma peau tandis qu’il s’écartait.
— Ça ne te dérange pas ?
— Non, murmurai-je en sachant qu’il ne s’était pas rendu compte de
ma réaction.
Il ne voyait jamais rien.
Posant sa main entre nous, il s’approcha encore. Je sentis son genou
se presser contre le mien.
— Lena ?
— Quoi ?
Il hésita un instant.
— Merci.
— Pour quoi ?
Ses lèvres se retroussèrent en coin.
— D’être présente quand j’en ai besoin.
Les larmes me montèrent aux yeux et je fermai les paupières. Alors, je
lui dis ce qui se rapprochait le plus de la vérité :
— Je serai toujours présente.

— Ma mère m’a obligée à écrire les dix choses que je voulais faire
dans la vie. Elle n’arrive pas à croire que je ne sache pas encore ce que je
veux faire alors que je rentre en terminale, dit Megan qui en était déjà à
son troisième verre de thé. (Elle plongea la main dans le panier à frites.)
Ce qui est très drôle, sachant que ma mère n’a jamais su ce qu’elle
voulait.
— Elle est au courant que tu n’es pas forcée de choisir tout de suite ta
matière principale ? (Abbi était en train de dessiner sur une serviette en
papier. On aurait dit un jardin de roses.) Ou que tu peux toujours changer
de filière ?
— On pourrait croire que oui, vu que c’est elle, « l’adulte », répondit
Megan en mimant les guillemets. On aurait aussi pu croire qu’elle se
calmerait en voyant que j’ai terminé l’année dernière à quinze de
moyenne. Avec des notes comme ça, je me débrouillerai dans n’importe
quelle matière à la fac.
Je croisai les bras en riant et les posai sur le comptoir derrière lequel
je me trouvais. Ce soir, comme tous les samedis, le Joanna’s était presque
désert. Seules deux tables étaient occupées et les clients avaient déjà payé
l’addition. Bobby était sorti à l’arrière pour se fumer un demi-paquet de
cigarettes et je n’avais pas la moindre idée d’où se trouvait Felicia, l’autre
serveuse.
— Et alors, tu as fait une liste ?
— Oh, oui. Bien sûr.
Abbi attrapa une frite.
— J’ai hâte d’entendre ça.
— La meilleure liste du monde, continua Megan en enfournant une
frite dans sa bouche avant de s’essuyer les doigts sur une serviette. J’ai
choisi des métiers fantastiques, tels que : prostituée, strip-teaseuse,
dealer… et pas dealer de bas étage. Je vise l’héroïne et ce genre de
choses. Oh, au fait, il paraît que Tracey Sims se shoote à la brune.
— OK… fit Abbi en tournant vers Megan sur son tabouret. Tu parles
d’héroïne ou de bière ?
— D’héroïne ! Tu ne sais pas qu’on l’appelle aussi comme ça ?
Je secouai la tête.
— Non. Qui est-ce qui te l’a dit ?
— Vous vous rappelez que mon cousin est sorti avec elle ? (Megan
attrapa deux frites et forma une croix avec.) C’est lui qui m’a avoué
qu’elle se droguait. C’est pour ça qu’ils se sont séparés.
Abbi fronça les sourcils.
— Tu rigoles ?
Je me redressai.
— J’espère que c’est une blague.
Megan secoua la tête.
— Je suis sérieuse.
— C’est… terrible, murmurai-je.
Je jetai un coup d’œil à la porte qui venait de s’ouvrir. J’avais du mal
à croire ce que je voyais. C’était Cody Reece et sa bande. Phillip en faisait
partie, mais toute son attention était rivée sur son téléphone. Que
faisaient-ils ici ? D’habitude, ils ne venaient au Joanna’s que sur insistance
de Sebastian.
— Oui, terrible, acquiesça Megan. C’est un autre niveau. (Elle tapa sa
croix en frites sur le bord du panier et répandit du sel sur le comptoir.) Je
n’imagine pas enfoncer une aiguille dans mon bras et injecter un truc
dans mes veines. Et si en plus, ça se voit sur le visage, c’est hors de
question.
— J’espère que ce n’est pas vrai. Tracey est sympa, dit Abbi avant de
regarder derrière elle.
Elle écarquilla les yeux juste au moment où Phillip remarqua la
présence de Megan.
Un doigt posé sur la bouche, il avança sur la pointe de ses baskets. Ce
qui, du haut de ses deux mètres, lui donnait un air complètement ridicule.
Son sourire séducteur lui avait causé des problèmes une ou deux fois
auprès de Megan et il était aussi intelligent qu’elle. Tout sourire, il se
posta juste derrière elle.
— En y réfléchissant, il y a des tas de choses que je ne ferais jamais,
continua Megan en laissant tomber la croix en frites dans le panier. Il y a
des tas de choses que je ne…
Elle cria en sentant Phillip la prendre dans ses bras.
— Salut, beauté. (Il posa le menton sur son épaule.) Mademoiselle… ?
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Megan en lui donnant un coup
de coude suffisamment fort pour lui arracher un grognement de douleur.
(C’était la question du siècle.) Sérieux. Tu me suis, ou quoi ?
— Peut-être… (Il la lâcha et s’appuya contre le comptoir en nous
souriant.) Hé, si tu ne veux pas que je te suive, évite de poster ta
localisation sur les réseaux sociaux.
Je gloussai.
Elle fronça les sourcils.
— Je ne te parle plus, je te rappelle.
La peau sombre autour de ses yeux se rida et il sourit.
— Tu n’avais aucun problème pour me parler hier soir.
— Je m’ennuyais. (Relevant les yeux vers moi, elle fit passer sa tresse
épaisse derrière son épaule.) Tu ne peux pas l’obliger à partir ?
— Non, répondis-je en riant.
Abbi mangea une frite et se pencha en avant.
— Qu’est-ce qui est écrit sur ton tee-shirt ? (Elle plissa les yeux.) « Il
n’y a pas de plus gros bosseur que George Washington, parce que George
Washington ne s’arrête pas… tant que les colonies ne sont pas libres et
que le monde ne les reconnaît pas en tant que nation souveraine »…
hein ? (Elle secoua la tête en riant.) Où est-ce que tu as trouvé ce tee-
shirt ?
— Dans la rue, à côté d’une poubelle.
Je levai les yeux au ciel. Ses potes s’installèrent dans un box, au fond
du restaurant.
— Qu’est-ce que je te sers ?
— Une bière.
— Ah ah, très drôle, rétorquai-je. Qu’est-ce que je te sers que tu as le
droit de boire ?
— Un Coca, c’est bien. (Phillip tapa sur le comptoir et reporta son
attention sur Megan.) Megan, mon amour…
J’échangeai un regard amusé avec Abbi et me retournai pour attraper
un Coca dans le frigo où étaient entreposés les sodas. Puis je pris un
pichet d’eau glacée et me dirigeai vers la table des garçons.
Je n’avais plus vu Cody depuis la soirée de Keith. Mon cœur battait si
fort que je sentais déjà mes joues s’empourprer, mais je carrai les épaules.
— Salut, les garçons.
Cody releva la tête en premier. Les deux autres étaient penchés sur
leurs téléphones.
— Salut, répondit-il.
M’efforçant de sourire, je tentai de ne pas penser à cette fameuse
soirée. Cody était plutôt agréable à regarder. C’était pour ça que j’avais
pris de très mauvaises décisions ce soir-là. Il avait des cheveux blonds et
ondulés, un sourire charmeur qu’il dégainait à la moindre occasion, des
dents parfaites d’une blancheur éclatante et une fossette au menton. Il
aurait davantage eu sa place sur une plage de Californie, une planche de
surf sous le bras, qu’ici, au milieu de nulle part, en Virginie.
Le problème, c’était que Cody savait qu’il était beau. Cela se voyait
dans ses sourires, qu’il distribuait sans compter.
— Qu’est-ce que vous venez faire ici ? demandai-je en leur servant de
l’eau.
— Tu poses cette question à tous tes clients ? demanda Cody en
posant le bras le long de la banquette.
— Toujours ! (Les glaçons firent tinter les verres.) Ça fait partie du
service.
— On s’ennuyait. Et puis Phillip a vu que Megan était ici. (Cody
attrapa son verre d’eau.) Il voulait la voir.
Je jetai un œil vers le comptoir où Phillip avait l’air de chanter la
sérénade à Abbi et Megan.
— Et j’avais envie de te voir.
Surprise, je me retournai vivement vers lui.
— Tu as fumé, ou quoi ?
— Pas encore, répondit-il avec un clin d’œil. C’est si difficile à croire ?
Je t’aime bien, Lena, et ça fait longtemps que je ne t’ai pas vue.
— Je travaillais. (Je fis un pas sur le côté pour laisser passer Phillip. Il
s’assit à côté de Cody pendant que je prenais la commande de la table.)
Vous voulez un menu ?
— Oui. (Cody m’adressa son fameux sourire enjôleur. Je tâchai de ne
pas réagir.) J’aime avoir le choix, ajouta-t-il. Beaucoup de choix.
C’était sans doute un mauvais sous-entendu sexuel. Je m’éloignai en
secouant la tête.
— Tuez-moi, dis-je aux filles en saisissant une pile de menus.
— Hé, ne pars pas ! (Megan pivota sur son tabouret.) Pendant que tu
jouais aux adultes et que je faisais de mon mieux pour rembarrer Phillip,
Abbi a reçu un message de Keith. Il l’a invitée à sortir !
— Oh, c’est vrai ?
Je serrai les menus contre ma poitrine.
— Il m’a invitée à sa soirée, ce soir, clarifia Abbi.
— Il veut sortir avec toi, lui rappelai-je en reculant.
Abbi leva les yeux au ciel.
— Il a le droit de rêver. Ça n’arrivera jamais.
— Il ne faut jamais dire jamais, marmonna Megan. (Puis à voix
haute :) On devrait y aller. Ça fait au moins deux semaines que je ne suis
pas allée chez Keith.
— Je ne sais pas… (Abbi baissa les yeux vers la serviette sur laquelle
elle avait dessiné.) J’ai le sentiment que si on y va, tu vas me mettre la
honte.
— Moi ? Jamais ! hoqueta Megan.
— Bon, je vous laisse vous décider, dis-je avant de m’éloigner.
Après avoir posé un menu devant chaque garçon, je leur apportai leurs
boissons.
— Vous avez choisi ?
— Oh, oui ! s’exclama Cody, les yeux pétillants de malice. (Phillip
ricana. Moi, je me préparai psychologiquement à la suite, sachant très
bien que sa réponse n’aurait rien à voir avec le menu.) Et si je te veux, toi,
pour dîner ?
Je penchai la tête sur le côté. Je n’étais pas vraiment étonnée. C’était
Cody. Personne ne le prenait au sérieux et, comme le disait ma mère, il lui
arrivait d’être très grossier.
— C’est sans doute la chose la plus ridicule que j’aie jamais entendue
sortir de la bouche d’un type de dix-sept ans. Tu penses impressionner un
être humain normalement constitué avec ça ?
— Waouh, souffla Phillip en riant.
Cody se pencha en avant sans se démonter.
— J’en ai des meilleures. Tu veux les entendre ?
— Non. Je ne suis pas assez bourrée pour ça.
— Allez, insista Cody. Fais-moi confiance. C’est l’un de mes nombreux
talents.
— Continue de te bercer d’illusions. Pendant ce temps, j’attends
toujours que vous commandiez.
— Aïe. (Il posa la main sur son cœur et se laissa tomber contre la
banquette.) Ça fait mal. Pourquoi tu es aussi méchante ?
— Parce qu’une fois que j’aurai pris vos commandes, je pourrai
retourner lire derrière le comptoir en faisant semblant de travailler,
répondis-je avec mon sourire le plus innocent.
Cody éclata de rire et arracha le portable des mains de l’un de ses
amis.
— On ne va pas t’obliger à trop travailler, alors.
Les garçons passèrent enfin commande. Je traversai un court couloir,
passai devant les toilettes et enfonçai la double porte qui donnait dans la
cuisine. J’y trouvai Bobby en train de dissimuler son chignon sous un filet
en résille. Je lui répétai la commande avant de retourner en salle.
— Vous voulez autre chose ? demandai-je aux filles en les
débarrassant du panier de frites.
Abbi secoua la tête.
— Non. Je ne vais pas tarder à rentrer.
— Tu rentres à pied ? demanda Megan. (Elle jeta un coup d’œil vers
Phillip et soupira.) Pourquoi est-ce qu’il est aussi canon ?
— Tu as la capacité de concentration d’un moucheron. Tu me
demandes si je rentre à pied et tout de suite après tu parles de Phillip.
(Abbi posa la tête contre le comptoir.) Tu as le trouble de l’attention d’un
hyperactif. Oui, je comptais marcher. Je ne vis pas très loin d’ici.
Le sourire aux lèvres, Megan se tourna vers elle.
— Tu as conscience que je souffre vraiment d’un trouble de
l’attention ?
— Je sais. (Abbi leva les bras au ciel, mais ne releva pas la tête.) On le
sait tous. Pas besoin d’être médecin pour s’en rendre compte.
— Je vous ai raconté la fois où ma mère s’est convaincue que j’étais
un enfant indigo 1 ? (Megan souleva sa tresse et se mit à jouer avec son
extrémité.) Elle voulait faire tester mon aura.
Lentement, Abbi releva la tête et la dévisagea, les lèvres légèrement
entrouvertes.
— Quoi ?
Je les laissai à leur conversation et rapportai le panier en cuisine pour
voir où en était la commande des garçons. Quand je retournai dans le
couloir, je tombai nez à nez avec Cody, appuyé contre le mur en face des
toilettes.
Je ralentis.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu as cinq minutes ?
Je l’observai avec prudence.
— Ça dépend.
Il passa la main dans ses cheveux blonds un peu trop longs puis baissa
le bras.
— Écoute. Je voulais vraiment te voir.
— Euh, pourquoi ?
Je croisai les bras et me dandinai d’un pied sur l’autre.
— Il faut que je te parle de Sebastian.
Surprise, j’écarquillai les yeux.
— Pourquoi ?
— Sebastian et moi, on est potes, mais je sais que vous êtes encore
plus proches. Tu es comme sa sœur ou un truc dans le genre.
Comme sa sœur ? Et puis quoi, encore ?
— Bref. Je voulais te poser une question. (Il détourna le regard.)
Sebastian t’a déjà dit qu’il voulait arrêter le foot ? Même si on s’entend
bien, il ne me parle jamais de ce genre de choses.
L’espace d’un instant, je me crispai. Puis je croisai les bras. Il était hors
de question que je trahisse la confiance de Sebastian. Pas même pour faire
plaisir à son ami.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Il posa la tête contre le mur.
— C’est juste qu’il est… Je ne sais pas. Il n’a pas l’air d’avoir la tête à
ça. Quand on s’entraîne, on dirait qu’il préférerait être ailleurs. Et je n’ai
pas l’impression qu’il s’intéresse à la saison qui commence. Sur le terrain,
il n’est pas vraiment avec nous. Il a du talent, Lena. Tellement de talent
qu’il n’a pas besoin de trimer… et j’ai le sentiment qu’il va tout envoyer
balader.
Je me mordis l’intérieur de la joue tout en cherchant une réponse
adéquate.
— Ce n’est que du foot.
Cody me regarda comme si une troisième main avait soudain poussé
au milieu de mon front et lui avait fait un doigt d’honneur.
— Que du foot ? C’est tout son avenir qui est en jeu !
— Il ne faut pas exagérer, non plus.
Il haussa un sourcil et s’écarta du mur.
— Je me fais peut-être des idées, dit-il au bout d’un moment.
— Ça y ressemble, répondis-je. Écoute, il faudrait que j’encaisse votre
table, alors…
Cody m’examina un instant avant de secouer la tête.
— Alors tu as terminé d’échanger des banalités avec moi. J’ai bien
compris.
Mes joues s’enflammèrent. Étais-je si transparente ?
— Je te laisse tranquille.
Les mains enfoncées dans les poches de son jean, Cody retourna vers
la salle. Restée seule, je le regardai s’éloigner.
J’essuyai mes mains étrangement moites sur mon tablier et soufflai un
grand coup.
Lorsque je terminai de servir les garçons, Abbi et Megan se levèrent
pour partir.
— Vous rentrez ? demandai-je.
— Oui. (Abbi passa l’anse de son sac à son épaule.) Les gens bien ne
laissent pas leurs amis rentrer seuls. Surtout si l’amie en question est
susceptible de monter dans la voiture d’un inconnu.
Megan leva les yeux au ciel.
— Au fait, j’ai vu Cody revenir du couloir. Tu lui as parlé ?
Je hochai la tête avant d’attraper un chiffon.
— Il voulait discuter de Sebastian.
— Oui, oui, murmura Megan. Tu sais à quoi je pense ?
Vu l’expression d’Abbi, elle en savait aussi peu que moi.
Megan haussa les sourcils et baissa la voix.
— Je me demande ce que Sebastian dirait s’il apprenait que sa
meilleure amie a embrassé son meilleur ami. Imagine le scandale !
Je pris une grande inspiration. Non, je n’imaginais pas et j’espérais
que Dieu m’aimait suffisamment pour ne pas me soumettre à une telle
épreuve.
Une fois les filles parties, je reportai mon attention sur le livre que je
cachais derrière le comptoir. Il ne fallait pas que je m’appesantisse sur ce
qu’avait dit Megan, sinon, j’allais me sentir mal.
J’avais lu environ une page lorsque je sentis mon téléphone vibrer
dans la poche arrière de mon short.
Quand je regardai l’écran, toute pensée liée à Sebastian, au foot, à
Cody ou à un quelconque secret s’envola.
Le nom de l’expéditeur était affiché.
Je ne lus pas le message.
Je me contentai de l’effacer.
1. Expression issue de la pensée New Age désignant une catégorie imaginaire d’enfants qui
seraient apparus pour sauver le monde et se reconnaîtraient à certains troubles du
comportement. (N.d.T.)
CHAPITRE 5

Après avoir pris une douche, je descendis enfin au rez-de-chaussée, les


cheveux mouillés, et trouvai ma mère dans la cuisine. Elle se tenait devant
le plan de travail bleu passé et versait du café dans son thermos. Ses
cheveux blonds lissés à la perfection lui arrivaient aux épaules et le
chemisier qu’elle portait n’avait pas la moindre pliure.
— Bonjour, ma puce. (Elle se retourna. Un léger sourire étirait ses
lèvres.) Tu t’es levée tôt.
— Je n’arrivais plus à dormir.
C’était l’un de ces matins agaçants où je m’étais réveillée à 4 heures et
avais commencé à réfléchir à tous les problèmes du monde. Chaque fois
que j’avais essayé de me rendormir, une nouvelle question s’était formée
dans mon esprit : et si j’étais repérée pendant un match ? Et si Cody avait
raison ? Était-ce du gâchis de laisser Sebastian arrêter le football ?
— Tu vas bien ? me demanda-t-elle.
— Oui, j’ai fait une petite insomnie ce matin, c’est tout. J’ai
entraînement tout à l’heure, de toute façon. (Je me dirigeai vers le cellier
et en ouvris la porte pour regarder ce qu’il y avait à l’intérieur.) Il n’y a
plus de biscuits ?
— Non. J’irai en acheter à midi. Tu vas être obligée de manger des
céréales.
J’attrapai une boîte de pétales de maïs sans marque et l’emmenai vers
le frigo.
— Je peux les acheter, moi.
— Je ne veux pas que tu fasses les courses. (Elle me regarda par-
dessus son thermos.) Je ne veux pas que tu dépenses l’argent que tu
gagnes pour des biscuits. On n’est pas si pauvres que ça, ma puce. (Elle
eut un sourire malicieux.) Par contre, ne t’attends pas à de la marque.
— Je sais que tu as de quoi les acheter, Maman, mais si je suis la seule
à en manger…
— C’est l’une des choses les plus terribles que tu puisses avaler. (Elle
s’interrompit et leva les yeux vers le plafond.) Enfin, il y a des trucs plus
dégoûtants…
— Beurk, Maman ! gémis-je.
— Oui, oui.
Elle avança vers la table, mais resta debout. J’enfournai plusieurs
cuillères de céréales dans ma bouche avant de relever la tête.
Ma mère regardait par la petite fenêtre au-dessus de l’évier, mais je
savais qu’elle ne voyait pas le jardin. Enfin, « jardin » était un bien grand
mot. Ce n’étaient que des meubles d’extérieur de seconde main dont on
ne se servait plus beaucoup, sur un carré d’herbe.
Lorsque Papa habitait encore ici, mes parents passaient toutes les
soirées d’été et d’automne jusqu’à Halloween dehors, à discuter. Avant, il
y avait même un barbecue en pierre, mais il avait fini par s’effondrer
plusieurs années plus tôt. Maman l’avait gardé toute une année avant de
le jeter.
Elle s’accrochait longtemps aux choses, même lorsque ces choses
commençaient à pourrir et dépérir.
Avec Lori, on avait l’habitude de s’asseoir sur le balcon pour les
écouter. Je crois qu’ils savaient qu’on était là, parce que les conversations
étaient toujours ennuyeuses. Le travail. Les factures. Les vacances
planifiées qui ne voyaient jamais le jour. La rénovation du plan de travail
bleu passé qui n’avait jamais eu lieu.
Avec le recul, je me rappelais exactement le moment où tout avait
commencé à changer. C’était au mois d’août. J’avais dix ans. Leurs
conversations s’étaient transformées en murmures et à la fin de la soirée,
mon père rentrait en claquant la porte derrière lui et ma mère lui courait
après.
Avant, ma mère courait toujours après mon père.
Je préférais celle qui se tenait devant moi aujourd’hui.
Le goût amer de la culpabilité m’emplit la bouche. Je baissai ma
cuillère. Je m’en voulais de penser ce genre de choses, mais c’était la
vérité. Cette nouvelle Maman me faisait à manger quand elle le voulait et
me posait des questions sur le lycée. Elle plaisantait et passait la soirée
avec moi devant Dance Moms ou The Walking Dead avec un pot de crème
glacée. La Maman d’avant dînait avec Papa et passait le plus clair de son
temps à ses côtés.
La Maman d’avant ne s’intéressait qu’à Papa, quelle que soit l’heure
du jour ou de la nuit.
À présent, elle ne souriait plus. Je me demandai si elle pensait à mon
père, à cette vie envolée où elle n’avait pas à travailler pour remplir les
placards, où elle n’avait pas à dormir seule.
Ma cuillère tapa contre mon bol.
— Tout va bien, Maman ?
— Pardon ? (Elle cligna les yeux.) Oui. Bien sûr. Tout va bien.
Pourquoi ?
Je l’examinai quelques secondes. Je ne savais pas si je pouvais la
croire. Ma mère avait l’air en forme, comme la veille et le jour
précédent… mais il y avait de légères rides au coin de ses lèvres et de ses
yeux. De nouvelles marques étaient apparues sur son front, et ses yeux,
noisette comme les miens mais qui tiraient davantage sur le vert, avaient
un éclat tourmenté.
— Tu as l’air triste.
— Je ne suis pas triste. Je réfléchissais, c’est tout. (Elle posa la main
sur ma nuque et m’embrassa sur le front.) Je rentrerai tard ce soir, mais je
serai là pour dîner demain. Je pensais faire des spaghettis.
— Avec des boulettes de viande ? demandai-je, pleine d’espoir.
J’adorais ses boulettes de viande maison, bien grasses.
Elle recula et ondula des sourcils.
— À condition que tu fasses la lessive. Il y a une pile de serviettes de
bain qui demandent ton attention.
— Marché conclu.
Je me levai et portai mon bol et ma cuillère jusqu’à l’évier. Je les
rinçai puis les déposai sur le comptoir au-dessus du lave-vaisselle en
panne.
— Tu as besoin d’autre chose ?
— Hmm. (Elle se dirigea vers le salon et passa l’anse de son sac à son
épaule.) Tu pourrais nettoyer les salles de bains ?
— Là, tu profites de ma gentillesse.
Ma mère me fit un grand sourire.
— Occupe-toi des serviettes et tu auras tes boulettes de viande.
L’idée de manger des boulettes n’aurait pas dû me faire aussi plaisir.
— Et je penserai à t’acheter des biscuits… de régime, ajouta-t-elle.
— Si tu fais ça, je ne t’adresse plus jamais la parole !
Elle ramassa sa veste grise posée sur la rampe de l’escalier en riant.
— Tu es obligée de me parler. Je suis ta mère. Tu ne peux pas
m’échapper.
— Si tu passes cette porte avec des biscuits de régime, je t’assure que
je trouverai un moyen.
Elle rit et ouvrit la porte.
— OK, j’ai compris. Je choisirai les plus gras et les plus sucrés. À ce
soir.
— Je t’aime !
Au lieu de fermer la porte, je m’appuyai contre l’encadrement et la
regardai descendre notre allée en talons hauts.
Une étrange sensation de malaise persistait au creux de mon estomac.
Ma mère affirmait qu’elle allait bien, mais je savais que ce n’était pas le
cas. Car au fond, même si, physiquement, elle se trouvait ici avec moi,
dans son cœur, elle continuait de courir après mon père.
À l’entraînement, je réussis à rester concentrée pendant tous les
exercices et la pratique des différentes techniques. J’évitai donc les
remontrances de M. Rogers. Quand je sortis du gymnase, ce soir-là, je me
sentais cent fois mieux que le vendredi précédent.
Une fois arrivée à la maison, je pris une douche pour me débarrasser
de la sueur qui me collait à la peau, puis engloutis un autre bol de
céréales avec du bacon cuit au micro-ondes. Au moment où j’entrai dans
le salon, mon téléphone, posé sur la table basse, sonna. Quand je vis de
qui il s’agissait, je grognai. Je raccrochai sans la moindre hésitation et
attrapai la télécommande de la télévision. Je mis ma chaîne de reportages
préférée.
Aujourd’hui, c’était un marathon d’enquêtes sur les femmes les plus
dangereuses de l’Histoire. Je laissai la télé en fond et repris mon livre. La
veille, j’avais terminé le premier tome d’une série et j’avais lu les deux
premiers chapitres du deuxième. J’avais hâte de retrouver la Cour de la
Nuit et les Grands Seigneurs Fae.
Rhysand, aussi.
Il ne fallait pas l’oublier.
Je m’installai confortablement sur le canapé, prête à reprendre ma
lecture… quand on frappa à la porte. L’espace d’une minute, j’hésitai à ne
pas répondre et à me perdre dans les pages de mon livre, mais la
personne insista. Avec un soupir, je me levai et me dirigeai vers la porte.
Lorsque je jetai un coup d’œil par la vitre, je sentis mon estomac se serrer.
Sebastian.
Incapable de réprimer un grand sourire stupide, je lui ouvris.
— Salut !
— Je te dérange ?
Il posa la main sur le cadre de la porte et se pencha en avant. Le
mouvement tendit le vieux tee-shirt gris qu’il portait et fit ressortir ses
biceps.
— Pas vraiment.
Je reculai pour le laisser entrer, mais il ne bougea pas.
— Super. Je comptais aller au lac pour salir ma voiture au maximum.
Tu viens ? (Il me fit un clin d’œil, et de sa part ce n’était pas ringard,
c’était craquant.) On va bien s’amuser.
J’avais déjà oublié sa victoire au badminton.
— D’accord. Laisse-moi prendre mes clés.
J’enfilai une vieille paire de baskets et attrapai mon portable et mon
sac avant de suivre Sebastian à l’extérieur.
— Qu’est-ce que tu avais en tête ?
— Tu vois les chemins de terre qui mènent au lac ? me demanda-t-il.
Je pense que ça devrait faire suffisamment de dégâts.
Je m’assis côté passager tandis qu’il s’installait derrière le volant.
— Je ne vois pas trop en quoi je serai utile.
Il haussa une épaule et alluma le moteur.
— J’avais juste envie de compagnie.
Ma poitrine se gonfla. J’attachai ma ceinture et essayai de ne pas y
penser. La lumière vive du soleil traversait le pare-brise. Sebastian passa
le bras à l’arrière de la voiture et ramassa sa casquette par terre. Quand il
l’enfila et baissa la visière au maximum, je… Je soupirai.
Je ne pus m’en empêcher.
Les garçons qui portaient des casquettes étaient mon point faible. Et à
Sebastian, ce look allait comme un gant. Il y avait quelque chose dans
cette vieille casquette usée qui mettait en valeur sa mâchoire coupée à la
serpe.
Chut.
Je fermai les yeux. Il ne fallait plus que je le regarde. En général, je
veux dire. Pour le restant de mes jours. Ou peut-être pendant un an ou
deux. Bon plan.
J’avais vraiment un gros problème.
Exaspérée, j’allumai la radio pour me distraire.
— Je ne suis plus retournée au lac depuis que Keith a essayé de faire
du ski nautique avec des skis de neige.
Sebastian éclata de rire.
— Bon sang, c’était quand, déjà ? En juillet ? J’ai l’impression que ça
fait une éternité !
— Oui. (Je jouai avec le bas de mon tee-shirt.) C’était juste avant que
tu partes pour la Caroline du Nord.
— Je n’arrive pas à croire que tu n’y sois pas retournée. C’est moins
drôle quand je ne suis pas là, c’est ça ? me taquina-t-il en me pinçant le
bras. Tu sais, tu peux me le dire.
— Oui, tu as tout compris. (Je repoussai son bras et croisai mes
jambes au niveau des chevilles.) Les filles n’aiment pas trop le lac. (Au
moins, ce n’était pas un mensonge.) Au fait, tu crois que Megan et Phillip
vont se remettre ensemble ?
— Dieu seul le sait. Sans doute. Puis ils se sépareront encore. Et ils se
remettront ensemble. (Il sourit.) En tout cas, je sais qu’il veut la
récupérer. Il ne s’en cache pas.
— Je trouve ça bien, murmurai-je.
Il haussa un sourcil.
— La plupart des garçons n’osent pas parler de ce genre de choses à
leurs potes, lui fis-je remarquer.
— Et tu le sais, parce que tu es un mec ?
— Exactement. En fait, je suis un homme.
Sebastian ne releva même pas.
— Je crois que lorsqu’un mec est amoureux d’une fille, il se moque de
savoir qui est au courant, parce qu’il n’en a pas honte.
J’allais devoir le croire sur parole.
Le lac se trouvait à une vingtaine de minutes de la ville, près de
l’exploitation familiale de Keith, au bout d’une succession de chemins de
gravier et de terre. De ce que j’en savais, le lac était situé sur les terres de
ses parents et leur appartenait. Toutefois, ils n’en avaient jamais fermé
l’accès et laissaient les gens venir s’y amuser.
Sebastian emprunta le chemin privé. La voiture cahota sur le terrain
accidenté tandis que les roues soulevaient de la poussière. En quelques
minutes, la Jeep s’en retrouva couverte.
— Keith va t’en vouloir à mort. (Je regardai par la fenêtre en riant.)
Mais il aurait fait exactement la même chose.
— Tu parles, lui, il serait allé dans la boue avec sa voiture avant de me
l’apporter. Je n’ai aucun remords.
Après avoir roulé sur tous les chemins de terre accessibles pendant
une heure, la Jeep était méconnaissable. Mes fesses, elles, me faisaient un
mal de chien. Je pensais qu’on allait repartir quand, soudain, j’aperçus le
lac à travers les arbres.
Le désir de m’en approcher fit battre mon cœur un peu plus vite. Je
n’avais pas la moindre envie de rentrer chez moi, dans cette maison vide
et silencieuse qui, parfois, me faisait penser à un squelette décharné. Ce
n’était qu’une coquille vide. Sans rien à l’intérieur.
La honte me noua l’estomac. Notre maison n’était pas vide. Il y avait
ma mère et ma sœur quand elle rentrait. Ma mère faisait tout son possible
et plus encore pour qu’elle ressemble à un vrai foyer… mais parfois, je ne
pouvais nier que quelque chose manquait.
Maman… elle ne vivait qu’à moitié.
Elle travaillait beaucoup, rentrait, travaillait encore, dînait et allait se
coucher. Et c’était comme ça tous les jours. C’était sa moitié de vie.
— On peut rester un peu ? demandai-je en coinçant mes mains entre
mes genoux. Tu ne dois pas rentrer ?
— Non. Je n’ai rien de prévu. Laisse-moi faire encore deux ou trois
allers-retours et on descend jusqu’au ponton.
— Super, murmurai-je.
Je restai silencieuse tandis que Sebastian continuait son rodéo. Au
bout d’un moment, il ralentit, sortit de la route et se gara près de
buissons. Je détachai ma ceinture de sécurité.
— Attends, ne bouge pas, dit-il avant que j’aie eu le temps d’ouvrir la
portière.
Étonnée, je le regardai descendre de la voiture et en faire le tour. Il
m’ouvrit la porte et me fit la révérence.
— Madame.
Un éclat de rire m’échappa.
— Sérieux ?
Il tendit la main vers moi.
— Je suis un gentleman.
Je lui pris la main et le laissai m’aider à sortir de la Jeep. Alors que
j’étais en train de descendre, je sentis son autre main se poser sur ma
hanche. Surprise par ce contact, je fis un pas en avant et mon pied dérapa
sur l’herbe humide.
Sebastian me rattrapa facilement. Sa main glissa de ma hanche à ma
taille. Je me retrouvai plaquée contre son torse. Ce mouvement inattendu
me coupa le souffle. Nos corps étaient pressés l’un contre l’autre.
La gorge sèche, je relevai lentement la tête. Je ne distinguais pas ses
yeux parce qu’ils étaient dissimulés par sa casquette. Mon cœur battait si
fort que je me demandais s’il pouvait le sentir.
Vu notre position, il aurait pu.
— Tu as un peu de mal, non ?
Il rit, mais ce n’était pas son rire habituel. Il était plus grave et je
sentis une série de frissons descendre le long de mon dos.
— Je ne sais pas si je peux te laisser marcher jusqu’au ponton.
— N’importe quoi.
Je fis un pas en arrière. Il fallait que je mette de l’espace entre nous
avant que je fasse une chose stupide, comme me mettre sur la pointe des
pieds, poser les mains sur ses joues et plaquer mes lèvres contre les
siennes.
Sebastian sourit. Ce fut son seul avertissement.
Il se pencha, passa un bras sous mes genoux et je me retrouvai la tête
à l’envers, le ventre contre son épaule. Son bras, sur mes hanches, me
maintenait en place.
Un cri m’échappa et je m’accrochai au dos de son tee-shirt.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je t’aide à aller jusqu’au ponton.
— Oh, mon Dieu ! hurlai-je en m’agrippant davantage au tissu de son
tee-shirt. (Mes cheveux tombaient en avant en un rideau épais.) Je peux
marcher toute seule !
Il se retourna et se mit à avancer.
— Je n’en suis pas si sûr.
— Sebastian !
— Si tu te blessais en tombant, je ne me le pardonnerais jamais. (Il
enjamba un tronc d’arbre.) Ta mère m’en voudrait. Et ta sœur rentrerait à
la maison… Elle me terrifie, tu sais ?
— Quoi ? criai-je en lui donnant un coup de poing dans le dos.
Pourquoi est-ce que tu as peur de Lori ?
Il accéléra le pas. Ses grandes enjambées me faisaient rebondir contre
son dos.
— Elle est… intense. Je suis sûr qu’elle pourrait faire flétrir des parties
de mon anatomie juste avec le regard… et je préférerais éviter.
Je relevai la tête. Je ne voyais presque plus la Jeep. Je frappai
Sebastian au niveau du foie et il grogna. Il se vengea en marchant avec
plus d’entrain.
— Ce n’était pas très gentil.
— Si tu continues, je vais te faire très mal.
— Tu ne me feras rien du tout.
On quitta bientôt l’ombre des arbres pour avancer en plein soleil, et le
sol couvert de brindilles piétinées devint plus vert. Le parfum de terre
humide était plus fort, ici.
— Tu peux me reposer, maintenant.
— Encore une seconde.
— Quoi ?
Tout à coup, il tendit son bras libre, comme Superman, et se mit à
tourner sur lui-même.
— I believe I can fly. I believe I can touch the sky…
— Oh, non !
J’éclatai de rire, même s’il y avait de grandes chances pour que je
vomisse sur son dos.
— I think about it night and day !
— Tu es un grand malade ! (Je réprimai un nouvel éclat de rire.)
Qu’est-ce qui ne va pas dans ta tête ?
— Spread my wings and… je ne sais plus… away 1!
Tout à coup, il s’arrêta, et je me mis à basculer en avant. Avec une
facilité déconcertante, il me rattrapa et me fit glisser le long de son corps.
Je le sentis tout contre moi jusqu’à ce que j’atterrisse sur mes pieds.
Déséquilibrée par son petit jeu, je me laissai tomber sur l’herbe
moelleuse et enfonçai mes doigts dans les brins chauds.
— Tu… tu ne tournes pas rond, tu sais.
— Moi, je trouve que je suis plutôt incroyable. (Il s’assit à côté de
moi.) Peu de gens connaissent mon talent caché.
— Un talent ? hoquetai-je en me tournant vers lui. On aurait dit un
ours polaire en train de se faire égorger.
Il rejeta la tête en arrière et rit si fort que sa casquette tomba.
— Tu es jalouse parce que tu n’as pas une voix d’ange comme moi,
c’est tout.
— Tu délires ! m’exclamai-je en essayant de le frapper.
Malheureusement, il était plus rapide et il m’attrapa le poignet sans
effort.
— Interdit de frapper ! Tu es pire qu’un gamin de cinq ans, ma parole.
— C’est ce qu’on va voir !
Je tentai de libérer mon bras, mais au même moment, il m’attira à lui
et je perdis l’équilibre. Je ne sais comment ni pourquoi, je me retrouvai à
moitié allongée sur lui. Nos jambes étaient emmêlées. J’étais
pratiquement assise sur ses genoux. Et nous étions face à face.
Sauf qu’il ne me regardait pas dans les yeux.
Du moins n’en avais-je pas l’impression. Son regard semblait rivé sur
mes lèvres. Mon estomac se noua. Le temps sembla s’arrêter et, soudain,
je pouvais sentir tous les endroits où nous nous touchions. Son bras était
autour de ma taille, sa cuisse puissante était pressée contre la mienne. Ma
paume était posée sur son tee-shirt fin et je pouvais sentir son torse
musclé en dessous.
— Je délire ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Je frissonnai.
— Oui.
Il leva la main. Je retins mon souffle tandis qu’il recoiffait mes
cheveux en arrière, pour dégager mon visage, avec une tendresse infinie.
Ses doigts s’attardèrent contre ma nuque.
Plusieurs secondes s’écoulèrent ainsi, quelques battements de cœur,
puis un son que je n’avais jamais entendu s’échappa de sa gorge. Un
grognement grave qui semblait remonter du plus profond de son être.
Alors je bougeai sans réfléchir, je baissai la tête et mes lèvres…
J’embrassai Sebastian.

1. « Je crois que je peux voler. Je crois que je peux toucher le ciel… J’y pense nuit et jour.
Déployer mes ailes et m’envoler. » (Paroles de I believe I can fly, de R. Kelly.) (N.d.T.)
CHAPITRE 6

Le baiser avait été doux, comme un murmure contre mes lèvres.


J’avais du mal à y croire. Pourtant, le bras de Sebastian était toujours
autour de moi et ses doigts, contre ma nuque, s’accrochaient à mes
cheveux.
Sa bouche était encore à quelques centimètres de la mienne. Je
pouvais sentir son souffle contre mes lèvres. Moi, je n’étais pas sûre d’être
capable de respirer. Mon cœur battait à cent à l’heure. Je voulais
l’embrasser encore une fois. Je voulais qu’il réponde à mon baiser. Rien
d’autre ne comptait. Toutefois, le choc m’empêchait d’agir.
Sebastian pencha la tête sur le côté et son nez effleura le mien. Je pris
une grande inspiration. Je respirais donc. Allait-il m’embrasser ? Plus fort,
cette fois ? Avec passion ?
Tout à coup, il recula vivement la tête et avant même de comprendre
ce qui était en train de se passer, je me retrouvai les fesses par terre, sur
l’herbe, à côté de lui. On ne se touchait plus. J’ouvris la bouche, mais je
ne savais pas quoi dire. Mon cerveau avait cessé de fonctionner.
C’est alors que la vérité sur ce qui s’était réellement passé me frappa.
Sebastian ne m’avait pas embrassée.
Je l’avais embrassé.
Je l’avais embrassé et pendant un moment infime… j’avais cru qu’il
allait répondre à mon baiser. Je l’avais senti.
Mais il n’en avait rien fait.
Il m’avait poussée sur l’herbe à côté de lui.
Qu’avais-je fait ?
Le cœur au bord des lèvres, je tentai de démêler les milliers de
pensées qui m’assaillaient. J’ouvris de nouveau la bouche pour parler,
même si je ne savais pas quoi dire.
Sebastian se releva d’un bond. Il était très pâle et tendu.
— Merde. Je suis désolé.
Je refermai aussitôt la bouche. Venait-il de s’excuser parce que je
l’avais embrassé ?
Il ramassa sa casquette tombée à terre et la remit. Quand il recula, il
ne m’accorda pas le moindre regard.
— Ce n’était pas… Ce n’était pas ce que tu voulais faire, pas vrai ?
Lentement, je relevai la tête pour le regarder. Était-il sérieux ?
Qu’aurais-je pu lui répondre ? Ce n’était pas comme si j’avais glissé et
posé mes lèvres sur les siennes par accident. L’air que j’inspirai me brûla
les poumons. Je baissai les yeux vers l’herbe vert clair. Lorsque je compris
ce qui se cachait derrière sa question, mon poing se referma sur les brins
d’herbe.
Une douleur aiguë s’éveilla au centre de ma poitrine et se déversa
jusqu’à mon ventre comme une coulée de boue emplissant mes entrailles.
— Je, euh, j’ai oublié que je devais aller voir l’entraîneur avant dîner,
me dit-il en se retournant. Il faut qu’on rentre.
C’était un mensonge.
Il ne pouvait en être autrement.
Sebastian cherchait à s’échapper. Je n’étais pas stupide. Mais que ça
faisait mal. Parce que je crois que c’était la première fois qu’il me fuyait
ainsi.
La peine remonta le long de ma gorge et m’étrangla. Le rouge me
monta aux joues. La gêne la plus terrible s’ancra en moi.
Seigneur.
J’étais à deux doigts de me laisser tomber dans le lac, tête la première,
et de me laisser sombrer.
Engourdie, je me levai et retirai les brins d’herbe collés à mon short.
On retourna à la Jeep sans un mot. J’avais envie de pleurer. Ma gorge me
brûlait. Mes yeux aussi. Je me fis violence pour ne pas m’effondrer là,
devant lui. Mon cœur me faisait tellement mal qu’il était sûrement brisé
en deux.
Une fois dans la voiture, je bouclai ma ceinture et me concentrai sur
ma respiration. Il me suffisait de me contenir jusqu’à ce que je rentre chez
moi. C’était simple. Et quand je serais chez moi, je m’autoriserais à me
rouler en boule dans mon lit et à pleurer toutes les larmes de mon corps.
Sebastian mit le contact et le moteur gronda. La radio s’alluma, elle
aussi, mais je ne discernais pas ce que les voix disaient.
— Tout… Tout va bien, pas vrai ? me demanda-t-il d’un ton hésitant.
— Oui, répondis-je d’une voix rauque. (Je me raclai la gorge.) Bien
sûr.
Sebastian ne dit rien. Pendant quelques secondes, je sentis son regard
sur moi. Je ne tournai pas la tête vers lui. Je ne pouvais pas. J’avais trop
peur de fondre en larmes.
Alors il passa une vitesse et avança.
Qu’avais-je fait ? Je n’avais jamais montré mes sentiments pour
Sebastian. D’habitude, je jouais la comédie. Et voilà que je l’avais
embrassé.
J’aurais voulu revenir en arrière.
J’aurais voulu revenir en arrière pour revivre ce court instant qui ne se
répéterait jamais.
J’aurais voulu revenir en arrière pour ne pas l’embrasser, parce que
cela avait été une énorme erreur.
Désormais, notre amitié et nos relations ne seraient plus jamais les
mêmes.

J’avais mal à la tête et aux yeux, mais je n’avais toujours pas pleuré.
J’avais cru en être capable. Après tout, j’avais à peine touché les boulettes
de viande à l’oignon au dîner, la veille. Ma mère s’en était rendu compte.
Pour éviter les questions, je lui avais dit que je ne me sentais pas bien à
cause de l’entraînement matinal. Après manger, je fus incapable de lire.
Je restai prostrée sur mon lit, les yeux rivés sur la porte du balcon,
pathétique, à attendre qu’il me rende visite, qu’il m’envoie un message…
n’importe quoi. Il ne fit rien de tout cela.
En temps normal, je ne me serais pas alarmée. Durant l’été, on ne
s’était pas parlé tous les jours. Mais après ce qui s’était passé au lac, les
choses avaient changé.
Ma gorge et mes yeux me brûlaient, mais les larmes m’avaient
désertée. Au beau milieu de la nuit, je me rendis compte que je n’avais
pas pleuré depuis… depuis ce qui s’était passé avec mon père. Quelque
part, cela me donna encore plus envie de pleurer. Pourquoi en étais-je
incapable ?
Tout ce que j’obtins fut une migraine carabinée.
Heureusement que je n’avais pas d’entraînement le jeudi, sinon
j’aurais encore eu droit à un sermon. Après que ma mère fut partie
travailler, je me remis au lit et, les yeux rivés au plafond craquelé, je
rejouai dans ma tête tout ce qui s’était passé près du lac avant le moment
fatidique.
Avant que j’embrasse Sebastian.
Une part de moi aurait voulu faire comme s’il ne s’était jamais rien
passé. Cette méthode avait fait ses preuves.
J’agissais tous les jours comme si mon père n’existait pas.
Toutefois, le jeudi matin, quand je découvris à mon réveil que je
n’avais toujours pas eu de message ni de visite de Sebastian, je sus que je
devais me confier à quelqu’un. Je ne savais pas comment réagir ni
comment m’y prendre pour arranger la situation et je doutais que la
solution se présenterait d’elle-même. Alors j’avais envoyé un SMS aux
filles en leur disant que je voulais leur parler. Comme je ne leur avais pas
expliqué pourquoi, elles avaient sans doute compris que c’était une
urgence.
Abbi et Megan m’avaient rejointe le plus vite possible. Dary n’aurait
pas hésité, elle non plus, si elle avait été en ville.
Megan était à genoux sur le lit. Ses cheveux blonds détachés
tombaient sur ses épaules. Abbi, elle, était installée sur mon fauteuil de
bureau et m’observait. Avec son bas de jogging trop large et son
débardeur, on aurait dit qu’elle avait bondi hors du lit et enfilé les
premiers vêtements qu’elle avait trouvés.
Je leur avais déjà raconté ce qui s’était passé, en tirant mon courage
du paquet d’Oreo que Megan avait apporté. J’en avais sans doute avalé
quatre ou cinq pendant que je parlais. Bon, d’accord. Dix. Et je comptais
terminer les restes de spaghettis et de boulettes de viande après leur
départ.
— Je tiens à dire que j’ai toujours su que tu en pinçais pour Sebastian,
déclara Megan.
Je restai bouche bée. Je ne comprenais pas comment ses conseils
hebdomadaires pour m’aider à trouver le père de mes enfants pouvaient
être liés à mes sentiments pour Sebastian.
— Je me doutais depuis un certain temps de ton obsession pour lui,
reprit-elle. Les conseils que je te donnais, c’était pour que tu avoues la
vérité.
Son raisonnement ne tenait pas la route. Du tout.
— Et tu le sais déjà, mais je l’avais deviné, moi aussi, intervint Abbi.
Je t’en ai fait la réflexion la dernière fois qu’on s’est parlé.
— On n’a pas été étonnées que tu te sépares d’Andre, ajouta Megan.
Tu avais envie de tomber amoureuse de lui, mais tu n’y arrivais pas, parce
que tu aimais déjà Sebastian.
C’était la vérité. J’avais voulu tomber amoureuse d’Andre. Je
l’appréciais beaucoup. Mais… mon cœur n’était pas libre. J’avais cru que
notre intimité ferait évoluer mes sentiments pour lui. Cela n’avait pas été
le cas. En réalité, cela avait sûrement été la pire raison de coucher avec
lui. Après, j’avais compris que cette relation ne pouvait pas continuer.
Je me mis à faire les cent pas devant mon placard.
— Si c’était aussi évident, pourquoi est-ce que vous n’avez jamais rien
dit ?
— Je croyais que tu ne voulais pas en parler, répondit Megan en
haussant les épaules.
Abbi acquiesça.
— Tu n’aimes pas te confier à nous.
J’aurais voulu nier, mais c’était la vérité. Elles avaient visé dans le
mille. J’agissais de la même façon avec Sebastian. Je l’écoutais, mais je ne
lui parlais jamais de moi. Je pouvais passer des heures à réfléchir à
quelque chose sans jamais en discuter.
— On y reviendra plus tard. Pour l’instant, il y a un truc que je ne
comprends pas, dit Megan. Tu as dit qu’il avait fait un bruit et je sais de
quel bruit tu parles. Et qu’il t’a serrée contre lui. On dirait que ça lui a
plu…
Je serrai et desserrai les poings contre mes flancs. Je ne tenais pas en
place.
— Je ne comprends pas, moi non plus. Je ne sais pas ce qui m’est
passé par la tête. Tout allait bien. Sebastian faisait l’idiot, comme
d’habitude, et on était l’un sur l’autre…
— Vous êtes souvent l’un sur l’autre ? me demanda Megan. (Quand je
lui adressai un regard noir, elle leva les mains en l’air.) Ne me regarde pas
comme ça. J’essaie de rassembler le plus d’informations possible.
— Ce n’est pas ce que tu crois, répondis-je en me massant les tempes.
Je voulais lui donner une tape sur le bras et il m’a attrapé le poignet. On
faisait les idiots. Et tout à coup, je me suis retrouvée assise sur ses genoux,
à le regarder dans les yeux.
— C’est à ce moment que tu l’as embrassé ? (Abbi croisa les bras.)
Une seule fois ?
Je me pris le visage entre les mains et hochai la tête.
— Nos lèvres se sont à peine frôlées. Je ne suis même pas certaine
qu’on puisse appeler ça un baiser.
— Un baiser, c’est un baiser, dit Abbi.
— Je ne sais pas… intervint Megan en piochant un Oreo dans le
paquet posé à côté d’elle. Il y a différentes façons de s’embrasser. Il y a le
smack, le baiser plus long mais sans langue, le… Attendez une minute.
Pourquoi est-ce que je vous explique ça ? Il n’y a plus aucun hymen intact
dans cette pièce. Vous connaissez déjà les différentes façons de
s’embrasser.
— Oh, mon Dieu, grognai-je en baissant les bras.
Abbi leva les yeux au ciel en secouant la tête.
— Parfois, j’ai du mal avec ton humour. Plus aucun hymen intact ?
Sérieux ? Je ne sais même pas quoi répondre à ça.
Megan parla avec un biscuit dans la bouche.
— Si je comprends bien, tu l’as embrassé vite fait, sans langue, puis tu
as paniqué.
Je me remis à faire les cent pas.
— Oui. C’est à peu près ça.
Elle attrapa sa serviette et essuya les miettes noires autour de ses
lèvres.
— Il t’a rendu ce baiser ?
— Non, murmurai-je. J’ai cru qu’il allait le faire, mais non.
Abbi haussa les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il fichait alors ? Il est resté allongé sans rien faire alors
que tu étais assise sur ses genoux ?
Je grimaçai.
— Plus ou moins.
Mes deux amies échangèrent un regard. Megan prit un autre Oreo.
— Je ne suis pas vraiment surprise que tu l’aies embrassé. Après tout,
tu meurs de lui sauter dessus depuis que tu as compris que les garçons
avaient un pé…
— Je me rappelle très bien le moment où j’ai commencé à voir en lui
plus qu’un simple ami, la coupai-je. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Tu ne le sais pas, parce que, comme d’habitude, tu n’étais pas dans
l’instant présent, dit Abbi en s’adossant au fauteuil. Tu fais toujours ça. Tu
réfléchis trop, tu analyses tout et, du coup, tu ne profites pas de ce qui est
en train de se passer.
J’aurais voulu le nier, mais elle avait raison. Je le faisais souvent.
— Peut-être bien… mais on pourrait cataloguer mes défauts une autre
fois, s’il vous plaît ?
Abbi m’adressa un léger sourire.
— D’accord.
— Tu l’as peut-être pris par surprise, reprit Megan. C’est peut-être
pour ça qu’il a paniqué.
— Tu crois ?
— C’est une possibilité. Vous êtes amis depuis toujours. Même s’il est
amoureux de toi, ton geste l’a sans doute pris au dépourvu. (Elle fit passer
ses cheveux derrière son épaule.) Vous avez discuté, après ? Non, ne dis
rien. Je connais déjà la réponse à cette question. Tu ne lui as plus adressé
la parole.
Je grimaçai.
Elle leva les mains devant elle.
— Je ne dis pas ça pour remuer le couteau dans la plaie. En fait, si tu
n’as pas expliqué ton geste, il y a des chances pour qu’il croie que tu
penses avoir fait une erreur. (Elle jeta un coup d’œil à Abbi.) Non ?
— Eh bien… (Abbi s’appuya contre l’accoudoir du fauteuil.) Bon. Tu
sais que je t’aime, pas vrai ?
Quelque chose me disait que je n’allais pas aimer ce qu’elle avait à me
dire.
— Oui ?
— J’ai une toute petite remarque à faire, dit-elle. (Il était clair qu’elle
choisissait ses mots avec soin.) Tu as embrassé Sebastian. On va
considérer que ce n’était pas un bisou entre amis. En général, les gens qui
s’embrassent sur la bouche veulent être plus que de simples amis.
— D’accord, intervint Megan. Sinon, ça va commencer à être
compliqué à suivre.
— Donc, tu l’as embrassé et il a conscience que ce n’est pas parce que
tu es son amie. Il y a deux possibilités. La première, c’est celle dont a
parlé Megan : il a été surpris, a réagi bizarrement, puis est allé se terrer
quelque part parce qu’il a honte.
Je n’arrivais pas à imaginer Sebastian se cacher parce qu’il avait
honte.
— La deuxième, c’est que le baiser ne lui a pas plu et quand
l’ambiance est devenue gênante, il s’est enfui le plus vite possible en
espérant que tu oublierais tout ça.
Aïe.
Je me dirigeai vers la porte du balcon.
— Tu veux dire qu’il aurait préféré que je ne l’embrasse pas ?
— Euh, alors… (Elle se mordit la lèvre inférieure.) Il n’est avec
personne en ce moment. Toi non plus. (La voix d’Abbi était douce.) Vous
avez des tas de choses en commun. Vous êtes beaux…
— Je coucherais avec toi sans hésiter, commenta Megan.
— Merci, rétorquai-je en riant.
— Et surtout, vous vous connaissez mieux que quiconque. Je me dis
que si le baiser lui avait plu et qu’il s’était rendu compte qu’il voulait plus,
il t’aurait embrassée à son tour. Ou il te l’aurait fait comprendre. Il ne
t’aurait pas dit : « Ça n’aurait jamais dû se passer. »
Le cœur serré, j’écartai le rideau et jetai un coup d’œil à l’extérieur.
Une légère brise faisait onduler les branches du vieil érable.
Abbi avait raison. Sebastian m’avait fait comprendre que ce baiser
avait été une erreur.
— À part ça, je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas être
ensemble, ajouta-t-elle. S’il était vraiment amoureux de toi, il n’aurait pas
réagi comme ça.
Mon estomac se noua. La douleur m’envahit. La sensation était
tellement violente que j’avais vraiment l’impression que l’on m’arrachait
le cœur. Je pris une inspiration tremblante.
— Qu’est-ce que je fais, maintenant ?
Je lâchai le rideau et me tournai vers elles.
Megan haussa les sourcils.
— Personnellement, je lui aurais déjà envoyé un message pour lui
demander quel est son problème.
Cette idée me donnait des sueurs froides.
— Je crois que je suis trop lâche pour ce genre de technique.
— Tu n’es pas lâche, Lena, m’assura Abbi. Je comprends pourquoi tu
n’as rien fait. Sebastian est l’un de tes meilleurs amis. La situation est
délicate.
« Délicate » était un euphémisme.
— Mais je crois que tu devrais lui écrire, moi aussi, reprit Abbi.
Demande-lui si tout va bien. Ça n’engage à rien.
Rien que d’y penser, cela me donnait la nausée.
— Je me sens tellement bête.
Megan fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Parce que… parce que je ne devrais pas perdre mon temps sur des
choses aussi futiles. (Je m’approchai du lit et me laissai tomber à côté de
Megan. J’attrapai un biscuit, mais ma gorge nouée me faisait souffrir.) Il y
a des tas de choses beaucoup plus importantes qui mériteraient mon
attention.
— Comme quoi ? me demanda Megan. La paix dans le monde ? La
politique ? Les dettes de l’État ? Je suis sûre que j’en oublie. Tu regardes
les infos, toi. Je ne saurais même pas sur quelles chaînes les regarder.
Je souris légèrement et secouai la tête.
— Je devrais penser à ma dernière année de lycée. Je n’ai presque que
des cours renforcés, cette année, et l’entraînement de volley va être
physique. Il faut que je me trouve une bourse…
— Tu sais quoi ? Tout ça, c’est des conneries. (Megan tourna la tête
vers moi. Elle était toute rouge.) Tu penses à un mec et tu nous en parles,
et alors ? Je sais très bien que tu n’as pas que ça en tête. Abbi aussi. Tu
n’es pas obligée de passer tes journées à discuter de problèmes sérieux
pour nous prouver que tu n’es pas une pimbêche qui ne pense qu’aux
mecs. De toute façon, c’est toujours pareil. En tant que filles, il faut
toujours qu’on se justifie. On ne pourra jamais gagner.
— Oh, non, souffla Abbi en souriant. C’est parti pour le coup de
gueule.
— Je vais me gêner ! Si on pense aux garçons, les autres, souvent des
filles, parce que, soyons honnêtes, on peut être de vraies garces entre
nous, disent qu’on est superficielles. Qu’on est frivoles. Je ne sais même
pas ce que ça signifie. Et si, au contraire, on ne pense pas tout le temps au
mec qui nous plaît, on nous traite de menteuses. Ou on nous trouve
bizarres. Et si on s’intéresse à d’autres sujets, tout à coup, on est
prétentieuses. On ne peut pas gagner. C’est comme si on n’était pas
autorisées à avoir des sentiments ni à y penser. C’est n’importe quoi.
— Je ne le dis pas souvent, intervint Abbi avec sérieux, mais elle a
raison.
— Évidemment que j’ai raison ! (Megan leva les bras au ciel.) Et ça
marche aussi avec les filles qui aiment les filles. C’est de la folie. Tu
penses à ce qui s’est passé avec Sebastian parce qu’il est important pour
toi, tout comme le lycée, le volley, le boulot et, oui, même les dettes de
l’État.
Je ris.
Megan prit une grande inspiration.
— J’aime penser aux garçons, à Phillip en particulier, et je suis plus
intelligente que la plupart des gens, surtout ceux qui me disent que je suis
superficielle. Je peux penser aux garçons et avoir une vie à côté. Qu’ils
aillent se faire voir ! Ne t’en veux pas parce que tu choisis de te concentrer
sur un moment important de ta vie. Aujourd’hui, ce moment est lié à un
garçon. Demain, ce sera autre chose.
Étonnée par tant de sagesse, je la dévisageai, puis lui souris.
— Waouh, Megan. Je suis à deux doigts de te demander de répéter
tout ça pour que je l’enregistre.
Elle leva les yeux au ciel.
— Hors de question. Je n’arriverais jamais à être aussi bonne une
deuxième fois.
Abbi rapprocha la chaise du lit.
— Je me répète, mais… Megan a raison.
Je me laissai tomber en arrière, sur le lit, et manquai écraser le paquet
d’Oreo. Tandis que j’observais le plafond, la poigne de fer qui enserrait
ma poitrine se desserra un peu. La tristesse était toujours là, comme une
ombre dans mon existence, et je ne savais toujours pas comment me
comporter par rapport à Sebastian, mais je me sentais un peu mieux.
Grâce à elles. À mes amies.
— Les filles, leur dis-je. Je ne vais peut-être pas passer la soirée à
pleurer sur mon canapé et à m’empiffrer des restes de boulettes de
viande.
Abbi éclata de rire.
— C’est bon à savoir.
— Je peux avoir une boulette de viande ? demanda Megan en me
donnant un léger coup de coude. Avec tout le sucre que je viens d’ingérer,
je pense que de la viande me ferait le plus grand bien.
Abbi soupira.
— Vous allez me trouver ridicule, prévins-je sans bouger. Mais on
restera amies toute la vie, pas vrai ? Parce que j’ai le sentiment que ce
n’est pas la dernière fois que je vous raconterai ce genre de bêtises.
Megan gloussa.
— C’était un peu ridicule, mais oui. Amies pour la vie.
— N’oublie pas Dary, dit Abbi en me donnant un petit coup de pied.
Toutes les quatre, on se serrera toujours les coudes. Quoi qu’il arrive.
CHAPITRE 7

Après le départ des filles, je pris mon téléphone et sortis sur le balcon.
Accoudée à la rambarde, j’observai la maison de Sebastian. Sa mère était
dans leur jardin, à genoux, en train de creuser. Elle portait l’un de ces
chapeaux en paille informe. Seules quelques mèches de ses cheveux bruns
dépassaient.
Quand elle enfonçait la pelle dans les plates-bandes qui couraient le
long de leur terrasse ombragée, son corps tout entier tremblait sous
l’effort. À côté d’elle, des pivoines roses et violettes en pot attendaient
d’être plantées. Mes yeux remontèrent le long des briques rouges de leur
terrasse. Leur barbecue en pierre trônait au milieu. Il ne s’était pas
effondré comme le nôtre.
La mère de Sebastian était une femme discrète. Depuis que je le
connaissais, je m’étais rendue des milliers de fois dans leur maison.
Pourtant, durant toutes ces années, les conversations que j’avais eues avec
sa mère se comptaient sur les doigts de la main.
Elle était toujours très gentille, me disait bonjour, me demandait
comment j’allais, comment allait ma mère ou si Lori se plaisait à la fac,
mais cela s’arrêtait là.
C’était le père de Sebastian qui parlait le plus.
Soufflant, je baissai la tête vers mon portable. Pendant tout ce temps,
Abbi et Megan s’étaient doutées de mes sentiments pour Sebastian. Dary
aussi, probablement. Elles ne m’en avaient pas parlé et ne m’avaient pas
poussée à le leur avouer, ce qui en disait long sur notre amitié. Elles me
connaissaient trop bien.
Je m’éloignai de la rambarde pour me laisser tomber sur ma chaise,
les pieds posés sur le bord du siège. Les doigts crispés sur mon téléphone,
je réfléchis aux possibilités qui s’offraient à moi.
Je pouvais faire semblant qu’il ne s’était jamais rien passé. Cela avait
été ma façon de fonctionner pendant des années. Je reportais au
lendemain tout en sachant que je ne ferais jamais rien, mais chaque fois,
le futur me paraissait plein d’espoir et de potentiel.
Cette fois, je ne pouvais pas me le permettre.
Je me mordillai les lèvres et ouvris ma boîte de réception. Là, je
trouvai le dernier message de Sebastian qui datait du vendredi précédent.
L’estomac noué, je tapai :

Tout va bien, entre nous ?

De longues secondes passèrent avant que je trouve le courage


d’appuyer sur « Envoyer ». Lorsque je le fis, je regrettai presque mon
geste. Malheureusement, je ne pouvais pas revenir en arrière. Je restai les
yeux rivés sur mon écran. L’entraînement de foot était terminé. Après,
Sebastian sortait parfois avec des amis. Sinon, il rentrait directement à la
maison.
Inquiète de ne pas recevoir de réponse, je laissai tomber mon visage
contre mes genoux.
Dans un sens, j’étais surprise d’avoir trouvé le courage de lui écrire.
En temps normal, je n’aurais rien fait et j’aurais laissé Sebastian revenir
lui-même vers moi ou attendu que le problème se résolve tout seul. Cette
fois, je ne pouvais pas faire ça.
L’espace d’un moment, je réfléchis à la possibilité d’aller frapper à sa
porte pour voir s’il était là, mais je venais de lui envoyer un message. Je
ne voulais pas non plus le harceler. Ne tenant plus en place, je me levai et
descendis les marches du balcon qui donnaient dans le jardin. À mi-
chemin, je m’arrêtai. Qu’étais-je en train de faire ?
Je jetai de nouveau un coup d’œil dans le jardin de Sebastian. Sa mère
avait presque terminé de planter les fleurs. Il ne restait que les pivoines
rouges en pot. Je fis demi-tour et remontai l’escalier. Une fois à
l’intérieur, je descendis au rez-de-chaussée et fis réchauffer les boulettes
de viande. J’en mangeai quatre, perchée sur l’accoudoir du canapé,
devant les informations.
Quand j’eus terminé, Sebastian ne m’avait toujours pas répondu.
Le ventre plein, je retournai dans ma chambre, mais j’étais tellement
agitée que je restai debout, le téléphone à la main. J’étais incapable de
m’asseoir et de lire. La solution était peut-être de faire le ménage.
Tout pour penser à autre chose.
Je posai mon portable sur ma table de chevet et me dirigeai vers mon
armoire. Des jeans et des livres en jonchaient le bas. La moitié des tee-
shirts et des pulls étaient en train de tomber des cintres.
Finalement, je n’avais plus envie de ranger.
Je refermai la porte de mon armoire et allai m’allonger sur le lit, la
tête la première. Mon estomac protesta.
Je grognai.
— Je suis trop nulle, marmonnai-je contre mes draps.
Tout à coup, mon téléphone bipa et je me redressai vivement à
genoux. J’avais du mal à respirer. Sebastian m’avait répondu. Enfin.

Bien sûr. Pourquoi ça n’irait pas ?

— Pourquoi ? murmurai-je alors que j’avais envie de crier de toutes


mes forces. D’après toi ?
J’étais sur le point de taper cette question en guise de réponse quand
je m’arrêtai, les doigts immobiles au-dessus de l’écran. Mon cœur s’était
emballé, comme si j’avais fait la course.
J’aurais pu me montrer directe et lui rappeler pourquoi je lui avais
posé cette question. Pour être franche, j’avais des tas de choses à lui
demander : que pensait-il de ce baiser ? Pourquoi avait-il paniqué ?
Aurait-il préféré que je ne le fasse pas ? Je pouvais même lui envoyer un
message pour lui avouer que, lorsque je l’avais embrassé, j’avais eu la
sensation de trouver ma moitié.
Je n’écrivis rien de tout ça.
Mon téléphone bipa encore une fois.

Tu vas bien, toi ?

Non. Je n’allais pas bien.


D’aussi loin que je me le rappelais, j’avais toujours été amoureuse de
Sebastian. À présent, j’avais peur d’avoir gâché notre amitié et je craignais
qu’une gêne ne s’installe entre nous.
Je ne lui dis rien de tout ça non plus.
À la place, je tapai :

Oui, bien sûr.

Puis je jetai mon téléphone sur mon coussin. Je me laissai tomber en


arrière en grognant.
— Je suis vraiment une poule mouillée.

Il était grand temps que Feyre leur botte les fesses !


Je refermai mon roman et pressai mon front contre la couverture lisse.
Mon cœur battait la chamade. Les cinq derniers chapitres avaient failli me
causer une crise cardiaque. J’espérais que le troisième tome était déjà
sorti. Sinon, j’allais sauter du balcon.
Posant le livre sur mes genoux, je m’assis plus confortablement sur la
vieille chaise en bois. Ce n’était pas la chaise la plus cosy du monde, mais
avec un coussin sous les fesses et les jambes perchées sur la rambarde du
balcon, c’était le coin lecture idéal.
Un courant d’air chaud passa, caressant mes jambes nues et soulevant
les petits cheveux sur ma nuque. Un second roman était posé par terre, à
côté de ma chaise. Celui-ci se déroulait dans un monde plus
contemporain.
Je ne connaissais pas de meilleure façon de passer le dernier samedi
avant la rentrée : bouquiner et manger.
J’échangeai mon livre avec l’autre qui avait une couronne dorée sur la
couverture et le posai sur mes genoux. Avant de l’ouvrir, je jetai un œil à
Facebook sur mon téléphone. Aucun message privé. En revanche, j’avais
plusieurs notifications Snapchat. Une vidéo de la veille montrant les
footballeurs, complètement ivres, qui tentaient tant bien que mal de
marcher droit sur le trottoir. Sebastian qui mangeait son petit déjeuner.
Dary, elle, avait pris une photo du Washington Monument ainsi que toute
une série de panneaux de signalisation. Dary adorait les panneaux.
J’ouvris ensuite Instagram et fis défiler les selfies et les dernières
photos de vacances sans vraiment les regarder. J’étais sur le point de
refermer l’application quand je me rendis compte que la plupart des
photos se ressemblaient. Les filles étaient en bikini. Les garçons, en
maillot de bain. Tous tenaient un gobelet rouge à la main. Et sur toutes
les photos, il faisait nuit.
Keith.
Il avait sans doute organisé une soirée la veille.
Quand je vis la photo qu’avait postée Skylar, mon pouce se figea sur
mon écran.
Mon cœur se serra. J’étais stupide. Tellement stupide.
Skylar était assise sur le bord d’une chaise longue, les mains posées
derrière elle. Elle portait un maillot deux pièces bleu roi qui mettait en
valeur son corps de rêve. En face d’elle se trouvait Sebastian. Il souriait.
Ils souriaient tous les deux et ils… ils allaient super bien ensemble.
Je restai bloquée sur cette photo pendant un long moment. Trop
longtemps.
Qu’est-ce qui m’avait pris de la suivre sur les réseaux sociaux ?
Je connaissais la réponse à cette question. J’avais commencé à la
suivre plusieurs années auparavant parce qu’elle sortait avec Sebastian et
que, visiblement, j’étais maso. Je me forçais même à liker ses photos pour
ne pas avoir l’air d’être jalouse.
Cela ne m’empêchait pas de l’être. Comme un pou.
Je me rendis aussitôt sur le compte de Sebastian pour voir s’il y avait
des photos de la soirée. C’était plus fort que moi. Toutefois, son dernier
post datait de trois semaines plus tôt. Sebastian n’avait jamais aimé les
réseaux sociaux. Il y passait seulement de temps en temps.
J’avais de nouveau envie de sauter du balcon, mais pour une raison
complètement différente.
Sebastian m’avait envoyé plusieurs messages depuis le baiser, mais je
ne l’avais plus revu. Je ne me faisais pas d’illusions. Les choses avaient
changé entre nous. D’habitude, quand Sebastian était chez lui, et même
lorsqu’il était en couple avec Skylar, je le voyais presque tous les jours. Les
seuls moments où l’on restait séparés aussi longtemps, c’était lorsqu’il
partait en vacances.
Il m’évitait.
Jurant, je fermai l’application et laissai tomber mon téléphone sur le
livre que j’avais posé par terre. L’angoisse me retournait l’estomac. Les
yeux rivés sur l’érable imposant de notre jardin, je secouai la tête. S’était-
il réconcilié avec Skylar quelques jours après que je l’avais embrassé ? Est-
ce que cela avait la moindre importance ?
À mes yeux, oui.
Agacée par mes propres sentiments, j’ouvris mon second roman.
J’avais besoin de me perdre dans une histoire complètement différente de
la mienne.
Je n’avais lu que deux pages lorsque j’entendis un bruit de pas
résonner sur l’escalier extérieur qui menait au balcon. Quand je relevai la
tête, je me figeai. C’était Sebastian. Je ne savais pas si je devais aller me
cacher dans ma chambre ou l’accueillir les bras ouverts.
Je ne fis ni l’un ni l’autre.
Le cœur battant à cent à l’heure, je refermai doucement mon livre.
Sebastian arriva en haut des marches. J’en eus le souffle coupé.
Seigneur.
Sebastian était torse nu. Je l’avais déjà vu sans tee-shirt, mais il me
faisait toujours autant d’effet.
Ses muscles étaient parfaitement dessinés et ses abdos semblaient
avoir été sculptés dans le marbre. Il n’était pas trop musclé. Au contraire,
il était l’exemple même des bienfaits du sport sur un corps. En plus, il
portait une casquette. À l’envers.
J’étais sur le point de fondre.
Je le détestais.
Un sourire en coin, il traversa l’étroit balcon.
— Salut, l’intello !
L’espace d’un instant, je fus incapable de répondre. Je me retrouvai
propulsée au bord du lac, sur ses genoux, mes lèvres effleurant
brièvement les siennes. Le rouge me monta aux joues et une douce
chaleur descendit plus bas, bien plus bas.
Si je voulais faire comme s’il ne s’était rien passé, il allait falloir que je
me contrôle. Lui, visiblement, n’avait aucun problème à le faire, alors je
pouvais y arriver, moi aussi. Il le fallait, parce que si je n’en étais pas
capable, comment pourrions-nous continuer d’être amis ?
Quand il releva la tête, son regard croisa le mien avant de se
détourner. Je crus apercevoir une légère teinte rosée sur ses joues. Était-il
en train de rougir ? Finalement, il n’était peut-être pas si doué pour faire
semblant.
Je m’éclaircis la voix et serrai le roman contre ma poitrine.
— Salut, l’idiot ! Tu as oublié de t’habiller avant de sortir de chez toi ?
Quand il me regarda de nouveau, ses yeux brillaient de malice. Ses
épaules se détendirent.
— J’étais tellement excité à l’idée de venir te voir que je n’ai pas
voulu perdre de temps à trouver un tee-shirt propre.
— Si tu le dis.
— Je voulais t’envoyer un message, dit-il en s’adossant à la rambarde,
à côté de mes pieds, mais je savais que tu serais là.
— Je suis si prévisible que ça ?
— Oui.
— Tant pis, marmonnai-je en réfléchissant à ce que je pouvais bien lui
dire. Tu… Tu as eu un entraînement, ce matin ?
Sebastian hocha la tête.
— Ouais. Jusqu’à midi. J’ai fait la sieste quand je suis rentré.
— Tu t’es couché tard ? demandai-je innocemment.
Mon pouls s’emballa.
Il haussa une épaule athlétique.
— Pas vraiment, répondit-il.
Je me demandais si cela voulait dire qu’il s’était remis avec Skylar ou
s’il était sorti avec quelqu’un d’autre.
En même temps, ces deux mots auraient pu signifier n’importe quoi.
— Keith était tellement bourré qu’il a mis le feu à un tas de feux
d’artifice. (Il croisa les bras, attirant de nouveau mon attention sur son
torse. Comme si j’avais besoin de ça.) Ça m’étonne qu’il n’ait pas perdu
un doigt. Ou une main.
— Je t’avoue que moi aussi.
— Bref. Je suis venu pour une raison. Keith organise un barbecue ce
soir. Enfin, plutôt son grand frère. En petit comité, reprit-il. Tu devrais
venir avec moi.
Mon cœur se mit à danser dans ma poitrine en criant « oui, oui,
oui ! ». Mon cerveau, lui, eut un mouvement de recul et ordonna à mon
cœur de la fermer, parce qu’il était stupide et lui faisait faire des choses
qui l’étaient encore plus.
— Je ne sais pas…
— Allez !
Il m’attrapa le pied. Quand je tentai de me libérer, il resserra sa prise
en enroulant ses doigts autour de ma cheville. Je refusais d’interpréter
son geste.
— On n’a pas eu beaucoup d’occasions de se voir, ces derniers jours.
Je ne suis rentré que le week-end dernier.
Peut-être, mais je t’ai embrassé et ça ne t’a pas plu. Pourtant, il agissait
normalement… À tel point que je commençais à me demander si je
n’avais pas imaginé ce qui s’était passé au lac.
— Viens passer du temps avec moi. Au moins pour manger des
cheeseburgers au feu de bois.
Je posai mon livre sur mes genoux et agrippai les accoudoirs de ma
chaise.
— Je n’ai pas faim.
— Comme si tu pouvais dire non à des cheeseburgers. Tu veux que je
te supplie, c’est ça ?
Je fronçai les sourcils et tentai de libérer ma jambe, sans succès.
Sebastian baissa la tête.
— C’est moi qui conduis. Tu vas t’amuser, tu verras ! Tout ce que tu
as à faire, c’est lever tes jolies petites fesses de cette chaise. Je m’occupe
du reste.
Les yeux écarquillés, je me figeai.
Il trouvait mes fesses jolies ?
Son sourire s’élargit et soudain, je sentis ses doigts me chatouiller la
plante du pied.
— Arrête ! Arrête ! m’écriai-je en riant.
Il s’exécuta, mais garda les doigts contre mes pieds d’un air
faussement menaçant.
— Alors, tu viens ?
Je respirais fort. Je ne lui faisais pas confiance.
— Tu triches !
— Pourquoi je m’en priverais alors que je peux te faire faire ce que je
veux en te chatouillant ? répliqua-t-il en posant un doigt au milieu de
mon pied. (Ma jambe eut un soubresaut.) Qu’est-ce que tu choisis, Nana ?
— « Nana » ? répétai-je, incrédule, en enfonçant les doigts dans les
accoudoirs de la chaise. (Quand m’avait-il appelée comme ça pour la
dernière fois ? Avant que je ne porte des soutiens-gorge ?) Je n’ai plus dix
ans, Sebastian.
Il baissa les yeux.
— Crois-moi, j’en ai parfaitement conscience, dit-il d’une voix rauque.
Les lèvres entrouvertes, je répétai ses mots encore et encore dans ma
tête. Quand il releva la tête, il me regarda dans les yeux. Mon cœur avait
cessé de danser, il se contentait de battre à une allure folle. Je sentais sa
pulsation dans toutes les parties de mon corps.
Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas rendu mon baiser ?
— Viens avec moi, me dit-il encore une fois. S’il te plaît ?
Je fermai les yeux. J’avais envie d’accepter, mais… j’avais besoin d’un
soutien moral.
— Je peux demander à Megan et Abbi de nous accompagner ?
— Bien sûr ! répondit-il. Au contraire, Keith sera ravi. Tu sais qu’il…
— … essaie de sortir avec Abbi ? Oui. (Je pris une grande inspiration
avant de rouvrir les yeux.) D’accord.
— Super. (Avec un grand sourire, il reposa ma jambe sur la rambarde.
Ses doigts s’attardèrent une seconde contre ma peau avant de me lâcher.)
Je savais que tu ne pouvais pas me résister.
Feignant de ne pas l’avoir entendu, je fis tomber mes jambes par terre
et ramassai mes livres et mon portable.
— Donne-moi cinq minutes. (Je me levai et, le rouge aux joues,
rentrai dans ma chambre.) Il faut que je prévienne ma mère.
— Prends ton maillot ! lança-t-il en s’écartant de la balustrade pour
s’asseoir sur ma chaise.
Je revis alors Skylar dans son bikini et décidai qu’il valait mieux que
j’oublie le mien.
Après avoir posé les livres sur mon lit, j’envoyai rapidement un
message à Abbi et Megan, puis plaçai mon portable dans mon sac.
Au rez-de-chaussée, je trouvai ma mère dans la cuisine. Des papiers
étaient étalés devant elle, certains agrafés. Ses cheveux blonds étaient
coiffés en queue-de-cheval haute et elle portait ses lunettes au bout du
nez.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demandai-je en me postant devant la
chaise à côté de la sienne.
— Je passe en revue les dernières lois concernant les garanties. (Ma
mère releva la tête.) Autrement dit la façon la plus ennuyeuse de passer
un samedi après-midi. Et toi ? Tu ne travailles pas ce week-end, je crois ?
— Non. (Je posai les mains sur le dossier de la chaise.) Je pensais aller
à un barbecue avec Sebastian.
— Super. (Ma mère posa son menton sur sa paume et m’observa.) Ça
ressemble à un rendez-vous.
— Maman… l’avertis-je.
— Quoi ? (Elle écarquilla les yeux.) Tu sais bien que je vous
soutiendrais à cent pour cent…
— Mon Dieu, grognai-je en levant les mains au ciel. (Je jetai un coup
d’œil derrière moi, avec un peu de chance, Sebastian allait descendre et
couper court à cette conversation.) Ce n’est pas comme ça entre nous. Tu
le sais.
— Laisse ta mère rêver, soupira-t-elle. C’est un bon garçon, Lena.
— Abbi et Megan seront sans doute là et il y aura d’autres personnes.
(Je me redressai.) Désolée de briser tes rêves.
— Mince. (Elle afficha une moue déçue.) Je m’imaginais déjà tricoter
des chaussons pour votre premier enfant.
— Oh, mon Dieu ! hoquetai-je. (J’étais horrifiée, mais en même
temps, cela ne m’étonnait pas. Ma mère avait toujours eu de drôles
d’idées.) Tu es ridicule. Je suis entourée de gens ridicules.
— Ce sont les meilleurs ! s’exclama-t-elle en riant avant de reporter
son attention sur les papiers devant elle. (Je secouai la tête.) Tu penses
rentrer à quelle heure ?
— Je ne serai pas là pour dîner. Dans la soirée ?
— Très bien. Comme ça, je n’aurai pas à faire à manger. (C’était ma
mère tout craché. Elle cherchait toujours le bon côté des choses.) Au
fait… reprit-elle en relevant les yeux vers moi.
Elle arborait cette expression qu’elle avait chaque fois qu’elle allait me
dire quelque chose qui n’allait pas me plaire.
C’était forcément à propos de mon père.
Je me crispai.
— Réponds au téléphone, Lena. Ça dure depuis trop longtemps.
Croisant les bras, j’inspirai profondément par le nez.
— Pas suffisamment pour moi.
— Lena, me dit-elle. Tu es belle, gentille, loyale… mais ce qui s’est
passé entre ton…
— Maman, je décrocherai, d’accord ? C’est promis. (Je n’avais pas la
moindre envie de parler de cela maintenant.) Je dois y aller. Sebastian
m’attend.
Elle eut l’air de vouloir dire autre chose, mais se ravisa.
— D’accord. Amuse-toi bien. Sois prudente.
Je me penchai pour l’embrasser sur le front.
— Comme toujours.

— Je dis juste qu’il y a deux poids, deux mesures. (J’avais posé les
pieds sur le tableau de bord chaud de la Jeep de Sebastian. La
climatisation soufflait au maximum, mais elle ne faisait pas le poids
contre la température extérieure.) Toi, tu peux conduire torse nu, mais si
une fille s’amusait à conduire avec un haut de maillot, ou topless, ce
serait la révolution.
— Et moi, je dis juste que j’approuve l’idée que les filles conduisent en
bikini, répondit-il, une main sur le volant, l’autre sur le dossier de mon
siège.
Il avait remis sa casquette à l’endroit pour bloquer les rayons du soleil,
mais il était resté torse nu. Il ne portait qu’un maillot et des sandales
Nike.
Derrière mes lunettes de soleil, je levai les yeux au ciel.
— Ça ne m’étonne pas.
— Écoute, les mecs se moquent de ce genre de choses. On ne sera
jamais contre l’égalité face à la nudité. Jamais. (Il ralentit en approchant
de la sortie de la voie rapide.) Le problème, ce sont les filles entre elles.
Je tournai lentement la tête dans sa direction. Il regardait la route.
— Une fille traiterait facilement une autre de pouf parce qu’elle
conduit sa voiture en maillot. Par contre, si un mec le fait, elle dira que
c’est sexy.
Sebastian n’avait pas tort, mais il pouvait courir pour que je l’admette.
Je retirai mes pieds du tableau de bord et me tournai sur mon siège pour
regarder les arbres défiler derrière la vitre. Abbi et Megan nous
rejoignaient. C’était le cousin de Megan, Chris, qui jouait au foot avec
Sebastian, qui les emmenait.
J’avais la sensation que le barbecue en petit comité allait se
transformer en grosse fête avant la fin de la soirée. Ce ne serait pas la
première fois que cela arriverait, surtout avec Keith comme organisateur.
Les rayons du soleil perçaient à travers les branches des arbres qui
bordaient la route étroite et sinueuse. Celui qui avait tracé cette route
avait sans doute été distrait par un serpent pour arriver à ce résultat.
La tête posée contre mon siège, je regardai les érables imposants et les
fougères laisser place aux vergers de pommiers. Ils s’étendaient à perte de
vue, en rangs soignés, sur chaque colline. La famille de Keith en possédait
la majorité.
J’avais emprunté cette route des centaines de fois avec Sebastian et
mes amis, mais aujourd’hui, c’était le dernier samedi avant notre rentrée
en terminale. La dernière journée comme celle-ci. Dans un an, Sebastian
et moi ne serions plus dans cette Jeep, sur cette route. Il n’apparaîtrait
plus sur mon balcon sans m’avertir. Dary ne viendrait plus au Joanna’s
pour me rappeler tout ce que j’avais raté dans la vie.
Je pris une inspiration tremblante. Ma poitrine me faisait mal.
Seigneur. J’avais envie de pleurer comme un bébé. Pourtant, je n’avais
aucune raison de le faire : les changements qui s’annonçaient étaient
positifs. J’entrerais à la fac. Avec un peu de chance, Megan et moi serions
toutes les deux acceptées à l’université de Virginie, et le vendredi, elle
continuerait de me dire que j’allais devenir une vieille fille, entourée de
chats, qui ne mangerait que du thon en boîte bon marché. Dary ne se
gênerait pas pour m’expliquer tous les mauvais choix que je ferais par
FaceTime. Abbi étudierait dans une fac voisine et on se verrait le week-
end.
S’il continuait de jouer au foot, Sebastian intégrerait l’université qui
lui ferait un pont en or et, soyons sérieux cinq minutes, tout le monde
savait que ce serait le cas. On garderait contact. On s’appellerait. Puis les
appels se transformeraient en SMS qui, petit à petit, deviendraient de plus
en plus espacés jusqu’à ce qu’on ne se parle plus que pendant les
vacances, lorsque nous serions tous les deux à la maison.
On grandirait et on s’éloignerait. C’était terrifiant. Mais pour le
moment, à cet instant précis, demain existait encore. La semaine
prochaine aussi. L’année tout entière. Une éternité.
Pour le moment, je n’avais pas à faire face à l’inévitable.
Sebastian tapota mon genou. Je sursautai et tournai la tête vers lui.
— Ça va ? me demanda-t-il.
— Oui, répondis-je d’une voix enrouée.
Je me raclai la gorge.
Son expression se fit inquiète.
— À quoi tu pensais ?
Je haussai les épaules.
— Je me disais que l’année prochaine, on sera tous les deux à la fac.
C’est le dernier été avant la fin du lycée, tu vois ?
Sebastian ne répondit pas. Il se contenta de regarder la route, la
mâchoire crispée. Il faisait toujours cela quand il était en colère ou quand
il refusait de dire quelque chose.
J’étais sur le point de l’interroger sur la question, quand il reprit la
parole.
— Tu feras toujours partie de ma vie. Tu le sais ?
Prise au dépourvu, je ne sus que répondre.
— Même si on n’étudie pas dans la même fac, continua-t-il, comme
s’il y avait une chance qu’on se retrouve au même endroit. On ne sera
jamais des étrangers, toi et moi. (On aurait dit qu’il lisait dans mes
pensées, mais la vérité, c’était qu’il me connaissait trop bien.) Ça ne nous
arrivera jamais. Pas à nous.
J’aurais voulu lui dire que, même avec toute la bonne volonté du
monde, ce genre de choses arrivait aux meilleurs. Avant de partir pour
l’université, ma sœur avait promis à ses amis de rester en contact.
Aujourd’hui, elle était en deuxième année de fac et elle avait de nouveaux
amis et un copain.
Quand les gens cessaient de se voir tous les jours, ils cessaient
également de se manquer. Je le savais mieux que quiconque.
Et ce, même s’ils disaient vous aimer.
— On restera toujours amis. (Il jeta un coup d’œil dans ma direction
comme pour jauger ma réaction.) Quoi qu’il arrive.
Merde. Est-ce qu’il venait de me mettre dans la friend-zone ?
En tout cas, cela y ressemblait.
J’inspirai, en tentant de ne pas prêter attention à la douleur sourde
qui était apparue dans ma poitrine, et passai les mains sur mon short.
— Oui, mon capitaine !
Un léger sourire étira ses lèvres.
— Skylar vient, elle aussi ?
Je regrettai ma question à l’instant où elle quitta mes lèvres.
— Aucune idée, me répondit-il d’un ton sec qui ne lui ressemblait pas.
Je me mordis les lèvres pendant que la voiture ralentissait. Sebastian
prit à droite sur la route qui menait au monstre qui servait de maison à
Keith, au milieu des vergers. C’était une ferme immense, le genre de
maison dont seuls les polygames avec cinquante enfants avaient
réellement besoin.
Sa famille avait de l’argent. Ils exploitaient ces vergers depuis des
générations. Plus tard, Keith reprendrait sans doute les rênes de
l’entreprise familiale, mais pour le moment, il comptait aller à l’université
et jouer au foot comme Sebastian. D’après ce que j’avais entendu, il avait
déjà été accepté à l’université de Virginie-Occidentale. Il avait la carrure
pour être défenseur dans leur équipe.
Plusieurs voitures étaient déjà garées le long de l’allée pavée. J’en
reconnus certaines. Dieu merci, il n’y avait ni la BMW de Skylar ni le
4 × 4 de Cody.
— Petit comité ?
Sebastian rit.
— C’était l’idée.
— Je vois ça.
Il se gara derrière une Honda, en laissant suffisamment de place pour
sortir plus tard. Je ramassai mon sac, que j’avais posé par terre, et sortis
de voiture. En silence, on passa les doubles portes en verre et suivit le
chemin en galets qui faisait le tour de la maison. À chaque pas, les
conversations et les rires se faisaient plus forts, tout comme le bruit de
l’eau. L’odeur de viande grillée embaumait l’air, faisant gargouiller
joyeusement mon estomac.
Sebastian avait raison : je ne disais jamais non à un cheeseburger cuit
au feu de bois.
— Au fait, dit Sebastian en me donnant un léger coup de coude. Si tu
veux partir, dis-le-moi, d’accord ? Ne t’enfuis pas avec n’importe qui.
— Ne t’inquiète pas. Au besoin, je trouverai toujours quelqu’un pour
me ramener.
— Je ne m’inquiète pas. Je te ramène, c’est tout.
Il tenait son tee-shirt contre son épaule. Je suppose que l’enfiler lui
aurait demandé trop d’efforts.
De l’extérieur, Sebastian devait paraître autoritaire, mais en réalité, il
n’était tout simplement pas du genre à amener quelqu’un à une fête puis
à le laisser se débrouiller pour rentrer.
— Peut-être que je ne veux pas rentrer avec toi, dis-je en faisant
balancer mon sac. Il y a des tas de gens qui accepteraient de me ramener.
— On habite à côté. Ce serait idiot, non ?
— Ne remets pas en cause ma logique. (Je contournai Sebastian et
marchai devant lui.) Mais je suis sérieuse. Je n’ai pas envie de rester très
longtemps.
— Moi non plus…
— Aïe ! m’écriai-je.
Il m’avait tapé la plante du pied que je venais de soulever. Je me
retournai et le frappai avec mon sac. Il se protégea avec son bras en riant.
— Fais attention où tu mets les pieds.
— Crétin, marmonnai-je en me retournant.
— Je ne compte pas rester longtemps, moi non plus, reprit-il. J’ai un
entraînement à la première heure demain. Seul avec l’entraîneur. (Il
s’interrompit.) Et mon père.
Je grimaçai.
— Comment va ton père ?
— Il n’y a pas suffisamment d’heures dans une journée pour répondre
à cette question, répondit-il. (Avant que j’aie eu le temps d’insister, il me
prit la main. Je m’arrêtai et me tournai vers lui.) Je compte rentrer à
cause de l’entraînement, mais aussi parce que… (Ses yeux d’un bleu
brillant plongèrent dans les miens.) Il faut que je te parle.
Mon cœur se serra. J’aurais voulu retirer ma main de la sienne et
m’enfuir en courant dans les vergers… mais on m’aurait prise pour une
folle.
— De quoi est-ce que tu veux parler ? demandai-je même si je le
savais pertinemment.
— De choses et d’autres.
Je haussai un sourcil.
— Et tu ne peux pas le faire maintenant ?
— Non, tout à l’heure, me répondit-il. (Il lâcha ma main et me passa
devant.) D’abord, j’ai besoin d’un verre.
CHAPITRE 8

— Mon pote !
Keith sauta de la terrasse en bois et se laissa tomber devant nous
comme Tarzan l’aurait fait s’il avait porté… Oh, mon Dieu, un slip de
bain ? Keith n’était pas petit : grand, avec les épaules larges, il ressemblait
à un ours. Les slips de bain et lui, ce n’était pas compatible.
— Tu as amené Lena !
Sebastian s’arrêta devant moi.
— C’est quoi, ce truc que tu portes ?
Je me fis violence pour ne pas baisser les yeux, mais ce fut plus fort
que moi. Mon regard était attiré, comme par magie. De la magie noire. Et
le vêtement ne laissait pas grand-chose à l’imagination. Je reculai, mais il
était trop tard. Keith dépassa Sebastian et je me retrouvai dans ses bras,
les pieds à plusieurs centimètres du sol, écrasée contre son torse. Je
couinai comme un jouet pour chien.
— Ça fait des siècles que je ne t’ai pas vue ! (Keith me balança de
droite à gauche.) C’était quand, la dernière fois ? me demanda-t-il.
Une forte odeur de bière émanait de lui.
— Je ne sais pas, soufflai-je, les bras bloqués contre lui. Il y a un
mois ?
— Nooon ! (Il allongea le mot.) Plus !
— Lâche-la ! aboya Sebastian. Putain, tu es quasiment à poil, mec !
Keith rit à gorge déployée et se mit à tourner sur place avec moi dans
ses bras. Puis, sans crier gare, il me relâcha. Je trébuchai. Sebastian posa
les mains sur mes épaules pour m’empêcher de tomber.
— Vous aimez mon maillot ? (Il posa les mains sur ses hanches pour
bien dégager la vue. Seigneur. Ma rétine était en train de brûler.) Je
bouge plus facilement et je trouve que ça met mon cul en valeur. En plus,
le vert fait ressortir mes yeux, vous ne trouvez pas ?
— Si, si, murmurai-je en secouant lentement la tête.
Sebastian passa la main sous sa casquette pour se frotter le crâne.
— Je suis traumatisé à vie.
— Au contraire, tu as beaucoup de chance. Vous vous souviendrez de
ce moment béni jusqu’à la fin de vos jours ! (Keith abattit ses mains sur
nos épaules et nous poussa vers le portail ouvert.) Les hamburgers sont
presque cuits. On va bientôt faire griller des saucisses. Les boissons sont
dans les glacières.
La maison de Keith était l’endroit où l’on se réunissait toujours pour
faire la fête. De l’automne jusqu’au printemps, on se réchauffait tous les
week-ends autour d’un feu de camp, dans les champs au-delà des
pelouses parfaitement entretenues. En été, tout le monde venait profiter
de sa piscine, qui était aussi grande que le rez-de-chaussée de ma maison.
Et encore, je ne comptais pas le carrelage rouge qui l’entourait. Une
dizaine de chaises longues y étaient installées. Dessus, je reconnus des
élèves du lycée. Certains nous firent signe de la main en nous apercevant.
Les parents de Keith avaient dû dépenser des sommes astronomiques
pour aménager cet espace… des sommes qui auraient facilement pu
rembourser le crédit de ma mère. À côté de la piscine, il y avait un jardin
fleuri parsemé de bancs, un jeu de lancer de fers à cheval derrière un pool
house plus spacieux que beaucoup d’appartements et un terrain de
badminton.
Je n’étais pas revenue ici depuis la fameuse soirée du mois de juillet.
— Au fait ! (Keith passa la main sur son crâne rasé, attirant mon
attention.) Ta copine Abbi vient, ce soir ?
— Oui. (En imaginant la tête qu’Abbi ferait en voyant ce que portait
Keith, je faillis éclater de rire.) Elle ne va pas tarder à arriver. Elle sera
ravie de te voir.
Elle allait me tuer.
— Génial, répondit-il. (L’idée semblait beaucoup lui plaire.) Je suis
content que tu sois venue. Je commençais à croire que tu ne voulais plus
être mon amie.
Je secouai la tête.
— Je t’aime toujours, Keith. J’étais occupée, c’est tout.
— On n’est jamais trop occupé pour venir me voir ! s’exclama Keith en
reculant vers le barbecue où se tenait Jimmy, son grand frère.
Celui-ci le détailla des pieds à la tête avant de s’esclaffer.
— Oh, merde ! Tu l’as vraiment mis !
— Au secours, marmonna Sebastian.
Sans lâcher Sebastian des yeux, j’essuyai la sueur qui perlait à mon
front d’un revers de main. Il faisait tellement chaud que je commençais à
regretter de ne pas avoir apporté mon maillot.
— C’est ton ami, je te rappelle.
— Je sais, répondit-il en riant.
Il enjamba une plante en pot colorée.
Quand je jetai un coup d’œil aux portes vitrées qui donnaient dans la
maison, je crus voir du mouvement à l’intérieur.
— Tu crois que les parents de Keith sont là ?
— J’espère ! répondit Sebastian en observant la piscine. J’adore
quand son père vient jouer avec nous aux fers à cheval. C’est trop drôle.
Je posai mon sac à côté des autres.
— Je n’arrive toujours pas à croire que ses parents acceptent qu’il
organise toutes ces fêtes. Ma mère est cool, elle aussi, mais elle n’aimerait
pas que j’invite des gens tous les week-ends.
— Keith et Jimmy ont de la chance, à ce niveau. (Il se tourna vers
moi. Sa casquette dissimulait le haut de son visage.) Avant qu’on soit
interrompus par le maillot perturbant de Keith, je…
— Hé, Seb ! (Derrière lui, je vis Phillip se lever d’une chaise longue.
Sa peau noire étincelait au soleil.) Je ne t’avais pas vu !
— Je viens d’arriver, répondit Sebastian en se retournant.
Phillip nous rejoignit. Il donna une tape dans le dos de Sebastian et
me fit signe de la tête. Je lui répondis d’un signe de la main.
Ensemble, ils parlèrent du match amical et de la première rencontre
officielle de la saison qui aurait lieu le vendredi suivant, pendant que je
chantais « Que le monde est petit » dans ma tête. Au bout d’un moment,
Keith déposa un gobelet rouge dans ma main et un autre dans celle de
Sebastian.
— Juste une, dit-il en prenant une gorgée de bière. Je conduis, ce soir.
Keith ricana.
— Mauviette.
— Si tu le dis. (Sans se laisser démonter, Sebastian attrapa des
assiettes et on s’installa pour manger nos cheeseburgers.) Tu as vu le
quarterback des Wood ? Il peut lancer…
Je cessai de nouveau d’écouter. Je me contentai de boire ma bière
jusqu’à ce que j’aperçoive Chris arriver sur le côté de la maison. Laissant
les garçons seuls, j’allai à la rencontre de Megan et Abbi devant le portail.
— Vous êtes enfin là ! m’exclamai-je. Ils parlent foot. Mais alors que
de foot. Du foot et encore du foot.
— Tu n’as pas ton maillot ? fut la première chose qui sortit de la
bouche de Megan.
Elle portait un short en jean et un haut de bikini. La moitié de son
visage était dissimulée sous de grandes lunettes de soleil.
— Abbi et toi, vous ne savez vraiment pas comment vous habiller pour
une fête avec piscine.
Abbi s’était fait des couettes.
— Je te préviens, elle n’a pas arrêté de râler pendant tout le trajet.
— J’ai eu une longue journée. (Elle me prit mon gobelet des mains et
en but au moins la moitié d’une traite.) D’abord, cet abruti, là-bas, dit-elle
en pointant Phillip du doigt (de son majeur), ne m’a pas répondu hier soir
alors que je sais très bien qu’il était ici. Meg aussi. Et tu sais comme moi
que Meg lui court après comme un petit chien depuis deux ans.
Je fis la moue. Je n’avais pas l’impression que Meg Carr courait après
qui que ce soit, mais je préférais ne pas le lui faire remarquer. Abbi ne fut
pas aussi sage.
— Je te rappelle que vous ne sortez plus ensemble. Vous vous
reparlez, d’accord, mais ça ne veut rien dire. (Abbi passa un bras autour
de mes épaules.) Où est-ce que tu veux en venir ?
— J’y arrive, dit-elle en prenant une nouvelle gorgée. Il dit qu’il veut
qu’on se remette ensemble et j’y réfléchis. Mais s’il est sérieux, il pourrait
au moins répondre à mes messages.
Abbi me regarda.
Je ne dis rien.
— Pour couronner le tout, mon crétin de cousin… (Cette fois son
majeur pointa Chris, qui était allé rejoindre Sebastian et les autres.) Je
l’adore, mais il n’a pas arrêté d’envoyer des messages à Mandi sur la
route. Et je suis quasiment sûre qu’il est déjà bourré. J’ai cru qu’on allait
crever.
Mon ventre se serra. Mandi était amie avec Skylar. Si Mandi sortait
avec Chris, ce que je n’avais pas prévu, elle viendrait sans doute ce soir. Et
Skylar l’accompagnerait. Ce genre de filles se déplaçait en meute.
Moi aussi, mais ce n’était pas le sujet.
— Ça, c’est vrai, confirma Abbi. J’ai cru qu’on allait mourir, moi aussi.
— Et comme si ce n’était pas suffisant, ma mère voulait que j’aille au
restaurant avec son nouveau copain et elle ce soir. Soit dit en passant, il
n’a que dix ans de plus que moi. C’est dégueulasse.
Je jetai un coup d’œil à Abbi. Malgré ses soupçons par rapport à sa
mère, elle souriait.
— J’ai dû lui expliquer que c’était le dernier week-end avant ma
dernière année de lycée et que je n’avais pas envie de le passer avec elle
et un mec qui sera remplacé dans un mois par une version tout aussi
jeune.
— Waouh, murmurai-je.
— Elle l’a mal pris, mais je suis là, donc j’ai gagné.
Elle leva mon verre comme pour porter un toast, puis me le rendit.
— Garde-le, lui dis-je avec un geste de la main. Tu as l’air d’en avoir
plus besoin que moi.
— Merci, soupira Megan en m’embrassant sur la joue. Tu es la
meilleure amie du monde.
Abbi pencha la tête sur le côté.
— Et moi ?
— Tu as dit que je n’arrêtais pas de râler, alors tu descends à la
deuxième place, répondit Megan par-dessus le gobelet.
Je ris.
— Dary est à la troisième place, si je comprends bien ?
— Elle rentre quand, d’ailleurs ? demanda Megan en regardant autour
d’elle.
— Demain, lui rappela Abbi.
Elle eut l’air déçue.
— Elle me manque. On devrait prendre des tonnes de selfies et les lui
envoyer toute la soirée.
Je ris.
— Je suis sûre que ça lui ferait plaisir.
— Mais avant : comment ça va, avec Sebastian ? demanda Abbi en le
désignant d’un geste de la tête.
— Bien, répondis-je rapidement. On en parlera plus tard, d’accord ?
Abbi eut l’air de vouloir insister, mais elle n’en fit rien. J’avais
simplement envie de profiter de cette soirée avant de m’inquiéter de ce
que Sebastian voulait me dire.
On passa un temps fou à prendre des selfies avec toutes les personnes
qui se trouvaient autour de la piscine et dans la propriété et à les envoyer
à Dary depuis nos téléphones respectifs. Après des premières réactions
amusées, elle avait cessé de nous répondre. La connaissant, elle avait
commencé à s’énerver vers le vingtième selfie, ce qui rendait la chose
encore plus drôle.
Plus tard dans la soirée, Keith prit Abbi dans ses bras et la fit tourner
comme il l’avait fait avec moi. Sa tenue paraissait l’horrifier, mais je
savais qu’au fond d’elle cela l’amusait beaucoup. Elle se dégagea en le
traitant d’idiot, mais elle souriait. Megan, elle, alla s’asseoir à côté de
Phillip et d’un autre garçon, de l’autre côté de la piscine.
— Elle a vraiment l’intention de se remettre avec lui ? demandai-je à
Abbi.
— Qui sait ? (Elle soupira.) Je n’espère pas. C’est un peu les Selena
Gomez et Justin Bieber de Clearbrook.
— Sauf que personne ne veut qu’ils se remettent ensemble ?
Un éclat de rire lui échappa.
— Tu l’as dit.
Alors que je jetais un coup d’œil dans le jardin, en essayant de me
persuader que je ne cherchais pas Sebastian, j’aperçus Cody à côté du
barbecue, un verre à la main, avec les autres garçons.
— Il est arrivé quand ?
— Qui ? Oh. Aucune idée. (Abbi remonta ses lunettes de soleil rose
vif.) Il y a plein de gens qui sont apparus de nulle part. C’est dingue.
On s’approcha d’une glacière. Abbi sortit un soda de la glace, moi, je
choisis une bouteille d’eau.
— Sebastian m’a dit qu’il voulait me parler, tout à l’heure.
— À quel propos ?
Elle ouvrit sa cannette.
— Je ne sais pas. D’habitude, il n’est pas aussi évasif, mais je me dis
qu’il n’y a pas trente-six sujets à aborder…
Abbi resta silencieuse un instant avant de reprendre la parole.
— Tu as vu le post Instagram de Skylar, hier soir ?
Mon ventre se noua.
— Oui.
— Il a peut-être l’intention de se remettre avec elle, dit-elle et je
grimaçai. Il va peut-être te l’annoncer. Je m’en veux de te dire ça, mais
après cette histoire de baiser, il croit sans doute que tu mérites de
l’entendre de sa bouche.
Un nuage passa devant le soleil. Abbi remonta ses lunettes sur son
front.
— C’est vrai que Skylar et lui forment le couple parfait.
Je jetai un coup d’œil aux garçons. Keith ondulait des hanches et
levait le bras en rythme.
— Non, le couple parfait, ce serait Sebastian et toi.
Tout à coup, j’eus envie de me cacher derrière les buissons.
— Je ne veux plus y penser. C’est agaçant. Je m’énerve toute seule, je
te jure. (Je tournai la tête.) Je suis en train de me rendre folle.
— Alors, tu devrais te trouver un mec, canon de préférence, pour
passer le temps avant de partir à la fac.
— Arrête, on dirait Megan, rétorquai-je. Mais je me trouverai peut-
être quelqu’un. Un beau mec qui aime lire et qui s’intéresse à l’Histoire.
— Là, tu parles d’une vraie relation, dit-elle d’un ton sec. Moi, je te
proposais juste quelques galipettes devant Netflix. N’en demande pas
trop.
Je ris et bus une gorgée d’eau.
Abbi se tourna vers Megan, qui avançait vers nous d’un pas dansant.
Arrivée à notre hauteur, elle s’arrêta et remonta ses lunettes de soleil sur
son front.
— Les filles, vous n’allez jamais croire ce que j’ai entendu !
— Quoi ? demandai-je, contente de changer de sujet.
La voix de Megan tremblait d’excitation.
— Griffith et Christie viennent de partir avec Steven pour aller acheter
de la coke à un mec ultra louche en ville.
Sous le choc, je baissai ma bouteille. Je ne m’étais pas attendue à une
chose pareille.
— Ça ne m’étonne pas, marmonna Abbi. Ils l’ont déjà fait en juillet, je
te rappelle. Christie a super mal réagi. Keith a failli appeler les pompiers.
Megan en resta bouche bée.
— Tu étais au courant ? Ils le font souvent ?
— Suffisamment pour savoir où en trouver.
Je n’arrivais toujours pas à croire qu’ils étaient partis acheter de la
drogue, ni vu ni connu, comme s’ils étaient allés au supermarché pour
rapporter des chips.
Ce n’était pas anodin.
Je n’étais pas naïve, mais je ne m’étais pas attendue à ce genre de
comportement de leur part. Pour être honnête, j’aurais été surprise
d’apprendre que n’importe qui dans mon entourage prenait de la coke ou
de l’héroïne.
— Eh bien… (Megan baissa les yeux vers son gobelet rouge. Elle
s’était resservie.) Phillip pense essayer, ce soir. Il a failli partir avec eux.
Tu y crois, toi ?
Abbi grimaça.
— Quel idiot !
— Pas vrai ? (Megan prit une gorgée de bière.) Je vais aller lui crier
dessus. Je reviens.
— Tu crois que Keith en prend ?
Je recoiffai une mèche de cheveux derrière mon oreille.
— Je ne savais même pas que Griffith et les autres en prenaient,
alors… Aucune idée.
— Ça expliquerait le slip de bain, en tout cas, dit-elle avec un lourd
soupir. Il faut vraiment être défoncé pour avoir ce genre d’idées.
Je gloussai.
— Tu as raison.
— Hé, souffla Sebastian à mon oreille avant de passer un bras autour
de mes épaules.
Quand je sentis son torse chaud et musclé se presser contre mon dos,
je cessai de respirer. Un frisson descendit le long de ma colonne vertébrale
et le rouge me monta aux joues.
— Où étais-tu passée ?
Abbi haussa les sourcils en nous observant.
Je tournai aussitôt les yeux vers la piscine.
— Je n’ai pas bougé d’ici. Et toi, tu étais où ?
— Partout, répondit-il en me forçant à me retourner.
Il avait remis sa casquette à l’envers. Nos visages n’étaient qu’à
quelques centimètres l’un de l’autre. On était presque aussi proches qu’au
lac. Si proches que je pouvais sentir une légère odeur de bière dans son
souffle.
— J’aimerais tester quelque chose. Avec toi. Mais tu vas être…
mouillée.
Bouche bée, je sentis mon bas-ventre se réveiller.
— Ah oui ? intervint Abbi d’une voix amusée. J’ai hâte d’entendre de
quoi il s’agit.
Oh, bon sang.
Le sourire aux lèvres, Sebastian me retira mes lunettes et les posa sur
sa casquette.
— J’ai toujours préféré montrer, plutôt qu’expliquer.
Je ne pouvais rien faire d’autre que le dévisager. J’avais l’impression
d’avoir atterri dans une dimension parallèle, dans l’univers des romances
que je lisais, où les déclarations d’amour en public abondaient et où la fin
était toujours heureuse. J’étais incapable de détourner les yeux des siens,
si bleus qu’ils paraissaient presque irréels. Nous étions si proches que je
voyais la petite tache de rousseur sous son œil droit.
— Qu’est-ce que tu… ? murmurai-je avant de perdre l’usage de ma
voix.
Sebastian baissa la tête et fit descendre son bras le long de mon dos
pour m’attraper par la taille. Puis il m’attira à lui. Mon cœur battait
tellement fort que j’allais avoir une crise cardiaque.
Cela allait vraiment arriver. Avec tous nos amis autour. Cela allait
vraiment arriver.
Il pencha la tête sur le côté. Nos lèvres étaient alignées.
— Lena, Lena, Lena…
Je fermai les yeux et sentis son souffle chaud contre ma bouche. Les
muscles de mon corps tout entier se tendirent. L’espoir et le désir
m’empêchaient de respirer.
Cela allait vraiment arriver. Et cette fois, la fin serait différente.
CHAPITRE 9

Je posai les mains sur le torse de Sebastian, puis les fis remonter
jusqu’à ses épaules. Les éclats de rire et la musique qui résonnaient autour
de nous me parvenaient de très loin. Je sentis Sebastian bouger contre
moi, se baisser jusqu’à passer un bras sous mes jambes. Quand il me
souleva, je rouvris vivement les yeux.
Il m’embrassa sur le bout du nez.
Tout à coup, je me retrouvai propulsée en arrière. J’étais tellement
choquée que je n’eus même pas le réflexe de crier.
J’atterris dans l’eau, les fesses en premier, incapable de respirer.
Malgré les mouvements frénétiques de mes bras, je coulai comme une
pierre. Lorsque mes pieds touchèrent le fond de la piscine, je me figeai et
ne remontai pas tout de suite. Je n’arrivais pas à y croire.
Que venait-il de se passer ?
J’avais cru que Sebastian était sur le point de m’embrasser, mais pour
lui, ce n’était qu’un jeu, le genre de plaisanteries qu’il faisait à ses amis. Il
se conduisait comme s’il ne s’était absolument rien passé le jeudi
précédent. Je… j’étais vraiment stupide.
Pour ceux qui avaient assisté à la scène, la situation devait être claire
comme de l’eau de roche. Moi, les yeux fermés, les mains sur ses
épaules…
J’étais une imbécile.
Et j’allais me noyer.
Les poumons en feu, je pris appui sur le fond de la piscine pour
remonter. Crachant de l’eau, je m’écriai :
— Tu es vraiment un connard !
— Hé ! Je voulais seulement t’aider. (Sebastian se tenait au bord de la
piscine, un sourire taquin aux lèvres.) Tu avais l’air d’avoir trop chaud.
— À mon avis, ce n’est pas comme ça que Lena voulait être mouillée,
rétorqua Abbi.
Sebastian tourna vivement la tête vers elle. Megan, qui l’avait rejointe
pendant que je me noyais dans ma propre stupidité, faillit s’étouffer en
buvant. Elle se retourna et s’éloigna de la piscine tout en s’éventant avec
sa main.
Je me laissai de nouveau glisser sous la surface de l’eau, des envies de
meurtre plein la tête. J’allais étrangler Abbi.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas ressenti un tel embarras. Je
nageai jusqu’au petit bassin, puis sortis de l’eau. Sebastian me rejoignit
avec une serviette de bain à la main.
— Tu es mignonne, toute mouillée, me dit-il.
— La ferme.
Je montai les marches.
— Je t’aime bien, comme ça.
Je me penchai en avant pour m’essorer les cheveux. De grosses
gouttes ruisselèrent, formant une flaque autour de mes tongs
complètement imbibées.
— Et moi, j’ai envie de te frapper.
— Quelle agressivité !
Je tirai sur mon tee-shirt pour l’égoutter, mais cela ne servit à rien. Il
continua de coller à ma peau. Heureusement, il n’était pas blanc et je
n’avais pas non plus choisi un short trop large qui, trempé, aurait glissé
sur mes jambes.
— Si tu continues, je vais vraiment devenir agressive.
Il rit à gorge déployée.
— J’aimerais bien voir ça.
— Non, ça ne te plairait pas. (Je me hissai sur la pointe des pieds pour
récupérer mes lunettes.) Crois-moi.
Keith passa à côté de nous.
— Toi, tu sais comment faire mouiller une fille, Seb.
Le visage écarlate, je serrai les poings.
— Visiblement, vous êtes aussi peu doués l’un que l’autre, intervint
Abbi.
Keith haussa les sourcils.
— Chérie, je me mettrais à genoux devant toi, ici, devant tout le
monde, si tu acceptais que je te montre à quel point je suis doué…
— Stop. Tu viens de confirmer ce que je pensais, dit Abbi en levant la
main pour le réduire au silence. Si tu savais ce que tu faisais, tu n’en
parlerais pas autant.
— Elle n’a pas tort, commenta Sebastian.
Keith rit et tira légèrement sur une couette d’Abbi.
— Je peux te prouver que tu as tort. Donne-moi cinq minutes.
— Cinq minutes ? demanda-t-elle en gloussant.
J’arrachai la serviette des mains de Sebastian et m’éloignai pour éviter
de faire quelque chose de stupide, comme lui balancer mon poing dans la
figure, par exemple. Je traversai la terrasse en direction du pool house et
du jeu de fers à cheval.
— Ce n’était pas très sympa.
Je me retournai vivement. Cody se tenait là, une bouteille à la main.
Ne pouvait-on me ficher la paix cinq minutes et me laisser ruminer dans
mon coin ? Était-ce trop demander ?
— Non, marmonnai-je.
— Tu as l’air très en colère.
Je pris une grande inspiration et relevai les yeux vers lui.
— Et en plus, il est perspicace.
Il rit doucement et leva sa bouteille.
— Du calme. Ce n’est pas moi qui t’ai jetée à la flotte.
Je passai la serviette autour de mes épaules et comptai dans ma tête
jusqu’à dix. Cody n’avait rien fait de mal.
— Qu’est-ce que tu fabriques ici ?
— Pas grand-chose. (Il prit une gorgée de sa boisson.) Je suis en train
d’essayer de décider si je veux rester ou aller ailleurs.
Même si je n’étais pas d’humeur à bavarder, je n’avais rien de mieux à
faire. Abbi continuait de se disputer avec Keith, et Sebastian était allé
retrouver Phillip et Megan sur les chaises longues.
— Où ça, « ailleurs » ?
— Aucune idée. Mais je ne suis pas d’humeur aujourd’hui. (Adossé au
mur du pool house, il croisa les jambes au niveau des chevilles et observa
la piscine.) Il manque une de tes amies, non ?
Je hochai la tête.
— Dary. Elle est à Washington avec sa famille.
— Sympa. (Il avait pourtant l’air de penser le contraire.) Tu comptes
rester tard ?
La nuit commençait à tomber. Il devait être un peu plus de 20 heures.
J’étais déjà restée plus longtemps que prévu.
— Non, pas trop.
Je mourais d’envie de rentrer chez moi et de me jeter sur les biscuits
que ma mère m’avait achetés.
— Tu n’as pas l’air d’humeur, toi non plus. (Il se tourna vers moi.) On
pourrait voler les clés de Sebastian et aller faire un tour.
Je ravalai un ricanement.
— Je ne pense pas que ce serait très prudent.
— Pourquoi ? (Un sourire malicieux étira ses lèvres.) Au moins, ce
serait drôle.
— Oui, oui. (Je retirai mes tongs en espérant que les pierres avaient
suffisamment absorbé la chaleur du soleil pour les sécher.) Alors, premier
problème : ça m’étonnerait que tu arrives à voler ses clés dans la poche de
son maillot.
— Fais-moi un peu confiance, répondit-il. Je suis très habile de mes
doigts.
— Je n’en doute pas. Ce qui m’amène au deuxième problème. On m’a
dit que tu t’étais remis avec Jessica et ça m’étonnerait qu’elle soit
contente d’apprendre qu’on a volé une voiture tous les deux, lui dis-je. Je
n’ai pas envie de m’attirer des ennuis.
— Décidément, les nouvelles vont vite ! (Cody secoua la tête.) Jessica
peut être… passionnée, c’est vrai.
— C’est le moins qu’on puisse dire, rétorquai-je en riant un peu. Sans
vouloir être méchante.
— Ne t’en fais pas. Je comprends. (Il posa la main sur mon bras.) On
a de la compagnie.
Je n’eus pas le temps de me retourner.
— Hé, dit Sebastian derrière moi. Je vous dérange ?
Je me crispai. Il était hors de question que je lui prête la moindre
attention.
— On était en train de discuter.
— Je vois ça. (Sebastian vint se placer à côté de moi. Il était tellement
proche que je sentais la chaleur émaner de son corps.) Vous parliez de
quoi ?
— On était en train de comploter dans ton dos, répondit Cody.
Sebastian ricana.
— Tu sais ce que veut dire « comploter », toi ?
— Tu es en forme ce soir, Seb. (Cody toussa pour dissimuler un éclat
de rire, puis pointa sa bouteille vers moi.) Amuse-toi bien avec ce numéro.
(Tout sourire, il tourna ensuite sa bouteille vers Sebastian.) J’ai entendu
dire que tu avais un cours de rattrapage avec l’entraîneur, demain. Tant
mieux. Tu n’étais pas là pendant un mois. Tu as intérêt à retrouver le
niveau.
— Ne t’inquiète pas pour ça, dit Sebastian.
— On verra, riposta Cody avant de s’éloigner.
Je jetai un coup d’œil à Sebastian.
— Ce n’était pas très poli de nous interrompre.
— Je n’avais pas l’intention de l’être. Je voulais surtout te sauver
d’une conversation avec lui.
— Je ne me souviens pas de t’avoir appelé au secours.
— Waouh. (Il se plaça devant moi au moment où les guirlandes
lumineuses accrochées dans les arbres s’illuminaient. Il fronça les
sourcils.) Tu es…
— Si j’étais toi, je ferais attention à ce que je vais dire, l’avertis-je en
relevant la tête vers lui. Choisis tes mots avec soin.
Refermant la bouche, il tourna la tête sur le côté, puis retira sa
casquette et se passa la main dans les cheveux avant de la remettre.
— Tu m’en veux de vous avoir interrompus ?
Oui, bien sûr. J’étais en colère parce que je n’avais pas pu parler à
Cody plus longtemps. Je sentis mon visage s’empourprer. L’éclairage
extérieur n’était pas assez fort pour que Sebastian le remarque. La
frustration m’envahit.
— N’importe quoi.
— Attends une minute. (Il rit, mais son rire sonnait faux.) Tu es
intéressée par Cody ? Il te plaît ?
— Quoi ?
— Est-ce que tu veux sortir avec Cody ? me demanda-t-il.
Je serrai davantage la serviette contre moi. J’avais sans doute mal
entendu. Comment pouvait-il me poser cette question alors que je l’avais
embrassé, lui.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
À le voir, on aurait dit que je venais de lui annoncer que j’abandonnais
le lycée pour aller faire la manche avec une guitare.
— Cody n’est pas sérieux, Lena. Il est sorti avec la moitié du lycée et il
s’est remis avec…
— Je sais tout ça, mais je ne comprends pas en quoi ça te concerne,
répliquai-je en faisant mon possible pour ne pas élever la voix.
Incrédule, Sebastian me dévisageait.
— Tu ne t’es jamais intéressée à lui. Jamais. Tu es en train de me dire
que ça a changé ?
Cody ne me plaisait pas du tout. Cette conversation était ridicule.
— Pourquoi tu me poses toutes ces questions ? Tu n’étais pas avec
Skylar, hier soir ?
Sebastian tourna soudain la tête.
— Je ne vois pas le rapport.
Ma respiration se bloqua dans mes poumons, brûlant ma poitrine. La
jalousie et l’amertume avaient un goût rance et métallique. Cela faisait
trop longtemps que ces sentiments couvaient. Je les avais enfouis au fond
de moi et avais fait semblant qu’ils n’existaient pas. À présent, ils
s’étalaient au grand jour. Je me sentais mise à nu. Je ne pouvais plus me
cacher.
Sebastian se frotta le torse, juste à hauteur du cœur.
— Je n’arrive pas à croire qu’on ait cette conversation.
— Tu n’arrives pas à y croire ? répétai-je en colère. C’est toi qui as
commencé ! Et tu sais quoi, je n’ai pas envie de te parler. Je suis trop
énervée contre toi.
— Énervée ? (Il haussa les sourcils.) Pourquoi ?
Je laissai tomber la serviette et regardai ostensiblement mes
vêtements mouillés. Une petite flaque d’eau s’était formée à mes pieds.
Au fond de moi, je savais bien que ce n’était pas pour m’avoir jetée à l’eau
tout habillée que je lui en voulais. Il l’avait déjà fait. Moi-même, je l’avais
poussé plusieurs fois dans la piscine de Keith. Mais j’avais envie d’être en
colère, parce qu’être en colère, c’était toujours mieux qu’être
embarrassée, blessée ou, pire, déçue.
— Tu es sérieuse ? Tu m’en veux pour ça ? (Il recula.) Qu’est-ce qui
t’arrive ? Tu… ?
— Je t’ai embrassé !
À l’instant où ces mots franchirent mes lèvres, je sentis une boule se
former dans ma gorge.
Il se crispa et pencha la tête vers moi.
— Quoi ?
— Je t’ai embrassé, mardi, et… Je n’avais pas l’intention de le faire.
C’est arrivé, c’est tout. Et avant que j’aie pu m’expliquer, tu t’étais déjà
enfui. Tout à l’heure, avant que tu me jettes dans la piscine, j’ai cru que tu
allais m’embrasser à ton tour, avouai-je. (Je respirais fort. J’avais envie de
vomir.) J’ai cru…
Dans la lumière tamisée, ses yeux avaient la couleur de l’océan la nuit,
un bleu sombre d’une profondeur infinie.
— Lena, je pensais…
— Sebastian !
La voix de Skylar le fit reculer. Il prit une grande inspiration et tourna
la tête dans sa direction.
Oh, non. Il ne manquait plus que ça.
Skylar descendait l’allée vers nous. Elle portait une robe bustier qui
couvrait à peine ses cuisses et marchait si vite que ses cheveux se
soulevaient sur ses épaules. On aurait dit qu’elle défilait sur un podium.
— Ah, tu es là ! Je t’ai cherché partout !
Les lèvres pincées, je me fis violence pour ne pas lui faire remarquer
que nous n’étions pas cachés et que, par conséquent, elle n’avait pas dû
chercher bien loin.
Quand elle nous rejoignit, elle arborait un sourire digne de Miss
Amérique. Elle posa la main sur le bras de Sebastian. Je baissai la tête vers
le sol.
— On peut discuter cinq minutes ? lui demanda-t-elle.
Je fermai brièvement les yeux. Il allait dire oui. Il était temps pour moi
de clore cette conversation avant de causer des dommages irréparables à
notre relation. J’enfilai mes tongs.
— Il faut que j’aille… là-bas.
Sebastian reporta son attention sur moi.
— Lena…
— À plus tard, le coupai-je en m’efforçant de sourire à Skylar.
Elle me rendit mon sourire et je crois même qu’elle me parla, mais je
ne distinguai pas un mot avec le bourdonnement du sang qui battait à
mes tempes. Lorsque je retournai au bord de la piscine, je me précipitai
vers Abbi.
— Ça va ? me demanda-t-elle.
Elle était assise sur le bord d’une chaise longue sur laquelle était
allongé Keith. Visiblement, il avait décidé que le slip de bain n’était pas
pour lui et avait enfilé un short et un tee-shirt. C’était beaucoup mieux.
— Oui. (Je m’éclaircis la voix.) Tout va bien.
Elle n’eut pas l’air de me croire et jeta un coup d’œil vers le pool
house. Quand elle ouvrit la bouche, je l’empêchai de parler.
— On en discutera demain.
— D’accord. (Elle tapota le siège à côté d’elle.) Assieds-toi à côté de
moi.
Je m’installai au bord de la chaise longue. Dos au pool house, je ne
regardai pas une seule fois en arrière. Pendant que j’écoutais Keith et Abbi
se chamailler, je tentai de me convaincre que ce qui s’était passé avec
Sebastian n’était pas important. La soirée avait été un fiasco, mais
demain, tout irait mieux.
Oui, il y avait toujours un lendemain.
AUJOURD’HUI
CHAPITRE 10

Dimanche 20 août
Je ne pouvais pas bouger. J’avais mal partout : ma peau semblait
tendue jusqu’au point de rupture, mes muscles me brûlaient comme s’ils
étaient en feu et mes os me faisaient tellement souffrir que je ressentais la
douleur au plus profond de leur moelle.
La confusion m’envahit. J’avais l’impression que mon cerveau était
rempli de brouillard et de toiles d’araignées. Quand j’essayai de lever les
bras, ils restèrent immobiles, lourds comme du plomb.
Je crus entendre un son aigu et répétitif, ainsi que des voix, mais ils
me paraissaient très loin, à l’opposé du tunnel dans lequel je me trouvais.
Je ne pouvais pas parler. Il… Il y avait quelque chose dans ma gorge,
au fond de ma gorge. Mon bras convulsa, hors de contrôle, et je sentis
quelque chose le retenir, sur le dos de ma main.
Pourquoi étais-je incapable d’ouvrir les yeux ?
La panique commença à s’insinuer en moi. Pourquoi ne pouvais-je pas
bouger ?
Il y avait un problème. Un gros problème. Je voulais juste ouvrir les
yeux. Je voulais…
Je t’aime, Lena.
— Moi aussi, je t’aime.
Les voix résonnèrent dans mon esprit. L’une d’entre elles était la
mienne. Cela ne faisait aucun doute. L’autre…
— Elle est en train de se réveiller.
Une voix féminine interrompit mes pensées. Elle me parvenait de
l’autre bout du tunnel.
Des bruits de pas s’approchèrent.
— Je lui administre du propofol, dit un homme.
— C’est la deuxième fois qu’elle se réveille, fit remarquer la femme.
C’est une sacrée battante. Sa mère va être contente de l’apprendre.
Une battante ? Je ne comprenais pas de quoi ils parlaient. Pourquoi
ma mère aurait-elle été contente de savoir que…
Je devrais peut-être conduire ?
Une douce chaleur se répandit dans mes veines, depuis la base de mon
crâne, et se propagea dans toutes les cellules de mon corps. Alors, il n’y
eut plus aucun rêve, plus aucune pensée et plus aucune voix.

Mardi 22 août
La nausée me retournait l’estomac.
Ce fut la première chose que je remarquai lorsque j’émergeai de
nouveau d’un sommeil profond et oppressant. J’avais mal au cœur. Si
j’avais eu quelque chose dans le ventre, j’aurais sans doute vomi.
J’avais mal partout.
Mon crâne m’élançait, ma mâchoire aussi, mais la douleur la plus
intense provenait de ma poitrine. À chaque inspiration, mes poumons me
brûlaient davantage et ne semblaient pas fonctionner normalement.
J’avais du mal à aspirer de l’oxygène. En fait, quelque chose me serrait au
niveau de la poitrine, comme des élastiques.
Comme je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, je tentai d’ouvrir les
yeux. Au début, rien ne se passa. J’avais l’impression que mes paupières
avaient été cousues entre elles, mais je persistai encore et encore jusqu’à y
parvenir.
Une lumière éblouissante m’aveugla. Malgré tous les efforts que
j’avais faits, je refermai les yeux. J’aurais voulu me recroqueviller sur moi-
même. Je commençai à bouger, mais m’arrêtai aussitôt. Des piques de
douleur me transperçaient de part en part.
Que se passait-il, à la fin ?
— Lena ? (La voix se rapprocha.) Lena ? Tu es réveillée ?
Je connaissais cette voix. Elle appartenait à ma sœur. Mais c’était
impossible. Elle était à Radford, à la fac. Je crois.
Je n’avais pas la moindre idée de la date. Était-on samedi ?
Dimanche ?
Des doigts froids se posèrent sur mon bras.
— Lena ?
Cette fois, quand j’ouvris les yeux, je ne fus pas surprise par la
lumière. Ma vision s’éclaircit et je vis un faux plafond comme ceux du
lycée, au-dessus de moi. Sur ma droite se trouvait ma sœur, Lori. Elle était
assise sur l’une des deux chaises disposées à côté du lit.
C’était bien elle.
Mais elle avait une mine affreuse.
Je ne l’avais jamais vue comme ça. Elle avait toujours été très jolie,
même le matin, au réveil. C’était dans ses gènes. Pourtant, à cet instant,
elle avait les cheveux attachés en un chignon informe et on aurait dit
qu’elle ne les avait pas lavés depuis des jours. De profonds cernes rosés
creusaient ses yeux injectés de sang. Le tee-shirt gris de l’université de
Radford qu’elle portait était tout froissé.
— Salut, murmura-t-elle. (Elle souriait, mais je savais que quelque
chose clochait. Son sourire paraissait faux.) Tu te réveilles enfin,
marmotte !
Avais-je dormi longtemps ? J’en avais l’impression. J’avais la sensation
d’avoir dormi des jours. Mais je n’étais pas dans mon lit ni même dans ma
chambre. Je m’humectai les lèvres. Elles étaient sèches, tout comme ma
bouche et ma gorge.
— Qu’est-ce… ? (J’avais du mal à respirer. Les mots étaient difficiles à
prononcer.) Qu’est-ce qui se passe ?
— Qu’est-ce qui se passe ? répéta-t-elle en fermant les yeux. (Elle les
serra si fort que la peau se plissa aux coins.) Tu es aux soins intensifs de
l’hôpital de Fairfax. À INOVA.
Quand elle rouvrit les paupières, elle jeta un coup d’œil à la porte.
— Je… Je ne comprends pas, murmurai-je d’une voix rauque.
Son regard se posa de nouveau sur moi.
— Quoi ?
Parler m’épuisait.
— Pourquoi… je suis à l’hôpital ?
Lori me dévisagea longuement.
— Tu as eu un accident de voiture, Lena. Un accident… (Sa voix se
brisa et elle prit une grande inspiration.) Un accident très grave.
Un accident de voiture ? Je l’observai un instant avant de reporter
mon attention sur le faux plafond et les lampes éblouissantes. Quelques
secondes s’écoulèrent. Quand je tournai légèrement la tête de l’autre côté,
je grimaçai. Une douleur fulgurante ricocha sous mon crâne. Les murs
étaient blancs. Devant, il y avait des machines et des boîtes, dont le
contenu était indiqué comme dangereux.
Voilà qui expliquait le tiraillement que j’éprouvais à la main. C’était
une intraveineuse. J’étais bien à l’hôpital. Mais… un accident de voiture ?
J’avais beau me creuser la tête, c’était comme si mes souvenirs étaient
dissimulés derrière un écran de fumée.
— Je… Je ne me souviens pas… d’un accident.
— Mon Dieu, murmura Lori.
La porte s’ouvrit et ma mère entra. Derrière elle se trouvait un grand
homme mince qui portait une blouse blanche. En me voyant, ma mère se
figea et porta les deux mains à son cœur. Elle avait l’air aussi mal en point
que Lori.
— Mon bébé, s’écria-t-elle en se précipitant vers mon lit.
Un souvenir remonta à la surface. Des paroles… des paroles que l’on
m’avait dites. « Tu m’aimes assez pour me porter jusqu’à chez moi sans
réveiller ma mère et me mettre au lit ? »
Quelqu’un m’avait posé cette question. Dehors, devant la maison de
Keith. La voix remontait des profondeurs de mon inconscient et me
paraissait très familière. « Mais d’abord, on va passer au McDo. J’ai envie
de nuggets. »
Des nuggets ?
Le souvenir s’évanouit aussi vite qu’il était apparu. J’étais incapable
de mettre un nom sur cette voix ou même de savoir s’il s’agissait d’un
rêve ou de la réalité.
— Oh, merci, mon Dieu. (Ma mère se pencha en avant et m’embrassa
sur le front, le nez et le menton.) Merci. Merci. (Elle m’embrassa de
nouveau sur le front.) Comment tu te sens ?
— Perdue, réussis-je à articuler.
Je ne comprenais absolument rien à ce qui était en train de se passer.
— Elle ne se rappelle rien, dit Lori en se levant et en posant les mains
sur ses hanches. Elle ne se rappelle pas l’accident.
— C’est un phénomène courant chez les patients souffrant de ce genre
de blessures. Cela peut aussi être dû aux sédatifs que nous lui avons
administrés, dit l’homme en blouse blanche. Ses souvenirs finiront par lui
revenir entièrement ou par bribes lorsque toute trace de médicament aura
quitté son organisme.
Des sédatifs ?
Ma mère s’assit à la place de Lori, sur la chaise la plus proche du lit, et
me prit la main. Celle avec l’intraveineuse.
— Chérie, voici le Dr Arnold. C’est lui qui t’a…
Elle détourna le regard et secoua la tête. Elle avait l’air d’avoir des
difficultés à respirer.
Je savais que ce qu’elle s’apprêtait à m’annoncer était très sérieux. En
la regardant, je la revis assise à la table de la cuisine, penchée sur des
textes juridiques. Elle portait ses lunettes de repos et m’avait demandé de
répondre au téléphone, la prochaine fois que mon père appellerait. Elle
m’avait aussi dit autre chose.
Sois prudente.
— Comme toujours.
C’était quand ? Samedi. Samedi, avant…
Le Dr Arnold s’assit au bord du lit et croisa les jambes.
— Tu as eu beaucoup de chance, jeune fille.
Je reportai mon attention sur lui. Comme je n’avais pas la moindre
idée de ce qui se passait, j’étais bien obligée de le croire sur parole.
Ma mère me serra la main. Quand je me tournai vers elle, je me rendis
compte qu’elle était au bord des larmes. Ses yeux étaient aussi rouges et
gonflés que ceux de Lori.
Le médecin attrapa mon dossier médical au bout du lit.
— Comment tu te sens ? À part fatiguée ?
Je déglutis. J’avais l’impression d’avoir du papier de verre dans la
gorge.
— Fatiguée. Et… J’ai mal au cœur.
— C’est sans doute à cause des sédatifs, dit-il en faisant courir ses
doigts sur la feuille devant lui. Nous t’avons administré des antidouleurs
assez puissants. Ils peuvent donner la nausée. Est-ce que tu as mal
quelque part ?
— Oui… à la tête. (Je regardai ma mère. Elle me sourit comme pour
me rassurer.) Et à la poitrine. J’ai mal… partout.
— Tu as pris de sacrés coups, répondit le Dr Arnold.
J’écarquillai les yeux. Des coups ? Je croyais que j’avais eu un accident
de voiture. Avant que je puisse poser la question, il reprit la parole :
— Tu souffres d’une commotion, mais nous n’avons trouvé aucun
signe de gonflement du cerveau. Tant que ce sera le cas, tout ira bien à ce
niveau. (Il parcourut mon dossier.) Tu t’es sans doute rendu compte que
ton bras gauche était fracturé. Tu garderas un plâtre pendant trois à six
semaines.
Je clignai lentement les yeux. Un plâtre ?
Je ne pouvais pas me permettre d’avoir un bras cassé ! J’avais des
entraînements et des matchs à assurer.
Lorsque je levai le bras gauche, une douleur sourde m’envahit. Oui. Il
y avait bien un plâtre autour de mon avant-bras. Mon regard se posa de
nouveau sur le médecin. Rien de tout cela ne me paraissait réel.
— Je… je ne peux pas avoir un plâtre. Je… joue au volley.
— Ma chérie. (Ma mère me serra doucement la main.) Ne t’inquiète
pas pour le volley, pour l’instant. Il y a des choses plus importantes.
Plus importantes ? C’était ma dernière année de lycée. Notre
entraîneur pensait que je pouvais taper dans l’œil d’un recruteur. Si je ne
pouvais pas jouer, Megan allait m’en vouloir à mort.
Le médecin referma mon dossier.
— Tu souffres de blessures graves, Lena, dont un traumatisme à la
poitrine qui a causé un pneumothorax bilatéral.
Je le regardai sans comprendre. Un pneumo quoi ?
Mon expression le fit légèrement sourire.
— Cela signifie que de l’air s’est retrouvé bloqué dans ta poitrine et a
appuyé sur tes poumons, ce qui les a empêchés de se gonfler. Dans la
majorité des cas, cela se produit d’un seul côté et il suffit de faire une
ponction mineure pour faire sortir l’air.
Vu les bandages qui entouraient ma poitrine, quelque chose me disait
que ce n’était pas ce qui s’était passé.
— Dans ton cas, tes côtes ont été cassées des deux côtés et ont donc
perforé ton thorax des deux côtés. Tes deux poumons se sont affaissés. Je
tiens à ce que tu comprennes que c’est très grave. Dans ce genre de
situation, il est très rare que l’on puisse avoir une conversation avec le
patient, après coup.
Ma mère se passa la main sur le visage puis la posa contre sa bouche.
Le médecin posa son bras sur ses genoux.
— Nous avons dû opérer des deux côtés. (Il me montra les endroits
concernés sur mon corps.) Pour faire sortir l’air bloqué à l’intérieur et
boucher les fuites.
Oh.
Mon Dieu…
— Pour laisser le temps à tes poumons de guérir, nous t’avons placée
sous sédatifs et avons laissé la machine respirer pour toi, mais nous
n’avons pas eu à le faire très longtemps. Tu étais prête à te réveiller
depuis hier.
Le docteur sourit encore une fois.
Je me rappelais vaguement avoir entendu des gens dire que j’étais en
train de me réveiller, mais un autre souvenir se mêlait à celui-ci. Des gens
parlaient. Quelqu’un criait. Ce n’était pas dans l’hôpital.
— Comme je l’ai déjà dit, tu as beaucoup de chance, jeune fille. Nous
avons pu retirer l’assistance respiratoire sans problème. Toutefois, nous
allons te garder encore un jour ou deux en soins intensifs. Ta pression
sanguine est encore un peu basse et je préfère surveiller ça.
Je comprenais ce qu’il disait et cela me paraissait logique, mais j’avais
encore des difficultés à y croire.
— Quand le moment sera venu, nous te déplacerons dans une
chambre où nous pourrons vérifier que tu ne développes aucune infection
ni inflammation. Dès aujourd’hui, tu devras faire des exercices de
respiration, et demain, tu pourras te lever pour marcher un peu.
Cela faisait beaucoup à encaisser.
— Si tout se passe bien, et je suis confiant, tu seras de retour chez toi
en début de semaine prochaine.
En début de semaine prochaine ?
— Tu auras des hématomes et des courbatures, bien sûr, et je pense
que tu devras, malheureusement, mettre le volley-ball de côté pendant un
certain temps.
Mon cœur se serra. Non. Il fallait que je joue. Je pouvais…
— Mais tu devrais guérir à cent pour cent sans avoir à subir la
moindre séquelle sur le long terme. Il faudra juste éviter certaines
activités, bien sûr. Mais nous en reparlerons plus tard. (Le Dr Arnold se
leva et je me demandai de quelles activités exactement je devrais
m’abstenir.) La ceinture de sécurité t’a sauvé la vie. Si les autres l’avaient
portée…
— Merci, le coupa ma mère. Merci pour tout, docteur. Je ne peux pas
vous dire à quel point je vous suis reconnaissante, à quel point nous le
sommes tous.
Attendez une minute. J’avais l’impression d’oublier quelque chose.
Une chose plus importante que le volley et les respirateurs artificiels.
Comment étais-je arrivée ici ? Que s’était-il passé ?
— Les autres ? hoquetai-je en jetant un coup d’œil à Lori.
Ma sœur blêmit et se laissa tomber dans la chaise à côté de ma mère.
Le visage du médecin se fit impassible, comme s’il venait d’enfiler un
masque. Il me rappela combien de temps j’allais passer à l’hôpital, puis
prit ses jambes à son cou.
Je me tournai vers ma mère.
— Les autres ? Qu’est-ce qu’il a… voulu dire ?
— Quelle est la dernière chose dont tu te souviens ? me demanda ma
sœur comme ma mère ne me répondait pas.
Ma mère lui adressa un regard furieux.
— Pas maintenant, Lori.
— Si. (Je pris une faible inspiration.) Si, maintenant.
Dans mon esprit, je tentais de recoller les pièces du puzzle. Je me
souvenais d’avoir parlé à ma mère le samedi pour lui dire que je…
— Je suis allée… chez Keith, pour une fête. (Fermant les yeux, je
tâchai de faire abstraction de la douleur lancinante sous mon crâne.) Je
me rappelle…
— Que te rappelles-tu ? murmura ma mère.
Je serrai les dents. Ma mâchoire me faisait mal. La fête au bord de la
piscine. Sebastian. J’avais cru qu’il allait m’embrasser, mais il m’avait
jetée dans la piscine. On avait parlé. Non, on s’était disputés. Puis…
— Je me rappelle m’être assise à côté… d’Abbi près de la piscine…
après, plus rien.
Je t’aime, Lena.
— Moi aussi, je t’aime.
Qui m’avait dit ça ? Abbi ? Megan ? C’était l’une d’elles. Frustrée, je
levai la main et grimaçai en sentant l’intraveineuse tirer sur ma chair.
Ma mère me prit la main et la porta à ses lèvres avec précaution. Elle
déposa un baiser sur mes doigts.
— Tu as déjà beaucoup d’informations à digérer d’un coup. Tu devrais
te reposer. Plus vite tu te remettras, plus vite tu rentreras à la maison. On
parlera de tout ça plus tard.
Qu’avait dit le docteur ? La ceinture de sécurité m’avait sauvé la vie,
mais les autres… À sa voix, on aurait dit que les autres n’avaient pas…
Oh, mon Dieu ! Il y avait d’autres personnes dans la voiture avec moi !
— Non. (Les bips de la machine s’emballèrent au rythme des
battements de mon cœur. J’essayai de me relever, mais j’avais
l’impression que le lit me retenait contre lui.) Je veux savoir… Je veux
savoir ce qui s’est passé… Maintenant.
Les yeux de ma mère s’emplirent de larmes.
— Ma chérie, je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Quelqu’un cria. Megan ?
— Si, crachai-je. Moi, je crois que si.
Elle ferma brièvement les yeux.
— Je ne sais pas comment te l’annoncer.
— Dis-le, la suppliai-je.
Mon cœur battait si fort que j’avais peur qu’il s’échappe de ma
poitrine. Était-ce Megan ? Non. Abbi ? Je ne pouvais plus respirer.
Sebastian ? Oh, mon Dieu… Sebastian m’avait conduite à la fête en Jeep.
Pitié, pas ça !
Je rejetai la tête en arrière. Je n’arrivais pas à faire entrer
suffisamment d’oxygène dans mes poumons.
Ma mère baissa lentement mon bras.
— Tu n’étais pas toute seule dans la voiture.
Oh, non. Oh, non.
Le cœur broyé dans un étau, je regardai tour à tour ma mère et Lori.
Ma sœur tourna la tête vers la petite fenêtre et ferma les yeux.
— Tu étais avec Megan et… et son cousin Chris. Il y avait aussi Phillip
et Cody. (Lori cligna les yeux avant de reporter son attention sur moi.
C’est à ce moment que je les vis : les larmes qui coulaient sur ses joues.)
Je suis désolée, Lena. Ils… ils n’ont pas survécu.
CHAPITRE 11

— Non, murmurai-je sans quitter Lori des yeux. Non. Ce… Ce n’est
pas possible.
Ma sœur se laissa tomber en avant et se prit la tête entre les mains.
Ses épaules tremblèrent et un frisson secoua son corps. Mon cœur battait
à tout rompre. J’avais du mal à respirer.
— Non, répétai-je.
— Je suis désolée, dit-elle.
Je me tournai vers ma mère.
— Elle se trompe, pas vrai ? Maman… Dis-moi qu’elle se trompe.
— Non, ma puce. (Elle me tenait toujours la main. Elle la serra plus
fort.) Ils… ils n’ont pas survécu.
Secouant lentement la tête, je me libérai de sa poigne. Quand je levai
mon bras gauche, une violente douleur remonta jusqu’à mon épaule.
— Je ne… comprends pas.
Ma mère respira profondément, comme pour se donner du courage.
Des larmes brillaient dans ses yeux. Elle se pencha en avant et posa les
mains sur le lit, près de ma hanche.
— Tu ne te souviens pas du tout de l’accident ?
J’avais beau chercher, il n’y avait rien. Rien d’autre que des bribes de
conversation. Une histoire de nuggets de poulet. Si je me concentrais très
fort, je me revoyais devant chez Keith, en train de regarder Cody et de
penser, de dire…
Je devrais peut-être conduire ?
C’était moi. J’avais posé cette question. J’en étais persuadée. Une
sensation de malaise remonta à la surface, une impression d’hésitation,
d’inquiétude. Je me vis m’arrêter devant la porte arrière d’un 4 × 4, celui
de Chris. « Je devrais peut-être conduire ? »
Non. Non.
Je fermai les yeux tandis que mon cœur se serrait. Je ne comprenais
pas. J’étais assise à côté d’Abbi. Sebastian m’avait emmenée à la fête.
Comment m’étais-je retrouvée en voiture avec eux ? Comment Megan
était-elle… ?
Il ne fallait pas que je pense à cela. De toute façon, j’en étais
incapable.
— Que s’est-il passé ? demandai-je d’une voix râpeuse. Je veux… tout
savoir.
Plusieurs secondes s’écoulèrent en silence.
— La police… un policier est venu frapper à la porte à 23 heures.
J’étais encore debout. J’étais dans la cuisine et quand j’ai regardé dehors
et que je l’ai vu, j’ai compris qu’il était arrivé quelque chose de grave. La
police ne vient pas te voir à moins que… (Ma mère s’interrompit. Je
rouvris les yeux. Ses lèvres tremblaient.) Il m’a dit que tu avais eu un
grave accident de voiture et qu’on t’avait transportée à l’hôpital. Je devais
m’y rendre le plus vite possible.
— Elle m’a appelée avant de partir. J’ai tout de suite sauté dans ma
voiture, dit Lori en se passant la main sur le front. Au début, on ne nous a
rien dit. On a juste entendu que deux patients avaient été amenés ici et
qu’ils étaient en salle d’opération.
Je remuai les jambes sous la fine couverture.
— Deux ? Est-ce que… ?
— C’était Cody, répondit Lori en secouant la tête, les yeux rivés au
plafond. Il est mort hier soir.
Hier soir ? Dimanche ?
— Comment ?
— On ne sait pas trop. Je n’ai pas parlé à ses parents depuis qu’ils ont
été appelés dans sa chambre, dit ma mère en me regardant dans les yeux.
Ce qui est sûr, c’est qu’il souffrait d’un traumatisme important à la tête. Je
ne crois pas… (Elle souffla bruyamment.) Je ne crois pas qu’ils avaient
espoir qu’il se réveille.
Non. Il ne pouvait pas être parti. Je me souvenais de lui avoir parlé
chez Keith. En plaisantant, il m’avait proposé de voler les clés de
Sebastian pour aller se promener. Il ne pouvait pas être… mort. Cody
était… il était quarterback. Il était censé jouer vendredi soir avec Chris et
Phillip. Selon les rumeurs, il avait même été repéré par l’université d’État
de Pennsylvanie. J’avais l’impression que cela ne faisait que quelques
minutes qu’il m’avait parlé, qu’on avait ri ensemble.
Mais si Chris et Phillip se trouvaient dans la voiture, eux aussi, cela
signifiait que… Cela signifiait qu’ils n’avaient pas…
Mes lèvres bougèrent, mais je fus incapable d’émettre le moindre son.
Je n’avais pas le courage de poser la question qui me démangeait. Je n’en
avais pas la force. Ma gorge se noua. Je n’arrivais plus à parler.
Ma mère posa la main sur mon bras droit avec délicatesse.
— Megan et les autres… on pense qu’ils sont morts sur le coup. Ils ne
portaient pas leur ceinture de sécurité.
— Comment ? demandai-je.
J’ignorais pourquoi je posais la question. J’en savais déjà bien assez.
Cody était mort. Phillip et ses tee-shirts à messages stupides aussi. Sans
oublier Chris.
Et Megan… Nous avions prévu d’étudier dans la même fac et peut-
être d’intégrer la même équipe de volley-ball. Elle était l’une de mes
meilleures amies, la plus extravertie et la plus spontanée de toutes. Elle ne
pouvait pas être partie. Ce n’était pas censé se passer comme ça.
Et pourtant.
Ils étaient tous morts.
Les larmes me montèrent aux yeux.
— Comment ? répétai-je.
Ma mère ne répondit pas. Lori prit le relais, sans me regarder en face.
— D’après les journalistes, ils ont été éjectés de la voiture. Le 4 × 4 a
heurté un arbre avant de faire plusieurs tonneaux.
Les journalistes ? L’accident passait aux infos ?
Je ne savais pas quoi penser. Tout me semblait si irréel. Je reposai la
tête contre mon coussin et grimaçai à la douleur qui descendit le long de
ma colonne vertébrale. Je mourais d’envie de me lever, de sortir de cette
chambre et de m’éloigner de ma mère et de Lori.
Je voulais retourner chez moi, en arrière, au moment où tout était
normal. Où le monde continuait de tourner normalement. Où tous mes
amis étaient en vie.
Ma mère dit quelque chose, mais je ne l’entendis pas. Je fermai mes
yeux emplis de larmes. Lori répondit. Je ne pus comprendre un mot. Je
comptai jusqu’à dix. Quand j’ouvrirais les yeux, je me retrouverais chez
moi, dans mon lit, et tout ceci n’aurait été qu’un cauchemar. Cette
situation ne pouvait pas être la réalité. Ce n’était pas possible.
Megan était toujours vivante. Tout le monde était en vie.
— Lena ? fit ma mère.
Personne n’était mort. Megan allait bien. Les autres aussi. J’allais me
réveiller et tout serait de retour à la normale.
Ma mère parla encore. J’avais beau essayer de toutes mes forces, je ne
parvenais pas à me réveiller.
Ce n’était pas un cauchemar. Je ne pouvais pas y échapper.
— Je ne veux plus… parler, dis-je d’une voix tremblante. Je n’en ai
pas… envie.
Un silence me répondit.
Alors, je restai allongée là, les yeux fermés, à me répéter que ce n’était
pas réel. Que rien n’était réel.
Cela n’avait pas pu nous arriver. Pas à nous.
C’était impossible.
Une seconde passa, puis deux et je… je m’effondrai comme un
château de cartes. Un cri d’animal blessé retentit et il me fallut quelques
instants pour comprendre que c’était moi. C’était moi qui pleurais si fort
que je n’arrivais pas à reprendre mon souffle. La douleur m’empêchait de
respirer. Les larmes coulaient sur mes joues, ma gorge était nouée. J’étais
incapable de m’arrêter.
— Ma puce… Ma chérie, souffla ma mère en posant les mains sur moi.
Calme-toi. Respire profondément.
Je ne pouvais pas. Ils étaient morts et au fond de moi venait d’éclater
un orage d’été, violent et imprévisible. Je sanglotai pendant ce qui me
parut une éternité jusqu’à ce que des voix que je ne connaissais pas
résonnent autour de moi et qu’une chaleur mordante se déverse dans mes
veines. Après, il n’y eut plus aucune larme.
Il n’y eut plus rien du tout.

Bien plus tard, je sentis ma mère me toucher le bras. Quand j’ouvris


les yeux, j’étais toujours allongée dans un lit aux soins intensifs. L’odeur
du désinfectant me montait toujours au nez. Les machines continuaient
d’émettre des sons stridents. C’était ma réalité. Je ne pouvais m’y
soustraire.
Ma mère me regardait. Il n’y avait plus de larmes dans ses yeux. Ma
sœur et elle ne semblaient pas avoir bougé pendant que j’avais dormi. Le
sédatif, ou, en tout cas, le produit qu’on m’avait administré, commençait
à quitter lentement mon organisme.
— Il faut que je te pose une question, dit ma mère au bout d’un
moment.
Lori se leva et vint se placer au pied de mon lit.
— Pas maintenant, Maman.
Ma mère poursuivit néanmoins.
— On nous a parlé d’alcool. On nous a dit que le conducteur, Cody,
était peut-être en état d’ébriété.
Je fronçai les sourcils. Cody était au volant ? Ce n’était pas logique. Je
savais qu’il n’était pas venu en voiture, car il m’avait proposé de voler la
Jeep de Sebastian, à moins que…
— À qui était… la voiture ?
— À Chris, répondit Lori.
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Et… c’est… Cody qui conduisait ?
Cela n’avait aucun sens.
Elle hocha la tête.
— Les journalistes pensent qu’il avait bu. Ils ont même parlé de la fête
chez Keith. Apparemment, les policiers y sont allés. Ça fait…
Chez Keith ? Je levai mon bras droit, mais le reposai aussitôt en
sentant l’intraveineuse tirer. Pourquoi aurait-il conduit la voiture de
Chris ?
C’est alors que je me souvins des paroles d’Abbi et de Megan à leur
arrivée à la fête. Elles étaient persuadées que Chris avait bu et je… Je ne
m’en étais pas vraiment inquiétée. Je n’avais pas trouvé révoltant qu’il
prenne la voiture complètement ivre. Mes questionnements sur ma
relation avec Sebastian étaient ma seule préoccupation.
— Est-ce qu’il avait bu ? demanda ma mère.
J’avais vu Cody boire : d’abord dans un verre en plastique rouge, puis
une cannette. Je m’en souvenais. Et je me rappelais… Je me rappelais
avoir pensé…
Je ne savais pas s’il était suffisamment sobre pour conduire, mais les
garçons me regardaient d’un air agacé et Megan insistait parce qu’elle
voulait à tout prix manger des nuggets. J’aurais peut-être dû demander à
Abbi si je pouvais rentrer avec elle, mais elle semblait en grande
conversation avec Keith et, contre toute attente, elle n’allait sans doute
pas partir de sitôt. Une petite voix au fond de mon esprit me mettait en
garde. J’avais même une boule dans l’estomac. Mais… c’était ridicule.
J’étais montée dans la voiture.
— Maman, elle ne se souvient pas de l’accident. Comment veux-tu
qu’elle te réponde ? fit remarquer Lori.
Ma mère me dévisageait. Sa poitrine se soulevait de plus en plus
rapidement et, tout à coup, elle ne put se contenir davantage. Son visage
se décomposa. Elle se leva, puis se rassit – ou plutôt retomba – sur sa
chaise.
— Mais enfin, à quoi pensais-tu, Lena ?
J’ouvris la bouche. Mon esprit fonctionnait à cent à l’heure. Je ne
savais pas ce qui m’était passé par la tête. Je ne comprenais pas. Mon
Dieu. C’était impossible. Ce genre de choses n’était pas censé arriver, pas
en vrai.
— Maman, dit Lori en revenant sur le côté du lit.
— Tu es montée dans cette voiture, voilà ce qui s’est passé. Tu es
montée dans cette voiture avec ce garçon qui, apparemment, avait bu. La
police a dit que vous empestiez tous l’alcool. Tu aurais pu mourir. Les
autres sont tous morts ! (Elle se leva d’un bond et cette fois resta debout,
les poings serrés et remontés contre sa poitrine.) Je t’aime et je remercie
Dieu de t’avoir gardée en vie, mais je suis extrêmement déçue. Je t’ai
pourtant appris… Ton père et moi t’avons appris qu’il ne fallait pas
prendre le volant après avoir bu ni monter en voiture avec quelqu’un en
état d’ébriété.
— Maman, murmura Lori.
Ses joues étaient de nouveau mouillées de larmes. Les miennes aussi.
— Savais-tu qu’il avait bu ? me demanda ma mère d’un ton dur.
Je devrais peut-être conduire ?
— Je ne me rappelle pas.
Ma voix trembla tandis qu’un nouveau souvenir remontait à la
surface. « Tout ira bien. Je te jure. Je connais cette route comme ma
poche. » Une voix familière. Celle de Cody. Mais c’était impossible, parce
qu’il n’aurait jamais pris le volant ivre. Personne ne faisait ce genre de
choses. Pourtant Chris avait conduit dans cet état un peu plus tôt dans la
soirée et tu n’avais pas réagi, me murmura une petite voix à l’intérieur de
ma tête. Toutefois, la situation était différente. Si j’avais su, je ne serais
pas montée dans la voiture. J’en étais persuadée. Et je ne l’aurais pas
laissé conduire.
Je n’étais pas ce genre de personne.
J’étais quelqu’un de responsable.
Je le jure.
CHAPITRE 12

Le mardi soir, je reçus la visite de policiers.


C’est ainsi que j’appris qu’on était mardi. Trois jours s’étaient écoulés
depuis le samedi. Depuis que… mes amis étaient morts pendant que moi,
je dormais.
Ils étaient deux et quand ils entrèrent dans ma chambre d’hôpital, la
peur me glaça l’estomac. J’étais terrifiée. Je n’arrêtais pas de regarder à
tour de rôle ma mère et ces deux hommes en uniforme bleu clair et
casquette étrange. Une infirmière les accompagnait. Avant qu’ils aient eu
le temps de dire quoi que ce soit, elle les mit en garde.
— Vous avez quinze minutes maximum. Après, on lui administrera ses
médicaments. Ne la contrariez pas. Elle n’a pas besoin de ça.
Le plus vieux des deux retira sa casquette. Ses cheveux blonds étaient
parsemés de gris.
— Nous serons brefs.
L’infirmière leur adressa un regard méfiant avant de quitter la pièce.
La gorge nouée, j’écoutai le plus vieux se présenter.
— Je suis l’agent Daniels. Et voici l’agent Allen, dit-il en désignant son
cadet à la peau ébène, qui avait également ôté son couvre-chef. Nous
enquêtons sur l’accident qui a eu lieu samedi soir et si tu te sens capable
de répondre, nous aimerions te poser quelques questions.
— Je ne suis pas certaine qu’elle soit prête. (Ma mère se tourna vers
moi d’un air inquiet.) Elle s’est réveillée ce matin et vient d’apprendre
que ses amis…
L’agent Allen baissa la tête.
— Toutes nos condoléances. (Il tenait sa casquette de policier contre
sa hanche, sous son nombril.) Mais nous aimerions quand même te poser
ces questions, en espérant que tu pourras éclairer certaines zones
d’ombre.
Je n’en avais pas la moindre envie. Les larmes me montaient déjà aux
yeux, mais je parvins à m’éclaircir la voix. En réalité, je n’avais pas
vraiment le choix.
— D’accord.
— Bien. (L’agent Daniels vint se placer à côté de moi.) Nous avons
besoin que tu nous racontes tout ce dont tu te souviens. Tu crois en être
capable ?
Je fermai les yeux. J’aurais préféré ne pas être ici et ne pas parler des
souvenirs qui commençaient à me revenir, mais c’était la police…
Alors, je m’exécutai.
Tandis que je parlais, je me remis à pleurer. Le visage de ma mère
trahissait sa déception et sa peine. Les policiers, eux, restaient stoïques. Ils
se contentaient de me poser des questions pour faire avancer mon récit.
« Y avait-il de l’alcool à cette fête ? » « Les parents de Keith étaient-ils
présents et savaient-ils que vous buviez ? » « Te rappelles-tu avoir vu Cody
boire ? » « Chris était-il trop ivre pour conduire son propre véhicule ? »
« Et toi, tu avais bu ? »
Je supposais qu’ils connaissaient déjà la réponse à certaines de ces
questions, mais ils vérifiaient sans doute que les faits concordaient. Quand
l’interrogatoire se termina, j’eus la sensation que je devais dire quelque
chose. Les mots franchirent mes lèvres sans que j’y réfléchisse.
— On… je ne pensais pas que ça nous arriverait, murmurai-je. (Ma
voix, mon âme, mon cœur… tout en moi était brisé.) On n’a pas réfléchi.
— C’est le problème de notre époque. Plus personne ne réfléchit,
répondit l’agent Daniels d’une voix rauque. Surtout les jeunes. On voit
bien trop souvent ce genre de choses.
Il n’y avait rien d’autre à dire.
« Surtout les jeunes. » Pour lui, cette histoire était banale.
Quand ils quittèrent la pièce, je gardai les yeux rivés sur la porte un
long moment. Dans la chambre, tout était silencieux. C’était un silence
terrible et angoissant. Je fermai les yeux. Je ne pouvais pas faire face à ma
mère et à ce qu’elle pensait de moi.
J’étais devenue le genre de personne que je ne voulais pas être.
Imprudente.
Irresponsable.
Coupable, dans tous les sens du terme.

Les médicaments qu’on m’administra à travers l’intraveineuse


rendirent la situation plus… supportable. Je me contentai de rester
allongée là, sans rien faire. Je n’avais plus mal. Je n’étais plus obligée de
parler. Assises sur les chaises à côté de mon lit, Lori et ma mère
regardaient une rediffusion en silence.
Mon cerveau refusait de se mettre en pause.
Mais, heureusement, je ne pensais pas à cette nuit-là.
J’en étais incapable.
J’avais l’impression de flotter à un ou deux mètres au-dessus du lit et,
dans cet état d’apesanteur, je me rappelai une autre soirée.
La dernière fois que nous avions tous été réunis au bord du lac, au
mois de juillet.
C’était le week-end du 4 Juillet, le jour de l’indépendance des États-
Unis, et tout le monde, vraiment tout le monde, était présent. Quelqu’un
avait apporté un vieux barbecue au charbon de bois et Sebastian avait mis
la radio à fond dans sa Jeep, le coffre ouvert.
Je m’étais installée dans un coin avec Abbi, Dary et Megan pendant
que Keith essayait de faire du ski nautique avec des skis de neige. Tout le
monde riait, sauf Abbi. Ses yeux… Elle écarquillait les yeux de peur et ne
cessait de murmurer : « Il va se tuer. On va tous le regarder mourir. »
Mais Keith n’était pas mort.
Il était tombé et s’était plaint de s’être cassé le cul, ou une bêtise dans
ce genre. Puis il était sorti du lac en tenant son maillot. Phillip et Chris
l’attendaient sur la rive. Je ne me rappelais pas avoir vu Cody.
Dans mon souvenir, j’avais passé mon temps à observer Sebastian,
debout près du ponton, avec un autre garçon. Je l’avais beaucoup regardé
ce soir-là, parce qu’il était sur le point de partir en vacances. Je ne pouvais
m’en empêcher.
J’aurais voulu revenir en arrière et me comporter différemment.
Détourner les yeux de Sebastian, regarder Phillip et Chris, tourner la tête
sur ma droite pour voir Megan. L’écouter avec plus d’attention, car je ne
me souvenais pas de ce qu’elle m’avait raconté. Toutefois, je savais qu’elle
souriait et qu’elle était heureuse d’être là.
Lorsqu’elle s’était levée pour aller rejoindre Phillip au bord de l’eau,
j’aurais voulu l’avoir retenue. J’aurais voulu les avoir suivis, avoir gravé
dans ma mémoire l’image d’eux, près du lac, pour l’éternité. Mais je
n’avais rien fait de tout cela. J’étais restée assise pendant que quelqu’un
tirait des feux d’artifice depuis la berge opposée.
J’aurais voulu changer mes souvenirs.
Mais, après, il y avait eu Sebastian. Quand le ciel s’était illuminé et
que le premier bang avait retenti, il avait passé un bras autour de mes
épaules. Un autre feu d’artifice s’était élevé dans les airs dans un
sifflement et avait explosé en une cascade d’étincelles rouge vif. J’étais
blottie, bien au chaud, contre Sebastian. La joue posée contre son épaule,
j’avais regardé le spectacle. À ce moment-là, notre relation était au beau
fixe et je me souvenais d’avoir pensé que… que la vie était belle et que je
devais en profiter.
Et ce soir-là, j’étais loin de me douter à quel point c’était vrai.

Le mercredi, ma mère m’annonça la grande nouvelle.


— Ton père va venir te voir.
— Pourquoi ? demandai-je, les yeux rivés au plafond.
— Parce que c’est ton père, répondit-elle d’une voix fatiguée.
Ce n’était pas une explication valable. Certes, il était mon père, mais
jusqu’à présent, il n’avait jamais vraiment assumé ce rôle. Alors, pourquoi
commencer maintenant ?
Une pensée terrible me vint à l’esprit. J’étais à l’hôpital depuis samedi
soir, en soins intensifs. Aujourd’hui, nous étions mercredi. Il ne s’était pas
pressé pour venir me voir.
C’était mon père tout craché. J’aurais voulu en rire, mais j’en étais
incapable.
— Il vient en voiture depuis Seattle, ajouta-t-elle comme si elle avait
lu dans mes pensées. Tu le connais. Il n’aime pas prendre l’avion. Il
devrait arriver ce soir, ou demain matin au plus tard.
Je ne connaissais plus vraiment mon père et, à cet instant, je n’avais ni
le désir ni la force d’essayer de le comprendre. Je n’avais pas envie de le
voir, mais je ne pouvais pas non plus m’opposer à sa venue.
J’aurais voulu qu’on me laisse seule avec mes souvenirs, au lieu de
m’imposer cette nouvelle réalité, car j’avais peur qu’elle les efface.
Ma mère et Lori se relayaient à mon chevet. L’une d’elles rentrait à la
maison (cela prenait quarante minutes), vérifiait que tout était en ordre,
se douchait et se changeait tandis que l’autre restait ici. Ma mère n’avait
pas mentionné une seule fois ce que j’avais avoué aux policiers.
Quand ce fut le tour de Lori de rester avec moi, elle m’expliqua que
l’accident avait eu lieu à quatre kilomètres de la maison des parents de
Keith. Nous n’avions même pas atteint la voie rapide, ce qui, en un sens,
était une chance. Le chemin sinueux qui menait à la ferme n’était guère
fréquenté. Si nous avions atteint la route, nous aurions pu entrer en
collision avec un autre véhicule.
Et tuer des gens.
Tueur d’autres personnes que nous-mêmes.
Lorsque Lori et ma mère ne disaient rien ou quand les infirmières
venaient s’assurer que tout allait bien, je ne cessais de penser à Megan et
aux garçons. C’était plus fort que moi. Leur souvenir me consumait. De
nombreuses questions me taraudaient : comment allait Abbi ? Quelqu’un
avait-il prévenu Dary ou avait-elle découvert l’horrible nouvelle à son
retour ? Que pensait Sebastian de tout cela ? Comment notre entraîneur…
Comment notre entraîneur vivait-il la perte de Megan ? J’étais
remplaçable. Megan, elle, était indispensable à l’équipe. La rentrée avait
eu lieu le jour où je m’étais réveillée. Comment allaient mes camarades ?
En soins intensifs, seules les visites de la famille étaient autorisées.
Cela changerait dès que je serais assignée à une chambre classique.
D’après ce que j’avais entendu, l’hôpital de Fairfax était plutôt souple, en
ce qui concernait les horaires de visite. On pouvait venir à n’importe
quelle heure, même la nuit. Mais, pour l’instant, la seule compagnie de
ma mère et de Lori m’allait très bien.
Voir mes amis m’aurait obligée à penser en profondeur à ce qui s’était
passé, dans tous les détails. Et j’en étais incapable. Cela aurait rendu la
chose plus réelle, plus douloureuse. Tant que j’étais à l’hôpital, en dehors
de la vraie vie, je pouvais faire semblant que tout allait bien.
— M. Miller s’est montré très gentil avec Maman, dit Lori, le mercredi,
tard dans la soirée.
Notre mère était partie manger quelque chose à la cafétéria, quelque
part dans le bâtiment. M. Miller était son patron, le propriétaire de la
boîte d’assurances.
— Il lui a donné deux semaines de congé sans les déduire de ses jours
de vacances. Il lui a dit que c’était pour tous les congés maladie qu’elle
n’avait pas pris.
— C’est sympa, murmurai-je en regardant par la petite fenêtre carrée.
On n’y voyait rien d’autre que le ciel.
Lori s’assit de l’autre côté du lit, les bras posés sur le matelas, près de
mes jambes glissées dans des sortes de bas de contention pour,
apparemment, faciliter la circulation du sang et éviter la formation de
caillots.
— Sebastian m’a envoyé un message, m’annonça-t-elle.
Je fermai les yeux.
— Il demande de tes nouvelles. Tous les jours. (Un rire sans joie lui
échappa.) Tu sais, quand je suis rentrée à la maison lundi, pour la
première fois, il devait nous attendre, Maman et moi, derrière sa fenêtre.
Ce n’est pas possible autrement, car dès que je suis sortie de la voiture, il
s’est précipité vers moi. Il est très inquiet. Abbi et Dary aussi.
Mon cœur se serra. Je ne voulais pas penser à eux. Je ne voulais pas
les imaginer s’inquiéter pour moi alors que Megan n’était plus parmi
nous. Alors que leurs amis, leurs amis proches, nous avaient quittés. Je ne
voulais pas penser, tout court.
Lori souffla bruyamment. Un moment de silence s’ensuivit.
— Les funérailles de Megan et Chris ont lieu demain. Leur famille a
décidé de ne faire qu’une cérémonie.
Je m’arrêtai de respirer.
Leur enterrement avait lieu le lendemain ? Cela me paraissait
tellement rapide ! J’avais l’impression que c’était terminé avant même
d’avoir commencé. Cette famille n’enterrait pas seulement Megan, mais
aussi Chris. Je ne pouvais même pas imaginer ce qu’ils ressentaient… Je
ne pouvais pas.
— Celles de Phillip auront lieu vendredi et celles de Cody dimanche.
C’est un peu plus long pour lui, parce que…
Elle s’interrompit.
J’ouvris les yeux. Le ciel commençait à s’assombrir. Il faisait presque
nuit.
— Pourquoi ? croassai-je.
Lori soupira encore une fois.
— Ils ont dû… procéder à une autopsie parce que c’est lui qui
conduisait. Pour les autres, ils se sont contentés de prélever des
échantillons de sang.
Des autopsies et des échantillons de sang. Mes amis étaient-ils réduits
à cela ?
— Le lycée autorise les élèves à assister aux funérailles s’ils le
souhaitent. L’absence ne sera pas comptée.
C’était… un beau geste de la part de l’école. Il y aurait sans doute
énormément de monde à chacun des enterrements. Les garçons étaient
très populaires. Megan également. Une pensée futile me traversa l’esprit :
comment l’équipe allait-elle se débrouiller pour le match de vendredi ?
C’était le premier de la saison et il manquait trois de leurs meilleurs
joueurs.
Je supposais qu’une cellule psychologique avait été mise en place au
lycée. L’année précédente, une élève était décédée des suites d’un cancer.
Des psychologues étaient venus nous parler.
— Maman va à l’enterrement de Megan demain, reprit Lori. (Je me
crispai.) Je ne sais pas si elle va te le dire. Elle ne voulait pas que je te
parle des funérailles, mais je pense que tu as le droit de savoir.
Je ne répondis pas.
Un long moment s’écoula. Une éternité. J’aurais voulu que le silence
dure toujours.
— Tu n’as pas à en parler maintenant. Tu n’es même pas obligée d’y
penser, dit ma sœur d’une petite voix. Mais tôt ou tard, il faudra en passer
par là. Tu devras faire face à ce qui s’est passé. Pas maintenant. Mais
bientôt.

Le jeudi matin, on me libéra des soins intensifs. Dans ma nouvelle


chambre, il y avait moins de machines étranges et plus de chaises. Le lit
s’inclinait pour me permettre de mieux respirer. Après plusieurs exercices,
on m’aida à me lever et à marcher dans le couloir. L’infirmière resta près
de moi et maintint l’arrière de ma blouse fermée avec sa main.
Le simple fait de marcher était épuisant.
Selon le médecin, il me faudrait au moins deux semaines pour
récupérer. En attendant, je me fatiguerais facilement, mais je devrais
rester active pour ne pas que du fluide s’écoule dans mes poumons ou
qu’un caillot de sang se forme dans mes veines.
Avant l’accident, ce genre de recommandations m’aurait terrifiée. La
moindre douleur à la jambe aurait été un signe avant-coureur d’une mort
imminente et j’aurais passé des heures sur Internet à faire des recherches
sur mes symptômes.
Maintenant ?
Cela… m’était égal.
Tandis que je mettais péniblement un pied devant l’autre dans le
couloir, je me dis que développer un caillot serait une mort rapide. Du
moins le pensais-je. En un instant, tout serait terminé.
Comme cet instant où la voiture avait percuté cet arbre. Tout avait été
terminé pour Megan, Chris et Phillip. En un claquement de doigts.
Lori retournerait à Radford durant le week-end. Le Dr Arnold était
plutôt optimiste sur mon état et pensait me laisser sortir dimanche, lundi
au plus tard.
La vie reprendrait son cours.
Du moins, sur le papier.
Car en réalité, rien ne serait jamais plus comme avant.

Ma mère finit par m’avouer qu’elle était allée aux funérailles de


Megan.
— C’était très émouvant, ce qu’ils ont dit en mémoire de Chris et elle.
(Elle marqua une pause.) Quand tu seras prête, on ira voir leurs
sépultures.
Et la discussion fut close.
Elle était assise sur la chaise près de la fenêtre. La vitre était tachée,
comme si elle n’avait pas été nettoyée depuis longtemps, et pour une
raison qui m’échappait, cela me fascinait. On était dans un hôpital.
Comment pouvaient-ils laisser des mouches mortes sur le bord de la
fenêtre ?
Ma mère ne m’avait pas demandé ce qui m’avait pris de monter dans
cette voiture. Depuis qu’elle s’était mise en colère aux soins intensifs, elle
reflétait l’image d’une femme forte. Ses cheveux blonds étaient coiffés en
queue-de-cheval. Son pantalon de yoga était impeccable. Toutefois, ses
yeux étaient toujours aussi gonflés. J’avais le sentiment terrible que dès
qu’elle rentrait à la maison ou que je dormais, elle s’autorisait à perdre le
contrôle.
Il était clair qu’elle pleurait beaucoup.
Comme après le départ de Papa.
— Je suis passée au lycée avant de venir, dit-elle en fermant le
magazine qu’elle était en train de feuilleter. Ils savent que tu ne
retourneras pas en classe avant deux semaines. (Elle fourra le magazine
dans son sac.) Je suis certaine que tu seras prête.
Je n’avais que faire du lycée. Comment pouvais-je m’en soucier alors
que Megan n’y retournerait plus jamais ? Alors que Cody, Phillip et Chris
ne reviendraient plus ? Ce n’était pas juste pour eux.
Rien, dans cet accident, n’était juste.
Par exemple… pourquoi avais-je survécu ? Les autres auraient
davantage mérité de vivre que moi.
— Les professeurs sont fantastiques, poursuivit-elle. Ils mettent les
cours de côté pour toi. Sebastian doit me les apporter demain, à la
maison.
Sebastian.
Comment pourrais-je lui faire face ?
Comment pourrais-je revoir Abbi et Dary en sachant que… je n’aurais
jamais dû monter dans cette voiture. Que j’aurais dû empêcher Megan d’y
monter. Que j’aurais dû…
Mal à l’aise, je levai les yeux vers le plafond et clignai les paupières.
J’étais au bord des larmes. Comment étais-je censée retourner au lycée
alors qu’ils étaient tous morts ? Alors que Megan ne m’attendrait plus
jamais devant mon casier pour aller à l’entraînement ? Alors qu’elle ne
me ferait plus jamais son sermon agaçant du vendredi soir pour que je
sorte et que je me trouve un copain ?
Comme je ne répondais pas, ma mère désigna les livres que Lori
m’avait apportés, posés sur ma table de chevet.
— Tu as fini de les lire ? me demanda-t-elle. Si tu me donnes une
liste, je peux aller t’en chercher d’autres.
Je ne les avais même pas ouverts. Je ne me rappelais même plus si je
les avais déjà lus. Prenant une grande inspiration, je me concentrai sur la
télévision. Ma mère avait allumé une chaîne d’infos.
— Ne t’inquiète pas pour les livres.
Elle ne répondit pas tout de suite.
— Tu peux recevoir des visiteurs, maintenant. Je sais…
— Je ne veux pas de visiteurs.
Ma mère fronça les sourcils.
— Lena…
— Je ne veux voir… personne, insistai-je.
— Lena, Abbi et Dary m’ont dit qu’elles viendraient. Sebastian aussi.
(Elle se pencha vers moi. Elle murmurait presque.) Ils attendaient que…
— Je ne veux pas… les voir. (Je tournai la tête vers eux.) C’est tout.
Elle écarquilla les yeux.
— Je pense que ça te ferait du bien, après…
— Après avoir perdu Megan ? Ou Cody et les autres garçons ?
rétorquai-je. (Les battements de mon cœur s’emballèrent. On l’entendit
sur le moniteur.) Tu trouves que ce serait une bonne idée de voir mes
amis, alors que c’est ma faute s’ils sont montés dans cette voiture et qu’ils
sont morts ?
— Lena…
Ma mère se leva pour se rapprocher davantage. Elle posa la main sur
la tête de lit et se pencha en avant.
— Tu n’es pas la seule responsable de ce qui s’est passé ce soir-là. Tu
as pris une très mauvaise décision, c’est vrai, mais tu n’étais pas seule…
— Je n’avais pas bu ! m’écriai-je et je vis ma mère blêmir d’un seul
coup. Je m’en souviens ! J’avais… bu quelques gorgées au début de la
fête. S’ils ont fait des analyses… quand je suis arrivée ici… ils ont dû voir
que je n’étais pas… ivre. J’étais… sobre. J’aurais pu conduire ! (Ma voix
se brisa.) J’aurais dû prendre le volant.
Ma mère s’éloigna lentement et se rassit lourdement dans sa chaise.
— Pourquoi est-ce que tu ne l’as pas fait ? me demanda-t-elle d’une
voix rauque.
— Je ne sais pas. (Je serrais tellement ma couverture que j’avais mal
au bras gauche.) Je crois que je ne voulais pas…
— Que tu ne voulais pas quoi, Lena ?
Le simple fait de respirer me faisait souffrir.
— Je ne voulais pas… être la rabat-joie qui s’inquiète pour ce genre de
choses.
— Oh. Oh, ma puce… (Elle posa la main devant sa bouche avant de
fermer les yeux.) Je ne sais pas quoi dire.
Il n’y avait rien à dire.
À présent, je me rappelais ce qui s’était passé devant la voiture. Je me
rappelais avoir vu Cody tendre la main vers la poignée de la portière et la
rater. Je me rappelais lui avoir demandé si ça allait et s’il voulait que je
conduise avant de céder à la pression ambiante.
Je me souvenais de tout.
Un coup sur la porte nous interrompit. Ma mère se crispa et baissa le
bras. Quand je me tournai vers la porte, une déferlante d’émotions
m’envahit et en même temps, je me sentis vide.
Mon père était arrivé.
CHAPITRE 13

Je n’avais pas vu mon père depuis quatre ans.


La dernière fois, il était assis à la table de notre cuisine. Avec Maman,
il avait attendu que Lori et moi rentrions de l’école pour nous parler. À
l’instant où j’avais franchi la porte, j’avais compris de quoi il s’agissait. Ma
mère avait les yeux rouges.
Lori, elle, ne s’était doutée de rien.
Mon père paraissait… plus vieux désormais, mais il avait l’air en
forme. Il avait davantage de rides aux coins des yeux et des lèvres et ses
cheveux étaient devenus poivre et sel, mais visiblement, la vie à Seattle lui
réussissait.
Pendant des années, il avait été promoteur immobilier. Son entreprise,
Wise Home Industries, avait construit plus de la moitié des maisons de la
région. Puis le marché s’était effondré et mon père avait été obligé de
ralentir la cadence. Les contrats s’étaient fait de plus en plus rares
jusqu’au jour où il avait dû mettre la clé sous la porte. Il n’y avait plus eu
aucune rentrée d’argent. La situation était devenue difficile.
Il ne l’avait pas supporté.
Alors il nous avait abandonnées, Maman et nous, et avait déménagé à
Seattle pour se recentrer ou une connerie dans le genre. D’après ce que
j’avais compris, il travaillait pour une agence publicitaire.
J’avais toujours cru que le jour où je le reverrais, l’émotion serait
insoutenable. En réalité, je ne ressentais qu’une légère surprise mêlée
d’inconfort. J’avais passé des années à ignorer ses appels. Des années à lui
en vouloir. Pourtant, aujourd’hui, il n’y avait rien. J’étais vide. Sans doute
était-ce lié aux antalgiques qui couraient dans mes veines.
Ses yeux noisette se posèrent sur ma mère avant de revenir vers moi.
Un sourire triste étira ses lèvres. Quand il s’approcha de mon lit, il
s’éclaircit la gorge et me dévisagea.
— Tu es… Tu as l’air…
D’avoir survécu à un accident de voiture ? D’avoir les poumons
abîmés, la mâchoire et le visage enflés et un bras cassé ? D’être allée à
une fête et d’avoir pris les pires décisions de toute ma vie ? D’avoir laissé
mes amis mourir ?
De quoi avais-je l’air, au juste ?
Mon père vint se poster à côté de moi. Il était raide comme un piquet.
— Je suis content de te voir.
Qu’étais-je censée répondre ?
Ma mère se leva et se pencha pour m’embrasser sur le front.
— Je vais aller manger un morceau, dit-elle en se relevant. (Elle
regarda mon père dans les yeux.) Je reviens.
Une partie de moi aurait voulu lui demander de rester, parce que
c’était elle qui avait souhaité la présence de mon père, pas moi. Mais je la
laissai partir. Être forcée de faire face à mon père était une punition que je
méritais amplement. Je méritais pire que cela.
Il hocha la tête, puis alla s’asseoir. Si Lori avait été présente, elle
aurait été très heureuse de le voir. Ils continuaient de se parler. Pas
souvent, mais cela leur arrivait.
Il posa ses mains jointes sur ses genoux tandis qu’il m’observait. De
longues secondes s’écoulèrent ainsi.
— Comment tu te sens ?
Je voulus hausser les épaules, mais mes côtes me faisaient mal.
— Ça va.
— J’ai du mal à croire que tu ailles bien après tout ce qui s’est passé,
soupira-t-il, enfonçant une porte ouverte. Ta mère m’a dit que tu rentrais
à la maison ce week-end et que le docteur pensait que tu ne garderais
aucune séquelle.
— Il paraît, oui.
Je glissai un doigt sous mon plâtre pour essayer de me gratter.
Mon père resta silencieux un instant.
— Je ne sais pas par où commencer, Lena. Quand ta mère m’a appelé,
c’était… l’un des pires moments de ma vie. Je sais que tu as vécu une
épreuve difficile et je ne veux pas en rajouter.
— Alors ne le fais pas, dis-je d’une voix rauque.
— Mais ce qui s’est passé aurait pu être évité, poursuivit-il malgré
tout. (Il avait raison, évidemment, mais je ne m’attendais pas à l’entendre
de sa bouche.) Ce n’était pas un simple accident. Vous avez pris de très
mauvaises…
— Tu es en train de me faire la morale ? (Un éclat de rire m’échappa.
Je grimaçai de douleur.) Sérieusement ?
Les épaules tendues, il prit une grande inspiration.
— Je comprends. Je ne t’en veux pas de réagir comme ça, Lena. Je
n’ai pas été présent. Mais j’ai essayé de t’appeler. J’ai essayé de…
— Tu es parti. On n’a pas eu de nouvelles de ta part pendant deux
ans !
Comment pouvait-il occulter ce petit détail ? Comptait-il réellement
revenir dans ma vie après un seul coup de fil ?
— Je suis désolé, s’empressa-t-il d’ajouter. (Et peut-être était-il
sincère, mais son excuse me parut aussi vide que notre maison.) Mais je
suis toujours ton père, Lena.
— Oui. Tu es mon père. Mais j’ai cessé de te considérer comme tel au
moment où… tu as franchi la porte et disparu pendant deux ans. (À
chaque mot, mes côtes me faisaient souffrir davantage.) Qu’est-ce qui te
fait penser que tu as le droit de me faire la morale ?
Le rouge lui monta aux joues.
— Lena…
— Je n’ai pas envie de… de parler de ça maintenant, répondis-je en
fermant les yeux.
J’espérai, non, je priai pour qu’il disparaisse. Pour que tout ce
cauchemar n’ait jamais eu lieu. Pour que je puisse me lever, sortir de la
chambre et m’enfuir loin d’ici.
— Je ne veux pas parler. Je suis… fatiguée et je… j’aimerais être
seule.
Mon père ne me répondit pas. Les yeux fermés, je tournai la tête et
attendis d’entendre le bruit de ses pas s’éloigner. Comme je m’y attendais,
il partit.
Et j’étais certaine que je ne le reverrais plus jamais.

Après le départ de mon père, je m’endormis. On m’avait injecté des


antidouleurs. J’ignorais si ma mère et Lori étaient revenues dans la
chambre ou si elles avaient passé du temps avec lui. Lori avait sans doute
profité de sa présence. Je ne lui en voulais pas. Ce n’était pas parce que
notre relation était en lambeaux que la leur devait en pâtir.
Je ne sais pas combien de temps je dormis. Sans doute pas très
longtemps. Bien dormir à l’hôpital était mission impossible. Il y avait trop
de bruit. Le bip des machines. Les gens qui marchaient dans le couloir. Les
conversations au loin. Le jargon médical qui fusait dès qu’un patient avait
un problème. Avec tout cela, je dormais rarement plus de quelques
heures. À mon réveil, je repensai au jour où Megan avait tenté d’imiter la
chorégraphie qu’elle avait vue dans l’émission Dance Moms, dans mon
salon.
Elle s’était foulé la cheville.
Et avait cassé le vase posé sur la table basse.
Notre entraîneur était furieux. Megan avait été dispensée pour
plusieurs matchs. Pendant qu’il la réprimandait, j’avais eu du mal à rester
sérieuse.
Megan était un sacré numéro.
Un poids m’oppressait la poitrine. Et ça n’avait rien à voir avec mes
poumons ni avec mes côtes douloureuses. Je restai ainsi, quelques
secondes, jusqu’à ce que je me rende compte que je n’étais pas seule.
À l’odeur stérile et écœurante propre aux hôpitaux se mêlait une
senteur plus fraîche. Ce n’était pas le parfum vanillé de ma mère ni la
crème hydratante à la framboise de Lori. J’avais l’impression de sentir le
grand air, le pin et le bois de cèdre.
Ma respiration se bloqua dans ma gorge. J’ouvris aussitôt les yeux et
tournai légèrement la tête.
Il était là, assis sur la chaise près de la vitre tachée. Je ne voyais que
son profil, mais c’était suffisant.
Sebastian regardait par la fenêtre. Un léger duvet recouvrait sa
mâchoire puissante. Le coude posé sur l’accoudoir de la chaise, il
supportait sa tête d’une main. Il paraissait plus pâle que d’habitude. Ses
cheveux, mal coiffés, tombaient sur son front.
Que faisait-il ici ?
J’avais dit à ma mère que je ne voulais pas de visiteurs. Je n’étais pas
prête à le voir ni à voir Abbi, Dary ou les autres.
Je n’avais pas émis le moindre son, pourtant il tourna la tête dans ma
direction. De grands cernes s’étaient formés sous ses yeux magnifiques
aux couleurs de la nuit. Son regard était empli d’émotion. Il paraissait
hanté.
On se dévisagea longuement. Il ne bougea pas. Je n’étais même pas
certaine qu’il respirait. Il se contentait de me contempler comme s’il avait
cru ne jamais me revoir… et je suppose que cela avait été le cas.
Le regard de Sebastian se posa ensuite sur le côté enflé et bleui de
mon visage. Il ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son n’en sortit. Il
resta muet un long moment et j’aurais aimé que ce silence se prolonge
indéfiniment, car entendre sa voix me rappellerait ma vie d’avant et
toutes les préoccupations stupides qui m’obsédaient alors. Les occasions
ratées. La raison pour laquelle j’avais quitté la fête.
— Que… Qu’est-ce que tu fais ici ? murmurai-je.
Il ferma les paupières et son visage se crispa comme s’il souffrait.
Quand il rouvrit les yeux, j’y lus une fragilité que je ne lui connaissais pas.
— Bon sang, dit-il d’une voix rauque. J’ai envie de te dire que c’est
une question stupide, mais la seule chose à laquelle je pense, c’est que tu
peux parler. Que tu es toujours là.
Les muscles de mon corps se tendirent. Une douleur sourde se réveilla
entre mes côtes.
— Je… j’ai dit à ma mère que je ne voulais voir personne.
— Je sais. (Sebastian se pencha en avant, les mains sur ses genoux.)
Pourquoi ?
— Pourquoi ? répétai-je, incrédule.
— Tu pensais vraiment que je n’allais pas venir te rendre visite dès
que possible ? Abbi et Dary ont peut-être accepté de se plier à ta
demande, mais il est hors de question que je te laisse seule après ce qui
s’est passé. (Il s’avança jusqu’au bord de son siège.) J’avais envie… non,
il fallait que je te voie de mes propres yeux pour m’assurer que tu étais
bien vivante. Que tu allais t’en sortir.
Mon cœur s’emballa.
— Tu sais que je vais bien. Je suis la seule qui va bien.
— Qui va bien ? (Il grimaça avant de se reprendre.) Tu ne t’es pas
foulé un orteil, Lena. Tes poumons ont cessé de fonctionner. Tu as un bras
cassé. Tu fais peur à voir. Tu… (Sa voix se brisa.) Tu aurais pu mourir.
Aujourd’hui, j’ai assisté à l’enterrement d’une fille que je connaissais
depuis des années, mais ça aurait pu être pire. Ça aurait pu être toi.
Je ne savais plus quoi dire.
— J’ai enterré une amie, aujourd’hui. Demain, j’enterrerai l’un de mes
meilleurs potes, poursuivit-il d’une voix rauque, les lèvres pincées.
Dimanche, j’en enterrerai un autre. En trois jours, j’aurai assisté aux
funérailles de quatre personnes que je connaissais.
Seigneur.
— Megan ne me parlera plus jamais. Je ne me creuserai plus jamais la
tête pour chercher à comprendre ce qu’elle raconte, dit-il, et ma gorge se
noua. Je n’entendrai plus Cody me pousser à continuer à jouer au foot. Je
ne verrai plus Chris tricher pendant les contrôles, en me demandant
comment il fait pour ne pas se faire choper. Je ne jouerai plus à la console
avec Phillip. (Sa voix tremblait. Je voulais qu’il arrête de parler.) Samedi,
je n’ai dit au revoir à aucun d’entre eux. À toi non plus.
Mon Dieu.
— Et tu sais quoi ? Je n’arrive toujours pas à croire qu’ils sont partis.
Peut-être que je n’y arriverai jamais. Mais te perdre, toi ? (Il se redressa. Il
avait la mâchoire serrée.) Je ne m’en serais jamais remis.
Fermant les yeux, je réussis à respirer malgré le nœud qui s’était
formé dans ma gorge.
— Je ne peux pas faire ça.
— Faire quoi ? me demanda-t-il.
— Tu… (Je pris une grande inspiration.) Ce qui s’est passé… c’est ma
faute.
— Quoi ? (Il avait l’air perplexe. Il paraissait même choqué.) Ce n’est
pas toi qui conduisais, Lena. Tu n’as pas pris le volant alors que tu avais
trop bu.
— C’est… tout comme, murmurai-je.
— Lena…
— Tu ne comprends pas ! (Je levai le bras gauche et me couvris les
yeux. Je ne voulais pas pleurer devant lui. Je ne voulais plus pleurer, tout
court.) Je… Je ne veux plus en parler.
Quelques secondes passèrent avant qu’il reprenne la parole.
— On n’est pas obligés de dire quoi que ce soit.
J’étais incapable de me calmer. Quelque chose grandissait en moi. Un
horrible amoncellement d’émotions brutes et puissantes qui enflait et
enflait toujours.
— Tu peux me laisser ? lui demandai-je. (J’avais l’impression de
supplier.) S’il te plaît ?
Son regard plongea dans le mien. Quand il se leva, j’eus envie de me
fondre dans mon matelas et de disparaître.
Toutefois, Sebastian ne franchit pas la porte.
Il n’était pas comme mon père.
Il n’était pas comme moi.
Il souleva sa chaise et vint l’installer à côté de ma tête de lit, avant de
s’asseoir. Mon cœur battait à tout rompre. Il posa son bras droit près du
mien, sur le matelas, puis se pencha et, de sa main gauche, effleura les
mèches de cheveux qui étaient tombées devant mon visage pour les
recoiffer en arrière.
— Je ne partirai pas. Tu peux te mettre en colère. Tu peux te plaindre.
Je resterai. Que tu en aies conscience ou non, tu ne dois pas rester seule.
Je n’irai nulle part.
CHAPITRE 14

Sebastian resta, mais on ne parla pas. Il avait allumé la télévision et


écoutait les infos. Je ne le regardais pas, mais de temps à autre, je sentais
ses yeux sur moi. J’attendais qu’il prenne la parole, qu’il me pose des
questions. Il n’en fit rien. Lorsque les infirmières vinrent me chercher pour
ma promenade quotidienne, il était encore là.
Horrifiée à l’idée qu’il voie à quel point il était difficile pour moi de
me lever sans montrer mes fesses, je me crispai.
L’infirmière qui m’aidait fronça les sourcils.
— Vous avez mal ?
Les lèvres pincées, je secouai la tête. Le regard de Sebastian me brûlait
le dos.
L’infirmière sembla comprendre mon problème.
— Cela vous dérangerait d’aller chercher un peu de glace auprès des
autres infirmières ? lui demanda-t-elle.
— Aucun problème.
Sebastian se leva. Je gardai les yeux rivés au sol jusqu’à ce qu’il sorte
de la pièce.
— Merci, murmurai-je.
— Ce n’est pas la peine de me remercier, répondit-elle en saisissant
mon bras valide sans ménagement. C’est votre petit ami ?
Je secouai la tête et me glissai hors du lit.
— Juste… juste un ami.
Avant, cela m’aurait fait souffrir de l’admettre. Il n’était pas rare que
les gens croient que l’on était en couple et cela m’avait toujours fait
plaisir, mais aujourd’hui, tandis que j’enfilais mes pantoufles et mettais
un pied devant l’autre, je ne ressentais rien. Aucune excitation. Aucun
espoir qui finissait par se transformer en amertume. Aucune tristesse
parce que ce n’était pas la vérité.
J’étais… J’étais vide.
Pendant que nous avancions dans le couloir, l’infirmière maintenait
ma blouse fermée. Après plusieurs allers-retours, mes genoux ne
tremblaient plus et ma respiration s’était grandement améliorée. J’aurais
pu continuer, mais l’infirmière me raccompagna à ma chambre.
Sebastian était toujours là, assis sur sa chaise. Quand je m’approchai
du lit, il se leva. Il tenait un petit verre en plastique jaune pâle à la main.
— J’ai la glace que vous m’avez demandée.
— Parfait, répondit l’infirmière sans lâcher ma blouse. Vous pouvez la
poser sur la table ?
Pendant que Sebastian s’exécutait, l’infirmière m’aida à rester décente
en montant sur mon lit. Celui-ci avait été remonté en position assise. Les
yeux rivés sur mes mains, je sentis Sebastian s’approcher. L’infirmière
était occupée à sortir des inhalateurs pour mon traitement.
Sebastian y assista également.
Quand l’infirmière partit, il resta, et quand ma mère revint, il était
toujours là. Je fis semblant de dormir pendant qu’ils chuchotaient de tout
et de rien. Leurs voix auraient dû m’être familières et réconfortantes.
Pourtant, j’avais l’impression d’entendre des inconnus parler. Malgré tout,
je finis par m’endormir pour de bon.
Le vendredi après-midi, j’appris que le match de football avait été
annulé. Sebastian était venu me rendre visite une heure après la fin des
cours.
Contrairement à la veille, je ressentis une petite étincelle au fond de
moi en le voyant à la porte. C’était toujours mieux que rien.
Sebastian avait l’air plus en forme.
Il ne s’était toujours pas rasé, mais les cernes sous ses yeux avaient
diminué et il était moins pâle.
C’est lui qui fit la conversation. Il évoqua le lycée, les deux cours que
nous avions en commun, Abbi et Dary. Il parla de tout, sauf de l’accident
et des funérailles. Moi, je ne réagissais pas. Je restais allongée, les yeux
posés sur la télévision.
Il revint le samedi après-midi. Une nouvelle étincelle s’alluma en moi
et je ressentis dans la poitrine une chaleur à laquelle j’aurais voulu
m’accrocher, mais… je n’en avais pas le droit.
En tout, je prononçai peut-être cinq phrases.
Je n’avais pas le courage de parler et de mettre des mots sur ce qui se
passait dans ma tête ou sur ce que je ressentais… ou ne ressentais pas,
d’ailleurs.
Sebastian me rendit également visite le dimanche. Cette fois, il s’était
rasé, portait un pantalon noir et une chemise blanche. Ses manches
étaient remontées et il avait sous le bras un sac en papier marron. Je sus
tout de suite d’où il venait.
— Tu as l’air en forme, aujourd’hui, dit-il en s’asseyant sur la chaise à
côté de la fenêtre. (Il plaça le sac en papier entre ses jambes.) Où est ta
mère ?
J’avais toujours du mal à respirer.
— À la maison. Elle… Elle revient bientôt.
— Cool. (Ses yeux bleu intense croisèrent les miens.) Tu penses que tu
pourras sortir demain ?
Me rasseyant un peu plus confortablement, je hochai la tête.
Il releva les yeux et souleva le sac.
— Je voulais te donner ça hier. Je l’avais oublié dans la Jeep.
Il en sortit un grand rectangle en papier. Une carte de vœux géante.
Mes lèvres sèches s’entrouvrirent.
— Qu’est-ce que… c’est ?
Il eut un sourire en coin.
— Une carte. Elle a bien dû faire le tour de l’école.
Une carte.
Une carte de vœux de rétablissement.
Je relevai les yeux vers Sebastian. Il me la tendait, mais j’étais
incapable de bouger. Je ne pouvais pas l’accepter. Je ne la méritais pas.
Mon Dieu, je ne méritais rien du tout.
Sebastian me dévisagea longuement. Le silence s’étira. Il prit une
grande inspiration, posa le sac sur le bord de la fenêtre, puis se rapprocha
du lit.
— Tout le monde pense à toi. (Avec précaution, il ouvrit l’énorme
carte et la tint devant moi.) Tu leur manques.
Je posai les yeux sur la carte. Il y avait des signatures sur toute la
surface, ainsi que des cœurs et des messages tels que « Remets-toi vite ! ».
J’aperçus même deux « On t’aime », l’un en majuscule, l’autre en écriture
cursive. La culpabilité me serra l’estomac et emplit mes veines d’acide.
N’étaient-ils pas au courant ?
— Tu me manques, ajouta Sebastian d’une voix douce.
Lentement, je levai les yeux vers lui et l’émotion me noua la gorge. Je
leur manquais et ils me souhaitaient un prompt rétablissement…
seulement parce qu’ils ignoraient que j’aurais pu… que j’aurais dû éviter
ce qui s’était passé.
Sebastian referma la carte et recula en se raclant la gorge.
— Je la pose là, d’accord ?
Sans attendre ma réponse, il déposa la carte sur la table à côté de mon
lit.
Je l’observai à la dérobée. Sans un mot, il rapprocha sa chaise de mon
lit et s’assit, les bras posés sur les cuisses. Il arborait cette expression
perdue, comme s’il cherchait quoi dire ou quoi faire.
— Tu… Tu n’es pas obligé de rester, lui dis-je en reportant mon
attention sur mes mains. Je ne suis pas de très bonne compagnie.
— Je n’ai pas envie de partir, répondit-il en soupirant. Tu… Tu veux
en parler ?
Mon corps tout entier se tendit.
— Non.
Le silence retomba.
— Tu manques beaucoup à Dary et Abbi. Elles savent que tu préfères
qu’on te laisse tranquille pour le moment, mais…
— Je sais, l’interrompis-je. C’est juste que… je ne veux pas les
embêter. Passer son temps dans un hôpital, c’est chiant.
— Ça ne les dérangerait pas.
J’en avais conscience.
— Peu importe, de toute façon. Je rentre chez moi demain.
Il s’adossa à sa chaise.
— Les funérailles de Cody ont eu lieu aujourd’hui. Dans la grande
église sur la Route 11. Tu vois de laquelle je veux parler ? On allait
souvent chercher des bonbons dans ce quartier, à Halloween, me rappela-
t-il. C’était bondé. Tout le monde était debout. Enfin, il y a eu du monde à
tous les… à tous les enterrements, mais tu connais Cody. (Il eut un rire
rauque.) Il aurait adoré toute cette attention. Tu sais, d’avoir réussi à
attirer autant de personnes.
Les lèvres pincées, j’acquiesçai. Cody aurait… Il aurait été fier.
— Ses parents… (Sebastian s’interrompit et s’éclaircit la voix.) Tu sais
qu’il a un petit frère, pas vrai ? Toby ? Il a quoi ? Douze ans ? Treize ?
Seigneur. C’est le portrait craché de Cody. Il était… bouleversé. Ils ont dû
le faire sortir pendant la cérémonie. Il…
Les poings crispés, je me tournai vers Sebastian. Il avait les yeux rivés
sur le lit et serrait les dents.
— Il quoi ?
Il prit une grande inspiration.
— Il finira par s’en remettre. Un jour ou l’autre.
Je ne répondis pas. J’aurais voulu acquiescer, car j’espérais que Toby
s’en relèverait, mais comment pouvions-nous en être certains ? Il venait
de perdre son grand frère. Comment surmontait-on un tel drame ? La
peine s’amenuisait-elle au fil des ans ? Le vide que cette personne laissait
finissait-il par être comblé par autre chose ?
Pouvait-on un jour aller de l’avant ?
CHAPITRE 15

Franchir la porte de ma chambre, le lundi matin, fut encore plus


difficile que je l’avais imaginé.
Ma mère était déjà à l’intérieur, en train de taper sur des oreillers
ultra fermes qu’elle avait achetés. Selon les ordres du médecin, j’étais
censée dormir en position inclinée pendant trois jours, car ma respiration
n’était pas encore revenue à la normale. Étant donné que nous n’avions
pas de lit inclinable, les oreillers devraient faire l’affaire.
Je savais que ma mère s’était servie des congés maladie qu’elle avait
accumulés pour prendre des jours de repos, mais nous n’avions pas
beaucoup d’argent, encore moins pour acheter des oreillers hors de prix.
Je lui avais proposé de les acheter avec les sous que j’avais mis de côté,
mais elle avait refusé. Heureusement, le docteur m’avait assuré que je
pourrais reprendre mon travail de serveuse dès que mon généraliste me
donnerait le feu vert. Le volley-ball, en revanche, à cause de mon bras
cassé, allait devoir attendre.
Je ne savais pas si je me sentais capable de retourner au Joanna’s.
Je ne savais pas si je me sentais capable de retourner m’entraîner.
Je ne savais pas si je me sentais capable de faire quoi que ce soit.
Ma mère se redressa et tourna la tête vers moi.
— Tu vas bien ?
Non.
J’étais plantée dans l’entrée, pétrifiée, et observais ma chambre. Tout
était comme je l’avais laissé, à part une pile de cahiers et de livres sur
mon bureau qui n’étaient pas là à mon départ. Sebastian les avait sans
doute apportés. J’avais une semaine pour rattraper mon retard.
J’ignorais même si j’avais le courage d’entrer dans ma chambre.
Elle était restée intacte, alors que ma vie avait littéralement explosé.
Cela ne me semblait pas juste de pouvoir y retourner alors que je revoyais
encore Megan assise en tailleur sur mon lit, en train d’entortiller une
mèche blonde entre ses doigts ou de faire rebondir un ballon de volley
contre le mur tout en parlant de Phillip. J’aurais pu remonter davantage
dans le temps, et la revoir à treize ans, en train de parcourir mes livres les
plus adultes, à la recherche de scènes érotiques qu’elle lisait à Dary pour
le plaisir de la voir rougir comme une tomate. J’entendais encore Megan
et Abbi se disputer pour savoir qui dansait le mieux dans Dance Moms ou
laquelle des deux gagnerait un combat de rue. Mes lèvres se retroussèrent
en coin.
Je n’avais même pas assisté aux funérailles de Megan.
Fermant les yeux, je posai la main contre le cadre de la porte pour
garder l’équilibre.
— Lena ?
— Oui, soufflai-je, la gorge sèche. Je suis juste…
Je ne savais plus où j’étais.
Si. J’étais à la maison. J’étais en vie et à la maison.
Contrairement aux autres.
Qui gisaient six pieds sous terre.
— Tu dois être épuisée. Il faut que tu t’allonges. Ne reste pas debout.
(Ma mère repoussa la couette.) Allez, viens. C’est pour ton bien.
Ma mère insista jusqu’à ce que j’obéisse. Elle me couvrit les jambes.
Puis elle m’apporta un verre d’eau, une cannette de soda ainsi qu’un bol
de chips. Quand je crus qu’elle avait enfin terminé, elle revint encore une
fois. Elle tenait quelque chose à la main.
— Je n’ai pas voulu te le donner à l’hôpital. Comme tu ne te sentais
de voir personne… (Elle s’approcha du lit et tendit la main vers moi.) La
police l’a rapporté mercredi quand… les autres familles ne l’ont pas
réclamé.
C’était mon téléphone portable.
— Je l’ai mis en charge. Tu as l’air d’avoir pas mal de messages. (Elle
baissa les yeux vers l’objet.) Je me demande comment il a pu rester
intact…
Lentement, je lui pris mon portable des mains et le tournai pour voir
l’écran. Comment mon téléphone avait-il pu survivre à l’accident ? La
voiture avait fait des tonneaux et… je l’avais à la main lorsque Cody avait
percuté l’arbre.
Je m’en souvenais.
J’étais en train d’écrire un message à Abbi.
Les yeux rivés sur mon téléphone, j’entendis à peine ma mère dire
qu’elle descendait au rez-de-chaussée passer quelques coups de fil. Mon
portable n’était pas endommagé. Il n’avait pas une seule égratignure.
Comment était-ce possible ?
La première chose que je vis fut les appels manqués, les messages et
les notifications. Il y en avait beaucoup. Beaucoup trop. J’ouvris
directement mes SMS et les fis défiler jusqu’à trouver le nom d’Abbi. Je
ne lus pas ses messages. Non. Mon regard fut attiré par le mien, celui que
je n’avais pas eu le temps d’envoyer.

Je suis rentrée avec Megan. Je ne voulais pas te

— Oh, mon Dieu, murmurai-je en laissant tomber mon téléphone sur


mon lit comme s’il s’agissait d’une bombe.
Mon message était toujours là, à attendre que je l’envoie. Comme une
pensée interrompue. Comme une lettre qui n’avait jamais trouvé son
destinataire. Si les choses avaient été différentes, ce message aurait pu
être mon dernier, mais c’était compter sans une ceinture de
cinq centimètres de large qui m’avait sauvé la vie.
Je me passai la main dans les cheveux et repoussai les mèches qui
tombaient devant mon visage. Puis je restai assise, sans bouger, pendant
de longues minutes. Il était bientôt l’heure de mon traitement
respiratoire. L’inhalateur était posé sur la table de nuit. Je repoussai les
couvertures et posai les pieds par terre. Quand je me levai, j’eus
l’impression qu’on m’écrasait les côtes dans une poigne de fer. Toutefois,
je repoussai la douleur et parcourus la courte distance qui me séparait de
mon bureau pour attraper mon ordinateur.
De retour sur mon lit, je l’ouvris et allai directement sur Google. J’y
tapai le nom du journal local. Son site Internet apparut dans les premiers
résultats et je trouvai ce que je cherchais en un rien de temps.
Les articles au sujet de l’accident.
Le premier, le lendemain du drame, montrait une photo du 4 × 4.
Quand je vis l’image, je dus me plaquer la main contre la bouche pour ne
pas crier. Elle avait été prise le soir même. Des lumières rouges et bleues
se reflétaient sur la carrosserie.
Comment avait-on pu les autoriser à prendre une telle photo ?
Après la collision, le véhicule était à peine reconnaissable. Le toit
s’était affaissé, certaines portes avaient été arrachées, les vitres avaient
explosé. L’une des ailes semblait avoir été découpée à l’ouvre-boîte. Une
bâche jaune couvrait une partie du pare-brise.
Chris était assis à cette place.
Je retirai vivement la main de la souris. Assise, immobile, dans mon
lit, je me demandai comment j’avais pu survivre à un tel accident.
Comment une ceinture de sécurité avait-elle pu me garder en vie après
ça ?
Au moment où l’article avait été publié, aucun nom n’avait été
divulgué. Les familles n’avaient pas encore vu leur monde s’effondrer.
Deux blessés avaient été transportés en hélicoptère à l’hôpital. On
suspectait déjà une soirée trop arrosée.
Revenant en arrière, je passai en revue les gros titres et m’arrêtai sur
celui qui disait : « Quatre lycéens de Clearbrook décédés dans un accident
de voiture. Le chauffeur avait un taux d’alcool élevé dans le sang. » Il était
paru le mardi précédent.
Je lus l’article avec détachement, comme s’il s’agissait d’inconnus et
non pas de mes amis. Cette fois, leurs noms étaient cités. Cody Reece, dix-
huit ans. Chris Byrd, dix-huit ans. Megan Byrd, dix-sept ans. Phillip
Johnson, dix-huit ans. Mon nom n’y figurait pas. On parlait seulement
d’une mineure de dix-sept ans, dont l’état, bien que critique, était stable.
Tous, excepté une personne, avaient été éjectés du véhicule,
totalement, ou partiellement pour l’un d’entre eux. Je revis la bâche jaune
sur le pare-brise, côté passager, et je… Je ne voulais pas y penser.
Je continuai de faire défiler l’article et de le lire. Les premiers rapports
toxicologiques avaient confirmé que le conducteur, Cody, avait une
alcoolémie deux fois supérieure à la limite autorisée par la loi. Ce mardi-
là, ils n’avaient pas encore eu entre les mains le rapport complet de la
police. Je… Je revis Cody dans ma tête, ratant la poignée de la portière et
je l’entendis de nouveau, comme s’il était assis à côté de moi, me dire :
« T’es sérieuse ? J’ai bu qu’un verre ! » Je ne voulais pas en savoir plus,
mais je n’arrivais pas à m’arrêter.
Je parcourus rapidement l’article qui annonçait que le lycée de
Clearbrook avait annulé le match contre Hadley, le vendredi précédent, et
déclaré forfait, par respect pour les joueurs disparus. Ils parlaient des
garçons et de leurs prouesses sur le terrain, de l’espoir de Cody d’intégrer
l’université d’État de Pennsylvanie. On évoquait également les projets de
Phillip et de Chris, qui visaient l’université de Virginie-Occidentale.
Un autre article avait été mis en ligne la veille. Un moment de
recueillement allait avoir lieu le vendredi soir, après le premier match de
l’équipe de foot de Clearbrook, pour une saison qui s’annonçait difficile.
Mais cet article mentionnait également autre chose : une nouvelle
enquête.
Une plainte avait été déposée contre… Oh, mon Dieu ! Le cœur au
bord des lèvres, je relus le paragraphe plusieurs fois.
Une nouvelle enquête vient d’être ouverte dans le cadre de l’accident. Les
autorités locales ont révélé que les passagers, tous mineurs, avaient quitté, ce
soir-là, la résidence d’Albert et Rhonda Scott. Il semblerait que les deux
adultes se trouvaient chez eux au moment des faits et étaient donc au
courant de la fête qui s’y tenait. Ils pourraient être reconnus coupables de
négligence, mise en danger de la vie d’autrui et d’avoir fourni de l’alcool à des
mineurs.

Oh, bon sang.


C’étaient les parents de Keith. Je savais qu’ils étaient présents, ce soir-
là. Je les avais vus dans la maison, dans la cuisine. Et ce n’était pas la
première fête qui se déroulait chez eux.
Sonnée, j’arrivai à la fin de l’article et… commis l’erreur de lire les
commentaires laissés sous l’article qui avait annoncé leurs noms. Le
premier commentaire disait simplement : « Je vais prier pour eux. » Le
deuxième : « Quel gâchis ! RIP. » Le troisième : « J’avais vu ce Reece
jouer. C’est vraiment dommage. Il aurait pu finir pro. »
« C’est pour ça qu’il ne faut jamais conduire après avoir bu ! Quelle
tragédie ! »
« Cette route n’est déjà pas facile, sobre. Il faut vraiment être idiot
pour la prendre bourré. »
À partir de là, le ton des commentaires empirait. De parfaits inconnus
se permettaient de parler de mes amis à tort et à travers. Ils écrivaient des
choses affreuses. On aurait dit qu’ils se moquaient que les amis de Cody et
de Phillip ou la famille de Megan et Chris puissent les lire.
« Ils ont pris une décision stupide. Ils sont morts. Fin de l’histoire. »
« Pourquoi est-ce qu’on devrait se recueillir pour une bande d’abrutis
qui ont pris le volant alors qu’ils étaient bourrés ? »
« Au moins, ces quatre-là n’auront pas d’enfants. »
« Les parents du gamin qui a organisé cette fête devraient être
poursuivis pour meurtre !!! »
« Je suis méchante de me réjouir qu’ils n’aient tué personne
d’autre ? »
« Heureusement, ils n’ont tué personne d’autre. Abrutis. »
Les commentaires continuaient ainsi à l’infini. Des centaines
d’inconnus donnaient leurs avis. Certains priaient, d’autres plaignaient les
parents.
— Lena ? (Ma mère était devant ma porte.) Qu’est-ce que tu fais ?
Ses yeux se posèrent sur mon ordinateur. Elle s’approcha rapidement
de mon lit pour jeter un coup d’œil à l’écran. Quand elle vit ce que je
lisais, elle m’arracha l’ordinateur des mains et le referma.
Je la regardai faire en tremblant. Mon corps tout entier frissonnait.
Mon visage était humide. Je ne m’étais pas rendu compte que je pleurais.
— Tu as lu ces commentaires ?
— Non, répondit-elle en posant mon ordinateur sur le bureau. J’en ai
aperçu quelques-uns. Ça m’a suffi.
— Tu sais… ce qu’ils disent ?
— Ça n’a aucune importance. (Elle s’assit au bord du lit, à côté de
moi.) Ce n’est pas…
— C’est ce qu’ils pensent d’eux ! m’exclamai-je en désignant mon
ordinateur de l’index. (Je tâchai de respirer profondément. Je savais qu’il
fallait que je me calme.) C’est tout ce qu’on retiendra d’eux, pas vrai ?
— Non. Pas du tout. (Elle passa un bras autour de mes épaules.) Parce
que ce n’est pas le souvenir que tu garderas ni que leurs familles
garderont, et c’est le plus important.
Elle se trompait. Désormais, le monde entier les voyait différemment.
Megan, Cody, Phillip et Chris se résumaient à ces commentaires. Leurs
quatre vies se réduisaient à une mauvaise décision et à des taux d’alcool
élevés. Ils n’étaient plus rien d’autre.
Ni des stars du foot.
Ni des futurs étudiants.
Ni une pro du volley.
Ni une amie qui pouvait tout laisser tomber pour venir vous écouter
vous plaindre d’un garçon.
Ni un garçon qui s’inquiétait assez pour le futur d’un ami pour poser
des questions autour de lui.
Ni un garçon qui portait toujours les pires tee-shirts de la Terre.
Ni des personnes qui savaient vous faire rire en toutes circonstances.
Désormais, ils étaient un taux d’alcool deux fois supérieur à celui
autorisé par la loi.
Ils étaient irresponsables et irréfléchis.
Ils ne transmettraient pas leurs gènes, et heureusement.
Ils l’avaient bien cherché.
Ils n’étaient qu’une bande de gamins stupides qui avaient pris la
mauvaise décision et en étaient morts.
Ils étaient devenus un mauvais exemple.
Voilà tout ce qu’ils étaient, à présent.
Leurs vies entières ne se résumaient plus qu’à un spot de prévention
sur les dangers de l’alcool au volant. Rien d’autre.
Et cela me rendait malade.
Parce que ces inconnus, ils avaient raison.
CHAPITRE 16

Je les entendis au rez-de-chaussée environ trente minutes après la fin


du lycée. Leurs voix s’élevaient jusqu’à l’étage. Je ne discernais pas ce
qu’elles disaient, mais je savais que ma mère ne les empêcherait pas de
monter.
Prise d’une panique soudaine, je me redressai d’un bond et me tournai
vers la porte du balcon. Pouvais-je réussir à m’échapper ? Non, c’en
devenait presque risible. Si je me mettais à courir, je risquais de perdre
mes côtes au passage. Et de toute façon, où serais-je allée ? J’étais prise
au piège.
Abbi et Dary arrivaient.
Lorsque je perçus leurs pas dans l’escalier, je me tendis de la tête aux
pieds. Une douleur intense se réveilla dans mes côtes et je n’avais plus
accès aux puissants antalgiques de l’hôpital. On m’avait donné des
cachets, mais je ne les avais pas encore pris.
Je fis tomber le classeur rempli de cours et de devoirs. La pression
dans ma poitrine augmenta encore.
Abbi fut la première à passer la porte. Elle s’arrêta net. Dary la suivait,
mais Abbi resta un long moment immobile. On aurait dit qu’elle ne
pouvait pas entrer, car cette chambre représentait tout ce que nous avions
perdu. J’avais ressenti la même chose.
Ses cheveux étaient attachés en chignon haut. Elle avait des poches
sous les yeux. Quand Dary la contourna et que je la vis entrer, je me
rendis compte qu’elle paraissait tout aussi… dévastée.
Ses cheveux noirs frisés étaient coiffés en arrière avec du gel et la
monture blanche de ses lunettes ne réussissait pas à dissimuler la rougeur
de ses yeux. En temps normal, les tenues de Dary étaient extravagantes.
Aujourd’hui, elle portait seulement un jean et un tee-shirt à col en V. Pas
de couleurs vives. Pas de robe décalée ni de bretelles.
— Tu fais peur à voir, déclara Abbi d’une voix rauque au bout d’un
moment.
J’avais la bouche sèche.
— Crois-moi… ce n’est pas marrant à vivre non plus.
Le visage de Dary se décomposa. Elle vint s’asseoir sur mon lit. Abbi,
elle, se laissa tomber sur le fauteuil de bureau. Penchée vers moi, Dary se
prit la tête entre les mains. Ses épaules tremblaient. J’aurais voulu lui dire
quelque chose, la rassurer.
— Pardon. (Sa voix était étouffée.) J’avais dit à Abbi que je ne
pleurerais pas.
— C’est vrai. (Abbi releva les jambes sur le siège et passa les bras
autour.) Elle me l’avait promis.
— C’est juste que… tu m’as manqué. (Elle repoussa ses lunettes sur
son front avant de s’essuyer les yeux et de se redresser.) Quand ta mère
nous a dit que tu ne voulais pas de visiteurs, il a fallu attendre pour te
voir, pour s’assurer que tu allais bien.
— J’essaie de ne pas t’en vouloir à ce sujet, intervint Abbi, la tête
posée contre ses genoux. Mais devoir passer par Sebastian pour avoir de
tes nouvelles, ce n’était vraiment pas cool.
— Je suis désolée. (Je me laissai aller en arrière en faisant attention à
ne pas déranger les oreillers.) Sebastian… s’est imposé.
— Tu avais besoin de temps. J’essaie de comprendre, mais… (Dary
passa le dos de ses mains sur ses yeux.) C’était dur. (Elle marqua une
pause.) Tout est tellement dur.
— Très dur, admis-je d’une petite voix.
— Comment tu te sens ? demanda Dary en baissant les mains.
— Mieux. Courbatue.
Elle remit ses lunettes.
— Et ta poitrine ? Tes poumons ? C’est pour ça, l’inhalateur ?
Elle jeta un coup d’œil à l’objet posé sur la pile de cahiers.
Je hochai la tête.
— Oui. Le docteur pense que je n’aurai pas de séquelles, mais je dois
utiliser l’inhalateur deux fois par jour pendant au moins une semaine.
— Et ton bras ? demanda Abbi.
Je levai mon bras gauche et grimaçai.
— Ça ira aussi. Avec un peu de chance, on m’enlève le plâtre dans
deux semaines.
Abbi continua à l’observer.
— Qu’est-ce que… tu vas faire, pour le volley ?
— Je ne sais pas. (Je m’installai un peu mieux contre les oreillers.) Je
n’y ai pas encore vraiment réfléchi.
— Quand je me suis cassé le bras, j’ai porté un plâtre pendant six
semaines, dit Dary d’un air renfrogné. Je me souviens que du lierre avait
réussi à se glisser à l’intérieur, cet été-là. Mon Dieu. C’était une vraie
torture.
Je jetai un coup d’œil à Abbi. Elle ne regardait plus mon plâtre, mais
le pied du lit.
— Et… vous ? Vous allez bien ?
Abbi eut un rire sans joie.
— Bien ? Je ne sais même plus ce que ça veut dire.
— C’est juste que… (Dary ferma les yeux et secoua la tête.) Megan
était folle… adorable et si folle. C’est bizarre de ne plus l’avoir près de
nous, de ne plus entendre sa voix, de ne plus la voir s’exciter parce qu’elle
a vu un chat dans son jardin. Plus rien… ne sera jamais comme avant.
— Tu te souviens de l’accident ? me demanda soudain Abbi.
Un frisson me parcourut.
— Seulement de bribes de conversations.
— Ta mère nous a dit que tu avais souffert d’une commotion et que tu
avais du mal à te rappeler quoi que ce soit, dit Dary.
Je me contentai de hocher la tête.
— Alors, tu ne te souviens vraiment pas de tout ce qui s’est passé ?
insista Abbi.
Je reportai mon attention sur elle.
— Non, répondis-je à contrecœur. Mais je… Je me rappelle que j’étais
en train de t’envoyer un SMS pour te dire que je… que je partais.
— Je ne l’ai pas reçu.
Abbi posa les pieds par terre.
— Je n’ai pas eu… le temps de l’envoyer.
Dary ferma les yeux.
— Je sais que tu ne te souviens de rien, mais… tu crois qu’ils ont
souffert ?
Je pris une grande inspiration et fis glisser mes doigts le long de la
couette.
— Je ne crois pas. Et Cody non plus.
— Il ne s’est jamais réveillé, murmura Abbi.
Je secouai la tête. Je ne savais pas quoi dire. L’absence de Megan était
comme une entité, lourde et tangible, dans la pièce.
Elles restèrent un petit moment, Dary assise sur mon lit, Abbi sur le
fauteuil de bureau. Elles me parlèrent du lycée, de Megan et des chansons
qui avaient été diffusées à son enterrement. Elles me racontèrent
comment les parents de Keith faisaient face à l’enquête qui avait été
ouverte à leur encontre. C’était surtout Dary qui parlait.
Moi, je me contentais de hocher la tête et de répondre quand il le
fallait, mais je n’étais pas vraiment là. Mon esprit était à des milliers
d’années-lumière. C’était presque l’heure de dîner lorsqu’elles se levèrent
pour partir. Dary me serra dans ses bras.
Puis, ce fut le tour d’Abbi.
— Je sais que tu as besoin de temps et de tranquillité, dit-elle en
pressant son front contre ma tempe. (Elle murmurait et j’étais la seule à
l’entendre.) Je sais que c’est difficile pour toi, mais ça l’est aussi pour
nous. Ne l’oublie pas. Tu as besoin de nous. (Sa voix se brisa et par-dessus
son épaule, je vis Dary baisser la tête.) Comme nous avons besoin de toi.

J’entendis qu’on appuyait sur la poignée. Quand je relevai la tête,


j’aperçus une ombre sur le balcon. Mon cœur fit un bond dans ma
poitrine. Je posai l’inhalateur à côté de moi. Au même moment, la porte
s’ouvrit et Sebastian entra, refermant derrière lui.
Il portait déjà son pyjama : pantalon en flanelle et débardeur blanc. Ça
lui allait bien. À dire vrai, il était toujours beau, mais quelque chose
m’empêchait d’apprécier l’instant, comme si je ne le méritais pas.
Comme si j’en avais perdu le droit.
— Je ne t’ai pas envoyé de message, dit-il en venant s’asseoir sur mon
lit, parce que je me suis dit que tu ne répondrais pas.
— Alors pourquoi es-tu venu ?
Il eut un sourire en coin.
— Tu le sais très bien.
Je restai perplexe, mais avant que j’aie eu le temps de répondre, il
s’allongea à côté de moi, sur le dos. On était épaule contre épaule.
Hanche contre hanche. La sensation que j’éprouvais à son contact était
toujours la même. Une sorte de courant électrique qui parcourait ma
peau. Mais cette fois, une ombre de culpabilité venait s’y mêler. Comme si
ce n’était pas juste pour les autres que je ressente toujours ce genre de
choses.
— Qu’est-ce que tu fais ? demandai-je.
— Je me mets à l’aise, répondit-il en souriant. Je compte rester un
bout de temps.
J’en restai bouche bée.
— Je ne sais pas si tu es au courant, mais je me fatigue vite. Je suis
censée me reposer…
— Tu te rappelles quand tu as attrapé la mononucléose, à onze ans ?
me demanda-t-il tout à coup.
Je fronçai les sourcils. Bien sûr que je m’en souvenais. La fièvre avait
été terrible. J’avais eu l’impression que ma tête allait exploser. J’étais à
peu près sûre que Dary me l’avait refilée.
— Nos parents voulaient qu’on garde nos distances. Mon père avait
peur que je l’attrape et que je rate l’entraînement. (Il rit doucement.)
Bref. Tu n’allais pas bien, parce que tu te sentais seule. Tu n’arrêtais pas
de pleurnicher…
— Je ne pleurnichais pas ! protestai-je. J’étais cloîtrée dans ma
chambre. Quand je ne dormais pas, je m’ennuyais.
— Tu étais malade et tu ne voulais pas être seule. (Il s’interrompit et
attendit que je le regarde pour continuer.) Tu voulais me voir.
Le rouge me monta aux joues et je haussai les sourcils. Avait-il fumé ?
— Je ne voulais pas te voir, toi, en particulier. J’avais juste envie que
quelqu’un…
— Tu as toujours voulu être avec moi, m’interrompit-il sans me quitter
des yeux. Pas avec n’importe qui. Moi.
Ébahie, je le dévisageai pendant plusieurs secondes. Alors les
événements de la fête me revinrent en mémoire. Nous nous tenions tous
les deux au bord de la piscine. Je croyais qu’il allait m’embrasser. Puis
nous nous étions disputés. Je repensai aussi au mardi précédent, au bord
du lac. Je l’avais embrassé. Mais je ne m’autorisai pas à m’appesantir sur
la question, parce que, encore une fois, ce n’était pas juste.
— Ce que je veux dire, c’est que si tu ne veux pas que je reste, ça n’a
rien à voir avec la fatigue. Je sais ce qui se passe dans ta tête. Enfin, je
crois. On reparlera de ton besoin de m’avoir près de toi, tout à l’heure,
dit-il en croisant les bras sur son torse. Pour l’instant, j’aimerais que tu me
racontes la visite d’Abbi et Dary.
Comment ça, on allait reparler de mon besoin de l’avoir près de moi ?
Il était hors de question que je sois présente pour cette conversation.
— Je ne partirai pas. (Il pressa son genou contre le mien.) Alors parle.
Au bout d’un moment, je posai les yeux sur la télévision. Au fond de
moi, je savais que je pouvais le faire partir. Il suffisait que je lui dise que je
n’avais vraiment pas envie qu’il reste. Il ne serait pas content, mais il
céderait. Toutefois, je savais que je n’en avais pas envie. Je ne voulais pas
être seule. J’avais besoin de mes amis.
J’avais besoin de lui.
— Ça m’a fait plaisir de les voir, admis-je d’une voix enrouée.
Comment sais-tu qu’elles sont venues ? Tu m’espionnes ?
— Peut-être. (Il rit.) Non. Elles m’en ont parlé, aujourd’hui, au lycée.
Elles m’ont dit qu’elles n’hésiteraient pas à insister jusqu’à ce que tu
finisses par accepter. Tu leur as beaucoup manqué, Lena. La semaine qui
vient de s’écouler a été très difficile pour elles.
— Je sais.
Il resta silencieux un instant.
— Megan était leur amie aussi.
La culpabilité s’enroula autour de mes boyaux comme un serpent.
— Je le sais aussi.
— Je n’en doute pas, mais il se passe quelque chose dans ta tête.
Je lissai nerveusement la couette. J’avais tant à dire, mais je ne savais
pas par où commencer.
— Il se passe beaucoup de choses dans ma tête.
— C’est compréhensible, murmura-t-il. Il s’en passe beaucoup dans la
mienne aussi. C’est très étrange. Parfois, au réveil, je me rappelle des
phrases que Cody m’a dites. Ou des trucs stupides que je lui ai racontés.
La gorge nouée, je fermai les yeux.
— En cours, aujourd’hui, quelqu’un a fait une super blague. Mon
premier réflexe a été de vouloir la répéter à Phillip. Il l’aurait adorée. Puis
je me suis rappelé que ce n’était pas possible, continua Sebastian. Et hier,
quand je suis rentré dans la cantine, je t’ai cherchée du regard.
Je ne savais pas quoi dire.
— Ils me manquent, Lena. (Il pressa son épaule contre la mienne.) Tu
me manques.
J’ouvris les yeux et me laissai aller contre lui.
— Pourtant, je suis là.
— Tu es sûre ?
Je clignai les yeux.
— Oui.
Sebastian resta silencieux un moment.
— Ça fait du bien de parler d’eux, tu sais ? Du moins, c’est ce que
disent les psychologues qui se sont installés au lycée.
Lorsque je parlais de Megan et des garçons, j’avais l’impression de
recevoir une balle en plein cœur. Je ne comprenais pas comment cela
pouvait faire du bien.
Comme je ne répondais pas, il me posa la même question que m’avait
posée Dary.
— Tu te souviens de l’accident ?
Et je lui donnai la même réponse.
— Seulement des bribes.
Il hocha lentement la tête.
— Tu te rappelles… pourquoi tu es partie avec eux sans me prévenir ?
Mon petit doigt me disait qu’il voulait me parler de quelque chose…
que je faisais de mon mieux pour occulter. J’ignorais comment répondre à
sa question. À présent, mon raisonnement me semblait stupide.
Terriblement stupide. Mais j’étais fatiguée de répondre « je ne sais pas »,
épuisée de raconter des demi-vérités et des demi-mensonges.
— Tu étais avec Skylar. Je… Je ne voulais pas vous déranger, c’est
tout. (Je jetai un coup d’œil dans sa direction. Il ne semblait pas
comprendre ce que je disais.) Je ne t’ai plus vu après son arrivée. Alors
j’ai préféré ne pas vous chercher. Je me suis dit que vous vouliez… être
seuls.
Une émotion que je fus incapable de reconnaître passa sur son visage.
Il détourna la tête. Un muscle tressaillit dans sa mâchoire.
— Bordel, marmonna-t-il en se passant la main dans les cheveux. Je
ne sais pas pourquoi tu as cru que Skylar et moi avions besoin d’être
seuls. Au contraire, j’aurais préféré qu’on vienne nous interrompre. Je
pensais que tu t’amusais avec les autres.
Sous les couvertures, je croisai mes jambes.
— OK.
— Hé, je suis sérieux. (Il baissa la main et ses cheveux retombèrent
sur son front.) Skylar voulait qu’on discute. Elle voulait qu’on se remette
ensemble. J’ai passé mon temps à lui expliquer que c’était terminé. Elle
m’en a voulu. Elle a même pleuré.
La surprise m’envahit.
— Tu ne t’es pas remis avec Skylar ?
— Non. (Il rit.) C’était fini à l’instant où l’on s’est séparés, au
printemps. Je ne reviendrai pas en arrière. Je n’ai rien contre elle, je
l’aime beaucoup, mais c’est terminé.
Une part de moi, celle de l’ancienne Lena, aurait voulu disséquer la
moindre de ses paroles pour déterminer s’il me mentait pour ne pas me
faire souffrir.
La nouvelle moi n’avait pas besoin de ça.
Sebastian n’avait aucune raison de me mentir.
— Pendant que je discutais avec elle, j’ai reçu un message d’Abbi. Elle
vous cherchait, Megan et toi. (Il se frotta le menton.) Des gens qui
quittaient la fête ont vu l’accident et ont reconnu le 4 × 4 de Chris.
Comme la route était bloquée, ils sont revenus sur leurs pas. C’est là que
j’ai su qu’il s’était passé quelque chose de grave. J’ai essayé de t’appeler.
Je t’ai envoyé des messages.
Je n’avais toujours pas consulté les appels manqués ni les SMS sur
mon téléphone.
Il souffla bruyamment. Plusieurs secondes s’écoulèrent.
— Comment tu te sens ? Vraiment ?
Contre toute attente, sa question m’ébranla et craquela les murs que
j’avais érigés autour de moi.
— Je ne veux pas retourner au lycée, murmurai-je. Je ne sais pas si je
peux faire face à tout le monde alors que je suis…
— Alors que tu es quoi ?
Responsable de la mort de mes amis.
Cette simple pensée me souleva le cœur. Je n’étais pas prête à
retourner à l’école. Je n’étais pas prête à parler de la souffrance, de la
peine, de la culpabilité. Je n’étais pas prête à mettre des mots sur ces
émotions amères. Je ne savais pas comment avouer à mes amis que
j’aimais et au garçon dont j’avais toujours été amoureuse que j’avais eu le
pouvoir de changer le cours des choses, que j’aurais pu éviter l’accident.
— Ce n’est pas grave, dit-il. On n’est pas obligés de parler.
Ma gorge se serra.
— Merci.
— Tout finira par s’arranger. (Il prit ma main posée sur les draps
entre nous et noua délicatement nos doigts ensemble.) Tu veux savoir
comme je le sais ?
— Comment ?
Mes paupières étaient lourdes. J’avais du mal à les garder ouvertes.
Il me serra la main un peu plus fort.
— Tu as laissé la porte du balcon ouverte.
CHAPITRE 17

J’étais allongée dans mon lit, les yeux rivés sur mon téléphone. On
était mardi après-midi et ma mère, qui avait pu apporter quelques
dossiers à la maison, travaillait dans la cuisine. Le matin, elle m’avait
annoncé qu’elle avait parlé avec mon père. C’était la première fois qu’elle
mentionnait son nom depuis qu’il était passé me rendre visite à l’hôpital.
Elle m’avait dit qu’il comptait faire un effort pour être plus présent.
J’ignorais ce que cela impliquait.
Je ne m’attendais pas à ce que les choses changent. Mon père
continuerait à m’appeler de temps à autre et je ne lui répondrais pas.
L’accident avait changé beaucoup de choses. Pas ça.
Lorsque je regardai l’espace sur le lit, à côté de moi, je repensai à la
veille. J’ignorais à quelle heure Sebastian était parti, car je m’étais
endormie. Tout ce que je savais, c’était qu’à mon réveil il avait disparu.
« Tout finira par s’arranger. »
Serait-ce vraiment le cas ? Lorsque je m’étais réveillée, avant que la
brume du sommeil ne se dissipe, j’y avais cru. Puis j’avais bougé, et une
douleur atroce m’avait parcouru la poitrine.
Oui, j’y avais cru… jusqu’à ce que je me rappelle que mes amis étaient
morts.
Jusqu’à ce que je me rappelle que j’aurais pu leur sauver la vie.
Je pris une grande inspiration et grimaçai. Mes côtes me brûlaient.
Plus le temps passait, plus je me sentais mal à l’aise. Je ne savais pas quoi
faire.
Mon entraîneur avait appelé ce matin-là. Je ne savais pas qui était à
l’autre bout du fil jusqu’à ce que ma mère me passe le combiné. Alors il
était trop tard pour refuser de lui parler.
Les mains tremblantes, l’estomac noué, j’avais attrapé le téléphone.
L’entraîneur était un homme sévère. Il avait viré des filles de l’équipe
pour moins que ça.
Je me passai la main sur le front. Il s’était d’abord enquis de mon état.
Je lui avais répondu que je me sentais mieux. Puis il m’avait posé des
questions sur mon bras et je lui avais dit que j’étais censée garder mon
plâtre pendant plusieurs semaines.
Malgré tout, il me demanda d’être présente aux entraînements et aux
matchs. J’étais stupéfaite d’apprendre que j’avais toujours ma place dans
l’équipe.
Ce retournement de situation était pour le moins inattendu.
Il m’annonça qu’il allait essayer de laisser sa chance à une élève plus
jeune. Je crois que j’avais acquiescé.
Il ne parla pas une seule fois de Megan ou des garçons.
Je me demandais si ma mère lui avait donné des instructions. Sinon,
pourquoi n’aurait-il pas évoqué Megan ? Elle était un membre important
de notre équipe. Elle était même meilleure que notre capitaine. Megan
n’aurait aucun mal à intégrer une équipe universitaire.
N’aurait eu.
Megan aurait été repérée. Avant de raccrocher, notre entraîneur me
dit de prendre soin de moi et me répéta qu’il voulait me voir la semaine
prochaine. Après quoi ma mère récupéra le combiné et je restai immobile,
les yeux rivés sur mon propre téléphone. Je savais qu’il contenait des SMS
et des messages vocaux que je n’avais pas consultés, mais je n’arrivais pas
à m’en préoccuper. Je ne pensais plus qu’à ce que l’entraîneur avait dit.
Il voulait que je continue de faire partie de l’équipe, mais pour moi…
c’était difficile à envisager. Voyager avec l’équipe, rester assise sur un
banc, ne pas songer que j’avais commencé à jouer à cause de Megan. Ne
pas penser à son absence.
Lorsque je posai les yeux sur mes genouillères, dans le fond de mon
placard, je sus que ma décision était prise.
Je me glissai hors du lit et m’en approchai. Le plâtre plaqué contre
mes côtes, je me penchai pour les ramasser puis les jeter dans l’armoire,
sur les livres et les jeans. Je refermai la porte et reculai.
Je n’en aurais plus jamais besoin.

Le samedi matin, Lori était assise à la table de la cuisine, les pieds sur
le dossier d’une chaise. Si notre mère avait été présente, elle ne l’aurait
pas laissée faire, mais elle était sortie faire des courses. D’habitude, Lori
ne rentrait pas le week-end, car Radford n’était pas la porte à côté, mais
Maman ne voulait pas me laisser seule. Elle avait sans doute peur que mes
poumons ne me lâchent.
Cela faisait deux semaines que j’avais été grièvement blessée, et
physiquement, je commençais à me sentir normale. Je m’essoufflais vite et
mes côtes et mon bras me faisaient souffrir à chaque heure du jour et de
la nuit, mais les hématomes sur mon visage s’étaient résorbés et ma
mâchoire n’était plus douloureuse.
Plus important : j’étais en vie.
Je marchais autour de la table de la cuisine parce que j’étais censée
faire de l’exercice, mais aussi parce que j’avais du mal à rester en place.
Marcher me faisait mal aux côtes, mais je commençais à m’habituer à la
brûlure.
Lori épluchait une orange. Le parfum d’agrume embaumait la pièce.
— Tu savais que Papa était toujours en ville ?
Je m’arrêtai, à mi-chemin entre le frigo et l’évier. Notre mère m’avait
dit qu’elle lui avait parlé, mais elle n’avait pas précisé qu’il était toujours
en ville. Je le croyais reparti pour Seattle.
— Quoi ?
— Et oui. (Elle déposa l’écorce sur la serviette en papier à côté d’elle.)
Il est descendu dans un hôtel avec suites, tu sais, ceux où tu peux rester
longtemps.
— Il compte rester combien de temps ?
Elle haussa les épaules.
— Aucune idée. Je mange avec lui ce soir. Tu devrais venir avec moi.
Je ris et le regrettai aussitôt. Cela faisait un mal de chien.
— Hors de question. Mais merci.
Lori leva les yeux au ciel et détacha un quartier d’orange.
— Ce n’est pas gentil.
Sans relever son commentaire, je recommençai à marcher.
— Comment est-ce qu’il peut se permettre de payer ce genre d’hôtel ?
Ça doit coûter super cher !
— Apparemment, il gagne bien sa vie, répondit-elle. Il arrive à mettre
pas mal d’argent de côté. Tu le saurais si tu lui parlais.
— Oh, génial, il gagne suffisamment d’argent pour se payer une suite
dans un hôtel, rétorquai-je, énervée.
J’ouvris le frigo d’un geste rageur pour prendre un soda.
Lori avala le dernier morceau d’orange sans me quitter des yeux.
— Maman ne s’en sort pas trop mal non plus.
— Ça n’a pas été facile, lui dis-je. Tu le sais.
Je m’échappai vers le salon et allumai la télévision. Après m’être
installée sur le canapé, je zappai entre les différentes chaînes. Lori me
suivit, mais avant qu’elle ait pu s’asseoir, on frappa à la porte.
— J’y vais.
Elle se retourna et disparut dans le petit vestibule.
Cela ne pouvait pas être Sebastian. Il était venu me rendre visite tous
les soirs depuis lundi, mais il était censé s’entraîner, à cette heure. Tous
les soirs.
— Elle est là-bas, indiqua la voix de Lori dans le couloir.
Un instant plus tard, Dary entra dans le salon.
— Salut, dit-elle en faisant un signe de la main. Je m’ennuyais.
Mes lèvres s’étirèrent en un léger sourire. La sensation était étrange.
Je me rendis alors compte que je n’avais pas souri depuis… depuis cette
soirée-là.
— Alors tu as décidé de venir me voir ?
— Exactement ! (Elle se laissa tomber sur le fauteuil.) Je m’ennuie
tellement que je me suis dit que j’allais regarder… (Elle jeta un coup d’œil
à la télévision.)… un documentaire sur la guerre de Sécession avec toi.
Lori gloussa et s’assit sur le canapé.
— Tu vas regretter de ne pas être restée chez toi.
— Ça m’étonnerait. (Dary remonta ses jambes sur le fauteuil.) Ma
mère veut réorganiser nos rangements. Vous pouvez croire que j’exagère,
mais vous ne la connaissez pas. Quand je suis rentrée, elle m’attendait
avec une liste des tâches à effectuer. Alors j’ai menti et je lui ai dit que
j’avais promis de t’aider avec tes devoirs. Je suis venue à pied, d’ailleurs.
Pourquoi est-ce qu’il fait si chaud ? On est en septembre !
— Le réchauffement climatique, répondit Lori en attrapant la
télécommande pour désactiver le son de la télé. Où est Abbi ?
Je grimaçai. Abbi n’était revenue me voir qu’une seule fois depuis
lundi, le mercredi. Elle n’était pas restée longtemps et m’avait laissée avec
Dary. Depuis, elle ne m’avait plus envoyé de messages et ne m’avait pas
non plus appelée.
— Elle est avec ses parents, répondit Dary. Ils font un truc ensemble.
Je ne dis rien, mais je savais que c’était un mensonge. Le samedi, sa
mère travaillait à l’hôpital et vu les relations tendues entre ses parents,
cela m’aurait étonnée qu’ils fassent une sortie familiale.
La banane que j’avais mangée plus tôt me pesa soudain sur l’estomac.
Abbi ne voulait pas me voir. Les raisons auraient pu être multiples et je ne
lui en voulais pas.
— Quand est-ce que tu retournes au lycée ? Lundi ou mardi ? me
demanda Dary.
— J’ai vu le médecin hier. Il veut me revoir lundi. Si tout va bien,
j’irai en cours mardi.
Dary se passa la main dans ses cheveux courts.
— Je suppose que tu as hâte.
— Pas vraiment, murmurai-je, la gorge nouée.
Elle fronça les sourcils.
— Ah bon ? Si j’étais à ta place, je crois que je serais déjà devenue
folle. Et puis tu aimes bien l’école.
Je commençais à devenir folle et j’aimais l’école, mais retourner au
lycée signifiait que j’allais devoir faire face aux autres et…
— Tout le monde a hâte de te voir, dit Dary qui avait remarqué mon
hésitation. Si tu savais le nombre de personnes qui m’ont demandé de tes
nouvelles ! On pense beaucoup à toi.
Je pris une gorgée de soda et songeai à la carte de vœux que Sebastian
m’avait apportée. Elle était toujours sur mon bureau, dans le sac en
papier.
— C’est juste que… ce ne sera pas pareil, sans eux, avouai-je.
Ce n’était qu’une partie de la vérité. J’avais déjà utilisé ce stratagème
avec Sebastian quand je lui avais dit que je n’avais pas envie de retourner
au lycée.
Dary baissa la tête et prit une grande inspiration.
— Ce n’est pas pareil. Pas du tout, même, mais… on s’y habitue.
Vraiment ?
Quand elle reprit la parole, sa voix tremblait.
— Bref. Tu as pu rattraper ton retard, côté devoirs ?
Contente de changer de sujet, je me détendis.
— Presque. Il ne me reste qu’une ou deux lectures et des exercices.
— Tant mieux. Au moins, tu ne te sentiras pas dépassée. (Elle
s’appuya sur l’accoudoir du fauteuil.) Comment ça va, avec Sebastian ?
Lori ricana.
— Il vit pratiquement ici, maintenant.
Je lui jetai un regard noir.
— N’importe quoi.
— Et moi qui pensais que ça ne pouvait pas être pire qu’avant,
continua ma sœur sans m’écouter. J’avais déjà l’impression d’avoir un
frère, mais maintenant, il est là tout le temps.
Dary éclata de rire.
— Comment tu peux le savoir ? lui fis-je remarquer. Tu ne vis pas ici.
— Ce n’est pas l’heure de ton inhalateur ? répliqua-t-elle en souriant.
Je levai les yeux au ciel.
— Je ne sais même pas pourquoi tu me demandes comment ça va
avec Sebastian.
Dary émit un son qui ressemblait à un grognement de porcelet.
— Pitié, Lena… Ce n’est pas parce que je suis partie en vacances une
semaine que je ne suis pas au courant du baiser et de la dispute à la…
(Elle s’interrompit et je me crispai. Elle secoua la tête.) Abbi m’a tout
raconté.
C’était sans doute une bonne chose qu’Abbi ne soit pas là, parce que
j’avais envie de la frapper.
— Attends une minute, nous interrompit Lori en se penchant vers moi.
Tu as embrassé Sebastian ?
J’ouvris la bouche.
— Oui ! répondit Dary à ma place. Au lac, apparemment.
— Il était temps ! (Le sourire aux lèvres, Lori se rassit.) Mon Dieu,
attends que je le voie ! Je suis super…
— Ne lui dis rien. S’il te plaît, Lori. C’était… Je ne sais pas. Une
erreur. Il ne m’a pas rendu mon baiser. C’est simplement arrivé comme
ça, par hasard…
— Embrasser quelqu’un n’est pas quelque chose qui arrive par hasard,
tu sais. (Lori pencha la tête sur le côté.) Enfin, je croyais que tu le savais.
— Abbi m’a dit que vous vous étiez disputés après qu’il t’a jetée dans
la piscine ? Tu étais censée lui en parler plus tard. (Dary posa sa joue
contre son poing.) Qu’est-ce qui s’est passé ? Allez, dis-moi ! Tu as déjà
avoué à Abbi… et à Megan que tu étais amoureuse de lui. On était au
courant, mais bon.
— Il n’y a pas grand-chose à dire.
Je soupirai et cherchai une échappatoire autour de moi. Après ce qui
s’était passé, je n’avais pas très envie de parler de Sebastian. Cela me
paraissait déplacé. Mais elles me regardaient toutes les deux, patiemment,
comme si elles ne partageaient pas mon sentiment.
— Avant qu’il me jette à l’eau, je croyais qu’il allait m’embrasser. Je
me suis énervée et je l’ai laissé en plan. J’étais en train de parler à…
Cody, expliquai-je. (La douleur qui s’éveilla soudain dans ma poitrine me
coupa le souffle.) Quand il est revenu me voir. Je ne me rappelle plus
pourquoi on a commencé à se disputer. Il a dit quelque chose. J’ai
répondu, puis je lui ai avoué que je pensais qu’il allait m’embrasser, mais
Skylar est arrivée et je me suis enfuie.
Je m’interrompis et me tournai vers Dary.
— Il m’a dit qu’il ne s’était pas remis avec Skylar.
— Je n’en ai pas l’impression, confirma-t-elle, les lèvres pincées, en
regardant le plafond. Ils ne sont jamais ensemble, au lycée. Enfin, je l’ai
déjà vue aller lui dire bonjour, mais il n’a jamais l’air ravi, si tu vois ce
que je veux dire. On dirait qu’il se contente d’être poli en attendant que sa
meilleure amie Lena vienne le sauver.
Elle sourit à pleines dents. Je secouai la tête.
— Attends. Revenons un peu en arrière, demanda Lori. Maman est au
courant que tu l’as embrassé ? Parce que si tu crois qu’elle ne sait pas
qu’il vient dans ta chambre à 1 heure du mat’, tu es bien naïve.
J’écarquillai les yeux.
— Elle est au courant ?
Lori éclata de rire, comme si elle trouvait ma crédulité adorable.
— Je pense qu’elle a des soupçons.
Oh.
Ce n’était sans doute pas bon signe.
— Tout le monde sait que vous allez vous marier un jour. Vous serez
tellement mignons que ça en sera écœurant, dit Dary.
— Je n’en suis pas si sûre, protestai-je en levant mon bras valide. On
peut parler d’autre chose ?
— J’avais une autre raison de venir, en fait, avoua Dary en remontant
ses lunettes sur son nez. Je me demandais si tu voulais aller au
cimetière… je peux conduire ta voiture. (Elle jeta un coup d’œil à ma
sœur.) À moins que Lori veuille venir avec nous ?
Mon cœur se serra. Je blêmis. Aller au cimetière ? Voir la tombe de
Cody et de Phillip ? Celle de Megan et de Chris ? La terre serait encore
fraîche. L’herbe n’aurait pas commencé à repousser.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, dit Lori en m’examinant. Il
fait chaud, dehors, et il faut beaucoup marcher. Je ne suis pas sûre que ce
soit conseillé.
Dary sembla accepter son excuse. Ce n’était pas complètement faux.
Quand elle partit, deux heures plus tard, elle me promit de m’envoyer
un message.
— Merci, dis-je à Lori quand elle referma la porte. Pour l’histoire du
cimetière.
Elle hocha la tête d’un air détaché.
— Tu n’es pas prête à y aller. Et pas seulement physiquement.
J’attrapai un coussin et le serrai contre moi. Je savais qu’elle avait
raison.
— Tu ne parles jamais de Megan ou des garçons. (Elle s’approcha du
canapé.) Tu ne parles pas de l’accident non plus. Alors je me doutais que
tu ne voudrais pas aller voir leurs tombes.
Leurs tombes. Je détestais ce mot. Il était froid, dénué de sentiments.
— Tu sais, il faudra que tu y ailles, un jour. (Lori s’assit à côté de moi
et posa les pieds sur la table basse.) Tu en auras besoin. Pour faire ton
deuil. Enfin, quelque chose comme ça.
— J’en ai conscience. C’est juste que… (J’avais l’estomac noué.) Je
peux te poser une question ?
— Bien sûr.
— Tu crois que ce qui s’est passé est vraiment un accident ?
Elle fronça les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— C’est difficile à expliquer, mais… est-ce qu’on peut considérer ça
comme un accident ? Cody… avait bu avant de prendre le volant. (Je
serrai le coussin un peu plus fort.) S’il avait survécu, il aurait été poursuivi
pour homicide involontaire, non ?
— Je pense.
— Alors, comment est-ce qu’on peut appeler ça un accident ?
(N’aurais-je pas dû être poursuivie, moi aussi, pour ne pas l’avoir
empêché de conduire alors que j’étais sobre ?) Pour moi, un accident est
un événement qu’on n’aurait pas pu éviter. Ce qui s’est passé aurait pu
l’être.
Lori posa la tête contre le dossier du canapé.
— Je comprends ce que tu veux dire, mais je… je ne sais pas quoi te
répondre. Cody ne pensait pas perdre le contrôle de la voiture. Il ne
pensait pas qu’il tuerait les autres et te blesserait, pourtant il l’a fait.
Chaque action a une conséquence.
— L’inaction aussi, murmurai-je.
Elle resta silencieuse un instant.
— Maman m’a tout raconté.
Je me crispai.
Quelques secondes s’écoulèrent.
— Elle m’a dit qu’ils ont vérifié ton alcoolémie quand tu es arrivée à
l’hôpital, pendant qu’ils te faisaient tous les autres tests. Les médecins ont
dit que tu n’avais rien bu. Tu étais clean.
La gorge nouée, je fermai les yeux.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Lena ? (Elle se tourna vers moi et plia une
jambe pour poser le pied sur le canapé.) Tu sais que tu peux te confier à
moi. Je ne te jugerai pas. Ça te ferait du bien de parler.
J’ouvris la bouche. Le besoin de m’ouvrir à elle était presque trop
intense. Mais, quoi qu’elle dise, elle me jugerait. C’était naturel.
Alors je gardai le silence.
CHAPITRE 18

Le samedi soir, Sebastian alla chercher une vieille chaise de jardin en


plastique dans la cabane de ses parents et la hissa jusqu’à mon balcon
pour s’installer à côté de moi.
Nous étions assis côte à côte. Ses pieds étaient posés sur la rambarde,
les miens par terre. Lever les jambes mettait trop de pression sur mes
côtes.
La journée avait été chaude, digne d’un mois d’août. Mais le soir, l’air
s’était rafraîchi. Le temps avait toujours été comme ça par ici. Le jour,
l’été refusait de s’en aller. Le vent était chaud, l’atmosphère humide. Puis,
durant la nuit, l’automne s’installait peu à peu. Il faisait plus froid et les
feuilles tombaient jusqu’à ce que la nature se pare de teintes orange et
rouge. D’ici la fin du mois, des citrouilles commenceraient à apparaître
sur les perrons. Dans deux mois, on parlerait de Thanksgiving et de Noël.
La vie poursuivait son cours, non pas à une vitesse d’escargot, mais à un
rythme effréné où tout allait si vite que j’avais l’impression de voir la
scène au ralenti.
— Tu n’as rien de mieux à faire, ce soir ? lui demandai-je.
Il était arrivé depuis une demi-heure. Un mois plus tôt, il aurait passé
son samedi soir chez Keith. Ou au bord du lac avec Phillip et Cody.
Aujourd’hui, il était assis sur mon balcon.
— Pas vraiment.
Je réarrangeai le coussin dans mon dos.
— Je suppose qu’il n’y a pas beaucoup de fêtes, en ce moment.
— Si, deux ou trois. Pas chez Keith, bien sûr. (Il donna un petit coup
contre la bouteille d’eau placée entre ses genoux.) Mais je préfère être ici.
Sa réponse me gonfla le cœur, mais au lieu de profiter de la sensation,
je le perçai comme un ballon.
— Comment va Keith ?
— C’est difficile pour lui. Il n’en parle pas beaucoup. Je ne crois pas
qu’il ait le droit. Du moins, c’est sans doute ce que l’avocat de ses parents
lui a conseillé de faire. J’ai entendu dire que la famille de Phillip allait
porter plainte contre eux. Apparemment, ils essaient de convaincre les
autres familles de s’allier à eux. Je ne serais pas surpris qu’ils te
contactent.
Tandis que j’observais les feuilles se détacher des branches, emportées
par une brise légère, je secouai la tête.
— Je ne veux pas m’en mêler.
— Je m’en doutais. Keith se sent très mal. Il se sent coupable.
Je triturai la languette de ma cannette.
— Est-ce qu’on peut vraiment dire qu’il est coupable ? Ses parents
savaient qu’on organisait des fêtes chez eux. Tout le monde était au
courant. Ils ne nous en ont jamais empêchés. Mais ils n’ont obligé
personne qui ait bu à prendre le volant. (Je m’interrompis. Je ne savais
pas ce que je voulais prouver. Sans doute essayais-je de me trouver des
excuses.) Excuse-moi. Je réfléchis à voix haute.
À dire vrai, un mois plus tôt, je n’y aurais même pas pensé. Faire la
fête, boire un verre ou deux, rentrer en voiture… cela nous arrivait
constamment. Je n’avais jamais cru qu’un tel drame pouvait s’abattre sur
nous. J’avais conscience que c’était idiot de ma part. Et terriblement naïf.
Et que cela nous avait menés à une tragédie.
Sebastian ne répondit pas tout de suite. Quand je tournai la tête vers
lui, je vis qu’il observait les étoiles.
— Tu veux savoir ce que j’en pense ?
— Oui, murmurai-je.
J’avais presque peur de ce qu’il allait me dire. Il se tourna vers moi.
— Je crois qu’on est tous responsables.
Incapable de détourner les yeux, je me figeai.
— J’y ai beaucoup réfléchi, ces derniers temps. Ce soir-là, j’avais bu,
mais je comptais quand même te ramener. Il ne m’est jamais venu à l’idée
que je pouvais te mettre en danger. Ni moi-même, d’ailleurs.
— Tu n’étais pas ivre, lui fis-je remarquer. Je ne t’ai jamais vu essayer
de conduire complètement bourré.
— Non, c’est vrai, mais quelle est la limite ? me demanda-t-il. Deux
bières ? Trois ? Ce n’est pas parce que je me sens bien et que je ne me
conduis pas n’importe comment que l’alcool n’a aucun effet sur moi.
Peut-être que je suis incapable de m’en rendre compte. Je sais qu’on
croirait entendre une vidéo de prévention, mais il suffit de quelques
secondes d’inattention.
— Oui, murmurai-je.
— Je suis sûr que Cody s’estimait en état de conduire. Il n’aurait
jamais pris le volant s’il pensait vous mettre en danger.
Non, je le savais.
Ma poitrine me faisait souffrir, mais cette douleur n’avait aucun
rapport avec mes blessures. Cody était persuadé de pouvoir conduire.
Chris, Megan et Phillip lui avaient fait confiance.
— Allez, viens, il te dit que ça va ! (Megan me prit la main et se pencha
vers moi pour me murmurer à l’oreille :) J’ai envie de manger des nuggets
avec de la sauce chinoise !
La gorge nouée, je laissai le souvenir s’envoler. Aucun d’entre eux ne
s’était inquiété de l’état de Cody, parce qu’ils avaient tous bu. Moi ?
J’avais bien vu qu’il était ivre.
Toutefois, Sebastian avait raison. Nous étions tous responsables à un
certain degré. Nous nous étions tous montrés irresponsables à un moment
ou à un autre. Le problème, c’était que personne ne pensait que ce genre
d’accident pouvait se produire, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Au bout du
compte, j’étais aussi coupable que Cody. Peut-être pas devant la loi. Mais
d’un point de vue moral.
Et j’ignorais si je pouvais vivre avec ce poids sur la conscience.
— Dary m’a envoyé un message, tout à l’heure.
Je haussai un sourcil.
— Pourquoi ? Elle est venue me voir, aujourd’hui.
— Je sais. (Sebastian reposa la bouteille entre ses genoux.) Elle
s’inquiète pour toi.
— Elle ne devrait pas. (Je me penchai sur le côté. La douleur dans mes
côtes s’amplifia.) Je vais très bien.
Sebastian eut un rire sans joie.
— Tu es loin d’aller bien, Lena.
— Qu’est-ce que tu insinues, au juste ?
— J’insinue que ce n’est pas parce que tu dis que tu vas bien que c’est
la vérité.
Repoussant mes cheveux en arrière, j’observai une étoile disparaître
derrière les nuages.
— Tu as décidé d’étudier la psychologie, ou quoi ?
Il ricana.
— C’est une bonne idée. Je suis plutôt doué.
Je gloussai.
— Si tu le dis.
Il tendit la main vers moi et tira doucement sur une mèche de mes
cheveux.
— Tu te sens capable de conduire pour aller au lycée, cette semaine ?
me demanda-t-il. J’en parlais avec mon père. L’un de ses collègues, à la
centrale, a eu un pneumothorax, lui aussi. Les médecins ne l’ont pas laissé
conduire avant qu’il soit complètement guéri.
— Je n’y ai pas encore réfléchi. J’espère que je serai autorisée à
conduire.
— Malgré ton plâtre ? Ce n’est que ton bras gauche, mais avec tes
poumons, ça commence à faire beaucoup. (Il baissa le bras et reporta son
attention sur le ciel.) J’habite à côté. On peut très bien aller au lycée
ensemble jusqu’à ce que tu te rétablisses.
— Tu n’es pas obligé. Je suis sûre que…
— Je sais que je ne suis pas obligé. J’en ai envie.
Je me tournai vers lui. Nos regards se croisèrent.
— Je vais bien. Je peux conduire.
— Ou pas. Je parie que tes réflexes sont lents parce que tes côtes te
font souffrir. Et si tu as des difficultés à respirer, tu peux causer un
accident. (Il se pencha en avant. Même si nous étions assis sur deux
chaises différentes, l’espace entre nous parut se réduire dangereusement.)
J’ai failli te perdre. Je ne veux plus jamais revivre ça.
Ma respiration se bloqua dans ma gorge. Cela n’avait rien à voir avec
l’état pathétique de mes poumons.
— Et comment je vais rentrer ? Tu vas au foot après les cours. Moi, je
n’ai plus d’entraînement, lui dis-je. J’arrête.
— J’ai une heure de battement entre le lycée et le foot.
Sebastian n’eut aucune réaction par rapport au volley. L’entraîneur
m’attendrait sans doute mardi soir, mais il était hors de question que j’y
aille.
— Et pourquoi est-ce que je ne te rendrais pas ce service ? Si nos
situations étaient inversées, tu n’hésiterais pas une seconde.
Il avait raison, mais les situations n’auraient jamais été inversées. Il
n’était pas aussi stupide que moi. Toutefois, se disputer pour ce genre de
choses était ridicule. Sebastian était mon voisin et, quoi qu’il ait pu se
passer entre nous, il était toujours mon… meilleur ami. Du moins, jusqu’à
ce qu’il apprenne le rôle que j’avais joué dans cet accident.
Il se mordit la lèvre inférieure, puis la libéra lentement. D’habitude,
cette manie me rendait folle.
— Il faut qu’on parle.
— De quoi ?
Je contemplai sa bouche et repensai à la sensation de ses lèvres contre
les miennes.
Il pencha la tête sur le côté.
— De tas de choses.
Oui.
Des tas de choses auxquelles je ne voulais pas penser.
Je reculai et m’adossai à ma chaise avec précaution.
— Je commence à être fatiguée et je…
— Ne fais pas ça, me dit-il d’une voix douce. Ne te renferme pas sur
toi-même.
Mon cœur se serra.
— Je ne me renferme pas.
— Si. Tu repousses Abbi et Dary, et la seule raison pour laquelle tu ne
fais pas la même chose avec moi, c’est que je ne te laisse pas faire.
— Tu m’énerves, marmonnai-je.
Il retira les pieds de la balustrade et posa sa bouteille par terre, à côté
de sa chaise.
— J’ai quelque chose à te dire. Tu n’es pas obligée de me répondre.
Tu n’es pas obligée de dire quoi que ce soit. J’aimerais juste que tu
m’écoutes.
— Je vais être franche avec toi, lui dis-je en me tournant vers lui. Je
ne sais pas du tout de quoi tu veux me parler.
Il esquissa un sourire en coin.
— Tu le sauras bien assez tôt.
J’attendis.
Sebastian me regarda dans les yeux.
— Quel âge on avait quand on s’est rencontrés ? Six ans ? Sept ?
— Huit, répondis-je sans savoir quel était le rapport. On a emménagé
ici quand j’avais huit ans. Tu jouais au ballon avec ton père dans le jardin
derrière chez toi.
— Oui, c’est ça. Tu étais sur le balcon et tu me regardais.
J’en restai bouche bée.
— Tu m’as vue ?
Nous n’avions jamais discuté de ce jour-là. Pourquoi l’aurait-on fait ?
J’ignorais qu’il m’avait remarquée. Le lendemain, il avait frappé à la porte
et m’avait demandé si je voulais faire du vélo avec lui.
— Je t’ai vue, me confirma-t-il en posant la main sur mon bras. J’ai
aussi entendu ton père te crier de te dépêcher de rentrer pour défaire les
cartons. Je crois que tu lui as répondu que faire travailler les enfants était
interdit.
Je ne pus réprimer un sourire.
— Ça me ressemble bien.
— C’est à ce moment que je suis tombé amoureux de toi.
Je clignai les yeux.
— Qu… Quoi ?
Comme il regarda soudain par terre, ses cils dissimulèrent ses yeux.
Seule une faible ampoule nous éclairait dans l’obscurité.
— Quand tu m’as embrassé, au bord du lac, j’ai été déstabilisé.
Mes yeux s’arrondirent. Qu’était-il en train de se passer ?
— Je ne regrette pas. Ça ne m’a pas déplu. C’est juste que je n’ai
jamais cru que tu… me voyais de cette façon. (Le rire qui lui échappa était
gêné, dénué de confiance en soi.) Non. C’est faux. J’avais des doutes. Je
regrette d’avoir paniqué. Si seulement je t’avais embrassée, moi aussi. Si
seulement, je… Si seulement je t’avais embrassée à la piscine… (Il prit
une grande inspiration et releva les yeux vers moi.) J’en rêve depuis si
longtemps.
— Quoi ? répétai-je, hébétée.
Sebastian ne détourna pas le regard.
— Je ne sais pas à quel moment les choses ont changé, à quel moment
j’ai commencé à te voir vraiment. Non, tu sais quoi ? C’est encore un
mensonge. Je m’en souviens très bien. Je suis tombé amoureux de toi à
l’instant où je t’ai entendue répondre à ton père ce jour-là. Mais je n’avais
pas la moindre idée de ce que ça signifiait ni de ce que je ressentais. Il m’a
fallu des années pour comprendre. Lorsque tu as commencé à sortir avec
Andre, tout est devenu clair. J’étais… disons que je n’étais pas ravi. Je ne
l’aimais pas. Je trouvais que tu valais mieux et je ne supportais pas la
façon dont il te touchait sans arrêt.
Je restai pétrifiée, à le dévisager.
— Pendant longtemps, je me suis voilé la face. Je me suis convaincu
que j’étais dur avec lui parce que j’étais ton meilleur ami. Mais ce n’était
pas que ça. Chaque fois que je le voyais t’embrasser, je voulais lui coller
mon poing dans la figure. Quand je me rendais compte qu’il était chez toi,
j’avais envie de vous interrompre et de m’assurer que vous ne pouviez pas
rester seuls. (Il rit encore.) À bien y réfléchir, je l’ai souvent fait.
Sebastian ne mentait pas. À plusieurs reprises, il était entré dans ma
chambre sans prévenir en passant par le balcon. Ce qui s’était parfois
avéré gênant. Il n’hésitait pas à s’installer sur le lit et à squatter ma
chambre pendant des heures. Je me rappelais qu’Andre ne trouvait pas ça
particulièrement drôle.
— Quand tu l’as quitté, je n’ai pas seulement ressenti du soulagement.
J’étais fou de joie. Je t’ai entendue en parler avec Abbi et je me souviens
d’avoir pensé : « C’est ma chance ! »
Mon cœur s’arrêta. Net.
— Mais… tu étais avec Skylar…
— C’est la raison pour laquelle je l’ai quittée. Elle avait raison quand
elle disait que je me souciais davantage de mes amis que d’elle, mais elle
n’avait pas tout compris. L’amie dont je me souciais davantage, c’était toi,
me dit-il. Je pensais à toi de la façon que j’aurais dû penser à elle.
J’ouvris la bouche, ébahie.
— Je n’ai jamais cru une seconde que tu pouvais ressentir la même
chose. Je ne voulais pas détruire notre amitié. (Sebastian se pencha vers
moi. Son visage n’était plus qu’à quelques centimètres du mien.) Lorsque
tu m’as embrassé, j’ai… J’ai paniqué. Je me sens vraiment bête,
maintenant. J’aurais dû dire quelque chose. Je ne peux pas retourner en
arrière, mais je veux que tu saches que je ne regrette pas ce baiser. Ce que
je regrette, c’est de ne pas t’avoir embrassée en premier.
Sebastian prit une grande inspiration.
— Ce jour-là, je comptais te le dire. C’est pour ça que je t’ai dit qu’il
fallait qu’on parle. Avec le recul, j’aurais dû demander à Skylar de nous
laisser. Je regrette tellement ! Car si je l’avais fait, je… je ne pense pas
que tu serais montée dans cette voiture. On ne le saura jamais, mais… Je
suis amoureux de toi, Lena. Maintenant, tu le sais. (Un rire un peu forcé
lui échappa encore.) Je… Je t’aime vraiment beaucoup et j’aurais dû
t’embrasser, devant la piscine. J’aurais dû te dire que… (Il se racla la
gorge.)… que j’ai envie de t’embrasser depuis très longtemps. Que je ne
te vois pas seulement comme une amie.
Était-ce un rêve ? Cela y ressemblait. J’attendais d’entendre ces mots
depuis toujours.
— Je pense… Je pense savoir ce que tu ressens, mais tu n’es pas
obligée de me répondre tout de suite, dit-il en me regardant dans les
yeux, comme pour jauger ma réaction. Je voulais juste te le dire.
Je me contentai de le dévisager. Je n’arrivais pas à comprendre où il
voulait en venir.
Enfin, si. Je comprenais. Il me disait qu’il avait envie de m’embrasser.
Depuis des années. Qu’il m’aimait. D’amour. Depuis longtemps. Le choc
me rendait muette. J’avais gagné le gros lot. Mes rêves devenaient
réalité… mais pourquoi fallait-il que cela arrive maintenant ? Alors que je
ne méritais plus le bonheur ? Alors que quatre de mes amis étaient morts,
par ma faute ?
Je secouai la tête.
— Pourquoi… pourquoi maintenant ? Pourquoi est-ce que tu… ? (Ma
voix se brisa.) Pourquoi est-ce que tu as attendu ça pour me l’avouer ?
— Je n’aurais pas dû attendre.
— Tu as le pire timing de l’histoire. (Je me levai pour mettre de la
distance entre nous. Le mouvement brusque réveilla la douleur dans mes
côtes.) Le moment est mal choisi, Sebastian.
— Moi, je crois, au contraire, que le moment est idéal, rétorqua-t-il en
me regardant contourner la chaise. Parce que, tu sais quoi ? Attendre est
trop risqué. Il n’y a pas de mauvais moment pour dire à quelqu’un qu’on
l’aime.
Sebastian m’aimait. Il m’aimait ? Non, c’était impossible. Pas
maintenant. Il aurait fallu qu’il me le dise avant.
Lorsque je reculai en direction de ma chambre, il se leva et me suivit.
Je me retrouvai dos contre la porte. Je passai la main derrière moi pour
l’ouvrir, mais me figeai en le voyant s’approcher.
Debout devant moi, il posa la main contre la vitre, à côté de mon
visage.
— Le meilleur moment pour te le dire aurait sans doute été quand je
me suis rendu compte de mes sentiments pour toi, souffla-t-il en se
baissant vers moi. (Mon cœur s’emballa. On aurait dit un marteau
piqueur.) Depuis, j’ai eu des centaines d’occasions de le faire.
— Je n’arrive pas à réfléchir.
Ma voix était rauque. Les yeux écarquillés, je le dévisageai.
— Tu n’as pas à réfléchir. Je voulais juste clarifier les choses.
(Sebastian déposa un baiser contre ma tempe. Je fermai les paupières.) À
quoi ça sert d’attendre ? Qui peut dire si on sera encore là demain ?
L’accident nous a rappelé que, dans la vie, rien n’est jamais certain, qu’il
n’y a pas toujours un « plus tard ». (Il m’embrassa de nouveau contre la
tempe avant de reculer et de me regarder dans les yeux.) Alors j’ai décidé
d’arrêter de vivre comme si j’avais l’éternité devant moi.
CHAPITRE 19

En temps normal, ma première réaction aurait été d’appeler mes


amies. La conversation que j’avais eue avec Sebastian était un code rouge.
J’avais besoin de la raconter encore et encore à quelqu’un.
Mais plus rien n’était normal.
Je mourais d’envie d’appeler Abbi et Dary. J’avais failli le faire le
dimanche matin, mais je m’étais contentée de fixer mon téléphone des
yeux jusqu’à ce que des larmes me troublent la vue. Je n’avais pas été
capable de composer leurs numéros. J’avais l’impression de ne plus en
avoir le droit. Après ce qui s’était passé, elles se moquaient sans doute de
ce qui m’était arrivé avec Sebastian.
À présent, on était lundi soir et j’étais assise sur mon lit en train de me
ronger les ongles comme une morte de faim. Un tout autre problème me
préoccupait.
Le médecin m’avait autorisée à retourner au lycée dès le lendemain.
Je n’avais plus le choix. Bien sûr, si je disais à ma mère que je ne voulais
pas y aller, elle contacterait le secrétariat pour le leur dire, mais elle
demanderait sans doute un jour de congé à son patron pour ne pas me
laisser seule. Lori était rentrée à Radford. Il y avait toujours la possibilité
d’appeler mon père, mais j’ignorais où il se trouvait et ma mère savait que
cela ne me plairait pas. Dans tous les cas, même si son patron s’était
montré extrêmement compréhensif, je ne voulais pas causer de problèmes
à ma mère. Alors j’irais au lycée le lendemain. Je verrais tout le monde. Je
ne pourrais plus me cacher.
Sebastian m’accompagnerait en voiture et, Seigneur, il ne fallait pas
que je pense à lui sinon j’allais ressasser jusqu’à l’obsession ses paroles de
samedi soir.
« C’est à ce moment que je suis tombé amoureux de toi. »
Je sentis mon cœur s’affoler dans ma poitrine.
Il faut que je pense à autre chose. Je tentai d’oublier l’aveu de
Sebastian. Malheureusement, c’était aussi aisé que descendre un escalier
les jambes ligotées. Un frisson descendit le long de ma colonne vertébrale.
Mon regard se posa sur la mappemonde accrochée au-dessus de mon
bureau. Quelques années auparavant, j’avais attrapé un feutre bleu et
entouré les pays que je voulais visiter. Sebastian avait fait la même chose
avec un feutre rouge. De nombreuses destinations se recoupaient. À
l’époque, nous avions treize ou quatorze ans.
Était-il déjà amoureux de moi ?
Je fermai les yeux. L’espace de quelques secondes, un ou deux
battements de cœur, je laissai le souvenir de ses paroles pénétrer ma
peau, se frayer un chemin à travers mes muscles et venir se graver jusque
dans mes os. Mon poing se ferma contre ma poitrine et mon estomac se
renversa comme si j’avais été sur des montagnes russes. Durant ces
quelques secondes, je m’autorisai à imaginer ma vie telle qu’elle aurait dû
être.
Sebastian m’aurait avoué qu’il m’aimait. On se serait embrassés, avec
plus d’ardeur qu’avant. J’aurais répondu à son baiser. Il est fort possible
qu’on se serait laissés un peu emporter. Peut-être même qu’on serait allés
plus loin, et cela aurait été incroyable, parfait. On serait allés au cinéma.
On se serait tenu la main au lycée et on se serait rendus aux fêtes
ensemble. Tout le monde aurait souri et murmuré « c’est pas trop tôt »
dans notre dos. On aurait passé notre temps à nous toucher et…
De la main, j’essuyai mes joues humides, puis je glissai jusqu’au bord
du lit et posai les pieds par terre. Ce n’est que lorsque je me levai que
j’ouvris les yeux. Une douleur intense me traversa le thorax et me ramena
à la réalité. Je pris une inspiration tremblante.
La culpabilité m’envahit, écrasante.
De quel droit pensais-je à ce genre de choses ? Je me sentais
tellement, je ne sais pas… égoïste ! C’était mal. J’ignorais ce que j’étais
censée ressentir ou comment j’allais pouvoir continuer à avancer, mais je
savais que je ne méritais pas un tel bonheur.
Pas maintenant.
Peut-être plus tard, dans une centaine de lendemains.
Mais pas aujourd’hui.

— Tu es sûre que tu te sens prête ?


Assise à la table de la cuisine, je relevai la tête et fis tomber les miettes
de biscuits accrochées à mes doigts. Je n’avais pas faim, mais je m’étais
forcée à manger. Les restes de mon petit déjeuner sucré s’accrochaient à
ma gorge comme de la sciure.
— Oui.
Ma mère se tenait devant l’évier. Elle avait enfilé un pantalon noir et
un chemisier bleu clair pour aller travailler. En apparence, elle avait l’air
de la professionnelle parfaite, mais je savais, à son regard, qu’elle était
inquiète.
— Si tu ne te sens pas bien ou si tu es fatiguée, je veux que tu
m’appelles tout de suite. Je viendrai te chercher.
— Tout va bien se passer, lui dis-je en me levant. (Je froissai ma
serviette en papier et allai la jeter à la poubelle.) Ne passe pas ta journée à
t’inquiéter pour moi.
— Je suis ta mère. C’est mon boulot.
Un léger sourire étira mes lèvres.
— Tout ira bien. Promis. Le médecin a dit que ma guérison était en
bonne voie et que je ne devrais rencontrer aucun problème.
— Je sais. J’étais là. Mais il nous a aussi averties que cinquante pour
cent des personnes qui ont souffert d’un pneumothorax subissent une
rechute.
— Maman…
Je soupirai. Avant que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit
d’autre, on frappa à la porte. Quand elle s’ouvrit, je me tournai lentement
vers l’entrée. Mon cœur battait la chamade.
— Bonjour, dit Sebastian. C’est moi.
Le sourire de ma mère sembla illuminer la pièce comme un soleil. Des
bruits de pas s’approchèrent de la cuisine, puis Sebastian apparut. Il avait
les cheveux humides et son tee-shirt usé mettait en valeur ses larges
épaules.
Il était vraiment très beau.
Je me passai les mains sur le jean. Tout à coup, ma nervosité n’avait
plus rien à voir avec le lycée. Dimanche, Sebastian était revenu me rendre
visite et n’avait pas mentionné une seule fois la conversation que nous
avions eue la veille… mais elle était là, dans ses yeux, dans la façon dont
il me touchait ou pressait sa jambe contre la mienne.
— Bonjour, répéta-t-il en entrant dans la pièce. Tu es prête ?
Je hochai la tête. Il fallait que je me reprenne.
— J’aimerais que tu me rendes un service, lui dit ma mère tandis qu’il
s’approchait de moi. (J’étais restée figée devant l’évier.) J’aimerais que tu
gardes un œil sur Lena.
— Maman, grognai-je.
Elle ne me prêta pas la moindre attention.
— Je ne veux pas qu’elle en fasse trop. La journée va être longue pour
elle.
J’écarquillai les yeux. Sebastian venait de passer un bras sur mes
épaules. Il l’avait fait des centaines de fois et faisait attention à ne pas
mettre trop de poids sur mon dos et mes côtes, mais je fus incapable de
réprimer un frisson.
Sebastian le sentit. Je le savais parce qu’il avait un sourire malicieux
aux lèvres.
— Ne vous inquiétez pas, madame Wise. Je ne vais pas la quitter des
yeux.
Oh, mon Dieu.
L’envie de me laisser aller contre Sebastian et de coller ma joue contre
son torse faillit avoir raison de moi, mais je réussis à m’écarter pour aller
chercher mon sac à dos. L’enfiler à mon épaule fut douloureux. Il faudrait
que je m’en souvienne.
— On ferait mieux d’y aller. On va être en retard.
— Le monde extérieur t’attend ! s’exclama Sebastian en attrapant les
livres que je devais ranger dans mon casier.
Ma mère nous suivit jusqu’à la porte. Avant que je descende les
marches du perron, elle me retint et me prit le visage entre ses mains.
— Je t’aime, murmura-t-elle avec ferveur. La journée va être longue
pour toi. (Elle me regardait dans les yeux.) Pour de nombreuses raisons.
— Je sais.
Des sanglots avortés me brûlaient les yeux et la gorge.
Ma mère me libéra et se tourna vers Sebastian.
— Je te la confie.
Elle me confiait à lui ? Je grimaçai, mais ni lui ni elle ne s’en rendirent
compte.
— Comptez sur moi, lui promit-il.
Et il y avait une solennité dans ses mots, comme s’il prêtait serment,
comme s’il acceptait une responsabilité tacite.
— Merci, lui dit ma mère en lui tapotant l’épaule.
Je me retins à peine de lever les yeux au ciel.
— On devrait y aller, insistai-je en descendant l’allée.
Riant dans sa barbe, Sebastian dévala les marches pour me rejoindre.
Je fis un signe de la main à ma mère, puis traversai le jardin et franchis le
portillon en direction de chez Sebastian.
— Tu sais, lui dis-je en repositionnant l’anse de mon sac sur mon
épaule, tu n’as pas à t’occuper de moi.
Grâce à ses grandes enjambées, Sebastian m’avait dépassée.
— Si. (Il changea mes livres de bras pour ouvrir la porte arrière de sa
Jeep, puis les déposa à l’intérieur.) Je veille sur toi depuis plus longtemps
que tu ne le penses.
Les lèvres pincées, je lui adressai un regard agacé.
— Que veux-tu que je réponde à ça ?
— Rien. (Il passa les doigts sous l’anse de mon sac et me le retira.
J’inspirai doucement.) Tu as l’air beaucoup mieux, aujourd’hui.
Comme je ne m’attendais pas à ce compliment, je clignai les yeux et
baissai la tête pour me regarder. Je portais un vieux tee-shirt, un jean et
des tongs qui partaient en morceaux.
— Tu trouves ?
— Oui.
Il plaça mon sac à l’arrière de la Jeep avant de refermer la portière. Il
se tourna vers moi et s’approcha jusqu’à ce que ses pieds touchent les
miens. Je dus pencher la tête en arrière pour le regarder dans les yeux.
— Tu n’as plus un seul bleu sur le visage.
Je faillis bien ne pas comprendre ce qu’il disait tant j’étais troublée.
— Ils avaient presque tous disparu, mais tu avais encore quelques
marques, par ici.
Son pouce glissa sur le côté gauche de ma mâchoire. J’en eus le
souffle coupé. Son intense regard bleu nuit croisa de nouveau le mien.
— Il n’y en a plus aucun.
— C’est vrai ? soufflai-je.
— Oui… (Son pouce continuait de me caresser le visage.) C’était très
léger, mais je le voyais.
Je frissonnai.
Il remonta légèrement jusqu’à mes lèvres et les caressa doucement, du
bout des doigts. Il baissa la tête.
— Ça ne va pas être facile, aujourd’hui, dit-il d’une voix plus grave
qu’à l’accoutumée. Physiquement, tu te fatigues encore vite… (Son pouce
passa de nouveau sur ma lèvre inférieure.) Et toutes ces émotions vont
t’épuiser. Le jour de la rentrée, j’ai… Je ne sais même pas comment
l’expliquer.
Chaque cellule, chaque muscle de mon corps était tendu et détendu à
la fois. J’avais du mal à me concentrer sur ce que Sebastian disait alors
qu’il me touchait comme il ne l’avait jamais fait auparavant, comme
j’avais toujours rêvé qu’il le fasse.
— Toi… Toi, tu as encore fait des recherches sur la psychologie,
soufflai-je.
On aurait dit que je haletais. Sebastian afficha un sourire en coin.
— Disons que ces derniers temps, j’ai beaucoup parlé… et écouté,
aussi.
Surprise, je penchai la tête sur le côté. J’étais sur le point de lui
demander ce qu’il voulait dire lorsque, soudain, il déposa un baiser au
coin de mes lèvres. Ce fut bref, encore plus que le baiser au bord du lac,
pourtant je le ressentis au plus profond de mon âme.
— Qu’est-ce que tu fais ? hoquetai-je.
Il recula et ses yeux voilés me détaillèrent de la tête aux pieds.
— Je tiens mes promesses.

Quand j’entrai dans la première salle de cours, un mot m’attendait. La


professeure m’interpella avant que j’atteigne mon bureau pour me tendre
une feuille de papier. Son visage parcheminé arborait une expression
compatissante.
— Tu es attendue au bureau de la vie scolaire, ma puce.
Ma puce ? Personne ne m’avait jamais appelée ainsi au lycée. Malgré
tout, j’acceptai le mot et ressortis de la salle.
Je gardai la tête baissée. Pour entrer. Pour sortir. Dans le couloir.
Même devant mon casier, où Sebastian m’avait aidée à ranger mes livres
avant de m’embrasser encore une fois, sur la joue, et de me laisser pour
aller en cours.
Tout le monde me regardait et murmurait derrière mon dos. En
refermant la porte de mon casier, j’avais commis l’erreur de relever la
tête. Une fille à laquelle je n’avais jamais parlé s’était précipitée vers moi
et m’avait prise dans ses bras. Elle m’avait ensuite débité un monologue
extrêmement gênant pour m’expliquer qu’elle était désolée pour moi et
qu’elle était contente que je sois saine et sauve. Je ne connaissais même
pas son prénom. Quelque chose me disait qu’avant l’accident elle ne
savait pas qui j’étais non plus.
J’étais restée plantée là, sans savoir quoi faire.
Note froissée à la main, je me dirigeai vers l’entrée du lycée et poussai
les portes en verre qui menaient au bureau de la vie scolaire. Une
employée administrative était assise à l’accueil. C’était une vieille dame
qui portait le rouge à lèvres le plus rose que j’avais jamais vu.
Je m’approchai d’elle.
— On m’a dit de venir ici. Je m’appelle Lena Wise.
— Oh ! (Quand elle reconnut mon nom, ses yeux chassieux
s’illuminèrent.) Reste ici. Je vais leur dire que tu es arrivée.
Leur dire ? Décontenancée, je reculai. Que se passait-il ? J’observai la
vieille dame traverser l’étroit couloir qui menait aux autres bureaux. Je
n’attendis pas très longtemps. Un grand monsieur aux cheveux argentés
vint bientôt à ma rencontre.
— Mademoiselle Wise ? dit-il en me tendant la main. Je suis le
Dr Perry. Je fais partie de l’équipe qui a été appelée ici suite aux récents
événements.
Oh.
Oh, non !
— Vous voulez bien venir discuter avec moi, quelques minutes ?
Il se plaça sur le côté et attendit. Ce n’était pas comme si j’avais le
choix.
Ravalant un soupir, je me dirigeai à mon tour dans le couloir et suivis
le Dr Perry dans une salle de réunion, d’habitude réservée aux rendez-
vous avec les parents. Des posters stupides, censés être inspirants, étaient
accrochés aux murs. Dessus, des chatons s’accrochaient à des cordes et
vantaient les mérites du travail d’équipe.
Je laissai tomber mon sac par terre et m’assis sur une chaise en
plastique inconfortable tandis que le docteur allait s’installer en face de
moi de l’autre côté du bureau. Une tasse, proclamant qu’il était le
« meilleur Papa du monde » (sans doute un cadeau de fête des Pères),
était posée à côté d’un dossier fermé sur lequel était inscrit mon nom.
— Est-ce que je peux t’appeler Lena ? me demanda-t-il.
J’acquiesçai et glissai les mains entre mes genoux. Le mouvement tira
sur mon bras cassé. Je le relevai et posai le plâtre sur la table.
— Parfait, s’exclama-t-il avec un sourire. Comme je te l’ai déjà dit, je
suis le Dr Perry. J’ai mon propre cabinet, mais je travaille également dans
les différentes écoles de la région lorsqu’il n’y a pas suffisamment de
psychologues attitrés.
Il me déclina alors tout son pedigree. Je devais admettre qu’il était
impressionnant : université d’État de Pennsylvanie. Université Brown. Des
tas de diplômes dont les titres auraient tout aussi bien pu être en langue
étrangère. Puis la conversation revint à moi.
— Comment te sens-tu ? Tu es contente d’être revenue au lycée ?
— Ça va, répondis-je en croisant les chevilles. Je suis… je me sens
prête.
Il posa un bras sur le bureau.
— Ce ne doit pas être facile d’avoir manqué deux semaines et de gérer
la mort de tes amis.
Son franc-parler me surprit tellement que je sursautai. C’était la
première personne à aborder le sujet de manière aussi directe en ma
présence.
— Je… C’est… (Je clignai les yeux.) C’est compliqué.
— J’imagine. La mort de quatre jeunes gens qui avaient un avenir
brillant devant eux n’est pas évidente à accepter. Et encore moins à
comprendre. (Pendant qu’il parlait, il semblait jauger ma réaction.) C’est
encore plus difficile pour toi, qui étais dans la voiture avec eux. Tu as été
gravement blessée et, selon ton dossier, tes blessures t’empêchent de
jouer au volley-ball ? Cela fait beaucoup.
Je me crispai. Aussitôt, une douleur aiguë me parcourut la poitrine. Je
jetai un coup d’œil à la porte. Avec un peu de chance, je pouvais réussir à
m’échapper.
— On ne parlera pas de ça aujourd’hui, me dit-il d’une voix douce.
Détends-toi.
Je reportai mon attention sur lui.
— Aujourd’hui ?
— Nous allons nous voir trois fois par semaine pendant un mois,
m’annonça-t-il en attrapant sa tasse. Visiblement, ta mère ne t’en a pas
informée.
Elle avait oublié de mentionner ce léger détail. Énervée, je croisai les
bras sur mon ventre.
— Normalement, nos sessions auront lieu les lundis, mercredis et
vendredis. Aujourd’hui, c’est un peu particulier puisque c’est ta rentrée. À
partir de demain, on suivra notre emploi du temps.
Trois fois par semaine ? Mon Dieu… Je soufflai bruyamment et levai
les yeux pour regarder le plafond.
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire.
Il sirota son café.
— Je pense que si, au contraire. Tu n’es pas la seule à venir nous voir
ici, tu sais ? Tu n’es pas seule dans ton chagrin.
Je baissai la tête pour le regarder. J’aurais voulu lui demander de qui
il parlait. S’agissait-il de Sebastian ? Cela aurait expliqué sa soudaine
clairvoyance par rapport à ce que je ressentais.
Je ne posai pas la question. Après tout, il n’était sans doute pas
autorisé à divulguer ce genre d’informations.
— Personne ne se moquera de toi parce que tu viens me voir.
Je n’en étais pas si certaine. Il oubliait qu’on était au lycée. Juger les
autres était monnaie courante.
— Tu en as besoin, Lena. Tu n’en as peut-être pas l’impression pour le
moment, et au début, tu trouveras sans doute que ces rendez-vous te font
plus de mal que de bien… mais tu ne peux pas tout garder en toi. Il va
falloir que ça sorte.
Serrant les dents, je ne dis rien.
Il m’examina. J’avais la sensation désagréable qu’il lisait en moi, qu’il
devinait les choses dont je ne voulais pas parler.
— La culpabilité que l’on ressent lorsqu’on est l’unique survivant d’un
accident est très lourde à porter, Lena. On appelle cela le syndrome du
survivant. Ce n’est pas une chose qu’il faut prendre à la légère. Tu ne te
débarrasseras jamais entièrement de ce fardeau, mais ensemble, on peut
parvenir à l’alléger, à le rendre supportable.
Je soufflai doucement.
— Comment ?
— Je sais que pour le moment cela te paraît impossible, mais la vie
continue. Tu seras là demain. La semaine prochaine. Le mois prochain.
L’année prochaine. Dans quelque temps, tu réussiras à aller de l’avant.
Effectivement, cela me paraissait impossible.
— Je… je ne pensais pas que ça pouvait nous arriver, murmurai-je en
fermant brièvement les yeux. Je sais que c’est idiot, mais je ne pensais
vraiment pas que ça pouvait nous arriver à nous.
— Ce n’est pas idiot. Personne ne réfléchit à ce genre de choses.
Personne ne croit que la prochaine fois ça pourrait être soi.
Lorsqu’il s’interrompit, je compris qu’il était au courant. Il savait. Mes
yeux se posèrent sur le dossier devant lui et les battements de mon cœur
s’emballèrent. Avait-il parlé à la police ? À ma mère ? Quand il reprit la
parole, j’aurais voulu me lever et m’enfuir de cette pièce, mais j’étais
comme collée à mon siège.
— Je sais tout.
CHAPITRE 20

— Tu ne vas pas à l’entraînement de volley ? me demanda Dary.


— Pas aujourd’hui.
Je ne lui donnai pas plus d’explications. Notre entraîneur était venu
me voir à mon casier après la pause déjeuner. Il m’avait demandé si je
comptais assister à l’entraînement. Je lui avais répondu que je me
fatiguais vite et que ma mère préférait me savoir à la maison.
Ce n’était pas tout à fait un mensonge.
Quand il m’avait dit qu’il espérait me voir à l’entraînement la semaine
suivante, j’avais hoché la tête. Cela aurait été l’occasion parfaite pour lui
annoncer que je quittais l’équipe, mais j’avais choisi de repousser
l’échéance.
En d’autres termes, je m’étais défilée.
Sebastian avançait devant nous dans le couloir, en dehors du
gymnase, son sac à dos à l’épaule, le mien à la main.
— La vue est plutôt pas mal, me souffla Dary.
Un sourire fatigué étira mes lèvres. Je ne pouvais pas le nier, et en
même temps, la seule chose dont j’avais envie était de faire la sieste.
J’étais vidée.
De l’autre côté de Dary, Abbi tapait sur l’écran de son téléphone à
toute vitesse.
— Il est tellement serviable !
Surprise, je me tournai vers elle. Que ce soit en chimie ou à la cantine,
Abbi avait été peu bavarde. Tout le monde avait discuté sauf elle. À
l’instar de la fille qui m’avait prise dans ses bras le matin même, d’autres
personnes m’avaient approchée dans la journée. J’avais reçu des câlins et
des vœux de rétablissement de camarades que je connaissais à peine.
D’autres, comme Jessica et ses amies, restaient à l’écart, mais étant donné
que Jessica était sortie avec Cody, ce n’était pas étonnant. Skylar ne
m’avait pas adressé le moindre regard non plus.
Dans tous les cas, j’avais la nette impression qu’Abbi m’en voulait,
mais j’ignorais pourquoi. Elle avait tant de raisons potentielles d’être en
colère contre moi.
— Oui, il est… serviable.
— Ça s’appelle comme ça, maintenant ? plaisanta Dary. Quand un
mec t’aime bien, il est serviable ?
— Dit comme ça, c’est mignon, répondit Abbi, les yeux rivés sur le dos
de Sebastian. Les choses ont changé, entre vous ?
J’ouvris la bouche pour leur raconter ce que Sebastian m’avait dit
avant de me reprendre. J’étais certaine qu’elles s’en moquaient. Mon
absence de réponse sembla agacer Abbi.
Quand on sortit du bâtiment, le ciel était gris et l’odeur de la pluie
imprégnait l’air.
Visiblement inquiète, Dary nous observa l’une après l’autre.
— Et si on se retrouvait tout à l’heure pour manger un morceau ?
Comme… Comme avant ?
Comme avant, avec Megan.
— Je ne sais pas, répondis-je d’une voix rauque. J’ai beaucoup de
travail à rattraper.
Le sourire en coin d’Abbi était amer, sa voix, tranchante.
— Bien sûr.
L’estomac noué, je me tournai vivement vers elle. Abbi fit une moue
agacée.
— Tu seras peut-être plus libre la semaine prochaine ? demanda-t-elle.
Je hochai la tête et murmurai :
— Sans doute.
— Je vous envoie un message tout à l’heure ! s’exclama Dary avant de
nous embrasser chacune sur la joue.
Après nous avoir saluées, elle s’éloigna vers sa voiture.
Devant nous, Sebastian se retourna pour me regarder. Il était presque
arrivé à sa Jeep et je savais qu’il n’avait pas beaucoup de temps à me
consacrer, mais il fallait que je parle à Abbi. Les questions s’amoncelaient
dans mon esprit. Je savais que j’aurais mieux fait de me taire, mais j’en
étais incapable.
Aussi m’arrêtai-je et me tournai-je vers elle.
— On peut discuter cinq minutes ?
Elle haussa les sourcils et releva doucement les yeux de son portable.
Son regard n’était pas hostile, mais il n’était pas franchement amical non
plus. Il y avait comme un mur entre nous.
— Qu’y a-t-il ?
Prenant une grande inspiration, je lui demandai :
— Tu es… en colère contre moi ?
Abbi baissa son téléphone et pencha la tête sur le côté. L’espace d’un
instant, je crus qu’elle n’allait pas me répondre.
— Je peux être honnête ?
Mon cœur se serra.
— On a toujours été honnêtes l’une envers l’autre.
Elle leva les yeux vers les gros nuages et secoua la tête.
— Laisse-moi te poser une question.
— D’accord.
— Qu’est-ce qui se passe entre vous deux ? demanda-t-elle en
désignant Sebastian d’un geste du menton.
— Rien, répondis-je aussitôt. Il m’aide, c’est tout.
— Tu es sérieuse ? C’est tout ce que tu as à dire ? (Ses doigts se
resserrèrent sur l’anse de son sac.) Je sais qu’il ne fait pas que t’aider.
— Il…
— Il a dit à Skylar qu’il était amoureux de toi, m’interrompit-elle.
Son regard était glaçant.
Je clignai les yeux.
— Il a dit quoi ?
— Skylar a dit à Daniela que Sebastian lui avait avoué qu’il était
amoureux de toi. C’est pour ça qu’ils ont rompu, au printemps,
m’expliqua-t-elle en se dandinant d’un pied sur l’autre. Il ne pouvait pas
se remettre avec elle parce qu’il avait des sentiments pour toi. Et toi, tu es
en train de me dire que tu ne le savais pas ? Depuis le temps qu’il
t’obsède, tu ne t’es jamais doutée de rien ? Et tu vas me faire croire qu’il
n’a jamais été honnête avec toi à ce sujet ?
— Je…
Je reculai. Mes yeux trouvèrent Sebastian. Il était en train de poser
mon sac sur la banquette arrière.
— Je n’arrive pas à croire que tu ne m’en aies pas parlé alors que je
sais ce que tu ressens pour lui ! J’étais là quand tu étais bouleversée parce
que tu l’avais embrassé et qu’il n’avait pas l’air intéressé, dit-elle d’une
voix cassée. Je suis l’une de tes meilleures amies, et moi, je suis toujours
là. Je suis toujours vivante. Pourtant, tu ne m’en as pas parlé. Tu ne m’as
pas parlé d’une chose très importante pour toi.
Seigneur. Mon corps tout entier tremblait. Je ne m’étais pas attendue
à avoir cette conversation avec elle.
— Je n’avais pas envie d’en parler. Enfin, si. J’ai voulu vous appeler,
Dary et toi, à l’instant où Sebastian m’a avoué ses sentiments, mais j’ai
encore du mal à y croire. Sa déclaration sort un peu de nulle part. Je ne
sais pas s’il est sincère ou s’il dit ça à cause de… ce qui s’est passé,
m’empressai-je d’ajouter. Et puis je ne me sentais pas de parler de
Sebastian après ça.
— C’est tout le problème, Lena. Tu n’es pas la seule à avoir souffert.
D’accord, tu étais dans la voiture et je n’ai pas la moindre idée de ce que
tu as vu ou vécu. Pas la moindre. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu
refuses d’en parler. Tu ne te confies pas à Dary…
— Je suis revenue au lycée aujourd’hui, lui fis-je remarquer, la gorge
nouée. Ça fait seulement…
— Trois semaines et deux jours que vous avez eu cet accident. Je sais,
rétorqua Abbi en respirant fort. Je sais parfaitement quand sont morts
Megan, Cody, Phillip et Chris. Et je me rappelle très bien que j’ai cru que
tu allais mourir, toi aussi.
Je pris une grande inspiration.
— Abbi…
Sa voix se mit à trembler.
— Est-ce que tu en as conscience ? Est-ce que tu comprends qu’on a
tous cru que tu étais morte dans cette voiture ? Ou que tu allais mourir à
l’hôpital, comme Cody ? Qu’avec Dary et Sebastian… (Elle le désigna du
doigt.) On avait peur de ça ? Et quand on a appris que tu étais vivante, tu
n’as même pas daigné nous voir !
Des larmes me brouillaient la vue.
— Je suis désolée, murmurai-je. (Je ne savais pas quoi dire d’autre.)
Je suis désolée. Ma tête… Je…
Abbi leva la main.
— Je peux comprendre que tu ne veuilles pas parler. Je peux même
comprendre que tu n’aies pas envie de discuter de choses triviales. Je suis
désolée, je ne veux pas être méchante. Je sais que c’est difficile pour toi.
Mais pour moi aussi ! Et pour Dary, Sebastian, Keith et toute l’école
aussi ! En revanche… (Elle serra les poings et leva la tête vers le ciel en
comptant jusqu’à cinq à voix basse.) Ce que je ne comprends pas, c’est
comment tu t’es retrouvée dans cette voiture, Lena. Comment tu as pu
laisser Cody conduire s’il était bourré. Tu n’as rien bu. J’étais avec toi
avant que tu partes. Tu n’avais pas une goutte d’alcool dans le sang.
Pourtant tu es montée dans cette voiture et tu as laissé Cody conduire.
Je reculai comme si elle m’avait frappée. Au début, je ne sus pas quoi
dire, puis le choc laissa la place à la colère, une colère noire et ardente qui
explosa en moi comme un volcan.
— Megan et toi, vous êtes allées à cette fête avec Chris, alors que vous
pensiez qu’il était ivre. Tu…
— On le soupçonnait d’avoir bu. On n’en était pas sûres, rétorqua-t-
elle, agacée. Et est-ce qu’il a quitté la route et tué quatre personnes ? Non.
Sa réponse me laissa bouche bée. Qu’aurais-je pu lui dire de plus ?
Elle avait raison et, en même temps, elle était complètement à côté de la
plaque. Elle ne saisissait pas à quel point elle avait de la chance de se tenir
en vie devant moi. À quel point nous avions toutes les deux de la chance.
— Hé ! Tout va bien ? demanda soudain Sebastian qui nous avait
rejointes.
Il posa la main contre mes reins et porta son attention sur Abbi. Il
avait la mâchoire crispée et le regard dur.
— Oui, dit Abbi avant de prendre une grande inspiration. Tout est
parfait. À plus.
Les épaules tendues, je l’observai se retourner et s’éloigner vers sa
voiture. Abbi avait menti.
Tout n’était pas parfait. Au contraire.

Une fois rentrée chez moi, j’entendis mon portable sonner dans mon
sac à dos. Je sortis mon téléphone. C’était mon père.
— Il ne manquait plus que ça, marmonnai-je en raccrochant.
Je n’avais pas la force de lui parler.
Aussi me traînai-je jusqu’à ma chambre et passai-je l’heure suivante à
faire mes devoirs. Du moins essayai-je, car je n’arrêtais pas de penser à ce
qu’Abbi et le Dr Perry m’avaient dit. Quand ma mère rentra, je me
résignai à descendre la rejoindre. Elle était en train de poser son sac sur la
table de la cuisine.
— Alors, comment ça s’est passé, au lycée ?
— Bien. (Je m’assis à la table.) Même si j’aurais préféré qu’on me
prévienne que j’avais rendez-vous avec un psy.
Ma mère retira sa veste.
— Je ne t’en ai pas parlé parce que je savais que ça n’allait pas te
plaire et parce que je ne voulais pas que tu t’inquiètes avant même d’y
aller. La journée s’annonçait suffisamment difficile sans que j’en rajoute.
— Tu aurais mieux fait de me le dire, histoire que je me prépare
psychologiquement.
Elle fit le tour de la table et vint s’asseoir à côté de moi.
— Le lycée m’a contactée la semaine dernière pour me parler de leur
cellule psychologique. J’ai pensé que ce serait une bonne idée que tu
parles à quelqu’un.
— Je n’en suis pas si sûre, marmonnai-je.
Ma mère sourit légèrement.
— Il faut que tu t’ouvres à quelqu’un. J’aurais préféré que ce soit moi,
mais ce sera sans doute plus facile avec un inconnu. (Elle s’interrompit.)
Du moins, c’est ce que le Dr Perry m’a dit.
Je me passai une main sur le visage et fermai les yeux.
— Est-ce que… Est-ce que tu lui as répété ce que j’ai avoué à la
police ?
— Je lui ai dit tout ce qu’il avait à savoir, répondit-elle en me prenant
la main gauche. Tous les sujets que tu devais aborder avec lui.
Je libérai ma main et me levai. La colère que j’avais ressentie plus tôt
envers Abbi m’envahit de nouveau.
— Je n’ai pas envie d’en parler ! C’est si difficile à comprendre ? Ou à
respecter ?
Ma mère me regarda dans les yeux.
— Dans cette situation, respecter ta volonté n’est pas forcément une
bonne chose.
— Quoi ? m’exclamai-je en me retournant. Ce n’est même pas
logique ! Ça ne veut absolument rien dire !
Je me dirigeai vers l’escalier, bien décidée à aller bouder dans ma
chambre.
— Lena.
Je n’avais pas la moindre envie de m’arrêter, mais je le fis, au bas des
marches.
— Quoi ?
— Je ne t’en veux pas.
Je me crispai.
Ma mère se tenait dans l’entrée. Lorsqu’elle croisa les bras, son vieux
chemisier bleu usé se tendit sous le geste. Je repensai à ce que Lori
m’avait dit. D’après elle, ma mère se débrouillait bien, financièrement. Si
c’était le cas, pourquoi n’achetait-elle pas de nouveaux chemisiers au lieu
de prendre soin des anciens à l’excès ?
— Au début, j’étais énervée. Bien sûr, j’étais rassurée que tu sois en
vie, mais je t’en voulais parce que tu avais pris une mauvaise décision.
C’est fini. Je suis toujours aussi bouleversée par l’accident et ce que tu as
traversé, mais je ne t’en veux plus.
Je me contentai de la dévisager. Comment pouvait-elle dire une telle
chose ? Comment pouvait-elle ne pas m’en vouloir ?
Elle prit une grande inspiration.
— Je voulais que tu le saches. Je crois que tu en as besoin.
Je ne savais pas quoi dire. Mes genoux étaient sur le point de me
lâcher. Ma mère ne m’en voulait pas et cela ne me plaisait pas. Elle aurait
dû me détester.
Je me dépêchai de monter l’escalier avant qu’elle ne reprenne la
parole. Je fis claquer la porte derrière moi. Enfermée dans ma chambre, je
fis semblant de me concentrer sur mes devoirs et ne descendis au rez-de-
chaussée que pour le dîner… parce que j’avais senti une odeur de poulet
grillé.
Rien ne pouvait m’empêcher de manger du poulet grillé.
Il était un peu plus de 19 heures lorsque j’enfilai mon pyjama : un
short avec un vieux débardeur. Une couverture sur les jambes, j’étais bien
décidée à reprendre mes devoirs, mais je m’assoupis avant même d’avoir
ouvert mon livre d’Histoire. Ce ne fut pas un sommeil reposant. Je me
réveillais toutes les quinze minutes. J’ouvrais de nouveau les yeux lorsque
j’entendis une porte se refermer. Je tournai la tête en direction du balcon.
Un courant d’air étonnamment froid parvint jusqu’à moi.
Sebastian entra dans la pièce sans un mot.
Avec un grognement, je sortis une main de sous la couverture et me
frottai le visage.
— Tu sais, ce n’est pas très légal de rentrer chez les gens comme ça.
— Mais si, répondit Sebastian en venant s’asseoir sur mon lit. C’est
une marque de galanterie.
Je baissai la main et fronçai les sourcils.
— Comment ça ?
— Je t’évite de te lever pour aller ouvrir la porte. (Il me fit un clin
d’œil. Pourquoi était-il aussi sexy ?) Je ne pense qu’à toi.
Levant les yeux au ciel, je me déplaçai de manière à ce que mes
jambes pointent vers lui.
— Si tu le dis. Et si je n’avais pas envie de te voir ?
— Tu aurais fermé la porte à clé, me répondit-il. Si tu ne veux pas me
voir, tu n’as rien à faire de plus.
Il avait raison. Je ne l’avais pas fait, parce que j’avais envie de le voir.
Je le voulais ici, avec moi, alors que je n’aurais pas dû. Dans tous les cas,
il était hors de question que je l’avoue.
— Tu empiètes sur ma liberté.
Sebastian rejeta la tête en arrière et rit à gorge déployée. Très fort.
J’écarquillai les yeux.
— Chut ! (Je me tournai vivement vers ma porte close.) Ma mère va
t’entendre.
— Je suis à peu près sûr qu’elle est au courant que je viens te voir tous
les soirs.
C’était plus ou moins ce que m’avait dit Lori.
— Ça m’étonnerait qu’elle sache que tu restes des heures.
— Non, sans doute pas. (Il se laissa tomber sur le lit, la tête sur les
coussins à côté de moi.) Tu dormais déjà ? Il n’est que 21 heures.
— J’étais fatiguée. La journée a été…
Je m’interrompis. Comment aurais-je pu décrire ce que j’avais vécu ?
— Elle a été quoi ? (Comme je ne répondais pas, il insista.) Elle a été
quoi, Lena ?
Je soupirai bruyamment pour lui faire comprendre qu’il m’ennuyait.
— Difficile ! J’ai l’impression d’être une mamie de quatre-vingt-dix
ans. J’avais envie de faire la sieste après la cantine. Mes côtes m’ont fait
mal toute la journée et je ne pouvais pas prendre mes médicaments, sinon
je me serais endormie en cours.
— Et ? me pressa Sebastian quand je m’arrêtai.
— Et c’était difficile, c’est tout.
Sebastian demeura silencieux. Je savais qu’il attendait que je
continue. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que je reprenne la parole.
— J’étais censée avoir cours d’écriture créative avec Megan. C’était…
(J’avais une boule dans la gorge.) C’était étrange de ne pas la retrouver
en cours et à la cantine. Je n’ai pas arrêté d’attendre qu’elle vienne
s’asseoir. Et ne pas aller à l’entraînement m’a fait bizarre. J’ai eu
l’impression d’avoir oublié quelque chose toute la soirée.
— Pareil pour les garçons. (Sebastian croisa les bras sur son torse.) Je
m’attends toujours à entendre Chris jeter des poids dans la salle
d’entraînement. À entendre Phillip se moquer des autres. Ou à voir Cody
à côté de moi, pendant les entraînements.
Nous étions confrontés à des pertes terribles. Tant de choses
n’auraient plus jamais lieu. Je fis courir un doigt le long de mon plâtre et
inspirai doucement.
— On m’a obligée à voir un psychologue.
— Moi aussi, répondit-il. Je crois que la moitié des élèves de dernière
année y est passée.
Je le regardai en coin.
— Je dois le voir trois fois par semaine.
Je ne lus aucun jugement sur son visage.
— Ça te fera sans doute du bien.
Je n’en étais pas aussi sûre que lui.
— Tu lui as parlé ? Vraiment parlé, je veux dire ? lui demandai-je.
Il ne réagit pas tout de suite.
— Oui. Ça m’a aidé. (Son regard rencontra le mien.) Et ça t’aidera
aussi.
Sauf que Sebastian ne portait pas le poids de la culpabilité qui me
rongeait.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec Abbi, tout à l’heure ? me demanda-t-
il en roulant sur le côté pour me faire face.
Mes épaules s’affaissèrent. La brûlure familière des larmes me noua la
gorge.
— Rien.
— J’ai pourtant l’impression d’avoir interrompu quelque chose. Vous
aviez l’air énervées. (Sebastian m’attrapa le menton et me força à tourner
la tête vers lui.) Parle-moi, Lena.
Je baissai les yeux. Le contact de ses doigts me réchauffa la peau.
— Elle… Elle est en colère après moi.
— Pourquoi ? me demanda-t-il en me libérant.
Sa main glissa le long de ma mâchoire. Un frisson me parcourut.
— Parce que je… Parce que je la tiens à distance, admis-je en fermant
les yeux. (Il me caressait les cheveux.) Je ne me confie pas à elle.
Ce n’était pas la seule raison de sa colère, mais je ne pouvais pas me
résoudre à lui parler de la seconde, pas quand il me touchait ainsi.
— Je ne fais pas exprès. C’est juste que… Je me sens responsable.
Sa main se figea.
— Lena, tu n’es pas responsable. Ce n’est pas toi qui conduisais.
Mon Dieu. Il ne savait pas. Il ne se doutait de rien. J’allais m’écarter
quand il me retint. J’ouvris les yeux. Ses doigts glissèrent de ma nuque
jusqu’à l’espace entre nos deux corps.
Sebastian était allongé sur le flanc, à côté de moi, la tête soutenue par
son bras plié. Ainsi, il me dominait presque. Il y avait quelque chose de
très intime dans nos positions, comme si nous nous étions retrouvés ainsi
des centaines de fois. Et c’était le cas, mais ce qu’il m’avait avoué le
samedi précédent changeait tout. Nous n’étions plus seulement deux
meilleurs amis allongés côte à côte sur un lit. Il n’était plus seulement
mon voisin. Peu importait ce qui se passerait à partir de maintenant, nous
ne pourrions plus jamais revenir en arrière, et même si c’était ce que
j’avais désiré pendant si longtemps, j’étais morte de peur.
— Lena, murmura-t-il.
Entre ses lèvres, mon prénom ressemblait à une prière.
— Je ne veux plus parler, dis-je. Je… Je veux que tu restes ici, mais je
ne veux plus parler.
Il comprit tout de suite. Son regard changea. Un éclat vif remplaça
l’inquiétude. Il se mordit la lèvre inférieure. En un instant, l’atmosphère
de la pièce se transforma. Ce fut radical. J’étais sur le point de pleurer et
de m’enfuir quelques instants auparavant, et voilà que je me retrouvais au
bord d’un tout autre précipice.
Sebastian m’avait dit qu’il m’aimait… qu’il était amoureux de moi.
Et moi, je l’aimais depuis… depuis toujours.
Je n’avais pas l’impression de le mériter, pas plus que cette seconde
chance qui s’offrait à moi. Je n’aurais pas dû avoir le droit de sentir ma
respiration s’accélérer ou cette chaleur soudaine submerger mes sens.
Peut-être ne m’aimait-il pas de cet amour magnifique et
inconditionnel que je lisais dans les romans qui jonchaient chaque
centimètre carré de ma chambre ? Cette chaîne qui connectait deux âmes
entre elles, ce lien indestructible qui survivait aux circonstances les plus
terribles et aux décisions les plus difficiles. Il était clair que Sebastian
pensait m’aimer, mais face à l’épreuve, il était courant de croire et
d’éprouver des choses qui n’existaient pas vraiment. Avec le temps, ces
sentiments s’évanouissaient en même temps que la douleur diminuait.
Puis la vie reprenait son cours.
Pour l’instant, je n’avais pas envie de réfléchir à ce qui nous avait
amenés à cette situation ni à ce qui se passerait après. Je ne voulais pas
penser du tout. J’avais seulement envie de me laisser porter par l’incendie
qui s’était éveillé dans mon bas-ventre, par cette difficulté à respirer qui
n’avait rien à voir avec mes côtes et mes poumons blessés.
Peut-être réagissais-je ainsi à cause de mon retour au lycée ? Ou de
mon entretien surprise avec le Dr Perry, pendant lequel il m’avait annoncé
qu’il était au courant de tout ? Cela aurait aussi pu être lié à ma
discussion avec Abbi, qui savait que j’avais quitté la fête suffisamment
sobre pour faire le bon choix… À moins que ce ne soit à cause de ce que
m’avait dit ma mère.
Ou parce que Sebastian m’avait avoué qu’il m’aimait.
Ou un mélange inextricable de toutes ces raisons, mais… ne pouvais-
je pas, je ne sais pas, faire semblant l’espace d’un instant ? Faire comme si
tout n’était que dans ma tête ? Mon cœur battait à tout rompre. Mes yeux
descendirent le long de sa pommette jusqu’à la cicatrice qui barrait sa
lèvre supérieure.
Je levai la main pour le toucher, mais m’interrompis à la dernière
minute.
Un léger sourire étira ses lèvres.
— Tu peux me toucher, si tu veux. Tu n’as pas à me demander la
permission.
Je voulais le toucher. J’en mourais d’envie, mais j’hésitais. Si je le
touchais, je ne faisais plus semblant. Ce n’était plus seulement dans ma
tête. Comment allais-je m’en remettre, après ?
Son torse se souleva comme il prenait une profonde inspiration.
— J’aimerais que tu me touches.
J’en eus le souffle coupé.
Alors, d’un geste hésitant, je posai la main sur sa joue. Quand je sentis
un frisson parcourir son corps musclé, j’éprouvai un plaisir et une fierté
immenses. Son visage était doux. Sa barbe commençait à peine à
repousser. Je fis glisser mes doigts le long de sa joue et passai mon pouce
sur sa lèvre inférieure. Il inspira soudain et je frissonnai. Je continuai de
suivre le contour de ses lèvres avec mes doigts, sentant la rugosité de sa
cicatrice. Il ferma les yeux.
Pendant toutes ces années, je ne l’avais jamais touché de cette façon.
Jamais. J’étais perdue dans ce moment, dans l’instant. Ma main descendit
le long de sa gorge. Mes doigts effleurèrent son pouls. Son cœur battait
aussi vite que le mien.
Je continuai.
Je posai la main à plat sur son torse. Le son qu’il émit était à mi-
chemin entre le gémissement rauque et le grognement. C’était comme si
j’avais laissé tomber une allumette dans une flaque d’essence. Un feu
ardent s’était allumé. Enhardie par ses réactions, je poursuivis mon
chemin plus bas, le long de ses pleins et ses déliés. Ses muscles étaient
durs et ciselés, comme je l’avais imaginé en les regardant et en les
effleurant par mégarde.
Mais aujourd’hui, je ne me contentais pas de les effleurer.
Je prenais mon temps. Je caressai ses abdos avec un doigt, puis deux,
les traçant comme pour les apprendre par cœur.
Je descendis encore.
Je fis le tour de son nombril, puis m’aventurai plus bas. Il portait un
bas de pyjama en flanelle. Il trembla de nouveau et s’approcha encore. Sa
cuisse était collée à la mienne.
On n’a pas le droit.
Je ne méritais pas d’avoir tout ça, pourtant j’étais incapable de
m’arrêter. Lentement, je relevai la tête pour le regarder.
Ses yeux bleus avaient la couleur de toutes ces mers que je n’avais
jamais vues en vrai, mais que j’avais entourées sur la mappemonde
accrochée au-dessus de mon bureau. Pendant que j’explorais son corps,
nos visages s’étaient rapprochés. Nos souffles se mêlaient.
Sans réfléchir, je franchis la distance qui nous séparait.
La sensation de sa bouche contre la mienne fut aussi électrisante et
remarquable que la première fois. Peut-être plus encore. La pression était
douce, tendre. Mes lèvres bougeaient lentement contre les siennes.
Quand il posa la main sur ma nuque, je laissai échapper un
gémissement qui me surprit moi-même. J’ouvris la bouche et alors, le
contrôle que Sebastian avait sur lui céda et il m’embrassa pleinement. De
tout son être. Mon cœur allait exploser. Sa langue vint à la rencontre de la
mienne. Elle avait un goût de menthe et d’une saveur qui lui était propre.
Ma main descendit vers sa hanche et l’agrippa pour l’intimer de se
rapprocher, mais avec mes côtes et mon plâtre, c’était impossible.
Il continua de m’embrasser, de boire mes soupirs. Quand il s’écarta, il
me mordilla la lèvre inférieure. Je gémis. Puis il déposa des baisers
jusqu’à ma gorge. Je rejetai la tête en arrière pour lui faciliter l’accès. Il
lécha et suça ma peau, surtout ce point sous mon oreille qui faisait
onduler mes hanches et fléchir mes orteils. Lorsqu’il m’embrassa de
nouveau et que nos langues se retrouvèrent, le seul son que l’on pouvait
entendre dans la pièce était notre respiration affolée.
J’ignore combien de temps on resta là, à s’embrasser. J’eus
l’impression que ça durait une éternité. Chaque fois qu’on se séparait,
c’était pour mieux se retrouver. Ce n’était pas un jeu. Ni lui ni moi ne
faisions semblant. De simples amis ne s’embrassaient pas ainsi. Ils ne
s’accrochaient pas désespérément l’un à l’autre comme nous le faisions.
Mes doigts s’enfonçaient dans ses hanches et il me tenait par la nuque,
comme pour m’empêcher de m’échapper alors que je n’en avais pas la
moindre envie.
On continua de s’embrasser. Jusqu’à plus soif.
Lorsqu’il finit par s’écarter, je posai le front sur son épaule. Le souffle
court, j’agrippai le tissu de son tee-shirt. Pendant un long moment, on
resta ainsi, l’un contre l’autre. Puis il s’allongea de nouveau sur le côté et
me caressa doucement le dos. Son souffle chaud dansait sur ma joue.
C’était apaisant.
Le reste de la nuit se passa en silence.
CHAPITRE 21

Un poster stupide était accroché au mur. C’était une photo de


parachutistes qui se tenaient la main en pleine chute avec pour légende :
« Le travail d’équipe ».
Il n’y avait qu’un lycée pour choisir des gens qui sautaient
volontairement dans le vide pour illustrer le travail d’équipe.
Personnellement, ce genre d’équipes ne me faisait pas rêver.
Le Dr Perry attendait que je réponde à sa question. Il avait procédé de
la même façon les mercredi et vendredi précédents. Nous étions lundi, le
premier jour de ma deuxième semaine d’école. Rien n’avait changé et en
même temps, tout était différent.
La question d’aujourd’hui n’était pas la même que la semaine
précédente. Jusqu’à présent, il s’était concentré sur mon retour au lycée et
sur la possibilité d’assister à l’entraînement de volley alors que je ne
pouvais rien faire. Je n’avais pas répondu à ce dernier problème, tout
comme j’évitais de parler à M. Rogers. Il m’avait demandé comment je
réagissais à la curiosité morbide de certains camarades. Comment je me
sentais en classe. Il m’avait parlé de l’accident. Pas de ce qu’il y avait dans
mon dossier, mais de la difficulté à se détacher de la culpabilité d’être la
seule survivante et de l’importance de continuer à vivre.
Cette semaine, il m’avait demandé si je me sentais prête à aller voir
les tombes de mes amis car, selon lui, il s’agissait d’une étape importante
du deuil. Je ne voulais pas lui répondre et en même temps, je mourais
d’envie de me confier à lui, car je ne pouvais pas le faire avec mes amis,
surtout pas avec Abbi, qui semblait s’être mis dans la tête que j’étais un
être humain exécrable. Et même si je partageais son avis, ce n’était pas le
contexte idéal pour m’ouvrir à elle. Je n’avais pas non plus parlé à
Sebastian, pas même après les baisers que nous avions échangés le mardi
soir.
Je passai la paume de ma main droite sur l’accoudoir de ma chaise.
— Je ne veux pas penser à eux de cette façon, répondis-je au bout
d’un moment, sans quitter des yeux le poster des parachutistes accroché
derrière lui. (Ils portaient tous des combinaisons de couleurs différentes.
Ils me faisaient penser à une boîte de crayons de couleur.) Quand je pense
à Megan, je la vois assise dans ma chambre en train de me parler
d’émissions qu’elle regardait. L’idée de me rendre au cimetière où ils
sont… (Je frissonnai.) J’en suis incapable.
Le Dr Perry hocha lentement la tête et porta sa tasse à ses lèvres. Le
« meilleur Papa du monde » avait été remplacé par une photo d’Elvis
Presley.
— Tu n’as pas encore dépassé le traumatisme de l’accident. Tant que
tu ne l’auras pas fait, tu ne pourras pas faire ton deuil.
J’enroulai mes doigts autour de l’accoudoir.
— Je peux t’y aider. Qu’est-ce que tu en dis ?
Je reportai mon attention sur lui et pris une grande inspiration.
— J’aimerais surtout, plus que tout au monde, que les choses
redeviennent comme avant.
— C’est impossible, Lena. On ne peut pas revenir en arrière. Il faut
que tu l’acceptes. Quoi qu’il arrive, tes amis ne reviendront jamais…
— Je le sais ! le coupai-je, frustrée. Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Alors, que veux-tu dire ? me demanda-t-il.
— Je… veux redevenir celle que j’étais, parvins-je à articuler.
(Soudain, ce fut comme si j’avais ouvert une vanne et un torrent de
paroles m’échappa.) Je ne veux plus être celle que je suis maintenant. Je
ne veux plus y penser toute la journée. Même quand je pense à autre
chose, je me sens mal parce que je n’ai pas le droit d’oublier. Je ne veux
plus voir cette expression sur le visage de ma mère. Je veux recommencer
à jouer au volley parce que je… j’adorais ça, mais l’idée me révolte, à
cause de Megan. Je ne veux plus passer du temps avec mes amis et me
demander ce qu’ils pensent réellement de moi. Je ne veux pas qu’ils
s’imaginent que je ne sais pas que l’accident a été terrible pour eux aussi.
Je veux croire que Sebastian m’aime vraiment et pouvoir l’aimer
librement en retour. (J’ignorais s’il comprenait ce que je disais, n’étant
pas sûre d’y parvenir moi-même.) Je ne veux plus ressentir tout ça. Mais
je sais que c’est impossible. Quand je me réveillerai demain, rien n’aura
changé. Je n’en peux plus.
Il plissa les yeux.
— Comment vois-tu ton futur, Lena ?
Je me laissai retomber contre ma chaise. Mes côtes m’élancèrent
aussitôt. Je grimaçai. La douleur n’était plus aussi présente, mais me
heurter à une chaise en bois n’était définitivement pas une bonne idée.
— Que voulez-vous dire ?
— Où te vois-tu dans un an ?
— Je ne sais pas. (Quelle importance ?) À la fac, je suppose.
— Pour étudier l’histoire et l’anthropologie ? me demanda-t-il. J’ai
discuté avec ton conseilleur d’orientation. Il m’a parlé des matières qui
t’intéressaient.
— Oui. Voilà. Je ferai ça.
— Et dans cinq ans ? Où te vois-tu ?
Un soudain agacement m’envahit.
— Qu’est-ce que ça peut faire ?
— C’est important, car si tu n’acceptes pas de faire un travail sur toi-
même aujourd’hui, dans cinq ans, tu en seras toujours au même point.
Mes épaules s’affaissèrent. Cinq ans, ça me paraissait une éternité.
— Est-ce que tu veux dépasser ton traumatisme et ton deuil ? Est-ce
que tu veux te sentir mieux ? me demanda-t-il.
Fermant les yeux, j’acquiesçai en silence, mais au fond de moi, je m’en
voulais. Je m’en voulais de souhaiter aller mieux.
— Alors il faut commencer par le traumatisme, avant de s’attaquer au
deuil. Après ça, je te promets que tu iras mieux. (Il s’interrompit.) Mais je
ne peux pas faire le travail à ta place. Il va falloir que tu sois honnête,
même si la vérité te met mal à l’aise.
J’ouvris les yeux. Les larmes me brouillaient la vue.
— Je ne… Je ne sais pas si j’en suis capable.
— Tu es en sécurité ici, Lena. Personne ne te jugera, insista-t-il avec
douceur. Pour aller mieux, tu vas devoir revivre cette fête. Tu vas devoir
parler de ce dont tu te souviens, de ce qui s’est réellement passé.

— Tu n’as pas faim ?


Je clignai les yeux et relevai lentement la tête vers Sebastian. Il était
assis de travers sur la chaise voisine de la mienne. L’un de ses bras était
posé sur la table, l’autre sur ses genoux. Le bout de ses doigts effleura ma
cuisse. Mon corps réagit aussitôt. Une chaleur soudaine caressa ma peau
et le désir et l’excitation se répandirent dans mes veines. Nous ne nous
étions plus embrassés depuis mardi soir. Pourtant, il venait me rendre
visite tous les soirs, et le matin, il continuait de m’emmener au lycée alors
que je pouvais conduire. À midi, il s’asseyait à côté de moi à la cantine et
me touchait de temps en temps. Il posait la main sur mon bras ou ma
taille, il m’effleurait le bas du dos ou la nuque.
Je vivais pour ces moments… même si j’avais conscience que je n’en
avais pas le droit.
— Quoi ? demandai-je.
Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il m’avait dit.
— Tu n’as pas touché ton repas, dit-il en désignant mon plateau.
Enfin, si on peut appeler de la salade un repas.
De la salade ? Surprise, je baissai les yeux vers mon assiette. Ah oui.
Elle était pleine de feuilles vertes. Je ne me souvenais pas d’avoir choisi
ça, mais ce n’était pas surprenant. Depuis ma séance avec le Dr Perry,
j’étais complètement déphasée. Le simple fait de savoir que j’allais devoir
lui raconter l’accident le mercredi suivant me mettait sens dessus dessous.
La matinée était passée sans que je m’en aperçoive.
Il s’attendait à ce que je parle de ce soir-là. Sans tabou. Et j’ignorais si
j’en étais capable. Le Dr Perry était déjà au courant, bien sûr. Abbi aussi.
Quand je regardais mes amis, je ne pensais qu’à ça. Et lorsque Sebastian
venait chez moi et faisait ses devoirs à côté de moi, je n’entendais que ça
dans ma tête. J’avais également ce souvenir à l’esprit quand j’avais croisé
Jessica, la copine de Cody, dans le couloir entre deux cours. Elle ne
m’avait pas remarquée, mais moi, je l’avais vue.
Le rire de Dary me ramena à la réalité.
— Je me demandais pourquoi tu avais pris de la salade. Je crois que je
ne t’ai jamais vue en manger sans bacon ou poulet frit.
— Aucune idée.
Je jetai un coup d’œil à Abbi, assise en face de moi. Comme Dary, elle
avait de la pizza dans son assiette et ce qui ressemblait à du coleslaw.
Abbi avait mangé seulement la moitié de sa part de pizza. Elle était en
train de dessiner une rose sur la couverture d’un cahier. Elle m’avait à
peine adressé la parole en classe de chimie et encore moins au déjeuner.
Sans doute me faisait-elle la tête. Mais pouvait-on faire la tête à quelqu’un
qui n’était pas vraiment là ?
J’observai notre table. Désormais, tout le monde se mélangeait. Avant,
Abbi, Dary, … Megan et moi mangions toutes les quatre. Nous étions
toujours assises avec d’autres élèves, mais nous restions entre nous.
Désormais, Sebastian et plusieurs joueurs de foot s’asseyaient avec nous.
Dont Keith.
Il était à côté d’Abbi. Je ne l’avais jamais vu si silencieux. Lui aussi
avait changé. Il n’était plus exubérant comme autrefois. Il continuait de
jouer au foot et j’avais entendu Abbi dire à Dary plus tôt dans la semaine,
avant que Keith arrive à la cantine, qu’il avait été réprimandé pendant un
match parce qu’il s’était montré violent sur le terrain.
Aujourd’hui, il gardait la tête baissée. De temps en temps, il se
penchait vers Abbi et lui murmurait à l’oreille. Elle répondait sur le même
ton.
Sortaient-ils ensemble ?
Je l’ignorais.
Je n’avais pas posé la question.
Sebastian se rapprocha davantage. Son genou touchait le mien.
— Ça va ? me demanda-t-il à l’oreille.
— Oui. (Je m’éclaircis la voix et m’efforçai de lui sourire.) Je suis
fatiguée, c’est tout.
Il me dévisagea un moment. Je savais qu’il ne me croyait pas et qu’il
m’interrogerait plus tard.
— Tu travailles au Joanna’s ce soir, puisque tu ne joues pas ?
demanda Dary.
Je secouai la tête.
— Euh, non. Ce n’est pas prévu. Je vais au volley d’habitude.
— Tu vas quand même assister au match ?
Je secouai de nouveau la tête. Notre entraîneur m’avait laissée
tranquille la semaine précédente, mais je savais que cela ne durerait pas.
Il tenait à ce que je vienne à l’entraînement aujourd’hui.
— Ça, alors ! (Dary remonta ses lunettes sur son nez et jeta un coup
d’œil autour d’elle.) Je crois que je t’ai toujours vue soit en match, soit au
Joanna’s !
— Oui… (Je regardai Sebastian couper son poulet rôti en deux, puis
en petits morceaux.) Ils sont tous très gentils. Et patients.
— Qui ? demanda Dary.
Je me raclai la gorge.
— L’entraîneur, par exemple. Il est très patient avec moi.
Sebastian rassembla les morceaux de poulet qu’il avait coupés et les
déposa sur ma salade. J’écarquillai les yeux. Venait-il de couper ma
nourriture comme si j’étais une gamine ?
— Tiens, dit-il. Maintenant, tu as quelque chose à manger.
— Ce n’est toujours pas du poulet frit, commenta Dary en souriant.
Mais ça faisait longtemps que je n’avais rien vu d’aussi mignon.
Moi, je trouvais ça ridicule.
Et mignon, d’accord, parce que je savais que Sebastian cherchait à me
faire plaisir.
Un sourire timide aux lèvres, j’attrapai ma fourchette.
— Et en plus, il faut la nourrir, maintenant ? demanda Abbi.
Le rouge aux joues, je relevai vivement la tête. Abbi me dévisageait
d’un air agacé.
— Pardon ? demanda Sebastian.
Abbi haussa les épaules et se tourna vers lui.
— Elle se fait conduire. Elle ne peut aller nulle part toute seule. On
doit faire attention à ce qu’on dit en sa présence… alors, je me demandais
si en plus, il fallait la nourrir.
Je me figeai. Mon cœur, mes poumons, mon cerveau, tout se mit sur
pause.
— C’est quoi, ton problème, Abbi ? demanda Sebastian d’une voix
énervée.
En face de moi, je vis l’expression d’Abbi se fissurer un peu, comme
une déchirure dans son masque. Sa voix se fit rauque.
— C’est une question valide. Je ne dois pas être la seule à me la poser.
— Abbi, dit Keith. (Pour la première fois depuis le début du repas, il
avait parlé suffisamment fort pour que je l’entende.) Arrête.
À côté de moi, Dary s’était tendue.
— Quoi ? C’est une adulte, non ? rétorqua Abbi. (Lorsqu’elle reporta
son attention sur moi, ses lèvres tremblaient.) Elle peut très bien parler et
mettre un terme à tout ça !
J’eus un mouvement de recul, comme si elle m’avait frappée. Je
comprenais très bien ce qu’elle voulait dire. Elle ne parlait pas de cette
conversation. Elle parlait de ce fameux soir.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
Je me levai et ramassai mon sac posé par terre. Sebastian essaya de
me retenir, mais je ne l’écoutai pas. Lorsque je me redressai, je me
retournai sans prononcer tous ces mots qui me démangeaient.
J’étais dans le couloir quand Dary me rattrapa et me prit par le bras.
— Hé, attends ! me dit-elle en m’obligeant à m’arrêter. Ça va ?
Je levai les yeux vers le plafond.
— Je vais bien. Si Abbi t’avait entendue me poser la question, sa tête
aurait sans doute fait un tour complet.
— Abbi…
— … se comporte comme une connasse ? terminai-je à sa place. (Je
m’en voulus aussitôt. Fermant les yeux, je secouai la tête.) Pardon. Ce
n’est pas vrai. Elle…
— Elle a du mal à gérer la situation. (Dary me serra le bras.) Mais là,
elle a été particulièrement méchante.
Je repoussai les cheveux qui tombaient devant mon visage et jetai un
coup d’œil à la porte de la cantine.
— Elle t’a dit quelque chose ?
— À quel propos ?
— À propos de moi… à la fête de Keith ?
Dary me lâcha.
— Elle m’a dit que Sebastian et toi vous étiez disputés et elle m’a
aussi parlé de Keith. (Elle marqua une pause.) Pourquoi ?
Visiblement, Abbi ne lui avait pas confié ses doutes.
— Par curiosité.
— Est-ce qu’il y a quelque chose que je devrais savoir ? me demanda-
t-elle.
Le moment était idéal. J’aurais pu avouer à Dary ce qu’Abbi savait
déjà. J’aurais pu lui expliquer pourquoi Abbi m’en voulait autant. Mais
quand j’ouvris la bouche, les mots me manquèrent.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Dary passa un bras autour de mes
épaules.
— Tout finira par s’arranger. Je sais que pour l’instant ça paraît
difficile à croire, mais ça va s’améliorer. Tu verras.
Je ne répondis pas, car je savais que ce n’était pas parce que l’on
désirait ardemment quelque chose qu’on l’obtenait forcément.
Dary posa sa tête contre la mienne.
— J’aimerais que les choses redeviennent comme avant, murmura-t-
elle. Megan ne reviendra pas. Elle ne reviendra jamais. Mais nous, on est
là. On peut retrouver ce qu’on avait avant. J’en suis persuadée.
CHAPITRE 22

Ce lundi n’en finissait pas.


Quand la dernière sonnerie de la journée retentit, je me rendis
directement à mon casier. J’étais plus que prête à rentrer chez moi. Aussi
regrettai-je de ne pas pouvoir me cacher entre mes livres et mes cahiers
lorsque j’aperçus M. Rogers s’approcher de moi.
Réprimant un arsenal de jurons, je fourrai mon livre de chimie avec
les autres et priai pour qu’il ne vienne pas me voir. Après tout, peut-être
se baladait-il dans le couloir, au doux son des claquements de portes en
métal et des conversations bruyantes ?
J’étais en train de récupérer mon cahier d’Histoire quand j’entendis
l’entraîneur m’appeler. Par mon nom entier. Il ne manquait plus que ça.
— Bonjour, lui dis-je en rangeant mon cahier dans mon sac.
— Tu vas à l’entraînement ? me demanda-t-il en se postant devant
moi.
Je n’étais pas prête pour cette conversation. J’aurais préféré m’enfuir
loin d’ici. Au lieu de quoi je secouai la tête tout en refermant mon sac.
— Je sais que tu ne peux pas jouer à cause de tes blessures, mais
j’aimerais que tu assistes à l’entraînement, Lena, dit-il. (Sans même le
regarder, je savais qu’il avait croisé les bras.) Ce serait bien pour toi. Et
pour l’équipe.
— Je comprends, mais… (La gorge nouée, je refermai la porte de mon
casier.) Je ne peux pas.
— Médicalement, tu ne peux pas rester assise sur un banc ? me
demanda-t-il.
Je n’arrivais pas à déterminer s’il était sérieux ou sarcastique.
Vu son expression impassible, il était sans doute sérieux.
— Je pense que je pourrais, mais je… je ne vais pas continuer à jouer
au volley.
Il haussa les sourcils.
— Tu quittes l’équipe ?
L’estomac noué, je hochai la tête.
— Oui. Je suis désolée, mais avec mes blessures et le retard que j’ai
pris en classe, c’est sans doute la meilleure chose à faire.
M. Rogers secoua lentement la tête.
— Tu es un membre important de l’équipe, Lena. On peut…
— Merci, l’interrompis-je en me dandinant d’un pied sur l’autre,
pendant qu’un groupe d’élèves nous dépassait. Et j’apprécie vos efforts
pour m’intégrer, mais je vais rater des tas de matchs et d’entraînements.
Je ne serai pas capable de retrouver mon niveau à la fin de l’année. C’est
mieux ainsi.
— Si on t’enlève ton plâtre à la fin du mois, tu pourras jouer en
octobre et dans tous les tournois auxquels on accédera, contra-t-il. Tu as
encore une chance de taper dans l’œil d’un recruteur. Tu te souviens de la
bourse dont on a parlé ?
— Megan aurait obtenu une bourse, répondis-je sans réfléchir. Elle
n’en aurait pas eu besoin, mais elle en aurait décroché une. Pas moi.
La surprise déforma son visage.
— Toi aussi, tu pourrais…
— Ce n’est plus dans mes projets, coupai-je en reculant. (Derrière lui,
je vis Sebastian approcher. Je pris une inspiration tremblante.) Je suis
désolée, dis-je en le contournant. La personne qui me ramène chez moi est
là.
Rogers se tourna vers moi.
— Je pense que tu commets une erreur.
Si c’était le cas, elle irait s’ajouter à la liste de toutes les erreurs que
j’avais déjà faites.
— Si tu changes d’avis, viens me voir, dit-il. On trouvera une solution.
Je ne comptais pas changer d’avis, mais je hochai quand même la tête
avant de rejoindre Sebastian.
Son regard s’attarda à l’endroit où l’entraîneur s’était tenu.
— Tout va bien ?
— Oui, évidemment, lui répondis-je en le laissant me prendre mon
sac. On peut y aller.
Ses yeux se posèrent sur moi et, l’espace d’un instant, je crus qu’il
allait dire quelque chose, mais il n’en fit rien. Tandis qu’on marchait dans
le couloir en silence, je repensai à ce que M. Rogers m’avait dit.
Mon estomac se noua davantage. Avais-je pris la bonne décision ?
Dans tous les cas, il était déjà trop tard.

Le soir même, je me retrouvai assise à la table de la cuisine, en train


de pousser mes petits pois dans mon assiette avec ma fourchette. Parfois,
j’avais du mal à croire que ma mère continuait de m’en servir alors qu’elle
savait pertinemment que je ne les mangeais pas.
Quand elle m’avait demandé comment s’était passé mon rendez-vous
avec le Dr Perry, je lui avais raconté notre conversation, sans entrer dans
les détails. Elle m’avait ensuite posé des questions sur Abbi et Dary, car
elle n’avait plus vu Abbi depuis un certain temps. Je lui avais menti en lui
disant qu’Abbi était occupée. En revanche, elle ne me parla pas de
Sebastian, ce qui me confirma qu’elle était parfaitement au courant de ses
visites nocturnes. Toutefois, je ne comprenais pas pourquoi elle ne disait
rien.
— Lori pense rentrer ce week-end, m’apprit ma mère en découpant
une tranche du pain de viande qui avait mijoté toute la journée.
— Ah oui ? (Même si je n’avais pas très faim, je plantai ma fourchette
dans la viande.) Ça fait beaucoup de route.
— C’est vrai, mais elle a envie de te voir. (Ma mère me regarda dans
les yeux.) Elle s’inquiète pour toi.
Le morceau de pain de viande eut soudain un goût amer.
— Papa est toujours en ville ?
Ma mère se tendit légèrement.
— Il a dû rentrer à Seattle, mais je sais de source sûre qu’il t’a appelée
et a essayé de te voir avant de partir.
Je haussai les épaules. Le plus drôle dans cette situation, c’était que
rien n’empêchait mon père de me voir s’il en avait réellement envie. Je ne
répondais pas à ses appels, mais il aurait très bien pu passer à la maison.
Il aurait pu me voir. J’avais conscience que ma rancœur à ce sujet n’était
pas logique. Après tout, je n’avais pas envie de le voir. Je crois.
Je ne savais plus ce que je voulais.
— Il reviendra, dit ma mère en reposant son verre. Pour Thanksgiving.
On fera un dîner…
— Et on fera semblant d’être une famille heureuse ?
J’avais conscience que je me comportais comme une gamine.
— Lena, dit ma mère d’un air exaspéré. (Elle posa sa fourchette.)
C’est un homme bien. Je sais que vous avez des… différends à résoudre,
mais quoi qu’il arrive, il restera toujours ton père.
— Un homme bien ? (Je n’arrivais pas à croire que ma mère prenne sa
défense.) Il t’a quittée ! Il nous a quittées parce qu’il ne savait rien gérer.
Rien !
— Ma chérie… (Elle secoua la tête et posa le bras sur la table.) Nos
problèmes ne venaient pas seulement de la faillite de son entreprise et du
manque d’argent. Il y avait d’autres facteurs. J’aimais ton père et, quelque
part, je pense que je l’aimerai toujours.
Les lèvres pincées, je levai les yeux vers le plafond. Je m’en étais
toujours doutée, mais cela m’énervait qu’elle l’admette si ouvertement.
— Il faut que tu comprennes une chose au sujet de ton père et moi,
dit-elle en prenant une grande inspiration. Ton père, Alan, ne m’aimait
pas autant que moi je l’aimais.
Son ton était désinvolte, comme si elle ne venait pas de lâcher une
véritable bombe.
Je la regardai, bouche bée.
Les yeux rivés sur son assiette, elle soupira bruyamment.
— Je crois… Non, je sais… Je l’ai toujours su. Il m’aimait. Il tenait à
moi, mais ce n’était pas suffisant. Alan a essayé. Il a fait de son mieux. Je
ne lui cherche pas d’excuses, mais… il ne m’aimait pas assez pour que ça
fonctionne.
Je continuai de la dévisager. Je ne savais pas quoi dire, car… car
c’était la première fois que j’entendais cette version des faits.
— On s’est mariés très jeunes quand on a appris que j’étais enceinte
de Lori. C’était comme ça, à l’époque. (Elle choisit ce moment pour lâcher
une deuxième bombe.) Ton père ne voulait pas partir, Lena. Il me voyait,
il nous voyait, comme sous sa responsabilité. Et c’est vrai, il était
responsable de vous, mais pas de moi. Je voulais être son égale. Sa
partenaire.
— Quoi ? murmurai-je.
Ma fourchette faillit me glisser des doigts.
— C’est moi qui lui ai demandé de partir. C’est moi qui ai demandé
qu’on se sépare. (Son sourire était triste et un peu amer.) J’ai cru que le
mettre face à ce que j’avais toujours soupçonné, lui dire que je savais qu’il
ne m’aimait pas assez et lui demander de partir lui ferait prendre
conscience qu’il se trompait et que ses sentiments étaient aussi forts que
les miens. (Son rire se fit cassant, comme du verre.) Je suis peut-être
adulte, Lena, mais de temps en temps, je crois aux contes de fées. Lui
demander de partir était ma dernière chance. J’espérais qu’il…
— … se réveillerait et tomberait amoureux de toi ? demandai-je d’une
voix suraiguë.
Y avait-elle vraiment cru ? Je fermai brièvement les yeux. Avait-elle
réellement pensé qu’en lui demandant de partir elle vivrait heureuse pour
toujours, comme dans les livres ?
— Oui. Aujourd’hui, je comprends qu’on ne peut pas forcer quelqu’un
à nous aimer davantage en lui faisant peur. Ça ne fonctionne pas comme
ça.
Je ne savais pas quoi dire.
— Je l’aime. Plus que tout. Mais dès que j’ai cessé de me mentir à
moi-même, notre mariage était terminé.
Je me laissai tomber en arrière contre ma chaise, les mains sur les
genoux.
— Pourquoi… pourquoi ne nous l’as-tu pas dit ?
Son petit sourire triste s’évanouit.
— Par fierté ? Parce que j’avais honte ? Quand on a divorcé, tu étais
trop jeune pour comprendre. Lori aussi. Ce n’est pas facile de parler de ce
genre de choses, d’avouer à tes filles que tu es restée aussi longtemps avec
un homme qui ne t’aimait pas. Pas vraiment.
— Mais je… (J’avais toujours cru que mon père avait fui ses
responsabilités.) Tu lui as demandé de partir ?
— C’était la meilleure solution. Je sais que j’aurais dû être honnête
avec vous, mais… (Elle s’interrompit et se tourna vers la fenêtre qui
donnait sur le jardin. Elle posa la main sur sa bouche et cligna rapidement
les yeux.) Dans la vie, on ne fait pas toujours les bons choix. Être adulte
ne signifie pas être sage.

Comme tous les soirs, la porte du balcon s’ouvrit un peu après


20 heures. Cette fois, je ne dormais pas. Je regardais mon livre sans le
voir et essayais de lire le même paragraphe pour la cinquième fois. Depuis
le dîner, je n’arrivais plus à me concentrer.
En me voyant, Sebastian sourit d’un air amusé.
— Sympa, ton tee-shirt, dit-il en refermant la porte derrière lui.
— Il est génial, tu veux dire !
C’était un tee-shirt noir trop large avec un bébé Deadpool dessiné
dessus.
Sebastian approcha du lit à grandes enjambées. Mon ventre se serra.
— C’est vrai, mais je préfère quand tu portes mon maillot de foot.
Le rouge aux joues, je repoussai les cheveux qui me tombaient devant
le visage.
— Je l’ai jeté.
— Si tu le dis. (Il se laissa tomber sur mon fauteuil de bureau comme
Abbi avait l’habitude de le faire lorsqu’elle me considérait encore comme
son amie.) Qu’est-ce que tu as fait, ce soir ?
— Pas grand-chose.
Je le regardai lever les jambes et étendre les pieds sur le lit, près de
mes hanches. Il était pieds nus. Je posai mon surligneur sur mon livre.
— Et toi ?
— Je suis allé à l’entraînement, comme d’habitude. (Il croisa les bras
sur sa poitrine.) Oh, et j’ai pris une douche.
Je fus incapable de réprimer un sourire.
— Bravo.
Il rejeta la tête en arrière en riant.
— Ma vie est passionnante.
Tandis que je l’observais, je croisai son regard et on resta ainsi, les
yeux dans les yeux, un long moment. Une douce chaleur se répandit dans
ma gorge, ma poitrine, puis plus bas. Beaucoup plus bas. Détournant le
regard, je pris une grande inspiration pour me calmer.
— Au fait, euh… ma mère m’a appris une nouvelle fracassante ce soir.
— À quel propos ?
— Elle m’a avoué pourquoi mon père était parti. (Je récupérai le
surligneur pour jouer avec.) Tu sais que j’ai toujours cru qu’il s’était enfui
parce qu’il n’arrivait pas à gérer ses responsabilités ?
— Bien sûr. (Il reposa ses pieds par terre et se pencha en avant pour
m’accorder toute son attention.) C’est pour ça qu’il est parti, non ?
Je secouai la tête.
— En fait, il est parti parce qu’il n’aimait pas assez ma mère. Enfin, il
l’aimait, mais il n’était pas amoureux d’elle. (Je lui répétai tout ce que
m’avait dit ma mère tout en triturant le surligneur.) C’est dingue, pas
vrai ?
— Waouh. (Il haussa les sourcils.) Qu’est-ce que tu ressens ? Ton père
et toi, vous n’êtes pas…
Pas besoin de terminer cette phrase. J’en avais toujours voulu à mon
père de nous avoir abandonnées. Je levai les mains pour le couper.
— Je n’en sais rien. Je crois que je suis trop choquée pour être en
colère. Comment est-ce que ma mère a pu nous cacher la vérité pendant si
longtemps ? Et en même temps, j’ai de la peine pour elle. Je comprends
qu’elle n’ait pas eu envie d’en parler à quiconque.
D’en parler, tout court. Ce sentiment m’était familier.
— J’ai trop de choses en tête ces jours-ci, avouai-je. J’ai l’impression
qu’elle va exploser. Ma mère nous a laissé penser, Lori et moi, que mon
père était un moins que rien. Enfin… il a quand même épousé quelqu’un
qu’il n’aimait pas, donc il n’est pas parfait non plus, mais… je ne sais pas.
— Il est temps de te changer un peu les idées.
Il se leva, attrapa mon livre, le referma et le posa sur ma table de
chevet.
— Hé ! m’exclamai-je, j’étais en train de faire mes devoirs !
— Oui, oui. (Mon cahier, mon stylo et mon surligneur rejoignirent
mon livre. Puis Sebastian s’assit sur le lit, devant moi, une jambe repliée
sous lui-même, son genou touchant mon mollet.) On est lundi soir…
— Il paraît. (Je posai les mains sur mes genoux.) Merci de me le
rappeler. Que ferais-je sans tes lumières ?
Ses lèvres se retroussèrent en coin.
— Tu sais ce que ça veut dire ?
— Que je devrais attendre une semaine pour voir le prochain épisode
de The Walking Dead si la nouvelle saison avait commencé ?
— Non, dit-il d’une voix faussement agacée.
Je le regardai poser la main droite près de mon genou gauche.
— Euh… Qu’il reste seulement quatre jours de cours avant le week-
end ?
— Aussi, oui. (Il se pencha légèrement en avant. Les battements de
mon cœur s’accélérèrent et tout à coup, mes problèmes de la journée
s’évanouirent.) Mais le lundi, ça veut dire autre chose. Quelque chose de
beaucoup plus important.
— Quoi ?
Mes yeux se posèrent brièvement sur ses lèvres. Je sentis mon ventre
se tendre.
Il pencha la tête sur le côté.
— Le lundi, on ne parle pas.
— On ne parle pas ? répétai-je bêtement.
Une douce chaleur s’éveilla dans ma poitrine et descendit le long de
mon corps. Pensait-il à la même chose que moi ?
— Non. (Il s’approcha encore, à tel point que je sentis son souffle
danser contre ma joue.) J’ai décidé que le lundi était un soir sans
discussion. Et tu sais ce que ça signifie ?
Je serrai le poing.
— Non ?
— Qu’on va devoir trouver d’autres façons de se servir de nos lèvres et
de nos langues.
Les yeux écarquillés, je toussai pour dissimuler mon rire.
— Tu as vraiment osé dire ça à voix haute ?
— Absolument ! Et je ne regrette rien. (Quand il pressa son front
contre le mien, je sursautai.) Je n’ai même pas honte.
— Il faudrait déjà que tu fasses quelque chose, pour avoir honte.
— Oh, je peux faire des tas de trucs, répondit-il d’une voix suave. Mais
je ne sais pas si tu le supporterais…
Un léger rire m’échappa.
— Sebastian…
— Aujourd’hui est un lundi un peu différent. (Sa main gauche trouva
ma main droite et ses doigts frôlèrent ma peau.) Je peux te montrer ? me
demanda-t-il en les faisant remonter le long de mon bras, jusqu’à la
manche de mon tee-shirt. (Un violent frisson me parcourut.) Tu veux
bien ?
J’en mourais d’envie, mais je… je pensais à ce que ma mère m’avait
dit pendant le dîner. Sebastian et moi étions amis depuis toujours. Ou
presque. Je savais qu’il tenait sincèrement à moi, mais m’aimait-il comme
je l’aimais ? Depuis l’accident, il me conduisait au lycée, s’assurait que je
mangeais et faisait preuve de toutes sortes d’attentions à mon égard. Ce
n’était pas tout à fait la même situation que mes parents. Je n’étais pas
tombée enceinte. Mais j’avais failli mourir.
— Est-ce que je suis sous ta responsabilité ?
— Quoi ? me demanda-t-il.
— Est-ce que tu as l’impression d’être responsable de moi ?
— Dans quel sens ?
Qu’étais-je en train de lui demander, au juste ?
— Rien. Ce n’est pas grave.
— Non. Je suis curieux. Que veux-tu dire ?
Et merde. J’aurais mieux fait de me taire.
— Est-ce que tu t’occupes de moi parce que tu te sens obligé de le
faire, après ce qui s’est passé ?
— Quoi ? Non ! Je m’occupe de toi parce que j’en ai envie.
Il… Il avait bien répondu, mais cela ne changeait rien. Son front
bougea contre le mien et soudain, je sentis son souffle contre mes lèvres.
Je mourais d’envie de me jeter contre lui sans penser aux conséquences.
— Tu crois que c’est raisonnable ?
— J’en suis sûr. (Ses doigts tracèrent le contour de ma manche.) Je
pense qu’il faut que tu arrêtes de réfléchir.
Je doutais sérieusement que le Dr Perry soit d’accord avec lui, mais je
me trompais peut-être. Après tout, il m’avait dit que je devais continuer à
vivre et faire face au traumatisme et au deuil… et personne ne me
donnait comme Sebastian la sensation d’être vivante.
Toutefois, je n’étais pas certaine que le Dr Perry ait en tête les baisers
d’un garçon quand il me parlait d’aller de l’avant.
Lorsque je reculai, je vis le visage de Sebastian se crisper. Il me
regarda dans les yeux.
— Tu sais ce que je ressens pour toi.
Mon cœur faillit bondir hors de ma poitrine.
— Seb…
— Je t’aime, reprit-il en posant la main contre ma nuque. (J’en eus le
souffle coupé. Mon cœur se gonfla.) Je suis amoureux de toi depuis des
années.
— Sebastian, le suppliai-je, au bord des larmes.
— Je sais que pour l’instant tout se mélange dans ta tête et que la
seule chose que je puisse faire pour toi, c’est être à tes côtés pendant que
tu guéris, pas à pas, mais sache que j’attendrai le temps qu’il faudra. (Il
passa la main dans mes cheveux.) S’il y a une chose dont tu peux être
sûre, c’est que ce que je ressens pour toi est bien réel, et ce depuis…
Mon cœur battait si fort qu’il me faisait souffrir.
— Il faut que je te dise quelque chose.
— Tu n’es pas obligée de me dire quoi que ce soit.
— Tu ne comprends pas, répondis-je, la gorge nouée.
— Je n’en ai pas besoin.
Son pouce descendit le long de ma gorge en une caresse réconfortante
et sensuelle à la fois. Je secouai faiblement la tête.
— Pourquoi maintenant ? demandai-je encore une fois. Pourquoi ?
— Parce qu’on était trop stupides pour le faire avant et parce qu’on
est vivants. Maintenant.
Je ne sais pas qui bougea en premier, lui ou moi, ou si on avança au
même moment, mais nos bouches se trouvèrent sans hésitation. Pendant
que je l’embrassais, ma main se posa sur son torse, puis remonta jusqu’à
son épaule. Son baiser me consumait, allumait en moi un brasier qui
dévorait ma peau, transformait mes muscles en lave et mes os en cendre.
On se servait de nos langues et de nos dents. Andre ne m’avait jamais
embrassée comme ça. Aucun garçon ne m’avait jamais embrassée de cette
manière et c’était aussi effrayant qu’excitant.
Sebastian m’embrassait comme s’il n’avait pas l’intention de s’arrêter
et, sans m’en rendre compte, je me retrouvai allongée sur le dos. Il
m’avait aidée à basculer sur le lit avec beaucoup de douceur et de
précaution.
— C’est mon tour, murmura-t-il contre ma bouche.
Je n’avais pas la moindre envie de l’arrêter.
Sebastian se lança dans une exploration tout aussi minutieuse que la
mienne, la semaine précédente. Ses lèvres tracèrent le contour des
miennes pendant que ses doigts descendaient le long de ma poitrine
jusqu’à mon ventre. Des papillons s’étaient réveillés en moi et leurs ailes
battaient follement, en rythme avec mon cœur. Sa main glissa sous mon
tee-shirt, contre mon ventre.
Quand il releva la tête, une question dans les yeux, je hochai la tête.
Alors, la question se transforma en promesse et la tension fut… presque
insoutenable.
Pendant que ses doigts remontaient lentement, légers comme une
plume, jusqu’à mes côtes, je m’accrochai à lui, à ses cheveux les plus
longs. Quand sa main monta encore plus haut, je hoquetai contre sa
bouche. Le son qui s’échappa de ses lèvres me fit me cambrer davantage.
J’avais mal aux côtes, mais je m’en moquais.
Sebastian eut un rire rauque et sensuel. Lorsqu’il retira sa main, je
tirai un peu plus sur ses cheveux.
— Je n’ai pas terminé.
Seigneur.
Ses lèvres se posèrent de nouveau sur les miennes, tandis que ses
doigts experts descendaient, cette fois, jusqu’à mon bas de pyjama. Il
hésita un instant. Mon cœur s’arrêta. Mon corps tout entier se tendit sous
le coup de l’excitation. Puis sa main glissa entre mes jambes. Un violent
frisson me traversa. C’était de la folie, mais je m’en moquais. Mon short
était très fin. J’avais l’impression qu’il n’y avait rien entre sa main et moi.
Toute mon attention était focalisée sur ses doigts. Un courant électrique
déferla dans mes veines et…
Dans le couloir, une porte se ferma. J’ouvris vivement les yeux.
Sebastian s’arrêta, les lèvres au-dessus des miennes, et sans retirer sa
main d’entre mes jambes, tourna la tête vers la porte. Je m’attendais à ce
qu’elle s’ouvre d’un instant à l’autre sur ma mère, mais je ne savais pas si
elle nous tuerait ou nous féliciterait. Comme rien ne se passa, je me
détendis un peu.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je.
À présent, mon cœur battait fort pour une tout autre raison.
Avec un sourire amusé, Sebastian me regarda dans les yeux et haussa
un sourcil.
— Ça aurait été gênant.
— Ah oui ? Tu crois ? (Je le repoussai de ma main droite, même si, en
réalité, j’aurais préféré l’attirer à moi.) Tu devrais y aller.
— Oui. (Sebastian ricana et s’allongea sur le flanc.) Mais avant, je
voulais te demander une chose.
— Quoi ?
— Tu sais qu’on finit l’entraînement plus tôt le jeudi, quand on a un
match ? me demanda-t-il. (Je hochai la tête.) Donc comme je rentre plus
tôt, mes parents aimeraient que ma petite amie vienne dîner à la maison.
Je me figeai. Avais-je bien entendu ? C’était impossible, pourtant
quand je me tournai vers lui et vis son sourire, son sourire sexy, à couper
le souffle, je sus que je ne m’étais pas trompée. Une myriade d’émotions
et de pensées contradictoires m’envahirent. La joie me rendait tellement
légère que j’aurais pu m’envoler jusqu’au plafond, mais une aiguille
douloureuse fit éclater ma bulle avant que je l’atteigne. La culpabilité
enfonça profondément ses griffes glacées dans ma poitrine.
— Ta petite amie ? murmurai-je en me relevant si vite que mes côtes
m’élancèrent.
Il s’appuya sur son coude sans se départir de son sourire.
— Oui, je crois que c’est comme ça qu’un garçon appelle la fille qu’il
embrasse et à qui il a envie de faire des tas de choses… (Son regard se
voila.) Sa petite amie.
Mon Dieu.
Comment pouvais-je être allongée ici avec lui, l’embrasser et ressentir
toutes ces nouvelles émotions alors que Megan reposait six pieds sous
terre parce que je n’avais pas… parce que je n’avais rien fait pour stopper
ce qui s’était passé ?
J’avais envie de m’arracher la peau. C’était la première fois que je me
sentais aussi sale et égoïste.
Le sourire malicieux de Sebastian disparut de son beau, presque trop
beau, visage.
— Quoi ?
Je me levai et mis de la distance entre nous.
— Je ne… Je ne peux pas être ta petite amie.
CHAPITRE 23

Sebastian me regardait comme si je m’étais exprimée dans une langue


étrangère.
— OK, dit-il au bout d’un moment. J’aurais dû t’en parler avant, c’est
vrai. J’ai peut-être été un peu trop sûr de moi…
— Oui, je suis à peu près certaine que ce genre de choses ne se décide
pas tout seul.
Ses lèvres se retroussèrent en coin.
— Veux-tu être ma petite amie, Lena ? me demanda-t-il d’une voix
tendre et moqueuse à la fois.
Mon cœur bondit dans ma poitrine comme s’il sautait sur un
trampoline. Combien de temps avais-je attendu ces mots ? Des années. De
très longues années. Pourquoi fallait-il qu’il les prononce maintenant,
après tout ce qui s’était passé ?
Je secouai la tête.
— Je ne peux pas.
— Tu ne peux pas quoi ?
— Je ne peux pas être ta petite amie.
L’espace d’un instant, Sebastian resta immobile. Puis il se redressa
d’un coup.
— Tu es sérieuse ?
— Oui.
Je fis le tour du lit tout en recoiffant une mèche derrière mon oreille.
J’ouvris la porte du balcon et sortis. L’air frais me fit un bien fou. Je
m’approchai de la rambarde. Quand j’entendis Sebastian me rejoindre, je
fermai les yeux.
— Je ne comprends pas, dit-il. Pourquoi est-ce que tu ne pourrais pas
être ma copine ? (Comme je ne répondais pas, il se plaça à côté de moi.)
Il y a quelqu’un d’autre ?
— Quoi ? (Je faillis éclater de rire.) Non. Il n’y a personne d’autre.
— Tu comptes partir demain et ne plus jamais me revoir ?
— Non plus, répondis-je en fronçant les sourcils.
— Alors pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas être ensemble ? (Il se
tourna entièrement vers moi.) Ce qui vient de se passer est la preuve que
je te plais, que tu ressens la même chose. La façon dont tu m’as touché la
semaine dernière… La colère que tu as ressentie lorsque tu as cru que
j’allais t’embrasser mais que je t’ai jetée à l’eau… Tu ne ressens pas tout
ça si tu ne désires pas la personne. (Sa main se posa contre mes reins et je
me fis violence pour ne pas me laisser aller contre lui.) À moins… À moins
que tu ne veuilles que ça ? Te faire du bien ?
J’aurais pu dire oui. Au moins, cela aurait clos la conversation, mais
j’en étais incapable.
— Non, ce n’est pas ça.
— Alors, qu’est-ce qui se passe ?
Je passai la main sur mon plâtre. Je n’arrivais pas à croire que j’aie à
le lui expliquer.
— C’est juste que ça fait bizarre. On a vraiment le droit d’aller de
l’avant et d’être heureux ? Aussi vite ?
Sebastian resta silencieux un moment.
— Mais… C’est la vie, Lena.
— Waouh, marmonnai-je, estomaquée.
— Quoi ? Peut-être que c’était un peu trop direct pour toi, mais c’est
la vérité. On ne peut pas s’arrêter de vivre parce que d’autres… parce que
d’autres sont morts.
Ça, je le savais. C’était lui qui ne comprenait pas le problème. Ce que
je ressentais n’était pas la culpabilité du survivant. C’était plus insidieux.
Plus amer.
— Ce n’est pas si simple.
— Si. (Il me prit le menton et me força à le regarder dans les yeux.)
Si, c’est aussi simple que ça, Lena.
Je poussai un soupir excédé et m’écartai.
— Tu ne comprends pas !
— Tu n’arrêtes pas de dire ça ! (La frustration était perceptible dans
sa voix.) Je fais de mon mieux pour comprendre. Pour être patient. Pour
être là pour toi. Mais tu ne me dis pas ce qui se passe dans ta tête. Pas
vraiment. Tu as l’air d’oublier que je traverse exactement la même
épreuve que toi, juste à côté.
Je refermai la bouche et croisai les bras sur ma poitrine.
— Ce qui est arrivé à nos amis m’a fait l’effet d’une douche froide. Je
sais que ça peut paraître cliché, mais on ne sait pas si on sera encore là
demain ou l’année prochaine…
— Tu es en train de me dire qu’il faut que j’aille de l’avant ! Qu’il faut
que j’oublie…
— Ce n’est pas ce que j’ai dit ! Pas du tout !
— Tu n’as pas prononcé ces mots, mais ça veut dire la même chose.
— Lena…
— Tu te fous de moi, ou quoi ? (Ma voix était montée dans les aigus.)
Tu dis que maintenant, tu fais tout ce dont tu as envie parce que tu vois la
vie différemment, mais c’est des conneries. Tu sais que c’est des
conneries.
— Ce ne sont pas des conneries, dit-il d’une voix grave.
— Tu ne veux plus jouer au foot, Sebastian. Tu me l’as avoué.
Il se redressa de toute sa hauteur.
— Et si on parlait un peu de ça ? ajoutai-je en serrant le poing. Tu ne
veux plus jouer au foot, mais je te parie que dans un an, tu seras dans
l’équipe de ta fac parce que tu n’as pas le courage de faire face à ton père.
Alors n’essaie pas de me faire croire que tu as complètement changé
depuis l’accident, que tu as mûri et que tu affrontes tes problèmes sans
rechigner.
Il leva la tête vers le ciel. On aurait dit qu’il cherchait ses mots.
— Ça n’a rien à voir avec le foot. On parle de nous.
— Comment est-ce que tu peux penser à nous ? m’exclamai-je. Nos
amis sont morts ! Ils viennent juste de mourir. Ils ne reviendront jamais,
et toi, la seule chose à laquelle tu penses, c’est baiser !
Je pris une grande inspiration.
Dès que les mots étaient sortis de ma bouche, j’avais voulu les ravaler.
J’étais allée trop loin.
Les yeux de Sebastian trahirent son choc, puis sa mâchoire se crispa.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies dit ça. Tu t’entends ?
Moi non plus. Je n’arrivais pas à y croire.
La gorge nouée, je tentai de calmer les battements fous de mon cœur.
— Sebastian, je…
— Non. (Il leva la main pour m’interrompre.) Je vais te répondre
rapidement. Et tu as intérêt à écouter.
Je fermai la bouche. Et écoutai.
— Nos amis sont morts, c’est vrai. Merci de m’avoir rappelé que
j’avais perdu trois de mes potes les plus proches et que j’ai failli perdre ma
meilleure amie, la fille dont je suis amoureux. Ce qui nous différencie,
c’est que moi, je ne passe pas mes journées à ruminer. Et tu sais quoi ? Ça
ne fait pas de moi quelqu’un de mauvais. Nos amis n’auraient pas voulu
qu’on se lamente sur notre sort. Pas même Cody et son ego démesuré. (Il
fit un pas vers moi.) Je ne suis pas mort avec eux et je ne mettrai pas ma
vie sur pause. D’accord, ça ne fait qu’un mois et personne ne s’attend à ce
que tu aies fait ton deuil. Mais reprendre le cours de ta vie et aimer
quelqu’un ne veut pas dire que tu as tourné la page. Ça ne veut pas non
plus dire que tu les oublies. Je peux très bien mener ma vie tout en
pleurant leur mort.
J’ouvris la bouche pour parler, mais il n’avait pas fini.
— Et comment oses-tu insinuer que je ne tiens pas à eux ou que je ne
pense pas à eux tous les jours ? Ce que nous étions en train de faire sur ce
lit n’est pas une marque d’irrespect. Mais tu sais quoi, c’est en partie ma
faute. Tu n’es clairement pas prête pour ça. Tu es complètement à côté de
la plaque et j’ai cru… Je ne sais même plus, mais je suis vraiment désolé.
Pardon. (Sa voix se fit rauque et il se passa la main dans les cheveux.) Ce
que je ressens pour toi, ce qu’on était en train de faire et ce que j’ai envie
de te faire… ce n’est pas seulement pour baiser. Je… n’arrive pas à croire
que tu puisses penser ça de moi.
Les larmes me montèrent aux yeux. Je les fermai aussitôt.
— Je ne suis même pas sûr que je puisse mettre ta réaction sur le
compte du chagrin, dit-il, et je sentis mon cœur se craqueler. Parce que
malgré ce qui s’est passé, malgré nos problèmes, tu devrais me connaître
mieux que ça.
Mes larmes me brûlaient et malgré tous mes efforts, l’une d’elles
s’échappa et coula sur ma joue. Je l’essuyai d’une main. Je restai debout
ainsi quelques instants avant d’ouvrir les yeux.
Sebastian avait disparu.
Je ne l’avais même pas entendu partir.
C’était comme s’il n’avait jamais été là.

Le lendemain, je ne me rendis pas au lycée.


Le matin, j’avais dit à ma mère que je ne me sentais pas bien. Elle ne
m’avait pas demandé pourquoi et c’était tout aussi bien. J’ignorais si
Sebastian était venu me chercher pour m’emmener à l’école. J’avais éteint
mon portable pour me couper du monde extérieur. Plus que tout, je
voulais me cacher.
Je ne pourrais pas en vouloir à Sebastian s’il décidait de ne plus
jamais m’adresser la parole.
J’avais conscience d’avoir tout gâché. Je n’avais pas été honnête, je ne
lui avais pas avoué ce que j’éprouvais réellement, ni pourquoi mon
sentiment de culpabilité n’était pas le même que le sien. Je n’étais franche
avec personne. J’étais lâche.
Comme mon père.
Pourtant, je n’avais pas envie d’être comme ça. Alors je restai allongée
des heures à réfléchir.
Il était un peu plus de 13 heures quand j’entendis ma mère monter à
l’étage.
— Je suis venue voir comment ça allait, dit-elle en entrant. Tu as
éteint ton téléphone. Je voulais m’assurer que tout allait bien.
— Pardon, murmurai-je depuis mon lit, pathétique.
— Où est ton portable ?
D’un geste las, je désignai mon bureau et regardai ma mère s’en
approcher et le ramasser. Puis elle l’alluma et le fit tomber sur mon lit, à
côté de mes jambes.
— N’éteins plus jamais ton téléphone quand tu es malade à la maison.
Je veux pouvoir te joindre. (Sa voix était sévère, son regard dur.) C’est
compris ?
— Oui.
Ses épaules se tendirent soudain. Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Lena… Je sais pourquoi tu n’es pas allée au lycée aujourd’hui.
— Maman… grognai-je en me prenant le visage entre les mains.
Ma mère croyait sans doute que ce qu’elle m’avait appris au sujet de
mon père m’avait bouleversée. Pour être honnête, je ne savais qu’en
penser.
Elle s’assit au bord du lit.
— Sebastian est passé te prendre ce matin, pour aller à l’école. On
aurait dit qu’il n’avait pas beaucoup dormi et il n’a pas eu l’air surpris
quand je lui ai dit que tu ne te sentais pas bien.
Mon cœur stupide se gonfla. Sebastian était venu me chercher alors
que je l’avais insulté de la pire des façons.
Ma mère marqua une pause avant de reprendre la parole.
— Tu crois que je ne sais pas que Sebastian vient te voir tous les
soirs ?
Je me couvris les yeux avec la main.
— Vous essayez d’être discrets, mais je vous entends parler, parfois. Je
ne t’ai pas fait la remarque, parce que je pense que tu as besoin de tes
amis en ce moment et parce que je n’ai pas beaucoup vu Dary et Abbi,
m’expliqua-t-elle. Et puis je fais confiance à Sebastian.
J’avais envie de me cacher sous mon lit.
— Je te fais également confiance pour faire les bons choix vis-à-vis de
lui, ajouta-t-elle et je n’étais pas certaine de la croire, car il était clair que
je n’étais pas douée dans ce domaine. J’ai entendu une partie de votre
conversation, hier soir.
Oh, Seigneur.
Je grimaçai.
— Lena, souffla-t-elle. Ce garçon t’aime depuis le premier jour, quand
il est venu frapper à la porte pour te demander si tu voulais faire du vélo.
— Je sais, Maman. (Je posai la main sur le lit et la regardai. J’avais eu
tout le temps de réfléchir durant la matinée.) Je pense… je pense qu’il
m’aime vraiment, murmurai-je. (Mes lèvres tremblaient.) De tout son
cœur. Mais je… je ne sais pas si je suis prête pour ça. J’ai attendu ce
moment une éternité, mais maintenant… j’ai l’impression que c’est mal.
— Ma chérie, dit-elle d’une voix tremblante en se penchant vers moi
pour me prendre la main. Tu traverses des épreuves difficiles en ce
moment. Je sais qu’il n’y a pas que Sebastian. Ton entraîneur m’a appelée
ce matin. Il m’a appris que tu avais quitté l’équipe.
— Je… Mes envies ont changé.
— C’est pareil pour Sebastian ?
— Non. Pas vraiment. C’est juste que… je ne le mérite pas. Je ne
mérite pas tout ça.
— Pourquoi dis-tu une chose pareille ?
Je posai les yeux sur la mappemonde avant de reporter mon attention
sur elle.
— Tu sais pourquoi.
Ses yeux s’arrondirent de surprise et soudain, elle eut l’air sur le point
de pleurer.
— Oh, mon cœur, ne dis pas ça. Tu mérites d’être heureuse. Tu
mérites d’avoir un avenir et tout ce que tu as toujours désiré. Cette nuit-là
ne définira pas ta vie tout entière.
— Elle a pourtant défini celle de Megan et des autres. Quand les gens
parleront de Cody, son souvenir sera toujours terni par ce qu’il a fait.
Pareil pour Chris et Phillip.
Et ce serait la même chose pour moi si mon comportement venait à se
savoir.
Ma mère me serra la main un peu plus fort. À son expression horrifiée,
je compris qu’elle ne savait pas comment me réconforter.
Je retirai ma main de la sienne et me redressai légèrement.
— J’aimerais revenir en arrière et agir différemment. J’ai été si
stupide de m’inquiéter pour des choses futiles. Mes craintes de cette nuit-
là me paraissent tellement ridicules, aujourd’hui.
— Ma puce, tes craintes n’ont jamais été ridicules. (Elle me reprit la
main.) Aujourd’hui, tu vois les choses différemment. Voilà tout.

Le mercredi matin, Sebastian me conduisit au lycée. Le trajet se fit


dans un silence gêné et je sus que je ne reproduirais pas l’expérience.
J’allais demander à Dary de me ramener chez moi, et dès le lendemain,
j’essaierais de conduire seule. J’avais besoin de prendre le volant.
De prendre le contrôle.
De me prendre en main.
Tandis que j’avançais vers les bureaux administratifs, je ne pensais
plus à Sebastian ni à notre dispute ou à ce que ma mère m’avait avoué. Je
réfléchissais à ce qui allait se passer durant les trente prochaines minutes.
Aujourd’hui, j’allais devoir parler de la soirée de l’accident. Sans rien
cacher. Il fallait que je le fasse et que je m’allège de ce poids qui
m’écrasait la poitrine. J’ignorais si cela me soulagerait ou m’accablerait
encore davantage, mais il était grand temps que je le dise à quelqu’un,
avec mes propres mots.
Les mains tremblantes, j’entrai dans la petite salle. Je vis à peine les
affiches débiles accrochées aux murs. Le Dr Perry m’attendait, assis à son
bureau, avec une tasse que je ne connaissais pas devant lui. J’étais trop
nerveuse pour lire ce qui était écrit dessus. Je savais qu’elle était nouvelle
car, à la différence des précédentes, elle était orange.
— Bonjour, Lena. (Le sourire aux lèvres, il se laissa aller en arrière
dans sa chaise tandis que je m’asseyais en face de lui.) On m’a dit que tu
n’étais pas venue à l’école hier. Tu ne te sentais pas bien ?
Après avoir posé mon sac par terre, je m’assis sur la chaise. J’étais
raide comme un piquet.
— C’était une mauvaise journée, voilà tout.
— Tu veux en parler ?
Mon premier réflexe fut de refuser, mais cela aurait été contre-
productif. Aussi lui racontai-je ce qui s’était passé avec Sebastian. J’omis
quelques détails, bien sûr, car cela aurait été trop gênant. Quand j’eus
terminé, je me sentais épuisée tant sur le plan physique qu’émotionnel.
Pourtant, la séance ne faisait que commencer.
— Tu penses que Sebastian a tort de vouloir continuer à vivre
normalement ?
— Oui. Non. (J’avais envie de me taper la tête contre la table.) Je ne
sais pas. Enfin, non. Il n’a pas tort. Il a le droit de continuer. Il a le droit
de…
— Et pas toi ? m’interrompit le Dr Perry.
Je secouai la tête et ouvris la bouche pour lui dire la vérité, mais
même s’il était déjà au courant, elle était difficile à avouer.
— Pourquoi est-ce que j’en aurais le droit ?
Il posa sa tasse.
— Pourquoi ne l’aurais-tu pas ?
— Parce que tout est ma faute, répondis-je.
J’avais envie de vomir.
— Je crois qu’avant toute chose il faut que tu me racontes ce qui s’est
passé cette nuit-là, me dit-il d’une voix douce. Tu crois que tu en es
capable ?
— Oui, répondis-je. Il faut que je le fasse. Il faut que je parle de cette
nuit-là. (Les larmes me montèrent aux yeux et mon cœur s’emballa.) Je
savais que Cody avait bu et je… j’aurais pu l’empêcher de prendre le
volant. Je n’étais pas ivre.
Alors je me remémorai tout ce qui s’était passé avant l’accident.

J’étais dans l’allée qui menait à la maison des parents de Keith avec
Megan. Je voulais rentrer. Je sentais une migraine poindre, juste derrière les
yeux, et la musique, les cris et les rires n’aidaient pas.
Toutefois, je refusais de demander à Sebastian de me raccompagner.
C’était hors de question après notre discussion – ou plutôt notre dispute.
Sans compter que je ne l’avais plus vu depuis l’arrivée de Skylar. Je n’avais
aucune envie de les surprendre en train de se rouler des pelles.
Une boule pesait sur mon estomac.
Je regrettais d’avoir parlé à Sebastian. Demain, tout serait différent entre
nous. On ne reviendrait plus jamais en arrière. On ne pourrait pas faire
semblant.
Je voulais juste rentrer chez moi.
— Où est Chris ? demandai-je.
Megan, qui était appuyée contre moi, désigna Cody d’un geste de la tête.
Celui-ci était penché en avant, le bras posé sur la portière ouverte d’une
voiture, et discutait avec quelqu’un. Chris, le cousin de Megan, se tenait à
côté de lui.
— L’un des deux va nous ramener, dit-elle lentement. C’est tout ce que je
sais.
Cody partait avec nous ?
— Je crois que je suis bourrée, reprit-elle d’une voix traînante.
— Ah bon ? Tu crois ? raillai-je.
Je l’enviais presque.
— Juste un petit peu. (Avec un soupir, elle passa un bras autour de ma
taille.) Je t’aime, Lena.
Je souris et recoiffai mes cheveux humides en arrière.
— Moi aussi, je t’aime.
— Tu m’aimes assez pour me porter jusqu’à chez moi sans réveiller ma
mère et me mettre au lit ? me demanda-t-elle en s’écartant. (Le chant d’un
criquet capta un instant son attention.) Mais d’abord, on va passer au
McDo. J’ai envie de nuggets.
Je ris.
— Je peux sans doute t’aider pour les nuggets, mais je ne suis pas
certaine de faire le poids face à ta mère.
Elle gloussa et observa les alentours en tanguant.
— Attends… Tu as dit à Sebastian que tu partais ?
— Je ne sais pas où il est, répondis-je en regardant Cody et Chris, qui
revenaient vers nous.
Elle tapa dans ses mains. Le mouvement la fit reculer.
— On va le chercher !
— Chercher qui ? demanda Cody.
— Sebastian ! s’exclama Megan.
Je grimaçai. Cody, lui, passa son bras autour de mes épaules.
— Il est avec Skylar. Dans le pool house, je crois, dit-il en me serrant
contre lui. Je les ai vus y entrer.
Le trou qui s’était formé dans mon cœur tripla de volume. Cody aurait
très bien pu mentir, mais je n’avais aucun moyen de le savoir. De toute
façon… cela n’avait pas la moindre importance.
Megan grimaça.
— Bon, d’accord. On ne va pas le chercher.
— Ça me va, répondis-je en me libérant de l’étreinte de Cody.
Chris bâilla et lança ses clés à Cody. Elles heurtèrent son torse et
tombèrent par terre.
— Tu veux bien conduire ? lui demanda-t-il. Je suis crevé.
— Ouais. D’accord. (Cody se pencha pour ramasser les clés.) La
prochaine fois, préviens-moi avant de les lancer.
— Maintenant, je comprends pourquoi tu es quarterback et pas receveur,
le taquina Chris.
— Va te faire foutre, rétorqua Cody.
Le retour promettait d’être très long.
— Hé ! Attendez ! s’exclama Phillip derrière nous. (Il courait dans notre
direction en tenant son maillot d’une main.) Je viens avec vous !
À côté de moi, Megan souffla.
— Et moi qui pensais avoir réussi à m’en débarrasser.
Visiblement, leur discussion ne s’était pas bien passée.
— Montez ! dit Cody.
Il tendit la main vers la portière et la manqua. La poignée claqua.
— Hé ! s’exclama Chris qui s’asseyait à l’avant, à côté de lui. Fais
attention ! Certains d’entre nous prennent soin de leur voiture.
— Si tu t’inquiètes pour ta voiture, pourquoi est-ce que tu le laisses
conduire ? demanda Phillip en donnant une tape sur les fesses à Megan au
passage.
Elle se retourna si vite qu’elle faillit tomber à la renverse. Je la rattrapai
par le bras tout en regardant Cody ouvrir sa portière. Ses mouvements
étaient étranges, saccadés. Dans la lumière de l’habitacle, son visage avait
l’air un peu rouge.
— Tu vas bien ? Tu peux conduire ?
— Pourquoi est-ce que ça n’irait pas ?
Il s’assit derrière le volant.
Je m’arrêtai devant la portière arrière.
— On dirait que tu as trop bu.
Il fronça les sourcils.
— T’es sérieuse ? J’ai bu qu’un verre.
Son ton agressif me surprit.
— C’était juste une question.
— Allez, viens, il te dit que ça va ! (Megan me prit la main et se pencha
vers moi pour me murmurer à l’oreille.) J’ai envie de manger des nuggets
avec de la sauce aigre-douce !
— Beurk, murmurai-je, distraite.
Tout en me mordant l’intérieur de la joue, j’essayai de me rappeler ce que
Cody avait bu. Je l’avais vu avec une bouteille à la main. Ou bien était-ce un
verre ? Je n’avais pas fait attention.
— Je devrais peut-être conduire ? proposai-je.
Chris grogna.
— Si tu veux rentrer chez toi, monte dans cette voiture, Lena.
Phillip s’installait déjà de l’autre côté. Megan, elle, me poussait pour que
je monte.
— Je ne veux pas m’asseoir à côté de lui, souffla-t-elle.
— Je t’entends, tu sais ? (Phillip tapota la place du milieu.) De toute
façon, je préfère être à côté de Lena. Elle est plus gentille.
— « Elle est plus gentille », l’imita Megan de la voix la plus aiguë que
j’avais jamais entendue, les mains posées sur les hanches. Dépêche-toi, Lena.
J’ai faim.
— Tout ira bien, me dit Cody en s’asseyant au volant du 4 × 4. (Ses
yeux brillaient dans la lumière artificielle.) Je te jure. Je connais cette route
comme ma poche.
Je ne savais pas s’il était suffisamment sobre pour conduire, mais les
garçons me regardaient d’un air agacé, et Megan insistait parce qu’elle
voulait à tout prix manger des nuggets.
— Il te dit qu’il va bien ! s’exclama Megan avant de glousser. J’ai une de
ces faims !
— Allez, dépêche-toi, insista Cody. Arrête de chipoter. Assieds-toi.
Je sentis mon visage s’empourprer. Il avait raison. Je m’inquiétais pour
rien. Aussi m’installai-je dans la voiture, serrée entre Megan et Phillip. Au
bout d’une ou deux minutes, je réussis à récupérer la ceinture qui était sous
Phillip et m’attachai. Pendant que les autres baissaient leurs vitres, je sortis
mon téléphone de mon sac. J’avais plusieurs messages de Dary.
Megan passa le bras devant moi pour enfoncer son index dans la joue de
Phillip.
— Hé, tu m’achètes des nuggets ?
Je m’écartai tout en lisant les messages de Dary. Elle m’avait envoyé la
photo d’un tableau qu’un enfant de deux ans aurait pu peindre, avec pour
légende : « C’est de l’art, ça ? Je crois que je n’y comprends rien. »
— Bébé, je peux t’acheter deux menus nuggets, répondit Phillip. Et toute
la sauce aigre-douce que tu veux.
Quel romantisme…
Megan soupira.
— Tu me connais tellement bien. Tu sais que j’ai besoin de sauce chinoise
pour être heureuse. Pourquoi est-ce qu’on s’est séparés ?
Je grimaçai, sans lever les yeux de mon téléphone.
La radio s’alluma soudain. Quand je relevai la tête, je vis que Chris
s’endormait déjà. Cody faisait défiler les stations tellement vite que je ne
reconnaissais pas les chansons.
Je retournai à mes messages, sans prêter attention à Megan et Phillip.
J’espérais simplement qu’ils n’essaieraient pas de s’embrasser alors que j’étais
entre eux. Dary m’avait envoyé la photo d’une robe et me disait qu’elle
comptait coudre la même. Je lui répondis.

Ça t’irait super bien. On rentre de chez Keith.


Je t’appelle demain.

L’air frais s’engouffrait par les fenêtres et soulevait mes cheveux. Je


relevai la tête. J’avais l’impression qu’on allait vite, mais je ne voyais rien à
l’extérieur. Après avoir envoyé ma réponse à Dary, j’écrivis un message à
Abbi pour ne pas qu’elle s’inquiète de mon absence.

Je suis rentrée avec Megan. Je ne voulais pas te


— Put… !
Cody ne termina pas son mot. Le 4 × 4 vira à droite si brusquement que
mon portable fut éjecté d’entre mes mains.
Quelqu’un (Megan ?) cria. On fit une embardée. Vite. Trop vite. Je ne
comprenais pas ce qui se passait. La peur et la désorientation m’empêchaient
de respirer.
Le temps… Le temps sembla ralentir et accélérer à la fois.
Je levai les bras pour essayer d’attraper le siège avant, mais soudain, je
me retrouvai en l’air. Quand on retomba, le choc fut si terrible que je le
sentis se répercuter dans tous les os de mon corps. Un coup de tonnerre
tonitruant secoua la voiture. J’entendis du verre se briser, puis retomber en
pluie d’éclats de glace. Une douleur insupportable explosa dans mon visage.
Quelque chose m’avait heurtée… un bras… non, une jambe.
On volait. L’air nous soulevait. La ceinture de sécurité me bloqua,
s’enfonça dans mon ventre et ma poitrine, tandis que ma tête partait en
arrière. Une douleur fulgurante me traversa tout le corps. La gorge me
brûlait.
Du métal grinça. C’était le toit. Oh, mon Dieu, le toit s’était arraché. On
était à l’envers, puis à l’endroit, puis encore à l’envers, et ainsi de suite
pendant ce qui me sembla durer une éternité. Tout ce que j’entendais, c’était
le bruit du 4 × 4 qui se désintégrait, morceau par morceau. La douleur que
je ressentais était insupportable. Il n’y avait plus rien d’autre que la peine, la
terreur, les tonneaux de la voiture, les cris.
Alors, tout devint noir.
DEMAIN
CHAPITRE 24

Assise sur mon lit, j’observais mon téléphone portable comme je


l’avais fait des centaines de fois depuis l’accident. Il était petit et noir.
L’écran était aussi lisse et parfait que le jour où je l’avais acheté… tout le
contraire de moi, qui me sentais brisée, détruite.
La gorge nouée, je fermai les yeux et pris une grande inspiration. La
séance avec le Dr Perry m’avait anéantie. Si on ne comptait pas
l’interrogatoire de la police à l’hôpital, c’était la première fois que je
parlais de ce qui s’était réellement passé et que je mettais des mots sur
mes souvenirs.
Je croyais que m’ouvrir m’aiderait à avancer, que les choses
changeraient, que je ressentirais un certain soulagement… mais cela
m’avait seulement donné envie d’effacer à jamais ces souvenirs de ma
mémoire.
Ce soir-là, j’étais suffisamment lucide pour savoir que Cody n’aurait
pas dû prendre le volant. J’aurais dû écouter la petite voix dans ma tête et
le sentiment de malaise qui me retournait l’estomac. Pourtant, je ne
l’avais pas fait. Si j’avais insisté, tout serait différent aujourd’hui. Et les
jours à venir seraient aussi radieux que les plus beaux de nos jours passés.
Je ne croyais tout simplement pas qu’un tel drame pouvait nous
arriver. Pas à nous.
Quand j’ouvris les yeux et aperçus le téléphone devant moi, ma
poitrine se serra davantage. Cela me rappelait ce que j’avais ressenti en
me réveillant à l’hôpital. Depuis, je m’étais servie de mon portable pour
passer des appels ou envoyer des messages, mais…
Mais il me restait des messages, écrits et vocaux, que je n’avais jamais
lus ou écoutés. Je ne les avais pas oubliés. Je les avais simplement mis de
côté.
J’attrapai mon téléphone et ouvris mes messages. Je les fis défiler
jusqu’à atteindre ceux que je n’avais pas lus. Il y en avait une dizaine et ils
dataient d’après l’accident. Je lus les « J’espère que tu vas bien ! », puis
les nombreux « Je suis tellement contente que tu ailles bien ! Écris-moi ! »
Je les ouvris les uns après les autres sans rien ressentir, jusqu’à ce que
j’atteigne un message d’Abbi. Sur son icône, elle portait un bonnet panda.
Je ne savais même pas où elle avait pu dénicher un bonnet pareil.
Le dernier message qu’elle m’avait envoyé datait du mercredi après
l’accident.

Pourquoi est-ce que tu ne veux pas nous voir ?


Tu nous manques. On s’inquiète pour toi.

Chaque inspiration me brûlait la gorge. Abbi savait-elle que je n’avais


pas mon portable avec moi à l’hôpital ? Est-ce que c’était important ?
J’avais refusé de voir mes amis. J’avais attendu un mois avant d’ouvrir ces
messages. Non. Ça n’avait pas la moindre importance.
En remontant dans les messages, je vis qu’elle m’en avait envoyé deux
le soir de l’accident. « Où es-tu ? » et « RÉPONDS-MOI TOUT DE
SUITE ! »
Le message précédent avait été envoyé pendant la fête. C’était un
selfie de nous deux. On souriait, nos visages collés l’un contre l’autre.
Derrière nous, on devinait la tête de Keith.
Comme si cela ne suffisait pas, j’allai ensuite ouvrir les messages de
Sebastian. La gorge sèche, je remontai jusqu’à ceux que je n’avais pas
encore lus. Les premiers ressemblaient à ceux d’Abbi.
Où es-tu ?

Il y en avait plusieurs, qu’il avait dû envoyer les uns à la suite des


autres.

Tu es partie sans me le dire ?

Bon. Réponds-moi. Je commence à paniquer.


Quelqu’un a dit qu’il y avait eu un accident
grave près d’ici.

Allez. Réponds. S’il te plaît.

Mon cœur battait très fort. Je savais qu’il m’avait également laissé un
message vocal, qui m’attendait sur mon répondeur comme de nombreux
autres.
Je refermai ses messages et continuai mon exploration. Mon pouce
s’arrêta sur l’icône de Megan. Le dernier message qu’elle m’avait envoyé
comportait une pièce jointe. Je savais de quoi il s’agissait. C’était la photo
d’un ballon de volley-ball sur lequel elle avait dessiné un visage. Elle
s’était amusée, un soir, après l’entraînement. J’ignorais ce qui lui avait
pris. Megan était comme ça. Elle aimait faire des choses incongrues.
Je mourais d’envie de lire ses messages, mais je ne m’en sentais pas la
force. J’étais incapable de voir ses mots, de me replonger dans ce qui avait
été et ce qui ne serait plus jamais. Je fermai l’application et consultai mes
messages vocaux.
Je les écoutai tous.
Lori m’avait laissé un message après que Maman l’avait contactée. Elle
me disait qu’elle arrivait et qu’elle m’aimait. Sa voix était calme et posée.
Rien à voir avec celle d’Abbi, qui m’avait appelée, ce même soir, parce
qu’elle ne me trouvait pas, ni celle de Dary, le dimanche suivant. Je
comprenais à peine ce qu’elle disait.
Il y avait des messages de mon équipe de volley et de camarades qui
étaient dans la même classe que moi l’année précédente, auxquels j’avais
à peine parlé depuis. Leurs voix m’étaient étrangères, mais les messages,
eux, étaient tous les mêmes.
Lorsque j’arrivai à la fin des messages, je voyais à peine l’écran de
mon téléphone. J’avais les yeux embués de larmes. La main tremblante, je
retournai en arrière, vers celui que j’avais mis de côté. Celui de Sebastian.
Lorsque j’appuyai sur le bouton « Lecture », je sentis tous les muscles
de mon corps se crisper. Quelques secondes s’écoulèrent en silence avant
que j’entende sa voix.
— Réponds, Lena. Je t’en supplie. Réponds à ton foutu téléphone. (Sa
voix était rauque. Il était clair qu’il commençait à paniquer.) Tu n’es pas
dans cette voiture, tu m’entends ? Putain, je t’en prie. Dis-moi que tu n’es
pas dans cette foutue voiture. Appelle-moi. Dis-moi que tu n’es pas dans
cette voiture.
Le message s’arrêtait là. Je laissai tomber mon portable et pressai la
paume de mes mains contre mes yeux. Sebastian parlait de la même façon
que lorsqu’il m’avait vue à l’hôpital.
Il paraissait… détruit.
Parce qu’à ce moment, au fond de lui, il savait. Il avait compris que je
ne le rappellerais pas, que j’étais dans cette voiture avec Cody, Phillip,
Chris et Megan.
Je fis glisser mes mains le long de mes joues humides. Mon cœur
n’était plus qu’une blessure ouverte et douloureuse. Une nuit avait suffi à
faire basculer nos vies pour toujours. Un mauvais choix avait chamboulé
notre avenir.
Qu’aurais-je fait différemment ce soir-là si j’avais su qu’il n’y aurait
pas de lendemain ?
Tout. Absolument tout.
CHAPITRE 25

Des citrouilles ornaient les perrons. Les feuilles du jardin avaient pris
des teintes orange et rouges, tout comme les érables qui bordaient les rues
et entouraient le lycée. Les décorations d’Halloween avaient fait leur
apparition dans les vitrines des boutiques de la ville.
Les banderoles annonçant le bal de l’automne étaient accrochées dans
les couloirs. On pouvait sentir l’excitation frémir dans les salles de classe
et la cantine, où toutes les discussions tournaient autour du bal, de la fête
et des robes.
L’air s’était rafraîchi. Les tee-shirts à manches longues et les gilets
avaient remplacé les débardeurs, mais je n’avais toujours pas rangé mes
tongs. Je les porterais jusqu’aux premières neiges.
Je commençais à préparer ma demande d’inscription à l’université de
Virginie.
Deux semaines plus tôt, on m’avait retiré mon plâtre. Mes côtes me
faisaient encore souffrir de temps en temps, mais je pouvais dormir sur le
flanc et je respirais de nouveau normalement. Cela faisait un peu plus de
deux mois que l’accident avait eu lieu et…
Les gens commençaient déjà à oublier.
La vie reprenait son cours.
Parler au Dr Perry de ce qui s’était passé le soir de l’accident avait
allégé le poids écrasant que je portais sur les épaules, sans pour autant le
faire disparaître.
Quand je lui avais annoncé que j’avais enfin écouté et lu les messages
sur mon téléphone, il m’avait félicitée. J’avançais. Petit à petit. Après
avoir raconté ma version des faits, je n’avais eu aucune révélation, aucun
moment de grâce.
La seule vérité qui comptait, c’était que j’avais eu un choix à faire.
Et que j’avais fait le mauvais.
Le mercredi précédent, le Dr Perry m’avait dit ceci :
— Certains diront et croiront fermement que Cody est le seul
coupable, parce qu’il se trouvait derrière le volant. D’autres diront que
personne n’est à blâmer. Mais ils auront tous tort. Sais-tu pourquoi ?
— Non, pourquoi ? demandai-je.
— Le but n’est pas de rejeter la faute sur quelqu’un pour l’accabler ou
le blesser. L’action comme l’inaction ont leurs conséquences. Si on
n’assume pas nos responsabilités, on est condamnés à répéter sans cesse
les mêmes erreurs, m’expliqua-t-il. Toutes les personnes présentes ce soir-
là, celles qui vous ont vus partir, qui savaient que vous aviez bu, et même
les parents qui vous ont autorisés à consommer de l’alcool, sont
coupables. Toi aussi, tu l’es en partie.
En partie.
Pas entièrement.
En partie.
Cela ne me semblait pas faire une grande différence, mais il me le
répéta à la fin de la séance, puis le vendredi suivant. Je n’étais pas la
seule responsable de l’accident. Et cette notion me marqua.
Les choses ne changèrent pas du tout au tout. Il n’y avait pas
d’interrupteur magique capable de me faire accepter la situation. Au
contraire, j’eus soudain l’impression que tout était plus réel, que mes
souvenirs n’en étaient que plus clairs.
Et puis, après la séance du mercredi, les cauchemars commencèrent.
J’étais de retour dans la voiture, secouée dans tous les sens. Parfois je
rêvais que je n’étais pas montée dedans, mais que je savais ce qui allait
arriver à mes amis. Mes pieds étaient rivés au sol. Il fallait que j’appelle à
l’aide, que je prévienne tout le monde parce qu’ils allaient mourir, mais
j’étais incapable de bouger. Je restais figée jusqu’à ce que je me réveille
en haletant. Souvent, quand j’ouvrais les yeux, ma mère me secouait par
les épaules et j’avais mal à la gorge. Je comprenais alors que j’avais crié.
Le Dr Perry avait raison. Les titres ronflants attachés à son nom y
étaient sans doute pour quelque chose. Je souffrais encore d’un
traumatisme par rapport à l’accident, par rapport aux souvenirs que
j’avais préféré taire. En parler les avait ramenés sur le devant de mon
inconscient.
Et je parlais beaucoup.
Les séances du vendredi et du lundi furent une leçon en thérapie
d’exposition. Se rappeler la scène. La revivre. À mesure que je répétais ce
qui s’était passé, les mots me venaient avec de plus en plus de facilité.
Mais ce n’est que le vendredi suivant qu’un déclic se produisit.
Mes amis étaient morts.
Ils étaient morts pour de bon et mon sentiment de culpabilité ne les
ferait pas revenir. Rien ne les ferait revenir ni ne ferait changer d’avis les
inconnus qui se permettaient de les juger. Rien ne pouvait non plus
arrêter la justice de poursuivre la famille de Keith. Rien n’empêchait les
avocats de nous contacter, ma mère et moi, chaque semaine.
À la fin de notre rendez-vous, j’avais tellement cherché à retenir mes
larmes, en vain, que j’avais mal au visage. Je passai le reste de la journée
à me cacher pour ne pas que les gens voient que j’avais pleuré.
Le Dr Perry avait raison à propos du processus de deuil.
Jusqu’alors, je ne l’avais pas vraiment commencé. Aveuglée par le
traumatisme et rongée par la culpabilité, je n’avais pas eu le temps de me
détacher de mes amis. Je n’avais même pas cherché à le faire.
Les jours, les semaines qui passèrent furent très difficiles. J’avais du
mal à me concentrer en classe. Ils me manquaient : Megan et son
hyperactivité, Cody et son arrogance, Phillip et son sarcasme, Chris et son
humour.
Mes autres amis, ceux qui étaient toujours là, me manquaient, eux
aussi. Ils me manquaient terriblement.
Dary faisait toujours de son mieux pour que les choses redeviennent
normales. Abbi, elle, m’adressait à peine la parole.
Voir mes amis avancer alors que je me tenais toujours au bord du
précipice, à moitié dans le vide, était épuisant. J’avais l’impression d’être
dans une course où tout le monde me dépassait. Dary et Abbi discutaient
des robes qu’elles avaient achetées le week-end précédent. Elles m’avaient
proposé de les accompagner, mais j’avais refusé. Elles agissaient…
normalement. Comme avant. Pas moi. J’étais coincée dans la souffrance
du deuil qui s’était abattue sur moi.
Mais celui qui me manquait le plus, c’était Sebastian.
Notre relation était devenue compliquée. Il ne m’évitait pas, mais ce
n’était plus pareil. Il continuait de manger avec nous, de me parler, mais
chacune de nos conversations me paraissait forcée et superficielle. Il avait
élevé des murs autour de lui.
Plus rien n’était comme avant.
Je l’avais blessé.
Je m’étais fait du mal aussi.
Et il ne s’en doutait même pas.
Lorsque Skylar s’était approchée de notre table, le lundi précédent,
j’avais cru qu’on m’arrachait le cœur. Sebastian était assis avec Griffith et
Keith qui, comme d’habitude, se trouvait à côté d’Abbi. Une fois, je lui
avais demandé s’ils sortaient ensemble, mais elle s’était contentée de
secouer la tête comme si j’avais dû connaître la réponse.
Toutefois, à cet instant, je ne pensais pas à Abbi et Keith, je
n’entendais que le rire cristallin de Skylar et celui, plus grave, de
Sebastian.
« C’est à ce moment que je suis tombé amoureux de toi. »
Sebastian avait acquiescé, puis avait lentement tourné la tête dans ma
direction. Nos regards s’étaient croisés. Le sien était voilé. Puis, tendu, il
avait reporté son attention sur Skylar. Son rire avait résonné une seconde
fois.
Il avait dit m’aimer, mais lui aussi reprenait le cours de sa vie,
retournait vers Skylar, avec son joli sourire et sa conscience tranquille.

Après les cours, le mardi suivant, je me traînai jusqu’à ma voiture.


Comme j’étais arrivée en retard, le matin, j’avais dû me garer tout au
fond, à côté du terrain de football. Le soleil avait fait son apparition et
réchauffait la froide journée d’automne. C’était le temps parfait pour
s’entraîner. M. Rogers adorait nous faire faire des tours de terrain. C’était
plus facile quand les chaleurs estivales avaient tiré leur révérence.
Mais ce soir, je ne courais pas avec l’équipe. Ce genre d’entraînement
ne me manquait pas. Les matchs, oui. Pendant longtemps, je m’étais
persuadée que Megan était la seule raison pour laquelle je jouais.
Aujourd’hui, je savais que ce n’était pas vrai.
Je soupirai et pressai le pas. J’avais traversé la moitié du parking
lorsque j’entendis quelqu’un crier mon prénom. C’était Sebastian. En me
retournant, je le vis courir vers moi. Il portait déjà sa tenue
d’entraînement : collants de sport et short en nylon.
Les battements de mon cœur s’emballèrent tandis que je le regardais
approcher.
— Hey, croassai-je.
— Hey. (Il laissa ses bras retomber.) J’ai une question à te poser. Je
voulais le faire à la cantine, mais j’ai oublié.
— Oui ?
— Tu vas au bal ? me demanda-t-il.
Prise au dépourvu, je me contentai de le dévisager, bouche bée.
Comptait-il m’y inviter ? Après les horreurs que je lui avais balancées ?
Après un mois sans se parler ? S’il me le demandait, je ne pourrais pas
refuser, même si je n’avais aucun droit d’aller danser quand…
Ravalant mon amertume, je secouai la tête.
— Non. Je n’en ai pas l’intention.
Il plissa ses beaux yeux bleus.
— C’est ton dernier bal d’automne.
— Je sais.
J’avais l’impression que c’était ma dernière chance d’aller au bal et de
jouer au volley, mais ce n’était pas le cas. Pas pour moi. Ç’aurait été la
dernière chance pour Megan et les autres.
— Tu comptes rester chez toi ?
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avant de reporter son
attention sur moi.
Je compris alors qu’il n’avait jamais eu l’intention de m’inviter. Le
rouge me monta aux joues. À quoi m’étais-je attendue ? Pourquoi
m’aurait-il invitée ? Je me raclai la gorge.
— Oui. Je resterai chez moi.
Sebastian me regarda longuement.
— C’est tout ce que tu voulais me dire ? lui demandai-je en baissant
les yeux vers son épaule.
— Oui, répondit-il en reculant vers le lycée. J’étais curieux, c’est tout.
(Au moment où il allait se retourner, il hésita, avant de me dire :) À plus,
Lena.
— Salut, murmurai-je en l’observant repartir en courant.
C’était la conversation la plus longue que nous avions eue de toute la
semaine.
« Je suis amoureux de toi. »
Debout dans le parking, je fermai les yeux. Un klaxon retentit non
loin.
Il m’avait aimée et moi… j’avais gâché notre amitié et les prémices
d’un avenir commun… avant même qu’il ne commence.

Dary était appuyée contre le casier à côté de moi. Son nœud papillon à
pois était assorti aux bretelles bleu et blanc qu’elle portait.
— Tu as rendez-vous avec le Dr Perry, aujourd’hui ?
— Oui. (Je sortis mon livre d’Histoire de mon casier.) Je ne le vois que
lundi et vendredi ces deux prochaines semaines. Après, je pense que ce
sera terminé pour le mois de novembre.
— C’est plutôt bon signe, non ?
Je hochai la tête et fermai la porte du casier.
C’était bon signe, mais j’ignorais si le Dr Perry pensait réellement que
j’allais mieux ou si le temps qu’il pouvait m’accorder touchait à sa fin. Je
savais, en tout cas, qu’il avait dit à ma mère, lors d’une de leurs
conversations téléphoniques, qu’un suivi psychologique en dehors du
lycée me ferait du bien. Malheureusement, la mutuelle de ma mère ne
couvrait pas ce type de consultations et nous n’avions pas d’argent à
dépenser pour ce genre de choses.
Avec un peu de chance, mon état s’améliorerait avant qu’il parte.
Mais il ne fallait pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
— Je peux te poser une question ? (Quand j’acquiesçai, elle
continua :) Qu’est-ce qui se passe avec Sebastian ? Ça me tracasse depuis
plusieurs semaines, mais comme tu te renfermes dès qu’on parle de lui, je
n’ai rien dit.
Je remontai l’anse de mon sac sur mon épaule.
— Il ne se passe rien du tout.
— Tu es sûre ? Parce qu’il parlait de toi vingt-quatre heures sur vingt-
quatre et tout à coup, il ne s’assied plus à côté de toi et je ne vous ai plus
jamais vus discuter.
— Il est occupé, c’est tout. Moi aussi, mentis-je avant de lui tourner le
dos.
Dary marcha près de moi.
— Au fait, j’ai entendu une rumeur, reprit-elle en parlant lentement,
comme si elle choisissait soigneusement ses mots. J’ai hésité à te le dire,
parce que je ne voulais pas te faire de la peine, mais en même temps, je
ne veux pas que tu l’apprennes par hasard, si c’est vrai.
Les muscles de mon dos se tendirent. Je m’attendais à tout.
— Quoi ? (On s’arrêta au bout du couloir, près de projets d’art
plastique tellement affreux que je me demandais pourquoi on les avait
exposés.) Quelle rumeur ?
Dary se mordit la lèvre et se dandina d’un pied sur l’autre.
— J’ai entendu dire… Enfin, Abbi a entendu dire et m’a rapporté
que…
— Attends une minute. Abbi a entendu une rumeur et elle t’en a parlé
à toi. Pas à moi ?
La colère fit monter ma voix dans les aigus.
— Oui, souffla Dary.
— Elle n’aurait pas pu m’en faire part ?
— Elle aurait pu, mais vous n’êtes pas super proches, en ce moment.
Et puis je pense qu’elle savait que je te le répéterais, me dit Dary. Je te
signale que tu ne fais pas beaucoup d’efforts pour apaiser votre relation.
J’ouvris la bouche pour la contredire, mais elle avait raison. Je ne
faisais pas beaucoup d’efforts tout court.
— Bon, qu’est-ce qu’elle a entendu ?
— Elle traînait avec Keith après l’entraînement…
— Ils sont ensemble ? demandai-je.
Dary haussa les épaules.
— Qui sait ? Je crois que oui, mais Abbi ne veut pas que ça se sache.
Tu connais Abbi. En tout cas, ils vont au bal ensemble, même si elle doit
m’y conduire. Keith l’a invitée. (Elle prit une grande inspiration avant de
continuer.) Bref. Elle traînait avec Keith après l’entraînement. Sebastian
était avec eux. Skylar était dans les parages, elle aussi. Elle n’était pas
avec eux, mais elle était là. Tu vois ?
Mon cœur se serra.
— Abbi a entendu Skylar et Sebastian parler du bal. Selon elle, on
aurait dit qu’ils comptaient y aller ensemble. (Dary avait l’air gênée.) Abbi
n’en est pas sûre parce qu’elle n’a pas tout entendu, mais c’est ce qu’elle
pense. La dernière fois que tu nous as parlé de lui, tu nous as dit qu’il
t’avait avoué qu’il t’aimait. Alors tu méritais de le savoir.
Je ne savais pas quoi dire. Cela n’aurait pas dû me surprendre. Même
si j’avais l’impression qu’on m’avait piétiné le cœur avec des rangers,
c’était moi qui avais repoussé Sebastian.
Je commençais à comprendre pourquoi il m’avait demandé si j’allais
au bal. Il avait voulu s’assurer qu’il pouvait y aller avec Skylar, sans que je
les voie sur leur trente et un et parfaits l’un pour l’autre.
— C’est bien, murmurai-je en clignant rapidement les yeux.
— Tu es sérieuse ? C’est tout ce que tu as à dire ?
Je hochai lentement la tête.
— Oui. Je suis contente pour lui. Pour eux, mentis-je.
Désormais, je devais me contenter de le soutenir.
C’était la moindre des choses.
CHAPITRE 26

— Comment s’est passée ta reprise du travail, ce week-end ? me


demanda le Dr Perry le lundi matin.
On était la dernière semaine d’octobre. Le bal d’automne aurait lieu le
week-end suivant. Un gros match, suivi d’une grosse fête. En temps
normal, je n’aurais pas commencé à travailler au Joanna’s avant la mi ou
la fin novembre, mais comme je ne jouais pas au volley, j’avais décidé de
gagner un peu d’argent.
— Bien. (J’enroulai les bras autour de mes genoux.) C’était étrange
d’y retourner. Felicia, une autre serveuse, m’avait préparé un gâteau.
C’était gentil de sa part.
— Un gâteau au chocolat, j’espère ! dit-il. (Quand je hochai la tête, il
sourit. Aujourd’hui, il n’y avait pas de tasse devant lui, seulement un
thermos argenté.) Tu as fait ce que je t’avais demandé ?
Les lèvres pincées, je secouai la tête.
Une patience infinie se peignit sur son expression. Je me demandais
comment il faisait.
— Et avec tes amis ? Comment ça va ?
Il me posait cette question tous les lundis car tous les vendredis, il me
demandait de me confier à l’un d’eux durant le week-end. C’étaient mes
devoirs. Pour le moment, je n’avais pas réussi.
Je tâchai de me détendre un peu.
— Dary est toujours pareille. Elle aimerait que tout le monde
redevienne comme avant, vous voyez ? Elle aimerait qu’on soit de
nouveau tous amis. Ce n’est pas qu’elle essaie d’oublier Megan ou les
garçons, mais je… Je crois qu’elle ne veut plus y penser. Alors je ne veux
pas faire remonter tout ça à la surface.
— Te confier sur ce que tu traverses ne fera pas forcément remonter
des choses, me dit-il et je n’étais pas certaine d’être d’accord avec lui.
Qu’en est-il d’Abbi ?
— Elle ne m’a plus jamais rappelé que je n’avais pas bu ce soir-là,
mais elle m’adresse à peine la parole.
Une tristesse terrible s’abattit sur moi. Abbi me manquait tout autant
que Megan. L’une d’elles était perdue à tout jamais. L’autre s’était
éloignée et je ne savais pas comment m’en rapprocher.
— Je ne sais pas si je vous en ai parlé, mais… je lui ai fait remarquer
qu’elle était venue à la fête dans la voiture de Chris tout en le
soupçonnant d’avoir bu. (Mal à l’aise, je changeai de position.) Elle m’a
répondu que ce n’était pas la même chose parce que personne n’était
mort.
— Quand leurs actions n’ont pas eu de conséquences, certaines
personnes ont du mal à admettre qu’elles ont fait des choix qui auraient
pu déboucher sur un drame. Il est difficile d’admettre que l’on n’est pas
parfait, que l’on aurait pu être cette personne. Que l’on aurait pu prendre
la décision menant à une catastrophe.
Le Dr Perry croisa les jambes.
— Certains ont de la chance. D’autres non. Mais ce n’est pas parce
qu’on n’a pas souffert directement de la situation qu’on ne peut pas s’en
servir pour évoluer. Parfois, il suffit d’être témoin d’un drame comme le
tien pour se réveiller, pour se rendre compte qu’on aurait pu être à ta
place. Et cette prise de conscience peut être la source de nombreux
conflits intérieurs. Il faut du courage pour l’admettre. C’est beaucoup plus
facile de pointer du doigt les erreurs des autres et de mettre un voile sur
les siennes. (Il tapa doucement sur le bureau avec son stylo.) Enfin, il y a
ceux qui ne retiennent jamais la leçon. Ceux-là seront les premiers à te
juger.
Je me rongeai les ongles.
— Ils ont raison de me juger. J’aurais très bien pu refuser de monter
dans cette voiture. J’aurais pu essayer de prendre les clés de Cody.
J’aurais pu retourner à la piscine pour chercher Keith ou Sebastian ou…
— Oui. Tu aurais pu. Tu aurais pu ne pas céder à la pression et
décider de rester à la fête. Tu aurais peut-être réussi à convaincre Megan
de rester avec toi. Mais même avec la meilleure volonté du monde,
l’accident aurait peut-être eu lieu. Tu aurais pu prendre les clés de Cody,
mais il est plus probable qu’il ne t’aurait pas écoutée et qu’il aurait pris le
volant. (Il s’interrompit et souffla bruyamment.) Cody était beaucoup plus
fort que toi. Tu ne sais pas si tu aurais réussi à lui prendre ses clés ou s’il
aurait attendu que tu ailles chercher quelqu’un d’autre.
— J’aurais pu essayer, murmurai-je en reposant les pieds par terre.
— Tu aurais pu, Lena, mais tu ne l’as pas fait. Tu lui as demandé s’il
allait bien et quand il t’a répondu oui, tu n’as pas écouté la voix au fond
de toi qui te disait le contraire, mais… (Il souffla.) Je vais être franc avec
toi. Tu veux bien ?
Je plissai le nez.
— Je croyais que vous l’étiez depuis le départ.
Un léger sourire étira ses lèvres.
— Tu as fait de mauvais choix, ce soir-là. Tu le sais et tu l’as accepté.
Tu ne te voiles pas la face. Tu n’as pas cherché à réécrire l’histoire. Tu
aurais très bien pu te convaincre que tu n’aurais rien pu faire pour
empêcher l’accident, mais ce n’est pas le cas. Tu as conscience de ce qui
s’est passé et de ce qui aurait pu se passer. Cela ne changera jamais. Il va
falloir que tu apprennes à vivre avec les décisions que tu as prises, que tu
les acceptes, que tu apprennes de tes erreurs, que tu évolues et que tu
deviennes une meilleure personne grâce à elles.
Je me passai une main sur le visage. Heureusement que je n’avais pas
mis de mascara, car il aurait coulé sur mes joues.
— Comment est-ce que je peux accepter les erreurs que j’ai faites ?
Comment devient-on une meilleure personne ? Pour l’instant, j’ai
l’impression d’être le pire déchet de l’humanité.
— Tu n’es pas le pire déchet de l’humanité.
Je lui adressai un regard incrédule.
Il haussa un sourcil et leva la main, comme pour m’empêcher de
parler.
— Les plus grands changements se produisent lentement… et très vite
à la fois.
— Ça ne veut rien dire.
— Un jour, tu te rendras compte que tu as dépassé l’état dans lequel
tu te trouves aujourd’hui et que tu as accepté qu’il existe des choses que
tu ne peux pas changer. La vie aura repris son cours. Et tu auras une
impression de soudaineté, alors qu’en réalité le processus aura été long.
Je plissai les yeux.
— Ce n’est pas très encourageant.
Le Dr Perry sourit d’une façon qui voulait clairement dire qu’un jour je
partagerais son opinion.
— Pour commencer, il faut que tu te confies à tes proches.
Un sentiment de panique me noua l’estomac.
— Tu as le choix. Soit tu continues de vivre dans la crainte qu’ils ne
découvrent la vérité, et on sait tous les deux que c’est fatigant et que tes
amitiés en pâtissent… Soit tu leur parles.
— Mais… Et s’ils me détestent ? demandai-je.
— Alors ça voudra dire qu’ils n’étaient pas vraiment tes amis,
répondit-il. Ils seront peut-être en colère au début, ou déçus, mais un
véritable ami t’acceptera avec tes défauts parce qu’il ou elle tient à toi,
tout simplement.
Je me remis à ronger mes ongles. Ce dont j’étais coupable ne relevait
pas du simple défaut.
— Et avec Sebastian, comment ça se passe ? me demanda-t-il.
Une tristesse écrasante m’envahit de nouveau. Je le revis avec Skylar
et repensai à la rumeur que Dary avait entendue. Je secouai la tête. Ce
n’était pas important. Il était venu déjeuner au Joanna’s le samedi
précédent, après son entraînement, comme avant… avant l’accident. Il
avait commandé une part de tarte et un verre de lait, mais ce n’était plus
pareil.
— Pas très bien, admis-je au bout d’un moment. J’aimerais lui parler,
mais… et s’il me hait, après ? Je sais bien que vous pensez que, s’il me
déteste, c’est qu’il n’était pas vraiment mon ami, mais il l’est. Il était mon
meilleur ami. Et ce que j’ai fait…
Le Dr Perry me regarda dans les yeux d’un air sérieux.
— J’aimerais que tu comprennes quelque chose. Tu n’as pas tué tes
amis, Lena. Tu as fait un mauvais choix, certes, mais eux aussi. Tu ne les
as pas tués.

Après les cours, je refermai la porte de mon casier et passai mon sac à
mon épaule. Une douleur sourde descendit le long de mon bras, mais je
grimaçai à peine. Je me retournai et avançai dans le couloir sans voir les
visages autour de moi. Depuis mon rendez-vous, le matin même, avec le
Dr Perry, je ne remarquais plus personne. Ses paroles se répétaient en
boucle dans mon esprit.
Avant qu’il me le dise, j’avais déjà assimilé que je n’étais pas, en
théorie, responsable de la mort de mes amis. Ma conscience n’avait donc
pas été plus apaisée de l’entendre. Je n’avais pas pris le volant après avoir
bu ce soir-là. Toutefois, je n’avais rien fait pour empêcher Cody de le
faire. Légalement, je n’étais pas coupable. Je n’avais rien fait.
Toutefois, j’étais moralement responsable.
C’était un poids difficile à porter. Comment se débarrassait-on d’un tel
sentiment de culpabilité ? Je n’étais pas certaine que ce soit possible.
Mais j’étais prête à essayer.
À midi, je n’étais pas allée à la cantine. J’avais le ventre noué à cause
de ce que je m’apprêtais à faire. Pendant que je me cachais dans la
bibliothèque, Dary m’avait envoyé un message. Je lui avais répondu que
j’étudiais pour un contrôle.
En réalité, ce que je comptais faire une fois rentrée chez moi me
donnait envie de vomir sur mes chaussures. C’était peut-être pour cela
que lorsque j’arrivai dans le hall qui menait au parking, je m’arrêtai
devant les portes closes du gymnase.
De l’autre côté des petites fenêtres, les filles s’échauffaient. Mon
ventre se noua. L’entraîneur se tenait près du filet et donnait des
instructions. Les murs et les portes épaisses étouffaient sa voix puissante.
Il restait encore quelques semaines avant la fin de la saison. J’avais suivi
leurs progrès. L’équipe avait eu une bonne année et arriverait sans doute
en demi-finales.
Je devrais être là-bas.
Dès que cette pensée traversa mon esprit, je fermai les yeux pour
contenir la vague de regrets qui me submergeait. Cela faisait deux
semaines qu’on m’avait retiré mon plâtre. J’aurais pu jouer. J’aurais pu…
J’aurais pu faire des tas de choses.
Mais il était trop tard. J’avais pris la décision de quitter l’équipe et je
ne pouvais pas revenir en arrière, même si le volley-ball me manquait.
Quand j’étais sur le terrain, je ne pensais à rien d’autre. Je ne fantasmais
pas sur Sebastian. Je ne m’inquiétais pas pour ma mère ni pour mon père
absent. Sur ce terrain, je me contentais de me concentrer sur le ballon.
Sur mon équipe.
— Je peux recommencer à jouer, murmurai-je.
Une secousse me traversa de part en part. Surprise, j’ouvris les yeux.
L’équipe s’était déplacée vers les gradins. Oui, je pouvais recommencer à
jouer. Tenter d’intégrer une équipe à la fac. Ce n’était pas gagné, mais je
pouvais essayer. Je pouvais…
Des bruits de pas me sortirent de mes pensées. Je resserrai ma prise
sur l’anse de mon sac et reculai pour regarder de qui il s’agissait.
Keith.
Je ne l’avais pas vu de la journée. Il était habillé comme pour se
rendre à une réception : pantalon noir et chemise blanche. Son sac de
sport pendait à l’une de ses épaules et il tenait ses crampons à la main.
Quand il m’aperçut, il ralentit.
— Salut, dit-il en jetant un coup d’œil à la porte derrière moi. Qu’est-
ce que tu fais ?
Comme je ne savais pas comment expliquer ma présence ici, je haussai
les épaules.
— Tu vas à l’entraînement ?
— Oui. (Il s’arrêta devant moi. Ses yeux étaient un peu rouges.)
J’avais rendez-vous avec mes parents et… les avocats. Ça a pris une
grande partie de l’après-midi.
Mon ventre se noua. Keith, lui, devait faire face à des conséquences
d’un tout autre ordre. Comment avais-je pu l’oublier ?
— Comment… Comment ça se passe ?
Il passa sa main libre dans ses cheveux.
— C’est… Ça s’annonce mal. Notre avocat a conseillé à mes parents
de plaider coupables. Tu sais, pour écoper d’une amende et de travaux
d’intérêt général, au lieu de se retrouver en prison. (Il prit une grande
inspiration et baissa la main.) Une plainte a été déposée, tu sais ?
Je hochai la tête. Je ne savais pas quoi lui dire.
— Je peux te poser une question ?
— Bien sûr, répondis-je.
Il serra les dents et détourna les yeux avant de reporter son attention
sur moi.
— Pourquoi est-ce que tu n’as pas porté plainte, toi aussi ? Tu as été
gravement blessée. Tu étais dans la voiture.
Comme je ne m’attendais pas à cette question, je cherchai mes mots.
— Je… Je ne pense pas que c’était la bonne chose à faire, répondis-je.
(Et je le pensais réellement. Je n’avais pas bu ce soir-là. En réalité, j’aurais
dû être poursuivie, moi aussi.) Je ne veux pas m’en mêler.
Il hocha la tête. Plusieurs secondes passèrent.
— Mes parents sont des gens bien. Ils nous ont laissés boire chez eux
parce qu’ils pensaient que ce serait plus sûr, qu’on ne prendrait pas le
volant… (J’avais conscience de tout cela.) Cody aurait pu rester à la
maison. Il savait qu’il pouvait dormir sur le canapé. Tout le monde
pouvait rester. On s’était mis d’accord. Amusez-vous, mais ne prenez pas
la voiture si vous avez bu. (Keith jura dans sa barbe.) Cody le savait.
Ma poitrine se serra. Ses parents n’étaient pas mauvais. Ils n’avaient
simplement pas envisagé toutes les conséquences possibles. C’étaient des
gens bien qui avaient pris la mauvaise décision d’autoriser les fêtes chez
eux.
— Je sais.
— J’ignore… J’ignore ce qui va se passer, maintenant. (Ses épaules
s’affaissèrent.) Ils vont perdre la ferme, les vergers… tout. (Il regarda
derrière moi et secoua la tête.) Je ne sais même pas pourquoi je vais à
l’entraînement. À quoi ça sert, putain ?
— Je suis désolée, lui dis-je tout à coup.
Une expression de surprise passa sur le visage de Keith, bientôt
remplacée par l’incrédulité. Ses lèvres bougèrent, comme s’il voulait dire
quelque chose, mais aucun son n’en sortit. C’est alors que je compris. Je
compris qu’il ne savait pas pourquoi je m’excusais et cette prise de
conscience me frappa de plein fouet avec la force d’un trente-six tonnes.
Keith était comme moi.
Il blâmait sa famille.
Il se blâmait, lui.
Il ne voyait pas l’intérêt de continuer de faire ce qui le passionnait
avant.
Il ressentait tout ça et en même temps, il voulait défendre sa famille.
Ce n’était pas juste, car Keith n’avait rien fait de mal. Il ne méritait pas ce
qui lui arrivait, mais il…
Il était comme moi.
C’était la première fois que je le remarquais. Abbi, elle, l’avait compris
depuis longtemps. Aveuglée par ma propre peine et mon propre sentiment
de culpabilité, je n’avais pas vu ce que traversait Keith. Je n’avais pas vu
ce que traversaient Abbi et Dary. Ou même Sebastian. J’avais occulté la
souffrance du lycée tout entier. Jusqu’à présent, je ne m’étais intéressée
qu’à ma petite personne.
Keith baissa la tête.
— Je… Je dois y aller, dit-il en me dépassant. À plus, Lena.
— Salut, murmurai-je.
Je le regardai s’éloigner et restai plantée là, longtemps après qu’il eut
disparu. Quand je repris ma route à travers le hall, des centaines de
pensées différentes me traversèrent l’esprit, mais une question sortit du
lot.
Étais-je quelqu’un de bien qui avait simplement pris une mauvaise
décision ?

Je faisais les cent pas sur mon balcon en attendant que Sebastian
rentre de l’entraînement. Après les cours, assise dans ma voiture, je lui
avais envoyé un message pour lui demander de passer. Il ne m’avait pas
répondu tout de suite. Mon cœur avait battu la chamade tout au long du
trajet du retour. Sebastian n’était pas revenu me voir depuis le soir de
notre dispute.
Il était un peu plus de 16 heures lorsqu’il m’avait répondu qu’il
viendrait. Depuis je respirais normalement, mais je n’avais jamais été
aussi nerveuse.
Refermant les pans de mon gilet sur ma poitrine, j’avançai vers le bout
du balcon et jetai un coup d’œil vers sa maison. Mon souffle se bloqua
dans ma gorge. Sa Jeep était garée dans l’allée. En relevant les yeux, je
me rendis compte que sa chambre était allumée. Quand était-il rentré ? Je
n’en avais pas la moindre idée. Les entraînements pouvaient durer des
heures.
Je regrettai tout à coup d’avoir mangé une assiette entière de
spaghettis. J’avais envie de vomir.
J’avais décidé de parler à Sebastian en premier parce que je le
connaissais depuis plus longtemps. Et aussi parce qu’il m’avait dit qu’il
m’aimait. J’avais sans doute tout gâché en l’insultant la dernière fois,
mais il méritait de connaître la vérité.
Abbi et Dary aussi.
Elles étaient les suivantes sur la liste.
Il fallait simplement que je survive à cette discussion.
Quand la lumière disparut de la chambre de Sebastian, je laissai
échapper un couinement de surprise. J’étais pétrifiée. Debout au sommet
de l’escalier qui menait au balcon, je regardai la porte de derrière s’ouvrir
et Sebastian sortir sur la terrasse en briques.
Malgré la distance et le manque de luminosité, je vis qu’il avait pris le
temps de prendre une douche. Ses cheveux mouillés étaient coiffés en
arrière et mettaient en valeur son visage taillé à la serpe. Il portait un bas
de jogging qui descendait très bas sur ses hanches et un tee-shirt à
manches longues.
Il était à tomber par terre. Pourquoi ne pouvait-il pas puer la
transpiration et être couvert de terre et d’herbes ?
Pas que cela aurait changé quoi que ce soit. Je l’aurais quand même
trouvé canon.
Sebastian traversa la terrasse en brique et releva la tête. L’espace d’un
instant, il se figea. Il s’était sans doute rendu compte que je l’observais
pendant tout ce temps.
Puis il longea le côté de la maison et passa le portillon. Les battements
de mon cœur s’emballèrent. Sebastian arriva alors dans mon jardin et
entreprit de gravir les marches.
Ce n’est qu’à ce moment que je retrouvai l’usage de mes jambes.
Les mains liées, je reculai. Son visage apparut en premier, et bientôt, il
se retrouva devant moi, me dominant de toute sa hauteur. Son regard
bleu était prudent, comme chaque fois qu’il me voyait depuis notre
dispute.
Il me regarda dans les yeux.
— Je suis là.
— On peut… aller à l’intérieur ? demandai-je.
Sebastian examina la porte. Il hésitait et cela faisait mal, parce qu’il
n’avait jamais hésité à venir chez moi. Au bout d’un moment, il accepta.
J’ouvris la porte et le laissai entrer avant qu’il change d’avis. J’allai
ensuite m’asseoir au bord du lit. Sebastian, lui, s’installa sur ma chaise de
bureau.
— Keith m’a dit qu’il t’avait vue avant l’entraînement, dit-il.
— On… On a discuté cinq minutes.
Sebastian attendit que je développe. Comme je n’en fis rien, je le vis
se renfermer. La gorge sèche, je me dépêchai de dire la première chose
qui me passa par la tête… et qui se révéla être la chose la plus ridicule du
monde.
— Comment ça va, avec Skylar ?
Il resta un instant silencieux.
— C’est pour ça que tu m’as demandé de venir ? Pour parler d’elle ?
— Non, répondis-je aussitôt. Oublie ce que je viens de dire. Je ne sais
même pas pourquoi je t’ai posé la question.
— Ça m’aurait étonné, marmonna-t-il.
Je tressaillis.
— J’ai quelque chose à te dire. Mais d’abord, il faut que je te demande
pardon pour ce que je t’ai dit, euh, la dernière fois que tu es venu ici. Ce
n’était pas bien de ma part.
— Non, répondit-il. En effet.
Je grimaçai, mais continuai.
— Je savais parfaitement que ce qu’on faisait… que tu ne voulais pas
simplement coucher avec moi. (Le rouge me monta aux joues.) Et je sais
que tes amis te manquent autant qu’à moi. Je n’aurais jamais dû insinuer
le contraire.
Sebastian ne répondit pas. Je relevai les yeux vers lui. Il me
dévisageait avec intensité, la tête penchée sur le côté. Ce n’est qu’à ce
moment qu’il prit la parole.
— Il t’a fallu un mois pour t’excuser ?
— J’aurais dû le faire plus tôt. J’en avais envie, mais… (Je déglutis
péniblement.) Je n’ai pas de raison valable. La seule chose que je peux te
dire, c’est que j’ai fait un gros travail sur moi-même avec le Dr Perry. Il
faut que tu saches la vérité. Je ne sais pas comment tu vas réagir. Peut-
être que tu partiras et que tu ne voudras plus jamais m’adresser la parole.
Peut-être que tu vas me haïr. (Les larmes me montèrent aux yeux.) Mais
je dois t’avouer quelque chose.
L’expression de Sebastian changea imperceptiblement, mais je le
connaissais tellement bien que je m’en aperçus. C’était comme si les murs
qu’il avait élevés autour de lui étaient soudain tombés. Il se pencha en
avant, les avant-bras posés sur ses genoux.
— Je ne pourrai jamais te haïr, Lena.
La tendresse brutale de ses paroles me brisa le cœur en mille
morceaux. Il ne se doutait de rien. Quoi qu’il dise, il risquait de me
détester. C’était la vérité. Malgré tout, je pris une grande inspiration pour
me calmer et lui avouai :
— Lorsque je suis montée dans la même voiture que Cody, je… Je
n’étais pas ivre. J’aurais pu l’empêcher de conduire. Je ne l’ai pas fait.
CHAPITRE 27

Sebastian n’eut aucune réaction. Pendant un long moment, il resta


immobile, à m’observer, puis, sans me quitter des yeux, il déclara :
— Ce qui s’est passé ce soir-là n’était pas ta faute, Lena.
— Si, en partie, lui dis-je en reprenant les mots du Dr Perry. C’est
pour ça que je n’en ai parlé à personne. J’aurais pu arrêter Cody. J’aurais
dû le faire, mais je ne l’ai pas fait.
Il se redressa et je vis sa mâchoire se crisper. Le silence pesant qui
s’ensuivit mit mes nerfs à rude épreuve.
— Dis-moi tout ce que tu as sur le cœur, Lena.
Mes lèvres bougèrent, mais aucun son ne s’en échappa. Il me fallut
plusieurs essais avant de trouver les bons mots. J’avais besoin de suivre la
méthode que m’avait inculquée le Dr Perry : commencer du début et
revivre la scène, même si c’était difficile.
— Après notre… Après notre discussion, pendant la fête, je suis allée
m’asseoir avec Abbi et Keith. Ils parlaient fort. Je ne me souviens plus de
quoi. On aurait dit qu’ils se disputaient et flirtaient en même temps. Je
suis restée un peu avec eux, mais je n’ai rien bu. À part de l’eau et, je
crois… non, j’en suis sûre. J’ai bu un Coca. Il commençait à se faire tard.
J’avais envie de rentrer.
Ce soir-là, assise à côté d’Abbi, je ne pensais qu’à Sebastian, qui avait
disparu avec Skylar, sans me douter un seul instant que, quelques heures
plus tard, rien de tout cela n’aurait la moindre importance.
Je pris une grande goulée d’air et évitai son regard. Il savait
parfaitement pourquoi je n’étais pas allée le chercher, comme je l’avais
pourtant promis.
— Megan voulait rentrer, elle aussi. Elle avait faim. Elle voulait des
nuggets. Je ne me rappelle pas pourquoi Cody s’est joint à nous. Je suis
sortie avec Megan et Chris… et Cody était avec nous. Chris était bourré.
Quelqu’un nous a dit qu’il avait commencé à boire en début d’après-midi
et lui-même nous a avoué qu’il se sentait trop fatigué pour conduire. Cody
a pris ses clés. Au départ, il avait l’air bien. Je te le jure. Mais après, je me
souviens de l’avoir vu tendre la main vers la poignée de la porte et la
manquer.
Je fermais les yeux, résolue à continuer malgré la douleur.
— Je lui ai demandé s’il se sentait capable de conduire et il a répondu
oui. Ma question l’a agacé. Je n’avais pas envie de monter dans la voiture.
L’instinct, je suppose. Je suis restée debout à côté, jusqu’à ce que Chris me
dise de m’asseoir et que Megan me pousse à l’intérieur. Phillip plaisantait,
comme d’habitude, et Cody m’a dit qu’il n’avait bu qu’un verre, mais je
savais… Je savais que ce n’était pas vrai. Mais il m’a dit qu’il allait bien et
je… je ne voulais pas être cette fille, tu sais ? Celle qui prend la tête à tout
le monde pour rien.
Les larmes me brûlaient les yeux.
— En cédant, je suis quand même devenue quelqu’un que je ne
voulais pas être. J’aurais dû essayer de l’arrêter. Je savais qu’il avait bu
plus d’un verre. Il avait les joues rouges. Je n’aurais pas dû monter dans
cette voiture, parce qu’il n’aurait jamais dû prendre le volant et…
Seigneur. Tout s’est passé si vite. Je venais d’envoyer un message à Dary
et j’étais en train d’écrire à Abbi pour lui dire que j’étais partie. La radio
était allumée. Je me souviens de l’air qui s’engouffrait par les fenêtres. Je
me rappelle m’être dit qu’on roulait vite, puis j’ai entendu Cody crier et
Megan hurler. Et… voilà. (J’exhalai en tremblant.) Tu vois ? J’aurais pu
faire quelque chose. L’arrêter. Rester chez Keith. Prendre le volant. Mais
j’ai pris la mauvaise décision. Je suis…
Je ne savais pas que dire de plus.
J’avais terminé. Si j’avais pu, je me serais cachée sous mon lit, mais
j’en étais incapable. Au lieu de quoi je restai immobile et attendis que
Sebastian me fasse part de sa colère et de sa déception. Je savais qu’en lui
avouant la vérité je devrais affronter sa réaction. C’était tout le but de
l’exercice.
Lentement, j’ouvris les yeux et regardai Sebastian.
Son visage était très pâle et fermé. Ses mains, posées sur ses genoux,
étaient crispées.
— Tu… Tu te souviens de l’accident ?
Je hochai la tête.
— De tout jusqu’à ce que je perde conscience. J’ai reçu un coup à la
tête, mais je me rappelle que la voiture a heurté un arbre. Je me souviens
des tonneaux… Je n’ai jamais été aussi terrifiée de toute ma vie. J’ai
cru…
Je m’interrompis. Sebastian savait très bien ce que j’avais cru.
J’avais cru que ma dernière heure était arrivée.
— Mon Dieu. (Il ferma les yeux, avant de dire :) Je le savais.
— Quoi ? soufflai-je.
Il se pencha de nouveau en avant. La chaise grinça sous son poids.
— Je savais que tu n’avais pas bu, ce soir-là.
— Je ne comprends pas.
Il enleva les mains de ses genoux.
— Je crois que je ne t’ai vue bourrée qu’une seule fois et ce n’était pas
à une fête. Megan t’avait mise au défi de boire la bouteille de vin que ta
mère avait oublié de ranger. Tu étais tellement ivre que tu n’arrivais pas à
monter l’escalier. Megan est venue me chercher pour te porter jusqu’à ton
lit.
Un sourire triste étira mes lèvres. Ah, Megan… J’avais oublié la nuit
d’horreur qu’elle m’avait fait passer à cause de cette bouteille.
— J’ai été très malade.
— M’en parle pas. (Il releva la tête, lui aussi souriait tristement.) Dès
qu’on est arrivés dans ta chambre, j’ai dû te porter jusqu’à la salle de
bains, où tu t’es transformée en volcan cracheur de vomi.
Seigneur.
Sebastian m’aidait à me tenir droite, un bras autour de ma taille,
pendant que Megan me tenait les cheveux. Cela s’était produit deux ans
plus tôt.
Cela avait été également la seule fois où j’avais vraiment bu.
Je ne sais pas pourquoi, mais je ne croyais pas que Sebastian s’en
souvenait.
— Je sais que tu ne bois jamais plus de quelques gorgées. Et, à moins
que tu n’aies décidé de faire une exception ce soir-là, il était clair que tu
étais sobre, me dit-il.
— Si je comprends bien… (Sonnée, je m’humectai les lèvres.) Tu te
doutais depuis le début que j’étais montée dans cette voiture alors que je
n’avais pas bu ?
Sebastian hocha la tête.
— J’ignorais que tu te souvenais de l’accident. Au début, tu prétendais
le contraire et comme tu ne voulais pas en discuter, je me suis dit que tu
n’avais pas encore totalement recouvré la mémoire. Mais maintenant que
je sais que tu te souviens de tout… ? Mon Dieu…
Je n’arrivais pas y croire.
Il me regarda dans les yeux.
— Je serais monté dans cette voiture, moi aussi.
— Quoi ? soufflai-je en sursautant.
Je voulus me lever, mais mes jambes refusèrent de me soutenir.
— J’aurais sans doute fait la même chose, dit-il. Non, il n’y a pas de
doute. Je suis persuadé que j’aurais fait la même chose. J’aurais pris la
réponse de Cody pour argent comptant et je serais monté dans cette
voiture, comme toi. Je ne sais même pas si j’aurais hésité aussi longtemps.
— Arrête. On sait tous les deux que tu ne l’aurais pas fait. Tu aurais
arrêté Cody. Tu…
— J’ai bu, ce soir-là. Pourtant, j’avais l’intention de te raccompagner,
m’interrompit-il en se laissant tomber en arrière, sur la chaise. Je te l’ai
déjà dit. J’aurais très bien pu être à la place de Cody. J’en ai conscience.
Boire deux ou trois bières et penser que je peux conduire quand même. Je
l’ai fait bien trop souvent.
Je voulais lui dire que ce n’était pas la même chose, mais ça l’était.
J’en restai sans voix. Je m’attendais à ce qu’il soit furieux et déçu par mon
comportement, mais aucun de ces sentiments ne se lisait sur son visage.
Ils ne transparaissaient pas non plus dans ses paroles ni dans ses actes.
Tout à coup, il se leva et vint s’asseoir sur le lit, à côté de moi. Il ne dit
rien. À cet instant, les mots étaient inutiles.
Tandis qu’il me dévisageait, je pris conscience que pendant tout ce
temps, il connaissait la vérité. Il savait que j’avais fait le mauvais choix,
mais il était assez lucide pour admettre qu’il s’était retrouvé dans des
situations similaires et avait fait les mêmes erreurs. La seule différence,
comme l’avait dit le Dr Perry, était qu’il avait eu de la chance. Il n’avait
jamais eu à payer pour les conséquences de ses actes.
Cela ne le rendait pas innocent pour autant.
Et moi non plus.
Toutefois il ne me jugeait pas. Et ne l’avait jamais fait. Pendant tout ce
temps, j’avais eu peur de sa réaction quand il apprendrait la vérité, alors
qu’il savait déjà. Il savait mais n’en avait pas moins été présent pour moi.
Il savait et m’avait quand même dit qu’il m’aimait.
Mes épaules se détendirent petit à petit.
— Tu ne me détestes pas ? Tu n’es pas écœuré ni dég…
— Arrête. Je ne pourrais jamais penser ce genre de choses, Lena. Pas
de toi.
Une vague de soulagement m’envahit. La douleur cruelle que je
ressentais commençait à retirer ses griffes de mon cœur. Je repris d’une
voix fêlée :
— Pourquoi ? Moi, je me dégoûte. Je me déteste.
— Tu as commis une erreur, Lena. (Il se pencha vers moi.) Voilà ce
qui s’est passé. Tu ne les as pas tués. Tu as commis une erreur.
Une erreur qui avait coûté la vie à quatre personnes.
Je frissonnai et essuyai mes larmes. J’en avais assez de pleurer.
— Lena, murmura-t-il d’une voix rauque. Viens ici.
Sebastian tendit la main vers moi.
Je bougeai sans même y penser. Mes doigts s’enroulèrent autour des
siens et il m’attira à lui, jusqu’à ce que je me retrouve assise sur ses
genoux, une jambe de chaque côté des siennes et les bras autour de sa
taille.
Puis il prit mon visage entre ses mains et, sans un mot, il déposa un
baiser sur ma joue. Il embrassa chaque larme qui tombait.
Soudain je m’effondrai. Je m’autorisai à ressentir toute la peine que je
refoulais jusque-là.
Sebastian grogna et guida ma tête contre son torse. En quelques
secondes, mes larmes imbibèrent son tee-shirt. Il passa ses bras autour de
moi et m’étreignit. Il me serra fort contre lui pendant que je pleurais. Pour
Megan. Pour les garçons. Pour Abbi et Dary. Et pour moi.

Nous étions allongés sur le lit, l’un en face de l’autre. Seuls quelques
centimètres nous séparaient. Il était tard, après minuit, et le matin
arriverait bien assez tôt, mais nous ne dormions pas. Quand mes sanglots
s’étaient calmés, nous avions continué à chuchoter. Je lui avais confié
mon sentiment de culpabilité, mon envie de revenir en arrière et de faire
un choix différent. Je lui parlai des cauchemars et lui avouai que ma mère
était au courant, qu’elle était déçue même si elle ne me le disait pas.
J’admis que je regrettais d’avoir arrêté le volley-ball. Je lui racontai ma
conversation avec Keith et mon épiphanie. Je lui parlai même d’Abbi.
Sebastian m’écouta attentivement.
— Tu vas leur parler ? me demanda-t-il. À Abbi et Dary ?
— Il le faut. (J’avais les bras croisés sur ma poitrine.) Ce ne sera pas
facile, mais il faut que je le fasse. (Je repliai les jambes.) Abbi t’a dit quoi
que ce soit, par rapport à l’accident ?
— Non. Rien de plus que les autres. Rien à ton sujet, en tout cas. (Il
glissa un peu plus vers moi.) Abbi s’est beaucoup rapprochée de Keith. Je
crois qu’elle l’aide à surmonter l’épreuve qu’il traverse. (Il tendit la main
vers moi et attrapa une mèche de cheveux tombée sur ma joue.) Ce qu’il
vit est complètement différent de ta situation. Personne ne rejette la faute
sur toi ou ta famille. Personne n’est au courant de ce que tu viens de me
dire, et même si c’était le cas, ils accepteraient que tu aies fait une erreur.
Une erreur mortelle.
— Mais Keith… Tout le monde sait que ce sont ses parents qui nous
ont fourni l’alcool. Ils étaient les adultes dans l’histoire. À cause de ça, sa
famille est en train de se déchirer, m’expliqua calmement Sebastian.
Personne ne s’en est pris directement à Keith, mais il ne va pas bien. Lui,
par contre, il laisse ses amis l’aider. Je ne veux pas être méchant, mais…
— Ce n’est pas mon cas, terminai-je à sa place.
Je me sentais mal. Je n’avais même pas pensé à ce que Keith vivait de
son côté.
Sebastian laissa courir un doigt le long de ma pommette. Je relevai les
yeux vers lui. Quelque chose, je n’aurais su dire quoi, avait changé entre
nous. Ce changement était presque palpable. Je pense qu’il avait eu lieu
lorsqu’il avait embrassé mes larmes et m’avait serrée contre lui pendant
que je sanglotais.
— Tu ne comptes vraiment pas aller au bal d’automne ce week-end ?
me demanda-t-il.
Le sujet me fit penser à Skylar.
— Et toi ?
— Je suis censé y aller avec des potes.
— Pas Skylar ?
Il haussa un sourcil.
— Pas du tout. (Il rit.) Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Je sentis mon visage s’empourprer.
— Vous parlez beaucoup en ce moment, c’est tout.
— On a toujours parlé, répondit-il d’un air amusé. Si tu veux tout
savoir, elle y va avec un mec d’un autre lycée.
— C’est vrai ? m’exclamai-je, surprise. Pourtant, on m’a dit que vous
discutiez du bal.
— On en a discuté, oui, mais on n’a jamais dit qu’on irait ensemble.
(Son regard se fit sérieux.) Elle sait que je ne reviendrai jamais vers elle.
Tu devrais le savoir, toi aussi. Ce n’est pas parce que les choses… ne se
sont pas déroulées comme je le désirais que je vais me jeter sur une autre
fille.
C’était ma faute si les choses ne s’étaient pas déroulées comme il le
désirait. Je le savais.
Sebastian me caressa la joue.
— Il y a toujours le bal de promo.
J’aimais la façon dont il avait prononcé cette phrase.
— Oui, le bal de promo.
Il resta silencieux un instant avant de reprendre la parole.
— Merci pour ce soir.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi est-ce que tu me remercies ?
— Parce que. (Sa main glissa jusqu’à mon épaule, qu’il serra.) Tu
portais ce fardeau toute seule, mais maintenant, c’est terminé. Tu as osé
m’en parler. Tu vas en parler à Abbi et Dary. Tu n’es plus seule.
Un sourire fatigué étira mes lèvres.
— Ce n’est pas moi qui devrais te remercier, dans ce cas ?
— Non. Je n’ai rien fait. Je me suis contenté d’écouter.
Et c’était la chose la plus extraordinaire qui soit.
— Tu as fait tout le travail, ajouta-t-il.
Dans un sens, Sebastian avait raison. Il m’avait fallu beaucoup de
travail pour arriver jusqu’ici.
Mon sourire s’élargit. Parler à Sebastian ce soir avait été un grand pas
en avant. Désormais, j’avais un choix à faire : laisser mon sentiment de
culpabilité me détruire ou apprendre à vivre avec.
Et je comptais bien prendre la bonne décision.
CHAPITRE 28

Le mercredi suivant, le Dr Perry était tellement content de mes


progrès qu’il me confia une mission. Deux, en fait, à ajouter à la
discussion que je devais avoir avec Abbi et Dary.
— Il y a deux choses que j’aimerais que tu fasses, me dit-il. Elles
t’aideront à faire ton deuil. La première sera de t’autoriser à ressentir la
souffrance que la mort de tes amis te cause un jour par semaine.
Je fronçai les sourcils.
— Une journée entière ?
— Non, sauf si tu en éprouves le besoin, expliqua-t-il. Tu peux y
consacrer une ou plusieurs heures par jour. Le plus important, c’est que tu
prennes le temps de te souvenir de tes amis. Regarde de vieilles photos,
visite leurs réseaux sociaux s’ils sont encore en ligne, écris à leur propos.
Je veux que tu penses à eux, que tu te rappelles, mais surtout que tu ne
bloques pas ce que tu ressens. Tu crois que tu en es capable ?
Peut-être. Ce serait difficile de regarder leurs photos et leurs derniers
posts, mais je pouvais le faire.
— Faire son deuil n’est pas facile. Ce le sera encore moins pour toi,
parce que tu ressens de la culpabilité par rapport à l’accident. Et il n’est
jamais aisé d’accepter la mort de personnes qui sont responsables de leur
propre décès. (Il posa les bras sur la table.) Je travaille parfois avec des
personnes qui ont perdu un proche suite à une overdose. Ces gens sont en
colère, ils doutent. Comme tu dois sans doute le faire. Mais, au bout du
compte, la seule chose qui importe, c’est que ces garçons et cette fille
étaient tes amis. Ils occupaient une grande place dans ta vie. Tu as le droit
d’être triste.
Je hochai lentement la tête.
— Je peux le faire.
— Quel jour ? me demanda-t-il aussitôt.
— Euh… fis-je en fronçant le nez. Le dimanche soir ?
Cela ne changerait pas grand-chose : c’était déjà le moment le plus
déprimant de la semaine.
— Parfait. La deuxième chose est une promesse que j’aimerais que tu
me fasses.
Je haussai un sourcil.
— Je voudrais que tu me promettes de te rendre sur leurs tombes
avant la fin de l’année.
À cette idée, mon ventre se serra.
Une lueur de compassion brilla dans ses yeux.
— Je sais. À l’instant où tu verras leurs tombes, cela voudra dire qu’ils
sont vraiment morts. Justement. Je pense que, pour toi, c’est un passage
obligé. Tu n’as pas pu assister aux funérailles. Te rendre sur leurs
sépultures t’aidera à faire ton deuil et plus encore.
La poitrine oppressée, je hochai la tête.
— Je le ferai.
Il fallait que je le fasse.
Parce que j’avais pris la décision de ne pas laisser les choix que j’avais
faits le 19 août dernier déterminer le cours de ma vie future.

J’avais encore l’estomac retourné lorsque j’arrivai à la cantine, mais je


me fis de mon mieux pour avaler ce qui était censé être des lasagnes. En
réalité, cela ressemblait à une bouillie de steak recouverte de fromage.
Sebastian avait repris sa place auprès de moi. Toutefois, il me tournait le
dos. Il semblait en pleine conversation avec l’un des autres garçons à
propos de la meilleure boisson énergétique ou un truc dans le genre. Keith
les écoutait.
C’était le moment idéal.
— Euh, je me demandais si vous vouliez aller manger un morceau,
après les cours… ? demandai-je à Abbi et Dary.
J’étais tellement nerveuse qu’on aurait dit que je leur proposais un
rendez-vous galant.
Le regard de Dary s’illumina aussitôt derrière ses lunettes.
— Avec plaisir ! (Elle jeta un coup d’œil à Abbi.) Je n’ai rien de prévu.
— Je ne sais pas. (Abbi était en train de disséquer ses lasagnes avec sa
fourchette.) Je ne pense pas que j’aurai faim.
Les épaules de Dary s’affaissèrent.
Je m’étais préparée à cette réponse.
— On pourrait aller boire un smoothie, suggérai-je, sachant qu’Abbi
ne disait jamais non à un smoothie bien frais. On n’est pas obligées d’aller
dans un restaurant.
Le visage d’Abbi ne laissait rien paraître. Elle releva les yeux vers moi.
Les lèvres tremblantes, je me penchai en avant pour murmurer.
— S’il te plaît. Il faut absolument que je vous parle.
Ses traits se détendirent. Je retins ma respiration. J’étais persuadée
qu’elle allait refuser, mais elle accepta.
— D’accord.
Une vague de soulagement m’envahit et manqua me faire tomber de
ma chaise. Dary, elle, se mit à taper dans ses mains comme une otarie
surexcitée.
— Merci, murmurai-je.
Abbi ne répondit pas, mais elle hocha la tête et c’était un début.
C’était suffisant.

Smoothies à la main, on s’assit à une table au fond du petit bar. Abbi


s’installa en face de Dary et moi. J’avais choisi un « classique », un
smoothie à la fraise. Dary avait pris une boisson plus originale, avec du
beurre de cacahuète à l’intérieur. Abbi, elle, s’était contentée d’un
smoothie à la mangue.
Si Megan avait été avec nous, elle n’aurait pas commandé à boire. Elle
aurait mangé une pita fourrée en nous assurant qu’elle prenait
simplement sa dose quotidienne de protéines.
Dary n’avait pas cessé de parler jusqu’à ce qu’on s’assoie. Dès qu’elle
se tut, Abbi prit la parole.
— Alors, pourquoi tu voulais qu’on vienne ici ?
Je me figeai à mi-chemin de ma paille.
— J’ai besoin d’une raison ?
— Non, répondit Dary en même temps qu’Abbi disait oui.
Abbi s’expliqua.
— Ça fait des mois que tu ne veux rien avoir à faire avec nous. Il y a
forcément une raison.
— Ce n’est pas tout à fait vrai, lui fit gentiment remarquer Dary.
— Pour toi, peut-être, mais moi, je ne la vois presque jamais, rétorqua
Abbi avant d’avaler une gorgée de smoothie.
— OK. (Je levai la main pour les interrompre.) Je l’ai mérité. Je n’ai
pas été une très bonne amie, ces deux derniers mois. J’en ai conscience.
C’est pour ça que je voulais qu’on discute aujourd’hui. J’aimerais…
J’aimerais vous parler de l’accident. De ce qui s’est passé ce soir-là.
Dary posa les bras sur la table.
— Tu n’es pas obligée. (Quand elle se tourna vers moi, ses yeux
étaient brillants de larmes.) Tu n’es pas obligée de faire ça.
— Si. (Je croisai le regard d’Abbi.) Il faut que je vous dise la vérité.
Alors, c’est ce que je fis.
Je leur répétai ce que j’avais raconté à Sebastian. Cette fois, ce fut plus
facile et moins douloureux, car c’était déjà la troisième fois que je me
racontais cette nuit. En revanche, j’avais du mal à regarder Abbi ou Dary
dans les yeux. Je m’y forçai, car je savais qu’Abbi connaissait la vérité et
que Dary s’en doutait sûrement. Je remplis le silence amer qui nous
séparait et étalai ma vérité sur la table entre nous, en espérant qu’elles
comprendraient mon comportement depuis l’accident. Malgré tout, je ne
m’attendais pas à ce qu’elles me pardonnent.
Pendant que je parlais, Dary releva ses lunettes et se prit la tête entre
les mains. Je sentais ses épaules trembler contre moi. Poursuivre mon
récit alors que je savais qu’il la bouleversait était aussi agréable
que marcher sur du bris de verre chauffé à blanc.
— J’ai entamé un travail sur moi-même et je continue à le faire,
terminai-je, vidée de toute énergie. J’ai conscience qu’apprendre à gérer
mon sentiment de culpabilité n’est pas une bonne raison pour vous avoir
mises de côté. Je ne m’attends pas à ce que… à ce que vous me
pardonniez. J’avais simplement besoin d’être honnête avec vous.
Abbi ne me regardait pas. Elle avait détourné les yeux quand j’étais
arrivée à la partie où j’avais demandé à Cody s’il se sentait bien. Les
lèvres pincées, elle jouait avec sa paille.
Ma gorge me brûlait.
— Je suis tellement désolée. C’est tout ce que je peux dire. Je sais que
ça ne change rien et que ça ne les fera pas revenir, mais je suis vraiment
désolée.
Dary baissa les mains. Ses yeux brillaient.
— Je ne sais pas quoi dire.
— Tu n’as pas à dire quoi que ce soit, répondis-je, tremblante.
Elle s’essuya les joues.
— Je m’en doutais, tu sais. Je sais que tu ne bois jamais beaucoup et
je me suis demandé pourquoi tu n’avais pas pris le volant, mais je… C’est
affreux de se retrouver dans ce genre de situation. Tu veux faire ce qui est
juste et en même temps, tu n’as pas envie d’agacer tout le monde.
Abbi resta silencieuse.
— J’aurais dû faire le bon choix, lui dis-je.
Dary souffla. On aurait dit qu’un frisson lui avait parcouru le corps.
— Oui. Tu aurais dû.
Je m’adossai à la banquette et posai les mains sur mes genoux. Que
pouvais-je dire de plus ? De plus que la vérité ? En engageant cette
conversation, je savais que je pouvais perdre l’amitié de Dary, comme
j’avais déjà perdu celle d’Abbi.
Au bout d’un moment, Abbi prit la parole.
— Tu as… fait une erreur. Une énorme erreur, dit-elle sans lever les
yeux de sa boisson jaune vif. Mais c’est tout. Tu as juste fait une erreur.
Ma respiration se bloqua dans ma gorge. Je n’aurais pas pu décrire ce
que je ressentais. Ce n’était pas l’absolution qu’on m’offrait, mais c’était
tout aussi puissant.
Dary se tourna vers moi. Ses joues étaient humides. Pendant un long
moment, elle ne dit rien, puis elle posa la tête contre mon épaule. Un
tremblement me parcourut.
— Bon, reprit-elle d’une voix rauque. OK. Maintenant, j’ai envie de
frites. Le problème, c’est qu’ils n’en vendent pas, ici.
Un rire brisé m’échappa.
— Oui, des frites. Ce serait parfait.
Abbi secoua la tête, faisant voler ses deux nattes.
— Tu viens de boire un smoothie entier, et maintenant, tu veux des
frites ?
— J’ai besoin de sel. De tonnes de sel.
Abbi leva les yeux au ciel.
— Tu sais, dit Dary en relevant la tête de mon épaule. Je t’aime
toujours. Je voulais que tu le saches.
Les larmes me montèrent aux yeux, mais je les repoussai. Comme je
ne me sentais pas capable de parler, je hochai la tête.
Puis le sujet de conversation changea. Quand on sortit du bar à
smoothie, tout semblait être rentré dans l’ordre. Ou presque.
Toutefois, avant d’aller manger des frites, il fallait encore que je parle
à Abbi seule à seule.
Je m’arrêtai devant ma voiture.
— Abbi, attends une minute.
Après avoir fait signe à Dary, elle se retourna pour me faire face. Les
murs qu’elle avait élevés autour d’elle étaient retombés. Du moins,
certains d’entre eux.
— Je sais que les choses sont encore un peu bizarres entre nous, mais
je voulais te demander des nouvelles de tes parents. Comment ça va, entre
eux ?
Quand Abbi ouvrit la bouche, je me préparai à ce qu’elle m’assène une
remarque mordante, mais ce ne fut pas le cas.
— Maman a arrêté de « travailler tard », dit-elle en mimant des
guillemets. Et ils ne se disputent plus autant qu’avant. Je ne sais pas si
elle a avoué la vérité à mon père, mais apparemment, ils essaient de
sauver leur couple.
Je m’adossai à ma voiture.
— C’est une bonne chose, non ?
— Oui, je pense. En tout cas, on n’a plus à les écouter essayer de
s’entre-tuer.
Elle repoussa l’une de ses nattes derrière son épaule.
— Je suis contente de l’entendre. Vraiment.
Elle acquiesça avant de prendre une grande inspiration.
— Il faut que je te dise quelque chose, d’accord ?
Je me crispai.
— D’accord.
— Je suis désolée pour ce que je t’ai dit à propos de Chris. J’ai
prétendu que cela n’avait rien à voir de monter dans sa voiture alors que
lui aussi avait bu, mais je sais que la situation était exactement la même…
J’ai eu de la chance, c’est tout. (Elle déglutit bruyamment.) Je m’excuse
de t’avoir dit ça. Je n’aurais pas dû.
Je fermai brièvement les yeux.
— Ce n’est pas grave.
Cela n’avait plus la moindre importance.
— Je ne t’en voulais pas parce que tu étais montée dans cette voiture.
Enfin, si, j’étais en colère. Je pense que tout le monde l’aurait été, au
début. Mais ce qui m’a vraiment mise en rogne, c’est que tu m’aies
empêchée de t’aider. Tu t’es complètement renfermée sur toi-même.
— Je sais, murmurai-je. C’est vrai.
— Tu te rends compte de ce qu’on a pu ressentir ? Je ne savais pas
quoi faire. Tu ne t’es confiée à personne. C’est pour ça que j’étais énervée.
J’ai perdu Megan et j’avais l’impression de t’avoir perdue, toi aussi.
— Je suis désolée. Ce n’était pas conscient de ma part. Je…
— Je comprends. Tu n’étais pas toi-même. J’aurais dû faire la même
chose que Dary : te laisser du temps. De l’espace. (Elle baissa la tête.)
Excuse-moi de ne pas l’avoir fait.
— Tu n’as pas à t’excuser. (Je fis un pas vers elle.) Je ne veux plus
entendre la moindre excuse. J’aimerais juste que… les choses
redeviennent comme avant.
— Moi aussi.
Alors, Abbi me prit dans ses bras. C’était une étreinte rapide, à
l’opposé de celles dont nous avions l’habitude, mais c’était mieux que
rien. C’était un début. Elle recula.
— Il faut que j’y aille, mais je t’enverrai un message tout à l’heure. Tu
répondras, pas vrai ?
— Bien sûr.
Abbi me sourit avant de s’éloigner. J’avais envie de pleurer, mais pour
une raison complètement différente, cette fois.
Tellement différente.

Mercredi soir, Sebastian était assis sur mon lit pendant que je lui
racontais mon après-midi avec Abbi et Dary. Je lui parlai ensuite des deux
choses que le Dr Perry m’avait demandé de faire.
— Ça a été une longue semaine pour toi, me dit-il quand j’eus
terminé.
J’étais assise à côté de lui, les jambes croisées, un coussin sur les
genoux.
— Très.
— Comment tu te sens, maintenant que tu as parlé à Abbi et Dary ?
Je haussai les épaules et serrai le coussin plus fort contre moi.
— Mieux. Rassurée. Au moins, elles sont au courant. Je sais que ça ne
change rien et qu’elles sont déçues, mais il n’y a plus aucun secret entre
nous. Alors, oui, c’est un soulagement.
— Je comprends ce que tu veux dire. (Il pencha la tête sur le côté.)
Parfois, dire la vérité est plus important que la peur de décevoir l’autre.
(Quand il donna un petit coup dans le coussin, un léger sourire étira ses
lèvres.) Tu sais, le soir de notre dispute, tu avais raison sur un point.
Je haussai les sourcils.
— Je pensais pourtant avoir eu tort sur toute la ligne.
— Non. Pas sur toute la ligne. (Il attrapa le coussin posé sur mes
genoux et le plaça derrière lui.) Tu avais raison : je n’avais pas parlé à
mon père à propos du foot.
Oh. Mince. J’avais complètement oublié que je lui avais lancé cela au
visage. Je l’avais sans doute occulté.
— J’ai parlé à mon père.
Je sursautai.
— C’est vrai ?
— Oui, me répondit-il, les yeux mi-clos. Ça ne s’est pas très bien
passé.
Je me mis à genoux et me rapprochai de lui.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Raconte-moi tout !
Un léger sourire apparut sur ses lèvres lorsque je me laissai tomber
devant lui.
— Je lui ai tout avoué il y a deux semaines. Il n’y a pas grand-chose à
dire. J’ai juste été franc avec lui.
— Et tu ne m’en parles que maintenant ? m’exclamai-je en lui
donnant une tape sur le bras. Sebastian !
— Hé, fit-il en m’attrapant la main. (Il riait.) On n’était pas vraiment
en bons termes, je te rappelle. Et puis tu avais d’autres chats à fouetter.
— C’est vrai.
Malgré tout, je me sentais coupable de ne pas avoir été présente pour
lui. Je ne pouvais pas revenir en arrière. La seule chose que je pouvais
faire, c’était être là pour lui à partir de maintenant.
— Comment il a réagi ?
— Il a pété un câble. Il m’a dit que je n’étais pas moi-même, que je
réagissais comme ça à cause de l’accident. Je lui ai répondu la vérité, que
le football ne m’intéressait plus. (Il posa nos mains jointes sur son genou.)
Je lui ai expliqué que c’était ce que je ressentais depuis un certain temps.
— Waouh.
— Il ne m’a pas parlé pendant une semaine. (Quand je grimaçai,
Sebastian s’esclaffa.) Mais je crois qu’il essaie d’accepter ma décision. Il a
recommencé à m’adresser la parole. Ma mère est sans doute derrière tout
ça.
Je lui serrai la main.
— C’est génial.
— Oui, murmura-t-il en se mordant la lèvre inférieure. Il n’a pas l’air
de déprimer. Alors c’est bien.
Tout sourire, je lui demandai :
— Bon, maintenant que tu ne joueras officiellement pas au foot à la
fac, quelle université vas-tu choisir ?
— Mon Dieu, j’ai tellement plus de choix, maintenant ! dit-il en
regardant la mappemonde derrière moi. Je ne sais pas… Je vais peut-être
étudier en collège communautaire pendant un an ou envoyer mon dossier
à l’Institut polytechnique de Virginie ou… (Ses yeux bleus croisèrent les
miens.) L’université de Virginie, tout court. (Il rougit pendant que je le
dévisageai, bouche bée.) Ou ailleurs. Qui sait ? J’ai encore le temps de me
décider. Bref, dit-il en s’allongeant sur le lit. (Il tira sur ma main.) Tu veux
regarder un film ?
J’observai son profil un instant avant de hocher la tête.
— Comme tu veux.
Son sourire contagieux me réchauffa de l’intérieur. Il m’attira à lui de
façon à ce que je m’allonge contre son flanc. Je tendis la main vers la
télécommande, qui se trouvait sur la table de chevet, et la lui tendis.
Sebastian alluma la télévision et fit défiler les chaînes.
— Sebastian, soufflai-je.
Il tourna la tête et posa ses yeux magnifiques sur moi.
— Je suis fière de toi. Je voulais que tu le saches. Je suis vraiment très
fière de toi.
Un sourire éblouissant se dessina sur ses lèvres et ne le quitta plus de
toute la soirée.
CHAPITRE 29

Le soir du bal d’automne, il n’y avait absolument personne au


Joanna’s, à tel point qu’à 21 heures Felicia me jeta pratiquement dehors.
Après avoir retiré mon tablier, je sortis du restaurant et me dirigeai
vers ma voiture. Je rentrai rapidement chez moi. Une fois garée devant la
maison, je jetai un coup d’œil à mon portable. Dary m’avait envoyé une
photo d’Abbi et elle dans leurs jolies robes. Elles posaient sous une arche
décorée de fleurs et jouaient à la perfection le couple gêné. Abbi se tenait
derrière Dary et avait passé les bras autour de sa taille. Je leur avais
envoyé un message un peu plus tôt pour leur souhaiter une bonne soirée.
Dary m’avait répondu aussitôt avec un cœur et un smiley. Une demi-heure
plus tard, j’avais reçu un message d’Abbi. Il était simple, mais avait fait
s’envoler le poids qui pesait encore sur mes épaules.

Tu nous manques.

C’était un début, un très bon début même, pour réparer notre amitié.
J’aurais voulu les accompagner au bal, parce que je savais que je me
serais amusée avec elles, mais ce soir, j’avais l’intention de faire quelque
chose que je n’avais plus fait depuis très longtemps.
Lire.
Et j’avais hâte.
J’allais lire un bon roman tout en mangeant au moins la moitié d’un
paquet de chips. Peut-être même la totalité. Il était hors de question que je
culpabilise pour ne pas être allée au bal ou que j’imagine Sebastian en
train de danser entouré de filles.
Ce dernier était passé me voir, la veille, après le match. Nous ne nous
étions pas embrassés et nous n’avions pas non plus parlé de l’accident ou
de son père. Nous avions simplement étudié ensemble.
J’ignorais comment notre relation allait évoluer. Une partie de moi
espérerait toujours plus qu’une simple amitié, mais j’étais heureuse
d’avoir retrouvé mon meilleur ami. C’était… C’était suffisant.
Je sortis de la voiture et avançai vers la porte. Au moment où j’allais
actionner la poignée, elle s’ouvrit toute seule.
Ma mère se tenait dans l’entrée. Elle me fit signe de la rejoindre.
— Viens. Dépêche-toi.
Je fronçai les sourcils mais me dépêchai d’entrer. Quand ma mère me
débarrassa de mon sac, je la regardai faire, bouche bée.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je regardai autour de moi. À tous les coups, mon père allait apparaître
dans le couloir sombre.
— Rien du tout, répondit ma mère en me prenant la main pour
m’attirer dans le salon. (Elle souleva une pile de vêtements et me les mit
dans les bras.) Va te changer dans la salle de bains.
— Quoi ?
Je baissai les yeux sur ce que je tenais entre les mains. C’était mon
pull le plus confortable et un legging noir que ma mère avait sans doute
lavé, car la dernière fois que je l’avais vu, il était roulé en boule, sale, sur
le sol de ma chambre.
— Je ne comprends rien à ce qui se passe.
— Ne pose pas de questions. Fais-moi confiance. (Elle me poussa vers
l’escalier, puis jusqu’en haut des marches et je la laissai faire.) Je t’attends
dans le couloir. Tu as un quart d’heure.
Je m’arrêtai devant la salle de bains. Un éclat de rire m’échappa.
— Pour quoi faire ? Tu agis de façon très bizarre…
— Entre dans cette salle de bains, répéta ma mère en souriant. Sinon,
tu es punie.
— Quoi ? hoquetai-je en riant. Tu as perdu la tête ?
Ma mère croisa les bras.
— Je suis capable de te changer moi-même, tu sais.
— Oh, mon Dieu. D’accord. D’accord.
Les vêtements au bras, j’entrai dans la salle de bains. Je n’avais pas la
moindre idée de ce qu’elle mijotait ni pourquoi je me changeais. Est-ce
que je sentais le poulet frit ? Je n’avais pas beaucoup transpiré au
Joanna’s, mais je pris quand même une douche. C’était l’un de mes rituels
lorsque je rentrais à la maison après le travail. J’attachai tout de suite mes
cheveux en chignon pour ne pas avoir à les sécher. En m’habillant, je me
rendis compte que ma tenue incluait une paire de chaussettes épaisses. Je
les enfilai.
Comme prévu, ma mère m’attendait dans le couloir.
— Tu comptes me dire ce qui se passe ? demandai-je en remontant les
manches de mon pull.
— Non ! s’exclama-t-elle en se retournant. Suis-moi.
Curieuse, je la suivis au rez-de-chaussée puis dans la cuisine.
— Enfile ces baskets. (Elle désigna une paire de chaussures posées à
côté de la porte.) Et sors.
— Je t’avoue que je commence un peu à paniquer, dis-je en enfilant
mes baskets. J’ai l’impression de marcher tout droit dans un piège.
— Tu crois vraiment que je ferais ça à ma fille ?
Je lui adressai un regard méfiant avant d’ouvrir la porte.
Alors je me figeai.
Sebastian se tenait dehors, sur la terrasse que ma mère n’utilisait plus.
Ses vêtements étaient semblables aux miens, à l’exception du bas de
survêtement et d’un bonnet tombant gris. Derrière lui, son jardin
paraissait plus illuminé que d’habitude.
C’est alors que je vis ce qu’il tenait à la main.
Une sorte de bracelet en fleurs, comme les garçons en offraient à leur
cavalière de bal. Une rose rouge vif, parfaitement éclose, entourée de
petites fleurs blanches et de feuilles vert tendre.
Je relevai les yeux vers lui.
Il arborait un sourire timide.
— Comme tu n’es pas allée au bal, je me suis dit qu’on pouvait passer
la soirée ensemble.
Mon cerveau tout entier se mit sur pause.
— Soyez sages, dit ma mère avec un regard appuyé. Et amusez-vous.
Les yeux grands ouverts, je regardai ma mère refermer la porte, puis
me retournai vers Sebastian.
— Tu n’étais pas censé aller au bal d’automne ?
Il secoua la tête et s’approcha de moi.
— Non. On pourra toujours aller au bal de promo, pas vrai ?
« On. » À la façon dont il l’avait dit, on aurait pu croire…
— Oui, murmurai-je.
— Je peux ? me demanda-t-il.
La tête dans les nuages, je lui tendis le bras. Sebastian passa le
bracelet à mon poignet gauche et l’attacha.
— Ça te va bien.
Je clignai rapidement les yeux.
— Merci.
— Ne me remercie pas encore, me dit-il en me prenant la main. (Il me
guida jusqu’au portillon qui reliait nos deux jardins.) J’ai pensé qu’on
pourrait faire quelque chose de plus intéressant qu’aller au bal.
La gorge nouée, je le suivis. La surprise me rendait muette.
— Si tu veux tout savoir, j’en ai envie depuis longtemps, alors je me
suis dit que c’était le moment idéal. (Il poussa le portillon et on le franchit
ensemble.) Qu’est-ce que tu en dis ?
Bouche bée, je découvris le spectacle qui s’offrait à moi. Des
guirlandes lumineuses avaient été accrochées entre le cabanon et les
arbres et baignaient le petit jardin d’une douce lumière. Au centre, à
quelques mètres de la terrasse, avait été installée une tente. Il y avait une
lampe à l’intérieur.
— Tu veux camper ? murmurai-je.
Sebastian me libéra et enfouit les mains dans les poches de son
pantalon. Il hocha la tête.
— On le faisait souvent quand on était petits, tu te rappelles ?
— Oui. (Bien sûr que je m’en souvenais.) Tous les samedis soir. Ton
père ou le mien installait la tente pour nous.
— On faisait griller des chamallows. (Il tapa doucement son épaule
contre la mienne.) Jusqu’à ce que tu te brûles les cheveux.
— Je ne me suis pas brûlé les cheveux !
L’éclat de rire qui m’échappa me surprit tellement que je refermai
aussitôt la bouche. Depuis combien de temps n’avais-je pas ri ainsi ?
— Ah oui, pardon. Seulement les pointes. (Cette fois, il se laissa aller
contre moi. Je me tournai légèrement et posai la tête contre son bras.) On
ne fera pas griller de chamallows ce soir, mais j’ai apporté autre chose.
— Quoi ?
Ma voix était rauque.
— Tu vas devoir attendre pour le savoir, répondit-il. C’est une
surprise.
— Encore une ?
— Encore une.
Seigneur.
De ma main droite, je me frottai les yeux. Des larmes s’étaient
accrochées à mes cils.
— Tu vas bien ?
— Bien sûr. (Je me repris et, en faisant un pas en arrière, je jetai un
œil à la porte arrière de la maison.) Où sont tes parents ?
— Ils sont allés au restaurant. Ils seront là tout à l’heure.
— Ils sont au courant pour tout ça ?
Il rit.
— Oui. Ma mère voulait rester pour nous prendre en photo devant la
tente. Selon elle, on lui a gâché le plaisir de nous voir apprêtés pour le bal
d’automne.
Un nouvel éclat de rire m’échappa et secoua mon corps tout entier.
Quand il s’évanouit comme des cendres dispersées par le vent, je me
rendis compte que Sebastian m’observait sous la lumière des guirlandes.
— Ça m’a manqué, dit-il en se tournant vers moi. De t’entendre rire.
Plus que je ne l’aurais imaginé.
Le souffle court, je relevai les yeux vers les siens.
— Moi aussi.
— Tant mieux. (Il me regarda un long moment dans les yeux avant de
soupirer bruyamment.) Prête à visiter la tente ?
Je le suivis en jouant avec une petite fleur blanche sur mon bracelet,
mais tout à coup, un doute me traversa.
— Tu n’aurais pas parlé à Felicia, par hasard ?
Il sourit. Visiblement, il était content de lui. Il avait toujours les mains
dans les poches.
— Ça se pourrait.
— Tu lui as parlé ! (J’écarquillai les yeux.) C’est pour ça qu’elle m’a
autorisée à rentrer deux heures plus tôt. Quand es-tu allée la voir ?
— Jeudi soir, répondit-il.
Ses yeux brillaient dans la faible lumière.
— Et de toute évidence, ma mère était au courant, elle aussi.
— Je lui en ai parlé avant-hier. Elle m’a dit, et je cite : « Tu es
adorable. » Pas que j’en doutais.
— Tu es adorable.
Il ricana et souleva un pan de la tente.
— Après toi.
Je retirai mes baskets avant d’entrer. Je pouvais me tenir debout à
l’intérieur. Pas Sebastian. Il s’agenouilla à côté de moi tandis que je
respirais l’odeur de renfermé qui éveillait en moi le souvenir de longues
nuits d’été passées dans une tente encore plus petite que celle-ci.
Il y avait un matelas gonflable par terre ainsi que deux sacs de
couchage et une couverture que je me rappelais vaguement avoir vue chez
Sebastian. Des coussins étaient disposés sur un côté du matelas. Une
petite lanterne LED reposait sur une table en plastique pliante. De la
nourriture et des boissons nous attendaient dans un coin : sodas,
tupperware et même un sachet de chips.
C’était l’une des raisons pour lesquelles j’aimais Sebastian et que je
l’aimerais toujours.
Sebastian attrapa un tupperware et retira le couvercle.
— Maman nous a fait des brownies aux chamallows.
J’en salivai.
— Des brownies aux chamallows ? Ça a l’air super bon.
— Tu n’imagines même pas ! (Il replaça le couvercle et attrapa une
autre boîte.) La dernière fois qu’elle en a fait, j’en ai tellement mangé que
je me suis rendu malade.
Je ris et le regardai ouvrir la deuxième boîte. Celle-ci contenait des
fraises et des cubes de pastèque.
— Je les ai coupés moi-même, dit-il en s’asseyant au bord du matelas.
Je trouve que ça mérite des félicitations.
Tout sourire, je le félicitai en lui tapotant légèrement la tête. Quand
j’observai de nouveau la tente autour de moi, l’émotion me noua la gorge.
C’était parfait et terriblement adorable de sa part.
J’avais envie de pleurer.
— C’est…
— Quoi ? me demanda Sebastian en relevant la tête.
— Merci. (Je me laissai tomber sur le matelas, à côté de lui, puis me
penchai et pris son visage entre mes mains.) Merci infiniment. Je ne
m’attendais pas à ce que tu fasses ce genre de choses. Je sais que je ne
le…
— Ne dis pas ça. (Il enroula ses doigts autour de mes poignets et on se
regarda dans les yeux.) J’aimerais qu’on ne pense à rien d’autre, ce soir.
C’est toi et moi et une tonne de calories qui n’attend que nous. Rien
d’autre. Pas de passé. Rien.
Alors, à cet instant précis, à cet endroit précis, je cessai de penser.
Et pour une fois, j’agis.
Franchissant la distance qui nous séparait, j’embrassai Sebastian sur
les lèvres en essayant de lui transmettre ma gratitude et tout ce que je
ressentais pour lui à travers ce baiser. Il n’hésita pas une seule seconde
avant de me répondre. Il s’agenouilla devant moi et fit remonter sa main
jusqu’à ma nuque. Sa bouche était douce et ferme à la fois et quand
j’entrouvris les lèvres, il approfondit notre baiser.
Il s’écarta en premier. Quand il reprit la parole, sa voix était devenue
délicieusement rauque.
— On devrait commencer à manger.
— D’accord.
À ce stade, j’aurais dit oui à n’importe quoi.
On se sépara puis on disposa les différents sachets et tupperware
devant nous. En mangeant, on discuta de tout et de rien. C’était génial.
Cela faisait tellement longtemps que je ne m’étais pas contentée…
d’exister. Que je n’avais pas parlé de mon émission préférée ou des livres
qui m’attendaient dans ma chambre et que je n’avais plus entendu
Sebastian réfléchir à ce qu’il voulait étudier à la fac sans que le passé me
rattrape.
Quand j’eus assez mangé, Sebastian referma les sachets et les boîtes.
— On va vraiment dormir ici ? lui demandai-je.
Sebastian rit doucement.
— Évidemment ! (Il tourna la tête vers moi et haussa les sourcils.)
Sauf si, bien sûr, tu n’es pas à l’aise.
— Si, répondis-je.
C’était la vérité et, en même temps, c’était un mensonge, car passer la
nuit ici avec lui n’avait rien à voir avec ce que nous faisions quand nous
étions petits.
Il baissa les yeux.
— Tu es sûre ?
— Oui. (Je glissai vers lui.) Mais j’ai du mal à croire que nos parents
nous laissent faire.
— Ils nous font confiance.
Je ricanai.
Sebastian s’allongea sur le matelas, sur le côté.
— Tu n’as pas à rester toute la nuit, dit-il. Tu peux partir quand tu
veux.
Tandis que je m’installais à côté de lui, je ne pus m’empêcher de
songer que je n’aurais jamais cru partager de nouveau une tente avec
Sebastian. Enfant, je ne l’avais jamais imaginé torse nu, et jamais les
choses auxquelles je pensais à cet instant ne m’auraient traversé l’esprit.
Je m’allongeai sur le flanc pour lui faire face. J’ignorais combien de temps
j’allais rester, mais au fond de moi, je savais que, quoi que je décide,
Sebastian ne me ferait aucun reproche.
Il n’attendait rien de moi.
Tout de même, je tenais à faire quelque chose pour lui.
Le rouge me monta aux joues avant même que la question franchisse
mes lèvres.
— Est-ce que je peux… dire que je suis ta petite amie ?
Le sourire qui illumina son visage me coupa le souffle.
— J’en rêve depuis le jour où je me suis rendu compte que j’aimais les
filles.
Un sentiment de joie m’envahit, pétillant comme du champagne, et je
refusais de laisser quoi que ce soit le ternir. Rien du tout. Je posai la main
sur son torse, sur son cœur, et il posa la main sur la mienne. Soudain, je
me sentis portée par un élan de courage.
Les yeux grands ouverts, je prononçai les mots que je voulais lui dire
depuis si longtemps. Des mots que je n’avais plus pensé mériter pendant
quelque temps.
— Je t’aime, soufflai-je. D’aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours
été amoureuse de toi.
Sebastian réagit aussitôt
Il posa la main sur ma joue, puis pressa ses lèvres sur les miennes. Nos
bouches se fondirent avec frénésie. La sienne avait le goût du chocolat et
du sel. Tout en approfondissant le baiser, Sebastian me serra plus fort
contre lui.
Il passa un bras sous moi et on se retrouva plaqués l’un contre l’autre,
poitrine contre torse, hanches contre hanches. Lorsqu’il me fit rouler sur
le dos, il me suivit et nos mains avides glissèrent sous les vêtements de
l’autre. La sensation de sa peau nue contre la mienne me grisa.
Mes doigts parcoururent son dos et ses flancs. Les siens descendirent
le long de mes hanches et de ma cuisse. Il enroula ma jambe autour de sa
taille, nous rapprochant encore. Son pull disparut, bientôt suivi du mien,
et alors, pour la première fois, on se retrouva réellement peau contre
peau.
De délicieux frissons me parcouraient tandis que son torse duveteux
caressait ma poitrine. Des sensations débridées envahissaient mes sens.
— Ce n’est pas pour ça que j’ai organisé cette soirée, me dit-il d’une
voix que je ne lui connaissais pas. On n’est pas obligés de faire quoi que
ce soit. On ne…
— Je sais. (La main posée contre sa nuque, j’ouvris les yeux.) Je sais.
Je rapprochai de nouveau mes lèvres des siennes. Quand on
recommença à s’embrasser, quelque chose avait changé. Nos baisers
étaient plus passionnés, plus… déterminés. Je me sentais libre de la plus
merveilleuse des façons. J’ignorais ce que la nuit nous apporterait,
comment les choses évolueraient, mais je faisais confiance à Sebastian.
Comme il me faisait confiance.
— Je t’aime, murmurai-je contre sa bouche.
Un grognement rauque, brisé lui échappa. Il s’installa entre mes
jambes et, tout à coup, son torse se retrouva de nouveau pressé contre ma
poitrine. Quand il bougea, j’eus l’impression de sombrer, de nager, de me
noyer dans les sensations.
Alors je m’autorisai à vivre.
À aimer.
Et ce ne fut pas la fin du monde, bien au contraire.
Ce fut magnifique.
J’étais vivante.
CHAPITRE 30

Les dernières feuilles mordorées tombaient des branches presque nues


et s’écrasaient sur le sol. Nous étions la veille de Thanksgiving. Le lundi
suivant aurait lieu ma dernière séance avec le Dr Perry.
Il m’avait donné des devoirs.
Et je m’efforçais de les faire.
Le dimanche soir, je me rappelais mes amis. Au début, cela avait été
difficile. Depuis l’accident, j’évitais de regarder leur page Facebook, leur
compte Instagram ou même leurs photos. Je n’avais pas non plus lu leurs
anciens messages et e-mails.
La première fois, j’avais tenu une demi-heure avant de refermer
l’album photo. Je n’avais pas pleuré. Je ne sais pas pourquoi. Ce n’était
pas comme si, d’habitude, je ne me transformais pas en fontaine. Le
dimanche suivant, j’avais à peine ouvert leurs réseaux sociaux que je
m’étais effondrée. Voir leurs derniers posts m’avait été fatal.
Le samedi après-midi avant l’accident, Megan avait parlé de Dance
Moms. À ce moment-là, elle n’avait pas la moindre idée qu’elle allait
mourir, plus tard dans la soirée. C’est cette idée qui me bouleversait le
plus. Aucun de nous ne s’était douté que nos vies étaient sur le point de
changer de façon radicale.
Sur Instagram, il y avait une photo de Cody, datant de la veille du
drame. Il tenait un verre en plastique rouge dans la main et souriait à
l’objectif. Chris était avec lui. Ils avaient l’air tellement heureux… Je
regardai longuement leurs sourires, car c’était ce que je voulais me
rappeler.
Phillip avait partagé une vidéo de caméra cachée, avec pour légende :
« PTDR ». Ses derniers mots sur Internet étaient « PTDR ».
Tandis que je parcourais leurs comptes, le plus difficile était de lire les
messages qui avaient été laissés après l’accident. Les mots emplis de
douleur et d’incompréhension, les #RIP, le choc que leur mort avait
causé.
Tout cela me brisa de nouveau le cœur.
J’avais passé la soirée sur le canapé, dans les bras de ma mère, à
manger des chocolats et à parler d’eux. Le lendemain, au réveil, je me
sentais très mal et, en même temps, je me sentais un peu mieux.
Un peu plus légère.
Toutefois, je n’étais toujours pas allée me recueillir sur leurs tombes.
Lorsque j’étais sortie de la salle aux affiches les moins inspirantes du
monde pour la dernière fois, le Dr Perry m’avait souri, comme d’habitude,
mais cette fois, son sourire avait quelque chose de différent.
Il était empli de confiance.
Pas d’espoir ni d’approbation, mais de confiance. En moi.
Comme s’il savait que je finirais par faire mon deuil et la paix avec
moi-même. Peut-être avais-je même déjà commencé. Cela faisait
longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi apaisée.
Sebastian était assis sur une vieille chaise, les pieds relevés sur la
rambarde du balcon, et j’étais installée sur ses genoux, les jambes sur
l’accoudoir. Une douce couverture en chenille nous protégeait du froid.
Nous lisions.
Ensemble.
Pour une amoureuse des livres, la situation était tellement idyllique
que j’aurais pu de nouveau tomber amoureuse de lui.
Je refermai le roman d’urban fantasy que je lisais, le posai sur mes
genoux, puis relevai les yeux vers Sebastian. Il était très concentré. Il avait
les sourcils froncés, les lèvres pincées… C’était adorable. Il avait choisi
une BD qu’il tenait d’une main. Son autre bras était autour de ma taille,
sous la couverture, et ses doigts décrivaient de lents cercles sur ma peau,
comme s’il essayait de me dire que, même s’il lisait, il n’oubliait pas que
j’étais sur ses genoux.
Toutefois, je voulais qu’il m’accorde davantage d’attention.
Je pressai mes lèvres contre sa joue et souris en l’entendant refermer
sa BD. Son bras se resserra autour de ma taille.
— Qu’est-ce que tu fais ? me demanda-t-il.
— Rien.
Je déposai des baisers le long de sa mâchoire puissante. Il tourna la
tête vers moi.
— J’aime beaucoup ce « rien ».
Cette fois, je l’embrassai sur la bouche. Il me répondit avec tant de
fougue que je regrettai que ma mère soit à la maison.
Je fis glisser ma main le long de sa joue, puis reculai de façon à
presser mon front contre le sien.
— Ton repas est à quelle heure, demain ?
— 18 heures. Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? (Sa famille se
rendait chez ses grands-parents pour célébrer Thanksgiving.) Tu es la
bienvenue. Ils seraient très contents de te voir.
— Je sais. (Je laissai courir mon pouce sur sa mâchoire.) Ça me ferait
plaisir aussi, mais mon père est là, cette année. Si je ne mange pas avec
eux, ma mère va péter un câble.
Il m’embrassa au coin des lèvres.
— C’est vrai. (Il s’interrompit pour m’embrasser de l’autre côté.) Je
suis surprise que ta sœur ne passe pas son temps à nous espionner en
dessinant des cœurs avec ses doigts.
Je ris.
— Elle ne peut pas. Ma mère l’a réquisitionnée dans la cuisine pour
cuisiner des tartes.
— Je crois qu’il est temps d’aller inspecter la cuisine, dit-il après un
temps de réflexion.
— Et moi, je crois que tu vas vite changer d’avis une fois que tu auras
goûté les tartes de ma sœur. (Je passai un bras autour de son cou et posai
la tête contre son épaule. Il rit doucement.) Je ne sais pas pourquoi ma
mère lui a demandé de les préparer. J’ai l’impression d’être punie.
Un nouvel éclat de rire secoua son torse.
— Je te rapporterai de la tarte de ma grand-mère.
— À la citrouille ?
— À la citrouille et à la noix de pécan.
— Miam. (Mon ventre gargouilla.) J’ai hâte ! Je peux avoir de la
crème fouettée avec ? Ma mère prend toujours la moins chère. C’est…
Tout à coup, la porte du balcon s’ouvrit. Je relevai vivement la tête en
m’attendant à voir ma sœur ou ma mère, mais c’était mon père.
Papa.
Mon père venait de sortir de ma chambre, sur le balcon, alors que
j’étais affalée sur les genoux de Sebastian.
Merde.
Dans un sursaut, je me dépêchai de me relever. Malheureusement, je
me pris les pieds dans la couverture et manquai tomber par terre, la tête
la première. Je n’avais vraiment pas envie que mon père, même s’il avait
été absent toutes ces années, me voie sur les genoux de mon petit ami.
La tête baissée, Sebastian m’aida à me libérer de la couverture. Je
savais qu’il dissimulait son hilarité. Dès qu’on serait seuls, je n’hésiterais
pas à me venger.
Les yeux noisette de mon père se posèrent sur moi avant de se tourner
vers Sebastian, qui se levait à son tour.
— Ta mère m’a appris que vous sortiez ensemble.
Ce fut la première chose qu’il me dit. Qu’il nous dit.
Je ne l’avais plus vu et je ne lui avais plus parlé depuis qu’il était venu
me rendre visite à l’hôpital et il n’avait rien de mieux à me dire ?
Je n’étais pas particulièrement surprise.
Sebastian fit le tour de la chaise et lui tendit la main.
— Bonjour, monsieur Wise.
Un léger sourire aux lèvres, mon père accepta de lui serrer la main.
— Sebastian, mon garçon. Ça me fait plaisir de te voir.
— Moi aussi, répondit Sebastian en reculant.
Sa main trouva la mienne et il entrelaça doucement nos doigts.
Le rouge me monta aux joues.
— Je ne savais pas que tu étais là. Je croyais que tu ne venais pas
avant demain.
— Je viens d’arriver, m’expliqua-t-il. J’espérais qu’on pourrait se
parler seul à seul pendant que ta mère et ta sœur s’appliquent à détruire
la cuisine.
Comme je n’étais pas certaine de vouloir me retrouver seule avec lui,
j’hésitai un instant. Finalement, j’acquiesçai. Autant en finir. De toute
façon, je ne pouvais pas l’éviter. Il allait rester avec nous pendant deux
jours.
— D’accord, dis-je avant de relever la tête vers Sebastian. Je t’enverrai
un message tout à l’heure.
Il me dévisagea longuement sans me lâcher la main. Son expression
s’était faite inquiète.
— Tu es sûre ?
— Certaine, répondis-je à voix basse. Ne t’en fais pas.
Sebastian paraissait réticent à l’idée de partir. Je ne pouvais pas lui en
vouloir. Dire que ma relation avec mon père était tendue relevait de
l’euphémisme. Au bout d’un moment, il se pencha vers moi et
m’embrassa sur la joue.
— D’accord. J’attends ton message.
Après avoir dit au revoir à mon père, il se dirigea vers l’escalier et
nous laissa seuls. Je ne savais pas quoi dire. Aussi ramassai-je la
couverture et la pliai-je.
Comme toutes mes pensées avaient été accaparées par l’accident et
tout ce qui s’y rapportait, je n’avais pas pris le temps de réfléchir à ce que
ma mère m’avait avoué ni à ce que cela impliquait.
— Comment vas-tu ? me demanda-t-il en s’appuyant contre la
balustrade.
— Ça va.
— Tu sors vraiment avec Sebastian ? (Il rit avant même de terminer sa
question.) Enfin, j’espère que c’est le cas, vu la position dans laquelle je
vous ai trouvés.
Mes joues s’empourprèrent, mais je repoussai l’envie de lui faire
remarquer que ma mère le lui avait déjà dit. C’était terminé. J’en avais
assez d’être en colère, déchirée par les émotions. Avec le Dr Perry, nous
n’avions jamais parlé de mon père, mais si j’avais réussi à surmonter le
traumatisme causé par l’accident, je savais que je pouvais surmonter…
tout ce qui se rapportait à mon géniteur.
— Oui, on ne sort pas ensemble officiellement depuis très longtemps,
répondis-je en regardant les baskets usées de mon père. Je suis… très
heureuse avec lui.
Un semblant de culpabilité me transperça de part en part comme une
flèche. Avouer que j’étais heureuse m’était encore difficile. Et ce serait
sans doute comme ça pendant un long moment.
— C’est un bon garçon. Je ne peux pas dire que ça me surprend. J’ai
toujours su que vous finiriez ensemble.
Je haussai les sourcils.
— Ah oui ?
— OK. J’espérais que vous finiriez ensemble, admit-il. Je te l’ai dit,
c’est un bon garçon. Il deviendra un homme bien.
Je me dandinai.
— Tu as l’air d’aller beaucoup mieux, me dit-il, changeant enfin de
sujet. Tu n’as plus de plâtre ni d’hématomes. Tu marches et tu te déplaces
normalement. Je suis rassuré de voir ça.
La couverture serrée contre ma poitrine, je relevai la tête et regardai
mon père. Je le regardai vraiment. Il n’avait pas changé depuis qu’il était
venu me voir à l’hôpital. Il paraissait peut-être un peu plus vieux et
fatigué, mais il était toujours aussi tendu. La conversation était laborieuse.
Pour être franche, cela avait toujours été le cas. Petites, Lori était
proche de Papa et moi de notre mère. Peu importait où nous allions (au
restaurant, au zoo ou dans des parcs d’attractions), nous choisissions
notre parent préféré. Elle partait avec notre père. Je m’accrochais à notre
mère. Papa et moi… nous n’avions jamais eu de lien puissant. Ce n’était
pas entièrement sa faute. J’aurais dû répondre à ses appels, surtout après
avoir appris la vérité de la bouche de ma mère… mais lui aurait dû être
un meilleur père et ne pas baisser les bras face à mon mutisme.
Ses yeux plongèrent dans les miens. Nous avions le même regard.
— Je me suis fait beaucoup de souci pour toi.
— Je vais mieux. Je ne suis pas encore… rétablie à cent pour cent,
mais ça va mieux.
Il sourit légèrement, mais la tristesse était toujours présente dans son
regard.
— Je sais. Tu es forte. Je ne crois pas que tu te rendes compte à quel
point.
— Je ne sais pas… (Je m’assis sur la chaise et posai la couverture sur
mes genoux.) Si j’étais si forte que ça, je ne me serais pas retrouvée dans
ce genre de situation.
Il sembla y réfléchir un instant.
— Peut-être. Mais il faut avoir une grande force de caractère pour
surmonter ce que tu as vécu.
Les lèvres pincées, je hochai la tête.
— Tu es plus forte que moi, ajouta-t-il.
Surprise, je sursautai. Mon père ne me regardait pas. Il posa les mains
sur la rambarde et observa le jardin.
— Tu sais ce que me disait toujours ton grand-père, alors que je
détestais ça ? « Ça ira mieux demain. » Il me le disait quand j’étais en
colère ou quand quelque chose me contrariait. « Ça ira mieux demain. » Je
ne détestais pas cette phrase, au début. Au contraire. Pendant longtemps,
ça a été ma philosophie de vie. (Il se retourna lentement pour me faire
face.) Tu comprends où je veux en venir ?
Je baissai de nouveau les yeux vers ses baskets.
— Chaque fois que la situation était difficile, irréparable ou différente
de ce que je désirais, je me disais : « Ça ira mieux demain. » Cela ne
rendait pas la situation plus facile. Cela ne réparait pas les choses, mais si
je me sentais mal à l’aise ou si je n’avais pas envie de faire quelque chose,
je le repoussais au lendemain. Le problème était que le jour suivant, je ne
faisais toujours rien.
La douleur que je ressentis soudain me fit fermer les yeux. Je pris une
grande inspiration.
— C’est une jolie philosophie, pourtant, tu ne trouves pas ? Penser
que, quoi qu’il arrive, même si ton existence est remplie de déception, une
vie meilleure t’attend dans le futur. Malheureusement, l’avenir est
incertain. (Il s’interrompit et prit une grande inspiration.) Tu as appris
cette leçon bien trop jeune, ma puce.
« Toutes les quatre, on se serrera toujours les coudes. »
« Quoi qu’il arrive. »
On ne serait plus jamais toutes les quatre. Jamais. Mon père avait
raison. L’avenir était incertain.
— Il n’y a pas toujours un « demain ». Et pas seulement à cause de la
mort. Parfois, c’est à cause des décisions que l’on prend pour nous-
mêmes. (Il se passa la main sur le visage et je me rendis compte que
j’avais hérité cette habitude de lui.) Je m’en veux de te l’avouer, mais
c’est exactement ce que j’ai fait avec toi. « Demain, j’arrangerai les choses
entre nous. » Mais, demain est passé, et je n’ai jamais rien fait.
Les larmes me brûlaient les yeux.
— Je… Je ne t’ai pas facilité les choses.
— Ce n’est pas grave, répondit-il d’une voix rauque. Je suis ton père.
C’est ma faute. Pas la tienne. Alors j’aimerais qu’aujourd’hui soit le
« demain » que je n’ai pas arrêté de repousser. Qu’en dis-tu ?
Mon père me tendit la main. Pendant un long moment, je restai figée,
à le regarder. Puis je lâchai la couverture et entrelaçai mes doigts avec les
siens.
CHAPITRE 31

Assise dans ma chambre, le téléphone plaqué contre ma poitrine,


j’observais la mappemonde accrochée au-dessus de mon bureau. Les
cercles que Sebastian et moi avions tracés étaient flous. Ma respiration
était tremblante et douloureuse.
Je l’avais fait.
J’avais lu les anciens messages de Megan.
Il y en avait beaucoup. Mon téléphone les gardait en mémoire à moins
que je ne les efface manuellement.
Pendant que je lisais ses messages les plus absurdes, les larmes
s’étaient mêlées aux éclats de rire. J’aurais voulu l’appeler et la voir une
dernière fois. Pour de vrai. Pas sur une photo. Pas à travers quelques
phrases.
Mais je savais que c’était impossible.
À partir de maintenant, mes souvenirs devraient suffire.
Soufflant bruyamment, je posai mon téléphone sur mon bureau et le
branchai, puis je fis tourner mon fauteuil à roulettes vers mon placard. La
porte était entrouverte et il débordait de vêtements et de livres.
En sortant du lycée, la veille, j’avais fait un grand pas en avant. Cela
ne faisait pas partie des tâches que le Dr Perry m’avait demandé
d’accomplir, mais à mon sens, c’était la meilleure façon, pour moi,
d’honorer la mémoire de Megan, de faire quelque chose pour elle.
De faire quelque chose pour moi.
Je me levai et m’approchai du placard. Mes chaussettes épaisses
bruissaient contre le sol. Une fois la porte ouverte en grand, je
m’agenouillai et poussai sur le côté mes jeans froissés. Avec délicatesse, je
déplaçai également la pile de livres contre le mur et me penchai en avant.
Je tâtonnai jusqu’à ce que mes doigts rencontrent ce que je cherchais. Ma
trouvaille à la main, je reculai et baissai les yeux.
Mes genouillères étaient rayées à force de rencontrer le sol du
gymnase, mais elles me servaient depuis quatre ans. Elles me serviraient
au moins encore un an.
Après les cours, la veille, j’étais allée voir M. Rogers, notre entraîneur.
La saison était terminée, mais il connaissait des clubs hors cursus
scolaire qui jouaient toute l’année dans la région. L’un d’eux recrutait en
février. Je comptais passer les essais, ce qui signifiait que j’avais intérêt à
me bouger les fesses. Heureusement, Rogers m’avait concocté un
entraînement sur mesure.
Cela ne me ferait pas obtenir une bourse, mais j’avais la ferme
intention d’intégrer l’équipe de volley de l’université dans laquelle
j’étudierais. Je visais toujours l’université de Virginie, mais les premières
admissions n’avaient pas encore été annoncées.
Dès le lendemain, je me rendrais au gymnase et courrais dans les
gradins, armée de ces genouillères, avec joie. Je le ferais en sachant que
Megan serait… Qu’elle aurait été fière de moi.
En attendant, la journée n’était pas encore terminée.
Au contraire, elle ne faisait que commencer.
J’étais assise dans ma voiture. Face à moi s’étendaient des collines,
des tombes et des anges en pierre à perte de vue. Des arbres nus
parsemaient le paysage. Une légère couche de neige recouvrait le sol.
L’arrivée de l’hiver avait été brusque. En un clin d’œil, le givre s’était
accroché à l’herbe et la glace s’était étendue sur les routes. Nous étions le
20 décembre. Cela faisait exactement quatre mois que ma vie avait été
mise sens dessus dessous.
Je n’avais rien planifié. J’étais venue au cimetière ce jour-là par
accident, mais en regardant au-dehors, bien au chaud dans ma voiture, je
me dis que le hasard faisait bien les choses.
La gorge nouée, je gardai les yeux droit devant moi.
— J’ai retrouvé mes genouillères.
— J’ai du mal à croire que tu arrives à retrouver quoi que ce soit dans
ce placard, me dit-il d’une voix taquine. (Un léger sourire étirait ses
lèvres.) Je viendrai avec toi, demain.
Quand je me tournai vers lui, mon regard rencontra aussitôt le sien,
bleu et brillant.
— Tu n’es pas obligé. Tu as sans doute mieux à faire que rester assis
dans le gymnase ou monter et descendre les gradins.
— Si je n’en avais pas envie, je ne te l’aurais pas proposé, répondit-il.
Et puis je ne viens pas seulement pour te soutenir moralement. Je ne
voudrais pas que tu tombes et que tu te casses quelque chose.
— N’importe quoi.
Je levai les yeux au ciel, mais mon sourire s’élargit… jusqu’à ce que je
me tourne de nouveau vers les tombes silencieuses. J’avais encore du mal
à accepter de l’aide. Car c’était ce que Sebastian me proposait. Il voulait
être présent pour moi, car il savait que la reprise du volley serait difficile
tant sur le plan physique qu’émotionnel. Comme ce que je m’apprêtais à
faire.
Dans tous les cas, il était hors de question que je me renferme sur moi-
même. S’il y avait bien une chose que j’avais apprise ces derniers mois,
c’était que lorsqu’on vous tendait la main, il fallait la prendre. Ce n’était
pas toujours facile, mais la vie n’en était que plus belle.
— D’accord, murmurai-je.
Le silence retomba entre nous.
Sebastian posa la main sur mon genou.
— Tu es prête ?
Je reportai mon attention sur lui et hochai la tête.
Il me dévisagea avec soin.
— Tu n’es pas obligée de le faire aujourd’hui. On peut revenir…
— Non. Si je ne le fais pas maintenant, je repousserai toujours à
demain et je ne le ferai jamais.
Je pensai à mon père, à nos appels désormais hebdomadaires que
nous nous obligions à respecter, même lorsque nous n’avions rien à nous
dire. Notre relation se reconstruisait, petit à petit.
— Il faut que je le fasse.
— OK.
Il passa la main derrière ma nuque et me rapprocha de lui pour
m’embrasser. Son baiser fut doux et bref.
— Ce chapeau te va très bien.
Je ris et touchai le bonnet gris que j’avais emprunté dans sa chambre.
Le sien était noir.
— Tu trouves ?
— Oui.
Il tira sur les côtés du bonnet pour le tendre.
Quand je posai de nouveau les yeux sur le pare-brise, mon sourire
s’évanouit. Un frisson me parcourut. Je me retournai vers Sebastian.
— Tu n’es pas seule, murmura-t-il. (Son regard était doux et ses
gestes mesurés.) Je suis là. Et Abbi et Dary aussi.
Nos amies se trouvaient dans la voiture, derrière nous, et attendaient
que j’ouvre la portière pour sortir à leur tour. Les choses s’étaient
améliorées avec Abbi. On se voyait de nouveau en dehors du lycée et on
se parlait comme de vraies amies. Je savais qu’un jour on retrouverait
notre relation d’antan. Je le ressentais dans toutes les cellules de mon
corps. Toutefois, cela allait prendre du temps, car en la repoussant, je
l’avais blessée, et ce genre de blessures mettaient un certain temps à
cicatriser.
Tout comme le traumatisme que nous avions subi.
Continuer de vivre alors que nos amis étaient morts ne se faisait pas
du jour au lendemain, même si parfois j’en avais l’impression, comme
lorsque je me rendais compte que je n’avais pas pensé à Megan ni aux
garçons pendant un ou deux jours. Il m’arrivait encore de ressentir de la
culpabilité à ce sujet ou de pleurer en pensant à la vie qu’ils auraient pu
avoir, à toutes les occasions qui s’étaient envolées en l’espace de quelques
secondes.
Il fallait du temps et le soutien de la famille et des amis pour accepter
que la vie suivait son cours. La vie avançait et on ne pouvait pas rester en
arrière, sur le bas-côté, dans un passé qui n’existait plus.
Quant à l’autre sentiment de culpabilité que je portais en moi… c’était
plus compliqué, plus difficile à effacer. Savoir que j’avais joué un rôle
dans ce drame me hanterait très longtemps. J’allais beaucoup souffrir
avant de m’en défaire et cela laisserait des cicatrices, mais, petit à petit,
j’apprenais à vivre avec mes responsabilités, avec mon silence, avec les
leçons que je devais tirer de mes erreurs.
Le passé et l’avenir de mes amis avaient été effacés en quelques
secondes. Les miens auraient pu l’être aussi. Les commentaires des
articles de journaux auraient pu me concerner, et quelque part, c’était le
cas. Je savais que je ne pourrais jamais revenir en arrière pour changer ce
qui s’était passé. La seule chose que je pouvais faire, c’était devenir
quelqu’un de meilleur. J’étais vivante. J’étais toujours là.
Je savais que je ne pouvais pas recommencer de zéro. Je ne pouvais
pas réécrire le milieu de mon histoire. Tout ce que je pouvais changer,
c’était demain, tant qu’il existait.
La gorge sèche, je posai ma main gantée sur la poignée de la portière
et l’ouvris. L’air froid s’engouffra aussitôt dans la voiture. Je sortis. Le
gravier craqua sous mes bottes.
Je regardai le cimetière et laissai le parfum de la neige emplir mes
poumons. Autour de moi, des portières s’ouvrirent et se refermèrent. Du
coin de l’œil, j’aperçus Abbi et Dary approcher, puis Sebastian me prit la
main. Alors je fis un pas en avant et je compris. Je compris que même si
l’avenir était incertain, même s’il n’y avait pas forcément de lendemain,
les possibilités, elles, étaient infinies.

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