Jl.a SDN Ep Pok
Jl.a SDN Ep Pok
Jl.a SDN Ep Pok
Armentrout
L’avenir de Lena Wise semblait déjà tout tracé. Pour que son année de terminale soit parfaite, elle
n’avait rien laissé au hasard. Au programme : accumuler un max de souvenirs avec ses copines,
avoir un dossier béton pour obtenir l’université de son choix… et peut-être même avouer ses
sentiments à son ami d’enfance, Sebastian. Mais un simple choix, à un unique instant, peut tout
bouleverser…
Désormais, rien ne sera plus comme avant. Comment Lena pourrait-elle penser à des lendemains
meilleurs alors qu’elle ne cesse de rejouer son passé, alors que Sebastian ne lui pardonnera sans
doute jamais ce qui est arrivé ce qu’elle a laissé arriver ?
Biographie de l’auteur :
Couronnée d’un RITA Award, elle est l’auteure de plusieurs séries de romance, de fantasy et de
science-fiction, dont les droits ont été vendus dans de nombreux pays. Jeu de patience, son best-
seller international, et les sagas Lux, Covenant et Origine sont également disponibles aux Éditions
J’ai lu.
Titre original
IF THERE’S NO TOMORROW
Éditeur original
Harlequin Teen
Numérique
JEU DE CONFIANCE
JEU DE MÉFIANCE
OMBRE ET MYSTÈRE
1 – Envoûtée
2 – Troublée
LUX
1 – Obsidienne
1.5 – Oubli
2 – Onyx
3 – Opale
4 – Origine
5 – Opposition
OBSESSION
COVENANT
1 – Sang-mêlé
2 – Sang-pur
3 – Éveil
3.5 – Élixir (numérique)
4 – Apollyon
5 – Sentinelle
ORIGINE
1 – Étoile noire
Jeudi 10 août
— Tout ce que je dis, c’est que tu as failli coucher avec ça.
Une grimace sur le visage, j’observais l’écran du téléphone que
Darynda Jones, Dary pour les intimes, m’avait mis sous le nez à peine cinq
secondes après être entrée au Joanna’s.
Ce restaurant faisait partie du décor du centre-ville de Clearbrook
depuis que j’étais haute comme trois pommes. Il semblait figé dans le
passé, quelque part entre les groupes de rock à cheveux longs et les
premiers succès de Britney Spears. C’était un entre-deux étrange, mais
l’endroit était propre et chaleureux, et le cuistot servait presque
exclusivement de la friture. De plus, leur thé glacé était le meilleur de tout
l’État de Virginie.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je. Qu’est-ce qu’il fabrique, au juste ?
— D’après toi ? (Les yeux de Dary s’élargirent derrière ses lunettes à
monture blanche.) Il est en train de se frotter contre une bouée en forme
de dauphin.
Je fis la moue. Effectivement, cela y ressemblait bien.
Après avoir récupéré son téléphone, Dary pencha la tête sur le côté,
comme pour m’étudier.
— Qu’est-ce qui t’a pris de sortir avec lui ?
— Il est… Il était mignon, répondis-je sans réelle conviction. (Je jetai
un coup d’œil derrière moi. Heureusement, personne ne pouvait entendre
notre conversation.) De toute façon, on n’a pas couché ensemble.
Elle leva ses yeux marron foncé au ciel.
— Ta bouche était sur la sienne et ses mains…
— OK, j’ai compris. (Je levai les mains pour l’empêcher de continuer.)
Sortir avec Cody était une erreur. Crois-moi, je le sais. J’essaie d’effacer ce
moment de ma mémoire et tu ne m’aides pas vraiment à le faire.
Dary se pencha par-dessus le comptoir derrière lequel je me tenais.
— Je te le rappellerai toute ta vie, murmura-t-elle. (Quand je fronçai
les sourcils, elle sourit.) En même temps, je comprends. Il a plus de
muscles que Monsieur Muscle. Il est con, mais il est marrant et…
Elle marqua une pause comme pour faire durer le suspense.
Dary adorait être le centre de l’attention. Elle portait souvent des
vêtements voyants, et ses cheveux étaient coupés très court, rasés sur le
côté, bouclés sur le dessus. En ce moment, ils étaient noirs. Le mois
dernier, elle les avait teints en bleu lavande. Dans deux mois,
elle s’essaierait probablement au rose.
— Et c’est le pote de Sebastian.
Je sentis mon estomac se nouer.
— Ça n’a rien à voir avec lui.
— Oui, oui.
— Tu as vraiment de la chance que je t’aime bien, rétorquai-je.
— N’importe quoi. Tu m’adores. (Elle tapa le comptoir du plat de la
main.) Tu travailles ce week-end, non ?
— Oui, pourquoi ? Je croyais que tu allais à Washington avec ta
famille ?
Elle soupira.
— Si seulement ce n’était que le week-end ! On part toute la semaine.
Demain. Ma mère est à fond. Je ne serais pas étonnée qu’elle nous ait
préparé un planning avec les musées qu’elle veut visiter, le temps qu’on
peut y rester et des heures précises pour déjeuner et dîner.
Je réprimai un sourire. Sa mère était la reine de l’organisation. Elle
avait même créé des boîtes de rangement étiquetées pour les gants et les
écharpes.
— C’est cool, les musées.
— Pour toi, peut-être. Tu es une intello.
— Je ne vais pas dire le contraire. C’est vrai.
Je n’avais aucune honte à l’admettre. Je voulais étudier
l’anthropologie à la fac. La plupart des gens ne comprenaient pas
pourquoi je choisissais un diplôme qui, pour eux, était inutile, mais en
vérité, les débouchés étaient multiples : police scientifique, secteur privé,
enseignement, et bien plus encore. De mon côté, j’aurais voulu travailler
dans les musées. Alors, j’aurais adoré me rendre à Washington.
— Ouais. Ouais. (Dary descendit du tabouret en plastique rouge.) Il
faut que j’y retourne avant que ma mère pète un câble. Si j’arrive cinq
minutes après le couvre-feu, elle risque d’appeler les flics et de leur dire
que je me suis fait enlever.
Je lui souris.
— Envoie-moi un message tout à l’heure, OK ?
— D’accord.
Après l’avoir saluée de la main, j’attrapai un linge humide pour
nettoyer le comptoir. Dans la cuisine, les casseroles s’entrechoquaient,
signe qu’on allait bientôt fermer pour la nuit.
J’avais hâte de rentrer chez moi pour pouvoir me doucher et me
débarrasser de l’odeur de poulet grillé et de soupe à la tomate brûlée qui
me collait à la peau. Je rêvais également de pouvoir terminer de lire les
aventures de Feyre à la cour Fae. Après, je commencerais une romance
contemporaine que j’avais vue passer sur un groupe Facebook consacré à
la lecture auquel je jetais un œil de temps en temps. Cela parlait de
famille royale et de frères sexy. Cinq, au total.
C’était tout à fait mon genre.
La moitié de mon salaire de serveuse au Joanna’s passait sans doute
dans les livres au lieu de gonfler mon livret d’épargne, mais c’était plus
fort que moi.
Après avoir nettoyé le comptoir autour des distributeurs de serviettes
en papier, je relevai la tête et soufflai sur une mèche brune qui s’était
échappée de mon chignon pour la faire voler. Au même moment, la cloche
de la porte tinta et quelqu’un entra.
La surprise me fit lâcher ma lavette au parfum de citron. À cet instant,
un simple courant d’air aurait pu me faire tomber à la renverse.
En général, les seuls moments où les moins de soixante ans venaient
au Joanna’s étaient le vendredi soir après les matchs de football américain
et parfois le samedi soir, pendant l’été. Jamais, en tout cas, le jeudi.
Le Joanna’s faisait son chiffre d’affaires grâce aux retraités du coin.
C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’avais accepté d’y
travailler l’été précédent. Le boulot était simple et j’avais besoin d’argent.
Alors, voir Skylar Welch entrer dans le restaurant dix minutes avant la
fermeture était un peu un choc. Elle ne venait jamais ici toute seule.
Jamais.
À l’extérieur, les phares brillants d’une voiture perçaient l’obscurité.
Elle avait laissé tourner le moteur de sa BMW. J’étais prête à parier que la
voiture était pleine de nanas tout aussi jolies qu’elle.
Mais pas aussi gentilles.
Depuis très longtemps, je crevais de jalousie par rapport à Skylar. Le
problème, c’était qu’elle était vraiment adorable. Alors, la détester était
quasiment un crime contre l’humanité. C’était comme détester les chiots
et les arcs-en-ciel.
Elle avança d’un pas hésitant. On aurait dit qu’elle avait peur que le
linoléum noir et blanc s’ouvre sous ses pieds et la dévore tout entière. Elle
recoiffa ses cheveux châtain clair aux pointes blondes derrière son oreille.
Malgré la lumière peu flatteuse des néons, son bronzage paraissait parfait.
— Salut, Lena.
— Salut.
Je me redressai. J’espérais qu’elle ne commanderait rien. Si elle
voulait manger quelque chose, Bobby ne serait pas content et je devrais
passer cinq longues minutes à le convaincre de se remettre aux fourneaux.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Pas grand-chose. (Elle mordit ses lèvres rose bonbon. Une fois
devant les tabourets en vinyle rouge, elle prit une grande inspiration.) Tu
es sur le point de fermer, non ?
Je hochai lentement la tête.
— Dans dix minutes, environ.
— Désolée. Je ne t’embêterai pas longtemps. Je ne comptais pas
m’arrêter ici. (Dans ma tête, j’ajoutai un « pas possible » dégoulinant de
sarcasme.) Les filles et moi, on allait au lac. Des mecs ont décidé d’y faire
la fête. Et on est passées devant le resto, expliqua-t-elle. Alors, ça m’a
donné l’idée de venir voir si… si tu savais quand rentrait Sebastian.
Évidemment.
Je serrai les dents. J’aurais dû me douter à l’instant où Skylar avait
franchi les portes qu’elle était venue me parler de Sebastian. Après tout,
qu’aurait-elle pu me vouloir d’autre ? Elle était douce comme un agneau,
mais au lycée, nous n’évoluions pas dans les mêmes cercles. La moitié du
temps, j’étais invisible à ses yeux et à ceux de ses amis.
Ce qui m’allait très bien.
— Aucune idée.
C’était un mensonge. Sebastian était censé rentrer de Caroline du
Nord le samedi matin suivant. Ses parents et lui étaient allés rendre visite
à ses cousins pour l’été.
Une sensation particulière me serra la poitrine : un mélange de
manque et de panique. Deux émotions que j’associais souvent à Sebastian.
— Ah oui ?
Sa voix s’était faite surprise.
Je fis de mon mieux pour garder une expression neutre.
— Je suppose qu’il sera de retour ce week-end. Enfin, peut-être.
— Oui, sans doute. (Elle baissa les yeux vers le comptoir et tritura le
bas de son débardeur noir moulant.) Il ne m’a pas… Je n’ai pas de
nouvelles de lui. Je l’ai appelé et je lui ai envoyé des messages, mais…
Je m’essuyai les mains sur mon short. Que voulait-elle que je lui dise ?
Cette conversation était atrocement gênante. J’aurais voulu faire ma garce
et lui faire remarquer que si Sebastian voulait lui parler, il lui aurait
répondu, mais ce n’était pas mon style.
J’étais le genre de personnes à imaginer des reparties telles que celles-
ci sans jamais les prononcer à voix haute.
— Il est sûrement très occupé, lui dis-je au bout du compte. Son père
voulait qu’il profite du voyage pour visiter une ou deux facs, et ça fait des
années qu’il n’a plus vu ses cousins.
Le klaxon de la BMW retentit. Skylar jeta un coup d’œil derrière elle.
Je haussai les sourcils et priai pour que les personnes présentes dans la
voiture n’en sortent pas. Les secondes s’écoulèrent. Skylar replaça une
mèche de ses cheveux raides comme des baguettes derrière son oreille,
puis se tourna de nouveau vers moi.
— Je peux te poser une autre question ?
— Bien sûr.
Ce n’était pas comme si je pouvais lui dire non. J’imaginai simplement
un trou noir apparaissant dans le restaurant et m’aspirant à travers son
vortex.
Un léger sourire apparut sur ses lèvres.
— Il sort avec quelqu’un d’autre ?
Je la dévisageai un instant en me demandant si j’avais raté un épisode
de l’histoire de Skylar et Sebastian.
Depuis le jour où elle avait emménagé à Clearbrook, nombre
d’habitants inconnu, Sebastian et elle étaient devenus inséparables.
Personne ne pouvait lui en vouloir. Sebastian était beau à tomber et un
charmeur-né. Ils avaient commencé à sortir ensemble au collège et étaient
restés en couple pendant tout le lycée, devenant le roi et la reine de notre
promo. J’avais commencé à m’habituer à l’idée qu’un jour je serais invitée
à leur mariage.
Puis au printemps…
— C’est toi qui l’as quitté, lui rappelai-je aussi gentiment que possible.
Je ne veux pas être méchante, mais qu’est-ce que ça peut te faire qu’il
sorte avec quelqu’un d’autre ?
Skylar enroula un bras fin autour de sa taille.
— Je sais, je sais. Mais il faut que j’en aie le cœur net. Ça ne t’est
jamais arrivé de faire une énorme erreur ?
— Souvent, rétorquai-je sèchement.
La liste était plus longue que ma jambe et mon bras réunis.
— Eh bien, le quitter en était une. Enfin, je crois. (Elle recula du
comptoir.) Bref. Si tu le vois, tu peux lui dire que je suis passée ?
Même si je n’en avais pas la moindre envie, j’acceptai. Je le lui dirais.
J’étais comme ça.
Pathétique.
Skylar me sourit, d’un sourire franc qui me donna l’impression d’être
quelqu’un de bien ou quelque chose dans le genre.
— Merci, me dit-elle. On se verra au lycée dans une semaine ? Sauf si
on se croise d’abord dans une fête ?
— OK.
Je plaquai un sourire sur mon visage, mais j’eus l’impression qu’il se
craquelait. Je devais sans doute donner l’impression d’être à moitié folle.
Après m’avoir fait un signe de la main, Skylar se retourna et avança
vers la porte. Quand elle tendit la main vers la poignée, elle se figea et
tourna la tête vers moi. Son expression était bizarre.
— Il est au courant, pour toi ?
Les coins de mes lèvres s’affaissèrent. Sebastian connaissait tout ce
qu’il y avait à savoir sur moi. Je menais une vie ennuyeuse au possible. Je
passais plus de temps à lire qu’à voir du monde et j’étais passionnée par la
chaîne Histoire et les émissions sur les extra-terrestres au temps des
Mayas. Je jouais au volley, certes, mais on m’avait acceptée dans l’équipe
seulement parce que le niveau était très mauvais. En toute franchise, je
n’aurais jamais eu l’idée de m’inscrire si Megan ne m’avait pas forcé la
main en première. Et maintenant, cela me plaisait, mais… j’étais aussi fun
qu’une tranche de pain blanc.
Je ne cachais absolument aucun secret.
Bon, d’accord, les écureuils me fichaient une peur bleue. C’étaient
juste des rats avec une queue touffue et ils étaient méchants. Personne
n’était au courant de cette phobie, parce que j’en avais honte. Mais,
quelque part, je doutais que Skylar veuille parler de ça.
— Lena ?
Sa voix me sortit de mes pensées et je clignai les yeux.
— À propos de quoi ?
Elle resta silencieuse un moment.
— Est-ce qu’il sait que tu es amoureuse de lui ?
Mes yeux s’arrondirent comme des soucoupes. Ma bouche devint
soudain très sèche. Je sentis mon cœur s’arrêter, puis dégringoler jusqu’à
mon estomac. Les muscles de mon dos se crispèrent et mon ventre se
serra tandis que la panique me frappait de plein fouet. Je tâchai de rire.
— Je ne… Je ne suis pas amoureuse de lui. Il est le… le frère que je
n’ai jamais voulu.
Skylar sourit doucement.
— Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.
Que faisait-elle, alors ?
— J’ai vu comment tu le regardais à l’époque où on était ensemble.
(Son ton ne charriait aucun jugement, aucune moquerie.) À moins que je
me trompe.
— Oui, désolée. Tu te trompes.
Je me trouvai plutôt convaincante.
D’accord. Il y avait bien quelque chose que tout le monde ignorait à
mon sujet. Une vérité cachée qui était tout aussi humiliante que ma peur
pour les écureuils, mais qui n’avait rien à voir avec elle.
Et je venais de mentir pour en garder le secret.
CHAPITRE 2
Tu pues.
Peut-être.
1. Personnage de la série télévisée Shérif fais-moi peur dans les années 1980. (N.d.T.)
CHAPITRE 4
— Ma mère m’a obligée à écrire les dix choses que je voulais faire
dans la vie. Elle n’arrive pas à croire que je ne sache pas encore ce que je
veux faire alors que je rentre en terminale, dit Megan qui en était déjà à
son troisième verre de thé. (Elle plongea la main dans le panier à frites.)
Ce qui est très drôle, sachant que ma mère n’a jamais su ce qu’elle
voulait.
— Elle est au courant que tu n’es pas forcée de choisir tout de suite ta
matière principale ? (Abbi était en train de dessiner sur une serviette en
papier. On aurait dit un jardin de roses.) Ou que tu peux toujours changer
de filière ?
— On pourrait croire que oui, vu que c’est elle, « l’adulte », répondit
Megan en mimant les guillemets. On aurait aussi pu croire qu’elle se
calmerait en voyant que j’ai terminé l’année dernière à quinze de
moyenne. Avec des notes comme ça, je me débrouillerai dans n’importe
quelle matière à la fac.
Je croisai les bras en riant et les posai sur le comptoir derrière lequel
je me trouvais. Ce soir, comme tous les samedis, le Joanna’s était presque
désert. Seules deux tables étaient occupées et les clients avaient déjà payé
l’addition. Bobby était sorti à l’arrière pour se fumer un demi-paquet de
cigarettes et je n’avais pas la moindre idée d’où se trouvait Felicia, l’autre
serveuse.
— Et alors, tu as fait une liste ?
— Oh, oui. Bien sûr.
Abbi attrapa une frite.
— J’ai hâte d’entendre ça.
— La meilleure liste du monde, continua Megan en enfournant une
frite dans sa bouche avant de s’essuyer les doigts sur une serviette. J’ai
choisi des métiers fantastiques, tels que : prostituée, strip-teaseuse,
dealer… et pas dealer de bas étage. Je vise l’héroïne et ce genre de
choses. Oh, au fait, il paraît que Tracey Sims se shoote à la brune.
— OK… fit Abbi en tournant vers Megan sur son tabouret. Tu parles
d’héroïne ou de bière ?
— D’héroïne ! Tu ne sais pas qu’on l’appelle aussi comme ça ?
Je secouai la tête.
— Non. Qui est-ce qui te l’a dit ?
— Vous vous rappelez que mon cousin est sorti avec elle ? (Megan
attrapa deux frites et forma une croix avec.) C’est lui qui m’a avoué
qu’elle se droguait. C’est pour ça qu’ils se sont séparés.
Abbi fronça les sourcils.
— Tu rigoles ?
Je me redressai.
— J’espère que c’est une blague.
Megan secoua la tête.
— Je suis sérieuse.
— C’est… terrible, murmurai-je.
Je jetai un coup d’œil à la porte qui venait de s’ouvrir. J’avais du mal
à croire ce que je voyais. C’était Cody Reece et sa bande. Phillip en faisait
partie, mais toute son attention était rivée sur son téléphone. Que
faisaient-ils ici ? D’habitude, ils ne venaient au Joanna’s que sur insistance
de Sebastian.
— Oui, terrible, acquiesça Megan. C’est un autre niveau. (Elle tapa sa
croix en frites sur le bord du panier et répandit du sel sur le comptoir.) Je
n’imagine pas enfoncer une aiguille dans mon bras et injecter un truc
dans mes veines. Et si en plus, ça se voit sur le visage, c’est hors de
question.
— J’espère que ce n’est pas vrai. Tracey est sympa, dit Abbi avant de
regarder derrière elle.
Elle écarquilla les yeux juste au moment où Phillip remarqua la
présence de Megan.
Un doigt posé sur la bouche, il avança sur la pointe de ses baskets. Ce
qui, du haut de ses deux mètres, lui donnait un air complètement ridicule.
Son sourire séducteur lui avait causé des problèmes une ou deux fois
auprès de Megan et il était aussi intelligent qu’elle. Tout sourire, il se
posta juste derrière elle.
— En y réfléchissant, il y a des tas de choses que je ne ferais jamais,
continua Megan en laissant tomber la croix en frites dans le panier. Il y a
des tas de choses que je ne…
Elle cria en sentant Phillip la prendre dans ses bras.
— Salut, beauté. (Il posa le menton sur son épaule.) Mademoiselle… ?
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Megan en lui donnant un coup
de coude suffisamment fort pour lui arracher un grognement de douleur.
(C’était la question du siècle.) Sérieux. Tu me suis, ou quoi ?
— Peut-être… (Il la lâcha et s’appuya contre le comptoir en nous
souriant.) Hé, si tu ne veux pas que je te suive, évite de poster ta
localisation sur les réseaux sociaux.
Je gloussai.
Elle fronça les sourcils.
— Je ne te parle plus, je te rappelle.
La peau sombre autour de ses yeux se rida et il sourit.
— Tu n’avais aucun problème pour me parler hier soir.
— Je m’ennuyais. (Relevant les yeux vers moi, elle fit passer sa tresse
épaisse derrière son épaule.) Tu ne peux pas l’obliger à partir ?
— Non, répondis-je en riant.
Abbi mangea une frite et se pencha en avant.
— Qu’est-ce qui est écrit sur ton tee-shirt ? (Elle plissa les yeux.) « Il
n’y a pas de plus gros bosseur que George Washington, parce que George
Washington ne s’arrête pas… tant que les colonies ne sont pas libres et
que le monde ne les reconnaît pas en tant que nation souveraine »…
hein ? (Elle secoua la tête en riant.) Où est-ce que tu as trouvé ce tee-
shirt ?
— Dans la rue, à côté d’une poubelle.
Je levai les yeux au ciel. Ses potes s’installèrent dans un box, au fond
du restaurant.
— Qu’est-ce que je te sers ?
— Une bière.
— Ah ah, très drôle, rétorquai-je. Qu’est-ce que je te sers que tu as le
droit de boire ?
— Un Coca, c’est bien. (Phillip tapa sur le comptoir et reporta son
attention sur Megan.) Megan, mon amour…
J’échangeai un regard amusé avec Abbi et me retournai pour attraper
un Coca dans le frigo où étaient entreposés les sodas. Puis je pris un
pichet d’eau glacée et me dirigeai vers la table des garçons.
Je n’avais plus vu Cody depuis la soirée de Keith. Mon cœur battait si
fort que je sentais déjà mes joues s’empourprer, mais je carrai les épaules.
— Salut, les garçons.
Cody releva la tête en premier. Les deux autres étaient penchés sur
leurs téléphones.
— Salut, répondit-il.
M’efforçant de sourire, je tentai de ne pas penser à cette fameuse
soirée. Cody était plutôt agréable à regarder. C’était pour ça que j’avais
pris de très mauvaises décisions ce soir-là. Il avait des cheveux blonds et
ondulés, un sourire charmeur qu’il dégainait à la moindre occasion, des
dents parfaites d’une blancheur éclatante et une fossette au menton. Il
aurait davantage eu sa place sur une plage de Californie, une planche de
surf sous le bras, qu’ici, au milieu de nulle part, en Virginie.
Le problème, c’était que Cody savait qu’il était beau. Cela se voyait
dans ses sourires, qu’il distribuait sans compter.
— Qu’est-ce que vous venez faire ici ? demandai-je en leur servant de
l’eau.
— Tu poses cette question à tous tes clients ? demanda Cody en
posant le bras le long de la banquette.
— Toujours ! (Les glaçons firent tinter les verres.) Ça fait partie du
service.
— On s’ennuyait. Et puis Phillip a vu que Megan était ici. (Cody
attrapa son verre d’eau.) Il voulait la voir.
Je jetai un œil vers le comptoir où Phillip avait l’air de chanter la
sérénade à Abbi et Megan.
— Et j’avais envie de te voir.
Surprise, je me retournai vivement vers lui.
— Tu as fumé, ou quoi ?
— Pas encore, répondit-il avec un clin d’œil. C’est si difficile à croire ?
Je t’aime bien, Lena, et ça fait longtemps que je ne t’ai pas vue.
— Je travaillais. (Je fis un pas sur le côté pour laisser passer Phillip. Il
s’assit à côté de Cody pendant que je prenais la commande de la table.)
Vous voulez un menu ?
— Oui. (Cody m’adressa son fameux sourire enjôleur. Je tâchai de ne
pas réagir.) J’aime avoir le choix, ajouta-t-il. Beaucoup de choix.
C’était sans doute un mauvais sous-entendu sexuel. Je m’éloignai en
secouant la tête.
— Tuez-moi, dis-je aux filles en saisissant une pile de menus.
— Hé, ne pars pas ! (Megan pivota sur son tabouret.) Pendant que tu
jouais aux adultes et que je faisais de mon mieux pour rembarrer Phillip,
Abbi a reçu un message de Keith. Il l’a invitée à sortir !
— Oh, c’est vrai ?
Je serrai les menus contre ma poitrine.
— Il m’a invitée à sa soirée, ce soir, clarifia Abbi.
— Il veut sortir avec toi, lui rappelai-je en reculant.
Abbi leva les yeux au ciel.
— Il a le droit de rêver. Ça n’arrivera jamais.
— Il ne faut jamais dire jamais, marmonna Megan. (Puis à voix
haute :) On devrait y aller. Ça fait au moins deux semaines que je ne suis
pas allée chez Keith.
— Je ne sais pas… (Abbi baissa les yeux vers la serviette sur laquelle
elle avait dessiné.) J’ai le sentiment que si on y va, tu vas me mettre la
honte.
— Moi ? Jamais ! hoqueta Megan.
— Bon, je vous laisse vous décider, dis-je avant de m’éloigner.
Après avoir posé un menu devant chaque garçon, je leur apportai leurs
boissons.
— Vous avez choisi ?
— Oh, oui ! s’exclama Cody, les yeux pétillants de malice. (Phillip
ricana. Moi, je me préparai psychologiquement à la suite, sachant très
bien que sa réponse n’aurait rien à voir avec le menu.) Et si je te veux, toi,
pour dîner ?
Je penchai la tête sur le côté. Je n’étais pas vraiment étonnée. C’était
Cody. Personne ne le prenait au sérieux et, comme le disait ma mère, il lui
arrivait d’être très grossier.
— C’est sans doute la chose la plus ridicule que j’aie jamais entendue
sortir de la bouche d’un type de dix-sept ans. Tu penses impressionner un
être humain normalement constitué avec ça ?
— Waouh, souffla Phillip en riant.
Cody se pencha en avant sans se démonter.
— J’en ai des meilleures. Tu veux les entendre ?
— Non. Je ne suis pas assez bourrée pour ça.
— Allez, insista Cody. Fais-moi confiance. C’est l’un de mes nombreux
talents.
— Continue de te bercer d’illusions. Pendant ce temps, j’attends
toujours que vous commandiez.
— Aïe. (Il posa la main sur son cœur et se laissa tomber contre la
banquette.) Ça fait mal. Pourquoi tu es aussi méchante ?
— Parce qu’une fois que j’aurai pris vos commandes, je pourrai
retourner lire derrière le comptoir en faisant semblant de travailler,
répondis-je avec mon sourire le plus innocent.
Cody éclata de rire et arracha le portable des mains de l’un de ses
amis.
— On ne va pas t’obliger à trop travailler, alors.
Les garçons passèrent enfin commande. Je traversai un court couloir,
passai devant les toilettes et enfonçai la double porte qui donnait dans la
cuisine. J’y trouvai Bobby en train de dissimuler son chignon sous un filet
en résille. Je lui répétai la commande avant de retourner en salle.
— Vous voulez autre chose ? demandai-je aux filles en les
débarrassant du panier de frites.
Abbi secoua la tête.
— Non. Je ne vais pas tarder à rentrer.
— Tu rentres à pied ? demanda Megan. (Elle jeta un coup d’œil vers
Phillip et soupira.) Pourquoi est-ce qu’il est aussi canon ?
— Tu as la capacité de concentration d’un moucheron. Tu me
demandes si je rentre à pied et tout de suite après tu parles de Phillip.
(Abbi posa la tête contre le comptoir.) Tu as le trouble de l’attention d’un
hyperactif. Oui, je comptais marcher. Je ne vis pas très loin d’ici.
Le sourire aux lèvres, Megan se tourna vers elle.
— Tu as conscience que je souffre vraiment d’un trouble de
l’attention ?
— Je sais. (Abbi leva les bras au ciel, mais ne releva pas la tête.) On le
sait tous. Pas besoin d’être médecin pour s’en rendre compte.
— Je vous ai raconté la fois où ma mère s’est convaincue que j’étais
un enfant indigo 1 ? (Megan souleva sa tresse et se mit à jouer avec son
extrémité.) Elle voulait faire tester mon aura.
Lentement, Abbi releva la tête et la dévisagea, les lèvres légèrement
entrouvertes.
— Quoi ?
Je les laissai à leur conversation et rapportai le panier en cuisine pour
voir où en était la commande des garçons. Quand je retournai dans le
couloir, je tombai nez à nez avec Cody, appuyé contre le mur en face des
toilettes.
Je ralentis.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu as cinq minutes ?
Je l’observai avec prudence.
— Ça dépend.
Il passa la main dans ses cheveux blonds un peu trop longs puis baissa
le bras.
— Écoute. Je voulais vraiment te voir.
— Euh, pourquoi ?
Je croisai les bras et me dandinai d’un pied sur l’autre.
— Il faut que je te parle de Sebastian.
Surprise, j’écarquillai les yeux.
— Pourquoi ?
— Sebastian et moi, on est potes, mais je sais que vous êtes encore
plus proches. Tu es comme sa sœur ou un truc dans le genre.
Comme sa sœur ? Et puis quoi, encore ?
— Bref. Je voulais te poser une question. (Il détourna le regard.)
Sebastian t’a déjà dit qu’il voulait arrêter le foot ? Même si on s’entend
bien, il ne me parle jamais de ce genre de choses.
L’espace d’un instant, je me crispai. Puis je croisai les bras. Il était hors
de question que je trahisse la confiance de Sebastian. Pas même pour faire
plaisir à son ami.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Il posa la tête contre le mur.
— C’est juste qu’il est… Je ne sais pas. Il n’a pas l’air d’avoir la tête à
ça. Quand on s’entraîne, on dirait qu’il préférerait être ailleurs. Et je n’ai
pas l’impression qu’il s’intéresse à la saison qui commence. Sur le terrain,
il n’est pas vraiment avec nous. Il a du talent, Lena. Tellement de talent
qu’il n’a pas besoin de trimer… et j’ai le sentiment qu’il va tout envoyer
balader.
Je me mordis l’intérieur de la joue tout en cherchant une réponse
adéquate.
— Ce n’est que du foot.
Cody me regarda comme si une troisième main avait soudain poussé
au milieu de mon front et lui avait fait un doigt d’honneur.
— Que du foot ? C’est tout son avenir qui est en jeu !
— Il ne faut pas exagérer, non plus.
Il haussa un sourcil et s’écarta du mur.
— Je me fais peut-être des idées, dit-il au bout d’un moment.
— Ça y ressemble, répondis-je. Écoute, il faudrait que j’encaisse votre
table, alors…
Cody m’examina un instant avant de secouer la tête.
— Alors tu as terminé d’échanger des banalités avec moi. J’ai bien
compris.
Mes joues s’enflammèrent. Étais-je si transparente ?
— Je te laisse tranquille.
Les mains enfoncées dans les poches de son jean, Cody retourna vers
la salle. Restée seule, je le regardai s’éloigner.
J’essuyai mes mains étrangement moites sur mon tablier et soufflai un
grand coup.
Lorsque je terminai de servir les garçons, Abbi et Megan se levèrent
pour partir.
— Vous rentrez ? demandai-je.
— Oui. (Abbi passa l’anse de son sac à son épaule.) Les gens bien ne
laissent pas leurs amis rentrer seuls. Surtout si l’amie en question est
susceptible de monter dans la voiture d’un inconnu.
Megan leva les yeux au ciel.
— Au fait, j’ai vu Cody revenir du couloir. Tu lui as parlé ?
Je hochai la tête avant d’attraper un chiffon.
— Il voulait discuter de Sebastian.
— Oui, oui, murmura Megan. Tu sais à quoi je pense ?
Vu l’expression d’Abbi, elle en savait aussi peu que moi.
Megan haussa les sourcils et baissa la voix.
— Je me demande ce que Sebastian dirait s’il apprenait que sa
meilleure amie a embrassé son meilleur ami. Imagine le scandale !
Je pris une grande inspiration. Non, je n’imaginais pas et j’espérais
que Dieu m’aimait suffisamment pour ne pas me soumettre à une telle
épreuve.
Une fois les filles parties, je reportai mon attention sur le livre que je
cachais derrière le comptoir. Il ne fallait pas que je m’appesantisse sur ce
qu’avait dit Megan, sinon, j’allais me sentir mal.
J’avais lu environ une page lorsque je sentis mon téléphone vibrer
dans la poche arrière de mon short.
Quand je regardai l’écran, toute pensée liée à Sebastian, au foot, à
Cody ou à un quelconque secret s’envola.
Le nom de l’expéditeur était affiché.
Je ne lus pas le message.
Je me contentai de l’effacer.
1. Expression issue de la pensée New Age désignant une catégorie imaginaire d’enfants qui
seraient apparus pour sauver le monde et se reconnaîtraient à certains troubles du
comportement. (N.d.T.)
CHAPITRE 5
1. « Je crois que je peux voler. Je crois que je peux toucher le ciel… J’y pense nuit et jour.
Déployer mes ailes et m’envoler. » (Paroles de I believe I can fly, de R. Kelly.) (N.d.T.)
CHAPITRE 6
J’avais mal à la tête et aux yeux, mais je n’avais toujours pas pleuré.
J’avais cru en être capable. Après tout, j’avais à peine touché les boulettes
de viande à l’oignon au dîner, la veille. Ma mère s’en était rendu compte.
Pour éviter les questions, je lui avais dit que je ne me sentais pas bien à
cause de l’entraînement matinal. Après manger, je fus incapable de lire.
Je restai prostrée sur mon lit, les yeux rivés sur la porte du balcon,
pathétique, à attendre qu’il me rende visite, qu’il m’envoie un message…
n’importe quoi. Il ne fit rien de tout cela.
En temps normal, je ne me serais pas alarmée. Durant l’été, on ne
s’était pas parlé tous les jours. Mais après ce qui s’était passé au lac, les
choses avaient changé.
Ma gorge et mes yeux me brûlaient, mais les larmes m’avaient
désertée. Au beau milieu de la nuit, je me rendis compte que je n’avais
pas pleuré depuis… depuis ce qui s’était passé avec mon père. Quelque
part, cela me donna encore plus envie de pleurer. Pourquoi en étais-je
incapable ?
Tout ce que j’obtins fut une migraine carabinée.
Heureusement que je n’avais pas d’entraînement le jeudi, sinon
j’aurais encore eu droit à un sermon. Après que ma mère fut partie
travailler, je me remis au lit et, les yeux rivés au plafond craquelé, je
rejouai dans ma tête tout ce qui s’était passé près du lac avant le moment
fatidique.
Avant que j’embrasse Sebastian.
Une part de moi aurait voulu faire comme s’il ne s’était jamais rien
passé. Cette méthode avait fait ses preuves.
J’agissais tous les jours comme si mon père n’existait pas.
Toutefois, le jeudi matin, quand je découvris à mon réveil que je
n’avais toujours pas eu de message ni de visite de Sebastian, je sus que je
devais me confier à quelqu’un. Je ne savais pas comment réagir ni
comment m’y prendre pour arranger la situation et je doutais que la
solution se présenterait d’elle-même. Alors j’avais envoyé un SMS aux
filles en leur disant que je voulais leur parler. Comme je ne leur avais pas
expliqué pourquoi, elles avaient sans doute compris que c’était une
urgence.
Abbi et Megan m’avaient rejointe le plus vite possible. Dary n’aurait
pas hésité, elle non plus, si elle avait été en ville.
Megan était à genoux sur le lit. Ses cheveux blonds détachés
tombaient sur ses épaules. Abbi, elle, était installée sur mon fauteuil de
bureau et m’observait. Avec son bas de jogging trop large et son
débardeur, on aurait dit qu’elle avait bondi hors du lit et enfilé les
premiers vêtements qu’elle avait trouvés.
Je leur avais déjà raconté ce qui s’était passé, en tirant mon courage
du paquet d’Oreo que Megan avait apporté. J’en avais sans doute avalé
quatre ou cinq pendant que je parlais. Bon, d’accord. Dix. Et je comptais
terminer les restes de spaghettis et de boulettes de viande après leur
départ.
— Je tiens à dire que j’ai toujours su que tu en pinçais pour Sebastian,
déclara Megan.
Je restai bouche bée. Je ne comprenais pas comment ses conseils
hebdomadaires pour m’aider à trouver le père de mes enfants pouvaient
être liés à mes sentiments pour Sebastian.
— Je me doutais depuis un certain temps de ton obsession pour lui,
reprit-elle. Les conseils que je te donnais, c’était pour que tu avoues la
vérité.
Son raisonnement ne tenait pas la route. Du tout.
— Et tu le sais déjà, mais je l’avais deviné, moi aussi, intervint Abbi.
Je t’en ai fait la réflexion la dernière fois qu’on s’est parlé.
— On n’a pas été étonnées que tu te sépares d’Andre, ajouta Megan.
Tu avais envie de tomber amoureuse de lui, mais tu n’y arrivais pas, parce
que tu aimais déjà Sebastian.
C’était la vérité. J’avais voulu tomber amoureuse d’Andre. Je
l’appréciais beaucoup. Mais… mon cœur n’était pas libre. J’avais cru que
notre intimité ferait évoluer mes sentiments pour lui. Cela n’avait pas été
le cas. En réalité, cela avait sûrement été la pire raison de coucher avec
lui. Après, j’avais compris que cette relation ne pouvait pas continuer.
Je me mis à faire les cent pas devant mon placard.
— Si c’était aussi évident, pourquoi est-ce que vous n’avez jamais rien
dit ?
— Je croyais que tu ne voulais pas en parler, répondit Megan en
haussant les épaules.
Abbi acquiesça.
— Tu n’aimes pas te confier à nous.
J’aurais voulu nier, mais c’était la vérité. Elles avaient visé dans le
mille. J’agissais de la même façon avec Sebastian. Je l’écoutais, mais je ne
lui parlais jamais de moi. Je pouvais passer des heures à réfléchir à
quelque chose sans jamais en discuter.
— On y reviendra plus tard. Pour l’instant, il y a un truc que je ne
comprends pas, dit Megan. Tu as dit qu’il avait fait un bruit et je sais de
quel bruit tu parles. Et qu’il t’a serrée contre lui. On dirait que ça lui a
plu…
Je serrai et desserrai les poings contre mes flancs. Je ne tenais pas en
place.
— Je ne comprends pas, moi non plus. Je ne sais pas ce qui m’est
passé par la tête. Tout allait bien. Sebastian faisait l’idiot, comme
d’habitude, et on était l’un sur l’autre…
— Vous êtes souvent l’un sur l’autre ? me demanda Megan. (Quand je
lui adressai un regard noir, elle leva les mains en l’air.) Ne me regarde pas
comme ça. J’essaie de rassembler le plus d’informations possible.
— Ce n’est pas ce que tu crois, répondis-je en me massant les tempes.
Je voulais lui donner une tape sur le bras et il m’a attrapé le poignet. On
faisait les idiots. Et tout à coup, je me suis retrouvée assise sur ses genoux,
à le regarder dans les yeux.
— C’est à ce moment que tu l’as embrassé ? (Abbi croisa les bras.)
Une seule fois ?
Je me pris le visage entre les mains et hochai la tête.
— Nos lèvres se sont à peine frôlées. Je ne suis même pas certaine
qu’on puisse appeler ça un baiser.
— Un baiser, c’est un baiser, dit Abbi.
— Je ne sais pas… intervint Megan en piochant un Oreo dans le
paquet posé à côté d’elle. Il y a différentes façons de s’embrasser. Il y a le
smack, le baiser plus long mais sans langue, le… Attendez une minute.
Pourquoi est-ce que je vous explique ça ? Il n’y a plus aucun hymen intact
dans cette pièce. Vous connaissez déjà les différentes façons de
s’embrasser.
— Oh, mon Dieu, grognai-je en baissant les bras.
Abbi leva les yeux au ciel en secouant la tête.
— Parfois, j’ai du mal avec ton humour. Plus aucun hymen intact ?
Sérieux ? Je ne sais même pas quoi répondre à ça.
Megan parla avec un biscuit dans la bouche.
— Si je comprends bien, tu l’as embrassé vite fait, sans langue, puis tu
as paniqué.
Je me remis à faire les cent pas.
— Oui. C’est à peu près ça.
Elle attrapa sa serviette et essuya les miettes noires autour de ses
lèvres.
— Il t’a rendu ce baiser ?
— Non, murmurai-je. J’ai cru qu’il allait le faire, mais non.
Abbi haussa les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il fichait alors ? Il est resté allongé sans rien faire alors
que tu étais assise sur ses genoux ?
Je grimaçai.
— Plus ou moins.
Mes deux amies échangèrent un regard. Megan prit un autre Oreo.
— Je ne suis pas vraiment surprise que tu l’aies embrassé. Après tout,
tu meurs de lui sauter dessus depuis que tu as compris que les garçons
avaient un pé…
— Je me rappelle très bien le moment où j’ai commencé à voir en lui
plus qu’un simple ami, la coupai-je. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Tu ne le sais pas, parce que, comme d’habitude, tu n’étais pas dans
l’instant présent, dit Abbi en s’adossant au fauteuil. Tu fais toujours ça. Tu
réfléchis trop, tu analyses tout et, du coup, tu ne profites pas de ce qui est
en train de se passer.
J’aurais voulu le nier, mais elle avait raison. Je le faisais souvent.
— Peut-être bien… mais on pourrait cataloguer mes défauts une autre
fois, s’il vous plaît ?
Abbi m’adressa un léger sourire.
— D’accord.
— Tu l’as peut-être pris par surprise, reprit Megan. C’est peut-être
pour ça qu’il a paniqué.
— Tu crois ?
— C’est une possibilité. Vous êtes amis depuis toujours. Même s’il est
amoureux de toi, ton geste l’a sans doute pris au dépourvu. (Elle fit passer
ses cheveux derrière son épaule.) Vous avez discuté, après ? Non, ne dis
rien. Je connais déjà la réponse à cette question. Tu ne lui as plus adressé
la parole.
Je grimaçai.
Elle leva les mains devant elle.
— Je ne dis pas ça pour remuer le couteau dans la plaie. En fait, si tu
n’as pas expliqué ton geste, il y a des chances pour qu’il croie que tu
penses avoir fait une erreur. (Elle jeta un coup d’œil à Abbi.) Non ?
— Eh bien… (Abbi s’appuya contre l’accoudoir du fauteuil.) Bon. Tu
sais que je t’aime, pas vrai ?
Quelque chose me disait que je n’allais pas aimer ce qu’elle avait à me
dire.
— Oui ?
— J’ai une toute petite remarque à faire, dit-elle. (Il était clair qu’elle
choisissait ses mots avec soin.) Tu as embrassé Sebastian. On va
considérer que ce n’était pas un bisou entre amis. En général, les gens qui
s’embrassent sur la bouche veulent être plus que de simples amis.
— D’accord, intervint Megan. Sinon, ça va commencer à être
compliqué à suivre.
— Donc, tu l’as embrassé et il a conscience que ce n’est pas parce que
tu es son amie. Il y a deux possibilités. La première, c’est celle dont a
parlé Megan : il a été surpris, a réagi bizarrement, puis est allé se terrer
quelque part parce qu’il a honte.
Je n’arrivais pas à imaginer Sebastian se cacher parce qu’il avait
honte.
— La deuxième, c’est que le baiser ne lui a pas plu et quand
l’ambiance est devenue gênante, il s’est enfui le plus vite possible en
espérant que tu oublierais tout ça.
Aïe.
Je me dirigeai vers la porte du balcon.
— Tu veux dire qu’il aurait préféré que je ne l’embrasse pas ?
— Euh, alors… (Elle se mordit la lèvre inférieure.) Il n’est avec
personne en ce moment. Toi non plus. (La voix d’Abbi était douce.) Vous
avez des tas de choses en commun. Vous êtes beaux…
— Je coucherais avec toi sans hésiter, commenta Megan.
— Merci, rétorquai-je en riant.
— Et surtout, vous vous connaissez mieux que quiconque. Je me dis
que si le baiser lui avait plu et qu’il s’était rendu compte qu’il voulait plus,
il t’aurait embrassée à son tour. Ou il te l’aurait fait comprendre. Il ne
t’aurait pas dit : « Ça n’aurait jamais dû se passer. »
Le cœur serré, j’écartai le rideau et jetai un coup d’œil à l’extérieur.
Une légère brise faisait onduler les branches du vieil érable.
Abbi avait raison. Sebastian m’avait fait comprendre que ce baiser
avait été une erreur.
— À part ça, je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas être
ensemble, ajouta-t-elle. S’il était vraiment amoureux de toi, il n’aurait pas
réagi comme ça.
Mon estomac se noua. La douleur m’envahit. La sensation était
tellement violente que j’avais vraiment l’impression que l’on m’arrachait
le cœur. Je pris une inspiration tremblante.
— Qu’est-ce que je fais, maintenant ?
Je lâchai le rideau et me tournai vers elles.
Megan haussa les sourcils.
— Personnellement, je lui aurais déjà envoyé un message pour lui
demander quel est son problème.
Cette idée me donnait des sueurs froides.
— Je crois que je suis trop lâche pour ce genre de technique.
— Tu n’es pas lâche, Lena, m’assura Abbi. Je comprends pourquoi tu
n’as rien fait. Sebastian est l’un de tes meilleurs amis. La situation est
délicate.
« Délicate » était un euphémisme.
— Mais je crois que tu devrais lui écrire, moi aussi, reprit Abbi.
Demande-lui si tout va bien. Ça n’engage à rien.
Rien que d’y penser, cela me donnait la nausée.
— Je me sens tellement bête.
Megan fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Parce que… parce que je ne devrais pas perdre mon temps sur des
choses aussi futiles. (Je m’approchai du lit et me laissai tomber à côté de
Megan. J’attrapai un biscuit, mais ma gorge nouée me faisait souffrir.) Il y
a des tas de choses beaucoup plus importantes qui mériteraient mon
attention.
— Comme quoi ? me demanda Megan. La paix dans le monde ? La
politique ? Les dettes de l’État ? Je suis sûre que j’en oublie. Tu regardes
les infos, toi. Je ne saurais même pas sur quelles chaînes les regarder.
Je souris légèrement et secouai la tête.
— Je devrais penser à ma dernière année de lycée. Je n’ai presque que
des cours renforcés, cette année, et l’entraînement de volley va être
physique. Il faut que je me trouve une bourse…
— Tu sais quoi ? Tout ça, c’est des conneries. (Megan tourna la tête
vers moi. Elle était toute rouge.) Tu penses à un mec et tu nous en parles,
et alors ? Je sais très bien que tu n’as pas que ça en tête. Abbi aussi. Tu
n’es pas obligée de passer tes journées à discuter de problèmes sérieux
pour nous prouver que tu n’es pas une pimbêche qui ne pense qu’aux
mecs. De toute façon, c’est toujours pareil. En tant que filles, il faut
toujours qu’on se justifie. On ne pourra jamais gagner.
— Oh, non, souffla Abbi en souriant. C’est parti pour le coup de
gueule.
— Je vais me gêner ! Si on pense aux garçons, les autres, souvent des
filles, parce que, soyons honnêtes, on peut être de vraies garces entre
nous, disent qu’on est superficielles. Qu’on est frivoles. Je ne sais même
pas ce que ça signifie. Et si, au contraire, on ne pense pas tout le temps au
mec qui nous plaît, on nous traite de menteuses. Ou on nous trouve
bizarres. Et si on s’intéresse à d’autres sujets, tout à coup, on est
prétentieuses. On ne peut pas gagner. C’est comme si on n’était pas
autorisées à avoir des sentiments ni à y penser. C’est n’importe quoi.
— Je ne le dis pas souvent, intervint Abbi avec sérieux, mais elle a
raison.
— Évidemment que j’ai raison ! (Megan leva les bras au ciel.) Et ça
marche aussi avec les filles qui aiment les filles. C’est de la folie. Tu
penses à ce qui s’est passé avec Sebastian parce qu’il est important pour
toi, tout comme le lycée, le volley, le boulot et, oui, même les dettes de
l’État.
Je ris.
Megan prit une grande inspiration.
— J’aime penser aux garçons, à Phillip en particulier, et je suis plus
intelligente que la plupart des gens, surtout ceux qui me disent que je suis
superficielle. Je peux penser aux garçons et avoir une vie à côté. Qu’ils
aillent se faire voir ! Ne t’en veux pas parce que tu choisis de te concentrer
sur un moment important de ta vie. Aujourd’hui, ce moment est lié à un
garçon. Demain, ce sera autre chose.
Étonnée par tant de sagesse, je la dévisageai, puis lui souris.
— Waouh, Megan. Je suis à deux doigts de te demander de répéter
tout ça pour que je l’enregistre.
Elle leva les yeux au ciel.
— Hors de question. Je n’arriverais jamais à être aussi bonne une
deuxième fois.
Abbi rapprocha la chaise du lit.
— Je me répète, mais… Megan a raison.
Je me laissai tomber en arrière, sur le lit, et manquai écraser le paquet
d’Oreo. Tandis que j’observais le plafond, la poigne de fer qui enserrait
ma poitrine se desserra un peu. La tristesse était toujours là, comme une
ombre dans mon existence, et je ne savais toujours pas comment me
comporter par rapport à Sebastian, mais je me sentais un peu mieux.
Grâce à elles. À mes amies.
— Les filles, leur dis-je. Je ne vais peut-être pas passer la soirée à
pleurer sur mon canapé et à m’empiffrer des restes de boulettes de
viande.
Abbi éclata de rire.
— C’est bon à savoir.
— Je peux avoir une boulette de viande ? demanda Megan en me
donnant un léger coup de coude. Avec tout le sucre que je viens d’ingérer,
je pense que de la viande me ferait le plus grand bien.
Abbi soupira.
— Vous allez me trouver ridicule, prévins-je sans bouger. Mais on
restera amies toute la vie, pas vrai ? Parce que j’ai le sentiment que ce
n’est pas la dernière fois que je vous raconterai ce genre de bêtises.
Megan gloussa.
— C’était un peu ridicule, mais oui. Amies pour la vie.
— N’oublie pas Dary, dit Abbi en me donnant un petit coup de pied.
Toutes les quatre, on se serrera toujours les coudes. Quoi qu’il arrive.
CHAPITRE 7
Après le départ des filles, je pris mon téléphone et sortis sur le balcon.
Accoudée à la rambarde, j’observai la maison de Sebastian. Sa mère était
dans leur jardin, à genoux, en train de creuser. Elle portait l’un de ces
chapeaux en paille informe. Seules quelques mèches de ses cheveux bruns
dépassaient.
Quand elle enfonçait la pelle dans les plates-bandes qui couraient le
long de leur terrasse ombragée, son corps tout entier tremblait sous
l’effort. À côté d’elle, des pivoines roses et violettes en pot attendaient
d’être plantées. Mes yeux remontèrent le long des briques rouges de leur
terrasse. Leur barbecue en pierre trônait au milieu. Il ne s’était pas
effondré comme le nôtre.
La mère de Sebastian était une femme discrète. Depuis que je le
connaissais, je m’étais rendue des milliers de fois dans leur maison.
Pourtant, durant toutes ces années, les conversations que j’avais eues avec
sa mère se comptaient sur les doigts de la main.
Elle était toujours très gentille, me disait bonjour, me demandait
comment j’allais, comment allait ma mère ou si Lori se plaisait à la fac,
mais cela s’arrêtait là.
C’était le père de Sebastian qui parlait le plus.
Soufflant, je baissai la tête vers mon portable. Pendant tout ce temps,
Abbi et Megan s’étaient doutées de mes sentiments pour Sebastian. Dary
aussi, probablement. Elles ne m’en avaient pas parlé et ne m’avaient pas
poussée à le leur avouer, ce qui en disait long sur notre amitié. Elles me
connaissaient trop bien.
Je m’éloignai de la rambarde pour me laisser tomber sur ma chaise,
les pieds posés sur le bord du siège. Les doigts crispés sur mon téléphone,
je réfléchis aux possibilités qui s’offraient à moi.
Je pouvais faire semblant qu’il ne s’était jamais rien passé. Cela avait
été ma façon de fonctionner pendant des années. Je reportais au
lendemain tout en sachant que je ne ferais jamais rien, mais chaque fois,
le futur me paraissait plein d’espoir et de potentiel.
Cette fois, je ne pouvais pas me le permettre.
Je me mordillai les lèvres et ouvris ma boîte de réception. Là, je
trouvai le dernier message de Sebastian qui datait du vendredi précédent.
L’estomac noué, je tapai :
— Je dis juste qu’il y a deux poids, deux mesures. (J’avais posé les
pieds sur le tableau de bord chaud de la Jeep de Sebastian. La
climatisation soufflait au maximum, mais elle ne faisait pas le poids
contre la température extérieure.) Toi, tu peux conduire torse nu, mais si
une fille s’amusait à conduire avec un haut de maillot, ou topless, ce
serait la révolution.
— Et moi, je dis juste que j’approuve l’idée que les filles conduisent en
bikini, répondit-il, une main sur le volant, l’autre sur le dossier de mon
siège.
Il avait remis sa casquette à l’endroit pour bloquer les rayons du soleil,
mais il était resté torse nu. Il ne portait qu’un maillot et des sandales
Nike.
Derrière mes lunettes de soleil, je levai les yeux au ciel.
— Ça ne m’étonne pas.
— Écoute, les mecs se moquent de ce genre de choses. On ne sera
jamais contre l’égalité face à la nudité. Jamais. (Il ralentit en approchant
de la sortie de la voie rapide.) Le problème, ce sont les filles entre elles.
Je tournai lentement la tête dans sa direction. Il regardait la route.
— Une fille traiterait facilement une autre de pouf parce qu’elle
conduit sa voiture en maillot. Par contre, si un mec le fait, elle dira que
c’est sexy.
Sebastian n’avait pas tort, mais il pouvait courir pour que je l’admette.
Je retirai mes pieds du tableau de bord et me tournai sur mon siège pour
regarder les arbres défiler derrière la vitre. Abbi et Megan nous
rejoignaient. C’était le cousin de Megan, Chris, qui jouait au foot avec
Sebastian, qui les emmenait.
J’avais la sensation que le barbecue en petit comité allait se
transformer en grosse fête avant la fin de la soirée. Ce ne serait pas la
première fois que cela arriverait, surtout avec Keith comme organisateur.
Les rayons du soleil perçaient à travers les branches des arbres qui
bordaient la route étroite et sinueuse. Celui qui avait tracé cette route
avait sans doute été distrait par un serpent pour arriver à ce résultat.
La tête posée contre mon siège, je regardai les érables imposants et les
fougères laisser place aux vergers de pommiers. Ils s’étendaient à perte de
vue, en rangs soignés, sur chaque colline. La famille de Keith en possédait
la majorité.
J’avais emprunté cette route des centaines de fois avec Sebastian et
mes amis, mais aujourd’hui, c’était le dernier samedi avant notre rentrée
en terminale. La dernière journée comme celle-ci. Dans un an, Sebastian
et moi ne serions plus dans cette Jeep, sur cette route. Il n’apparaîtrait
plus sur mon balcon sans m’avertir. Dary ne viendrait plus au Joanna’s
pour me rappeler tout ce que j’avais raté dans la vie.
Je pris une inspiration tremblante. Ma poitrine me faisait mal.
Seigneur. J’avais envie de pleurer comme un bébé. Pourtant, je n’avais
aucune raison de le faire : les changements qui s’annonçaient étaient
positifs. J’entrerais à la fac. Avec un peu de chance, Megan et moi serions
toutes les deux acceptées à l’université de Virginie, et le vendredi, elle
continuerait de me dire que j’allais devenir une vieille fille, entourée de
chats, qui ne mangerait que du thon en boîte bon marché. Dary ne se
gênerait pas pour m’expliquer tous les mauvais choix que je ferais par
FaceTime. Abbi étudierait dans une fac voisine et on se verrait le week-
end.
S’il continuait de jouer au foot, Sebastian intégrerait l’université qui
lui ferait un pont en or et, soyons sérieux cinq minutes, tout le monde
savait que ce serait le cas. On garderait contact. On s’appellerait. Puis les
appels se transformeraient en SMS qui, petit à petit, deviendraient de plus
en plus espacés jusqu’à ce qu’on ne se parle plus que pendant les
vacances, lorsque nous serions tous les deux à la maison.
On grandirait et on s’éloignerait. C’était terrifiant. Mais pour le
moment, à cet instant précis, demain existait encore. La semaine
prochaine aussi. L’année tout entière. Une éternité.
Pour le moment, je n’avais pas à faire face à l’inévitable.
Sebastian tapota mon genou. Je sursautai et tournai la tête vers lui.
— Ça va ? me demanda-t-il.
— Oui, répondis-je d’une voix enrouée.
Je me raclai la gorge.
Son expression se fit inquiète.
— À quoi tu pensais ?
Je haussai les épaules.
— Je me disais que l’année prochaine, on sera tous les deux à la fac.
C’est le dernier été avant la fin du lycée, tu vois ?
Sebastian ne répondit pas. Il se contenta de regarder la route, la
mâchoire crispée. Il faisait toujours cela quand il était en colère ou quand
il refusait de dire quelque chose.
J’étais sur le point de l’interroger sur la question, quand il reprit la
parole.
— Tu feras toujours partie de ma vie. Tu le sais ?
Prise au dépourvu, je ne sus que répondre.
— Même si on n’étudie pas dans la même fac, continua-t-il, comme
s’il y avait une chance qu’on se retrouve au même endroit. On ne sera
jamais des étrangers, toi et moi. (On aurait dit qu’il lisait dans mes
pensées, mais la vérité, c’était qu’il me connaissait trop bien.) Ça ne nous
arrivera jamais. Pas à nous.
J’aurais voulu lui dire que, même avec toute la bonne volonté du
monde, ce genre de choses arrivait aux meilleurs. Avant de partir pour
l’université, ma sœur avait promis à ses amis de rester en contact.
Aujourd’hui, elle était en deuxième année de fac et elle avait de nouveaux
amis et un copain.
Quand les gens cessaient de se voir tous les jours, ils cessaient
également de se manquer. Je le savais mieux que quiconque.
Et ce, même s’ils disaient vous aimer.
— On restera toujours amis. (Il jeta un coup d’œil dans ma direction
comme pour jauger ma réaction.) Quoi qu’il arrive.
Merde. Est-ce qu’il venait de me mettre dans la friend-zone ?
En tout cas, cela y ressemblait.
J’inspirai, en tentant de ne pas prêter attention à la douleur sourde
qui était apparue dans ma poitrine, et passai les mains sur mon short.
— Oui, mon capitaine !
Un léger sourire étira ses lèvres.
— Skylar vient, elle aussi ?
Je regrettai ma question à l’instant où elle quitta mes lèvres.
— Aucune idée, me répondit-il d’un ton sec qui ne lui ressemblait pas.
Je me mordis les lèvres pendant que la voiture ralentissait. Sebastian
prit à droite sur la route qui menait au monstre qui servait de maison à
Keith, au milieu des vergers. C’était une ferme immense, le genre de
maison dont seuls les polygames avec cinquante enfants avaient
réellement besoin.
Sa famille avait de l’argent. Ils exploitaient ces vergers depuis des
générations. Plus tard, Keith reprendrait sans doute les rênes de
l’entreprise familiale, mais pour le moment, il comptait aller à l’université
et jouer au foot comme Sebastian. D’après ce que j’avais entendu, il avait
déjà été accepté à l’université de Virginie-Occidentale. Il avait la carrure
pour être défenseur dans leur équipe.
Plusieurs voitures étaient déjà garées le long de l’allée pavée. J’en
reconnus certaines. Dieu merci, il n’y avait ni la BMW de Skylar ni le
4 × 4 de Cody.
— Petit comité ?
Sebastian rit.
— C’était l’idée.
— Je vois ça.
Il se gara derrière une Honda, en laissant suffisamment de place pour
sortir plus tard. Je ramassai mon sac, que j’avais posé par terre, et sortis
de voiture. En silence, on passa les doubles portes en verre et suivit le
chemin en galets qui faisait le tour de la maison. À chaque pas, les
conversations et les rires se faisaient plus forts, tout comme le bruit de
l’eau. L’odeur de viande grillée embaumait l’air, faisant gargouiller
joyeusement mon estomac.
Sebastian avait raison : je ne disais jamais non à un cheeseburger cuit
au feu de bois.
— Au fait, dit Sebastian en me donnant un léger coup de coude. Si tu
veux partir, dis-le-moi, d’accord ? Ne t’enfuis pas avec n’importe qui.
— Ne t’inquiète pas. Au besoin, je trouverai toujours quelqu’un pour
me ramener.
— Je ne m’inquiète pas. Je te ramène, c’est tout.
Il tenait son tee-shirt contre son épaule. Je suppose que l’enfiler lui
aurait demandé trop d’efforts.
De l’extérieur, Sebastian devait paraître autoritaire, mais en réalité, il
n’était tout simplement pas du genre à amener quelqu’un à une fête puis
à le laisser se débrouiller pour rentrer.
— Peut-être que je ne veux pas rentrer avec toi, dis-je en faisant
balancer mon sac. Il y a des tas de gens qui accepteraient de me ramener.
— On habite à côté. Ce serait idiot, non ?
— Ne remets pas en cause ma logique. (Je contournai Sebastian et
marchai devant lui.) Mais je suis sérieuse. Je n’ai pas envie de rester très
longtemps.
— Moi non plus…
— Aïe ! m’écriai-je.
Il m’avait tapé la plante du pied que je venais de soulever. Je me
retournai et le frappai avec mon sac. Il se protégea avec son bras en riant.
— Fais attention où tu mets les pieds.
— Crétin, marmonnai-je en me retournant.
— Je ne compte pas rester longtemps, moi non plus, reprit-il. J’ai un
entraînement à la première heure demain. Seul avec l’entraîneur. (Il
s’interrompit.) Et mon père.
Je grimaçai.
— Comment va ton père ?
— Il n’y a pas suffisamment d’heures dans une journée pour répondre
à cette question, répondit-il. (Avant que j’aie eu le temps d’insister, il me
prit la main. Je m’arrêtai et me tournai vers lui.) Je compte rentrer à
cause de l’entraînement, mais aussi parce que… (Ses yeux d’un bleu
brillant plongèrent dans les miens.) Il faut que je te parle.
Mon cœur se serra. J’aurais voulu retirer ma main de la sienne et
m’enfuir en courant dans les vergers… mais on m’aurait prise pour une
folle.
— De quoi est-ce que tu veux parler ? demandai-je même si je le
savais pertinemment.
— De choses et d’autres.
Je haussai un sourcil.
— Et tu ne peux pas le faire maintenant ?
— Non, tout à l’heure, me répondit-il. (Il lâcha ma main et me passa
devant.) D’abord, j’ai besoin d’un verre.
CHAPITRE 8
— Mon pote !
Keith sauta de la terrasse en bois et se laissa tomber devant nous
comme Tarzan l’aurait fait s’il avait porté… Oh, mon Dieu, un slip de
bain ? Keith n’était pas petit : grand, avec les épaules larges, il ressemblait
à un ours. Les slips de bain et lui, ce n’était pas compatible.
— Tu as amené Lena !
Sebastian s’arrêta devant moi.
— C’est quoi, ce truc que tu portes ?
Je me fis violence pour ne pas baisser les yeux, mais ce fut plus fort
que moi. Mon regard était attiré, comme par magie. De la magie noire. Et
le vêtement ne laissait pas grand-chose à l’imagination. Je reculai, mais il
était trop tard. Keith dépassa Sebastian et je me retrouvai dans ses bras,
les pieds à plusieurs centimètres du sol, écrasée contre son torse. Je
couinai comme un jouet pour chien.
— Ça fait des siècles que je ne t’ai pas vue ! (Keith me balança de
droite à gauche.) C’était quand, la dernière fois ? me demanda-t-il.
Une forte odeur de bière émanait de lui.
— Je ne sais pas, soufflai-je, les bras bloqués contre lui. Il y a un
mois ?
— Nooon ! (Il allongea le mot.) Plus !
— Lâche-la ! aboya Sebastian. Putain, tu es quasiment à poil, mec !
Keith rit à gorge déployée et se mit à tourner sur place avec moi dans
ses bras. Puis, sans crier gare, il me relâcha. Je trébuchai. Sebastian posa
les mains sur mes épaules pour m’empêcher de tomber.
— Vous aimez mon maillot ? (Il posa les mains sur ses hanches pour
bien dégager la vue. Seigneur. Ma rétine était en train de brûler.) Je
bouge plus facilement et je trouve que ça met mon cul en valeur. En plus,
le vert fait ressortir mes yeux, vous ne trouvez pas ?
— Si, si, murmurai-je en secouant lentement la tête.
Sebastian passa la main sous sa casquette pour se frotter le crâne.
— Je suis traumatisé à vie.
— Au contraire, tu as beaucoup de chance. Vous vous souviendrez de
ce moment béni jusqu’à la fin de vos jours ! (Keith abattit ses mains sur
nos épaules et nous poussa vers le portail ouvert.) Les hamburgers sont
presque cuits. On va bientôt faire griller des saucisses. Les boissons sont
dans les glacières.
La maison de Keith était l’endroit où l’on se réunissait toujours pour
faire la fête. De l’automne jusqu’au printemps, on se réchauffait tous les
week-ends autour d’un feu de camp, dans les champs au-delà des
pelouses parfaitement entretenues. En été, tout le monde venait profiter
de sa piscine, qui était aussi grande que le rez-de-chaussée de ma maison.
Et encore, je ne comptais pas le carrelage rouge qui l’entourait. Une
dizaine de chaises longues y étaient installées. Dessus, je reconnus des
élèves du lycée. Certains nous firent signe de la main en nous apercevant.
Les parents de Keith avaient dû dépenser des sommes astronomiques
pour aménager cet espace… des sommes qui auraient facilement pu
rembourser le crédit de ma mère. À côté de la piscine, il y avait un jardin
fleuri parsemé de bancs, un jeu de lancer de fers à cheval derrière un pool
house plus spacieux que beaucoup d’appartements et un terrain de
badminton.
Je n’étais pas revenue ici depuis la fameuse soirée du mois de juillet.
— Au fait ! (Keith passa la main sur son crâne rasé, attirant mon
attention.) Ta copine Abbi vient, ce soir ?
— Oui. (En imaginant la tête qu’Abbi ferait en voyant ce que portait
Keith, je faillis éclater de rire.) Elle ne va pas tarder à arriver. Elle sera
ravie de te voir.
Elle allait me tuer.
— Génial, répondit-il. (L’idée semblait beaucoup lui plaire.) Je suis
content que tu sois venue. Je commençais à croire que tu ne voulais plus
être mon amie.
Je secouai la tête.
— Je t’aime toujours, Keith. J’étais occupée, c’est tout.
— On n’est jamais trop occupé pour venir me voir ! s’exclama Keith en
reculant vers le barbecue où se tenait Jimmy, son grand frère.
Celui-ci le détailla des pieds à la tête avant de s’esclaffer.
— Oh, merde ! Tu l’as vraiment mis !
— Au secours, marmonna Sebastian.
Sans lâcher Sebastian des yeux, j’essuyai la sueur qui perlait à mon
front d’un revers de main. Il faisait tellement chaud que je commençais à
regretter de ne pas avoir apporté mon maillot.
— C’est ton ami, je te rappelle.
— Je sais, répondit-il en riant.
Il enjamba une plante en pot colorée.
Quand je jetai un coup d’œil aux portes vitrées qui donnaient dans la
maison, je crus voir du mouvement à l’intérieur.
— Tu crois que les parents de Keith sont là ?
— J’espère ! répondit Sebastian en observant la piscine. J’adore
quand son père vient jouer avec nous aux fers à cheval. C’est trop drôle.
Je posai mon sac à côté des autres.
— Je n’arrive toujours pas à croire que ses parents acceptent qu’il
organise toutes ces fêtes. Ma mère est cool, elle aussi, mais elle n’aimerait
pas que j’invite des gens tous les week-ends.
— Keith et Jimmy ont de la chance, à ce niveau. (Il se tourna vers
moi. Sa casquette dissimulait le haut de son visage.) Avant qu’on soit
interrompus par le maillot perturbant de Keith, je…
— Hé, Seb ! (Derrière lui, je vis Phillip se lever d’une chaise longue.
Sa peau noire étincelait au soleil.) Je ne t’avais pas vu !
— Je viens d’arriver, répondit Sebastian en se retournant.
Phillip nous rejoignit. Il donna une tape dans le dos de Sebastian et
me fit signe de la tête. Je lui répondis d’un signe de la main.
Ensemble, ils parlèrent du match amical et de la première rencontre
officielle de la saison qui aurait lieu le vendredi suivant, pendant que je
chantais « Que le monde est petit » dans ma tête. Au bout d’un moment,
Keith déposa un gobelet rouge dans ma main et un autre dans celle de
Sebastian.
— Juste une, dit-il en prenant une gorgée de bière. Je conduis, ce soir.
Keith ricana.
— Mauviette.
— Si tu le dis. (Sans se laisser démonter, Sebastian attrapa des
assiettes et on s’installa pour manger nos cheeseburgers.) Tu as vu le
quarterback des Wood ? Il peut lancer…
Je cessai de nouveau d’écouter. Je me contentai de boire ma bière
jusqu’à ce que j’aperçoive Chris arriver sur le côté de la maison. Laissant
les garçons seuls, j’allai à la rencontre de Megan et Abbi devant le portail.
— Vous êtes enfin là ! m’exclamai-je. Ils parlent foot. Mais alors que
de foot. Du foot et encore du foot.
— Tu n’as pas ton maillot ? fut la première chose qui sortit de la
bouche de Megan.
Elle portait un short en jean et un haut de bikini. La moitié de son
visage était dissimulée sous de grandes lunettes de soleil.
— Abbi et toi, vous ne savez vraiment pas comment vous habiller pour
une fête avec piscine.
Abbi s’était fait des couettes.
— Je te préviens, elle n’a pas arrêté de râler pendant tout le trajet.
— J’ai eu une longue journée. (Elle me prit mon gobelet des mains et
en but au moins la moitié d’une traite.) D’abord, cet abruti, là-bas, dit-elle
en pointant Phillip du doigt (de son majeur), ne m’a pas répondu hier soir
alors que je sais très bien qu’il était ici. Meg aussi. Et tu sais comme moi
que Meg lui court après comme un petit chien depuis deux ans.
Je fis la moue. Je n’avais pas l’impression que Meg Carr courait après
qui que ce soit, mais je préférais ne pas le lui faire remarquer. Abbi ne fut
pas aussi sage.
— Je te rappelle que vous ne sortez plus ensemble. Vous vous
reparlez, d’accord, mais ça ne veut rien dire. (Abbi passa un bras autour
de mes épaules.) Où est-ce que tu veux en venir ?
— J’y arrive, dit-elle en prenant une nouvelle gorgée. Il dit qu’il veut
qu’on se remette ensemble et j’y réfléchis. Mais s’il est sérieux, il pourrait
au moins répondre à mes messages.
Abbi me regarda.
Je ne dis rien.
— Pour couronner le tout, mon crétin de cousin… (Cette fois son
majeur pointa Chris, qui était allé rejoindre Sebastian et les autres.) Je
l’adore, mais il n’a pas arrêté d’envoyer des messages à Mandi sur la
route. Et je suis quasiment sûre qu’il est déjà bourré. J’ai cru qu’on allait
crever.
Mon ventre se serra. Mandi était amie avec Skylar. Si Mandi sortait
avec Chris, ce que je n’avais pas prévu, elle viendrait sans doute ce soir. Et
Skylar l’accompagnerait. Ce genre de filles se déplaçait en meute.
Moi aussi, mais ce n’était pas le sujet.
— Ça, c’est vrai, confirma Abbi. J’ai cru qu’on allait mourir, moi aussi.
— Et comme si ce n’était pas suffisant, ma mère voulait que j’aille au
restaurant avec son nouveau copain et elle ce soir. Soit dit en passant, il
n’a que dix ans de plus que moi. C’est dégueulasse.
Je jetai un coup d’œil à Abbi. Malgré ses soupçons par rapport à sa
mère, elle souriait.
— J’ai dû lui expliquer que c’était le dernier week-end avant ma
dernière année de lycée et que je n’avais pas envie de le passer avec elle
et un mec qui sera remplacé dans un mois par une version tout aussi
jeune.
— Waouh, murmurai-je.
— Elle l’a mal pris, mais je suis là, donc j’ai gagné.
Elle leva mon verre comme pour porter un toast, puis me le rendit.
— Garde-le, lui dis-je avec un geste de la main. Tu as l’air d’en avoir
plus besoin que moi.
— Merci, soupira Megan en m’embrassant sur la joue. Tu es la
meilleure amie du monde.
Abbi pencha la tête sur le côté.
— Et moi ?
— Tu as dit que je n’arrêtais pas de râler, alors tu descends à la
deuxième place, répondit Megan par-dessus le gobelet.
Je ris.
— Dary est à la troisième place, si je comprends bien ?
— Elle rentre quand, d’ailleurs ? demanda Megan en regardant autour
d’elle.
— Demain, lui rappela Abbi.
Elle eut l’air déçue.
— Elle me manque. On devrait prendre des tonnes de selfies et les lui
envoyer toute la soirée.
Je ris.
— Je suis sûre que ça lui ferait plaisir.
— Mais avant : comment ça va, avec Sebastian ? demanda Abbi en le
désignant d’un geste de la tête.
— Bien, répondis-je rapidement. On en parlera plus tard, d’accord ?
Abbi eut l’air de vouloir insister, mais elle n’en fit rien. J’avais
simplement envie de profiter de cette soirée avant de m’inquiéter de ce
que Sebastian voulait me dire.
On passa un temps fou à prendre des selfies avec toutes les personnes
qui se trouvaient autour de la piscine et dans la propriété et à les envoyer
à Dary depuis nos téléphones respectifs. Après des premières réactions
amusées, elle avait cessé de nous répondre. La connaissant, elle avait
commencé à s’énerver vers le vingtième selfie, ce qui rendait la chose
encore plus drôle.
Plus tard dans la soirée, Keith prit Abbi dans ses bras et la fit tourner
comme il l’avait fait avec moi. Sa tenue paraissait l’horrifier, mais je
savais qu’au fond d’elle cela l’amusait beaucoup. Elle se dégagea en le
traitant d’idiot, mais elle souriait. Megan, elle, alla s’asseoir à côté de
Phillip et d’un autre garçon, de l’autre côté de la piscine.
— Elle a vraiment l’intention de se remettre avec lui ? demandai-je à
Abbi.
— Qui sait ? (Elle soupira.) Je n’espère pas. C’est un peu les Selena
Gomez et Justin Bieber de Clearbrook.
— Sauf que personne ne veut qu’ils se remettent ensemble ?
Un éclat de rire lui échappa.
— Tu l’as dit.
Alors que je jetais un coup d’œil dans le jardin, en essayant de me
persuader que je ne cherchais pas Sebastian, j’aperçus Cody à côté du
barbecue, un verre à la main, avec les autres garçons.
— Il est arrivé quand ?
— Qui ? Oh. Aucune idée. (Abbi remonta ses lunettes de soleil rose
vif.) Il y a plein de gens qui sont apparus de nulle part. C’est dingue.
On s’approcha d’une glacière. Abbi sortit un soda de la glace, moi, je
choisis une bouteille d’eau.
— Sebastian m’a dit qu’il voulait me parler, tout à l’heure.
— À quel propos ?
Elle ouvrit sa cannette.
— Je ne sais pas. D’habitude, il n’est pas aussi évasif, mais je me dis
qu’il n’y a pas trente-six sujets à aborder…
Abbi resta silencieuse un instant avant de reprendre la parole.
— Tu as vu le post Instagram de Skylar, hier soir ?
Mon ventre se noua.
— Oui.
— Il a peut-être l’intention de se remettre avec elle, dit-elle et je
grimaçai. Il va peut-être te l’annoncer. Je m’en veux de te dire ça, mais
après cette histoire de baiser, il croit sans doute que tu mérites de
l’entendre de sa bouche.
Un nuage passa devant le soleil. Abbi remonta ses lunettes sur son
front.
— C’est vrai que Skylar et lui forment le couple parfait.
Je jetai un coup d’œil aux garçons. Keith ondulait des hanches et
levait le bras en rythme.
— Non, le couple parfait, ce serait Sebastian et toi.
Tout à coup, j’eus envie de me cacher derrière les buissons.
— Je ne veux plus y penser. C’est agaçant. Je m’énerve toute seule, je
te jure. (Je tournai la tête.) Je suis en train de me rendre folle.
— Alors, tu devrais te trouver un mec, canon de préférence, pour
passer le temps avant de partir à la fac.
— Arrête, on dirait Megan, rétorquai-je. Mais je me trouverai peut-
être quelqu’un. Un beau mec qui aime lire et qui s’intéresse à l’Histoire.
— Là, tu parles d’une vraie relation, dit-elle d’un ton sec. Moi, je te
proposais juste quelques galipettes devant Netflix. N’en demande pas
trop.
Je ris et bus une gorgée d’eau.
Abbi se tourna vers Megan, qui avançait vers nous d’un pas dansant.
Arrivée à notre hauteur, elle s’arrêta et remonta ses lunettes de soleil sur
son front.
— Les filles, vous n’allez jamais croire ce que j’ai entendu !
— Quoi ? demandai-je, contente de changer de sujet.
La voix de Megan tremblait d’excitation.
— Griffith et Christie viennent de partir avec Steven pour aller acheter
de la coke à un mec ultra louche en ville.
Sous le choc, je baissai ma bouteille. Je ne m’étais pas attendue à une
chose pareille.
— Ça ne m’étonne pas, marmonna Abbi. Ils l’ont déjà fait en juillet, je
te rappelle. Christie a super mal réagi. Keith a failli appeler les pompiers.
Megan en resta bouche bée.
— Tu étais au courant ? Ils le font souvent ?
— Suffisamment pour savoir où en trouver.
Je n’arrivais toujours pas à croire qu’ils étaient partis acheter de la
drogue, ni vu ni connu, comme s’ils étaient allés au supermarché pour
rapporter des chips.
Ce n’était pas anodin.
Je n’étais pas naïve, mais je ne m’étais pas attendue à ce genre de
comportement de leur part. Pour être honnête, j’aurais été surprise
d’apprendre que n’importe qui dans mon entourage prenait de la coke ou
de l’héroïne.
— Eh bien… (Megan baissa les yeux vers son gobelet rouge. Elle
s’était resservie.) Phillip pense essayer, ce soir. Il a failli partir avec eux.
Tu y crois, toi ?
Abbi grimaça.
— Quel idiot !
— Pas vrai ? (Megan prit une gorgée de bière.) Je vais aller lui crier
dessus. Je reviens.
— Tu crois que Keith en prend ?
Je recoiffai une mèche de cheveux derrière mon oreille.
— Je ne savais même pas que Griffith et les autres en prenaient,
alors… Aucune idée.
— Ça expliquerait le slip de bain, en tout cas, dit-elle avec un lourd
soupir. Il faut vraiment être défoncé pour avoir ce genre d’idées.
Je gloussai.
— Tu as raison.
— Hé, souffla Sebastian à mon oreille avant de passer un bras autour
de mes épaules.
Quand je sentis son torse chaud et musclé se presser contre mon dos,
je cessai de respirer. Un frisson descendit le long de ma colonne vertébrale
et le rouge me monta aux joues.
— Où étais-tu passée ?
Abbi haussa les sourcils en nous observant.
Je tournai aussitôt les yeux vers la piscine.
— Je n’ai pas bougé d’ici. Et toi, tu étais où ?
— Partout, répondit-il en me forçant à me retourner.
Il avait remis sa casquette à l’envers. Nos visages n’étaient qu’à
quelques centimètres l’un de l’autre. On était presque aussi proches qu’au
lac. Si proches que je pouvais sentir une légère odeur de bière dans son
souffle.
— J’aimerais tester quelque chose. Avec toi. Mais tu vas être…
mouillée.
Bouche bée, je sentis mon bas-ventre se réveiller.
— Ah oui ? intervint Abbi d’une voix amusée. J’ai hâte d’entendre de
quoi il s’agit.
Oh, bon sang.
Le sourire aux lèvres, Sebastian me retira mes lunettes et les posa sur
sa casquette.
— J’ai toujours préféré montrer, plutôt qu’expliquer.
Je ne pouvais rien faire d’autre que le dévisager. J’avais l’impression
d’avoir atterri dans une dimension parallèle, dans l’univers des romances
que je lisais, où les déclarations d’amour en public abondaient et où la fin
était toujours heureuse. J’étais incapable de détourner les yeux des siens,
si bleus qu’ils paraissaient presque irréels. Nous étions si proches que je
voyais la petite tache de rousseur sous son œil droit.
— Qu’est-ce que tu… ? murmurai-je avant de perdre l’usage de ma
voix.
Sebastian baissa la tête et fit descendre son bras le long de mon dos
pour m’attraper par la taille. Puis il m’attira à lui. Mon cœur battait
tellement fort que j’allais avoir une crise cardiaque.
Cela allait vraiment arriver. Avec tous nos amis autour. Cela allait
vraiment arriver.
Il pencha la tête sur le côté. Nos lèvres étaient alignées.
— Lena, Lena, Lena…
Je fermai les yeux et sentis son souffle chaud contre ma bouche. Les
muscles de mon corps tout entier se tendirent. L’espoir et le désir
m’empêchaient de respirer.
Cela allait vraiment arriver. Et cette fois, la fin serait différente.
CHAPITRE 9
Je posai les mains sur le torse de Sebastian, puis les fis remonter
jusqu’à ses épaules. Les éclats de rire et la musique qui résonnaient autour
de nous me parvenaient de très loin. Je sentis Sebastian bouger contre
moi, se baisser jusqu’à passer un bras sous mes jambes. Quand il me
souleva, je rouvris vivement les yeux.
Il m’embrassa sur le bout du nez.
Tout à coup, je me retrouvai propulsée en arrière. J’étais tellement
choquée que je n’eus même pas le réflexe de crier.
J’atterris dans l’eau, les fesses en premier, incapable de respirer.
Malgré les mouvements frénétiques de mes bras, je coulai comme une
pierre. Lorsque mes pieds touchèrent le fond de la piscine, je me figeai et
ne remontai pas tout de suite. Je n’arrivais pas à y croire.
Que venait-il de se passer ?
J’avais cru que Sebastian était sur le point de m’embrasser, mais pour
lui, ce n’était qu’un jeu, le genre de plaisanteries qu’il faisait à ses amis. Il
se conduisait comme s’il ne s’était absolument rien passé le jeudi
précédent. Je… j’étais vraiment stupide.
Pour ceux qui avaient assisté à la scène, la situation devait être claire
comme de l’eau de roche. Moi, les yeux fermés, les mains sur ses
épaules…
J’étais une imbécile.
Et j’allais me noyer.
Les poumons en feu, je pris appui sur le fond de la piscine pour
remonter. Crachant de l’eau, je m’écriai :
— Tu es vraiment un connard !
— Hé ! Je voulais seulement t’aider. (Sebastian se tenait au bord de la
piscine, un sourire taquin aux lèvres.) Tu avais l’air d’avoir trop chaud.
— À mon avis, ce n’est pas comme ça que Lena voulait être mouillée,
rétorqua Abbi.
Sebastian tourna vivement la tête vers elle. Megan, qui l’avait rejointe
pendant que je me noyais dans ma propre stupidité, faillit s’étouffer en
buvant. Elle se retourna et s’éloigna de la piscine tout en s’éventant avec
sa main.
Je me laissai de nouveau glisser sous la surface de l’eau, des envies de
meurtre plein la tête. J’allais étrangler Abbi.
Cela faisait longtemps que je n’avais pas ressenti un tel embarras. Je
nageai jusqu’au petit bassin, puis sortis de l’eau. Sebastian me rejoignit
avec une serviette de bain à la main.
— Tu es mignonne, toute mouillée, me dit-il.
— La ferme.
Je montai les marches.
— Je t’aime bien, comme ça.
Je me penchai en avant pour m’essorer les cheveux. De grosses
gouttes ruisselèrent, formant une flaque autour de mes tongs
complètement imbibées.
— Et moi, j’ai envie de te frapper.
— Quelle agressivité !
Je tirai sur mon tee-shirt pour l’égoutter, mais cela ne servit à rien. Il
continua de coller à ma peau. Heureusement, il n’était pas blanc et je
n’avais pas non plus choisi un short trop large qui, trempé, aurait glissé
sur mes jambes.
— Si tu continues, je vais vraiment devenir agressive.
Il rit à gorge déployée.
— J’aimerais bien voir ça.
— Non, ça ne te plairait pas. (Je me hissai sur la pointe des pieds pour
récupérer mes lunettes.) Crois-moi.
Keith passa à côté de nous.
— Toi, tu sais comment faire mouiller une fille, Seb.
Le visage écarlate, je serrai les poings.
— Visiblement, vous êtes aussi peu doués l’un que l’autre, intervint
Abbi.
Keith haussa les sourcils.
— Chérie, je me mettrais à genoux devant toi, ici, devant tout le
monde, si tu acceptais que je te montre à quel point je suis doué…
— Stop. Tu viens de confirmer ce que je pensais, dit Abbi en levant la
main pour le réduire au silence. Si tu savais ce que tu faisais, tu n’en
parlerais pas autant.
— Elle n’a pas tort, commenta Sebastian.
Keith rit et tira légèrement sur une couette d’Abbi.
— Je peux te prouver que tu as tort. Donne-moi cinq minutes.
— Cinq minutes ? demanda-t-elle en gloussant.
J’arrachai la serviette des mains de Sebastian et m’éloignai pour éviter
de faire quelque chose de stupide, comme lui balancer mon poing dans la
figure, par exemple. Je traversai la terrasse en direction du pool house et
du jeu de fers à cheval.
— Ce n’était pas très sympa.
Je me retournai vivement. Cody se tenait là, une bouteille à la main.
Ne pouvait-on me ficher la paix cinq minutes et me laisser ruminer dans
mon coin ? Était-ce trop demander ?
— Non, marmonnai-je.
— Tu as l’air très en colère.
Je pris une grande inspiration et relevai les yeux vers lui.
— Et en plus, il est perspicace.
Il rit doucement et leva sa bouteille.
— Du calme. Ce n’est pas moi qui t’ai jetée à la flotte.
Je passai la serviette autour de mes épaules et comptai dans ma tête
jusqu’à dix. Cody n’avait rien fait de mal.
— Qu’est-ce que tu fabriques ici ?
— Pas grand-chose. (Il prit une gorgée de sa boisson.) Je suis en train
d’essayer de décider si je veux rester ou aller ailleurs.
Même si je n’étais pas d’humeur à bavarder, je n’avais rien de mieux à
faire. Abbi continuait de se disputer avec Keith, et Sebastian était allé
retrouver Phillip et Megan sur les chaises longues.
— Où ça, « ailleurs » ?
— Aucune idée. Mais je ne suis pas d’humeur aujourd’hui. (Adossé au
mur du pool house, il croisa les jambes au niveau des chevilles et observa
la piscine.) Il manque une de tes amies, non ?
Je hochai la tête.
— Dary. Elle est à Washington avec sa famille.
— Sympa. (Il avait pourtant l’air de penser le contraire.) Tu comptes
rester tard ?
La nuit commençait à tomber. Il devait être un peu plus de 20 heures.
J’étais déjà restée plus longtemps que prévu.
— Non, pas trop.
Je mourais d’envie de rentrer chez moi et de me jeter sur les biscuits
que ma mère m’avait achetés.
— Tu n’as pas l’air d’humeur, toi non plus. (Il se tourna vers moi.) On
pourrait voler les clés de Sebastian et aller faire un tour.
Je ravalai un ricanement.
— Je ne pense pas que ce serait très prudent.
— Pourquoi ? (Un sourire malicieux étira ses lèvres.) Au moins, ce
serait drôle.
— Oui, oui. (Je retirai mes tongs en espérant que les pierres avaient
suffisamment absorbé la chaleur du soleil pour les sécher.) Alors, premier
problème : ça m’étonnerait que tu arrives à voler ses clés dans la poche de
son maillot.
— Fais-moi un peu confiance, répondit-il. Je suis très habile de mes
doigts.
— Je n’en doute pas. Ce qui m’amène au deuxième problème. On m’a
dit que tu t’étais remis avec Jessica et ça m’étonnerait qu’elle soit
contente d’apprendre qu’on a volé une voiture tous les deux, lui dis-je. Je
n’ai pas envie de m’attirer des ennuis.
— Décidément, les nouvelles vont vite ! (Cody secoua la tête.) Jessica
peut être… passionnée, c’est vrai.
— C’est le moins qu’on puisse dire, rétorquai-je en riant un peu. Sans
vouloir être méchante.
— Ne t’en fais pas. Je comprends. (Il posa la main sur mon bras.) On
a de la compagnie.
Je n’eus pas le temps de me retourner.
— Hé, dit Sebastian derrière moi. Je vous dérange ?
Je me crispai. Il était hors de question que je lui prête la moindre
attention.
— On était en train de discuter.
— Je vois ça. (Sebastian vint se placer à côté de moi. Il était tellement
proche que je sentais la chaleur émaner de son corps.) Vous parliez de
quoi ?
— On était en train de comploter dans ton dos, répondit Cody.
Sebastian ricana.
— Tu sais ce que veut dire « comploter », toi ?
— Tu es en forme ce soir, Seb. (Cody toussa pour dissimuler un éclat
de rire, puis pointa sa bouteille vers moi.) Amuse-toi bien avec ce numéro.
(Tout sourire, il tourna ensuite sa bouteille vers Sebastian.) J’ai entendu
dire que tu avais un cours de rattrapage avec l’entraîneur, demain. Tant
mieux. Tu n’étais pas là pendant un mois. Tu as intérêt à retrouver le
niveau.
— Ne t’inquiète pas pour ça, dit Sebastian.
— On verra, riposta Cody avant de s’éloigner.
Je jetai un coup d’œil à Sebastian.
— Ce n’était pas très poli de nous interrompre.
— Je n’avais pas l’intention de l’être. Je voulais surtout te sauver
d’une conversation avec lui.
— Je ne me souviens pas de t’avoir appelé au secours.
— Waouh. (Il se plaça devant moi au moment où les guirlandes
lumineuses accrochées dans les arbres s’illuminaient. Il fronça les
sourcils.) Tu es…
— Si j’étais toi, je ferais attention à ce que je vais dire, l’avertis-je en
relevant la tête vers lui. Choisis tes mots avec soin.
Refermant la bouche, il tourna la tête sur le côté, puis retira sa
casquette et se passa la main dans les cheveux avant de la remettre.
— Tu m’en veux de vous avoir interrompus ?
Oui, bien sûr. J’étais en colère parce que je n’avais pas pu parler à
Cody plus longtemps. Je sentis mon visage s’empourprer. L’éclairage
extérieur n’était pas assez fort pour que Sebastian le remarque. La
frustration m’envahit.
— N’importe quoi.
— Attends une minute. (Il rit, mais son rire sonnait faux.) Tu es
intéressée par Cody ? Il te plaît ?
— Quoi ?
— Est-ce que tu veux sortir avec Cody ? me demanda-t-il.
Je serrai davantage la serviette contre moi. J’avais sans doute mal
entendu. Comment pouvait-il me poser cette question alors que je l’avais
embrassé, lui.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
À le voir, on aurait dit que je venais de lui annoncer que j’abandonnais
le lycée pour aller faire la manche avec une guitare.
— Cody n’est pas sérieux, Lena. Il est sorti avec la moitié du lycée et il
s’est remis avec…
— Je sais tout ça, mais je ne comprends pas en quoi ça te concerne,
répliquai-je en faisant mon possible pour ne pas élever la voix.
Incrédule, Sebastian me dévisageait.
— Tu ne t’es jamais intéressée à lui. Jamais. Tu es en train de me dire
que ça a changé ?
Cody ne me plaisait pas du tout. Cette conversation était ridicule.
— Pourquoi tu me poses toutes ces questions ? Tu n’étais pas avec
Skylar, hier soir ?
Sebastian tourna soudain la tête.
— Je ne vois pas le rapport.
Ma respiration se bloqua dans mes poumons, brûlant ma poitrine. La
jalousie et l’amertume avaient un goût rance et métallique. Cela faisait
trop longtemps que ces sentiments couvaient. Je les avais enfouis au fond
de moi et avais fait semblant qu’ils n’existaient pas. À présent, ils
s’étalaient au grand jour. Je me sentais mise à nu. Je ne pouvais plus me
cacher.
Sebastian se frotta le torse, juste à hauteur du cœur.
— Je n’arrive pas à croire qu’on ait cette conversation.
— Tu n’arrives pas à y croire ? répétai-je en colère. C’est toi qui as
commencé ! Et tu sais quoi, je n’ai pas envie de te parler. Je suis trop
énervée contre toi.
— Énervée ? (Il haussa les sourcils.) Pourquoi ?
Je laissai tomber la serviette et regardai ostensiblement mes
vêtements mouillés. Une petite flaque d’eau s’était formée à mes pieds.
Au fond de moi, je savais bien que ce n’était pas pour m’avoir jetée à l’eau
tout habillée que je lui en voulais. Il l’avait déjà fait. Moi-même, je l’avais
poussé plusieurs fois dans la piscine de Keith. Mais j’avais envie d’être en
colère, parce qu’être en colère, c’était toujours mieux qu’être
embarrassée, blessée ou, pire, déçue.
— Tu es sérieuse ? Tu m’en veux pour ça ? (Il recula.) Qu’est-ce qui
t’arrive ? Tu… ?
— Je t’ai embrassé !
À l’instant où ces mots franchirent mes lèvres, je sentis une boule se
former dans ma gorge.
Il se crispa et pencha la tête vers moi.
— Quoi ?
— Je t’ai embrassé, mardi, et… Je n’avais pas l’intention de le faire.
C’est arrivé, c’est tout. Et avant que j’aie pu m’expliquer, tu t’étais déjà
enfui. Tout à l’heure, avant que tu me jettes dans la piscine, j’ai cru que tu
allais m’embrasser à ton tour, avouai-je. (Je respirais fort. J’avais envie de
vomir.) J’ai cru…
Dans la lumière tamisée, ses yeux avaient la couleur de l’océan la nuit,
un bleu sombre d’une profondeur infinie.
— Lena, je pensais…
— Sebastian !
La voix de Skylar le fit reculer. Il prit une grande inspiration et tourna
la tête dans sa direction.
Oh, non. Il ne manquait plus que ça.
Skylar descendait l’allée vers nous. Elle portait une robe bustier qui
couvrait à peine ses cuisses et marchait si vite que ses cheveux se
soulevaient sur ses épaules. On aurait dit qu’elle défilait sur un podium.
— Ah, tu es là ! Je t’ai cherché partout !
Les lèvres pincées, je me fis violence pour ne pas lui faire remarquer
que nous n’étions pas cachés et que, par conséquent, elle n’avait pas dû
chercher bien loin.
Quand elle nous rejoignit, elle arborait un sourire digne de Miss
Amérique. Elle posa la main sur le bras de Sebastian. Je baissai la tête vers
le sol.
— On peut discuter cinq minutes ? lui demanda-t-elle.
Je fermai brièvement les yeux. Il allait dire oui. Il était temps pour moi
de clore cette conversation avant de causer des dommages irréparables à
notre relation. J’enfilai mes tongs.
— Il faut que j’aille… là-bas.
Sebastian reporta son attention sur moi.
— Lena…
— À plus tard, le coupai-je en m’efforçant de sourire à Skylar.
Elle me rendit mon sourire et je crois même qu’elle me parla, mais je
ne distinguai pas un mot avec le bourdonnement du sang qui battait à
mes tempes. Lorsque je retournai au bord de la piscine, je me précipitai
vers Abbi.
— Ça va ? me demanda-t-elle.
Elle était assise sur le bord d’une chaise longue sur laquelle était
allongé Keith. Visiblement, il avait décidé que le slip de bain n’était pas
pour lui et avait enfilé un short et un tee-shirt. C’était beaucoup mieux.
— Oui. (Je m’éclaircis la voix.) Tout va bien.
Elle n’eut pas l’air de me croire et jeta un coup d’œil vers le pool
house. Quand elle ouvrit la bouche, je l’empêchai de parler.
— On en discutera demain.
— D’accord. (Elle tapota le siège à côté d’elle.) Assieds-toi à côté de
moi.
Je m’installai au bord de la chaise longue. Dos au pool house, je ne
regardai pas une seule fois en arrière. Pendant que j’écoutais Keith et Abbi
se chamailler, je tentai de me convaincre que ce qui s’était passé avec
Sebastian n’était pas important. La soirée avait été un fiasco, mais
demain, tout irait mieux.
Oui, il y avait toujours un lendemain.
AUJOURD’HUI
CHAPITRE 10
Dimanche 20 août
Je ne pouvais pas bouger. J’avais mal partout : ma peau semblait
tendue jusqu’au point de rupture, mes muscles me brûlaient comme s’ils
étaient en feu et mes os me faisaient tellement souffrir que je ressentais la
douleur au plus profond de leur moelle.
La confusion m’envahit. J’avais l’impression que mon cerveau était
rempli de brouillard et de toiles d’araignées. Quand j’essayai de lever les
bras, ils restèrent immobiles, lourds comme du plomb.
Je crus entendre un son aigu et répétitif, ainsi que des voix, mais ils
me paraissaient très loin, à l’opposé du tunnel dans lequel je me trouvais.
Je ne pouvais pas parler. Il… Il y avait quelque chose dans ma gorge,
au fond de ma gorge. Mon bras convulsa, hors de contrôle, et je sentis
quelque chose le retenir, sur le dos de ma main.
Pourquoi étais-je incapable d’ouvrir les yeux ?
La panique commença à s’insinuer en moi. Pourquoi ne pouvais-je pas
bouger ?
Il y avait un problème. Un gros problème. Je voulais juste ouvrir les
yeux. Je voulais…
Je t’aime, Lena.
— Moi aussi, je t’aime.
Les voix résonnèrent dans mon esprit. L’une d’entre elles était la
mienne. Cela ne faisait aucun doute. L’autre…
— Elle est en train de se réveiller.
Une voix féminine interrompit mes pensées. Elle me parvenait de
l’autre bout du tunnel.
Des bruits de pas s’approchèrent.
— Je lui administre du propofol, dit un homme.
— C’est la deuxième fois qu’elle se réveille, fit remarquer la femme.
C’est une sacrée battante. Sa mère va être contente de l’apprendre.
Une battante ? Je ne comprenais pas de quoi ils parlaient. Pourquoi
ma mère aurait-elle été contente de savoir que…
Je devrais peut-être conduire ?
Une douce chaleur se répandit dans mes veines, depuis la base de mon
crâne, et se propagea dans toutes les cellules de mon corps. Alors, il n’y
eut plus aucun rêve, plus aucune pensée et plus aucune voix.
Mardi 22 août
La nausée me retournait l’estomac.
Ce fut la première chose que je remarquai lorsque j’émergeai de
nouveau d’un sommeil profond et oppressant. J’avais mal au cœur. Si
j’avais eu quelque chose dans le ventre, j’aurais sans doute vomi.
J’avais mal partout.
Mon crâne m’élançait, ma mâchoire aussi, mais la douleur la plus
intense provenait de ma poitrine. À chaque inspiration, mes poumons me
brûlaient davantage et ne semblaient pas fonctionner normalement.
J’avais du mal à aspirer de l’oxygène. En fait, quelque chose me serrait au
niveau de la poitrine, comme des élastiques.
Comme je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, je tentai d’ouvrir les
yeux. Au début, rien ne se passa. J’avais l’impression que mes paupières
avaient été cousues entre elles, mais je persistai encore et encore jusqu’à y
parvenir.
Une lumière éblouissante m’aveugla. Malgré tous les efforts que
j’avais faits, je refermai les yeux. J’aurais voulu me recroqueviller sur moi-
même. Je commençai à bouger, mais m’arrêtai aussitôt. Des piques de
douleur me transperçaient de part en part.
Que se passait-il, à la fin ?
— Lena ? (La voix se rapprocha.) Lena ? Tu es réveillée ?
Je connaissais cette voix. Elle appartenait à ma sœur. Mais c’était
impossible. Elle était à Radford, à la fac. Je crois.
Je n’avais pas la moindre idée de la date. Était-on samedi ?
Dimanche ?
Des doigts froids se posèrent sur mon bras.
— Lena ?
Cette fois, quand j’ouvris les yeux, je ne fus pas surprise par la
lumière. Ma vision s’éclaircit et je vis un faux plafond comme ceux du
lycée, au-dessus de moi. Sur ma droite se trouvait ma sœur, Lori. Elle était
assise sur l’une des deux chaises disposées à côté du lit.
C’était bien elle.
Mais elle avait une mine affreuse.
Je ne l’avais jamais vue comme ça. Elle avait toujours été très jolie,
même le matin, au réveil. C’était dans ses gènes. Pourtant, à cet instant,
elle avait les cheveux attachés en un chignon informe et on aurait dit
qu’elle ne les avait pas lavés depuis des jours. De profonds cernes rosés
creusaient ses yeux injectés de sang. Le tee-shirt gris de l’université de
Radford qu’elle portait était tout froissé.
— Salut, murmura-t-elle. (Elle souriait, mais je savais que quelque
chose clochait. Son sourire paraissait faux.) Tu te réveilles enfin,
marmotte !
Avais-je dormi longtemps ? J’en avais l’impression. J’avais la sensation
d’avoir dormi des jours. Mais je n’étais pas dans mon lit ni même dans ma
chambre. Je m’humectai les lèvres. Elles étaient sèches, tout comme ma
bouche et ma gorge.
— Qu’est-ce… ? (J’avais du mal à respirer. Les mots étaient difficiles à
prononcer.) Qu’est-ce qui se passe ?
— Qu’est-ce qui se passe ? répéta-t-elle en fermant les yeux. (Elle les
serra si fort que la peau se plissa aux coins.) Tu es aux soins intensifs de
l’hôpital de Fairfax. À INOVA.
Quand elle rouvrit les paupières, elle jeta un coup d’œil à la porte.
— Je… Je ne comprends pas, murmurai-je d’une voix rauque.
Son regard se posa de nouveau sur moi.
— Quoi ?
Parler m’épuisait.
— Pourquoi… je suis à l’hôpital ?
Lori me dévisagea longuement.
— Tu as eu un accident de voiture, Lena. Un accident… (Sa voix se
brisa et elle prit une grande inspiration.) Un accident très grave.
Un accident de voiture ? Je l’observai un instant avant de reporter
mon attention sur le faux plafond et les lampes éblouissantes. Quelques
secondes s’écoulèrent. Quand je tournai légèrement la tête de l’autre côté,
je grimaçai. Une douleur fulgurante ricocha sous mon crâne. Les murs
étaient blancs. Devant, il y avait des machines et des boîtes, dont le
contenu était indiqué comme dangereux.
Voilà qui expliquait le tiraillement que j’éprouvais à la main. C’était
une intraveineuse. J’étais bien à l’hôpital. Mais… un accident de voiture ?
J’avais beau me creuser la tête, c’était comme si mes souvenirs étaient
dissimulés derrière un écran de fumée.
— Je… Je ne me souviens pas… d’un accident.
— Mon Dieu, murmura Lori.
La porte s’ouvrit et ma mère entra. Derrière elle se trouvait un grand
homme mince qui portait une blouse blanche. En me voyant, ma mère se
figea et porta les deux mains à son cœur. Elle avait l’air aussi mal en point
que Lori.
— Mon bébé, s’écria-t-elle en se précipitant vers mon lit.
Un souvenir remonta à la surface. Des paroles… des paroles que l’on
m’avait dites. « Tu m’aimes assez pour me porter jusqu’à chez moi sans
réveiller ma mère et me mettre au lit ? »
Quelqu’un m’avait posé cette question. Dehors, devant la maison de
Keith. La voix remontait des profondeurs de mon inconscient et me
paraissait très familière. « Mais d’abord, on va passer au McDo. J’ai envie
de nuggets. »
Des nuggets ?
Le souvenir s’évanouit aussi vite qu’il était apparu. J’étais incapable
de mettre un nom sur cette voix ou même de savoir s’il s’agissait d’un
rêve ou de la réalité.
— Oh, merci, mon Dieu. (Ma mère se pencha en avant et m’embrassa
sur le front, le nez et le menton.) Merci. Merci. (Elle m’embrassa de
nouveau sur le front.) Comment tu te sens ?
— Perdue, réussis-je à articuler.
Je ne comprenais absolument rien à ce qui était en train de se passer.
— Elle ne se rappelle rien, dit Lori en se levant et en posant les mains
sur ses hanches. Elle ne se rappelle pas l’accident.
— C’est un phénomène courant chez les patients souffrant de ce genre
de blessures. Cela peut aussi être dû aux sédatifs que nous lui avons
administrés, dit l’homme en blouse blanche. Ses souvenirs finiront par lui
revenir entièrement ou par bribes lorsque toute trace de médicament aura
quitté son organisme.
Des sédatifs ?
Ma mère s’assit à la place de Lori, sur la chaise la plus proche du lit, et
me prit la main. Celle avec l’intraveineuse.
— Chérie, voici le Dr Arnold. C’est lui qui t’a…
Elle détourna le regard et secoua la tête. Elle avait l’air d’avoir des
difficultés à respirer.
Je savais que ce qu’elle s’apprêtait à m’annoncer était très sérieux. En
la regardant, je la revis assise à la table de la cuisine, penchée sur des
textes juridiques. Elle portait ses lunettes de repos et m’avait demandé de
répondre au téléphone, la prochaine fois que mon père appellerait. Elle
m’avait aussi dit autre chose.
Sois prudente.
— Comme toujours.
C’était quand ? Samedi. Samedi, avant…
Le Dr Arnold s’assit au bord du lit et croisa les jambes.
— Tu as eu beaucoup de chance, jeune fille.
Je reportai mon attention sur lui. Comme je n’avais pas la moindre
idée de ce qui se passait, j’étais bien obligée de le croire sur parole.
Ma mère me serra la main. Quand je me tournai vers elle, je me rendis
compte qu’elle était au bord des larmes. Ses yeux étaient aussi rouges et
gonflés que ceux de Lori.
Le médecin attrapa mon dossier médical au bout du lit.
— Comment tu te sens ? À part fatiguée ?
Je déglutis. J’avais l’impression d’avoir du papier de verre dans la
gorge.
— Fatiguée. Et… J’ai mal au cœur.
— C’est sans doute à cause des sédatifs, dit-il en faisant courir ses
doigts sur la feuille devant lui. Nous t’avons administré des antidouleurs
assez puissants. Ils peuvent donner la nausée. Est-ce que tu as mal
quelque part ?
— Oui… à la tête. (Je regardai ma mère. Elle me sourit comme pour
me rassurer.) Et à la poitrine. J’ai mal… partout.
— Tu as pris de sacrés coups, répondit le Dr Arnold.
J’écarquillai les yeux. Des coups ? Je croyais que j’avais eu un accident
de voiture. Avant que je puisse poser la question, il reprit la parole :
— Tu souffres d’une commotion, mais nous n’avons trouvé aucun
signe de gonflement du cerveau. Tant que ce sera le cas, tout ira bien à ce
niveau. (Il parcourut mon dossier.) Tu t’es sans doute rendu compte que
ton bras gauche était fracturé. Tu garderas un plâtre pendant trois à six
semaines.
Je clignai lentement les yeux. Un plâtre ?
Je ne pouvais pas me permettre d’avoir un bras cassé ! J’avais des
entraînements et des matchs à assurer.
Lorsque je levai le bras gauche, une douleur sourde m’envahit. Oui. Il
y avait bien un plâtre autour de mon avant-bras. Mon regard se posa de
nouveau sur le médecin. Rien de tout cela ne me paraissait réel.
— Je… je ne peux pas avoir un plâtre. Je… joue au volley.
— Ma chérie. (Ma mère me serra doucement la main.) Ne t’inquiète
pas pour le volley, pour l’instant. Il y a des choses plus importantes.
Plus importantes ? C’était ma dernière année de lycée. Notre
entraîneur pensait que je pouvais taper dans l’œil d’un recruteur. Si je ne
pouvais pas jouer, Megan allait m’en vouloir à mort.
Le médecin referma mon dossier.
— Tu souffres de blessures graves, Lena, dont un traumatisme à la
poitrine qui a causé un pneumothorax bilatéral.
Je le regardai sans comprendre. Un pneumo quoi ?
Mon expression le fit légèrement sourire.
— Cela signifie que de l’air s’est retrouvé bloqué dans ta poitrine et a
appuyé sur tes poumons, ce qui les a empêchés de se gonfler. Dans la
majorité des cas, cela se produit d’un seul côté et il suffit de faire une
ponction mineure pour faire sortir l’air.
Vu les bandages qui entouraient ma poitrine, quelque chose me disait
que ce n’était pas ce qui s’était passé.
— Dans ton cas, tes côtes ont été cassées des deux côtés et ont donc
perforé ton thorax des deux côtés. Tes deux poumons se sont affaissés. Je
tiens à ce que tu comprennes que c’est très grave. Dans ce genre de
situation, il est très rare que l’on puisse avoir une conversation avec le
patient, après coup.
Ma mère se passa la main sur le visage puis la posa contre sa bouche.
Le médecin posa son bras sur ses genoux.
— Nous avons dû opérer des deux côtés. (Il me montra les endroits
concernés sur mon corps.) Pour faire sortir l’air bloqué à l’intérieur et
boucher les fuites.
Oh.
Mon Dieu…
— Pour laisser le temps à tes poumons de guérir, nous t’avons placée
sous sédatifs et avons laissé la machine respirer pour toi, mais nous
n’avons pas eu à le faire très longtemps. Tu étais prête à te réveiller
depuis hier.
Le docteur sourit encore une fois.
Je me rappelais vaguement avoir entendu des gens dire que j’étais en
train de me réveiller, mais un autre souvenir se mêlait à celui-ci. Des gens
parlaient. Quelqu’un criait. Ce n’était pas dans l’hôpital.
— Comme je l’ai déjà dit, tu as beaucoup de chance, jeune fille. Nous
avons pu retirer l’assistance respiratoire sans problème. Toutefois, nous
allons te garder encore un jour ou deux en soins intensifs. Ta pression
sanguine est encore un peu basse et je préfère surveiller ça.
Je comprenais ce qu’il disait et cela me paraissait logique, mais j’avais
encore des difficultés à y croire.
— Quand le moment sera venu, nous te déplacerons dans une
chambre où nous pourrons vérifier que tu ne développes aucune infection
ni inflammation. Dès aujourd’hui, tu devras faire des exercices de
respiration, et demain, tu pourras te lever pour marcher un peu.
Cela faisait beaucoup à encaisser.
— Si tout se passe bien, et je suis confiant, tu seras de retour chez toi
en début de semaine prochaine.
En début de semaine prochaine ?
— Tu auras des hématomes et des courbatures, bien sûr, et je pense
que tu devras, malheureusement, mettre le volley-ball de côté pendant un
certain temps.
Mon cœur se serra. Non. Il fallait que je joue. Je pouvais…
— Mais tu devrais guérir à cent pour cent sans avoir à subir la
moindre séquelle sur le long terme. Il faudra juste éviter certaines
activités, bien sûr. Mais nous en reparlerons plus tard. (Le Dr Arnold se
leva et je me demandai de quelles activités exactement je devrais
m’abstenir.) La ceinture de sécurité t’a sauvé la vie. Si les autres l’avaient
portée…
— Merci, le coupa ma mère. Merci pour tout, docteur. Je ne peux pas
vous dire à quel point je vous suis reconnaissante, à quel point nous le
sommes tous.
Attendez une minute. J’avais l’impression d’oublier quelque chose.
Une chose plus importante que le volley et les respirateurs artificiels.
Comment étais-je arrivée ici ? Que s’était-il passé ?
— Les autres ? hoquetai-je en jetant un coup d’œil à Lori.
Ma sœur blêmit et se laissa tomber dans la chaise à côté de ma mère.
Le visage du médecin se fit impassible, comme s’il venait d’enfiler un
masque. Il me rappela combien de temps j’allais passer à l’hôpital, puis
prit ses jambes à son cou.
Je me tournai vers ma mère.
— Les autres ? Qu’est-ce qu’il a… voulu dire ?
— Quelle est la dernière chose dont tu te souviens ? me demanda ma
sœur comme ma mère ne me répondait pas.
Ma mère lui adressa un regard furieux.
— Pas maintenant, Lori.
— Si. (Je pris une faible inspiration.) Si, maintenant.
Dans mon esprit, je tentais de recoller les pièces du puzzle. Je me
souvenais d’avoir parlé à ma mère le samedi pour lui dire que je…
— Je suis allée… chez Keith, pour une fête. (Fermant les yeux, je
tâchai de faire abstraction de la douleur lancinante sous mon crâne.) Je
me rappelle…
— Que te rappelles-tu ? murmura ma mère.
Je serrai les dents. Ma mâchoire me faisait mal. La fête au bord de la
piscine. Sebastian. J’avais cru qu’il allait m’embrasser, mais il m’avait
jetée dans la piscine. On avait parlé. Non, on s’était disputés. Puis…
— Je me rappelle m’être assise à côté… d’Abbi près de la piscine…
après, plus rien.
Je t’aime, Lena.
— Moi aussi, je t’aime.
Qui m’avait dit ça ? Abbi ? Megan ? C’était l’une d’elles. Frustrée, je
levai la main et grimaçai en sentant l’intraveineuse tirer sur ma chair.
Ma mère me prit la main et la porta à ses lèvres avec précaution. Elle
déposa un baiser sur mes doigts.
— Tu as déjà beaucoup d’informations à digérer d’un coup. Tu devrais
te reposer. Plus vite tu te remettras, plus vite tu rentreras à la maison. On
parlera de tout ça plus tard.
Qu’avait dit le docteur ? La ceinture de sécurité m’avait sauvé la vie,
mais les autres… À sa voix, on aurait dit que les autres n’avaient pas…
Oh, mon Dieu ! Il y avait d’autres personnes dans la voiture avec moi !
— Non. (Les bips de la machine s’emballèrent au rythme des
battements de mon cœur. J’essayai de me relever, mais j’avais
l’impression que le lit me retenait contre lui.) Je veux savoir… Je veux
savoir ce qui s’est passé… Maintenant.
Les yeux de ma mère s’emplirent de larmes.
— Ma chérie, je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Quelqu’un cria. Megan ?
— Si, crachai-je. Moi, je crois que si.
Elle ferma brièvement les yeux.
— Je ne sais pas comment te l’annoncer.
— Dis-le, la suppliai-je.
Mon cœur battait si fort que j’avais peur qu’il s’échappe de ma
poitrine. Était-ce Megan ? Non. Abbi ? Je ne pouvais plus respirer.
Sebastian ? Oh, mon Dieu… Sebastian m’avait conduite à la fête en Jeep.
Pitié, pas ça !
Je rejetai la tête en arrière. Je n’arrivais pas à faire entrer
suffisamment d’oxygène dans mes poumons.
Ma mère baissa lentement mon bras.
— Tu n’étais pas toute seule dans la voiture.
Oh, non. Oh, non.
Le cœur broyé dans un étau, je regardai tour à tour ma mère et Lori.
Ma sœur tourna la tête vers la petite fenêtre et ferma les yeux.
— Tu étais avec Megan et… et son cousin Chris. Il y avait aussi Phillip
et Cody. (Lori cligna les yeux avant de reporter son attention sur moi.
C’est à ce moment que je les vis : les larmes qui coulaient sur ses joues.)
Je suis désolée, Lena. Ils… ils n’ont pas survécu.
CHAPITRE 11
— Non, murmurai-je sans quitter Lori des yeux. Non. Ce… Ce n’est
pas possible.
Ma sœur se laissa tomber en avant et se prit la tête entre les mains.
Ses épaules tremblèrent et un frisson secoua son corps. Mon cœur battait
à tout rompre. J’avais du mal à respirer.
— Non, répétai-je.
— Je suis désolée, dit-elle.
Je me tournai vers ma mère.
— Elle se trompe, pas vrai ? Maman… Dis-moi qu’elle se trompe.
— Non, ma puce. (Elle me tenait toujours la main. Elle la serra plus
fort.) Ils… ils n’ont pas survécu.
Secouant lentement la tête, je me libérai de sa poigne. Quand je levai
mon bras gauche, une violente douleur remonta jusqu’à mon épaule.
— Je ne… comprends pas.
Ma mère respira profondément, comme pour se donner du courage.
Des larmes brillaient dans ses yeux. Elle se pencha en avant et posa les
mains sur le lit, près de ma hanche.
— Tu ne te souviens pas du tout de l’accident ?
J’avais beau chercher, il n’y avait rien. Rien d’autre que des bribes de
conversation. Une histoire de nuggets de poulet. Si je me concentrais très
fort, je me revoyais devant chez Keith, en train de regarder Cody et de
penser, de dire…
Je devrais peut-être conduire ?
C’était moi. J’avais posé cette question. J’en étais persuadée. Une
sensation de malaise remonta à la surface, une impression d’hésitation,
d’inquiétude. Je me vis m’arrêter devant la porte arrière d’un 4 × 4, celui
de Chris. « Je devrais peut-être conduire ? »
Non. Non.
Je fermai les yeux tandis que mon cœur se serrait. Je ne comprenais
pas. J’étais assise à côté d’Abbi. Sebastian m’avait emmenée à la fête.
Comment m’étais-je retrouvée en voiture avec eux ? Comment Megan
était-elle… ?
Il ne fallait pas que je pense à cela. De toute façon, j’en étais
incapable.
— Que s’est-il passé ? demandai-je d’une voix râpeuse. Je veux… tout
savoir.
Plusieurs secondes s’écoulèrent en silence.
— La police… un policier est venu frapper à la porte à 23 heures.
J’étais encore debout. J’étais dans la cuisine et quand j’ai regardé dehors
et que je l’ai vu, j’ai compris qu’il était arrivé quelque chose de grave. La
police ne vient pas te voir à moins que… (Ma mère s’interrompit. Je
rouvris les yeux. Ses lèvres tremblaient.) Il m’a dit que tu avais eu un
grave accident de voiture et qu’on t’avait transportée à l’hôpital. Je devais
m’y rendre le plus vite possible.
— Elle m’a appelée avant de partir. J’ai tout de suite sauté dans ma
voiture, dit Lori en se passant la main sur le front. Au début, on ne nous a
rien dit. On a juste entendu que deux patients avaient été amenés ici et
qu’ils étaient en salle d’opération.
Je remuai les jambes sous la fine couverture.
— Deux ? Est-ce que… ?
— C’était Cody, répondit Lori en secouant la tête, les yeux rivés au
plafond. Il est mort hier soir.
Hier soir ? Dimanche ?
— Comment ?
— On ne sait pas trop. Je n’ai pas parlé à ses parents depuis qu’ils ont
été appelés dans sa chambre, dit ma mère en me regardant dans les yeux.
Ce qui est sûr, c’est qu’il souffrait d’un traumatisme important à la tête. Je
ne crois pas… (Elle souffla bruyamment.) Je ne crois pas qu’ils avaient
espoir qu’il se réveille.
Non. Il ne pouvait pas être parti. Je me souvenais de lui avoir parlé
chez Keith. En plaisantant, il m’avait proposé de voler les clés de
Sebastian pour aller se promener. Il ne pouvait pas être… mort. Cody
était… il était quarterback. Il était censé jouer vendredi soir avec Chris et
Phillip. Selon les rumeurs, il avait même été repéré par l’université d’État
de Pennsylvanie. J’avais l’impression que cela ne faisait que quelques
minutes qu’il m’avait parlé, qu’on avait ri ensemble.
Mais si Chris et Phillip se trouvaient dans la voiture, eux aussi, cela
signifiait que… Cela signifiait qu’ils n’avaient pas…
Mes lèvres bougèrent, mais je fus incapable d’émettre le moindre son.
Je n’avais pas le courage de poser la question qui me démangeait. Je n’en
avais pas la force. Ma gorge se noua. Je n’arrivais plus à parler.
Ma mère posa la main sur mon bras droit avec délicatesse.
— Megan et les autres… on pense qu’ils sont morts sur le coup. Ils ne
portaient pas leur ceinture de sécurité.
— Comment ? demandai-je.
J’ignorais pourquoi je posais la question. J’en savais déjà bien assez.
Cody était mort. Phillip et ses tee-shirts à messages stupides aussi. Sans
oublier Chris.
Et Megan… Nous avions prévu d’étudier dans la même fac et peut-
être d’intégrer la même équipe de volley-ball. Elle était l’une de mes
meilleures amies, la plus extravertie et la plus spontanée de toutes. Elle ne
pouvait pas être partie. Ce n’était pas censé se passer comme ça.
Et pourtant.
Ils étaient tous morts.
Les larmes me montèrent aux yeux.
— Comment ? répétai-je.
Ma mère ne répondit pas. Lori prit le relais, sans me regarder en face.
— D’après les journalistes, ils ont été éjectés de la voiture. Le 4 × 4 a
heurté un arbre avant de faire plusieurs tonneaux.
Les journalistes ? L’accident passait aux infos ?
Je ne savais pas quoi penser. Tout me semblait si irréel. Je reposai la
tête contre mon coussin et grimaçai à la douleur qui descendit le long de
ma colonne vertébrale. Je mourais d’envie de me lever, de sortir de cette
chambre et de m’éloigner de ma mère et de Lori.
Je voulais retourner chez moi, en arrière, au moment où tout était
normal. Où le monde continuait de tourner normalement. Où tous mes
amis étaient en vie.
Ma mère dit quelque chose, mais je ne l’entendis pas. Je fermai mes
yeux emplis de larmes. Lori répondit. Je ne pus comprendre un mot. Je
comptai jusqu’à dix. Quand j’ouvrirais les yeux, je me retrouverais chez
moi, dans mon lit, et tout ceci n’aurait été qu’un cauchemar. Cette
situation ne pouvait pas être la réalité. Ce n’était pas possible.
Megan était toujours vivante. Tout le monde était en vie.
— Lena ? fit ma mère.
Personne n’était mort. Megan allait bien. Les autres aussi. J’allais me
réveiller et tout serait de retour à la normale.
Ma mère parla encore. J’avais beau essayer de toutes mes forces, je ne
parvenais pas à me réveiller.
Ce n’était pas un cauchemar. Je ne pouvais pas y échapper.
— Je ne veux plus… parler, dis-je d’une voix tremblante. Je n’en ai
pas… envie.
Un silence me répondit.
Alors, je restai allongée là, les yeux fermés, à me répéter que ce n’était
pas réel. Que rien n’était réel.
Cela n’avait pas pu nous arriver. Pas à nous.
C’était impossible.
Une seconde passa, puis deux et je… je m’effondrai comme un
château de cartes. Un cri d’animal blessé retentit et il me fallut quelques
instants pour comprendre que c’était moi. C’était moi qui pleurais si fort
que je n’arrivais pas à reprendre mon souffle. La douleur m’empêchait de
respirer. Les larmes coulaient sur mes joues, ma gorge était nouée. J’étais
incapable de m’arrêter.
— Ma puce… Ma chérie, souffla ma mère en posant les mains sur moi.
Calme-toi. Respire profondément.
Je ne pouvais pas. Ils étaient morts et au fond de moi venait d’éclater
un orage d’été, violent et imprévisible. Je sanglotai pendant ce qui me
parut une éternité jusqu’à ce que des voix que je ne connaissais pas
résonnent autour de moi et qu’une chaleur mordante se déverse dans mes
veines. Après, il n’y eut plus aucune larme.
Il n’y eut plus rien du tout.
J’étais allongée dans mon lit, les yeux rivés sur mon téléphone. On
était mardi après-midi et ma mère, qui avait pu apporter quelques
dossiers à la maison, travaillait dans la cuisine. Le matin, elle m’avait
annoncé qu’elle avait parlé avec mon père. C’était la première fois qu’elle
mentionnait son nom depuis qu’il était passé me rendre visite à l’hôpital.
Elle m’avait dit qu’il comptait faire un effort pour être plus présent.
J’ignorais ce que cela impliquait.
Je ne m’attendais pas à ce que les choses changent. Mon père
continuerait à m’appeler de temps à autre et je ne lui répondrais pas.
L’accident avait changé beaucoup de choses. Pas ça.
Lorsque je regardai l’espace sur le lit, à côté de moi, je repensai à la
veille. J’ignorais à quelle heure Sebastian était parti, car je m’étais
endormie. Tout ce que je savais, c’était qu’à mon réveil il avait disparu.
« Tout finira par s’arranger. »
Serait-ce vraiment le cas ? Lorsque je m’étais réveillée, avant que la
brume du sommeil ne se dissipe, j’y avais cru. Puis j’avais bougé, et une
douleur atroce m’avait parcouru la poitrine.
Oui, j’y avais cru… jusqu’à ce que je me rappelle que mes amis étaient
morts.
Jusqu’à ce que je me rappelle que j’aurais pu leur sauver la vie.
Je pris une grande inspiration et grimaçai. Mes côtes me brûlaient.
Plus le temps passait, plus je me sentais mal à l’aise. Je ne savais pas quoi
faire.
Mon entraîneur avait appelé ce matin-là. Je ne savais pas qui était à
l’autre bout du fil jusqu’à ce que ma mère me passe le combiné. Alors il
était trop tard pour refuser de lui parler.
Les mains tremblantes, l’estomac noué, j’avais attrapé le téléphone.
L’entraîneur était un homme sévère. Il avait viré des filles de l’équipe
pour moins que ça.
Je me passai la main sur le front. Il s’était d’abord enquis de mon état.
Je lui avais répondu que je me sentais mieux. Puis il m’avait posé des
questions sur mon bras et je lui avais dit que j’étais censée garder mon
plâtre pendant plusieurs semaines.
Malgré tout, il me demanda d’être présente aux entraînements et aux
matchs. J’étais stupéfaite d’apprendre que j’avais toujours ma place dans
l’équipe.
Ce retournement de situation était pour le moins inattendu.
Il m’annonça qu’il allait essayer de laisser sa chance à une élève plus
jeune. Je crois que j’avais acquiescé.
Il ne parla pas une seule fois de Megan ou des garçons.
Je me demandais si ma mère lui avait donné des instructions. Sinon,
pourquoi n’aurait-il pas évoqué Megan ? Elle était un membre important
de notre équipe. Elle était même meilleure que notre capitaine. Megan
n’aurait aucun mal à intégrer une équipe universitaire.
N’aurait eu.
Megan aurait été repérée. Avant de raccrocher, notre entraîneur me
dit de prendre soin de moi et me répéta qu’il voulait me voir la semaine
prochaine. Après quoi ma mère récupéra le combiné et je restai immobile,
les yeux rivés sur mon propre téléphone. Je savais qu’il contenait des SMS
et des messages vocaux que je n’avais pas consultés, mais je n’arrivais pas
à m’en préoccuper. Je ne pensais plus qu’à ce que l’entraîneur avait dit.
Il voulait que je continue de faire partie de l’équipe, mais pour moi…
c’était difficile à envisager. Voyager avec l’équipe, rester assise sur un
banc, ne pas songer que j’avais commencé à jouer à cause de Megan. Ne
pas penser à son absence.
Lorsque je posai les yeux sur mes genouillères, dans le fond de mon
placard, je sus que ma décision était prise.
Je me glissai hors du lit et m’en approchai. Le plâtre plaqué contre
mes côtes, je me penchai pour les ramasser puis les jeter dans l’armoire,
sur les livres et les jeans. Je refermai la porte et reculai.
Je n’en aurais plus jamais besoin.
Le samedi matin, Lori était assise à la table de la cuisine, les pieds sur
le dossier d’une chaise. Si notre mère avait été présente, elle ne l’aurait
pas laissée faire, mais elle était sortie faire des courses. D’habitude, Lori
ne rentrait pas le week-end, car Radford n’était pas la porte à côté, mais
Maman ne voulait pas me laisser seule. Elle avait sans doute peur que mes
poumons ne me lâchent.
Cela faisait deux semaines que j’avais été grièvement blessée, et
physiquement, je commençais à me sentir normale. Je m’essoufflais vite et
mes côtes et mon bras me faisaient souffrir à chaque heure du jour et de
la nuit, mais les hématomes sur mon visage s’étaient résorbés et ma
mâchoire n’était plus douloureuse.
Plus important : j’étais en vie.
Je marchais autour de la table de la cuisine parce que j’étais censée
faire de l’exercice, mais aussi parce que j’avais du mal à rester en place.
Marcher me faisait mal aux côtes, mais je commençais à m’habituer à la
brûlure.
Lori épluchait une orange. Le parfum d’agrume embaumait la pièce.
— Tu savais que Papa était toujours en ville ?
Je m’arrêtai, à mi-chemin entre le frigo et l’évier. Notre mère m’avait
dit qu’elle lui avait parlé, mais elle n’avait pas précisé qu’il était toujours
en ville. Je le croyais reparti pour Seattle.
— Quoi ?
— Et oui. (Elle déposa l’écorce sur la serviette en papier à côté d’elle.)
Il est descendu dans un hôtel avec suites, tu sais, ceux où tu peux rester
longtemps.
— Il compte rester combien de temps ?
Elle haussa les épaules.
— Aucune idée. Je mange avec lui ce soir. Tu devrais venir avec moi.
Je ris et le regrettai aussitôt. Cela faisait un mal de chien.
— Hors de question. Mais merci.
Lori leva les yeux au ciel et détacha un quartier d’orange.
— Ce n’est pas gentil.
Sans relever son commentaire, je recommençai à marcher.
— Comment est-ce qu’il peut se permettre de payer ce genre d’hôtel ?
Ça doit coûter super cher !
— Apparemment, il gagne bien sa vie, répondit-elle. Il arrive à mettre
pas mal d’argent de côté. Tu le saurais si tu lui parlais.
— Oh, génial, il gagne suffisamment d’argent pour se payer une suite
dans un hôtel, rétorquai-je, énervée.
J’ouvris le frigo d’un geste rageur pour prendre un soda.
Lori avala le dernier morceau d’orange sans me quitter des yeux.
— Maman ne s’en sort pas trop mal non plus.
— Ça n’a pas été facile, lui dis-je. Tu le sais.
Je m’échappai vers le salon et allumai la télévision. Après m’être
installée sur le canapé, je zappai entre les différentes chaînes. Lori me
suivit, mais avant qu’elle ait pu s’asseoir, on frappa à la porte.
— J’y vais.
Elle se retourna et disparut dans le petit vestibule.
Cela ne pouvait pas être Sebastian. Il était venu me rendre visite tous
les soirs depuis lundi, mais il était censé s’entraîner, à cette heure. Tous
les soirs.
— Elle est là-bas, indiqua la voix de Lori dans le couloir.
Un instant plus tard, Dary entra dans le salon.
— Salut, dit-elle en faisant un signe de la main. Je m’ennuyais.
Mes lèvres s’étirèrent en un léger sourire. La sensation était étrange.
Je me rendis alors compte que je n’avais pas souri depuis… depuis cette
soirée-là.
— Alors tu as décidé de venir me voir ?
— Exactement ! (Elle se laissa tomber sur le fauteuil.) Je m’ennuie
tellement que je me suis dit que j’allais regarder… (Elle jeta un coup d’œil
à la télévision.)… un documentaire sur la guerre de Sécession avec toi.
Lori gloussa et s’assit sur le canapé.
— Tu vas regretter de ne pas être restée chez toi.
— Ça m’étonnerait. (Dary remonta ses jambes sur le fauteuil.) Ma
mère veut réorganiser nos rangements. Vous pouvez croire que j’exagère,
mais vous ne la connaissez pas. Quand je suis rentrée, elle m’attendait
avec une liste des tâches à effectuer. Alors j’ai menti et je lui ai dit que
j’avais promis de t’aider avec tes devoirs. Je suis venue à pied, d’ailleurs.
Pourquoi est-ce qu’il fait si chaud ? On est en septembre !
— Le réchauffement climatique, répondit Lori en attrapant la
télécommande pour désactiver le son de la télé. Où est Abbi ?
Je grimaçai. Abbi n’était revenue me voir qu’une seule fois depuis
lundi, le mercredi. Elle n’était pas restée longtemps et m’avait laissée avec
Dary. Depuis, elle ne m’avait plus envoyé de messages et ne m’avait pas
non plus appelée.
— Elle est avec ses parents, répondit Dary. Ils font un truc ensemble.
Je ne dis rien, mais je savais que c’était un mensonge. Le samedi, sa
mère travaillait à l’hôpital et vu les relations tendues entre ses parents,
cela m’aurait étonnée qu’ils fassent une sortie familiale.
La banane que j’avais mangée plus tôt me pesa soudain sur l’estomac.
Abbi ne voulait pas me voir. Les raisons auraient pu être multiples et je ne
lui en voulais pas.
— Quand est-ce que tu retournes au lycée ? Lundi ou mardi ? me
demanda Dary.
— J’ai vu le médecin hier. Il veut me revoir lundi. Si tout va bien,
j’irai en cours mardi.
Dary se passa la main dans ses cheveux courts.
— Je suppose que tu as hâte.
— Pas vraiment, murmurai-je, la gorge nouée.
Elle fronça les sourcils.
— Ah bon ? Si j’étais à ta place, je crois que je serais déjà devenue
folle. Et puis tu aimes bien l’école.
Je commençais à devenir folle et j’aimais l’école, mais retourner au
lycée signifiait que j’allais devoir faire face aux autres et…
— Tout le monde a hâte de te voir, dit Dary qui avait remarqué mon
hésitation. Si tu savais le nombre de personnes qui m’ont demandé de tes
nouvelles ! On pense beaucoup à toi.
Je pris une gorgée de soda et songeai à la carte de vœux que Sebastian
m’avait apportée. Elle était toujours sur mon bureau, dans le sac en
papier.
— C’est juste que… ce ne sera pas pareil, sans eux, avouai-je.
Ce n’était qu’une partie de la vérité. J’avais déjà utilisé ce stratagème
avec Sebastian quand je lui avais dit que je n’avais pas envie de retourner
au lycée.
Dary baissa la tête et prit une grande inspiration.
— Ce n’est pas pareil. Pas du tout, même, mais… on s’y habitue.
Vraiment ?
Quand elle reprit la parole, sa voix tremblait.
— Bref. Tu as pu rattraper ton retard, côté devoirs ?
Contente de changer de sujet, je me détendis.
— Presque. Il ne me reste qu’une ou deux lectures et des exercices.
— Tant mieux. Au moins, tu ne te sentiras pas dépassée. (Elle
s’appuya sur l’accoudoir du fauteuil.) Comment ça va, avec Sebastian ?
Lori ricana.
— Il vit pratiquement ici, maintenant.
Je lui jetai un regard noir.
— N’importe quoi.
— Et moi qui pensais que ça ne pouvait pas être pire qu’avant,
continua ma sœur sans m’écouter. J’avais déjà l’impression d’avoir un
frère, mais maintenant, il est là tout le temps.
Dary éclata de rire.
— Comment tu peux le savoir ? lui fis-je remarquer. Tu ne vis pas ici.
— Ce n’est pas l’heure de ton inhalateur ? répliqua-t-elle en souriant.
Je levai les yeux au ciel.
— Je ne sais même pas pourquoi tu me demandes comment ça va
avec Sebastian.
Dary émit un son qui ressemblait à un grognement de porcelet.
— Pitié, Lena… Ce n’est pas parce que je suis partie en vacances une
semaine que je ne suis pas au courant du baiser et de la dispute à la…
(Elle s’interrompit et je me crispai. Elle secoua la tête.) Abbi m’a tout
raconté.
C’était sans doute une bonne chose qu’Abbi ne soit pas là, parce que
j’avais envie de la frapper.
— Attends une minute, nous interrompit Lori en se penchant vers moi.
Tu as embrassé Sebastian ?
J’ouvris la bouche.
— Oui ! répondit Dary à ma place. Au lac, apparemment.
— Il était temps ! (Le sourire aux lèvres, Lori se rassit.) Mon Dieu,
attends que je le voie ! Je suis super…
— Ne lui dis rien. S’il te plaît, Lori. C’était… Je ne sais pas. Une
erreur. Il ne m’a pas rendu mon baiser. C’est simplement arrivé comme
ça, par hasard…
— Embrasser quelqu’un n’est pas quelque chose qui arrive par hasard,
tu sais. (Lori pencha la tête sur le côté.) Enfin, je croyais que tu le savais.
— Abbi m’a dit que vous vous étiez disputés après qu’il t’a jetée dans
la piscine ? Tu étais censée lui en parler plus tard. (Dary posa sa joue
contre son poing.) Qu’est-ce qui s’est passé ? Allez, dis-moi ! Tu as déjà
avoué à Abbi… et à Megan que tu étais amoureuse de lui. On était au
courant, mais bon.
— Il n’y a pas grand-chose à dire.
Je soupirai et cherchai une échappatoire autour de moi. Après ce qui
s’était passé, je n’avais pas très envie de parler de Sebastian. Cela me
paraissait déplacé. Mais elles me regardaient toutes les deux, patiemment,
comme si elles ne partageaient pas mon sentiment.
— Avant qu’il me jette à l’eau, je croyais qu’il allait m’embrasser. Je
me suis énervée et je l’ai laissé en plan. J’étais en train de parler à…
Cody, expliquai-je. (La douleur qui s’éveilla soudain dans ma poitrine me
coupa le souffle.) Quand il est revenu me voir. Je ne me rappelle plus
pourquoi on a commencé à se disputer. Il a dit quelque chose. J’ai
répondu, puis je lui ai avoué que je pensais qu’il allait m’embrasser, mais
Skylar est arrivée et je me suis enfuie.
Je m’interrompis et me tournai vers Dary.
— Il m’a dit qu’il ne s’était pas remis avec Skylar.
— Je n’en ai pas l’impression, confirma-t-elle, les lèvres pincées, en
regardant le plafond. Ils ne sont jamais ensemble, au lycée. Enfin, je l’ai
déjà vue aller lui dire bonjour, mais il n’a jamais l’air ravi, si tu vois ce
que je veux dire. On dirait qu’il se contente d’être poli en attendant que sa
meilleure amie Lena vienne le sauver.
Elle sourit à pleines dents. Je secouai la tête.
— Attends. Revenons un peu en arrière, demanda Lori. Maman est au
courant que tu l’as embrassé ? Parce que si tu crois qu’elle ne sait pas
qu’il vient dans ta chambre à 1 heure du mat’, tu es bien naïve.
J’écarquillai les yeux.
— Elle est au courant ?
Lori éclata de rire, comme si elle trouvait ma crédulité adorable.
— Je pense qu’elle a des soupçons.
Oh.
Ce n’était sans doute pas bon signe.
— Tout le monde sait que vous allez vous marier un jour. Vous serez
tellement mignons que ça en sera écœurant, dit Dary.
— Je n’en suis pas si sûre, protestai-je en levant mon bras valide. On
peut parler d’autre chose ?
— J’avais une autre raison de venir, en fait, avoua Dary en remontant
ses lunettes sur son nez. Je me demandais si tu voulais aller au
cimetière… je peux conduire ta voiture. (Elle jeta un coup d’œil à ma
sœur.) À moins que Lori veuille venir avec nous ?
Mon cœur se serra. Je blêmis. Aller au cimetière ? Voir la tombe de
Cody et de Phillip ? Celle de Megan et de Chris ? La terre serait encore
fraîche. L’herbe n’aurait pas commencé à repousser.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée, dit Lori en m’examinant. Il
fait chaud, dehors, et il faut beaucoup marcher. Je ne suis pas sûre que ce
soit conseillé.
Dary sembla accepter son excuse. Ce n’était pas complètement faux.
Quand elle partit, deux heures plus tard, elle me promit de m’envoyer
un message.
— Merci, dis-je à Lori quand elle referma la porte. Pour l’histoire du
cimetière.
Elle hocha la tête d’un air détaché.
— Tu n’es pas prête à y aller. Et pas seulement physiquement.
J’attrapai un coussin et le serrai contre moi. Je savais qu’elle avait
raison.
— Tu ne parles jamais de Megan ou des garçons. (Elle s’approcha du
canapé.) Tu ne parles pas de l’accident non plus. Alors je me doutais que
tu ne voudrais pas aller voir leurs tombes.
Leurs tombes. Je détestais ce mot. Il était froid, dénué de sentiments.
— Tu sais, il faudra que tu y ailles, un jour. (Lori s’assit à côté de moi
et posa les pieds sur la table basse.) Tu en auras besoin. Pour faire ton
deuil. Enfin, quelque chose comme ça.
— J’en ai conscience. C’est juste que… (J’avais l’estomac noué.) Je
peux te poser une question ?
— Bien sûr.
— Tu crois que ce qui s’est passé est vraiment un accident ?
Elle fronça les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— C’est difficile à expliquer, mais… est-ce qu’on peut considérer ça
comme un accident ? Cody… avait bu avant de prendre le volant. (Je
serrai le coussin un peu plus fort.) S’il avait survécu, il aurait été poursuivi
pour homicide involontaire, non ?
— Je pense.
— Alors, comment est-ce qu’on peut appeler ça un accident ?
(N’aurais-je pas dû être poursuivie, moi aussi, pour ne pas l’avoir
empêché de conduire alors que j’étais sobre ?) Pour moi, un accident est
un événement qu’on n’aurait pas pu éviter. Ce qui s’est passé aurait pu
l’être.
Lori posa la tête contre le dossier du canapé.
— Je comprends ce que tu veux dire, mais je… je ne sais pas quoi te
répondre. Cody ne pensait pas perdre le contrôle de la voiture. Il ne
pensait pas qu’il tuerait les autres et te blesserait, pourtant il l’a fait.
Chaque action a une conséquence.
— L’inaction aussi, murmurai-je.
Elle resta silencieuse un instant.
— Maman m’a tout raconté.
Je me crispai.
Quelques secondes s’écoulèrent.
— Elle m’a dit qu’ils ont vérifié ton alcoolémie quand tu es arrivée à
l’hôpital, pendant qu’ils te faisaient tous les autres tests. Les médecins ont
dit que tu n’avais rien bu. Tu étais clean.
La gorge nouée, je fermai les yeux.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Lena ? (Elle se tourna vers moi et plia une
jambe pour poser le pied sur le canapé.) Tu sais que tu peux te confier à
moi. Je ne te jugerai pas. Ça te ferait du bien de parler.
J’ouvris la bouche. Le besoin de m’ouvrir à elle était presque trop
intense. Mais, quoi qu’elle dise, elle me jugerait. C’était naturel.
Alors je gardai le silence.
CHAPITRE 18
Une fois rentrée chez moi, j’entendis mon portable sonner dans mon
sac à dos. Je sortis mon téléphone. C’était mon père.
— Il ne manquait plus que ça, marmonnai-je en raccrochant.
Je n’avais pas la force de lui parler.
Aussi me traînai-je jusqu’à ma chambre et passai-je l’heure suivante à
faire mes devoirs. Du moins essayai-je, car je n’arrêtais pas de penser à ce
qu’Abbi et le Dr Perry m’avaient dit. Quand ma mère rentra, je me
résignai à descendre la rejoindre. Elle était en train de poser son sac sur la
table de la cuisine.
— Alors, comment ça s’est passé, au lycée ?
— Bien. (Je m’assis à la table.) Même si j’aurais préféré qu’on me
prévienne que j’avais rendez-vous avec un psy.
Ma mère retira sa veste.
— Je ne t’en ai pas parlé parce que je savais que ça n’allait pas te
plaire et parce que je ne voulais pas que tu t’inquiètes avant même d’y
aller. La journée s’annonçait suffisamment difficile sans que j’en rajoute.
— Tu aurais mieux fait de me le dire, histoire que je me prépare
psychologiquement.
Elle fit le tour de la table et vint s’asseoir à côté de moi.
— Le lycée m’a contactée la semaine dernière pour me parler de leur
cellule psychologique. J’ai pensé que ce serait une bonne idée que tu
parles à quelqu’un.
— Je n’en suis pas si sûre, marmonnai-je.
Ma mère sourit légèrement.
— Il faut que tu t’ouvres à quelqu’un. J’aurais préféré que ce soit moi,
mais ce sera sans doute plus facile avec un inconnu. (Elle s’interrompit.)
Du moins, c’est ce que le Dr Perry m’a dit.
Je me passai une main sur le visage et fermai les yeux.
— Est-ce que… Est-ce que tu lui as répété ce que j’ai avoué à la
police ?
— Je lui ai dit tout ce qu’il avait à savoir, répondit-elle en me prenant
la main gauche. Tous les sujets que tu devais aborder avec lui.
Je libérai ma main et me levai. La colère que j’avais ressentie plus tôt
envers Abbi m’envahit de nouveau.
— Je n’ai pas envie d’en parler ! C’est si difficile à comprendre ? Ou à
respecter ?
Ma mère me regarda dans les yeux.
— Dans cette situation, respecter ta volonté n’est pas forcément une
bonne chose.
— Quoi ? m’exclamai-je en me retournant. Ce n’est même pas
logique ! Ça ne veut absolument rien dire !
Je me dirigeai vers l’escalier, bien décidée à aller bouder dans ma
chambre.
— Lena.
Je n’avais pas la moindre envie de m’arrêter, mais je le fis, au bas des
marches.
— Quoi ?
— Je ne t’en veux pas.
Je me crispai.
Ma mère se tenait dans l’entrée. Lorsqu’elle croisa les bras, son vieux
chemisier bleu usé se tendit sous le geste. Je repensai à ce que Lori
m’avait dit. D’après elle, ma mère se débrouillait bien, financièrement. Si
c’était le cas, pourquoi n’achetait-elle pas de nouveaux chemisiers au lieu
de prendre soin des anciens à l’excès ?
— Au début, j’étais énervée. Bien sûr, j’étais rassurée que tu sois en
vie, mais je t’en voulais parce que tu avais pris une mauvaise décision.
C’est fini. Je suis toujours aussi bouleversée par l’accident et ce que tu as
traversé, mais je ne t’en veux plus.
Je me contentai de la dévisager. Comment pouvait-elle dire une telle
chose ? Comment pouvait-elle ne pas m’en vouloir ?
Elle prit une grande inspiration.
— Je voulais que tu le saches. Je crois que tu en as besoin.
Je ne savais pas quoi dire. Mes genoux étaient sur le point de me
lâcher. Ma mère ne m’en voulait pas et cela ne me plaisait pas. Elle aurait
dû me détester.
Je me dépêchai de monter l’escalier avant qu’elle ne reprenne la
parole. Je fis claquer la porte derrière moi. Enfermée dans ma chambre, je
fis semblant de me concentrer sur mes devoirs et ne descendis au rez-de-
chaussée que pour le dîner… parce que j’avais senti une odeur de poulet
grillé.
Rien ne pouvait m’empêcher de manger du poulet grillé.
Il était un peu plus de 19 heures lorsque j’enfilai mon pyjama : un
short avec un vieux débardeur. Une couverture sur les jambes, j’étais bien
décidée à reprendre mes devoirs, mais je m’assoupis avant même d’avoir
ouvert mon livre d’Histoire. Ce ne fut pas un sommeil reposant. Je me
réveillais toutes les quinze minutes. J’ouvrais de nouveau les yeux lorsque
j’entendis une porte se refermer. Je tournai la tête en direction du balcon.
Un courant d’air étonnamment froid parvint jusqu’à moi.
Sebastian entra dans la pièce sans un mot.
Avec un grognement, je sortis une main de sous la couverture et me
frottai le visage.
— Tu sais, ce n’est pas très légal de rentrer chez les gens comme ça.
— Mais si, répondit Sebastian en venant s’asseoir sur mon lit. C’est
une marque de galanterie.
Je baissai la main et fronçai les sourcils.
— Comment ça ?
— Je t’évite de te lever pour aller ouvrir la porte. (Il me fit un clin
d’œil. Pourquoi était-il aussi sexy ?) Je ne pense qu’à toi.
Levant les yeux au ciel, je me déplaçai de manière à ce que mes
jambes pointent vers lui.
— Si tu le dis. Et si je n’avais pas envie de te voir ?
— Tu aurais fermé la porte à clé, me répondit-il. Si tu ne veux pas me
voir, tu n’as rien à faire de plus.
Il avait raison. Je ne l’avais pas fait, parce que j’avais envie de le voir.
Je le voulais ici, avec moi, alors que je n’aurais pas dû. Dans tous les cas,
il était hors de question que je l’avoue.
— Tu empiètes sur ma liberté.
Sebastian rejeta la tête en arrière et rit à gorge déployée. Très fort.
J’écarquillai les yeux.
— Chut ! (Je me tournai vivement vers ma porte close.) Ma mère va
t’entendre.
— Je suis à peu près sûr qu’elle est au courant que je viens te voir tous
les soirs.
C’était plus ou moins ce que m’avait dit Lori.
— Ça m’étonnerait qu’elle sache que tu restes des heures.
— Non, sans doute pas. (Il se laissa tomber sur le lit, la tête sur les
coussins à côté de moi.) Tu dormais déjà ? Il n’est que 21 heures.
— J’étais fatiguée. La journée a été…
Je m’interrompis. Comment aurais-je pu décrire ce que j’avais vécu ?
— Elle a été quoi ? (Comme je ne répondais pas, il insista.) Elle a été
quoi, Lena ?
Je soupirai bruyamment pour lui faire comprendre qu’il m’ennuyait.
— Difficile ! J’ai l’impression d’être une mamie de quatre-vingt-dix
ans. J’avais envie de faire la sieste après la cantine. Mes côtes m’ont fait
mal toute la journée et je ne pouvais pas prendre mes médicaments, sinon
je me serais endormie en cours.
— Et ? me pressa Sebastian quand je m’arrêtai.
— Et c’était difficile, c’est tout.
Sebastian demeura silencieux. Je savais qu’il attendait que je
continue. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que je reprenne la parole.
— J’étais censée avoir cours d’écriture créative avec Megan. C’était…
(J’avais une boule dans la gorge.) C’était étrange de ne pas la retrouver
en cours et à la cantine. Je n’ai pas arrêté d’attendre qu’elle vienne
s’asseoir. Et ne pas aller à l’entraînement m’a fait bizarre. J’ai eu
l’impression d’avoir oublié quelque chose toute la soirée.
— Pareil pour les garçons. (Sebastian croisa les bras sur son torse.) Je
m’attends toujours à entendre Chris jeter des poids dans la salle
d’entraînement. À entendre Phillip se moquer des autres. Ou à voir Cody
à côté de moi, pendant les entraînements.
Nous étions confrontés à des pertes terribles. Tant de choses
n’auraient plus jamais lieu. Je fis courir un doigt le long de mon plâtre et
inspirai doucement.
— On m’a obligée à voir un psychologue.
— Moi aussi, répondit-il. Je crois que la moitié des élèves de dernière
année y est passée.
Je le regardai en coin.
— Je dois le voir trois fois par semaine.
Je ne lus aucun jugement sur son visage.
— Ça te fera sans doute du bien.
Je n’en étais pas aussi sûre que lui.
— Tu lui as parlé ? Vraiment parlé, je veux dire ? lui demandai-je.
Il ne réagit pas tout de suite.
— Oui. Ça m’a aidé. (Son regard rencontra le mien.) Et ça t’aidera
aussi.
Sauf que Sebastian ne portait pas le poids de la culpabilité qui me
rongeait.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec Abbi, tout à l’heure ? me demanda-t-
il en roulant sur le côté pour me faire face.
Mes épaules s’affaissèrent. La brûlure familière des larmes me noua la
gorge.
— Rien.
— J’ai pourtant l’impression d’avoir interrompu quelque chose. Vous
aviez l’air énervées. (Sebastian m’attrapa le menton et me força à tourner
la tête vers lui.) Parle-moi, Lena.
Je baissai les yeux. Le contact de ses doigts me réchauffa la peau.
— Elle… Elle est en colère après moi.
— Pourquoi ? me demanda-t-il en me libérant.
Sa main glissa le long de ma mâchoire. Un frisson me parcourut.
— Parce que je… Parce que je la tiens à distance, admis-je en fermant
les yeux. (Il me caressait les cheveux.) Je ne me confie pas à elle.
Ce n’était pas la seule raison de sa colère, mais je ne pouvais pas me
résoudre à lui parler de la seconde, pas quand il me touchait ainsi.
— Je ne fais pas exprès. C’est juste que… Je me sens responsable.
Sa main se figea.
— Lena, tu n’es pas responsable. Ce n’est pas toi qui conduisais.
Mon Dieu. Il ne savait pas. Il ne se doutait de rien. J’allais m’écarter
quand il me retint. J’ouvris les yeux. Ses doigts glissèrent de ma nuque
jusqu’à l’espace entre nos deux corps.
Sebastian était allongé sur le flanc, à côté de moi, la tête soutenue par
son bras plié. Ainsi, il me dominait presque. Il y avait quelque chose de
très intime dans nos positions, comme si nous nous étions retrouvés ainsi
des centaines de fois. Et c’était le cas, mais ce qu’il m’avait avoué le
samedi précédent changeait tout. Nous n’étions plus seulement deux
meilleurs amis allongés côte à côte sur un lit. Il n’était plus seulement
mon voisin. Peu importait ce qui se passerait à partir de maintenant, nous
ne pourrions plus jamais revenir en arrière, et même si c’était ce que
j’avais désiré pendant si longtemps, j’étais morte de peur.
— Lena, murmura-t-il.
Entre ses lèvres, mon prénom ressemblait à une prière.
— Je ne veux plus parler, dis-je. Je… Je veux que tu restes ici, mais je
ne veux plus parler.
Il comprit tout de suite. Son regard changea. Un éclat vif remplaça
l’inquiétude. Il se mordit la lèvre inférieure. En un instant, l’atmosphère
de la pièce se transforma. Ce fut radical. J’étais sur le point de pleurer et
de m’enfuir quelques instants auparavant, et voilà que je me retrouvais au
bord d’un tout autre précipice.
Sebastian m’avait dit qu’il m’aimait… qu’il était amoureux de moi.
Et moi, je l’aimais depuis… depuis toujours.
Je n’avais pas l’impression de le mériter, pas plus que cette seconde
chance qui s’offrait à moi. Je n’aurais pas dû avoir le droit de sentir ma
respiration s’accélérer ou cette chaleur soudaine submerger mes sens.
Peut-être ne m’aimait-il pas de cet amour magnifique et
inconditionnel que je lisais dans les romans qui jonchaient chaque
centimètre carré de ma chambre ? Cette chaîne qui connectait deux âmes
entre elles, ce lien indestructible qui survivait aux circonstances les plus
terribles et aux décisions les plus difficiles. Il était clair que Sebastian
pensait m’aimer, mais face à l’épreuve, il était courant de croire et
d’éprouver des choses qui n’existaient pas vraiment. Avec le temps, ces
sentiments s’évanouissaient en même temps que la douleur diminuait.
Puis la vie reprenait son cours.
Pour l’instant, je n’avais pas envie de réfléchir à ce qui nous avait
amenés à cette situation ni à ce qui se passerait après. Je ne voulais pas
penser du tout. J’avais seulement envie de me laisser porter par l’incendie
qui s’était éveillé dans mon bas-ventre, par cette difficulté à respirer qui
n’avait rien à voir avec mes côtes et mes poumons blessés.
Peut-être réagissais-je ainsi à cause de mon retour au lycée ? Ou de
mon entretien surprise avec le Dr Perry, pendant lequel il m’avait annoncé
qu’il était au courant de tout ? Cela aurait aussi pu être lié à ma
discussion avec Abbi, qui savait que j’avais quitté la fête suffisamment
sobre pour faire le bon choix… À moins que ce ne soit à cause de ce que
m’avait dit ma mère.
Ou parce que Sebastian m’avait avoué qu’il m’aimait.
Ou un mélange inextricable de toutes ces raisons, mais… ne pouvais-
je pas, je ne sais pas, faire semblant l’espace d’un instant ? Faire comme si
tout n’était que dans ma tête ? Mon cœur battait à tout rompre. Mes yeux
descendirent le long de sa pommette jusqu’à la cicatrice qui barrait sa
lèvre supérieure.
Je levai la main pour le toucher, mais m’interrompis à la dernière
minute.
Un léger sourire étira ses lèvres.
— Tu peux me toucher, si tu veux. Tu n’as pas à me demander la
permission.
Je voulais le toucher. J’en mourais d’envie, mais j’hésitais. Si je le
touchais, je ne faisais plus semblant. Ce n’était plus seulement dans ma
tête. Comment allais-je m’en remettre, après ?
Son torse se souleva comme il prenait une profonde inspiration.
— J’aimerais que tu me touches.
J’en eus le souffle coupé.
Alors, d’un geste hésitant, je posai la main sur sa joue. Quand je sentis
un frisson parcourir son corps musclé, j’éprouvai un plaisir et une fierté
immenses. Son visage était doux. Sa barbe commençait à peine à
repousser. Je fis glisser mes doigts le long de sa joue et passai mon pouce
sur sa lèvre inférieure. Il inspira soudain et je frissonnai. Je continuai de
suivre le contour de ses lèvres avec mes doigts, sentant la rugosité de sa
cicatrice. Il ferma les yeux.
Pendant toutes ces années, je ne l’avais jamais touché de cette façon.
Jamais. J’étais perdue dans ce moment, dans l’instant. Ma main descendit
le long de sa gorge. Mes doigts effleurèrent son pouls. Son cœur battait
aussi vite que le mien.
Je continuai.
Je posai la main à plat sur son torse. Le son qu’il émit était à mi-
chemin entre le gémissement rauque et le grognement. C’était comme si
j’avais laissé tomber une allumette dans une flaque d’essence. Un feu
ardent s’était allumé. Enhardie par ses réactions, je poursuivis mon
chemin plus bas, le long de ses pleins et ses déliés. Ses muscles étaient
durs et ciselés, comme je l’avais imaginé en les regardant et en les
effleurant par mégarde.
Mais aujourd’hui, je ne me contentais pas de les effleurer.
Je prenais mon temps. Je caressai ses abdos avec un doigt, puis deux,
les traçant comme pour les apprendre par cœur.
Je descendis encore.
Je fis le tour de son nombril, puis m’aventurai plus bas. Il portait un
bas de pyjama en flanelle. Il trembla de nouveau et s’approcha encore. Sa
cuisse était collée à la mienne.
On n’a pas le droit.
Je ne méritais pas d’avoir tout ça, pourtant j’étais incapable de
m’arrêter. Lentement, je relevai la tête pour le regarder.
Ses yeux bleus avaient la couleur de toutes ces mers que je n’avais
jamais vues en vrai, mais que j’avais entourées sur la mappemonde
accrochée au-dessus de mon bureau. Pendant que j’explorais son corps,
nos visages s’étaient rapprochés. Nos souffles se mêlaient.
Sans réfléchir, je franchis la distance qui nous séparait.
La sensation de sa bouche contre la mienne fut aussi électrisante et
remarquable que la première fois. Peut-être plus encore. La pression était
douce, tendre. Mes lèvres bougeaient lentement contre les siennes.
Quand il posa la main sur ma nuque, je laissai échapper un
gémissement qui me surprit moi-même. J’ouvris la bouche et alors, le
contrôle que Sebastian avait sur lui céda et il m’embrassa pleinement. De
tout son être. Mon cœur allait exploser. Sa langue vint à la rencontre de la
mienne. Elle avait un goût de menthe et d’une saveur qui lui était propre.
Ma main descendit vers sa hanche et l’agrippa pour l’intimer de se
rapprocher, mais avec mes côtes et mon plâtre, c’était impossible.
Il continua de m’embrasser, de boire mes soupirs. Quand il s’écarta, il
me mordilla la lèvre inférieure. Je gémis. Puis il déposa des baisers
jusqu’à ma gorge. Je rejetai la tête en arrière pour lui faciliter l’accès. Il
lécha et suça ma peau, surtout ce point sous mon oreille qui faisait
onduler mes hanches et fléchir mes orteils. Lorsqu’il m’embrassa de
nouveau et que nos langues se retrouvèrent, le seul son que l’on pouvait
entendre dans la pièce était notre respiration affolée.
J’ignore combien de temps on resta là, à s’embrasser. J’eus
l’impression que ça durait une éternité. Chaque fois qu’on se séparait,
c’était pour mieux se retrouver. Ce n’était pas un jeu. Ni lui ni moi ne
faisions semblant. De simples amis ne s’embrassaient pas ainsi. Ils ne
s’accrochaient pas désespérément l’un à l’autre comme nous le faisions.
Mes doigts s’enfonçaient dans ses hanches et il me tenait par la nuque,
comme pour m’empêcher de m’échapper alors que je n’en avais pas la
moindre envie.
On continua de s’embrasser. Jusqu’à plus soif.
Lorsqu’il finit par s’écarter, je posai le front sur son épaule. Le souffle
court, j’agrippai le tissu de son tee-shirt. Pendant un long moment, on
resta ainsi, l’un contre l’autre. Puis il s’allongea de nouveau sur le côté et
me caressa doucement le dos. Son souffle chaud dansait sur ma joue.
C’était apaisant.
Le reste de la nuit se passa en silence.
CHAPITRE 21
J’étais dans l’allée qui menait à la maison des parents de Keith avec
Megan. Je voulais rentrer. Je sentais une migraine poindre, juste derrière les
yeux, et la musique, les cris et les rires n’aidaient pas.
Toutefois, je refusais de demander à Sebastian de me raccompagner.
C’était hors de question après notre discussion – ou plutôt notre dispute.
Sans compter que je ne l’avais plus vu depuis l’arrivée de Skylar. Je n’avais
aucune envie de les surprendre en train de se rouler des pelles.
Une boule pesait sur mon estomac.
Je regrettais d’avoir parlé à Sebastian. Demain, tout serait différent entre
nous. On ne reviendrait plus jamais en arrière. On ne pourrait pas faire
semblant.
Je voulais juste rentrer chez moi.
— Où est Chris ? demandai-je.
Megan, qui était appuyée contre moi, désigna Cody d’un geste de la tête.
Celui-ci était penché en avant, le bras posé sur la portière ouverte d’une
voiture, et discutait avec quelqu’un. Chris, le cousin de Megan, se tenait à
côté de lui.
— L’un des deux va nous ramener, dit-elle lentement. C’est tout ce que je
sais.
Cody partait avec nous ?
— Je crois que je suis bourrée, reprit-elle d’une voix traînante.
— Ah bon ? Tu crois ? raillai-je.
Je l’enviais presque.
— Juste un petit peu. (Avec un soupir, elle passa un bras autour de ma
taille.) Je t’aime, Lena.
Je souris et recoiffai mes cheveux humides en arrière.
— Moi aussi, je t’aime.
— Tu m’aimes assez pour me porter jusqu’à chez moi sans réveiller ma
mère et me mettre au lit ? me demanda-t-elle en s’écartant. (Le chant d’un
criquet capta un instant son attention.) Mais d’abord, on va passer au
McDo. J’ai envie de nuggets.
Je ris.
— Je peux sans doute t’aider pour les nuggets, mais je ne suis pas
certaine de faire le poids face à ta mère.
Elle gloussa et observa les alentours en tanguant.
— Attends… Tu as dit à Sebastian que tu partais ?
— Je ne sais pas où il est, répondis-je en regardant Cody et Chris, qui
revenaient vers nous.
Elle tapa dans ses mains. Le mouvement la fit reculer.
— On va le chercher !
— Chercher qui ? demanda Cody.
— Sebastian ! s’exclama Megan.
Je grimaçai. Cody, lui, passa son bras autour de mes épaules.
— Il est avec Skylar. Dans le pool house, je crois, dit-il en me serrant
contre lui. Je les ai vus y entrer.
Le trou qui s’était formé dans mon cœur tripla de volume. Cody aurait
très bien pu mentir, mais je n’avais aucun moyen de le savoir. De toute
façon… cela n’avait pas la moindre importance.
Megan grimaça.
— Bon, d’accord. On ne va pas le chercher.
— Ça me va, répondis-je en me libérant de l’étreinte de Cody.
Chris bâilla et lança ses clés à Cody. Elles heurtèrent son torse et
tombèrent par terre.
— Tu veux bien conduire ? lui demanda-t-il. Je suis crevé.
— Ouais. D’accord. (Cody se pencha pour ramasser les clés.) La
prochaine fois, préviens-moi avant de les lancer.
— Maintenant, je comprends pourquoi tu es quarterback et pas receveur,
le taquina Chris.
— Va te faire foutre, rétorqua Cody.
Le retour promettait d’être très long.
— Hé ! Attendez ! s’exclama Phillip derrière nous. (Il courait dans notre
direction en tenant son maillot d’une main.) Je viens avec vous !
À côté de moi, Megan souffla.
— Et moi qui pensais avoir réussi à m’en débarrasser.
Visiblement, leur discussion ne s’était pas bien passée.
— Montez ! dit Cody.
Il tendit la main vers la portière et la manqua. La poignée claqua.
— Hé ! s’exclama Chris qui s’asseyait à l’avant, à côté de lui. Fais
attention ! Certains d’entre nous prennent soin de leur voiture.
— Si tu t’inquiètes pour ta voiture, pourquoi est-ce que tu le laisses
conduire ? demanda Phillip en donnant une tape sur les fesses à Megan au
passage.
Elle se retourna si vite qu’elle faillit tomber à la renverse. Je la rattrapai
par le bras tout en regardant Cody ouvrir sa portière. Ses mouvements
étaient étranges, saccadés. Dans la lumière de l’habitacle, son visage avait
l’air un peu rouge.
— Tu vas bien ? Tu peux conduire ?
— Pourquoi est-ce que ça n’irait pas ?
Il s’assit derrière le volant.
Je m’arrêtai devant la portière arrière.
— On dirait que tu as trop bu.
Il fronça les sourcils.
— T’es sérieuse ? J’ai bu qu’un verre.
Son ton agressif me surprit.
— C’était juste une question.
— Allez, viens, il te dit que ça va ! (Megan me prit la main et se pencha
vers moi pour me murmurer à l’oreille.) J’ai envie de manger des nuggets
avec de la sauce aigre-douce !
— Beurk, murmurai-je, distraite.
Tout en me mordant l’intérieur de la joue, j’essayai de me rappeler ce que
Cody avait bu. Je l’avais vu avec une bouteille à la main. Ou bien était-ce un
verre ? Je n’avais pas fait attention.
— Je devrais peut-être conduire ? proposai-je.
Chris grogna.
— Si tu veux rentrer chez toi, monte dans cette voiture, Lena.
Phillip s’installait déjà de l’autre côté. Megan, elle, me poussait pour que
je monte.
— Je ne veux pas m’asseoir à côté de lui, souffla-t-elle.
— Je t’entends, tu sais ? (Phillip tapota la place du milieu.) De toute
façon, je préfère être à côté de Lena. Elle est plus gentille.
— « Elle est plus gentille », l’imita Megan de la voix la plus aiguë que
j’avais jamais entendue, les mains posées sur les hanches. Dépêche-toi, Lena.
J’ai faim.
— Tout ira bien, me dit Cody en s’asseyant au volant du 4 × 4. (Ses
yeux brillaient dans la lumière artificielle.) Je te jure. Je connais cette route
comme ma poche.
Je ne savais pas s’il était suffisamment sobre pour conduire, mais les
garçons me regardaient d’un air agacé, et Megan insistait parce qu’elle
voulait à tout prix manger des nuggets.
— Il te dit qu’il va bien ! s’exclama Megan avant de glousser. J’ai une de
ces faims !
— Allez, dépêche-toi, insista Cody. Arrête de chipoter. Assieds-toi.
Je sentis mon visage s’empourprer. Il avait raison. Je m’inquiétais pour
rien. Aussi m’installai-je dans la voiture, serrée entre Megan et Phillip. Au
bout d’une ou deux minutes, je réussis à récupérer la ceinture qui était sous
Phillip et m’attachai. Pendant que les autres baissaient leurs vitres, je sortis
mon téléphone de mon sac. J’avais plusieurs messages de Dary.
Megan passa le bras devant moi pour enfoncer son index dans la joue de
Phillip.
— Hé, tu m’achètes des nuggets ?
Je m’écartai tout en lisant les messages de Dary. Elle m’avait envoyé la
photo d’un tableau qu’un enfant de deux ans aurait pu peindre, avec pour
légende : « C’est de l’art, ça ? Je crois que je n’y comprends rien. »
— Bébé, je peux t’acheter deux menus nuggets, répondit Phillip. Et toute
la sauce aigre-douce que tu veux.
Quel romantisme…
Megan soupira.
— Tu me connais tellement bien. Tu sais que j’ai besoin de sauce chinoise
pour être heureuse. Pourquoi est-ce qu’on s’est séparés ?
Je grimaçai, sans lever les yeux de mon téléphone.
La radio s’alluma soudain. Quand je relevai la tête, je vis que Chris
s’endormait déjà. Cody faisait défiler les stations tellement vite que je ne
reconnaissais pas les chansons.
Je retournai à mes messages, sans prêter attention à Megan et Phillip.
J’espérais simplement qu’ils n’essaieraient pas de s’embrasser alors que j’étais
entre eux. Dary m’avait envoyé la photo d’une robe et me disait qu’elle
comptait coudre la même. Je lui répondis.
Mon cœur battait très fort. Je savais qu’il m’avait également laissé un
message vocal, qui m’attendait sur mon répondeur comme de nombreux
autres.
Je refermai ses messages et continuai mon exploration. Mon pouce
s’arrêta sur l’icône de Megan. Le dernier message qu’elle m’avait envoyé
comportait une pièce jointe. Je savais de quoi il s’agissait. C’était la photo
d’un ballon de volley-ball sur lequel elle avait dessiné un visage. Elle
s’était amusée, un soir, après l’entraînement. J’ignorais ce qui lui avait
pris. Megan était comme ça. Elle aimait faire des choses incongrues.
Je mourais d’envie de lire ses messages, mais je ne m’en sentais pas la
force. J’étais incapable de voir ses mots, de me replonger dans ce qui avait
été et ce qui ne serait plus jamais. Je fermai l’application et consultai mes
messages vocaux.
Je les écoutai tous.
Lori m’avait laissé un message après que Maman l’avait contactée. Elle
me disait qu’elle arrivait et qu’elle m’aimait. Sa voix était calme et posée.
Rien à voir avec celle d’Abbi, qui m’avait appelée, ce même soir, parce
qu’elle ne me trouvait pas, ni celle de Dary, le dimanche suivant. Je
comprenais à peine ce qu’elle disait.
Il y avait des messages de mon équipe de volley et de camarades qui
étaient dans la même classe que moi l’année précédente, auxquels j’avais
à peine parlé depuis. Leurs voix m’étaient étrangères, mais les messages,
eux, étaient tous les mêmes.
Lorsque j’arrivai à la fin des messages, je voyais à peine l’écran de
mon téléphone. J’avais les yeux embués de larmes. La main tremblante, je
retournai en arrière, vers celui que j’avais mis de côté. Celui de Sebastian.
Lorsque j’appuyai sur le bouton « Lecture », je sentis tous les muscles
de mon corps se crisper. Quelques secondes s’écoulèrent en silence avant
que j’entende sa voix.
— Réponds, Lena. Je t’en supplie. Réponds à ton foutu téléphone. (Sa
voix était rauque. Il était clair qu’il commençait à paniquer.) Tu n’es pas
dans cette voiture, tu m’entends ? Putain, je t’en prie. Dis-moi que tu n’es
pas dans cette foutue voiture. Appelle-moi. Dis-moi que tu n’es pas dans
cette voiture.
Le message s’arrêtait là. Je laissai tomber mon portable et pressai la
paume de mes mains contre mes yeux. Sebastian parlait de la même façon
que lorsqu’il m’avait vue à l’hôpital.
Il paraissait… détruit.
Parce qu’à ce moment, au fond de lui, il savait. Il avait compris que je
ne le rappellerais pas, que j’étais dans cette voiture avec Cody, Phillip,
Chris et Megan.
Je fis glisser mes mains le long de mes joues humides. Mon cœur
n’était plus qu’une blessure ouverte et douloureuse. Une nuit avait suffi à
faire basculer nos vies pour toujours. Un mauvais choix avait chamboulé
notre avenir.
Qu’aurais-je fait différemment ce soir-là si j’avais su qu’il n’y aurait
pas de lendemain ?
Tout. Absolument tout.
CHAPITRE 25
Des citrouilles ornaient les perrons. Les feuilles du jardin avaient pris
des teintes orange et rouges, tout comme les érables qui bordaient les rues
et entouraient le lycée. Les décorations d’Halloween avaient fait leur
apparition dans les vitrines des boutiques de la ville.
Les banderoles annonçant le bal de l’automne étaient accrochées dans
les couloirs. On pouvait sentir l’excitation frémir dans les salles de classe
et la cantine, où toutes les discussions tournaient autour du bal, de la fête
et des robes.
L’air s’était rafraîchi. Les tee-shirts à manches longues et les gilets
avaient remplacé les débardeurs, mais je n’avais toujours pas rangé mes
tongs. Je les porterais jusqu’aux premières neiges.
Je commençais à préparer ma demande d’inscription à l’université de
Virginie.
Deux semaines plus tôt, on m’avait retiré mon plâtre. Mes côtes me
faisaient encore souffrir de temps en temps, mais je pouvais dormir sur le
flanc et je respirais de nouveau normalement. Cela faisait un peu plus de
deux mois que l’accident avait eu lieu et…
Les gens commençaient déjà à oublier.
La vie reprenait son cours.
Parler au Dr Perry de ce qui s’était passé le soir de l’accident avait
allégé le poids écrasant que je portais sur les épaules, sans pour autant le
faire disparaître.
Quand je lui avais annoncé que j’avais enfin écouté et lu les messages
sur mon téléphone, il m’avait félicitée. J’avançais. Petit à petit. Après
avoir raconté ma version des faits, je n’avais eu aucune révélation, aucun
moment de grâce.
La seule vérité qui comptait, c’était que j’avais eu un choix à faire.
Et que j’avais fait le mauvais.
Le mercredi précédent, le Dr Perry m’avait dit ceci :
— Certains diront et croiront fermement que Cody est le seul
coupable, parce qu’il se trouvait derrière le volant. D’autres diront que
personne n’est à blâmer. Mais ils auront tous tort. Sais-tu pourquoi ?
— Non, pourquoi ? demandai-je.
— Le but n’est pas de rejeter la faute sur quelqu’un pour l’accabler ou
le blesser. L’action comme l’inaction ont leurs conséquences. Si on
n’assume pas nos responsabilités, on est condamnés à répéter sans cesse
les mêmes erreurs, m’expliqua-t-il. Toutes les personnes présentes ce soir-
là, celles qui vous ont vus partir, qui savaient que vous aviez bu, et même
les parents qui vous ont autorisés à consommer de l’alcool, sont
coupables. Toi aussi, tu l’es en partie.
En partie.
Pas entièrement.
En partie.
Cela ne me semblait pas faire une grande différence, mais il me le
répéta à la fin de la séance, puis le vendredi suivant. Je n’étais pas la
seule responsable de l’accident. Et cette notion me marqua.
Les choses ne changèrent pas du tout au tout. Il n’y avait pas
d’interrupteur magique capable de me faire accepter la situation. Au
contraire, j’eus soudain l’impression que tout était plus réel, que mes
souvenirs n’en étaient que plus clairs.
Et puis, après la séance du mercredi, les cauchemars commencèrent.
J’étais de retour dans la voiture, secouée dans tous les sens. Parfois je
rêvais que je n’étais pas montée dedans, mais que je savais ce qui allait
arriver à mes amis. Mes pieds étaient rivés au sol. Il fallait que j’appelle à
l’aide, que je prévienne tout le monde parce qu’ils allaient mourir, mais
j’étais incapable de bouger. Je restais figée jusqu’à ce que je me réveille
en haletant. Souvent, quand j’ouvrais les yeux, ma mère me secouait par
les épaules et j’avais mal à la gorge. Je comprenais alors que j’avais crié.
Le Dr Perry avait raison. Les titres ronflants attachés à son nom y
étaient sans doute pour quelque chose. Je souffrais encore d’un
traumatisme par rapport à l’accident, par rapport aux souvenirs que
j’avais préféré taire. En parler les avait ramenés sur le devant de mon
inconscient.
Et je parlais beaucoup.
Les séances du vendredi et du lundi furent une leçon en thérapie
d’exposition. Se rappeler la scène. La revivre. À mesure que je répétais ce
qui s’était passé, les mots me venaient avec de plus en plus de facilité.
Mais ce n’est que le vendredi suivant qu’un déclic se produisit.
Mes amis étaient morts.
Ils étaient morts pour de bon et mon sentiment de culpabilité ne les
ferait pas revenir. Rien ne les ferait revenir ni ne ferait changer d’avis les
inconnus qui se permettaient de les juger. Rien ne pouvait non plus
arrêter la justice de poursuivre la famille de Keith. Rien n’empêchait les
avocats de nous contacter, ma mère et moi, chaque semaine.
À la fin de notre rendez-vous, j’avais tellement cherché à retenir mes
larmes, en vain, que j’avais mal au visage. Je passai le reste de la journée
à me cacher pour ne pas que les gens voient que j’avais pleuré.
Le Dr Perry avait raison à propos du processus de deuil.
Jusqu’alors, je ne l’avais pas vraiment commencé. Aveuglée par le
traumatisme et rongée par la culpabilité, je n’avais pas eu le temps de me
détacher de mes amis. Je n’avais même pas cherché à le faire.
Les jours, les semaines qui passèrent furent très difficiles. J’avais du
mal à me concentrer en classe. Ils me manquaient : Megan et son
hyperactivité, Cody et son arrogance, Phillip et son sarcasme, Chris et son
humour.
Mes autres amis, ceux qui étaient toujours là, me manquaient, eux
aussi. Ils me manquaient terriblement.
Dary faisait toujours de son mieux pour que les choses redeviennent
normales. Abbi, elle, m’adressait à peine la parole.
Voir mes amis avancer alors que je me tenais toujours au bord du
précipice, à moitié dans le vide, était épuisant. J’avais l’impression d’être
dans une course où tout le monde me dépassait. Dary et Abbi discutaient
des robes qu’elles avaient achetées le week-end précédent. Elles m’avaient
proposé de les accompagner, mais j’avais refusé. Elles agissaient…
normalement. Comme avant. Pas moi. J’étais coincée dans la souffrance
du deuil qui s’était abattue sur moi.
Mais celui qui me manquait le plus, c’était Sebastian.
Notre relation était devenue compliquée. Il ne m’évitait pas, mais ce
n’était plus pareil. Il continuait de manger avec nous, de me parler, mais
chacune de nos conversations me paraissait forcée et superficielle. Il avait
élevé des murs autour de lui.
Plus rien n’était comme avant.
Je l’avais blessé.
Je m’étais fait du mal aussi.
Et il ne s’en doutait même pas.
Lorsque Skylar s’était approchée de notre table, le lundi précédent,
j’avais cru qu’on m’arrachait le cœur. Sebastian était assis avec Griffith et
Keith qui, comme d’habitude, se trouvait à côté d’Abbi. Une fois, je lui
avais demandé s’ils sortaient ensemble, mais elle s’était contentée de
secouer la tête comme si j’avais dû connaître la réponse.
Toutefois, à cet instant, je ne pensais pas à Abbi et Keith, je
n’entendais que le rire cristallin de Skylar et celui, plus grave, de
Sebastian.
« C’est à ce moment que je suis tombé amoureux de toi. »
Sebastian avait acquiescé, puis avait lentement tourné la tête dans ma
direction. Nos regards s’étaient croisés. Le sien était voilé. Puis, tendu, il
avait reporté son attention sur Skylar. Son rire avait résonné une seconde
fois.
Il avait dit m’aimer, mais lui aussi reprenait le cours de sa vie,
retournait vers Skylar, avec son joli sourire et sa conscience tranquille.
Dary était appuyée contre le casier à côté de moi. Son nœud papillon à
pois était assorti aux bretelles bleu et blanc qu’elle portait.
— Tu as rendez-vous avec le Dr Perry, aujourd’hui ?
— Oui. (Je sortis mon livre d’Histoire de mon casier.) Je ne le vois que
lundi et vendredi ces deux prochaines semaines. Après, je pense que ce
sera terminé pour le mois de novembre.
— C’est plutôt bon signe, non ?
Je hochai la tête et fermai la porte du casier.
C’était bon signe, mais j’ignorais si le Dr Perry pensait réellement que
j’allais mieux ou si le temps qu’il pouvait m’accorder touchait à sa fin. Je
savais, en tout cas, qu’il avait dit à ma mère, lors d’une de leurs
conversations téléphoniques, qu’un suivi psychologique en dehors du
lycée me ferait du bien. Malheureusement, la mutuelle de ma mère ne
couvrait pas ce type de consultations et nous n’avions pas d’argent à
dépenser pour ce genre de choses.
Avec un peu de chance, mon état s’améliorerait avant qu’il parte.
Mais il ne fallait pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
— Je peux te poser une question ? (Quand j’acquiesçai, elle
continua :) Qu’est-ce qui se passe avec Sebastian ? Ça me tracasse depuis
plusieurs semaines, mais comme tu te renfermes dès qu’on parle de lui, je
n’ai rien dit.
Je remontai l’anse de mon sac sur mon épaule.
— Il ne se passe rien du tout.
— Tu es sûre ? Parce qu’il parlait de toi vingt-quatre heures sur vingt-
quatre et tout à coup, il ne s’assied plus à côté de toi et je ne vous ai plus
jamais vus discuter.
— Il est occupé, c’est tout. Moi aussi, mentis-je avant de lui tourner le
dos.
Dary marcha près de moi.
— Au fait, j’ai entendu une rumeur, reprit-elle en parlant lentement,
comme si elle choisissait soigneusement ses mots. J’ai hésité à te le dire,
parce que je ne voulais pas te faire de la peine, mais en même temps, je
ne veux pas que tu l’apprennes par hasard, si c’est vrai.
Les muscles de mon dos se tendirent. Je m’attendais à tout.
— Quoi ? (On s’arrêta au bout du couloir, près de projets d’art
plastique tellement affreux que je me demandais pourquoi on les avait
exposés.) Quelle rumeur ?
Dary se mordit la lèvre et se dandina d’un pied sur l’autre.
— J’ai entendu dire… Enfin, Abbi a entendu dire et m’a rapporté
que…
— Attends une minute. Abbi a entendu une rumeur et elle t’en a parlé
à toi. Pas à moi ?
La colère fit monter ma voix dans les aigus.
— Oui, souffla Dary.
— Elle n’aurait pas pu m’en faire part ?
— Elle aurait pu, mais vous n’êtes pas super proches, en ce moment.
Et puis je pense qu’elle savait que je te le répéterais, me dit Dary. Je te
signale que tu ne fais pas beaucoup d’efforts pour apaiser votre relation.
J’ouvris la bouche pour la contredire, mais elle avait raison. Je ne
faisais pas beaucoup d’efforts tout court.
— Bon, qu’est-ce qu’elle a entendu ?
— Elle traînait avec Keith après l’entraînement…
— Ils sont ensemble ? demandai-je.
Dary haussa les épaules.
— Qui sait ? Je crois que oui, mais Abbi ne veut pas que ça se sache.
Tu connais Abbi. En tout cas, ils vont au bal ensemble, même si elle doit
m’y conduire. Keith l’a invitée. (Elle prit une grande inspiration avant de
continuer.) Bref. Elle traînait avec Keith après l’entraînement. Sebastian
était avec eux. Skylar était dans les parages, elle aussi. Elle n’était pas
avec eux, mais elle était là. Tu vois ?
Mon cœur se serra.
— Abbi a entendu Skylar et Sebastian parler du bal. Selon elle, on
aurait dit qu’ils comptaient y aller ensemble. (Dary avait l’air gênée.) Abbi
n’en est pas sûre parce qu’elle n’a pas tout entendu, mais c’est ce qu’elle
pense. La dernière fois que tu nous as parlé de lui, tu nous as dit qu’il
t’avait avoué qu’il t’aimait. Alors tu méritais de le savoir.
Je ne savais pas quoi dire. Cela n’aurait pas dû me surprendre. Même
si j’avais l’impression qu’on m’avait piétiné le cœur avec des rangers,
c’était moi qui avais repoussé Sebastian.
Je commençais à comprendre pourquoi il m’avait demandé si j’allais
au bal. Il avait voulu s’assurer qu’il pouvait y aller avec Skylar, sans que je
les voie sur leur trente et un et parfaits l’un pour l’autre.
— C’est bien, murmurai-je en clignant rapidement les yeux.
— Tu es sérieuse ? C’est tout ce que tu as à dire ?
Je hochai lentement la tête.
— Oui. Je suis contente pour lui. Pour eux, mentis-je.
Désormais, je devais me contenter de le soutenir.
C’était la moindre des choses.
CHAPITRE 26
Après les cours, je refermai la porte de mon casier et passai mon sac à
mon épaule. Une douleur sourde descendit le long de mon bras, mais je
grimaçai à peine. Je me retournai et avançai dans le couloir sans voir les
visages autour de moi. Depuis mon rendez-vous, le matin même, avec le
Dr Perry, je ne remarquais plus personne. Ses paroles se répétaient en
boucle dans mon esprit.
Avant qu’il me le dise, j’avais déjà assimilé que je n’étais pas, en
théorie, responsable de la mort de mes amis. Ma conscience n’avait donc
pas été plus apaisée de l’entendre. Je n’avais pas pris le volant après avoir
bu ce soir-là. Toutefois, je n’avais rien fait pour empêcher Cody de le
faire. Légalement, je n’étais pas coupable. Je n’avais rien fait.
Toutefois, j’étais moralement responsable.
C’était un poids difficile à porter. Comment se débarrassait-on d’un tel
sentiment de culpabilité ? Je n’étais pas certaine que ce soit possible.
Mais j’étais prête à essayer.
À midi, je n’étais pas allée à la cantine. J’avais le ventre noué à cause
de ce que je m’apprêtais à faire. Pendant que je me cachais dans la
bibliothèque, Dary m’avait envoyé un message. Je lui avais répondu que
j’étudiais pour un contrôle.
En réalité, ce que je comptais faire une fois rentrée chez moi me
donnait envie de vomir sur mes chaussures. C’était peut-être pour cela
que lorsque j’arrivai dans le hall qui menait au parking, je m’arrêtai
devant les portes closes du gymnase.
De l’autre côté des petites fenêtres, les filles s’échauffaient. Mon
ventre se noua. L’entraîneur se tenait près du filet et donnait des
instructions. Les murs et les portes épaisses étouffaient sa voix puissante.
Il restait encore quelques semaines avant la fin de la saison. J’avais suivi
leurs progrès. L’équipe avait eu une bonne année et arriverait sans doute
en demi-finales.
Je devrais être là-bas.
Dès que cette pensée traversa mon esprit, je fermai les yeux pour
contenir la vague de regrets qui me submergeait. Cela faisait deux
semaines qu’on m’avait retiré mon plâtre. J’aurais pu jouer. J’aurais pu…
J’aurais pu faire des tas de choses.
Mais il était trop tard. J’avais pris la décision de quitter l’équipe et je
ne pouvais pas revenir en arrière, même si le volley-ball me manquait.
Quand j’étais sur le terrain, je ne pensais à rien d’autre. Je ne fantasmais
pas sur Sebastian. Je ne m’inquiétais pas pour ma mère ni pour mon père
absent. Sur ce terrain, je me contentais de me concentrer sur le ballon.
Sur mon équipe.
— Je peux recommencer à jouer, murmurai-je.
Une secousse me traversa de part en part. Surprise, j’ouvris les yeux.
L’équipe s’était déplacée vers les gradins. Oui, je pouvais recommencer à
jouer. Tenter d’intégrer une équipe à la fac. Ce n’était pas gagné, mais je
pouvais essayer. Je pouvais…
Des bruits de pas me sortirent de mes pensées. Je resserrai ma prise
sur l’anse de mon sac et reculai pour regarder de qui il s’agissait.
Keith.
Je ne l’avais pas vu de la journée. Il était habillé comme pour se
rendre à une réception : pantalon noir et chemise blanche. Son sac de
sport pendait à l’une de ses épaules et il tenait ses crampons à la main.
Quand il m’aperçut, il ralentit.
— Salut, dit-il en jetant un coup d’œil à la porte derrière moi. Qu’est-
ce que tu fais ?
Comme je ne savais pas comment expliquer ma présence ici, je haussai
les épaules.
— Tu vas à l’entraînement ?
— Oui. (Il s’arrêta devant moi. Ses yeux étaient un peu rouges.)
J’avais rendez-vous avec mes parents et… les avocats. Ça a pris une
grande partie de l’après-midi.
Mon ventre se noua. Keith, lui, devait faire face à des conséquences
d’un tout autre ordre. Comment avais-je pu l’oublier ?
— Comment… Comment ça se passe ?
Il passa sa main libre dans ses cheveux.
— C’est… Ça s’annonce mal. Notre avocat a conseillé à mes parents
de plaider coupables. Tu sais, pour écoper d’une amende et de travaux
d’intérêt général, au lieu de se retrouver en prison. (Il prit une grande
inspiration et baissa la main.) Une plainte a été déposée, tu sais ?
Je hochai la tête. Je ne savais pas quoi lui dire.
— Je peux te poser une question ?
— Bien sûr, répondis-je.
Il serra les dents et détourna les yeux avant de reporter son attention
sur moi.
— Pourquoi est-ce que tu n’as pas porté plainte, toi aussi ? Tu as été
gravement blessée. Tu étais dans la voiture.
Comme je ne m’attendais pas à cette question, je cherchai mes mots.
— Je… Je ne pense pas que c’était la bonne chose à faire, répondis-je.
(Et je le pensais réellement. Je n’avais pas bu ce soir-là. En réalité, j’aurais
dû être poursuivie, moi aussi.) Je ne veux pas m’en mêler.
Il hocha la tête. Plusieurs secondes passèrent.
— Mes parents sont des gens bien. Ils nous ont laissés boire chez eux
parce qu’ils pensaient que ce serait plus sûr, qu’on ne prendrait pas le
volant… (J’avais conscience de tout cela.) Cody aurait pu rester à la
maison. Il savait qu’il pouvait dormir sur le canapé. Tout le monde
pouvait rester. On s’était mis d’accord. Amusez-vous, mais ne prenez pas
la voiture si vous avez bu. (Keith jura dans sa barbe.) Cody le savait.
Ma poitrine se serra. Ses parents n’étaient pas mauvais. Ils n’avaient
simplement pas envisagé toutes les conséquences possibles. C’étaient des
gens bien qui avaient pris la mauvaise décision d’autoriser les fêtes chez
eux.
— Je sais.
— J’ignore… J’ignore ce qui va se passer, maintenant. (Ses épaules
s’affaissèrent.) Ils vont perdre la ferme, les vergers… tout. (Il regarda
derrière moi et secoua la tête.) Je ne sais même pas pourquoi je vais à
l’entraînement. À quoi ça sert, putain ?
— Je suis désolée, lui dis-je tout à coup.
Une expression de surprise passa sur le visage de Keith, bientôt
remplacée par l’incrédulité. Ses lèvres bougèrent, comme s’il voulait dire
quelque chose, mais aucun son n’en sortit. C’est alors que je compris. Je
compris qu’il ne savait pas pourquoi je m’excusais et cette prise de
conscience me frappa de plein fouet avec la force d’un trente-six tonnes.
Keith était comme moi.
Il blâmait sa famille.
Il se blâmait, lui.
Il ne voyait pas l’intérêt de continuer de faire ce qui le passionnait
avant.
Il ressentait tout ça et en même temps, il voulait défendre sa famille.
Ce n’était pas juste, car Keith n’avait rien fait de mal. Il ne méritait pas ce
qui lui arrivait, mais il…
Il était comme moi.
C’était la première fois que je le remarquais. Abbi, elle, l’avait compris
depuis longtemps. Aveuglée par ma propre peine et mon propre sentiment
de culpabilité, je n’avais pas vu ce que traversait Keith. Je n’avais pas vu
ce que traversaient Abbi et Dary. Ou même Sebastian. J’avais occulté la
souffrance du lycée tout entier. Jusqu’à présent, je ne m’étais intéressée
qu’à ma petite personne.
Keith baissa la tête.
— Je… Je dois y aller, dit-il en me dépassant. À plus, Lena.
— Salut, murmurai-je.
Je le regardai s’éloigner et restai plantée là, longtemps après qu’il eut
disparu. Quand je repris ma route à travers le hall, des centaines de
pensées différentes me traversèrent l’esprit, mais une question sortit du
lot.
Étais-je quelqu’un de bien qui avait simplement pris une mauvaise
décision ?
Je faisais les cent pas sur mon balcon en attendant que Sebastian
rentre de l’entraînement. Après les cours, assise dans ma voiture, je lui
avais envoyé un message pour lui demander de passer. Il ne m’avait pas
répondu tout de suite. Mon cœur avait battu la chamade tout au long du
trajet du retour. Sebastian n’était pas revenu me voir depuis le soir de
notre dispute.
Il était un peu plus de 16 heures lorsqu’il m’avait répondu qu’il
viendrait. Depuis je respirais normalement, mais je n’avais jamais été
aussi nerveuse.
Refermant les pans de mon gilet sur ma poitrine, j’avançai vers le bout
du balcon et jetai un coup d’œil vers sa maison. Mon souffle se bloqua
dans ma gorge. Sa Jeep était garée dans l’allée. En relevant les yeux, je
me rendis compte que sa chambre était allumée. Quand était-il rentré ? Je
n’en avais pas la moindre idée. Les entraînements pouvaient durer des
heures.
Je regrettai tout à coup d’avoir mangé une assiette entière de
spaghettis. J’avais envie de vomir.
J’avais décidé de parler à Sebastian en premier parce que je le
connaissais depuis plus longtemps. Et aussi parce qu’il m’avait dit qu’il
m’aimait. J’avais sans doute tout gâché en l’insultant la dernière fois,
mais il méritait de connaître la vérité.
Abbi et Dary aussi.
Elles étaient les suivantes sur la liste.
Il fallait simplement que je survive à cette discussion.
Quand la lumière disparut de la chambre de Sebastian, je laissai
échapper un couinement de surprise. J’étais pétrifiée. Debout au sommet
de l’escalier qui menait au balcon, je regardai la porte de derrière s’ouvrir
et Sebastian sortir sur la terrasse en briques.
Malgré la distance et le manque de luminosité, je vis qu’il avait pris le
temps de prendre une douche. Ses cheveux mouillés étaient coiffés en
arrière et mettaient en valeur son visage taillé à la serpe. Il portait un bas
de jogging qui descendait très bas sur ses hanches et un tee-shirt à
manches longues.
Il était à tomber par terre. Pourquoi ne pouvait-il pas puer la
transpiration et être couvert de terre et d’herbes ?
Pas que cela aurait changé quoi que ce soit. Je l’aurais quand même
trouvé canon.
Sebastian traversa la terrasse en brique et releva la tête. L’espace d’un
instant, il se figea. Il s’était sans doute rendu compte que je l’observais
pendant tout ce temps.
Puis il longea le côté de la maison et passa le portillon. Les battements
de mon cœur s’emballèrent. Sebastian arriva alors dans mon jardin et
entreprit de gravir les marches.
Ce n’est qu’à ce moment que je retrouvai l’usage de mes jambes.
Les mains liées, je reculai. Son visage apparut en premier, et bientôt, il
se retrouva devant moi, me dominant de toute sa hauteur. Son regard
bleu était prudent, comme chaque fois qu’il me voyait depuis notre
dispute.
Il me regarda dans les yeux.
— Je suis là.
— On peut… aller à l’intérieur ? demandai-je.
Sebastian examina la porte. Il hésitait et cela faisait mal, parce qu’il
n’avait jamais hésité à venir chez moi. Au bout d’un moment, il accepta.
J’ouvris la porte et le laissai entrer avant qu’il change d’avis. J’allai
ensuite m’asseoir au bord du lit. Sebastian, lui, s’installa sur ma chaise de
bureau.
— Keith m’a dit qu’il t’avait vue avant l’entraînement, dit-il.
— On… On a discuté cinq minutes.
Sebastian attendit que je développe. Comme je n’en fis rien, je le vis
se renfermer. La gorge sèche, je me dépêchai de dire la première chose
qui me passa par la tête… et qui se révéla être la chose la plus ridicule du
monde.
— Comment ça va, avec Skylar ?
Il resta un instant silencieux.
— C’est pour ça que tu m’as demandé de venir ? Pour parler d’elle ?
— Non, répondis-je aussitôt. Oublie ce que je viens de dire. Je ne sais
même pas pourquoi je t’ai posé la question.
— Ça m’aurait étonné, marmonna-t-il.
Je tressaillis.
— J’ai quelque chose à te dire. Mais d’abord, il faut que je te demande
pardon pour ce que je t’ai dit, euh, la dernière fois que tu es venu ici. Ce
n’était pas bien de ma part.
— Non, répondit-il. En effet.
Je grimaçai, mais continuai.
— Je savais parfaitement que ce qu’on faisait… que tu ne voulais pas
simplement coucher avec moi. (Le rouge me monta aux joues.) Et je sais
que tes amis te manquent autant qu’à moi. Je n’aurais jamais dû insinuer
le contraire.
Sebastian ne répondit pas. Je relevai les yeux vers lui. Il me
dévisageait avec intensité, la tête penchée sur le côté. Ce n’est qu’à ce
moment qu’il prit la parole.
— Il t’a fallu un mois pour t’excuser ?
— J’aurais dû le faire plus tôt. J’en avais envie, mais… (Je déglutis
péniblement.) Je n’ai pas de raison valable. La seule chose que je peux te
dire, c’est que j’ai fait un gros travail sur moi-même avec le Dr Perry. Il
faut que tu saches la vérité. Je ne sais pas comment tu vas réagir. Peut-
être que tu partiras et que tu ne voudras plus jamais m’adresser la parole.
Peut-être que tu vas me haïr. (Les larmes me montèrent aux yeux.) Mais
je dois t’avouer quelque chose.
L’expression de Sebastian changea imperceptiblement, mais je le
connaissais tellement bien que je m’en aperçus. C’était comme si les murs
qu’il avait élevés autour de lui étaient soudain tombés. Il se pencha en
avant, les avant-bras posés sur ses genoux.
— Je ne pourrai jamais te haïr, Lena.
La tendresse brutale de ses paroles me brisa le cœur en mille
morceaux. Il ne se doutait de rien. Quoi qu’il dise, il risquait de me
détester. C’était la vérité. Malgré tout, je pris une grande inspiration pour
me calmer et lui avouai :
— Lorsque je suis montée dans la même voiture que Cody, je… Je
n’étais pas ivre. J’aurais pu l’empêcher de conduire. Je ne l’ai pas fait.
CHAPITRE 27
Nous étions allongés sur le lit, l’un en face de l’autre. Seuls quelques
centimètres nous séparaient. Il était tard, après minuit, et le matin
arriverait bien assez tôt, mais nous ne dormions pas. Quand mes sanglots
s’étaient calmés, nous avions continué à chuchoter. Je lui avais confié
mon sentiment de culpabilité, mon envie de revenir en arrière et de faire
un choix différent. Je lui parlai des cauchemars et lui avouai que ma mère
était au courant, qu’elle était déçue même si elle ne me le disait pas.
J’admis que je regrettais d’avoir arrêté le volley-ball. Je lui racontai ma
conversation avec Keith et mon épiphanie. Je lui parlai même d’Abbi.
Sebastian m’écouta attentivement.
— Tu vas leur parler ? me demanda-t-il. À Abbi et Dary ?
— Il le faut. (J’avais les bras croisés sur ma poitrine.) Ce ne sera pas
facile, mais il faut que je le fasse. (Je repliai les jambes.) Abbi t’a dit quoi
que ce soit, par rapport à l’accident ?
— Non. Rien de plus que les autres. Rien à ton sujet, en tout cas. (Il
glissa un peu plus vers moi.) Abbi s’est beaucoup rapprochée de Keith. Je
crois qu’elle l’aide à surmonter l’épreuve qu’il traverse. (Il tendit la main
vers moi et attrapa une mèche de cheveux tombée sur ma joue.) Ce qu’il
vit est complètement différent de ta situation. Personne ne rejette la faute
sur toi ou ta famille. Personne n’est au courant de ce que tu viens de me
dire, et même si c’était le cas, ils accepteraient que tu aies fait une erreur.
Une erreur mortelle.
— Mais Keith… Tout le monde sait que ce sont ses parents qui nous
ont fourni l’alcool. Ils étaient les adultes dans l’histoire. À cause de ça, sa
famille est en train de se déchirer, m’expliqua calmement Sebastian.
Personne ne s’en est pris directement à Keith, mais il ne va pas bien. Lui,
par contre, il laisse ses amis l’aider. Je ne veux pas être méchant, mais…
— Ce n’est pas mon cas, terminai-je à sa place.
Je me sentais mal. Je n’avais même pas pensé à ce que Keith vivait de
son côté.
Sebastian laissa courir un doigt le long de ma pommette. Je relevai les
yeux vers lui. Quelque chose, je n’aurais su dire quoi, avait changé entre
nous. Ce changement était presque palpable. Je pense qu’il avait eu lieu
lorsqu’il avait embrassé mes larmes et m’avait serrée contre lui pendant
que je sanglotais.
— Tu ne comptes vraiment pas aller au bal d’automne ce week-end ?
me demanda-t-il.
Le sujet me fit penser à Skylar.
— Et toi ?
— Je suis censé y aller avec des potes.
— Pas Skylar ?
Il haussa un sourcil.
— Pas du tout. (Il rit.) Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Je sentis mon visage s’empourprer.
— Vous parlez beaucoup en ce moment, c’est tout.
— On a toujours parlé, répondit-il d’un air amusé. Si tu veux tout
savoir, elle y va avec un mec d’un autre lycée.
— C’est vrai ? m’exclamai-je, surprise. Pourtant, on m’a dit que vous
discutiez du bal.
— On en a discuté, oui, mais on n’a jamais dit qu’on irait ensemble.
(Son regard se fit sérieux.) Elle sait que je ne reviendrai jamais vers elle.
Tu devrais le savoir, toi aussi. Ce n’est pas parce que les choses… ne se
sont pas déroulées comme je le désirais que je vais me jeter sur une autre
fille.
C’était ma faute si les choses ne s’étaient pas déroulées comme il le
désirait. Je le savais.
Sebastian me caressa la joue.
— Il y a toujours le bal de promo.
J’aimais la façon dont il avait prononcé cette phrase.
— Oui, le bal de promo.
Il resta silencieux un instant avant de reprendre la parole.
— Merci pour ce soir.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi est-ce que tu me remercies ?
— Parce que. (Sa main glissa jusqu’à mon épaule, qu’il serra.) Tu
portais ce fardeau toute seule, mais maintenant, c’est terminé. Tu as osé
m’en parler. Tu vas en parler à Abbi et Dary. Tu n’es plus seule.
Un sourire fatigué étira mes lèvres.
— Ce n’est pas moi qui devrais te remercier, dans ce cas ?
— Non. Je n’ai rien fait. Je me suis contenté d’écouter.
Et c’était la chose la plus extraordinaire qui soit.
— Tu as fait tout le travail, ajouta-t-il.
Dans un sens, Sebastian avait raison. Il m’avait fallu beaucoup de
travail pour arriver jusqu’ici.
Mon sourire s’élargit. Parler à Sebastian ce soir avait été un grand pas
en avant. Désormais, j’avais un choix à faire : laisser mon sentiment de
culpabilité me détruire ou apprendre à vivre avec.
Et je comptais bien prendre la bonne décision.
CHAPITRE 28
Mercredi soir, Sebastian était assis sur mon lit pendant que je lui
racontais mon après-midi avec Abbi et Dary. Je lui parlai ensuite des deux
choses que le Dr Perry m’avait demandé de faire.
— Ça a été une longue semaine pour toi, me dit-il quand j’eus
terminé.
J’étais assise à côté de lui, les jambes croisées, un coussin sur les
genoux.
— Très.
— Comment tu te sens, maintenant que tu as parlé à Abbi et Dary ?
Je haussai les épaules et serrai le coussin plus fort contre moi.
— Mieux. Rassurée. Au moins, elles sont au courant. Je sais que ça ne
change rien et qu’elles sont déçues, mais il n’y a plus aucun secret entre
nous. Alors, oui, c’est un soulagement.
— Je comprends ce que tu veux dire. (Il pencha la tête sur le côté.)
Parfois, dire la vérité est plus important que la peur de décevoir l’autre.
(Quand il donna un petit coup dans le coussin, un léger sourire étira ses
lèvres.) Tu sais, le soir de notre dispute, tu avais raison sur un point.
Je haussai les sourcils.
— Je pensais pourtant avoir eu tort sur toute la ligne.
— Non. Pas sur toute la ligne. (Il attrapa le coussin posé sur mes
genoux et le plaça derrière lui.) Tu avais raison : je n’avais pas parlé à
mon père à propos du foot.
Oh. Mince. J’avais complètement oublié que je lui avais lancé cela au
visage. Je l’avais sans doute occulté.
— J’ai parlé à mon père.
Je sursautai.
— C’est vrai ?
— Oui, me répondit-il, les yeux mi-clos. Ça ne s’est pas très bien
passé.
Je me mis à genoux et me rapprochai de lui.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Raconte-moi tout !
Un léger sourire apparut sur ses lèvres lorsque je me laissai tomber
devant lui.
— Je lui ai tout avoué il y a deux semaines. Il n’y a pas grand-chose à
dire. J’ai juste été franc avec lui.
— Et tu ne m’en parles que maintenant ? m’exclamai-je en lui
donnant une tape sur le bras. Sebastian !
— Hé, fit-il en m’attrapant la main. (Il riait.) On n’était pas vraiment
en bons termes, je te rappelle. Et puis tu avais d’autres chats à fouetter.
— C’est vrai.
Malgré tout, je me sentais coupable de ne pas avoir été présente pour
lui. Je ne pouvais pas revenir en arrière. La seule chose que je pouvais
faire, c’était être là pour lui à partir de maintenant.
— Comment il a réagi ?
— Il a pété un câble. Il m’a dit que je n’étais pas moi-même, que je
réagissais comme ça à cause de l’accident. Je lui ai répondu la vérité, que
le football ne m’intéressait plus. (Il posa nos mains jointes sur son genou.)
Je lui ai expliqué que c’était ce que je ressentais depuis un certain temps.
— Waouh.
— Il ne m’a pas parlé pendant une semaine. (Quand je grimaçai,
Sebastian s’esclaffa.) Mais je crois qu’il essaie d’accepter ma décision. Il a
recommencé à m’adresser la parole. Ma mère est sans doute derrière tout
ça.
Je lui serrai la main.
— C’est génial.
— Oui, murmura-t-il en se mordant la lèvre inférieure. Il n’a pas l’air
de déprimer. Alors c’est bien.
Tout sourire, je lui demandai :
— Bon, maintenant que tu ne joueras officiellement pas au foot à la
fac, quelle université vas-tu choisir ?
— Mon Dieu, j’ai tellement plus de choix, maintenant ! dit-il en
regardant la mappemonde derrière moi. Je ne sais pas… Je vais peut-être
étudier en collège communautaire pendant un an ou envoyer mon dossier
à l’Institut polytechnique de Virginie ou… (Ses yeux bleus croisèrent les
miens.) L’université de Virginie, tout court. (Il rougit pendant que je le
dévisageai, bouche bée.) Ou ailleurs. Qui sait ? J’ai encore le temps de me
décider. Bref, dit-il en s’allongeant sur le lit. (Il tira sur ma main.) Tu veux
regarder un film ?
J’observai son profil un instant avant de hocher la tête.
— Comme tu veux.
Son sourire contagieux me réchauffa de l’intérieur. Il m’attira à lui de
façon à ce que je m’allonge contre son flanc. Je tendis la main vers la
télécommande, qui se trouvait sur la table de chevet, et la lui tendis.
Sebastian alluma la télévision et fit défiler les chaînes.
— Sebastian, soufflai-je.
Il tourna la tête et posa ses yeux magnifiques sur moi.
— Je suis fière de toi. Je voulais que tu le saches. Je suis vraiment très
fière de toi.
Un sourire éblouissant se dessina sur ses lèvres et ne le quitta plus de
toute la soirée.
CHAPITRE 29
Tu nous manques.
C’était un début, un très bon début même, pour réparer notre amitié.
J’aurais voulu les accompagner au bal, parce que je savais que je me
serais amusée avec elles, mais ce soir, j’avais l’intention de faire quelque
chose que je n’avais plus fait depuis très longtemps.
Lire.
Et j’avais hâte.
J’allais lire un bon roman tout en mangeant au moins la moitié d’un
paquet de chips. Peut-être même la totalité. Il était hors de question que je
culpabilise pour ne pas être allée au bal ou que j’imagine Sebastian en
train de danser entouré de filles.
Ce dernier était passé me voir, la veille, après le match. Nous ne nous
étions pas embrassés et nous n’avions pas non plus parlé de l’accident ou
de son père. Nous avions simplement étudié ensemble.
J’ignorais comment notre relation allait évoluer. Une partie de moi
espérerait toujours plus qu’une simple amitié, mais j’étais heureuse
d’avoir retrouvé mon meilleur ami. C’était… C’était suffisant.
Je sortis de la voiture et avançai vers la porte. Au moment où j’allais
actionner la poignée, elle s’ouvrit toute seule.
Ma mère se tenait dans l’entrée. Elle me fit signe de la rejoindre.
— Viens. Dépêche-toi.
Je fronçai les sourcils mais me dépêchai d’entrer. Quand ma mère me
débarrassa de mon sac, je la regardai faire, bouche bée.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je regardai autour de moi. À tous les coups, mon père allait apparaître
dans le couloir sombre.
— Rien du tout, répondit ma mère en me prenant la main pour
m’attirer dans le salon. (Elle souleva une pile de vêtements et me les mit
dans les bras.) Va te changer dans la salle de bains.
— Quoi ?
Je baissai les yeux sur ce que je tenais entre les mains. C’était mon
pull le plus confortable et un legging noir que ma mère avait sans doute
lavé, car la dernière fois que je l’avais vu, il était roulé en boule, sale, sur
le sol de ma chambre.
— Je ne comprends rien à ce qui se passe.
— Ne pose pas de questions. Fais-moi confiance. (Elle me poussa vers
l’escalier, puis jusqu’en haut des marches et je la laissai faire.) Je t’attends
dans le couloir. Tu as un quart d’heure.
Je m’arrêtai devant la salle de bains. Un éclat de rire m’échappa.
— Pour quoi faire ? Tu agis de façon très bizarre…
— Entre dans cette salle de bains, répéta ma mère en souriant. Sinon,
tu es punie.
— Quoi ? hoquetai-je en riant. Tu as perdu la tête ?
Ma mère croisa les bras.
— Je suis capable de te changer moi-même, tu sais.
— Oh, mon Dieu. D’accord. D’accord.
Les vêtements au bras, j’entrai dans la salle de bains. Je n’avais pas la
moindre idée de ce qu’elle mijotait ni pourquoi je me changeais. Est-ce
que je sentais le poulet frit ? Je n’avais pas beaucoup transpiré au
Joanna’s, mais je pris quand même une douche. C’était l’un de mes rituels
lorsque je rentrais à la maison après le travail. J’attachai tout de suite mes
cheveux en chignon pour ne pas avoir à les sécher. En m’habillant, je me
rendis compte que ma tenue incluait une paire de chaussettes épaisses. Je
les enfilai.
Comme prévu, ma mère m’attendait dans le couloir.
— Tu comptes me dire ce qui se passe ? demandai-je en remontant les
manches de mon pull.
— Non ! s’exclama-t-elle en se retournant. Suis-moi.
Curieuse, je la suivis au rez-de-chaussée puis dans la cuisine.
— Enfile ces baskets. (Elle désigna une paire de chaussures posées à
côté de la porte.) Et sors.
— Je t’avoue que je commence un peu à paniquer, dis-je en enfilant
mes baskets. J’ai l’impression de marcher tout droit dans un piège.
— Tu crois vraiment que je ferais ça à ma fille ?
Je lui adressai un regard méfiant avant d’ouvrir la porte.
Alors je me figeai.
Sebastian se tenait dehors, sur la terrasse que ma mère n’utilisait plus.
Ses vêtements étaient semblables aux miens, à l’exception du bas de
survêtement et d’un bonnet tombant gris. Derrière lui, son jardin
paraissait plus illuminé que d’habitude.
C’est alors que je vis ce qu’il tenait à la main.
Une sorte de bracelet en fleurs, comme les garçons en offraient à leur
cavalière de bal. Une rose rouge vif, parfaitement éclose, entourée de
petites fleurs blanches et de feuilles vert tendre.
Je relevai les yeux vers lui.
Il arborait un sourire timide.
— Comme tu n’es pas allée au bal, je me suis dit qu’on pouvait passer
la soirée ensemble.
Mon cerveau tout entier se mit sur pause.
— Soyez sages, dit ma mère avec un regard appuyé. Et amusez-vous.
Les yeux grands ouverts, je regardai ma mère refermer la porte, puis
me retournai vers Sebastian.
— Tu n’étais pas censé aller au bal d’automne ?
Il secoua la tête et s’approcha de moi.
— Non. On pourra toujours aller au bal de promo, pas vrai ?
« On. » À la façon dont il l’avait dit, on aurait pu croire…
— Oui, murmurai-je.
— Je peux ? me demanda-t-il.
La tête dans les nuages, je lui tendis le bras. Sebastian passa le
bracelet à mon poignet gauche et l’attacha.
— Ça te va bien.
Je clignai rapidement les yeux.
— Merci.
— Ne me remercie pas encore, me dit-il en me prenant la main. (Il me
guida jusqu’au portillon qui reliait nos deux jardins.) J’ai pensé qu’on
pourrait faire quelque chose de plus intéressant qu’aller au bal.
La gorge nouée, je le suivis. La surprise me rendait muette.
— Si tu veux tout savoir, j’en ai envie depuis longtemps, alors je me
suis dit que c’était le moment idéal. (Il poussa le portillon et on le franchit
ensemble.) Qu’est-ce que tu en dis ?
Bouche bée, je découvris le spectacle qui s’offrait à moi. Des
guirlandes lumineuses avaient été accrochées entre le cabanon et les
arbres et baignaient le petit jardin d’une douce lumière. Au centre, à
quelques mètres de la terrasse, avait été installée une tente. Il y avait une
lampe à l’intérieur.
— Tu veux camper ? murmurai-je.
Sebastian me libéra et enfouit les mains dans les poches de son
pantalon. Il hocha la tête.
— On le faisait souvent quand on était petits, tu te rappelles ?
— Oui. (Bien sûr que je m’en souvenais.) Tous les samedis soir. Ton
père ou le mien installait la tente pour nous.
— On faisait griller des chamallows. (Il tapa doucement son épaule
contre la mienne.) Jusqu’à ce que tu te brûles les cheveux.
— Je ne me suis pas brûlé les cheveux !
L’éclat de rire qui m’échappa me surprit tellement que je refermai
aussitôt la bouche. Depuis combien de temps n’avais-je pas ri ainsi ?
— Ah oui, pardon. Seulement les pointes. (Cette fois, il se laissa aller
contre moi. Je me tournai légèrement et posai la tête contre son bras.) On
ne fera pas griller de chamallows ce soir, mais j’ai apporté autre chose.
— Quoi ?
Ma voix était rauque.
— Tu vas devoir attendre pour le savoir, répondit-il. C’est une
surprise.
— Encore une ?
— Encore une.
Seigneur.
De ma main droite, je me frottai les yeux. Des larmes s’étaient
accrochées à mes cils.
— Tu vas bien ?
— Bien sûr. (Je me repris et, en faisant un pas en arrière, je jetai un
œil à la porte arrière de la maison.) Où sont tes parents ?
— Ils sont allés au restaurant. Ils seront là tout à l’heure.
— Ils sont au courant pour tout ça ?
Il rit.
— Oui. Ma mère voulait rester pour nous prendre en photo devant la
tente. Selon elle, on lui a gâché le plaisir de nous voir apprêtés pour le bal
d’automne.
Un nouvel éclat de rire m’échappa et secoua mon corps tout entier.
Quand il s’évanouit comme des cendres dispersées par le vent, je me
rendis compte que Sebastian m’observait sous la lumière des guirlandes.
— Ça m’a manqué, dit-il en se tournant vers moi. De t’entendre rire.
Plus que je ne l’aurais imaginé.
Le souffle court, je relevai les yeux vers les siens.
— Moi aussi.
— Tant mieux. (Il me regarda un long moment dans les yeux avant de
soupirer bruyamment.) Prête à visiter la tente ?
Je le suivis en jouant avec une petite fleur blanche sur mon bracelet,
mais tout à coup, un doute me traversa.
— Tu n’aurais pas parlé à Felicia, par hasard ?
Il sourit. Visiblement, il était content de lui. Il avait toujours les mains
dans les poches.
— Ça se pourrait.
— Tu lui as parlé ! (J’écarquillai les yeux.) C’est pour ça qu’elle m’a
autorisée à rentrer deux heures plus tôt. Quand es-tu allée la voir ?
— Jeudi soir, répondit-il.
Ses yeux brillaient dans la faible lumière.
— Et de toute évidence, ma mère était au courant, elle aussi.
— Je lui en ai parlé avant-hier. Elle m’a dit, et je cite : « Tu es
adorable. » Pas que j’en doutais.
— Tu es adorable.
Il ricana et souleva un pan de la tente.
— Après toi.
Je retirai mes baskets avant d’entrer. Je pouvais me tenir debout à
l’intérieur. Pas Sebastian. Il s’agenouilla à côté de moi tandis que je
respirais l’odeur de renfermé qui éveillait en moi le souvenir de longues
nuits d’été passées dans une tente encore plus petite que celle-ci.
Il y avait un matelas gonflable par terre ainsi que deux sacs de
couchage et une couverture que je me rappelais vaguement avoir vue chez
Sebastian. Des coussins étaient disposés sur un côté du matelas. Une
petite lanterne LED reposait sur une table en plastique pliante. De la
nourriture et des boissons nous attendaient dans un coin : sodas,
tupperware et même un sachet de chips.
C’était l’une des raisons pour lesquelles j’aimais Sebastian et que je
l’aimerais toujours.
Sebastian attrapa un tupperware et retira le couvercle.
— Maman nous a fait des brownies aux chamallows.
J’en salivai.
— Des brownies aux chamallows ? Ça a l’air super bon.
— Tu n’imagines même pas ! (Il replaça le couvercle et attrapa une
autre boîte.) La dernière fois qu’elle en a fait, j’en ai tellement mangé que
je me suis rendu malade.
Je ris et le regardai ouvrir la deuxième boîte. Celle-ci contenait des
fraises et des cubes de pastèque.
— Je les ai coupés moi-même, dit-il en s’asseyant au bord du matelas.
Je trouve que ça mérite des félicitations.
Tout sourire, je le félicitai en lui tapotant légèrement la tête. Quand
j’observai de nouveau la tente autour de moi, l’émotion me noua la gorge.
C’était parfait et terriblement adorable de sa part.
J’avais envie de pleurer.
— C’est…
— Quoi ? me demanda Sebastian en relevant la tête.
— Merci. (Je me laissai tomber sur le matelas, à côté de lui, puis me
penchai et pris son visage entre mes mains.) Merci infiniment. Je ne
m’attendais pas à ce que tu fasses ce genre de choses. Je sais que je ne
le…
— Ne dis pas ça. (Il enroula ses doigts autour de mes poignets et on se
regarda dans les yeux.) J’aimerais qu’on ne pense à rien d’autre, ce soir.
C’est toi et moi et une tonne de calories qui n’attend que nous. Rien
d’autre. Pas de passé. Rien.
Alors, à cet instant précis, à cet endroit précis, je cessai de penser.
Et pour une fois, j’agis.
Franchissant la distance qui nous séparait, j’embrassai Sebastian sur
les lèvres en essayant de lui transmettre ma gratitude et tout ce que je
ressentais pour lui à travers ce baiser. Il n’hésita pas une seule seconde
avant de me répondre. Il s’agenouilla devant moi et fit remonter sa main
jusqu’à ma nuque. Sa bouche était douce et ferme à la fois et quand
j’entrouvris les lèvres, il approfondit notre baiser.
Il s’écarta en premier. Quand il reprit la parole, sa voix était devenue
délicieusement rauque.
— On devrait commencer à manger.
— D’accord.
À ce stade, j’aurais dit oui à n’importe quoi.
On se sépara puis on disposa les différents sachets et tupperware
devant nous. En mangeant, on discuta de tout et de rien. C’était génial.
Cela faisait tellement longtemps que je ne m’étais pas contentée…
d’exister. Que je n’avais pas parlé de mon émission préférée ou des livres
qui m’attendaient dans ma chambre et que je n’avais plus entendu
Sebastian réfléchir à ce qu’il voulait étudier à la fac sans que le passé me
rattrape.
Quand j’eus assez mangé, Sebastian referma les sachets et les boîtes.
— On va vraiment dormir ici ? lui demandai-je.
Sebastian rit doucement.
— Évidemment ! (Il tourna la tête vers moi et haussa les sourcils.)
Sauf si, bien sûr, tu n’es pas à l’aise.
— Si, répondis-je.
C’était la vérité et, en même temps, c’était un mensonge, car passer la
nuit ici avec lui n’avait rien à voir avec ce que nous faisions quand nous
étions petits.
Il baissa les yeux.
— Tu es sûre ?
— Oui. (Je glissai vers lui.) Mais j’ai du mal à croire que nos parents
nous laissent faire.
— Ils nous font confiance.
Je ricanai.
Sebastian s’allongea sur le matelas, sur le côté.
— Tu n’as pas à rester toute la nuit, dit-il. Tu peux partir quand tu
veux.
Tandis que je m’installais à côté de lui, je ne pus m’empêcher de
songer que je n’aurais jamais cru partager de nouveau une tente avec
Sebastian. Enfant, je ne l’avais jamais imaginé torse nu, et jamais les
choses auxquelles je pensais à cet instant ne m’auraient traversé l’esprit.
Je m’allongeai sur le flanc pour lui faire face. J’ignorais combien de temps
j’allais rester, mais au fond de moi, je savais que, quoi que je décide,
Sebastian ne me ferait aucun reproche.
Il n’attendait rien de moi.
Tout de même, je tenais à faire quelque chose pour lui.
Le rouge me monta aux joues avant même que la question franchisse
mes lèvres.
— Est-ce que je peux… dire que je suis ta petite amie ?
Le sourire qui illumina son visage me coupa le souffle.
— J’en rêve depuis le jour où je me suis rendu compte que j’aimais les
filles.
Un sentiment de joie m’envahit, pétillant comme du champagne, et je
refusais de laisser quoi que ce soit le ternir. Rien du tout. Je posai la main
sur son torse, sur son cœur, et il posa la main sur la mienne. Soudain, je
me sentis portée par un élan de courage.
Les yeux grands ouverts, je prononçai les mots que je voulais lui dire
depuis si longtemps. Des mots que je n’avais plus pensé mériter pendant
quelque temps.
— Je t’aime, soufflai-je. D’aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours
été amoureuse de toi.
Sebastian réagit aussitôt
Il posa la main sur ma joue, puis pressa ses lèvres sur les miennes. Nos
bouches se fondirent avec frénésie. La sienne avait le goût du chocolat et
du sel. Tout en approfondissant le baiser, Sebastian me serra plus fort
contre lui.
Il passa un bras sous moi et on se retrouva plaqués l’un contre l’autre,
poitrine contre torse, hanches contre hanches. Lorsqu’il me fit rouler sur
le dos, il me suivit et nos mains avides glissèrent sous les vêtements de
l’autre. La sensation de sa peau nue contre la mienne me grisa.
Mes doigts parcoururent son dos et ses flancs. Les siens descendirent
le long de mes hanches et de ma cuisse. Il enroula ma jambe autour de sa
taille, nous rapprochant encore. Son pull disparut, bientôt suivi du mien,
et alors, pour la première fois, on se retrouva réellement peau contre
peau.
De délicieux frissons me parcouraient tandis que son torse duveteux
caressait ma poitrine. Des sensations débridées envahissaient mes sens.
— Ce n’est pas pour ça que j’ai organisé cette soirée, me dit-il d’une
voix que je ne lui connaissais pas. On n’est pas obligés de faire quoi que
ce soit. On ne…
— Je sais. (La main posée contre sa nuque, j’ouvris les yeux.) Je sais.
Je rapprochai de nouveau mes lèvres des siennes. Quand on
recommença à s’embrasser, quelque chose avait changé. Nos baisers
étaient plus passionnés, plus… déterminés. Je me sentais libre de la plus
merveilleuse des façons. J’ignorais ce que la nuit nous apporterait,
comment les choses évolueraient, mais je faisais confiance à Sebastian.
Comme il me faisait confiance.
— Je t’aime, murmurai-je contre sa bouche.
Un grognement rauque, brisé lui échappa. Il s’installa entre mes
jambes et, tout à coup, son torse se retrouva de nouveau pressé contre ma
poitrine. Quand il bougea, j’eus l’impression de sombrer, de nager, de me
noyer dans les sensations.
Alors je m’autorisai à vivre.
À aimer.
Et ce ne fut pas la fin du monde, bien au contraire.
Ce fut magnifique.
J’étais vivante.
CHAPITRE 30