Memoire de Licence en Theologie Dogmatique

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INTRODUCTION GENERALE

1. Problématique et état de la question

La tradition judéo-chrétienne a coutume de présenter son Dieu sous les traits d’un Père à
la fois créateur et sauveur1, artisan d’histoire et d’avenir, sujet de révélation, dont la manifestation
bienfaisante demeure coextensive à l’histoire universelle2. Depuis la création du monde, ce Dieu,
toujours proche, a multiplié les interventions en faveur de l’homme. Lorsque les temps furent
accomplis, il a envoyé son Fils unique, Jésus Christ pour que tout soit récapitulé par lui, au ciel et
sur la terre. Mais, la manifestation plénière de cette récapitulation se révélera à la Parousie. Cette
vérité caractéristique du credo constitue le fond théologique de l’Ancien Testament et du
monothéisme chrétien3.

Selon son dessein, le Créateur vient, chaque fois, au secours de sa créature pour la sauver,
la mener à son accomplissement4 et rétablir la relation d’alliance rompue par le péché d’Adam
victime de la ruse de Satan. Dans l’Ancienne Alliance, le peuple hébreu bénéficie non seulement
d’une libération historique mais aussi il fait l’expérience du salut de Yahvé face à ses ennemis, et
obtient de lui le bonheur terrestre 5. La Nouvelle Alliance, insistant sur le message du salut,
présente Jésus-Christ comme le Verbe fait chair qui sauve par sa conception, sa vie 6, sa mort et sa
résurrection. La conversion du cœur et l’adhésion de la foi, traduites concrètement dans la praxis
quotidienne, demeurent les conditions nécessaires pour bénéficier de ce salut. En effet, concept
central de la religion et de la théologie, le salut désigne d’abord quelque chose de subjectif,

1 VATICAN II, GS, n°41, §2.


2 J.-Y. LACOSTE (Dir), art. Dieu, dans Dictionnaire Critique de la Théologie, (Quadrige), Paris, PUF, 1998, p.328.
3 A. MANARANCHE, Le monothéisme chrétien, Paris, Les Editions du Cerf, 1985, p.142-143 : Il s’agit du credo binaire
et ternaire. Le premier concerne les affirmations de l’unicité de Dieu et du Christ contre la gnose, dont Irénée est le
champion ; le second, qui nous est plus familier, renvoie à la foi trinitaire du symbole des Apôtres et de celui de
Nicée-Constantinople.
4 SANTEDI Kinkupu, « Hors du monde, point de salut ». Réflexion sur le salut chrétien en Afrique à l’heure de la
mondialisation, dans Repenser le salut chrétien dans le contexte africain. Actes de la XXIIIe Semaine Théologique de
Kinshasa. Du 10 au 15 mars 2003, Kinshasa, FCK, 2004, p. 162. Résumant l’intuition profonde d’Adolphe Geshé, le
professeur Léonard Santedi relève que « le salut n’est pas premièrement une réalité négative, un « sauver » de
quelque chose. Il relève d’abord d’une idée toute positive qu’illustrent bien les termes salvus (fort, sain, solide) et
salvare (rendre fort, garder, conserver). Sauver, c’est amener quelqu’un jusqu’au bout de lui-même, lui permettre de
s’accomplir, de trouver son destin ».
5 La libération historique est celle, fondatrice, de l’esclavage en Egypte ; mais on peut aussi citer la persécution ou
l’oppression ( 2 S 22,18 ; Ps 106,10). Quant au bonheur terrestre, il s’agit notamment de la terre promise, des
récoltes, de la paix.
6 Tout son ministère, notamment ses miracles (Mc 5,28).
2

d’existentiel7. Face à une réalité si cruciale de la foi, la conscience chrétienne, de rebondissement


en rebondissement, a développé, au cours des siècles, des conceptions fort divergentes du salut.

Les Pères de l’Eglise, aux premiers siècles, insistent volontiers sur la divinisation. A leurs
yeux, le salut est l’union de l’homme avec Dieu. Ils fondent leur réflexion sur l’Incarnation, dans
la mesure où Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. Mais la perception du
problème, chez Irénée, porte quelques nuances aussi bien particulières et que significatives. Placé
dans un contexte de controverse avec la gnose, l’évêque de Lyon élabore une christologie lucide
et développe une sotériologie conséquente, entièrement centrées sur le principe d’unité qui régit
le plan et l’action de Dieu tout au long de l’unique histoire du salut.

Après Irénée, le discours sotériologique des Pères s’exprime notamment en termes de


“rédemption”. Deux théories voient alors le jour. La première, dite « théorie physique de la
rédemption », met l’accent sur le mystère de l’Incarnation et insiste sur la rencontre du Verbe
divin avec la nature humaine dans l’unité d’une même personne. Les tenants de cette tendance, en
l’occurrence Athanase le grand et Grégoire de Nysse, expliquent, par la vertu de ce contact
vivifiant, la résurrection du genre humain. La seconde, soutenue par les autres Pères, est appelée
« théorie morale de la rédemption » et s’appesantit sur la mort rédemptrice du Christ comme sur
le prix auquel Dieu avait attaché le salut de l’homme8.

Après que saint Anselme eût défini le salut comme satisfaction 9, Thomas d’Aquin, au
XIIIe siècle, effectue un genre d’état de la question. Reprenant l’ensemble des thèmes
traditionnels, il ne peut s’empêcher de soulever la complexité qui entoure la réalité de
la rédemption et dévoile l’inadéquation de toutes les perspectives exploitées à exprimer
entièrement la richesse de ce mystère 10. Dans son étude sur ce thème, Hans Kessler constate, chez
le docteur évangélique, ce qui suit : « La réalisation de la rédemption comprend toute l’œuvre de
7 K. RAHNER et H. VORGRIMLER, Petit dictionnaire de théologie catholique, traduit de l’allemand par Paul Démann
et Maurice Vidal, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 439.
8 A. D’ALES, La doctrine de la récapitulation en saint Irénée, dans RSR 6 (1916), p. 202. D’après cet auteur, la
deuxième vision est le thème ordinairement préféré par la théologie chrétienne. Mais la distinction qu’il fait entre
ces deux écoles nous semble s’écarter du point de vue de Hans Kessler qui affirme que la «rédemption ou
sotériologie (…) est donc moins un thème particulier ou un traité parmi d’autres en théologie que la somme du tout
mise en relation avec l’homme et son monde » : voir H. KESSLER, Rédemption/Sotériologie dans P. EICHER (dir),
Dictionnaire de Théologie, Paris, Cerf, 1988, p. 609. Il y a lieu de noter ici une certaine confusion autour des termes.
Plus loin, nous chercherons à situer Irénée par rapport à ces trois tendances.
9 Satisfaction et réconciliation sont des expressions qui se recoupent parce qu’elles insistent toutes deux sur le
sacrifice du Christ comme satisfaction surabondante offerte par le sauveur pour réconcilier les pécheurs avec son
Père. Dans cette mesure, elles équivalent à « rédemption ».
10 H. KESSLER,o.c., p. 608. Mais il ne propose rien comme alternative. Cette note est d’une haute portée par
rapport à nos recherches.
3

l’humanité du Christ unie à Dieu et ainsi rendu disponible : depuis l’incarnation (III,1s.), la vie
(III,39s.), la passion (III,46 et 48 : qui est le don ultime de soi, dans l’obéissance et l’amour, pour
les pécheurs) et la résurrection (III, 53 s.) jusqu’à son action présente comme glorifié »11.

Au XVIe siècle, le contexte de la réforme apporte à la question du salut une dimension


nouvelle. Ramenant la notion de la justification au cœur de l’Evangile et de la doctrine du salut,
Martin Luther finit par identifier justification et salut 12. Mais, longtemps durant, catholiques et
protestants resteront divisés sur la compréhension de cette question, principale pomme de
discorde entre les deux, jusqu’à la Déclaration conjointe d’Augsbourg, dans laquelle les deux
antagonistes tenteront de colmater les brèches de la division perpétrée à l’Eglise d’Occident 13.

Le Concile Vatican II, en matière de sotériologie, n’apporte guère d’innovation.


S’inscrivant dans la tradition multiséculaire de l’Eglise, il rappelle ça et là des accents déjà
relevés par les théologiens catholiques. Aussi emploie-t-il couramment les expressions telles que
partage de la vie divine, Christ rédempteur, opérer la rédemption, l’œuvre de notre rédemption 14
pour parler du dessein du Père de sauver tous les hommes, ou encore participants de la nature
divine, communion avec Dieu, délivrance du péché et de la mort, résurrection pour la vie
éternelle15 s’agissant de l’objet de la révélation.

Mais les dernières décennies du XXe siècle ont pris un tournant décisif en rapport avec le
salut. Le pluralisme et la montée de la laïcité caractéristiques de la postmodernité se sont en effet
révélés pleinement générateurs de nouvelles conceptions et de nouveaux paradigmes.

11Ib.
12 Voir M. LUTHER, La liberté du chrétien, traduit de l’allemand par Maurice GRAVIER, Aubier, Montaigne, 1969, p.
55-57. Il parle du salut de l’âme en termes de grâces, de félicité, de liberté et d’union au Christ. Il écrit d’abord : «…
la foi suffit à un chrétien, il n’a besoin d’aucune œuvre pour se justifier », puis « Non seulement la foi obtient que
l’âme, à l’image de la parole divine, soit comblée de toutes les grâces, libre et bienheureuse, mais elle unit encore
au Christ, comme une épouse est unie à l’époux ».
13Signée précisément le 31 Octobre, date célébrée chaque année par les luthériens comme « le jour de la
Réforme ». Voir A. DULLES (Card.), Justification : la Déclaration conjointe, dans Kephas , Archives avril-juin (2006),
p.1. Mais cette Déclaration ne dirimait pas toutes les différences qui, selon l’Eglise Catholique, s’élevaient encore à
une demi-douzaine sur des questions importantes, le caractère pécheur subsistant dans le justifié : lire à ce propos
Réponse de l’Eglise Catholique à la déclaration commune de l’Eglise Catholique et de la Fédération luthérienne
mondiale sur la doctrine de la Justification, dans DC 2-16 Août (1998), p. 713-715.
14 CONCILE VATICAN II, L.G. 2-3.
15 ID., D.V. 4. S’agissant du concept résurrection, K. RAHNER et H. VORGRIMLER, o.c., p. 440 soulignent qu’il
exprime particulièrement, avec le concept vision de Dieu , l’aspect eschatologique du salut en tant qu’il n’est pas
encore donné ici, au sein de notre temporalité, parce qu’il embrasse tout l’homme avec tout ce qui le constitue,
mais qu’il demeure l’objet essentiel de l’espérance. Une deuxième difficulté mérite donc d’être notée ici par rapport
à la question de l’expression adéquate du salut.
4

Plutôt préoccupées, comme le Christ, par la proclamation du règne imminent de Dieu et


la solidarité avec les pauvres, la théologie politique 16 et la théologie de la libération s’intéressent
à l’action salvatrice de Dieu dans l’histoire concrète des hommes et militent pour l’avènement de
nouvelles structures sociales. S’il est vrai que l’Eglise a exprimé sa désapprobation vis-à-vis de la
théologie de la libération17, il n’en reste pas moins évident que dans le magistère récent, elle a
pris l’habitude de tenir en estime les exigences de l’œcuménisme18 et du dialogue interreligieux.19

Enfin, le débat autour de la question de l’expression du salut n’est pas étranger à l’Afrique
noire. Il semblerait, à en croire les théologiens africains réunis en semaine théologique à
Kinshasa20, qu’il faille choisir entre réconciliation, libération, guérison, reconstruction, promotion
humaine ou bien être social.

Le tour d’horizon ainsi effectué paraît doublement révélateur : d’une part, du silence
étrange et paradoxal de la tradition chrétienne, qui ne propose nulle part une définition officielle
du salut21, d’autre part, de l’ouverture que laisse une telle situation en matière de recherche sur la
question du salut22.

Vue de près et relativement au contexte de surgissement de l’œuvre de saint Irénée de


Lyon, notre problématique concerne le double défi christologique et sotériologique soulevé par la
gnose. Le morcellement de Jésus-Christ constitue non seulement une offense à la dogmatique
catholique, mais également un affront au credo chrétien, en son deuxième article qui proclame la
foi en un seul Sauveur. Car d’après les gnostiques, notre salut serait l’œuvre de plusieurs sauveurs
et non totalement de l’unique Verbe de Dieu fait chair, puisqu’une partie des Paroles et des Actes
nous ayant valu le salut, seraient divisés entre Jésus, le Christ et le Sauveur. La conception de
notre salut en serait non seulement réduite à la confusion, puisque nous professons un seul

16 A ne pas confondre avec la « théologie civile », qui désigne la « théologie incarnée dans les lois et les cultes de la
cité. Cette théologie appartient au XXe siècle. Voir J. MILBANK, La théologie politique, dans J.-Y.LACOSTE, o.c., p.
912.
17ID., Théologie de la libération, dans J.-Y. LACOSTE, o.c., p.651 : notamment à cause de sa tendance à la modernité
et son aspect marxiste.
18 Cf. JEAN PAUL II, Ut unun sint. Lettre encyclique sur l’engagement œcuménique, 1995, constitue une preuve très
éloquente de notre propos. On peut lire les numéros 5-40.
19Nous faisons allusion ici notamment à la Déclaration Dominus Iesus de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi,
au Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux et au document Le Christianisme et les religions de la
Commission Théologique Internationale.
20 Repenser le salut chrétien dans le contexte africain. Actes de la XXIIIe Théologique de Kinshasa. Du 10 au 15 mars
2003, FCK, 2004.
21 SHIMBA Banza, Guérison et salut, dans Repenser le salut chrétien dans le contexte africain…, p., 279.
22 Voir J. ROGUES, Existence chrétienne et espérance du salut, dans J. DELUMEAU, Le fait religieux, Paris, Fayard,
1993, p. 104.
5

Sauveur et un seul salut, mais la passion de Notre Seigneur en sortirait fort dépouillée de sa
valeur rédemptrice.

2. Etat de la recherche et originalité

Notre travail s’intitule : La récapitulation comme expression du salut. Une lecture de


l’Adversus Haereses III de saint Irénée de Lyon. L’actualité de cet auteur, dans l’Eglise d’hier et
d’aujourd’hui, n’est plus à démontrer23. En outre, la récapitulation figure parmi les thèmes
irénéens les plus approfondis24. Analysé à plus d’un titre, il n’a cessé, le siècle dernier et de nos
jours encore, d’inspirer d’illustres penseurs et servir d’objet à d’innombrables études aux
conclusions multiples tantôt divergentes tantôt complémentaires, dont les principales et les plus
significatives nous ont paru se réduire au nombre de six.

Adhémar d’Alès, en 1916,25 offre la première étude à ce sujet. Lancé dans une analyse
attentive de la doctrine de la récapitulation, l’auteur décortique sans complaisance la pensée du
vaillant adversaire de la gnose et cherche à déterminer la place de cette notion chez lui. Après en
avoir souligné l’importance comme l’axe de la sotériologie irénéenne 26, il pense avoir enfin
trouvé avec exactitude la place de saint Irénée en le situant entre les théoriciens de la
rédemption27. Quelle que soit la valeur de ces résultats, son article sera comme une référence
obligée pour la quasi-totalité d’études postérieures sur la récapitulation chez saint Irénée.

23 Lire notamment B. SESBOUE, Tout récapituler dans le Christ. Christologie et sotériologie d’Irénée de Lyon, (Jésus
et Jésus-Christ 8), Paris, Desclée, 2000, p. 11. Il dit : « Irénée, évêque de Lyon au II è siècle de notre ère, a toujours
été une figure de proue parmi les Pères de l’Eglise, étant donné son ancienneté, la qualité de l’œuvre théologique
qu’il nous a laissée et la réception dont il a été l’objet de la part de l’Eglise ancienne. Mais on peut dire qu’il a parlé
à nouveau à la théologie et à l’Eglise au cours du XXe siècle. »
24 J.-P. JOSSUA, Le salut, incarnation ou mystère pascal. Chez les pères de l’Eglise de saint Irénée à saint-Léon le
Grand, Paris, Les Editions du Cerf, 1968, p. 54.
25 A. D’ALES, o.c., p. 185-211.
26 Ib., p. 185.
27 Ib. p. 202. La préposition « entre » utilisée par l’auteur paraît équivoque. Trois différentes acceptions , en effet,
peuvent être envisagées ici : soit, premièrement, qu’elle signifie « inter » : parmi, c'est-à-dire dans la catégorie de,
un parmi tant d’autres, dans un contexte d’inclusion ; soit, secondement, qu’elle est à prendre dans le sens plus
rigoureux d’une double exclusion et d’une sorte de troisième voie comme n’étant, entre deux, ni l’un ni l’autre, mais
une piste autonome qui soit au milieu ; soit enfin, dans un sens plus optatif, comme l’un ou l’autre des deux. À la fin
du paragraphe, l’auteur affirme que « la récapitulation permet d’encadrer l’une ou l’autre », ce qui fait penser qu’il
privilégie le premier sens. Pour lui, donc, il semble être clair qu’Irénée est, sans plus, théoricien de la rédemption à
la manière de tous les autres pères de l’Eglise. Mais cette position ne fera pas, comme nous le verrons plus tard,
l’unanimité parmi les spécialistes d’Irénée. Ceci est une troisième indication sérieuse par rapport à notre
problématique.
6

Dans une étude menée en vue de la maîtrise en théologie, Albert Houssiau, près de
quarante ans plus tard, passe, en 1955, la christologie de saint Irénée au peigne fin 28. Abordant la
partie consacrée à l’étude du problème proprement christologique, il s’attèle lui aussi au rôle de
la récapitulation et relève, de main de maître, la fonction auxiliatrice occupée par ce concept dans
l’exposition sur la question cruciale de l’unité du Christ 29 mise à mal par la gnose. Puis, attiré
davantage par des questions de fond, il souligne la complexité de ce concept 30 et déduit qu’il
n’est pas possible de réduire ses multiples aspects à une synthèse unique. 31 Dans l’optique de la
théologie de l’histoire, il insiste sur une notion importante de la récapitulation comme événement
eschatologique en tant qu’elle termine l’histoire32.

Dans une introduction à l’étude de la théologie d’Irénée, publiée en1960, le protestant


André Benoît se penche plus, pour sa part, sur la question des développements internes au sein de
la pensée d’Irénée de Lyon. De cette manière, il parvient à détecter un certain rapport entre le
thème de la récapitulation et la notion d’économie qu’il définit en termes d’inclusion. Aussi
affirme-t-il que « la doctrine irénéenne de la récapitulation doit être comprise à partir de la notion
d’économie, la récapitulation étant un aspect de l’économie, en sorte que le terme de l’économie
englobe celui de la récapitulation »33.

En rapport avec notre thème, c’est le dominicain Jean-Pierre Jossua qui posera à nouveau
frais la question du salut dans la perspective, familière aux Pères, des différentes théories de
l’Incarnation évoquées précédemment. Dans son livre consacré à cette problématique 34, il prend
ses distances vis-à-vis d’Adhémar D’Alès et argue que la situation de la récapitulation devait
figurer dans un registre différent de celui des théories strictement liées à l’incarnation 35. En plus,
il apporte une précision importante pour l’étude de ce thème dont la véritable pointe, signale-t-il,

28 A.HOUSSIAU, La christologie de saint Irénée. Louvain, Publications universitaires de Louvain – Gembloux, Editions
J.DUCULOT, 1955.
29 Ib., p.215
30 Ib.
31 Ib .
32 Ib., p.22O. Chez Irénée, la récapitulation est un accomplissement et non le commencement de l’histoire.
33 A.BENOIT, Saint Irénée. Introduction à l’étude de sa théologie, Paris, 1960, p. 225 – 226.
34 J.-P. JOSSUA, Le salut, incarnation ou mystère pascal. Chez les pères de l’Eglise de saint Irénée à saint-Léon le
Grand, Paris, Les Editions du Cerf, 1968.
35 Ib., p. 63. Voyant globalement la pensée de notre auteur, il écrit : « La richesse de ce début du livre V, la présence
dans un développement sinueux doctrinalement, mais littérairement très composé, de la plupart des aspects de la
sotériologie patristique, suffirait déjà à rendre suspecte toute réduction de la pensée d’Irénée à une quelconque
théorie de la rédemption ».
7

« avant d’être un essai de théologie de l’histoire, se présente surtout comme un puissant argument
christologique dans la controverse ptoléméenne »36.

S’efforçant, en 1994, d’étreindre la théologie de saint Irénée dans une perspective


trinitaire, un autre dominicain, Jacques Fantino, consacre des pages entières à la question de la
récapitulation37. A l’instar de ses devanciers, il souligne la complexité qui caractérise cette œuvre
et précise, dans la ligne d’André Benoît, que la récapitulation est la réalisation de l’économie 38.

Plus près de nous, mérite, à titre particulier, notre attention tout entière, la remarquable et
excellente étude du jésuite français Bernard Sesboüé 39. Dans une lecture interprétative d’Irénée, il
soumet à une analyse, menée au détail près, la doctrine qui nous préoccupe. En inventoriant pour
elle-même la théologie de la récapitulation, il en vient à dégager la portée théologique de cette
doctrine et affirme que, chez Irénée, la théologie de la récapitulation « est une théologie de
l’histoire et aussi une théologie du temps »40.

Enfin, au sein de notre faculté, une seule étude, de la fondation à 2001, a été menée sur le
thème de la récapitulation. Elle s’intitule : L’Eglise comme lieu de la récapitulation de tous en
Jésus-Christ selon Saint Irénée de Lyon et Teilhard de Chardin 41. Que retenir au bout de ce
parcours ?

Strictement parlant, une seule parmi les études citées a porté sur la doctrine de la
récapitulation : c’est l’article d’Adhémar d’Alès. Sur le plan thématique, l’on peut noter avec
profit la convergence de la plupart des auteurs à lier la doctrine de la récapitulation à la question
du salut, nonobstant la perspective presque exclusivement analyste 42 qu’ils exploitent. Quant à la
question de l’expression du salut, aucune, on l’aura remarqué, n’a réussi, sur toute la ligne, à faire
l’unanimité sur le plan théologique.

36 Ib., p.57. Pour lui, la récapitulation serait une notion plus christologique que sotériologique. Quatrième élément
intéressant de la problématique.
37 J. FANTINO, La théologie d’Irénée. Lecture des Ecritures en réponse à l’exégèse gnostique. Une approche
trinitaire, (Cogitatio Fidei), Paris, Les Editions du Cerf, 1994.
38 Ib., p.241.
39 B. SESBOUE, o.c.
40 Ib., p.163. Il s’écarte ainsi de Jean-Pierre Jossua.
41 L. DE SAINT MOULIN, Table générale et index des thèses et mémoires présentés à la Faculté de Théologie des
Facultés Catholiques de Kinshasa de 1959 à 2001, dans RAT 25 n°49-50, avril-octobre (2001), p. 33, n°0238.
42 Après avoir souligné la complexité qui la caractérise, ils font ressortir les divers aspects et significations de la
récapitulation mais ils ne proposent presque pas de synthèse à la fin. Cette dernière remarque peut s’avérer
déterminante dans la suite de ce travail.
8

En somme, ici ou là ont été rencontrées d’authentiques approches de la doctrine de la


récapitulation chez saint Irénée, mais nous n’avons rencontré ni une étude portant notre titre, ni
véritablement, une autre qui envisage ce thème sous l’angle formel de notre préoccupation.

En clair, notre originalité consiste à dégager l’expressivité du concept de la récapitulation


par rapport à la thématisation du salut chrétien, à la lumière de la pensé de notre auteur, en lien
avec les attentes des hommes et des femmes de notre temps.

Comment exprimer adéquatement le salut chrétien aujourd’hui ? Quel fondement


théologique faire prévaloir dans cette perspective? Le holisme suffit-il pour exprimer le salut
aujourd’hui ? Dans l’hypothèse de la négative, quelles alternatives proposer ? Telles sont les
principales questions qui vont constituer, dans les lignes suivantes, la trame de nos réflexions.

3. Méthode de travail

L’objet de notre étude nous met en présence d’un texte ancien et nous situe aux origines
de la théologie dogmatique43. Dès lors, la tâche qui nous incombe n’est pas seulement une quête
de signification, mais aussi un effort d’insertion dans la tradition qui a toujours lu et tenté de
comprendre un thème aussi important que la récapitulation chez notre auteur. Cela revient à dire
que notre cheminement est appelé à se déployer dans une triangularité nouant les trois bouts que
sont le texte, son contexte et la réflexion contemporaine. Dans ce sens, la méthode herméneutique
paraît la mieux appropriée à la nature de notre investigation. Cependant, il nous faut expliciter
brièvement ce choix afin de dissiper les malentendus.

Autrefois, le mot herméneutique faisait presque uniquement référence à la philosophie.


Aujourd’hui, affranchi des limites trop étroites de cette unique discipline, il embrasse l’ensemble
des sciences humaines, aussi appelées sciences d’interprétation. En théologie, il est entré à deux
titres : comme courant de pensée et comme méthode de recherche 44. Pour nous, il sera donc
question de l’approche herméneutique dans la perspective du traitement des textes qui tient
inéluctablement compte de leur contexte de surgissement. Selon les mots du professeur Willy-
Michel Libambu, cette approche « comprend trois moments distincts et intimement liés : la

43 En effet, Irénée est considéré comme le fondateur de la dogmatique.


44 M.W. LIBAMBU, L’approche herméneutique du De Civitate Dei, XI, 32, et l’interprétation trinitaire de Genèse 1, 1-
2, dans Epistémologie et théologie. Les Enjeux du dialogue foi-science-éthique pour l’avenir de l’humanité. Mélanges
en l’honneur de S. Exc. Mgr Tharcisse TSHIBANGU Tshishiku pour ses 70 ans d’âge et 35 ans d’épiscopat, Kinshasa,
FCK, 2006, p. 125.
9

définition du contexte, l’analyse de texte et la problématisation des principaux thèmes du texte (le
‘sur-texte’) »45.

4. Plan et justification

Par voie de conséquence, le présent travail se divisera en trois chapitres. Le premier


s’efforcera d’élucider les questions relatives au contexte. Le deuxième, consacré à l’analyse,
traitera des questions d’ordre littéraire du texte. Le troisième et dernier chapitre se concentrera
sur la sotériologie de saint Irénée de Lyon tout en illustrant notre lecture de la récapitulation. Une
conclusion générale viendra clôturer nos réflexions.

Nous avons opté pour ce plan parce qu’il correspond aux exigences de la méthode choisie.
Aussi, la nature du sujet lui-même l’impose, en vue d’une meilleure appropriation d’un texte
distant de nous de dix-neuf siècles.

CHAPITRE PREMIER :

PRESENTATION CHRISTOLOGIQUE DES SYSTEMES GNOSTIQUES


Ce chapitre est la contextualisation de notre dissertation. Comme annoncé dans le plan, il
s’agit de cerner les circonstances qui ont présidé à la rédaction de l’œuvre soumise à notre
examen. Portant sur l’œuvre d'un auteur concret, la bonne marche de ce travail ne saurait se
passer des questions relatives à la vie de ce dernier. Loin d'être une simple et banale question de
formalité, le présent chapitre est plutôt un impératif méthodologique nécessaire à la quête de sens
et de signification qui constitue l'objet fondamental de cette dissertation.
Après la biographie, nous présenterons les doctrines des principales hérésies dénoncées et
réfutées par notre auteur.

45 M.W. LIBAMBU, o.c., p.127. “Le premier moment, fort recommandé, prend en considération le temps et le lieu à
partir desquels l’auteur s’exprime. C’est pour essayer de combler la distance culturelle qui sépare le patrologue
d’une époque déjà révolue et à laquelle appartient l’auteur du texte. Le deuxième moment, celui de la lecture du
texte, permet au chercheur de se confronter à la situation littéraire et philologique pour essayer de retrouver la
structure et l’articulation du sens. Le troisième moment, est l’étape de la réflexion et d’intégration de quelques
aspects de l’analyse littéraire et doctrinales, en vue de leur insertion dans une problématique théologique ou
philosophique de l’heure, c’est l’actualisation».
10

I.1. La Vie de Saint Irénée de Lyon

La quasi-totalité des auteurs qui se sont intéressés à la personne de Saint Irénée de Lyon
sont unanimes sur le fait que la vie de ce personnage est très peu connue. Cependant, quelques
renseignements biographiques le concernant ont pu être donnés, grâce aux notices fournies par
Eusèbe de Césarée, l’historien de l’Eglise ancienne du troisième-quatrième siècle après Jésus-
Christ46. Aussi les éléments suivants seront-ils plus approximatifs que certains.
Né vraisemblablement à Smyrne47, d’une famille totalement inconnue, saint Irénée est un
grec d’une génération proche de celle des apôtres 48. Smyrne est une ancienne ville d’Asie
Mineure, prospère et foyer d’un renouveau intellectuel et littéraire à l’époque de saint Irénée.
De la formation d’Irénée, rien ne peut être affirmé avec certitude, mais l’on sait
généralement qu’il n’est ni un amateur, au sens péjoratif du terme, ni un spécialiste 49 dans la
matière qu’il traite, mais un simple pasteur charitable. Une lecture attentive de ses écrits montre,
en effet, qu’il connaît bien le grec et qu’il l’écrit avec élégance 50, qu’il utilise le latin des Gaules51
et qu’il s’est initié à l’histoire chrétienne 52. Même si, à proprement parler, il n’a été le disciple de
personne, l’opinion a cependant retenu qu’il a fréquenté beaucoup d’évêques, notamment
Polycarpe, et d’autres non moins inconnus53, et dont l’influence n’a pas été négligeable sur son
éducation et sur l’ensemble de son œuvre théologique54.

46 Eusèbe de Césarée (v.260-v.340) est l’auteur d’un important ouvrage intitulé Histoire ecclésiastique.
47 Aujourd’hui Izmir, en Turquie.
48 Voir B. SESBOUE, Tout récapituler dans le Christ,o.c., p. 14. Une grande incertitude couvre sa date de naissance, à
telle enseigne que certains préfèrent plutôt donner des extrêmes : entre 130 et 140, ou entre 115 et 140. D’autres
parlent de plus ou moins : Albert DUFOURCQ, Histoire ancienne de l’Eglise. T.III : Le Christianisme primitif. S. Paul, S.
Jean, S. Irénée, (L’avenir du Christianisme), Paris, Plon, 1929, p.251 : parle de vers 125 et Albert GARREAU, Saint
Irénée. Textes choisis, (Les Ecrits des saints), Namur, Ed. du Soleil levant, p. 9 : parle de vers 140. Par ailleurs, la
pureté et la fermeté de sa foi permettent d’affirmer qu’il n’était pas un païen converti et qu’il appartenait à une
famille anciennement chrétienne. Chronologiquement parlant, une seule génération le sépare des Apôtres. Il
affirme, lui-même, avoir connu dans sa prime jeunesse saint Polycarpe, qui mourut en 155 et qui fut disciple de
saint Jean, l’Apôtre : Voir A. GARREAU, o.c. , p.9.
49 IRENEE DE LYON, Contre les hérésies. Livre I : Edition critique par Adelin Rousseau, Moine de l’abbaye d’Orval et
Louis Doutreleau , t.II, texte et traduction, (Sources Chrétiennes, 264), Paris, Cerf, 1979, p. 25 : « Tu n’exigeras de
nous, qui vivons chez les Celtes et qui, la plupart du temps, traitons nos affaires en dialecte barbare, ni l’art des
discours, que nous n’avons pas appris, ni l’habileté de l’écrivain, dans laquelle nous ne nous sommes pas exercé, ni
l’élégance des termes ni l’art de persuader, que nous ignorons … »
50 Voir B. SESBOUE, Op.cit., p.16. Sesboüé, à qui nous allons beaucoup nous référer ici, s’inspire lui-même de André
Benoît, qui s’est penché particulièrement sur la question de la culture de saint Irénée.
51 A. GARREAU, o.c., p .11
52 A. DUFOURCQ, o.c, p.252.
53 Ib.p.251.
54 Ib., 252. Son insistance sur la « tradition » semble en effet tenir du fait qu’il a fréquenté des presbytres
antignostiques.
11

Quant à sa culture, Irénée de Lyon fait bien figure d’homme suffisamment cultivé55.
Aucune indication historique n’est jusqu’ici disponible par rapport à la carrière
professionnelle de cet homme ni sur les raisons de son passage de Smyrne à Lyon, à l’exception
de quelques conjectures56. Néanmoins, l’année 177 semble le tirer définitivement de la confusion.
En cette année, en effet, les historiens le mentionnent clairement comme presbytre à la tête de
l’Eglise de Lyon, en succession à Pothin, l’évêque nonagénaire qui venait de succomber aux
mauvais traitements imposés aux chrétiens captifs 57. Comme pasteur, il se montra grand
travailleur58, dans une juridiction s’étendant des Pyrénées au Rhin 59, où se trouvait « une
communauté chrétienne dans laquelle la colonie de langue grecque devait jouer un certain
rôle »60, même si « Irénée reconnaît que la plupart du temps, il traite ses affaires dans le « dialecte
barbare » des Celtes »61. Durant son épiscopat, l’événement précis de son intervention auprès du
pape Victor à propos de la querelle sur la date de Pâques62 a retenu particulièrement l’attention.
Une autre incertitude notoire dans la biographie de cet évêque est celle qui entoure sa
mort. Une tradition remontant à Grégoire de Tours 63 et à saint Jérôme64, rapporte cependant qu’il
serait mort martyr lors d’une persécution de l’empereur romain Septime Sévère (193-211) vers
l’an 202. Enseveli dans la basilique Saint-Jean, ses restes furent dispersés par les calvinistes en
1562. Sa mémoire est célébrée le 28 juin dans l’Eglise latine, le 23 août dans l’Eglise grecque.

55 Cf. A. GARREAU. o.c., p. 11 ; A. DUFOURCQ, o.c., p. 251-252 ; B. SESBOUE, o.c. , p. 17-18. Du point de vue
littéraire, il cite fréquemment d’illustres poètes et autres écrivains grecs comme Homère, Hésiode, Pindare,
Aristophane et Ménandre, mais son niveau global sur ce plan reste moyen. Du point de vue philosophique, il cite
souvent des philosophes. Cela correspond bien à sa visée qui consiste à illustrer le lien qu’il trouve entre les
enseignements de ses adversaires et ceux de ces philosophes, la plupart étant des présocratiques très bien connus.
Ici encore, doit-on préciser, son niveau paraît rudimentaire comparativement aux maîtres du troisième siècle que
sont Clément d’Alexandrie et Origène. Par contre, d’une culture biblique généralement reconnue riche, il possède
des connaissances proches de la maîtrise des évangiles de Matthieu et de Jean, puis des écrits de Paul. Sa culture
théologique est dite bonne et il connaît l’essentiel de la littérature chrétienne existante de son époque.
56 En raison d’une relation d’affaires déjà établie entre Smyrne et Lyon, certains ont pu penser que des motifs
économiques auraient pu être à l’origine de ce déplacement.
57 A. DUFOURCQ, Saint Irénée, (Vie des Saints), Brive-la Gaillarde, Ed. du Paraclet, 2010, p. 56.
58 ID, Histoire ancienne de l’Eglise, t.III, p.254.
59 A. GARREAU, o.c.. p.14.
60 B. SESBOUE,o.c., p.15.
61 Ib.
62 D’après B. Sesboüé, cet événement a retenu l’attention à cause de son attitude ‘œcuménique’ avant l’heure,
traduisant la conscience « collégiale » d’un évêque (…) qui estime que l’uniformité des pratiques cultuelles n’est
nullement nécessaire à l’unité de l’Eglise. Voir Ib. p.16.
63 Historien et évêque franc du VI è siècle (538-594). Son œuvre fut : Historia Francorum.
64 Père et docteur de l’Eglise, en latin Eusebius Hieronymius (vers 345-419). Son œuvre la plus importante fut la
Vulgate, traduction de la bible en latin.
12

I.2. La place de saint Irénée de Lyon dans l’Eglise et dans l’Histoire

L’histoire a retenu de l’illustre apôtre des Gaules une image multicolore dont le
rayonnement reste irrésistiblement perceptible. Irénée est généralement regardé comme un
chrétien, un missionnaire, un théologien et un auteur.
Irénée de Lyon est avant tout un chrétien enraciné dans la foi orthodoxe de l'Eglise, reçue
des Apôtres et ancrée dans les Ecriture dont il veut conserver la pureté et assurer la transmission.
Son texte, il est vrai, joue en soi le rôle de témoignage, mais l'histoire sera surtout marquée par la
qualité de sa foi à une époque aussi jeune de l’Eglise65.
L’évêque de Lyon est aussi regardé doublement comme Père. Il est Père de l'Eglise, selon
l'acception ordinaire de ce terme, il l'est également comme le premier des « Pères de l'Eglise de
France »66. Sur le plan pastoral, il est « le premier grand apôtres des Gaules » 67, l’homme
pacifique, incarnant son nom68, qui se comporte avec charité devant ses fidèles69.
L'histoire aura également retenu la figure d'Irénée de Lyon comme celle d’un théologien.
Ayant apporté modestement sa contribution au développement de la pensée chrétienne, la
postérité reconnaît doublement en lui le fondateur de la théologie systématique 70 et de la
théologie chrétienne en tant que théologie de l'histoire du salut 71. Aux dires d’Oscar Cullmann, il
a été le premier théologien, jusqu’au XIX e siècle, à reconnaître nettement « que le message
chrétien est indissolublement lié à l’histoire du salut et que l’œuvre rédemptrice et historique de
Jésus-Christ est située au milieu d’une ligne qui va de l’Ancien Testament au retour du Christ »72.
Longtemps durant, une tradition nourrie par les historiens a présenté saint Irénée comme «
un imbécile ». Mais une telle appréciation ne pouvait ni coller à une figure aussi brillante que
celle de saint Irénée ni passer aux yeux de « ceux qui l’ont lu, et qui mesurent l'étendue de son

65 Une foi qui s'exprime avec beaucoup de conviction, d'énergie et de clarté . Pour reprendre la belle métaphore
utilisée par Sesboüé à ce propos, l’on dirait plutôt qu'« Irénée nous présente l'acte de naissance d'une théologie qui
prend son envol à partir d'une lecture des Ecritures et qui s'appuie constamment sur la profession de foi dont il
nous donne de nombreuses formules. Car il appartient au temps où le credo était encore l'objet d'un jaillissement
créatif, avant qu'il ne se fixe dans des formules stables » : B. SESBOUE, o.c., p. 30.
66 J. ETEVENAUX, Saint Irénée (IIe siècle) et l'implantation du christianisme, (Hommes et Régions), Lyon, Ed.
Lyonnaises d'Art et d'Histoire, 1994, p. 9.

67 A. GARREAU, o.c., p. 8.
68 Le pacifique, en grec.
69 J. ETEVENAUX, o.c., p.11.
70 BENOIT XVI, Saint Irénée de Lyon. Audience générale du 28 mars 2007, dans la Documentation Catholique, n°
2379 du 6/05/2007, p. 409.
71 B. SESBOUE, o.c., page 7.
72 O. CULLMANN, Christ et le temps, Neuchâtel-Paris, 1966, p.140.
13

influence sur Hippolyte, sur Tertullien, sur les gnostiques »73. A un imbécile, il ne peut être donné
d’initier un argument aussi original que celui de la tradition ou de l’autorité doctrinale souveraine
des églises apostoliques auquel a toujours été associé son nom 74. Bien attesté, son mérite a été
exprimé de plusieurs manières. Pour certains, il est « le premier, parmi ceux dont des écrits nous
restent, qui fut un théologien et sut exposer face à l'hérésie la foi et la tradition dans leur pureté
»75. Pour d’autres, il est ce témoin de premier ordre qui offre une œuvre dans laquelle « nous
avons à la fois la documentation la plus précise et l’interprétation la plus profonde »76 des écoles
gnostiques. Par ailleurs, les Eglises orientales, à la tradition desquelles il se rapporte,
reconnaissent sa première place, tandis que les protestants le tiennent pour « le premier
théologien »77 et estiment que sa théologie « ressemble, plus que celle de n'importe quel autre
catholique primitif, au protestantisme »78.
Enfin, comme auteur, saint Irénée est simplement « séduisant » 79 ; il provoque étonnement
et admiration. C’est un auteur passé mais qui demeure actuel. Soucieux de l'unité de l'Eglise, il
apparaît, de nos jours encore, comme un véritable champion de l'œcuménisme au sens moderne
du terme80.
Ce disant, concluons avec Albert Benoît qui écrit à propos de saint Irénée : « Par son
insistance sur la tradition, il trace la ligne de développement que suivra le catholicisme. Par son
intérêt pour les formules de la foi, il inaugure une méthode d’exposé dogmatique qui se
perpétuera dans la chrétienté. Par son accentuation de l'unité de Dieu, il réfute victorieusement et
définitivement la gnose. Par son insistance sur l'unité du Christ à la fois homme et Dieu, il
prépare les développements ultérieurs. Par la mise en valeur de l'économie divine, il prélude à la
théologie de l'histoire »81.

73 A. DUFOURCQ, Histoire ancienne de l’Eglise. T.III, p. 251 : il appelle plaisanterie cette façon d’apprécier saint
Irénée. J. QUASTEN, Initiation aux Pères de l’Eglise. Traduction de l’anglais par J. Laporte, t.I., Paris, Cerf, 1955,
p.331: estime que l’ouvrage d’Irénée, dans son ensemble, manque de netteté dans le plan et d’unité dans la pensée.
74 A. DUFOURCQ, Histoire ancienne de l’Eglise, p. 256.
75 A. GARREAU, o.c., p. 21.
76 J. DANIELOU et H. MARROU, Nouvelle histoire de l’Eglise, t.I. Des origines à Saint Grégoire le Grand, Paris, Seuil,
1963, p.142.
77 Voir J. ETEVENAUX, o.c., p. 12.
78 Cette affirmation est de Paul Tillich, cité par J. ETEVENAUX, o.c., p. 13.

79 B.SESBOUE, o.c., p. 29.


80 J. ETEVENAUX, o.c., p. 11.
81 Cité par A. GARREAU, o.c., p. 25.
14

I.3. L'œuvre de saint Irénée de Lyon

Saint Irénée de Lyon est l'auteur d'une œuvre écrite abondante, comprenant lettres 82,
traités et commentaires et à laquelle on peut appliquer sans hésiter le qualificatif d'œuvre de
« combat ».
À l'origine beaucoup plus importante, un grand nombre de ses écrits sont aujourd'hui
perdus, si bien que de lui ne restent que deux ouvrages importants. Le premier, un grand ouvrage
en cinq livres, s’intitule Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, plus connu sous
le titre de Contre les hérésies83. Le second, intitulé Démonstration de la prédication apostolique ,
est un écrit catéchétique qui expose le contenu de l'ouvrage précédent mais en dehors du contexte
polémique. Dans son audience générale du 28 mars 2007, Benoît XVI le présente comme un
ouvrage « que l'on pourrait appeler le plus ancien « catéchisme de la doctrine chrétienne » » 84 .
Mais des deux, le premier est le plus important. Si son titre suggère assez clairement le caractère
hautement polémique de son contenu, rien par contre ne laisse transparaître, de prime abord, les
raisons profondes qui ont pu motiver la demi-dizaine de volumes que constitue cette œuvre.
Initialement décidé à écrire uniquement les deux premiers livres, l’auteur semble avoir été
conduit à faire paraître successivement et assez vite les trois autres 85. Nous reviendrons plus tard
à ce propos. Pour l’instant, une halte sur les circonstances qui ont motivé la naissance d’un
ouvrage d’une telle envergure nous paraît plus urgente.

I.4. Présentation christologique des systèmes gnostiques

Les systèmes gnostiques visés par l'évêque de Lyon constituent des doctrines qui abordent
diverses problématiques théologiques. Ce point se penchera spécialement sur les aspects
christologiques de leurs enseignements et procédera en deux moments : la présentation de la
pensée christologique de chaque doctrine et la mise en évidence des problèmes soulevés par
chacune d’elles86. Cependant, pour commencer, l’étude du contexte de surgissement de l’œuvre
82 Sur des points de doctrine ou de discipline
83 Le titre exact a été conservé par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique. Albert Dufourcq le traduit
ainsi : La fausse gnose dénoncée et réfutée ; le P. Sagnard préfère : Mise en lumière et réfutation de la prétendue «
connaissance » ; Mgr Duchesne écrit plus brièvement : Réfutation de la fausse science. Quant à l'expression
Adversus Haereses, elle semble être sans valeur, d'après A. DUFOURCQ, Saint Irénée, o.c., p. 73.
84 Cité par A. DUFOURCQ, Saint Irénée, p. 10.
85 A. GARREAU, o.c., p. 22.

86 Nous rappelons ici que les visées spécifiques de notre travail sont sotériologiques. Mais, tout comme le pense J-
P. Jossua, nous savons que la sotériologie et la christologie sont inséparablement liées. Voir J-P. JOSSUA, o.c., p. 48.
15

de saint Irénée paraît nécessaire.

I.4.1. Le contexte de surgissement de l’œuvre

L'œuvre soumise à notre examen, rappelons-le, s'intitule « Adversus Haereses ». Cette


étape de notre travail entend circonscrire le contexte dans lequel a vu le jour cette œuvre, dans la
mesure où il peut être porteur d'indices susceptibles d'éclairer notre quête.
Conformément à son titre, Adversus Haereses se présente comme une œuvre dirigée
contre un ensemble d'hérésies. Plusieurs formulations de ce titre, comme dit ci-haut, ont été
proposées, mais, au-delà de toute divergence, une constante soulignée partout peut à bon escient
constituer le point de départ de notre quête : la gnose87. Cependant, en vue d’une compréhension
maximale du contexte général de cette œuvre, la référence aux sources nous paraît la meilleure
piste de recherche parce que susceptible d’apporter le maximum de renseignements nécessaires
relativement au destinataire ainsi qu’aux adversaires désignés confusément par l’expression
plutôt générique de gnose.
Le premier livre de l’AH est, à ce sujet, la source ultime pour nos préoccupations. Saint
Irénée y traite explicitement de la gnose non de façon neutre, mais en rapport avec des personnes
déterminées. Fustigeant l'effet négatif de la gnose au sein de la communauté chrétienne, il
présente ces hérétiques comme des gens qui « causent ainsi la ruine d'un grand nombre, en les
détournant, sous prétexte de « gnose » , de Celui qui a constitué et ordonné cet univers » 88. Dans
son initiation aux Pères de l'Eglise, Johannes Quasten cite en effet le gnosticisme parmi les deux
ennemis contre lesquels le christianisme naissant devait se défendre du dedans89.
Quant au destinataire de l’AH, il y en a bien un mais non encore identifié, simplement
désigné dans le livre par l'expression vague de cher ami90. La suite du texte nous autorise,
néanmoins, à penser que le destinataire ultime de cette dogmatique est l'Eglise, puisque l'auteur
joint la recommandation à son cher ami de faire connaître à son tour la déraison et le blasphème
de cette gnose91.
Cependant, l’œuvre de saint Irénée s’inscrit dans un vaste courant que d’aucuns appellent

87 Nous soulignons cette fois-ci l'usage du singulier.


88 IRENEE DE LYON, AH, I, Pr.1.
89 J. QUASTEN, o.c., p. 289: le deuxième ennemi était le montanisme. Tandis que, du dehors, le danger venait du
judaïsme et du paganisme. Le gnosticisme menaçait son fondement spirituel, le montanisme sa mission et son
caractère universels.

90 IRENEE DE LYON, AH, I, Pr.2.


91 Ib.
16

littérature anti-hérétique92 et qui se résume en une vague de réactions de l’Eglise face à la


propagande gnostique, soit par l’excommunication des hérésiarques et leurs adeptes, soit par la
publication des lettres pastorales destinées à éclairer les fidèles 93. Plusieurs acteurs intervinrent
alors dans la lutte, impliquant papes, évêques et différents théologiens 94. L’opposition entre les
gnostiques et les autorités ecclésiastiques portait sur la source et le contenu de la vérité chrétienne
à la fois95. Une abondante littérature fut produite, dont la plupart de traités sont aujourd’hui
perdus96.
D’un mot, le contexte général de l'Adversus Haereses est celui de la lutte contre les
hérésies en général et la gnose, en particulier. Maintenant, il nous reste à éclairer la question des
contours immédiats de cette œuvre.

I.4.2. Le contexte immédiat de l'Adversus Haereses

Comme au point précédent, ce contexte est donné par saint Irénée lui-même. La
propagande gnostique a atteint sa communauté et l’heure de l’offensive a sonné. Telle est la
raison immédiate qu’il avance au cher destinataire de son œuvre: «... nous rapporterons
brièvement et clairement la doctrine de ceux qui enseignent l'erreur, en ce moment même - nous
voulons parler de Ptolémée et des gens de son entourage » 97. Une lecture attentive de cet extrait
révèle aussitôt deux indices qui méritent de l’attention. Le premier, « en ce moment même »,
montre clairement que l'hérésie visée n'est pas nouvelle et qu'elle a déjà fait du chemin ; le
second, évoquant « l'entourage de Ptolémée », fait allusion au système d'expansion de cette
hérésie. En fait, comme nous le verrons plus loin, les adversaires de saint Irénée sont des maillons
d'une longue chaîne qui remonte jusqu’à Valentin et dont la doctrine de Ptolémée constitue
comme la fleur. Mais ce qui occupe la place centrale dans l’œuvre de l’évêque de Lyon, c’est la
gnose.
Étymologiquement, le terme gnose vient du mot grec gnôsis qui veut dire connaissance,

92 J. QUASTEN, o.c., p. 319.


93Ib. La méthode de publication des lettres pastorales « bénéficia de l’appui des théologiens qui se chargèrent
d’exposer les erreurs des hérétiques en expliquant la véritable doctrine de l’Eglise à partir de l’Ecriture et de la
Tradition ».
94 Parmi les pontifes et évêques du IIe siècle qui ont écrit contre les hérésies et les schismes J. Quasten cite : Soter,
Eleuthère, Victor, Zéphyrin (papes) ; Denys de Corinthe, Pinytos de Gnossos, Séraphin d’Antioche (évêques) : p.319-
326.
95 J.DANIELOU - H. MARROU, o.c., 142.
96 J. QUASTEN, o.c., p.326. De tous les théologiens de cette époque, Irénée de Lyon est de loin le plus important.
97 IRENEE DE LYON, AH, I .Pr.2.
17

science en général98. Dans ses multiples emplois, il tire ses origines loin dans l’histoire, mais il a
eu un développement accéléré au début de l'ère chrétienne. De façon générale, il désigne, à cette
époque, les hérésies qui ont secoué l’Eglise du IIe siècle après Jésus-Christ.
Aux yeux de certains critiques, il n’est pas possible de donner de ce terme une définition
d'ensemble, compte tenu de la grande variété du système qu'il a développé au cours de l'histoire,
notamment dans l'Antiquité99. Mais, poussés par le devoir de la recherche, plusieurs historiens,
théologiens et autres penseurs ont abordé de plus près le phénomène de la gnose et en ont proposé
quelques éléments de définition100. Nous allons, dans les lignes qui vont suivre, nous employer à
présenter les principales articulations de ce terme, en essayant, autant que faire se peut, de
circonscrire le phénomène autour de trois axes que sont la nature, les caractéristiques et l'actualité
de ce phénomène.
Au deuxième siècle de notre ère, le terme gnose est d’un usage fréquent. D’une part, il est
« couramment utilisé par les auteurs chrétiens pour désigner une connaissance religieuse
approfondie portant sur les mystères les plus élevés de la foi, notamment celui du salut du monde
par la Croix du Christ. C'est une telle gnose qu'évoquait Saint-Paul, lorsqu'il demandait à Dieu
pour tous les croyants la grâce de « connaître » l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance
»101. D’autre part, dans certains cercles bien restreints, il évoque « un genre particulier de
connaissance portant sur l'essentiel (le mystère du monde divin, les êtres célestes) et dépassant la
simple foi »102. Cette dernière définition franchit les limites de l’étymologie et fait état, comme
on peut aisément le constater, d'une concurrence, d’un conflit, entre gnôsis et pistis, connaissance
et foi.
Ainsi, insistant sur cette dimension conflictuelle, une autre approche a présenté la gnose
comme « une attitude religieuse qui prétend faire parvenir ses adeptes au salut grâce « à la
connaissance parfaite » »103. Avec cette définition, trois nouveaux aspects entrent en jeu : un
aspect organisationnel qui circonscrit la gnose dans une dynamique scolaire maître-disciple ; un

98 M. CARREZ et F. MOREL, Dictionnaire grec-français du Nouveau Testament, 4 e édition revue et corrigée, Labor et
Fides / Société biblique française, Genève, 1992.
99 J.Y. LACOSTE (Dir.), o.c., p. 496.
100 Voir par exemple K. RUDOLPH, Gnosis und spätantike Religionsgeshchichte. Gesammelte Aufsätze, Tübingen,
1996; M. SIMONETTI, Testi gnostici in lingua greca e latina, Milano, 1993; W.A. LÖHR, Basilides und seine Schule,
Tübingen, 1996; Ch. MARKSCHIES, Valentinus Gnosticus? , Tübingen, 1992; R.M. GRANT, La gnose et les origines
chrétiennes, Paris, 1964 ; H.C. PUECH, En quête de la gnose, Paris, 1978)
101 IRENEE DE LYON, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, traduction
française par Adelin Rousseau, préface du Cardinal A. Decourtray, Nouvelle édition, (Sagesses Chrétiennes), Paris,
Cerf, 2007, p.9-10.
102 J.Y. LACOSTE, o.c., p. 496.
103 B. SESBOUE, o.c., p. 19.
18

deuxième aspect existentiel qui l’oriente vers le salut, puis un dernier aspect portant sur sa nature
en la présentant comme une connaissance parfaite. Le plus important, pour nous, il va sans dire,
est le deuxième parce qu’il touche directement à notre problématique.
Huit grandes caractéristiques de cette gnose concurrente à la foi chrétienne orthodoxe
peuvent ainsi être retenues 104 :
-l'ésotérisme et l'élitisme ;
-l’existence de plusieurs dieux ;
-l'existence de plusieurs christs ;
-une séparation fondamentale entre l'Ancien et le Nouveau Testament ;
-l’antériorité du mal par rapport à la création;
-l’inexistence de la liberté des hommes;
-une connaissance personnelle et immédiate du divin ;
- une attitude antinomique ou dualiste.
Le point capital de ces caractéristique est l’antériorité du mal par rapport à la création parce
qu’elle détermine toute la morale gnostique105.
Ramassant l'ensemble de ces éléments, le pape Benoît XVI définit la gnose en précisant
qu'elle est « une doctrine qui affirmait que la doctrine enseignée par l'Eglise ne serait que
symbolique, à l'usage des gens simples et incapables de comprendre les choses difficiles; alors
que les initiés, les intellectuels, les « gnostiques », comme on les appelait, auraient, eux, été
capables de comprendre ce qui se trouvait derrière ces symboles, et auraient, de la sorte, constitué
un christianisme élitiste, intellectualiste » 106.
Ce mouvement qui, comme on l'a dit précédemment, remonte à une époque éloignée de
nous dans l’histoire existe encore de nos jours. Occultisme, syncrétisme, doctrines secrètes de la
francmaçonnerie sont aujourd'hui autant de réveils de cette gnose 107. D'autres résurgences nous
sont très contemporaines, en l'occurrence la gnose de Princeton dans les milieux scientifiques 108

104 Voir Ib., p. 26-27.


105 Il s’agit de l'attitude anticosmique , anticharnelle et antihistorique de la gnose puisque le monde visible est le
fruit d'une déchéance, que l’homme est prisonnier d'un corps incapable de salut et qu'il est prisonnier d'un temps
dans lequel rien ne peut se construire
106 A. DUFOURCQ, Saint Irénée, p. 10.
107 A. GARREAU, o.c., p. 15.
108 B. SESBOUE, o.c., p. 19.
19

et le New Age109. Les adeptes de cette dernière gnose ne croient qu'aux vertus de la
connaissance110. La gnose paraît ainsi présente sur toute la ligne du temps depuis la création 111,
même si elle n’a pas toujours eu le même nom. Aussi les spécialistes ont-ils voulu fixer l’opinion
en apportant quelques précisions soit disant utiles.
En 1966 donc a été instituée, au niveau du vocabulaire, une distinction entre gnose et
gnosticisme. Le gnosticisme représenterait dorénavant « le mouvement de pensée, centré sur la
notion de connaissance, qui se développe au IIe et IIIe siècle de notre ère, dans l’empire Romain
»112 et la gnose, « des tendances universelles de la pensée qui trouvent leur dénominateur
commun autour de la notion de connaissance. Le Manichéisme, le mandéisme, la kabbale
peuvent être considérés comme des formes de gnose » 113. Cette deuxième notion transcende
l’espace et le temps et donne lieu à la notion de la gnose éternelle. En dépit de ce qui vient d’être
dit, une question fondamentale demeure : quelle est l’origine de la gnose ?

Comme doctrine, la gnose est née dans l'Antiquité. Mais ces origines ne sont pas à situer
uniquement dans le temps. La persistance du phénomène à travers l'histoire telle que nous venons
de le voir ci-haut, pousse à réfléchir plus profondément. Consacrée à cette question, une étude,
par exemple, situe à juste titre peut-être, l'origine de la gnose dans le cœur humain en tant qu’elle
s'inspire, pense son auteur, des sentiments humains permanents, que peuvent éprouver les
hommes de tous les temps114. Dans ce sens, l'élan humain à trouver des solutions aux divers
problèmes qui se présentent au quotidien de l’existence serait l'origine ultime de cette science
spirituelle.
Les passions et les aspirations humaines, l'expérience angoissante de la finitude et
l'inquiétude perpétuelle de l'homme devant l’inconnu et le transcendant semblent être, au
demeurant, une piste importante dans la recherche de l'origine de la gnose. D’après cette
hypothèse, le pullulement des sectes, de croyances, de pratiques venues d'Orient - initiations,
mystères anciens ou rénovés...- est, dans plusieurs cas l’expression de l’inquiétude de l’homme
face aux défis de l’existence humaine. Plusieurs auteurs expliquent ainsi l’origine de la gnose par
109 Nébuleuse de courants de pensée qui se sont développés dans les deux dernières décennies du XXe siècle et
qui, privilégiant la volonté de se sentir bien, invitent leurs adhérents à communier avec la nature plus ou moins
divinisée; ils rappellent la gnose dans la mesure où ils mettent en avant la connaissance et non la foi.
110 J. ETEVENAUX, o.c., p. 15.
111 Le récit de la chute fait déjà état d’une connaissance que Dieu aurait cachée à Adam et Eve.
112M. SCOPELLO, Les Gnostiques, p.13, cité par B. SESBOUE, o.c., p. 20.
113Ib., p. 13.
114 A. GARREAU,o.c., p. 15.
20

la rencontre conflictuelle entre le Christianisme et le monde d’Orient d’une part, puis avec la
sagesse hellénique, d’autre part. De ce point de vue, la gnose apparaît comme ce mouvement «qui
tenta de fondre dans une même religion la sagesse hellénique, juive et chrétienne»115.
Par ailleurs, il est important de noter l’approche de l’origine de la gnose comme «
mouvement » gnostique. Car le développement de cette attitude est lié aux manipulations de tous
genres. Au gré des connaissances, des traditions, des sensibilités et même des fantaisies
d'individus ou des groupes , de multiples médiateurs ont été institués : exaltation des démons
chez les païens116, culte exorbitant, désordonné et pullulant des anges chez les juifs ; traditions
ésotériques, initiations, pratiques magiques ; mépris de la chair , pas de possibilité de sa
résurrection ; pratiques d'ascétisme rigoureuses, indifférence aboutissant à un immoralisme sans
aucun frein, puisque la chair ne comptait pas 117. Pareil tableau ne pouvait donner bonne image du
mouvement. Mais l’histoire a ses surprises !
Cette longue explication a montré clairement les origines païennes et juives du
mouvement gnostique. Mais, en même temps, elle a quelque peu occulté une problématique
importante qui, pourtant, peut aider à mieux cerner cette réalité : une divergence de perception
entre les anciens et les spécialistes.
La connaissance de la gnose ancienne a été longtemps uniquement et principalement
tributaire du témoignage des Pères de l'Eglise. Irénée de Lyon, le premier d'entre eux, a pris soin
de s'informer particulièrement sur ce mouvement, et y a entièrement consacré le premier livre de
l'Adversus Haereses. Hippolyte de Rome, Tertullien, Clément d'Alexandrie et Origène s'y
pencheront dans la suite et des traces persisteront jusqu'au IVe siècle118.
Cependant, depuis plus d'un demi-siècle, la connaissance de ce mouvement a pris une
autre envergure. Faite en 1945, à Nag Hamadi, en haute Égypte, la découverte d'une véritable
bibliothèque gnostique composée de cinquante-deux traités, est venue non seulement enrichir les
renseignements fournis par les manuscrits retrouvés au XVIIIe et XIXe siècles, mais aussi et
surtout permettre une connaissance plus exacte de cette gnose basée sur les sources écrites des
gnostiques eux-mêmes.
L'exploitation de ces sources eut des conséquences énormes sur les connaissances
antérieures et provoqua une sérieuse remise en question des informations reçues des Pères de
l'Eglise. Il est très éclairant, le témoignage nuancé de M. Scopello, qui atteste que « les
115Ib., p. 15-16. Voir aussi J. QUASTEN, o.c., p. 291.
116 Ce furent les démons de Plutarque, d'Apulée et des Néoplatoniciens.
117 A. GARREAU, o.c., p. 16.
118 Epiphane de Salamine mentionnera encore cela.
21

renseignements des Pères sur la doctrine gnostique méritent en ligne générale confiance. Leurs
exposés sur les mœurs des gnostiques sont en revanche suspects : malveillance et calomnie sont
les ingrédients habituels de toute réfutation »119. D’autres prises de positions plus sévères ont
littéralement condamné « la malveillance » d'Irénée à l'égard de ses adversaires 120. Et, en règle
générale, la tendance de cette remise en question semble être de réhabiliter les gnostiques. «
Jugés naguère avec une certaine sévérité, confie Bernard Sesboüé, les penseurs gnostiques sont
aujourd'hui considérés par les chercheurs avec beaucoup plus de respect. Certains vont même
jusqu'à dire, non sans une réelle exagération, que les gnostiques chrétiens furent les plus grands
théologiens de l'époque »121. Mais il faut, par rapport à cela rester prudent, car « autant il est
légitime de réhabiliter les gnostiques anciens comme penseurs, les laver d'accusations fausses
venues des Pères de l’Eglise, autant on ne peut oublier la contradiction radicale entre leurs
systèmes et les intuitions chrétiennes »122. Cet avis nous paraît pleinement justifié quand on sait,
aujourd’hui, à quelle allure montent le sécularisme et la lutte contre l'Eglise à travers le monde.
La gnose ancienne a donc des origines païennes et judéo-chrétiennes. De part et d'autre,
les spécialistes font mention d'une pré-gnose123. En milieu grec, le nom de Platon est cité comme
l'ancêtre de la gnose et en Palestine, les esséniens de Qumran, les Ebionites et l'Apocalyptique
juive sont cités. Du côté grec, Platon est indexé à cause de sa conception de la réminiscence et ses
exégèses allégorisantes des mythes de la religion grecque. En Palestine, les esséniens le sont à
cause de leur insistance sur le rapport qu'ils établissent entre la connaissance de la Loi et un mode
d'interprétation dont la clé est réservée aux initiés ; les Ebionites pour tous les mystères dont ils
s'entourent et l'Apocalyptique, pour les spéculations cosmologiques auxquelles elle se livre 124.
Mais ce qu’il convient de retenir par rapport à la Palestine, c’est qu’une distinction est
généralement faite entre un gnosticisme pré-chrétien et un gnosticisme chrétien. Simon le
magicien est cité comme le dernier représentant du gnosticisme pré-chrétien, auquel on joint les
samaritains Dosithée et Ménandre125.
Les considérations sur les représentants sont tellement mitigées que les historiens en sont
venus à insérer d'autres distinctions à l'intérieur du mouvement gnostique. On parlera ainsi de la
gnose « hérétique » à côté de la vraie gnose. La première est la perversion de la seconde, qui est
119 M. SCOPELLO, o.c., p. 13, cité par B. SESBOUE, o.c., p. 21.
120 Il s'agit de A. LE BOULLUEC, La notion d'hérésies dans la littérature grecque, Paris, Etudes augustinienne, 1985,
t.1, p. 244.
121 B. SESBOUE, o.c., p. 25.
122 Ib., p. 21, note 26.
123 Lire S. HUTIN, Les gnostiques, p. 82-87 ; H. CORNELIS et LEONARD, La gnose éternelle, p. 27.
124 B. SESBOUE,o.c., p. 21-22. Philon d'Alexandrie est au confluent des deux tendances grecque et juive.
125 J. QUASTEN, o.c., p.290. L’on peut noter, ici, la parenté entre la gnose et la magie.
22

considérée comme la foi chrétienne authentique pour la tradition orthodoxe. Mais cette
appréciation sera complètement rejetée par les gnostiques qui se présentent plutôt comme les
vrais chrétiens et leur église spirituelle, la véritable126.
Quoi qu'il en soit, la Palestine est, aux yeux des spécialistes, le berceau du gnosticisme
proprement dit et la gnose chrétienne de loin plus dangereuse que la gnose païenne. Au nom de la
foi apostolique transmise par la tradition, Irénée ira donc en guerre contre la gnose hérétique.
À ce titre, a-t-on coutume de signaler, Irénée de Lyon est le premier polémiste orthodoxe à
avoir compris les profondeurs de la gnose et son caractère antichrétien. Regardons, à présent, de
plus près les doctrines combattues par ce vaillant fils de l’Eglise, pasteur de Lyon et apôtre des
Gaules.

I.4. 3. La christologie des systèmes gnostiques

Trois figures ont principalement émergé parmi les gnostiques : Basilide, Valentin et
Marcion127. Mais ceux directement mis en cause par la réfutation de saint Irénée sont très
précisément Ptolémée et Marcus, qui avaient prêché leurs hérésies dans la vallée du Rhône.
Pourtant, cette indication ne permet pas à elle seule de comprendre entièrement les multiples
allusions qui émaillent l'œuvre de l'apôtre des Gaules. Marcus et Ptolémée sont disciples de
Valentin, et celui-ci en a eu d'autres. Si bien que, dépassant les deux disciples précités, l'œuvre de
l'évêque de Lyon a dans sa visière les principes communs à Valentin, à ses élèves et même à
l'ensemble des gnostiques. La gnose ptoléméenne était la bête noire et sauvage qui, sous
l'épiscopat de saint Irénée, égarait les fidèles et qu’il fallait à tout prix ruiner. En quoi consistait-t-
elle ?

I.4.3.1. La christologie de Ptolémée128

L’exposé de l’AH129 consacré à la dénonciation de la doctrine de Ptolémée constitue ici


notre principale source d’inspiration. Point ne sera question de reprendre la totalité de cet extrait.
126 B. SESBOUE, Op. cit., p. 22.
127 A. GRILLMEIER, Le Christ dans la tradition chrétienne. De l’âge apostolique à Chalcédoine (451), traduit de
l’anglais par sœur Jean-Marie et Monique-Wakker, (Cogitatio Fidei), Paris, Cerf, 1973, p.141.
128 Ptolémée florissait vers 145-180. C’est un philosophe à l'esprit clair, pénétrant et précis, l’un des deux disciples
de Valentin de l’école d’Occident. Saint Irénée lui-même a présenté son système comme « la fleur de l'école
Valentinienne». En effet il n'a pas seulement prêché le Valentinianisme, il l'a profondément modifié.
129 IRENEE DE LYON, AH, I, 1, 1-I, 7, 5.
23

Une brève présentation des grandes lignes de cette doctrine pourra néanmoins servir de préalable
à la compréhension des éléments christologiques que nous présenterons dans la suite.
Une lecture attentive de l'exposé de la doctrine de Ptolémée a en effet permis de relever
trois moments distincts de sa pensée : la construction du plérôme, la perturbation et la
restauration du plérôme, puis les avatars du déchet expulsé du plérôme. Le plérôme est la société
parfaite des êtres ineffables, la plénitude du divin. Constitué de trente éons obtenus par génération
en syzygie 130 depuis le Pro-Père ou Pro-Principe, Abîme Inengendré et sa compagne Sigée, le
Silence, c’est une société bien structurée, répartie en Ogdoade des Eons supérieurs 131, en
Décade132 et en Dodécade133. L'Ogdoade est l'émission du Père (Abîme) et de Silence (Sigée), la
Décade du Logos (Verbe) et de la Vie, la Dodécade de l'Homme et de l'Eglise. La perturbation du
plérôme est la conséquence de la passion immodérée du dernier éon, Sagesse tandis que sa
restauration est l'œuvre successive de Limite, du Christ et de l'Esprit Saint 134. Le Christ et l'Esprit
Saint sont une émission du Monogène. Quant à Jésus, il sera émis plus tard par l'ensemble des
éons en guise d'action de grâce à l'Abîme. Les avatars du déchet expulsé du plérôme sont les
différentes œuvres d'Achamoth : les deux substances mauvaise, ou matérielle, et passible, ou
psychique. Ces trois moments sont aussi pour nous les trois lieux d'émergence de la christologie
et de la sotériologie de ce gnostique135.
Comme on peut le constater, la doctrine ptoléméenne est à l’origine de plusieurs
problèmes christologiques. Mais, avec Albert Houssiau, l’on peut ramener à deux les chefs
d'accusation contre elle : la fragmentation complète de Notre-Seigneur en plusieurs personnages
distincts et la négation de l'incarnation136.
Pour faire bref, la gnose Ptoléméenne reconnaît le réalisme de l'humanité et de la passion
130 Conjonction male-femelle
131 Abîme et Silence, Intellect-ou Monogène ou Père- et Vérité, Logos- ou Verbe- et Vie, l'Homme et l'Eglise.
132 Bythios et Mixis, Ageratos et Henosis, Autophyès et Hèdonè, Akinetos et Syncrasis, Monogènes et Makaria
133 Paracletos et Pistis, Patrikos et Elpis, Metrikos et Agapè, Aeinous et Synesis, Ekklesiastikos et Makariotes,
Theletos et Sagesse).
134 Ib. I, 2,5-6.
135 Les éléments principaux peuvent être synthétisés de la manière suivante :
a) par rapport au moment de la constitution du plérôme, l'on peut noter la mention distinctive de l'Intellect
(Monogène) et du Logos (Verbe) à différents niveaux de génération ;
b) par rapport au deuxième moment, c'est-à-dire celui de la perturbation et de la restauration du plérôme, l’on
retiendra la multiplicité des acteurs, leur émanation et leurs missions distinctes ;
c) Du troisième moment, on retiendra la provenance de la substance mauvaise ou matérielle ( issue de la passion
d'Achamoth), de la substance passible ou psychique (issue de la conversion d'Achamoth), de la substance
pneumatique (issue de l'enfantement d'Achamoth en contemplant les anges), de la formation du Démiurge (produit
de l'union d'Achamoth et de la substance psychique) qu'ils appellent le Dieu, le Père et le Roi de tous les êtres
psychiques et hyliques. Mais nous reviendrons particulièrement sur ce troisième moment dans les deux chapitres
suivants. Et tous ces éléments sont soutenus par une exégèse allégorisante propre à eux.
136 A. HOUSSIAU, o.c., p.158.
24

du Christ, ainsi que celui de sa divinité et de sa naissance virginale. Par contre, elle divise et
distingue le passible de l'impassible, le sauveur d'en haut et le Christ unis du baptême jusqu' avant
la passion. C'est donc une véritable hérésie du dualisme. Quant au salut ptoléméen, il consiste
dans le retour à la divinité de la parcelle divine tombée d’en-haut et non dans le retour à Dieu du
monde terrestre et visible et de l’homme déchu, corps et âme et ce retour s’opère par le moyen de
la gnose137.

I.4.3.2. La christologie d’autres hérétiques 138

Le premier livre de l'AH se termine par la présentation de plusieurs autres hérésies visées
par notre auteur. Sans qu’il ne soit nécessaire d’aller dans le dédale de chacune d’entre elles, il
nous suffira d’en brosser les grandes lignes selon leur importance dans le système d’Irénée où
Valentin apparaît comme l’adversaire ultime.
D’entrée de jeu, le grief de division évoquée plus haut est la caractéristique principale de
la christologie de Valentin139. Ce maître à penser, dont le système constitue la référence d’un
grand nombre d’hérésies postérieures, présente, à la différence de Ptolémée, un Christ n’émanant
pas des éons pléromatiques mais enfanté par la Mère 140 hors du plérôme. Une grave confusion,
par ailleurs, fait émaner Jésus tantôt de l'Eon qui s'est séparée de la Mère, Theletos, tantôt de celui
qui est remonté au plérôme, c'est-à-dire le Christ, tantôt de l'Homme et de l'Eglise.
Pour Marcus141, le baptême de Jésus a visé la rémission des péchés, mais la perfection des
hommes dépend de la rédemption du Christ descendu sur Jésus.

137 A. GRILLMEIER, o.c., p.141 ;


138 Trois axes plus ou moins clairement identifiables, structurent la lutte de saint Irénée : un arrière-plan de la
lutte déjà ancienne, une étape moyenne, puis la situation contemporaine. L'arrière-plan rappelle les doctrines de
l'ébionisme et le docétisme. Le premier niait la naissance virginale et la divinité du Christ ; le second amenuisait la
réalité de l'humanité mais surtout de la passion du Christ.
Le Marcionisme, qui est en dernière analyse une forme mitigée du docétisme, ignorait, quant à lui, la naissance du
Christ mais maintenait l'affirmation de sa passion et de sa résurrection salutaire. Voir J.-P. JOSSUA, o.c., p. 47.

139 L'activité de Valentin à Rome se place entre 135 et 160. Saint Irénée dit qu'il est venu à Rome sous le pape
Hygin, qu'il a pris de l'influence sous Pie et qu’il a vécu sous Anicet
140 L’une des douze puissances émanant de l'Homme et de l'Eglise, et qui constituent tout le reste de choses.
141 Est l'un des disciples de Valentin à qui Irénée fait une place à part dans sa polémique. Contemporain de
Ptolémée, son système était très en vogue et les fidèles y résistaient mal à Lyon tout comme dans le pays du Rhône.
Si Ptolémée passait pour un esprit clair, précis et philosophe, Marcus, lui, était principalement un magicien qui
passait pour réformateur des églises gnostiques. Comme magicien, par exemple, il lui arrivait de feindre de
« consacrer les calices remplis de vin, et allongeant sa prière invocatoire, il les faisait apparaître rouges, couleur de
pourpre ; comme si la grâce d'en-Haut faisait descendre dans les calices son propre sang à son appel ». Il trompa
beaucoup d'hommes, mais surtout des femmes qu'il séduisit même. Voir A. DUFOURCQ, Saint Irénée, o.c., p. 180.
25

La christologie de Marcion142, quant à elle, ne présente aucune trace d'une dualité dans la
personne de Jésus-Christ143, car il rejette purement et simplement le Messie promis aux juifs et
n'entend rien admettre de commun entre Jésus et le Christ juif. Jésus, pour lui, a été envoyé par le
Père qui est supérieur au Dieu créateur. Venu en Judée sous Ponce Pilate, il s'est manifesté à ceux
qui étaient en Judée et il a aboli les prophètes et la loi. Le Dieu qui a fait le monde, ce Jésus
l'appelle Kosmokrator et il a également aboli toutes ses œuvres. C'est seulement de ce point vue
que Marcion paraît profondément dualiste 144 et docète. Relevant des incompatibilités entre les
deux Testaments, il en vient à opposer le Dieu de l'Ancien Testament au Dieu Père de Jésus : le
premier est juge irritable, vengeur et guerrier ; le second est juste et bon. Pour justifier sa
doctrine, il a mutilé la Bible, notamment l'Evangile de Luc et les épitres de Paul en supprimant
les versets où il est question de la généalogie du Sauveur, de sa filiation directe avec le Créateur
de ce monde qui est son Père. Mais il croit à la rédemption par le sang du Christ.
Le problème christologique soulevé par Marcion est le suivant : puisque Jésus s'est
seulement manifesté sous la forme humaine, il n'y a pas eu incarnation, mais seulement une
métamorphose. Pour Irénée, la naissance est la condition préalable de la mort et de la résurrection
du Christ.
Cérinthe145, les Ophites146 et Marc147 représentent trois systèmes ayant en commun une
142 Né en Asie, à Sinope vers 85 dans le Pont, il fut le disciple de Cerdon. Il vint à Rome vers 138-139 où il fut
d'abord membre de la communauté chrétienne, mais il rompt avec l'Eglise vers 144. Il tient, avec Valentin, une
place importante dans la lutte d’Irénée.
143 Voir A. HOUSSIAU, o.c., p. 151. Mais sa pensée fait quand même état du même mélange que les gnostiques
entre les idées païennes et chrétiennes. Cf. J. QUASTEN, o.c., p.307.
144 Et non, comme noté ci-haut, du point de vue christologique.
145 Cérinthe vécut à la fin du premier et au début du second siècle. Il appartient à la gnose judéo-chrétienne.
Pour lui, « l'homme Jésus se distingue du Christ spirituel. Jésus est le fils de Joseph et de Marie ; il surpasse tous les
hommes, non pas par une naissance virginale, mais bien par une justice, une prudence et une sagesse plus grandes.
Après le baptême, le Christ issu du monde suprême descend en lui sous forme de Colombe. Depuis ce moment,
Jésus annonce le Père inconnu, c'est-à-dire le premier Père, et il accomplit les miracles. À la fin, lors de sa passion, le
Christ impassible et spirituel s'est envolé de Jésus, de sorte que seul Jésus a souffert et est ressuscité ». Voir A.
HOUSSIAU, o.c., p. 153-154.
146 Pour ce système, le Christ, enlacé par Sagesse, pénètre en Jésus au moment de son baptême et l'union forme
Jésus-Christ qui opère les miracles, annonce le Père inconnu, et se proclame comme Fils du premier Homme. Au
moment de la passion, Christ et Sagesse se retirent dans le siècle incorruptible. Jésus est crucifié, mais le Christ ne
l'oublie pas et lui envoie une force qui ne ressuscite que son corps psychique. Laissé à son triste sort, le corps
cosmique de Jésus n'est donc pas ressuscité.

147 Marc, fut un contemporain à Ptolémée. Il distingue un Jésus supra-céleste et un Jésus de « l'économie ». Le
supra-céleste est formé par toutes les puissances spirituelles, le Jésus de « l'économie », est celui qui est apparu sur
terre, revêtu de chair pour être perçu par l'homme. Engendré par les puissances spirituelles à l'image du Jésus
supra- céleste, il est enfanté comme homme par l'intermédiaire (dia) de Marie. C'est pendant son passage par le
sein de Marie qu'il est choisi par le Verbe pour porter aux hommes la connaissance du Père et détruire la mort. Au
baptême, l'Esprit ou le Jésus supra-céleste vint sur Jésus, lui qui contient en lui le Père et tous les éons. Chez Marc,
26

christologie qui insiste sur la descente du Christ en Jésus.


Selon les Ebionites, Jésus est le fils de Joseph. Cette conception, basée sur la négation de
la naissance virginale, implique un refus radical de la divinité de Jésus. À ce titre, les Ebionites et
Ptolémée « brisent la vraisemblance du Christ avec Adam »148.
Enfin, le docétisme149 se présente comme arrière-fond de plusieurs hérésies parcourues
jusqu’ici.
A l’issue de ce long périple qui nous a révélé les inextricables complications de la
christologie des gnostiques, le Christ apparaît à la manière d'un effroyable monstre aux mille
visages, aux cent mains, aux dix cornes alors que la foi orthodoxe le veut uni et unique. Revenons
aux deux griefs retenus à l'issue de notre lecture de la christologie Ptoléméenne.

I.5. Le Christ morcelé par les hérétiques

De Simon le magicien à Ptolémée, les doctrines parcourues s’écartent toutes de la


christologie traditionnelle de l’Eglise. Séparer Jésus du Christ, le Christ du Sauveur, le Sauveur
du Verbe, le Verbe du Monogène150, tel est concrètement le contenu de leur hérésie, c’est-à-dire
une atteinte au prologue de l'Evangile selon saint Jean. Les deux reproches faits à Ptolémée visent
d’abord sa théorie du plérôme, ensuite sa christologie proprement dite 151. En effet, la
fragmentation ptoléméenne du Christ commence par ses théories sur la construction, la
perturbation et la restauration du plérôme. Quant aux complications d’autres systèmes gnostiques,
elles sont le fruit d'une exégèse sinon extravagante en tout cas allégorisante à l'excès. Là réside la
source de tous les problèmes christologiques soulevés par le mouvement gnostique.

le Jésus de « l'économie » est formé par les puissances spirituelles, tandis que selon Ptolémée le Christ psychique
qui lui correspond naît du Démiurge. Une autre divergence entre les deux porte sur l'élément « économique ». Il
permet d'expliquer la corporéité du Christ nécessaire à l'éducation chez Ptolémée, tandis que, chez Marc, le Jésus
de « l'économie » n'est pas la chair ou l'humanité du Sauveur, mais bien le Sauveur qui prend chair et naît comme
homme.

148 Ib.
149 Du grec dokesis, qui signifie apparence, le docétismen enseigne d’une part que la manifestation (phainesthai)
du Christ comme homme n'est, dans toute son étendue, qu'une apparence, d’autre part, que le Christ n'a souffert
qu'en apparence. Cette conception, qui remonte à Simon le magicien et à Basilide, enseigne que le Christ, envoyé
par le Père inengendré pour libérer les hommes du pouvoir des démiurges cosmiques, leur est apparu sous une
forme humaine et qu'il échangea son aspect extérieur (morphe) avec Simon le cyrénéen pour tromper les juifs ainsi
que des démiurges qui voulaient le crucifier. En fin de compte, Jésus n'a souffert qu’en apparence. La foi revient
donc, pour cette doctrine, à la connaissance de l'action mystérieuse cachée par le Père sous le fait extérieur de la
crucifixion. Quant au salut, il n'est, d’après cette gnose, réservé qu'à ceux qui refusent de confesser le crucifié.
150 IRENEE DE LYON, AH, IV, 3.
151 Voir A. HOUSSIAU, o.c., p. 160.
27

Vue de plus près, la christologie ptoléméenne postulant la distinction entre le Sauveur, le


Christ, le Verbe et le Monogène soulève d’épineux problèmes christologiques autour de l’éternité
du Christ, de sa nature et de son incarnation. Par rapport à son éternité, l’hérésie de Ptolémée
étale un Christ fort diminué 152 et enfermé dans un dualisme où le Sauveur est chronologiquement
distinct de celui issu de « l'économie », selon le schéma cher à Cérinthe et aux Ophites d'un Jésus
passible distinct d'un Christ impassible et spirituel. Relativement à la nature, le Christ Jésus
Notre-Seigneur paraît comme désagréablement constitué de substances (ousia) diverses : en tant
que Christ il participe à la substance spirituelle et pléromatique ; en tant que Jésus, Fils du
Démiurge, il participe à la substance psychique. C'est le problème de la double consubstantialité
d'abord au niveau du Dieu (unicité de Dieu) et au niveau du Christ (unicité du Christ). S’agissant
de l'incarnation du Verbe, elle est carrément contredite dans la mesure où le rôle du Verbe se
limite au plérôme et où le Sauveur ne naît pas de Marie, mais descend en celui qui, sous
l’influence du docétisme, est né d'elle153.

I.6. La conception du Christ d’en-haut et du Christ d’en-bas

D'après notre randonnée dans l'univers pluriel de la gnose ancienne, nous avons rencontré
divers titres, divers noms et diverses missions attribuées à la personne du Christ. Le point
précédent nous a d'ailleurs permis de nous fixer les idées sur ce morcellement ainsi que les
problèmes christologiques qu'ils soulèvent. Mais aussi, il n'aura pas été difficile de constater une
classification interne et secondaire à cette division, en réduisant généralement en deux catégories
les différents titres, nom et mission susdits. C'est cela l'objet précis de ce point.

Conformément au dualisme caractéristique de la gnose Ptoléméenne séparant deux ordres,


deux mondes, l'un suprême, spirituel et parfait (le plérôme), l'autre mauvais et détestable, fruit de
la déchéance et œuvre du Démiurge, la conception de deux Christ, dits l'un d'en-haut, l'autre d'en-
bas, n'est plus dorénavant surprenante. Venu du plérôme, étendu sur la croix par pitié pour séparer
Achamoth de la passion qui lui était inhérente, il va de soi que ce Christ soit dit d'en-haut. Car,
après avoir formé Achamoth selon la substance, il l'abandonna avec l'odeur de l'immortalité ou de
152 Deux hypothèses le démontrent aisément : si on identifie Jésus-Christ, c'est-à-dire Notre-Seigneur, au Sauveur,
il est fort inférieurs au Verbe et au Monogène ; si par contre, on l'identifie au Verbe, il ne se trouve qu'en troisième
position dans l'ordre des émanations pléromatiques.
153 Voir A. HOUSSIAU, o.c., p. 161. Le problème ainsi posé est doublé de la question du « corps passant par Marie »
c'est-à-dire que « le corps assumé par le Sauveur ne provient pas de (ek) Marie, puisqu'il est passé par (dia) elle
comme l'eau s'écoule par le canal ». Ceci est d'autant plus important car est alors niée l'assomption par le Sauveur
de la chair d'Adam tirée du limon (khous), mais plutôt d'un corps psychique, issu de « l'économie ».
28

l'incorruptibilité pour rentrer dans le plérôme, son monde. De même, le Paraclet, c'est-à-dire le
Sauveur, envoyé, à l'appel d'Achamoth, par le Christ-lumière, qui a refusé de descendre une
deuxième fois, et investi de la vertu de tous les pouvoirs 154 par le Père, lui aussi est d'en haut.
Car, après avoir formé Achamoth cette fois selon la gnose, et l'avoir guéri de ses passions, il est
rentré au plérôme d'où il est venu.
Par contre la christologie de Marc le mage nous fournit le premier cas d'un Christ d'en
bas, le Jésus de « l'économie », image du Jésus supra-céleste, les deux se situant dans un apport
antithétique. L'un est pur, spirituel ; l'autre est enfanté comme un homme. Toutes les autres
christologies entachées de docétisme peuvent être également évoquées ici comme illustrant la
conception d'un Christ d'en-haut et d'un Christ d'en- bas. Ce qui, fondamentalement, nie la réalité
de notre salut par Dieu. D'où la quête gnostique du salut de l'homme seul par lui-même et par la
connaissance.
Enfin, la notion « d'économie », telle que développée par les gnostiques, est aussi un lieu
important de cette distinction, car pour eux, le terme concerne le plérôme et le monde créé tandis
que chez Irénée, l'économie est entièrement tournée vers le salut du monde créé.

Conclusion.
Notre premier chapitre était entièrement consacré à la question de la contextualisation de
ce travail et il a été développé en quatre points portant respectivement sur la vie de l’auteur, sa
place dans l’histoire, son œuvre et les principaux systèmes gnostiques en cause.
Saint Irénée est une figure attachante mais avec une histoire mal connue. Grec d’origine,
né vraisemblablement à Smyrne au deuxième siècle de notre ère, l’évêque de Lyon fait figure à la
fois d’un chrétien authentique, Père de l’Eglise, missionnaire, théologien et auteur.
L’AH, l’une des deux restantes, est son œuvre maîtresse, rédigée en cinq livres destinés à
dénoncer et à réfuter les doctrines gnostiques connues à son époque.
La gnose est une science spirituelle, une attitude religieuse reposant sur une connaissance
secrète réservée aux initiés et qui prétend être supérieure au christianisme ordinaire, alors qu'elle
n'est au fond qu'une déformation des Ecritures. Partie de Simon le magicien, dont parle déjà la
154 Dominations, Principautés, Souverainetés...
29

Bible, il a connu plusieurs variantes jusqu'à Ptolémée, disciple de Valentin, l'adversaire ultime
d’Irénée. Ptolémée représente la fleur de cette école valentinienne et Irénée lui réserve une place
importante dans sa polémique. Tirant son origine des questions fondamentales que nous sommes
encore capables de nous poser aujourd'hui, le mouvement gnostique a traversé les siècles et,
évoluant de forme à forme, il est parvenu jusque dans notre société contemporaine. En partant des
questions de l'origine de Dieu, du monde et du mal, toutes les doctrines gnostiques, par une
exégèse allégorisante à l'excès, aboutissent à un éclatement de la personne de Notre Seigneur
Jésus-Christ, c'est-à-dire à une remise en question de notre Sauveur. Leur histoire, longue et
apparemment glorieuse, n’a cependant rien de commun avec la tradition apostolique : ces
différents chefs d’école « ne représentent pas une tradition. Ils sont chacun l’origine de leur
propre doctrine. Les idées qu’ils présentent peuvent être séduisantes, mais elles n’ont comme
telle aucune autorité divine. Elles sont de l’ordre des doctrines humaines, des créations de
l’intelligence »155 .
Maintenant que les doctrines gnostiques ont été exposées au grand jour, voyons comment
saint Irénée les a réfutées.

155 J. DANIELOU et H. MARROU, o.c., p.142.


30

CHAPITRE DEUXIEME :

LA PLACE DE LA RECAPITULATION DANS L’ADVERSUS HAERESES

La récapitulation est une doctrine de l’unité. Conçue pour réfuter la division


caractéristique de la gnose, la notion d’unité sera extrêmement présente dans la pensée
théologique de saint Irénée, particulièrement pour préserver l’unicité de Jésus-Christ.
À travers une analyse attentive, l'objectif de ce chapitre est de déceler les arguments
majeurs de l’auteur au profit de l’unité de Jésus afin d’en dégager le sens et la signification
théologiques. C'est là, croyons-nous, faire œuvre d'exégèse et d’herméneutique pour tenter de
nous approprier un texte distant de nous. Comme l'écrivent Roland Barthes et ses compagnons, «
l'idéal de la lecture des textes ne consiste pas à se transporter illusoirement dans le passé
s'imaginant qu'on peut le revivre sans plus ; il consiste à interpréter et à actualiser le langage du
passé en reconnaissant la distance qui nous en sépare pour toujours, et en recouvrant le rapport
qui unit les diverses interprétations fournies au cours des siècles » 156. Tout en nous insérant dans
la tradition en matière d'interprétation du texte qui nous concerne, nous fournirons l'effort
d’expliciter la signification qu'il a aujourd'hui, en contexte de postmodernité et de mondialisation.
C’est cela la notion d'interprétation : « c’est un acte du texte, dans la mesure où le texte a une
direction, un « sens dynamique »157. C’est aussi cela la décontextualisation.
Pour ce faire, notre propos partira des considérations liées à la tradition du texte. Nous
aborderons ensuite la question du vocabulaire qui nous conduira à l’analyse proprement dite. Une
halte sur la thématique de l’unité du Christ chez Irénée viendra faire le point de notre randonnée.

II.1. La Tradition manuscrite de l’ Adversus Haereses

Notre attention ici se focalisera principalement sur la transmission du texte, l’inventaire


des manuscrits et la structure du texte.

II.1.1. La transmission du texte

L'étude de saint Irénée pose un problème majeur souligné par l'ensemble des auteurs qui
156 R. BARTHES, P. BEAUCHAMPS, e.a. , Exégèse et herméneutique, (Parole de Dieu), Paris, Seuil, 1971, p.14.
157 Ib., p.81. Cette pensée est de Paul Ricœur.
31

ont abordé la question de la transmission de son texte et, du coup, celui de la fiabilité du texte en
notre possession158.
De façon générale, la transmission du texte de l'ouvrage principal de saint Irénée s'est fait
à partir des traductions, l'original grec étant perdu 159. Deux traductions, l'une latine, l'autre
arménienne et quelques citations parsemées chez les Pères de l’Eglise ont permis à la tradition de
conserver l'intégralité de cet ouvrage. La version latine couvre la totalité de l'œuvre, celle
arménienne, les livres IV et V uniquement.
Pourtant, une traduction grecque est aujourd'hui disponible. C'est une «rétroversion »,
œuvre d’Adelin Rousseau, réalisée patiemment grâce à la comparaison des traductions à sa
disposition et à la lumière apportée par les fragments grecs. Elle est communément considérée
comme étant la plus proche de l'original grec mais elle n'a pas pu reproduire l'ensemble de
l'œuvre. Suivant l'ordre de réalisation, seuls les livres IV et V, III et I ont abouti, dom Rousseau
ayant renoncé à la rétroversion du livre II.

II.1.2. L’inventaire des manuscrits

Les manuscrits grecs de l'Adversus Haereses ont complètement disparu. Plusieurs


affirmations des chercheurs, parfois contradictoires, ont été avancées à ce sujet160.
Des manuscrits de la traduction latine du Moyen-âge, il est resté dix-neuf, qui ont été
étudiés par M. Loofs161. Il s'agit de :
1.Cod. Vaticanus Erasmi; sans doute le Vatic 188
2.Cod. Hirsaugiensis
3.Cod. III Erasmi ; peut-être l'Arudelianus s.ns.6
4.Cod. Vaticanus de Latinius; peut-être le Vatic.187
5.Cod. Vaticanus Fluardentii
Cod. Arundelianus 87 (A)
Cod.Vossianus (Leidensis.V.33 ou 63)
Cod. Merceri I (M)(N)

158 A ce sujet, nous nous inspirerons principalement de Bernard Sesboüé, qui a l'avantage de bénéficier des
découvertes les plus récentes à ce sujet.

159 B. SESBOUE, o.c., p. 27.


160 M.ZAHN a prétendu qu'ils existaient encore au XVIe siècle. Pour M. Harnack, il s'est trompé car, au XVIIe siècle,
à Constantinople, on n'en connaissait aucun ; la preuve qu'il avance est que Meletius Syrigus retraduisait Irénée de
latin en grec : voir A. DUFOURCQ, Saint Irénée, p. 159.
161 Voir Ib.
32

Cod. Merceri II (µ)(N)


10. Cod. Berolinensis, Phill 1669 (C)
11. Cod. Ottobonianus 1154 (01)
Cod. Ottobonianus 752 (02)
Cod. Vaticanus 187 (V1)
Cod Vaticanus 188 (V2)
Cod. Carthusianus
Cod. Laureshamensis I
Cod. Laureshamensis
Cod. Corbeiensis
Cod. Rothomagensis 162.
Écrit originellement en grec, vers 180, le grand traité de saint Irénée a, dans la suite,
connu plusieurs éditions. Les plus importantes 163 sont l’édition princeps, celle de R. Massuet, de
W. Harvey et celle d’Adelin Rousseau, qui fera l’objet d’une présentation un peu plus longue.
Effet, l'édition du moine d'Orval dom Adelin Rousseau, que nous utilisons, est le fruit
d’un travail de longue haleine, qui s'étend sur plus de vingt ans. C'est un ensemble remarquable
qui proposa les livres progressivement164. L'éditeur fut chargé de réaliser cette édition après le
décès du Père jésuite François Sagnard et fut longtemps aidé par le Père Louis Doutreleau. Le
travail de titan abattu par ce perspicace cistercien est généralement tenu avec respect et
reconnaissance. Même s'il est critiquable par endroits, il demeure cependant, dans son ensemble,
un précieux instrument de travail à la disposition des chercheurs. Adelin Rousseau lui-même,
dans l'introduction à sa nouvelle édition, reconnaît avoir été obligé de retoucher et de corriger la
traduction de plusieurs extraits, notamment du livre III, à la suite de la publication de nouveaux
fragments arméniens165. Cette nouvelle édition, traduite avec une exactitude rigoureuse, à en

162 Les cinq derniers sont crus perdus. Le plus ancien de ces dix-neuf manuscrits, d'après A. GARREAU, o.c, , p. 21,
date du neuvième siècle : venant sans doute de l'abbaye de Corbie, il a été conservé jusqu'à la révolution à Paris, au
collège de Clermont, avant de passer à Berlin.
163 D'après A. DUFOURCQ, Saint Irénée, p. 161. L’édition « princeps » est l'œuvre d'Érasme, donnée en 1526, à
Bâle. C'est le premier texte latin, rendu en plusieurs éditions. L'édition du bénédictin R. Massuet, publiée en 1710 à
Paris, a été réimprimée à Venise en 1734 et a servi de base à toutes les éditions subséquentes. Reproduite dans la
Patrologie grecque VII de Migne, on y retrouve des notes et des dissertations préliminaires susceptibles de
renseigner sur les hérétiques ainsi que sur Irénée lui-même et sa doctrine. Massuet est celui qui a
incontestablement le mieux hérité de saint Irénée. L'édition du professeur W. Harvey complète a été donnée à
Cambridge, en 1857. On s'y réfère d'habitude pour la double raison qu'elle a pu mettre à profit les
«Philosophoumena» ainsi que les fragments syriens et arméniens de découverte récente.
164 Le livre IV en 1965, le livre V en 1969, le livre III en 1974, le livre I en 1979 .
33

croire l'auteur166, ne supplante pourtant pas les volumes des "Sources Chrétiennes" qu'il
recommande instamment à « tout lecteur désireux d'approfondir la connaissance de l'œuvre
irénéenne et de vérifier le bien-fondé de la traduction qui lui est présentée » 167 actuellement.
Quant à nous, nous nous référerons à la première édition pour les textes en latin et en grec,
d'autant plus que la nouvelle, compilant les cinq en une seule, n’offre pas les textes grec et latin.
Pour les traductions, nous accorderons la préséance à la nouvelle édition.

II.1.3. La structure du texte

Il s’agira précisément de la structure du livre III, qui nous préoccupe particulièrement 168 .

D’après l’éditeur Adelin Rousseau, la question de la structure du livre III ne pose aucun
problème. Ce livre est, en effet, celui, des cinq dont les grandes divisions apparaissent avec le
plus de netteté169 : « Deux grandes parties constituent sans contredit le corps du livre, la première
s’attachant à démontrer qu’il n’y a qu’“un seul Dieu“, Créateur de toutes choses (chap. 6-15), et
la seconde, qu’il n’y a qu’“un seul Christ, Fils de Dieu devenu homme pour récapituler en lui-
même sa propre création (chap. 16-23). Servant d’introduction à ces deux grandes parties, un
exposé préalable établit la “vérité des Ecritures“ (chap. 1-5). Enfin, couronnant le tout, une
importante conclusion souligne le contraste existant entre la “solidité de la foi de l’Eglise et
l’inanité des théories hérétiques (chap. 24-25)170. » Des indications claires et nettes abondent dans
le texte pour fonder cette ossature. Le livre III est le seul des cinq volumes de l’AH à présenter
une telle facilité.

Si la structure de l’ensemble est ainsi facile à détecter, il nous faut par contre considérer
avec plus d’attention les divisions internes de la deuxième partie dudit livre. En fait, elle est la
partie qui se consacre plus particulièrement à la christologie et la sotériologie de saint Irénée, et
de ce pas, celle qui nous intéresse le plus.

Deux catégories d’adversaires poussent Irénée à affirmer la thèse principale de cette


deuxième partie, à savoir, « l’unité du Christ, Verbe de Dieu incarné pour le salut des hommes,
165 IRENEE DE LYON, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, traduction
française par Adelin Rousseau , préface du Cardinal A. Decourtray, (Sagesse Chrétienne), Paris, cerf, 2007, page 21.
166 Ib.
167 Ib.
168 Pour cette question, nous nous référons principalement à l’introduction du livre III de l’éditeur lui-même.
169 IRENEE DE LYON, Contre les hérésies. Livre III : Edition critique par Adelin Rousseau, t. I. Introduction, Notes
justificatives, Tables, (Sources Chrétiennes, 210), Paris, Cerf, 1974, p.171.
170 Ib. p. 172.
34

vrai Dieu et vrai homme tout à la fois »171. Les uns, ainsi que nous l’avons suffisamment
démontré au premier chapitre, nient la réalité de l’incarnation, c’est-à-dire le fait que le Fils de
Dieu se soit vraiment fait homme (chap. 16-18) ; les autres nient que l’homme Jésus soit le
propre Fils de Dieu incarné dans le sein d’une vierge (chap. 19-21,9). Une section entière,
consacrée au pourquoi de l’incarnation, viendra s’ajouter à sa démonstration en réfléchissant
particulièrement sur la récapitulation d’Adam (chap. 21,10-23)172.

Pour ce faire, la structure schématique de la deuxième partie se présente de la manière


suivante :

Narratio : 16 ; 1 : l’auteur expose les doctrines rejetant la réalité de l’incarnation. Il pose ainsi le
problème à traiter.

Confessio fidei : 16,2-18,7 : l’auteur professe la foi de l’Eglise transmise par les Apôtres, en
évoquant les témoignages scripturaires puisés dans les quatre évangiles ainsi que chez Paul. C’est
la tradition de l’Eglise comme réponse aux questions des gnostiques.

Speculatio : 19-21 : l’auteur se livre à une réflexion théologique d’un haut niveau pour tirer
toutes les conséquences et les implications dogmatiques des Ecritures sacrées aux fins de nourrir
la foi de l’Eglise. La section complémentaire s’inscrit également dans ce sens.

II.2. Le vocabulaire clé de saint Irénée

On retrouve chez saint Irénée des termes également présents dans les écrits des Pères qui
l’ont précédé, mais aussi dans la littérature gnostique. Cependant, l’acception qui leur est
réservée chez lui n’est pas toujours la même qu’ils ont ailleurs. C’est en vue d’une meilleure
saisie du sens et de la signification de notre auteur que nous allons procéder présentement à la
définition des principaux concepts opératoires de son texte. Nous en retenons quatre :
l’incarnation, la récapitulation, le retournement et l’économie.

II.2.1. L’économie

L’on s’en souviendra, ce terme est revenu plusieurs fois dans la christologie des systèmes
gnostiques, et même plus précisément, dans leur sotériologie. « Les valentiniens connaissent eux
171 Ib. p.190.
172 Ib, p. 190-191.
35

aussi, une ordonnance préétablie du salut, une oikonomia , écrit Aloys Grillmeier. Mais la chair
n’avait pas sa place dans cette économie. Ce n’était donc pas l’homme tout entier qui était visé
par l’œuvre salvifique d’en-haut »173.

Saint Irénée, également utilise ce terme mais en élargissant son extension aux dimensions
d’une économie universelle. De cette manière, il réfute la dissolution et la séparation gnostiques
au profit de l’unité de Dieu, du Christ et du salut 174. Le contenu qu’il lui donne est sans
équivoque, même si plusieurs expressions servent à le traduire.

Ainsi, l’économie du salut désigne, chez lui, le dessein conçu et réalisé par Dieu, l’histoire
du salut175, la disposition voulue par Dieu dans son amour en faveur de l’homme 176. C’est le plan
du salut, en tant qu’interventions successives de Dieu en vue du salut de l’homme. Accompli pour
l’homme, ce dessein est destiné à toute la création par le truchement de ce dernier 177.

L’économie, se déroule ainsi dans le temps et met au centre l’événement Jésus-Christ. Elle
est constituée de deux phases : la phase de la préparation de la venue du Fils et la phase de
l’incarnation.

On le voit, la notion irénéenne de l’économie est différente de celle des valentiniens. Elle
est non seulement la clé de la théologie de ce défenseur de l’unité de l’histoire du salut, mais
aussi le faisceau qui est censée illuminer la compréhension de toute la création. A ce titre, elle
englobe toutes les dimensions de la pensée de notre auteur, sa sotériologie, son anthropologie et
sa cosmologie178.

II.2.2. L’incarnation

L’incarnation est l’assomption de la chair humaine par la divinité dans la personne du


Christ. Comme l’indique si bien son étymologie, c’est l’entrée dans la nature humaine du Verbe
de Dieu, une entrée qui n’est pourtant pas un commencement, mais plutôt « l’aboutissement
d’une vaste série de manifestations du Logos qui s’inaugurent avec la création du monde »179.

173 A.GRILLMEIER, o.c., p.140-141.


174Ib., p. 144.
175 IRENEE DE LYON, Contre les Hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, p. 715.
176 B. SESBOUE, o.c., p. 131.
177 J. FANTINO, o.c., p.204.
178 Voir Y.DE ANDIA, Homo vivens, incorruptibilité et divinisation de l’homme selon Irénée de Lyon, Paris, 1986, p.
86-87, cité parJ. FANTINO, o.c., p. 204.
179 A. GRILLMEIER, o.c., p. 147.
36

Cependant chez saint Irénée de Lyon, l’incarnation est un mystère qui signifie la condition
du Fils fait homme et qui couvre l’ensemble de sa vie dès l’instant de sa conception virginale.
« L’incarnation, écrit Jacques Fantino scrutant la théologie de saint Irénée, comprend la vie
terrestre du Christ jusqu’à la mort sur la croix, le séjour des morts et la résurrection. L’incarnation
comprend aussi la vie glorieuse du Christ ressuscité des morts, avec le temps des apparitions qui
va jusqu’à l’ascension, puis la vie auprès du Père, et enfin sa manifestation dans la gloire, à la fin
des temps, et la vie avec les élus ressuscités dans le royaume du Père. L’incarnation, par
conséquent, conclut-il, a un commencement, mais elle n’a pas de fin »180.

La résonnance de ce concept chez notre auteur a ses particularités. C’est ici qu’apparaît la
dimension « mystérique » de l’incarnation dans toute sa portée. Prise dans cette optique, elle est
l’accomplissement du mystère qui finit d’arracher la nature humaine à la compromission dans
laquelle l’avait plongée la désobéissance d’Adam. C’est la restitution à l’homme de son
incorruptibilité et la réconciliation avec sa vocation première d’être l’image et la ressemblance de
Dieu, c’est-à-dire, de recouvrer l’éternité selon le dessein de Dieu.

Trois périodes, selon Irénée, divisent ce temps sans fin. La première va de la conception
virginale à l’ascension et à la pentecôte : c’est la période de la manifestation visible du Fils
incarné, le temps de la mission du Christ sur terre. La deuxième est le temps où l’Esprit poursuit
l’œuvre accomplie par le Fils dans les hommes ; c’est le temps de l’Eglise et elle correspond à
l’effusion de l’Esprit Saint sur terre. La troisième période est à venir : le temps du royaume, la
période où le Christ Jésus vivra avec les élus du Père181.

II.2.3. La récapitulation

Ce terme est étroitement lié à l’incarnation, chez saint Irénée. Il désigne l’œuvre qui est
toute la raison d’être de la venue du Fils de Dieu en ce monde 182. On y reviendra largement au
chapitre suivant.

180 J. FANTINO, o.c., p. 205.


181 Ib.
182 IRENEE DE LYON, AH, III, t. I. Introduction, Notes justificatives, Tables , p. 201.
37

II.2.4. Le retournement

Ce concept exprime dans la théologie de saint Irénée le rôle joué par la Vierge Marie dans
l’œuvre du Christ comme nouvel Adam. En effet, « pour être la parfaite réplique du premier
Adam, le nouvel Adam a dû avoir à ses côtés une nouvelle Eve, associée à son œuvre de mort
perpétrée par le premier Adam »183. Par sa foi, Marie a défait le nœud noué par l’incrédulité
d’Eve. Elle a ainsi retourné une situation malheureuse. Par une excellente et originale
interprétation, saint Justin montre, dans son Dialogue avec Tryphon, le parallélisme entre Marie
et Eve en ces termes : « Eve était vierge, sans corruption : en concevant la parole du serpent, elle
enfantait la désobéissance et la mort. Or la Vierge Marie conçut foi et joie lorsque l’ange Gabriel
lui annonça la bonne nouvelle que l’Esprit du Seigneur viendrait sur elle…184.

II.3. L’analyse littéraire

Plusieurs indices, dans un texte, peuvent mener à l’appropriation plénière de son sens.
Notre intérêt ici va porter sur l’analyse grammaticale ainsi que sur toutes les ressources ou
stratégies littéraires connexes mises en œuvre par saint Irénée pour exprimer sa pensée. Mais
auparavant, un rappel.

L’Adversus Haereses est une longue entreprise inscrite dans le cadre de la lutte anti-
gnostique. Tel est le soubassement que suppose toute tentative de compréhension de notre auteur.
Engagé dans une lutte qui, comme noté dans l’étude sur la structure de la deuxième partie du livre
III, l’amène à souligner l’unité du Christ, Fils unique de Dieu fait homme pour récapituler sa
propre création, Irénée s’évertue à pourfendre ses adversaires avec des preuves fondées sur des
arguments probants et convaincants axés sur l’Incarnation. Pour plus de conformité à la
problématique qui nous préoccupe, notre attention au cours de cette analyse, sera davantage
tournée vers le cœur de l’argumentation de saint Irénée. Il développe ainsi l’argument de la
récapitulation, que Jean Pierre Jossua n’hésite pas à qualifier d’argument « synthétique »185.

En soulignant l’importance de la récapitulation dans la théologie de saint Irénée, nos


devanciers ont fourni l’inventaire des occurrences de ce terme dans ses écrits 186. Dans le cadre
183 Ib., p. 202.
184 JUSTIN (st), Œuvres complètes, trad. Par L. Pautigny, J.-P. Migne, (Bibliothèque), 1994, p. 256.

185 J.P. JOSSUA, o.c.,p. 50.


186 Voir notamment J. FANTINO, o.c., p. 242 : Irénée emploie quarante-neuf fois le verbe et dix fois le substantif. De
tous ces passages, quarante-trois concernent la venue du Christ Jésus et trente-cinq contiennent Jésus comme le
38

précis de ce travail, nous ne considérerons que les passages où le verbe « récapituler » est
accompagné (précédé ou suivi) de l’adjectif substantivé « tout » ou du substantif « histoire », ou
son équivalent, comme complément d’objet. Nous donnerons les raisons de ce choix à la fin de
l’analyse pour leur totale plausibilité.

Deux extraits significatifs de l’AH ont ainsi retenu particulièrement notre attention : AH III,
16, 6,6 et III, 18, 1-2.

II.3.1.1. Le texte : III, 16,6 :

Unus igitur Deus Pater, quemadmodum ostendimus, et unus Christus Iesus Dominus noster,
veniens per universam dispositionem et omnia in semet ipsum recapitulans. In omnibus autem
est et homo plasmatio Dei ; et hominem ergo in semetipso recapitulatus est … uti, sicut in
supercaelestibus princeps est Vrbum Dei … universa adtrahat ad semetipsum apto in tempore
(lignes 210-223) : Traduction latine

Eis oun Theos Patêr, kathôs epedeixamen, kai eis Christos Iêsus ho Kurios hêmôn, ho elthôn
kath’ holen tên oikonomian kai ta panta eis eauton anakephalaiôsamenos. En dè tois pasin esti
kai ho anthrôpos to plasma tou Theou. Kai ton anthrôpon oun eis eauton anekephalaiôsato… :
Rétroversion grecque.

Le premier usage de l’expression figure au paragraphe 16,6 et vient immédiatement après un


extrait où Irénée développe l’unité du Sauveur à qui il attribue en bloc tous les titres
christologiques que les gnostiques séparent : il est le Verbe de Dieu, le Fils unique incarné, qui a
souffert et qui est ressuscité pour nous, qui reviendra dans la gloire pour ressusciter toute chair,
faire apparaitre le salut et juger ; il est le seul Christ Jésus, Notre Seigneur qui est venu à travers
toute l’économie.

La première mention de l’expression se trouve ainsi dans une proposition participiale


équivalant à une relative de premier degré reliée à une première par une conjonction de
coordination. Les deux relatives apportent chacune conjointement une précision importante sur la
personne de notre Seigneur : la première précise la modalité de sa venue et la seconde, sa
mission.
sujet du verbe. Les passages où le sujet n’est pas le Christ renvoient soit au don de la foi soit à l’Alliance Nouvelle
(AH, III, 11,8), soit encore à l’antéchrist et à la bête, figure de l’apocalypse.
39

Deux faits confirment notre choix : immédiatement après cette première mention, l’auteur
s’empresse de préciser le contenu de ce omnia, dont la fonction grammaticale est mieux rendu
par le grec ta panta ; ensuite, il souligne la place particulière de l’homme comme ouvrage
modelé par Dieu, contrairement aux élucubrations des gnostiques qui attribuent l’origine de ce
dernier à la fabrication tardive d’un démiurge inferieur à Dieu et dont la nature n’a aucune valeur.

Mais les lignes suivantes (215-217) paraissent davantage précises sur l’exégèse de ce
omnia. Elles fournissent la preuve de la réalité de l’incarnation et, du coup, de la récapitulation de
l’homme : d’invisible devenant visible, d’insaisissable, saisissable, d’impassible, passible, de
Verbe, homme. Plus encore, deux buts précis sont assignés à la récapitulation ainsi décrite par
notre auteur : afin que tout comme le Verbe de Dieu a la primauté sur les êtres supra célestes,
spirituels et invisibles, il l’ait aussi sur les êtres visibles et corporels ; puis afin qu’il attire tout à
lui au moment opportun, c’est-à-dire afin qu’il parachève tout, qu’il sauve tout. Toute quête de
salut en dehors de Jésus-Christ187 apparaît ainsi comme obsolète et hérétique.

II.3.1.2. Le texte : III, 18,1-2

(a)… sed quando incarnatus et homo factus, longam hominum expositionem in seipso
recapitulauit, in compendio nobis salutem praestans, ut quod perdideramus in Adam, id est
secundum imaginem et similitudinem esse Dei, hoc in Christo Iesu reciperemus. (III, 18,1 : lignes
9-13) ;

(b) Quia enim non erat possibile eum hominem qui semel uictus fuerat et elisus per
inobaudientiam…descendens et dispensationem consummans salutis nostrae. (III, 18,2 : lignes
14-21) (Traduction latine).

(a) … alla, ote esarkôthê kai anthrôpos egeneto, tên makran tôn anthrôpôn historian eis eauton
anekephalaiôsato, en suntomô tén sôtêrian paraskhôn hêmin, hina ho apedzalomen en Adam,
toutesti to kat’eikona kai homoiôsin einai Theou, touto en Christô Iêsou apoladzômen.

(b) Epeidê gar ouk en dunaton ton hapaks nikêthenta kai kateagenta dia tês parakoês anthrôpon
anaplasthênai kai … tên oikonomian teleiôsas tês sôterias hêmôn. (Rétroversion grecque).

187 Magie, mystères orientaux, syncrétisme, autres pratiques occultes et occultistes…


40

Ce deuxième texte fait écho au témoignage de Paul. Aucun doute, en effet, n’est possible, sur
les allusions explicites et les références indubitables de saint Irénée au texte d’Eph. 1, 10. Le
premier texte analysé l’a clairement démontré. Quatre points méritent ici notre attention.

D’abord, le verbe « récapituler », dans le premier texte, avait eu comme complément un adjectif
neutre pluriel utilisé substantivement et marquant la totalité. Ici, le complément est un substantif,
expositionem-historian, précédé d’une épithète, longam-makran, qui a la même notion
d’universalité. Le théologien de l’histoire qu’est Irénée de Lyon ramasse ainsi, dans une même
économie, l’ensemble d’expériences de l’homme avec Dieu depuis la création (l’homme ouvrage
de Dieu) jusqu’à la fin de temps. Mais au centre de cette longue histoire se trouve la
récapitulation. Rien de commun donc avec les mythes ptoléméens relatifs au Plérôme, à
l’Intermédiaire, au Démiurge, aux anges, aux êtres corporels etc.

Ensuite, cet extrait fait état d’un rapport étroit entre récapitulation et incarnation. En
considérant les deux subordonnées qui encadrent la principale, juxtaposée à une proposition
participiale équivalant à elle188, on s’aperçoit que la récapitulation est le résultat de l’incarnation
au même titre que le salut qui est ici donné en raccourci. La subordonnée temporelle, introduite
par la conjonction quando, précise le moment de l’accomplissement , moment opportun, dont il
s’est agi plus haut. La subordonnée consécutive, introduite par la conjonction uti indique la
conséquence positive qui découle de cette récapitulation : le salut comme restauration de l’image
et de la ressemblance de Dieu perdues par le pêché d’Adam. Force est de constater, ici encore,
que l’argumentation du saint évêque de Lyon s’inscrit en faux contre la séparation et la division
introduite par les gnostiques entre l’image et la ressemblance de Dieu189.

Une fois de plus s’avèrent hautement éloquents la structure et l’agencement de cette longue
phrase : une subordonnée temporelle contenant les deux concepts opératoires 190 de la deuxième
partie du livre III et une consécutive indiquant clairement le lien théologique entre incarnation,
récapitulation et salut.

C’est ici, exactement que se trouve, à notre avis, la clé de notre lecture de l’expressivité de
la récapitulation par rapport au salut chez saint Irénée de Lyon : une vision qui, pour être
188 La proposition participiale est : in compendio nobis salutem in seipso praestans. Les deux éditions de 1974 et
2007 rendent carrément le participe une forme personnelle en intercalant la conjonction de coordination « et », à
telle enseigne que les propositions initialement juxtaposées en latin et en grec deviennent coordonnées en français,
donnant ainsi deux propositions principales.
189 Nous en parlerons dans la suite.
190 Incarnation et récapitulation
41

orthodoxe, suit le schéma de l’incarnation, c’est-à-dire, une quête circonscrite dans le cadre d’une
vie (incarné) totalement accordée au dessein éternel de Dieu et menée dans la dynamique de
l’histoire qui évolue vers son entier accomplissement dans le Christ. Nous expliciterons cette
thèse dans notre troisième chapitre.

C’est aussi cette même trilogie Incarnation – récapitulation – salut que s’efforce d’éclairer
l’extrait (b) ci-devant repris. Exprimé par la conjonction enim, le lien développé par la
subordonnée causale introduite par quia avec ce qui précède, reste clairement établi. L’auteur
donne la raison de l’Incarnation. Devant la double impossibilité notée par Irénée, de re-modeler
l’homme déchu par la désobéissance d’Adam et de sauver cet homme tombé sous le pouvoir du
péché, la solution fut, pour le Fils, Verbe de Dieu présent dès la création, de descendre d’auprès
du Père, de s’incarner, de mourir et ainsi de consommer l’économie de notre salut, c’est-à-dire de
parachever, et non seulement de restaurer, l’histoire de notre salut. Si la mission de Jésus Christ
était seulement de restaurer l’homme déchu, sa vie aurait suffi sans qu’il ne soit nécessaire de
souffrir sa passion, de mourir et de ressusciter. Mais qu’il soit arrivé jusque – là, voila qui nous
pousse à opter pour le « parachèvement » plutôt que pour la simple restauration.

Enfin, nous pouvons donner, comme annoncé au début de ce point, la raison de notre choix
sur les extraits retenus et que nous venons d’analyser : ils sont le condensé de l’argumentation
christologique et sotériologique de saint Irénée dans la polémique qui l’oppose aux gnostiques à
propos de l’œuvre de Jésus-Christ, spécialement sur l’interprétation de son œuvre de
récapitulation191.

II.4. Thématique de l’unité du Christ Jésus d’après AH III

L’analyse qui nous a préoccupé dans le point précédent, nous a révélé les grandes lignes des
arguments de saint Irénée en faveur de l’unité du Christ Jésus. Avec la thématique de l’unité, nous
effectuons, certes, une plongée au cœur de la Christologie de saint Irénée, mais il nous reste
interdit de perdre de vue la dimension polémique de sa pensée qui obéit à la logique de la
dénonciation et de la réfutation.

De vrai, le livre premier a dénoncé les hérésies gnostiques, le deuxième les a réfutées par
la raison. Les autres constituent un corps de preuves tirées successivement des Ecritures (livre
III), de l’enseignement de Jésus lui-même (livre IV) puis de la doctrine de saint Paul (livre V). La
191 On trouvera l’interprétation gnostique de cette œuvre dans AH, I, 3, 4.
42

réfutation, pourrait-on dire, est purement négative, car elle oppose entre eux les différents
systèmes gnostiques et met à nu les innombrables incohérences et contradictions internes qui les
caractérisent. Les preuves sont plutôt positives. Explicitons d’avantage la méthode de saint
Irénée.

La méthode de la réfutation irénéenne est essentiellement rationnelle, car elle aborde des
problématiques essentiellement philosophiques. Irénée reste dans la conviction que les erreurs
des gnostiques dérivent des erreurs des anciens philosophes Thaïes et Anaximandre, Epicure et
Démocrite, Platon et Pythagore192. La stratégie gnostique consiste ainsi à ramasser et à combiner
leurs vieilles doctrines pour les présenter ensuite comme des nouveautés. « Comme les
Gnostiques rejettent la création du monde, au sens propre du mot, ils sont nécessairement rejetés
ou vers l’hypothèse grecque d’une matière préexistante, ou vers la théorie orientale de
l’émanation : dualisme ou panthéisme, ils n’ont pas d’autre recours. Saint Irénée les poursuit dans
ces deux retranchements»193. Tous les problèmes théologiques que soulèveront, dans la suite, les
fantaisies et les exégèses gnostiques à propos de Dieu, de l’homme, du monde et du mal
s’éclairent à la lumière de ce seul soubassement philosophique.

Pour tout dire, la réplique de saint Irénée ne se rattache pas à une idée philosophique
précise ; ce qui compte pour lui, c’est l’objet même de la foi, et « c’est cet objet de la foi qui
devient le principe, et comme le fondement d’où jaillit son système »194. Comme tel, l’unicité de
Jésus-Christ nous situe non seulement dans le Credo, mais aussi dans les grands traits des
théories fondamentales que sont l’incarnation de Dieu et la déification de l’homme. Voilà
pourquoi la considération de la réplique irénéenne nous amène à présenter, tour à tour, la réalité
de la chair de Jésus, l’unité du Christ dans sa vie humaine, la descente de l’Esprit Saint et l’unité
de Christ Jésus, puis le rapport de l’humanité à la divinité de Jésus-Christ. Autant de questions
sur lesquelles le désaccord est quasi-total entre saint Irénée et ses adversaires.

II.4.1. La réalité de la chair du Christ selon Irénée

Cette question renvoie directement au docétisme strict ainsi qu’à toutes les formes qu’il a
revêtu à travers les différents systèmes dénoncés par notre auteur. Irénée et Tertullien sont en
effet, à en croire Luyeye, les deux figures chrétiennes « qui eurent à porter le poids le plus lourd
192 IRENEE DE LYON, AH, II, 14.
193 A. DUFOURCQ, Saint Irénée, p. 81.
194 Ib., p. 111.
43

de la lutte contre le docétisme »195. Cette lutte, qui fut à l’origine d’une véritable crise dans
l’Eglise, traverse toute l’œuvre de saint Irénée et les preuves abondent, dans la partie positive de
cet ouvrage, où l’auteur l’écarte de façon probante. Intéressé à la question de Jésus dans la
perspective de cette lutte, Bernard Sesboüé écrit : « La crise docète a été pour l’église l’occasion
d’une expérience authentique et originale, actualisant l’expérience de foi attestée dans le
Nouveau Testament. Sur le jugement auquel a abouti cette expérience, l’Eglise n’est jamais
revenue. Un jugement avec toute sa netteté et son caractère concret (le Christ n’a pas pris une
nature humaine en général ; il est devenu un homme particulier vivant dans sa chair), doit donc
habiter tant nos propres lectures de l’Ecriture que notre effort d’une diction nouvelle de la
christologie »196.

Dans le système de l’évêque de Lyon, on ne trouve l’ombre d’aucun doute : Jésus- Christ
est devenu homme, entièrement et absolument homme, comme le plus humble d’entre nous 197.
C’est dire qu’on est là au centre de la doctrine d’Irénée qui est aussi le cœur de la foi
chrétienne : « Le Verbe de Dieu, Jésus-Christ Notre Seigneur, poussé par l’immense amour qu’il
nous portait, s’est fait ce que nous sommes, afin de nous faire (devenir) ce qu’il est lui-
même »198. Les preuves que son humanité était identique à la nôtre, sont abondantes : il s’est
alimenté, il a connu la fatigue, il a pleuré sur Lazare, il a sué le sang, le sang et l’eau jaillis de son
côté transpercé …199.

L’autre axe qui fournit à Irénée ses arguments en faveur de la réalité de la chair du Christ
est le champ des implications sotériologiques de l’incarnation de Jésus. Le Verbe « en effet s’est
fait chair « à la ressemblance de la chair du pêché » pour condamner le péché et, ainsi condamné,
l’expulser de la chair… »200. Le péché régnait, d’après cette logique, sur la chair (l’homme) et
non sur l’esprit. Pour que le salut soit réel, il fallait que la chair du Sauveur fût également réelle.

La typologie « Adam – Christ » est aussi, dans une certaine mesure, à prendre dans cette
perspective de la réalité de la chair du Christ 201. En s’appuyant sur l’Epitre aux Romains (3, 2-3),

195 F. LUYEYE, La christologie de l’ « Adversus Haereses », dans Les titres christologiques dans la Patristique,
Association des Patrologues Africains, FCK, 2001, p. 26.
196 B.SESBOUE, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Eglise, Paris, Desclée, 1982, p. 78.
197 IRENEE DE LYON, AH, IV, 33, 2.
198 ID., AH, V, Préface.
199 ID., AH, III, 22, 2.
200 Ib. , 20, 2.
201 Car cette typologie est aussi évoquée ailleurs pour étayer la thèse de la naissance virginale de Jésus.
44

saint Irénée montre un Christ de la lignée d’Adam, formé du limon de la terre, qui reprend la
chair du premier homme sur laquelle règne le péché.

Cependant, la conception irénéenne de la réalité de la chair du Christ pose un problème


théologique sérieux par rapport à l’incarnation : celui des véritables motifs de l’incarnation.
Plusieurs théories ont été émises relativement à cette question. On a parlé de la théorie de la
plénitude des péchés qui aurait provoqué l’incarnation de Dieu. L’extrait où saint Irénée donne sa
position 202 a souvent été étudié pour comprendre la sotériologie de cet homme, constate
Sesboüé203. Allant dans tous les sens, certains l’ont interprété dans le sens « thomiste » d’autres
dans le sens « scotiste ». Mais Irénée voit les choses autrement, en inversant l’ordre de la priorité
temporelle. « En effet, écrit-il, puisqu’existait déjà celui qui sauverait, il fallait que ce qui serait
sauvé vint aussi à l’existence, afin que ce sauveur ne fût point sans raison d’être »204. Le Sauveur
préexiste à Adam. Cette conception, qui illustre au plus haut point le christocentrisme des Pères,
postule la création d’Adam comme prophétie de l’incarnation et permet de comprendre plus
aisément l’exégèse Paulinienne qui présente Adam comme figure 205 du Christ sans dissiper, du
reste, la différence entre les deux : l’un a succombé à la tentation, perdu l’incorruptibilité,
entrainant toute l’humanité dans sa chute ; l’autre a vaincu Satan et uni l’homme à Dieu206.

Comme on peut le remarquer, « la chute originelle d’Adam n’apparaît plus comme la seule
raison déterminante de l’incarnation chez Irénée »207, écrit Dufourq. La déification de la création
en est le véritable but et la cause profonde.

De cette façon, Irénée est à relier aux théologiens qui pensent que « « même sans la chute »,
le Verbe serait descendu sur terre afin de conduire l’homme à Dieu »208, à la grande différence
des gnostiques qui ne limitent la mission du Christ qu’à la notion de perturbation-restauration du
plérôme.

202 IRENEE DE LYON, AH, III, 22, 3.


203 B. SESBOUE, Tout récapituler dans le Christ, p.146.
204 IRENEE DE LYON, AH, III, 22, 3.
205 Et non comme ‘préfigure’
206 IRENEE DE LYON, AH, V, 36, 3 ; III, 18, 7
207 DUFOURCQ, Saint Irénée, o.c., p. 114.
208 Ib.
45

II.4.2. Unité du Christ dans sa vie humaine

La pertinence de ce point réside sur un aspect crucial de la foi de l’Eglise, car elle renvoie à
la quintessence même du mystère de l’incarnation dans le plan du salut.

L’exégèse ptoléméenne, on l’a vu, affirme que le Sauveur a été complètement étranger aux
événements proprement humains dans la vie du Christ, en l’occurrence la naissance, la passion et
la résurrection. Pour défendre l’unité du Christ dans sa vie humaine, Irénée oppose une réplique
qui articule tour à tour la confession du Verbe incarné, la résurrection du Christ souffrant, la
primauté du Verbe incarné, notre saisie du Verbe ainsi que la médiation du Fils209.

Qu’il s’agisse du Prologue johannique, de la naissance virginale 210 de l’annonciation de


l’ange211 ou de la proclamation de Paul212, la foi de l’Eglise confesse partout un seul Christ Jésus,
le Fils de Dieu incarné pour notre salut. Prétendre le contraire, rétorque Irénée, revient à
enfreindre à la foi dans la perfection du Christ souffrant.

Prenant appui sur la doctrine du martyre 213 et sur la doctrine de la bonté du Verbe souffrant
dans sa passion214, Irénée déploie une vaillante défense en faveur de la passion du Christ et
démontre que la passion du Christ n’est pas un scandale inadmissible, mais plutôt la preuve de la
perfection de son martyr.

La perfection du Verbe se manifeste dans la passion du Christ parce qu’ayant enseigné le


martyre, il accomplit lui-même les paroles qu’il nous propose. Au dualisme christologique de
Ptolémée, Irénée oppose donc la foi au seul Christ, Verbe souffrant réellement sur la croix : «la
charité, la bonté et la miséricorde du martyr au milieu de ses tourments sont le signe même de sa
perfection », écrit Houssiau215. Quant à la doctrine de la bonté du Verbe en passion, elle est au
service de l’unité du Christ dans la mesure où elle illustre l’unité Verbe-homme : « Tout comme il
était homme pour être tenté, ainsi il était Verbe pour être glorifié. Le Verbe s’est tu dans
l’épreuve, la division, la crucifixion et la mort, mais l’homme a été absorbé dans la victoire, la
patience, la bonté, la résurrection et l’assomption »216.

209 A. HOUISSIAU, o.c., p.138-215


210 En Mt 1,1
211 LUC 1, 26-37.
212IRENEE DE LYON, AH, III, 16-3.
213 Ib, 18,50.
214 Ib., 12, 3.
215A. HOUSSIAU, o.c., p. 189. Les personnes visées ici sont Ptolémée et Basilide.
216 IRENEE DE LYON, AH, III, 19, 3
46

La primauté du Verbe incarné est évoquée par Irénée pour contredire la thèse Ptoléméenne
qui distingue le Christ de Jésus217. Puisque pour Ptolémée, l’être spirituel du Christ ne pouvait se
soumettre à la naissance humaine, à la passion et à la résurrection, Irénée, en s’appuyant sur saint
Paul218, liera la souveraineté du Verbe incarné et la primauté du Christ ressuscité. « Le Verbe, en
tant que Verbe, a primauté sur les êtres invisibles ; lors de son incarnation, il étend sa primauté
sur les êtres visibles, c’est-à-dire sur les hommes », explicitera Houssiau219. Comme preuve de
l’unité du Christ dans sa vie humaine, l’argument de la primauté démontre que « le Verbe ne
« s’unit » pas au Premier-né de la Vierge ; il « devient » Premier-né de la vierge »220. De la sorte,
nous avons un Sauveur plus facilement saisissable par les hommes.

De notre saisie du Verbe, il est question notamment dans AH, III, 16, 3 et V, 36,3. Compte
tenu de la disproportion entre les aptitudes humaines et la transcendance divine, Dieu a préparé
progressivement l’homme à l’accueillir. C’est au fond une transposition du thème irénéen de
l’anticipation ou de l’accoutumance, initialement applicable à la disproportion entre la capacité
des prophètes et la plénitude de l’Esprit. Dieu préparera ainsi l’homme à l’accueillir.
L’incarnation devient un concept hautement opératoire dans la saisie du Verbe : « Le Fils de Dieu
(est) devenu fils de l’homme, afin que nous recevions par lui l’adoption ; l’homme (désormais)
portera et étreindra le Fils de Dieu »221. Le Verbe, bien que transcendant, ne vient pas dans l’éclat
d’une grandeur que nous ne pourrions ni porter ni saisir (bastaksein, phôrein) ; il se réduit au
contraire à notre mesure d’enfants et sa présence nous habitue à porter le Verbe ou l’Esprit. (cf.
IV, 28, 1-2). On y trouve le thème d’un double mouvement : « Le Fils de Dieu est devenu Fils de
l’homme, pour que l’homme, s’unissant au Verbe de Dieu et recevant l’adoption, devienne fils de
Dieu »222. La descente du Verbe implique l’ascension de l’homme. Dans tous les cas, l’unité du
Christ est bien soulignée : le Verbe fait chair.

Deux autres arguments, l’un théologique, l’autre christologique, permettent à Irénée de


démontrer que la médiation du Fils prouve également l’unité du Christ. Le premier, l’argument
théologique, est basé sur l’obéissance et montre que Jésus-Christ, personne divine, s’est fait chair
puisque l’obéissance par laquelle il a vaincu la désobéissance est un acte humain 223. De même,

217 IDEM, AH, IV, 2, 4.


218 IDEM, AH, III, 18, 2 : Rm 14, 9
219A. HOUSIAU, o.c., p. 198.
220 Ib., p. 199.
221IRENEE DE LYON, AH, III, 16, 3.
222 IRENEE DE LYON, AH, III, 19, 3.
223 ID., AH, V, 17,1.
47

l’argument christologique fait un lien entre la bonté du Christ et sa miséricorde, d’une part, et,
d’autre part, la lutte qu’il a menée pour nous ramener à Dieu. Celui qui a ainsi lutté en homme
était le Verbe de Dieu224. Le thème de l’efficacité du combat 225 est aussi un signe de la divinité
du Christ C (cf. Mt 12, 29). On le voit, notre union à Dieu n’est possible que parce que Jésus-
Christ, notre Médiateur, est à la fois Dieu et homme et non, comme le prétendent les Ptoléméens,
un simple homme sur qui le Christ est descendu au baptême pour le quitter avant la passion.

Après Irénée, la question de l’unité personnelle du Christ a continué à se poser. C’est le


moins qu’on puisse affirmer au regard des querelles qui ont encore marqué le concile de
Chalcédoine (451) sur ce que les théologiens ont nommé « l’union hypostatique », c’est-à-dire,
l’assomption d’un être humain à l’unité personnelle du Fils 226. Puisque le problème se posait en
termes de responsabilité et de liberté, ce concile finit par confesser qu’ « il n’y a pas d’autre
responsable en Jésus homme, de sa liberté humaine et de ses actions que la Personne éternelle du
Fils »227. L’objectif de ce concile était ainsi de montrer qu’une nature humaine concrète peut
exister, sans contradiction, de façon personnelle à un niveau ontologique divin 228. Une telle
réflexion ne pouvait pas épargner l’incarnation.

D’après cette logique, l’incarnation n’a déterminé aucune manière d’exister conforme à son
ordre ontologique et implique, que la nature concrète de Jésus-homme est exactement celui du
Fils, Verbe divin229.

L’unité de Jésus-Christ dans sa vie humaine apparaît finalement comme une problématique
dense et un lieu théologique important pour la signification de la responsabilité et de la liberté
humaines. Loin d’être un amoindrissement, l’union hypostatique est, au contraire, une exaltation
pour l’humanité de Jésus, qui devient alors une humanité personnellement divine, sans faire de
Jésus une marionnette230. Jésus n’est pas homme « bien que » Dieu, ni Dieu « bien que » homme,
mais « Dieu fait homme ». Son unité est un lieu d’échange et un programme. « En Jésus, comme
l’exprimera plus tard Bezançon, l’humanité nous est révélée comme ouverture, capacité de don et
de partage, désir de communion. En Jésus (sic), la divinité nous est révélée comme propension
infinie à sortir de soi pour exister avec et par l’autre, dans un amour trinitairement donné et reçu
224 ID., AH, III , 18, 6-7.
225 Seul le Christ était capable de lier la puissance de Satan.
226 Voir Ch. DUQUOC, Christologie. Essai dogmatique. L’homme Jésus, Paris, Cerf, 1968, p.300.
227 Ib. ,p. 299-300.
228 Ib.
229 Ib., p.305.
230 Ib.
48

… Car c’est précisément là où Jésus est le plus humain qu’il nous révèle le plus profondément le
visage du Père »231.

II.4.3. Descente de l’Esprit et unité de Christ Jésus

La doctrine Ptoléméenne interprète l’épisode du baptême de Jésus comme la descente du


Christ d’en haut sur l’homme Jésus. Deux arguments majeurs de l’AH le réfutent et permettent à
Irénée de donner l’explication orthodoxe de cet événement. On pourra les lire dans AH III, 9, 3 et
III, 17, 1-4. Voyons comment ils sont articulés.

En III, 9, 3 : « Mathieu dit encore, à propos du baptême du Seigneur : « les cieux s’ouvrirent,
et il vit l’Esprit de Dieu qui descendait comme une colombe et venait sur lui. Et voici qu’une voix
se fit entendre du ciel, disant : Tu es mon Fils bien aimé en qui j’ai mis mes complaisances». Car
il n’y eut pas alors une descente d’un prétendu Christ sur Jésus ; mais le Verbe de Dieu, le
Sauveur de tous et le Seigneur du ciel et de la terre, ce Verbe qui n’est autre que Jésus, ainsi que
nous l’avons montré déjà pour avoir assumé une chair et avoir été oint de l’Esprit par le Père, est
devenu Jésus-Christ »232.

En III, 17, 1 : « Et c’est pourquoi cet Esprit est descendu sur le Fils de Dieu devenu Fils de
l’homme : par là, avec lui, il s’accoutumait à habiter dans le genre humain, à reposer sur les
hommes, à résider dans l’ouvrage modelé par Dieu ; il réalisait en eux la volonté du Père et les
renouvelait en les faisant passer de leur vétusté à la nouveauté du Christ »233.

Ces deux références, qui se rapportent ostensiblement au même événement, ne répondent


pourtant pas au même but. La première, à croire le spécialiste de la christologie d’Irénée,
Houssiau, réplique à la doctrine adverse sur l’unité de Dieu. En effet, la suite du texte, avec
l’appui de la promesse de l’effusion de l’Esprit par Isaïe, veut montrer que le Dieu des prophètes
est le même que le Dieu de Jésus-Christ et qu’il réalise ses promesses chacune en son temps. La
seconde, par contre s’inscrit vraiment dans l’optique de l’unicité de Jésus-Christ qui nous
préoccupe dans ce point. Les affirmations abondent allant dans ce sens de nature à écarter le
moindre doute : c’est l’Esprit Saint et non le Christ qui est descendu en notre Seigneur. Prévoyant
toutes les objections, il apporte les précisions nécessaires. Pour préserver l’intégrité de la Trinité,
231 J.N. BEZANCON, Vraiment homme parce que vraiment Dieu, dans J. DORE, e.a., Jésus le Christ et les chrétiens.
Théologiens, pasteurs et témoins dans l’annonce de Jésus-Christ, (Jésus et Jésus-Christ 2), Paris, Desclée, 1981, p. 61.
232 IRENEE DE LYON, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, p. 300.
233 Ib., p. 356-357.
49

il précise que l’Esprit est descendu sur le Verbe parce qu’il s’est incarné et cette descente s’inscrit
dans un but plus large : faire participer les hommes à l’onction du Christ. C’est ici donc que se
trouve, la preuve ultime de l’unité de Jésus-Christ dans sa vie humaine : Le Verbe incarné est
unique, et c’est sur lui que descend l’Esprit Saint ; en d’autres termes, l’Esprit descend dans le
Verbe devenu chair, le Christ Jésus, une seule et même personne, passible et impassible à la fois.

Par ailleurs, l’approfondissent de l’épisode de la descente de l’Esprit Saint a amené Irénée à


deux considérations dont l’interprétation a parfois prêté à confusion : le thème de l’inhabitation et
le thème de l’onction du Christ.

La descente de l’Esprit Saint, à la lumière de la prophétie d’Isaïe et de Joël, a été vue par
saint Irénée comme la première réalisation de l’effusion charismatique dans le genre humain. On
y trouve la notion de « pénétration ». C’est ce mouvement qui a poussé Nestorius à confondre
Incarnation et inhabitation. Mais chez Irénée, l’inhabitation renvoie à la descente de l’Esprit Saint
dans le Christ en tant que cette effusion inaugure notre possession de l’Esprit 234. De fait, Jésus-
Christ lui-même a promis l’Esprit aux apôtres et le jour de la pentecôte Pierre a interprété
l’événement en lien avec les promesses des prophètes et celles de Jésus-Christ. Pour les chrétiens,
« l’inhabitation de Dieu se fait par l’Esprit et par le Verbe ; si le Christ est le Premier-né de
l’humanité spirituelle, il inaugure par l’incarnation l’inhabitation du Verbe dans le genre
humain »235.

Il importe de souligner la conjonction entre Esprit et Verbe pour expliquer l’inhabitation.


Visiblement, Irénée cherche à fonder théologiquement la réalisation de la vie chrétienne dans le
mystère de l’incarnation. C’est le thème de l’inhabitation qui le lui permet dans la mesure où « le
Verbe et l’Esprit anticipent ou plutôt commencent à réaliser la vie chrétienne dans la vie humaine
du Verbe »236. Inhabitation et accoutumance sont donc deux notions chez Irénée au service du lien
entre le mystère du Christ et le mystère des chrétiens237.
234 Cf. A. HOUSSIAU, o.c., p. 177.
235 Ib p. 177.
236 Ib. p. 178. En effet, le thème de l’accoutumance lui avait déjà permis d’exprimer l’anticipation de la vie humaine
du Verbe dans les gestes divins de l’ancien Testament.
237 C’est en AH III, 17, 4 que nous trouvons ce raisonnement de l’auteur.
50

Quant au thème de l’onction (Christos), c’est précisément par rapport au témoignage de


Paul que saint Irénée l’aborde. Chez l’apôtre des Gentils, le terme onction s’applique au Christ à
propos des événements qui le touchent dans la dimension de son incarnation : la passion, la mort,
la résurrection et l’ascension. L’unité du Christ Jésus est, une fois de plus, bien affirmée dans la
mesure où seul l’homme peut recevoir l’onction et où, dans le cas d’espèce, cet homme est Dieu :
« Dans le nom du Christ est sous-entendu celui qui oint, celui qui est oint, et l’onction par
laquelle il est oint »238.

Toutes ces finesses sont autant de points par lesquels Irénée se distingue de ses devanciers
dans ce débat. Alors, par exemple, que saint Justin « réduit l’événement du baptême à un simple
signe de la puissance du Christ, (…) identifie (…) la dignité divine et la qualité du Messie, et
confond le Verbe avec l’Esprit en Jésus-Christ »239, Irénée « n’amenuise pas la réalité de la
descente de l’Esprit dans le Christ et maintient (…) entière l’affirmation de la divinité de Jésus,
né de Marie (…) : il ne confond plus le Verbe avec l’Esprit, ni l’onction du Christ avec sa
divinité. En outre, le salut de l’homme se réalise par la personne même de Jésus-Christ : dans
l’humanité de Jésus, l’humanité entière commence son salut »240. Il importe de bien noter la
finale de cette citation car elle applique, une fois encore, la technique propre à Irénée, déjà
évoquée plus haut, de fonder le lien entre le mystère du Christ et le mystère des chrétiens. En
plus, elle permet de souligner la nouveauté de saint Irénée dans la christologie primitive : « Jésus
devient Jésus-Christ » veut simplement dire que « le Verbe devient chair »241.

Mais le débat autour de la descente de l’Esprit Saint sur Jésus n’est pas la chasse gardée de
l’antiquité chrétienne. Cet événement a donné matière à réflexion à plus d’une génération. Pour le
christologue Duquoc, « la manifestation de l’Esprit témoigne que les temps sont accomplis »242.
Ainsi, il rejoint le thème irénéen de l’accomplissement des temps en lien avec notre salut : en
Jésus, qui a repris l’humanité dans sa réalité pécheresse et en la sainteté de son existence, la
vieille humanité bascule dans une humanité nouvelle243.

238 IRENEE DE LYON, AH, III, 18, 3.


239 A. HOUSSIAU, o.c., p. 184.
240 Ib.
241 Ib., p. 185.
242 Ch. DUQUOC, o.c., p.52.
243 Ib.
51

II.4.4. Rapport de l’humanité à la divinité de Jésus-Christ

La réalité de l’incarnation a également suscité la question du rapport de l’humanité à la


divinité de Jésus-Christ, question pendante à celle de l’unité de Jésus-Christ dans sa vie humaine,
à l’origine du dualisme Ptoléméen et marcionite. Comme précédemment, voyons ce qu’en dit
Irénée : «Il a donc mélangé et uni, comme nous l’avons déjà dit, l’homme à Dieu. Car si ce
n’était pas un homme qui avait vaincu l’adversaire de l’homme, l’ennemi n’aurait pas été vaincu
en toute justice. D’ autre part, si ce n’était Dieu qui nous avait octroyé le salut, nous ne l’aurions
pas reçu d’une façon stable. Et si l’homme n’avait été uni à Dieu, il n’aurait pas pu recevoir en
participation l’incorruptibilité. Car il fallait que le «Médiateur de Dieu et des hommes», par sa
parenté avec chacune des deux parties, les ramenât l’une et l’autre à l’amitié et à la concorde, en
sorte que tout à la fois Dieu accueillît l’homme et que l’homme s’offrît à Dieu» 244.

Le rapport de l’humanité à la divinité de Jésus-Christ s’appuie sur la double nature de


Jésus-Christ et est envisagé par Irénée sous l’angle de l’efficacité du salut. Explicitons.

En Jésus-Christ, il y a deux natures et une seule personne. Telle est la réplique au dualisme
gnostique. La nature humaine a permis la victoire sur Satan en toute justice ; la nature divine a
rendu possible l’octroi d’un salut stable. Et le fruit de ce salut, c’est le recouvrement par l’homme
de l’incorruptibilité tributaire à la fois de l’humanité et de la divinité du Sauveur. Et cela
n’occulte en rien l’unité de Dieu, comme on pourrait le penser. C’est ce qu’affirme Albert
Dufourcq à travers la synthèse suivante : «Irénée sépare absolument le Christ du monde et le
constitue en Dieu. C’est le Fils unique du Père, coéternel à lui, qui était dès le commencement et
qui le glorifiait dès avant la création des mondes ; c’est le Verbe par lequel, à l’origine, il a créé
toutes choses et par lequel, dans cette création, il se révèle à tous ; et comme Fils et verbe éternel
du Père, c’est lui qui a tout pouvoir sur la création, lui qui a conduit autrefois toute l’histoire
d’Israël, lui qui maintenant doit rendre aux hommes leur héritage divin, lui qui plus tard les
jugera souverainement»245.

Le rapport de l’humanité à la divinité de Jésus, quelque ambigu qu’il puisse paraître,


constitue aussi la singularité de Jésus. Comme l’écrit encore Duquoc, « la particularité historique
de Jésus, son appartenance à un peuple et à la culture biblique, son humanité concrète et non
idéale sont essentielles à la révélation de Dieu246.
244 IRENEE DE LYON, AH, III, 18, 7.
245 A. DUFOURCQ, Saint Irénée, p. 118.
246 Ch. DUQUOC, Christologie. Essai dogmatique. Le Messie, Paris, Cerf, 1972, p. 349.
52

S’agissant de cette révélation, un constat assez étrange sur le comportement de Jésus ne


peut passer sous-silence. Par rapport à son identité personnelle, Jésus s’abstient toujours d’utiliser
lui-même le titre messianique et ne se présente pas comme le prophète annoncé par Moïse 247.
Ceci n’est pas dit pour légitimer le doute ou les fantasmes gnostiques. Au contraire. Alors que,
comme vu au premier chapitre, les doctrines gnostiques ne sont que des constructions de
l’intelligence humaine, remplies de confusion et de contradictions les unes par rapport aux autres,
Jésus s’abstient des déclarations tapageuses mais garde une étonnante conscience de soi. C’est
cela qui transparaît dans ses paroles et ses actions. Ses paraboles, ses miracles et son attitude
miséricordieuse, reposant sur sa surprenante intimité avec Dieu qu’il appelle affectueusement
Abba, bref sa vie et sa mission. Telle est la voie choisie par Jésus pour se définir248.

247 J. DUPUIS, Homme de Dieu, Dieu des hommes. Introduction à la christologie, (Cogitatio Fide), Paris, Cerf, 1995,
p.74.
248 Cf. Ib. p. 76-81.
53

Conclusion

Le deuxième chapitre de ce travail a concentré notre attention sur la récapitulation comme


doctrine de l’unité développée contre l’hérésie de la division gnostique au profit de l’unité de
Jésus-Christ.

En partant des aspects littéraires, notre développement nous a amené jusqu’à la thématique
de l’unité en passant par la lecture du vocabulaire et l’analyse proprement dite. Faite à partir des
traductions latine et arménienne, la transmission de l’AH pose généralement le problème majeur
de l’original grec perdu mais aujourd’hui reconstitué grâce au travail d’Adelin Rousseau.

L’économie, l’incarnation, la récapitulation et le retournement sont les quatre concepts-clé


qui constituent le vocabulaire théologique de saint Irénée par rapport à la notion d’unité. De
l’analyse littéraire s’est dégagée la trilogie incarnation-récapitulation-salut. Particulièrement
éloquente sur la vision de saint Irénée, la relation théologique entre ces trois concepts s’est
révélée comme le fondement de notre lecture de la récapitulation par rapport à l’expression du
salut.

Enfin, l’unité de Jésus-Christ a été clairement démontrée par saint Irénée. Verbe de Dieu,
Fils-coéternel du Père, Jésus-Christ a pris réellement notre chair par son immense amour et il est
devenu un homme-concret, comme nous, pour nous faire devenir ce qu’il est. Par l’unité dans sa
vie humaine, le Christ accoutumait la nature humaine à accueillir la divinité. Par la descente de
l’Esprit saint sur le Verbe fait chair, Jésus-Christ anticipait sur la nature humaine l’œuvre de
l’Esprit Saint sur l’ensemble des chrétiens ; c’est l’« inhabitation », différente de l’incarnation.

Comme tel, l’humanité et la divinité, contrairement à l’exégèse gnostique, s’accordent à


merveille en Jésus-Christ, en vue de l’efficacité du salut. L’humanité permet de vaincre Satan
avec justice car c’est l’homme Adam qu’il avait réduit à l’esclavage du péché ; la divinité permet
d’obtenir le salut d’une manière stable car c’est l’œuvre de Dieu qui veut restituer à l’homme son
incorruptibilité originelle. Ainsi, il est apparu qu’aux yeux de saint Irénée le motif de
l’incarnation n’est pas seulement la chute d’Adam mais bien la révélation, la rédemption et la
déification de l’homme.
54

Les questions abordées par saint Irénée ont souvent figuré dans les grandes
controverses christologiques du quatrième au cinquième siècle de notre ère. Aussi, parlant de la
christologie postérieure, devons-nous humblement reconnaître, avec Grillmeier que « C’est aux
Apologistes et à Irénée qu’elle devra les fondements de ses conclusions »249.

249 A. GRILLMEIER, o.c., p.148.


55

CHAPITRE TROISIEME :

LA RECAPITULATION DANS LE CHRIST COMME EXPRESSION DU SALUT

La doctrine irénéenne de la récapitulation renvoie à l’œuvre réalisée par le Fils de


Dieu fait homme pour le salut du monde. Toute conception du salut paraît dès lors astreinte à se
laisser guider par le schéma de la récapitulation.

L’état de la question et la problématique au début de ce travail, l’on s’en souviendra, ont


démontré qu’aucune expression du salut n’a réussi à s’imposer de façon unanime à travers toute
l’histoire. Pour sa part, la doctrine de la récapitulation, tout en mobilisant un grand nombre de
thèmes, s’est avérée construite sur l’idée de l’unité qui a cruellement fait défaut aux gnostiques.

Par ailleurs, la quête du salut, aujourd’hui comme hier, préoccupe plus d’un. A
chaque fois semble se reproduire le même scénario de la division propre à la gnose. Le
phénomène des sectes, le foisonnement d’Eglises de réveil, la magie, le syncrétisme ; la quête de
la santé, le souci de prospérité matérielle, une spiritualité désincarnée ; la désertion de l’Eglise,
l’abandon de la foi, les nouveaux mouvements religieux et le retour au paganisme et à
l’athéisme apparaissent comme des indices traduisant un malaise qui ne dit pas son nom. Quel
discours proposer aujourd’hui sur le salut ?

Répondre à la question ainsi posée est le but précis de ce chapitre, conformément à la


nouvelle tendance en matière de patristique qui consiste à comprendre les textes des Pères suivant
les grandes problématiques théologiques de l’heure250. En effet, la question de l’origine de Dieu,
du monde, de la misère, du mal est loin de disparaître de notre monde. La question du salut l’est
davantage, aggravée par la naissance de nouvelles formes de gnoses encore aujourd’hui251.

Notre effort de recontextualisation des acquis des analyses du chapitre précédent nous
oblige ainsi à aborder en cinq points notre présent objet : la récapitulation avant Irénée, la
récapitulation à l’époque de saint Irénée, les éléments de rapprochement entre la récapitulation et
le salut, la contribution de saint Irénée sur la conception du salut en Afrique et la pertinence de la
récapitulation comme expression du salut.
250M.W. LIBAMBU, o.c., p.126.
251 SYNODE DES EVEQUES, La Nouvelle évangélisation pour la transformation de la foi chrétienne. Lineamenta, Cité
du Vatican, Lbreria Editrice Vaticana, 2011, p. 15.
56

III.1. La récapitulation avant saint Irénée

Le sens de la récapitulation avant Irénée s’oriente dans deux directions. La première


relève de la littérature profane, la seconde concerne les écrits bibliques et la réflexion
théologique. Dans le premier cas, l’infinitif « récapituler » et le substantif « récapitulation » ont
un usage assez limité. Ils sont surtout employés en rhétorique pour désigner soit la répétition que
fait un avocat à l’issue de son plaidoyer pour rafraichir la mémoire du juge, soit un résumé, au
début d’un nouveau livre, destiné à rappeler l’exposé précédent. Dans la Bible et le vocabulaire
théologique, le sens de ce terme paraît assez complexe. Cela se vérifie surtout chez Saint Paul où
le terme tantôt signifie « résumer en portant à sa plénitude » (la charité qui résume le tout de la
Loi mais en le dépassant), tantôt renvoie à l’œuvre salvifique du Christ destinée à réunir, à
soumettre, à restaurer et à faire passer sous un seul chef la création tout entière. Ce dernier
emploi, plutôt sotériologique, porte surtout sur l’harmonie à établir dans la création. Adhémar
D’Alès, qui a étudié particulièrement la doctrine de la récapitulation en Saint Irénée, estime que
deux acceptions nettes, mais étroitement liées, se dégagent des écrits de Paul : « l’une, appliquée
au Christ, le désigne comme centre et lien vivant de l’univers, principe d’harmonie et d’unité.
L’autre, appliquée au commandement de l’amour, le désigne comme centre et résumé de la Loi.
Acception cosmique et acception logique, pourrait-on dire »252.

Quant à la tradition théologique, quatre sources sont généralement citées par rapport à la
signification de la récapitulation avant Irénée : le livre d’Esdras, l’Épitre de Barnabé, saint Justin
et les ptoléméens.

Le Quatrième livre d’Esdras exploite le thème apocalyptique de la récapitulation où


récapituler signifie non seulement renouveler les impiétés passées, mais les porter à leur comble.

Abondant dans le même sens, l’Épitre de Barnabé évoque le thème de la récapitulation


comme comble du péché pour justifier théologiquement la passion du Christ. Par sa mort, le Fils
de Dieu devait résumer et consommer la malice de tous les crimes accomplis sur les prophètes.
C’est l’acception logique du terme. L’auteur du Protévangile de Jacques parle aussi dans ce
sens253.

252 A. D’ALES, o.c., p.188.


253 Ib.
57

Reprenant le sens cosmique, saint Justin, dans sa lutte contre Marcion, donne au verbe
« récapituler » le sens de ramener la créature à sa source, à son principe qu’est Dieu 254. Chez
Justin, contrairement à Saint Paul, la récapitulation se limite à l’humanité, n’embrasse plus les
réalités célestes et fait penser plus au retour vers le créateur qu’à une réunification. Toutefois, le
rapport au salut est maintenu : le Christ rétablit la soumission de l’homme à Dieu255.

Les ptoléméens, de leur côté, avaient également une interprétation particulière de la


récapitulation. Utilisé comme pronominal, le verbe « se récapituler » signifie chez eux, « se
concentrer en un seul être ». Tout se récapitule ainsi dans le Christ parce qu’il est l’émanation du
plérôme tout entier. Contrairement à Saint Justin, la récapitulation, ici, se limite aux réalités
célestes du plérôme, au détriment des réalités terrestres256.

Le concept de récapitulation a donc suivi tout un itinéraire, de l’Écriture à Saint Irénée.


Les premières et les seules mentions de la récapitulation dans le Nouveau Testament
appartiennent au corpus paulinien257.

Des Écritures, le terme est ensuite passé dans la littérature apocalyptique, puis chez les
Pères de l’Église258. Mais après une enquête rigoureuse parmi les Apologistes du IIe siècle, E.
Scharl en est arrivé à conclure : « le concept de récapitulation chez Irénée tire son origine
« presque immédiatement et totalement de l’Écriture 259 ». Prolongeant cette réflexion, B. Sesboüé
reconnaît la dominante johannique et paulinienne sur la théologie irénéenne de la récapitulation.
« Elle est , écrit-il, le fruit d’une combinaison de trois textes clés de la tradition paulinienne :
l’Epitre aux Ephésiens 1,10 bien entendu, puisque le mot y est employé ; l’ Epitre aux Romains 5,
254 Marcion, en effet, affirmait que Jésus vient d’un Père distinct de notre créateur afin d’arracher des mains de ce
dernier sa propriété, l’homme. Voir A. HOUSSIAU, o.c., p. 218.
255 Ib.
256 Ib., p.219
257 Rm 13,9 : « En effet, le précepte : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne tueras pas, tu ne convoiteras pas et
tous les autres se résument en cette formule : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Paul utilise le verbe
anakeéphalaioomai ; Ga 5,14 : Car une seule formule contient toute la loi en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain
comme toi-même. Le terme utilisé est pléroomai ; Eph 1,9-10 : « Il nous a fait connaître les mystères de sa volonté,
ce dessein bienveillant qu’il avait formé en lui par avance pour le réaliser quand les temps seraient accomplis :
ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres ». C’est le texte -clé de
l’origine de la théologie de la récapitulation en saint Irénée.

258 Dont Saint Barnabé. E. SCHARL, Récapitulatio mundi. Der Rekapitulationsbegriff des heilligen Irenäus und
seine Anwendung auf die Körpenwelt, p.110-113 : invoque des écrits chrétiens de cette époque mais perdus,
notamment quelques textes de clément de Rome, d’Ignace d’Antioche, de Polycarpe de Smyrne, de Papias, de la
IIème lettre de Clément et de « Pasteur d’Hermas ». Voir également sur ces points J. M. DUFORT, La Récapitulation
paulinienne dans l’exégèse des Pères ,dans Sciences Ecclésiastiques 12 (1960), p.21-38).
259 E. SCHARL, Rcapitualtio mundi, o.c., p. 131, cite par B. SESBOUE, Tout récapituler dans le Christ, o.c., p. 128.
58

où se trouve le grand parallèle entre les deux Adam, qui oppose la désobéissance du premier à
l’obéissance du second, et la Ière Epitre aux corinthiens 15, 45-48 sur la résurrection, qui fait
également jouer l’opposition entre les deux Adam, mais du point de vue de la création : le
premier homme, Adam, est l’être « animé » (psychique) ; et l’être spirituel, c’est le dernier Adam,
le Christ. Mais la référence au verset du prologue de Jean : « Le Verbe s’est fait chair » (1, 14)
n’est jamais éloigné »260.

III.2. La récapitulation à l’époque de saint Irénée

Très peu de dictionnaires ou de lexiques donnent la définition de ce mot. Irénée lui-même,


alors qu’il l’utilise souvent, n’en donne pas une définition explicite. Les définitions disponibles
de ce concept se trouvent, par contre, chez des auteurs postérieurs qui ont analysé son œuvre.

Chez notre auteur, l’œuvre de la récapitulation renvoie le plus souvent à Jésus-Christ. De


ce fait, Adhémar d’Alès la définit comme « ce travail de reconstruction et de restauration de
l’humanité selon le plan primitif de Dieu, dont le Verbe incarné est lui-même l’exemplaire parfait,
avant de devenir le principe et l’instrument d’un semblable travail accompli par Dieu dans les
individus »261. L’on peut retenir l’indication sur le Verbe incarné qui est d’abord lui-même
l’exemplaire parfait de la récapitulation. Même si elle n’abonde pas en détails, cette définition,
proposée au premier quart du vingtième siècle, inspirera longtemps les chercheurs intéressés par
Irénée de Lyon262 . Les principales précisions apportées dans la suite concernent notamment la
sémantique du terme. Pour Fantino, la récapitulation « est une œuvre complexe qui comprend la
réunion de tous les êtres constituant la création, leur restauration et leur perfection» 263.

Provenant de la rhétorique, le concept « récapitulation », à en croire les spécialistes264,


présente une grande diversité de sens qui peuvent être regroupés en trois ensembles : rassembler,
résumer, condenser ; porter à son comble, parfaire, terminer ; répéter, rétablir, restaurer,
renouveler. Pour Houssiau, la complexité de ce terme, chez Irénée, peut être due à la
désagrégation de la doctrine paulinienne de la récapitulation265.
260 B. SESBOUE, Tout récapituler dans le Christ., p. 127.
261 A. D’ALES, o.c., p. 189.
262 A. Houssiau , A. Benoît, et Jacques Fantino se référeront à lui .
263 J. FANTINO, o.c., p.241.
264 Voir H. SHLIER, art. anakephalaiômai , dans ThWNT 3 (1983), p. 681-682 ; A. HOUSSIAN, o.c., p.216. J.FANTINO,
o.c., p. 240.
265 A.HOUSSIAU, o.c., p.219. B. SESBOUE, Tout récapituler dans le Christ, p.126 : donnera une autre explication à
partir des termes kephale, kephalaion et des préfixes ana- et ano-.
59

A tout prendre, la récapitulation n’est pas un simple vocable, un parmi tant d’autres,
chez Irénée. C’est un concept qui exprime toute une doctrine, celle de « l’accomplissement du
salut en Christ, c’est-à- dire de la réalisation de l’économie »266.

Dans ce sens, saint Irénée n’est ni le premier ni le seul à avoir utilisé ce concept de
« récapitulation ». Pourtant, il a eu le mérite de l’avoir bien compris et d’avoir su l’exploiter dans
sa lutte antignostique. S’exprimant à ce propos, Jacques Fantino reconnaît que « le génie d’Irénée
a consisté à insérer la récapitulation dans l’économie, ce qui lui permet de reprendre les données
éparses de ses prédécesseurs, y compris gnostiques, et de construire à partir d’elles une doctrine
de la récapitulation cohérente avec celle de l’économie et commandée par elle 267 ». Le but de
toute cette ingéniosité, c’est de mieux exprimer l’œuvre de salut accompli par le Christ.

Plusieurs autres témoignages attestant ce fait peuvent être évoqués. Le titre de l’article
d’Adhémar d’Alès est, à lui seul, éminemment éloquent 268. L’affirmation d’Albert Garreau sur
l’unité, chère à la doctrine de la récapitulation, est également claire 269. Mais le plus important
pour nous dans cette doctrine, c’est qu’elle est entièrement tournée vers le salut, et donc incluse
dans la grande économie.

De fait, bien avant l’Incarnation, Dieu avait accompli plusieurs économies en faveur des
hommes : multiples alliances, prophéties, vision, etc270. Mais elles étaient toutes particulières. Les
économies de la récapitulation revêtent, quant à elles, une dimension universelle 271. La théologie
266 Ib., p.241.
267 Ib. p.241-242.
268 La Doctrine de la récapitulation en Saint Irénée.
269 Il dit : « ce n’est pas seulement une argumentation contre l’hérésie, mais l’expression même de la foi. Saint
Irénée est sans doute le premier écrivain chrétien qui insiste tant sur l’unité du christ dans l’Incarnation et la
Rédemption, source de nombreuses hérésies ». Voir A. GARREAU, o.c., p. 25-26.
270 Voir IRENEE DE LYON, AH, III, 11, 8 :« Et c’est pourquoi quatre alliances furent données à l’humanité : la
première fut octroyée à Noé après le déluge ; la seconde le fut à Abraham sous le signe de la circoncision ; la
troisième fut le don de la loi au temps de Moïse ; la quatrième enfin, qui renouvelle l’homme et récapitule tout en
elle, est celle qui, par l’Evangile, élève les hommes et leur fait prendre leur envol vers le royaume céleste ».
271 Albert Houssiau, quant à lui, parle des « thèmes de la récapitulation » et il en dénombre six :
-Le thème apocalyptique : « récapituler » c’est résumer ou accumuler le mal qui atteint ainsi son comble, et
cette plénitude est caractéristique de la lutte apocalyptique ;
- La récapitulation historique dans laquelle il distingue le thème de la concision de celui de la récapitulation
de l’histoire et de la race humaine dans la personne de Jésus ;
-La foi d’Abraham, où récapituler, c’est retrouver des réalités initiales considérées comme parfaites ;
-La récapitulation des mystères primordiaux (Episode d’Adam et Eve comme figures) où récapituler égale
répéter mais la répétition est l’accomplissement des figures ;
-La récapitulation de la créature primitive, où le Verbe récapitule l’œuvre qu’il a façonnée au début, la « re-
crée », la renouvelle de façon qu’elle retrouve sa valeur originelle, c’est-à-dire sa ressemblance avec Dieu ;
-La récapitulation sous le chef du Verbe : le verbe incarné rétablit sa primauté sur tous les êtres visibles et,
en particulier, sur l’homme, sur les puissances spirituelles perverses, sur toutes les réalités célestes :Voir A.
60

de la récapitulation d’Irénée embrasse donc toute l’histoire du salut, de la création à la parousie,


et peut être répartie en trois temps regroupant le projet, l’accomplissement et l’achèvement272.

III.2.3. La thématisation du salut chez Irénée de Lyon

Plusieurs expressions, chez saint Irénée, traduisent le salut tel que Dieu l’a conçu et
réalisé. Jean-Pierre Jossua a fait l’aveu que, sur la sotériologie de saint Irénée, toute conclusion
est impossible273. Pour cette question, nous nous inspirons de Jacques Fantino qui a quand même
proposé une thématisation.

Comme souligné dans notre introduction générale, l’idée directrice de la notion de salut
chez les Pères est la divinisation de l’homme. Mais saint Irénée exploite cet axe central avec
quelques nuances particulières liées au contexte de lutte qui caractérise son œuvre. Les
différentes thématisations ne s’opposent pas entre elles, mais elles précisent, chacune à sa
manière, un aspect du salut selon qu’il insiste sur la relation soit à Dieu, soit au Christ, soit à
l’Esprit Saint. Cinq expressions jalonnent ainsi le traité de l’évêque de Lyon.

D’abord, saint Irénée parle de la glorification de l’homme 274. L’homme vivant étant celui
qui participe à la gloire de Dieu, c’est-à-dire à la vie que Dieu procure aux hommes par le Fils
dans l’Esprit, la gloire de Dieu, consiste donc à introduire l’homme progressivement dans la
plénitude de sa divinité. Le Christ est le premier participant à la gloire de Dieu en tant que
l’homme vivant glorifié dans son humanité275.

Ensuite, saint Irénée exprime le salut par l’incorruptibilité et l’immortalité. Ces deux
termes synonymes ne sont vrais, absolument parlant, que de Dieu276.

La vision et la connaissance de Dieu constituent la troisième expression irénéenne du


salut. La médiation du Fils est requise, dans ce cas, car il est le seul capable de révéler le Père (Mt
11, 27 b) . D’abord occasionnelles, la vision et la connaissance de Dieu sont devenues

HOUSSIAU, o.c., p. 220-224.


272 Le temps du projet désigne le dessein de la récapitulation déjà présent, d’après Irénée, dans la création
originelle ;le temps de l’accomplissement correspond aux principales économies de la récapitulation ; l’achèvement
rappelle « la fin des temps » qui, chez Irénée, renvoie à la venue du Christ, c’est-à-dire à l’incarnation.

273 J.P. JOSSUA, o.c., p. 46.


274 IRENEE DE LYON, AH, IV, 20, 7.
275 J. FANTINO, o.c., p.208.
276 Ib., p. 209.
61

permanentes à partir de l’incarnation, mais elles restent partielles en attendant la manifestation


plénière de la fin des temps.

Quatrièmement, Irénée présente le salut comme filiation adoptive et divinisation. Le


Verbe s’est fait homme, et le Fils de Dieu, Fils de l’homme, pour que l’homme, en se mélangeant
au Verbe, reçoive la filiation adoptive et devienne fils de Dieu277.

Enfin, saint Irénée parle du salut en termes d’image et de ressemblance de Dieu, deux
termes qui renvoient au récit de la création en Gn 2, 7. Le corps donne à l’homme d’être à
l’image de Dieu (cf. le modelage à partir du limon). Mais chez Irénée, ces deux termes ont des
significations propres. L’image est une notion anthropologique, une propriété naturelle qui établit
une similitude entre l’homme et le Fils incarné. Irénée laisse ainsi entendre que «l’homme est
image du Fils incarné par la chair et par la forme. Cette image renouvelée par l’Esprit Saint en
vue de l’accomplissement du salut de l’homme, l’homme ainsi renouvelé ne doit plus faire les
œuvres de la chair»278.

Quant à la ressemblance, elle est l’œuvre de l’Esprit Saint. Infusé dans l’âme, cet Esprit
établit l’homme à la ressemblance de Dieu et continue le modelage commencé à la création. Le
salut consiste à retrouver cet homme spirituel et parfait, fait à l’image et à la ressemblance de
Dieu grâce à l’Esprit Saint. A cet homme sauvé et parfait s’oppose l’homme imparfait, psychique
et charnel, possédant bien l’image de Dieu dans l’ouvrage modelé, mais n’ayant pas reçu la
ressemblance par le moyen de l’Esprit (cf. AH, V, 6, 1). D’après Jacques Fantino, « la
ressemblance exprime le dynamisme qui permet à l’homme de se tourner vers Dieu et d’être
divinisé par lui »279.

De ces cinq thèmes, le dernier est le plus intéressant car l’image et de la ressemblance
envisagent le salut à partir de l’homme, à partir de ce qu’il est, de ce qu’il devient par rapport à
Dieu et circonscrivent l’homme dans la dynamique de la réalisation de l’économie à travers
l’histoire280. L’image renvoie à la nature, la ressemblance à la grâce.

277IDEM, III, 19,1


278 J. FANTINO, L’homme image de Dieu chez saint Irénée de Lyon, Paris, Cerf, 1986, p. 106.
279 Ib. , p. 113.
280 J. FANTINO, La théologie de saint Irénée, o.c., p.219.
62

III.2.4. Le salut en raccourci

L’analyse du texte nous a donné l’occasion de mettre en évidence la trilogie incarnation-


récapitulation-salut. Nous avons également remarqué, toujours dans notre deuxième chapitre, une
technique propre à saint Irénée qui consiste à fonder l’ensemble des mystères chrétiens dans le
mystère du Christ. En la personne de Jésus-Christ, le salut du genre humain, et par là, de la
création tout entière, est déjà réalisé. C’est cela que signifiait l’incarnation lorsque les temps
furent accomplis ; c’est cela que signifiait la descente de l’Esprit Saint sur le Verbe incarné ; c’est
cela que signifiait la perfection de la nature humaine du Christ : c’est aussi cela le salut en
raccourci. Pour cette raison, Adhémar d’Alès, dans sa définition de la récapitulation vue
précédemment, présentait le Verbe Incarné lui- même d’abord comme l’exemplaire parfait de la
reconstitution de l’humanité. Dans notre analyse, nous avons également vu que la trilogie
Incarnation- récapitulation- salut était l’essentiel de la sotériologie de Saint Irénée. D’une
manière habile et subtile, le fondateur de la théologie systématique identifie le fait de
l’incarnation au fait du salut en passant par la récapitulation, à la manière d’un syllogisme où
l’incarnation est le grand terme, le salut le petit terme et la récapitulation, le moyen terme 281.
L’analyse de notre deuxième chapitre l’a clairement démontré, avec les différents participes
présents.

III.3. Les éléments de rapprochement entre récapitulation et salut

Comme on l’aura remarqué, la récapitulation ne figure pas dans la thématisation du salut


chez Irénée. En effet, ce concept évoque, chez lui, une doctrine, un argument « synthétique » et
non un vocable ordinaire. Nos efforts, sous ce titre, voudraient considérer les potentialités de ce
concept à thématiser le salut à l’instar des différentes expressions présentées dans le point
précédent.

L’incarnation, avons-nous vu, renvoie au prologue de l’Évangile de Saint Jean qui atteste
que le Verbe s’est fait chair. Longtemps durant, l’incarnation a été le point de départ de la

281 Ce syllogisme serait :


Par son incarnation, le Christ a récapitulé toutes choses
Or la récapitulation a reconstitué, restauré et parachevé l’humanité et toute la création
Donc l’incarnation est le salut de l’humanité et de toute la création.
63

réflexion en Christologie282 . Mais actuellement, du moins, depuis la deuxième moitié du XXème


siècle, le pôle d’intérêt semble avoir connu un déplacement important283.

Une certaine mise entre parenthèse de la christologie de l’incarnation semble être


constatée au profit d’une christologie multiple qui, à l’inverse, part tantôt de la reconnaissance
pascale de la divinité de Jésus, tantôt du thème de la résurrection, tantôt de l’utilisation conjointe
d’une méthode exégétique critique et d’une procédure herméneutique qui permet d’accompagner
Jésus de sa prédication à sa mort pour interpréter en un second temps seulement le
théologoumène de la résurrection, tantôt d’une anthropologie de la rencontre de Dieu par
l’homme avant de préciser la « nouveauté » du Christ, tantôt enfin d’une quête de réponse à la
question de savoir comment un sujet divin peut être l’agent d’une histoire humaine284.

Il ne s’agit pas ici simplement de la fameuse opposition entre « christologies d’en-haut »


et « christologies d’en-bas » mais plus probablement d’une quête fondamentale d’une
christologie intégrale285 au détriment d’une christologie unidimensionnelle. C’est la quête d’une
christologie alliant les deux approches, celle d’en-haut et celle d’en-bas, une christologie qui
admette la complémentarité entre la sotériologie et la christologie, une christologie du « Fils-de-
Dieu-fait-homme-dans-l’histoire », une christologie qui inclue la « christologie pneumatique »,
une christologie qui mette en évidence la dimension historique du mystère de Jésus-Christ et la
véritable « histoire » humaine de Jésus, une christologie au service de la foi chrétienne comme foi
en Jésus-le-Christ, une christologie qui allie « Jésuologie » et « Christologie », bref une
christologie du mystère de Jésus-Christ comme l’ «universel concret » où coïncident signification
universelle et particularité historique étant donné qu’en Jésus de Nazareth le Fils de Dieu s’est
humanisé et que son histoire humaine est celle de Dieu 286. Cette façon moderne de penser, ne
rime-t-elle pas mieux avec le holisme que d’aucuns promeuvent aujourd’hui ?

Placé dans la perspective d’une christologie dont l’objet temporel est l’« événement Jésus-
Christ », et fort d’une théologie de l’incarnation enrichie de toutes les perspectives vues ci-haut,
l’exploration du concept de la récapitulation nous semble présenter d’excellents atouts par
rapport à l’expression du salut. Grâce au schéma de l’incarnation, il permet de rendre le salut

282 Chez les Pères de l’Eglise, l’arianisme, apollinarisme, les conciles d’Ephèse et de Chalcédoine, la théologie
scolastique…
283 J. Y.LACOSTE, o.c., p. 566.
284 Ib.
285 Ib.
286 J. DUPUIS, Homme de Dieu, Dieu des hommes. Introduction à la christologie, (Cogitatio Fidei), Paris, Cerf, p. 60.
64

visible ; son idée d’accomplissement garantit au salut sa dimension spirituelle et eschatologique


tandis qu’avec le schème d’unité qui le caractérise, il souligne l’aspect harmonieux du salut dans
l’optique de la perfection de la vie du Christ. Explicitons.

L’expression du salut au cours de l’histoire a changé selon les époques et les contextes. La
thématisation du salut, chez Irénée, nous a permis de voir effectivement que le salut peut avoir
plusieurs tonalités que les différents thèmes vus ont soulignées chacun en sa manière. Faudrait-il
de là conclure que le salut est en soi une réalité insaisissable ? Certains l’ont pensé287, mais nous
répondons par la négative.

En effet l’affirmative nous paraît radicalement et fondamentalement opposée à la vision


de saint Irénée devant le piège de division qui hante les gnostiques. Face à l’inadéquation des
expressions existantes à traduire convenablement la totalité du salut, le concept de récapitulation
nous paraît bien tenir compte du principe moderne d’intégration et de l’intégralité de l’homme
aussi bien dans sa temporalité (aspect de l’incarnation) que dans sa complexité288.

Il s’agit d’expliciter, contre les fausses doctrines, hérésies, sectes, gnoses, nouveaux
mouvements religieux et toutes sortes de déviations christologiques et sotériologiques, le contenu
réel du mot salut : ce n’est pas une simple guérison, une simple question de richesse matérielle ;
ce n’est pas non plus une simple question de bien-être terrestre ou une simple connaissance
mentale de l’Évangile. C’est plutôt un renouvellement intrinsèque (récapituler comme recréer)
qui engage résolument dans la vie (incarnation) à l’ombre du Christ en attendant la parousie
(grâce à l’Esprit Saint). Être sauvé, c’est être renouvelé et être achevé, dans le sens d’une création
(modelage) commencée dans le premier Adam, mais renouvelée et portée à son achèvement dans
le Christ, Nouvel Adam. Parlant dans ce sens, André Manaranche affirme que « le salut n’est pas
un retour au calme après une turbulence ou un vacarme : c’est l’unification de tout dans le
Christ »289.

De même que la création a donné à l’homme une nature unique et irréductible, image de
Dieu, le seul mode de sa présence au monde, ainsi la récapitulation offre à l’homme une nature de
racheté, la seule à le rendre à jamais détenteur et héritier des promesses et faveurs divines.
287 J. ROGUES, Existence chrétienne et espérance du salut, dans J. DELUMEAU, Le fait religieux, Paris, Fayard, 1993,
p.104. Cet auteur pense que la multiplicité des termes manifeste que le salut n’est pas complètement cernable par
des mots.
288 On peut relire ici avec profit l’observation faite par Rahner et Vorgrimler dans la note n° 15 de ce travail sur la
totalité du salut.
289 A. MANARACHE, o.c., p. 190.
65

Vue dans la perspective de la théologie de l’histoire, la récapitulation nous met en


présence du salut comme restauration et harmonie de l’homme avec sa propre histoire dans ses
trois dimensions, tout comme par la récapitulation le Christ à restauré l’homme déchu par la
désobéissance d’Adam, c’est-à-dire l’homme d’avant l’incarnation, les hommes du temps de
Jésus et les hommes des temps à venir.

Insistant uniquement sur le côté humain du Christ et présentant, par voie de conséquence,
une sotériologie unidimensionnelle centrée sur la prospérité matérielle, une certaine théologie
populaire véhicule actuellement la conception gnostique et hérétique d’un Christ déchiré et
divisé. D’où la nécessité d’un recentrement de la réflexion christologique sur la vision du Christ
uni qui se présente comme un modèle à suivre et à servir d’une manière harmonieuse.

Une telle sotériologie, récapitulée pourrait-on dire, déploie à merveille le mystère du


Christ « universel concret » car elle combine bonheur terrestre et bien-être spirituel, mais aussi
elle permet d’expliquer un double paradoxe : d’une part le salut final se passe des biens temporels
car il ne consiste pas dans le manger et le boire, d’autre part même les pauvres réussissent à servir
merveilleusement Dieu.

Tout comme il a été dit des thèmes de l’image et de la ressemblance, la récapitulation


expose, à notre avis, une conception dynamique et non statique d’un salut qui, sur le plan
extérieur, se déploie tout au long de l’existence humaine (notion d’économie) et implique, de
l’intérieur, un cheminement au sein de tout chrétien. L’on comprend mieux dans ce sens que le
salut du monde arrive non d’une manière « ponctuelle », comme par un coup de baguette
magique, mais à travers la vie vécue et donnée de Jésus-Christ. D’ailleurs, le Christ est non
seulement notre sauveur, il est tout autant notre salut (cf. Lc 2, 28-32). Être sauvé, c’est dès lors
trouver un sens à sa vie tout entière à la lumière de la double unité en Jésus-Christ : en vertu de la
récapitulation, il unit l’histoire (protologie-eschatologie) et il nous sauve par l’unité de sa vie.

Vue, par ailleurs, dans la perspective plus intérieure du salut individuel, la récapitulation
comme expression du salut ne s’oppose pas aux aspirations liées à la visibilité et à la matérialité,
c’est-à-dire la guérison, la paix, la santé, la richesse, le bien-être ou le bonheur. Bien au contraire,
leur procurant un surcroît de signification (notion d’accomplissement), cette conception les
préserve du soupçon et du discrédit de la division hérétique. A l’instar de la personne du Christ
unissant de façon parfaite et harmonieuse des réalités ontologiques diamétralement opposées 290,
290 A savoir l’incréé et le créé, le divin et l’humain, Dieu et l’homme.
66

la finalité des dimensions du salut est, nous semble-t-il, de s’intégrer harmonieusement dans la
cohérence de la vie chrétienne. Les thèmes irénéens de l’accoutumance et de l’inhabitation
trouvent ici pleinement leur sens. Du fait de la grandeur et de la transcendance de Dieu, l’homme
se voit invité à s’habituer à accueillir Dieu et à être habité par son Esprit de manière à progresser
graduellement vers la vérité tout entière. A travers une vie chrétienne harmonieuse, l’homme
apprend à participer à la vie divine et à la gloire de Dieu. De la sorte, la récapitulation interdit de
limiter le salut à la conception d’une époque ou de l’enfermer dans une dimension quelconque.

De ce qui précède, il appert selon toute vraisemblance que le salut se déploie dans l’élan
de l’homme, avec l’assistance de l’Esprit Saint, à chercher à unifier sans cesse son existence avec
l’histoire de l’humanité selon le plan de Dieu. Le salut comme récapitulation permet d’ouvrir et
d’emporter les réalités humaines vers la transcendance divine. Plus qu’une théologie de l’histoire,
le salut comme récapitulation fait penser à une théologie du salut de l’histoire des hommes
comme individu et comme communauté. En vertu de l’incarnation bouleversante du Verbe dans
l’histoire des hommes la récapitulation implique une éthique chrétienne qui invite à la
responsabilité face à l’avenir en vue de la parousie du Seigneur. La doctrine de la récapitulation
nous avait menés au cœur de l’économie, la thématisation de la récapitulation comme expression
du salut nous a introduit au cœur de la doctrine irénéenne de la récapitulation.

III.4. Contribution de saint Irénée à la théologie de l’inculturation et à la conception


du salut en Afrique

L’inculturation est une réalité aussi ancienne que l’histoire du salut. Son utilisation
comme concept missiologique ne sera, pourtant, officialisée qu’au XXe siècle 291. Tel qu’il est
utilisé, le concept ainsi élaboré porte l’idée d’insertion dans la culture elle-même, et non d’une
simple appropriation d’une culture292. Il s’agit, à proprement parler, de l’insertion d’une culture
dans une autre culture, et c’est pour cette raison notamment que l’incarnation est souvent évoquée
comme fondement théologique de l’inculturation.

Dans son Exhortation apostolique Catechesi Tradendae, Jean Paul II définit


l’inculturation comme le processus par lequel « la catéchèse s’incarne dans les différentes
cultures293». Plus tard, il précisait qu’il s’agit d’ « une intime transformation des authentiques

291 E.-J. PENOUKOU, art. Inculturation, dans J.-Y. LACOSTE (dir), o.c., p. 565.
292 P.EICHER (dir.), o.c., p.4246-425.
67

valeurs culturelles par leur intégration dans le Christianisme et l’enracinement du Christianisme


dans les diverses cultures294 ».

Cependant, « l’incarnation »295 n’est pas le seul fondement de l’inculturation. Par rapport
à la pertinence de la réalité de l’inculturation, il paraît bien étroit comme concept opératoire dans
certains contextes. C’est ce qu’affirme, en l’occurrence, Michaël Amalados quand, appliqué au
contexte de l’insurmontable pluralisme culturel et religieux de son pays, il démontre que
christianiser la culture ou incarner l’Evangile dans la culture de l’Inde n’est ni possible ni la seule
manière dont l’Evangile peut s’épanouir chez eux296.

C’est pour des raisons similaires, pensons-nous, que, bien avant, le Bienheureux Jean Paul
II avait élargi le champ en fondant également l’inculturation dans les mystères pascal et
pentecostal297. Or, dans son déploiement, les résistances et les pesanteurs observées ont parfois
nourri un sentiment d’échec et d’inefficacité du paradigme de l’inculturation. En Afrique, les
partisans d’une théorie africaine de la libération et de celle de la reconstruction, reprochent aux
tenants de l’inculturation de « passer sous-silence les graves problèmes de pauvreté ou
d’oppression que subissent les masses africaines, de passer à côté des grands défis socio-
économiques et politiques de l’Afrique d’aujourd’hui »298. D’autres encore reprochent à la
théologie de l’inculturation d’ajouter « une attitude archéologisante en rêvant d’une prétendue
culture africaine qui n’existe pas aujourd’hui »299.

Pourtant, sans rejeter ces critiques, nombre d’auteurs proposent une lecture renouvelée et
plus équilibrée qui présentent l’inculturation comme orthopraxis300, comme itinéraire mystique de

293 JEAN PAUL II, Catechesi Tradendae. Exhortation apostolique, 16 Octobre 1979, n° 53, dans AAS 71 (1979), p.
1319.
294 ID., Redemptoris Missio. Lettre encyclique sur la valeur permanente du précepte missionnaire, 7 décembre
1990, n°52, dans AAS 83 (1991), p.229.
295 Au sens restreint de prise de chair.
296 M. AMALDOS, A la rencontre des cultures. Comment conjuguer unité et pluralité dans les églises, (Questions
ouvertes), Paris, Editions Ouvrières, 1997, p.30.
297 JEAN PAUL II, Ecclesia in Africa. Exhortation apostolique post-synodale sur l’Eglise en Afrique et sa mission
évangélisatrice vers l’an 2000, n°61, Kinshasa, Médiaspaul, 1995.
298 L. SANTEDI Kinkupu, Deux chantiers de travail dans la pratique des théologies contextuelles, dans M. CHEZA -G.
van’t SPIJKER, Théologiens et théologiennes dans l’Afrique d’Aujourd’hui, Paris-Yaoundé /Karthala-Clé, 2007, p. 45-
46.
299 Ib.
300 Ib. C’est-à-dire, un processus qui débouche sur un style d’être et d’agir. L’auteur écrit : « …l’Evangile est inculturé
dans une culture, non seulement quand il est traduit dans cette culture, mais aussi et surtout quand les membres
de cette culture se maintiennent dans leurs conditions de fils de Dieu en agissant de manière telle que leur agir
éthique soit animé de l’amour de Dieu et des autres », p.50.
68

la mission301, ou carrément comme processus expérimental et permanent qui nous mènera jusqu’à
la fin des temps302.

Au bout du compte, les fondements classiques de l’inculturation et les nouvelles lectures


qui en ont été proposées, incarnation, mystère pascal, pentecôte, orthopraxis, itinéraire mystique
ou processus expérimental et permanent, se résument tous en un mot : récapitulation, dans sa
double phase d’accomplissement et d’achèvement dont l’actif appartient à Dieu tel que nous
l’avons expliqué plus haut. En effet, dans l’optique de la récapitulation, Dieu veut donner aux
cultures humaines leur authentique ressemblance au Christ et à la culture évangélique grâce à
l’Esprit de la pentecôte. Celui-ci accomplit patiemment la transformation jusqu’à ce qu’elles
soient pleinement expression de l’Evangile du salut concret apporté par le Verbe fait chair. Le but
de l’inculturation est donc de reproduire, entre les cultures et les hommes qu’elles portent,
l’harmonie réalisée par l’union parfaite en Jésus-Christ de deux natures ne faisant qu’une
personne, et aussi l’harmonie de sa vie plantée au cœur d’une culture particulière et de l’histoire
du salut.

L’épineuse question du salut en Afrique a plusieurs fois été abordée. Un survol rapide de
quelques écrits représentatifs de cette littérature permet d’en dégager les traits importants.

Le jésuite camerounais Engelbert Mveng mérite en tout premier lieu notre attention. L’on
sait, d’une part, que la problématique théologique de ce chercheur polyvalent s’articule
globalement autour de la pertinence du donné révélé en contexte africain marqué par une
tradition de servitude et de mépris. Mais, l’on n’ignore pas non plus que sa thématique majeure
est la « théologie de la vie », une vie qui triomphe des forces de la mort, tout en gardant cette
thématique dans le sillage de la théologie de la libération303.

301 L’inculturation est un processus qui s’inscrit dans le cadre de la mission et du témoignage. Les effets peuvent
tarder, mais la transformation s’opère, lentement… à la manière d’un grain enfoui dans la terre. Voir A. PEELMAN,
L’inculturation. L’Eglise et les cultures. (L’horizon du croyant). Paris/Ottawa, Desclée/Novalis, 1988, p.185 : « Le
mystère de l’Incarnation est le fait premier d’où découle toute forme de témoignage chrétien. La croix est l’ultime
aboutissement de ce témoignage. Entre l’incarnation et la croix, la mission s’étend comme le témoignage de
l’amour désintéressé. Ce témoignage missionnaire doit être nourri par une spiritualité de l’attente et de la
rencontre, par une spiritualité qui est consciente du désir de Dieu enfoui dans toutes les cultures et expériences
humaines. Elle doit faire sienne cette attente d’une révélation de Dieu ».
302 D. BOCH, Dynamique de la mission de la chrétienne. Lomé-Paris-Génève, Haho-Karthala-Labor et Fides, 1995.
303 http://fr.wikipedia.org/wiki/Engelbert_Mveng. Consulté le 20 Avril 2011.
69

En abordant la question de la mission de l’Eglise d’Afrique devant les misères


qu’engendre la paupérisation des africains à tous les niveaux 304 , il fait particulièrement allusion à
la pauvreté anthropologique relative aux deux drames historiques connus par l’Afrique, la Traite
des Noirs et la Colonisation. Le premier constitue, à ses yeux, une véritable annihilation
anthropologique, c’est-à-dire une négation pure et simple de notre humanité 305 , à côté d’une
misère généralisée qui s’exprime par la déchéance morale, la corruption et la vénalité qui rongent
nos sociétés306. Devant une telle réalité, l’idée du salut en Afrique ne devrait être ni longue ni
difficile à se dégager.

Pour Messi Metogo, le salut de l’Afrique, que ni la christologie officielle des Eglises
missionnaires ni les christologies populaires n’ont réussi à donner, a besoin d’une christologie
équilibrée, plus proche de l’Evangile307, c’est-à-dire une christologie axée sur l’humanité et le
combat personnel de Jésus. Dans ce sens, la quête du salut de l’Afrique suppose l’obligation de se
soumettre à l’impératif de l’engagement dans le ministère du salut 308, et donc, eu égard à la
situation concrète du moment, dans les luttes socio-politiques. Pour prévenir les risques de
dérapage dans l’interprétation de son idée, Messi Metogo précise : « Certains pourraient craindre
une réduction de l’Evangile à la politique ; il n’en est rien (…) : le salut chrétien va jusqu’à la
résurrection de la chair et à la vie éternelle, mais il est déjà à l’œuvre ici et maintenant,
précisément dans le ministère de Jésus. C’est plutôt paradoxalement, le monophysisme dénoncé
ici qui donne souvent l’impression de rétrécir l’espérance chrétienne, où on le voit dans certaines
attitudes face à la souffrance et à la mort, quand le miracle escompté ne s’est pas produit »309.

De son côté, Gilbert Shimba Banza parle du salut comme guérison en Afrique dans un
sens plus large310. Cette conception, excellemment élaborée, du reste partagée par d’autres
304 E.MVENG (Dir.), Afrique dans l’Eglise : paroles d’un croyant, Paris, l’Harmattan, 1985, p.119-213.
305 Ib. p. 212.
306 ib.
307 M. MESSI, Le salut dans l’Afrique d’aujourd’hui. Perspectives Christologiques, dans Repenser le salut Chrétien
dans le contexte africain, p.155-158. Cet auteur se montre également sceptique vis-à-vis des christologies
présentant le Christ comme Proto-Ancêtre, Ancêtre, Chef, Maître d’initiation, Frère aîné, car elles lui paraissent
comme n’ayant aucun lien avec la vie concrète des communautés (voir p. 152). Nous partageons en partie son avis,
mais nous n’aimerions pas perdre de vue que le salut renferme aussi les dimensions soulignées par toutes ces
présentations. L’idéal est d’allier les deux conceptions en vue d’une vision intégrale.
308 Voir à ce sujet la conclusion de L. SANTEDI, art. cit, dans Repenser le salut chrétien dans le contexte africain,
p.184 : « De la tension entre le « déjà» et le « pas encore » du règne de Dieu, de la tension entre le salut à l’indicatif
(le salut est déjà une réalité !) et le salut au subjonctif (la plénitude du salut est encore à venir !) Surgit (sic) le salut
à l’impératif (engagez-vous dans le ministère du salut !)
309 MESSI Metogo, p.158).
310 SHIMBA BANZA, o.c., p.276 : Non seulement au sens moderne lié à des maladies médicalement identifiables,
mais au sens de réorientation du psychisme en dehors des puissances maléfiques)
70

théologiens311, a l’avantage d’élargir le champ d’application du discours sotériologique à des


dimensions particulièrement importantes dans le contexte de notre continent. Car, le salut peut
alors se définir « comme une réinsertion totale de l’homme dans le cadre social et le champ de la
communauté où il se sent rétabli en son être et où il peut retrouver sa dignité »312. L’Afrique est,
en effet, un continent meurtri qui a besoin d’une grande harmonie entre ses fils et ses filles, entre
religion, paix et développement313. Sans négliger sa dimension spirituelle, le salut plénier
implique une réelle prise en charge de son destin314.

Toutefois, le salut en Afrique appelle une vision encore plus large. En rapport avec
l’universalité de la récapitulation, il requiert une réinsertion, un rétablissement non seulement de
l’individu dans le cadre social et la communauté, mais aussi de tout le continent dans le concert
du monde. C’est ici, précisément, que nous rejoignons la dimension historique de la
récapitulation où le Christ vient rétablir l’histoire de l’humanité dans la ligne du salut voulu par
Dieu depuis la création jusqu’à la parousie. La récapitulation donne ainsi à l’Afrique la possibilité
de concevoir le salut comme accomplissement de son être et de sa vocation selon le plan divin.
Pareille vision, comme on peut s’en rendre compte, suppose responsabilité et liberté, grande
capacité de corriger les failles du passé et de garantir l’avenir de tous, à l’instar du Christ qui
récapitule Adam, assume sa nature, la mène à sa perfection et à son achèvement, ou encore de ce
Christ qui assume l’histoire des hommes pour en faire l’histoire de Dieu. C’est toute la question
du rapport entre récapitulation et théologie de l’histoire.

Dans cette perspective, la récapitulation inspire, en plus, la conception du salut comme


harmonie de l’homme avec lui-même, de l’homme avec son histoire tout comme celle de
l’Afrique avec son histoire, c’est-à-dire harmonie entre passé, présent, avenir de la même manière
que le Christ comme récapitulateur, harmonise passé, présent et avenir de l’histoire de l’humanité
et de l’univers tout entier.

Comme on peut se l’imaginer, la quête d’un tel salut passe immanquablement par la
conformité à la pensée et à l’anthropologie africaines. En réalité, l’anthropologie africaine voit
dans l’homme à la fois un être individuel et un être collectif 315, c’est-à-dire, un être récapitulé.

311 Voir, par exemple, KÄ MANA, Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus Christ, Paris, Karthala,
1994, p.97.
312 SHIMBA Banza, art. cit., p. 276.
313 Voir à ce sujet E. MVENG, Religion, paix et idéologie, dans CRA 18(1984) n° 36, p.167-177.
314 L. SANTEDI, art. cit, p. 182 : parle de la prise en charge du présent et de l’avenir.
315 SHIMBA Banza, art. cit., p. 277.
71

C’est dans cette optique qu’on peut comprendre la grande importance qu’elle accorde à la
cohésion clanique, à la communauté de sang. La conclusion de l’étude de Shimba Banza évoquée
précédemment 316 illustre à suffisance la situation de l’Afrique, qui a aujourd’hui besoin de la
paix et du développement. Le salut comme récapitulation, en Afrique, aurait, à notre avis, la
particularité de souligner l’enracinement dans l’anthropologie africaine et, en même temps, de
montrer que le salut dépasse les considérations simplement existentielles d’ici-bas. Le salut est
une question de développement et de paix, de soi-même, du clan, de l’Église-famille de Dieu en
Afrique, de l’Église universelle et du monde tout entier en vue du Jour du Seigneur.

Toujours en rapport avec la question du salut en Afrique, d’autres leçons peuvent être
tirées, en considérant surtout la question de l’origine des hérésies combattues par saint Irénée.
Devant la multitude des problèmes existentiels, misères et angoisses de tous bords, la solution
ultime demeure Jésus-Christ, diphysite, Verbe fait chair, ayant consommé son incarnation dans le
paradoxe de sa mort, mais glorifié par la résurrection, unique récapitulateur de tout, l’unique
Sauveur du monde tel que présenté dans la pureté de la tradition apostolique. Gnoses, occultisme,
nouveaux mouvements religieux, syncrétisme, magie et autres pratiques similaires ne
représentent plus désormais que chimère, fantaisie, pures constructions de l’intelligence humaine,
vides de révélation et chemin vers la perdition.

III.5. La pertinence de la récapitulation comme expression du salut

L’objectif de ce point est de confronter la pertinence de notre lecture de la récapitulation


avec quelques thèmes d’actualité, en l’occurrence l’écologie, le pluralisme, l’inculturation et la
quête du salut en Afrique.

III.5.1. Récapitulation et création : le paradigme écologique

C’est l’acception cosmique de la récapitulation qui nous oblige à aborder ce point.


L’allusion d’Eph 1,9-10 à la création, au cosmos, est manifeste.

Tout au long de ce travail, nous avons souligné les efforts de Saint Irénée pour réhabiliter

316Ib., p. 284 : « Au regard des divisions ethniques et politiques qui engendrent des injustices, des guerres et des
maladies en Afrique Noire, un discours sur le salut, nous semble-t-il, doit insister sur la réconciliation, la
communion, la promotion humaine et la recréation »
72

la création, que la gnose attribuait à un démiurge inférieur au Dieu créateur, et la matière, que les
gnostiques jugeaient foncièrement mauvaise et incapable de salut. Les revendications du
mouvement écologique semblent confirmer nos analyses.
En effet, le constat fait ces dernières décennies a révélé que la nature et le cosmos ont dû
réellement subir la négligence destructrice des civilisations humaines, surtout de l’Occident.
L'épanouissement tant recherché à travers la désertion de la religion ou, tout au moins, sa
dénaturation, avec le cortège de déviations qu’il entraîne, a couronné l’homme comme la seule
mesure de l’homme. Des philosophies et des théologies allant dans le même sens ont vu le jour.
Mais la situation a abouti malheureusement à un retournement contre l'homme lui-même et la
nature. Conscient de ce fléau, Adolphe Gesché est monté au créneau pour dénoncer les
philosophies et les théologies, plutôt idéologisantes, à la base d’un tel désastre. Il écrivait à juste
titre : « Une théologie trop exclusivement anthropologique peut finir, non seulement par
s'étrangler (faute de parler de Dieu), mais paradoxalement aussi par étrangler l'homme, celui-là
même qu'elle entendait défendre »317 ; puis, comme pour le prouver, il se demandait encore :... «
un humanisme exacerbé et clos n'a-t-il pas conduit au thème de la nausée, lui-même repris en
force aujourd'hui par des antihumanismes déclarés, prononçant la mort du sujet, et que
j'appellerais de véritables « anthropologies de la mort de l'homme» »318 . Ironie du sort !
En partant de l'affirmation que Dieu est le Créateur du ciel et de la terre (Gn1,1) et que
l’homme a été institué maître de la création, en particulier de la nature qu'il doit assujettir
(Gn1,28) et cultiver (Gn2,15), le christianisme détient une véritable doctrine écothéologique.
Contrairement aux lectures fantaisistes de la Bible à l’instar des gnostiques, il insiste sur l’« appel
à maîtriser la nature dans ce qu'elle peut avoir de chaotique, appel à la cultiver et à la rendre
féconde, mais aussi devoir de respecter ses rythmes propres et de l'aider à accoucher de l'ad-
venue d'un monde nouveau et pacifié, où le loup dormira avec l'agneau » 319. Grâce à une saine
théologie de la création, le christianisme contribuerait à ce que Adolphe Gesché appelait «
l'urgence, sinon à court terme, en tout cas à moyen et long terme, à rendre à l'homme le cosmos
»320, car « un homme entièrement acosmique serait, dans tous les sens du mot : perdu »321.
La dérive écologique ainsi provoquée par la cupidité de l'homme est donc l’occasion
propice qui a conduit plusieurs auteurs à souligner le lien entre la création et le salut. Si de façon

317 A. GESCHE, La création : cosmologie et anthropologie, dans RTL Vol. 14 (1983), p.150.
318 Ib.
319 A. HOUZIAUX, Christianisme et conviction politique. Trente questions permanentes, Paris, DDB, 2008, p.270.
320 A. GESCHE, o.c., p.151.
321 Ib., p.152.
73

générale, doit être écarté le risque pressenti de disparition de l'homme et de la destruction du


cosmos et de la nature, le salut de l'homme consiste non seulement en des questions d'aisance
matérielle ou d'épanouissement individuel, de quiétude morale ou de santé corporelle, mais aussi
et surtout d'accomplissement total et global de l'homme, de la nature et du cosmos, selon la
volonté du créateur, à savoir le retour en Dieu de tout ce qu'il a créé, disons, la récapitulation de
tout dans le Christ.
En outre, aujourd'hui, le monde a pris conscience de la nouvelle dimension de la présence
de Dieu dans le monde. Aux yeux de plusieurs théologiens actuellement, « Dieu le créateur du
ciel et de la terre est présent par son esprit cosmique dans chacune de ses créatures et dans leur
communauté créée »322. Cette vérité essentielle est une découverte fondamentale qui galvanise la
pensée théologique actuelle à tel point que Jürgen Moltmann, par exemple, « se propose de
remplacer la perspective anthropocentrique de la théologie contemporaine de la création par une
perspective que R. Gibellini (...) qualifie de « théocentrisme cosmologique »323. Du coup
s'impose une autre tournure au discours chrétien sur le salut, c’est-à-dire qu’il ne concerne pas
seulement l’homme, mais aussi le cosmos tout entier. Comme tel, les exégèses mythologiques et
allégorisantes des gnostiques sont vidées de toute leur substance et renversées par un courant
moderne qui, au premier degré, ne revendique aucune visée théologique.

III.5.2. Récapitulation et pluralisme

Le pluralisme est aujourd’hui vu comme une réalité implacable, irréductible voire rebelle
aux efforts d’un travail d’équipe. Il ne s’agit pas, comme l’a souligné K. Rahner, d’un pluralisme
d’écoles, à la manière de la patristique orientale et occidentale 324. Il est plutôt question de ce
pluralisme qualitativement nouveau où les théologies et les thèses qu’elles défendent « ne sont
pas face à face, mais les unes à côté des autres, disparates, sans commune mesure. Pas moyen,
pour un théologien particulier, de les dominer à partir d’un point qui leur serait commun, et d’où
il pourrait les juger toutes ; pas d’horizon de pensée commun au point d’offrir un cadre de
discussion suffisant et tacitement reconnu de part et d’autre ; pas même enfin la possibilité d’en
établir un de façon indirecte »325.
322 J. MOLTMANN, Dieu dans la création. Traité écologique de la création, Paris, Cerf, 1981, p.419.
323 E. KUMBU, Les déplacements récents de la théologie de la création. Du tournant anthropologique au paradigme
écologique, dans RAT 25/26 (2004), p.238.
324 K. RAHNER, Le pluralisme en théologie et l’unité du crédo de l’Eglise, dans Concilium 46 (1969), p. 94.
325 Ib., p.97.
74

Par ailleurs, l’événement Jésus-Christ, centre de l’histoire du salut, suscite des questions
cruciales pour la foi, notamment sur le rapport, apparemment indissociable, entre Jésus et le
Christ (cf. Ac 2, 36), ainsi que sur l’affirmation, apparemment contradictoire, de la valeur absolue
que la foi chrétienne semble attribuer à l’événement Jésus-Christ en dépit de sa particularité
historique326.

Face à cet état des choses, le tournant langagier qui caractérise la postmodernité n’a pas
épargné la théologie. Placée sous le signe du pluralisme, la théologie est parvenue, depuis près
d’un demi-siècle, à ce qu’on pourrait appeler, à juste titre, un ordre nouveau, qui semble imposer
de nouveaux comportements, où Magistère, fidèles, pasteurs et théologiens sont tous embarqués
dans un dynamisme qui invite à réajuster le tir par rapport à un certain passé et à une certaine
tradition en matière de profession et de pratique de la foi.

Pourtant, pour la foi chrétienne le Christ demeure le « sacrement de la rencontre avec


Dieu »327 ; son unicité dans l’ordre du salut est une unicité absolue et ontologique (non
épistémologique) en tant que Jésus-Christ est de manière obligé constitutif du salut de tous les
hommes, Sauveur universel328. L’on se trouve, de facto, en présence d’un pluralisme aussi bien
théologique que religieux.

Devant une telle situation, la théologie de saint Irénée offre, à notre avis, une plate-forme
des mieux indiquées pour favoriser la rencontre et le dialogue, mais en même temps pour rendre
compte de la position catholique du Christ « Universel concret ». En vertu de l’incarnation, la
récapitulation a uni, comme nous l’avons vu, deux réalités ontologiquement distinctes, l’incréé et
le créé, le divin et l’humain. Bien plus, la récapitulation a prouvé l’unité du Christ Jésus, son
unicité et son universalité en tant que récapitulateur universel de toutes les générations, de tous
les âges et de tous les temps. Aussi, le rôle que la récapitulation réserve à l’Esprit Saint dans le
rétablissement progressif de la ressemblance de Dieu perdue par la désobéissance d’Adam permet
d’expliquer la convergence également progressive des autres religions vers le Christ.

326 Voir J. DUPUIS, Jésus-Christ à la rencontre des religions, (Jésus et Jésus-Christ 39), Paris, Desclée, 1989, p.229. Il
consacre à ces deux questions le chapitre VIII, p. 230-245. Dans le contexte de la rencontre des religions, plusieurs
possibilités ont été envisagées de dissoudre le mystère de Jésus-Christ et celui du salut, notamment, relâcher le lien
entre le mystère christique et le Jésus de l’histoire, en ne le considérant que comme une manifestation historique
particulière parmi tant d’autre ; p.235.
327 J.DUPUIS, o.c., p.235.
328 Ib. p. 248.
75

III.5.3. Récapitulation ou holisme ?

Holisme provient du grec holos, qui signifie tout « entier ». Il évoque une théorie,
« d’après laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties »329 et elle
s’applique à divers domaines.

En herméneutique, il est perçu comme une approche globale, prédominante à l’époque


contemporaine330, ou une théorie de la vérité devant suffire à l’interprétation-compréhension
d’ensembles et non d’unités indépendantes. En médecine, il désigne « une philosophie qui vise à
traiter le corps comme entité unique et non par organes distincts »331. Il définit ainsi les moyens
pour l’individu de donner un sens à sa vie et d’obtenir le sentiment d’un bonheur intérieur.

Introduite en théologie, la signification principale du holisme est également appliquée à


la sotériologie où elle désigne le salut dans toutes les dimensions qui concernent l’homme.
Plusieurs auteurs l’ont souligné. Dans ce sens, il se rapproche de notre propos, mais nous paraît
encore loin d’exprimer pleinement notre pensée.

En effet « holisme » est un concept philosophique, « récapitulation », dans son sens


irénéen, est une catégorie théologique et non philosophique. A défaut d’avoir perçu cette
différence, l’on est arrivé au glissement vers la conception qui a donné lieu à toute la dérive
gnostique et occultiste connue : « les hérésies christologiques se révèlent comme un compromis
entre le message originel de la Bible et la compréhension qu’en ont donné l’hellénisme et le
paganisme »332, écrit Aloys Grillmeier.

On le voit, l’expression la mieux indiquée pour traduire l’exigence de l’approche globale


du salut nous semble être la récapitulation. Bien au-delà des besoins existentiels immédiats de
l’ordre de l’avoir, le salut évoque davantage une question d’être, et plus particulièrement une
question de participation à la vie divine, dont la dimension eschatologique mérite bien d’être
soulignée. Telle est justement la valeur sotériologique de la notion irénéenne de la récapitulation :
la totalité des dimensions qui constituent le salut doivent s’agencer dans une harmonie capable de
rendre compte du paradoxe survenu dans la vie de Jésus-Christ, lui le Maître de la vie , mais qui a
connu la mort, et la mort la plus ignominieuse 333, ou encore le paradoxe de la vie de ces chrétiens
329 A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Quadrige / PUF, 2006, p.1254.
330 R.BOUDON, Microsoft Encarta, 2009.
331 Médecines alternatives. Microsoft Encarta 2009.
332 A. GRILLMEIER, o.c., p.568.
333 Cf. M. MESSI, art. cit., p. 155.
76

qui, imitant le Christ, vivent un bonheur et une paix intérieure véritables au milieu du manque ou
de la maladie.

C’est ici qu’apparaît, pour nous, le paroxysme de la signification de la parabole du


mauvais riche et de Lazare (Lc 16,19-31). Non harmonisés selon la volonté de Dieu, richesses,
santé, intelligence et beaucoup d’autres avantages authentiquement humains peuvent éloigner de
la vocation individuelle et collective à la divinisation. Bonheur intérieur, bien-être matériel,
promotion humaine à tout prix, même de l’occultisme, bref holisme simple et plat, s’érigent en
obstacle face à la dynamique récapitulatrice qui emporte toute personne et toute réalité vers sa
réelle libération et son accomplissement en Dieu et selon la volonté de Dieu.

Récapitulation comme salut est finalement cette conception qui entend inscrire la vie des
chrétiens dans la dynamique harmonieuse et harmonisante de la vie de Jésus dont les Actes, les
Paroles et la Passion étaient entièrement tournées vers son Père, dans la dynamique kénose-
élévation ; humilité (humaine) et gloire (divine), dans une vision eschatologique et dans l’attente
de la Parousie.
77

Conclusion.

Notre troisième chapitre avait pour objet la récapitulation dans le Christ comme
expression du salut.

Pour ce faire, nous avons suivi l’itinéraire de ce concept de l’univers profane jusqu’à
l’élaboration théologique dont il a fait l’objet dans la pensée du saint évêque de Lyon.

Avant Irénée, le concept «récapitulation » était surtout utilisé dans la littérature profane où
il désigne le résumé d’un plaidoyer, et dans la tradition biblique et théologique où il a un sens soit
apocalyptique, soit logique, soit cosmique.

L’intuition et le mérite de notre auteur, c’est d’avoir élaboré le contenu de ce concept en


une doctrine synthétique contre les systématiques gnostiques. La récapitulation y est alors
déployée comme faisant partie intégrante de la grande économie. Elle est cette doctrine
essentiellement christocentrique qui désigne l’œuvre pour laquelle Jésus-Christ est venu dans le
monde, c’est-à-dire, l’œuvre de salut. Répartie en trois temps, elle résume les différentes
économies opérées par le Christ et se situe, comme tel, au centre de l’histoire du salut. C’est dans
ce sens qu’elle nous est apparue, grâce aux notions d’accoutumance et d’inhabitation, comme une
véritable expression du salut désignant alors l’état d’une vie harmonieuse entièrement orientée
vers la gloire de Dieu, dans les actes et dans les paroles. Cette gloire, déjà donnée en raccourci
par Jésus-Christ, se manifestera pleinement à la parousie du Seigneur.

Du reste, comme expression du salut, la récapitulation s’est montrée pertinente par


rapport aux questions d’actualité en théologie tels que l’écologie, le pluralisme, le fondement de
l’inculturation, la quête et la conception du salut en Afrique.
78

CONCLUSION GENERALE

La récapitulation comme expression du salut. Une lecture de l’Adversus Haereses III de


saint Irénée de Lyon, tel est le titre de notre travail.
Relativement au contexte de surgissement de l’œuvre du saint évêque de Lyon, nos
réflexions ont porté sur le double défi christologique et sotériologique soulevé par la gnose.
Quatre questions principales ont guidé notre quête d’un discours et d’une conception sur le salut
approprié au contexte de notre temps : comment exprimer adéquatement le salut chrétien
79

aujourd’hui ? Quel fondement théologique faire prévaloir dans cette perspective? Le holisme
suffit-il pour exprimer le salut aujourd’hui ? Dans l’hypothèse de la négative, quelles alternatives
proposer ?

Pour ce faire, nous avons réparti notre travail en trois chapitres. Conformément à la
méthode herméneutique, le premier nous a permis de spécifier le contexte de surgissement de
l’œuvre soumise à notre examen ; le second d’analyser les arguments majeurs de l’auteur afin de
dégager, dans le dernier chapitre notre lecture de la doctrine de la récapitulation en lien avec le
salut.

Après quelques considérations biobibliographiques sur l’auteur, « la présentation


christologique des systèmes gnostiques », notre premier chapitre, a fait large écho de la gnose
ancienne et du mouvement gnostique. Partie de Simon le magicien, cette science spirituelle a
connu plusieurs variantes jusqu'à Ptolémée, l’un des adversaires immédiats de saint Irénée. Tirant
son origine des questions fondamentales que nous sommes encore capables de nous poser
aujourd'hui sur l’origine de Dieu, du monde, de la misère et du mal, le mouvement du
gnosticisme est encore présent dans la société contemporaine à travers des formes nouvelles et
variées. Par une exégèse allégorisante à l'excès, le point commun des doctrines gnostiques est
qu’elles aboutissent à un éclatement de la personne de Jésus-Christ, c'est-à-dire à une remise en
question de notre Sauveur. Quoique longue, leur histoire n’a rien de commun avec la tradition
apostolique : si séduisantes soient-elles, ces doctrines ne sont, en dernière analyse, que des
pensées disparates, de l’ordre des doctrines humaines, des créations de l’intelligence, sans aucune
autorité divine.

Notre deuxième chapitre intitulé « La place de la récapitulation dans l’Adversus Haereses »


a concentré notre attention sur la récapitulation comme doctrine de l’unité développée à
l’encontre de la division gnostique au profit de l’unité de Jésus-Christ. A l’issue d’un regard sur la
tradition du texte, de la lecture du vocabulaire et à travers l’analyse littéraire, nous nous sommes
appesanti sur l’étude de la thématique de l’unité de Jésus-Christ chez saint Irénée. L’économie,
l’incarnation, la récapitulation et le retournement, les quatre concepts-clé du vocabulaire
théologique de saint Irénée par rapport à la notion d’unité, nous ont amené à repérer dans la
pensée de notre auteur une trilogie extrêmement opératoire : l’incarnation, la récapitulation et le
salut s’emboitent. Particulièrement éloquente sur la vision de saint Irénée, la relation théologique
80

entre ces trois concepts s’est révélée comme le fondement de notre lecture de la récapitulation par
rapport à l’expression du salut.

Jésus-Christ, le Verbe de Dieu, Fils-coéternel du Père, fait réellement chair par son
immense amour, est devenu un homme-concret pour nous faire devenir ce qu’il est. Par l’unité
dans sa vie humaine, le Christ accoutumait la nature humaine à accueillir la divinité. Par la
descente de l’Esprit Saint sur lui, Jésus-Christ anticipait sur la nature humaine l’œuvre de l’Esprit
Saint sur l’ensemble des chrétiens. L’humanité et la divinité, contrairement à l’exégèse gnostique,
s’accordent à merveille en Jésus-Christ, en vue de l’efficacité du salut. L’humanité permet de
vaincre Satan avec justice car c’est l’homme Adam qu’il avait réduit à l’esclavage du péché ; la
divinité permet d’obtenir le salut d’une manière stable car Dieu veut restituer à l’homme son
incorruptibilité originelle. Ainsi, le motif de l’incarnation n’est pas seulement la chute d’Adam
mais bien la révélation, la rédemption et la déification de l’homme. Par ces développements,
l’auteur de l’Adversus Haereses est l’une des références dans les grandes controverses
christologiques du IVe au VIe siècle de notre ère.

La récapitulation est une doctrine essentiellement christocentrique. Elle désigne, chez


Irénée, l’œuvre pour laquelle Jésus-Christ est venu dans le monde, c’est-à-dire, l’œuvre de salut.
Cependant notre auteur n’est ni l’inventeur du concept de « récapitulation » ni le premier à
l’utiliser. Son mérite, c’est d’avoir élaboré le contenu de ce concept en une doctrine synthétique
contre les systèmes gnostiques. La récapitulation y est alors déployée comme faisant partie
intégrante de la grande économie. Répartie en trois temps, elle résume l’histoire du salut, les
différentes économies opérées par Dieu en faveur de l’homme, et se situe au centre de l’histoire
du salut. Telles sont les propositions dogmatiques qui se sont dégagées de notre dernier chapitre
intitulé « La récapitulation dans le Christ comme expression du salut ». Inexistant dans sa
thématisation, nos efforts ont consisté, dans ce dernier chapitre, à dégager l’expressivité du
concept de la récapitulation comme thématisation du salut.

Conformément à l’exigence contemporaine d’une christologie intégrale, le concept de la


récapitulation selon Irénée nous est apparu comme une véritable expression du salut désignant
alors l’état d’une vie harmonieuse entièrement orientée vers la gloire de Dieu, dans les actes et
dans les paroles. Cette gloire, déjà donnée en raccourci par Jésus-Christ, se manifestera
pleinement à la parousie du Seigneur.
81

Qu’il s’agisse de l’écologie, du pluralisme, de l’inculturation, de la quête et de la


conception du salut en Afrique ou de la visée holiste de la pensée philosophique contemporaine,
notre lecture nous a paru bel et bien pertinente .

Cependant, au-delà de toutes ces considérations, approfondir la notion du salut en Afrique


face à l’assaut de l’occultisme et de nouveaux mouvements religieux et philosophiques, même
d’inspiration africaine, demeure pour nous une préoccupation afin de préserver de la perdition les
fils et les filles de ce continent et les maintenir dans la dynamique d’une vie chrétienne en quête
de Dieu uniquement. Pareille vision correspond bien à ce que notre propos a voulu appeler « la
récapitulation comme expression du salut ».

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IV.MAGISTERE
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EICHER, P. (dir.), Dictionnaire de Théologie, Paris, Cerf, 1988.

LACOSTE, J.Y., (dir.), Dictionnaire Critique de Théologie, (Quadrige), Paris, PUF,


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LALANDE, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris,


Quadrige / PUF, 2006.

RAHNER, K. et VORGRIMLER, H., Petit dictionnaire de Théologie Catholique. Traduit de


l'allemand par Paul dément et Maurice Vidal. Paris, Seuil,
1970.
91

TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION GENERALE......................................................................................................1

1. Problématique et état de la question......................................................................................... 1

2. Etat de la recherche et originalité..............................................................................................6

3. Méthode de travail...................................................................................................................11

4. Plan et justification..................................................................................................................12

CHAPITRE PREMIER :................................................................................................................13

PRESENTATION CHRISTOLOGIQUE DES SYSTEMES GNOSTIQUES............................... 13

I.1. La Vie de Saint Irénée de Lyon.............................................................................................13

I.2. La place de saint Irénée de Lyon dans l’Eglise et dans l’Histoire........................................16

I.3. L'œuvre de saint Irénée de Lyon...........................................................................................18

I.4. Présentation christologique des systèmes gnostiques...........................................................19

I.4.1. Le contexte de surgissement de l’œuvre........................................................................20

I.4.2. Le contexte immédiat de l'Adversus Haereses...............................................................22

I.4. 3. La christologie des systèmes gnostiques.......................................................................30

I.5. Le Christ morcelé par les hérétiques.................................................................................... 36

I.6. La conception du Christ d’en-haut et du Christ d’en-bas.....................................................37

CHAPITRE DEUXIEME :.............................................................................................................41

LA PLACE DE LA RECAPITULATION DANS L’ADVERSUS HAERESES..............................41

II.1. La Tradition manuscrite de l’ Adversus Haereses............................................................... 42

II.1.1. La transmission du texte...............................................................................................42

II.1.2. L’inventaire des manuscrits.......................................................................................... 43

II.1.3. La structure du texte..................................................................................................... 45

II.2. Le vocabulaire clé de saint Irénée.......................................................................................47

II.2.1. L’économie................................................................................................................... 47
92

II.2.2. L’incarnation.................................................................................................................49

II.2.3. La récapitulation...........................................................................................................50

II.2.4. Le retournement............................................................................................................50

II.3. L’analyse littéraire...............................................................................................................51

II.4. Thématique de l’unité du Christ Jésus d’après AH III........................................................ 57

II.4.1. La réalité de la chair du Christ selon Irénée................................................................. 59

II.4.2. Unité du Christ dans sa vie humaine............................................................................ 62

II.4.3. Descente de l’Esprit et unité de Christ Jésus................................................................67

II.4.4. Rapport de l’humanité à la divinité de Jésus-Christ..................................................... 71

CHAPITRE TROISIEME :............................................................................................................ 76

LA RECAPITULATION DANS LE CHRIST COMME EXPRESSION DU SALUT.................76

III.1. La récapitulation avant saint Irénée................................................................................... 77

III.2. La récapitulation à l’époque de saint Irénée...................................................................... 80

III.2.3. La thématisation du salut chez Irénée de Lyon........................................................... 83

III.2.4. Le salut en raccourci....................................................................................................85

III.3. Les éléments de rapprochement entre récapitulation et salut............................................ 86

III.4. Contribution de saint Irénée à la théologie de l’inculturation et à la conception du salut en


Afrique........................................................................................................................................ 92

III.5. La pertinence de la récapitulation comme expression du salut..........................................99

III.5.1. Récapitulation et création : le paradigme écologique................................................. 99

III.5.2. Récapitulation et pluralisme......................................................................................102

III.5.3. Récapitulation ou holisme ?...................................................................................... 104

CONCLUSION GENERALE...................................................................................................... 109

TABLE DES MATIERES............................................................................................................ 125


93

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