The Flowers of Evil

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The Flowers of Evil

The Flowers of Evil


Charles Baudelaire
Translated by Anthony Mortimer

ALMA CLASSICS
alma classics
an imprint of
Alma books Ltd
3 Castle Yard
Richmond
Surrey TW10 6TF
United Kingdom
www.almaclassics.com
The Flowers of Evil first published in French in 1857
This translation first published by Alma Classics in 2016.
Reprinted 2017.
Translation and Extra Material © Anthony Mortimer, 2016
Cover design: Leo Nickolls Design
Printed in Great Britain by CPI Group (UK) Ltd, Croydon CR0 4YY
isbn: 978-1-84749-574-7
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored
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book is sold subject to the condition that it shall not be resold, lent, hired
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publisher.
Contents
The Flowers of Evil
Wreckage
Poems Added to the Third Edition
Three Early Poems
Note on the Text
Notes
Extra Material
Baudelaire’s Life
Les Fleurs du Mal
Select Bibliography
Acknowledgements
The Flowers of Evil
(Les Fleurs du Mal, 1861)
Au poète impeccable
Au parfait magicien ès lettres françaises
À mon très cher et très vénéré
Maître et ami
THÉOPHILE GAUTIER
Avec les sentiments
De la plus profonde humilité
Je dédie
Ces fleurs maladives
C.B.
To the Impeccable Poet
To the Perfect Magician of French Letters
To My Dearest and Most Respected
Master and Friend
THÉOPHILE GAUTIER
With Feelings
Of the Most Profound Humility
I Dedicate
These Sickly Flowers
C.B.
Au Lecteur
La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange
Le sein martyrisé d’une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,
N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !
To the Reader
Folly and error, avarice and vice
Busy our minds and sap our bodies’ force;
We feed our pleasant feelings of remorse
Like itchy beggars nourishing their lice.
Stubborn in sin and cowards in repentance,
We make confession for a lavish pay,
Then go back gaily to the muddy way,
As if cheap tears could wash out all our stains.
On evil’s pillow Satan Trismegist
Lulls with long murmurs the enchanted soul,
A knowing chemist who dissolves our will
And turns its precious metal into mist.
The Devil holds the strings that make us move!
Now loathsome objects seem to please us well;
Each day we take one further step to Hell,
Without repugnance, down through stinking caves.
As some poor lecher with his raddled whore
Kisses and nibbles at her withered breast,
We steal clandestine pleasures, like the taste
Of an old orange squeezed for one drop more.
Like seething millions of intestinal worms,
A race of Demons riots in our brains,
And with the air we breathe Death flows unseen
Into our lungs, a dull lamenting stream.
If rape and arson, poison or the knife
Have not yet graced the canvas where we please
To paint banal and petty destinies,
It is because we are not bold enough.
But amid jackals, panthers, the whole crew
Of mongrels, monkeys, scorpions, vultures, snakes,
Monsters that howl and scream and crawl and croak,
The chief among the vices in our zoo
Is one more foul, more vicious than the rest,
Who does not shout or make some great commotion,
Yet with a yawn would swallow all creation
And happily reduce the earth to dust;
This is Ennui! With a reluctant tear,
He dreams of scaffolds as he smokes his hookah.
You know him, reader, this fastidious monster
– Hypocrite reader – kindred spirit – brother!
Spleen et idéal
Spleen and the Ideal
1
Bénédiction
Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :
— « Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !
Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,
Je ferai rejaillir ta haine qui m’accable
Sur l’instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »
Elle ravale ainsi l’écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d’un Ange,
L’Enfant déshérité s’enivre de soleil,
Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange
Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage,
Et s’enivre en chantant du chemin de la croix ;
Et l’Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,
Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l’essai de leur férocité.
Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats ;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,
Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques :
« Puisqu’il me trouve assez belle pour m’adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer ;
Et je me soûlerai de nard, d’encens, de myrrhe,
De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un cœur qui m’admire
Usurper en riant les hommages divins !
Et, quand je m’ennuierai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu’à son cœur se frayer un chemin.
Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J’arracherai ce cœur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dédain ! »
Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le Poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l’aspect des peuples furieux :
— « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !
Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.
Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.
Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
À ce beau diadème éblouissant et clair ;
Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »
1
Benediction
When, by decree of the great powers on high,
The Poet comes to this dull world, his mother
Dismayed, aghast, breaks out in blasphemy
And shakes her fist at God, who pities her:
– “Ah, why did I not spawn a nest of vipers
Rather than nurse this mockery of a thing!
Cursed be the night of my ephemeral pleasures
When I conceived this penance for my sin!
Since you have chosen me among all women
To make my husband loathe me as his shame,
And since I cannot throw this stunted monster,
Like some old love-letter, into the flames,
I shall pass on the burden of your hatred
To the cursed instrument of all your spite
And twist this wretched tree, so it can never
Put forth new buds and bear infected fruit.”
And thus, not grasping the eternal plan,
She chokes and swallows down her hatred’s foam;
She herself stokes the penal fires designed
Deep in Gehenna for maternal crime.
Yet, with an Angel as his unseen guide,
The disinherited Child enraptured tastes
The sunshine, and in all he eats and drinks
Finds nectar and ambrosia for his feast.
He plays upon the wind, confers with clouds
And sings the way of the cross in such a mood
Of bliss that his Attendant Spirit weeps
To see him happy like a forest bird.
All those he seeks to love look on with fear,
Or else, because his calm has made them brave,
See which of them can force him to cry out,
Testing what their ferocity can achieve.
Ashes and gobs of spit they mix into
The bread and wine intended for his mouth;
As hypocrites they throw out all he touches
And blame themselves for treading in his path.
His wife announces in the marketplace:
“Since he adores my beauty, I’ll make bold
To choose the trade those ancient idols practised,
And like them have myself covered in gold.
And I shall drug myself with nard and incense,
With myrrh and genuflections, meats and wine,
And laugh if in his loving heart I can
Usurp the homage owed to what’s Divine.
And when I tire of this impious farce,
I’ll bring my slender and strong hand to bear
Upon his flesh; my nails, like harpies’ claws,
Will cut the bleeding path that leads to where,
As if it were a trembling young bird,
I’ll dig the bright red heart out of his breast;
And then, as meat to glut my favourite hound,
I’ll toss it down with scorn into the dust!”
To Heaven, where he sees a shining throne,
The Poet lifts his pious arms; the light
And the vast flashes of his lucid mind
Cancel the raging nations from his sight:
“Be blessed, O God, who offers suffering
As heavenly cure for our impurities,
And as the finest and the purest essence
To train the strong for holy ectasies.
I know that for the Poet you have kept
A place among the legions of the blessed,
Amid the Thrones and Virtues and Dominions,
Bidden to share in the eternal feast.
Sorrow alone is the nobility
That earth and hell, I know, shall not cast down,
And endless ages, this whole universe,
Must all be taxed to weave my mystic crown.
But the sea pearls and metals still unknown,
The vanished glory of Palmyra’s gems,
Though mounted by your hand, would not suffice
To make this clear and dazzling diadem,
Made, as it will be, only of pure light,
Drawn from the first rays of the sacred fire,
Of which our mortal eyes, however bright,
Are only darkened melancholy mirrors.”
2
L’Albatros
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
2
The Albatross
Often, to pass the time of day, the crew
Catch those immense seabirds, the albatross,
Idle and gliding fellow-travellers who
Follow the ship across the bitter deep.
No sooner have they placed these airy kings
Upon the deck than, awkward and ashamed,
The albatross let down their great white wings
To drag beside them like unwieldy oars.
Winged voyager, how clumsy and how weak!
Once splendid, now how comic and how ugly!
One sailor sticks a clay pipe in his beak,
Another limps to mock his hampered flight.
The Poet is like this prince of the clouds
Who seeks the storm and scorns the archer’s bow;
Exiled on earth, amid the jeering crowd,
With giant wings that will not let him walk.
3
Élévation
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par-delà le soleil, par-delà les éthers,
Par-delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
3
Elevation
Above the mountains and above the clouds,
Above the valleys, woods and lakes and ocean,
Beyond the sun, beyond ethereal spaces
And starry spheres, beyond their utmost bounds,
Swift spirit, now you make your supple way,
And, like a swimmer ravished by the waves,
You gaily cleave the great unfathomed deeps
With an ineffable and virile joy.
Fly far from these miasmic sickly places;
Arise and cleanse yourself in higher air,
And drink, as of a draught divine and pure,
The lucent fire that floods the sky-clear spaces.
Beyond the dreary cares and vast distress
That weigh upon our dim existence here,
Happy the man who with a vigorous wing
Can soar towards the shining fields of peace;
Happy the man whose thoughts, like larks, take wing
Freely towards the morning skies – who glides
Above this life and simply understands
The speech of flowers and of silent things.
4
Correspondances
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
4
Correspondences
In Nature’s temple living columns rise
And sometimes yield confusing words; man wanders
Through forest glades of symbols that observe
His steps as those of one they recognize.
As the long echoes from afar resound
And mingle in one dark deep unity,
Vast as the night and clear as noonday, so
Do perfumes, sounds and colours correspond.
Some perfumes have the skinfresh smell of children,
Mellow as oboes, green as fields in spring
– And others are corrupted, rich, triumphant,
Exhaling widely like all infinite things,
Ambergris, musk, and benjamin and incense,
That hymn the ecstasies of soul and senses.
5
J’aime le souvenir de ces époques nues,
Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.
Alors l’homme et la femme en leur agilité
Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,
Et, le ciel amoureux leur caressant l’échine,
Exerçaient la santé de leur noble machine.
Cybèle alors, fertile en produits généreux,
Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,
Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes,
Abreuvait l’univers à ses tétines brunes.
L’homme, élégant, robuste et fort, avait le droit
D’être fier des beautés qui le nommaient leur roi ;
Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,
Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !
Le Poète aujourd’hui, quand il veut concevoir
Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir
La nudité de l’homme et celle de la femme,
Sent un froid ténébreux envelopper son âme
Devant ce noir tableau plein d’épouvantement.
Ô monstruosités pleurant leur vêtement !
Ô ridicules troncs ! torses dignes des masques !
Ô pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,
Que le dieu de l’Utile, implacable et serein,
Enfants, emmaillota dans ses langes d’airain !
Et vous, femmes, hélas ! pâles comme des cierges,
Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges,
Du vice maternel traînant l’hérédité
Et toutes les hideurs de la fécondité !
Nous avons, il est vrai, nations corrompues,
Aux peuples anciens des beautés inconnues :
Des visages rongés par les chancres du cœur,
Et comme qui dirait des beautés de langueur ;
Mais ces inventions de nos muses tardives
N’empêcheront jamais les races maladives
De rendre à la jeunesse un hommage profond,
— À la sainte jeunesse, à l’air simple, au doux front,
À l’œil limpide et clair ainsi qu’une eau courante,
Et qui va répandant sur tout, insouciante
Comme l’azur du ciel, les oiseaux et les fleurs,
Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs !
5
I love the memory of those naked days
When Phoebus gilded statues with his rays.
Women and men, without deceit or care,
Basked in the joy of supple bodies there,
Perfect machines, as gracious heaven above
Caressed their backs with its health-giving love.
Cybele’s fruitful bounty was so great
She did not find her sons a heavy weight,
But, like the she-wolf, proved a tender nurse
Whose teats gave suck to all the universe.
Robust and handsome, man had cause for pride,
Named as their king by beauties at his side,
Pure fruits untainted and exempt from blight,
With firm smooth flesh enticing one to bite!
Today the Poet, looking for the air
Of native glory in those places where
Women and men reveal their nakedness,
Feels a dark chill invade his soul, oppressed
By such a frightful spectacle – all those
Poor freaks who must be crying out for clothes!
Torsos and trunks fit only for burlesque,
Twisted, pot-bellied, flabby and grotesque,
Whom that implacable god, Utility,
Swaddled with bronze to cramp their infancy.
And women, pale as tapers, fed and fed on
By their debauchery; and you virgins led on
By that maternal vice, condemned to see
The hideous fruits of your fertility!
It’s true that we corrupted nations show
Beauties that ancient peoples did not know:
Faces that cankers of the heart consume,
Beauties perhaps that have a fading bloom;
But these inventions of our later muse
Will never make our sickly race refuse
Deep homage to the holiness of youth,
That pure untroubled brow, that air of truth;
Youth whose clear eyes are like a stream that flows
As equally on all things it bestows –
Careless like azure skies and birds and flowers –
Its perfumes, songs and mildly ardent powers.
6
Les Phares
Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;
Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !
C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
6
The Beacons
Rubens, oblivious stream and idle garden,
Cool pillow of flesh where loving cannot be,
But where life’s current stirs incessantly,
As wind and water do in sky and sea;
Dark Leonardo, mirror of the depths,
The haunt of angels whose sweet smile sustains
The burden of a mystery in the shade
Of pines and glaciers sealing their domain;
Rembrandt, sad hospice of half-heard complaints,
Bare walls where one great crucifix hangs alone,
Where tearful prayers arise, exhaled by filth,
Pierced by a fleeting ray of wintry sun;
And Michelangelo, a waste where figures
Of Christ and Hercules mingle; there upright
Stand powerful phantoms who stretch out their fingers
And rend their grave-clothes in the fading light;
A boxer’s fury, impudent like a faun,
Scavenging beauty even in human dregs,
A strong proud heart, trapped in a feeble frame,
Puget, the gloomy emperor of old lags;
Watteau, this carnival where famous hearts
Wander like butterflies in a glittering trance,
Cool vaporous settings under chandeliers
That rain bright madness on the swirling dance;
Goya, a nightmare of unheard-of things –
A foetus cooked for witches’ sabbath revels,
Old hags at mirrors, naked little girls
Pulling their stockings tight to tempt the devils;
Delacroix, lake of blood where fallen angels
Haunt the dark fir trees under dreary skies;
Strange fanfares echo in the evergreen wood
And fade away like Weber’s muffled sighs;
These blasphemies and curses, these laments,
Raptures and tears, this chanting of Te Deum,
Are echoed onward through a thousand mazes –
For mortal hearts a heavenly opium!
It is an order blared by a thousand horns,
A call passed on by myriad sentinels,
A cry of hunters lost in the pathless wood,
The beacon of a thousand citadels.
For it is, truly, Lord, the surest witness
That we can cite to prove our dignity,
This ardent sob that rolls from age to age
And dies upon the strand of your eternity.
7
La Muse malade
Ma pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ?
Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,
Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint
La folie et l’horreur, froides et taciturnes.
Le succube verdâtre et le rose lutin
T’ont-ils versé la peur et l’amour de leurs urnes ?
Le cauchemar, d’un poing despotique et mutin,
T’a-t-il noyée au fond d’un fabuleux Minturnes ?
Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé
Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,
Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques,
Comme les sons nombreux des syllabes antiques,
Où règnent tour à tour le père des chansons,
Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.
7
The Sick Muse
Poor muse, alas, what troubles you this morning?
Nocturnal visions haunt your sunken eyes,
Madness and horror, cold and taciturn,
Take turns upon your cheek; I see them rise.
Have the green succubus and rosy goblin
Poured urns of fear and love upon your brow?
Have you been plunged by nightmare’s brutal hand
To drown in deep Minturno’s fabled slough?
My wish would be that, redolent of health,
Your heart should house thoughts that are ever strong,
Your Christian blood flow with the rhythmic strain
Of ancient syllables and varying tones,
Where Phoebus reigns, the father of all song,
And, in his turn, the harvest-lord, great Pan.
8
La Muse vénale
Ô muse de mon cœur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ?
Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées
Aux nocturnes rayons qui percent les volets ?
Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,
Récolteras-tu l’or des voûtes azurées ?
Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de chœur, jouer de l’encensoir,
Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,
Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas
Et ton rire trempé de pleurs qu’on ne voit pas,
Pour faire épanouir la rate du vulgaire.
8
The Venal Muse
Muse of my heart and lover of fine mansions,
In the long dreary nights of snow and sleet,
When winter has let Boreas loose, will you
Not find one brand to warm your purple feet?
Or will the moonbeams through the shutters warm
Your shivering shoulders, mottled with the cold?
With both your purse and palate dry, shall you
Run to the azure vaults to glean their gold?
Here’s how you have to earn your evening bread:
You play the choirboy, don’t spare the incense,
And sing Te Deums though you’re racked with doubt;
Or like a starving acrobat, show your charms,
Your laughter steeped in tears unseen and meant
To split the sides of the unfeeling crowd.
9
Le Mauvais Moine
Les cloîtres anciens sur leurs grandes murailles
Étalaient en tableaux la sainte Vérité,
Dont l’effet, réchauffant les pieuses entrailles,
Tempérait la froideur de leur austérité.
En ces temps où du Christ florissaient les semailles,
Plus d’un illustre moine, aujourd’hui peu cité,
Prenant pour atelier le champ des funérailles,
Glorifiait la Mort avec simplicité.
— Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,
Depuis l’éternité je parcours et j’habite ;
Rien n’embellit les murs de ce cloître odieux.
Ô moine fainéant ! quand saurai-je donc faire
Du spectacle vivant de ma triste misère
Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ?
9
The Bad Monk
The ancient cloisters used to illustrate
The holy Truth in paintings on the walls,
Which served to temper chill austerity,
Warming the bowels of all pious souls.
In those old times when Christ’s seed grew and flourished,
Some famous monks, their names half-known today,
Would choose the graveyard as their studio,
Exalting death in all simplicity.
– My soul has ever been a tomb in which
I move and live, a fruitless cenobite;
Nothing adorns this cloister I despise.
O idle monk! When shall I learn to make
Out of this living show of my sad state
The work of my hands and the love of my eyes?
10
L’Ennemi
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
— Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !
10
The Enemy
My youth was nothing but a darkling storm
Shot through at times by brilliant bursts of sun;
And in my garden few red fruits remain
After the thunder’s ravages and the rain.
Now I have reached the time of autumn thoughts
When spade and rake are needed to reclaim
The flooded land where water has dug out
Holes in the earth, gaping as wide as tombs.
Who knows if the new flowers that I dream of
Will ever find in this poor soil, washed clean
Like some bleak strand, their mystic quickening food?
– O sorrow, sorrow! Time consumes our life;
The Enemy who gnaws our hearts unseen
Grows tall and waxes strong on our lost blood.
11
Le Guignon
Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !
Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’Art est long et le Temps est court.
Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.
— Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;
Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.
11
The Jinx
No one could lift this heavy weight
Without your courage, Sisyphus!
For though one works with right good will,
Still Art is long and Time is short.
Far from great monumental tombs,
Towards some churchyard’s lonely plot
My heart beats out a funeral march,
Throbbing like a muffled drum.
– Many a precious jewel stays
Buried in dark oblivion,
Untroubled by the probing spade;
Many a flower casts away
Its sweetly secret fragrance on
The wastes of deepest solitude.
12
La Vie antérieure
J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
12
A Former Life
I used to dwell beneath vast porticoes
That sea-born suns tinged with a thousand flames,
And that, in evening light, seemed basalt caves,
So straight and stately those grand columns rose.
The sea-swell rolled reflections of the skies
And fused in solemn mystical accord
The overwhelming tones of their rich music
With sunset hues reflected in my eyes.
And there I dwelt in a voluptuous calm
Amid those azure spaces, waves and splendours,
And naked slaves, imbued with fragrant oils,
Who, as they cooled my brow with waving palms,
Had but one care – more deeply to instil
The secret sorrow that has sapped my will.
13
Bohémiens en voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson ;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.
13
Gypsies on the Road
The tribe of prophets with their burning eyes
Has taken to the road, bearing their young
Upon their backs or offering the treasure
Of pendant breasts to those fierce appetites.
The men, with weapons shining, go on foot
Beside the wagons where their kinfolk huddle,
Scanning the heavens with a yearning gaze,
Heavy with old chimeras lost to sight.
The cricket watches from his sandy home
With song redoubled as he sees them pass;
Their friend Cybele puts on green for them,
Makes rocks gush water and the desert bloom
Before these travellers for whom lies open
The dark familiar realm of shades to come.
14
L’Homme et la mer
Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes,
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !
14
Man and the Sea
Free man, for ever you will love the sea:
The sea your mirror; you regard your soul
Reflected in its everlasting swell;
Your mind’s abyss has no less bitter deeps.
Eager to plunge and join with your own image,
You hold it close with eyes and arms; your heart
Sometimes forgets the feel of its own beat
Drowned out by that lament, untamed and savage.
You are both discreet, both creatures of the shade:
Nobody, man, has fathomed your abyss;
Nobody, sea, can know your inmost riches;
Both jealous of the secrets that you guard.
Yet countless centuries have passed and still,
Remorseless, pitiless, you choose to fight,
In death and carnage finding such delight,
Eternal foes, brothers unreconciled!
15
Don Juan aux enfers
Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine
Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l’époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
15
Don Juan in Hell
When Don Juan went down to Hell and paid
Charon his coin to cross the infernal stream,
A beggar, eyeing him with Antisthenes’ pride,
Seized both the oars with strong avenging arms.
With open gowns and drooping breasts on show,
Writhing beneath that subterranean sky,
A herd of women followed him and moaned
Like lowing cattle led to sacrifice.
Sganarelle jeered, his wages still unpaid,
While, on the shore, to all the wandering dead
Don Luis’ trembling finger showed the son
Who dared to mock his reverend white head.
Elvira, gaunt and chaste beneath her veil
Of mourning, shivered by her faithless spouse
And lover, as if craving one last smile
Bright with the tenderness of his first vows.
A great stone man, upright in armour, steered
The boat that cut its way through the black flood;
But the calm hero, leaning on his sword,
Stared at the wake, deigned to see nothing else.
16
Châtiment de l’orgueil
En ces temps merveilleux où la Théologie
Fleurit avec le plus de sève et d’énergie,
On raconte qu’un jour un docteur des plus grands,
— Après avoir forcé les cœurs indifférents ;
Les avoir remués dans leurs profondeurs noires ;
Après avoir franchi vers les célestes gloires
Des chemins singuliers à lui-même inconnus,
Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, —
Comme un homme monté trop haut, pris de panique,
S’écria, transporté d’un orgueil satanique :
« Jésus, petit Jésus ! je t’ai poussé bien haut !
Mais, si j’avais voulu t’attaquer au défaut
De l’armure, ta honte égalerait ta gloire,
Et tu ne serais plus qu’un fœtus dérisoire ! »
Immédiatement sa raison s’en alla.
L’éclat de ce soleil d’un crêpe se voila ;
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d’ordre et d’opulence,
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
Le silence et la nuit s’installèrent en lui,
Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,
Et, quand il s’en allait sans rien voir, à travers
Les champs, sans distinguer les étés des hivers,
Sale, inutile et laid comme une chose usée,
Il faisait des enfants la joie et la risée.
16
The Punishment of Pride
In times miraculous when theology
Flourished with greater sap and energy,
They say a Doctor of the Church one day
– Having brought lukewarm hearts under his sway
And stirred the human soul’s most deep recess;
Having climbed upward to celestial bliss
By strange paths, even to himself unknown,
Where only some pure spirits may have gone –
Seized by a transport of satanic pride
And panicking with vertigo, he cried
“O little Jesus, I’ve exalted you,
But if I’d chosen to attack you through
Your armour’s chink, how shameful, little Jesus!
You would be nothing but a wretched foetus.”
So said he; and at once his reason failed,
Like a sun covered with a black crape veil;
All chaos swirled in that unruly mind,
A temple once, well-ordered and refined,
Beneath whose roof such eloquence shone bright.
Now all it held was silence and the night,
As in a cellar where the key is lost.
Thereafter he was like an errant beast,
And when he walked unseeing through the fields,
Not knowing summer’s heat from winter’s cold,
Ugly and foul, he seemed a thing to mock,
Discarded junk, the children’s laughing stock.
17
La Beauté
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études ;
Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !
17
Beauty
I am a lovely dream in stone, O mortals,
And my hard breast on which all men are bruised
Inspires the poet with a love that broods
As silent and eternal as pure matter.
I reign in space, a sphinx, unknowable;
I join a swanlike white to a snowcold heart;
Motion that breaks the perfect line I hate,
And never do I weep, and never smile.
With poses that recall proud monuments
I have a grandeur that makes poets turn
To rigorous studies till their days are spent;
Because, to charm my lovers, I possess
Mirrors that make all things more beautiful:
These eyes, wide eyes, shining with light eternal.
18
L’Idéal
Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.
Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,
Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
Ce qu’il faut à ce cœur profond comme un abîme,
C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;
Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tords paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans !
18
The Ideal
It will not be these beauties of vignettes,
The stale old products of a worthless age,
Feet in half-boots, fingers in castanets,
That ever satisfy a heart like mine.
Let Gavarni, anaemia’s laureate, sound
The praise of twittering sanatorium belles;
Not amid such pale roses shall I find
A flower that reflects my red ideal.
What this deep heart’s abyss requires is you,
Lady Macbeth, the very soul of crime,
Aeschylean dream, born in the stormy North;
Or you, great Night of Michelangelo,
Calmly contorting in that curious pose
Charms made for kisses from a Titan’s mouth.
19
La Géante
Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux,
J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,
Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.
J’eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme
Et grandir librement dans ses terribles jeux ;
Deviner si son cœur couve une sombre flamme
Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux ;
Parcourir à loisir ses magnifiques formes ;
Ramper sur le versant de ses genoux énormes,
Et parfois en été, quand les soleils malsains,
Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,
Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.
19
The Giantess
I wish that I had lived when Nature’s verve
Daily conceived fresh monsters – to have been
Lying beside some youthful giantess,
Like a voluptuous cat at the feet of a queen;
To see her body flowering with her soul
And waxing strong and free in dreadful games;
To wonder if the damp mist in her eyes
Might veil a heart that shelters a dark flame;
To roam her splendid contours as I please,
To climb the slope of her enormous knees,
And sometimes, when the enfeebling summer sun
Stretches her out across the land at rest,
To drowse unthinking, shaded by her breasts,
Like a calm hamlet underneath a mountain.
20
Le Masque
Statue allégorique dans le goût de la Renaissance
À Ernest Christophe, statuaire
Contemplons ce trésor de grâces florentines ;
Dans l’ondulation de ce corps musculeux
L’Élégance et la Force abondent, sœurs divines.
Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
Divinement robuste, adorablement mince,
Est faite pour trôner sur des lits somptueux,
Et charmer les loisirs d’un pontife ou d’un prince.
— Aussi, vois ce souris fin et voluptueux
Où la Fatuité promène son extase ;
Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ;
Ce visage mignard, tout encadré de gaze,
Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur :
« La Volupté m’appelle et l’Amour me couronne ! »
À cet être doué de tant de majesté
Vois quel charme excitant la gentillesse donne !
Approchons, et tournons autour de sa beauté.
Ô blasphème de l’art ! ô surprise fatale !
La femme au corps divin, promettant le bonheur,
Par le haut se termine en monstre bicéphale !
— Mais non ! ce n’est qu’un masque, un décor suborneur,
Ce visage éclairé d’une exquise grimace,
Et, regarde, voici, crispée atrocement,
La véritable tête, et la sincère face
Renversée à l’abri de la face qui ment.
Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux ;
Ton mensonge m’enivre, et mon âme s’abreuve
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux !
— Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite
Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,
Quel mal mystérieux ronge son flanc d’athlète ?
— Elle pleure, insensé, parce qu’elle a vécu !
Et parce qu’elle vit ! Mais ce qu’elle déplore
Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux,
C’est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !
Demain, après-demain et toujours ! — comme nous !
20
The Mask
An allegorical statue in the Renaissance manner
For Ernest Christophe, sculptor
Observe this treasury of Tuscan charms;
See how the holy sisters, Strength and Grace,
Thrive in the rippling of this muscular frame.
Surely the woman is a marvellous piece,
Divinely strong and admirably slim,
Designed to be enthroned in sumptuous beds,
Beguiling the spare hours of pope or prince.
– See also this refined voluptuous smile,
Its vain parade of fatuous ecstasy;
The steady languid look, mocking and sly,
The dainty features nestling in the veil,
Everything telling us with a conquering air:
“Pleasure invites me and I wear Love’s crown!”
See how seductive such a queen can be
When kindness is allied to majesty.
Let us draw near and see her in the round.
O blasphemy of art, O shock and horror!
The heavenly shape that promises such bliss
Ends at the top as a two-headed monster!
– But no! it’s just a mask, a visual trick,
This countenance lit with a refined grimace,
And look, look here, wincing in agony,
The true head and the undeceiving face
Thrown back and sheltered by the face that lies.
Poor splendid beauty, how my anxious heart
Is flooded by your mighty stream of tears!
Drunk with your lie, my soul absorbs the spate
That Sorrow has brought gushing from your eyes.
– But what can make her weep, whose perfect beauty
Could have mankind lie vanquished at her feet?
What secret sickness wastes the athletic body?
– She weeps, you fool, she weeps because she has lived!
And still is living! But the greater pain
That she deplores with trembling knees, alas,
Is that tomorrow she must live again.
Tomorrow, the day after, evermore! – like us!
21
Hymne à la beauté
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ? ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin.
Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore ;
Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;
De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?
De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,
Qu’importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! —
L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?
21
Hymn to Beauty
Have you come here from heaven or the abyss?
Beauty, your glance, infernal and divine,
Pours out a mixture of good deeds and crime,
And this effect makes you resemble wine.
Your eye contains the sunset and the dawn;
Your fragrance is the stormy evening air;
Your kiss makes heroes cowards, children brave,
Like some strange potion from an ancient jar.
Are you star-born or risen from the pit?
Sowing your random tragedies and bliss,
You lead Fate like a dog who sniffs your skirt,
Answer for nothing, govern all that is.
Beauty, you walk upon the dead you mock,
Horror is not the least of your bright gems;
Murder, another trinket you hold dear,
Gilds your proud belly with its dancing charm.
The dazzled moth flutters to you, his candle,
Sizzles and burns and cries: Blessed be this flame!
Panting above his love, the lover seems
A dying man embracing his own tomb.
O fearsome simple Beauty, what does it matter
Whether your birth be devilish or divine,
If glance or smile or foot open the door
To an Infinite I love and have never known?
From Satan or from God, Angel or Siren?
No matter, if your perfume and the light
Of your dark eyes, my fairy queen, can make
The world less grim and ease the moment’s weight!
22
Parfum exotique
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;
Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,
Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.
22
Exotic Perfume
When, with eyes closed, some sultry autumn night,
I lie and breathe the scent of your warm breast,
I see the stretch of some long happy coast,
Dazzling in the sun’s monotonous light;
A lazy languid isle where nature grants
Strange trees and fruits that yield a heady taste,
Robust slim-bodied men, women whose eyes
Astonish with a gaze direct and frank.
Towards enchanted climes your fragrance guides me;
I see a port crowded with masts and sails
Still weary from the buffeting of the sea,
While from green tamarinds a scent exhales
That, as it floods the air and fills the nostrils,
Blends with the seamen’s shanties in my soul.
23
La Chevelure
Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.
J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
Un port retentissant où mon âme peut boire
À grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.
Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse !
Infinis bercements du loisir embaumé !
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?
23
Her Hair
O fleece that tumbles down upon her neck,
O curls cascading, redolent of ease!
Rapture! To people our dim alcove with
The memories sleeping in this head of hair,
I shall wave it like a kerchief in the breeze.
All languid Asia, scorching Africa,
A distant, dying world, half-known in absence,
Lives in your depths, dark aromatic forest!
As other spirits drift on waves of music,
So mine, dear love, floats only on your fragrance.
I shall go hence, go to where trees and men
Are full of sap and drowse when heat prevails;
O heavy locks, be the sea-swell that lifts me.
Your ebony ocean holds a dazzling dream
Of masts and flaming pennants, oars and sails:
An echoing port that calls my soul to drink
Great draughts where perfume, sound and colour meet;
Where vessels gliding over gold and silk
Open their vast arms to embrace the glory
Of skies that quiver with eternal heat.
And I shall plunge my drunken amorous head
In this dark sea that hides the other sea;
My subtle mind, rocked by the heaving swell,
Will find you, O my fertile indolence,
Sweet-scented leisure’s endless lullaby!
Blue hair, a spreading shady tent, you give me
The vast round of the sky, the azure air;
In downy fringes of your tangled locks
I drug myself with all the mingled scents,
The blend of coconut oil and musk and tar.
My hand will scatter rubies, sapphires, pearls,
Long, long, for ever, in your heavy mane,
Lest you should turn a deaf ear to my passion.
For are you not the oasis where I dream,
The gourd where I inhale deep draughts of memory’s wine?
24
Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,
Et t’aime d’autant plus, belle, que tu me fuis,
Et que tu me parais, ornement de mes nuits,
Plus ironiquement accumuler les lieues
Qui séparent mes bras des immensités bleues.
Je m’avance à l’attaque, et je grimpe aux assauts,
Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux,
Et je chéris, ô bête implacable et cruelle !
Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle !
24
I love you as I love night’s arching sky,
O silent urn where sorrow’s ashes lie;
And even more I love you when you flee,
Grace of my nights, for the strange irony
That makes you seem to multiply the space
That bars the blue expanse from my embrace.
I press the attack, advance, mount an assault,
The way a choir of worms invades a corpse,
And, O you ruthless beast, I cherish still
Your coldness since it makes you beautiful.
25
Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle,
Femme impure ! L’ennui rend ton âme cruelle.
Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,
Il te faut chaque jour un cœur au râtelier.
Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques,
Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques,
Usent insolemment d’un pouvoir emprunté,
Sans connaître jamais la loi de leur beauté.
Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde !
Salutaire instrument, buveur du sang du monde,
Comment n’as-tu pas honte et comment n’as-tu pas
Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas ?
La grandeur de ce mal où tu te crois savante
Ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante,
Quand la nature, grande en ses desseins cachés,
De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,
— De toi, vil animal, — pour pétrir un génie ?
Ô fangeuse grandeur ! sublime ignominie !
25
You’d like the world to queue beside your bed,
You unclean thing – that’s what Ennui has bred.
To be in form for this strange game you play
Your raking teeth need fresh hearts every day.
Your eyes, lit up as for some gaudy fair
Or like shopwindows that display their wares,
Boldly abuse a power that they borrow,
And never know the law their beauty follows.
Blind deaf machine, fecund in cruel deeds,
A useful tool who drinks the whole world’s blood,
Have you no shame, have mirrors never made
You stop and see how all your beauties fade?
And have you never shuddered at the thought
Of the vast evil you believe you sought,
When nature, mighty in her hidden plans,
Makes use of you, O woman, queen of sins
– Of you, vile beast – to shape a genius?
What slimy greatness! What sublime disgrace!
26
Sed non satiata
Bizarre déité, brune comme les nuits,
Au parfum mélangé de musc et de havane,
Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane,
Sorcière au flanc d’ébène, enfant des noirs minuits,
Je préfère au constance, à l’opium, au nuits,
L’élixir de ta bouche où l’amour se pavane ;
Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.
Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,
Ô démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ;
Je ne suis pas le Styx pour t’embrasser neuf fois,
Hélas ! et je ne puis, Mégère libertine,
Pour briser ton courage et te mettre aux abois,
Dans l’enfer de ton lit devenir Proserpine !
26
Sed non satiata
Outlandish deity, dusky as night, you wear
A scent of musk blended with rich havanna,
Work of some devil, Faust of the savannah,
Ebony witch, child of the midnight hour:
No drug or sweet Constantia wine compares
With love’s elixir dancing on your lips;
Your eyes are cisterns where my caravan stops
To water my desires and quench my cares.
Pitiless demon, pour less liquid flame
From those great eyes, dark skylights to your soul;
I am no Styx to clasp you round nine times,
Lustful Maegera, nor can I instead
Become, to break your courage and your spell,
Proserpina in your infernal bed.
27
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu’elle danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.
Comme le sable morne et l’azur des déserts,
Insensibles tous deux à l’humaine souffrance,
Comme les longs réseaux de la houle des mers.
Elle se développe avec indifference.
Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique,
Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme stérile.
27
In flowing robes of opalescent sheen,
Even her walk would make you think she dances,
Like those long snakes that charmers with their wands
Set swaying in their sacred rhythmic trances.
Like dreary desert sands and endless azure,
Unfeeling witnesses to human pain,
Or like the long slow surging of the sea,
She makes her way, indifferent and serene.
Her polished eyes are made of precious stone
And in this strange symbolic nature where
The unsullied angel and the sphinx are one,
Where all is gold and steel, diamonds and light,
There glints a useless star eternally,
The sterile woman’s icy majesty.
28
Le Serpent qui danse
Que j’aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !
Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,
Comme un navire qui s’éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.
Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d’amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L’or avec le fer.
À te voir marcher en cadence,
Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.
Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d’enfant
Se balance avec la mollesse
D’un jeune éléphant,
Et ton corps se penche et s’allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l’eau.
Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l’eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,
Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon cœur !
28
The Dancing Snake
My languid darling, how I love
To see the silken sheen,
When your body stretches and ripples
Your shimmering skin!
I breathe the tang of the ocean
In the deeps of your hair,
A shifting mass of blue and brown,
A sea itself; and there,
Like a sleeping ship that awakens
As the morning breezes rise,
My dreaming soul casts off and sets
Its course for distant skies.
Your eyes that speak of nothing,
No sweet or bitter end,
Are two cold precious jewels
Where gold and iron blend.
The loose and lovely cadence,
The rhythm of your walk,
Is like a snake who dances
At the end of a stick.
Your childish head lolls idly,
Heavy upon your neck,
As a young elephant’s does,
Swaying softly and slack,
And your body bends and stretches
Like a slim ship that braves
The sea as it rolls and pitches,
With yards tipping the waves.
And when, like the glacier melting
To swell a mountain stream,
Saliva rises in your mouth
And brims your teeth, it seems
As if I drank Bohemian wine,
Tangy, invasive, tart,
A liquid sky that sends a rain
Of stardust on my heart!
29
Une charogne
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en petillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.
— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
29
A Carcass
Remember that fine summer morning, my soul,
That thing at a bend in the road:
On the verge a repulsive carcass sprawled
With pebbles and stones for a bed,
With legs in the air like a woman in heat,
And sweating out poisonous fumes,
She displayed in a careless and shameless pose
Her fetid and festering womb.
The rays of the sun cooked that mass of decay
As if roasting it till it was done,
And restoring to Nature a hundredfold
All things she had gathered in one;
And heaven observed the magnificent corpse
That bloomed like a flower in May:
And the stench was so strong that there on the grass
You thought you would faint away.
On that putrid belly the flies kept buzzing,
And thence, in a slow thick stream,
Black armies of maggots flowed out and along
The rags that seemed living with them.
And the whole thing rose and fell like a wave
Or a seething bubbling tide;
As if some strange breath were swelling the corpse
To live and be multiplied.
And that world resounded with eerie music,
Like running water or wind,
Or grain when the winnower shakes his basket
With a steady rhythmical swing.
The forms were fading, a dream dissolving,
A sketch forgotten, left upon
A canvas till the artist’s hand completes it,
Working from memory alone.
Behind the rocks a restless bitch was lurking,
Angry and anxious to retrieve
From that poor skeleton the precious morsel
Of flesh she had been forced to leave.
– And yet one day you will look like this filth,
Disgusting, infected and foul,
You star of my eyes and sun of my nature,
My angel and lust of my soul.
Yes, this is what you will be, queen of graces,
When the last rites are said and done
And you go under grass and fat fruition,
To moulder with a heap of bones.
Then, O my beauty, tell the amorous worm
Who consumes with the kisses he gives,
That I keep the essence divine and the form
Of my decomposed old loves.
30
De profundis clamavi
J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,
Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.
C’est un univers morne à l’horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème ;
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;
C’est un pays plus nu que la terre polaire ;
— Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois !
Or il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ;
Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,
Tant l’écheveau du temps lentement se dévide !
30
De profundis clamavi
From deep in the abyss that holds my heart
I beg your pity, you, my only love.
A dull horizon seals this universe
Where fear and blasphemy pervade the night;
A heatless sun hangs over half the year
And half the year darkness enfolds the earth;
No animals, no streams, no green, no woods:
The landscape of the pole is not more bare.
Indeed, no horror in the world is greater
Than the cold cruelty of this icy sun
And this vast night like Chaos come again;
I look with envy on the meanest creatures
Who can immerse themselves in stupid sleep:
So slowly, slowly, time unwinds its skein!
31
Le Vampire
Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur plaintif es entrée ;
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins, folle et parée,
De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine ;
— Infâme à qui je suis lié
Comme le forçat à la chaîne,
Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l’ivrogne,
Comme aux vermines la charogne,
— Maudite, maudite sois-tu !
J’ai prié le glaive rapide
De conquérir ma liberté,
Et j’ai dit au poison perfide
De secourir ma lâcheté.
Hélas ! le poison et le glaive
M’ont pris en dédain et m’ont dit :
« Tu n’es pas digne qu’on t’enlève
À ton esclavage maudit,
Imbécile ! — de son empire
Si nos efforts te délivraient,
Tes baisers ressusciteraient
Le cadavre de ton vampire ! »
31
The Vampire
You came like the blade of a dagger
To my heart that was humbled and sad,
As bold as a pack of wild demons,
Dressed up for a pageant, and mad;
You made in my mortified spirit
Your bed and your private domain,
– You monster to whom I am shackled
As the convict is to his chain,
As the drunkard is to his bottle,
As the gambler is to his game,
As the vermin are to a carcass
– Accursed, accursed be your name!
I prayed to the sword to come swiftly
With the blow that would render me free,
And I asked if perfidious poison
Could succour a coward like me.
But alas, both the sword and the poison
Gave answer and said with disdain:
“Base slave, you are deeply unworthy
That we ever should shatter your chain;
You fool, if our efforts could grant you
The freedom from her that you crave,
Your kisses would soon give new life to
The corpse of your vampire-love!”
32
Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive,
Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu,
Je me pris à songer près de ce corps vendu
À la triste beauté dont mon désir se prive.
Je me représentai sa majesté native,
Son regard de vigueur et de grâces armé,
Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,
Et dont le souvenir pour l’amour me ravive.
Car j’eusse avec ferveur baisé ton noble corps,
Et depuis tes pieds frais jusqu’à tes noires tresses
Déroulé le trésor des profondes caresses,
Si, quelque soir, d’un pleur obtenu sans effort
Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles !
Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.
32
As if we were two corpses side by side,
I lay beside a foul Jewess one night;
That hired flesh brought back the rueful thought
Of beauty my desire has denied.
I pictured all her native majesty,
Her gaze unflinching, armed with power and grace,
Her hair, a fragrant casque around her face –
A vision still reviving love in me.
For fervently I would have kissed your body
And on the path from feet to raven hair
Lavished the treasure of my deep caress,
If only you, O queen of cruelty,
Some evening could have let a casual tear
Obscure the radiance of your clear cold eyes.
33
Remords posthume
Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces grandes nuits d’où le somme est banni,
Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
— Et le ver rongera ta peau comme un remords.
33
Posthumous Remorse
When you shall sleep, my dusky sullen love,
Deep in the marble blackness of a tomb,
When you have no retreat or private room
But some crude hollow pit or dripping cave;
And when the slab, pressing your fearful breast
And limbs once supple with such careless art,
Prevents the lusts and beating of the heart
And locks the wanton feet that could not rest,
The tomb, who knows the secret of my dream
(For the tomb always understands the poet),
In those long nights where slumber will not come,
Shall say: “Poor courtesan, where was your profit
In never knowing what the dead miss most?”
And the flesh-keen worm will gnaw you like remorse.
34
Le Chat
Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.
Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,
Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,
Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum,
Nagent autour de son corps brun.
34
The Cat
Come here, my splendid cat, retract your claws,
Stretch out upon my loving heart,
And let me lose myself in your fine eyes,
Deep agate and metallic glint.
When in their idle way my wandering fingers
Caress your head and supple spine
And when my hand is drunken with the pleasure
Of your electric body, then
My woman comes into my mind. Her gaze,
Dear animal, is cold and deep,
A blade that cuts and penetrates, like yours;
And still from head to foot she keeps
A subtle air, a dangerous scent that swims
Around her dusky limbs.
35
Duellum
Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes
Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang.
Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes
D’une jeunesse en proie à l’amour vagissant.
Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse,
Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés,
Vengent bientôt l’épée et la dague traîtresse.
— Ô fureur des cœurs mûrs par l’amour ulcérés !
Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces
Nos héros, s’étreignant méchamment, ont roulé,
Et leur peau fleurira l’aridité des ronces.
— Ce gouffre, c’est l’enfer, de nos amis peuplé !
Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,
Afin d’éterniser l’ardeur de notre haine !
35
Duellum
Two warriors clashed, bespattering the air
With gouts of blood and glints of steel. That strife,
Those rowdy games, that clanging racket came
From callow lovers waking into life.
Those blades are broken now, like our own youth,
But tooth and nail have taken on the parts
Once played by mordant sword and treacherous knife.
– Such rage in older love-embittered hearts!
Our heroes, locked in vicious combat, grapple
And roll in the ravine with leopard and lynx;
Scraps of their skin will flower on the brambles.
– That pit is hell, our friends are there; let us
Roll down remorseless to perpetuate,
Fierce Amazon, the ardour of our hate
36
Le Balcon
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m’était doux ! que ton cœur m’était bon !
Nous avons dit souvent d’impérissables choses
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l’espace est profond ! que le cœur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !
Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison.
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux ?
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au fond des mers profondes ?
— Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !
36
The Balcony
Mother of memories, loveliest of lovers,
You, all my pleasures, all the debts I owe,
Remember that perfection of caresses,
The evening charm, the gentleness of home,
Mother of memories, loveliest of lovers.
Those evenings, soft-lit by the glowing coal,
Balcony evenings, veiled in rosy mist,
How sweet your breast to me, how kind your soul!
We often uttered such undying things,
Those evenings soft-lit by the glowing coal.
Those fine warm evenings in the setting sun!
How space grew deeper, how the heart was proud!
As I leaned over you, my only queen,
I seemed to breathe the fragrance of your blood.
Those fine warm evenings in the setting sun.
Night gathered thickly round us like a wall,
Yet in the dark my eyes discovered yours;
Sweet poison of your breath, I drank it all,
Your feet drowsed off in my fraternal hands;
Night gathered thickly round us like a wall.
I know how art recaptures happy moments
And see myself again, clasping your knees.
Where should I seek your beauty’s soft enchantments
If not in your dear body and sweet heart?
I know how art recaptures happy moments.
Those vows, those perfumes, kisses without end,
Will they be born again, revive like suns,
Mount from a gulf our plummet cannot sound,
Washed by the ocean depths, to meet the sky?
– O vows, O perfumes, kisses without end!
37
Le Possédé
Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,
Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d’ombre ;
Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,
Et plonge tout entière au gouffre de l’Ennui ;
Je t’aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd’hui,
Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,
Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,
C’est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !
Allume ta prunelle à la flamme des lustres !
Allume le désir dans les regards des rustres !
Tout de toi m’est plaisir, morbide ou pétulant ;
Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;
Il n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant
Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t’adore !
37
The Possessed
The sun is dressed in crape. So let me see
You also swathed in shadows, my life’s moon;
Sleep now or smoke, be silent and withdrawn,
Submerged in deep recesses of Ennui;
I love you thus. Yet if you wish to glide
Starlike from this eclipse and then display
Your sudden charms where Folly throngs the way,
That’s well done too! Leap from your sheath, sweet blade!
Light up your eyes from flaming chandeliers,
Light up the lust that burns in boorish leers:
Sprightly or sad, your moods are my delight.
Red sunrise or black night, be what you choose,
For every trembling nerve in me cries out:
O dear Beëlzebub, I worship you.
38
Un fantôme
I
Les Ténèbres
Dans les caveaux d’insondable tristesse
Où le Destin m’a déjà relégué ;
Où jamais n’entre un rayon rose et gai ;
Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,
Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur
Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;
Où, cuisinier aux appétits funèbres,
Je fais bouillir et je mange mon cœur,
Par instants brille, et s’allonge, et s’étale
Un spectre fait de grâce et de splendeur.
À sa rêveuse allure orientale,
Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse :
C’est Elle ! noire et pourtant lumineuse.
II
Le Parfum
Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré ?
Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé restauré !
Ainsi l’amant sur un corps adoré
Du souvenir cueille la fleur exquise.
De ses cheveux élastiques et lourds,
Vivant sachet, encensoir de l’alcôve,
Une senteur montait, sauvage et fauve,
Et des habits, mousseline ou velours,
Tout imprégnés de sa jeunesse pure,
Se dégageait un parfum de fourrure.
III
Le Cadre
Comme un beau cadre ajoute à la peinture,
Bien qu’elle soit d’un pinceau très vanté,
Je ne sais quoi d’étrange et d’enchanté
En l’isolant de l’immense nature,
Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,
S’adaptaient juste à sa rare beauté ;
Rien n’offusquait sa parfaite clarté,
Et tout semblait lui servir de bordure.
Même on eût dit parfois qu’elle croyait
Que tout voulait l’aimer ; elle noyait
Sa nudité voluptueusement
Dans les baisers du satin et du linge,
Et, lente ou brusque, à chaque mouvement
Montrait la grâce enfantine du singe.
IV
Le Portrait
La Maladie et la Mort font des cendres
De tout le feu qui pour nous flamboya.
De ces grands yeux si fervents et si tendres,
De cette bouche où mon cœur se noya,
De ces baisers puissants comme un dictame,
De ces transports plus vifs que des rayons,
Que reste-t-il ? C’est affreux, ô mon âme !
Rien qu’un dessin fort pâle, aux trois crayons,
Qui, comme moi, meurt dans la solitude,
Et que le Temps, injurieux vieillard,
Chaque jour frotte avec son aile rude…
Noir assassin de la Vie et de l’Art,
Tu ne tueras jamais dans ma mémoire
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire !
38
A Phantom
I
Darkness
In crypts where not a ray of cheerful light
Comforts my soul’s unfathomable pain,
Consigned by Destiny to stay alone,
But for that sullen landlady, the Night,
I’m like a painter whom God’s mocking wit
Condemns to paint, alas! upon the shades,
Or like a manic cook with morbid tastes
Who boils his own heart and then dines on it;
Sometimes a spectral presence enters there,
Glowing in splendour, growing tall with grace:
And, by its dreaming oriental air,
As that bright lengthening vision fills the space,
I recognize the lovely visitor:
It must be Her! Dark and yet luminous.
II
The Perfume
My reader, have you ever known that hunger,
A savoury slow inhaling, keen to catch
The grain of incense that pervades a church,
Or how in a sachet the musk still lingers?
A magic and intoxicating power
That thrills the present with the past restored!
Just so, upon the body he adores,
The lover gathers memory’s fine flower.
As by a censer or sachet exhaled,
From her elastic heavy hair there rose
A whiff of something savage, something wild,
And from her muslin or her velvet robes,
All impregnated with her dense and pure
Essence of youth, there came a scent of fur.
III
The Frame
Even a master’s painting stands to gain
A touch of something magical and strange
From isolation in the well-wrought frame
That severs art from nature’s vast domain;
So jewels, metals, gilt and furniture
Combined to serve her beauty’s radiance;
Nothing obscured the brightness of her glance
And all became a setting made for her.
Sometimes you would have said she seemed convinced
Everything had to love her; that was how
Voluptuously her nakedness embraced
The whispering touch of silk and satin kisses;
And every single movement, swift or slow,
Displayed a monkey’s agile childish grace.
IV
The Portrait
Sickness and Death reduce to dust and ashes
Whatever made the fire where we burned.
Of those wide eyes, so tender in their passion,
And of that mouth in which my heart was drowned,
Of kisses that had power to make me whole,
Of raptures that no sudden sun could match,
What now is left? How it appals my soul!
Only a pale discoloured pastel sketch
That dies alone like me and fades away
And that injurious old Time rubs out
With his rough wing, a little every day…
Yet, dark assassin of both Life and Art,
You shall not kill the memory’s inner sight
Of one who was my glory and delight.
39
Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines,
Et fait rêver un soir les cervelles humaines,
Vaisseau favorisé par un grand aquilon,
Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi qu’un tympanon,
Et par un fraternel et mystique chaînon
Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;
Être maudit à qui, de l’abîme profond
Jusqu’ au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond !
— Ô toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,
Foules d’un pied léger et d’un regard serein
Les stupides mortels qui t’ont jugée amère,
Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain !
39
I give these lines to you, hoping my name,
Like a ship favoured by a great north wind,
Might sail to distant epochs, come to land,
And grant some future minds an evening dream;
Your memory then, dim fable blurred by time,
Drumming into the tired reader’s brain,
Will by some strange fraternal link remain
As if it hung upon my lofty rhymes;
Cursed creature, who in heaven and earth below
Receives no answering voice except my own!
– O traceless and ephemeral shade, you tread
On foolish mortals who have judged you stern
With your light foot and your serene regard,
Statue with eyes of jet, angel with brazen brow!
40
Semper eadem
« D’où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? »
— Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,
Vivre est un mal. C’est un secret de tous connu,
Une douleur très simple et non mystérieuse,
Et, comme votre joie, éclatante pour tous.
Cessez donc de chercher, ô belle curieuse !
Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous !
Taisez-vous, ignorante ! âme toujours ravie !
Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la Vie,
La Mort nous tient souvent par des liens subtils.
Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge,
Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe
Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils !
40
Semper eadem
“Like the tide covering a bare rock,” you say,
“Your strange dark sadness, what’s the cause of it?”
– When once the heart has known its harvest day,
Life is an evil. That’s an open secret,
A simple sorrow, not mysterious,
As plain to everyone as are your joys:
Then, lovely girl, be not so curious
And hold your tongue, however sweet your voice.
Yes, hold your silly tongue, bright soul, whose laugh
Is ever gay and childish. More than Life,
Death uses subtle bonds to keep us tied.
Ah, let my heart be drunken with a lie,
Drown in a dream, the deep of your sweet eyes,
And slumber long in their long lashes’ shade.
41
Tout entière
Le Démon, dans ma chambre haute,
Ce matin est venu me voir,
Et, tâchant à me prendre en faute,
Me dit : « Je voudrais bien savoir,
Parmi toutes les belles choses
Dont est fait son enchantement,
Parmi les objets noirs ou roses
Qui composent son corps charmant,
Quel est le plus doux. » — Ô mon âme !
Tu répondis à l’Abhorré :
« Puisqu’en Elle tout est dictame,
Rien ne peut être préféré.
Lorsque tout me ravit, j’ignore
Si quelque chose me séduit.
Elle éblouit comme l’Aurore
Et console comme la Nuit ;
Et l’harmonie est trop exquise,
Qui gouverne tout son beau corps,
Pour que l’impuissante analyse
En note les nombreux accords.
Ô métamorphose mystique
De tous mes sens fondus en un !
Son haleine fait la musique,
Comme sa voix fait le parfum ! »
41
All One
The Devil popped up to my room
One morning not so long ago,
And, hoping he might catch me out,
He said: “I’d really like to know,
Of all the fair components that
Her charming body has to offer,
The shady or the rosy parts,
That may enchant you as a lover,
Which is the sweetest.” But my soul
Answered the Demon with these words:
“Since everything in her is balm,
There’s nothing that can be preferred.
I cannot say what charms me so,
When everything gives such delight.
She dazzles like the brightest dawn
And still consoles me like the night;
The harmony is too refined
That rules a lovely form like this
For all its various accords
To yield to weak analysis.
O mystic fusion of my senses
Wherein, as one, they all rejoice:
Her breath becomes a subtle music
That wafts the fragrance of her voice!”
42
Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,
À la très belle, à la très bonne, à la très chère,
Dont le regard divin t’a soudain refleuri ?
— Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges :
Rien ne vaut la douceur de son autorité ;
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
Et son œil nous revêt d’un habit de clarté.
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau.
Parfois il parle et dit : « Je suis belle, et j’ordonne
Que pour l’amour de moi vous n’aimiez que le Beau ;
Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone. »
42
What shall you say tonight, poor lonely soul,
My sapless withered heart, what shall you say
To her, most lovely and most kind, most dear,
Whose sudden glance has made you bloom today?
– We shall employ our pride to sing her praises;
No other sway could ever be so sweet;
Her flesh is spirit perfumed by the angels,
Her eye invests us with a robe of light.
Her presence haunts the long night’s lonely watch,
It haunts the crowded street; she hovers there,
An airy spectre dancing like a torch.
She speaks and says: “Being beautiful, I order
That you love only Beauty for my sake,
Your Guardian Angel, Muse and your Madonna.”
43
Le Flambeau vivant
Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,
Qu’un Ange très savant a sans doute aimantés ;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.
Me sauvant de tout piége et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.
Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil
Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;
Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;
Vous marchez en chantant le réveil de mon âme.
Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme !
43
The Living Torch
They go before me, radiant Eyes to which
Some cunning Angel gave magnetic powers;
They go ahead, brothers divine, my brothers,
And dazzle me, shaking their diamond fires.
Preserving me from snares and grievous sin,
They lead my steps to follow Beauty’s way;
They are my servants, I their slave; they are
This living torch that my whole being obeys.
Spellbinding Eyes, you have the mystic glow
Of candles burning in broad day; the sun
May blush, but cannot quench their magic flame;
But candles honour Death, while you proclaim
My soul’s rebirth; you sing it as you go,
Stars that the sun itself cannot outshine.
44
Réversibilité
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,
Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
44
Reversibility
Angel of gaiety, do you know that anguish,
The sobbing, the remorse, the cares, the shame,
The ghastly nights of terrors without name
That leave the paper heart crumpled and crushed?
Angel of gaiety, do you know that anguish?
Angel of goodness, have you known that hate,
The fists clenched in the dark, the tears of gall,
When Vengeance drums its fierce infernal call
And all our faculties participate?
Angel of goodness, have you known that hate?
Angel of health, what do you know of Fevers,
The lingering sick exiled to hospitals
Who drag their feet between high dingy walls,
Moving their lips, seeking the sun’s rare favours?
Angel of health, what do you know of Fevers?
Angel of beauty, do you know those lines
That come with fear of age, the hideous dread
Of that self-sacrifice waiting to be read
In eyes once no less thirsty than our own?
Angel of beauty, do you know those lines?
Angel of happiness and light and joy,
The dying David might have hoped to gain
From your enchanted body health again;
I only ask that you should pray for me,
Angel of happiness and light and joy.
45
Confession
Une fois, une seule, aimable et douce femme,
À mon bras votre bras poli
S’appuya (sur le fond ténébreux de mon âme
Ce souvenir n’est point pâli) ;
Il était tard ; ainsi qu’une médaille neuve
La pleine lune s’étalait,
Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,
Sur Paris dormant ruisselait.
Et le long des maisons, sous les portes cochères,
Des chats passaient furtivement,
L’oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,
Nous accompagnaient lentement.
Tout à coup, au milieu de l’intimité libre
Éclose à la pâle clarté,
De vous, riche et sonore instrument où ne vibre
Que la radieuse gaieté,
De vous, claire et joyeuse ainsi qu’une fanfare
Dans le matin étincelant,
Une note plaintive, une note bizarre
S’échappa, tout en chancelant
Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde,
Dont sa famille rougirait,
Et qu’elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,
Dans un caveau mise au secret.
Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde :
« Que rien ici-bas n’est certain,
Et que toujours, avec quelque soin qu’il se farde,
Se trahit l’égoïsme humain :
Que c’est un dur métier que d’être belle femme,
Et que c’est le travail banal
De la danseuse folle et froide qui se pâme
Dans un sourire machinal ;
Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte ;
Que tout craque, amour et beauté,
Jusqu’à ce que l’Oubli les jette dans sa hotte
Pour les rendre à l’Éternité ! »
J’ai souvent évoqué cette lune enchantée,
Ce silence et cette langueur,
Et cette confidence horrible chuchotée
Au confessionnal du cœur.
45
Confession
Once, and once only, mild and gracious lady,
You laid your cool smooth arm on mine
(The memory of that touch has never faded
In the dark chambers of my mind);
It was late; the moon, a newly minted medal,
Diffused the fulness of its light,
And over sleeping Paris like a river
Flowed the solemnity of night.
Past the tall houses, under carriage gates,
Some furtive cats went slinking by,
Ears pricked, or else, like dear familiar ghosts,
Gave us their stealthy company.
In the intimate mood of that dim pale air
All of a sudden came your voice
Whose rich vibrations had always seemed
To radiate happiness and rejoice,
Gay as a trumpet sounding in the morning
To greet the glitter of the day –
Now it gave out a curious plaintive note
That faltered and then fled away
Like a sickly, sullen, repulsive child
That the parents blush to behold,
Secretly kept in a cellar for years
And hidden away from the world.
Here’s what it sang, poor angel, your harsh note:
“That nothing here below is certain,
And that, however it’s dolled up, we see
The selfishness of what is human;
That beauty is a tough job for a woman,
Boring, banal, the same old toil
Of the cold, crazy dancing girl who swoons
With a fixed mechanical smile;
That only folly builds on human hearts,
That cracks appear in love and beauty,
Until Oblivion stuffs them in his hod
And hauls them to Eternity. ...

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