Chroniquedefranc01froiuoft BW

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 412

Presented to the

LiBRARY oj the
UNIVERSITY OF TORONTO
by

MRS. MAURICE DUPRÉ

4
/'
;
i
ri
is/'

%J^ .^ :^^ ^, ^^ ^ ^ ^ ^ .^ :,^ :,^ ^^ ^


CCljrontque De Brance, ù'Hngleterre

tt ût Btctasnr» -^c^—^o*—Ki>^—j©^—kd K>t—

wwwwwwwwwwwwwww^
"-XSt tX2 W^ '^%^ \
M
#

i CStoninuc ht ftmtt,
^ ,
Ij..-..^-.-::-

-^€K—^O^—^©f TOME PREMIER. ^<i>f—f©4—f€

I* Collection de Chroniques et Mémoires. ?

Société î)c ^amt=augu6tm,


DESCLÉE, DE BROUWER et O^
Imprimeuta Bée Hacultée CCat^oIiqucja De Xiullc.

•.vjrjrjrjrjrjTjrjT^ jt JTjr^'Xj'jrjFjyjrxrJrjFM
IS

j^F3^Sl'^^F3#'^F~â^^'i^31^^^'^W'F^B'i'

y
^^A France, pendant tout le
cours de sa merveilleuse des-
tinée, n'a point traversé de
crise plus douloureusement
longue que cette période san-
glante appelée par les histo-
riens la guerre de cent ans.
Les dures secousses qu'elle a subies à diverses
époques, si rapprochées qu'elles fussent, ont eu
des intervalles de tranquillité ;
et, si l'on en

excepte la Révolution, qui dure encore, il n'est


pas de troubles, si grands qu'ils aient été, qui,
par la permission de Dieu, n'aient été suivis de
quelques années d'une gloire réparatrice. Au
lendemain des croisades, ces admirables épo-
pées de la foi chrétienne qui se continuèrent
durant trois cents ans, et avant d'en arriver à la
puissance d'unité que lui donna la monarchie,
la France s'est trouvée le jouet d'événements
inouis, la victime de misères incroyables. Il
semble que le passage de ce qu'on n'a pas craint
de nommer la barbarie féodale, à la civilisation
telle que le pouvoir absolu devait l'imposer,
n'ait pu se produire sans de monstrueux déchi-
rements et sans chercher si les temps qui ont
;

produit les croisades et des princes tels que


Philippe-Auguste et saint Louis, ont été réel-
2 Préface,

lement si peu civilisés, il est certain que le


quatorzième siècle, ce siècle de transition entre
le moyen âge et les temps modernes, a été le
plus bouleversé de notre histoire.
Jamais le royaume, à peine formé, ne fut plus
violemment menacé jamais .de guerres plus
;

atroces, de défaites paraissant plus irréparables,


ni qui aient été plus honteuses. Quelque cause
qu'on veuille assigner à ces défaites, il n'en est
pas moins vrai que les désastres s'accumulent
les uns sur Crécy, c'est Poitiers,
les autres. C'est
c'est Azincourt. Et nos rois ne sont pas seule-
ment vaincus voici Jean II, prisonnier et
:

mourant captif à Londres voilà Charles VI,


;

pris de démence, et laissant l'État en proie à


toute la rage des factions. Partout l'Anglais qui
s'étale insolemment. Et, comme si ce n'était
point assez que les triomphes des ennemis au
milieu de nous, voici la trahison qui leur vient
en aide, qui rend leurs victoires plus sûres, et
plus assurées leurs conquêtes la voici autour
;

du trône c'est Charles le Mauvais, cet artisan


:

de tous les crimes la voilà sur le trône même


; :

c'est Isabeau de Bavière, épouse infâme, mère


sans entrailles et reine sans dignité, qui fait
pacte avec les Anglais, et qui consent " à perdre
le sceptre et la couronne pourvu qu'elle les
"
arrache à son fils.
Est-ce là tout ? non, la dévastation doit être
plus complète encore. C'est la peste et la famine,
ces deux sœurs jumelles que traîne la guerre
après elle et, fléau plus redoutable et plus
;

Préface» 3
^ _
effrayant, c'est la Jacquerie. Écrasé d'impôts,
rançonné par chaque parti, las de payer et de
souffrir, le peuple se soulève, comme il se sou-
lève toujours, sans savoir ce qu'il fait ni ce qu'il
veut, absurde, abominable, épuisant sur des
innocents aveugles vengeances. Jacques
ses
Bonhomme s'en va comme une brute en délire,
que la faim ou la douleur rend inconsciente de
son existence même. Il pille, il brûle, et lui qui
pleurait du pillage et de l'incendie, il ne laisse
pas pierre sur pierre il tue, et de telle fureur,
;

que les cruautés des gens d'armes ne sont rien


auprès de ses boucheries.
Enfin, l'on parle de paix mais voilà que la
;

paix est devenue une cause de ruine. N'ayant


plus le butin que leur procurait la guerre, les
soudards regrettent la guerre. Réunis en Com-
pagnies, ils parcourent et ravagent le royaume,
si terribles puissants, qu'il faut compter
et si
avec eux, et, dire, inventer quelque
pour ainsi
lointaine expédition qui les puisse détruire.
Assurément, l'on ne peut être que stupéfait
devant ces spectacles constamment renouvelés,
devant ces drames où s'agitent les passions des
princes; scènes lugubres et farouches où tout
respire le sang, où les plus acharnés à se dé-
truire sont deux cousins, comme en Bretagne,
ou, comme en Espagne, deux frères.
Et l'étonnement ne peut que grandir, lors-
qu'on voit, du sein de cette confusion où toutes
des lois sages et
les brutalités fermentent, sortir
bienfaisantes, un règne heureux bien que pro-
4 Ipréface.

fondement troublé; puis, plus tard, après que


les Anglais, repoussés par Charles V, auront
encore accru leur puissance sous Charles VI, on
reconnaîtra la miraculeuse action du Dieu
qui aime les Francs, et qui sauvera la patrie
au moment qu'elle semblait le plus près de
périr.

C'est la plus grande partie de ces mémorables


événements qu'a entrepris de peindre Froissart.
Contemporain de ces interminables querelles,
témoin des grands combats et de l'âpreté de ces
luttes, tant s'en faut pourtant qu'il ait su mettre
dans ses volumineux récits son âme tout entière.
Chroniqueur facile et brillant, il a saisi avec une
singulière justesse et rendu fort heureusement
le beau côté des guerres. Il raconte les choses
minutieusement et s'amuse à des enjolivements
plus qu'il ne trace les lignes sévères de l'histoire.
Là où nous aurions voulu un Tacite, nous ne
trouvons qu'un peintre, mais avouons-le, un
peintre inimitable. Ses personnages sont trop
nombreux pour qu'il ait pu les étudier et les ap-
profondir. Les faits qu'il décrit sont trop mêlés
et trop touffus pour que nous en gardions une
impression grave et saisissante. Mais il captive,
il séduit, il charme ; il intéresse non seulement

par son sujet, mais par la manière naïvement


attrayante dont il le présente. Il ne manque pas
de sensibilité, mais cette sensibilité ne va point
juscju'aux lanues, et ne ressentant i)as en lui-
même d'émotion, il n'en comniiini(iue point aux
autres. Pourtant, sans qu'il soit touché lui-même,
Préface. 5

ilarrive à toucher le lecteur par la plus grande


qualité que doive ambitionner un écrivain la :

simplicité. C'est ainsi qu'on ne peut lire sans


attendrissement l'épisode du siège de Calais.
" Depuis plus de cinq siècles que ces chro-

niques ont été écrites, dit M. Nisard, l'esprit


français se reconnaît à cette clarté, à cette suite,
à cette proportion, à cette absence d'exagération,
à ces couleurs déjà mêlées et variées d'une main
habile, et dont aucune n'éblouit. De même la
langue française se reconnaît à cette netteté de
l'expression, à cette grâce du tour, à cette fer-
meté sans raideur, à cet éclat tempéré qui frap-
pent le critique le moins suspect d'archaïsme, et
que sentiraient ceux mêmes qui veulent lire sans
"
juger.
Froissart naquit à Valenciennes, en 1337. De
basse condition, mais destiné à l'Eglise, il trouva
vite de puissants protecteurs, et c'est à la requête
de son " bon seigneur et maître " Robert de
Namur, seigneur de Beaufort, qu'il écrivit la
première partie de sa chronique. Cette première
partie tout d'abord ne fut proprement qu'une
compilation, où il reproduisait les récits des
chroniqueurs qui l'avaient précédé, et notam-
ment la relation de Jehan le Bel, chanoine de
Saint- Lambert de Liège. C'est seulement depuis
1356, à partir de la "grosse bataille de Poitiers"
que Froissart devient original. Il poursuivit son
œuvre jusqu'à sa mort, ajoutant, retranchant,
modifiant, au fur et à mesure qu'il était mieux
renseigné. Ainsi s'expliquent les différentes ver-
6 Préface.

sions des nombreux manuscrits qui nous ont été


conservés. En 1361, Froissart présenta la pre-
mière rédaction de son travail à Philippe de
Hainaut, femme du roi Edouard III d'Angle-
terre, qui, non contente de l'encourager, le
combla de bienfaits et le nomma clerc de sa
chapelle.
Partout accueilli avec faveur, célèbre même
de son temps, il passa sa vie à voyager, allant
d'Angleterre en France, de là en Italie, en Alle-
magne, visitant le comté de Foix, retournant en
Angleterre, et enfin, revenant se fixer à Valen-
ciennes, pour y mourir en 1410; partout recueil-
lant des matériaux pour ses chroniques, qui sont
ainsi devenues une des sources les plus abon-
dantes, sinon une des plus sûres, auxquelles
sont venus puiser tous nos historiens. Lui-même
va nous apprendre comment il procédait et nous
prouver l'exactitude du nom qu'on lui a décerné,
lorsqu'on l'a appelé le chevalier errant de
Ihistoire.
" Entre vous, dit-il, qui me lisez, ou me lirez,
ou m'avez lu, ou entendrez lire,considérez
,

comment je puis avoir su et rassemblé tant de


faits desquels je traite et propose en tant de
parties. Et, pour vous informer de la vérité,
je commençai jeune, dès l'âge de vingt ans et ;

ainsi je suis venu au monde avec les faits et


aventures, et j'y ai toujours pris grand' plai-
sance .plus qu'à autre chose ;
et Dieu m'a
donné tant de grâces que j'ai été bien de toutes
les parties, et des hôtels des rois, et par espécial
Préface, 7

de l'hôtel du roi Edouard d'Angleterre et de la


noble reine sa femme, madame Philippe de
Hainaut, reine d'Angleterre, dame d'Irlande et
d'Aquitaine, à laquelle je fus clerc en ma
jeunesse. Et, pour l'amour du service de la noble
et vaillante dame
à qui j'étais, tous autres sei-
gneurs, comtes, barons et chevaliers,
rois, ducs,
de quelque nation qu'ils fussent, m*aimaient,
entendaient et voyaient volontiers et me faisaient
grand accueil et profit... Et partout où je venais,
je faisais enquête aux anciens chevaliers et
écuyers qui avaient été en faits d'armes et qui
proprement en savaient parler, et aussi à aucuns
hérauts de créance, pour vérifier et justifier
toutes matières. Ainsi ai-je rassemblé la haute
et noble histoire et matière, et tant comme je
vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai ;

car, plus j'y suis et y laboure, et plus me plaît.


Car, ainsi comme le gentil chevalier qui aime
les armes, et en les persévérant et continuant y
devient parfait, ainsi en laborant et travaillant
sur cette matière, je deviens habile et m'y
délecte.
Froissart allait donc à la recherche des faits;
il les raconte sans avoir assisté aux événements,

faisant enquête comme il le dit, à ceux qui


,

pouvaient le mieux les connaître. Ce témoignage


de seconde main perd quelque peu de sa valeur.
Villehardouin et Joinville n'avaient dit que ce
dont avaient été témoins. L'on ne peut pas
ils
mettre en doute leurs récits sur les points prin-
cipaux il est impossible d'en suspecter même
;
8 Préface»

les détails, lorsque, avec affirmation de la vérité,


sans intérêt que celui, non d'assurer leur bonne
foi, mais d'affermir des autres, ils disent
la foi :

J'étais-là J'ai vu. Froissart prend de toutes


;

mains, et compose un tout de toutes pièces. Il


en résulte, quelque conscience qu'il y ait mise,
que bon nombre des faits rapportés par lui, bien
que très exacts dans leur ensemble, ne le sont
nullement dans les détails. Comme il n'a pu
parler que par ouï-dire, la critique moderne a
relevé bien des erreurs dans ses ouvrages. En
un mot, il est chroniqueur bien plus qu'histo-
rien.
De plus, éternel voyageur, passe d'un pays
il

à un autre il traite ici des guerres de France,


;

saute en Flandre, passe en Bretagne, en Espa-


gne, dans le royaume de Naples, en Angleterre,
en Ecosse trouvant toujours à raconter de
,

grandes actions, des combats, des sièges, à


célébrer des hauts faits; n'oubliant rien, "depuis
les tristes tableaux qui lui offraient nos luttes
désastreuses, jusqu'aux parures et aux devises
des fêtes et des tournois et ce perpétuel con-
;

traste du côté politique du côté romanesque,


et
de la vie sociale et de la poésie, est ce qu'il y a
de plus vrai et en même temps de plus intéres-
sant dans son ouvrage " tout cela sans confu-
:

sion, quoique sans ordre et sans le respect de la


chronologie, mais non pas quelquefois sans
embarras pour le lecteur.
Dans une collection comme destinée
la nôtre,
à l'instruction de la jeunesse, et dont la publi-
Préface. 9

cation est entreprise à un point de vue de vulg-a-


risation, nous devions accorder une place
importante à Froissart. Une édition complète
devenait tout à fait inutile après celles qu'ont
données Buchon et M. Siméon Luce. Une édi-
tion savante, outre que pour être savante
elle eût dû être complète, n'aurait point
répondu au but que nous poursuivons. Devions-
nous donner un abrégé de Froissart, comme on
l'a fait récemment, négliger les merveilleux
développements dans lesquels il est entré, et
défigurer notre chroniqueur par une analyse
rapide des événements qu'il traite dans son
ouvrage considérable ? Nous ne l'avons point
pensé. N'était-il pas préférable de ne laisser
subsister que les récits principaux, mais en leur
conservant toute leur intégrité et toute leur
étendue ? De cette façon, le style de Froissart,
tout en étant mis à la portée de la jeunesse
à qui nous nous adressons, ainsi que nous
l'avons fait pour d'autres chroniques de notre
collection, reste intact dans les morceaux que
nous avons choisis. Puisque Froissart ne vaut
que par le détail, il était mieux de ne donner
que quelques faits, rattachés dans leur ensemble,
mais avec tout le détail dont Froissart les a
crus susceptibles.
C'est ce que nous avons fait, nous arrêtant
aux passages qui nous paraissaient les plus
importants pour notre histoire, comme la
bataille de Crécy, de Poitiers, la régence
celle
du Dauphin, plus tard Charles V, les guerres
10 préface.

de Bretagne, la bataille de Cocherel et les


guerres de Flandre, y compris la bataille de
Rosebecque.
Il est une chose que nous devons ajouter, et

qui pour nous prime toutes les autres c'est que,


:

nos livres étant destinés à l'instruction des


jeunes gens, nous sommes avant tout soucieux
de ne mettre en leurs mains que les ouvrages
qu'ils doivent lire. Le respect absolu que nous
professons pour l'âme de nos lecteurs, l'empor-
tera toujours chez nous sur n'importe quelle
autre considération.
®?®«? ©rologue. ^sj®^
3lci commencent les Chroniques que

ût messire 3leban jTroissart, qui par=

lent tes nouvelles guerres tie jFrance

et D'Angleterre, lesquelles sont tiit)i=

sées en quatre parties. -K>i—k^^—^o^-

FI Nque les grandes merveilles


et les grands faits d'armes,
qui sont advenus durant les
guerres de France et d'An-
gleterre, soient notablement
enregistrés et mis en mé-
moire perpétuelle, je me veux mettre en peine
de les mettre en prose, afin que les bons puis-
sent y prendre exemple.
Il est vrai que messire Jean Lebel, jadis cha-

noine de Saint-Lambert de Liège, en chroniqua


en son temps quelque chose. Or j'ai historié et

augmenté ce livre à ma façon, et il est vrai que


moi, ([ui ai entrepris d'ordonner ce livre, j'ai,

par goût qui m'a toujours incliné h cela, fré-


2 Prologue.

quenté plusieurs nobles et grands seigneurs,


tant en France qu'en Angleterre, et en autres
pays, et j'en ai eu connaissance. Aussi je me
suis toujours, selon mon pouvoir, justement en-
quis, et j'ai questionné sur le fait des guerres et
aventures qui sont advenues, spécialement de-
puis la grosse bataille de Poitiers où le noble
roi Jean fut pris, car auparavant j'étais encore
jeune de sens et d'âge. Et nonobstant j'ai en-
trepris assez hardiment, moi issu de l'école, à
dicter et à rimer les guerres susdites, et à porter
en Angleterre le livre tout compilé, ainsi que je
le fis; et je le présentai alors à très haute et

très noble dame madame Philippe de Hainaut,


reine d'Angleterre, qui joyeusement et douce-
ment le reçut de moi et m'en fit grand profit.

Or peut-être que ce livre n'est pas examiné ni

ordonné aussi justement que telle chose le re-

quiert. Car les faits d'armes, qui sont achetés


si chèrement, doivent être donnés et loyalement
attribués à ceux qui par prouesse y travaillent.
Donc, pour m'acquitter envers tous, ainsi qu'il

est juste, j'ai entrepris de continuer cette his-


toire sur l'ordonnance et fondation ci-dessus
dites, à la prière et requête d'un mien cher sei-
Prologue. 3

gneur et maître, monseigneur Robert de Namur,


seigneur de Beaufort,à qui je veux devoir amour
et obéissance. Dieu me laisse faire chose qui lui

puisse plaire!
Or j'ai mis, au premier chef de mon prologue,
que je veux parler et traiter de grandes mer-
veilles. Vraiment tous ceux qui liront et verront

ce livre se pourront et devront bien émerveiller


des grandes aventures qu'ils y trouveront. Car
je crois que, depuis la création du monde, et

depuis qu'on commença d'abord à s'armer, on


ne trouverait en nulle histoire tant de merveilles
et de grands faits d'armes, comme il en est ad-
venu dans les guerres susdites, tant par terre
que par mer, et dont je vous ferai mention dans
la suite. Mais avant que je commence à en par-
ler, je veux un peu tenir et mener propos de
Prouesse; car c'est une si noble vertu, et de si

grand' recommandation, qu'on ne doit pas pas-


ser là-dessus trop brièvement, car elle est la
mère matérielle et la lumière des gentilshom-
mes; et de même que la bûche ne peut brûler
sans feu, de même les gentilshommes ne peu-
vent venir à parfait honneur ni à la gloire du
monde sans Prouesse.
4 Prologue.

Or tous les jeunes gentilshommes qui se veu-


lent avancer doivent donc avoir ardent désir
d'acquérir le fait et larenommée de prouesse,
afin qu'ils soient mis et comptés au nombre des
preux, et doivent regarder et considérer com-
ment leurs prédécesseurs, dont ils tiennent leurs
héritages et portent peut-être les armes, sont
honorés et recommandés par leurs belles ac-

tions. Je suis sûr que, s'ils regardent et lisent


en ce livre, ils trouveront autant de grands faits

et de belles habiletés d'armes, de dures rencon-


tres, de forts assauts, de fières batailles et de
tous autres maniements d'armes, que dans nulle
histoire dont on puisse parler, tant ancienne
que nouvelle. Et ce sera pour eux matière et

exemple de s'encourager en bien faisant; car la

mémoire des bons et le souvenir des preux atti-

sent et enflamment par raison les cœurs des


jeunes chevaliers qui visent et tendent à toute
perfection d'honneur : de quoi Prouesse est le

principal chef et le certain ressort.

Je ne veux pas qu'aucun bachelier soit excusé


de ne pas s'armer et de ne pas servir les armes
par faute de fortune, s'il a corps et membres
capables et propices pour ce faire; mais je veux
lg)rologue. 5

qu'il les tienne de grand courage et les prenne


de grand' volonté. Il trouvera bientôt de hauts
seigneurs et nobles qui prendront soin de lui,

s'il le mérite, et qui l'aideront et l'avanceront,


s'il en est digne, et le pourvoiront selon ce qu'il

fera de bien. Aussi en armes il advient tant de


grandes merveilles et de belles aventures, qu'on
n'oserait et qu'on ne pourrait penser et imagi-
ner les fortunes qui s'y mettent; ainsi vous ver-
rez et trouverez en ce livre, si vous le lisez,

comment plusieurs chevaliers et écuyers se sont


avancés, plus par leur prouesse que par leur
lignage. Le nom de preux est si haut et si noble,
et la vertu si claire et si belle, qu'elle resplendit

dans ces salles et dans ces endroits où il y a


assemblée et foison de grands seigneurs; et elle

se montre au-dessus de tous les autres, et on


la montre du doigt et l'on dit :

« Voilà celui qui mit sus cette chevauchée ou


cette armée, et qui ordonna ce corps de bataille
si habilement et le gouverna si sagement ; et

qui jouta à coups de lance si raidement, et qui


traversa les rangs de ses ennemis par deux ou
par trois fois; et qui combattit si vaillamment,
ou qui entreprit cette besogne si hardiment; et
6 Prologue»

qui fut trouvé blessé fort durement entre les


morts et les blessés, et ne daigna jamais fuir en
lieu où il se trouva. »
De plus encore on voit le preux chevalier
s'asseoira haut honneur à la table du roi, là où
de plus nobles de sang et de plus riches d'avoir
ne sont pas assis. Car, ainsi que les quatre
évangélistes et les douze apôtres sont plus pro-
chains de Notre Seigneur que ne sont les autres,
de même les preux sont plus près d'honneur et

plus honorés que les autres ; et c'est bien rai-


son, car ils acquièrent et conquièrent le renom
de prouesse en grand' peine, en sueur, en la-

beur, en soins, en veillant, en travaillant jour


et nuit sans repos. Et quand leurs belles actions
sont vues et connues, elles sont rappelées et re-
nommées, ainsi qu'il est dit ci-dessus, et écrites
et enregistrées en livres et en chroniques. Car
par les écritures on trouve le souvenir des bons
et des vaillants hommes de jadis, ainsi que les

neuf preux qui surpassèrent tous par leur


prouesse; les douze chevaliers compagnons qui
gardèrent le passage contre Saladin et ses for-
ces; les douze pairs de France qui demeurèrent
à Roncevaux, et qui si vaillamment y vendirent
Prologue. 7
leur vie et y combattirent; et ainsi de tous les
autres que je ne puis pas tous nommer, ni dé-
terminer et rappeler leurs belles actions, car
cela pourrait trop empêcher ma principale ma-
tière. Ainsi les gens diffèrent et se partagent en
plusieurs manières : les vaillants hommes tra-
vaillent leurs membres en armes, pour avancer
leur personne et accroître leur honneur; le peu-
ple parle, se souvient et devise de leurs états et
de leurs fortunes; et les clercs écrivent et enre-
gistrent leurs aventures et chevaleries.
Or j'ai eu
plusieurs fois imagination sur l'état
de Prouesse, et j'ai pensé comment et où elle a
régné et tenu seigneurie et domination, et com-
ment elle a sauté d'un pays en un autre. Sur
ses fantaisies notamment j'en ai entendu parler
et deviser dans ma jeunesse, par quelques vail-
lants hommes et bons chevaliers, qui s'en émer-
veillaient alors autant que je fais maintenant ;

aussi je vous en veux déclarer quelque chose.


La vérité est, selon les anciennes écritures,
que, après le déluge et après que Noé et sa gé-
nération eurent repeuplé le monde, et lorsqu'on
commença à s'armer et à courir et à piller l'un
contre l'autre. Prouesse régna premièrement au
8 IPrologue.

royaume de Chaldée, par le fait du roi Ninus


qui fît fonder et édifier la grand' cité de Ninive
qui contenait trois journées de marche de long,

et aussi par la reine Sémiramis, sa femme, qui


fut dame de grand' valeur. Après, Prouesse se
remua (') et vint régner en Judée et en Jérusa-
lem, par le fait de Josué, de David et des Ma-
chabées. Et quand elle eut là régnéun temps,
elle vint demeurer et régner au royaume de
Perse et de Médie, par le fait de Cyrus, le grand
roi,par Assuérus et parXerxès. Après, Prouesse
revint régner en Grèce par le fait d'Hercule, de
Thésée, de Jason et d'Achille et des autres preux
chevaliers; après à Troie par le roi Priam, par
Hector et par ses frères; après, dans la cité de
Rome et parmi les Romains, par le fait des no-
bles sénateurs et consuls, tribuns et centurions.
Et ceux-ci et leurs générations furent en telle
puissance, pendant environ cinq cents ans, qu'ils
firent rendre tribut à eux par presque tout le

monde, jusques au temps de Julius César, le-

quel fut le premier empereur de Rome et de


qui tous les autres sont descendus et venus.
Après, les Romains se lassèrent de Prouesse,
I. Changea de place.
Prologue. 9

et elle s'en vint demeurer et régner en France,


par le fait premièrement du roi Pépin et du roi

Charles, son fils, qui fut roi de France et d'Al-


lemagne et empereur de Rome, et par les autres
nobles rois en suivant. Après, Prouesse a régné
un grand temps en Angleterre, par le fait du roi
Edouard et du prince de Galles, son fils; car,
de leur règne, les chevaliers anglais et les autres

qui se sont mis et accordés avec eux ont fait

autant de belles habiletés d'armes, et de grandes


chevaleries et de hardies entreprises, qu'aucun
chevalier en pourrait faire, ainsi qu'il vous sera
déclaré plus avant en ce livre.
Or je ne sais pas si Prouesse veut encore
cheminer outre l'Angleterre, ou bien reculer le

chemin qu'elle a fait ; car, ainsi qu'il est dit

ci-dessus, si elle a cherché et environné ces


royaumes et ces pays susnommés, et si elle a

régné et s'est conservée entre les habitants une


fois plus et l'autre moins, qu'il en soit à son
commandement; mais j'en ai touché un petit
pour les merveilleusetés du monde.
Je m'en tairai à présent et me retirerai à la
matière dont j'ai fait mon commencement, et je
déclarerai par quelle manière et condition la
10 Iprologue.

guerre s'émut premièrement entre les Anglais


et les Français.

Et pour que, au temps à venir, on puisse sa-


voir qui a mis sus cette histoire, et qui en a
été auteur, je me veux nommer. On m'appelle,
ceux qui me veulent tant honorer, sire Jehan
Froissart, trésorier et chanoine de Chimay,
natif du comté de Hainaut et de la bonne, belle
et coquette ville de Valenciennes.
^e0 CCljroniques De
iJt))àn 'Bvoissâxt.

Ceci commence a parler du roi Edouard


d'Angleterre.

•REM lÈREMENT, pour mieux entrer


dansmatière et histoire susdite, il
la
est après l'apaisement des
vrai que,
guerres de Flandre qui furent si gran-
des, et dont tant de vaillants hommes
furent tués à Courtrai et ailleurs, le
beau roi Philippe de France (') maria sa fille en An-
gleterre au roi Edouard lequel roi d'Angleterre ne
;

fut pas aussi plein de grand sens et de prouesse que


l'avait été le bon roi Edouard son père (qui tant de
fois eut affaire aux Écossais et aux Danois et les dé-
confit par plusieurs fois en bataille, et ils ne purent
jamais avoir une victoire sur lui). Mais son fils, qui fut
père du roi Edouard sur qui cette histoire est or-
donnée, ne lui ressembla pas de sens ni de prouesse ;

car, assez tôt après qu'il fut couronné, le roi Robert


Bruce, qui était roi d'Ecosse et qui par plusieurs fois
avait beaucoup donné à faire au bon roi Edouard,
chevaucha aussitôt efforcément sur lui et reconquit
toute l'Ecosse et la bonne cité de Berwick, et gcâta et

I.Edouard II avait épouse Isabelle, fille de Philippe IV, dit le Bel. Il


était fils d'Edouard I^', de la maison d'Anjou Plantagenet, que F'roissart

appelle « le bon roi Edouard », et père du roi Edouard III « sur qui
cette histoire est ordonnée »,
12 Les Cbtoniqueg ne jFtoissart

brûla grand'partie du royaume d'Anorleterre, pendant


bien quatre journées ou cinq à l'intérieur du pays, et
déconfit ce roi et tous les barons d'Angleterre en un
endroit en Ecosse qu'on appelle Stirling, par bataille
rangée et arrêtée {'). Et la poursuite de cette décon-
fiture dura par deux jours et deux nuits. Et le roi
anglais s'enfuit avec peu de gens jusqu'à Londres.

IL —
Comment le père du roi Edouard III fut
MARIÉ A LA FILLE DU BEAU ROI PHILIPPE DE FrANCE.

CE roi anglais dont je parle maintenant, et qui


reçut ce grand dommage en Ecosse, avait deux
frères de remariage (^). L'un fut nommé le comte
Maréchal, et il était de fort sauvage et diverse ma-
nière l'autre avait nom messire Edmond et était
;

comte de Kent, fort prud'homme, doux et débonnaire,


et très aimé des bonnes gens. Ce roi eut de madame
sa femme, fille du beau roi Philippe de France, qui
était une des plus belles dames du monde, deux fils et
deux filles. L'aîné eut nom Edouard, et fut roi d'An-
gleterre par l'accord de tous les barons dès le vivant
de son père. Le second des fils eut nom Jean d'Eltham
et mourut jeune. L'aînée des deux filles eut nom
Isabelle et fut mariée au jeune roi David d'Ecosse,
fils du roi Robert Bruce et elle lui fut donnée en
;

mariage, dans sa jeunesse, ^par l'accord des deux


royaumes d'Angleterre et d'Ecosse, et en faisant la
paix. L'autre fille fut mariée au duc de Gueldres :

ceux-ci eurent deux^ fils et deux filles les deux fils ;

furent Regnault et Edouard qui depuis régnèrent en


grand'puissance contre leurs ennemis et des deux ;

1. C'est en effet près de la ville de Stirliiifj que le roi Edouard perdit

contre Robert Bruce la bataille de Bannock-Burn, l'an 1314.


2. Du second mariage de son père.
Le0 Cbroniques De jTroissart. 13

filles, l'une fut comtesse de Blois, de par monseigneur


Jean de Blois, son mari, et l'autre duchesse de Juliers.

III. — Par quelle occasion la guerre s'éleva entre


LE ROI DE France et le roi d'Angleterre.

Ebeau roi Philippe de France eut trois fils, frères


L de cette belle madame Isabelle qui fut reine
d'Angleterre. Et ces trois fils furent fort beaux et grands
chevaliers. L'aîné eut nom Louis, et du vivant de son
père il fut roi de Navarre, et on l'appelait le roi Hutin.
Le second eut nom Philippe le Long, et le troisième
Charles. Et ils furent tous trois rois de France après
la mort du roi Philippe leur père, par droite succes-
sion, l'un après l'autre, sans avoir d'héritiers mâles. Si
bien que, après mort du dernier, le roi Charles, les
la
douze pairs et les barons de France ne donnèrent pas
le royaume à sa sœur qui était reine
d'Angleterre,
parce qu'ils voulurent dire et maintenir, et ils le veu-
lent encore, que le royaume de France est si noble,
qu'il ne doit jamais aller ni descendre à une femme, ni
par conséquence au fils de cette femme. Car, ainsi
qu'ils veulent dire et maintenir, le fils d'une femme ne
peut avoir de droit ni de succession de par sa mère,
là où sa mère n'a point de droit. Si bien que,
pour ces
raisons, les douze pairs et les barons de France don-
nèrent, d'un commun accord, le royaume de France à
monseigneur Philippe de Valois, fils de monseigneur
Charles, comte de Valois, lequel était frère à ce beau
roiPhilippe susdit et en ôtèrent la reine d'Angleterre
;

et son fils qui était neveu du dernier roi


Charles,
comme étant fils de sa sœur, tandis que le roi Philippe
de Valois n'en était que cousin germain (').

I, Les trois fils de Thilippe IV furent Louis X,


Philippe V et Charles
IV qui régnèrent successivement. Philippe VI qui fut roi de tiunce
14 Les Cïjroniqueg ne jFroiggatt

C'est de là que les guerres, les misères et les tribu-


lations sont depuis sorties et venues, etque de grands
malheurs sont advenus à cause des réclamations et
des oppositions, ainsi qu'il vous sera raconté ci-après.

IV. —
Comment monseigneur Philippe de Valois
FUT ÉLU A LA MORT DU ROI ChARLES DE FrANCE,
QUI MOURUT SANS HOIR MALE ET COMMENT IL ;

DÉCONFIT LES FLAMANDS QUI s'ÉTAIENT RÉVOLTÉS


CONTRE LEUR SEIGNEUR.

LE roi Charles de France,


avait été trois fois marié,
fils du beau roi Philippe,
et pourtant mourut
sans hoir mâle, dont ce fut dommage pour le royaume
ainsi que vous entendrez ci-après. La première de ses
femmes de la comtesse d'Artois. Ce mariage
fut fille

avec cette dame, ayant été reconnu nul par la décla-


ration du pape, notre Saint Père, qui était alors, les
douze pairs du royaume cherchèrent sens et avis pour
.que le roi Charles fût remarié et il le fut à la fille de
;

l'empereur Henri de Luxembourg {^), laquelle était


sœur du gentil roi de Bohême (-). De cette seconde
dame de Luxembourg, qui était fort humble et fort
prude femme, le roi eut un fils qui mourut fort jeune,
et la mère mourut bientôt après, à Issoudun en Berry.
Et ils moururent tous deux soupçonneusement, ce dont
certaines gens furent accusés par derrière couverte-
ment. Après, ce roi Charles fut remarié une troisième
fois à la fille de son oncle, Jeanne, fille de monseigneur
Louis, comte d'Évreux, et sœur du roi de Navarre

après la mort de Charles IV, dit le Bel, était leur cousin germain. Son
père, le comte de Valois, était, ainsi que Philippe IV, fils de Philippe III,
de saint Louis,
dit le Mardi, et petit-fils
1. L'empereur Henri VII.
2. Jean de Luxembourg.
Le0 Cbroniqucjs ne jFrotoart. 15

qui était alors Puis il advint que le roi se coucha


(^).

au lit malade de la mort.


Quand il s'aperçut qu'il lui fallait mourir, il dit que,
s'iPadvenait que la reine mît au monde un fils, il
voulait que messire Philippe de Valois, son cousin
germain, en fût tuteur et régent de tout son royaume
jusques à ce que son fils serait en âge d'être roi et ;

s'il advenait que ce fût une fille, que


les douze pairs

et les hauts barons de France eussent conseil et avis


entre eux d'y ordonner, et donnassent le royaume à
celui qui le devrait avoir par droit. Sur ce, le roi
Charles mourut vers Pâques, l'an de grâce de Notre-
Seigneur mil trois cent vingt et huit.
Il ne demeura pas grandement après
que la reine
mit au monde une fille ce dont la plupart de
Jeanne ;

ceux du royaume furent durement troublés et cour-


roucés.
Quand les et hauts barons de France
douze pairs
surent cela, ils s'assemblèrent à Paris au plus tôt qu'ils
purent, et donnèrent le royaume, d'un commun accord,
à monseigneur Philippe de Valois, fils du comte de
Valois, et en ôtèrent la reine d'Angleterre et le roi son
fils, ainsi que vous avez vu ci-dessus. Et ils firent
couronner ce monseigneur Philippe à Reims, l'an de
grâce mil trois cent vingt et huit, le jour de la Trinité.
Ce dont, depuis ce jour, grand' guerre et grand' déso-
lation advint au royaume de France en plusieurs
parts, ainsi que vous pourrez entendre en cette
his-

toire. , ^

Assez tôt après que ce roi Philippe fut couronne a

Louis, comte d'Évreux, étant issu du second


I.
mariage de Philippe
IV. Ce comte
le Hardi avec Marie de Brabant, était frère de Philippe
noces Lharleb
d'Évreux eut une fille, Jeanne, qui épousa en troisièmes
le Bel et un fils, Philippe d'Evreux, qui
épousa la fille unique de
;

LouisX, dit le Hutin, Jeanne de France, et qm devint ainsi roi de


Navarre. Ce Philippe d'Évreux, roi de Navarre, fut le pcre du tristement

fameux Charles le Mauvais.


i6 100 C&roniques ne jFroissart.

Reims ('), il manda ses princes, ses barons et tous


ses gens d'armes, et alla avec toutes ses forces loger
dans la vallée de Cassel, pour guerroyer les Flamands
qui étaient rebelles à leur seigneur, et notamment
ceux de Bruges, ceux d'Ypres et ceux du Franc (-).
Et ils ne voulaient pas obéir au comte de Flandre,
leur dit seigneur, mais ils l'avaient chassé. Et il ne
pouvait demeurer nulle part en son pays, fors seule-
ment à Gand, et encore assez difficilement. Le roi
Philippe déconfit alors bien seize mille hommes Fla-
mands qui avaient fait un capitaine qui se nommait
Colas Dennekins (3), homme hardi et outrageux dure-
ment. Et les susdits Flamands avaient tait leur garni-
son de la ville de Cassel, au commandement et aux
gages des villes de Flandre, pour garder les frontières
à cet endroit ('^).

1. Lorsque nous trouverons des variantes clignes d'être remarquées,

dans les différentes rédactions des Chroniques de Froissart, nous en


donnerons en note des extraits.
« ... Au jour de la Trinité, le roi Philippe fut couronné et sacré
en la grande église de Notre-Dame de Reims. Et là étaient les grands
et les hauts seigneurs qui devaient servir le roi dans leur charge, l'un
pour ceindre l'épée, l'autre pour lui chausser ses éperons, et ainsi de
toutes choses. Et tous étaient bien appareillés de faire leur devoir,
excepté le comte de Flandre, qui se tenait en arriére. Aussi fut-il appelé
à haute voix, et on dit par deux fois « Comte de Flandre, si vous êtes
:

présent, ou quelqu'un en votre nom, venez faire votre devoir. » Et le


comte, qui entendu bien ces paroles, se tut. Alors il fut appelé la troi-
sième fois.... Alors il s'avança et s'inclina devant le roi et dit : « Mon-
seigneur, si on m'eût appelé Louis de Nevers et non comte de Flandre,
je me serais avancé. — Comment, dit le roi, vous n'êtes donc pas comte
de Flandre ? — .Sire, dit-il, j'en porte le nom et non le profit. » A/afius-
crit d'Amiens.
2. Le Franc, ou terre de P^rancc, signifie ici une partie de la Flandre
française d'aujourd'hui. Ce territoire avait alors ses coutumes propres
et ses magistrats particuliers, et comprenait les villes de Dunkerque,
Gravelines, P'urnes, J5ourbourg et Hergucs-Saint-Winoch.
3. Son vrai nom paraît être Zonnequin ou Zannequin.
4. Les Flamands occupaient la ville de Cassel et s'étaient retranchés
sur une colline voisine. Sur les murs de Cassel, ils arborèrent un étendard
(|ui représentait un coq avec cette légende devenue célèbre :

OiuDui ce coq chanié aura


Le roi trouve' ci entrera.
les Cbroniqucs Uc jTroissart. 17

Et je vous comment ces Flamands furent décon-


dirai
fits, par leur témérité. Ils partirent un jour de
et ce fut
Cassai, sur l'heure du souper, en intention de déconfire
le roi et toute son armée. Et ils s'en vinrent tout paisi-
blement, sans bruit, rangés en trois batailles, desquelles
l'une alla droit aux tentes du roi, et surprirent presque
le roi, qui était assis au souper, et toutes ses gens. L'autre
bataille s'en alla droit de Bohême,
aux tentes du roi

et le trouvèrent presque en Et la troisième


tel point.

bataille s'en alla droit aux tentes du comte de Hainaut,


et le surprirent presque aussi, et le hâtèrent si fort que

ses gens purent être armés à grand' peine, ainsi que


les gens de monseigneur de Beaumont son frère. Et
ces trois batailles (') vinrent si paisiblement jusqu'aux
tentes, que, à grand'peine, les seigneurs furent armés
et leurs gens assemblés. Et tous les seigneurs et leurs
gens eussent été morts, si Dieu ne les eût, ainsi que
par vrai miracle, secourus et aidés. Mais, par la grâce
de Dieu, chacun des trois seigneurs déconfit sa ba-
taille (-) si entièrement, et tous à la même heure et à
un que jamais de tous ces seize mille Flamands
point,
il n'en échappa mille, et leur capitaine fut tué. Et
pourtant jamais aucun de ces trois seigneurs ne sut
nouvelles des autres, jusqu'à ce qu'ils eurent tout fait.
Et jamais, des quinze mille Flamands qui y demeurèrent
morts, il n'en recula un seul, que tous ne fussent morts
et tués en trois monceaux l'un sur l'autre, sans sortir
de la place là où chacune de ces trois batailles com-

Le « roi trouvé » c'est Philippe de Vaiois que les barons de France


avaient en quelque sorte invente ». La venue de Philippe VI au trône,
<.<

nous n'avons que faire de le dire, était cependant toute légitime, en


vertu de la loi salique.
1. Nous rencontrerons souvent ce mot pris dans le sens de corps de
bataille. C'est ce mot «bataille» qui est devenu «bataillon ». mais il
avait une plus large acception et se disait aussi bien d'une troupe de
cavaliers, que d'une troupe de piétons.
2. C'est-à-dire le corps de bataille qui lui était opposé.

KROISSART.
i8 Les C{)tonîque,0 De 5toi00art

mença; ce qui fut l'an de grâce mil trois cent vingt et


huit, le jour de Saint-Barthélémy.
Alors, après cette déconfiture, les Français vinrent
à Cassel et y mirent les bannières de France. Et la
ville se rendit au roi, et puis Poperinghe, et puis
'

Ypres, et tous ceux de la châtellenie de Bergues, et


ceux de Bruges ensuivant. Et ils reçurent le comte
Louis, leur seigneur, alors amiablement et paisiblement,
et jurèrent de lui tenir foi et loyauté à tout jamais.
Quand le roi Philippe de France eut remis le comte
de Flandre en son pays, et que tous lui eurent juré
fidélité et hommage, il congédia ses gens qui retour-
nèrent chacun en son pays; et lui-même s'en vint en
France séjourner à Paris ou aux environs. Il fut ex-
trêmement prisé et honoré de cette entreprise qu'il
avait faite sur les Flamands, et du service aussi qu'il
avait rendu au comte Louis, son cousin. Il demeura en
grand' prospérité et en grand honneur, et accrut gran-
dement l'état royal. Et il n'y avait jamais eu en France,
[
ainsi qu'on disait, de roi qui eût tenu un état pareil à
celui du roi Philippe. Et il faisait faire tournois, joutes,
fêtes et ébattements fort souvent et à grand' foison,

s« itg. i^x :<y. yg: 'M :<?^ m 'M ^- h :«>•- :<?>•- :<?> :^: :^. '^'-
"s^MWsss, "as. '^^: 'i^. ^ H ^
:<?>: :^: :^: :^: 'sss. m^
V. — Comment le roi de France envoya des légats
EN Angleterre pour sommer le roi d'Angleterre
qu'il lui vint faire hommage ET quelle chose ;

ledit roi répondit aux susdits légats.

OR il advint que, environ un an après que le roi


Philippe de Valois eut été couronné roi de France,
et que tous les barons et les tenants dudit royaume
lui eurent fait serment de fidélité et hommage, excepté
le jeune roi Edouard d'Angleterre qui n'était point
venu encore (et aussi n'avait-il point été mandé), le
roi de P^rance fut conseillé et informé qu'il mandât
ilcs Cbroniques te jTroissart. 19

ledit roi d'Ano^Ieterre de venir faire hommage et ser-


ment de fidélité, (/), Alors
ainsi qu'il lui appartenait
furent priés d'aller en Angleterre faire ce message, et
sommer ledit roi, le sire d'Aubigny et le sire de Beau-
sault (-), et deux clercs en droit, maîtres en parlement
à Paris, qu'on appelait pour ce temps maître Simon
d'Orléans et maître Pierre de Mézières. Ces quatre,
aux commandements et ordonnances du roi, partirent
de Paris en grand équipage, et cheminèrent tant par
leurs journées qu'ils vinrent à Wissant. Là ils mon-
tèrent en mer et furent bientôt outre. Ils arrivèrent à
Douvres, et séjournèrent là un jour, pour attendre
leurs chevaux et leurs harnais qu'on mit hors des vais-
seaux. Quand ils furent tout prêts, ils montèrent sur
leurs chevaux, et firent tant par leurs journées qu'ils
vinrent àWindsor où le roi d'Angleterre et la jeunereine
sa femme (3) se tenaient. Les quatre susnommés firent
savoir au roi pourquoi ils étaient venus là, et au nom
de qui. Le roi d'Angleterre, par honneur pour le roi
de France, son cousin, les fit venir devant lui et les
reçut fort honorablement, et aussi fit madame la reine
sa femme, ainsi que bien le savaient faire. Ensuite ils
racontèrent leur message et furent volontiers écoutés.
Et le roi répondit alors qu'il n'avait pas son conseil
auprès de lui, mais qu'il le manderait; qu'ils se retiras-
1. Edouard III devait l'hommage au roi de France comme étant duc

de Guyenne. On se rappelle qu'Kléonore de (iuyenne, rcpudie'e par Louis


VII, dit le Jeune, —
sous prétexte qu'elle était sa parente à un degré qui
rendait leur mariage nul - avait épousé ensuite Henri II Plantagenet,
roi d'Angleterre. C'est ainsi t|uc la Guyenne tit partie de l'héritage des
rois anglais.
Ce sire de Beausault est Jean de Montmorency, i" du nom.
2.
Edouard avait épousé en 1327 la fille du comte de Hainaut. Elle
3.
s'appelait Philippe. Sa mère était Jeanne de Valois, sœur de Philippe
de Valois, et tille du comte Charles de Valois. Ce comte Charles était
frère de Philippe IV, dit le Bel, dont la fille, Isabelle de France, était
la mère d'Edouard 111. lùlouard était donc le cousin issu de germain
de sa femme, et il demander à Rome des dispenses qui lui
avait dû
avaient été accordées. Nous donnons ces détails généalogiques pour
qu'il ne nous soit plus besoin d'y revenir.

,-
20 ïLcs chroniques îie jFroissart

sent en la cité de Londres, et que là ils recevraient


réponse tellement que cela devrait bien suffire. Sur
cette parole, quand ils eurent dîné dans la chambre
dudit roi et de la reine, ils partirent et vinrent
ce soir là coucher à Colebrook et le lendemain à
Londres.
Il ne demeura pas grandement depuis que le roi

d'Angleterre vint à Londres, en son palais de West-,


minster. Et là, à un jour qu'il fixa, il assembla son
conseil devant qui les messagers du roi Philippe de
France furent appelés. Et là ils remontrèrent pourquoi
ils étaient venus là, et les lettres qui leur avaient été

données par le roi leur seigneur. Quand ils eurent


parlé bien et à point, ils sortirent hors de la chambre, et
alors le roi demanda à avoir conseil sur cette requête.
Il me semble que le roi fut alors conseillé de répondre
que, en vérité, par l'ordonnance scellée de ses prédé-
cesseurs, rois d'Angleterre et ducs d'Aquitaine, il en
devait faire foi, hommage et loyauté au roi de France;
et que l'on ne voudrait ni n'oserait point le conseiller
du contraire. Ces propos et conseils furent arrêtés, et
les messagers de France appelés, ils vinrent derechef
en la chambre du conseil. Là l'évêque de Londres
parla pour le roi et dit:
— « Seigneurs, qui êtes ici envoyés de par le roi de
France, vous êtes les bien venus. Nous avons oui vos
paroles et lu vos lettres, et les avons bien examinées à
notre pouvoir nous vous disons donc que nous con-
;

seillons monseigneur qui est ici qu'il aille en France


voir le dit roi, son cousin, qui fort amiablement le mande,
et qu'il s'acquitte et fasse son devoir du surplus de foi et
d'hommage, car en vérité il y est tenu. Ainsi vous vous
retirerez en France, et vous direz au roi votre seigneur
que notre sire le roi d'Angleterre passera par delà
bientôt, et fera tout ce qu'il doit faire, sans nulle dif-
ficulté. »
Les C6toniQucs ne jTroissart. 21

Cette réponse plut grandement bien aux susdits


messagers de France, et ils prirent congé du roi et de
fallut dîner
tout son conseil mais auparavant il leur
;

Westminster. Et ledit roi les festoya


dans le palais de
leur donna au départ, pour l'honneur
là grandement, et
et l'amour du roi de France, son cousin, de grands
dons et de beaux joyaux. Cela fait, ils ne séjournèrent
guère à Londres et partirent. Et ils firent tant par leurs
journées qu'ils revinrent en France, et droit à Paris,
où ils trouvèrent ledit roi Philippe à qui ils contèrent
toutes leurs nouvelles, et comment ils avaient
fait, et

en quel état ils étaient partis d'auprès ledit roi d'An-


gleterre, et aussi combien grandement et honorable-
ment il les avait reçus, et, à leur départ et quand ils
avaient pris congé, comment il leur avait donné de ses
biens. toutes ces choses se contenta grandement
De
verrait
le roi Philippe, et il dit que fort volontiers
il

le roi Edouard d'Angleterre, son cousin,


car jamais il

ne l'avait vu.
Ces nouvelles se répandirent parmi le royaume de
France que le roi d'Angleterre devait venir en
:

France et faire hommage audit roi. Aussi s'ordonnè-


rent et s'appareillèrent fort richement les ducs et les

comtes de son sang qui désiraient le voir et propre-


;

ment le roi de France en au roi Charles de


écrivit
Bohême, son cousin, et au roi Louis de Navarre, et

leur signifia le jour certain que le roi d'Angleterre


devait être auprès de lui, et les pria qu'ils voulussent
y être. Ces deux rois, du moment
qu'ils en étaient

priés, n'eussent jamais laissé d'y venir ;


et ils s'ordon-

nèrent au plus tôt qu'ils purent et vinrent en France


en grand arroi (') devers le roi. Le roi de France fut
alors conseillé d'accueillir ledit roi d'Angleterre, son
cousin, dans la bonne cité d'Amiens. Il fit donc faire

I. /îrr<7/, ordonnance nous avons abandonna ce vieux mot,


ordre, ;

mais nous avons conservé son composé et son opposé désarroi.


22 ïLe0 C6roniq[ue0 ne jFroiggart

là ses provisions grandes et grosses, et administrer


salles, chambres, hôtels et maisons pour recevoir lui
et tous ses gens parmi lesquels on comptait le roi de
:

Bohême et le roi de Navarre, qui étaient de sa déli-


vrance (^), et le duc de Bretagne, le duc de Bourgogne
et le duc de Bourbon, avec plus de trois mille che-
vaux, et le roi d'Angleterre qui y devait venir avec
six cents chevaux.
Il y avait alors à Amiens, et il y a bien encore, cité

assez grande pour recevoir aisément autant de princes


et leurs gens, et plus encore.
Or nous parlerons du roi d'Angleterre, et comment
ilpassa la mer et vint en cette année, l'an mil trois
cent vingt-neuf, en France, environ la mi-août.

VI. —Comment le roi d'Angleterre vint a Amiens,


ou IL FUT HONORABLEMENT REÇU DU ROI DE FrANCE
et lui fit hommage, mais non pas TOUT ENTIÈ-
REMENT COMME IL DEVAIT.

LEvoyage
jeune d'Angleterre ne mit pas en oubli le
roi
devait faire dans le royaume de
qu'il
France, et il s'appareilla bien et élégamment, et aussi
suffisamment qu'il lui appartenait et il partit d'Angle- ;

terre quand ce fut jour de partir. En sa compagnie il


avait deux évêques, celui de Londres et celui de
Lincoln et quatre comtes monseigneur Henri comte
; :

de Derby, son cousin germain, fils de monseigneur Tho-


mas de Lancastre au Tort-Col le comte de Salisbury, ;

le comte de Warwick et le comte de Hereford et six ;

barons monseigneur Regnault de Cobham, monsei-


:

gneur Thomas Wager, maréchal d'Anglctc;rre. mon-


seigneur Richard de Strafford, le seigneur de Percy,

I. C'est-à-dire qui étaient de sa suite et entretenus à ses dépens. On


disait aussi « de sa livrée ».
ïLe0 Chroniques te jTtoisgatt, 23

le seigneur de Man et le seigneur de Mowbray et ;

plus de quarante autres chevaliers. Il y avait dans la


troupe et aux frais du roi d'Angleterre plus de mille
chevaux, et ils mirent deux jours à passer entre Dou-
vres et Wissant. Quand furent tout outre, et leurs
ils

chevaux tirés hors des nefs et des vaisseaux, le roi


monta à cheval accompagné ainsi que je vous^ ai dit,
et chevaucha tant qu'il vint à Boulogne, et là il fut
un jour.
Tantôt nouvelles vinrent au roi Philippe de France
et aux seigneurs de France, qui déjà étaient arrivés à
Amiens, que le roi d'Angleterre était arrivé et venu à
Boulogne. De ces nouvelles le roi Philippe eut grand'
joie et envoya aussitôt son connétable et grand'foison
de chevaliers vers le roi d'Angleterre, lequel ils trou-
vèrent à Montreuil-sur-Mer et là il y eut de grandes
;

reconnaissances et rapprochements d'amour. Depuis


le jeune roi d'Angleterre chevaucha en la compagnie
du connétable de France et il fit tant avec toute sa
;

troupe, qu'il vint dans la cité d'Amiens, où le roi


Philippe était tout appareillé et pourvu pour le rece-
voir, ayant auprès de lui le roi de Bohême, le roi de
Navarre et le roi de Mayorque, et si grand'foison de
ducs, de comtes et de barons, que ce serait merveille
à rappeler. Car là étaient venus tous les douze pairs
de France, pour festoyer le roi d'Angleterre,^ et aussi
pour être personnellement et servir de témoins à son
hommage. Si le roi Philippe reçut honorablement et
grandement le jeune roi d'Angleterre, son cousin, cela
n'est pas à demander : et aussi firent tous les rois, les
ducs comtes qui étaient là. Et tous ces seigneurs
et les
furent alors, dans la cité d'Amiens, pendant quinze
jours.
Pendant ce temps-là, il y eut mainte parole et or-
donnance faite et devisée. Et il me semble que le roi
Edouard d'Angleterre fît alors hommage, de bouche
24 les Côtonîques îie jFroissart

et de parole seulement, sans mettre les mains entre


les mains du roi de France, ou d'un prince ou d'un
prélat député de par lui. Et ledit roi d'Angleterre, par
le conseil qu'il eut, ne voulut pas procéder plus avant
dans ledit hommage, avant d'être retourné en Angle-
terre, et d'avoir vu, lu et examiné les privilèges de
jadis, qui devaient l'éclairer sur ledit hommage, et
montrer comment et en quoi le roi d'Angleterre devait
être homme du roi de France. Le roi de France, qui
voyait le roi d'Angleterre, son cousin, jeune, entendit
bien toutes ces paroles, et ne le voulut alors presser
en rien, car il savait bien qu'il y recouvrerait quand il
voudrait et il lui dit

; :

« Mon cousin, nous ne voulons pas vous décevoir,


et ce que vous en avez fait à présent nous plaît bien,
jusqu'à ce que vous soyez en votre pays et que vous
vous soyez informé, par les scellés de vos prédéces-
seurs, quelle chose vous en devez faire. »
Le roi d'Angleterre répondit

:

« Cher Sire, grand merci. »


Depuis le roi d'Angleterre se joua, s'ébattit et de-
meura avec le roi de France, en la cité d'Amiens. Et,
quand il y eut été tant que cela dût bien suffire par
raison, il prit congé et se sépara du roi fort amiable-
ment, ainsi que de tous les autres princes qui étaient
là, et se mit au retour pour revenir en Angleterre. Et

il repassa la mer, et il fît tant par ses journées qu'il


vint à Windsor, là où il trouva la reine Philippe, sa
femme, qui le reçut joyeusement, et qui lui demanda
nouvelles du roi Philippe de P'rance, son oncle, et de
son grand lignage de France. Le roi, son mari, lui en
parla assez, et du grand état qu'il avait trouvé, et
comment on l'avait accueilli et festoyé grandement, et
des honneurs qui étaient en France, honneurs qu'il
n'appartient à nul autre pays de faire ou d'entrepren-
dre de faire.
^•!^^.:<^: :<><: :g): :<?>: -s^: :^: :t?>: ^ :<g: ^: ^ v^):
n?): t^?): ^ w. r^: -f^: n :^: -fv. .^•. k>: l'y. ^•. rv. :^: :<»<: :<^ ^^
VII. —
Comment le roi de France envoya en
Angleterre des gens de son plus spécial conseil,
POUR savoir par les registres d'Angleterre
COMMENT ledit HOMMAGE SE DEVAIT FAIRE ET ;

COMMENT LE ROI d'AnGLETERRE LUI ENVOYA UNE


LETTRE CONTENANT LEDIT HOMMAGE.

ne demeura guère de temps, depuis, que le roi de


ILFrance envoya en Angleterre, de son plus spécial
conseil, l'évêquede Chartres eu l'évêque de Beauvais,
et aussi monseigneur Louis de Clermont, duc de Bour-
bon, le comte d'Harcourt et le comte de Tancarville,
et d'autres chevaliers et clercs en droit, pour assister
aux conseils du roi d'Angleterre qui se tenaient à
Londres sur l'état que vous avez ouï; ainsi que le roi
dAngleterre, lui revenu en son pays, devait regarder
comment ses prédécesseurs avaient fait hommage an-
ciennement de ce en Aquitaine et dont
qu'ils tenaient
ils s'étaient appelés ducs. Car déjà plusieurs en Angle-

terre murmuraient que leur sire était plus prochain de


l'héritage de France que le roi Philippe. Néanmoins
le roi d'Angleterre et son conseil ignoraient toutes ces
choses. Mais il y eut en cette saison grand parlement
et assemblées sur ledit hommage, en Angleterre. Et
les susdits envoyés du roi de France y séjournèrent
tout l'hiver, et jusques à l'issue du mois de mai ensui-
vant, sans pouvoir avoir nulle définitive réponse. Tou-
tefois le roi d'Angleterre, par l'avis de ses privilégiés
auxquels il ajoutait grand'foi, fut conseillé d'écrire
ainsi lettres patentes, scellées de son grand scel, en
reconnaissant l'hommage tel qu'il le doit et devait alors
faire au roi de France; laquelle teneur de la lettre
s'ensuit ainsi:

« Edouard, par la grâce de Dieu roi d'Angleterre,


« seigneur d'Irlande et duc d'Aquitaine, à tous ceux
26 ïLeg Chroniques ne jFroissart

« qui ces présentes lettres verront et entendront, salut.


« Nous faisons savoir que: comme nous faisions à
« Amiens hommage à excellent prince, notre cher sei-
« gneur et cousin Philippe roi de France, alors il nous
« fut dit et requis de par lui que nous reconnussions
« ledit hommage être lige, et qu'en faisant ledit hom-
€ mage nous promissions expressément de lui
lui
« porter foi et loyauté laquelle chose nous ne fîmes
:

« pas alors, parce que nous étions informés que cela


« ne se devait point faire ainsi. Et nous fîmes alors
« hommage audit roi de France par paroles générales,
« en disant que nous entrions en son hommage tout
« ainsi que nos prédécesseurs, ducs de Guyenne, étaient
« autrefois entrés en l'hommage des rois de France
« qui étaient en ce temps-là. Et puisque nous sommes
« bien informés et assurés de la vérité, nous recon-
« naissons, par ces présentes lettres, que ledit hom-
« mage que nous fîmes à Amiens au roi de France,
« bien que nous l'ayons fait par paroles générales, fut,
« est et doit être entendu lige; et que nous lui devons
<i porter foi et loyauté comme duc d'Aquitaine et pair
« de France, et comte de Ponthieu et de Montreuil,
« Et nous lui promettons dorénavant de lui porter foi
« et loyauté.
« Et pour qu'au temps à venir il ne soit jamais
(iquestion ni discussion pour faire ledit hommage,
« nous promettons en bonne foi, pour nous et nos
« successeurs, ducs de Guyenne, qui seront alors, que
« ledit hommage se fera en cette manière :

« Le d'Angleterre, duc de Guyenne, tiendra ses


roi
« mains entre les mains du roi de France. Et celui qui
« adressera la parole au roi d'Angleterre, duc d'Aqui-
« taine, et qui parlera pour le roi de France, dira
« ainsi:
—Vous devenez homme litre du roi de France,
« mon seigneur, qui est ici, comme duc de Guyenne
« et pair de France, et vous lui promettez de lui porter
Les Chroniques De jFroissart» 27

« foi et loyauté. Dites: z>oîre{'). Et le roi d'Angleterre


« duc de Guyenne, et ses successeurs diront: voire. Et
« alors le roi de France recevra ledit roi d'Angleterre
« et duc de Guyenne audit hommage lige, sauf son
« droit et celui d'autrui. Derechef, quand ledit roi et
« duc entrera en l'hommage du roi de France, et des
« rois de France ses successeurs, pour le comté de
« Ponthieu et de Montreuil, il mettra ses mains entre
« les mains du roi de France. Et celui qui parlera pour
« le roi de France adressera la parole audit roi et duc,
« et dira ainsi: —
Vous devenez homme lige du roi
« de France, mon seigneur, qui est ici, comme comte
« de Ponthieu et de Montreuil, et vous lui promettez
« de lui porter foi et loyauté. Dites: voire. — Et
« ledit roi et duc, comte de Ponthieu, dira: voire. Et
« alors ledit roi de France recevra ledit roi et comte
« audit hommage lige, sauf son droit et celui d'autrui.
« Et ainsi sera fait et renouvelé, toutes les fois que
« l'hommage se fera. Et de cela, nous et nos succes-
« seurs de Guyenne donnerons tout faits les dits hom-
« mages, et lettres patentes scellées de nos grands
« sceaux, si le roi de France le requiert. Et avec ce,
« nous promettons de tenir et de garder affectueuse-
« ment les paix et accords faits entre les rois de France
« et les ducs de Guyenne. Et il en sera fait de cette
« manière, et renouvelées les dites lettres par les dits
« rois et ducs et leurs successeurs, ducs de Guyenne
« et comtes de Ponthieu et de Montreuil, toutes les fois
« que le roi d'Angleterre, duc de Guyenne, et ses succes-
« seurs, ducs de Guyenne et comtes de Ponthieu et de
« Montreuil, qui seront alors, entreront en l'hommage
« du roi de France, ou de ses successeurs rois de France.
« En témoignage de ces choses, à ces lettres nous
« avons fait mettre notre grand scel. Données à Eltham,
« le trent ième jour de mars mil trois cent et trente ».

I. Voire, oui, vraiment.


28 100 Côronlques ne jFtoissatt.

Les seigneurs susnommés, quand ils partirent d'An-


gleterre, rapportèrent en France ces lettres et prirent
congé du roi et ils les donnèrent au roi de France qui
;

aussitôt les fit porter à sa chancellerie, et qui les fit

mettre en garde, avec ses plus précieuses choses, pour


la prudence au temps à venir. Nous cesserons un peu
de parler du roi d'Angleterre, et nous parlerons de
quelques aventures qui advinrent en France.

VII. —
Comment le roi de France prit en haine
MESsiRE Robert d'Artois qui dut s'enfuir hors
DU ROYAUME ET COMMENT IL FIT METTRE EN PRISON
;

SA FEMME ET SES ENFANTS QUI JAMAIS DEPUIS n'eN


SORTIRENT.

L'HOMME du monde qui aida le plus le roi Phi-


lippe à parvenir à la couronne de France, ce fut
messire Robert d'Artois, qui était l'un des plus hauts
barons de France, le mieux apparenté et issu du sang
royal. Et il avait pour. femme la sœur germaine du dit
roi Philippe, et il avait toujours été son plus spécial com-
pagnon et ami en tous états. Et il dura bien l'espace de
trois ans, que tout en France était fait par lui et que
rien n'était fait sans lui. Après, il advint que le roi
Philippe prit et reçut ce monseigneur Robert d'Artois
en si grand' haine (à l'occasion d'un procès qui avait été

porté devant lui, dont le comté d'Artois était la


cause (^), et que ledit messire Robert voulait avoir
I. comté messire Robert d'Artois demandait et reclamait
« Lequel
comme sien, car
il en venait d'extraction mais la mauvaise reine de
;

France, femme du roi Philippe, aidait trop fort sa partie adverse (le
duc de Bourgogne, Eudes IV) dont elle était sœur; si bien qu'elle
montra au roi et prouva merveilleusement comme fausse, une lettre que
ledit messire Robert d'Artois mit en avant et dont il voulait s'aider. Et
cette K'ttre futcondamnée en parlement de Paris et fut brûlée co^nme
;

complice une demoiselle d'Artois qu'on appelait la demoiselle de


Divion. Et messire Robert fut condamné à mourir honteusement, si on
l'eût tenu. » Manuscrit de Rofne,
ïLcis C&roniqucs De jTroissart 29

gagné par la vertu d'une lettre que messire Robert avait


mise en avant, et qui, ainsi qu'on disait, n'était pas bien
vraie), que, si ledit roi l'avait tenu dans sa colère, il

l'eût fait mourir sans nul remède. Et bien que ledit


messire Robert fût le plus proche de parenté et d'amitié
à tous les barons de France, et beau-frère dudit roi,
pourtant lui fallut-il quitter la France et venir à Namur
auprès du jeune comte Jean, son neveu, et de ses
frères, qui étaient enfants de sa sœur ('). Quand il fut
parti de France et que le roi vit qu'il ne pourrait le
tenir, pour mieux montrer que l'affaire le touchait, il fit
prendre sa sœur, femme dudit monseigneur Robert,
et ses deux fils, ses neveux Jean et Charles, et les fit
mettre en prison bien étroitement, et jura que jamais
ils n'en sortiraient, tant qu'il vivrait. Et il tint bien ce

serment, car jamais depuis, quelque personne qui en


parlât, ils n'en sortirent; ce dont il fut depuis fort
blâmé par derrière.
Quand roi de France sut pour certain et fut
ledit
informé que messire Robert d'Artois était arrêté à
Namur auprès 'de sa sœur et de ses neveux, il en fut
fort courroucé. Et il envoya chaudement vers l'évêque
Adolphe de Liège {^), le priant qu'il défiât et guerroyât
le comte de Namur si celui-ci ne mettait hors de son
pays monseigneur Robert d'Artois. Cet évêque, qui
aimait fort le roi de France et qui aimait peu ses voi-
sins, manda au jeune comte de Namur qu'il renvoyât
d'auprès de lui son oncle, monseigneur Robert d'Ar-
tois; qu'autrement il lui ferait la guerre. Le comte de
Namur fut conseillé de telle sorte, qu'il mit son oncle
hors de sa terre. Ce fut bien malgré lui, mais il le lui
fallait faire ou attendre pis.
Quand messire Robert d'Artois se vit en ce parti,
il fut fort angoisseux de cœur, et s'avisa qu'il irait en

1. Marie d'Artois, sccur de Robert, comtesse de Namur.


2. Adolphe de la Marck.
30 les Chroniques ne jfroissatt

Brabant, parce que le duc, son cousin, était si puissant


qu'il le soutiendrait bien. Il vint donc vers le duc, son
cousin, qui le reçut fort joyeusement et le réconforta
de ses troubles. Le roi le sut et envoya aussitôt des
messagers audit duc, et lui manda que, s'il soutenait
monseigneur Robert d'Artois ou s'il lui permettait
d'aller et de demeurer en sa terre, il n'aurait pas de
pire ennemi que lui, et lui nuirait et lui porterait dom-
mage en toutes les façons qu'il pourrait. Le duc ne le
voulut pas ou bien n'osa plus le soutenir ouvertement
en son pouvoir, à cause de la crainte qu'il avait d'avoir
et d'acquérir la haine dudit roi de France. Mais il
l'envoya secrètement à Argenteul, jusques à ce que
l'on verrait comment lese maintiendrait.
roi
Le roi. qui partout avait ses espions, le sut et en eut
grand Alors il négocia tant, en peu de temps
dépit.
que le de Bohême, qui était cousin germain dudit
roi
duc, l'évêque de Liège, l'archevêque de Cologne, le
duc de Gueldres, le marquis de Juliers, le comte de
Bar, le comte de Los, le sire de Fauquemont et plu-
sieurs autres seigneurs furent tous alliés contre ledit
duc, et le défièrent tous, à la poursuite et requête du
susdit roi. Et ils entrèrent aussitôt en son pays parmi
la Hasbaie(^) et s'en allèrent droit à Hannuye (^), et
ils brûlèrent tout à leur volonté par deux fois, eux de-
meurant dans le pays tant que bon leur sembla. Et
ledit roi envoya avec eux le comte d'Eu, son conné-
table, avec grand'compagnie de gens d'armes, pour
mieux montrer que la besogne était sienne et faite à
sa requête, et brûlant tout le pays.
Aussi il fallut que le comte Guillaume de Hainaut
en prît soin; et il envoya madame sa femme, sœur du
roi Philippe, et le seigneur de Beaumont son frère,

1. Hasbaie ou Hesbaing (Haspcngau), pays situé sur la rive gauche


de la Meuse, aujourd'hui territoire de la Province de Liège.
2. Hannuye ou mieux Hanut, située sur la Ghète, province de Louvain.
îles Cf)roniquc0 î)C JFtoissart. 31

en France, vers pour obtenir une trêve entre


ledit roi,
lui, d'une part, et leduc de Brabant, d'autre part. Très
malgré lui et difficilement le roi de France y consentit,
tant il avait pris la chose en grand dépit. Toutefois, à
la prière du comte de Hainaut, son beau-frère, le roi
s'adoucit et donna et accorda une trêve au duc de
Brabant, à la condition que le duc se soumit entière-
ment au roi de France. Et il devait mettre, avant un
certain jour qui était fixé, monseigneur Robert d'Artois
hors de sa terre et de son pouvoir, ainsi qu'il le fit
beaucoup à regret; mais il dut le faire, ou autrement il
eût eu trop forte guerre de tous côtés, selon toute
apparence.
Messire Robert d'Artois qui était pourchassé par le
roi Philippe de France, ainsi que vous avez ouï, vint
de Brabant en Angleterre déguisé en marchand; et le
duc de Brabant lui avait conseillé qu'il se retirât de ce
côté,au cas qu'il ne pourrait demeurer nulle part pai-
siblement en France ni dans l'Empire. Le jeune roi
anglais le reçut joyeusement et le retint volontiers
auprès de lui, et le mit de son conseil {'); et il lui
assigna le comté de Richmond qui avait appartenu à
ses devanciers.
^ :(?;. n: :<?>: M %:m;<sIM^- :^
:<?>•- :«>: :<?>: :«>: :<^: ^ '<^~''^ '^' ^'' ''^'-
^- -^ -^- '^- ^' ''^- ^^' •">• ^- -1^^^

IX. — Comment le roi de France alla voir le


PAPE EN et comment, a la prédication
Avignon ;

DU pape, il prit la croix pour aller outre mer ;

ET AUSSI LE FIRENT LE ROI DE BoHÊME, LE ROI DE


Navarre et le roi d'Aragon.
que le jeune roi d'Angleterre eut fait hom-
PRÈS
A
^ ^ mage au roi Philippe de France du comté de
Ponthieu et de tout ce dont il devait faire hommage,
ledit roi Philippe eut grâce et dévotion de venir
voir

I. « Le roi Edouard reconforta ledit monseigneur Robert et lui dit :

— Bel oncle, nous avons assez pour vous et pour nous. Ne vous souciez
32 les Chroniques îie jFroissatt.

le Saint Père, pape Benedict ('), qui pour le temps


régnait et se tenait en Avignon, et de visiter une partie
de son royaume, pour se distraire et s'ébattre, et pour
apprendre à connaître ses cités, ses villes et ses châ-
teaux, et les nobles de son royaume. En cette instance
il fit faire ses provisions grandes et grosses, et partit
de Paris en très grand arroi, le roi de Bohême et le
roi de Navarre en sa compagnie, et aussi grand' foison
de ducs, de comtes et de seigneurs car il tenait grand
;

train et large, et faisait grands frais et grandes dépen-


ses (''). Le roi chevaucha donc ainsi parmi la Bour-
gogne, et fit tant par ses petites journées, qu'il vint en
Avignon où il fut très solennellement reçu du Saint
Père et de tout le collège qui l'honorèrent du plus
qu'ils purent. Et il fut depuis longtemps là environ
avec le pape et les cardinaux, et il se logeait à Ville-
neuve en dehors d'Avignon. En ce même temps le roi
d'Aragon (3) vint aussi en cour de Rome pour le voir
et le festoyer. Il y eut grandes fêtes et grandes solen-
nités à leurs approchements et à leurs assemblées. Et
ils furent là tout le carême ensuivant.

Donc il advint que certaines nouvelles vinrent en


cour de Rome: que les ennemis de Dieu étaient très

ni ébahissez de rien, car si le royaume de France vous est petit, le


royaume d'Angleterre vous sera grand assez. » Mannscn't iV Amiens.
W ne paraît nullement certain qu'Edouard ait donne à Robert d'Artois
le comté de Richmond. Le manuscrit de Rome porte que Robert reçut
non le comté de Richmond, mais celui de Bedford. C'est ce même
comté de Hedford que le sire de Coucy, Enguerrand VII, reçut lors-
qu'il épousa plus tard Isabeau, seconde fille du roi Edouard III.
1. Benoît XII.
« Et il n'y avait jamais eu roi en France dont on se souvînt, qui
2.
eiit tenu état pareil à celui dudit roi Philippe. Et il faisait faire fêtes,
joutes, tournois et ébattements, et lui-même les devisait et ordonnait.
Et c'était un roi plein de tout honneur, et qui connaissait bien ce
que c'était que la chevalerie, car il avait été chevalier et soldat en
sa jeunesse en Lombardie, du vivant du comte de Valois son père.
Aussi en aimait-il encore mieux les petits compagnons. » Manuscrit
d^Atnictis.
3. iJon l'rdre IV.
100 €f)roniQucs ne jFroissart, 33

fort rebellés contre la Sainte-Terre, et qu'ils avaient


reconquis presque tout le royaume de Rasse (^), et
pris le roi qui de son tem[)s s'était fait chrétien, et
l'avaient fait mourir à grand martyre. Et les incrédules
menaçaient grandement sainte Chrétienté. De ces
nouvelles le pape fut fort courroucé; ce fut bien raison,
car il était chef de l'Église à qui tout bon chrétien se
doit rallier. Il prêcha donc, le jour du Saint-Vendredi,
devant les rois susnommés, la digne passion de Notre
Seigneur, et exhorta et remontra grandement à prendre
la croix pour aller sus aux ennemis de Dieu. Et il
forma si humblement sa prédication, que le roi de
France, mû de grand' pitié, prit là la croix et requit au
Saint Père qu'il la lui voulût accorder. Alors le pape
Bénédict, qui vit la bonne volonté du roi de France,
la lui accorda bénignement et la confirma, à la condi-
tion qu'il absolvait de peine et de faute les vrais con-
fessés et repentants, le roi de France premièrement, et
tous ceux qui avec lui iraient en ce saint voyage. Alors,
par grand' dévotion, et pour l'amour du roi, et pour lui
tenir compagnie en ce pèlerinage, le roi Charles de
Bohême, le roi de Navarre et le roi Pierre d'Aragon
la prirent, ainsi que grand' foison de ducs, de comtes,
de barons et de chevaliers qui étaient là; et aussi
quatre cardinaux, le cardinal Blanc (-), le cardinal de
Naples, le cardinal de Périgord et le cardinal d'Ostie.
Cette croisade fut bientôt publiée et prêchée par le
monde; et elle venait à grand plaisir à tous les sei-
gneurs, et spécialement à ceux qui voulaient employer
le temps en armes, et qui alors ne savaient pas bien
cil l'employer raisonnablement.

1. Province de la Turquie d'Europe, aujourd'hui la Servie.


2. Buchon, dans son édition du Faalhcon littéraire, pense qu'il s'agit
de révoque d'Albano, (iaucelin d'Eus.i, créé cardinal en 1316 par Jean
XXII, son oncle. Blanc ne serait qu'une traduction frani^aise cVAlbano.
Ce n'est pas une conjecture, car plusieurs manuscrits portent le cardi-
nal cV A Ibaiic.
34 iLes CbroniQueg ne jrtoissart.

Quand le roi de France et les rois susnommés eurent


été un grand temps auprès du pape, et qu'ils eurent
projeté, avisé et confirmé la plus grand' partie de leurs
affaires, ils partirent de la cour de Rome et prirent
congé du Saint Père. Le roi d'Aragon s'en retourna
en son pays et le roi de France et ses compagnons
;

s'en vinrent à Montpellier, et là ils furent un grand


temps. Et le roi Philippe fit alors une paix, d'une
grand' haine qui s'était émue entre le roi d'Aragon et
le roi de Mayorque ('). Après cette paix faite, il s'en
retourna en France à petites journées et à grands
dépens, visitant ses cités, ses villes, ses châteaux et
ses forteresses, dont il avait sans nombre et il re- ;

passa parmi l'Auvergne, parmi le Berry, parmi la


Beauce et parmi le Gâtinais, et revint à Paris où il fut
reçu à grand' fête. Alors le royaume de France était
gras, plein et dru, et les gens y étaient riches et pos-
sesseurs de grand avoir, et on n'y savait parler de
nulle guerre.

X. — Comment le roi de France fit faire ses


PRÉPARATIFS ET SES PROVISIONS POUR ALLER
OUTRE-MER CONTRE LES ENNEMIS DE DiEU.

SUR l'ordonnance de
mer, que de le roi
la croisade, pour aller outre
France avait entreprise et
dont il se faisait chef, s'avisèrent plusieurs seigneurs
par le monde, et quelques-uns l'entreprirent aussi par
grand' dévotion. Car le pape absolvait de peine et de
faute tous ceux qui iraient en ce saint voyage. Ladite

I. Don Pcdre IV, roi d'Araj^on, étant allé rendre hommage de son
royaume au pape Benoît XII, le roi de Majorque, Don Jayme II, se
trouva en même temps que lui à Avignon. Lors de l'entrée solennelle
de Don Pèdre, un écuyer de Don Jayme frappa d'un couj) de houssine
le cheval du roi d'Aragon. Ce fut là l'objet de cette grande haine que
Philippe parvint à apaiser ce qui n'empêcha pas Don Pèdre d'e.ilever
;

plus tard au roi de Majorque ses états.


Les Chroniques De jFroissart. 35

croisade fut donc manifestée et prechée par le monde;


et cela venait bien à point à plusieurs chevaliers qui
désiraient s'avancer. Le roi Philippe, comme chef de
cette entreprise, fit le plus grand et le plus bel appareil
qui jamais eût été fait pour aller outre mer, ni du
temps de Godefroy de Bouillon, ni des autres et il ;

avait retenu et mis en certains ports, c'est à savoir


ceux de Marseille, d'Aigues-Mortes, de Lattes, de
iNarbonne et d'environ Montpellier, une assez grande
quantité de vaisseaux, de nefs, de caraques, de galères
et de barques, pour passer et porter soixante mille
hommes et leurs provisions. Et il les fit tout le temps
pourvoir de biscuit, de vins, de douce eau, de chairs
salées, et de toutes autres choses nécessaires pour des
gens d'armes et pour vivre, et en assez grand' quan-
tité pour durer trois ans, s'il était besoin.
Et ledit roi de France envoya encore de grands
messages par devers le roi de Hongrie qui était fort
vaillant homme, en le priant qu'il fût préparé, et ses
pays ouverts pour recevoir les pèlerins de Dieu. Ce
roi de Hongrie y entendit volontiers, et dit qu'il était
tout pourvu, et ses pays aussi, pour recevoir son cou-
sin le roi de France et tous ceux qui iraient avec lui.
Le roi de France le signifia tout de la môme manière
au roi de Chypre, monseigneur Hugues de Lusignan,
un vaillant roi durement ('), et au roi de Sicile les- :

quels volontiers y entendirent, et se pourvurent d'après


cela bien et suffisamment, à la prière et requête du roi
de France. Ledit roi envoya encore vers les Vénitiens,
en priant et requérant que leurs frontières fussent
ouvertes, gardées et pourvues. Ceux-ci obéirent volon-
tiers au roi de France et accomplirent son commande-

I. Froissart se sert souvent de cet adverbe,


dans le sens de beau-
coup, excessivement. Ainsi il dira « un gentil visage durement
>>. On
par un
nous pardonnera d\avoir, dans dés cas semblables, traduit idcc
1

autre adverbe.
36 les Cf)tonique0 ne j?rol$0art

ment. Aussi firent les Génois et tous ceux de la


rivière de Gênes. Et le roi de France fit passer outre
en. l'île de Rhodes le grand prieur de France, pour
administrer vivres et provisions sur leurs frontières.
Et ceux de Saint-Jean (^), par accord avec les Véni-
tiens, firent pourvoir fort suffisamment l'île de Crête
qui est de leur seigneurie. Bref, chacun était appa-
reillé et rebracié (-) pour faire tout ce qui était et sem-
blait bon afin d'accueillir les pèlerins de Dieu. Et plus
de trois cent mille personnes prirent la croix pour aller
outre en ce voyage.

XI. —
Comment le roi d'Angleterre envoya ses
MESSAGERS AU COMTE DE HaINAUT POUR AVOIR SON
CONSEIL SUR CE QU'iL FERAIT DU DROIT QU'iL SE
DISAIT AVOIR EN FrANCE QUELLE CHOSE LE COMTE
;

LEUR CONSEILLA, ET COMMENT ILS s'eN RETOURNÈRENT


EN Angleterre et dirent au roi ce que le comte
LEUR AVAIT CONSEILLÉ.

EN ce temps que cette croisade était en


fieur de renommée,
si grand'

qu'on ne parlait et ne
et
devisait d'autre chose, messire Robert d'Artois se
tenait en Angleterre, chassé de France, auprès du
jeune roi Edouard. Et ledit messire Robert conseillait
et exhortait continuellement le roi qu'il voulût défier
le roi de France qui tenait son héritage à grand tort.
Ce dont le roi anglais demanda plusieurs fois conseil,
par grand' délibération, à ceux qui étaient ses plus
secrets et spéciaux conseillers, comment il se pourrait
maintenir au sujet du tort qu'on lui avait fait clans sa
jeunesse du royaunie de France, qui par droite suc-

1. Ceux de Saint-Jean, c'est-à-dire les chevaliers de Saint-Jean de


Jérusalem.
2. Rebracié^ retroussé, préparé ;
probublcmcnt du mot b)-aic qui
signifie liaut de chausses.
les (ZTbroniQucs îjc jTroio.sact. 37
cession de proximité devait être à lui par raison, ainsi
que messire Rolxn-t d'Artois l'en avait informé ('). Et
les douze pairs et les barons de France l'avaient donné
à monseigneur Philippe de Valois, d'accord et ainsi
que par jugement, mais sans appeler ni ajourner la
partie adverse. Aussi le roi ne savait-il que penser, et
bien malgré lui il l'eût abandonné, s'il y pouvait remé-
dier. Et s'il le réclamait et si le débat en survenait, et
si on le lui déniait, comme cela pourrait bien se faire,

et qu'il se tint tranquille et n'y remédiât pas ou n'en fît


pas à son pouvoir, il en serait blâmé plus encore qu'au-
paravant. Et d'autre part, il voyait bien que, par lui ni
par la puissance de son royaume, il ne pourrait triom-
pher du grand royaume de France, s'il n'acquérait pas,
dans l'Empire ou autre part, des seigneurs puissants,
par son or et par son argent. Aussi requérait-il souvent
à ses conseillers spéciaux qu'ils lui voulussent là-des-
sus donner bon conseil et bon avis, car sans grand
conseil il n'en voulait pas entreprendre plus avant. A
la fin, ses conseillers lui répondirent tous d'accord et
lui dirent :

— besogne nous semble être si


« Certes, sire, la
grosse, et de haute entreprise, que nous n'oserions
si

nous en charger ni vous conseiller définitivement.


Mais, cher sire, nous vous conseillerions, s'il vous
plaisait, que vous envoyassiez d'importants messagers,
bien informés de votre intention, à ce gentil comte de
Hainaut, dont vous avez épousé la fille, et à mon-

« Monseigneur, dit messire Robert d'Artois au roi d'Angleterre, je


I.

me confesse que,
h, tort et à péché, je consentais jadis à votre déshcii-

tance. Et je fis en partie celui-là (Philippe de Valois) roi du noble


.royaume de France, lui qui ne nven sait nul gré, et qui n'y a pas aussi
grand droit que vous avez. Car, par droit et par proximité de la suc-
cession de monseigneur Charles, roi de P'rancc, votre oncle, vous devriez
tenir l'héritage, et vous en êtes sans cause éloigné ; car celui qui est roi
était éloigné d'un degré déplus que vous :il n'était que cousin germain,

etvous neveu. » De ces paroles le roi fut tout pensif, et toutefois il les
écouta volontiers. (M. cVAtiiiens.)
38 Les Cf)toniquc0 ne jFroissart.

seigneur Jean, son frère, qui vous a si valeureusement


servi, en les priant en amitié qu'ils veuillent vous con-
seiller sur cela car ils savent, mieux que nous ne fai-
;

sons, ce qui touche à une telle affaire, et ils sont bien


tenus de garder votre honneur et votre raison, pour
l'amour de la dame que vous avez. Et s'il en est ainsi
qu'ils s'accordent à votre entente, ils vous sauront
bien conseiller de quels seigneurs vous vous pourrez
le mieux aider, et comment vous les pourrez le mieux
acquérir, »
— « A ce conseil, dit le roi, m'accordé-je bien, car
il me semble être beau et bon. Et ainsi que vous me
l'avez conseillé, il sera fait. »
Alors le roi pria ce prélat, l'évêque de Lincoln, qu'il
voulût entreprendre de faire ce message pour l'amour
de lui et il pria deux chevaliers bannerets (') qui
;

étaient là, et aussi deux clercs de droit, qu'ils voulussent


faire compagnie à l'évêque en ce voyage. Le susdit
évêque, les deux chevaliers bannerets et les deux
clercs de droit ne voulurent pas refuser la requête du
roi, mais la lui octroyèrent volontiers. Ils se préparèrent
donc au plus tôt qu'ils purent, et partirent d'auprès du
roi et montèrent en mer, et arrivèrent à Dunkerque.
Ils se reposèrent là, jusqu'à ce que leurs chevaux
furent mis hors des vaisseaux, puis se mirent en che-
min et chevauchèrent parmi la Flandre, et firent tant
Les bannerets étaient des barons puissants et riches qui avaient
I.

le droit de lever des troupes sur leurs terres et parmi leurs vassaux.
Leur nom vient de la bannière sous laquelle ces \assaux se ranj^^eaient
en cas de «guerre. Charles VU, en créant les compaj^nies d'ordonnance
en 1439, mit fin à cet ancien mode d'enrôlement et supprima de fait les
bannerets. Pour lever bannière, il fallait posséder quatre bachellcs ou
mesures de terre.
La ba}i7iiire était de forme carrée.
Le pciinon était l'enscij^ne des chevaliers c'était une cornette à
;

pointe.
Enfin le /^•//.'//(Y'rtw était l'enseifi^ne (jue portaient les simiiles écuyers
ou bacheliers, c'est-à-dire ceux (|ui possédaient nioins de (piatre
bachelles.
iLes Chroniques De jFroissart. 39

qu'ils vinrent à Valenciennes. Là ils trouvèrent le


comte Guillaume, qui gisait si malade de gouttes arté-
tiques (^ et de gravelle qu'il ne se pouvait mouvoir et ;

ils trouvèrent aussi monseigneur Jean de Hainaut son

frère. S'ils furent grandement festoyés et honorés, cela


n'est pas à demander. Quand ils furent aussi bien
festoyés qu'il leur appartenait de l'être, ils racontèrent
audit comte de Hainaut et à son frère leur affaire, et
pourquoi ils étaient là envoyés par devers eux. Et ils
leur exprimèrent toutes les raisons et les doutes que
le roi lui-même avait mis en avant par devant son con-
seil, ainsi que vous avez ouï raconter ci-dessus.

Quand le comte de Hainaut eut ouï ce pour quoi ils


étaient là envoyés, et qu'il eut ouï les raisons et les
doutes que le roi anglais avait mis en avant devant
son conseil,il dit que le roi n'était pas sans sens quand

il avaitbien considéré ces raisons et ces doutes. Car,


si

quand on veut entreprendre une grosse besogne,


on doit aviser et considérer comment on la pourrait
achever, et peser au plus près de la fin à quoi on en
pourrait venir. Et le gentil comte dit ainsi :

—« Si le roi y peut parvenir, que Dieu m'aide !

J'en aurais grand'joie. Et on peut bien penser que je


l'aimerais mieux pour lui qui a épousé ma fille, que je
ne ferais pour le roi Philippe qui ne m'a rien fait du
tout de bien, bien que j'aie épousé sa sœur car il m'a :

empêché cou vertement mariage du jeune duc de


le
Brabant qui devait épouser Isabelle, ma fille, et l'a
retenu pour une de ses filles (-). C'est pourquoi je ne
manquerai pas à mon cher et aîné fils le roi d'Angle-
terre, s'il trouve en son conseil qu'il le veuille entre-
prendre. Mais je lui aiderai, de conseil et d'aide, à mon

I. Gouttes arthritiques, rhumatismes dans les articulations, du mot


grec àpBpîTis ciui signihe Goiitle.
1. Jean de Hral^ant, duc de Limbourg, épousa en effet Marie, fille de
Philippe de Valois et de Jeanne de liourgogne.
40 100 C6tonique0 De jFtoi00art

loyal pouvoir. Ainsi fera Jean, mon frère, qui est assis
là, et qui autrefois l'a servi. Mais sachez qu'il lui fau-

drait bien avoir une autre aide, plus forte que n'est la
nôtre. CarHainaut, vous savez cela, est un petit pays
le
au regard du royaume de France et l'Angleterre gît ;

trop loin pour nous secourir.


— « Certes, seigneur, vous nous donnez très bon con-
seil, et nous montrez grand amour et grand'volonté de ;

quoi nous vous rendons grâce, de par notre seigneur le


roi,» répondit l'évêque de Lincoln pour tous les autres.
Et il dit encore :

— Cher seigneur, maintenant conseillez-nous de


«
quels seigneurs notre sire se pourrait le mieux aider, de
telle façon que nous puissions lui reporter votre conseil.
— « Sur mon âme, répondit le comte, je ne saurais
aviser,pour lui aider dans ses besognes, de seigneur
plus puissant que le duc de Brabant qui est son cousin
germain et aussi l'évêque de Liège, et le duc de
;

Gueldres, qui a sa sœur pour femme (') et l'arche- ;

vêque de Cologne (-), le marquis de Juliers, messire


Ernoul de Blankenheym et le sire de Fauquemont. Ce
sont ceux qui, en peu de temps, auraient plus grand'
foison de gens d'armes que n'importe quel autre sei-
gneur que je sache en aucun pays du monde. Et ils
sont très bons guerroyeurs. Et ils trouveront bien,
s'ils veulent, huit mille ou dix mille armures de fer,

pourvu qu'on leur donne de l'argent à l'avenant. Et


ce sont seigneurs et gens qui gagnent volontiers. S'il
était ainsi que le roi mon fils eût acquis ces seigneurs
que je dis. et qu'il fût par deçà la mer, il pourrait bien
aller requérir le roi Philippe outre la rivière d'Oise et
combattre contre lui. »

1. Renaud, duc de Gueldres, avait dpousd Eléonore, sœur du roi


Edouard III.
2. Cet archevêque de Cologne, qui s'appelait \'alerand, ctail le frère
du Marquis de Juliers.
Les! Cbroniques te jFroissart. 41

Ce grandement à ces seigneurs d'An-


conseil plut
gleterre ;
puis congé du comte de Hainaut
ils prirent
et de monseigneur Jean, son frère. Ils s'en retour-
nèrent donc vers l'Angleterre porter au roi le conseil
qu'ils avaient trouvé auprès du susdit comte et de son
frère. Quand ils furent venus à Londres, le roi leur fit

grand'fête. Et racontèrent tout ce qu'ils avaient


ils lui

trouvé au conseil et à l'avis du gentil comte et de


monseigneur Jean de Hainaut, son frère. Ce dont le
roi eut grand'joie, et en fut grandement réconforté
quand il eut entendu tout ce que ces seigneurs lui
avaient mandé et conseillé.
Or ces nouvelles vinrent en France et multi-
plièrent {') petit à petit que le roi anglais supposait
:

et prétendait avoir grand droit à la couronne de France.


Et le roi Philippe fut informé et avisé par ses plus
grands et spéciaux amis que, s'il allait au voyage
d'outre-mer qu'il avait entrepris, il mettrait son
royaume en très grand'aventure et qu'il ne pouvait
rien faire de mieux que de garder ses gens et ce qui
était à lui, dont il tenait la possession, et qui devait
retourner à ses enfants. Aussi il se refroidit grande-
ment de cette croisade entreprise et prêchée. Et il
contremanda ses officiers qui faisaient ses provisions,
(si grandes et si grosses que ce serait merveilles à

penser) jusqu'à ce qu'il aurait vu de quel pied voudrait


aller en avant le roi anglais, lequel ne cessait pas de se
pourvoir et préparer, selon le conseil que ses hommes
lui avaient rapporté du comte de Hainaut, et qui fit,
peu après qu'ils furent revenus en Angleterre, ordon-
ner et appareiller dix chevaliers bannerets et quarante
autres Jeunes chevaliers. Et il les envoya à grands
frais par deçà la mer, droit à Yalenciennes, et avec
eux l'évéque de Lincoln, qui fut fort vaillant homme,
afin de traiter avec ces seigneurs de l'Empire que le
1. Auffincntcrent.
comte de Hainaut leur avait nommés, et pour faire
:
tout ce que leur conseilleraient le comte et messire
i Jean, son frère.
Quand ils furent venus à Valenciennes, chacun les
\ regardait à grandes merveilles, à cause du bel et
grand état maintenaient, sans rien épargner,
qu'ils
comme d'Angleterre y avait été en personne,
si le roi

ce dont ils acquéraient grand'grâce et grand'renommée.


Et il y avait parmi eux plusieurs chevaliers qui avaient
chacun un œil couvert de drap vermeil, de façon à ce
qu'il n'en pût pas voir. Et on disait que ceux-là avaient
fait vœu devant les dames de leur pays que jamais ils
ne verraient que d'un œil (') jusqu'à ce qu'ils auraient
fait quelque prouesse de leurs corps au royaume de
France.
Quand ils eurent été assez festoyés et honorés à Va-
lenciennes parle comte de Hainaut, par monseigneur
Jean deHainaut,son frère, et parles seigneurs chevaliers
du pays, et aussi par les bourgeois et les dames de
Valenciennes, ledit évêque de Lincoln et la plus
grand'partie d'entre eux allèrent par devers le duc de
Brabant, sur le conseil du comte susdit. Le duc les
festoya assez suffisamment, car il le savait bien faire.
Et puis ils s'accordèrent si bellement avec le duc,
qu'il promit de soutenir en son pays le roi son cousin
et toutes ses gens car il le devait faire puisque c'était
;

son cousin germain et qu'ainsi le roi pouvait venir,


;

et aller et demeurer, armé ou désarmé, toutes les fois


qu'il lui plairait. Et avec cela, il leur promit, par tout
son conseil et moyennant une certaine somme de
florins, que, si le roi anglais, son cousin, voulait suffi-
samment défier le roi de France et entrer de force
I. Ces vœux étaient une coutume de la chevalerie. Au moment d'en-
treprendre quelque cx])cdition, de faire telle ou
les chevaliers juraient
telle action d'dclat, et s'obligeaient jusque là à des choses d'autant plus
bizarres qu'ils se piquaient d'émulation et renchérissaient ainsi les uns
sur les autres.
il es CJroniqucs ne jFroissatt 43

dans son royaume, et s'il pouvait avoir l'accord et


l'aide de ces seigneurs d'Allemagne susnommés, il le
défierait aussi et irait avec lui, avec mille armures de fer.
?g: ^: ?^^ y^: kj: ^ y=>'. -s^: -s^: 'M •.'^•. :-?<:
i^: :<?>: •^: i^: y^ y^: n m
'r< :tg. r^ :-?>: r^: '!^: :^: :'V. '.'^S- v^: :'^. 'fis. 'M'^

XI I. —
Comment les seigneurs d'Angleterre
FIRENT alliance AVEC LE DUC DE GUELDRES, LE
MARQUIS DE JULIERS, l'aRCHEVÊQUE DE CoLOGNE ET
LE SIRE DE FaUQUEMONT.

ALORS ces seigneurs d'Angleterre furent fort aises,


sembla qu'ils avaient fort bien besogné,
car il leur
quant au duc de Brabant, Ils retournèrent à Valen-
ciennes, et firent tant, par messages et par l'or et
l'argent du roi d'Angleterre leur seigneur, que le duc
de Gueldres, beau-frère dudit roi d'Angleterre, le
marquis de Juliers, pour lui et pour l'archevêque de
Cologne Walerand de Juliers, son frère, et le sire de
Fauquemont vinrent leur parler à Valenciennes, par
devant le comte de Hainaut qui ne pouvait plus che-
vaucher ni aller, et par devant monseigneur Jean, son
frère. Et ils firent si bien vis-à-vis d'eux que, moyen-
nant de grandes sommes de florins que chacun devait
avoir pour lui et pour ses gens, ils promirent de défier
le roide France quand il plairait au roi anglais, d'ac-
cord avec celui-ci, et que chacun d'eux le servirait avec
un certain nombre de gens d'armes à heaumes couron-
nés. En ce temps l'on parlait de heaumes couronnés; et
les seigneurs ne faisaient compte de nuls autres gens
d'armes, s'ils n'étaient à heaumes et à timbres couron-
nés. Or, cet état est changé maintenant on parle ;

aujourd'hui de lances ou de glaives et de jaques (').


Va kîs seigneurs d'Angleterre demeurèrent encore
à Valenciennes et dans le Hainaut, auprès du comte,

I. C'était une casaque rembourrée qu'on revêtait pardessus rarniurc.


On l'appelait aussi (JuDibcsofi.
44 ^t^ C!)roniqiie0 ne jFroissart»

par le conseil duquel ils travaillaient le plus. Ils prièrent


encore l'évêque de Liège, monseigneur Adolphe, et
lui envoyèrent d'importants messages, et ils l'eussent
volontiers attiré à leur parti mais ledit évêque n'y
;

voulut jamais entendre et ne voulut rien faire contre


le roi de P'rance, duquel il était devenu l'homme et
duquel il était entré en la fidélité. Le roi de Bohême
ne fut pas prié ni mandé, car on savait bien qu'il était
si conjoint au roi de France par le mariage de leurs

deux enfants (le duc Jean de Normandie qui avait


pour femme madame Bonne, fille du susdit roi), qu'il
ne ferait rien à cause de cela contre le roi de France.
Or, je me tairai un peu sur eux, et je parlerai d'une
autre matière qui se rejoindra ci-après à celle-ci.

XI IL — Comment Jacques d'Arteveld échut si


BIEN DANS LA GRACE DES FLAMANDS, QUE, QUELQUE
CHOSE qu'il fit, PERSONNE NE LUI CONTREDISAIT.

EN ce temps dont j'ai parlé, il y avait grand' dis-


sention entre le comte Louis de Flandre et les
Flamands, car ils ne voulaient pas obéir à lui, ni à
peine s'osait-il tenir en Flandre, fors en grand péril.
Et il y avait alors un homme à Gand (') qui avait été
I. « Vous avez bien ouï raconter ci-devant comment le roi d'Angle-

terre avait clos tous les passages de la mer et ne laissait rien venir ni
arriver en Flandre, et spécialement laines et agneaux. Ce dont tout le
pays de Flandre était tout ébahi, car la draperie est la principale chose
de quoi ils vivent et déjà trop de bonnes gens et de riches marchands
;

en étaient appauvris. D'où de grands murmures étaient répandus et


semés par le i^ays de Flandre, spécialement dans les bonnes villes. Et
ils disaient bien qu'ils p;<yaient amèrement et douloureusement l'amour
que le comte, leur seigrem-, avait aux Français car par lui et par son
;

fait ils étaient t'unbés en ce danger et dans la haine du roi d'Angleterre ;

et que ce serait mieux le commun profit de tout le pays de Flandre


d'être dans l'accord et amour du roi anglais que du roi de France.
« Ainsi murmuraient souvent les gens par le pays de Flandre, et spé-
cialement en la ville de C.and car c'est la ville de tout le pays de
;

Flandre où on drape le plus, et qui peut le moins vivre sans draperie.


brasseur de miel. Celui-ci était entré en si grand' for-
tune et si grand' grâce, que tout ce qu'il voulait deviser
et commander par toute la Flandre, de l'un des côtés
jusqu'à l'autre, était tout fait. Et il n'y avait personne,
si grand qu'il fût, qui osât en rien outrepasser son
commandement ni y contredire. Il avait toujours,
après lui allant parmi la ville de Gand, soixante ou
quatre-vingts varlets armés, entre lesquels il y en avait
deux ou trois qui savaient quelques-uns de ses secrets.
Et quand il rencontrait un homme qu'il avait en soup-
çon ou qu'il haïssait, celui-là était aussitôt tué
car il ;

avait commandé à ses secrets varlets, et dit « Sitôt :

que je rencontre un homme et que je vous fais tel


signe, tuez-le sans hésitation, quelque grand et quel-
que haut qu'il soit, sans attendre d'autre parole. »
Ainsi il advenait souvent, et en cette manière il fit
tuer plusieurs grands maîtres. C'est pourquoi il était
si redouté, que nul n'osait parler contre chose qu'il

et donc aussi à qui le dommage était le plus grand Il demeura un


grand temps qu'ils s'assemblaient ainsi par troupes, sur les places et les
carrefours. Et quelques compagnons venaient ensemble parlementer de
divers lieux parmi la ville de Gand, et avaient entendu parler très
sagement à leur gré un bourgeois qui s'appelait Jacquemart d'Arteveld
Et ils dirent que c'était un très sage homme, et qu'ils lui avaient oui
dire que, s'il était écouté et cru, il pensait pouvoir en peu de temps
remettre la Flandre en bon état, tellement qu'ils recouvreraient tous leurs
biens et seraient bien avec le roi de France et le roi d'Angleterre Et
il advint qu'un jour après dîner ils partirent plus de cinq cents suivant

l'un l'autre, et ils appelaient leurs compagnons de maison en maison, et


disaient : Allons, allons ouïr les conseils du sage homme. Et ils vinrent
ainsi lusqu'à la maison de Jacquemart d'Arteveld, et le trouvèrent
s'appuyant à sa porte. De si loin qu'ils raperi^-urent, ils ôtèrcnt leurs
chaperons, et s'inclinèrent et lui dirent Ha cher sire, pour Dieu merci,
: !

A euillez nous écouter. Nous venons vers vous demander conseil, car on

nous dit que le grand bien que vous pourrez faire remettra le pays de
Flandre en bon point. Or veuillez nous dire comment vous ferez ainsi
;

charité, car il est bien besoin que vous ayez considéré notre pauvreté.
— Alors s'avança Jacquemart d .Artcveld et dit Seigneurs compagnons,
:

il est bien vrai que j'ai dit que, si j'étais de tous écouté et cru, je met-
trais la Flandre en bon point, et notre sire n'en serait en rien grevé. —
Alors ils l'embrassèrent à qui mieux mieux, et l'cmijortèrent entre
eux, et dirent : Oui, vous serez cru, écouté, craint et servi. > Miinuscrit
dW miens.
46 ïLcs C{)roniQiie.0 De jTroissart.

voulût faire, ni à peine penser à le contredire. Et aus-


sitôt que ces soixante varlets l'avaient reconduit à son
hôtel, chacun allait dîner à sa maison et, de suite
;

après dîner, ils revenaient devant son hôtel et bayaient


dans la rue, jusqu'à ce qu'il voulût aller dans la rue
jouer et s'ébattre parmi la ville et ils le conduisaient
;

ainsi jusqu'au souper. Et sachez que chacun de ces


soudoyers avait chaque jour quatre compagnons ou
gros de Flandre, pour ses frais et pour ses gages. Et
il les faisait bien payer, de semaine en semaine. Et il
avait aussi, par toutes les villes et châtellenies de
Flandre, des sergents et des soudoyers à ses gages,
pour faire tous ses commandements, et pour épier et
savoir s'il y avait nulle part personne qui lui fût rebelle,
ou qui dît ou informât rien contre ses volontés. Et
sitôt qu'il en savait quelqu'un dans une ville, il n'avait
pas de repos qu'il ne l'eût fait bannir ou fait tuer sans
délai et jamais celui-là ne s'en pouvait garder. Et
;

notamment tous les puissants de Flandre, chevaliers,


écuyers et bourgeois des bonnes villes, qu'il pensait
qui fussent favorables au comte en quelque manière,
il les bannissait de Flandre, et levait la moitié de leurs

revenus et laissait l'autre moitié pour le douaire et le


gouvernement de leurs femmes et enfants. Et ceux
qui ainsi étaient bannis, et dont il y avait grand' foi-
son, se tenaient à Saint-Omer, et on les appelait les
avolés (') ou les oiitre-avolés.
A parler brièvement, il n'y eut jamais en F"landre,
ni en autre pays, un comte, duc, prince ni autre,
qui pût avoir un pays si bien à sa volonté que l'eut
celui-ci et longuement. Et il était appelé Jacque-
mart d'Arteveld (^). Il faisait lever les rentes, les

1.A^wlJs, étrangers, rdfiigids.


2. Jacob Van Arteveld, d'après la clironiciuc de Flandre citée par
Buchon, avait accompagné à Rhodes Charles de V'aiois, le père de
Philippe VI. Il aurait été dans la suite valet de la fruiterie de Louis de
Les Chroniques ne jTroissart. 47

tonlieiix {'),les vinages(-), les droits et tous les revenus

que le comte devait avoir et qui lui appartenaient,


quelque part que ce fût parmi les Flandres, et toutes
les maitôtes (3) et il les dépensait à sa volonté et en
;

donnait sans rendre nul compte. Et quand il v^oulait


dire qu'il lui fallait de l'argent, on l'en croyait sur son
dire et il fallait l'en croire, car nul n'osait le contre-
;

dire. Et quand il en voulait emprunter à quelques


bourgeois sur sa garantie de payement, il n'y avait
personne qui osât refuser de lui prêter.

XIV. —
Comment les seigneurs d'Angleterre
firent alliance avec les flamands, en leur
donnant et promettant, et spécialement avec
Jacquemart d'Arteveld.

CESdeçàseigneurs
mer
d'Angleterre qui
la
encore par
qui étaient à Valenciennes
et
étaient
aussi
honorablement que vous avez ouï, pensèrent entre eux
que ce serait grand confort pour leur seigneur le roi,
d'après ce qu'ils voulaient entreprendre, s'ils pouvaient
avoir l'accord des Flamands qui alors étaient mal avec
le roi de France et avec le comte leur seigneur. Ils en
demandèrent donc conseil au comte de Hainaut qui
leur dit que vraiment ce serait le plus grand secours
qu'ils pourraient avoir, mais qu'ils n'en pouvaient pro-
fiter s'ils n'avaient d'abord acquis la grâce et la faveur
de ce Jacquemart d'Arteveld. Ils dirent qu'ils en fe-
raient leur possible bientôt.

France, depuis Louis X et, revenu à Gand, où il dtait né, il avait épousé
;

une brasseuse de miel.


1. Droit que prélevaient les seigneurs sur les marchandises transpor-

tées dans leur territoire.


2. Impôt établi sur les vins.
3. Maltôlc, impôt levé injustement ;on le fait venir du latin ou du
quasi-latin <i male-tolta ». Ce nom se donnait d'abord aux taxes préle-
vées sur les villes Plus tard il signifia toute espèce de ta^e.
48 les Cbroniques îie jTroî.ssart

Assez tôt après cela., ils partirent de Valenciennes


et s'en allèrent en Flandre, et se partagèrent en trois,
je ne sais, ou quatre troupes, et s'en allèrent partie à
Bruges, partie à Ypres, et la plus grand' partie à
Gand, et dépensant partout si largement, qu'il sem-
blait que l'argent leur plût des nues. Et partout ils
cherchaient alliance, et promettaient aux uns et aux
autres, là où on les conseillait d'aller et où ils croyaient
le mieux employer pour parvenir à leur projet. Tou-
tefois, l'évêque de Lincoln et sa compagnie, qui allèrent
à Gand, firent tant, par beau langage et autrement,
qu'ils eurent l'accord, l'alliance et l'amitié de Jacque-
mart d'Arteveld.
Ces seigneurs d'Angleterre firent tant en Flandre,
que ce Jacquemart d'Arteveld réunit plusieurs fois le
conseil des bonnes villes, pour parler de l'affaire que
cherchaient ces seigneurs, et des franchises et amitiés
qu'ils leur offraient de par le roi d'Angleterre leur sei-
gneur, sans l'accord duquel ils ne pouvaient pas
bonnement s'aider longuement. Et tant parlementè-
rent ensemble, qu'ils furent d'accord en telle ma-
nière qu'il plaisait bien à tous les conseils de Flandre
:

que le roi anglais et toutes ses gens pouvaient bien


venir et aller, avec des gens d'armes ou autrement,
par toute la Flandre, ainsi qu'il leur plairait mais;

ils étaient si fortement obligés envers le roi de France


(ju'ils ne pourraient lui faire tort ni entrer en son
royaume, sans être imposés d'une grande somme de
florins qu'à grand' peine ils pourraient financer. Et
ils les prièrent que cela leur voulût suffire jusques à
une autre fois. Ces réponses et ces négociations suf-
firent donc assez à ces seigneurs d'Angleterre puis ;

ils retournèrent à Valenciennes, à grand' joie. Et


souvent ils envoyaient leurs messages vers le roi leur
seigneur, et lui signifiaient ce qu'ils avaient besogné.
Et le roi leur renvoyait grand or et grand argent,
Les Chroniques ne JFroîssatt. 49
pour payer leurs frais, et pour partager entre ces sei-
gneurs d'Allemagne qui ne convoitaient pas autre chose.
En ce temps trépassa de ce siècle le gentil comte
de Hainaut, le septième jour du mois de juin, l'an de
grâce mil trois cent trente-sept. Il fut enseveli aux
Cordeliers, à Valenciennes, et on lui fit là ses obsèques.
Et l'évêque Guillaume de Cambrai chanta la messe.
S'il y eut grand'foison de ducs, de comtes et de barons,
ce fut bien raison, car il était grandement aimé et
renommé de tous. Après son trépas, messire Guil-
laume, son fils, qui avait pour femme la fille du duc
Jean de Brabant, hérita du comté de Mainaut, de
Hollande et de Zélande. Et cette dame, qui s'appelait
Jeanne, fut douée de la terre de Binch qui est un fort
bel héritage et profitable. Et madame Jeanne de Va-
lois, sa mère, s'en vint demeurer à Fontenelles sur
l'Escaut; et là elle employa sa vie comme bonne et
dévote dame dans ladite abbaye, et elle y fit beaucoup
de biens en l'honneur de Dieu ('),
^: ??>:?g: -^v. ?g. :^ ^•. :^: y^: :<y. !^: .^^^. :^. m :<^: :<9: :<^: :s): ^. ['V. :<?>: m sv. :^: -m -s^vb»: m w. s^- i^. '^^

XV. —
Comment le roi d'Angleterre fit ses
PRÉPARATIFS EN ANGLETERRE POUR PASSER LA MER,
ET MANDA A SES ALLIÉS QU'iLS VINSSENT A LUI SANS
DÉLAI, SUR LA FOI QU'iLS LUI AVAIENT PROMISE ET ;

COMMENT ILS ENVOYÈRENT DÉFIER LE ROI DE FrANCE.

DE toutes ces devises


qu'elles se portaient et s'étendaient, et des secours
et ordonnances, et ainsi

et des alliances que le roi anglais acquérait par deçà


la mer, tant en l'Empire qu'ailleurs, le roi Philippe
I. Guillaume I'"', comte de Hainaut, laissait cinq enfants: un fils,
qui lui succdda sous le nom de (luillauiiie II, et quatre filles. L'aînde,
Marguerite, avait cpoustf Louis de Havicre, roi d'Allemagne et empe-
reur. Jeanne, la seconde, avait été marii-e à («uillaume V', niari|uis de
Juliers. Philippe était la femme d'ICdouard, roi il'.Anglcterre. Kniin la
plus jeune, Elisabeth, épousa dans la suite Robert de Namur, seigneur
de lieaufort, le même « à la prière et requête duquel j'ai continué cette
histoire » écrit Froissart dans son prologue.
50 Leg Chroniques De jFroissatt

était toutinformé; et il eût volontiers vu que le comte


de Flandre se fût tenu en son pays et eût attiré ses
gens à son alliance. Mais ce Jacquemart d'Arteveld
avait déjà si bien dominé toutes manières de gens en
Flandre, que nul n'osait contredire à son opinion. No-
tamment le comte leur sire n'osait clairement se tenir
en Flandre son pays; et il avait envoyé madame sa
femme {') et Louis son fils en France, par crainte des
Flamands.
Or passa cet hiver, puis revint l'été, et la fête de
monseigneur saint Jean approcha. Ces seigneurs
d'Allemagne se commencèrent à appareiller, pour ache-
ver leur entreprise. Le roi de France se pourvut à
rencontre, car il savait partie de leur entente, bien
qu'il ne fût pas encore défié par eux. Le roi anglais fit
faire tous ses préparatifs en Angleterre, et fit préparer
ses gens d'armes et leur fit traverser la mer sitôt que
la Saint-Jean fut passée. Et lui-même alla se tenir à
Vilvorde (-) et il faisait prendre à ses gens logement
;

dans la ville de Vilvorde, à mesure qu'ils passaient


outre et qu'ils venaient. Et quand la ville fut pleine,
il les fit loger en contreval de ces beaux prés, en sui-
vant la rivière, dans des tentes et des pavillons. Et là
ils se logèrent et demeurèrent, depuis la Madeleine

jusqu'après la Notre-Dame en septembre, en attendant


de semaine en semaine la venue des autres seigneurs,
et spécialement celle du duc de Brabant après qui tous
les autres attendaient (3). Quand le roi anglais vit que
I. Louis de Nevcrs, comte de Flandre, qu'on appelait Louis de Crécy,
avait épousd Mar|,rucrite de P'rancc, fille de Philippe V, dit le Long. Il

en eut un fils, Louis de Maie.


. 2. Entre Bruxelles et Malines.
3. longuement sur ces préliminaires. Le duc
P^roissart s'étend assez
de Biabant se fit attendre autant qu'il put et, tout en ayant fait alliance
;

avec Edouard, il envoya au roi de France un de ses chevaliers, Louis


de Cranehen, qui avait mission de l'excuser et de lui renouveler ses
protestations de dévouement. Louis de Cranehen, honteux du rôle que
lui avait fait jouer son maître, mourut de douleur lorsc[u'il vit le duc de
IJrabant mentir à ses assurances d'amitié.
les Cbroniquc.ô De jFroissatt 51

ces seigneurs ne venaient point et n'étaient pas pré-


parés, il envoya certains messagers vers chacun, et les
fit sommer, sur leur promesse, qu'ils vinssent sans nul

délai, ainsi qu'ils l'avaient promis; ou bien qu'ils vins-


sent au jour de Saint-Gilles pour parler à lui dans la
ville de Malines, et lui dire pourquoi ils tardaient tant.
Le roi Edouard séjournait à Vilvorde à grands
frais, chacun le peut penser, et perdait son temps; ce
dont il était ennuyé et il ne pouvait y remédier. Il sou-
armures
tenait bien tous les jours à ses frais seize cents
de de gens, tous venus d'outre-mer, et bien
fer, tieur
dix mille archers, sans compter les autres poursuivants
à ce appartenant. Cela lui pouvait bien peser, avec les
grands trésors qu'il avait donnés à ces seigneurs qui
le retardaient par paroles, lui semblait-il, et avec les
grandes armées qu'il avait établies sur mer contre les
Génois, Normands, Bretons, Picards et Espagnols que
le roi Philippe faisait tenir et naviguer sur mer à ses
gages, pour grever les Anglais, et dont messire Hugues
Quiéret, messire Pierre Behuchet et Barbevaire (')
étaient amiraux et conduiseurs pour garder les détroits
et les passages entre l'Angleterre et la P^rance. Et ces
susdits écumeurs de mer n'attendaient autre chose que
les nouvelles leur vinssent que le roi anglais, comme
on supposait, eût défié le roi de Prance, afin d'entrer
en Angleterre, où que ce fût (ils avaient déjà avisé
où et comment), pour porter au pays grand dommage.
Quand ces seigneurs d'Allemagne, à la sommation
du roi anglais, le duc de Brabant et messire Jean de
Hainaut, vinrent à xMalines. ils n'amenèrent pas leurs
gens avec eux, ni leurs provisions, pour faire la guerre;
mais ils allèrent par devers le roi, pour parlementer
I. Hugues Quiéret amiral de France. Belnitlici ou Ikihuclict
était
était trésorier et conseiller roi, et << se savait mieux mêler d'un compte
du
à faire que de guerroyer en mer ». Barbevaire était chef des Ccnois aux
gages de Philippe de Valois. 11 était de Gênes, et son nom étaii l'ietro
Barbavera.
52 Les CôroniQueg îie jFrotoart.

encore un petit ensemble. Et là ils convinrent commu-


nément, après tout plein de paroles, que le roi anglais
pouvait bien se mouvoir la quinzaine d'après ou envi-
ron, et qu'ils seraient alors tout appareillés. Et afin
que leur guerre fût plus belle (ce qu'il appartenait bien
de faire, puisqu'ils voulaient guerroyer le roi de France)
ils convinrent d'envoyer des défis au roi Philippe :

premièrement le roi d'Angleterre Edouard qui se fit


chef de tous et de ceux de son royaume; ce fut raison;
et aussi le duc de Gueldres, le marquis de Juliers,
messire Robert d'Artois, messire Jean de Hainaut, le
marquis de Misnie et d'Osterland, messire Arnould de
Blankenheym, le marquis de Brandebourg, le sire de
Fauquemont, l'archevêque de Cologne, messire Wale-
rand son frère, et tous les seigneurs de l'empire qui se
faisaient chefs de la besogne avec le roi anglais. Ces
défis furent écrits et scellés de chacun, excepté du duc
Jean de Brabant qui s'excusa et ne voulut pas se joindre
dans ces défis, et qui dit qu'il ferait son affaire à part
lui, à temps et à point. L'évoque de Lincoln fut prié

et chargé d'apporter ces défis en France il s'en ac-


;

quitta bien, car il les apporta à Paris, et fit son mes-


sage bien et à point, si bien qu'il ne fut repris ni blâmé
par personne. Et il lui fut délivré un sauf conduit pour
retourner vers le roi, son seigneur, qui se tenait à
Malines (').

I. Étant forcés de passer sous silence bien des faits intéressants, nous

avons dû supprimer une grande partie du récit de Froissart qui a trait


aux préparatifs d'Edouard, et aux négociations entamées avec les sei-
gneurs allemands. Il faut noter cependant, parmi toutes ces allées et
venues et ces pourparlers qui traînent en longueur, la députation en-
voyée par le roi d'Angleterre auprès de l'empereur d'Allemagne pour
solliciter le titre de vicaire de l'Empire. Louis de Bavière donna les
mains à tout ce que demandait Edouard, poussé par les conseils de sa
femme Marguerite de Hainaut, sœur de Philippe, reine d'Angleterre.
La cérémonie d'institution eut lieu à Coblentz, le 5 septembre 1338.
« Le Samedi devant Notre-Dame de septemlire, Louis de Bavière,
comme empereur de Rome, s'assit en ce jour à Coblentz sur le siège
impérial, sur un échafaud de douze pieds de haut, vêtu de drap de soie
X\'I. CO-MMENT LE ROI DE FrANX'E SE POURVUT BIEN
ET GRANDEMENT DE GENS I) ARMES ET ENVOYA
GRANDES GARNISONS AU PAYS DE CaMBRÉSIS ET ;

COMMENT LES NORMANDS PRIRENT SoUTIIAMPTON.

VOUS
qui
avez bien ci-dessus ouï raconter
à Malines,
fut comment et
le
le roi
parlement
anglais et
ces seigneurs de l'Empire envoyèrent défier le roi de
France. Sitôt que le roi Philippe se sentit défié du roi
anglais et de tous ses alliés, il vit bien que c'était sé-
rieusement et qu'il aurait la guerre. Il se pourvut donc
selon cela, bien et Qrrossement, et il retint q-ens d'armes
et soldats de tous côtés, et envoya de grandes garni-
sons en Cambrésis, car il pensait bien que c'était de
ce côté qu'il aurait premièrement l'assaut. Et il envoya
dans Cambrai monseigneur le Galois de la Baume,
un bon chevalier de Savoie, et l'en fit capitaine avec
monseigneur Thibault de Moreuil et le seigneur de
Roye. Et ils étaient bien là, tant Savoisiens que Fran-
çais, deux cents lances. Et ledit roi Philippe envoya
encore saisir le comté de Ponthieu que le roi d'Angle-
terre avait tenu auparavant, de par madame sa mère (').
Et il manda et pria à quelques seigneurs de l'Empire,
tels que le comte de Hainaut, son neveu, le duc de
Lorraine, le comte de Bar, l'évêque de Metz, l'évêque
de Liège, monseigneur Adolphe de la Marck, qu'ils
ne fissent nulle mauvaise entreprise contre lui ni contre
changeant, et par dessus d'une dalmatiquc, en son bras un fanon (ma-
nipule) et une étole croisée par devant, à la manière des prêtres, le tout
étoffé aux armes de l'empire ; et il avait ses pieds de drap tel que le
corps, et sa tête coiffée d'une mitre ronde, et sur cette mitre une cou-
ronne d'or fort riche en ses mains deux blancs gants de soie et en ses
;

doigts anneaux fort riches. Il tenait en sa main droite une pomme


d'or, une croix vermeille dessus. En l'autre main le sceptre. Et assez
près siégeait le roi d'Angleterre vêtu d'un drap vermeil d'écarlate, avec
un château en broderie sur la poitrine. » M. de l'alcncii-iuies.
I. Isabelle de France, fdle de Philippe le Bel, en épousant l'.douard
II, lui apporta le comté de Ponthieu. Nous avons vu qu'Edouard 111
avait rendu hommage au roi de France comme comte de Ponthieu et
duc de Guyenne.
54 iLes Cl)roniQue0 ne jTroissart

son royaume. La plupart de ces seigneurs lui mandè-


rent qu'aussi ne feraient-ils rien. Et alors le comte de
Hainaut luiécrivit fort courtoisement et lui signifia
qu'il serait préparé à l'aider, lui et son royaume, et à
les défendre et garder contre tout homme. Mais, si le
roi anglais voulait guerroyer dans l'Empire, comme
vicaire et lieutenant de l'empereur, il ne lui pouvait
refuser son pays ni son secours; car, comme comte de
Hainaut, il tenait en partie sa terre de l'empereur, et
il lui devait donc, à lui ou à son vicaire, toute obéis-
sance. De cette lettre le roi de France se contenta assez
bien, et le laissa passer facilement et n'en fit nul grand
compte, car il se sentait fort assez pour résister contre
tous ses ennemis.
Tout aussitôt que messire Hugues Ouiéret et ses
compagnons qui se tenaient sur mer apprirent que les
défis avaient été faits, et la guerre ouverte entre la
France et l'Angleterre, ils en furent tout joyeux ils ;

partirent donc avec leur armée, où il y avait bien


ving-t mille combattants de toutes manières de gens, et
• •
1

cinglèrent vers l'Angleterre et vmrent un dmianche


au matin au havre de Southampton, pendant que les
gens étaient à la messe. Et les dits Normands et Génois
entrèrent dans la ville et la prirent et la pillèrent et
volèrent tout entièrement, et y tuèrent beaucoup de
gens et ils chargèrent leurs nefs et leurs vaisseaux
;

du grand pillage qu'ils trouvèrent en la ville, qui était


pleine et drue et bien garnie, et puis rentrèrent en
leurs nefs. Et, quand le flux de la mer fut revenu, ils
désancrèrent et cinglèrent avec l'aide du vent vers la
Normandie, et s'en vinrent reposer à Dieppe et là ;

ils partagèrent leur butin et leur pillage {').

I. « Et ils y tuèrent beaucoup de bonnes gens, de femmes et d'enfants,

dont ce fut pitié. Et ils envoycTcnl iM-ûler par quelques-uns de leurs


coureurs c|uelciues hameaux près de Southampton ce dont tout le pays
:

fut fort effraye et ému Alors se mirent en chemin toutes manières de


XVII. — Comment le roi d'Angleterre mit et leva
LE SIÈGE DEVANT CaMBRAI, ET COMMENT IL ENTRA
DANS LE ROYAUME DE T' RANGE.

LE de Malines et vint vers Cam-


roi anglais partit
logea à Iwuy et assiégea la cité de
brai, et se
Cambrai de tous points et toujours lui venaient des
;

gens. Pendant que le roi d'Angleterre assiégeait la


cité de Cambrai, avec bien quarante mille hommes, et
qu'il la contraignait beaucoup par assauts et plusieurs
faits d'armes, le roi Philippe de France faisait son
mandement pour être à Péronne en Vermandois et
aux environs, car il avait l'intention de chevaucher
contre les Anglais. Alors les nouvelles en vinrent au
camp d'Angleterre que le roi Philippe faisait un
:

grand amas des nobles de son royaume. Le roi anglais


examina et considéra plusieurs choses. Et il se con-
seilla spécialement à ceux de son pays, et à monsei-
gneur Robert d'/\rtois en qui il avait fort grand'con-
fiance et il leur demanda lequel il était le meilleur de
;

faire,ou d'entrer dans le royaume de France et de


venir contre son adversaire le roi Philippe, ou bien de
se tenir devant Cambrai jusqu'à ce qu'il l'eût conquise
par force.
Les seigneurs d'Angleterre et ses conseillers parti-
culiers imaginèrent plusieurs choses et considérèrent
que la cité de Cambrai était extrêmement forte et bien
pourvue de gens d'armes et d'artillerie, et aussi de
tous vivres, et que ce serait longue chose de séjourner
et de se tenir là jusqu'à ce qu'ils l'eussent conquise.
Et encore n'étaient-ils pas bien certains de cette con-

gens et vinrent à cheval au plus hâtivement qu'ils purent dans le comté


de Southamplon et la ville mais ils trouvèrent que les Frant^ais étaient
;

retirés, après avoir brûlé et dérobé toute la ville. Ce dont ils furent
courroucés et le roi de France tout joyeux, et dit que Harbevaire et les
;

siens avaient fait un bel exploit à ce commencement sur les An},dais.


Ce fut environ la Notre-Dame en Septembre, l'an de t^ràce
MCCCXXXVIII. » Manuscrit d'Amictis.
56 100 C&roniques ne jTtolssart.

quête. L'hiver approchait et ils n'avaient encore fait


nul fait d'armes, et il n'était pas apparent qu'ils en
dussent faire, et ils séjournaient là à grands frais. Ils
lui conseillèrent donc, tout considéré, qu'il se délogeât
et chevauchât en avant dans le royaume. Là ils trou-
veraient largement à vivre et mieux à fourrager.
Ce conseil fut cru et tenu. Donc tous les Seigneurs
se mirent à déloger, et firent trousser tentes et
pavillons et toutes manières de harnais. Et ils délo-
pfèrent tous ensemble et se mirent en route et chevau-
chèrent vers le Mont-Saint-Martin qui de ce côté est
l'entrée en France. Et ils chevauchaient en ordre, et
par compagnies, chaque seigneur entre ses gens. Et
étaient maréchaux de l'armée anglaise le comte de
Northampton et de Gloqester et le comte de Suffolk,
et connétable d'Angleterre le comte de Warwick. Et
les Anglais, Allemands et Brabançons passèrent assez
près du Mont-Saint-Martin la rivière d'Escaut, tout à
leur aise, car elle n'est pas trop large à cet endroit.
Alors vinrent nouvelles au roi anglais et aux sei-
gneurs qui étaient avec lui que le roi de France était
:

parti de Péronne en Vermandois et les approchait


avec plus de cent mille hommes et après avoir couru
;

et pillé Nouvion et Fervaques, le roi anglais vint à


Montreux et là il se logea un soir, et le lendemain il
;

vint avec toute son armée loger à la Flamengerie et ;

il fît loger toutes ses gens autour de lui, où il avait


plus de quarante-quatre mille hommes. Et il eut con-
seil et intention qu'il attendrait là le roi Philippe et
ses forces, et se combattrait avec lui, n'importe com-
ment qu'il fût.

vèv
XVIII. — Comment lk roi de France fit loger ses
gens a buironfosse pour attendre la le roi
d'Angleterre, et comment la journée fut prise
ET assignée entre LES DEUX ROIS POUR SE COMBATTRE,

LE roi de France était parti de St-Ouentin


à Buironfosse et dit qu'il n'irait pas plus avant
et vint

jusqu'à ce qu'il eût combattu le roi anglais et tous ses


alliés, puisqu'il en était à deux lieues.
Or ces deux rois de France et d'Angleterre sont
logés entre Buironfosse et la Flamengerie, en plein
pays, sans nul avantage, et ont grand désir (ainsi
qu'ils le montrent) de se combattre. Et je vous dis
pour certain qu'on ne vit jamais si belle assemblée de
grands seigneurs qu'il y en eut là carie roi de France
;

y quatrième de rois premièrement étaient avec


était :

lui le roi Jean de Bohême, le roi de Navarre, le roi


d'Ecosse et aussi des ducs, comtes et barons, tant
;

que sans nombre; et toujours lui venaient des gens de


tous les pays du monde.
Quand le roi anglais sut de vérité que le roi
Philippe de France, son adversaire, était à deux petites
lieues de lui et en grand' volonté de combattre, il mit les
seigneurs de son armée ensemble: premièrement le duc
de Brabant son cousin. le duc de Gueldres,le comte de
Juliers, le marquis de Brandebourg, le comte de Mons,
monseigneur Jean de Hainaut, monseigneur Robert
d'Artois et tous les barons et les prélats d'Angleterre
qui étaient avec lui et à qui touchait bien la besogne,
et leur demanda conseil comment ils se pourraient
maintenir à son honneur car c'était son intention (jue
;

de combattre, puisqu il sentait ses ennemis si près de


lui. Alors les seigneurs se regardèrent l'un l'autre et

prièrent le duc de Brabant qu'il en voulût dire son


avis. Et le duc répondit que c'était bien son avis de
combattre, car autrement ils n'en pourraient sortir
à leur honneur. Et il con.seilla alors qu'on envoyât un
58 les CbroniQueg ne jFroissatt.

héraut vers le roi de France pour demander et accepter


la journée de la bataille. Alors en fut chargé un héraut
du duc de Gueldres, qui savait bien le français et qui
fut informé quelle chose il devait dire. Ledit héraut
partit donc de ces seigneurs et chevaucha tant qu'il
vint dans l'armée française, et se dirigea vers le roi de
France et son conseil, et fit son message bien et à
point et dit au roi de France comment le roi anglais
;

était arrêté sur les champs, et lui requérait d'avoir


bataille, puissance contre puissance.
A laquelle requête le roi de France entendit volon-
tiers et accepta le jour. Il me semble que ce dut être
le vendredi suivant de ce jour qui était un mercredi.
Le héraut s'en retourna arrière vers ses seigneurs, bien
revêtu de bons manteaux fourrés que le roi de France
et les seigneurs lui donnèrent pour les riches nouvelles
qu'il avait apportées. Et il raconta la bonne chère que le
roi lui avait faite ainsi que tous les seigneurs de France.

XIX. —Comment le roi d'Angleterre alla sur les


CHAMPS ET ORDONNA SES BATAILLES BIEN ET JOLIMENT;
ET QUELS SEIGNEURS IL AVAIT EN SA COMPAGNIE.

QUAND ce vint au vendredi matin, les deux


armées s'appareillèrent et entendirent la messe,
chaque seigneur au milieu de ses gens et en son
logis. Et plusieurs communièrent et se confessèrent, et
se mirent en bon état, ainsi que pour tantôt mourir,
s'il était besoin. Nous parlerons premièrement de l'or-

donnance des Anglais qui se mirent aux champs et


ordonnèrent trois batailles bien et habilement et toutes
trois à pied, et qui mirent leurs chevaux et tout leur ba-
gage en un petit bois qui était derrière eux, et réunirent
tout leur charroi par derrière eux, et s'en fortifièrent.
Le duc de Gueldres, le comte de Juliers, le marquis
de Brandebourg, messire Jean de Hainaut, le marquis
iLe0 Cî)toniQue0 He jTtoissart. 59

de Meissen, le comte de Mons, le comte de Salm, le


sire de Fauquemont, messire Guillaume de Duven-
voorde, messire Arnould de Blankenheim et les Alle-
mands eurent la première bataille. Et il y avait en
cette première troupe vingt-deux bannières et soixante
pennons, et il étaient bien huit mille de bonne étoffe.
Le duc de Brabant avait la seconde bataille. Tous
les barons et les chevaliers de son pays étaient avec
lui: premièrement le sire de Kuyk, le sire de Berghes,
le sire de Breda, le sire de Rotselaer, le sire de Vor-
selaer, le sire de Bautersem, le sire de Bornival, le sire
de Schoonvorst, le sire de Witham, le sire d'Aerschot,
le sire de Becquevoort, le sire de Gaesbeck, le sire de
Duffel, messire Thierry de Wallecourt, messire
Rasse de Grez, messire Jean de Gaesbeck, messire
Jean Pyliser, messire Gilles de Ouarouble, les trois
frères de Harlebecke, messire Gautier de Hotteberghe
et messire Henri de Flandre qu'il est bien de se
rappeler, car il y était en grand appareil ; et plusieurs
autres barons et bons chevaliers, et quelques-uns de
Flandre qui s'étaient mis sous la bannière du duc de
Brabant, tels que le sire d'Halluin, messire Hector
Villain, messire Jean de Rhode, le sire delà Gruthuse,
messire Waflart de Ghistelles, messire Guillaume Van
Straeten, messire Gosswyn van der Moere, et plusieurs
autres. Leduc de Brabant avait jusqu'à vingt et quatre
bannières et quatre-vingts pennons. Et ils étaient bien
sept mille combattants, tous gens de bonne étoffe.
Le roi d'Angleterre avait la troisième bataille et la
plus grosse, et grand'foison de bonnes gens de son
pays auprès de lui et premièrement son cousin, le
;

comte Henri Derby, fils de monseigneur Henri de


Lancastre au Tors-Col, l'évéque de Lincoln, l'évéque
de Durham, le comte de Salisbury, le comte de
Northampton et de Glocester, le comte de Suffolk, le
comte de Hereford, monseigneur Robert d'Artois qui
6o 100 Cî)tonique0 ne jFroiissart.

s'appelaitcomte de Richmond, messire Renaud de


Cobham, le sire de Percy, le sire de Roos, le sire de
Mowbray, messire Louis et messire Jean de Beau-
champ, le sire de la Ware, le sire de Langtown, le sire
de Basset, le sire de Fitz-Walter, messire Gautier de
Mauny, messire Hugues de Hastings, messire Jean de
Lisle,et plusieurs autres que je ne puis pas tous nommer.
Et là le roi anglais fit plusieurs nouveaux chevaliers,
parmi lesquels il fit monseigneur Jean Chandos, qui,
depuis, fut recommandé en prouesse et chevalerie plus
que nul chevalier de son temps, ainsi que vous verrez
plus avant en cette histoire (') Le roi avait vingt-huit
bannières et environ quatre-vingt-dix pennons, et ils
pouvaient être environ six mille hommes d'armes et
six mille archers. Et ils avaient mis sur leur aile une
autre bataille dont le comte de Warvvick et le comte
de Pembroke, le sire de Berkeley, le sire de Milleton
et plusieurs autres bons chevaliers étaient chefs. Ceux-
ci se tenaient à cheval, pour réconforter les batailles
qui branleraient. Et ils étaient en cette arrière-garde
environ trois mille armures de fer.
^ ^ %^
^.'^'.^w^-W^-'^- ^- '^- ^- "^ W^'
:<g- ^- ^
's^. ^ %g K
'<y ^c-
m '<?>'- '^' :g): n'. 's^. t<g: :<?>:

XX. — Comment le roi d'Angleterre réconfortait


doucement ses gens et comment le roi de ;

France ordonna ses batailles et comment la ;

journée se passa sans bataille.

Quand tous les Anglais, les Allemands, les Bra-


bançons et tous les alliés furent ordonnés, ainsi
que vous avez chaque seigneur mis et
ouï, et
arrêté sous sa bannière, ainsi que cela fut commandé
de par les maréchaux, il fut encore dit et commandé,
I. « Moi Froissart et auteur de ces chroniques, j'ai entendu plus
d'une fois le chevalier niessire Jean Chandos cju'il fut fait nouveau
<,^entil
chevalier de la main du roi Edouard d'Angleterre ce vendredi cjue l'as-
semblée fut à lUiironfosse; et à cause qu'il fut plus vaillant tpi'aucun autre
quiconque du côté des Anglais, j'en fais narration. )> Manuscrit de Rome.
Les C6ronîque0 ne jrroi00art. 6i

de par le roi, que nul n'allât ni ne se mît devant les


bannières des maréchaux. Alors le roi anglais monta
sur un petit palefroi marchant bien l'amble, accompa-
gné seulement de monseigneur Robert d'Artois, de
monseigneur Renaud de Ccbham et de monseigneur
Gautier de Mauny, et chevaucha devant toutes les
batailles. Et il priait très doucement les seigneurs et
les compagnons qu'ils voulussent l'aider à garder son
honneur et chacun le lui promettait. Après cela, il
;

s'en revint en sa bataille, et se mit en ordre ainsi qu'il


appartenait. Maintenant nous vous raconterons l'ordon-
nance du roi de France et de ses batailles, qui furent
grandes et bien organisées, et nous vous en parlerons
aussi bien que nous avons fait de celles des Anglais.
Il est bien vrai que le roi de France avait si grand

peuple et tant de nobles et de bonne chevalerie que ce


serait merveille à raconter. Car ainsi que je l'entendis
dire à ceux qui y furent etqui les avisèrent tous armés et
ordonnés sur les champs, il y eut deux cent vingt et sept
bannières, cinq cent et soixante pennons, quatre rois, et
six ducs, et trente-six comtes et plus de quatre mille
chevaliers, et des communes de France plus de
soixante mille hommes. Avec le roi de France étaient
le roi de Bohême, le roi de Navarre et le roi d'Ecos-
se ('), le duc de Normandie, le duc de Bourgogne, le
duc de Bretagne (-), le duc de Bourbon, le duc de
Lorraine et le duc d'Athènes parmi les comtes le
;
:

comte d'Alençon (3), frère du roi de France, le comte


de Flandre, le comte de Hainaut, le comte de P)lois,
le comte de Bar, le comte de Forez, le comte de Foix,
le comte d'Armagnac, le dauphin d'Auvergne, le comte
de Joinville,le comte d'Etampes,le comte de Vendôme,
le comte d'Harcourt, le comte de Saint- Pol, le comte

r. David Bruce.
2. Jean III, duc de liretagne.
3. Charles II de Valois, comte d'Alençon.
62 les Chroniques ne jFroissatt

de Guines, le comte de Boulogne, le comte de Roucy,


le comte de Dammartin, le comte de Valentinois,
comte d'Aumale, le comte d'Auxerre, le comte de
Sancerre, le comte de Genève, le comte de Dreux ;

et de la Gascogne et du Languedoc, tant de comtes, de


vicomtes, que ce serait un retard à rappeler. Certes,
c'était très grand'beauté que de voir sur les champs
bannières et pennons ventiler, chevaux couverts de
draps à leurs armes, chevaliers et écuyers armés si
nettement qu'il n'y avait rien à corriger (^). Et les
Français ordonnèrent trois sfrosses batailles, et mirent
en chacune quinze mille hommes d'armes et vingt mille
hommes de pied.
Aussi peut-on et doit-on grandement s'émerveiller
comment si belles gens d'armes purent partir sans
bataille mais les Français n'étaient point d'accord, et
;

chacun en disait son opinion. Et ils disaient que ce


serait grand'honte et grand'défaillance si l'on ne com-
battait, quand le roi et tous ses gens savaient leurs
ennemis si près de lui, et rangés en son pays et en
pleins champs, et lorsqu'il les avait suivis dans l'inten-
tion de les combattre. Quelques-uns des autres disaient
au contraire que ce serait grand'folie s'il combattait,
car il ne savait ce que pensait chacun, ni s'il n'y avait
point de trahison. Car, si la fortune lui était contraire,
il mettait son royaume en aventure de se perdre et, ;

s'il déconfisait ses ennemis, il n'aurait pas pour cela


le royaume d'Angleterre ni les terres des seigneurs de
l'Empire qui étaient alliés avec lui.
Ainsi en disputant et en débattant sur ces diverses
opinions, le jour passa jusques à grand midi. Vers
petite nonne (-) environ, un lièvre s'en vint passant

1. « Cette journée fut fort belle, et claire et sans brume ;et le soleil
resplendissait en ces armoiries, si bien que c'était grand passe-temps de
l'imaginer et voir. » Manuscrit d\l7>uens.
2. Froissart divise la journée d'après les heures canoniales qui sont
pour le jour les mêmes que les termes de division adoptés par les
Les Cbroniqucs Dc jFroisgart 63

parmi les champs


et se mit au milieu des Français.
Donc ceux qui le virent venir commencèrent à crier
et à huer et à faire grand haro ('). cause de quoi A
ceux qui étaient derrière pensèrent que ceux de de-
vant combattaient, et plusieurs qui se tenaient en leurs
batailles tout rangés firent semblablement. Alors plu-
sieurs mirent vitement leurs bassinets en leurs têtes et
prirent leurs lances. Là furent faits plusieurs nouveaux
chevaliers.Et spécialement le comte de Hainaut en fit
quatorze qu'on nomma toujours depuis « les chevaliers
du Lièvre (3) ». En cet état se tinrent les batailles, le
vendredi tout le jour, et sans bouger, fors de la ma-
nière que j'ai dite.
Avec tout cela et les disputes qui étaient entre plu-
sieurs du conseil du roi de France, étaient apportées
en l'armée au roi de France et à son conseil des lettres
et recommandations de par Robert de Sicile
le roi ;

lequel roi Robert, ainsi qu'on était un grand


disait,
astronome et plein de grand' prudence (-+). Il avait
donc par plusieurs fois jeté ses sorts sur l'état et les
événements du roi de France et du roi d'Angleterre ;

Romains. Prime est la première heure du jour et correspond au temps


compris entre six et neuf heures du matin. Ue neuf heures à midi, c'est
tierce. Le miHeu du jour se dit sexie, mais Froissart emploie de prtifé-
rence le mot midi. Ninuie signifie le temps écoulé depuis trois heures
jusqu'à vêpres cjui est la fin du jour. Les heures intermédiaires sont dé-
signées chez notre auteur par les mots basse ou haute., petite ou i^ra/ute.
Ainsi petite 1101171e., c'est de trois à quatre heures de l'après-midi.
1. Grand haro., grand bruit.
2. << Les nouvelles vinrent au roi de France comment un lièvre avait fait
rassembler ses gens et était passé parmi son armée. Ce dont plusieurs
eurent là-dessus grand'imagination, et dirent que ce n'était ])as un bon
signe quand un lièvre, qui est rencontré de pauvre élrenne, les avait
ainsi assemblés et avait couru par devant eux. Et, quoi qu'on dût faire
le samedi, ce vendredi on ne conseillait pas au roi de combattre. »
Manuscrit d^ A miens.
3. Robert ne fut jamais roi de Sicile que de nom, puisque son grand-
père, Charles d'.Xnjou, en fut dépossédé à la suite de la néfaste journée
des Vêpres .Siciliennes. Rol)ert était roi de Napicset comte de Provence.
11 passait pour un prince éclairé et instruit, bien i|u'il fut plutôt protec-

teur des lettrés et des savants que savant ou lettré lui-même.


64 100 Chroniques tie j?toi00art

et il avait trouvé par l'astrologie et par expérience que,


si le roi de France combattait le roi d'Angleterre, il

fallait qu'il lût déconfit. Donc, lui, comme roi plein de


grand' connaissance, et qui redoutait ce péril et le
dommage du roi de France, son cousin, il avait déjà
depuis longtemps envoyé fort soigneusement lettres et
épîtres au roi Philippe et à son conseil, pour qu'ils ne
se missent nullement en bataille contre les AnHais,
la ou la personne du roi Edouard fût présente. C'est
pourquoi cette crainte et
les lettres que le roi de Sicile
écrivait grandement plusieurs seigneurs
retardaient
dudit royaume. Et notamment le roi Philippe était
tout informé de ce conseil. Mais, nonobstant ce qu'on
lui dit et remontra par belles raisons au sujet des dé-
fenses et des craintes du roi Robert de Sicile, son cher
cousin, il était en grand' volonté et en bon désir de
combattre ses ennemis mais il fut tant différé que la
;

journée se passa sans bataille et que chacun se retira


en son logis.
^: ^. :^îg :<?>::<?>: ?:y. :<?>: H :^^^.^^^^ H 'j^^^^';?^'^:^:^^:^:^:'?^
XXI. —
Comment le roi de France donna congé a
SES gens d'armes et envoya garnisons a Tournay
ET DANS LES VILLES MARCHISSANTES (') A l'EmPIRE ;

COMMENT LE ROI d'AnGLETERRE TINT UN GRAND PAR-


LEMENT A Bruxelles de la requête qu'il fit aux ;

Flamands, ET comment il prit les armes et le nom


DE ROI DE France sur l'exhortation des P^lamands.

CE vendredi que les Français et les Anglais furent


ordonnés pour la bataille à Buironfosse,
ainsi
quand ce vint après nonne, le roi Philippe retourna
en son logis tout courroucé parce que la bataille ne

I. On donnait alors le nom de Marches aux provinces frontières d'un

royaume. Le titre de marquis vient de là, et se donnait aux seigneurs


chargés de défendre ces territoires.
ïLt5 chroniques îic JFroissatt. 65

s'était point donnée mais ceux de son conseil le ra-


;

paisèrent et lui dirent qu'il s'y était comporté noble-


ment et valeureusement, car il avait hardiment pour-
suivi ses ennemis, et tant fait qu'il les avait mis hors
de son royaume, et qu'il fallait que le roi anglais fit
beaucoup de pareilles chevauchées avant d'avoir con-
quis le royaume de France. Le samedi au matin, le roi
Philippe donna congé à toutes manières de gens d'ar-
mes, ducs, comtes, barons et chevaliers, et remercia
les chefs des seiofneurs fort courtoisement d'être venus
le servir en tel appareil. Ainsi se défit et se rompit
cette grosse chevauchée, et chacun se retira en son
lieu.
Le roi de France s'en revint à Saint-Quentin, et là
ilordonna une grand' quantité de ses affaires, et en-
voya des gens d'armes dans ses garnisons, spécialement
à Tournay, à Lille et à Douai, et dans toutes les for-
teresses marchissantes à l'Empire. Et il envoya dans
Tournay monseigneur Godemar du Fay comme sou-
verain capitaine et gardien de tout le pays là environ.
Et quand il eut ordonné une partie de ses besognes,
à son intention et à son contentement, il se retira vers
Paris.
Maintenant nous parlerons un petit du roi anglais
et comment il persévéra. Depuis qu'il fut parti de la
P"lamengerie et revenu en Brabant, il s'en vint à
Bruxelles. Là le raccompagnèrent le duc de Gueldres,
le comte de Juliers, le marquis de Brandebourg, le
comte de Mons, messire Jean de Hainaut. le sire de
Fauquemont et tous les seigneurs de l'Empire qui
étaient alliés avec lui car ils voulaient aviser et exa-
;

miner ensemble comment ils se maintiendraient dans


cette guerre où ils s'étaient mis. Et, pour rendre
l'expédition certaine, ils ordonnèrent un grand [)arle-
ment qui devait être dans la ville de Bruxelles, lit y
fut prié et mandé Jacquemart d'Arteveld, lequel y

KKUIbbAKl.
66 les Chroniques De jFroissart

vint joyeusement et en grand arroi, et amena en sa


compagnie tous les conseils entièrement des bonnes
villes de Flandre. A
ce parlement, qui fut à Bruxelles,
il y eut plusieurs choses dites et devisées. Et il me
semble que le roi anglais fut conseillé par ses amis
de l'Empire de telle façon, qu'il fit une requête à ceux
de Flandre pour qu'ils voulussent l'aider à continuer
sa guerre, et défier le roi de France, et aller avec lui
partout où il les voudrait mener ; et s'ils voulaient
faire cela, il leur aiderait à reprendre Lille, Douai et
Béthune.
Les Flamands entendirent ce discours volontiers ;

mais quant à la requête que le roi leur faisait, ils de-


mandèrent seulement à avoir conseil entre eux et de
répondre tantôt. Le roi le leur accorda. Ils se conseil-
lèrent donc à grand' loisir et quand ils se furent con-
;

seillés, ils répondirent et dirent :

— « Cher sire, autrefois vous nous avez fait ces re-


quêtes. si nous le pouvions
Et sachez vraiment que,
faire aucunement, en gardant notre honneur et notre
foi, nous le ferions. Mais nous ne pouvons susciter
guerre au roi de France, quel qu'il soit car nous y ;

sommes obligés par foi et par serment, sous peine de


tomber en sentence d'excommunication et sous peine
de deux millions de florins à la chambre du pape, si
nous suscitions guerre contre ledit roi de France.
Mais si vous vouliez faire une chose que nous vous
dirons, vous y pourvoiriez bien de remède et de con-
seil. C'est que vous vouliez prendre les armes de
France et les écarteler d'Angleterre, et vous appeler
roi de F'rance et nous vous tiendrons pour roi et nous
;

vous obéirons comme au roi de T rance et nous vous ;

demanderons de nous tenir quittes de notre fidélité, et


vous nous en donnerez quittance comme roi de LVance.
Ainsi nous vous serons absous et dispensés, et nous
irons partout là où vous voudrez et ordonnerez. »
iles Chroniques te jFroi.ssart. 67

Quand le roi anglais eut ouï ce point et la requête


des P^laniands, ileut besoin d'avoir bon conseil et sûr
avis ; car il lui pesait de prendre le nom et les armes
de ce dont il n'avait encore rien conquis : et il ne sa-
vait quelle chose lui en adviendrait, ni s'il le pourrait
conquérir. Et d'autre part il aurait refusé à regret le
secours et l'aide des Flamands, qui le pouvaient aider
.dans sa besogne plus que tout le reste du monde. Le
dit roi se conseilla donc au duc de Brabant, au duc de
Gueldres, au comte de Juliers, à monseigneur Robert
d'Artois, à monseigneur Jean de Hainaut et à ses
plus secrets et spéciaux amis si bien que, finalement,:

tout pesé, le mal comme le bien, il répondit aux Fla-


mands, par l'information des susdits seigneurs, que,
s'ils lui voulaient jurer et sceller qu'ils l'aideraient à

continuer sa guerre, il entreprendrait tout, et de bonne


volonté ; et aussi il leur jurait de ravoir Lille, Douai
et Béthune ; et ils répondirent : « Oui ».

Un certain jour fut donc pris et assigné à Gand ;

le roi d'Angleterre y fut, et la plus grand' partie des


seigneurs de l'Empire susnommés, alliés avec lui. Et
là tous les conseils de Flandre furent générak ment
et spécialement. Là toutes les paroles ci-dessus dites
furent relatées et proposées, entendues et accordées,
écrites, jurées et scellées. Et le roi d'Angleterre prit
les armes de France et les écartela d'Angleterre, et
prit désormais le nom de roi de France et le conserva,
jusqu'à ce qu'il le laissa par certaine composition, ainsi
que vous entendrez raconter plus loin en cette his-
toire, s'il est quelqu'un qui vous le raconte.
w w s^.w.w W W W mms^'m mm -m m ^. -^ w. r^ mm ^: m -m m m m
W. :<t£ :<»£ :^ yi>: :^.

XXII. —
Comment le roi Edouard s'en retourna
EN Angleterre et laissa pour garder la
Flandre le comte de Salisbury et le comte de
Suffolk; et comment messire Hugues Kiéret et
ses compagnons conquirent grand avoir en
Angleterre et prirent le grand vaisseau qui
s'appelait Christopfe.

ACE parlement qui fut à Gand, il y eut plusieurs


paroles dites et retournées et alors les seigneurs
;

proposèrent et convinrent qu'ils assiégeraient la cité


de Tournay. Les Flamands en furent tout réjouis,
car il leur sembla qu'ils seraient assez forts et puis-
sants pour la conquérir. Et, si elle était conquise et
en puissance du roi anglais, facilement ils conquer-
la
raient et reprendraient Lille, Douai et Béthune et
toutes les dépendances qui devaient ressortir du comté
de Flandre. Alors le roi anglais prit congé de son
cousin, le duc de Brabant, et s'en revint à Anvers.
Madame la reine, sa femme, demeura à Gand, avec
toute sa cour, et souvent était visitée et encouragée
par Arteveld et les seigneurs, par les dames et les da-
moiselles de Gand.
Assez tôt après, la flotte du roi anglais fut appa-
reillée sur le havre d'Anvers. Il monta là en mer avec
la plus grand' partie de ses gens, en espérance de
retourner en Angleterre et de visiter le pays. Mais il
laissaau pays de Flandre deux comtes, sages chevaliers
et vaillantsextrêmement, pour tenir en amour les Fla-
mands, et pour mieux montrer que leurs affaires
étaient les siennes. Ce furent messire Guillaume de
Montagu, comte de Salisbury, et le comte de Suffolk.
Ceux-ci s'en vinrent dans la ville d'Ypres et tinrent là
leur garnison, et guerroyèrent tout cet hiver très for-
tement ceux de Lille et de là environ. Et le roi anglais
navigua tant par mer, qu'il arriva à Londres, vers la
Saint-André environ, où il fut fort fêté de ceux de son
ïLe0 C()tonique0 ne jTroissart. 69

pays qui désiraient son retour, car il y avait longtemps


qu'il n'y avait été. Alors lui arrivèrent les plaintes de
la destruction que les Normands et les Picards avaient
faite de la bonne ville de Southampton. Si le roi anglais
fut fort courroucé de la désolation de ses gens, ce fut
bien raison, mais il les rapaisa au plus beau qu'il put.
Et il leur dit que, si son tour venait, il leur ferait
payer chèrement, ainsi qu'il fit en cette même année,
comme vous entendrez raconter plus loin en cette his-
toire.
[1338.] Nous vous conterons quelque chose sur le
roi Philippe de France, qui était retiré vers Paris et
qui avait donné congé à toute sa grand' armée, et qui
fit beaucoup renforcer sa grosse flotte qui se tenait

sur mer, et dont messire Hugues Kiéret, Behuchet et


Barbevaire étaient capitaines et souverains. Et ces
trois maîtres écumeurs tenaient grand' foison de sou-
doyers génois, normands, picards et bretons, et firent
en cet hiver plusieurs dommages aux Anglais. Et ils
venaient souvent courir jusques à Douvres, et à Sand-
wich, à Winchelsea, à Rye et là environ, sur les côtes
d'Angleterre. Et les Anglais les craignaient rudement,
car ils étaient sur mer forts de plus de quarante mille
hommes. Et nul ne pouvait sortir ni partir d'Angle-
terre qu'il ne fût vu, et puis pillé et dérobé, et ils met-
taient tout à bord. Ainsi ces susdits soudoyers marins
du roi de France conquirent, en cet hiver, maint pillage
sur les Anglais. F.t spécialement ils conquirent la belle
grosse nef qui s'appelait Christophe, toute chargée de
biens et de laines que les Anglais anienaient en Man-
dre; laquelle nef avait coûté beaucoup d'argent au roi
anglais à faire faire. Mais ses gens la perdirent contre
les Normands et furent tous mis à bord. Et depuis les
Français en firent maint discours, comme gens qui
furent grandement réjouis de cette conquête.
M^'î^'^.iis.'s^.MMmmMmmmmmmm^MmM^m'MmwMm^MMmM
XXIII. — Comment le roi de France pria le pape
qu'il JETAT SENTENCE d'eXCOMMUNICATION SUR LES
Flamands.

LE roi
l'armée
de France renforça encore grandement
qu'il tenait sur mer et la grosse armée
des écumeurs, et manda à messire Hugues Kiéret, à
Barbevaire et aux autres capitaines, qu'ils fussent soi-
gneux de se tenir sur les frontières de Flandre, et
qu'ils ne laissassent nullement repasser le roi d'Angle-
terre, ni prendre port en Flandre; et, s'il en arrivait mal
par leur faute, il les ferait tous mourir de maie mort.
Avec tout cela vous avez bien oui raconter comment
de nouveau les Flamands étaient alliés et conjoints
par scel avec le roi d'Angleterre, et lui avaient juré de
l'aider à poursuivre sa guerre, et lui avaient fait pren-
dre les armes de France; et ce roi les avait absous et
déclarés quittes d'une grand' somme de florins dont ils
étaient de jadis obligés et liés au roi de France. D'où
il advint que, quand le roi Philippe ouït ces nouvelles,

elles ne lui plurent pas bien, tant à cause qu'ils avaient


fait hommage à son adversaire, que parce que le roi
anglais, comme roi de France, les avait déclarés quittes
de la somme et de l'obligation, ce que nullement il
ne pouvait faire. Au sujet de quoi encore, pour les
retirer de l'alliance du roi anglais, il leur manda par
un prélat, sous l'autorité du pape, qu'ils gardassent leur
serment ferme et stable, autrement qu'il jetterait sen-
tence contre eux; mais que, nonobstant cela, s'ils se
voulaient reconnaître et retourner à lui et à la couronne
de France, et laisser ce roi d'Angleterre qui les avait
séduits, il leur pardonnerait tous leurs méfaits et les
tiendrait quittes de ladite somme, et leur donnerait et
scellerait plusieurs belles franchises en son royaume.
Les Flamands n'eurent pas alors conseil ni accord
de faire cela, et répondirent qu'ils se tenaient bien
pour absous et pour quittes de tout ce à quoi ils étaient
Les Côroniques De JFtoissatt. 71

obligés quant au roi de France. Et quand le roi de


France sut et apprit qu'il n'en aurait pas autre chose,
il s'en plaignit au pape Clément VI (') qui régnait pour

le temps; lequel pape jeta une sentence et une excom-


munication si grande et si horrible, qu'il n'y avait pas
de prêtre qui y osât célébrer ni faire le divin service.
De quoi les Flamands furent fort courroucés et en-
voyèrent complaintes grandes et grosses au roi anglais;
lequel, pour les apaiser, leur manda qu'ils ne fussent
nullement effrayés de cela; car, la première fois qu'il
repasserait la mer, il leur mènerait des prêtres de son
pays qui leur chanteraient des messes. Moyennant cela
s'apaisèrent les Flamands.

XXIV. — Comment le roi d'Angleterre monta


SUR MER POUR VENIR EN FlANDRE ET COMMENT IL ;

TROUVA LES NORMANDS QUI DÉFENDAIENT LE PASSAGE,


ET COMMENT IL ORDONNA SES BATAILLES.

LF
^
roi d'Angleterre se mit en mer pour venir guer-
royer contre les Français; ce fut le jour avant la
veille de Saint-Jean- Baptiste, l'an mil trois cent qua-
rante (2), qu'il naviguait par mer, avec grand' et belle
flotte de vaisseaux et toute sa flotte était partie du
;

havre de la Tamise et s'en venait droit à l'Écluse. Et


alors se tenaient entre Blankenberghe et l'Écluse, et
sur la mer, messire Husfues Kiéret et messires Bchu-
chet et Barbevaire, avec plus de cent quarante gros
vaisseaux, sans compter les bateaux; et ils étaient bien,
Normands, bidaux (3), Génois et Picards, quarante
mille; et ils étaient là ancrés et arrêtés, au commande-
1. Benoît XII était encore de ce monde à l'époque dont parle Frois-
sart. Clément VI ne fut élu qu'en 1342.
2. Le 22 juin 1340.
3. Les bidaux étaient des soldats d'infanterie légère armés d'une
pique et d'un coutelas.
72 Les Cf)roniQue0 De jFtoissart

ment du roi de France, pour attendrele retour du roi


d'Angleterre, car ils savaient bien qu'il devait passer
par là. Et ils lui voulaient refuser et défendre le pas-
sage, ainsi qu'ils firent bien et hardiment, autant qu'ils
purent, comme vous l'entendrez raconter.
Le roi d'Angleterre et les siens, qui s'en venaient
cinglant, regardèrent et virent vers l'Ecluse une si
grand'quantité de vaisseaux que les mâts ressemblaient
vraiment à un bois: aussi en fut-il fortement émer-
veillé, et il demanda au patron de son navire quels
gens ce pouvaient être; il répondit qu'il pensait bien
que c'était l'armée des Normands que le roi de France
tenait sur mer, et qui plusieurs fois lui avaient fait
grand dommage, et tant qu'ils avaient brûlé et dérobé
la bonne ville de Southampton et conquis Christophe,
son grand vaisseau, et occis ceux qui le gardaient et
conduisaient. Alors le roi anglais répondit:
— «J'ai de longtemps désiré que je les pusse com-
battre; nous les combattrons donc, s'il plaît à Dieu et
à Saint-Georges car vraiment ils m'ont fait tant de
;

contrariétés, que j'en veux prendre vengeance, si j'y


puis arriver. »
Alors ranger tous ses vaisseaux, et mettre
le roi fit
les plus fit faire front de tous côtés à
forts devant, et
ses archers; et, entre deux nefs d'archers, il y en avait
une de gens d'armes; et encore il fit une bataille sur le
côté, toute pure (') d'archers, pour réconforter les plus
lassés, si besoin était. Là il y avait grand' foison de
dames d'Angleterre, de comtesses, baronnesses, che-
valeresses et bourgeoises de Londres, qui venaient
voir la reine d'Angleterre à Gand, qu'elles n'avaient
pas vue depuis un très grand temps et le roi anglais
;

fit garder ces dames bien et soigneusement, avec trois

I. Froissart se sert souvent de cette expression qui signifie « seule-


ment )>
; t07itc pure (farchcrs, où il n'y a\'ait que des archers
; en pitre
chemise, en simple chemise.
Les CbronîQues ne jfroîssart. 73

cents hommes
d'armes; et puis le roi pria tous qu'ils
voulussent penser à bien faire et à garder son hon-
neur; et chacun le lui promit.
m -M -^i^-.MW!^;. w- ^' W- ^' :^- :<y- H H ^: -m ^: ng ^mm m '•^'
'M :<^ ^: ^' '!^: ^- :<^: :<^: r^:^

XXV. —
Comment le roi d'Angleterre et les
Normands et autres se combattirent rudement ;

et comment Christopfe, le grand vaisseau, fut


reconquis des Anglais.

QUAND d'Angleterre et son maréchal eurent


le roi
ordonné lesbatailles et leurs flottes bien et
sagement, ils
firent tendre et tirer les voiles en
haut, et vinrent au vent, de quart, sur la droite, pour
avoir l'avantage du soleil qui en venant leur était au
visage. Ils s'avisèrentdonc et examinèrent que ce leur
pouvait nuire beaucoup; et ils attendirent un peu et
tournoyèrent tant, qu'ils eurent le vent à volonté. Les
Normands qui les voyaient tournoyer s'émerveillaient
fort pourquoi ils le faisaient, et ils disaient: « Ils —
ont peur et reculent, car ils ne sont pas gens pour
combattre avec nous. »
Les Normands voyaient bien entre eux, par les
bannières, que le roi d'Angleterre y était personnelle-
ment; aussi en étaient-ils fort joyeux, car ils désiraient
fort le combattre. Ils mirent donc leurs vaisseaux en
bon état, car ils étaient sages de mer et bons combat-
tants; et ils placèrent Christophe, le grand vaisseau
qu'ils avaient conquis sur les Anglais en cette même
année, tout devant, et dedans grand' foison d'arbalé-
triers génois pour le garder, et pour tirer et escarmou-
cher contre les Anglais; et puis s'attroupèrent grand'
foison de trompes et de trompettes et d'autres instru-
ments, et s'en vinrent requérir leurs ennemis. Là se
commença bataille dure et forte de tous côtés, et archers
et arbalétriers commencèrent à tirer et à lancer l'un
74 ïLes Cbroniques tic jFroissatt,

contre l'autre diversement et raidement, et gens d'armes


à approcher et à combattre main à main, âprement et
hardiment; et, afin qu'ils pussent mieux arriver les uns
sur les autres, ils avaient de grands crocs et crochets
de fer tenant à des chaînes; et ils les jetaient dans les
nefs de l'une à l'autre et les accrochaient ensemble,
afin qu'ils pussent mieux se tenir et plus fièrement
combattre. Là il y eut une très dure et forte bataille,
et maintes habiletés d'armes faites, mainte lutte, mainte
prise, mainte rescousse ('). Là aussi Christophe, le
grand vaisseau, fut au commencement reconquis par
les Anglais, et furent morts et pris tous ceux qui le
gardaient et défendaient. Et alors il y eut grand' huée
et grand' noise (2), et les Anglais approchèrent dure-
ment et repourvurent incontinent Christophe, ce bel et
grand vaisseau, de purs archers qu'ils firent passer
tout devant pour combattre les Génois.
^'^.'^.'i^M'î^.w.'^. MM m
"iss. :^. "^y- '^. 5??. M :^. ^. :<9: •??)'.m^-^ ^^ ^- ^MMM^^M
XXV L —
Comment les Anglais déconfirent les
Normands, si bien que jamais il n'en échappa pied
QUE tous ne fussent MIS A MORT.

CETTE bataille dont je vous parle fut cruelle et


très horrible; car bataille et assaut sur mer sont
plus durs et plus forts que sur terre: car là on ne peut
reculer ni fuir, mais il se faut vendre et combattre et
attendre l'aventure, et chacun, en ce qui le regarde,
montrer sa hardiesse et sa prouesse. Il est bien vrai
que messire Hugues Kiéret était bon chevalier et
hardi, et aussi messires Behuchet et Barbevaire, qui au
temps passé avaient fait maint méchef sur mer et mis

1. Rescoiidre veut dire propixinent reprendre, délivrer; un chevalier


pris et rescous : pris par l'ennemi et repris par les siens. Nous avons
conservé la locution à la rescousse qui signifie: au secours.
2. Noise n'a pas ici l'acception de querelle, dispute, que nous lui avons
gardée. Il veut dire bruit, clameur. Les Anglais disent noise dans ce sens.
Lcô Cfironîques ne JFtoiggart. 75
à finmaint Anglais. La bataille et le massacre dura de
l'heure de prime jusques à haute nonne ('). Vous pou-
vez bien croire que, durant ce terme, il y eut maintes
habiletés d'armes faites; et il fallut là que les Anglais
souffrissent et endurassent grand' peine, car leurs en-
nemis étaient quatre contre un, et tous gens de fait et
de mer; à cause de quoi les Anglais, parce qu'il le
fallait, se peinaient fort de bien faire. Là le roi d'An-

gleterre fut de sa main très bon chevalier, car il était


alors en la fleur de sa jeunesse (-); et aussi le furent
le comte de Derby, le comte de Pembroke, le comte de
Hereford, le comte de Huntington, le comte de Nort-
hampton et de Glocester, messire Regnault de Cob-
ham, messire Richard Stafford, le sire de Percy,
messire Gautier de Mauny, messire Henri de Flan-
dre, messire Jean de Beauchamp, le sire de Felton, le
sire de Bradeston, messire Jean Chandos, le sire de
la Ware, le sire de Milleton, et messire Robert d'Ar-
tois, qui s'appelait comte de Richmond et était auprès
du roi en grand arroi et en bon équipage; et plusieurs
autres barons et chevaliers pleins d'honneur et de
prouesse, dont je ne puis parler tous, ni rappeler leurs
belles actions. Mais ils s'éprouvèrent si bien et si va-
leureusement, moyennant un secours qui leur vint de
Bruges et du pays voisin, qu'ils obtinrent la place et
l'eau; et les Normands et tous ceux qui étaient avec
eux furent morts et déconfits, péris et noyés, et jamais
pied n'en échappa que tous ne fussent mis à mort (3).

I. Depuis six heures du matin jusqu'à plus de trois heures de l'après-midi.


Edouard fut légèrement blesse h la cuisse.
2.

3. La bataille navale de FÉcluse fut perdue grâce au peu d'entente des


chefs qui commandaient la flotte normande ou fram^aise. lîelnichct
voulut que les vaisseaux restassent près de terre, tandis que lîarbevairc
con'^eillait d'attaquer les Anglais en pleine mer. (îênt's dans leurs ma-
nœuvres, les vaisseaux français ne purent donner en même temps, res-
serrés qu'ils étaient dans une anse, i Plugues Kiéret fut assassiné de
sangfroid après avoir été fait prisonnier, et Belnichet fui pendu au mât
de son vaisseau. Barbavera gagna le large avec sa division. » Ihichon.
XXVII. — Comment le
roi d'Angleterre vint a
Gand ; et comment
les seigneurs vinrent a
Valenciennes ou Jacquemart d'Arteveld prêceia
ET montra devant TOUS LE DROIT QUE LE ROI
ANGLAIS AVAIT EN FrANCE.

QUAND cette victoire, ainsi qu'il est dit ci-dessus,


fut advenue au roi anglais, il demeura toute cette
de Saint-Jean-Baptiste, sur
nuit, qui fut la veille
mer en ses navires devant l'Ecluse, en grand bruit et
grand' noise de trompes et de nacaires ('), tambours,
cornets et toutes manières de ménestrandies (2), telle-
ment qu'on n'y aurait pas ouï Dieu tonnant; et là le
vinrent voir ceux de Flandre qui étaient informés de
sa venue. Alors ledit roi demanda aux bouro^eois de
Bruges des nouvelles de Jacquemart d'Arteveld; et
ceux-ci répondirent qu'il était à une sommation du
comte de Hainaut contre le duc de Normandie avec
plus de soixante mille Flamands. Quand ce vint au
lendemain, jour de Saint-Jean, le roi et tous ses gens
prirent port et terre, et le roi se mit tout à pied, avec
grand' foison de sa chevalerie, et ils s'en vinrent en
tel état au pèlerinage de Notre-Dame d'Ardembourg.
Là le roi entendit la messe et dîna, et puis monta à
cheval et vint ce mênie jour à Gand, où était madame
la reine sa femme qui le reçut à grand' joie; et tous les
gens du roi et tout leur harnois vinrent de ce côté
depuis, petit à petit.
Le roi d'Anofleterre avait écrit et sio^nihé sa venue
aux seigneurs qui étaient à Thun-l'Evêque, devant les
Français. Aussitôt qu'ils surent qu'il était arrivé, et
qu'il avait déconfit les Normands, ils se délogèrent;
et le comte de Hainaut, à la prière et au mandement
duquel ils étaient venus, donna congé à toutes manières
de gens, excepté aux seigneurs; mais il amena ceux-
1. Timbales.
2. Musiques, du mot ménestrel.
Ic0 CbronîQucs tie jFrois^art 77

ci à Valenciennes et les fêta et honora grandement, et


spécialement le duc de Brabant et Jacquemart d'Ar-
teveld. Et là ledit d'Arteveld prêcha, parmi le marché,
devant tous les seigneurs et ceux qui le purent ouïr,
et montra quel droit le roi d'Angleterre avait en reven-
diquant le royaume de France; et aussi quelle puis-
sance avaient les trois pays, c'est à savoir Flandre,
Hainaut et Brabant, quand ils étaient d'un même
accord et d'une même alliance ensemble; et il fit tant
alors par ses paroles et son grand sens, que toutes
manières de gens qui l'ouïrent et l'entendirent dirent
qu'il avait grandement bien parlé et par grand'expé-
rience; et il en fut de tous fort loué et prisé, et ils
dirent qu'il était bien digne de gouverner et d'exercer
le comté de Flandre.

%>: s;. .S): m m '^ :<y. :<>g :s^ ^ 'r^. w. :^ r^. '^- '^. :^: :<?>: M-^:iS).-ri;. -m ^. ??>: -m i^ :^ -m w. ^: :<?>: ??>: m
XXVIII. —
Comment le roi Philippe, quand il sut
l'arrivée du roi anglais, envoya de bonnes gens
d'armes en garnison sur les frontières de
Flandre comment le roi d'Angleterre tint son
;

parlement a vilvorde; et comment le roi pliilippe


envoya très notable chevalerie en la cité de
tournay pour la garder et garnir de provisions,
parce que le roi anglais la devait assiéger.

APRES ces choses faites et devisées. les seigneurs


partirent l'un de l'autre, et prirent un jour pour
être ensemble à Gand auprès du d'Angleterre ce roi ;

fut le huitième jour après. vinrent vers le roi Et ils

anglais qui les reçut joyeusement et qui leur assigna


certain jour de parlement pour être à Vilvorde avec
tous les seigneurs et leurs conseils et les conseils des
bonnes villes de leur pays.
Quand le roi Philippe de France sut la vérité de
son armée sur mer, et comment ils avaient été décon-
78 les Cbroniqueg ne jTtoîisgart

fits, et que le roi anglais son adversaire était arrivé

paisiblement en Flandre, il en fut durement courroucé;


mais il ne le put amender. Il se délogea donc et se
retira vers Arras, et donna à une partie de ses gens
congé, jusques à ce qu'il entendrait d'autres nouvelles.
Mais il envoya messire Godemar du Fay à Tournay
pour aviser aux besognes et penser à ce que la cité
fût bien pourvue car il craignait plus les Flamands
;

qu autrui et il envoya grand' foison de gens d'armes


;

à Saint- Omer, à Aire et à Saint- Venant, et il pourvut


suffisamment tout le pays sur les frontières de Flandre.
En ce temps régnait un roi de Sicile qui s'appelait
Robert ('), et avait la réputation et la renommée d'être
très grand astronome, et il défendait tant qu'il pouvait
au roi de France et à son conseil qu'il se combattît
au roi anglais, car ledit roi anglais devait être trop
fortuné en toutes besognes et le roi Robert eût vu
;

volontiers qu'on eût mis les susdits rois en accord et


à la fin de leur guerre car il aimait tant la couronne
:

de France, qu'à regret il eût vu sa désolation. Ledit


roi était donc venu en Avignon vers le pape Clément(-)
et le Collège, et leur avait montré les périls qui pou-
vaient être en F'rance par le fait des guerres des deux
rois et encore avec cela il les avait priés et requis
;

qu'ils voulussent prendre soin de les apaiser. Sur quoi le


pape Clément VI et les cardinaux lui répondirent tout
à point, et dirent qu'ils y entendraient volontiers,
pourvu que les rois les en voulussent écouter.
Maintenant nous retournerons au parlement qui fut
à Vilvorde, ainsi qu'il est dit ci-dessus. Là furent par-
lementes et conseillés plusieurs avis et statuts entre les
seigneurs et leurs pays et ils accordèrent que les
;

trois pays, c'est à savoir Flandre, Hainaut et Brabant,

T. Voyez paragraphe XX.


2. Nous avons fait déjà remarquer que Clément VI ne fut élu qu'en
1342. Le pape alors rcgnanl était Benoît XII.
les Cbroniqucs îic jFroissart. 79
seraient dorénavant s'aidant et se secourant l'un l'autre
en tous cas et en toutes affaires et ils s'allièrent par
;

certaines convenances, que, si l'un des trois pays avait


à faire contre qui que ce fût, les deux autres le de-
vaient aider et s'il advenait que deux d'entre eux
;

fussent en discorde et en guerre au temps à venir, le


troisième y devait mettre bon accord et s'il n'était ;

pas assez fort pour le faire, il devait s'en référer au roi


d'Angleterre en la main de qui ces convenances et al-
liances étaient dites et jurées d'être tenues fermes et
stables. Mais toutefois, par confirmation d'amour et
d'amitié, ils ordonnèrent de faire forger une monnaie
ayant cours dans les trois susdits pays, et qu'on appe-
lait compagnons ou alliés.
Sur la fin du parlement, il fut dit et arrêté et regardé
pour le meilleur que, à la Magdeleine environ, le roi
anglais se mettrait en mouvement et viendrait mettre
le siège devant la cité de Tournay, et là y devaient
être tous les seigneurs, chevaliers et écuyers, et les for-
ces des bonnes villes.
Or, le roi Philippe, assez tôt après le départ de ces
seigneurs qui avaient été à Vilvorde, sut la plus grand'
partie de l'ordonnance de ce parlement, et comment
le roi anglais devait venir assiéger la cité de Tournay.
Il s'avisa donc qu'il la fortifierait tellement et y enver-

rait si bonne chevalerie, que la cité serait toute sûre


et bien conseillée. y envoya donc directement tleur
Il

de chevalerie, le comte Raoul d'Eu, connétable de


France, et le jeune comte de Guines son fils, le comte
de Foix et ses frères, le comte Aimery de Narbonne,
messire Aymar de Poitiers, messire Geoffroy de Charny,
messire Gérard de Montfaucon, ses deux maréchaux,
messire Robert Bertrand et messire Matthieu deTrie('),

I. Robert Bertrand était seigneur de Briquebec ; il fut nommd maré-


chal en 1328. Matthieu de Trie avait été créé maréchal sous le rè^^ncde
Philippe V.
8o Les C&ronîques îie jTroissart.

le seigneur de Cayeux, le sénéchal de Poitou, le sei-


gneur de Châtillon et messire Jean de Landas. Ceux-ci
avaient avec eux chevaliers et écuyers preux en armes
et très bonnes gens. Ledit roi les pria chèrement qu'ils
voulussent bien penser à Tournay et en avoir soin,
si

que nul dommage ne s'en prit et ils le lui promirent.


;

Alors ils partirent d'Arras et d'auprès du roi de


France, et chevauchèrent tant par leurs journées, qu'ils
vinrent à Tournay. Ils y trouvèrent messire Godemar
du Fay qui y avait été envoyé auparavant et qui les
reçut joyeusement et ainsi firent tous les hommes de
;

la ville. Assez tôt après qu'ils furent venus, ils regar-


dèrent et firent regarder aux provisions de la cité,
tant en vivres qu'en artillerie, et y firent amener et
charrier du pays voisin grand' foison de blés et d'a-
voines, et de toutes autres provisions, tant que la cité
fût en bon état pour tenir un grand temps.

XXIX. — Comment le roi d'Angleterre partit de


Gand et alla mettre le siège devant la cité de
Tournay.

AND
OUsusnommés terme dut approcher que les seigneurs
le
se devaient trouver devant Tournay,
et que les blés commençaient à mûrir, le roi an-
glais partit de Gand avec beaucoup de belles gens
d'armes de son pays, sept comtes, deux prélats, vingt-
huit bannerets et bien deux cents chevaliers et les
;

Anglais étaient quatre mille hommes d'armes et neuf


mille archers, sans compter la piétaille ('). Il s'en vint
et passa, avec toute son armée, parmi la ville d'Au-
denarde, et puis passa la rivière de l'Escaut et s'en
vint loger devant Tournay, à la porte qu'on dit de
Saint-Martin, au chemin de Lille et de Douai. Assez

I. Les gens de pied.


ïLcs Chroniques ne jTroissart. 8i

tôt après, vint son cousin le duc de Brabant, avec plus


de vingt mille hommes, chevaliers et écuyers, et les
communes de ses bonnes villes et les Brabançons
;

étaient logés de l'abbaye de Saint-Nicolas en passant


par les prés jusqu'à la porte de Valenciennes. Après
était le comte Guillaume de Hainaut avec la belle che-
valerie de son pays et il était logé entre le duc de
;

Brabant et le roi d'Angleterre. Après était Jacque-


mart d' Arteveld avec plus de soixante mille Flamands ;

sans compter ceux d'Ypres, de Poperinghe, de Casse!


et de la chàtellenie de Bergues, qui étaient envoyés
dautre part et Jacquemart d' Arteveld était logé à la
;

porte Sainte-Pontaine, d'un côté de l'Escaut et de


l'autre et les Flamands avaient fait un pont de nefs
;

sur l'Escaut, pour aller et venir à leur aise. Le duc de


Gueldres, le marquis de JuHers, le marquis de Brande-
bourg, le marquis de Meissen, le comte de Mons, le
comte de Salm, le sire de Fauquemont, messire Ar-
nould de Blankenheim et tous les Allemands étaient
logés d'autre part vers le Hainaut et pouvaient aller
d'un camp à l'autre. La cité de Tournay était ainsi
assiégée et environnée de tous côtés, et nul n'en pou-
vait partir, entrer ni aller, que ce ne fût par congé, et
sans être vu et aperçu de ceux du camp, de quelque
côté que ce fût.
Ce siège fait et arrêté devant la cité de Tournay,
ainsi que vous avez ouï, dura longuement et le camp
;

de ceux de dehors était bien pourvu et ravitaillé de tous


vivres et à bon marché, car ils leur venaient de tous
côtés par terre et par mer. Le siège durant là aux en-
virons, maintes belles habiletés d'armes furent fiites,
et maints assauts.
XXX. —
Comment ceux de Tournay mirent hors
DE LA CITÉ TOUS LES PAUVRES GENS: COMMENT LE ROI
DE France fit son mandement pour les secourir
ET comment il se LOGEA AU PONT DE BOUVINES A
TROIS LIEUES DE ToURNAY.

VOUS avez bien ouï raconter ci-dessus comment


d'Angleterre avait assiégé
le roi bonne de la cité
Tournay et la contraignait beaucoup car il avait en ;

son camp plus de cent vingt mille hommes, parmi les-


quels les Flamands qui s'acquittaient bien de l'assaillir;
et les assiégeants l'avaient tellement environnée de
tous côtés, que rien ne leur pouvait venir, entrer ni
sortir, qu'il ne fût aussitôt happé et aperçu. Et à cause
que les provisions de la cité commencèrent à s'amoin-
drir, les seigneurs de France qui étaient là firent partir
toutes sortes de pauvres gens qui n'étaient pas pourvus
pour attendre l'aventure, et les mirent dehors en plein
jour, hommes et femmes et ils passèrent parmi le
;

camp du duc de Brabant qui leur fit grâce, car il les fit
conduire en sûreté tout outre le camp.
Le roi anglais apprit par ceux-ci et par d'autres que
la cité était durement étreinte; il en fut joyeux et
pensa bien qu'il la conquerrait, quelque temps et quel-
ques frais qu'il y eût.
D'autre part le roi de France qui se tenait à Arras,
y avait été toute la saison, apprit que ceux de
et qui
Tournay étaient fort contraints, et qu'ils avaient grand
besoin d'être secourus. Il s'avisa donc qu'il les secour-
rait, à quelque peine que ce fût; car il ne voulait pas
perdre une cité telle qu'était Tournay. Aussi fit-il un
très grand mandement parmi son royaume et aussi
une grand' partie dans l'Empire. Quand tous les sei-
gneurs que le roi avait mandés furent venus à Arras,
ledit roi eut conseil de chevaucher et d'aller vers ses
ennemis. 11 se mit donc en route et chacun le suivit,
ainsi qu'il était ordonné; et ils firent tant par leurs
petites journées, qu'ils vinrent jusques à une petite
Les Cbconiques ne jTroissart. 83

rivière qui est à trois lieues près de Tournay, laquelle


est fort profonde et environnée de si grands marais,
qu'on ne la pouvait passer que sur un petit pont si
étroit qu'un seul homme à cheval aurait eu à faire à
passer outre: deux hommes n'auraient pu s'y combiner.
Et toute l'armée logea sur les champs, sans passer la
rivière, car ils ne purent. Le lendeniain l'armée de-
meura tranquille. Les seigneurs qui étaient auprès du
roi eurent conseil comment ils pourraient faire un pont,
pour passer cette rivière et les tourbières plus aisément
et plus sûrement. Quelques chevaliers et ouvriers
furent donc envoyés pour regarder le passage. Mais
quand ils eurent tout considéré et avisé, ils virent
qu'ils perdaient leur temps. Ils rapportèrent donc au
roi qu'il n'y avait point de passage, excepté seulement
par le pont à Tressin. La chose demeura en cet état,
et les seigneurs se logèrent, chaque seigneur de son
côté et au milieu de ses gens. Les nouvelles se répan-
dirent partout que le roi de France était logé au pont
à Tressin et près du pont de Bouvines, dans l'intention
de combattre ses ennemis: si bien que toutes sortes de
gens d'honneur, qui désiraient s'avancer et acquérir
grâce par faits d'armes, tirèrent de cette part, tant
d'un côté que de l'autre.

XXXL — Comment, a la requête et triEre de


MADAME Jeanne de Valois, S(EUR du roi de France
et mère du comte de Hainaut, les deux rois
firent traité de paix et comment, après que les
;

deux rois eurent fait trêve pour un an, le siège


fut levé de devant Tournay. ^___
siège de devant la cilé de Tournay dura assez
C^L
y loncruement onze semaines
:
moins trois jours.
Aussi pouvez-vous bien croire et savoir qu il y eut
plusieurs escarmouches et combats aux palissades,
84 ïLts Cbronique^ ne jFtois^art,

tant en assaillant la cité, que dans les chevauchées des


valeureux compagnons l'un contre l'autre. Mais dans
la cité de Tournay il y avait très bonne et sage che-
valerie, envoyée en garnison de par le roi de France,
ainsi qu'il est dit ci-dessus, et qui y pensèrent et en
prirent soin tellement que nul dommage ne s'y prit.
Or il n'est rien, comme on dit, qui ne prenne fin.
On doit savoir pendant ce siège, madame
que,
Jeanne de Valois, sœur du roi de France et mère du
comte Guillaume de Hainaut, voyageait durement d'un
camp à l'autre, afin que paix ou répit fiassent entre ces
partis, par quoi l'on se quittât sans bataille. Car la
bonne dame voyait là des deux côtés toute la fleur et
l'honneur de la chevalerie du monde; ainsi eût-elle vu
trop à regret, à cause des grands périls qui en pou-
vaient venir, que bataille fût livrée entre eux. Et par
plusieurs fois la bonne dame était tombée aux pieds
du roi de France son frère, en le priant que répit ou
traité d'accord fût pris entre lui et le roi anglais. Et
quand la bonne dame avait voyagé à ceux de France,
elle s'en venait à ceux de l'Empire, spécialement au
duc de Brabant et au marquis de Juliers son fils ^lequel —
avait épousé la fille de ladite dame ('), et à messire—
Jean de Hainaut, et les priait que, pour Dieu et par
pitié, ils voulussent entendre à quelque traité d'accord,
et faire que le roi d'Angleterre y voulût condescendre.
La bonne dame alla et négocia tant entre ces sei-
gneurs, avec l'aide et le conseil d'un gentil chevalier
et sage, qui était fort bien avec les deux partis et qui
s'appelait messire Louis d'Angimont, que l'on fixa le
lendemain comme jour pour traiter, là où chacun des
partis devait envoyer quatre personnes importantes
pour traiter tous bons moyens afin d'accorder les dits
partis, s'il plaisait à Dieu. Et ces négociateurs se de-

I. Guillaume V, marquis de Juliers, avait en effet ûpousé Jeanne, fille

du comte de Hainaut et de Jeanne de V''alois.


10$ Cbroniqueis De jFroîssart. 85
valent assembler en une chapelle située parmi les
champs, qu'on appelle Esplechin. Le lendemain, après
la messe et après boire, les négociateurs vinrent en-
semble dans ladite chapelle, et la susdite bonne dame
avec eux. Du côté du roi de France y furent envoyés
Jean, le roi de Bohême, Charles, le comte d'Alençon,
frère du roi, l'évêque de Liège, le comte de Flandre
et le comte d'Armagnac.
Du côté du roi d'Angleterre y furent envoyés le duc
de Brabant, l'évêque de Lincoln, le duc de Gueldres,
le marquis de Juliers et messire Jean de Hainaut.
Quand ils furent venus à ladite chapelle, ils se saluè-
rent fort aimablement et se fêtèrent grandement; et
après ils entrèrent en leur négociation. Là fut accordée
une trêve à durer un an entièrement ('). Quand cette
trêve fut accordée, chacun s'en retourna en son camp,
et ils publier par tout le camp d'une part et
la firent
d'autre ce dont les Brabançons eurent grand'joie, car
;

ils avaient logé et été là un grand temps fort à regret.


Et lendemain sitôt qu'il fut jour, eût vu abattre
qui, le
les charger les chariots, hâter les gens, em-
tentes,
baller et embarrasser, celui-là eût bien pu dire « Je vois :

un nouveau monde. »
I. La
trêve ne fut conclue que pour neuf mois. Elle fut signée le 25
du mois de septembre 1340 et devait durer jusqu'au 25 juin 1341. Nous
verrons tout à l'heure qu'elle fut prolongée au « parlement )^ ou confé-
rence tenue h Arras.
XXXII. — Comment le roi anglais partit a regret
DE devant ToURNAY, ET COMMENT CHAQUE PARTI
s'attribua l'honneur DE CE DÉPART. CoMMENT
LE ROI Edouard s'en alla en Angleterre, et
COMMENT au PARLEMENT d'ArRAS LES TREVES FURENT !

ALLONGÉES DE DEUX ANS ENTRE LES DEUX ROIS.

AINSI que vous avez entendu se séparèrent ces


deux armées, par le travail et la poursuite de cette
bonne dame (que Dieu lui fasse pardon!) qui y prit
grand' peine; et la bonne cité de Tournay demeura
franche et entière, après avoir été en très grand péril;
car toutes leurs provisions manquaient et ils n'en
avaient pas pour trois jours ou pour quatre à vivre.
Les Brabançons se mirent à s'en aller hâtivement, car
ils en avaient grand désir. Le roi anglais en partit fort

à regret, s'il avait pu y remédier et s'il en avait été à


sa volonté; mais il lui fallait suivre partie delà volonté
des autres seigneurs et croire leurs conseils. Le jeune
comte de Hainaut et aussi messire Jean, son oncle, se
seraient bien accordés à demeurer, s'ils avaient su la
situation de ceux qui étaient dans Tournay aussi bien
que la savait le roi de France, et n'eût été que le duc
de Brabant leur avait dit en secret qu'il tenait à grand'
peine ses Brabançons, et qu'il ne pouvait, de quelque
façon que ce fût, les empêcher de partir le jour même
ou le lendemain, si l'accord ne se faisait.
Le roi de France et toute son armée partirent assez
joyeusement, car bonnement ils ne pouvaient plus
demeurer en cet endroit, à cause de la punaisie des
bêtes que l'on tuait si près de leur logis, et à cause du
chaud qu'il faisait. Et ils pensaient de leur côté avoir
l'honneur de ce départ, ainsi qu'ils disaient, pour cette
raison qu'ils avaient secouru et empêché d'être perdue
la bonne cité de Tournay, et qu'ils avaient fait partir
cette grand' assemblée qui l'avait assiégée et qui n'y
tes Cbronfquce ne jTrois.sart, 87

avait rien fait, quelque grands frais qu'ils y eussent

mis et dépensés.
Les autres et ceux de leur parti pensaient aussi bien
à avoir l'honneur de ce départ, pour cette raison qu'ils
avaient si longuement demeuré dans le royaume et
assiégé une des bonnes cités qu'eût le roi, et brûlé et
gâté son pays chaque jour, lui le sachant et le voyant;
et il ne l'avait point secourue, ainsi qu'il devait et au ;

dernier moment il avait accordé une trêve, ses enne-


mis mettant le siège devant sa cité, et brûlant et gâ-
tant son pays. Ainsi chaque parti s'en voulait attribuer
l'honneur {') vous en pouvez donc déterminer entre
;

vous, vous qui avez entendu les faits et qui les con-
naissez, ce qu'il vous en semble car pour moi je ne
;

pense pas à en donner l'honneur à aucun plus qu'à


l'autre, ni prendre parti car je ne me connais pas
:

en affaires si grandes que des faits et maniements


d'armes.
Les seigneurs partirent donc du siège de Tournay
et chacun s'en alla en son lieu. Le roi anglais s'en re-
vint à Gand vers sa femme, et assez tôt après il repassa
la mer avec tous ses gens. Le roi de France donna à
tous ses gens congé, et puis s'en vint jouer et rafraî-
chir en la ville de Lille et là le vinrent voir ceux de
;

Tournay, lesquels le roi reçut fort joyeusement et vit


très volontiers, et leur fit une grâce, d'autant qu'ils
s'étaient tenus si bien et si vaillamment défendus contre
leurs ennemis et que l'on n'avait rien pris ni conquis

I. Quelques historiens rapportent un fait que nous ne devons pas

omettre. « Les deux rois se défièrent devant Tournay, non .\ une bataille,
mais à un combat singulier, dont le prix serait la couronne de France ;

mais Philippe demandait qu'Edouard mît en équivalent celle d'.Angle-


terre. » ( Anquetil, Hist. de France.)
Chacun s'attribua, en effet, tout Thonneur, et chacun signa les trôves
comme s il faisait grâce à son ennemi. Tous deux avaient cependant
besoin de cesser les hcjstilités Philippe pour apaiser le peuple mécon-
:

tent de l'excès des impôts Edouard pour retourner sur ses frontières que
;

menaçaient les Écossais.


88 ïLe0 Cfironîques te jFroi^satt

sur eux. La grâce qu'il fut qu'il leur rendit


leur fit

franchement leur loiavaient


qu'ils perdue depuis
longtemps ce dont ils
;
furent fort joyeux, car messire
Godemar du Fay, et avant lui plusieurs autres cheva-
liers étrangers, en avaient été gouverneurs. Ils firent
donc entre eux prévôt et jurés, selon leur usage an-
cien.
Quand eut ordonné à son plaisir une partie de
le roi
ses affaires, ilde Lille et se mit en chemin vers
partit
la France pour revenir à Paris.
Alors un parlement fut ordonné et institué en la
cité d'Arras et le pape Clément VI y envoya en léga-
;

tion deux cardinaux, celui de Naples et celui de Cler-


mont, qui d'abord vinrent à Paris où ils furent fort
honorés du roi de France et des Français et puis ils
;

descendirent vers l'Artois et jusque dans la cité


d'Arras.
A
ce parlement furent, de par le roi de France, le
comte d'Alençon, le duc de Bourbon, le comte de
Flandre, le comte de Blois et, parmi les prélats, l'ar-
;

chevêque de Sens, l'évêque de Beauvais, l'évêque


d'Auxerre. De par le roi d'Angleterre, l'évêque de
Lincoln, l'évêque de Durham, le comte de Warwick
qui était fort sage homme, messire Robert d'Artois,
messire Jean de Hainaut et messire Henri de Flandre.
A ce parlement il y eut plusieurs traités et langages
mis en avant, et ils parlementèrent plus de quinze
jours mais rien n'y fut accordé et terminé, car les
;

Anglais demandaient, et les Français ne voulaient rien


donner, excepté seulement rendre le comté de Ponthieu
qui avait été donné à la reine Isabelle lors de son ma-
riage avec le roi d'Angleterre. Les Anglais ne voulaient
accorder ni accepter cette chose. Ainsi ces seigneurs
partirent de ce parlement sans rien faire, excepté seule-
ment que la trêve fut rallongée de deux ans. Ce fut tout
ce que les cardinaux purent obtenir. Après cela chacun à
Les Côtoniques De jrroi00art. 89

s'en allalégèrement en son lieu, et alors les deux cardi-


naux revinrent parmi le Hainaut, à la prière du comte
qui les fêta grandement en la ville de Valenciennes.

XXXIII. — Comment le duc de Bretagne mourut


sans male, et comment le comte de
hoir
montfort fut reçu pour duc et seigneur a
Nantes, Limoges, Brest, Rennes et Auray.

NOUS cesserons maintenant de


des deux que
rois trêves
tant les
parler de la matière
dureront, les-
quelles furent assez bien tenues, excepté aux frontières
lointaines, et nous entrerons en la o'rand' matière et
histoire de Bretagne qui enlumine grandement ce livre
à cause des beaux faits d'armes et grandes aventures
qui y sont rappelées, ainsi que vous pourrez entendre
dans la suite. Et, afin que vous sachiez véritablement
le commencement et la racine de cette guerre et com-
ment elle s'éleva, je vous le dirai et déclarerai de point
en point. Vous en direz donc votre avis, et quelle rai-
son et quel droit messire Charles de Blois eut au
grand héritage de Bretagne, et d'autre part le comte
de Montfort qui prit parti contre lui et d'où tant de
;

rencontres, batailles et autres grands faits sont ad-


venus dans ledit duché de Bretagne et aux frontières
voisines.
Il faut savoir que, quand les trêves furent accordées
et scellées devant la cité de Tournay, tous les seigneurs
et toutes sortes de gens se délogèrent d'une part et
d'autre. Chacun donc s'en retourna en sa contrée. Le
duc de Bretagne, qui avait été dans le camp droit
devant Tournay avec le roi de France, plus largement
et plus grossement qu'aucun des autres princes, s'en
retourna vers son pays en intention d'y revenir; mais
il ne put, car une maladie le prit en chemin, dont il
90 Les Côtoniques ne jTtoigsart.

lui fallut s'aliter et mourir ('). Ce fut grand dommage :

car grandes guerres et grandes destructions de villes


et de châteaux en advinrent entre les gens nobles et
non nobles de son pays. Et pour mieux informer cha-
cun pourquoi tous ces maux advinrent, j'en conterai
quelque chose, ainsi que je le sais et que je m'en suis
enquis au pays même où j'ai été et où j'ai conversé
pour en mieux savoir la vérité; et auprès aussi de ceux
qui ont été là où je n'ai pas été, et qui ont vu et su
ce que je n'ai pas pu voir et concevoir.
Ce duc de Bretagne, quand il trépassa de ce
monde, n'avait aucun enfant. Il avait un frère, par son
père qui était mort (^), et que l'on appelait le comte
de Montfort. Celui-ci vivait alors, et il avait pour
femme la sœur du comte Louis de Flandre. Ce duc
de Bretagne avait eu un autre frère germain de père
et de mère, et qui était trépassé. Il en était demeuré
une jeune fille que le duc son oncle avait mariée à
messire Charles de Blois, fils puîné du comte Guy
de Blois et de la sœur du roi Philippe de France qui
régnait alors. Et lors de son mariage il lui avait pro-
mis le duché de Bretagne après sa mort, parce qu'il
craignait que le comte de Montfort son frère ne voulût
après son décès faire valoir son droit de parenté, bien
qu'il ne fût pas son frère germain. Et il semblait audit
duc que la fille de son frère germain devait être par
raison plus proche du duché de Bretagne après son

1. Jean III, surnommé le Bon, mourut à Caen ; son corps fut trans-
féré à Ploërmel.
2. Voici aussi brièvement que possible quelle était la parenté des deux
compétiteurs au duché de Bretagne.
Arthur 1 1, duc de Bretagne, épousa en premières noces Marie, fille de
Guy, vicomte de Limoges. Il en eut deux fils, Jean III, qui mourut sans
enfants, et Guy, comte de Penthièvre, qui laissa une fille, Jeanne, la-
quelle fut mariée au comte de Blois.
D'un second mariage avec Yolande de Dreu.x, héritière du comté de
Montfort, Arthur II eut un troisième fils, Jean, comte de Montfort,
qui épousa la fille du comte Louis de Nevers, Jeanne de f'iandre.
Les Chroniques îic jTroissatt. 91

décès, que le comte de Montfort qui n'était que son


frère de père. Et, à cause qu'il avait toujours redouté
que le comte de Montfort ne violât après son décès
le droit de sa jeune nièce par la force, il la maria audit
messire Charles de Blois, dans l'intention que le roi
Philippe, qui était son oncle, l'aidât mieux et plus vo-
lontiers à garder son droit contre ledit comte de
Montfort, si celui-ci le voulait entreprendre ('),
Il advint tout ce que le duc avait toujours redouté ;

car aussitôt que le comte de Montfort put savoir que


ledit duc, son frère de père, était trépassé sur le che-
min de Bretagne, il se dirigea aussitôt sur Nantes
qui est la capitale et la souveraine cité de Bretagne,
et il fit si bien auprès des bourgeois et de ceux du
pays environ, qu'il fut reçu comme seigneur et comme
le plus proche du duc son frère qui était trépassé et ;

ils lui firent tous fidélité et hommage, comme duc de

Bretagne et seigneur.
Quand il eut pris le serment de fidélité des bourgeois
de Nantes et du pays autour de Nantes, lui et la
comtesse sa femme ( qui avait bien cœur d'homme
et de lion) (-) eurent conseil ensemble qu'ils tiendraient
une grand' cour et fête solennelle à Nantes, et man-
deraient tous les barons et nobles de Bretagne, et les
conseils des bonnes villes et de toutes les cités, de
vouloir venir et être à cette cour pour lui faire fidé-
lité comme à leur droit seigneur. Quand ce conseil
fut accordé, ils envoyèrent de grands messages à
tous les seigneurs, aux cités et bonnes villes du
pays.

1. Philippe de Valois était en effet l'oncle de Charles de Blois. (uiy,


comte de Blois, père de Charles, avait t'poiisc Marguerite de Valois,
sœur du roi.
2. Dans cette fameuse guerre de Tîretagne qu'un auteur a appelée
« un roman de chevalerie », Jeanne de Montfort, ou Id l-laiitiindf, et
Jeanne de Penthicvre, ou la Boîlcuse, rivalisèrent de courage. Toutes
deux, en réalité, furent les héroïnes de ce drame sanglant.
92 les Cètoniques De jFroîsjsart

Cependant, et en attendant la fête, le comte partit


de Nantes avec grand foison de gens d'armes, et s'en
alla vers la bonne cité de Limoges car il savait et il
;

était informé que le grand trésor que le duc son frère


avait amassé depuis longtemps était là enfermé. Quand
il vint là, il entra dans la cité en grand'pompe, et il fut

noblement reçu des bourgeois, de tout le clergé et de


la communauté de la cité et ils lui firent tous fidélité,
;

comme à leur droit seigneur et tout ce grand trésor


;

lui fut délivré, moyennant de grands dons et de gran-


des promesses qu'il leur fit. Et quand il eut séjourné
et été fêté là autant qu'il lui plut, il s'en alla avec le grand
trésor, et s'en revint droit à Nantes, là où était madame
sa femme qui eut grand'joie du trésor que son sire
avait trouvé. Ils demeurèrent donc à Nantes, tout
tranquilles, menant grand' fête, jusqu'au jour que de-
vait être tenue la grand' cour ;et ils faisaient de
grands préparatifs pour fournir à cette grande fête.
Quand le jour de cette fête fut venu, nul n'y vint,
quelque mandement qui lui fût fait, fors un seul che-
valier qu'on appelait messire Hervé de Léon, noble
homme et puissant ce dont le comte de Montfort et
;

la comtesse sa femme furent durement courroucés et


ébahis. Ils firent donc leur fête pendant trois jours
avec les bourgeois de Nantes et les bonnes gens de là
alentour, au mieux qu'ils purent ; et ils eurent grand
dépit des autres qui ne daignèrent pas venir à leur
mandement. Et ils eurent conseil entre eux de retenir,
comme soudoyers à cheval et à pied, tous ceux qui
voudraient venir, et de partager ce trésor qu'ils avaient
trouvé, afin que le comte en vînt mieux à son fait du
duché de Bretagne, et afin de contraindre tous les re-
belles de venir à sa merci.
Quand le comte de Montfort vit qu'il avait des gens
en quantité, il eut conseil d'aller conquérir par force
ou par amour tout le pays, et de détruire tous les re-
Les Côroniqueg ne jFtoissart. 93
belles selon son pouvoir. Puis il sortit de la cité de
Nantes avec une grand' armée et alla vers un très
fort château situé d'un côté sur mer, qu'on appelle
Brest, et dont était gardien et châtelain un gentil che-
valier qu'on appelait messire Gauthier de Clisson {"),
cousin du duc qui était mort, et cousin de messire Oli-
vier de Clisson, un noble chevalier et l'un des plus hauts
barons de Bretagne. Le comte défia ledit chevalier et
ceux du château et de la ville, puis y fit donner dur et
fort assaut. Le bon chevalier messire Gauthier de Clis-
son trépassa des plaies et blessures qu'il reçut en se
défendant ce dont ce fut pitié et dommage. Alors le
;

comte les fit requérir qu'ils se voulussent rendre et qu'ils


l'acceptassent pour seigneur, et qu'il leur pardonnerait
son mécontentement. Ils eurent conseil longuement,
et enfin se rendirent de plein accord audit comte, sauf
leurs corps, leurs membres et leur avoir. Ledit comte
entra donc dans le château de Brest avec peu de gens,
et reçut la fidélité de tous les hommes de la châtellenie,
et y établit pour châtelain un chevalier en qui il se fiait
beaucoup puis revint à ses tentes tout joyeux.
;

Quand le comte de Montfort fut revenu entre ses


gens et qu'il eut établi ses gardes au château de Brest,
il eut conseil d'aller vers la cité de Rennes, qui était
assez près de là. Ceux de la ville la rendirent au comte
de Montfort et lui firent fidélité et honimage, et le
reconnurent pour seigneur. Puis il se saisit de la ville
et du fort château d'Hennebont et mit dedans ses gens
et ses garnisons. Et puis il se dirigea avec toute son
armée devant la cité de Vannes, et fit tant parler et
traiter à ceux de Vannes,qu'ils se rendirent à lui et lui
firent fidélité et hommage comme à leur seigneur.
I.Gauthier de Clisson, que Froissart appelle Garnierde Clisson, était
fils d'Olivier II de Clisson. Il mourut sans postérité, en défendant
Brest. Olivier III de Clisson, père du connétable, et Aniaury de
Clisson qui suivit longtemps le parti d'Edouard 111, étaient ses frè-
res, et non ses cousins.
94 ïLe0 Cf)ronîque,0 ne jFtoissart

Alors il établit dans la cité toutes sortes d'officiers et


y séjourna deux jours. Le troisième jour il partit et
alla assiéger un très fort château qu'on appelle la
Roche-Périou. A ce temps en était châtelain un che-
valier et fort gentil homme qu'on appelle messire
Olivier de Clisson, cousin-germain du seigneur de
Clisson {') et il séjourna devant pendant dix jours,
;

durant lesquels on ne trouva jamais moyen de gagner


ce château, tant il était fort et il ne put trouver avec
;

ledit gentil chevalier aucun accord par quoi celui-ci


voulût lui obéir, ni par promesses, ni par menaces qu'il
pût lui faire. Le comte en partit donc, et alla assiéger
un autre château à dix lieues près de là, que l'on ap-
pelait le château d'Auray. Un fort gentil chevalier que
l'on appelait messire Geoffroy de Malestroit en était
châtelain, et il avait pour compagnon messire Yvon de
Tréseguidy. Ledit comte fit assaillir deux fois ce châ-
teau, mais il vit qu'il y pouvait plus perdre que gagner.
Il s'accorda donc à une trêve, et à un jour de parle-

ment par l'entremise de messire Hervé de Léon qui


était alors avec lui. Le parlement se comporta si bien
qu'enfin ils furent bons amis, et les deux chevaliers ren-

dirent fidélité et hommaofe audit comte et demeurèrent


gardiens dudit château et de ce pays pour ledit comte.

XXXIV. — Comment le comte de Montfort s'en


ALLA EN Angleterre et fit hommage au roi
d'Angleterre du duché de Bretagne.

POURQUOI vous ferais-je long conte ? De cette


manière ledit comte de Montfort conquit tout ce
pays que vous avez entendu, et se fit partout appeler
duc de Bretagne puis il s'en alla à un port de mer
;

I.Olivier de Clisson dtait, par la mort de Gauthier, devenu lui-


même le seigneur de Clisson, sous le nom d'Olivier III. C'est lui qui
commandait à la Roche-Périou.
il es Cbroniqucs ne jFroissart. 95

qu'on appelle Corcdon, et partagea tous ses gens et


les envoya dans ses cités et forteresses pour les aider
à garder ;
puis il se mit en mer avec vingt chevaliers,
et navigua tant qu'il vint en Cornouaille et arriva à un
port qu'on appelle Chertsey. Là il s'enquit du roi an-
glais pour savoir où il le trouverait, et il lui fut dit que
le plus souvent il se tenait à Windsor. Alors il chevau-
cha de ce côté avec toute sa troupe et il fit tant ;

par ses journées qu'il vint à Windsor, où il fut


reçu à grand' joie du roi, de madame la reine et
de tous les barons qui étaient là et il fut grande- ;

ment fêté et honoré, quand on sut pourquoi il était


venu là.
Premièrement il montra au roi anglais, à messire
Robert d'Artois et à tout le conseil du roi, ses affaires;
et il dit comment mis en saisie et possession
il s'était
du duché de Bretagne qui échu par la mort du
lui était
duc son frère, dernièrement trépassé. Or, il craignait
que messire Charles de Blois ne l'empêchât, et que le
roi de France ne le lui voulût ôter par la force ;

c'est pourquoi il était venu en Angleterre pour rele-


ver du roi Edouard et lui tenir foi et hommage pour
toujours, pourvu que ledit roi le soutint contre le
roi de France et tous les autres qui le voudraient
empêcher.
Quand le roi anglais eut oui ces paroles, il y
entendit volontiers, car il regarda et imagina que sa
guerre au roi de France en serait embellie, et qu'il
ne pouvait avoir une plus belle entrée au royaume,
ni plus profitable, que par la Bretagne et que, ;

tant qu'il avait guerroyé à l'aide des Allemands, des


Flamands et des Brabançons, il n'avait rien fait, si ce
n'est qu'il avait fait des frais et dépensé grandement
etgrossement et ; les seigneurs de l'Empire l'avaient
mené et démené, et lui avaient pris son or et son
argent ainsi qu'ils avaient voulu, et lui n'avait rien
96 £00 Cl)tomques De jFtois^att

fait ('). Aussi il condescendit à la requête du comte


de Montfort joyeusement et facilement, et il reçut
hommage dudit duché des mains du comte de Montfort
qui se tenait et appelait duc et là le roi anglais, devant
;

les barons et les chevaliers d'Angleterre, et ceux qu'il


avait amenés avec lui de Bretagne, lui promit qu'il
l'aiderait, le défendrait et le garderait comme son
homme, selon son loyal pouvoir, contre tout homme,
que ce fût le roi de France ou d'autres.
De ces paroles et de cet hommage les lettres furent
écrites, lues et scellées, et chacune des parties en eut
les copies. Avec tout cela le roi et la reine donnèrent
au comte de Montfort et à ses gens de grands dons
et de beaux joyaux (car ils le savaient bien faire), et
tant qu'ils en furent tous contents, et qu'ils dirent que
c'était un noble roi et vaillant, et une noble reine, et
qu'ils étaient bien taillés pour régner encore en grand'
prospérité. Après toutes ces choses faites et accom-
plies, le comte de Montfort prit congé et partit d'auprès
d'eux et laissa l'Angleterre; et il entra en mer en ce
même port où il était arrivé; et il navigua tant qu'il
vint àCoredon, en Basse- Bretagne; et puis il s'en vint
dans la cité de Nantes où il trouva la comtesse sa
femme, à qui il raconta comment il avait agi. De cela
elle fut toute joyeuse et lui dit qu'il avait bien travaillé
et par bon conseil.
Je me tairai un petit sur eux, et je parlerai mainte-
nant de messire Charles qui devait avoir le duché de
Bretagne de par sa femme, ainsi que vous avez oui
déterminer ci-devant.

I. Vers la même plusieurs princes de l'Empire avaient


époque,
abandonné l'alliance III. D'autre part l'Empereur lui-même,
d'Edouard
Louis V, était sur le point de lui retirer le titre et la dignité de vi-
caire impérial qu'il lui avait conférés en 1338.
^¥iVi:ri):-!^:^ .'^•. s^: i^: 'M :<^ m :<^' :^. y^- '^'- y-)'- 'fi>'- -'^s- 'i=^s.
y-x^S :''>••
nwii^r^:>- 1^- ''^' ''V- •'^)- :<^JS^

XXX\'. CoMMKNT, PAR LK COXSKIL DKS DOUZK PAIRS


DE F"rAN'CE, LE (O.MTi: Di: MoNTFORT FUT AJoURNi':
A Paris et comment;
il v vint i:t i'UIs ex partit
SANS LE CONGÉ DU ROI.

QUAND incssire Charles de Blois qui se considé-


à cause de sa femme, comme étant l'héritier
rait,
direct de Bretagne, apprit que le comte de Mont-
fort conquérait ainsi par la force le pays et les forte-
resses qui devaient être à lui par droit et par raison,
il s'en vint à Paris se plaindre au roi Philippe son
oncle. Le roi Philippe eut conseil auprès de ses douze
pairs pour savoir ce qu'il en ferait. Ses douze pairs lui
conseillèrent qu'il était bien juste que ledit comte fût
mandé et ajourné par d'importants messagers pour
être un certain jour à Paris, afin d'entendre ce qu'il
en voudrait répondre. Ainsi fut fait: ledit comte fut
mandé et ajourné, et il fut trouvé menant grand' fête
en la cité de Nantes. Il fit grand accueil et grand' fête
aux messagers, mais il eut plusieurs diverses pensées
avant de consentir à aller au mandement du roi à Paris.
Toutefois à la fin, il répondit qu'il voulait être obéis-
sant au roi et (|u'il irait volontiers à son mandement.
Il s'ordonna donc et s'appareilla fort grandement et

richement, et partit en grand arroi et bien accompagné


de chevaliers et d'écuyers et il fit tant par ses journées ;

qu'il entra à Paris avec plus de quatre cents chevaux.


Le lendemain, à l'heure de tierce ('), il monta achevai
et avec lui grand'foison de chevaliers et écuyers, et
chevaucha vers le palais, et fit tant qu'il y vint. Là
l'attendaient le roi Philippe et tous les douze pairs et
grand'quantité des barons de France avec messire
Charles de Blois.
Quand le comte de INIontfort sut de (juel côté il

trouverait le roi et les barons, il se dirigea vers eux

I Vers neuf heures du matin.


98 Leg Cf)ronique0 De jFroisgart

dans une chambre où ils étaient tous assemblés. Il fut


fort regardé et salué par tous les barons, puis il vint
s'incliner très humblement devant le roi, et dit:
— « Sire, je suis venu ici à votre mandement et à
votre plaisir. »
Le répondit et dit:
roi lui
— « Comte de
Montfort, de cela je vous sais bon
gré; mais je m'émerveille extrêmement comment et
pourquoi vous avez osé entreprendre de votre volonté
le duché de Bretagne où vous n'avez aucun droit; car
il y a plus prochain que vous, que vous en voulez
déshériter; et pour vous mieux efforcer, vous êtes allé
à mon adversaire d'Angleterre et vous avez voulu que
le duché relevât de lui, ainsi qu'on me l'a conté. »
Le comte répondit et dit:
— «Ah! cher sire, ne le croyez pas, car vraiment
vous êtes de cela mal informé; je le ferais fort à regret.
Mais quant à la parenté dont vous me parlez, m'est
avis, sire, sauf votre grâce, que vous vous en méprenez ;

car je ne connais personne aussi proche du duc mon


frère, dernièrement mort, que moi; et s'il était jugé et
déclaré par droit qu'un autre en fût plus proche que moi,
je ne serais point rebelle ni honteux de m'en désister. »
Quand entendit cela, il répondit et dit:
le roi
— comte, vous en dites assez, mais je vous
« Sire
commande, sur tout ce que vous tenez et devez tenir
de moi, que vous ne partiez pas de la cité de Paris
avant quinze jours, durant lesquels les barons et les
douze pairs jugeront de cette parenté. Vous saurez
donc quel droit vous y avez et si vous faites autrement,
;

sachez que vous me courroucerez. »


Le comte répondit et dit:
—« Sire, à votre volonté. »
Alors il quitta le roi et vint à son hôtel pour dîner.
Quand il fut venu en son hôtel, il entra dans sa
chambre et commença à aviser et à penser que, s'il
Ie0 Chroniques De jFroissart. 99
attendait le jugement des barons et des pairs de France,
le jugement pourrait bien tourner contre lui; car il lui
semblait bien que le roi prendrait plus volontiers parti
pour messire Charles de Blois, son neveu, que pour
lui. Et il voyait bien que, s'il avait le jugement contre

lui, le roi le ferait arrêter jusqu'à ce qu'il aurait tout

rendu: cités, villes et châteaux dont il tenait alors la


saisie et possession, et avec cela tout le grand trésor
qu'il avait trouvé et dépensé. Il lui fut avis, pour le
moins mauvais, qu'il lui valait mieux courroucer le roi
et s'en aller paisiblement vers la Bretagne, que de de-
meurer à Paris en danger et en si périlleuse aventure.
Ainsi qu'il pensa, ainsi fut fait: il monta donc à cheval
paisiblement et ouvertement, et partit, avec si peu de
compagnie, qu'il futrevenu en Bretagne avant que le
roi et les autres.exceptéceux de son conseil, sussent rien
de son départ; mais chacun pensait qu'il était demeuré
en son hôtel.
Quand il fut revenu auprès de la comtesse sa femme
qui était à Nantes, il lui conta son aventure; puis il
s'en alla, par le conseil de sa femme qui avait bien
cœur de lion et d'homme, dans toutes les cités, châ-
teaux et bonnes villes qui étaient rendus à lui, et
établit partout de bons capitaines, et aussi grand' quan-
tité de soudoyers à pied et à cheval qu'il
y fallait,
et de grandes provisions de vivres à l'avenant ; et
il paya si bien tous les soudoyers à pied et à cheval,
que chacun le servait volontiers. Quand il eut tout
ordonné, ainsi qu'il appartenait, il s'en revint à Nantes
aui^rcs de sa femme et auprès des bourgeois de la cite
qui l'aimaient extrêmement, semblait-il, à cause des
grandes courtoisies qu'il leur faisait.
XXXVI. —
Comment les douze pairs et les barons
DE France jugèrent que messire Charles de
Blois devait être duc de Bretagne et comment ;

ledit messire Charles les pria qu'ils le


voulussent aider.

CHACUN doit savoir que le roi de France fut


durement courroucé, et aussi le fut messire Charles
de Blois, quand ils surent que le comte de Montfort
leur était ainsi échappé, et s'en était allé, ainsi que
vous avez ouï. Toutefois ils attendirent jusques à la
quinzaine que les pairs et les barons de France de-
vaient rendre leur jugement au sujet du duché de
Bretagne. Ils l'adjugèrent à messire Charles de Blois
et en ôtèrent le comte de Montfort par deux raisons :

l'une à cause que la femme de messire Charles de


Blois, qui était fille du frère germain du duc qui était
mort, était plus proche que n'était le comte de Mont-
fort; l'autre raison était que, s'il était ainsi que le comte
de Montfort y eût quelque droit, il s'était forfait pour
deux raisons: l'une, parce qu'il l'avait relevé d'un autre
seigneur que du roi de France de qui on devait tenir
ce duché en fief; et l'autre raison parce qu'il avait dés-
obéi au commandement de son seigneur le roi, et brisé
son arrêt et sa prison, et qu'il était parti sans congé.
Quand ce jugement fut rendu par pleine sentence
de tous les barons, le roi appela messire Charles de
Blois et lui dit:
— « Beau neveu, vous avez pour vous jugement au
sujet d'un héritage bel et grand; maintenant hâtez-vous
et peinez pourreconquérir sur celui qui le tient à
le
tort; et priez tous vos amis qu'ils vous veuillent aider
en ce besoin, je ne vous y faudra! pas; mais je vous
prêterai or et argent, et je dirai à mon fils, le duc de
Normandie qu'il se fasse chef avec vous; et je vous
prie et vous commande que vous vous hâtiez; car, si
le roi anglais notre adversaire, de qui le comte de
Les Chroniques ne JFroissatt. loi

Montfort a relevé le duché de Bretagne, y venait, il


nous pourrait porter grand dommage, et ne pourrait
avoir une plus belle entrée pour venir par deçà, notam-
ment s'il avait le pays et les forteresses de Bretagne
de son accord. »
Alors messire Charles de Blois s'inclina devant son
oncle, en le remerciant beaucoup de ce qu'il disait et
promettait. Il pria aussitôt le duc de Normandie son
cousin, le comte d'Alençon son oncle, le duc de Bour-
gogne, le comte de Blois son frère, le duc de Bourbon,
messire Louis d'Espagne, messire Jacques de Bourbon,
le comte d'Eu, connétable de France, et le comte de
Guines son fils, le vicomte de Rohan, et ensuite tous
les comtes et les princes et les barons qui étaient là, et
qui tous lui promirent qu'ils iraient volontiers avec lui
et avec leur seigneur de Normandie, chacun avec
autant de gens et de compagnie qu'il en pourrait avoir.
Vf. xg -M M n)-. ^•. •^•. M .'s>: ??>: ??>: ?y m ^t jg. js 'M '^•. ^: ^: w. ^: w. -s^.m^M^^^^^ïSM
XXXYII. —
Comment les seigneurs de Erance
PARTIRENT DE PaRIS POUR ALLER EN BrETAGNE,
ET COMMENT ILS ASSIÉGÈRENT NaNTES OU LE COMTE
DE Montfort était. Comment le comte de
MoNTFORT FUT PRIS KT AMENÉ A PaRIS OU IL
MOURUT.

OU AND tous ces seigneurs furent prêts et leurs


gens appareillés, les uns partirent de Paris et les
autres de leurs endroits, et ils s'en allèrent les
uns après les autres et s'assemblèrent en la cité d'An-
gers. Puis ils s'en allèrent jusqu'à Ancenis c^ui est la
fin du royaume de ce côté-là. Quand ils eurent séjourné
là trois jours pour mieux ordonner leur charroi, ils
sortirent pour entrer au pays de Bretagne. Quand ils
furent tous sortis d'Ancenis, ils se dirigèrent devant
un très fort château assis sur le haut d'une montagne
102 Les Chroniques ne jFroissart.

au-dessus d'une rivière, que l'on appelle Chantonsceaux


et qui est la clef et l'entréede la Bretagne. Ceux du
château furent plusieurs fois assaillis et virent bien
qu'ils n'auraient point de secours et qu'ils ne se pour-
raient longuement tenir, car on perçait murs tout
leurs
à couvert et ils
;
savaient bien aussi qu'ils n'auraient
Ils eurent donc
pas de merci, s'ils étaient pris de force.
conseil ensemble qu'ils se rendraient, sauf leurs vies
et leurs membres, ainsi qu'ils firent; et les seigneurs
les prirent à merci. Ainsi fut gagné par ces seigneurs
français ce premier château, ce dont ils eurent fort
grand' joie, car il leur sembla que c'était un bon com-
mencement de leur entreprise.
Quand ils eurent conquis Chantonsceaux, le duc de
Normandie le livra aussitôt àmessire Charles de Blois
comme sien; et ledit messire y mit un bon châtelain
et grand' foison de gens d'armes pour garder l'entrée
du pays et pour conduire ceux qui viendraient après
eux. Puis les seigneurs délogèrent et vinrent vers
Nantes, là où ils pensaient qu'était le comte de Mont-
fort leur ennemi. Ils trouvèrent sur le chemin une
bonne grosse ville ceux de dedans étaient peu de gens
;

et petitement armés: aussi ne purent-ils se défendre


contre les assaillants. La ville fut donc bientôt gagnée,
toute volée et bien à moitié brûlée, et tous les gens
passés à l'épée. On appelle cette ville Carquefou, et
elle est située à quatre ou cinq lieues près de Nantes.
Les seigneurs logèrent cette nuit-là alentour. Le len-
demain ils déloQfèrent et allèrent vers la cité de Nantes.
Il y eut là des escarmouches par deux ou trois fois,

tant que le camp demeura là. Les seigneurs français


entrèrent, en une matinée, en la cité de Nantes, par
l'accord des boursfeois, et ils allèrent droit au château
ou au palais. Ils brisèrent les portes et prirent le comte
de Montfort, et l'emmenèrent hors de la cité à leurs
tentes, si paisiblement qu'ils ne firent rien de mal aux
iLcjs CfjronîQucs De jTroissatt. 103

personnes ni aux biens de la cité. Ainsi fut pris le


comte de Montfort en la cité de Nantes, l'an de grâce
mil trois cent quarante et un, vers la Toussaint.
Aussitôt après que le comte de Montfort fut pris et
mené dans leurs tentes, les seigneurs de France entrè-
rent dans la cité tout désarmés, à très grand' fête; et
les bourgeois et tous ceux du pays d'alentour firent
fidélité et hommage à
messire Charles de Blois, comnie
à leur vrai seigneur. Les dits seigneurs demeurèrent
dans la cité l'espace de trois jours, à grand' fête, pour
se reposer et pour avoir conseil entre eux sur ce qu'ils
pourraient faire dorénavant. Ils s'accordèrent à cela
comme à la meilleure chose, c'est qu'ils s'en retourne-
raient vers la France et vers le roi, et lui livreraient le
comte de Montfort prisonnier; car ils avaient, leur
semblait-il, grandement bien agi. Et aussi à cause qu'ils
ne pouvaient plus bonnement guerroyer pendant le
temps d'hiver où l'on était entré, excepté dans les
garnisons et forteresses, ils conseillèrent à messire
Charles de Blois qu'il se tînt dans la cité de Nantes et
aux environs, jusqu'au nouveau temps d'été, et qu'il
fît ce qu'il pourrait avec ses soudoyers et par ses forte-

resses qu'il avait reconquises. Sur ce propos partirent


tous les seigneurs, et firent tant par leurs journées
qu'ils vinrent à Paris où était le roi; et ils lui livrèrent
le comte de Montfort pour prisonnier. Le roi le reçut
h.grand' joie, et le fit emprisonner dans la tour du
Louvre à Paris où il demeura lonQ:uement; et enfin il
y mourut, ainsi que j'ai entendu en raconter la vérité (').
I. Deux .ins après (|u'il fut fait prisonnier à Xantes, le comte de Mont-
fort fut 5ur le point d'obtenir sa liberté moyennant certaines conditions.
H s'évada un peu plus lard en se dés^uisant en marchand, alla en Ani;le-
terre aussitôt, et mourut à Ilennebont vers la fm de l'année 1345.
XXXVIII. —
Comment la comtesse de Montp^ort
ENCOURAGEA SES SOUDOYERS, ET COMMENT ELLE MIT
BONNES GARNLSONS DANS TOUTES SES FORTERESSES.

OR je veux retourner
qui avait bien courage
à la comtesse de Montfort,
d'homme et cœur de lion,
et qui était en la cité de Rennes quand elle apprit que
son sire était pris. Si elle en fut dolente et courroucée,
chacun le peut savoir et penser, car elle supposa qu'on
devait mettre son seigneur à mort plutôt qu'en prison.
Et bien qu'elle eût grand deuil au cœur, pourtant
n'agit-elle pas comme une femme découragée, mais
bien comme un homme fier et hardi, en réconfortant
vaillamment ses amis et ses soudoyers; et elle leur
montrait un petit fils qu'elle avait, qu'on appelait Jean,
ainsi que le père, et leur disait: — « Ah ! seigneurs,
ne vous découragez pas, et ne vous ébahissez pas pour
monseigneur que nous avons perdu ce n'était qu'un ;

seul homme. Voyez ici mon petit enfant qui sera, s'il

plaît à Dieu, son vengeur, et qui vous fera des biens


assez. Et j'ai de l'argent en quantité; je vous en don-
nerai assez; et je vous obtiendrai tel capitaine et tel
chef par qui vous serez tous bien réconfortés. »
Quand la susdite comtesse eut ainsi réconforté ses
amis et ses soudoyers qui étaient à Rennes, elle alla
par toutes ses bonnes villes et forteresses, et menait
son jeune fils avec elle, et les sermonnait et encoura-
geait de la même manière pour ceux
qu'elle avait fait
de Rennes; et elle renforçait les garnisons de gens et
de tout ce qu'il leur fallait; et elle paya largement par-
tout, et donna assez abondamment partout où elle
pensait que ce fût bien employé. Puis elle s'en vint à
Hennebont sur la mer, qui était forte ville et grosse,
avec un fort château: et elle se tint là, et son fils avec
elle, tout l'hiver. Souvent elle envoyait visiter ses gar-
nisons et réconforter ses gens, et payait fort largement
leurs gages.
XXXIX. CoMMKXT Li:s SKICNKUK^ J>E FkANXI-:
RETOURNÈRENT EN BrETACINE VERS MONSEIGNEUR
Charles de Blois comment ils assiégèrent la
;

CITÉ de Rennes et comment la comtesse de


;

Montfort envoya demander secours au roi


d'Angleterre, et a (juelle condition ce eut.

QUAND ils eurent pris le comte de Montfort,


qu'ils l'eurent livré au roi de France et que celui-
ci l'eut fait mettre en prison au Louvre à Paris,

et quand fut revenue la douce saison d'été en laquelle


il fait meilleur guerroyer qu'il ne fait en la saison d'hi-

ver, tous ces seigneurs français susnommés, et grand'


foison de gens avec eux, s'en retournèrent vers la Bre-
tagne avec de grandes forces, pour aider à messire
Charles de Blois à conquérir le reste du duché de
Bretagne. Quand ils furent venus à Nantes, où ils
trouvèrent messire de Blois, ils eurent conseil qu'ils
assiégeraient la ville de Rennes. Ils sortirent donc de
Nantes et allèrent assiéger Rennes tout autour.
Messire Charles de Blois et ces seisfneurs furent
assez longuement devant la cité de Rennes et y firent
de grands dommages et plusieurs assauts. Ceux du
dedans se défendirent aussi fortement et vaillamment,
par le conseil du seigneur Guillaume Cadoudal, fort
gentilhomme du pays de Bretagne; et si sagement que
ceux de dehors y perdirent plus souvent qu'ils n'y
gagnèrent. Dans ce même temps, aussitôt que ladite
comtesse sut que ces seigneurs de France étaient venus
en Bretagne en si grand' puissance, elle envoya en
Angleterre parler au roi Edouard messire Amaury de
Clisson, afin de le prier et de lui demander secours et
aide; à cette condition que le jeune enfant, fils du
comte de Montfort et de ladite comtesse, prendrait
pour femme l'une des jeunes filles du roi d'Angleterre
et s'appellerait duchesse de Bretagne.
Le roi d'Angleterre était alors à Londres il fit ;
ïo6 ïLe.0 Cfjroniqueg De iFroîssatt.

grand'fête et honneur à messire Amaury de Clisson,


quand celui-ci fut venu à lui, car il était fort gentil-
homme; et il lui octroya sa requête assez brièvement,
car y voyait son avantage en deux manières. Car il
il

lui fut avis que c'était grand' chose et noble que le


duché de Bretagne, s'il le pouvait conquérir; et de plus
c'était la plus belle entrée qu'il pût avoir pour conquérir
le royaume de France, ce à quoi il tendait. Il com-
manda donc à messire Gauthier de Mauny (qu'il aimait
beaucoup, car il l'avait fort bien servi et loyalement
en plusieurs besognes périlleuses) qu'il prît autant de
gens d'armes que ledit messire Amaury voudrait, et
qu'il s'appareillât au plus tôt qu'il pût pour aller aider
la comtesse de Montfort, et qu'il prît jusqu'à trois ou
quatre mille archers des meilleurs d'Angleterre. Ledit
messire Gauthier fit très volontiers le commandement
de son seigneur il s'appareilla donc le plus tôt qu'il
;

pût, et se mit en mer avec ledit messire Amaury. Mais


une grand' tourmente les prit en mer; c'est pourquoi il
leur fallut demeurer sur la mer pendant soixante jours
avant qu'ils pussent venir à Hennebont, où la comtesse
les attendait de jour en jour, en grand malaise de
cœur à cause du grand mal qu'elle savait que ses gens
soutenaient, lesquels étaient dans la cité de Rennes où
ils se comportaient vaillamment.

^ H
?9: ty. %: mm 's^. t-^: ^: :<?>: :^: :<?>: :<g: '^. m :<?>•. :<>^:<sf. "ty. itg: ^ ^ :^ "^ :c9: ^: ^"<^): ^ :??g ^g: '^. 's^'.

XL. — Comment la ville de Rennes se rendit a


MONSEIGNEUR DE BlOIS COMMENT CELUI-CI PRIT
;

AURAY ET ASSIÉCiEA VaNNES QUI SE RENDIT A LUI.

OR il est à savoir que messire Charles de Blois et


ces seigneurs de France siégèrent longuement
devant la cité de Rennes; si bien qu'ils y firent très
grand dommage. Ce dont les bourgeois de la ville fu-
rent durement ennuyés, et volontiers ils se fussent
les Côroniqucs Uc jFrotoart. 107

accordés à rendre la cité, s'ils eussent osé; mais messire


Guillaume de Cadoudal ne s'y voulait nullement ac-
corder. Quand les bourgeois et le commun de la ville
eurent assez souffert, et qu'ils ne virc^nt aucun secours
venir de nulle part, ils se voulurent rendre, mais ledit
messire Guillaume ne s'y voulut point accorder. Enfin
ils prirent ledit messire Guillaume et le mirent en pri-

son, puis ils promirent à messire Charles qu'ils se


rendraient le lendemain, à la condition que tous ceux
du parti de la comtesse de Montfort s'en pourraient
aller en sûreté, n'importe où ils voudraient. Ledit mes-
sire Charles de Blois le leur accorda. Ainsi fut rendue
la cité de Rennes à messire Charles de Blois, l'an de
grâce mil trois cent quarante et deux, à l'entrée de
mai. Messire Guillaume de Cadoudal ne voulut point
demeurer de l'accord de messire Charles de Blois; mais
il s'en alla aussitôt vers Hennebont où était la comtesse

de Montfort, qui fut fort dolente quand elle sut que la


cité de Rennes était rendue.
Les seigneurs français allèrent ensuite assiéger
Hennebont, mais les assaillants y perdirent plus que
les défendants. Ils eurent conseil et accord que messire
Charles de Blois irait assiéger le château d'Auray que
le roi Artus fit faire et fermer. Si bien qu'ils firent
deux armées, dont l'une demeura devant Hennebont,
et dont l'autre alla assiéger le château d'Auray qui
était assez près de là.
Ceux d'Auray furent menés de si près et si oppres-
sés par la famine qu'ils mangèrent pendant huit jours
tous leurs chevaux; et on ne les voulait pas prendre à
merci, à moins qu'ils ne se rendissent simplement.
Quand ils virent qu'il leur fallait mourir, ils sortirent
en secret pendant la nuit et se mirent à la volonté de
Dieu, et passèrent tout au milieu du camp des ennemis,
et quelques-uns furent aperçus et tués. Messire lenr\
1

de Spinefort et messire Olivier son frère qui comman-


io8 les Chroniques ne jFroissatt

daient dans Auray, et plusieurs autres, se sauvèrent et


échappèrent par un petit bois qui était là, et s'en allè-
rent droit à Hennebont vers la comtesse et les com-
pagnons chevaliers anglais et bretons qui les reçurent
joyeusement.
Messire Charles de Blois reconquit ainsi le fort
château d'Auray en affamant ceux qui le gardaient, et
il y fut pendant l'espace de dix semaines et plus. Il le

fit refaire et réparer, et bien garnir de gens d'armes

et de toutes provisions, puis en partit et alla avec toute


son armée assiéger la cité de Vannes dont messire
Geoffroy de Malestroit était capitaine, et se logea tout
autour. Là il y eut très fort assaut, et plusieurs morts
et blessés de part et d'autre. Alors fut accordé un répit
qui devait durer tout un jour, pour permettre aux bour-
geois d'avoir conseil s'ils se voudraient rendre ou non.
Le lendemain ils eurent conseil qu'ils se rendraient,
malgré messire Geoffroy de Malestroit, leur capitaine ;

et, quand il vit cela, il se mit hors de la cité sans être

reconnu, pendant qu'on parlementait, et s'en alla vers


Hennebont. Et la négociation se fit ainsi messire:

Charles de Bloisettousles seigneurs deFranceentrèrent


en la cité et prirent le serment de fidélité des bourgeois.

XLL — Comment il v eut des trêves entre messire


Charles de Blois et la comtesse, et comment
ELLE s'en alla EN ANGLETERRE ET COMMENT LE
;

ROI d'Angleterre envoya, avec grand' compagnie


DE GENS d'armes, EN BrETACîNE, MESSIRE RoBERT
d'Artois avec la comtesse de Monteort.

PENDANT que ces choses ad vinrent, quelques


prud'hommes de Bretagne se mirent en peine de
parlementer une trêve entre ledit messire Charles et
ladite comtesse, laquelle s'y accorda facilement; et
Les Cfironiques De jFroissart 109

ainsi firent tous ses partisans, car le roi d'Angleterre le


leur avait ainsi mandé par les messagers que ladite com-
tesse et messire Gauthier de Mauny y avaient envoyés.
Et aussitôt que les trêves furent affirmées, la comtesse
se mit en mer, dans l'intention d'arriver en Angleterre,
ainsi qu'elle fit, pour parler au roi anglais et lui montrer
toutes ses affaires. La comtesse de Montfort arriva en
Angleterre, et fit sa complainte au roi fort en particu-
lier, et le roi lui promit de renforcer ses secours.

Pendant qu'elle était à Londres, les soudoyers que


le roi anglais tenait en Poitou, en Saintonge, à la Ro-
chelle et en Bordelais, lui écrivirent que les P"rançais
s'appareillaient durement pour guerroyer; car les trêves
qui avaient été données à Arras après le départ du
siège de Tournay, devaient expirer entre la France et
l'Angleterre. Ainsi le roi eut grand besoin d'avoir bon
avis et conseil, car beaucoup de guerres lui apparais-
saient de tous côtés. Il en répondit aux messages bien
et à point; et il voulait brièvement, toutes autres
choses mises de côté, secourir et renforcer la comtesse
de Montfort. Il pria donc son cher cousin, messire
Robert d'Artois, qu'il prît autant qu'il vcnidrait de gens
d'armes et d'archers, et qu'il partit d'Angleterre, et se
mit sur mer pour retourner en Bretagne avec ladite
comtesse de Montfort. Ledit messire Robert y con-
sentit volontiers, et se prépara au plus tôt qu'il put, et
fit son choix de ofens d'armes et d'archers, et ils vinrent

s'assembler dans la ville de Southampton-sur-mer; et


ils furent là un grand temps avant qu'ils eussent le

venta leur volonté. Ils partirent vers Pâques environ,


et entrèrent en leurs vaisseaux et montèrent i-n mer.
Avec messire Robert d'Artois étaient parmi les barons
d'Angleterre le comte de Salisbury, le comte de Suf-
folk, le comte de Pembroke, le comte de llereiord, U:
baron de Stafford, le seigneur Spencer, le seigneur
de Berkeley et plusieurs autres.
XLII. —
Comment messire Louis d'Espagne, et
MEssiRE Robert d'Artois avec la comtesse de
MONTFORT ET LES AUTRES SEIGNEURS d'AnGLETERRE
se combattirent DUREMENT SUR MER.

AINSI que ces seigneurs d'Angleterre et leurs gens,


avec la comtesse de Montfort, naviguaient par mer
vers la Bretagne, et qu'ils avaient vent à souhait, ils
aperçurent au départ de l'île de Guernesey, à l'heure de
relevée, la grosse Hotte des Génois dont messire Louis
d'Espagne était chef. Leurs mariniers dirent alors:
— -« Seigneurs, armez-vous et ordonnez-vous, car
voici les Génois et Espagnols qui viennent et qui nous
approchent. »
Alors les Anglais sonnèrent leurs trompettes, et
mirent en avant leurs pennons et leurs drapeaux, ar-
moriés de saint Georges, et s'ordonnèrent bien et
sagement, et s'entourèrent de leurs archers. Puis ils
naviguèrent à pleines voiles, ainsi que le temps le per-
mettait; et ils pouvaient bien être environ quarante
vaisseaux, tant grands que petits. Mais il n'y en avait
aucun qui fût à beaucoup près aussi grand ni aussi
fort que ceux de messire Louis d'Espagne qui en avait
neuf; et parmi ces neuf il avait trois galères qui se
distinguaient par dessus tous les autres navires; et en
chacune de ces trois galères était en personne l'un de
ces trois seigneurs: messires Louis, Charles et Antoine
Doria. Alors s'approchèrent les vaisseaux, et les Gé-
nois commencèrent à tirer de leurs arbalètes à grand'
impétuosité, et les archers d'Angleterre aussi contre
les Génois, Là on tira beaucoup les uns contre les
autres, et pendant un long temps, et maint homme en
fut blessé. Et, quand les seigneurs, barons, chevaliers
et écuyers s'approchèrent, et qu'ils purent sassembler
à la lance et à l'épée, alors il y eut dure bataille et
cruelle; et ils se comportèrent très bien et s'éprouvè-
rent les uns et les autres. Là était messire Robert
1

les CîjroniQues ne jFroigsart, 1 1

d'Artois qui y fut très bon chevalier, et la comtesse de


iMontfort armée, qui valait bien un homme, car elle
avait cœur de lion, et elle tenait un glaive fort raide
et bien tranchant, et elle combattait très bien et de
grand' courage. Là était messire Louis d'Espagne en
une galère, comme bon chevalier, qui fort vaillamment
et de grand' volonté requérait ses ennemis et combat-
tait les Anglais, car il désirait beaucoup les déconfire.
Et ledit messire Louis y fit grand' foison d'exploits
d'armes. Et les Espagnols et les Génois, qui étaient
en ces gros vaisseaux, jetaient d'en haut de grands
barreaux de fer et javelots, dont ils travaillaient fort les
Anglais. Là les barons et chevaliers d'Angleterre eu-
rent beaucoup à faire et une dure rencontre; et ils
trouvèrent l'armée des Espagnols et des Génois très
forte, et gens de grand' volonté.
Cette bataille commença fort tard, environ vêpres;
et la nuit les sépara, car il fit fort obscur vers la soirée,
et l'air devint si épais qu'à peine ils pouvaient se re-
connaître l'un l'autre. Aussi se quittèrent-ils chacun et
mirent à l'ancre et s'occupèrent à soigner les blessés
et à les remettre à point; mais ils ne se désarmèrent
point, car ils pensaient derechef avoir la bataille.

XLIII. —
Comment, a cause d'une grand'temi'Ète
ET ORAGE, IL EALLUT AUX UNS ET AUX AUTRES
PRENDRE terre; COMMENT MESSIRE LoUIS d'EsI'AGNE
Y GAGNA QUATRE VAISSEAUX CHARGÉS DE l'ROVISIONS ;

ET COMMENT IL PRIT QUATRE AUTRES VAISSEAUX DE


B A VON NE,

UN peu avant minuit s'élevèrent un vent, un orage


etune tempête aussi grands et aussi horribles
que si le monde avait dû finir; et il n'y avait si hardi
ni si téméraire de part et d'autre qui n'eût bien voulu
112 Les (JEbroniques te jFroissart

être à terre ; car ces bateaux et ces navires se heur-


taient les uns aux autres tellement, qu'il semblait pro-
prement qu'ils dussent s'ouvrir et se fendre. Alors les
seigneurs d'Angleterre demandèrent conseil à leurs
mariniers pour savoir quelle chose était bonne à faire.
Ils répondirent que c'était de se diriger à terre le plus
tôt qu'ils pourraient, car le hasard était si grand sur
mer, que, si le vent les y portait, ils seraient en péril
d'être tous noyés. Donc ils s'entendirent généralement
pour lever les ancres, et ils mirent les voiles ainsi qu'à
demi-quartier; et aussitôt ils s'éloignèrent de la place
oià ils avaient jeté l'ancre. D'autre part, les Espagnols
et les Génois n'étaient pas bien assurés de leurs vies,
mais ils se désancrèrent comme les Anglais. Mais ils
prirent le large, car ils avaient de plus grands vais-
seaux et plus forts que n'avaient les Anglais, et ils
pouvaient souffrir et attendre la fortune de la mer
mieux que les Anglais ne purent faire. Et aussi, si leurs
grands vaisseaux eussent frotté à terre, ils eussent été
en péril d'être brisés et rompus. C'est pourquoi, par
grand sens et avis, ils se mirent en avant au large,
mais à leur départ ils trouvèrent quatre nefs anglaises
chargées de provisions et de chevaux qui s'étaient
tenues au-dessus de la bataille; ils eurent donc bien
soin, quelque temps et quelque tempête qu'il fît, de
prendre ces quatre vaisseaux et de les attacher aux
leurs et de les emmener après eux. Et sachez que le
vent et le hasard qui était si grand les jeta, avant qu'il j

fût jour, plus de cent lieues loin de l'endroit où ils


s'étaient combattus; et les nefs de messire Robert
d'Artois prirent port à un petit port assez près de la
cité de Vannes; ce dont ils furent tous réjouis quand
ils se trouvèrent à terre.
Sachez que quand cette grand' tourmente et ce ha-
sard eurent poussé en mer messire Louis d'Espagne,
ils furent, toute cette nuit et lendemain jusqu'à nonne,
les chroniques Hc jFroissart. 1
13

fort tourmentés et en grand' aventure de leurs vies,


et ils perdirent dans la tempête deux vaisseaux et les
gens qui étaient dedans. Quand ce vint au troisième
jour, environ à l'heure de prime, le temps cessa et la
mer se calma. Les chevaliers alors demandèrent aux
mariniers de quel côté ils étaient le plus près de terre.
Et ils répondirent:
— Du royaume de Navarre. »
«
Alors les patrons furent tout émerveillés et dirent
que le vent les avait éloignés de Bretagne de plus de
cent vingt lieues. Ils se mirent à l'ancre et attendirent
la marée; si bien que, quand le flot de la mer revint, ils
eurent assez bon vent pour retourner vers la Rochelle.
Et ils côtoyèrent Bayonne, mais point ne l'approchèrent.
Et ils trouvèrent quatre nefs de Bayonnais qui venaient
de Flandre; ils les assaillirent et prirent aussitôt, et mi-
rent à bord tous ceux qui étaient dedans, et puis navi-
guèrent vers la Rochelle; et ils firent tant en peu de
jours, qu'ils arrivèrent àGuérande et là se mirent à terre.

HH-!^-M %: ss>: ^: ^: :<?>: ^. ^: :^: :<?>: ^: ^. m y^ •^: [<^: s^: -d: m :^: :<?): :^: w. :^: 'M :<v. :^: ??>: :^ :<?>: :<r>:

XLIV. —
Comment messire Robert d'Artois et la
COMTESSE DE MoNTFORT PRIRENT LA CITÉ DE VaXNES;
ET COMMENT LE SIRE DE ClISSON, LE SIRE DE
TOURNEMINE.LE SIRE DE LoiIKAC ET MESSIRE HeRVÉ
DE Léon se sauvèrent.

LES Anglais,
assez près de
que vous avez ouï, prirent terre
ainsi
Vannes, et sortirent hors de leurs
vaisseaux et mirent leurs chevaux sur le sable, et toutes
leurs armures et provisions; et puis ils eurent conscnl
et avis comment ils se maintiendraient pour le surplus.
Ils résolurent donc d'aller devant X'annes, car ils
étaient assez de gens pour l'assiéger.
Alors étaient dans la cité de Vannes, pour messire
Charles de Blois, messire Hervé de Léon et messire
1 14 les Cèroniriues De jfroissact

Olivier de Clisson {'), deux fort vaillants chevaliers,


comme y étaient le sire de Tour-
capitaines.; et aussi
nemine et le sire de Lohéac. Quand ces chevaliers de
Bretagne virent venus les Anglais qui s'ordonnaient
pour les assiéger, ils n'en furent pas trop effrayés mais ;

ils veillèrent premièrement au château, et puis aux

guérites et aux portes et ils mirent à chacune un che-


;

valier, dix hommes d'armes et vingt archers parmi les


arbalétriers et ils s'apprêtèrent assez bien pour garder
;

et tenir la cité contre tous venants.


Messire Robert d'Artois assiéo-ea la cité de Vannes
avec quatre mille hommes d'armes et six mille archers,
et courait tout le pays aux environs, et le brûlait et le
pillait. Durant le siège il y eut aux barrières de la
ville mainte escarmouche, maint assaut et maint grand
fait d'armes. Les chevaliers qui étaient dedans, messire
Olivier de Clisson et messire Hervé de Léon et leurs
compagnons se comportaient vaillamment et y acqué-
raient beaucoup de grand' grâce, car ils étaient bien
soigneux de garder et de défendre la cité contre leurs
ennemis. Et toujours se tenait la comtesse de Montfort
à ce siège devant Vannes, avec messire Robert d'Ar-
tois. Messire Gauthier de Mauny, qui s'était longtemps
tenu à Hennebont, confia ladite ville et le château à
messire Guillaume de Cadoudal, et puis prit avec lui
messire Yves de Tréseguidy et cent hommes d'armes
et deux cents archers, et ils vinrent au camp devant
Vannes; et messire Robert d'Artois et les chevaliers
d'Angleterre leur firent grand' fête. Assez tôt après
que messire Gauthier de Mauny fut venu là. il se fit

I. Olivier de Clisson, IIP du nom, suivait le parti de Charles


de Blois. Il était frère de Garnier de Clisson, qui mourut en 1341, en
défendant le château de Brest contre le comte de Montfort. Olivier avait
un autre frère, Amaury, qui s'était attaché au parti contraire i\ celui que
soutenaient ses aînés. Charles de Blois confiscjua ses terres et les donna
à (luillaumc de la Hcuze, ce qui décida Amaury de Clisson à lui faire
sa soumission. Il mourut en 1347, au combat de la Roche-Derrien.
les Chroniques De JFroissart. 1
15

devant V^annes un assaut fort grand et très fort, et


ceux qui avaient assiégé la cité l'assaillirent en trois
endroits et tout à la fois, et ils donnèrent beaucoup à
faire à ceux du dedans: car les archers d'Angleterre
tiraient si régulièrement et si épais qu'à peine ceux
qui défendaient la ville osaient se montrer aux guéri-
tes. Et cet assaut dura un jour entier. Il y en eut là
plusieurs blessés d'un côté et d'autre. Quand ce vint
sur le soir, les Angolais se retirèrent à leurs locris; et
ceux de Vannes à leurs maisons, tout lassés et fort
fatigués. Ils se désarmèrent; mais ceux du camp ne
firent pas ainsi mais ils restèrent dans leurs armures,
;

et ôtèrent seulement leurs bassinets et burent chacun


un coup et se reposèrent.
Or il advint que là présentement et bientôt, par
l'avis de messire Robert d'Artois qui était un grand
et sage guerrier, ils s'ordonnèrent de nouveau en trois
batailles, en envoyèrent deux aux portes là où il était
le plus difficile d'assaillir, et firent tenir tranquille en
secret la troisième; puis ils ordonnèrent que, aussitôt
que les autres auraient assailli assez longtemps et que
ceux de Vannes songeraient à se défendre, ceux-là se
porteraient en avant sur le côté le plus faible, et se-
raient tous pourvus d'échelles de cordes à grappins de
fer pour jeter sur les murs et accrocher aux guérites,
et qu'ils essaieraient s'ils pourraient parce moyen con-
quérir la ville.
Ils firenttout ainsi que niessire Robert ordonna et
avisa; et ledit messire Robert se mit dans la première
bataille à assaillir et escarmoucher à la barrière de la
porte, et le comte de Salisbury fit ainsi dans l'autre
Et, parce qu'il faisait tard, et aussi afin que
bataille.
ceux de dedans en fussent plus ébahis, ils allumèrent
de grands feux si bien que la clarté en resplendissait
:

dans la cité de Vannes, D'où il advint que les hommes


de la ville et ceux du château pensèrent soudainement
1 16 ilcs Cèroniqueg De jTcoîssart

que leurs maisons brûlaient ; aussi crièrent-ils : —


« Trahis, ti^akis / Arm&z-vous, armez-vous!»
Plusieurs déjà étaient retirés et couchés pour se
reposer, car ils avaient eu de fort grandes fatigues le
jour précédent. Ils se levèrent donc soudainement, et
s'en vinrent chacun, à qui mieux mieux, sans ordre et
sans arroi, et sans parler à leurs capitaines, de ce côté
où était le feu et aussi les seigneurs qui étaient en
;

leurs hôtels s'armèrent. Pendant qu'ils étaient ainsi


embarrassés et empêchés, le comte de Hereford et
messire Gauthier de Mauny et leurs troupes, qui étaient
ordonnées pour l'escalade, s'occupèrent de faire leur
entreprise, et ils vinrent de ce côté que nul ne gardait
et ne veillait, et ils dressèrent leurs échelles et montè-
rent sur les murs, leurs targes sur leurs têtes, et en-
trèrent par lesdits murs tout paisiblement dans la cité.
Et jamais les Français et les Bretons qui étaient de-
dans ne s'en donnèrent garde, jusqu'à ce qu'ils vissent
dans la rue leurs ennemis qui les assaillaient devant
et derrière; ce dont il n'y eut personne si hardi ni si
avisé qu'il n'en fût tout ébahi; et ils tournèrent en fuite,
chacun pour se sauver. Et de plus ils pensèrent
d'abord que le malheur était plus grand qu'il n'était :

car, s'ils se fussent retournés et défendus de bonne


volonté, ils eussent bien mis dehors les Anglais qui
étaient entrés dedans. Et, parce que rien n'en fut fait,
ilsperdirent méchamment leur ville; et les chevaliers
capitaines n'eurent pas le loisir de se retirer au château ;

mais ils montèrent aussitôt à cheval et partirent par


une poterne et se mirent sur les champs pour se sauver;
et furent heureux tous ceux qui purent sortir. Tou-
ils

tefois le sire de Clisson, messire Hervé de Léon, le


sire de Lohiac et le sire de Tournemine se sauvèrent
avec une partie de leurs gens; et tous ceux qui furent
trouvés et atteints par les Anglais furent tués ou pris.
La cité de Vannes fut toute pillée et saccagée, et toutes
les Chroniques î)e jFroissart. 1
17

sortes de gens y entrèrent; notamment la comtesse de


Montfort, auprès de messire Robert d'Artois, en grand'
joie et en grand'liesse.
^: ^: -s^: s^ •^. ??>: ^: :^: ??>: :s): k^ :$>: :^: :<?>: ^: :^: :^; -^^ •^- ^. -g^ ^. ..^
:<?>: :a): :<>): :(?>: :s): r,): :^: :<?): ;<?): :,^:
^^
XLV. COMMKNT LE SIRE DE ClISSOX ET .MESSIRE
Hervé de Léon assiégèrent la cité de Vannes
qu'ils prirent COMMENT Y FURENT BLESSÉS A MORT
;

messire Robert d'Artois et le sire Spencer et ;

COMMENT le ROI d'AnGLETERRE VINT EN BRETAGNE


OU IL MIT LE SIÈGE DEVANT VaNNES.

A CAUSE de la perte et de la prise de la cité de


Vannespays fut durement courroucé et ému;
le
car on pensait bien que les susdits seigneurs et capi-
taines, qui étaient dedans quand elle fut prise, dussent
la garder un grand temps contre tout le monde car :

elle était assez forte et bien pourvue d'artillerie et


d'autres provisions, et bien garnie de gens d'armes.
Aussi étaient tout honteux de la mésaventure le sire
de Clisson et messire Hervé de Léon car les ennemis ;

même en parlaient vilainement sur leur compte. A


cause de cela les dits seigneurs ne voulurent pas lon-
guement séjourner, ni s'endormir dans la renommée
que leur faisaient les médisants mais ils choisirent ;

grand'foison de bons compagnons, chevaliers et


écuyers de Bretagne, et prièrent les capitaines des for-
teresses qu'ils voulussent être en campagne, le jour
qu'ils avaient fixé et désigné entre eux, avec autant de
gens qu'ils pourraient. Tous y obéirent de grand'vo-
lonté, et au jour dit, ils furent devant la dite cité de
Vannes plus de douze mille hommes, tant francs que
vilains, et tous armés. Et là vint en bon équipage
messire Robert de I)eaumanoir, maréchal de Breta<Tnc;
et ils^ assiégèrent la cité de Vannes de tous côtés%
et
puis ils commencèrent à l'assaillir fortement.
Quand messire Robert d'Artois se vit assiéeé dans
1 18 Les Cbroniques ne jFroissart.

Vannes, il ne fut pas trop ébahi de se maintenir et de


défendre la cité. Les Bretons qui étaient devant, tous
comme forcenés de ce qu'il leur semblait qu'ils avaient
perdu la ville si simplement, s'aventuraient d'assaillir
durement et courageusement, et se hâtaient dans leur
entreprise, de peur que les Anglais qui se tenaient en
même temps devant Rennes et devant Hennebont ne
vinssent la rompre. D'où il advint que ces Bretons qui
étaient là firent et livrèrent à la dite cité un assaut si
dur et si bien ordonné, et donnèrent tant à faire à ceux
du dedans, qu'ils conquirent les barrières du bourg, et
puis les portes de la cité, et entrèrent dedans par force
et par prouesse, que les Anglais le voulussent ou non;
et ceux-ci furent mis en chasse. Il y eut alors grand'
foison de morts et de blessés, et spécialement messire
Robert d'Artois y fut durement blessé, et à grand'
peine fut-il sauvé et 1 empêcha-t-on d'être pris et il
;

partit par une poterne de derrière, le baron de Staf-


ford avec lui et ceux qui purent échapper, et ils che-
vauchèrent vers Hennebont. Et là fut fait prisonnier
de messire Hervé de Léon, le sire Spencer d'Angle-
terre mais il fut si durement blessé à cet assaut qu'il
;

ne vécut depuis que trois jours.


Ainsi les Français eurent et reconquirent la ville et
la cité de Vannes, et mirent dehors tous leurs ennemis
par sens et par prouesse de quoi les seigneurs d'An-
;

gleterre qui étaient devant Rennes furent durement


courroucés, et aussi le fut la comtesse de Montfort qui
se tenait à Hennebont ; mais ils ne le purent réparer
quant à cette fois. Ainsi demeura là quelque temps
messire Robert d'Artois blessé à la fin on lui con-
;

seilla et lui dit, pour se mieux médiciner et guérir,


qu'il s'en retournât en Angleterre car là il trouverait
;

chirurgiens et médecins à volonté. Il crut ce conseil,


et il fit folie, car au retour en Angleterre il fut dure-
ment fatigué et oppressé par la mer et ses plaies s'en
;
les Cbroniqucs te jFroi.ssatt. 1 19

envenimèrent tellement, que, quand il fut venu et ap-


porté à Londres, il ne vécut pas longuement depuis ;

mais il mourut de cette maladie. Ce fut dommaoi:, car


il était courtois chevalier, preux et hardi, et du plus
noble sang du monde. Il fut enseveli à Saint- Paul à
Londres, et le roi anglais lui fit faire ses obsèques aussi
solennellement que si c'eût été son cousin germain
le comte Derby. Le dit messire Robert fut extrême-
ment plaint du roi, de la reine, des seigneurs et des
dames d'Angleterre (').
Tout aussitôt que messire Robert d'Artois fut tré-

passé de ce monde, et que le roi anglais en sut la


nouvelle, il en fut si courroucé qu'il en jura et dit tout
haut (l'entendant tous ceux qui le purent entendre)
que jamais il ne s'occuperait d'autre chose avant qu'il
eût vengé sa mort, et qu'il irait lui-même en Bretagne,
et qu'il mettrait si bien sens dessus dessous le pays,
que quarante ans après il ne serait pas réparé. Le roi
anglais fit donc aussitôt écrire des lettres et mander
par tout son royaume que chacun, noble et non noble,
fût appareillé pour se mettre en route et partir avec
lui au bout d'un mois ; et il fit faire grand amas de
nefs et de bien pourvoir et garnir
vaisseaux, et les fit

de ce qu'il fallait. Au bout d'un mois il se mit en mer


avec une grand'flotte et vint prendre port assez près
de Vannes, là où messire Robert d'Artois et sa com-

pagnie arrivèrent quand ils vinrent en Bretagne. Ils

descendirent à terre et pendant trois jours mirent hors


de leurs navires leurs chevaux et leurs provisions et ;

puis le quatrième jour ils chevauchèrent par devers


Vannes. Puis il vint avec son année devant X'annes et
l'assiégea de tous points. _^
I. On en Anj,Mcterre Robert d'Artois comme un <( innocent
re<,'arclait
perst-cuté ». Ce n'clait cependant qu'un faussaire. Il n'est d'ailleurs pas
étonnant cpi'Kdouard II! ait rc-rctlc Roljert d'Artois il lui était trop
;

utile pour qu'il en fût autrement. Les talents militaires de ce i)rince ser-
vaient le roi anj,'lais presque autant cpie la haine qu'il portait .^ l'hilipjje.
XLVI. —
Comment le duc de Normandie partit
d'Angers et vint a Vannes ou le roi d'Angleterre
CoMMENT LE PAPE ClÉMENT VI
AVAIT MIS LE SIÈGE.
ENVOYA EN BRETAGNE DEUX CARDINAUX EN LÉGATION ;

ET COMMENT LESDITS CARDINAUX FIRENT DES TREVES


POUR TROIS ANS ENTRE LE ROI d'AnGLETERRE ET LE
DUC DE Normandie.

EN cette saison le duc de


vauchée pour secourir
Normandie fit une che-
son cousin messire Charles
de Blois. Il avait fait son assemblée et son amas de
gens d'armes dans la cité d'Angers, et il se hâta tant
qu'il put, car il apprit que le roi d'Angleterre fatiguait
durement le pays de Bretagne. Ainsi il partit d'An-
gers efforcément avec plus de quatre mille hommes
d'armes et trente mille d'autres gens. Tout le charroi
se mit en route sur le grand chemin de Nantes, et les
deux maréchaux de France le conduisaient, le sire de
Montmorency et le sire de Saint- Venant. Après che-
vauchaient le duc de Normandie, le comte d'Alençon,
son oncle, et le comte de Blois, son cousin. Là étaient
le duc de Bourbon, messire Jacques de Bourbon, comte
de Ponthieu, le comte de Boulogne, le comte de
Vendôme, le comte de Dammartin, le sire de Craon,
le sire de Coucy, le sire de Sully, le sire de Fiennes,
le sire de Roye, et tant de barons et de chevaliers de
Normandie, d'Auvergne, de Berry, de Limousin,
d'Anjou, du Maine et de Poitou et de Saintonge, que
jamais je ne les aurais tous nommés. Le duc de Nor-
mandie et les barons de France firent tant qu'ils vin-
rent en la cité de Nantes où messire Charles de Blois
était avec grand'foison des chevaliers de Bretagne,
qui les reçurent à grand'joie.
Ensuite le duc de Normandie (') partit de Nantes

I. Jean, duc de Normandie, plus tard Jean II, le Bon. Nous ferons

remarquer que c'est seulement après lui que le fils aîné du roi de P'rance
prit le titre de Dauphin. Humbert 11, qui possédait le Dauphiné, n'avait
100 C6toniquc0 îic JFroissart. 121

avec sa grand' armée et il eut conseil qu'il irait devant


\'annes. Quand
d'Angleterre vit venir le duc de
le roi
Normandie en si grand' puissance, il redemanda le
comte de Salisbury et le comte de Pembroke et les
autres chevaliers qui alors assiégeaient Rennes, afin
qu'il fût plus fort s'il fallait combattre. Les Anglais et
les Bretons de la comtesse de Montfort pouvaient être
environ deux mille cinq cents hommes d'armes et six
mille archers et quatre mille hommes de pied les Fran- :

çais étaient quatre fois autant, et tous gens de bonne


étoffe et bien appareillés.
Ces deux camps devant Rennes furent fort beaux et
grands et le roi d'Angleterre avait bâti son siège de
;

telle manière que les Français ne pouvaient venir à lui


par nul avantage. Depuis que le duc de Normandie
fut venu là, le roi d'Angleterre ne fit point assaillir la
cité de Vannes, car il voulait épargner ses gens et son
artillerie. Ainsi furent-ils l'un devant l'autre pendant un
grand temps et bien avant en l'hiver. Alors le pape
Clément VI, qui régnait pour le temps, y envoya en
légation deux cardinaux le cardinal de Préneste et le
:

cardinal de Clermont, qui souvent chevauchèrent 'd'un


camp à l'autre, pour accorder ces parties; mais ils les
trouvèrent si durs et si peu condescendants à un accord,
qu'ils ne purent les faire consentir à nulle paix. Durant
ce traité, il y avait souvent des sorties et des escarmou-
ches et des combats l'un contre l'autre, lorsque les
fourrageurs se rencontraient. Il y en avait alors de pris
et de renversés; et les Anglais spécialement n'osaient
aller au fourrage, fors en grand' compagnie car, toutes
les fois qu'ils chevauchaient, ils étaient en grand péril
à cause des embuscades qu'on faisait contre; eux. Avec
tout cela, messire Louis d'Espagne et sa troupe gar-

qu'un fils qui pcrit par accident. Il laissa ses états h la France, cxii^cant
seulement que le successeur ininicdiat au trùnc portât le nom de
Dauphin.
122 Les Chroniques ne jFroissart

daient si soigneusement le passage de la mer, que très

malaisément il venait quelque chose dans le camp des


Anglais; et ils y eurent beaucoup de disettes. Et l'inten-
tion du duc de Normandie et de ses gens était de tenir
là comme assiégés le roi d'Angleterre et son camp, car
ils savaient bien que les Anglais avaient grand' néces-

sité de vivres. Et ils les eussent tenus vraiment en


grand danger; mais ils étaient aussi contraints par le
temps froid, car nuit et jour il pleuvait sur eux, ce qui
leur fît beaucoup de peines, et ils perdirent la plus
grand'partie de leurs chevaux et il leur fallut déloger
;

et se retirer sur les champs, à cause de la grand' foison


d'eau qui était éparse en leurs logis. Les seigneurs re-
gardèrent donc qu'ils ne pouvaient pas longuement
souffrir cette peine. Alors les cardinaux commencèrent
à traiter pour avoir des trêves qui devaient durer trois
ans. Ce traité passa; et là les trêves furent données et
accordées entre ces parties pour durer trois ans tout
accomplis et le roi d'Angleterre et le duc de Norman-
;

die jurèrent de ne pas les enfreindre.

XLVII. — Comment le sire de Clisson, le sire de


Malestroit et son fils, plusieurs autres
et
chevaliers et Écu^'ERS furent accusés de trahison
ET MIS A MORT DE PAR LE ROI DE FrANCE.

AINSI se défit cette grand'assemblée et se leva le


siège de Vannes, et le roi d'Angleterre se mit en
mer et emmena toute sa chevalerie dont il y avait grand'
foison, et revint en Angleterre vers la Noël. Et aussi
le duc de Normandie se retira en France et donna
congé à toutes manières de gens d'armes; ainsi chacun
en son lieu.
s'en alla
Assez tôt après son retour en France et le départ des
armées susdites, fut pris le sire de Clisson et soupçonné
les C6roniquc0 De jFroîs^art. 123

de trahison à tout k moins grand bruit en courut. Je


:

ne sais s'il en était coupable ou non; mais je croirais


bien à regret qu'un aussi noble et gentil homme qu'il
était dût penser ni tenter fausseté de trahison. Toute-
fois il fut pour ce vilain bruit pris et mis en prison au
Chàtelet de Paris ce dont tous ceux qui en enten-
;

daient parler étaient tout émerveillés. Et ils n'en sa-


vaient que supposer, et les barons et les chevaliers de
France en parlaient l'un à l'autre en disant :

— « Que peut-on maintenant demander au seigneur


de Clisson ? »
Mais nul n'en savait rendre vraie ni certaine réponse,
excepté seulement que l'envie venait de sa prise et de
sa délivrance car il avait été pris ainsi que messire
;

Hervé de Léon à une escarmouche devant Vannes, et


le roi d'Angleterre avait mieux aimé le délivrer que
messire Hervé de Léon, en échange du baron de
Stafford qui avait été pris par ceux de Vannes; et ledit
roi lui avait fait plus d'amitié et de courtoisie, durant sa
prison, qu'il n'en fit audit messire Hervé. Peut-être à
cause que le dit messire Hervé lui avait été plus con-
traire, à lui et à ses gens et à la comtesse de Montfort,
que nul autre, et non à cause d'autre chose. Si bien que,
à cause de cet avantage que le roi d'Angleterre fit
alors au seigneur de Clisson et non pas à messire
Hervé de Léon, les envieux pensaient autre chose
qu'il n'y eut et le soupçon en fut tel, que ledit mes-
;

sire Olivier de Clisson fut accusé de trahison et déca-


pité à Paris, où il eut grand' plainte; et jamais il ne
s'en put excuser (').

I. en croit les Clironiques de France et la Chronique de Flandre^


Si l'on
on n'aura point de doute sur la trahison d'Olivier de Clisson. Il fut exé-
cuté à Paris, où il s'était rendu après son éclian<,^e pour assister à un
tournoi ;l'exécution eut lieu aux Halles, le 2 Août 1343. Sa tête fut en-
voyée à Nantes, plantée au bout d'une pique et exposée aux portes de
cette ville qu'on l'accusait d'avoir voulu livrer aux An^dais. La conduite
de Pliilippe de Valois parut cruelle, non qu'on sonj^eàt ;\ présenter Oli-
vier de Clisson comme innocent, mais bien parce que le roi avait agi
124 ^^^ C&toniqueg îie jTroîssart.

Assez tôt après furent inculpés de semblables cas


plusieurs seigneurs et gentils chevaliers de Bretagne
et de Normandie, et décapités à Paris; c'est à savoir le
sire de Malestroit et son fils, le sire d'Avaugour, mes-
sire Thibaut de Montmorillon et plusieurs seigneurs
de Bretagne, chevaliers et écuyers, jusqu'à dix. Encore
assez tôt après furent mis à mort sur bruit de trahison
(je ne sais s'il fut vrai ou non) quatre chevaliers fort
gentils hommes de Normandie; c'est à savoir messire
Guillaume Bacon, messire Henri de Malestroit, le
sire de la Roche-Tesson et messire Richard de Percy.
Desquelles morts il déplut grandement aux lignages de
ceux-ci et depuis en sortirent maints maux et grands
;

malheurs en Bretagne et en Normandie.


Le sire de Clisson avait un fils, jeune damoiseau,
qui s'appelait Olivier ainsi que son père ('). Il alla aus-
sitôt au château de Hennebont avec la comtesse de
Montfort et son fils, Jean de Montfort, qui était aussi
de son âge, et sans père car le comte de Montfort
:

aussi était mort ('') au Louvre à Paris, en prison.

XLVIIL —
Comment le roi d'Angleterre fonda
UNE CHAPELLE DE SaINT-GeORGES ET ORDONNA ,

qu'on y célébrerait d'année en année la fête DE


LA Jarretière Bleue.

ENEdouard ce temps il vint en propos et volonté au roi


d'Angleterre qu'il ferait refaire et réé-
difier le grand château de Windsor que le roi Arthur
. fit jadis faire et fonder, là où premièrement fut com-
en maître et avait mis son autorité au-dessus des prérogatives féodales,
et sa justice au-dessus de l'impunité que les barons pensaient qui leur
était due.
1. Olivier de Clisson, W" du nom ; c'est celui qui devint si célèbre dans
connétable de France à la mort de du Guesclin.
la suite, et qui fut créé _

2. Le comte de Montfort ne mourut qu'en 1345, à Hennebont. Il s'était


évadé quelque temps auparavant de la tour du Louvre où il était détenu.
les chroniques De jFroissart 125

mencée et établie la noble Table Ronde et le dit roi ;

devait faire une ordonnance de chevaliers, de lui et de


ses enfants et des plus preux de son pays et ils de- ;

vaient être en somme quarante, et on les nommerait


les chevaliers de la Jarretière Bleue; et la fête devait
d'année en année se tenir et solenniser à Windsor le
jour de Saint-Georges (').
Alors furent élus quarante chevaliers, par avis et
par renommée les plus preux de tous les autres et ils ;

scellèrent et s'obligèrent par foi et par serment avec le


roi à tenir et à observer les ordonnances telles qu'elles
étaient accordées et devisées. Et le roi fit fonder et
édifier une chapelle de Saint-Georges, audit château de
Windsor, et y établit des chanoines pour servir Dieu;
et il renta et approvisionna bien et largement. Et,
les
afin que la dite fête fût sûre et connue en tous pays, le
roi d'Angleterre l'envoya publier et dénoncer par ses
hérauts en France, en Ecosse, en Bourgogne, en Hai-
naut, en Flandre, en Brabant, et aussi dans l'empire
d'Allemagne. Et il donnait, à tous les chevaliers et
écuyers qui y voudraient venir, quinze jours de sauf-
conduit après la fête. Et il devait y avoir à cette fête
une joute de quarante chevaliers du pays attendant
tous les autres, et de quarante écuyers aussi. Et cette
fête devait avoir lieu le jour de Saint-Georges prochain,
qu'on compterait l'an de grâce mil trois cent quarante
et quatre, au château de Windsor. Et la reine d'Angle-
terre devait être accompagnée de trois cents dames et
damoiselles, toutes nobles et gentilles dames, et parées
d'une parure semblable.
I. L'ordre de la Jarretic're ne fut fondé qu'en 1349. Quelques-uns pré-

tendent que cet ordre de chevalerie fut établi en souvenir de la victoire


de Crccy, et qu'F.douard 1 1 lui donna pour insigne une jarretière bleue,
1

parce que le mot de ralliement à Crécy était Garter, jarretière. On rap-


porte aussi que la Jarretière fut fondée en l'honneur de la comtesse tic
Salisbury. La comtesse ayant perdu dans un bal sa jarretière, Edouard
la ramassa et la lui remit en disant Honni soit qui mai y pense Evil
: ;

to ht m idho cvil tldiiks.


XLIX. —Comment messire Godefroy d'Harcourt
TOMBA EN l'indignation DU ROI PHILIPPE ET ;

COMMENT IL FUT BANNI DU ROYAUME DE FrANCE.

ENdement ce temps et en cette même saison tomba gran-


en l'indignation et la haine du roi de
France un des grands barons de Normandie, messire
Godefroy d'Harcourt, frère du comte d'Harcourt qui
vivait alors, etseigneur de Saint-Sauveur-le-Vicomte
et de plusieurs de Normandie. Et tout cela par
villes
accusation et par envie, car un peu auparavant il était
aussi bien avec le roi de France et le duc de Normandie
qu'il voulait. Il fut banni publiquement de tout le
royaume de France; et je vous dis que, si le roi de
France l'avait tenu, en sa colère il n'en eût pas moins
fait qu'il fit de messire Olivier de Clisson et des autres
qui avaient été l'année passée décapités à Paris. Ledit
messire Godefroy eut des amis qui lui dénoncèrent
comment le roi était durement informé et mal disposé
contre lui. Aussi ledit chevalier partit et vida la France,
le plus tôt qu'il put, et s'en vint en Brabant auprès du
duc Jean de Brabant son cousin, qui le reçut joyeuse-
ment. Il demeura là un grand temps et dépensa là son
revenu qu'il avait en Brabant; car en France il n'avait
rien; mais le roi avait saisi toute sa terre de Cotentin
et en faisait lever les profits. Ainsi tomba en danger
ledit chevalier, et il ne put revenir en l'amitié du roi de
France, quelque chose que le duc de Brabant sût ou
pût prier. Cette haine coûta depuis si cher au royaume
de France, et spécialement au pays de Normandie,
que les traces en parurent cent ans après.

A l'origine il n'y avait que vingt-six chevaliers. Aujourd'hui il y en a


plus de cinquante, y compris les souverains e'trangers.

.1^ .1;;
L. — C.MMKXT LK ROI D'Axca.ETERRE VINT A
l'ÉcLUSE
;t
i;r amena avec lui son fils le prince de Galles
1 .AXS L intention DE LE FAIRE SEIGNEUR DeFlANDRE
1 •AR LE CONSEXTFMFNT DE JaCC.UES d'ArTEN FI D
'

17 N ce temps régnait encore au


pays de Flandre
^' prospérité et puissance, ce
rt^r bourgeois
de Gandr" Jacques
P"""'^
d'Arteveld. Et il était aussi
bien
qu il voulait avec le roi d'Angleterre
car il lui promet-
;

tait quil le ferait seigneur


et héritier de Flandre qu'il
en revêtirait son fils le prince
de Galles, et qu'il ferait
du comte de Mandre un duché.
Pour cela, dans cette
intention, le roi d'Angleterre
était venu en cette saison
vers la Saint-Jean-Baptiste, Pan
mil trois cent quarante
et cinq, a Ecluse avec grand'foison de baronnie
1
et de
chevalerie d Angleterre; et il
avait amené là le jeune
prince de Galles son fils, sur
les promesses de ce
Arteveld. Ledit roi se tenait
donc avec toute sa
Hotte, et aussi sa cour,
au hcâvre de l'Ecluse; et là le
venaient voir et visiter ses amis
de Flandre. Et là il v
eut plusieurs parlements
entre le roi d'Angleterre et
d Arteveld d une part, et les
conseils des bonnes villes
c^e lautre, a propos
de cette chose ci-dessus dite
du pays n étaient pas bien d'accord Ceux
avec le roi ni avec
d Arteveld,_ qui prêchait sa
querelle de déshériter le
comte Louis leur naturel seigneur,
et son jeune fils
Louis, et de faire hériter le fils du roi d'Ano-leterre-
et
cette chose ne l'auraient jamais faite Donc,'
ils
au
dernier parlement qui avait
été à l'Écluse, dans le
vaisseau du roi d'Angleterre
qu'on appelait Ca//^cr/;,e,
(qui était .si grand et si
gros que c'était merveille à
legarder). ils avaient répondu
d'un commun accord et
dit ainsi

'• '""''' ^"^\"o^'-^ requérez d'une


chose très
ourdeetV qui, au temps a venir,
ln.^1
pourrait trop toucher
le
pays de Mandre et nos héritiers.
Il est vrai que nous
nesavoiis aujourd hui aucun seigneur
au monde dont
128 Les Chroniques De jTtoissatt»

nous aimerions mieux l'avancement; mais,


le profit et
cette chose, nous ne la pouvons pas
faire seulement de
nous-mêmes, si toute la communauté de Flandre ne s'y
accorde pas. Ainsi chacun se retirera vers sa ville, et
nous remontrerons o^énéralement cette affaire aux
hommes de notre ville; et ce à quoi la plus saine partie
se voudra accorder, nous nous y accorderons aussi; et
nous serons ici de retour clans un mois, et nous vous
répondrons si à point, que vous en serez bien contents. »
Le roi d'Angleterre et d'Arteveld n'en purent avoir
alors d'autre réponse et ils eussent bien voulu l'avoir
;

plus brève, s'ils eussent pu; mais nenni. Le roi répon-


dit donc :

— « A
la bonne heure. »

Ainsi se sépara ce parlement, et les conseillers des


bonnes villes retournèrent en leur lieu. Jacques d'Arte-
veld demeura encore un peu auprès du roi d'Angleterre,
à cause que le roi se découvrait à lui avec confiance de
ses affaires; et il lui promettait toujours et l'assurait
qu'il le ferait venir à son intention. Mais il ne le fit pas,
comme vous entendrez raconter plus loin car il se ;

trompa quand il demeura en arrière, et qu'il ne vint pas


à Gand en même temps que les bourgeois qui avaient
été envoyés, de par tout le corps de la ville, au parle-
ment à l'Ecluse.

LI. —Comment ceux de Gand eurent en grand'


INDIGNATION JaCQUEMART d'ArTEVELD, ET COMMENT
ILS LE MIRENT A MORT.

OU AND le conseil de Gand fut revenu, en l'ab-


sence d'Arteveld, ils firent assembler au marché
grands et petits; et là le plus sage d'entre eux
tous démontra par avis dans quelle condition le parle-
ment avait été à l'Écluse, et quelle chose requérait le
iles Cbroniqucs ne jFroissatt 129

roi d'Angleterre, p:ir l'aide et conseil de d'Arteveld. Ce


dont toutes gens commencèrent à murmurer sur lui et ;

cette requête ne leur vint pas bien à plaisir; et ils dirent


que, s'il plaisait à Dieu, ils ne seraient jamais trouvés
en telle déloyauté de vouloir déshériter leur naturel
seigneur pour faire hériter un étranger; et ils partirent
tous du marché, comme étant tous mécontents et en
ofrand'haine contre d'Arteveld.
Or, regardez comment les choses adviennent car,
:

si d'Arteveld était premièrement venu là, aussi bien

qu'û alla à Bruges et à Ypres, remontrer et prêcher la


querelle du roi d'Angleterre, il leur eût tant dit de
choses et d'autres, qu'ils se fussent tous accordés à son
opinion, ainsi que l'avaient fait ceux des villes susdites.
Mais il se" confiait tant en sa puissance et prospérit< et
grandeur, qu'il pensait bien y retourner assez à temps.
Quand il eut fait son tour, il revint à Gand et entra
cîans la ville, comme il était l'heure de midi. Ceux de
la ville qui savaient bien son retour étaient assemblés
dans la rue par où il devait chevaucher vers son hôtel.
Aussitôt qu'ils le virent, ils commencèrent à murmurer,
et à se mettre trois têtes en un chaperon ('), et dirent :

— « Voici celui qui est trop grand maître et qui veut


ordonner du comté de Flandre à sa volonté cela n'est ;

pas à souffrir. »

Encore, avec tout cela, on avait répandu des paroles


parmi la ville que le grand trésor de Flandre, que
:

Jacquemart d'Arteveld avait assemblé, pendant l'es-


pace de neuf ans et plus qu'il avait eu le gouvernement
de Flandre (car il ne dépensait aucunes des rentes du
comté, mais les mettait et les avait mises toujours en
dépôt, et il tenait son état, et l'avait tenu pnulaiU K-
temps susdit, seulement sur les amendes payées en
violation des Lois en Flandre) que ce grand trésor.
;

I. A se rapprocher pour se parier h l'oreille.


I30 100 Cî)ronîQUC0 ne jfrolssait.

où il y avait des deniers sans nombre, il l'avait envoyé


secrètement en Angleterre. Ce fut une chose qui irrita
fort et enflamma ceux de Gand.
Comme Jacques d'Arteveld chevauchait par la rue,
il s'aperçut bientôt qu'il y avait quelque chose de nou-

veau contre lui car ceux qui avaient coutume de s'in-


;

cliner et d'ôter leurs chaperons devant lui, lui tournaient


l'épaule et rentraient en leurs maisons. Il commença
donc à craindre et, sitôt qu'il fut descendu en son
;

hôtel, il fermer et barrer portes et ouvertures et


fit

fenêtres. A peine ses varlets eurent-ils fait cela, que


la rue où il demeurait fut toute couverte de gens,
devant et derrière, et spécialement de menues gens de
métier.
Là sonhôtel fut environné et assailli devant et der-
rière, et rompu par force. Il est bien vrai que ceux du
dedans se défendirent fort longuement et en renver-
sèrent et blessèrent plusieurs mais finalement ils ne
;

purent résister car ils étaient assaillis si raide que


;

presque les trois parts de la ville étaient à cet assaut.


Quand Jacquemart d'Arteveld vit l'effort, et com-
ment il était pressé, il vint à une fenêtre sur la rue, et
il commença à s'humilier et à dire, en très beau lan-
gage et nu-tête :

—« Bonnes gens, que vous faut-il? Qui vous émeut?


Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi ? En quelle
manière vous puis-je avoir courroucés ? Dites-le-moi,
et je le réparerai pleinement à votre volonté. »
Alors, ceux qui l'avaient entendu répondirent tous
d'une voix

:

« Nous voulons avoir compte du grand trésor de


Flandre que vous avez détourné sans titre de raison. »
Alors Ârteveld répondit tout doucement :

— « Certes, seigneurs, au trésor de Flandre ne


pris-je jamais un denier. Or retirez-vous bellement en
vos maisons, je vous en prie, et revenez demain au
100 CbroniQucs îic jrroissart. 131

matin ; et je serai si prêt à vous faire et rendre bon


compte que raisonnablement cela vous devra suffire. »
répondirent alors, d'une voix
Ils :

— nous le voulons avoir tout de


« Nenni, nenni,
suite vous ne nous échapperez pas ainsi. Nous savons
;

en vérité que vous l'avez vidé déjà et envoyé en An-


gleterre, à notre insu, et pour cette cause il vous faut
mourir. »
Quand Arteveld entendit ce mot, joignit ses mains il

et commença à pleurer fort tendrement, et dit :

—« Seigneurs, vous m'avez fait ce que je suis et ;

vous me jurâtes jadis que vous me défendriez et gar-


deriez contre tous les hommes et maintenant vous me;

voulez occire sans raison. Vous le pouvez faire si vous


voulez, car je ne suis qu'un seul homme contre vous
tous, et je n'ai point de défense. Ravisez-vous, pour
Dieu, et reportez-vous au temps passé. Considérez les
grâces et les grandes courtoisies que je vous ai faites.
Vous voulez bien me rendre petite récompense des
grands biens qu'au temps passé je vous ai faits. Ne
savez-vous pas comment tout commerce était péri en
ce pays ? Je vous le rétablis. Et après, je vous ai gou-
vernés en si grand'paix, que vous avez eu, du temps
de mon gouvernement, toutes choses à volonté, blés,
laines, argent et toutes marchandises, dont vous êtes
réparés et en bon point. »
Alors ils commencèrent à crier tous d'une voix :

—« Descendez, et ne nous sermonnez plus de si


haut car nous voulons avoir tantôt compte et raison
;

du grand trésor de Flandre que vous avez gouverné


trop longuement sans en rendre compte et il n'appar- ;

tient à aucun officier de recevoir les biens d'un seigneur


et d'un pays sans en rendre compte. »
Ouand Arteveld vit (ju'ils ne se refroidiraicMii ni ne
s'apaiseraient i)()int, il referma la fenêtre et s'avisa (ju'il
se sauverait par derrière, et s'en irait en une église qui
132 ïLes Chroniques ne jFroissart

touchait à son hôtel. Mais son hôtel était déjà rompu


et effondré par derrière, et il y avait plus de quatre
cents personnes qui tous essayaient de l'avoir. Finale-
ment il fut pris entre eux et là occis sans merci, et un
tisserand qui s'appelait Thomas Denis lui donna le
coup de la mort. Ainsi finit Arteveld qui en son temps
fut si grand maître en Flandre. De pauvres gens
rélevèrent premièrement, et de méchantes gens le
tuèrent à la fin.
Ces nouvelles se répandirent bientôt en plusieurs
lieux. Il fut plaint par quelques-uns, et plusieurs en
furent bien joyeux. Alors le comte Louis de Flandre
se tenait à Tenremonde; il fut très joyeux quand il en-
tendit dire que Jacques d'Arteveld était occis, car il lui
avait été trop contraire en toutes ses besognes. Non-
obstant cela, n'osa-t-il pas encore se fier à ceux de
P^landre pour revenir en la ville de Gand {').
r-iS. M M 'H ;ss:m'M'!^ M 'M M M'f^'S^.M SK M
-.(ij 'fi^ ^: :<?^ M M 'M M M :^ M MM Hg MM
:<^

LII.^ —
Comment le roi d'Angleterre i'artit de
l'Écluse fort dolent de la mort d'Arteveld et ;

COMMENT CEUX DE FlANDRE s'eN EXCUSÈRENT TAR


devers LUL

OU AND d'Angleterre, qui se tenait à l'Eclu-


le roi
tenu tout le temps, attendant la
se, et s'y était
relation des Flamands, apprit que ceux de Gand
avaient occis Jacques d'Arteveld, son grand ami et son
cher compère, il en fut si courroucé et si ému que ce
serait merveille à dire. Et il partit aussitôt de l'Ecluse
et rentra en mer, en menaçant grandement les Fla-
mands et le pays de Flandre et il dit que cette mort
;

serait très chèrement payée. Les conseils des bonnes


I. On dit que Jacques d'Arteveld, sachant que plusieurs bourgeois
influents lui étaient hostiles, demanda à lOdouard d'An;4lcterre cinq
cents soldats qu'il devait introduire dans la ville de Gand. Le peuple
soulevé ne lui en donna pas le temps.
Les CbroniqucjS U jTcoi.s.sart, 133

villes de Flandre, qui sentirent et comprirent bien et


imaginèrent bientôt que le roi d'Angleterre était très
durement courroucé contre eux, s'avisèrent qu'ils
iraient s'excuser de la mort d'Arteveld, et spécialement
ceux de Bruges, d'Ypres, de Courtrai, d'Audenarde et
du Franc deBruges. Ils envoyèrent donc auparavant
en Angleterre vers le roi et son conseil, pour obtenir
un sauf-conduit, afin qu'ils pussent venir s'excuser en
sûreté. Le roi. qui était un peu refroidi de sa colère, le
leur accorda. Et des gens d'état de toutes les bonnes
villes de Flandre, excepté de Gand, vinrent en Angle-
terre vers le roi, à la Saint-Michel environ. Le roi se
tenait à Westminster en dehors de Londres. Là ils
s'excusèrent fort bien de la mort d'Arteveld, et jurèrent
solennellement qu'ils n'en savaient nulle chose, et s'ils

l'eussent su, c'étaient eux qui l'en eussent défendu et


gardé selon leur pouvoir ;mais ils étaient de sa mort
durement courroucés et désolés et ils le plaignaient et
;

regrettaient grandement ;car ils reconnaissaient bien


qu'il leur avait été fort propice et nécessaire dans tous
leurs besoins, et qu'il avait régné et gouverné le pays

de Flandre bellement et sagement ; et, si ceux de

Gand, par leur violence, l'avaient tué, on le leur ferait

réparer si grossement que cela devrait bien suffire. Et

ils remontrèrent encore au roi et à son conseil que, si


Arteveld était mort, lui n'était pas pour cela éloigné
de la grâce et de l'amour des Flamands sauf et ex- ;

cepté qu'il n'avait que faire de tendre à l'héritage de


Flandre pour en hériter, ou lui ou son fils le prince de
Galles; car ils devraient alors l'enlever au comte
Louis de Flandre, leur naturel seigneur, bien qu'il fût
Français, et à son fils son droit héritier car ceux de
:

Flandre n'y consentiraient jamais.


<<Mais, cher sire, vous avez de beaux enfants,
fils et filles. Le prince votre fils aîné ne peut
manquer
qu'il ne soit encore grand seigneur extrêmement, même
134 ïLes! Chroniques ne jrroissatt.

sans l'héritage de Flandre et vous avez une fille


;

puînée. Et nous avons un jeune damoiseau que nous


nourrissons et gardons, et qui est héritier de Flandre.
Ainsi se pourrait bien encore faire un mariage d'eux
deux. Ainsi demeurerait toujours le comté de Flandre
à un de vos enfants. »
Ces paroles et d'autres ramollirent et adoucirent
grandement le courage et le mécontentement du roi
d'Angleterre ; et finalement il se tint assez content des
Flamands et lesFlamands de lui. Ainsi fut oubliée
petit à petit la mort de Jacques d'Arteveld.

LUI. —Comment le comte de Hainaut fut occis


EN Frise et sa cent déconfite et coxmment ;

messire Jean de Hainaut renonça au roi


d'Angleterre et devint Français.

EN ce temps et en cette même


comte Guillaume de Hainaut, fils du comte
dite, le
saison ci-dessus

Guillaume qui mourut à Valenciennes, assiégeait la


ville d'Utrecht et il l'assiégea un grand temps, à cause
;

de quelques droits qu'il demandait à y avoir et il con- ;

traignit tellement ceux d'Utrecht par siège et par as-


saut, qu'il les eut à sa volonté et les mit à raison. Assez
tôt après, et même saison, environ la Saint-
en cette
Remy, au départ du siège d'Utrecht, il fit une grand'
cueillette et assemblée de gens d'armes, chevaliers et
écuyers, de Hainaut, de Flandre, de Brabant, de Hol-
lande, de Gueldres et de Juliers. Le comte et ses gens
partirent de la ville de Dordrecht en Hollande, avec
grand'foison de nefs et de vaisseaux, et cinglèrent vers
la Frise, car le comte de Hainaut s'en disait être sei-
gneur. Toutefois, de droit, si les Frisons étaient gens
qu'on pût mettre à raison, le comte de Hainaut y a
grand'seigneurie et encore le susdit comte, qui était
;
les Coraniques De jFroissart» 135

fort entreprenant et hardi chevalier durement, fit alors


réclamer et requérir une partie de son pouvoir. Mais
il ne lui en échut pas bien, ni à ceux qui furent en ce
voyage avec lui et ce fut dommage, car il y demeura,
;

et grand'foison de bons chevaliers et écuyers. Dieu en


ait les âmes !

Messire Jean de Hainaut, oncle dudit comte, comme


un forcené, voulait aller combattre et vendre sa vie aux
Frisons, quand ses gens, qui virent la déconfiture, le
prirent et le jetèrent enun vaisseau, qu'il le voulût ou
non. Et spécialement messire Robert de Glennes, qui
alors était son écuyer de corps, fort et léger. Et ledit
Robert fut presque mort et noyé pour le sauver. Toute-
fois messire Jean retourna avec une petite suite tout
affligé, et s'en vint au Mont-Sainte-Gertrude en Hol-
lande où l'attendait madame sa nièce, femme du susdit
comte, et que l'on appelait madame Jeanne, fille aînée
du duc Jean de Brabant. Laquelle dame fut fort déso-
lée et découragée de la mort de son mari ce fut bien ;

raison. Alors se retira ladite dame en la terre de Binch


dont elle était douée. Ainsi le comté de Hainaut vaqua
quelque temps, et messire Jean de Hainaut le gouver-
na jusqu'à ce que madame Marguerite de Hainaut,
mère de Monseigneur le duc Aubert, vint de ce côté
et prit possession de l'héritage; et les seigneurs, barons,
prélats, chevaliers et bonnes villes lui en firent fidélité
et hommage.
Cette Marguerite, comtesse de Hainaut, avait eu pour
mari messire Louis de Bavière, empereur de Rome et
roi d'Allemagne ('). Assez tôt après, le roi Philippe de
France traita et fit traiter par le comte de Blois avec
messire Jean de Hainaut pour qu'il voulût être Fran-
çais et il lui promettait qu il lui transporterait en
;

France le revenu qu'il avait en Angleterre, et qu'il le


I. Louis V, nommé empereur en 1314, rouronné en 1328, et plusieurs
fois excommunie. Il fut dépose en 1346 et mourut l'année suivante.
136 les chroniques ne jFroissart

lui assignerait aussi suffisamment qu'il plairait à son


conseil. Ledit messire Jean de Hainaut ne s'accorda
pas facilement à ce traité, car il avait usé la fleur de sa
jeunesse au service du roi d'Angleterre, e.t aussi ledit
roi l'avait toujours beaucoup aimé. Quand le comte
Louis de Blois (qui avait pour femme la fille dudit-
Jean de Hainaut, et qui en avait trois fils Louis, Jean :

et Guy) vit et considéra qu'il ne pourrait le gagner par


là, il se servit du seigneur de Fagnoelles qui était
compagnon dudit messire Jean de Hainaut et le plus
grand de son conseil. Il fut ainsi avisé pour le retirer
du parti des Anglais on lui fit pendant longtemps ;

entendre qu'on ne lui voulait pas payer son revenu


d'Angleterre. Ledit messire Jean se chagrina de cela
tellement, qu'il renonça aux fiefs, aux conventions et
aux scellés qu'il avait du roi d'Angleterre. Et aussitôt
que le roi de France le sut, il envoya vers lui des
hommes importants et le retint à lui et de son conseil,
à gages assurés, et le récompensa en son royaume d'au-
tant de revenu et plus qu'il n'en tenait en Angleterre.
Ainsi messire Jean de Hainaut, seigneur de Beau-
mont, demeura Français tout son vivant. Et nous le
trouverons désormais en cette histoire dans les armées
et chevauchées que firent les rois de France, c'est à
savoir le roi Philippe et le roi Jean son fils.
^ '}^ '<^. '.<y. H '.'^. "i^. :<?) ?y. ?^. ^'. 'i^s. '^.'^. ^'. ^- ^: '.^'. '^. ^m 's^- ?y- s^g. '!^'.
m si>' 's^. i^). ^'. ^. ^^ ^
:

LIV. —
Comment le roi d'Ancleterri-, fit son
MANDEMENT TOUR ALLER I:N GaSCOCINE MARS PAR LE ;

CONSEIL DE MESSIRE GoDEERON' d'HaRCOURT, IL s'eN


ALLA HN Normandie.

EN que
ce temps le roi d'Angleterre entendit raconter
le comte Derby, son cousin, qui se tenait à
Bordeaux, n'était pas assez fort pour tenir les champs
et faire lever le siège que le duc de Normandie vint
les chroniques îie jTroissatt. 137

mettre à Aiguillon. Il pensa donc qu'il mettrait sur


pied une grosse armée de gens d'armes et les amène-
rait en Gascogne. Il commanda de faire ses prépara-
tifs tout bellement, et à mander des gens parmi son

royaume et ailleurs aussi, là où il les pouvait avoir


moyennant ses deniers payants (').
En ce temps arriva en Angleterre messire Godefroy
d'Harcourt, qui était banni et chassé de France ainsi
que vous avez ouï. Il alla aussitôt vers le roi et la reine:
qui se tenaient alors à Chertsey, à quatorze lieues de
Londres, sur la rivière de Tamise, et qui reçurent ledit
messire Godefroy fort joyeusement. Et le roi le retint
aussitôt de sa maison et de son conseil, et lui assigna
en Angleterre une belle et grande terre pour tenir et
maintenir lui et son état bien largement (-).
Assez tôt après le roi eut ordonné et préparé une
partie de ses besognes, et il avait fait venir et assembler
au havre de Southampton une grand'quantité de nefs
et de vaisseaux et il faisait amener de ce côté toutes
;

sortes de gens d'armes et d'archers.


Environ la Saint-Jean-Baptiste, l'an mil trois cent
quarante-six, le roi quitta madame sa femme, et prit
congé d'elle, et la recommanda à
garde du comte de
la
Kent son cousin et il établit le seigneur de Percy et
;

le seigneur de Nevill pour être gardiens de tout son


royaume, avec quatre prélats c'est à savoir l'arche-
;
:

vêque de Cantorbéry, l'archevêque d'York, l'évêque de


Lincoln et l'évêque de Durham. Et il ne vida pas
tellement son royaume qu'il n'y demeurât assez de

1. K Edouard partit en publiant qu'il entreprenait la guerre pour ven-

ger les seigneurs bretons décapites à Paris en violation des trêves qui
st,ipulaient une sûreté générale tant que durerait la suspension d'armes.
A ce motif il joignit hautement sa prétention à la couronne de France,
usurpée par son compétiteur qu'il n'appelait plus que Philippe de Va/ois. )>
(Anquetil, J/ist. de traiice.)
2. Godefroy d'Harcourt était, en Angleterre deiniis plusieurs mois

déj^, et avait fait hommage à Edouard qu'il reconnaissiiit pour roi de


France. {Ihechoti.)
138 Les Cbconiques ne JTtoisgart

bonnes gens pour le garder et défendre si besoin était.


Puis le roi chevaucha et vint sur les frontières de
Southampton et là il se tint jusqu'à ce qu'il eût vent
;

pour pour ses gens. Alors il entra en son vaisseau,


lui et
avec le prince de Galles son fils, et messire Godefroy
d'Harcourt, et chacun des autres seigneurs, comtes ou
barons, au milieu de ses gens, ainsi qu'il était ordonné.
Ils pouvaient être au nombre de quatre mille hommes
d'armes et dix mille archers, sans compter les Irlandais
et les Gallois qui suivaient son armée tous à pied.
Ils cinglèrent ce premier jour à l'ordonnance de
Dieu, du vent et des mariniers, et eurent assez bonne
route pour aller vers la Gascogne 011 le roi voulait aller.
Au troisième jour qu'ils se furent mis sur mer, le vent
leur fut contraire et les repoussa sur les côtes de Cor-
nouailles. Ils demeurèrent donc là à l'ancre pendant six
jours. Pendant ce temps le roi eut un autre avis, par l'ex-
hortation et le conseil de messire Godefroy d'Harcourt
qui lui conseilla pour le mieux qu'il prît terre en Nor-
mandie. Et ledit messire Godefroy dit bien alors au roi

:

• « Sire, le pays de Normandie est l'un des plus


gras du monde et je vous promets, sur l'abandon
;

de ma tête, que, si vous arrivez là, vous y prendrez


terre à votre volonté. Kt jamais personne ne viendra
au-devant de vous qui puisse résister car en Nor-
:

mandie ce sont des gens qui jamais ne furent armés,


et toute la fleur de chevalerie qui y peut être est main-
tenant devant Aiguillon avec le duc. Vous trouverez
en Normandie de grosses villes et des bastides qui ne
sont point fermées et où vos gens auront si grand
profit qu'ils en vaudront mieux vingt ans après ; et
votre flotte vous pourra suivre jusque bien près de
Caen en Normandie. Je vous prie donc que je sois cru
et écouté à propos de ce voyage. Kt pour sûr vous et
nous tous en vaudrons mieux, car nous y trouverons or,
argent, vivres et tous autres biens à grand'profusion. »
LV. CoMMExXT LE ROI d'AngLETERRE ARRIVA EN
Normandie et comment
; il tomba a terre en sor-
tant DE SON vaisseau ET DIT QUE C'ÉTAIT BON SIGNE.

LEjeunesse
d'Angleterre
roi
{'),
qui était alors en la fleur de sa
ne désirait que trouver les
et qui
armes ennemis, s'inclina de grand'volonté aux
et ses
paroles de messire Godefroy d'Harcourt qu'il appelait
son cousin. Il commanda donc à ses mariniers qu'ils
tournassent vers la Normandie, et lui-même prit l'en-
seigne de l'amiral le comte de Warwick, et voulut
lui-même être amiral pour ce voyage et il se mit tout ;

devant, comme patron et gouverneur de toute la flotte ;

et ils cinglèrent au vent qu'ils avaient à volonté. La


flotte du roi d'Angleterre arriva en l'île de Cotentin (2),
à un certain port qu'on appelle la Hogue-Saint-Wast.
Ces nouvelles se répandirent sur le pays que les :

Anglais avaient pris terre là et des messagers, en-


;

voyés par les villes de Cotentin, vinrent en courant


jusques à Paris vers le roi de France. Le roi de F"rance
avait bien entendu raconter en cette saison que le roi
d'Angleterre mettait sur pied une grand'armée de gens
d'armes, et qu'on l'avait vue sur la mer, des côtes
de Normandie et de Bretagne mais on ne savait :

encore de quel côté ils voulaient aller. Donc, aussitôt


que le roi apprit que les Anglais avaient pris terre en
Normandie, il fit hâter son connétable, le comte de
Guines, et le comte de Tancarville, qui nouvellement
étaient venus d'Aiguillon, et leur dit qu'ils allassent
vers Caen et se tinssent là, et qu'ils gardassent la ville
et les frontières contre les Anglais. Ceux-ci répondirent
qu'ils iraient volontiers et qu'ils en feraient leur pos-
sible. Ils partirent de Paris et d'auprès du roi avec
grand'foison de gens d'armes et tous les jours
; il leur

1. Edouard était en effet dans sa trente-cinquicnic année.


2. La presqu'île de Cotentin, que Froissart appelle improprement une
île.
I40 £00 Cî)ronique0 ne jTroisgart,

en arrivait d'autres et ils chevauchèrent tant qu'ils


;

vinrent en la bonne ville de Caen où ils furent reçus


à grand'joie des bourgeois, et des bonnes gens des
environs qui s'y étaient retirés. Les susdits seigneurs
s'occupèrent aux ordonnances de la ville qui pour le
temps n'était pas fermée, et aussi à faire armer et pré-
parer et pourvoir d'armures chacun selon son état. Or
nous reviendrons au roi d'Angleterre qui était arrivé
à la Hogue-Saint-Wast, assez près de Saint-Sauveur-
le-Vicomte, l'héritage de messire Godefroy d'Harcourt.
Quand la flotte du roi d'Angleterre eut pris terre à
la Hogue et qu'elle fut là toute arrêtée et ancrée sur
le sable, le dit roi sortit de son vaisseau, et, du premier
pied qu'il mit à terre, il tomba si raidement que le
sang lui vola hors du nez. Alors ses chevaliers qui
étaient auprès de lui le prirent et lui dirent

:

« Cher Sire, retirez-vous en votre vaisseau et ne


venez pas aujourd'hui à terre, car voici un mauvais
signe pour vous. »
Aquoi le roi répondit sans délai

:

« Pourquoi ? Mais c'est un très bon signe pour


moi, car la terre me désire ('). »
De cette réponse ils furent tous réjouis. Ainsi le roi
se logea sur le sable ce jour là et la nuit, et encore le
lendemain tout le jour et toute la nuit.
Pendant ce temps on déchargea la flotte des che-
vaux et de tout leur harnais, et ils eurent là conseil
entre eux pour savoir comment ils se pourraient main-
tenir. Alors le roi fit deux maréchaux en son armée :

l'un messire Godefroy d'Harcourt, et l'autre le comte


de Warwick et il fit connétable le comte d'Arundel
; ;

puis il donna ordre au comte de Huntington de demeu-


rer sur leur flotte, avec cent hommes d'armes et quatre
cents archers.

I. On prcte la même cliiite et par conscciiicnt la mêmcrépons<tà tlcux

autres conqucrants, à César et à Guillaume de Normandie.


LVI. — Comment messire Godefrov d'Harcourt
r.RULA ET l'ILLA TOUT LE PAYS OU IL ARRIVA ET ;

COMMENT LE ROI FrAXUE EIT SON MANDEMENT Dl':


!)!•:

CENS d'armes roUR ALLl.R COMBATTRE LE ROI


d'AncLI.TI'.RRE QUI CATAIT SON l'AVS DeNoRMANDIE.

roi d'Angleterre messire Godefroy d'Har-


LE*court fit

conduiseur de toute son armée, parce qu'il


savait les entrées et les issues en Normandie ; lequel
messire Godefroy partit, comme maréchal de la troupe
du roi, avec cinq cents armures de fer et deux mille
archers, et il chevaucha bien à six ou sept lieues loin
de l'armée du roi, brûlant et saccageant le pays. Ils
trouvèrent le pays gras et plantureux de toutes choses,
les granges pleines de blés, les maisons pleines de
toutes richesses, habitées par de riches bourgeois et ;

partout chars, charrettes et chevaux, pourceaux, brebis,


moutons, et les plus beaux bœufs du monde qu'on
nourrit en ce pays. De cela ils en prirent, comme ils
voulurent, et amenèrent à l'armée du roi. Mais les
varlets ne donnaient point ni ne rendaient aux gens
du roi l'or et l'argent qu'ils trouvaient, mais le rete-
naient pour eux.
Ainsi était brûlé et ravagé, volé, gâté et pillé par
les Anglais le bon et gras pays de Normandie. Les
plaintes et les nouvelles vinrent au roi de France :

comment le roi d'Anofleterre était arrivé en Cotentin


et gâtait tout devant lui à droite et à gauche. Aussi le
roi Philippe dit et jura que jamais les Anglais ne
retourneraient sans être combattus, et que les dom-
mages et les ennuis qu'ils faisaient à ses gens leur
seraient chèrement vendus. Ledit roi fit aussitôt et
sans délai écrire des lettres à grand' foison et il envoya
;

premièrement vers ses bons amis de l'I^mpire, parce


cju'ils étaient les plus lointains d'abord au gentil roi
:

de I)ohême (ju'il aimait beaucoup, et aussi à messire


Charles de Bohême son fils, qui dès lors s'appelait roi
142 Les Chroniques ne jFroissart.

d'Allemagne et en était notoirement roi par l'aide et


les négociations de messire Jean son père et du roi de
France et déjà il avait pris les armes de l'Empire (').
;

Le roi de France les pria donc, aussi instamment


qu'il put, qu'ils vinssent avec toutes leurs forces, car
il voulait chevaucher contre les Anglais qui lui brûlaient

son pays. Les seigneurs susnommés ne voulurent pas


s'excuser, mais ils firent leur amas de gens d'armes,
d'Allemands, de Bohémiens, de Luxembourgeois, et
s'en vinrent en France vers le roi. Ledit roi écrivit
aussi au duc de Lorraine, qui vint le servir avec plus
de quatre cents lances et y vinrent le comte de Salm,
;

le comte de Saarbruck, le comte de Flandre, le comte


Guillaume de Namur, chacun avec une belle troupe.
Il écrivit encore et manda spécialement messire Jean

de Hainaut, qui était nouvellement allié à lui, par


l'entremise du comte Louis de Blois, son fils, et le
seigneur de Fagnoelles. Le gentil sire de Beaumont,
messire Jean de Hainaut, vint donc servir le roi de
France en grand équipage et à grand'foison de bonne
chevalerie du comté de Hainaut et d'ailleurs. Le roi
eut si grand'joie de sa venue, qu'il le retint pour sa
personne et le fit de son plus privé et spécial conseil.
Ainsi le roi de France manda partout des gens d'armes,
là où ir pensait les avoir et il fit une des plus grosses
;

assemblées de grands seigneurs, ducs, comtes, barons


et chevaliers, qu'on eût vues en France depuis cent ans.

I.Charles IV, fils de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, s'intitulait


en effetempereur. Il ne le fut de fait quel'annde suivante, en 1347, après
la mort de Louis V de Ba\ ière.
L\'II. — C(».MMi:\T Li: KOI d'Ancletekki; >'i;x alla
VERS CaEN COMMENT CEUX DE CaEN SE MIRENT EX
;

CAMPAGNE POUR LE COMBATTRE COMMENT CEUX DE


;

CaEN s'enfuirent sans coup férir ET COMMENT LE


;

CONNÉTABLE ET LE COMTE DE TaNCARVILLE V


FURENT PRIS AVEC BIEN VINOT-CINQ CHEVALIERS ET ;

COMMENT LA VILLE DE CaEN FUT CONQUISE.

f I^ roi d'Angleterre et ses gens prirent leur chemin

L-y pour venir vers une grosse ville qui s'appelle


Caen; et elle était pleine de très grandes richesses, de
draperies et de toutes marchandises, de riches bour-
geois, de nobles dames et de fort belles églises. Et
spécialement il y a deux grosses abbayes grandement
riches, situées l'une à l'un des bouts de Ja ville, et
l'autre à l'autre et l'une est celle de Saint-Etienne, et
;

l'autre celle de la Trinité ('). D'autre part, à l'un des


côtés de la ville, est situé le château qui est un des
plus beaux et forts de toute la Normandie et en était ;

alors capitaine un bon chevalier de Normandie, preux


et hardi, qui s'appelait messire Robert de Warignies,
et qui avait avec lui en garnison clans le château trois
cents Génois. Au corps de la ville était le comte d'Eu
et de Guines, alors connétable de Erance, et le comte
de Tancarville, avec Sfrand'foison de bonnes eens
d armes.
Le roi d'Angleterre chevaucha de ce côté tout sage-
ment et remit ses batailles ensemble et se logea pour
cette nuit sur les champs, à deux petites lieues près de
la Et toujours le suivait et côtoyait sa llotte qui
ville.
vint jusques àdeux lieues de Caen, en une ville et sur
un havre qu'on appelle Estreham {-), et de là sur la
rivière de l'Orne qui court parmi Caen.

1. Toutes deux étaient de l'ordre de Saint-Benoît. L'abbaye de Saint-

Klicnnc était une abbaye d'hommes, l'autre de femmes. C'est à Saint-


Éticnnc cjuc fut enseveli (Guillaume le Coiuiucrant.
2. Ouistrcham, à l'embouchure de l'Orne.
144 ^^^ Cfîtoniqueg te jFroissart,

Le lendemain au matin, le connétable de France et


les autres seigneurs qui étaient assemblés là, barons et
chevaliers, s'armèrent et firent armer leurs gens et tous
les bourgeois de la ville; et puis se mirent en conseil
ensemble, pour savoir comment ils se maintiendraient,
x^lors l'intention et l'ordonnance du connétable de
France et du comte de Tancarville furent que nul ne
quittât la ville, mais qu'ils gardassent les portes, le
pont et la rivière, et laissassent aux Anglais les pre-
miers faubourgs qui n'étaient pas fermés ; car ils
auraient assez à faire de garder le corps de la ville qui
n'était fermée que par la rivière. Ceux de la ville
répondirent qu'ils ne feraient pas ainsi, et qu'ils iraient
sur les champs et attendraient là la puissance du roi
d'Angleterre, car ils étaient gens capables de les com-
battre et assez forts pour cela. Quand le connétable
entendit leur bonne volonté, il répondit

:

« Que ce soit au nom de Dieu, et vous ne com-


battrez point sans moi et sans mes gens. »
Alors ils se mirent au dehors de la ville sur les
champs, et se rangèrent en assez bon ordre à ce com-
mencement, et firent grand semblant de se bien défen-
dre et de mettre leurs vies en aventure.
Ce jour-là les Anglais se levèrent fort matin et s'ap-
pareillèrent pour aller de ce côté. Le roi entendit la
messe avant le soleil levant, et puis monta à cheval,
ainsi que le prince son fils et messire Godefroy d'Har-
court qui était maréchal et gouverneur de l'armée, et
par le conseil duquel le roi avait agi et agissait en par-
tie. Ils se diri^fèrent tout bellement de ce côté, leurs

batailles rangées, et les bannières des maréchaux che-


vauchaient tout devant. Et ils approchèrent la grosse
ville de Caen et ces gens d'armes qui tous s'étaient mis
aux champs et, semblait-il, en assez bon ordre.
Dès que ces Ijourgeois de la ville de Caen virent
approcher ces Anglais qui venaient en trois batailles,
Les Chroniques îie jFcoissart. 145

drus et serrés, et qu'ils aperçurent ces bannières et ces


pennons en grand'foison ventiler et v^oltiger, et qu'ils en-
tendirent crier ces archers qu'ils n'avaient point accou-
tumé de voir ni de sentirais furent si effrayés et déconfits
d'eux-mêmes, que tous les gens du monde n'eussent pu
les empêcher de se mettre en fuite ;et ils se retirèrent
chacun en leur ville, sans arroi, que leconnétable le
voulût ou non. Là il y eut grand combat et maint hom-
me renversé et jeté par terre et ils tombaient en mon-
;

ceaux l'un sur l'autre, tant ils étaient fort épouvantés.


Le connétable de France et le comte de Tancarville
et quelques chevaliers se mirent en sûreté à une porte
sur l'entrée du pont car ils voyaient bien que, puisque
:

leurs gens fuyaient, il n'y avait rien à recouvrer, car ces


Anglais étaient déjà entrés et descendus parmi eux et
les tuaient sans merci, à volonté. Quelques chevaliers
et écuyers, et d'autres gens, qui savaient le chemin
vers le château, se portèrent de ce côté ; et messire
Robert de Warignies les recueillait tous, car le château
est extrêmement grand et bien pourvu. Ceux qui
purent venir là furent en sûreté. Les Anglais, gens
d'armes et archers, qui poursuivaient les fuyards, fai-
saient grand'tuerie ; car ils ne prenaient personne à
merci. D'où il advint que le connétable de France et le
comte de Tancarville, qui étaient montés à cette porte
au pied du pont, regardaient au long et au haut de la
rue et voyaient si grand massacre et tribulation que
c'était grand'épouvante à considérer et imaginer. Aussi
craignirent-ils pour eux-mêmes qu'ils ne tonibassent en
ce parti, et entre les mains d'archers qui ne les con-
nussent point.
Ainsi qu'ils regardaient en bas, en grand'crainte,
ces gens occupés à tuer, ils aperçurent un gentil che-
valier anglais cjui n'axait (ju'un (L-il et qu'on appelait
messire Thomas Holland, et avec lui cinq ou six bons
chevaliers. Ils avisèrent ce messire Thomas, car ils

FROISSA RT. 10
146 Les Chroniques ne jFroissart.

s'étaient autrefois vus et accompagnés l'un l'autre

I
à Grenade et en Prusse et dans d'autres voyages, ainsi
que les chevaliers se rencontrent. Ils furent tout récon-
fortés quand ils le virent aussi ils l'appelèrent en pas-
;

sant et lui dirent :

— « Messire Thomas, parlez à nous. »


Quand le chevalier s'entendit nommer, il s'arrêta
tout coi et demanda

:

« Oui êtes-vous, seigneurs, vous qui me connais-


sez ? »
Les susdits Seigneurs se nommèrent et dirent

:

« Nous sommes tels; venez parler à nous à cette


porte et prenez-nous prisonniers. »
Quand ledit messire Thomas entendit cette parole,
il fut tout joyeux, autant pour ce qu'il les pouvait sau-

ver, que parce qu'il avait en les prenant une belle


journée et une belle aventure de bons prisonniers,
assez pour avoir cent mille moutons (') il vint donc ;

au plus tôt qu'il put de ce côté avec toute sa troupe,


et lui et seize des siens mirent pied à terre et mon-
tèrent en haut à la porte, et trouvèrent les susdits sei-
gneurs, et bien vingt-cinq chevaliers avec eux, qui
n'étaient pas bien rassurés du massacre qu'ils voyaient
qu'on faisait dans les rues et ils se rendirent tous
;

aussitôt et sans délai audit messire Thomas qui les


prit et fiança ses prisonniers. Puis celui-ci mit et laissa
assez de ses gens pour les garder, et remonta à cheval
et s'en vint dans les rues et il empêcha ce jour-là de
;

faire mainte cruauté et plusieurs horribles actions, qui


eussent été faites s'il ne s'y fût opposé en quoi il fit ;

charité et gentillesse.
Il advint si bien au roi d'Angleterre et à ses gens,
que la rivière qui court parmi la ville de Caen, et

I. Le mouton (for, ou denier cPor à Pagnel, était une monnaie en usage

depuis St Louis. .Son nom venait de ce c[u'une des faces de la pièce pré-
sentait un agneau pascal tenant une croix.
«Les €f)ïonmcs De JFroissaw. 147
qu. ordinairement peut
porter de gros navires,
basse et s, morte qu'ils la était si
passaient et repas^aien
M^assaient à a
leur aise, sans danger du
pont ()
Ainsi ledit roi d'Angleterre
eut et conquit la bonne
V. le de Caen et en
fut seigneur; mais,
à vrai dire il
lu. en coûta aussi
beaucoup de ses gens; car ceux
étaient montés dans les
ou
loges et letgreniers de
étroites rues, jetaient pierres, ce
bancs et%,iortiers et en
eTon
ce dont Te
le d A
ro'^r
roi
" P^-^Jo- Plus de cinq'c: Us
,'*=

Angleterre fut très courroucé


le soir
quand le sut; et il ordonna
,
que le lendemain on r^
tout a lepee, et ladite
ville à feu et à flamme
messire Godefroy d'Harcourt Ma s
en détourna le ci Les
Anglais furent seigneurs de
la ville de Caen
demeurèrent trois jours et ils et v
y conquirent et
;
gagnèrent
ce scjour >Is s occupèrent
à ordonner leurs besognes-
et envoyèrent par barques et par
ils
bateaux tou?leu;
avoir et leur gain (draps,
joyaux,' vaisselle d'o et d a
gent, et toutes autres
richesses dont ils avaiei t^rand'

iom
loiTd ou "/'-fi-^"-
la, ;
de ir
à
etau leur grosse
Estreham, à deuSe'
flotte; et
eurent avis ils
et délibération qu'ils
enverraient en Angleterre
flotte avec toute leur fet r
conquête et leurs prLnniers
Le
' ""'"'"g'- f"^ nommé condu'iseuresouve!
I aT^de
rain de cette flotte, avecdeux cents hommes d'arnies
et quatre cents archers.
Et le roi d'Angleterre acheta
e comte de Guines.
connétable de France, etîeco^nte
de rancarville, de messire
Thomas Holland e^ de ses
'"
SrS""" " ""^ ^^'^'•' '''"'' "'"'= -bts (-ft^ut

,' ^^"'^"^ navigable à Caen.


!
a'?/?^S"'
"''' "'"""^'^ '''''' ''^PP'^ ^"
cl'Ëdou'r^' I it: ^^"^^'^terre sous le règne
;

i
LVIII. —
Comment le roi d'Angleterre partit de
CaEN, et BRULA ET PILLA TOUT LE PAYS JUSOUA DEUX
LIEUES PRÈS DE PaRIS EN COTOYANT LA RIVIÈRE DE
Seine.

LES ^Anglais prirent en partant de Caen


d'Evreux, mais n'y allèrent carpoint,
le chemin
elle était
très forte et bien fermée; mais ils chevauchèrent vers
une autre grosse ville qu'on appelle Louviers.
Louviers était alors une des villes de Normandie où
l'on faisait la plus grand'quantité de draperie, et elle
orrosse, riche et marchande. Les Ano-lais entrèrent
était o o
dedans et la conquirent à peu de difficulté, car elle
n'était point fermée; aussi fut-elle toute courue, vo-
lée et pillée, sans hésitation, et lesdits Anglais y con-
quirent grand avoir. Ils passèrent outre et entrèrent
dans le comté d'Evreux, et le brûlèrent tout, excepté
les forteresses; mais jamais ils n'y assaillirent ville forti-
fiée ni château, car le roi voulait épargner ses gens et
son artillerie; il pensait bien qu'il en aurait à faire. Le
roi d'Angleterre et toute son armée se mit sur la rivière
de Seine en approchant Rouen mais ils ne tournèrent
;

pas de ce côté et allèrent à Vernon, où il y a un bon et


fort château; ils brûlèrent la ville, mais au château ils
ne portèrent point de dommage. Ensuite ils brûlèrent
Verneuil et tout le pays d'environ Rouen, et le pont de
l'Arche, et vinrent jusqu'à Nantes et à Meulan et gâ-
tèrent le pays des environs. Et ils passèrent auprès du
château de Rolleboise, mais ne l'assaillirent point; et
partout ils trouvaient sur la rivière de Seine les ponts
défaits ; et ils allèrent tant qu'ils vinrent jusques à
Poissy, et trouvèrent le pont rompu et défait; mais les
pieux et les jetées étaient encore clans la rivière. Le roi
s'arrêta là et y séjourna pendant cinq jours. Pendant ce
temps le pont fut refait, bon et fort pour faire passer
son armée sans péril. Et ses maréchaux coururent
jusque bien près de Paris, et brûlèrent Saint-Germain-
les Chroniques ne jFroissart. 149

en-Laye Montjoie, Saint-CIoud et Boulogne-lez-


et la
Paris, et Bourg-la-Reine ce dont ceux de Paris n'étaient
:

pas bien rassurés, car Paris n'était point alors fermée


(•) ;

aussi craignai(*nt-ils que les Anglais ne vinssent outre


jusque-là.
Alors s'émut le roi Philippe, et il fit abattre tous les
appentis de Paris pour chevaucher plus aisément dans
il partit de Paris et s'en alla à
la ville; et Saint- Denis,
làoù le roi de Bohême, messire Jean de Hainaut, le
duc de Lorraine, le comte de Flandre, le comte de
Blois, trèsgrand'baronnie et chevalerie étaient. Quand
les gens de Paris virent partir le roi leur seigneur, ils
furent plus effrayés qu'auparavant; et ils vinrent à lui
en se jetant à genoux, et dirent :

^ — « Ah
cher sire et noble roi, que voulez-vous
!

faire Voulez-vous ainsi laisser et guerpir


(2) la bonne
.^

cité de Paris Et pourtant vos ennemis sont à deux


.^

lieues près tantôt ils seront en cette ville quand ils


;

sauront que vous en serez parti et nous n'avons ni ;

n'aurons personne qui nous défei]de contre eux. Sire,


veuillez demeurer et aider à garder votre
bonne
cité. »

Alors le roi répondit et dit :

— « Mes bonnes
gens, ne craignez en rien. Jamais
les Anglais ne vous approcheront de plus
près. Je m'en
vais jusques à Saint-Denis vers mes gens
d'armes;
car je veux chevaucher contre les Anglais et les
com-
battre, de quelque façon que ce soit. »
Amsi le roi de bVance rapaisa la communauté de
Pans qui était en grand'crainte que les Anglais ne les
vinssent assaillir et détruire, ainsi qu'ils avaient
fiiit
pour ceux de Caen. Ht le roi d'Angleterre se tenait en

1. I.a ville de Paris, comme on le verra, ne commença d'être fortifk^c


que plus tard, lorsque Etienne .Marcel fut nommé prévit des mar-
'
chands.
2. Cucrpir, quitter; nous
avons conserve le mot compose iL[^ucrpir.
I50 Les Cbroniques ne jFtoissart.

l'abbaye de Poissy-les-Dames; et il y fut le jour de


Notre-Dame de mi-août, et y tint sa solennité; et ce
jour-là il s'assit à table vêtu de drap fourré d'hermine,
d'écarlate vermeille sans manches.

LIX. —Comment le roi d'Angleterre entra au


PAYS DE BeAUVOISLS ET COMMENT IL ENVOYA SES
MARÉCHAUX POUR TROUVER PASSAGE SUR LA RIVIÈRE
DE Somme.

LEde roi anglais chevaucha en avant et entra au pays


Beauvoisis brûlant et pillant le plat pays, ainsi
qu'il avait fait en Normandie; et il chevaucha tant de
telle manière qu'il s'en vint loger en une fort belle et
riche abbaye qu'on appelle Saint-Lucien, et qui est
située assez près de la cité de Beauvais. Le roi y cou-
cha une nuit.
Le lendemain, sitôt qu'il en fut parti, il regarda der-
rière lui, et vit que l'abbaye était tout enflammée. De
cela il fut fort courroucé et s'arrêta sur les champs et;

il dit que ceux qui avaient fait cet outrage, contre sa


défense, le payeraient chèrement; car le roi avait
défendu, sous peine de la corde, que nul ne violât une
église, ni ne mît le feu à une abbaye ni à un monastère.
Aussi en fit-il prendre vingt de ceux qui y avaient mis
le feu, et les fit tantôt et sans délai pendre, afin que les
autres y prissent exemple.
L'armée du roi vint à Airaines, et là il commanda à
toutes manières de gens de se loger, et de ne point
passer avant, et il défendit sous peine de la corde que
nul ne fît rien à la ville, d'incendie ou d'autre chose,
car il voulait se tenir là un jour ou deux, et avoir. avis
et conseil i)ar (juel passage il pourrait passer mieux à
son aise la rivière de Somme; et il lui était bien besoin
qu'il y pensât, ainsi que vous entendrez raconter.
les chroniques! De jFroîgsart. 151

Le Philippe de P'rance était à Saint-Denis, et


roi
ses gens là aux environs et tous les jours lui crois-
;

saient et venaient des gens de tous côtés et il en avait ;

tant que c'était sans nombre. Ledit roi partit donc de


Saint- Denis dans l'intention de trouver le roi d'Angle-
terre et de combattre contre lui, car il en avait gfrand
désir, pour venger l'incendie de son royaume et la
grand'destruction que les Anglais y avaient faite. Le
roi de France chevaucha tant par ses journées qu'il
vint à Coppegny-l'Esquissé, à trois lieues près de la
cité d'Amiens et là il s'arrêta pour attendre ses gens
;

qui venaient de toutes parts et pour apprendre les dis-


positions des Anglais (').
Le roi d'Ano-leterre était arrêté à Airaines, ainsi
que vous avez entendu, et avait fort bien appris que
le roi de France le suivait et il ne savait pas encore là
;

où il pourrait passer la rivière de Somme qui est grande,


large et profonde et tous les ponts étaient défaits, ou
;

si bien gardés de bonnes gens d'armes que la rivière

était impossible à passer. Le roi appela donc ses deux


maréchaux, le comte de Warwick et messire Geoffroy
d'Harcourt, et leur dit qu'ils prissent mille hommes
d'armes et deux mille archers, et qu'ils s'en allassent
tâtant et regardant le long de la rivière de Somme,
pour savoir s'ils pourraient trouver passage où ils pus-
sent passer en sûreté.
Les deux maréchaux susdits partirent, bien accom-
pagnés de gens d'armes et d'archers ils passèrent ;

parmi Longpré, et vinrent au Pont-à-Rémy et le trou-


vèrent bien garni de grand'foison de chevaliers et
I. Edouard se trouvait sur les rives de la Seine dans une situation assez

critique, toujours suivi de près par son adversaire qui voulait l'obliger h
combattre. Philippe avait fait rompre les ponts et, se tenait sur la rivi;
droite. Trompé par de faux avis qui l'assuraient qu'Edouard allait passer
la Seine près de Paris, Philippe repasse sur la rive gauche et se retranche
à .\nlony. C'est alors qu'Edouard se dirige sur l'oissy oii il refait le pont
et prend son chemin rapidement vers la Picardie, gagnant sur le roi de
Krance deux journées de marche.
152 les Cbroniques te jTroissart

d'écuyers et de gens du pays, qui étaient là asseniblés


pour garder et défendre le passage. Les Anglais vin-
rent là et se mirent en bon ordre à pied pour assaillir
les Français et il y eut grand assaut et très fort, et
;

qui dura du matin jusques à prime mais ledit pont et


;

la défense étaient si bien bastilles et furent si bien

défendus, que jamais les Anglais n'y purent rien con-


quérir ;mais ils partirent, sans rien faire, et che-
vauchèrent d'autre part et vinrent jusqu'à une grosse
ville qu'on appelle Fontaine-sur-Somme. Ils la brû-
lèrent toute et la pillèrent, car elle n'était point fermée;
et puis ils vinrent à une autre ville qu'on appelle Long-
en- Ponthieu. Ils ne purent gagner le pont, car il était
bien garni et fut bien défendu ils en partirent et
;

chevauchèrent vers Pecquigny, et trouvèrent le pont


et la ville et le château bien garnis, si bien que jamais
ils ne les eussent gagnés ni pris. Ainsi le roi de PVance

avait fait pourvoir et garnir les détroits et les passages


Sur la rivière de Somme, afin que le roi d'Angleterre
ni son armée ne pussent passer car il les voulait
;

combattre à sa volonté, ou les affamer par deçà la


rivière de Somme.

LX. — Comment les maréchaux du roi d'Ancjleterre


ne trouvaient point de passage;
LUI dirent (qu'ils
et comment le roi de France envoya messire
Godemar du ¥a\ tour carder le passage de
Blanciietachi:.

QUAND lesdeux maréchaux du roi d'Angleterre


eurent ainsi pendant un jour entier tâté, chevau-
ché et côtoyé la rivière de Sonime, et qu'ils
virent que d'aucun côté ils ne trouveraient passage,
ils retournèrent en arrière à Airaines vers le roi leur

seigneur, et lui racontèrent leur chevauchée et tout ce


ïLcs Cbroniqucs De JFroissart. 153

qu'ils avaient trouvé. Ce même jour le roi de France


vint coucher à Amiens avec plus de cent mille hommes,
et le pays d'environ était tout couvert de gens d'armes.
Quand le roi d'Angleterre eut entendu la relation de
ses deux maréchaux, il n'en fut pas plus joyeux ni
moins pensif, et il commença fort à songer et s'attris-
ter ; et il commanda que le lendemain au plus matin
ils fussent tous parmi son armée préparés, et qu'on

suivit les bannières des maréchaux. Le commandement


du roi fut fait. Quand ce vint au matin et que le roi
eut entendu sa messe avant le soleil levant, les trom-
pettes sonnèrent le délogement et toutes manières de
-gens partirent, en suivant les bannières des maréchaux
qui chevauchaient tout devant ainsi qu'il était ordonné.
Et ils chevauchèrent tant en cet état parmi le pays de
Vimeu, en approchant la bonne ville d'Abbeville, qu'ils
vinrent à Oisemont, oià grand'foison de gens du pays
s'étaient retirés sur la confiance d'un peu de défense
qu'il y avait et ils pensaient bien la tenir et défendre
;

contre les Anglais mais ils faillirent dans leur pensée,


;

car dès l'abord ils furent envahis et assaillis si dure-


ment qu'ils perdirent la place et les Anglais conqui-
;

rent la ville et tout ce qu'il y avait dedans. Et il y eut


grand'foison d'hommes de la ville et du pays d'environ
morts ou pris. Et le roi d'Angleterre se logea au grand
hôpital.
Alors le roi de l'Vance était à Amiens, et il avait
ses espions et ses coureurs qui couraient sur le pays et
lui rapportaient les dispositions des Anglais. Le roi
apprit ainsi, par ses coureurs, que le roi d'Angleterre
se délogerait d'Airaines bien matin, ainsi qu'il fit, et
chevaucherait vers Abbeville car ses maréchaux
;

avait tâté tout en amont la rivière de Somme et


n'avaient trouvé nulle part de j^assage. De ces nou-
velles le roi de hVance fut fort joyeux,, et pensa qu'il
enfermerait le roi d'Angleterre entre Abbeville et la
154 ïLes Chroniques De JFroissatt,

rivière de Somme,
et le prendrait ou le combattrait à
sa volonté. de France commanda donc aussitôt
Le roi
à un grand baron de Normandie, qui s'appelait messire
Godemar du Fay, d'aller garder le passage de Blan-
chetache qui est au-dessus d' Abbeville, par oii il fallait
que les Anglais passassent, et non par ailleurs. Ledit
messire Godemar du Fay partit donc d'auprès du roi
avec mille hommes d'armes et cinq mille de pied y
compris les Génois et il fit si bien qu'il vint à Saint-
;

Riquier-en-Ponthieu, et delà au Crotoy où est situé


ledit passage. Il emmena encore, ainsi qu'il chevau-
chait de ce côté, grand'foison des gens du pays et il ;

manda aux bourgeois d' Abbeville qu'ils vinssent là


avec lui, pour l'aider à garder le passage. Ils y vinrent
en bon arroi et ils furent audit passage au-devant des
;

Anglais douze mille hommes, tant des uns que des


autres, dont il y avait bien deux mille Tournaisiens.

LXI. —
Commp:nt le roi de France partit d'Amiens
ET s'en alla vers Airaines, pensant trouver le
ROI d'Angleterre et comment on enseigna au
;

ROI d'Angleterre le passage de Blanchetache.

APRÈS cette ordonnance, le roi Philippe, qui dési-


fortement trouver les Anglais et les combat-
rait
tre, partit d'Amiens avec toutes ses forces et chevaucha
vers Airaines et il vint là à l'heure de midi ou envi-
;

ron et le roi d'Angleterre s'en était parti à petite


;

prime ('). Et les P^'ançais trouvèrent encore grand'


foison de provisions, chairs en broches, pains et pâtés
en fours, vins en tonneaux et en barils, et beaucoup de
tables mises que les Anglais avaient laissées, car ils
étaient partis de là en grand' hâte.

I. Un peu avant six heures du matin.


Les chroniques ne JFroissart. 155

Sitôt que de France fut venu à Airaines, il eut


le roi
conseil de se loger, et on lui dit

:

« Sire, logez-vous et attendez votre baronnie il ;

est certain que les Anglais ne vous peuvent échapper. »


Alors le roi se logea en la ville même et à mesure ;

que les seigneurs venaient, ils se logeaient.


Or nous parlerons du roi d'Angleterre qui était en la
ville d'Oisemont et qui savait bien que le roi de P^rance
le suivait avec toutes ses forces et en orrand'volonté de
le combattre. Aussi le roi d'Angleterre eût vu volon-
tiers que lui et ses gens eussent passé la rivière de
Somme. Quand vint le soir et que ses deux maréchaux
furent revenus, après avoir couru tout le pays jusques
aux portes d'Abbeville et été devant Saint-Valéry où
ils avaient fait une grand'escarmouche, il mit son con-

seil ensemble et fit venir plusieurs prisonniers du pays


de Ponthieu et de Vimeu que ses gens avaient pris ;

et le roi leur demanda fort courtoisement



:

« Y a-t-il ici un homme qui sache un passage


qui doit être au-dessous d'Abbeville, et où nous et
notre armée puissions passer sans péril? S'il y a quel-
qu'un qui veuille nous l'enseigner, nous le tiendrons
quitte de sa prison, et aussi vingt de ses compagnons,
pour l'amour de lui ('). »
Là il y eut un varlet, qu'on appelait Gobin Agace,
qui s'avança pour parler et qui connaissait le passage
de la Blanchetache mieux que nul autre et il était né ;

et avait été nourri là auprès, et l'avait


passé et repassé
cette même année par plusieurs fois. Il dit donc au roi

:

« Sire, oui, au nom de Dieu, je vous promets, et


sur l'abandon de ma tête, que je vous mènerai bien à
tel passage où vous passerez la rivière de Somme avec

I. D'autres historiens, qui racontent d'ailleurs le fait de la même façon,

disent que, sachint là l'existence d'un gud, le roi anglais promit une
forte somme d'argent à qui le ferait connaître. C'est alors qu'un
paysan, séduit par l'appât de cette recompense, indiqua le gué de
lilanquetaque.
156 les Chroniques îie jrroissart

votre armée, sans y a certaines limites de


péril; et il

passage où douze hommes


passeraient de front et
la
deux fois entre jour et nuit et n'auraient pas d'eau plus
avant qu'aux genoux; car, quand le flux de la mer
vient, il regorge la rivière si loin en amont que nul n'y
pourrait passer mais quand ce flux, qui vient deux fois
;

entre nuit et jour, est tout en allé, la rivière demeure là


en cet endroit si petite, qu'on y passe bien à l'aise à
pied et à cheval ce qu'on ne peut faire autre part que
:

là, fors aux ponts d'Abbeville qui est forte ville, grande

et bien garnie de gens d'armes. Et audit passage. Mon-


seigneur, que je vous nomme, il y a gravier de marne
blanche, fort et dur, sur lequel on peut fermement
charrier; et pour cela appelle-t-on ce passage la Blan-
chetache ('). »
Quand le roi d'Angleterre entendit les paroles du
varlet, il n'eût pas été si joyeux si on lui avait donné
vingt mille écus, et il lui dit

:

« Compagnon, si je trouve vrai ce que tu nous dis,


je te tiendrai quitte de ta prison, et tous tes compa-
gnons pour l'amour de toi, et je te ferai délivrer cent
écus nobles. »
Et Gobin Agace lui répondit :

— « Sire, oui, sur le péril de ma tête; mais ordon-


nez-vous sur ce pour être là sur la rive avant le soleil
levant. )>

Le roi dit<i Volontiers; » puis il fit savoir par toute


:

son armée que chacun fût armé et appareillé au sonde


la trompette, pour se mettre en mouvement et partir
de là pour aller ailleurs.

I. Blanche-tache ou Blanqtictaqite ou Blanche-cayeux. Le gué existe


toujours entre les villages de Noyelles et de l'ort, au-dessus du Crotoy.
Mais le nom de Blan(|uetaque, ou tache blanche, ne vient point de ce
que le lit de la Somme est à cet endroit de marne l)lanche ce que les ; <,<

marins appellent Blanquetaque, est le point de la falaise crayeuse cjui


forme, au-dessus de Port, une longue bande de couleur blanche.» (LOU-
ANDRE, Revue A Hi^lo- Française .)
LXII. Co.MMKXT LK ROI 1)' AXOLKTKRR]-: \ IXT AU
GUÉ OU IL TROUVA MK.SSIRK GoDEMAR DU FaV AVEC
DOUZE MILLE FRANÇAIS, ET oU IL V EUT TRÈS EORTE
ET DURE r.ATAILLE.

LE roi
cette nuit,
ne dormit pas grandement
d'Angleterre
mais se leva à minuit et fit sonner la
trompette comme signal de déloger. Chacun fut bien-
tôt a])pareillé, bêtes de somme troussées, chars char-
gés. Ils partirent sur le point du jour de la ville
d'Oisemont, et chevauchèrent sous la conduite de ce
varlet qui les menait; et ils firent tant et exploitèrent
si bien, environ au soleil levant, assez
qu'ils vinrent,
près de ce gué qu'on appelle la Blanchetache. Mais le
ïlux de la mer était alors tout plein; ils ne purent donc
passer aussi bien le roi devait-il attendre ses gens qui
:

venaient après lui. Il demeura là à cet endroit jus-


qu'après prime, attendant que le flux s'en fût allé et, ;

avant que le flux s'en fût allé, vint d'autre part messire
Godemar du Fay, avec grand'foison de gens d'armes
envoyés de par le roi de France, ainsi que vous avez
ouï raconter.
Ledit messire Godemar avait, en venant à la Blanche-
tache, rassemblé grand'foison de gens du pays, et tant,
qu'ils étaient bien douze mille, des uns et des autres,
qui aussitôt se rangèrent sur le passage de la rivière
pour le garder et défendre. Mais le roi d'Angleterre ne
laissa pas pour cela de passer, mais commanda à ses
maréchaux de se jeter aussitôt dans l'eau, et à ses ar-
chers de tirer fortement sur les Français qui étaient
dans l'eau et sur le rivage. Alors les deux maréchaux
d'Angleterre firent chevaucher leurs bannières, au nom
de Dieu et de saint Georges, et eux après; et se
jetèrent dans l'eau de plein élan, les plus valeureux et
les mieux montés devant. Là il y eut en la rivière
mainte joute faite, et maint homme renversé d'une
part et d'autre là commença un fort combat, car
;
158 les Cî)roniques De jFroîssart.
I

; messire Godemar et les siens défendaient vaillamment


le passage. Là il y eut quelques chevaliers et écuyers
français, d'Artois et de Picardie, et de la troupe de
l messire Godemar, qui pour avancer leur honneur se
j
jetaient audit gué et ne voulaient pas être trouvés sur
I les champs; mais ils aimaient mieux jouter dans l'eau

I
que sur terre. Et il y eut, vous dis-je, mainte joute j

I
faite là et mainte habileté d'armes: car ceux qui étaient
envoyés là pour garder et défendre le passage, étaient
eens d'élite et se tenaient tous bien rangés su'" le détroit
du passage de la rivière, et ainsi les Anglais étaient
durement rencontrés quand ils venaient à la sortie de
l'eau pour prendre terre. Et il y avait les Génois qui

I
par leurs traits leur faisaient beaucoup de maux, mais
'
les archers d'Angleterre tiraient si régulièrement que
c'était merveille, et, pendant qu'ils occupaient les
Français, les gens d'armes passaient. Et sachez que
les Anglais se mettaient bien en peine de combattre,
car il leur était dit notoirement que le roi de France
les suivait avec plus décent mille hommes d'armes, et
déjà quelques compagnons coureurs étaient venus jus-
ques aux Anglais, et en avaient rapporté de vraies mar-
ques au roi de France, ainsi que vous l'entendrez dire.
^ M :tg ?y. 'M '!ss. -M 'iss.'rss.vy.'!S\: '^. sy. "s^. MM ?9: r^. fv. "f^: ^m^- ^ ^" '^- ^' ^' ^'."^M'^'s^^m

LXIII. —
Comment lk rui d'Angleterrk iwssa le
PASSAGE DE BlANCIIETACIIE ET DÉCONEIT MESSIRE
Godemar du P^vv et ses gens.

O UR passage de Blanchetache la bataille fut dure


le
vZy. et forte, etassez bien gardée et défendue par les
Français; et il y eut mainte belle habileté d'armes faite
ce jour-là d'un côté et d'autre; mais finalement les An-
glais passèrent outre, à quelque peine que ce fût; et ils
se mettaient, à mesure qu'ils passaient, sur les champs.
Ainsi passèrent le roi et le prince de Galles son fils et
Les Chroniques De jFroissatt 159

tous les seigneurs {'). Depuis les Français ne tinrent


guère d'ordre, et qui en put partir, partit dudit passage,
comme déconfit. Quand messire Godemar vit le mal-
heur.ilse sauva au plus vite (ju'il put (-); et ainsi firent
beaucoup de ceux de sa troupe, et les uns prirent le
chemin d'Abbe ville et les autres de Saint- Riquier. Là
il y eut grand'tuerie et maint homme mort, car ceux
qui étaient à pied ne pouvaient fuir aussi y en eut-il ;

grand'foison de ceux d'Abbeville, de Montreuil, de


Rue de Saint-Riquier morts et pris; et la chasse dura
et
plus d'une grosse lieue. Les Anglais n'étaient pas
encore tous sur l'autre rivage, quand quelques écuyers
des seigneurs de France qui se voulaient aventurer, et
spécialement de ceux de l'Empire, du roi de Bohême
et de messire Jean de Hainaut, vinrent sur eux et
conquirent sur les derniers quelques chevaux et des
bagages et ils en tuèrent et blessèrent plusieurs sur le
;

rivage qui se mettaient en peine de passer, afin qu'ils


fussent tous de l'autre côté.
Les nouvelles vinrent au roi Philippe de France
qui chevauchait fortement cette matinée-là, et qui était
parti d'Airaines ; et il lui fut dit que les Anglais
avaient passé la Blanchetache et déconfit messire
Godemar du Fay et sa troupe. De ces nouvelles le roi
de France fut fort courroucé, car il pensait bien trou-
ver les An({lais sur le riva^je de Somme, et là les com-
battre. Aussi il s'arrêta sur les champs et demanda à ses
maréchaux ce qu'il était bon de faire. Ils répondirent :

1. Le 24 août 1346, jour de la Saint-Barthélémy.


2. On verra plus loin que Philippe de Valois voulut faire pendre
(jodemar du Fay comme traître. Quelques chroniqueurs, et entre autres
le continuateur de Ciuillaume de Nangis, ont prétendu que Godemar
avait fui sans opposer de résistance à l'armée anglaise. Ce qui a pu don-
ner naissance à cette accusation, c'est que Godemar du Fay était parent
de (jcoffroy d'Marcourt et qu'on pouvait le supposer de connivence avec
lui. IJuchon dit judicieusement que si ce capitaine «eût été coupable de
trahison, il ncst pas vraisemblable que Philppe l'eût épargné, lui qui
avait puni de mort Çlisson et Malestroit et d'autres, sur le seul soupi^on
d'intelligence avec Edouard ».
i6o les Ci)i*onique0 îie jFroî.ssact.

— « Sire, vous ne pouvez passer, car le Hux de la


mer est déjà tout revenu. »
Alors le roi de France retourna tout courroucé et
s'en vint ce jeudi coucher à Abbeville ; et toutes ses
gens suivirent son train et les princes et les grands
;

seigneurs vinrent loger en ladite ville, et leurs gens


dans les villages d'environ car tous n'y auraient pu
;

être logés, tant il y en avait grand'foison.

LXIV. —-CoM-MKNT LK ROI 1)' AN(;LETERRE RÉCOMI'ExXSA


LE VARLET (^UI LUI AVAIT ENSEIGNÉ LE PASSAGE ET ;

PUIS s'en vint GATANT ET BRULANT LE PAYS JUSQUE


\ERs Cr]':cv.

QUAND d'Angleterre et ses gens furent


le roi
outre, et qu'ils eurent mis en chasse leurs enne-
mis, ils se mirent bellement et ordonnément
ensemble, et mirent en troupe leur charroi et chevau-
chèrent, ainsi qu'ils avaient fait au pays de Vexin et
de Vimeu et auparavant jusque-là et ils ne s'effrayè-
;

rent de rien lorsqu'ils se sentirent outre la rivière de


Somme et le roi d'Angleterre remercia et loua Dieu
;

plusieurs fois ce jour-là, quand il lui avait fait si grand'


grâce que de lui avoir fait trouver un passage bon et
sûr qu'il avait conquis sur ses ennemis, lesquels il avait
déconfits par bataille. Alors le roi d'Angleterre fit
venir là devant lui le varlet qui lui avait enseigné le
passage, et le tint quitte de sa prison, et tous ses com-
pagnons pour l'amour de lui, et lui fit donner cent
nobles d'or et un bon cheval. De celui-là je n'en sais
pas davantage.
Depuis le roi et ses gens chevauchèrent tout con-
tents et tout joyeux et ils eurc;nt en pensée ce jour-là
de loger en une bonne grosse ville (jue l'on ap[)elait
Noyelles et qui était près de là. Mais quand ils surent
iLcs Chroniques De jFroissart. i6i

comtesse d'Aumale, sœur de messire


qu'elle était à la
Robert d'Artois qui était trépassé, ils rassurèrent pour
l'amour de lui la ville et le pays qui était appartenant
à la dame ce dont elle remercia beaucoup le roi et ses
;

maréchaux. Ils allèrent loger plus avant dans le pays


en approchant la Broyé mais ses maréchaux chevau-
;

chèrent jusques au Crotoy qui est situé sur mer et ;

ils
y prirent la ville et la brûlèrent toute;et ils trouvèrent
sur le port grand' foison de nefs, de banjues et de
vaisseaux chargés de vins de Poitou, et qui étaient à
des marchands de Saintonge et de la Rochelle mais ;

ils eurent bientôt tout vendu ('), et lesdits maréchaux

en firent amener et charrier les meilleurs au camp du


roi d'i\ngleterre qui était logé à deux petites lieues
de là. Le lendemain, bien matin, le roi d'Anofleterre
délogea et chevaucha vers Crécy en Ponthieu. Ses
deux maréchaux chevauchèrent en deux troupes, l'un
à droite et l'autre à gauche et l'un vint courir jusqu'aux
;

portes d'Abbeville et puis s'en retourna vers Saint-


Riquier, brûlant et ravageant le pays et l'autre au- ;

dessous le long de la mer, et vint courir jusqu'à la ville


de Rue. Ils chevauchèrent ainsi ce vendredi, jusqu'à
l'heure de midi que leurs trois batailles se remirent
toutes ensemble. Alors ledit roi Edouard avec toute
son armée se logea assez près de Crécy en Ponthieu.

hW. Co.MMKXT Li: ROI )'x-\nGLKTERRE MT AVISER


I

l'AR SES MARÉCHAUX LA l'LACE OU IL ORDONNERAIT


SES i;ataili.i;s.

roi d'Angleterre était bien informé que son


LI{adversaire le roi de France le suivait avec toutes
ses grandes forces, et qu'il avait grand désir de com-
battre contre lui, comme il semblait; car il l'avait

I. C'est-à-dire qu'ils n'eurent même pas la peine de le vendre ; on le


leur prit.

FKOlbSART. II
102 iLe^ CbroniQucg De jfroissatt

vitement poursuivi jusque bien près du passage de


Blanchetache et était retourné jusques à Abbeville.
Le roi d'Angleterre alors dit à ses gens :

— « Prenons place ici, car je n'irai pas plus avant


que je n'aie vu nos ennemis et il y a bien raison que
;

je les attende, car je suis sur le vrai héritage de madame


ma mère et qui lui fut donné en mariage aussi je le
;

veux défendre et revendiquer contre mon adversaire


Philippe de Valois. »
Ses gens obéirent tous à son intention et n allèrent
pas plus avant. Le roi se logea donc en pleins champs,
et tous ses gens aussi et parce qu'il savait bien
;

qu'il n'avait pas la huitième partie autant de gens que


le roi de France avait, et qu'il voulait attendre l'aven-
ture et la fortune et combattre, il était nécessaire qu'il
veillât à ses besognes. Il fit donc aviser et regarder
par ses deux maréchaux, le comte de Warwick et
messire Godefroy de Harcourt, et avec eux messire
Regnault de Cobham, vaillant chevalier durement, le
lieu et la place oi^i rangeraient leurs batailles. Les
ils

susdits chevauchèrent autour des champs et imaginè-


rent et considérèrent bien le pays et leur avantage ;

aussi firent-ils aller le roi de ce côté ainsi que tous ses


gens et ils avaient envoyé leurs coureurs courir vers
;

Abbeville (parce qu'ils savaient bien que le roi de


P>ance y était et qu'il passerait là la Somme), pour
savoir si les Français iraient sur les champs et sorti-
raient d' Abbeville. Ces coureurs rapportèrent qu'il n'en
était nulle apparence.
Alors le roi donna congé à tous ses gens de se reti-
rer à leur logis pour ce jour, et ordonna, le lendemain
bien matin au son des trompettes, d'être tout prêts,
comme pour combattre aussitôt en ladite place. Chacun
se retira donc en son logis, d'après cet ordre, et s'oc-
cupa à se mettre en point et à refourbir ses armes.
LXVI. —
COM.MKXT LE ROI 1)1, FkaNCE EXVOV-V
SES
MARECHAUX POUR SAVOIR LES
DISPOSITIONS DES
Anglais et comment il donxXa a
;
souper a tous
LKS seigneurs QUI ÉTAIENT
AVEC LUI, ET LES PRrv
gU ILS EUSSENT AMIS ENSEMBLE.

T F vendredi tout
^ dans la bonne
le jour, le roi
ville
de France se tint
d'Abbeville, attendant ses
j^cfns qui toujours lui venaient
de tous côtés et il en

taisait aussi passer ladite


ville à quelques-uns
et aller
sur les champs, pour être
plus préparés le lendemain •

car c était son intention


de sortir dehors et de com-
battre ses ennemis, de
quelque façon que ce fût Et
ledit roi envoya, ce
vendredi, ses maréchaux, le
'sire
de
Saint-Venant et le sire Charles de
hors d Abbeville, découvrir
Montmorency
à travers le pays pour ap:
prendre et savoir la vérité des
Anglais. Les susdits
rapportèrent au roi, à l'heure de
vêpres, que les Anglais
étaient loges sur les champs,
assez près de Crécy en
i^onthieu, et qu ils montraient
qu'ils attendaient là
eurs ennemis si on en jugeait
par leurs dispositions et
leur attitude. Le roi de
France fut très joyeux de ce
rapport, et dit que, s'il
plaisait à Dieu, le lendemain
Ils seraient
combattus. Ce même vendredi, le
roi pria
a souper auprès de lui tous
les hauts princes qui étaient
alors dans Abbeville le
roi de Bohême premièremen
;

lecomte d Alençon son frère, le comte


de Blois son
neveu, le comte de Flandre,
le duc de Lorraine le
comte dAuxerre, le comte de
Sancerre, le comte' de
Parcourt, messire Jean de Hainaut
et foison d'autres
^t II tut ce soir-là en grand'
récréation et en grand
parlemente! armes, et pria après
souper tous les sei-
gneurs qu ils fussent amis et
courtois l'un pour l'autre
•sans envie, sans haine
et sans orgueil et chacun le
;

lui promit.
Ledit roi attendait encore le comte
^ de Savoie et mes-
sire Louis de Savoie son frère, qui
devaient venir avec
i64 ïLes Cbroniques De jTroissart

bien mille lances de Savoisiens et de gens duDauphiné;


car ils avaient été ainsi mandés et retenus et payés de
leurs gages pour trois mois, à Troyes en Champagne.
^. ?»): %g x>£ :<»^ ^ K ^^ :gg ^. '$s. 'rs>. -rss. ^. -r^ ys^. -m 'M m w. w. :^ 'fi^. 'M ?g m ^. m :<y. ?y. ^. ^^
LXVII. — Comment le roi d'Angleterre
donna a
SOUPER A SES COMTES ET BARONS ET PULS AU MATIN, ;

LA MESSE OUÏE, LUI ET SON FIS ET PLUSIEURS AUTRES


REÇURENT LE CORPS DE NoTRE-SeIGNEUR ET ;

COMMENT IL FIT ORDONNER SES BATAILLES.

CE vendredi, ainsi que je vous


gleterre se logea en pleins champs, lui et toute
ai dit, le roi d'An-

son armée, et se contentèrent de ce qu'ils avaient. Et


ilsavaient bien de quoi, car ils trouvèrent le pays gras
et plantureux de tous vivres, de vins et de viandes, et
aussi pour les besoins qui pouvaient advenir, de
grandes provisions les suivaient à charroi. Ledit roi
donna alors à souper aux comtes et aux barons de son
armée, leur fit fort grand' chère, et puis leur donna
congé d'aller reposer, ainsi qu'ils firent.
Ce,tte même nuit, ainsi que je l'ai depuis ouï racon-
'ter, quand toutes ses gens furent partis d'auprès de
lui, et qu'il fut demeuré auprès des chevaliers attachés
à sa personne et de sa chambre, il entra en son ora-
toire, et fut là à genoux et en oraison devant son autel,
en priant Dieu dévotement qu'il lui permît le lende-
main, s'il combattait, de sortir de la besogne à son
honneur. Après ses oraisons, vers minuit environ, il
alla coucher et il se leva le lendemain assez matin
;

comme de raison, et ouït la messe, ainsi que le prince


de Galles son fils et ils communièrent et de la même
; ;

manière la plus grand' partie de ses gens se confessè-


rent et se mirent en bon état.
Après les messes, le roi commanda à toutes gens
de s'armer, et de sortir hors de leurs logis et d'aller
Les Chroniques ne /roissart, 165

sur les champs en la propre place qu'ils avaient exami-


née le jour auparavant et ledit roi fit faire un grand
;

parc près d'un bois derrière son armée, et là il fit


mettre et retirer tous les chars et charrettes et il fit ;

entrer dans ce parc tous les chevaux, et chaque homme


d'armes et archer demeura à pied et il n'y avait en
;

ce parc qu'une seule entrée.


Ensuite il fit faire et ordonner par son connétable
et ses maréchaux trois batailles en la première fut
:

mis et ordonné son jeune fils le prince de Galles ('),


et pour demeurer auprès dudit prince furent élus le
comte de Warwick, le comte de Hereford, messire
Godefroy de Harcourt, messire Regnault de Cobham,
messire Thomas Holland, messire Richard de Stafford,
le sire de Man, le sire de la Ware, messire
Jean
Chandos, messire Barthélémy Burghersh, messire
Robert de Nevill, messire Thomas Clifford, le sire de
Bourchier, le sire de Latimer et plusieurs autres bons
chevaliers et écuyers, que je ne sais pas tous nommer.
Ils pouvaient être en la bataille du prince environ
huit
cents hommes d'armes et deux mille archers et mille
brigands {^) y compris les Gallois. Cette bataille gagna
donc les champs bien ordonnément, chaque seigneur
sous sa Ixuinière ou son pennon, et au milieu de ses
gens.
Dans la seconde bataille étaient le comte de Xor-
thampton, le comte d'Arundel, le sire de Roos. le sire
de Lucy^ le sire de Willoughby, le sire de Basset, le
sire de Saint- Aubin, messire Louis Thornton, le
sire
de Milleton, le sire de la Selle et plusieurs autres et ;

en cette bataille ils étaient environ cinq cents hommes


d'armes et douze cents archers.
1. Le prince de Galles, mieux connu

Noir, avait alors seize ans.


plus tard sous le nom de Prince- \
i

2. On donnait le nom de bni^un,is à des


soldats armes ;\ la Ict^orc, et
dont l'armure défensive, une sorte de cotte de mailles,
était appelée
vri^amime.
i66 Les Cftroniques ne jFroissart

La troisième bataille fut au roi en personne, et


grand' foison avec lui de bons chevaliers et écuyers.
Tl pouvait y avoir dans sa troupe environ sept cents

hommes d'armes et deux mille archers. Quand ces trois


batailles furent ordonnées et que chaque comte, baron
et chevalier sut quelle chose il devait faire, le roi
d'Angleterre monta sur un petit palefroi, un bâton
blanc en sa main, accompagné de ses maréchaux, et
puis alla au pas de rang en rang, en admonestant et
priant les comtes, les barons et les chevaliers, qu'ils
voulussent s'appliquer et penser à défendre son droit
et à garder son honneur et il leur tenait ces langages
;

en riant si doucement et de si joyeux accueil, que, si


quelqu'un eût été tout découragé, celui-là eût pu se
réconforter en l'écoutant et le regardant. Et quand il
eut ainsi visité toutes ses batailles, et admonesté et
prié ses gens de bien faire la besogne, il fut heure de
haute tierce (') il
; se retira alors en sa bataille, et
ordonna que toutes gens mangeassent à leur aise et
bussent un coup. Ainsi fut fait comme il l'ordonna et ;

ils mangèrent et burent tout à loisir, puis emballèrent

pots, barils et toutes leurs provisions sur leurs chariots,


et revinrent en leurs batailles, ainsi qu'ils en avaient
reçu l'ordre des maréchaux et ils s'assirent tous à
;

terre, leurs bassinets et leurs arcs devant eux, en se


reposant pour être plus frais et plus nouveaux quand
leurs ennemis viendraient car telle était l'intention du
;

roi d'Angleterre qu'il attendrait là son adversaire le


:

roi de France, et combattrait contre lui et ses forces.


y>^MMy!>:y^^<=^•:<^:)^.r^"<=^MVi:y^:r^:mïS2S:m.^'!^^!^v^.^•y^

LXX'III. —
Comment Li: Kui Dic France, la messe
ouïe, partit d'Ahbeville avec toute son arme!e ;

ET comment il envoya QUATRE DE SES CHEVALIERS


l'OUR AVISER LES DISPOSITIONS DES ANf;LAIS.

LE samedimesse ende France


cuit la son
le roi se leva assez matin et
hôtel dans Abbeville, en
l'abbaye de Saint-Pierre où il était logé, et ainsi firent
tous les seigneurs, le roi de Bohême, le comte d'Alen-
çon, le comte de Blois, le comte de Flandre, et tous
les chefs des grands seigneurs qui étaient arrêtés dans
Abbeville. Et sachez que le vendredi ils ne logèrent
pas tous dans Abbeville, car ils n'eussent pu, mais
dans les villages aux environs et il y en eut grand'
;

foison à Saint- Riquier qui est une bonne ville fermée.


Après le soleil levant, ce samedi, le roi de France
partit d' Abbeville et sortit des portes ; et il y avait si
grand'foison de gens d'armes, que ce serait merveille
à imaginer. Ledit roi chevaucha alors tout doucement
pour attendre ses gens, ayant le roi de Bohême et
messire Jean de Hainaut en sa compagnie.
Quand le roi et sa grosse troupe furent éloignés de
la ville d' Abbeville d'environ deux lieues, en appro-
chant les ennemis, il lui fut dit

:

« Sire, il bon que vous fissiez veiller à


serait
ordonner vos batailles, et que vous fissiez passer de-
vant toutes manières de gens de pied, de façon à ce
qu'ils ne soient pas foulés par les gens de cheval et ;

que vous envoyassiez trois ou quatre de vos chevaliers


chevaucher en avant, pour aviser vos ennemis et savoir
en quel état ils sont. »
Ces paroles plurent bien audit roi et il y envoya ;

quatre fort vaillants chev^aliers le Moyne de Bâle, le


:

seigneur de Noyers, le seigneur de Beaujeu et le sei-


gneur d'Aubigny. Ces quatre chevaliers chevauchèrent
si avant, qu'ils approchèrent de fort [)rès les Anglais,

et qu'ils purent bien aviser et imaginer une grand'partie


i68 Les chroniques tie jTroissart.

de leur affaire. Et les Anglais virent bien qu'ils étaient


venus là pour les voir mais ils n'en firent pas sem-
;

blant, et les laissèrent revenir en paix tout bellement.


Or ces quatre chevaliers revinrent en arrière vers
le roi de France et les seigneurs de son conseil, qui
chevauchaient le petit pas en les attendant ; ils s'arrêtè-
rent sur les champs sitôt qu'ils les virent revenir. Les
susdits rompirent la presse et vinrent jusqu'au roi.

Alors le roi demanda tout haut



:

« Seigneurs, quelles nouvelles? »


Ilsse regardèrent tous l'un l'autre, sans sonner mot,
car nul ne voulait parler avant son compagnon, et ils
se disaient l'un à l'autre :

« Seigneur, parlez au roi ;

je ne parlerai pas avant vous. »


Là ils furent un moment en lutte, où nul ne voulait,
par honneur, s'avancer pour parler. Finalement sortit
de la bouche du roi l'ordre qu'il commanda au Moyne
de Bâle (que l'on tenait alors pour l'un des plus valeu-
reux et vaillants chevaliers du monde, et qui avait le
plus travaillé de son corps) d'en dire son avis. Et ce
chevalier était au roi de Bohême qui s'en tenait pour
bien paré quand il l'avait auprès de lui.

LXIX. — Comment le moyne de Bale conseilla au


ROI DE France de faire arrêter ses gens parmi
LES CHAMPS ET d'oRDONNER SES BATAILLES.

IRE, dit le Moyne de Bâlc, je parlerai puisqu'il vous


S plaît,
avons chevauché
sous la correction de
nous avons vu
mes compagnons. Nous
et considéré les dis-
;

positions des Anglais. Sachez qu'ils sont mis et arrêtes


en trois batailles, bien et habilement, et ne font nul
semblant de devoir fuir, mais vous attendent, à ce
qu'ils montrent. Aussi je vous conseille, pour ma part,
sauf toujours meilleur conseil, que vous fassiez arrêter
les Cbroniqucs te jTroîssart. 169

ici sur les champs et loger pour cette journée toutes


vos gens. Car, avant que des nôtres puis-
les derniers
sent venir jusqu'à eux, et que vos batailles soient or-
données, il sera tard et vos gens seront lassés et
;

fatigués et sans arroi, et vous trouverez vos ennemis


frais et nouveaux et tout préparés à savoir quelle chose
ils doivent faire. V^ous pourrez ainsi le matin ordonner

plus mûrement et mieux vos batailles, et aviser en


plus grand loisir par quel côté on pourra combattre
vos ennemis car soyez tout sûr qu'ils vous attendront. »
;

Ce conseil et avis plut grandement bien au roi de


France, et il commanda qu'il que ledit
fût fait ainsi
Moyne avait parlé ('). Alors les deux maréchaux che-
vauchèrent, l'un devant, l'autre derrière, en disant et
commandant aux bannerets:
. —
«Arrêtez bannières! de par le roi, au nom de
Dieu et de monseigneur Saint-Denis. »
Ceux qui étaient les premiers s'arrêtèrent à ce pre-
mier ordre, et les derniers non pas, mais chevauchèrent
toujours en avant; et ils disaient qu'ils ne s'arrêteraient
pas jusqu'à ce qu'ils fussent aussi avant que les pre-
miers étaient. Et quand les premiers voyaient que les
autres approchaient, ils chevauchaient en avant. Ainsi
cette chose eut lieu par grand orgueil et par grand'
vanité, car chacun voulait dépasser son compagnon ;

et la parole du vaillant chevalier ne put être crue ni


entendue: ce dont il leur en advint grandement malheur,
I. «Des chevaliers expérimcntds quele roi envoya examiner la position

des ennemis, la trouvèrent formidable, et ne purent s'en taire. Quoiqu'ils


vissent au roi le ddsir pressant de livrer bataille, ils lui conseillèrent
d'attendre au lendemain. N'exposez pas, lui dirent-ils, vos troupes, fati-
guées de trois lieues de marche, sous un soleil déjà brûlant, à des soldats
frais, reposés, et parfaitement retranchés. —
Convaincu par leurs rai-
sons, le roi ordonna de faire arrêter l'avant-garde qui marchait déjà. >>
La première bataille fit halte, mais dans les autres on n'écouta pas les
ordres donnés au nom du roi. Tous les seij,meurs voulaient commander;
aucun ne voulait obéir. Tous les chevaliers excités par l'honneur ou les
profits qu'ils se promettaient de la victoire, poussèrent en avant. De là
la plus grande confusion, dont les Anglais surent facilement tirer parti.
lyo Les Chroniques ne JFroissart

ainsi que vous entendrez raconter assez tôt. Et


le roinon plus ni ses maréchaux ne purent être maîtres
de leurs gens, car il y avait si grandes gens et si grand
nombre de grands seigneurs, que chacun voulait mon-
trer là sa puissance.
chevauchèrent donc en cet état, sans arroi et
Ils
sans ordre, et si avant, qu'ils approchèrent leurs enne-

mis et qu'ils les virent en leur présence. Or ce fut un


fort grand blâme pour les premiers, et mieux leur eût
valu de se ranger à l'ordre du vaillant chevalier que de
faire ce qu'ils firent; car, sitôt qu'ils virent leurs enne-
mis, ils reculèrent tout d'une masse et si désordonné-
ment, que ceux qui étaient derrière s'en ébahirent et
pensèrent que les premiers combattaient et qu'ils
étaient déjà déconfits; et ils eurent bien alors la place

d'aller en avant s'ils voulurent et quelques-uns y allè-


;

rent, et les autres se tinrent cois.


Là il y avait sur les champs si grand peuple de gens
de communes que c'était sans nombre et les chemins ;

en étaient tout couverts entre Abbeville et Crécy et ;

quand ils crurent approcher leurs ennemis, à trois lieues


près ils tirèrent leurs épées et s'écrièrent: «A la mort,
à la mort ! Et pourtant n'en voyaient-ils aucun.
>>

LXX. —
Comment le roi de France commanda a
SESMARÉCHAUX DE FAIRE COMMENCER LA BATAILLE
PAR LES GÉNOIS ET COMMENT LESDITS GÉNOIS
;

FURENT TOUS DÉCONFITS.

r L n'y a nul homme, fût-il présent à cette journée


i et eût-il eu bon loisir d'aviser et d'iniaginer toute
la besogne en sût ni pût imaginer
ainsi qu'elle alla, qui
ni raconter la vérité; et spécialement du côté des
r rançais, tant il y eut pauvre arroi et ordre dans leurs
rangs. Et ce que j'en sais, je l'ai su en grande partie
Les Ctroniauco De jTroissart. 171

par les Anglais, qui virent bien leur situation, et aussi


par les gens de messire Jean de Hainaut (lui fut tou-
jours auprès du roi de France.
Les Anglais, qui étaient rangés en trois batailles et
qui étaient assis à terre tout bellement, sitôt qu'ils
virent lès Français approcher, se levèrent fort en
ordre, sans nul effroi, et se rangèrent en leurs batailles,
celle du prince tout devant, leurs archers mis en
manière d'une herse, et les gens d'armes au fond de la
bataille. Le comte de Northampton et le comte d'Arun-
del et leurs gens, qui faisaient le second corps de bataille,
se tenaient sur l'aile bien ordonnément,et tout prêts à
secourir le prince, si besoin en était. Vous devez savoir
que ces seigneurs, rois, ducs, comtes et barons français,
ne vinrent pas jusque-là tous ensemble, mais l'un
devant, l'autre derrière, sans arroi et sans ordre.
Quand le roi Philippe vint jusque sur la place où les
Anglais étaient près de là arrêtés et ordonnés, et quand
il les vit, le sang lui remua, car il les haïssait; et il ne
se serait alors nullement retenu ni abstenu de les
combattre; et il dit à ses maréchaux

:

« Faites passer nos Génois devant et commencez


la bataille, au nom de Dieu et de Monseigneur saint
Denis. »
Là il y avait de ces dits Génois arbalétriers environ
quinze mille, qui eussent mieux aimé rien que de com-
mencer alors la bataille; car ils étaient durement las
et fatigués d'avoir été à pied ce jour-là pendant plus
de six armés, et d'avoir porté leurs arba-
lieues, tout
lètes; et dirent alors à leurs connétables (') qu'ils
ils

n'étaient pas alors en état de faire grand exploit d(;


bataille. Ces paroles volèrent jusques au comte d'^Vlen-
çon qui en fut durement courroucé et qui dit :

— « On se doit bien embarrasser d'une telle ribau-


daille qui manque quand on en a besoin! »
I. Leurs capitaines, chefs de leurs connétablies ou compagnies.
172 Les C{)toniqiie0 ne jFroissart

Pendant que ces paroles couraient et que ces Génois


reculaient et hésitaient, descendit du ciel une pluie si
grosse et si épaisse que c'était merveille, et un ton-
nerre et des éclairs fort grands et fort horribles. Avant
cette pluie, au-dessus des corps de batailles, avaient
volé et démené le plus grand bruit du monde si grand'
foison de corbeaux qu'ils étaient sans nombre. Et là
quelques sages chevaliers disaient que c'était un
signe de grand'bataille et de grand'effusion de sang.
Après toutes ces choses, l'air commença à s'éclaircir,
et le soleil à luire bel et clair. Et les Français l'avaient
droit dans l'œil et les Anglais par derrière. Quand les
Génois furent tous réunis et mis ensemble et qu'ils
durent approcher de leurs ennemis, ils commencèrent
à crier si haut que ce fut merveille, et ils le firent pour
ébahir les Anor-lais mais les Ançrlais se tinrent cois et
:

jamais n'en firent semblant. Secondement ils crièrent


encore ainsi, et puis allèrent un petit pas en avant et :

les Anglais restaient tout cois sans bouger de leur


place. Troisièmement encore ils crièrent fort haut et

passèrent avant, et tendirent leurs arbalètes


fort clair, et
et commencèrent à tirer. Et ces archers d'Angleterre,
quand ils virent cela, passèrent un pas en avant, et
puis firent voler ces ilèches de grand' façon qui entrèrent
et descendirent si bien ensemble sur ces Génois que
ce semblait neige. Les Génois qui n'avaient pas appris
à trouver des archers tels que sont ceux d'Angleterre,
quand ils sentirent ces flèches qui leur perçaient bras,
têtes et bas-lèvres ('), furent tantôt déconfits; et
plusieurs coupèrent les cordes de leurs arcs et d'autres
les jetèrent à terre; et ils se mirent ainsi au retour.
Entre eux et les PVançais il y avait une grande
haie de gens d'armes, montés et parés fort richement,

I. Le menton, ou mieux ici le bas du visa<;e qui n'était point garanti


par leurs chapeaux de fer. Nous disons encore baU-t'rt\ qui est le môme
mot.
iLc0 chroniques De jFroissart. 17 o

qui regardaient l'engagement des Génois; si bien que,


quand ceux-ci pensèrent retourner, ils ne purent; car
le roi de France, par grand
mécontentement, quand il
vit leur pauvre contenance et qu'ils se déconfisaient
ainsi, commanda et dit

:

« Or. tôt, tuez toute cette ribaudaille. car


ils nous
empêchent chemin sans raison ('). »
le
Là vous auriez vu des gens d'armes de tous côtés se
jeter parmi eux et frapper sur eux, et plusieurs
trébu-
cher et choirau milieu d'eux qui jamais ne se relevèrent.
Et toujours les Anglais tiraient dans la plus grand'
presse et ne perdaient rien de leurs traits; car
ils
empalaient et frappaient, parmi le corps ou parmi les
membres, gens et chevaux qui tombaient là et trébu-
chaient à grand malheur; et ils ne pouvaient être
rele-
vés, si ce n'était par force et par grand
secours de
gens.
Ainsi se commença la bataille entre la Broyé
et
Crécy en Ponthieu, ce samedi à l'heure de vêpres.

LXXI. — Comment lp; roi de Bohême, (jur x'y


VOVAIT GOUTTE, SE EIT MENER EN LA BATAILLE
ET V
EUT TUÉ LUI ET LES SIENS ET COMMENT SON EILS;
LE
KOI 1)'Ali.k.\l\gne s'eneuit.

LE vaillant et gentil roi de Bohême, qui s'appelait


messire Jean de Luxembourg (car il était fils de
l'empereur Henri de Luxembourg), entendit dire
par
ses gens que la bataille était commencée; car, bien
qu il fut là armé et en grand équipage, pourtant ne

I. On prête aussi ces paroles imprudentes au comte d'AIençon,


roi, qm commandait la seconde bataille. Les Génois att.iqués frère du
par les
Uievaliers français qci tentaient de les
écraser, s'accrochèrent aux cava-
leis, les renversèrent et les
tuèrent à coups de coutelas. Vnc partie de
1
année était dcja défaite sans que les An-lais
eussent eu besoin d'inler-
174 ïLe,0 C()roniq[ue0 îie jTcoîssatt.

voyait-il goutte et était aveugle. Et il demanda aux


chevaliers qui étaient auprès de lui comment se com-
portaient leurs gens. Ceux-ci lui en racontèrent la vérité
et lui dirent

:

« Monseigneur, il en est ainsi et ainsi tous les


:

Génois sont déconfits, et le roi a commandé de les tous


tuer; et toutefois il y a entre nos gens et eux si grand
embarras que c'est merveille, car ils tombent et trébu-
chent l'un sur l'autre et nous empêchent très grande-
ment. »
— « Ah! répondit le roi de Bohême, c'est un mau-
vais signe pour nous. »
Alors il demanda après le roi d'Allemagne son fils,
et dit :

— Où messire Charles, mon


« est fils.^»
Ceux-ci répondirent:
— Monseigneur, nous ne savons
« ; nous croyons
bien qu'il est d'un autre côté et qu'il combat. »
Alors le roi dit à ses gens une grand' vaillance:
— « Seigneurs, vous êtes mes hommes, mes amis
et mes compagnons à la journée d'aujourd'hui je
;

vous prie et requiers très spécialement que vous me


meniez si avant que je puisse férir un coup d'épée. »
Et ceux qui étaient auprès de lui, et qui aimaient
son honneur et sa réputation, le lui accordèrent. Là
était au frein de son cheval le Moyne de Bâle qui
jamais ne l'eût quitté; et non plus plusieurs chevaliers
du comté de Luxembourg qui étaient tous auprès de
lui: si bien que, pour acquitter leur promesse et pour

qu'ils ne le perdissent pas dans la presse, ils se lièrent


par les freins de leurs chevaux tous ensemble, et mi-
rent le roi leur seigneur tout devant, pour mieux
accomplir son désir et ainsi ils s'en allèrent sur leurs
;

ennemis.
C'est bien la vérité que, de si grands gens d'armes
et de si noble chevalerie et en telle foison que le roi
les €f)toniqim De Jtroissart. 175

de France en avait là, il sortit très peu de grands faits


d'armes car la bataille commença tard
; et aussi les ;

Français étaient fort las et fatigués quand ils arrivè-


rent. Toutefois les vaillants hommes et les bons che-
valiers chevauchaient toujours en avant pour leur
honneur, et aimaient mieux mourir que si fuite vilaine
devait leur être reprochée. Là étaient le comte d'A-
lençon, le comte de Blois, le comte de Flandre, le duc
de Lorraine, le comte de Harcourt, le comte de Saint-
Pol, le comte de Namur, le comte d'Auxerre, le comte
d'Aumale, le comte de Sancerre, le comte de Saar-
bruck, et tant de comtes, de barons et de chevaliers,
que c'est sans nombre.
Là était messire Charles de Bohême qui s'intitulait
et signait déjà roi d'Allemagne, et qui en portait les
armes, et qui vint en fort bon ordre jusqu'à la bataille;
mais, quand il vit que la chose allait mal pour eux, il
en partit je ne sais pas quel chemin il prit. Le bon
;

roi son père ne fit pas cela car il alla si avant sur ses
;

ennemis, qu'il férit un coup d'épée, voire trois, voire


quatre, et combattit fort vaillamment et ainsi hrent ;

tous ceux qui étaient avec lui pour l'accompagner; et


ils se servirent si bien, et se jetèrent si avant sur les

Anglais, que tous y demeurèrent, et jamais nul n'en


partit ('). Et ils furent trouvés le lendemain sur la
place autour de leur seigneur, et leurs chevaux tous
attachés ensemble.

I. Cette mort héroïque du roi de IJohême et de ses compagnons peut

donner une idée de la façon téméraire et folle dont on comprcnart la


bravoure à cette époque, et principalement dans l'armée française. Notre
histoire est pleine de ces admirables mais trop inutiles exploits. Cette
furie que l'on avait de se distinguer et de se précipiter au premier rang,
nous a valu Courtrai, Crécy, Poitiers, .\zincourt, tous nos désastres.
Le jeune jirince de (Jalles s'empara après la bataille du cimier du roi
de Bohème. Depuis ce temps les princes de Galles ont porté pour armes
trois plumes, avec cette devise : /c/t tù'c'/i, je sers.
LXXII. —Comment messire Jean de Hainaut
CONSEILLA AU ROI PHILIPPE QU'iL SE RETIRAT; ET COM-
MENT LE COMTE d'AlENÇON ET LE COMTE DE FlANDRE
COMBATTIRENT LONGUEMENT ET VAILLAMMENT.

VOUS devez savoir que


grand' angoisse de cœur,
le roi
quand
de France avait
il voyait ses
gens déconfire ainsi et fondre l'un sur l'autre par une
poignée de gens que les Anglais étaient; aussi en de-
manda-t-il conseil à messire Jehan de Hainaut qui
était auprès de lui. Ledit messire Jehan de Hainaut lui
répondit et dit:
— ne saurais vous conseiller quel
« Certes, sire, je
est pour vous le si ce n'est que vous vous
meilleur,
retiriez et mettiez en sûreté, car je n'y vois pas de
remède; il sera bientôt tard et vous pourriez chevau-
cher sur vos ennemis et être perdu, tout aussi bien
que parmi vos amis. »
Le roi qui était tout frémissant de colère et de mé-
contentement, ne répondit point alors, mais chevaucha
encore un peu plus avant et il lui sembla qu'il se
;

voulait diricjer vers son frère le comte d'Alencon dont


il voyait les bannières sur une petite montagne; lequel

comte d'Alencon descendit en fort bon ordre sur les


Anglais et les vint combattre, et le comte de Flandre
d'autre part. Je vous dis donc que ces deux seigneurs
et leurs troupes s'en vinrent, en côtoyant les archers,
jusques à la bataille du prince et là combattirent fort
longuement et fort vaillamment; et volontiers le roi y
fût venu s'il eût pu, mais il y avait une si grand'haie
d'archers et de gens d'armes au devant, que jamais il
ne put passer, car plus il avançait et plus ses rangs
s'éclaircissaient.
Ce même jour, au matin, le roi Philippe avait donné
audit messire Jehan de Hainaut un coursier noir, du-
rement grand et beau, et messire Jehan l'avait donné à
un sien chevalier, messire Thierry de Senzelles, qui
iles Cbroniqucs ne jrroissart. 177
portait sa bannière. Il advint que le
chevalier monté
sur ce coursier, ayant devant lui la
bannière de messire
Jehan de Hainaut. transperça tous les ran^^s
des an-
glais; et, quand il en fut hors
et de l'autr^'e côté, au
moment de retourner, il trébucha parmi un fossé
car
Il était durement
blessé. Et il y eût été tué sans
re-
mède; mais son page, monté sur son
cheval, l'avait
SUIVI autour des batailles; et il
le trouva dans un tel
état qu il gisait là et ne pouvait
se relever. Il n'avait
d autre empêchement que d'être
sans cheval; car les
Anglais ne sortaient point de leurs
batailles pour pren-
dre grever personne. Alors le page mit pied
ni
à terre
et ht tant que son maître fut
relevé et remonté: il lui
rendit ce beau service. Et sachez
que le sire de Sen-
zelles ne revint pas en arrière
par le même chemin
quil avait pris; et aussi à vrai dire, il
ne l'aurait pas pu.

LXXI IL— Comment ceux de la jîataille du prince


DE Galles en\'ovèrent au roi d'Angleterre
pour
AVOIR DU secours ET COMMENT LE ROI LEUR
;

RÉPONDIT,

/^ETTE bataille faite ce samedi entre la Broyé et


V^ Crécy fut fort cruelle et très horrible, et plusieurs
faits d'armes y advinrent qui ne vinrent pas tous
à
connaissance; car quand la bataille commença,
il était
deja fort tard. Cela fut nuisible
plus qu'autre chose
aux Français, car plusieurs gens d'armes,
chevaliers et
ecuyers, vers la nuit, perdirent leurs
maîtres et leurs
seigneurs; aussi erraient-ils parmi les
champs et tom-
baient souvent, en petit nombre,
parmi les Anglais où
aussitôt ils étaient entourés et occis;
et nul n'étiu't pris
a rançon ni à merci, car ils
l'avaient ainsi ordonné
entre eux au matin, à cause du
grand nombre de <^ens
(ju ils savaient qui les suivaient. Le comte Louis de
IKUIbSAKi.
178 ile.s Côroniaues De jFrois.ôact.

Blois, neveu du Philippe et du comte d'Alençon,


roi
s'en vint avec ses gens sous sa bannière combattre les
Anglais, et là il se comporta fort vaillamment, et ainsi
fit le duc de Lorraine. Et plusieurs dirent que, si la
bataille eût été aussi bien commencée au matin qu'elle
le fut vers le soir, il y eût eu du côté des Français plu-
sieurs dédommao-ements et o^randes habiletés d'armes
qui n'y furent point. Pourtant il y eut quelques che-
valiers et écuyers français ou du côté des Français,
tant Allemands que Savoisiens, qui rompirent par
force d'armes la bataille des archers du prince, et qui
vinrent jusqu'aux gens d'armes combattre à l'épée,
main à main, fort vaillamment. Et là il y eut plusieurs
grands exploits de faits et y furent très bons cheva-
;

liers, du côté des Anglais, messire Regnault de Cob-


ham et messire Jean Chandos et aussi plusieurs
;

autres que je ne puis pas nommer tous, car là auprès


du prince était toute la fleur de la chevalerie d'An-
gleterre.
Et alors le comte de Northampton et le comte
d'Arundel qui gouvernaient la seconde bataille et se
tenaient sur l'aile, vinrent rafraîchir la bataille dudit
prince et il en était bien besoin, car autrement elle
;

eût eu beaucoup à faire. Et à cause du péril où se


voyaient ceux qui gouvernaient et servaient le prince,
ils envoyèrent un chevalier de leur troupe vers le roi

d'Angleterre, qui se tenait plus haut sur la butte d'un


moulin à vent, pour lui demander du secours.
Le chevalier, quand il fut venu jusques au roi, parla
ainsi :

— « Monseigneur, le comte de W^arwick, le comte


de Herefordet messire Regnault de Cobham, qui sont
auprès du prince votre fils, ont grandement à faire, et les
hrançais les combattent fort aigrement; c'est pourquoi
ils vous prient que vous les veniez secourir, vous et vo-

tre corps de bataille, et que vous les aidiez à les ôter de


lies Cbroniqucs ne jFroissart. 179
ce penl. car si effort que font les Français
]
augmente
ainsi craignent que votre fils n'ait bea Jcoup
ils
à faire >
Alors le roi répondit et demanda
^ au chevalier qui
s appelait messire Thomas de
Norvvich
^
— « Messire Thomas, mon fils est-il mort
:

ou jeté
'
a terre,_ou si fort blessé qu'il ne se puisse aider ?»
Celui-ci répondit
— «Nenni, Monseigneur,
:

à Dieu mais s'il plaît ; il


est en dur parti et
aurait bien besoin de votre
— Messire Thomas,
«
aide
dit le roi,
retournez mainte-
»

nant vers vers ceux qui vous ont envoyé


lui et
ici et
dites-leur, de par moi, qu'ils
ne m'envoient plus' re-
quérir d aujourd'hui, quelque
aventure qui leur ad-
vienne, tant que mon fils sera
en vie; et dites-leur
que je leur mande qu'ils laissent l'enfant craoner ses
éperons car je veux, si Dieu l'a ordonné,
;
qu? la jour-
née soit sienne et que l'honneur
lui en demeure à lui
et a ceux a la charge desquels
je l'ai mis. »
bur ces paroles
chevalier retourna à ses maîtres
le
et leur raconta tout ce
que vous avez ouï. Cette ré-
ponse les encouragea grandement,
et ils se reprirent
en eux-mêmes de ce qu'ils
l'avaient envoyé là •

aussi furent-ils meilleurs


chevaliers qu'auparavant et •

Ils
y tirent plusieurs grands exploits d'armes, ainsi
qu II apparut, car la place leur demeura à leur honneur.

LXXIV. -- CO.M.MKNT LE COMTE DE HaRCOURT, LF


COMTE D AlENVON, LE COMTE DE FlANDRE,
LE COMTE
DE bLOIS, LE DUC DE LORRAINE ET
PLUSIEURS AUTRES
ORAM.S SEK;XEURS EURENT DÉCONFITS
ET MORTS.

ON doit bien croire et supposer


a\aii tant dr vaillants hommes
que, là où il
d'armes, et
y
si
grand multitude de peuple, et là
où si i^rrand' foison
du cote des Trançais demeurèrent
sur 'la place, on
.
i8o 1100 C[)roniQues ne jTroissart.

doit bien croire qu'il y eut plusieurs grands exploits


d'armes qui ne vinrent pas tous à la connaissance des
gens. Il que messire Godefroy de Har-
est bien vrai
court, qui était auprès du prince et dans sa bataille,
eût volontiers pris peine et veillé à ce que le comte
de Harcourt son frère eût été sauvé car il avait en-
;

tendu raconter à quelques Anglais qu'on avait vu sa


bannière, et qu'il était venu avec ses gens combattre
contre les Anglais. Mais ledit messire Godefroy n'y
put venir à temps et là ledit comte de Harcourt fut
;

tué sur la place, et aussi le comte d'Aumale,son neveu.


D'autre part le comte d'Alençon et le comte de Flan-
dre combattaient fort vaillamment contre les Anglais,
chacun sous sa bannière et au milieu de ses gens ;

mais ils ne purent durer ni résister contre la puissance


des Anglais, et ils furent occis là sur la place, et au-
près d'eux grand' foison de bons chevaliers et écuyers
dont ils étaient servis et accompagnés. Le comte Louis
de Blois et le duc de Lorraine, son beau-frère, avec
leurs gens et leurs bannières, combattaient d'autre
part fort vaillamment et étaient cernés par une troupe
d'Anglais et de Gallois qui ne prenaient personne à
merci. Là ils firent de leurs corps plusieurs grands
exploits d'armes, car ils étaient fort vaillants chevaliers
et bons combattants ;mais toutefois leur prouesse ne
leur valut rien, car ils demeurèrent sur la place, ainsi
que tous ceux qui étaient auprès d'eux. Aussi furent
tués le comte d'Auxerre qui était fort vaillant cheva-
lier, et le comte de Saint-Pol, et tant d'autres que ce
serait merveille à rappeler.

m^^>
LXXV. —
Comment le roi de France i'artit, lui
CINQUIÈME de barons SEULEMENT, DE LA BATAILLE
DE CrI-CV, en se LAMENTANT ET l'I.AlCNANT SES CENS.

SUR le soir tout tard, ainsi que le jour tombait,


partit le roi Philippe, tout découragé (il y avait
bien raison) lui cinquième de barons seulement.
C'étaient messire Jean de Hainaut, le premier et le
plus proche du roi, le sire de Montmorency, le sire de
Beaujeu, le sire d'Aubigny et le sire de Montsault (').
Ainsi ledit roi chevaucha tout en se lamentant et
plaignant ses gens, jusques au château de la Broyé.
Quand il vint à la porte, il la trouva fermée et le pont
levé, car il était tout à fait nuit, et il faisait fort brun
et fort épais. Alors le roi fit appeler le châtelain (-),
car il voulait entrer dedans. Il fut appelé et s'avança
sur les guérites, et demanda tout haut :

— « Qui est là qui heurte à cette heure ? »


Le roi Philippe qui entendit la voix, répondit et
dit

:

« Ouvrez, ouvrez, châtelain c'est l'infortuné roi


;

de France (3) » !

Le châtelain sauta aussitôt en avant, car il reconnut


la parole du roi de France, et il savait bien déjà que
les leurs étaient déconfits, par quelques fuyards qui
étaient passés sous le château. Il abaissa donc le pont
et ouvrit la porte. Alors le roi entra dedans avec toute
sa troup(^ Ils furent là jusques à minuit; et le roi n'eut
pas conseil d'y demeurer ni de s'y enfermer. Il but un

1. ()uek|ues historiens nomment le sire de Montfort au lieu du sire de


Montsault, et le comte de la ALarchc au lieu de Jean de Hainaut. Pour
ce qui est de celui-ci, Froissart doit ôtre dans le vrai il est ^cnéralenicnt
;

fort bien informe de tout ce qui touche au comte de Hainaut, à son fds
et ;\ son frère.
2. 11 se nommait Robert de (irandcamp.

3. Le fameux mot : Ouvrez, c'est la fortune de France, v> paraît con-


<<

trouvé. Les imprimiis antérieurs .\ l'édition de lUu hon n'ont point suivi
la lec^on des meilleurs manuscrits de Froissart i|ui portent tous : c'est
l'infortuné roi de France.
i82 Les C&romques ne jrroissart

coup, et ainsi firent ceux qui étaient avec lui et puis;

ils partirent et sortirent du château, et montèrent à

cheval et prirent pour les mener des guides qui con-


naissaient le pays. Ils se mirent en chemin environ à
minuit, et chevauchèrent tant, que, au point du jour,
ils entrèrent en la bonne ville d'Amiens. Là le roi
s'arrêta et se logea en une abbaye, et dit qu'il n'irait
pas plus avant jusqu'à ce qu'il sût la vérité sur ses
gens, lesquels y étaient demeurés et lesquels s'étaient
échappés. Or nous retournerons à la déconfiture de
Crécy et à l'ordonnance des Anglais.

LXXVI. — est dit comblent messire Jean de


Ici
Hainaut le roi de France de la
fit partir
bataille, comme tar force.

VOUS devez
perte pour
savoir que
les Français
la
fut
déconfiture
grande et très
très
et la

horrible, et qu'il y demeura sur les champs beaucoup


de nobles et vaillants hommes, ducs, comtes, barons et
chevaliers, par la mort desquels le royaume de France
fut depuis très affaibli d'honneur, de puissance et de
conseil. Et sachez que si les Anglais eussent chassé,
ainsi qu'ils firent à Poitiers, il en fût encore demeuré
beaucoup plus, et le roi de France lui-même. Mais
non car le samedi jamais ils ne partirent de leurs
;

rangs pour chasser après les fuyards, mais ils restèrent


là où ils étaient, gardant leur place, et se défendaient
contre ceux qui les assaillaient. Et tout cela sauva le
roi de France d'être pris car le dit roi demeura sur
;

la place, assez près de ses ennemis, si longtemps,


ainsi qu'il est dit ci-dessus, qu'il était fort tard quand
il en partit
; et il n'avait à ce départ avec lui pas plus
de soixante hommes, des uns et des autres. Et alors
messire Jean de Hainaut le prit par le frein —
car il
Les Chroniques De jFroissart. 183

pour le g-arder et le conseiller et déjà il l'avait


était là ;

remonté une fois, car en tirant on avait tué au roi son


cheval (•) — et lui dit :

— « venez-vous-en
Sire, il est temps. Ne vous ;

perdez pas si simplement. Si vous avez perdu cette


fois-ci, vous regagnerez une autre. »
Et ledit messire Jean de Hainaut l'emmena comme
par force.
Je dois vous dire que ce jour-là les archers d'Angle-
terre portèrent grand secours à ceux de leur parti car ;

plusieurs disent que c'est par leur tir que la besogne


s'acheva, bien qu'il y eût bien quelques^ vaillants
chevaliers de leur côté qui combattirent vaillamment
de leurs mains, et qui y firent beaucoup de belles
habiletés d'armes. Mais on doit bien sentir et connaître
que les archers y firent beaucoup car par leur tir, dès ;

le commencement, furent déconfits les Génois qui


étaient bien quinze mille, ce qui leur fut un grand
avantage car très grand'foison de gens d'armes
:

richement armés et parés et bien montés, ainsi que


l'on se montait alors, furent déconfits et perdus par la
faute des Génois, qui trébuchaient parmi eux, et s'em-
barrassaient tellement qu'ils ne se pouvaient relever
et remettre. Et là, parmi les Anglais, il y avait des
pillards et ribauds Gallois et gens du pays de Cor-
,

nouailles, qui poursuivaient les gens d'armes et les


archers ils portaient de grandes coutilles, et venaient
;

au milieu de leurs gens d'armes et de leurs archers


qui leur ouvraient la voie, et trouvaient ces gens en
ce danger barons, chevaliers et écuyers.
: comtes,
Alors iis les tuaient sans merci, quelque grands sei-
gneurs qu'ils fussent. De cette façon il y en eut ce

I. Philippe s\'t;iit laisse emporter par son ardeur. Au lieu de rester à


rarritrc-t,'arde, d'assurer et d'organiser la retraite, il se lança dans la
mêlée. Il eut un cheval lue sous lui, et fut IjIcssc à la Kor.k'C et à la

cuisse.
i84 iLc0 Chroniques tie jFroîssatt

soir- là plusieurs perdus et tués. Ce fut pitié et dom-


mage; d'Angleterre fut depuis courroucé de
et le roi
ce qu'on ne les avait pas pris à rançon car il y eut :

grand'quantité de seigneurs morts (').

LXXVIL —
Comment, le dimanche au matin,
APRÈS LA déconfiture DE CrÉCY, LES ANGLAIS
DÉCONFIRENT CEUX DE RoUEN ET DE BeAUVAIS.

QUAND ce samedi, fut toute venue, et


la nuit,
qu'on n'entendit
plus ni crier, ni appeler, ni
nommer aucune enseigne ni aucun seigneur, les
Anglais pensèrent avoir la place pour eux et avoir
déconfit leurs ennemis. Alors ils allumèrent en leur
camp grand'foison de fallots et de tortis (-), parce qu'il
faisait fort brun et alors descendit le roi Edouard,
;

qui de tout ce jour n'avait pas encore mis son bassinet,


et il vint avec toute sa bataille en fort bon ordre vers
le prince son fils. Il lui donna l'accolade et l'embrassa
et lui dit :

— « Beau fils. Dieu vous donne bonne persévé-


rance ! Vous êtes mon fils, car aujourd'hui loyalement
vous vous êtes acquitté ; et vous êtes digne de tenir
royaume. »
Le
prince à cette parole s'inclina tout bas et s'humi-
lia en honorant le roi son père ce fut raison. ;

Vous devez savoir que grand'liesse de cœur et


grand'joie furent là parmi les Anglais, quand ils virent
et sentirent que la place leur était demeurée et que la

1. La perte fut énorme du côté des Français, Un auteur contemporain


l'évalue à trente mille hommes, parmi lesquels douze cents chevaliers,
et onze princes. Froissart donne aussi les mêmes chiffres. Mentionnons
ici, bien que notre auteur n'en parle pas, l'opinion qui veut que ce soit à
Crécy que parut pour la première fois de l'artillerie. On ^lit que les re-
tranchements an;4lais étaient L;arnis de canons, ce qui ne contribua ])as
peu à la défaite des Franc^ais.
2. Torches faites de paille tordue.
les Cbroniqucs ne JFroisgart. 185

journée avait été pour eux. Aussi ils tinrent cette


aventure pour lielle et à f^rand'yloire, et en louèrent et
remercièrent les saches hommes fort grandement et ;

par plusieurs fois, pendant cette nuit, remercièrent


Kotre-Seigneur qui leur avait envoyé une telle
ofrâce.
Ils passèrent ainsi cette nuit sans nulle réjouissance;
car le roi d'Angleterre ne voulait pas qu'aucun en fît.
Quand ce vint au dimanche au matin, il fit grand'brume,
et telle qu'à peine pouvait-on voir à la longueur d'un
arpent de terre. Alors partirent de l'armée, par l'ordre
du roi et de ses maréchaux, environ cinq cents hommes
d'arm.es et deux mille archers, pour chevaucher et
savoir s'ils trouveraient quelques Français qui se se-
raient rassemblés.
Ce dimanche au matin, étaient partis d'Abbeville et
de Saint-Riquier en Ponthieu les gens des communes
de Rouen et de Beauvais qui ne savaient rien de la
déconfiture qui avait été faite le samedi. Ils trouvèrent
à leur rencontre, à mauvaise étrenne pour eux, ces
Anglais qui chevauchaient, et se jetèrent au milieu
d'eux, et pensèrent d'abord que c'étaient de leurs gens.
Aussitôt que les Anglais les reconnurent, ils leur cou-
rurent sus de grand'manière; et là derechef il y eut
grand'bataille et dure et ces Français furent tantôt
;

déconfits et mis en chasse, et ne tinrent aucune conte-


nance. Il y en eut ainsi de tués sur les champs, tant
près des haies que sous les buissons, ainsi qu'ils
fuyaient, plus de sept mille et s'il eût fait clair, il n'en
;

eût jamais échappé pied.


Assez tôt après, en une autre troupe, furent rencon-
trés par ces Anglais l'archevêque de Rouen et le grand
prieur de France, qui ne savaient rien non plus de la
déconfiture, et qui avaient entendu dire que le roi ne
combattrait pas avant ce dimanche et ils pensèrent
;

que ces Anglais étaient de leurs gens. Aussi se


i86 l00 €6tonîquc0 te jFroissart,

dirigèrent-ils vers eux, et aussitôt les Anglais les enva-


hirent et les assaillirent de grand'volonté. Et là il y
eut derechef grand'bataille et dure, car ces deux sei-
gneurs étaient pourvus de bonnes gens d'armes mais ;

ils ne purent longuement résister aux Anglais, et


furent tantôt déconfits et presque tous morts. Peu se
sauvèrent et y furent tués les deux chefs qui les me-
;

naient, et jamais il n'y eut un homme pris à rançon.


Ainsi chevauchèrent pendant cette matinée ces
Anglais, cherchant aventures. Ils trouvèrent et rencon-
trèrent plusieurs Français qui s'étaient fourvoyés le
samedi, et qui avaient cette nuit couché sur les champs
et qui ne savaient nulles nouvelles de leur roi ni de
leurs conduiseurs. Ils entrèrent donc en pauvre étrenne
pour eux, quand ils se trouvèrent au milieu des An-
glais; car ils n'en avaient nulle merci et mettaient tout
à l'épée. Et il me fut dit que, des communautés et des
gens de pied des cités et des bonnes villes de France,
il y en eut de tués, ce dimanche au matin, plus de
quatre fois que le samedi où eut lieu la grosse bataille.
"s^. w 1^. '^. M^ ??^: :<y. m m mj^'.M'^.'j^.w.M'^.'.'s^'^. m m m mm
:<^: :<9'. '.'S): m m mm ^.
:<y.

LXXVIII. —
Comment le roi d'Angleterre fit
CHERCHER LES MORTS POUR EN SAVOH^ LE NOMBRE, ET
EIT ENTERRER LES CORPS DES GRANDS SEIGNEURS.

IE dimanche,
-^ de
ainsi que le roi d'Angleterre sortait
messe, revinrent les chevaùcheurs et les
la
archers qui avaient été envoyés pour découvrir le pays
et savoir si aucune assemblée et réunion des Français
se faisait. Ils rapportèrent au roi tout ce qu'ils avaient
vu et trouvé et lui dirent bien qu'il n'y avait nulle appa-
rence. Alors le roi eut conseil qu'il enverrait chercher
les morts pour savoir quels seigneurs étaient demeurés
là. Deux fort vaillants chevaliers furent donc ordonnés
pour aller là, et en leur compagnie trois hérauts pour
les CtroniQucs De JFroissatt. 187

reconnaître leurs armes, et deux clercs pour écrire et


enregistrer les noms de ceux qu'ils trouveraient. Les
deux chevaliers furent messire Reenault de Cobham
et messire Richard de StaiTord. Ils partirent donc
d'auprès du roi et de son logis, et se mirent en peine
de voir et visiter tous les morts. Ils en trouvèrent si
grand'foison qu'ils en furent tout émerveillés, et cher-
chèrent le plus justement qu'ils purent en tous les
champs pendant ce jour-là jusqu'au soir bien tard. Au
soir, comme le roi d'Angleterre devait aller souper,
les deux chevaliers susnommés retournèrent vers le
roi, et firent juste rapport de tout ce qu'ils avaient vu
et trouvé. Ils dirent que onze chefs de princes étaient
demeurés sur la place, quatre-vingts bannerets, douze
cents chevaliers d'un écu ('), et environ trente mille
hommes d'autres gens. Le roi d'Angleterre, le prince
son fils et tous les seiorneurs louèrent sfrandement Dieu
et de bon cœur, de la belle journée qu'il leur avait
envoyée, et de ce qu'une poignée de gens qu'ils étaient
au regard des Français eussent ainsi déconfit leurs
ennemis. Et, spécialement, le roi d'Angleterre et son
fils plaignirent longuement la mort du vaillant roi de
Bohême, et le louèrent grandement, ainsi que ceux
qui étaient demeurés auprès de lui.
Ils s'arrêtèrent encore là cette nuit, et le lundi au
matin, ils ordonnèrent de partir et ledit roi d'Angle-
;

terre, par pitié et grâce, fit prendre et ôter de dessus


lechamp de bataille tous les corps des grands seigneurs
qui étaient demeurés là, et les fit porter en un monas-
tère près de là, qui s'appelle Montenay, et ensevelir
en sainte terre et il fit savoir à ceux du pays qu'il
;

donnait une trêve de trois jours pour chercher sur le


champ de Crécy et ensevelir les morts et puis ils ;

chevauchèrent outre vers Montreuil-sur-Mer et ses ;

I. Ceux qui servaient de leur personne, n'ayant aucune suite ni charge


de gens d'armes.
i88 les chroniques îie jFroissart.

maréchaux coururent vers Hesdin, et brûlèrent tout


environ, mais audit château ils ne purent rien faire de
mal, car il était très fort et bien gardé. Ils se logèrent
ce lundi sur la rivière d' Hesdin, du côté qui regarde
Blangy, et le lendemain ils passèrent outre et che-
vauchèrent vers Boulogne. Ils brûlèrent en chemin
la ville de Saint-Josse et le Neuf-châtel, et puis Étaples
et Rue et tout le pays du Boulonnais et passèrent ;

entre les bois de Boulogne et la forêt de Hardelot, et


vinrent jusques à la grosse ville de Wissant. Là se
logèrent ledit roi et le prince et toute l'armée, et s'y
rafraîchirent un jour et le jeudi ils en partirent et
;

vinrent devant la forte ville de Calais.

LXXIX. —
Comment le roi de France fut
COURROUCÉ AU SUJET DES SEIGNEURS DE SON SANG QUI
ÉTAIENT MORTS DANS LA BATAILLE ET COMMENT IL ;

VOULUT FAIRE PENDRE MESSIRE GODEMAR DU FaV.

QUAND le roi Philippe fut parti de la Broyé,


ainsi qu'il est dit ci-dessus, peu de gens,
avec fort
il chevaucha tant cette nuit, que le dimanche,
au point du jour, il vint en la bonne ville d'Amiens, et
là se logea en l'abbaye du Gard. Quand le roi fut arrêté
là, les barons et les seigneurs de son conseil qui
demandaient après lui, s'y arrêtèrent aussi, à mesure
qu'ils venaient. Ledit roi ne savait pas encore la
grand'perte des nobles et des prochains de son sang
qu'il avait perdus. Ce dimanche au soir on lui en dit
la vérité. Alors il regretta (grandement messire Charles
son frère, comte d'Alençon, son neveu le comte de
Blois, son beau-frère le bon roi de Bohême ('), le

I. Le roi de Bohême, Jean de Luxembourg, n'était pas le beau-frère de

Philippe de Valois. Une double alliance les unissait cependant l'un .\


l'autre. Charles, depuis empereur, fils de Jean de Luxembourg, avait
épousé une des sœurs de Philippe et le duc de Normandie, fils de
;

Philippe, avait épousé Bonne de Luxembourg, fille du roi de Bohême.


ïLcs Cï)roniQuc!5 De jFroissatt. 189

comte de Flandre, le duc de Lorraine et tous les


barons et les seigneurs, l'un après l'autre. Et je vous
dis que inessire Jean de Hainaut était alors auprès de
lui, et celui en qui il avait la plus grand'confiance. et

lequel rendit un fort beau service à niessire Godemar


du Fay; car le roi était fort courroucé contre lui; si bien
pendre, et il l'eût fait sans faute,
qu'il voulait le faire
n'eût été ledit messire Jean de Hainaut qui lui brisa
sa colère et excusa ledit messire Godemar. Et la cause
étaitque le roi disait qu'il s'était mauvaisement acquitté
de garder le passage de Blanchetache, et que, par sa
mauvaise garde, les Anglais étaient passés outre en
Ponthieu, par quoi il avait reçu cette perte et ce grand
dommage. Au propos du roi s'inclinaient bien quelques-
uns de son conseil, qui eussent bien voulu que ledit
messire Godemar l'eût payé et ils l'appelaient traître:
;

mais le gentil chevalier l'excusa, et avec raison par-


tout car, comment aurait-il pu avoir défendu et résisté
;

à la puissance des Anglais, quand toute la fleur de


France n'y avait rien pu faire? Alors le mécontente-
ment du roi se passa le mieux qu'il put, et il fit faire les
obsèques de ses proches, l'un après l'autre, et puis
partit d'Amiens et donna congé à toutes manières de
gens d'armes, et retourna vers Paris. Et déjà le roi
d'Angleterre avait assiégé la forte ville de Calais.

LXXX. — Co-M.MENT LE ROI 1)' ANGLETERRE MIT LE


Sli:GE DEVANT CaLAIS.

DE la ville
valier de
de Calais
Bourgogne
était capitaine
et vaillant
un gentil che-
aux armes, qui
s'appelait messireJean de Vienne. Avec lui étaient
l)lusieursbons chevaliers d'Artois et du comté de
Guines, tels que messire Arnould d'Audrehem, mes-
sire Jean de Surie, messire Baudouin de Belleborne,
190 iLc0 Cbroniquc^ Uc jTroissact.

messire Geoffroy de la Motte, messire Pépin de Were,


et plusieurs autres chevaliers et écuyers, lesquels s'en
acquittèrent très loyalement, ainsi que vous entendrez
raconter dans la suite.
Quand d'Angleterre fut venu premièrement
le roi
devant la de Calais ('), comme quelqu'un qui
ville
désirait beaucoup la conquérir, il l'assiégea par grand'
manière et de bonne ordonnance, et fit bâtir et ordon-
ner, entre la ville et la rivière et le pont de Nieulay,
des hôtels et maisons, et les fit charpenter de gros
madriers, et il fit couvrir ces maisons, qui étaient
assises et rangées par rues bien et joliment, de paille
et de genêts, comme s'il eût dû demeurer là dix ou
douze ans car telle était son intention qu'il n'en par-
; :

tirait pas. par hiver ni par été, jusqu'à ce qu'il l'eût


conquise, quelque temps et quelque peine qu'il y dût
mettre ou prendre. Et il y avait en cette ville neuve
du roi toutes les choses nécessaires qu'il fallait à une
armée, et plus encore, et place ordonnée pour tenir
marché le mercredi et le samedi et là étaient merce- ;

ries, boucheries, halles de drap et de pain et de toutes


autres nécessités et on pouvait aisément avoir tout
;

pour son argent et tout cela leur venait tous les jours,
;

par mer, d'Angleterre et aussi de Flandre, dont ils


étaient secourus de vivres et de marchandises. Avec
tout cela, les gens du roi d'Angleterre couraient fort
souvent sur le pays, dans le comté de Guines, dans le
pays de Thérouanne, et jusques aux portes de Saint-
Omer et de Boulogne et ils conquéraient et rame-
;

naient en leur camp grand'foison de butin, dont ils


étaient rafraîchis et ravitaillés. Et le roi ne faisait pas
assaillir par ses gens ladite ville de Calais, car il savait
bien qu'il y perdrait sa peine et qu'il se travaillerait en
vain. Mais il épargnait ses gens et son artillerie, et
disait qu'il les affamerait, quelque long temps qu'il y
I. Le 30 août 1346.
Les Cbroniqucô ne jFroi.50art. 191

(.lût iiTcttre, à moins que le roi Philippe de France


derechef ne le vint combattre et faire lever le siège.
Quand messire Jean de Vienne, qui était capitaine
de Calais, vit que le roi d'Angleterre s'arrangeait et
s'aménageait pour tenir le siège là, et que c'était tout
sérieusement, il fit une ordonnance dans la ville de
Calais, telle, que toutes manières de menues gens qui
n'avaient point de provisions, quittassent la ville sans
attendre. Ainsi quittèrent la ville et en partirent, un
mercredi au matin, tant hommes que femmes et qu'en-
fants, plus de dix-sept cents. Et ils passèrent parmi
l'armée du roi d'Ano-leterre.
O Et il leur fut demandé
pourquoi ils quittaient la ville. Ils répondirent qu'ils
n'avaient pas de quoi vivre. Alors le roi leur fit la
grâce de les laisser passer et d'aller parmi son armée
en sûreté, et leur fit à tous et à toutes donner à dîner
bien et largement, et après dîner deux esterlins la- :

quelle grâce et aumône on vanta beaucoup comme


belle ce fut bien raison.
:

:^: y^: yg: /?)•. :<g: :^: :<?)• ^. :^ -sy. :<^)• :<?>: r^: -m it^: r^.i^M :g): ^: :^: '^: ^. -ss^ ^: :^: f^: :^: :<?): -s^: i^. ^: -sv. m
LXXXI. Cu.M.MKXT, l'KXDAXT LK SIÎ.GE J)i;\AXT
Calais, ilv eut maintes bellp:s escarmouches par
Ml.R KT l'AR TKRRE, d'uN CÔT]': ET d'aUTRE,

LE siège se tint longuement devant Calais, et il y


advint beaucoup de grandes aventures et de
belles prouesses, d'un côté et d'autre, par terre et par
mer lesquelles je ne pourrais pas nommer, et dont je
;

ne saurais écrire ni raconter la quatrième partie car ;

le de France avait fait établir si bonnes gens


roi
d'armes, et si nombreux, parmi les forteresses qui sont
et qui étaient pour ce temps sur les marches des
comtés de Guines, d'Artois et de Bouloirne, et autour
df; Calais et tant de Génois et de Normands et d'au-
;

tres mariniers sur mer, que les Anglais qui voulaient


sortir dehors, à cheval ou à pied, pour aller fourrager
192 100 Cî)conique0 îjc jfroî00art,

ou quérir aventure, ne le faisaient pas facilement, mais


trouvaient souvent des rencontres dures et fortes. Et
il y avait aussi souvent plusieurs combats aux palis-
sades et escarmouches autour des portes et sur les
fossés, dont on ne partait point sans morts et sans
blessés. Un
jour les uns perdaient, l'autre jour c'étaient
les autres, ainsi qu'on voit souvent advenir en telles
besognes. Aussi le roi d'Angleterre et son conseil s'étu-
diaient nuit et jour à faire des engins et instruments
pour mieux presser et contraindre ceux de Calais et ;

ceux de Calais s'étudiaient à faire le contraire, et fai-


saient tant à rencontre, que ces engins et instruments
ne leur portaient nul dommage. Et rien ne les grevait
ni ne pouvait les grever autant que la famine et nulles ;

provisions ne leur pouvaient venir, excepté en fraude,


et par deux mariniers qui étaient maîtres et conduiseurs
de tous les autres lesquels on nommait, l'un Marant
;

et l'autre Mestriel et ils demeuraient à Abbeville. Par


;

ces deux mariniers ceux de Calais étaient souvent


secourus en fraude, car ils s'aventuraient hardiment.
Et ils se mirent par plusieurs fois en grand péril, et
beaucoup de fois furent poursuivis et presque pris et
attrapés entre Boulogne et Calais mais toujours ils ;

échappaient; et ils firent mourir et noyer maints An-


glais, pendant ce siège devant Calais.
j^^^jî^ :sj: M '!S):.'^:<i>. :>s^. "^ :^: sg: ^: :«>: s^, ^ :$>: sy. -fis. '^. 'jg. 'rsj '^, ts^. '^, "ts^ •}^^\ ^sj: mm ^ ^.
LXXXII. —
Comment les communes de Flandre
s'accordèrent au mariage du comte de Flandre
et de la fille du roi d'Angleterre; et le roi de
France voulut qu'il eut la itlle du duc de Braiîant.

TOUT cet hiver le roi d'Angleterre demeura avec


toute son armée assiégeant la forte ville de
Calais et il y advint grand'foison de merveilleuses
;

aventures d'une part et d'autre, et presque chaque


ilcs Chroniques De jFroissart. 193

jour. Et toujours, pendant ce siège, le dit roi avait en


grand'imagination de tenir les communautés de Flan-
dre en amitié car il était d'avis qu'avec elles il pourrait
;

plus aisément en venir à son inteni.ion. Il envoyait


donc souvent vers elles grandes promesses et leur ;

disait et faisait dire que, s'il pouvait en venir à son


intention de p)-endre Calais, il leur recouvrerait sans
aucun doute Douai et leurs dépendances si
Lille et ;

bien que par promesses les Flamands s'émurent


telles
(en cette saison où le roi d'Angleterre était encore en
Normandie, et pendant le voyage qu'il fit pour venir
à Crécy et à Calais) et vinrent mettre le siège devant
Béthune. Leur capitaine était alors messire Oudart de
Renty, car il était banni de France et ils tinrent un
;

tort grand siège devant la dite ville, et la contraignirent


beaucoup par assauts. Mais il y avait dedans en gar-
nison, de par le roi de France, quatre bons chevaliers
qui gardèrent très bien et y veillèrent messire
la :

Geoffroy de Charny, messire Eustachede Ribaumont,


messire Baudouin Zonnekin et messire Jean deLandas.
Ladite ville de Béthune fut si bien défendue et veillée,
que les Flamands n'y conquirent rien, mais s'en retour-
nèrent en Flandre, sans rien faire. Néanmoins, quand
le roi d'Angleterre fut venu devant Calais, il ne cessa
pas d'envoyer vers les communautés de Flandre de
grands messages, et de faire de grandes promesses
pour avoir leur amitié et abattre l'opinion du roi Phi-
lippe qui les pressait très fort de se retirer à son
amour. Et le roi d'Angleterre eût vu volontiers que le
jeune comte Louis de Flandre, qui n'avait pas quinze
ans d'âge ('), eût voulu épouser sa fille Isabelle. Et
le dit roi négocia tant, que les dites communautés de
TMandre s'y accordèrent entièrement, ce dont le roi
d'Angleterre fut fort réjoui, car il lui sembl ait que, par
I. Louis de Mule, devenu comte de Flandre après
la mort de son père
Louis 1"" de Nevcrs, tué à Crécy.

1KUISS.\KT. ^3
194 ^t^ Chroniques De jFroissatt

ce mariage et par ce moyen, il s'aiderait plus pleine-


ment des Flamands et il semblait aussi aux Flamands
;

que, s'ils étaient d'accord avec le roi d'Angleterre et


les Anglais, ils pourraient bien résister aux Français,
et que l'amour du roi d'Angleterre leur était plus
nécessaire et plus profitable que l'amour du roi de
France. Mais leur seigneur, qui avait été nourri parmi
les royaux de France et y demeurait encore, ne s'y
voulait point accorder, et disait franchement que jamais
il n'aurait pour femme la fille de celui qui avait tué
son père. D'autre part, le duc Jean de Brabant négo-
ciait alors fortement pour que ce jeune comte de
Flandre voulût prendre sa fille pour femme et il lui;

promettait qu'il le ferait jouir pleinement du comté de


Flandre, par douceur ou autrement et le dit duc fai-
:

sait entendre au roi de France que, si ce mariage de


sa fille se faisait, il ferait tant, que tous les Flamands
seraient de son accord et contraires au roi d'Angleterre.
Alors, par telles promesses, le roi Philippe s'accorda
au mariage de Brabant.
Quand le duc de Brabant eut l'accord du roi de
France, il envoya aussitôt grands messages en Flandre
vers les plus importants bourgeois des bonnes villes,
et leur fit dire et démontrer tant de belles raisons
colorées, que les conseillers des bonnes villes mandè-
rent le jeune comte leur seigneur, et lui firent dire et
savoir qu'il voulût venir en Flandre et user de leur
conseil, et qu'ils seraient ses bons et loyaux sujets, et
qu'ils lui rendraient et délivreraient toutes ses justices
et juridictions et ses droits en P landre, de même, et
plus encore, que jamais aucun comte n'avait eu.
Le jeune comte eut conseil qu'il l'essayerait il vint:

donc en Flandre et y fut reçu à grand'joie, et de


grands dons et beaux présents lui furent présentés de
parles bonnes villes. Tout aussitôt que le roi d'Angle-
terre sut ces nouvelles, il envoya en Flandre le comte
Ie0 Cfironiqucs Ue jTroîssart 195

de Northampton, le comte d'Arundel et le seigneur de


Cobham, qui parlementèrent et néq-ocièrent tant avec
les communautés de Flandre, qu'ils aimèrent mieux
que leur seigneur prît pour femme la fille du roi d'An-
gleterre que la fille du duc de Brabant. Et ils prièrent
affectueusement leur jeune seigneur, et lui démon-
trèrent plusieurs belles raisons pour l'attirer (et qui
seraient merveille à rappeler); et si bien que les bour-
geois qui venaient pour le duc de Brabant n'osaient
dire le contraire. Mais le jeune comte Louis n'y voulait
aucunement consentir,quelques paroles et quelques rai-
sons qu'on lui dît et il disait toujours que jamais il n'au-
;

rait pourfemme la fille de celui qui lui avait tué son père,
dût-on lui donner la moitié du royaume d'Angleterre.
Quand les Flamands entendirent cela, ils dirent
que leur seigneur était trop Français, et qu'il était mal
conseillé, et qu'il jamais de bien, puisqu'il
ne leur ferait
ne voulait pas croire leur conseil. Alors ils le prirent
et le mirent en prison courtoise; et lui dirent bien que
jamais il n'en sortirait s'il ne croyait leur avis.
Et ils disaient bien :

—monseigneur son père n'eût pas tant aimé les


« Si
Français, mais eût cru notre conseil, il eût été le plus
grand seigneur des chrétiens, et il eût recouvré Lille,
Douai, Béthune et Orchies, et serait encore en vie. »
•jsf: -^ :^: :<?>: •^: :^ m :^: :<?>: :^. mmm vy. :<?>: :^: :<?>: :<?)•
m :^ -m :^ :<^ sj^ ^g mm m m mmm :^
:<>):

LXXXIIL CO-M.MENT LE COMTE DE FlANDRE, QUI


LONGUEMENT AVAIT ÉTÉ EN PRISON EN FlANDRE,
FIANÇA LA FILLE DU ROI d'AnGLETERRE ET COMMENT ;

IL s'évada de CHEZ LES FLAMANDS ET s'eNFUIT EN


Fraxci;.

CELAd'Angleterre
demeura
roi
ainsi quelque espace de temps, et le
tint toujours son siège devant
Calais, et tint grand' et noble cour le jour de Noël.
196 ïLc0 Cî)toniques tie jFtoigsart

Or revenons au propos dont je parlais tout à l'heure,


du jeune comte de Flandre et des Flamands. Longue-
ment le jeune comte fut en la puissance de ceux de
Flandre, et en prison courtoise; mais il lui en ennuyait,
car il n'avait point appris cela. Finalement il changea
d'avis; je ne sais s'il le fît par ruse ou par bonne
volonté mais il dit à ses gens qu'il croirait leur conseil,
;

car plus de biens lui pouvaient venir d'eux que de nul


autre pays. Ces paroles réjouirent beaucoup les Fla-
mands; ils le mirent aussitôt hors de prison et lui
laissèrent une partie de ses amusements, comme d'aller
en rivière ('), et à cela il était fort enclin. Mais il avait
toujours de bonnes gardes, afin qu'il ne leur échappât
point ou ne fût pas enlevé, et qui avaient entrepris de le
garder, sur leurs têtes. Ces gardes étaient entièrement
de la faveur du roi d'Angleterre, et le guettaient de si
près qu'à peine pouvait-il aller où il avait besoin. Cette
chose dura jusqu'à ce que le jeune comte de Flandre
eût promis à ses gens qu'il prendrait volontiers pour
femme la lille du roi d'Angleterre. Et ainsi Fla- les
mands le signifièrent au roi et à la reine qui se
tenaient
devant Calais, leur mandant qu'ils voulussent venir en
l'abbaye de Bergues et là amener leur fille; car ils y
amèneraient leur seigneur, et là se conclurait ce
mariage.
Vous devez savoir que le roi et la reine furent gran-
dement réjouis de ces nouvelles, et dirent que les Fla-
mands étaient de bonnes gens. Par accord de toutes
les parties, une journée donc assignée pour être à
fut
Bergues sur la mer, entre Neuport et Gravelines. Là
vinrent les plus notables hommes et les plus authen-
tiques des bonnes villes de Flandre, en grand état et
puissance; et ils y amenèrent leur jeune seigneur qui
courtoisement s'inclina devant le roi et la reine d'An-

1. Chasser aux oiseaux de marais.


les Cf)roniquc0 De jFroi0sart 197

gleterre, qui déjà étaient


venus en très grand équipage.
Le d'Angleterre prit ledit comte par la main droite
roi
fort doucement, et le fêta en lui parlant; et puis s'ex-
cusa de la mort de son père, et dit que, tout le jour de
la bataille de Crécy et aussi le lendemain, jamais il ne
vit lecomte de Flandre son père, ni n'en entendit par-
ler. Le jeune comte, par semblant, se
contenta de cette
excuse. Et puis il fut parlé du mariage; et il
y eut là
certains articles de traités faits, projetés et accordés
entre le roi d'Angleterre et le jeune comte Louis et le
pays de Flandre, sur grandes considérations et allian-
ces, et qu'on promit et jura toutes de tenir. Là ledit
comte jura et fiança madame Isabelle, fille du roi
d'Angleterre, et promit de l'épouser. Cette journée du
mariage fut reculée jusqu'à une autre fois qu'on aurait
plus grand loisir: et les Flamands retournèrent en
Flandre, en y ramenant leur seigneur; et fort aimable-
ment ils partirent d'auprès du roi d'Angleterre et de
la reine et de leur conseil. Le roi fit de même vis-à-vis
d'eux et s'en retourna devant Calais.
^
Ainsi demeurèrent les choses en cet état. Et le roi
d'Angleterre se pourvut et fit pourvoir si grandement,
que ce serait merveille à raconter, pour tenir cette fête
très somptueusement; et aussi de beaux
et riches
joyaux pour donner et partager le jour des noces; et
aussi la reine, qui s'en voulait bien acquitter,
et qui, en
honneur et en largesse, surpassa toutes les dames de
son temps.
Le jeune comte de Flandre, qui était revenu en son
pays parmi ses gens, allait toujours en rivière, et mon-
trait par semblant que ce mariage
avec les Anglais lui
plaisait grandement. Les Flamands s'en tenaient
pour
tout assurés, et il n'y avait pas sur lui aussi
grand'sur-
veillance qu'auparavant. Ils ne connaissaient pas
encore
bien l'intention de leur seigneur; car, quelque
semblant
qu'il montrât au dehors, il avait au dedans
le cœur tout
198 Le0 CStoniques De jFroissart.

prouva par ses œuvres. Car, un


français, ainsi qu'il le
jour, il en rivière (et c'était dans la même
était allé voler
semaine où il devait épouser la susdite demoiselle
d'Angleterre), et son fauconnier jeta un faucon après
le héron, et le comte lança aussi un faucon. Ces deux
faucons se mirent en chasse, et le comte après, ainsi
que pour les leurrer, en disant: « Hoie! hoie!» et quand ;

il fut un peu éloigné et qu'il eut l'avantage du terrain,

il piqua son cheval des éperons et s'en alla toujours en

avant, sans se retourner, de telle manière que ses gar-


des le perdirent. Ledit comte s'en vint en Artois, et là
fut en sûreté; et puis il vint en France, vers le roi
Philippe et les Français, auxquels il raconta ses aven-
tures, et comment, par grand'subtilité, il était échappé
de ses gens et des Anglais. Le roi de France en eut
grand'joie et dit qu'il avait très bien travaillé, et autant
en dirent les Français; et d'autre part les Anglais
dirent qu'il les avait trahis.
Mais pour cela le roi d'Angleterre ne laissa pas de
tenir les Flamands en amour, car il savait bien que le
comte n'avait pas fait cela par leur conseil et ils en ;

étaient fort courroucés, et il crut assez facilement l'ex-


cuse qu'ils en firent.

LXXXIV. —
Comment messire Robert de Namur
VINT AU SIÈGE DEVANT CaLAIS, ET COMMENT IL DEVINT
HOMME DU ROI d'AnGLETERRE.

EN ce temps que le siège se tenait devant Calais,


plusieurs barons et chevaliers de Flandre, de
Brabant, de Hainaut et d'Allemagne, venaient voir le
roi et la reine et nul n'en partait sans grand profit,
;

car le roi et la reine étaient si pleins et si affaîtés (')

I. Si remplis d'honneur. Littéralement, reinplis jiisqu^ au faîte.


les chroniques tie jfroissart. 199

d'honneur, qu'ils donnaient tout et par cette vertu


;

ils acquirent la grâce et renommée de tout honneur.


En ce temps était nouvellement revenu en le comté
de Namur, du voyage de Prusse et du Saint-Sépul-
cre, ce gentil et vaillant chevalier, messire Robert de
Namur et le sire de Spontin l'avait fait chevalier en
;

Terre-Sainte. Messire Robert pour ce temps était fort


jeune et n'avait pas encore été prié {') par un roi ni
par un autre toutefois il était plus enclin à être An-
;

glais que Français, pour l'amour de messire Robert


d'Artois son oncle que le roi d'Angleterre avait beau-
coup aimé. Il s'avisa donc qu'il viendrait devant Calais
voir le roi et la reine d'Angleterre et les seigneurs qui
étaient là. Il s'ordonna selon cet avis, et se mit en bon
équipage et riche, ainsi qu'il allait toujours en chemi-
nant et comme il lui appartenait. Il fit tant par ses
journées, qu'il vint au siège de Calais, honorablement
accompagné de chevaliers et d'écuyers, et se présenta
au roi qui le reçut joyeusement, et aussi le fit madame
la reine. entra grandement en leur amour et en leur
Il

grâce, à cause de ce qu'il portait le nom de messire


Robert, son oncle, que jadis ils avaient tant aimé, et
auprès de qui ils avaient trouvé grand conseil. Ledit
messire Robert de Namur devint alors homme féodal
au roi d'Angleterre, et ledit roi lui donna trois cents
livres à l'esterlin de pension par an, pour être payés à
Bruges, et les lui assigna sur ses coffres. Depuis ledit
messire Robert se tint auprès du roi et de la reine, au
siège devant Calais, jusqu'à ce que la ville fut gagnée,
ainsi que vous entendrez raconter dans la suite.

I. Il n'avait 6ié prie crcntrcr au service d'aucun roi.

.-^
LXXXV. —
Comment ceux de la Roche-Derrien
TOURNÈRENT AUX ANGLAIS ET COMMENT ChARLES
;

DE Blols, avec grand'foison de gens d'armes, y


MIT LE SIÈGE.

me longuement tenu de parler de monsei-


suis
JEgneur Charles de Blois, duc de Bretagne pour ce
temps, et de la comtesse de Montfort mais c'a
;

été à cause des trêves qui furent convenues devant la


cité de Vannes, lesquelles furent fort bien gardées et,;

les trêves durant, chacune des parties jouit assez pai-


siblement de ce qu'elle tenait auparavant. Sitôt qu'elles
furent passées, ils commencèrent à guerroyer forte-
ment, et le roi de France à secourir messire Charles
de Blois son neveu, et le roi d'Angleterre la comtesse
de Montfort, ainsi qu'il le lui avait promis et qu'il en
était convenu. Et étaient venus en Bretagne, de par
le roi d'Anorleterre, deux fort orrands et fort vaillants
chevaliers partis du siège de Calais avec deux cents
hommes d'armes et quatre cents archers : c'étaient
messire Thomas d'Agworth et messire John de Hart-
well ; et ils demeurèrent auprès de la dite comtesse
en la ville de Hennebont.
Avec eux il y avait un chevalier breton bretonnant,
fortement vaillant et bon homme d'armes, qui s'appe-
lait messire Tanguy du Chastel. Souvent ces Anglais
et ces Bretons faisaient des chevauchées et des sorties
contre les sfens de messire Charles de Blois, et sur le
pays qui se rangeait de son parti et de même les
;

eens de messire Charles sur ces Anîjlais. Une fois les


uns perdaient, une autre fois les autres et le pays était
;

par ces gens d'armes couru, gâté et pillé et rançonné;


et tout cela les pauvres gens le payaient. Or il advint un
jour que ces trois allèrent assiéger une bonne et forte
ville qu'on appelle la Roche-Uerrien ;et ils avaient
assemblé grand' foison de gens d'armes à cheval et
les Cbronîqucs tic jTroissart. 201

de soudoyers à pied, et la firent assaillir fortement et


raidemcnt. Mais ceux de la ville et du château se dé-
fendirent vaillamment, si bien qu'ils ne perdirent rien.
En la garnison il y avait un capitaine au nom de
messire Charles de Blois, écuyer, et qui s'appelait
Tassart de Guines, habile homme d'armes durement.
Or, il y eut tel malheur que les trois parts de la ville
étaient plus anglais de cœur que français. Ils prirent
donc leur capitaine, et dirent qu'ils le tueraient, s'il ne
tournait pas avec eux aux Anglais. Tassart redouta
la mort, et dit qu'il ferait ce qu'ils voudraient. Là-
dessus ils le laissèrent aller et commencèrent à traiter
avec les susdits chevaliers anglais. Finalement, il y
eut tel traité, qu'ils tournèrent au parti de la comtesse
de Montfort, et ledit Tassart demeura, comme aupa-
ravant, capitaine de ladite ville; et, quand les Anglais
en partirent pour retourner vers Hennebont, ils lui
laissèrent o-rand' foison de fjens d'armes et d'archers,
pour aider à garder ladite forteresse.
Quand messire Charles de Blois sut ces nouvelles :

que la Roche-Derrien était devenue anglaise, il fut


durement courroucé, et dit et Jura que cela ne demeu-
rerait pas ainsi. Il manda partout les seigneurs de son
parti en Bretagne et en Normandie, et fit un grand
amas de gens d'armes en la cité de Nantes, et tant,
qu'ils furent bien seize cents armures de fer et douze
mille hommes de pied et il y avait bien quatre cents
;

chevaliers, et, parmi ces quatre cents, vingt-trois ban-


nerets.
Ledit messire Charles partit de Nantes avec tous
ses gens, et ils firent tant qu'ils vinrent devant la
Roche-Derrien. Ils assiégèrent toute la ville et le châ-
teau aussi, et firent dresser devant de grands engins
qui tiraient nLiit et jour et qui faisaient beaucoup de
mal à ceux de la ville. Ils envoyèrent aussitôt des
messagers vers la comtesse de Montfort, en remon-
202 Les Cf)toniqucs îie jTrois^att

trantcomment ils étaient contraints et assiégés, et ils


requéraient qu'on les secourût car on le leur avait
;

promis s'ils étaient assiégés.


La comtesse et les trois chevaliers, pour leur hon-
neur, ne les eussent jamais abandonnés. Ladite com-
tesse envoya donc ses messagers où elle pensait avoir
des gens, et fit tant, qu'elle eut en peu de temps mille
armures de fer et huit mille hommes de pied. Elle les
mit tous sous la conduite et en la garde de ces trois
chevaliers susnommés, qui les reçurent hardiment et
volontiers, et qui lui dirent au départ qu'ils ne revien-
draient jamais, à moins que la ville et le château ne
fussent désassiégés, ou bien qu'ils demeureraient tous
en la peine. Puis ils se mirent en chemin et s'en allè-
rent de ce côté en grand' hâte, et firent tant, qu'ils
vinrent assez près de l'armée de messire Charles de
Blois. Ouand messire Thomas d'Aofworth, messire
John de Hartwell et messire Tanguy du Chastel, et
les autres chevaliers qui étaient assemblés là furent
venus à deux lieues près de l'armée des Français, ils
se logèrent sur une rivière, dans l'intention de livrer
bataille le lendemain et quand ils furent logés et mis
;

à repos, messire Thomas d'Agworth et messire John


de Hartwell prirent environ la moitié de leurs gens,
et les firent armer et monter à cheval tout tranquille-
ment, et puis ils partirent.
Et droit à l'heure de minuit ils se jetèrent dans
l'armée de messire Charles de Blois, sur l'un des côtés.
Ils y firent grand dommage, et tuèrent et abattirent
grand' foison de gens; et ils demeurèrent si longtemps
en ce faisant, que toute l'armée fut assemblée et toutes
manières de gens armés, et ces Anglais ne purent
partir sans bataille. Là ils furent entourés et combat-
tus et refoulés durement et âprement, et ils ne purent
supporter le choc des Français. Messire Thomas
d'Agworth y fut pris et fort douloureusement blessé.
les Cfironîques îie jFroigsart. 203

et ledit messire John de Hartwell se sauva le mieux


qu'il put avec une partie de ses gens mais la plus ;

grand' partie y demeurèrent morts ou prisonniers.


Ainsi ledit messire John retourna tout déconfit à ses
autres compagnons qui étaient logés sur la rivière et ;

il trouva messire Tanguy du Chastel et les autres aux-

quels il raconta son aventure ce dont ils furent fort


;

émerveillés et ébahis, et ils eurent conseil qu'ils se


délogeraient et se retireraient à Hennebont.

LXXXVL —
Comment, par le conseil de messire
Garnier de Cadoudal, fut pris messire Charles
DE BlOIS et toute SON ARMÉE DÉCONFITE DEVANT
LA Roche-Derrien.

A CETTE heure et en cet état, pendant qu'ils


étaient en grand conseil de déloger, vint là, de
par la comtesse, un chevalier qui s'appelait messire
Garnier, sire de Cadoudal, avec cent armures de fer,
et il n'avait pas pu venir plus tôt. Sitôt qu'il sut la
chose et le parti oi^i ils étaient, et comment ils avaient
perdu par leur entreprise, il leur donna un nouveau
conseil. Et il ne fut effrayé de rien, et dit à messire
John et à messire Tanguy:
— « Or tôt, armez-vous et faites armer vos gens,
et faites monter à cheval qui cheval a et qui n'en a
;

point, qu'il vienne à pied car nous irons voir nos en-
;

nemis. Et je ne doute pas, du moment qu'ils se tiennent


pour tout rassurés, que nous ne les déconfisions et
que nous ne recouvrions nos dommages et nos gens. »
Ce conseil fut cru; et ils s'armèrent, et ils dirent que
derechef ils tenteraient l'aventure. Ceux qui étaient à
cheval partirent donc tous les premiers, et ceux à pied
les suivaient. Et ils s'en vinrent, environ au soleil
levant, se jeter dans l'armée de messire Charles, oi^i
204 ï-e0 CôronîQues ne jFroi,s0art,

tous dormaient et reposaient, et ne pensaient plus


avoir de troubles. Ces Bretons et ces Anglais du parti
de la comtesse commencèrent à se hâter et à abattre
tentes et pavillons, à tuer et à découper gens, et à les
mettre en grand méchef et ils furent si surpris (car
;

ils ne faisaient point de guet), que jamais ils ne se pu-

rent aider. Là il y eut grand' déconfiture sur les gens


de messire Charles de Blois, et tués plus de deux cents
chevaliers et bien quatre mille ci'autres gens, et pris
ledit messire Charles de Blois et tous les barons de
Bretagne et de Normandie qui étaient avec lui, et
rescous (^) messire Thomas d'Agworth et tous leurs
compagnons.
Jamais si belle aventure n'advint à gens d'armes,
que celle qui advint là aux Anglais et aux Bretons de
déconfire en une matinée tant de nobles gens. On le
leur doit bien tourner à grand' prouesse et à grand
exploit d'armes.
Ainsi fut pris messire Charles de Blois par les gens
du roi d'Angleterre et de la comtesse de Montfort, et
toute la fieur de son pays avec lui et il fut amené au
;

château d'Hennebont, et le sièo-e fut levé devant la


Roche-Derrien. Là, la guerre de la comtesse de Mont-
fort fut grandement embellie; mais toujours résistèrent
les villes, les cités et les forteresses de messire Charles
de Blois car madame sa femme, qui s'appçlait du-
:

chesse de Bretagne, reprit la guerre de grand' volonté.


Ainsi la p-uerre en Bretagne fut entre ces deux dames.
Vous devez savoir que, quand ces nouvelles vinrent
devant Calais au roi d'Angleterre et aux barons, ils
en furent grandement réjouis, et regardèrent l'aventure
comme fort belle pour leurs gens.
Maintenant nous parlerons du roi Philippe et de
son conseil et du sièire de Calais.

I. Délivrés.
LXXXX'II. —
Comment le roi de France eit son
>L\NDEMENT POUR COMBATTRE LE ROI D'ANGLETERRE;
ET COMMENT LES FLAMANDS MIRENT LE SIÈGE DEVANT
LA VILLE d'AiRE ET BRULERENT LE PAVS AUX
ENVIRONS ET COALMENT LE ROI DE FrANCE VINT
;

DEVANT Calais.

LE roi Philippe de France qui sentait ses gens de


Calais durement contraints et pressés selon ce
qu'il était informé, et qui voyait que le roi d'Angleterre
ne s'en partirait point avant de les avoir conquis, était
grandement courroucé. Il s'avisa donc et dit qu'il les
voulait secourir, et combattre le roi d'Angleterre, et
lever le siège s'il pouvait. Il commanda par tout son
royaume que tous chevaliers et écuyers fussent, à la
fête de la Pentecôte, en la cité d'Amiens ou près de
là. Ce mandement et commandement du roi de France
s'étendit par tout son royaume. Nul n'osa n'y pas venir
et n'être pas là où il était mandé, au jour de la Pen-
tecôte ou bientôt après. Et notamment le roi y fut et
tint là sa cour solennelle audit jour, et beaucoup de
princes et de hauts barons auprès de lui car le royaume ;

de France est si grand, et il y a tant de bonne et noble


chevalerie et écuyerie, qu'il n'en peut être dégarni.
Là étaient le duc de Normandie, son fils aine, le
duc d'Orléans, son fils puîné, le duc Eudes de Bour-
gogne, le duc de Bourbon, le comte de Foix, messire
Louis de Savoie, messire Jean de Hainaut, le comte
d'Armagnac, le comte de Forez, le comte de Valentinois
et tant de comtes et barons, que ce serait merveille à
raconter. Quand tous furent venus et assemblés à
Amiens et de là à la frontière, le roi de P>ance eut
plusieurs conseils, savoir par quel côté il pourrait
courir sus et combattre ses ennemis, et il eût volontiers
vu que les passages de P^landre lui eussent été ouverts.
Il eût alors envoyé vers Gravelines une partie de ses

gens pour rafraîchir ceux de Calais et pour combattre


2o6 Les Cf)ronîQue0 ne j?tais0art

les Anglais de ce côté bien et aisément. Le roi envoya


en Flandre de grands messages pour traiter avec les
Flamands sur cette affaire. Mais le roi d'Angleterre
avait alors tant de bons amis en Flandre, que jamais
ils ne lui eussent octi^oyé cette courtoisie.

Quand le roi vit qu'il n'en pourrait venir à bout, il

ne voulut pas pour cela laisser son entreprise, ni


mettre en négligence les bonnes gens de la ville, et il
dit qu'il se porterait en avant du côté de Boulogne. Le
roi d'Angleterre qui se tenait là au siège, et qui était
tenu tout le temps, ainsi que vous savez, et à grands
frais, étudiait nuit et jour comment
pourrait le plus
il

contraindre et forcer ceux de Calais car il avait bien ;

ouï dire que son adversaire, le roi Philippe, faisait un


grand amas de gens d'armes et qu'il le voulait venir
combattre, et il sentait la ville de Calais si forte, que,
quelques assauts et escarmouches que lui et ses gens y
faisaient, il ne la pouvait conquérir ce à quoi il son-
:

o^eait et imaginait souvent. Mais la chose du monde


qui plus le réconfortait, c'était qu'il sentait la ville de
Calais mal pourvue de vivres. Toujours est-il que
pour leur enlever encore et clore le passage de la
mer, il fit faire et charpenter un château haut et
grand, de longues poutres, et le fit faire si fort et si
bien crénelé, qu'on n'y pouvait faire du mal et il fit ;

asseoir ledit château droit sur la rive de la mer, et le


fit pourvoir fort bien d'espringales, de bombardes et
d'arcs à tour (') et d'autres instruments et y établit ;

dedans quarante hommes d'armes et deux cents archers


qui gardaient le havre et le port de Calais si près, ;

que rien n'y pouvait entrer ni sortir que tout ne fût

I. Les esprijii^nles étaient des sortes de balistes dont on se servait à


cetteépoque pour lancer de grosses pierres. Les arcs à tour ou à rouet se
tendaient au moyen d'une rouelle, comme leur nom l'indique, et lan-
çaient ainsi des traits plus gros, et plus loin qu'on ne pouvait faire en
bandant un arc ordinaire.
Les Côroniques îie JFroissart, 207

confondu. Ce fut la chose qui fit le plus de contrarié-


tés à ceux de Calais, et qui les fit plus tôt affamer.
En ce temps le roi d'Angleterre exhorta tant les
Flamands avec lesquels le roi de France voulait trai-
ter, comme il est dit ci-dessus, qu'ils sortirent hors de
Flandre bien cent mille, et s'en vinrent mettre le siège
devant la bonne ville d'Aire, et brûlèrent tout le pays
de là environ Saint- Venant, Merville, La Gorgue,
:

Estelle, Laventie, et une frontière qu'on appelle la


Loève, et jusques aux portes de Saint-Omer et de
Thérouanne. Et s'en vint donc le roi de France loeer
en la cité d'Arras, et envoya grand'foison de gens
d'armes devant les garnisons d'Artois, et spécialement
son connétable messire Charles d'Espagne (') à Saint-
Omer car le comte d'Eu et de Guines qui avait été
;

connétable de France, était prisonnier en Angleterre,


ainsi que vous savez.
Quand les Flamands furent retirés et qu'ils eurent
couru les basses frontières dans
le pays de la Loève,
de France s'avisa qu'il s'en irait avec son armée
le roi
devant Calais pour lever le siège, s'il pouvait aucune-
ment, car il sentait messire Jean de Vienne et ses
compagnons et les bonnes gens de Calais durement
étreints ; et il avait bien ouï dire et raconter comment
on leur avait clos le mer, pour laquelle
passage de la
cause la ville était en péril d'être perdue. Ledit roi se
mit donc en mouvement et partit de la cité d'Arras et
prit le chemin d'Hesdin, et fit tant qu'il y vint et son ;

armée avec les bagages tenait bien trois grandes lieues


de pays. Quand le roi se fut reposé un jour à Hesdin,
il vint l'autre à Blangy, et là s'arrêta pour savoir quel

chemin il ferait. Il eut le conseil d'aller tout le chemin


qu'on appelle d'Alquines. Il se mit donc en route, et
tous ses gens après, et il avait bien deux cent mille
I. Charles d'Espagne ne fut fait connétable que quatre ans plus tard,

aprcs la mort du comte d'Eu et de Guines.


2o8 Les Chroniques ne Jfroissart

hommes, des uns et des autres. Le roi et ses gens


passèrent parmi le comté de Fauquembergues et s'en
vinrent droit sur le mont de Sangate, entre Calais et
Wissant et chevauchaient ces Français, tous armés
;

au clair, ainsi que pour tantôt combattre, bannières


déployées et c'était grand'beauté à voir et considérer
;

leur puissant ordre, ni on ne se pouvait lasser de les


regarder. Quand ceux de Calais qui s'appuyaient et
étaient sur les murs les virent premièrement poindre
et apparaître sur le mont de Sangate, et leurs ban-
nières et pennons ventiler, ils eurent grand'joie et
pensèrent certainement être bientôt désassiégés et
délivrés mais quand ils virent qu'on se logeait, ils
:

furent plus courroucés que devant, et cela leur sembla


un petit signe,
?y. HH 'M MM '^. ^. M 'M 's^: '^. H :<9: '^^s. 'i^ M M 'M MMM M w. 'M 'fi>: :^: 'M ny. "fi^ :<y. :^.^m

LXXXVIII. —
Comment le roi d'Angleterre fit
tirer ses navires sur le passage des dunes, et
biexn" garnir et défendre ce passage contre les

Français.

OR je vous dirai ce que le roi d'Angleterre fit et


avait déjà fait. Quand il sut qu^; le roi de France
venait avec une si grande armée pour le combattre et
pour désassiéger la ville de Calais qui lui avait coûté
tant d"argent,de gens et de peine de son corps, comme
il savait bien qu'il avait ladite ville si astreinte et
menée qu'elle ne pouvait longuement tenir, il lui
venait à grand'contrariété qu'il lui en fallait partir ainsi.
Ledit roi avisa donc et imagina que les Français ne
pouvaient venir ni approcher son armée ni la ville de
Calais, que par l'un des deux passages ou par les :

dunes sur le rivage de la mer, ou plus haut, là où il y


avait grand'foison de fossés et de tourbières et de ma-
rais et il n'y avait sur ce chemin qu'un seul pont par
;
les Chroniques De jFroîssart. 209
où on pût passer, et on l'appelait le pont de Nieulay.
Ledit roi fit tirer toutes ses nefs et ses vaisseaux
par
devers les dunes, et bien garnir et fournir de
bombar-
des, d'arbalètes, d'archers et d'espringales,
et de telles
choses par quoi l'armée des Français ne pût ni
osât
passer par là. Il fit loger le comte Derby, son
cousin,
sur ledit pont de Nieulay, à grand'foison
de gens
d'armes^et d'archers, afin que les Français n'y
pus'sent
passer, àmoins de passer parmi les marais qui sont
impossibles à traverser. Entre le mont Sangate
et la
mer de l'autre côté devers Calais, il y avait une haute
tour que trente-deux archers anglais gardaient,
occu-
pant le passage des dunes, et ils l'avaient à leur avis
durement fortifiée de grands doubles fossés.
Quand Ies_ Français furent logés sur le mont de
Sangate, ainsi que vous avez ouï, les gens des
com-
munautés aperçurent cette tour; alors s'avancèrent
ceux de Tournay qui étaient bien quinze cents,
et
allèrent de grand'volonté de ce côté. Quand
ceux qui
étaient dedans les virent approcher, ilsTirèrent
sur eux
et en blessèrent quelques-uns. Quand
les compagnons
de Tournay virent cela, ils fure^'nt tout courroucées,
et
se mirent de grand'volonté à assaillir
cette tour et ces
Anglais, et passèrent par force outre les fossés,
et vin-
rent jusqu'à la butte de terre et au pied
de la tour, à
pics et à hoyaux. Là il
y eut dur assaut et grand, et
beaucoup de ceux de Tournay blessés mais pour cela
;

ne se retinrent-ils pas d'assaillir, et firent tant


que, par
force et par grand exploit de corps,
ils conquirent
cette tour; et furent morts tous ceu.c
qui étaient de-
dans, et la tour abattue et renversée.
De quoi les
Français tinrent ce fait à grand'prouesse.

FKoIbSAKT.
LXXXIX. —Comment le roi de France, voyant
qu'il ne pouvait trouver passage pour venir a
Calais, manda au roi d'Angleterre qu'il lui
donnat place pour le combattre.

QUAND l'armée des Français se fut logée sur le


mont de Sangate, de France envoya les
le roi
maréchaux, le seigneur de Beaujeu et le sei-
gneur de Saint-Venant, pour regarder et aviser com-
ment et par où son armée pourrait plus aisément passer
pour approcher les Anglais et les combattre. Ces deux
seigneurs, maréchaux de France pour le temps, allèrent
partout regarder et considérer les passages et les
détroits, et puis s'en retournèrent au roi, et lui dirent
à brève parole qu'ils ne pouvaient aviser qu'il pût
aucunement approcher les Anglais, sans perdre ses
gens davantage. Ainsi demeura la chose ce jour-là et
la nuit en suivant.
Le lendemain, après la messe, le roi Philippe envoya
de grands messagers, par le conseil de ses hommes,
au roi d'Angleterre; et les messagers passèrent, parle
congé du comte Derby, au pont de Nieulay; et ce
furent niessire Geoffroy de Chargny, messire Eustache
de Ribaumont, messire Guy de Nesle et le sire de
Beaujeu. En passant et en chevauchant cette forte
voie, ces quatre seigneurs avisèrent bien et considé-
rèrent le fort passage, et comment le pont était bien
gardé. On les laissa passer paisiblement tout outre,
car le roi d'Angleterre l'avait ainsi ordonné, et dure-
ment en passant, prisèrent l'ordre et l'ordonnance du
comte Derby et de ses gens, qui gardaient ce pont
parmi lequel ils passèrent; et tant chevauchèrent qu'ils
vinrent jusques au roi d'Angleterre qui bien était
pourvu de grand'baronnie auprès de lui. Bientôt tous
quatre mirent pied à terre, et passèrent en avant et
vinrent jusques au roi et s'inclinèrent; le roi les accueil-
les C6roniqucs De jrroissart. 211

ainsi qu'il convenait de faire. Là s'avança


lit,
mcssire
Eustache de Ribaumont à parler pour tous,' et dit
—« Sire, le roi de P>ancc nous envoie par devers
:

vous et vous signifie qu'il est ici venu et arrêté


sur le
mont de Sangate pour vous combattre; mais il ne peut
ni voir ni trouver moyen comment il puisse venir jus-
ques à vous; pourtant en a-t-il grand désir pour
désas-
siéger sa bonne ville de Calais. Aussi a-t-il
fait aviser
et regarder par ses maréchaux comment
il pourrait
venir jusques à vous; mais c'est chose impossible.
Donc
il verrait volontiers que
vous voulussiez mettre ensem-
ble quelques-uns de votre conseil, et il
mettrait quel-
ques-uns du sien, et, par leur avis, aviser place
là où
on se pût combattre; et de ce sommes-nous tous
char-
gés de vous dire et requérir. »
Le roi d'Angleterre qui bien entendit
cette parole,
fut tantôt conseillé et avisé de répondre,
et répondit
*
et dit :


« Seigneurs, j'ai bien entendu ce que vous me
requérez de par mon adversaire qui tient
mon droit
héritage à tort, dont il me peine; aussi dites-lui
de par
nioi, vous plaît, que je suis ici et y ai demeuré près
s'il

d un an; ce qu'il a bien su, et


y fût bien venu plus tôt
s il eût voulu. Mais il m'a
laissé demeurer ici si longue-
ment, que j'y ai grossement dépensé du
mien; ?t je
pense y avoir tant fait, que assez brièvement
je serai
sire de la ville et du château de
Calais. Donc, je ne
suis pas conseillé de tout faire à son
désir et à son aise,
ni d'éloigner ce que j'ai tant désiré et payé. Ainsi dites-
lui que, SIses gens ne peuvent passer par là.
lui ni
qu ils regardent autour pour chercher la voie.
»
Les barons et messagers du roi de France virent
bien qu'ils n'emporteraient pas d'autre
réponse; aussi
ils i^rircnt congé. Le
roi leur donna congé et les fit
escorter jusques outre ledit pont de Nieulay;
et s'en
revinrent en leur camp, et rapportèrent au
roi tout
212 iLes Cbroniqucg De JFroissart.

ainsi et les propres paroles que le roi d'Angleterre avait


dites. De laquelle réponse le roi fut tout courroucé,
car il vit bien qu'il lui fallait perdre la forte ville de
Calais et qu'il n'y pouvait remédier par nul moyen (').

XC. — Comment le pape Clément envoya deux


CARDINAUX POUR TRAITER DE LA PAIX ENTRE LES DEUX
ROIS, ET COMMENT LE ROI PHILIPPE PARTIT ET
CONGÉDIA TOUS SES GENS.

PENDANT que le roi de France était sur le mont


de Sangate et qu'il étudiait comment et par quel
tour pourrait combattre les Anglais qui s'y étaient
il

vinrent deux cardinaux en son camp, envoyés


fortifiés,
en légation de par le pape Clément qui régnait pour
ce temps. Ces deux cardinaux se mirent en grand'
peine tantôt d'aller d'un camf) à l'autre, et volontiers
ils eussent vu que le roi d'Angleterre eût rompu son
siège, ce qu'il n'aurait jamais fait. Toutefois sur certains
articles et traités d'accord et de paix, ils négocièrent
tant,qu'un répit fut pris entre ces deux rois et leurs
gens; et ils mirent par leurs conseils quatre seigneurs
de chaque partie qui devaient ensemble parlementer
de paix. De la partie du roi de France y furent le duc
de Bourgogne, le duc de Bourbon, messire Louis de
Savoie et messire Jean de Hainaut; et, du côté des
Anglais, le comte Derby, le comte de Northampton,
messire Reijfnault de Cobham et messire Gautier de
Mauny. Et les deux cardinaux étaient traiteurs et
intermédiaires allant de l'un à l'autre. Ainsi furent tous
ces seigneurs, pendant trois jours, la majeure partie du

i.Bréquigny rapporte dans ses mémoires sur la ville de Calais une


lettre d'iùlouard, adressée non pas, comme le dit Buclion, à rari"Jie\'cquc
d'York, mais bien à l'archevê([uede Canlerbury, et.dans hu|uc-lle Edouard
prétend avoir accejjté le défi du roi de France. Scion le roi d' Aiv^Ieterrc,
philil)pe aurait évité le combat par une retraite précipitée.
Les CbronîQucs ne jFroissart. 213

jour ensemble, et mirent en avant plusieurs projets et


exhortations, desquels nuls ne vinrent à effet.
Pendant qu'on parlementait et durant ces trêves, le
roi d'Angleterre faisait toujours renforcer son camp et
faire de grands fossés sur les dunes, par quoi les Fran-
çais ne les pussent surprendre Et sachez que ces
négociations et délais ennuyaient durement à ceux de
Calais, qui volontiers eussent vu plus tôt leur délivrance,
car on les faisait trop jeûner. Ces trois jours passèrent
sans paix et sans accord, car le roi d'Angleterre tenait
toujours son opinion qu'il serait sire de Calais, et le roi
de France voulait que Calais lui demeurât. En cette
lutte se séparèrent les partis, ni on ne les put depuis
rassembler. Les cardinaux s'en retournèrent donc à
Saint-Omer.
Quand le roi Philippe vit qu'il lui fallait perdre
Calais, il fut durement courroucé, parce que malgré
soi il se retirait sans faire chose aucune, et parce qu'il
ne pouvait avant ni combattre les Anglais sans
aller
qu'ils fussent tous perdus davantage; si bien que, tout
considéré, séjourner là ne lui était point profitable. Il
ordonna donc de partir et de déloger. Le lendemain
du jour que les négociations eurent failli, il fit bien
matin recueillir et trousser en grand'hâte tentes et
pavillons, et se mit en chemin vers la cité d'Amiens;
et donna congé à toutes manières de gens d'armes et
de communes. Quand ceux de Calais virent le déloo-e-
ment de leurs gens, ils furent tout déconfits et décou-
ragés; et il n'y a si dur cœur au monde, pour qui les
vit demeurer et s'attrister, qui n'en eût eu pitié. A ce
délogement ne perdirent rien quelques Anglais qui
s'aventurèrent et qui se jetèrent sur la queue des Fran-
çais; mais ils
y gagnèrent des chars, des bêtes de som-
me et des chevaux, des vins et des prisonniers qu'ils
ramenèrent au camp devant Calais.
XCI. —
Comment ceux de Calais se voulurent
RENDRE AU ROI d'AnGLETERRE, LEURS VIES SAUVES,
ET COMMENT LEDIT ROI VOULUT AVOIR SIX DES PLUS
NOBLES BOURGEOIS DE LA VILLE POUR EN FAIRE SA
VOLONTÉ.

APRES le départ du roi de France et de son armée


du mont de Sangate, ceux de Calais virent bien
que le secours en quoi ils avaient confiance leur avait
failli; et ils étaient à si grand'détresse de famine que

le plus grand et le plus fort se pouvait à peine sou-


tenir. Ils tinrent donc conseil, et il leur sembla qu'il
valait mieux se mettre en la volonté du roi d'Angle-
terre, s'ils ne pouvaient trouver plus grand'merci, que
de se laisser mourir l'un après l'autre par détresse de
famine; car la plupart en pourraient perdre corps et
âme par rage de faim. Ils prièrent donc tant à monsei-
gneur Jean de Vienne qu'il en voulût traiter, qu'il s'y
accorda; et monta aux créneaux des murs de la ville
et fit signe à ceux de dehors qu'il voulait leur parler.
Quand le roi d'Angleterre entendit ces nouvelles, il
envoya là tantôt messire Gautier de Mauny et le sei-
gneur de Basset. Quand ils furent venus là, messire
Jean de Vienne leur dit

:

« Chers seigneurs, vous êtes fort vaillants che-


valiers et experts d'armes, et vous savez que le roi de
France que nous tenons à seigneur nous a céans
envoyés et nous a commandé que nous gardassions
cette ville et ce château, tellement que nous n'en eus-
sions point de blâme, ni lui point de dommage nous :

en avons fait notre pouvoir. Or notre secours est failli,


et vous nous avez si étreints que nous n'avons pas de
quoi vivre aussi il nous faudra tous mourir ou enra-
:

ger par famine, si le gentil roi qui est votre sire n'a
pitié de nous. Chers seigneurs, veuillez donc le prier
en pitié qu'il veuille avoir merci de nous, et qu'il
veuille nous en laisser aller tout ainsi que nous som-
Les Cbroniqucs De jrroissart. 215

mes, et prendre la ville et le château et


qu'il veuille
tout l'avoir (^uidedans; et il en trouvera assez. »
est
Alors répondit messire de Gautier de Mauny et dit :

-— « Messire Jean, messire Jean, nous savons partie


de l'intention du roi notre sire, car il nous l'a dite :

sachez que ce n'est pas son entente que vous puissiez


vous en aller ainsi que vous avez dit ici mais son in- ;

tention est que vous vous mettiez tous en sa pure


volonté, pour rançonner ceux qu'il lui plaira, ou pour
les faire mourir; car ceux de Calais lui ont tant fait de
contrariétés et de dépits, et fait dépenser le sien, et
fait mourir grand' foison de ses gens, que, s'il lui en
soucie, ce n'est point merveille. »
Alors répondit messire Jean de Vienne et dit
— « Ce serait trop dure chose pour nous si nous
:

consentions à ce que vous dites. Nous sommes céans


un petit nombre de chevaliers et d'écuyers qui loyale-
ment, selon notre pouvoir, avons servi notre seigneur
le roi de France, comme vous serviriez le vôtre
en
semblable cas, et nous en avons enduré mainte peine
et maint malaise mais nous souffrirons tel malaise
;

que jamais gens n'en endurèrent ni souffrirent de pa-


reil, plutôt que de consentir que le plus petit
garçon
ou varlet de la ville eût autre mal que le plus grand
de nous. iMais nous vous prions que, par votre humi-
lité, vous vouliez aller devers le roi
d'Angleterre et
que vous le priiez qu'il ait pitié de nous. Ainsi vous
nous ferez courtoisie car nous espérons en lui tant de
;

gentillesse qu'il aura merci de nous. »


— « Par ma foi, répondit messire Gautier de ATaLiny,
je le ferai volontiers, messire Jean et je voudrais, si
;

Dieu me veut aider, qu'il m'en voulût croire; car vous


en vaudriez tous mieux. »
Alors se retirèrent le sire de Mauny et le sire de
Basset, et laissèrent messire Jean de Vienne s'appuyaiit
aux créneaux, car ils devaient bientôt retourner et
;
2i6 les Cbroniques te jfroissart

s'en vinrent vers le roi d'Angleterre qui les attendait


à l'entrée de son hôtel et avait grand désir d'ouïr
nouvelles de ceux de Calais. Auprès de lui étaient le
comte Derby, le comte de Northampton, le comte
d'Arundel et plusieurs autres barons d'Angleterre.
Messire Gautier de Mauny et le sire de Basset s'in-
clinèrent devant le roi puis allèrent vers lui. Le sire
de Mauny qui était sagement emparlé et enlangagé,
commença à parler, car le roi souverainement le voulut
ouïr, et dit:
— « Monseigneur, nous venons de Calais, et nous
avons trouvé le capitaine, messire Jean de Vienne,
qui longuement nous a parlé et il me semble que lui
;

et ses compagnons et la communauté de Calais sont


en orrand' volonté de vous rendre la ville et le château
de Calais et tout ce qui est dedans, pourvu que leurs
personnes puissent en sortir. »
Alors répondit le roi:
— « Messire Gautier, vous savez la majeure partie
de notre entente en ce cas quelle chose avez-vous
:

répondue ?

— « Au nom de Dieu, Monseigneur, dit messire


Gautier, que vous n'en feriez rien s'ils ne se rendaient
simplement à votre volonté pour vivre ou pour mourir,
s'ilvous plaît. Et quand je leur eus montré cela, mes-
sire Jean de Vienne me répondit et confessa bien
qu'ils étaient fort contraints et astreints de famine,
mais que, plutôt que d'entrer en ce parti, ils se ven-
draient si cher que jamais gens ne firent. »
Alors répondit le roi :


« Messire Gautier, je n'ai pas espoir ni volonté
que j'en fasse autre chose. »
Alors s'avança le sire de Mauny et parla fort sage-
ment au roi et dit pour aider ceux de Calais :


« Monseigneur, vous pourrez bien avoir tort, car
vous nous donnez mauvais exemple. Si vous nous
Les Cbroniquc.s ne JFroissart 217

vouliez envoyer en quelqu'une de vos forteresses, nous


n'irions pas si volontiers, si vous faites mettre à mort
ces gens ainsi que vous dites, car ainsi ferait-on de
nous en semblable cas. »
Cet exemple amollit grandement le courage du roi
d'Angleterre, car la plupart des barons soutinrent
Gautier de Mauny. Donc le roi dit:
— « Seigneurs, je ne veux pas être tout seul contre
vous tous. Gautier, vous vous en irez vers ceux de
Calais, et vous direz au capitaine que la plus grande
grâce qu'ils pourront trouver ni avoir en moi, c'est
qu'ils fassent partir de la ville de Calais six des plus
notables bourgeois, la tête découverte et tout déchaus-
sés, la corde au col, les clefs de la ville et du château
en leurs mains; et de ceux-là je ferai à ma volonté, et
le demeurant je le prendrai à merci. )>

— « Monseigneur, répondit niessire Gautier, je le


ferai volontiers. »

XCII. —Comment les six bourgeois partirent de


Calais, tout nus dans leurs chemises, la corde
au cou, et les clefs de la ville en leurs >l'\ins ;

ET COMMENT LA REINE d'AnCLETERRE LEUR SAUVA


LEURS VIES.

ACES paroles messire Gautier de Mauny


retourna jusques
roi et à Calais, là messire
oii
quitta le

Jean de Vienne l'attendait. Il raconta alors toutes


lui
les paroles dites auparavant, ainsi que vous les avez
ouïes, et dit bien que c'était tout ce qu'il avait pu obte-
nir. Messire Jean dit:
— « Messire Gautier, je vous en crois bien; or je
vous prie que vous vouliez demeurer ici jusqu'à ce que
j'aie démontré à la communauté de la ville toute cette
affaire car ce sont eux qui m'ont envoyé ici, et c'est
;

à eux qu'il tient d'en répondre, ce m'est avis. »


2i8 les orbtonîQues ne jFroissart.

Le sire de Mauny répondit:


— «Je le ferai volontiers. »
Alors messire Jean de Vienne s'éloigna des créneaux,
et vint au marché, et fît sonner la cloche pour assem-
bler toutes manières de gens en la halle. Au son de la
cloche vinrent hommes et femmes, car tous désiraient
fort ouïr des nouvelles, ainsi que gens si astreints de
famine qu'ils n'en pouvaient supporter davantage.
Quand ils furent tous venus et assemblés en la halle,
hommes et femmes, Jean de Vienne leur démontra très
doucement les paroles toutes telles qu'elles sont ci-
devant récitées; et leur dit bien qu'il n'en pouvait être
autrement, et qu'ils eussent là-dessus avis et brève
réponse. Quand ils entendirent ce rapport, ils commen-
cèrent tous à crier et à pleurer tellement et si amère-
ment, qu'il n'y a cœur si dur au monde, s'il les eût vus
ou entendus se démener, qui n'en aurait eu pitié. Et
ils n'eurent pas alors pouvoir de répondre ni de parler;

et même messire Jean de Vienne en avait telle pitié


qu'il larmoyait très tendrement.
Un moment après se leva en pied le plus riche
bourgeois de la ville, qu'on appelait sire Eustache de
Saint-Pierre, et dit devant tous ainsi:
— -« Seigneurs, ce serait grand' pitié et grand mal-
heur de laisser mourir un tel peuple qu'est celui-ci,
par famine ou autrement, quand on y peut trouver
quelque moyen et ce serait grand' aumône et grand'
;

grâce envers Notre-Seigneur pour qui le pourrait


garder d'un tel malheur. Pour moi, j'ai si grand' espé-
rance d'avoir grâce et pardon auprès de Notre-Sei-
gneur, si je meurs pour sauver ce peuple, que je veux
être le premier et je me mettrai volontiers en chemise,
:

tête nue, et la corde au col, en la merci du roi d'An-


gleterre. »
Quand sire Eustache de Saint-Pierre eut dit cette
parole, chacun l'alla vénérer par pitié, et plusieurs
les Cfironiqucg îic J?roî00art. 219

hommes et femmes se jetaient à ses pieds en pleurant


tendrement ; grand' pitié d'être là et de les
et c'était
ouïr,écouter et regarder.
Secondement un autre très honnête bourgeois et de
grand'importance, et qui avait deux belles demoiselles
pour filles, se lev^a et dit tout ainsi qu'il ferait compa-
gnie à son compère sire Eustache de Saint-Pierre ; et
on appelait celui-ci sire Jean d'Aire.
Après se leva le troisième, qui s'appelait sire Jacques
de \Vissant, qui était riche homme de meubles et
d'héritage, et dit qu'il ferait compagnie à ses deux
cousins. Aussi fit sire Pierre de Wissant son frère et ;

puis le cinquième, et puis le sixième. Et se dévêtirent


là ces six bourgeois tous en leurs braies et leurs che-
mises, en la ville de Calais, et mirent une corde à leur
col, ainsi que l'ordonnance le portait, et prirent les clefs
de la ville et du château; chacun en tenait une poignée.
Quand ils furent ainsi appareillés, messire Jean de
Vienne, monté sur une petite haquenée (car très mal-
aisément pouvait-il aller à pied), se mit au devant et
prit le chemin de la porte. Pour qui vit alors hommes
et femmes et leurs enfants pleurer et tordre leurs
mains et crier à haute voix très amèrement, il n'est si
dur cœur au monde qui n'en eût pitié. Ainsi ils vinrent
jusques à la porte, accompagnés en plaintes, en cris
et en pleurs. Messire Jean de Vienne fit ouvrir la
porte tout arrière, et se fit enclore dehors avec les six
bourgeois, entre la porte et les barrières, et vint à
messire Gautier qui l'attendait là, et dit :

— « Messire Gautier, je vous délivre, comme capi-


taine de Calais, par le consentement du pauvre peuple
de cette ville, ces six bourgeois; et je vous jure que
ce sont et qu'ils étaient aujourd'hui les plus honorables
et notables de corps, de biens et de famille, de la ville
de Calais et ils portent avec eux toutes les clefs de
;

ladite ville et du château. Je vous prie donc, gentil sire,


220 les Chroniques îie jFtoissart

que vous vouliez prier pour eux le roi d'Angleterre


que ces bonnes gens ne soient point mis à mort. »
—« Je ne sais, répondit le sire de Mauny, ce que
messire le roi en voudra faire, mais je vous promets
que j'en ferai mon possible. »
Alors la barrière fut ouverte bourgeois
; et les six
s'en allèrent en cet état que je vous
avec messire dis
Gautier de Manny qui les amena tout bellement vers
le palais du roi et messire Jean de Vienne rentra
;

dans la ville de Calais.

Le roi était à cette heure en sa chambre avec


grand'compagnie de comtes, de barons et de chevaliers.
Il apprit que ceux de Calais venaient en l'ordre qu'il

avait devisé et ordonné, et il sortit et s'en vint sur la


place devant son hôtel, et tous ces seigneurs après lui,
et encore grand'foison qui y survinrent pour voir ceux
de Calais et comment ils finiraient et notamment la;

reine d'Angleterre, qui était enceinte, suivit le roi son


seigneur. Alors vint messire Gautier de Mauny et près
de lui les bourgeois qui le suivaient, et descendit en la
place, et puis s'en vint vers le roi et lui dit

:

« Sire, voici la députation dede Calais


la ville
selon votre ordonnance. »
Le roi se tint tout coi et les regarda très durement,
car il haïssait beaucoup les habitants de Calais à cause
des grands dommages et contrariétés qu'ils lui avaient
faits sur mer au temps passé. Ces six bourgeois se
mirent tantôt à genoux devant le roi et dirent ainsi
en joignant leurs mains

:

« Gentil sire et gentil roi, voyez ici nous six qui


d'ancienneté avons été bourgeois de Calais et grands
marchands nous vous apportons les clefs de la ville
:

et du château de Calais et vous les rendons à votre


plaisir, et nous mettons, en tel point que vous nous
voyez, en votre pure volonté pour sauver le demeurant
Les Cfjroniqucô te jTroissact. 221

du peuple de Calais qui a souffert beaucoup de mal-


heurs. \'euillez donc avoir pitié et merci de nous par
votre très haute noblesse. »
Certes il n'y eut alors en la place seigneur, chevalier
ni vaillant homme, qui se pût abstenir de pleurer de
droite pitié, ni qui pût de longtemps parler. Et vrai-
ment ce n'était pas merveille car c'est grand'pitié de
;

voir des hommes déchoir et être en tel état et danger.


Le regarda très en colère, car il avait le cœur
roi les
si dur et épris de grand courroux qu'il ne put par-
si

ler. Et quand il parla, il commanda qu'on leur coupât


aussitôt la tête. Tous les barons et les chevaliers qui
étaient là, priaient en pleurant le roi, aussi instamment
que faire se pouvait, qu'il en voulût avoir pitié et
merci mais il n'y voulait pas entendre. Alors parla
;

messire Gautier de Mauny et dit



:

« Ah gentil sire, veuillez refréner votre cou-


!

rage vous avez le nom et la renommée de souveraine


;

gentillesse et noblesse or, ne veuillez donc faire


;

chose par quoi elle soit amoindrie, ni qu'on puisse


parler sur vous en nulle vilenie. Si vous n'avez point
pitié de ces gens, toutes autres gens diront que ce sera
grand'cruauté si vous êtes assez dur pour faire mourir
ces honnêtes bourgeois qui, de leur propre volonté,
se sont mis en votre merci pour sauver les autres. »
Ace moment le roi grinça des dents et dit

:

« Messire Gautier, taisez-vous il n'en sera pas


;

autrement. Qu'on fasse venir le coupe-tête. Ceii.x de


Calais ont fait mourir tant de mes hommes, qu'il faut
que ceux-ci meurent aussi. >
Alors la noble reine d'Angleterre, qui était enceinte,
fit grand'humilité et elle pleurait si tendrement de
;

l)itié qu'elle ne se pouvait soutenir. Elle se jeta à


genoux devant le roi son seigneur et dit ainsi

:

(( Ah gentil sire, depuis que je repassai la mer


!

en grand'péril, comme vous le savez, je ne vous ai


222 Les Cbroniques ne jFroigsart.

rien requis ni demandé or je vous prie humblement,


:

et je requiers en propre don, que, pour le Fils de sainte


Marie, et pour l'amour de moi, vous vouliez avoir
pitié de ces six hommes. »
Le roi attendit un peu à parler, et regarda la bonne
dame sa femme qui pleurait à genoux fort tendrement;
cela lui amollit le cœur, car il n'aurait pas voulu la
courroucer en l'état où elle était ainsi il lui dit :


;

« Ah Madame,
! j'aimerais bien mieux que vous
fussiez autre part qu'ici. Vous me priez si instamment
que je n'ose pas vous éconduire et, bien que je le ;

fasse malgré moi, tenez, je vous les donne faites-en ;

donc à votre plaisir. »


La bonne dame dit :

— « Monseigneur, très grand merci ! »


Alors la reine se leva etlever les six bourgeois,
fit

et leur fit ôter les cordes d'autour de leur cou, et les


emmena avec elle dans sa chambre, et les fit revêtir
et donner à dîner tout aise, puis donna à chacun six
nobles, et les fit conduire hors du camp en sûreté et ;

ils s'en allèrent habiter et demeurer en plusieurs villes

de Picardie.

XCIIL —
Comment le sire de Maunv et les deux
MARÉCHAUX d' ANGLETERRE, PAR l'oRDRE DU ROI,
ALLÈRENT PRENDRE POSSESSION DE CaLAIS, ET MIRENT
EN, PRISON LES CHEVALIERS QUI ÉTAIENT DEDANS ET
FIRENT PARTIR TOUS LES AUTRES.

AINSI fut assiégée par le roi Edouard d'Angleterre


de Calais, l'an de grâce mil trois cent
la forte ville
quarante-six, environ la Saint-Jean Décolace, au mois
d'août, et fut conquise en ce même mois l'an mil trois
cent quarante-sept. Quand le roi d'Angleterre eut fait
sa volonté des six bourgeois de Calais et qu'il les eut
Ces CfjroniQuco De jrroissart, 223

donnés à la reine sa femme, il appela messire Gautier


de Mauny et ses deux maréchaux, le comte de War-
wick et le baron de Stafford, et leur dit

« Seigneurs, prenez ces clefs de la ville et du
:

château de Calais allez en prendre saisie et posses-


;

sion. Prenez les chevaliers qui sont céans et les met-


tez en prison, ou bien leur faites jurer et fiancer pri-
son ils sont o-entilshommes, je les croirai bien
:
sur
leurfoi. Et tous les autres soldats qui sont venus

pour gagner leur argent, faites les partir simplement,
avec tout le demeurant de la ville, hommes et femmes
et enfants, car je veux repeupler la ville de purs
Anglais. »
Il fut fait tout ainsi que le roi le commanda. Les
deux maréchaux d'Angleterre et le sire de Mauny,
avec cent hommes seulement, s'en vinrent saisir Calais
et firent aller tenir prison messire Jean de Vienne,
messire Baudouin de Belleborne et les autres. Les
maréchaux d'Angleterre firent apporter par les soldats
toutes leurs armes et jeter en un grand tas à la halle;
puis firent partir toutes manières de gens, petits et
grands. Ils ne retinrent que trois hommes un prêtre :

I
et deux autres anciens hommes, bons coutumiers des
I

lois et ordonnances de Calais et ce fut pour ensei-


;

gner les héritages. Quand ils eurent fait tout cela et


mis en ordre le château pour loger le roi et la reine,
et quand tous les autres hôtels furent vidés et prépa-
rés pour recevoir les gens du roi, on le signifia au
roi.
Alors il monta h cheval et fit monter la reine et les
barons et les chevaliers, et ils chevauchèrent à grand'
gloire^ vers Calais, et entrèrent en la ville avec si
grand' foison de musique, de trompes, de tambours,
de timbales, de chalumeaux et de musettes, que ce se-
rait merveille à raconter. Ils chevauchèrent ainsi
jus(|u'au château, et le trouvèrent bien paré et bien en
224 ^^^ Chroniques îic jTtoi0sart.

ordre pour les recevoir, et le dîner tout prêt. Le roi,


ce premier jour qu'il entra à Calais, donna à dîner
dans le château aux comtes, aux barons et aux cheva-
liers qui étaient là et qui avaient passé la mer avec la
reine et ils y furent en grands divertissements, on le
;

peut bien croire.


Ainsi eut lieu l'affaire de Calais, et le roi se tint au
château et dans la ville jusqu'à ce que la reine fut ac-
couchée d'une fille, qui eut nom Marguerite ('). Il
donna à quelques-uns de ses chevaliers, pendant ce
temps-là, de beaux hôtels en la ville de Calais au ;

seigneur de Mauny, au baron de Stafford, au seigneur


de Cobham, à messire Barthélémy de Burghersh, et
ainsi à tous les autres, pour mieux repeupler la ville.
Et son intention était que, lui une fois retourné en
Anofleterre, il enverrait là trente-six riches bourgeois,
riches hommes et notables de Londres, et qu'il ferait
tant, que ladite ville serait toute repeuplée de purs
Anglais laquelle intention il accomplit (-). Ainsi furent
:

la ville neuve, et la bastide qui avait été faite devant


pour tenir le siège. toutes défaites, et le château qui était
sur le havre abattu, et les grosses poutres amenées à
Calais. Le roi nomma des gens pour veiller aux por-
tes, aux murs, aux tours et aux barrières de la ville ;

et tout ce qui était rompu, on le fit réparer. Cela ne


fut pas sitôt fait et furent envoyés en Angleterre,
;

avant le départ du roi, messire Jean de Vienne et ses


compagnons. Ils furent environ une demi-année à
Londres, et puis mis à rançon.

1. Elle épousa plus tard le comte de Pembroke.


2. Eustachc de Saint-Pierre revint à Calais peu après le siège et
;

comme ]"",douard lui accorda une pension et lui restitua ses biens qui
avaient été confisques, on l'a accusé de s'être vendu à l'Angleterre.
Edouard obéissait en agissant ainsi à un instinct de justice en même
temps qu'à son propre intérêt, puisque Eustache de Saint-Pierre pouvait
lui rendre de grands services dans la ville de Calais devenue anglaise.
Voici, comme curiositc,une des lettres d'Edouard accordant à lùistache
de Saint- l'ierre une pension de 40 marcs sterling. Nous empruntons ce
r>f.
•:
V. -fi)-, yy. •.'V. ity. j^: m :tg: i^: :<?>: :<^): it^: yg: ^. i'^): :<y. :<>;: :<?>: :<r): ity. b: :<?;: :<^)•. :^: :<^): :<y. :<^): y-): :<>>: :<y. :(?>• :<>>: :<?>:

XCI\'. — CoM.^[l:^T le roi kt la reine d'Angleterre


s'en retournèrent en Angleterre et comment ;

la ville de Calais fut repeuplée de purs Anglais


que le roi y envoya.

OR m'est avis que c'est grand ennui de piteuse-


ment penser
et considérer ce que devinrent ces
grands bourgeois et ces nobles bourgeoises et leurs
beaux enfants, qui de race et d'extraction avaient de-
meuré, ainsi que leurs ancêtres, dans la ville de Calais;
desquels il y avait grand' foison au jour qu'elle fut
conquise. Ce fut grand' pitié quand il leur fallut dé-
guerpir de leurs beaux hôtels, de leurs héritages,
quitter leurs meubles et leurs biens car ils n'empor- ;

tèrent rien, et jamais ils n'en eurent restitution ni


recouvrement du roi de France, pour qui ils avaient
tout perdu (').
•Je passerai brièvement sur eux ils firent le mieux :

qu'ils purent, mais la plus grande partie se retira dans


la ville de Saint-Omer.
Le roi d'Angleterre se tenait encore à Calais pour
document à la Bibliothèque hisioriqite de Picardie et d'Artois, publiée
par Roger. Les motifs indiqués dans cette lettre prouvent surabondam-
ment ce que nous avançons.
« Pro Eustachio de S'" Petro (8 S'"^"^ 1347.)
« Rex omnibus ad quod salutem.
« Sciatis quod de gracia nostrâ speciali... pro bono servicio nobis, pro
« Eustachium de Sancto- Petro, pro custodià et bonà disposicione ville
« nostre Calesii impendendo, concessimus ci, pro sustcntacione suâ,
« quadraginta marcos sterlingorum pcrcipiend. singulis annis, ad scac-
« carium nostrum, ad festa Paschc et S" Michaclis, per equales por-
« ciones, quoiisque de statu ejusdem Eustachii aliter duxerimus provi-
« dcnd. In cujus et Teste rcge apud Cales. VIII die octob. Per ipsum —
« regem. »
I. Nous
lisons dans l'édition du Pantlicon Littéraire de Buchon,
que de France ne fut pas, comme le dit Froissart, coupable d'in-
le roi
gratitude envers les habitants de Calais. Outre une ordonnance par
laquelle il leur concéda les biens et héritages qui lui pouvaient échoir, il
en publia une seconde c|ui leur accorda des privilèges et franchises
confirmés sous les règnes suivants.
Philippe ordonna de plus (|ue tous les offices qui viendraient à vaquer
dans ses terres, leur fussent donnés e.vclusivcment à tous autres, jusqu'à
ce qu'ils en fussent tous pourvus,

l'KOISSAKr. i;
226 les Cbroniques De jTroissart,

entendre plus parfaitement aux affaires de la ville, et


le roi Philippe en la cité d'Amiens. Auprès de celui-ci
était le cardinal de Bologne qui était venu en France
en légation et qui négocia une trêve, entre ces deux
rois, leurs pays et leurs adhérents, qui devait durer
deux ans. Ces trêves furent approuvées de toutes par-
ties, mais on excepta la terre du duché de Bretagne,
car les deux dames tenaient là et tinrent toujours
Ljuerre l'une contre l'autre.
Alors s'en retournèrent le roi et la reine d'xA.ngle-
terre, et le roi laissa, à son départ de Calais, pour ca-
pitaine, un Lombard qu'il aimait beaucoup, qu'il avait
avancé, et qui s'appelait Aimery de Pavie il lui donna
;

en garde toute la ville et le château, ce dont il faillit


presque arriver malheur, ainsi que vous entendrez le
raconter brièvement.
Ouand le roi d'Angleterre fut retourné à Londres,
il mit grand empressement à repeupler la ville de
Calais, et y envoya trente-six riches bourgeois et sages
hommes, leurs femmes et leurs enfants, et plus de
trois cents autres hommes de moindre état ; et le nom-
bre croissait toujours, car le roi donna et scella des
libertés et franchises si grandes que chacun s'y vint
amasser volontiers.
En ce temps fut amené en Angleterre messire Char-
les de Blois qui s'appelait duc de Bretagne, et qui
avait été pris devant la Roche-Derrien, ainsi qu'il est
contenu ci-dessus. 11 fut mis en courtoise prison au
château de Londres avec le roi David d'Ecosse et le
comte de Moray. Mais il ne tarda pas longuement
qu'à la prière de madame la reine d'Angleterre, qui
était sa cousine-germaine, il fut reçu sur sa foi il ;

chevauchait à sa volonté autour de Londres, mais il


ne pouvait coucher dehors plus d'une nuit, à moins
qu'il ne fût en la compagnie du roi d'y\ngleterre et de
la reine.
les C6roniquc0 De jFroi^sart. 227

En ce temps était prisonnier en An^^leterre le comte


d'Eu et de Guines ; mais il était si élégant et si joli
chevalier, qu'il était partout le bien venu du roi et de
la reine, des barons, des dames et des demoiselles
d'Angleterre.

XCV. —
Comment plusieurs escarmouches et
PLUSIEURS PRISES DE CHATEAUX ET DE VILLES SE
FAISAIENT ENTRE LES ANGLAIS ET LES FRANÇAIS.

rOUTE cette année que cette trêve que vous sa-


vez fut accordée, les deux rois se tinrent en paix
l'un avec l'autre mais il ne s'en fallut pas pour cela
;

que messire Guillaume de Dousflas, ce vaillant cheva-


lier d'Ecosse, et les Ecossais qui se tenaient dans la
forêt de Gedworth, ne guerroyassent contre les An-
glais partout où ils les pouvaient trouver, quoique le
roi d'Ecosse leur sire fût pris et ils n'observèrent ja-
;

mais la trêve que le roi de France et le roi d'Angle-


terre eurent ensemble. D'autre part aussi, ceux qui
étaient en Gascogne, en Poitou, en Saintonge, tant les
Anglais que les Français, ne gardèrent jamais ferme-
ment les trêves ou répits qui furent entre les deux
rois ;mais ils gagnaient et conquéraient souvent des
villes ou de forts châteaux, les uns sur les autres, par
force ou par ruse, par assaut ou par escalade, de nuit
ou de jour et il arrivait souvent de belles aventures,
;

une fois aux Anglais, l'autre fois aux Français. Et


toujours des brigands pauvres gagnaient à dérober et
à piller villes et châteaux, et y conquéraient de si
grands biens que c'était merveille et les uns deve-
;

naient si riches, surtout ceux qui se faisaient capitaines


et maîtres des autres brigands, qu'il y eh avait tels
qui avaient bien la somme de soixante mille écus. A
vrai dire et raconter, c'était grand' merveille que ce
228 100 Cï)roniQUC0 De jrtoigsart

qu'ils faisaient : il arrivait telle fois, et bien souvent,


qu'ils épiaientde loin, pendant une journée ou deux,
une bonne ville ou un bon château et puis s'assem-
;

blaient vinoft ou trente brio^ands et s'en allaient, de


jour comme de nuit, par chemins couverts, si bien
qu'ils entraient dans cette ville ou ce château qu'ils
avaient épié, droit sur le point du jour, et mettaient
le feu à une maison ou deux. Ceux de la ville pensaient
que ce fussent mille armures de fer qui voulaient brû-
ler leur ville: aussi ils s'enfuyaient à qui mieux mieux;
et ces brigands brisaient maisons, coffres et écrins, et
prenaient tout ce qu'ils trouvaient, puis s'en allaient
leur chemin, chargés de pillage.
Ils firent ainsi à Donzenac et en plusieurs autres
villes, et gagnèrent ainsi plusieurs châteaux, puis les
revendirent.
Entre autres, il y eut en Languedoc un brigand qui
de cette manière avisa et épia le fort château de Com-
bourne situé en Limousin, en un pays très escarpé.
Il chevaucha de nuit avec trente de ses compagnons ;

ils vinrent à ce fort château, l'escaladèrent et l'empor-

tèrent, et prirent le seigneur qu'on appelait le vicomte


de Combourne et tuèrent toute sa suite, et mirent le
seigneur en prison dans son château même, et le tin-
rent si longuement qu'il se rançonna avec vingt-quatre
mille écus tout prêts. Ce brigand occupa encore ledit
château et le garnit bien et de là guerroya dans le
pays. Depuis, à cause de ses prouesses, le roi de
r>ance voulut l'avoir auprès de lui et acheta son châ-
teau vingt mille écus. Il fut huissier d'armes du roi de
r^'ance et en grand honneur auprès de lui. Ce brigand
était appelé Bacon. Il était toujours bien monté de
bons coursiers, de doubles roussins et de gros pale-
frois, aussi bien armé qu'un comte et vêtu très riche-
ment et il demeura en ce bon état tant qu'il vécut.
;

.1;^
.K
XCVI. — Comment un iîkk-.and, aitkli': Croquakt,
DEVINT c;RAND ET PUISSANT DANS LES GUERRES DE
Bretagne, et comment ileinit maliii:ureusement.

EN semblable manière on se maintenait au duché


de Bretagne, car des brigands conquéraient
aussi villes fortes et bons châteaux, les dérobaient et
les occupaient, puis les revendaient bien et chèrement
à ceux du pays. Quelques-uns, qui se faisaient maîtres
par dessus les autres, en devenaient si riches que c'était
merveille. Et il y en eut bien un entre les autres qu'on
appelait Croquart, qui avait été en son commence-
ment un pauvre garçon et longtemps page du seigneur
d'Ercle en Hollande. Quand ce Croquart commença
à devenir Qrrand, il eut cono-é et s'en alla aux cruerres
de Bretagne et se mit à servir un homme d'armes. Il
arriva si bien que, à une rencontre où ils furent, son
maître fut tué mais à cause de sa bravoure, ses com-
:

pagnons l'élurent pour capitaine au lieu de son maître ;

et il y demeura. Depuis, en bien peu de temps, il gagna


tant, et acquit et profita tant, par rançons, par prises
de villes et de châteaux, qu'il devint si riche qu'on
disait qu'il avait bien la somme de soixante mille écus,
sans les chevaux, dont il avait bien en son écurie
vingt ou trente, bons coursiers et doubles roussins. Et
avec cela il avait le renom d'être le plus expert homme
d'armes qui fût au pays. Il fut élu pour être à la ba-
taille des Trente et il fut tout le meilleur combattant
;

de son côté, du parti des Anglais, où il acquit grand'


grâce. Il lui fut promis par le roi de France que, s il
voulait revenir iM'ançais, le roi le ferait chevalier et le
marierait bien et richemenl,et lui donnc;rait deux mille
livres de rex'enu par an: mais il n'en voulut rien faire ;

et depuis il arriva malheur, ainsi que je vous dirai.


lui
Ce Croquart chevauchait une fois un jeune coursier
fort embridé qu'il avait acheté trois cents écus, et il
l'éprouvait à la course. Il l'échauffa tellement que le
230 Les CôroniQues te jfroissart.

coursier, malgré lui, l'emporta


bien qu'en sautant
; si

un fossé le coursier trébucha et rompit


le cou à son
maître. Je ne sais ce que son avoir devint, ni qui en
eut l'âme, mais je sais que Croquart finit ainsi.

XCVII. —
Comment messire Geoffroy de Chargny
ACHETA DU CAPITAINE DE CaLAIS LA VILLE DE CaLAIS ;

ET COMMENT LE ROI d'AnGLETERRE LE SUT, ET QUEL


REMÈDE IL Y MIT.

EN ce temps se tenait en la ville de


vaillant chevalier messire Geoffroy
Saint-Omer ce
de Chargny;
le roi de France l'avait envoyé là pour garder les
frontières. Il y était et usait comme, roi de toutes
choses touchant les armes. Ce messire Geoffroy était
encore extrêmement courroucé de la prise et de la
conquête de Calais et il lui en déplaisait, semblait-il,
;

plus qu'à nul autre chevalier de Picardie aussi met- ;

tait-il toute son intelligence et imagination à regarder


comment il la pourrait ravoir. Il savait qu'il y avait
alors dans Calais un capitaine qui n'était très haut
homme, ni d'origine anglaise. Ledit messire Geoffroy
s'avisa donc qu'il ferait essayer auprès dudit capitaine,
qui s'appelait Aimery de Pavie, si pour de l'argent il
pourrait marchander avec lui de façon à ravoir en son
gouvernement ladite ville de Calais et il s'y arrêta ;

d'autant que cet Aimery était Lombard, et que les


Lombards de leur nature sont convoiteux. Messire
Geoffroy ne put jamais sortir de cette imagination,
mais il y procéda et envoya secrètement et à couvert
vers cet Aimery car alors il y avait une trêve, et ceux
;

de Saint-Omer pouvaient aller à Calais, et ceux de


Calais à Saint-Omer, et les gens y allaient de l'une à
l'autre pour leurs marchandises. Tant fut traité, parlé,
et l'affaire démenée secrètement, que cet Aimery con-
Les Cbroniqucs ne jFcoi.o.sart. 231

sentit à ce nicirchc ; il dit que, sous condition de vingt


mille écus qu'il devait avoir en livrant le château, il le
rendrait. Et ledit niessire Geoffroy se tint pour tout
assuré du marché.
Or il advint que d'Angleterre le sut je ne
le roi ;

sais pas comment ce ni par quel moyen, mais il


fut,
manda audit Aimery de venir lui parler à Londres. Le
Lombard qui jamais n'eût pensé que le roi d'Angle-
terre sût cette affaire, car il l'avait très secrètement
arrangée, entra en un navire et arriva à Douvres, et
vint à Londres à Westminster vers le roi.
Quand le roi vit son Lombard, il le tira à part et dit:
— « Aimery, approche tu sais que je t'ai donné en :

garde la chose du monde que j'aime le plus après ma


femme et mes enfants, le château et la ville de Calais ;

et tu l'as vendue aux Français et me veux trahir Tu !

as bien mérité la mort. »


Aimery fut tout ébahi des paroles du roi, car il se
sentait coupable. Alors il se jeta à genoux devant le
roi et dit, en demandant merci à mains jointes :

— « Ah gentil sire, pour Dieu


! miséricorde Ce ! !

que vous dites est bien vrai mais le marché se peut ;

bien entièrement rompre, car je n'en reçus jamais un


denier. ;>

Le d'Angleterre eut pitié du Lombard qu'il avait


roi
beaucoup aimé, car il l'avait nourri depuis son enfan-
ce, et dit :

— Aimery, si tu veux faire ce que je te dirai, je te


«
pardonnerai mon mécontentement. »
Aimery, qui grandement se réconforta de cette pa-
role, dit
— Monseigneur, quoi
:

«. m'en doive qu'il coûter, je


feraice que vous me commanderez. »
— Je veux,
« poursuives ton mar-
dit le roi, (juc tu
ché et je serai si fort dans la ville de Calais, au jour
;

fixé, que les Français ne l'aLiront pas ainsi qu'ils peu-


232 iLe0 Cbroniqucs De jFtoissart

sent. Et pour aider à t'excuser, si Dieu me veut aider,


j'en sais plus mauvais gré qu'à toi à messire Geoffroy
de Chargny, qui a tenté cela durant de bonnes trêves.»
Aimery de Pavie qui avait été à genoux et en
grand'crainte, se leva alors devant le roi, et dit :

— « Certes, très cher sire, vraiment cela a été par


son intrigue et non pas par la mienne, car jamais je
n'y eusse osé penser. »
— « Or, va, dit le roi, et fais la besogne ainsi que je
t'ai dit ; et le jour que tu devras livrer le château, fais-
le moi signifier. »
En cet état et sur la parole du roi Aimery de Pavie
partit et s'en retourna à Calais, et ne fît nul semblant
à ses compagnons de chose qu'il eût entrepris de faire.
Messire Geoffroy de Chargny, qui se tenait pour tout
assuré d'avoir le château de Calais, se pourvut de
l'argent et je crois qu'il n'en parla jamais au roi de
;

France, car le roi ne lui eût jamais conseillé de faire


cela, à cause des trêves qu'il aurait enfreintes. Mais
ledit messire Geoffroy de Chargny s'en découvrit bien
secrètement à quelques chevaliers de Picardie qui
furent tous d'accord avec lui, car la prise de Calais les
touchait beaucoup, tels que le seigneur de Fiennes,
messire Eustache de Ribaumont, messire Jean de
Landas, messire Pépin de Were, le seigneur de Cré-
quy, messire Henri du Bois et plusieurs autres et il ;

avait si bien préparé sa chose qu'il devait avoir cinq


cents lances. Mais la plus grande partie de ces gens
d'armes ne savaient où il les voulait mener, excepté
seulement quelques grands barons et bons chevaliers
auxquels il importait bien de le savoir. La chose fut si
approchée, que justement la nuit du premier de l'an
il fut arrêté qu'elle serait faite, et cette même nuit ledit
Aimery devait livrer le château de Calais. Alors ledit
Aimery le signifia par un de ses frères, ainsi qu'il avait
promis, au roi d'Angleterre.
XCV'III. —
CoMMKXT LE ROI d'Ax(;ij;tkrrk kt le
PRINCE SON FILS VINRENT SOUS LA liANNlÈRE DE
MEssiRE Gautier de Maunv et comment ils
COMBATTIRENT DUREMENT CONTRE MESSIRE GeOFFROY
DE ClIARGNY.

QUAND le roi sut ces nouvelles et qu'il fut certain


du jour qui avait été arrêté, il manda messire
Gautier de Mauny, en qui il avait grand'con-
fiance, et plusieurs autres chevaliers et écuyers, pour
mieux assurer son affaire. Quand messire Gautier fut
venu, il lui conta pourquoi il l'avait mandé et lui dit
qu'il le voulait mener à Calais.
Le roi d'Angleterre partit donc, avec trois cents
hommes d'armes et six cents archers, de la cité de
Londres, et s'en vint à Douvres, et emmena son fils le
jeune prince avec lui. Ledit roi et ses gens montèrent
au port de Douvres, et vinrent sur une après-midi à
Calais, et s'y embusquèrent si tranquillement que nul ne
sut en rien pourquoi ils étaient venus là. Les gens du
roi se mirent dans le château, dans les tours et les
chambres, et le roi lui-même. Il en ordonna ainsi, et
dit à messire Gautier de Mauny :

— « Messire Gautier, je veux que vous soyez chef


de cette affaire car moi et mon fils nous combattrons
;

sous votre bannière. »


Messire Gautier répondit

:

« Monseigneur, Dieu y ait part vous me ferez !

grand honneur. »
Or je vous dirai de messire Geoffroy de Chargny
qu'il ne mit pas en oubli l'heure qu'il devait être à
Calais, mais il fit son amas de gens d'armes et d'arba-
létriers en la ville de Saint-Omer, et puis en partit le
soir et chevaucha avec sa troupe, et fit tant qu'après
minuit il vint assez près de Calais. C'est là qu'ils s'at-
tendirent l'un l'autre, et ledit messire Geoffroy envoya
jusqu'au château de Calais deux de ses écuyers pour
234 ^t9i €htoniqnz% De jFroissart

allervers le châtelain et savoir s'il était l'heure de


marcher en avant. Les écuyers tout secrètement che-
vauchèrent outre, et vinrent jusques au château, et
trouvèrent Aimery qui les attendait. Il leur parla et
leur demanda où était messire Geoffroy. Ils répon-
dirent qu'il n'était pas loin, mais qu'il les avait envoyés
pour savoir s'il était temps. Messire le Lombard dit

:

« Oui, allez vers lui et faites le marcher en avant ;

je lui tiendrai ma promesse, mais qu'il me tienne la


sienne. »
Les écuyers retournèrent et dirent tout ce qu'ils
avaient vu et entendu. Messire Geoffroy se porta
donc en avant, et fit passer en ordre tous ses gens
d'armes et arbalétriers dont il y avait grand'foison.
Ils traversèrent la rivière et le pont de Nieulay, et
approchèrent de Calais. Ledit messire Geoffroy envoya
en avant douze de ses chevaliers et cent armures de
fer pour prendre la saisine du château de Calais car ;

il lui semblait bien que, s'il avait le château, il serait


maître de la ville, parce qu'il avait assez de forces, et
qu'il en aurait encore assez d'autres en un jour, s'il
était besoin. Il fit livrer à messire Oudart de Renty,
qui était de cette chevauchée, vingt mille écus pour
payer Ainiery, et lui demeura tranquille avec ses gens,
sa bannière devant lui, dans les champs, en dehors de
la ville et du château et son intention était qu'il entre-
:

rait dans Calais par la porte de la ville il n'y voulait


;

pas entrer autrement.


Aimery de Pavie qui avait sagement préparé son
affaire, avait fait abaisser le pont du château à la porte
du côté des champs il mit donc dedans paisiblement
;

tous ceux qui y voulurent entrer. Quand ils furent en


haut au château, ils pensèrent que ce dût être tout à
eux. Alors Aimery demanda à messire Oudart de
Renty où étaient les florins. On les lui livra tout prêts
en un sac, et il lui fut dit :
les Cbroniqucs Ue jFroigsart. 235

— « Ils y sont tous bien comptes ; tenez, comptez-


les si vous voulez. »
Aimery répondit :

— « Je n'ai pas tant de loisir, car il sera bientôt


jour. »
Alors il prit le sac aux florins, et dit en le jetant
dans une chambre :


« Je crois bien qu'ils y sont. »
Puis il referma la porte de la chambre, et dit à mes-
sire Oudart

:

« Attendez-moi ici avec tous vos compagnons ;

je vous vais ouvrir cette maîtresse tour, par quoi vous


serez plus assurés et maîtres de céans. »
Ilalla de ce côté et tira le verrou et alors la porte de
la tour fut ouverte. Dans cette tour étaient le roi
d'Angleterre et son fils, et messire Gautier de Mauny
et bien deux cents combattants qui tout à coup sau-
tèrent dehors, les épées et les haches en leurs mains,
en s'écriant « Alatuiy, Mauny, à la rescousse ! » et en
:

disant :

—« Ces Français pensent-ils donc avoir reconquis


à si peu de frais le château et la ville de Calais ? »
Quand les Français virent sur eux si soudainement
ces Anglais, ils furent tout ébahis et virent bien que
c'était inutile de se défendre alors ils se rendirent
;

prisonniers et sans beaucoup combattre; parmi ces


premiers il n'y en eut guère de blessés. Alors on les
fit entrer dans cette tour d'où les Anglais étaient sortis

et ils y furent enfermés. Les Anglais furent tout à fait


assurés de ceux-là. Quand ils eurent ainsi fait, ils se
mirent en ordre, et partirent du château et se réunirent
sur la place devant le château et quand ils furent
;

tous ensemble, ils montèrent sur lem-s chevaux, car


ils savaient bien que les Français avaient les leurs, et

mirent tous leurs archers devant eux, et se dirigèrent


en cet ordre vers la porte de Boulogne. Là était mes-
236 iLe$ Cbroniqueis Uc jFroi00art.

sire Geoffroy de Chargny, sa bannière devant lui, de


gueules à trois écussons d'argent, et il avait grand
désir d'entrer le premier dans la ville. Comme on était
si long à ouvrir la porte, il s'en étonnait grandement,

car il aurait bien voulu avoir plus tôt fait; et il disait


aux chevaliers qui étaient auprès de lui:
— « Oue ce Lombard la fait lonofue! Il nous fait ici
mourir de froid. »
— « Au nom de Dieu, dit messire Pépin de Were,
les Lombards sont de malicieuses gens il regarde
;

vos florins pour voir s'il n'y en a aucun de faux, et


peut-être aussi pour voir s'ils y sont tous. »
Ainsi se moquaient et plaisantaient là les chevaliers
l'un à l'autre. Mais ils entendirent bientôt d'autres nou-
velles, car voici le roi sous la bannière de messire
Gautier de Mauny, et son fils auprès de lui, et aussi d'au-
tres bannières, celles du comte de Stafford, du comte
d'Oxford, de messire Jean de Montagu frère du comte
de Salisbury, du seigneur de Beauchamp, du seigneur
de Berkeley, du seigneur de la Ware. Tous ceux-là
étaient barons et bannerets, et il n'y en eut pas d'au-
tres à cette journée.
Aussitôt que la grand' porte fut ouverte, tous ceux
nommés ci-dessus sortirent dehors. Quand les Français
les virent sortir et les entendirent s'écrier : « Mminy,
Mauny! à la rescousse ! ^ ils virent bien qu'ils étaient
trahis. Là messire Geoffroy de Chargny dit une
belle parole à messire Eustache de Ribaumont et à
messire Jean de Landas qui n'étaient pas trop loin
de lui:
— « Seigneurs, la fuite ne nous vaut rien, et, si
nous fuyons, nous sommes perdus davantage mieux ;

vaut que nous nous défendions de bonne volonté contre


ceux qui viennent, que d'être pris et déconfits en
fuyant comme des lâches et des fourbus ;
peut-être la
jolirnée sera pour nous. »
ilcs C&ronîques De jTroi0sart. '61

—« Par saint Denis, répondirent les chevaliers,


vous dites vrai, messire et que mal arrive à qui fuira. »
;

Alors se rassemblèrent tous ses compagnons et se


mirent à pied, et chassèrent leurs chevaux sur le che-
min, car ils les sentaient trop fatigués. Quand le roi
d'Angleterre les vit ainsi faire, il fit aussitôt arrêter la
bannière sous laquelle il était, et dit:
— « C'est ici que je voudrais nous mettre en ordre
et combattre qu'on fasse aller en avant vers la rivière
;

et le pont de Nieulay la plus grande partie de nos


gens, car j'ai appris qu'il y en a là grand' foison à pied
et à cheval. »
Tout ainsi que le roi l'ordonna, il fut fait. Alors se
séparèrent de sa troupe jusques à six bannières et trois
cents archers, et s'en vinrent vers le pont de Nieulay
que gardaient messire Moreau de Fiennes et le sire
de Cresèques. Les arbalétriers de Saint-Omer et
d'Aire étaient entre Calais et ce pont, et reçurent un
dur choc à cette première rencontre. Et il y en eut,
tant de tués sur place que de noyés, plus de cent vingt,
car ils furent bientôt déconfits et chassés jusqu'à la
rivière, et il était encore fort matin mais bientôt il
;

fut jour. Les chevaliers de Picardie, le sire de Menues


et les autres défendirent ce pont pendant longtemps,
et il se fit là maint exploit d'armes d'un côté et de
l'autre. Mais ledit messire Moreau de Païennes, le sire
de Cresèques et les autres chevaliers qui étaient là
virent bien qu'à la fin ils ne pourraient tenir, car les
Anglais s'augmentaicmt toujours par ceux qui sortaient
de Calais, et diminuait le nombre de leurs gens. Ils
montèrent donc sur leurs coursiers, ceux qui en avaient,
et montrèrent les talons et après eux les Anglais en
;

chasse.
Il y eut là dans cette journée grand combat et dur,
et maint homme renversé. Et se sauvèrent le sire de
Piennes, le sire de Cresèques, le sire de Sempy, le sire
238 le.0 Cî)ronîque0 ne jFroiis.sart

de Longvilliers, le sire de Mannières, et il y en eut


aussi beaucoup de pris parleur témérité qui se fussent
bien sauvés s'ils eussent voulu. Mais quand il fut
grand' jour et qu'ils se purent connaître l'un l'autre,
quelques chevaliers et écuyers se rassemblèrent et
combattirent très vaillamment les Anglais, si bien qu'il
y eut des Français qui prirent de bons prisonniers,
dont ils eurent honneur et profit.

XCIX. —
Comment les Anglais et les Français se
COMBATTIRENT TRÈS VAILLAMMENT, ET COMMENT
FINALEMENT LES FRANÇAIS FURENT TOUS TUÉS OU
PRIS.

NOUS parlerons du
sans que
d'Angleterre qui
roi
ennemis en eussent connaissance,
ses
était là,

sous la bannière de messire Gautier de Mauny, et nous


conterons comment il acheva cette journée. A pied et
en bon ordre, il s'en vint avec ses gens trouver ses
ennemis qui se tenaient fort serrés, ayant devant eux
leurs lances retaillées de cinq pieds. De prime abord
il y eut dure rencontre et poussée, et le roi se dirigea
sur messire Eustachede Ribaumont, qui était très fort
chevalier et hardi et entreprenant, et qui reçut le roi
très chevalereusement, non qu'il le connût et qu'il sût
à qui il avait à faire. Là le roi combattit très longue-
ment contre messire Eustache et messire Eustache
contre lui, si bien qu'il faisait fort plaisant à les voir.
Depuis, tout en combattant, leur bataille fut rompue,
car deux grosses troupes des uns et des autres vinrent
de ce côté qui les séparèrent. Là il y eut grand com-
bat, et dur, et biencombattu, et Français et Anglais y
furent, chacun de son coté, très bons chevaliers. Là
eurent lieu plusieurs explcjits d'armes, et le roi d'An-
gleterre ne s'y épargna point, mais il était toujours
Les CbroniQucô De JFroiggart. 239

entre les plus épais, et il eut ce jour-là le plus à faire


de la main avec messire Eustache de Ribaumont. Là
fut son fils, le jeune prince de Galles, très bon cheva-
lier; et le roi fut abattu à genoux, ainsi que j'en fus
informé, par deux fois, de la main du susdit messire
Eustache de Ribaumont, mais messire Gautier de
Mauny et messire Regnault de Cobham, qui étaient
auprès de lui, l'aidèrent à se relever.
Là furent bons chevaliers messire Geoffroy de
Chargny, messire Jean de Landas, messire Hector et
messire Gauvain de Bailleul, le sire de Créqui et les
autres mais pour bien combattre et vaillamment,
:

messire Eustache de Ribaumont les surpassait tous.


Que vous dirais-je de plus ? La journée fut pour les
Anglais, et ceux qui étaient au dehors de Calais avec
messire Geoffroy de Chargny furent tous pris ou
morts. Et là furent tués, ce dont il fut dommage, mes-
sire Henry du Bois et messire Pépin de Were, deux
très vaillants chevaliers, et furent pris messire Geof-
froy et tous les autres. Le dernier qui y fut pris et qui
ce jour-là fit beaucoup d'exploits, ce fut messire
Eustache de Ribaumont. Le roi d'Angleterre le con-
quit par les armes. Messire Eustache lui rendit son
épée, non qu'il sût que c'était le roi, mais il pensait
que c'était un des compagnons de messire Gautier
de Mauny, et il se rendit à lui pour cette raison, c'est
que ce jour-là il avait continuellement combattu contre
lui ;et messire Eustache voyait bien aussi (ju'il fallait
qu'il se rendît. Il baissa donc son épée devant le roi et
lui dit :

— me rends votre prisonnier. »


« Chevalier, je
Et qui en eut grand'joie.
le roi le prit,
Ainsi fut achevée cette aftaire, qui eut lieu sous
Calais, en l'an de grâce mil trois cent (|uarante-neuf,
justement le premier jour de janvier.
C. D'un chapelet de perles que le roi
d'Angleterre donna a messire Eustache de
RiBAUMONT,

UAND cette affaire fut toute passée, le roi


d'Anorleterre se retira à Calais et droit au châ-
teau, et là fit mener tous les chevaliers prison-
niers. Alors Français surent bien que le roi d'An-
les
gleterre avait été là» en propre personne et sous la

bannière de monseigneur Gautier de Mauny tous les :

prisonniers en furent plus joyeux, car ils espéraient


qu'ils en vaudraient mieux. Le roi leur fit dire de sa
part que, cette nuit de l'an, il leur voulait donner à
souper à tous en son château de Calais et cela les ;

réjouit grandement. Or vint l'heure de souper, et les


tables furent mises et le roi et les chevaliers furent
tous parés, et élégamment et richement vêtus de robes
neuves, ainsi qu'il leur convenait, et tous les Français
aussi qui faisaient grand'chère quoiqu'ils fussent pri-
sonniers ; mais le roi le voulait.
Quand le souper fut préparé,
le roi se lava et fit
laver tous ses chevaliers. Il s'assit à table et les fit
asseoir auprès de lui fort honorablement le gentil ;

prince de Galles et les chevaliers d'Angleterre leur


servirent le premier mets et au second mets ils allè-
;

rent s'asseoir à une autre table, et furent servis bien


tranquillement et à grand loisir.
Quand on eut soupe, on leva les tables le roi ;

demeura dans la salle entre ces chevaliers français et


anglais il était nu-téte et ne portait qu'un chapelet de
;

perles fines sur sa tête. Le roi commença à aller de


l'un à l'autre et à entrer en paroles. Il s'en vint son
chemin et se dirigea vers monseigneur Geoffroy de
Chargny, et là, en lui parlant, il changea un peu de
contenance, car il le regarda de côté en disant

:

« Messire Geoffroy, je vous dois par raison peu


aimer, quand vous vouliez de nuit enlever ce que j'ai
Les Chroniques De jFroissart. 241

si qui m'a coûté tant de deniers. Aussi je


fort payé, et
suis trèsjoyeux de vous avoir pris à l'épreuve vous :

en vouliez avoir meilleur marché que je n'en ai eu,


vous qui le pensiez avoir pour vingt mille écus mais ;

Dieu m'a aidé, puisque vous avez failli à votre pro-


jet ; il m'aidera encore, s'il lui plaît. »
A ces mots le roi passa outre et laissa là monseigneur
Geoffroy qui n'avait répondu nul mot, et s'en vint vers
monseigneur Eustache de Ribaumont et lui dit tout
joyeusement

:

« Messire Eustache, vous êtes le chevalier du


monde que j'ai vu le mieux et le plus vaillamment
assaillir ses ennemis et défendre son corps et je ne ;

trouvai jamais, en bataille là où j'ai été, quelqu'un qui


me donnât autant à faire corps à corps que vous avez
fait aujourd'hui aussi je vous en donne le prix et tous
;

les chevaliers de ma cour font de même par droite


sentence. »
Alors le roi prit le chapelet qu'il portait sur sa tête,
et qui était bon et riche, et le plaça sur la tête de mon-
seigneur Eustache, lui disant ainsi :


« Messire Eustache, je vous donne ce chapelet
comme étant le meilleur combattant de toute la jour-
née, de ceux de dedans et de dehors, et je vous prie
de le porter cette année pour l'amour de moi. Je sais
bien que vous êtes gai et aimable, et que volontiers
vous vous trouvez entre dames et demoiselles dites :

donc partout où vous irez que je vous l'ai donné.


Parmi tant vous êtes mon prisonnier je vous
d'autres, ;

tiens quitte de votre prison, et vous pouvez partir


demain si cela vous plaît. »
Quand messire Eustache de Ribaumont entendit le
roi d'Angleterre parler ainsi, vous pouvez bien croire
qu'il fut fort réjoui une raison fut, c'est que le roi lui
;

faisait grand honneur quand il lui donnait le prix de


la journée et quand il lui avait placé sur la tête son

FROISSABT. 16
242 les Cbroniques De jFroîssatt

propre chapelet d'argent et de perles fort bon et fort


riche, voyant tant de bons chevaliers qui étaient là ;

l'autre raison fut que le gentil roi le tenait quitte de sa


prison. Alors le dit messire Eustache répondit ainsi,
en s'inclinant devant le roi fort bas

:

« Gentil sire, vous me faites plus d'honneur que


je ne vaux et Dieu vous puisse récompenser des cour-
toisies que vous me faites. Je suis un pauvre homme
qui désire mon avancement, et vous me donnez bien
matière et exemple à y travailler volontiers. Je ferai,
cher sire, joyeusement et avec appareil tout ce dont
vous me chargez et, après le service de mon très
;

cher et très redouté seigneur le roi, je ne sais aucun


roique je servirais aussi volontiers et d'aussi bon cœur
que je vous servirais. »
— « Grand merci, Eustache, répondit le roi d'An-
gleterre ; que vous me dites, je le crois vrai-
tout ce
ment. »
Bientôt après on apporta les vins et les épices, et
puis le roi se retira en sa chambre. Alors il donna
conçré à toutes manières de o-ens.
Le lendemain au matin, le roi fit livrer audit mes-
sire Eustache de Ribaumont deux roussins et vingt
écus pour retourner chez lui. Alors il prit congé des
chevaliers de France qui étaient là et qui demeuraient
prisonniers eux s'en allèrent en Angleterre avec le
;

roi, et lui retourna en France. Partout où il venait il


disait ce qu'il était enjoint et chargé de faire et il ;

porta le chapelet toute l'année ainsi que le lui avait


donné le roi.

^
-rv ^v^\^irv"-r\^nr
r:{iïiiiiiiii iii:iiiiïïJT rrrrrym
00 CCî)roniqueô ûe :

Oret)an Broissart*
>,. y., y. T^-s. y. s- ^ T^y. ^. y. k.. k.. ^. ^. ^. i.. .. >. y. y. y. y. yr-r

îJSîssjSia^î^Sïy^sfî DCUrièniC !OartîC. î<ssî;s;s<2;«^^s<s>; Z

I. — Comment xRÉrAssÈRENT de ce ^roNDE la reine


DE France et la duchesse de NoR^L\NDIE et ;

COMMENT LE ROI DE FrANCE ET SON FILS SE


REMARIÈRENT,

^S^^^^SIf N année trépassa de ce monde la


cette
is^s^i^^^^jrfp^l- reine de France, femftie du roi Phi-
l'ïg^ lippe, et sœur germaine du duc Eudes
f^)'i de Bourgogne. Ainsi fit madame
_^xt Bonne, duchesse de Normandie, fille
^:q:-:rc£i.^v;;^, du gentil roi de Bohême qui demeura
à Crécy. Et le père etle fils furent donc veufs de leurs
deux femmes.
Assez tôt après se remaria le roi Philippe à madame
Blanche, fille du roi Philippe de Navarre qui mourut
devant Algésiras et aussi le duc de Normandie, fils
;

aine du roi de P^rance, se remaria à la comtesse de


Boulogne qui était veuve de monseigneur Philippe de
Bourgogne, son cousin germain, qui était mort devant
Aiguillon en Gascogne ('). Et bien que ces dames

I. << Alors était venu nouvellement clans le camp devant Aiguillon


messire Philippe de Bour^^ognc, fils du duc Eudes de Hourgognc, pour
le temps comte d'Artois et de Boulogne, et cousin germain du duc de
Normandie,leciuel était un fort jeune chevalier et plein de granii'volonté,
ainsi qu'il le montra là car, tout aussitôt que l'escarmouche fut commen-
;

cée, il ne voulut pas être des derniers, mais s'arma et monta sur un cour-
sier fort et raide méchamment et de grand'hate, pour plus toi être et
;
244 ïle0 Cf)conique0 De jFroissart

fussent fort proches de sang et de lignage au père et


au fils, pourtant tout cela fut fait par les dispenses du
pape Clément qui régnait pour ce temps (^).
l' y,
'gg
^. )^. "jS): '^. '^. M '^. 'M W- w. ^ ^. M -ty. y?}. :<?>: w. HM y^. i<y. m mm
^'. '.'S>: '^: 'ss^.m'^^.'^.m

II. — Comment le jeune comte Louis de Flandre


ÉPOUSA LA FILLE DU DUC DE BrABANT, ET COMMENT
IL RENTRA EN JOUISSANCE DE SES DROITS.

VOUSjeune
avez ci-dessus bien ouï
comte de Flandre
le de
conter
fiança en l'abbaye
{-) comment

Beraues madame Isabelle d'Ano-leterre, fille du roi


Edouard et comment, depuis qu'il fut retourné en
;

France où il fut reçu joyeusement, il lui fut dit par le


roi et tous les barons qu'il avait très bien agi et très
sagement en s'enfuyant, car ce mariage ne lui valait
rien, dans le cas où on voudrait le lui faire faire par
contrainte. Et le roi lui dit qu'il le marierait bien ail-
leurs à son plus grand honneur et profit. La chose
demeura en cet état un an ou à peu près.
Le duc de Brabant n'était pas courroucé de cet évé-
nement, et envoya aussitôt en France des messagers
à ce jeune comte de Flandre, et au roi Philippe, le
priant qu'il voulût consentir au mariage dudit comte
avec sa fille cadette et qu'il leur serait bon ami ;

et bon voisin, à tout jamais, et que jamais il ne s'ar-


merait pour le roi d'Angleterre, ni lui, ni ses enfants.
Le roi de France, qui sentait le duc de Brabant un
grand seigneur qui lui pouvait bien nuire et aider s'il
voulait, s'inclina à ce mariage plus qu'à nul autre et ;

venir à l'escarmouche, ledit Philippe prit sa route au milieu des champs,


et embrocha son coursier des éperons le coursier qui était grand et ;

fort se mita courir et emporta le chevalier malgré lui; si bien qu'en


traversant et sautant un fossé, le coursier trébucha et tomba, et jeta
ledit mcssire Philippe sous lui.... Il fut si froissé, que jamais depuis il
n'eut santé et il mourut de cette blessure. »
;

1. Le Pape Clément \'I.


2. Première partie, chap. 83,
lesi Ctroniques De jFtoissart. 245

il manda au duc de Brabant que, s'il pouvait tant faire


que pays de Flandre fût de son accord, il verrait
le
volontiers ce mariage et le conseillerait entièrement au
comte de Flandre son cousin. Le duc de Brabant ré-
pondit que oui, et qu'il se faisait fort de cela. Le duc
de Brabant envoya tantôt grands messages en Flandre
vers les bonnes villes pour traiter et parlementer au
sujet de ce mariage et le duc de Brabant priait l'épée
;

en main car il leur faisait dire que, s'ils mariaient leur


;

seigneur ailleurs qu'à sa fille, il leur ferait la guerre ;

et que, si la besogne se faisait, il leur serait en parfaite


union, aidant et secourant contre tous autres
seigneurs.
Les conseillers des bonnes villes entendirent les
promesses et les paroles que le duc de Brabant, leur
voisin, leur offrait et ils virent que leur seigneur
;

n'était pas en leur volonté, mais bien aux ordres du roi


de France et de madame sa mère ('), et qu'aussi leur
seiq^neur avait tout entièrement le cœur français. Aussi,
tout considéré, ils regardèrent pour le meilleur qu'il
valait mieux qu'ils le mariassent là qu'autre part, et
que, par ce mariage, ils demeureraient en paix et au-
raient leur seigneur qu'ils désiraient beaucoup ravoir.
Si bien que, finalement, ils s'y accordèrent et les ;

choses furent si approchées, que le jeune comte de


Flandre fut amené à Arras, et le duc de Brabant en-
voya là monseigneur Godefroy, son fils aîné, le comte
de Mons, le comte de Loos et tout son conseil et là ;

furent les conseils de toutes les bonnes villes de Flan-


dre. Il y eut alors de grandes conférences et de grandes
alliances sur ce mariage. I" inalement le jeune comte
jura, et tous ses pays pour lui, de prendre et d'épouser
la fille du duc de Brabant, pourvu que l'Église y con-

I. La mère de Louis de NLile, comte de Flandre", <5tait Marjjiierile


de France, tille de Philippe le Long, et cousine germaine de Philippe
de Valois.
246 Les C6roniques ne jFroissart.

ne demeura pas longtemps après que ledit


sentît. Il
comte vint en Flandre, et on lui rendit fiefs, hom-
mages, franchises, seigneuries et juridictions tout
entières, autant et plus qu'en son temps le comte son
père, en sa plus grand'prospérité, en avait joui et
possédé.
Le d'Angleterre fut alors fort courroucé contre
roi
le duc de Brabant qui était son cousin germain, de ce
qu'il lui avait enlevé le profit de sa fille que le comte
de Flandre avait fiancée auparavant et aussi contre;

le comte de Flandre, à cause qu'il lui avait manqué de


parole. Mais le duc de Brabant s'en excusa bien et
sagement depuis et aussi le fit le comte de Flandre.
;

III. —Comment messire Geoffroy de Chargny


SURPRIT AlMERY DE PaVIE EN SON CHATEAU ET LE
FIT MOURIR EN LA VILLE DE SaINT-OmER.

VOUS avez ci-dessus bien entendu raconter com-


ment Aimery de Pavie, un Lombard, dut rendre
et livrer lechâteau et la forte ville de Calais aux Fran-
çais pour une somme de florins, et comment il leur en
arriva. La vérité est que messire Geoffroy de Chargny
et les autres chevaliers qui furent avec lui menés en
prison en Angleterre, se rançonnèrent au plus tôt qu'ils
purent et payèrent leurs rançons, et puis retournèrent
en France. Messire Geoffroy s'en revint comme au-
paravant demeurer dans la ville de Saint-Omer, par
l'ordre du roi Philippe de France. Il apprit que ce Lom-
bard était retiré dans un petit château de la frontière
de Calais, qu'on appelle Fretin, et que le roi d'Angle-
terre lui avait donné. Cet Aimery se tenait là tout
tranquille et se donnait du bon temps. Il pensait que
les Français avaient oublié la courtoisie qu'il leur avait
faite, mais ils ne l'avaient pas oubliée, ainsi qu'il ap-
Les Cbroniqucs De jrroissart. 247

parut bien : car, aussitôt que messire Geoffroy sut que


ledit Aimery il demanda secrètement
était arrêté là, à
ceux du pays qui connaissaient cette maison de Fretin
si on le pourrait avoir. Il fut informé qu'il le pourrait

prendre très facilement car cet Aimery ne se doutait


;

de rien, mais était aussi en sécurité en son château,


sans g^arde et sans guet, que s'il eût été à Londres ou
dans Calais.
Alors ledit messire Geoffroy ne laissa pas dormir
cette affaire, mais il fit tout secrètement à Saint-Omer
une assemblée de gens d'armes, et prit les arbalétriers
de la ville avec lui et partit de Saint-Omer une après-
;

midi, et chemina tant toute la nuit avec ses gens, que,


droit au point du jour, i's vinrent à Fretin. Ils entou-
rèrent alors le château qui n'était pas grand, et ceux de
pied entrèrent dans les fossés et firent tant qu'ils furent
outre. Les serviteurs du château s'éveillèrent au bruit,
et vinrent à leur maître qui dormait, et lui dirent
— « Vite, vite, levez-vous, car il y a là
:

dehors beau-
coup de gens d'armes qui s'efforcent d'entrer céans. »
Aimery fut tout effrayé et se leva
au plus tôt qu'il
put, maisne sut jamais avoir fait si vite que sa cour
il

ne fût pleine de gens d'armes. Ainsi il fut pris. Il n'y


eut aucune autre violence dans le petit château, car il
y
avait des trêves entre les Français et les Anglais, et
de plus messire Geoffroy ne voulait personne que cet
Aimery. Aussi en eut-il grand'joie quand il le tint, et le
fit amener en la ville de Saint-Omer et ne le garda;

guère longtemps depuis, car il le fit mourir à grand


martyre dans le marché, en présence des chevaliers et
écuyers du pays qui y furent mandés, et devant le
commun peuple. Ainsi finit Aimery de Pavie.

Tu
^:^
IV. — Comment les pénitents allaient par le pays,
PAR compagnies, SE DÉCHIRANT LE DOS DAIGUILLONS
DE FER COMMENT IL Y EUT DANS LE MONDE UNE
;

GRANDE ÉPIDÉMIE, ET COMMENT LES JuiFS FURENT


BRÛLÉS.

MCCCXLIX
EN l'an de orrâce de Notre-Seieneur
parurent les pénitents, et sortirent premièrement
d'Allemagne; c'étaient des gens qui faisaient des péni-
tences publiques et qui se battaient de verges garnies
d'aiguillons de fer, si bien qu'ils déchiraient leur dos
et leurs épaules, et chantaient des chansons très
piteuses sur la Nativité et Passion de Notre-Seigneur.
Ils ne pouvaient, d'après leurs règles, coucher qu'une
nuit dans une bonne ville, et ils partaient d'une ville
par compagnie, tantôt plus, tantôt moins, et allaient
ainsi par le pays faisant leur pénitence trente-trois
jours et demi, autant que Jésus-Christ alla d'années
sur la terre; puis ils retournaient chez eux. Cette chose
fut commencée par grand'humilité et pour prier Notre-
Seigneur qu'il voulût retenir et cesser ses fléaux car :

en ce temps, par tout le monde généralement, courait


une maladie qu'on appelle Epidémie (^),et dont mourut
au moins la troisième partie du monde; et par ces
pénitences en plusieurs endroits la mortalité s'apaisa,
là où auparavant on n'y avait pu arriver par aucun
moyen. Cette chose ne dura pas un long terme, car
l'Eglise alla au devant (-). Jamais un de ces pénitents

1. La fameuse peste qui fit tant de victimes à cette époque. A Paris

seulement, qui ne comprenait guère alors que la Ct'/c', les chroniqueurs


contemporains disent qu'on porta en terre, pendant plusieurs semaines,
cincj cents cadavres par jour.
2. On lit au sujet de cette secte dans V Histoire de P lii^lise de Rohr-
bacher
« Les calamités publiques donnèrent occasion à un autre excès. Comme
on attribuait les ravayes c|uc faisait la peste h la juste colère du Ciel irrité
contre les hommes, on en conclut qu'il fallait recourir à la ])énilence et
aux bonnes œuvres. La conclusion était solide, mais onen abusa dans la
pratique. .Sans attendre les ordres des premiers pasteurs de l'Eglise, une
grande multitude de personnes entreprirent une sorte de pénitence qui
Les CftroniquejS tJe iFroissatt. 249

n'entra dans le royaume de France; car le roi le défen-


dit,sur l'opposition et défense du pape qui ne voulut
point approuver que cette chose fût bonne pour l'âme,
à cause de plusieurs grands articles de raison qu'il y
mit et sur lesquels je passerai assez brièvement. Tous
les bénéficiers et tous les clercs quiavaient été de la
secte des pénitents furent excommuniés, et il fallut que
plusieurs allassent en cour de Rome pour se purger de
cette faute et se faire absoudre.

dégénéra en fanatisme. Associés ensemble et soumis h des chefs qu'ils


s'étaient donnes, ils commencèrent à se flageller en parcourant le pays.
Ce fut dans la Souabe que ces premiers flagellants parurent ils vinrent
;

h Spire, où ils exercèrent avec beaucoup de rigueur sur eux-mêmes la


flagellation publique.
« A Strasbourg, où ils allèrent ensuite, on compta environ mille person-
nes qui s'attachèrent à eux, avec promesse d'obéir au chef de la bande
ou confrérie peudant trente quatre jours, qui étaient le terme prescrit
pour la flagellation publique. Ces flagellants faisaient paraître un grand
air de modestie ils marchaient vêtus d'un habit lugubre, chargé d'une
;

croix devant et derrière, avec leur instrument de pénitence pendu à la


ceinture. La troupe était précédée d'une bannière, où l'on voyait aussi
limage du crucifix c'est ce qui les faisait appeler les Frères de la Croix.
;

Ils se flagellaient régulièrement deux fois le jour et ils ne s'arrêtaient pas


plus d'une nuit dans chaque endroit. Quand on leur oftVait des aumônes
ils les mettaient en commun pour acheter des bannières et des torches à
l'usage de leurs processions. Quand il fallait prendre un peu de sommeil,
ils se couchaient sur la terre ou sur des lits fort durs, et le sommeil était
encore interrompu par une flagellation que chacun faisait en particulier.
« Tous ces exercices, mêlés de quelque vue de piété et de mortification
chrétiennes, étaient altérés par la superstition, l'esprit de crédulité et
d'erreur.
« Klle adopta d'autres idées encore plus dangereuses, comme de se
croire autorisée à faire des miracles, h chasser les démons, h remettre
les péchés, en vertu de cette opération sanglante quelle disait unie à la
flagellation de Jésus-Christ. Il s'y glissa ensuite des vols, des cruautés
et des débauches, ce qui était inévitable parmi des troupes de gens ramas-
sés de tous pays, de tout âge et de tout sexe, sans subordination légitime,
sans feu ni lieu, et la plupart de la lie du peu])lc.
Des provinces de l'Allemagne, de la Lorraine, de l'Alsace et de la
<(

Flandre, où s'étaient faites les premières excursions, les flagellants péné-


trèrent dans quelques cantons de la France. On nen vit point .^ l'aris,
mais il en parut dans la Champagne; il yen eut même jusque dans Avi-
gnon. Le |>apc Clément V'I, informé des prati(|ucs rond.imnaljlcs de ces
prétendus dévots, voulut les f.iire emprisonner mais à la prière des car-
;

dinaux, il se contenta de publier contre eux une bulle qui porte en subs-
tance « r|u'il a appris avec douleur la superstitieuse nouveauté née en
250 iLe0 Chroniques ne jFroissart.

Ence temps, généralement par tout le monde, les 1

Juifs furent pris et brûlés, et leurs biens demeurèrent


|

acquis aux seigneurs, excepté dans le pays d'Avignon


et dans la terre de l'Église sous les clefs du pape. Ces
pauvres Juifs qui étaient ainsi poursuivis, n'avaient
pas crainte de mort quand ils pouvaient venir jusque-
là ('). Les Juifs avaient prédit, bien cent ans aupara-
vant, que, quand une sorte de gens qui devaient venir

Allemagne, inspirée par le prince des ténèbres, auteur de tout mal, pra-
tiquée sous prétexte de piété par une multitude de gens simples que des
imposteurs ont séduits en les assurant que Jésus-Christ est apparu au
patriarche de Jérusalem. Mensonge palpable, reprend le Pape, puisqu'il
n'y a point eu de patriarche à Jérusalem depuis très longtemps, et ce qu'ils
font dire au Sauveur dans la vision prétendue est non seulement frivole,
mais encore évidemment contraire à l'Écriture. Cependant, continue-t-il,
cette secte insensée se multiplie de jour en jour divisée en plusieurs trou-
;

pes, elle forme une espèce de corps, et c'est ce qui la rend plus redoutable.
Téméraire dans ses maximes et dans ses usages, elle méprise les autres
états du genre humain elle croit pouvoir se justifier elle-même sans avoir
;

besoin des clefs de l'Eglise; elle porte, sans l'autorité d'aucun supérieur,
la croix pour bannière et un habit distingué par sa couleur noire, avec
la croix par devant et par derrière. La vie qu'on y mène est étrange; ce
sont des conventicules condamnés par le droit, des mœurs et des actions
fort éloignées de la vie commune des fidèles, des statuts témérairement
fabriqués, suspects d'erreur et déraisonnables. Nous sommes particuliè-
rement troublé de voir que certains religieux des ordres mendiants prêtent
le ministère de la parole pour y attirer les faibles.>>

« La bulle nous apprend ensuite que les flagellants ou ceux qui adhé-
raient à leur société s'étaient rendus coupables de cruauté en persécutant
les Juifs; qu'ils avaient même versé le sang des chrétiens, pillé les biens
des ecclésiastiques et des séculiers, envahi la juridiction qui ne leur ap-
partenait pas sur quoi le Pape ordonne à tous les archevêques et évoques
;

d'Allemagne, de Pologne, de Suède, d'Angleterre et de France, de pros-


crire absolument ces assemblées de flagellants; de contraindre par les
peines ecclésiastiques, et même temporelles, ceux qui les fréquentent à
s'en désister; de faire emprisonner les religieux qui dogmatisent en leur
faveur. Toutefois, ajoute Clément \T en finissant, <.<nous ne prétendons
pas empêcher les fidèles d'accomplir, dans leur maison ou ailleurs, les
pénitences im])osées canoniquement ou volontaires, pourvu qu'ils le
fassent avec une intention droite, une vraie dévotion, et sans conventi-
cules ou praticjues superstitieuses. » La bulle est du 20 Octi)bre 1349.
« Grâce aux ordonnances du Pape, secondées par les docteurs, les évê-
ques et les princes, la secte des flagellants disparut bientôt. »
I. La mortalité était terrible alors; la peste avait dépeuplé les campa-
gnes et avait amené h sa suite sa sccur jumelle la famine. On accusa les
Juifs d'être les auteurs de ces malheurs et d'avoir empoisonné les sources
et les puits, accusation souvent renouvelée d'ailleurs au moyen âge.
Les Cfironîqucs De JFroîssart. 251

au monde, apparaîtrait portant des fléaux de fer, ils se-


raient tous détruits, ainsi le disait la prédiction; et cette
prédiction leur fut éclaircie, quand les pénitents dont
j'ai parlé,
allèrent se battant ainsi qu'il est dit ci-dessus.

MM.§1M'^ :^ ?^: ?« a: ^g: :^: :&>: :<?>: ignsLi^^i^jsi^:^ i^.^: y^s^-^:^^2î^.:(?^ ^-M^-'t?-

V. — Comment le roi Philippe de France mourut,


ET COMMENT LE ROI JeAN, SON FILS, LES TREVES ÉTANT
EXPIRÉES, RECONQUIT LA VILLE DE SaINT-JeAN
d'Angélv.

EN lande grâce de Notre-Seigneur et L,


trépassa de ce monde le roi "Philippe de France.
MCCC
Il fut enseveli en l'abbaye de Saint-Denis; son
fils
aîné, Jean, duc de Normandie, fut roi, et sacré et cou-
ronné en l'église de Notre-Dame de Reims en grand'
solennité. Après son couronnement il s'en retourna à
Paris et s'occupa à faire ses préparatifs et ses affaires,
caries trêves étaient expirées entre lui et le roi d'An-
gleterre. Il envoya de nombreux gens d'armes à Saint-

Omer, à Guines, à Thérouanne, à Aire et sur toutes les


frontières de Calais, afin que le pays fût bien gardé
contre les Anglais. Et le roi imagina qu'il s'en irait à
Avignon voir le pape et les cardinaux, qu'il passerait
outre vers Montpellier et visiterait le Languedoc, ce
bon gras pays puis s'en irait en Poitou et en Saintonge,
;

et mettrait le siège devant Saint-Jean-d'Angély.


Le roi donc ordonner ses préparatifs grands et
fit

forts partout, mais avant toutes choses et avant de par-


tir de Paris, et tout de suite après le trépas
du roi Phi-
lippe son père, il fit mettre hors de prison ses deux
cousins germains, Jean et Charles, fils de monseigneur
Robert d'Artois, qui avaient été en prison plus de
qumze ans, et les garda auprès de lui. Et parce que le
roi son père leur avait enlevé et ùté leurs héritages,
il

leur en rendit assez pour bien vivre et tenir bon et


252 Les Côroniquesi Ue jTroiissart

grand état. Ce roi Jean aima beaucoup ses parents


proches de père et de mère, et prit en grand'affection
ses deux autres cousins germains, monseigneur Pierre,
le gentil duc de Bourbon, et monseigneur Jacques de
Bourbon son frère, et les tint toujours les premiers de
son conseil; et certainement ils le méritaient bien, car ils
furent sages, vaillants et gentils chevaliers, et de grand'
prévoyance.
Ainsi le roi Jean partit de Paris en grand ordre et
puissance, et prit le chemin de Bourgogne, et fit tant
par son voyage qu'il arriva à Avignon. Il fut reçu par
le pape et le collège joyeusement et grandement, et
séjourna là quelque temps; puis il en partit et prit le
chemin de Montpellier.il séjourna dans cette ville plus
de vingt jours, et là vinrent lui faire hommage les
comtes, les vicomtes, les barons et les chevaliers du
Languedoc, dont il y a grand'foison. Le roi y renou-
vela les sénéchaux, baillis et tous autres officiers, parmi
lesquels il en laissa quelques-uns et en ôta d'autres;
puis il chevaucha outre et fit tant qu'il entra au bon
pays de Poitou. Il s'en vint reposer et rafraîchir à
Poitiers, et là fit un grand mandement et amas de
gens d'armes. En ce temps-là celui qui gouvernait
l'office de la connétablie de France était le chevalier
du monde qu'il aimait le plus, car ils avaient été nour-
ris ensemble dans leur enfance, messire Charles d'Es-
pagne {'). Etaient maréchaux de France messire
Edouard, sire de Beaujeu, et messire Arnould d'An-
drehen.
Je vous dis donc que le roi en sa nouveauté s'en vint
puissamment mettre le siège devant la bonne ville de
Saint-Jean-d'Angély, et les barons et les chevaliers de
Poitou, de Saintonge, dAnjou, du Maine et de Tour-

I. Charles d'Espagne était petit-fils de Ferdinand de la Cerda, gendre

de saint Louis, et lils d'Alphonse qui fut dépouillé de la couronne de Cas-


tille par son oncle Sanche IV.
Les Cl)toniquc0 De jFroissart. 253

raine y étaient tous. Ces gens d'armes entourèrent la


villede Saint-Jean, tellement que nuls vivres ne leur
pouvaient venir. Les bourgeois de la ville s'avisè-
rent donc qu'ils demanderaient du secours à leur
seigneurie roi d'Angleterre, pour qu'il voulût envoyer
là des gens qui les pussent ravitailler, car ils n'avaient
pas assez de vivres pour tenir au delà d'un terme qu'ils
indiquèrent car ils avaient été partout visiter chaque
:

maison selon ses ressources. Ainsi ils le signifièrent


authentiquement au roi d'Angleterre par certains mes-
sagers qui se hâtèrent tellement qu'ils vinrent en
Angleterre et trouvèrent le roi dans le château de
Windsor. Ils lui donnèrent alors les lettres de ses bon-
nets gens de la ville de Saint-Jean-d'Angély. Le roi les
ouvrit et les fit lire par deux fois pour mieux entendre
la matière.
Quand led'Angleterre entendit ces nouvelles
roi :

que le roi de France et


les Français avaient assiégé
la ville de Saint-Jean, et que les habitants demandaient
d'être réconfortés et ravitaillés, le roi répondit si haut
que tous l'entendirent

:

« C'est bien une requête raisonnable et à laquelle


je dois penser. »
Et il répondit aux messagers

:

« J'en ordonnerai bientôt. »


Depuis il ne s'écoula guère de temps jusqu'à ceque
le roi ordonnât de ce côté à monseigneur Jean
d'aller
de Beauchamp, au vicomte de Beauchamp, à monsei-
gneur James d'Audley, à monseigneur Jean Chandos,
à monseigneur Barthélémy Burghersh, à monseigneur
Jean de Lisle, à monseigneur Guillaume Fitz-Warren,
au seigneur de Fitz-Walter, à monseigneur Raoul de
llastings, à monseigneur Raoul de Ferrières, à mon-
seigneur Franck de Hall et à bien quarante chevaliers.
Le roi leur dit qu'ils devaient aller à Bordeaux et leur
donna certains indices pour parlerau seigneur d'Albret,
254 ï-eg Cîjroniqueg îic jTtoi00att.

au seigneur de Mucidan, au seigneur de Lesparre


et aux trois seigneurs de Pommiers, ses bons amis, en
les priant de sa part qu'ils voulussent se hâter de se-
courir la ville de Saint-Jean.
Ces barons et chevaliers étaient tout réjouis quand
le roi les voulait employer. Ils se préparèrent donc le
plus tôt qu'ils purent et vinrent à Southampton, et là
trouvèrent tout prêts vaisseaux et provisions. Ils en-
trèrent donc dedans et pouvaient être environ trois
cents hommes d'armes et six cents archers. Ils cinglè-
rent tant par mer, qu'ils jetèrent l'ancre au havre de
Bordeaux. Alors ils sortirent de leurs vaisseaux sur le
quai, et furent grandement bien reçus et accueillis par
les chevaliers gascons qui étaient là et qui attendaient
ce secours venu d'Angleterre. Le sire d'Albret et le
sire de Mucidan n'y étaient point ce jour-là, mais aus-
sitôt qu'ils surent la flotte des Anglais arrivée, ils
allèrent de ce côté. Ils se réjouirent grandement quand
ils se trouvèrent tous ensemble, et firent leurs dispo-

sitions au plus tôt qu'ils purent, passèrent la Garonne


et s'en vinrent à Blaye. Là ils firent charger soixante
bêtes de somme de victuailles pour rafraîchir ceux de
Saint-Jean, et puis se mirent en chemin de ce côté.
Ils étaient cinq cents lances et quinze cents archers et
trois mille brigands à pied. Ils se hâtèrent tant en leur
voyage, qu'ils arrivèrent à une journée de marche près
de la rivière de Charente.
Or je vous parlerai des Français et comment ils
s'étaient ordonnés. Ils avaient bien appris que les An-
glais étaient à Bordeaux et faisaient là leur réunion pour
venir lever le siège et rafraîchir la ville de Saint-Jean.
Les maréchaux alors avaient ordonné que messire Jean
de Saintré, messire Guichard d'Angle, messire Bou-
cicaut, messire Guy de Nesle, le sire de Pont, le sire
de Parthenay, le sire de Poiane, le sire de Tonnai-
Bouton, le sire de Surgières, le sire de Crusances, le
Les Chroniques îîc jFroissart. 255

sire de Linières, et grrand' foison de barons et de che-


valiers, jusques à cinq cents lances, tous bonnes gens
d'élite, s'en vinssent garder le pont sur la rivière de
Charente par où les Anglais devaient passer. Ceux
nommes ci-dessus étaient venus là et s'étaient losfés
tout contre la vallée de la rivière. Ils avaient pris le
pont les Anglais et les Gascons qui chevauchaient
;

de ce côté ne savaient rien de cela, car s'ils l'eussent


su, ils eussent fait autrement, mais tous voulaient passer
la rivière au pont qui est sous le château de Taillebourg.
Les Anglais vinrent donc un matin en bon ordre,
les provisions en route devant eux, et ils chevauchèrent
tant qu'ils vinrent assez près du pont, et ils envoyèrent
leurs coureurs courir vers le pont. Ceux qui y furent
envoyés rapportèrent à leurs seigneurs que les Fran-
çais étaient tout rangés et en ordre au pont, et qu'ils
le gardaient si bien qu'on ne pouvait pas le passer. Les
Anglais et les Gascons furent alors tout émerveillés
de ces nouvelles, et s'arrêtèrent tout cois dans les
champs et se consultèrent longtemps pour savoir com-
ment ils se maintiendraient. Ils reconnurent, tout con-
sidéré, qu'ils ne pouvaient nullement passer, et que
cent hommes d'armes feraientmaintenant, endéfendant
le pont, plus que cinq cents ne feraient pour l'attaquer.
Si bien que, tout étant considéré et le bien étant pesé
contre le mal, ils reconnurent qu'il leur valait mieux
retourner et ramener en arrière leurs provisions, que
d'aller plus avant et de se mettre en quelque danger.
Ils se tinrent tous à cet avis, et firent retourner leurs
provisions et leurs bêtes de somme, et se mirent au
retour. Ces barons de France et de Poitou qui étaient
au pont et qui le gardaient, apprirent que les Anglais
se mettaient au retour, et il leur fut dit qu'ils s'en-
fuyaient. Ils furent tout réjouis de ces nouvelles, et
furent tout de suite d'avis qu'ils les poursuivraient et
combaliraient.car ils étaient assez forts pour combattre.
256 Les C&coniqucs ne jFroissatt

Alors ils furent vite montés sur leurs coursiers et che-


vaux, car ils les avaient auprès d'eux, et se mirent de
l'autre côté de la rivière à la trace des Anglais, disant:
— « Vous ne vous en irez pas ainsi entre vous, sei-
gneurs d'Angleterre il vous faut payer votre écot. ^
;

Quand les Anglais se virent ainsi si fort poursuivis


par les Français, ils s'arrêtèrent tout net et leur tour-
nèrent les fers des lances, et dirent qu'ils ne souhaitaient
pas mieux puisqu'ils les tenaient de l'autre côté de la
rivière. Alors ils firent chasser en avant par leurs
valets leurs bêtes de somme et les victuailles, puis s'en
vinrent de grand' volonté se jeter sur ces Français.
Là il y eut d'abord d'un côté et d'autre un bon combat
et fort raide, et maint homme renversé à terre d'une
part et d'autre. Et il me semble, selon ce dont je fus
informé, que, en joutant, les Français s'ouvrirent et
que les Anglais passèrent outre. Au retour qu'ils firent,
ils tirèrent les épées toutes nues et s'en vinrent re-

trouver leurs ennemis. Là il y eut une bonne bataille,


et dure, et bien combattue, et maint exploit d'armes y
fut fait, car ils étaient vraie fleur de chevalerie d'un
côté et d'autre. Longtemps ils furent sur les champs,
tournoyant et combattant fort habilement, avant qu'on
pût savoir ni connaître lesquels en auraient le meilleur.
Et il y eut telle fois que les Anglais branlèrent et furent
presque déconfits, puis se dédommagèrent et prirent
le dessus, et, en combattant bien et hardiment, rom-
pirent leurs ennemis et les déconfirent. Là furent pris
tous ces chevaliers de Poitou et de Saintonge sus-
nommés, et messire Guy de Nesle. Nul homme
d'honneur n'en partit, et les Anglais et Gascons eurent
de bons prisonniers qui leur valurent cent mille mou-
tons, sans compter la grand' conquête des chevaux et
des armures qu'ils avaient eus sur la place.
Alors il leur sembla que pour ce voyage ils en avaient
assez fait. Ils décidèrent de sauver leurs prisonniers,
Les Cbtoniqucs De jFroissart. 257

et que la ville de Saint-Jean ne pouvait pas être, au


moins cette fois, ravitaillée par eux. Ils s'en retournè-
rent donc vers la cité de Bordeaux, et firent tant par
leurs journées de marche, qu'ils y parvinrent et y furent
accueillis à grand' joie.
Vous devez savoir que le roi Jean de France, qui
était dans de Poitiers au jour que ses gens
la cité
combattirent au dehors du pont de Taillebourg sur la
Charente, fut durement courroucé quand il sut ces
nouvelles qu'une partie de ses gens avaient été ainsi
:

rencontrés et renversés au passage de la rivière de


Charente, et que la fleur de la chevalerie de son hôtel
avait été prise, messire Jean de Saintré, messire
Guichard d'Angle, messire Boucicaut et les autres. Le
roi en fut donc durement courroucé il partit de Poi-
;

tiers et s'en vint devant Saint-Jean d'Angély, et jura


par l'âme de son père que jamais il n'en partirait avant
de prendre la ville.
Quand ces nouvelles furent sues dans la ville de
Saint-Jean que les Anglais avaient été jusques au
:

pont de la Charente et étaient retournés et en avaient


ramené leurs provisions, et que la ville ne serait point
ravitaillée, les habitants en furent tout ébahis, et se
consultèrent entre eux pour savoir comment ils
se maintiendraient. Ils décidèrent qu'ils prendraient,
s'ils la pouvaient avoir, une trêve de quinze jours, et

que, si dans ce tem[js ils n'étaient pas secourus et le


siège levé, ils se rendraient au roi de France, leurs
corps et leurs Ijiens saufs. Cet avis fut tenu et cru et ;

ils commencèrent à entamer avec le roi de h rance et

son conseil des traités qui aboutirent, et il me semble


que le roi Jean de I' rance leur donna quinze jours de
répit, à la condition que si, passé ce délai, ils n'étaient
pas secourus de gens assez forts pour faire lever le siège,
ils devaient rendre la ville et se mettre en l'obéissance

du roi de l'rance. Mais ils ne de\'aient pas être plus

KkOISbAKr. 17
258 ïLes C{)ronîque0 De jFtols^art.

secourus qu'ils n'étaient, et ils pouvaient bien signifier


leur état, partout où il leur plaisait.
Ainsi ils demeurèrent en paix et on ne leur fit point
de guerre et encore, par grâce spéciale, le roi, qui les
;

voulait attirer par amour, leur envoya durant cette


trêve des vivres bien et largement et raisonnablement
pour leur argent ce dont toutes manières de gens lui
;

surent Qrrandgfré et tinrent cela à orrand'courtoisie.Ceux


deSaint-Jean signifièrentl'état auquel ils étaient réduits,
et leurs traités, par certains messagers, aux chevaliers
anglais et gascons qui se tenaient en la ville de Bor-
deaux. Et il me semble qu'on laissa les quinze jours
expirer, et qu'ils ne furent point secourus ni aidés. Au
seizième jour le roi de France entra dans la ville de
Saint-Jean en grand' solennité et les bourgeois de
ladite ville l'accueillirent très joyeusement et lui ren-
dirent toute fidélité et hommage, mirent en son
et se
obéissance. Ce fut le septième jour d'août de l'an
MCCCLI.
Après avoir reconquis Saint-Jean-d'Angély, ainsi
qu'il est dit ci-dessus, etaprès s'y être reposé et ra-
fraîchi huit jours, et avoir renouvelé et nommé de
nouveaux officiers, le roi de France en partit et re-
tourna en France. Il laissa dans la ville de Saint-Jean
pour capitaine le seigneur d'Argenton de Poitou, et
donna congé à toutes manières de gens d'armes, et
revint en France. Les Anglais partirent aussi de Bor-
deaux et retournèrent en Angleterre. Ils y menèrent
leurs prisonniers, ce dont le roi d'Angleterre eut
grand' joie. Messire Jean de Beauchamp fut envoyé à
Calais pour y être capitaine et gouverneur de toutes
Il y vint tenir son gouvernement,
les frontières. et y
amena en sa compagnie de bons chevaliers et écuyers
et des archers.
Quand le roi de France sut ces nouvelles, envoya
il

à Saint-Omer ce vaillant chevalier, messire Edouard,


les Cbtontqucs ue jfroissart. 259

seigneur de Beaujeu, pour y être capitaine de tous les


gens d'armes et des frontières contre les Anglais.
Donc ces deux capitaines et leurs gens chevauchèrent
à la fois l'un sur l'autre mais ils ne se trouvaient ni ;

ne se rencontraient point, ce dont il leur déplaisait


assez, et pourtant mettaient-ils grand désir à se trou-
ver mais ainsi le faisait le hasard.
;

iy y^: :^: :^: s^. .'^;. .^•. :^: ^: f?^: .<^: ^. :<î^ :^: :^ -s^^ :^: m yss. :-?>: -m -m m 's^' 's^' 's^' :<v- :<^: 'M sg :«)•. :<>): m^
VI. CO.MMEXT MKSSIRE RoiiERT DE BkAUMANQIR
ALLA DÉFIER LE CAPITAINE DE PlOERMEL, QUI AVAIT
NOM BeMBOROUGH ('), ET COMMENT IL V EUT UNE
RUDE KATAILLE DE TRENTE CONTRE TRENTE.

EX haut
cette propre saison advint en
d'armes, qu'on ne doit pas oublier mais
fait
Bretagne un très
;

on le doit mettre en avant pour encourager tous les


chevaliers et leur servir d'exemple. Et, afin que vous
le puissiez mieux entendre, vous devez savoir qu'il
y
avait toujours la guerre en Bretagne, entre les partis
des deux dames, depuis que messire Charles de Blois
fut emprisonné et les garnisons qui se tenaient dans
;

les châteaux et dans les fortes villes des partis des


deux dames, guerroyaient entre elles.
Il advint donc un jour que messire Robert de Beau-

manoir, tr'ès vaillant chevalier et du plus grand lignage


de Bretagne, et qui était châtelain d'un château qui
s'appelle Château-Josselin, ayant avec lui grand' foi-
son de gens d'armes de son lignage et d'autres soldats,
s'en vint par devant la ville et le château de Ploërmel
dont était capitaine un homme qui s'appelait Bembo-
rough, et qui avait avec lui grand' foison de soldats
anglais, allemands et bretons du parti de la comtesse
de Montfort. Ledit messire Robert et ses gens couru-

I. Ce nom a éié fort ck-li^^^urJ, et chaque chroniqueur l'ocrit à sa fai,on


Blancbour^, llrandebourch ou même lîaiiibro.
26o les Cbroniques îie jFtoîssart

rent par devant les barrières, et il eût vu volontiers


que ceux de dedans fussent sortis dehors, mais nul
n'en sortit.
Quand messire Robert vit cela, il approcha encore
de plus près, et fit appeler le capitaine. Celui-ci vint au-
devant de la porte et sur assurance de part et d'autre.
—« Bemborough, dit messire Robert, y a-t-il là
dedans quelques hommes d'armes, vous ou un autre,
deux ou trois, qui voulussent jouter à fer de lances
contre trois de nous autres, pour l'amour de leurs
dames ? »
Bemborough répondit que leurs amis ne voudraient
pas qu'ils se fissent tuer si méchamment que par une
seule joute, car c'est un hasard de fortune trop tôt
passé et on en acquiert plutôt le nom de témérité et
;

de qu'une renommée d'honneur et de prix.


folie,
— « Mais je vous
dirai ce que nous ferons, s'il vous
plaît. Vous prendrez vingt ou trente de vos compa-
gnons de votre garnison et j'en prendrai autant de la
nôtre. Allons alors dans un beau champ, là où per-
sonne ne nous puisse empêcher et troubler, et com-
mandons sous peine de la corde, à nos compagnons
'

de part et d'autre et à tous ceux qui nous regarderont,


que nul ne porte secours ni aide à quelqu'un des com-
battants et là éprouvons-nous et faisons tant, que
;

l'on en parle au temps à venir, dans les salles, dans les


palais, dans les places et autres lieux de par le monde,
et que ceux-là en aient la fortune et l'honneur, à qui
Dieu l'aura destiné. »
— « Par ma foi,
messire Robert de Beaumanoir,
dit
j'en suis d'accord, et vous parlez fort bravement. Or,
soyez trente de votre côté, et nous serons trente aussi
du nôtre, et je le jDromets ainsi par ma foi. »
—«Je le promets aussi, dit l^emborough, car celui
qui s'y maintiendra bien, acquerra plus d'honneur là
qu'à une joute. »
les Chroniques De jTroissatt. 261

Ainsi cette affaire fut conclue et promise et la ;

journée fut fixée au mercredi après, qui devait être le


quatrième jour après l'entreprise. Pendant ce délai,
chacun élut les trente siens, ainsi que bon lui sembla,
et tous ces soixante se pourvurent d'armures, bien et
à point.
Quand le jour fut venu, les trente compagnons de
Bemborough entendirent la messe, puis se firent armer
et s'en allèrent dans le champ là oi^i la bataille devait
être, et descendirent tous à pied, et défendirent à tous
ceux qui étaient là que personne ne se mêlât d'eux,
quelque chose et quelque malheur qu'il vit arriver à
ses compagnons et ainsi firent les compagnons de
;

monseigneur Robert de Beaumanoir. Ces trente com-


pagnons que nous appellerons Anglais attendirent
longuement à cette affaire les autres que nous appel-
lerons Français. Quand les trente Français furent
venus, ils mirent pied à terre et firent à leurs compa-
gnons le commandement dit plus haut. Quelques-uns
dirent que cinq des leurs demeurèrent à cheval à
l'entrée de la place, et que les vingt-cinq autres mirent
pied à terre, ainsi que les Anglais avaient fait. Et
quand ils furent l'un devant l'autre, ils parlementèrent
un peu ensemble tous soixante, puis se retirèrent en
arrière, les uns d'un côté et les autres de l'autre, et
firent reculer tous leurs gens en dehors du champ,
bien loin. Puis l'un d'eux fit un signe, et aussitôt ils se
coururent sus et se combattirent fortement tout en un
tas, et ils se secouraient bellement l'un l'autre quand
ils voyaient arriver malheur à leurs
compagnons.
Assez tôt après qu'ils furent assemblés fiit tué l'un
des Prançais, mais les autres ne laissèrent pas pour
cela de combattre, mais ils se maintinrent bravement
d'une part et d'autre, aussi bien que si tous eussent été
des Rolands ou des Oliviers. A dire vrai, je ne sais
dire si ceux-ci firent le mieux, ou si ceux-là se tinrent
202 Les Cbronîques te jTroissart.

le mieux, et je n'entendis jamais qu'on en prisât les


uns plutôt que les autres mais ils se combattirent si
;

longuement que tous perdirent force et haleine et


entièrement tout pouvoir de continuer. Il fallut donc
reposassent et ils se reposèrent
qu'ils s'arrêtassent et ;

par consentement, les uns d'un côté et les autres de


l'autre, et se donnèrent trêve jusqu'à tant qu'ils seraient
reposés, et que le premier qui se relèverait appellerait
les autres. Alors étaient morts quatre Français et deux
des Anglais.
Ils se reposèrent longuement d'une part et d'autre,
et il y en eut qui burent du vin qu'on leur apporta dans
des bouteilles, et ils resserrèrent leurs armures qui
étaient rompues, et ils pansèrent leurs plaies.
Quand ils furent ainsi rafraîchis, le premier qui se
releva fit signe et rappela les autres. Alors la bataille
recommença aussi forte qu'auparavant et dura fort
longtemps et ils avaient de courtes épées de Bor-
;

deaux, raides et aiguës, des épieux et des dagues, et


quelques-uns des haches et ils s'en donnaient mer-
;

veilleusement de grands horions et quelques-uns se


prenaient aux bras à la lutte et se frappaient sans
s'épargner. Vous pouvez bien croire qu'ils firent entre
eux maint bel exploit d'armes, gens contre gens, corps
à corps, mains à niains. On n'avait pas auparavant,
depuis cent ans, entendu raconter une chose pareille.
Ainsi ils se combattirent comme de bons champions,
et se tinrent fort bravement pendant cette seconde
attaque, mais finalement les Anglais en eurent le pire.
Car, ainsi que j'entendis le raconter, l'un des Français
qui était demeuré à cheval les rompait et refoulait très
malheureusement, si bien que Bemborough, leur capi-
taine, y fut tué ainsi que huit de leurs compagnons, et
les autres se rendirent prisonniers quand ils virent que
leur défense ne les pouvait aider, car ils ne pouvaient
et ne devaient pas fuir. Et ledit messire Robert et ses
iLc0 Chroniques De jFroissart. 263

compagnons qui étaient demeurés en vie les prirent et


les emmenèrent au Chàteau-Josselin comme leurs pri-
sonniers ;rançonnèrent depuis courtoisement,
et les
quand furent tous guéris, car
ils il n'y en avait aucun

qui ne fût fort blessé, aussi bien parmi les Français


que parmi les Anglais. Et depuis je vis s'asseoir à la
table du roi Charles de France un chevalier breton
qui y avait été, messire Yves Charruel mais il avait ;

le visage si tailladé et découpé qu'il montrait bien que


la besogne fut bien combattue et aussi y fut messire ;

Enguerrand d'Eudin, un bon chevalier de Picardie,


qui montrait bien qu'il y avait été, et un autre bon
écuyer qui s'appelait Hugues de Roncevaux. Cette
aventure fut contée et racontée en plusieurs endroits.
Les uns la tenaient à pauvreté et les autres à grand'té-
mérité et présomption (^).

I. Nous ne retrouvons pas, dans les relations du combat des Trente

que nous avons vues, les noms d'Kn.i^uerrand d'Eudin et de Hugues de


Roncevaux que cite ici Froissart; d'ailleurs aucune liste ne se ressemble
complètement. A'oici celle qui parait être le plus exacte, et qui donne
les noms des trente chevaliers ou écuyers bretons et français :

Robert de B^aumanoir, Guillaume de Montauban, N. de Fontenay,


Le sire de Tinteniac, .Vlain de Tinteniac, Hugues Capus,
Guy de Rochefort, Tristan de Pe.stivien, Alain de Kéranrais,
Yves Charruel, Louis Goyon, Geoffroy de Reaucorps,
Robin Raguenel, Geoffroy de la Roche, Maurice du Parc,
Huon de Saint-Yvon, Guyon de Pontblanc, Jean de Sérent,
Caro de Rodégat. lieoffroy Foulard, Olivier de Monteville,
Olivier .\rrel, < juillaume de la Lande, Simon Riciiard,
Geoffroy du Rois, N. de Trésiguidy et Geoffroy de Mellon
Jean Rousselot, de Trésiguidy, son frère, et Guillaume de la Marche.
VIL — Comment une rencontre eut lieu très de
Saint-Omer entre les deux capitaines français
et anglais ; comment le capitaine anglais,
TiiESSiRE Jean BeauchamRjFUT pris avec sa troupe,
et comment le capitaine des français, messire
Edouard de Beaujeu, fut tui': dans le combat.

NOUS
en
parlerons d'un autre
saison sur
cette
d'armes qui advint
fait
la frontière de Saint-Omer,
assez près de la bastide d'Ardres. Vous avez bien
ci-dessus appris comment, après avoir reconquis Saint-
Jean-d'Angély, le roi de France envoya à Saint-Omer
ce gentil chevalier, le seigneur de Beaujeu, pour être
gardien et souverain de tous les gens d'armes et gou-
verneur du pays. D'autre part était à Calais, de par le
roi d'Angleterre, un fort vaillant chevalier qui s'appe-
lait messire Jean de Beauchamp. Ces deux capitaines
avaient foison de bons chevaliers et écuyers sous leurs
ordres, et mettaient grand'peine à ce qu'ils pussent se
trouver et rencontrer l'un l'autre. Or il advint que,
justement le lundi de la Pentecôte, l'an MCCCLII,
messire Jean de Beauchamp partit de Calais avec trois
cents armures de fer et deux cents archers et ils
:

avaient tant chevauché de nuit que, justement ce lundi


au matin, ils furent devant Saint-Omer, environ au
soleil levant, et se mirent en ordre de bataille sur un
tertre assez près de là, et puis envoyèrent leurs cou-
reurs découvrir et prendre et enlever la proie qui était
sortie de Saint-Omer et des villages des environs et;

la prirent toute ensemble. Il y avait là grand'proie.


Quand ils eurent couru et fait leur entreprise, ils
commencèrent à se retirer fort sagement, et prirent
leurs gens de pied qui les suivaient, et leur
dirent

:

Retirez-vous bellement vers Calais, et chassez


«:

cette proie devant vous nous la suivrons et la con-


;

duirons. »
Les Cftroniqucs De Jrroissart. 265
Tous ceux qui reçurent l'ordre de faire cela, le firent,
et les chevaliers et lesécuyers se remirent ensemble,'
et puis chevauchèrent tout le pays.
Les nouvelles en étaient venues à Saint-Omer et au
seigneur de Beaujeu qui couchait à la porte de Bou-
logne que les Anglais chevauchaient, et que leurs
:

coureurs avaient été jusques aux barrières et qu'ils


emmenaient la proie ; ce dont le sire de Beaujeu était
durement courroucé , et il avait fait sonner son trom-
pette et aller en bas dans la ville pour réveiller
les
chevaliers et les écuyers qui dormaient là dans leurs
hôtels.Ceux-ci ne furent pas si tôt armés ni assem-
blés mais le sire de Beaujeu ne les voulut pas atten-
;

dre tous, mais il partit, peut-être lui centième, bien et


élégamment monté, et fit porter et passer devant lui
sa bannière. Il sortit doue de la ville, ainsi que
je vous
dis, et les
autres compagnons, ainsi qu'ils avaient fait,
lesuivaient chaudement. Ce jour-là étaient à Saint-
Omer le comte de Portien, messire Guillaume de
Bourbon, messire
Baudouin Zonnekin, messire de
Roie, messire Guillaume de Craon, messire Houdart
de Renty, messire Guillaume de Bailleul, messire
Hector Kieret, messire Hugues de Longueval. le sire
de Sains, messire Baudouin de Belleborne, le sire de
Saint- Dizier, le sire de Saint-Sauf- Lieu, messire
Ro-
bert de Basentin, messire Baudouin de Cuvilier,
et
plusieurs bons chevaliers et écuyers d'Artois
et de
\ ermandois. Le sire de Beaujeu suivit d'abord promp-
tement les traces des Anglais, et il avait grand'crainte
qu'ils ne
échappassent, car malgré lui il les eût lais-
lui
sés sans combattre. Tous ces gens d'armes et les bri-
gands, desquels il y avait bien cent à Saint-Omer,
n'étaient pas encore avec le seigneur de Beaujeu,
et
celui qui le suivait de plus près par derrière,
c'était
messire Guichart, son frère, qui n'était pas parti avec
lui et sa troupe.
266 iLes Ctronique0 ne JFroissart.

Les uns et les autres chevauchaient ainsi, les An-


glais devant, les Français après ; Anglais pre-
et les
naient toujours l'avantage d'aller devant en approchant
de Calais mais leurs chevaux commençaient à se fati-
;

guer beaucoup, car ils étaient las d'avoir fort chevau-


ché la nuit précédente. Il advint donc que les Anglais
s'étaient déjà éloignés de Saint-Omer de quatre lieues
de pays, et qu'ils avaient passé la rivière d'Auske, et
qu'ils étaient entre Ardres et Auske. Ils regardèrent
donc derrière eux, et virent le seigneur de Beaujeu et
sa bannière qui n'avait pas avec lui plus de cent
hommes d'armes. Ils dirent donc entre eux :

— « Nous nous faisons chasser par ces Français


qui ne sont qu'un petit nombre arrêtons-nous et
;

combattons avec eux aussi bien nos chevaux sont


;

extrêmement fatigués. »
Tous s'arrêtèrent à cet avis, et entrèrent dans un
pré, et prirent l'avantage d'un fossé qui était autour
de ce pré, et se mirent tous à pied, ayant leurs lances
devant eux et en bonne ordonnance.
Voici le seigneur de Beaujeu venu, monté sur un
coursier, et sa bannière devant lui il s'arrêta à ce
;

fossé en face des Anglais qui y faisaient front, et tous


ses gens s'arrêtèrent. Quand il vit qu'il ne passerait
pas facilement, il commença à tourner autour du fossé
pour trouver l'endroit le plus étroit, et il alla tant qu'il
le trouva ; mais à cet endroit le fossé était nouvelle-
ment relevé le bord était trop raide pour faire sauter
:

son coursier. Alors il s'avisa de mettre pied à terre et


ainsi firent tous ses gens. Quand ils furent à pied, le
sire de Beaujeu prit sa lance au poing et prit son élan
pour sauter outre, et dit à celui qui portait sa bannière :

— « En avant bannière! au nom de Dieu et de


Saint-Georges » !

Kn disant cela il sauta outre de si grand' volonté


qu'il passa par dessus le bord du fossé mais le pied ;
les Chroniques Ue j?roîssart. 267

lui orlissa, sibien qu'il tomba un peu et qu'il se décou-


vrit par dessous là se trouva un homme d'armes
:

an((lais tout préparé qui lui jeta sa lance en la lançant


et l'atteignit par dessous et la lui enfonça là-dedans. Il
lui donna le coup de la mort, dont ce fut pitié et dom-
mage. Le sire de Beaujeu, de la grand'douleur qu'il
eut, tourna sur lui-même deux fois ou à peu près, puis
s'arrêta sur le côté. Là vinrent deux chevaliers de sa
maison qui s'arrêtèrent sur lui et commencèrent à le
défendre très vaillamment. Les autres compagnons,
chevaliers et écuyers, qui voyaient leur seigneur gésir
là, et en tel état, furent si forcenés qu'il semblait
qu'ils allaient perdre le sens. Alors commença le choc
et le combat de toutes parts, et les gens du seigneur
de Beaujeu se tinrent quelque temps en bon ordre,
mais finalement ils ne purent souffrir ni supporter le
faix et furent déconfits, et la plus grande partie fut
prise. Là messire Baudouin de Cuvilier perdit un œil
et fut fait prisonnier, et tous les autres furent pris
aussi ; Anglais eussent eu leurs chevaux,
et si les ils

fussent tous partis sans dommage, mais ils ne les


avaient pas, ce qui les perdit.
X'oici que vient chevauchant très raidement monsei-
gneur Guichart de Beaujeu avec sa troupe qui précé-
dait les autres à une distance d'un jet d'arc au plus.
Quand il fut venu sur le champ où étaient ceux qui
avaient été déconfits et où gisait son frère, il fut tout
étonné, et frappa son cheval des éperons et sauta le
fossé ;et aussi les autres en arrivant à qui mieux
mieux, en suivant le bon chevalier, firent tant qu'ils
passèrent outre. La première parole que dit messire
Guichart, fut pour s'adresser à son frère pour savoir
comment il lui allait. Le sire de ik-aujeu reconnut
bien son frère ; il jjarlail encore et lui dit :

— l>eau trère, je suis blessé à mort, ainsi (jue je le


<<

.sens bien; je vous prie donc de relever la bannière de


268 iLe0 Côroniqucs De Jfroissart,

Beaujeu qui jamais ne fut prise, et de penser à me


venger et si vous partez de ce champ envie, je vous
;

prie que vous ayez soin d'Antoine, mon fils, car je


vous le recommande. Et mon corps, faites-le porter
en Beaujolais, car je veux reposer en ma ville de
Belleville. Il y a longtemps que j'y ai ordonné ma
sépulture. »
Messire Guichart, qui entendit son frère ainsi parler
et deviser, eut si grand ennui qu'à peine pouvait-il se

soutenir, et lui accorda tout de grand'aff'ection puis il


;

s'en vint à la bannière de son frère, qui était d'or à un


lion de sable couronné et endenté de gueules, et la
prit par la hampe et la leva en l'air, et la donna à un de-
ses écuycrs, bon homme d'armes. Déjà étaient venus
tous leurs gens à cheval et avaient passé outre jusqu'au
pré. Ils furent très courroucés quand ils virent leur capi-
taine gésir en tel état, et ils entendirent dire qu'il était
blessé à mort. Ils s'en vinrent donc attaquer les An-
glais très fièrement en criant « Beaiijeii ! }} Les An-
:

glais s'étaient retirés et mis ensemble en bon ordre,


à cause des forces des Français qu'ils virent venir
sur eux.
Tout à pied devant les autres s'en vint messire Gui-
chart de Beaujeu, la lance au poing, s'assembler à ses
ennemis et commencer la bataille. Là il y eut fort choc
et combat des lances avant que les troupes pussent
entrer l'une dans l'autre. Et quand elles y furent en-
trées, il y eut là plusieurs exploits d'armes. Là les
Anglais combattaient si vaillamment que ce serait
merveille à raconter. Ledit messire Guichart de Beau-
jeu vint se placer droit sous la bannière de messire
Jean de Beauchamp et là fit grand' foison d'armes, car
il était bon chevalier, hardi et entreprenant, et aussi
sa hardiesse lui était doublée à cause de son frère
qu'il voulait venger. Ledit chevalier s'élança si folle-
ment dans cette première attaque qu'il faillit lui en
Les Chroniques ne jFroissart. 269

arriver malheur ; car il fut entouré des Anglais et si

durement frappé et blessé, mais à


fort assailli qu'il fut
la rescousse vinrent le comte de Portien, messire Guil-
laume de Bourbon, messire Baudouin Zonnekin et
plusieurs autres bons chevaliers et écuyers. Messire
Guichart fut alors secouru et mis hors de la presse pour
qu'il pût se reposer un peu, car il était tout hors de sens.
Je vous dis donc que les Anglais combattirent si
bien et si vaillamment, qu'ils eussent encore déconfit
ceux qui étaient venus là, n'eussent été les brigands
qui vinrent au secours, plus de cinq cents, avec des
lances et des boucliers, tous bien armés, frais et nou-
veaux. Les Anglais ne purent tenir quand ils furent
chargés par ces gens nommés brigands, car ils étaient
lassés et fatigués de longuement combattre. Ainsi les
brigands firent la déconfiture. Là furent pris messire
Jean de Beauchamp, messire Louis de Clifïord, messire
Olivier de Worcester, messire Philippe de Beauvert,
messire Louis Thornton, messire Alexandre Hussey
et bien vingt chevaliers tous de renom et aussi tous
les écuyers et tous les autres prisonniers français qui
;

avaient été pris auparavant furent délivrés. La besogne


eût donc trop bien été pour les P^rançais, si le sire de
Beaujeu n'eût pas été tué. Mais le gentil chevalier,
qui fut si vaillant et si prud'homme, quitta la vie là sur
la place ;ce dont tous ses compagnons furent extrê-
mement courroucés, mais ils n'y purent remédier. 11 lut
chargé et rapporté à Saint-Omer et le fut aussi messire
;

Guichart, son frère, qui était si blessé qu'il ne pouvait


chevaucher. Tous leurs compagnons retournèrent donc
à Saint-Omer et y ramenèrent leurs prisonniers.
Or je vous dirai ce que devint la proie de Saint-
Omer que les Anglais avaient prise entre Bavelinghem
et Saint-Omer.
Les trois frères de i lam qui étaient très bons che-
valiers, et ceux de la garnison de Guines et de Le
270 Les CbronîQueg ne jFtoissatt.

Montoire, se mirent en embuscade. Ils étaient bien


trois cents armures de fer. Ils rencontrèrent donc ces
Anglais qui emmenaient la proie, et ils vinrent au-de-
vant d'eux et leur coururent sus. Vraiment les Anglais
se tinrent et défendirent tant qu'ils purent, mais à la
fin ils furent déconfits et tous morts ou pris, et la proie
reprise, et elle fut là partagée sur-le-champ entre ceux
des garnisons qui avaient été à la conquête. Jamais
ceux de Saint-Omer n'en eurent nulle restitution. Il
en fut bien question depuis, mais on trouva par droit
d'armes qu'ils n'y avaient rien, mais qu'elle était à ceux
qui l'avaient gagnée. Il leur fallut donc supporter et
souffrir ce dommage du mieux qu'ils purent.
Le sire de Beaujeu fut embaumé et apporté en son
pays de Beaujolais, et enseveli dans l'abbaye de Belle-
ville ainsi qu'il l'avait demandé.
Messire Arnould d'Andrehen fut alors envoyé à
Saint-Omer pour y faire frontière contre les Anglais,
et le comte de Warwick à Calais, au lieu de son oncle,
messire Jean de Beauchamp, mais celui-ci fut délivré
dans la même année en échange de messire Guy de
Nesle. Leurs compagnons payèrent rançon de part et
d'autre, ainsi que les Anglais et Français ont toujours
eu bon usage.
%f. 'fis. :<y. :(y. m w
;<g: :<y. k
:<y. 's^.v^'^,'!^ 's^. h k ^.
:<?>: .<?)• :<d'.^. ^
yy, :t?i: t?g :<?g ?y. :f?c cg: -se. ?^: 5r?£ sy.

VIII. — Comment le i'AI-k Clément mourut, et

COMMENT LE NOUVEAU PAPE InNOCENT OBTINT UNE


TRÊVE KN'l'Rl': LES l)i;i\ Roi S.

EN ce temps trépassa, à Villeneuve d'Avignon, le


pape Clément (^). Alors Innocent fut pape. Assez
tôt après la création du pape Innocent, messire Guy,
cardinal de Boulogne, s'en vint en l^^rance et à Paris.

I. Clément VI, qui eut pour successeur au souverain pontificat Inno-

cent VI. Clément VI mourut le 6 décembre 1352, et Innocent fut élu le


18 décemljre buivanl.
ILCjS Cbroniqucs'Dc jFroissart. 271

S'il fut reçu et félicité Q^randement du roi Jean, ce fut


bien avec raison. Ledit cardinal était envoyé en T'rance
l)Our traiter une trêve entre le roi de France et le roi
d'Ang^leterre, et c'est pour ce résultat que le pape In-
nocent l'avait envoyé là en légation. Ce pape, par ses
bulles, priait doucement l'un et l'autre roi de vouloir
faire comparaître leurs conseils devant lui et le collège
de Rome, dans son palais à Avignon, et, si on pouvait
en aucune façon les mettre en paix, on le ferait. Ledit
cardinal, qui était un homme sage et vaillant, négocia
si bien, avec les lettres du pape, qu'une trêve fut con-

clue entre les deux


rois et tous leurs adhérents (excepté
la Bretagne ce pays-là fut réservé), pour deux ans
;
;

et les trêves furent données et scellées sur certains


articles qui devaient être remontrés des deux côtés
devant le pape et les cardinaux et, s'il plaisait à Dieu,
;

on y trouverait quelque moyen pour faire la paix. La


chose demeurait donc en cet état.

IX. — Comment le comte de Guines fut mis a


RANÇON COMMENT
; IL VINT VOIR LE ROI JeAN A PaRIS,
et COMMENT LE ROI l'eNVOVA EN PRISON ET LUI
FIT COUPER LA TÊTE.

VOUScomte
avez bien entendu dire
le
appris comment
de Guines, connétable de France,
et
fut
pris jadis par les Anglais, dans la ville de Caen en
Normandie, et avec lui le comte de Tancarville et ils ;

furent envoyés prisonniers en Angleterre où ils restè-


rent longtemps, et spécialement le comte Raoul d'Eu
et de Guines, car on fixait à un trop haut prix sa
rançon.
En ce comte Raoul d'Eu et de Guines et connétable
de France il y avait un chevalier extrêmement habile,
gai, élégant, plaisant, joli et léger, et il était en toutes
272 les Côroniques De jFtoissart.

manières si gracieux qu'il surpassait tous les autres.


Pendant qu'il demeura en Angleterre, il fut grande-
ment pris en grâce et en amour par le roi et la reine,
et par les seigneurs et dames dont il avait la connais-
sance. Ledit comte néofocia tant avec le roi d'Ang^le-
mit à rançon et qu'il dut payer, sous un
terre, qu'il se
ou retourner en prison.
an, soixante mille écus
Dans ces conditions ledit comte de Guines partit
et retourna en France. Quand il fut venu à Paris, il
alla vers le roi Jean de qui il pensait être très fort
aimé, ainsi qu'il l'était avant qu'il fût roi et il ;

s'inclina d'aussi loin qu'il le vit, et le salua humblement;


et pensait en être bien accueilli, d'autant qu'il avait
il

été cinq ans hors du pays et prisonnier pour lui. Aus-


sitôt que le roi Jean le vit, il le regarda, et puis lui
dit :

— « Comte de Guines, suivez-moi, j'ai à vous par-


ler en secret. »
Le comte, qui n'y pensait aucun mal, répondit :

— « Monseigneur, volontiers. »
Alors le roi l'emmena dans une chambre et lui mon-
tra une lettre, et puis lui demanda

:

« Comte de Guines, vîtes-vous jamais cette lettre


autre part qu'ici ?»
Le comte, ainsi qu'il me fut dit, fut durement as-
soupli et pris au dépourvu quand il vit la lettre. Alors
le roi Jean dit

:

« Ah ah! mauvais traître, vous avez bien mérité


!

la mort. Et vous n'y manquerez pas, par l'âme de mon


père » !

Alors ledit roi le fit aussitôt prendre par ses sergents


d'armes et mettre en prison à la tour du Louvre près
de Paris, là oi^i avait été mis le comte de Montfort.
Les seiirneurs et barons de P^rance, ceux du liq^-naofe
du connétable et les autres furent durement émerveil-
lés quand ils surent ces nouvelles, car ils tenaient le
les C&ronique^ De jFroissart. 273

comte pour loyal et prud'homme sans aucune lâcheté.


Aussi allèrent-ils vers le roi, en le priant très humble-
ment qu'il leur voulût dire pourquoi et à quelle cause il
avait emprisonné leur cousin, un si gentil chevalier,
et qui avait tant perdu et tant souffert pour lui et pour
le royaume. Le roi les entendit bien parler, mais il ne
le leur voulut jamais dire et il jura, le second jour
;

qu'il fut mis en prison, devant tous les amis du conné-


table qui priaient pour lui, que jamais il ne dormirait
tant que le comte de Guines serait en vie. A cela il ne
manqua point, car il lui fit secrètement ôter la tête, au
château du Louvre de quoi ce fut grand dommage et
;

pitié si ce chevalier le mérita, mais je le tiens pour si


vaillant et gentil que jamais il n'eût pensé à une tra-
hison. Toutefois, fût-ce à bon droit, fût-ce à tort, il
mourut et le roi Jean donna sa terre à son cousin, le
;

comte d'Eu, monseigneur Jean d'Artois. Le roi fut


durement blâmé par derrière de plusieurs hauts barons
du royaume de France, et des ducs, et des comtes des
frontières dudit royaume (^).

I. Les Chroniques de Saint-Denis disent que le comte de Guines fut


décapité, non au Louvre, mais devant son hôtel de Nesle.
Lorsque le roi d'.A.nglcterre prit la ville de Caen en 1346, Raoul de
liriennc de Nesle, comte d'Eu et de (niines, fut accusé de trahison. Ce-
pendant il fut fait prisonnier par les Anglais, mais la manière tout aima-
ble dont il fut traité augmenta les préventions contre lui. — Ce qu'il y a
de plus probable, et ce qui donna à Jean cjnelque raison dagir comme
il fit, c'est que le connétable était en marché avec Edouard pour lui
céder, comme prix de sa ran(;on, son comté de Guines. Les possessions
qu'Edouard avait déjà auprès de Calais se seraient ainsi accrues, au
grand détriment de la Erance. Malgré tout, et quoi t|u'il y eût, l'exécu-
tion du connétable Raoul de Nesle fut inipolitique, et injuste au moins
dans sa forme.

18
X. — Comment le château de Guines, durant les
TRÊVES, FUT VENDU AUX ANGLAIS.

ASSEZ tôt après la mort du comte de Guines dont


toutes manières de bonnes ijens furent cour-
roucées, fut pris et enlevé le fort et beau château de
Guines,qui est un des beaux châteaux du monde; et il
fut acheté à bons deniers par monseigneur Jean de
Beauchamp, capitaine de Calais, et vendu aux Anglais
qui en prirent possession et ne l'eussent rendu pour
nul avoir.Ouand les nouvelles en vinrent à Paris, le roi
de France en fut extrêmement courroucé c'était rai- ;

son, car il n'était pas à reprendre de force. Il en parla


donc à son cousin le cardinal de Boulogne, en le priant
de vouloir mander à ceux de Calais qu'ils avaient mal
fait, quand, durant les trêves, ils avaient pris et enlevé

le château de Guines, et qu'ainsi ils avaient enfreint


les trêves.
Le du roi, et envoya
cardinal obéit à l'ordonnance
certains messagers spéciaux à Calais vers messire
Jean de Beauchamp, en lui remontrant qu'il avait très
mal fait quand il avait consenti à faire une telle chose
que prendre et enlever pendant les trêves le château
de Guines, et qu'ainsi il avait enfreint les trêves. Il lui
mandait donc que ce fût défait, et que le château fût
remis aux mains des Français. Messire Jean de Beau-
champ fut bientôt conseillé sur la réponse, et
répondit
qu'ilne pouvait empêcher personne, durant les trêves
ou hors des trêves, d'acheter des châteaux, terres,
possessions et héritages et que pour cela les trêves
;

n'étaient ni enfreintes ni brisées (^).


Ceux qui y furent envoyés n'en purent avoir autre

I. Le d'Angleterre avait une réponse toute prête à faire aux récla-


roi
mations du de France.Peu auparavant, et pendant les trêves, Charf^ny
roi
avait aussi essaye, comme on l'a vu, d'acheter Calais d'Aimery de l'avie.
De plus Edouard alléguait la ran(;on du connétable qui ne lui avait point
été payée, et dont le château de Guines lui devait être un dédommage-
ment.
100 Chroniques De jrtoissart. 275

chose. La chose demeura donc en cet état ; et les An-


glais obtinrent le fort château de Guines qu'ils n'eus-
sent rendu pour nul avoir.
•M :<g :<g: :<^i: :^ ^ :^: :^: :<^: :<?>•• :<^: 'M :<d: i^: :^: w :<g: :<?>: :<>)'. 's^y: 's^: w. M 's^: :^: %c ?»>: :^: :g): %: :^: :<g: :<r): i'^'.

XI. —
Comment le kôi Jean ordoxxa les chevaliers
DE l'Étoile a la noble maison d' auprès Saint-
Denis, ET COMMENT >L\LnEUR ARRIVA A CETTE NOBLE
COMTACINIE.

EN ce temps et en cette saison, le roi Jean de


France projeta et ordonna une belle compagnie,
grande et noble, sur le modèle de la Table-Ronde qui
fut jadis au temps du roi Artus de cette compagnie ;

devaient être trois cents chevaliers, les plus vaillants


aux armes et les plus importants du royaume de France;
et ces chevaliers devaient être appelés les chevaliers
de l'Etoile, et chaque chevalier de cette compagnie
devait porter une étoile d'or ou d'argent doré, ou de
perles fines, sur son dernier vêtement, pour marque
de la compagnie. Le roi Jean eut l'idée de faire pour
les compagnons une grande et belle maison à ses frais,
près de Saint-Denis, là où tous les compagnons et
confrères devaient aller à toutes les fêtes solennelles
de l'année, ceux qui seraient dans le pays, s'ils n'avaient
pas trop grand embarras qui les excusât, ou à tout le
moins chacun une fois l'an. Elle devait être appelée la
noble jNIaison de l'Etoile, et le roi devait, au moins
une fois l'an, tenir cour plénière de tous les compa-
gnons et, à cette cour, chacun des compagnons de-
;

vait, sur son serment, raconter toutes les aventures qui


lui étaient advenues dans l'année, aussi bien les hon-
teuses que les honorables. Et le roi devait à ses frais
établir deux clercs ou trois qui devaient mettre en
écrit toutes ces aventures, et faire un livre de ces
aventures, afin qu'elles ne fussent point oubliées mais
276 iLe0 CbtonîQues ne jFroi00att.

rapportées tous les ans devant les compagnons, et


qu'on pût savoir par là les plus preux et honorer cha-
cun selon ce qu'il serait. Et personne ne pouvait entrer
en cette compagnie s'il n'avait le consentement du roi
et de la plus grande partie des compagnons, et s'il
n'était pas sans déshonneur ni reproche. Et il leur
fallait jurer que jamais dans une bataille ils ne fuiraient
plus loin que quatre arpents à leur estimation, mais
qu'ils mourraient ou se rendraient prisonniers, et que
chacun aiderait et secourrait les autres dans toutes
leurs affaires comme de loyaux amis et plusieurs au-
;

tres statuts et ordonnances que les compagnons


avaient jurés. La maison fut presque faite, et elle est
encore assez près de Saint-Denis^ Et s'il advenait que
quelqu'un des compagnons de l'Etoile, dans sa vieil-
lesse, eût besoin d'être aidé, et qu'il fût affaibli de
corps ou amoindri de fortune, on lui devait faire ses
frais dans la maison bien et honorablement, pour lui et
pour deux valets, s'il voulait demeurer dans la maison,
afin que la compagnie fût mieux tenue. Ainsi fut
cette chose projetée et ordonnée.
Or il advint que, assez tôt après que cette ordon-
nance fut entreprise, grand'foison de gens d'armes
sortirent d'Angleterre et vinrent en Bretagne pour se-
courir la comtesse de Montfort. Aussitôt que le roi de
France le sut, il envoya de ce côté son maréchal (')
et grand'foison de bons chevaliers pour s'opposer aux
Anglais. En cette chevauchée allaient foison de ces
chevaliers de l'Etoile. Quand ils furent venus en Bre-
tagne, les Anglais firent leur besogne si subtilement,
que, dans une embuscade qu'ils firent, les Français qui
se jetèrent très follement en avant, furent tous morts
et déconfits et y demeura mort sur la place messire
;

Guy de Nesle, sire d'Auffremont en Vermandois, dont

I. Jean de Clermont.
Les Cbroniqucs De jFroissart. 277

ce fut dommage, car il était vaillant chevalier et ex-


trêmement preux ; et avec lui demeurèrent plus de
quatorze chevaliers de l'Etoile, d'autant qu'ils avaient
juré que jamais ils ne fuiraient car, n'eût été leur ser- :

ment, ils se fussent retirés et sauvés. Ainsi se rompit


cette noble compagnie de l'Étoile, par les grands
malheurs qui advinrent depuis en France, comme vous
entendrez en raconter l'histoire dans la suite.
:<g: :<?>: l'g -m ^: -m -s^: :^: ^g r^: m :<g: :<g :<?>: :<=&: -m :^: w. :<^>: -S): :<?>• :<?>: :^ ^ 'M ?y. %>: m :<g 'sv. j^-^.-^'M

XII, —
Comment messire Charles d'Espagne fut
DU ROI ChARLES DE NaVARRE A
OCCIS PAR LE FAIT
Laigle en Normandie, et comment le roi Jean
VOULUT venger SA MORT.

EN ce temps et en cette saison le roi de France


auprès de lui un chevalier qu'il aimait
avait
extrêmement, car il avait été nourri avec lui dans son
enfance : messire Charles d'Espagne. Le roi
c'était
l'avait fait son connétable de France, et, tant qu'il pou-
vait, lui donnait possessions et héritages, or et argent,
et tout ce qu'il voulait. roi de France lui donna Le
donc une terre à propos
de laquelle il y avait eu de
longs débats entre son père, le roi Philippe, et le père
du roi de Navarre ('). Quand le roi Charles de Navarre
et messire Philippe, son frère, virent que le roi Jean
leur enlevait l'héritage et l'avait donné à un homme
qui n'était ni de leur sano^ ni de leur liirnaee, ils en
turent durement courrouces et en menacèrent secrète-
ment ledit connétable mais ils n'osaient lui faire ;

I. Quand
Philippe de Valois rendit en 1335 l'héritage de Jeanne de
Navarre à mère de Charles le Mauvais, il retint le comte de Cham-
la
l^agne qu'il réunit à la couronne. A titre de dédommagement il donna h
cette princesse le comté d'Angoulême. Celle-ci échangea ce comté pour
d'autres terres. Ce dernier échange n'avait ])oint été exécuté encore lors-
que Philippe mourut. Jean, h son avènement, sans offrir au.\ héritiers de
Navarre des terres équivalentes, se mit en possession du comté d'Angou-
lême dont il gratifia Charles d'Espagne son favori.
278 Les Chroniques De jFroissart.

aucune félonie, à cause du


ne voulaient pas
roi qu'ils
de Navarre avait épousé la fille du roi
irriter, car le roi

Jean {^), et il savait bien que ce Charles d'Espagne


était, après ses enfants, l'homme du monde que le roi
aimait le mieux ainsi cette haine couva pendant long-
:

temps.
Messire Charles d'Espagne sentait bien que le roi
de Navarre l'avait grandement à contre-cœur, et s'en
regardait comme bien embarrassé, et il l'avait remontré
au roi de France, mais le roi l'avait rassuré et lui avait
dit :

— ne vous méfiez pas de mon gendre de


« Charles,
Navarre ; il vous courroucer, car s'il le
n'oserait pas
faisait, il n'aurait pas de plus grand ennemi que moi. »
Ainsi se passa le temps, et toujours le connétable de
France s'humiliait envers les enfants de Navarre,
quand d'aventure il les trouvait dans l'hôtel du roi de
France ou ailleurs. Il ne tarda pas pour cela que les
enfants de Navarre n'en fissent leur intention. Car
messire Charles d'Espagne étant une fois à Laigle en
Normandie, comme il couchait une nuit dans un petit
village assez près de Laigle (-), il fut trouvé là par des
gens du roi de Navarre qui le demandaient et qui
avaient dressé un guet-apens contre lui. Cette fois et
pour cette circonstance, le capitaine de ces gens était
un cousin des enfants de Navarre qui s'appelait le
Bâtard de Mareuil là ledit connétable fut pris, assailli
;

dans sa chambre, et occis.


Pour assister à ce meurtre, en fut prié par ses cou-
sins les enfants de Navarre le comte Guy de Namur,
qui en ce temps se tenait à Paris, mais il demanda
conseil à son cousin le cardinal de Boulogne qui lui
dit :

1. Jeanne de France.
2. Jean avait fait épouser à Charles d'Espat^ne sa nièce ;\ la mode de
Bretaj^ne, Marguerite de Jîlois, dame de Laigle.
iLcs C&roniqucs De jTroissart. 279

— « Vous n'irez point ; ils sont assez de gens sans


vous. »
Et aussitôt que le fait fut advenu et que ledit cardi-
nal le put savoir, il manda son cousin comte dele
Namur et lui remontra le péril où en pouvait être
il

vis-à-vis du roi Jean, qui était soudain et hâtif en sa


colère. Il lui conseilla donc de partir le plus tôt qu'il pût.
Le comte de Namur crut ce conseil. Il partit donc de
Paris sans prendre congé du roi, et fit tant par son
voyage qu'il se trouva en son pays auprès de madame
sa femme. Jamais depuis il ne retourna à Paris.
Quand de France sut la vérité sur son conné-
le roi
table messire Charles d'Espagne que le roi de Navarre
avait fait mourir, il en fut durement courroucé, et dit
que ce serait très chèrement payé, et il se repentit
beaucoup de lui avoir jamais donné sa fille en mariage.
Aussitôt ledit roi envoya grand nombre de gens d'ar-
mes en Normandie pour saisir le comté d'Evreux qui
était l'héritage du roi de Navarre, et en ce temps
furent repris une partie des châteaux que tenait le roi
de Navarre. D'autre part, le roi Jean qui prit cette
chose en grand dépit négocia tant auprès du comte
d'Armagnac et du comte de Comminges et de quel-
ques barons de la haute Gascogne, qu'ils firent la guerre
au roi de Navarre et entrèrent en son pays par les
montagnes et lui brûlèrent quelques pauvres villes ;

mais ce ne fut pas en grand'([uantité, car le comte de


Foix, qui était beau-frère au roi de Navarre, alla au-
devant de lui et s'allia avec lui et il entra avec de
;

nombreux gens d'armes dans le comté d'Armagnac :

c'est pourquoi il fallut que cette chose cessât et que le


comte d'Armagnac et les autres qui étaient avec lui
retournassent et vinssent garder leur pays.
XIII. —
Comment des négociateurs se rendirent
A Avignon de par le roi de France et le roi
d'Angleterre, mais ne purent rien accorder et ;

comment le roi Charles de Navarre fit alliance


avec le roi d'Angleterre.

EN ce temps vinrent en Avignon les gens choisis


par le roi de France et le roi d'Angleterre, com-
paraître devant le pape Innocent et les cardinaux de ;

par le roi de France, son cousin germain, messire


Pierre, duc de Bourbon, un très gentil et vaillant che-
valier, et de par le roi d'Angleterre, son cousin germain
aussi, le duc Henry de Lancastre. Ces deux seigneurs
furent longtemps en Avignon et y tinrent grande et
noble cour ; et là y eut plusieurs conférences et
il

traités de paix, et plusieurs choses proposées et parle-


mentées devant le pape. Mais alors on ne put jamais
trouver un moyen de faire la paix, et ce fut au sujet de
la Bretagne, comme cela avait eu lieu autrefois, que la
paix fut tout à fait rompue. La chose demeura en cet
état, et les Anglais s'en retournèrent en Angleterre et
les Français en France, et la guerre fut renouvelée
plus forte encore qu'auparavant.
Le roi de France avait pris en si grand'haine le fait
de son connétable que les enfants de Navarre avaient
fait mourir, qu'il ne pouvait l'oublier et quelques
:

excuses que les enfants de Navarre sussent en offrir


ou présenter, le roi de France n'y voulait entendre,
mais les faisait guerroyer de tous côtés. Quand ils
virent cela, ils s'avisèrent de se rendre en Angleterre où
ils se feraient secourir des Anglais, et de les mettre dans

leurs châteaux de Normandie autrement ils ne pou-


;

vaient arriver à avoir la paix, s'ils ne faisaient pas la


guerre. Ils partirent donc de Cherbourg, montèrent sur
mer et arrivèrent en Angleterre. Ils firent tant qu'ils
arrivèrent à Windsor où ils trouvèrent le roi et grand'
foison de seigneurs, car c'était pendant une fête de
Les CbronîQues ne jFroissart. 281

Saint-Georg-es. Le
roi de Navarre et son frère, messire
Philippe, furentgrandement bien venus et accueillis du
roi d'Angleterre et de tous les barons. Pendant cette
visite que le roi de Navarre et ses frères (') firent en
Angleterre, y eut de grands traités et de grandes
il

alliances :d'Angleterre devait s'efforcer d'arriver


le roi
en Normandie et prendre terre à Cherbourg, et le roi
de Navarre lui devait, à lui et à ses gens, prêter des
forteresses pour guerroyer contre le royaume de
P"rance (-).
Quand
toutes ces choses furent bien faites et ordon-
nées à leur désir, et quand les enfants de Navarre
eurent séjourné auprès du roi et de la reine environ
quinze jours, ils partirent et s'en retournèrent dans le
comté d'Évreux visiter le fort château de Breteuil,
Caen et tous les autres châteaux qui relevaient du
roi de Navarre.
Le roi d'Angleterre ne mit pas son dessein en négli-
gence, et dit que, puisque la paix n'avait pas pu se
faire en Avignon, il n'avait jamais fait en F^rance aussi
forte guerre qu'il la ferait. Et il ordonna en cette sai-
son de faire trois armées l'une en Normandie, l'autre
:

en Bretagne, la troisième en Gascogne car de Gas- ;

cogne étaient venus en Angleterre le sire de Pom-


miers, le sire de Rosen, le sire de Lesparre et le sire
de Mucidan qui priaient le roi qu'il leur voulût donner
par là son fils le prince de Galles, et qu'ils l'aideraient
à faire bonne guerre.
Le roi d'Angleterre fut donc si persuadé qu'il le
leur accorda; et le duc de Lancastre dut aller en
Bretagne avec cinq cents hommes d'armes et mille
archers, car messire Charles de Blois était revenu au
1. Charles-le-Mauvais avait deux ficres : Philippe, comte de Longue-
ville, etLouis, comte de Heaumont-le-Jsoger.
2. Charles-le-Mauvais dtait comte d'l'"vreux et possédait de ce
chef
quelques places en Normandie. Il jjouvait introduire les Anglais au ((uur
du royaume, car il tenait les villes de Pontoise, de Mantes cl de Mculan.
282 les Cbronîques ne jFtoi00art

pays et grand'guerre à la comtesse de Mont-


faisait
rançonné de quatre cent mille écus qu'il
fort. Il s'était
devait payer, et en caution il avait envoyé en Angleterre
deux de ses fils, Jean et Guy, à condition que deux
cents hommes d'armes et quatre cents archers arrive-
raient en Normandie sur la terre de Navarre.
Le roi d'Angleterre fit donc faire ses préparatifs
grands et forts pour pourvoir à toutes ces affaires, et
manda partout des gens d'armes là où il les put avoir.
Ils partirent donc d'Angleterre en trois troupes et
arrivèrent en même temps en trois ports ou havres.
Le prince de Galles s'en alla vers Bordeaux avec mille
hommes d'armes et deux mille archers, et toute la
fleur de la chevalerie avec lui.
Premièrement étaient de sa troupe le comte de
Suffolk, le comte d'Oxford, le comte de Warwick, le
comte de Salisbury, messire Regnault de Cobham, le
baron de Stafford, messire Jean Chandos qui déjà
avait la renommée d'être l'un des meilleurs chevaliers
de toute l'Angleterre, pour le sens, la force, le bonheur,
la fortune, les hautes entreprises et le bon conseil, et
le roi avait spécialement recommandé son fils le prince
à lui et en sa garde. Là étaient le sire de Berkeley,
messire James d'Audley et messire Pierre son frère,
messire Barthélémy Burghersh, le sire de la Ware,
messire Thomas et messire Guillaume Felton, le sire
de Basset, messire Stephen Cosington, messire Ed-
ward Spencer, le sire de Willougby, messire Eustache
d'Aubrecicourt.et messire JeandeGhistelle, et plusieurs
autres que je ne puis tous nommer. Je me tairai au
sujet du prince et de ses gens, et aussi du duc de
Lancastre qui arriva en Bretagne, et je parlerai du
roi d'Angleterre et de son armée qui en ce temps
voulut venir en Normandie sur la terre du roi de
Navarre.
Quand le roi d'Angleterre eut fait tous ses prépara-
Les C6t:onîque0 îie jTroîgsatt. 283

tifs, il monta en mer, au havre de Southampton, avec

deux cents hommes d'armes et quatre mille archers.


En sa compagnie étaient le comte d'Arundel, le comte
de Northampton, le comte d'Hereford, le comte de
Stafford, le comte de March, le comte de Huntington,
le comte de Cornouailles, l'évêque de Lincoln et
l'évêque de Winchester, messire Jean de Beauchamp,
messire Gautier de Mauny, le sire de Man, le sire de
IMowbray, le sire de Roos, le sire de Percy, le sire de
Nevill, messire Jean de Montagu, le sire de Grays-
de Clifford, messire Richard de Pembridge,
toke, le sire
messire Alain de Boxhall, et plusieurs autres barons
et chevaliers desquels tous je ne puis faire mention.
Le roi, ces gens d'armes et cette armée se dirigèrent
donc vers la Normandie pour prendre terre à Cher-
bourg où de Navarre les attendait.
le roi
Quand ilsfurent entrés en mer et qu'ils eurent
cinglé un jour, ils eurent vent contraire, et il leur fal-
lut retourner dans l'île de Wight, et ils y furent quinze
jours et, quand ils en partirent, ils ne purent se diriger
;

vers Cherbourg, tant le vent leur était contraire, mais


ils prirent terre dans l'île de Guernesey en face de la

Normandie, et là ils furent longtemps, car ils appre-


naient souvent des nouvelles du roi de Navarre qui
se tenait à Cherboursf.
Le roi de France était bien informé de ces armées
que le roi d'Angleterre avait mises sur pied en cette
saison, et comment il voulait venir et arriver en Nor-
mandie, et comment le roi de Navarre s'était allié
avec lui et voulait le mettre, lui et ses gens, dans ses
forteresses. Alors il fut dit et remontré au roi de
France, par grand'délibération de conseil, que cette
guerre de Normandie lui pouvait faire grand mal,
puisque ht roi de Navarre possédait des villes et des
chât(;aLix du comté d'Évreux ; et qu'il valait mieux
qu'il dissimulât un peu et qu'il ne cherchât pas à se
284 Les C!)roniQues De jFroissart

venger du roi de Navarre, plutôt que de voir son


royaume si mal mené et grevé.
Le roi de France qui était de grand'conception
quand il hors de sa colère, vit que son conseil le
était
conseillait loyalement aussi il se retint dans son mé-
;

contentement et laissa à de bonnes gens prendre soin


et convenir de ses affaires avec le roi de Navarre.
L'évêque de Bayeux et le comte de Saarbriick furent
donc envoyés à Cherbourg, et parlèrent si doucement
et si bellement au roi de Navarre, et lui remxontrèrent
tant de raisons sous de belles couleurs, que ledit roi
se laissa persuader et entendit raison, d'autant plus
aussi qu'il désirait la paix avec son grand seigneur le
roi Jean de France, mais ce ne fut pas sitôt fait mais;

il y eut beaucoup de paroles échangées avant que la


paix vînt et que le roi de Navarre voulût renoncer aux
traités et aux alliances qu'il avait avec le roi d'Angle-
terre. Et quand la paix fut accordée et scellée entre
lui et le roi de France, et qu'il renonça en s'excusant
fort sagement aux alliances qu'il avait avec le roi
d'Angleterre, messire Philippe de Navarre, son frère,
demeura anglais et sut très mauvais o-ré au roi son
frère d'avoir travaillé à pousser si avant le roi d'Angle-
terre, puis d'avoir brisé toutes ses conventions.
Quand le roi d'Angleterre, qui se tenait sur les fron-
tières de Normandie, dans de Guernesey (et il y
l'île

était bien resté sept semaines, car, pendant ce temps-là,


il n'avait entendu nulles nouvelles certaines du roi de
Navarre qui l'avertissent de se porter en avant), apprit
que le roi de Navarre avait fait accord avec le roi de
l'Vance et que bonne paix était jurée entre eux, il fut
durement courroucé mais il ne put y remédier pour
;

cette fois, et il lui fallut souffrir et supporter les diffi-


cultés où l'avait mis son cousin le roi de Navarre. Il
eut donc volonté de lever l'ancre de là et de retourner
en Angleterre, ainsi qu'il fit, et il s'en revint avec
100 Cfttoniqueis De J?rois0att. 28=

toute sa flotte à Southampton. Là le roi et ses gens


sortirent de leurs vaisseaux et prirent terre, seulement
pour se rafraîchir, car ils avaient bien été douze
semaines sur la mer, ce dont ils étaient tout fatigués.
Le d'Angleterre donna donc à ses gens d'armes et
roi
archers la permission de se retirer vers Londres ou en
Angleterre, là où il leur plaisait le mieux, pour se re-
poser et renouveler leurs vêtements, leurs armures et
tout ce qui était nécessaire à leur usage; car il ne donna
pas autrement congé à personne, mais il avait l'inten-
tion d'entrer en France vers Calais; et ledit roi fit
venir et amener toute sa flotte, où il y avait bien trois
cen*:s vaisseaux, des uns et des autres, à Douvres, et
là l'y fit arrêter.
Quandle roi d'Anorleterre et les seigneurs se furent
reposés environ quinze jours dans le pays, ils se diri-
gèrent tous vers la frontière de Douvres. Alors ils
firent tout d'abord passer leurs chevaux, leurs harnais
et leurs menues choses, pour les envoyer à Calais,
puis le roi passa avec ses deux fils, Lyonel, comte
d'Ulster (^). et Jean, comte de Richmond. Ils vinrent
donc à Calais, le roi se logea dans le château et tout
le demeurant dans la ville.
Quand d'Angleterre eut séjourné dans la ville
le roi
de Calais un peu de temps, il eut volonté de partir et
de chevaucher en T^ance. Le roi de France qui avait
bien appris que le roi d'Angleterre, toute cette saison,
avait fait ses provisions grandes et grosses et qu'il
s'était tenu sur mer,supposait que, bien que les alliances
dudit roi avec le roi de Navarre fussent brisées, le dit
roi d'Angleterre ne laisserait pas d'employer ses gens
où que ce fût; et quand il sut qu'il était arrivé avec
toute son armée devant Calais, il envoya aussitôt de
nombreux gens d'armes de toutes les forteresses de

I. Plus connu sous le nom de duc de Clarence.


286 les CF)romque0 îie JFroisgart

Picardie dans le comté d'Artois, et fit un très grand et

spécial mandement par tout son royaume : que tout


chevalier et écuyer, entre l'âge de quinze ans et de
soixante, fussent, à un certain jour qu'il assigna, dans
la cité d'Amiens ou aux environs, car il voulait aller
contre les AnMais et les combattre.
En ce temps était connétablede France le duc
d'Athènes {^), et maréchaux messire Arnould d'Ari-
drehen et messire Jean de Clermont. Le roi de France
envoya encore vers ses bons amis dans l'empire, et spé-
cialement vers monseigneur Jean de Hainaut en qui il
se confiait beaucoup, à cause de son sens, de sa prouesse
et de son bon conseil. Le gentil chevalier ne voulut
pas faillir au roi de France dans ce grand besoin, mais
il vint vers lui en grand'pompe, ainsi qu'il le savait
bien faire, et le trouva dans la cité d'Amiens. Là
étaient auprès du roi de France ses quatre enfants :

premièrement Charles, l'aîné, duc de Normandie et


dauphin de Vienne (-); messire Louis, le second,
depuis comte d'Anjou et du Maine; le troisième, mes-
sire Jean, comte de Poitiers; et le quatrième, messire
Philippe (3). Et quoique ces quatre seigneurs et enfants
fussent avec le roi leur père, ils étaient alors encore
très jeunes, mais le roi les y menait pour apprendre les
armes. Là était le roi Charles de Navarre; le duc
d'Orléans, frère du roi Jean; le duc de Bourbon; mes-
sire Jacques de Bourbon, comte de Ponthieu, son frère;

1. Gauthier de Brienne, duc d'Athènes le même qui s'empara pen-


;

dant (luelquc temps du pouvoir à Florence, et qui en fut chassé en 1343.


11. à Poitiers.
fut tué
C'est la première fois qu'il est fait mention du titre de dauphin
2.
attribué au fils aîné du roi de France. Humbert II, qui, comme nous
l'avons vu, avait cédé le Dauphiné à l'hilippe VI, venait de mourir,
après être entré dans l'ordre des Dominicains et avoir été nommé
patriarche d'Alexandrie.
3. Jean le Bon eut c|uatre fils mieux connus sous les noms qu'ils por-
tèrent plus tard Charles V, le duc d'Anjou,
: le duc de l'.erry, et l'hilippe
le Hardi, duc de Bourgogne.
les Cbroniqucs De jrcoissart. 287

le comte de Forez messire Jean de Bouloc^ne, comte


;

d'Auvergne; le comte de Tancarville, le comte d'Eu,


messire Charles d'Artois son frère, le comte de Dam-
martin, le comte de Saint- Fol, et tant de comtes et
barons que ce serait grand'fatigue à rappeler.
isj -M ^: -M 1'^): m m ^ ^: m ^:
w. -M sv. n: ??>: w. m^"^'^
rv. ^^ ^- 'MM
:<?>: K): ^;. %;: is: :«>: ^^^ k^-

XIV. — Comment ceux de Rouen et d'Évreux se


REFUSÈRENT A L'ÉTABLISSEMENT d'uNE GAMELLE SUR
LE SEL PAR LE CONSEIL DU SEIGNEUR d'HaRCOUKT ET
DU ROI DE Navarre, et comment le roi Jean fit
PRENDRE LE ROI DE NaVARRE DANS LE CHATEAU DE
Rouen.

\/'OUS avez bien entendu raconter ci-dessus com-


ment messire Charles d'Espagnefut tué par le fait
du roi de Navarre, ce dont le roi de France fut si cour-
roucé contre lui, quoiqu'il eût épousé sa fille, que jamais
depuis il ne le put aimer; et comment, par le moyen
de bonnes gens qui s'en mêlèrent, le roi de France,
pour éviter plus de dommages cette année, lui par-
donna.
Or, il advint que les conseillers du roi Jean l'exhor-
tèrent, pour s'aider dans ses guerres, à mettre quelque
gabelle sur le sel (') où il trouverait grand bénéfice
pour payer ses soldats. Le roi établit donc cet impôt,
et en beaucoup d'endroits de France, et l'impôt fut
levé par ceux qui en étaient chargés.
Donc, à cause de cette imposition et gabelle il ad\ int
un crrand malheur en la ville d'Arras en Picardie, car
ceux de la commune se révoltèrent contre les riches
I. Gabelle, du saxon i^apel, tribut, ou de l'allemand _^ahe. l'hilippe de

Valois est le premier roi de France qui ctablii le moni)i)o!e du sel dans
le royaume. Auparavant, quelques rois, et notamment St Louis avaient
prélevé un impôt sur cette denrée, mais non d'une fai^on constante, l'hi-
lippe VI obligea le peuple à prendre le sel dans des greniers publics.
Edouard III l'appelait plaisamment ;\ cause de cela l'auteur de la loi
saiiqtic, d'aut.uit mieux que c'est en vertu de la loi salique qu'il régnait.
288 100 Chroniques De jTroissart.

hommes et, un samedi, en tuèrent quatorze des plus


importants ce fut grand'pitié et dommage, et c'est
;

toujours ainsi quand de méchantes gens l'emportent


sur de vaillants hommes. Toutefois ils le payèrent
depuis, car le roi y envoya son cousin, monseigneur
Jacques de Bourbon, qui fit prendre tous ceux qui
avaient suscité ce mouvement et leur fit sur la place
couper la tête.
J'ai parlé un peu de cette gabelle, d'autant que,
quand les nouvelles en vinrent en Normandie, le pays
en fut fort émerveillé, car ils n'avaient point appris à
payer telle chose. En ce temps il y avait un comte
d'Harcourt en Normandie qui était avec ceux de
Rouen aussi bien qu'il voulait. Il dit donc, ou dut dire,
à ceux de Rouen qu'ils seraient bien lâches et bien
méchants s'ils consentaient à cette gabelle; et que, si
Dieu le pouvait aider, elle ne viendrait jamais dans
son pays, et qu'il ne se trouverait pas, de par le roi de
France, un homme assez hardi pour l'y établir, ni un
sergent qui levât des amendes à cause de désobéis-
sance, sans qu'ils le dussent payer de leur vie.
Le roi de Navarre qui, pour lors, se tenait dans le
comté d'Evreux, en dit autant, et dit bien que jamais
cette imposition ne se ferait sur sa terre. Quelques
barons et chevaliers du pays partagèrent leur opinion
et s'allièrent, par foi jurée, avec le roi de Navarre, et
celui-ci avec eux, et furent rebelles aux commande-
ments et ordonnances du roi.
Ces nouvelles vinrent jusques au roi Jean qui était
bouillant et prompt comment le roi de Navarre, le
:

comte d'Harcourt, messire Jean de Guérarville et


plusieurs autres chevaliers de Normandie étaient con-
traires à ces impositions et les avaient défendues dans
leurs terres. Le roi considéra cela comme une preuve
de grand orgueil et grand'présomption, et dit qu'il ne
voulait nul maître en France, si ce n'est lui. Cette
ILcs Cîjroniquco De jTroissart. 289

chose couva quelque temps, avec d'autres haines qu'on


y attisa, jusqu'à ce que le roi Jean eut des informa-
tions sur le roi de Navarre, le comte d'Harcourt, et
aussi messire Godefroy d'Harcourt qui devait être de
leur alliance et l'un des principaux. Il fut dit au roi de
P>ance que le roi de Navarre et le comte d'Harcourt
devaient introduire les Anglais dans leur pays, et
qu'ils avaient de nouveau fait alliance avec le roi
I

d'Angleterre. Je ne sais si c'était vrai ou non, ou bien


si on le disait par envie, mais je ne crois pas que des

gens si vaillants et si nobles et de si haute extraction


voulussent faire ou penser trahison contre leur sei-
gneur naturel. Il fut bien vrai qu'ils ne voulurent
jamais consentir que la gabelle du sel fût établie sur
leurs terres. Le roi Jean qui était prompt à se per-
suader, et dur à ôter d'une opinion une fois qu'il y
était arrêté, prit ces seigneurs en si grand'haine qu'il
dit et jura que jamais il n'aurait de bonheur parfait tant
'
qu'ils seraient en vie.
; En ce temps, son fils aîné, messire Charles, était
i en Normandie dont il était duc, et il tenait sa cour
dans son château de Rouen et ne savait rien des ran-
I
cunes mortelles que le roi son père avait contre le roi
I de Navarre, le comte d'Harcourt et messire Godefroy
son oncle, mais il leur faisait toute la bonne com-
pagnie qu'il pouvait, par amitié et bon voisinage. Et
il advint qu'il les fit prier par ses chevaliers de venir
dîner avec lui au château de Rouen. Le roi de Navarre
et le comte d'Harcourt ne voulurent pas lui refuser,
mais y consentirent joyeusement. Toutefois, s'ils
eussent cru messire Philippe de Navarre et messire
Godefroy d'Harcourt, ils n'y fussent jamais entrés. Ils
ne les crurent pas, ce (jui hil lolic, mais \inrcin à
Rouen et entrèrent par les champs au château où ils
furent reçus avec grand'joie.
Le roi Jean (|ui était tout informé de ce fait et (jui

FROISSART. 19
290 Les Côroniques De jTtoissart

savait bien l'heure où le roi de Navarre et le comte


d'HarcoLirt devaient être à Rouen et dîner avec son
fils, et ce devait être le samedi, partit le vendredi avec

très peu de gens. Ils chevauchèrent tout ce jour ce ;

fut au temps de la nuit de Pâques fleuries. Il entra


donc au château de Rouen, comme ces seigneurs
étaient assis à table, et monta les degrés de la salle,
précédé par messire Arnould d'Andrehen qui tira son
épée et dit

:

« Que
nul ne bouge, quoi qu'il puisse voir, s'il
ne veut pas être tué de cette épée » !

Vous devez savoir que le duc de Normandie, le roi


de Navarre, le comte d'Harcourt et ceux qui étaient
assis à table furent bien émerveillés et ébahis quand
ilsvirent le roi de France entrer dans la salle et faire
telle contenance, et qu'ils eussent bien voulu être
autre part. Le roi Jean vint jusques à la table où ils
étaient assis. Alors ils se levèrent tous devant lui et
lui voulurent faire la révérence, mais il n'avait nulle
envie de Mais il s'avança au milieu de
la recevoir.
la table et jeta la main sur le roi de Navarre et le
prit par le cou et le tira rudement contre lui en disant :


« Or sus, traître, tu n'es pas digne de t'asseoir
à la table de mon fils. Par l'âme de mon père, que
je ne pense jamais à boire ni à manger tant que tu
vivras ! »
y avait là un écuycr qui s'appelait Collinet de
Il

Bléville et qui tranchait devant le roi de Navarre. Il


fut alors très courroucé quand il vit ainsi traiter son
maître ; il tira son coutelas et le porta à la poitrine du
roide France et dit qu'il le tuerait. Le roi lâcha à ce
coup le roi de Navarre, et dit à ses sergents :


« Prenez-moi ce garçon et son maître aussi. »
Massiers et sergents d'armes sautèrent aussitôt en
avant et mirent les mains sur le roi de Navarre et
aussi sur l'écuyer, et dirent :
Ï.CS CftroniQucô ne jTroissart. 291

— « Il vous faut partir d'ici, quand le roi le veut. »


Là s'humiliait grandement le roi de Navarre, et il

disait au roi de France :

— « Ah
Monseigneur, pour la grâce de Dieu, qui
!

vous a si mal informé sur moi ? Si Dieu m'aide,


jamais je ne fis ni ne pensai trahison contre vous ni
monseigneur votre fils et, pour la grâce de Dieu,
;

veuillez entendre raison. S'il y a homme au monde


qui m'en veuille accuser, je m'en laverai par l'ordon-
nance de vos pairs, soit de ma personne, soit autre-
ment. Il est vrai queje fis tuer Charles d'Espagne qui
était mon adversaire, mais la paix est faite et j'en ai
fait la pénitence. »
— de France
« Allez, traître, allez, répondit le roi ;

par monseigneur vous


saint Denis,
saurez bien prêcher
ou jouer de mensonge si vous m'échappez ! ;>

Ainsi le roi de Navarre fut emmené dans une cham-


bre fort honteusement, et avec lui messire Friquet de
Fricamp. un de ses chevaliers, et Collinet de Bléville ;

et, quelque chose que dit le duc de Normandie qui


était à genoux et les mains jointes devant le roi son
père, celui-ci ne se voulait point calmer. Le duc, qui
était alors un tout jeune homme, disait :

— «Ah Monseigneur, pour la grâce de Dieu, vous


!

me déshonorez. Que pourra-t-on dire de moi, quand


j'avais prié le roi de Navarre et ses barons de diner
chez moi, et que vous les traitez ainsi 1 On dira que
je les ai trahis. Et pourtant ne vis-je jamais en eux que
tout bien et toute courtoisie. »
— « Taisez-vous, Charles, répondit le roi ;
ils sont
mauvais traîtres et leurs faits les découvriront bientôt.
Vous ne savez pas tout ce que je sais ('). »

I. Il serait trop long d'énumcrer les crimes réels ou supposas de


Charles-le- .Mauvais, cet <( artisan de complots ». Disons cepentlant
qu'aprc:s l'assassinat de Charles d'Espagne, le roi de Navarre tenta de
brouiller le duc de Normandie avec son pC^re et lui proposa, probable-
292 les Chroniques ne jTtois^att.

A ces mots le roi s'avança, et prit une masse de


sergent, et s'en vint sur le comte d'Harcourt et
lui donna un grand horion entre les épaules, et
dit:
— «Allez,
traître orgueilleux, passez en prison !

Par l'âme de mon père, vous saurez bien chanter


quand vous m'échapperez. Vous êtes de la race du
comte de Guines. Vos forfaits et vos trahisons se
découvriront bientôt. »
Là les excuses ne pouvaient avoir leur place, ni être
entendues, car le roi était enflammé de si grand'colère,
qu'il ne voulait entendre à rien si ce n'est à leur porter
mal et dommage. Ainsi furent pris, sur son ordre et
commandement; ceux nommés ci-dessus, et encore
avec eux messire Jean de Guérarville et un autre che-
valier qui s'appelait messire Maubué, et ils furent jetés
en prison fort vilainement. Ce dont le duc de Nor-
mandie extrêmement troublés,
et tous les autres furent
et aussi les bonnes gens de Rouen, car ils aimaient
grandement le comte d'Harcourt, d'autant qu'il leur
était propice et grand conseiller dans leurs besoins ;

mais nul n'osait aller au devant ni dire au roi « Sire, :

vous faites mal de traiter ainsi ces vaillants hommes. »


Et à cause que le roi désirait la mort de ces seigneurs
et qu'il craignait que les communes de Rouen ne vou-
lussent employer la force, car il savait bien qu'ils
avaient en grande amitié le comte d'Harcourt, il fît
venir devant lui le roi des ribauds (') et lui dit

:

« Délivrez-nous de tels et de tels. »


ment pour le tenir en son pouvoir, de le conduire auprès de l'empereur
ClKules IV, son oncle. Peut-être le roi Jean en fut-il averti, aussi bien
que d'une tentative d'assassinat préméditée sur sa personne, en 1355,
alors qu'il devait aller tenir sur les fonts baptismaux un enfant du comte
d'Eu. C'est également à cette époque que le bruit puljlic accusait le roi
de Navarre d'avoir fait prendre du poison au Dauphin. En outre,
Charles-le-Mauvais n'avait-il pas des alliances constantes, quoicjue
interrompues en apparence, avec ICdouard d'Angleterre ?
I. Celui qui avait le commandement de la garde du corps du roi.
Icsi Cfjronîques; ne jFroiGsarr. 293

Celui-ci était tout préparé à exécuter le commande-


ment du roi furent donc tirés hors du château de
;

Rouen et menés dans un champ: le comte d'Har-


court, messire Jean de Guérarville, messire IMaubué
et Collinet de Bléville et ils eurent la tête tranchée
;

sans que le roi voulût jamais souffrir qu'ils fussent


confessés, excepté lecuyer. Il le permit à celui-là, et il
lui fut dit qu'il mourrait parce qu'il avait tiré son cou-
telas contre le roi mais le roi de P>ance disait que
;

les traîtres ne devaient point avoir de confession.


Ainsi fut faite cette haute justice hors du château
de Rouen, au commandement dudit roi ce dont ad- ;

vinrent depuis plusieurs grands malheurs au royaume


de France, ainsi que vous entendrez plus loin raconter
en l'histoire.

XV. — Ou IL EST PARLÉ DU DÉFI FAIT AU ROI DE FrANCE


PAR Philippe de Navarre, de la chevauchée du
DUC DE LaNCASTRE, ET DE LA CONQUETE DU BOURG,
DE LA CITÉ ET DU CHATEAU d'ÉvREUX PAR LE ROI DE
France.

CESPhilippe
nouvelles vinrent
de Navarre
à monseigneur
jusques
monseigneur Godefroy
et à
d'Harcourt qui n'étaient pas loin de là. Ils furent, vous
le pouvez bien croire, grandement ébahis et courroucés.
Tout de suite monseigneur Philippe fit écrire une lettre
de défi et la donna à un héraut et lui commanda de
l'apporter au roi Jean qui se tenait encore dans le châ-
teau de Rouen. Le héraut apporta les lettres au roi de
PVance, de par monseigneur Philippe de Navarre,
lesquelles lettres particulièrement disaient ainsi :

« A Jean de Valois qui s'intitule roi de T'rance :

« Philippe de Navarre, à vous, Jean de Valois,


« signifions : pour le grand tort et injure que vous
294 ïLes Côroniqucs! De jFroi0sart.

« faites à notre très cher seigneur de frère, monsei-


« gneur Charles, roi de Navarre, dont vous accusez
« la personne de vilain fait et de trahison, ce à quoi
« il n'a jamais pensé en rien, et que vous avez
« traité et maltraité vilainement par votre puissance,
« sans loi, droit ni raison ce dont nous sommes fort
;

« courroucés ce forfait venu de vous et exécuté par


;

« vous sur notre très cher frère, sans aucun juste titre,
« nous le réparerons quand nous pourrons. Et sachez
« que vous n'avez que faire de penser à son héritage
« ni au nôtre pour le faire mourir selon votre cruelle
« intention, (ainsi que vous fîtes déjà du comte Raoul
« d'Eu et de Guines, parce que vous convoitiez sa terre),
« car vous n'en tiendrez pas un pied et à partir de ce
;

«jour, nous vous défions, vous et toute votre puis-


« sance, et nous vous ferons guerre mortelle, aussi
« grande que nous pourrons. En témoignage de cette
« promesse à venir nous avons à ces présentes fait
« mettre notre scel.
« Données à Conches sur Yton, le dix-septième
« jour du mois d'avril, l'an de grâce de Notre-Sei-
« gneur MCCCLV. »

Quand le roi Jean ces lettres et qu'il les eut


vit
entendu lire, il fut plus pensif qu'auparavant, mais il
fit semblant de n'en tenir nul compte. Toutefois le roi

de Navarre demeura en prison. Et le rio ne fit pas


tout ce qu'il avait entrepris, car quelques-uns de son
conseil s'y opposèrent et lui brisèrent un peu sa colère;
mais c'était bien son intention de le tenir en prison
tant qu'il vivrait, et qu'il lui reprendrait toute la terre
de Normandie.
Le roi Jean était encore dans le château de Rouen,
quand d'autres lettres de défi lui vinrent de monsei-
gneur Louis de Navarre, de monseigneur Godefroy
d'Harcourt, du jeune fils aîné du comte d'Harcourt
Les Chroniques De jFroissart. 295

qui s'appelait Guillaume, du sire de Guérarville, de


monseigneur Pierre de Saquenville et bien de vingt
chevaliers. Or, le roi eut plus à faire et à penser
qu'auparavant, mais sembla passer tout légèrement et
n'en pas tenir compte, car il se sentait assez grand et
fort pour résister contre tous et les détruire.
Le roi partit alors de Rouen et avec lui le duc de
Normandie, et ils s'en retournèrent à Paris. Le roi de
Navarre cette même semaine fut amené à Paris avec
p-rand'foison de g'ens d'armes et de sersfents, et mis au
château du Louvre où on lui fit beaucoup de malaises
et de peurs car tous les jours et toutes les nuits cinq
:

ou six fois on lui donnait à entendre qu'on le ferait


mourir, une fois qu'on lui trancherait la tête, l'autre
qu'on le jetterait en un sac dans la Seine. Il lui fallait
tout entendre et prendre en gré, car là il ne pouvait
pas faire maître et il parlait si bellement et si dou-
le ;

cement à ses gardes, toujours en s'excusant si raison-


nablement, que ceux qui le traitaient ainsi, par le com-
mandement du roi de France, en avaient grand'pitié.
Il fut dans cette saison transféré et mené en Cam-

brésis, et mis dans le fort château de Crèvecœur, sous


une bonne et spéciale garde et il ne sortait point
;

d'une tour où il était mis, il avait toutes choses lui


appartenant, et était bien et notablement servi. Le roi
de France commença alors à l'oublier, mais ses frères
ne l'oublièrent point, ainsi que je vous dirai dans la
suite.
Aussitôt après les défis envoyés au roi de PVance
parles enfants de Navarre et les Normands susnom-
més, ils pourvurent bien et fortement de tout ce qui
est nécessaire leurs villes, châteaux et garnisons, dans
l'intention de faire la guerre au royaume de France.
En ce temps, messire Louis d'Harcourt, frère du
comte d'Harcourt que le roi de France avait fait mou-
rir, se tenait auprès du duc de Normandie et il n'était
;
296 les chroniques ne jTtoissart

aucunement inculpé de trahison, ni à la cour du roi ni


à celle du duc. advint donc que messire Godefroy
Il

d'Harcourt lui signifia son projet et lui manda de re-


tourner vers lui et sa famille pour aider à venger la
mort du comte son frère, qu'on avait fait mourir à tort
et sans cause, ce qui leur était une grande injure,
Messire Louis d'Harcourt ne fut pas d'avis d'aller de
ce côté, mais s'en excusa et dit qu'il était homme de
fief au roi de France et au duc de Normandie, et que,
s'il plaisait à Dieu, il ne ferait pas la guerre contre son

seigneur naturel, et qu'il n'irait pas contre ce qu'il


avait juré. Quand messire Godefroy son oncle vit cela,
il fut durement courroucé contre son neveu, et lui man-

da qu'il était un homme failli, et que jamais il n'avait


que faire de pensera l'héritage qui lui appartenait, car
il l'en rendrait si peu maître que jamais il n'en aurait
provision. Et tout ce qu'il lui promit, il le tint bien,
ainsique je vous le raconterai.
Tout aussitôt que le susdit messire Philippe de
Navarre et messire Godefroy d'Harcourt eurent garni
et pourvu leurs villes et leurs châteaux, ils s'avisèrent
de s'en aller en Angleterre parler au roi Edouard et
de faire de grandes alliances avec lui, car autrement
ils ne se pouvaient venger.
Vous devezsavoir que le roi reçut à grand'joie son
cousin monseigneur Philippe de Navarre et monsei-
gneur Godefroy d'Harcourt, car déjà il était tout
informé de leur matière, et il pensait en valoir mieux
en rendant sa guerre plus forte. Les susdits firent leur
plainte au roi, l'un de la mort de son neveu, l'autre de
la prise de son frère et de la grand'injure qu'on lui
sans cause, disait-il. Aussi s'en venaient-ils vers
faisait,
le roid'Angleterre, comme vers le plus juste seigneur
de toute la chrétienté, pour avoir vengeance et com-
pensation de ce fait qu'ils regardaient comme étant
d'importance. Et au cas où il les y voudrait diriger,
ïLcs (îbronfQue.s De jrroissart. 297

encourager et conseiller,ils mettraient en ses mains

les cités, villes etchâteaux qu'ils tenaient en Norman-


die, et que le roi de Navarre et le comte d'Harcourt y
occupaient au jour de leur prise.
Le roi d'Angleterre n'eût jamais refusé ce présent,
mais il leur dit qu'il les aiderait volontiers et les ferait
aider par ses gens :

—« Et à cause que votre affaire demande hâtive


expédition et que voici la saison où il fait bon guer-
royer, puisque mon beau cousin de Lancastre est sur
les frontières de Bretagne, je lui écrirai et manderai
spécialement qu'il se dirige vers vous avec tout ce
qu'il a de gens, et j'en enverrai encore bientôt, tant
qu'il en faudra pour faire bonne guerre à vos enne-
mis. Vous commencerez donc à guerroyer cette saison,
et toujours vous croîtra et vous viendra sous la main
force, aide et puissance. »
— « Cher sire, répondirent les susnommés, vous
nous offrez tant que par raison cela doit et peut bien
suffire :et que Dieu vous en puisse récompenser » !

Après ces alliances et ces confirmations d'amitié, les


susdits qui voulaient retourner en Normandie ne sé-
journèrent pas longtemps, mais avant leur départ ils
allèrent voir madame la reine d'Angleterre qui se
tenait à Windsor, laquelle leur fit grand'fête, et aussi
firent toutes les autres dames et demoiselles.
Après ces honneurs et ces réjouissances, les susdits
se mirent au retour, grandement bi(Mi contentés du roi
et de son conseil, et leur furent donnés cent hommes
d'armes et deux cents arch(;rs, dont les sires de Roos
et de Nevill étaient ca[)itaines. ils firent tant qu'ils
arrivèrent sans périls et sans dommage au havre de
Cherbourg qui est,ainsi (juc Calais, une dt;s lortes places
du monde.
Depuis il ne tarda guère (jue le duc de Lancastre,
qui se tenait vers Pontorson, reçut l'ordre du roi
298 100 Chroniques ne jTroissatt

d'Angleterre, son seigneur et son cousin, de faire aux en-


fants de Navarre,et à ceux d'Harcourt et à leurs alliés,
tout le secours et aide qu'il pouvait, pour venger les
dépits que son adversaire de Valois leur avait faits. Le
duc de Lancastre voulut bientôt obéir au commande-
ment de son seigneur et roi, et rassembla tous ses gens
où il avait bien cinq cents lances et mille archers et il
;

se mit en chemin vers la Normandie et vers Cherbourg.


Dans sa troupe était messire Robert Knolles qui
commençait déjà grandement à se faire connaître, et
qui était renommé dans les guerres de Bretagne pour
le plus habile et subtil homme d'armes qui fût en toutes
les troupes, et le mieux aimé de tous les pauvres com-
pagnons, et celui qui leur faisait le plus de bien. Le
duc de Lancastre, messire Philippe de Navarre, mes-
sire Godefroy d'Harcourt et leurs gens se mirent tous
ensemble, avec le sire de Roos et le sire de Nevill qui
avaient passé la mer avec eux et ils firent tant, qu'ils
;

se trouvèrent douze cents lances, seize mille archers et


deux mille brigands armés de lances et de boucliers, et
ils firent leur assemblée en la cité d'Évreux.

Là étaient messire Louis de Navarre, le jeune comte


d'Harcourt, messire Robert Knolles, messire le bâtard
de Mareuil, messire Pierre de Saquenville, messire
Guillaume de Guérarville, messire Jean Carbeniaus,
messire Sanses-Lopin, messire Jean Jouel, messire
Guillaume de Bonnemare, messire Fondrighay, Jean
de Sègre, Fallemont, François Hawkins, et plusieurs
bons chevaliers et écuyers, habiles hommes d'armes,
qui ne désiraient rien que la guerre. Ces gens d'armes
partirent d'Evreux en grand'ordonnance et bon ordre,
bannières et pennons déployés, et chevauchèrent vers
Vernon. Ils passèrent à Acquigny et puis à Pacy, et
commencèrent à piller, à dérober et à brûler tout le
pays devant eux, et à faire la plus grand'destruction et
la plus forte guerre du monde.
les chroniques De jTrois.sart. 299

Le roi de France, qui n'en attendait guère autre


chose, et qui avait mis son imagination et avis à entrer
de force dans le comté d'Evreux pour saisir villes et
châteaux, avait fait son mandement par tout le royaume,
aussi grand et aussi fort qu'il le fallait pour aller contre
le roi d'Angleterre et sa puissance. Ledit roi apprit que
le duc de Lancastre, Anglais et Navarrais, chevau-
chaient vers Rouen et mettaient le pays en grand'tribu-
lation, et que les Anglais du temps passé n'y avaient
point fait autant de dépit qu'en faisaient ceux qui y
étaient à présent, par l'exhortation et le renfort des
Navarrais. Alors le roi de France, ému de venger ces
dépits, partit de Paris et s'en vint à Saint-Denis où l'y
attendaient grand'foison de gens d'armes, et il en
venait encore tous les jours.
Le duc de Lancastre et les Navarrais qui chevau-
chaient en grand' troupe et qui brûlaient tout le plat
pays, s'en vinrent à Vernon qui était une bonne et
grosse ville; elle fut toute brûlée et toute pillée;jamais
rien n'y demeura que le château. Puis ils chevauchè-
rent vers Verneuil et firent tant qu'ils y parvinrent.
Ladite ville fut donc toute brûlée, et aussi les faubourgs
de Rouen.
Le roi de France se mit alors en mouvement et s'en
vint à Pontoise où étaient ses deux maréchaux, mes-
sire Jean de Clermont et messire Arnould d'Andrchen,
et tous ses gens d'armes s'en vinrent de ce côté et
s'efforcèrent de le suivre. Le roi vint à Mantes pour
apprendre ce que faisaient les Anglais et Navarrais.
Il apprit qu'ils occupaient encore Rouen et (]u'ils brû-

laient et détruisaient tout le pays. Alors le roi ému et


courroucé partit de Mantes, et chevaucha tant, qu'il
vint à Rouen, et y séjourna trois jours. Dans ce délai
tous ses gens furent arrivés, où il avait plus de dix
mille hommes d'armes, sans compter h^s autres de
moindre état et il y avait bien trente mille combat-
;
300 iLe0 Chroniques îic jTtoissart.

tants, des uns et des autres. Le roi entra donc droit


sur les traces des Anglais et des Navarrais, et dit que
jamais il ne retournerait à Paris sans les avoir com-
battus, pourvu qu'ils l'osassent attendre.
Le duc de Lancastre, messire Philippe de Navarre,
messire Godefroy d'Harcourt et messire Robert Knol-
les qui commandaient leurs gens, apprirent et surent
vraiment que le roi de France et les Français venaient
sur eux, s'efforçant, autant qu'ils le pouvaient, et au
nombre de bien quarante mille chevaux. Ils furent
alors d'avis de se retirer petit à petit et de ne point
s'enfermer en aucune forteresse de Normandie ou de
Cotentin. Ils se retirèrent donc tout bellement, et
prirent le chemin de Laigle pour aller vers Pontorson
et vers Cherbourg.
Le roi de France, qui avait grand désir de les trou-
ver et de les combattre, les suivait fort aigrement et ;

il avait grand' compassion, ainsi qu'il chevauchait, de


son bon pays qu'il trouvait brûlé, perdu et détruit très
méchamment. Aussi promettait-il bien aux dits Na-
varrais qu'il leur ferait chèrement payer ce forfait s'il
les pouvait atteindre.
Le roi s'empressa tant et les poursuivit si fort, que
ses coureurs trouvèrent les coureurs ennemis assez
près de Laigle en Normandie, où lesdits Anglais et
Navarrais étaient logés et arrêtés et montraient, sem-
blait-il, par leur contenance et visage, qu'ils voulaient

se battre. Cela fut aussitôt rapporté au roi de France


qui en eut grand' joie quand il apprit ces nouvelles ;

et il chevaucha en avant, et commanda à tous ses gens


de se loger et de prendre place, car il voulait combattre
ses ennemis. Les P^rançais se logèrent donc en de
belles plaines, et ils étai(Mit bien quarante mille hom-
mes. Là était toute la lleur de la chevalerie de France,
et tant de grands et hauts seigneurs que ce serait mer-
veille à raconter.
ÏLC5 chroniques îic jFroissart, 301

Que vousdirais-jc de plus de cette besoj^ne ? Le


roi de France et les Français pensèrent bien ce jour-là
combattre leurs ennemis, car les Anglais et les Na-
varrais avaient mis en ordre leurs corps de bataille et;

à cause de cela, d'autre part, les Français ordonnèrent


aussi les leurs, et ils furent tout ce jour prêts à s'atta-
quer et ne s'attaquèrent point; les Anglais et les Na-
varrais disposaient bien leurs troupes pour le combat,
mais ils cachaient leur intention et ne se portaient
point en avant, car ils ne voyaient pas la partie égale
contre les Français.
Lesdits Français se retirèrent donc pour ce soir en
leurs logis et ils firent grand guet, car ils pensaient
;

bien être escarmouches, d'autant plus que les Navar-


rais ne s'étaient point avancés ce jour-là. La conduite
des Ansrlais et des Navarrais fut sacrement et belle-
ment menée, car au soir ils ordonnèrent à ceux qui
étaient les mieux montés de tous, de faire front le
lendemain contre les Français jusqu'à l'heure de nonne,
puis de les rejoindre et ils leur dirent où ils les
;

retrouveraient. Il fut fait ainsi qu'il avait été ordonné.


Quand ce fut minuit environ, le duc de Lancastre,
messire Philippe de Navarre et tout le reste de l'armée
montèrent à cheval, partirent et prirent le chemin de
Cherbourg, excepté quelques capitaines navarrais qui
se retirèrent vers leurs garnisons dont ijs étaient partis
auparavant. Ainsi s'en retournèrent à Fvreux, messire
Jean Carbeniaus, messire Guillaume de Bonnemare et
Jean de Sègre à Conches, messire Fondrighay, mes-
;

sire Martin de Spargne, de Fallemont, Richard Fran-


cklin et Robert Lescot à Breteuil, messire Sanses-
;

I^opin, Radigois et François liawkins; et ainsi chacun


des compagnons se retira en sa garnison, et le duc de
Lancastre et les autres se retirèrent sur cette forte
frontière de Cherbourg:.
Or nous vous parlerons du roi de France qui le
302 ïLcs Chroniques De jTrolssart.

lendemain pensait avoir la bataille. Aussi fit-il au matin


sonner ses trompettes. Tous ses gens s'armèrent donc
et montèrent à cheval, bannières et pennons devant
eux. Ils allèrent tous vers les champs et se mirent en
ordonnance de bataille, et virent devant eux ces deux
cents Navarrais rangés derrière une haie. Les Fran-
çais pensèrent que c'était un de leurs corps de bataille
à cheval qui s'arrêtait là contre eux. Ces Navarrais les
tinrent ainsi jusqu'à nonne, puis piquèrent leurs che-
vaux des éperons et partirent.
Le roi de France envoya ses coureurs jusque-là,
savoir ce que cela pouvait être. Ceux qui y furent en-
voyés chevauchèrent jusqu'à la haie et rapportèrent
qu'ils n'avaient trouvé personne. Peu après des gens
du pays apportèrent des nouvelles au camp et dirent
que les Anglais et Navarrais pouvaient bien être éloi-
gnés de quinze lieues, car ils étaient partis juste à la
minuit. Alors il fut dit au roi qu'il perdrait sa peine à
les poursuivre davantage, mais qu'il devait prendre
un autre dessein. Le roi se conseilla auprès de ceux
en qui il avait le plus de confiance, ses cousins de
Bourbon, ses cousins d'Artois et ses deux maréchaux.
On conseilla donc au roi de France, puisqu'il avait là
si grand nombre de gens d'armes et toutes ses dispo-

sitions prises pour guerroyer, de se diriger vers la


cité d'Evreux et d'y mettre le siège car il ne pouvait
;

employer mieux ses gens qu'en allant devant cette


ville et qu'en faisant ce qu'il fallait pour la prendre,
ainsi que tous les forts et châteaux du roi de Navarre.
Le roi de France tint ce conseil pour bon, et s'en
retourna vers Rouen et tant qu'il y parvint et bien
fit ;

qu'il eut abandonné la poursuite des Anglais et des


Navarrais, pourtant ne donna-t-il congé à personne.
Quand le roi fut venu à Rouen, il n'y séjourna point
longtemps, mais se dirigea avec toute son armée vers
la cité d'Evreux, et là il mit le siège fortement et rude-
Les Cbroniqucs ne jFroissart 303

ment et fit charger et amener avec lui de la


; cité de
Rouen tous les engins pour les dresser devant la ville
et la citéd'Évreux, et il en fit faire encore d'autres.
Il y a à Evreux un bourg, une cité et un château,
chacun fortifié séparément. Le roi de France logea
donc devant le bourg et y fit faire plusieurs assauts.
Finalement ceux de la ville craignirent de se perdre
corps et biens, car ils étaient fort pressés des assauts
que les Français leur faisaient. Ils entrèrent donc en
grandes négociations pour se rendre, sauf leurs corps
et leurs biens. Le roi ^ Jean fut conseillé d'accepter.
Alors les bourgeois d'Evreux ouvrirent les portes de
leur ville et mirent dedans les Français ; mais ils ne
furent pas pour cela dans la cité, car elle était, et elle
est aussi bien fermée de murs, de portes et de fossés
que l'est le bourg. Toutefois le roi de France fit loger
son connétable et ses maréchaux et la plus grand'partie
de son armée dans la dite ville, et lui tint encore son
logis en dehors, ainsi qu'il avait fait auparavant. Les
gens du roi de France, quand ils furent logés au
bourg d'Evreux, commencèrent à chercher comment
ils pourraient conquérir la cité. Ils firent donc combler

les fossés à l'endroit le plus étroit et le moins profond,


pour qu'on pût bien aller jusqu'aux murs combattre
main à main. Quand ceux qui demeuraient en la cité
se virent ainsi pressés,ils commencèrent à s'ébahir et

furent d'avis de se rendre, leurs vies sauves ainsi que


leurs biens. On porta ces conditions au roi de France,
pour savoir s'il les voulait accepter, et il fut conseillé
de telle sorte qu'il les prit à merci. Ainsi les Français
eurent le bourg et la cité, mais ils n'eurent pas pour
cela le château qui était sous la garde de messire Jean
de Carbeniaus et de messire Guillaume de Guérar-
ville. Le roi y fut plus de sept semaines avant de pou-
voir l'avoir; et, quand il l'eut, ce fut à la condition que
tous les chevaliers et écuyers qui étaient dedans en
304 les Cbroniques îie jTrolsgart.

partiraient, leurs personnes sauves et ce qui leur


appartenait, et pourraient se diriger en sûreté là où il
leur plairait. Ils allèrent, selon mes informations, dans
le château de Breteuil qui est un des plus beaux et
des plus forts châteaux qui soient en Normandie.
Le roi Jean fit prendre par ses maréchaux saisie et
possession du château d'Évreux, et il en eut grand
joie quand il en fut maître, et il dit bien que jamais de
sa vie il ne le rendrait aux Navarrais. Ainsi le roi de
France eut le bourg, la cité et le château d'Évreux,
mais cela lui coûta beaucoup d'or et d'argent en soldats;
et depuis il le fit bien garder en sa puissance, mais, le
roi de Navarre le reprit encore, par le fait de mon-
seigneur Guillaume de Guérarville, ainsi que vous
l'entendrez raconter dans la suite.
Après la conquête d'Évreux, comme il est dit ci-
dessus, le roi de France et toute son armée en par-
tirent et allèrent vers le château de Breteuil et y
mirent le siège. Le roi avait bien en son armée soixante-
mille chevaux; et il y eut devant Breteuil le plus beau
siège et le plus considérable, et la plus grand'foison
de chevaliers, d'écuyers et de grands seigneurs, qu'on
eût vus ensemble en France devant forteresse assiégée
depuis le siège d'Aiguillon.
Les compagnons de Breteuil entrèrent en négocia-
tions avec le roi de France pour se rendre, car les
engins qui jetaient des projectiles nuit et jour leur fai-
saient beaucoup de mal, et ils ne voyaient apparaître
des secours d'aucun côté. Et ils savaient bien que, s'ils
étaient pris de force, ils seraient tous morts sans misé-
ricorde. Le roi de France d'autre part avait grand
désir de chevaucher contre les Anglais qui brûlaient
son pays, et il était aussi tout fatigué de rester devant
cette forteresse où il avait bien été tenu, à grands frais,
avec soixante mille hommes. Il les prit donc à merci,
et ils partirent, leurs vies sauves, et seulement avec ce
les Cbroniquee De jTroissart, 305

qu'ils pouvaient emporter. Les chevaliers et les écuyers


de Breteuil se retirèrent à Cherbourg, et jusque-là ils
eurent un sauf-conduit du roi. Le roi fit alors prendre
possession du beau château de Breteuil et le fit réparer
bien et à point. Et il délogea et retourna vers Paris,
mais il ne donna conçue à aucun de ses orens d'armes,
car il pensait bien à les employer autre part.

XVL — Comment le roi de France fit son spécial


MANDEMENT A TOUS LES NOBLES DE SON ROYAUME,
POUR ALLER CONTRE LE PRINCE DE GaLLES QUI GATAIT
ET DÉTRUISAIT SON PAYS DE GaSCOGNE.

QUAND le roi Jean de France eut fait ses chevau-


chées et reconquis ainsi dans la basse Nor-
mandie les villes et les châteaux du de
roi
Navarre qu'il faisait tenir en prison, il apprit que le
prince de Galles, aîné du roi d'Angleterre, qui était
fils

parti de Bordeaux, était déjà avec toutes ses forces


entré fort avant dans ses terres et approchait rapide-
ment le bon pays de Berry.
Ces nouvelles ne furent pas bien plaisantes audit
roi; et il dit et jura qu'il chevaucherait contre lui et le
combattrait, quelque part qu'il le trouvât. Alors le roi,
mu et encouragé à défendre et garder son royaume,
fitderechef un très spécial mandement et commande-
ment à tous nobles et seigneurs des fiefs tenant de lui,
pour que personne, une fois ses lettres connues, ne
s'excusât sans grandement forfaire et ne demeurât
longtemps sans venir vers lui sur les frontières de
Blois et de la Touraine, car il voulait combattre les
Anglais.
Tous gentilshommes qui en furent mandés et
les
priés se mirent donc en mouvement, car beaucoup
avaient aussi grand désir de combattre contres les
3o6 les C&roniqucs! tic jFroisisart,

Anglais, pour se venger des dépits et des dommages


que ceux-ci leur pouvaient avoir faits au temps passé.
Et notamment ledit roi, pour hâter et avancer sa
besogne, partit de Paris, car il tenait encore grand'foison
de gens d'armes en campagne, et chevaucha vers la
bonne cité de Chartres, et fit tant qu'il y vint. Là il
s'arrêta tout coi, pour mieux apprendre des nouvelles
des Anglais.
Et toujours
lui venaient force gens d'armes de tous
côtés, d'Auvergne, de Berry, de Bourgogne, de Lor-
raine, de Hainaut, de Vermandois, de Picardie, de
Bretagne et de Normandie. Et aussitôt qu'ils venaient,
ils passaient outre et faisaient leur revue, et se logeaient
dans le pays par l'ordonnance des maréchaux, messire
Jean de Clermont et messire Arnould d'Andrehen.
Et ledit roi faisait grossement pourvoir et renforcer
de bons hommes d'armes les forteresses et les garni-
sons d'Anjou, de Poitou, du Maine et de Touraine,
sur les frontières par où l'on pensait que les Anglais
devaient passer, pour leur fermer le passage et pour
leur enlever vivres et provisions, afin qu'ils n'en pus-
sent aucunement trouver pour eux et pour leurs che-
vaux.
Nonobstant cela, le prince et sa troupe, où il y avait
bien deux mille hommes d'armes et six mille archers,
chevauchaient à leur aise et trouvaient toutes sortes
de vivres à grand'foison; et trouvaient le pays d'Au-
vergne, où déjà ils étaient entrés et descendus, si gras
et si rempli de biens, que ce serait merveille à con-
sidérer. Mais, bien qu'ils le trouvassent plantureux, ils
ne voulaient pas s'arrêter à cela, mais au contraire ils
voulaient guerroyer et faire du mal à leurs ennemis.
Ils brûlaient donc et détruisaient tout le pays devant
eux et aux environs. Et quand ils étaient entrés dans
une ville et qu'ils la trouvaient remplie et pourvue
largement de toutes sortes de vivres, et lorsqu'ils s'y
Les Cftroniqucs De jFroissart. 307

étaient reposés deux jours ou trois, ils en partaient, et


ils pillaient le reste, effondraient les tonneaux pleins
de vins et brûlaient les blés et les avoines, afin que
leurs ennemis n'en eussent pas aisément; et puis ils
chevauchaient en avant. Et toujours ils trouvaient de
bons pays, et plantureux: car en Berry, en Touraine,
en Anjou, en Poitou et dans le Maine, il y a une des
plus grasses marches du monde pour les gens d'armes,

XVII. —
Comment les nouvelles vinrent au prince
DE Galles que le roi de France venait a grand
RENFORT DE GENS d'aRMES CONTRE LUI ET COMMENT ;

LE SIRE DE CrAON, ^[ESSIRE BoUCICAUT ET l'ErMITE


DE ChAUMONT ESCARMOUCHÈRENT LES GENS DU
PRINCE.

AINSI chevauchèrent les Anglais, brûlant et pil-


lant tout le pays devant eux, et ils firent tant
qu'ils vinrent assez près de la bonne cité de Bourges,
où l'archevêque était pour le moment, ainsi que deux
chevaliers envoyés de par le roi de France pour veiller
à la cité, si besoin était; et oui vraiment il en était be-
soin, car les Anglais l'approchèrent de si près qu'ils en
brûlèrent les faubourgs. Et il y eut grand'escarmouche
à l'une des portes et là se montrèrent bons chevaliers,
,

de ceux de dedans, le sire de Gousant et messire


Hutin de Vermeilles. Et ce jour-là et durant l'escar-
mouche, il y eut maints beaux exploits d'armes défaits.
Les Anglais en partirent sans faire autre chose,
passèrent outre et vinrent à Issoudun en Berry, un
fort château, et l'assaillirent fortement et raidement ;

mais ils ne le purent prendre, car les gentilhommes qui


étaient dedans le lézardèrent très bien.
Les Anglais en partirent donc et prirent leur chemin
vers Vierzon, une grosse ville et un bon château ;
3o8 les CfjroniQucs De jFtoi00art

mais faiblement fortifiée, et peu de gens y


la ville était
étaient demeurés pour la défendre. Elle fut prise par
force, et les Anglais y trouvèrent vins et vivres sans
nombre. Ils y demeurèrent trois jours pour se mettre
à l'aise. Là vinrent au prince de Galles les nouvelles
que le roi de France était à Chartres, avec grand'foison
de gens d'armes, et que toutes les villes et les passages
de dessus la rivière de Loire étaient si bien gardés
qu'ils ne pourraient nullement passer la dite rivière.
Le prince s'avisa donc de se mettre au retour et de
passer parmi la Touraine et le Poitou, et de revenir,
tout en guerroyant, brûlant et saccageant le pays, à
Bordeaux dont il était parti {^). Ils se préparèrent donc
àdéloger de Vierzon quand ils eurent fait leur volonté
de la ville et ils avaient ce jour-là pris le château et
;

tué la plupart de ceux qui furent trouvés dedans puis ;

ils chevauchèrent vers Romorantin.

Alors furent envoyés au pays de Berry, de par le


roi de France, trois grands barons et extrêmement
bons chevaliers, pour garder les frontières et aviser à
ce que feraient les Anglais.
C'étaient premièrement le sire de Craon, puis mes-
sire Boucicaut, et l'Ermite de Chaumont. Et il advint
ainsi, c'est que ces trois seigneurs et leur troupe, où
il y avait bien trois cents lances, chevauchaient sur les

frontières en côtoyant les Anglais; et ils les avaient


poursuivis déjà pendant six jours, et n'avaient pu trou-
ver leur avantage à marcher sur eux ni à les assaillir,
car les Anglais chevauchaient si sagement qu'on ne
les pouvait envahir d'aucun côté où l'on pût rien

I. Le prince de Galles se trompait à la tête d'une fort petite armée. Sa-

chant que le roi de France marchait contre lui avec des forces nombreu-
ses, et ne se sentant pas en état de résister, il ne savait s'il devait regagner
Bordeaux par la Touraine et le Poitou et se rembarquer, ou ])icn s'il se
mettrait en communication par l'Anjou et le Maine avec les troupes île
Normandie. Le roi ne lui donna guère le temps de se décider, et, pressé
de livrer bataille, il l'accula aux environs de Poitiers, h. Maupcrtuis,
comme on va le voir dans la suite.
ilcsi Cbroniqucs He JFroissart. 309

gaorner.Les susdits se mirent donc un jour en embus-


cade assez près de Romorantin, sur un passage qui
était assez merveilleux et par où il fallait que les
Anglais passassent. Ce jour-là s'étaient séparés des
troupes du prince et du corps de bataille des maré-
chaux, et par leur congé, messire Barthélémy Bur-
ghersh, le sire de Mucidan, gascon, messire Petiton
de Courton, le sire de la Ware, le sire de Basset, mes-
sire Daniel Passelle, messire Richard de Pontchardon,
rnessire Nesle-Loring, le jeune sire Spencer, messire
Edouard de Basset et messire Eustache d'Aubreci-
court; et tous ces chevaliers s'en venaient bien montés
(ils pouvaient être environ deux cents) pour courir

devant Romorantin. Ils passèrent au milieu de l'em-


buscade des P"rançaissans s'en douter.
Tout aussitôt qu'ils furent outre, les Français sor-
tirent de leur embuscade et frappèrent leurs chevaux
des éperons; eux aussi étaient montés sur fleur de
coursiers, sur des roussins rapides et habiles. Les
Anglais, qui déjà étaient bien avant, sentirent le bruit
des chevaux derrière eux. Ils se retournèrent et aper-
çurent que c'étaient leurs ennemis qui les hâtaient. Ils

s'arrêtèrent alors tous en une troupe, comme pour les


attendre. Les Français qui venaient de grand' volonté
et avisés de ce qu'ils devaient faire, et tous serrés, les
lances baissées, s'en vinrent tomber sur eux de grand
cœur. Alors les Anglais ouvrirent leurs rangs et les
laissèrent passer outre; et à ce choc il n'y en eut pas
parmi les leurs plus de cinq ou six jetés par terre et ;

puis ils se reformèrent et se mirent ensemble et s'en


vinrent sur leurs ennemis. Là il y eut, et tout à cheval,
bon choc et fort combat de lances, et l'attaque dura
fort longuement, et maints exploits d'armes y furent
faits, maints chevaliers et maints écuyers abattus d'un

côté et d'autre, et puis par force; relevés et secourus. Et


cette chose dura un bon moment, si i)ien qu't)n n'aurait
3IO iLejs Chroniques! De jFroissart.

su dire « Ceux-ci ou ceux-là en auront le meilleur, »


:

tant ils étaient fort embarrassés les uns dans les autres,
et tant ils se combattaient vaillamment.
Pendant qu'ils étaient en cet état, le corps de ba-
taille des maréchaux anglais approchait, et les Français
l'aperçurent comme il leur venait sur le flanc, en cô-
toyant un bois. Ils craignirent alors de tout perdre ;

ainsi qu'ils eussent fait s'ils fussent demeurés. Ils par-


tirent donc, chacun à qui mieux mieux, et se dirigèrent
vers Romorantin et les Anglais après, frappant, bat-
;

tant, sans s'épargner, eux ni leurs chevaux. Là il y eut


grand' poursuite et rude, et maint homme mis à mal-
heur et renversé par terre. Toutefois la moite et da-
vantage se sauvèrent et se mirent au château de
Romorantin qui leur fut fort bien préparé et qui leur
vint très bien à point, car autrement ils étaient tous
pris. Les trois barons susnommés s'échappèrent, no-
tamment, et quelques autres chevaliers et écuyers qui
étaient très bien montés. La ville de Romorantin fut
prise de prime abord, car alors il n'y avait guère de
forteresse, et chacun des chevaliers songea à se sauver
et à se jeter dans le château.

XVIII. — Comment le prince fit dire aux trois


CHEVALIERS FRANÇAIS QUI ÉTAIENT DANS RoMORANTIN
qu'ilsEUSSENT A SE RENDRE, ET QUELLE CHOSE ILS
RÉrONDIRENT.

CESavaient
nouvelles vinrent
eu rencontre.
au prince, que ses gens
demanda de qui. On le
Il

lui dit, et comment hi besogne avait été, et comment


ses gens avaient repoussé leurs ennemis dans le châ-
teau de Romorantin.
— « Chevauchons de ce côté, dit le prince, je les
veux voir de plus près. »
1

Les chroniques ne JFroissart. 31

Alors toute l'armée se mit en route de ce côté et ;

ils vinrent jusques à la ville de Romorantin qui déjà


était toute pleine de leurs gens, et qui étudiaient com-
ment ils pourraient assaillir le château à leur avantage.
Là vint le prince armé de toutes pièces, monté sur un
noir coursier, messire Jean Chandos auprès de lui et ;

ils commencèrent à regarder et à examiner la forte-

resse, et ils virent assez qu'elle était bien prenable.


Alors le prince appela messire Jean Chandos et
dit:

« Jean, allez jusques aux barrières et parlez aux
chevaliers qui sont là-dedans, pour savoir s'ils se vou-
draient rendre bellement, sans se faire assaillir. »
Alors le dit messire Jean Chandos s'éloigna du
prince et s'en vint devant les barrières, et fît signe
qu'il voulait parlementer sur quelque chose. Ceux qui
étaient de garde demandèrent son nom et de la part
de qui il était envoyé. Il se nomma et dit qu'il était
envoyé là de par son seigneur monseigneur le prince.
Ceux à qui le dit chevalier avait adressé sa parole
vinrent à leurs maîtres et leur dirent tout ce que vous
venez d'entendre. Messire Boucicaut et l'Ermite de
Chaumont descendirent donc et vinrent aux barrières.
Tout aussitôt que messire Jean les vit, il les salua et
leur dit :

— « Seigneurs, je suis ici envoyé vers vous de par


monseigneur le prince qui veut être fort courtois pour
ses ennemis, comme il me semble. Il dit que, si vous
voulez vous mettre en sa prison et rendre cette forte-
resse-ci qui n'est pas tenable, il vous prendra à merci
et vous fera très bonne com[)agnie. »
—« Messire Jean, répondit messire Boucicaut,
grand merci à monseigneur le prince qui nous veut
être si courtois mais nous n(* sommes pas d'avis ni de
;

volonté de faire cela, et plaise à Dieu qu'il ne nous ait


pas. si facilement » !
312 Ht^ Cf)toniQuei5 ne JFroissatt

— « Comment, monseigneur Boucicaut, dit messire


Jean Chandos, vous sentez-vous si bons chevaliers
que vous puissiez résister dans cette forteresse contre
l'assaut du prince et de ses forces, si vous ne voyez
secours de nul côté ? »
— « Chandos, Chandos, répondit messire Boucicaut,
je ne me tiens pas pour bon chevalier mais ce serait;

folie que nous mettre en tel parti d'armes que celui


que vous nous offrez et plus grand' folie de prendre
;

ce parti quand n'en est encore nul besoin. Dites à


il

monseigneur le prince, s'il vous plaît, qu'il fasse ce


que bon lui semblera, et que nous sommes tous résolus
de l'attendre. »
Ainsi ils se séparèrent l'un de l'autre, et le dit mes-

sire Jean Chandos s'en revint vers le prince et lui


conta, ainsi qu'il le sut bien faire, toutes les paroles
ci-dessus dites. Quand prince eut entendu la réponse
le

de monseigneur Boucicaut ('), il ne l'en prisa pas


moins, et commanda à tous ses gens de se loger pour
le jour et le soir suivant car le lendemain il voulait
;

faire assaillir la forteresse et essayer s'il la pourrait


avoir par assaut. Au commandement du prince et à
l'ordre des maréchaux tous les gens obéirent ce fut ;

raison. Et ils se logèrent dans la ville de Romorantin


et en dehors aussi, bien et commodément.

I. Jean Le Maingre de Boucicaut, mardchal de France, père de Jean

Boucicaut qui fut fait prisonnier à Azincourt, et dont nous avons la fort
curieuse et intéressante chronique.
v^fii-^: -s^: -sv. -sv. -s^: s=i -s^: -iV. .<v. :<^?: s^: -s^: :<3): 'M sv. 'sv. :<y. !V. m 'fis. :<r>: m :(^): -s^: -fi)-.
:<t): :<^i:
•<v. :<? :<g :<^: ny.

XIX. —
Comment le prince fit assaillir le château
DE RoMORANTIN et COMMENT LES TROIS CHEVALIERS
SUSNOMMÉS SE RENDIRENT AU TRINCE A SA VOLONTÉ.

OU AND vint le lendemain bien matin,


sortes de gens s'armèrent, et les archers aussi,
toutes les

et chacun se rangea à sa livrée (') et ils com- ;

mencèrent à donner l'assaut au dit château de Romo-


rantin, âprement et durement. Là il y eut grand assaut
et dur et les archers se tenaient sur les fossés et
;

tiraient si bien tous à la fois, que quelqu'un osait à


peine apparaître aux défenses. Et les autres navi-
guaient sur des portes et sur des claies, pics et hoyaux,
arcs et flèches dans leurs mains, et ils venaient au
pied du mur houer {-) et piqueter. Là, au haut des
murs, étaient les chevaliers, le sire de Craon, messire
Boucicaut et l'Ermite de Chaumont qui s'acquittaient
très bien de la défense et ils jetaient et faisaient jeter ;

en bas pierres et cailloux et pots pleins de chaux, dont


ils maltraitaient et blessaient durement ceux qui en

étaient atteints. Et là fut tué, du côté des Anglais, un


bon écuyer de Gascogne et bien gentilhomme et qui
fut grandement regretté il s'appelait Raymond de ;

Zédulach et était de la troupe du Captai de Buch.


Cet assaut dura toute la journée, sans beaucoup de
repos, et toutes sortes de gens se retirèrent à leurs
logis et ceux qui étaient bien portants s'occupèrent
;

à remettre à point les blessés ; et ils passèrent la nuit


ainsi.
Quand le soleil fut levé le lendemain, les maréchaux
de l'armée firent sonner les trompettes pour armer
toutes manières de gens et s'avancer à l'assaut. Tous
ceux qui étaient appelés et préparés pour assaillir se
mirent en ordre et en rang. Là derechef commença
un assaut plus dur et plus fort sans comparaison que
1. Sous la bannière du sei;4neur qui les payait.
2. Uu mot hoyau ; cicubcr, fouir.
314 iteg CbtonîQues De jFroissatt.

lejour précédent, car le prince de Galles y était per-


sonnellement, qui les admonestait et leur enjoignait
de bien faire, et qui disait en même temps :

— « Eh comment! cette forteresse nous tiendra tout


aujourd'hui ? »
Les paroles du prince et sa présence évertuaient
grandement toutes sortes de gens d'armes et d'archers
dont quelques-uns s'aventuraient très follement pour
être prisés davantage. Là fut tué assez près du prince,
d'un coup de pierre, un fort habile écuyer de Gascogne,
frère germain au seigneur d'Albret, et on l'appelait
Bernardet d'Albret. Tous ses parents, dont il y avait
là grand'foison, en furent extrêmement courroucés, et
spécialement le prince et il jura alors si haut que plu-
;

sieurs l'entendirent que jamais il ne partirait de là


:

avant d'avoir gagné ledit château et ceux qui étaient


dedans aussi, et de les avoir misa sa volonté.
Donc l'assaut se renforça de toutes parts pour avan-
cer leur besogne, d'autant plus que le prince en avait
parlé si avant. Quelques subtils hommes d'armes s'aper-
çurent et imaginèrent qu'ils se travaillaient en vain et
faisaient sans raison blesser et tuer leurs gens, et qu'on
ne les aurait jamais par un assaut tel que celui-ci où on
se contentait de tirer et de lancer. Ils donnèrent donc
l'ordre d'amener des canons et de faire tirer des car-
reaux et du feu grégeois dans la basse cour. Si ce feu
s'y voulait prendre, il pourrait bien tant multiplier qu'il
se mettrait au toit des couvertures des tours du châ-
teau, qui pour le moment étaient couvertes de paille.
S'ils ne l'avaient pas de cette manière, ils ne pouvaient
pas voir de moyen comment ils pouvaient s'emparer
du dit château, et des chevaliers qui défendaient
ledit château. Le feu fut donc apporté et jeté dans la
basse-cour à l'aide de bombardes et de canons, et il y
prit et multiplia tellement que tout brûla et il prit à
;

la couverture d'une grosse tour, qui était de chaume,


Les chroniques ne jFroissart. 315

et où étaient les trois chevaliers qui ce jour-là et le


précédent, avaient fait beaucoup d'exploits. Quand ils
virent le feu par-dessus eux et qu'il leur fallait se ren-
dre ou bien périr là. ils ne furent pas bien à leur aise;
et ils vinrent bientôt en bas, et se rendirent au prince
à sa volonté autrement il ne les eût point reçus, d'au-
:

tant qu'il en avait juré et parlé si avant. Ainsi le prince


de Galles eut et prit les susdits chevaliers, et les fit,
comme étant ses prisonniers, aller et chevaucher avec
lui, ainsi que plusieurs autres gentilshommes, chevaliers

et écuyers qui étaient au château de Romorantin lequel ;

fut laissé tout vide, brûlé et ruiné et ils prirent, pillè- ;

rent et emportèrent tout ce qu'ils trouvèrent au château


et dans la ville.
^•. -M •!s>: r->s. Vi!. ^•. :»;. %: s^;. :^: :^^ :<3)-. :<?>: :a): :<;>: b: --S): y?,: ?^ y?»: ^: :$>: !;). -r^. ^ y»-, -r^ s^):
a^: ^y. s^: -^^^

XX. —
Comment le roi de France partit de
Chartres en grand' compagnie de gens d'armes
PfK'R aller a la rencontre du prince de Galles.

APRES prise du château de Romorantin


la et des
chevaliers susnommés,
prince et ses gens che- le
vauchèrent comme devant, brûlant et ravageant le
pays, et approchèrent rapidement de l'Anjou et de la
Touraine. Les nouvelles vinrent au roi de F'rance qui
se tenait en la cité de Cha-rtres que le prince de :

Galles maltraitait trop horriblement son pays, et brû-


lait et pillait tout devant lui ce dont le roi fut fort ;

courroucé et dit qu'il y porterait remède. Il partit donc


de Chartres et chevaucha vers Blois et commanda à
ses maréchaux de faire hâter et avancer toutes maniè-
res de gens d'armes et il passa la rivière de Loire, car ;

il voulait aller combattre les Anglais. Le dit roi s'en


vint à Hlois et s'y arrêta, et y resta deux jours. Son
commandement d'armes, ducs, fut fait. Donc gens
comtes, barons et chevaliers avec leurs troupes com-
3i6 Les Cf)tonîque0 ne JFrois^art.

mencèrent à descendre et à suivre le roi qui toujours


allait en avant. Il partit de Blois et vint le même jour
coucher à Amboise et le lendemain à Loches et là il;

s'arrêta pour apprendre ce que feraient les Anglais et


y aviser. Tous les jours il en avait des nouvelles, car
les Anglais étaient côtoyés et suivis par quelques
habiles chevaliers de France et de Bourgogne qui, en
allant et en venant, lui en rapportaient les nouvelles
certaines. Le roi apprit ainsi qu'ils étaient en Touraine
et qu'ils prenaient leur chemin et leur retour vers le
Poitou.
Alors le roi de France partit de Loches et vint à la
Haye en Touraine ; et ses gens avaient passé la Loire
au pont d'Orléans, à Meung, à Saumur, à Blois et à
Tours, et là où ils pouvaient. Et il y avait si grand
nombre de bonnes gens, qu'il y avait bien vingt mille
hommes d'armes sans compter les autres et il y en
;

avait bien cent vingt, tant ducs que comtes, et plus de


cent quarante bannières. Et le roi avait là ses quatre
fils qui alors étaient bien jeunes
: monseigneur Charles,
duc de Normandie, monseigneur Louis qui depuis fut
duc d'Anjou, monseigneur Jean aussi depuis duc de
Berry, et monseigneur Philippe le puîné, qui depuis
fut duc de Bourgogne. Vous pouvez bien croire et voir
que là était toute la fleur de France en chevaliers
et écuyers, quand le roi de France et ses quatre enfants
y étaient personnellement.
En ce temps avaient été envoyés en France, de par
Notre Saint-Père le pape Innocent VI^, monseigneur
Talleyrand, cardinal de Périgord,et messire Nicole, car-
dinal d'Urgel, pour traiter paix et concorde entre le
roi de France et ses ennemis, et premièrement le roi
de Navarre qu'il faisait retenir en prison. Ceux-ci
avaient été vers le roi de P rance et avaient parlementé
plusieurs fois avec lui, durant le siège de Breteuil,
mais ils navaient rien pu obtenir. Or après le départ
ILcs CbroniQues De jTroissart. 317

du roi et la prise de Breteuil, ledit cardinal de Péri-


gord s'était retiré dans la bonne ville de Tours en
Touraine et là lui vinrent les nouvelles que le roi de
;

France se hâtait beaucoup pour trouver les Anglais.


Si bien que ledit cardinal, mu et encouragé de mettre
remède à ces besognes et d'apaiser ces deux seigneurs,
s'il le pouvait par quelque moyen, ou bien défaire par

modération que la bataille ne se livrât point, partit de


Tours hâtivement et chevaucha vers la cité de Poitiers;
car il apprit que les deux armées tiraient de ce côté;
et il fit tant qu'il y vint.
Nous cesserons un peu de parler du cardinal de
Périgord, et nous parlerons du roi de France qui met-
tait grand'volonté à ce qu'il pût trouver son adver-
saire le prince de Galles pour combattre contre lui, afin
de venger ses mécontentements et les grands domma-
ges de son royaume.

XXI. —
Comment le comte de Joigny, le sire de
CoucY et le vicomte de Brioude en chassant les
COUREURS DU TRINCE SE JETÈRENT DANS l'aRMÉE DU
PRINCE ET V FURENT PRIS.

LES nouvelles vinrent au de France que


roi
prince de Galles se hâtait vivement de retourner
le

au pays dont il était parti et venu. Le roi craignit alors


qu'il ne lui échappât, ce qu'il n'eût pas vu volontiers,
tant il désirait le combattre. Le dit roi de PVance
partit donc de la Haye en Touraine, et tous ses gens
d'armes après lui, et chevauchèrent jusqu'à Chauvigny,
et il vint là le jeudi au soir, quinzième jour de septem-
bre, l'an susdit mil trois cent cinquante-six. Grand'
foison de seli^neurs se lo^fèrent dans la ville de Chau-
vigny, et aussi en dehors, en bas d'un beau pré, le long
de la rivière de Creuse. Le vendredi suivant, après
3i8 Les Chroniques De jFroissart

boire, le roide France passa ladite rivière au pont de


Chauvigny, et il pensait alors que les Anglais étaient
devant lui mais ils n'y étaient pas. Toutefois en les
;

poursuivant ils passèrent ce vendredi au nombre de


plus de soixante mille chevaux et il en passa encore
;

assez à Chatellerault, et, comme ils passaient, ils pre-


naient le chemin de Poitiers.
D'autre part, le prince de Galles et ses gens ne
savaient rien de la disposition des Français, et ne
pouvaient rien savoir. Ils avaient bien appris qu'ils
étaient en campagne, mais ils ne savaient pas au juste
de quel côté, si ce n'est pourtant qu'ils supposaient
qu'ils n'étaient pas loin car leurs coureurs ne pouvaient
;

plus trouver de quoi fourrager :ce dont ils avaient


dans leur armée grand défaut de vivres, et la plupart
se repentaient grandement de ce qu'ils en avaient fait
si grand pillage pendant qu'ils étaient en Berry, en

Anjou, en Touraine, et de ce qu'ils ne s'en étaient pas


autrement pourvus.
Or il advint ainsi, c'est que, ce même vendredi que
le roi de France et sa grand'armée passèrent la
rivière au pont de Chauvigny, à cause de la foule et de
la presse qui y était fort grande, et pour être logés
mieux à leur aise, trois grands barons de France, le
comte d'Auxerre, le comte de Joigny, le seigneur de
Chastillon-sur-Marne, souverain maître de l'hôtel du
roi, et plusieurs autres chevaliers et écuyers de l'hôtel du
roi, demeurèrent ce vendredi tout le jour en la susdite
ville de Chauvigny avec une partie de leurs gens; et
les autres passèrent avec tous leurs bagages, excepté
ce qu'ils en avaient gardé pour leur usage. Le samedi
au matin ils se délogèrent et passèrent ledit pont, et
suivirent la troupe du roi qui pouvait être éloignée de
trois lieues; et ils prirent à travers les champs et les
chemins des bruyères au dehors d'un bois pour venir
à Poitiers.
Les Cbroniqucs îic JFroissart. 319

Ce samedi au matin s'étaient délogés d'un village


assez près de là le prince et ses gens, et ils avaient
envoyé à la découverte quelques compagnons des
leurs, pour savoir s'ils trouveraient quelque aventure,
ou s'ils apprendraient quelques nouvelles des Fran-
çais. Ces coureurs pouvaient être environ soixante
armures de fer, tous bien montés selon leur affaire;
car leurs chevaux étaient assez lassés. Parmi ces com-
pagnons, il y avait deux chevaliers de Hainaut, mes-
sire Eustache d'Aubrecicourt et messire Jean de
Ghistelles.
Ils se trouvèrent d'aventure au dehors de ce bois et
au milieu de ces bruyères dont je parlais tout à l'heure ;

et les barons de France reconnurent bientôt que


c'étaient leurs ennemis. Ils mirent donc leurs bassinets
au plus tôt qu'ils purent, et développèrent leurs ban-
nières et abaissèrent leurs lances et frappèrent leurs
chevaux des éperons. Messire Eustache d'Aubrecicourt
et ses compagnons, qui étaient montés sur fleur de
coursiers, virent venir vers eux cette grosse troupe de
leurs ennemis qui étaient bien deux cents armures de
fer; et eux en comparaison n'étaient qu'une poignée
de gens. Ils n'eurent donc pas idée de les attendre, et
ils furent d'avis de se faire donner la chasse; car le

prince et son armée n'étaient pas trop loin de là. Ils


tournèrent donc la bride de leurs chevaux et prirent
la lisière du bois; et les Français après eux, criant
leurs cris et menant grand bruit, et pensant déjà les
avoir tous pris à leur avantage.
Comme ceux-ci chevauchaient en donnant la chasse,
ils s'emportèrent si avant qu'ils arrivèrent sur le corps

de bataille du prince, qui était tout arrêté parmi des


bruyères et de grandes ronces, attendant là pour ap-
prendre des nouvelles de leurs compagnons. Aussi
furent-ils émerveillés quand ils virent qu'ils étaient
poursuivis.
320 Leis Cî)roniquei5 ne jFroissart.

Messire Raoul de Coucy et sa bannière les suivit si


avant qu'il se jeta droit sous la bannière du prince.
Là il y eut grand combat et dur, et ledit chevalier y fit
assez d'exploits et s'y battit fort vaillamment, mais
toutefois il fut pris et fait prisonnier des gens du prince,
et aussi le comte de Joigny et le vicomte de Brioude,
sire de Chauvigny, et tous les autres furent tués ou
pris; peu s'en sauvèrent. Le prince de Galles et ses
gens surent par eux que le roi de France les avait
approchés avec un si grand nombre de gens d'armes,
que ce serait merveille à penser.

XXII. — Comment coureurs du prince se


les
JETÈRENT SUR LA QUEUE DE l'aRMÉE DES FRANÇAIS ;

COMMENT LE ROI DE FrANCE FIT LOGER SES GENS, ET


LE PRINCE LES SIENS.

QUAND le prince de Galles et son conseil appri-


rent que le roi Jean de France et ses corps de
bataille étaient devant eux et avaient passé le
vendredi au pont de Chauvigny, et qu'ils ne pouvaient
nullement partir du pays sans y être combattus, ils se
réunirent et se rassemblèrent ce samedi sur les
champs; et il fut commandé, de par le prince, que per-
sonne, sous peine de la vie, ne courût ni chevauchât
sans commandement devant les bannières des maré-
chaux. Ce ban fut tenu, et les Anglais chevauchèrent ce
samedi depuis l'heure de prime jusques à vêpres,et tant,
qu'ils vinrent à deux petites lieues de Poitiers. Alors
furent choisis, pour courir et savoir où les Français te-
naient les champs, le captai de Buch ('), messire

I. Jean de Grailly, captai de Buch, fut un des capitaines les plus renom-
més de son temps. Nous le retrouverons souvent clans les expéditions du
Prince-Noir dont il était un des plus habiles et des plus heureux lieute-
nants. Il fut pris deux fois, à Cocherel et devant Soubise, et mourut en
prison, au Temple, à Paris.
les Cf)roniQuc0 De JFroissart. 321

Aymond de Pommiers, messire Barthélémy Burghersh


et messire Eustache d'Aubrecicourt. Et ces chevaliers
partirent avec deux cents armures de fer, tous bien
montés sur fleur de coursiers; et ils chevauchèrent si
avant d'un côté et d'autre, qu'ils virent clairement le
gros corps de bataille du roi, et que tous les champs
étaient couverts de gens d'armes. Et ils ne se purent
abstenir de venir se jeter et courir sur les derrières des
Français et ils en jetèrent quelques-uns par terre et les
;

firent prisonniers, si bien que l'armée commença gran-


dement à s'assembler. Et les nouvelles en vinrent au
roi de France, comme il allait entrer dans la cité de
Poitiers.
Quand le roi apprit la vérité, que ses ennemis qu'il
désirait tant trouver étaient derrière et non devant, il
en fut grandement réjoui; et il retourna et fit retour-
ner ses gens bien avant dans les champs, et les fit
loger là. Il fijt fort tard avant qu'ils fussent tous logés
ce samedi-là. Les coureurs du prince revinrent vers
lui et lui rapportèrent une partie des dispositions des
Français et lui dirent bien qu'ils étaient extrêmement
nombreux. Le prince ne fut nullement effrayé de cela,
et dit

:

Dieu y ait part! Maintenant il nous faut avoir


«
avis et conseil pour savoir comment nous les combat-
trons à notre avantage. )>
Cette nuit-là les Anglais se logèrent dans un lieu
assez fort, entre des haies, des vignes et des buissons;
et leur camp fut bien gardé et bien guetté; et aussi le
fut celui des Français.

Ce titre de captai était une dignité militaire équivalente à celle de


comte. Le captalat de 15uch était un territoire de l'ancien Bordelais,
qui tirait son nom de sa capitale, La Teste de Ikich.

FROISSART.
XXI 1 1. —
Comment le roi de France commanda que
CHACUN se mit EN CAMPAGNE ET COMMENT IL ENVOYA
;

QUATRE CHEVALIERS NOMMp'S CI-APRÈS POUR SAVOIR


LES DISPOSITIONS DES ANGLAIS.

QUAND vint le dimanche au matin, le roi de


France qui avait grand désir de combattre les
''^^^ Anglais, fit en sa tente chanter la messe très
solennellement devant lui, et communia ainsi que ses
quatre fils.

Après la messe allèrent vers lui les plus grands et


les plus proches de son lignage le duc d'Orléans, son
;

frère, le duc de Bourgogne, le comte de Ponthieu,


messire Jacques de Bourbon, le duc d'Athènes, conné-
table de France, le comte d'Eu, le comte de Tancar-
ville, le comte de Saârbruck, le comte de Dammartin,
le comte de Ventadour ; et plusieurs autres grands
barons de France et des terres voisines, tels que mes-
sire Jean de Clermont, messire Arnould d'Andrehem,
maréchal de France, le sire de Saint- Venant, messire
Jean de Landas, messire Eustache de Ribaumont, le
sire de Fiennes, messire Godefroy de Chargny, le sire
de Chastillon, le sire de Sully, le sire de Nesle, mes-
sire Robert de Duras, et beaucoup d'autres qui y
furent appelés. Là ils furent en conseil un grand temps,
pour savoir comment ils se maintiendraient. Il fut
donc ordonné que tous les gens se missent en campa-
gne, et que chaque seigneur développât sa bannière et
la mît en avant, au nom de Dieu et de saint Denis, et
qu'on se mit en ordonnance de bataille, comme pour
combattre bientôt. Ce conseil et avis plut grandement
au roi de France les trompettes sonnèrent donc parmi
;

l'armée. Alors s'armèrent tous les gens et montèrent


à cheval et vinrent sur les champs là où les bannières
du roi fiottaient au vent et étaient arrêtées, et spécia-
lement l'oriflamme que portait messire Godefroy de
Chargny. Là on put voir grand'noblesse de belles
les Cïironiques De jFroîssatt 323

armures, de riches armoiries, de bannières, de pennons,


de belle chevalerie et écuyerie car là était toute la tleur
;

de France, et nul chevalier et écuyer n'était demeuré à


la maison, s'il ne voulait pas être déshonoré.
Là furent ordonnés, par l'avis du connétable de
France et des maréchaux, trois gros corps de bataille ;

dans chacun il y avait seize mille hommes, dont tous


étaient passés et payés comme hommes d'armes. Le
duc d'Orléans commandait la première avec trente-six
bannières et deux fois autant de pennons le duc de
;

Normandie et ses deux frères, messire Louis et mes-


sire Jean, commandait la seconde le roi de France
;

devait commander la troisième. Vous pouvez et devez


bien croire qu'en son corps de bataille il y avait
grand'foison de bonne chevalerie et noble.
Pendant que ces batailles se rangeaient et mettaient
en ordre, le roi de France appela messire Eustache
de Ribaumont, messire Jean de Landas, messire
Guichart de Beaujeu et messire Guichart d'Angle, et
leur dit :

— << Chevauchez en avant au plus près des Anglais,


et avisez et regardez au juste leur ordre, et comment
ils sont, et de quelle manière nous les pourrons com-
battre, soit à pied soit à cheval. »
Et ceux-ci répondirent

:

« Sire, volontiers. i>

Les quatre chevaliers susnommés s'éloignèrent donc


du chevauchèrent avant, et si près des Anglais
roi et
qu'ils virent une partie de leurs dispositions. Et ils en
rapportèrent la vérité au roi qui les attendait sur les
champs, monté sur un grand coursier blanc ;et il
regardait de temps à autre ses gens et louait Dieu de
ce qu'il en voyait si grand'foison, et il disait tout haut :

—« Entre vous, quand vous êtes à Paris, à Char-


tres, à Rouen ou à Orléans, vous menacez les Anglais
et vous souhaitez d'être devant eux le bassinet en tête ;
324 lies Cfironiqucs îie jFroisjsart.

or, vous y êtes, je vous les montre veuillez donc leur


;

montrer vos mécontentements et venger les ennuis et


les dépits qu'ils vous ont faits car sans faute nous les
;

combattrons. »
Et ceux qui l'avaient entendu répondaient :

— « Dieu y ait part tout cela, nous le verrons


!

volontiers. »

XXIV. — Comment les quatre chevaliers susdits


RAPPORTÈRENT AU ROI DE FrANCE QUELLES ÉTAIENT
LES DISPOSITIONS DES ANGLAIS.

SUR ces paroles que


remontrait à ses gens pour
le roi de France disait et
lesencourager, vinrent
les quatre chevaliers susnommés, et ils fendirent la
presse et s'arrêtèrent devant le roi. Là étaient le con-
nétable de France et les deux maréchaux, et grand'foi-
son de bonne chevalerie, tous venus et arrêtés pour
savoir comment on se combattrait. Le roi demanda
tout haut aux susdits :

— « Seigneurs, quelles nouvelles ? »


— « Bonnes, sire, et vous aurez, s'il plaît à Dieu,
une bonne journée sur vos ennemis. »
— « Nousespéronsl'avoir telle, par la grâce de Dieu,
répondit le roi. Or dites-nous la manière dont ils sont
disposés, et comment nous les pourrons combattre. »
Messire Eustache de Ribaumont répondit alors
pour tous, d'après ce que j'en fus informé, car ils l'en
avaient prié et chargé, et dit ainsi :

— « Sire, nous avons vu et considéré les Anglais; ils


peuvent être par estimation deux mille hommes d'ar-
mes, quatre mille archers et quinze cents brigands. »
— « Et comment sont-ils placés ? » dit le roi.
— « Sire, réi)ondit messire Eustache, ils sont dans
une position très forte. Nous ne pensons pas qu'ils
Les Cbroniqucs ne jTroissart. 325

aient plus d'un corps de bataille, mais ils l'ont ordonné


très bellement et sacrement ont pris le long d'un
; et ils

chemin fortifié grandement de haies et de buissons, et


ils ont couvert cette haie d'un côté et d'autre avec

leurs archers, tellement qu'on ne peut entrer ni che-


vaucher dans leur chemin qu'en passant au milieu
d'eux. Il faut donc aller par là si on les veut combat-
tre. Dans cette haie il n'y a qu'une seule entrée et
issue, où peut-être quatre hommes d'armes pourraient
chevaucher de front. C'est de même dans le chemin.
Au coin de cette haie, entre des vignes et des épines
où on ne peut aller ni chevaucher, sont leurs gens
d'armes tous à pied et les gens d'armes ont mis tout
;

devant eux leurs archers en manière d'une herse. Ce


dont c'est très sagement disposé, ce nous semble car ;

qui voudra ou pourra par fait d'armes venir jusqu'à


eux, il n'y entrera nullement, si ce n'est au milieu de
ces archers qui ne seront pas faciles à déconfire. »
Le roi parla alors, et dit

:

« Messire Eustache, et comment conseillez-vous


d'y aller ? »
Le chevalier donc répondit, et dit

:

excepté trois cents armures


« Sire, tout à piecl ;

de fer des vôtres, tous des plus experts et hardis, des


plus rudes et forts et entreprenants de votre armée, et
bien montés sur Heur de coursiers, pour rompre et
ouvrir ces archers puis vos corps de bataille et vos
;

gens d'armes devront vitement suivre tous à pied et


venir sur ces gens d'armes anglais, main à main, et les
combattre de grand'xolonté. C'est tout le conseil que,
de mon a\is, je puis donner ou imaginer et qui mieux ;

y saurait, qu'il le dise. »


Ce cons(*il et avis j)lut grandement au roi de l'rance,
et il dit (ju'il serait fait ainsi.
Alors. i)ar le commandenKMit du roi, lorsqu'il se fut
arrêté à cela, s'éloignèrent les deux maréchaux, et ils
326 100 Chroniques ne jFrotoart

chevauchèrent de bataille en bataille, et ils trièrent et


élurent et mirent à part à leur avis, par juste élection,
jusques à trois cents chevaliers et écuyers, les plus forts
et plus experts de toute l'armée, et chacun d'eux monté
sur fleur de coursiers et armé de toute pièce. Et aussitôt
après fut mise en ordre la bataille des Allemands et ;

ils devaient demeurer à cheval pour renforcer les


maréchaux, et le comte de Saârbruck, le comte de
Nidau, le comte Jean de Nassau, en étaient chefs et
commandants. Là était et fut le roi Jean de France,
armé lui vingtième de ses insignes et ornements et il ;

avait recommandé son fils aîné en la garde du seigneur


de Saint- Venant, de monseigneur de Landas et de
messire Thibaut de Vodenay et ses autres trois fils
;

puînés en la garde d'autres bons chevaliers et écuyers ;

et messire Geoffroy de Chargny portait la souveraine


bannière du roi, comme étant le plus prud'homme sur
tous les autres et le plus vaillant et messire Regnault
;

de Cervolle {'),dit l'Archiprêtre, était armé des armures


du jeune comte d'Alençon (-).

1. Renaud ou Arnauld de Cervolle était originaire du Périgord. Il fut

un des chefs d'aventuriers les plus intrépides et les plus fameux de cette
époque. Il osa, à la tête d'une partie des Compagnies, ravager la Provence
et aller jusqu'à Avignon menacer et rançonner le pape. Plus tard il com-
battit les Tard- Venus. Il fut chambellan de Charles V, et périt en
Allemagne assassiné par un valet.
2. Fils du comte d'Alençon tué à Crécy. C'était alors une coutume,

probablement pour donner le change à l'ennemi, de faire porter à plu-


sieurs chevaliers les mêmes armes et les mêmes insignes que les per-
sonnages de marque. Nous voyons que vingt chevaliers portaient les
mêmes insignes que le roi.
jg :<^: yy. sv. -fi): •.^: ^
:<^ -j^: :<^: -s^: :<?>: v^: -s^: :<^: •.<v. v^: irrf. :^^^ x?)-. w. :<y. :<^): :<>>: :<^): r^s. m >g :^: :<d: :^: sy. :<^: i^

XXV. — Comment
le cardinal de Périgord se mit
EN grand' peine d'aCCORDER LE ROI DE FrANCE ET
LE RRINCE DE GaLLES.

QUAND du roi furent ordonnées et


les batailles
prêtes, que chaque seigneur fut sous sa bannière
et au milieu de ses gens, et chacun aussi savait
ce qu'il devait faire, on fit commandement de par le
roi que chacun allât à pied, excepté ceux qui étaient
:

commandés pour aller avec les maréchaux ouvrir et


rompre les archers que tous ceux qui avaient des ;

lances, les retaillassent à la longueur de cinq pieds,


afin qu'on s'en pût mieux servir et aussi que tous ;

ôtassent leurs éperons. Ce commandement fut exécuté,


car il sembla à tout homme bel et bon.
Comme ils devaient approcher et étaient, semblait-il,
en grand désir de rencontrer leurs ennemis, vint tout
battant devant le roi le cardinal de Périgord et il ;

était parti très matin de Poitiers et il s'inclina devant ;

le roi très bas, en signe d'humilité, et le pria à mains


jointes, au nom du si puissant seigneur que Dieu est,
qu'il se voulût abstenir et retenir un peu jusqu'à ce
qu'il lui eût parlé. Le roi de France qui était assez
condescendant à tous moyens de raison, le lui accorda
et dit :

— que vous plaît-il à dire ? »


« Volontiers
— Très cher sire, dit le cardinal, vous avez ici
«
;

toute la fieur de la chevalerie de votre royaume assem-


blée contre une poignée de gens que sont les Anglais
vis-à-vis de vous et si vous pouvez les avoir, et qu'ils
;

se mettent en votre merci sans bataille, il vous serait


plus honorable et profitable de les avoir par cette
manière, que d'aventurer si noble et si grand' cheva-
lerie que vous en avez ici je vous prie donc, au nom :

de Dieu et d'humilité, que je puisse chevaucher vers


le prince et lui montrer en quel danger vous le tenez. »
Le roi le lui accorda encore, et lui dit :
328 Les Cftroniques ne jFroi00art.

— « Sire, il nous plaît bien, mais revenez bientôt. »


A ces paroles le cardinal s'éloigna du roi de France
et s'en vint très hâtivement vers le prince qui était
au milieu de ses gens, tout à pied, au fort d'une vigne,
et qui semblait attendre avec confiance les forces du
roi de France. Sitôt que le cardinal fut venu, il mit
pied à terre et se dirigea vers le prince qui l'accueillit
fort bénignement et le cardinal lui dit, quand il l'eut
;

salué et qu'il se fut incliné



:

« Certes, beau fils, si vous aviez au juste consi-


déré et imaginé quelle est la puissance du roi de
France, vous me laisseriez convenir de vous accorder
avec lui, si je pouvais. »
Alors, le prince, qui pour lors était un jeune homme,
répondit et dit :

— « Sire, mon honneur sauf et celui de mes gens,


je voudrais bien tomber en tous moyens d'accommo-
dement. »
Le cardinal répondit alors :

— « Beau fils, vous dites bien, et je vous mettrai


d'accord si je puis ; car ce serait grand' pitié si tant
de bonnes gens qui sont que vous êtes d'un
ici, et
côté et d'autre, en venaient à se battre ensemble il ;

en pourrait advenir trop grand malheur.»


A ces mots le cardinal s'éloigna du prince, sans
plus rien dire et il s'en revint en arrière vers le roi
;

de France et commença à entamer traités d'accord et


à dire au roi, pour le mieux attirer à son intention :

— « Sire, vous n'avez que faire de vous hâter fort


pour les combattre, car ils sont tous à vous sans coup
férir, et ils ne peuvent ni fuir, ni s'échapper, ni s'éloi-
gner. Aussi je vous prie que, seulement pour aujourd'-
hui et demain jusqu'au soleil levant, vous leur accor-
diez trêve et répit. »
Alors le roi de France commença à méditer un peu,
et il ne voulut pas accorder ce répit à la première
Les Cbroniqucs De Jl^roissart. 329

prière du cardinal, ni à la seconde, car une partie de


ceux de son conseil n'y consentaient point, et spécia-
lement messire Eustache de Ribaumont et messire
Jean de Landas qui étaient fort confidents du roi.
Mais ledit cardinal qui prenait soin de faire le bien,
pria et prêcha tant le roi de France, qu'il y consentit
et donna et accorda le répit à durer le dimanche tout
le jour et le lendemain jusqu'au soleil levant et le dit
;

cardinal le rapporta ainsi très rapidement au prince


et à ses gens, qui n'en furent pas courroucés, d'autant
plus qu'ils s'efforçaient toujours de prendre conseil et
dispositions.
Le roi de France fit alors tendre sur les champs,
au lieu même où il avait accordé le répit, un pavillon
de soie vermeille, fort élégant et fort riche, et donna
à toutes gens congé de se retirer chacun en son logis,
excepté le corps de bataille du connétable et des ma-
réchaux. Auprès du roi étaient ses enfants et les plus
grands de son lignage auxquels il demandait conseil
en ses affaires.
Ainsi, ce dimanche toute la journée, chevaucha et
voyagea le cardinal de l'un à l'autre, et il les eût vo-
lontiers accordés s'il eût pu, mais il trouvait le roi de
France et son conseil si froids, qu'ils ne voulaient
aucunement condescendre à un accord, à moins d'avoir
quatre choses sur cinq, et à moins que le prince et ses
gens ne se rendissent simplement, ce qu'ils n'eussent
jamais fait. Il y eut donc plusieurs offres et paroles,
et divers propos de mis en avant. Et il me tut dit
jadis par les gens du cardinal de Périgord, qui étaient
là présents et qui pensaient bien en savoir cjuelque
chose, que le prince offrait de rendre au roi de PVance
:

tout ce qu'il avait conquis en ce voyage, villes et châ-


teaux; de mettre en liberté tous les prisonniers que
lui et ses gens avaic-nt pris; et de jurer qu'il ne s'arme-
rait pas contre le royaume de France de sept ans tout
330 Les C!)ronîque0 ne jTroissart

entiers.Mais le roi de France et son conseil n'en voulu-


rent rien faire; et ils furent longuement sur cette condi-
tion: que le prince et cent chevaliers des siens se vins-
sent mettre en la prison du roi de France, autrement on
ne voulait pas les laisser passer; lequel traité le prince
de Galles et son conseil n'eussent jamais accordé (i).

XXVI. —
Comment messire Jean de Clermont,
MARÉCHAL DE FrANCE, ET MESSIRE JeAN ChANDOS
eurent GROSSES PAROLES ENSEMBLE.

PENDANT que le cardinal de Périgord portait les


paroles et chevauchait de l'un à l'autre, pour
arrivera bien, et que le répit durait, il y avait quelques
chevaliers vaillants et jeunes, tant du côté des Fran-
çais que de celui des Anglais, qui chevauchèrent ce
jour-là en côtoyant les batailles; les Français, pour
aviser et connaître les dispositions des Anglais, et les
chevaliers d'Angleterre les dispositions des Français,
ainsi qu'en telles besognes adviennent telles choses.
Donc il advint que messire Jean Chandos, qui était
preux chevalier, gentil et noble de cœur, et de sens
imaginatif, avait ce jour-là chevauché et côtoyé sur le
flanc le corps de bataille du roi de France, et il avait
pris grand plaisir à le regarder, d'autant qu'il y voyait
si grand'foison de noble chevalerie magnifiquement

I. Le prince de Galles se voyait dans une situation si difficile qu'il


aurait évidemment tout fait pour s'en tirer. Le roi Jean, qui pensait que
ses ennemis ne pouvaient pas lui écha]jper et qui, imprudemment, ne
songeait pas aux excellentes dispositions qu'ils avaient prises et à la
forte position qu'ils occupaient, exij^ea tant, que le prince de (ialles n'y
voulut point consentir. Avec un peu plus de raison et de sang-froid, et
un peu moins de cette ardeur d'en venir aux mains qui n'était que de
l'imprévoyance, Jean pouvait affamer les Anglais et les contraindre de
se rendre et d'accepter toutes les conditions qu'il eût voulu leur imposer.
Ce qu'offrait le Prince-Noir était déjh fort avantageux à Jean deux ;

jours de patience, et Jean avait les Anglais à sa merci. Cette hâte et


cette furie de la ijataille devaient au contraire aboutir à un désastre.
ilcs Chroniques tic Jfroissart. 331

armée et appareillée; et il disait et devisait en soi-


même : Dieu que nous ne partions point
« Plaise à
sans combattre! car si nous sommes pris ou déconfits
par de si beaux gens d'armes et en si grand'foison que
j'en vois en facede nous, nous n'y devrons point avoir
de blâme; et si la journée était pour nous, et que le
hasard y voulût consentir, nous serions les gens les
plus honorés du monde. ;>>

De la même manière que messire Jean Chandos


avait chevauché et considéré une partie des disposi-
tions des Français, il en était de même advenu à l'un
des maréchaux de France, messire Jean de Clermont;
et tant chevauchèrent ces deux chevaliers, qu'ils se
trouvèrent et rencontrèrent d'aventure; et là il y eut
entre eux de grosses paroles et des reproches très
durs. Je vous dirai pourquoi. Ces deux chevaliers por-
taient chacun la même devise au bras orauche; et elle
était toujours sur leurs vêtements de dessus, en quelque
état qu'ils fussent. Il ne plut donc pas à messire Jean
de Clermont devoir porter sa devise par messire Jean
Chandos, et il s'arrêta tout coi devant lui et lui dit

:

« Chandos, je désirais justement vous voir et


rencontrer; depuis quand avez-vous entrepris de por-
ter ma devise ? »
— Et vous « la mienne ? répondit messire Jean

Chandos car elle est aussi bien à moi qu'à vous. »


— Je vous
;

« le nie, dit messire Jean de Clermont;


et s'il n'y avait pas trêve entre les nôtres et les vôtres,
je vous montrerais aussitôt que vous n'avez nul droit
de la porter. »
— «Ah! répondit messire Jean Chandos, demain vous
me trouverez tout préparé à me défendre et à prouver
par les armes qu'elle est aussi bien à moi qu'à vous. »
A ces paroles ils passèrent outre et messire Jean ;

de Clermont dit encore en défiant davantage messire


Jean Chandos :
332 Les Cbroniqueg îic jFroissatt.

— « Chandos! Chandos ! ce sont bien des pompes


de vos Anglais qui ne savent inventer rien de nou-
veau, mais tout ce qu'ils voient leur est beau. »
Il n'y eut plus rien de dit ni de fait; chacun s'en

retourna vers ses gens, et la chose demeura en cet état.

XXVII. — Commentles Anglais firent abriter


LEURS ARCHERS PAR DES FOSSÉS ET DES HAIES ET ;

comment LE CARDINAL DE PÉRIGORD PRIT CONGÉ DU


ROI DE France et du prince de Galles.

VOUS avez bien ouï conter ci-dessus comment


cardinal de Périgord se mit en peine, ce dimanche
le

tout le jour, de chevaucher de l'un à l'autre pour


accorder ces deux seio-neurs, le roi de France et le
prince de Galles mais il n'en put venir à bout et la
;

soirée était avancée quand il partit et rentra dans


Poitiers.
Ce dimanche les Français se tinrent toute la journée
sur les champs, et au soir ils se retirèrent en leurs logis
et profitèrent de ce qu'ils avaient. Ils avaient bien de
quoi vivre, et des provisions assez largement: et les
Anglais en avaient grand défaut. C'était la chose qui
les embarrassait le plus, car ils ne savaient où ni de
quel côté aller fourrager, tant le passage leur était
fermé; et ils ne pouvaient point partir de là sans le
danger des Français. A vrai dire, ils ne se souciaient
point tant de la bataille que de se voir tenus en cet
état, comme étant là assiégés et affamés.
Le dimanche tout le jour ils s'entendirent parfaite-
ment à leur affaire, et le passèrent le iiiieux qu'ils
purent, et firent creuser des fossés et planter des haies
par leurs archers tout autour d'eux, afin qu'ils fussent
plus forts. Quand vint le lundi matin, le prince et ses
gens furent bientôt tous préparés et mis en ordre de
Les chroniques ne jTroissart. 333

bataille, comme auparavant, sans se troubler ni s'ef-


frayer; et les Français firent de même. Ce lundi matin,
environ au soleil levant, le cardinal de Périçord revint
au camp de l'un et de l'autre accorder par
et voulut les
ses paroles; mais il ne put, et en colère
il lui fut dit
par les Français qu'il retournât à Poitiers ou bien où
il lui plairait, et qu'il ne portât plus aucune parole de
traité ni d'accord, car il lui en pourrait bien mal prendre.
Le cardinal, qui se mettait en peine de faire le bien,
ne voulut pas s'exposer au péril, mais il prit congé du
roi de France, car il vit bien qu'il se travaillait en
vain et il vint au départ vers le prince et lui dit :


;

« Beau fils, faites ce que vous pourrez il vous ;

faut combattre; et je ne puis trouver nulle grâce d'ac-


cord ni de paix avec le roi de France. »
Cette dernière parole irrita et encouragea grande-
ment le cœur du prince, et il répondit :

— « C'est bien l'intention de nous et des nôtres, et


Dieu veuille aider le bon droit ! »
Le cardinal se sépara ainsi du prince et vint à
Poitiers. En sa compagnie ily avait quelques habiles
écuyers et hommes d'armes qui étaient plus favorables
au roi qu'au prince. Quand ils virent qu'on se com-
battrait, quittèrent leur maître et se jetèrent dans
ils

la troupe des P^rançais, et ils firent leur capitaine du


châtelain d'Amposta qui était en ce temps de la maison
dudit cardinal et extrêmement vaillant homme d'armes.
Le cardinal ne s'aperçut point de cela et n'en sut rien
jusqu'à ce qu'il fût revenu à Poitiers car, s'il l'eût su, ;

ilne l'eût aucunement souffert, d'autant qu'il avait été


négociateur pour apaiser, s'il l'eût pu, l'un et l'autre
parti.
Or, nous parlerons un peu de l'ordonnance des
Anglais, de même que nous avons fait pour celle des
Français.
XXVIII. COMiMENT LE TRINCE DISPOSA SES GENS
POUR COMBATTRE. Ici SUIVENT LES NOMS DES
VAILLANTS SEIGNEURS ET CHEVALIERS QUI ÉTAIENT
AUPRÈS DE LUI.

LES disposicions
que
ainsi
du prince de Galles étaient tout
quatre chevaliers de France sus-
les
nommés en rapportèrent l'assurance au roi, excepté
pourtant que depuis ils avaient choisi quelques habiles
chevaliers pour demeurer à cheval contre la bataille
des maréchaux de France; et ils avaient encore, sur
leur droite, sur une montagne qui n'était pas trop
raide à monter, placé trois cents hommes d'armes à
cheval et autant d'archers tous à cheval, pour côtoyer
à couvert toute Cette montagne et venir, en la tour-
nant, tomber en flanc sur le corps de bataille du duc
de Normandie qui était à pied sous cette montagne.
C'étaient tout ce qu'ils avaient fait de nouveau. Et le
prince et sa grosse troupe se tenaient au fond de ces
vignes, tous armés, leurs chevaux assez près d'eux
pour pouvoir bientôt monter, s'il en était besoin et ;

ils étaient fortifiés, dans la plus petite largeur, de leur

charroi et de tout leur bagage: aussi ne pouvait-on les


approcher de ce côté.
Maintenant je vous veux nommer les plus renommés
chevaliers d'Angleterre et de Gascogne qui étaient là
auprès du prince de Galles. Premièrement le comte de
Warwick, le comte de Suffolk, maréchal de l'armée, le
comte de Salisbury et le comte d'Oxford, messire
Jean Chandos, messire Richard de Stafford, messire
Regnault de Cobham, messire Edouard, seigneur
Spencer, messire Jacques d'Audley et messire Pierre,
son frère, le seigneur de Berkley, le seigneur de Basset,
messire Guillaume Fitz Warren, le seigneur de la
Ware, le seigneur de Mann, le seigneur de Wil-
loughby, messire Barthélémy Burghersh, le seigneur
de r^clton, messire Richard de Pembrigde, messire
ÏLC5 chroniques ne jfroissart, 335

Etienne de Cosington, le seigneur de Bradeston et


plusieurs autres. Parmi les Gascons le sejgneur ,

d'Albret, le seigneur de Pommiers, messire Elie et


messire Aymon de Pommiers, le seigeur de Langoy-
ran, messire Jean de Grailly, Captai de Buch, messire
Jean de Chaumont,le seigneur de Lesparre, le seigneur
de Mucidan, le seigneur de Courton, le seigneur de
Rosen, le seigneur de Condom, le seigneur de Mont-
ferrant, le seigneur de Landuras, monseigneur le
Souldich (') de Lestrade, et aussi d'autres que je ne
puis pas tous nommer; parmi les Hennuyers, messire <

Eustache d'Aubrecicourt et messire Jean de Ghistelles,


et deux autres bons chevaliers étrangers, messires
Daniel Passelle et Denis de Mortbecque.
Pour vous dire la vérité, le prince de Galles avait i

là avec lui vraie fleur de chevalerie, bien qu'ils ne '

fussent pas grand' foison, car ils n'étaient à tout


compter pas plus de huit mille hommes, et les Français
étaient bien cinquante mille combattants dont il y
avait plus de trois mille chevaliers.
ag a: :<»>• m s^: -m. 'MMMM- ''^' ''^'-
^- ''^'- '^- •^' -^ '^- •'^^- ^ ^' ^' ^' ^ ^' ''^' •'^' '^' ^' ^' ''^"
^^^
XXIX. — Comment le prince de Galles encouragea
SAGEMENT SES GENS ET COMMENT MESSIRE JaCQUES ;

d'AuDLEY DEMANDA AU PRINCE QU'iL LUI PERMIT DE


COMMENCER LA BATAILLE, CE QUI LUI FUT ACCORDÉ.

QUx^ND ce jeune homme le prince de Galles vit


combattre, et que le cardinal de
qu'il lui fallait
Périgord s'en allait sans avoir rien négocié, et
que son adversaire le roi de France les aimait et les
prisait si peu, il s'encouragea en soi-même et encou-
"

ragea très sagement ses gens, et leur dit : !

I. C'était un titre donné à quelques seigneurs gascons. La dignité do

Souldich, comme celle de Captai, ctait une dignité militaire équivalente ,

à celle de comte. i
33^ îles chroniques tie jFroissart»


« Beaux seigneurs, si nous sommes un petit
nombre contre la puissance de nos ennemis, ne nous
en étonnons pas pour cela, car le courage et la victoire
ne sont pas avec le nombre, mais là où Dieu les veut
envoyer. S'il advient ainsi que la journée soit pour
nous, nous serons les plus honorés du monde. Si nous
sommes tués, j'ai encore monseigneur mon père et
deux beaux frères, et vous avez aussi de bons amis,
qui nous vengeront. Ainsi je vous prie que vous
vouliez aujourd'hui vous appliquer à bien combattre ;

car, s'il plaît à Dieu et à saint Georges, vous me


verrez aujourd'hui bon chevalier. »
Grâce à ces paroles et à plusieurs autres belles rai-
sons que le prince démontra ce jour-là et fit démontrer
à ses gens par les maréchaux, ils furent tous réconfortés.
Auprès du prince, pour le garder et conseiller, était
messire Jean Chandos, et jamais de la journée il ne
quelque chose qui lui advînt. Messire Jacques
le quitta,
d'Audley s'y était tenu longtemps aussi c'est par son;

conseil que, le dimanche, tout le jour, la plus grande


partie des dispositions de leurs corps de bataille avait
été faite car il était sage et extrêmement vaillant
;

chevalier, et il le montra bien le jour qu'on se com-


battit, ainsi que je vous dirai.
Messire Jacques d'Audley avait fait vœu, il y avait
longtemps, que, s'il se trouvait jamais en affaire là où
serait le roi d'Angleterre ou l'un de ses enfants, et là
où il livrerait bataille, lui serait le premier assaillant
et le mieux combattant de son côté, ou bien il demeu-
rerait en la peine. Donc quand il vit qu'on se battrait,
et que le prince de Galles, fils aîné du roi, était là, il
en fut tout réjoui, d'autant qu'il se voulait acquitter,
loyalement selon son pouvoir, d'accomplir son vœu ;

et il s'en vint vers le prince et lui dit :


« Monseigneur, j'ai toujours servi loyalement
monseigneur votre père et vous aussi, et je le ferai
Les Chroniques De jFroissart. 337

tant que je Je vous dirai pourtant, cher sire,


vivrai.
que jadis je fis vœu
qu'à la première affaire oii serait
le roi votre père, ou l'un de ses fils, je serais le premier
assaillant et combattant; je vous prie donc autant que
je puis, en récompense des services que je fis jamais
au roi votre père et à vous aussi, que vous me donniez
congé de pouvoir me séparer de vous à mon honneur
et me mettre en état d'accomplir mon vœu. »
Le prince, qui considéra la bonté du chevalier et le
grand désir qu'il avait de rencontrer ses ennemis, le
lui accorda joyeusement et lui dit

:

« Messire Jacques, Dieu vous donne aujourd'hui


grâce et pouvoir d'être le meilleur des autres » !

Alors il lui donna la main, et ledit chevalier s'éloiena


du prmce et se mit au premier rang de toutes les
batailles, accompagné seulement de quatre très vaillants
écuyers qu'il avait priés et retenus pour détendre et
conduire sa personne et le dit chevalier s'en vint tout
;

en avant combattre et envahir le corps de bataille des


maréchaux de France et il s'attaqua à monseigneur
;

Arnould d'Andrehem et à sa troupe, et là fit merveille


d'armes, ainsi que vous entendrez raconter dans le
récit de la bataille.
D'autre part aussi messire Flustache d'Aubrecicourt,
qui alors était jeune bachelier et en grand désir
d'acquérir grâce et prix en armes, se mit en grand'peine
d'être des premiers assaillants. Il y fut juste au moment
que messire Jacques d'i\udley s'avança le premier
pour attaquer ses ennemis mais il en arriva à messire
;

Eustache ainsi que je vous dirai.


Vous avez ci-dessus assez entendu raconter, quand
j'ai parlé de l'ordonnance des corps de bataille des
F'rançais, que les Allemands qui étaient à côté des
maréchaux demeurèrent tous à cheval. Messire
Eustache d'Aubrecicourt cjui était à cheval, baissa sa
lance, mit au bras .son bouclier, frappa son cheval des
338 les CfjroniQucs îieajFroissart.

éperons et vint entre les escadrons. Alors un chevalier


d'Allemagne, qui s'appelait et se nommait messire
Louis de Recombes, et qui portait un écu d'argent à
cinq roses de gueules (messire Eustache portait d'her-
mine à deux hamèdes de gueules), vit venir messire
Eustache. Alors il sortit de son rang de la troupe du
comte Jean de Nassau sous qui il était, et baissa sa
lance et s'en vint droit audit messire Eustache. Ils
s'atteignirent de plein élan et se jetèrent par terre et
;

le chevalier allemand fut blessé à l'épaule et ne se


releva pas si tôt que fit messire Eustache. Quand
messire Eustache fut levé, il prit sa lance et s'en
vint sur le chevalier qui était couché là, en grand
volonté de l'attaquer et assaillir mais il n'en eut pas
;

le loisir, car il vint sur lui cinq hommes d'armes


allemands qui le jetèrent par terre. Là il fut tellement
pressé, sans être aidé de ses gens, qu'il fut pris et
emmené prisonnier parmi les gens dudit comte Jean
de Nassau qui n'en firent alors aucun compte; et
je ne sais s'ils le firent se rendre prisonnier, mais ils
le lièrent sur un char avec leurs harnais.
Assez tôt après la prise d' Eustache d'Aubrecicourt,
commença le combat de toutes parts et déjà était
;

approchée la troupe des maréchaux. Ceux qui devaient


rompre la bataille des archers chevauchèrent en avant,
et ils entrèrent tous à cheval dans le chemin où était
des deux côtés une haie épaisse et forte. Aussitôt que
ces gens d'armes furent engagés là, les archers com-
mencèrent à tirer et à mettre la main à l'œuvre des
deux côtés de la haie, et à renverser les "chevaux, et
à lancer dans la masse leurs longues flèches barbelées.
Ces chevaux, qui étaient atteints et qui sentaient et
redoutaient les fers de ces longues flèches, ne voulaient
pas avancer et se tournaient, l'un de travers, l'autre de
côté, ou ils tombaient et trébuchaient sous leurs maîtres
qui ne pouvaient s'aider ni se relever et jamais ladite
;
ILcs Cbroniqucs De jFroissatt. 339

troupe des maréchaux ne put approcher celle du prince.


Il y eut bien quelques chevaliers et écuyers bien
montés qui à force de chevaux passèrent outre et
rompirent la haie et pensèrent approcher le corps de
bataille du prince, mais ils ne purent.
Messire Jacques d'Audley,sous la garde de ses quatre
écuyers et l'épée en main, était, comme il est dit
ci-dessus, au premier front de ce corps de bataille
et très en avant de tous les autres, et là faisait mer-
veille d'armes et il s'en vint par grand'vaillance
;

combattre sous la bannière de monseigneur Arnould


d'Andrehem, maréchal de France, un très hardi et
vaillant chevalier et ils combattirent longtemps ;

ensemble. Et là fut rudement blessé ledit messire


Arnould car le corps de bataille des maréchaux fut
;

bientôt mis en déroute et déconfit par les traits des


archers, comme il est dit ci-dessus, avec l'aide des
hommes d'armes qui se jetaient entre eux quand ils
étaient abattus et les prenaient et les tuaient à volonté.
Là fut pris messire Arnould d'Andrehem mais ce fut ;

par d'autres gens que par messire Jacques d'Audley


ou par les quatre écuyers qui étaient auprès de lui car ;

jamais ledit chevalier ne fit un prisonnier de la journée,


ni ne s'appliqua à en prendre, mais s'efforçait toujours
de combattre et d'aller en avant contre ses ennemis.
at y; r^; ?r): yt;. .'^. -fi)-, is: -fiy. r^s. m m
'fii i»?: -H): m m m
:^: :<i>. sj): yy. sf;. :&)•. :s): [S): xy. :<;;: m xg. y?): -si): s^: k^j:

XXX. CuMMKXT MESSIRE JeAN DE ClERMONT ,

MARÉCHAL DK FrANCE, FUT TUÉ; ET COMMENT CEUX


du corl's de 15ataille du duc de nurmandie
s'eneuirent.

D'AUTRhL part, messire Jean de Clermont, maré-


chal de France, et fort vaillant et gentil chevalier,
combattait sous sa bannière et y fit assez de faits
d'armes tant qu'il put durer ; mais il fut abattu, et
340 Les Cbroniqucs Uc jTroissart.

jamais depuis ne se put relever ni venir à rançon. Là


il fut tué et occis en servant son seigneur.Et quelques-

uns voulurent bien maintenir et dire que c'était à


cause des paroles qu'il avait eues la journée d'avant
avec messire Jean Chandos. C'est à peine si l'on vit
jamais advenir en peu d'heures si grand malheur à des
gens d'armes et bons combattants, qu'il advint au
corps de bataille des maréchaux de France, car ils
fondaient l'un sur l'autre et ne pouvaient avancer.
Ceux qui étaient en arrière, et qui voyaient le
malheur et qui ne pouvaient passer en avant, recu-
laient et venaient sur le corps de bataille du duc
de Normandie qui était fort et épais par devant :

mais il fut bientôt éclairci et moins épais par derrière,


quand surent que les maréchaux étaient déconfits
ils ;

et la plusgrande partie montèrent à cheval et s'enfui-


rent; car d'une montagne descendit une troupe
d'Anglais tous montés à cheval, ayant aussi grand'foison
d'archers devant eux, et s'en vinrent tomber sur l'aile
du corps de bataille du duc de Normandie. A vrai
dire, les archers d'Angleterre portèrent très grand
avantage à leurs gens et surprirent beaucoup les
Français car ils tiraient si régulièrement et si pressé,
;

que lesFrançais ne savaient de quel côté se tourner


sans être atteints par les traits et toujours les Anglais
;

s'avançaient et petit à petit gagnaient du terrain.


XXXI. — Comment le trince de Galles, quand il
VIT le corps de batailledu duc de Normandie
s'ébranler, commanda a ses gens de chevaucher
en avant.

QUAND gens d'armes anglais virent que


les
cette première troupe était déconfite et
que le
'"'^^
corps de bataille du duc de Normandie s'ébran-
lait et commençait à se rompre ('), alors leur vint et
augmenta grandement force, haleine et courage et ;

ils montèrent tous promptement sur leurs chevaux


qu'ils avaient eu la précaution de faire demeurer à côté
d'eux. Quand ils furent tous montés et bien en hâte,
ils se rassemblèrent tous ensemble et commencèrent

à écrier à haute voix, pour effrayer davantage leurs en-


nemis « Saint Georges ! Guyenne ! » Là messire Jean
:

Chandos dit au prince un grand mot et honorable :

— « Seigneur, seigneur, chevauchez en avant, la


journée est à vous. Dieu sera aujourd'hui avec vous.
Dirigeons-nous vers votre adversaire le roi de France,
car de ce côté-là git tout le fort de la besogne. Je sais
bien que par vaillance il ne fuira point; il nous restera
donc, s'il plaît à Dieu et à saint Georges, mais il faut
le combattre. Vous disiez tout à l'heure qu'aujourd'hui
on vous verrait bon chevalier. »
Ces paroles évertuèrent si fort le prince, qu'il dit
tout haut:
—« Jean, allons, allons, vous ne me verrez pas
d'aujourd'hui retourner en arrière, mais toujours che-
vaucher en avant. »
I. Quelques princes, sous prétexte de sauver les enfants du roi, et

. Philippe, duc d'Orlt^ans, eurent le tort de s'éloigner du champ de bataille


avec des forces considérables, et qui, lorsque les Anglais quittèrent
leurs retranchements pour fondre sur le roi, pouvaient rétablir le
combat. A ce moment l'affaire n'était point perdue encore, et on peut
reprocher à un bon nombre de seigneurs et de chevaliers davoir trop
tôt désespéré de son issue; d'autant plus qu'en agissant ainsi, ils
laissaient le roi, avec des troupes peu nombreuses, soutenir l'assaut des
Anglais.
342 les C&romQues ue JFtoissart.

Alors il dit à sa bannière :

— « Chevauchez en avant, bannière, au nom de


Dieu et de saint Georges » !

Et le chevalier qui la portait fit le commandement


du prince. Là la presse et la rencontre furent grandes
et périlleuses ; et maints hommes y furent renversés.
Et sachez que qui était tombé ne se pouvait relever,
à moins qu'il ne
fût fort bien secouru.
Comme prince avec sa bannière chevauchait en
le
entrant au milieu de ses ennemis et comme ses gens
le suivaient, il regarda sur la droite auprès d'un petit
buisson, et vit messire Robert de Duras qui gisait là
mort, sa bannière à côté de lui, qui était de France
au sautoir de gueules, et bien dix ou douze des siens
autour de lui. Le prince commanda alors à deux de
ses écuyers et à trois archers:
— « Mettez le corps de ce chevalier sur une targe
et le portez à Poitiers présentez-le de par moi au
;

cardinal de Périgord, et dites-lui que je le salue à ces


enseignes. »
Les susdits valets du prince firent de suite et sans
délai ce qu'il leur commanda.
Or je vous dirai ce qui poussa le prince à faire cela;
quelques-uns pourraient dire qu'il le fit par manière de
dérision. On avait déjà informé le prince que les gens du
cardinal de Périgord étaient demeurés sur les champs
et qu'ils s'étaient armés contre lui, ce qui ne devait pas
être : car les gens d'église qui, pour le bien, et sur
traité de paix, vont et voyagent de l'un à l'autre, ne
se doivent point armer ni combattre pour l'un ou pour
l'autre, raisonnablement et, d'autant que ceux-ci
;

l'avaient fait, le prince en était courroucé contre le


cardinal et lui envoya effectivement son neveu, messire
Robert de Duras, ainsi qu'il est dit ci-dessus. Et il
voulait faire trancher la tête au châtelain d'Amposta
qui fut pris là et il l'aurait fait sans faute dans sa
;
ilcs Cbroniqucs îic jFroissart. 343

colère, h cause qu'il était de la famille dudit cardinal,


n'eût messire Jean Chandos qui le retint par
été
douces paroles et lui dit :


« Monseigneur, calmez-vous, et occupez-vous de
chose plus grande que n'est celle-ci peut-être le ;

cardinal de Périeord excusera si bellement ses g-ens


que vous en serez tout content. »
Ainsi le prince passa outre et commanda que ledit
châtelain fût bien gardé.
!=>: :^: :^: -sj). v^: h ^: ^: h -i^: :<?>: -m ^: M ^: ?y. :<y. :^'. :<>>: 's^: ??>• ^. :»: yy. :^: 'M ^. ^: :'^'. ^. ^'^ \<^. "fii: ^
XXXII. — Comment le duc de
Normandie et ses
DEUX FRERES PARTIRENT DE LA BATAILLE ET ;

COMMENT MESSIRE JeAN DE LaNDAS ET MESSIRE


Thibaut de Vodenav retournèrent a la bataille.

LORSQUE le corps de bataille des maréchaux fut


tout perdu et déconfit sans retour, et que celui
du duc de Normandie commença à se rompre et à
s'ouvrir, et que plusieurs de ceux qui y étaient (et qui
par raison devaient combattre) se prirent à monter à
cheval, à fuir et à se sauver, les Anglais, qui là étaient
tous montés, s'avancèrent et se dirigèrent première-
ment vers le corps de bataille du duc d'Athènes, con-
nétable de France. Là il y eut grand froissement et
grand choc, et maints hommes renversés par terre; là,
quelques-uns des chevaliers et écuyers de France qui
se battaient par troupeaux s'écriaient « Mont- Joie ! :

Saint Denis! » et les AnHais « Saint Georocs ! :

Guyenne ! » La prouesse était grandement remontrée,


car il n'y avait pas si petit combattant qui ne valût
un homme d'armes. Le prince et ses gens rencontrèrent
alors la bataille des Allemands du comte de Saarbruck,
du comte de Nassau et du comte de Nidau et de leurs
gens mais ceux-ci ne durèrent pas longtemps, mais
;

ils furent repoussés et mis en fuite.


344 ï-^s C&ronîqucs ne jFroisgart.

Là étaient archers d'Angleterre vîtes et légers à


tirer si bien ensemble et si serré que nul n'osait ni ne
pouvait se mettre sous leurs traits ils blessèrent et
;

tuèrent dans cette rencontre maints hommes qui ne


purent venir à rançon ni à merci. Là furent pris, en
assez bon ordre, les trois comtes nommés ci-dessus,
et tués ou pris maints chevaliers et écuyers de leur
troupe. En cette attaque et reculade fut repris messire
Eustache d'Aubrecicourt, par ses gens qui" le cher-
chaient et qui le savaient prisonnier des Allemands ;

messire Jean de Ghistelles le délivra à grand'peine, et


ledit messire Eustache fut remis à cheval. Depuis, il
fit ce jour-là maint exploit et prit de bons prisonniers

dont il eut dans l'avenir beaucoup d'argent et qui lui


servirent beaucoup pour son avancement.
Quand la bataille du duc de Normandie, ainsi que
je vous ai dit, vit approcher si fortement les batailles
du prince qui déjà avaient déconfit les maréchaux et
les Allemands et qui entraient en chasse, la plus
grande partie en fut tout ébahie, et quelques-uns et
presque tous s'occupèrent à se sauver, et les enfants
du roi aussi le duc de Normandie, le comte de
:

Poitiers, le comte de Touraine, qui étaient alors fort


jeunes et de petit avis aussi crurent-ils facilement
;

ceux qui les gouvernaient. Toutefois messire Guichart


d'Angle et messire Jean de Saintré, qui étaient auprès
du comte de Poitiers, ne voulurent pas retourner ni
fuir, mais se jetèrent au plus fort de la bataille. Ainsi
partirent,sur le conseil qu'on leur donna, les trois
enfants du roi, et avec eux plus de huit cents lances
saines et entières qui jamais n'approchèrent leurs
ennemis ;
et ilschemin de Chauvigny.
prirent le
Quand messire Jean de Landas et messire Thibaut
de Vodenay, qui avec le seigneur de Saint-Venant
étaient maîtres et ogouverneurs de duc Charles de
Normandie, eurent chevauché environ une grosse
les chroniques De JFroîssart. 345

lieue en compagnie dudit duc, ils prirent congé de lui


et prièrent le seigneur de Saint- Venant de ne point
le quitter et de le mener en sûreté, et qu'il acquerrait
à garder sa personne autant d'honneur que s'il
demeurait à la bataille mais eux voulaient retourner
;

et venir auprès du roi et en sa troupe et le seigneur;

de Saint- Venant leur répondit qu'il ferait ainsi selon


son pouvoir. Ainsi ces deux chevaliers retournèrent
et rencontrèrent le duc d'Orléans et sa grosse bataille
toute saine et entière, qui étaient partis et venus
par derrière corps de bataille du roi. Il est bien
le
vrai que plusieurs bons chevaliers et écuyers, quoique
leurs seigneurs partissent, ne voulaient pas s'éloigner ;

mais ils eussent préféré mourir plutôt qu'on pût leur


reprocher d'avoir fui.

XXXIII. —
Comment le roi de France ordonna
A TOUS SES gens d'aLLER A PIED COMMENT IL ;

COMBATTIT TRÈS VAILLAMMENT COMME UN BON


CHEVALIER, ET SES GENS AUSSI.

X^OUS avez bien ci-dessus en cette histoire entendu


'
parler de la bataille de Crécy, et comment la
fortune fut fort extraordinaire pour les Français à la ;

bataille de Poitiers aussi elle fut fort merveilleuse,


changeante et très cruelle pour eux, et pareille à celle
de Crécy car les Français étaient bien sept gens
;

d'armes contre un. Or regardez si cène fut pas grande


infortune pour eux, quand ils ne purent l'emporter sur
leurs ennemis. Mais h vrai dire, la bataille de Poitiers
fut beaucoup mieux combattue que celle de Crécy et ;

toutes sortes de gens d'armes y eurent mieux loisir


d'aviser et considérer leurs ennemis qu'ils n'eurent à
Crécy car la dite bataille de Crécy commença dans
:

la soirée, tout à fait tard, sans ordre et sans ordon-


346 Les Chroniques De jFtoissatt.

nance, et celle de Poitiers au matin, à l'heure de prime,


et en assez bonnes dispositions si la fortune y eût été
pour les Français, Et il y advint beaucoup plus de
beaux et grands faits d'armes, sans comparaison, qu'il
n'y en eut à Crécy, bien que tant de grands chefs de
pays n'y fussent pas tués, comme à Crécy. Et tous ceux
qui demeurèrent à Poitiers, morts ou pris, s'acquit-
tèrent si loyalement envers leur seigneur, que leurs
héritiers en doivent être encore honorés, et que les
vaillants hommes qui combattirent sont à recomman-
der. On ne peut pas dire ni présumer que le roi Jean
de France s'effrayât jamais de chose qu'il vît ou qu'il
entendît dire mais il demeura et fut toujours bon
;

chevalier et bien combattant et il ne fit pas semblant


:

de fuir ou de reculer quand il dit à ses hommes « A :

pied à pied » et il fit descendre tous ceux qui étaient


! !

à cheval, et se mit lui-même à pied devant tous les


siens, une hache de guerre en ses mains, et fit passer
en avant, au nom de Dieu et de saint Denis, ses ban-
nières, dont messire Geoffroy de Chargny portait la
souveraine et la grosse bataille du roi vint en bon
;

ordre à la rencontre des Anglais. Là il y eut grand


choc fier et cruel, maints horions donnés et reçus, de
haches, d'épées et autres armes de guerre. Le roi de
France et messire Philippe, son plus jeune fils, en
vinrent aux mains avec la bataille des maréchaux
d'Angleterre, le comte de'Warwick et le comte de
Suffolk il y avait aussi là des Gascons monseigneur
;
:

le captai de Buch, le seigneur de Pommiers, messire


Aymery de Tarse, le seigneur de Mucidan, le seigneur
de Langoyran, le Souldich de l'Estrade.
Le roi de France avait bien sentiment et connais-
sance que ses gens étaient en péril car il voyait ses ;

bat.iilles s'ouvrir et s'ébranler, et ses bannières et


pennons trébucher et reculer et les siens repoussés
par la force de leurs ennemis ; mais il pensa pouvoir
les CbroniQucs De jrroissart. 347

prendre l'avantage par fait d'armes. Là les Français


criaient :« Alont-foie! Saint Denis ! » et les Anglais :

« Saint Georges ! Guyenne ! »


Alors revinrent à temps ces deux chevaliers qui
avaient quitté la troupe du duc de Normandie, messire
Jean de Landas et messire Thibaut de Vodenay ils ;

se mirent aussitôt à pied dans le corps de bataille du


roi et depuis combattirent très vaillamment. D'autre
part combattaient le duc d'Athènes, connétable de
France, et ses gens ; et un peu plus loin le duc de
Bourbon, environné de bons chevaliers de son pays
de Bourbonnais et de Picardie. De l'autre côté étaient
les Poitevins, le sire de Pons, le sire de Parthenay, le
sire de Poiane, le sire de Tonnay-Bouton, le sire de
Surgières, messire Jean de Saintré, messire Guichart
d'Angle, le sire d'Argenton, le sire de Linières, le sire
de Montendre et plusieurs autres, le vicomte de Ro-
chechouart et le vicomte d'Aunay. Là était enseignée
chevalerie et fait toute sorte d'exploits d'armes car ;

croyez fermement que toute tleur de chevalerie était


d'une part et d'autre.
Là combattirent vaillamment messire Guichart de
Beaujeu, le sire de Château-Vilain et plusieurs bons
chevaliers et écuyers de Bourgogne. D'autre part
étaient le comte de Ventadour et de INTontpensier,
messire Jacques de Bourbon, en grand' ordonnance,
et aussi messire Jean d'Artois, et messire Jacques son
frère, et messire Res^nault de Cervoles, dit l'Archi-
prêtre, armé pour le jeune comte d'Alençon.
Il y avait aussi d'Auvergne plusieurs grands barons

et bons chevaliers, tels que le seigneur de Mercœur,


le seigneur de La Tour, le seigneur de Chalençon,
messire Guillaume de Montaigu, le .seigneur de Ro-
chefort, le seigneur d'Apchier et le seigneur d'Apchon;
de Limousin, Vi sei^rneur de Maleval, le seiLrneur de
Moreuil, le seij^neur de Pierre- Bufiîère et de ;
348 Les Cbroniques îie jFroissart.

Picardie, messire Guillaume de Nesle,messire Raoul de


Raineval,messire Geoffroy de Saint-Dizier, le seigneur
de Hély, le seigneur de Montsault, le seigneur de
Hangest et plusieurs autres.
Il y avait encore dans la bataille dudit roi de France
le comte de Douglas d'Ecosse, et il combattit quelque
temps assez vaillamment mais quand il vit que la
;

déconfiture tournait entièrement sur les" Français, il


partit et se sauva du mieux qu'il put car nullement ;

il n'eût voulu être pris et tomber aux mains des An-


glais mais il eût mieux aimé être tué sur place, car
;

certainement il ne fût jamais venu à rançon.

XXXIV. —Comment messire Jacques d'Audley


FUT EMPORTÉ DU COMBAT FORT BLESSÉ ET COMMENT ;

MESSIRE Jean Chandos exhorta le prince a


CHEVAUCHER EN AVANT.

ON ne peut pas vous parler de tous, ni dire ou


rappeler « Celui-ci fit bien et celui-ci fit mieux »
:
;

car il y faudrait trop de paroles non qu'on doive


:

légèrement passer sur les faits d'armes, mais il y eut


là beaucoup de bons chevaliers et écuyersd'un côté et
d'autre, et ils le montrèrent bien car ceux qui furent
;

tués du parti du roi de France ne daignèrent jamais


fuir, mais demeurèrent vaillamment auprès de leur
seigneur et combattirent hardiment.
D'autre part on vit des chevaliers crx'\ngleterre et
de Gascogne s'aventurer très hardiment, et chevau-
cher et attaquer leurs ennemis d'une manière si ordon-
née, que. ce serait merveille à penser et ils ne l'em-
;

portèrent pas de suite, mais il leur fallut endurer et


souffrir beaucoup de peines avant qu'ils pussent entrer
dans la bataille du roi. Là étaient auprès du prince et
à la bride de son cheval messire Jean Chandos, messire
ïLcs Chroniques De jFroissart. 349

Pierre d'Audley, frère de messire Jacques d'Audley


dont nous avons parlé ci-dessus et qui fut des premiers
assaillants, ainsi qu'il en avait fait vœu et qui avait
;

déjà tant fait d'exploits avec l'aide de ses quatre


écuyers, qu'on le doit bien tenir et recommander pour
preux car toujours, comme bon chevalier, il était
:

entré au plus fort de la mêlée et y avait combattu si


vaillamment, qu'il y fut durement blessé au corps, à
la tête et au visage ; et, tant qu'haleine et force lui

purent durer, il combattit et alla toujours en avant


jusqu'à ce qu'il perdit tout son sang. Alors sur la fin
de la bataille les quatre écuyers qui le gardaient le
prirent et l'amenèrent tout faible et tout blessé en de-
hors de la mêlée, auprès d'une haie, pour le rafraîchir
et le laisser respirer ; et ils le désarmèrent le plus
doucement qu'ils purent et s'occupèrent à bander ses
plaies et à recoudre les plus dangereuses.
Or nous reviendrons au prince de Galles qui chevau-
chait en avant, combattant et tuant ses ennemis au-
;

près de lui était messire Jean Chandos par le conseil


duquel il commença et poursuivit la journée et le ;

gentil chevalier s'en acquitta si loyalement que jamais


il ne s'occupa ce jour-là à prendre des prisonniers ;

mais il disait en outre au prince :

— « Seigneur, chevauchez en avant ;Dieu est


avec vous la journée est vôtre. »
;

Le prince qui tendait à toute perfection d'honneur,


chevauchait en avant, sa bannière devant lui, et il en-
courageait ses gens là où il les voyait s'ouvrir et s'é-
branler, et il y fut très bon chevalier.
^M M ^- ^
'i^. '.<^. MMH
^. jgg 'f^. '.<^. hH ^
:^' i<y. ??i:
?y :<?>' isj: ?g: :<^: l'y. :gg l'y. :<9: ?g: :<g: .ty ??^ 's^.

XXXV. — Comment le duc de Bourbon, le duc


d'Athènes et plusieurs autres chevaliers et
barons furent tués, et aussi plusieurs pris.

CE lundi la bataille des Anglais contre les Français


fut très dure et très forte; et le roi Jean de Fran-
ce y fut de son côté fort bon chevalier et si la qua- ;

trième partie de ses gens lui eût ressemblé, la journée


eût été pour eux; mais il n'en advint pas ainsi. Toute-
fois les ducs, les comtes, les barons et les écuyers et
chevaliers qui demeurèrent, s'acquittèrent de leur de-
voir bien et loyalement selon leur pouvoir, et combat-
tirent tant qu'ils furent tous tués ou pris peu s'en ;

sauvèrent de ceux qui descendirent à pied à bas de


leurs chevaux sur le sable, auprès du roi leur seigneur.
Là furent tués, ce dont ce fut pitié et dommage, le
gentil duc de Bourbon qui s'appelait messire Pierre,
et assez près de lui messire Guichart de Beaujeu et
messire Jean de Landas et fut pris et rudement bles- ;

sé l'Archiprêtre, et aussi messire Thibaut de Vodenay


et messire Baudouin Zonnequin ; tués, le duc d'A-
thènes, connétable de France, et l'évêque de Châlons
en Champagne et d'autre part furent pris le comte
;

de Vaudemont et de Joinville, et le comte de Venta-


dour, et celui de Vendôme; et tués, un peu au-dessus,
messire Guillaume de Nesle et messire Eustache de
Ribaumont parmi ceux d'Auvergne, furent tués le
;

sire de La Tour et messire Guillaume de Montaigu ;

et pris, messire Louis de Maleval, le sire de Pierre-


Buffière et le sire de Sérignac et en cette attaque il ;

y eut plus de deux cents chevaliers morts ou pris.


D'autre part quelques bons chevaliers de Norman-
die combattaient contre une troupe d'Anglais, et là
furent tués messire Grimouton de Chambly et monsei-
gneur Baudrains de la Heuze, et plusieurs autres qui
étaient séparés de leur troupe et qui combattaient par
troupeaux et par compagnies, comme ils se trouvaient
ILcs Cbroniqucs De jTcoissart. 351

et se rassemblaient. Et le prince chevauchait toujours


et se dirigeait vers le corps de bataille du roi et la ;

plus grande partie des siens s'appliquaient à faire la be-


sogne à son profit, et du mieux qu'ils pouvaient car ;

tous ne pouvaient pas être ensemble. Il y eut aussi ce


jour-là maints exploits d'armes qui furent faits et qui
ne vinrent pas tous à connaissance car on ne peut ;

pas tout voir ni savoir, ni aviser ni concevoir quels


sont les plus preux et les plus hardis. J'en veux pour-
tant parler le plus justement que je pourrai, selon que
j'en fus depuis informé par les chevaliers et écuyers
qui furent d'une part et d'autre.
^^.^"s^^-M^^ v$. %: v^: M M '.-S): vf.r^.i?:^if). :<^: 'M M :^: ?g: ^ 'M M M %: 'M
v^. :<?. 's^: :<g %g

XXXVI. — Comment le sire de Renty, en fuyant


de la bataille, prit un chevalier anglais qui
le poursuivait et comment un écuyer de
;

Picardie de la même façon


, prit le sire de ,

Berkeley.

PARMI ces batailles et ces rencontres et les chas-


ses et poursuites qui furent ce jour-là, il arriva à
messire Oudart de Renty ainsi que je vous dirai. Mes-
sire Oudart était parti de la bataille, car il voyait bien
qu'elle était perdue sans retour, et il ne voulut pas se
mettre en péril des Anglais puisqu'il pouvait l'éviter,
et s'était bien déjà éloigné d'une lieue. Un chevalier
d'Angleterre l'avait poursuivi quelque temps, la lance
au poing et criait à messire Oudart :

— « Chevalier, retournez, car c'est grand'honte de


fuir ainsi. »
Messire Oudart qui se sentait chassé prit honte et
s'arrêta tout coi et sortit l'épée du fourreau et se dit
en soi-même qu'il attendrait le chevalier d'Angleterre.
Le chevalier anglais pensa venir sur messire Oudart
et donner de sa lance contre le bouclier de son ennemi ;
352 ïLeis Ci)ronique0 De JFroîssart.

mais il manqua son coup, car messire Oudart se


détourna et ne manqua pas d'asséner le sien sur le
chevalier anglais, et il le frappa si fort en passant
d'un coup d'épée sur son bassinet, qu'il l'étourdit tout
à fait et l'abattit à terre en bas de son cheval et il se
;

tint là tout coi pendant un moment sans se relever.


Alors messire Oudart mit pied à terre et vint sur le
chevalier qui était étendu là, et lui appuya son épée
sur la poitrine, et lui dit que vraiment il le tuerait s'il
ne se rendait pas à lui et ne lui jurait pas prison, se-
couru ou non secouru. Le chevalier anglais ne se vit
pas le maître de refuser et se rendit prisonnier audit
messire Oudart et s'en alla avec lui; et depuis il le mit
à rançon bien et grandement.
Au milieu de la bataille et au fort de la chasse, il
advint encore une belle et plus grande aventure à un
écuyer de Picardie qui s'appelait Jean d'Elènes, habile
homme d'armes et sage et extrêmement courtois. Il
s'était ce jour-là battu assez vaillamment dans la trou-
pe du roi il avait vu et compris la déconfiture et le
;

grand désastre qui y courait et il lui était si bien ad-


;

venu, que son page lui avait amené 'son coursier frais
et nouveau, ce qui lui fit grand bien. En même temps
était sur le champ de bataille le sire de Berkeley, un
jeune et habile chevalier, et qui ce jour-là avait levé
bannière. II vit ce que faisait Jean d'Elènes et sortit
des rangs à sa poursuite, monté aussi sur Heur de cour-
sier ;et pour faire plus grand'vaillance d'armes, il se
sépara de sa troupe et voulut suivre le dit Jean tout
seul, ainsi qu'il fit. Et ils chevauchèrent hors de toute
mêlée fort loin, sans s'approcher, Jean d'Elènes devant
et le sire de Berkeley venant après qui mettait grand'-
peine à l'atteindre. L'intention de l'écuyer français
était bien de retourner en effet, mais il voulait amener
le chevalier encore un peu plus loin. Et ils chevauchè-
rent de toute la vitesse de leurs chevaux plus d'une
ïlc0 Cbranîaucs t)c jFroissart. 353
grosse lieue et s'éloignèrent bien autant et davantage
de toutes les batailles. Le sire de Berkeley criait en
même temps à Jean d'Élènes

:

« Retournez, retournez, homme d'armes Ce !

n'est pas honneur ni prouesse de fuir ainsi. »


Quand l'écuyer vit qu'il était temps, il tourna vive-
ment sur le chevalier, tout d'un coup, l'épée au poing,
et la mit sous son bras en guise de lance, et s'en vint
en cet état sur le seigneur de Berkeley qui ne voulut
jamais l'éviter, mais il prit son épée, qui était de Bor-
deaux, bonne et légère et forte assez, et l'empoigna par
la poignée en levant la main pour frapper en passant
l'écuyer.et il la fit tournoyer et la laissa retomber. Jean
d'Elènes qui vit l'épée venir sur lui en volant, se
détourna, et par ce moyen l'Anglais perdit son coup
contre le dit écuyer. Mais Jean ne perdit point le sien,
mais atteignit en passant le chevalier au bras, tellement
qu'il lui fit voler son épée dans les champs. Quand
le sire de Berkeley vit qu'il n'avait point d'épée et que
l'écuyer avait la sienne, il sauta à bas de son coursier
et s'en vint au petit pas là où était son épée mais il
:

n'y put jamais arriver si vite qu'il ne fût devancé par


Jean d'Elènes. Celui-ci donna si raidement de son épée
sur le chevalier qui était à terre, et l'atteignit telle-
ment dans la cuisse, que l'épée, qui était raide et bien
acérée et envoyée de fort bras et de grand' volonté,
entra dans la cuisse et s'y enfonça jusqu'à la hanche.
De ce coup tomba le chevalier qui était rudement
blessé et qui ne pouvait s'aider. Quand l'écuyer le vit
en cet état, il descendit fort habilement de son cour-
sier, et vint vers l'épée du chevalier qui était à terre
et la prit puis s'en vint vers le chevalier et lui de-
;

manda s'il se voulait rendre, secouru ou non secouru.


Le chevalier lui demanda son nom il dit

; :

« On m'appelle Jean d'I^llènes et vous com-


;

ment ? »

FROISSART 23
354 ^^^ Cbroniques îie jFroissatt,

— « Certes, compagnon, répondit le chevalier, on


m'appelle Thomas, et je suis sire de Berkeley, un
très beau château situé sur la rivière de Savern, sur
la frontière de Galles. »
— « Sire de Berkeley, dit l'écuyer, vous serez mon
prisonnier comme je vous ai dit, et je vous mettrai en
sûreté et m'occuperai de vous guérir; car il me semble
que vous êtes rudement blessé. »
Le sire de Berkeley répondit :

— « Je vous l'accorde ainsi vraiment je suis votre


;

prisonnier, car vous m'avez loyalement conquis. :^

Là-dessus il lui jura sa foi que, secouru ou non


secouru, il serait son prisonnier. Alors Jean tira l'épée
hors de la cuisse du chevalier la plaie demeura tout
;

ouverte, mais Jean la banda et fit bel et bien du mieux


qu'il put, et fit tant qu'il le remit sur son coursier et
l'emmena ce jour-là sur son coursier, au petit pas,
jusqu'à Châtellerault ; et là il séjourna plus de quinze
jours pour l'amour de lui et le fit soigner par un
médecin et, quand il alla un peu mieux, il le mit
;

dans une litière et le fit amener tout sauf en sa maison


de Picardie. Il fut là plus d'un an, jusqu'à ce qu'il fût
bien guéri ;mais il demeura estropié et quand il
;

partit, il paya six mille nobles. Et ledit écuyer devint


chevalier, à cause du grand profit qu'il eut de son
prisonnier, le seigneur de Berkeley. Maintenant nous
reviendrons à la bataille de Poitiers.

XXXVII. — Comment
il y eut grande tuerie des
Français devant la porte de Poitiers et ;

COMMENT LE ROI JeAN FUT PRIS.

AINSI adviennent souvent les fortunes en armes,


plus heureuses et plus merveilleuses qu'on ne
les pourrait ni oserait penser et souhaiter, tant en
batailles et rencontres qu'en folles poursuites. A
vrai
les Cfironiqucs De jTroissart 355

dire, cette bataille qui fut assez prèsde Poitiers, dans


les champs de Beauvoir de Maupertuis, fut très
et
grande et très périlleuse et il y put bien advenir
;

plusieurs grandes aventures et beaux faits d'armes


qui ne furent pas tous connus. Cette bataille fut très
bien combattue, bien poursuivie et bien chevauchée
par les Anglais et les combattants y souffrirent d'un
;

côté et d'autre beaucoup de peines. Là le roi Jean


fit de sa main merveilles d'armes, et tenait une hache

dont il se défendait et combattait très bien (i).


En rompant et ouvrant la presse, furent pris assez
près de lui le comte de Tancarville et messire Jacques
de Bourbon, alors comte de Ponthieu, et messire Jean
d'Artois, comte d'Eu et d'autre part, un peu plus au-
;

dessus, sous le pennon du Captai, messire Charles


d'Artois et beaucoup d'autres chevaliers. La poursuite
de la déconfiture dura jusques aux portes de Poitiers,
et là il y eut grand'tuerie et grand abattage de gens
d'armes et de chevaux car ceux de Poitiers refer-
;

mèrent leurs portes et ne laissèrent personne entrer


dedans aussi y eut-il sur la chaussée et devant la
;

porte si grand'horreur de gens tués, blessés et abattus,


que ce serait merveille à penser et les Français se
;

rendaient d'aussi loin qu'ils pouvaient voir un Anglais;


et il y eut là plusieurs Anglais, archers et autres, qui
avaient quatre, cinq ou six prisonniers; et on n'entendit
jamais parler de tel malheur qu'il advint là sur eux.
Le sire de Pons, un grand baron du Poitou, fut
tué là, et beaucoup d'autres chevaliers et écuyers et ;

I. Si la valeur personnelle chez un chef doit être estimée comme la

plus haute qualilc qu'on puisse exiger de lui, le roi Jean ne mériterait
que des éloges. Il fut en etict le héros de la journée. Blessé deux fois au
visage, son casque étant tombé dans la presse, armé d'une hache, il
faisait reculer la foule des ennemis qui l'entouraient. Le jeune Philippe,
son (|uatrième tîls, presque un enfant, fut blessé à ses entés. L'on rapporte
qu'il s'écriait, en parant les coups destinés au roi : « Père, frappez à
droite père, frajjpe/. à gauche » Le courage du jeune prince lui valut
; !

le nom de Philippe le Hardi.


35^ iteg Cbroniqucs De jf roissart

furent pris vicomte de Rochechouart, le sire de


le
Poiane de Parthenay du pays de Saintonge,
et le sire ;

le sire de Montendre et fut pris messire Jean de


;

Saintré, et tellement blessé que jamais depuis il n'eut


de santé on le tenait pour le meilleur et plus vaillant
:

chevalier de France et fut laissé pour mort entre les


;

morts messire Guichart d'Angle qui" combattit très


vaillamment pendant cette journée.
Là combattit vaillamment et assez près du roi
messire Geoffroy de Chargny et toute la presse et la
;

huée était sur lui, à cause qu'il portait la souveraine


bannière du roi, et lui-même avait sur les champs sa
bannière, qui était de gueules à trois écussons
d'argent. De toutes parts survinrent tant d'Anglais et
de Gascons, que par force ils ouvrirent et rompirent
la presse du corps de bataille du roi de France et les ;

Français furent si embarrassés entre leurs ennemis


qu'il y eut bien parfois cinq hommes d'armes sur un
gentilhomme.
Là messire Baudouin Zonnequin fut pris par messire
Barthélémy Burghersh et messire Geoffroy de
;

Chargny fut tué, la bannière de France entre ses mains ;

et le comte de Dampmartin fut pris par monseigneur


Regnault de Cobham. Là il y eut donc très grande
presse et très grande poussée autour du roi Jean, à
cause du désir qu'on avait de le prendre et ceux qui ;

le connaissaient et qui étaient le plus près de lui


criaient

:

« Rendez-vous, rendez-vous ! autrement vous


êtes mort. »
Il y avait là un chevalier du pays de Saint-Omer,
qu'on appelait monseigneur Denis de Mortbecque ;

depuis cinq ans il avait servi les Anglais, à cause qu'il


avait dans sa jeunesse été compromis en France pour
un duel et pour un homicide qu'il avait fait à Saint-
Omer, et il était retenu à la solde et aux gages du
Les CbroniQucs De jTroissart, 357

roi d'Angleterre. Il advint donc si bien à point audit


chevalier, qu'il était à côté du
de France, et le plus
roi
près de lui, quand on s'efforçait ainsi de le prendre.
Il s'avança alors dans la presse, à la force des bras et

du corps, car il était grand et fort, et dit au roi en bon


français, ce qui fit que le roi y fit attention plus qu'aux
autres :

— « Sire. sire, rendez-vous, »


Le roi qui se vit en dur parti et très pressé par ses
ennemis, et qui comprenait aussi qu'il ne lui servait
de rien de se défendre, demanda en regardant le
chevalier :

— « A
qui me rendrai-je ? à qui ? Où est mon
cousin prince de Galles ? si je le voyais, je parlerais. »
le
— « Sire, répondit messire Denis, il n'est pas ici ;

mais rendez-vous à moi, je vous mènerai près de lui. »


— « Oui êtes-vous ? » dit le roi.
— « Sire, je suis Denis de Mortbecque, un chevalier
d'Artois mais je sers le roi d'Angleterre, à cause que
;

je ne puis demeurer au royaume de France et que je


m'y suis compromis. »
Alors le roi de France répondit, ainsi que depuis
j'en fus informé, ou bien dut répondre :

— « Et me
rends à vous. »
je
Et il lui donna son gantelet droit. Le chevalier le
prit et en eut grand joie. Là il y eut grand'presse et
grand'bousculade autour du roi car chacun s'efforçait ;

de dire « Je l'ai pris, je l'ai pris


: Et le roi ne !
V)

pouvait avancer, non plus que messire Philippe son


plus jeune fils.
Or nous cesserons un peu de parler de cette bous-
culade qui était autour du roi de France, et nous
parlerons du prince de Galles et de la bataille.
XXXVI IL —
Co^klMENT IL Y EUT GRAND DÉBAT ENTRE
LES Anglais et les Gascons sur la prise du roi
Jean et comment le prince envoya ses maréchaux
;

pour savoir ou il était.

LE prince de Galles qui était extrêmement hardi


courageux, le bassinet en tête, était comme
et
un lion cruel et féroce et lui qui ce jour-là avait pris
;

grand plaisir à combattre et à poursuivre ses ennemis,


était vers la fin de la bataille durement échauffé si ;

bien que messire Jean Chandos, qui était toujours


auprès de lui et qui de ce jour ne le quitta jamais, lui
dit :

« Sire, il est bon que vous vous arrêtiez ici et
que vous mettiez votre bannière en haut sur ce
buisson ainsi vos gens qui sont fort épars se retire-
;

ront ici car. Dieu merci, la journée est à vous, et je


;

ne vois désormais nulles bannières et nuls pennons


qui se puissent rejoindre. Ainsi vous vous reposerez
un peu, car je vous vois fort échauffé. »
Le prince consentit à la demande de monseigneur
Jean Chandos, et fit mettre sa bannière sur le haut
d'un buisson pour rassembler tous ses gens, et fit
corner ses ménestrels, et ôta son bassinet.
Bientôt ses chevaliers furent prêts, ceux du corps
et ceux de la chambre ;
et on tendit là un petit pavillon
vermeil oi^i le prince entra et on lui apporta à boire,
;

à lui et aux seigneurs qui étaient auprès de lui. Et


toujours ils devenaient plus nombreux, car ils reve-
naient de la poursuite, et ils s'arrêtaient là ou aux
environs et s'occupaient de leurs prisonniers.
Sitôt que revinrent les deux maréchaux, le comte
de Warwick et le comte de Suffolk, le prince leur
demanda s'ils savaient quelques nouvelles du roi de
France. Ils répondirent :

—« Non, Sire, pas de bien certaines mais nous ;

croyons Ijien qu'il est mort ou pris, car il n'est point


parti des batailles. »
les Cbroniqucô te JFroissart. 359

Alors dit en grand'hâte au comte de


le prince
Warwick monseigneur Regnault de Cobham
et à :

—« Je vous prie, partez d'ici et chevauchez si


avant, que, à votre retour, vous sachiez me dire la
vérité. »
Ces deux seigneurs remontèrent aussitôt à cheval
montèrent sur un tertre pour
et quittèrent le prince et
voir tout autour d'eux et ils aperçurent une grande
;

troupe de gens d'armes tous à pied et qui venaient


fort lentement. Là était le roi de France en ofrand
péril, car Anglais et Gascons en étaient maîtres et
l'avaient déjà enlevé à monseigneur Denis de Mort-
becque et l'avaient beaucoup éloigné de lui, etles plus
forts disaient

:

Je « je l'ai pris »
l'ai pris, !

Toutefois le roi de France qui sentait l'envie qu'ils


avaient de lui entre eux, leur dit pour esquiver le
péril

:

« Seigneurs, seigneurs, menez-moi courtoisement,


et mon fils prince mon cousin, et ne
aussi, vers le
vous disputez plus ensemble de ma prise, car je suis
roi et assez grand pour faire riche chacun de vous. »
Ces paroles et d'autres que le roi leur dit alors les
calmèrent un peu mais néanmoins toujours recom-
;

mençait leur dispute, et ils n'avançaient pas d'un pas


sans disputer. Les deux barons susnommés, quand ils
virent cette foule et ces gens d'armes ainsi ensemble,
s'avisèrent d'aller de ce côté ainsi ils piquèrent leurs ;

coursiers des éperons et vinrent jusque-là et deman-


dèrent :

— « Qu'est-ce là ? Qu'est-ce là ? »
Il leur fut dit :

— « C'est le roi de France qui est pris, et il y a


plus de dix chevaliers et écuyersqui le veul(;nt avoir. >>
Alors, sans plus parler, les deux barons rompirent
la Ivresse à force de chevaux, et lue lU rcc ulcr toutes
360 Les Cbronique^ De jFroissart.

sortes de gens, et leurcommandèrent, de par le prince,


et sous peine dede se retirer en arrière et que
la vie,
nul ne l'approchât, à moins d'en être commandé et
requis. Alors s'éloignèrent tous les gens qui n'osèrent
pas enfreindre ce commandement, et se retirèrent bien
en arrière du roi et des deux barons qui aussitôt
descendirent de cheval et s'inclinèrent très bas devant
le roi ;lequel roi fut fort joyeux de leur venue, car
ils le délivrèrent d'un grand danger.

Or nous vous parlerons encore un peu de la conte-


nance du prince qui était dans son pavillon, et nous
vous dirons ce qu'il fit, en attendant les chevaliers
susnommés.

XXXIX. —
Comment le prince donna a messire
Jacques d'Audley cinq cents marcs d'argent de
revenu et comment le roi de France fut
;

PRÉSENTÉ au prince.

AUSSITOT que le comte de Warwick et messire


Regnault de Cobham se furent éloignés du
prince, comme il est contenu ci-dessus, le prince
demanda aux chevaliers qui étaient autour de lui :

— « De messire James d'Aidley, n'y a-t-il personne


qui en sache rien ? »
— « Oui, seigneur, répondirent quelques chevaliers
qui étaient là et qui l'avaient vu il est fort blessé, et
;

il est couché dans une litière assez près d'ici. »

— « Par ma foi, dit le prince, je suis excessivement


fâché de sa blessure, mais je le verrais fort volontiers.
Qu'on sache, je vous prie, s'il pourrait supporter qu'on
l'apportât ici ; s'il ne peut pas, je Tirai voir. »
Et envoya deux chevaliers pour faire ce message.
il

— « Grand merci à monseigneur le prince, dit


messire James, quand il lui plaît de se souvenir d'un
si petit bachelier que je suis. »
les Cfironiqucs t)c jTrolssart. 361

Alors il appela jusqu'à huit de ses valets et se fit


porter en sa litière là où était le prince. Quand le
prince vit monseii^neur James, il se baissa vers lui et
lui fit grand accueil et le reçut doucement et lui dit
ainsi :

— « Messire James, je vous dois bien honorer, car


par votre vaillance et prouesse vous avez aujourd'hui
acquis grâce et renommée auprès de nous tous, et vous
êtes considéré, de science certaine, comme le plus
preux. »
— « Monseigneur, répondit messire James, vous
pouvez dire ce qu'il vous plaît, je voudrais bien qu'il
en fût ainsi et si je me suis avancé pour vous servir
;

et accomplir un vœu que j'avais fait, on ne doit pas


me le tourner à prouesse, mais à obligation. »
Alors le prince répondit et dit :

— « Messire James, moi et tous les autres nous


vous tenons pour le meilleur de notre côté et pour ;

accroître votre réputation et afin que vous ayez mieux


pour vous fournir et suivre les armes, je vous retiens
désormais pour mon chevalier, à cinq cents marcs de
revenu par an, que je vous assure sur mon héritage
en Angleterre. »
— « Sire, répondit messire James, Dieu me donne
de mériter les grands biens que vous me faites. »
A ces paroles il congé du prince, car il était
prit
très faible ;et ses valets le ramenèrent en son logis.
Il ne pouvait être guère éloigné quand le comte de
Warwick et messire Regnault de Cobham entrèrent
dans le pavillon du prince et lui firent présent du roi
de France lequel présent le prince dut bien recevoir
;

comme grand et noble. Et ainsi fit-il en vérité, et


s'inclina tout bas devant le roi de r>ance, et le reçut
comme un roi, bien et sagement, ainsi qu'il le savait
bien faire; et il fit apporter là le vin etlesépices; et en
donna lui-même au roi, en sii^ne de très irrand'amiiié.
XL. Ou IL EST DIT CO:\IBIEN DE GRANDS SEIGNEURS
ILY EUT DE PRIS AVEC LE ROI JeAN, ET COMBIEN IL
Y EN EUT DE. TUÉS ET COMMENT LES ANGLAIS
;

FÊTÈRENT LEURS PRISONNIERS.

AINSI fut perdue cette bataille que vous avez


entendu raconter, et qui fut dans les champs de
Maupertuis, à deux lieues de la cité de Poitiers, le
dix-neuvième jour du mois de septembre, l'an de grâce
de Notre-Seigneur mil trois cent cinquante-six. Elle
commença à petite prime environ et fut toute passée
à nonne, mais alors les Anglais qui avaient poursuivi
leurs ennemis n'étaient pas encore tous revenus de
leur chasse et réunis ensemble pour cela le prince
;

avait fait mettre sa bannière sur un buisson, pour


rassembler et rallier ses gens, ainsi qu'ils firent mais ;

la soirée fut tout à fait avancée avant que tous fussent


revenus de leur poursuite. Et là fut tuée toute la fleur
de la chevalerie de France ce dont le noble royaume
;

de France fut durement affaibli, ainsi que vous l'enten-


drez raconter ci-après.
Avec le roi et son jeune fils, monseigneur Philippe,
il y eut de pris dix-sept comtes, sans compter les barons,

les chevaliers et les écuyers et y furent tués entre


;

cinq cents et sept cents hommes d'armes, et six mille


hommes, tant des uns que des autres (J).
Quant ils furent tous en partie retournes de la pour-
suite et revenus vers le prince qui les attendait sur
les champs, ainsi que vous avez entendu raconter, ils
se trouvèrent deux fois autant de prisonniers qu'ils
étaient de gens. Ils furent d'avis, à cause de la grande
charge qu'ils en avaient, d'en mettre à rançon sur-le-
champ la plupart, ainsi qu'ils firent. Et les chevaliers
prisonniers trouvèrent les Anglais et les Gascons fort
courtois; et il y en eut ce même jour un grand nombre

I. Les Anglais n'en perdirent que la moitid : dix-neuf cents hommes


d'armes et quinze cents archers
ïLcs Cbroniqucs Dc jTroissart. 363

mis à finance, ou mis en liberté, simplement sur leur


parole de retourner, à la Noël prochaine, à
Bordeaux-
sur-Gironde, ou bien d'y apporter le paiement de leur
rançon.
Quand furent presque tous rassembles, chacun_ se
ils
oi^i la bataille
retira en son logis, tout près de l'endroit
avait été. La plupart se désarmèrent, mais non pas
tous, et firent désarmer leurs prisonniers et les hono-
rèrent tant qu'ils purent, chacun les siens.
Chacun peut bien penser et savoir que tous ceux qui
furent là dans cette fortunée bataille avec le
prince de
Galles, furent riches d'honneur et d'avoir, tant à cause
des rançons des prisonniers qu'à cause du gain d'or
et

d'argent qui fut trouvé là, tant en vaisselle qu'en cein-

tures d'or et d'argent et riches joyaux, malles


farcies

de ceintures riches et pesantes et de bons manteaux.


D'armures, de harnais, de bassinets, ils ne faisaient
nul compte; car les Français étaient venus
là très

richement et si bien fournis, qu'ils ne pouvaient l'être


pensaient bien avoir la
mieux, comme des gens qui
journée pour eux.
Or nous vous parlerons un peu comment messire
James d'Audley employa les cinq cents marcs d'argent
que le prince de Galles lui donna, ainsi qu'il est con-
tenu ci-dessus.

XLI. — Comment messire Jacques d'Audley donna


SES CINQ cents MARCS d'aRGENT DE REVENU, QUE
LUI
A\ AIT DONNÉS LE PRINCE, A SES QUATRE itCUYERS.

QUAND messire James d'Audley


quand
fut
eut
ramené en
grandement
sa litière à son logis, et il

remercié le prince du don qu'il lui avait fait,


il

ne reposa guère en sa t(Mite avant de mander auprès


de lui messire Pierre d'AudK-v son frère, messire liar-
364 100 C&roniques ne jftoissatt.

thélemy Burghersh, messire Stephen Cosino"ton, le


seigneur de Willoughby et monseigneur Raoul Ferrers;
ceux-ci étaient de son sang et de son lignage. Aussitôt
qu'ils furent venus en sa présence, il essaya de parler
au mieux qu'il put; car il était extrêmement affaibli à
cause des blessures qu'il avait, et il fit approcher les
quatre écuyers qu'il avait eus pour la garde de sa per
sonne, pendant la journée, et il parla ainsi aux cheva-
liersqui étaient là :

— « Seigneurs, il a plu à monseigneur le prince de


me donner cinq cents marcs de revenu par an et en
héritage, pour lequel don je ne lui ai fait encore que
peu de services, et ne puis le faire seulement que de
ma personne. La vérité est que voici quatre écuyers
qui m'ont toujours loyalement servi et spécialement
aujourd'hui. Ce que j'ai d'honneur, c'est par leur entre-
prise et leur hardiesse; c'est pourquoi, en la présence
de vous autres, qui êtes de mon lignage, je les veux
maintenant rémunérer des grands et agréables services
qu'ils m'ont faits. Mon intention est de leur donner et
de résigner en leurs mains le don et les cinq cents
marcs que monseigneur le prince m'a donnés et accor-
dés, en telle forme et manière qu'il me les a donnés;
et je m'en déshérite et veux qu'ils en héritent pure-
ment etfranchement, sans nulle révocation. »
Alors les chevaliers qui étaient là se regardèrent
l'un l'autre, et dirent entre eux

:

« C'est grand' vaillance à monseigneur James de


faire un pareil don. »
Et ils lui répondirent tous d'une voix :

— « Seigneur, Dieu y ait part! Nous en témoigne-


rons ainsi là où l'on voudra. »
I^t alors ils se séparèrent de lui, et quelques-uns s'en
allèrent vers le prince qui devait donner à souper au
roi de France et à son fils, et à la plus grand' partie des
comtes et des barons qui étaient prisonniers; et tout
il es Chroniques tic /roissart. 365

sur leurs provisions; car les Français en avaient fait


amener grand'foison après eux, et tom-
elles étaient
bées au pouvoir des Anglais et des Gascons, parmi
lesquels il y en avait qui, depuis trois jours passés,
n'avaient pas goûté de pain.
i^: r^: :<?>:
^^ ^ ^- ^
:^- :^- ?^: ?S K): :<?>: ï^: :<?>: :^: m ^•. ??): ^: %: ^. ^g :<?>: %: %>: :<?>: a): %>•. i^: ?y. ^: ^
XLII. COM^FENT LE PRINCE DE GaLLES DONNA A
SOUTER AU ROI ET AUX GRANDS BARONS DE FrANCE,
ET LES SERVIT FORT HUMBLEMENT.

QUAND vint le soir, le prince de Galles donna à


souper au roi de France et à monseigneur Phi-
lippe son fils, à monseigneur Jacques de Bourbon
et à la plus grand'partie des comtes et des barons de
France qui étaient prisonniers. Et à une table fort
haute et bien couverte, le prince fit asseoir le roi de
France et son fils monseigneur Philippe, monseigneur
Jacques de Bourbon, monseigneur Jean d'Artois, le
comte de Tancarville, le comte d'Etampes, le comte
de Dampmartin, le seigneur de Joinville et le seigneur
de Parthenay; et tous les autres barons et chevaliers
aux autres tables et le prince servait toujours devant
;

la table du roi et devant toutes les autres tables, aussi


humblement qu'il pouvait. Et jamais il ne voulut s'as-
seoir à la table du roi, quelque prière que le roi sût
lui faire mais il disait toujours qu'il n'était pas encore
;

digne de s'asseoir à la table d'un si haut prince et


d'un si vaillant homme qu'il était de sa personne et
qu'il s'était montré ce jour-là. Et toujours il s'agenouil-
lait devant le roi, et lui disait bien :

— « Cher sire, ne veuillez pas faire simple chère


parce que Dieu n'a pas voulu consentir aujourd'hui à
votre vouloir; car certainement monseigneur mon père
vous fera tout l'honneur et toute l'amitié qu'il pourra,
et s'accordera avec vous si raisonnablement (jue vous
366 Les C&roniques De jfroissart.

demeurerez bons amis ensemble pour toujours. Et


m'est avis que vous auriez grand'raison de vous ré-
jouir, bien que la besogne n'ait pas tourné à votre
gré car vous avez aujourd'hui conquis le haut nom
;

de prouesse et vous avez surpassé tous les mieux


faisants de votre côté. Je ne le dis pas, cher sire, sa-
chez-le, pour vous flatter car tous ceux de notre parti
;

et qui ont vu les uns et les autres, se sont en pleine


connaissance accordés à cela, et ils vous en donnent le
prix et le chapelet {^), si vous le voulez porter.»
A ce point chacun commença à approuver et Fran- ;

çais et Anglais disaient entre eux que le prince avait


parlé noblement et à propos. Aussi le prisaient-ils
beaucoup et disaient-ils communément qu'il y avait en
lui et qu'il y aurait encore un gentil seigneur, s'il
pouvait longuement durer et vivre et persévérer en
telle fortune.

XLIII. —
Comment le prince et son armée
s'acheminèrent pour aller a Bordeaux et ;

comment le prince redonna six cents marcs


d'argent de revenu a messire Jacques d'Audley.

QUAND ils eurent soupe et assez festoyé, selon


la situation se trouvaient, chacun s'en
oi^i ils

alla en sa tente avec ses prisonniers pour repo-


ser. Cette nuit-là, il y eut grand'foison de prisonniers,
chevaliers et écuyers, qui se rachetèrent envers ceux
qui les avaient pris car ils les mettaient à rançon le
;

plus courtoisement qu'on fît jamais et ils ne les con-


;

traignaient pas autrement, excepté qu'ils leur deman-


daient sur leur foi combien ils pourraient payer sans
trop se grever et ils les croyaient facilement sur ce
;

qu'ils répondaient. Et ils disaient aussi communément

I. La couronne.
les CbroniQucs De jTroi.ssatt. 367

qu'ils ne voulaient pas rançonner écuyers et chevaliers


si rigoureusement qu'ils ne pussent plus s'aider et ser-
vir leurs seigneurs selon leur état, et chevaucher pour
s'avancer de leurs personnes et de leur honneur. La
coutume des Allemands et leur courtoisie ne sont point
telles, car ils n'ont pitié et merci d'aucun gentilhomme
s'il en tombe quelqu'un prisonnier entre leurs mains ;

mais ils les rançonnent de toute leur fortune et de


davantage, et les mettent dans les fers, dans des entra-
ves et dans les plus étroites prisons qu'ils peuvent,
afin d'extorquer plus grand'rançon.
Quand vint le matin etque ces seigneurs eurent
entendu messe, et qu'ils eurent bu et mangé un
la
peu, et quand les valets eurent tout troussé et préparé,
et que leur charroi fut mis en ordre, ils délogèrent de
là et chevauchèrent vers la cité de Poitiers.
Dans ladite cité de Poitiers était venu, la nuit même
du lundi qui avait été le jour de la bataille, messire
Mathieu, sire de Roie, avec bien cent lances, et il
n'avait pas assisté à la bataille ci-dessus racontée.
Mais il avait rencontré dans les champs, assez près
de Chauvigny, le duc de Normandie qui s'en retour-
nait en France, ainsi qu'il est dit plus haut. Lequel duc
lui avait dit qu'il se dirigeât vers Poitiers avec toute
sa troupe, et qu'il fût gardien et capitaine de la cité,
jusqu'à ce qu'il eût d'autres nouvelles. Si bien que le
sirede Roie, lui venu dans Poitiers, à cause qu'il sa-
vait les Anglais assez près, s'était toute cette nuit
occupé de veiller aux portes, aux tours et aux guérites
de la ville, et avait fait le matin armer toute sorte de
gens et envoyé chacun à la défense. Les Anglais
passèrent outre sans approcher, car ils étaient telle-
ment chargés d'or et d'argent, de joyaux et de bons
prisonniers, qu'ils n'avaient pas le loisir ni le dessein
d'assaillir aucune forteresse pendant leur retour; mais
il leur semblait que ce serait un grand exploit s'ils
368 ïLe.0 Cbronique,0 De jTtomsatt

pouvaient mettre le roi de France et leur butin en


sûreté dans la ville de Bordeaux. Aussi allaient-ils à
petites journées et ne pouvaient pas se hâter fort à
cause des sommiers chargés pesamment et du grand
charroi qu'ils menaient; et chaque jour ils ne chemi-
naient pas plus de quatre ou six lieues et campaient
de bonne heure. Et ils chevauchaient tous ensemble
sans se disperser, excepté la bataille des maréchaux,
le comte de Warwick et le comte de Suffolk, qui
allaient devant avec cinq cents armures pour ouvrir les
passages et courir le pays. Mais ils ne trouvaient nulle
part d'obstacle ni de rencontre; car tout le pays était
si effrayé, à cause de la grand' déconfiture qu'il y avait

eu à Poitiers, du massacre et de la prise des nobles du


royaume de France, et de la prise du roi leur seigneur,
que personne ne se mettait en ordre et en état d'aller
au-devant d'eux, mais tous les gens d'armes se tenaient
cois et gardaient leurs forteresses.
En chemin il vint à la connaissance du prince de
Galles comment messire James d'Audley avait redon-
né à quatre écuyers le revenu de cinq cents marcs
d'argent qu'il lui avait donné; il en fut extrêmement
surpris et le fit demander une fois, aussitôt qu'il fut
logé. Quand messire James se vit appelé parle prince,
il connut assez pourquoi c'était, et il se fit porter
devant lui en litière, car il ne pouvait marcher ni che-
vaucher, et il s'inclina devant le prince aussitôt qu'il
le vit. Le prince le reçut assez courtoisement et puis
lui dit :

— Messire James, l'on nous donne à entendre que


«
le revenu que nous vous avons donné et octroyé, une
fois que vous avez été éloigné de nous et rentré en
votre logis, vous le résignâtes et le donnâtes aussitôt
à quatre écuyers aussi saurions-nous volontiers pour-
:

quoi vous avez fait cela, et si ce don ne vous a point


été agréable. »
ïLe0 Cbroniqucs ne jrroissart. 369
— « Monseigneur, dit le chevalier, par ma foi oui
il m'a été très grandement agréable, et la raison qui
m'a poussé à faire cela, je vous la dirai. Ces quatre
écuyers qui sont ici m'ont longtemps servi bien et
loyalement en plusieurs grandes affaires; et jusqu'au
jour que je leur fis ce don, je ne les avais rémunérés en
rien de leurs services; et puisque ils ne pourraient
jamais en leur jeunesse me servir mieux qu'ils l'ont
fait à la bataille de Poitiers, aussi suis-je tenu davan-
tage envers eux car, cher sire, je ne suis qu'un seul
:

homme et ne puis que ce que peut un homme; et avec


leur aide et secours j'ai entrepris d'accomplir le vœu
que voué depuis longtemps; et je fus par leur
j'avais
force et leur bonté le premier assaillant; et j'aurais
été tué et mort en la besogne s'ils n'avaient pas été là.
Donc, quand j'ai considéré la bonté et l'affection qu'ils
m'ont montrées, je n'aurais pas été bien courtois et
avisé si je ne les eusse pas récompensés. Car, monsei-
gneur, Dieu merci! j'ai et j'aurai toujours assez tant
que je vivrai, et jamais je ne me suis inquiété et ne
rn'inquiéterai d'avoir du bien. Et si j'ai agi cette fois-
ci contre votre volonté, je vous prie, cher seigneur,
que vous me le pardonniez; et soyez tout assuré que
vous serez, aussi entièrement qu'auparavant, servi par
moi et par les écuyers à qui j'ai donné votre don. »
Le prince considéra les paroles du chevalier et qu'il
avait honorablement et raisonnablement parlé; aussi il
lui dit :


« Messire James, je ne vous blâmerai pas de ce
que vous avez fait, mais je vous en sais bon gré; et à
cause de la bonté de vos écuyers, et puisque vous vous
louez tant d'eux, je leur accorde votre don, et je vous
rends six cents marcs, de la même manière et aux
' mêmes conditions que vous les teniez auparavant. »
;,
Messire James d'Audley remercia le prince fort
j
humblement; ce fut bien raison; il prit congé assez

FROISSART.
24
370 iles Cèroniqueis ht fxoman,
tôt après et fut rapporté en son logis. Ainsi cela se
passa entre le prince, d'après ce que j'en fus informé,
messire James d'Audley et ses quatre écuyers.

XL IV. —
Comment le prince fut reçu a grand
HONNEUR DE CEUX DE BORDEAUX, ET COMMENT LE
CARDINAL DE PÉRIGORD s'eXCUSA SAGEMENT DEVANT
LE PRINCE.

LE prince de Galles et ses troupes firent si bien


qu'ilspassèrent sans dommage parmi le Poitou
et la Saintonge, et vinrent à Blaye; et là ils passèrent
la Gironde et arrivèrent en la bonne cité de Bordeaux.
On ne pourrait pas vous raconter la fête ni la solen-
nité que ceux de Bordeaux, bourgeois et clergé, firent
au prince, ni comment ils le reçurent honorablement,
et le roi de P rance aussi. Ledit prince amena le roi
de France et son fils en l'abbaye de Saint-André, et
là se logèrent tous deux, le roi de France d'un côté et
le prince de l'autre. Le prince acheta aux barons, aux
chevaliers et aux écuyers de Gascogne la plus grand'
partie des comtes du royaume de P^rance qui étaient
prisonniers, et les paya deniers comptants; et là il y
eut plusieurs assemblées et discussions entre les cheva-
liers et écuyers de Gascogne et d'ailleurs au sujet de
la prise du roi de France. Toutefois, messire Denis
de Mortbecque le demandait, par le droit des armes et
par les vraies preuves qu'il en disait et alléguait. Un
autre écuyer de Gascogne, qui s'appelait Bernard de
Truttes, disait y avoir grand droit. Aussi y en eut-il
plusieurs paroles devant le prince et les barons qui
étaient là. Et à cause que ces deux se contredisaient,
le prince suspendit la chose jusqu'à ce qu'ils fussent
revenus en Angleterre, et défendit qu'aucune déclara-
tion en fut faite, si ce n'est devant le roi son père.
les chroniques ne jFroissatt. 371

Mais parce que le roi de France aidait à soutenir l'opi-


nion de messire Denis de Mortbecque, et qu'il pen-
chait plus en sa faveur qu'en faveur d'aucun des autres,
le prince tout incontinent fit délivrer au dit messire
Denis deux mille nobles pour aider à son état.
Assez tôt après la venue du prince à Bordeaux, vint
le cardinal de Périgord, qui était envoyé là en légation
par le pape, ainsi qu'il est dit ci-dessus; et le prince
fut plus de quinze jours avant de vouloir lui parler, à
cause du châtelain d'Amposta et de ses gens qui avaient
été à la bataille de Poitiers; et le prince était informé
que c'était le cardinal qui les y avait envoyés. Mais le
susdit Talleyrand de Périgord, au moyen du seigneur
de Chaumont, du seigneur de Montferrant et du cap-
tai de Buch, ses cousins, fit montrer au prince tant de
bonnes raisons, qu'il eut moyen et accès de lui parler.
Et quand il fut devant lui, il s'excusa si sagement et si
bien que le prince et son conseil le tinrent pour bien
excusé; et il revint en l'affection du prince comme
auparavant. Tous ses gens furent mis à des rançons
raisonnables, et le châtelain d'Amposta fut mis à
finance moyennant dix mille francs qu'il paya. Depuis,
ledit cardinal commença à traiter au sujet de la déli-
vrance du roi Jean et à mettre des propositions en
avant, mais j'en parlerai brièvement à cause que rien
n'en fut fait.

Le prince de Galles, les Gascons et les Anglais se


tenaient et se tinrent toute la saison suivante jusqu'au
carême dans la ville de Bordeaux, en grandes fêtes et
divertissements; et dépensaient follement et large-
ils

ment l'or et l'argent qu'ils avaient gagné et que leur


valaient leurs rançons.
Or je ne vous ai pas parlé de la joie qu'il y eut en
Angleterre quand y vinrent des nouvelles sûres de la
bataille de Poitiers et de la prise du roi de PVance, et
de l'aventure ainsi qu'elle était advenue. Il est inutile
372 Les Chroniques De jTcoîssart.

de demander si le roi d'Angleterre et la reine Philippe


sa femme furent grandement réjouis; on en fit solen-
nités dans grandes et si nobles que ce
les églises, si
serait merveille à penser et à considérer. Les cheva-
liers et écuyers qui revenaient en Angleterre et qui
avaient été à la besoo;-ne, étaient très bien venus et
honorés plus que les autres.
Dans le temps où advint la besogne de Poitiers, le
duc de Lancastre était dans le comté d'Évreux et sur
les frontières du Cotentin, et messire Philippe de
Navarre et messire Godefroy d'Harcourt auprès de
lui. Ils guerroyaient en Normandie et avaient guerroyé

toute la saison pour la cause du roi de Navarre que le


roi de France avait emprisonné, ainsi que vous savez.
Les susdits seigneurs avaient essayé de rejoindre la
chevauchée du prince: mais ils n'y purent parvenir,
car les passages de la rivière de Loire avaient été si
bien gardés de tous côtés qu'ils ne purent jamais pas-
ser. quand ils apprirent que le prince avait pris
Aussi,
le roide France et qu'ils surent la vérité de l'affaire
de Poitiers, ils en furent grandement réjouis; et ils
rompirent leur chevauchée, à cause que le duc de Lan-
castre et messire Philippe de Navarre voulurent aller
en Angleterre, ainsi qu'ils firent; et ils envoyèrent
monseigneur Godefroy d'Harcourt tenir frontière à
Saint-Sauveur-le- Vicomte.
fi] LT 1 1 IJULJLUJIJLJLTJUCJUrjJLXJJLLI I 1 1 XJLIXXIX] 5

Cable nés a^aticrcs.


fîi rxTXXxxxxxxx: : ^nn^n^'xxxiXD:

Prologue. — Ici commencent les chroniques que fit messire


Jehan Froissart, qui parlent des nouvelles guerres de France
et d'Angleterre, lesquelles sont divisées en quatre parties ...

Préf.\ce

!Orcmifrc !9arnc.

I. — Ceci commence à parler du Edouard d'Angleterre roi ... ii


II. — Comment pbre du Edouard III marié à
le roi fut la fille
du beau de France
roi Philii)pe 12
III. — Par quelle occasion guerre entre la s'éleva le roi de
France et le roi d'Angleterre 13
IV. — Comment monseigneur Philippe de Valois fut élu a la
mort du roi Charles de France cpii mourut sans hoirmâle; et
comment il déconfit les Flamands qui s'étaient révoltés con-
tre leur seigneur 11
V. — Comment le roi de France envoya des légats en Angle-
terre pour sommer le roi d'Angleterre qu'il lui vînt faire hom-
mage; et quelle chose ledit roi répondit aux susdits légats ... 18
VI. — Comment le roi d'Angleterre vint à Amiens, où il fut
honorablement reçu du roi de France et lui fit hommage,
mais non pas tout entièrement comme il devait 22
VII. —
Comment le roi de France envoya en Angleterre des
gens de son plus spécial conseil, pour savoir par les registres
d'Angleterre comment ledit hommage se devait faire; et com-
ment le roi d'Angleterre lui envoya une lettre contenant ledit
hommage 25
VIII. —Comment le roi de France prit en haine messire Robert
d'Artois qui dut s'enfuir hors du royaume; et comment il fit
mettre en prison sa femme et ses enfants qui jamais depuis
n'en sortirent 28
IX. — Comment le roi de France
pape en .Vvignon;
alla voir le
et comment, à la prédication du jxape, il i:)rit la croix pour
aller outre mer et aussi le firent le roi de î^ohC'me, le roi de
;

Navarre et le roi d'Aragon 31


X. — Comment le roi de l'Vancc fit faire ses ])rép:iTatifs et ses
provisions pour aller outre mer contre les ennemis de Dieu... 34
XI. —
Comment le roi d'Angleterre envoya ses messagers au
comte de Hainaut pour avoir son conseil sur ce qu'il ferait
du droit qu'il se disait avoir en France; quelle chose le comte
lui conseilla, et comment ils s'en retournèrent en Angleterre
et dirent au roi ce que le comte leur avait conseillé 36
XII. — Comment les seigneurs d'Angleterre firent alliance avec
le duc de Gueldres, le marquis de Juliers, l'archevêque de
Cologne et le sire de Fauquemont 43
XIII. — Comment Jacques d'Arteveld échut si bien dans la
grâce des Flamands, que, quelque chose qu'il fît, personne
ne lui contredisait 44
XIV. —
Comment les seigneurs d'Angleterre firent alliance avec
les Flamands, en leur donnant et promettant, et spécialement
avec Jacquemart d'Arteveld 47
XV. —
Comment le roi d'Angleterre fit ses préparatifs en An-
gleterre pour passer la mer, et manda à ses alliés qu'ils vins-
sent à lui sans délai, sur la foi qu'ils lui avaient promise ;

et comment ils envoyèrent défier le roi de France 49


XVI. —
Comment le roi de France se pourvut bien et grande-
ment de gens d'armes et envoya grandes provisions au pays
deCambrésis; et comment les Normands prirent Southamp-
ton 53
XVII. — Comment d'Angleterre mit et leva le siège
le roi
devant Cambrai, et comment il entra dans le royaume de
France 55
XVIII. —
Comment le roi de France
loger ses gens à Bui- fit

ronfosse pour attendre là le roi d'Angleterre, et comment la


journée fut prise et assignée entre les deux rois pour se com-
battre 57
— Comment
j

XIX. d'Angleterre alla sur les champs et


le roi
ordonna ses batailles bien et joliment; et quels seigneurs il
avait en sa compagnie 58
XX. — Comment le roi d'Angleterre réconfortait doucement
comment le roi de France ordonna ses batailles;
ses gens; et
etcomment la journée se passa sans bataille 60

XXI. Comment le roi de France donna congé à ses gens d'ar-
mes et envoya garnisons à Tournay
et dans les villes marchis-
santes à l'enij^ire; comment
d'Angleterre tint un grand
le roi
parlement à liruxelles; de la requête ciu'il fit aux Flamands;
et comment il prit les armes et le nom de roi de France sur
l'exhortation des Mamands 64
XXII. — Comment le roi Edouard s'en retourna en Angleterre
et laissa pour garder la Flandre le comte de Salisbury et le
CaOïc Des a^atièrcs. 375
comte de Suffolk; et comment messire Hugues Kiéret et ses
compagnons conquirent grand avoir en Angleterre, et prirent
le grand vaisseau qui s'appelait C//m/<?///^ 68
XXIII. — Comment de France
le roi pape pria le qu'il jetât
sentence d'excommunication sur Flamands les 70
XXIV. — Comment d'Angleterre monta sur
le roi mer pour
venir en Flandre, et comment il trouva les Normands qui
défendaientle passage, et comment il ordonna ses batailles.. 71
XXV. — Comment le roi d'Angleterre et les Normands et autres
se combattirent rudement; et comment Christophe^ le grand
vaisseau, fut reconquis des Anglais 73
XXVI. — Comment les Anglais déconfirenl les Normands, si
bien que jamais il n'en échappa pied que tous ne fussent mis
à mort 74
XXVII. —
Comment le roi d'Angleterre vint à Gand; et
comment les seigneurs vinrent à Valenciennes où Jacquemart
d'Arteveld prêcha et montra devant tous le droit que le roi
anglais avait en France 76
XXVIII. — Comment le roi Philippe, quand il sut l'arrivée du
envoya de bonnes gens d'armes en garnison sur les
roi anglais,
frontières de Flandre ; comment le roi d'Angleterre tint son
parlement à Vilvorde; et comment le roi Philippe envoya très
notable chevalerie en la cité de Tournay pour la garder et
garnir de provisions, parce que le roi anglais la devait assié-
ger 77
XXIX. — Comment le roi d'Angleterre partit de Gand et alla
mettre siège devant
le la cité de Tournay 80
XXX. — Comment ceux de Tournay mirent hors de la cité
tous les pauvres gens; comment le roi de France fit son man-
dement pour les secourir et comment il se logea au pont de
Bouvines à trois lieues de Tournay 82
XXXI. — Comment à la requête de madame Jeanne de Valois,
sœur du roi de France et mère du comte de Hainaut, les
deux rois firent traité de paix et comment, après que les
:

deux rois eurent fait trêve pour un an, le siège fut levé de
devant Tournay 83
XXXII. — Comment le roi anglais partit à regret de devant
Tournay, et comment cha(|ue parti s'attribua l'honneur de ce
déjjart. Comment le rcji l'Alf)uard s'en alla en .Vngleterre, et
comment au parlement d'Arras les trêves furent allongées de
deux ans entre les deux rois 86
XXXIII. — Comment le duc de Hreta^ne mouiul sans hoir
mâle; et comment le comte de Montfort fut reçu pour duc
et seigneur à Nantes, Limoges, Brest, Vannes et Auray. . . 89
XXXIV. — Comment le comte de Montfort s'en allaen Angle-
terre et fit hommage au roi d'Angleterre du duché de Bre-
tagne 94
XXXV. — Comment par des douze pairs de France,
le conseil
le comte de Montfort fut ajourné à Paris ; et comment il y
vint et puis en partit sans le congé du roi 97
XXXVI. — Comment douze pairs et les barons de France
les
jugèrent que Messire Charles de Blois devait être duc de
Bretagne; et comment ledit messire Charles les pria qu'ils le
voulussent aider 100
XXXVII. — Comment les seigneurs de France partirent de
Paris pour aller en Bretagne, et comment ils assiégèrent
Nantes où le comte de Montfort était. Comment le comte de
Montfort fut pris et amené à Paris oii il mourut loi
XXXVIII. —
Comment la comtesse de Montfort encouragea
ses soudoyers, et comment elle mit bonnes garnisons dans
toutes ses forteresses 104
XXXIX. —Comment les seigneurs de France retournèrent en
Bretagne vers Monseigneur Charles de Blois; comment ils
assiégèrent la cité de Rennes; et comment la comtesse de
Montfort envoya demander secours au roi d'Angleterre et à
quelle condition ce fut 105
XL. — Comment la ville de Rennes se rendit à Monseigneur
de Blois. Comment celui-ci prit Auray et assiégea Vannes qui
se rendit àlui 106
XLI. — Comment y eut des trêves entre messire Charles de
il

Blois et la comtesse, et comment elle s'en alla en Angleterre;


et comment le roi Edouard envoya, avec grand' compagnie
de gens d'armes, en Bretagne, messire Robert d'x'Vrtois avec
la comtesse de Montfort 108
XLII. — Comment messire Louis d'Espagne, et messire Robert
d'Artois avec la comtesse de Montfort et les autres seigneurs
d'Angleterre, se combattirent durement sur mer 110
XLIII. — Comment, à cause d'une grand' tempête et orage, il

fallutaux uns et aux autres prendre terre; comment messire


Louis d'Espagne y gagna quatre vaisseaux chargés de provi-
sions; et comment il prit quatre autres vaisseaux de Bayonne. 1 1

XLIV. — Comment messire Robert d'Artois comtesse de


et la
Montfort prirent la cité de Vannes; et comment le sire de
Clisson, le sire de Tournemine, le sire de Lohéac et messire
Hervé de Léon se sauvèrent 113
Catic Î1C5 a^ati'crcs. 377
XLV. — Comment le sire de Clisson et messire Hervé de Léon
assiégèrent de Vannes qu'ils prirent; comment y furent
la cité
blessés à mort messire Robert d'Artois et le sire Spencer; et
comment le roi d'Angleterre vint en Bretagne où il mit le
siège devant Vannes iiy
XLVI. — Comment le duc de Normandie partit d'Angers et
vint àVannes où le roi d'Angleterre avait mit le siège. Com-
ment le pape Clément VI envoya en Bretagne deux cardi-
naux en légation; et comment lesdits cardinaux firent des
trêves pour trois ans entre le roi d'Angleterre et le duc de
Normandie 120
XLVII. — Comment le sire de Clisson, le sire de Malestroit et
son fils, et plusieurs autres chevaliers et écuyers, furent accu-
sés de trahison et mis à mort de par le roi de France 122
XLVIII. — Comment le roi d'Angleterre fonda une chapelle
de Saint-Georges, et ordonna qu on y célébrerait d'année en
année la fête de la jarretière bleue 124
XLIX. —
Comment messire Godefroy d'Harcourt tomba en
l'indignation du roi Philippe; et comment il fut banni du
royaume de France 126
L. — Comment d'Angleterre vint à l'Écluse et amena
le roi
avec lui son prince de Galles, dans l'intention de le
fils le
faire seigneur de Flandre, par le consentement de J'icques
\

d'Arteveld "... ..127


LI- —Comment ceux de Gand eurent en grand' indignation ,

Jacquemart d'Arteveld, et comment ils le mirent à mort ... 12S


LU. — Comment le roi d'Angleterre partit de l'Écluse fort do- \

lent de la mort d'Arteveld; et comment ceux de Flandre s'en


j

excusèrent par devers lui 132 j

Lin. — Comment le comte de Hainaut en Frise et sa


fut occis
gent déconfite; et comment messire Jean de Hainaut renon-
ça au roi d'Angleterre et devint franc^ais 134
1>IV. — Comment d'Angleterre fit son mandement pour
le roi
aller en Gascogne; mais, parle con.seil de messire Godefroy
d'Harcourt, il s'en alla en Normandie 136
LV. —
Comment le roi d'Angleterre arriva en Normandie; et
conunent il tomba à terre en sortant de son vaisseau et dit
que c'était bon signe 139
LVI. — Comment messire (iodcfro)- d'Harcourt brûla et pilla
où il arriva; et comment le roi de France fit son
tout le pays
mandement de gens d'armes pour aller combattre le roi d'An-
gleterre qui gâtait son pays de Normandie 141
378 Cable nés a^atiètes.

LVII. — Comment le roi d'Angleterre s'en alla vers Caen com-;

ment ceux de Caen se mirent en campagne pour le combat-


tre; comment s'enfuirent sans coup férir; et comment le
ils

connétable et comte de Tancarville y furent pris avec bien


le
vingt-cinq chevaliers; et comment la ville de Caen fut con-
quise 143
LVIII. — Comment d'Angleterre partit de Caen, et brûla
le roi
et pilla tout le pays jusqu'à deux lieux près Paris en côtoyant
la rivière de Seine 148
LIX. — Comment le roi d'Angleterre entra au pays de Beau-
voisis, et comment il envoya ses maréchaux pour trouver pas-
sage sur la rivière de Somme 150
LX. — Comment les maréchaux du
d'Angleterre lui dirent
roi
qu'ils ne trouvaient point de passage; et comment le roi de
France envoya messire Godemar du Fay pour garder le pas-
sage de Blanchetache 152
LXI. — Comment roi de France partit d'Amiens et s'en
le
alla vers Airaines,pensant trouver le roi d'Angleterre et com- ;

ment on enseigna au roi d'Angleterre le passage de Blanche-


tache 154
LXII. —Comment le roi d'Angleterre vint au gué de Blanche-
tache où il trouva messire Godemar du Fay avec douze mille
Français, et où il y eut très forte et dure bataille 157
— Comment
LXI II. d'Angleterre passa
le roi passage de le
Blanchetachedéconfit messire Godemar du Fay
et gens. et ses 158
LXIV. — Comment d'Angleterre récompensa
le roi le varlet
qui lui avait enseigné le passage; et puis s'en vint brûlant et
gâtant le pays jusque vers Crécy 160
LXV.— Comment le roi d'Angleterre fit aviser par ses maré-
chauxplace où
la il ordonnerait ses batailles 161
LXVL — Comment le roi de France envoya ses maréchaux
pour savoir les dispositions des Anglais; et comment il donna
à souper à tous les seigneurs qui étaient avec lui, et les j)ria
qu'ils fussent amis ensemble 163
LXVII. — Comment le roi d'Angleterre donna à souper à ses
comtes et barons; et puis au matin, la messe ouïe, lui et son
fils et plusieurs autres reçurent le corps de Notre-Seigneur;

et comment il fit ordonner ses batailles 164


LXVIII. —Comment le roi de France, la messe ouïe, i)artit
d'Abbeville avec toute son armée; et comment il envoya cpia-
tre de ses chevaliers pour aviser les dispositions des Anglais. 167

LXIX. — Comment le Moyne de Bâle conseilla au roi de


CafJlc Des e^aticrcs. 379
France de faire arrêter ses gens parmi les champs et d'ordon-
ner ses batailles i58
LXX. — Comment le de France commanda à ses maré-
roi
chaux de faire commencer la bataille par les Génois; et com-
ment lesdits Génois furent tous déconfits 170
LXXI. —
Comment le roi de Bohême, qui n'y voyait goutte, se
fit mener en la bataille et y fut tué, lui et les siens; et com-
ment son fils le roi d'Allemagne s'enfuit 173
LXXII. —
Comment messire Jean de Hainaut conseilla au roi
Philippe qu'il se retirât; et comment le comte d'Alen^on et
le comte de Flandre combattirent longuement et vaillam-
ment 176
LXXI II. —Comment ceux de la bataille du prince de Galles
envoyèrent au roi d'Angleterre pour avoir des secours; et com-
ment le roi leur répondit 177
LXXI V. —
Comment le comte d'Harcourt, le comte d'Alençon,
le comte de Flandre, le comte de Blois, le duc de Lorraine et
plusieurs autres grands seigneurs furent déconfits et morts... 179
LXXV. — Comment cinquième de barons seule-
le roi partit, lui
ment, de la bataille de Crécy, en se lamentant et plaignant
sesgens 181
LXXVI. — comment messire Jean de Hainaut
Ici est dit fit par-
tir le de France de
roi comme par force
la bataille, 182
LXXVII. — Comment, dimanche au matin, après
le décon- la
fiture de Crécy, les Anglais déconfirent ceux de Rouen et de
de Beauvais 184
LXXVII I. — Comment d'Angleterre fit chercher les
le roi
morts pour en savoir le nombre, et fit enterrer les corps des
grands seigneurs 186
LXXIX. —
Comment le roi de France fut courroucé au sujet
des seigneurs de son sang qui étaient morts dans la bataille;
et comment il voulut faire pendre messire Godemar du l'ay. 188

LXXX. — Comment d'Angleterre mit


le roi siège devant le
Calais 189
LXXXI. — Comment, pendant siège devant Calais, y eut
le il

maintes belles escarmouches i)ar mer et par terre, d'un côté


et d'autre ini
LXXXII. — Comment les communes de Flandre s'accordèrent
au mariage du comte de Flandre et de la fille du roi d'Angle-
terre; et le roi de I-'rance voulut qu'il eût la fille du duc de
Brabant 102
LXXXIII. — Comment le comle de Mindre, tjui longuement
38o Caùïe nés a^atières.

avait été en prison en Flandre, fiança la fille du roi d'Angle-


terre; et comment ils'évada de chez les Flamands et vint en
France 195
LXXXIV. — Comment messire Robert de Namur vintau siège
devant Calais,et comment devint homme du d'Angleterre.
il roi 198
LXXXV. — Comuient ceux de Roche-Derrien tournèrent
la
aux Anglais, et comment messire Charles de Blois, avec
grand' foison de gens d'armes, y mit le siège
LXXXVI. — Comment par le conseil de messire Garnier de Ca-
doudal, fut pris messire Charles de Blois, et toute son armée
déconfite devant la Roche-Derrien 203
LXXXVII. —
Comment le roi de France fit son mandement
pour combattre le roi d'Angleterre et comment les Flamands
;

mirent le siège devant la ville d'Aire et brûlèrent le pays aux


environs; et comment le roi de France vint devant Calais... 205
LXXXVIII. —
Comment le roi d'Angleterre fit tirer ses navires
sur le passage des dunes, et bien garnir et défendre ce pas-
sage contre les Français 208
LXXXIX. — Comment le roi de France, voyant qu'il ne pou-
vait trouver passage pour venir à Calais, manda au roi d'An-
gleterre qu'il lui donnât place pour le combattre
XC. — Comment le pape Clément envoya deux cardinaux pour
traiter de paix entre les deux rois
la ; et comment le roi Phi-
lippe partit et congédia tous ses gens
XCI. — Comment ceux de Calais se voulurent rendre au roi
d'Angleterre, leurs vies sauves et comment le dit roi voulut
;

avoir six des plus nobles bourgeois de la ville pour en faire


sa volonté 214
XCII. — Comment les six bourgeois partirent de Calais, tout
nus en leurs chemises, la corde au cou et les clefs de la ville
en leurs mains; et comment la reine d'Angleterre leur sauva
leurs vies 217
XCI II. — Comment le sire de Mauny et les deux maréchaux
d'Angleterre, par l'ordre du roi, allèrent prendre ]oossession
de Calais, et mirent en prison les chevaliers qui étaient de-
dans et firent partir tous les autres
XCIV. —
Comment le roi et la reine d'Angleterre s'en retour-
nèrent en Angleterre et comment la ville de Calais fut
;

repeuplée de purs Anglais que le roi y envoya 225


XCV. — Comment plusieurs escarmouches et plusieurs prises
de châteaux et de villes se faisaient entre les Français et les
Anglais 227
Catîlc Des a^aticrcs. 381

XCVI. — Comment un
brigand appelé Croquart devint grand
dans les guerres de Bretagne, et comment il Unit
et puissant
malheureusement 229
XCVII. —
Comnient Geoffroy de Chargny acheta du capitaine
de Calais la ville de Calais, et comment le roi Edouard le sut
et (jucl remède il y mit 230
XCVI IL —
Comment le roi d'Angleterre et le prince son fils
vinrent sous la bannière de messire Gautier de Mauny, et
comment ils combattirent durement contre messire Geoffroy
de Chargny 233
XCIX. — Comment les Anglais et lesFrançais se combattirent
très vaillamment, et comment finalement les Français furent
tous tués ou pris 238
C. — D'un chapelet de perles que le roi d'Angleterre donna à
messire Eustache de Ribaumont 240
^. ^: :<y. :^: ^. %•. -m 'm m 'sa: ^: s^: m 'M m m
'jv. ???. :s;. :<>): ?g: ??>: ??>: w. m ??>: :^: m :^-. -^ :^: !?;. .'V. -^v.

I. — Commenttrépassèrent de ce monde la reine de France


et laduchesse de Normandie; et comment le roi de France
et son fils se remarièrent 243
II. — Comment le jeune comte Louis de Flandre épousa la
fille du duc de Brabant, et comment il rentra en jouissance

de ses droits 244


III. — Comment messire Geoffroy de Chargny surprit Aimery
de Pavie en son château et le fit mourir en la ville de Saint-
Omer 246
IV. — Comment les pénitents allaient par le pays par compa-
\

'

gnies, se déchirant le dos d'aiguillons de fer. Comment il y I

eut dans le monde une grande épidémie, et comment les


Juifs furent brûlés 248 j

V. — Comment le roi Bhilii)pe de France mourut; et comment j

Jean, son fils, les trêves étant expirées, reconquit


le roi la ville (

de Saint-Jean d'Angély 251 j

VI. — Comment messire Robert de Beaumanoir alla défier le J

capitaine de Ploërmel, qui avait noni Bemborough ; et com- j

ment il y eut une rude bataille de trente contre trente 259 )

VIL — Comment une rencontre eut lieu près de Saint-Oiner


j

entre les deux capitaines français et anglais. Comment le capi-


taine anglais, messire Jean Beauchamj), fut j^ris avec sa
troupe; et comment le capitaine des Français, messire
Edouard de Beaujeu, fut tué dans le combat 264
382 Cadle nés Ratières.
VIII. —
'tTomment le pape Clément mourut; et comment le
nouveau pape Innocent VI obtint une trêve entre les deux
rois 270
IX. — Comment le comte de Guines fut mis à rançon comment ;

ilvint voir le roi Jean à Paris; et comment le roi l'envoya en


prison et lui fit couper la tête 271
X. — Comment château de Guines, durant
le les trêves, fut
vendu aux Anglais 274
XL — Comment Jean ordonna chevaliers de
le roi les l'Étoile
à la noble maison d'auprès Saint-Denis; et comment malheur
arriva à cette noble compagnie 275
XII. — Comment messire Charles d'Espagne fut occis, par le
fait du roi Charles de Navarre, à Laigle en Normandie ; et
comment le roiJean voulut venger sa mort 277
XIII. — Comment négociateurs se rendirent à Avignon, de
les
par le roi de France et le roi d'Angleterre, mais ne purent
rien accorder; et comment le roi Charles de Navarre fit al-
liance avec le roi d'Angleterre 280
XIV. — Comment ceux de Rouen et d'Évreux se refusèrent à
l'établissement d'une gabelle sur le sel, par le conseil du
seigneur d'Harcourt et du roi de Navarre et comment le roi ;

Jean fit prendre le roi de Navarre dans le château de Rouen. 287


XV. — Où il est parlé du défi fait au roi de France par Phi-
lippe de Navarre; de la chevauchée du duc de Lancastre ;

etdelà conquête du bourg, de la cité et du château d'Évreux


par le roi de France 293
XVI. — Comment de France fit son spécial mandement
le roi
à tous les nobles de son royaume pour aller contre le prince
de Galles qui gâtait et détruisait son pays de Gascogne. ... 305
XVII. — Comment
les nouvelles vinrent au prince de Galles
que de France venait à grand renfort de gens d'armes
le roi
contre lui et comment le sire de Craon, messire Boucicaut
;

et l'Ermite de Chaumont escarmouchèrent les gens du prince. 307

XVIII. —
Comment le prince fit dire aux trois chevaliers fran-
çais qui étaient dans Romorantin qu'ils eussent à se rendre,
et quelle chose ils répondirent 310
XIX —
Comment le prince fit assaillir le château de Romoran-
tin ; et comment les trois chevaliers susnommés se rendirent
au prince à sa volonté 313
XX. — Comment de France partit de Chartres en grand'
le roi
compagnie de gens d'armes pour aller à la rencontre du prince
de Galles 315
.

XXI. —Comment le comte de Joigny, le sire de Coucy et le


vicomte de Brioude, en chassant les coureurs du
prmce, se
jetèrent dans l'armée du i)rince et y furent pris 317

XXII. —Comment les coureurs du prince se jetèrent sur la

queue de l'armée des Français; comment le roi de France


fit

loger ses gens, et le prince les siens


320
XXI IL Comment le roi de France commanda que chacun
se mît en campagne; et comment il envoya quatre chevaliers
pour savoir les dispositions des Anglais 322
XXIV. Comment quatre chevaliers susdits rapportèrent
les

au roi de France quelles étaient les dispositions des


Anglais. 324

XXV. —
Comment le cardinal de Périgord se mit en grand'
peine d'accorder le roi de France et le prince de
Galles. 327 . .

XXVI. Comment messire Jean de Clermont, maréchal de


France, et messire Jean Chandos eurent grosses paroles en-
semble
XXVII. —
Comment les Anglais firent abriter leurs archers
prit congé
par des fossés et des haies; et comment le cardinal
du roi Jean et du prince de Galles 332
XXVIII. — Comment le prince disposa ses gens pour combat-
tre. Ici suivent les noms des vaillants seigneurs et chevaliers

qui étaient auprès de lui 334


XXIX. — Comment prince de Galles encouragea sagement
le

ses gens; et comment messire Jacques


d'Audley demanda au
qu'il lui permit de commencer la bataille, ce qui
lui
prin'ce
fut accordé 335
XXX. — Comment messire Jean de Clermont, maréchal de
France, fut tué, et comment ceux de la bataille du duc de
Normandie s'enfuirent 339
XXXI. Comment le prince de Galles, quand il vit la bataille

du duc de Normandie s'ébranler, commanda à ses gens de


chevaucher en avant 341
XXXII. — Comment le duc de Normandie deux frères
et ses

partirent de la bataille.; et comment messire Jean de Landas


et messire Thibaut de Vodenay retournèrent
à la bataille.... 343

XXXIII. — Comment de France ordonna à tous ses


le roi

gens d'aller à pied comment il combattit très vaillamment


;

comme un bon chevalier et ses gens aussi 345


XXXIV. —
Comment messire Jacques d'Audley fut emporté

du combat fort blessé; et comment messire Jean Chandos


exhorta le prince à chevaucher en avant 348
XXXV. —
Comment le duc de Bourbon, le duc d'Athènes et

vpvqn
384 Catîle Des a^atières.

plusieurs autres chevaliers et barons furent tués, et aussi plu-


sieurs pris 350
XXXVI. — Comment le sire de Renty, en fuyant de la bataille,
prit un chevalier anglais qui le poursuivait; et comment un
écuyer de Picardie, de la même façon, prit le sire de Berkeley. 35
XXXVII. — Comment il y eut grand' tuerie des Français de-
vant la porte de Poitiers; et comment le roi Jean fut pris... 354
XXXVIII. — Comment y eut grand débat entre les Anglais
il

et les Gascons sur la prise du roi Jean; et comment le prince


de Galles envoya ses maréchaux pour savoir où il était 358
XXXIX. —Comment le prince donna à messire Jacques

d'Audley cinq cents marcs d'argent de revenu; et comment


le roi de France fut présenté au prince 360
XL. — Où il est dit combien de grands seigneurs il y eut dé pris
avec le roi Jean, et combien il y en eut de tués; et comment
les Anglais fêtèrent leurs prisonniers 362
XLI. —
Comment messire Jacques d'Audley donna ses cinq
cents marcs d'argent de revenu, que lui avait donnés le prince,
à ses quatre écuyers 363
XLII. —Comment le prince de Galles donna à souper au roi
et aux grands barons de France, et les servit fort humblement. 365

XLIII. —Comment le prince et son armée s'acheminèrent


pour aller à Bordeaux et comment le prince redonna six
;

cents marcs d'argent de revenu à messire Jacques d'Audley. 366


XLIV. —
Comment le prince fut reçu à grand honneur de
ceux de Bordeaux; et comment le cardinal de Périgord
s'excusa sagement devant le prince 370
DZ Froissart, Jean
96 Chronique de France
A2F67
19—
t.l

PLEASE DO NOT REMOVE


CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET

UNiVERSITY OF TORONTO LIBRARY

Vous aimerez peut-être aussi