Yakumo Koizumi Mononoke Histoires de Fantômes Japonais

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Yakumo Koizumi

Mononoké, histoires de
fantômes japonais
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch
Avant-propos de la première
édition

La publication d’un nouveau volume des exquises études


consacrées au Japon par Lafcadio Hearn1 survient, par une
délicate ironie, le mois où le monde est dans l’attente des
nouvelles concernant les derniers exploits des cuirassés
nippons. Quel que soit le résultat du conflit actuel entre la
Russie et l’archipel, son sens profond tient à ceci : une nation
d’Orient, équipée d’armes occidentales et se parant d’une
force de volonté occidentale se mesure délibérément à une
grande puissance européenne. Nul n’est assez sage pour
prédire le résultat d’un tel conflit et son influence sur notre
civilisation. Le mieux que l’on peut faire est d’estimer, aussi
intelligemment que possible, les caractéristiques nationales des
peuples en présence, en basant nos espoirs et nos peurs sur
leurs psychologies respectives plutôt que sur des études
purement politiques et statistiques des facteurs impliqués dans
la guerre présente. Les Russes, depuis plus d’une génération,
ont disposé de porte-parole littéraires qui ont su fasciner le
public européen. Les Japonais, de leur côté, ne disposent pas
encore de figures nationales universellement reconnues
comme Tourgueniev ou Tolstoï. Ils ont besoin d’un interprète.
On peut douter que l’Orient puisse trouver un jour d’un
passeur aussi doué de perspicacité et de sympathie que
Lafcadio Hearn. Il est parvenu à transposer la richesse de la
culture japonaise dans une langue occidentale. Son long séjour
dans ce pays, sa souplesse d’esprit, son imagination poétique
et son style merveilleusement lumineux le rendaient parfait
pour la plus délicate des missions littéraires. Il a vu des
merveilles et a su les transcrire de façon appropriée. Il n’existe
guère d’aspect de la vie japonaise, que ce soit dans les
domaines sociaux, politiques ou militaires impliqués dans le
conflit actuel avec la Russie, qui ne soit explicité dans l’un ou
l’autre des livres avec lesquels il a charmé les lecteurs
américains.
Il caractérise Kwaidan comme des « histoires et études de
choses fort étranges ». Une centaine des idées suggérées par le
livre ont besoin d’être couchées sur le papier, mais la plupart
des autres commencent et se terminent par cette pure
étrangeté. Lire les noms dans la table des matières, c’est
comme écouter la cloche d’un temple bouddhiste tintant dans
le lointain. Certains de ses contes sont très anciens et, pourtant,
ils semblent nous éclairer sur les âmes et les esprits des
hommes qui se pressent sur les ponts des cuirassés japonais.
Mais nombre des récits concernent les femmes et les enfants –
aimable matériau dont sont faits les meilleurs contes de fées
du monde. Ces jeunes femmes et ces épouses nous paraissent
étranges, tout comme leurs enfants, garçons et filles aux yeux
obliques et aux cheveux sombres ; ils nous ressemblent par
certains côtés et sont très différents par d’autres. Quant à leurs
collines et à leurs fleurs, elles nous semblent profondément
exotiques. Cependant, M. Hearn semble être parmi les
écrivains contemporains presque le seul à maîtriser de façon
quasi magique ces esquisses délicates, transparentes,
fantomatiques d’un monde qui nous apparaît irréel, mais
possède néanmoins une réalité propre, spirituelle et fascinante.
Dans un article perspicace et superbe publié dans l’Atlantic
Monthly de février 1903, Paul Elmer More suppose que le
secret de la magie déployée par M. Hearn tient à la « rencontre
des trois voies ». « Aux instincts religieux de l’Inde, le
bouddhisme en particulier, que l’histoire a profondément
intégré au sens esthétique japonais, M. Hearn apporte l’esprit
interprétatif de la science occidentale. Ces trois traditions se
trouvent fondues par les inclinations particulières de son
esprit en un composé nouveau et très riche, si rare qu’il a fait
sensation dans le monde littéraire. » M. Hearn, avec gratitude,
a loué l’article de M. More. S’il avait été possible de le
réimprimer ici, il aurait fourni une introduction fort appropriée
à ces histoires du vieux Japon, dont M. More dit que la
substance « mélange de façon tellement étrange les rêves
austères de l’Inde, la beauté subtile du Japon et l’inexorable
science de l’Europe ».

Mars 1904

1. Alias Yakumo Koizumi.


Avant-propos de l’auteur

La plupart des kwaidan (ou contes étranges) qui suivent


proviennent d’anciens recueils japonais, comme le Yasôô-
Kidan, le Bukkyô-Hyakkwa-Zenshô, le Kokon-Chomonshû, le
Tama-Sudaré ou le Hyaku-Monogatari. Certaines histoires
pourraient avoir une origine chinoise : le très remarquable
Songe d’Akinosuké, par exemple, provient certainement d’une
source continentale plus ancienne. Mais, dans chaque cas, le
narrateur leur a donné une couleur locale et les a reformulés au
point de les naturaliser. Un conte très curieux, Yuki-onna, m’a
été raconté par un fermier de Chôfu, Nishitama-gôri, dans la
province de Musashi, comme une légende de son village natal.
J’ignore si elle a jamais été couchée par écrit en japonais ;
mais les croyances extraordinaires dont il témoigne ont
certainement existé un peu partout dans l’archipel, et sous bien
des formes curieuses… L’incident de Riki-baka est une
expérience personnelle que j’ai écrite à peu près exactement
comme elle m’est arrivée, ne changeant qu’un nom de famille
mentionné par le narrateur japonais.

L. H.
Tokyo, Japon, le 20 janvier 1904
Kwaidan
L’histoire de Mimi-Nashi-Hôïchi

Il y a plus de sept siècles, à Dan-no-ura, sur le détroit de


Shimonoséki, eut lieu la dernière grande bataille d’un long
conflit entre les Heiké, ou clan de Taira, et les Genji, ou clan
de Minamoto. Les Heiké y périrent tous, femmes et enfants, y
compris Antoku Tennô, le tout jeune empereur. Et ce rivage
devint hanté pour les siècles qui suivirent… J’ai déjà évoqué
ailleurs les crabes étranges que l’on y trouve, appelés « crabes
heiké », qui portent des visages humains sur le dos2. On dit
d’eux qu’ils sont les esprits des guerriers heiké tombés au
combat. Mais on entend et on voit bien d’autres choses encore
le long de cette côte. Lors des nuits les plus sombres, des
milliers de feux spectraux flottent au-dessus de la plage ou
s’en vont lécher les vagues, des lumières pâles appelées oni-bi,
« feux-démons », par les pêcheurs. Et, lorsque le vent se lève,
des hurlements se font entendre de la mer, comme une clameur
de bataille.
En des temps plus anciens, les Heiké se montraient plus
agités encore qu’à présent. Ils pouvaient remonter autour des
bateaux qu’ils croisaient la nuit pour tenter de les couler ; et ils
surveillaient toujours les nageurs pour essayer de les noyer. Ce
fut pour apaiser ces morts que l’on construisit le temple
bouddhiste d’Amidaji, à Akamagaséki3. On établit également
un cimetière à proximité de la plage, avec un monument sur
lequel était gravé le nom de l’empereur noyé et de ses grands
vassaux ; des offices bouddhistes réguliers y furent célébrés et
l’on érigea des cénotaphes. Depuis, les Heiké posent moins de
soucis qu’auparavant, mais ils continuent parfois à faire des
choses étranges, ce qui prouve qu’ils n’ont pas encore trouvé
une paix parfaite.
Il y a des siècles, un aveugle nommé Hôïchi vivait à
Akamagaséki. Son don pour réciter et pour jouer du biwa4 était
connu. Formé dès l’enfance à son art, il avait rapidement
surpassé ses meilleurs maîtres. En tant que biwa-hôshi
professionnel, il fut célèbre grâce à sa récitation de l’histoire
des Heiké et des Genji ; on dit que, lorsqu’il chantait la bataille
de Dan-no-ura, « même les kijin, ou gobelins, ne pouvaient
retenir leurs larmes ».
Au début de sa carrière, Hôïchi était très pauvre ; puis il
trouva un bon ami pour l’aider. Le prêtre du temple d’Amidaji
appréciait la poésie et la musique et il l’invitait fréquemment
au temple pour jouer et réciter. Par la suite, très impressionné
par le talent du jeune homme, le prêtre lui proposa d’habiter là
et cette proposition fut acceptée avec gratitude. On donna à
Hôïchi une chambre dans le bâtiment et, en échange du gîte et
du couvert, il devait jouer pour le prêtre certains soirs. Le reste
du temps, il était libre.
Une nuit d’été, alors que le prêtre avait été appelé pour un
office bouddhiste au logis d’un paroissien défunt et qu’il était
parti avec son acolyte, Hôïchi se retrouva seul dans le temple.
Il faisait chaud et l’aveugle chercha à se rafraîchir dans le
patio, devant sa chambre. L’endroit donnait sur un petit jardin,
situé à l’arrière du temple. Hôïchi y attendit le retour du prêtre
et il chercha à tromper sa solitude en travaillant sur son biwa.
Minuit passa sans que le prêtre ne revînt. L’atmosphère restait
trop lourde pour qu’on fût à l’aise à l’intérieur, et Hôïchi resta
donc dehors. Enfin, il entendit du côté de la porte de derrière
des pas qui approchaient. Quelqu’un traversa le jardin et
avança jusqu’au patio, faisant halte juste devant lui, mais ce
n’était pas le prêtre. Une voix profonde appela l’aveugle de
façon abrupte et sans cérémonie, à la manière d’un samouraï
qui convoquait un inférieur :
« Hôïchi ! »
Ce dernier fut trop surpris pour répondre. La voix l’appela
à nouveau, durement, sur un ton de commandement :
« Hôïchi !
— Hai5 ! répondit l’aveugle, effrayé par la menace qu’il
percevait dans cette voix. Je suis aveugle ! Je ne puis savoir
qui m’appelle !
— Tu n’as rien à craindre, déclara l’étranger, parlant plus
doucement. J’ai fait halte près de ce temple et on m’a chargé
d’un message pour toi. Mon seigneur actuel, une personne de
rang excessivement élevé, se trouve en ce moment à
Akamagaséki avec nombre de nobles serviteurs. Il voulait se
rendre sur les lieux de la bataille de Dan-no-ura, et les a visités
aujourd’hui même. Ayant entendu vanter tes talents pour
réciter l’histoire de ces combats, il désire à présent t’écouter.
Prends donc ton biwa et suis-moi sur-le-champ jusqu’à la
maison où t’attend l’auguste assemblée. »
En ces temps-là, il ne faisait pas bon désobéir à un
samouraï. Hôïchi enfila ses sandales, prit son instrument et
suivit l’étranger, qui le guidait adroitement, mais l’obligeait à
marcher vite. La main qui le menait était de fer et les cliquetis
de l’armure montraient que le guerrier était venu en armes ;
c’était probablement un garde du palais. Hôïchi avait laissé
derrière lui ses premières inquiétudes ; il se disait désormais
qu’il s’agissait d’une chance à saisir. Se souvenant de la
mention d’une personne « de rang excessivement élevé », il lui
semblait que le seigneur qui voulait l’entendre était forcément
un daimyo de première importance. Le samouraï fit halte ;
Hôïchi prit conscience qu’ils se trouvaient devant une large
grille. Il ne se souvenait d’aucune installation de ce genre dans
cette partie de la ville, hormis la grande porte de l’Amidaji.
« Kaimon !6 » appela le samouraï.
Et l’on entendit ôter la barre du verrou. Ils passèrent, puis
traversèrent un jardin et s’arrêtèrent enfin devant une entrée.
Son compagnon cria d’une voix forte :
« Holà ! J’ai amené Hôïchi ! »
Puis il entendit le bruit de pas qui se dépêchait, le son des
panneaux que l’on tirait, celui des volets qui s’ouvraient et des
voix de femmes qui discutaient. En les écoutant, Hôïchi
comprit qu’il s’agissait des domestiques d’une grande
maisonnée, mais il ne parvenait pas à deviner où on avait pu le
conduire. Il n’eut guère le temps d’y réfléchir. On l’aida à
monter quelques marches de pierre puis on lui demanda de
laisser ses sandales sur la dernière d’entre elles. Une main de
femme le guida le long d’une interminable enfilade de
parquets polis et l’aida à contourner un tel nombre de piliers
arrondis qu’il ne put les compter. Il traversa des étendues de
tatamis et se retrouva au milieu d’un grand appartement. De
nombreuses personnes y étaient assemblées ; le bruissement de
la soie évoquait le son des feuilles dans la forêt. Il entendait
aussi un grand nombre de voix qui murmuraient entre elles,
parlant le langage de la cour.
On demanda à Hôïchi de se mettre à l’aise et il trouva un
coussin préparé pour ses genoux. Après y avoir pris place, il
accorda son instrument. Une voix, qu’il devina être celle de la
rôjo7, s’adressa à lui :
« Il est requis maintenant que soit récitée l’histoire des
Heiké, accompagnée par le biwa. »
Étant donné que la récitation du chant complet prendrait
plusieurs soirs, Hôïchi se risqua à poser une question.
« L’histoire complète prendrait longtemps. Quelle portion
Sa Seigneurie veut-elle que je récite aujourd’hui ?
— La bataille de Dan-no-ura, répondit la voix, par pitié de
ce qui est dans les grandes profondeurs8. »
Hôïchi éleva la voix et chanta les combats au bord de
l’océan amer, faisant merveilleusement sonner son biwa
comme le fracas des avirons et l’avancée des bateaux sur les
vagues, le frémissement et le sifflement des flèches, le tumulte
et la course des hommes, le choc de l’acier sur les casques, la
chute des morts dans les flots. Lorsqu’il s’accordait une pause,
il entendait des voix chuchoter, à droite comme à gauche :
« Quel artiste merveilleux ! »
« Jamais dans notre province je n’ai entendu jouer ainsi. »
« Dans tout l’empire, il n’existe aucun autre chanteur
comme Hôïchi ! »
Cela lui donnait du courage ; il chantait et jouait alors
mieux encore qu’auparavant. Des murmures admiratifs
fusaient autour de lui. Puis vint enfin le moment où il raconta
le destin des belles et des impuissants, la triste fin des femmes
et des enfants et le saut désespéré de Nii-no-Ama avec le petit
empereur dans les bras. Les auditeurs poussèrent ensemble un
long cri de souffrance ; ils pleurèrent et gémirent si fort que
l’aveugle fut effrayé. Il avait fait naître un violent sentiment de
deuil. Les sanglots et lamentations continuèrent longtemps,
mais ils finirent par s’éteindre graduellement. Enfin, le grand
silence qui suivit fut brisé par la voix de cette femme
qu’Hôïchi supposait être la rôjo :
« On nous avait assuré que tu étais un joueur de biwa fort
talentueux et un récitant sans égal, déclara-t-elle. Pourtant,
nous ignorions que ce serait avec l’intensité que tu as déployée
ce soir. Notre seigneur est ravi de te promettre une récompense
appropriée. Mais il désire que tu viennes jouer chaque soir ces
six prochains jours ; après quoi, il entamera sans nul doute son
auguste voyage de retour. Demain, donc, tu viendras à la
même heure. Le servant qui t’a conduit aujourd’hui viendra te
chercher… Il y a une dernière chose dont je dois t’informer. Il
t’est demandé de ne parler à quiconque de tes visites ici tant
que durera l’auguste séjour de notre seigneur à Akamagaséki.
Il voyage incognito9 et ordonne qu’aucune de ces choses ne
soit évoquée. Te voilà libre de retourner à ton temple. »
Lorsque Hôïchi eut dûment exprimé ses remerciements,
une main de femme l’amena jusqu’à l’entrée où le serviteur
qui l’avait déjà guidé l’attendait pour le ramener. Il le
conduisit au patio à l’arrière du temple, et le laissa là.
L’aube approchait, mais l’absence de Hôïchi n’avait pas
été remarquée au temple ; le prêtre lui-même était rentré fort
tard et l’avait cru endormi. Le musicien put se reposer un peu
au cours de la journée et se garda d’évoquer son étrange
aventure. Au milieu de la nuit suivante, le samouraï revint à lui
et le conduisit à nouveau à l’auguste assemblée, où il donna un
autre récital avec le même succès. Mais, durant cette deuxième
visite, son absence du temple fut accidentellement découverte ;
après son retour, au petit matin, il fut appelé devant le prêtre.
Ce dernier lui dit, sur un ton de bienveillant reproche :
« Nous étions très inquiets pour toi, ami Hôïchi. Sortir à de
telles heures, seul et aveugle, est dangereux. Pourquoi es-tu
parti sans nous prévenir ? J’aurais pu demander à un serviteur
de t’accompagner. Où étais-tu ?
— Je te demande pardon, mon noble ami, répondit
évasivement le musicien. J’ai dû sortir pour une affaire privée
et n’ai pu convenir d’une autre heure. »
Le prêtre fut plus surpris que peiné par les réticences de
son ami ; il devinait là quelque chose de peu naturel et
d’inquiétant. Il craignait que l’aveugle n’eût été envoûté ou
trompé par des esprits mauvais. Il ne l’interrogea pas plus
avant, mais ordonna en privé à ses serviteurs de surveiller les
mouvements de Hôïchi et de le suivre s’il quittait à nouveau le
temps après le crépuscule.
Le lendemain soir, ils virent Hôïchi quitter le temple et
allumèrent immédiatement leurs lanternes pour le suivre. Mais
la nuit était sombre et pluvieuse, et, avant que les serviteurs du
temple ne parvinssent à la route, le musicien avait disparu. Il
avait marché très vite, ce qui semblait curieux eu égard à sa
cécité, d’autant que la chaussée n’était guère entretenue. Les
hommes se déployèrent dans les rues, demandant dans
chacune des maisons où Hôïchi avait ses habitudes, mais nul
ne put en donner la moindre nouvelle. Enfin, comme ils
revenaient vers le temple en passant par le rivage, ils furent
surpris par le son d’un biwa dont quelqu’un jouait
furieusement dans le cimetière d’Amidaji. Hormis les feux
spectraux, qui palpitaient généralement lors de telles nuits,
l’obscurité était totale dans cette direction. Les hommes se
hâtèrent et, grâce à leurs lanternes, ils découvrirent Hôïchi
assis seul devant le cénotaphe d’Antoku Tennô. Il y faisait
résonner son biwa et chantait à pleine voix la bataille de Dan-
no-ura. Derrière lui, autour de lui, brûlaient entre les tombes
les feux des morts, comme des chandelles. Nul mortel n’avait
jamais contemplé de ses yeux une telle armée d’oni-bi.
« Hôïchi-san ! Hôïchi-san ! hurlèrent-ils. Tu es envoûté !
Hôïchi-san ! »
Mais l’aveugle ne semblait pas les entendre. Avec
intensité, il tirait des sons terribles de son instrument et
chantait de plus en plus sauvagement la bataille de Dan-no-
ura. Ils se saisirent de lui et crièrent à ses oreilles :
« Hôïchi-san ! Hôïchi-san ! Viens immédiatement avec
nous !
— M’interrompre de telle façon devant l’auguste assemblé
ne sera pas toléré ! » répondit-il sur un ton de reproche.
Malgré l’étrangeté de la situation, les serviteurs ne purent
s’empêcher de rire. Il avait été envoûté, pour sûr. Ils
s’emparèrent de lui, le remirent sur pied et le ramenèrent de
force au temple ; là, sur ordre de leur supérieur, on lui ôta ses
vêtements mouillés. Puis le prêtre demanda à son ami
l’explication de son comportement étrange.
Hôïchi hésita longuement avant de parler puis, comprenant
que sa conduite avait inquiété et peut-être même mis en colère
le bon prêtre, il finit par abandonner sa réserve et raconta ce
qui s’était passé depuis la première visite du samouraï.
« Hôïchi, mon pauvre ami, tu es en grand danger, lui dit le
prêtre. Il est fort malheureux que tu ne m’en aies pas parlé
avant ! Tes grands talents de musicien t’ont attiré d’étranges
ennuis. Il te faut comprendre que tu n’as visité aucune maison,
mais que tu as passé tes nuits au cimetière, parmi les tombes
des Heiké. C’est devant le cénotaphe d’Antoku Tennô que les
officiants de nuit t’ont retrouvé, assis sous la pluie. Tout ce
que tu as imaginé n’était qu’illusion, hormis l’appel des morts.
En leur obéissant au départ, tu t’es mis en leur pouvoir. Si tu
continues ainsi, après ce qui s’est passé ce soir, ils te réduiront
en morceaux. Et, de toute manière, ils auraient fini par te
détruire, tôt ou tard. Je ne pourrai pas, hélas, rester à tes côtés
ce soir : on me demande de célébrer un autre service. Mais,
avant de partir, je vais protéger ton corps en inscrivant dessus
des textes sacrés. »
Avant le coucher du soleil, le prêtre et son acolyte
déshabillèrent Hôïchi ; puis, avec leurs pinceaux à
calligraphier, ils tracèrent sur sa poitrine, son dos, son crâne,
son visage, son cou, ses membres, ses mains, ses pieds et la
plante de ses pieds, ainsi que sur toutes les parties du corps, le
texte d’un sutra très saint appelé Hannya-Shin-Kyô10. Après
quoi le prêtre donna ses instructions au musicien :
« Ce soir, dès que je serai parti, tu iras t’asseoir dans le
patio et tu attendras. Tu seras appelé. Mais, quoi qu’il
advienne, ne réponds pas et ne bouge pas. Ne dis rien et reste
immobile comme si tu méditais. Ne sois pas effrayé et ne
cherche pas à appeler à l’aide, car aucune aide ne pourrait te
sauver. Si tu fais exactement comme je te le dis, le danger
passera, et tu n’auras plus rien à craindre. »
Lorsqu’il fit noir, le prêtre et son acolyte s’en allèrent ;
Hôïchi s’installa dans le patio en suivant méticuleusement
toutes les instructions qui lui avaient été données. Il déposa
son biwa derrière lui, sur le plancher, et adopta une attitude de
méditation. Il demeurait assez immobile et prenait soin de ne
pas tousser ni même de respirer de façon audible. Il demeura
ainsi pendant des heures.
Puis il entendit des pas approcher sur le chemin. Ils
passèrent le portail, traversèrent le jardin, approchèrent du
patio et s’arrêtèrent juste devant lui.
« Hôïchi ! » appela la voix profonde.
Mais l’aveugle retint son souffle et resta immobile.
« Hôïchi ! appela la voix une deuxième fois, puis une
troisième, plus sauvagement. Hôïchi ! »
Le musicien conserva une immobilité de statue et la voix
grommela :
« Aucune réponse. Ça n’ira pas. Allons voir où est ce
garçon… »
Le bruit des pas retentit à nouveau : on montait dans le
patio. Puis ils approchèrent et, délibérément, s’arrêtèrent
devant Hôïchi. Pendant de longues minutes, au cours
desquelles ce dernier sentit son corps trembler à chaque
battement de son cœur, un silence pesant régna.
Enfin, la voix grondante marmonna, tout près de lui :
« Voilà le biwa, mais du musicien, je ne vois… que deux
oreilles ! Voilà pourquoi il n’a pas répondu : il n’a pas de
bouche pour le faire, il ne reste de lui que ses oreilles. Je les
emmènerai à mon seigneur comme une preuve selon laquelle
que j’ai obéi à ses augustes ordres, dans la mesure du
possible. »
Au même instant, Hôïchi sentit ses oreilles agrippées par
des doigts de fer et arrachées. Malgré sa souffrance, il parvint
à ne pas laisser échapper un seul cri. Le pas lourd s’éloigna
dans le patio, descendit dans le jardin et partit sur la route,
avant de cesser. Des deux côtés de sa tête, l’aveugle sentait un
écoulement chaud et épais, mais n’osa pas lever les mains…
Le prêtre revint avant l’aube. Il se hâta vers le patio, y
pénétra et glissa sur quelque chose de gluant, avant de pousser
un cri d’horreur. À la lumière de sa lanterne, il vit qu’il
s’agissait d’une flaque de sang. Puis il aperçut Hôïchi assis là,
dans une attitude de méditation ; le sang coulait toujours de ses
blessures.
« Mon pauvre Hôïchi ! cria le prêtre atterré. Que s’est-il
passé ? Es-tu blessé ? »
Entendant la voix de son ami, l’aveugle se sentit en sûreté.
Il fondit en larmes et raconta en sanglotant son aventure de la
nuit.
« Pauvre Hôïchi, pauvre Hôïchi ! s’exclama encore le
prêtre. Tout est ma faute ! Ma terrible faute ! Ton corps a été
recouvert de textes sacrés… sauf tes oreilles ! Je pensais que
mon acolyte s’en chargerait, et j’ai eu le grand tort de ne pas
avoir vérifié s’il l’avait fait ! Nous n’y pouvons plus rien.
Nous pouvons seulement essayer de te soigner le plus vite
possible. Mais réjouis-toi, mon ami ! Le danger est passé. Tu
ne seras plus jamais ennuyé par ces visiteurs. »
Avec l’aide d’un bon médecin, Hôïchi se remit rapidement
de ses blessures. L’histoire de son étrange aventure se répandit
dans toute la région et plus loin encore, lui assurant la
célébrité. De nombreuses personnes nobles vinrent à
Akamagaséki pour l’entendre, lui laissant d’importants dons
d’argent. Il devint donc riche. Mais, à compter de ce jour, il ne
fut plus connu que sous le nom de Mimi-nashi-Hôïchi, Hôïchi-
sans-oreilles.

2. Voir mon recueil Kottô pour une description de ces crabes très curieux.
3. Ou Shimonoséki. La ville est aussi connue sous le nom de « Bakkan ».
4. Sorte de luth à quatre cordes, utilisé essentiellement pour accompagner des
récitations. Jadis, les ménestrels professionnels récitant le Heiké-Monogatari et
d’autres histoires tragiques étaient appelés biwa-hôshi ou « prêtres à luth ».
L’origine de l’appellation n’est pas claire, mais peut tenir au fait que ces artistes
avaient le crâne rasé à la façon des prêtres bouddhistes, tout comme les
shampooineurs aveugles. On joue du biwa à l’aide d’une sorte de plectre, le bachi,
généralement fait de corne.
5. Réponse traditionnelle qui montre qu’on écoute avec attention.
6. Terme respectueux sollicitant l’ouverture d’une porte et employé par les
samouraïs lorsqu’ils demandaient à être admis chez leur seigneur.
7. Matrone qui dirige les servantes.
8. On pourrait également traduire la phrase ainsi : « par pitié de ce qui est le plus
profond ». Le mot japonais pour pitié est awaré.
9. C’est le sens courant de l’expression d’origine, « Shinobi no go-ryokô »,
littéralement « accomplir un auguste voyage déguisé ».
10. Le petit Pragña-Pâramitâ-Hridaya-Sûtra est ainsi appelé en japonais. Les petits
et grands sutras appelés Pragña-Pâramitâ (« sagesse transcendante ») ont été
traduits en anglais par feu le professeur Max Müller et se trouvent dans le volume
XLIX des Sacred Books of the East (« Buddhist Mahayana Sûtras »). À propos des
usages magiques du texte qui sont décrits dans ce conte, il est intéressant de
remarquer que ce sutra contient la doctrine de la vacuité des formes, c’est-à-dire le
caractère irréel de tous les phénomènes et noumènes. « La forme est vacuité et la
vacuité est forme. La vacuité n’est pas différente de la forme ; la forme n’est pas
différente de la vacuité. Ce qu’est la forme, voilà la vacuité. Ce qu’est la vacuité,
voilà la forme. […] Perception, nom, concept et connaissance, cela aussi est
vacuité. Il n’y a pas d’œil, d’oreille, de nez, de langue, de corps, d’esprit […], mais,
lorsque l’enveloppe de la conscience a été annihilée, alors [celui qui est en quête]
devient libre de toute peur et est à portée du changement, de jouir de l’ultime
Nirvana. »
Oshidori

Il y avait dans le district de Tamura-no-Gô, situé dans la


province de Mutsu, un fauconnier et chasseur nommé Sonjô.
Un jour, il partit à la chasse sans parvenir à trouver le moindre
gibier. Alors qu’il rentrait chez lui, regagnant un lieu appelé
Akanuma, il entendit un couple d’oshidori11 qui nageaient sur
la rivière qu’il s’apprêtait à traverser. Tuer des oshidori porte
malheur ; toutefois, Sonjô avait très faim et il tira sur eux. Sa
flèche perça le mâle, mais la femelle s’échappa dans les
roseaux, sur l’autre rive, et disparut. Sonjô ramena sa prise
chez lui et la mit à cuire.
Cette nuit-là, il fit un rêve inquiétant. Il lui sembla qu’une
femme très belle était entrée dans sa chambre et s’était mise à
sangloter près de son lit. Elle gémissait si amèrement que
Sonjô en avait le cœur brisé rien qu’à l’écouter. Puis la femme
cria :
« Pourquoi ? Pourquoi l’as-tu tué ? De quel tort était-il
coupable ? Nous étions si heureux à Akanuma, et tu l’as tué !
Quel mal t’avait-il jamais fait ? Sais-tu au moins ce que tu as
commis là ? Oh, sais-tu à quel point c’était une chose cruelle
et méchante ? Toi aussi, tu m’as tuée, car je dois vivre
désormais sans mon époux ! C’est pour te le dire que je suis
venue à toi. »
Puis elle se remit à pleurer bruyamment, d’une voix si
amère qu’elle aurait percé jusqu’à la moelle des os de ses
auditeurs. Puis, entre deux sanglots, elle récita ce poème :

Hi kururéba
Sasoëshi mono wo,
Akanuma no
Makomo no kuré no
Hitori-né zo uki!

« À l’arrivée du crépuscule, je l’invitai à revenir avec moi.


Et, désormais, je dors seule dans l’ombre des roseaux
d’Akanuma. Ô, indicible tristesse ! »12

Après avoir prononcé ces vers, elle s’exclama :


« Ah, tu ne sais pas, tu ne peux savoir ce que tu as fait.
Mais demain, lorsque tu iras à Akanuma, tu verras… tu
verras ! »
Puis, pleurant toujours de bien piteuse façon, elle partit.
Lorsque Sonjô s’éveilla, le lendemain matin, le rêve
demeura si vif dans son esprit qu’il en resta troublé. Il se
souvint des mots : « Demain, lorsque tu iras à Akanuma, tu
verras… tu verras ! »
Il résolut donc de s’y rendre sur-le-champ afin de savoir si
ce rêve n’était rien de plus qu’un rêve.
Il arriva à Akanuma et là, sur la berge, il vit la femelle
oshidori qui nageait seule. Au même instant, elle perçut sa
présence et, au lieu de chercher à s’échapper, elle se dirigea
droit sur lui, le fixant d’un regard étrange. Puis, de son bec,
elle s’ouvrit le corps et mourut devant les yeux du chasseur.
Sonjô se rasa la tête et se fit prêtre.

11. Littéralement « canards mandarins ». Depuis les temps les plus reculés, ces
oiseaux sont vus en extrême Orient comme un symbole de l’affection conjugale.
12. Le troisième vers possède un double sens pathétique : les syllabes qui
composent le nom « Akanuma » (« marais rouge ») peuvent également se lire
« akanu-ma », c’est-à-dire « le temps de notre relation inséparable [ou
délicieuse] ». On peut donc rendre le poème de cette façon : « Lorsque le jour
tomba, je l’invitai à m’accompagner. Et voilà qu’après le temps de cette relation
heureuse, me voilà seule à dormir tristement à l’ombre des roseaux. » Le makomo
est une sorte de roseau large dont on se sert pour fabriquer des paniers.
L’histoire d’O-Tei

Il y a fort longtemps vivait dans la ville de Niigata, qui


appartient à la province d’Echizen, un homme appelé Nagao
Chôsei.
C’était le fils d’un médecin et il avait été formé pour
prendre la suite de son père. Dans son jeune âge, il avait été
fiancé à la fille d’un ami de son père, nommée O-Tei ; les deux
familles étaient convenues que les noces auraient lieu dès que
le jeune homme aurait fini ses études. Mais la santé d’O-Tei se
révéla fragile. Dans sa quinzième année, elle souffrit d’une
consomption fatale. Lorsqu’elle comprit qu’elle allait mourir,
elle fit appeler Nagao pour lui présenter ses adieux.
« Nagao-sama13, mon fiancé, lui dit-elle alors qu’il
s’agenouillait à son chevet, nous avons été promis l’un à
l’autre depuis l’enfance et aurions dû nous marier à la fin de
cette année. Mais, à présent, je vais mourir ; les dieux savent
ce qui est le meilleur pour nous. Si j’avais pu vivre quelques
années de plus, je n’aurais été qu’une source d’ennuis et de
tristesse pour les autres. Avec ce corps tout frêle, je n’aurais pu
être une bonne épouse, et même le fait de vouloir prolonger
mes jours serait, face à toi, un vœu égoïste de ma part. Me
voilà donc résignée à mourir, et promets-moi de ne pas porter
mon deuil. Mais je tiens à te dire que nous nous reverrons…
— En effet, nous nous retrouverons, répondit Nagao avec
sincérité. Et, au Pays Pur14, nous ne connaîtrons plus la
douleur de la séparation.
— Non, non, répondit-elle avec douceur. Je ne parle pas du
Pays Pur. Je nous crois destinés à nous retrouver en ce monde,
même si je dois être enterrée demain. »
Nagao la regarda, surpris, et la vit sourire devant son
étonnement. Elle poursuivit, d’une voix calme et rêveuse :
« Oui, je parle bien de ce monde, dans ta vie présente,
Nagao-sama. Pour peu, bien sûr, que tu le veuilles. Mais, pour
que cela arrive, je dois renaître en tant que fille et grandir
jusqu’à devenir femme. Tu devras donc attendre. Quinze, seize
ans, c’est long. Mais mon promis, tu n’en as que dix-neuf.
— T’attendre, ma fiancée, répondit-il tendrement en
voulant adoucir ses derniers instants, sera autant une joie
qu’un devoir. Nous nous sommes jurés amour pour le temps de
sept existences.
— Mais doutes-tu ? demanda-t-elle en observant son
visage.
— Ma chérie, lui dit-il, je doute de pouvoir te reconnaître
dans un autre corps, sous un autre nom, à moins que tu ne
puisses me donner un signe ou un viatique.
— Cela, je le puis. Seuls les dieux et les bouddhas savent
quand et où nous nous retrouverons. Mais je suis sûre, très
sûre, que, si tu n’es pas hostile à mon retour, je serai capable
de te retrouver. Souviens-toi de ces mots… »
Elle cessa de parler, et ses yeux se fermèrent. Elle était
morte.
Nagao était sincèrement attaché à O-Tei et son deuil fut
profond. Il fit faire une tablette mortuaire où était inscrit son
zokumyô15 et la fit placer dans son propre butsudan16 pour y
faire des offrandes chaque jour. Il repensait beaucoup aux
choses étranges dites par O-Tei juste avant sa mort et, dans
l’espoir d’apaiser son esprit, écrivit une promesse solennelle
de l’épouser si jamais elle lui revenait dans un autre corps. Il y
apposa son sceau et la plaça dans le butsudan, à côté de la
tablette mortuaire d’O-Tei.
Pourtant, parce que Nagao était fils unique, il était
nécessaire qu’il se mariât. Il se trouva bientôt obligé de se
plier aux souhaits de sa famille et d’accepter une épouse
choisie par son père. Après son mariage, il continua de
déposer des offrandes devant la tablette d’O-Tei et ne cessa
jamais de penser à elle avec affection. Puis, peu à peu, son
image finit par se dissoudre dans sa mémoire, tel un rêve dont
il devient difficile de se souvenir. Et les années passèrent.
Pendant ce temps, plusieurs malheurs l’accablèrent. Ses
parents moururent tous deux, bientôt suivis par sa femme et
par son fils unique. Il se retrouva seul au monde. Il abandonna
sa maison vide et partit pour un long voyage, espérant oublier
sa tristesse.
Un jour, ses pas le menèrent à Ikao, un petit village des
montagnes connu pour ses sources thermales et ses beaux
paysages. Dans l’auberge où il s’arrêta, une jeune fille vint le
servir, et, dès qu’il vit son visage, il sentit son cœur sauter
dans sa poitrine comme il ne l’avait jamais fait auparavant.
Elle ressemblait si étrangement à O-Tei qu’il dut se pincer
pour être sûr de ne pas rêver. Alors qu’elle allait et venait,
allumant le feu, apportant de la nourriture ou préparant la
chambre, chacun de ses gestes et de ses attitudes ravivait
quelque gracieux souvenir de la jeune femme à qui il s’était
promis dans sa jeunesse. Lorsqu’il lui parlait, elle répondait
d’une voix douce et claire dont la gentillesse l’attristait, le
ramenant à des jours sombres et anciens.
Puis, ébahi, il la questionna :
« Sœur aînée17, tu ressembles vraiment à une personne que
j’ai connue il y a longtemps, et j’ai été surpris lorsque tu es
entrée dans la pièce. Pardonne-moi, alors, si je te demande où
tu es née et quel est ton nom. »
Immédiatement, avec la voix inoubliable de la morte, elle
répondit :
« Mon nom est O-Tei et tu es Nagao Chôsei d’Echigo, le
mari qui m’était promis. Il y a dix-sept ans, je suis morte à
Niigata. Puis tu as promis par écrit de m’épouser si jamais je
revenais dans un corps de femme. Cette promesse, tu l’as
scellée et placée dans le butsudan, aux côtés de la tablette qui
porte mon nom. Et, pour cela, je suis revenue… »
En prononçant ces derniers mots, elle tomba inconsciente.
Nagao l’épousa et leur mariage fut heureux. Mais à aucun
moment, par la suite, elle ne se souvint des paroles prononcées
à Ikao en réponse à sa question ni de son existence précédente.
L’évocation de sa première naissance, mystérieusement
remémorée lors de cette rencontre, s’était à nouveau obscurcie,
et ne devait jamais s’éclaircir par la suite.

13. Sama est un suffixe poli que l’on adjoint aux noms propres.

14. Expression bouddhiste qui désigne généralement une sorte de paradis.


15. Le terme bouddhiste zokumyô (« nom profane »), renvoie au prénom porté
durant la vie, par opposition au terme kaimyô ou homyô (« nom légal »), prénom
donné après la mort – appellations religieuses posthumes inscrites sur la tombe et
sur les tablettes mortuaires du temple local. Pour plus de précisions, se référer à
mon article « The litterature of the dead », publié dans Exotics and retrospectives.
16. Autel domestique bouddhiste.
17. Traduction littérale d’une formule japonaise que l’on adresse aux jeunes
femmes non mariées.
Ubazakura

Il y a trois siècles, dans le village d’Asamimura, situé dans


le district d’Onsengôri et la province d’Iyô, vivait un homme
bon nommé Tokubei. C’était l’homme le plus riche du district
et le muraosa, c’est-à-dire le chef du village. Il était heureux et
chanceux en bien des affaires, mais il avait atteint l’âge de
40 ans sans avoir connu la joie de devenir père. Face à cette
affliction, sa femme et lui allaient adresser un grand nombre
de prières à la divinité Fudô Myô Ô, dont un temple fameux,
le Saihôji, s’élevait à Asamimura.
Enfin, leurs prières furent entendues : l’épouse de Tokubei
lui donna une fille très jolie qui reçut le nom de O-Tsuyu.
Comme le lait de sa mère ne parvenait pas à alimenter le bébé,
on engagea une nourrice, O-Sodé.
O-Tsuyu grandit et devint une très belle jeune femme ; à
15 ans, elle tomba malade et les médecins lui prédirent une
mort imminente. O-Sodé, qui aimait O-Tsuyu comme sa
propre fille, s’en alla au temple Saihôji et y pria Fudô-sama
avec ferveur, implorant la guérison. Elle s’y rendit chaque
matin pendant 21 jours, et O-Tsuyu guérit de manière soudaine
et totale.
On se réjouit grandement dans la maison de Tokubei ; ce
dernier donna un grand festin à tous ses amis pour célébrer
cette issue heureuse. Hélas, la nuit même de ce banquet, la
nourrice O-Sodé tomba malade à son tour. Le lendemain
matin, les médecins appelés pour s’occuper d’elle rendirent
leur verdict : elle était mourante.
Lorsque la famille, affligée, se réunit autour de son lit pour
lui faire ses adieux, elle leur dit :
« Il est temps que je vous avoue quelque chose. Vous
l’ignorez, mais mes prières ont bien été entendues. J’ai supplié
Fudô-sama, lui proposant de mourir à la place d’O-Tsuyu.
Cette grande faveur m’a été accordée. Vous ne devez donc pas
porter le deuil de ma mort… J’ai néanmoins une requête. J’ai
promis à Fudô-sama que je ferais planter un cerisier dans le
jardin de Saihôji en guise d’offrande d’actions de grâces et de
commémoration. Puisque je ne pourrai m’en charger moi-
même, je vous demande d’accomplir ce vœu à ma place.
Adieu, chers amis, et souvenez-vous que je suis heureuse
d’être morte pour qu’O-Tsuyu vive. »
Après les funérailles, les parents d’O-Tsuyu allèrent
planter un cerisier, le plus beau qu’ils purent trouver, dans le
jardin de Saihôji. L’arbre grandit et fructifia ; au seizième jour
du deuxième mois de l’année suivante, à l’anniversaire de la
mort d’O-Sodé, il fleurit magnifiquement. Et il continua ainsi
à fleurir pendant 254 ans, toujours à la même date. Ses fleurs,
roses et blanches, évoquaient des tétons de femme, laissant
sourdre leur lait. Les gens l’appelèrent donc Ubazakura, le
cerisier de la nourrice.
Diplomatie

Il avait été ordonné que l’exécution aurait lieu dans le


jardin du yashiki18. On y amena donc l’homme, on le fit se
mettre à genoux dans un espace de sable traversé par une
rangée sinueuse de tobi-ishi – un chemin de dalles tel qu’on en
voit toujours dans les jardins japonais. Il avait les mains liées
dans le dos. Des serviteurs apportèrent des bassines d’eau et
des sacs de riz remplis de cailloux qu’ils entassèrent autour de
l’homme afin de le soutenir en l’empêchant de bouger. Le
maître arriva alors, contempla les arrangements et les trouva
satisfaisants. Il ne fit aucune remarque.
Soudain, le condamné l’interpella :
« Honoré seigneur, la faute pour laquelle je suis condamné,
je ne l’ai pas délibérément commise. Elle n’est que l’effet de
ma stupidité. Et si je suis né stupide, la raison en tient à mon
karma. Je ne peux m’empêcher de commettre des erreurs.
Mais tuer un homme uniquement parce qu’il est stupide, c’est
mal. Et un tel mal se paye. Si tu me tues, je serai certainement
vengé. Le ressentiment que tu provoqueras appellera une
rétribution, un mal pour un mal. »
Lorsqu’une personne est tuée avec un puissant
ressentiment au cœur, son fantôme est capable de tirer
vengeance de son tueur. Cela, le samouraï le savait. Il répondit
avec douceur, d’une voix presque caressante :
« Nous pouvons te permettre de nous effrayer autant que tu
le voudras… après ta mort. Mais il est difficile de tenir pour
sérieux ce que tu dis. Essaieras-tu de nous donner un signe de
ta grande colère lorsque ta tête aura été tranchée ?
— Assurément, répondit l’homme.
— Fort bien, dit le samouraï en tirant son long sabre. Je
vais donc te couper la tête. Devant toi, il y a une dalle du
chemin. Une fois ta tête au sol, tente de la mordre. Si ton
fantôme furieux peut t’aider à faire cela, il se peut que certains
d’entre nous aient peur… Essaieras-tu de mordre la pierre ?
— Je le ferai, cria l’homme en colère. Je le ferai ! Je le… »
Il y eut un éclair, un chuintement, un choc sourd ; le corps
attaché s’affaissa sur les sacs de riz, deux longs jets de sang
jaillissant du cou, et la tête roula sur le sable. Elle roula
lourdement vers la dalle puis s’arrêta net devant, les dents
frappant le bord de la pierre, à laquelle elles s’accrochèrent
désespérément un bref instant avant de retomber, inerte.
Nul ne parla, mais les servants fixèrent leur maître,
horrifiés. Il ne semblait pas particulièrement inquiet lui-
même ; il tendit son sabre à son plus proche assistant, qui
versa de l’eau sur la lame à l’aide d’une louche de bois, de la
garde à la pointe, avant d’en essuyer méticuleusement l’acier à
l’aide de feuilles de papier de soie. Ainsi s’acheva la
cérémonie.
Durant les mois qui suivirent, les serviteurs et domestiques
vécurent dans une terreur constante des visites spectrales.
Aucun d’eux ne doutait que la vengeance promise viendrait à
un moment ou un autre et ils en venaient à voir et à entendre
des choses qui n’existaient pas. Ils se prirent à craindre le
bruissement du vent dans les bambous, ou même les ombres
du jardin. Enfin, après en avoir délibéré entre eux, ils
décidèrent de réclamer à leur maître un office ségaki19 au nom
de l’esprit vengeur.
« Ce n’est pas nécessaire, dit le samouraï lorsque son
chambellan lui transmit la requête. Je comprends que l’on
puisse s’inquiéter du désir de vengeance d’un mourant, mais,
dans le cas présent, il n’y a rien à craindre. »
Le serviteur jeta à son maître un regard interloqué, mais il
hésita à demander la raison d’une telle confiance en soi.
« Oh, c’est très simple, dit le samouraï, devinant le doute
informulé. Seule la toute dernière intention de cet homme
aurait pu être dangereuse. C’est pourquoi, lorsque je l’ai mis
au défi de me donner un signe, j’ai détourné son esprit du désir
de vengeance. Il est mort avec la volonté de mordre la dalle, et
il est parvenu à l’accomplir, mais rien de plus. Et, pour ce
faire, il a dû oublier tout le reste. Il n’y a donc plus aucune
raison de s’en inquiéter. »
Et, en effet, le mort ne leur causa aucun souci. Rien
n’arriva.

18. C’est ainsi que l’on appelle le domaine, la villa et les terrains alentour d’une
personne très riche.
19. Service funéraire bouddhiste.
Un miroir et une cloche

Il y a huit siècles de cela, les prêtres de Mugenyama, dans


la province de Tôtômi20, voulurent une grande cloche pour leur
temple ; ils demandèrent aux femmes de leur paroisse de les
aider en cédant leurs miroirs de bronze pour qu’ils soient
fondus.

De nos jours encore, dans certains temples japonais, vous


aurez l’occasion de voir des tas de vieux miroirs de bronze
réunis dans ce but. Le plus gros que j’ai pu remarquer se
trouvait dans la cour d’un temple de la secte Jôdo, à Hakata,
sur l’île de Kyûshû : ils avaient été donnés dans le but de
construire une statue d’Amida en bronze de dix mètres de
haut.

En ce temps-là, la femme d’un fermier de Mugenyama


apporta son miroir au temple pour que la cloche fût conçue.
Par la suite, elle regretta cet objet. Elle se souvenait de ce que
lui avait raconté sa mère à son sujet ; avant cette dernière, il
avait appartenu à sa mère ou même à sa grand-mère, et elle se
remémorait les souvenirs heureux qu’il avait reflétés. Bien sûr,
en proposant de l’argent au prêtre, elle aurait pu demander à
récupérer cet héritage, mais elle ne disposait pas de la somme
nécessaire. Chaque fois qu’elle se rendait au temple, elle
voyait son miroir gisant dans la cour derrière une petite
barrière, au milieu de centaines d’autres miroirs entassés. Elle
le reconnaissait grâce à un motif en relief, celui du Shô-Chiku-
Bai, les trois emblèmes fortunés du pin, du bambou et de la
fleur de prunier, qui avaient émerveillé son regard d’enfant
lorsque sa mère le lui avait montré la première fois. Elle
espérait avoir une chance de voler le miroir pour le cacher et le
chérir à jamais, mais cela ne se produisit pas ; elle en fut très
mécontente. Elle avait l’impression d’avoir sottement laissé
une part de sa vie. Elle repensa au vieux proverbe selon lequel
un miroir contient l’âme d’une femme (que rappelle, de façon
mystique, au dos de bien des miroirs de bronze, le caractère
chinois qui signifie « âme ») et elle craignait que ce ne fût vrai
d’une manière bien plus étrange qu’elle n’eût pu l’imaginer
auparavant. Mais elle n’osait parler de ses tourments à
personne.
Puis, lorsque tous les dons pour la cloche de Mugenyama
furent envoyés à la fonderie, les facteurs de cloches
découvrirent que l’un des miroirs refusait de se liquéfier. Ils le
remirent au feu, encore et encore, mais il résista à tous leurs
efforts. À l’évidence, la femme qui l’avait apporté au temple
avait regretté cette offrande. Elle ne l’avait pas présentée de
tout son cœur et, dès lors, son âme égoïste, restée attachée au
miroir, le laissait froid même au milieu de la fournaise.
Bien sûr, tout le monde finit par en entendre parler et l’on
découvrit à qui avait appartenu le miroir récalcitrant. Le fait de
voir sa faute secrète publiquement dévoilée causa un grand
sentiment de honte à la pauvre femme, qui en conçut une vive
colère. Ne supportant plus ce déshonneur, elle partit se noyer
après avoir écrit une lettre d’adieu qui contenait ces mots :

Quand je serai morte, il ne sera plus difficile de fondre le


miroir et de couler la cloche. Mais, à la personne qui brisera
cette cloche en la sonnant, mon fantôme donnera une grande
richesse.

Il faut savoir que l’ultime vœu ou promesse d’une


personne qui meurt ou se suicide en colère est censé posséder
une force surnaturelle. Après que le miroir de la morte eut été
fondu et la cloche coulée avec succès, les gens se souvinrent
de cette lettre. Ils étaient persuadés que l’esprit de la femme
donnerait une fortune à celui qui briserait la cloche ; ainsi, dès
qu’elle fut suspendue dans la cour du temple, ils vinrent en
multitude pour la faire sonner. Ils y mettaient une immense
ardeur, projetant les barres de toutes leurs forces. La cloche se
révéla de très bonne facture et résista bravement à leurs
assauts. La foule ne se découragea pourtant pas. Jour après
jour, à toute heure, on venait furieusement sonner la cloche au
mépris des protestations émises par les prêtres. Sa sonnerie
devint donc une affliction et les officiants du temple ne la
supportèrent bientôt plus. Ils décidèrent de s’en débarrasser en
lui faisant dévaler la colline jusqu’à un marais situé non loin.
Ce dernier, qui était profond, l’engloutit. Ainsi finit la cloche.
Il n’en restait qu’une légende, celle de Mugen-Kané, la cloche
de Mugen.

Il existe au Japon bien des croyances étranges relatives à


l’efficacité magique de l’opération mentale évoquée (sans être
décrite) par le verbe nazoraëru. Le mot en lui-même ne saurait
être réellement traduit tant il est employé en relation avec de
nombreuses formes de magie mimétique, mais aussi avec
l’accomplissement de nombres d’actes liés à la foi religieuse.
Les sens habituels de nazoraëru, selon les dictionnaires, sont
« imiter », « comparer », « rapprocher » ; mais le sens
ésotérique est « substituer par l’imagination un objet ou acte
pour un autre afin d’obtenir un résultat magique ou
miraculeux ».
Par exemple, si vous n’avez pas les moyens de construire
un temple bouddhiste, vous pouvez facilement déposer une
pierre devant l’image du Bouddha avec le même sentiment
pieux qui vous pousserait à construire le temple si vous étiez
assez riche pour le faire. Le mérite de l’offrande devient égal,
ou presque, à l’érection du bâtiment… Vous ne pouvez lire les
6 771 volumes des textes bouddhistes, mais vous pouvez créer
une bibliothèque rotative qui contient des extraits de chacun et
tourne lorsqu’on la pousse comme un moulin à vent. Si vous la
maniez avec sincérité, souhaitant lire les 6 771 volumes, vous
en acquerrez le mérite qu’ils vous auraient conféré si vous les
aviez consultés. Voilà qui permet d’expliquer peu ou prou le
sens religieux de nazoraëru.
Son sens magique ne saurait être expliqué sans de
nombreux exemples ; les quelques-uns qui suivent devraient
suffire pour l’instant. Si vous deviez fabriquer une petite
poupée de paille, pour des raisons identiques à celles qui ont
poussé Sœur Helen à confectionner sa petite poupée de cire21,
et la fixer, à l’aide de clous d’au moins dix centimètres, sur
l’arbre d’un temple à l’heure du bœuf22, et si la personne
représentée en imagination par votre création devait mourir
ensuite dans d’atroces souffrances, cela illustrerait l’un des
sens de nazoraëru… Ou imaginons qu’un voleur soit entré
chez vous au cours de la nuit et qu’il ait dérobé tous vos objets
de valeur. Si vous retrouvez ses empreintes de pas et brûlez au
plus vite au-dessus d’elles un grand bâton de moxa (une
préparation à base d’armoise utilisée en médecine orientale), la
plante de ses pieds subira une inflammation et il ne connaîtra
nul répit avant d’être revenu se mettre à votre merci. Voilà une
autre forme de magie mimétique exprimée par le terme
nazoraëru. Une troisième est illustrée par les diverses légendes
qui tournent autour de la Mugen-Kané.

Une fois la cloche engloutie dans le marais, il n’était bien


sûr plus possible de la faire sonner pour la briser. Mais les
personnes qui regrettaient cette perte essayaient de frapper et
de briser des objets de substitution, espérant ainsi apaiser la
propriétaire du miroir qui avait causé tous ces ennuis. L’une de
ces personnes était une femme nommée Umégaë, bien connue
dans les légendes japonaises du fait de ses liens avec Kajiwara
Kagesue, un guerrier du clan Heiké. Alors qu’ils voyageaient
tous deux, Kajiwara se trouva à court d’argent. Umégaë, se
souvenant de la tradition de la cloche de Mugen, prit une
bassine de bronze et, se la représentant mentalement comme la
cloche, la frappa jusqu’à la briser, implorant dans le même
temps, en larmes, de recevoir 300 pièces d’or. Un client de
l’auberge vint s’enquérir des causes de ces fracas et de ses
pleurs et, lorsqu’il les connut, donna 300 ryô23 d’or à la jeune
femme. Par la suite, on écrivit une chanson sur la bassine de
bronze d’Umégaë et les jeunes filles dansent aujourd’hui
encore sur ses paroles :

Umégaë no chôzubachi tataïté


O-kané ga déru naraba
Mina San mi-uké wo
Sôré tanomimasu.

« Si, en frappant la bassine d’Umégaë, je pouvais faire


venir honorablement l’argent à moi-même, je négocierais la
liberté de toutes mes amies et de tous mes camarades. »

Cela accrut encore la réputation de la Mugen-Kané, et bien


des gens suivirent l’exemple d’Umégaë en espérant avoir la
même chance qu’elle. Parmi eux se trouvait un fermier qui
menait une vie dissolue et qui habitait près de Mugenyama, sur
les rives de l’Oïgawa. Ayant gaspillé son avoir en débauches,
il fabriqua avec l’argile de son jardin un modèle réduit de la
célèbre cloche. Il le frappa et le brisa, pleurant en même
temps, réclamant les richesses.
Du sol jaillit la silhouette d’une femme en robe blanche
aux longs cheveux détachés, qui portait un pot couvert.
« Je suis venu répondre à ta prière fervente, lui dit-elle, car
elle le méritait. Prends ceci. »
Elle déposa le pot dans ses mains et disparut.
L’homme se rua dans sa maison pour annoncer la bonne
nouvelle à sa femme. Il s’assit devant elle et déposa le pot
couvert, qui était très lourd, et ils l’ouvrirent ensemble. Ils
découvrirent alors qu’il était plein à ras bord de…
Non, la décence m’interdit de vous dire ce que c’était.
20. Dans l’actuelle préfecture de Shizuoka.
21. Référence au poème Sister Helen de l’écrivain britannique Dante Gabriel
Rossetti (1828-1882) dans lequel Helen, trahie, fait fondre une statue à l’effigie de
son amant infidèle (N.D.E.).
22. Période de deux heures entre une et trois heures du matin.
23. Unité monétaire.
Jikininki

Lorsque Musô Kokushi, prêtre de la religion zen,


voyageait seul dans la province de Mino24, il se perdit dans une
région montagneuse et ne trouva personne pour lui indiquer
son chemin. Il erra longtemps et commençait à désespérer de
trouver un logis pour la nuit, lorsqu’il aperçut, au sommet
d’une colline éclairée par les derniers rayons du soleil, l’un de
ces petits ermitages appelés anjitsu, à l’usage des prêtres
solitaires. La construction semblait dans un triste état, une
véritable ruine, mais il pressa le pas dans sa direction et la
trouva habitée par un vieux prêtre auquel il demanda l’aumône
d’une nuit d’hospitalité. Le vieillard refusa avec dureté, mais
lui indiqua un petit hameau situé dans la vallée voisine : il y
trouverait le gîte et le couvert.
Musô suivit ce conseil et parvint au village, qui était
composé de moins d’une douzaine de chaumières. Il fut
accueilli par son chef avec bonté. 40 ou 50 personnes s’étaient
rassemblées dans la salle commune avant l’arrivée du prêtre,
mais on l’emmena dans une petite pièce séparée où on lui
apporta promptement à manger et de quoi passer la nuit. Très
fatigué, il s’allongea, quoiqu’il fût encore tôt, et s’endormit.
Peu avant minuit, il fut tiré du sommeil par des pleurs bruyants
qui venaient de la pièce adjacente. On tira les panneaux
coulissants et un jeune homme qui portait une lanterne allumée
pénétra dans la chambre et le salua avec respect.
« Révérend, dit-il, il est de mon pénible devoir de vous
annoncer que je suis désormais chef de cette maison. Hier, je
n’étais que le fils aîné. Lorsque vous êtes arrivé, ne souhaitant
vous embarrasser en aucune manière, nous ne vous avons pas
dit que mon père était mort quelques heures auparavant. Les
gens que vous avez vus dans la grand-salle sont les habitants
du village rassemblés pour présenter leurs respects au mort. À
présent, nous nous rendons dans un autre village, à un peu plus
d’une lieue, car, selon notre coutume, aucun d’entre nous ne
peut rester au village la nuit suivant un décès. Nous
accomplissons les prières, rituels et offrandes prescrites puis
nous partons. Il serait bon que vous nous suiviez. Nous
pourrons vous trouver un bon logement là-bas. Mais peut-être
que, en tant que prêtre, vous ne craignez ni les démons ni les
esprits mauvais. Si vous n’avez pas peur de rester seul auprès
du corps, vous serez le bienvenu dans cette pauvre maison.
Toutefois, je dois vous le dire, personne, hormis un prêtre,
n’oserait demeurer ici cette nuit.
— Je vous suis profondément reconnaissant de votre
intention aimable et de votre généreuse hospitalité, répondit
Musô, mais je suis navré que vous ne m’ayez annoncé la mort
de votre père à mon arrivée. Même si je suis fatigué, ce n’était
pas au point de ne pouvoir accomplir mes devoirs de prêtre. Si
vous me l’aviez dit, j’aurais pu accomplir le service funéraire
avant votre départ. Désormais, il me faudra m’en occuper une
fois que vous serez partis. Je resterai avec le corps jusqu’à
demain matin. J’ignore ce que vous voulez dire en parlant des
dangers qu’il y aurait à rester seul ici, mais je ne crains ni
fantômes ni démons. Ne vous inquiétez donc pas pour moi. »
Le jeune homme sembla rassuré par ce discours et il
exprima sa gratitude par les mots appropriés. Puis le reste de la
famille et des habitants se rassemblèrent dans la pièce voisine
après avoir appris la promesse du prêtre. Ils vinrent le
remercier ; après quoi le maître de maison reprit la parole.
« À présent, révérend, c’est à notre grand regret que nous
vous laissons seul. Nous vous disons adieu. Telle est la règle
de notre village : aucun d’entre nous ne peut rester ici après
minuit. Nous vous supplions, gentil seigneur, de prendre grand
soin de votre honorable corps, car nous ne pourrons le faire
pour vous. Et si vous voyez ou si vous entendez quelque chose
d’étrange en notre absence, veuillez bien nous le raconter à
notre retour demain matin. »
Tous sortirent donc, hormis le prêtre, qui se rendit dans la
pièce funéraire. Le corps y gisait, entouré des offrandes
habituelles, et une petite lampe bouddhiste tômyô brûlait. Le
prêtre récita l’office mortuaire et accomplit les rites funèbres,
puis il entra en méditation et resta ainsi plusieurs heures dans
le calme ; il n’y avait aucun son dans tout le village désert. Au
moment où le silence de la nuit était le plus profond, une
forme vague et vaste entra sans bruit ; au même instant, Musô
se trouva incapable de bouger ni de parler. Il vit la chose
étrange soulever le cadavre comme si elle disposait de mains
et le dévorer plus vite qu’un chat n’engloutirait un rat,
commençant par la tête et absorbant le reste, cheveux, os –
même le suaire. Puis, après avoir consommé le corps, la
créature monstrueuse tourna son attention vers les offrandes
pour s’en repaître. Enfin, elle repartit aussi mystérieusement
qu’elle était venue.
Lorsque les villageois revinrent, le matin, ils trouvèrent le
prêtre qui les attendait à la porte de la maison. Ils le saluèrent à
tour de rôle et, une fois entrés, se rendirent à la chambre
mortuaire. Aucun ne sembla surpris par la disparition du corps
et des offrandes.
« Révérend, lui dit le maître de maison, vous avez sans nul
doute vu des choses déplaisantes au cours de la nuit. Nous
étions tous très inquiets pour vous et nous sommes ravis de
vous retrouver sain et sauf. Nous serions restés de bon cœur
avec vous si cela avait été possible, mais la loi du village, je
vous l’ai dit, nous oblige à partir après un décès en laissant le
corps derrière nous. De grands malheurs sont arrivés chaque
fois que cette loi a été violée. Et, lorsque nous l’appliquons, le
cadavre et les offrandes disparaissent en notre absence. Peut-
être en avez-vous vu la cause ? »
Musô leur décrivit alors la forme floue qui était entrée
cette nuit-là pour dévorer le contenu de la chambre mortuaire.
Nul ne sembla étonné par son histoire.
« Ce que vous nous dites là, révérend, nota le maître de
maison, correspond à ce que nous tenons de nos ancêtres
depuis les temps les plus anciens.
— Le prêtre, sur la colline, demanda alors Musô, ne vient-
il pas s’occuper du service funéraire ?
— Quel prêtre ? s’enquit le jeune homme, surpris.
— Celui qui m’a indiqué votre village hier soir, répondit
Musô. Je lui ai demandé l’hospitalité dans son anjitsu, sur la
colline. Il a refusé de me loger, mais il m’a indiqué le chemin
qui mène jusqu’ici. »
Ses auditeurs s’entre-regardèrent, estomaqués. Après un
instant de silence pesant, le maître de maison reprit la parole :
« Révérend, il n’y a ni prêtre ni anjitsu dans les collines.
Depuis bien des générations, nous n’avons eu personne ici
pour pratiquer les rites. »
Musô ne dit rien de plus. Il était évident que ses hôtes le
croyaient trompé par une sorte de gobelin. Après avoir fait ses
adieux et avoir demandé les informations nécessaires à la
poursuite de son voyage, il décida de partir à la recherche de
l’ermitage dans la colline et de découvrir s’il avait été trompé
ou non. Il retrouva l’anjitsu sans la moindre difficulté et, cette
fois, l’occupant âgé l’invita à entrer. Lorsqu’il fut à l’intérieur,
l’ermite s’inclina avec humilité devant lui.
« J’ai honte, s’exclama le vieil homme. Tellement honte !
Excessivement honte !
— Tu n’as pas à avoir honte de m’avoir refusé le gîte, dit
Musô. Tu m’as envoyé au village le plus proche, où j’ai été
traité avec bonté. Je te remercie de cette faveur.
— Je ne peux offrir l’hospitalité à personne, lui répondit le
reclus. Ce n’est pas pour cela que j’ai honte. Je regrette que tu
m’aies vu sous ma vraie forme, car c’est moi qui ai dévoré le
cadavre et les offrandes sous tes yeux la nuit dernière. Sache,
révérend, que je suis un jikininki25, un mangeur de chair
humaine. Aie pitié de moi et accepte la confession de ma faute
secrète, celle qui m’a réduit à cet état.
« Il y a fort longtemps, j’étais dans cette région désolée le
seul prêtre à bien des lieues à la ronde. À l’époque, on
m’amenait ici les corps des montagnards morts, parfois de très
loin, afin que je pratique sur eux le service sacré. Mais je
n’accomplissais les rites que de façon intéressée ; je ne pensais
qu’aux aliments et aux vêtements que ma profession me
permettait d’acquérir de la sorte. Et, à cause de cette impiété
égoïste, je renaquis aussitôt après ma mort sous la forme d’un
jikininki. Depuis, je suis obligé de me nourrir des cadavres de
ce district, de la façon dont tu as été témoin la nuit dernière. Je
te supplie, révérend seigneur, de pratiquer un service ségaki26
pour moi. Aide-moi par tes prières, je t’en supplie, afin de me
permettre d’échapper à cette horrible existence… »
À peine l’ermite avait-il proféré cette requête qu’il
disparut, et son ermitage avec lui. Musô Kokushi se retrouva à
genoux dans les hautes herbes, devant une tombe ancienne et
couverte de mousse, de la forme appelée go-rin-ishi27, qui
semblait celle d’un prêtre.

24. La partie la plus au sud de l’actuelle préfecture de Gifu.

25. Littéralement, un « gobelin mangeur d’homme ». Le narrateur japonais donne


également le terme sanskrit râkshasa, tout aussi vague que jikininki, car il en existe
bien des sortes. Apparemment, le terme japonais indique ici l’un des baramon-
rasetsu-gaki, la vingt-sixième classe de pretas énumérée par les anciens moines
bouddhistes.
26. Office bouddhiste particulier destiné aux êtres censés devenus gaki (pretas) ou
« esprits affamés ». Pour une brève description de ces rituels, voir mon volume
Japanese Miscellany.
27. Littéralement « pierre des cinq anneaux » (ou cinq parties), chacun d’une forme
différente, symbolisant les cinq éléments mystiques : éther, air, feu, eau et terre.
Mujina

Sur la route d’Akasaka, à Tokyo, existe un coteau appelé


Kii-no-kuni-zaka, c’est-à-dire « coteau de la province de Kii ».
J’ignore pourquoi on l’appelle ainsi. Sur l’un de ses flancs
subsiste un ancien fossé, large et profond, dont les pentes
vertes se muent par endroits en jardins ; de l’autre côté de la
route s’étendent les longs murs élevés d’un palais impérial.
Avant l’époque de l’éclairage des rues et des jinrikisha, cet
endroit était désert après la tombée du soir. Les gens qui
voyageaient à pied préféraient s’infliger de longs détours
plutôt que de grimper le Kii-no-kuni-zaka après le crépuscule.
Tout ça parce qu’un mujina28 y rôdait.
Le dernier à avoir vu le mujina est un vieux marchand du
quartier de Kyôbashi mort il y a une trentaine d’années. Voici
l’histoire telle qu’il la racontait :
Une nuit, à une heure tardive, il se dépêchait sur le Kii-no-
kuni-zaka. Il aperçut une femme accroupie au bord du fossé,
seule, et qui sanglotait amèrement. Craignant qu’elle ne voulût
se noyer, il s’arrêta pour lui prêter assistance ou essayer de la
consoler. Elle semblait être une personne mince et gracieuse,
joliment habillée, coiffée comme une jeune femme de bonne
famille.
« O-jochû29 ! s’exclama-t-il en l’approchant. Ne pleure pas
ainsi, o-jochû. Dis-moi ce qui trouble ton cœur et, s’il existe
un moyen de t’aider, je serai ravi de te prêter assistance. »
Il était tout à fait sincère ; c’était un homme d’une grande
bonté.
Elle continua à pleurer, cachant son visage sous ses
longues manches.
« O-jochû, répéta-t-il aussi doucement qu’il le pouvait, s’il
te plaît, écoute-moi. Ce n’est pas un endroit pour une jeune
femme, la nuit. Ne pleure plus, de grâce ! Dis-moi comment je
puis t’aider. »
Elle se releva lentement, en lui tournant le dos, et continua
à gémir et à sangloter derrière sa manche. Il posa la main sur
son épaule et l’implora.
« O-jochû, o-jochû, o-jochû, écoute-moi, ne serait-ce
qu’un instant ! O-jochû, o-jochû… »
Elle se retourna et abaissa sa manche, puis se frotta le
visage avec la main. L’homme découvrit qu’elle n’avait ni
yeux, ni nez, ni bouche. Il hurla et s’enfuit30.
Il courut jusqu’en haut du Kii-no-kuni-zaka sans s’arrêter.
Il faisait derrière lui noir à n’y rien voir. Tandis qu’il courait, il
n’osait de toute façon regarder où que ce soit. Il discerna
finalement une lanterne, si loin qu’elle lui semblait une
luciole, et il se dirigea vers elle. Elle s’avéra appartenir à un
marchand ambulant de soba31 qui s’était installé le long de la
route ; mais toute lumière et toute compagnie humaine étaient
bonnes à prendre après une telle expérience. Il se jeta à ses
pieds en hurlant.
« Aah ! Aaah ! Aaah !
— Koré ! Koré !32 s’exclama avec mauvaise humeur le
marchand ambulant. Quel est votre problème ? Quelqu’un
vous a fait du mal ?
— Non, pas vraiment, haleta l’autre. Mais… Aaaah…
— On vous a fait peur ? poursuivit le vendeur sans la
moindre sympathie. Des voleurs ?
— Non, pas des voleurs. Pas des voleurs, hoquetait
l’homme terrifié. J’ai vu une femme, au bord du fossé… Et
elle m’a montré… Aaah, je ne peux même pas vous le dire.
— Hé33 ! Est-ce que cela ressemblait à ÇA ? » fit le
vendeur de soba en se frottant le visage, qui devint alors lisse
comme un œuf.
Puis la lumière s’éteignit.
28. Sorte de blaireau. Certains d’entre eux sont réputés pour se transformer afin de
jouer de mauvais tours aux humains.
29. « Honorable demoiselle », formule de politesse employée en s’adressant à une
jeune femme que l’on ne connaît pas.
30. Une apparition au visage totalement lisse et dépourvu de traits, appelée
nopperabo, est un élément bien connu du panthéon japonais de fantômes et de
démons.
31. Les soba sont des nouilles à base de farine de sarrasin.
32. Exclamation d’alarme agacée.
33. « Eh bien ! »
Rokuro-kubi

Il y a environ cinq siècles, un samouraï nommé Isogai


Héïdazaëmon Takétsura était au service du seigneur Kikuji,
sur l’île de Kyûshû. Cet Isogai avait hérité de ses nombreux
ancêtres guerriers une aptitude naturelle aux exercices
militaires et une force extraordinaire. Encore jeune garçon, il
avait surpassé ses maîtres dans l’art de l’escrime, du tir à l’arc
et dans l’emploi de la lance, et montré toutes les capacités
d’un soldat courageux et habile. Par la suite, lors de la guerre
d’Eikyô34, il se distingua tant qu’il reçut de grands honneurs.
Hélas, lorsque la maison Kikuji fut ruinée, Isogai se retrouva
sans maître. Il aurait facilement pu trouver un emploi chez un
autre daimyo, mais il ne recherchait pas la distinction pour
elle-même et son cœur restait attaché à son ancien seigneur. Il
préféra donc abandonner le monde, se raser la tête et devenir
prêtre itinérant, prenant le nom bouddhiste de Kwairyô.
Mais, sous le koromo35 du prêtre, Kwairyô conservait
toujours et encore le cœur d’un samouraï. Comme au cours de
ses jeunes années, il se riait du péril et ne craignait rien. De
tout temps, en toute saison, il parcourait les routes en prêchant
les bonnes règles en des lieux où nul autre prêtre n’aurait osé
se rendre. Car l’époque était à la violence et au désordre et le
voyageur solitaire n’était pas en sécurité sur les routes, même
s’il était prêtre.
Au cours de son premier long voyage, il eut l’occasion de
visiter la province de Kai36. Un soir, alors qu’il en traversait les
montagnes, l’obscurité tomba sur un district désert, à des
lieues de tout village. Kwairyô se résigna à passer la nuit à la
belle étoile. Après avoir trouvé un coin d’herbe approprié, au
bord de la route, il s’y allongea et se prépara à dormir. Il avait
toujours accueilli l’inconfort de bonne grâce ; même un rocher
nu constituait à ses yeux un bon lit, et la racine d’un pin un
excellent oreiller. Il ne s’était jamais inquiété ni formalisé de la
rosée, de la pluie, du gel ou de la neige.
Il s’était à peine installé qu’un homme arriva sur la route.
Il portait une hache et une grande quantité de bois de chauffe.
Ce bûcheron s’arrêta en voyant Kwairyô sur le sol, et, après un
moment d’observation silencieuse, lui demanda, l’air très
surpris :
« Quel genre d’homme es-tu, seigneur, pour dormir dans
un endroit pareil ? Ces lieux sont hantés par bien des
créatures ! N’as-tu pas peur des choses velues ?
— Mon ami, répondit joyeusement Kwairyô, je ne suis
qu’un prêtre errant, un “hôte des nuages et de l’eau”, comme
le disent les gens, unsui-no-ryokaku37. Je n’ai pas la moindre
peur des choses velues, que tu fasses allusion aux gobelins-
renards, aux gobelins-blaireaux ou aux autres créatures de
cette sorte. Quant aux lieux isolés, je les apprécie : ils sont
appropriés à la méditation. Je suis accoutumé à dormir en plein
air et je n’ai jamais pris le temps d’apprendre l’anxiété de
toute ma vie.
— Tu dois être un homme très brave, alors, sire prêtre,
répondit le paysan. Nul ne dort ici. Cet endroit a un nom
mauvais, très mauvais. Comme le dit le proverbe, Kunshi
ayayuki ni chikayorazu, “L’homme supérieur ne s’expose pas
sans nécessité au péril”, et je dois t’assurer, seigneur, qu’il y a
grand danger à dormir ici. C’est pourquoi je te propose ma
maison, qui n’est qu’une hutte branlante, mais je te supplie de
m’y accompagner. Je n’ai rien à t’offrir à manger, mais, au
moins, tu auras un toit sous lequel dormir sans risque. »
Il parlait avec sincérité. Kwairyô apprécia le ton
bienveillant de l’homme et accepta son offre modeste. Le
bûcheron le guida sur un étroit sentier qui s’éloignait de la
route pour s’enfoncer dans les forêts de la montagne. Le
chemin était difficile et dangereux, longeant parfois des
précipices ; seules des racines noueuses, qui serpentaient
parfois entre des rochers accidentés, permettaient de poser le
pied. Enfin, Kwairyô parvint à un espace dégagé au sommet
d’une colline illuminée par la pleine lune. Il vit en dessous de
l’astre une minuscule chaumière dont les fenêtres étaient
éclairées. Son hôte l’amena à une petite cabane située derrière
la maison où des tubes de bambous amenaient l’eau d’un
torrent voisin. Les deux hommes se lavèrent les pieds. Au-delà
s’étendaient un petit potager puis un bosquet de cèdres et de
bambous. Plus loin, après les arbres, on apercevait les reflets
d’une cascade qui tombait d’une falaise et accrochait les
rayons de lune comme une longue robe blanche.
Alors que Kwairyô pénétrait dans la chaumière avec son
guide, il y découvrit trois hommes et une femme se chauffant
les mains au petit feu allumé dans le ro38 de la pièce principale.
Tous s’inclinèrent devant le prêtre et l’accueillirent avec le
plus grand des respects. Kwairyô s’étonna que des gens si
pauvres, qui habitaient dans une telle solitude, pussent
connaître les formes les plus polies de salutations. Ce sont de
bonnes personnes, se dit-il, et quelqu’un de versé dans les
règles et les bonnes manières les leur aura enseignées. Il se
tourna vers son hôte, l’aruji, ou « maître de maison », comme
l’appelaient les autres.
« J’ai remarqué la douceur de votre parler ainsi que votre
exquise politesse lors de mon arrivée dans votre maisonnée,
dit Kwairyô, et j’imagine que tu n’as pas toujours été
bûcheron. Peut-être as-tu appartenu jadis à une classe plus
élevée.
— Tu ne te trompes pas, seigneur, répondit l’homme en
souriant. Même si je vis désormais tel que tu me trouves,
j’étais en mon temps une personne de quelque distinction.
Mon histoire est celle d’une vie ruinée, et par ma propre faute.
J’étais au service d’un daimyo, et mon rang n’était pas
médiocre. Mais j’aimais trop les femmes et le vin ; sous
l’influence de mes passions, j’ai agi avec méchanceté. Mon
égoïsme causa la ruine de notre maison et la mort de
nombreuses personnes. La rétribution me poursuivit et je
demeurai longtemps un fugitif dans le pays. À présent, je prie
souvent pour trouver un moyen de réparer un peu du mal que
j’ai fait et pour rétablir la maison ancestrale. Mais je crains de
ne jamais y parvenir. Quoi qu’il en soit, j’essaie de surmonter
le karma de mes erreurs par le repentir sincère et en aidant de
mon mieux les infortunés. »
Ravi d’entendre ces bonnes résolutions, Kwairyô dit à
l’aruji :
« Mon ami, j’ai eu l’occasion d’observer des hommes qui,
après s’être livrés aux folies de la jeunesse, ont sincèrement
appris au fil des années à vivre une vie droite. Dans les saints
sutras, il est écrit que les plus forts dans les mauvaises actions
peuvent devenir les meilleurs dans les bonnes par le pouvoir
d’une résolution appropriée. Je ne doute pas que tu as bon
cœur et j’espère qu’une meilleure fortune te sourira. Ce soir, je
réciterai ces sutras pour toi en priant pour que tu obtiennes la
force de surmonter le karma de tous tes anciens errements. »
Après ces assurances, Kwairyô souhaita bonne nuit à son
hôte, qui le conduisit à une petite chambre latérale où un lit
avait été préparé. Ils allèrent tous dormir, sauf le prêtre, qui
commença à lire les sutras à la lueur d’une lanterne de papier.
Il poursuivit son étude et dit des prières jusqu’à une heure
tardive, puis il ouvrit une petite fenêtre pour contempler le
paysage avant de se coucher. La nuit était magnifique, sans un
nuage dans le ciel, sans vent. Les rayons de la lune projetaient
des ombres noires dans les feuillages et faisaient scintiller la
rosée du jardin. Le chant des grillons et des insectes-cloches39
créait un véritable tumulte musical, accompagnant le son de la
cascade toute proche. Kwairyô eut soif à force d’entendre le
murmure de l’eau. Se souvenant du petit aqueduc de bambou
situé derrière, il pensa pouvoir s’y rendre et aller y boire sans
déranger les occupants endormis dans la maison. Très
doucement, il tira le panneau séparant sa chambre de la pièce
principale. À la lumière de sa lanterne, il découvrit cinq corps
allongés… sans têtes !
Un bref instant, il resta saisi d’étonnement, imaginant un
crime. Puis il remarqua qu’il n’y avait pas de sang et que les
cous ne semblaient pas avoir été coupés. Ou bien il s’agit
d’une illusion produite par des gobelins, pensa-t-il, ou j’ai été
attiré dans la tanière de rokuro-kubi40. Dans le livre
Sôshinki41, il est écrit que si l’on trouve un corps de rokuro-
kubi sans sa tête et qu’on le déplace dans un autre endroit,
elle ne parviendra plus à se rattacher au cou. L’ouvrage
explique ensuite qu’à son retour, si elle ne retrouve pas son
corps, elle se frappera trois fois au sol, rebondissant comme
une balle, et halètera d’effroi, avant de mourir. S’il s’agit bien
de rokuro-kubi, ils ne préparent rien de bon. Je peux donc
suivre les instructions du livre…
Il tira le corps de l’aruji par les pieds, l’approcha de la
fenêtre, puis le jeta dehors. Il s’approcha de la porte de
derrière, qu’il trouva verrouillée. Il supposa que les têtes
étaient sorties par le trou du toit destiné à laisser s’échapper la
fumée ; il était resté ouvert. Il ôta doucement la barre de la
porte et sortit dans le jardin, puis, avec toutes les précautions
possibles, s’approcha du bosquet. Il y entendit des voix et se
dirigea dans leur direction, glissant d’ombre en ombre, et
parvint à trouver une bonne cachette. De derrière un tronc, il
aperçut enfin les têtes, toutes les cinq, qui flottaient dans l’air
et discutaient. Elles dévoraient des vers et des insectes qu’elles
trouvaient au sol ou entre les arbres. La tête de l’aruji avait
cessé de manger pour parler.
« Ah, ce prêtre voyageur qui est venu ce soir ! Comme il
est gras ! Lorsque nous aurons fait notre repas, nos ventres
seront bien pleins. J’ai été stupide de lui parler comme je l’ai
fait, ça l’a poussé à réciter ses sutras pour le salut de mon
âme ! L’approcher pendant qu’il le fait serait difficile. Nous ne
pouvons le toucher tant qu’il prie. Mais, puisque le matin
approche, il doit être en train de dormir. L’un de vous devrait
aller voir à la maison ce qu’il fait. »
Une autre tête, celle d’une jeune femme, s’envola
immédiatement vers la maison avec la légèreté d’une chauve-
souris. Elle revint quelques instants plus tard en criant d’une
voix rauque et alarmée :
« Le prêtre n’est plus dans la maison ! Il est parti ! Et ce
n’est pas le pire ! Il a pris le corps de notre aruji ! Je ne sais
pas où il l’a mis ! »
À cette nouvelle, la tête de l’aruji, distinctement visible
dans la clarté lunaire, prit un aspect effrayant. Ses yeux
s’ouvrirent monstrueusement, ses cheveux se dressèrent et elle
grinça des dents. Puis elle laissa échapper un cri et s’exclama,
en pleurant de rage :
« Si mon corps a été déplacé, il me sera impossible de le
rejoindre ! Je vais mourir ! Et par la faute de ce prêtre ! Mais,
avant de disparaître, je m’occuperai de lui ! Je le déchirerai de
mes dents ! Je le dévorerai ! Et… LE VOILÀ ! Derrière cet
arbre ! Caché derrière cet arbre ! Je le vois, ce gros lâche ! »
Au même moment, la tête de l’aruji, suivie des quatre
autres, se rua vers Kwairyô. Mais le prêtre était toujours aussi
fort, et il s’était armé. Il avait arraché un jeune arbrisseau à
l’aide duquel il frappa les têtes alors qu’elles arrivaient, les
projetant au loin par des coups formidables. Quatre d’entre
elles s’enfuirent, mais celle de l’aruji, quoique tuméfiée par la
violence répétée, continuait à attaquer le prêtre, et elle finit par
mordre la manche gauche de sa robe. Kwairyô l’attrapa
prestement par le chignon et la frappa à plusieurs reprises. Elle
ne desserra pas son étreinte, mais lâcha un long gémissement.
Malgré sa grande force, Kwairyô ne parvint pas à lui faire
lâcher prise.
La tête toujours accrochée à la manche, il retourna dans la
maison et y vit les quatre autres rokuro-kubi accroupis
ensemble, leurs têtes mutilées et sanglantes réunies à leurs
corps. Lorsqu’ils perçurent son approche, à la porte de
derrière, ils hurlèrent « Le prêtre ! Le prêtre ! » et s’enfuirent
par l’entrée, vers les bois.
Le ciel s’éclaircissait à l’Est ; le jour approchait et
Kwairyô savait que le pouvoir de ces créatures était limité aux
heures d’obscurité. Il regarda la tête accrochée à sa manche, le
visage couvert de sang, de bave et de terre, et il éclata de rire,
comme s’il pensait à haute voix.
« Quel miyagé42 ! Une tête de gobelin ! »
Après quoi il réunit ses quelques biens et redescendit de la
montagne avec nonchalance pour poursuivre son voyage.
Il finit par arriver à Suwa, dans la région de Shinano43 ; il
avança avec solennité dans la grande rue de la ville, la tête
pendant à son coude. Une femme s’évanouit, un enfant
s’enfuit en hurlant, et la foule s’amassa, agitée, jusqu’à ce que
la torité (comme on appelait la police en ce temps-là) se saisît
du prêtre et l’emmenât en prison. Ils supposaient qu’il
s’agissait de la tête d’un homme assassiné qui avait attrapé la
manche de son meurtrier en mourant. Quant à Kwairyô, il se
contentait de sourire, et ne répondit rien lorsqu’on l’interrogea.
Après une nuit en prison, il fut traîné devant les magistrats du
district. On lui ordonna d’expliquer comment un prêtre avait
pu se retrouver avec une tête accrochée à la manche, et
pourquoi il osait parader ainsi à la vue de tous avec les preuves
de son crime.
Kwairyô rit à gorge déployée en entendant ces questions.
« Seigneurs, dit-il, je ne l’ai pas accrochée à ma manche.
Elle s’y est attachée d’elle-même, et contre ma volonté,
encore. Je n’ai d’ailleurs commis aucun crime. Ceci n’est pas
la tête d’un homme, mais d’une créature des montagnes. Et si
j’ai causé la mort de cette chose, ce n’est pas en versant le
sang, mais en prenant simplement les précautions nécessaires
pour assurer ma propre sûreté. »
Il raconta alors toute son aventure, éclatant à nouveau de
rire lorsqu’il arriva à la rencontre avec les têtes.
Mais cela ne fit pas du tout rire les magistrats. Ils le
considérèrent comme un criminel endurci dont l’histoire
insultait leur intelligence. Sans lui poser davantage de
questions, ils décidèrent donc de son exécution immédiate, à
l’unanimité moins une voix, celle d’un très vieil homme. Ce
dernier ne s’était permis aucune remarque durant le procès,
mais, en entendant le verdict de ses collègues, il se leva pour
demander la parole.
« Commençons par examiner cette tête avec attention. Je
ne crois pas que cela ait été fait. Si le prêtre a dit la vérité, la
tête témoignera pour lui. Amenez-la ! »
Toujours attaché par les dents au koromo qui avait été
enlevé au prêtre, l’objet du délit fut donc présenté au juge. Le
vieil homme tourna et retourna la tête, l’examinant avec
attention, et découvrit sur la nuque plusieurs caractères
étranges inscrits en rouge. Il attira dessus l’attention de ses
collègues et les laissa observer les bords du cou ; nulle part il
ne semblait avoir été tranché par une arme. Au contraire, la
coupe semblait douce comme celle d’une feuille qui se serait
détachée elle-même de l’arbre.
« Je suis sûr que le prêtre a dit la vérité, dit l’ancien. Ceci
est bien la tête d’un rokuro-kubi. Dans le livre Nan-hô-ï-butsu-
shi, il est écrit que certains caractères rouges peuvent se
trouver sur la nuque d’un rokuro-kubi. Les voici. Et vous
pouvez constater qu’ils n’ont pas été peints. Par ailleurs, il est
connu que de telles créatures ont rôdé dans les montages de la
province de Kai dans des temps anciens. Mais toi, révérend,
s’exclama-t-il en se tournant vers Kwairyô, quel genre de
prêtre es-tu pour être aussi robuste ? Tu as donné la preuve
d’un courage que peu de prêtres possèdent, et tu as l’allure
d’un soldat plus que d’un homme de foi. Peut-être as-tu
appartenu en ton temps à la caste des samouraïs ?
— Tu l’as correctement deviné, vénérable, répondit
Kwairyô. Avant de me faire prêtre, j’ai longtemps exercé le
métier des armes. En ces temps-là, je ne craignais ni homme ni
démon. Mon nom était Isogai Héïdazaëmon Takétsura de
Kyûshû. Peut-être certains ici l’ont-ils déjà entendu. »
À cette mention, un murmure d’admiration parcourut la
salle d’audience. Nombreux, parmi l’assistance, s’en
souvenaient. Soudain, Kwairyô se trouva entouré d’amis plutôt
que de juges, des gens qui désiraient prouver leur admiration
en se montrant bons et fraternels. Ils l’escortèrent avec les
honneurs jusqu’à la résidence du daimyo. Ce dernier
l’accueillit et lui donna un festin, puis un cadeau somptueux,
avant de l’autoriser à repartir. Lorsque le prêtre quitta Suwa, il
était aussi heureux qu’un homme de sa condition pouvait l’être
avant de quitter ce monde transitoire. Quant à la tête, il
l’emmena avec lui, continuant à l’appeler miyagé sur un ton de
plaisanterie.
Il nous reste donc à raconter ce qu’il advint de ce souvenir.
Un jour ou deux après avoir quitté Suwa, Kwairyô
rencontra un bandit de grand chemin. Ce dernier l’arrêta dans
un lieu isolé et lui ordonna de se déshabiller. Le prêtre ôta
immédiatement son koromo et le tendit au bandit, qui aperçut
alors pour la première fois ce qui pendait à la manche. Même
s’il était courageux, il sursauta au point de lâcher le vêtement
et de reculer.
« Toi ! Quel genre de prêtre es-tu ? cria-t-il. Tu es pire que
moi ! Je reconnais avoir tué des gens, mais je n’ai jamais
voyagé avec une tête coupée accrochée à la manche ! Eh bien,
révérend prêtre, j’imagine que nous avons la même vocation,
et je dois avouer que je t’admire ! Une telle tête pourrait
m’être utile, elle effraierait les gens. Accepterais-tu de me la
vendre ? Je te donne ma robe en échange de ton koromo, et
cinq ryô pour la tête.
— Je te laisserai mon habit et la tête si tu insistes, répondit
Kwairyô. Mais je dois te prévenir : ce n’est pas celle d’un
homme, mais d’une créature. Si tu l’achètes et si tu as des
ennuis en conséquence, souviens-toi que je ne t’ai trompé en
aucune façon.
— Quel prêtre charmant ! Tu tues des gens et tu plaisantes
ensuite à ce propos ! Mais je suis très sérieux. Voici mon
vêtement, et l’argent. Donne-moi donc la tête. Mais pourquoi
blaguer à son sujet ?
— Prends, dit Kwairyô, mais cela n’a rien d’une blague.
La seule plaisanterie, si l’on peut la considérer comme telle,
c’est que tu es assez sot pour donner de l’argent en échange
des restes d’un monstre. »
Et le prêtre poursuivit son chemin en riant à gorge
déployée.
Ainsi, le bandit avait obtenu la tête et le koromo. Pendant
un temps, il joua au prêtre tueur de créatures sur les routes.
Mais, lorsqu’il atteignit la région de Suwa, il apprit la véritable
histoire de la tête et craignit que l’esprit du rokuro-kubi ne vînt
lui causer des ennuis. Il décida alors de remettre la tête là d’où
elle venait et de l’enterrer auprès de son corps. Il finit par
trouver le chemin jusqu’à la chaumière isolée dans les
montagnes de Kai. Il n’y trouva personne et ne parvint pas à
découvrir le corps. C’est pourquoi il enterra la tête seule, dans
le bosquet situé derrière la maisonnette, et installa une pierre
tombale. Il demanda aussi qu’un office ségaki soit célébré
pour l’esprit du rokuro-kubi. Cette pierre, appelée « tombeau
du rokuro-kubi », est encore visible de nos jours, si l’on en
croit les conteurs japonais.

34. La période d’Eikyô dura de 1429 à 1441.


35. Robe extérieure d’un prêtre bouddhiste.
36. Désormais, la préfecture de Yamanashi.
37. Expression qui désigne les prêtres itinérants.
38. Sorte de petit brasero ménagé dans le sol d’une pièce. Le ro est généralement
une cavité carrée et peu profonde bordée de métal et à demi remplie de cendres, sur
lesquelles on fait brûler du charbon de bois.

39. Traduction littérale de suzumushi, une sorte de grillon dont le cri caractéristique
évoque des clochettes, d’où ce nom.
40. De nos jours, un rokuro-kubi est généralement conçu comme une créature dont
le cou s’étend exagérément, mais reste attaché à son corps.
41. Recueil chinois d’histoires surnaturelles.
42. Cadeau qu’on ramène à sa famille ou à ses amis en rentrant de voyage. Bien
entendu, le miyagé est, en principe, une chose produite dans la localité où l’on s’est
rendu. C’est précisément le sens de la plaisanterie de Kwairyô.
43. Actuelle préfecture de Nagano.
Le secret d’une défunte

Il y a bien longtemps, un riche marchand nommé


Inamuraya Gensuké vivait dans la province de Tamba44. Il
avait une fille appelée O-Sono. Elle était belle, très
intelligente, et il pensa qu’il serait dommage de la confier à
des enseignants de la campagne. Il l’envoya donc à un associé
de confiance à Kyoto afin qu’il lui enseignât les manières
polies des femmes de la capitale. Une fois son éducation faite,
on la donna en mariage à un ami de la famille de son père, un
marchand nommé Nagaraya ; elle vécut heureuse avec lui
pendant quatre ans. Ils eurent un enfant, un garçon, puis O-
Sono tomba malade et mourut au cours de la quatrième année
de leur mariage.
Le lendemain de ses funérailles, son fils affirma que
maman était revenue et qu’elle se trouvait dans la chambre à
l’étage. Elle lui avait souri, mais ne lui avait pas parlé ; alors il
avait eu peur et s’était enfui. D’autres membres de la famille
montèrent dans cette chambre qui avait été celle d’O-Sono et
ils furent surpris de découvrir, à la lumière de la chandelle
déposée devant le petit autel, la silhouette de la mère défunte.
Elle semblait se tenir devant un tansu, une sorte de commode
dotée de tiroirs, qui contenait encore ses bijoux et vêtements.
Sa tête et ses épaules étaient distinctement visibles, mais le bas
de son corps semblait se dissoudre au point de devenir
invisible. On eût dit un reflet imparfait, aussi transparent
qu’une ombre sur l’eau.
Les gens s’effrayèrent et quittèrent la pièce. Une fois en
bas, ils en discutèrent.
« Une femme est toujours attachée à ses petites affaires, dit
la belle-mère d’O-Sono. Et ma belle-fille y tenait
particulièrement. Peut-être est-elle revenue pour les
contempler. De nombreux morts font cela, tant que les objets
ne sont pas donnés au temple. Si nous allons porter les robes et
les colifichets d’O-Sono aux prêtres, alors son esprit devrait
trouver le repos. »
On décida de le faire dès que possible. Le lendemain
matin, on vida les tiroirs et l’on en apporta le contenu au
temple. Elle revint pourtant la nuit suivante pour regarder le
tansu, comme la veille. Puis la nuit d’après, et chaque soir…
La peur s’empara de la maisonnée.
La belle-mère d’O-Sono se rendit alors à nouveau au
temple et expliqua toute l’affaire au prêtre, lui demandant
conseil face au fantôme. Il s’agissait d’un lieu de culte zen
dont le supérieur était Daigen Oshô, un vieillard fort lettré.
« Il doit rester quelque chose qui l’angoisse, avança-t-il,
dans ce tansu, ou à proximité.
— Mais nous avons tout vidé, répondit la femme. Il n’y
reste rien !
— Eh bien, dit Daigen Oshô, je viendrai ce soir dans votre
maison, et j’irai veiller dans la chambre. Je verrai ce qu’on
peut faire. Il faudra interdire à quiconque d’entrer dans la
pièce tant que j’y serai, à moins que je n’appelle. »
Le prêtre arriva juste après le crépuscule et il vit que la
chambre avait été préparée pour lui. Il y resta seul à lire des
sutras et rien n’apparut jusqu’à l’heure du Rat45. Alors, la
silhouette d’O-Sono devint visible devant le tansu. Son visage
affichait une expression mélancolique et ses yeux fixaient le
meuble.
Le prêtre prononça la formule sacrée prescrite dans ces cas
et s’adressa à O-Sono en l’appelant par son kaimyô46.
« Je suis venu t’aider. Peut-être ce tansu te donne-t-il des
raisons de ressentir une angoisse. Veux-tu que je les découvre
pour toi ? »
L’ombre sembla acquiescer de la tête et le prêtre se leva
pour ouvrir le tiroir du dessus. Il était vide. Il ouvrit
successivement les deuxième, troisième et quatrième tiroirs,
les fouillant et regardant dessous. Il examina avec soin
l’intérieur du meuble, sans rien trouver. Le regard de la
silhouette exprimait toujours une grande tristesse. Que peut-
elle vouloir ? se demanda-t-il. Soudain, il vit qu’il pouvait se
trouver quelque chose sous les papiers qui doublaient les
parois des tiroirs. Il arracha celui du premier. Rien ! Il
poursuivit avec les deux suivants, sans plus de résultat. C’est
dans celui du dessous qu’il découvrit une lettre.
« Est-ce ce qui te troublait ? » demanda-t-il.
L’ombre de la femme se tourna vers lui, son regard
translucide braqué vers la feuille.
« Dois-je la brûler pour toi ? »
Elle s’inclina devant lui.
« Je le ferai au temple ce matin, promit-il. Et nul ne la lira,
hormis moi. »
La silhouette sourit et disparut.
Le jour se levait lorsque le prêtre descendit l’escalier pour
trouver la famille qui l’attendait en bas, anxieuse.
« Ne vous inquiétez pas, leur confia-t-il. Elle ne viendra
plus. »
Et elle n’apparut plus jamais.
Il brûla la feuille. C’était une lettre d’amour écrite par O-
Sono alors qu’elle était étudiante à Kyoto. Seul le prêtre savait
ce qu’elle contenait ; ce secret mourut avec lui.

44. De nos jours, Tamba correspond approximativement au centre de la préfecture


de Kyoto et à une partie de la préfecture de Hyogo.

45. L’heure du Rat (Né-no-Koku) est, selon l’ancienne méthode japonaise de


décompte du temps, la première heure, entre notre minuit et deux heures du matin.
Les anciennes heures japonaises en valaient deux des nôtres.
46. Le kaimyô est le nom posthume bouddhiste donné aux morts. Littéralement, le
terme signifie « nom-sila ». Voir mon article « The Literature of the Dead » dans
Exotics and Retrospectives.
Yuki-onna

Dans la province de Musashi47 vivaient deux bûcherons,


Mosaku et Minokichi. À l’époque dont je parle ici, Mosaku
était déjà âgé et Minokichi, son apprenti, était un jeune homme
de 18 ans. Ils se rendaient chaque jour dans une forêt située à
deux lieues du village. Pour y parvenir, il fallait traverser un
large fleuve en empruntant le bac. On avait tenté à plusieurs
reprises de construire un pont à cet endroit, mais il avait à
chaque fois été emporté par des inondations. Aucun ouvrage
de ce genre ne pouvait résister à la montée des eaux.
Un soir où il faisait froid, Mosaku et Minokichi rentraient
chez eux, lorsqu’ils furent pris dans une grande tempête de
neige. En atteignant le bac, ils découvrirent que le nautonier
était parti. Il n’était pas question de traverser à la nage et les
deux bûcherons trouvèrent refuge dans la hutte du passeur,
estimant avoir bien de la chance de trouver ce pauvre abri. Il
n’y avait pas de brasero à l’intérieur ni le moindre endroit pour
faire du feu. C’était une hutte de deux tatamis48 avec une seule
porte et aucune fenêtre. Ils verrouillèrent et s’allongèrent pour
se reposer, utilisant leurs manteaux de paille comme
couvertures. Ils n’eurent pas trop froid au départ et pensaient
que la tempête s’arrêterait bientôt.
L’aîné s’endormit presque immédiatement, mais le plus
jeune, Minokichi, resta éveillé, perturbé par le bruit de la neige
qui s’abattait sur la porte. Le fleuve grondait et la hutte se
balançait, craquant comme une épave en pleine mer. C’était
une terrible tempête et l’air se refroidissait peu à peu. Le jeune
homme frissonnait sous son manteau de pluie, mais il finit par
s’endormir malgré tout.
Il fut réveillé par des flocons qui lui tombaient sur le
visage. Quelqu’un avait forcé la porte et, à la lumière
réverbérée par la neige (yuki-akari), il vit une femme toute
vêtue de blanc. Elle se penchait au-dessus de Mosaku et
soufflait son haleine sur lui. Sa respiration était semblable à
une fumée blanche. Presque au même instant, elle se tourna
vers Minokichi et s’approcha ; elle le surplombait. Il tenta de
crier, mais il découvrit qu’il était incapable d’émettre le
moindre son. La femme blanche se pencha sur lui de plus en
plus bas, jusqu’à ce que son visage touchât presque le sien. Il
vit qu’elle était merveilleusement belle, quoique ses yeux lui
fissent peur. Elle continua à le fixer pendant quelques instants,
puis sourit.
« Je comptais te traiter comme l’autre, murmura-t-elle,
mais je ne puis m’empêcher de ressentir de la pitié pour toi. Tu
es si jeune… et beau garçon, Minokichi. Je ne te ferai pas de
mal aujourd’hui. Mais si tu parles à qui que ce soit de ce que
tu as vu ici, même à ta propre mère, je le saurai et je te tuerai.
Souviens-toi de ce que je te dis ! »
Elle soufflait son haleine sur lui.
Après avoir prononcé ces mots, elle se détourna de lui et
sortit. Il put à nouveau bouger et se redressa, regardant dehors.
Mais la femme avait disparu et la neige s’engouffrait
furieusement dans la hutte. Minokichi referma la porte et la
bloqua tant qu’il put avec des billots. Il se demanda si le vent
l’avait ouverte et espérait que tout cela ne fût qu’un rêve. Peut-
être ce qu’il avait pris pour une silhouette de femme n’avait-il
été qu’une illusion due aux reflets sur la neige. Mais il ne
pouvait en être sûr. Il appela Mosaku et s’inquiéta en
constatant qu’il ne répondait pas. Il tendit la main dans
l’obscurité pour toucher le visage de son compagnon et le
trouva froid comme la glace. Mosaku était raide mort…
À l’aube, la tempête s’était arrêtée. Lorsque le passeur
revint, au début de la matinée, il trouva Minokichi évanoui à
côté du corps gelé de Mosaku. On s’occupa du jeune homme
et il revint rapidement à lui. Il resta néanmoins malade très
longtemps, souffrant des effets du froid subi lors de cette
terrible nuit. La mort du vieil homme l’avait terrorisé, mais il
ne dit rien de sa vision ni de la femme en blanc. Lorsqu’il fut
rétabli, il reprit sa routine, partant tous les matins pour la forêt
et revenant à la tombée de la nuit avec son bois. Sa mère
l’aidait à le vendre.
Un soir d’hiver, l’année suivante, alors qu’il retournait
chez lui, il aperçut une jeune fille qui marchait sur la même
route que lui. Elle était grande, mince et fort belle. Elle
répondit à son salut d’une voix aussi plaisante que celle d’un
oiseau chanteur. Il poursuivit donc son chemin à ses côtés et
ils parlèrent. Elle dit s’appeler O-Yuki49 et avoir récemment
perdu son père et sa mère. Elle s’en allait donc à Yedo50, où
elle avait quelques parents pauvres. Ils pourraient l’aider à se
trouver une place de servante. Minochiki tomba rapidement
sous le charme de cette fille étrange ; plus il la regardait, plus
il la trouvait belle. Il lui demanda si elle était fiancée et elle lui
répondit en riant qu’elle se trouvait libre. Elle demanda en
retour s’il était marié ou fiancé. Il lui répondit que, s’occupant
de sa mère veuve, la question d’une « honorable bru » ne
s’était pas encore posée. Il était encore jeune. Après ces
confidences, ils avancèrent longtemps sans plus rien dire.
Mais, comme l’affirme le proverbe « Ki ga aréba, mé mo
kuchi hodo ni mono wo iu » (« Lorsque le désir est là, les yeux
en disent autant que la bouche »), ils en étaient venus à être
heureux l’un avec l’autre avant même de parvenir au village.
Là, Minokichi offrit l’hospitalité de sa maison à O-Yuki. Après
une timide hésitation, elle accepta d’entrer. La mère du jeune
homme les accueillit et leur prépara un repas chaud. Les
manières aimables et douces de la jeune fille eurent tôt fait de
conquérir la vieille femme, et cette dernière la persuada de
repousser un peu son voyage pour Yedo. Et, tout
naturellement, Yuki ne parvint jamais à la grande ville. Elle
demeura à la maison, en tant qu’honorable bru.
Yuki s’avéra une excellente belle-fille. Lorsque la mère de
Minokichi mourut, près de cinq ans plus tard, les derniers mots
de la vieille femme furent des louanges et des marques
d’affection pour la femme de son fils. Yuki porta dix enfants
pour Minochiki, des garçons et des filles, tous très beaux et
d’un teint très clair.
Les habitants du village trouvaient O-Yuki merveilleuse ;
elle était par nature une personne très différente d’eux. La
plupart des paysannes vieillissent tôt, mais, même après ses
dix grossesses, elle demeurait aussi jeune et fraîche que lors de
son arrivée parmi eux.
Un soir, alors que les enfants étaient couchés, O-Yuki
cousait à la lumière d’une lanterne en papier. Son mari la
regardait.
« À te voir penchée ainsi sur ton ouvrage et la lumière sur
le visage, dit-il, je repense à une chose étrange qui m’est
arrivée dans ma jeunesse. J’ai vu en ce temps-là quelqu’un
d’aussi beau que toi. Elle te ressemblait assez, d’ailleurs…
— Parle-moi d’elle, répondit O-Yuki sans lever les yeux.
Où l’as-tu vue ? »
Minokichi lui raconta alors la nuit terrible dans la hutte du
passeur et il lui parla de la femme blanche qui s’était penchée
sur lui, souriant et murmurant ; puis il évoqua la mort du vieux
Mosaku.
« Endormi ou éveillé, c’est la seule fois que j’ai vu un être
aussi beau que toi, déclara-t-il enfin. Bien sûr, elle n’était pas
humaine, et j’avais peur d’elle… très peur ! Mais elle était si
blanche ! De toute façon, j’ignore si c’était un rêve, ce que j’ai
vu… cette femme des neiges… »
O-Yuki reposa son ouvrage, se leva et vint se pencher au-
dessus de Minokichi.
« C’était moi ! hurla-t-elle. J’avais dit que je te tuerais si tu
disais le moindre mot à ce sujet. Et s’il n’y avait nos enfants,
je te tuerais à cette seconde ! Je te conseille de prendre bien
soin d’eux, car si jamais ils ont la moindre raison de se
plaindre de toi, je te traiterai comme tu le mérites ! »
Alors qu’elle criait, sa voix devint impalpable comme le
hurlement du vent ; puis elle se métamorphosa en une brume
blanche qui s’évapora en spirales vers les poutres du toit et
s’enfuit par la cheminée… Nul ne la revit jamais.
47. Ancienne province dont les limites englobaient une bonne partie de la Tokyo
actuelle ainsi que des portions des préfectures de Saitama et Kanagawa.

48. Environ quatre mètres carrés.


49. Ce prénom, qui signifie « neige », est relativement commun. À propos des
prénoms féminins japonais, voir mon article dans le volume intitulé Shadowings.
50. Aussi appelée « Edo », l’ancien nom de Tokyo.
L’histoire d’Aoyagi

Pendant l’ère Bunmei (1469-1487) vivait un jeune


samouraï nommé Tomotada. Il était au service de Hatakéyama
Yoshimuné, seigneur de Noto51. Tomotada était natif
d’Echizen52, mais il avait été envoyé, alors qu’il était encore
tout jeune, au château du daimyo de Noto comme page. Il y
avait été éduqué, sous la supervision de ce prince, en vue de la
profession des armes. En grandissant, il se révéla bon élève
puis bon soldat et continua à jouir de la faveur de son prince.
Doté d’un caractère aimable, d’une immense adresse et d’une
grande beauté, il était à la fois admiré et apprécié par ses
camarades samouraïs.
Quand il atteignit l’âge de 20 ans, Tomotada fut envoyé en
mission secrète auprès de Hosokawa Masamoto, grand daimyo
de Kyoto et parent de Hatakéyama Yoshimuné. Comme
Echizen se trouvait sur sa route, le jeune homme demanda et
obtint la permission de rendre visite à sa mère, qui était veuve.
Il était parti du château lors des jours les plus froids de
l’année ; bien qu’il fût monté sur un cheval puissant, il se
trouva contraint d’avancer lentement. La route traversait une
région montagneuse où les villages étaient rares et fort
éloignés les uns des autres. Le lendemain de son départ, après
des heures de chevauchée épuisante, il fut abattu lorsqu’il
s’aperçut qu’il ne parviendrait pas jusqu’à sa halte, qu’il
prévoyait d’atteindre avant la nuit. Il avait toutes les raisons
d’être inquiet ; une grosse tempête de neige s’annonçait et le
vent s’était déjà terriblement rafraîchi. Son cheval montrait des
signes d’épuisement. Mais, dans ce moment de
découragement, Tomotada aperçut le toit de chaume d’une
petite maison qui se trouvait au sommet d’une colline, toute
proche, où poussaient des saules. Avec difficulté, il réussit à
tirer les dernières forces de sa bête et à gagner l’endroit. Il
frappa violemment les volets installés pour protéger du
mauvais temps les portes et les fenêtres. Une vieille femme
apparut et cria avec compassion en voyant ce bel étranger.
« Oh, quelle tristesse ! Un jeune gentilhomme seul dehors
par ce temps ? Entrez, jeune maître, entrez ! »
Tomotada descendit de cheval et, après avoir installé sa
monture dans un cabanon situé à l’arrière, il entra dans la
maison. Il y découvrit un vieil homme et une jeune fille qui se
réchauffaient devant un feu d’éclats de bambous. Avec respect,
ils l’invitèrent à s’approcher des flammes. La femme réchauffa
un peu de vin de riz et partit préparer à manger. Ses hôtes
l’interrogèrent sur son voyage, et la jeune fille disparut
derrière un paravent. Tomotada avait immédiatement
remarqué, à sa grande surprise, qu’elle était d’une immense
beauté, malgré sa pauvre vêture et ses longs cheveux en
désordre. Il se demanda ce qu’une si jolie personne pouvait
faire en des lieux tellement misérables.
« Hôte honoré, le prochain village est bien loin, déclara le
vieillard. La neige tombe dru, le vent glace jusqu’aux os et la
route est fort mauvaise. Poursuivre dans la nuit serait
probablement dangereux. Quoique notre masure soit indigne
de votre présence et que nous n’ayons aucun confort à vous
offrir, il sera peut-être plus sûr de rester sous notre misérable
toit. Nous prendrons bien soin de votre cheval. »
Tomotada accepta l’humble proposition, secrètement ravi
d’avoir l’occasion de passer plus de temps avec la jeune fille.
On lui servit un repas fruste, mais copieux, et la fille ressortit
de derrière le paravent pour lui servir du vin. Elle s’était
apprêtée : elle portait désormais une robe d’intérieur pauvre,
mais propre ; elle avait peigné et lissé ses longs cheveux.
Alors qu’elle se penchait pour remplir son gobelet, Tomotada
s’aperçut avec émerveillement qu’elle était incomparablement
plus belle que toutes les femmes qu’il avait rencontrées.
Chacun de ses mouvements était empreint d’une grâce
étonnante. Mais les anciens s’excusèrent pour elle.
« Doux seigneur, dirent-ils, notre fille Aoyagi53 a été
élevée dans ces montagnes, presque seule, et elle ne connaît
rien aux règles du service. Nous vous prions de pardonner sa
stupidité et son ignorance. »
Le jeune homme protesta. Il expliqua qu’il s’estimait
enchanté d’être servi par une personne si avenante. Il ne
pouvait détourner ses yeux de la jeune fille et elle rougissait
sous le poids de ce regard admiratif. Il ne toucha ni à sa
nourriture ni à son vin.
« Doux seigneur, dit la mère, nous espérons que vous
mangerez et que vous boirez au moins un peu, quoique notre
repas doive vous sembler bien modeste, à vous qui avez été
glacé par ce vent. »
Pour faire plaisir à ses hôtes, Tomotada s’attaqua comme il
le put à son repas. Mais le charme de la fille continuait à le
travailler. Il parla avec elle et découvrit une voix aussi douce
que son apparence. Elle avait peut-être été élevée dans les
montagnes et la solitude, mais ses parents avaient dû être en
leur temps des personnages de haut rang ; elle se mouvait et
parlait comme une demoiselle éduquée. Soudain, inspiré par
les délices de son cœur, il lui déclama un poème qui était
également une question.

Tadzunétsuru,
Hana ka toté koso,
Hi wo kurasé,
Akénu ni otoru
Akané sasuran?

« En chemin pour rendre visite, je rencontrai ce que je pris


pour une fleur. Et ainsi je passai le jour. Mais pourquoi, juste
avant l’aube, la lumière rosit-elle ? Cela, de fait, point ne le
sait. »54
Sans un moment d’hésitation, elle lui répondit ces vers :
Izuru hi no
Honoméku iro wo
Waga sodé ni
Tsutsumaba asu mo
Kimiya tomaran.

« Si dans ma manche je cache la couleur délicate du soleil


levant, alors peut-être au matin mon seigneur demeurera-t-
il. »55

Tomada sut ainsi qu’elle acceptait son admiration ; il était


à peine moins surpris de l’art avec lequel elle avait exprimé
ses sentiments qu’enthousiasmé devant l’assurance dont elle
témoignait. Il était désormais certain de ne pouvoir espérer
rencontrer, et encore moins gagner, une fille aussi belle et fine
que cette demoiselle rustique. La voix de son cœur semblait le
presser : « Prends la chance que les dieux ont placée sur ton
chemin. » En d’autres termes, il était ensorcelé, à tel point que,
sans autre préliminaire, il demanda à ses hôtes la main de leur
fille, leur donnant en même temps son nom, son lignage et son
rang dans la maison du seigneur de Noto.
Ils s’inclinèrent devant lui avec bien des exclamations
d’étonnement et de reconnaissance.
« Maître honoré, dit néanmoins le vieillard après quelques
instants d’apparente hésitation, vous êtes une personne dont la
position est éminente, et destinée sans nul doute à vous élever
plus haut encore. C’est une bien trop grande faveur que vous
daignez nous faire ici, et nous ne saurions vous dire en mots la
profondeur de notre gratitude. Mais notre fille, stupide
campagnarde, de naissance vulgaire et sans éducation
d’aucune sorte, ne saurait devenir la femme d’un noble
samouraï. Même l’évoquer n’est aucunement convenable.
Toutefois, puisque vous semblez la trouver à votre goût et lui
pardonner ses manières paysannes ainsi que son impolitesse,
nous vous la proposons comme humble servante. Daignez
donc faire avec elle selon votre auguste plaisir. »
Le lendemain matin, la tempête était retombée et le soleil
se levait dans un ciel dégagé. Même si la manche d’Aoyagi
cachait le rosissement de cette aube aux yeux de son amant, il
ne pouvait plus s’attarder. Pourtant, il se refusait à quitter la
jeune fille. Alors qu’il était paré au départ, il s’adressa à
nouveau à ses parents.
« S’il peut sembler ingrat de ma part de demander plus que
ce que j’ai déjà reçu, je dois à nouveau vous supplier de
m’accorder la main de votre fille. Il serait difficile pour moi de
m’en séparer à présent, et elle semble accepter de
m’accompagner. Si vous le permettez, je peux la prendre avec
moi telle qu’elle est. Si vous me la donnez, je vous chérirai
comme parents. Et, dans l’intervalle, veuillez accepter ce
pauvre témoignage de ma reconnaissance pour votre
bienveillante hospitalité. »
En disant ces mots, il plaça devant son hôte si humble une
bourse de ryô d’or. Mais, après quelques prosternations,
l’homme repoussa le cadeau.
« Doux maître, l’or ne nous serait d’aucun usage et vous
en aurez besoin au cours de votre long et froid périple. Ici, il
n’y a rien à acheter et nous ne pourrions dépenser autant pour
nous-mêmes, quand bien même nous le voudrions. Quant à la
fille, nous vous l’avons déjà offerte, elle vous appartient. Il
n’est plus nécessaire de nous demander notre consentement
pour l’emmener. Elle nous a déjà dit qu’elle espérait vous
accompagner et demeurer votre servante tant que vous
supporterez sa présence. Nous sommes ravis que vous
daigniez l’accepter ainsi et prions pour qu’elle ne soit pas une
charge pour vous. Nous ne pouvons vous fournir de vêture
appropriée, et encore moins de dot. Cependant, à notre âge,
nous aurions été séparés d’elle avant longtemps. Il est donc
heureux que vous puissiez la prendre avec vous aujourd’hui. »
C’est en vain que Tomotada tenta de les persuader
d’accepter un cadeau. L’argent ne les intéressait pas, mais ils
semblaient pressés de remettre le destin de leur fille entre ses
mains. Cela le convainquit de l’emmener avec lui. Elle monta
en croupe sur son cheval et il fit ses adieux aux parents avec
de nombreuses déclarations de gratitude.
« Honoré seigneur, répondit le père, c’est nous et non vous
qui avons des raisons d’être reconnaissants. Nous sommes sûrs
que vous serez bon avec notre fille. Nous avions des craintes
pour elle. »

Ici, l’original japonais présente une étrange rupture dans


le flux du récit, et une incohérence. Il n’est plus rien dit de la
mère de Tomotada ni des parents d’Aoyagi, ni même du
daimyo de Noto. À l’évidence, l’auteur original s’est fatigué
de son histoire à ce point précis et s’est dépêché de passer à la
fin et à la chute sans prendre le temps d’en suivre les fils, avec
beaucoup de négligence. Je ne suis pas en mesure de pallier
ses omissions ni de réparer ses défauts de construction, mais
je dois néanmoins proposer quelques explications et des
détails sans lesquels le reste du conte ne tiendra plus. Il
semble que Tomotada ait emmené Aoyagi avec lui à Kyoto et
s’y soit ainsi attiré des ennuis. Mais nous ignorons où le
couple a vécu par la suite.

Un samouraï n’avait pas le droit de se marier sans le


consentement de son seigneur, et Tomotada savait ne pouvoir
l’obtenir avant d’avoir accompli sa mission. Il avait donc des
raisons de craindre que la beauté d’Aoyagi n’attirât l’attention
de façon dangereuse, et qu’on la lui enlevât. Il tenta donc, une
fois arrivé à Kyoto, de la cacher des yeux indiscrets. Mais un
serviteur du seigneur Hosokawa l’aperçut un jour et découvrit
sa relation avec Tomotada. Il signala la chose au daimyo, un
jeune prince qui aimait fort les beaux visages. Ce dernier
ordonna donc qu’on lui amenât la jeune fille, ce qui fut fait
sans cérémonie.
Tomotada en conçut une indicible peine, mais il savait
qu’il était impuissant dans ce domaine. Il n’était qu’un humble
messager au service d’un seigneur lointain et se trouvait à la
merci d’un autre, plus proche et beaucoup plus puissant, dont
les souhaits ne sauraient être remis en question. Pire encore, le
jeune homme savait qu’il avait agi stupidement. Il était lui-
même la cause de son infortune, ayant entrepris une relation
condamnée par le code de sa classe militaire. Il ne lui restait
plus qu’un espoir : qu’Aoyagi acceptât et qu’elle fût en mesure
de s’échapper pour fuir avec lui. Après une longue réflexion, il
se décida à lui envoyer une lettre. C’était un acte dangereux,
bien sûr. Tout écrit de ce genre pouvait tomber entre les mains
du daimyo. En outre, envoyer quoi que ce soit à une personne
détenue au palais était une offense impardonnable. Il s’arma
néanmoins de courage et composa un poème chinois qu’il
parvint à lui transmettre. Il n’était composé que de vingt-huit
caractères, mais ils suffirent à exprimer toute sa passion et à
suggérer la souffrance due au sentiment de perte56 :

Kôshi ô-son gojin wo ou;


Ryokuju namida wo tarété rakin wo hitataru;
Komon hitotabi irité fukaki koto umi no gotoshi;
Koré yori shorô koré rojin.

« De près, de près, le jeune prince suit la demoiselle au


brillant de gemme ; les larmes de la belle en tombant ont
humecté ses robes ; mais l’auguste seigneur, une fois
amouraché d’elle, possède un désir aussi profond que la mer.
C’est pourquoi je me trouve seul, abandonné, à errer non
loin. »

Le lendemain soir du jour où avait été envoyé le poème,


Tomotada fut convoqué devant le seigneur Hosokawa. Le
jeune homme devina qu’on avait trahi sa confiance et il ne
pouvait espérer échapper, si le daimyo avait vu la missive, aux
plus extrêmes châtiments. Il va ordonner ma mort, pensait
Tomotada, mais que m’importe de vivre si Aoyagi ne m’est pas
rendue ? Au moins, s’il demande mon exécution, je pourrai
tenter de le tuer, lui. Il glissa ses sabres à sa ceinture et se hâta
vers le palais.
En entrant dans la salle d’audience, il vit le seigneur
Hosokawa assis sous le dais, entouré de samouraïs de haut
rang, qui portaient leurs chapeaux et leurs robes de cérémonie.
Tous étaient aussi silencieux que des statues et, alors que
Tomotada s’avançait pour présenter ses respects, leur mutisme
lui sembla sinistre et lourd, comme le calme avant la tempête.
Puis Hosokawa descendit de l’estrade, récitant les premiers
mots du poème :
« Kôshi ô-son gojin wo ou… »
Tomotada, levant les yeux, remarqua des larmes dans ceux
du prince.
« Parce que vous vous aimez tant, dit Hosokawa, j’ai pris
sur moi d’autoriser votre union en lieu et place de mon parent,
le seigneur de Noto. Vos noces seront célébrées devant moi.
Les invités sont rassemblés, les cadeaux prêts. »
Sur un signal du seigneur, les panneaux coulissants qui
cachaient la pièce adjacente furent poussés et Tomotada vit de
nombreux dignitaires de la cour réunis pour la cérémonie,
ainsi qu’Aoyagi qui l’attendait, vêtue en mariée. Ainsi lui fut-
elle rendue, et les épousailles furent joyeuses et splendides. Le
jeune couple reçut des cadeaux nombreux et somptueux du
prince et des membres de sa maisonnée.
Pendant les cinq années qui suivirent leurs noces,
Tomotada et Aoyagi vécurent ensemble. Mais, un matin, la
jeune femme s’interrompit alors qu’elle discutait de problèmes
domestiques avec son mari ; elle poussa un cri aigu, devint
livide et se figea.
« Pardonne mon impolitesse d’avoir ainsi crié, dit-elle
d’une toute petite voix après quelques instants. Mais la
douleur fut si soudaine… Mon cher époux, notre union a dû
être causée par une relation de karma dans une existence
précédente. Et ces rapports heureux nous rapprocheront à
nouveau, je le crois, dans des vies à venir. Mais, pour celle-là,
elle prend fin maintenant. Nous allons être séparés. Dis pour
moi, je t’en supplie, la prière Nembutsu, parce que je me
meurs.
— Oh, quelle étrange idée ! cria le mari, stupéfait. Tu n’es
qu’indisposée, ma chère ! Allonge-toi un instant, repose-toi, et
cela te passera !
— Non, répondit-elle. Je me meurs ! Ce n’est pas en
imagination, je le sais ! Et il ne sert plus à rien désormais de te
cacher la vérité, mon cher mari. Je ne suis pas humaine. Mon
âme est celle d’un arbre, mon cœur celui d’un arbre. La sève
d’un saule est ma vie. Et quelqu’un, en cet instant cruel, est en
train d’attaquer mon tronc à la hache ! Voilà pourquoi je dois
mourir ! Même pleurer est désormais au-delà de mes forces.
Vite ! Récite le Nembutsu pour moi ! Vite ! Ah ! »
Après un nouveau hurlement de douleur, elle détourna son
beau visage, cherchant à le cacher sous sa manche. Mais,
presque au même instant, c’est toute sa silhouette qui sembla
s’effondrer d’une façon très étrange et s’abattre lentement
jusqu’au plancher. Tomotada avait bondi pour la rattraper,
mais il n’y avait plus rien à retenir ! Ne restaient sur les
tatamis que les robes vides et les ornements de cheveux de la
magnifique créature. Elle avait cessé d’exister.
Tomotada se rasa la tête et prononça les vœux bouddhiques
pour se faire prêtre itinérant. Il voyagea dans toutes les
provinces de l’empire et, dans tous les lieux saints qu’il visita,
il prononça des prières pour l’âme d’Aoyagi. Comme il passait
par Echizen au fil de son pèlerinage, il chercha la chaumière
de ses beaux-parents. Mais, en arrivant dans les collines
isolées où ils avaient vécu, il ne retrouva pas la maison. Rien
ne marquait plus là où elle s’était dressée hormis les souches
de trois saules, deux vieux et un plus jeune, coupés longtemps
avant son arrivée.
Il érigea un petit mémorial devant ces arbres abattus et y
grava divers textes sacrés. Puis il y célébra de nombreuses
cérémonies bouddhistes pour les esprits d’Aoyagi et de ses
parents.

51. Ancienne province qui correspond au nord de l’actuelle préfecture d’Ishikawa.

52. Ancienne province qui correspond à la partie orientale de l’actuelle préfecture


de Fukui.
53. Prénom rare, mais encore parfois usité, signifiant « saule vert ».
54. Le poème peut se lire de deux façons, certaines des phrases ayant un double
sens. Mais l’art de sa composition demanderait pour l’expliquer un espace
considérable, et cela pourrait sembler abscons au lecteur occidental. Ce que Tomada
cherche à exprimer pourrait être dit ainsi : « En voyage, pour rendre visite à ma
mère, j’ai rencontré un être aussi exquis qu’une fleur. Et pour l’amour de cette
personne adorable, je passerai la journée ici. Belle enfant, cette couleur d’aurore
bien avant l’aube signifie-t-elle que tu m’aimes ? »
55. Une autre lecture est possible, mais celle-là exprime le sens de la réponse
voulue.
56. C’est en tout cas ce que tente de nous faire croire le narrateur du conte, bien
que, une fois traduits, ces vers puissent nous sembler banals. Je n’ai tenté d’en
rendre que le sens général. Une traduction littérale efficace demanderait une
certaine érudition en cette matière.
Jiu-roku-zakura

Uso no yona,
Jiu-roku-zakura
Saki ni keri!57

Un très ancien et très célèbre cerisier se dressait à


Wakégôri, un district de la province d’Iyo58. On l’appelait Jiu-
roku-zakura, ou « cerisier du seizième jour », parce qu’il
fleurit tous les ans à la même date, au seizième jour du premier
mois (selon l’ancien calendrier lunaire) et seulement celui-là.
Sa floraison intervient donc dans une période de grand froid,
lorsque ces arbres attendent naturellement le printemps. Mais
le Jiu-roku-zakura palpite d’une vie qui n’est pas, ou n’a pas
toujours été, la sienne. Le fantôme d’un homme y réside.
Il était samouraï à Iyo et l’arbre ornait son jardin depuis
toujours, fleurissant à la période habituelle, entre fin mars et
début avril. Il avait joué, enfant, sous ce cerisier, et ses parents,
ses grands-parents et ses ancêtres avant eux avaient suspendu
des bandes de papier couvertes de poèmes de louanges à ses
branches couvertes de fleurs, saison après saison, pendant plus
d’un siècle. Lui-même était devenu très vieux ; il avait survécu
à tous ses enfants et il n’avait plus rien à aimer en ce monde,
hormis cet arbre. Hélas, un été, l’arbre se flétrit et mourut.
Le vieil homme en conçut une tristesse excessive. Les
gentils voisins lui trouvèrent un beau cerisier jeune qu’ils
plantèrent dans son jardin, espérant le réconforter. Il les en
remercia et fit semblant d’être heureux, mais son cœur
souffrait encore ; il avait tant aimé cet arbre ancien que rien
n’aurait pu le consoler de sa perte.
Enfin lui vint une pensée heureuse : il se souvint d’une
façon de sauver l’arbre desséché. C’était le seizième jour du
premier mois. Il descendit dans son jardin, s’inclina devant le
vieux cerisier flétri et lui parla :
« Daigne, je t’en supplie, fleurir une fois de plus, car je
vais mourir à ta place. »
On croit en effet qu’il est possible de laisser sa vie à une
autre personne, une créature ou même un arbre, par une faveur
divine, et ainsi l’expression migawari ni tatsu, « agir en tant
que substitut » décrit le fait de transmettre son énergie vitale.

Puis il étala un drap blanc sous l’arbre, ainsi que des


couvertures, s’agenouilla dessus et pratiqua le hara-kiri à la
manière des samouraïs. Et son esprit passa dans l’arbre, qui
fleurit dans l’heure.
Depuis, le cerisier fait de même chaque année, au seizième
jour du premier mois, à la saison des neiges.

57. « Foin de faux semblant, cerisier du seizième jour, il est grand temps ! »
(N.D.T.).
58. Actuelle préfecture d’Ehime.
Le songe d’Akinosuké

Dans la province de Yamato59 et le district de Toïchi vivait


un gôshi nommé Miyata Akinosuké.

À l’époque féodale du Japon, on appelait gôshi une classe


privilégiée de soldats fermiers, des hommes libres qui
correspondent aux yeomen en Angleterre et aux alleutiers en
France.

Dans son jardin poussait un cèdre très vieux et très grand


sous lequel il aimait se reposer quand le temps était
particulièrement étouffant. Un après-midi qu’il faisait fort
chaud, il était allé s’asseoir là avec deux de ses amis, gôshi
eux aussi, pour discuter et boire du vin de riz. Il sentit soudain
un étourdissement si violent qu’il supplia ses camarades de
l’excuser pour cette sieste en leur présence, puis il s’allongea
au pied de l’arbre. Et il rêva…
Bien qu’il eût conscience qu’il était toujours allongé dans
son jardin, il vit une procession qui semblait le train de
quelque grand daimyo descendant de la colline toute proche et
il se leva pour la contempler. C’était en effet un somptueux
cortège, le plus imposant qu’il eût jamais vu, qui avançait vers
sa maison. Il remarqua une troupe de jeunes hommes
richement habillés, qui portaient un grand palanquin laqué, un
gosho-guruma, tendu de soie bleu vif. Lorsque le groupe
arriva devant la demeure, il s’arrêta et un homme aux habits
somptueux, à l’évidence une personne de haut rang,
s’approcha d’Akinosuké et s’inclina profondément.
« Honorable seigneur, dit l’arrivant, tu vois devant toi un
kérai, un vassal du Kokuô de Tokoyo60. Mon maître, le roi,
m’ordonne de venir à ta rencontre en son auguste nom et de
me mettre à ton entière disposition. Il me demande également
de t’informer qu’il désire ta présence au palais. Aie donc le
plaisir immédiat de monter dans cet honorable véhicule qui a
été envoyé pour ton usage. »
Entendant ces mots, Akinosuké voulut formuler une
réponse appropriée, mais il se trouvait trop ébahi et
embarrassé pour parvenir à prononcer un mot ; au même
instant, sa volonté sembla se dissoudre, et il ne pouvait
qu’obéir. Il pénétra dans le palanquin, le kérai prit place à ses
côtés et donna le signal. Les porteurs se saisirent des cordes de
soie puis firent tourner le grand véhicule vers le Sud. Ainsi
débuta le voyage.
Très peu de temps après, au grand étonnement de son
passager, le palanquin s’arrêta devant un rômon, un immense
portail à deux étages de style chinois qu’il n’avait jamais vu
auparavant. Là, le kérai descendit.
« Je dois m’en aller annoncer ton honorable arrivée. »
Et il disparut. Après une courte attente, Akinosuké vit
s’approcher de la porte deux hommes à l’allure noble qui
portaient des robes de soie violette et des chapeaux élevés,
marque de haut rang. Ils le saluèrent respectueusement, puis ils
l’aidèrent à descendre de son véhicule et le conduisirent, après
avoir passé le portail, au travers d’un grand jardin, jusqu’à
l’entrée d’un palais dont la façade semblait s’étendre sur des
lieues de chaque côté, à l’est comme à l’ouest. Akinosuké fut
ensuite introduit dans une salle de réception splendide, à la
taille étonnante. Ses guides l’installèrent à la place d’honneur
et s’assirent respectueusement à l’écart. Des servantes en tenue
de cérémonie vinrent apporter des rafraîchissements.
Lorsqu’Akinosuké eut bu, les deux serviteurs en violet
s’inclinèrent très bas devant lui avant de lui parler, chacun son
tour, selon l’usage des cours.
« Il est de notre honorable devoir de t’informer… de la
raison de ta convocation en ces murs… Notre maître le roi
désire augustement te voir devenir son gendre… son souhait et
son ordre sont de célébrer les noces en ce jour même… Nous
devons désormais te conduire en salle d’audience… Là, Sa
Majesté attend de te recevoir… Il est nécessaire, avant cela…
que nous te vêtions des habits appropriés à la cérémonie61. »
Ayant ainsi parlé, les deux serviteurs se redressèrent et se
dirigèrent vers une alcôve qui contenait un grand coffre laqué
d’or. Ils l’ouvrirent et en tirèrent de nombreuses robes et des
ornements de tissus précieux, ainsi qu’un kamuri, ou couvre-
chef royal. Ils vêtirent donc Akinosuké pour un mariage
princier puis le conduisirent à la salle d’audience, où il se
présenta devant le kokuô de Tokoyo, assis sur son daiza62,
portant le chapeau noir élevé des affaires d’État et des robes de
soie jaune. Devant lui, à droite et à gauche, se tenaient
immobiles et en rang une multitude de dignitaires, aussi
splendides que les images que l’on voit dans un temple ;
Akinosuké, avançant entre eux, salua le roi avec la triple
prostration d’usage. Ce dernier l’accueillit avec quelques mots
gracieux.
« Tu as déjà été informé des raisons qui m’ont amené à te
convoquer en Notre présence, dit ensuite le souverain. Nous
avons décidé de te voir devenir le mari d’adoption de notre
fille unique. La cérémonie des noces commence dès
maintenant. »
Dès que le roi eut fini de parler, on entendit une musique
joyeuse, et un long cortège de belles femmes de la cour
avancèrent de derrière un rideau pour conduire Akinosuké à la
salle où l’attendait son épouse.
Si la pièce était immense, elle peinait à contenir la
multitude des invités rassemblés. Tous s’inclinèrent
lorsqu’Akinosuké s’agenouilla sur le coussin prévu pour lui,
en face de la princesse. La mariée semblait la fille du ciel d’été
que ses robes évoquaient par leur splendeur. Le mariage fut
célébré au milieu des ovations.
On conduisit ensuite le jeune couple dans ses
appartements, dans une autre aile du palais. Là, ils reçurent les
félicitations de bien des personnes fort nobles, ainsi que
d’innombrables cadeaux.
Un jour, Akinosuké fut à nouveau convoqué dans la salle
du trône. On l’y reçut plus gracieusement encore que la fois
précédente.
« Dans les régions du sud-ouest de nos terres s’étend une
île appelée Raishû, lui dit le roi. Nous t’avons nommé
gouverneur de ce lieu à compter de ce jour. Tu y trouveras un
peuple loyal et docile, mais ses lois n’ont pas encore été mises
en conformité avec celle de Tokoyo, pas plus que ses
coutumes n’ont été régulées de façon appropriée. Nous te
confions la tâche de faire ton possible pour améliorer leurs
conditions d’existence et désirons que tu t’en charges avec
bonté et sagesse. Tous les préparatifs de ton voyage ont été
accomplis. »
Akinosuké et son épouse quittèrent ainsi le palais de
Tokoyo, accompagnés jusqu’au rivage par une grande escorte
de nobles et d’officiers de la cour. Ils embarquèrent sur un
navire de la flotte royale. Des vents favorables les poussèrent
sans encombre jusqu’à Raishû et le bon peuple de l’île
s’assembla sur la plage pour les accueillir.
Akinosuké se consacra immédiatement à ses nouveaux
devoirs, et ils se révélèrent plutôt simples. Les trois premières
années, son travail de gouverneur consista essentiellement à
mettre en ordre et à promulguer les lois. Il avait des conseillers
très sages pour l’y aider et ne trouva jamais sa tâche
déplaisante. Lorsqu’il eut fini, il ne lui restait plus rien à faire
sinon assister aux cérémonies et aux rites prescrits par les
anciennes coutumes. Le pays était sain et fertile au point que
le besoin et la maladie y semblaient inconnus, le peuple si
doux que les lois n’étaient jamais violées. Akinosuké habita là
et régna sur Raishû 20 années de plus – 23 ans au cours
desquels aucune ombre de tristesse ne vint peser sur sa vie.
Mais, la vingt-quatrième année, une grande infortune
survint : son épouse, qui lui avait donné sept enfants, cinq
garçons et deux filles, tomba malade et mourut. Elle fut
enterrée en grande pompe au sommet d’une magnifique
colline dans le district de Hanryôkô. On bâtit sur sa tombe un
monument à la splendeur excessive. Mais le chagrin
d’Akinosuké était si grand qu’il en perdit la volonté de vivre.
Lorsque la période légale de deuil fut achevée, un shisha,
ou messager royal, qui venait du palais de Tokoyo, se présenta
à Raishû. Il lui transmit un message de condoléances puis lui
déclara :
« Voici les mots de notre auguste maître, roi de Tokoyo,
m’a demandé de te répéter : “Nous te renvoyons à présent à
ton propre peuple, dans ton propre pays. Quant aux sept
enfants, ils sont petits-fils et petites-filles de roi et nous nous
occuperons d’eux de façon appropriée. Que ton esprit ne se
trouble pas à leur sujet. »
En recevant ce nouveau mandat, Akinosuké se prépara au
départ avec soumission. Une fois toutes ses affaires en ordre et
la cérémonie des adieux à ses officiers et conseillés achevée, il
fut escorté jusqu’au port avec les honneurs dus à son rang.
Puis il embarqua à bord du bateau qui lui avait été envoyé, et
ce dernier fit voile sur la grande mer bleue et sous le vaste ciel.
Au loin, la silhouette de Raishû adopta la même couleur, puis
vira au gris, et enfin disparut à jamais. Akinosuké s’éveilla
brusquement sous son cèdre, dans son propre jardin !
Un bref instant, il en resta stupéfait. Puis il vit ses deux
amis toujours assis à ses côtés, qui discutaient et buvaient
joyeusement. Il les fixa, estomaqué, et cria :
« Comme c’est étrange !
— Akinosuké a dû rêver ! s’exclama l’un d’entre eux en
riant. Qu’as-tu vu de si étrange, mon ami ? »
Alors, il lui raconta son rêve de 23 années, son séjour au
royaume de Tokoyo et sur l’île de Raishû. Ils en furent fort
surpris, car son sommeil avait duré quelques instants tout au
plus.
« Tu as certes vu des choses bien étranges en effet, dit un
gôshi. Nous aussi avons vu quelque chose de curieux pendant
ta sieste. Un gros papillon jaune est venu voleter pendant un
instant devant ton visage, et nous l’avons regardé. Puis il s’est
posé sur le sol près de toi, au pied de l’arbre. Et, dès qu’il fut
par terre, une énorme fourmi est sortie d’un trou, s’est saisie
de lui et l’a emporté dans son nid. Juste avant ton réveil, nous
avons vu ce même papillon en ressortir et retourner voleter au-
dessus de ton visage. Puis il a soudainement disparu. Nous
ignorons où il est allé.
— Peut-être était-ce l’âme d’Akinosuké, dit l’autre. Je
crois l’avoir vu voler vers sa bouche. Mais, même si c’était
bien son âme, cela n’expliquerait pas son rêve.
— Les fourmis pourraient nous en dire plus, rétorqua le
premier. Ce sont des êtres bien singuliers, peut-être
magiques… Et il y a un nid énorme sous ce cèdre.
— Allons voir ! » s’exclama Akinosuké, enchanté de la
suggestion.
Il partit chercher une bêche.
Le sol sous le cèdre semblait avoir été déjà excavé, d’une
façon surprenante, par une prodigieuse colonie d’insectes. Il y
avait même à l’intérieur des constructions, et leurs petits
bâtiments de paille, d’argile et de graines évoquaient
curieusement des cités miniatures. Au milieu, une structure
beaucoup plus large que les autres grouillait de petites fourmis
qui entouraient le corps d’une autre ; elle avait des ailes
jaunâtres et une longue tête noire.
« Mais le voilà, le roi de mon rêve, cria Akinusoké, et le
palais de Tokoyo ! C’est extraordinaire ! Raishû doit-être par-
là, au Sud-Ouest, à gauche de cette grosse racine… Tenez !
C’est là ! Voilà qui est bien étrange ! Je suis sûr qu’on doit
pouvoir trouver la montagne de Hanryôkô et le tombeau de la
princesse ! »
Dans les ruines du nid éventré, ils cherchèrent longuement
avant de découvrir une petite motte sur laquelle avait été
déposé un caillou sculpté par l’eau, dont la forme évoquait un
monument bouddhiste. Au-dessous, dans la glaise, Akinusoké
trouva le cadavre d’une fourmi femelle.
59. Actuelle préfecture de Nara.
60. Ce nom de « Tokoyo » est indéfini. Selon le contexte, il peut désigner tout pays
inconnu ou non encore découvert dont aucun voyageur ne saurait revenir, ou bien
un pays féerique, dans la fable orientale du Royaume de Hôrai. Le terme kokuô
désigne le dirigeant d’un pays, c’est à dire un roi. L’expression originale, « Tokoyo
no Kokuô », aurait pu être traduite par « le maître de Hôrai » ou « le roi du pays
féérique ».
61. Selon la coutume, la dernière phrase a été prononcée en même temps par les
deux serviteurs. Toutes ces traditions anciennes sont encore visibles dans les
théâtres japonais.
62. Nom de l’estrade, ou dais, sur lequel s’installait un prince féodal ou un dirigeant
pour mener les affaires d’État ; littéralement, « grand siège ».
Riki-baka

Il s’appelait Riki, ce qui signifie « force », mais les gens


l’appelaient « Riki le simple », ou « Riki le fou », ou encore
« Riki-baka », parce qu’il était resté dans une sorte d’enfance
perpétuelle. C’était pour cette raison qu’ils avaient toujours été
bons avec lui, même le jour où il avait mis le feu à une maison
en approchant une braise d’une moustiquaire et qu’il avait
applaudi de joie devant les flammes. À 16 ans, c’était un
garçon grand et fort, mais son esprit semblait rester figé à
l’âge heureux de 2 ans ; il continuait d’ailleurs à s’amuser avec
les tout-petits. Les garçons plus âgés, de 4 à 7 ans, ne
s’intéressaient plus à lui, parce qu’il était incapable
d’apprendre leurs chansons ni les règles de leurs jeux. Son
jouet favori était un manche à balai qu’il utilisait comme
cheval ; il pouvait chevaucher des heures dessus, à monter et
descendre le coteau devant ma maison, en éclatant de rire.
Mais, à force d’être bruyant, il finit par causer des problèmes ;
j’avais été obligé de lui demander de se trouver un autre
endroit où jouer. Il baissa la tête et, soumis, s’en alla, traînant
tristement son bâton derrière lui. Toujours d’une grande
douceur, et inoffensif tant qu’on l’empêchait de jouer avec le
feu, il ne donnait que rarement des raisons de se plaindre à
quiconque. Son rôle dans la vie de notre rue était un peu celui
d’un chien errant ou d’un poulet. Lorsqu’il disparut pour de
bon, il ne me manqua pas. Il se passa des mois avant qu’on ne
me fît repenser à lui.
« Qu’est devenu Riki ? » demandai-je au vieux bûcheron
qui apportait du bois de chauffe au quartier.
Je me souvenais que le garçon l’aidait parfois à transporter
les bûches.
« Riki-baka ? Mais il est mort, le pauvre, me répondit-il.
Oui, il y a près d’un an, très soudainement. Les médecins
disaient qu’il avait une sorte de maladie du cerveau. Et il y a
une très étrange histoire qui court sur lui, à présent.
« Lorsqu’il est mort, sa mère a écrit son nom, “Riki-baka”,
dans la paume de sa main, écrivant “Riki” en idéogramme
chinois et “Baka” en kana63. Et elle a répété de nombreuses
prières pour lui, suppliant qu’il puisse renaître dans un état
plus heureux.
« Puis, il y a trois mois, dans l’honorable résidence de
Nanigashi-sama64, à Kojimachi65, un garçon est né avec des
caractères dans la paume de sa main gauche, tout à fait
lisibles : “Riki-baka” !
« Les gens de la maison ont deviné que cette naissance
devait répondre à la prière de quelqu’un, et ils ont donc
demandé des enquêtes. Puis un maraîcher leur a parlé d’un
simplet surnommé “Riki-baka”, qui vivait dans le quartier
d’Ushigomé et qui était mort au cours de l’automne dernier.
On envoya donc deux serviteurs chercher sa mère.
« Ils la trouvèrent et lui racontèrent ce qui s’était passé ;
elle exprima une joie immense, car la maison Nanigashi est
aussi fameuse que riche. Mais les serviteurs lui expliquèrent à
quel point la famille de Nanigashi-sama était furieuse à cause
du mot baka dans la main de l’enfant.
“Où est enterré ton Riki ? demandèrent-ils.
— Au cimetière de Zendôji.
— Alors, donne-nous de l’argile tirée de sa tombe”,
exigèrent-ils.
« Ils l’accompagnèrent au temple Zendôji et elle leur
indiqua le lieu où il avait été enterré. Ils prirent un peu de la
terre avec eux, enveloppée dans un furoshiki66, et donnèrent
dix yens67 à la mère.
— Que voulaient-ils faire de cette argile ? demandai-je.
— Eh bien, répondit le vieil homme, ils n’auraient pas
accepté que le garçon grandît avec ce mot dans la main ; il
n’existe qu’un seul moyen d’effacer des caractères qui
apparaissent de cette façon sur la main d’un enfant : il faut
frotter la peau avec de la terre prise sur la tombe où est
enterré le corps de sa vie précédente… »

63. Alphabet phonétique japonais.


64. « Untel », appellation utilisée par Koizumi à la place du vrai nom.
65. Quartier de Tokyo.
66. Carré de coton ou de toute autre étoffe utilisé pour envelopper les petits
paquets.
67. À l’époque, cela représentait une somme considérable. Ce n’est plus le cas
aujourd’hui, bien sûr.
Hi-Mawari

Robert et moi cherchons des cercles de fées dans les


collines, derrière la maison. Il a 8 ans, il est avenant et très
sage pour son âge ; j’en ai à peine plus de 7 et j’éprouve de
l’admiration pour lui. C’est une radieuse journée d’août, l’air
est plein des parfums piquants de la résine.
Nous ne trouvons pas nos cercles de fées, mais de
nombreuses pommes de pin dans les hautes herbes. Je raconte
à Robert le vieux conte gallois sur l’homme qui, sans s’en
rendre compte, s’était endormi dans un cercle de fées et avait
disparu sept années durant. Après que ses amis l’eurent délivré
de cet enchantement, il n’avait plus jamais réussi à manger ni
à parler.
« Ils ne mangent que des pointes d’épingle, tu sais, me dit
Robert.
— Qui ça ?
— Les gobelins », me répond-il.
Cette révélation me stupéfie et me coupe le sifflet. Robert
rompt soudain le charme.
« Un harpiste ! s’exclame-t-il. Il va vers la maison ! »
Et je l’aperçois en effet, en bas de la colline. Mais quel
harpiste ! Il ne ressemble pas aux élégants ménestrels des
livres de contes. C’est plutôt un vagabond voûté et hirsute,
sale, aux yeux noirs et inquiétants sous ses sourcils
broussailleux. Il ressemble plus à un cantonnier qu’à un
barde ! Et il est habillé en vieux velours côtelé !
« Je me demande s’il chantera en gallois », murmure
Robert.
Je me sens trop déçu pour faire la moindre remarque. Le
harpiste pose son énorme instrument sur le seuil, en fait sonner
fortement les cordes d’une glissade de ses doigts sales, se racle
la gorge en émettant une sorte de grondement amer, puis
commence.

« Croyez-moi, si tous ces charmes durables


Que je contemple chaque jour avec tendresse… »

L’accent, l’attitude, la voix, tout m’emplit d’une indicible


répulsion. Je suis frappé par cette sensation nouvelle, celle de
me trouver en face d’une vulgarité absolue. Je voudrais
l’interpeller : « Vous n’avez pas le droit de chanter cette
chanson ! » En effet, je l’ai entendue précédemment dans la
bouche de la créature la plus exquise de mon petit monde. Que
cet homme rude et rocailleux ose la chanter me vexe comme
une moquerie, me met en colère comme une insolence. Mais
cela ne dure qu’un instant. En prononçant les mots « chaque
jour », cette voix inquiétante et profonde se mue soudain pour
exprimer une indescriptible tendresse puis, changeant à
nouveau, elle s’enrichit de tonalités qui évoquent les basses
d’un grand orgue. Une sensation inconnue jusqu’alors me
prend à la gorge. Quelle sorcellerie a-t-il pu apprendre ? Quel
secret a-t-il découvert, cet homme fruste qui vit sur les routes ?
Quelqu’un d’autre en ce monde peut-il chanter ainsi ? Puis la
forme du musicien palpite et devient floue, puis ce sont la
maison, la pelouse et toutes les formes alentour qui tremblent
et se délitent devant mes yeux. D’instinct, j’ai pourtant peur de
cet homme, je le déteste presque. Et je sens la colère affluer en
moi parce qu’il détient ce pouvoir de m’émouvoir…
« Il t’a fait pleurer », observe Robert avec compassion,
ajoutant encore à ma confusion.
Le harpiste s’éloigne à grands pas, plus riche des six pence
qu’il a acceptés sans remerciement.
« Ce doit être un gitan. Les gitans sont mauvais, des
sorciers. Retournons dans les bois. »
Nous remontons jusqu’aux pins, et là, nous nous
accroupissons dans l’herbe illuminée de soleil. De là, nous
pouvons voir le village et la mer au-delà. Mais nous ne jouons
plus comme avant. Le charme du sorcier agit fortement sur
nous.
« Peut-être que c’est un gobelin, dis-je, pensif. Où un être
féerique ?
— Non, me coupe Robert. C’est seulement un gitan. Ce
qui est presque aussi grave. Ils volent les enfants, tu sais…
— Et qu’est-ce qu’on fait s’il monte ici ? demandai-je,
soudain terrorisé par le caractère isolé de l’endroit.
— Il n’osera pas, me répond Robert. Pas en pleine journée,
en tout cas. »

C’est seulement hier, près du village de Takata, que j’ai


remarqué cette fleur qui porte au Japon presque le même nom
que chez nous : himawari, « tournant-vers-le-soleil ». Et elle
me transporta 40 ans en arrière, jusqu’à la voix de ce harpiste
errant.

« Et les tournesols dirigent leur visage


Vers leur dieu couchant
Lui adressant le même regard qu’à son lever. »

Et, une fois encore, je vois les ombres s’allonger sur cette
colline galloise désormais si lointaine, Robert debout à mes
côtés, avec son visage presque féminin et ses boucles dorées.
Nous cherchions des cercles de fée, mais tout ce qui existait du
vrai Robert doit avoir été changé par l’océan en quelque chose
de riche et d’étrange…
« Personne n’a de plus grand amour que celui-là, qui
donne sa vie pour ses amis… »
Hôrai

La vision bleue de la profondeur se perdant en altitude, ciel


et mer se fondant en une brume lumineuse… Un jour de
printemps, aux premières heures de la matinée.
Rien que le ciel et la mer, dans leur énormité d’azur…
Devant, les rides de l’eau accrochent une lumière argentée,
puis déposent des tourbillons d’écume. Un peu plus loin,
pourtant, on ne distingue plus le moindre mouvement, rien
hormis la couleur ; le bleu passé mais chaud de l’eau s’étend à
perte de vue pour se fondre dans celui de l’air. L’horizon
n’existe pas ici, seulement une distance qui jaillit vers
l’espace, une concavité infinie qui se creuse devant soi,
formant une arche titanesque dont la teinte s’approfondit avec
la hauteur. Mais loin, à mi-chemin, est suspendue une vision
ténue, si ténue d’un palais et de ses tours aux toits élevés,
incurvés, cornus, comme des lunes, les ombres vagues d’une
splendeur aussi étrange qu’ancienne, illuminée par un soleil
aussi doux que le souvenir.
Ce que j’essaie de décrire ici est un kakémono, une
peinture sur soie japonaise, qui est suspendue au mur de mon
alcôve. Elle est intitulée Shinkirô, ce qui signifie « mirage ».
Mais les formes de l’illusion sont sans équivoque. Ce sont les
portails scintillants de Hôrai la bénie, et les toitures lunaires du
palais qui abritent le Roi-Dragon. Leur style, quoique restitué
par un pinceau japonais d’aujourd’hui, est celui des Chinois
d’il y a 21 siècles.
Les ouvrages chinois de l’époque en disent long sur cet
endroit.
En Hôrai n’existe ni la mort ni la souffrance, ni même
l’hiver. Les fleurs n’y fanent jamais et les fruits n’y tombent
pas. Celui qui croque l’un d’eux, même une seule fois, ne
ressentira plus jamais ni faim ni soif. En Hôrai poussent les
plantes enchantées So-rin-shi, Riku-gô-aoi et Ban-kon-tô, qui
guérissent tous les maux, ainsi que l’herbe magique Yô-shin-
shi, qui ont le pouvoir de relever les morts ; elle est arrosée par
une eau féerique et la boire confère l’éternelle jeunesse. Les
habitants de Hôrai mangent leur riz dans de tout petits bols
dans lequel la quantité ne diminue jamais, quel que soit le
nombre de bouchées qu’on y prend, jusqu’à satiété. Ils
prennent également leur vin dans de minuscules gobelets que
nul ne saurait vider, même en buvant sec, jusqu’à la plaisante
ivresse de l’intoxication.
Tout cela est raconté dans les légendes de la dynastie Qin.
Mais l’on ne saurait croire que les scribes qui ont couché ces
légendes par écrit aient vu Hôrai de leurs yeux, pas même sous
forme de mirage. Car il n’existe aucun fruit qui laisse la faim à
jamais assouvie, aucune herbe magique qui ressuscite les
morts, aucune fontaine d’eau de jouvence, aucun bol toujours
plein, aucune coupe qui ne se vide jamais. Il n’est pas vrai que
la mort et le chagrin n’y pénètrent jamais, de même pour
l’hiver. L’hiver de Hôrai est froid, le vent qui souffle glace
jusqu’aux os. La neige s’entasse à des hauteurs monstrueuses
sur les toitures du Roi-Dragon.
Pour autant, il existe bien des choses merveilleuses en
Hôrai, et la plus fabuleuse n’a été mentionnée par aucun des
auteurs chinois. Il s’agit de l’atmosphère si particulière de cet
endroit ; par sa grâce, le soleil y brille plus blanc que nulle
part ailleurs, une lueur laiteuse qui jamais n’éblouit,
incroyablement claire, mais très douce. Cette atmosphère n’est
pas de la même nature que la nôtre. Elle est immensément
ancienne, au point que la crainte m’envahit à l’idée de lui
donner un âge. Elle n’est pas composée d’oxygène ni d’azote,
mais d’esprit ; la substance d’âmes – celles de gens dont la
pensée n’avait rien de commun avec la nôtre – s’est mélangée
depuis des milliards de milliards de générations pour former
cette immensité translucide. Tout mortel qui inhale cet air
absorbe la vibration de ces esprits et ils influent sur ses sens,
transforment ses notions d’espace et de temps ; ainsi, il voit
comme eux voyaient, sent comme ils le faisaient, et pense à
leur façon. Ces changements sont aussi doux que le sommeil.
Voilà comment Hôrai est perçue par ce truchement :

« Parce qu’en Hôrai on ne connaît aucun grand mal, les


cœurs des gens n’y vieillissent point. Et, toujours jeunes
d’esprit, les habitants sourient de la naissance à la mort,
hormis lorsque les dieux leur envoient une tristesse ; alors ils
se voilent le visage jusqu’à ce qu’elle s’en aille. Tous, en
Hôrai, s’aiment et se font confiance à la façon des membres
d’une même maisonnée. La voix des femmes est tel le chant
des oiseaux, car leur cœur est aussi léger que l’âme de ces
derniers, et le bruissement de leurs manches comme un
battement d’ailes. En Hôrai, on ne cache rien en dehors du
deuil, parce qu’il n’existe aucune raison de honte ; rien n’est
sous clé, car le vol y est inconnu ; la nuit, les portes restent
ouvertes, car il n’y a rien à craindre. Et, parce que les
habitants sont de même nature que les fées, quoique mortels,
tout en Hôrai est petit, agréable et étrange, hormis le palais
du Roi-Dragon. Et ces fées mangent en effet leur riz dans de
tout petits bols, et boivent leur vin dans de minuscules
gobelets. »

Tout cela semble dû à l’inhalation de cette étrange


atmosphère, mais ce n’est pas vrai pour tout. Car le charme
jeté par les morts n’est que celui d’un idéal, les illusions
d’espoirs anciens ; une partie d’entre eux a trouvé à
s’accomplir dans bien des cœurs, dans la beauté simple de vies
sans égoïsme, dans la douceur de la femme…
De mauvais vents venus de l’Ouest soufflent sur Hôrai, et
l’atmosphère enchantée se dissipe peu à peu. Il n’en reste que
des bancs et des bandes, tels des nuages au-dessus des
paysages peints par les artistes du Japon. Sous ces lambeaux
de vapeur éthérée, on peut encore trouver Hôrai, mais pas
partout… N’oubliez pas que Hôrai est également appelée
Shinkirô, ce qui signifie « mirage », une vision de l’intangible.
Et cette vision disparaît peu à peu, pour ne plus jamais revenir,
sauf dans les images, les poèmes et les rêves…
Études sur les insectes
Papillons

I
J’espère avoir la chance du lettré chinois nommé Rôsan
dans la littérature japonaise ! En effet, il a été aimé de deux
sœurs célestes, des esprits qui lui rendaient visite tous les dix
jours pour lui raconter des histoires de papillons, des histoires
spectrales, et je veux les connaître. Mais je ne serai jamais en
mesure de lire le chinois, ni même couramment le japonais. Le
peu de poésie japonaise que je parviens à traduire, avec
d’excessives difficultés, contient tant d’allusions aux contes
chinois sur les papillons qu’elle représente un supplice de
Tantale. Et, bien sûr, aucun esprit de jeune fille ne daignera
rendre visite à un sceptique dans mon genre.
Je tiens à connaître, par exemple, l’histoire de cette jeune
Chinoise que les papillons prenaient pour une fleur et suivaient
en nombre tant elle était belle et sentait bon. Mais aussi tout ce
qui concerne les papillons de l’empereur Gensô, ou Ming
Hwang, qui leur confiait le choix de ses amantes… Il
organisait des soirées arrosées dans ses incroyables jardins et y
invitait les plus belles femmes ; des papillons en cage, libérés
pour ces occasions, voletaient parmi elles et allaient vers la
plus jolie, qui, dès lors, faisait l’objet de la faveur impériale.
Mais après avoir vu Yôkihi (que les Chinois appellent Yang-
Kwei-Fei), Gensô Kôtei ne souffrit plus que les papillons
choisissent pour lui. Ce fut une lourde erreur, car Yôkihi lui
attira de sérieux ennuis. De même, je voudrais en savoir plus
sur l’expérience de ce célèbre philosophe chinois que les
Japonais célèbrent sous le nom de Sôshû ; il rêva un jour qu’il
était papillon. Au cours de ce songe, il connut toutes les
sensations d’un papillon, car son esprit avait réellement erré
sous cette forme. À son réveil, les souvenirs de cette existence
et ses sentiments demeuraient si vifs dans son esprit qu’il ne
parvenait plus à agir comme un homme. Enfin, j’aimerais
connaître le texte d’un certain décret officiel qui reconnaît
divers papillons comme les esprits d’un empereur de Chine et
de ses serviteurs…

L’essentiel de la littérature japonaise à propos des


papillons, en dehors de quelques poèmes, semble d’origine
chinoise ; et même l’ancien sentiment esthétique national à ce
sujet, qui a trouvé à s’exprimer de manière délicieuse dans les
chants, les arts et les coutumes de l’archipel, semble s’être
développé sous influence du continent. Le précédent chinois
explique sans nul doute pourquoi les peintres et les poètes
japonais prennent pour geimyô, ou appellation professionnelle,
des mots comme Chômu (« rêve de papillon »), Ichô
(« papillon solitaire »), etc. Même de nos jours, des geimyô
comme Chôhana (« éclosion de papillon »), Chôkichi
(« chance de papillon ») ou Chônosuké (« aide de papillon »)
sont adoptés par des danseuses. Outre les noms d’artistes, des
références à ces insectes se trouvent encore dans des noms
personnels (yobina) ou des prénoms, comme Kochô ou Chô,
qui signifient « papillon », tout simplement. Ils ne sont portés
que par des femmes, c’est une règle, quoiqu’elle subisse
quelques étranges exceptions. Je me dois de mentionner ici
que dans la province de Mutsu existe encore la curieuse et
ancienne coutume qui consiste à surnommer Tekona la
dernière-née d’une famille. Ce mot étrange, désuet partout
ailleurs, signifie « papillon » dans le dialecte local. Dans les
temps classiques, il désignait également une femme très belle.

Il est également possible que certaines croyances bizarres


des Japonais relatives aux papillons soient également d’origine
chinoise ; certaines sont peut-être, pourtant, plus anciennes
que la Chine elle-même. La plus intéressante, à mon sens, est
la notion selon laquelle l’âme d’une personne vivante peut
errer sous cette forme. Des variations élaborées ont évolué à
partir de cette croyance. Par exemple, si un papillon pénètre
dans votre chambre d’ami et se perche sur le panneau de
bambou, la personne que vous aimez le plus ne tardera pas à
vous rendre visite. Qu’un papillon puisse être l’esprit de
quelqu’un n’est pas une raison pour en avoir peur. Pourtant, ils
ont pu causer de grandes craintes en apparaissant en masse,
dans de prodigieuses quantités. L’histoire japonaise rapporte
un événement de ce genre. Lorsque Taïra-no-Masakado
préparait en secret sa célèbre révolte, un gigantesque nuage de
papillons apparut à Kyoto, effrayant les habitants. Ils y
voyaient un sinistre présage, l’annonce d’un grand mal. Peut-
être étaient-ce les esprits des milliers d’hommes destinés à
périr à la bataille et qui s’agitaient à la veille de la guerre du
fait d’une mystérieuse prémonition de leur destin.
Par ailleurs, dans les croyances japonaises, un papillon
peut également être l’esprit d’un mort. Il est de coutume pour
les âmes de prendre cette forme pour annoncer leur départ
final du corps. Pour cette raison, tout papillon qui entre dans
une maison doit y être traité avec douceur.
Il existe de nombreuses références à cette croyance et aux
amusantes superstitions qui y sont liées dans le théâtre
populaire. Par exemple, dans une pièce très célèbre intitulée
Tondé-déru-Kochô-no-Kanzashi, ou « L’Épingle à cheveux
volante de Kochô », une très belle dame se tue à la suite de
fausses accusations et d’autres traitements cruels. Celui qui
souhaite la venger cherche très longtemps son bourreau, mais
en vain. Finalement, l’épingle à cheveux de la morte se
transforme en papillon et guide le héros jusqu’à la cachette du
méchant.

Bien entendu, les grands papillons de papier (o-chô et mé-


chô) qui décorent les mariages n’ont aucune signification
mortuaire et ne représentent pas des esprits. Ils ne sont que
l’emblème joyeux de l’union vivante, et de l’espoir d’une vie
longue et heureuse, insouciante comme celle de deux papillons
qui volettent dans un agréable jardin, montant et descendant,
tourbillonnant, mais sans jamais vraiment se séparer.
II
Une petite sélection de hokku68 sur les papillons aidera à
illustrer l’intérêt porté par les Japonais à cette esthétique.
Certains sont de petites esquisses, lâchées en 17 syllabes, des
amusettes ou des suggestions gracieuses, mais le lecteur y
trouvera une grande variété. Le goût des Japonais pour une
poésie qui relève de l’épigramme ne s’acquiert chez nous
qu’avec le temps, par degrés, à la suite d’une étude patiente, le
temps de saisir réellement les possibilités offertes par de telles
compositions. Des critiques hâtifs ont déclaré de façon
péremptoire qu’accorder la moindre valeur à des poèmes de
17 syllabes « serait absurde ». Mais qu’en est-il, alors, du
fameux vers de Crashaw sur le miracle réalisé lors des Noces
de Cana ?

Nympha pudica Deum vidit, et erubuit.69

14 syllabes seulement, et l’immortalité pourtant. Avec


17 syllabes japonaises, des choses aussi merveilleuses, et
parfois même bien plus, ont été produites. Et pas seulement
une fois ou deux, mais probablement des milliers. Mais ce ne
sont pas des raisons purement littéraires qui m’ont poussé à
sélectionner les hokku qui suivent :

Nugi-kakuru70
Haori sugata no
Kochô kana!

« Telle une haori que l’on enlève, telle est la forme du


papillon ! »

Torisashi no
Sao no jama suru
Kochô kana!

« Ah, le papillon continue à se mettre en travers de la gaffe


du chasseur d’oiseaux ! »71

Tsurigané ni
Tomarité nemuru
Kochô kana!

« Perché sur la cloche du temple, le papillon s’est


endormi. »

Néru-uchi mo
Asobu-yumé wo ya,
Kusa no chô!

« Même lorsqu’il dort, il rêve de ses jeux, ah, le papillon


dans l’herbe ! »72

Oki, oki yo!


Waga tomo ni sen,
Néru-kochô!

« Réveille-toi, réveille-toi ! Je ferai de toi mon camarade, ô


papillon endormi. »73

Kago no tori
Chô wo urayamu
Metsuki kana!

« Ah, la tristesse dans les yeux de cet oiseau en cage ; il


envie le papillon ! »

Chô tondé,
Kazé naki hi to mo
Miëzari ki!

« Même si la journée ne semblait pas venteuse74, le


battement des ailes des papillons ! »

Rakkwa éda ni
Kaëru to miréba,
Kochô kana!

« J’ai vu une fleur tombée retourner sur sa branche. Oh, ce


n’était qu’un papillon ! »75

Chiru-hana ni,
Karusa arasoü
Kochô kana!

« Voyez comme le papillon cherche à rivaliser de légèreté


avec les fleurs qui tombent ! »76

Chôchô ya!
Onna no michi no
Ato ya saki!

« Voyez le papillon sur le chemin de cette femme ! Une


fois derrière elle, une fois devant ! »

Chôchô ya!
Hana-nusubito wo
Tsukété-yuku!

« Ah, le papillon suit la personne qui a volé les fleurs ! »

Aki no chô
Tomo nakéréba ya;
Hito ni tsuku.

« Pauvre papillon d’automne ! Abandonné de ses


camarades [de sa propre espèce], il suit un homme [ou une
personne] ! »

Owarété mo,
Isoganu furi no
Chôcho kana!

« Ah, le papillon ! Même pourchassé, il ne semble jamais


pressé. »

Chô wa mina
Jiu-shichi-hachi no
Sugata kana!

« Quant aux papillons, ils donnent tous l’impression


d’avoir dix-sept ou dix-huit ans. »77

Chô tobu ya,


Kono yo no urami
Naki yô ni!

« Comme le papillon est détendu, comme s’il n’y avait ni


jalousies [ou envies] en ce monde ! »

Chô tobu ya,


Kono yo ni nozomi
Nai yô ni!

« Ah, le papillon ! Détendu comme s’il n’avait rien de plus


à désirer dans son état actuel d’existence ! »

Nami no hana ni
Tomari kanétaru,
Kochô kana!

« Il trouve difficile de se percher sur les fleurs [l’écume]


des vagues ; pauvre papillon ! »

Mutsumashi ya!
Umaré-kawareba
Nobé no chô.78

« Si [dans notre prochaine existence] nous revenons en


papillons sur le coteau, peut-être par chance serons-nous
heureux ensemble ! »

Nadéshiko ni
Chôchô shiroshi,
Taré no kon?79

« Sur la fleur rose s’est posé un papillon blanc. De qui est-


il donc l’esprit ? »

Ichi-nichi no
Tsuma to miëkéri,
Chô futatsu.

« L’épouse d’un jour est enfin apparue, un couple de


papillons ! »

Kité wa maü,
Futari shidzuka no
Kochô kana!

« En s’approchant, ils dansent, mais lorsqu’ils se touchent,


ils font silence, les papillons ! »
Chô wo oü
Kokoro-mochitashi
Itsumadémo!

« Aurai-je toujours le cœur [le désir] de courir après les


papillons ? »80

Outre ces exemples de poésie qui concernent les papillons,


j’ai trouvé un très curieux extrait en prose traitant du même
sujet. L’original, dont je ne tente ici qu’une traduction libre, se
trouve dans un étrange vieil ouvrage, Mushi-Isamé (« Les
Admonestations des insectes »). Il adopte la forme d’un
discours adressé à un papillon et constitue une allégorie
didactique, suggérant un sens moral à une ascension sociale
suivie d’une chute :
« Sous le soleil de printemps, les vents sont doux, les
fleurs délicates et roses, l’herbe grasse, le cœur des gens
contents. Des papillons volettent joyeusement partout ; de
nombreuses personnes composent maintenant des vers chinois
ou japonais sur leurs mouvements gracieux.
« Et cette saison, ô Papillon, est celle de ta plus brillante
prospérité ; tu es si beau à présent que rien en ce monde
n’approche de ta beauté, et chacun t’envie pour cela. Pas
seulement les autres insectes, mais aussi les hommes, qui
t’admirent fort et te jalousent. Sôshû de Chine, dans un rêve,
prit ta forme ; Sakoku, après sa mort, la prit aussi, et ainsi son
spectre put parfois apparaître. Mais hommes et insectes ne
sont pas seuls à t’envier : même les choses sans âme essaient
d’adopter ta forme ; regarde l’orge, qui se transforme en
papillon81…
« C’est pourquoi tu t’élèves avec orgueil et penses en toi-
même : en ce monde, il n’est rien de supérieur à moi ! Ah, je
peux bien imaginer ce qui habite ton cœur, tu es bien trop
satisfait de ta propre personne. C’est pourquoi tu peux te
laisser porter avec légèreté par les vents, pourquoi tu n’es
jamais immobile, toujours à penser : en ce monde tout entier
nul n’est aussi fortuné que moi.
« Mais repense un peu à ta propre histoire. Elle mérite
qu’on s’en souvienne, car elle a ses côtés vulgaires. À quel
point ? Eh bien, pour un temps considérable, tu n’avais aucune
raison de te réjouir de ta forme. Tu n’étais qu’une chenille, une
sorte de ver poilu, si pauvre que tu ne pouvais te permettre une
robe pour couvrir ta nudité, ton apparence dégoûtante. Chacun,
en ces jours-là, détestait ta vue. Tu avais de bonnes raisons
d’avoir honte de toi-même, et c’est pourquoi tu collectionnais
des brindilles et des débris pour t’y cacher, te faire un nid, que
tu pendais à une branche. Et chacun te criait « insecte en
manteau de pluie » (mino-mushi)82. Durant cette période de ta
vie, tes péchés étaient terribles. Entre les feuilles tendres des
magnifiques cerisiers, toi et tes frères vous rassembliez et
votre laideur en était extraordinaire, blessant la vue de ceux
qui venaient admirer la beauté des arbres en fleur. Et tu t’es
montré coupable de choses bien plus haïssables encore. Tu sais
que des gens très pauvres, hommes et femmes, cultivent le
daikon83 dans leurs champs, binant sous le soleil brûlant
jusqu’à ne ressentir plus que de l’amertume pour cette plante
dont ils doivent s’occuper de ce légume. Tu as convaincu tes
frères de se réunir sur ses feuilles, et celles des autres
plantations de ces malheureux. Dans ton avidité, tu as ravagé
le champ, déchiré les pousses en les mâchant, les rendant
affreuses, sans te soucier de ce que tu infligeais à ces paysans.
Voilà quel genre de créature tu étais, et les actes auxquels tu te
livrais.
« Et maintenant que tu as une forme agréable, tu méprises
tes anciens camarades les insectes, et lorsque tu les rencontres,
tu fais semblant de ne point les connaître (littéralement : “Tu
fais un visage je-ne-connais-pas”). Tu ne veux plus avoir pour
ami que les riches et les beaux ! Ah, tu les as oubliés, ces
temps-là, n’est-ce pas ?
« Il est vrai que nombreux sont les oublieux de ton passé,
si charmés par la vision de ta forme présente, ta grâce, tes ailes
blanches. Et ils écrivent des vers japonais ou chinois à ton
sujet. La demoiselle de haute naissance, qui ne supporterait
pas la vue de ton ancien état, te regarde désormais avec
délices, et aimerait te voir te poser sur ses épingles à cheveux.
Elle tient son élégant éventail dans l’espoir que tu viennes
l’orner. Mais cela me rappelle une ancienne histoire chinoise à
ton propos. Elle n’est pas bien belle !
« Au temps de l’empereur Gensô, le palais impérial voyait
passer en ses murs des centaines, des milliers de dames très
belles. Tant et si bien qu’aucun homme ne saurait facilement
décider qui, parmi elles, était la plus jolie. C’est pourquoi
l’empereur rassemblait toutes ces belles personnes et te libérait
pour voleter entre elles. Celle sur l’épingle à cheveux de
laquelle tu te perchais était ensuite convoquée dans la chambre
impériale. En ces temps, il ne pouvait y avoir plus d’une
impératrice, ce qui était une bonne loi. Pourtant, par ta faute,
l’empereur Gensô fit grand mal au pays. Car ton esprit est
léger et frivole ; parmi toutes ces beautés, il devait y en avoir
au cœur pur, mais tu ne recherchais que l’apparence
extérieure. C’est pourquoi nombre des invitées cessèrent de se
préoccuper de ce qui est convenable pour les femmes, et se
sont appliquées à apparaître comme splendides aux yeux des
hommes avant tout. Le résultat, c’est que l’empereur Gensô
mourut de façon pitoyable et douloureuse, du fait de ta
légèreté et de ton inconséquence. Et l’on devine ton caractère à
ta conduite dans d’autres domaines. Il y a des arbres, par
exemple, comme le chêne yeuse ou le pin, dont les feuilles ne
tombent pas à l’automne et restent toujours verts. Ce sont des
arbres au cœur ferme, solides de caractère. Mais tu les dis
raides et formels, et tu en détestes la vue, tu ne leur rends
jamais visite. Seuls le cerisier, le kaido84, la pivoine et la rose
jaune font l’objet de tes faveurs parce qu’ils ont des fleurs
voyantes – et c’est à eux que tu cherches à complaire. Une
telle conduite, je te l’assure, n’a rien de convenable. Ces arbres
ont certainement des fleurs très belles, mais non des fruits
susceptibles de satisfaire la faim. Ils ne sont appréciables que
par ceux qui apprécient le luxe et l’apparence. Voilà la raison
pour laquelle ils aiment tes ailes palpitantes et ta forme
délicate, voilà pourquoi ils sont bons avec toi.
« À présent, au printemps, alors que tu danses avec
nonchalance dans les jardins des riches ou survoles les allées
bordées de cerisiers en fleur, tu te dis : Nul au monde n’accède
à mes plaisirs ni n’a d’aussi excellents amis. Et, malgré tout
ce que les gens peuvent en dire, j’aime la pivoine par-dessus
tout, et la rose à robe d’or est ma chère et tendre, à laquelle
j’obéis en tout. J’y trouve ma fierté et mes délices. Ainsi le
formules-tu, mais la saison de l’opulence et de l’élégance
florale est bien courte. Bientôt, les fleurs faneront et elles
tomberont. Puis, quand viendra la chaleur de l’été, il ne restera
plus que des feuilles vertes, et, pour finir, les vents d’automne
viendront souffler et elles finiront par retomber en pluie,
parari-parari. Ton destin sera alors celui du malchanceux du
proverbe Tanomi ki no shita ni amé furu (“La pluie tombe
même au travers de l’arbre que je m’étais choisi comme
refuge”). Tu chercheras tes anciens amis, l’insecte dévoreur de
racine, l’asticot, pour le supplier de te laisser regagner ton
ancien trou. Mais, avec tes ailes, tu ne pourras même plus y
entrer et ne trouveras plus nul abri entre le ciel et la terre.
Toute l’herbe des prairies sera alors flétrie ; il ne te restera plus
aucune goutte de rosée à laquelle étancher ta soif, plus rien à
faire que de t’allonger pour mourir. Tout cela par la faute de
ton cœur léger et frivole ! Quelle triste fin ! »

III
La plupart des histoires japonaises qui concernent les
papillons semblent, je l’ai déjà dit, venir de Chine. Mais j’en ai
trouvé une qui est probablement indigène et me semble digne
d’être racontée à ceux qui ne croient pas à l’existence d’un
« amour romantique en Extrême-Orient ».

Derrière le cimetière du temple de Sôzanji, dans les


faubourgs de la capitale, s’élevait une petite chaumière
solitaire occupée par un vieillard nommé Takahama. Il était
fort apprécié dans le voisinage en raison de ses manières
aimables, mais tout le monde le croyait un peu fou. À moins
de prononcer les vœux bouddhistes, on attend d’un homme
qu’il se marie et fonde une famille. Mais Takahama n’était pas
attiré par la vie religieuse et il ne s’était pas laissé persuader
d’épouser une femme. On ne l’avait jamais vu entrer dans une
relation amoureuse et il avait vécu seul pendant plus de
50 années.
Un été, il tomba malade. Il savait qu’il n’avait plus
longtemps à vivre. Il envoya chercher sa belle-sœur, qui était
veuve, et le fils unique de cette dernière, un garçon de 20 ans
auquel il était très attaché. Ils arrivèrent rapidement et firent
leur possible pour adoucir ses dernières heures.
Un après-midi étouffant, alors que la veuve et son fils se
tenaient à son chevet, Takahana s’endormit. Au même
moment, un très gros papillon blanc pénétra dans la pièce et se
percha sur l’oreiller du malade. Le neveu le chassa avec son
éventail, mais l’insecte revint immédiatement. On tenta encore
de l’écarter, mais il insista une troisième fois. Alors, le neveu
le repoussa jusque dans le jardin, puis jusqu’au portail du
cimetière qui jouxtait le temple voisin. Mais le papillon
continuait à voleter devant lui, comme s’il refusait d’aller plus
loin. Il agissait si étrangement que le garçon en vint à se
demander si ce n’était pas un ma85. Il le repoussa encore et le
suivit loin dans le cimetière, puis il le vit s’approcher d’une
tombe, celle d’une femme.
Le papillon disparut alors. Le jeune homme le chercha en
vain. Puis il examina le monument, sur lequel étaient inscrits
un nom personnel, « Akiko »86, et un nom de famille inconnu.
Selon l’inscription, Akiko était morte à l’âge de dix-huit ans,
et la tombe avait été érigée une cinquantaine d’années
auparavant. La mousse commençait à la recouvrir. Mais elle
avait été convenablement entretenue, et l’on y trouvait des
fleurs fraîches, dont la réserve d’eau avait été récemment
remplie.
Retournant à la chambre du malade, il fut choqué
d’apprendre que son oncle avait rendu son dernier souffle. La
mort était venue sans souffrance s’imposer au dormeur, et son
visage conservait un sourire.
Le jeune homme raconta alors à sa mère ce qu’il avait vu
dans le cimetière.
« Ah, s’exclama la veuve, ce devait être Akiko !
— Mais qui était Akiko, mère ?
— Lorsque ton oncle était jeune, expliqua-t-elle, il était
fiancé à une jeune fille charmante qui portait ce nom. C’était
la fille d’un voisin. Elle mourut de consomption une journée à
peine avant la date prévue pour le mariage et son promis en fut
grandement affecté. Après les funérailles, il fit vœu de ne
jamais se marier et se bâtit une petite maison à côté du
cimetière afin d’être toujours proche de sa tombe. Cela est
arrivé il y a plus de 50 ans, et chaque jour, depuis, en été
comme en hiver, ton oncle se rendait au cimetière pour prier
sur sa tombe, la nettoyer et y déposer des offrandes. Mais il
n’aimait pas que l’on en parle, et lui-même n’évoquait jamais
la chose. Et, enfin, Akiko est venu le chercher. Ce papillon
blanc était son âme. »

IV
J’ai presque oublié de mentionner une danse japonaise
appelée Kochô-Mai, ou « danse du papillon », que l’on
pratiquait au palais impérial avec des costumes de papillons.
J’ignore si l’on donnait ce spectacle de façon fréquente ou
occasionnelle, mais elle était réputée pour sa difficulté. Il
fallait six danseurs pour la pratiquer convenablement ; ils
devaient se mouvoir selon des figures particulières. Des règles
traditionnelles en codifient chaque pas, pose ou geste. Il s’agit
de se tourner autour très lentement au rythme de tambourins et
de grands tambours, de pipeaux et de flûtes de Pan fort
différentes des nôtres.
68. Ou, plus classiquement, haïkus.

69. « L’humble nymphe contempla son Dieu et rougit. » Ou, plus prosaïquement :
« L’eau humble contempla son Dieu et rougit. » Le poète joue sur un double sens
désuet du mot « nymphe », à la fois fontaine ou source et sa divinité tutélaire, à la
façon de ce que font les auteurs japonais en jouant sur les mots.
70. Plus généralement écrit nugi-kakéru, qui signifie à la fois « ôter, enlever,
accrocher » et « commencer à enlever », comme dans le poème ci-dessus. De façon
plus libre, mais peut-être plus efficace, on pourrait le rendre ainsi : « Telle une
femme qui ôte son haori, telle est l’apparence du papillon. » Il faut visualiser le
vêtement pour apprécier pleinement la comparaison. Le haori est un vêtement de
soie qui se porte par-dessus la robe, une sorte de cape dotée de manches et portée
par les deux sexes. Mais le poème suggère celle d’une femme, généralement plus
colorée. Les manches en sont très larges et la doublure de soie, aux couleurs très
vives, associées de manière artistique. Lorsqu’on enlève cet habit, sa doublure
brillante devient apparente, et, dans un tel instant, sa splendeur peut rappeler
l’apparence d’un papillon en mouvement.
71. Les attrapeurs d’oiseaux employaient des gaffes enduites de glu. Le poème
suggère que l’insecte se met dans le passage de façon persistante : l’oiseau pourrait
s’inquiéter d’un papillon collé et fuir. Jama suru signifie « gêner » ou
« empêcher ».
72. Même lorsqu’il est au repos, le papillon peut parfois battre des ailes, comme s’il
rêvait de voler.
73. Petite composition de Bashô, plus grand auteur de haïkus. Ces vers cherchent à
suggérer les sentiments joyeux du printemps.
74. Littéralement « une journée sans vent », mais deux négations, en poésie
japonaise, ne signifient pas forcément une affirmation, contrairement aux langues
occidentales. Le sens, ici, est que malgré l’absence de vent, le vol des papillons
suggère une brise forte.
75. Allusion au proverbe bouddhiste : Rakkwa éda ni kaërazu ; ha-kyô futatabi
terasazu (« La fleur tombée jamais ne retourne à sa branche ; le miroir brisé plus
jamais ne reflète. »). L’illusion de voir la fleur remonter vers la branche n’était que
le vol d’un papillon.
76. Probablement une allusion à la chute légère des pétales de cerisiers.

77. Manière de dire que la grâce de leurs mouvements fait penser aux jeunes filles,
portant des robes aux longues manches pendantes. Un vieux proverbe japonais
déclare que le démon lui-même est joli à 18 ans : Oni mo jiu-hachi azami no hana :
« Même un démon à dix-huit ans, fleur de chardon. »
78. Ou peut-être peut-on rendre ces vers plus efficacement de cette façon :
« Heureux ensemble, dis-tu ? Oui, si nous pouvions renaître comme des papillons
dans un champ. Alors nous serions en accord. » Ce haïku a été composé par le
grand poète Issa à l’occasion de son divorce.
79. Ou « Taré no tama » ?
80. Littéralement, « poursuivre les papillons, cœur je veux avoir toujours », c’est-à-
dire être toujours capable de trouver le plaisir dans les petites choses, comme un
enfant heureux.
81. Vieille légende populaire erronée, probablement importée de Chine.
82. Un nom suggéré par la ressemblance entre la chrysalide et le mino, manteau de
pluie en paille, porté par les paysans japonais. Je ne suis pas certain que la
traduction mot à mot « ver panier » soit réellement correcte, mais la larve appelée
mino-mushi se construit un étui de débris qui ressemble assez à celui du « ver
panier ».
83. Sorte de très gros radis blanc. Daikon signifie littéralement « grosse racine ».
84. Pyrus spectabilis.
85. Esprit mauvais.

86. Prénom féminin très commun.


Moustiques

J’ai lu l’ouvrage du Dr Howard consacré aux moustiques,


car je cherchais à m’en protéger. En effet, ces bêtes me
persécutent. Il en existe plusieurs espèces dans le voisinage,
mais l’une d’entre elles me tourmente particulièrement : une
petite chose avide et acérée dont les taches et les rayures sont
argentées. Sa piqûre est aiguë, presque électrique, et son
bourdonnement a quelque chose de lancinant qui annonce la
qualité de la souffrance à venir à la façon d’une odeur qui
suggère un goût. Je remarque que cette créature ressemble
beaucoup à ce que le Dr Howard nomme Stegomyia fasciata
ou Culex fasciatus, et que ses habitudes sont les mêmes que
celle du Stegomyia. Par exemple, ce moustique est diurne
plutôt que nocturne, et il est particulièrement actif dans
l’après-midi. J’ai découvert qu’il venait du cimetière
bouddhiste, très ancien, qui s’étend derrière mon jardin.
Dans son livre, le Dr Howard déclare que, pour débarrasser
son voisinage des moustiques, il suffit de verser un peu de
pétrole, ou de kérosène, sur les eaux stagnantes où ils se
reproduisent. Il faut le faire une fois par semaine « en versant
une once pour quinze pieds carrés87 de surface, et en quantité
proportionnelle si c’est plus petit ». Mais il ignore tout des
conditions de mon quartier !
Comme je le disais, mes bourreaux proviennent d’un
cimetière tout proche. Chaque tombe y est dotée d’un petit
réceptacle destiné à recueillir l’eau, une citerne appelée
mizutamé. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une simple cavité
ovale taillée dans le large soubassement du monument. Devant
les tombes plus coûteuses, qui ne présentent pas de trou dans
le piédestal, il y a un grand réservoir derrière, taillé dans un
bloc de pierre et décoré d’emblèmes familiaux ou de
symboles. Devant les tombes les plus modestes, faute de
mizutamé, l’eau est placée dans une coupe ou dans tout autre
récipient, parce que les morts doivent avoir de l’eau. On leur
offre également des fleurs, c’est pourquoi on trouvera des
vases en bambou ou d’autres matériaux devant chaque
sépulture. Il y a également un puits. Que ce soient des parents
ou amis des défunts qui visitent l’endroit, chacun prend soin
d’alimenter tous ces réceptacles. Mais, dans un lieu aussi
ancien que celui-là, il y en a des milliers, et l’eau ne saurait
être changée chaque jour. Elle devient donc stagnante, et
peuplée. Les réservoirs les plus profonds ne s’assèchent que
rarement, et la pluie de Tokyo leur permet d’être au moins
partiellement remplis neuf mois sur douze.
Ce sont donc dans ces cavités et dans ces vases que
naissent mes ennemis. Ils jaillissent par millions de l’eau
funéraire et, selon la doctrine bouddhique, certains d’entre eux
pourraient être la réincarnation de ces morts, réduits, après les
erreurs qu’ils auraient commises dans leurs vies antérieures, à
cet état de jiki-ketsu-gaki, des vermines qui boivent le sang. Et,
de fait, la malveillance du Culex fasciatus justifie ce soupçon ;
une âme mauvaise aurait été compressée dans ce minuscule
corps bourdonnant…
Pour en revenir au sujet du pétrole, on peut exterminer les
moustiques d’une localité en couvrant les eaux stagnantes
d’huile minérale. Les larves meurent en remontant pour
respirer, et les femelles adultes en approchant de la surface
pour y pondre. À en croire le Dr Howard, libérer de ce fléau
une ville américaine de 50 000 habitants ne coûterait pas plus
de 300 dollars !
Je me demande ce qui se dirait si la municipalité de Tokyo,
agressivement scientiste et progressiste, ordonnait soudain de
recouvrir toutes les surfaces d’eau des cimetières bouddhistes
avec un film de kérosène. Comment cette religion, qui interdit
de prendre la vie, même si elle est invisible, se plierait-elle à
un tel décret ? Et n’oublions pas le coût, en termes de main-
d’œuvre et de temps, que représenterait le fait de verser
chaque semaine du pétrole dans chacun des millions de
mizutamé et des dizaines de millions de vases en bambou des
nombreux lieux de repos de la ville ! Impossible ! Se libérer
des moustiques, ici, impliquerait la démolition de tous les
anciens cimetières et entraînerait la ruine des temples qui leur
sont attachés, la disparition de bien des jardins charmants,
avec leurs mares aux lotus et leurs monuments gravés de
lettres sanskrites, leurs ponts arrondis et leurs bosquets sacrés,
leurs bouddhas aux sourires étranges ! L’extermination du
Culex fasciatus conduirait à celle de la poésie qui accompagne
le culte ancestral. À l’évidence, un prix bien trop élevé !
Et puis, je dois l’admettre, j’aimerais bien, quand mon
heure sera venue, être enterré dans l’un de ces vieux cimetières
afin que mes compagnons fantomatiques soient anciens, qu’ils
ne s’intéressent pas aux modes, aux changements et aux
désintégrations de l’ère Meiji88. Ce lieu tranquille derrière mon
jardin me semblerait assez approprié. Tout y est beau, d’une
façon surprenante et étrange ; chacun des arbres et des pierres
a été formé par un idéal de temps reculé qui n’existe plus dans
aucun esprit vivant ; les ombres elles-mêmes n’y sont pas de
notre temps ni de notre soleil, mais elles émanent d’un monde
oublié qui ne connaît ni la vapeur, ni l’électricité, ni le
magnétisme… ni le kérosène ! Et la tonalité profonde de la
grande cloche a quelque chose d’immémorial qui émeut, si
éloigné de la partie de moi née au XIXe siècle que sa vibration
m’effraie délicieusement. Jamais je ne l’entends sans prendre
conscience d’une aspiration aérienne dans les abîmes de mon
esprit, une sensation de souvenirs qui lutte pour atteindre la
lumière par-delà les occultations d’un million de millions de
morts et renaissances. J’espère rester à portée d’oreille de cette
cloche… Et, envisageant la possibilité d’être condamné à un
état de jiki-ketsu-gaki, je veux avoir la possibilité de renaître
dans quelque vase à fleurs en bambou, ou dans un mizutamé,
dont je sortirai doucement, chantant ma petite chanson
entêtante, avant d’aller piquer des gens que je connais.

87. Environ un mètre carré.

88. La période à laquelle Koizumi écrivit ce livre s’étend de 1868 à 1912. Elle
correspond au moment où le Japon se lance à corps perdu dans une modernisation à
l’occidentale. Les « modes, changements et désintégrations » dont il se plaint
renvoient à la destruction que la modernisation inflige à de bonnes choses
contenues dans la culture japonaise traditionnelle.
Fourmis

I
Le ciel matinal, après la tempête de la nuit, est d’un bleu
pur et aveuglant. L’air, délicieux, est chargé de douces odeurs
résineuses qui émanent des innombrables branches de pins
cassées et jetées au sol. Dans la bambouseraie toute proche,
j’entends l’appel flûté d’un oiseau louant le sutra du Lotus ;
sous le vent du Sud, le pays est encore d’un grand calme.
L’été, longtemps repoussé, est enfin avec nous pour de bon :
des papillons aux étranges couleurs telles qu’on ne les trouve
qu’au Japon volettent aux alentours, les semi89 chantent, les
guêpes bourdonnent, les moucherons dansent dans les rayons
du soleil et les fourmis s’affairent à réparer leurs habitations
endommagées. Tout cela me rappelle un poème d’ici :

Yuku é naki!
Ari no sumai ya!
Go-getsu amé.

« Désormais, la pauvre créature n’a plus nulle part où


aller ! Hélas pour les terriers des fourmis, sous la pluie du
cinquième mois ! »

Les grosses fourmis noires de mon jardin ne semblent pas


avoir besoin d’une quelconque compassion, pourtant. Elles ont
survécu à la tempête d’une façon que je ne puis imaginer,
quand de grands arbres ont été déracinés, des maisons réduites
en esquilles et des routes emportées vers le néant. Pourtant,
elles ne semblent avoir pris aucune précaution visible avant le
typhon, si ce n’est l’obturation des entrées qui mènent à leur
ville souterraine. Le spectacle de leur labeur triomphant me
pousse aujourd’hui à écrire sur elles.
J’aurais aimé ouvrir mes flâneries avec un extrait de
l’ancienne littérature japonaise, quelque chose de touchant ou
de métaphysique. Mais, hormis quelques vers sans grand
intérêt, tout ce que mes amis japonais sont parvenus à trouver
sur ce sujet était chinois. Il y avait là essentiellement des
histoires tout à fait étranges, dont une me semblant digne
d’être citée, faute de mieux90.

Dans la province de Taishun, en Chine, vivait un homme


très pieux qui allait chaque jour, pendant bien des années,
rendre un culte à une certaine déesse. Un matin, alors qu’il se
livrait à ses rites, une belle femme vêtue de jaune entra dans la
pièce et se tint devant lui. Vivement surpris, il lui demanda ce
qu’elle voulait et pourquoi elle était venue sans s’annoncer.
« Je ne suis pas une femme, répondit-elle, mais la déesse
que tu adores avec une telle ferveur. Je suis donc venu te
prouver que ta dévotion n’était pas vaine… Connais-tu le
langage des fourmis ?
— Je ne suis qu’une personne de basse extraction,
répondit-il. Un ignorant, pas du tout un lettré ; et même le
langage des hautes classes, j’en ignore tout. »
À ces mots, la déesse sourit et sortit de son giron une petite
boîte qui ressemblait à un étui pour l’encens. Elle l’ouvrit, y
trempa le doigt et y prit une sorte d’onguent qu’elle appliqua
sur les oreilles de son adorateur.
« À présent, lui dit-elle, va-t’en trouver des fourmis, et,
lorsque ce sera fait, arrête-toi et écoute attentivement leur
langage. Tu seras capable de le comprendre et tu entendras des
choses à ton avantage. Mais n’oublie pas : tu ne dois pas
effrayer les fourmis ni les vexer d’aucune façon. »
Puis la déesse disparut.
L’homme sortit immédiatement à la recherche de ces
insectes. À peine avait-il passé son perron qu’il en aperçut
deux sur la pierre qui soutenait les piliers de sa maison. Il
s’arrêta devant elles et tendit l’oreille. Il fut ébahi de parvenir
à les entendre parler, et, surtout, à les comprendre.
« Trouvons donc un endroit plus chaud, disait l’une.
— Et pourquoi ça ? demanda l’autre. Quel est le problème
avec celui-là ?
— C’est trop humide et trop froid, en bas. Avec le trésor
qui est enterré dessous, le sol ne se réchauffe pas, même
lorsqu’il y a du soleil. »
Puis les deux fourmis partirent, et l’homme courut
chercher une pelle.
En creusant près de la base du pilier, il trouva des cruches
remplies de pièces d’or. Cette découverte fit de lui un homme
très riche.
Par la suite, il essaya souvent d’écouter les fourmis, mais
ne parvint jamais plus à entendre leurs discussions. L’onguent
de la déesse n’avait ouvert ses oreilles à leur mystérieux
langage que pour une journée seulement.

Tout comme ce dévot chinois, je dois confesser mon


immense ignorance et mon incapacité naturelle à entendre les
conversations des fourmis. Mais la fée des sciences touche
parfois mes yeux et mes oreilles de sa baguette et, alors, pour
un instant seulement, je parviens à entendre l’inaudible et à
percevoir l’imperceptible.

II
Pour la même raison qu’il est considéré dans certains
cercles comme choquant et malvenu de suggérer que des non-
chrétiens aient pu produire une civilisation supérieure, sur le
plan éthique, à la nôtre, il y aura des gens à qui mes
considérations sur les fourmis pourront déplaire. Il est pourtant
des hommes incomparablement plus sages que je ne saurais
espérer le devenir un jour pour penser civilisations et insectes
indépendamment des bénédictions du christianisme. Je trouve
très encourageant le tout nouveau Cambridge Natural History,
qui contient les remarques suivantes du Pr David Sharp à
propos des fourmis :
« L’observation a révélé un phénomène remarquable dans
la vie de ces insectes. Nous ne pouvons échapper à cette
conclusion : elles ont acquis l’art, sous bien des rapports, de
constituer des sociétés et d’y vivre ensemble d’une façon bien
plus parfaite que notre propre espèce ; elles sont en avance
sur nous dans l’acquisition des industries et des arts qui
facilitent grandement la vie sociale. »
J’imagine que quelques personnes bien informées pourront
contester cette déclaration d’un spécialiste reconnu, l’homme
de science contemporain n’étant pas formé à devenir
sentimental lorsqu’il parle des abeilles ou des fourmis ; mais
elles seront néanmoins forcées de reconnaître que, en termes
d’évolution sociale, ces insectes semblent avoir avancé « par-
delà l’homme ». M. Herbert Spencer, que nul n’irait accuser
de tendances romantiques, va beaucoup plus loin que le
Pr Sharp et nous montre les fourmis, dans un sens très concret,
comme plus avancées que l’humanité non seulement dans un
domaine économique, mais également éthique : leurs vies sont
entièrement vouées à des buts altruistes. Et le professeur Sharp
appuie son observation prudente d’une façon peut-être inutile :
« La compétence de la fourmi ne ressemble pas à celle de
l’homme. Elle se consacre au bien de l’espèce plutôt qu’à
celui de l’individu. Ce dernier est sacrifié ou spécialisé au
bénéfice de la communauté. »
L’implication évidente, selon laquelle tout état dans lequel
l’avancement de l’individu est sacrifié au bien collectif laisse à
désirer, est sans doute correcte, d’un point de vue purement
humain. L’homme n’a pas encore évolué jusqu’à la perfection,
et la société humaine a beaucoup à gagner de son
individualisation croissante. Mais, en ce qui concerne les
insectes sociaux, la critique implicite pose question. Selon
Herbert Spencer, « l’amélioration de l’individu consiste à
l’adapter au mieux à la coopération sociale ; parce que cela
conduit à la prospérité collective, cela permet le maintien de
la race ». En d’autres termes, la valeur de l’individu n’existe
qu’en regard de la société ; et, cela étant posé, le fait que ce
sacrifice soit bon ou mauvais dépend alors du bénéfice ou de
la perte pour la société en question et de la valeur qu’elle
accorde à l’individu en tant que tel. Mais, comme vous le
devinez, ce qui mérite le plus notre attention dans les
fourmilières, c’est leur sens éthique, qui dépasse toute
possibilité de critique humaine : il représente l’évolution
idéale de la morale décrite par M. Spencer, « un état dans
lequel l’égoïsme et l’altruisme sont réconciliés au point que
l’un se fonde dans l’autre ». Pour ainsi dire, un état dans
lequel le seul plaisir possible est celui de l’acte désintéressé.
Ou, pour citer à nouveau M. Spencer, les activités des sociétés
d’insectes « soumettent le bien-être de l’individu à celui de la
communauté à un point tel qu’on se préoccupe des besoins de
l’individu uniquement dans la mesure où cela est nécessaire
pour lui permettre d’accomplir sa vie sociale… L’individu ne
prend, en nourriture et repos, que ce qu’il lui faut pour
maintenir sa vigueur. »

III
J’espère que mes lecteurs le savent déjà : les fourmis
pratiquent l’horticulture et l’agriculture, savent faire pousser
des champignons avec art et ont domestiqué (dans l’état actuel
de notre savoir) 584 espèces d’animaux. Elles peuvent creuser
des tunnels dans la roche, se prémunir des changements
atmosphériques dangereux pour leurs petits. Pour des insectes,
leur longévité est exceptionnelle : des membres des espèces les
plus évoluées ont vécu plusieurs années.
Mais ce n’est pas particulièrement de ces choses-là que je
tenais particulièrement à parler. Mon sujet, c’est cette décence
effrayante, la moralité terrible de la fourmi91. Nos plus
inaccessibles idéaux de conduite semblent misérables à côté de
l’éthique de la fourmi, en envisageant le progrès au fil du
temps, sur rien moins que des millions d’années ! Et quand je
dis « la fourmi », je pense aux types les plus élevés, pas la
famille dans son entier. Il en existe environ 2 000 espèces déjà
connues, et elles démontrent dans leur organisation sociale
toutes sortes de degrés d’évolution. Certains phénomènes
sociaux de la plus grande importance biologique,
particulièrement leur étrange relation à l’éthique, peuvent être
étudiés avec un grand intérêt chez les formes les plus évoluées
de cet insecte.
Après tout ce qui a été écrit ces dernières années à propos
de la valeur probable de l’expérience au fil de la longue vie de
la fourmi, j’imagine que peu de personnes iraient contester son
caractère individuel. L’intelligence dont fait montre la créature
face aux difficultés nouvelles, qui lui permet de les surmonter
et de s’adapter à des conditions totalement étrangères à son
expérience, montre une puissance de pensée indépendante
considérable. Une chose est certaine : la fourmi n’est pas
individuellement capable d’égoïsme ; j’emploie le mot dans
son acception ordinaire. Une fourmi avide, sensuelle ou
capable d’un quelconque des sept péchés capitaux, voire d’un
simple péché véniel, est inimaginable. Tout comme, bien sûr,
une fourmi romantique, dotée d’une idéologie, portée à la
poésie ou à la spéculation métaphysique. Aucun esprit humain
ne saurait parvenir au caractère parfaitement terre-à-terre de la
fourmi. Aucun d’entre nous tels que nous sommes constitués
ne pourrait cultiver un esprit aussi impeccablement pratique
que celui de la fourmi. Et cet esprit suprêmement pragmatique
est incapable d’erreurs morales. Il serait difficile, sans doute,
de prouver qu’elle n’a aucune idée religieuse, mais il est
néanmoins certain que de telles notions lui seraient inutiles.
Un être incapable de faiblesse morale n’a guère besoin de
« guide spirituel ».
Nous ne pouvons nous représenter la société des fourmis
que d’une façon vague, tout comme la nature de leur moralité ;
pour tenter d’y avoir accès, nous devons essayer de nous
représenter un état impossible de la collectivité humaine et de
ses règles. Afin d’y parvenir, imaginons un monde plein de
gens qui travaillent sans trêve, furieusement, et où tous les
individus semblent être des femmes. Aucune d’entre elles ne
saurait être persuadée de prendre ne serait-ce qu’un atome de
nourriture de plus que nécessaire au maintien de sa force ni
même être trompée en vue de cela ; aucune d’entre elles ne
dort une seconde de plus que la quantité de sommeil qui lui
permet de maintenir son système nerveux en état. Chacune
d’entre elles est si adaptée à sa tâche que le moindre caprice
nuirait à sa fonction.
Le travail quotidien de ces ouvrières comprend le tracé de
route, la construction de ponts – entre autres –, l’abattage de
bois, l’horticulture et l’agriculture, l’alimentation et l’entretien
de divers animaux domestiques, la fabrication de produits
chimiques, la conservation de la nourriture et le soin aux petits
de l’espèce. Tout est fait pour le bénéfice de la communauté et
aucun citoyen n’est capable de raisonner en termes de
« propriété », hormis en tant que res publica. Le seul objet de
la colonie est l’alimentation et l’éducation de ses jeunes,
presque tous des filles. La période d’enfance est longue. Non
seulement les enfants sont sans défense, mais également sans
forme. Leur constitution est si délicate qu’ils doivent être
protégés de tout changement de température. Heureusement,
leurs nurses comprennent les lois de la santé et chacune sait ce
qu’elle a à savoir en termes de ventilation, de désinfection, de
drainage, d’humidité, et même de dangers des germes, peut-
être visibles à leur vue myope, d’ailleurs, comme ils le sont
aux nôtres par le truchement du microscope. De fait, les
problèmes d’hygiène sont à ce point maîtrisés qu’aucune
d’entre elles ne fait jamais la moindre erreur quant aux
conditions sanitaires du voisinage.
En dépit de ce labeur incessant, aucune travailleuse ne se
néglige. Chacune est scrupuleusement propre, faisant sa
toilette plusieurs fois par jour. Elles sont d’ailleurs toutes
équipées dès la naissance de merveilleux peignes et de brosses
attachés à leurs poignets, ce qui leur évite de perdre du temps
dans une salle de bains. Outre leur entretien personnel strict,
les ouvrières doivent maintenir logements et jardins dans un
ordre impeccable pour le bien des petits. Il ne faut rien moins
qu’un séisme, une éruption ou une guerre désespérée pour
interrompre la routine quotidienne de ce ménage méticuleux.

IV
Maintenant, voici les faits étranges.
Ce monde de travail incessant en fait plus que des vestales.
Il est vrai que des mâles peuvent parfois apparaître, mais
seulement en certaines saisons, et ils n’ont aucun contact ni
avec les ouvrières ni avec le travail. Aucun d’entre eux ne se
permettrait de s’adresser à la moindre femelle, hormis peut-
être dans des circonstances extraordinaires de péril commun.
De même, aucune ouvrière n’irait parler à un mâle : dans ce
monde étrange, ils sont des créatures inférieures, incapables de
se battre ni de travailler ; on ne les tolère que comme un mal
nécessaire. Une classe particulière de femelles, la reine mère
de l’espèce, condescend à se commettre avec des mâles durant
une période très brève, lors de la belle saison. La mère elle-
même ne travaille pas, et elle doit accepter ces époux. Une
ouvrière ne saurait même rêver de tenir compagnie à un mâle,
non seulement parce qu’une telle association représenterait
une frivolité et une perte de temps, non parce qu’elle voit les
mâles avec une forme d’indicible mépris, mais du fait de sa
propre stérilité. Certaines ouvrières sont parfois capables de
parthénogenèse et engendrent des enfants sans père, mais, de
façon générale, ces femelles ne sont féminines que par
l’instinct moral : elles font montre d’une tendresse, d’une
patience et d’un à-propos que nous qualifions de
« maternels ». Leur sexe a néanmoins disparu, comme celui de
la Vierge Dragon dans la légende bouddhiste.
Pour se défendre des prédateurs et des autres ennemis de
l’État, les ouvrières disposent d’armes ; elles sont de surcroît
protégées par une vaste force militaire. Les guerriers sont
beaucoup plus gros que les ouvrières (dans certaines
communautés tout du moins), si bien qu’il est difficile, à
première vue, de les croire de la même espèce. On en trouve
parfois qui sont des centaines de fois plus gros que les
congénères à protéger. Tous sont des amazones, ou, pour être
précis, des « semi-femelles ». Ils travaillent également, mais
sont bâtis pour le combat : leur utilité en dehors se cantonne
aux travaux de force, et non à ceux de précision.

Pourquoi les femelles, plutôt que les mâles, se sont-elles


trouvées sélectionnées par l’évolution pour se spécialiser dans
le travail et la guerre ? Voilà une question loin d’être aussi
facile qu’il y paraît. Je me sais incapable d’y répondre. Mais
l’économie naturelle peut en avoir décidé. Dans bien des
formes de vie, la femelle dépasse largement le mâle en taille et
en énergie ; peut-être, dans ce cas, la large réserve de force
vitale possédée par la femelle complète était-elle plus
facilement et plus efficacement utilisable pour le
développement de la caste combattante. Toutes les énergies
qui, chez la femelle fertile, sont dépensées à donner la vie
semblent avoir été déviées par l’évolution vers l’agressivité ou
la capacité de travail.

Les vraies femelles, les reines mères, sont très peu


nombreuses, et sont traitées… comme des reines, avec une
telle constance et une telle révérence qu’elles n’ont pas même
à exprimer des souhaits. Elles sont libérées de tous les soucis
de l’existence, hormis du devoir de produire des rejetons. On
s’occupe d’elles jour et nuit de toutes les façons possibles, et
ce sont les seules à être nourries de façon surabondante et
riche ; pour le bien de leur descendance, elles doivent manger,
boire et se reposer royalement. Leur spécialisation
physiologique leur permet ces excès ad libitum. Elles ne
sortent que rarement, et toujours au milieu d’une escorte
puissante, car on ne saurait leur permettre la moindre fatigue
ni de leur faire courir un quelconque danger sans une
impérieuse nécessité. Elles n’ont d’ailleurs probablement pas
un grand désir d’escapade. Toute l’activité de l’espèce tourne
autour d’elles ; l’intelligence, le travail et la récolte sont
entièrement consacrés au bien-être de la mère et de ses
enfants.
Mais les membres les moins éminents de l’espèce sont les
maris de ces mères, les « mâles nécessaires ». Ils
n’apparaissent qu’en une saison donnée, comme je l’ai déjà
signalé, et leur vie est très courte. Certains ne peuvent même
pas se targuer d’une ascendance noble, quoiqu’ils soient
destinés à l’accouplement royal : ils ne sont pas fils de reine,
mais nés d’une vierge, enfants de la parthénogenèse, et cette
raison les rend particulièrement inférieurs – le résultat d’un
hasard atavique mystérieux. Quelle que soit leur origine, la
communauté ne tolère que quelques mâles, juste assez pour
servir d’époux à la reine, et ils meurent sitôt leur devoir
accompli. Le sens de cette loi naturelle, dans ce monde
extraordinaire, est le même que l’enseignement de Ruskin : la
vie sans effort est un crime. Les mâles étant des incapables,
qu’ils soient des ouvriers ou des combattants, leur existence
n’a qu’une importance momentanée. Ils ne sont pas sacrifiés,
contrairement aux victimes aztèques choisies pour les fêtes de
Tezcatlipoca, qui profitent d’une lune de miel de 20 jours
avant d’avoir le cœur arraché. Mais ils sont à peine moins
infortunés. Imaginez de jeunes gens élevés en ayant la
certitude qu’ils seront consorts royaux pour une nuit
seulement, celle de leur noce, et qu’ensuite ils n’auront plus
aucun droit moral de vivre. Le mariage, pour eux tous, signifie
une mort certaine, et ils ne peuvent même espérer être pleurés
par leur jeune veuve, qui leur survivra pendant bien des
générations !

V
Mais cette longue introduction n’est là que pour nous
amener à « la romance dans le monde des insectes ».
La découverte la plus surprenante au sujet de cette
civilisation étrange, c’est la suppression du sexe. Dans
certaines formes avancées de fourmis, le sexe disparaît
totalement chez la majorité des individus ; la vie sexuelle, chez
presque toutes les espèces, semble n’exister que pour assurer
la continuation de l’espèce, et se cantonne strictement à cela.
Pourtant, les faits biologiques, à ce propos, sont encore plus
étonnants que ce qu’ils suggèrent sur le plan éthique : cette
suppression, ou régulation de la faculté sexuelle, semble être
volontaire ! Volontaire au niveau de l’espèce, en tout cas. On
pense désormais que ces merveilleuses créatures ont appris à
favoriser, ou, au contraire, à stopper le développement du sexe
de leurs jeunes grâce à un mode particulier de nutrition. Ils ont
réussi à placer sous un contrôle parfait ce qui est censé être
l’instinct le plus puissant, impossible à dompter. Et cette
contrainte rigide sur la vie reproductive cantonne la vie
sexuelle à ce qui est strictement nécessaire pour éviter
l’extinction. Ce n’est pourtant que l’une des façons – la plus
incroyable – d’économiser de ces espèces. Toute capacité au
plaisir égoïste (dans le sens le plus commun du mot) a été
également réprimée grâce à des modifications physiologiques.
On ne peut se livrer à aucun appétit naturel, hormis lorsque
cela bénéficie directement ou indirectement à toute l’espèce.
Même les besoins en nourriture et en sommeil ne sont
satisfaits qu’à hauteur de ce qui est exactement nécessaire au
maintien d’une activité saine. L’individu ne peut exister, agir,
penser que pour le bien commun ; et la communauté refuse
triomphalement, dans la mesure où les lois cosmiques le
permettent, de se laisser diriger par la faim ou l’amour.
La plupart d’entre nous avons été élevés dans l’idée
qu’aucune civilisation ne saurait exister sans une quelconque
croyance religieuse, un espoir de récompense future ou de
châtiment. On nous a appris à penser que, en l’absence de lois
basées sur des idées morales, et que, en l’absence d’une police
efficace pour faire appliquer de telles lois, tout le monde ou
presque ne chercherait que son avantage personnel, quitte à
léser tous les autres. Les forts détruiraient les faibles, la pitié et
la compassion disparaîtraient, et tout le tissu social partirait en
morceaux… Ces enseignements sous-entendent le caractère
fondamentalement imparfait de la nature humaine, et ils
contiennent une vérité évidente. Mais ceux qui l’ont proclamée
il y a des milliers d’années n’auraient su imaginer une forme
d’existence sociale dans laquelle l’égoïsme serait
naturellement impossible. Il restait à l’irréligieuse mère nature
à nous fournir une preuve positive selon laquelle une société
peut exister dans laquelle le plaisir de l’acte altruiste rend
inutile l’idée même de devoir, une société dans laquelle une
moralité instinctive dispense d’un quelconque code éthique,
une société dans laquelle chaque membre naît absolument
désintéressé, énergiquement bon, au point que l’enseignement
moral délivré aux plus jeunes ne serait plus que la perte d’un
temps précieux.
Aux yeux de l’évolutionniste, de tels faits suggèrent
nécessairement que notre idéalisme moral n’a de valeur que
temporaire ; quelque chose de meilleur que la vertu, la bonté
ou la négation du soi, au sens le plus humain et le plus actuel
de ces termes, pourrait, dans certaines conditions, les
remplacer. Il se trouve contraint de se poser cette question : un
monde sans notions de morale ne pourrait-il pas être meilleur
qu’un autre régulé par de telles notions ? Il doit même se
demander si l’existence de commandements religieux, de lois
morales et de standards éthiques parmi nous ne prouve pas le
caractère encore primitif de notre état d’évolution sociale.
Toutes ces interrogations nous mènent à celle-ci : l’humanité
sera-t-elle jamais capable, sur cette planète, d’atteindre un état
éthique qui dépasse tous ses idéaux ? L’état que nous appelons
« mal », au sens moral, y serait atrophié au point d’avoir cessé
d’exister, et tout ce que nous appelons « vertu » se serait
transformé en instinct ; un état d’altruisme dans lequel les
codes moraux et les concepts qui les sous-tendent seraient
devenus aussi inutiles que dans les actuelles sociétés des
fourmis les plus évoluées.
Les géants de la pensée moderne se sont largement
penchés sur ce problème, et le plus grand de tous y a répondu,
en partie par l’affirmative. Herbert Spencer s’est dit persuadé
que l’humanité arriverait un jour à une forme de civilisation
éthiquement comparable à celle de la fourmi.
« Si nous avons, dans les ordres inférieurs de créatures,
des cas dans lesquels la nature est par constitution modifiée
au point que les activités altruistes fusionnent avec les
activités égoïstes, alors cela implique de façon irrésistible que,
dans des conditions parallèles, de telles choses puissent se
produire chez les êtres humains. Les insectes sociaux nous
fournissent un exemple tout à fait approprié qui nous montre à
quel point la vie de l’individu peut se trouver absorbée dans le
service de ses congénères. Ni la fourmi ni l’abeille ne peuvent
avoir de sens du “devoir” dans notre acception de ce terme ;
on ne peut pas non plus parler de sacrifice personnel au sens
ordinaire. [Les faits] nous montrent qu’il entre dans les
possibilités de la nature de produire des organisations aussi
énergiques dans la poursuite de fins altruistes que, dans
d’autres cas, dans celle de fins égoïstes. Ils nous montrent que,
en pareil cas, cet altruisme présente une facette égoïste
indirecte. Pour la satisfaction des besoins de l’organisation,
ces actes effectués au bénéfice des autres doivent être
accomplis…
« Il n’est donc pas vrai que, à l’avenir, la tension résidera
entre le soin de soi et le soin des autres, auquel le premier est
soumis. Au contraire, le soin des autres deviendra une telle
source de plaisir qu’il dépassera celui qui est né de la
gratification égoïste directe. Enfin viendra un moment où
égoïsme et altruisme seront réconciliés au point de se fondre
l’un dans l’autre. »

VI
Bien sûr, cette prédiction n’implique pas que la nature
humaine subira un jour un changement physiologique qui
conduira à des spécialisations structurelles comme celle que
nous constations chez les castes différenciées des insectes
sociaux. Nous ne sommes pas condamnés à imaginer une
humanité future constituée d’une majorité de semi-femelles
stériles et d’amazones travaillant au bénéfice de quelques
mères sélectionnées. Même dans son chapitre « La population
humaine dans l’avenir », M. Spencer ne tente même pas de
détailler les changements physiques inévitables lorsqu’il
s’agira de produire des types moraux supérieurs, quoique sa
déclaration générale à propos d’un système nerveux
perfectionné et d’une diminution drastique de la fertilité
humaine suggère des changements physiques considérables au
cours de cette évolution. S’il est légitime de croire que, à
l’avenir, l’humanité tirera son seul plaisir de la bienfaisance
mutuelle, est-il légitime d’imaginer également d’autres
transformations physiques et morales, dont les faits de la
biologie chez les insectes montrent qu’ils restent dans le
domaine des possibilités évolutives ? Je l’ignore. J’éprouve
une révérence pour Herbert Spencer, à mon sens le plus grand
philosophe apparu à ce jour en ce monde, et me sentirais
désolé d’écrire des choses contraires à ses enseignements en
donnant à croire au lecteur qu’elles m’ont été inspirées par la
philosophie synthétique. Je prends donc l’entière
responsabilité des réflexions ci-dessous. Les erreurs seront
miennes.
Je suppose que les transformations morales prédites par
M. Spencer ne pourront survenir qu’à la suite de changements
physiologiques, et à un coût terrible. Ces conditions éthiques
manifestées dans les sociétés d’insectes n’ont pu être atteintes
qu’à la suite d’un effort continu de millions d’années, et face à
d’atroces nécessités. D’autres circonstances affreuses,
également sans pitié, devront être rencontrées et surmontées
par l’homme. M. Spencer semble montrer que l’heure de nos
plus grandes souffrances est encore à venir et qu’elle pourra
s’accompagner d’une pression formidable sur la population.
Parmi les résultats de cette tension de longue durée, je crois
comprendre qu’il y aura une augmentation forte de
l’intelligence humaine et de la compassion, et que ces
améliorations se feront au détriment de la fertilité. Mais ce
déclin de la puissance reproductrice ne sera pas suffisant, nous
dit-on, pour engendrer des conditions sociales les plus élevées
possible ; il se bornera à soulager la pression de population,
cause principale des souffrances humaines. L’état de parfait
équilibre social sera approché, mais ne sera pas atteint… à
moins de découvrir un moyen de résoudre les problèmes
économiques, comme l’ont fait les insectes, en supprimant la
vie sexuelle.
À supposer qu’une telle découverte ait lieu, et que
l’humanité dans son entier décide d’arrêter le développement
sexuel d’une majorité de ses jeunes, cela conduira à transférer
ces forces, l’énergie requise par le sexe, vers des activités de
rang plus élevé, le résultat n’en sera-t-il pas un polymorphisme
final similaire à celui des fourmis ? Et, dans une telle
éventualité, la « race à venir » ne sera-t-elle pas représentée,
dans ses types les plus élevés, par une évolution plus féminine
que masculine, par une majorité asexuée ?
Lorsque l’on voit le nombre de personnes, de nos jours,
qui préfèrent observer le célibat pour des motifs désintéressés
(sans parler des raisons religieuses), il ne semble pas
improbable qu’une humanité plus évoluée puisse sacrifier
joyeusement une large proportion de sa vie sexuelle pour des
buts communs, surtout au vu des avantages qu’elle peut
obtenir en échange. Le moindre de ces bénéfices n’est pas, en
admettant que nous soyons capables d’atteindre le même
niveau de contrôle que les fourmis en la matière, une
prodigieuse augmentation de la longévité. Les types supérieurs
d’une humanité qui aurait dépassé le sexe pourraient
accomplir ce rêve d’une vie de plusieurs millénaires !
Nous trouvons déjà nos vies trop courtes pour la tâche que
nous avons à accomplir ; l’accélération constante des progrès
et des découvertes ainsi que l’expansion sans fin du savoir
nous donnent au fil du temps de plus en plus de raisons de
regretter la brièveté de notre existence. Que la science puisse
découvrir un jour l’élixir alchimique de longue vie est
extrêmement improbable. Les puissances cosmiques ne nous
permettront pas de les tromper. Nous avons à payer au prix
fort chacun des avantages qu’elles nous donnent ; la loi
éternelle est qu’on n’a rien sans rien. Peut-être ce prix de la
longue vie sera-t-il celui dont se sont déjà acquittées les
fourmis. Peut-être, sur une planète ancienne, a-t-il permis à
une espèce lointaine de produire des rejetons cantonnés à une
caste morphologiquement différenciée, d’une façon qui nous
demeure inimaginable…

VII
Mais, alors que les faits relatifs à la biologie des insectes
nous suggèrent des choses vertigineuses quant à l’avenir de
l’évolution humaine, peuvent-ils donner à imaginer une chose
bien plus significative au sujet des rapports entre l’éthique et
la loi cosmique ? Apparemment, l’évolution au plus haut degré
ne saurait être permise à des créatures capables de ce que
l’expérience humaine condamne dans tous les domaines.
Apparemment, la force la plus élevée qu’il soit possible
d’atteindre est celle du désintéressement ; le pouvoir suprême
ne sera jamais accordé à la cruauté ou à la luxure. Il peut
n’exister aucun dieu, mais les forces qui donnent forme à toute
chose avant de la dissoudre nous semblent parfois plus
exigeantes et plus brutales que les dieux. Démontrer une
« tendance dramatique » dans les cheminements des étoiles
n’est pas possible, mais le processus cosmique semble affirmer
que la valeur de chaque système d’éthique humaine tient à son
opposition fondamentale à l’égoïsme.

89. Cigales.
90. En français dans le texte (N.D.T.).

91. Un point intéressant, ici, c’est que le mot japonais pour fourmi, ari, est
représenté par un idéogramme formé par le caractère qui signifie « insecte »
combiné à celui de « rectitude morale », « décence » (giri) ; le caractère chinois
signifie donc « insecte décent ».
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Cet ouvrage est paru aux États-Unis sous le titre original de


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La présente édition est une publication d’Ynnis Éditions.
© Ynnis Éditions, 2023 – pour la présente édition.

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Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch


Illustration de couverture : Sébastien Rost

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Direction éditoriale : Sébastien Rost
Édition française : Coline Rahimi
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Correction : Étienne Paulin
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ISBN : 978-2-37697-368-3

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