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Inégalités Économiques: Tony Atkinson, Michel Glaude Et Lucile Olier Thomas Piketty

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Inégalités économiques

Rapports
Tony Atkinson, Michel Glaude et Lucile Olier
Thomas Piketty
Commentaires
Michel Dollé
Mireille Elbaum
Jacques Freyssinet
Fiorella Kostoris Padoa Schioppa

Compléments
Olivier Bontout, Christine Chambaz, Valérie Champagne,
Marc Fleurbaey, Denis Fougère, Dominique Goux,
Francis Kramarz, Bertrand Lhommeau, Élisabeth Maurice,
Éric Maurin, Antoine Parent, Pierre Ralle,
Mercedes Sastre et Alain Trannoy
Réalisé en PAO au Conseil d’Analyse Économique
par Christine Carl

© La Documentation française. Paris, 2001 - ISBN : 2-11-004897-2


« En application de la loi du 11 mars 1957 (article 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute
reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans l’autorisation
expresse de l’éditeur.
Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif de la photocopie met en danger l’équilibre économique
des circuits du livre. »
La création du Conseil d’Analyse Économique « répond à la nécessité
pour un gouvernement trop souvent confronté à l’urgence, de pouvoir se
référer à une structure de réflexion qui lui permette d’éclairer ses choix
dans le domaine économique. J’ai souhaité aussi créer un lien entre deux
mondes qui trop souvent s’ignorent, celui de la décision économique publi-
que et celui de la réflexion économique, universitaire ou non.
J’ai pris soin de composer ce Conseil de façon à tenir compte de toutes
les sensibilités. Le Conseil d’Analyse Économique est pluraliste. C’est là
un de ses atouts principaux, auquel je suis très attaché. Il doit être un lieu
de confrontations sans a priori et les personnes qui le composent doivent
pouvoir s’exprimer en toute indépendance. Cette indépendance — je le
sais — vous y tenez, mais surtout je la souhaite moi-même.
Ces délibérations n’aboutiront pas toujours à des conclusions parta-
gées par tous les membres ; l’essentiel à mes yeux est que tous les avis
puissent s’exprimer, sans qu’il y ait nécessairement consensus.
...
La mission de ce Conseil est essentielle : il s’agit, par vos débats, d’ana-
lyser les problèmes économiques du pays et d’exposer les différentes op-
tions envisageables. »

Lionel Jospin, Premier Ministre


Discours d’ouverture de la séance d’installation
du Conseil d’Analyse Économique, le 24 juillet 1997.
Salle du Conseil, Hôtel de Matignon.
Sommaire

Introduction ............................................................................................... 7
Jean Pisani-Ferry

Les inégalités économiques ..................................................................... 11


Tony Atkinson, Michel Glaude et Lucile Olier
Les inégalités dans le long terme ........................................................... 137
Thomas Piketty

Commentaires
Michel Dollé .......................................................................................... 205
Mireille Elbaum ..................................................................................... 213
Jacques Freyssinet ................................................................................. 219
Fiorella Kostoris Padoa Schioppa ........................................................ 225

Compléments
A. Quelques réflexions sur la mesure des inégalités
et du bien-être social .............................................................................. 239
Marc Fleurbaey
B. Protection sociale, croissance et inégalités :
vieux débats, nouvelles réponses ........................................................... 253
Antoine Parent
C. Vue d’ensemble des inégalités de revenu et de patrimoine .............. 269
Jean-Michel Hourriez et Valérie Roux
D. L’évolution des revenus et des patrimoines
déclarés à l’impôt sur le revenu et à l’impôt sur la fortune
dans les années quatre-vingt-dix............................................................ 285
Valérie Champagne et Élisabeth Maurice
E. Les effets des prélèvements sociaux sur la dispersion des salaires
au cours de la décennie quatre-vingt-dix ............................................... 301
Olivier Bontout, Christine Chambaz,
Bertrand Lhommeau et Pierre Ralle

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 5
F. Une décomposition de l’évolution de l’inégalité en France
avec une perspective internationale, 1985-1995 ................................... 315
Mercedes Sastre et Alain Trannoy
G. La mobilité salariale en France de 1967 à 1999 ............................... 333
Denis Fougère et Francis Kramarz
H. Les nouvelles technologies et l’évolution récente
de la demande de travail par qualification ............................................. 355
Dominique Goux et Éric Maurin

Résumé .................................................................................................. 373

Summary ................................................................................................ 379

6 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Introduction

Parmi les sciences sociales, l’économie est facilement soupçonnée d’avoir


des tentations impérialistes. S’il est un domaine où elle doit s’en garder, et
qu’elle doit aborder avec précaution, c’est celui des inégalités. En y péné-
trant, elle fait en effet face à une triple difficulté.
La première est méthodologique. Appréhender les inégalités suppose
d’en définir la nature et d’en mesurer l’étendue. Ni l’une ni l’autre de ces
démarches ne vont de soi. Parce qu’il existe différents types d’inégalités
– de revenu, de patrimoine, de consommation, etc. – et parce qu’il existe
plus d’une manière de mesurer une dispersion. Au contraire de ce qui se
passe pour la croissance, l’emploi, l’inflation, nous ne disposons donc
d’aucune mesure générale de l’inégalité. Chaque indicateur se définit par
ce qu’il ignore autant que par ce qu’il évalue.
La deuxième difficulté est analytique. D’où viennent les inégalités, quels
en sont les effets ? Ces questions sont de longue date au cœur de débats
économiques – comme, d’ailleurs, philosophiques –, et elles n’ont reçu
aucune réponse définitive. De nouveaux travaux ont ces dernières années
tenté d’évaluer dans quelle mesure des facteurs généraux comme la mon-
dialisation ou le changement technique pouvaient être à l’origine de modi-
fications dans la répartition du revenu au sein de nos sociétés, comme entre
elles. D’autres ont tenté de déterminer si le caractère égalitaire d’une so-
ciété était favorable ou défavorable au développement économique. Ce
domaine de recherche est actif, ce qui veut dire qu’il est aussi controversé.
La troisième difficulté est philosophique. La boîte à outils usuelle de
l’économiste ne fournit que des outils très pauvres pour traiter des ques-
tions d’équité distributive. Elle ne leur permet ni de fixer des normes quant
au degré d’égalité qu’il serait souhaitable d’atteindre ni, hormis des situa-
tions qui se rencontrent rarement, de dire quelles seraient à la marge les
redistributions souhaitables.
Pour donner une idée de l’ampleur de ces difficultés, il suffit de s’inter-
roger sur la signification d’une phrase aussi apparemment intelligible que
« les inégalités se sont accrues ». Pour s’en tenir aux seuls revenus, veut-on
dire que les pauvres sont devenus plus pauvres ? que les riches sont main-
tenant plus riches ? qu’il est désormais plus difficile (ou, d’ailleurs, plus
facile) de s’enrichir dans le cours d’une vie ? que les jeunes d’aujourd’hui
disposent, au même âge, d’un revenu plus faible que ceux d’hier ? ou en-

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 7
core qu’au sein d’une catégorie donnée, par exemple les détenteurs d’un
certain diplôme, la dispersion des revenus s’est accrue ? Chacune de ces
assertions renvoie à une dimension des inégalités de revenu, chacune peut
résulter d’une ou plusieurs causes spécifiques, chacune peut appeler des
mesures correctrices ou ne pas les appeler.
Le Conseil d’analyse économique avait déjà abordé ces sujets à travers
les rapports de Tony Atkinson sur la pauvreté et l’exclusion (n° 6), de
François Bourguignon sur la redistribution (n° 11) et, dans un domaine voisin,
de Béatrice Majnoni d’Intignano sur l’inégalité entre femmes et hommes
(n° 15). C’est cependant la première fois que la question des inégalités
économiques est traitée directement dans un rapport. Ou plutôt dans deux :
celui de Tony Atkinson, Michel Glaude et Lucile Olier ; et celui de
Thomas Piketty, qui sont publiés conjointement dans le présent volume.
Ces deux rapports n’ont pas le même objet. Le premier embrasse large :
il vise à donner un tableau détaillé des inégalités économiques dans la France
d’aujourd’hui, à analyser leurs origines, à évaluer l’incidence des mécanismes
redistributifs, à indiquer quels sont les instruments appropriés d’une poli-
tique de lutte contre les inégalités. Il prend appui pour cela sur toute une
gamme d’indicateurs, des plus frustes aux plus sophistiqués, et mobilise les
résultats de nombreuses études empiriques, sur données françaises ou in-
ternationales, pour aboutir à une image complète de la situation et formuler
des recommandations opérationnelles. L’objet du second rapport, celui de
Thomas Piketty, est plus circonscrit : il porte sur la distribution des reve-
nus fiscaux dans la France du XXe siècle. Mais il offre un tableau saisissant
d’un siècle de partage du revenu, et formule une thèse de grande portée
politique quant au rôle qu’a joué l’impôt sur le revenu pour empêcher la
reconstitution de grandes fortunes après les sinistres économiques des
années trente à cinquante.
Ces deux rapports sont donc très différents. Leurs convergences n’en
sont que plus intéressantes. Trois d’entre elles méritent d’être soulignées.
Les deux rapports dépeignent d’abord l’un et l’autre une France objecti-
vement moins inégalitaire que ne le suggèrent les discours et les percep-
tions. Plus exactement, ils ne relèvent de signes de décrochement prononcé
et durable ni en bas, ni en haut de l’échelle des revenus disponibles. Pour
faire court, Atkinson, Glaude et Olier nous disent qu’en dépit d’un environ-
nement économique beaucoup plus heurté et de l’accroissement des inéga-
lités de marché qu’il a entraîné, la France de 2001 est sensiblement moins
inégalitaire que celle des années soixante. Piketty montre quant à lui qu’elle
l’est beaucoup moins que celle des années trente.
Ce constat est troublant, parce qu’il ne correspond pas aux perceptions
communes. D’où vient le divorce ? On peut en voir la cause dans le fait
que s’il ne s’est pas inversé, le mouvement lent de resserrement de l’échelle
des revenus qui avait marqué les années soixante et soixante-dix s’est bien
arrêté il y a vingt ans ; mais il a sans doute des racines Moins visibles,
comme la réduction de la mobilité salariale, l’accroissement de l’incertitude
professionnelle ou, peut-être, l’augmentation des inégalités au sein des dif-

8 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


férentes catégories de salariés. Il est certain en tous cas que l’attention des
économistes se porte naturellement sur les extrêmes de la distri-bution des
revenus, en particulier du fait qu’ils se concentrent sur la pauvreté, et que
les indicateurs les plus couramment utilisés ignorent les transformations
qui affectent la partie médiane de cette distribution. Il serait certainement
utile de mieux comprendre ce qui s’y passe, et comment cela affecte la
perception des positions économiques relatives des individus.
Les deux rapports décrivent ensuite une France (et, plus largement, une
Europe continentale) de plus en plus différente des États-Unis, où le creuse-
ment des inégalités est avéré. Le graphique 2 du rapport Atkinson, Glaude et
Olier l’illustre en ce qui concerne les disparités de salaires : depuis vingt ans,
les écarts entre les deux pays se sont accentués, et cela, aux deux extrêmes
de la distribution. Leur graphique 9 montre que si la France est loin d’être
aussi égalitaire que les pays d’Europe du Nord en ce qui concerne la distri-
bution des revenus disponibles, c’est-à-dire après impôts et transferts, l’iné-
galité y est sensiblement moins forte qu’outre-Atlantique. Enfin Piketty
montre que depuis le début des années quatre-vingt, la part des très hauts
revenus dans la distribution des revenus fiscaux est restée stable en France
alors qu’elle doublait aux États-Unis (graphique 22).
L’accentuation des écarts entre les deux rives de l’Atlantique est singu-
lière, parce que la mondialisation laisserait, au contraire, attendre une évolu-
tion inverse. Sauf à admettre que les échanges extérieurs des États-Unis et
la France reposent sur des dotations en facteurs profondément différentes, au
sein d’une économie globalisée les mêmes causes devraient, en principe,
produire les mêmes effets : si la montée de l’inégalité a des origines géné-
rales – que celles-ci, d’ailleurs, tiennent au changement technique ou à
l’échange international – elles devraient s’observer partout. En outre, cette
même mondialisation est supposée affaiblir la capacité qu’ont les États de
conduire des politiques redistributives pour contrer l’augmentation des inéga-
lités de marché. Or ces tendances ne s’observent ni dans l’évolution des
revenus d’activité, ni dans celle des revenus disponibles. Même s’il peut être
observé, à juste titre, que la dégradation de la situation des moins qualifiés a,
en France, pris davantage la forme du chômage, il demeure que la mondia-
lisation ne produit pas du tout la convergence que l’on aurait pu attendre.
Le troisième trait commun aux deux rapports est que l’un comme
l’autre invitent à ne pas surestimer les conflits d’objectifs entre efficacité
économique et justice sociale. Atkinson, Glaude et Olier soulignent qu’il « n’y
a pas de relation simple entre protection sociale et efficacité économique ».
Et Piketty voit dans les inégalités patrimoniales génératrices d’une « société
des rentiers » un facteur de « sclérose économique et sociale ». Les deux
rapports plaident donc pour des politiques de redistribution ambitieuses, que
ce soit par le maintien d’une imposition suffisamment progressive des reve-
nus (Piketty) ou par l’adaptation des instruments des poli-tiques publiques
en vue de porter remède aux nouvelles formes d’inégalité (Atkinson, Glaude
et Olier) : ces derniers proposent ainsi d’assigner des objectifs plus clairs
au système redistributif et, simultanément, de le rendre plus lisible ; de pré-
venir la formation des inégalités de marché ; et de promouvoir à nouveau
l’égalité des chances.
INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 9
Cette position, commune aux deux rapports malgré les nuances qui peu-
vent exister quant au choix des instruments, tranche radicalement avec la
tendance d’un certain nombre d’économistes à considérer l’accroissement
des inégalités comme la contrepartie nécessaire du développement de la
nouvelle économie. Atkinson, Glaude et Olier, qui discutent cette question,
ne nient pas qu’elle se pose. Mais ils refusent qu’elle puisse être aujourd’hui
tranchée de manière assurée.
Ces deux rapports livrent donc au total une vision encourageante quant
à la capacité des sociétés européennes à maintenir leur cohésion sociale, à
leur autonomie de décision, et aux coûts économiques éventuels que peut
impliquer une préférence affirmée pour l’égalité.
Ces thèses, comme d’autres développements que comportent les deux
rapports, prêtent évidemment à la discussion. Elles ont été, à des degrés
divers, contestées par les quatre discutants auxquels le Conseil d’analyse
économique a, comme à l’accoutumée, demandé de préparer des remarques
sur les rapports : Michel Dollé regrette que malgré l’ambition de leur tra-
vail, les termes de l’arbitrage entre emploi et inégalités ne soient pas posés
plus explicitement par Atkinson, Glaude et Olier, il reproche aussi aux
auteurs de ne pas distinguer suffisamment, en pratique du moins, les inéga-
lités de revenus qui résultent de capacités différentes de celles qui proviennent
de choix individuels. Mireille Elbaum approuve les orientations du même
rapport, mais regrette que les liens entre inégalités économiques et inéga-
lités sociales n’aient pas été davantage explorés. Jacques Freyssinet adhère
lui aussi à l’idée qu’il existe différents modèles possibles de répartition du
revenu, mais il aurait souhaité qu’Atkinson, Glaude et Olier s’intéressent
davantage à la répartition capital-travail et à la contribution des politiques
de l’emploi à la lutte contre les inégalités. Fiorella Kostoris Padoa Schioppa,
qui est la seule à commenter le rapport Piketty, en souligne le très grand
intérêt, mais elle n’en partage ni le soubassement normatif – l’hypothèse
implicite selon laquelle une réduction des inégalités est toujours souhai-
table, quelles qu’en soient les modalités – ni les conclusions analytiques
quant au rôle décisif qu’aurait eu l’impôt sur le revenu dans le freinage de
l’accumulation patrimoniale.
Il aurait été surprenant que sur un sujet aussi ardu que propice à contro-
verses, les travaux du Conseil d’analyse économique débouchent sur une appré-
ciation consensuelle et des conclusions partagées. Tel n’était d’ailleurs pas
leur objet. En cette matière plus encore qu’en d’autres, notre mission était
de fournir au décideur politique, comme au débat social, des analyses rigou-
reuses et des propositions d’actions. C’est à quoi se sont employés les auteurs
des deux rapports et des huit compléments qui sont réunis dans ce volume.
Les rapports ont été discutés en séance plénière du Conseil le 26 avril 2001
puis, en présence du Premier ministre, le 7 juin 2001.

Jean Pisani-Ferry
Président délégué du Conseil d’analyse économique

10 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Les inégalités économiques
Tony Atkinson
Nuffield College, Oxford (Royaume-Uni)
Michel Glaude
INSEE
Lucile Olier
Conseil d’analyse économique

Avant-propos
Le progrès social est depuis longtemps identifié à la réduction de la
pauvreté et des inégalités économiques. À cette aune, les vingt dernières
années sont perçues par beaucoup comme des années de régression ou à
tout le moins de stagnation : le développement d’un chômage de masse et
l’apparition de nouvelles formes de pauvreté ont semblé mettre un terme
aux décennies de progrès économique et social des « Trente glorieuses ».
Malgré l’amélioration de la situation économique depuis 1997, le senti-
ment perdure d’un approfondissement des inégalités. Paradoxalement, les
indicateurs d’inégalités usuels renvoient de la société française une image
beaucoup plus optimiste. Ils n’enregistrent pas de hausse marquée des iné-
galités dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ; ils indiquent que
la France d’aujourd’hui est beaucoup moins inégalitaire que la France pros-
père des années soixante. Certains pays, comme ceux d’Europe du Nord font
certes mieux que nous, mais la France n’est pas à la traîne du monde déve-
loppé. Comment réconcilier les statistiques et les perceptions subjectives ?
Ce rapport s’efforce d’aller au-delà de la simple description de l’évolution
des inégalités économiques et de remonter à leur source même : analyser
les mécanismes de formation des inégalités et leur dynamique permet de
mieux comprendre pourquoi les statistiques ont parfois – en apparence – tort.
Si un certain nombre d’indices indiquent que la situation matérielle de nos
concitoyens s’améliore depuis 1997, il serait hasardeux de compter sur la seule
conjoncture économique pour résorber spontanément certaines inégalités, et
régler notamment la question de l’exclusion. Sans compter le fait que la

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 11
pérennité de la croissance n’est pas garantie, la question reste posée de
savoir si la croissance est en elle-même un facteur de réduction de la pau-
vreté et des inégalités. Sans revenir en détail sur la nature même de cette
croissance retrouvée, qui a été analysée dans un précédent rapport du CAE
(Debonneuil et Cohen, 2000), on soulignera que nombreux sont ceux qui
pensent que certains de ses facteurs, la mondialisation et les nouvelles techno-
logies de l’information et de la communication, entraînent inévitablement
une aggravation des inégalités économiques. L’actualité fournit il est vrai
de quoi alimenter cette suspicion : les annonces de plans de licenciements
voisinent quotidiennement dans les médias avec la chronique de telle
fortune récente de la nouvelle économie ou le détail des rémunérations de
tel cadre dirigeant. Alors que les innovations techniques de la fin du
XXe siècle sont sources de gains importants pour certains, d’autres voient
au contraire leur revenu baisser. Les uns reçoivent des salaires plus élevés
et des stock-options, d’autres se retrouvent socialement exclus. Ces ten-
dances sont surtout patentes dans les pays anglo-saxons, mais la France
n’échappe pas au jeu des forces économiques mondiales. Doit-on penser
que l’inégalité ira croissant dans la première décennie du XXIe siècle ?
Notre rapport tente d’éclairer ces questions.
Enfin, il faut y insister, et c’est une limite de notre rapport, nous ne
traitons ici que de l’inégalité économique, alors que les facteurs écono-
miques s’inscrivent dans le contexte plus global de l’inégalité sociale. Celle-ci
peut concerner d’autres dimensions, relatives par exemple aux conditions
d’accès au logement, à l’éducation, à la santé, aux biens culturel, etc. sans
que ces disparités aient nécessairement une traduction monétaire. Le « senti-
ment d’inégalité » embrasse à l’évidence toutes ces dimensions. Certaines
ont d’ailleurs fait l’objet de précédents rapports du CAE comme l’égalité
entre hommes et femmes. Inégalités économiques et inégalités sociales sont
cependant étroitement imbriquées. Ainsi que le souligne le philosophe
Michaël Walzer (1995) : « tout bien ayant une signification sociale im-
portante (comme par exemple l’argent dans nos sociétés) peut être aisé-
ment converti en tout autre bien, devenant ainsi un moyen de domination
pour ceux qui en disposent. Les inégalités naissent toujours de tels moyens :
la terre, l’argent, le pouvoir politique, l’identité raciale ou religieuse (ou un
sous-ensemble de cette liste) deviennent les moyens d’accéder à la gamme
complète des biens sociaux ». Comprendre les mécanismes de formation
des revenus est donc essentiel pour lutter efficacement contre les inégalités,
dans toutes les dimensions, et améliorer la situation des plus défavorisés.
L’inégalité économique est un phénomène très complexe. Nous avons
tenté d’en présenter une analyse détaillée et exempte, autant que possible,
de parti pris idéologique implicite. Le rapport s’organise en trois parties et
six chapitres. La première partie s’efforce de préciser la différence entre
inégalités et injustices et de clarifier un certain nombre de problèmes con-
ceptuels posés par toute mesure de l’inégalité économique (chapitre 1). La
deuxième partie est consacrée d’abord à l’analyse rétrospective de l’évo-

12 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


lution des inégalités de marché en France et ses déterminants (chapitre 2),
ensuite à l’examen des effets des politiques redistributives (chapitre 3).
Elle accorde une place toute particulière à la question de la pauvreté
(chapitre 4) depuis près de trente ans, afin d’identifier les succès et les
échecs de notre pays dans ce domaine. La troisième partie tente d’éclairer
l’avenir. Elle examine les forces économiques à l’œuvre à l’échelle mon-
diale et l’impact possible du commerce international et des nouvelles techno-
logies sur les inégalités, à la lumière notamment de ce qui se passe dans
d’autres pays développés (chapitre 5). De cet ensemble d’analyses empi-
riques et théoriques, nous nous sommes efforcés de dégager des préconi-
sations pour la définition des politiques publiques (chapitre 6). S’il n’ap-
partient pas aux économistes de décider quelles sont les inégalités injustes
et lesquelles compenser, car cela relève d’un choix collectif, il est en revanche
de leur compétence d’éclairer le décideur politique sur les origines et les
conséquences des inégalités, d’évaluer les politiques publiques qui se
donnent comme objectif de les réduire, et de contribuer à leur élaboration
avec les outils qui leur sont propres.
Notre rapport doit beaucoup à la qualité des travaux qui ont été présentés
et discutés au sein d’un groupe de travail qui s’est réuni entre septembre 2000
et mars 2001 au Conseil d’analyse économique. Que les membres de ce
groupe et les experts qui y ont participé et dont la liste figure en annexe
soient ici remerciés. Notre reconnaissance va en particulier aux chercheurs
qui ont participé avec rigueur et constance à nos débats : Philippe Askenazy,
Marc Fleurbaey, Denis Fougère, Sébastien Jean, Francis Kramarz,
Serge-Christophe Kolm, David Margolis, Michel Martinez, Éric Maurin,
Alain Trannoy et Étienne Wasmer. Elle s’adresse également aux insti-
tutions et administrations, qui sans évidemment être engagées en rien par
nos conclusions, ont largement contribué à la réflexion collective : le CERC,
le CGP, la DARES, la DGI, la DP, la DPD, la DREES, l’INSEE et l’OCDE.
Nous remercions les membres de la cellule permanente du CAE,
Pierre-Alain Muet qui a été à l’initiative de ce rapport, Éric Dubois,
Hélène de Largentaye, Joël Maurice et Jean Pisani-Ferry et Thomas Boisson,
qui ont suivi de près le groupe de travail et dont les commentaires sagaces
ont largement contribué, du moins nous l’espérons, à améliorer notre texte.
Nous voulons aussi témoigner notre reconnaissance à nos quatre discutants,
Mireille Elbaum, Michel Dollé, Jacques Freyssinet et Fiorella Kostoris Padoa
Schioppa. Nous avons essayé de tenir compte dans toute la mesure du pos-
sible et de nos moyens de leurs commentaires sur les premières versions de
ce rapport. Véronique Bouygues et Cécile Jochmans ont assuré avec effica-
cité le secrétariat du groupe de travail et Christine Carl a mis au monde la
version finale de ce rapport. Il va de soi, bien sûr, que nous restons seuls
responsables des opinions qui sont exprimées dans ce rapport et des erreurs
qui pourraient y subsister.
Huit compléments sont également publiés dans ce volume, qui apportent
un éclairage précis sur certains aspects des inégalités économiques.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 13
PREMIÈRE PARTIE

ENJEUX ET MÉTHODES
Chapitre 1

Inégalité, justice et efficacité

Disons-le d’emblée : toutes les inégalités ne doivent pas forcément être


interprétées en termes d’injustice. Ceci posé, le lecteur sortira peut-être
déçu de la lecture de ce chapitre. En effet, nous n’entendons pas lui livrer
un petit guide des inégalités justes et injustes. Pour ce faire, il nous aurait
fallu – à supposer que nous en soyons capables – développer ici une théorie
complète de la justice sociale, ce qui n’était pas notre objet (pour une intro-
duction aux théories de la justice sociale voir, par exemple, Kolm, 2000).
Plus modestement, nous nous sommes efforcés de mettre en évidence
les difficultés conceptuelles inhérentes à toute mesure des inégalités. Nous
ne prétendons pas les résoudre et nous proposons une approche pragma-
tique, qui repose sur l’analyse des inégalités à partir d’une batterie d’indi-
cateurs – dont nous examinons la portée et les limites – portant sur une
série de grandeurs économiques : salaires, patrimoines, revenus, niveau de
vie avant et après redistribution. Pour être pragmatique, cette approche n’en
est d’ailleurs pas moins entachée de partialité : comme le souligne Fleurbaey,
dans son complément à ce rapport, la pratique des statisticiens en matière
de mesure des inégalités, que nous reprenons à notre compte, peut trouver
des fondements et une certaine légitimité dans les théories rawlsiennes de
la justice sociale : nous nous situons clairement dans leur filiation.
La société française opère, à travers notamment son système socio-
fiscal un certain nombre de redistributions et corrige donc certaines inégalités
économiques. Notons au passage que nous aurions pu essayer d’en déduire
quelles sont les inégalités qui sont hic et nunc considérées comme injustes
(Gajdos et Lhommeau, 1999). Là encore, ce n’était pas notre objet. Nous
ne discuterons pas de la légitimité des corrections opérées par le système
redistributif. En revanche, nous pouvons poser la question de son efficacité
d’abord en termes généraux, dans ce chapitre et en termes spécifiques,
lorsque nous passerons en revue ses différentes composantes (chapitre 3).

Quelles inégalités ?
Toute mesure de l’inégalité implique des jugements de valeur et les in-
dices utilisés ne sont jamais neutres. Or, les choix éthiques sous-jacents à
toute définition de l’inégalité – et donc implicitement de l’équité – sont
rarement explicités : les critères normatifs restent le plus souvent implicites.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 17
Sur le plan théorique, la distinction entre inégalités justes et injustes ren-
voie à la distinction entre préférences et ressources (ou handicap). Si elle
est claire en théorie, cette distinction est beaucoup plus délicate à opérer en
pratique. Plutôt que de trancher au nom de critères normatifs, nous pensons
qu’il est nécessaire de ne pas privilégier une dimension des inégalités éco-
nomiques, mais d’analyser l’ensemble de ses composantes, en statique
comme en dynamique.

Toutes les inégalités sont-elles injustes ?


D’emblée, il nous faut expliquer pourquoi nous nous sommes intéressés
aux inégalités et pas seulement à la pauvreté. Pour illustrer les raisons de ce
choix, on peut recourir à un exemple simple : supposons que les créateurs
d’entreprises liées à l’Internet aient vu leurs revenus augmenter considéra-
blement à la faveur du développement des nouvelles technologies, sans que
le revenu des plus pauvres en soit affecté en aucune manière, à la hausse
comme à la baisse. Un économiste rompu aux raisonnements de l’éco-
nomie du bien-être considérera une telle évolution comme positive au sens
de Pareto : le bien-être de certains agents économiques s’est accru sans que
personne n’ait vu sa situation se détériorer. Certains économistes en reste-
raient là. D’autres, et parmi eux Sen (2000), considèrent que le critère de
Pareto est une base insuffisante pour fonder des jugements sociaux. De leur
point de vue, l’accroissement de la taille du gâteau doit être mis en balance
avec l’augmentation de l’inégalité qu’enregistrent dans un tel cas de figure
les indicateurs traditionnels comme l’indice de Gini ou le rapport interdécile
(voir infra). La position d’un groupe d’individus ne peut être analysée indé-
pendamment de ce qui se passe dans le reste du corps social. Des écarts trop
grands entre les individus peuvent porter atteinte à la cohésion sociale. Ainsi
que le soulignait déjà Platon(1) : « Si un État veut éviter la désintégration
sociale, il doit veiller à ne tolérer aucune augmentation de l’extrême pau-
vreté comme de l’extrême richesse dans quelque partie que ce soit du corps
social, parce que l’une comme l’autre conduisent au désastre. C’est pour-
quoi le législateur doit veiller à fixer clairement les limites acceptables de
la richesse comme de la pauvreté » (cité par Cowell, 1977, page 26).
Il nous faut prendre également en compte la question fondamentale du
choix entre égalité des revenus et égalité des chances. Faut-il se préoccuper
des fortes disparités de revenu ou de l’accès inégal aux meilleurs emplois ?
Si chaque individu avait les mêmes chances d’échapper à la pauvreté, fau-
drait-il s’en satisfaire ? Ceci nous renvoie à la théorie de l’équité exposée
par Fleurbaey dans sa contribution (complément A), qui fait ressortir à la
fois les questions essentielles et la difficulté de les résoudre. Il est clair que
nous devons tenir compte des différences entre individus quand celles-ci

(1) Pour citer un théoricien contemporain de la justice sociale, notons que Kolm (1996) relie
sa théorie de la super-équité efficace à la prescription platonicienne.

18 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


relèvent de capacités naturelles ou de handicaps, c’est-à-dire de facteurs
incontrôlables. Il est tout aussi clair que nous ne devons pas chercher à
compenser des disparités d’effort, elles-mêmes issues de différences de goûts
ou de préférences (pour une analyse en termes d’égalité des chances, voir
Roemer, 1998). Supposons, en effet, que dans un pays riche en pétrole, les
revenus de son exploitation soient divisés également entre les citoyens,
permettant ainsi à certains de ne pas travailler tandis que d’autres choisi-
raient quand même de le faire : on observerait une distribution inégale des
revenus monétaires, mais sans que l’équité entre en jeu. Le problème est de
bien distinguer entre ces deux sources d’inégalité économique : les préfé-
rences d’un côté, les capacités naturelles ou les handicaps de l’autre. Pour
Fleurbaey, un moyen d’y parvenir est de considérer la distribution des perfor-
mances dans des sous-groupes définis par leur origine socio-économique.
Un bon exemple est le niveau d’éducation des parents, dont le rôle est de
plus en plus important via la transmission d’un capital culturel : non seu-
lement des parents aisés peuvent transmettre à leurs enfants des avantages
économiques, mais ils sont en mesure d’influencer leur attitude à l’égard
de l’éducation et de l’acquisition de qualifications, comme l’a montré par
exemple Bourdieu (1970). Ceci soulève d’ailleurs une difficulté supplé-
mentaire : si les préférences des individus sont très largement socialement
construites, la frontière entre préférences et capacités devient floue.
Second problème important soulevé par Fleurbaey, celui de la perspec-
tive temporelle à adopter. Aux photographies instantanées produites par les
études empiriques (par exemple, la distribution du revenu dans la France de
2001), il oppose les évaluations faites sur la durée de la vie, voire sur plu-
sieurs générations, qui pourraient paraître plus appropriées du point de vue
de l’équité. Sur la photographie d’une seule année, des phénomènes tempo-
raires peuvent jouer : ainsi, en 2001, telle personne peut-elle avoir connu
une période d’inactivité entre deux emplois, et donc une réduction de son
revenu annuel, accident qui ne reflète pas son statut économique habituel.
C’est pour cette raison que certains économistes soutiennent qu’il est pré-
férable, pour obtenir une estimation de l’inégalité de revenu, d’étudier les
dépenses plutôt que les revenus, car les différences dans la consommation
reflètent les disparités de revenu disponible permanent des ménages plutôt
que les chocs transitoires sur le revenu. Mais le recours à l’observation des
dépenses plutôt que des revenus pose lui-même le problème des biens d’équi-
pement, et de la valeur à affecter à leur utilisation.
Il faut même aller plus loin, et considérer le cycle de vie des individus :
quand ils planifient leur consommation sur tout le cours de leur existence,
leur revenu courant reflète l’accumulation d’un patrimoine au fur et à me-
sure qu’ils prennent de l’âge. La dispersion du patrimoine à un moment
donné associe à la fois ces facteurs d’âge et la distribution des revenus, et il
faut donc se demander s’il est justifié de mélanger dans une même analyse
tous les groupes d’âge. La situation d’un individu de 60 ans en 2001 n’est
pas comparable à celle d’un individu de 25 ans. Il peut y avoir entre eux

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 19
inégalité de revenu en cette année précise, mais cette inégalité est parfaite-
ment artificielle, si, 35 ans plus tard, l’individu qui a aujourd’hui 25 ans
bénéficie du même revenu réel que celui qui en a actuellement 60. Dès lors
que l’on prend en compte la durée totale de la vie, il est tentant de vouloir
mesurer la valeur actualisée des revenus futurs et non pas les seuls revenus
courants. En ce sens, il semble naturel de pondérer l’actuelle pauvreté des
étudiants par les futurs hauts salaires qui les attendent. Mais il est moins
évident que la même démarche s’impose dans le cas du passé : Pouvons-
nous ignorer la pauvreté d’un retraité malade et dépendant, exigeant des
soins coûteux, au seul motif qu’il vivait à son aise dans les années soixante ?
Si les perspectives d’évolution des individus peuvent amener à nuancer
l’évaluation de leur situation à un moment donné, le « ici et maintenant »
réclame donc de notre part une attention particulière, surtout quand on con-
sidère la pauvreté monétaire. Lorsqu’on se penche sur l’inégalité, il faut
adopter à la fois les approches en coupe instantanée et en dynamique tout
au long de la vie : elles sont complémentaires. La France d’aujourd’hui
compte à la fois des jeunes et des vieux, et une photographie instantanée
nous renseigne sur leurs situations respectives. Mais nous ne saurions oublier
que les jeunes d’aujourd’hui ont peut-être devant eux un avenir moins sou-
riant que ceux de 1960, et que les perspectives d’évolution comptent autant
que la situation présente.

Inégalités de quoi entre qui ?


Les jugements de valeur sont inévitables quand il nous faut donner une
réponse plus précise à la question : inégalité de quoi entre qui ? Plusieurs
réponses sont possibles. Jusqu’ici, nous avons parlé de salaires et de reve-
nus, nous référant à des individus, des familles, des ménages. Mais selon
les cas, les conclusions sur l’étendue de l’inégalité et son évolution peuvent
être différentes. Tel observateur dira que l’inégalité augmente, parce qu’il
s’intéresse avant tout aux hauts salaires, un autre soutiendra que la distri-
bution s’améliore parce que le nombre des familles dont le revenu disponible
est au-dessous du seuil de pauvreté diminue : les deux affirmations peuvent
être vraies l’une comme l’autre parce qu’elles n’approchent pas la question
de l’équité sous le même angle. Comme nous le verrons dans la partie sui-
vante, la situation est effectivement différente selon que l’on étudie la dis-
tribution des salaires nets des travailleurs à plein temps ou qu’on élargit le
champ de l’enquête au travail à temps partiel ou aux revenus du capital.
Pour qui cherche à savoir ce qu’il en est à cet égard de sa situation
personnelle, le point de départ naturel est ce qu’il gagne. Le salaire total
annuel est reporté dans les DADS (Déclarations annuelles de données so-
ciales) et apparaît dans les statistiques sur les salaires étudiées ici et dans
les compléments. C’est la distribution des salaires qui polarise le plus sou-
vent l’attention. Mais chaque individu est forcé de reconnaître que sa situation
économique dépend aussi des revenus des autres membres de sa famille.
Quand on cherche à mesurer le niveau de bien-être économique, la pre-

20 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


mière étape (voir encadré 1) est d’additionner les gains des différents mem-
bres de la famille. La mesure de l’inégalité dépend de la corrélation des
gains des membres de la famille (qui peut très bien avoir évolué dans le
temps, voir Burtless, 1999, sur la situation américaine) et des modèles de
participation au marché du travail. Dans les sociétés industrielles, de plus
en plus, le cas représentatif est celui des ménages à deux salaires, et c’est
sur lui que les analyses se concentrent. Et quand le foyer abrite encore des
enfants adultes, le nombre d’apporteurs de ressources peut être trois ou
plus. Ceci a de nombreuses implications. La présence des enfants adultes
au sein du foyer parental a diminué ces dernières décennies, si bien que leur
contribution aux revenus de la famille doit être considérée comme tempo-
raire. D’autre part, si nous centrons nos études sur le couple, force est de
reconnaître que la mesure du revenu exclut la contribution du travail de la
femme au foyer, si bien que les situations respectives des ménages à deux
salaires et des ménages à un seul salaire ne sont pas correctement prises en
compte. En outre, le fait que l’emploi soit partiel ou à plein temps peut
aussi bien venir d’une contrainte que d’un choix. Un couple où l’épouse
travaille à temps partiel peut avoir un niveau de vie égal à celui d’un couple
dont les deux membres travaillent à temps complet, si l’on tient compte de
la production domestique de l’épouse, mais il est également possible que
celle-ci préférerait travailler à temps plein si elle en avait la possibilité.
L’inégalité peut être un effet de la « polarisation de l’emploi », ce qui a des
implications à la fois pour la politique macroéconomique et pour les mesu-
res destinées à faciliter l’accès au marché du travail. Une baisse du chô-
mage peut transformer un couple à un seul salaire en un couple à deux
salaires au lieu de bénéficier à un ménage où personne n’a d’emploi.

1.Des gains de l’individu au revenu disponible du ménage

Gains de l’indidu n° 1
+ Gains de l’individu n° 2
+ Revenu du capital
+ Transferts privés
+ Transferts sociaux
– Impôts directs
= Revenu disponible / Nombre d’adultes équivalents (ou unités de consommation)
= Revenu disponible équivalent (ou par unités de consommation)

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 21
Mesurer les inégalités
Jusqu’ici, nous n’avons implicitement ou explicitement considéré que
les seuls salaires. S’ils constituent la part principale des revenus des ménages,
d’autres sources de revenu n’en sont pas moins importantes : on peut même
dire que la part des revenus du capital joue un rôle accru, et c’est là l’étape
suivante dans le calcul des revenus des ménages. Ces revenus du capital
sont doubles : à côté des rentes, dividendes, intérêts, gains en capital
(ou pertes), il faut aussi prendre en compte ceux qui sont perçus indirecte-
ment à travers les pensions de retraite privée ou les assurances-vie, etc.
Dans les études portant sur la situation des ménages, les revenus du capital
sont, le plus souvent, tout à la fois sous-estimés et surestimés : sous-
estimés, parce que la plupart des études omettent de prendre en compte
l’appréciation du capital, du fait, qu’en moyenne, la valeur des actions et
autres placements mobiliers augmente avec le temps (mais peut aussi baisser,
tout comme la valeur des biens immobiliers) ; de même, les revenus du
capital sont souvent surestimés, dans la mesure où l’inflation érode la
valeur des actifs monétaires. C’est le taux de rendement réel, une fois l’in-
flation déduite, qu’il faut prendre en compte. Or, les taux de rendement
réels du capital ont considérablement varié avec les années, et leurs effets
sur l’évolution des inégalités de revenu tendent à être négligés.
La plupart des données disponibles concernent les revenus monétaires
perçus par les individus ou les ménages. Mais il est probable que dans cer-
tains cas, notamment lorsque l’épouse est au foyer, le niveau de vie réel du
ménage serait plus élevé si l’on prenait en compte sa production domestique,
comme les produits de son jardin et non son seul revenu monétaire. Les
revenus en nature comprennent également les loyers fictifs que sont censés
se verser à eux-mêmes les propriétaires de leur logement. Ces deux exemples
soulignent le fait que le revenu monétaire ne donne qu’une mesure partielle
du bien-être.
Aux revenus du capital et aux transferts privés (familiaux), il faut ajouter
les transferts publics, et déduire le montant des impôts directs et des coti-
sations sociales pour arriver au revenu disponible. Enfin, il faut tenir compte
des différences dans la taille des familles. Un revenu de 3 000 euros par
mois ne représente pas la même chose pour un couple avec deux enfants et
pour un célibataire. Dans beaucoup d’études empiriques, on a recours à une
échelle d’équivalence pour diviser le revenu total et obtenir un revenu équi-
valent par unité de consommation (uc). Le choix de cette échelle destinée à
compenser les différences tenant à la taille du ménage dépend en partie de
l’estimation faite des coûts additionnels qu’induit la présence au foyer de
tout membre supplémentaire, mais aussi de jugements de valeur. Certains
considèrent que le coût de l’enfant ne devrait pas être compensé dans la
mesure où, de nos jours, la taille de la famille reflète simplement les préfé-
rences des parents et que ces différences ne sauraient être interprétées comme
des injustices. Selon le point de vue adopté, l’échelle d’équivalence retenue
sera très différente. Or, les transferts sociaux apparaissent plus ou moins
progressifs selon que l’on adopte une échelle d’équivalence plutôt qu’une autre.

22 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Y-a-t-il un bon indicateur d’inégalité ?
Les données sur la distribution des revenus peuvent être présentées de
plusieurs manières (le lecteur intéressé trouvera dans le complément C une
illustration des différents indicateurs que nous passons maintenant en
revue). Traditionnellement, les données sur les individus sont classées par
ordre croissant et regroupées en tranches de revenus : dans le cas de la
population active, on obtient alors une courbe en cloche asymétrique à gauche
avec une longue « queue » correspondant aux hauts revenus. On peut aussi
produire une courbe de distribution donnant la proportion de la population
dont les revenus sont inférieurs à un certain seuil. La division de la popu-
lation en dix groupes de taille égale donne les déciles : le décile inférieur
est le niveau de revenu en dessous duquel se situe un dixième de la popu-
lation, tandis que le décile supérieur est celui à partir duquel on figure parmi
le dixième le plus riche. Le ratio de ces deux déciles donne une mesure de
la dispersion de la distribution.
Quant à la répartition du revenu total, elle fait l’objet d’une troisième
représentation, la courbe de Lorenz, qui additionne la population par ordre
croissant de revenus et donne les parts cumulées du revenu total. Les courbes
de Lorenz sont souvent utilisées pour des études comparées de la distri-
bution, par exemple, celle de l’année 1996 par rapport à celle de 1975, ou la
distribution avant et après impôt, ou encore entre la France et les États-
Unis. Cette méthode repose sur le résultat suivant : avec des distributions
ayant la même moyenne et la même population totale, si la courbe de
Lorenz pour une distribution se situe n’importe où au-dessus de celle d’une
autre (critère de « dominance de Lorenz »), on peut la considérer comme
plus équitable du point de vue d’un large éventail de critères sociaux.
Ce critère permet de classer deux distributions en dehors de tout accord
général sur ce qu’il faut appeler inégalité.
Dans les cas où deux courbes de Lorenz se croisent, la situation est
ambiguë, et c’est une des raisons pour lesquelles de nombreux économistes
préfèrent s’appuyer sur des mesures scalaires de l’inégalité qui résument
l’ensemble de la distribution par un seul chiffre : l’indice de Gini a long-
temps été le plus en vogue. Les raisons de cette faveur ne sont pas tout à fait
claires, elles tiennent probablement à son interprétation graphique simple,
comme proportionnel à la surface comprise entre la courbe de Lorenz et la
première bissectrice. Mais s’en remettre exclusivement à l’indice de Gini
peut être très trompeur : comme nous le verrons, la distribution est suscep-
tible de changer de différentes manières à différents points. La courbe de
Lorenz peut se rapprocher de la diagonale (amélioration) dans sa partie
basse mais s’en éloigner (détérioration) dans sa partie haute. Un seul indice
ne saurait rendre compte du fait que les pauvres aussi bien que les riches
ont vu leur revenu s’accroître dans les années quatre-vingt-dix. C’est pour-
quoi dans la partie empirique de ce rapport nous avons tenté chaque fois
que c’était possible de présenter l’information la plus complète possible,
en donnant par exemple l’évolution des seuils et de la part des déciles.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 23
Quand on considère la large gamme des indicateurs synthétiques d’iné-
galité, il faut s’intéresser à la façon dont ils prennent en compte le degré
d’aversion à l’inégalité d’une société. Une personne indifférente à la dis-
tribution des revenus ne s’intéressera qu’au revenu total ; à l’opposé en termes
de degré d’aversion collective à l’inégalité, on trouvera une société qui ne
s’intéresse qu’au groupe disposant des revenus les plus bas (position
« rawlsienne »). Il en va de même pour la mesure de la pauvreté. La plus
répandue est le simple comptage des individus ou des ménages qui se
situent en dessous d’un seuil de pauvreté déterminé, mais elle est peu satis-
faisante à bien des égards : si une politique sociale comble 90 % de l’écart
de revenu des pauvres au seuil de pauvreté, mais les maintient quand même
en dessous, aucune amélioration n’apparaîtra à travers cet indicateur.
Inversement, toute amélioration sera enregistrée si on utilise des mesures
reflétant l’intensité de la pauvreté : la plus simple est celle du « déficit de
pauvreté » moyen, soit le supplément de revenu moyen qui permettrait aux
pauvres de franchir le seuil. Il existe encore d’autres mesures qui donnent
plus de poids aux « déficits de pauvreté ».
Il faut aussi s’intéresser au degré de décomposition que les différentes
mesures autorisent. Sastre et Trannoy (complément C) posent la question
de savoir si l’on peut identifier la contribution des composantes du revenu
individuel à l’inégalité globale. Différentes façons de faire sont
envisageables : l’une consiste à sortir telle composante du revenu du calcul
de l’inégalité et à observer la différence en termes d’indice de Gini par
exemple ; on peut aussi affecter à chacun le revenu moyen de cette compo-
sante. Dans les deux cas, si le revenu total a plusieurs composantes, le calcul
de la contribution à l’inégalité de l’une d’entre elles peut dépendre de la
séquence de décomposition du revenu suivie. Pouvons-nous être sûrs que
le total des contributions individuelles correspond au total général ? Dans
leur complément, Sastre et Trannoy présentent une méthode qui comporte
bien des avantages et donnent un exemple de son application.
L’étude des indicateurs d’inégalité synthétiques permet de mettre au jour
les jugements de valeur qui les sous-tendent. Mais il faut aussi reconnaître
que certaines considérations leur échappent : ainsi, par exemple, d’aucuns
peuvent souhaiter voir pris en compte des critères sociaux s’appuyant sur la
notion de « distance ». C’est sans doute ce qui explique la vogue perma-
nente de mesures comme le ratio décile supérieur/décile inférieur (rapport
interdécile).
Dans ce rapport, nous nous sommes efforcés de présenter plusieurs indi-
cateurs d’inégalité chaque fois que c’était possible sans nuire à la clarté
d’exposition. Au lecteur de garder présent à l’esprit leurs limites.

24 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Comment mesurer la redistribution ?
L’analyse des inégalités ne saurait s’en tenir aux inégalités monétaires
qui se forment sur le marché du travail. Les transferts sociaux représentent
également une fraction importante du revenu de certains individus ou mé-
nages placés dans des situations particulières.
Les transferts sont majoritairement la contrepartie de contributions payées
par les bénéficiaires à des stades antérieurs de leur vie pour s’assurer eux-
mêmes contre des accidents éventuels comme le chômage ou l’invalidité,
ou encore pour préparer leur retraite. Du point de vue conceptuel, les pen-
sions de retraite du système de Sécurité sociale ne devraient pas être consi-
dérées comme différentes des revenus du capital ou des rentes annuelles
perçus par des retraités qui vivraient partiellement ou complètement de leur
épargne, même si les deux types de revenu ne sont pas déterminés de la
même manière. Dans la deuxième partie de ce rapport, nous avons donc
pris le parti, suivant en cela Bureau et Bourguignon (1999), de traiter les
revenus de remplacement correspondant à la redistribution assurantielle
(chômage, retraite) en amont, au niveau des revenus primaires individuels
(chapitre 2) et non au niveau de la redistribution pure (chapitre 3). Inver-
sement, des transferts comme les allocations familiales ou les aides sociales
attribuées à des familles démunies sur une base non contributive s’inscrivent
dans le processus de la redistribution. En théorie, ces revenus issus d’un
transfert public devraient également inclure la valeur imputée à des biens
de consommation fournis par l’État, tels l’éducation ou la santé publique.
Le revenu disponible est généralement défini comme la somme des re-
venus « primaires » et de transfert, diminuée du total des impôts directs
(cotisations sociales comprises). Mais l’on devrait également en retirer les
impôts indirects, comme l’ont fait certaines études sur la distribution du
revenu. Sans doute peut-on objecter que ces études doivent s’en remettre à
des hypothèses quant à l’impact de la fiscalité indirecte, dont on suppose
qu’elle est intégralement répercutée sur le consommateur par les prix. Mais
ces hypothèses sur l’impact de la fiscalité indirecte sont implicites dans
toute étude sur les incidences de la politique budgétaire : quand on com-
pare les revenus avant et après fiscalité directe, on suppose de fait que la
distribution du revenu de marché (revenus du travail et du capital) n’est pas
affectée par l’impôt. Les études sur la distribution ne sont pas une simple
affaire d’arithmétique, elles demandent toujours des hypothèses écono-
miques. Quand le rapport, après avoir considéré la question du revenu de
marché, aborde ensuite celle de l’impact redistributif de la politique socio-
fiscale, nous devons garder présent à l’esprit le fait que la distribution du
revenu de marché est elle-même affectée par l’existence de la fiscalité et
des transferts.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 25
Le conflit entre équité et croissance
ne doit pas être surestimé
La recherche de l’équité est-elle nécessairement une entrave à la crois-
sance rapide de la production et de l’emploi ? Lorsque l’on s’interroge sur
les déterminants de la performance économique à long terme, plusieurs
facteurs sont susceptibles d’entrer en ligne de compte. Selon le mécanisme
considéré, la réponse à la question de l’impact des inégalités sur la crois-
sance sera différente.
Un facteur important, et qui a fait l’objet d’une attention particulière,
est la formation du capital humain. Dans la mesure où l’intégration sociale
favorise l’investissement dans le capital humain par le biais de l’acqui-
sition et de l’entretien des compétences, alors de telles opportunités de for-
mation augmentent les capacités de chacun à franchir le seuil de pauvreté et
contribuent à résorber la pénurie de savoir-faire. Toutefois, l’investis-
sement dans le capital humain n’est et ne peut pas être l’unique instrument
de la lutte contre les inégalités ; la protection sociale joue également un
rôle important. La pauvreté de la population active peut être réduite par des
réformes sur le marché du travail, mais la réduction de la pauvreté des
personnes âgées et d’autres groupes d’inactifs requiert des transferts sociaux.
Y-a-t-il pour autant conflit entre les objectifs d’équité et d’efficacité ?
Pour répondre à cette question, on ne peut se fonder uniquement sur les
résultats empiriques obtenus à un niveau très agrégé. De nombreuses études
ont étudié l’impact du total des dépenses sur les transferts sociaux
– exprimé en pourcentage du PIB – sur la croissance des pays de l’OCDE.
Leurs résultats sont mitigés. Sur les dix études analysées par Atkinson (1999),
deux concluent que l’impact de l’ensemble des transferts sur le taux de
croissance annuel n’est pas significatif, quatre concluent que les transferts
sont corrélés négativement avec la croissance moyenne, et quatre autres
concluent qu’il existe une corrélation positive. Cette comptabilisation som-
maire des résultats des différentes études peut bien entendu aboutir à des
conclusions trompeuses. Il y a plusieurs explications possibles à la diver-
gence de résultats constatée. À commencer par le fait que certaines études
s’intéressent aux déterminants de la croissance, tandis que d’autres cher-
chent à expliquer l’évolution de la productivité des facteurs ; mais on peut
souligner également les problèmes d’ordre statistique ou économétrique,
ainsi que les différentes façons de spécifier le lien entre la protection so-
ciale et la croissance. Le problème économétrique le plus évident concerne
le sens de la causalité : la croissance et les dépenses de protection sociale
sont déterminées simultanément. Différentes méthodes ont été appliquées
dans ces études afin de déterminer le sens de la causalité. De plus, le total
des dépenses de protection sociale n’est peut-être pas la bonne variable,
dans la mesure où il peut refléter un ratio de dépendance élevé plus que la
générosité de la protection sociale au niveau individuel. Si le compor-
tement individuel est affecté, alors il l’est par le niveau du taux de rempla-
cement, et non du total des dépenses exprimé en points de PIB.

26 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Pour comprendre le lien entre protection sociale et croissance économique,
il est nécessaire de revenir aux mécanismes sous-jacents. En matière
d’investissement en capital humain, par exemple, les décisions peuvent être
affectées par l’existence de transferts sociaux (voir complément B). Par
exemple, on avance parfois que des taux d’imposition ou de cotisations
sociales élevés sur les emplois les plus qualifiés risqueraient de décourager
l’investissement dans l’éducation. A contrario, les prestations sociales sont
une garantie contre le risque de ne pas trouver d’emploi à l’issue de sa
formation, et elles peuvent donc jouer un rôle moteur. La protection sociale
peut réduire les risques associés à la création d’entreprise. On entend sou-
vent dire que les salariés sont réticents à quitter leur travail pour s’installer
à leur compte. Là encore, leur décision peut être influencée, en partie du
moins, par l’existence d’un filet de sécurité réduisant les coûts en cas d’échec.
Le taux d’épargne individuel – à travers la relation entre stock d’épargne
nationale et besoins d’investissements – affecte également de façon cru-
ciale la croissance économique. D’un côté, on peut avancer que l’existence
d’un système de retraite public réduit l’incitation à l’épargne privée. Les
indisvidus lissent leur consommation sur l’ensemble du cycle de vie afin de
s’assurer un revenu pendant la retraite, et leurs plans de consommation
tiennent compte de la pension de retraite qu’ils reçoivent de l’État. L’im-
pact de la retraite publique sur l’épargne privée devient ainsi une question
empirique, et là encore, les preuves sont loin d’être concluantes. L’OCDE
soulignait dans sa revue de la littérature sur l’impact des systèmes de re-
traite publique sur l’épargne des ménages qu’ « au vu des différents éléments
disponibles, il est difficile d’être certain de la façon dont les systèmes de
retraite de l’État affectent l’épargne privée. L’orientation et l’ampleur de
cet impact sont discutables » (OCDE, 1994, page 37).
Lorsque l’on examine le lien entre protection sociale et performance
économique, il est important de prendre compte l’architecture du système
socio-fiscal. Ce n’est pas le total des dépenses sociales qui influence les
décisions des individus et des entreprises mais plutôt le niveau de la taxe ou
de l’allocation qui change la contrainte budgétaire des acteurs écono-
miques. L’impact sur l’accumulation du capital dépend de la taxation mar-
ginale. La taxation peut être implicite, par exemple lorsque la possession
d’un patrimoine ferme l’accès aux allocations sous condition de ressources.
La structure institutionnelle des transferts joue donc un rôle important.
Il n’y a pas de relation simple entre protection sociale et performance
économique. L’architecture des prélèvements et des transferts sociaux est
cruciale. Elle doit viser à limiter les effets négatifs et maximiser les effets
positifs que la politique sociale peut avoir sur la croissance économique,
afin que performance économique et solidarité puissent aller de pair.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 27
DEUXIÈME PARTIE

ANALYSES
Chapitre 2

Les inégalités de marché en France

Le chapitre 1 a souligné la difficulté d’interpréter en termes d’injustices


les inégalités qui se forment sur le marché du travail. Dans un monde impar-
fait comme le nôtre, les différences de salaire ne reflètent pas seulement les
efforts différents accomplis par les individus en fonction de leurs préféren-
ces. Elles reflètent également l’inégalité des chances devant l’école,
l’accès à l’emploi et à la formation permanente.
Ce chapitre analyse d’abord l’évolution sur longue période des dispa-
rités de salaires dans le secteur privé et semi-public (15 millions de personnes,
deux tiers des actifs). Mais une succession de photographies sur une tren-
taine d’années ne renseigne que de manière très imparfaite sur le degré
d’inégalité réelle de notre société. En effet, si les inégalités de position sont
importantes, les opportunités d’évolution le sont tout autant. Ainsi, il est
très différent d’avoir un salaire modeste – ou un emploi précaire – mais une
perspective raisonnable d’améliorer sa situation à l’avenir, ou de savoir que
les chances de gravir l’échelle sont quasiment nulles. Le degré d’inégalité
des opportunités offertes aux individus peut modifier considérablement la
perception du poids des positions actuelles. C’est pourquoi nous avons ac-
cordé une attention particulière aux trajectoires des individus sur le marché
du travail, trajectoires qui on le verra sont aujourd’hui beaucoup plus heur-
tées que par le passé. Or, l’assurance chômage n’a qu’imparfaitement rem-
pli son rôle de filet de sécurité.
Les inégalités de salaires des fonctionnaires et des revenus d’activité
des indépendants ont fait l’objet d’une analyse séparée. En effet, les déter-
minants de l’évolution des salaires dans le secteur privé et semi-public dif-
fèrent de ceux des salaires du secteur public ou des revenus d’activité des
indépendants.
Le patrimoine est en partie le fruit de l’épargne accumulée et reflète
donc à ce titre la chronique des revenus d’activité passés. Mais il est aussi
en grande partie hérité. Par le passé, les débats sur la justice sociale se sont
d’ailleurs focalisés sur les inégalités de patrimoine, bien plus que sur les
inégalités de revenus du travail : que la disposition d’un patrimoine donne
droit de facto à une part de la richesse produite semble en effet contredire
les principes élémentaires de la justice sociale ; le rôle que le patrimoine
(comme d’ailleurs les autres formes de capital) joue dans la reproduction

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 31
des inégalités socio-économiques(2) a également été souvent souligné
(voir également Thomas Piketty). L’inégale répartition du patrimoine sou-
lève donc à la fois des questions d’équité et d’efficacité, que nous ne pré-
tendons pas trancher ici, mais que nous essaierons de d’éclairer autant que
l’information statistique actuellement disponible le permet.
Ce chapitre privilégie l’analyse des tendances longues afin de mettre au
jour les déterminants des inégalités économiques. Avec la reprise écono-
mique depuis 1997, un certain nombre d’indicateurs d’inégalité semble s’in-
fléchir. La croissance économique retrouvée change-t- elle la donne ? Ces
évolutions récentes sont présentées et analysées dans le chapitre 6.

Des disparités salariales stables dans le secteur privé et semi-public


Une certaine stabilité de l’éventail des rémunérations offertes
Contrairement à une idée répandue, les inégalités de salaires nets à temps
plein sont beaucoup plus faibles dans la France des années quatre-vingt-
dix, encore marquée par l’une des récessions les plus longues et les plus
sévères de son histoire, que dans la France prospère du début des années
soixante. Ce résultat est l’aboutissement d’un long processus. Après avoir
fortement baissé à la fin des années soixante et pendant la plus grande par-
tie des années soixante-dix, les inégalités de salaire net se sont stabilisées.
Le rapport interdécile des salariés à temps complet du secteur privé et
semi-public est ainsi passé de 4,2 en 1966 à 3,4 en 1976 pour se stabiliser
par la suite. Depuis la fin des années soixante-dix jusqu’à nos jours, il a
fluctué légèrement autour d’une valeur de 3 (graphique 1) : l’éventail s’est
resserré du milieu des années soixante-dix au milieu des années quatre-
vingt, puis s’est rouvert jusqu’en 1989, avant de se resserrer à nouveau
légèrement depuis.
Cette stabilité des écarts de salaires nets depuis une vingtaine d’années
contraste fortement avec l’ouverture de l’éventail des rémunérations qui a
caractérisé les États-Unis et le Royaume-Uni au cours de la même période,
mais correspond dans ses grandes lignes aux évolutions d’autres pays euro-
péens. Le graphique 2 retrace l’évolution depuis 1976 du premier et du
dernier décile de salaire relativement à la médiane pour la France, le
Royaume-Uni et les États-Unis. Dans les années quatre-vingt, alors que le
premier décile voyait sa position relative se dégrader aux États-Unis et au
Royaume-Uni, la situation des moins bien payés s’améliorait en France.
Dans les années quatre-vingt-dix, la situation relative du premier décile
s’est améliorée aux États-Unis, tandis qu’elle restait stable en France.
À l’autre extrémité de l’échelle des salaires, le dernier décile a considérablement
augmenté, relativement à la médiane aux États-Unis et au Royaume-Uni
sur l’ensemble de la période, alors qu’en France, après une amélioration
modeste dans les années quatre-vingt, la position relative des salariés les
mieux payés est restée stable dans les années quatre-vingt-dix.
(2) Le capital hérité peut conditionner les choix du statut d’activité (activité salariée ou
indépendante) et donc la structure occupationnelle (Holtz-Eakin, Joulfaian et Rosen, 1994)
et le développement économique à long terme.

32 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


1. Évolution de la dispersion des salaires
En %
55

Rapport interdécile
4,0 (échelle de gauche)
50

45
3,5

40

3,0
35
SMICnet / Salaire net moyen
(échelle de droite)
2,5 30
1959 1963 1967 1971 1975 1979 1983 1987 1991 1995 1999
Champ : Salariés à temps complet du secteur privé et semi-public.
Lecture : Évolution du rapport interdécile (axe de gauche) : en 1960, le salaire net perçu par le
moins rémunéré des 10 % de salariés du haut de la distribution des salaires était 3,8 fois supérieur au
salaire perçu par le plus rémunéré des 10 % de salariés du bas de la distribution des salaires.
Note : À partir de 1976, la suppression des « faux bas salaires » ne rend pas les données tota-
lement comparables avec les années précédentes ; par ailleurs, les points correspondant aux
années 1981, 1983, 1990 et 1993 ont été obtenus par interpolation.
Source : INSEE, Déclarations annuelles de données sociales (DADS).

2. Évolution des inégalités de salaire


1,2
2,2
Rapport du premier décile à la médiane

France
Rapport du dernier décile à la médiane

États-Unis
Royaume-Uni
1,0
2,0

Dernier décile
1,8 0,8

1,6 Premier décile


0,6

1,4 0,4
1976 1979 1982 1985 1988 1991 1994 1997 2000
Sources : Données américaines tirées du Economic Policy Institute Datazone (2001). Sa-
laire horaire de l’ensemble des salariés ; Données britanniques tirées de Atkinson et
Micklewright (1990) et Department of Employment (2001). Rémunérations brutes hebdo-
madaires de tous les employés à temps complet ; Données françaises : DADS. Salaires nets
imposables des salariés à temps complet dans les secteurs privé et semi-public.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 33
met en évidence le rôle majeur qu’a joué le SMIC dans la réduction des
inégalités salariales. Toutes choses égales par ailleurs, on observe en effet,
sur la période 1967-1999 :
• l’effet de resserrement des augmentations du SMIC sur l’éventail des
salaires (différents travaux conduisent à penser que les hausses du SMIC se
propagent jusqu’à environ une fois et demi le SMIC) ;
• le caractère plutôt contra cyclique des inégalités salariales : lorsque la
croissance du PIB (par tête) s’accélère, les inégalités de salaires (à temps
plein) ont tendance à diminuer.
Le ralentissement marqué de la croissance dans les années quatre-vingt
et quatre-vingt-dix aurait donc dû se traduire par un creusement des inéga-
lités de salaires à temps plein : le SMIC a permis que les écarts ne se creu-
sent pas. Il faut noter cependant qu’à ce stade de l’analyse, nous ne prenons
pas en compte les effets qu’ont pu avoir les hausses du SMIC sur la proba-
bilité des smicards de se retrouver au chômage.

mais un développement des bas salaires lié à l’extension


du temps partiel
Si l’éventail des salaires horaires est resté relativement stable, en revanche,
la dispersion des durées travaillées et donc des salaires mensuels s’est accrue
au sein de l’ensemble des salariés. Cela tient essentiellement au dévelop-
pement du temps partiel depuis une vingtaine d’années : le pourcentage de
salariés travaillant à temps partiel est passé de 7 % en 1980 à 17,5 % en 2000.
Or, la dispersion des salaires du privé et du semi-public est beaucoup plus
élevée pour les seuls temps partiels que pour les temps complets : mesurée
par le rapport interdécile, elle atteint 5 pour les seuls temps partiels alors qu’elle
n’est que de 3,1 pour les seuls temps complets. Les salariés à temps partiel
sont plus fréquemment payés au voisinage du SMIC compte tenu de leur
qualification et de leur secteur d’activité (12,8 % des temps partiels contre
5,1 % des temps complets étaient payés au voisinage du SMIC dans le sec-
teur privé et semi-public en 1996). Il est toutefois important de noter que
toutes choses égales d’ailleurs, les rémunérations horaires des salariés à
temps partiel sont équivalentes à celles des temps complets, contrairement
à une idée reçue (Rasolofoarison, 2000)(3).

(3) Plus précisément, le salaire horaire des temps partiels est, toutes choses égales par ailleurs,
plus faible (– 3 points) pour les cadres supérieurs, mais plus élevé pour les professions
intermédiaires (+ 4 points) ; plus faible pour les 50-60 ans)mais plus fort pour les 20-30 ans
(+ 4 points) et les moins de 20 ans, montrant par là même que l’accumulation de capital
humain liée à l’expérience professionnelle est plus réduite sur les emplois à temps partiel.

34 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


La proportion des salariés percevant un bas salaire – moins de deux tiers
du salaire mensuel net médian soit environ 1,1 SMIC – est passée d’envi-
ron 13 % au début des années quatre-vingt à 18,4 % au milieu des années
quatre-vingt-dix, pour retomber à 16,5 % en mars 2000. Cette augmentation
des bas salaires est liée au développement du temps partiel. Faut-il s’en
inquiéter ? Elle ne peut évidemment s’analyser comme une croissance des
inégalités salariales lorsque le temps partiel est choisi. C’est le cas de deux
salariés à temps partiel – essentiellement des femmes – sur trois. Mais un
peu plus d’un tiers des salariés à temps partiel souhaiterait travailler davan-
tage. Le temps partiel contraint n’a cessé de se développer jusqu’en 1997 et
particulièrement dans les années quatre-vingt-dix : durant ces années-là,
l’essentiel de la croissance du temps partiel a résulté du développement de
cette forme de sous-emploi (Cette, 1999). Il est d’autant plus fréquent que
la rémunération perçue est faible : 50 % des salariés à bas salaires à temps
partiel souhaiteraient travailler davantage contre 20 % pour ceux dont le
salaire mensuel est au-dessus des deux tiers du salaire net médian. Il a ce-
pendant régressé depuis 1997 au fur et à mesure de l’amélioration du mar-
ché du travail.

3. Évolution du travail à temps partiel et du sous-emploi


depuis trente ans
20

16

12
Taux de temps partiel

8
Taux de sous-emploi

0
1971 1974 1977 1980 1983 1986 1989 1992 1995 1998

Note : Les personnes à temps partiel en situation de sous-emploi regroupent deux situations :
• celles qui recherchent un emploi pour travailler davantage ;
• celles qui, à défaut de rechercher une emploi, souhaiteraient travailler davantage et sont
immédiatement disponibles.
Source : Enquêtes Emploi de 1971 à 2000, INSEE.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 35
Une position moyenne dans l’Europe
quant à l’importance des « bas salaires »
Une étude communautaire (Marlier et Ponthieux, 2000) menée sur le
panel européen des ménages permet de comparer la situation française à
celle de ses partenaires européens. En 1996, avec un taux de bas salaires(4)
de 13 %, la France se situe dans une position intermédiaire au sein de
l’Europe (15 %). La proportion de « bas salaires » atteint 21 % au Royaume-
Uni, 18 % en Irlande et 17 % en Allemagne et en Grèce. En revanche, elle
est très basse au Portugal (6 %) et au Danemark (7 %)(5).
Percevoir un bas salaire peut tenir à la faiblesse de la rémunération
horaire et/ou à la faiblesse de la durée du travail (temps partiel). C’est
l’importance du temps partiel au Royaume-Uni qui explique que les bas
salaires y soient aussi nombreux alors qu’en Irlande et en Grèce c’est l’ouver-
ture de l’éventail des salaires qui est en cause (malgré un faible taux de
temps partiel en Grèce). À l’inverse, c’est la bonne tenue des rémuné-
rations horaires du temps partiel qui explique le faible pourcentage de bas
salaires au Danemark et au Portugal (où le temps partiel mais aussi l’acti-
vité féminine sont peu développés). Aux Pays-Bas, le temps partiel s’est
considérablement développé mais l’éventail des salaires s’est plutôt res-
serré : leur taux de bas salaires est dans la moyenne européenne. Sur ces
deux indicateurs, ouverture de l’éventail des salaires et développement du
temps partiel, la France se situe dans la moyenne communautaire, même si
le temps partiel féminin y est plus souvent contraint.

Stabilité relative des « très hauts salaires »


Du côté des hauts salaires(6), c’est un diagnostic global de stabilité de la
distribution qui prédomine pour les vingt-cinq dernières années (graphique 4).
Plusieurs sous périodes peuvent toutefois être clairement dégagées qui
confirment le caractère plutôt procyclique de l’ouverture de l’éventail des
salaires vers le haut, bien qu’elles ne coïncident qu’approximativement avec
les cycles économiques :
• la fin des années soixante-dix (1976 à 1980) où l’éventail des hauts salaires
se resserre (à partir du 9e décile et de façon plus sensible pour le 99e centile) ;
(4) Le champ de l’étude a ici été restreint aux salariés travaillant au moins 15 heures par
semaine, ce qui explique que les chiffres soient différents de ceux avancés dans le paragra-
phe précédent.
(5) Rappelons toujours que ces comparaisons européennes sont fondées sur des seuils natio-
naux (60 % du salaire mensuel médian) et non sur un seuil communautaire unique qui alors
projetterait une toute autre image.
(6) Les salaires mesurés dans les DADS sont nets de cotisations sociales, et ne comprennent
ni l’intéressement, ni la participation, ni les stocks options. Si les premières formes de par-
ticipation sont accessibles à de nombreux salariés et leurs montants plafonnés, rappelons
toutefois qu’une étude de la Dares (Fagnot, 1999) chiffrait les bénéficiaires des « plans
d’options sur actions » à environ 30 000 en août 1998 parmi les entreprises françaises co-
tées en bourse. Un centile de la distribution des salaires nets à temps complet des salariés des
secteurs privé et semi-public correspond à environ 110 000 salariés.

36 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


• les années quatre-vingt (1980 à 1989) au cours desquelles l’éventail a
tendance à s’ouvrir ;
• les années quatre-vingt-dix (1989 à 1998) pour lesquelles on assiste à
un nouveau resserrement de l’éventail des hauts salaires (et de façon plus
sensible pour le 99e centile).

4. Évolution de la dispersion des hauts salaires de 1976 à 1999

C99/D5
4

C95/D5
2
D9/D5

1
1976 1979 1982 1985 1988 1991 1994 1997
Définitions : C99/D5 désigne le rapport du salaire dépassé par un centième des salariés à
temps complet les mieux payés au salaire médian. C95/D5 désigne le rapport du salaire
dépassé par cinq pour cent des salariés à temps complet les mieux payés au salaire médian.
D9/D5 désigne le rapport du salaire dépassé par un dixième des salariés à temps complet les
mieux payés au salaire médian.
Source : DADS.

Un développement limité des inégalités fractales


Si la distribution globale des salaires est plutôt stable, qu’en est-il de la
dispersion des salaires à l’intérieur des catégories socioprofessionnelles ou
par grand niveau de diplôme (ces inégalités sont souvent qualifiées de frac-
tales, à l’image de ces courbes mathématiques dont la forme est similaire
quelle que soit l’échelle choisie) ? Les facteurs traditionnels déterminant
les disparités salariales ont-ils perdu de leur pouvoir explicatif pour faire
place à de nouveaux facteurs de différentiation générant de nouvelles iné-
galités plus inquiétantes car moins identifiables et donc moins maîtrisables ?
Là aussi, le constat global, effectué à partir des données de l’enquête sur
l’emploi de 1990 à 2000 concernant les salariés à temps complet des sec-

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 37
teurs privé et public, renvoie une image de relative stabilité des dispersions
(mesurée par D9/D1) internes aux catégories à deux exceptions près :
• une augmentation de la dispersion interne aux catégories non quali-
fiées (hommes ouvriers non qualifiés et femmes employées non qualifiées)
qui peut être reliée à l’arrivée récente de nombreux jeunes au sein de ces
catégories en expansion, en lien avec les mesures « bas salaires » ;
• une augmentation de la dispersion des salaires nets des diplômés du
supérieur (> Bac), hommes ou femmes, qui contraste avec la légère réduc-
tion de la dispersion des salaires des « cadres supérieurs », et qui s’analyse
comme la conséquence de l’expansion quantitative du nombre de diplômés
du supérieur et de la dévalorisation relative de leurs titres.
En étendant l’analyse à l’ensemble des salariés (y compris temps partiels),
on constate de plus une croissance de la dispersion des salaires mensuels
des peu diplômés (BEPC, CEP ou sans diplôme) due au développement du
temps partiel dans ces catégories.
Enfin une dernière approche permet de valider un diagnostic plutôt me-
suré de l’importance des nouvelles inégalités sur le marché du travail. Elle
consiste à mesurer l’évolution du pouvoir explicatif d’un ensemble de cri-
tères (niveau de scolarité, expérience sur le marché du travail, ancienneté
dans l’entreprise, nationalité, région) sur la détermination des salaires. Ainsi,
il s’avère que l’influence de ces déterminants ne s’est pas dégradée pour les
hommes au cours des années quatre-vingt-dix : elle a même crû de 1990 à
1997 pour décroître légèrement par la suite(7).

Ouverture de l’éventail des coûts salariaux


et effet des mesures « bas salaires »
Contrairement à la relative stagnation de l’éventail des salaires nets of-
ferts, l’éventail des coûts salariaux s’est progressivement ouvert depuis une
quinzaine d’années (cf. également complément E). Il faut y voir l’effet con-
jugué du déplafonnement progressif des cotisations patronales(8) au cours
des années quatre-vingt et des mesures sur les bas salaires(9) consécutives à
la loi quinquennale sur l’emploi de 1993.
Les allégements de charges sur les bas salaires ont conduit à un redres-
sement spectaculaire de l’emploi non qualifié. À partir de 1995, celui-ci a

(7) L’étude a été limitée aux hommes dans un premier temps pour éviter les biais de sélection
liés à l’offre de travail féminine. Ces analyses de variance des salaires montrent également
que le rendement de l’éducation varie de manière plutôt contracyclique (comme la dispersion
des salaires offerts). Sur le début des années quatre-vingt-dix, il aurait tendance à croître si
on le mesure pour les salariés en emploi (et être stable si l’on tient compte de l’effet de
sélection dû au chômage), pour décroître sur la période 1997-2000 (avec ou non prise en
compte du biais de sélection lié au chômage).
(8) Le taux de cotisations patronales pour la partie des salaires au-dessus de 4 fois le plafond
de la Sécurité sociale est passé de 7,1 % en 1980 à 22,25 % du salaire brut en 1990.
(9) Le taux de cotisations patronales au niveau du SMIC est passé de 36,5 % du salaire brut
en 1993 à 21,77 % en 1996.

38 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


crû de plus de 2 % par an alors qu’il décroissait régulièrement au rythme de
plus de 1,5 % par an depuis le début des années quatre-vingt. Pisani-Ferry
(2000) recense les études disponibles qui chiffrent ex ante le nombre d’em-
plois créés grâce à ces mesures entre 1993 et 1999 de 200 000 à 400 000,
Malinvaud (2001) de 300 000 à 500 000 ; Lerais (2001) fait état d’un effet
de 170 000 emplois sur la période 1993-1999. Selon une étude récente
(Crépon, 2001), qui contrairement aux précédentes porte sur les évolutions
observées, l’impact pourrait être plus important : 230 000 emplois (dont
120 000 peu qualifiés) auraient été créés en 1995 et 1996 grâce à la baisse
des cotisations sociales sur les bas salaires qui a représenté environ 1 % du
coût total moyen du travail. La création d’emplois se serait faite à la fois
par le biais d’une substitution de travail peu qualifié au travail qualifié et au
capital (facteurs complémentaires) et par une hausse de l’activité résultant
des gains de compétitivité enregistrés par les entreprises fortement utilisa-
trices de main d’œuvre peu qualifiée.
L’évolution récente (de 1996 à 1998) de la distribution des salaires nets
des temps complets se caractérise, on l’a vu, par une très grande stabilité.
On remarque toutefois une légère augmentation du pouvoir d’achat des bas
salaires entre 1995 et 1998 consécutive aux coups de pouce du SMIC
(+ 2,2 % en 1995 et + 2,26 % en 1997), ainsi qu’une petite augmentation
du nombre de salariés payés au voisinage du SMIC. La création d’emplois
peu qualifiés – les embauches à un salaire compris entre 1 et 1,1 SMIC ont
crû de 10 % en trois ans – accroît en effet mécaniquement les inégalités de
salaires, même si elle réduit les inégalités de revenus (par exemple quand
dans un couple le conjoint au chômage reprend un emploi). Cet effet est-il
temporaire ou permanent ? Autrement dit, y-a-t-il ou non ouverture d’une
« trappe à bas salaires » ? Cette question est aujourd’hui en suspens. No-
tons toutefois que le surcroît d’embauches au niveau du SMIC ne repré-
sente que 1,3 pour mille de l’emploi salarié privé et semi-public total. Seule
une analyse du devenir salarial de ces nouveaux embauchés permettra à
terme d’éclairer le débat.

Une réduction significative de la mobilité salariale


L’analyse de la mobilité salariale met en évidence l’influence de la posi-
tion initiale dans l’échelle des salaires sur la position future. Fougère et
Kramarz (complément F) étudient, pour la période 1967-1999, l’évolution
de la mobilité salariale des salariés à temps complet du secteur privé et
semi-public sur un horizon de deux ans, à partir de six indicateurs de mobi-
lité. Il ressort de leur étude que la mobilité salariale a décru de façon spec-
taculaire à partir du milieu des années soixante-dix : selon l’indicateur re-
tenu, elle a grosso modo baissé de 20 à 50 %. Les degrés de liberté de
mouvement au sein de la hiérarchie salariale se sont réduits et les positions
apparaissent plus figées (que l’on soit en haut ou en bas de l’échelle). Mal-
gré une légère reprise à la fin des années quatre-vingt-dix, la mobilité reste
aujourd’hui significativement plus faible qu’elle ne l’était à la fin des

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 39
années soixante. Il ressort également de leur étude que les hausses du SMIC
se sont accompagnées dans les années soixante-dix et quatre-vingt d’une
baisse de la mobilité salariale. S’agit-il d’une simple concomitance ou d’un
lien de causalité ? Ce résultat reste à approfondir.
Cette réduction de la mobilité peut sans doute contribuer à expliquer le
divorce apparent entre le constat statistique d’une relative stabilité des iné-
galités de salaire à temps plein, et le sentiment d’une aggravation des iné-
galités qu’éprouvent beaucoup.

Les inégalités d’accès à l’emploi se sont creusées


Les inégalités de salaires ne sont qu’une facette de l’inégalité économique
réelle dans notre société. la qualité et en particulier la stabilité de l’emploi
occupé et les perspectives d’évolution qu’il autorise comptent tout autant
que sa rémunération. Or, les salariés sont inégalement exposés au chômage
et à la précarité de l’emploi, ce qui entraîne de profondes inégalités entre
catégories d’actifs.

Les formes particulières d’emploi en France :


un marche-pied vers l’emploi stable ?
En mars 2000, d’après l’enquête emploi, 2 millions de salariés (soit 9,5 %)
étaient employés sous une forme particulière d’emploi : contrats à durée
déterminée, intérim, stages et contrats aidés (hors apprentissage). Le déve-
loppement de ces formes d’emplois, entamé depuis une quinzaine d’années
(elles représentaient moins de 3 % des salariés en 1983), correspond à une
forte demande des entreprises pour mieux ajuster leurs effectifs à leurs be-
soins dans un environnement devenu plus concurrentiel et plus cyclique.
Instruments de flexibilité externe, de moins en moins coûteuses (le coût
d’un ouvrier intérimaire ne serait pas supérieur de plus de 10 % au coût
d’un ouvrier non intérimaire), ces formes particulières d’emploi permettent
aux employeurs de sélectionner les salariés qu’ils souhaitent éventuellement
retenir. En période de reprise, les entreprises ont généralement recours à
l’intérim, puis elles recrutent sur des contrats à durée déterminée avant de
procéder à des embauches fermes une fois la reprise suffisamment conso-
lidée, générant ainsi une forte dynamique cyclique de ces emplois tempo-
raires, qui s’inscrivent néanmoins sur une tendance continue à la hausse.
Bien que très divers, ces emplois temporaires concernent une popula-
tion plus féminine, plus jeune, moins diplômée et moins qualifiée que la
moyenne des salariés en emploi stable. De façon assez compréhensible, les
titulaires de ces emplois sont plus d’un tiers à rechercher un autre emploi.
Au-delà de la question du devenir de ces diverses formes d’emploi et de
leur nécessité pour le système productif, la question qui nous intéresse est
de savoir si le passage par une de ces formes d’emploi ne correspond qu’à
une situation d’attente, un emploi « faute de mieux » entre deux situations
de chômage ou si elle peut permettre à certains de mettre le pied à l’étrier et

40 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


de déboucher sur une insertion de meilleure qualité. Dans le premier cas,
Atkinson (1998) y voit le signe d’une société à deux vitesses voire d’exclu-
sion sociale, dans le second cas la mobilité sociale reste possible à terme, et
l’insertion peut se réaliser après quelques détours qui ont pu améliorer
l’employabilité de certains salariés.
L’analyse des probabilités de transition entre inactivité, chômage, forme
particulière d’emploi (FPE) et emploi stable des 15-60 ans à horizon d’un an
délivre un bilan contrasté. Si les formes particulières d’emploi débouchent,
en moyenne l’année suivante sur chacun des états (chômage, FPE, emploi
stable) avec une chance à peu près égale(10), la probabilité d’obtenir un em-
ploi stable après une FPE atteint 40 % pour les jeunes en phase d’insertion
(sortis depuis moins de 5 ans du système éducatif), moins de 35 % pour les
autres salariés de moins de 50 ans et seulement 27 % pour les 50-59 ans
en 2000 (Martin-Houssart, 2001). Le « handicap » de l’âge est aussi patent
concernant les sorties du chômage. Si 53 % des jeunes chômeurs sont en
emploi stable ou FPE au bout d’un an, c’est le cas de 40 % des moins de
50 ans et de seulement 21 % des plus de 50 ans(11).

1. Probabilité de sortie d’une forme particulière d’emploi ou du chômage

Jeunes en phase
Adultes(**) 50-59 ans
d’insertion(*)
1997 2000 1997 2000 1997 2000
FPE
• Emploi stable 34,0 39,8 26,2 34,6 24,8 26,9
• FPE 30,7 36,3 40,8 41,3 41,7 38,1
• Chômage 27,6 17,8 29,6 21,1 28,0 28,1
• Inactivité 7,8 6,0 3,4 3,0 — —
Chômage
• Emploi stable 20,2 28,2 16,8 21,4 9,1 12,8
• FPE 20,0 27,0 16,6 18,0 7 ,0 8,3
• Chômage 47,7 38,7 57,2 50,3 70,7 66,8
• Inactivité 11,5 6,1 9,4 9,4 13,2 12,1
Lecture : En moyenne, pour les jeunes en phase d’insertion, la probabilité d’occuper un
emploi stable un an après avoir été en FPE (forme particulière d’emploi) est de 34 %
en 1997 et de 39,8 % en 2000.
Notes : (*) Jeunes sortis depuis moins de cinq ans du système scolaire ; (**) Autres salariés
de moins de 50 ans.
Source : Enquête Emploi, INSEE.

(10) Avec toutefois une dégradation continue au cours des années 1990 à 1997, les sorties
vers l’emploi stable se réduisant au profit des récurrences de formes temporaires d’emploi.
(11) Mais au-delà de 55 ans, certains chômeurs bénéficient d’une dispense de recherche
d’emploi.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 41
Il apparaît ainsi que le chômage en fin de vie active s’apparente plus à
une situation d’exclusion, contrairement au processus d’insertion qui carac-
térise les jeunes en emploi temporaire ou au chômage (avec aussi tout un
dégradé entre stages et contrats aidés, CDD et intérim au fur et à mesure
que l’on se rapproche de l’emploi plus stable ).
Toutefois, ce constat doit aussi être nuancé selon le niveau de formation.
Plus le diplôme est élevé, plus les changements de statut sont favorables
aux individus. Près de la moitié des jeunes de 1999 en FPE titulaires d’un
diplôme supérieur au bac sont en emploi stable l’année suivante, contre
moins d’un quart des non diplômés. Pour les autres salariés de moins de
50 ans ces proportions sont respectivement de 40 et 25 %. Pour les sorties
du chômage vers l’emploi stable, les écarts entre niveaux de formation sont
encore plus forts : de 9 à 38 % pour les jeunes en insertion et de 13 à 27 %
pour les autres salariés de moins de 50 ans selon qu’ils sont sans diplôme
ou diplômés du supérieur.

Les jeunes en phase d’insertion particulièrement touchés


Avec quelques dix-neuf ans passés sur les bancs de l’école, les jeunes
d’aujourd’hui achèvent leur formation initiale à 21,6 ans en moyenne soit
trois ans plus tard qu’en 1975. En 25 ans, la part des diplômés de l’ensei-
gnement supérieur a doublé et le pourcentage de bacheliers est passé de
35 à 63 %. Actuellement environ 40 % d’une classe d’âge sont diplômés de
l’enseignement supérieur, 40 % sortent du système scolaire avec au plus le
bac ou un autre diplôme du second cycle (CAP, BEP) et 20 % sont titulaires
du seul brevet des collèges ou n’ont pas de qualification (9 %).
Dans le même temps, les conditions d’insertion des jeunes sur le marché
du travail se sont profondément modifiées. Malgré un niveau de diplôme
plus élevé en moyenne que celui de leurs parents et des effectifs plus réduits,
les jeunes générations qui sont entrées sur le marché du travail à partir du
début des années quatre-vingt n’ont pas été épargnées par le chômage.
Alors qu’il n’était que de 6 % en 1975, le taux de chômage des jeunes
actifs de 15 à 29 ans a atteint 19 % en 1985 et plus de 20 % au début des
années quatre-vingt-dix (32 % pour les moins de 25 ans), pour stagner à ce
niveau jusqu’à l’amélioration récente des dernières années (chapitre 6).
Au-delà du taux de chômage, c’est tout le mode de transition entre l’école
et l’emploi qui s’est profondément transformé. Les trajectoires d’insertion
se sont complexifiées et allongées et l’alternance d’emplois temporaires et
de périodes de chômage est devenue plus fréquente.
En théorie, le passage par le chômage en début de carrière n’a pas forcé-
ment un caractère dévalorisant, car il est, d’une part, très répandu et il s’ac-
compagne, d’autre part, de l’acquisition d’une expérience diversifiée, au
contact de milieux professionnels différents. En pratique, l’analyse détaillée

42 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


des parcours d’insertion des jeunes met en évidence une opposition forte
entre les parcours des plus « employables » qui réussissent finalement à
s’insérer dans l’emploi stable et les moins « employables » qui subissent
une certaine exclusion (Lollivier, 2000). Les passages répétés par le chô-
mage ne sont pas un atout, loin de là, et le fonctionnement actuel du marché
du travail s’apparente à une colonne de distillation révélant progressivement
les « qualités » et « l’employabilité » des entrants. Si la différence de statut
entre emploi stable et emploi temporaire ne présente pas forcément un carac-
tère définitif pour des jeunes diplômés en insertion – qui n’hésitent pas à
quitter un CDI (contrat à durée indéterminée) pour bénéficier d’une meilleure
opportunité d’expérience ou de carrière – cette opposition reste très struc-
turante pour les non diplômés en recherche d’insertion durable.
Une étude récente (Le Minez et Roux, 2001) concernant l’impact du
premier emploi sur les carrières professionnelles et salariales met en évi-
dence l’importance du point de départ sur toute la suite de la carrière. Toutes
choses égales par ailleurs, non seulement le fait de commencer à un salaire
faible ou à un faible niveau de qualification est pénalisant au cours des
premières années de carrière mais cet effet persiste sur toute la suite de la
carrière salariale. De plus, le caractère déterministe du premier emploi se
serait accentué pour les jeunes générations qui ont débuté sur le marché du
travail entre 1988 et 1992 par rapport aux plus anciennes qui ont débuté
entre 1976 et 1980.

La faiblesse française dans la relation école-entreprise


Si l’insertion des jeunes dans les autres pays européens présente des
caractéristiques analogues à la situation française, en particulier concernant
l’évolution du niveau de formation, la spécialisation sectorielle de leurs
emplois et la mise en place de statuts spécifiques aux jeunes, de grandes
divergences subsistent. Fondeur et Lefresne (1999) distinguent deux groupes
de pays au regard de l’importance du chômage des jeunes. Dans les pays du
Nord (Royaume-Uni, Suède, Allemagne), les taux de chômage des jeunes
sont relativement bas. En France et dans les pays du Sud (Italie, Espagne),
les taux de chômage sont en moyenne élevés et très différenciés selon l’âge,
reflétant un processus d’insertion plus difficile et plus lent.
Un des arguments avancés pour rendre compte de cette différence mar-
quée tient à l’existence de liens forts entre l’école et les entreprises dans les
pays du Nord. En Allemagne, la formation en alternance et l’apprentissage
sont très développés. Au Royaume-Uni, les stages ou « petits boulots » sont
très répandus parallèlement aux études secondaires ou universitaires. À la
fin de leur formation initiale, les jeunes ont acquis une certaine expérience
du marché du travail. En France, les situations mixtes formation/emploi ne
concernent pas plus d’un étudiant sur dix, contre trois sur dix en Allemagne,
au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en Suède et six sur dix au Danemark.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 43
Chômage et inégalités de marché
dans les années quatre-vingt-dix
Le développement du chômage a un double impact sur les inégalités de
revenus de marché. Il a d’abord un impact instantané, mesuré par la perte
de revenu que subissent les chômeurs, perte de revenu dont l’ampleur va
dépendre des règles d’indemnisation. Il a également un impact dynamique :
en effet, plus le passage par le chômage s’éternise – et de fait la durée
moyenne du chômage n’a cessé de s’allonger pendant les années quatre-
vingt-dix – plus le capital de connaissance et de savoir-faire du chômeur se
dégrade, obérant ses chances de retrouver un emploi bien rémunéré.

Le durcissement de l’indemnisation du chômage


a augmenté l’inégalité des revenus de marché
Dans les années quatre-vingt-dix, la montée du chômage et de l’incerti-
tude macroéconomique et microéconomique a clairement affecté le bien-
être de nos concitoyens. Au plus bas du cycle économique, entre 1993
et 1996, un actif sur cinq a connu une période de chômage, et près d’un sur
trois chez les moins de 25 ans. Déstabilisé par l’afflux de demandeurs d’em-
ploi, le système d’assurance chômage a cherché, à travers des réformes
successives, pour ce qui concerne le régime d’assurance, à garantir son
équilibre financier, parfois au détriment de certaines catégories de chômeurs.
Bessot et Daniel (1999) ont mis en évidence sur cas-types la baisse de l’in-
demnisation des demandeurs d’emplois ayant de faibles durées d’activité
préalable, le développement d’un avantage relatif pour les salariés ayant
des salaires élevés, la fin de l’avantage spécifique dont bénéficiaient les
salariés à temps partiel, une érosion de l’indemnisation des demandeurs
d’emplois âgés de 50 à 59 ans à durées de cotisations courtes et une baisse
importante de pouvoir d’achat pour les allocations du régime de solida-
rité(12). Ces modifications des règles d’indemnisation, associées aux pro-
fondes transformations du marché du travail ont été lourdes de conséquen-
ces financières pour les chômeurs. Le taux de couverture des chômeurs a
baissé continûment (53 % des chômeurs inscrits en 1999 étaient indem-
nisés dont 41 % par le régime d’assurance contre 62 % en 1992 dont 52 %
par l’assurance). La proportion de chômeurs faiblement indemnisés n’a cessé
de croître (40 % des chômeurs indemnisés touchent moins d’un demi-SMIC
en 1998 contre 12 % en 1992). De plus en plus de chômeurs ont basculé au
RMI(13). Ainsi, 10 % des chômeurs sont, de fait, indemnisés par le RMI et
42 % des 900 000 Rmistes de métropole de 1996,le sont à la suite d’une fin
d’emploi ou d’une couverture chômage insuffisante. Les jeunes chômeurs

(12) Alors que les minima AUD et ASS étaient identiques en 1984, l’ASS sans majoration
d’âge ne représente plus que les trois quarts de l’AUD plancher en 1998.
(13) Les chômeurs en fin de droits non éligibles à l’Allocation de solidarité spécifique, les
jeunes en phase d’insertion avec des références d’activité préalable insuffisante, d’anciens
travailleurs à temps partiel touchant une AUD très faible.

44 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


de moins de 25 ans sont de fait de moins en moins fréquemment indemnisés
(un jeune sur trois) alors que leurs aînés de plus de 55 ans le sont de plus en
plus (à 90 %).

5. Chômeurs indemnisés et non indemnisés de 1988 à 1999

Non indemnisés Indemnisés En %


100

80

60

40

20

0
1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999
Champ : Chômeurs de catégories 1 à 3 (personnes immédiatement disponibles, à la recherche
d’un emploi à durée déterminée à temps plein ou à temps partiel ou d’un emploi temporaire
ou saisonnier) et de catégories 6 à 8 (idem mais demandeurs non immédiatement dispo-
nibles) et dispensés de recherche d’emploi ; évaluations en milieu d’année.
Source : UNEDIC.

Le passage par le chômage affecte considérablement le niveau de vie.


L’écart de revenu salarial entre le chômage (indemnités de chômage, RMI
et aides sociales comprises, mais indemnités de licenciement et transferts
familialisés exclus) et l’emploi dépend en premier lieu de la séquence emploi-
chômage ou chômage-emploi observée. Ainsi, le niveau des ressources indi-
viduelles pendant la période de chômage s’établit en moyenne aux deux
tiers(14) du salaire si le chômage est postérieur à l’emploi mais à moins de la
moitié si le chômage précède l’emploi (et à presque rien pour les primo-
entrants). Les écarts de revenus dépendent aussi de l’âge et du niveau de
formation. Le revenu de chômage ne représente qu’un quart du revenu d’em-
ploi chez les moins de 25 ans contre plus des deux tiers chez les plus de 50 ans.
Il est d’autant plus faible que l’actif est peu diplômé ou que le niveau de
salaire est bas.

(14) Ce taux qui correspond en fait à la médiane des taux de remplacement est proche du
taux de remplacement habituellement retenu dans les études sur cas types (OCDE).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 45
Les réformes de l’assurance chômage
ont cherché à favoriser le retour à l’emploi
En théorie, l’introduction de la dégressivité temporelle des niveaux d’in-
demnisation en 1992 (AUD) aurait pu fonctionner comme une incitation à
la reprise d’emploi, le chômeur étant amené à abaisser ses prétentions sala-
riales au fur et à mesure que l’indemnisation chômage se fait moins géné-
reuse. Cependant, Dormont, Fougère et Prieto (2001) ont montré que le
barème de dégressivité des allocations chômage mis en place en 1992 a
plutôt ralenti le retour à l’emploi des chômeurs les mieux indemnisés, tout
en pénalisant durement les moins bien indemnisés.
Depuis 1986, les partenaires sociaux ont autorisé le cumul emploi/chômage
– formule dite de « l’intéressement » ou de « l’activité réduite » – de façon à
ce que la reprise d’un emploi, parfois temporaire, ne s’accompagne pas
d’une baisse éventuelle des ressources du chômeur, mais l’incite à reprendre
un emploi. Cette formule visait notamment à améliorer l’employabilité de
ceux qui s’étaient le plus éloignés du marché du travail. Actuellement, environ
20 % des allocataires indemnisés par l’assurance chômage bénéficient
de ce dispositif (limité à dix-huit mois sous réserve d’un seuil mensuel
inférieur à 136 heures et 70 % des revenus antérieurs, le cumul se faisant au
taux de 50 % des revenus d’activité). Les emplois occupés dans le cadre de
l’intéressement sont la plupart du temps des emplois temporaires. Toute la
question est donc de savoir dans quelle mesure les bénéfices attendus
seront bien au rendez-vous. Ceci nous ramène en partie à la question exa-
minée précédemment de la place des emplois temporaires dans les trajec-
toires d’insertion durable sur le marché du travail. Différentes études con-
cluent soit à une certaine neutralité du système des activités réduites, ni
« piège à précarité », ni tremplin pour l’insertion (Gurgand et Letablier, 1999) ;
soit, après modélisation plus poussée, à un effet bénéfique sur l’insertion,
différent selon les sexes et plus important après une année de chômage
(Granier et Joutard, 1999). Du côté des bénéficiaires de l’allocation de soli-
darité spécifique, la visibilité de ce type de dispositif mériterait d’être amé-
liorée : en mars 2000, sur dix bénéficiaires du cumul quatre prétendaient ne
pas connaître cette possibilité de cumul (Bernard et Canceil, 2001).

Les disparités de salaires sont moins marquées


dans la fonction publique
La question des disparités salariales dans la fonction publique se pose
en des termes sensiblement différents que pour le secteur privé, compte
tenu du mode de détermination particulier des rémunérations dans ce secteur
(structure des corps et grades, valeur du point, négociations centralisées ).
La structure particulière des qualifications dans la fonction publique
d’État (dont la moitié du 1,8 million d’agents civils sont des enseignants),
la fonction publique hospitalière (850 000 agents essentiellement de caté-
gorie B (infirmiers) et C (aides soignants)) et la fonction publique territo-

46 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


riale (1,5 million d’agents dont près de 80 % de catégorie C) rend les indi-
cateurs de dispersion peu comparables avec ceux du privé et semi-public.
Ainsi le rapport interdécile n’est que de 1,8 (pour les temps pleins) dans
la fonction publique hospitalière et de 2,5 dans la fonction publique d’État
(contre 3 dans le privé et semi-public). Toutefois, la comparaison des rému-
nérations à niveaux de qualifications proches ou à capital humain donné
(même niveau de diplôme) montre que la fonction publique rémunère mieux
ses ouvriers et employés ou ses bas niveaux de qualification que le secteur
privé et moins bien ses cadres et professions intermédiaires ou ses salariés
les plus diplômés. À l’intérieur de chaque catégorie, la dispersion des salaires
est plus forte dans le privé, ce qui se traduit par un éventail des rémuné-
rations plus resserré dans la fonction publique que dans le secteur privé.
En détaillant ces écarts de salaire entre public et privé par diplôme, âge
et sexe, il apparaît que le désavantage global des diplômés de la fonction
publique n’est pas avéré pour les femmes : pour ces dernières, à pratiquement
tous les âges et niveaux de diplôme les salaires du public dépassent ceux du
privé, témoignant par là même d’une moindre discrimination salariale des
femmes diplômées dans la fonction publique (Fournier, 2001).
La grande stabilité observée depuis une douzaine d’années dans l’ouver-
ture de l’éventail des salaires dans la fonction publique d’État recouvre en
fait différents mouvements dont les effets peuvent parfois se compenser :
un accroissement prononcé de la qualification des emplois (plus de person-
nels de catégorie A pesant sur le haut de la distribution) et des mesures
importantes de revalorisation des postes en bas de l’échelle (plans Durafour,
Jospin, Lang ).

Les indépendants plus exposés à la pauvreté laborieuse


Les revenus d’activité indépendante représentent la source principale
de revenus de près de 1,9 million de ménages (soit 5,8 millions de person-
nes). Les revenus des agriculteurs ou des artisans-commerçants sont les
plus volatils et les plus dispersés. C’est plus particulièrement dans les cas
d’échecs et de cessation d’activité d’une petite entreprise, dont le capital
n’est guère valorisable, que se situent les situations financières les plus
difficiles. Au total, les indépendants sont plus exposés à la pauvreté que les
salariés : plus d’un ménage d’indépendants sur dix se situe sous le seuil de
pauvreté (voir aussi chapitre 4).

Des inégalités de patrimoine qui se réduisent ?


Les patrimoines sont moins bien connus que les revenus des ménages :
leur mesure se heurte à de nombreuses difficultés tant en ce qui concerne la
qualité des données disponibles que les concepts sous-jacents (voir Hourriez
et Roux, complément C).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 47
Le patrimoine brut des ménages est beaucoup plus concentré que leurs
revenus. En 1997, un ménage sur deux possède plus de 500 000 francs, un
sur quatre plus d’un million de francs et un sur 10 plus de 2 millions. Les
5 % les plus riches détiennent près de 30 % du patrimoine et le rapport
interdécile est de l’ordre de 75.
Le patrimoine est composé en moyenne de 40 % d’actifs financiers, de
15 % d’actifs professionnels et de plus de 40 % de logements. Sa composition
varie cependant fortement selon son importance. Les petits patrimoines
(inférieurs à 100 000 francs) sont essentiellement liquides (comptes chèques
et livrets). Les patrimoines compris entre 100 000 et 500 000 francs sont
surtout composés d’épargne logement et d’assurance vie. Puis l’immobilier
domine ensuite dans la tranche 0,5 à 1,5 million de francs. Le patrimoine de
rapport (valeurs mobilières, assurance vie, immobilier de rapport, actifs
professionnels ) prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure
que l’on s’élève dans l’échelle des patrimoines et les valeurs mobilières
deviennent prépondérantes dans les grandes fortunes.
Différentes sources(15) dessinent un portrait convergent des grandes for-
tunes. D’une part, la concentration reste très forte même au sein du cen-
tième des ménages les plus fortunés qui possèdent de 15 à 20 % du patri-
moine total des ménages, les indépendants ou anciens indépendants y sont
majoritaires, le rôle de l’héritage y est essentiel et plus-values et revenus
des placements financiers procurent l’essentiel des ressources (voir éga-
lement Piketty pour une analyse sur longue période et le complément de
Champagne et Maurice pour une exploitation des fichiers de l’impôt sur la
fortune).
Depuis une vingtaine d’années, la détention d’actifs financiers progresse
régulièrement au sein des ménages par rapport à la part des autres actifs
professionnels et immobiliers (l’accession à la propriété stagne globa-
lement depuis le début des années quatre-vingt-dix et a diminué chez les
ménages de moins de 40 ans). Compte tenu des performances de la bourse
et de l’évolution des taux d’intérêt, l’achat d’actions a compensé la vente
des SICAV monétaires, et en 2000, un ménage sur cinq détient des actions
(y compris sous forme d’épargne salariale). L’assurance-vie et l’épargne
retraite se développent, l’épargne logement stagne et les patrimoines se
diversifient.
Évalués à l’aune des déclarations des ménages aux enquêtes, les dispa-
rités patrimoniales tendent à se réduire depuis une quinzaine d’années. Tous
les indicateurs d’inégalité usuellement retenus convergent. Plus préci-
sément, la valeur des déciles de patrimoine s’est accrue plus rapidement
juste au-dessous de la moyenne, de sorte que les patrimoines modestes se
sont un peu rapprochés des autres. Lorsque l’on recale les données d’en-

(15) L’analyse des données de l’ISF 1996, le dernier centile des ménages de l’enquête
« Patrimoine » 1992 ou les successions du centile le plus riche de l’enquête « Mutations à
titre gratuit » 1994.

48 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


quête sur les données macroéconomiques disponibles(16), l’éventail du patri-
moine apparaît moins ouvert que dans les déclarations directes des ménages.
Bien que les hauts patrimoines soient redressés de plus du tiers alors que
les patrimoines moyens ne s’accroissent que d’un quart, ce sont les petits
patrimoines composés de comptes chèques et livrets qui progressent forte-
ment (le premier quartile augmente de 90 %).
Faut-il voir dans cette réduction des inégalités patrimoniales un effet
mécanique du renouvellement des générations, les générations gâtées des
« Trente glorieuses » remplaçant progressivement les générations plus an-
ciennes au sein desquelles les inégalités patrimoniales demeuraient fortes ?
Bien que fondée, cette hypothèse n’épuise pas le phénomène et il faut peut-
être aussi y voir l’effet du développement de l’offre de produits financiers
et la montée de l’épargne de précaution qui auraient incité les ménages
modestes à se constituer un petit patrimoine financier, en attendant éven-
tuellement de réaliser un investissement immobilier par l’accession à la
propriété.

Les revenus du patrimoine de plus en plus inégalitaires


La prise en compte des revenus du patrimoine peut modifier sensiblement
le diagnostic sur les inégalités de revenus. Elle passe par deux canaux. D’une
part, les avantages que les propriétaires tirent des logements qu’ils habitent
sont évalués sous la forme de « loyers fictifs » (40 % en moyenne des reve-
nus du patrimoine de rapport). Lorsqu’on les ajoute aux revenus d’activité
et de transferts, l’image que l’on a des inégalités de niveau de vie entre
catégories d’âge en est sensiblement modifiée, dans la mesure où l’accession à
la propriété se fait progressivement au cours du cycle de vie. En particulier,
le taux de pauvreté des ménages de retraités baisse substantiellement.
Cependant, il faut rappeler que les loyers fictifs ne constituent toutefois pas
le même type de revenu et ne n’autorisent pas les mêmes arbitrages budgé-
taires. Ils ne seraient pas pris en compte dans la suite de l’analyse.
D’autre part, on peut appliquer au patrimoine de rapport des ménages
des taux de rendement tirés de données financières, afin d’estimer les reve-
nus courants (intérêts, dividendes, loyers) générés par leur patrimoine. Ces
revenus du patrimoine représentent environ 24 000 francs annuels par mé-
nage en 1998. Ils ont fortement progressé de 1984 à 1993 (de 18 000 francs
à plus de 26 000 francs en francs 1997) pour baisser légèrement depuis. De
fait, au cours des années quatre-vingt-dix, l’augmentation continue du patri-
moine de rapport (au rythme de 5 % l’an) n’a pas entièrement réussi à con-

(16) Les déclarations des ménages concernant leur patrimoine sont entachées de sous-
estimations caractéristiques de certains types d’actifs : très faibles pour l’immobilier, la sous-
déclaration est élevée pour les actifs financiers, que ce soit pour les valeurs mobilières (sous-
estimées de l’ordre de 50 %) ou pour les comptes chèques et livrets, et elle est significative
pour les actifs professionnels. Les données d’enquêtes sont donc recalées, sous l’hypothèse,
relativement forte, que les sous-estimations ne dépendent que du type d’actif et sont propor-
tionnellement identiques pour les ménages modestes et pour les ménages aisés.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 49
trebalancer la chute des rendements (les taux des marchés monétaires et
obligataires sont passés de plus de 10 % au début des années quatre-vingt-
dix à 3 % fin 1999). Seuls les taux de rendement du capital foncier et im-
mobilier sont restés stables. Globalement le taux de rendement du patri-
moine de rapport de ménages a chuté de près de 2 points sur la période
1991-1997.

6. Performances du patrimoine de rapport

Moyenne mobile sur 8 ans


10

-2
1973 1975 1977 1979 1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995
Lecture : 1995 correspond à la moyenne des performances des années 1991 à 1999. La
performance d’un placement tient compte du taux de rendement (revenu courant/ valeur du
bien), des plus-values latentes et est déflatée par l’indice du niveau général des prix.
Source : Calculs INSEE d’après données INSEE, BDF, SBF, SAFER et Notaires parisiens.

Les revenus du patrimoine tendent à se concentrer de plus en plus chez


les hauts revenus, au fur et à mesure que disparaissent les anciens indépen-
dants à la retraite, pauvres en revenus et riches en patrimoine. Ainsi, entre
1984 et 1994, la part des revenus du patrimoine perçus par le quart le plus
aisé des ménages serait passé de 58 à 62 %. Le caractère inégalitaire des
revenus du patrimoine aurait donc tendance à s’accroître (complément C).
Nous en examinons dans le chapitre suivant les conséquences sur les inéga-
lités de revenu entre ménages.
Enfin, les seuls revenus courants du patrimoine de rapport ne sauraient
entièrement rendre compte des revenus économiques du patrimoine. Il fau-
drait également tenir compte des plus-values latentes réelles (encadré 2).

50 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


2. Les plus-values latentes

La performance exceptionnelle des actions en 1999 (+ 51 %) faisant suite à


trois autres années de hausse (1996 à 1998) a généré des plus-values latentes
considérables comme d’ailleurs à la fin des années quatre-vingt. En revanche,
les prix de l’immobilier parisien ont accusé une forte baisse depuis le début des
années quatre-vingt-dix qui n’a été stoppée qu’en 1998 avec une remontée sur
les deux dernières années. Cette grande volatibilité associée à la non réalisa-
tion de la plupart des plus-values latentes, invite à apprécier les performances
du patrimoine de rapport sur moyenne période (voir graphique 6 comportant
un lissage sur huit années). Après les mauvaises performances des années
soixante-dix, celles-ci s’élèvent à 5 à 6 % sur la fin des années quatre-vingt et
remontent fortement en fin des années quatre-vingt-dix (8 %) après un rende-
ment de l’ordre de 4 % au début de cette décennie(*). Hourriez (2000) évalue le
montant de ces plus-values à quelques 200 milliards par an en moyenne sur la
période 1988-1997, soit environ de 40 à 50 % des revenus courants du patri-
moine de rapport des ménages. Si l’on admet que la concentration de ces plus-
values est identique à celle des actions, leur prise en compte accentuerait les
disparités de revenus du patrimoine. En évolution temporelle, le diagnostic est
plus complexe, mais opposerait les années soixante-dix et le début des années
quatre-vingt aux quinze dernières années où le développement de ces plus-
values aurait accentué les disparités des revenus du patrimoine.

(*) Estimées sur la dernière période triennale 1996-1999 les performances du patri-
moine de rapport s’élèvent à 13 % !

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 51
Chapitre 3

Réussites et impasses
dans la lutte contre les inégalités

Le niveau d’inégalité économique d’une société à un moment donné est


la résultante de mouvements complexes : il dépend à la fois des facteurs
économiques qui ont fait l’objet du chapitre précédent, de la structure des
revenus de marché et leur dynamique individuelle, présente mais aussi passée
– à travers le patrimoine, comme l’illustre le rapport de Thomas Piketty –
mais également de facteurs sociologiques et démographiques comme l’évo-
lution des comportements matrimoniaux, des choix de fécondité, ou de la
structure par âge de la population. Enfin, les choix collectifs opérés à tra-
vers le système redistributif – son niveau mais aussi sa structure – peuvent
aboutir à une correction plus ou moins marquée des inégalités de revenus
initiaux des ménages, de façon statique mais également dynamique :
les choix des ménages – en matière d’activité notamment – peuvent être
influencés par la structure du système socio-fiscal.
Dans ce chapitre, nous explorons ces phénomènes d’agrégation et
d’interaction (voir également le complément de Sastre et Trannoy). On verra
que le niveau d’inégalité atteint en France au milieu des années quatre-
vingt-dix – qui la situe dans la moyenne européenne – est le fruit d’évolu-
tions très différenciées selon l’âge et d’une profonde transformation du sys-
tème socio-fiscal(17). Nous commençons par analyser l’évolution des inéga-
lités au sein des ménages d’actifs salariés ou chômeurs avant de voir
comment elles se combinent avec l’évolution des inégalités au sein des
retraités, puis nous évaluons le système socio-fiscal sous l’angle de l’équité
et de l’efficacité, y compris en ce qui concerne les mesures les plus récentes,
comme la prime pour l’emploi. Les données disponibles ne permettent
malheureusement pas une analyse aussi fouillée de la période très récente,
mais on trouvera dans le chapitre 6 les éléments de diagnostic aujourd’hui
disponibles sur les tendances des dernières années.

(17) C’est-à-dire en intégrant les cotisations sociales patronales et salariales, la CSG et la


CRDS au couple impôts directs / transferts non contributifs étudié précédemment.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 53
Légère hausse des inégalités de niveau de vie
au sein des ménages salariés dans les années quatre-vingt-dix
L’analyse des inégalités de marché (revenus d’activité et de remplacement)
a montré que la dégradation du marché du travail a concouru à faire croître
l’inégalité des revenus individuels des salariés entre 1990 et 1996(18). On va
voir dans ce chapitre que l’évolution des structures familiales a amplifié ce
mouvement. Au total, le mouvement de réduction marquée des disparités
de revenus initiaux des ménages salariés ou chômeurs, qui avait caracté-
risé les années soixante-dix et plus faiblement les années quatre-vingt, s’est
donc inversé et l’on observe un décrochage des ménages salariés les plus
modestes au début des années quatre-vingt-dix. Les transferts ont gagné en
efficacité redistributive tout au long de la période et l’accroissement des
inégalités de marché ne s’est donc pas traduit par un développement parallèle
des inégalités de revenu disponible entre ménages de salariés. Cependant,
les transferts n’ont pas suffi à inverser totalement la tendance (Breuil, 2000).

Décrochage des plus pauvres


Jusqu’à la fin des années quatre-vingt, le revenu de marché par unité de
consommation des ménages de salariés(19) a évolué comme le salaire net
moyen : il a augmenté rapidement entre 1970 et 1975 (+ 4,8 % par an en
francs constants) puis plus modérément entre 1975 et 1979 (+ 1,8 % par an)
et assez faiblement entre 1979 et 1990 (+ 0,3 % par an). Toutefois, une
hausse générale des revenus n’est pas forcément synonyme de réduction
des inégalités : encore faut-il que les revenus les plus faibles augmentent
plus rapidement que les revenus les plus élevés. C’est effectivement ce qui
s’est produit dans les années soixante-dix, grâce notamment à la forte reva-
lorisation du SMIC durant cette période. Les écarts de revenus entre les
plus riches et les plus pauvres (déciles extrêmes) aussi bien qu’au sein de la
« classe moyenne salariée » (déciles 2 à 9) se sont réduits (graphique 7).

(18) L’année 1996 retenue à cause des données disponibles termine une phase descendante
du cycle économique qui a certes un impact sur les résultats présentés bien que l’on puisse
penser que l’amélioration de la situation économique de la fin des années quatre-vingt-dix
ne remette pas en cause l’essentiel du diagnostic présenté ici (voir chapitre 6).
(19) Les revenus de marché ou revenus initiaux sont définis ici comme les revenus d’activité
ou de remplacement déclarés au fisc (c’est-à-dire salaires et revenus de redistribution dite
« assurantielle » : chômage et retraite) par unité de consommation (u. c.). L’échelle d’équi-
valence utilisée attribue un poids de 1 au chef de ménage, de 0,5 à toutes les personnes de
plus de 14 ans et de 0,3 aux moins de 14 ans vivant dans le ménage. Les revenus du patri-
moine ont été écartés de l’analyse pour des raisons de comparabilité inter-temporelle. Les
prendre en compte ne modifierait pas les principales conclusions. Les ménages considérés
ici correspondent aux ménages dont le chef est actif salarié ou chômeur ; ils représentent
95 % des ménages dont le chef est actif et 54 % de l’ensemble des ménages.

54 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


7. Évolution annuelle relative du revenu initial par uc par décile
pour les ménages de salariés

1%
a. De 1970 à 1979

0%

-1%

-2%

-3%

-4%
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

b. De 1979 à 1990
1%

0%

-1%

-2%

-3%

-4%
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

c. De 1990 à 1996

0%

-1%

-2%

-3%

-4%
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Champ : Ensemble des ménages dont le chef est salarié ou chômeur classés par décile de
revenu initial (revenus d’activité et de remplacement hors revenus du patrimoine) par uc.
Lecture : De 1990 à 1996, le revenu initial par uc des ménages du premier décile a perdu
3,2 % par an en moyenne par rapport au revenu initial moyen par uc des ménages de salariés.
Source : Enquêtes Revenus fiscaux INSEE-DGI, 1970, 1979, 1990 et 1996.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 55
Depuis le début des années quatre-vingt, le ralentissement de la crois-
sance et la montée du chômage et du temps partiel se sont traduit par une
stabilisation des inégalités au sein des classes moyennes. Surtout, l’écart
s’est creusé entre les plus pauvres (le 1er décile) et les autres – aussi bien par
rapport aux « classes moyennes » qu’aux riches – modérément d’abord dans
les années quatre-vingt, puis très fortement sur la période 1990-1996. Aug-
mentation du chômage, durcissement de son indemnisation et montée du
temps partiel sont sans conteste à l’origine de cette dégradation.

Polarisation croissante de l’emploi


La croissance du chômage et du temps partiel n’explique pas seule l’aug-
mentation des inégalités observée au début des années quatre-vingt-dix.
L’évolution des structures familiales a également joué en ce sens.
On observe en effet une polarisation croissante de l’emploi au sein des
couples. Ainsi, la proportion de couples d’actifs où les deux conjoints sont
en emploi (à temps plein ou partiel) est passée de 55 % en 1982 à 62 % en
1999 ; la proportion de couples où aucun des conjoints n’est en emploi
(qu’il soit « chômeur » ou « inactif ») a également augmenté, passant de
3 % en 1982 à 5 % en 1999. En effet, les femmes sont toujours plus actives
(et les couples bi-actifs sont donc devenus plus fréquents), mais, à l’in-
verse, la montée du chômage contribue mécaniquement à l’augmentation
du nombre de couples sans emploi). L’homogamie sociale (les ouvriers
épousent plutôt des employés et les cadres supérieurs des professions inter-
médiaires ou des enseignantes) contribue à renforcer la polarisation de l’em-
ploi au sein des couples (une femme diplômée étant moins souvent au chô-
mage qu’une femme non qualifiée).
On observe également une augmentation continue du nombre d’actifs
vivant seuls ou de chefs de famille monoparentale, qui n’est d’ailleurs pas
une tendance propre à la France : ils représentent aujourd’hui plus du tiers
des ménages d’actifs contre un quart au début des années quatre-vingt. Or
ces « isolés » sont particulièrement exposés au chômage et au sous-emploi.
Le taux de non-emploi (chômage ou inactivité) parmi les chefs de ménage
sans conjoint a crû de 17 % en 1982 à 23 % en 1999. Il semblerait que la
tendance à vivre « en solo », que ce soit en début de vie active ou après une
séparation, ait été plus forte que la tendance à absorber la dégradation de la
situation sur le marché du travail en restant « en famille ». Solidarités pu-
bliques et solidarités familiales jouent aussi un rôle dans ce mouvement par
le biais des aides publiques apportées aux familles monoparentales et par
les transferts privés voire les possibilités de revenir dans la famille d’ori-
gine pour les jeunes salariés en difficulté. Piketty (1998) a montré que la
création et l’extension des transferts sociaux ciblés (allocation de parent
isolé, allocation parentale d’éducation notamment) avaient pu jouer leur
rôle dans cette polarisation de l’emploi en raison de la sensibilité particu-
lière aux incitations financières de l’offre de travail des femmes ayant des
enfants à charge.

56 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


2. Répartition des ménages d’actifs selon le nombre d’emplois

1982 1990 1999


Ménages dont la personne de référence vit en couple
• 2 emplois 55 60 62
• 1 emploi 32 36 33
• 0 emploi 3 4 5
• ensemble des couples 100 100 100
Ménages dont la personne de référence ne vit pas en couple
• 1 emploi 83 81 77
• 0 emploi 17 19 23
• ensemble 100 100 100
Ensemble des ménages
• Emploi saturé(*) 63 66 67
• Emploi non saturé 30 26 22
• 0 emploi 7 8 11
• ensemble 100 100 100
Proportion des ménages dont la personne de référence ne vit pas en couple
26 28 34
Champ : Ménages dont la personne de référence (ou son conjoint éventuel) est active
(étudiants et retraités sont hors champ), seule la personne de référence et le conjoint éven-
tuel sont pris en compte dans le décompte des emplois.
Note : Personne de référence et conjoint éventuel en emploi.

La polarisation de l’emploi – entendue plus largement en termes de pro-


portions respectives de ménages où l’emploi est « saturé », c’est-à-dire où
le chef de ménage et son conjoint éventuel sont en emploi, et de ménages
sans emploi – a donc augmenté. La proportion de ménages dont l’emploi est
saturé est passée de 63 % en 1982 à 67 % en 1999 et celle des ménages sans
emploi est passée de 7 à 11 %. Il en est évidemment résulté un accroissement
des inégalités de revenus au sein de la population des ménages d’âge actif.

Des transferts de plus en plus redistributifs


Tout au long des décennies soixante-dix et quatre-vingt, le système
redistributif a accompagné, en l’amplifiant, le mouvement de réduction des
inégalités de revenus initiaux. La redistribution opérée par les impôts di-
rects et les différentes prestations permettait d’accroître le niveau de vie
des ménages salariés les plus modestes (1er décile) de près de 50 % dans les
années soixante-dix, de 70 % en 1990 et de 90 % en 1996. Bien sûr, ces
chiffres reflètent pour partie la dégradation progressive du revenu initial
des salariés du 1er décile dans un contexte de chômage élevé (les presta-
tions prenant une place de plus en plus grande dans la formation du revenu
des ménages de salariés les plus pauvres, au détriment des revenus d’acti-

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 57
8. Évolution annuelle relative du revenu disponible par uc
par décile de revenu initial par uc pour les ménages de salariés
a. De 1970 à 1979
1%

0%

-1%

-2%
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

b. De 1979 à 1990
1%

0%

-1%

-2%
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

c. De 1990 à 1996
1%

0%

-1%

-2%
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Champ : Ensemble des ménages dont le chef est salarié ou chômeur classés par décile de
revenu initial (revenus d’activité et de remplacement hors revenus du patrimoine) par uc.
Lecture : De 1990 à 1996, le revenu disponible (après impôts directs et transferts) par uc des
ménages du premier décile a perdu 1,3 % par an en moyenne par rapport au revenu disponi-
ble moyen par uc des ménages de salariés.
Source : Enquêtes Revenus fiscaux INSEE-DGI, 1970, 1979, 1990 et 1996

58 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


vité). Mais il faut y voir aussi l’impact positif de la création d’un certain
nombre de minima sociaux (allocation de parent isolé (API) en 1976 et
surtout du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988) et l’extension des
aides au logement. En revanche, bien qu’il ait gagné en efficacité, le sys-
tème redistributif n’a pu contrecarrer complètement la hausse des inéga-
lités de marché dans les années quatre-vingt-dix (1990-1996).

Le poids des prestations déterminant


dans la réduction des inégalités
Bien qu’il reste globalement moins redistributif que celui d’autres pays
européens (Bourguignon, 1998), notre système socio-fiscal a gagné en effi-
cacité redistributive, notamment grâce à des prestations de plus en plus
ciblées (famille, logement, minima sociaux). Le couple impôt – prestations
réduisait ainsi l’inégalité (mesurée par le rapport des revenus initiaux entre
déciles extrêmes) de moitié en 1996, contre à peine un tiers en 1975. Mais
alors que c’étaient les prestations familiales(20) qui contribuaient le plus
fortement à cette redistribution en 1975, elles sont maintenant « dépassées »
par les allocations logement, plus ciblées (elles sont attribuées sous conditions
de ressources). La contribution des allocations logement à la réduction des
inégalités est passée de 10 % en 1975 à 30 % en 1996 (voir tableau 3).
De même, les minima sociaux, avec la création de l’API en 1976 et surtout
du RMI en 1988, contribuent de plus en plus à la réduction des inégalités
(pour 4 % seulement en 1975 contre 21 % en 1996)(21). Notons toutefois
que ces évaluations de l’impact redistributif de tel ou tel transfert recouvrent
à la fois des effets de barèmes (de chaque prestation) et des modifications
dans la structure de la population des bénéficiaires (diminution des familles
nombreuses, développement des familles monoparentales ).

Baisse de l’efficacité redistributive des impôts directs


Même si l’impôt sur le revenu est, en comparaison internationale, forte-
ment progressif, le fait qu’il soit très concentré (la moitié seulement des
foyers français est imposable) et pèse relativement peu en masse, nuit à son
efficacité redistributive. Les réformes successives ont progressivement réduit
son poids depuis le milieu des années quatre-vingt, alors que dans les années
1970-1984, les revenus imposables croissaient plus vite que les tranches
d’imposition. Son effet redistributif, mesuré sur la même base que celui des
prestations, est ainsi passé de 13 % en 1970 à 18 % en 1984 pour revenir à
14 % en 1996 (suite également à la réforme du barème de 1994 dont le
dernier décile des ménages salariés a amplement bénéficié).

(20) Allocations familiales, complément familial, allocation pour salaire unique, pour jeune
enfant, de rentrée scolaire, APE, ASF, AES selon leur existence à différentes périodes.
(21) Sont pris en compte le RMI, l’API, le minimum vieillesse et l’AAH (pour 1996). L’allo-
cation de solidarité spécifique (ASS) versée à certains chômeurs étant imposable, fait partie
du revenu initial mais aurait dû en toute logique être analysée avec les minima sociaux.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 59
Alors que la taxe d’habitation est globalement redistributive sur l’en-
semble du champ des ménages (en raison des dégrèvements dont bénéfi-
cient les retraités à bas revenus), elle contribue plutôt à augmenter les iné-
galités au sein des seuls ménages de salariés (certes faiblement, compte
tenu de son poids et sans préjudice des recours gracieux dont elle est l’ob-
jet). De plus, son alourdissement observé depuis 1990, malgré une aug-
mentation du nombre de ménages exonérés dans le premier décile, a en-
traîné une hausse de 1 % de l’écart de revenus entre déciles extrêmes.

3. Évolution de la contribution des transferts à la réduction


des écarts de revenu par unité de consommation
entre déciles extrêmes des ménages salariés (ou chômeurs)
entre 1975 et 1996(*)
En %
1975 1996
Prestations familiales – 25 – 27
Allocations logement – 10 – 30
Minima sociaux –4 – 21
Impôt sur le revenu – 15 – 14
Taxe d'habitation +1 +2
Total des transferts – 42 – 58
Lecture : En 1975, avant transferts, le rapport des revenus initiaux moyens par uc du dernier
décile au premier décile est égal à 9,5. Tenir compte (seulement) de l’impôt sur le revenu
réduit ce rapport de 15 % Tenir compte de l’ensemble des transferts le réduit de 42 %
compte tenu d’un rapport interdécile des revenus disponibles par unité de consommation de
5,5 en 1975 (5,5 = 9,5 (1 – 0,42) ). La contribution de chaque transfert étant estimée indé-
pendamment à partir du rapport des revenus initiaux, la somme de ces contributions n’est
pas égale à la contribution du total (voir Breuil, 2000).
Note : (*) Les ménages dont le chef est salarié sont classés en fonction de leur revenu initial
par uc (revenu d’activité et de remplacement hors revenus du patrimoine).

Baisse marquée des inégalités au sein des retraités


Entre 1970 et 1996, les retraités ont vu leurs revenus initiaux (non com-
pris revenus du patrimoine) augmenter deux fois plus vite que ceux des
salariés : au rythme de 7 % par an au cours des années soixante-dix, de
1,8 % par an au cours des années quatre-vingt et de 2,3 % par an sur la
période 1990-1996. Il faut y voir l’effet des fortes revalorisations des re-
traites à la fin des années soixante-dix, mais surtout de l’arrivée à maturité
du système de retraite mis en place au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale : les générations anciennes de retraités sont progressivement rem-
placées par de jeunes retraités bénéficiant de droits complets donc plus
élevés, notamment pour les femmes. Il faut souligner que cette évolution
est en soi une petite révolution, qui s’est faite en douceur et passe peut-être
un peu inaperçue aujourd’hui : pour la première fois, la vieillesse n’est
pour une grande majorité plus synonyme de pauvreté (chapitre 4).

60 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Aujourd’hui, le niveau de vie des retraités est à parité avec celui des actifs.
Cela entraîne un véritable bouleversement des rapports et des échanges
financiers entre les générations (cf. infra).
La hausse continue du niveau de vie des retraités par rapport aux actifs
s’est aussi accompagnée d’une baisse continue des inégalités de revenu
initial au sein des ménages de retraités. Ainsi le rapport interdécile du re-
venu initial par unité de consommation des retraités est passé de 8,7 en
1970 à 4,2 en 1996 (alors que celui de l’ensemble des actifs y compris les
indépendants ne s’est réduit que de 6,5 en 1970 à 5,5 pour 1996). En revan-
che, en termes de revenu disponible par u. c. après impôts et transferts, la
réduction de l’éventail des inégalités par la redistribution a été moins sou-
tenue pour les ménages de retraités et semble même s’être interrompue
depuis 1984. Cet effet moins marqué de la redistribution en fin de période
tient essentiellement au renouvellement des générations, des jeunes retraités
aisés se substituant progressivement aux allocataires âgés du minimum
vieillesse. L’impôt sur le revenu contribue également de moins en moins à
la réduction des inégalités.

La France dans la moyenne européenne


Au total, pour l’ensemble des ménages, les inégalités de niveau de vie
après redistribution sont restées stables depuis 1990. Cette stagnation con-
traste avec la forte réduction observée dans les années soixante-dix et la
réduction plus modérée dans les années quatre-vingt. L’efficacité du couple
impôts-prestations a pourtant augmenté sur la dernière période, mais, il
faut le rappeler, le contexte économique été particulièrement défavorable.
Faut-il au total y voir un succès ou un échec ? La comparaison internatio-
nale permet d’apprécier la performance relative de la France.
Même si les comparaisons internationales sont difficiles, on peut s’y
risquer à partir des données du Luxembourg Income Study, qui sont cons-
truites sur des bases comparables. La France occupe une position intermé-
diaire. L’inégalité de revenu globale est plus forte dans les pays anglo-saxons,
et sensiblement plus faible dans les pays du Benelux et de la Scandinavie.
Les données tirées du panel européen des ménages indiquent que l’indice
de Gini (pour les niveaux de vie) s’établissait à 29 % en France, contre
26 % en Autriche et 23 % au Danemark. La Commission européenne a pro-
posé un indice d’inégalité un peu différent (ratio de la part du revenu total
détenue par les 20 % les plus riches sur la part détenue par les 20 % les plus
pauvres). Pour la France, ce ratio s’établissait en 1996 à 4,4. En d’autres
termes, le cinquième le plus riche de la population a, en France, un revenu
moyen 4,4 plus élevé que le revenu moyen du cinquième le plus pauvre de
la population. Ce ratio est proche de celui de l’Allemagne (4,5) et de la
moyenne européenne (5,0) : la France occupe donc une position intermé-
diaire dans l’ensemble des pays de l’OCDE. C’est par rapport aux résultats
des pays les plus performants en matière de lutte contre la pauvreté et les
inégalités que tout accroissement de l’inégalité économique en France doit
être jugé préoccupant.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 61
9. Coefficients de Gini dans différents pays de l’OCDE (1995)
40

30
Indice de Gini (en %)

20

Royaume-Uni
10

Allemagne

États-Unis
Pays-Bas
Finlande

Australie
Belgique
Norvège

Canada
France
Suède

Italie
0
Lecture : Suède
Les chiffres se
Finlande rapportent
Norvège àBelgique
Pays-Bas la distribution
Allemagne du revenu disponible
FranceCanada par unité
AustralieItalie deÉtats-Un
Royaume-consom-
mation, sur l’ensemble de la population. L’échelle d’équivalence utilisée est la racine carrée
Uni
de la taille du ménage. Les données se rapportent à 1995, à l’exception du Canada et des
États-Unis (1997), de la Belgique (1996), de l’Australie, de l’Allemagne, de la France et des
Pays-Bas (1994).
Source : Luxembourg Income Study (LIS).

3. L’impact des revenus du patrimoine sur les inégalités


La prise en compte des revenus du patrimoine de rapport, plus concentrés
que les revenus d’activité, conduirait à nuancer le constat de stabilité globale
des inégalités de niveau de vie tout au moins sur la première partie des années
quatre-vingt-dix. En particulier, les revenus du patrimoine de rapport repré-
sentent une fraction importante et croissante du revenu des retraités (en 1996
les revenus du patrimoine s’élèvent au cinquième du revenu primaire des re-
traités contre 8 % pour le reste de la population). Leur répartition inégale (9 %
du revenu primaire pour le 1er quartile, 27 % pour le dernier) tend à accroître
les inégalités de niveau de vie entre retraités et a eu pour effet d’ouvrir l’éven-
tail des niveaux de vie des retraités au cours de la dernière décennie.
En outre, si l’on prend en compte les plus-values latentes des valeurs mobilières,
dont la concentration est très forte dans le haut de la distribution des revenus (le
dernier décile des ménages, classés selon le revenu de référence par uc, en touche
près de la moitié, le 9e décile le cinquième ), l’éventail des niveaux de vie appa-
raît plus ouvert. Sous l’hypothèse que les plus-values latentes (estimées à
200 milliards par an en moyenne dans les années quatre-vingt-dix) sont distri-
buées comme les revenus des actions, une simulation montre que leur prise en
compte relèverait le niveau de vie du dernier décile de 8 %, du 9e décile de 6 %
par rapport aux premiers déciles qui ne bougent guère. L’effet des plus-values sur
l’évolution de l’éventail des niveaux de vie est plus complexe. Seul les tendances
de long terme peuvent être esquissées, compte tenu de la variabilité temporelle de
ces plus-values (non réalisées ). Sachant que la corrélation entre revenus primaires
et patrimoine de rapport s’est renforcée et que les performances du patrimoine de
rapport se sont fortement redressées au cours des quinze dernières années par
rapport aux années soixante-dix et début quatre-vingt, les plus-values latentes
tireraient les inégalités vers le haut au début des années quatre-vingt-dix.

62 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Le désavantage relatif des jeunes générations
Lorsque l’on trace les profils de revenu primaire par génération, on ob-
serve qu’ils enregistrent tous l’accélération des revenus observée au cours
des années soixante-dix, puis leur relative stagnation : chacune des géné-
rations nées avant 1945 disposait, à l’entrée sur le marché du travail, de
revenus supérieurs à ceux de la génération qui la précédait. Mais pour les
générations suivantes, nées après 1950 et entrées sur le marché du travail à
la fin des années soixante-dix, le « tapis roulant de la croissance » s’est
arrêté : elles n’ont pas fait mieux que leurs aînées au même âge.

10. Profil d’évolution du revenu initial par uc au cours du cycle de vie

Baisse du revenu initial relatif


pour les générations récentes

Hausse du revenu initial relatif


pour les générations récentes

24 29 34 39 44 49 54 59 64 69 74 79 84
Âge
Source : INSEE.

Si on fait abstraction dans un deuxième temps des évolutions conjonctu-


relles de la croissance française, pour ne s’intéresser qu’aux positions rela-
tives des différentes générations sur le « tapis roulant », en corrigeant les
revenus de l’augmentation générale du pouvoir d’achat (qui enregistre les
accélérations et ralentissements du « tapis roulant »), les profils par géné-
ration apparaissent beaucoup plus semblables et permettent de dégager deux
conclusions (graphique 10). Les revenus primaires par unité de consom-
mation au cours du cycle de vie ont toujours le même profil, fortement
croissant de 25 à 60 ans, avec toutefois un pallier de 35 à 50 ans – période
où les charges de famille sont les plus fortes – puis décroissant lors du

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 63
passage à la retraite et le veuvage. On observe un « basculement » temporel
autour de ce profil moyen : les revenus de remplacement des générations
récentes de retraités croissent, tandis que les revenus d’activité des jeunes
générations subissent un décrochage relatif.
Ainsi, il apparaît le niveau de vie des jeunes générations aurait même
baissé sensiblement sur la période 1990-1996, et les ménage jeunes (moins
de 30 ans) étaient en 1996 plus exposés à la pauvreté (10,8 %) que la
moyenne (7,4 %) : 220 000 ménages (hors ménages étudiants)(22) vivaient
sous le seuil de pauvreté. Les causes de cette dégradation relative du niveau
de vie des jeunes générations ont déjà été analysées dans le chapitre précé-
dent, et tiennent à leurs difficultés d’insertion sur le marché du travail. Tou-
tefois les transferts sociaux ont permis d’atténuer, sans toutefois les effacer
complètement, ces fortes inégalités de « revenus du travail ».
L’analyse de la situation des jeunes ménages en termes de niveaux de
consommation et de bien-être amène cependant à relativiser la dégradation
moyenne du niveau de vie des jeunes générations. Envisagés sous l’angle
des dépenses de consommation grâce aux enquêtes sur les budgets fami-
liaux, les niveaux de vie apparaissent plus plats au cours du cycle de vie, et
le niveau de consommation des jeunes ménages est resté stable et compa-
rable à celui des générations précédentes. De même, en termes de « bien-
être subjectif », les jeunes ménages se différencient peu de leurs aînés, plus
âgés (Lollivier, 1999).
En outre, la solidarité familiale joue au profit des jeunes ménages. Les
parents aident financièrement leurs enfants, les grands-parents leurs petits-
enfants. Lorsque l’on prend en compte ces aides financières, le niveau de
vie moyen des ménages (non-étudiants) des moins de trente ans augmente
de 7 %. Les transferts privés permettent ainsi de sortir de la pauvreté une
bonne moitié des jeunes ménages. Ils ne sont cependant pas de la même
signification que des revenus d’activité ou des prestations sociales. Une
analyse plus approfondie montre que ce sont les ménages les plus aisés qui
en bénéficient le plus : les relations familiales et sociales constituent une
sorte de capital qui se cumule plutôt avec les autres formes de capital pour
renforcer les inégalités.

(22) Les ménages dont la personne de référence est étudiante (10 à 20 % des ménages de
jeunes de 20 à 25 ans) disposent de ressources propres modestes : allocation logement,
salaires pour de petits travaux Ils apparaissent donc fréquemment en deçà des seuils de
pauvreté monétaire. Néanmoins, ces ménages ne doivent pas être considérés comme pauvres
au sens habituel, compte tenu des différentes aides financières ou en nature dont ils bénéficient.
Au total, même si certains d’entre eux demeurent néanmoins en deçà des seuils de pauvreté,
il est préférable d’exclure la totalité de cette population pour analyser les inégalités.

64 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Un système redistributif de plus en plus efficace ?
L’analyse du couple impôts directs-prestations, menée dans les para-
graphes précédents, reposait sur une définition du revenu – revenu initial –
la plus « naturelle » pour les ménages. Le « revenu initial » est en effet
proche du revenu déclaré au fisc (voir Hourriez et Roux, complément C) et
les impôts directs et prestations sont bien identifiés par les ménages.
Toutefois, s’en tenir à ce niveau d’analyse ne rend pas entièrement jus-
tice au système socio-fiscal français qui a subi depuis une dizaine d’années
des évolutions tout à fait sensibles et lourdes de conséquences en termes
d’efficacité. Le changement le plus important a été la création et l’exten-
sion de la CSG puis la création de la CRDS, qui ont permis de financer les
dépenses de solidarité générale et d’assurance maladie par un prélèvement
proportionnel assis sur l’ensemble des revenus. Ces prélèvements
« rapportent » aujourd’hui plus que l’impôt sur le revenu (IR).
Les sections suivantes visent à mieux saisir l’impact de ces grandes ré-
formes (voir annexe). Le système redistributif est entendu cette fois dans
un sens large, c’est-à-dire en partant du coût du travail pour aboutir au
revenu disponible, y compris après impôts indirects. Pour mieux saisir l’effet
des changements voulus par le législateur, on raisonnera maintenant à popu-
lation constante pour mettre en évidence les effets de barème et plus parti-
culièrement les effets de la prime pour l’emploi et des allégements fiscaux
décidés en 2000.
Des travaux de microsimulation (Murat, Roth et Starzec, 2000
et encadré 4) permettent de prendre la mesure des changements législatifs
et réglementaires et de leur incidence en termes d’inégalité : les évolutions
sont appréciées par rapport à un revenu de référence (revenus de marché y
compris revenus de remplacement et tenant compte des revenus du patri-
moine)(23). L’analyse prend en compte les différentes cotisations sociales, la
CSG et la CRDS et, en aval, les impôts indirects. Les prélèvements ont été
distingués selon qu’ils relèvent de la « redistribution pure » ou de
l’« assurance » (Bourguignon et Bureau, 1999). Plus précisément, les coti-
sations vieillesse et chômage sont classées du côté assurance, tandis que les
cotisations et les prélèvements destinés à financer la maladie ont été clas-
sées du côté de la solidarité (prestations non liées au niveau des cotisations,
système des ayants-droits )(24). Enfin, la fiscalité indirecte, qui a vocation
à financer des équipements collectifs locaux, a été isolée.

(23) Ce choix méthodologique diffère certes de la notion de « revenu de marché » (market


income) souvent retenu en matière de comparaison internationale (OCDE) en ce sens que ce
« revenu de référence » tient compte des transferts reçus au titre de l’assurance chômage et
vieillesse. Pour les actifs, les deux notions ne s’éloignent guère en moyenne, contrairement
aux inactifs dont le revenu de marché n’est constitué que de revenus du patrimoine. En
revanche, il permet de rapporter le prélèvement socio-fiscal à une base plus réaliste.
(24) Dans ce sens, il aurait été important de bien distinguer l’AUD et l’ASS au sein des
prestations chômage comme relevant de ces deux logiques différentes. Les données utilisées
ne l’ont malheureusement pas permis.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 65
4. Le modèle de microsimulation INES

Le modèle de microsimulation INES est fondé sur l’enquête Revenus fis-


caux 1996. Le modèle calcule sur barème, en fonction des informations dispo-
nibles, les différents prélèvements et transferts que connaissent les ménages.
Tenant compte de ces imputations, on peut définir quatre niveaux de revenus.
• Le « revenu net des facteurs et revenus de remplacement », après déduc-
tion des cotisations et contributions sociales ou revenu dit « de référence »,
représente les revenus perçus au titre des facteurs de production, travail ou
capital, auxquels s’ajoutent les revenus de remplacement (pensions de retraites
et indemnités de chômage).
• En aval de ce revenu, après déduction des impôts directs et prise en compte
des prestations familiales (allocations familiales, complément familial, allo-
cation pour jeune enfant, allocation parentale d’éducation, allocation de sou-
tien familial, allocation d’éducation spécifique, allocation de rentrée scolaire,
allocation pour parent isolé, bourses de collège) des minima sociaux (revenu
minimum d’insertion, minimum vieillesse, minimum invalidité, allocation pour
adulte handicapé) des allocations pour le logement (uniquement pour les loca-
taires) et de la prime pour l’emploi, on peut calculer le revenu disponible.
• On arrive au concept de revenu disponible net des impôts sur‘la consom-
mation, après soustraction de la TVA payée sur les produits et services con-
sommés, ainsi que des accises sur le tabac et les produits pétroliers.
• On amont, on peut enfin calculer le revenu superbrut, incluant l’ensemble
des cotisations, employeur ou employé, ainsi que les contributions sociales
telles que la CSG ou la CRDS.

Un prélèvement accru destiné à financer des besoins en expansion


La croissance des dépenses sociales (d’assurance maladie, de retraites,
d’assurance chômage, etc.) a nécessité un alourdissement des prélèvements
au cours des années 1990 à 1998. Les cotisations assurantielles (chômage
et retraites) ont progressé de 3,9 points tant du côté de la part patronale que
de la part salariale et s’élèvent à près de 25 % du revenu de référence en
1998 (en tenant également compte de manière conventionnelle du secteur
public). Les cotisations et contributions à vocation redistributive (santé,
famille, logement, minima sociaux ) ont progressé de près de 3,4 points
sur la période pour atteindre plus de 20 % du revenu de référence (création
et extension de la CSG et de la CRDS, y compris prise en compte du trans-
fert des cotisations salariales d’assurance maladie à la CSG). Les mesures
« bas salaires » contribuent toutefois à un allégement de la part patronale
des cotisations « redistributives ». Les impôts directs ont été allégés de l’ordre
de 0,6 point et représentent 8,2 % du revenu de référence en 1998 (effet de
barème évalué à population fixe), mais les impôts indirects ont crû de

66 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


1,4 point (13,5 % du revenu disponible par uc en 1998). Enfin, les presta-
tions monétaires non contributives reçues (logement, famille, minima
sociaux, donc hors santé, chômage et retraite) ont augmenté de 0,3 point et
s’élèvent à 5,4 % du revenu de référence pour 1998 (voir tableau 4).

4. Structure des prélèvements et prestations 1990-1998

En % du revenu de référence et à structure de population 1996


Poids Poids Variation
en 1990 en 1998 1998-1990
Cotisations assurantielles(*) 20,9 24,8 3,9
• secteur public(**) 5,6 7,2 1,6
• cotisations patronales 7,5 9,4 1,9
• cotisations salariales et autres(***) 7,8 8,2 0,4
Cotisations et contributions « redistributives » 17 20,4 3,4
• cotisations patronales 11,9 10,9 –1
• cotisations salariales et autres(***) 5 1,5 – 3,5
• CSG-CRDS(***) 0 6,8 6,8
• prélèvements soc. sur les revenus du patrimoines 0,1 1,2 1,1
Revenus de « référence »(****) 100 100 —
Impôts directs 8,8 8,2 – 0,6
• IRPP 7,5 6,9 – 0,6
• TH 1,3 1,3 0
Prestations reçues 5,1 5,4 0,3
Impôts indirects 11,7 13 1,3
Notes :. (*) Les cotisations « assurantielles » correspondant à l’assurance vieillesse et chô-
mage ; (**) Estimation par différence entre les retraites servies aux fonctionnaires retraités
et les retenues pour pension des actifs ; (***) Il s’agit des cotisations ou contributions sur les
revenus d’activité ou de remplacement payées par les salariés, indépendants, chômeurs et
retraités ; (****) Le revenu de référence correspond au revenu primaire encaissé par les
ménages : revenus du travail, du capital et de remplacement (chômage et retraite) après
déduction des cotisations et contributions sociales (CSG et CRDS), il représentait environ
4 100 milliards de francs en 1996.
Source : Murat, Roth et Starzec, 1996.

Une plus forte contribution du système de prélèvements


et transferts à la réduction des inégalités
S’il s’est alourdi, le système de prélèvements a gagné en redistributivité :
la hausse des prélèvements nets a touché plus fortement les déciles supé-
rieurs de la distribution des revenus par uc (graphique 11). Cette plus grande
contribution à la réduction des inégalités tient au caractère progressif des
cotisations et contributions sociales, mais aussi au renforcement des pres-
tations non contributives sous conditions de ressources.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 67
11. Évolutions entre 1990 et 1998 des...

a. Cotisations « assurantielles »

0
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

b. Cotisations « redistributives » et contributions

0
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

c. Impôts directs
2
0
–2 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
d. Prestations non contributives
4

0
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

e. Ensemble des prélèvements


4

0
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
–2

–4

Lecture : Ce graphique présente les variations de taux de prélèvement entre 1990 et 1998,
par décile de revenu de référence par uc (revenus d’activité, de remplacement (retraites et
chômage) et du patrimoine net de cotisations et contributions sociales) supposé constant aux
deux dates. Pour la définition des différentes cotisations et impôts voir tableau 2.
Source : Enquête Revenus fiscaux INSEE-DGI, Modèle INES, INSEE.

68 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Ainsi le poids des cotisations assurancielles, dont les taux ne variaient
guère le long de l’échelle des revenus de référence en 1990, a diminué
de 1 point au niveau du premier décile alors qu’il a crû de 4,6 points au
niveau des derniers (déplafonnement des cotisations de retraite complé-
mentaire des cadres, hausse des cotisations AGIRC).
Le même constat peut être fait pour l’ensemble des cotisations sociales
redistributives et contributions sociales (CSG et CRDS) qui, en 1990, ne
présentaient pas de caractère redistributif marqué : baisse de 0,9 point au
niveau du premier décile et augmentation de 4,8 points pour le dernier. Ici
jouent les mesures d’allégement de cotisations sociales sur les bas salaires,
l’impact différentiel de la CSG et CRDS (compte tenu des exonérations
pour les revenus de remplacement des ménages non imposables ou des taux
réduits pour ces revenus, dont le poids est plus élevé chez les ménages les
plus pauvres) et l’extension de ces prélèvements aux revenus du patrimoine,
plus fortement concentrés en haut de la distribution.
En revanche, comme on l’a déjà signalé précédemment, l’allégement du
poids des impôts directs bénéficie davantage aux ménages plus aisés et, par
nature, joue négativement dans la tendance générale à la réduction des iné-
galités (réduction du prélèvement de 0,1 point pour le premier décile, à
cause des exonérations de taxe d’habitation et de 0,7 point pour le dernier
décile). En 1998, les taux d’imposition directs moyens varient de 2 % pour
le 1er décile à 12 % pour le dernier.
Enfin, le développement des prestations sous conditions de ressources
et le bouclage des aides au logement bénéficient préférentiellement aux
ménages des premier et deuxième déciles (4,2 points de prestations supplé-
mentaires pour le premier et 2 points pour le second) accentuant leur carac-
tère redistributif marqué : le revenu de référence du premier décile a crû de
plus de deux tiers(25).
Au total, les taux de prélèvements nets (prélèvements moins prestations)
ont décru de 5,2 % pour les ménages les plus pauvres et se sont alourdis de
4 % pour les plus riches. Évalués par catégories de ménages les prélè-
vements nets ont crû pour les ménages de retraités (+ 4,1 %) et ont été
allégés pour les ménages dont le chef est au chômage (– 0,9 point).
Compte tenu de leur assiette (ils sont assis sur la consommation), les
impôts indirects ont été évalués en référence au revenu disponible par uc
(c’est-à-dire revenu de référence – impôts directs + prestations non contri-
butives). Dans ce cadre d’analyse, c’est surtout l’augmentation marquée
des accises sur le tabac et les produits pétroliers qui a eu l’effet anti-
redistributif le plus marqué, compte tenu du poids relatif plus élevé de ces
dépenses chez les ménages du bas de la distribution. L’évaluation d’une
augmentation des taux de TVA, qui touche plus fortement les ménages peu

(25) Rappelons que ces chiffres couvrant la période 1990-1998 ne prennent pas en compte
la création du RMI, ni son extension à des bénéficiaires de plus en plus nombreux (car on
raisonne à population donnée), mais les seules modifications de barème.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 69
aisés compte tenu de leur plus faible taux d’épargne, devrait toutefois tenir
compte d’un certain nombre de bouclages : la répercussion d’une hausse
des taux de TVA sur les prix à la consommation peut en effet être neutrali-
sée si les mécanismes d’indexation des minima sociaux sur les prix fonc-
tionnent bien.
Les réformes de notre système socio-fiscal tout au long des années quatre-
vingt-dix en ont profondément transformé la physionomie. Au total, si les
prélèvements se sont alourdis, l’ensemble a cependant gagné en termes d’ef-
ficacité redistributive.

Des problèmes locaux d’efficacité


On l’a vu au chapitre 1, il n’y a pas a priori de dilemme insurmontable
entre efficacité et redistributivité. Mais l’architecture des prélèvements et
des prestations est cruciale. Le ciblage accru des prestations sociales, l’ac-
croissement des prélèvements sociaux sur le travail se sont traduits par des
dilemmes locaux entre efficacité et équité. Certains ont été partiellement
résolus ces dernières années, via notamment les allégements de cotisations
sociales comme on vient de le voir.
De nombreux débats ont eu lieu en France sur la question des incitations
à la reprise du travail pour les bénéficiaires de différents minima sociaux.
Ces questions ont été largement débattues à travers les rapports du CAE
(Bourguignon et Bureau 1998, Pisani-Ferry 2000) mais aussi du CSERC-
CERC (rapport Minima sociaux 1997, rapport Accès à l’emploi et protec-
tion sociale 2001) et d’autres (Castel et alii, 1999), nous n’y reviendrons
donc pas dans le détail. Il en ressort que le RMI, s’il a bien rempli son rôle
de filet de sécurité, présente dans son volet insertion quelques faiblesses.
De plus, sa nature différentielle (au-delà de la période d’intéressement, tout
franc supplémentaire de revenu sous le seuil réduit d’autant le montant du
RMI) n’incite guère à la reprise d’emploi. Le mécanisme d’intéressement
permettant de cumuler RMI et revenu d’activité supplémentaire (au taux de
50 %) reste limité dans le temps. Enfin différents effets de seuils et de ba-
rème (taxe d’habitation, allocation logement, etc.) conduisaient à des taux
marginaux de prélèvements supérieurs à 100 % lors de la reprise d’une
activité, créant de véritables « trappes à inactivité ». Les premières estima-
tions des gains potentiels à la reprise d’un emploi, faites sur cas types,
mettaient en évidence de très faibles incitations monétaires dans le cas du
passage du RMI à un demi-SMIC (cas typique de l’obtention d’un CES) et
dans le cas où les charges de famille sont importantes. D’autres études,
fondées sur des données d’enquêtes et modélisant le type d’emploi que le
Rmiste peut effectivement retrouver ont affiné, et dans une certaine me-
sure, nuancé ces premiers constats : selon Gurgand et Margolis (2001), trois
quarts des ménages de Rmistes gagneraient financièrement à reprendre un
emploi (à long terme, hors période d’intéressement). Le gain financier est
cependant inférieur à 1300 francs mensuels dans la moitié des cas. C’est
pour les mères isolées qu’il serait le plus faible.

70 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Ces approches monétaires ont aussi leurs limites. D’un côté elles négli-
gent souvent les coûts liés à la reprise d’un emploi, les aides locales dont
peuvent bénéficier certains Rmistes et surtout la valeur du temps disponible
(particulièrement dans le cas des mères de jeunes enfants)(26). À l’inverse,
elles ne tiennent pas compte des gains à long terme que procure la reprise
d’un emploi (amélioration de l’employabilité, lien social ). D’ailleurs un
tiers des sortants du RMI, qui ont effectivement retrouvé un emploi en 1998,
déclarent n’y avoir eu aucun intérêt financier (Rioux, 2001). Des études
sociologiques (Benarrosh, Mathey-Pierre et Waysand, 2000) ont établi que
ces décisions d’activité relevaient d’une attitude plus globale de « position
par rapport à l’emploi » et de « rapport au travail ». Dans nombre de cas,
l’identité associée à l’emploi reste forte et s’accompagne d’un souhait d’aide
à la concrétisation d’un projet professionnel bien défini, lié à des atouts
(professionnels ou familiaux) non négligeables À l’inverse, certaines jeu-
nes femmes confrontées à des charges familiales importantes s’accommo-
dent de la vie « aux minima sociaux ». Entre ces extrêmes, les minima so-
ciaux nourrissent une gamme de situations où dominent l’enchaînement
d’emplois temporaires, le désintérêt pour les « petits boulots » et le retrait
provisoire du marché du travail et où les incitations financières s’intègrent
dans un environnement marqué par le travail au noir, le manque de formation
permanente et l’opacité des politiques d’emploi. L’ensemble de ces élé-
ments d’analyse n’infirme pas l’efficacité des incitations financières mais
les replace dans un ensemble plus varié de situations familiales et profes-
sionnelles.

La prime pour l’emploi


La Prime Pour l’Emploi (PPE), mise en place par le Gouvernement en
2001 et qui devrait progressivement monter en charge jusqu’en 2003, vise à
résoudre un certain nombre des dysfonctionnements du système socio-
fiscal. Cette prime(27), proportionnelle au revenu d’activité, est croissante
de 0,3 SMIC jusqu’à un SMIC, puis décroissante au-delà et s’annule à
1,4 SMIC. Elle tient compte de la situation familiale (majoration pour
conjoint inactif et enfants) et est versée sous condition de ressources totales
(du foyer). Sa montée en charge se fera progressivement sur trois ans. Les
deux dernières conditions en font bien une prime incitative à l’offre de

(26) Rappelons le succès qu’a eu l’extension de l’allocation parentale d’éducation aux mè-
res de deux enfants (dont un de moins de 3 ans). Plus de 100 000 femmes en ont bénéficié
faisant baisser le taux d’activité des femmes avec deux enfants dont un de moins de 3 ans de
près de 15 points.
(27) La prime ne concerne que les foyers fiscaux dans lesquels une personne au moins
exerce une activité. L’exercice de cette activité doit avoir été suffisant le revenu annuel
d’activité doit être supérieur à 0,3 SMIC. L’aide maximale accordée au niveau du SMIC
s’élève à 1 500 francs en 2001 (3 000 francs en 2002 et 4 500 francs en 2003 au terme de la
montée en charge de la mesure) pour une personne isolée sans enfant. Elle diminue ensuite
pour s’éteindre à 1,4 SMIC annuel à temps plein. Le revenu fiscal du foyer dont fait partie la
personne considérée doit être inférieur à un plafond variable selon la taille du foyer. Pour
une analyse détaillée de la PPE et de ses effets, voir CERC (2001) ou OFCE (2001).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 71
72
5. Effet de la prime pour l’emploi sur les ménages « potentiellement actifs »

Décile de revenu Répartition des Effet/revenu disponible par uc


Bénéficiaires Montant moyen dont
de référence dépenses par décile Par bénéficiaire en % Ensemble en %
en % majoration
par uc 2001 2003 2001 2003 2001 2003 2001 2001

CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Ensemble 43 100 100 1 011 2 314 352 0,7 1,7 0,2 0,5
1 37 12,5 11,0 1 368 2 750 673 1,4 3,0 0,5 1,1
2 75 19,5 17,4 1 103 2 245 525 1,1 2,3 0,8 1,8
3 71 17,4 17,3 1 038 2 374 364 0,9 2,2 0,7 1,6
4 71 16,3 17,2 1 023 2 480 292 0,8 2,0 0,6 1,4
5 61 12,7 13,3 926 2 209 273 0,6 1,5 0,4 0,9
6 43 9,0 9,7 905 2 248 226 0,5 1,3 0,2 0,6
7 34 6,6 7,3 819 2 081 180 0,4 1,1 0,1 0,4
8 19 3,4 3,7 794 2 019 158 0,4 0,9 0,1 0,2
9 11 1,9 2,2 781 2 048 120 0,3 0,7 0,0 0,1
10 5 0,7 0,8 698 1 770 158 0,2 0,4 0,0 0,0
Champ : Ménages dont la personne de référence a moins de 60 ans et terminé ses études (15 millions).
Note : Barème actualisé par les prix à la consommation.
Source : Modèle INES représentatif de la population de 1996, INSEE.
travail pour des isolés et au sein de couples de faibles revenus. Son barème,
centré autour du SMIC, n’en fait pas une forte incitation au développement
du temps partiel contrairement aux formules de type allocation compensa-
trice de revenu (ACR), dont plusieurs études ont souligné qu’elles risquaient
de favoriser son extension (Laroque et Salanié, 2000). S’il est trop tôt pour
se prononcer sur l’effet réel de ce dispositif en termes de retour à l’emploi,
on peut essayer de donner des éléments d’appréciation de son impact
redistributif. On verra que le jugement dépend pour partie du point de réfé-
rence retenu : revenu disponible après transferts par uc (niveau de vie) ou
revenu d’activité et de remplacement par uc avant redistribution.
Si l’on prend comme référence le niveau de vie atteint avant la PPE, la
simulation de la prime pour l’emploi(28) confirme bien son caractère
redistributif puisque ce sont les quatre premiers déciles de la population
des ménages potentiellement actifs (dont la personne de référence a moins
de 60 ans) dont le niveau de vie s’accroît le plus fortement (voir tableau 5).
Toutefois, compte tenu de ses règles d’attribution, ce ne sont pas les ména-
ges du premier décile qui en tirent le plus grand bénéfice. En effet elle ne
bénéficierait qu’à 37 % des ménages du 1er décile pour un montant moyen
de 2 750 francs en 2003, alors que plus de 70 % des ménages des 2e, 3e et 4e
déciles la toucheraient, pour un montant moyen de 2 300 francs environ.
Les effets de la PPE s’étendent à l’ensemble des ménages de la distribution
des niveaux de vie bien que de plus en plus faiblement à mesure que l’on
passe aux déciles supérieurs compte tenu du fait que la condition de res-
sources est déterminée au niveau du foyer fiscal et non du ménage.
Plus généralement, on a aussi simulé l’impact des mesures adoptées de
1998 à 2001 pour limiter les effets de seuil liés à la perception de l’alloca-
tion logement et des allégements fiscaux, combinés à la prime pour l’em-
ploi. Ces mesures sont évaluées pour l’année 2003, horizon où elles feront
pleinement sentir leurs effets. Il en ressort que le bilan global des transferts
(prestations reçues moins imposition fiscale) qui s’était dégradé sur la pé-
riode 1990-1998 pour financer des « besoins » en expansion s’améliorerait
de 1,9 point sur la période 1998-2003. Ce sont les ménages du premier
décile qui en tireraient le plus grand bénéfice (leur revenu de référence
croît de plus de 8 % en moyenne), même si les ménages aisés du dernier
décile, les mieux lotis, voient aussi croître leur revenu de 1,5 %(29) (tableau 6).
Il faut noter que dans cette simulation, qui évalue l’ensemble des trans-
ferts, la prime pour l’emploi bénéficie proportionnellement davantage aux
ménages du premier décile puis, de moins en moins fortement, aux ménages
des déciles supérieurs. Ce résultat n’est pas contradictoire avec la simu-

(28) Toujours sur la base de la structure de population 1996.


(29) Rappelons que ces estimations sont établies à structure de population constante (96) et
ne mesurent que les effets mécaniques de barème des mesures envisagées sans tenir compte
des modifications de revenus primaires (salaires, revenus du patrimoine) et de la structure
démographique des différentes catégories de ménages.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 73
lation précédente. Il tient simplement à la référence choisie : l’effet de la
PPE est évalué sur l’ensemble des ménages et par rapport au revenu de
référence par unité de consommation (revenu d’activité et de remplacement)
alors qu’il était évalué précédemment sur une population plus réduite et par
rapport au revenu disponible par uc, qui prend en compte le bilan des trans-
ferts redistributifs30. Tenir compte des transferts améliore sensiblement le
revenu des ménages du 1er décile, minorant de ce fait l’impact de la PPE,
mesuré alors de façon plus « marginaliste ».

6. Taux de redistribution (transferts – impôts sur le revenu)


selon les déciles de revenu de référence par uc
Écarts entre les législations 2003 et 1998

En % du revenu de référence
Déciles de revenu de référence
mble
Ense

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Réforme de l'IRPP 1,1 0,1 0 0,4 0,7 0,9 1,2 1,3 1,3 1,5 1,5
PPE 0,4 2,5 1,6 1,2 1 0,7 0,5 0,3 0,1 0,1 0
Prestations familiales
0,4 5,8 2,5 1,4 0,7 0,3 0,1 0,1 0 0 0
et aides au logement
Total 1,9 8,4 4,1 3 2,4 1,9 1,8 1,7 1,4 1,6 1,5
Lecture : Évaluée à structure de population fixe (RF96), la Prime pour l’emploi se traduit en
2003 pour les ménages du 1er décile par un supplément de revenu de 2,5 % du revenu de
référence par uc, la baisse du taux d’imposition à l’IRPP par un supplément de revenu de
1,5 % du revenu de référence par uc pour les ménages du 10e décile et les réformes des
prestations (report de l’âge limite pour le complément familial et les aides au logement et
modification du mode de calcul) par un supplément de revenu de 5,8 % pour les ménages du
1er décile.
Champ : Ensemble des ménages classés par décile de revenu de référence (revenu d’activité,
du patrimoine et de remplacement) par uc.
Source : INSEE-DGI, enquête revenus fiscaux 1996, modèle INES, INSEE.

En revanche, il est trop tôt pour se prononcer sur les aspects incitatifs de
la PPE et sur leur impact. On ne peut à ce stade que recommander un suivi
et une évaluation rigoureuse de la mesure au terme de sa montée en charge.
À cet égard, on peut regretter qu’en France, des mesures aussi lourdes de
conséquences – en termes d’équité et d’efficacité – et aussi coûteuses à
mettre en place soient très généralement prises sans évaluation préalable
approfondie : les études de faisabilité s’en tiennent le plus souvent à des
évaluations sur cas-types, utiles certes, mais qui sont bien sûr totalement
inadaptées pour en saisir les conséquences dynamiques (modifications des
comportements des individus notamment).

(30) Comme quoi le diagnostic dépend fondamentalement du point de vue que l’on retient !

74 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Le recours à l’expérimentation contrôlée, dont les modalités sont main-
tenant bien maîtrisées, pourrait nous inspirer utilement : l’exemple le plus
significatif d’évaluation par expérimentation d’un programme d’aide au
retour à l’emploi est celui du « Self Sufficiency Project » au Canada. Dans
le cadre de ce projet, 6 000 familles monoparentales ont été suivies pendant
cinq ans, à partir de 1993. La moitié environ – choisie de façon aléatoire –
a bénéficié des avantages du nouveau programme, dont l’architecture n’est
pas sans rappeler celle de la PPE ; l’autre moitié, qui a servi de groupe de
contrôle, a continué à percevoir les prestations prévues dans l’ancien sys-
tème. Cette expérience montre (Card et Robbins, 1998) que le nouveau
programme a eu un effet très significatif sur le nombre d’heures de travail
choisi par les individus : il est deux fois plus élevé que celui du groupe de
contrôle. Comme l’avait déjà suggéré le rapport Pisani-Ferry (2000), ces
techniques pourraient être utilisées en France pour expérimenter sur base
régionale ou locale, évidemment pour un temps déterminé, l’efficacité de
dispositifs sociaux.
La contrepartie de telles expérimentations est évidemment que l’éva-
luation préalable peut retarder de manière importante la mise en place de
mesures qui peuvent apparaître nécessaires. Lorsque ce n’est pas possible,
il serait souhaitable que la mise en place de réformes s’accompagne de
dispositions de nature à favoriser leur évaluation ex post.
Les nouvelles formes d’inégalités qui se sont développées dans les an-
nées quatre-vingt et quatre-vingt-dix en bas de la distribution des revenus
ont affecté essentiellement les actifs. Elles ne tiennent pas à la formation
des salaires, mais aux conditions d’accès à l’emploi. L’évolution des struc-
tures familiales a amplifié ce mouvement. Le système redistributif, pris
dans son ensemble, a plutôt bien fonctionné et il a réussi a endiguer partiel-
lement la montée des inégalités. Les profondes réformes dont il a fait l’ob-
jet, notamment dans la dernière décennie, ont amélioré son efficacité
redistributive. Reste que sa performance en la matière est inférieure à ce
qu’elle est dans d’autres pays développés : la France n’est pas le pays le
plus inégalitaire, loin de là, mais doit-elle se contenter de n’être qu’un élève
moyen ?

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 75
Chapitre 4

La Pauvreté

Nous ne saurions conclure ce panorama des enseignements des analyses


empiriques sans un chapitre consacré à la pauvreté sous un angle cependant
différent. Le sujet a déjà été abordé dans un rapport précédent du CAE
(Pauvreté et exclusion, 1998). Nous nous centrerons ici sur ses aspects moné-
taires. Certainement réductrice, cette approche met néanmoins en évidence
la grande diversité des situations et des dynamiques de la pauvreté. Celle-ci
a surtout changé de visage. Autrefois rurale et âgée, elle est devenue plus
jeune et plus urbaine, et partant plus visible. Sans doute faut-il chercher là
l’explication du divorce apparent entre le sentiment général d’une augmen-
tation de la pauvreté et le constat statistique d’une baisse continue. Selon
la dernière évaluation disponible (1997), la pauvreté monétaire touchait
4,2 millions de personnes (soit 7,4 % des personnes) appartenant à
1,6 million de ménages (7 % des ménages) en France métropolitaine. Le
taux de pauvreté a été divisé par deux en l’espace de trente ans.
Le rapport tente d’éclairer la double dimension, à la fois conjoncturelle
et structurelle de la pauvreté. Si le chômage est lié de près ou de loin à la
moitié des situations de pauvreté, un nombre important de personnes pau-
vres ne le sont pas à cause de l’absence d’emploi, mais parce que leur re-
venu d’activité est trop faible pour leur permettre de faire face à des char-
ges de famille élevées. Ce sont des « travailleurs pauvres ». Nous revien-
drons dans le chapitre 6 sur les conséquences de l’embellie économique
depuis 1997 sur la pauvreté.

Un phénomène multidimensionnel
Une définition conventionnelle
Le seuil de pauvreté monétaire est défini conventionnellement par la
demi-médiane des niveaux de vie (revenu disponible après impôts directs
et transferts par unité de consommation). Il correspond (en 1997) à environ
3 500 francs mensuels pour une personne seule, 5 250 francs pour un couple
sans enfant, plus 1 050 francs par enfant supplémentaire de moins de 14 ans(31).

(31) Les enfants de plus de 14 ans « comptent » comme un adulte supplémentaire, 0,5 unité
de consommation soit 1 750 francs mensuels (pour 1997).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 77
Cette définition, comme toutes les approches de la pauvreté, est normative
et conventionnelle (on « coupe » à un certain niveau dans la distribution des
niveaux de vie). Elle est de plus relative : le pouvoir d’achat du seuil de pau-
vreté évolue comme le niveau de vie médian de l’ensemble de la population.
Avec un seuil à 60 % de la médiane – utilisé par l’Union européenne(32) – le
taux de pauvreté s’élève à 14 % ; en revanche avec un seuil fixé à 40 % de
la médiane, le taux de pauvreté n’est plus que de 3 %. Ces chiffres donnent
une idée de la relative concentration des niveaux de vie autour du seuil de
pauvreté. Cela tient au niveau des différents minima sociaux et allocations
complémentaires. Le revenu moyen par unité de consommation des ménages
situés sous le seuil de pauvreté s’élève à environ 2 900 francs mensuels,
soit 83 % du seuil : l’intensité de la pauvreté en France est donc de 17 %.
Ces estimations sont bien évidemment entachées de biais : à la baisse
dans la mesure où elles ne tiennent pas compte des personnes vivant en
collectivité (maisons de retraite, foyers de jeunes travailleurs ) ni des
ménages étudiants ou des sans domicile ; à la hausse dans la mesure où
elles ne prennent pas en compte certains éléments du niveau de vie, comme
les loyers fictifs que les propriétaires de logement sont censés se verser à
eux-mêmes, ou les transferts monétaires privés entre ménages(33).
Il est donc indispensable de les compléter par d’autres approches, comme
celles fondées sur les conditions de vie (absence de biens d’usage ordinaire
ou de consommations de base) ou sur la perception plus subjective que les
personnes ont de leur propre situation (en référence au « minimum néces-
saire »), voire sur le décompte des bénéficiaires des minima sociaux
(approche dite « administrative »). Ainsi, 3,2 millions d’allocataires et au
total 5,5 millions de personnes vivaient, fin 1999, dans un foyer allocataire
d’un minimum social.
Si elles décrivent des populations aux contours très semblables, ces di-
verses approches sont loin de se recouvrir entièrement : en 1994, 25 % des
ménages étaient exposés à au moins une forme de pauvreté (monétaire,
subjective ou par les conditions de vie) mais 2 % seulement en cumulaient
les trois formes, ce qui laisse transparaître à la fois le flou des observations
statistiques et le caractère multidimensionnel de la pauvreté.

(32) L’Union européenne a changé de définition en passant du seuil de 50 % de la moyenne


des niveaux de vie à 60 % de la médiane pour des raisons de robustesse de l’indicateur
(la médiane est moins sensible aux valeurs extrêmes que la moyenne) et de continuité (rela-
tive) des séries (avec une distribution gausso-logarithmique, 60 % de la médiane n’est pas
très éloigné de 50 % de la moyenne). La France, qui produisait déjà ses données en réfé-
rence à la médiane mais avec le seuil de 50 %, n’a pas changé d’indicateur pour les mêmes
raisons de continuité et pour éviter ainsi de « changer de thermomètre ». Toutefois la plupart
des études mentionnent les chiffres correspondant aux différents seuils.
(33) C’est en particulier pour cette raison que les ménages d’étudiants (vivant dans un loge-
ment autonome) ont été exclus de l’analyse. Disposant d’un revenu monétaire très faible, ils
sont très majoritairement aidés en nature ou en espèces par leur famille.

78 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Une grande variété de situations et de dynamiques
Quelle que soit l’approche retenue, la pauvreté touche de nombreux
milieux sociaux et n’épargne aucun âge de la vie. Ainsi, 40 % des ménages
situés sous le seuil de pauvreté monétaire sont inactifs (retraités dans la
plupart des cas). Les ménages pauvres d’actifs sont majoritairement des
familles dont le chef est au chômage ou en emploi instable, mais les petits
indépendants ne sont pas épargnés (tableau 7). Les familles monoparentales
et les familles nombreuses, dont les charges familiales sont importantes,
sont très exposées à la pauvreté, et avec elles leurs enfants : ils sont
750 000 enfants de moins de 14 ans à vivre dans la pauvreté.

7. Nombre de ménages et de personnes pauvres


selon l’occupation de la personne de référence en 1997

Nombre
Taux de
dans la Ménages Personnes
pauvreté
population pauvres pauvres
en %
totale
Ensemble 23 338 000 7,0 1 629 000 4 215 000
Personne de référence active
• chômeurs 1 271 000 28,8 365 000 1 073 000
• salariés peu stables 989 000 15,0 148 000 371 000
• salariés stables à temps plein 9 750 000 2,1 200 000 676 000
• salariés stables à temps partiel 579 000 13,1 76 000 165 000
• indépendants 1 875 000 12,0 226 000 678 000
Personne de référence inactive
• anciens salariés 6 005 000 2,4 141 000 279 000
• anciens indépendants 1 384 000 12,4 172 000 285 000
Autres inactifs
• femmes de moins de 60 ans 313 000 29,2 92 000 208 000
• hommes de moins de 60 ans 521 000 27,3 142 000 393 000
• 60 ans ou plus 650 000 10,3 67 000 87 000
Champ : Ménages dont le revenu fiscal est positif ou nul et le revenu disponible monétaire
positif, hors ménages dont la personne de référence est étudiante ou militaire du contingent.
Notes : Le seuil de pauvreté est fixé à la moitié du revenu disponible médian par unité de
consommation.
Source : Enquête Revenus fiscaux 1997, INSEE-DGI.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 79
Une étude sur la probabilité de sortir de la pauvreté, toujours au sens
monétaire, l’évalue à plus d’une chance sur trois à horizon d’une année(34).
De même, près d’un allocataire du RMI sur trois ne perçoit plus l’allocation
l’année suivante. Parmi ceux-ci, un sur deux travaille, éventuellement en
CES ou en CEC et en fait, le taux de sortie par l’emploi s’élève au deux
tiers si l’on prend en compte reprises d’emploi des autres membres du mé-
nage Rmiste. Les autres sorties concernent essentiellement des allocataires
âgés qui accèdent à un autre minimum social, plus élevé (allocation d’adulte
handicapé, minimum vieillesse ) ou des raisons administratives. Plus le
niveau d’études est élevé, plus on est jeune et en bonne santé, plus la proba-
bilité de (re)trouver un emploi est forte et dans ces cas, le RMI a souvent
servi, comme on l’a vu, de modalité d’indemnisation du chômage. En re-
vanche, si 30 % des bénéficiaires du RMI à la fin de 1996 avaient moins
d’un an d’ancienneté dans le dispositif, près de 10 % en relevaient depuis
sa mise en œuvre en 1989, ce qui confirme là encore l’hétérogénéité des
trajectoires (Afsa, 1999).
Lorsqu’on l’évalue sur une période de trois ans et sur les personnes de
17 ans et plus, le taux de pauvreté est réduit de plus de 2 points par rapport
à une mesure en coupe instantanée. On obtient ainsi une estimation du noyau
dur de la pauvreté. Ces personnes durablement pauvres sont plutôt d’âge
médian – 40-60 ans – souvent appartiennent à des familles monoparentales
ou nombreuses, ainsi qu’à des ménages dont le chef est ouvrier ou agri-
culteur. Notons enfin que les changements de nature démographique (disso-
lution ou formation du couple, arrivée ou départ d’enfants) qui touchent un
tiers des personnes au cours des trois années considérées, induisent des
variations de niveau de vie (et des entrées-sorties de la pauvreté) plus impor-
tantes que celles qui affectent les ménages stables, mais moins prononcées
que celles résultant de changements professionnels.

La France dans la moyenne européenne


Fondées sur des enquêtes directes auprès des ménages (panel européen
des ménages) et retenant un seuil plus élevé (60 % du revenu disponible
médian par uc et par pays), les études communautaires évaluent le nombre
de personnes pauvres à plus de 61 millions dans la Communauté en 1996,
soit un taux de pauvreté de 17 %. Le taux de pauvreté des personnes varie
de 12 % au Danemark, Pays-Bas et Luxembourg à 21 % en Grèce et 22 %
au Portugal. Dans cet éventail, qui oppose globalement les pays du Sud,
l’Irlande et le Royaume-Uni(35) aux pays du Nord de l’Europe, la France,
avec un taux de pauvreté de 16 % occupe une place intermédiaire, proche
de la moyenne communautaire (17 %). D’une façon générale, les pays les

(34) À l’inverse, la probabilité d’y entrer n’est que de 5 % mais la population des
« non pauvres » est beaucoup plus importante.
(35) La position du Royaume-Uni dans l’échelle européenne est très sensible au seuil de
pauvreté retenu. Avec un seuil plus faible (40 % de la médiane) il rejoint le groupe des pays
intermédiaires.

80 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


plus riches ont un taux de pauvreté plus faible(36) (voir graphique 12). Si l’on
considère le taux de pauvreté(37) avant prestations sociales (mais en tenant
compte des pensions de retraite), la France, avec 27 % des personnes au-
dessous du seuil de pauvreté, apparaît là encore dans la moyenne euro-
péenne (26 %). Les comparaisons internationales sont cependant délicates
et les conclusions que l’on peut en tirer sont donc toujours partielles. Par
exemple, la prise en compte de la production domestique, sans doute très
variable d’un pays membre à l’autre, pourrait modifier le diagnostic.

12. Taux de pauvreté


25
Portugal
Grèce
20 Italie Royaume-Uni
Espagne UE Belgique
Irlande
Allemagne
Taux de pauvreté

15 France
Autriche
Pays-Bas Danemark Luxembourg
10

0
5 7 9 11 13 15 17 19 21
Niveaux de vie médians (en milliers) en pouvoir d’achat standardisé par uc

Source : Eurostat (2000). Les chiffres sont obtenus à partir du Panel de ménages de la Com-
munauté européenne. La pauvreté est définie comme le pourcentage de personnes vivant
dans des ménages avec un revenu par uc inférieur à 60 % du niveau de vie national médian.

Contrairement à la plupart des pays de l’Union, où le taux de pauvreté


des enfants est supérieur à la moyenne nationale, la France se caractérise
par un risque de pauvreté des enfants de moins de 16 ans relativement faible.
Cela tient à la fois à notre politique familiale relativement généreuse et au
fait que les femmes à la tête des familles monoparentales sont plus souvent
actives. Ainsi, du côté des ménages, la pauvreté frappe moins souvent les
familles nombreuses et les familles monoparentales que chez la plupart de

(36) Rappelons que la définition des seuils de pauvreté est nationale ! Si l’on considérait
l’Europe comme un espace unique avec un seul seuil de pauvreté, les contrastes en seraient
encore plus accentués avec des taux de pauvreté très réduits dans l’Europe du Nord et des
taux approchant 50 % dans les pays du Sud
(37) Marlier et Cohen-Solal (2000).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 81
nos partenaires (ce qui n’empêche pas que ces familles connaissent des
taux de pauvreté supérieurs à la moyenne en France). De même, l’intensité
de la pauvreté (écart entre le revenu moyen des pauvres et le seuil de pau-
vreté) est plus faible en France – mais aussi en Irlande et au Royaume-Uni –
que pour la moyenne européenne.
Une intéressante étude d’Eurostat sur la persistance de la pauvreté et de
l’exclusion sociale (Linden et Meyer, 2000), qui retient comme indicateur
le fait, pour une personne d’être restée trois années de suite (1994 à 1996)
sous le seuil de pauvreté, conforte les analyses précédentes sur la position
relative des différents pays. En France, 6 % des personnes seraient pauvres
selon cette définition, contre 7 % en moyenne dans la communauté euro-
péenne. Les auteurs montrent aussi que les taux de sortie de la pauvreté
sont importants puisque moins de la moitié des européens pauvres (42 et
40 % en France) vivent dans un ménage pauvre pour la troisième année
consécutive.
Cette persistance dans la pauvreté permet aussi d’approcher la notion
plus dynamique d’exclusion (qui reste difficile à définir conceptuellement).
Au niveau européen, ce sont les familles monoparentales, les familles nom-
breuses et plus généralement les enfants mais aussi les jeunes adultes, les
personnes âgées vivant seules et les familles connaissant le chômage qui
constituent ce noyau dur de la pauvreté. Comparativement à la moyenne
européenne, la pauvreté persistante touche en France plus fréquemment les
chômeurs et les personnes dont le niveau d’instruction est faible et moins
fréquemment les familles nombreuses et les familles monoparentales.

Stabilisation de la pauvreté dans les années quatre-vingt-dix


Le taux de pauvreté des ménages, toujours selon la définition française,
s’établissait à près de 16 % en 1970. Il a baissé régulièrement jusqu’au
milieu des années quatre-vingt, où il atteint 7,1 %, et s’est stabilisé depuis
(graphique 13). Le diagnostic est analogue en termes d’intensité de la pau-
vreté. Celle-ci est passée de 27 % en 1975 à 17 % en 1997, la réduction
étant, contrairement au taux de pauvreté, plus particulièrement marquée
chez les salariés(38). Notons que le seuil de pauvreté a constamment pro-
gressé sur la période (de 2 100 francs mensuels par uc en 1970 en francs 1996
à 3 100 francs en 1979 puis à 3 500 francs en 1996), témoignant par là même
de la relativité de la notion de pauvreté monétaire ici envisagée. Les années
quatre-vingt-dix contrastent donc fortement avec la fin des « Trente glo-
rieuses », où le taux de pauvreté diminuait et le revenu des pauvres croissait.

(38) La croissance du taux de pauvreté chez les actifs au cours des années soixante-dix peut
sembler contradictoire avec la forte baisse des inégalités au sein des ménages de salariés au
cours des mêmes années. En fait ces deux constats sont bien compatibles compte tenu de la
forte hausse du niveau de vie des retraités qui tire vers le haut le seuil de pauvreté et de la
relativement faible progression du premier décile de niveau de vie des ménages de salariés
observée sur la même période, les coups de pouce du SMIC bénéficiant surtout aux déciles
supérieurs.

82 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


13. Taux de pauvreté des ménages de 1970 à 1997
selon l’occupation de la personne de référence
30
Salariés
salariés(1)
Retraités
retraités
25 Ensemble
ensemble(2)

20

15

10

0
1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000
Notes : Définition du seuil de pauvreté : Demi niveau de vie médian (revenu disponible par uc)
de l’ensemble des ménages. Les chômeurs ayant déjà travaillé sont inclus dans la catégorie
des salariés. Outre les ménages de salariés et de retraités, l’ensemble comprend les indé-
pendants et les autres actifs.
Source : Enquête Revenus fiscaux, INSEE-DGI, de 1970 à 1997.

Changement de visage de la pauvreté


La stabilisation de la pauvreté depuis une quinzaine d’années laisse sans
doute l’observateur attentif quelque peu perplexe. On aurait plutôt attendu
que les chiffres de la statistique officielle traduisent plus nettement la montée
des inégalités, de la pauvreté et de l’exclusion qui fait souvent la une des
médias. S’il y a perplexité, voire incompréhension et méfiance vis-à-vis
des données statistiques, c’est qu’au-delà des difficiles problèmes de me-
sure des situations extrêmes (que la statistique ordinaire appréhende avec
difficulté), la pauvreté a surtout changé de nature. Elle est devenue plus
visible. Autrefois rurale et âgée, elle est maintenant plus jeune et plus
urbaine. C’est bien sûr l’une des conséquences du chômage massif que la
France a connu, mais aussi l’un des succès de notre système de retraite par
répartition.
En 1970, 30 % des personnes âgées de plus de 65 ans étaient sous le
seuil de pauvreté, contre moins de 5 % actuellement, et le taux de pauvreté
augmentait avec l’âge alors que c’est maintenant l’inverse. C’est surtout la
forte croissance du taux de pauvreté des jeunes qui est la plus spectaculaire
et ce sont maintenant les 15-25 ans qui sont les plus exposés à la pauvreté
(plus de 15 %), qu’ils vivent en logement indépendant ou dans leur famille.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 83
5. La contribution des prestations sociales à la baisse de la pauvreté

En 1997, les prestations sociales (prestations familiales, aides au logement


et minima sociaux) constituent près de 40 % du revenu des ménages pauvres et
réduisent la pauvreté de moitié. Sans prestations sociales 8,5 % des ménages
de retraités seraient pauvres, 4,2 % le sont après prestations sociales. Pour les
ménages de salariés ou chômeurs, la pauvreté passe de 13,6 % sans prestations
sociales à 6,6 % après prestations sociales.
En 1970 déjà, les prestations sociales – alors principalement constituées
des allocations familiales – réduisaient de moitié la pauvreté des ménages de
salariés ou chômeurs. Cette contribution s’est à peu près maintenue tout au
long de la période considérée, les prestations sous conditions de ressources
prenant le relais des allocations familiales. La proportion de salariés ou chô-
meurs dont les revenus avant prestations se situent sous le seuil a sensiblement
augmenté à partir du milieu des années quatre-vingt, mais les prestations sociales
ont contenu cette augmentation.
En revanche, en ce qui concerne les ménages de retraités, il faut attendre le
milieu et même la fin des années soixante-dix, période de revalorisation du
minimum-vieillesse, pour que les prestations sociales contribuent de manière
importante à la réduction de la pauvreté.

8. Proportion de ménages à bas revenu


avant et après prise en compte des prestations

En %
(**)
Ensemble Ménages de salariés Ménages de retraités
des ménages(*)
Avant Après Avant Après Avant Après
1970 20,3 15,7 9,5 4,0 30,4 27,8
1975 18,3 12,6 9,1 3,9 25,6 18,2
1979 16,5 9,1 10,5 4,9 21,2 10,7
1984 15,4 7,1 10,6 4,7 16,5 7,0
1990 14,5 7,1 12,0 4,9 13,0 5,9
1997 14,1 7,0 13,6 6,6 8,5 4,2

Champ : ménages ordinaires, non compris les ménages dont la personne de référence est
étudiante, dont le revenu déclaré est positif ou nul et le revenu disponible positif.
Notes : (*) Outre les salariés et les retraités, l’ensemble comprend les indépendants et les
autres inactifs ; (**) Les chômeurs ayant déjà travaillé sont intégrés dans la catégorie des
salariés
Source : INSEE-DGI, Enquêtes Revenus fiscaux 1970, 1975, 1979, 1984, 1990 et 1997.

84 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Les travailleurs pauvres
Le chômage est clairement l’une des causes principales de pauvreté en
France. Pour une personne d’âge actif, avoir été au chômage six mois ou
plus au cours de l’année fait monter le risque d’appartenir à un ménage
pauvre à 25 % en 1996 (contre 7 % en moyenne). Parmi le 1,8 million
d’actifs résidant en France métropolitaine dans un ménage situé sous le
seuil de pauvreté, 515 000 n’ont connu que le chômage et 355 000 ont été
au chômage une partie de l’année (Lagarenne et Legendre, 2000)(39).
Si l’on excepte les 90 000 actifs ayant aussi connu une partie de l’année
étudiée, une période d’inactivité due à l’entrée ou à la sortie de la vie profes-
sionnelle, on compte 860 000 actifs pauvres ayant travaillé toute l’année.
Ainsi la moitié des actifs pauvres n’est pas directement touchée par le chô-
mage (même si elle peut l’être indirectement par le chômage d’un membre
de sa famille). Ces personnes constituent le cœur de ce qu’on a appelé les
« travailleurs pauvres », c’est-à-dire ceux dont la pauvreté n’est pas liée
directement à l’absence d’emploi. En partant de ce noyau dur et en y
réintroduisant les actifs pauvres ayant au moins travaillé un mois au cours
de l’année et ayant connu le reste du temps inactivité ou chômage, on comp-
tait 1,3 million de « travailleurs pauvres » en 1996.
Parmi ce « noyau dur » des travailleurs pauvres, les petits indépendants
représentent la plus grosse partie : 40 %. Certes, la pauvreté monétaire des
indépendants doit s’apprécier sur plusieurs années, et l’on devrait aussi
tenir compte des éléments de leur patrimoine. Néanmoins ce chiffre reste
préoccupant. Ces indépendants sont agriculteurs ou aides familiaux dans la
moitié des cas, et les femmes aides familiales sont à temps partiel dans sept
cas sur dix.
Les autres travailleurs de ce noyau dur sont salariés. Ils sont 270 000
salariés en CDI à temps complet, 106 000 en CDI à temps partiel et 134 000
en CDD ou en emploi aidé. Ces derniers sont plutôt des jeunes, non diplô-
més, vivant seuls, en phase d’insertion prolongée. En revanche, les tra-
vailleurs pauvres à temps partiel en CDI sont des femmes dans trois cas sur
quatre, à la tête d’une famille monoparentale dans trois cas sur dix, em-
ployées plus fréquemment dans la construction et les services aux parti-
culiers. La moitié souhaiterait travailler à temps plein (contre 20 % des
salariés en CDI à temps partiel non pauvres)(40).

(39) Ces 870 000 pauvres, ayant connu le chômage tout ou partie de l’année, appartiennent
à 670 000 ménages qui comptent aussi 670 000 autres personnes de 17 ans et plus et 640 000
enfants (de moins de 17 ans), ce qui fait qu’on peut évaluer à 2 180 000 le nombre de
personnes dont la pauvreté est liée de près ou de loin au chômage, soit un peu moins de la
moitié des 4,5 millions de pauvres de 1996.
(40) Notons toutefois que le temps partiel concerne aussi d’autres catégories de travailleurs
pauvres, on l’a vu pour les indépendants, mais c’est aussi le cas de certains CDD et des
situations mixtes avec chômage et emploi. Au total, un quart des travailleurs pauvres sont à
temps partiel.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 85
Enfin, les salariés pauvres en CDI à temps complet sont dans une situation
stable vis-à-vis de l’emploi (deux tiers ont une ancienneté de cinq ans et
plus dans leur entreprise), mais, non diplômés, à la tête d’une famille sou-
vent nombreuse dans laquelle le conjoint ne travaille pas, ils se situent néan-
moins sous le seuil de pauvreté monétaire.
En croisant pour les salariés pauvres, leurs revenus personnels (qui peu-
vent être inférieurs au SMIC annuel compte tenu de la durée et de l’inten-
sité de l’emploi) et leurs situations familiales, on obtient une carte de la
pauvreté des travailleurs où les risques de pauvreté sont plus forts quand
les deux éléments (ressources personnelles faibles et charges de famille) se
cumulent (voir graphique 14).

14. Répartition des salariés pauvres


selon leurs revenus personnels et leur situation familiale

Famille de deux personnes ou plus


avec plusieurs apporteurs 33 4 7
de ressources

Personne seule 16 1

Famille de deux personnes ou plus


avec un seul apporteur 21 7 11
de ressources

< 0,7 SMIC [ 0,7 ; 1 SMIC[ ³ 1 SMIC


Revenus personnels annuels (salaire + indemnités de chômage)

Champ : Les travailleurs pauvres hors indépendants.


Note : Les pastilles sont proportionnelles à la part (au centre) des salariés pauvres dans
chacune des configurations. La pastille est d’autant plus foncée que le risque de pauvreté est
élevé (moins de 5 % pour le blanc, 12 % pour le gris clair, 32 % pour le gris foncé et de
l’ordre de 60 % pour le noir).
Lecture : 21 % des salariés pauvres gagnent moins de 70 % du SMIC et sont l’unique
apporteur de ressources d’une famille de deux personnes ou plus (situation familiale la plus
propice à la pauvreté).
Source : Enquête Revenus fiscaux 1996, INSEE-DGI.

86 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Chapitre 5

Une montée inéluctable de l’inégalité ?

Dans les chapitres précédents, nous nous sommes tournés vers le passé
et nous sommes restés centrés sur la France. Nous allons tourner mainte-
nant notre regard vers l’avenir et vers l’étranger.

La France à la remorque des États-Unis ?


Quand on cherche à prévoir ce que sera l’évolution de l’inégalité en
France dans les décennies à venir, certains soutiennent qu’il faut regarder
vers les États-Unis : l’Europe continentale étant soumise aux mêmes forces
économiques mondiales que l’Amérique, on peut penser que la distri-
bution du revenu suivra, avec un décalage temporel, le même chemin
qu’outre-Atlantique (le Royaume-Uni étant déjà à mi-parcours). Il y a du
vrai dans ce raisonnement : bien des forces à l’œuvre sont communes à tous
les pays industrialisés et les États-Unis jouent souvent un rôle précurseur.
Mais cette vision d’un avenir à l’américaine néglige d’importantes consi-
dérations. Elle oublie que la France a constamment suivi, historiquement,
un autre chemin. Elle ne tient pas compte des différences en matière de
régulation du marché du travail et de politique sociale. Elle néglige le fait
que la montée de l’inégalité au Royaume-Uni est autant la conséquence
d’un changement de politique redistributive que d’une évolution du mar-
ché du travail(41). Il nous faut donc étudier de près les explications qui ont
été avancées pour rendre compte de la montée de l’inégalité dans les pays
anglo-saxons et voir jusqu’à quel point elles peuvent jouer dans le cas de la
France et de l’Europe continentale.
Au cœur de la plupart des explications, on trouve l’idée que l’accrois-
sement de l’inégalité des revenus en Amérique et le fort taux de chômage
en Europe continentale s’expliquent tous deux par une baisse de la demande
de main d’œuvre non qualifiée et une hausse de la demande de main d’œuvre
qualifiée. Les causes de cette double évolution de la demande font encore
débat (Dewatripont et alii, 1999). Pour les uns, elle serait due à la concur-
rence des pays récemment industrialisés (Wood, 1994) ; pour d’autres, elle

(41) Elle reflète avant tout une réduction importante de la progressivité de l’impôt sur le
revenu et un durcissement des conditions d’éligibilité aux prestations sociales assorti d’une
baisse de leur montant.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 87
serait la conséquence d’évolutions technologiques requérant un travail plus
qualifié, à savoir l’apparition des nouvelles technologies de l’information
et de la communication (NTIC) ; à moins qu’il ne s’agisse d’un déplace-
ment de la demande vers des secteurs employant surtout une main d’œuvre
qualifiée. Mais quelle que soit la cause, la réduction de la demande de main
d’œuvre non qualifiée a deux conséquences : ou bien son niveau de rému-
nération baisse, ou bien c’est le chômage qui augmente là où il existe un
salaire minimum légal ou un système de protection sociale empêchant les
salaires de baisser. Nous sommes donc en présence d’une explication unifi-
catrice : une cause unique entraînant des conséquences différentes aux États-
Unis et en Europe continentale. Elle a aussi l’avantage d’expliquer pour-
quoi les pays européens n’ont pas tous été frappés de la même façon : ainsi
les pays scandinaves, où la qualification de la main d’œuvre est plus homo-
gène, ont été les moins affectés.
Cette explication par une évolution de la demande de main d’œuvre
contient, à l’évidence, une bonne part de vérité, mais elle mérite d’être
examinée de plus près.

Commerce et mondialisation engendrent-ils inéluctablement


plus d’inégalités ?
L’idée selon laquelle c’est la concurrence accrue des pays récemment
industrialisés qui a réduit la demande de main d’œuvre non qualifiée dans
les pays de l’OCDE est presque un cas d’école de la théorie néoclassique
du commerce international, qui veut que la liberté des échanges engendre
une égalisation des prix des facteurs de production même en l’absence d’une
mobilité de ces facteurs. Pour les pays industrialisés, une augmentation des
importations des biens dont la production requiert avant tout une main
d’œuvre non qualifiée a pour conséquence soit de réduire les salaires de ces
travailleurs peu qualifiés dans les pays riches où les rémunérations sont
flexibles (États-Unis) ; soit d’accroître le chômage dans les pays industria-
lisés où un salaire minimum légal et des aides sociales empêchent les rému-
nérations des moins qualifiés d’être tirées vers le bas. Néanmoins, on ob-
jectera à cette thèse qu’elle accorde une importance irréaliste à l’égalisation
du prix des facteurs, et que l’analyse théorique ne peut être appliquée de
cette façon, pour des raisons exposées par Davis (1998) : si l’Amérique et
l’Europe continentale produisent toutes deux les biens qui doivent affron-
ter la concurrence des pays récemment industrialisés, alors le salaire plan-
cher en Europe empêche les prix relatifs de chuter et les États-Unis ne sont
pas affectés par la concurrence asiatique : c’est l’Europe qui subit le plus
gros du choc, qu’elle paie en chômage. D’un autre côté, si l’Europe a cessé
de produire les biens en question, puisque son système de protection des
salaires l’empêche d’être compétitive, elle n’est pas affectée par l’afflux
des produits importés. Comme l’ont noté Cortes, Jean et Pisani-Ferry (1999),
dans le cas de la France, « il devient de plus en difficile de perdre des
emplois dans des secteurs comme l’habillement ou la chaussure, où les

88 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


ajustements appartiennent au passé ». Dans le « cas d’école », ou bien c’est
le premier point qui ne peut pas s’appliquer, ou bien c’est le second. L’ex-
plication par les flux commerciaux n’est donc pas une simple application
de la théorie classique du commerce international à la Heckscher-Ohlin.
Même s’il y a des arguments théoriques en faveur de l’alternative baisse
des salaires/chômage, le modèle doit être enrichi.
Beaucoup de travaux empiriques ont été effectués pour vérifier cette
hypothèse d’un rôle décisif du commerce international (pour un « survey »,
voir Jean, 2001). Les interactions avec le progrès technique, ou avec les
investissements directs à l’étranger peuvent avoir un impact mais, en ce qui
concerne les exportations des pays en voie de développement, on ne trouve
guère de preuves qu’elles aient eu un impact important sur les salaires et le
chômage. Ceci est dû en partie à la taille relativement modeste de ces flux
commerciaux. Empiriquement, l’hypothèse d’un effet du commerce inter-
national est confrontée à une autre difficulté : c’est en haut de la distri-
bution que les écarts salariaux n’ont cessé de se creuser, ce qui nécessite
d’envisager une autre hypothèse, elle aussi liée à la mondialisation, celle
d’une mobilité différentielle : si les salariés en haut de la distribution des
salaires sont internationalement mobiles, alors leurs salaires sont fixés sur
un marché mondial du travail. Dans ce cas, pour les dirigeants d’entreprise
français, le groupe de référence serait leurs homologues américains. On
peut invoquer également des phénomènes de contagion salariale au sein
des multinationales. Abowd et Kaplan, (1999) ont comparé les rémuné-
rations totales des dirigeants d’entreprise (pour des sociétés dont le chiffre
d’affaires est compris entre 200 et 500 millions de dollars) et leur évolution
entre 1984 et 1996. En France, l’augmentation en huit années a été de 66 %,
alors qu’aux États-Unis, leurs rémunérations ont plus que doublé. Certes,
ces chiffres sont à considérer avec prudence. Les données sont partielles,
leur comparabilité d’un pays à l’autre et dans le temps est sans doute fragile
et surtout, elles ne permettent pas de situer ces dirigeants d’entreprise dans
la distribution totale. Il se peut par exemple qu’ils se substituent progres-
sivement à des professions en déclin, et que l’inégalité totale ne soit pas
affectée. Quoiqu’il en soit, la question de la détermination des rémuné-
rations des managers reste posée et l’on ne peut que regretter que la statis-
tique publique ne s’y soit guère intéressée jusqu’à présent. Dans un article
célèbre, Freeman (1995) demandait : « Vos salaires sont-ils fixés à Pékin ? »
Mais, pour le haut de l’échelle, la bonne question serait sans doute :
« Vos salaires sont-ils fixés à New York ? ».

Faut-il avoir peur des nouvelles technologies


et de la nouvelle économie ?
Une autre explication, on l’a vu, veut que les inégalités croissantes de
salaires soient dues aux récents progrès des NTIC, qui demandent avant
tout une main d’œuvre qualifiée. Comme l’explication par le développe-
ment du commerce international, celle-ci a été renforcée par le caractère
simultané des deux évolutions.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 89
La première génération d’études (Bound et Johnson, 1992 par exemple)
sur l’effet des NTIC concluait qu’il est difficile de rendre compte de la
baisse du salaire relatif des moins qualifiés à l’aide de déterminants obser-
vables et avançait sur cette base que la plus grande part de cette baisse est
imputable à un trend résiduel, que certains interprétaient comme un « biais
technologique » en faveur du travail qualifié. Krusell, Ohanian, Rios-Rull
et Violante (2000) montrent cependant qu’il n’est pas nécessaire de faire
appel à l’hypothèse d’un biais technologique inéluctable (c’est-à-dire rési-
duel dans le modèle explicatif, donc non contrôlable) pour expliquer l’évo-
lution du salaire relatif des non qualifiés aux États-Unis. La modification
des prix relatifs des facteurs de production sous l’hypothèse de la complé-
mentarité du travail qualifié au capital suffit à expliquer l’essentiel de la
dégradation de la position relative des moins qualifiés. La baisse du coût du
capital, qui est liée aux innovations, est favorable au développement du
stock d’équipements productifs et donc de la demande de travail qualifié,
qui lui est complémentaire. Mais cette tendance, qui transite par le rapport
des prix relatifs, réduit au contraire la demande de travail peu qualifié.

Mais la plupart de ces modèles se heurtent immédiatement à une objec-


tion : l’augmentation des disparités salariales n’a pas coïncidé avec une
croissance de la productivité agrégée mais avec son ralentissement (Aghion
et alii, 1999). Une autre manière de formuler l’objection est celle du célèbre
« paradoxe de Solow », qui constatait que « les ordinateurs sont partout
sauf dans les statistiques de la productivité » : le plus important ici est la
date (1987) à laquelle Solow a fait cette remarque. Alors qu’on admet
aujourd’hui, et Solow lui-même, qu’il y a bel et bien eu un « saut » de la
productivité aux États-Unis dans la seconde moitié des années quatre-vingt-
dix (Oliner et Sichel, 2000), la plupart des observateurs en doutaient forte-
ment jusqu’à une date récente. Et pourtant, c’est dans les années quatre-
vingt (voire plus tôt) que les disparités de salaires commencent à croître en
Amérique (depuis la fin des années quatre-vingt, l’accroissement des écarts
salariaux ne s’observe plus qu’au sommet de l’échelle). Le graphique 15
donne les ratios des salaires américains et l’effet cumulatif de l’impact sur
la production de l’informatique (matériels et logiciels) et des équipements
de communication (Oliner et Sichel, 2000). Notons qu’à l’évidence, ces
dépenses d’équipement ne partaient pas de zéro avec les NTIC : la moyenne
pour les années 1974-1978 a été soustraite pour obtenir le total net en plus
de ce qui aurait été attendu sans cela. En cherchant à identifier la part spé-
cifiquement due aux nouvelles technologies, plutôt qu’à un effet de pro-
ductivité agrégée, ce graphique renforce la crédibilité de l’explication par
le progrès technique dans les années quatre-vingt, mais l’accélération de la
fin des années quatre-vingt-dix n’est pas reflétée dans les chiffres sur les
salaires. Le ratio 95e centile / médiane n’augmente pas plus rapidement et le
ratio médiane / premier décile va dans la « mauvaise » direction.

90 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


15. Inégalités de salaire et impact cumulatif des NTIC aux États-Unis

3,0 1,5

1,4
C95/C50

Impact estimé des NTIC


Rapports interquartiles

2,5
1,3

C50/C10
1,2
2,0

1,1
Impact estimé des NTIC

1,5 1,0
1973 1978 1983 1988 1993 1998

Lecture : Contribution à la croissance de la production réelle estimée hors agriculture aux


États-Unis (échelle de gauche), moins la moyenne pour 1974-1978, cumulée depuis 1979
(échelle de droite).
Sources : Oliner et Sichel, (2000) et Economic Policy Institute Datazone (2001). Les don-
nées sur les revenus se rapportent au salaire horaire de l’ensemble des salariés.

L’hypothèse d’un impact du progrès technologique, comme celle d’un


effet du commerce international, doit être affinée, ce qui peut se faire de
différentes façons (voir Aghion et alii, 1999). L’une d’elles, qui pose le
problème en termes de « technologies d’utilité générale », montre que les
entreprises ont dû expérimenter les nouvelles technologies avant d’en tirer
des gains de productivité, et que l’introduction accélérée des innovations a,
dans un premier temps, entraîné un ralentissement de la productivité. Les
qualifications se trouvent soit dans des équipements soit dans la main
d’œuvre, si bien que le transfert de celle-ci vers un secteur de pointe impli-
que une perte des qualifications acquises dans les technologies antérieures.
Il y a de bonnes raisons de penser que l’adoption des nouvelles technolo-
gies n’accroît pas à elle seule la productivité et qu’elle doit être complétée
par des changements dans l’organisation du travail. Bresnahan et alii (1999)
ont montré, dans le cas américain, au niveau de l’entreprise, qu’il y a une
forte complémentarité entre les investissements dans les nouvelles techno-
logies et les changements dans l’organisation du travail (flexibilité des tâ-
ches, travail d’équipe, réduction des hiérarchies).
Plusieurs des études consacrées à l’impact des nouvelles technologies
mettent l’accent sur les changements structurels comme l’adoption d’une
nouvelle technologie d’utilité générale ou la réorganisation du travail.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 91
Quelles en sont les implications pour l’inégalité sur le marché du travail ?
La question a été traitée par Lindbeck et Snower (1996), pour qui il y a eu
passage d’une organisation « tayloriste » (où, dans les grandes entreprises,
à forts coûts fixes, différents travailleurs effectuent des tâches différentes,
dans un cadre hiérarchisé) à une organisation « holistique », où les tra-
vailleurs passent très souplement d’une tâche à l’autre, où la production se
fait au sein d’une équipe, sans hiérarchie, et où les coûts fixes sont relative-
ment peu importants. Conséquence des nouvelles technologies et de la for-
mation du capital humain, cette seconde formule engendre des profits et
des salaires plus élevés, si bien que lorsque la différence devient supérieure
aux coûts de restructuration, les entreprises tayloristes s’y convertissent. À
cette transformation s’en ajoute une autre, l’abandon des négociations col-
lectives, ce qui explique aussi que la dispersion des salaires soit plus forte
dans le secteur holistique que dans le secteur tayloriste. Pour Lindbeck et
Snower (1999), ce sont ces changements dans l’organisation du travail qui
expliquent l’accroissement de la disparité des salaires aux États-Unis dans
les années quatre-vingt : la « révolution de l’organisation » aide à comprendre
pourquoi la dispersion des salaires américains est restée raisonnablement
stable entre le début des années cinquante et le milieu des années soixante-
dix, mais s’est nettement accrue par la suite (Snower, 1999, p. 111).
L’analyse de Lindbeck et Snower est, sur des points essentiels, proche
de celle de Kuznets, puisqu’elle met en avant un changement structurel.
Kuznets s’intéressait au passage de l’agriculture traditionnelle à l’industrie
moderne, alors que Lindbeck et Snower parlent du passage d’une industrie
« traditionnelle », dite tayloriste, à une forme d’entreprise nouvelle, quali-
fiée d’holistique (à quoi ils ajoutent un troisième secteur, composé de ceux
qui ont été rejetés par les entreprises tayloristes et n’ont pas pu trouver
d’emploi dans la nouvelle économie). Mais la découverte fondamentale du
modèle de Kuznets était que l’impact distributionnel du changement struc-
turel est ambigu : la même force peut, dans un premier temps, accroître
l’inégalité, et, dans un second temps, la réduire (d’où sa fameuse courbe en
cloche). La réorganisation progressive de la production peut donc finir par
entraîner une diminution de l’inégalité. À n’importe quel moment, la courbe
de Lorenz peut se déformer, traduisant une réduction des inégalités en cer-
tains point de la distribution et une augmentation en d’autres. Cette analyse
apporte peut-être une solution à la dimension distributionnelle du paradoxe
de Solow, puisque la distribution peut être affectée différemment à diffé-
rents moments. La phase de « dégraissage » du secteur tayloriste peut en-
traîner dans un premier temps une hausse du chômage (ou de l’emploi à bas
salaire) – voir graphique 16, qui montre une situation stylisée à la Lindbeck-
Snower (1996). La pente de la courbe de Lorenz indique la relation entre le
salaire et le revenu moyen. La croissance du secteur tayloriste après sa
restructuration entraîne une hausse du revenu moyen et l’avantage relatif
de ceux qui sont employés dans les entreprises holistes commence à se
réduire. Comme dans le modèle de Kuznets, l’effet total est ambigu : ainsi
que l’a souligné Askenazy (2000), nous sommes en présence de forces con-
tradictoires.

92 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


16. Effet stylisé de la nouvelle économie sur la courbe de Lorenz

Pourcentage
du revenu total

Nouvelle économie

« Vieille » économie

Chômeurs
Rang dans la population totale

L’explication par la nouvelle organisation du travail met également en


avant un changement dans la méthode utilisée pour fixer les salaires, et
c’est à cette explication qu’il faut recourir pour rendre compte du fait que
l’impact le plus fort s’observe au sommet de la distribution. Ce qui veut
dire qu’il ne faut pas limiter l’analyse à la structure industrielle, mais con-
sidérer également le processus selon lequel les rémunérations sont fixées.
La détermination du salaire s’opère dans un contexte institutionnel : Goux
et Maurin (2000) considèrent que si l’impact du progrès technique est dif-
férent en France et aux États-Unis, c’est en raison de la réglementation du
marché français du travail. Bien entendu, les régulations peuvent changer.
Les changements dans les différentiels salariaux peuvent être le reflet de
changements dans l’organisation du marché du travail et dans les accords
sociaux qui le régulent. C’est là qu’on peut s’attendre à voir les pays diverger :
au Royaume-Uni, les conventions collectives ont été remplacées par une
individualisation du contrat de travail (Metcalf, Hansen et Charlwood, 2000),
et l’Américain Paul Samuelson faisait observer il y a peu : « Aujourd’hui, à
quatre-vingt ans, je retrouve la situation qui prévalait à l’époque de mes
huit ans [1923] : peu de travailleurs syndiqués, et presque rien du pouvoir
économique que donnent la syndicalisation et la négociation collective [...].
En matière de négociation, d’embauche et de licenciement, les employeurs
américains ont les coudées bien plus franches que dans les décennies pré-
cédentes » (1997, p. 9 et 11).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 93
D’une façon plus générale, offre et demande ne font que poser des limi-
tes aux possibles différentiels des salaires : à l’intérieur de ces limites, il y
a place pour la négociation des partenaires sociaux, pour les accords col-
lectifs ou la réglementation. Il est tout à fait possible qu’il y ait plus d’une
formule économiquement viable et que les différentiels salariaux observés
reflètent soit l’Histoire, soit les caractéristiques intrinsèques de tel
marché national du travail. Supposons qu’il existe une norme sociale
limitant la mesure dans laquelle les salaires individuels reflètent la produc-
tivité potentielle des différents salariés : dans ce cas, la rémunération de
l’employé comprend une fraction de sa productivité et une somme forfai-
taire versée à chacun. Un tel système étant fortement redistributif, il est
clair que les travailleurs faiblement productifs seront favorables au main-
tien de cette norme, mais d’autres l’accepteront aussi, quand bien même ils
pourraient gagner davantage si la norme était supprimée, car, s’ils ont été
jusque-là convaincus que la norme était une bonne chose, exiger sa sup-
pression engagerait leur réputation. La perte de salaire qu’ils consentent est
d’autant plus élevée que la proportion de la population qui, à un moment
donné, est convaincue des bienfaits de la norme, est grande. Les employeurs
sont, eux aussi, soucieux de leur réputation : ils déterminent leur politique
salariale (c’est-à-dire l’acceptation ou non de la norme sociale) en comparant
les profits potentiels, ce qui dépend de la proportion et des caractéristiques
des travailleurs qui acceptent ou non un système de salaires différenciés.
Le processus ressemble à celui du basculement identifié par Schelling (1978).
Les points d’équilibre intérieurs au domaine de solutions peuvent être ins-
tables, et, en fonction des conditions initiales, une société tend à converger
soit vers un fort degré de soumission à cette norme, soit vers un refus pres-
que général de l’accepter.
C’est ce type de norme salariale qui peut expliquer les inégalités des
rémunérations entre différents pays. L’adhésion à des normes salariales
dépend, par exemple, de l’importance des différences dans la productivité
sous-jacente. Là où la population est relativement homogène, on a plus de
chance d’observer une adhésion à des normes égalitaristes, si bien que les
deux éléments, l’un exogène (les différences de productivité) et l’autre en-
dogène (le degré d’adhésion à la norme) se combinent pour expliquer la
faible dispersion des salaires. Le modèle aide aussi à expliquer des épiso-
des de croissance ou de diminution de la dispersion. Un choc exogène peut
faire passer une société d’un équilibre dans la soumission aux normes sala-
riales (où les salaires sont donc relativement peu dispersés) à une autre
forme d’équilibre où chacun est rémunéré selon sa productivité. Ce choc
exogène peut être le fait que les employeurs accordent moins d’importance
à leur réputation ; il peut aussi être un reflet de changements intervenus sur
le marché des capitaux, poussant à rechercher des profits à plus court terme :
on observera alors un élargissement de l’éventail des salaires, plus étroi-
tement liés à la productivité individuelle. Osterman (1999), s’appuyant sur
des études empiriques, conclut que, dans le cas des États-Unis, les considé-
rations d’équité à l’intérieur de l’entreprise ont moins d’importance dans la
fixation des salaires : c’est désormais la récompense de la performance in-
dividuelle qui est au premier plan.

94 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Que retenir pour la France ?
Plusieurs explications possibles à la hausse des inégalités observée aux
États-Unis et au Royaume-Uni sont en concurrence, chacune avec ses forces
et ses faiblesses. Celles qui ont été poussées le plus loin (les théories sur le
rôle du commerce international et des nouvelles technologies) essayaient
d’expliquer un phénomène (la baisse relative de la rémunération du travail
non qualifié aux États-Unis) qui ne semble avoir été ni permanent ni uni-
versel. Nous l’avons vu, aucune des deux théories ne réussit, sous sa forme
la plus simple, à expliquer les faits d’ensemble. Les théories plus élaborées,
sur la restructuration de l’économie, la réorganisation du travail ou le chan-
gement dans les normes salariales soulignent la complexité des inter-
relations en jeu. Les effets sont ambigus et ne se prêtent pas à une formu-
lation simple. Des forces variées sont à l’œuvre, qui affectent de façon dif-
férenciée le haut de la distribution des salaires et le bas de la distribution.
Concernant les très hauts salaires, on peut se risquer à une prédiction
simple : si les hauts salaires sont vraiment gouvernés par le marché mon-
dial, il semble alors peu probable que la France ne soit pas touchée à terme,
par effet de contagion.
En ce qui concerne les moins qualifiés, si l’on peut identifier un certain
nombre de facteurs de fragilisation de leur situation, rien n’autorise à en
conclure que ces facteurs doivent conduire à un accroissement permanent
de l’inégalité au sein de nos sociétés. Il est très important de considérer les
aspects dynamiques de cette question. À court terme les évolutions com-
merciales, technologiques et organisationnelles et les mouvements de la
demande et des prix relatifs des facteurs de production sont défavorables
aux moins qualifiés, même s’il est difficile de quantifier leurs effets. À long
terme, en théorie du moins, les individus devraient s’adapter à la nouvelle
donne en changeant de secteur d’activité, en se formant, etc. et les inéga-
lités devraient régresser. Certains auteurs (Welch, 2000) rappellent d’ailleurs
que les salaires sont aussi des prix et que comme tout système de prix, ils
véhiculent l’information qui permet aux individus d’optimiser leurs choix,
notamment d’investissement individuel en capital humain : si le rendement
des diplômes (mesuré par le salaire relatif des diplômés et des non diplômés)
augmente, les individus sont incités à mieux se former.
De tels ajustements cependant requièrent du temps, dont ne disposent
pas toujours les individus qui subissent par exemple les restructurations
liées à l’introduction des NTIC ou à l’intensification de la concurrence
dans leur secteur d’activité. Quelles sont alors les politiques publiques adap-
tées ? Augmenter les barrières commerciales pour protéger la main d’œuvre
non qualifiée nationale serait en tout état de cause une stratégie inadaptée.
Ce serait se priver des bénéfices liés à l’intensification des échanges et de
la compétition internationale tout en étant insuffisant pour stabiliser la si-
tuation des moins qualifiés. En effet, le travail peu qualifié n’est pas seule-
ment en compétition avec celui des pays en voie de développement, il est
aussi en compétition avec un capital de plus en plus efficace et de moins en

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 95
moins cher. Taxer les équipements productifs n’est certainement pas la
meilleure solution en termes d’efficacité de l’économie. Un des moyens
possibles pour les pouvoirs publics à court terme est de jouer sur les prix
relatifs des facteurs de production. Les politiques d’allégement du coût du
travail au niveau du SMIC initiées en France vont dans ce sens, et comme
l’a montré le chapitre 2, un faisceau d’éléments indique qu’elles ont eu un
impact certain.
Il faut rappeler aussi que la loi de l’offre et de la demande détermine
certes la fourchette dans laquelle doit s’établir le salaire relatif des moins
qualifiés (ou plutôt le coût relatif de leur travail) pour garantir une effica-
cité suffisante de l’économie, mais que, dans ces limites, il y a place pour la
négociation collective. L’évolution des salaires relatifs des moins qualifiés
n’est pas le pur produit des forces du marché, mais reflète aussi le degré
d’aversion à l’inégalité d’une société. Les partenaires sociaux ont leur rôle
à jouer lors des négociations salariales. Le modèle salarial individualiste
n’est pas le seul compatible avec les nouvelles technologies et les nou-
veaux modes d’organisation du travail et de la production.
La nouvelle économie ne nous entraîne donc pas fatalement vers plus
d’inégalités.

96 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


TROISIÈME PARTIE

PERSPECTIVES

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 97
Chapitre 6

Lutter contre les inégalités économiques

Une amélioration spontanée ?


Comment la forte reprise initiée mi-1997 sur le marché du travail
a-t-elle rejailli sur les inégalités et la pauvreté ? Compte tenu des délais de
disponibilité des enquêtes habituellement utilisées, il n’est pas encore
possible tracer un bilan détaillé des années récentes et il faut nous fonder
sur des indicateurs partiels utilisant d’autres sources de données.

Les jeunes diplômés sont les premiers bénéficiaires


de la reprise récente
L’amélioration de l’activité économique observée depuis le milieu de
l’année 1997 a fortement fait reculer le chômage. En mars 2001, le nombre
de chômeurs s’établissait à 2,3 millions de personnes soit 8,7 % de la popu-
lation active alors qu’en juin 1997 le taux de chômage culminait à 12,6 %.
C’est le taux le plus bas depuis août 1990. De plus, cette baisse du chômage
a été beaucoup plus spectaculaire que celle qui a marqué la période de
reprise économique de la fin des années quatre-vingt, et son rythme en 2000
a été deux fois plus élevé que le rythme moyen observé chez nos principaux
partenaires européens.
Une conjoncture favorable et une politique de l’emploi volontariste ont
entraîné une amélioration spectaculaire de l’emploi et notamment de l’emploi
des jeunes. Cela a permis en outre d’absorber sans difficulté les entrées supplé-
mentaires sur le marché du travail liées à la suppression du service natio-
nal. Ainsi, le taux de chômage des jeunes tout juste sortis du système sco-
laire (depuis environ 9 mois) est retombé à 25 % contre 30 % en janvier 1999
et mars 1998, et 34 % en mars 1997. Plus de 60 % de ceux qui sont sortis de
l’école en 1999 occupent un emploi en mars de l’année suivante, contre à
peine 40 % pour les générations sorties au cours des années 1993-1997.
Alors que l’amélioration des trois dernières années a été pleinement
engrangée par les jeunes diplômés en phase d’insertion, ce sont les moins
diplômés qui en ont le moins tiré profit. Entre mars 1997 et mars 2000, le
taux de chômage des jeunes sortis du système scolaire depuis moins de
cinq ans a décru de 7 points pour les diplômés du supérieur (de 17 à 10 %)
et de 9,5 points pour les bacheliers (de 28,5 à 19 %), contre à peine 4 points

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 99
pour les non diplômés ou titulaires du seul brevet, dont le niveau de chô-
mage est pourtant beaucoup plus élevé (de 46 à 42 %). De même, le
« déclassement » des jeunes s’est stabilisé au cours des dernières années,
voire réduit pour les diplômés des grandes écoles et troisièmes cycles uni-
versitaires (Gautié et Nauze-Fichet, 2000).
La réforme du service national, qui touche d’abord les sortants les plus
jeunes et a provoqué un afflux de non diplômés, et la montée en charge des
emplois-jeunes (emplois qualifiés, plus souvent occupés par des jeunes
diplômés) ont vraisemblablement pesé sur ces évolutions. Cependant l’in-
fluence du niveau de formation initiale sur l’insertion est si déterminante
qu’il a souvent été écrit que le diplôme constituait « le meilleur rempart
contre le chômage ». Pour les plus diplômés, le taux de chômage se stabi-
lise au bout de trois à quatre années (aux environs de 7 %) contre plus de
dix ans pour les non diplômés (à un niveau quatre fois supérieur !).
À l’autre extrémité du cycle de vie professionnel, les plus de cinquante
ans n’ont bénéficié de la reprise de l’emploi que plus tardivement, à partir
de l’automne 1999 (leur taux de chômage est retombé à 7,8 % fin 2000, soit
une baisse d’un point en un an) comme si les employeurs, après avoir ré-
sisté à embaucher des seniors, s’y étaient résignés face aux difficultés de
recrutement. Compte tenu du poids démographique important qu’a pris cette
catégorie à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, avec le début de la
vague du « Baby-Boom » dont les effets devraient se poursuivre pendant
encore une quinzaine d’années, une évolution dans l’attitude des employeurs
face à l’embauche de travailleurs âgés est souhaitable (Gauron, 2000
et Pisani-Ferry, 2000).
Avec le recentrage de la politique de l’emploi vers les publics priori-
taires (chômeurs de longue durée, allocataires du RMI ), le nombre de
chômeurs de longue durée a diminué de 200 000 personnes entre mars 1998
et mars 2000, avec même une décroissance légère de leur proportion parmi
l’ensemble des chômeurs (de 41 à 40 %). Selon les statistiques de l’ANPE,
ce mouvement se serait accéléré pendant l’année 2000, et le poids des chô-
meurs de longue durée parmi les demandeurs d’emploi des catégories 1, 2,
3, 6, 7 et 8 serait passé de 40,5 % en mars 1998 et mars 2000 à 37,6 % en
mars 2001.

Quelle amélioration de la qualité des emplois créés ?


Les disparités de risque de chômage par catégorie socioprofessionnelle
se sont réduites. Le taux de chômage des ouvriers, groupe le plus exposé au
chômage, a également fortement régressé (de 3 points de mars 1997 à
mars 2000) pour s’établir à 12,4 %, au même niveau que celui des em-
ployés. De même, le sous-emploi des personnes travaillant à temps partiel
(personnes qui souhaiteraient travailler davantage dont le taux est particu-
lièrement élevé en France) a baissé de 4 points depuis 1997 et s’établit
actuellement à un tiers (36 %) des personnes travaillant à temps partiel.

100 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


En revanche, la part des emplois temporaires (intérim, CDD, emplois
aidés) a continué de progresser pendant la période de forte croissance des
dernières années : elle est passée de 8 à 9,6 % de mars 1997 à mars 2000
pour l’emploi salarié des secteurs privé et semi-public et les nouvelles for-
mes d’emploi ont contribué à 27 % de la croissance de l’emploi salarié des
trois dernières années. Parmi ces emplois, c’est la forte croissance du re-
cours à l’intérim qui est déterminante, la proportion des contrats à durée
déterminée étant restée stable. Faut-il en conclure que la croissance quanti-
tative de l’emploi irait de pair avec une réduction de la qualité de ceux-ci ?
Les indicateurs conjoncturels de l’ANPE indiquent une progression sensible
de la part des offres d’emploi en CDI depuis la mi-1999. De même, la part
de l’intérim s’effrite depuis mars 2001. Il semble donc qu’au fur et à me-
sure que la croissance se consolide, les formes particulières d’emploi, qui
ont tendance à se développer en début de cycle, amorcent leur décrue. Globa-
lement, la phase ascendante du cycle conjoncturel des années 1997-1998 a
semble-t-il moins sollicité le recours aux emplois temporaires que la phase
de reprise de 1994-1995. Toutefois, Gubian et Ponthieux (2000) mettent en
évidence la plus forte incidence mais aussi la plus forte progression de la
part des emplois à durée limitée parmi les ouvriers et employés non quali-
fiés. Représentant 17 % des emplois non qualifiés contre 8 % parmi les
emplois qualifiés en 2000, les emplois temporaires se sont développés au
rythme de 11,4 % par an de 1994 à 2000 chez les non qualifiés contre 9,8 %
chez les qualifiés.
La reprise économique s’est aussi accompagnée d’une baisse significa-
tive de la proportion de bas salaires, qui s’établit à 16,5 % en mars 2000
contre 18,4 % en 1995 selon l’enquête sur l’emploi. Plus précisément, le
taux de bas salaire parmi les salariés à temps complet est passé de 8,3 % en
1995 à 6 % en 2000 et le pourcentage de bas salaires parmi les temps par-
tiels a décru de 72,6 à 67,9 % sur la même période.

Stabilité des inégalités de salaires


Avec la forte reprise de la mi-1997, des tensions sont progressivement
apparues sur le marché du travail concernant la main d’œuvre qualifiée,
voire très qualifiée. On n’observe pas cependant d’augmentation des inéga-
lités de salaires à temps plein (complément G), quel que soit l’indicateur
d’inégalité utilisé. Tout au plus, si on affine l’analyse pour le haut de la
distribution, observe-t-on depuis deux-trois ans une petite échappée des
hauts salaires (dernier décile) et plus nettement des très hauts salaires
(dernier centile) : de 1998 à 1999, le rapport D9/D5 passe de 2,61 à 2,63 et
C99/D5 passe de 4,59 à 4,67. C’est au sein du centile le mieux payé de la
population que l’on décèle une évolution un peu plus marquée : entre 1996
et 1999, l’écart s’est creusé entre les gros salaires (le bas du dernier centile) et
les très gros salaires (les trois pour mille les mieux payés(42)). Ainsi C99,7/C99
(42) Notons que précisément, les stocks-options non comprises dans les statistiques concer-
naient (en 1998) environ trois salariés sur mille.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 101


passe de 1,46 en 1996 à 1,49 en 1999 et C99,9/C99 de 2 à 2,07 sur la même
période(43). Ces évolutions récentes doivent être relativisées au regard du
mouvement de long terme concernant les « hauts salaires » (chapitre 2).
En ce qui concerne les autres revenus des ménages, les sources fiscales
(complément D) confirment le décollage conjoncturel du revenu des
3 000 foyers fiscaux les plus riches (un sur dix mille) entre 1997 et 1999,
décollage qui tient notamment à la réalisation des plus-values boursières
latentes considérables engrangées sur la période récente. Mais on est là
encore en présence d’un phénomène conjoncturel bien plus que structurel.

Premiers signes de décrue de la pauvreté


Les enquêtes permanentes sur les conditions de vie des ménages de
l’INSEE donnent des indications sur l’évolution du revenu déclaré par les
ménages. Entre 1996 et 2000, on ne décèle aucune évolution significative
du taux de pauvreté monétaire, que ce soit sur l’ensemble de la population
ou sur la population en âge de travailler. Tout au plus observe-t-on que la
baisse structurelle de la pauvreté des retraités semble se poursuivre lentement.
En revanche, cette enquête recense un nombre significatif de difficultés
de la vie quotidienne permettant d’élaborer différents « scores » de conditions
de vie. Globalement, la pauvreté ainsi appréhendée comme la proportion
des ménages cumulant un grand nombre de difficultés semble s’être réduite
à partir de 1997 (voir encadré 6).

17. Taux de pauvreté d’après les conditions de vie (1997-2000)


15
Score global Contrainte budgétaire
Restriction de consommation Retards de paiement
Difficultés de logement
13

11

5
1997 1998 1999 2000
Source : Enquêtes EPCV de mai.

(43) Rappelons que pour 1999, C99 s’élève à 512 000 francs nets par an et qu’un décile de
centile correspond à environ 11 000 salariés.

102 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


6. Les conditions de vie des plus défavorisés s’améliorent
depuis 1997
La mesure de la pauvreté à partir des conditions de vie se fonde sur une
batterie d’indicateurs relevant les difficultés que rencontrent certains ména-
ges : budget trop serré, retards de paiements, restrictions de consommation,
mauvaises conditions de logement. Un ménage est considéré comme pauvre
selon cette approche s’il cumule un grand nombre de difficultés. La mesure de
la pauvreté à partir des conditions de vie est complémentaire de la mesure de la
pauvreté à partir du revenu monétaire. Entre mai 1997 et mai 2000, la propor-
tion de ménages cumulant un grand nombre de difficultés s’est réduite. L’amé-
lioration est surtout perceptible dans le domaine des restrictions de consomma-
tion et des retards de paiement (graphique 17).

Définitions
Pauvreté en termes de conditions de vie : un score de déprivations est cons-
truit à partir des difficultés qu’exprime le ménage lorsqu’il est interrogé dans
une enquête par sondage. Par exemple, dans les enquêtes PCV, vingt-huit indi-
cateurs sont suivis. Ces vingt-huit indicateurs sont répartis en quatre groupes :
• indicateurs de contrainte budgétaire : difficulté à équilibrer les ressources
et les dépenses du ménage ;
• indicateurs de retards de paiement : le ménage n’a pas pu payer à temps
certaines échéances ;
• indicateurs de restrictions de consommation : privations en matière de
consommation ;
• indicateurs de difficultés de logement : le ménage estime avoir un loge-
ment trop petit, trop sombre
Le score global de déprivations est construit en comptabilisant simplement
le nombre de réponses positives aux vingt-huit questions posées. Le ménage
est considéré comme pauvre si le score dépasse un certain seuil, choisi de
façon à retrouver environ 10 % de ménages pauvres. Dans l’étude réalisée
d’après l’enquête PCV le seuil correspondait à au moins huit difficultés. Ce
seuil est arbitraire : seules comptent les évolutions du taux de pauvreté, et non
son niveau. Des scores partiels peuvent être construits pour chacun des quatre
groupes d’indicateurs, ce qui permet de définir quatre taux de pauvreté.

Une autre manière d’apprécier indirectement l’évolution de la pauvreté


est d’analyser les tendances observables parmi les allocataires de minima
sociaux. Pour la première fois depuis sa création, le nombre de bénéficiaires
du RMI en métropole a baissé au cours de l’année 2000 (de plus de 5 %
contre des augmentations de + 2,5 % en 1999, + 3,8 % en 1998, + 5,8 % en
1997 ). En fait, la stabilisation puis la décroissance du nombre de bénéfi-
ciaires seraient intervenues plus tôt, dès 1999, si les réformes de fin 1998 et
début 1999 n’avaient étendu le champ des bénéficiaires potentiels (dévelop-

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 103


pement de l’intéressement, revalorisations ). Dès 1999, la part des jeunes
de moins de 30 ans a décru ainsi que la part des hommes et des allocataires
récents (moins d’un an), témoignant du recentrage progressif du RMI sur
les populations les plus en difficulté, tendance confortée par les données
rassemblées par les diverses associations de lutte contre l’exclusion.
Cornilleau et alii, (2000) évaluent différentes élasticités du RMI : une hausse
de 1 % de l’emploi devrait conduire à une baisse de 2 % des allocataires ;
une augmentation du barème du RMI de 1 % conduirait à une hausse du
nombre d’allocataires de 0,4 % et un point de taux de couverture supplé-
mentaire du chômage ferait baisser de 0,8 % les effectifs de Rmistes. Compte
tenu des effets démographiques, les auteurs estiment à 400 000 la création
nette d’emplois nécessaire pour stabiliser le nombre d’allocataires en l’ab-
sence d’autres effets.

La baisse du chômage ne suffit pas


Il peut paraître surprenant que dans un contexte de baisse marquée du
chômage, le recul de la pauvreté ne soit pas plus manifeste. Essayons de
mieux comprendre les liens entre chômage et pauvreté.
Si, comme l’a montré le chapitre 4, le chômage est l’une des principales
causes de pauvreté puisque 48 % des personnes pauvres vivent dans un
ménage où au moins un actif a connu le chômage au cours des 12 derniers
mois, chômage et pauvreté ne sont toutefois pas synonymes. En 1996, 80 %
des ménages où au moins un actif était au chômage n’étaient pas pauvres au
sens monétaire. Ainsi, une baisse du chômage ne concernera directement
que 40 % des ménages pauvres (48 % des individus) et exercera ses effets
bénéfiques sur de nombreux ménages (couples bi-actifs essentiellement)
situés au-dessus du seuil de pauvreté, ce qui tirera vers le haut le niveau de
vie médian, donc le seuil (relatif) de pauvreté et le nombre de pauvres.
Pour essayer d’appréhender statistiquement ces divers effets, on a pro-
cédé à différentes simulations. La première donne un majorant de l’effet de
la baisse du chômage sur le taux de pauvreté. Entre mars 1997 et mars 2000
la baisse de 2,3 points du chômage a entraîné une baisse de 17 % du
nombre de ménages comportant un chômeur. Les hypothèses favorables
suivantes sont retenues :
• sortir du chômage fait sortir de la pauvreté (hypothèse forte car on sait
bien que de nombreux ménages pauvres ne sont pas concernés par le chô-
mage ; c’est le cas des travailleurs pauvres) ;
• la baisse du chômage concerne autant les ménages pauvres que non
pauvres (hypothèse optimiste compte tenu du fait que le chômage a plus
décru pour les chômeurs diplômés, plus fréquemment au-dessus du seuil de
pauvreté ) ;
• la situation des autres ménages pauvres n’évolue pas et le seuil de
pauvreté n’a pas changé (alors qu’il devrait être tiré vers le haut par la
croissance).

104 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Sous ces hypothèses favorables, une baisse du taux de chômage de
2,3 points entraîne une baisse du taux de pauvreté des ménages de 0,45 point
(100 000 ménages sortent de la pauvreté). Évalué sur le seul champ des
ménages potentiellement actifs (dont la personne de référence a moins de
60 ans et terminé ses études), la baisse du taux de pauvreté est de 0,6 point.
La baisse du chômage étant plus forte pour les jeunes ménages, la baisse du
taux de pauvreté est aussi plus forte pour les ménages dont la personne de
référence a moins de 25 ans (de 25 à 22,6 % soit – 2,4 points) ou de 25
à 29 ans (de 10,7 à 9,5 % soit – 1,2 point).

9. Nombre de ménages pauvres et non pauvres


selon l’existence d’un chômeur au sein du ménage
En millions
Ménages Ménages
Ensemble
non pauvres pauvres
Hors champ (> 60 ans) 7,63 0,36 8,00
Pas de chômeur dans le ménage 11,69 0,87 12,56
Au moins un chômeur dans le ménage 1,94 0,61 2,54
(*)
Ensemble 21,13 1,84 23,11
Notes : Les hypothèses précédentes conduisent à faire sortir de la pauvreté 17 %
des 610 000 ménages pauvres comportant au moins un chômeur, soit un peu plus de
100 000 ménages. (*) Les ménages « étudiants » ne sont pas pris en compte. Ces données de
structure correspondent à l’année 1996. Dans ce cas, le taux de pauvreté est de 8,0 % car les
revenus pris en compte intègrent des revenus du patrimoine redressés sur données macro-
économiques.
Source : Modèle INES, INSEE.

Dans la deuxième simulation, les hypothèses sont calées sur les évo-
lutions observées entre mars 1997 et mars 2000 par catégories fines. Ainsi
on tient compte du fait que la baisse du chômage profite davantage aux
couples bi-actifs et du fait que le nombre de personnes d’âge actif vivant
seules poursuit sa croissance régulière (et a donc tendance à faire croître le
taux de pauvreté car les économies d’échelles au sein des ménages se ré-
duisent). Avec un seuil de pauvreté intégrant l’évolution du niveau de vie
médian, une baisse du chômage de 2,3 points entraîne une baisse du taux de
pauvreté de 0,18 point (soit 40 000 ménages). Pour les seuls ménages dont
le chef est potentiellement actif, cette baisse est de 0,25 point. Compte tenu
du fait que le chômage touche plutôt des familles actives que des inactifs
vivant seuls, le nombre de personnes pauvres décroît de quelque
100 000 personnes, ce qui correspond à une diminution de 0,35 point du
taux de pauvreté individuel global et 0,6 point du taux de pauvreté indi-
viduel des personnes appartenant aux ménages potentiellement actifs.
Pour actualiser ces évaluations à la période récente (jusqu’au premier
trimestre 2001), compte tenu d’une poursuite de la décrue du chômage, il y

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 105


aurait lieu de majorer les différents chiffres d’environ 50 %, soit un effet
global de moins de 0,3 point sur le taux de pauvreté des ménages pour une
décrue de 3,5 points du taux de chômage. Mesuré sur le taux de pauvreté
des individus appartenant aux 15 millions de ménages dont le chef est poten-
tiellement actif, cet effet s’élève à 0,9 point.
Ces estimations sont bien évidemment purement mécaniques mais elles
ont le mérite de souligner que si la forte décrue du taux de chômage a bien
un impact sur le taux de pauvreté, l’ampleur des effets attendus est plus
faible que ce qu’on aurait pu spontanément penser. Et ce pour trois raisons
essentielles :
• l’approche retenue pour la pauvreté est une approche relative (con-
trairement à celle du chômage) et l’amélioration de la situation de l’emploi
profite à l’ensemble des actifs entraînant vers le haut tout l’éventail des
revenus ;
• les gains monétaires associés à la reprise d’emploi pour un chômeur
non qualifié ne sont souvent pas considérables compte tenu de l’indemni-
sation du chômage et du caractère différentiel du RMI ;
• de nombreux ménages situés sous le seuil de pauvreté ne sont pas
touchés par le chômage (environ 60 %). Ce sont des retraités, de petits indé-
pendants (agriculteurs surtout) et des travailleurs à temps complet à la tête
d’une famille nombreuse ou à temps partiel contraint (travailleurs pauvres).
Il n’y a là aucune singularité de la France : Atkinson (1999) a montré
que le problème de la pauvreté en Europe n’est pas lié mécaniquement à
celui du chômage. Rappelons toutefois le rôle essentiel de celui-ci dans la
dégradation relative de la situation des ménages salariés les plus modestes
au début des années quatre-vingt-dix

Un projet de société
L’inégalité économique est une question complexe, et tout résumé des
données empiriques est nécessairement incomplet. Les agrégats statistiques
laisseront inévitablement de côté des cas particuliers de richesse ou de pau-
vreté particulièrement frappant. Comme le montre Thomas Piketty, l’extré-
mité supérieure de la distribution peut avoir un comportement très différent
de celui du reste de la population. En gardant ceci présent à l’esprit, on peut
résumer ainsi la situation : la distribution des salaires nets chez les tra-
vailleurs à plein-temps est restée, ces dernières années, beaucoup plus stable
qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni. La France a mieux préservé sa
cohésion sociale. Elle est plus proche d’un pays comme l’Allemagne que
du Royaume-Uni où les différentiels salariaux se sont nettement accrus.
Dans une perspective historique plus large, une telle stabilité pourrait
cependant être considérée comme un échec relatif, puisque, dans un passé
relativement récent, la France a connu une réduction marquée de l’inégalité
économique (chapitre 2). C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier la stabi-
lité et la modeste poussée d’inégalité qui ont suivi. En ce qui concerne
l’essentiel de la distribution (mais pas les hauts revenus, voir Piketty),

106 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


il faudrait une forte hausse de l’indice de Gini pour que la France retrouve
le niveau d’inégalité de l’immédiat après-guerre. La différence est frap-
pante avec les États-Unis, qui n’ont pas connu la même période de nivel-
lement après la guerre et où l’inégalité globale est aujourd’hui beaucoup
plus forte qu’en 1947 (graphique 18).

18. Évolution des inégalités en France et aux États-Unis


50

45
États-Unis
Indice de Gini (en %)

40

35 Revenu avant impôt


France

30
Revenu disponible

25
1970 1973 1976 1979 1982 1985 1988 1991 1994 1997
Sources : États-Unis : Bureau US Census Bureau, 2000, « Le profil changeant de la distri-
bution des revenus dans la Nation », dernier Rapport sur la population P60-204. La rupture
dans les séries en 1993 tient à l’introduction d’une nouvelle méthode de collecte des
données. Pour la France : voir complément C.

Dans ces conditions, pourquoi s’inquiéter d’une montée de l’inégalité


en France ? De fait, il y a plusieurs raisons à cela. La première préoccupation
concerne l’inégalité des chances sur le marché du travail : l’emploi en lui-
même ne garantit pas de sortir de la pauvreté. Il n’en reste pas moins que
l’emploi est un enjeu majeur pour toute politique de lutte contre la pau-
vreté. S’il est vrai que la question de l’exclusion sociale en France, particu-
lièrement des jeunes, a perdu un peu de son acuité à la fin des années qua-
tre-vingt-dix, elle reste cependant préoccupante. En raison des changements
qui ont affecté le marché du travail ces dernières années, toutes les géné-
rations n’ont pas eu les mêmes opportunités, certaines étant plus défavo-
risées que d’autres. Le bien-être de nos concitoyens a clairement été affecté
par la montée de l’incertitude économique. C’est là peut-être qu’il faut cher-
cher la source du divorce entre le constat statistique d’une stabilité relative
des inégalités et le sentiment général d’une dégradation de la situation souvent
exprimé dans les enquêtes d’opinion.
La deuxième préoccupation concerne le ralentissement avéré de la mobi-
lité intra et inter-générationnelle qui nourrit le sentiment d’une diminution
des opportunités de progrès individuel et collectif. La mobilité salariale est

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 107


aujourd’hui beaucoup plus faible qu’elle ne l’était dans les années soixante-
dix. Les difficultés rencontrées par une fraction de la jeunesse ont mis fin
en la croyance d’un progrès continu d’une génération à l’autre. Le retour de
la croissance et la baisse du chômage sont des facteurs favorables à une
reprise de la baisse des inégalités et au recul de la pauvreté. Mais la reprise
de la croissance est trop récente et la baisse du chômage encore insuffisante
pour effacer les séquelles du passé. C’est un véritable projet de société qui
est en jeu.
La troisième préoccupation concerne les hauts revenus et le patrimoine.
Pour expliquer l’accroissement des disparités salariales aux États-Unis, on
a souvent soutenu qu’il était dû à la baisse de la rémunération du travail non
qualifié, alors que les changements les plus marquants sont intervenus au
sommet de l’échelle des salaires : même si, dans les années quatre-vingt-
dix, les bas salaires américains ont récupéré une bonne partie de ce qu’ils
avaient perdu dans les années quatre-vingt, le décile supérieur et les 5 %
supérieurs ont poursuivi leur croissance par rapport à la médiane. Tout au
sommet de l’échelle, le phénomène a encore été renforcé par un développement
marqué des éléments de rémunération non salariaux. Au Royaume-Uni, la
croissance des rémunérations des dirigeants d’entreprise (salaires + stock
options), couplée avec la privatisation et les substantielles indemnités de
départ, a eu pour conséquence que les plus hauts revenus ont retrouvé la
part du revenu total qu’ils détenaient au début des années cinquante. En
France, la question des hauts revenus est moins souvent abordée : cela tient
sans doute au fait que, pour des raisons éthiques et parce que les écarts
entre le milieu et le haut de la distribution ne se sont pas accrus comme aux
États-Unis, l’on s’y préoccupe davantage de la pauvreté que de la grande
richesse. Pourtant, la question de la pauvreté et de l’exclusion ne peut être
traitée indépendamment de celle de la richesse. Elles sont intimement liées,
dans la mesure où pauvreté et richesse affectent conjointement et de façon
dynamique le degré d’inégalité des opportunités. Schumpeter aimait à dire,
sur le mode justificatif, « l’hôtel capitaliste est toujours complet, mais la
liste des clients change constamment ». Mais la métaphore de Schumpeter
est trompeuse, si le fait d’appartenir aux tranches supérieures de revenu,
même momentanément, crée des avantages pour sa descendance. Autre-
ment dit, l’égalité des chances est réduite, et non accrue, si l’accès aux
revenus supérieurs permet d’accumuler rapidement un patrimoine impor-
tant et de léguer à ses héritiers un capital économique et social conséquent.
La troisième préoccupation concerne donc les risques que l’héritage, et
plus généralement les différentes formes de transmissions inter-
générationnelles font peser sur l’égalité des chances.
D’autres enfin considèrent que la « nouvelle économie » change radica-
lement la donne et donc la nature de l’inégalité : si les rémunérations y sont
plus fortes, il en va de même des possibilités de réussite, car la flexibilité
accrue du marché du travail favorise la mobilité ascendante, et les privilèges y
sont moins faciles à défendre. En outre, les changements dans la nature du
travail ouvrent de nouvelles possibilités de réussite à ceux qui n’ont pas été

108 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


formés dans les institutions de l’élite. La légère reprise de la mobilité sala-
riale en France à fin des années quatre-vingt et dans la décennie quatre-
vingt-dix pourrait s’interpréter en ce sens. Le mouvement est cependant
d’ampleur beaucoup trop modeste pour autoriser une conclusion sûre. Il est
encore trop tôt pour dire si la nouvelle économie engendre plus de mobilité
salariale. Cette question est à suivre de près.

Un choix collectif
Si l’inégalité économique augmente, quelle qu’en soit la raison, les gou-
vernements sont-ils pour autant désarmés ? Portons de nouveau le regard
outre-Atlantique, mais vers le Canada cette fois. On y observe qu’une iné-
galité des revenus de marché accrue n’entraîne pas nécessairement une inéga-
lité accrue du revenu disponible : entre 1980 et le milieu des années quatre-
vingt-dix, l’indice de Gini pour les revenus de marché a augmenté de 5 %
dans le cas canadien, alors que celui du revenu disponible (après fiscalité et
transferts) n’était pas, en 1997, sensiblement plus élevé que vingt ans aupa-
ravant. Ce qui s’est passé au Canada est donc très différent de l’évolution
observée aux États-Unis : voilà deux pays d’Amérique du Nord, partageant
une très longue frontière, dont les échanges bilatéraux sont considérables,
dont le degré d’intégration économique s’est encore accru avec l’ALENA,
et où, pourtant, l’évolution de l’inégalité du revenu disponible a suivi des
chemins nettement différents.
Ce qui s’est passé au Royaume-Uni, (voir graphique 19) est tout aussi
instructif. Entre 1977 et 1984, l’indice de Gini a augmenté de quelque 5 %
pour les revenus de marché, mais, comme au Canada, il est resté pratiquement
stable pour le revenu disponible. L’impact redistributif des transferts moné-
taires, de l’aide sociale et de la fiscalité a suffisamment augmenté pour
compenser l’inégalité accrue des revenus de marché. À partir de 1984, en
revanche, l’inégalité dans les revenus de marché continue à croître, mais,
entre 1984 et 1990, l’indice de Gini pour le revenu après impôt augmente
beaucoup plus nettement. Conséquence directe d’un changement de politique,
visant à réduire la contribution redistributive des transferts et de la fisca-
lité, le Royaume-Uni a connu une forte croissance de l’inégalité du revenu
disponible.
Dans leur contribution au rapport, Sastre et Trannoy analysent pour six
pays l’impact des transferts et de l’impôt sur les inégalités de revenus du
marché. Ils soulignent ainsi le rôle central des choix gouvernementaux.
Quelles que soient les évolutions affectant le marché du travail, l’inégalité
économique globale n’est pas simplement déterminée par les forces à l’œuvre
sur le marché.
Un accroissement des inégalités de marché ne se traduit donc pas inévi-
tablement par une inégalité accrue du revenu disponible des ménages. Tout
dépend des choix gouvernementaux, et avant tout des aides sociales accor-
dées aux chômeurs ou aux bas salaires, ainsi que de l’étendue de la redistri-

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 109


bution fiscale. Ces choix obéissent à des contraintes (la concurrence inter-
nationale limite de plus en plus la marge de manœuvre de chaque pays),
mais l’Europe en tant qu’entité bénéficie d’une plus grande liberté d’ac-
tion. C’est ce qui fait toute l’importance du second volet des objectifs fixés
au sommet de Lisbonne : la cohésion sociale.

19. Inégalités de niveaux de vie avant et après transferts et impôts


au Canada et au Royaume-Uni
55
Revenu de marché
50 (Royaume-Uni)
Revenu de marché
Indice de Gini (en %)

(Canada)
45

40

35 Revenu disponible
(Canada)

30 Revenu disponible
(Royaume-Uni)
25
1971 1974 1977 1980 1983 1986 1989 1992 1995 1998
Lecture : Distribution du revenu par unité de consommation avant et après transferts et
impôts.
Sources : Royaume-Uni : Economic Trends (avril 1998, décembre 1994, janvier 1993 et avril
2000). Il y a des ruptures de séries en 1990, 1992 et 1996-1997 ; Canada : Statistics Canada,
(1996 et 1999).

Quelles politiques publiques pour lutter


contre les inégalités de marché ?
Compte tenu du poids des conditions initiales dans les trajectoires indi-
viduelles, les politiques publiques, si elles doivent viser une plus grande
égalité des chances doivent aussi lutter contre une trop grande inégalité des
réalisations. Comment faut-il envisager la réduction des inégalités en France
et en Europe ? Nous rappelons ici encore une fois que l’objet de ce rapport
concerne l’inégalité économique et que les facteurs économiques doivent
être envisagés dans le contexte plus large de l’inégalité sociale. Nous rap-
pelons également le point fondamental suivant : l’analyse des objectifs des
politiques publiques implique toujours, au bout du compte, des jugements
de valeur.

110 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Assigner des objectifs clairs à notre système redistributif
Comme nous l’avons vu, la France se situe dans la moyenne, en termes
d’inégalités, au sein de l’Union européenne, et une ambition réaliste serait
que la France progresse pour se situer parmi les États membres les plus
performants – Benelux ou Scandinavie – renouant ainsi, dans un contexte
de croissance retrouvée, avec les progrès réalisés dans l’après-guerre, lors-
que la croissance économique était également particulièrement dynamique.
Les expériences étrangères peuvent être à cet égard instructives : les pays
européens n’ont pas tous adopté la même stratégie pour réduire les inéga-
lités. Les transferts sociaux ne sont pas le seul outil redistributif possible.
Le niveau des dépenses sociales, selon les dernières statistiques de l’OCDE
(2000), est ainsi moins élevé aux Pays-Bas, en Belgique ou en Finlande
qu’en France.
Atteindre un tel objectif suppose de se donner des objectifs clairs, maté-
rialisés par des indicateurs bien choisis. Soulignons à ce propos que l’Union
européenne, dans le cadre de sa politique sociale, a demandé aux États
membres de mettre en place d’ici juin 2001 un plan d’action national sur
deux ans contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Ces plans doivent faire
état des objectifs visés par les politiques nationales et énumérer les indi-
cateurs sur lesquels sera basée l’évaluation des progrès accomplis. Les ob-
jectifs à se donner, sur chaque indicateur relèvent d’un véritable choix
collectif. Le choix des indicateurs pertinents, choix crucial s’il en est,
appelle quelques recommandations, compte tenu des analyses qui ont été
développées tout au long de ce rapport.
Les indicateurs structurels proposés par la Commission européenne en
incluent trois particulièrement pertinents dans le cadre de ce rapport :
• distribution du revenu (ratio des 20 % plus riches par rapport aux 20 %
les moins riches) ;
• population vivant en deçà du seuil de pauvreté avant et après les trans-
ferts sociaux ;
• persistance de la pauvreté (pourcentage de la population vivant en
deçà du seuil de pauvreté sur une période de trois ans).
Si l’accent est mis sur la lutte contre la pauvreté à travers les indicateurs 2 et
3, l’évolution du reste de la distribution des revenus et en particulier des
plus hauts revenus ne saurait pour autant être négligée, au regard des questions
de cohésion et de justice sociale, ce qui justifie le choix de l’indicateur 1.
Nous proposons également de compléter ces indicateurs, qui s’inspirent
d’une notion relative de la pauvreté, par des indicateurs permettant de mieux
mesurer la grande pauvreté, l’exclusion et la pauvreté absolue grâce à :
• des études spécifiques concernant le devenir de sous-populations par-
ticulières (situations de rupture conduisant à la perte du logement, devenir
des Rmistes ) ;

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 111


• des évaluations d’experts sur le minimum nécessaire pour « survivre »
dans différentes situations particulières (jeunes, familles monoparentales )
ou le minimum de « confort domestique », etc.
Il nous semble indispensable de compléter les indicateurs fondés sur
l’observation à un instant donné des situations par une appréciation des
dynamiques sous-jacentes, indices de fluidité plus ou moins grande d’une
société. Ainsi, par exemple, un taux de chômage de 9 % n’a pas la même
signification en termes d’égalité des opportunités si la probabilité de transition
chômage – emploi est très faible ou très élevée, si la durée du chômage est
très longue ou courte. Cette approche nécessite de développer l’étude des
transitions sur le marché du travail, de la mobilité salariale et les analyses
sur les facteurs de formation ou d’éclatement des familles et des ménages
qui jouent un rôle important sur les niveaux de vie (départ des jeunes,
ruptures d’unions, familles recomposées). C’est pour prendre compte ces
aspects dynamiques que nous proposons de retenir – comme le suggère la
Commission – dans la liste des indicateurs structurels, la proportion des
chômeurs de longue durée.
Une fois les objectifs fixés, quels sont les instruments que le législateur
peut utiliser pour lutter plus efficacement contre les inégalités ? L’inter-
vention publique doit se faire à trois niveaux, avec des instruments spéci-
fiques. Les deux premiers niveaux mettent en jeu le processus même de
formation des inégalités. Le troisième niveau d’intervention publique, en
aval des deux premiers, concerne les politiques redistributives.

Pévenir la formation des inégalités de marché


L’État dispose d’un certain nombre d’instruments pour lutter contre les
inégalités de salaires à commencer par le salaire minimum et ses mécanismes
d’indexation. Ces instruments ont prouvé leur efficacité pendant les « Trente
glorieuses » et ont largement contribué à la baisse des inégalités. Mais dans
un monde sans forte inflation et où l’emploi à plein temps et à durée indé-
terminée n’est plus la norme, ces instruments ont perdu de leur efficacité.
Tant que le temps partiel contraint sera important, l’impact du SMIC sur les
inégalités de salaires sera insuffisant. En outre, nombre de Smicards vivent
dans des familles avec d’autres apporteurs de ressources et se situent donc
tout au long de l’échelle des niveaux de vie(44) (c’est particulièrement vrai
pour les jeunes dans les familles). Cela ne signifie certainement pas qu’il
faudrait laisser le SMIC dépérir. On peut mettre en avant des arguments de
justice sociale en faveur d’un niveau suffisant du SMIC mais aussi des
arguments d’efficacité (incitation à former les salariés, voir Acemoglu
et Pischke, 1999 par exemple). Mais il faut manier cet instrument avec
prudence, surtout avec la contrainte actuelle du double SMIC.

(44) Voir sur ce point le rapport du CSERC sur le SMIC (1999) et Glaude et Lhéritier
(1993).

112 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Faire porter l’effort sur la qualité des emplois créés
Dans l’immédiat, il faut faire porter l’effort sur la qualité des emplois,
notamment en termes de conditions de travail et de durée. Les incitations
au développement du temps partiel (via les exonérations de cotisations so-
ciales) par les entreprises ont été récemment corrigées, ce qui est une bonne
chose. Avec la croissance et la baisse du chômage, le temps partiel con-
traint semble amorcer un recul et il faut profiter des conditions favorables
créées par la croissance pour relancer (ou poursuivre) ce mouvement par la
négociation collective. En mars 2000, on dénombrait 3,4 millions de salariés
à temps partiel et 3,3 millions de salariés à bas salaire (salaire mensuel
perçu inférieur au deux tiers du salaire médian). Parmi les 2,3 millions de
salariés qui étaient à la fois à temps partiel et à bas salaires, un peu moins de
la moitié soit, environ un million, souhaitaient travailler davantage et seraient
disponibles pour le faire (définition du sous emploi du BIT). Certes un tiers
de ceux-ci sont des jeunes en phase d’insertion, mais les temps partiels
courts et les moins rémunérateurs sont ceux qui offrent le moins de chances
d’accéder à un temps plein. Galtier (1999) évoque même un modèle de
sélection et non de file d’attente pour ces personnes. Les temps partiels
contraints les moins rémunérés sont concentrés sur certaines personnes
(femmes à 80 % et non qualifiés pour 50 %), mais 70 % de ces emplois sont
à durée indéterminée ou appartiennent au secteur public. C’est sur ces per-
sonnes que l’effort collectif doit être orienté en priorité. Plutôt que de sub-
ventionner ces formes d’emploi, il pourrait être préférable de proposer à
leurs titulaires des opportunités de formation en alternance pour favoriser
une mobilité à venir soit dans la même entreprise (avec une aide négociée),
soit sur le marché externe.
Développer l’accompagnement personnalisé
Beaucoup a été fait, quantitativement pour favoriser le maintien et le
retour à l’emploi des moins qualifiés (allégement de charges sociales sur
les bas salaires, extension de l’intéressement, PPE plus récemment) et cela
a porté des fruits. Mais il serait dangereux de relâcher l’effort de solidarité
collectif. Beaucoup de salariés sont encore dans des situations fragiles et le
retour de la croissance et la baisse du chômage ne suffiront pas à faire
disparaître toutes ces difficultés (CERC, 2001), notamment parce qu’ils
favorisent d’abord les mieux dotés et tardent à faire sentir leurs effets en
termes d’emploi et de salaires pour les plus modestes. Il est plus que jamais
nécessaire de cibler les efforts sur les moins qualifiés et les plus de
cinquante ans. Les programmes d’accompagnement individualisé pour les
publics en difficulté mis en place ces dernières années (programmes TRACE
et Nouveau départ par exemple) doivent être poursuivis et intensifiés.

Un plan pour l’égalité des chances


Dans un monde parfait, les différences de salaire devraient refléter les
efforts différents accomplis par les individus en fonction de leurs préféren-
ces, et il n’y aurait donc aucune raison de les compenser. Dans le monde

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 113


réel, cette position n’est pas soutenable. Les individus sont contraints sur
l’acquisition de capital humain et sur leur offre de travail. La démocrati-
sation de l’accès aux diplômes est indéniable (Thélot et Vallet, 2000) même
si le lien entre origine sociale et destinée scolaire reste fort (Goux et Maurin,
1999) : la probabilité d’un fils d’ouvrier de faire des études supérieures et
donc d’accéder au sommet de l’échelle des salaires a augmenté mais elle
est toujours très inférieure à elle d’un fils de cadre. Or, tout indique que les
talents sont distribués de façon aléatoire dans l’ensemble du corps social.
De même, la mobilité salariale a considérablement diminué, notamment en
bas de l’échelle des salaires. Il y a donc bien un problème de valorisation
des talents des plus modestes par la formation initiale/continue.
Combattre ces blocages qui affectent les fondements du contrat social
républicain, pour redonner sens à l’égalité des chances, devrait donc être
une priorité de l’action publique. Cette ambition suppose de définir un véri-
table programme pour l’égalité des chances combinant efforts de formation
initiale et développement de la formation permanente, qui pourrait faire
l’objet d’une concertation avec un ensemble d’acteurs. Définir un tel pro-
gramme excédait largement le champ de ce rapport et appelle des travaux
d’évaluation spécifiques. Nous pouvons cependant tirer de notre analyse
de la formation des inégalités un certain nombre de préconisations générales.
De nombreux éléments évoqués dans ce rapport soulignent en effet l’im-
portance que le capital humain a pris dans la formation des inégalités écono-
miques et en premier lieu sur le marché du travail. La qualité de l’insertion
pour commencer, mais aussi la probabilité de réinsertion après un épisode
de chômage, et plus généralement toute l’évolution de la carrière profes-
sionnelle sont fortement déterminés par le niveau de formation de la
personne et plus particulièrement par le diplôme obtenu à l’issue de la for-
mation initiale.

Mieux organiser la formation initiale


Les progrès continus enregistrés depuis le milieu des années quatre-
vingt sur le niveau d’études des générations sortant du système éducatif ne
doivent pas cacher que l’effet bénéfique ne se fait sentir que progressi-
vement sur le stock des actifs. Ainsi, si le niveau moyen à la sortie du
système scolaire des jeunes français se situe maintenant dans la moyenne
européenne, le niveau moyen de formation de la population active reste en
France plus bas que chez nos principaux partenaires et les bons résultats
enregistrés sur les flux ne constituent qu’un « rattrapage » au niveau du
stock (Chauvel, 1998). Sans remettre en cause l’objectif d’une formation
initiale poussée pour le plus grand nombre, l’enjeu est sans doute aujourd’hui
de mieux organiser la formation initiale par la recherche d’un meilleur équi-
libre entre formation générale et formation professionnelle et de mieux
l’orienter par une meilleure information des étudiants sur les opportunités
d’emploi et de salaire associées aux filières et niveaux d’études.

114 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Ouvrir davantage l’École sur le monde du travail
On peut être surpris par la place essentielle, et peut-être excessive, qu’oc-
cupe le diplôme de formation initiale dans les pratiques de recrutement des
entreprises, et plus généralement dans l’accès aux positions sociales valo-
risées dans notre société. Cet effet « peau d’âne » qui renvoie en partie au
fonctionnement méritocratique de notre société, et qui constitue aussi un
moyen économique de présélection de nombreuses candidatures en
situations d’offre excédentaire, comporte ses limites et ses effets pervers,
souvent dénoncés.
Développer la formation permanente pour tous et en particulier pour les
moins qualifiés et mieux organiser la transition école/université vers l’emploi
en favorisant l’alternance et le cumul étude/emploi constituent des orien-
tations permettant de relativiser l’effet de signalement du diplôme de forma-
tion initiale et de donner plusieurs chances à ceux qui en ont le plus besoin.
Passer à la formation tout au long de la vie
À moyen et long termes, et en théorie, la formation professionnelle est
l’outil essentiel pour promouvoir l’égalité des chances en favorisant la
mobilité professionnelle et salariale. Dans les faits, on constate que la mobi-
lité salariale a fortement décru depuis le milieu des années soixante-dix. Le
système actuel de financement et de gestion de la formation permanente ne
remplit pas ses objectifs (Gauron, 2000) : ce ne sont pas ceux qui en ont le
plus besoin – les moins qualifiés – qui bénéficient le plus de la formation
permanente.
En outre, les individus sont aujourd’hui soumis à une incertitude beau-
coup plus grande que par le passé, tout à la fois dans leur vie profession-
nelle et dans leur vie privée. Aujourd’hui, l’on entre de moins en moins
souvent dans une entreprise pour y faire toute sa carrière. Dans la sphère
privée, les unions sont moins durables et les ruptures conjugales plus fré-
quentes. Si l’État n’a pas à interférer avec les choix privés des individus et
des familles, il est en revanche de sa responsabilité de donner à chacun les
moyens d’affronter cette plus grande incertitude.
Une formation initiale et une formation continue adaptées, tout au long
de la vie et pour tous, sont certainement là encore les meilleures garanties
pour chacun de pouvoir subvenir à ses besoins et ceux de sa famille par son
travail. C’est donc bien plus qu’un simple réaménagement de notre sys-
tème de formation professionnelle qu’il faut viser, mais un changement
même de sa logique.
Accompagner les plus fragiles
Comment réorienter le budget de la formation professionnelle davan-
tage en faveur des moins qualifiés ? Quelles sont les bonnes incitations à
mettre en place ? Donner un chèque formation d’un an (CERC, 2001) à
ceux qui ont une formation initiale insuffisante est une bonne idée mais

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 115


suppose que certains individus ne se forment pas actuellement en raison
essentiellement d’une contrainte de liquidité. Or, ils sont confrontés aussi à
un problème d’information insuffisante. Sans un accompagnement person-
nalisé ce type de mesure risque de s’avérer inefficace.

Mieux piloter les politiques redistributives en France et en Europe


L’accès à l’éducation, à la formation et à l’emploi est certainement la
meilleure garantie contre la pauvreté et l’exclusion sociale, et à ce titre les
politiques d’éducation et les réformes visant à améliorer le fonctionnement
du marché du travail jouent un rôle essentiel. Pour autant, tant que le retour
au plein emploi n’est pas assuré, elles ne sauraient suffire.

Réfléchir à de nouveaux instruments fiscaux


En outre, l’analyse de la situation des travailleurs pauvres met en évi-
dence le rôle des facteurs conjugaux ou familiaux : cela soulève une question
délicate. En principe, les individus sont responsables de leurs choix fami-
liaux (choix de son conjoint, choix du nombre d’enfants). Faut-il les com-
penser si, choisissant de rompre leur union par exemple, ils se retrouvent
par exemple avec un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté alors
qu’avant la rupture ils étaient au-dessus ? On peut mobiliser divers argu-
ments en faveur d’une réponse positive, même s’il est plus difficile de se
prononcer sur le niveau que devrait atteindre cette compensation (restaurer
intégralement le niveau de vie antérieur ? Assurer un « minimum vital » ?).
En présence d’enfants, la réponse est évidente : aucun enfant ne peut être
tenu pour responsable d’être né et de vivre dans une famille pauvre. Lui
garantir, à lui et donc aux autres membres du ménage dans lequel il vit un
niveau de vie décent est une condition nécessaire de l’exercice de son droit
à bénéficier des mêmes chances que les autres enfants. Faut-il aller vers un
véritable droit de l’enfant et du jeune adulte ? L’exemple des pays nordiques
où l’individualisation des droits et prestations est plus fortement établie
constitue une bonne référence et le CAE devrait engager des travaux sur ce
thème. Toutefois, même si cette individualisation pouvait être clairement
affirmée au niveau des principes et constituer une cible à atteindre effecti-
vement à moyen terme, la recherche d’efficacité (les efforts doivent porter
en priorité sur les plus démunis) et les contraintes budgétaires amèneraient
sans doute à suivre une démarche progressive fondée sur l’attribution de
prestations tenant compte de la situation financière de la famille (quitte à
relâcher cette contrainte au fur et à mesure des possibilités budgétaires).
Cette approche cherchant à concilier universalité et efficacité pourrait aussi
s’appliquer au cas des jeunes adultes : affirmation de leur autonomie
(y compris fiscale) et de leurs droits (à la formation, à l’insertion profes-
sionnelle, à un minimum de ressources ) tout en conditionnant le montant
des aides à leur situation financière et à celle de leur famille (compte tenu
du fait que l’immense majorité des familles a plutôt un comportement
« altruiste » vis-à-vis de ses enfants).

116 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Deuxièmement, les choix des individus en matière d’activité, compte
tenu du type de ménage dans lequel ils vivent, et donc leurs possibilités
d’accès à un certain revenu, sont en partie contraints. Ainsi, la polarisation
croissante de l’emploi que l’on observe au sein des couples serait en partie
liée à la création et à l’extension des transferts sociaux sous condition comme
le RMI, API, APE, etc. La bonne réponse est donc de corriger ces distor-
sions, car il est légitime que le travail et l’effort paient. Un certain nombre
de dispositions récentes vont dans le bon sens (extension de la période d’inté-
ressement, corrections des distorsions liées à la prise en compte de la taxe
d’habitation et de l’aide personnalisée au logement, création de la prime
pour l’emploi). Compte tenu des enjeux sociaux et économiques, il est
urgent de développer des méthodes d’évaluation rigoureuse des mesures
nouvelles et de réfléchir à la place que pourrait tenir à l’avenir l’expérimen-
tation sociale dans la mise au point de nouveaux dispositifs qui concernent
souvent une part importante de la population.
Pour un système redistributif plus lisible
Les politiques redistributives sont cependant confrontées à leur accep-
tabilité par la majorité de la population. Or, en 2000, pour la première fois
depuis 1989, les Français considèrent majoritairement (à 55 %) que le RMI
risque « d’inciter les gens à s’en contenter et à ne pas rechercher du travail »
au lieu d’être « un coup de pouce pour s’en sortir » alors qu’en 1989 cette
dernière opinion rassemblait près de 70 % des suffrages (enquête baromé-
trique CNAF-CREDOC citée dans le rapport 2001 de l’Observatoire de la
pauvreté et de l’exclusion). Certes, la « suspicion » l’emporte d’autant plus
sur la « compassion » que les répondants appartiennent aux milieux favorisés,
mais cette évolution nous rappelle que toute mesure fortement redistributive
doit être bien explicitée et surtout replacée dans le cadre d’objectifs de
moyen terme clairement affichés.
La compréhension et la lisibilité du système redistributif par nos conci-
toyens sont un élément essentiel de l’acceptabilité et partant de l’évolution
de celui-ci. Si on peut admettre que les personnes ont connaissance des
prestations reçues (bien qu’elles ne soient pas toutes conscientes de l’en-
semble de leurs droits...) elles ont probablement une vision plutôt confuse
des diverses formes de prélèvements qu’elles supportent. En particulier
l’impôt sur le revenu et les tranches du barème qui en constituent la partie
émergée la plus visible, ne rendent pas suffisamment bien compte de la
structure d’ensemble.
Il serait bon que chaque citoyen ait une perception plus claire des diffé-
rents prélèvements que ses revenus d’activité ou du capital supportent, et
des garanties individuelles ou collectives qu’ils financent.
En partant toujours de la distinction entre assurance et redistribution, on
pourrait proposer que dans un premier temps chaque actif ait annuellement
connaissance des sommes qui lui sont prélevées pour financer ses droits à
l’assurance chômage et ses droits futurs à la retraite. Puis du côté redistributif,

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 117


20a. Montant des impôts et cotisations redistributives
selon le revenu initial brut en 2001
250 000

200 000

150 000 Impôts

100 000

50 000 Cotisations

0
0 200 000 400 000 600 000 800 000 1 000 000
Revenu initial brut
(D1 = 50 000, Q1 = 100 000, M = 175 000, Q3 = 275 000, D9 = 400 000)

20b. Taux des impôts et cotisations redistributives


selon le revenu initial brut en 2001

25%

Impôts
20%

15%

10%
Cotisations redistributives

5%

0%
0 200 000 400 000 600 000 800 000 1 000 000
Revenu initial brut
(D1 = 50 000, Q1 = 100 000, M = 175 000, Q3 = 275 000, D9 = 400 000)

Source : INSEE.

118 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


les montants et les taux de prélèvements opérés par le système de cotisa-
tions sociales à vocation redistributive (famille, maladie, logement...) d’une
part et par l’impôt direct au sens large (i.e. incluant l’IR, la CSG, la CRDS,
la taxe d’habitation et la nouvelle prime pour l’emploi) devraient lui être
communiqués. Concernant ce dernier élément, ce pourrait être l’occasion
d’aller vers un prélèvement à la source de l’IR (ce qui nous rapprocherait
de nos partenaires européens), avec régularisation en fin d’année en même
temps que serait donnée une information sur le taux de prélèvement global
à « vocation de solidarité » opéré par l’impôt.
Pour illustrer cette démarche, on a calculé les montants et taux pour
chaque centile de la distribution des « revenus d’activité, du capital et de
remplacement » des ménages avant prélèvement à vocation redistributive
(voir graphiques 20 intégrant la prime pour l’emploi en 2001). Ceux-ci
s’élèvent pour les deux formes de prélèvement de 4 à 5 % pour les premiers
centiles à environ 25 % pour l’impôt direct et 12,5 % pour les cotisations
redistributives pour le dernier centile. Les montants varient de l’ordre de
2 000 francs pour chaque prélèvement au niveau du 10e centile à 60 000 francs
d’impôt et 45 000 francs de cotisations sociales au niveau du 90e centile.
Pour la médiane ces prélèvements s’élèvent à 18 000 et 15 000 francs res-
pectivement représentant 11 et 9 % du revenu de départ.
La tonalité de notre rapport peut paraître trop optimiste. Nous pensons
que l’augmentation des inégalités n’est pas inéluctable. Nous pensons que
nous n’avons pas aujourd’hui à choisir entre une économie plus efficace et
une société plus solidaire. Nous pensons que l’État a les moyens de réduire
la pauvreté et les inégalités s’il veut s’en donner les moyens. Ces conclu-
sions sont fondées sur une analyse approfondie de l’expérience française,
de l’impact des politiques menées par le passé et des comparaisons interna-
tionales. D’autres feront peut-être une lecture différente des matériaux que
nous avons rassemblés dans ce rapport. Quant à nous, nous restons optimistes :
si elles n’échappent pas aux forces qui modèlent l’économie mondiale, la
France et l’Union européenne ont une grande capacité d’autonomie.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 119


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126 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Annexe

Principales modifications des prélèvements et transferts


entre 1990 et 2003

L’impôt sur le revenu (IRPP) et la taxe d’habitation


Sur la période 1990-1998, deux refontes importantes du barème ont eu
lieu, en 1994 et 1997. Le nombre de tranches d’imposition est passé de 13
à 7 en 1994 (y compris celle à taux nul) et les taux marginaux ont été réduits
en 1997 (de 56,8 à 54 % pour le taux maximal). Le mécanisme des
minorations est intégré au barème. Le plafond du bénéfice du mécanisme
du quotient familial est sensiblement réévalué en 1994 avant de baisser en
1998 en contrepartie de la suppression de la condition de ressources pour
l’obtention des allocations familiales. En 1997, le plafond de la décote est
ramené de 4 320 à 3 260 francs et la tranche d’imposition à taux nul est
étendue de 22 610 à 25 610 francs. Pour les retraites, la période est marquée
entre 1996 et 1998 par une forte réduction du plafond de l’abattement de
10 % sur les retraites (de 31 9000 à 20 000 francs par an).
En marge de ces modifications de barèmes, remarquons que le calcul du
quotient familial a été modifié pour les concubins. À compter des revenus
perçus en 1995, pour bénéficier d’une demi-part supplémentaire, le céliba-
taire ou le divorcé doit élever seul son ou ses enfants.
Un grand nombre de réductions d’impôts ou de déductions du revenu
imposable ont également subi des altérations durant la période considérée :
réduction d’impôt sur les dépenses liées aux emplois à domicile ; réduction
d’impôt au titre des primes des contrats d’assurance-vie ; réduction d’im-
pôts pour les intérêts d’emprunts immobiliers, etc.
La législation en 2000 de l’impôt sur le revenu intègre la baisse appli-
quée aux deux premiers taux marginaux d’imposition (respectivement de
10,5 à 9,5 % et de 24 à 23 %). La principale mesure envisagée dans le
domaine fiscal consiste à poursuivre cette baisse des taux jusqu’en 2003.
Ainsi, en 2001, ils diminueraient de 1,25 point pour les quatre premiers
taux et de 0,75 point pour les deux derniers (le premier taux non nul passe
donc de 9,5 à 8,25 %, tandis que celui de la dernière tranche passe de 54 à
53,25 %). L’année suivante, ils connaîtront une nouvelle baisse, respecti-
vement de 0,75 et 0,5 point et en 2003, une dernière réduction de 0,5 et 0,25

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 127


point (finalement, le premier taux non nul s’établira à 7 % contre 52,5 %
pour le plus élevé).
La législation concernant la taxe d’habitation a été marquée par la mise
en place de dégrèvements pour certaines catégories de ménages. La part
régionale de la taxe d’habitation a été supprimé en 2000.

La prime pour l’emploi


La prime pour l’emploi a pour objectif de rendre plus attractif le travail
aux environs du SMIC. Elle a pris la place de la ristourne de la CSG, ré-
forme refusée par le Conseil constitutionnel. Elle est accordée à toute per-
sonne percevant entre 1 et 1,4 SMIC de revenu d’activité : elle est à son
maximum pour un SMIC (1 500 francs pour un temps plein sur toute l’an-
née en 2001, le triple en 2003) et décroît ensuite pour s’annuler à 1,4 SMIC.
Elle est proratisée en fonction du nombre d’heures travaillées dans l’année.
De plus, afin de ne pas encourager les emplois précaires, elle n’est pas
accordée aux personnes ayant touché moins de 0,3 SMIC dans l’année. La
prime est individuelle, par conséquent, les deux membres d’un couple peu-
vent y prétendre mais une condition de ressources est imposée sur les res-
sources globales du foyer. Enfin, pour mieux tenir compte de la capacité
contributive du foyer, des majorations sont accordées pour les couples mono-
actifs (500 francs) et les familles (200 francs par enfant, le double pour le
premier enfant des célibataires). Ces majorations sont d’ailleurs prolon-
gées de façon forfaitaire entre 1,4 et 2 SMIC (alors que les couples mono-
actifs et les célibataires ne peuvent pas prétendre à la prime dans cette zone).
Contrairement à la prime proprement dite, il n’est pas prévu que ces majo-
rations soient triplés en 2003. La prime prendra la forme d’une réduction
d’impôt pour les ménages imposables, alors que ceux qui ne payent pas
d’impôt recevront un chèque.

La CSG et la CRDS
L’instauration de la Contribution sociale généralisée (CSG) par la loi du
28 décembre 1990 marque une évolution profonde dans le financement de
la protection sociale, faisant porter le financement de certaines dépenses
(prestations familiales, prestations maladie hors indemnités journalières,
minima sociaux) sur un ensemble plus large de revenus que les seuls salaires.
En fait, la CSG se présente comme un ensemble de trois contributions dif-
férentes, cette distinction provenant essentiellement du souhait de faciliter
son recouvrement : la contribution portant sur les revenus d’activité et de
remplacement prélevée comme les cotisations sociales ; la contribution
portant sur les revenus du patrimoine prélevée comme l’impôt sur le revenu
par voie de rôle ; enfin, la contribution sur les produits de placement prélevée
comme le prélèvement libératoire.

128 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Fixée initialement au taux de 1,1 % en 1991, la CSG passe ensuite à
2,4 % au 1er juillet 1993. À la différence des cotisations sociales, ce nou-
veau prélèvement est non déductible des revenus imposables. Par ailleurs,
si l’instauration en 1991 de la CSG avait été compensée par une baisse des
cotisations sociales en 1991, les 1,3 % supplémentaires instaurés en 1993
n’ont pas donné lieu à compensation.
Les lois de financement de la sécurité sociale de 1997 et 1998 instaurent
un transfert des cotisations maladie vers la CSG. En 1997, le taux de la
CSG sur les revenus d’activité est porté à 3,4 % (avec une baisse des coti-
sations maladie de 1,3 point). En 1998, son taux passe à 7,5 % pour les
revenus d’activité (compensé par une baisse des cotisations maladie de
4,75 points). Pour les revenus de remplacement (chômage, préretraites et
retraites), le taux de la CSG passe à 6,2 % en 1998 (avec des mécanismes
d’exonérations, notamment pour les retraités non imposables). Les montants
des augmentations de CSG liés au basculement des cotisations maladie sont
déductibles du revenu imposable, à la différence des 2,4 premiers points de
CSG qui demeurent imposables.
Les augmentations de CSG de 1997 et 1998 se sont accompagnées d’un
élargissement de l’assiette à de nombreux produits de placement, à l’excep-
tion des intérêts des livrets A et assimilés et des plus-values de valeurs
mobilières sous seuil de cession.
La contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS a été
instaurée à compter du 1er février 1996. Cette nouvelle contribution, affec-
tée à la caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), est prélevée
au taux uniforme de 0,5 % (avec comme pour la CSG un abattement de 5 %
pour les frais professionnelles sur les revenus d’activité). Son assiette est
quasi identique à celle de la CSG actuelle pour les revenus d’activité et du
patrimoine et légèrement plus étendue pour les revenus de remplacement :
les prestations familales et les aides au logement sont soumises à la CRDS
(depuis 1997). Les minima sociaux ne sont soumis ni à la CSG ni à
la CRDS.

Les cotisations sociales


Hors les effets liés au basculement de certaines cotisations vers la CSG
décrits ci-dessus, les cotisations sociales ont augmenté a cours de la pé-
riode, principalement du fait de l’accroissement des cotisations relatives
aux régimes d’assurance vieillesse complémentaire et au régime d’indem-
nisation du chômage. Les taux de cotisations sociales vieillesse et de chô-
mage ont ainsi été relevés à plusieurs reprises au cours de la période, qu’il
s’agisse des cotisations salariales ou employeurs. En 1991, le plafond uti-
lisé pour le calcul des cotisations de retraite complémentaire des cadres a
été doublé, passant de quatre à huit fois le plafond de la Sécurité sociale et
les cotisations vieillesse des employeurs ont été déplafonnées.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 129


La période a également été marquée par le développement des mesures
d’allégement de charges mises en place à partir de 1993 afin d’encourager
l’emploi des travailleurs peu qualifiés : le dispositif d’allégement de char-
ges s’est d’abord traduit par des exonérations partielles ou totales des coti-
sations familiales pour les bas salaires. Cette réduction des cotisations fa-
miliales est remplacée à partir du 1er octobre 1996 par le dispositif de ris-
tourne unique sur l’ensemble des cotisations patronales, correspondant à
une baisse du coût du travail de 12,6 % au niveau du SMIC décroissant
linéairement pour s’annuler à 1,33 SMIC. La ristourne était calculée en
fonction de la rémunération mensuelle, quelle que soit la durée du travail.
En 1998, le mode de calcul des allègements a été modifié afin de proratiser
l’aide à la durée du travail (CDD, temps partiel) et le plafond de salaire
ouvrant droit à l’allègement est passé à 1,3 SMIC.

Les impôts sur la consommation


Concernant la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), le taux majoré de TVA
a été progressivement réduit puis supprimé en 1993. En 1995, le taux nor-
mal a subi une augmentation de 2 points passant ainsi de 18,6 à 20,6 %. Les
accises sur les tabacs ont sensiblement augmenté durant la période étudiée.
À titre d’exemple, les droits de consommation sur les cigarettes sont passés
de 51,14 % en 1990 à 58,30 % en 1998. Plus encore que les accises sur le
tabac, les contributions indirectes sur les produits pétroliers ont considéra-
blement augmenté depuis 1990. Ainsi, la taxe pour un hectolitre de super
sans plomb est passé de 274,81 francs en 1990 à 386,66 francs en 1998
(pour le gazole, elle est passée de 160,05 francs en 1990 à 250,22 francs
en 1998).
La TVA est passée de 20,6 à 5,5 % pour les travaux réalisés dans un
logement début 2000. Le taux normal de TVA a baissé de 1 point en juillet
de la même année et un mécanisme compensatoire a été mis en place pour
limiter la hausse de la TVA en cas d’augmentation des produits pétroliers.

Prestations familiales et minima sociaux


L’âge limite de versement des prestations familiales est passé de 18 à
19 ans début 1998 puis de 19 à 20 ans début 2000. L’allocation pour jeune
enfant accordée avant le quatrième mois et les majorations pour âge des
allocations familiales sont devenues cumulables avec le RMI en 1999.

Allocations logement
Les allocations pour le logement vont connaître un changement impor-
tant (du moins en ce qui concerne les allocations pour les locataires). Jus-
qu’en 2000, deux barèmes coexistaient : l’ALF et ALS, d’une part, et l’APL,
d’autre part. Cette dernière aide avait subi en 1997 une réforme qui en
modifiait sensiblement le calcul (éloignant d’ailleurs la logique de cette

130 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


aide de celle de l’ALF-ALS). La réforme mise en œuvre a deux objectifs :
faire converger les deux aides vers un barème commun (proche du barème
rénové de l’APL) et corriger le dispositif au niveau du RMI, pour le rendre
moins désincitatif. En effet jusqu’à présent, les Rmistes bénéficiaient d’une
neutralisation de leurs revenus d’activité qui leur permettait de recevoir
l’aide maximale (c’est-à-dire comme s’ils n’avaient aucun revenu). Cette
neutralisation disparaissait au sortir du RMI, si bien que les personnes quit-
tant le RMI pour un « petit boulot » risquaient de voir leur allocation loge-
ment chuter de façon très sensible. Le nouveau système cherche à mieux
gérer ces transitions, en procédant de façon systématique à un abattement
égal au RMI sur les revenus du ménage. La mise en place de ce système se
fera en deux étapes : en 2001, le forfait en question ne sera égal qu’à envi-
ron 75 % du RMI et un mécanisme de compensation sera mis en place pour
les éventuels perdants ; en 2003, le forfait atteindra sa valeur maximale.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 131


Membres du groupe de travail

Tony Atkinson
Nuffield College (Membre du CAE)

Christine Chambaz
DREES, ministère de l’Emploi et de la Solidarité

Valérie Champagne
DGI, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie

Denis Clerc
Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC)

Jean-Richard Cytermann
DPD, ministère de l’Éducation nationale

Michèle Debonneuil
Commissariat général du Plan

Michel Dollé
Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC)

Marc-Antoine Estrade
DARES, ministère de l’Emploi et de la Solidarité

Michael Förster
OCDE

Marc Fleurbaey
Université de Pau

Denis Fougère
CREST-INSEE

Jacques Freyssinet
IRES (Membre du CAE)

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 133


Michel Glaude
INSEE

Véronique Hespel
Commissariat général du Plan

Jean-Michel Hourriez
INSEE

Serge-Christophe Kolm

Francis Kramarz
CREST-INSEE

Henri Lamotte
Direction de la prévision, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie

Michel Martinez
Rexecode

Joël Maurice
Conseil d’analyse économique (Membre du CAE)

Éric Maurin
CREST-INSEE

Jacques Mistral
Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie (Membre du CAE)

Lucile Olier
Conseil d’analyse économique

Antoine Parent
DARES, ministère de l’Emploi et de la Solidarité

Fiorella Padoa Schioppa Kostoris


Instituto di Studi e Analisi Economica (Italie) (Membre du CAE)

Thomas Piketty
EHESS et CEPREMAP (Membre du CAE)

Jean Pisani-Ferry
Conseil d’analyse économique

Pierre Ralle
DREES, ministère de l’Emploi et de la Solidarité

134 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Jean-Luc Tavernier
Direction de la prévision, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie

Alain Trannoy
Université de Cergy-Pontoise, THEMA

Pierre Vanlerenberghe
Commissariat général du Plan

Etienne Wasmer
Université libre de Bruxelles

Catherine Zaidman
Direction de la Sécurité sociale, ministère de l’Emploi et de la Solidarité

Autres experts ayant contribués aux travaux du groupe :

Philippe Askenazy
CEPREMAP

Olivier Bontout
DREES, ministère de l’Emploi et de la Solidarité

Isabelle Braun-Lemaire
INSEE

Gilbert Cette
Banque de France

Béatrice Colin-Sédillot
INSEE

Tai Thanh Dang


OCDE

Stéphane Grégoir
INSEE

Sébastien Jean
OCDE

Christine Lagarenne
INSEE

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 135


Sylvie Le Minez
INSEE

Nadine Legendre
INSEE

Bertrand Lhommeau
DREES, ministère de l’Emploi et de la Solidarité

David Margolis
CNRS

Élisabeth Maurice
DGI, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie

Annie Mesrine
INSEE

Mark Pearson
OCDE

Nicole Roth
INSEE

Sébastien Roux
INSEE

Peter Scherer
OCDE

136 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Les inégalités dans le long terme
Thomas Piketty
Directeur d’études à l’EHESS et Chercheur au CEPREMAP

Introduction
Comment les inégalités de revenus, de salaires et de patrimoines ont-
elles évoluées sur longue période, et ces évolutions permettent-elles d’ap-
porter un éclairage nouveau sur certains enjeux économiques et politiques
du temps présent ? Telles sont les questions auxquelles ce rapport tente de
répondre(1).
La principale leçon qui se dégage de cette analyse historique concerne
sans doute l’impôt progressif sur le revenu. L’impôt progressif a un double
impact sur les inégalités. L’impact le mieux connu est de nature statique :
du fait même de la progressivité, l’impôt progressif permet de resserrer
l’éventail des revenus, si bien que l’inégalité présente des revenus après
impôt est plus réduite que l’inégalité présente des revenus avant impôt.
Mais, outre cet impact statique, l’impôt progressif a également un impact
dynamique sur les inégalités : l’impôt progressif limite les capacités d’accu-
mulation du capital des personnes les plus fortunées, et il réduit ainsi la
concentration future des patrimoines, et par là même la concentration future

(1) Ce rapport s’appuie notamment sur les résultats publiés dans un livre consacré à l’his-
toire des inégalités en France au XXe siècle (Piketty, 2001). Par comparaison au rapport
Atkinson, Glaude et Olier, qui porte pour l’essentiel sur les années quatre-vingt et quatre-
vingt-dix, la particularité de notre rapport est que nous intéressons aux évolutions observées
sur l’ensemble du XXe siècle. Cette perspective plus longue a pour contrepartie que nous ne
pouvons traiter que d’un nombre plus réduit de questions.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 137


des revenus du capital, et donc l’inégalité future des revenus avant impôt.
Cet effet sur les inégalités patrimoniales futures peut en outre avoir des consé-
quences positives pour le dynamisme social et la croissance économique :
en limitant la concentration du capital et du pouvoir économique, l’impôt
progressif peut favoriser l’émergence de nouvelles générations d’entrepre-
neurs et permettre un renouvellement plus rapide des élites économiques(2).
L’existence de cet impact dynamique de l’impôt progressif sur les iné-
galités n’est pas une découverte : c’est ainsi, par exemple, que Roosevelt
justifiait dans les années trente le fort relèvement de la progressivité qu’il
venait de mettre en place aux États-Unis(3). Mais le recul historique permet
de mieux en mesurer l’ampleur. Tout laisse en effet à penser que cet impact
dynamique de l’impôt progressif a joué un rôle fondamental au XXe siècle,
notamment en France : selon toute vraisemblance, c’est l’impôt progressif
qui a permis, au moins pour une large part, d’éviter que la concentration
des fortunes, fortement ébranlée par les chocs des années 1914-1945, ne
retrouve après 1945 les niveaux astronomiques et économiquement stériles
observés à la veille de la Première Guerre mondiale. Ce mécanisme est
d’autant plus important que cette réduction de l’inégalité des patrimoines
et des revenus qui en sont issus explique l’essentiel de la compression des
inégalités de revenus qui a eu lieu en France au XXe siècle. En particulier,
contrairement à une idée reçue, les inégalités salariales sont restées extrê-
mement stables sur longue période en France au cours du siècle passé : le
pouvoir d’achat des salaires a été multiplié par cinq, mais la hiérarchie des
rémunérations n’a pratiquement pas changé.
De notre point de vue, ces conclusions impliquent que les débats actuels
concernant la baisse de l’impôt progressif sur le revenu, et en particulier la
réduction des taux marginaux supérieurs, qui figurent pourtant parmi les
plus bas appliqués en France depuis les années vingt, devraient prendre en
compte le fait que de telles décisions auraient des conséquences à long
terme sur les inégalités. Si la France décidait de mettre à mal sa fiscalité
progressive avec la même vigueur que cela a été fait aux États-Unis, il
serait fort étonnant que l’on n’observe pas dans les décennies à venir un

(2) L’impôt progressif sur les successions et l’impôt progressif sur la fortune contribuent
également à limiter la concentration future des patrimoines. Nous reviendrons plus loin sur
la complémentarité entre l’impôt progressif sur le revenu et les autres impôts progressifs du
point de vue des effets sur les inégalités patrimoniales futures.
(3) Selon les termes même employés par Roosevelt, l’accumulation du capital conduit en
l’absence d’impôt progressif à une « great and undesirable concentration of control in
relatively few individuals », et l’objectif de la forte progressivité fiscale instituée par son
gouvernement était « not to destroy wealth, but to create a broader range of opportunity, to
restrain the growth of unwholesome and sterile accumulations » (citations reproduites par
Brownlee, 2000, p. 52). En termes économiques modernes, le fait qu’une trop forte concen-
tration du capital puisse avoir un impact négatif sur l’efficacité économique s’explique par
l’existence de contraintes de crédit (les entrepreneurs talentueux mais peu fortunés ont plus
de mal à investir que les héritiers peu talentueux mais fortunés).

138 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


fort mouvement de retour aux inégalités patrimoniales du début du
XXe siècle, avec à la clé un risque de sclérose économique et sociale. Il
serait évidemment naïf de prétendre pouvoir démontrer de telles prédic-
tions avec une totale certitude, mais il nous semble que ces hypothèses sont
suffisamment étayées pour être prises en considération.
Dans la suite de ce rapport, nous exposons les faits qui nous ont conduit
à formuler ces conclusions et hypothèses, ainsi que les autres leçons qu’une
perspective de long terme sur les inégalités permet de dégager. De façon
générale, cette perspective nous permet de constater l’importance des rup-
tures politiques dans l’histoire des inégalités, ainsi que de rejeter la théorie
de la « courbe de Kuznets », selon laquelle la réduction des inégalités au
XXe siècle serait la conséquence d’un processus économique « naturel » et
« spontané ».
Nous commencerons par présenter les principales évolutions qui carac-
térisent la dynamique des inégalités en France au XXe siècle. Puis nous
tenterons d’évaluer l’importance de l’impact dynamique de l’impôt pro-
gressif sur les inégalités, en nous fondant sur des simulations. Nous verrons
ensuite quels enseignements peuvent nous apporter les expériences étran-
gères, et en particulier l’expérience des États-Unis. Enfin, en conclusion,
nous insisterons sur le fait que la qualité et l’accessibilité des statistiques
publiques issues des déclarations de revenus, des déclarations de salaires et
des déclarations de patrimoines se sont fortement dégradées en France au
cours du XXe siècle, et que cette triste dégradation risque de limiter consi-
dérablement les capacités de la société française à connaître et à mesurer
les évolutions à venir, notamment en cas de retour aux inégalités patrimo-
niales du passé.

Un siècle d’inégalités en France


Dans cette partie, nous présentons de façon synthétique les principales
évolutions qui caractérisent la dynamique des inégalités de revenus, de
salaires et de patrimoines en France au XXe siècle(4).
Commençons par rappeler quelles sont les grandes caractéristiques de
l’évolution générale des revenus sur un siècle. Exprimé en francs de 1998,
le revenu moyen par foyer (tous foyers confondus) est passé d’environ
25 000-30 000 francs par an (moins de 2 500 francs par mois) à la veille de
la Première Guerre mondiale à environ 130 000 francs par an (près de
11 000 francs par mois) à la fin des années quatre-vingt-dix, soit une multi-

(4) Cette partie reprend un certain nombre de résultats et de séries publiés dans notre livre
(Piketty, 2001), et nous invitons les éventuels lecteurs intéressés par une analyse historique
plus détaillée et/ou une description précise des caractéristiques techniques des estimations
réalisées à se reporter à cet ouvrage.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 139


1. Revenu annuel moyen par foyer en France de 1900 à 1998

En milliers de francs de 1998


140

120

100

80

60

40

20
1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990

Source : Piketty, 2001, colonne 7 du tableau G2, annexe G.

2. Revenu annuel moyen par habitant en France de 1900 à 1998

En milliers de francs de 1998


75

65

55

45

35

25

15

5
1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990

Source : Piketty, 2001, colonne 9 du tableau G2, annexe G.

140 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


plication par un coefficient de l’ordre de 4,5 (cf. graphique 1)(5). Mais cette
croissance considérable du pouvoir d’achat ne s’est pas faite à un rythme
constant, loin s’en faut. En particulier, le graphique 1 montre à quel point
les « Trente glorieuses » méritent bien leur nom : le quasi-quintuplement
du pouvoir d’achat est dû pour l’essentiel à la très forte croissance enre-
gistrée durant la période 1948-1978, alors que les périodes 1900-1948
et 1978-1998 apparaissent comme des périodes de quasi-stagnation. Le fait
que le pouvoir d’achat n’ait pratiquement pas progressé en France au cours
de la première moitié du XXe siècle s’explique bien sûr par l’ampleur des
chocs subis lors des années 1914-1945 (Première Guerre mondiale, crise
économique des années trente, Seconde Guerre mondiale). Précisons éga-
lement que le fait de raisonner en termes de revenu moyen par foyer con-
duit à exagérer quelque peu l’ampleur de la rupture de la fin des années
soixante-dix : la taille moyenne des foyers diminue régulièrement au cours
du temps, et ce à un rythme particulièrement rapide dans les années quatre-
vingt et quatre-vingt-dix (vieillissement de la population, baisse de la
nuptialité et de la natalité), si bien que le revenu moyen par foyer est artifi-
ciellement tiré vers le bas(6). Si l’on examine l’évolution du revenu moyen
par habitant, et si l’on excepte deux années où même le pouvoir d’achat par
habitant diminue (1984 et 1993), on constate que le pouvoir d’achat a con-
tinué de progresser chaque année entre 1978 et 1998 (cf. graphique 2)(7).
Ajoutons que les indices de prix à la consommation utilisés pour convertir
les revenus en francs de 1998 ne prennent qu’imparfaitement en compte
l’apparition de nouveaux biens et services : le pouvoir d’achat mesuré en
termes d’ordinateurs ou de téléphones portables a évidemment beaucoup

(5) Rappelons que le foyer est une unité plus étroite que le ménage : un ménage formé d’un
couple non marié constitue deux foyers, de même qu’un ménage où cohabitent deux géné-
rations. En moyenne, chaque ménage comprend environ 1,3 foyer, ce qui signifie que le
revenu moyen par ménage est de l’ordre de 30 % plus élevé que le revenu moyen par foyer,
soit environ 170 000 francs par an (14 000 francs par mois) à la fin des années quatre-vingt-
dix pour le revenu moyen par ménage, contre 130 000 francs par an (11 000 francs par mois)
pour le revenu moyen par foyer (le nombre moyen de ménages par foyer a relativement peu
changé au cours du XXe siècle, car la montée du concubinage a eu tendance à compenser la
baisse de la cohabitation intergénérationnelle ; le revenu moyen par ménage a donc connu
approximativement la même progression séculaire que le revenu moyen par foyer).
(6) Compte tenu du fait que le nombre moyen de foyers par ménage a été approximativement
constant au cours du siècle (cf. supra), il en irait de même si l’on raisonnait en termes de
revenu moyen par ménage (la taille moyenne des ménages a toutefois légèrement moins
diminué que la taille moyenne des foyers dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, si
bien que le revenu moyen par ménage a connu une évolution légèrement plus favorable que
le revenu moyen par foyer).
(7) On observe ce même type d’effet pour la première moitié du XXe siècle : d’après nos
estimations, le revenu moyen par foyer a progressé d’environ 20 % sur la période 1913-
1949 (de 29 000 à 35 000 francs ; cf. graphique 1), alors que le revenu moyen par habitant a
progressé d’environ 30 % (de 11 000 à plus de 14 000 francs ; cf. graphique 2) (par compa-
raison, la progression du PIB sur la période 1913-1949 a été de l’ordre de 30-40 %, suivant
les séries disponibles ; le léger écart s’explique non pas par la croissance de la population,
qui a été pratiquement nulle, mais par le fait que la part du revenu des ménages dans le PIB
a légèrement baissé entre 1913 et 1949).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 141


3. Proportion de foyers imposables au titre de l’impôt progressif
sur le revenu en France de 1915 à 1998
En %

60%

40%

20%

0%
1915 1925 1935 1945 1955 1965 1975 1985 1995
Source : Piketty, 2001, colonne 3 du tableau A2, annexe A.

4. Part du décile supérieur dans le revenu total


en France en 1900-1910 et de 1919 à 1998

En %
50%

45%

40%

35%

30%

25%
1900- 1923 1933 1943 1953 1963 1973 1983 1993
1910

Source : Piketty, 2001, colonne P90-100 du tableau B14, annexe B.

142 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


progressé entre 1978 et 1998(8). Il reste que la décélération du rythme de
croissance du niveau de vie par rapport à la période antérieure a été bien
réelle, ce qui explique pourquoi elle a été si durement ressentie.
Voyons maintenant comment la hiérarchie des revenus a évolué au cours
du siècle. En France, de même d’ailleurs que dans tous les autres pays, les
déclarations de revenus constituent la seule source permettant d’étudier
l’évolution des inégalités de revenus sur longue période. Cette source a
évidemment certaines limites. En particulier, cette source permet uniquement
de connaître l’évolution des revenus des foyers imposables, et ces derniers
n’ont longtemps représenté qu’un faible pourcentage du nombre total de
foyers : la proportion de foyers imposables était de l’ordre de 10-20 % dans
l’entre-deux-guerres, et ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que
cette proportion a progressivement atteint les niveaux d’environ 50-60 %
que nous connaissons actuellement (cf. graphique 3). Sur longue période,
les déclarations de revenus nous permettent uniquement d’étudier l’évo-
lution des revenus du décile supérieur de la hiérarchie des revenus
(les 10 % des foyers ayant les revenus les plus élevés), ainsi que l’évolution
des inégalités séparant ces hauts revenus de la moyenne des revenus(9). La
source fiscale pose également d’autres problèmes, liés notamment à la fraude
et aux revenus légalement exonérés de l’impôt sur le revenu, sur lesquels
nous reviendrons plus loin.
Maniée avec précaution, cette source présente toutefois des avantages
d’une valeur inestimable. Tout d’abord, il s’agit d’une source dont la conti-
nuité et l’homogénéité dans le temps sont tout à fait remarquables. L’impôt
sur le revenu a été institué en France par la loi du 15 juillet 1914, quelques
semaines avant la déclaration de guerre, et il s’est appliqué chaque année

(8) Cette remarque vaut également pour la première moitié du XXe siècle (la très faible
progression du revenu moyen exprimé en francs de 1998 ne doit pas faire oublier que les
modes de consommation ont évolué de façon importante entre 1900 et 1948). Les évo-
lutions générales indiquées sur les graphiques 1 et 2 permettent de se faire une idée des
principaux ordres de grandeurs, mais un examen minutieux des revenus en francs courants
et des différents prix en vigueur aux différentes époques serait nécessaire pour mieux com-
prendre la signification concrète de l’amélioration des conditions de vie sur longue période.
(9) Les déclarations de revenus déposées par les foyers non imposables ne sont prises en
compte dans les statistiques fiscales que depuis les revenus de 1985 (ce n’est d’ailleurs que
depuis le début des années quatre-vingt que l’immense majorité des foyers non imposables
déposent une déclaration), et ces statistiques ne sont donc pas utilisables sur longue période.
Pour estimer la série de revenu moyen par foyer (tous foyers confondus, imposables et non
imposables) indiquée sur le graphique 1, nous avons donc dû utiliser diverses séries issues
des comptes nationaux, que nous avons corrigées et homogénéisées afin que le revenu moyen
par foyer soit exprimé en termes de « revenu fiscal » (avant tout abattement ou déduction),
de la même façon que les revenus du décile supérieur estimés à partir des déclarations de
revenus (selon nos estimations, le revenu fiscal a représenté tout au long du XXe siècle un
pourcentage quasiment constant du revenu des ménages au sens de la comptabilité nationale
(qui a lui-même représenté tout au long du siècle un pourcentage quasiment constant du
PIB), si bien que la croissance du revenu fiscal par foyer a été approximativement la même
que celle du PIB par foyer ; le nombre total de foyers (imposables et non imposables) a été
calculé en utilisant notamment les résultats des recensements). D’autres sources, et en parti-
culier des sources portant sur les salaires, nous permettront d’étudier l’évolution des inéga-
lités séparant les bas revenus de la moyenne des revenus (cf. infra).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 143


depuis l’imposition des revenus de 1915, sans aucune exception. De plus,
chaque année depuis l’imposition des revenus de 1915, sans aucune excep-
tion, l’administration fiscale française a dépouillé l’intégralité des décla-
rations de revenus et a établi un certain nombre de tableaux statistiques
indiquant en fonction d’un certain nombre de tranches de revenus le nombre
de déclarations, le montant des différentes catégories de revenus déclarés,
etc. Ces tableaux statistiques annuels constituent des documents publics :
ils ont pour la plupart été publiés dans les bulletins statistiques diffusés par
le ministère des Finances aux différentes époques, et, même s’ils ne sont
plus publiés nulle part depuis le début des années quatre-vingt, toute per-
sonne intéressée peut toujours se les procurer en s’adressant au service
concerné (en principe )(10). Ce sont ces matériaux bruts, largement tombés
dans l’oubli, qui, au terme d’une exploitation statistique relativement lon-
gue et fastidieuse, nous ont permis d’estimer des séries annuelles portant
sur l’évolution des revenus du décile supérieur de la hiérarchie des revenus
au cours des années 1915-1998(11). Le fait de disposer de séries annuelles
constitue un avantage certain : nous pouvons ainsi repérer les années au cours
desquelles les inégalités se sont comprimées ou se sont élargies, et identifier
précisément les facteurs économiques ou politiques en jeu. Par ailleurs, les
statistiques fiscales annuelles reposant sur le dépouillement intégral de l’en-
semble des déclarations de revenus, et l’administration ayant généralement
utilisé un grand nombre de tranches de revenus très élevées pour réaliser
ces dépouillements, nous avons pu décomposer de façon extrêmement fine
le décile supérieur de la hiérarchie des revenus et examiner séparément les
évolutions suivies par le décile supérieur, le demi-décile supérieur, le cen-

(10) Les références précises des différents bulletins statistiques (« Bulletin de statistique et
de législation comparée » jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, « Bulletin de statistiques du
ministère des Finances » dans l’immédiat après-guerre, et « Statistiques et études finan-
cières » de 1949 à 1985) où ces tableaux annuels ont été publiés sont indiquées dans notre
livre (cf. Piketty, 2001, annexe A). Le fait que l’accès à ces documents publics se soit dété-
rioré au cours du temps mérite d’être noté (nous reviendrons plus loin sur ce point ;
cf. infra).
(11) Tous les détails techniques liés à ces estimations sont exposés de façon précise dans
notre livre (cf. Piketty, 2001, annexes A et B). Contentons-nous de préciser ici que toutes
nos estimations ont été corrigées et homogénéisées de façon à ce que les revenus soient
toujours exprimés en termes de « revenu fiscal » (avant tout abattement ou déduction). No-
tons également que nous n’avons effectué aucune correction permettant de prendre en compte
les variations de la taille des foyers, mais que les statistiques fiscales nous ont permis de
constater que la baisse séculaire de la taille des foyers avait touché toutes les tranches de
revenus dans des proportions comparables (de telles corrections ne seraient donc pas sus-
ceptibles d’altérer de façon importante les résultats présentés ici). Le fait que les statistiques
fiscales annuelles n’avaient jusqu’ici jamais été exploitées s’explique sans doute en partie
par le fait qu’elles ont été « cannibalisées » par les enquêtes « Revenus fiscaux » menées par
l’INSEE depuis 1956. Ces enquêtes permettent certes d’étudier l’ensemble de la distribu-
tion des revenus (l’INSEE utilise des échantillons de déclarations de revenus transmis par la
DGI comprenant aussi bien des foyers imposables que des foyers non imposables). Mais,
outre qu’elles n’existent que depuis 1956, qu’elles n’ont été menées que pour quelques
années isolées (1956, 1962, 1965, 1970, 1975, 1979, 1984, 1990 et 1996), et que les fichiers
n’ont été conservés sous un format informatique exploitable que depuis l’enquête de 1970,
ces enquêtes reposent sur un nombre trop faible de déclarations pour permettre des estima-
tions fiables des revenus du décile supérieur.

144 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


tile supérieur, le millime supérieur, etc., ce qui là encore s’est avéré essen-
tiel pour comprendre les mécanismes en jeu.
Examinons tout d’abord les résultats obtenus pour le décile supérieur
(considéré dans son ensemble). La part du décile supérieur dans le revenu
total est passée d’environ 45 % à la veille de la Première Guerre mondiale
à environ 32-33 % à la fin des années quatre-vingt-dix, ce qui correspond à une
compression significative des inégalités sur longue période (cf. graphique 4)(12).
Autrement dit, le revenu moyen des 10 % des foyers les mieux lotis était de
l’ordre de 4,5 fois plus élevé que le revenu moyen de l’ensemble de la
population au début du siècle, et cet écart est « seulement » de 3,2-3,3 à la
fin du siècle(13). On notera toutefois que l’histoire des inégalités dessinée
par la part du décile supérieur ne s’apparente guère à un long fleuve tran-
quille : les écarts de revenus se compriment au cours de la Première Guerre
mondiale, se redressent dans les années vingt, se réduisent très fortement
au cours des années trente et de la Seconde Guerre mondiale, s’élargissent
de 1945 à 1968, se compriment de 1968 à 1982-1983, puis s’élargissent de
nouveau depuis 1982-1983. On remarquera également que la baisse bien
connue des inégalités qui a eu lieu entre 1968 et 1982-1983 (qui s’explique
notamment par les très fortes revalorisations du salaire minimum et la baisse
de la part des profits dans la valeur ajoutée des entreprises qui caractérisent
cette période), suivie par la légère hausse également bien connue des inéga-
lités à l’œuvre depuis 1982-1983 (fin des fortes revalorisations du salaire
minimum et redressement de la part des profits), ont pris place après le fort
relèvement des inégalités des années 1945-1968, de telle façon que la part
du décile supérieur dans le revenu total se situe à la fin des années quatre-
vingt-dix à un niveau quasiment identique à celui qui était le sien à l’issue
de la Seconde Guerre mondiale : aucune compression de l’écart séparant
les 10 % des foyers les mieux lotis de la moyenne des foyers n’a eu lieu au
cours de la seconde moitié du XXe siècle, et l’intégralité de la compression
survenue entre les deux extrémités du siècle est due à la période 1914-1945.

(12) Les déclarations de revenus ne nous ont permis d’estimer la part du décile supérieur
qu’à partir de 1919 (la proportion de foyers imposables était trop faible en 1915-1918, et
nous nous sommes contentés pour ces années-là d’estimer les revenus du centile supérieur),
et nous avons complété nos séries par une estimation moyenne portant sur les années 1900-
1910 obtenue en utilisant les évaluations de la répartition des revenus établies par l’adminis-
tration fiscale du début du siècle dans le cadre des débats parlementaires sur la création de
l’impôt sur le revenu (il est vraisemblable que les chiffres ainsi obtenus sous-estiment légè-
rement l’inégalité en vigueur en 1900-1910).
(13) Exprimé en francs de 1998, le revenu annuel moyen du décile supérieur est passé
d’environ 130 000 francs au début du siècle (contre 25 000-30 000 francs pour le revenu
moyen de l’ensemble de la population) à environ 420 000 francs dans les années quatre-
vingt-dix (contre environ 130 000 francs pour le revenu moyen de l’ensemble de la popu-
lation) (cf. tableau 1 infra). Le hasard des chiffres fait donc que le revenu moyen du décile
supérieur du début du siècle est quasiment identique au revenu moyen de l’ensemble de la
population à la fin du siècle. De telles comparaisons sont suggestives, mais il faut éviter
d’accorder trop de poids à ce type de coïncidence, tant les prix relatifs et donc les modes de
vie ont changé.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 145


De plus et surtout, la décomposition du décile supérieur permet de cons-
tater que la baisse séculaire de la part du décile supérieur (de 45 % au début
du siècle à 32-33 % à la fin du siècle) s’explique pour l’essentiel par l’ef-
fondrement de la part des strates supérieures du décile supérieur. En parti-
culier, la part du fractile P90-95, qui par définition regroupe la moitié la
moins riche du décile supérieur de la hiérarchie des revenus, est restée extrê-
mement stable sur longue période : par delà les multiples fluctuations de
court terme et de moyen terme, cette part s’est toujours située aux alentours
de 11-11,5 % du revenu total (cf. graphique 5). Autrement dit, le revenu
moyen de ces foyers s’est toujours situé aux alentours de 2,2-2,3 fois le
revenu moyen de l’ensemble de la population(14). Les 4 % suivants (c’est-à-
dire le fractile P95-99) ont connu une baisse extrêmement modérée de leur
part dans le revenu total : celle-ci est passée d’environ 15 % au début du
siècle à environ 13-13,5 % à la fin du siècle (cf. graphique 5) ; ces foyers
ont toujours disposé de revenus de l’ordre de 3,5 fois plus élevés que la
moyenne(15). Par comparaison, les foyers du centile supérieur ont connu
une chute d’une ampleur considérable : les 1 % des foyers les mieux lotis
s’appropriaient près de 20 % du revenu total au début du siècle (ce qui
correspondait à des revenus moyens vingt fois plus élevés que la moyenne),
et ils ne s’en approprient plus qu’environ 7-8 % à la fin du siècle (soit des
revenus moyens 7-8 fois plus élevés que la moyenne) (cf. graphique 6)(16).
Au final, le centile supérieur explique à lui seul près de 90 % de la baisse
séculaire de la part du décile supérieur (cf. tableaux 1 et 2). En outre, des
décompositions supplémentaires permettent de constater que la chute a été
d’autant plus marquée que l’on pénètre dans les strates supérieures du cen-
tile supérieur de la hiérarchie des revenus. La part des 0,01 % des foyers les
mieux lotis est ainsi passée d’environ 3 % à la veille de la Première Guerre
mondiale à environ 0,5-0,6 % à la fin des années quatre-vingt-dix (cf. gra-
phique 7). Cela ne signifie certes pas que ces foyers aient été rattrapé par la
moyenne : l’écart séparant le fractile P99,99-100 de la moyenne des reve-
nus a toujours été un fossé béant. Simplement, d’après les déclarations de
revenus, ce fossé était de l’ordre de 5 fois plus béant au début du siècle qu’à
la fin du siècle : les 0,01 % des foyers les plus aisés disposaient à la veille
de la Première Guerre mondiale de revenus de l’ordre de 300 fois plus
élevés que la moyenne des revenus, alors que leurs revenus ne sont « que »
50-60 fois plus élevés que la moyenne à la fin des années quatre-vingt-dix.
Le revenu moyen du fractile P99,99-100 de la fin du siècle est certes extrê-

(14) Exprimé en francs de 1998, le revenu annuel moyen du fractile P90-95 est passé de près
de 65 000 francs au début du siècle à près de 300 000 francs dans les années quatre-vingt-
dix (cf. tableau 1).
(15) Exprimé en francs de 1998, le revenu annuel moyen du fractile P95-99 est passé d’un
peu moins de 110 000 francs au début du siècle à près de 430 000 francs dans les années
quatre-vingt-dix (cf. tableau 1 infra).
(16) Exprimé en francs de 1998, le revenu annuel moyen du centile supérieur est passé
d’environ 550 000 francs au début du siècle à environ 1 million de francs dans les années
quatre-vingt-dix (cf. tableau 1).

146 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


mement élevé (environ 7-8 millions de francs par an), mais le fait est que ce
revenu, exprimé en francs de 1998, était encore plus élevé au début du
siècle (environ 8-9 millions de francs), et ce bien que le revenu moyen de
l’ensemble de la population ait été multiplié par 4,5 entre ces deux dates
(cf. tableau 1). Précisons que les séries reproduites sur les graphiques 4 à 7
ont été calculées avant prise en compte de l’impôt sur le revenu : si l’on se
plaçait en termes de revenu après impôt, l’effondrement de la part des très
hauts revenus dans le revenu total serait plus considérable encore(17).

1. L’évolution du pouvoir d’achat des différents fractiles de hauts


revenus entre 1900-1910 et 1990-1998

Revenu moyen en francs de 1998 Ratio


1900-1910 (a) 1990-1998 (b) (b)/(a)
P0-100 28 848 129 380 4,48
P90-100 129 815 419 015 3,23
P95-100 196 165 543 087 2,77
P99-100 548 107 1 006 845 1,84
P99,5-100 865 432 1 334 205 1,54
P99,9-100 2 307 820 2 587 710 1,12
P99,99-100 8 654 324 7 154 769 0,83

P0-90 17 629 97 198 5,51


P90-95 63 465 294 943 4,65
P95-99 108 179 427 148 3,95
P99-99,5 230 782 679 484 2,94
P99,5-99,9 504 836 1 020 828 2,02
P99,9-99,99 1 602 653 2 080 259 1,30
P99,99-100 8 654 324 7 154 769 0,83

Lecture : Le revenu moyen par foyer de l’ensemble de la population (fractile P0-100),


exprimé en francs de 1998, passe de 28 848 francs en moyenne sur la période 1900-1910
à 129 380 francs en moyenne sur la période 1990-1998, soit une multiplication par 4,48 ;
le revenu moyen des 10 % des foyers ayant les revenus les plus élevés (fractile P90-100)
passe de 129 815 francs en 1900-1910 à 419 015 francs en 1990-1998, soit une multipli-
cation par 3,23 ; etc. ; le revenu moyen des 0,01 % des foyers ayant les revenus les plus
élevés (fractile P99,99-100) passe de 8 654 324 francs en 1900-1910 à 7 154 769 francs en
1990-1998, soit une multiplication par 0,83.
Sources : Calculs effectués à partir des séries de revenu moyen de l’ensemble de la popu-
lation (cf. Piketty, 2001, annexe G, tableau G2, colonne 7) et des différents fractiles de hauts
revenus (cf. Piketty, 2001, annexe B, tableaux B11 et B12).

(17) Nous reviendrons plus loin sur l’évolution des taux d’imposition auxquels ont été sou-
mis les différents fractiles de hauts revenus aux différentes époques (cf. infra).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 147


5. Part des « classes moyennes » (fractile P90-95)
et des « classes moyennes supérieures » (fractile P95-99)
dans le revenu total en France en 1900-1910 et de 1919 à 1998

En %
20%
P90-95
P95-99

15%

10%

5%
1900- 1923 1933 1943 1953 1963 1973 1983 1993
1910

Source : Piketty, 2001, colonnes P90-95 et P95-99 du tableau B15, annexe B.

6. Part des « classes supérieures » (fractile P99-100)


dans le revenu total en France en 1900-1910 et de 1915 à 1998

En %
20%

15%

10%

5%
1900- 1919 1929 1939 1949 1959 1969 1979 1989
1910

Source : Piketty, 2001, colonne P99-100 du tableau B14, annexe B.

148 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


7. Part des « 200 familles » (fractile P99,99-100)
dans le revenu total en France en 1900-1910 et de 1915 à 1998
En %
4%

3%

2%

1%

0%
1900- 1919 1929 1939 1949 1959 1969 1979 1989
1910
Source : Piketty, 2001, colonne P99,99-100 du tableau B14, annexe B.

2. L’évolution de la part des différents fractiles de hauts revenus


dans le revenu total entre 1900-1910 et 1990-1998
Part de la
Part dans le revenu total Différence baisse totale
(en %) correspon-
dant à chaque
1900-1910 1990-1998 (en points) (en %) fractile
P90-100 45,00 32,39 – 12,61 – 28,0
P95-100 34,00 20,99 – 13,01 – 38,3 103,2
P99-100 19,00 7,78 – 11,22 – 59,1 88,9
P99,5-100 15,00 5,15 – 9,85 – 65,6 78,1
P99,9-100 8,00 2,00 – 6,00 – 75,0 47,6
P99,99-100 3,00 0,55 – 2,45 – 81,6 19,4

P90-95 11,00 11,40 0,40 3,6 – 3,2


P95-99 15,00 13,21 – 1,79 – 12,0 14,2
P99-99,5 4,00 2,63 – 1,37 – 34,4 10,9
P99,5-99,9 7,00 3,16 – 3,84 – 54,9 30,5
P99,9-99,99 5,00 1,45 – 3,55 – 71,1 28,2
P99,99-100 3,00 0,55 – 2,45 – 81,6 19,4
Lecture : La part des 10 % des foyers ayant les revenus les plus élevés (fractile P90-100)
dans le revenu total est passée de 45,00 % en 1900-1910 à 32,39 % en 1990-1998, soit une
baisse totale de – 12,61 points, ou de – 28,0 %; etc. ; la part des 0,01% des foyers ayant les
revenus les plus élevés (fractile P99,99-100) est passée de 3,00 % en 1900-1910 à 0,55 % en
1990-1998, soit une baisse de 2,45 points (ou 81,6 %), correspondant à 19,4 % de la baisse
totale de la part des 10 % des foyers ayant les revenus les plus élevés.
Sources : Calculs effectués à partir des séries de parts dans le revenu total des différents
fractiles de hauts revenus (cf. Piketty, 2001, annexe B, tableaux B14 et B15).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 149


8. Composition des hauts revenus en France en 1932
des « classes moyennes » (fractile P90-95)
aux « 200 familles » (fractile P99,99-100)

En %
100%
Revenus du capital
Revenus du travail
80% Revenus mixtes

60%

40%

20%

0%
P90-95 P95-99 P99-99,5 P99,5-99,9 P99,9-99,99 P99,99-100
Sources : Piketty, 2001, tableau B16, annexe B.

9. Composition des hauts revenus en France en 1998


des « classes moyennes » (fractile P90-95)
aux « 200 familles » (fractile P99,99-100)
En %
100%
Revenus du capital
Revenus du travail
80% Revenus mixtes

60%

40%

20%

0%
P90-95 P95-99 P99-99,5 P99,5-99,9 P99,9-99,99 P99,99-100

Sources : Piketty, 2001, tableau B16, annexe B.

150 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Afin de comprendre pourquoi les différentes strates du décile supérieur
ont connu des expériences aussi différentes au cours du XXe siècle, il est
important de prendre conscience du fait que le décile supérieur de la hiérarchie
des revenus est véritablement un monde en soi, caractérisé par une extrême
diversité économique et sociologique des groupes sociaux qui le composent
(cf. graphiques 8 et 9)(18). La moitié la moins riche du décile supérieur (fractile
P90-95), de même d’ailleurs que les 90 % des foyers les plus pauvres (fractile
P0-90), vit pour l’essentiel de revenus du travail (salaires et pensions de
retraite) : les autres revenus ne constituent pour ce groupe social que des
revenus d’appoint. L’importance des revenus du travail décline réguliè-
rement à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des revenus et que les
revenus du capital (dividendes, intérêts et loyers) gagnent en importance.
Au niveau des 0,01 % des foyers les plus aisés, les revenus du capital sont
largement majoritaires (essentiellement du fait des dividendes), et ce sont
les revenus du travail qui constituent des revenus d’appoint(19). Pour fixer
les idées, on peut dire que le décile supérieur de la hiérarchie des revenus
s’étend des « classes moyennes » (fractile P90-95) aux « 200 familles »
(fractile P99,99-100)(20).

(18) Nous avons représenté sur les graphiques 8 et 9 les chiffres de 1932 et de 1998, mais
nos séries montrent que les principales caractéristiques indiquées sur ces deux graphiques
(part des revenus du travail prédominante au niveau du fractile P90-95, part des revenus du
capital prédominante au niveau du fractile P99,99-100, etc.) ont prévalu tout au long du
siècle. La seule exception importante concerne l’immédiat après-guerre (cf. infra). La part
des revenus du capital dans les revenus du fractile P99,99-100 atteignait sans doute des
niveaux encore plus élevés à la veille de la Première Guerre mondiale (les déclarations de
revenus n’existaient pas à cette époque, et il est donc impossible de préciser ce point).
(19) On notera que les revenus mixtes (BA, BIC, BNC), ainsi nommés car ils rémunèrent à
la fois le travail fourni et le capital investi par les travailleurs non salariés, occupent dans la
hiérarchie des revenus une position intermédiaire entre revenus du travail et revenus du
capital : les revenus mixtes prennent leur importance maximale au milieu du centile supé-
rieur, avant de stabiliser pour les fractiles plus élevés (cf. graphique 8) ou même de décliner
(cf. graphique 9). Remarquons également que la part des salaires dans les différents fractiles
de hauts revenus est à peine plus élevée en 1998 qu’en 1932 : ce phénomène est amplifié par
le cycle économique (les revenus mixtes sont particulièrement faibles pendant la crise des
années trente), mais il s’explique pour l’essentiel par le fait que l’immense majorité des non
salariés du début du siècle et de l’entre-deux-guerres étaient des « petits » non salariés (pay-
sans, artisans, ouvriers travaillant à domicile, etc.), ce qui est d’ailleurs confirmé par les
résultats des recensements de l’époque (seule une infime fraction des non salariés étaient
des « gros » non salariés employant plus d’un ou deux salariés, et le trend de salarisation n’a
donc eu qu’un impact limité au niveau du décile supérieur).
(20) Les expressions « classes moyennes » et « 200 familles » sont employées ici de façon
purement symbolique, et elles ont pour seul mérite d’être relativement suggestives. En par-
ticulier, le fractile P99,99-100 (les « 200 familles ») regroupe toujours (par définition) 0,01 %
du nombre total de foyers, soit environ 1 500 foyers sur 15 millions au début du siècle et
environ 3 000 foyers sur 30 millions à la fin du siècle. Précisons également que nous ne
cherchons aucunement à justifier le fait que l’on puisse qualifier de « classes moyennes »
des groupes sociaux disposant de revenus sensiblement supérieurs aux revenus véritablement
moyens : nous nous sommes contentés de reprendre une expression qui est souvent utilisée
dans les débats publics (à tort ou à raison) pour désigner des niveaux de revenus voisins du
fractile P90-95 (cf. par exemple les débats suscités par l’affaire du plafonnement des allo-
cations familiales à 25 000 francs par mois).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 151


Dès lors, le fait que les différentes composantes du décile supérieur aient
connu des expériences aussi contrastées s’explique naturellement de la
façon suivante. La forte chute de la part des fractiles les plus élevés dans le
revenu total, d’autant plus forte que l’on monte haut dans la hiérarchie des
fractiles, montre que ce sont les très hauts revenus du capital qui se sont
effondrés. Inversement, la très grande stabilité à long terme de la position
du fractile P90-95 vis-à-vis de la moyenne des revenus (et, à un degré très
légèrement moindre, de la position du fractile P95-99) suggère que les iné-
galités salariales n’ont guère changé sur longue période.
Afin de confirmer cette interprétation, nous avons exploité les statis-
tiques annuelles issues des déclarations de salaires des employeurs, qui
existent depuis la création en 1917 d’un impôt cédulaire sur les salaires
(loi du 31 juillet 1917), et qui étaient largement tombées dans l’oubli (de la
même façon que les statistiques annuelles issues des déclarations de revenus),
ce qui nous a permis d’estimer des séries portant sur l’évolution des inéga-
lités salariales sur longue période(21). On constate effectivement une très
grande stabilité à long terme des hiérarchies salariales (cf. graphiques 10,
11 et 12). Tout au long du XXe siècle, les 10 % des salariés les mieux payés
se sont appropriés environ 25-26 % de masse salariale totale (ce qui corres-
pond à un salaire moyen de l’ordre de 2,5-2,6 fois le salaire moyen de l’en-
semble des salariés), les 5 % des salariés les mieux payés se sont toujours
appropriés environ 17-18 % de la masse salariale totale (ce qui correspond
à un salaire moyen de l’ordre de 3,4-3,6 fois le salaire moyen de l’ensemble
des salariés), et les 1 % des salariés les mieux payés se sont toujours appro-
priés environ 6-7 % de la masse salariale totale (ce qui correspond à un
salaire moyen de l’ordre de 6-7 fois le salaire moyen de l’ensemble des
salariés). L’inégalité des salaires a certes connu d’importantes fluctuations
dans le court terme et le moyen terme : les hiérarchies se sont comprimées
au cours de la Première Guerre mondiale (conséquence de la forte inflation
et de la faiblesse des revalorisations nominales applicables aux salaires les
plus élevés), avant de se redresser fortement au cours des années vingt et au
début des années trente, puis de se comprimer à la fin des années trente et
pendant la Seconde Guerre mondiale (même processus qu’au cours de la
Première Guerre mondiale), de se redresser de nouveau de 1945 à 1968, de
se comprimer de nouveau de 1968 à 1982-1983, et enfin de stabiliser de-
puis 1982-1983(22). Mais le fait important est que chacune de ces phases de
compression des hiérarchies salariales a été immédiatement compensée par

(21) Tous les détails techniques liés à ces estimations sont décrits de façon précise dans
notre livre (Piketty, 2001, annexe D). Contentons-nous de préciser ici que les déclarations
de salaires ont été exploitées par l’INSEE depuis la Seconde Guerre mondiale et la dispa-
rition de l’impôt cédulaire sur les salaires ; auparavant, les statistiques issues des décla-
rations de salaires étaient établies par l’administration fiscale. Cette rupture explique sans
doute pourquoi les statistiques des déclarations de salaires antérieures à la Seconde Guerre
mondiale étaient tombées dans l’oubli.
(22) Les déclarations de salaires n’existaient pas avant 1917 (en outre, les statistiques des
années 1917-1918 ne sont pas exploitables), mais de multiples séries catégorielles montrent
qu’une forte compression des hiérarchies salariales a eu lieu pendant la Première Guerre

152 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


une phase d’élargissement (et inversement), si bien qu’aucune tendance de
long terme n’est perceptible. Le pouvoir d’achat du salaire moyen (tous
salariés confondus) a été multiplié par plus de cinq entre les deux extrémi-
tés du XXe siècle(23), mais la hiérarchie des rémunérations n’a pratiquement
pas changé sur longue période. Précisons que cette absence de tendance à
long terme vaut non seulement pour ce qui concerne l’inégalité séparant les
hauts salaires de la moyenne des salaires, mais également pour ce qui est de
l’inégalité séparant la moyenne des salaires des bas salaires. Les sources
disponibles ne permettent certes pas de connaître les déciles inférieurs de
la hiérarchie des salaires avec la même précision pour la première moitié
du siècle que pour la seconde moitié, mais de multiples données catégoriel-
les laissent à penser que la stabilité à long terme observée au cours de la
période 1950-1998 (cf. graphiques 13 et 14) était également en vigueur lors
des décennies antérieures : par exemple, les salaires les plus faibles perçus
par les ouvriers agricoles ou les domestiques, dont on peut légitimement
considérer qu’ils correspondaient au décile inférieur de la hiérarchie des
salaires au début du XXe siècle ou dans l’entre-deux-guerres, se situaient à
cette époque aux alentours de 40-50 % du salaire moyen (tous salariés con-
fondus), c’est-à-dire à un niveau quasiment identique à celui occupé par le
seuil P10 depuis 1950(24).
Comment rendre compte de ces résultats, qui bousculent un certain nom-
bres d’idées reçues(25) ? D’un point de vue strictement économique, l’expli-

mondiale (les parts du décile supérieur, du demi-décile supérieur et du centile supérieur


dans la masse salariale totale se situaient probablement à la veille de la guerre à un niveau
très proche de celui estimé pour la fin des années vingt). De même, les déclarations de
salaires n’ont malheureusement pas été dépouillées lors des années 1939-1946, mais les
séries catégorielles permettent de s’assurer qu’une compression des hiérarchies salariales a
eu lieu au cours de la Seconde Guerre mondiale (le redressement a été nettement plus rapide
que dans les années vingt).
(23) La croissance séculaire du salaire moyen par foyer a été légèrement plus forte que celle
du revenu moyen par foyer.
(24) Cette stabilité à long terme des écarts entre bas salaires et salaires moyens suggère
également une certaine stabilité de l’écart entre bas revenus et revenus moyens. Le passage
des bas salaires de la distribution des salaires individuels aux bas revenus de la distribution
des revenus par foyer est toutefois relativement complexe, et il est possible que l’écart entre
bas revenus et revenus moyens ait connu une baisse séculaire significative (par exemple du
fait de la quasi-éradication de la grande pauvreté du 3e âge, via le développement de trans-
ferts tels que le minimum-vieillesse), quoique sans doute nettement moins forte que la baisse
séculaire de l’écart entre très hauts revenus et revenus moyens (les sources disponibles ne
permettent malheureusement pas de mesurer correctement l’évolution des bas revenus sur
longue période et de préciser ce point).
(25) Fourastié, dans ses multiples ouvrages, a défendu avec vigueur l’idée d’une forte com-
pression séculaire des hiérarchies salariales en France, et ce en se fondant uniquement sur
quelques ratios du type (salaire des conseillers d’État)/(salaire des manœuvres), comparés
en quelques points du siècle. Nos estimations montrent clairement que, si l’on considère
l’ensemble des salariés, alors la stabilité des hiérarchies salariales est de règle. Selon une
autre idée reçue, diamétralement opposée à la première, les « salariés à haut salaire » (et en
particulier les cadres) ne seraient apparues que tardivement au cours du siècle, ce qui impli-
querait que les disparités salariales (tous salariés confondus) auraient dû progresser. Nos
séries montrent que les « salariés à haut salaire » (relativement au salaire moyen de leur
temps) ont toujours existé : l’effondrement des rentiers les a simplement rendus plus visibles.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 153


cation la plus évidente pour l’inertie à long terme des hiérarchies salariales
est la permanence des écarts de formations et de qualifications. Autrement
dit, les salariés les moins qualifiés sont passés du certificat d’études au
brevet des collèges, mais les salariés les plus qualifiés ayant progressé dans
des proportions similaires (du baccalauréat aux formations d’enseignement
supérieur), les écarts séparant les premiers des seconds sont restés plus ou
moins les mêmes. Il faut également noter que l’inégalité des salaires n’a
pas toujours des fondements « objectifs » incontestables en termes d’iné-
galités des qualifications et des productivités individuelles : ces dernières
sont souvent très difficiles à mesurer (comment évaluer précisément la contri-
bution d’un salarié donné à la production globale d’une grande entreprise ?),
et les perceptions sociales de ce qu’est une hiérarchie salariale « juste »
jouent sans doute un grand rôle pour la détermination de l’inégalité effec-
tive des salaires. La très grande stabilité à long terme des inégalités salaria-
les françaises est peut-être la conséquence du fait que ces dernières ont
toujours fait l’objet d’un relatif consensus (aucun mouvement politique n’a
jamais véritablement cherché à remettre radicalement en cause les hiérar-
chies salariales existantes), et que ce consensus n’a guère évolué dans la
France du XXe siècle(26).

10. Part des 10 % des salariés les mieux payés dans la masse salariale
totale en France de 1919 à 1938, en 1947 et de 1950 à 1998

En %
30%

25%

20%
1919 1929 1950 1960 1970 1980 1990

Source : Piketty, 2001, colonnes P90-100 des tableaux D7 et D16, annexe D.

(26) Par exemple, l’analyse des programmes électoraux diffusés par les partis politiques
depuis le début du XXe siècle montre que les hiérarchies salariales ont toujours été relati-
vement bien acceptées (y compris par le PCF), et que seule la position des détenteurs de
patrimoines importants a fait l’objet de remises en cause radicales.

154 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


11. Part des 5 % des salariés les mieux payés dans la masse salariale
totale en France de 1919 à 1938, en 1947 et de 1950 à 1998

En %
22%

20%

18%

16%

14%

12%

10%
1919 1929 1950 1960 1970 1980 1990

Source : Piketty, 2001, colonnes P95-100 des tableaux D7 et D16, annexe D.

12. Part du 1 % des salariés les mieux payés dans la masse salariale
totale en France de 1919 à 1938, en 1947 et de 1950 à 1998

En %
10%

9%

8%

7%

6%

5%
1919 1929 1950 1960 1970 1980 1990

Source : Piketty, 2001, colonnes P99-100 des tableaux D7 et D16, annexe D.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 155


13. Position des seuils P10, P50 et P90 de la distribution des salaires
vis-à-vis du salaire moyen en France de 1950 à 1998
Ratios P10/(salaire moyen), P50/(salaire moyen) et P90/(salaire moyen)

2,0

P90 / Salaire moyen


1,6

1,2

P50/ Salaire moyen


0,8
P10 / Salaire moyen

0,4

0,0
1950 1960 1970 1980 1990

Source : Piketty, 2001.

14. Ratio P90/P10 de la distribution des salaires en France de 1950 à 1998

4,2

3,8

3,4

3,0

2,6
1950 1955 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995

Source : Piketty, 2001, colonne 14 des tableaux D12, annexe D.

156 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


En tout état de cause, cette inertie à long terme des hiérarchies salariales
montre clairement que la baisse séculaire de la part des hauts revenus dans
le revenu total est un phénomène qui est intimement lié à l’effondrement
des très hauts revenus du capital. Le contraste entre la chute de la part dans le
revenu total du centile supérieur de la hiérarchie des revenus (graphique 6)
et la stabilité de la part dans la masse salariale totale du centile supérieur de
la hiérarchie des salaires (graphique 12) est particulièrement saisissant : si
les très hauts revenus du capital ne s’étaient pas effondrés, l’écart séparant
les 1 % des foyers les mieux lotis de la moyenne des revenus n’aurait pas
diminué en France au XXe siècle. On remarquera également qu’il est tout à
fait cohérent (voire trivial) que nous observions une forte chute des très
hauts revenus du capital au cours de la période 1914-1945. Les détenteurs
de patrimoines ont en effet subi des chocs d’une ampleur considérable lors
des crises du « premier vingtième siècle », notamment du fait de l’inflation
(les prix ont été multipliés par plus de 100, si bien que les détenteurs de
valeurs non indexées sur l’inflation ont vu la valeur de leur patrimoine
réduite à néant)(27), des faillites des années trente (de nombreuses entre-
prises ne se sont jamais remises de la crise économique mondiale) et des
destructions physiques liées aux deux guerres mondiales (une partie subs-
tantielle du capital professionnel a été détruit, notamment lors des bombar-
dements de la Seconde Guerre mondiale)(28). Compte tenu de l’importance
prise par les dividendes à ces niveaux de revenus, la chute des revenus du
fractile P99,99-100 observée dans les déclarations de revenus au cours des
années trente et de la Seconde Guerre mondiale est qualitativement et quantita-
tivement parfaitement cohérente avec l’effondrement des profits des entre-
prises et des dividendes versés par ces dernières, tel que nous le décrivent
les diverses sources macroéconomiques disponibles pour cette période(29).

(27) Rappelons que l’inflation a atteint non seulement les valeurs mobilières non indexées
(et en particulier les rentes sur l’État), mais également le capital foncier : compte tenu du
blocage des loyers, le ratio (indice des loyers)/(indice général des prix) est tombé à l’issue de
la Seconde Guerre mondiale à 10 % de son niveau de 1914.
(28) Mentionnons également le cas des nationalisations de 1945, qui dans bien des cas se
sont apparentés à des expropriations pures et simples, et qui sont venues s’ajouter à la lon-
gue liste des malheurs des détenteurs de gros patrimoines.
(29) Notons également que le fait de distinguer au sein du décile supérieur les fractiles
inférieurs vivant de salaires et les fractiles supérieurs dépendant des profits des entreprises
permet de comprendre les mouvements complexes et contradictoires observés dans les an-
nées trente : les salariés à haut salaire des fractiles P90-95 et P95-99 sont les grands bénéfi-
ciaires de la déflation des années 1929-1935 (leurs salaires sont nominalement fixes, et ils
ne sont soumis ni à la chute des profits frappant les détenteurs de patrimoines et les non
salariés, ni au fort chômage frappant les salariés plus modestes, et notamment les ouvriers de
l’industrie), si bien que leur part dans le revenu total augmente au cours de cette période
(cf. graphique 5), alors que la part des très hauts revenus diminue (cf. graphiques 6 et 7) (au
final, les premières années de la crise économique conduisent donc paradoxalement à une
hausse de la part du décile supérieur (cf. graphique 4), et ce en dépit de l’effondrement des
très hauts revenus ; inversement, la dévaluation de 1936 conduit à une baisse de la part des
fractiles P90-95 et P95-99, mais à un léger redressement de la part des très hauts revenus.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 157


En fait, le phénomène qui demande une explication, bien davantage que
la phase d’effondrement des très hauts revenus observée au cours des chocs
de la période 1914-1945, est l’absence d’une véritable phase de rattrapage
au cours des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale : pour-
quoi la part des très hauts revenus dans le revenu total est-elle restée bloquée à
son niveau de 1945 et n’a jamais retrouvé le niveau qui était le sien avant
les chocs ? Il faut certes prendre en compte le fait que les patrimoines eux-
mêmes, et non seulement les revenus qui en sont issus, ont subi des ampu-
tations considérables : dans une très large mesure, les chocs des années
1914-1945 s’apparentent à une véritable « remise à zéro » des compteurs
de l’accumulation du capital, et il est logique de s’attendre à ce que plusieurs
décennies, ou peut-être même plusieurs générations, soient nécessaires pour
que de nouvelles grandes fortunes se reconstituent(30). Il reste qu’il s’est
écoulé plus d’un demi-siècle depuis 1945 : au minimum, une telle durée
aurait dû permettre aux patrimoines importants et aux très hauts revenus
qui en sont issus de parcourir une bonne partie du chemin séparant le ni-
veau du début du début du siècle du niveau plancher de 1945. Ajoutons que
ce ne sont pas les revenus du capital en tant que tels qui ont disparu, mais
bien plutôt leur répartition qui semble s’être structurellement comprimée :
à la fin du XXe siècle, la part des revenus du capital dans le revenu total
(tous foyers confondus) se situe à un niveau quasiment identique à celui
observé à la veille de la Première Guerre mondiale(31).
Il nous semble donc nécessaire de faire appel à l’idée selon laquelle les
conditions de l’accumulation de très grosses fortunes sont devenues au cours
du XXe siècle structurellement différentes de ce qu’elles étaient au XIXe siècle
et jusqu’en 1914, essentiellement du fait de la création et du développement
de l’impôt progressif sur le revenu (et de l’impôt progressif sur les succes-
sions). Autrement dit, la raison pour laquelle les grandes fortunes ne se sont
jamais remises des crises et de la « remise à zéro » des années 1914-1945
serait qu’elles ont dû faire face dans leur phase de reconstitution à une
importante ponction fiscale, prélevée chaque année sur leurs revenus du

(30) On notera d’ailleurs que dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, les revenus
les plus élevés sont exceptionnellement constitués de revenus mixtes et non pas de revenus
du capital (les revenus du capital reprirent progressivement leur place au cours des années
cinquante et soixante). Il s’agit de la seule et unique fois où la structure de la composition
des hauts revenus s’écarte de façon importante de la forme générale représentée sur les
graphiques 8 et 9.
(31) La part des revenus du capital dans le revenu des ménages, telle que les comptes natio-
naux permettent de la mesurer, était d’environ 20 % au début du siècle, avant de s’effondrer
aux alentours de 10 % au milieu du siècle, et finalement de retrouver un niveau de l’ordre de
20 % dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. La part du capital dans la valeur
ajoutée des entreprises a été nettement plus stable sur longue période (si l’on excepte un
effondrement très passager en 1944-1945). La différence tient notamment au fait que les
profits non distribués se sont établis à des niveaux très élevés dans les années cinquante et
soixante, ainsi qu’aux très fortes fluctuations du niveau des loyers reçus par les ménages
(il faut attendre les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix pour que l’indice des loyers
retrouve son niveau du début du siècle – relativement à l’indice général des prix).

158 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


fait de l’impôt sur le revenu, et une fois par génération lors de la transmission
du patrimoine accumulé à la génération suivante du fait de l’impôt sur les
successions. Après un choc initial de nature « conjoncturelle » (inflation,
crise des années trente, guerres mondiales), ce serait donc un facteur struc-
turel (l’impôt progressif) qui aurait empêché les grandes fortunes et les très
hauts revenus qu’elles génèrent de retrouver le niveau qui était le leur avant
les chocs.
Cette explication semble a priori relativement convaincante. En parti-
culier, il faut rappeler que les très grandes fortunes dont on observe les
revenus au début du siècle sont le produit d’un siècle d’accumulation du
capital sans perturbation majeure : au cours de la période 1815-1914, les
fortunes pouvaient s’accumuler non seulement sans crainte de l’inflation,
mais également et surtout sans crainte ni de l’impôt sur le revenu, ni de
l’impôt sur les successions (les taux d’imposition les plus élevés atteignaient
des niveaux dérisoires avant 1914). Après la Première Guerre mondiale, les
données du problème changent radicalement : les taux d’impositions les
plus élevés de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les successions attei-
gnent des niveaux de l’ordre de 30, 40, 50 %, voire davantage, niveaux
qu’ils conserveront jusqu’à nos jours, et les foyers les mieux lotis se retrou-
vent donc à devoir payer chaque année 30, 40 ou 50 % de leur revenu au
titre de l’impôt sur le revenu, et à devoir verser une fois par génération une
proportion équivalente de leur patrimoine au titre de l’impôt sur les suc-
cessions. Il devient matériellement impossible dans ces conditions d’accu-
muler des fortunes d’un même niveau (relativement au revenu moyen) que
celles qu’il était possible d’accumuler dans un monde sans impôt (ou pres-
que), surtout si l’on souhaite, au moins dans un premier temps, maintenir
un certain niveau de vie et ne pas se laisser totalement « prolétariser » par
les crises des années 1914-1945. Nous présenterons dans la partie suivante
un certain nombre de simulations permettant de se faire une idée de l’am-
pleur de ces effets et de la plausibilité de notre thèse (cf. infra).
Avant de présenter les résultats de ces simulations, il nous faut cepen-
dant écarter une autre explication, selon laquelle la non-reconstitution des
très hauts revenus du capital ne serait qu’une « illusion fiscale ». Selon
cette explication, le fait que la part des très hauts revenus dans le revenu
total se soit stabilisée depuis 1945 et n’ait pas retrouvé son niveau du début
du siècle et des années vingt serait entièrement dû au fait que nous avons
mesuré le niveau des très hauts revenus à partir des revenus déclarés au
fisc : pour les très hauts revenus, le ratio entre les « revenus réels » et les
revenus déclarés aurait considérablement augmenté depuis 1945, si bien
que la prise en compte des seuls revenus déclarés ne permettrait pas de voir
que les « revenus réels » des strates supérieures du centile supérieur auraient
en réalité atteint dans les années quatre-vingt-dix le niveau qui était le leur
avant les crises (relativement au revenu moyen). Nous avons examiné de
façon détaillée la portée et la pertinence de cette explication, et nous avons
conclu qu’elle était peu plausible.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 159


Tout d’abord, l’ampleur des évolutions observées semble tout simplement
trop massive pour que des facteurs de cette nature puissent permettre d’en
rendre compte. Les revenus déclarés dans les années quatre-vingt-dix par le
fractile P99,99-100 sont de l’ordre de cinq fois plus faible que ce qu’ils
« devraient » être (leur part dans le revenu total est cinq fois plus faible que
ce qu’elle était au début du siècle), et il faudrait donc faire l’hypothèse
qu’un franc de revenu déclaré par le fractile P99,99-100 dans les années
quatre-vingt-dix corresponde à cinq francs de « revenu réel », alors qu’un
franc de revenu déclaré lors des toutes premières années d’application de
l’impôt sur le revenu et dans les années vingt ne correspondait qu’à un
franc de « revenu réel ». Une telle hypothèse paraît d’autant moins réaliste
que tout semble au contraire indiquer que la fraude n’a jamais été aussi
importante que lors des premières décennies d’application de l’impôt pro-
gressif, compte tenu notamment des pouvoirs d’investigation très limités dont
disposait l’administration fiscale de l’époque (les établissements financiers
n’étaient même pas tenus de communiquer au fisc l’identité des personnes
auxquels des intérêts ou dividendes étaient versés). Une prise en compte
exhaustive de la fraude et de la dissimulation conduirait probablement à
amplifier notre diagnostic, et non pas à l’atténuer. Ajoutons que les inci-
tations à la fraude, et non seulement les opportunités de fraude, étaient plus
fortes dans l’entre-deux-guerres, notamment pour ce qui concerne les divi-
dendes : avant la création en 1965 de l’avoir fiscal, les dividendes faisaient
l’objet d’une double imposition systématique (imposition au titre de l’im-
pôt sur les bénéfices des sociétés, puis imposition au titre de l’impôt sur le
revenu individuel des actionnaires)(32) ; depuis 1965, les dividendes font
l’objet d’une imposition unique, et seule la déclaration des dividendes per-
met de se faire rembourser l’impôt payé par les sociétés.
Il faut certes reconnaître que la liste des revenus du capital légalement
exonérés de l’impôt sur le revenu (et donc non pris en compte dans nos
estimations) s’est considérablement allongée au cours du temps : en parti-
culier, le prélèvement libératoire (qui permet aux intérêts d’échapper au
barème progressif) et les livrets et plans d’épargne exonérés (livret A, PEL,
PEP, PEA, etc.) n’existaient pas dans l’entre-deux-guerres. Mais le fait est
que ces revenus, s’ils peuvent constituer un complément de revenu non
négligeable pour les fractiles les moins élevés du décile supérieur, n’ont
qu’une importance relativement limitée pour les fractiles les plus élevés :
les très hauts revenus du capital ont toujours été constitués pour une part
prépondérante de dividendes, et ces derniers n’ont jamais réussi à échapper
au barème progressif(33). Ajoutons que les plus-values, qui contrairement
aux intérêts et aux revenus des divers livrets et plans d’épargne exonérés
(32) Les dividendes de l’entre-deux-guerres faisaient même l’objet d’une « triple imposition »,
puisqu’ils étaient également soumis à l’ « impôt sur le revenu des valeurs mobilières » (IRVM),
impôt proportionnel prélevé à la source.
(33) Selon nos estimations, la prise en compte des intérêts soumis au prélèvement libéra-
toire, des revenus des divers livrets et plans d’épargne exonérés et des intérêts crédités sur
les contrats d’assurance-vie conduirait à un rehaussement maximal d’environ 20 % des re-
venus du fractile P99,99-100, soit vingt fois moins que le rehaussement de 400 % nécessaire
pour valider la théorie de l’illusion fiscale.

160 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


constituent une forme de revenu du capital particulièrement prisée par les
foyers les plus aisés, ne sont entrées dans le champ les statistiques fiscales
que dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (suite à la décision
prise à la fin des années soixante-dix de les assujettir à une taxation à taux
proportionnel) : nous avons donc pu pour la période des années quatre-
vingt et quatre-vingt-dix mesurer l’important complément de revenu repré-
senté par les plus-values, alors qu’une telle opération est impossible pour
les périodes antérieures (les plus-values mobilières étaient généralement
non imposables, et aucune statistique à leur sujet n’est disponible)(34).
Afin de conforter notre diagnostic, nous avons également exploité les
statistiques issues des déclarations de successions, établies régulièrement
par l’administration depuis la création de l’impôt progressif sur les successions
(loi du 25 février 1901) et également tombées dans l’oubli, ce qui nous a
permis de mesurer l’évolution sur longue période de la concentration des
patrimoines eux-mêmes (et non seulement des revenus qui en sont issus)(35).
On constate que les différentes strates du décile supérieur de la hiérarchie
des patrimoines au décès (les 10 % des décès annuels les plus riches en
patrimoines), de la même façon que les différentes strates du décile supé-
rieur de la hiérarchie des revenus, ont connu des évolutions extrêmement
contrastées au cours du XXe siècle. Exprimée en francs de 1998, la succes-
sion moyenne léguée par le fractile P90-95 de la hiérarchie des décès par un
coefficient de l’ordre de 3,2 entre les deux extrémités du siècle, passant d’à
peine 350 000 francs à la veille de la Première Guerre mondiale à environ
1,1 million de francs dans les années quatre-vingt-dix (cf. graphique 15).
À l’extrémité inverse du décile supérieur, on constate que la succession
moyenne léguée par le fractile P99,99 de la hiérarchie des décès à été divisé
par 4 au cours du XXe siècle, passant d’environ 200-250 millions de francs
au début du siècle à moins de 60 millions de francs à la fin du siècle, en
dépit de l’enrichissement général (cf. graphique 16). Le ratio séparant le
fractile P99,99-100 du fractile P90-95 est passé de 600-650 au début du
siècle à 50-55 à la fin du siècle, soit une division par douze (cf. graphique 17).
(34) Dans les années quatre-vingt-dix, le complément de revenu représenté par les plus-
values atteint 20-25 % du revenu hors plus-values au niveau du fractile P99,99-100. Les
statistiques fiscales américaines, qui permettent de suivre l’évolution des plus-values depuis
la Première Guerre mondiale, permettent de constater que les niveaux atteints dans les an-
nées vingt n’ont été égalés que lors du boom boursier de la fin des années quatre-vingt-dix,
et il est fort possible que l’évolution française soit similaire. Afin de présenter des séries
aussi homogènes que possible, et compte tenu du fait que les plus-values ne sont apparues
dans les statistiques fiscales françaises que dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix,
les séries présentées sur les graphiques 4 à 9 ne prennent pas en compte les plus-values.
(35) Tous les détails techniques liés à ces estimations sont décrits de façon précise dans
notre livre (Piketty, 2001, annexe J). Précisons simplement que les statistiques successorales,
qui avaient été établies à un rythme quasiment annuel de 1902 à 1964, ont été interrompues
en 1964 : depuis cette date, nous disposons de statistiques similaires uniquement pour quelques
années isolées (1984 et 1994). Signalons également que les fractiles de la hiérarchie des
patrimoines au décès en supposant un nombre annuel de décès égal à 500 000 (ce qui corres-
pond approximativement au nombre de décès constaté en France tout au long du XXe siècle,
si l’on exclut les décès en bas âge et les brèves poussées dues aux guerres) : le fractile P90-100
regroupe les 50 000 plus grosses successions annuelles, et le fractile P99,99-100 regroupe
les cinquante plus grosses successions annuelles.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 161


15. Succession moyenne des « classes moyennes » (fractile P90-95)
de la hiérarchie des décès en France de 1902 à 1994

En millions de francs de 1998


1,2

1,0

0,8

0,6

0,4

0,2

0,0
1902 1912 1922 1932 1942 1952 1962 1972 1982 1992

Source : Piketty, 2001, colonne P90-95 du tableau J9, annexe J.

16. Succession moyenne des « 200 familles » (fractile P99,99-100)


de la hiérarchie des décès en France de 1902 à 1994

En millions de francs de 1998


300
275
250
225
200
175
150
125
100
75
50
25
0
1902 1912 1922 1932 1942 1952 1962 1972 1982 1992

Source : Piketty, 2001, colonne P99,99-100 du tableau J9, annexe J.

162 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


17. Ratio entre la succession moyenne des « 200 familles »
(fractile P99,99-100) et la succession moyenne des « classes
moyennes » (fractile P90-95) en France de 1902 à 1994
800

700

600

500

400

300

200

100

0
1902 1912 1922 1932 1942 1952 1962 1972 1982 1992

Source : Piketty, 2001, colonne P99,99-100/P90-95 du tableau J9, annexe J

Ces résultats, qui confirment pleinement les résultats obtenus au niveau des
revenus(36), et ce bien que ces deux sources (déclarations de revenus et décla-
rations de successions) soient très largement indépendantes, montrent le
niveau phénoménal atteint par les grandes fortunes à la veille de la
Première Guerre mondiale et l’ampleur de la compression des inégalités
patrimoniales qui a eu lieu au cours du XXe siècle : les très grosses succes-
sions des années quatre-vingt-dix sont certes très importantes, mais elles
sont douze fois moins grosses (relativement aux autres successions) que
celles du début du siècle. L’ampleur des transformations observées semble
là encore beaucoup trop massive pour qu’elles puissent s’expliquer par des
phénomènes de fraude ou de dissimulation (de même que pour les revenus,
il est probable que la fraude aux successions n’a jamais été aussi impor-
tante qu’au début du siècle et dans l’entre-deux-guerres)(37).

(36) Il est logique que le coefficient de progression séculaire soit plus faible pour les succes-
sions que pour les revenus, car il faut attendre que les décès en question se soient produits.
(37) Précisons en outre que les régimes d’imposition des successions et des donations n’ont
été unifiés qu’en 1942 (loi du 14 mars 1942), si bien que ce n’est que depuis 1942 que nos
estimations prennent en compte les donations antérieures au décès et rappelées lors de la
succession (les successions du début du siècle et de l’entre-deux-guerres seraient encore
plus importantes si ces donations avaient pu être prises en compte).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 163


Ajoutons enfin que cette forte diminution de la concentration des patri-
moines est un phénomène qui a profondément marqué l’évolution des re-
présentations sociales de l’inégalité. Ce n’est pas par hasard si la figure du
« rentier », si présente dans la société française du début du XXe siècle et
de l’entre-deux-guerres, a laissé la place depuis 1945 à la figure du
« cadre » : le fait est que les personnes vivant de leurs rentes étaient au
début du siècle et dans l’entre-deux-guerres suffisamment nombreuses et
opulentes pour constituer un type social connu de tous, ce qui n’est plus le
cas depuis 1945. Outre qu’elles permettent de s’assurer que cette grande
transformation des perceptions a certains fondements objectifs, un des prin-
cipaux intérêts de nos estimations est qu’elles permettent de montrer que ce
bouleversement n’est en aucune façon la conséquence d’un processus éco-
nomique « spontané » et irréversible.

L’impact de l’impôt progressif sur la concentration future


des patrimoines
Afin de juger de la plausibilité de notre thèse, il est nécessaire de pré-
senter les résultats de quelques simulations simples. Le fait que l’impôt
progressif ait un impact structurel sur la concentration future des patrimoines
n’est en effet guère surprenant : par définition, l’impôt progressif a un effet
limité sur les capacités d’épargne et d’accumulation des foyers disposant
de revenus faibles ou moyennement élevés, et il a un effet beaucoup plus
important sur les capacités d’épargne et d’accumulation des foyers disposant
de revenus très élevés ; il est donc parfaitement logique que l’impôt pro-
gressif conduise à une certaine compression de l’inégalité future des patri-
moines. La question n’est pas de savoir si cet impact existe, mais de savoir
s’il est quantitativement suffisamment important pour expliquer les évo-
lutions observées.
Or le fait est que l’introduction de l’impôt progressif a constitué pour
les contribuables fortunés une rupture d’une rapidité et d’une ampleur tout
à fait étonnantes. Avant 1914, il n’existait pas à proprement parler d’impôt
sur le revenu, et les quatre « contributions directes » créées en 1792 par la
Révolution française (les « quatre vieilles ») en tenaient lieu : l’impôt
dépendait de divers indices censés mesurer la capacité contributive des contri-
buables (valeur locative de l’habitation, nombre de portes et fenêtres, etc.),
et en pratique les taux effectifs d’imposition ne dépassaient jamais 3-4 %
du revenu (au maximum), y compris pour les revenus les plus élevés. Très
concrètement, cela signifie que les contribuables aisés, après avoir payé
leurs impôts, disposaient pendant tout le XIXe siècle et jusqu’en 1914 d’au
moins 96-97 % de leurs revenus avant impôt pour consommer, rémunérer
leurs domestiques, et surtout acquérir de nouvelles propriétés, élargir leur
portefeuille de valeurs mobilières, financer de nouveaux investissements
dans leurs entreprises. Il s’agissait donc de conditions idéales pour accu-
muler des fortunes considérables. La loi du 15 juillet 1914 ne changea pas
radicalement cet état de fait : le taux marginal supérieur en vigueur lors de

164 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


la première année d’application de l’impôt sur le revenu n’était que de 2 %.
Mais les taux supérieurs furent relevés à plusieurs reprises au cours de la
Première Guerre mondiale, et plus encore à l’issue du conflit : le Bloc
national, qui regroupaient pourtant des groupes parlementaires qui n’avaient
guère soutenu l’impôt progressif avant la guerre, dut se résoudre à mettre
en place une très forte progression des taux applicables aux revenus les
plus élevés, tant la situation financière héritée de la guerre semblait déses-
pérée. C’est ainsi que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu
passa en moins de 10 ans de 2 à 90 % (2 % lors de l’imposition des revenus
de 1915, 90 % lors de l’imposition des revenus de 1924). Le taux marginal
supérieur fut abaissé aux alentours de 40-50 % à la fin des années vingt,
mais il retrouva à la fin des années trente et pendant la Seconde Guerre
mondiale les sommets atteints au début des années vingt, avant de se stabi-
liser aux alentours de 60-70 % depuis 1945 (cf. graphique 18)(38).

18. Taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu de 1915 à 1998

En %
100%

80%

60%

40%

20%

0%
1915 1925 1935 1945 1955 1965 1975 1985 1995
Source : Piketty, 2001, colonne 12 du tableau A2, annexe A.

Autrement dit, en première approximation, on peut considérer que les


revenus les plus élevés ont été soumis à des taux d’imposition de l’ordre de
3-4 % pendant tout le XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale,
puis à des taux d’imposition de l’ordre de 60-70 % depuis la Première Guerre

(38) Les taux marginaux supérieurs indiqués sur le graphique 8 incluent toutes les majora-
tions d’impôt, et en particulier les majorations dites « exceptionnelles ». Nous reviendrons
plus loin sur la baisse du taux marginal supérieur observée en fin de période.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 165


19. Taux moyen effectif d’imposition au titre de l’impôt progressif
sur le revenu des fractiles P90-95, P95-99 et P99-100 en France
de 1915 à 1998
En %
35%
P90-95
P95-99
30% P99-100

25%

20%

15%

10%

5%

0%
1915 1925 1935 1945 1955 1965 1975 1985 1995
Source : Piketty, 2001, colonnes P90-95, P95-99 et P99-100 du tableau B20, annexe B.

20. Taux moyen effectif d’imposition au titre de l’impôt progressif


sur le revenu des fractiles P99-99,5, P99,5-99,9, P99,9-99,99
et P99,99-100 en France de 1915 à 1998

En %

60% P99-99,5
P99,5-99,9
P99,9-99
50% P99,99-100

40%

30%

20%

10%

0%
1915 1925 1935 1945 1955 1965 1975 1985 1995

Source : Piketty, 2001, colonnes P99-99,5, P99,5-99,9, P99,9-P99,99 et P99,99-100 du ta-


bleau B20, annexe B.

166 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


mondiale et pendant tout le reste du XXe siècle (50-60 % dans les bonnes
années, 80-90 % dans les mauvaises années). On peut difficilement imaginer
rupture plus brutale. Certes, les taux effectifs d’imposition sont toujours
nettement inférieurs aux taux marginaux supérieurs, car ces derniers ne
concernent généralement que les strates supérieures du centile supérieur de
la hiérarchie des revenus. Les barèmes de l’impôt sur le revenu se sont en
effet toujours caractérisés par une très rapide progressivité au sein même
du décile supérieur : les taux effectifs d’imposition ont toujours été extrê-
mement modérés au niveau du fractile P90-95 (moins de 10 %), alors que
les taux effectifs d’imposition du fractile P99,99-100 ont dépassé les 30 %
dès l’entre-deux-guerres, avant de stabiliser aux alentours de 40-50 % de-
puis 1945 (cf. graphiques 19 et 20)(39). Mais le fait est que cette très rapide
progressivité est précisément de nature à favoriser une compression spec-
taculaire des inégalités patrimoniales au sommet de la hiérarchie des fortunes :
les stratégies d’épargne et d’accumulation des « classes moyennes » et autres
« classes moyennes supérieures » ne sont pratiquement pas affectées par
l’impôt progressif, alors que les détenteurs de patrimoines importants voient
leurs capacités d’épargne et d’accumulation réduites dans des proportions
substantielles.
Commençons par essayer de comprendre la contribution de l’impôt sur
le revenu à la phase d’effondrement des très hauts revenus du capital (1914-
1945). Ainsi que nous l’avons déjà noté, cette phase d’effondrement s’ex-
plique au premier chef par des chocs non fiscaux (inflation, faillites des
années trente, destructions liées aux guerres mondiales), et il n’est pas né-
cessaire de faire appel à l’impôt progressif pour en rendre compte. Cepen-
dant, compte tenu de l’ampleur de la rupture fiscale mise en place à l’issue
du premier conflit mondial, il serait fort étonnant que l’impôt sur le revenu
n’ait pas contribué à amplifier ces chocs. Considérons le cas d’un détenteur
de patrimoine ayant accumulé une fortune suffisamment importante
(ou ayant hérité d’une fortune suffisamment importante) pour pouvoir vivre
des revenus produits par ce capital. Supposons que la phase d’accumu-
lation de ce capital se soit déroulée dans un monde sans impôt, et que ce
capitaliste ait pris l’habitude de consommer chaque année l’essentiel des
revenus issus de son patrimoine, ce qui lui permet de s’offrir un train de vie
enviable : hôtel particulier, domestiques, résidences secondaires, etc. Pour
simplifier, allons jusqu’à supposer que ce capitaliste consomme l’intégra-
lité des revenus de son capital : par exemple, supposons que sa fortune lui
rapporte chaque année des revenus (nets des frais d’entretien de son patri-
moine) égaux à 5 % de ladite fortune, et qu’il consomme chaque année ce

(39) L’écart particulièrement fort observé dans l’entre-deux-guerres entre taux marginal su-
périeur et taux effectif du fractile P99,99-100 s’explique notamment par le fait que l’impôt
dû au titre de l’année précédente était à cette époque déductible du revenu imposable cou-
rant (cette disposition ne fut supprimée qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale). Il faut
toutefois noter que les taux effectifs de l’entre-deux-guerres seraient encore plus élevés si
nous prenions en compte les impôts cédulaires (tous les taux donnés ici concernent unique-
ment l’impôt progressif sur le revenu stricto sensu).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 167


rendement net de 5 %, de telle façon que son patrimoine est totalement
stationnaire. Autrement dit, les générations antérieures, ou lui-même dans
la première partie de son existence, ont accumulé pour assurer sa prospérité, et
il se contente dorénavant de consommer ses rentes et de préserver la valeur
de son patrimoine. Supposons qu’un État mal intentionné décide subitement
de taxer ses revenus à un taux substantiel (par exemple à un taux moyen
effectif de 30 %), et que notre capitaliste, persuadé qu’il s’agit d’une mau-
vaise passe, ou tout simplement peu désireux et peu préparé à réduire ses
habitudes de consommation passées, décide, au moins dans un premier
temps, de maintenir son train de vie initial, et non pas de le réduire de 30 %,
comme cela aurait été nécessaire afin de préserver la valeur de son capital.
Le fait simple mais important sur lequel nous voudrions insister ici est
qu’une telle attitude conduit dans des délais extrêmement brefs à une ampu-
tation considérable de la fortune en question. Supposons que la fortune
initiale était de 100 millions de francs et le rendement net de 5 %, si bien
que le capitaliste avait pris l’habitude de dépenser chaque année 5 millions
de francs de revenus. Avec un taux d’imposition de 30 %, le capitaliste se
retrouve avec un rendement net d’impôt de 3,5 %, soit 3,5 millions de francs
de revenus au lieu de 5 millions. La première année, il est donc contraint
d’amputer de 1,5 % la valeur de son capital : afin de préserver son train de vie,
il vend pour 1,5 millions de francs de valeurs mobilières ou de propriétés
foncières (ou omet de réaliser pour 1,5 millions de francs d’investissements
nécessaires pour maintenir la valeur de son patrimoine, ce qui revient au
même). Dès la seconde année, il est contraint d’amputer son capital dans
des proportions plus importantes : il perçoit un revenu net d’impôt égal à
3,5 % de 98,5 millions de francs, soit 3,4475 millions de francs, et il doit
donc amputer son capital de 1,5525 millions de francs supplémentaires. Et
ainsi de suite au cours des années suivantes : on peut ainsi calculer que
18 % du capital a été dilapidé au bout de dix ans, 42 % au bout de vingt ans,
etc., et qu’il ne reste plus rien de la fortune initiale au bout de 35 années
(cf. tableau 3). Si le taux effectif d’imposition est de 50 % et non pas de
30 %, alors le processus de grignotage du capital accumulé est évidemment
encore plus rapide : 28 % du capital a été détruit au bout de 10 ans, 64 % au
bout de vingt ans, et il ne reste plus rien au bout de 28 années (cf. tableau 3).
Et si notre capitaliste était habitué à vivre avec un rendement net de 10 % et
non pas de 5 %, alors la rapidité du processus est telle qu’il n’a même pas le
temps de réaliser qu’il court à sa perte : avec un taux d’imposition de seule-
ment 30 %, le capital est entièrement détruit au bout de 18 années ; avec un
taux effectif d’imposition de 50 %, le capital est entièrement détruit au bout
de 14 années (cf. tableau 3).
Aussi théorique puisse-t-il sembler, ce processus dynamique et cumulatif
d’amputation des fortunes nous semble décrire assez bien ce que nombre
de capitalistes ont vécu au cours de l’entre-deux-guerres. Les détenteurs de
patrimoines importants, déjà ébranlés par les chocs liés à la Première Guerre
mondiale, durent faire face dès le début des années vingt à des taux effec-
tifs dépassant les 30 %, sans commune mesure avec les taux appliqués avant

168 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


le conflit. Face à cette réduction de près d’un tiers de leur revenu disponi-
ble, les contribuables fortunés les plus fatalistes se résolurent sans doute à
réduire immédiatement le niveau de leur consommation dans des propor-
tions équivalentes. Mais ceux qui choisirent de conserver leur train de vie
d’avant-guerre pendant quelques années supplémentaires durent en subir
très vite les conséquences, et nous pensons que ce processus contribue à
expliquer pourquoi les très hauts revenus ont connu une baisse tendancielle
dès années vingt (la part du fractile P99,99-100 dans le revenu total passe
de près de 3 % à l’issue de la guerre à moins de 2,5 % à la veille de la crise
de 1929). On remarquera par exemple que cet effritement d’environ 20 %
observé au cours des années vingt correspond à l’amputation théorique de
18 % que subirait le patrimoine (et donc les revenus, pour un rendement
donné) d’un capitaliste choisissant de maintenir pendant dix ans son niveau
de vie antérieur en dépit d’un taux d’imposition de 30 % frappant un rende-
ment de 5 % (cf. tableau 3).

3. L’impact de l’impôt sur le revenu sur l’accumulation du capital, I

r=5% r=5% r = 10 % r = 10 %
t = 30 % t = 50 % t = 30 % t = 50 %
n=5 8% 13 % 17 % 28 %
n = 10 18 % 28 % 41 % 63 %
n = 15 29 % 45 % 75 % —
n = 20 42 % 64 % — —
n = 25 58 % 85 % — —
n = 30 77 % — — —
… n* = 35 n* = 28 n* = 18 n* = 14
Lecture : En cas de taxation de ses revenus à un taux t = 30 %, le détenteur d’un capital
rémunéré à un taux r = 5 % choisissant de maintenir son niveau de vie initial (avant intro-
duction de l’impôt) aura détruit 8 % de son capital au bout de n = 5 années, 18 % de son
capital au bout de n = 10 années, etc., et aura totalement épuisé son capital au bout de
n* = 35 années (avant l’introduction de l’impôt, le détenteur du capital consommait chaque
année l’intégralité du rendement, et son capital était stationnaire).

Venons en maintenant à la question essentielle, à savoir l’impact de l’im-


pôt sur le revenu sur la phase de reconstitution de nouvelles grandes fortu-
nes ouverte en 1945. À la suite des destructions de la Première Guerre
mondiale, de l’hyper-inflation, et surtout de la crise des années trente et des
destructions de la Seconde Guerre mondiale, chocs dont nous venons de
dire qu’ils furent probablement amplifiés par les premiers effets dynami-
ques de l’impôt sur le revenu, les foyers fortunés du fractile P99,99-100 se
retrouvèrent en 1945 avec un revenu moyen avant impôt (exprimé en francs
constants) et une part dans le revenu total avant impôt de l’ordre de 5 fois
plus faibles qu’au début du siècle (cf. graphique 7 supra). Compte tenu de
l’ampleur de cet effondrement, la question n’est pas de savoir s’il était possi-

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 169


ble en 1945 de maintenir le même train de vie qu’au début du siècle : les
rares capitalistes qui s’étaient obstiné dans cette attitude au-delà des années
vingt avaient totalement dilapidé leur capital à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale, et ils ne faisaient plus partie depuis longtemps du fractile P99,99-
100 de la hiérarchie des revenus. Considérons donc maintenant le cas de
capitalistes (ou d’apprentis capitalistes) ayant compris qu’il était devenu
nécessaire de restreindre leur train de vie pour espérer pouvoir retrouver un
jour les fortunes du passé, et voyons quel est l’impact dynamique de l’im-
pôt sur le revenu sur ce processus d’accumulation du capital et sur l’am-
pleur des fortunes qu’ils peuvent espérer atteindre. Plus ces détenteurs de
patrimoines adoptent un train de vie « modeste », plus ils consacrent une
part importante des revenus de leur capital à l’accumulation, et plus ils
peuvent espérer reconstituer (ou constituer) une fortune importante. Dans
un monde sans impôt, ce processus d’accumulation peut être extrêmement
rapide. Considérons par exemple un capitaliste qui dispose en 1945 d’un
patrimoine de taille « moyenne » (soit du fait d’une très forte amputation
subie au cours des années 1914-1945, soit du fait qu’il s’agit d’une per-
sonne issue d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, et qui n’a pas en-
core eu le temps d’accumuler une fortune importante), patrimoine qui lui
rapporte un rendement annuel de 5 %. Ce capitaliste doit choisir un train de
vie, et nous supposerons pour simplifier qu’il conserve ce même train de
vie au cours des cinquante années suivantes(40). S’il choisit un train de vie
égal à 100 % du rendement de son patrimoine initial, alors il n’aura par
définition rien à épargner, et sa fortune sera totalement stationnaire. Mais
pour peu qu’il adopte un train de vie égal à 80 % du rendement de son

(40) Cette hypothèse revient à supposer que les taux d’épargne ne cessent de progresser au
cours du processus d’accumulation dynastique : une partie de plus en plus faible des revenus
du patrimoine accumulé suffit à financer le train de vie fixé au début. Une telle hypothèse est
cohérente avec les recherches les plus récentes portant sur ces questions, qui montrent les
taux d’épargne progressent très fortement lorsque l’on pénètre dans les strates supérieures
dans la hiérarchie des revenus, et que ces comportements sont mieux décrits par des modèles
ad hoc (fondés par exemple sur l’idée que l’essentiel du revenu est consacré à l’épargne dès
lors qu’une certaine norme de consommation a été atteinte) que par les modèles dynamiques
traditionnels d’accumulation du capital (cf. Caroll, 2000, ainsi que Dynan, Skinner et Zeldes,
2000). Quoi qu’il en soit, notons que les modèles traditionnels nous conduiraient à des
conclusions encore plus extrêmes. En particulier, le modèle Ramsey-Barro-Becker à hori-
zon infini avec utilité dynastique suppose implicitement une élasticité infinie de l’épargne à
long terme vis-à-vis du taux de rendement net du capital (ce dernier doit nécessairement être
égal au taux de préférence pour le présent dans le long terme), et l’introduction d’un impôt
progressif dans ce modèle conduit à la disparition pure et simple des gros patrimoines : les
titulaires de gros patrimoines se mettent à dilapider leur capital jusqu’à ce que leur patri-
moine et les revenus qui en sont issus passent au-dessous du seuil de déclenchement du taux
supérieur de l’impôt (le capital moyen de l’économie reste inchangé, car les agents situés au-
dessous de ce seuil compensent intégralement la dilapidation des agents situés au-dessus). En
revanche, un modèle fondé sur un taux d’épargne fixe (hypothèse peu cohérente avec les
recherches citées plus haut) conduirait à des résultats légèrement moins spectaculaires que
ceux indiqués sur le tableau 4. Par exemple, avec un taux de rendement avant impôt de 10 %
et un taux d’épargne fixe de 50 %, le capital accumulé au bout de cinquante ans est « seule-
ment » 3,4 fois plus important dans un monde sans impôt (multiplication du capital par
11,5) que dans un monde avec un impôt de 50 % (multiplication du capital par 3,4) ; la
formule appliquée est simplement xn = [1 + s (1 – t)r]n. Dans tous les cas de figure, l’impact
dynamique de l’impôt progressif est donc très substantiel.

170 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


patrimoine initial, alors sa fortune aura été multipliée par 3,1 au bout de
cinquante années ; avec un train de vie égal à 60 % du rendement de son
patrimoine initial, sa fortune aura été multipliée par 5,2 au bout de cin-
quante années ; et ainsi de suite (cf. tableau 4).

4. L’impact de l’impôt sur le revenu sur l’accumulation du capital, II

r=5% r=5% r=5% r = 10 % r = 10 % r = 10 %


t=0% t = 30 % t = 50 % t=0% t = 30 % t = 50 %
c = 100 % 1,0 0,0 0,0 1,0 0,0 0,0
c = 80 % 3,1 0,3 0,0 24,3 0,0 0,0
c = 60 % 5,2 1,7 0,5 47,6 5,1 0,0
c = 40 % 7,3 3,0 1,5 70,8 13,2 3,1
c = 20 % 9,4 4,3 2,5 94,1 21,3 7,3
Lecture : Dans un monde sans impôt (t = 0 %), le détenteur d’un capital rémunéré à un taux
r = 5 % peut multiplier son capital par 9,4 au bout de cinquante années s’il accepte de
réduire sa consommation à c = 20 % du revenu fourni par son patrimoine initial. Dans un
monde avec un taux d’imposition t = 50 %, le détenteur d’un capital rémunéré à un taux
r = 5 % peut multiplier son capital par 2,5 au bout de cinquante années s’il accepte de
réduire sa consommation à c = 20 % du revenu (avant impôt) fourni par son patrimoine
initial (les calculs ont été effectués en supposant que le détenteur du capital conserve le
même niveau absolu de consommation pendant cinquante années).

Le fait important est que l’impôt sur le revenu limite très fortement ces
possibilités d’accumulation du capital, y compris pour des capitalistes prêts
à consacrer l’essentiel de leur revenu disponible à leur stratégie d’accumu-
lation. Supposons par exemple que le fisc s’approprie chaque année 50 %
des revenus du capitaliste en question, ce qui correspond au niveau autour
duquel le taux moyen d’imposition du fractile P99,99-100 a gravité depuis
la Seconde Guerre mondiale (cf. graphique 20). Par définition, notre capi-
taliste ne pourra accroître sa fortune que s’il adopte un train de vie inférieur
à 50 % du rendement de son patrimoine initial (avant impôt) : s’il choisit
un train de vie supérieur, alors il ne fera que dilapider sa fortune à brève
échéance, ainsi que nous l’avons vu plus haut. S’il adopte un train de vie
égal à 40 % du rendement de son patrimoine initial (avant impôt), alors sa
fortune aura été multipliée par seulement 1,5 au bout de cinquante années,
soit un coefficient de progression plus de deux fois plus faible que le coef-
ficient obtenu dans un monde sans impôt par un capitaliste adoptant un
niveau de vie deux fois plus élevé (3,1), plus de trois fois plus faible que le
coefficient obtenu dans un monde sans impôt par un capitaliste adoptant un
niveau de vie 1,5 fois plus élevé (5,2), et près de cinq fois plus faible que le
coefficient obtenu dans un monde sans impôt par un capitaliste adoptant le
même train de vie (7,3) (cf. tableau 4). Autrement dit, pour un train de vie
donné, l’existence de l’impôt sur le revenu conduit à accumuler au bout de
cinquante années des fortunes de l’ordre de cinq fois moins grandes que
celles qu’il serait possible de constituer si cet impôt n’existait pas.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 171


L’impact dynamique de l’impôt sur le revenu serait encore plus massif
si l’on supposait que le processus d’accumulation est mené par un capita-
liste parvenant à garantir un rendement particulièrement élevé à son capital
(par exemple parce qu’il est à la tête d’entreprises en pleine expansion opé-
rant dans de nouveaux secteurs d’activité). Avec un rendement annuel de
10 % (et non pas de 5 %), on peut calculer qu’un capitaliste acceptant un
train de vie égal à 60 % du rendement initial de son capital aura multiplié
son patrimoine par 47,6 au bout de cinquante années dans un monde sans
impôt ; par comparaison, avec un taux d’imposition de 50 %, un capitaliste
bénéficiant du même rendement de 10 % et adoptant un train de vie égal à
20 % du rendement initial de son capital (avant impôt), c’est-à-dire un train
de vie trois fois plus « modeste », ce qui représente un effort d’épargne
bien supérieur, aura multiplié son patrimoine par seulement 7,3, soit un
coefficient de progression plus de six fois plus faible (cf. tableau 4). L’idée
selon laquelle l’existence de l’impôt sur le revenu pourrait expliquer pour-
quoi les fortunes accumulées depuis 1945 (et donc les très hauts revenus du
capital observés depuis 1945) restent bloquées à des niveaux de l’ordre de
cinq fois plus faibles que ceux atteints par les fortunes du début du siècle
(relativement aux revenus moyens des différentes époques), fortunes qui
étaient le produit d’un monde (presque) sans impôt, semble donc relati-
vement réaliste d’un point de vue quantitatif.
Encore faut-il préciser que ces simulations ne tiennent pas compte de
l’impôt progressif sur les successions, qui, de la même façon que l’impôt
progressif sur le revenu, a pris à l’issue de la Première Guerre mondiale une
importance tout à fait considérable pour les contribuables fortunés. Au XIXe
siècle, l’impôt sur les successions était strictement proportionnel, et son
taux n’était que de 1 % : quoi qu’il arrive, quel que soit le niveau de leur
fortune, les détenteurs de patrimoines pouvaient toujours transmettre à la
génération suivante 99 % du capital qu’ils avaient constitué (ou dont ils
avaient eux-mêmes hérité). Il est intéressant de noter que la mise en place
par la loi du 25 février 1901 d’un impôt progressif sur les successions n’eut
dans l’immédiat qu’un impact fort limité : le taux marginal supérieur appli-
cable aux fortunes les plus élevées fut initialement fixé à 2,5 %, et, malgré
plusieurs relèvements des taux décidés entre 1901 et 1914, le taux effectif
d’imposition subi par le fractile P99,99-100 de la hiérarchie des patrimoines
au décès était d’à peine 5 % à la veille de la déclaration de guerre. De la
même façon que pour l’impôt sur le revenu, c’est à l’issue du premier con-
flit mondial que les taux supérieurs de l’impôt sur les successions furent
portés à leurs niveaux « modernes » : le taux effectif d’imposition acquitté
par le fractile P99,99-100 est subitement passé à environ 20-25 % dans
l’entre-deux-guerres (voire 30-35 % au début des années vingt), avant de
s’établir aux alentours de 30-35 % dans les années cinquante, 15-20 % dans
les années soixante et soixante-dix, puis à nouveau 30-35 % dans les an-
nées quatre-vingt et quatre-vingt-dix(41).
(41) La hausse des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix s’explique par la création au
début des années quatre-vingt d’une tranche supérieure à 40 % applicable aux très grosses
successions en ligne directe (loi du 29 décembre 1983).

172 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Depuis la Première Guerre mondiale, pour qu’un capital résiste à
l’épreuve du temps, et a fortiori pour en accroître la valeur, il ne suffit donc
plus de ne pas le dilapider : chaque génération doit parvenir à transmettre
un patrimoine significativement plus important que celui dont elle a elle-
même hérité, faute de quoi l’impôt sur les successions et le passage des
générations conduiront inexorablement à réduire à peu de choses la fortune
familiale. Les coefficients d’accumulation du capital indiqués sur le
tableau 4 sont donc surévalués, sans doute d’environ un tiers (en supposant
qu’une dynastie capitaliste de 1945 accumulant pendant cinquante ans fait
face au moins une fois à l’impôt sur les successions), et les écarts avec les
coefficients obtenus dans le monde sans impôt de l’avant Première Guerre
mondiale sont sous-évalués d’autant.
Il faut toutefois noter que l’impact dynamique de l’impôt sur les succes-
sions sur la concentration des patrimoines est probablement nettement moins
massif que celui de l’impôt sur le revenu. La raison en est simple : l’impôt
sur les successions ne s’applique qu’une fois par génération, alors que l’impôt
sur le revenu s’applique chaque année, si bien que ses effets sont cumulatifs.
Pour un train de vie donné (par exemple égal à 40 % du rendement initial
du capital), un impôt sur le revenu de 50 % conduit à accumuler au bout de
cinquante années un capital de l’ordre de cinq fois plus faible (7,3/1,5) ou
de l’ordre de 23 fois plus faible (70,8/3,1) que dans un monde sans impôt
(cf. tableau 4). Par comparaison, un impôt sur les successions de 50 % conduit
par définition à un capital transmis deux fois plus faible que dans un monde
sans impôt. En outre, les taux supérieurs de l’impôt sur les successions
n’ont jamais atteint en France les niveaux de l’ordre 80-90 % observés pour
les taux supérieurs de l’impôt sur le revenu (tout du moins pour ce qui
concerne les successions en ligne directe). Ajoutons que, du point de vue
de l’efficacité économique, l’impôt sur le revenu a le mérite de limiter la
concentration des patrimoines au sein même d’une génération donnée, alors
que l’impôt sur les successions n’agit par définition qu’au moment du pas-
sage des générations : cette taxe supplémentaire peut se justifier dans la
mesure où la perpétuation intergénérationnelle de la fortune est particuliè-
rement stérile économiquement (plus encore que la perpétuation intra-
générationnelle), mais elle ne peut pas se substituer à l’impôt annuel sur le
revenu.
La question de la complémentarité entre l’impôt sur le revenu et les
impôts annuels sur la fortune, tels que ceux qui ont été appliqués en France
dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (IGF puis ISF), se pose
différemment : les impôts annuels sur la fortune ont également un impact
cumulatif intra-générationnel, et ils peuvent parfois permettre de toucher
des patrimoines dont les revenus sont dissimulés, mais ils impliquent que
toutes les fortunes d’un montant donné sont taxées au même taux, quel que
soit leur rendement, ce qui dans certains cas peut s’avérer problématique
(un taux de 2 % sur la fortune peut être très élevé pour certains patrimoines,
mais pratiquement insignifiant pour certains capitaux s’accumulant à un
rythme très rapide). En tout état de cause, ces impôts annuels sur la fortune

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 173


n’ayant commencé à s’appliquer en France à compter des années quatre-
vingt et quatre-vingt-dix, il va de soi que l’impact dynamique de l’impôt
sur le revenu sur l’ensemble du XXe siècle a été incomparablement plus
important.
Concluons en notant que les quelques simulations présentées dans cette
partie ne permettent évidemment pas de démontrer avec une totale certi-
tude que les choses se sont bien déroulées de cette façon. Pour cela, il fau-
drait disposer de sources permettant de savoir précisément comment les
stratégies patrimoniales des différents groupes sociaux en jeu se sont adaptées
aux nouvelles conditions fiscales, comment les taux d’épargne des diffé-
rents fractiles ont évolué au cours du siècle, etc. Rien ne nous permet d’af-
firmer de façon certaine que d’autres facteurs n’ont pas également joué un
rôle important. Deux faits semblent toutefois établis. D’une part, il est iné-
vitable que l’introduction de l’impôt progressif ait conduit à terme à une
diminution structurelle de la concentration des patrimoines (toutes autres
choses égales par ailleurs). D’autre part, cet impact dynamique de l’impôt
progressif semble suffisamment massif pour expliquer à lui seul le phéno-
mène en jeu, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à d’autres facteurs
explicatifs.
Remarquons en outre qu’il n’est pas facile de trouver d’autres explications
plausibles permettant de comprendre pourquoi le demi-siècle de croissance
économique qui s’est écoulé depuis 1945 n’a pas permis la reconstitution
de très hauts revenus du capital d’un niveau comparable à ceux qui exis-
taient au début du siècle. En particulier, l’idée selon laquelle nous serions
passés d’un capitalisme familial, riche en gros actionnaires individuels, à
un capitalisme sans capitalistes, synonyme de très grandes entreprises à
l’actionnariat émietté, ne constitue pas vraiment une explication. Toute la
question est en effet de savoir pourquoi une telle évolution a eu lieu : de
nombreux capitalistes à l’ancienne ont certes été laminés par les crises des
années 1914-1945, mais on voit mal quelles forces économiques ou techno-
logiques irrépressibles permettraient d’expliquer pourquoi de nouveaux
capitalistes ne pourraient pas prendre leur place et pourquoi les gros action-
naires individuels du début du siècle auraient définitivement disparu. L’expli-
cation fondée sur l’impôt progressif sur le revenu (et sur l’impôt progressif
sur les successions) a le mérite évident de reposer sur une rupture claire-
ment identifiable : les capitalistes avaient pu tout au long du XIXe siècle et
jusqu’en 1914 « accumuler en paix », alors qu’ils ont du faire face par la
suite à des impôts très substantiels.
Une autre explication consisterait à insister sur l’importance de l’inflation :
le fait que l’inflation se soit établie depuis 1950 à des niveaux très sensi-
blement supérieurs à ceux en vigueur au cours des années 1815-1914 aurait
empêché la reconstitution de fortunes aussi importantes que par le passé.
Cette explication semble a priori peu plausible : ainsi que nous l’avons
déjà noté, l’inflation n’a pas empêché les foyers du fractile P90-95 de faire
progresser leur patrimoine dans les mêmes proportions que leur revenu

174 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


(à peu de choses près). Plus généralement, les explications fondées sur l’idée
d’un (hypothétique) abaissement séculaire des taux de rendements des patri-
moines devraient en principe concerner tous les patrimoines(42). Or le fait
essentiel est que ce ne sont pas les patrimoines et leurs revenus (considérés
dans leur globalité) qui ont disparu, mais bien plutôt leur concentration qui
s’est fortement amoindri : seule une explication permettant de comprendre
pourquoi l’accumulation est devenue moins aisée pour les très gros patri-
moines (mais pas pour les patrimoines légèrement moins importants) peut
rendre compte des faits observés.

Les enseignements des expériences étrangères


Voyons maintenant dans quelle mesure l’examen des expériences étran-
gères permet de confirmer, d’infirmer ou de compléter ce que nous avons
appris en examinant la seule expérience française. Il est évidemment hors
de question d’écrire ici une histoire comparative complète des inégalités de
revenus, de salaires et de patrimoines au XXe siècle, d’autant plus que les
matériaux nécessaires pour une telle entreprise n’ont pas encore été ras-
semblés : les travaux historiques sur les inégalités sont extrêmement rares,
y compris aux États-Unis et au Royaume-Uni, où les recherches de ce type
sont pourtant les plus nombreuses. Plus modestement, nous nous conten-
terons ici de mobiliser les expériences étrangères pour apporter un éclai-
rage sur les deux points suivants. D’une part, l’expérience française de com-
pression des inégalités au XXe siècle semble-t-elle globalement représenta-
tive ? D’autre part, comment la dynamique des différents pays développés
permet-elle d’envisager la question de l’impôt progressif et de son évo-
lution à l’aube du XXIe siècle ?
Commençons par le premier point. On constate tout d’abord qu’il n’existe
aucun pays développé où la compression des inégalités au XXe siècle s’appa-
rente à un processus économique « naturel » et « spontané ». Dans tous les
pays pour lesquels des données sont disponibles, sans aucune exception, la
compression des inégalités au cours du siècle passé est pour une part prépon-
dérante le fait de la période 1914-1945, et cette compression s’explique
pour l’essentiel par l’effondrement des très hauts revenus, c’est-à-dire les
revenus constitués majoritairement de revenus du capital. De plus, les va-
riations entre pays sont parfaitement cohérentes avec l’idée selon laquelle
cet effondrement serait la conséquence des chocs subis par les détenteurs

(42) On pourrait certes imaginer que les rendements des différentes catégories de patri-
moines aient évolué de façon différente, et que ces variations, compte tenu du fait que la
composition des patrimoines varie fortement avec le niveau de fortune, aient eu un impact
sur la concentration des patrimoines. Cependant, outre que les évolutions séculaires des
rendements vont vraisemblablement dans le « mauvais » sens (l’inflation est susceptible
d’avoir affecté le rendement du capital mobilier et des obligations, bien davantage que celui
des actions, et les fortunes importantes reposent sur les actions), on voit mal comment de
telles variations des rendements relatifs pourraient expliquer que la succession moyenne du
fractile P99,99-100 a été divisée par quatre entre les deux extrémités du XXe siècle, alors
que la succession moyenne du fractile P90-95 a été multipliée par trois.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 175


de patrimoines (inflation, faillites, destructions). Dans les pays fortement
touchés, à commencer par l’Allemagne, la chute de la part des très hauts
revenus a été encore plus marquée qu’en France. Inversement, au Royaume-
Uni et aux États-Unis, peu ou pas concernés par les destructions (mais frap-
pés de plein fouet par la crise des années trente), la chute de la part des très
hauts revenus a été sensiblement moins forte qu’en France.
Certains auteurs américains, afin de soutenir la théorie de la « courbe de
Kuznets », selon laquelle la diminution des inégalités observée au cours de
la première moitié du XXe siècle serait le fruit d’un processus économique
« spontané » (et non pas d’un processus largement accidentel), ont défendu
l’idée selon laquelle les chocs subis par les détenteurs de patrimoine au
cours des années 1914-1945 ne seraient en quelque sorte que la face im-
mergée de l’iceberg : la diminution des inégalités de revenus serait égale-
ment et surtout la conséquence d’un phénomène continu et progressif de
compression des inégalités salariales à l’œuvre entre 1900 et 1950(43). Le
fait que la baisse des inégalités de revenus soit à ce point concentré parmi
les très hauts revenus (et que la baisse se soit produite lors d’années bien
spécifiques : crise des années trente, Seconde Guerre mondiale) invite à un
certain scepticisme quant à la pertinence de cette thèse. Surtout, ces auteurs
n’ont pas véritablement proposé d’estimations permettant de valider l’idée
d’une compression tendancielle des inégalités salariales américaines, et nos
séries françaises montrent qu’aucun phénomène de cette nature n’a eu lieu
en France. Des estimations récentes, bien que très incomplètes, laissent à
penser que seules les années de la Seconde Guerre mondiale entraînèrent
une compression significative de la hiérarchie américaine des rémuné-
rations, et qu’aucune tendance spontanée à la baisse n’était à l’œuvre dans
l’entre-deux-guerres(44).
Ajoutons que les rares estimations disponibles pour la fin du XIXe siècle
et les premières années du XXe siècle invalident la thèse selon laquelle la
réduction des inégalités de revenus aurait commencé dès avant le déclen-
chement du premier conflit mondial. L’étude du cas allemand est de ce
point de vue particulièrement intéressante, car l’introduction précoce de
l’impôt progressif dans plusieurs États permet de disposer d’estimations de
la concentration des revenus remontant jusqu’aux années 1870. Les résultats
obtenus sont extrêmement clairs : ils indiquent qu’un accroissement
tendanciel des inégalités de revenus a eu lieu en Allemagne au cours des
décennies précédant le premier conflit mondial (avec peut-être une légère
stabilisation en fin de période). Au Royaume-Uni, l’impôt progressif sur le
revenu global s’appliqua pour la première fois lors de l’imposition des re-

(43) Cf. notamment Williamson et Lindert (1980). Cf. également Lindert (2000), qui adopte
une position plus nuancée.
(44) Cf. Piketty et Saez (2001). La principale raison pour laquelle il est relativement plus
facile de mesurer les inégalités salariales sur longue période en France qu’aux États-Unis
(et que dans la plupart des autres pays) est liée à l’existence dans la France de l’entre-deux-
guerres d’un impôt cédulaire sur les salaires.

176 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


venus de 1908, et les statistiques correspondantes permettent de constater
que la concentration des revenus était extrêmement stable entre 1908 et 1914,
et qu’il fallut attendre les évènements guerriers de 1914-1918 pour observer
une baisse soudaine des inégalités, de la même façon qu’en Allemagne(45).
Tous ces faits jettent un doute profond sur la théorie optimiste de la « courbe
de Kuznets ».
Si l’expérience française semble donc globalement représentative, plu-
sieurs différences importantes méritent toutefois d’être signalées. Par exem-
ple, il est possible que l’élargissement des hiérarchies salariales observé en
France dans les années cinquante et soixante soit dans une certaine mesure
une particularité hexagonale : dans les autres pays, il semblerait que la com-
pression des inégalités salariales observée pendant les années de la Seconde
Guerre mondiale (inflation, impératifs de l’économie de guerre), phéno-
mène que l’on observe partout, ait eu des effets plus prolongés qu’en France.
De plus et surtout, les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix se carac-
térisent par un accroissement très rapide des inégalités aux États-Unis, sans
commune mesure avec la légère tendance à l’élargissement observée en
France et dans la plupart des pays européens (à l’exception du Royaume-
Uni, qui occupe une position intermédiaire). Pour expliquer cet accroisse-
ment subit des inégalités, les économistes américains ont souvent fait appel
à l’idée du « skill-biased technical change » : le changement technique à
l’œuvre depuis les années soixante-dix privilégierait de plus en plus la main
d’œuvre hautement qualifié, d’où une tendance mécanique et inévitable au
creusement des inégalités. Cette explication a le mérite d’insister sur le
caractère « universel » de certaines évolutions en cours : dans tous les pays
développés, et pas seulement aux États-Unis, la transformation des systèmes
productifs observée depuis les années soixante-dix (déclin des secteurs
industriels traditionnels, développement des services et des technologies
de l’information) a conduit à un accroissement des inégalités face au travail,
soit sous la forme d’un élargissement de l’inégalité des salaires, soit sous la
forme d’un accroissement du chômage et du sous-emploi. Que le phéno-
mène sous-jacent soit baptisé « skill-biased technical change » ou reçoive
un autre nom, le fait est qu’aucun pays n’a réussi à échapper à cette ten-
dance (sans les allocations chômage et les transferts, les inégalités de reve-
nus aurait fortement progressé dans tous les pays européens).
Cette théorie est cependant insuffisante. L’accroissement des inégalités
observé aux États-Unis repose en effet pour une part essentiel sur l’augmen-
tation spectaculaire des très hauts revenus. La part du centile supérieur dans

(45) Cf. Atkinson (2001). L’impôt sur le revenu ayant été institué en 1913 aux États-Unis et
en 1914 en France, il est impossible dans ces deux pays de mesurer précisément quelle était
la tendance « spontanée » des inégalités de revenus à la veille de la Première Guerre mon-
diale. Notons toutefois que les statistiques successorales suggèrent qu’aucune tendance à la
baisse n’était à l’œuvre en France de 1902 à 1914 (cf. graphiques 14 à 16 supra) ; les statis-
tiques des valeurs locatives issues du système des « quatre vieilles » semblent confirmer ce
diagnostic (cf. Piketty, 2001, chapitre 7).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 177


21. Part du décile supérieur dans le revenu total en France
et aux États-Unis de 1913 à 1998
En %
50%

45%

40%
France

35%

30%
États-Unis

25%
1913 1923 1933 1943 1953 1963 1973 1983 1993
Sources : France : Piketty, 2001, colonne P90-100 du tableau B14, annexe B ; États-Unis :
Piketty et Saez, 2001, colonne P90-100 du tableau A1, annexe A.

22. Part du centile supérieur dans le revenu total en France


et aux États-Unis de 1913 à 1998
En %
20%

15%

États-Unis

10%

France

5%
1913 1923 1933 1943 1953 1963 1973 1983 1993

Sources : France : Piketty, 2001, colonne P99-100 du tableau B14, annexe B ; États-Unis :
Piketty et Saez, 2001, colonne P99-100 du tableau A1, annexe A.

178 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


le revenu total, qui dans les années soixante-dix était de l’ordre de 7-8 %, a
pratiquement atteint 15 % à la fin des années quatre-vingt-dix, soit un ni-
veau proche de ceux observés au début du siècle (cf. graphiques 21 et 22)(46).
Ce phénomène s’explique notamment par l’évolution des rémunérations
des cadres dirigeants, qui ont littéralement explosé depuis les années
soixante-dix. Il semble difficile d’expliquer un tel phénomène par la théorie du
« skill-biased technical change » : on a du mal à croire que la « produc-
tivité » des cadres dirigeants ait aussi soudainement et aussi massivement
progressé, d’autant plus qu’aucune évolution similaire n’est perceptible dans
les pays européens (il faudrait faire l’hypothèse que seuls les super-cadres
américains sont devenus soudainement et massivement plus productifs).
Il paraît plus réaliste d’attribuer cette évolution à une transformation des
normes sociales concernant les hiérarchies salariales : après plusieurs dé-
cennies de purgatoire, les très hautes rémunérations sont redevenues socia-
lement acceptables dans les États-Unis des années quatre-vingt et quatre-
vingt-dix, à tel point que la part des hauts salaires dans la masse salariale
totale a largement dépassé à la fin des années quatre-vingt-dix les niveaux
observés dans l’entre-deux-guerres(47). Il s’agit là d’une différence impor-
tante entre la France et les États-Unis : alors que le consensus social français
en matière de hiérarchies salariales se caractérise par une très grande stabi-
lité à long terme (chaque phase de compression est rapidement annulée, et
inversement), le consensus social américain a connu plusieurs perturbations
majeures au cours du XXe siècle. Cette perspective historique montre éga-
lement que les hiérarchies américaines pourraient fort bien se retourner de
nouveau, et qu’il n’y a rien d’inéluctable à ce que la France et les autres
pays européens connaissent avec retard les évolutions observées aux États-
Unis dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.
Cela nous conduit à la question de l’impôt progressif. La concentration
croissante des revenus observée outre-Atlantique depuis les années soixante-
dix s’explique à titre principal par l’explosion des rémunérations des cadres
dirigeants, et non pas le retour en force des très hauts revenus du capital(48).
Mais tout laisse à penser que l’abaissement massif des taux supérieurs de
l’impôt sur le revenu mis en place par Reagan depuis le début des années
quatre-vingt favorise la constitution à un rythme accéléré de fortunes extrê-
mement élevées, et que cette tendance à l’élargissement des inégalités patri-
moniales prendra à l’avenir une importance déterminante, y compris en cas
de stabilisation des hiérarchies salariales. Cette question est importante pour
l’Europe, où les pressions pour suivre l’exemple fiscal américain sont de-
venues particulièrement fortes à l’aube du XXIe siècle. Le recul historique
incite là encore à la plus extrême prudence vis-à-vis d’une telle perspective.

(46) Précisons que les séries américaines représentées sur les graphiques 21 et 22 ne tien-
nent pas compte des revenus perçus sous forme de plus-values. En prenant en compte les
plus-values, on constate que la part du centile supérieur atteint 19 % aux États-Unis à la fin
des années quatre-vingt-dix (cf. Piketty et Saez, 2001, tableau A3, annexe A).
(47) Cf. Piketty et Saez (2001).
(48) Les très hauts revenus du capital sont également en progression, mais ils sont encore
très loin d’avoir retrouvé leur niveau du début du siècle et des années vingt.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 179


Tout d’abord, il est important d’insister sur le fait que ce n’est que très
récemment que les États-Unis (et, à un degré légèrement moindre,
le Royaume-Uni) se sont signalés par des impôts moins lourdement pro-
gressifs que ceux appliqués en France et dans les autres pays européens.
Dans tous les pays occidentaux, y compris dans les pays anglo-saxons, la
première guerre mondiale a conduit à l’adoption pour la première fois de
taux marginaux supérieurs de l’ordre de ceux adoptés en France (77 % aux
États-Unis dès 1918), et les taux marginaux supérieurs se sont stabilisés à
des niveaux très élevés à partir de la Seconde Guerre mondiale et pendant
toute la période des « Trente glorieuses ». Dans tous les pays occidentaux,
y compris dans les pays anglo-saxons, tout laisse à penser que c’est l’impôt
progressif qui a permis de faire en sorte que la concentration des patri-
moines ne retrouve pas les niveaux astronomiques observés au début du
XXe siècle, favorisant ainsi le passage d’une « société de rentiers » à une
« société de cadres »(49).
En fait, non seulement les pays anglo-saxons n’échappent pas à cette
règle, mais ils se sont même situés pendant longtemps à la pointe de ce
mouvement. Aux États-Unis, le taux marginal supérieur de l’impôt sur le
revenu fut porté à 91 % en 1942, dans le cadre de la « Victory Tax » adoptée
immédiatement après Pearl Harbor, et ce niveau fut conservé pendant plus
de vingt ans, jusqu’en 1964(50). En France, jamais le taux marginal appliqué
aux revenus les plus élevés n’a atteint des niveaux aussi élevés de façon
durable (cf. graphique 17 supra). Le taux supérieur américain fut abaissé à
70 % en 1964, niveau officiel auquel il s’est maintenu jusqu’en 1981, mais
qui fut fréquemment alourdi par des majorations « exceptionnelles » de
10 %, si bien que le taux supérieur était souvent de 77 % et non pas de
70 % au cours de la période 1964-1981. Puis le taux supérieur fut abaissé à
50 % en 1981 et 28 % en 1986 par l’Administration Reagan, avant d’être
relevé à 39,6 % en 1992, à la suite de l’élection de Clinton. Au Royaume-Uni,
l’évolution générale fut similaire : le taux marginal applicable aux revenus
du capital les plus élevés fut porté jusqu’à 98 % à l’issue de la Seconde
Guerre mondiale, et ce n’est qu’après l’élection de Margaret Thatcher que
ce taux passa au-dessous de 80 % (le taux marginal supérieur fut abaissé de
83 à 75 % en 1979, puis à 60 % en 1984, et finalement à 40 % en 1988,
niveau qui n’a plus été modifié depuis lors)(51).

(49) Signalons d’ailleurs que les travaux anglo-saxons consacrés à l’évolution historique de
la concentration des patrimoines ont toujours fait une large place à l’idée selon laquelle
l’impôt progressif aurait fortement contribué à l’abaissement structurel du niveau des très
grosses successions (cf. notamment Lampman, 1962 et Atkinson et Harrisson, 1978).
(50) Si l’on inclut toutes les majorations « exceptionnelles », le taux supérieur atteint même
94 % en 1942 (tout cela en prenant en compte uniquement l’impôt fédéral sur le revenu).
(51) Au Royaume-Uni, les taux supérieurs appliqués aux revenus « gagnés » (« earned
income ») ont pendant longtemps été inférieurs aux taux supérieurs appliqués aux revenus
du capital (il s’agissait d’une survivance du système cédulaire), et ce n’est que depuis 1984
que le taux marginal supérieur est le même pour toutes les catégories de revenus.

180 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


D’une certaine façon, on peut dire que les pays anglo-saxons ont joué au
yo-yo avec leur impôt progressif et avec leurs riches au cours du XXe siècle :
ils ont été plus encore plus loin dans la voie de la redistribution fiscale que
la France et que la plupart des pays européens à la suite de la crise des
années trente et de la Seconde Guerre mondiale, puis ils sont repartis dans
l’autre sens avec la même vigueur depuis les années soixante-dix. D’où la
question : la France et les autres pays européens doivent-ils vraiment sui-
vre le yo-yo anglo-saxon, sachant que ce dernier peut fort bien faire ma-
chine arrière en l’espace d’une décennie ?
Il est certes difficile pour un pays isolé de maintenir des taux supérieurs
excessivement élevés. Mais il faut insister sur le fait que le maintien d’une
fiscalité fortement progressive pose uniquement un problème de coordi-
nation entre pays, et non pas un problème économique en soi. Pendant toute
la période des « Trente glorieuses », tous les pays développés appliquaient
des taux supérieurs de l’ordre de 60-70 % (au minimum), et cela n’a pas
empêché ces mêmes pays de connaître une croissance économique excep-
tionnellement forte. La question est donc politique et non pas économique :
il s’agit de savoir si l’Europe est capable de décider collectivement de ne
pas suivre le yo-yo anglo-saxon.
Rappelons en outre que la plupart des pays européens ont déjà forte-
ment réduit le poids de leur impôt progressif, si bien que l’écart avec les
États-Unis est à l’aube du XXIe siècle nettement moins important qu’on ne
le dit parfois. En France, le taux marginal supérieur de 54 % appliqué de-
puis l’imposition des revenus de 1996 est un des plus faibles jamais appliqués
depuis les années vingt (cf. graphique 18 supra). L’actuel gouvernement a
décidé de le réduire davantage encore : il est prévu que le taux supérieur
passe à 53,25 % lors de l’imposition des revenus de 2000, 52,75 % lors de
l’imposition des revenus de 2001, et 52,5 % lors de l’imposition des reve-
nus de 2002. Il s’agit certes d’une baisse modeste, sans grande conséquence
pratique. Mais, comme toujours en cas de course-poursuite, toute la ques-
tion est de savoir jusqu’où ira-t-on en s’engageant dans cette voie : s’agit-il
d’un léger ajustement, ou bien de l’amorce d’un mouvement plus profond,
éventuellement mené par d’autres gouvernements, dont l’action serait
d’avance légitimée par cette première esquisse(52) ? L’expérience américaine
la plus récente suggère qu’une telle course-poursuite peut aller très, très
loin : le nouveau Président Bush envisage d’abaisser de nouveau les taux
supérieurs de l’impôt sur le revenu, ainsi que de supprimer purement et
simplement l’impôt sur les successions. Si de telles mesures étaient adop-
tées, les États-Unis risqueraient fort de reconstituer à terme la « société des
rentiers » du début du XXe siècle. La France et l’Europe, qui dans d’autres
domaines ont beaucoup à apprendre de l’Amérique, devraient éviter de sui-
vre les États-Unis sur cette trajectoire-là.

(52) La baisse des taux supérieurs décidée en 2000 a ceci de particulier qu’il s’agit de la
première fois dans l’histoire de l’impôt sur le revenu en France qu’un gouvernement socia-
liste prend l’initiative d’une telle mesure.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 181


La fièvre et le thermomètre
En conclusion de ce rapport, il nous semble important de signaler que, si
un mouvement de retour aux inégalités du XIXe siècle devait se produire, la
société française serait statistiquement extrêmement démunie pour en pren-
dre la mesure. Paradoxalement, l’appareil statistique public français de la
fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle est en effet par certains aspects
beaucoup plus pauvre que ce qu’il était dans l’entre-deux-guerres et dans
les années cinquante et soixante, et il est peut-être même encore plus pau-
vre que ce qu’il était dans les toutes premières années du XXe siècle. Cette
triste dégradation de la statistique publique concerne l’ensemble des statis-
tiques que l’administration fiscale devrait normalement produire et diffu-
ser à partir des sources dont elle dispose : déclarations de revenus, décla-
rations de successions, déclarations de salaires, déclarations de fortunes.
Commençons par le cas des statistiques issues des déclarations de reve-
nus. Ainsi que nous l’avons déjà noté, l’administration a dépouillé chaque
année depuis l’imposition des revenus de 1915 (sans aucune exception)
l’intégralité des déclarations de revenus, ce qui lui a permis d’établir un
certain nombre de tableaux statistiques annuels indiquant, en fonction d’un
certain nombre de tranches de revenus, le nombre de déclarations dépo-
sées, le montant des différentes catégories de revenus déclarées (salaires,
dividendes, loyers, etc.), le montant des éventuelles réductions d’impôt,
etc. Pendant près de soixante-dix ans, ces tableaux statistiques ont été pu-
bliés chaque année dans les différents bulletins statistiques diffusés par le
ministère des Finances, et toute personne intéressée pouvait ainsi les con-
sulter en se rendant dans n’importe quelle bibliothèque. Puis, subitement,
au milieu des années quatre-vingt, ces tableaux statistiques ont cessé d’être
publiés(53). Les tableaux en question sont toujours établis annuellement, et
ils constituent toujours des documents publics : en principe, toute personne
intéressée peut se les procurer en s’adressant au service concerné. Mais il
s’agit évidemment d’une procédure qui limite considérablement l’accès à
ces documents, qui, de fait, sont largement tombés dans l’oubli. On voit
mal pourquoi ces statistiques ne seraient pas disponibles sur le site Internet
du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie.
Outre ce problème d’accès, la qualité de ces statistiques s’est également
fortement dégradée au cours du temps. Pendant près d’un demi-siècle, l’ad-
ministration avait pris soin de relever régulièrement le niveau des tranches
de revenus utilisées pour dépouiller les déclarations, de façon à faire appa-
raître clairement les différents groupes de contribuables en jeu. Le niveau
nominal de la tranche la plus élevée utilisée par l’administration n’a mal-

(53) Cette interruption s’est produite à l’occasion du remplacement de la publication « Sta-


tistiques et études financières » (qui publiait ce type de statistiques depuis la Seconde Guerre
mondiale) par « Les Notes Bleues de Bercy » (publication au contenu statistique nettement
plus léger).

182 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


heureusement jamais été relevé depuis le début des années soixante : la
tranche la plus élevée utilisée pour dépouiller les déclarations concernait les
revenus imposables supérieurs à 500 000 francs en 1961 (soit 363 contri-
buables), et elle concerne toujours les revenus imposables supérieurs à
500 000 francs en 1998 (soit 240 125 contribuables). La conséquence est
qu’il est aujourd’hui beaucoup plus difficile que par le passé d’étudier l’évo-
lution des hauts revenus(54). Cette évolution est d’autant plus regrettable
que le coût administratif des dépouillements de déclarations de revenus ne
serait vraisemblablement guère différent si l’administration utilisait quel-
ques tranches supplémentaires.
Ajoutons qu’un accès simplifié à des statistiques de qualité ne heurterait en
aucune façon le légitime respect du droit des personnes au secret fiscal :
le fait de savoir qu’il existe 240 125 contribuables (ou même 363 contri-
buables) dont le revenu se situe dans telle ou telle tranche de revenu ne
viole évidemment aucun secret fiscal. Il s’agit simplement de faire en sorte
que l’État permette aux citoyens de savoir quels sont les différents groupes
sociaux soumis à l’impôt sur le revenu, quel est le montant de leurs reve-
nus, de leurs impôts, etc.(55).
Le cas des statistiques issues des déclarations de successions se pose de
façon légèrement différente. De 1902 à 1964, l’administration a dépouillé
pratiquement chaque année (avec quelques très rares interruptions, essen-
tiellement pendant la Première Guerre mondiale et au début des années
vingt) l’intégralité des déclarations de successions déposées au cours de
l’année en question, ce qui lui a permis d’établir un certain nombre de ta-
bleaux statistiques indiquant, en fonction d’un certain nombre de tranches
de successions, le nombre de déclarations, le montant des différentes caté-
gories de patrimoine en jeu (immobilier, actions, etc.), ainsi que diverses
caractéristiques de la succession (successions en ligne directe, entre non-
parents, etc.). Pendant plus de soixante ans, ces tableaux statistiques furent

(54) Diverses procédures d’extrapolation permettent d’estimer le nombre et les caractéris-


tiques des très hauts revenus à partir du nombre et des caractéristiques des hauts revenus
(par exemple, le nombre et le niveau des revenus supérieurs à 5 millions de francs à partir du
nombre et des niveaux des revenus supérieurs à 500 000 francs), mais seul l’accès aux
fichiers informatiques de l’administration (tels que ceux que nous avons utilisés dans une
étude récente ; cf. Piketty, 1999) permet de s’assurer que ces extrapolations sont valides et
de mettre au point les corrections nécessaires.
(55) Dans le cadre de ce rapport, le ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie a
accepté d’établir et de publier des séries statistiques issues des fichiers de déclarations de
revenus des années quatre-vingt-dix et permettant de faire apparaître clairement les différents
fractiles de hauts revenus (ces séries sont brièvement analysées dans l’annexe placée à la fin
de notre rapport, ainsi que dans le complément D). Cette volonté de transparence mérite
d’être saluée, mais il est bien évident que ces séries, qui s’interrompent avec les déclarations
de revenus 1999 (les dernières disponibles à la date d’écriture de ce rapport) ne sauraient se
substituer à la mise en place d’une procédure annuelle de publication de statistiques similai-
res issues des déclarations de revenus.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 183


publiés chaque année dans les différents bulletins statistiques diffusés par
le ministère des Finances (de la même façon que les statistiques issues des
déclarations de revenus). Ces statis-tiques successorales furent soudai-
nement interrompues : depuis 1964, l’administration se contente de consti-
tuer périodiquement des échantillons de déclarations de successions per-
mettant de produire un certain nombre de statistiques, publiées de façon
éparse et irrégulière (les deux dernières enquêtes de ce type ont été menées
en 1984 et 1994). Il faut certes prendre en compte le fait que la confection
de statistiques successorales annuelles représente un coût non négligeable
pour l’administration. On a cependant du mal à croire que ce coût, supporté
par l’administration pendant plus de soixante ans, soit subitement devenu
exorbitant à la fin du XXe siècle.
Les statistiques issues des déclarations de salaires représentent un autre
cas de figure. Dans l’entre-deux-guerres, les déclarations de salaires dépo-
sées chaque année par les employeurs (sur lesquelles ces derniers faisaient
figurer la liste complète des salariés et des salaires individuels corres-
pondants) servaient de base à l’établissement de l’impôt cédulaire sur les
salaires, et c’est donc l’administration fiscale qui se chargeait d’établir et
de publier chaque année des tableaux statistiques indiquant, en fonction
d’un certain nombre de tranches de salaires, le nombre de salariés et le
montant des salaires correspondants. Cette statistique annuelle fut inter-
rompue en 1939, puis, à la suite de la suppression définitive de l’impôt
cédulaire sur les salaires en 1948, l’exploitation statistique des déclarations
de salaires fut confiée à l’INSEE, qui depuis 1950 a établi et publié prati-
quement chaque année des tableaux statistiques issus de cette exploitation(56).
On peut simplement regretter que l’INSEE, contrairement à l’adminis-
tration fiscale de l’entre-deux-guerres, ne publie pas de statistiques permet-
tant de distinguer plus finement les différentes strates de hauts salaires. Par
exemple, la tranche de salaires la plus élevée utilisée dans les publications
INSEE des années quatre-vingt-dix concerne les salaires annuels supérieurs
à 300 000 francs (25 000 francs par mois), et ces statistiques ne permettent
donc pas de s’intéresser précisément aux salaires des cadres supérieurs
(et encore moins aux salaires des cadres dirigeants). À titre de comparai-
son, la tranche la plus élevée utilisée par l’administration fiscale des années
trente concernait les salaires annuels supérieurs à 500 000 francs de
l’époque, soit près de 2 millions de francs de 1998, à un moment où le
salaire moyen était plus de quatre fois plus faible qu’aujourd’hui
(la tranche la plus élevée ne concernait dans les années trente que quelques
centaines de salariés chaque année). De la même façon que pour les

(56) Les déclarations de salaires sont souvent désignées aujourd’hui par le sigle « DADS »
(Déclarations administratives de données sociales), mais il s’agit bien de la même source
que les déclarations de salaires de l’entre-deux-guerres.

184 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


revenus, il est pourtant bien évident que la publication de telles statistiques
n’entraînerait aucune violation du droit des personnes au secret fiscal et
statistique(57).
Évoquons enfin le cas des déclarations de patrimoines déposées dans le
cadre des impôts sur la fortune institués et appliqués depuis le début des
années quatre-vingt (IGF puis ISF). D’un point de vue statistique, ces im-
pôts sont arrivés trop tard : ils ont été créés à un moment où l’adminis-
tration fiscale avait pratiquement abandonné son rôle de producteur de sta-
tistiques. De fait, ces déclarations de patrimoines n’ont jamais fait l’objet
d’une exploitation statistique régulière : l’administration ne diffuse aucune
statistique annuelle concernent les contribuables assujettis à l’impôt sur la
fortune (autre que le montant global des patrimoines en jeu et le nombre
total de contribuables ). Il est aujourd’hui impossible pour le simple
citoyen de savoir comment évoluent le niveau et la répartition des patri-
moines soumis à cet impôt. Cela est d’autant plus regrettable que l’admi-
nistration dispose d’échantillons annuels de ces déclarations de patrimoine
(ce qui n’est pas le cas pour les déclarations de successions). Il serait donc
relativement peu coûteux pour l’administration de publier chaque année
des tableaux indiquant, en fonction d’un certain nombre de tranches de
patrimoine, le nombre de déclarations déposées, le montant des différentes
catégories de patrimoines, le montant de l’impôt payé, etc.(58).
Ajoutons que cet appauvrissement statistique n’est pas seulement le fruit
de la négligence administrative et de la volonté plus ou moins consciente
de l’administration de monopoliser une certaine « expertise » (même si ces
deux facteurs ont sans nul doute joué un rôle important). Cette évolution
témoigne également d’une profonde transformation de la demande sociale
de représentation de l’inégalité : à une vision centrée sur les inégalités
patrimoniales et l’existence de très grandes fortunes s’est substitué depuis
la Seconde Guerre mondiale une vision fondée sur les catégories socio-
professionnelles et n’accordant qu’une place symbolique aux très hauts re

(57) Dans le cadre de ce rapport, l’INSEE a accepté d’établir et de publier des séries statis-
tiques issues des fichiers de déclarations de salaires des années quatre-vingt-dix et permet-
tant de faire apparaître clairement les différents fractiles de hauts salaires (ces séries sont
brièvement analysées dans le rapport Atkinson, Glaude et Olier). De même que pour les
déclarations de revenus, il va de soi que cette louable volonté de transparence ne saurait se
substituer à la mise en place d’une procédure annuelle de publication de statistiques simi-
laires issues des déclarations de salaires.
(58) Dans le cadre de ce rapport, le ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie
a accepté d’établir et de publier des séries statistiques issues des fichiers de déclarations ISF
des années quatre-vingt-dix et permettant de faire apparaître clairement les différents fractiles
de hauts patrimoines (ces séries sont brièvement analysées dans l’annexe placée à la fin de
notre rapport, ainsi que dans le complément D). Là encore, de la même façon que pour les
déclarations de revenus et les déclarations de salaires, il est bien évident que cette louable
volonté de transparence ne saurait se substituer à la mise en place d’une procédure annuelle
de publication de statistiques similaires issues des déclarations de fortunes.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 185


venus et aux détenteurs de patrimoine. De fait, les statistiques issues des
déclarations de revenus et des déclarations de successions étaient fréquem-
ment utilisées au début du siècle et dans l’entre-deux-guerres, par exemple
dans les programmes politiques et les débats parlementaires. À la fin du
XXe siècle, il est devenu presque malsain de parler des très hauts revenus et
des patrimoines importants. La figure du capitaliste ou du rentier, si pré-
sente dans la société du début du siècle et de l’entre-deux-guerres, a laissé
la place depuis 1945 à celle du cadre. Cette évolution est la conséquence de
la prise de conscience collective de l’effondrement subi par les gros patri-
moines à la suite des crises des années 1914-1945 : les personnes vivant de
leur patrimoine sont devenues nettement moins nombreuses et nettement
moins opulentes que par le passé, et elles sont dans une large mesure sorties
du paysage social. Le problème est que les pratiques statistiques que ces
nouvelles représentations ont contribué à forger impliquent qu’il est de-
venu extrêmement difficile de prendre la mesure d’un éventuel retour aux
réalités du passé : l’appauvrissement statistique, s’il s’explique en partie
par l’évolution des représentations, finit par enfermer ces dernières dans un
carcan et par les empêcher d’évoluer. L’État, en tant que producteur de
statistiques fiscales, a un rôle essentiel à jouer pour permettre à la société
française de connaître les évolutions qui la traversent.

Références bibliographiques

Cette bibliographie contient uniquement les références citées dans le


texte de ce rapport. Pour une bibliographie plus complète sur l’évolution
des inégalités sur longue période, cf. Piketty (2001).
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Twentieth Century », Mimeo, Nuffield College, 54 p.
Atkinson A.B. et A.J. Harrison (1978) : Distribution of Personal Wealth in
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186 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Kaelble H. (1986) : Industrialization and Social Inequality in 19th Century
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Williamson J. et P. Lindert (1980) : American Inequality. A Macroeconomic
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INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 187


Annexe
Les séries DGI issues des fichiers IR et ISF
des années quatre-vingt-dix

Dans le cadre de ce rapport, la Direction générale des impôts (DGI) du


ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie a accepté d’établir
et de diffuser des séries statistiques issues des fichiers de déclarations de
revenus (IR) et de déclarations de fortunes (ISF) des années quatre-vingt-
dix et permettant de faire apparaître clairement les différents fractiles de
hauts revenus et de hauts patrimoines.
Sur le fond, ces séries DGI ne font que confirmer les résultats que nous
avons déjà présentés dans notre rapport, et nous ne les avons donc pas uti-
lisées dans le corps du rapport. Pour ce qui concerne les revenus, les séries
DGI sont quasiment identiques à nos propres séries (établies par extrapola-
tion à partir des statistiques publiques par tranches de revenus), et elles
confirment la relative stabilité de la part des hauts revenus dans le revenu
total en France dans les années quatre-vingt-dix. Pour ce qui concerne les
fortunes, les séries DGI indiquent également une relative stabilité de la
distribution des hauts patrimoines dans les années quatre-vingt-dix. Ces
sources confirment donc la stabilité d’ensemble qui caractérise les années
quatre-vingt-dix, surtout par comparaison à l’ampleur des évolutions sécu-
laires étudiées dans notre rapport.
Il nous a toutefois semblé utile dans le cadre de cette annexe de repro-
duire in extenso ces séries DGI, ainsi que de les commenter brièvement.
Il s’agit en effet de la première fois que le ministère de l’Économie, des
Finances et de l’Industrie accepte d’établir et de diffuser des séries de ce
type. En particulier, les séries « fortunes » sont véritablement uniques en
leur genre (nous n’avions pu établir de série de ce type, faute de statistiques
publiques adéquates issues des déclarations de fortunes). Ces séries DGI
aboutiront peut-être à la mise en place par le ministère de l’Économie, des
Finances et de l’Industrie d’une procédure annuelle de publication de statis-
tiques similaires issues des déclarations de revenus et des déclarations de
fortunes, ce qui permettrait de mettre fin à la grave détérioration de ce pan
de la statistique publique depuis plusieurs décennies (cf. supra). Ces séries
DGI sont également présentées sous forme de graphiques dans le complé-
ment D de ce rapport(1).
(1) Le complément D a été rédigé par Valérie Champagne et Élizabeth Maurice (DGI, Bu-
reau des études statistiques, [bureau M2]), que je remercie chaleureusement pour le soin et
la rigueur avec lesquels elles ont établi ces séries à partir des fichiers IR et ISF des années
quatre-vingt-dix.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 189


Les séries issues des fichiers IR (1991-1999) (tableaux A1 à A4)
Les tableaux A1 à A4 décrivent les séries établies par la DGI à partir des
fichiers de déclarations de revenus. Les notations utilisées sur ces tableaux
sont les mêmes que dans notre rapport : P90 désigne le seuil de revenu qu’il
faut dépasser pour faire partie des 10 % des foyers ayant déclaré les revenus
les plus élevés, P95 désigne le seuil de revenu qu’il faut dépasser pour faire
partie des 5 % des foyers ayant déclaré les revenus les plus élevés, etc. ;
P90-100 désigne le revenu moyen des 10 % des foyers ayant déclaré les
revenus les plus élevés, P95-100 désigne le revenu moyen des 5 % des
foyers ayant déclaré les revenus les plus élevés, etc. ; P90-95 désigne le
revenu moyen des foyers compris entre les seuils P90 et P95, P95-99 dési-
gne le revenu moyen des foyers compris entre les seuils P95 et P99, etc.(2).
De même que dans notre rapport, les années désignent toujours les années
des revenus : « 1991 » se réfère aux revenus de l’année 1991 (déclarés en
1992), etc., et « 1999 » se réfère aux revenus de l’année 1999 (déclarés en
2000). Enfin, de même que dans notre rapport, le concept de revenu utilisé
est le concept de « revenu fiscal », c’est-à-dire de revenu déclaré au fisc,
avant tout abattement ou déduction (et en particulier avant prise en compte
des abattements de 10 et 20 % des salariés).
Le tableau A1 décrit les séries DGI exprimées en francs courants. Le
tableau A2 reproduit les mêmes séries, converties en francs de 2000(3). En-
fin, le tableau A3 exprime ces mêmes séries en termes de part du revenu
total(4). On notera que les résultats reproduits sur le tableau A3 sont quasi-
ment identiques à nos propres séries (cf. graphiques 4 à 7 supra) : dans la
France des années quatre-vingt-dix, la part du décile supérieur dans le re-
venu total est de l’ordre de 32 %, la part du fractile P95-100 est de l’ordre
de 11-11,5 %, la part du fractile P95-99 est de l’ordre de 13 %, la part du
centile supérieur est de l’ordre de 7,5-8 %, et la part du fractile P99,99-100
est de l’ordre de 0,5-0,6 %(5). Cela confirme la fiabilité de la procédure

(2) Le nombre total de foyers est indiqué sur le tableau A10 infra : par exemple, pour ce qui
concerne les revenus de 1999, le nombre total de foyers était d’environ 32,9 millions ;
le fractile P90-100 comptait donc 3,29 millions de foyers, le fractile P99-100 comptait
329 000 foyers, le fractile P99,99-100 comptait 3290 foyers, etc.
(3) L’indice INSEE des prix à la consommation que nous avons utilisé pour convertir les
francs courants en francs de 2000 est le suivant : indice 100,0 en 1990, 103,2 en 1991, 105,7
en 1992, 107,9 en 1993, 109,7 en 1994, 111,6 en 1995, 113,8 en 1996, 115,2 en 1997, 116,0
en 1998, 116,6 en 1999 et 118,3 en 2000 (nous avons utilisé pour 1990-1998 l’indice INSEE
établi en base 100 en 1990, que nous avons prolongé pour 1999-2000 à l’aide de l’indice
INSEE établi en base 100 en 1998).
(4) Les séries indiquées sur le tableau A3 peuvent être aisément recalculées à partir des
séries du tableau A1 (ou des séries du tableau A2, ce qui revient au même). Par exemple,
pour 1991, 378/118 = 3,209 (aux erreurs d’arrondis près), soit une part de 32,09 % du
revenu total pour P90-100 ; 925/118 = 7,86 (aux erreurs d’arrondis près), soit une part de
7,86 % du revenu total pour P99-100 ; etc.
(5) Les séries DGI confirment également la légère pro-cyclicité des hauts revenus : la part
des hauts revenus diminue lors des périodes de récession et de ralentissement économique
(1992-1993 et 1996) et augmente lors des périodes de reprise (1994-1995 et 1997-1999)
(cela vaut surtout pour les très hauts revenus).

190 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


d’extrapolation par une loi de Pareto que nous avons mise en œuvre pour
établir nos séries à partir des statistiques publiques par tranches de revenus(6).
Les (très) légers écarts entre les séries DGI et nos propres séries s’expli-
quent par de (très) légères différences de concepts : en particulier, la DGI a
estimé des revenus avant prise en compte des éventuels déficits, alors que
nous avons déduit les déficits. Précisons également que les séries DGI repro-
duites sur les tableaux A1 à A3 sont (très) légèrement différentes des séries
DGI utilisées dans le complément D, ce qui s’explique par le fait que les
séries du complément D incluent les plus-values taxées à taux proportionnel,
alors que ces dernières ne sont pas prises en compte dans les tableaux A1 à
A3. Nous avons en effet préféré traiter à part le cas des plus-values, en
indiquant sur le tableau A4 l’importance du complément de revenu moyen
représenté par les plus-values pour chacun des fractiles de hauts revenus
(les chiffres du tableau A4 permettent aisément de passer des séries « hors
plus-values » indiquées sur les tableaux A1 à A3 à des séries « plus-values
incluses »). Signalons que les chiffres du tableau A4 ont été établis par la
DGI en ordonnant les foyers en fonction du revenu « hors plus-values »,
puis en calculant pour chacun des fractiles de revenu « hors plus-values »
l’importance moyenne des plus-values correspondantes. Cette façon de pro-
céder est préférable à celle consistant à ordonner les foyers en fonction du
revenu « plus-values incluses » et à calculer pour chacun des fractiles de
revenu « plus-values incluses » l’importance moyenne des plus-values
correspondantes. En effet, compte tenu du fait que les plus-values sont sou-
vent perçues de façon irrégulière dans le temps, cette seconde méthode
conduirait à surestimer artificiellement l’importance des plus-values au
sommet de la distribution(7).

(6) Il ne s’agit pas véritablement d’une surprise, puisque nous avions déjà eu recours aux
fichiers DGI de déclarations de revenus afin de tester la fiabilité de notre procédure d’extra-
polation par une loi de Pareto (cf. Piketty, 1999 et Piketty, 2001, annexe B, section 1).
(7) En pratique, les deux méthodes conduisent à des résultats quasiment identiques pour
l’immense majorité des foyers. Cette question de méthode est cependant très importante
pour les très hauts revenus (fractile P99,99-100) : nous avons appliqué chacune de ces deux
méthodes lors d’une étude récente sur les États-Unis, et nous avons constaté que le poids des
plus-values dans les revenus du fractile P99,99-100 pouvait passer d’environ 15-20 % lors-
que l’on ordonne les foyers en fonction du revenu « hors plus-values » à plus de 50 % lors-
que l’on ordonne les foyers en fonction du revenu « plus-values incluses » (cf. Piketty et
Saez, 2001, table A8). Ces mêmes ordres de grandeur semblent prévaloir en France :
le poids des plus-values ne dépasse pas 15 % au niveau du fractile P99,99-100 lorsque l’on
ordonne les foyers en fonction du revenu « hors plus-values » (cf. tableau A4) [notons tou-
tefois que la DGI a établi les séries du tableau A4 en retranchant les moins-values des plus-
values ; si l’on prenait en compte les seules plus-values, le poids de ces dernières atteindrait
20-25 % au niveau du fractile P99,99-100, (cf. Piketty, 2001, tableau A12)], alors qu’il
dépasse les 50 % lorsque l’on ordonne les foyers en fonction du revenu « plus-values inclu-
ses » : cette seconde méthode a été retenue par la DGI pour établir les séries utilisées dans le
complément D, et cela explique pourquoi le graphique 5 du complément D indique un ratio
P99,99/P99 de l’ordre de 10 (ce ratio est en réalité de l’ordre de 6-7 si l’on exclut les plus-
values (cf. tableau A2 : en 1999, 4323/638 = 6,8), et la prise en compte des plus-values par
la première méthode conduirait à le relever de moins de 15 %).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 191


A1. Les fractiles de revenu fiscal 1991 à 1999

En milliers de francs courants


1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999
Seuils des fractiles de revenu fiscal
• P50 88 91 91 93 94 95 96 99 101
• P90 230 237 241 244 249 252 254 261 267
• P95 303 310 314 319 325 328 332 342 348
• P99 561 565 567 574 582 586 590 612 629
• P99,5 732 734 729 742 750 754 762 792 821
• P99,9 1 358 1 349 1 329 1 371 1 380 1 377 1 405 1 468 1 556
• P99,99 3 595 3 466 3 476 3 574 3 615 3 645 3 773 3 945 4 261
Revenus moyens pour les fractiles de revenu fiscal
• P0-100 118 120 121 123 125 126 127 131 135
• P90-100 378 383 386 392 398 402 406 420 432
• P95-100 494 498 500 507 515 520 525 544 561
• P99-100 925 920 913 932 942 949 965 1 004 1 047
• P99,5-100 1 220 1 204 1 191 1 219 1 229 1 240 1 268 1 319 1 387
• P99,9-100 2 359 2 296 2 275 2 345 2 362 2 379 2 475 2 570 2 753
• P99,99-100 6 473 6 227 6 131 6 364 6 458 6 466 6 927 7 077 7 720

• P0-90 89 91 92 93 95 96 96 99 102
• P90-95 262 268 272 276 282 285 288 296 303
• P95-99 386 392 397 401 408 413 415 429 440
• P99-99,5 631 636 636 645 654 657 663 689 708
• P99,5-99,9 935 931 920 937 946 955 966 1 006 1 045
• P99,9-99,99 1 902 1 859 1 846 1 898 1 907 1 925 1 981 2 069 2 201
• P99,99-100 6 473 6 227 6 131 6 364 6 458 6 466 6 927 7 077 7 720
Source : DGI, Bureau des études statistiques (bureau M2).

192 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


A2. Les fractiles de revenu fiscal 1991 à 1999

En milliers de francs de 2000


1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999
Seuils des fractiles de revenu fiscal
• P50 101 101 100 100 100 99 99 100 102
• P90 264 265 264 263 264 262 261 267 271
• P95 347 347 345 344 345 341 341 349 353
• P99 643 632 622 619 617 609 606 624 638
• P99,5 839 821 799 800 795 784 782 807 833
• P99,9 1 557 1 509 1 457 1 478 1 462 1 431 1 442 1 497 1 579
• P99,99 4 121 3 879 3 811 3 854 3 832 3 789 3 875 4 023 4 323
Revenus moyens pour les fractiles de revenu fiscal
• P0-100 135 135 133 133 132 131 131 134 137
• P90-100 433 429 424 423 422 418 417 428 438
• P95-100 566 557 548 547 546 540 539 555 569
• P99-100 1 060 1 029 1 001 1 005 998 986 991 1 024 1 063
• P99,5-100 1 398 1 347 1 305 1 314 1 303 1 289 1 302 1 345 1 407
• P99,9-100 2 704 2 570 2 494 2 529 2 504 2 474 2 542 2 621 2 793
• P99,99-100 7 420 6 969 6 722 6 863 6 846 6 721 7 114 7 217 7 832

• P0-90 102 102 101 100 100 100 99 101 103


• P90-95 300 300 299 298 299 296 295 301 307
• P95-99 443 439 435 432 433 429 426 438 446
• P99-99,5 723 711 697 695 693 683 681 702 718
• P99,5-99,9 1 072 1 042 1 008 1 011 1 003 993 992 1 026 1 060
• P99,9-99,99 2 180 2 081 2 024 2 047 2 021 2 002 2 034 2 110 2 233
• P99,99-100 7 420 6 969 6 722 6 863 6 846 6 721 7 114 7 217 7 832

Source : Calculs de l’auteur à partir des séries du tableau A1.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 193


A3. Les fractiles de revenu fiscal 1991 à 1999

En % du revenu total
1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999

• P0-100 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0
• P90-100 32,09 31,84 31,81 31,86 31,88 31,82 31,92 31,99 32,03
• P95-100 20,98 20,70 20,59 20,62 20,60 20,55 20,63 20,73 20,80
• P99-100 7,86 7,65 7,52 7,58 7,53 7,50 7,58 7,65 7,76
• P99,5-100 5,18 5,00 4,90 4,95 4,92 4,90 4,98 5,02 5,14
• P99,9-100 2,00 1,91 1,87 1,91 1,89 1,88 1,94 1,96 2,04
• P99,99-100 0,55 0,52 0,50 0,52 0,52 0,51 0,54 0,54 0,57

• P0-90 67,91 68,16 68,19 68,14 68,12 68,18 68,08 68,01 67,97
• P90-95 11,11 11,14 11,22 11,24 11,28 11,27 11,29 11,26 11,23
• P95-99 13,12 13,05 13,07 13,04 13,06 13,05 13,04 13,08 13,04
• P99-99,5 2,68 2,64 2,62 2,62 2,62 2,60 2,60 2,62 2,62
• P99,5-99,9 3,18 3,10 3,03 3,05 3,03 3,02 3,03 3,07 3,10
• P99,9-99,99 1,45 1,39 1,37 1,39 1,37 1,37 1,40 1,42 1,47
• P99,99-100 0,55 0,52 0,50 0,52 0,52 0,51 0,54 0,54 0,57
Source : Calculs de l’auteur à partir des séries du tableau A1.

A4. Les plus-values des fractiles de revenu fiscal 1991 à 1999

En %
1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999
Part moyenne des PV taxées à taux proportionnel dans le revenu total
par fractiles de revenu fiscal
• C90-100 0,6 – 0,9 1,0 1,0 0,8 1,1 1,5 1,5 2,0
• C95-100 0,9 1,2 1,5 1,8 1,4 1,7 2,2 2,2 3,0
• C99-100 2,4 2,5 3,7 4,4 4,1 3,7 4,8 4,7 5,9
• C99,5-100 3,1 3,4 4,9 7,1 6,4 4,9 6,1 5,9 7,3
• C99,9-100 5,1 5,0 7,0 21,4 11,1 7,4 9,1 8,9 10,5
• C99,99-100 8,5 14,2 9,3 11,7 9,9 10,9 12,7 12,7 14,2
Source : DGI, Bureau des études statistiques (bureau M2).

194 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


Les séries issues des fichiers ISF (1990-2000) (tableaux A5 à A12)
Les tableaux A5 à A9 décrivent les séries établies par la DGI à partir des
fichiers de déclarations de fortunes, et les tableaux A10 à A12 décrivent les
séries complémentaires que nous avons établies à partir des séries DGI. Les
notations P90, P90-100, etc. utilisées sur ces tableaux sont les mêmes que pour
les tableaux « revenus ». Cependant, compte tenu du fait que tous les foyers
ne déposent pas une déclaration de fortune (alors que la quasi-totalité des
foyers déposent une déclaration de revenus), la façon dont les différents
fractiles de fortunes ont été définis mérite d’être exposée de façon précise.
Les séries DGI (tableaux A5 à A9) ont été établies en définissant les
fractiles de fortunes par référence au nombre total de foyers déposant une
déclaration de fortune au cours de l’année considérée(8). Par exemple, au titre
de 1990(9), le nombre total de déclarations ISF était d’environ 133 000 décla-
rations ; le fractile P90-100 indiqué sur les tableaux A5 à A9 pour l’année
1990 comprend donc environ 13 300 foyers, le fractile P99-100 comprend
1 330 foyers, le fractile P99,9-100 comprend 133 foyers, et le fractile
P99,99-100 comprend 13 foyers. Le problème est que le nombre de foyers
imposables au titre de l’ISF a très fortement progressé au cours des années
quatre-vingt-dix : le seuil nominal d’imposition a été nettement moins reva-
lorisé que la valeur des actifs, et le nombre de déclarations ISF est passé de
133 000 en 1990 à 247 000 en 2000, soit une progression une 85 %
(cf. tableau A10). Le fractile P90-100 indiqué sur les tableaux A5 à A9
pour l’année 2000 comprend donc 24 700 foyers, le fractile P99-100 com-
prend 2 470 foyers, le fractile P99,9-100 comprend 247 foyers, et le fractile
P99,99-100 comprend 25 foyers, soit des effectifs en progression de 85 %
par rapport aux effectifs de 1990. Dans le même temps, le nombre total de
foyers déposant une déclaration de revenus a progressé d’environ 20 %, si bien
que le pourcentage de foyers imposables au titre de l’ISF est passé de 0,48 %
en 1990 à 0,74 % en 2000, soit une progression de 55 % (cf. tableau A10)(10).

(8) Les séries « fortunes » utilisées dans le complément D sont les mêmes que celles indi-
quées sur les tableaux A5 à A9.
(9) Signalons que les fortunes sont généralement évaluées au 1er janvier : les chiffres indi-
qués pour « 1990 » sont issus des déclarations de fortunes déposées en 1990 (la valeur des
fortunes est évaluée au 1er janvier 1990), les chiffres indiqués pour « 1991 » sont issus des
décla-rations de fortunes déposées en 1991 (la valeur des fortunes est évaluée au 1er janvier
1991), etc., et les chiffres indiqués pour « 2000 » sont issus des déclarations de fortunes
déposées en 2000 (la valeur des fortunes est évaluée au 1er janvier 2000). Dans le cas des
valeurs mobilières, les contribuables ISF peuvent également utiliser les cours moyens du
mois de décembre précédent le 1er janvier en question (les chiffres indiqués pour « 1990 »
peuvent donc s’appuyer sur les cours moyens de décembre 1989, etc., et les chiffres indi-
qués pour « 2000 » peuvent donc s’appuyer sur les cours moyens de décembre 1999). No-
tons que les chiffres indiqués pour « 2000 » sont issus du fichier dit « anticipé », et qu’ils
sont donc susceptibles d’être légèrement modifiés (seul le nombre total de contribuables
ISF a été calé sur l’estimation définitive). Enfin, le fichier 1992 était inexploitable pour des
raisons techniques, et nous avons indiqué pour « 1992 » la moyenne des chiffres obtenus
pour « 1991 » et « 1993 » (cf. complément D).
(10) Pour établir le tableau A10, nous avons utilisé les nombres totaux de contribuables ISF
transmis par la DGI avec ces séries, et les nombres totaux de contribuables IR figurant dans
les « États 1921 » établis au 31/12/[n + 2] (les chiffres au 31/12/[n + 2] n’étaient pas encore
disponibles pour 1998-2000, et nous avons donc complété la série en supposant un taux de
croissance annuel de 2,0 % pour le nombre total de foyers, conformément au trend moyen
observé au cours des années précédentes).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 195


La conséquence est que les évolutions temporelles décrites par les séries
DGI (tableaux A5 à A9) sont fortement biaisées. Par exemple, si l’on con-
vertit en francs de 2000 les séries exprimées en francs courants indiquées
sur les tableaux A5 et A6, on constate les niveaux de fortunes déclarés par
les différents fractiles de grandes fortunes ont légèrement baissé en francs
constants : le patrimoine net moyen du fractile P90-100 est ainsi passé
de 18,7 millions de francs en 1990 à 18,3 millions de francs en 2000
(cf. tableaux A7 à A8)(11). Mais il est évidemment impossible de déduire de
cette observation que les années quatre-vingt-dix auraient été une décennie
de stagnation pour les patrimoines, puisque le fractile P90-100 ainsi défini
représente une fraction de la population qui est de l’ordre de 55 % plus
importante en 2000 qu’en 1990 (il est donc logique de s’attendre à ce que le
patrimoine moyen de ce fractile soit tiré vers le bas).
Afin de corriger ce biais, nous avons utilisé les séries DGI pour établir
des séries complémentaires (tableaux A11 et A12), qui ont été construites
en définissant les fractiles de fortunes par référence au nombre total de
foyers déposant une déclaration de revenus au cours de l’année considérée.
Par exemple, au titre de 1990, le nombre total de foyers déposant une décla-
ration de revenus était d’environ 28,0 millions (cf. tableau A10) ; le fractile
P99,9-100 indiqué sur les tableaux A11 et A12 comprend donc 28 000 foyers,
le fractile P99,99-100 comprend 2 800 foyers, et le fractile P99,999-100
comprend 280 foyers. De même, au titre de 2000, le nombre de foyers
déposant une déclaration de revenus était d’environ 33,6 millions de
foyers (cf. tableau A10) ; le fractile P99,9-100 indiqué sur les tableaux A11
et A12 comprend donc 33 600 foyers, le fractile P99,99-100 comprend
3 360 foyers, et le fractile P99,999-100 comprend 336 foyers. Autrement
dit, les effectifs des différents fractiles indiqués sur les tableaux A11 et
A12 progressent uniquement en fonction de la croissance démographique
générale du pays, et non pas en fonction des aléas du processus de revalori-
sation du seuil d’imposition à l’ISF et de croissance du prix des actifs.
Nous avons établi ces séries complémentaires en utilisant les séries DGI et
en appliquant la même technique d’extrapolation par une loi de Pareto que
celle que nous avons utilisée pour établir les séries « revenus » présentées
dans notre rapport(12). La courbe de répartition des patrimoines importants
(11) Toutes les conversions en francs de 2000 ont été effectuées en utilisant le même indice
des prix à la consommation que pour les revenus (cf. supra). On notera que les ratios 2000/
1990 sont sensiblement les mêmes pour tous les fractiles, à l’exception des fractiles les plus
élevés (cf. tableaux A7 et A8). Les variations erratiques observées au niveau des fractiles les
plus élevés doivent cependant être interprétées avec précaution : le fractile P99,99-100 des
tableaux A7 et A8 comprend entre 13 et 25 contribuables (suivant les années), et il suffit
qu’un contribuable voit son patrimoine varier de façon massive pour affecter de façon signi-
ficative le patrimoine moyen d’un groupe aussi restreint. De même, le niveau anormalement
élevé constaté en 1999 pour le patrimoine moyen P99,99-100 (cf. tableaux A7 et A8) est
sans doute dû à une petite poignée de contribuables (en outre, si l’on corrige le biais induit
par la croissance des effectifs, on constate que l’évolution 1999-2000 devient nettement
plus « raisonnable » ; cf. tableau A12 infra).
(12) Cette technique statistique d’extrapolation par une loi de Pareto est décrite de façon
détaillée dans Piketty (2001, annexe B, section 1).

196 CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


se caractérise par des coefficients de Pareto très stables, et tout laisse à
penser que cette technique d’extrapolation est toute aussi fiable pour les
fortunes que pour les revenus(13).
Les résultats obtenus méritent quelques commentaires. Tout d’abord,
on constate que les évolutions indiquées sur les tableaux A7 et A8 étaient
effectivement tirées vers le bas de façon artificielle : nos séries corrigées
indiquent que les patrimoines moyens des différents fractiles de hautes for-
tunes (exprimés en francs constants) ont progressé d’environ 20-25 %
entre 1990 et 2000 (cf. tableau A12). Notons toutefois que cette progression,
bien que significative, surtout par comparaison aux revenus moyens
des différents fractiles de hauts revenus, qui ont effectivement stagné
(cf. tableau A2), reste d’une ampleur relativement limitée. Compte tenu de
la très forte progression des cours boursiers observée au cours de la période
1990-2000, et notamment à la fin des années quatre-vingt-dix, on aurait pu
s’attendre à une progression globale plus importante(14). En particulier, il
est frappant de constater que tous les fractiles de hautes fortunes, des plus
faibles aux plus élevés, ont enregistré approximativement la même pro-
gression globale de 20-25 % entre 1990 et 2000 (les fractiles les plus élevés
enregistrement même une progression légèrement plus faible que les fractiles
moins élevés) (cf. tableau A12). Cela peut sembler étonnant, dans la me-
sure où les fractiles les plus élevés reposent davantage que les autres sur les
valeurs mobilières (cf. tableau A9)(15), et où le prix des actifs mobiliers a
progressé sensiblement plus vite que le prix des actifs immobiliers. Il est
possible que cette progression plus faible que prévue des très grandes for-
tunes au cours des années quatre-vingt-dix s’explique par l’existence de
départs à l’étranger. On pourrait également supposer que l’ISF et les autres
impôts progressifs aient limité les possibilités d’accumulation de patri-
moines très importants (indépendamment de tout phénomène de départ à
l’étranger), suivant le mécanisme dynamique décrit dans notre rapport. Enfin,
on peut imaginer que les très gros patrimoines français des années quatre-
vingt-dix se soient davantage tournés vers des valeurs « solides » que vers
les valeurs technologiques les plus dynamiques de la cote (ce qui à terme
était sans doute une bonne stratégie). Cette question mériterait d’être
étudiée de façon approfondie, et les fichiers ISF des années à venir permettront
sans doute d’apporter de nouveaux éléments d’informations.

(13) Les coefficients de Pareto (ratios entre fortune moyenne au-delà d’un seuil donné et le
seuil en question) sont de l’ordre de 2,3-2,4 pour les fortunes françaises des années quatre-
vingt-dix, contre environ 1,7-1,8 pour les revenus.
(14) Rappelons que les chiffres indiqués pour « 2000 » se réfèrent à des patrimoines estimés
au 1er janvier 2000 (ou au cours du mois de décembre 1999), et que nos séries ne sont donc pas
affectées par la baisse des cours des valeurs mobilières observée depuis le printemps 2000.
(15) On notera que le tableau A9 indique également une forte progression de la part des
actifs mobiliers (notamment pour les fractiles les moins élevés), ce qui est cohérent avec la
forte croissance du prix des actifs mobiliers (le biais décrit plus haut ne peut que renforcer
cette évolution, dans la mesure où le fractile P90-100 du tableau A9 représente une fraction
de la population qui est sensiblement plus importante en 2000 qu’en 1990).

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES 197


198
A5. Les fractiles de patrimoine net 1990 à 2000
En milliers de francs courants
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997
Seuils des fractiles de patrimoine net
• P90 15 775 15 526 15 754 15 982 16 763 16 337 16 528 17 093
• P95 22 432 22 077 22 386 22 696 23 786 23 215 23 414 24 365
• P99 54 746 52 800 53 694 54 589 58 469 56 743 57 134 59 999
• P99,5 85 857 81 855 83 401 84 946 90 938 88 158 88 528 92 819

CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


• P99,9 225 623 210 613 221 783 232 952 251 582 250 926 248 865 276 070
• P99,99 763 891 734 398 783 081 831 764 820 689 841 682 864 732 968 804
Patrimoine net moyen pour les fractiles de patrimoine net
• P90-100 35 303 33 999 34 741 35 482 37 531 36 721 36 757 38 767
• P95-100 52 084 49 776 50 982 52 187 55 400 54 251 54 126 57 464
• P99-100 133 258 125 035 128 706 132 377 140 889 139 234 137 613 148 344
• P99,5-100 199 174 185 734 191 906 198 079 209 819 208 939 205 406 222 834
• P99,9-100 482 327 448 505 462 200 475 895 495 766 502 530 485 327 536 486
• P99,99-100 1 498 663 1 476 032 1 400 921 1 325 809 1 320 413 1 416 029 1 179 394 1 343 270

• P90-95 18 522 18 222 18 499 18 777 19 662 19 191 19 387 20 069


• P95-99 31 791 30 962 31 551 32 140 34 028 33 005 33 254 34 744
• P99-99,5 67 341 64 336 65 505 66 675 71 960 69 528 69 821 73 855
• P99,5-99,9 128 386 120 041 124 333 128 624 138 332 135 541 135 426 144 421
• P99,9-99,99 369 400 334 336 357 898 381 460 404 139 401 030 408 208 446 843
• P99,99-100 1 498 663 1 476 032 1 400 921 1 325 809 1 320 413 1 416 029 1 179 394 1 343 270
Note : Fractiles calculés à partir du nombre total de déclarations ISF.
Source : DGI, Bureau des études statistiques (bureau M2).
A6. Les fractiles de patrimoine brut 1990 à 2000 En milliers de francs courants
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
Seuils des fractiles de patrimoine brut
• P90 16 841 16 733 16 954 17 176 17 923 17 547 17 749 18 281 18 694 19 037 19 632
• P95 24 052 23 810 24 140 24 469 25 452 25 006 25 193 26 106 26 665 27 029 27 984
• P99 58 343 56 973 57 911 58 850 63 024 61 262 61 803 64 328 65 398 66 348 68 740
• P99,5 91 471 88 182 89 995 91 807 98 000 94 576 95 701 99 845 101 590 102 935 105 282
• P99,9 236 808 226 679 237 112 247 545 266 483 260 051 264 316 286 784 292 965 303 940 282 429
• P99,99 805 385 772 857 815 381 857 905 839 624 872 975 933 776 1 019 438 1 042 529 1 110 814 1 036 064
Patrimoine brut moyen pour les fractiles de patrimoine
• P90-100 37 725 36 777 37 432 38 087 40 047 39 296 39 401 41 566 42 332 43 325 43 738
• P95-100 55 611 53 864 54 919 55 974 59 025 57 961 57 979 61 646 62 716 64 313 64 380
• P99-100 141 650 135 176 138 225 141 274 149 057 147 421 146 660 158 855 161 511 167 065 162 739
• P99,5-100 211 443 200 781 205 586 210 391 220 921 220 385 217 890 238 185 242 692 252 566 241 342
• P99,9-100 510 701 483 190 493 455 503 720 517 542 525 772 512 371 575 916 588 893 644 297 587 316
• P99,99-100 1 570 931 1 567 403 1 476 497 1 385 592 1 348 536 1 483 493 1 264 998 1 506 644 1 501 274 1 962 353 1 501 938

• P90-95 19 838 19 689 19 944 20 199 21 068 20 632 20 822 21 486 21 947 22 337 23 096
• P95-99 34 101 33 536 34 092 34 649 36 518 35 595 35 809 37 344 38 018 38 625 39 791
• P99-99,5 71 858 69 571 70 864 72 158 77 193 74 458 75 429 79 525 80 330 81 565 84 136
• P99,5-99,9 136 628 130 178 133 619 137 059 146 766 144 038 144 269 153 753 156 142 154 633 154 849
• P99,9-99,99 392 898 362 722 384 228 405 734 425 209 419 359 428 745 472 502 487 517 497 846 485 692
• P99,99-100 1 570 931 1 567 403 1 476 497 1 385 592 1 348 536 1 483 493 1 264 998 1 506 644 1 501 274 1 962 353 1 501 938
Note : Fractiles calculés à partir du nombre total de déclarations ISF.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES
Source : DGI, Bureau des études statistiques (bureau M2).

199
200
A7. Les fractiles de patrimoine net 1990 à 2000
En milliers de francs de 2000
Ratio
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
2000/1990
Seuils des fractiles de patrimoine net
• P90 18 662 17 797 17 631 17 522 18 077 17 318 17 182 17 553 17 751 17 987 18 304 0,98
• P95 26 538 25 307 25 055 24 884 25 651 24 609 24 340 25 021 25 227 25 491 26 095 0,98
• P99 64 764 60 525 60 095 59 850 63 053 60 150 59 393 61 614 61 987 62 639 62 930 0,97

CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


• P99,5 101 569 93 831 93 342 93 134 98 067 93 451 92 028 95 317 95 498 96 263 97 695 0,96
• P99,9 266 912 241 429 248 220 255 406 271 304 265 990 258 705 283 499 276 329 284 888 256 430 0,96
• P99,99 903 682 841 854 876 429 911 934 885 028 892 214 898 926 994 874 1 001 726 1 099 275 995 973 1,10
Patrimoine net moyen pour les fractiles de patrimoine net
• P90-100 41 764 38 974 38 882 38 902 40 473 38 925 38 210 39 810 40 072 40 885 40 663 0,97
• P95-100 61 616 57 060 57 059 57 218 59 743 57 508 56 267 59 011 59 331 60 669 59 832 0,97
• P99-100 157 644 143 330 144 048 145 136 151 934 147 593 143 055 152 336 152 788 158 066 151 337 0,96
• P99,5-100 235 623 212 910 214 782 217 170 226 267 221 483 213 528 228 830 230 017 239 929 225 217 0,96
• P99,9-100 570 592 514 130 517 297 521 765 534 632 532 699 504 518 550 922 559 603 615 215 552 751 0,97
• P99,99-100 1 772 918 1 692 002 1 567 918 1 453 598 1 423 927 1 501 042 1 226 031 1 379 417 1 399 893 1 861 000 1 390 162 0,78

• P90-95 21 912 20 888 20 705 20 587 21 203 20 343 20 154 20 609 20 814 21 101 21 494 0,98
• P95-99 37 609 35 492 35 312 35 238 36 695 34 986 34 569 35 679 35 966 36 320 36 955 0,98
• P99-99,5 79 664 73 750 73 314 73 101 77 601 73 703 72 582 75 843 75 559 76 203 77 457 0,97
• P99,5-99,9 151 881 137 605 139 154 141 022 149 176 143 678 140 781 148 307 147 620 146 107 143 333 0,94
• P99,9-99,99 437 001 383 255 400 561 418 228 435 822 425 106 424 350 458 867 466 237 476 794 459 706 1,05
• P99,99-100 1 772 918 1 692 002 1 567 918 1 453 598 1 423 927 1 501 042 1 226 031 1 379 417 1 399 893 1 861 000 1 390 162 0,78
Note : Fractiles calculés à partir du nombre total de déclarations ISF.
Source : Calculs de l’auteur à partir des séries du tableau A5.
A8. Les fractiles de patrimoine brut 1990 à 2000
En milliers de francs de 2000
Ratio
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
2000/1990
Seuils des fractiles de patrimoine brut
• P90 19 923 19 181 18 975 18 832 19 328 18 601 18 451 18 773 19 064 19 314 19 632 0,99
• P95 28 454 27 294 27 017 26 828 27 447 26 507 26 189 26 808 27 194 27 423 27 984 0,98
• P99 69 020 65 309 64 815 64 522 67 965 64 940 64 247 66 059 66 694 67 315 68 740 1,00
• P99,5 108 211 101 085 100 722 100 656 105 682 100 254 99 486 102 532 103 604 104 435 105 282 0,97
• P99,9 280 144 259 846 265 377 271 405 287 374 275 663 274 768 294 501 298 774 308 372 282 429 1,01
• P99,99 952 770 885 940 912 579 940 595 905 446 925 385 970 700 1 046 870 1 063 200 1 127 010 1 036 064 1,09
Patrimoine brut moyen pour les fractiles de patrimoine brut
• P90-100 44 628 42 158 41 894 41 758 43 186 41 655 40 959 42 685 43 171 43 957 43 738 0,98
• P95-100 65 788 61 745 61 465 61 369 63 653 61 440 60 271 63 305 63 960 65 251 64 380 0,98
• P99-100 167 572 154 955 154 702 154 891 160 743 156 272 152 459 163 130 164 713 169 501 162 739 0,97
• P99,5-100 250 137 230 159 230 093 230 670 238 240 233 616 226 506 244 595 247 504 256 248 241 342 0,96
• P99,9-100 604 160 553 889 552 277 552 271 558 115 557 337 532 631 591 414 600 569 653 691 587 316 0,97
• P99,99-100 1 858 411 1 796 742 1 652 504 1 519 143 1 454 255 1 572 556 1 315 020 1 547 188 1 531 041 1 990 964 1 501 938 0,81

• P90-95 23 469 22 570 22 322 22 146 22 720 21 870 21 646 22 064 22 382 22 663 23 096 0,98
• P95-99 40 342 38 442 38 156 37 988 39 380 37 732 37 225 38 349 38 772 39 188 39 791 0,99
• P99-99,5 85 008 79 751 79 312 79 113 83 245 78 928 78 412 81 665 81 923 82 754 84 136 0,99
• P99,5-99,9 161 631 149 226 149 547 150 269 158 272 152 685 149 974 157 890 159 238 156 887 154 849 0,96
• P99,9-99,99 464 798 415 794 430 030 444 841 458 544 444 535 445 699 485 216 497 183 505 105 485 692 1,04
• P99,99-100 1 858 411 1 796 742 1 652 504 1 519 143 1 454 255 1 572 556 1 315 020 1 547 188 1 531 041 1 990 964 1 501 938 0,81
Note : Fractiles calculés à partir du nombre total de déclarations ISF.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES
Source : Calculs de l’auteur à partir des séries du tableau A6.

201
202
A9. Composition du patrimoine brut par fractile (1990-2000)
En %
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
Part des actifs mobiliers dans le patrimoine brut des différents fractiles
• P90-100 60,7 59,7 61,5 63,2 66,2 65,6 68,6 71,3 73,3 74,4 76,8
• P95-100 66,2 65,0 66,9 68,7 71,4 71,0 73,9 76,3 78,2 79,0 81,2
• P99-100 79,4 78,3 79,8 81,3 83,9 83,7 85,5 87,5 87,9 88,3 89,7
• P99,5-100 84,7 83,3 84,7 86,0 88,0 88,3 89,1 91,0 91,2 91,4 92,1

CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


• P99,9-100 91,8 89,1 91,1 93,1 94,1 94,2 94,9 96,0 96,1 96,2 96,0
• P99,99-100 98,1 97,3 97,2 97,2 97,2 95,9 97,1 97,0 97,2 97,3 97,1

• P90-95 45,4 45,1 46,7 48,2 51,6 50,5 53,8 57,0 59,1 61,2 64,5
• P95-99 52,5 51,7 53,7 55,8 58,7 57,8 62,0 64,4 67,8 69,0 72,4
• P99-99,5 63,7 63,9 65,8 67,6 72,2 70,3 74,9 77,1 78,0 78,5 82,7
• P99,5-99,9 78,0 77,9 78,7 79,4 82,6 82,9 84,0 86,3 86,7 86,4 88,5
• P99,9-99,99 89,0 85,2 88,5 91,6 93,0 93,5 94,2 95,7 95,7 95,7 95,6
• P99,99-100 98,1 97,3 97,2 97,2 97,2 95,9 97,1 97,0 97,2 97,3 97,1
Note : Fractiles calculés à partir du nombre total de déclarations ISF.
Source : DGI, Bureau des études statistiques (bureau M2).

A10. Évolution du nombre de déclarations ISF (1990-2000)


Ratio
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
2000/1990
Nombre de déclarations en milliers
• IR 28 029 28 607 29 052 29 558 30 038 30 585 31 134 31 538 32 251 32 896 33 554 1,20
• ISF 133 146 153 161 170 175 173 179 192 212 247 1,85
Foyers imposables à l'ISF (en %) 0,48 0,51 0,53 0,54 0,57 0,57 0,56 0,57 0,60 0,64 0,74 1,55
Source : Calculs de l’auteur.
A11. Les fractiles de patrimoine net 1990 à 2000

En milliers de francs courants


1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
Seuils des fractiles de patrimoine net
• P99,9 10 458 10 764 11 100 11 437 12 241 11 967 11 889 12 528 13 052 13 849 15 456
• P99,95 15 345 15 686 16 213 16 741 17 963 17 583 17 411 18 459 19 202 20 418 22 627
• P99,99 36 735 37 150 38 552 39 953 43 090 42 299 41 551 44 707 46 354 49 471 54 370
• P99,995 53 158 53 381 55 373 57 365 62 903 61 374 60 383 65 118 67 495 71 892 78 828
• P99,999 151 924 147 292 159 011 170 730 190 168 189 506 185 912 210 804 208 579 221 597 217 451
Patrimoine net moyen pour les fractiles de patrimoine net
• P99,9-100 23 405 23 571 24 482 25 393 27 406 26 899 26 441 28 415 29 463 31 479 34 336
• P99,95-100 34 341 34 351 35 759 37 167 40 218 39 522 38 721 41 864 43 347 46 411 50 266
• P99,99-100 85 292 83 762 87 815 91 868 100 359 98 845 96 053 105 439 109 017 117 742 124 661
• P99,995-100 129 394 126 411 132 761 139 110 151 573 150 598 145 440 161 001 166 364 181 416 189 570
• P99,999-100 324 776 313 663 331 223 348 782 374 744 379 524 362 559 409 654 422 400 478 538 468 731

• P99,9-99,95 12 468 12 791 13 205 13 619 14 594 14 276 14 161 14 965 15 580 16 548 18 406
• P99,95-99,99 21 604 21 998 22 745 23 492 25 182 24 691 24 388 25 970 26 930 28 578 31 667
• P99,99-99,995 41 190 41 113 42 870 44 626 49 146 47 093 46 666 49 877 51 670 54 068 59 753
• P99,995-99,999 80 548 79 599 83 145 86 691 95 781 93 366 91 160 98 838 102 355 107 135 119 779
• P99,999-100 324 776 313 663 331 223 348 782 374 744 379 524 362 559 409 654 422 400 478 538 468 731

Note : Fractiles calculés à partir du nombre total de déclarations IR.

INÉGALITÉS ÉCONOMIQUES
Source : Calculs de l’auteur à partir des séries du tableau A5.

203
204
A12. Les fractiles de patrimoine net 1990 à 2000
En milliers de francs de 2000

1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 19

Seuils des fractiles de patrimoine net


• P99,9 12 372 12 338 12 424 12 540 13 200 12 686 12 360 12 866 13
• P99,95 18 153 17 982 18 146 18 354 19 371 18 639 18 100 18 955 19
• P99,99 43 457 42 586 43 147 43 804 46 468 44 838 43 194 45 910 47

CONSEIL D’ANALYSE ÉCONOMIQUE


• P99,995 62 886 61 191 61 974 62 895 67 835 65 059 62 771 66 870 68
• P99,999 179 726 168 844 177 966 187 186 205 076 200 883 193 263 216 476 212
Patrimoine net moyen pour les fractiles de patrimoine net
• P99,9-100 27 688 27 020 27 400 27 841 29 554 28 514 27 486 29 179 30
• P99,95-100 40 626 39 377 40 022 40 750 43 371 41 895 40 252 42 991 44
• P99,99-100 100 901 96 018 98 283 100 723 108 227 104 780 99 851 108 277 111
• P99,995-100 153 073 144 908 148 586 152 518 163 456 159 639 151 191 165 334 169
• P99,999-100 384 210 359 558 370 706 382 400 404 123 402 309 376 895 420 678 430

• P99,9-99,95 14 749 14 662 14 779 14 932 15 738 15 133 14 721 15 368 15


• P99,95-99,99 25 557 25 217 25 457 25 757 27 156 26 173 25 352 26 669 27
• P99,99-99,995 48 728 47 129 47 980 48 927 52 998 49 920 48 512 51 219 52
• P99,995-99,999 95 289 91 245 93 056 95 047 103 289 98 972 94 765 101 498 104
• P99,999-100 384 210 359 558 370 706 382 400 404 123 402 309 376 895 420 678 430
Note : Fractiles calculés à partir du nombre total de déclarations IR.
Source : Calculs de l’auteur à partir des séries du tableau A11.

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