S5 Seance 7

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Filière : Etudes françaises

Semestre 5
Module : M 5.6 : Question de littérature
Parcours : Littérature Groupe 1+ 2 + 3
Linguistique Groupe 1+ 2 + 3
Professeur : M. Mohamed Amine Kharbouch

Séance 7
Le troisième pouvoir de la littérature :
De la réparation de la langue à la production du sens.

Au XIXe siècle […] le langage a repris la dimension énigmatique


qui était la sienne à la Renaissance. Mais il ne s’agira pas
maintenant de retrouver une parole première qu’on y aurait
enfouie, mais d’inquiéter les mots que nous parlons, de dénoncer
le pli grammatical de nos idées, de dissiper les mythes qui animent
les mots, de rendre à nouveau bruyant et audible la part de silence
que tout discours emporte avec soi lorsqu’il s’énonce.

Michel Foucault ; les Mots et les choses ;


Paris ; Gallimard ; 1966

Antoine Compagnon écrit : « Suivant une troisième version du pouvoir


de la littérature, celle-ci corrige les défauts du langage. La littérature
parle à tout le monde, elle recourt à la langue commune, mais elle fait
de celle-ci une langue propre – poétique ou littéraire. Depuis Mallarmé
et Bergson, la poésie se conçoit comme un remède non plus aux maux
de la société, mais, plus essentiellement, à l’inadéquation de la langue.
« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » : suivant « Le Tombeau
d’Edgar Poe », telle sera l’ambition de la poésie ; elle compensera
l’insuffisance du langage et de ses catégories discrètes, car elle seule
est en mesure d’exprimer le continu, l’élan et la durée, c’est-à-dire de
suggérer la vie. Les définitions classique et romantique du pouvoir de
la littérature n’ont plus cours – instruire en plaisant, atténuer la
fragmentation de l’expérience -, mais un projet moderne ou même
moderniste faisant de la littérature une philosophie, voire la

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philosophie, c’est-à-dire le dépassement du langage ordinaire. » Leçon
§ 53.

I- Crise et procès du langage


R. Barthes, dans sa leçon inaugurale au collège de France, souligne que
la modernité littéraire française date de la seconde moitié du XIX e
siècle avec Mallarmé et peut être définie par un fait nouveau « qu’on y
conçoit des utopies de langage. Nulle histoire de la littérature […] ne
saurait être juste qui se contenterait comme par le passé d’enchainer
des écoles sans marquer la coupure qui met alors à nu un nouveau
prophétisme : celui de l’écriture »1.

En effet, ce qui définit la littérature en général, et la création


poétique en particulier, au XIXe siècle, c’est le sentiment obsédant des
créateurs que le langage ne peut à lui seul dire le réel de l’être et du
monde, en raison d’un handicap congénital comme l’évoque l’image
légendaire du « chaudron fêlé » de Gustave Flaubert.

Le chapitre XII de la deuxième partie de Madame Bovary est une


description de l’évolution des rapports entre Emma et Rodolphe, ils
viennent de reprendre leur relation amoureuse. Emma est prise
« d’étranges idées », elle demande à son amant de penser à elle quand
minuit sonnera, lui faisant des déclarations d’amour enflammées.
- « Oh ! c’est que je t’aime ! reprenait-elle, je t’aime à ne pouvoir me passer de toi […]
Tu es mon roi, mon idole ! Tu es bon ! Tu es beau ! Tu es intelligent ! Tu es fort »2.

Flaubert change de focalisation et la déplace du côté de Rodolphe. En


réalité, si les mots d’Emma sont vides de sens, c’est parce que son
amant n’y trouve rien d’original, il y décèle seulement « l’éternelle monotonie
de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage »3. Le narrateur prend
ses distances avec le jugement de Rodolphe et entame contre lui un
réquisitoire cruel et profond :
« Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la
parité des expressions […] comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les
métaphores les plus vides, puisque personne jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses

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besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un
chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir
les étoiles »4.

Le chaudron, le piano, ce piano-chaudron fêlé5 produit des sons


dysharmoniques, du bruit ; au lieu de vibrer et d’émettre des mélodies,
cela sonne creux, exactement comme « les métaphores les plus vides ».
La partition musicale, au lieu d’attendrir les étoiles, excite les ours qui
se mettent à danser.

Cette image célèbre du chaudron fêlé, résume la problématique


centrale de la littérature au XIXe siècle. Le malaise à l’égard du
langage, la parole infirme, la grégarité linguistique, le divorce entre le
mot et la chose… sont au cœur de l’écriture et de la critique littéraire.

Toute la poésie, de la seconde moitié du XIXe siècle, au moins depuis


Baudelaire a comme ambition, comme l’écrit Mallarmé dans « Le
Tombeau d’Edgar Poe », de « donner un sens plus pur aux mots de la
tribu ».

Pour Mallarmé, les procédures de significations poétiques doivent


impérativement « rémunérer le défaut des langues ». Sa poésie se
situe loin des sens canoniques et utilitaires du langage commun, celui
de la foule. C’est par le sens multiple des mots – le passage de l’univoque
à l’équivoque – en particulier, des mots qui deviennent images suggérant
l’idée des choses absentes, que le poète opère, « la rature de la vague
littérature » et détache le poème de toute forme de référence au réel.
Pour Mallarmé « ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers […]
c’est avec des mots » ; pour lui, le poète, dont la mission est de trouver
une nouvelle langue, inscrit la création dans un travail complexe à
l’intérieur du langage, pour inventer et créer un art qui mêle sonorités,
rythmes et mots pour évoquer des images et surtout suggérer des
sensations et des émotions. Il s’agit de remettre le mot en situation
de rapport avec d’autres, multiplier les relations, les constellations et
les sens, éveiller des échos par les connotations et ainsi faire de la
poésie : « l’expression, par le langage humain ramené à son rythme

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essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue
ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tache
spirituelle »6.

L’idéal poétique mallarméen ne peut être atteint sans la purification et


la réparation de l’usure des mots, devenus dans l’usage, impurs, pour
ramener le langage à son rythme premier ou plus précisément
essentiel. La création poétique ne doit transmettre aucun message, à
l’exception de l’expression de la beauté ; le mot ne doit plus renvoyer
à aucune chose ou référent, et c’est de son contact avec les autres
mots que jaillira la beauté. Par ce démontage et ce travail sur le
langage en plus d’une syntaxe hors-norme, des métaphores inusitées,
des discours erratiques et une ponctuation insolite et déconcertante,
Mallarmé écrit contre tout l’héritage littéraire antérieur et invite son
lecteur à apprendre à dépasser le sens de la lettre ou encore le sens
de la dénotation.

La conception de l’écriture chez Flaubert et l’idéal esthético-poétique


de Mallarmé traversent le cheminement théorique de la nouvelle
critique ; il suffit de rappeler que dès l’année 1966, R. Barthes refuse
de définir l’écrivain en termes de valeur ou de rôle, « mais seulement
par une certaine conscience de la parole. Est écrivain celui pour qui le
langage fait problème, qui en éprouve la profondeur, non
l’instrumentalité ou la beauté »7.

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II- Le devenir philosophique de la littérature ou
l’image : voie royale de la connaissance.

La vérité est que les chefs d’œuvre du roman contemporain


en disent beaucoup plus long sur l’homme et sur la nature,
que de graves ouvrages de philosophie, d’histoire et de
critique. L’outil moderne est là.

Emile Zola, Le Naturalisme au théâtre (1881)

Pour Mallarmé, avons-nous précisé dans la première partie, la poésie


« est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme
essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence… ». Chez
Flaubert, le fastidieux travail du style, fait de l’écriture un être total
– abolition de l’opposition du fond et de la forme - en ce sens que l’acte
d’écrire et l’acte de pensée ne font plus qu’un. Dans cette perspective,
le monde a besoin d’un langage poétique et d’une écriture purs, d’un
verbe Originel, pour accéder au sens, et la littérature, à ce stade
acquiert une portée ontologique ; elle devient un moyen de la
connaissance, une philosophie, voire la philosophie.

Eric Benoit8, spécialiste de Mallarmé, souligne que celui-ci dote la


poésie, d’une tache spirituelle : son devoir est d’exprimer le sens
mystérieux des aspects de l’existence et de donner au monde une
caution ontologique par le langage. Une nouvelle conception du langage
est attachée à cette fonction de la poésie et Mallarmé s’emploie à
montrer le passage d’un langage inessentiel à la recherche d’un langage
essentiel, capable, à lui seul de donner authenticité à l’être et au
monde. Examinant la définition de Mallarmé de la poésie9, E. Benoit,
tient compte de la densité de la signification qu’y met le poète ou
plutôt, le poète devenu philosophe, à partir de questions foncièrement
philosophiques telles que : « Quel est exactement ce rythme ? En quoi
peut-il être dit essentiel ? De quel mystère s’agit-il ? Le langage
poétique doit-il réduire, élucider ce mystère ou l’exprimer en le
gardant mystérieux ? ». Le commentaire de cette définition doit

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éclairer trois termes clefs : le monde (l’existence), l’esprit de l’Homme
et enfin le langage. La poésie de Mallarmé, en pensant l’être et le
monde, dans une nouvelle construction langagière, en réfléchissant sur
le Moi, le Monde et le Mot, dans un faisceau de relations complexes,
devient une philosophie à part entière.

Georges Gusdorf, réfléchit sur la parole, essentiellement aliénée et


aliénante, (fasciste, écrit Barthes) note « Si les mots commandent
l’accès à l’être, s’il est vrai qu’en deçà et au-delà des mots, il n’y a rien,
- comment se fait-il que la parole apparaisse souvent suspecte et
dévaluée ? Monnaie de l’être, en principe, - mais trop souvent fausse
monnaie. »10

Le creux et l’inanité du langage – exprimés métaphoriquement grâce à


l’image du chaudron fêlé, et sous la forme spécifique de la fiction -
gagnent en intensité plus que, par, les vérités exprimées en concepts.
A travers une histoire fictionnelle singulière, Flaubert dit et
représente l’incapacité du langage à dire la vérité. La littérature pense
comme la philosophie mais sous la forme charmante11 du récit. La
philosophie recourt au concept pour penser, la littérature, à la fiction
pour produire une connaissance sur l’homme, le monde et le langage. Le
créateur effectue le sens, par son écriture, par une pratique singulière
du langage. C’est une pensée mise en images, mise en scènes et mise en
mouvements – et non plus en concepts – dans des histoires de vies.

Mallarmé, est à la quête douloureuse du rythme essentiel ; Flaubert,


passe sa vie à faire des phrases : « Je vais donc reprendre ma pauvre
vie si plate et tranquille, où les phrases sont des aventures »12 ;
Rimbaud, pour devenir poète, travaille à se faire Voyant tout en
sachant qu’atteindre l’inconnu par la Voyance ne peut se concrétiser
que par un langage radicalement nouveau et surtout originel puisque les
« inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles ». La création
littéraire n’est pas réductible à sa seule valeur esthétique, elle devient
mode de connaissance, connaissance et sagesse. Une fois le langage,
réparé et purifié, il n’est plus au service de la pensée, il devient la
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pensée même. La littérature – mensonge vrai et sincère – est désormais
le moyen privilégié pour connaître la vie ; Proust suggère par la bouche
de son narrateur : « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la
seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ; cette
vie qui, en un sens, habite à chaque instant, chez tous les hommes aussi
13
bien que chez l’artiste.

Si donc la littérature est l’unique moyen, pour le créateur mais


également pour le lecteur pour habiter le monde et procéder à
l’éclaircissement de l’opacité de la vie, il n’en demeure pas moins vrai
que la connaissance produite par la littérature n’est jamais ni entière,
ni définitive, Barthe écrit « la littérature ne dit pas qu’elle sait quelque
chose, mais qu’elle sait de quelque chose, ou mieux : qu’elle en sait
quelque chose – qu’elle en sait long sur les hommes. »14

Cette « sagesse de l’incertitude » de la littérature, son refus de


conclure – la bêtise consiste à vouloir conclure écrit Flaubert -, son
recours à l’ironie poétique, sa méfiance de tomber dans le piège des
constructions conceptuelles, sa vigilance éclairée pour éviter de
devenir un dispositif de pouvoir, la rendent supérieure à la philosophie.
La littérature privilégie un savoir en train de se faire, qui se renouvelle
continuellement (le se faisant) en réponse à celui tout fait de la
philosophie. La littérature, en s’activant à entendre la langue, en
dehors des circuits du pouvoir, mine de l’intérieur et avec subtilité
tous les dispositifs idéologiques et les formes de mystification et peut
être définie, en dernière analyse comme « cette tricherie salutaire,
cette esquive, ce leurre magnifique qui permet d’entendre la langue
hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du
langage ».15

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1 Roland. Barthes ; Leçon ; Paris ; Seuils ; 1978 ; p. 23. (leçon prononcée le 7 janvier
1977 au collège de France.)

2 Gustave. Flaubert ; Madame Bovary ; Paris ; Ed. Librairie Générale Française ; Coll.
Les classiques de Poche ; 1999 ; p. 300.

3 Ibid p. 300 - 301

4 Ibid P. 301

5 Depuis le XIXe siècle, l’adjectif fêlé qualifie un son faux, mat, qui n’a plus de
résonnances.

6 Stéphane. Mallarmé ; lettre à Henri Cazalis, 25 avril 1864 ; Œuvres Complètes ;


Gallimard, « Bibliothèque de la Pleiade » ; 1998 ; p. 656.

7 Roland. Barthes ; Critique et vérité ; Paris ; Ed. du Seuil ; Coll. Essais ; 1966 ; p. 50.

8 Voir l’article de Eric Benoit ; « Un enjeu de l’esthétique mallarméenne : la poésie et le


sens du monde » in Romantisme ; 2001 ; n° 111. L’Œuvre et le temps. pp. 107 – 120.

9 Voir cette définition, ci-dessus. p. 4

10 Georges. Gusdorf ; la Parole ; Paris ; PUF ; 1952 ; 8e édition ; 1977 ; p. 37.

11 Charmante, charme est à entendre ici dans son sens étymologique, Carmen qui signifie
chant magique et envoutant. Paul Valéry a intitulé un de ses recueils poétiques, Charmes
(1922).

12 Cité in Roland. Barthes ; « Flaubert et la phrase » in le Degré zéro de l’écriture suivi


de Nouveaux essais critiques ; Paris ; Ed. du Seuil ; Coll. ; Points 1953 et 1972 ; p. 142.

13 Marcel. Proust ; A la Recherche du temps perdu ; Paris ; Gallimard ; Coll. « Pleiade » ;


1987. 1989, 4 vol. ; tome IV ; p. 474.

14 Roland. Barthes ; leçon ; Op. cit ; p. 19

15 Ibid ; p. 16.

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