Bachelard

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LA NOTION D' « OBSTACLE ÉPISTÉMOLOGIQUE »

« Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt
à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la
connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la
complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit
humain : c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de
nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes
de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que
nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui
projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les
révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire »
mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup,
quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la
vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance
antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit
même, fait obstacle à la spiritualisation.

L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures
de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le
mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un
seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement
offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est
jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est,
spirituellement, rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.

La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à
l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres
raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort.
L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En
désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur
l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait
pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de
morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit
d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous
ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi
qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est
précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un
esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de
question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné.
Tout est construit.

Une connaissance acquise par un effort scientifique peut elle-même décliner. La question
abstraite et franche s'use : la réponse concrète reste. Dès lors, l'activité spirituelle s'invertit et
se bloque. Un obstacle épistémologique s'incruste sur la connaissance non questionnée. Des
habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, à la longue, entraver la recherche.
« Notre esprit, dit justement M. Bergson a une irrésistible tendance à considérer comme plus
claire l'idée qui lui sert le plus souvent. » L'idée gagne ainsi une clarté intrinsèque abusive. A
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l'usage, les idées se valorisent indûment. Une valeur en soi s'oppose à la circulation des
valeurs, C'est un facteur d'inertie pour l'esprit. Parfois une idée dominante polarise un esprit
dans sa totalité. Un épistémologue irrévérencieux disait, il y a quelque vingt ans, que les
grands hommes sont utiles à la science dans la première moitié de leur vie, nuisibles dans la
seconde moitié. L'instinct formatif est si persistant chez certains hommes de pensée qu'on ne
doit pas s'alarmer de cette boutade. Mais enfin l'instinct formatif finit par céder devant
l'instinct conservatif. Il vient un temps où l'esprit aime mieux ce qui confirme son savoir que
ce qui le contredit, où il aime mieux les réponses que les questions. Alors l'instinct conservatif
domine, la croissance spirituelle s'arrête.

La notion d'obstacle épistémologique peut être étudiée dans le développement historique de la


pensée scientifique et dans la pratique de l'éducation. Dans l'un et l'autre cas, cette étude n'est
pas commode. L'histoire, dans son principe, est en effet hostile à tout jugement normatif. Et
cependant, il faut bien se placer à un point de vue normatif, si l'on veut juger de l'efficacité
d'une pensée. Tout ce qu'on rencontre dans l'histoire de la pensée scientifique est bien loin de
servir effectivement à l'évolution de cette pensée. Certaines connaissances même justes
arrêtent trop tôt des recherches utiles. L'épistémologue doit donc trier les documents recueillis
par l'historien. Il doit les juger du point de vue de la raison et même du point de vue de la
raison évoluée, car c'est seulement de nos jours, que nous pouvons pleinement juger les
erreurs du passé spirituel. D'ailleurs, même dans les sciences expérimentales, c'est toujours
l'interprétation rationnelle qui fixe les faits à leur juste place. C'est sur l'axe expérience-raison
et dans le sens de la rationalisation que se trouvent à la fois le risque et le succès. Il n'y a que
la raison qui dynamise la recherche, car c'est elle seule qui suggère au-delà de l'expérience
commune ( immédiate et spécieuse) l'expérience scientifique (indirecte et féconde). C'est donc
l'effort de rationalité et de construction qui doit retenir l'attention de l'épistémologue. On peut
voir là ce qui distingue le métier de l'épistémologue de celui de l'historien des sciences.
L'historien des sciences doit prendre les idées comme des faits. L'épistémologue doit prendre
les faits comme des idées, en les insérant dans un système de pensées. Un fait mal interprété
par une époque reste un fait pour l'historien. C'est, au gré de l'épistémologue, un obstacle,
c'est une contre-pensée.

C'est surtout en approfondissant la notion d'obstacle épistémologique qu'on donnera sa pleine


valeur spirituelle à l'histoire de la pensée scientifique. Trop souvent le souci d'objectivité qui
amène l'historien des sciences à répertorier tous les textes ne va pas jusqu'à mesurer les
variations psychologiques dans l'interprétation d'un même texte. A une même époque, sous un
même mot, il y a des concepts si différents! Ce qui nous trompe, c'est que le même mot à la
fois désigne et explique. La désignation est la même, l'explication est différente. Par exemple,
au téléphone, correspondent des concepts qui différent totalement pour l'abonné, pour la
téléphoniste, pour l'ingénieur, pour le mathématicien préoccupé des équations différentielles
du courant téléphonique. L'épistémologue doit donc s'efforcer de saisir les concepts
scientifiques dans des synthèses psychologiques effectives, c'est-à-dire dans des synthèses
psychologiques progressives, en établissant, à propos de chaque notion, une échelle de
concepts, en montrant comment un concept en a produit un autre, s'est lié avec un autre. Alors
il aura quelque chance de mesurer une efficacité épistémologique. Aussitôt, la pensée
scientifique apparaîtra comme une difficulté vaincue, comme un obstacle surmonté.

Dans l'éducation, la notion d'obstacle pédagogique est également méconnue. J'ai souvent été
frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c'est possible, ne
comprennent pas qu'on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la
psychologie de l'erreur, de l'ignorance et de l'irréflexion. [...] Les professeurs de sciences
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imaginent que l'esprit commence comme une leçon, qu'on peut toujours refaire une culture
nonchalante en redoublant une classe, qu'on peut faire comprendre une démonstration en la
répétant point pour point. Ils n'ont pas réfléchi au fait que l'adolescent arrive dans la classe de
physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s'agit alors, non pas
d'acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de
renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne. Un seul exemple : l'équilibre
des corps flottants fait l'objet d'une intuition familière qui est un tissu d'erreurs. D'une manière
plus ou moins nette, on attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si
l'on essaie avec la main d'enfoncer un morceau de bois dans l'eau, il résiste. On n'attribue pas
facilement la résistance à l'eau. Il est dès lors assez difficile de faire comprendre le principe
d'Archimède dans son étonnante simplicité mathématique si l'on n'a pas d'abord critiqué et
désorganisé le complexe impur des intuitions premières. En particulier sans cette
psychanalyse des erreurs initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le
corps complètement immergé obéissent à la même loi.

Ainsi toute culture scientifique doit commencer, comme nous l'expliquerons longuement, par
une catharsis intellectuelle et affective. Reste ensuite la tâche la plus difficile : mettre la
culture scientifique en état de mobilisation permanente, remplacer le savoir fermé et statique
par une connaissance ouverte et dynamique, dialectiser toutes les variables expérimentales,
donner enfin à la raison des raisons d'évoluer.

Ces remarques pourraient d'ailleurs être généralisées : elles sont plus visibles dans
l'enseignement scientifique, mais elles trouvent place à propos de tout effort éducatif. Au
cours d'une carrière déjà longue et diverse, je n'ai jamais vu un éducateur changer de méthode
d'éducation. Un éducateur n'a pas le sens de l'échec précisément parce qu'il se croit un maître.
Qui enseigne commande. D'où une coulée d'instincts. MM. von Monakow et Mourgue ont
justement noté cette difficulté de réforme dans les méthodes d'éducation en invoquant le poids
des instincts chez les éducateur (Gérard VARET, Essai de psychologie objective. L'ignorance et
l'irréflexion, Paris, 1898). « Il y a des individus auxquels tout conseil relatif aux erreurs
d'éducation qu'ils commettent est absolument inutile parce que ces soi-disant erreurs ne sont
que l'expression d'un comportement instinctif. » A vrai dire, MM. von Monakow et Mourgue
visent « des individus psychopathes », mais la relation psychologique de maître à élève est
une relation facilement pathogène. L'éducateur et l'éduqué relèvent d'une psychanalyse
spéciale, En tout cas, l'examen des formes inférieures du psychisme ne doit pas être négligé si
l'on veut caractériser tous les éléments de l'énergie spirituelle et préparer une régulation
cognito-affective indispensable au progrès de l'esprit scientifique, D'une manière plus précise,
déceler les obstacles épistémologiques, c'est contribuer à fonder les rudiments d'une
psychanalyse de la raison.»

Bachelard, 1938, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, p 14-19.

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