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Sommaire

I. Inédits

1) La prière, de l’épreuve à la béatitude. Sur une lettre de Saint-Cyran (1979)


2) Le corps selon Paul Claudel (2000)
3) Les noms divins dans la pensée de saint Augustin (2012)
4) Sur la « Nouvelle phénoménologie en France (2012)
5) Formes et destinataires de l’apologétique (2013)

II. Entretiens

1) 2013, Critique, p. 240-253, entretien avec C. Riquier et M. Cerisuelo


2) 2016, Philosophie Magazine, entretien avec Michael Fœssel sur les larmes
3) 2018, Esprit, entretien avec C. Riquier et M. Fœssel

III. Platon et la Bible

1) Arnaud Macé
2) Catherine Chalier
3) Emmanuel Cattin
4) Emmanuel Falque
5) Anne de Saxcè
6) Jean Greisch

IV. Dialogues philosophiques

1. Jean-Luc Marion
2. Camille Riquier
3. Olivier Boulnois
4. Maria Guibert Elizalde
5. Philippe Grosos
6. Jérôme de Gramont

V. Art et existence

1. Jean-Louis Chrétien : compte-rendu d’Art et existence de H. Maldiney (1986)


2. Jérôme Laurent
3. Thomas Aït-Kaci
4. Sébastien Perbal
5. Paul Slama
6. Pierre Carrique
VI. Portraits et hommages
1) Fabrice Hadjadj
2) Camille Riquier (Libération 1er juillet 2019)
3) Patrick Kéchichian (La Croix 1er juillet 2019)
4) Rodolphe Olcèse (Médiapart 2 juillet 2019)
5) Arnaud Macé (Il manifesto 4 juillet 2019)
6) Emmanuel Housset (La Croix 5 juillet 2019)

VII. Correspondance
(lettres de Michel Henry à Jean-Louis Chrétien)
I. Inédits

La prière, de l’épreuve a la béatitude


Sur une lettre de Saint-Cyran
(décembre 1979)

Qu’en est-il du rapport de l’épreuve et de la béatitude, de la voie et de la gloire ? Tout semble


les opposer, et un abîme s’ouvrir entre le viateur et le compréhenseur. C’est ainsi que méditant
sur le Paradis, un spirituel du XVIIe siècle, Claude La Colombière, marque avec force que la
meilleure connaissance que nous puissions en avoir est négative, celle de tout ce dont l’homme
y sera délivré.
Le bonheur des saints, à la considérer par l’endroit qui est le plus visible à notre égard, consiste en ce qu’ils ne
sont plus ce que nous sommes. Nous ne connaissons point du tout les biens dont ils jouissent ; mais nous
ressentons les maux dont ils sont exempts […]. La voie la plus courte et la plus efficace pour nous faire
connaître le paradis, c’est de considérer les misères dont il est exempt 1.

D’un mot, « je ne sais pas ce que ce sera du paradis […], je ne sais pas ce qu’il y aura. – Je sais
ce qui n’y sera pas2 ». Sans doute les mystiques ne s’en tiennent pas à une conception aussi
apophatique, et insistent sur l’avant-goût de la béatitude que nous pouvons recevoir dans
l’extase et le ravissement. Loin de faire de la béatitude l’opposé de notre vie d’épreuves,
Angèle de Foligno la définit comme une possession différente de ce que nous avons déjà. Elle
raconte que « Dieu lui apprit comment l’inénarrable bien dont il vient d’être parlé3 est le partage
des saints dans la vie éternelle, que les saints ne possèdent pas un autre bien, mais en ont
seulement une expérience différente de la nôtre (non est aliud bonum a predicto, sed est ibi alia
experientia)4 ». Le fondement de ces deux conceptions opposées, l’une mettant l’accent sur la
discontinuité, l’autre sur une certaine continuité, est un fondement commun : c’est par la pure
joie à laquelle Dieu peut nous faire la grâce de nous élever dès cette vie que nous pouvons
– sous un mode très différent – anticiper celle de la gloire que nous espérons. N’était cette joie
qu’évoque Angèle de Foligno, resterait, pour décrire le paradis, la voie négative de
La Colombière.
La question de la prière est un des lieux où peut se marquer l’opposition du viateur et du
compréhenseur. Quelle que soit la définition qu’on adopte, et qu’on en fasse une élévation de
l’esprit vers Dieu, ou la déclaration de notre volonté à Dieu, la prière des bienheureux, qui est
de foi, fait pour la théologie problème (comme, pour des raisons analogues, celle du Christ).
Celui qui voit Dieu, comment pourrait-il encore s’y élever, avoir à s’y élever ? Celui qui a tout
ce qui peut faire l’objet de son désir, comment pourrait-il encore avoir à demander ? Les
réponses qu’à ces questions donne la théologie, si elles éclairent la prière des bienheureux, n’en
manifestent que mieux, par là même, tout ce qui la sépare de la prière des viateurs, à tel point
que le terme de prière pourrait en paraître équivoque. Il demeure pourtant que faute de se
dérober à sa tâche, la théologie doit penser l’unité de ces deux prières dans leur différence, et
cela d’une façon autre que formelle. La prière des bienheureux n’est pas une minutie

1
Claude La Colombière, Écrits spirituels, éd. A. Ravier, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 426.
2
Ibid., p. 429.
3
Angèle de Foligno vient de décrire la manifestation de Dieu à son âme et de son âme à Dieu.
4
Angèle de Foligno, Le Livre de l’expérience des vrais fidèles, éd. et trad. M. J. Ferré, Paris, 1927, p. 244-245.
Voir Saint-Cyran, Lettres chrétiennes et spirituelles, Lyon, 1674, t. I, p. 450.
théologique – ni une case dans la combinatoire des formes possibles d’oraison. Si les
bienheureux prient, leur prière ne peut pas ne pas révéler quelque chose de l’essence de la prière,
ce moment ne peut pas ne pas être présent dans la nôtre.
Ces questions, une lettre de M. de Saint-Cyran les pose, et les pose à leur point de plus haute
tension. Cette lettre présente, dans la forme libre de l’exhortation, un véritable traité du sens et
du rôle de l’affliction dans la vie spirituelle, qui n’a rien que de traditionnel. Sinon pour un bref
passage, qui soulève des questions décisives sur la prière, et forme l’objet de cette étude.
Cela seul5 confirme tout ce que je vous ai dit, et pour toute consolation vous oblige d’entrer avec ces
saints6 dans cette sorte de prière, qui consiste dans le seul regard de Dieu, autant que la foi purifiée par la
souffrance le peut permettre ; puisque la peine intérieure qui dure toujours, empêche peut-être votre âme
d’entretenir Dieu comme elle voudrait. Il n’y a rien qui vous puisse consoler davantage, parce qu’elle est
la prière des bienheureux, laquelle ils font, non pas pour eux, mais pour les autres. Et par conséquent la
plus excellente de toutes, et qui se trouvera un jour jointe à la louange éternelle de Dieu dans vous, comme
elle l’est maintenant dans eux, lors qu’il plaira à Dieu de vous ôter ces peines, et de les changer en ces
joies ineffables, qu’il vous fait mériter par elles7.

Par sa prière, la correspondante de M. de Saint-Cyran, plongée dans l’affliction et le


tourment spirituels, participe à une double communauté. Une communauté avec ces saints que
M. de Saint-Cyran vient de lui donner en exemple dans les pages précédentes, les « plus grands
amis [de Dieu] dans le vieil et nouveau Testament, David, Jérémie, Job et saint Paul8 », les plus
grands amis de Dieu parce que les plus éprouvés de Dieu – l’auteur allant jusqu’à écrire que
saint Paul, « après avoir été instruit par Jésus-Christ même dans l’école du paradis, fut relégué
comme dans l’enfer9 ». Une communauté, d’autre part, avec les « bienheureux », avec ceux qui
jouissent de la vision de Dieu. Madame de Chantal est donc à la fois au paradis et en enfer, au
paradis parce qu’en enfer : car le point commun entre saint Paul et elle n’est pas d’avoir été
élevée au troisième ciel, mais d’être, elle aussi, reléguée en enfer. Ce n’est pas par une élévation,
mais par une chute, qu’elle entre en communauté avec les saints éprouvés ; et c’est seulement
par cette communauté avec les éprouvés qu’elle entre en communauté avec les bienheureux.
La prière des éprouvés est la prière des bienheureux : « cette sorte de prière qui consiste
dans le seul regard de Dieu […] est la prière des bienheureux ». Et la consolation minimale est
la consolation maximale ; la seule consolation qui reste est aussi la seule qui vaille : « […] pour
toute consolation Dieu vous oblige d’entrer avec ces saints », dit d’abord M. de Saint-Cyran.
La consolation est donc d’abord, semble-t-il, de saisir qu’on n’est pas le seul à avoir été
abandonné, délaissé et éprouvé, et que cet abandon est un don, puisque les plus éprouvés sont
les plus aimés10. Consolation en apparence la plus faible et comme résiduelle : « pour toute
consolation » – car elle ne supprime pas la désolation, mais permet de la vivre sans y
succomber. Mais, aussitôt posé, le minimum se renverse en maximum : « il n’y a rien qui vous
puisse consoler davantage, parce qu’elle est la prière des bienheureux ». Le caractère paradoxal
de cette identification de l’essence de la prière des éprouvés et de celle de la prière des
bienheureux est d’autant plus fort que la première est une prière difficile (« autant que la foi
purifiée par la souffrance le peut permettre ») et elle-même empêchée et gênée : « la peine

5
L’« écharde dans la chair » dont Dieu n’a pas voulu délivrer saint Paul.
6
Les saints éprouvés, affligés et tentés.
7
Saint-Cyran, Lettres chrétiennes et spirituelles, lettre VIII, op. cit., p. 84-85. Nous modernisons l’orthographe.
8
Ibid., p. 82.
9
Ibid., p. 84.
10
Voir notre étude Nulla tentatio omnis tentatio. Le danger de la sécurité, reprise in Le Regard de l’amour,
Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 65-90.
intérieure qui dure toujours empêche peut-être votre âme d’entretenir Dieu comme elle
voudrait ». L’oraison de regard n’est donc pas une oraison librement choisie et élue : elle est
celle qui reste encore possible quand les autres sont interdites par l’épreuve. Celle dont, en
apparence, il faut se contenter à défaut d’une autre que l’on préférerait peut-être, ce qui reste
quand toute autre a disparu, et disparu malgré nous et notre désir. À défaut d’entretenir Dieu
comme on le voudrait, il reste à la regarder comme on peut. Si la lettre de M. de Saint-Cyran
s’achevait là, elle serait une leçon de résignation et de patience : portez, supportez bien la
sécheresse, elle n’aura qu’un temps. Mais il y va de tout le contraire : non pas de la résignation,
mais de l’exaltation.
Car de la même façon que l’épreuve est, sous la figure d’une malédiction, la véritable
bénédiction, et l’élection sous le masque de la réprobation, de même la seule oraison qui nous
reste quand nous ne pouvons plus prier comme nous le voudrions est aussi la seule que nous
devrions voir si nous pouvions prier comme nous le voulons. L’oraison qu’on n’élit pas est la
seule qu’il faudrait élire, si l’on avait à le faire. M. de Saint-Cyran ne dit pas qu’à défaut de
pouvoir ce que l’on veut, il faut vouloir ce que l’on peut. Mais que l’oraison qui n’est voulue
que parce qu’elle est la seule encore possible dans l’épreuve, est celle-là même que l’on devrait
vouloir si l’on pouvait tout. Le renversement de la consolation minimale en consolation
maximale n’est donc pas un paradoxe arbitraire, mais se fonde sur l’aspect gracieux et
providentiel de cette limitation des possibles. Cette privation est un enrichissement comme
l’abandon est un don. Il y a quelque communauté d’essence entre l’oraison violente de
l’éprouvé – qui le fait prier autrement qu’il ne le voudrait – et l’oraison des bienheureux.
La consolation suprême pour Madame de Chantal est de prendre conscience de l’identité
d’essence de sa prière et de celle des bienheureux. Certes, à peine cette identité est-elle
proclamée qu’une différence est introduite : les bienheureux ne prient pas pour eux, mais pour
les autres. Mais cette différence n’est pas ici centrale : à preuve la dernière phrase où le « par
conséquent » (« et par conséquent la plus excellente de toutes ») renvoie, non à la prière des
bienheureux considérée dans sa différence, mais à celle des éprouvés considérée dans son unité
avec l’autre11. La différence majeure n’est pas tant que l’on prie pour soi ou pour les autres,
mais que le noyau commun à la prière des éprouvés et à celle des bienheureux se donne dans et
par les peines, ou dans et par les « joies ineffables » du paradis. La prière de Madame de Chantal
est déjà la prière des bienheureux – donc la plus excellente – bien qu’elle ne soit pas
bienheureuse, mais mérite de le devenir12.
Mais qu’y a-t-il précisément de commun entre ces deux prières ? La notion de « regard » est
ce qui, dans la lettre, assure le passage : c’est « cette sorte de prière qui consiste dans le seul
regard de Dieu » qui est « la prière des bienheureux ». La fin de la lettre compare les justes
affligés au Christ souffrant sa passion, en tant qu’au milieu de leurs peines ils demeurent
« soumis parfaitement à Dieu par un regard intérieur vers lui, qui est l’image de leur future
félicité, et dans lequel seul se conserve leur amour et leur bonne intention13 ». Est-ce à dire que
l’on passe continûment du regard à la vision ? Mais le caractère le plus propre de l’oraison de
simple regard ou de simple vue est précisément qu’elle ne voit pas, qu’elle ne voit rien. Le

11
Comme le montre la suite de la phrase.
12
Dans cette lettre est évoquée la possibilité que la fin de ses peines soit aussi la fin de sa vie. C’est aussi un
des échos de cette phrase. Voir Saint-Cyran, Lettres chrétiennes et spirituelles, op. cit., p. 75 : « Ô l’heureuse
souffrance […]. Et peut-être que vous ne vivez que pour cela, et que lorsque votre mal intérieur, dont vous vous
plaignez, finira, vous finirez et cesserez de vivre. »
13
Ibid., p. 85-86.
« regard » n’est pas le commencement de la vision, car il se porte vers l’invisible. Ce regard
suppose la foi, et se distingue de la vision. Il désigne cette oraison inarticulée, cette oraison de
silence « où la Foi règne toute seule, en regardant incessamment Dieu, sans attendre rien de lui,
sinon qu’il lui plaise d’agréer qu’on le regarde14 ». Le noyau commun des deux prières n’est
donc pas à chercher dans la connaissance de Dieu, incomparable dans l’une et dans l’autre.
Pour comprendre le sens de ce « regard », il convient de ne pas projeter sans autre dans ce
mot la définition technique que les spirituels donnent de l’oraison de simple regard. La
similitude serait trompeuse. Cette oraison contemplative, dégagée de la méditation, est celle,
dit un texte classique longtemps attribué à Bossuet et cité sous son nom, « que l’on peut nommer
de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en soi, vers
quelque objet divin, soit Dieu en lui-même, ou quelqu’une de ses perfections, soit Jésus-Christ,
ou quelqu’un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L’âme quittant donc le
raisonnement, se sert d’une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptibles
des opérations et impressions divines15 ». Pour M. de Saint-Cyran, le « regard de Dieu », par
lequel la prière des éprouvés et celle des bienheureux s’unissent, n’est pas tant une forme
particulière d’oraison, que l’on pourrait situer à telle place dans la hiérarchie des formes de
contemplation, ou à tel moment du progrès spirituel, que ce par quoi toute l’existence peut être
transformée en oraison. C’est le sens de son insistance sur la nécessité d’une oraison
continuelle : il ne s’agit pas d’étendre une oraison à toute notre existence, mais de réduire toute
notre existence à une oraison. Dieu ne donne sa grâce « qu’à ceux qui le prient sans relâche […]
soit qu’ils pensent ou parlent à lui, soit qu’ils agissent ou souffrent pour lui. Tout est prière,
quand on a Dieu dans l’esprit, et qu’on fait tout pour l’amour de lui16 ». Pour que notre oraison
soit continuelle, « il faut faire une suite et comme une chaîne de toute l’occupation du jour pour
l’amour de Dieu, et elle deviendra une oraison par cette vue et cette intention sainte, prenant
garde seulement de ne pas laisser volontairement aucun vide qui soit rempli de quelque chose
qui ne soit pas de lui, ni pour lui17 ». Même l’acte de s’habiller peut devenir une oraison18. À la
question traditionnelle des interruptions de l’oraison ou des distractions dans l’oraison se
substitue celle du vide dans la suite des tâches. N’avoir regard qu’à Dieu ne signifie pas
s’efforcer d’atteindre un état de perpétuelle contemplation de Dieu, mais organiser son
existence de façon que Dieu y soit la fin de tous nos actes et de toutes nos pensées. Peu importe
que la prière soit courte et sèche, peu importe qu’elle ne soit pas comme nous voudrions qu’elle
fût, si toute l’existence est elle-même devenue oraison. Cela n’est pas diminuer l’importance

14
Saint-Cyran, Lettres chrétiennes et spirituelles, op. cit., t. II, p. 123, où il est fait allusion à cette lettre à
Madame de Chantal que nous commentons.
15
Jacques-Bénigne Bossuet, Œuvres, Versailles, Lebel, 1816, t. X, p. 462. Il faut peut-être lire « en foi », voir
note d’A. Rayez in Pierre de Clorivière, Considérations sur l’exercice de la prière et de l’oraison, Paris, Desclée
de Brouwer, 1961, p. 150. Sur cette forme d’oraison, voir Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, éd.
A. Ravier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 641 sq., et Louis Lallemant, Doctrine
spirituelle, éd. F. Courel, Paris, Desclée de Brouwer, 3e éd. 1979, p. 343 : « on se tient ainsi sans faire d’actes
distincts et multipliés, s’occupant ou du simple regard de Dieu avec respect et amour, ou de quelque pieux
sentiment que Dieu donne, et qui dure quelques fois une heure, deux heures, un jour, deux jours […] ; la présence
de Dieu se rend presque continuelle dans les âmes bien pures ».
16
Saint-Cyran, Lettres chrétiennes et spirituelles, op. cit., t. I, p. 95. Nous soulignons.
17
Ibid., t. II, p. 501.
18
Ibid., p. 502.
de la prière de demande ni de la prière vocale, sur lesquelles Saint-Cyran insiste, mais leur
donner, par l’organisation de notre vie, l’espace où elles peuvent avoir le plus grand effet19.
Tout cela ne semble que rendre plus difficile la saisie du point d’unité de la prière des
éprouvés et de celle des bienheureux. Il faut, écrit M. de Saint-Cyran, dans une autre lettre,
« invoquer Dieu sans cesse par de simples regards, par des silences secrets, et par des vœux et
des désirs du cœur, qui est le lieu où Dieu réside dans nous, et où il veut que ceux qui l’aiment
le regardent dans leurs nécessités, sous le voile de la foi, comme ils le regarderont dans le Ciel
face à face, et sans aucun voile, lorsqu’ils n’auront plus besoin de rien20 ». Quel est ce comme
qui surmonte l’opposition de la foi et de la vision, du voile et du face-à-face, du besoin et de
l’absence du besoin. Comment l’inarticulation de celui qui, prisonnier de l’affliction et jeté dans
l’obscurité, ne peut formuler ses prières même intérieurement, et l’inarticulation de celui qui,
élevé au-dessus de lui-même par la vision béatifique, n’a pas à les articuler, comment
l’inarticulation par défaut et l’inarticulation par excès peuvent-elles se rejoindre ? La question
est sans doute mal posée. Elle le sera tant que ce point d’unité sera conçu comme un point
d’arrivée, obtenu par élimination des aspects propres et opposés des deux types de prière, au
lieu d’être pris comme un point de départ, à partir duquel seulement ces deux prières peuvent
se différencier.
La définition de ce point d’unité présente un double péril : celui de concevoir la prière in via
à partir de la prière in patria, celui de concevoir la prière in patria à partir de la prière in via.
La première tentative orienterait vers un quiétisme qui, insistant sur l’union à Dieu qui peut être
atteinte dès ici-bas dans l’oraison, sur la participation de la contemplation à l’état de gloire,
risquerait de dévaluer la prière de demande, voire de la proclamer superflue, et d’occulter l’état
de mendicité où toute prière nous situe au regard de Dieu. La seconde tentative risque de
conduire à une unilatéralité qui affleure souvent dans les analyses scolastiques de la prière des
bienheureux. L’imperfection d’une formulation exacte plus que vraie ne va pas non plus sans
danger spirituel. Il y a en effet quelque étroitesse à séparer d’abord complètement la prière
comme action de grâces, bénédiction et louange de la prière comme demande, puis à procéder
par élimination pour définir l’objet possible de la prière des saints. On dira alors qu’ils ne
peuvent plus prier pour eux, puisqu’ils sont dans la béatitude – sinon pour demander la gloire
accidentelle, la gloire du corps, qu’ils ne possèdent pas encore21. Puisqu’ils peuvent seulement
prier pour les autres, qui ne sont pas encore parvenus à l’état de terme. Surgissent alors diverses
questions et difficultés : les saints ne peuvent désirer ce qui est contraire à la volonté de Dieu ;
dès lors, s’ils voient que leur désir est identique à la volonté de Dieu et sera exaucé, il n’y a plus
de raison pour qu’ils prient, sachant que Dieu nous confèrera le bienfait qu’ils peuvent
demander, et s’ils ignorent si leur prière peut être suivie d’effet, cette ignorance et cette
incertitude s’accordent mal avec leur béatitude22. S’ils prient pour eux, c’est qu’ils n’ont pas
encore tout ce qu’ils désirent, et le désir non satisfait tourmente et afflige l’esprit, ce qui est
incompatible avec la béatitude23. Le « bienheureux a tout ce qu’il veut : aucun être, ayant tout

19
Cette conception de l’oraison n’a rien en elle-même de janséniste. Voir par exemple saint Jean Eudes, peu
suspect de jansénisme, La Vie et le Royaume de Jésus, Paris, P. Lethielleux, 1924, p. 196 et p. 453-454.
20
Saint-Cyran, Lettres chrétiennes et spirituelles, op. cit., t. I, p. 447. Voir, sur toute cette question, l’analyse
de Jean Orcibal, « La spiritualité de Saint-Cyran », in Les Origines du jansénisme, t. V, Paris, Vrin, 1962, p. 68-
69, et Saint-Cyran et le jansénisme, Paris, Seuil, 1961, p. 79-81.
21
Voir Thomas d’Aquin, Summa theologica, IIa IIae, q. 83, art. 11, ad primum, et Francisco Suárez, Opera
omnia, Paris, éd. Vivès, 1859, t. XIV, p. 48.
22
F. Suárez, Opera omnia, op. cit., p. 46.
23
Ibid., p. 48.
ce qu’il veut, ne prie (pour obtenir) quelque chose, ou ne demande quelque chose 24 ». Toutes
ces objections, auxquelles les scolastiques s’efforcent de répondre, possèdent avec leurs
réponses mêmes un point commun : la béatitude et la prière sont des termes d’abord opposés
qu’il s’agit de concilier. Tout se passe, dans ces discussions, comme s’il fallait ouvrir l’espace
de la prière sans amputer celui de la béatitude. Saint Bonaventure dira donc, par exemple :
il appartient à la substance de la béatitude qu’on ait tout ce qu’on veut pour soi ; mais qu’on ait tout ce
qu’on veut pour les autres n’appartient pas à la substance de la béatitude, mais à sa consommation et au
bien-être. Cela ne sera pas jusqu’à ce que tous les élus soient glorifiés. Alors, en effet, chacun aura ce
qu’il veut pour soi, et ce qu’il veut pour autrui, la béatitude sera entière 25.
La méthode scolastique de division des questions aboutit donc à un résultat contestable. D’un
côté, la béatitude apparaît comme la source de la prière : « d’autant plus parfaite est la charité
des saints qui sont dans la patrie, d’autant plus prient-ils pour les viateurs, qui peuvent être aidés
par leurs prières26 ». Mais d’un autre côté la béatitude apparaît comme ce qui doit être, par un
certain nombre de distinctions, concilié avec la possibilité de la prière – et l’on démontre que
le désir de la gloire du corps, et celui de la béatitude d’autrui n’affectent pas, par l’incomplétude
qu’ils manifesteraient, la béatitude substantielle des saints. Le danger de cette conception est
qu’en voulant fonder explicitement et théologiquement la prière des bienheureux, elle ne
l’affaiblisse et ne la transforme en un acte marginal et inessentiel. La question de la prière des
saints devient celle de l’objet possible d’un désir résiduel, traqué par une méthode de division.
La pensée de M. de Saint-Cyran telle qu’il l’expose à Madame de Chantal dépasse cette
unilatéralité et cette méthode trop analytique sans pour autant tomber dans l’unilatéralité
quiétiste. Il faut dire ici de lui ce que Suárez disait de Tauler : « non scholastica subtilitate, sed
mystica phrasi loquitur », sans pour autant en tirer la conclusion : « ideo in ejus verbis non
potest magnum fieri fundamentum, etiam si ejus auctoritate deferre velimus »27.
Ce qui peut unir la prière des bienheureux et celle des éprouvés, c’est que jamais la prière
ne naît d’une absence, mais toujours d’une présence, que jamais elle ne naît d’un manque, mais
toujours d’un don et d’une plénitude. En toute prière, l’Esprit est à l’œuvre. La prière du
mendiant a cela de commun avec celle du bienheureux qu’elle n’est possible que par le don de
l’Esprit. Si différentes que soient les voies qu’elles emprunte, elle vient de la même source. Et
la prière du bienheureux a cela de commun avec celle du mendiant qu’il est toujours dans
l’absolue dépendance de Dieu et de sa gracieuse volonté – en dehors de toute incertitude. Ce
que nous ne possédons pas encore, nous ne pouvons le désirer que par ce que nous possédons
déjà, et d’autant plus s’aiguise le désir que déjà la possession est plus grande. Le sentiment de
notre distance à Dieu est déjà l’éclosion de sa proximité. La prière ne fait jamais que retourner
à Dieu, dont, que nous le sachions ou non, elle vient.
Si la prière de l’éprouvé, abîmée dans un silence extérieur et intérieur, effondrée dans la nuit
de l’inarticulable, a en elle quelque chose de la gloire, ce n’est pas au plan psychologique ni à
celui du vécu : dans cette déréliction ne se donne nul avant-goût de la béatitude. Rien ne peut
effacer sa détresse : elle est la plus pure prière de demande, car celle-ci délivre son essence
quand elle est, en un sens, devenue impossible. L’être tout entier de l’orant, se tenant devant
Dieu, est devenu demande à l’heure où aucune demande ne peut plus être articulée ni formulée.

24
Saint Bonaventure, Opera omnia, Paris, L. Vivès, 1866, p. VI, p. 518.
25
Ibid., p. 519.
26
Saint Thomas d’Aquin, Summa theologica, IIa IIae, q. 83, art. 11, resp.
27
F. Suárez, Opera omnia, op. cit., p. 173.
Il ne demande plus rien, ne peut plus rien demander – non parce qu’il se suffirait à lui-même,
mais parce qu’il n’a plus même, au plus aigu de l’épreuve, cette suffisance, cette consistance,
cette plénitude minimales, nécessaires pour articuler une demande particulière. En cessant de
demander, il n’a donc pas dépassé l’humilité et la mendicité de la demande, mais est descendu
dans une humilité plus profonde encore. Le silence de son être est un cri devant Dieu.
Mais toute prière est une réponse28. La plus nue des prières de demande est elle aussi une
réponse. Jamais la prière humaine ne brise la première le silence : c’est toujours seulement par
la parole de Dieu que nous pouvons parler à Dieu, c’est toujours seulement par le silence de
Dieu – dimension de son verbe – que nous pouvons nous taire devant Dieu. L’inarticulé et
l’inarticulable de la prière de l’éprouvé ne sont pas le dernier appel de celui qui glisse dans
l’abîme, mais la réponse à la présence inarticulée et indistincte de Dieu dans son cœur et à son
cœur. Seule la présence de Dieu peut transformer la nuit de l’épreuve en une présence à Dieu,
seule la parole de Dieu peut transformer notre silence en une oraison. La prière de l’éprouvé
– et c’est ce en quoi elle est une consolation – révèle l’essence de la prière, plus difficile à saisir
sous d’autres formes : que tout regard vers Dieu se fonde sur un être-vu par lui, tout connaître
sur un être-connu, que toute parole de l’homme à Dieu est réponse à la parole – et non à une
parole – de Dieu à l’homme. Là est le point d’unité avec la prière des bienheureux : leur silence
est celui de la vision de l’incompréhensible que nulle parole humaine ne peut articuler mais
dont la parole éternelle nous saisit et nous pénètre tout entiers. Leur être n’est plus qu’un être
devant Dieu et à Dieu, comme celui de l’éprouvé auquel nulle autre oraison n’est possible que
celle de son être. Comme la charité, cette prière ne disparaîtra pas. Pour qui saisit ce point
d’unité, certaines questions perdent de leur importance : qu’on prie pour soi ou pour l’autre,
cette prière prend sa source de la volonté salvifique de Dieu. Il ne faut pas penser la prière de
demande que les bienheureux font pour nous à partir de ce qui leur manque pour que la béatitude
soit pleine, comme si notre salut était une sorte de luxe et de raffinement de la béatitude, mais
à partir de leur adhésion à la volonté salvifique de Dieu. Leur prière se fonde sur leur béatitude,
loin d’être un à-côté qui devrait être concilié avec celle-ci. En tant qu’elle est réponse, la prière
unit l’Église militante et l’Église triomphante, la prière de l’éprouvé et celle du bienheureux ne
doivent pas être définies à partir de la différence de leurs états, sous peine de prendre de la
prière une vision superficielle. Il faut en saisir l’unité pour en montrer les différences. C’est le
mérite de la lettre de M. de Saint-Cyran à la sainte plongée dans l’épreuve que de la faire. La
gloire ne sera pas l’état dans lequel, bienheureux, nous n’aurons plus besoin de prier, mais au
contraire l’état dans lequel nous serons capables de la plus haute prière, celle que dans l’épreuve
nous pouvons parfois atteindre.
N’y a-t-il pas un lieu où cette unité prend figure ? Le livre de Hans Urs von Balthasar sur la
Prière contemplative montre que toute considération chrétienne sur l’oraison doit déboucher
sur la christologie.
C’est au sein de cette tension entre les deux extrêmes, la vision de Dieu et l’abandon de Dieu, contenus
dans le Fils, mais ne l’égalant nulle part, que se meut la contemplation de l’Église, mais aussi, y
participant, l’alimentant et la vivifiant, la contemplation du membre particulier29.
C’est peut-être à partir de la prière du Christ, que la scolastique a trop considéré comme une
question marginale, que l’essence de la prière, et l’unité de ses moments en tension, peut le plus

28
Voir les profondes remarques de Hans Urs von Balthasar, La Prière contemplative, trad. B. Kapp, Paris,
Fayard, 1972, p. 5.
29
H. Urs von Balthasar, La Prière contemplative, op. cit., p. 262.
clairement apparaître. Laissée de côté par M. de Saint-Cyran, la prière du Christ est le
fondement de toute prière chrétienne. Et l’unité de la prière du viateur et du compréhenseur
renvoie – même secrètement – à l’unité du Christ.
Le corps selon Claudel30

(février 2000)

Paul Claudel a souvent dit le rôle déterminant que la lecture d’Aristote et de saint Thomas
avait joué dans sa formation intellectuelle et spirituelle (MI, 49). Et s’agissant du corps, il aime
à répéter la thèse centrale du De anima d’Aristote selon laquelle l’âme est la forme du corps. Il
le fait jusque dans ses œuvres poétiques. C’est ainsi qu’il conclut dans Connaissance de l’Est,
le poème en prose Sur la cervelle par la phrase suivante : « L’âme humaine est cela par quoi le
corps humain est ce qu’il est, son acte, sa semence continuellement opérante, et, selon que
prononce l’École, sa forme », en soulignant ce dernier mot (OP, 106). Ce qui se présente comme
une explicitation du concept aristotélicien contient déjà une traduction, active, une transcription,
une transformation en un mot qui appellerait, en d’autres lieux, de minutieux commentaires.
Quoi qu’il en soit, Claudel semble en faire le socle de sa réflexion sur le corps, et il se réjouit,
dans son Journal, que cette définition ait été officiellement approuvée par le magistère romain
(J. I, 966). Il pourrait donc sembler que la question de ce qu’est le corps pour Claudel soit close
aussitôt que posée, et que nous n’ayons éventuellement qu’à chercher comment il a illustré ou
mis en œuvre en tant qu’artiste cette thèse sur le corps reprise à la tradition philosophique et
théologique. Or, il n’en est rien : cette thèse aristotélico-thomiste ne constitue pas pour Claudel
un point d’arrivée, mais un point de départ, le point de départ d’une pensée du corps très
puissante, très riche et très neuve, dont la fécondité ne peut guère se comparer, bien que dans
une orientation radicalement adverse, qu’à celle de Nietzsche. La plus grande clarté doit se faire
sur deux points : tout d’abord, il ne s’agit pas ici de mesurer et de jauger un degré d’infidélité
ou de fidélité à saint Thomas, mais de prendre acte qu’il ne s’est pas contenté de le répéter, mais
que saint Thomas lui a ouvert le chemin qui fut proprement le sien ; ensuite, il ne s’agit pas
d’affirmer que Claudel s’est sciemment proposé de donner une réponse chrétienne à Nietzsche,
qu’il n’aimait guère, pour parler par euphémisme, mais que de facto on peut aussi le lire comme
une telle réponse.
La pensée du corps est au centre de l’œuvre entière de Claudel, tout comme l’Incarnation est
au centre de sa foi. Il y va ici d’en dégager les lignes de force. Claudel est incarné de part en
part : tout pour lui peut se dire et se manifester par et dans le corps humain. Et il ne se contente
pas de parler du corps en général : je ne connais pas d’auteur, en dehors, évidemment, de la
médecine qui ait parlé avec autant de précision, de beauté et de prolixité, des diverses parties
du corps humain, depuis le cou jusqu’aux jambes, en passant par le cœur, le foie et l’estomac,
mais aussi des diverses opérations du corps, la digestion, la respiration, la circulation sanguine,
pour ne citer que celles-là. Cette pensée du corps accompagne une herméneutique, ou

30
Conférence donnée le 15 février 2000, à l’École cathédrale de Paris. Également intitulée « Claudel et
l’incarnation » dans les notes préparatoires de J.-L. Chrétien. Les citations à l’œuvre de Paul Claudel sont faites
en utilisant les abréviations suivantes, suivies des numéros de volume en chiffres romains et de page en chiffres
arabes : CC = Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques, Paris, Gallimard, 1954 ; J. = Journal, deux tomes,
éd. F. Varillon et J. Petit, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968-1969, suivi du numéro du tome ;
MI = Mémoires improvisés, recueillis par Jean Amrouche, Paris, Gallimard, 2001 ; OP = Œuvre poétique, éd.
J. Petit, Paris, Gallimard, 1957 ; OPr. = Œuvres en prose, éd. C. Galpérine et J. Petit, Paris, Gallimard, 1965 ; PB
= Le Poëte et la Bible, t. 1 (1910-1946), éd. dir. par M. Malicet, Paris, Gallimard, 1998 (le second tome des
commentaires bibliques de Paul Claudel couvrant la décennie 1945-1955 n’étant paru qu’en 2004, il n’a pu être
utilisé par J.-L. Chrétien) ; P. et P. = Positions et propositions, 2 vol., Paris, Gallimard, 1928 et 1934 ; Ruth =
Introduction au livre de Ruth, Paris, Gallimard, 1953 ; TH. = Théâtre, 2 vol., éd. dir. par D. Alexandre et
M. Autrand, Paris, Gallimard, 2011.
s’accompagne d’une herméneutique : reprenant de façon originale le thème médiéval des deux
livres, Claudel va du monde à la Bible et de la Bible au monde en un va-et-vient incessant, et
déchiffre l’un à la lumière de l’autre. Il le dit clairement : une des richesses de la Bible est
« qu’elle établit, entre le monde physique où nous vivons et le monde intérieur où nous puisons
nos raisons de vivre, un rapport substantiel », se prêtant à toute sorte d’explorations. Et de
préciser : « Cette correspondance entre le monde de l’âme et le monde du corps, le langage
biblique, en nous fournissant pour clef le Verbe lui-même, nous permet de le suivre jusque dans
le détail le plus minutieux » (PB, 918). Le Verbe qui est la clef de cette traduction et de ce
décryptage du visible à l’invisible et de l’invisible au visible (dans les deux sens !), c’est le
Verbe incarné. Claudel emploie avec insistance le terme de « traduction » : par rapport à
l’invisible, le visible est « non pas une copie, mais une traduction » (Ruth, 75). Cela va de pair
avec l’insistance sur le fait décisif que c’est « dans son âme et dans son corps que [l’homme]
est image de Dieu » (PB, 1258). Mais si le corps humain peut signifier le divin et l’exprimer,
être un langage par lequel Dieu nous parle, c’est aussi la nature tout entière, de proche en
proche, qui devient signifiante : « Si l’homme est fait à la ressemblance de Dieu, c’est toute la
nature aussi, à qui tant de liens le rattachent, qui participe à cette ressemblance » (Ruth, 75), ce
par quoi Claudel retrouve saint Bonaventure. Claudel prend dans toute sa puissance
l’affirmation de saint Paul selon laquelle « le corps est le Temple du Saint-Esprit » et son
invitation : « Glorifiez Dieu dans votre corps »31. Toute son œuvre se veut une telle glorification,
et ce qu’il appelle « l’assomption de la Chair » (OPr., 250). Il veut penser ce qu’il nomme, à
propos de la peinture, la « chair spirituelle » (OPr., 211). Seront successivement abordés la
poétique du corps, l’universelle signifiance du corps et la question des sens spirituels, enfin le
corps comme réponse à Dieu.

Poétique du corps
Par poétique ou poïétique du corps s’entend que le corps est l’objet d’un poiein ou d’une
poiésis : il est pour Claudel l’œuvre de l’âme, et c’est par là aussi qu’il le manifeste et le rend
visible, tout comme l’artiste paraît dans ce qu’il fait. Claudel le redit sans cesse : nous sommes
dans le corps « comme l’ouvrier dans son œuvre et comme le flambeau dans sa lumière. C’est
nous qui le faisons, c’est notre expression comme une parole, c’est la forme que nous nous
donnons à l’extérieur, la réalité de notre présence […] » (P. et P., II, 174). La forme qu’est l’âme
est une forme formatrice et artiste :
L’âme est la forme du corps, c’est-à-dire son ouvrier, son modeleur, son artiste, et cette matrice qui
lui imprime caractère comme la fin au moyen. Le corps est à la fois pour l’âme une expression, une
permanence, un capital, le costume dû à son rôle, la construction de son identité dans le temps avec
elle-même, et son moyen d’action et de communication avec le dehors (PB, 580).
Plus explicitement encore :
Le corps est l’œuvre de l’âme, il est son instrument pratique, son expression et son prolongement
dans le domaine de la matière […]. Ainsi les sens ne sont pas des engins adaptés et comme vissés
sur nous du dehors par un adroit ouvrier, ils sont le produit et la forme extérieure de nos facultés
internes et de ce besoin qui modèle notre être profond au regard de quelque chose hors de nous, qui
nous rend capable de l’appréhender et d’en recevoir l’empreinte. Ainsi un bon moyen de connaître
l’âme est de regarder le corps, et de nos appareils extérieurs de perception et d’appréhension
conclure aux agents internes qui les utilisent et les dirigent après se les être construits (PB, 393-394).

31
Saint Paul, I Corinthiens VI, 19-20, voir CC, 332.
Comment comprendre précisément cette analogie artistique ? En elle-même, elle est lourde
de plusieurs possibilités, voire d’interprétations opposées. Que le corps soit l’œuvre de l’âme
artiste pourrait être pris dans un sens dualiste, qui mettrait l’accent sur l’extériorité du corps à
l’âme. Mais cette œuvre est sui generis : elle est une œuvre vivante et toujours en devenir et en
mouvement. L’artiste ne s’y est pas exprimé en un seul acte et en une seule fois. Il est toujours
à l’œuvre dans cette œuvre. Le corps n’est pas notre apparence, une apparence plus ou moins
accidentelle et fortuite dont nous n’aurions pas vraiment à répondre, il est notre apparition. Ce
sur quoi Claudel, en cette analogie, insiste, c’est sur le corps comme expression de l’âme : du
corps à l’âme, l’inférence est valide, comme de l’œuvre à l’artiste. Il veut montrer une solidarité
intime qui ne soit pas pour autant une pure et simple identité. Et pour bien saisir cette pensée,
il faut aussi se souvenir de ce que l’esthétique de Claudel est puissamment une esthétique de
l’œuvre : l’artiste n’existe comme tel que dans ses œuvres et pour elles, Claudel est aux
antipodes de la pensée romantique pour laquelle l’artiste est toujours plus haut que son œuvre.
C’est pourquoi il peut y avoir un surcroît de sens du corps sur l’âme : nous ne nous exprimons
pas dans notre corps d’une façon qui soit pour nous transparente et dont nous serions comme
pleinement maîtres. C’est ainsi que Claudel peut écrire cette phrase quasi-nietzschéenne : « Le
corps en sait plus long qu’il ne veut bien le dire, sur l’âme » (J. II, 717). Si le corps est
l’expression active, mobile et rythmique de l’âme, cela fonde la possibilité d’un langage
commun pour l’un et pour l’autre, et d’un passage incessant de l’un à l’autre, ce qui est ici le
but essentiel de Claudel : « Mêmes termes pour le physique et pour le moral : se tendre, se
relâcher, saisir, embrasser, progresser, etc. C’est le corps qui rend l’âme visible comme la
poussière un rayon de soleil » (J. I, 285). D’où la sensibilité de Claudel aux situations ou aux
œuvres où le corps manifeste l’âme dans une sorte de plénitude. C’est ainsi qu’il évoque la
danse avec jubilation, à propos de Nijinsky : « C’est la possession du corps par l’esprit et
l’emploi de l’animal par l’âme, encore, et encore, et de nouveau, élance-toi, grand oiseau, à la
rencontre d’une sublime défaite […]. L’âme, pour une seconde, porte le corps, ce vêtement est
devenu flamme et la matière est passée transport et cri » (OPr., 386). C’est ainsi encore qu’il
évoque la représentation des corps humains dans la peinture : « Il naît peu à peu sous les apports
de ma palette, une volupté intelligible, une beauté explicative, l’être humain pathétiquement,
ingénument, tel que Dieu l’a fait, non point une machine à œuvres, mais ce corps sacré, ce corps
lucide, qui est une émanation de l’âme, dans la plénitude royale de sa tentation » (CC, 376). Le
Soulier de satin développe lui aussi ce thème :
Et qui donc mieux que Rubens a glorifié la Chair et le Sang : cette chair et ce sang mêmes qu’un
Dieu a désiré revêtir et qui est l’instrument de notre rédemption ? / On dit que les pierres mêmes
crieront ! Est-ce au corps humain seulement que vous refuserez son langage ? C’est Rubens qui
change l’eau insipide et fuyante en un vin éternel et généreux (TH. II, 749).
Cette transfiguration du corps par l’art est aussi une offrande, une offrande de louange à
Dieu, comme l’affirme la suite de cette même page : Claudel est aux antipodes du puritanisme.
Cette œuvre qu’est notre corps est « work in progress », elle est mobile et temporelle, et ce
que nous faisons y imprime des traces, nous transforme et nous façonne peu à peu. C’est un
aspect important de la pensée de Claudel quant au corps. L’homme « se pratique lui-même et
le clavier de tous les organes qui l’attachent au branle extérieur, son propre corps, lui est comme
un document où il suit les œuvres de l’esprit qui les remue. Il se reconnaît des appétits et des
révoltes, un tempérament, un caractère, des habitudes […] » (OP, 190-191). Nos actes, au sens
strict du terme, s’incorporent à nous32 et forment ce que Claudel nomme notre « vêtement
moral ».
Nous ne pouvons pas le quitter à volonté, il s’incorpore à nous et le visage même finit par secréter
son masque, la personne le personnage. Ne disons-nous pas vulgairement que nous nous sommes
mis telle affaire sur les bras, que nous avons de telle situation plein le dos, par-dessus les épaules
[…] ? L’habitude nous fait comme un costume : ce qu’on appelle un habit. Habitus : ce que nous
avons de plus propre en tant que propriété. Nous voilà habillés à notre mesure (CC, 165).
Claudel ne forme pas, comme le Platon du Gorgias, le mythe d’une âme nue, dépouillée du
corps pour qu’on la voie et la juge telle qu’elle est vraiment 33, le corps suffit à la manifester. Il
décrit « cette enveloppe qu’au cours de notre misérable vie nous nous sommes tissée,
confectionnée, galonnée, teinte, salie, usée, déformée, déchirée à tous les accidents de la fortune
et de la passion, cette enveloppe qui dans le dernier détail constitue de nous le témoignage
irrécusable » (CC, 199). Une autre page montre comment nous pouvons devenir « blindés,
soudés, cuirassés » avec « l’armure que nous nous sommes cousue, confectionnée pièce à
pièce » (CC, 201-202). Mais ce revêtement, loin de nous cacher, nous révèle dans ce que nous
avons de pire, loin de nous protéger, nous expose encore davantage. Cela va de pair avec le lien
que fait Claudel entre le mal et l’arrêt du mouvement, la pétrification. Pour Claudel comme
pour Rimbaud, « les corps seront jugés ».
Cette poétique du corps trouve son accomplissement dans la méditation de Claudel sur les
corps glorieux, sur le corps de résurrection. Cette question l’a hanté tout au long de son œuvre.
Il y a l’essai de 1913, Du lieu et de la condition des corps ressuscités, mais cela est présent en
de nombreux autres écrits. L’Art poétique, sans évoquer alors la résurrection, mais la vie de
l’âme séparée, dit : « Nous serons les poëtes, les faiseurs de nous-mêmes » (OP, 203). Et l’Ode
jubilaire pour le 600e anniversaire de la mort de Dante le précise :
Il est écrit que nous ressusciterons dans nos membres et dans nos yeux, dans nos entrailles et dans
nos sens, / Et que notre âme à l’appel de Dieu refera ce corps qu’elle lui doit, le même aux eaux
désormais poisson d’un autre séjour / Le même, c’est elle-même enfin qui refera son corps dans
l’intelligence ! / Et non plus dans la servitude, mais dans la victoire, et non plus dans le hasard, mais
dans la substance (OP, 686).
Le Journal y revient souvent : « Après la résurrection l’âme pensera activement
(effectivement) son corps. Elle puisera par la vision en Dieu aspiration et expiration, de quoi se
faire un corps et de quoi le lui donner » (J. II, 394). Ou encore : « La vie future n’est pas une
molle récréation. Mais une aspiration de Dieu organique, puissante, indispensable comme la
respiration. C’est elle qui servira à créer notre corps en tant qu’image de Dieu » (J. II, 270). On
notera que cette démiurgie du corps ne fascine pas Claudel par une aura de toute-puissance,
mais par la possibilité de répondre parfaitement, et grâce à la puissance que lui seul nous donne,
à son appel. Le corps glorieux est notre plus haute réponse à Dieu. Il n’est pas un moyen de lui
répondre, il est la réponse.
Les propriétés des corps glorieux telles que la théologie les a décrites, et qu’Olivier Messiaen
a admirablement méditées en musique dans son cycle d’orgue de 1939, Les Corps glorieux.
Sept visions brèves de la vie des ressuscités, ces propriétés, donc, ne sont pas pour Claudel une
utopie métaphysique ni un prétexte à rêverie, mais le lieu de clarté, et comme d’incandescence,
téléologique de sa pensée du corps, car ce qu’il cherche à penser, c’est un corps pleinement

32
Voir la « Note pour l’histoire du terme d’incorporation », Promesses furtives, Paris, Minuit, 2004, p. 131-
138 (NdE).
33
Voir le deuxième chapitre de La Voix nue, Paris, Minuit, 1990, « L’âme nue », p. 31-60 (NdE).
actif, et affirmatif, un corps qui dit Oui. Claudel pense le corps depuis la résurrection, parce
qu’il le pense depuis l’affirmation. Ce corps est à lui-même transparent, mais transparent pour
l’efficience et l’opération, non pour être spectacle à lui-même. C’est ainsi que Claudel
comprend sa luminosité : « Il est conscient de ses divers organes, non plus en tant qu’ils servent
à lui-même, mais à leur fin suprême qui est l’amour et la ressemblance de Dieu, en tant que tel.
Tout en lui est connu de lui, tout lui obéit. L’âme est vraiment la forme du corps, ce qui fait le
corps » (J. II, 254). Ces derniers mots manifestent bien le déplacement que Claudel opère de la
thèse aristotélicienne : forme signifie ici factrice, et Aristote n’eût pu penser un autre état ou
une autre condition du corps où l’âme serait vraiment, pleinement, enfin sa forme… Il précise
ailleurs que ce corps glorieux se détermine avant tout en rapport à Dieu, mais aussi, comme
nous le voulons, par relation aux autres corps humains : « Il dépendra de nous, enfin maîtres de
nous-mêmes, de nous réaliser, suivant sa volonté et charité, à l’égard de nos frères. Un corps
spirituel, par conséquent un cœur, un estomac, des intentions, des membres, un système
nerveux, spirituels, alimentant notre connaissance et notre béatitude » (J. II, 364). C’était déjà
le thème des méditations de 1913 : le corps spirituel est « un corps entièrement soumis à l’esprit
et qui est entièrement son œuvre, un corps pleinement joint à la raison » (PB, 27). Ce que ne
cesse de scruter Claudel, c’est, dans le corps ici et maintenant, la lueur, la promesse,
l’anticipation, la signifiance de cette clarté-là. Car le corps spirituel est bien le même corps que
celui que nous avons ici, le même dans une autre condition et dans un autre état. La seconde
des Cinq grandes odes le dit fortement : « Avec les yeux du corps, dans le paradis je ne me
servirai pas d’autres yeux que ceux-ci mêmes » (OP, 242).
Pour autant, il ne faudrait pas croire Claudel insensible à la détresse, à la misère, à
l’impuissance du corps dans la maladie ou le vieillissement. L’œuvre de l’âme se durcit :
Vous qui nous avez commandé de ne pas faire de sculpture, je vous prie de m’aider à en finir, avec
la complicité du temps et des vers, avec cette idole grotesque ! J’ai horreur de toute cette peau
desséchée, de ce visage, de cette chair en train d’être abandonnée par la vie qui se détache de moi
comme d’elle-même, de toute cette vieille bagnole déglinguée qui m’a trop longtemps voiturée. Oh,
que si tout cela pouvait partir, flamber d’un seul coup dans le feu clair comme une bouffée d’alcool !
(PB, 616).
Claudel veut littéralement prendre feu, flamber, ce qui donne à penser de l’auteur de Jeanne
au bûcher où celle-ci, à la fin, n’est pas seulement brûlée, mais devient elle-même la flamme
(voir TH. II, 1242), dans une étrange communication des idiomes : « Louée soit notre sœur
Jeanne qui est Sainte-Droite-Vive-Ardente […] Dévorante-Invincible-Éblouissante ! » Mais,
quoi qu’il en soit, ces expressions péjoratives de Claudel à propos de son corps vieillissant
(« cette vieille bagnole déglinguée ») qui, hors contexte, pourraient paraître dualistes,
manifestent, non un mépris du corps, mais la détresse du penseur du mouvement devant la
pétrification, la raideur, l’immobilisation progressive. Notre corps ici est la « semence » du
corps glorieux : il y a une continuité entre eux. Il est frappant que Claudel ait noté dans son
Journal en 1920 l’épitaphe dont il voulut qu’elle fut la sienne : « Ici reposent les restes et la
semence de Paul Claudel » (J. I, 489). Mais ce corps, considéré jusqu’ici un peu trop en bloc
comme l’œuvre de l’âme, il faut en examiner de plus près la signifiance, c’est-à-dire la mobilité
et l’action.

Signifiance du corps et sens spirituels.


Le corps est ce par quoi l’âme, non seulement se rend visible, mais saisit, se saisit, est saisie.
Cette saisie n’est pas uniforme, elle est finement et profondément différenciée, différenciatrice,
et c’est pourquoi Claudel médite à foison les divers organes du corps et leurs diverses
opérations, d’une façon au demeurant informée de la science de son temps. Le corps, dit-il :
est aussi un instrument analytique et logique. Quand nous étendons les bras, c’est tout un appareil de
comparaisons et de mesures que nous mettons en exercice. Il est articulé comme un syllogisme. C’est un
système à notre disposition d’axes, d’extensions, de directions, de compréhensions, de poulies et de
leviers. Son déploiement est une explication, c’est une merveille de vérité et de grâce ; c’est un
commentaire en mouvement qui se déploie jusqu’au détail le plus fin jusqu’à la main, jusqu’à ce quintuple
arpège (PB, 580).
Ce que le philosophe Henri Maldiney dit de la main, qu’elle est « articulée-articulante »,
Claudel l’étendrait au bras et à tout le corps. L’être articulé de notre corps est ce qui lui permet,
par ses mouvements variés et différenciés, de parcourir les articulations des choses elles-mêmes
et de les analyser. On notera que Claudel passe d’un vocabulaire mécanique qui ne l’effraie
point (« poulies, leviers ») à un vocabulaire tout à la fois corporel et spirituel
(« compréhension ») ; voire intellectuel (« explications », « commentaire », « logique ») et
même musical (« arpège »). Il n’y va en rien en cela d’une confusion ni d’une absence de
rigueur. Bien au contraire : il s’agit par là pour lui de penser de façon novatrice le mode d’être
du corps et sa lucidité propre. Le corps n’est pas l’outil d’une intelligence, comme s’il se
confondait avec un robot, il est lui-même intelligent, forme une puissance de discernement.
Pour mieux comprendre cela, il faut souligner deux thèses essentielles : tout d’abord Claudel
refuse la physiologie et la psychologie des facultés réifiées : ce n’est pas mon œil qui voit, ni
mon imagination qui imagine, c’est moi, indivis, qui vois par mon œil et imagine par mon
imagination. En cela, il est tout à fait fidèle à la pensée d’Aristote et de saint Thomas’, qui
l’affirment aussi clairement. Qu’on en juge :
Ce n’est pas mon œil qui voit, c’est moi tout entier qui suis qualifié, informé, par l’objet illuminé,
c’est moi tout entier qui vois par le moyen de mon œil, qui déploie un soleil de rayons et de branches
[…]. Ce n’est pas seulement ma lentille, cet instrument, c’est moi tout entier qui m’accommode […].
Et ce n’est pas seulement un sens séparé qui obéit à la provocation, c’est tout mon outillage sensible,
intellectuel et volitif qui se prête à l’attention (CC, 370).
C’est pourquoi la signifiance du corps est inépuisable, car il est tout entier présent, et donc
l’âme aussi bien, dans chacune, et même la moindre, de ses opérations, qui est lourde, donc, du
sens de l’ensemble. La deuxième thèse essentielle en cet ordre est le caractère actif de la
sensation, thème constant et fondateur de la physiologie claudélienne : « La sensation n’est
point un phénomène passif ; c’est un état spécial d’activité. Je la compare à une corde en
vibration sur laquelle la note est formée par la juste position du doigt. Par la sensation, je
constate le fait, et je contrôle, par le mouvement, l’acte » (OP, 105). Cette analogie musicale
revient souvent, elle explique le « quintuple arpège » de la main rencontré à l’instant. Cette
activité qu’est le sentir est au centre de l’Art poétique, par quoi on entend aussi le sens large du
titre : « L’homme connaît le monde non point par ce qu’il en reçoit, mais par ce qu’il y ajoute :
lui-même. Il fait lui-même l’accord qui est l’objet de sa connaissance, comme un clavier sur
quoi je promène mes doigts » (OP, 133). Avant la phénoménologie, Claudel insiste sur la
solidarité et la réciprocité du sentir et du se mouvoir :
Nous sommes les auteurs de nos sensations ; de nous à elles, il y a rapport de cause à effet, c’est à
dire qu’en elles, par l’intervention du moyen étranger et de l’objet sur lequel nous nous pressons,
nous sommes déterminés ad quid, nous nous produisons en tel état de sensibilité (OP, 165-166).
Il ne s’agit pas d’un rêve de toute-puissance, et Claudel ne dit nullement que nous sommes
les maîtres de la teneur de nos sensations. Mais que sans cette motricité chaque fois
exploratoire, se portent au-devant des objets, nous ne sentirions rien. Ce n’est pas la peau qui
est la limite de mon corps, c’est la limite de ma sphère d’action : je ne m’arrête que là où je
rencontre quelque chose d’autre, qui m’oppose une résistance et m’expose à un ressac, réagis
sur moi. D’où la rigueur de ce vers : « Où finit le corps sinon où l’autre corps sur lui se fait
sentir ? » (OP, 372). C’est là le sens de la notion, forgée par Claudel, de co-naître. Si connaître,
c’est co-naître, cela signifie que nous ne pouvons nous connaître qu’en l’autre, qu’avec l’autre,
que par l’autre – et donc de proche en proche (c’est l’aspect cosmique et au sens étymologique
« catholique » de Claudel) – qu’avec tout. Cela donne un contenu réel à cette signifiance
comme apriorique du corps : « [L’homme] porte en lui les racines de toutes les forces qui
mettent le monde en œuvre, il en constitue l’exemplaire abrégé et le document didactique.
Comprendre, c’est communier, c’est joindre au fait ses clefs que nous avons avec nous. Avant
d’ouvrir les yeux, je sais tout par cœur […] » (OP, 167). Et si je ne le savais pas par cœur, je ne
pourrais jamais le rencontrer, ce qui rejoint une pensée de Goethe. Mais ce n’est pas par une
connaissance intellectuelle innée que nous savons tout par cœur, c’est par notre incarnation
même, par l’appropriation de notre corps au monde. Merleau-Ponty, à la fin de sa vie, n’en sera
pas si loin (il était du reste lecteur de Claudel) en pensant le corps comme mesurant universel
(voir CC, 314-315).
Cela prépare à comprendre la théorie des sens spirituels, centre de la pensée de Claudel sur
le corps. Son originalité ne l’empêche pas de se situer dans une longue et ancienne tradition, ce
dont Claudel a tout à fait conscience : « Les sens spirituels, c’est un thème sur lequel les
écrivains religieux, pénétrés du langage de la Bible, surtout ceux des premiers siècles, nous ont
livré bien des aperçus ingénieux » (CC, 92). De quoi s’agit-il ? Notre accès à l’être sensible est
multiple : la même et unique chose peut être par nous entendue, humée, goûtée, vue, touchée.
Elle livre à notre perception des aspects irréductiblement différents d’elle-même selon qu’elle
s’offre à tel ou tel de nos cinq sens. La question qui se pose alors est celle-ci : cette diversité
est-elle uniquement solidaire de l’organisation de notre corps et de notre perception physique,
ou peut-elle continuer de faire sens au-delà de celles-ci, dans l’ordre spirituel ? Y va-t-il de cinq
modes d’accès à l’étant en général, ou d’une diaspora provisoire, uniquement liée à la
matérialité ? Quand je dis que je saisis la pensée d’un auteur, que je flaire quelque chose de
trouble dans une situation, que je savoure la beauté d’un poème, que je vois bien un problème,
que j’entends bien une objection, n’y va-t-il là que de faits de langue, de métaphores passant du
sensible à l’intelligible, ou est-ce que ces termes manifestent des rapports intrinsèquement
différents aux choses ? Parler de sens spirituels revient à donner la seconde de ces réponses.
Claudel en énonce clairement le principe dans son chapitre capital sur Le sentiment de la
présence de Dieu :
Peut-être n’est-il pas absolument téméraire de penser que de même que nous possédons cinq sens
physiques destinés à nous rejoindre avec l’extérieur et à nous en rapporter des informations, nous
pouvons répartir symboliquement notre activité inférieure de perception, d’investigation et de
discernement sur cinq chefs correspondants, de manière que dans ce monde nouveau nos habitudes
et nos allures ne se trouvent pas dépaysées, mais qu’au contraire le commerce des œuvres de Dieu
visibles aiguise notre sentiment à l’intelligence de son action invisible et que nous passions
facilement et naturellement de l’exercice des images à celui des réalités (PB, 394).
En ce sens, et toutes choses égales d’ailleurs, Claudel rejoindrait Heidegger quand celui-ci
affirme que ce n’est pas parce que nous avons des oreilles que nous écoutons, mais parce que
nous écoutons que nous avons des oreilles. Il y a plusieurs chemins spirituels, plusieurs façons
de se rapporter à Dieu qui mettent en jeu ces sens intérieurs. Loin d’être une transposition
métaphorique de nos organes sensoriels, ils en seraient le fondement et la vérité, ils délivreraient
leur signification ultime. L’essai cité à l’instant en donne l’exposé le plus complet, en abordant
successivement l’odorat, l’ouïe, la vue, le toucher et le goût. Il n’est pas possible ici d’en
restituer le contenu étonnamment riche.
Cette pensée est en tout cas le principe moteur de l’herméneutique de Claudel. Il évoque « ce
travail de psychologie ou, si j’osais dire, de physiologie mystique » (PB, 412). Cette diversité
d’accès à Dieu traduit la saisie de divers aspects de Dieu lui-même. Claudel l’affirme nettement
et fortement :
Quand la Bible nous parle de l’œil du Tout-Puissant, de Ses oreilles qui lui servent à entendre et Ses
narines à sentir, de Sa main et de Son bras, de Sa voix, de Sa démarche […], il ne faut pas croire
qu’il s’agit là uniquement de métaphores, de figures de rhétorique. Il s’agit de réalités profondes
dont notre chair en ce monde physique par le moyen de nos organes fournit la traduction […] Il ne
s’agit pas d’anthropomorphisme. Ce n’est pas Dieu qui est fait à l’image de l’homme, c’est l’inverse.
Ce que nous appelons chez nous l’œil, l’oreille, l’odorat, les mains, les bras, tous les sentiments,
toutes les passions, tout ce qui constitue notre être physique et moral, tout cela répond réellement
selon son mode à une réalité de l’Être divin, tout cela le traduit, tout cela répond à une parenté, une
filiation (PB, 1251).
Cette analogie très forte se tient évidemment dans l’horizon de la foi en l’Incarnation. Elle
est au premier chef opératoire et dynamique : par là s’entend qu’il ne s’agit pas de la
morphologie de notre corps, mais des actes et des œuvres que nous accomplissons par lui et en
lui. C’est cela qui est analogue à des actes ou des opérations de Dieu lui-même. Pour Claudel,
la sensibilité existe encore dans l’âme séparée (voir J. II, 566-567). À propos des corps
ressuscités, il évoquait en 1913 leur capacité de « traduire très véridiquement [sc. la Source
divine, la Sagesse divine] de toutes parts autour d’elle, en étendue, en lumière, en son, en saveur,
en parfums, et en perceptions de toutes natures, car c’est bien elle en effet qui de toutes ces
sensations est la cause, dès que l’instrument adéquat lui est fourni » (PB, 35). Nos sens
traduisent activement Dieu au monde et dans le monde, incarnant incessamment sa parole.
Il est clair que cette signifiance unique des corps ne vaut pas seulement aux yeux de Claudel
pour notre corps individuel, mais aussi pour le corps collectif qu’est l’Église selon la théologie
paulinienne. Dans une page où il distingue un sens faible et un sens fort de la notion de société,
selon que les membres peuvent ou ne peuvent exister un seul instant en dehors d’elle, il écrit :
« Et c’est avec ce second type de société dont l’individu humain lui-même avec tout ce qu’il
réunit sous une seule peau est le meilleur exemplaire, que l’Église nourrirait la ressemblance la
plus profonde. Je veux dire qu’elle est à la fois infiniment multiple et intensément une » (PB,
520-521). Tout comme Platon dans la République passait de l’étude de l’âme individuelle à
celle de la collectivité, comme pour mieux déchiffrer un même message en grands caractères
qu’en petits34, ainsi fait Claudel entre le corps individuel et l’Église :
Nourriture, respirations, circulation, élimination, appétence, balance exquise du doit et de l’avoir,
tout cela qui dans le corps indivis est confié au peuple chantant des cellules, tout cela trouve son
équivalent au sein de cette immense circonscription de la chrétienté. Tout ce qui est en nous presque
sans que nous le sachions, l’Église en vastes traits le traduit et le peint hors de nous sur une échelle
de magnificence […]. Hors de nous à des distances astronomiques nous déchiffrons le texte
microscopiquement inscrit au fond de notre cœur (PB, 521).
Ce n’est rien d’autre que la Passion du Verbe incarné qui pour Claudel fonde ce corps d’un
mode nouveau : « Voici le laboratoire de transformations organiques où de tous les chrétiens
est fait un seul Christ, afin que nous vivions, non pas nous, mais le Christ en nous. C’est ici sur
le Calvaire où le raccord s’opère avec notre chef et où nous contractons homogénéité et
solidarité avec ce cœur qui bat, avec ces poumons qui respirent et avec cette bouche qui parle

34
Voir Platon, La République, II, 368c-d (NdE).
notre être à Dieu » (PB, 734). Et là encore, le corps est traducteur : le Christ est occupé, dit
Claudel, « à traduire en lettres de lumière le texte immonde et contrefait que nous ne nous
lassons pas de lui fournir » (ibid.). Dans le Soulier de satin, l’ange gardien de Prouhèze
distingue deux types d’hommes : « Pour les uns l’intelligence suffit. C’est l’esprit qui parle
purement à l’esprit. Mais pour les autres il faut que la chair aussi soit évangélisée et convertie »
(TH. II, 821). Au-delà du contexte particulier de ce dialogue, il est douteux que Claudel puisse
maintenir une telle distinction. Toute sa pensée du corps vise à une telle conversion de la chair.
Il le dit explicitement :
Ce n’est pas l’intelligence seule qui est appelée à comparaître, c’est le temple tout entier dans
l’intégrité de ses membres et de ses organes, c’est tout cela qui doit être évangélisé par le moyen du
cou, par le moyen de cette bouche qui dans une direction façonne les aliments et dans l’autre les
paroles (CC, 333).
La sanctification du corps, c’est son incorporation, au sens strict, de la Parole. Nous devons
intégrer la Parole de Dieu à notre corps.
Cette incorporation est aussi pour Claudel celle de l’histoire sainte et de la terre sainte. Une
page étonnante du commentaire sur le Cantique des cantiques applique la « géographie
extérieure » au « monde intérieur » du corps humain. Claudel y reprend de façon très originale
le thème ancien de l’homme microcosme, du monde en petit ou en miniature que forme
l’homme. La mer Rouge est le sang, le soleil est le cœur, et Claudel va jusqu’à décrire une
Pâques intérieure. « C’est au travers de notre propre sang qu’il faut nous frayer un passage […].
Nous passons jusqu’à la Terre promise à travers pas autre chose que la chair et le sang » (CC,
354). Que vise cette page tout à la fois belle et étrange ? Il ne s’agit pas, à mon sens, d’un
morceau de bravoure rhétorique, mais d’un exercice spirituel : il y va pour Claudel de rendre
pour nous présent et vivant ce que nous lisons dans la Bible de telle façon que nous le fassions
nôtre, littéralement corps et âme, que nous soyons impliqués et comme « embarqués », pour
reprendre le mot de Pascal, corps et âme dans le récit. La note spécifique de Claudel consiste à
conduire jusqu’à la réalité la plus intime du corps les applications morales que faisaient les
Pères de l’Église. C’est encore une façon pour lui d’« évangéliser » le corps, avec le puissant
regard qui est le sien.
On associe volontiers Claudel à une poétique de la plénitude, de la solidité, de la totalité.
C’est oublier qu’il est avant tout un poète du rythme et du mouvement. C’est oublier aussi son
affinité avec l’art de l’Extrême-Orient, où le vide et le blanc jouent un rôle central. Rythme et
mouvement veulent le vide et le plein, le discontinu. Et cela vaut aussi s’agissant du corps.
« L’homme est quelque chose d’organisé autour d’un vide et d’un creux. Dieu nous respire et
nous le respirons. Nous nous remplissons à ses lèvres, de toute la capacité de nos poumons, de
l’impossibilité de mourir » (PB, 1161). Ailleurs, Claudel dit qu’il faut « un trou pour respirer »
(CC, 202) et évoque la pensée taoïste. Avec la circulation du sang, l’opération du corps qui a le
plus fasciné Claudel est la respiration, cet échange incessant entre le dedans et le dehors, sur le
modèle duquel il pense notre rapport à Dieu.
Dieu est esprit, et l’esprit, c’est la respiration. Nous adorons un Dieu qui respire. Il est dit aux
premières lignes de la Genèse que Dieu insuffla dans les narines de l’homme qu’il venait de tirer de
la terre un spiracle de vie, et puisque nous devons restituer à Dieu tout ce que nous avons reçu de
lui, ce souffle, désormais incorporé à notre haleine, que nous lui rendons en cette vie, hésitant et
entrecoupé, par la prière, et que dans l’autre nous amorcerons face à face, si je peux dire, sur Ses
lèvres et sur Ses poumons (PB, 640).
Claudel ne veut rien de moins qu’un bouche-à-bouche avec Dieu. Et dans la danse, dont nous
avons parlé tout à l’heure, dans cette manifestation éclatante de la beauté du corps humain, c’est
encore la respiration rendue visible que Claudel admire :
La vraie danse vient du corps animé par la respiration. C’est elle qui soulève les bras dans
l’amplification du mouvement de la poitrine. C’est elle qui arrache le corps à la terre et le détache
du sol. Il faut qu’on la sente constamment, il faut que la respiration remplisse le corps jusqu’au bout
des doigts (J. I, 496).
Et c’est par elle encore, avec ce souffle qui forme nos mots et nos paroles, que le corps peut
être « notre manière de répondre à l’appel de Dieu et de lui fournir une ressemblance » (P. et P.,
II, 174).
Les noms divins dans la pensée de saint Augustin35

(2012)

Toute la théologie chrétienne s’enracine dans la prière, et ne peut avoir pour fin que d’y
reconduire avec un souffle plus clair. Et cette prière ne peut s’orienter vers Dieu que selon des
directions de sens dégagées par des noms, quelle qu’en soit la nature, positive ou négative. Ces
noms ne sauraient surgir de ma seule initiative spontanée, si cette prière doit être chrétienne,
c’est-à-dire prononcée dans le Corps collectif du Christ, car il lui faut être informée (dans
l’acception la plus forte du terme, philosophique, de ce qui donne et imprime la forme, organise
et structure), informée donc par la parole de Dieu sur Dieu à travers la voix humaine de ses
témoins, atteignant enfin son faîte en même temps que son fond dans la parole du Verbe même
incarné, le Seigneur qui est aussi le Serviteur. Car le mouvement de la prière n’est chaque fois
autre que le passage ou la métamorphose du serf fugitif que nous sommes au fils qu’il nous est
donné d’avoir à devenir – en un mot, l’élévation gracieuse vers la παρρησία, vers la parole
confiante et filiale qui ose nommer et dire. Ce mouvement ne peut, encore une fois, être solitaire
puisque nous ne pouvons devenir fils de Dieu par grâce qu’en devenant frères en Christ.
L’audace de la théologie, élevant notre esprit fini et fragile à de si hautes contemplations
que celles des perfections divines, ne peut être légitime qu’en provenant sans cesse de cette
confiance-là, qui est reçue. Elle ne peut donc se dissocier de l’écoute. Car là où nous nous
recroquevillons dans un silence craintif envers Dieu, nous suscitons en nous-mêmes et par nous-
mêmes un silence de Dieu, qui n’est autre que notre surdité. Saint Augustin le dit fortement :
« Du fait d’une crainte excessive de dire [sc. sur Dieu] des choses qui ne soient pas bonnes ; et
parce qu’il a décidé de se taire, il a commencé de ne plus écouter » (En. in Ps., 38, 4). La fidélité
de l’écoute fonde seule la confiance de notre parole, et celui que nous écoutons ne nous est en
vérité présent que pour autant, et aussi longtemps, que nous nous adressons à lui. C’est pourquoi
la première prière est une prière pour prier, pour recevoir de quoi prier justement, sans qu’il y
ait là de contradiction performative, puisque cela signifie qu’elle n’a commencé de parler qu’en
écoutant. « Dieu, créateur de l’univers, donne-moi tout d’abord que je puisse bien te prier
(praesta mihi primum ut bene te rogem) », c’est ainsi que commence l’une des plus longues
prières de l’œuvre de saint Augustin, celle du livre I des Soliloques.
« Bien te prier » : cette liberté de parole qui n’est autre que l’intégrité de l’écoute porte
en elle, faute de quoi elle ne serait que suspecte exaltation, l’exigence d’une lucidité toujours
plus haute. Nommer n’est pas dire, car proférer « Dieu » ou « Seigneur » ne constitue pas
encore une théologie, pas plus que prononcer « rose » n’est le commencement de la botanique,
et nous sommes tenus à un dire où doit sans cesse s’attester, se corriger, se purifier, se préciser
la rectitude et la vérité des noms par lesquels nous nous adressons à Dieu. Le murmure ou
l’exclamation du nommer doivent conduire à l’articulation d’un dire où nous nous expliquons
et nous rendons compte et raison entre nous du sens, des limites, de la portée et du fondement
de ces noms. Définir un nom n’est déjà plus seulement nommer, mais dire. Assurément, il n’y
va pas d’une alternative exclusive, car le nommer vocatif peut s’adjoindre un dire, comme

35
Conférence prononcée le 10 mai 2012 à l’Institut catholique de Paris, dans le cadre de la chaire Daniélou
dont le thème était cette année-là : « Des noms pour dire Dieu ». Le texte en est ici établi d’après le tapuscrit
conservé dans le fonds Jean-Louis Chrétien à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Caen) sous la cote
994JLC/20.
précisément dans cette prière des Soliloques qui constitue aussi un résumé ou une récapitulation
de la théologie du jeune Augustin (v. gr. : « Dieu qui du néant a créé ce monde, dont les yeux
de tous sentent qu’il est très beau »). Mais nous devons néanmoins distinguer nettement la
parole sur Dieu à Dieu en seconde personne et au vocatif, de la parole sur Dieu que nous
échangeons entre nous, et fondons avec une vigilance noétique, même si elle n’a lieu que sous
sa lumière qui est aussi un regard.
Le va-et-vient perpétuel entre ces deux dimensions est notoire dans l’œuvre de saint
Augustin, et aussi dans la tradition augustinienne, comme cela est manifeste à la lecture des
seules Confessions. Il sera l’objet du présent propos, qui ne saurait certes prétendre en quelques
instants épuiser cette œuvre immense, mais seulement ouvrir quelques chemins. Je m’en
tiendrai surtout à l’unité de l’essence divine, sans pouvoir entrer, autrement qu’incidemment,
dans un exposé de la théologie trinitaire de saint Augustin36.
Le mouvement amoureux de la prière s’élève et s’enfle dans la pluralité des noms, y
trouvant toujours de quoi aller plus loin et ne jamais s’interrompre, mais il requiert, au nom de
la lucidité, une syntaxe des énoncés sur Dieu, du sens et du mode selon lesquels nous pouvons
attribuer ces noms à Dieu, syntaxe que saint Augustin expose le plus clairement et le plus
longuement dans le De Trinitate. Dans cette syntaxe, la question directrice, comme pour la
théologie médiévale, sera de savoir comment concilier la pluralité de ces noms, de ces attributs
ou de ces perfections, avec, non seulement l’unité, mais aussi la simplicité absolue de Dieu 37.
Si ces perfections sont réellement distinctes, cela n’introduit-il pas la pluralité dans l’être de
Dieu, en détruisant ou faisant exploser sa simplicité ? Mais si elles reviennent toutes au même,
et que leur sens se confonde, leur diversité ne se réduit-elle pas à une diffraction ou dispersion
de cette simplicité dans la seule intelligence humaine, leur retirant d’être des noms de Dieu ?
Nous sommes proches alors de cette pensée courante dans la tradition grecque selon laquelle
Dieu a tous les noms précisément parce qu’il n’en a aucun (ce qui n’est pas identique à dire
qu’il n’en a aucun précisément parce qu’il les a tous). Où ranger la parole de saint Augustin :
« Omnia possunt dici de Deo, et nihil digne dicitur de Deo » (Hom. in Joh., XIII, 5) ? Aussi
bien Karl Barth que Hans Urs von Balthasar (mais sur ce point à la suite du premier) louent
saint Augustin d’avoir pensé la simplex multiplicitas ou la multiplex simplicitas des perfections
divines par lesquelles nous le nommons (De Trinitate, VI, 4, 6), mais comment faut-il l’entendre
précisément, et cela est-il le dernier mot de saint Augustin à ce sujet ? Nous irons du nommer
au dire, de la prière à la syntaxe de l’attribution des noms à Dieu. Le lieu de l’énonciation, en
seconde ou en troisième personnes, est décisif, et ne va pas sans conséquences, même si,
rappelons-le, l’on ne saurait les opposer ni les séparer, ces deux formes d’énonciation se
requérant l’une l’autre nécessairement.
À défaut de pouvoir commenter la vaste prière des Soliloques, nous prendrons la
première longue prière des Confessions, à la seconde page du livre I (I, 4, 4), qui forment une

36
Même si le cycle de ces conférences est exclusivement patristique, il faut bien dire que la théologie médiévale
latine, où saint Augustin est constamment sollicité dans un sens et dans l’autre, posera des questions qu’il ne posait
pas, au moins explicitement, introduira des distinctions qu’il ne faisait pas, et portera la problématique des
perfections divines à un point de fine et riche rigueur, mais aussi de complexité, qui peut facilement être oublié ou
ignoré, mais difficilement dépassé. Cela peut rétrospectivement faire apparaître dans saint Augustin un certain
nombre de silences, de questions ouvertes, voire de tensions.
37
Voir le quatrième concile du Latran (1215) : « una essentia, substantia seu natura simplex omnino » (p. 494).
(J’avoue être quelque peu gêné de faire entrer la pensée d’Augustin sous le titre, de frappe dionysienne, et donc
postérieure à lui, de « noms divins ». K. Barth [Dogmatique II, 1, § 29, p. 69] choisit le terme de « perfections »,
car toute chose a des attributs, mais Dieu seul a toutes les perfections. Duns Scot et Ockham parlent de « perfections
attributives (perfectiones attributales) ».)
puissante symphonie de perfections divines. Elle s’inaugure par l’évocation de l’unique
souveraineté ou seigneurie de Dieu : « Qui es-tu donc, mon Dieu ? quoi, je le demande, sinon
le Seigneur Dieu ? qui en effet est seigneur sinon le Seigneur ? ou qui est Dieu sinon notre
Dieu ? » Le Dieu dont il est demandé, et auquel il est demandé quid est, ce qu’il est, est d’abord
« mon Dieu », puis « notre Dieu ». L’adjectif possessif pour qualifier Dieu, Kerenyi le notait,
est dans notre tradition une signature du langage biblique : les païens ne disaient pas « mon
Zeus », ni Plotin « mon Bien ». La relation d’appartenance qu’il pose n’est évidemment pas de
Dieu à nous, mais de nous à Dieu : il marque que nous lui appartenons de part en part dans
l’ordre de la nature comme dans celui de la grâce. Le « mon Dieu » de chacun est condition de
possibilité d’un « notre Dieu », mais le « notre Dieu » de la communauté est ce sans quoi le
« mon Dieu » ne pourrait s’élever, car il est le Dieu de l’alliance. Suit une longue liste d’attributs
dont la structure formelle est riche de sens. Augustin commence par des adjectifs au superlatif,
dans une crue sonore, « summe, optime, potentissime, omnipotentissime » où l’on notera que le
superlatif du bien précède celui de la puissance, puis, après d’autres adjectifs, il introduira des
participes (par exemple mutans omnia, « changeant tout »), de plus en plus nombreux, et enfin
passera aux verbes (« tu changes tes œuvres et tu ne changes pas ton dessein »). Ce changement
progressif des formes grammaticales, de l’adjectif au participe puis au verbe indicatif, met
l’accent de plus en plus fortement sur la dramatique divine, pour emprunter à Balthasar son
expression, nous fait voir les attributs divins en acte et en action, et donc nous voyons en
quelque sorte celui qui a été nommé Seigneur dans l’exercice de sa seigneurie. Il y va de plus
en plus, à mesure que cette prière se poursuit, de l’histoire du salut, ce qui s’annonçait
précisément par ce premier nom de Seigneur, nom relatif à la création, et caractérisant de la
façon la plus englobante l’action de Dieu ad extra. Les attributs proprement bibliques, et au
premier chef ceux que la philosophie païenne n’admettrait pas, ou qui feraient scandale pour
elle, forment le faîte de ce mouvement de parole : l’amour de Dieu pour l’homme, sa jalousie,
son repentir, sa colère, sa dette envers nous. Ce qui renforce le caractère vivement dramatique
de cette prière est qu’une fois le début franchi, la plupart des énoncés sont de fortes antithèses.
On commence par « très miséricordieux et très juste, très secret et très présent, très beau et très
fort, stable et insaisissable, etc. », puis l’on passe à « tu aimes et ne brûles pas, tu es jaloux et
tu es sans trouble, tu te repens et tu ne souffres pas », etc. Certaines de ces antithèses sont claires
par elles-mêmes, d’autres réclament pour être saisies comme telles un peu plus d’attention
(comme entre beauté et force, opposant ce qui invite, par l’attrait qu’il suscite, à se rapprocher,
et ce qui invite, par la crainte qu’il suscite, à garder une respectueuse distance, par exemple).
On ne peut s’adresser à Dieu que du fond de la surprise que sa manifestation suscite en nous, et
dans ces antithèses de première vue, selon les limites de notre regard fini, surgit, si j’ose dire,
une vision en relief, la suggestion que nous ne saisissons le sens juste de l’un de ces termes
qu’en le joignant au second. L’ordre des mots pourrait faire comprendre que le second est un
correctif du premier, un « et pourtant », ce qui est vrai, mais on peut et on doit aussi renverser
l’ordre (miséricordieux, et pourtant juste, mais aussi juste, et pourtant miséricordieux…).
Cet hymne splendide, où figurent de nombreux attributs sur lesquels méditera sans fin
la théologie spéculative, comme aussi bien des anthropophatismes bibliques toujours centraux
pour l’herméneutique, est tout entier un hymne à l’incompréhensibilité divine (le mot est du
reste prononcé sous la forme de l’adjectif, alors que l’infinité n’est pas nommée, bien que pour
d’autres penseurs, elles soient immédiatement liées, mais elle n’est pas le point de départ de
saint Augustin dans sa méditation de l’être de Dieu). Dans sa splendeur toute d’affirmation, et
précisément parce qu’elle est telle, cette prière laisse notre esprit comme dans un vertige, car il
ne voit pas, c’est-à-dire ne saisit pas intuitivement, l’unité de ces affirmations si diverses. Elle
s’achève par un mouvement réflexif lui-même construit de façon tendue et antithétique. « Et
qu’avons-nous dit, mon Dieu, ma vie, ma sainte douceur, ou que dit qui que ce soit quand il
parle à ton sujet ? Et malheur à ceux qui se taisent sur toi, car tout en parlant beaucoup, c’est
muets qu’ils sont (quoniam loquaces muti sunt) ». Bizarrement, ces derniers mots, pourtant fort
clairs, ont paru obscurs à certains commentateurs, qui en ont donné des explications
controuvées. Il y a en eux un chiasme : la parole qui nomme Dieu et dit bien des choses de lui
est saisie, dans l’acte même de sa profération, par la conscience de sa déficience et de son
absence de mesure vis-à-vis de celui qu’elle nomme, et ce tremblement de la voix et de l’esprit
percevant le silence et l’inachèvement qu’il y a au cœur de nos chants, est le signe que c’est
bien de Dieu que nous parlons ; en revanche, celui qui fait silence sur Dieu en qui, à partir de
qui, par qui (in quo, a quo et per quem) est vrai tout ce qui est vrai, beau tout ce qui est beau,
etc., selon la triade maintes fois répétée des Soliloques n’arrive pas à couvrir par son vacarme
le mutisme obstiné qui est le sien sur la source de tout sens.
On aura noté le nom de douceur, dulcedo, par ailleurs plusieurs fois présent au vocatif
dans les premiers livres des Confessions, mais qui revient encore au livre X (17, 26) sous la
forme de « toi, douce lumière », ou dans un hymne au Christ au début du livre IX (I, 1), dans la
variante de suavitas (« toi, véritable et suprême suavité »). Ce nom, si important pour Augustin,
le sera aussi dans la spiritualité du XIIe siècle, et notamment pour saint Bernard de Clairvaux.
On peut le lier à celui d’espérance, spes mea, vocatif qui forme l’incipit du livre VI des
Confessions (voir IV, 6, 11), et figure à la fin du livre I dans une triade (I, 20, 31) : « grâce à toi,
ma douceur, mon honneur et ma confiance, mon Dieu, grâce à toi pour tes dons ». Un tel nom
ne fait pas seulement partie des noms relatifs (comme « créateur » ou « seigneur »), mais des
noms très précisément relatifs à des moments et à des expériences de notre vie singulière,
lesquels, comme cela va de soi, ne sauraient faire l’objet d’un chapitre ou d’une section dans
les sommes médiévales sur les noms et les attributs divins. Saint Augustin, en cet ordre, ne
reculera pas même devant une paronomase entre le nom même de Dieu, Deus, et le latin decus,
ornement ou beauté, dans une phrase sur le chant et le « sacrifice de louange » : deus meus et
decus meum (voir X, 34, 53). Ces noms relatifs et souvent précisément affectifs ne sont étudiés
que dans leur principe général par la théologie spéculative, alors qu’ils forment le noyau du
langage de la spiritualité. Il ne s’agit certes pas de séparer ni d’opposer théologie spéculative et
théologie spirituelle, ce qui serait, plus que sommaire, barbare, mais plutôt d’en marquer
l’articulation, par quoi nous commençâmes. Le chant de la conversion et de la rédemption,
fondement orant de la théologie, ne peut demeurer seul et en quelque sorte se clore sur lui-
même, en ne cessant de parler de ce que Dieu a fait pour moi et pour nous, au risque précisément
de ne plus parler que de nous. La joie qu’il reçoit lui donne le mouvement et la force pour aller
plus loin et plus haut, dans le programme augustinien de la fides quaerens intellectum, où la
délivrance doit s’étendre à tout l’homme, et donc aussi à son intelligence. La dramatique de la
prière ne dispense pas de la dramatique de la pensée, dont elle forme du reste la ressource,
secrète ou claire. Et une contemplation plus haute et plus dégagée conduira elle-même à un acte
d’adoration et de louange comme à son propre accomplissement (dont on a un exemple étonnant
dans la méditation de Jean-Jacques Olier sur les attributs divins, récemment publiée après être
demeurée manuscrite pendant plus de trois siècles38).
Entre l’urgence de la prière et la patience de la pensée, il y va de deux usages des noms
divins. Chacun des deux a son ouverture propre, et chacun a aussi ce risque de fermeture qu’il
y a à pouvoir nous emparer de cette ouverture même, et à nous en croire l’opérateur. La

38
Jean-Jacques Olier, L’Âme cristal. Des Attributs divins en nous, éd. M. Mazzocco, Paris, Seuil, 2008.
παρρησία de la prière, dans la profusion de sa confiance, peut en venir à se reposer trop sur son
propre mouvement amoureux, à privilégier son dire aux dépens de la rigueur du dit (pour user
en la détournant d’une opposition de Levinas). L’attention lente de la pensée, avec sa vigilance
quant à toutes les nuances et les nervures du dit, et sa permanente autocritique, est un correctif
nécessaire, une cathartique qui fait que l’ivresse demeure sobre, selon le célèbre oxymore,
même si la troisième personne grammaticale, par distinction avec la seconde, s’expose à
transformer Dieu en objet, et à multiplier les énoncés sur lui, ou les hypothèses, comme si,
d’une façon ou de l’autre, nous en disposions. Contrairement à un préjugé courant (illustré par
exemple par Karl Jaspers), tutoyer Dieu n’est pas amoindrir ou négliger sa transcendance, dans
la mesure où toute prière est une reconnaissance en acte de son absolue souveraineté. Ce
chiasme des chances et des périls fait que l’on ne peut séparer ni disjoindre ces possibilités sans
priver chacune de la nécessaire ressource de l’autre.
Passons à présent à la syntaxe des noms divins, c’est-à-dire aux lois qui régissent leur
usage en phrase et déterminant donc leur sens. Les divers noms divins seront les prédicats d’un
sujet grammatical, Dieu, et les attributs de son être. La proposition prédicative les sépare pour
les unir : « Dieu est grand », mais elle peut unir comme séparer en bien des sens. Les doctrines
expresses de la proposition connaîtront, en particulier au Moyen Âge, un approfondissement
considérable, comme il est notoire. Sans pouvoir entrer ici dans l’histoire passionnante et
complexe de la traduction en latin des concepts grecs, il faut noter les expresses réserves que
saint Augustin a formulées sur le terme de substantia appliqué à Dieu, même s’il en vient à en
user néanmoins fréquemment (voir V, 8, 10, la présence de quasi-synonymes dans l’usage
latin) : ce n’est pas contradiction, mais cela invite le lecteur à garder toujours en mémoire,
lorsque ce mot apparaît s’agissant de Dieu, comment il ne faut pas l’entendre et pourquoi. Il
privilégie celui d’essentia, transposition directe du grec οὐσία, récente alors, lui-même formé
sur le verbe εἶναι, être. Ce qui heurte saint Augustin dans le mot substantia, comme aussi dans
celui de subjectum, c’est le préfixe sub-, sous ou en dessous, évoquant un être sous-jacent dans
sa constance à un certain nombre de propriétés amovibles ou inamovibles qui ne se confondent
pas purement et simplement avec lui, qui font nombre entre elles et avec lui. La distinction
aristotélicienne de la substance et ses accidents, et la doctrine des catégories sont ici
déterminantes. Au demeurant, la tâche essentielle d’Aristote est de rendre intelligible le devenir,
qui mêle constance et inconstance, la substance identique changeant sans cesse par ses
accidents. Mais la bonté de Dieu, par exemple, n’est pas en lui comme en un sujet ou substrat,
il est lui-même sa propre bonté (De Trinitate, VII, 5, 10). Ce sont donc « les choses mobiles et
qui ne sont pas simples, qui sont dites proprement (proprie) substances » (ibid.). Cela ne
convient d’aucune manière à Dieu. On ne peut le nommer substance qu’abusivement (abusive),
mais essentia se dit de lui vere ac proprie, au point que peut-être, ajoute Augustin, Dieu seul
doive être dit essence (ibid.)39. La phrase exacte est que « Dieu est celui à qui seul convient au

39
Aussi ne peut-on que rester perplexe et déconcerté devant l’argumentaire de Jean-Luc Marion (Au lieu de
soi, Paris, Puf, 2008, p. 393) écrivant à propos d’une page de saint Augustin où, dit-il, « non seulement Dieu ne se
définit ici pas par l’être (quelque figure qu’on lui assigne), mais le terme d’être n’apparaît jamais ». Comme
confirmation de cette thèse, une note appelée par cette phrase même remarque : « Saint Augustin a d’ailleurs
toujours récusé que Dieu puisse se voir déterminé par la substance (l’οὐσία comme acception première de l’ὄν) »,
ajoutant peu après que l’on ne doit pas parler de substance, « mais éventuellement d’essentia ». D’une part, ce
n’est pas une simple éventualité, puisque, comme on vient de le voir, ce terme se dit « vere ac proprie », d’autre
part, comment affirmer que ce que refuse saint Augustin dans substantia, c’est l’οὐσία, quand le motif qu’il allègue
pour approuver essentia, c’est qu’il est une transposition exacte d’οὐσία et dérive de l’ipsum esse (De Trin. V, 2,
3) ?
sens le plus haut et le plus véritable, l’être même (ipsum esse), d’après lequel l’essence a été
nommée ».
Dieu seul est donc sans accidents, et la qualité, dénotant quel ou comment je suis, faisant
partie de ces derniers, Dieu est le Dieu sans qualités. Une page célèbre du De Trinitate (V, I, 2)
qui, rejoignant une expression décisive des Confessions, souvent citée de façon tronquée (III,
6, 11 : « tu eras interior intimo meo et superior summo meo ») nous invite à ne pas poser en
Dieu ce qui déjà s’absente de ce qu’il y a de meilleur en nous, puis à dépasser pour aller vers
lui le faîte même de notre être, affirme : « Pensons donc Dieu, si nous le pouvons, autant que
nous le pouvons, comme bon sans qualité (sine qualitate bonum), grand sans quantité », etc.
Avant de voir à quelle règle générale de syntaxe ces considérations ont conduit saint Augustin,
il faut relever que dans les pages citées à l’instant, il cite, comme en tant d’autres, l’Ego sum
qui sum d’Exode III, 14 comme appui de son dire. C’est le nom divin par excellence pour
Augustin, et celui à la lumière duquel il faut prononcer et penser tous les autres. Mais ce nom
peut être médité de bien des façons, et ce qui importe, ce sont les attributs que l’on en dégage
primordialement ; pour saint Augustin, ce sont l’immutabilité et la simplicité, analytiquement
contenues en lui : « Seul il est véritablement, parce qu’il est immuable (De Trin. VII, 5, 10) et
« [ne peut être le plus véritablement être que] cela seul qui non seulement ne change pas, mais
ne peut absolument pas changer » (De Trin. V, 2, 3).
Si la signature ou la marque de reconnaissance de ce que nous appelons le
« néoplatonisme » est que, comme dans la République de Platon (VI, 509), le Bien est « au-delà
de l’essence », ἐπεκείνα τῆς οὐσίας, alors l’accent mis par saint Augustin sur l’essentia équivaut
à une rupture avec ce dernier. Comment Dieu serait-il tel, en effet, si essentia ne peut se dire
proprement que de lui ? On ne peut interpréter un penseur en volatilisant ou en mettant entre
parenthèses sa thèse fondamentale, maintes fois répétée.
À partir de là, saint Augustin pose la loi fondamentale de toute énonciation sur Dieu en
lui-même : ce qu’il a, Dieu l’est (quae habet, haec et est) (De civitate Dei, XI, 10). Elle sera
reprise par bien des penseurs, de saint Grégoire le Grand à saint Thomas d’Aquin ou Nicolas
de Cues40. On pourrait la formuler comme suit : tout ce dont nous disons qu’il l’a, en réalité
Dieu l’est. Nous ne sommes bons ou grands qu’en participant à la grandeur ou à la bonté, mais
Dieu ne participe à rien. Dire qu’il est juste, c’est dire qu’il est lui-même sa propre justice, qui
est la justice même. Et cela vaut de l’éternité, de la toute-puissance, comme de tous les prédicats
qui peuvent être dits de Dieu proprement et en lui-même, et non par relation à la création ou
par similitude et transfert (De Trin. V, X, 11).
De l’aveu de tous, même s’il peut y avoir débat sur le sens auquel il faut
l’entendre, le terme d’idipsum comme nom divin occupe une place centrale dans la pensée de
saint Augustin. Idipsum en un mot est id ipsum, « cela même » au neutre, et donc désigne une
essence ou une nature (ce n’est pas une expression personnelle, ou qui puisse l’être, comme si
nous avions le masculin ou le féminin). Cela peut signifier seulement « la même chose », ou
prendre un sens plus fort. Une étude précise de ses emplois, avec des données quantitatives, en
a été récemment fort bien menée par Dominique Doucet41. Saint Augustin le lit dans sa Bible
latine, pour certains Psaumes (notamment IV, 9 et CXXI, 3), mais aussi dans certaines Épîtres
pauliniennes. Dans la presque totalité des cas, il traduit le grec τὸ αὐτό : un élément important,
me semble-t-il, est l’inexistence de l’article en latin, où l’on ne peut donc pas substantiver un

40
De principio 9, Habere autem in divinis est esse.
41
« Enquête pour une étude d’Idipsum et ses enjeux dans l’œuvre d’Augustin », in M. Caron (dir.), Saint
Augustin, Paris, Cerf, 2009.
pronom ou un adjectif. L’expression idipsum peut être employée toute seule, ou renforcer l’être,
idipsum esse. « Idipsum signifie ici [sc. dans le psaume IV, 9] ce bien suprême qu’est Dieu, et
sa sagesse et sa volonté » (De Trin. III, 2, 8), tout comme l’identité essentielle des trois de la
Trinité (De Trin. IV, 21, 30). Le De vera religione (21, 41) le paraphrase comme nature
immuable et unique. Il y va donc au premier chef de la pure identité à soi de l’immuable, de
l’identité absolue de l’absolu. « Tu es tout à fait le même, toi qui ne changes pas », disent les
Confessions (IV, 4, 11). Jean-Luc Marion admet42 que l’on puisse le traduire par l’« identique ».
Mais l’immutabilité, premier attribut divin évoqué par saint Augustin, et qui ouvre la dimension
de sens de tous les autres, est le plus haut sens de l’être selon lui : est suprêmement ce qui est
toujours de la même façon, ce qui ne peut même changer (De moribus manichaeorum II, 1 –
PL 32, 1345).
Si c’est certes à bon droit que Jean-Luc Marion s’insurge contre ceux qui traduisent
idipsum employé absolument par « l’Être même », ce qui est surtraduire, comme on dit, on ne
voit pas comment il peut soutenir que l’« idipsum reste donc radicalement et définitivement
apophatique, ne dit aucune essence et n’atteint aucune définition ; s’il indique Dieu, il ne le fait
que par sa propre impuissance à le dire », dans « une absence patente de signification »43, avant
de préciser que ce qui le caractérise n’est pas l’être ou le non-être, mais « l’opposition des
manières d’être (des comment de l’étant) – muable ou immuable44 ». D’abord parce que le
déictique, s’il ne profère aucun prédicat, n’en constitue pas pour autant la négation et n’a rien
d’apophatique en lui-même. Il est affirmatif dans son énonciation « c’est lui, ou c’est ça »
s’oppose au « ce n’est pas lui », ou « pas ça », et l’opposition des genres lui confère déjà une
certaine détermination. D’autre part, vide de signification déterminée en langue, le déictique se
remplit de sens en parole, dont il suppose toujours le contexte explicite. Il faut d’autres paroles
pour identifier ce qu’il montre (d’autant qu’ici il désigne l’invisible), et ces paroles comportent
des déterminations. Certes, il y a des mouvements de parole où l’on en viendrait, dépassant tout
prédicat, à ne plus pouvoir dire que « c’est toi » ou « c’est lui » (et ces mouvements ne sont pas
seulement de louange, loin de là !), mais cette impuissance à définir ne prend sens que par les
définitions précédentes, et le mouvement de leur dépassement, ce qui n’est pas pure négation
(il est cela, et plus encore). Par ailleurs, il est clair que l’opposition des « manières d’être » ne
nous fait pas sortir de l’être, et qu’il est étranger d’affirmer que « jamais saint Augustin ne
s’inquiète de l’être45 » ou que le caractère primordial de l’opposition entre l’immuable et le
muable nous ferait échapper à la métaphysique46, que certains ont définie par cette opposition
même. Il faut déjà avoir dit beaucoup de choses de Dieu pour que le terme d’idipsum fasse sens
comme l’un de ses noms majeurs. Quant à la louange, nous savons depuis le discours de Socrate
dans le Banquet de Platon, que n’est telle que la louange en vérité et de vérité, c’est-à-dire
conforme à l’être de ce qu’elle loue. Qu’elle porte à l’incandescence nos paroles sur Dieu, en
les lui adressant, et soit comme prière le sommet de toute parole humaine, si l’on voit, comme
c’était déjà le cas pour Philon d’Alexandrie, dans l’εὐχαριστία, l’action de grâces, la plus haute
possibilité de la parole humaine, je suis là-dessus en plein accord avec Jean-Luc Marion qui le
développe avec force et justesse, mais la louange en sa lucidité est le suprême usage des noms
divins, qui ne se réduit pas nécessairement à la pure apophase.

42
J. L. Marion, Au lieu de soi, op. cit., p. 402.
43
Ibid., p. 406.
44
Id.
45
Ibid., p. 414.
46
Ibid., p. 407-408.
Cela étant, une fois établi que les perfections que nous attribuons à Dieu ne peuvent se
dire qu’essentiellement ou substantiellement de lui et de son immuable simplicité, et qu’il ne
peut être juste qu’en étant la justice même, demeure ouverte la question décisive du rapport de
ces perfections entre elles, et de la compatibilité de leur pluralité avec la simplicité divine. Ces
noms du même reviennent-ils à tout point de vue au même, ce qui les rendrait vains, ou s’ils
diffèrent, quelle est l’exacte nature de leur différence ? Cela sera au Moyen Âge l’une des
questions théologiques les plus disputées47.
Une méditation décisive du livre XV (et ultime) du De Trinitate présente un modèle de
la démarche par laquelle nous pouvons, à partir de la création, et de son ordre gradué, dégager
un certain nombre de perfections ou d’attributs divins, les classer en divers groupes, puis enfin,
méthodiquement les réduire ou les reconduire à l’unité pure. Le monde tout entier « proclame »
son créateur (XV, 4, 6) et manifeste à l’évidence à notre intelligence un ordre des degrés d’être
et de perfection, selon lequel « nous voyons qu’il faut préférer le vivant au non-vivant,
l’intelligent au non-intelligent, le puissant à l’impuissant, le juste, à l’injuste », etc. (tout cela
au neutre pluriel). Dans ces diverses séries, on passe au maximum, à ce qui est le plus haut et
le plus parfait, qui va permettre de nommer Dieu. « Toutes ces choses que j’ai dites et toutes les
autres qui semblent être dites dignement de Dieu selon un usage semblable de la parole
humaine, conviennent à la fois à la Trinité tout entière qui est un seul Dieu, et à chacune des
personnes en cette même Trinité », poursuit saint Augustin (XV, 5, 7 et 8). Le nombre de ces
attributs est indéterminé et ouvert, il ne saurait y en avoir une énumération exhaustive. Une fois
cette dimension atteinte, commence la démarche progressive de réduction à l’unité : « réduisons
donc tout d’abord ces multiples (termes) à un petit nombre (ad aliquam paucitatem) ».
Paradoxalement, c’est par cette raréfaction et cette parcimonie conquise des attributs que nous
allons découvrir la plénitude et la véritable richesse de ce que vise la nomination. Saint
Augustin, sans que l’on puisse ici entrer dans le détail, va dégager trois groupes de quatre
termes48. Le premier groupe comprend « éternel, immortel, incorruptible, immuable » qu’il va
rassembler sous l’unique titre « éternel » ; le second comprend « vivant, sage, puissant, beau »
qu’il va réunir sous l’unique terme « sage (sapiens) » (ici, nous retrouvons une variante d’un
binôme des Confessions, avec puissance et beauté) ; le troisième comprend « juste, bon esprit,
bienheureux » qu’il va réunir sous le titre « bienheureux (beatus) ». Il se justifie du substantif
spiritus, qui introduit une discontinuité formelle avec les autres termes qui sont des adjectifs ou
des participes, au nom de la règle syntaxique selon laquelle Dieu est ce qu’il a, que nous avons
exposées. La « coutume du langage humain » comme il l’a nommée introduit une disparité ou
une discordance formelle qui n’a pas de fondement dans ce qu’elle vise. C’est évidemment tout
à fait délibéré de la part d’Augustin, car il aurait pu dire « spirituel » (qui existe dans ses écrits)

47
Notons à ce propos, pour revenir un instant aux déictiques, un trait lourd de sens de la langue de
saint Augustin, qui peut rester tout à fait inaperçu de qui ne le lit qu’en traduction : sa prédilection, en des lieux
décisifs, pour des pronoms démonstratifs, qui évitent de qualifier ce que l’on évoque. Par exemple, dans le
De Trinitate, lorsqu’il est question de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté comme de ce par quoi l’homme
est à l’image de Dieu, un et trine à la fois, les traductions ne peuvent pas ne pas parler de trois « facultés » ou
« puissances » de l’esprit humain, saint Augustin émettant les plus expresses réserves vis-à-vis des « parties » de
l’âme, mais, dans le texte, la plupart du temps, il est question de haec tria, ces trois-là. De même, dans la page que
nous allons aborder, là où la traduction parle, et peut difficilement ne pas parler de plusieurs « termes »,
« attributs » ou « perfections » de Dieu, saint Augustin emploie aussi le pronom démonstratif « haec ». Ce trait de
langue est en certains ordres une signature de sa pensée : refuser de substantiver par un terme imparfait et trop
aisément manipulable, mais, comme cela est très clair dans ces exemples mêmes, déictiques et pronoms ne valent
pas apophase, loin de là !
48
À la différence de la prière du début des Confessions évoquée précédemment, qui procédait par paires
antithétiques à première vue au regard humain, ici Augustin se fonde plutôt sur l’affinité des termes.
au lieu d’employer spiritus : il introduit lui-même le problème qu’il va résoudre comme un
avertissement de ne pas demeurer prisonnier de nos formes grammaticales. Ici, aucun adjectif
n’est une qualité qui s’adjoint à une substance, aucun participe ne renvoie à une participation,
l’unique substantif qui fait exception nous donne la loi de l’entente de tous les autres termes49.
Nous avons donc à présent trois termes, « éternel, sage et bienheureux », que l’on peut à leur
tour réduire à un seul, et au fond n’importe lequel d’entre eux (XV, 6, 9) 50. On comprendra
pourquoi je préfère parler de doctrine des attributs ou des perfections divines, car la démarche
part du sens même de ces perfections plutôt que de la nature des noms qui les désignent, comme
le fera par exemple la somme franciscaine attribuée à Alexandre de Halès, s’inspirant de saint
Jean Damascène, différenciant les noms comme tels (absolus, d’opération, relatifs, négatifs,
etc.). L’un n’exclut certes pas l’autre, mais ce par quoi l’on commence et ce sur quoi l’on met
l’accent constitue néanmoins une réelle différence de démarche.
Mais quel est le rapport de ces termes ? Du second groupe, saint Augustin dit (ce qui
vaudrait aussi bien pour les deux autres) : « de ces quatre, nous avons choisi un seul […] bien
que ces quatre en Dieu ne doivent pas être dits inégaux ; il y a quatre noms, mais la chose même
est une (nomina enim quatuor, res autem una est) ». Pour Dieu, « c’est le même (idem) d’être
juste que d’être bon », etc. C’est pourquoi, dit-il en suite, « il n’y a aucune différence si l’on
parle de douze ou de trois », et de trois ou d’une. Nihil interest, c’est indifférent, cela ne change
rien. Tout cela demeure « una eademque res in natura Dei » (De Trin. XV, 6, 9).
Une autre page pose nettement que lorsque l’on nomme l’un de ces attributs, on rappelle
implicitement tous les autres (De Trin. VII, 1, 1). Tout cela va clairement dans le sens de la
thèse selon laquelle, pour user d’un vocabulaire ultérieur, ces distinctions ne sont que des
distinctions de raison, purement nominales ou notionnelles, pour notre esprit et selon notre
langage, qui peuvent multiplier indéfiniment cette unique simplicité divine, sans que cela ne
change rien. L’interprétation causale, promise à un riche avenir, et que saint Augustin met
souvent en avant dans son herméneutique biblique, « Dieu est dit x parce qu’il produit x en
dehors de lieu », et une même cause est d’autant plus haute qu’en sa simplicité elle produit une
plus grande diversité d’effets, cette interprétation, donc, va aussi dans la même direction. S’agit-
il alors d’une multiplex simplicitas ? Non, car la multiplicité se déploie à un autre plan que celui
de l’unité, dans la création et dans notre langage. (Rappelons que nous sommes ici sur le plan
de l’essence divine, et non pas des appropriations personnelles.)
Mais on trouve dans le De Trin. VI, 4, 6, un autre modèle du rapport de ces attributs qui,
à mon sens, ouvre une autre possibilité. Cette page est importante, car c’est en elle que se
trouvent les expressions de « simplex multiplicitas » et de « multiplex simplicitas », à laquelle
Karl Barth et Hans Urs von Balthasar font un sort, en y voyant un élément du programme
augustinien que la théologie se doit de retenir.
Le modèle est emprunté à la doctrine stoïcienne des vertus, laquelle met l’accent sur
leur nécessaire concours pour qu’elles soient proprement ce qu’elles sont, c’est-à-dire des
perfections. Mais la question se pose au moins depuis Platon. Il faut qu’elles croissent ensemble
et aillent de pair, car une justice sans courage ne sera pas vraiment juste, puisqu’elle pliera ou
cédera devant l’injustice, tout comme inversement le courage sans justice ne sera qu’une audace

49
Le choix du nom de douze n’est certes pas non plus indifférent dans une époque si marquée par le symbolisme
des nombres.
50
Dans sa Dogmatique (II, 1), Karl Barth aura le même nombre de douze, mais selon deux groupes de six,
ordonnés par paires, les perfections de l’amour divin (grâce et sainteté, miséricorde et justice, patience et sagesse)
et les perfections de la liberté divine (unité et ubiquité, constance et toute-puissance, éternité et gloire). Mais il ne
suit pas la démarche de réduction, affirmant leur distinction.
mise au service du mal, etc. Cette thèse éthique sur l’inséparabilité des vertus concerne
évidemment l’homme au premier chef, mais son intérêt ici est de fournir le schème d’une
inséparabilité (de droit, et non seulement de fait) dans la distinction. Saint Augustin l’expose
d’abord à propos de l’homme : « bien que les vertus une à une soient comprises de façon chaque
fois différente (alio atque alio modo singulae intelligantur), en aucune façon pourtant elles ne
sont séparées l’une de l’autre » (VI, 4, 6), et elles doivent toujours être égales pour être des
vertus. Puis il passe à Dieu en affirmant que cela vaut à plus forte raison encore « dans cette
substance immuable et éternelle incomparablement plus simple que l’âme humaine ». Pour
Dieu, « être, c’est être fort, ou juste, ou sage, et tout ce que l’on dira de cette multiplicité simple,
ou de cette simplicité multiple, par laquelle est signifiée sa substance ».
Ce même modèle avait déjà été mis en jeu par saint Grégoire de Nysse, dans son
Discours catéchétique (chap. 20), qui parlait de « concours » (συνδαρμεῖν) de diverses
perfections (chap. 21), qui ne sont pas telles si on les sépare. À ses yeux, cela vaut autant pour
l’être de Dieu en soi, la θεολογία, que pour sa dispensation et manifestation pour nous,
l’οἰκονομία, si Dieu est présent, il ne saurait l’être selon une seule de ses perfections (comme
dans la phrase courante qui affirme que la justice de Dieu produit les guerres, en abandonnant
l’homme à ses passions, et sa miséricorde, la paix).
Or ce modèle ne peut être purement et si simplement rabattu sur le précédent, car il n’est
pas identique d’affirmer que les diverses perfections que notre esprit distingue et séparent par
leur nom, et donc leurs notions, reviennent toutes au même quand on les considère dans l’être
simple de Dieu, et que cela ne change rien si l’on parle de trois ou de douze, et d’autre part
affirmer que chacune n’est souverainement parfaite qu’en concourant avec les autres. Le
traducteur de saint Grégoire de Nysse parle, avec audace, même s’il la tempère d’une
atténuation, en usant à ce propos d’un terme technique de la théologie trinitaire : « On pourrait
parler, d’une certaine manière, de “périchorèse” des attributs51 », d’enveloppement mutuel. La
« périchorèse » des personnes divines suppose leur distinction, au lieu de l’abolir. Comment
faut-il entendre cette « simplicité multiple », dont parle ici saint Augustin ? Peut-elle se réduire
à cela que, simple et indistinct en lui-même, Dieu se diffracte dans notre langage et notre
pensée ? Ou bien doit-on maintenir que la justice est vraiment distincte de la miséricorde, même
si pour être parfaite elle ne saurait en être séparée, même potentiellement ? Ce modèle pointe
vers ce que Duns Scot pensera avec son concept de « distinction formelle », laquelle, sans
diviser l’être auquel on l’applique, ne se réduit pas à une distinction de raison introduite
seulement par l’esprit, et ne correspondant à rien de distinct dans l’être dont on parle. Il y a bien
une différence entre justice, miséricorde, omniprésence, etc., dont la forme ne saurait coïncider,
même si cette différence ne suppose aucune composition, n’introduit pas de parties dont un tout
serait constitué, et ne multiplie pas l’être même de Dieu (Ord. I, 8, 1, qu. 4). Que l’on ne me
fasse pas dire que saint Augustin soit scotiste avant la lettre ! Ce modèle pose une question à
laquelle Duns Scot répondra de sa façon, mais aussi bien Thomas d’Aquin dans sa méditation
de la non-synonymie des noms divins, qui, même si c’est par notre esprit qu’ils sont multipliés
ont « aliquid respondens in ipso Deo » (Qu. disp. de potentia, qu. 7, art. 7). Les thomistes
introduiront des distinctions dans le concept même de distinction de raison, en parlant de
distinctio rationis ratiocinatae (de raison raisonnées), c’est-à-dire cum fundamento in re.
Matthias J. Scheeben (Kath. Dogm. II, § 73) tentera même une sorte de rapprochement entre
Thomas et Scot sur ce point, et les expressions de saint Augustin seront mises à profit par

51
Raymond Winling, in Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, Paris, Cerf, « Sources chrétiennes » (453),
2000, p. 238.
Karl Barth (Dogm. II, 1, § 29) : « Dieu vit son essence parfaite dans la plénitude de perfections
multiples, singulières et distinctes, dont chacune se suffit à elle-même tout en étant liée à toutes
les autres ». Et il critique vivement ce qu’il appelle le « nominalisme » et « semi-nominalisme »
qui dissout toute distinction des attributs. La simplicité de Dieu n’est pas celle d’un point
mathématique, l’indifférence absolue évaporant tous les noms. Et cela ne suppose-t-il pas que
l’on s’appuie sur l’attribut de simplicité comme si nous en avions une connaissance adéquate
pour dissoudre tous les autres ? Toutes ces réponses à la question ont leurs difficultés, certes,
mais il est notable que Duns Scot use du nom de saint Anselme « quo nihil majus cogitari
potest » à propos de la distinction des perfections, soutenant qu’il est plus grand ainsi que si
cette distinction qui n’existe pas en lui-même se trouve seulement introduite par l’intellect, ce
qui, toutes choses égales d’ailleurs, va dans le sens de Karl Barth. J’ai voulu seulement montrer
que ce chemin est ouvert par le second modèle de saint Augustin, même s’il est seulement
ouvert sans qu’il le thématise.
Il nous reste, à défaut de pouvoir être complet, à aborder deux thèmes importants : la
distinction que saint Augustin fait, commentant l’Exode, entre le nom d’éternité et le nom de
miséricorde, et le changement de statut radical qu’introduit l’Incarnation s’agissant de la portée
des noms relatifs. La distinction entre ces deux noms majeurs a été faite par saint Augustin dans
des sermons (notamment 6 et 7) et dans plusieurs de ses Ennarationes in Psalmos (101 II, 10 ;
136, 6-7). Étienne Gilson l’a thématisée dans une conférence de 1947, Philosophie et
incarnation selon saint Augustin, récemment rééditée (1999). Augustin médite d’un seul tenant
les deux noms de Dieu qu’Il révèle lui-même en Exode III, 14 et III, 15, l’Ego sum qui sum,
dont nul ne peut nier que saint Augustin l’interprète comme ipsum esse (En. in Ps., 101, II, 10)
et « Moi, je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Entendre la majesté du premier nous
reconduit au peu que nous sommes, et à la fragilité toujours menacée de la façon dont nous
sommes. Quant au second, Augustin le paraphrase dans une adresse à ses auditeurs : « Ne
désespère pas, fragilité humaine. “Moi, dit-il, je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob’’.
Tu as entendu ce que je suis en moi-même, entends aussi ce que je suis à cause de toi (propter
te). Cette éternité nous a appelés, et le Verbe a surgi (erupit) de son éternité » (ibid.). Le second
nom, où Dieu de façon stupéfiante se désigne et se définit par ses témoins et ses répondants, où
donc notre nom peut donc s’inscrire à leur suite dans la foi, comme celui de tout homme qui le
confesse, inclut le temps, et les hommes singuliers, mais il n’est pas pour autant un nom
provisoire et fugitif, destiné à devenir vite caduc, car il est un nom « à jamais » ou « pour
toujours », dit le texte biblique lui-même. Et ce sont les noms du même et unique Dieu. Le
premier nom est un nom absolu, le second un nom relatif, puisqu’il se réfère aux créatures et
les inclut en lui. Mais la manière dont saint Augustin comprend ce nom change le statut même
des noms relatifs, qui sont, comme nous l’avons vu, les plus nombreux dans la parole de la
prière, de la liturgie, de la spiritualité. Tout le néoplatonisme philosophique grec, de Plotin à
Damascius en passant par Proclus, met en effet en évidence que tout ce que nous disons sur le
premier principe (et d’abord de nom même de « principe », ἀρχή) est en réalité relatif, et dit
quelque chose de nous, de nous devant lui ou en mouvement vers lui, et non pas le principe en
lui-même. Cela sera repris dans la théologie médiévale quand les noms de Dieu ne s’appuient
que sur la seule causalité.
Dans l’analyse la plus développée que saint Augustin donne des noms relatifs (pour
l’essence divine, s’entend, et la relation du monde à Dieu) (De Trin. V, 16, 17), il peut sembler
qu’il en aille de même (il prend comme exemple « refuge », « père » pour nous, « ami »,
« calme » ou « irrité ») : ces noms en effet évoquent un changement ou une altération qui se
produit en nous, par lesquels Dieu, qui demeure identique et inaltérable, nous apparaît différent,
nous présente un autre visage que ce qui était le cas auparavant. Cela dit quelque chose de nous,
et non pas de Dieu en soi. Mais la différence, qui va jusqu’à la rupture, entre ces deux pensées,
est que ce rapport à Dieu qui est le nôtre, et la dimension où il se tient, ne forme pas pour saint
Augustin ce qui serait instauré par notre seule et propre initiative, mais se fonde en dernière
analyse sur l’action de Dieu envers nous et en nous, et nous en personne – laquelle action est
tout entière rassemblée, et visible dans l’Incarnation du Verbe, qu’elle soit espérée, vue ou
remémorée (« Ecclesia ab Abel » !). Le manifeste bien, dans cette page du De Trinitate,
l’évocation de la prédestination : je deviens ami de Dieu quand je change moi-même et
commence d’être juste, c’est moi qui change et non pas Dieu, mais « lui-même a aimé tous ses
saints avant la création du monde, comme il les a prédestinés ». Le Christ seul est la voie ou le
chemin (et l’on sait la centralité de ce terme dans la christologie augustinienne). Notre propre
filialité n’est fondée que sur l’Incarnation du Fils, et toute prière filiale n’est possible que par
là. Les noms relatifs et temporels que nous donnons à Dieu sont bien tels, mais seule la grâce
du Fils nous donne de les proférer en vérité, et Lui seul est le souffle qui porte notre voix vers
Dieu. Ils sont donc en un sens des noms théopathiques, où nous pâtissons ou recevons d’une
façon renouvelante l’action de Dieu même, mais en Christ et par lui. Cela donne une tout autre
portée à ces noms que celle qu’ils peuvent avoir pour le néoplatonisme païen. (Et il y a des
relations en Dieu même, objet de la théologie trinitaire.) La magnifique page du Commentaire
sur l’Évangile de Jean (XIII, 5) le montre à l’évidence : « Dieu pour toi est toute chose (totum) :
Si tu as faim, il est ton pain ; si tu as soif, il est ton eau ; si tu es dans les ténèbres, il est pour toi
lumière […] ; si tu es nu, il est pour toi vêtement d’immortalité ». Ce n’est qu’en tant que
membres du corps du Christ que nous pouvons les prononcer.
Sur la « Nouvelle phénoménologie en France »52
(2012)

Les télescopes publics n’étant pas orientés vers ces régions du ciel intellectuel où des
astéroïdes, voire des comètes, philosophiques sont susceptibles d’apparaître, il faut bien du
temps pour que l’on s’aperçoive de leur disparition, et donc le nouveau, s’il y en a, quand on
en parle, n’est déjà plus nouveau. À l’exception, ici, de Natalie Depraz et de Jocelyn Benoist,
tous les conférenciers appartiennent, non seulement à la même génération, mais à une étroite
tranche d’âge d’un peu plus d’une décennie, entre 1942 et 1955, et publient depuis une trentaine
d’années ou davantage53. La plupart ont été étudiants dans une période où la phénoménologie,
après être sortie avec éclat de son occultation en France, était vivement attaquée et contestée,
de l’extérieur comme de l’intérieur, toute une partie de l’œuvre de Jacques Derrida consistant à
porter jusqu’à l’aporie les concepts fondamentaux de la phénoménologie de Husserl. Cette
phénoménologie inquiétée et inquiète ne pouvait plus avoir le ton joyeux et triomphal de ses
premiers passeurs, et ses interlocuteurs n’étaient plus les mêmes. Ce qui put lui donner une
vigilance d’un autre type. Qu’il y ait une affinité intellectuelle entre ceux qui appartiennent à la
même génération, et eurent souvent les mêmes maîtres, cela va de soi. Que cela suffise à
constituer une unité, assurément non, sinon peut-être négativement : la période de paix en
Europe de l’Ouest, exceptionnelle depuis celle qui s’ouvrit en 1815, et la fin de nos guerres
coloniales, a sans doute contribué à un effacement du politique dans leurs œuvres malgré 1968
qu’ils vécurent (je ne dis pas dans leurs vies). Quoi qu’il en soit, il nous faut profiter de ce
moment solsticial, où l’on nous croit nouveaux quand nous avons cessé de l’être, qui précède
immédiatement celui où nous allons être critiqués, réfutés ou effacés par la génération suivante,
selon la loi saturnienne de l’histoire, solidaire de ce sens superficiel du nouveau.
Le pamphlet de Dominique Janicaud54, accréditant au-delà de la France l’opinion qu’il s’y
était produit un événement funeste, le « tournant théologique », contribua, comme c’est
toujours le cas dans les polémiques, à une plus grande diffusion des pensées qu’il attaquait. Son
importance a été surestimée, car on ne voit pas ce qu’il apportait philosophiquement, et la figure
de Max Scheler, pour ne citer que lui, montre au demeurant que ce qu’il évoquait n’avait rien
non plus d’un « tournant ». Le livre si fin et si instruit de Tengelyi et Gondel55, tout en critiquant
justement Janicaud, accepte d’une certaine manière son critère, dans ses pages de conclusion
où il distingue ceux qui seraient en quête d’une « religion post-métaphysique » et ceux qui se
dirigeraient vers une « quasi-théologie sans religion », Jocelyn Benoist, quant à lui, s’arrachant
à cette alternative peu engageante avec son « athéisme non-métaphysique ». Cela présuppose
beaucoup de choses obscures, voire confuses. La distinction entre « post-métaphysique » et
« non-métaphysique » n’est pas expliquée, mais surtout l’unité du concept de religion fait
problème, y compris désormais pour les historiens ou les sociologues dont il définit
universitairement l’objet. Un théologien de la taille de Karl Barth oppose la religion comme

52
Intervention de Jean-Louis Chrétien à l’occasion de la journée d’études organisée autour de H.-D. Gondek
et L. Tengelyi à l’ENS (Ulm), Archives Husserl, le 7 et le 8 mars 2012.
53
Il s’agissait en l’occurrence de Renaud Barbaras, Françoise Dastur, Éliane Escoubas, Didier Franck, Jean-
Luc Marion et Marc Richir.
54
Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, Éclat, 1991.
55
Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi Neue Ph,änomenologie in Frankreich, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 2011.
œuvre humaine et la foi comme don de Dieu. Et la foi abrahamique est eidétiquement distincte
de tout autre. Husserl lui-même disait de l’unique Dieu du monothéisme qu’il n’est pas une
question de nombre.
Est-ce un critère philosophique pertinent en l’occurrence ? Cela est fort douteux. On ne peut
imaginer deux pensées plus antipodiques que celles de Levinas et de Michel Henry (même si
Jean-Luc Marion, dans son propre chemin, peut puiser à l’une et à l’autre). Quelles que soient
l’admiration et l’affection que j’ai eues pour Michel Henry, j’ai énoncé ma divergence
philosophique radicale avec lui dans un article vif56, dont la pointe critique ne le lui fit pas, ce
qui l’honore et manifeste sa dignité, me retirer son amitié. Et inversement, dans l’œuvre de celui
qui fut mon maître, et toujours pour moi un exemple, Henri Maldiney, le nom du Christ n’est
pas prononcé une seule fois dans une phrase thétique. Je saisis cette occasion pour dire que
Maldiney, même s’il est cité fugitivement à propos de Marc Richir et d’Éliane Escoubas, est un
grand absent du livre de Tengelyi, car, s’il est né en 1912, son œuvre parut à partir de 1973, et
donc dans les décennies que son livre aborde. Par ailleurs, et pour prendre du recul historique,
dans la philosophie des Pères de l’Église, dont Wolfson, qui était juif, a montré le caractère
pleinement philosophique, il y a ceux pour qui le stoïcisme est décisif, ceux pour qui c’est le
platonisme. Leur foi commune ne les unifie pas philosophiquement, même si elle leur permet
de poser en ces termes stoïciens ou platoniciens des questions qui ne sont ni de la Stoa ni de
Platon, et donc de renouveler ces termes mêmes.
Plus essentiel est de savoir si nous considérons l’œuvre de Heidegger comme un événement
de pensée irrésiliable, et que l’on ne puisse feindre d’ignorer (ce qui ne signifie pas être
« heideggérien », adjectif obscur, pas plus que tenir Hegel pour un tournant majeur de la pensée
ne signifie être « hégélien »). En d’autres termes, un événement qui modifie la manière même
dont nous pouvons poser des questions, ou entrer dans leur domaine, tout comme la nature de
ce dont nous avons, comme philosophes, la charge. Les conséquences de ce critère ne peuvent
assurément être dégagées en quelques instants. J’en prends deux qui peuvent l’être.
Pouvons-nous, en tant que philosophes, entrer comme un poisson dans l’eau de la
contemporanéité et de ses questions tout naturellement, c’est-à-dire naïvement, sans avoir à
nous expliquer avec les traditions qui l’ont rendue possible, et cela autrement que dans une
histoire de la philosophie téléologique qui fait de nous l’aboutissement de tout ce qui est grand
(comme dans la Philosophie première de Husserl, mais ce type d’histoire commence avec
Aristote au moins) ? Dans un temps où l’histoire de la philosophie tend à devenir purement
doxographique tout en accroissant son érudition et sa spécialisation, pouvons-nous échapper à
cette tâche nécessaire ? Ce dialogue, c’est aussi un dialogue avec ce qu’il y a de biblique en
nous et dans notre langue, c’est-à-dire nos langues, si l’Europe, comme le dit Levinas, c’est la
Bible et les Grecs (auquel cas l’Europe commence à Alexandrie, et dans l’œuvre de Philon). À
l’exemple de Heidegger, bien qu’à d’autres fins, il laisse de côté la latinité, par la médiation de
laquelle deux sources nous ont formés.
Et par ailleurs, pouvons-nous nous glisser dans le langage prêt-à-porter des colloques
universitaires qui, même quand il n’est pas l’anglais, semble traduit du plus mauvais anglais,
l’anglais international, ou nous faut-il, prenant la mesure de la sédimentation historique dont
chacun de nos mots est lourd, forger un style pour chaque questionnement, qui ne soit pas

56
Jean-Louis Chrétien, « La vie sauve », Les Études philosophiques, 1988, p. 37-49, repris dans Espace et
Présence, Paris, Minuit 2024 (à paraître).
simplement mû par la force d’inertie de ce à quoi, dans ce que l’on dit, on reste sourd ? Levinas,
Maldiney, Derrida aussi à sa manière (moins dense), ont eu ce sens du poids des mots, comme
d’une syntaxe qui ne soit pas en pilote automatique, mais plutôt le sismographe d’un
mouvement de la pensée. À cet égard, il y a assurément un péril dans un certain style de
description phénoménologique, hérité de Husserl, se gonflant toujours davantage de ses propres
flots et de ses propres reprises, sans atteindre à la densité de Fichte recommençant toujours la
Wissenschatflehre.
Ces questions étant posées, je dirai quelques mots sur mon propre chemin, dont le livre de
Tengelyi et Gondek évoque les tout premiers pas. Cela m’est très malaisé, car j’ai toujours
considéré comme un modèle à suivre le « De nobis ipsis silemus » que Kant place en épigraphe
de la première Critique, par une citation de Bacon, modèle d’effacement puisque ce n’est pas
même lui qui dit qu’il va se taire sur lui. Mais cela semble faire partie de la règle du jeu
d’aujourd’hui.
Le mot central qui unifie l’ensemble de mes travaux, très divers par leurs thèmes directs
comme par les œuvres qui m’ont donné à penser, philosophiques, théologiques, poétiques,
romanesques ou picturales est celui de la Parole (qui pose un problème aux traducteurs anglais).
Et la question directrice, celle de l’appel et de la réponse, qui l’a été pour moi dès le début,
avant le livre de 1992 qui porte ce titre. Pour utiliser une distinction traditionnelle que ce
phénomène met en question, il irait de soi que dans l’ordo essendi, l’appel fût premier, même
si dans l’ordo cognoscendi, c’est la réponse. Si l’appel ne s’entend que dans la réponse (fuir ou
se dérober étant aussi un mode de réponse, rien ne nous étant plus proche que ce dont nous
cherchons à nous éloigner), cette distinction devient fragile. Phénoménologiquement, le lieu
par excellence devient donc la réponse, et décliner les modes de la réponse, mais aussi ses types
et ses régions irréductiblement distincts, a été ma tâche, même si je ne l’ai certes pas conçue
d’emblée comme un programme à réaliser, mes écrits s’étant appelés les uns aux autres et
répondus, plus que je ne les ai décidés, la réponse étant le seul accès à ce qui fait appel. Nos
livres nous font plus que nous les faisons. Toute parole est responsive, comme tout mouvement
vers la parole, et il n’y a pas d’expérience humaine muette comme si elle était pré-langagière,
mais seulement interdite au sens classique du terme, c’est-à-dire privée de parole par l’excès
même de ce à quoi nous avons à répondre, et qui requiert une parole au sens fort.
Cela s’illustre dans la louange comme aussi le « merci » de la gratitude. Ce que je nomme,
empruntant ce mot à Platon, l’« effroi du beau » est le lieu fondamental d’accès à la beauté
comme telle qui nous appelle (les Grecs jouaient sur le mot kalos, le rapprochant de kalein).
Être blessé par la beauté, c’est entrer dans le mouvement de la louange : celle-ci est le seul lieu
où se donne la beauté, quelle que soit la forme que cette louange prenne, et ne fût-elle
qu’exclamation ou balbutiement. Ce lieu phénoménologique est antérieur à une objectivation
mutilante et tardive de la beauté dans une doctrine du jugement de goût, comme à sa distinction
d’avec le sublime. Quant au don, il commence au donataire (comme le disaient déjà, encore que
de façon maladroite, les stoïciens en le comparant à un jeu de ballon où il faut quelque chose
d’intact qui circule). Y a-t-il un don ? Et faut-il recommencer à ce propos la querelle infinie du
« pur amour », infinie car mal engagée ? Nous ne le savons et ne pouvons le décrire que depuis
la gratitude et le « merci », qui y répond du même mouvement qu’il le reçoit, et peut du reste
purifier ce qui serait né d’une intention équivoque. Chacun a l’expérience d’avoir dit, ou qu’on
lui ait dit « merci » sans réserve, et à mon sens, la phénoménologie du don s’en tient là.
Les réponses où seulement l’appel est porté à sa résonance se suscitent et s’exacerbent elles-
mêmes les unes les autres, dans un bienheureux agôn, se faisant elles-mêmes appels, ce que
l’on peut décrire, en fidélité à la forme spécifique de cette croissance du sens, aussi bien dans
l’ordre de l’éthique que dans celui de l’art. On peut la penser sous le titre de l’exemple, comme
Kant, ou sous celui du témoignage.
Mais pour que cette phénoménologie de la réponse et de la responsabilité soit rigoureuse, et
ne fasse pas de ces termes, si l’on me passe l’expression, des « fourre-tout », il faut qu’elle
prenne aussi une dimension herméneutique, et s’enrichir de descriptions formelles de types de
réponse. C’est ainsi que j’ai étudié le monologue, dans son usage philosophique et théologique
de méditation, en en montrant la structure responsive et dialogique, mais aussi le monologue
théâtral, ou le monologue intérieur dans son usage par le roman moderne, comme par ailleurs
les dimensions de la promesse ouvertes par toute parole.
La réponse est centrale pour une analytique de la finitude, si elle se découvre toujours en
défaut par rapport à l’appel même qui la suscite. Ce défaut est une faille interne à la réponse
même, et non pas un mauvais infini au sens de Hegel. C’est là ce que je nomme, de façon latine,
« excès » que Jean.-Luc Marion nomme saturation, que Maldiney n’a cessé de méditer par
divers noms, notamment celui de transpassible et de transpossible, la liste n’étant pas close, et
qu’à juste titre le livre de Tenglyi voit comme un trait commun, à la fin de son parcours, à un
certain nombre d’entre nous ici présents.
D’où un autre versant de mes travaux, qui touche à la phénoménologie de l’affectivité,
comme dans mes analyses de la fatigue, de la joie comme dilatation, ou de l’unité des larmes
(de deuil ou de joie), où j’use des ressources vives de ce dont nous avons hérité, contre ce qui
de cette tradition s’est durci de façon étouffante, et donc de la tradition spirituelle pour décrire
des affects méconnus ou déformés par des définitions constructivistes ou déductives de la
philosophie classique des « passions de l’âme ». La thématique des « sens spirituels » est, en
cet ordre, toujours riche d’avenir (Symbolique du corps).
Jamais, sauf en position de citation, je n’ai fait usage du concept de sujet, de subjectivité ou
d’intersubjectivité. Dans la pensée de l’intériorité où nos contemporains cherchent sans fin la
préface à la subjectivité et à son règne, j’ai cherché au contraire ce avec quoi la subjectivité
avait rompu, et donc aussi des ressources pour penser hors de l’empire du sujet. Mais de cela,
horizon de travaux en cours, je ne puis dire plus ici.
Quant au débat avec mes contemporains ici présents, il me semble, contre l’apparence, que
cette réunion est le lieu où il peut le moins se mener, d’une part parce que, en ce bref temps de
parole, il faudrait choisir et qu’il serait également malvenu de le consacrer à adresser des
objections à l’un de ceux qui a parlé ou va parler, et d’autre part parce qu’il me semble que le
vrai dialogue en cet ordre n’est pas un échange public d’arguments et de contre-arguments, mais
nos analyses positives, dont il revient au seul lecteur de juger jusqu’où elles vont dans leurs
réponses à ce qu’il y a, selon l’expression chère à Maldiney.
Formes et destinataires de l’apologétique57

(2013)
Lorsqu’il s’agit de la vérité, l’argumentation ad hominem, si elle peut être de bonne guerre,
est considérée comme de mauvaise raison. Mais, si l’on prend l’expression « ad hominem »
dans un sens plus large et plus noble que celui qui consiste à flatter les penchants de notre
interlocuteur, ou à retourner contre lui telle particularité de sa personne ou de sa conduite, alors
l’on peut soutenir à bon droit que l’apologétique est toujours ad hominem, c’est-à-dire s’adresse
à un auditoire historiquement et culturellement situé, et lourd d’objections et de méprises vis-
à-vis de la foi chrétienne qui sont variables, même si certaines sont récurrentes ou constantes.
Elle n’est donc jamais pour tous et pour personne. Le terme d’apologétique est récent, puisqu’il
ne remonte qu’au XVIIIe siècle, et en français au XIXe, mais les apologies, conçues comme
défense et justification des chrétiens contre leurs accusateurs et détracteurs, conformément au
terme grec d’apologia, sont, de Justin à Tertullien, un des genres littéraires les plus anciens du
christianisme. Le rhéteur Quintilien, à propos, il est vrai, de l’éloquence judiciaire, disait de la
refutatio : « accuser est plus facile que défendre, comme il est plus facile de blesser que de
guérir58 ». Il faut en effet plusieurs arguments développés, bien souvent, pour réfuter une seule
accusation de façon convaincante. Quant à Kierkegaard, il affirmera avec force : « Le
christianisme n’a besoin d’aucune défense, il n’est servi par aucune défense – il attaque ; le
défendre, c’est de toutes les altérations la plus injustifiable, la plus erronée et la plus
dangereuse – c’est le trahir avec une inconsciente perfidie59 ». Et il est vrai que se laisser acculer
à une position exclusivement défensive revient à concéder déjà l’essentiel à l’adversaire, outre
que cela ne laisse plus d’espace pour proclamer la Bonne Nouvelle. On ne peut toutefois séparer
l’apologie de la « protreptique », titre par exemple de Clément d’Alexandrie après les
philosophes grecs, qui est son versant positif d’exhortation, et d’invitation pressante à aller de
l’avant par la conversion.
Mais les apologies depuis deux siècles ne sont certes plus celles de la patristique.
Chateaubriand s’exclamait dans le Génie du christianisme (III, 4, 2) : « Chose étrange ! que le
christianisme soit maintenant obligé de se défendre contre ses enfants, comme il se défendait
autrefois devant ses bourreaux, et que l’Apologétique aux GENTILS soit devenue
l’Apologétique aux CHRÉTIENS ! ». Quelques décennies plus tard, Newman, dans son
Apologia pro vita sua, affirmant toutefois ne parler que pour lui-même, après avoir proclamé
qu’il était aussi certain de l’existence de Dieu que de la sienne propre, disait ne pas la voir
reflétée dans la misère du monde, et que les arguments tirés du cours de l’histoire, écrit-il, « ne
font pas disparaître l’hiver de ma désolation, pas plus qu’ils ne font se déployer les bourgeons
ni croître les feuilles en moi-même, ni faire se réjouir mon être moral ». La vision du monde
n’est rien d’autre que le rouleau du prophète, plein de « lamentations, et de deuil, et de douleur »
(par référence à Ézéchiel, II, 10), ce qui le conduisait d’une part à une méditation du péché
originel, avant de constater, en dehors du catholicisme, le glissement de l’ensemble de l’Europe,
« et non seulement de l’Europe, mais de tout gouvernement et de toute civilisation qui est sous
l’influence de l’esprit européen60 », ce qui le conduisait d’autre part à une méditation de

57
Conférence prononcée à Angers (université catholique de l’Ouest) le 18 février 2013.
58
Quintilien, Institution oratoire, V, 13, 3, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1976.
59
Søren Kierkegaard, Œuvres complètes, trad. P. H. Tisseau, t. XV, Paris, Éditions de l’Orante, 1981, p. 154.
60
J. H. Newman, Apologia pro vita sua, Londres, Oxford University Press, 1964, chap. 5, p. 250 et 253 (nous
traduisons).
l’infaillibilité de l’Église. La question d’une nouvelle évangélisation ne date certes pas
d’aujourd’hui.
Que pouvons-nous dégager des apologétiques et des protreptiques du passé pour notre
situation présente, qui n’a fait qu’aggraver « l’hiver de la désolation » de Newman ? Étant bien
entendu qu’il se n’agit pas, dans ce bref examen typologique que nous mènerons, de reprendre
telle quelle l’une ou l’autre d’entre elles, mais de s’instruire de leur démarche et de l’économie
de leur rapport à leurs destinataires, car des pans entiers de l’apologétique traditionnelle sont
devenus fragiles ou se sont effondrés, comme ceux qui s’appuient sur les prophétiques, les
miracles ou le cours de l’histoire, lesquels ont souvent pris l’allure d’une pétition de principe.
Mais, d’abord, il faut dégager l’espace où la parole apologétique et protreptique retentit, et les
tensions constitutives qui la traversent par essence. Ces tensions me serviront ici de fil
conducteur. La première est foncière, et définit cet espace, les autres en résultent, et
caractérisent son effectuation concrète.
La philosophie herméneutique nous a montré qu’on ne peut saisir une réponse et s’en saisir
que lorsque l’on entend la question à laquelle elle répond, et que l’on peut habiter cette question
ou vivre en elle, de quelque façon que ce soit. Or la question à laquelle l’Incarnation du Verbe
est la réponse est une question hébraïque, et même si nous posons son universalité en droit, elle
a de fait et nécessairement l’historicité de la première alliance et de l’élection. Comment
traduire cette question et la faire entendre en toute langue ? Là aussi, mais dans un autre ordre,
nous rencontrons une autre universalité en droit qui est liée historiquement de fait à une langue,
le grec de la philosophie. Il faut traduire en grec ce qui est hébraïque, ce qui n’est pas une
question de dictionnaire, c’est la Septante, condition du grec du Nouveau Testament, et la
« théologie » au sens strict, et d’abord le mot lui-même. Les Pères voyaient cet immense
problème à la lumière de deux « vols », le premier, auquel nous ne croyons plus, étant le vol ou
le plagiat que les philosophes grecs, dont Platon, auraient accomplis envers Moïse, et dont ils
auraient tiré ce qu’il y a de plus haut en leurs doctrines, auquel cas les chrétiens en usant de la
philosophie ne feraient que récupérer leur bien, le second, symbolisé par les « dépouilles des
Égyptiens », les objets que les Hébreux emportèrent avec eux dans l’exode, posant la question
d’un juste usage des disciplines profanes, non sans un discernement critique que Grégoire de
Nysse symbolisait par une circoncision (« Il y a en effet quelque chose de charnel et
d’incirconcis dans les doctrines engendrées par la philosophie. Quand on l’a enlevé, ce qui reste
est de bonne race israélite61 »). Parler grec, en ce sens où le grec n’est pas seulement une langue
vernaculaire, mais la langue de la philosophie et de la science, n’est pas devenir grec, mais
pouvoir s’adresser aux Grecs et à la gentilité.
Cela donne lieu à la première époque de l’apologétique, l’époque fondatrice, et à bien des
égards définitive en sa démarche, celle de Justin, de Clément ou d’Origène – un mouvement
dont nous ne pouvons pas sortir en principe, même s’il prend à chaque époque une forme
différente. Clément d’Alexandrie l’affirme avec une force unique, longtemps considérée
comme excessive, mais que l’on voit renaître aujourd’hui, qualifiant la philosophie d’« image
claire de la vérité, de don divin donné aux Grecs », et allant jusqu’à dire que la philosophie « a

61
Grégoire de Nysse, La Vie de Moïse, II, 39, trad. J. Daniélou, Paris, Cerf, 1968. Il faut reconnaître que peu
de théologiens et d’exégètes se posent aujourd’hui la question de cette « circoncision » intellectuelle et spirituelle
par rapport aux disciplines qu’ils utilisent.
été donnée surtout aux Grecs comme une alliance qui leur est propre »62, même s’il ne met
certes pas cette « alliance » sur le même plan que l’alliance biblique. L’apologiste adopte le
langage de ceux auxquels il s’adresse, pour y traduire ce qui vient d’ailleurs et conduit ailleurs.
In nucleo, ce mouvement foncier se trouve dans la phrase de saint Paul à l’Aréopage, après
avoir évoqué la stèle au « Dieu inconnu » : « Cela donc à quoi en l’ignorant vous rendez un
culte, c’est cela que moi je vous annonce » (Actes, XVII, 23). L’apologiste parle dans la langue
de l’autre, s’appuie sur ses traditions ou ses pensées, et en dégage une question latente à laquelle
il apporte la réponse, une réponse plus forte que la question elle-même, sinon elle ne serait pas
celle de la Révélation. Cela suppose un déchiffrement ou un dévoilement de son désir le plus
profond, où l’on formule mieux que lui ce qu’il cherche, à la lumière de la Révélation,
déchiffrement qui peut se faire de toute sorte de façons selon les âges et les cultures. La nature
des praeambula fidei que l’on met en évidence chez lui, ou que l’on suggère, peut en effet varier
profondément.
Là, nous voyons apparaître une première tension particulière, celle qui existe entre le
caractère inédit ou inouï du message que l’on apporte et sa communicabilité. On peut en effet
chercher avec tant d’ardeur la communicabilité, en circulant dans la langue de l’autre comme
un poisson dans l’eau, que la nouveauté de l’Évangile en soit comme offusquée, et mise sous
le boisseau, ou au contraire, pour ne pas émousser la pointe de nouveauté de ce qu’il y a à dire,
pour ne pas céder à un désir exclusif et lâche de captatio benevolentiae, en venir à s’exprimer
comme tombe la foudre, et verser sans le mesurer toujours dans un idiolecte chrétien qui reste
clos à notre interlocuteur, sans compter que cet idiolecte n’a pas toujours la même puissance
selon les temps, et qu’il peut parfois s’affadir considérablement, et se réduire à des formules de
pure convention. Ces deux dangers opposés sont particulièrement vifs en notre temps.
Cette première apologétique, magnificente, des Pères, a pour destinataires les païens, mais
les païens dans un contexte méditerranéen baigné par le grec et donc la philosophie, qui servent
de sol à la discussion. (Je laisse de côté le débat avec les Juifs, qui soulève d’autres questions.)
Elle fournit des cadres définitifs, dans ses lois principielles, mais ses interlocuteurs ont disparu,
car, même si l’on parle parfois de néo-paganisme, il n’y a pas en histoire de retour en arrière,
et ce qui suit l’annonce de l’Évangile ne peut en aucune manière être mis sur le même plan que
ce qui le précède, car l’oubli ou l’apostasie de l’Évangile ne peuvent par essence être identiques
à l’ignorance première. Par la suite, l’apologétique, en chrétienté, est plutôt une manière
d’approfondissement et de réassurance, de « conversion » au sens du XVIIe siècle, c’est-à-dire
d’une vie religieuse plus fervente et plus vraie, comme la preuve de l’existence de Dieu de
saint Anselme, laquelle n’est débattue qu’entre moines à la foi très sûre. On m’a demandé de
mettre l’accent sur l’indifférence, mais si elle existe assurément dans l’Antiquité par rapport au
polythéisme lui-même, les premiers siècles de notre ère se caractérisent plutôt par une
effervescence religieuse avec, outre le christianisme, la gnose, le manichéisme, le
développement à Rome des cultes orientaux, la philosophie néoplatonicienne cultivant un
paganisme sui generis. Avant de procéder dans le temps, j’aimerais ajouter toutefois l’apport
original de saint Augustin.
Il ne s’agit certes pas de prétendre résumer en quelques mots l’ampleur océanique de sa
pensée, mais de souligner deux traits de son apologétique décisifs pour le présent propos. On
prête souvent à tort à la modernité des deux derniers siècles d’avoir démasqué, derrière les

62
Clément d’Alexandrie, Stromates, I, II, 20, trad. M. Caster, Paris, Cerf, 1951, et VI, VIII, 67, 1, trad.
P. Descourtieux, Paris, Cerf, 1999.
croyances collectives constituées, y compris religieuses, les désirs et les passions humaines qui
en constituent les moteurs et les fondements. Mais saint Augustin fait avec force usage d’une
telle analyse, dans un passage capital de son traité De vera religione (38, 69) où, après avoir
critiqué le paganisme, il en vient à ceux qu’on appellera plus tard des « esprits forts » qui,
désabusés des croyances de leur société, conçoivent la pensée que rien ne mérite un culte, et
que ceux qui en rendent un s’astreignent à une « misérable servitude ». Il fait alors apparaître
que cette irréligion est une religion encore, que cet athéisme proclamé se crée lui-même des
dieux, par le culte de nos vices et de nos passions, sous la forme de la triple concupiscence, qui
leur fait adorer le plaisir, la puissance et ce qui nourrit un instant le vide de leur insatiable
curiosité, s’offrant ainsi en serviteurs à quelque fin temporelle d’où ils attendent seulement leur
fin et leur accomplissement. Il dévoile derrière l’athéisme une autre idolâtrie. Car il ne s’agit
pas que l’apologétique se laisse enfermer dans un bunker où l’on s’efforce seulement de parer
l’une après l’autre les attaques qui se succèdent. Cette attitude pusillanime, qui intériorise de
façon angoissée la dérision de nos adversaires, est particulièrement répandue de nos jours. Je
vois sans cesse annoncées des conférences sous des titres comme : « Peut-on encore croire en
Dieu ? », « Le péché, une notion périmée », etc., titre qui ont de surcroît l’orgueil de se penser
habiles.
Cela permet de dégager une seconde tension de l’apologétique, celle qui existe entre humilité
et fermeté dans la parole qu’elle a à tenir. Une admirable lettre de Pascal met en évidence le
risque inhérent au combat pour la vérité, risque d’autant plus fort que cette vérité est plus haute :
« Mais quoi ! on agit comme si on avait mission pour faire triompher la vérité, au lieu que nous
n’avons mission que pour combattre pour elle. Le désir de vaincre est si naturel que, quand il
se couvre du désir de faire triompher la vérité, on prend souvent l’un pour l’autre et on croit
rechercher la gloire de Dieu en cherchant, en effet [en réalité], la sienne 63 ». La parole
chrétienne, y compris apologétique, ne peut s’avancer qu’avec la faiblesse et l’exposition du
Verbe incarné livré aux mains des pécheurs, et le temps n’est plus, à supposer qu’il ait jamais
été légitime, de fulminer, depuis une acropole de sagesse, des vérités surnaturelles comme si
nous en étions propriétaires. Voilà pour l’humilité, seul signe sûr, puisqu’il est celui de la croix.
Mais cette humilité est celle du témoignage (car il y a aussi un témoignage propre de la
pensée comme telle), et loin d’exclure la fermeté, elle l’exige, car la faiblesse du témoin a pour
socle inébranlable la force intrinsèque de ce dont il rend témoignage, et de celui auquel il le
fait. C’est d’ailleurs seulement la fermeté de ce sol qui lui donne la mesure de sa faiblesse et la
lui révèle : quitte-t-il un seul instant cet espace, qu’il cesse d’être témoin. Comme dans les
autres tensions que le présent propos met en évidence, il n’y a pas de recettes pour trouver la
voie juste, mais seulement une vigilante inquiétude de la parole, et d’abord ce « discernement
des esprits » qu’elle exerce à tout instant, et d’abord sur elle-même.
Pour en revenir à saint Augustin, un second trait de son apologétique, lequel mériterait certes
un plus ample traitement, doit être abordé : c’est sa dimension théologico-politique. Dans les
dix premiers livres de la Cité de Dieu, le même mouvement d’une ample méditation soumet à
un examen critique vif et différencié les deux axes de l’histoire romaine, l’impérialisme et le
polythéisme. Le fil conducteur de la critique politique est la libido dominandi, cette passion de
domination et d’emprise par laquelle la cité terrestre en vient à être elle-même dominée, comme
l’affirme la préface dans une formule toujours actuelle, à cela près que notre passion de dominer,

63
B. Pascal, « Lettre aux Périer », in Œuvres complètes, éd. M. Le Guern, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 2000, p. 40.
par la technoscience, s’est étendue à tous les aspects de la condition humaine. La religion
romaine est située dans son contexte social et historique effectif. La critique est radicale, qui
reconduit à une source impure cela même qui est supposé inspirer d’abord de l’admiration pour
une grandeur à l’allure surhumaine : « Ce qui a poussé les Romains à des faits admirables, ce
sont ces deux sources, la liberté et le désir de l’humaine louange » (Cité de Dieu, V, 18). Liberté
de la patrie qu’il oppose à la vraie liberté qui « nous libère de la domination de l’iniquité, de la
mort et du diable », louange humaine qu’il reconduit à la vanité de son essence. Mais, d’un
autre côté, au-delà de ce non radical, il s’attache à montrer pourquoi la divine providence a
permis la domination de Rome, par des raisonnements où nous serions plus prudents sans doute,
et par ailleurs, il propose comme objet d’émulation aux chrétiens l’héroïsme romain et son
esprit de sacrifice, même s’ils sont fondés sur un vice dont la puissance permet d’affaiblir ou
de vaincre d’autres vices. (On songe à ce « mot historique » supposé, prêté à divers grands
hommes d’État, que s’ils avaient servi Dieu avec le même dévouement qu’ils montrèrent pour
leur roi, ils auraient moins d’angoisse pour leur salut.)
Cela permet d’introduire une autre tension de l’apologétique, la tension entre continuité et
rupture, j’entends continuité et rupture de la foi que l’on propose avec les dimensions humaines
du paganisme. La rupture est évidemment première en droit, faute de quoi tout devient confus.
Mais elle ne peut être le seul et dernier mot, car il faut aussi reconnaître la grandeur et la
noblesse présentes en ce dont il s’agit de dégager son interlocuteur. C’est une logique de l’a
fortiori, qui met en relief les peu communes grandeurs que des sources à nos yeux impures ont
pu, par l’aide de Dieu, faire surgir, et que nous ne pouvons pas seulement balayer de la main,
pas plus que nous ne pouvons nous satisfaire d’une exigence moins aiguë. La célèbre
controverse, à divers moments de l’histoire, sur les vertus des païens, qui ne seraient que des
« vices brillants », est, des deux côtés, un bon « révélateur », au sens où l’on emploie ce terme
en chimie, de ce à quoi peut conduire le choix exclusif de la continuité ou de la rupture. La
querelle des « rites chinois » en est un autre, même s’il est naïf de penser que la victoire des
Jésuites eût suffi à rendre la Chine toute chrétienne.
Faisons à présent un bond dans le temps, et passons à l’apologétique pascalienne, où
l’événement de la lumière divine au milieu de nos ténèbres a quelque chose d’aussi vif et d’aussi
dramatique que dans La Vocation de saint Matthieu du Caravage à Saint-Louis-des-Français à
Rome. Et abordons du même coup la question de l’indifférence sur laquelle il m’a été demandé
de mettre l’accent. Le terme d’indifférence a un sens objectif et un sens subjectif, même si ce
dernier prévaut à l’heure actuelle. C’est d’abord l’état ou la disposition des choses, d’actes ou
de doctrines entre lesquels il n’y a point de différence d’essence ou de valeur, et qui reviennent
donc au même, comme dans le mot allemand Gleichgültigkeit. Le sens subjectif concerne mon
rapport à ce qui a pour moi la même valeur, et donc éventuellement aucune, et vis-à-vis de quoi
je suis insensible ou détaché. Balzac dit de son usurier Gobseck qu’il était indifférent plus
qu’incrédule, car pour lui, ce dernier est celui qui discute et fait des objections à un point de foi.
S’agissant du sens objectif, un écrit très important, car le concept y revient très souvent, est
celui de Bossuet dans son sixième et dernier des Avertissements aux protestants sur les lettres
du ministre Jurieu, le célèbre controversiste protestant. Bossuet y parle à maintes reprises de
l’« indifférence des religions » et des « indifférents », position qu’il dénonce avec vigueur, mais
qui n’est pas l’indifférence envers la foi biblique, ni l’agnosticisme au sens strict, puisque ceux
qui la professent croient au Dieu unique et se veulent ou se disent chrétiens. C’est l’idée selon
laquelle la diversité des Églises ou des sectes chrétiennes est indifférente au salut si je cherche
en conscience Dieu à la lumière des Écritures (« le salut accordé sur le fondement commun des
indifférents, qui est de sauver tous ceux qui se servent de leur raison pour chercher la vérité
dans les Écritures », « l’indifférence des religions, c’est-à-dire qu’on n’exclut personne du salut
et que chacun règle sa foi par sa conscience »). Le raisonnement de Bossuet est le suivant : le
protestantisme engendre la pluralité, qui engendre la demande de tolérance, qui engendre
l’indifférence. « Leur dessein véritable est de cacher l’indifférence des religions sous
l’apparence miséricordieuse de la tolérance civile ». Il qualifie cette indifférence de
« monstre », qui conduit « à cette religion de plain-pied qui abolit toutes les hauteurs du
christianisme ». Pour Bossuet, il n’y a pas de milieu entre être catholique et être indifférent, ou
sur la pente de l’indifférence. Cela, qui repose sur une ferme dénonciation de la liberté de
conscience et de la tolérance religieuse, est plutôt un souvenir que nous aimerions oublier, mais
à l’horizon de l’analyse de Bossuet, il y a un sens fort actuel de l’indifférence, qui est la religion
privée et composite que chacun se construit lui-même de bric et de broc, et que nous voyons
proliférer. Historiquement, il est décisif de souligner, sans polémique, que les affrontements et
les divisions entre chrétiens, comme la violence, qui fut en France extrême, des guerres de
religion, ont été l’une des sources de l’indifférence, comme elles nuisirent aux missions, en
déconcertant et troublant les peuples qui leur étaient étrangers.
Je laisse évidemment de côté le sens positif et sublime de l’indifférence en mystique
chrétienne, admirablement orchestré par François de Sales dans son Traité de l’amour de Dieu,
cette « sainte indifférence » qui « s’étend à toutes choses » que la volonté de Dieu peut nous
envoyer (IX, 5) ou cette « indifférence amoureuse ès choses du service de Dieu » (IX, 6),
laquelle est totalement abandonnée à son « bon plaisir ».
Tout autre est le sens pascalien de l’indifférence, qui ne met pas en jeu comme Bossuet les
protestants ou les sociniens, mais ceux pour lesquels la servitude dont le Christ nous libère n’est
pas même perçue comme telle, ceux pour lesquels l’obscurité que sa lumière perce et dissipe
ne nous apparaît même pas, et les questions auxquelles il répond ne se lèvent pas dans l’esprit.
Il évoque « les impies, qui vivent dans l’indifférence de la Religion » (Pensées, éd. Le Guern,
§ 402), et présente ainsi son programme apologétique :
Avant que d’entrer dans les preuves de la religion chrétienne, je trouve nécessaire de représenter
l’injustice des hommes qui vivent dans l’indifférence de chercher la vérité d’une chose qui leur est
si importante et qui les touche de si près. De tous leurs égarements, c’est sans doute celui qui les
convainc le plus de folie et d’aveuglement […] (ibid., § 399).
À la différence de l’apologétique antérieure qui s’adresse à des membres d’une communauté
religieuse, adhérant à une tradition et à des rites, comme les païens, les Juifs, les manichéens,
ou les hérésies chrétiennes, cette apologétique s’adresse, en chrétienté, à des individus, même
s’ils peuvent former des cercles discrets ou des courants d’opinion dans la société cultivée. Et
donc elle affronte pour la première fois le problème de l’incroyance et de l’indifférence athée.
Elle est plus proche des questions que nous nous posons, même si ce qui du temps de Pascal ne
concernait que de petits cercles s’est largement répandu. C’est une chose que de lutter contre
un adversaire qui donne d’autres réponses aux mêmes questions que nous, et une tout autre que
d’aller au-devant de ceux pour qui ces questions n’ont pas d’objet ni d’actualité dans leur vie,
voire n’ont pas même de sens. L’épaisseur inerte et obtuse de l’indifférence forme, bien qu’elle
ne soit qu’une absence ou une privation au sens aristotélicien, une muraille plus impénétrable
que toute fortification adverse. Comment l’entamer, comment briser une surdité qui n’a pas
même besoin de se boucher les oreilles ?
La démarche de Pascal, qu’en ce lieu je n’ai pas à exposer en détail, comporte deux moments
décisifs : l’usage d’une forte rationalité contre ceux-là mêmes qui s’en réclament d’une part et,
d’autre part, la forte dramatisation, d’inspiration augustinienne, mais avec des accents propres
à Pascal, de la condition humaine pécheresse et déchue. Il commence par dévoiler, au moyen
d’une analyse immanente des conduites humaines, rassemblée sous le concept de
« divertissement », la fuite éperdue qui est la nôtre devant la reconnaissance de notre condition,
et l’industrieux oubli que nous entretenons à chaque instant de la question du sens de celle-ci.
La pensée existentielle, plus tard, s’en inspirera. Parmi de multiples paraboles, celle du cachot
où nous attendons notre exécution (LG, § 152. Il écrit ailleurs : « Commencement. Cachot »
[LG, § 153]), celle de l’île déserte où nous nous retrouvons sans savoir comment ni pourquoi
(LG, § 184), incarnent de façon saisissante notre état réel. Mais ce n’est pas pour nous y faire
demeurer dans une résignation désespérée que Pascal nous accule ainsi. Bien au contraire, il
s’agit de nous dérober tout sol, et toute position fixe, que ce soit celle de l’accablement ou de
l’orgueil, selon son programme clairement énoncé : « S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse,
je le vante et le contredis toujours jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre
incompréhensible » (LG, § 121). Il s’agit d’ouvrir violemment en nous, et en usant de
l’imagination tout autant que de la raison, et, si je puis dire, de forcer, l’espace de la question à
laquelle le Christ est la réponse. Comme le dira Kierkegaard, le pire désespoir est celui où l’on
ne se sait pas désespéré, comme la pire des maladies, la plus dangereuse en tout cas, est celle
où l’on ne se sait pas même malade, et donc où l’on ne prend aucune mesure.
Outre sa fulgurance, l’apologétique pascalienne, contemporaine de la naissance de la science
moderne de la nature, comme des formes modernes d’indifférence ou d’incroyance, est toujours
pour nous précieuse, et a eu, de fait, une riche postérité. Mais elle met en évidence la dernière
des tensions de l’apologétique que mon propos est de méditer, celle qui existe entre dramatique
et espérance – tension si aiguë de nos jours que beaucoup cherchent à l’esquiver en versant
dans un autre péril. La lumière de l’espérance ne paraîtra que plus joyeuse lorsque l’homme
aura été imbu du tragique de sa condition présente, et nous irons vers l’issue que le Christ seul
nous ouvre d’un pas plus vif d’avoir pris conscience d’être dans un cul-de-sac où nous nous
sommes nous-mêmes enfermés. Et Pascal, je viens de le rappeler, exclut fermement toute
unilatéralité en cet ordre. Mais l’apologétique du désespoir est un puissant explosif à manipuler
avec précaution, car elle peut être, malgré elle, trop efficace, et ne faire que renforcer
éventuellement ce qu’elle combat, en accroissant le malheur et l’angoisse, déjà intenses en notre
temps, tout comme inversement l’apologétique de la grandeur de l’homme, en faveur chez les
chrétiens d’aujourd’hui au risque de devenir un simple humanisme, peut devenir un aliment de
plus de l’adoration de l’homme par lui-même, et donc un poison dont il faut user avec réserve,
comme l’avait bien noté Gustave Flaubert, qui emploie l’expression (« l’adoration de
l’humanité pour elle-même et par elle-même »), et remarque : « C’est une chose curieuse
comme l’humanité, à mesure qu’elle se fait autolâtre, devient stupide »64. Pascal tient
magistralement les deux bouts de la chaîne, mais nul ne peut se prévaloir d’avoir son génie pour
marcher sur la ligne de crête, et il est permis de penser que, même chez lui, il y a tout de même,
par jansénisme, un certain déséquilibre.
Poursuivant cette typologie des apologétiques, je passe à présent à une possibilité en tout
point différente, sans mesure plus faible et moins droite intellectuellement et spirituellement,

64
Gustave Flaubert, Correspondance, éd. J. Bruneau, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1980, p. 334.
celle du Génie du christianisme de Chateaubriand, dont le retentissement fut considérable, et
dont l’orientation est suivie, sur le fond, par beaucoup aujourd’hui, même si peu ont lu ce livre
diffus. Son contexte est la déchristianisation violente de la Révolution française, et la
déchristianisation latente de la première révolution industrielle. C’est une sorte de preuve par
les effets, c’est-à-dire par la fécondité culturelle du christianisme en Europe, et une apologie au
premier sens du terme, retrouvé, une défense contre les accusations, et comme une
réhabilitation. Citons les mots mêmes de Chateaubriand énonçant son programme :
On devait donc chercher à prouver […] que de toutes les religions qui ont jamais existé la religion
chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres ;
que le monde moderne lui doit tout, depuis l’agriculture jusqu’aux sciences abstraites ; depuis les
hospices pour les malheureux jusqu’aux temples bâtis par Michel-Ange et décorés par Raphaël […] ;
enfin il fallait rappeler tous les enchantements de l’imagination et tous les intérêts du cœur au secours
de cette même religion contre laquelle on les avait armés (I, 1, 1).
C’est bien la logique d’une captatio benevolentiae culturelle. Le meilleur antidote contre les
présupposés tacites de cette dernière peut se trouver dans Kierkegaard, et notamment dans son
petit traité de 1847 Sur la différence entre un génie et un apôtre, où il critique l’acte de rabattre
les catégories de la transcendance, et donc aussi du paradoxe chrétien, sur celles de
l’immanence, séparées qu’elles sont par une différence qualitative radicale. L’émotion et
l’admiration que nous ressentons devant l’art chrétien ne produisent, si elles sont disjointes
d’une foi dans la parole de Dieu, qu’une religiosité imaginaire, et ne doivent pas être confondues
avec la grâce, pas plus que celles que nous communiquent l’art grec ancien ou l’art chinois ne
peuvent nous convertir au polythéisme, au confucianisme ou au bouddhisme. Ce par quoi je ne
nie pas qu’il puisse être un haut et pur témoignage, mais la grandeur du témoignage est toujours
de vouloir s’effacer devant ce dont il témoigne. C’est au reste trahir l’esprit dans lequel ces
œuvres furent accomplies. La prière musicale de Bach ne se concevait pas comme une preuve
de la foi chrétienne, mais comme une forme de son exercice. Selon les catégories ici esquissées,
Chateaubriand, comme ses émules, mettent l’accent de façon unilatérale sur la continuité, et
non pas sur la rupture. Le critère de cette rupture est l’immersion baptismale dans la mort du
Christ, où nous nous baignons avec toutes les dimensions de notre être. Pour reprendre le
langage de Pascal, il y a ici une confusion des ordres, et un chemin confus ne peut conduire
qu’à un accroissement de la confusion. L’inévitable captatio benevolentiae ne peut pas être de
l’ordre de la séduction, pas plus que l’effort de traduction du message dans la langue de celui
auquel il est étranger ne doit nous faire oublier sa langue native ni son sens ultime.
Tout autre est l’apologétique de Kierkegaard, dont la parole chrétienne, certes trop complexe
et subtile pour qu’on puisse la poser en règle et en modèle, pose des questions neuves, avec une
conscience aiguë des changements historiques que, me semble-t-il, il partage avec Newman. Il
part du fait que la chrétienté est devenue une illusion, quand le christianisme va en quelque
sorte de soi, là où il est une religion d’État et où ses ministres sont des fonctionnaires, là où la
« folie de la croix » est recouverte par des conventions. Comment être missionnaire du
christianisme en chrétienté ? Ce ne peut être, selon lui, en se proclamant le vrai chrétien par
opposition aux autres, car cela a quelque chose de sectaire. Il oppose la communication directe
du savoir, comme dans un enseignement, et la communication indirecte, qu’il appelle éthico-
religieuse, qui forme une communication de pouvoir, au sens d’un pouvoir-devoir, d’une
dimension de l’existence. Sa tâche essentielle est, sans assumer de position de supériorité vis-
à-vis du destinataire, de le reconduire à sa responsabilité singulière dans l’ordre spirituel, et en
quelque sorte de l’individuer, par opposition à une communication de masse, qui n’engage
personne à rien. Le « pour toi » du message est accentué, et la tâche de la communication n’est
pas de fournir d’abord des réponses, mais d’user de tous les moyens pour que la question de la
foi et du salut se pose comme question brûlante, pour qu’on puisse se l’approprier. Mais se
l’approprier suppose un devenir soi-même. Je me souviens de la parole d’un dominicain, dont
l’apostolat le conduisait dans des milieux déshérités, et qui me disait combien il était difficile
d’annoncer que Dieu s’était fait homme auprès de ceux pour lesquels ce qu’est l’homme ne
faisait pas vraiment sens. La communication religieuse pour Kierkegaard doit viser à dégager
le « pour toi » de la vérité, et à détruire toute esquive, à barrer toute issue à la fuite devant la
tâche d’être soi. Il met l’accent sur le comment de la communication religieuse, qui seul garantit
la vérité du quoi. Il est à peine besoin de préciser que le terme de « communication » est ici
l’exact contraire de ce qu’il désigne aujourd’hui d’anonyme et de monstrueux, et dont
Kierkegaard voyait, à travers la presse, la naissance. À cet égard, Kierkegaard est assurément
une source d’inspiration, même si la situation historique n’est pas la même, et si les questions
ne se posent pas à l’identique.
Il est temps de conclure, ou plutôt de ressaisir quelques questions. Tout d’abord, les diverses
tensions que j’ai dégagées comme constituant l’espace de l’apologétique ne sont en aucune
manière à concevoir comme si elles posaient, à l’image de la morale aristotélicienne, deux
vices, l’un par excès, l’autre par défaut, entre lesquels il faudrait trouver une médiété qui
formerait une excellence. Elles énoncent chaque fois une double exigence et les termes en sont
puissamment dissymétriques. Chaque fois, en effet, l’un des deux termes concerne la
Révélation comme telle, sous ses deux temps de l’élection d’Israël et de l’Incarnation du Verbe.
Pour récapituler en effet, ont été évoquées les tensions entre le caractère inouï ou inédit du
message et sa communicabilité, entre l’humilité et la fermeté de sa transmission, entre la rupture
qu’il annonce et la continuité à établir, entre l’espérance qu’il ouvre et la dramatique dont il est
l’issue.
Or, c’est précisément parce que le message du salut est inouï, du fait qu’il relève de la seule
souveraineté divine, qu’il doit être universellement communiqué, c’est précisément parce que,
de ce message, nous ne sommes que les récipiendaires et les témoins que nous ne pouvons le
porter qu’avec crainte et tremblement, tout comme nous avons le devoir de l’annoncer en son
intégrité, sans jamais l’émousser par respect humain. Et c’est précisément encore parce que le
scandale de la croix est en rupture avec toute sagesse humaine que nous devons mettre en
lumière les semences du Logos en toute culture, tout comme c’est précisément parce que la
croix est l’unique espérance que sa lumière révèle les ténèbres où nous sommes. Mais cette
double exigence prend à chaque époque des formes nouvelles.
Le changement radical dans le rapport de l’homme au monde et à lui-même entraîné par le
règne de la technique moderne, changement qui s’accélère exponentiellement, est sans
précédent, mais non pas sans histoire, dont les étapes posent des questions complexes qui
débordent le présent propos. L’autolâtrie de l’humanité dont parlait Flaubert est devenue dans
les sociétés opulentes une égolâtrie, un culte du moi, caractérisé par l’anomie (terme inventé
par Durkheim) et par une puérilisation de l’homme, c’est-à-dire l’illusion de la toute-puissance
et l’exigence d’une satisfaction immédiate du désir. Ce que l’on appelle la « communication »
crée une rumeur universelle où le bavardage étouffe toute parole, et le narcissisme toute altérité,
constituant la pire tyrannie mentale qui ait jamais existé. Car c’est l’esseulement de l’individu
désorienté qui crée le besoin d’un flux de contacts et de relations qu’un sociologue, Zygmunt
Bauman, caractérise par leur « liquidité », c’est-à-dire leur caractère éphémère et labile65. Par
un renversement dialectique inévitable, c’est quand l’individu est posé comme le centre de tout
sens qu’il devient le plus vide et le plus inessentiel. À l’objet jetable succède l’homme jetable,
par l’avortement, l’euthanasie et l’exclusion. La parole que les « médias », lieu du culte de
l’immédiat, tuent dans l’œuf, n’en est que plus précieuse, mais elle doit se frayer envers et
contre tout, et dégager l’espace où elle doit chaque fois retentir. Il ne s’agit pas de courir derrière
le train à grande vitesse conduisant l’humanité vers sa possible destruction, en demandant, avec
des excuses, de pouvoir y monter, car de toute façon, nous y sommes, mais de s’efforcer, partout
où cela peut avoir lieu, et de mille façons différentes, d’interrompre le bruit de fond pour y
prononcer une parole dont nous ne sommes que les serviteurs, et dont la puissance réside en
elle-même. Ce qui requiert de penser avec rigueur le mal qu’il s’agit de combattre, comme les
formes présentes des tensions ici dégagées.

65
Voir Zygmunt Bauman, L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes (2003), trad. C. Rosson,
Paris, Fayard, « Pluriel », 2010.
III. Platon et la Bible

(extrait)

Gloire
Jean-Louis Chrétien est un penseur de la gloire. Il l’est à différents degrés de profondeur de
son œuvre. La gloire dans son concept biblique, la δόξα, fut comme il apparaît d’abord l’un des
lieux auxquels, par deux fois au moins, il s’arrêta : « La gloire du corps », ouvrait La Voix nue66,
« La beauté comme inchoation de la gloire », refermait Reconnaissances philosophiques67.
Mais, comme l’étude de ce dernier texte l’établira, il l’est de façon plus profonde, plus cachée,
et cependant directrice, là même où le concept n’apparaît pas, mais où la gloire n’en constitue
pas moins le foyer phénoménologique vers lequel converge le faisceau de tous les autres
concepts emblématiques de cette pensée. Phénoménologique, un tel centre ou un tel cœur, un
tel horizon, est aussi, dans cette œuvre, selon la constitution singulière qui est la sienne, toujours
avisé dans la foi chrétienne, dont, une fois pour toutes, quelles que soient les difficultés, il n’y
aura pas lieu ici de requérir la « suppression », comme l’avait demandée Heidegger68 : autre
chose sera de discerner la façon dont elle est à l’œuvre dans la fidélité phénoménologique, qui
veut être ici absolue, du regard recueillant ce qu’il voit. Dans cette mesure, « gloire » a le sens
d’un apparaître à venir, qui se confond même entièrement avec le visage de l’avenir, qu’il
rassemble entièrement en lui. Elle forme le contenu d’une promesse donnée, autrement dit d’une
parole déjà venue au-devant de nous, et à laquelle nous avons à répondre, d’une façon ou d’une
autre, dans l’attente de son accomplissement (notre réponse n’est pas, ainsi, l’accomplissement
lui-même). Une telle situation, dans la description chrétienne que nous venons d’en livrer, est
la situation phénoménologique originaire dans laquelle se tient la pensée de Jean-Louis
Chrétien : parole, promesse et réponse ne sont les lieux constants de sa méditation que dans la
mesure où elles livrent d’abord les coordonnées de sa situation la plus propre, et ainsi de sa
propre tâche spirituellement pensée. La philosophie doit conduire cette situation spirituelle, qui
lui est elle-même donnée (et, par conséquent, qu’elle n’institue pas elle-même), à la plus grande
clarté dont elle soit capable. Or, pour accéder à celle-ci, il faudra prendre le chemin de la langue,
de la richesse descriptive qu’elle porte en elle, de l’immense corpus hérité de la tradition (et qui
était celui de Jean-Louis Chrétien) formé de toutes les voix de ceux qui mirent un jour par écrit
(l’écrit ouvre toujours l’accès à une voix humaine) la clarté à laquelle chacun était parvenu dans
sa propre langue, dans une sorte de communio avec toutes les autres voix, sur la nature de
laquelle il faudra revenir. La description de la situation phénoménologique originaire, celle du
chemin qui va vers la gloire (unterwegs zur Herrlichkeit : unterwegs, qui dans le livre de 1959
formait pour Heidegger au fond le dernier nom du Dasein, inspiré par Georg Trakl, est lui-
même la traduction de : in via), devra ainsi nécessairement passer par la tradition pour accéder
à chacun des traits, au moindre profil de la Chose même dont elle s’enquiert : pour accéder au
corps, ainsi, ou à la beauté, pour donner sans attendre deux lieux majeurs de la gloire, où la
gloire, ou du moins quelque chose de la gloire, se donne par avance à voir, où, comme nous
devrons y venir avec Jean-Louis Chrétien et Hans Urs von Balthasar, la gloire commence. Nous

66
J.-L. Chrétien, La Voix nue, op. cit. Le texte remontait à 1983.
67
J.-L. Chrétien, Reconnaissances philosophiques, Paris, Cerf, 2010. Le texte, qui porte sur Hans Urs von
Balthasar, avait été publié dans la revue Communio en 2005.
68
« Se supprimer en tant que croyant, avec toutes les conséquences de ce pas », Martin Heidegger, Einführung
in die Metaphysik, GA, 40, p. 9 ; Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, « Tel »,1980,
p. 19.
pensons selon une telle provenance dans la tradition et selon une telle appartenance à la
tradition, et le regard phénoménologique à la fois la conduit et est conduit par elle : la tradition
nous a donné des yeux pour voir par nous-mêmes, et voir aussi, alors, en elle. Il n’y a pas que
des livres, mais la Chose même les a pour nous, mystérieusement peut-être, entrelacés à elle,
en sorte qu’ils sont devenus, en beaucoup de sens, ce dans quoi nous pensons, ce par quoi nous
voyons.
Le texte qui doit ici nous ménager un accès est celui que Jean-Louis Chrétien avait choisi
pour refermer le recueil des Reconnaissances philosophiques lorsqu’il le composa : « La beauté
comme inchoation de la gloire. (Sur Hans Urs von Balthasar)69 ». Dans l’œuvre de Balthasar un
mot rare le retient : Inchoation, lui-même prit d’abord à un essai du grand théologien où
s’esquissait déjà nettement ce qui formera le cœur de Herrlichkeit, « Offenbarung und
Schönheit », dont la première partie était parue en 1959, et qui fut repris, avec une seconde
partie, dans Verbum Caro. Skizzen zur Theologie70. Balthasar dans ce texte en venait déjà à
penser les transcendantaux, non pas en tant que « propriétés que l’on peut embrasser du regard,
statiques et univoques », mais comme « [portant] en soi, en toute leur immanence dans les
essentialités et les structures de tout étant, quelque chose de la liberté et de la profondeur de
mystère de la décision de révélation de Dieu » : c’est seulement pour autant qu’ils étaient pensés
à partir d’une telle profondeur de mystère que le créé, relevait Balthasar, pouvait lui-même être
regardé comme « image et “écoulement” (Thomas) du Dieu souverain et vivant »71. À travers
les transcendantaux se laisse voir, dans le créé lui-même, la liberté du Dieu vivant en sa
révélation. Alors venait le mot décisif : « Et parce que la création devait être pour Dieu
l’inchoation de son abandon de soi [die Inchoation seiner Selbsthingabe] aux créatures, l’être
créaturel [das geschöpliche Sein] garde en tant que tel le caractère de l’inchoatif72 ». C’est avec
justesse que Jean-Louis Chrétien remarquait alors que l’inchoation apparaissait à chaque fois,
aussi dans l’Epilog et dans Herrlichkeit elle-même, en rapport avec les transcendantaux,
précisément lorsqu’il s’agissait du créaturel. La créaturalité porte en elle, en tant que telle,
l’empreinte du Dieu vivant, selon les trois dimensions transcendantales de la vérité, de la bonté
et de la beauté. La conséquence en est que je puis, en quelque façon ou mesure, voir ce qui
demeure son mystère dans le créaturel. La créature commence, ou porte un commencement :
non pas seulement au sens où elle ne fait que commencer, non pas tout à fait au sens que Luther
évoquait dans le traité Von der Freiheit eines Christenmenschen de 1520, où l’accent porte sur
le nur : Es ist und bleibt auf Erden nur ein Anheben und Zunehmen, welcher wird in jener Welt
vollbracht73. Mais au sens de ce qui commence effectivement à venir en elle. Il faudra alors
s’arrêter sur l’inchoatio ou incohatio, dont Jean-Louis Chrétien rappelle qu’elle n’apparaît
qu’avec l’Itala et les plus anciens docteurs de l’Église latine, mais qu’elle doit surtout,

69
Balthasar était à vrai dire déjà apparu dans le recueil, à travers le petit livre Epilog, qui en 1987 refermait la
grande trilogie et toute l’œuvre du théologien, où celui-ci comparait son livre à une bouteille jetée à la mer : seul
« un miracle », ein Wunder, pourrait faire qu’elle abordât quelque part et qu’on la trouvât. « Mais parfois de telles
choses se produisent », traduisait Jean-Louis Chrétien (« Vie, mort et résurrection des œuvres », in
Reconnaissances philosophiques, op. cit., p. 199. H. Urs von Balthasar, Epilog, Fribourg, Johannes Verlag
Einsiedeln, 1987, p. 8).
70
H. Urs von Balthasar, Verbum Caro. Skizzen zur Theologie, Fribourg, Johannes Verlag Einsiedeln, 3.
Auflage, 1990.
71
Ibid., p. 118.
72
Jean-Louis Chrétien traduit par l’être créé. Cependant, la créaturalité (Kreatürlichkeit ou Geschöpflichkeit)
est le grand concept que Balthasar hérite d’Erich Przywara.
73
« Il n’y a et il n’y aura toujours sur Terre que commencement et accroissement, qui s’achèvera dans l’autre
monde » (Martin Luther, De la liberté du chrétien, § 19, trad. Ph. Büttgen, Paris, Seuil, 1996, p. 50-51).
phénoménologiquement, porter un nouveau concept du commencement qui, écrit-il, « ne peut
s’ouvrir que depuis la Révélation de Dieu, et sa Révélation ultime dans le Christ74 ». Jean-
Louis Chrétien en conduit la démonstration à partir de Thomas d’Aquin pour établir le concept
pur du commencement dont il s’agit, du moins en son usage le plus propre, avec l’incohatio :
« Ce n’est pas le commencement de ce qui aura un jour sa fin comme toute séquence temporelle,
mais le commencement dans le temps de ce qui ne finira pas avec le temps. Ce n’est pas à une
fin qui soit une interruption que ce commencement s’oppose, mais à une fin qui est une
perfection et une consommation, lesquelles sont sans fin, car éternelles75 ». L’incohatio est ainsi
commencement d’un accomplissement final, en sorte que le temps lui-même se trouve pensé
dans la perspective de l’accomplissement éternel, dont il est le chemin. Or il est tout à fait
frappant que, déployant les traits de l’Inchoation que Balthasar applique aux transcendantaux
(saint Thomas l’utilisait pour penser la vie de grâce, « entre le “déjà” et le “pas encore” »76),
Jean-Louis Chrétien se trouve conduit à quatre lieux qui sont parmi les plus décisifs de sa
méditation : la promesse et l’appel, selon le transcendantal, d’abord, de la vérité, puis la beauté,
portant elle aussi en elle-même un tel appel et une telle promesse, et, en dernier lieu mais en
vérité en tout premier lieu, à nouveau selon la vérité, la parole, en vertu du « privilège » du « se
dire » sur le « se montrer » et le « se donner », car tous trois, relève Jean-Louis Chrétien,
appellent une réponse qui, fût-elle silencieuse, est parole, le « se montrer » du beau appelant la
louange comme le « se donner » du bien appelle le remerciement. La parole, qui gardera un tel
caractère insigne, est le lieu d’accomplissement créaturel des transcendantaux, parce qu’elle est
le lieu de la réponse à ce qui se montre, à ce qui se donne, à ce qui se dit, le lieu de vérité qui
les recueille ainsi tous les trois : elle les recueille, mais ne les accomplit pas encore : ni notre
louange, ni notre remerciement ‒ en aucune figure ni puissance d’elle-même notre parole ne se
laissera confondre avec la gloire. L’œuvre de Jean-Louis Chrétien apparaît alors elle-même,
dans le regard qu’elle jette dans la tradition, comme l’étude et la méditation des paroles qui
répondirent jamais à ce qui est venu au monde, à chaque fois selon cette participation
transcendantale. Mais ainsi elle appartient elle-même à une telle réponse, essentiellement
polyphonique ou chorale, à laquelle elle se joint lorsqu’elle la recueille, en tant
qu’« admirable77 ». Ainsi, une telle parole de réponse appartient elle-même à l’inchoatio à
laquelle elle se joint, et précisément en ce sens elle se tient et demeure dans la foi : le
phénoménologue ne décrit pas seulement ce qui se montre, se donne et se dit, mais ce qui
commence à se montrer, à se donner et à se dire, il le voit qui se tient sur le chemin qui va à la
gloire, où il se tient lui-même. La réponse n’est jamais ultime, non seulement parce que nous
n’en avons jamais fini, mais parce que nous ne sommes ni le premier ni le dernier mot, nous
nous tenons entre un Α et un Ω, nous sommes, selon le mot de Jean-Louis Chrétien, « atteints »
par un Verbe qui n’est pas le nôtre, qui n’est pas nous et qui n’est pas du temps78.
Mais revenons sur nos pas. Avant d’en venir à la beauté et au corps, au « se montrer » du
transcendantal de la beauté, Jean-Louis Chrétien évoque l’application par Balthasar du concept

74
J.-L. Chrétien, Reconnaissances philosophiques, op. cit., p. 297.
75
Id.
76
Ibid., p. 299.
77
Sur l’admiration et la pensée qui « entre en admiration », selon l’expression de saint François de Sales, on
se reportera à « L’offrande du monde », in L’Arche de la parole, op. cit., 1998, p. 158 sq. et surtout p. 194, où
l’admiration « n’est pas réservée à la vie temporelle, elle existe aussi dans la vie éternelle ». L’admiration ne
cessera pas.
78
« … la vague du Verbe, qui nous vient de l’éternité », comme se referme le texte sur Balthasar (J.-L. Chrétien,
Reconnaissances philosophiques, op. cit., p. 308).
d’inchoation à la foi elle-même, avec et après Thomas d’Aquin. Il vaudra la peine de s’arrêter
un instant à la façon dont le concept apparaît dans Herrlichkeit. La tentative tout entière de ce
livre consiste à restaurer, dans la fides, l’inchoatio visionis, faute de laquelle « on envoie les
chrétiens dans l’ancien éon périssable79 ». La foi est un « voir » ‒ et que voit-elle ? Elle ne voit
pas seulement des signes, qui pourraient peut-être se tenir sous les deux autres transcendantaux
(le Christ n’est pas un « signe »), elle voit une figure, Gestalt, qui avec l’« éclat », Glanz,
constitue l’un des deux éléments du beau (species ou forma et splendor)80. Un tel voir n’est pas
encore visio, mais, comme Balthasar en reprend le concept à Thomas d’Aquin, le lumen fidei,
donné à l’esprit qui commence à voir : inchoatio visionis beatae81. Selon une telle inchoation,
elle verra aussi le beau, qui est « avant tout une figure », écrit plus loin Balthasar, « et la lumière
ne tombe pas d’en haut et du dehors sur cette figure, mais jaillit de son intérieur ». La figure,
ainsi, est l’« apparition » d’un « mystère des profondeurs », elle le « révèle » et n’y « renvoie »
pas seulement, « cependant qu’elle le cache et le voile en même temps »82. Il faut relever ces
traits de la manifestation : il n’y a pas d’autre accès à la profondeur que la figure, celui qui ne
voit pas la figure ne voit rien, mais la figure ne révèle pas sans tenir voilé. Cependant un autre
trait est déjà indiqué ici, et il faut, phénoménologiquement, aller plus loin. Balthasar l’avait déjà
établi dans la Hinfürung qui devait « conduire » jusqu’à la question : avant tout, il s’agit de
« voir », il faut eine Wahrnehmung, une « perception », « dans le sens fort du mot : l’accueil
[Entgegennahme : un recevoir qui est un accepter] d’un vrai qui s’offre [eines sich bietenden
Wahren] »83. Un tel « voir » accueillant « un vrai qui s’offre » donne désormais le sens du regard
phénoménologique : désormais, autrement dit lorsque celui-ci se tient dans la nouvelle clarté
de la figure. Mais, en second lieu, la clarté n’éclaire pas seulement la figure, elle n’est pas
seulement celle dans laquelle se tiendrait la figure, elle provient aussi de la figure elle-même,
elle « jaillit de son intérieur ». Car c’est le sens de la figure du Christ, à partir de laquelle le
chrétien lui-même est figure (« Car l’être chrétien est figure », avait déjà écrit Balthasar84), que
de rendre possible le voir alors qu’elle est elle-même ce qui est vu. Ce qui se montre donne de
pouvoir le voir. C’est le trait propre de ce nouveau regard qui commence : il ne voit que par la
grâce de ce qu’il voit, de ce qui se donne à voir, qui est, non seulement vu, mais la source du
voir. Une telle structure sera aussi celle du regard phénoménologique selon Jean-
Louis Chrétien : ce qui est vu, c’est cela qui donne la possibilité de voir, et il est par conséquent,
d’une façon qui pourra conduire jusqu’au ravissement, et transportant du moins toujours en
quelque mesure celui qui regarde, ce qui « s’offre à la vue », ce qui « se montre » en un sens
nouveau. Or, pour Chrétien comme pour Balthasar, celui qui s’offre à la vue en ce sens, c’est le
Christ et lui seul. Ou plutôt : lui le premier, et à partir de la venue de cette figure tout apparaît
désormais selon une telle loi de l’apparaître, et la beauté, ainsi, sera elle-même inchoatio
visionis. Balthasar avait conduit cette analyse à partir d’un texte liturgique précis, celui de la
Préface de la Nativité, que nous sommes à présent en mesure de lire, et peut-être d’appliquer
au regard de Jean-Louis Chrétien lui-même : Quia per incarnati Verbi mysterium nova mentis
nostrae oculis lux tuae claritatis infulsit : ut dum visibiliter deum cognoscimus, per hunc in

79
H. Urs von Balthasar, Herrlichkeit, Bd. I, Schau der Gestalt, Einsiedeln, Johannes Verlag, 2. Auflage, 1961,
p. 66 ; trad. R. de Givord revue par E. Iborra, Gloire, t. I, Voir la figure, Fribourg, Johannes Verlag Einsiedeln,
p. 67.
80
Ibid., p. 111 ; trad., p. 116.
81
Ibid., p. 141 ; trad., p. 147-148.
82
Ibid., p. 144 ; trad., p. 150.
83
Ibid., p. 113 ; trad., p. 119.
84
H. Urs von Balthasar, Denn gerade das Christsein ist Gestalt (Herrlichkeit, op. cit., p. 25 ; trad., p. 26).
invisibilium amorem rapiamur85. Les yeux voient dans la nouvelle clarté qui leur donne de voir
lorsque la figure se montre, et le voir ravit vers l’invisible, dans « l’amour eros », précise
Balthasar, amor, pour les « choses invisibles », qui « se sont annoncées en apparaissant
précisément dans cette venue au visible et cette révélation [die eben in jener Versichtbarung
und Offenbarung sich erscheinend anzeigten] »86. Une fois lui paru, tout apparaît autrement.
À partir de l’inchoatio visionis, Jean-Louis Chrétien retrouvera d’abord, dans Balthasar,
concernant le premier transcendantal (qui est aussi, parce que le plus haut, le dernier), la
promesse, Verheißung : toute vérité est promesse de vérité, et cela veut dire : de la vérité
éternelle, comme l’indiquera Wahrheit der Welt87. Mais, pour Jean-Louis Chrétien, une vérité
finie ne peut promettre qu’à partir de sa propre humilité, c’est-à-dire à partir d’une tout autre
promesse, dont elle-même est alors l’« attestation », écrit-il. Nous voyons apparaître ce trait de
toute vérité finie selon Chrétien, qui donne aussi le sens de son propre regard, selon laquelle
elle se tient unterwegs, in via, entre une promesse à laquelle elle répond et la gloire qu’elle
promet elle-même, seulement dans son humilité propre, celle, comme il apparaît à présent, du
témoignage : toute vérité finie est de la nature du témoignage ; dans son humilité, mais tout
autant dans sa vérité, la vérité qui commence : tout n’est que commencement, mais tout est
vraiment un commencement. Toute vérité, écrit Jean-Louis Chrétien, recèle en ce sens en elle-
même un appel, mais cet appel emporte lui aussi, en lui-même, un autre appel, dans lequel il
est bien plutôt lui-même compris : l’appel du fini se tient dans l’appel infini qu’il porte
désormais dans son cœur. Chrétien retrouve ainsi dans Wahrheit der Welt de Balthasar la
structure de l’in via et du regard qui lui est tout à fait propre, telle qu’elle est à présent pensée
à partir de la structure de l’appel renfermant un autre appel dans lequel en vérité il est lui-même
déjà pris : la raison finie, écrit Balthasar, « se sait obscurément en chemin vers cette vérité
éternelle et toujours déjà, à travers l’appel de tous les objets finis, regardée et appelée par
elle88 ». Le concept de finitude qui sera partout à l’œuvre dans la pensée de Jean-Louis Chrétien
est au fond ici à travers Hans Urs von Balthasar assez exactement décrit : le regard est lui-même
regardé, et tout ce qu’il rencontre lui répercute cet unique appel, l’appel de celui qui le regarde.
Autrement dit, tout va à la gloire, tout regarde à la gloire, tout fait écho à la gloire, et tourne ou
retourne le fini vers la gloire.

II. Or c’est à partir de cette structure phénoménologique de l’in via et de l’inchoation de la


gloire qu’il faudra à présent considérer plus précisément la beauté et le corps. Le texte consacré
à Balthasar donnera ici encore quelques indications. Jean-Louis Chrétien y relèvera d’abord

85
« Car, par le mystère du Verbe incarné, un nouveau rayon de votre clarté a brillé aux yeux de notre âme ; en
sorte que, connaissant Dieu sous une forme visible, nous sommes ravis par lui en l’amour des choses invisibles ».
Missel quotidien complet, Le Barroux, Éditions Sainte Madeleine, 2016, p. 1071. H. Urs von Balthasar,
Herrlichkeit, op. cit., p. 112 ; trad., p. 118.
86
H. Urs von Balthasar, Herrlichkeit, p. 113 ; trad., p. 119.
87
H. Urs von Balthasar, Theologik I, Wahrheit der Welt, Fribourg, Johannes Verlag Einsiedeln, 1985 : on se
reportera à toute la dernière section, « Wahrheit als Teilnahme », particulièrement p. 262-263 et, pour le passage
donné par Jean-Louis Chrétien, p. 287 : « […] so bleibt doch wahr, daß jede Wahrheit, auch die bescheidenste, die
Vereißung und Bestätigung ewiger und totaler Wahrheit trägt, daß sie also auch öffnet »(voir Reconnaissances
philosophiques, op. cit., p. 300). « Il demeure vrai que chaque vérité, même la plus modeste, porte la promesse et
la confirmation d’une vérité éternelle et totale, et qu’ainsi elle est aussi ce qui ouvre ».
88
H. Urs von Balthasar, Theologik I, Wahrheit der Welt, op. cit., p. 288 : « Dunkel weiß sie sich unterwegs zu
dieser ewigen Wahrheit und immer schon, durch den Anruf aller endlichen Gegenstände hindurch, von ihr
angeblickt und aufgerufen ».
l’appel, l’adresse et l’interpellation ou la requête (Anspruch, angesprochen89) qu’est en lui-
même le beau selon le théologien suisse : appel de la beauté finie, mais non pas, indique Jean-
Louis Chrétien, « seulement à soi, ni ultimement à soi90 ». Cependant il ne l’entend pas
seulement au sens de l’appel absolument prévenant que nous venons de discerner, tel qu’il était
abrité dans tout appel fini. Il faut penser une autre ampleur dans l’appel de la beauté finie :
l’ampleur de la beauté est, en vérité, cosmique. Elle a, écrit Jean-Louis Chrétien, « avec moi,
convoqué le monde lui-même91 ». Il y a cependant ici au premier abord une ambivalence, et il
faudra distinguer la double intentionnalité d’un tel appel du beau : il m’appelle, autrement dit
me regarde ou, dans la langue de Balthasar, me requiert, mais il « appelle » aussi, non seulement
avec moi mais devant moi, le monde ‒ il l’appelle à venir en présence (c’est en ce sens
qu’Unterwegs zur Sprache, dont on ne dira jamais assez l’importance pour l’œuvre de Jean-
Louis Chrétien, avait médité le sens de rufen dans l’accomplissement poétique de la langue).
C’est bien de cette façon que Jean-Louis Chrétien l’entend lorsqu’il évoque la venue, dans cet
appel lui-même, « de proche en proche, des forces endormies qu’il réveille, des voix éteintes
qu’il ressuscite et porte à leur résonance92 ». Cette description de l’appel pensera par conséquent
celui-ci à partir d’un montrer : l’appel conduit à la manifestation, il s’amplifie et fait ainsi
apparaître, « inchoativement », le monde. Dans un tel monde, il y a ou il y eut assurément aussi
d’autres voix, que l’appel éveille, « ressuscite », comme l’écrit Jean-Louis Chrétien de façon
saisissante. Dans cette mesure, l’appel est polyphonique. Mais non pas seulement des voix, non
pas seulement polyphonique. L’appel est aussi cosmique, « d’un phénomène à l’autre au sein
du monde », écrit Jean-Louis Chrétien : que le monde lui-même apparaisse dans l’appel de la
beauté finie, Jean-Louis Chrétien le rapporte avec profondeur au caractère transcendantal du
beau qu’avait fait valoir Balthasar, selon lequel la beauté ne saurait concerner ni regarder un
domaine limité de l’être : le beau ouvre transcendantalement le regard à la même ampleur que
celle de l’être lui-même. Le commencement, la promesse de la gloire qui ne finira pas emportent
ainsi avec eux le monde lui-même, comme le beau appelant est lui-même en chemin, lui-même
appelé, écrit Jean-Louis Chrétien.
Mais il est encore un autre trait du beau transcendantal relevé par Jean-Louis Chrétien, qu’il
sera possible de rapporter à sa source dans Balthasar lui-même. Dans un autre passage de
Wahrheit der Welt, Balthasar notait, d’une façon saisissante, que la beauté était la manifestation
du « Je-mehr éternel qui réside dans l’être de tout étant même93 ». Le Toujours-plus qui est le
caractère de l’apparaître du beau, et qui apparaît en tout étant, le « surcroît » éternel, comme le
traduit Jean-Louis Chrétien, de la manifestation dans tout manifesté, « ce comparatif éternel qui
s’exprime dans le positif », a dans l’œuvre de Balthasar une origine tout à fait précise. Il faut la
rechercher dans la pensée de son maître jésuite Erich Przywara, qui avait pensé cette dimension
du Toujours-plus, non du superlatif mais du comparatif, dans la structure même de l’analogia
entis, c’est-à-dire, selon le IVe concile du Latran, de la maior dissimilitudo entre le Créateur et
la créature, à partir de laquelle la réponse créaturelle, la seule qui soit, non pas à la mesure mais
accordée du moins à l’apparaître du Dieu toujours plus grand, est celle du Toujours-plus. Seul

89
H. Urs von Balthasar, Epilog, op. cit., p. 60 : « Angespochen sind wir als sinnlich-geistige Wesen durch die
Sinne hindurch — und anders als Angesprochene erwachen wir nicht zum geistigen Selbstbewußtsein » (cité in J.-
L. Chrétien, Reconnaissances philosophiques, op. cit., p. 302).
90
Id.
91
J.-L. Chrétien, Reconnaissances philosophiques, op. cit., p. 303.
92
Id.
93
H. Urs von Balthasar, Wahrheit der Welt, op. cit., p.xxx , cité in J.-L. Chrétien, Reconnaissances
philosophiques, op. cit., p. 303.
le Je-mehr de la créature sera une réponse accordée au Je-Mehr éternel : il faudra le dire de
toute beauté finie, de son éclat où le Je-Mehr éternel apparaît, comme de la louange, de la parole
qui lui répond Je-immer-mehr, comme l’écrivait Erich Przywara commentant
Ignace de Loyola. Il est possible que l’un des mots les plus exactement accordés à l’œuvre de
Jean-Louis Chrétien, accomplissant elle aussi une sorte de service, et, en vertu de la situation
phénoménologique que nous avons décrite, se tenant dans une sorte d’obéissance, soit au fond
un mot ignatien, le mot más, mehr, « plus », et le Je-immer-mehr dans lequel Przywara l’avait
traduit. Car seul dans sa simplicité il porte le surcroît du beau et le surcroît de la parole, accordés
au Je-Größer Gottes, le « Toujours-plus-grand » de Dieu, le Deus semper maior94. Considérée
à partir de ce grand lieu ignatien et selon la dramatique que reconstitue Przywara, dont Balthasar
reçoit lui-même le Je-Mehr, l’œuvre de Jean-Louis Chrétien apparaîtra peut-être en son centre,
cherchant toujours à dire l’inépuisable surcroît de ce Je-Mehr, tel qu’il se donne dans le beau,
mais tel, selon la dimension transcendantale de celui-ci, qu’il concerne l’apparaître lui-même.
Ce qui « se montre » en tant que beau, dans la species et le splendor, présente de façon éclatante
ce qui est un trait de tout ce qui apparaît, du moins de ce qui n’est pas « défiguré » par le mal95 :
et même, selon l’indication de Balthasar, il présente le trait de son être, puisque le beau reçoit
l’ampleur transcendantale de l’être. Si la pensée de Jean-Louis Chrétien a paru élire la beauté
comme l’un de ses lieux majeurs, c’est qu’elle ne fut elle-même rien d’autre que la méditation
de ce « surcroît », de ce « Toujours-plus » de la manifestation et du « Toujours-Plus-Grand »
qui s’y livre, conduisant la beauté elle-même, de façon essentielle, à sa propre finitude, mais
aussi, par là même, à l’attestation de ce qui la dépasse toujours. Le beau est toujours à la fois
l’attestation du surcroît et du défaut, et la gloire y apparaît dans la faiblesse : elle commence à
paraître, d’un commencement unique, pour un règne qui n’aura pas de fin. Jean-Louis Chrétien
relèvera plus loin ce trait de finitude ou de fragilité, comme ce qu’il appelle « la signature
chrétienne, ou parfois préchrétienne » de la beauté96. Et il est ainsi par là même promesse,
comme Chrétien le note après Balthasar, et dans la langue de celui-ci :
Cette zone de l’être ouvert [diese Zone des Offenseins] abrite inchoativement les biens du salut : paix en
Dieu, béatitude et transfiguration, surmontement de la faute, présence cachée du Paradis [verborgene
Anwesenheit des Paradieses], tout ce par quoi le beau véritable nous console, sans nous en donner plus
qu’un avant-goût, une indication en direction du « tout autre » accomplissement de plénitude, non pas
éloigné, mais déjà présent [einen Hinweis auf die nicht ferne, sondern schon gegenwärtige, « ganz
andere » Erfüllung]97.
La beauté est Hinweis, « indication », dans la « zone » de « l’être ouvert et manifeste », comme
la décrivait plus haut Balthasar (das Offen- und Offenbarsein)98. Jean-Louis Chrétien le
remarque de son côté : c’est seulement lorsque le monde « est regardé comme don et comme
participation » (Balthasar écrivait : « La création n’est pas une “portion” de l’être, mais une
participation »), autrement dit à partir de sa source, qu’apparaît, seulement alors, sa beauté. Le
monde luit d’une beauté qui n’est pas originairement la sienne. Elle apparaît comme
préfiguration, fragile ou plutôt, exactement, mortelle, mais une telle pré-figure est justement la

94
Pour ces analyses, on se reportera au Deus semper maior d’Erich Przywara, Theologie der Exerzitien, Vienne,
Herold Verlag, 1964, I, p. 35-37, sur « le comparatif de dieu » (den Komparativ Gottes). Jean-Louis Chrétien le
rapportera lumineusement à « l’inoubliable leçon de saint Anselme » (Reconnaissances philosophiques, op. cit.,
p. 304).
95
J.-L. Chrétien, Reconnaissances philosophiques, op. cit., p. 307.
96
Ibid., p. 305. « Préchrétien » veut dire que le trait doit encore en être pensé par rapport au christianisme.
97
H. Urs von Balthasar, Verbum Caro, op. cit., p. 118-119 ; cité in J.-L. Chrétien, Reconnaissances
philosophiques, op. cit., p. 304-305.
98
H. Urs von Balthasar, Verbum Caro, op. cit., p. 118.
promesse de son accomplissement dans une figure, une figure éternelle : la promesse du beau
est ainsi, selon Jean-Louis Chrétien, dans sa mortalité la plus propre (« tout ce qui est beau sur
terre doit mourir », écrivait Balthasar), la promesse d’une résurrection : non de son effacement
dans l’éblouissement de la gloire, comme le rappelle Jean-Louis Chrétien, mais, pour le dire
dans la langue de Kierkegaard, de la « seconde fois » du fini, dont la première fois, son
apparition sur la terre, « tenait » cependant déjà en un autre sens la promesse : promesse qui
« est déjà tenue » et « demeure » cependant promesse, et non pas Erfüllung, écrit Jean-
Louis Chrétien99. L’inchoatio apparaît dans cette oscillation d’une promesse déjà tenue qui
attend pourtant encore la plénitude de son accomplissement. La beauté est par conséquent, selon
l’image rigoureuse de Jean-Louis Chrétien, « l’ostensoir de la gloire100 » : rigoureuse image,
puisque l’apparaître, qui est un se montrer, est d’abord, ainsi pensé, lui-même un montrer, selon
la logique de l’inchoation où ce qui commence à se montrer montre ce qui n’apparaît pas encore
dans sa plénitude. À cette promesse, la parole seule pourra répondre, la parole du « seul être qui
peut promettre », et seul celui-ci pourra par conséquent aussi « voir ». Le transcendantal de la
vérité dans la parole est, à nouveau, premier et dernier : seul celui qui promet, seul celui qui
parle voit, entend la « voix visible » de la beauté, selon le mot de saint Augustin101.
À partir de ces indications, les analyses que Jean-Louis Chrétien consacre dans toute son
œuvre au corps autant qu’au beau pourront, peut-être, apparaître dans une autre clarté. Dans le
texte d’ouverture pour la « phénoménologie de la promesse » que La Voix nue cherchait à
constituer, Jean-Louis Chrétien étudiait déjà très précisément la même ambivalence, dans le
corps, d’un « se montrer » qui est toujours aussi originairement un « montrer », un corps lui-
même ainsi déjà ostensoir102. Que « montre » le corps qui « se montre » ? « Il nous donne à voir
ce qui le donne à lui-même »103. Ce qui le donne est ce que Jean-Louis Chrétien appelle ici
« l’âme », « sa perpétuelle origine »104 ‒ mais plus loin « l’esprit », mais aussi, selon le même
accomplissement dans la parole dont nous venons d’étudier la justification transcendantale, le
« verbe », « ce verbe que sa chair promet »105. Or, dès 1983, de façon frappante, « promesse »
voulait dire inchoation, « commencement » : « L’âme est ce verbe que le corps à tout instant
commence de dire, mais n’achève jamais »106. Le corps est l’inchoation d’une parole qu’il ne
prononce pourtant pas entièrement. Le corps commence à parler. C’est alors le trait le plus
propre de la parole humaine selon Jean-Louis Chrétien, la parole que nous tenons unterwegs,
in via, qui se découvre déjà : la parole terrestre (la terre est le site phénoménologique de l’être
en tant qu’être-créé) prononcée par le corps est toujours seulement le commencement d’une
parole. Non seulement parce qu’elle n’en finirait pas de dire le verbe de l’âme, mais parce que
son accomplissement, son Erfüllung, ne lui appartient pas. Elle va ‒ et le verbe de l’âme, que
le corps dit, va ‒ à un tout autre Verbe. Mais, de façon encore plus saisissante, l’inchoation de
la parole qu’est le corps apparaît alors dans le corps lui-même, dans « l’approximation »

99
J.-L. Chrétien, Reconnaissances philosophiques, op. cit., p. 306.
100
Id.
101
Citée in J.-L. Chrétien, Reconnaissances philosophiques, op. cit., p. 308.
102
Le mot apparaîtra à la fin de « La gloire du corps ». Il concernera alors, de façon tout à fait remarquable, la
parole : « Toute parole a son silence qu’elle porte et qu’elle élève en son ostensoir de souffles », écrira alors Jean-
Louis Chrétien (La Voix nue, op. cit., p. 30). Mais le corps sera lui-même pensé comme le commencement d’une
parole.
103
J.-L. Chrétien, La Voix nue, op. cit., p. 13.
104
Ibid., p. 14.
105
Ibid., p. 15.
106
Ibid., p. 14.
commençante de ses gestes, qui est justement leur perfection propre. Que le corps soit lui-même
un tel commencement, apparaît ainsi dans le geste qui commence, « l’hésitation inchoative »,
écrivait Jean-Louis Chrétien, dans une très rigoureuse description qui annonce l’étude qu’il
conduira du concept dans Balthasar, « par quoi son évidence impérieuse, qui fait de lui le seul
possible, est ouverte pour la première fois »107. Tout le corps, et par conséquent chaque geste en
lui, est une telle ouverture, une telle inchoation de la gloire. Car dans la manifestation inchoative
de l’âme il ne s’agit de rien d’autre que de la gloire, comme Jean-Louis Chrétien en construira
phénoménologiquement le concept dans la suite du texte : un concept du corps, précise-t-il,
« où celui-ci deviendrait la manifestation plénière et intégrale de l’âme, où il serait le verbe
totalement proféré et délivré de l’esprit108 ». Jean-Louis Chrétien en étudiera les figures dans
Plotin et Proclus d’abord, mais ira jusqu’à Hegel, à l’œuvre d’art où « tout ce qui apparaît »,
selon la magnifique pensée hégélienne, est métamorphosé en œil, dans lequel l’esprit
apparaît109.
De cette méditation, il faudra ici seulement retenir la fin. Comment apparaîtra le corps
glorieux ? Que laissera-t-il voir, et qu’enseignera-t-il par là de la manifestation elle-même ? Car
il ne s’agit pas seulement du concept théologique de gloire, mais à travers celui-ci de la
manifestation elle-même, du corps en tant que manifestation, autrement dit en tant que corps
spirituel. C’est une difficulté traditionnelle tout à fait précise qui devra conduire à
l’éclaircissement du concept de la gloire en tant que plénitude de la manifestation : si l’esprit
apparaît, ne faut-il pas qu’apparaissent dans la gloire les traces, sur ce corps, de la souffrance
et du temps ? Et c’est dans le commencement de la tradition, à la fin de l’Évangile de Jean, avec
la demande du disciple Thomas, que Jean-Louis Chrétien trouvera le chemin vers la seule
réponse possible à la difficulté : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne
mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne
croirai pas » (Jn 20, 25). Il commentera : « C’est à la blessure qu’il reconnut son Dieu110 ». La
chair n’avait pas été abandonnée par le verbe, la gloire n’avait pas oublié la crucifixion, mais,
écrit Chrétien, « le glorifié était le même que le crucifié111 ». Jean-Louis Chrétien indiquera les
difficultés liées à cette pensée dans la tradition elle-même, mais il suivra au fond saint Augustin
dans le concept d’une autre, nouvelle beauté du corps, de la perfection nouvelle que saint
Augustin discernait dans les cicatrices des corps martyrisés ou dans le corps supplicié du Christ.
Cette beauté dans le corps de la manifestation spirituelle, relève Chrétien, pourquoi ne
dévoilerait-elle pas « une possibilité essentielle de la manifestation112 » ? La gloire du corps
transfigure aussi sa souffrance, le corps glorieux demeure corps humain, attestant que la chair
ne fut pas seulement un « passage ». La gloire, qui fut déjà « ici », comme l’écrit Jean-
Louis Chrétien retrouvant alors exactement l’inchoation, « un temple vivant de l’esprit où
commence le culte éternel113 », demeurera la gloire du corps, la gloire de ce que Jean-Louis
Chrétien appelle à la fin son « secret ».

107
Ibid., p. 15.
108
Ibid., p. 16.
109
Jean-Louis Chrétien traduit (Glockner, XIII, 213) : « L’art fait de chacune de ses formes un Argus aux mille
yeux, afin que l’âme intérieure et la spiritualité apparaissent en tous les points du phénomène » (cité in La Voix
nue, op. cit., p. 21).
110
Ibid., p. 27.
111
Id.
112
Ibid., p. 29.
113
Ibid., p. 30.
La question sera reprise et amplifiée dans les deux derniers chapitres de L’Arche de la
parole114. Le premier d’entre eux porte sur l’adieu par lequel la beauté nous absente, « brise la
présence », et nous adresse à « l’au-delà du temps »115. Jean-Louis Chrétien cherche à décrire le
chemin qu’entrouvre la beauté dans la présence. Puissance d’absence, « mais ce chemin, où
conduit-il ? », demande Chrétien116. La beauté, « la seigneurie du beau », est, à nouveau, celle
de « l’être-ici », écrit Jean-Louis Chrétien en donnant le mot magnifique de Rilke dans la
septième des Élégies de Duino : Hiersein ist herrlich117. Être ici est d’une gloire qui est celle
d’un seigneur, comme la tradition allemande aura entendu le beau mot de Herrlichkeit118. Mais
la gloire de l’être-ici est à la fois sienne et non sienne : pour Chrétien, cela veut dire, pensé à
partir de la Bible, et dans une remarquable unité, déjà, avec Balthasar, que ni la beauté n’est
sans Dieu, ni Dieu n’est sans la beauté. La seigneurie du beau ici doit alors annoncer la
seigneurie du « seul Seigneur ». C’est peut-être dans la méditation augustinienne que
culminera, une nouvelle fois, la pensée de Jean-Louis Chrétien dans ce livre, ainsi lorsque Dieu
est lui-même invoqué sous le nom de pulchritudo tam antiqua et tam nova119. Par là selon
Chrétien est indiquée la « nouveauté radicale » de l’éternité120 apparaissant dans le temps. Mais,
selon l’accent porté dans tout le livre, il s’agira surtout, devant une telle beauté, non de la
décrire, mais de lui répondre, dans une parole qui est prière, prière à la beauté qui est ici le nom
de Dieu : c’est en ce sens qu’elle appelle et dit adieu, c’est-à-dire retourne vers Dieu. À nouveau
la beauté est recueillie dans la parole. Mais qu’en sera-t-il de la beauté du monde, la beauté
qu’il faut dire terrestre ? Jean-Louis Chrétien en retrouvera la question à la fin du chapitre. Mais
elle sera à présent un peu différente, elle sera devenue la question du renouvellement de la
beauté dans le Christ. Cependant, la beauté y apparaîtra encore, comme elle fut déjà méditée,
en tant que parole, la parole des choses finies : « Cette parole que les choses nous délivrent et
nous invitent à délivrer, n’est-elle pas transfigurée par la lumière de la résurrection121 ? ». C’est
avec Jean de la Croix que Jean-Louis Chrétien pensera une telle métamorphose, donnant alors
la « Cinquième chanson » du Cantique spirituel, avec son « Explication » : « Mille grâces
versant,/en hâte par ces bois il est passé/et en les regardant/son visage a jeté/sur eux le vêtement
de la beauté122 ». La Declaración qui explique le poème dans le Cantique spirituel rassemble
peut-être de la façon la plus nette ce que le texte de Jean-Louis Chrétien avait de son côté
déployé. Car Jean de la Croix pense d’abord en cette « Explication » la beauté propre des
créatures (« Les créatures sont comme une trace du passage de Dieu », écrit Jean de la Croix),
et la naissance de cette beauté dans le regard que Dieu a jeté sur elles, « par le seul visage de
son Fils », ‒ et ainsi déjà la beauté de la création : « Les regarder fort bonnes [Gn 1, 31], c’était
les faire fort bonnes dans le Verbe, son Fils123 ». Mais il s’agira alors aussi, dans saint Jean, de

114
« La beauté dit-elle adieu ? » et « L’offrande du monde » (1998).
115
J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, op. cit., p. 106.
116
Ibid.’, p. 108.
117
Ibid.’, p. 109.
118
Le rapprochant (contre l’étymologie) de Herr, et de Herr-sein, ainsi Schelling.
119
Augustin, Confessions, X, XXVII, 38, cité in J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, op. cit., p. 124.
120
J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, op. cit., p. 125.
121
Ibid.’, p. 147-148.
122
« Mil gracias derramando/pasó po restos sotos cons presura/y, yéndolos mirando,/con sola su
figura/vestidos los dejó de hermosura ». Jean de la Croix, Cántico espiritual, Cancion 5, Vida y Obras de San Juan
de la Cruz, Biblioteca de Autores Cristianos, 1958, p. 719 ; trad. J. Ancet et J. Canavaggio, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 2012, p. 734. Nous ne donnons pas la même traduction que celle que cite Jean-
Louis Chrétien, moins précise dans le sens de ce qu’il entend montrer.
123
Jean de la Croix, Cántico espiritual, op. cit., p. 720 ; trad., p. 736.
la beauté dont les transfigure l’incarnation, comme le comprenait de son côté Jean-Louis
Chrétien :
Et il ne leur a pas seulement communiqué être et grâces naturelles en les regardant comme nous l’avons dit, mais
aussi par ce seul visage de son Fils, il les a revêtues de beauté en leur communiquant son être surnaturel, ce qui
eut lieu quand il s’est fait homme, l’exaltant dans la beauté de Dieu et, par conséquent toutes les créatures en lui,
parce qu’il s’est uni avec leur nature à toutes en l’homme124.

Les créatures ont été parées d’une beauté qui avait pourtant déjà commencé : parce qu’elle leur
fut donnée lorsqu’elles furent une première fois regardées, c’est-à-dire créées. La beauté, dans
cette pensée, est la beauté de ce qui fut regardé, du regard qui leur donna aussi d’être125. Et celle-
ci, qui leur appartenait dans la mesure de ce qui leur fut donné, fut pourtant élevée : le même
visage humain, uni à elles, l’a élevée jusqu’à la beauté de Dieu. Cette élévation, dans saint Jean
lui-même, s’appelle la gloire : « Ainsi », explique Jean de la Croix, « dans cette élévation de
l’Incarnation de son Fils et de la gloire de sa résurrection selon la chair, le Père n’a pas
seulement embelli en partie les créatures, mais nous pourrons dire qu’il les a entièrement
revêtues de beauté et de dignité126 ». Jean-Louis Chrétien pourra, exactement dans le même
sens, écrire ceci, qu’alors « la chair de tout homme », « et avec elles les choses qui l’entourent »,
ont « reçu charge et gloire de porter l’esprit »127.
La fin du livre, dans « L’offrande du monde », déploiera dans toute son ampleur la réponse
de la parole, la réponse dans la parole, à la beauté de l’apparaître lui-même, réaffirmant l’unité
des transcendantaux et, en eux, le caractère ultime de la vérité, le caractère ultime du dire,
comme l’avait aussi noté Balthasar. Jean-Louis Chrétien y rassemblera plusieurs traits de la
louange qu’il a depuis le commencement cherché à penser. Une nouvelle fois le monde lui-
même y sera pensé dans la parole, la parole dont il vient et la parole à laquelle il va, méditation
où Paul Claudel rejoindra Maxime le Confesseur, à travers Balthasar, dans la pensée de la
liturgie cosmique et de ce que saint Maxime appelle la « Pâque du monde », la mort et la
résurrection du monde128. Ces analyses sont distinctes de celles qui ont compris le beau en tant
qu’inchoation de la gloire, car elles cherchent à présent à penser le chant qui répond, le chant
qui s’élève de la création pour rendre gloire, et dans l’homme lui-même recueille l’hymne des
choses muettes, où, écrit Chrétien, « le monde s’offre lui-même en notre chant129 », puisque
Jean-Louis Chrétien pense ici la louange cosmique en tant que parole qui offrirait le monde.
C’est le sens, dans l’interprétation de Jean-Louis Chrétien, de tout Cantique des créatures :
« offrir le monde à Dieu130 », et la méditation franciscaine, celle de saint François ou celle de
saint Bonaventure, en constituera « l’un des points les plus incandescents131 ». « Offrir », ou
peut-être « reconduire » à Dieu, car, comme Jean-Louis Chrétien l’établira à partir de saint
Bonaventure, il s’agit, non seulement de passer (« Nous sommes les Hébreux véritables passant

124
Id.
125
Jean-Louis Chrétien reviendra lui-même sur ce regard de la Genèse dans le dernier chapitre, « L’offrande
du monde », et pensera, dans la création, « pour que soit joué le jeu du monde, une parole et un regard, au
demeurant inséparables » (L’Arche de la parole, op. cit., p. 156).
126
Jean de la Croix, Cántico espiritual, op. cit., p. 720 : « Y así, en este levantamiento de la encarnación de su
Hijo y de la gloria de su resurreccción según la carne, no solamente hermoseó el Padre las criaturas en parte,
mas podremos decir que del todo las dejó vestidas de hermosura y dignidad. »
127
J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, op. cit., p. 149.
128
Ibid., p. 181.
129
Ibid., p. 186.
130
Ibid., p. 154.
131
Ibid., p. 189.
de l’Égypte à la terre promise132 »), mais de faire passer (« Il nous faut emporter le monde, la
gloire du monde avec nous133 », écrit Jean-Louis Chrétien). Le livre entier se refermera sur ce
qui donne peut-être la constitution la plus intérieure, qu’il faudrait dire alors augustinienne, de
toute l’œuvre de Jean-Louis Chrétien : non seulement ce que la parole dit est lui-même
polyphonique, « la silencieuse polyphonie du monde134 ». Mais la parole qui le dit ne peut être
elle-même qu’une parole chorale, le chant d’un chœur où chacun est insubstituable, où chacun
est et se tient, « insubstituablement135 ». C’est alors, comme il apparaît dans une indication brève
mais décisive de la fin du livre, dans la pensée du Corps mystique du Christ, le Corps que forme
ce chœur, et qui seul, écrit Chrétien, « donne à la voix toute sa force, et sa puissance
d’affirmation136 », que cette œuvre découvre à présent, et peut-être indique elle-même, quoique
avec la plus grande retenue, sa situation ultime : lorsqu’elle-même, comme nous l’avions
avancé en cherchant à décrire sa situation phénoménologique originaire, se tient sur le chemin
vers la gloire, la parole ‒ philosophique ‒ qui s’élève en chemin, elle aussi, appartient à ce
chœur, appartient à ce Corps.
Emmanuel CATTIN

132
Itinerarium mentis in Deum I, 9, cité in J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, op. cit., p. 192.
133
J.-L. Chrétien, L’Arche de la parole, op. cit., p. 192.
134
’Ibid., p. 191.
135
Ibid.’, p. 200.
136
Ibid.’, p. 199.
IV. Dialogues philosophiques
(extrait)

Connaître un secret,
d’après et après Jean-Louis Chrétien
I

Le plus difficile se trouve dans le commencement. Mais surtout, pour un véritable penseur,
le commencement fixe aussitôt et définitivement l’étiage et l’enjeu. Il en va ainsi pour Jean-
Louis Chrétien. D’autant que ce commencement se consacre à penser le secret. Car toute son
œuvre s’accomplit dans et comme un secret. Il y a un secret.
D’abord en témoigne sa profession d’écrivain. Fut-il un historien de la philosophie ancienne,
un phénoménologue ? Ou un poète ? Voire, dans une dernière période un éminent critique
littéraire ? S’il fut tout cela, à chaque fois dans des styles différents mais qui restaient
inimitablement le même et le sien, c’est justement qu’il écrivait d’un autre point de vue, habitait
secrètement un autre site. Lequel ?
Ensuite sa personne suivait le style, dans le même secret. Il brillait si je puis dire par son
humilité, mais une humilité pleine d’autorité, jusqu’à devenir parfois dérangeante. Il avait en
effet sur certains, dont moi, pourtant son aîné, une sorte autorité morale. Je l’ai souvent
éprouvée et même réclamée, lorsque j’en eus le plus grand besoin. Cette autorité humble se
faisait d’autant plus pressante qu’elle ne revendiquait aucune exemplarité, pas même
l’exemplarité de la faillibilité, bien qu’elle restât, chez lui, toujours à fleur de peau. Il sut n’avoir
jamais exercé le ministère d’un coupable accusateur, comme le héros de La Chute.
Sa personne aussi intriguait. L’étrangeté de sa mise, à la fois négligée et presque, dans le
détail, celle d’un dandy, s’accordait à l’étrangeté de sa voix, qui soufflait une fumée perpétuelle
et sortait, hachée et mal respirant, avec peine et se chargeait de répétitions, pour lâcher parfois
des aphorismes perturbants entre deux proférations inconclusives. Grand fumeur, fin buveur,
cuisinier à l’occasion, il donnait pourtant aussi l’exemple silencieux d’une réelle ascèse et d’une
piété inébranlable.
Comment donc analyser et reconnaître le secret de Chrétien ? En fait, nous avons tous assez
connu et lu pour mesurer qu’il nous restait et restera, heureusement ajouterai-je, inaccessible.

II

Du moins pourrions-nous tenter d’accéder à sa pensée du secret. Je fais l’hypothèse que ce


secret se déploie dès son premier livre publié, intitulé précisément, Lueur du secret (1985). Ce
que je vais tenter.
S’agit-il d’un travail de phénoménologue ? Certes, mais à ce début sans la pratique
exégétique des textes canoniques de Husserl ou de Heidegger, ou si peu. Car son point de départ
ne fut pas ce que Dante nomme la selva selvaggia e aspra e forte (Inferno, I, 5), la forêt obscure
des textes de la phénoménologie et la philosophie phénoménologique (donc aussi de sa
distinction indécise souvent avec la philosophie métaphysique), comme ce fut le cas pour ceux
de ma promotion (et d’autres ensuite) qui se retrouvaient à l’époque aux séminaires des
Archives Husserl de Paris, à l’École normale supérieure. Chrétien affronta, lui, directement la
question et le secret de la phénoménalité elle-même.
Oui, mais où la rencontrer, l’éprouver et en décrire ainsi d’emblée la phénoménalité ? Un
réponse semble évidente : dans et par la poésie. Pourtant cette réponse ne suffit pas, car tous les
poètes ne s’affrontent pas à la phénoménalité du secret comme telle (Mallarmé ou Rilke, et
quelques autres peut-être faisant exception). Il se pourrait que l’urgence et l’évidence de s’y
confronter en tant que telle, c’est-à-dire comme un secret, soit advenue à Jean-Louis Chrétien
avant l’écriture de poésie et même avant la logique de la philosophie, directement et par
expérimentation, ou plutôt épreuve de la Révélation du Christ. D’où le contresens énorme de
l’avoir accusé, avec d’autres, de céder à un prétendu tournant théologique de la phénoménologie
française. Car Chrétien ne devient phénoménologue et en cela strict philosophe que parce que,
à son point de départ, s’imposait d’abord une question théologique – il disait l’entrelacs de la
théocryptique et de la théophanie : « Si […] la théocryptique n’a de sens qu’en vue d’une
théophanique, elle est cependant le gage de la vérité de cette théophanique137 ». Ou encore :
« Toute pensée chrétienne […] a pour tâche d’unir théocryptique et théophanique, voilement et
révélation138 ». Et enfin : « L’horizon premier et dernier de la théocryptique est la
théophanique139 ».
Le secret ne se résume ni à une absence (car nous n’y serions pas admis et il ne nous
concernerait pas plus), ni à une énigme (qui disparait sitôt devinée), ni à un problème (qui se
dissipe sitôt que nous l’avons résolu et donc dissout). Non seulement « la révélation naît du
secret140 », mais elle y demeure une fois manifeste, manifeste dans « un secret essentiel, restant
secret même quand il est connu de tous », un « secret de soi, “ouvert comme un temple” »
(Rilke), qui nous regarde avancer en lui à découvert, mais sans que nous parvenions encore
sinon à le voir, du moins à le dire. Ce temple qui nous accueille et retient : certes « nous inclut
en lui »141, car « la lueur du secret n’éclaire pas seulement le secret lui-même, elle nous éclaire
avec lui142 », mais « elle présuppose un rapport de notre être au secret143». D’où cette
conséquence que le secret ne nous appartient jamais tout en nous incluant en lui ; les deux ne
se contredisent pas, parce qu’ils attestent l’un et l’autre que ce « secret se donne gratuitement »,
sans préalable, sans prologue ni au ciel (Goethe), ni surtout sur terre, car on ne peut jamais
vraiment y préparer les routes au Seigneur (Barth). Il advient et « se donne gratuitement », parce
qu’en lui l’« excès est premier » Sa préséance « nous découvre que nous étions nous-mêmes à
couvert »144, par définition déjà en lui sans encore le savoir. En sorte que la manifestation du
secret manifeste aussi, et peut-être d’abord que nous lui étions fermés et en même temps inclus.
Nous nous y voyons comme ne le voyant pas. Ainsi la gloire de Dieu, transparente seulement à
elle-même, dans le jeu libre et absolu de la communion trinitaire, ne peut se révéler qu’à ceux
qui, dans la vallée de l’ombre, ignorent encore cette transparence. Car le secret « n’est caché

137
J.-L. Chrétien, Lueur du secret, op. cit., p. 25.
138
Ibid., p. 17.
139
Ibid., p. 18.
140
Ibid., p. 17.
141
Ibid., p. 9.
142
Ibid., p. 8.
143
Ibid., p. 10.
144
Ibid., p. 11.
que là où il se manifeste à un autre que lui-même. Il n’est caché que là où, de multiples façons,
il se révèle145 ». Denys, le Mystique, celui que certains s’obstinent à nomme « le pseudo- » avait
posé cette règle du secret : « Il est caché même après sa manifestation (ekphansin), ou plutôt,
pour parler plus divinement, [il est caché] dans sa manifestation même (kain en tê
ekphansei)146 »147, plus et mieux que Pascal148. Ou encore « nec revelator ipse erit, qui
absconditor non fuit » (Tertullien, Adversus Marcionem, IV, 25, 3). On comprend ainsi que
Jean-Louis Chrétien ait pris pour premier point de départ dans ce que l’exégèse a coutume de
nommer « le secret messianique » dans l’Évangile de Marc. Et telle fut l’affaire de ce texte
séminal, Lueur du secret.

III

Pareille inclusion dans le secret, qui se dévoile et reste voilé par cela même, Chrétien
l’explicite en deux examens.
Et d’abord l’examen du miracle. « Le miracle est l’irruption même de la parole dans
l’événement149 ». En effet, le « miracle relève donc lui aussi de la lueur du secret150 ». Pour
autant, le miracle, tel que le Christ l’accomplit, ne se trouve à proprement parler pas là où un
spectateur curieux mais au fond indifférent l’imaginerait. La guérison physique qui advient
comme un événement visible ne constitue que le prologue de la véritable guérison, spirituelle :
aussi il arrive que devant un malade grabataire, le Christ lui dise « Tes péchés te sont
pardonnés », suscitant ainsi à la fois la déception du bénéficiaire et l’indignation des scribes ;
pour l’un et les autres également, la guérison spirituelle reste ou bien abstraite ou bien
illégitime. Ce n’est que pour faire reconnaître que « le Fils de l’homme a le pouvoir de remettre
les péchés sur terre » que le Christ, en un second temps (second dans tous les sens du terme,
chronologique et théologique), ordonne au paralytique de se lever et de porter son grabat (Marc
2, 1-12). On peut voir sans voir, constater sans comprendre, si l’on ne voit pas le secret comme
un mystère : « À la parole du miracle doit répondre l’écoute de la foi151 ». Si au contraire le
miracle physique ouvre sur le miracle de la libération des péchés, alors la manifestation du salut
dissipe ce qui resterait sans elle une simple thaumaturgie. Ainsi, remarque Chrétien, on peut
dire, en langage de Levinas, que le sacré se trouve surpassé par le Saint.
On comprend mieux « le secret messianique » à partir de cette considération de l’événement
comme une parole performant le salut, et pourquoi ce secret impose la recommandation répétée
du Christ après chacun de ses premiers miracles de n’en rien dire : « Ne dis rien à personne »
(Marc 1, 44), « Et il leur recommanda instamment que personne ne le sût » (Marc 5, 43). Cette
interdiction vaut certes pour les miraculés, qui ne savent pas qui il est en vérité, mais d’abord

145
Ibid., p. 12.
146
Ibid., p. 28.
147
Lettre III, PG 3, 1069b. Remarquons, qu’anticipant sur le débat que j’eus plus tard avec J. Derrida, il
souligne très bien l’irréductibilité de la « théologie mystique » de Denys qui « lie le symbolisme dissemblable et
la théologie négative, laquelle, si importante qu’elle soit pour la théologie mystique, ne se confond pas avec elle,
l’union étant aussi au-delà des négations » (J.-L. Chrétien, Lueur du secret, op. cit., p. 170).
148
J.-L. Chrétien, Lueur du secret, op. cit., p. 30.
149
Ibid., p. 43.
150
Ibid., p. 51.
151
Ibid., p. 47.
pour les démons, qui eux, le savent trop bien : « Il empêchait les démons de parler, car ils
savaient qui il était » (Marc 1, 34, voir 3, 12). Les uns et les autres partagent la même difficulté :
passer du miracle à la confession du Messie, de l’événement à la parole ; car on conçoit mieux
ainsi la conclusion de Marc, que « le Seigneur confirmant la Parole par les miracles qui
l’accompagnent » (Marc 16, 20) – et réciproquement. Plus encore, cette interdiction s’exerce
sur Pierre, qui vient pourtant, le premier, de confesser Jésus comme le Christ : « Alors il leur
enjoignit sévèrement de ne parler de lui à personne » (Marc 8, 30). En effet, à ce moment pré-
pascal, Pierre ne sait pas vraiment ce qu’il a dit en confessant Jésus comme le Christ, puisqu’il
voudrait le détourner de sa Passion. Plus encore, jamais le secret ne croît aussi clairement avec
la manifestation que lors de la Transfiguration : devant l’évidence de l’éblouissement, Pierre
« ne savait que dire, car ils étaient saisis de frayeur », n’ayant toujours aucune idée que la gloire
de ce miracle renvoyait au mystère de la mort et de la Résurrection. Très logiquement donc
Jésus « leur défendit de raconter à personne ce qu’ils avaient vu, si ce n’est quand le Fils de
l’homme serait ressuscité d’entre les morts » (Marc 9, 8-9).
Comment et pourquoi peut-on récuser le miracle, par définition patent ? Parce que le miracle
ne montre qu’en donnant une parole, et qu’une parole ne peut s’entendre qu’en y répondant.
C’est cette intrigue que Marcion, le premier entre tant d’autres gnostiques jusqu’à nos jours,
n’a pas compris : en séparant d’un côté le Créateur, totalement manifeste, et de l’autre le Dieu
bon, totalement caché, il dissipe le secret, ou plutôt l’écartèle. Avec cette « séparation de la
théophanique et de la théocryptique152 », on aboutit à « la théocryptique du Dieu supérieur et
donc un secret absolu et sans lueur, et la théophanie du Dieu créateur une manifestation sans
reste153». Tout à l’encontre d’« une exigence universelle du christianisme : l’inclusion de la
théocryptique dans la théophanique154 ».
Nous pouvons passer désormais à l’examen de la parabole. Car c’est en elle que « La
révélation forme une question155», la question que précisément pose le miracle mais qu’il peut
aussi faire manquer, voire masquer. La parabole en effet commence par s’appuyer sur
l’évidence empirique la plus terre-à-terre (un semeur, un voyageur attaqué par des brigands,
deux fils et un père, etc.), mais, en quelques phrases, cette banalité devient énigmatique – non
parce qu’interviendrait quelque épisode extraordinaire, mais parce que surgit progressivement
une unique question : dans cette histoire, dans cette intrigue, quel rôle tiendrais-je si j’y étais
impliqué ; et même, acceptai-je de m’y sentir impliqué ? Le manifeste de l’histoire produit le
secret d’une décision à prendre, ou à fuir. « La parole, dont la fin première est de manifester, va
être, dans la parabole, voilée, chiffrée, couverte, ne manifestant que sous et par le secret 156 ».
« La prédication de Jésus aveugle et aveugle ceux-là même qu’elle s’efforce le plus
d’éclairer157». Ainsi s’impose « le lien déconcertant entre la révélation de Dieu et
l’aveuglement, au sens actif, de l’homme158 ». Au contraire d’une énigme, d’une fable ou d’une
allégorie, nous ne pouvons tirer aucune conclusion ou morale de la parabole, parce que nous ne

152
Ibid., p. 65, voir p. 78.
153
Ibid., p. 74.
154
Ibid., p. 80.
155
Ibid., p. 56.
156
Ibid., p. 51.
157
Ibid., p. 55.
158
Ibid., p. 53.
pouvons pas la juger, puisque c’est elle qui finalement nous juge. « Nous ne sommes plus tant
les interprètes que ce qui est interprété159 ».
Pourtant, cette dernière indication met sur le chemin d’une compréhension du paradoxe :
lorsque Jésus révèle Dieu en se révélant le Fils du Père, il dit tout, il a tout dit et tout découvert,
selon l’argument de Jean de la Croix repris par Chrétien : le Père a tout dit en disant et donnant
son Verbe. « Dès lors qu’il nous a donné son Fils, qui est sa Parole, il n’a pas d’autre parole à
nous donner. Il nous a tout dit à la fois et d’un seul coup [ephapax répétera l’Épître aux Hébreux,
7, 27 ; 9 ,12 ; 10,10], il n’a donc plus rien à nous parler. […] Dieu s’est fait comme muet ; il n’a
plus rien à dire, car ce qu’il disait par partie aux prophètes, il l’a dit tout entier dans son Fils, en
nous donnant tout ce qui est dans son Fils160. » Non seulement « dans le Christ tout est dit »,
mais « encore y luit la réponse à des questions que nous ne pouvons pas nous poser »161.
L’Évangile de Jean le confirmera en ajoutant cette parole du Christ : « J’ai encore beaucoup de
chose à vous dire, mais vous ne pouvez pas encore les supporter (bastazein) maintenant » (16,
12). Autrement dit par Chrétien : « Dieu n’a qu’une parole162 », « Dieu n’a pas d’autre parole
que celle qu’il a donnée – et qu’il a donnée une fois pour toutes – mais l’écoute de cette parole
est pour nous sans fin163 ». Le secret résulte de la manifestation, parce que la manifestation de
Dieu ne peut pas ne pas éclater avec excès, donc ne peut pas ne pas éblouir, voire aveugler,
d’une lumière trop blanche pour notre obscure vision. Chrétien, citant : « Il n’est rien de caché
qui ne doive être mis au jour164 » (Marc 4, 22), non seulement assume la fonction pour ainsi
dire phénoménale du secret, mais l’explique : si Dieu, et lui seul, manifestera toute chose, alors
il convient que nous ne voyons pas tout, ce qui pourtant n’a jamais été aussi visible. Il faut donc
dire de nous ce que Chrétien remarque à propos des disciples : « Les disciples veulent parler
quand ils devraient se taire, et se taisent quand ils devraient parler165 ».

IV

L’indissociable lien entre la théocrytique et la théophanique n’aboutit donc à aucune


contradiction, mais indique la profondeur ou l’altitude de la manifestation secrète du secret. Ce
que Chrétien repère en dernière instance dans la kénose. « La vérité du secret est la kénose […]
Jésus ne délivre son secret qu’en se livrant aux mains des hommes dans son procès et sa passion,
et les hommes ne veulent pas, alors, s’en, saisir166 ». Le secret du mystère consiste en ce que
Dieu se donne et se donne sans retour, donc s’abandonne. Cette manifestation contredit si
frontalement ce que les hommes attendent d’une glorification, qu’ils n’imaginent crucifié que
l’inverse de Dieu ; durant la mise en accusation et ensuite à mort du Christ, ils le condamnent
comme tel « fils de Dieu » (Marc 14, 2) et le moquent comme du coup « roi des Juifs » (Marc
15, 18, 32), donc de fait le proclament a contrario comme tel. Le secret se révèle ainsi grâce
au refus qui le dénie. C’est ce que Chrétien entend par l’obliquité : « L’obliquité de Dieu donne

159
Ibid., p. 182.
160
Jean de la Croix, Montée du Carmel, II, 20, Obras de Juan de la Cruz, BAC, 19737, p. 534 (qui note II, 22).
161
Ibid., p. 21.
162
Id.
163
Ibid., p. 22.
164
Ibid., p. 52.
165
Ibid., p. 63.
166
Id.
à l’ironie des hommes une vérité qu’elle entend précisément nier […]. L’obliquité transforme
en proclamation directe l’obliquité humaine de l’ironie. L’ironiste est lui-même la proie d’une
ironie supérieure167 ». Ironie. Les moqueries disent en fait la vérité, mais sur le mode du refus
de la vérité. Il reste que le supposé « blasphème » accomplit la plus haute théophanie : « Je le
suis » (Marc 14, 62, en écho à Exode 3, 14).
Le paradoxe du secret, aboutissant à l’obliquité de la kénose, dévoile aussi que le don,
accompli dans l’abandon, déploie aussi la logique du pardon. « Le pardon est un don. Le don,
pour être un don, doit pouvoir être refusé. […] Pas de don sans ingratitude, pas d’ingratitude
possible sans don168 ». Mais la liberté de ce refus possible ne préexiste pas au don ; c’est au
contraire le don lui-même qui ouvre la possibilité d’une liberté, ne fût-ce qu’elle puisse le
recevoir et donc aussi, accessoirement quoique souvent, le refuser. D’où ce paradoxe
inéluctable que « la révélation éclaire l’homme de façon telle qu’à cette clarté il puisse
s’aveugler. L’aveuglement – le second aveuglement, comme il y a une seconde mort – est une
dimension de la révélation elle-même169 ». « La révélation doit par définition compter avec
l’aveuglement170 ».
Il résulte de cette obscurité multiple de la révélation du secret (éblouissement ou refus),
qu’une seule posture peut y convenir : l’humilité. « En s’incarnant, Dieu donne à l’homme prise
sur lui, et s’expose aussi à la méprise171 » et au mépris. « La vérité du Christ se découvre à lui
[sc. le démon, mais aussi tout homme] dans la haine et la peur172 ». Cette humilité de Dieu ne
s’ouvre qu’à l’humilité de l’homme. « L’humilité du Verbe extasié jusqu’au silence, et de
l’amour donné jusqu’à une mort qui tue la mort, est le lieu où le secret s’éclaire à jamais173 ».
« Le foyer de la théocryptique est le même que celui de la théophanique : l’amour lui-
même174 ». Dans un texte plus tardif, Chrétien l’expose très clairement : « Le secret du
christianisme, ce secret que l’humilité entend au creux de son oreille et que l’amour ensuite va
criant sur les toits (Matthieu 10, 27), ce secret confié à l’humilité attentive, mais auquel seul
l’amour sert de porte-parole, le proclamant à tout venant, ce secret réside en ces simples mots :
il n’est d’humilité qu’amoureuse, car seul l’amour est vraiment humble175» ’’.
Ici, il faut entendre l’humilité comme une disposition fondamentale de l’homme (on n’ose
pas dire du je, encore moins du Dasein), souvent assez proche de ce qu’entend Jean-Yves
Lacoste. L’humilité désigne pourtant d’abord un quasi-nom divin, qui dénomme l’éclaircie du
secret, autrement dit sa transparence. « Le mystère de la vie trinitaire est un mystère de
manifestation. Tout entier et sans réserve le Père se dit dans son Verbe, est l’Esprit est la
transparence même de l’amour du Père et du Fils. […] Cette gloire n’est pas alors lueur, mais
splendeur, ni secret, mais transparence176 ». « La nuit du Golgatha est d’un autre ordre que
l’obscurité des symboles. La lueur du secret ne scintille pour toujours que parce qu’elle a lui
une fois, une seule fois, une fois pour toutes177 ». Le saint n’est plus sacré, on l’a vu. Car le

167
Ibid., p. 61.
168
Ibid., p. 56.
169
Id.
170
Ibid., p. 55.
171
Ibid., p. 42.
172
Ibid., p. 37.
173
Ibid., p. 83.
174
Ibid., p. 248.
175
J.-L. Chrétien, « L’humilité selon saint Bernard », Le Regard de l’amour, Desclée de Brouwer, 2000.
176
J.-L. Chrétien, Lueur du secret, op. cit., p. 12.
177
Ibid., p. 182.
saint ne se renferme plus, ni ne se referme, mais se trouve exposé à jamais et à tous – exposé
au double sens de manifesté sans retrait et livré sans défense à la mort mondaine : « Le secret
de Jésus n’est pas une énigme déchiffrée par les efforts de l’homme, il est un mystère public,
ouvert à l’homme par Dieu et par Dieu seul178 ». « L’absence de secret conduit au plus grand
secret, car cette publicité de la manifestation n’est pas pour autant la transparence de l’homme
à l’être et à la mission de Jésus179 ».

Nous pouvons désormais nous repérer dans la suite de l’œuvre. Ou du moins dans l’une des
suites les plus marquantes, L’Appel et la Réponse (1992). Car la profondeur de l’intrigue du
secret mobilise la largeur de l’écart où jouent l’appel et la réponse. « L’entrelacs de l’appel et
de la réponse […] forme-t-il un cercle vicieux, ou révèle-t-il que […] toute parole originaire,
comme celle de la poésie, répond et n’est originaire qu’à répondre180 ?». De cette question
provient ce qui me semble l’un des acquis, pour ne pas dire le théorème de Chrétien en
phénoménologie, sur lequel nous nous appuyons tous (ou presque) : « Le passé de l’appel est
l’avenir de la réponse181 ». « Nous n’entendons l’appel que dans la réponse182 ». « L’appel
originaire, qui nous livre et nous envoie au monde, ne s’entend que dans l’irréductible retard de
notre réponse, à travers de notre voix altérée183 ». Et suit un corollaire : puisque d’emblée, il y
a « excès infini, tout d’abord, de l’appel sur la réponse184 », la réponse qui fait entendre l’appel
ne le fait pourtant jamais entendre qu’avec retard et en partie ; bien plus, notre réponse ne
retarde sur l’appel que parce que nous-mêmes retardons sur lui, venons après ou mieux d’après
lui : « Nous sommes appelés avant que de paraître au monde, avant que d’être nous-mêmes
sinon en cet appel185 ». En fait, ce théorème phénoménologique peut s’illustrer avec notre
concept d’adonné ou notre principe que, si tout ce qui se montre se donne, tout ce qui se donne
ne se montre pas pour autant. En droit, il provient sans doute de la poésie de Chrétien, qui l’avait
déjà dit : « L’écoute seule permet la réponse, pourtant elle n’a lieu que dans la réponse même » ;
car il faut écrire « la poésie comme réponse186 »’.
En tous les cas, si « nul ne peut lui [sc. Dieu] répondre ni répondre de soi devant lui, si sa
parole ne l’a atteint187 », la première parole tient dans l’appel et surtout ce n’est jamais l’homme
qui la dit : « Ce n’est pas l’homme qui parle le premier de Dieu en termes humains, mais Dieu :
l’anthropomorphisme est d’origine divine188 ». D’où suit cet autre paradoxe, qu’il n’y a pas
d’anthopomorphisme de l’homme à propos de Dieu, mais au contraire qu’il admettre une
« anthropomorphose divine189 », impliquant un « anthropophatisme190 ». « L’anthromorphose

178
Ibid., p. 65.
179
Ibid., p. 40.
180
J.-L. Chrétien, L’Appel et la Réponse, op. cit., p. 16.
181
Ibid., p. 21.
182
Ibid., p. 38, voir aussi p. 41 et 42.
183
Ibid., p. 57 et 99.
184
Ibid., p. 31 et 43.
185
Ibid., p. 99.
186
J.-L. Chrétien, L’Antiphonaire de la nuit, op. cit., p. 98 et 111.
187
J.-L. Chrétien, Lueur du secret, op. cit., p. 127.
188
Ibid., p. 93.
189
Id.
190
Ibid., p. 82.
d’origine divine, par laquelle Dieu prend notre langage pour nous parler, nos passions pour nous
en purifier, notre imperfection pour nous en dégager, est à elle seule révélation du sens de la
théocryptique191 ». La colère de Dieu et sa jalousie, restent des effets, des modes et des
épiphanies de son amour : « Le débat sur la colère est un débat sur la grâce192 ». Plus
généralement les négations ne conviennent finalement guère plus au discours sur Dieu que les
affirmations, dès lors que nos négations n’ouvrent, au mieux, qu’à ce que nous concevons
comme à nous transcendant. Il y a quelque naïveté métaphysique à identifier l’impensable pour
nous comme l’immédiatement concevable de Dieu. « Dieu transcende cette transcendance [des
philosophes] qui résiderait simplement et unilatéralement dans un infranchissable
éloignement193 ». Car « la découverte de notre éloignement de Dieu est pour l’homme une des
formes fondamentales de la proximité de Dieu194 ». On doit admettre que « sans la colère,
l’amour ne pourrait pas se révéler195». Mais, pour y parvenir, il ne faut pas partir du traité des
passions de l’homme, mais, partir de la manière dont lui, Dieu, aime, c’est-à-dire de « l’appel
oblique de l’amour196 ». Luther a ici raison : c’est sub contraria specie que se manifeste le
secret de Dieu. « Plus que l’opposition de deux théologies [gloriæ/crucis], c’est [ici]
l’opposition d’une théologie et d’une théopathie, d’un souffrir, d’un subir Dieu, d’un pâtir sous
l’action divine. La théologie de l’obliquité est une immédiate et directe théopathie197 ».
Ainsi s’articule le secret : ouvert dans le retrait lui-même, déplié dans le pli de l’appel et de
la réponse, oblique de l’humilité qui s’impose sub contraria specie. Mais, malgré la
confrontation constante avec la philosophie, le lieu de la recherche de la phénoménalité du
secret reste celui, sans cesse privilégié, du mystère biblique, au sens du musterion paulinien et
du secret messianique de Marc. Cette caractéristique de Lueur du secret demeurera constante,
jusqu’à terme. On ne s’en étonnera pas, encore moins s’en scandalisera-t-on comme d’un
tournant théologique : l’enquête implicitement phénoménologique de Chrétien portait d’emblée
sur le secret ; et c’est spontanément qu’il s’est fixé sur le lieu privilégié du secret ; qu’il se
trouve qu’il l’ait trouvé dans les textes bibliques prouve simplement que ceux-ci consignent
une expérience plus cruciale que ne le font d’autres textes (même ceux de Plotin et Proclus) et
d’autant plus accessible qu’ils ont déjà retenu de profonds commentaires (des Pères à Luther
ou Pascal et Kierkegaard). De même que certains atomes s’avèrent plus instables que d’autres
et ouvrent plus de perspectives sur les profondeurs de l’énergie parce qu’ils peuvent entrer en
scission, de même la recherche phénoménologique a le droit et le devoir de s’aventurer dans les
terrains les plus instables, fissurés et pour ainsi dire catastrophiques, si là seulement s’ouvrent
certains phénomènes aux limites de la manifestation. La rationalité n’a pas de limites, ou ne
devrait pas en avoir. Seules les possibilités la guident, pas les frontières.

VI

191
Ibid., p. 115.
192
Ibid., p. 95.
193
Ibid., p. 94.
194
Ibid., p. 111.
195
Ibid., p. 128.
196
Ibid., p. 109.
197
Ibid., p. 230.
Reste une question, que l’on dira peut-être philosophique, ou simplement conceptuelle :
comment peut-on articuler les acquis à nos yeux incontestables par exemple de Lueur du secret,
mais aussi de L’Appel et la Réponse ou bien de L’Inoubliable et l’Inespéré, avec l’ensemble
des discours phénoménologiques qui se tiennent éloignés voire étrangers au domaine
théologique dans l’acception biblique du terme ? Autrement demandé, quel impact la pensée de
Chrétien a-t-elle sur la phénoménologique commune, tournante ou non, théologique ou non ?
Ricœur reprochait (et d’autres depuis) à Heidegger d’avoir gardé un silence de principe sur
l’événement biblique ; ne pourrait-on pas reprocher à Chrétien d’avoir laissé indéterminé le
rapport de ses découvertes faites en terrain théologique avec d’autres domaines conquis, durant
la même période, par d’autres entreprises phénoménologiques ? Sans doute cette coupure ne fut
pas absolue, et l’hypostasier relèverait de l’artifice, voire d’une polémique injustifiée. Mais la
question reste posée, ne fût-ce que parce que par Jean-Louis Chrétien lui-même, qui
s’interrogeait, à propos de « l’apparition oblique de la vérité » du Christ durant sa passion, sur
son « mode singulier de donation de la vérité »198. Plus nettement encore, cette fois à propos de
l’appel en général en stricte philosophie, il (se) demandait : « Quel est son mode de donation
phénoménologique199 ? »’.
Nous avons déjà rapproché de l’adonné ce que Chrétien décrivait comme « cet être appelé
[qui] est premier, et cette affection précède toute détermination de l’identité de ce qui
m’appelle200 ». Ne pourrions-nous pas aussi tenter, sur ce modèle, de reprendre les résultats de
ses analyses sur le secret comme des thèses assez sobrement conceptuelles pour qu’on les
reçoivent dans le bien commun de la phénoménologie en général ? Il s’en présenterait au moins
six.
Premièrement, on ne peut, on ne doit chercher à connaître que ce qui de prime abord et le
plus souvent ne se comprend pas et surtout pas comme un objet. Car ce que l’on peut
comprendre par anticipation et qu’on a les moyens de réduire à un objet, cela ne nous surprend
pas, ne nous prend pas, ne nous instruit pas, ni ne nous nous éclaire. La méthode nous reproduit
en l’état passé dans un futur identique à ce que nous sommes déjà. Le secret, par sa surprise et
son événement imprévisible, peut au contraire seul nous éclairer, voire nous sauver.
Deuxièmement, le secret s’allume comme une lueur parce qu’il se signale sans se faire voir,
ou plutôt se fait voir sans se rendre disponible. Il ouvre un espace pensable et non
compréhensible, où je me découvre moi comme n’étant plus chez moi ni à moi. Le regard
intentionnel doit donc se déplacer par anamorphose jusqu’au point assigné par le secret, où
seulement il deviendra visible parce que reçu.
Troisièmement, le secret n’advient et ne se propose que comme un appel. Cet appel ne
s’entend par moi et ne résonne en moi que dans la réponse (ou les réponses) que je lui adresserai.
Ces réponses, qui pourront parcourir tout l’arc entre le déni et l’acceptation, attesteront de toute
façon l’excès et l’antériorité immémoriale de l’appel.
Quatrièmement, même le refus, l’indifférence, le déni, la méprise sur le fait de l’appel ou sur
sa signification accomplissent le retard inexorable de la réponse et attestent son insuffisance au
regard de l’appel. Le silence, voire l’anonymat de l’appel le qualifient et attestent à jamais le
surplomb de sa sonorité sur toute réponse.

198
J.-L. Chrétien, Lueur du secret, op. cit., p. 60 et 59.
199
J.-L. Chrétien, L’Appel et la Réponse, op. cit., p. 59.
200
Ibid., p. 60.
Cinquièmement, l’appel excède en effet toute réponse parce qu’il précède, encore une fois
silencieusement, non seulement tout répons, mais tout répondant. Ou plus exactement celui qui
répond à l’appel y répond en retard puisque lui-même se reçoit de l’appel et s’éveille par lui
comme son adonné. L’appel résonne en lui plus que lui-même, plus intérieur à lui que lui-même,
plus immanent à lui que toute transcendance, même et surtout celle d’un ego supposé
transcendantal. L’appel suscite l’adonné.
Sixièmement, le secret, par sa lueur, ouvre le mystère : non ce qui se cache, mais au contraire
ce qui se donne si publiquement, si banalement, si à fond qu’il outrepasse définitivement celui
qu’il convoque. Aussi le mystère ne se montre qu’à la mesure toujours limitée et tardive de sa
réception. Tout ce qui se montre se donne d’abord, mais tout ce qui se donne ne se montre pas
– sinon à la mesure de ses réceptions.

VII

On pourra discuter ces thèses, mais on peut aussi les recueillir des premiers textes de Jean-
Louis Chrétien. Du moins est-ce ainsi que je les ai lus et m’en suis instruit. Il ne servirait sans
doute à rien de soupçonner que telle ne fut peut-être pas l’intention de son auteur. Car, cette fois
sous le régime de la poésie, ne m’écrit-il pas un jour déjà ancien :
Moi, je n’ai rien à dire sur mes poèmes sinon que ce sont les seules paroles par moi écrites et que je puisse
ensuite lire, car je ne sais pas du tout en cet ordre ce que peut signifier la notion d’« auteur ». […] Que
par ailleurs nos chemins aillent de plus en plus vers le même [le même qui ?], je le sais depuis un certain
temps à vous lire201.
D’ailleurs, maintenant qu’il dort d’un sommeil plus éveillé que jamais à son secret, ne nous
rappelle-t-il pas que « ton sommeil avec douceur/ héberge le secret de l’inaccompli/ dans la
jeunesse de ton souffle202» ?
La lueur du secret précède toutes les recherches et les commande toutes. Elle partit de la
méditation des Écritures, parcourut avec une étourdissante érudition les Pères, la pensée
ancienne ou médiévale, la métaphysique moderne et non moins toutes les ressources des
phénoménologies ; elle inventoria l’écriture romanesque et s’appuya sur la puissante épiphanie
que réussissent parfois, dans la poésie, les choses mêmes. Ces métamorphoses continuelles de
l’écriture viennent pourtant toujours d’ailleurs – de la lueur du secret. Elles définissent, mieux
que toutes les approches psychologiques, voire anecdotiques que nos souvenirs et nos amitiés
pourraient nous faire privilégier, le secret de la personne de Jean-Louis Chrétien lui-même. De
sa personne ? Il vaudrait mieux dire – de son âme.
Jean-Luc MARION
de l’Académie française

201
Lettre du 27 octobre 1990.
202
J.-L. Chrétien, Joies escarpées, op. cit., p. 22.
VII. Correspondance (lettres de Michel Henry)
(extrait)

Le 10 mai 1991
Cher Jean-Louis Chrétien,
Je viens de passer trois jours en votre compagnie, lisant lentement, crayon en main,
L’Inoubliable et l’Inespéré. Votre texte m’a plongé dans l’admiration et dans la joie. Après
l’époque que la philosophie (et pas seulement elle) vient de traverser, la venue d’un livre tel
que le vôtre est vraiment « l’inespéré ». De tous vos écrits, c’est celui dont je me sens le plus
proche. Au-delà de toutes ses qualités qui rendent manifeste votre immense talent – talent de
l’écriture, originalité des sources et de leurs interprétations, profondeur de vos propositions – il
y a ce bond à l’essentiel, où vous vous tenez du début à la fin – de l’immémorial à l’inespéré.
Je ne sais si je vous surprendrai ou vous paraîtrai simplement présomptueux, les questions
fondamentales qui jaillissent tout au long de vos magnifiques analyses – sont souvent les
miennes. Ainsi votre lecture a-t-elle eu d’abord sur moi un grand effet de stimulation, me
redonnant le goût de cette longue recherche qui a été et continue d’être le sens de ma vie.
Votre exemplaire est entièrement crayonné, de nombreux « oui », de quelques « non », et de
commentaires marginaux. C’est dire que je vais le reprendre et « mettre en fiches » des
propositions qui se rapportent à ce que je cherche moi-même depuis longtemps.
À vrai dire, j’aurais une seule question à vous poser : dans mon langage, celle de la nature
phénoménologique de l’affection par Dieu qui crée notre « moi » à chaque instant, avant toute
mémoire et tout oubli – et ainsi de ce que signifie précisément, par exemple, (« précisément »
c’est-à-dire « phénoménologiquement ») « nous ne cessons jamais de désirer ce que toujours
déjà nous avons oublié » (p. 41), « l’accès au vrai n’a lieu que selon l’oubli » (p. 53), « Cette
présence inoubliable et incessante de l’être à l’esprit n’est pas objet pour lui-même mais son
ouverture même d’esprit, sa seule lumière… » ou encore, à la même page 115, « L’incessante
venue de l’inoubliable à la mémoire… », etc. C’est toujours le « Comment » de cette venue qui
est pour moi le problème. Cela dit, je me sens presque toujours en profond accord avec vos
thèses si magistralement exprimées. Je crois comme vous à l’Altérité, la façon dont Dieu
m’atteint c’est-à-dire me fonde, c’est là le problème – sur lequel vous apportez des vues d’une
richesse et d’une profondeur qui font pour moi de votre travail un thème de méditation.
Ce sont donc, cher Jean-Louis Chrétien, des remerciements non conventionnels que je vous
adresse, mais l’expression d’une gratitude qui est liée à mon travail même. Je n’ai pas besoin
de vous dire mes vœux pour que votre recherche se poursuive dans cette sorte de splendeur et
de profondeur somptueuses. Croyez seulement, cher Jean-Louis Chrétien, à ma très vive
sympathie intellectuelle et à toute mon amitié

Michel HENRY

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