Manuel de Linguistique Pour Les Textes Littéraires-2020
Manuel de Linguistique Pour Les Textes Littéraires-2020
Manuel de Linguistique Pour Les Textes Littéraires-2020
linguistique
pour les textes littéraires
DOMINIQUE MAINGUENEAU
Manuel de
linguistique
pour les textes littéraires
Avant-propos
C
e livre est une nouvelle version, modifiée en de nombreux points,
d’un ouvrage paru en 2010. Son objectif est resté le même. Il ne s’agit
pas de proposer une théorie générale de la littérature fondée sur les
sciences du langage1, ni même un traité complet des faits de « style », mais
seulement de fournir aux étudiants de littérature un certain nombre de
notions de linguistique qui leur sont utiles pour l'étude des textes, en pre-
nant pour fil directeur diverses problématiques des théories de l'énonciation
et des courants pragmatiques, avec toutes les simplifications qu’impliquent
les contraintes didactiques. Nous avons en outre renoncé à prendre en
compte deux domaines, certes importants, mais qui sont déjà abondam-
ment traités dans les manuels : les « figures » de rhétorique et l'analyse de
la poésie, qui relève traditionnellement d'une discipline spécifique.
L’ouvrage se divise en trois parties. La première (« La scène d’énonciation
littéraire ») met en place un certain nombre de notions qui sont indispen-
sables si l’on veut approcher la littérature en termes énonciatifs et pragma-
tiques. Dans la deuxième (« Marques d’énonciation ») sont abordées des
problématiques aussi importantes que la subjectivité énonciative, l’emploi
des temps dans la narration, la polyphonie et le discours rapporté, la cohé-
rence textuelle. La troisième et dernière partie (« Échange verbal et lois du
discours ») est d’inspiration résolument pragmatique, puisqu’elle associe
l’interaction verbale et l’implicite, à travers la prise en compte des normes
qui régulent l’activité verbale.
Les quatre sections dont se compose la deuxième partie sont suivies d’une
série d’« analyses », qui mettent à l’épreuve des textes un certain nombre de
notions introduites dans les pages qui précèdent. Nous les avons réservées
aux huit chapitres de la partie centrale du livre parce qu’il nous a semblé
que c’était la seule qui était propice à ce type d’exercice. Ces analyses se
distinguent des commentaires stylistiques communément pratiqués. Elles
ne cherchent pas, en effet, à étudier « le style » d'un passage, à montrer
comment viennent converger vers une idée directrice des phénomènes
situés sur des plans très divers du texte. Il s’agit plutôt de suivre patiemment
tel ou tel fait de langue, en assumant le caractère inévitablement limité de
l’analyse.
1. Nous proposons une synthèse sur le discours littéraire dans un autre ouvrage paru chez
le même éditeur : Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, A. Colin, 2004.
PARTIE 1
La scène
d’énonciation littéraire
De l’énonciation
à la scène d’énonciation
1. LE TOURNANT ÉNONCIATIF
1. « À propos du style de Flaubert » (1920), repris dans Chroniques, Paris, Gallimard, 1928,
p. 193-206.
2. Voir ses Études de style, Paris, Gallimard, 1971, repris dans la collection « Tel ».
Le tournant énonciatif 9
2. L’ÉNONCIATION
1. Voir en particulier Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Her-
mann, 1972 et Le Dire et le Dit, Paris, Éd. de Minuit, 1984.
2. On peut avoir une idée de la linguistique de l’énonciation développée par A. Culioli dans
deux livres d’entretiens : Variations sur la linguistique, Entretiens avec Frédéric Fau, Paris,
Klincksieck, 2002 ; Onze rencontres sur le langage et les langues, Paris, Ophrys, 2005.
3. Le Dire et le Dit, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 179.
12 DE L’ÉNONCIATION À LA SCÈNE D’ÉNONCIATION
1. Comme beaucoup d’autres, nous mélangeons ici des termes empruntés à Benveniste
(non-personne) et à Culioli (le couple énonciateur/co-énonciateur). Benveniste parle en effet
d’énonciation, mais pas d’énonciateur.
14 DE L’ÉNONCIATION À LA SCÈNE D’ÉNONCIATION
reçus sur une autre : ainsi Les Provinciales de Pascal, qui lors de leur parution
étaient un libelle à la fois politique et religieux, ou les sermons de Bossuet,
qui au xviie siècle relevaient de la scène englobante religieuse. Ce passage
d’une scène englobante à une autre change le rapport au texte. Les chrétiens
qui écoutaient ou lisaient un sermon se préoccupaient de leur salut et s’ils
admiraient l’éloquence du prédicateur, c’est parce qu’ils pensaient qu’elle
était capable de toucher l’âme, de convertir. En revanche, à l’école nous
admirons aujourd’hui le « style », nous évaluons Bossuet sur une scène
esthétique. Mais, même aujourd’hui, rien n’empêche un croyant de lire ces
textes comme des textes religieux, avec d’autres critères donc.
– La détermination d’une « scène englobante » ne suffit cependant pas
à caractériser un texte, puisque l’on n’a jamais affaire à du politique, du
religieux, du littéraire… non spécifié, mais à des genres particuliers : on peut
donc parler de scène générique. Un genre est un dispositif de communi-
cation, un ensemble de normes, variables dans le temps et l’espace, qui
définissent certaines attentes de la part du récepteur et contraignent donc
le producteur : le lecteur d’un roman d’espionnage n’a pas les mêmes
attentes que le spectateur d’une tragédie classique. Ces normes portent sur
les divers paramètres de l’acte de communication : une finalité, des rôles
pour ses partenaires, des circonstances appropriées (un moment, un lieu),
un support matériel (oral, manuscrit, imprimé…), un mode de circulation,
un mode d’organisation textuel (plan, longueur…), un certain usage de la
langue (l’auteur doit choisir dans le répertoire des variétés linguistiques :
diversité des langues, des niveaux de langue, des usages, en fonction des
régions ou des milieux, etc.). On verra (p. 36) qu’en littérature, cette caté-
gorie du « genre » renvoie, en fait, à des fonctionnements hétérogènes : un
certain nombre de genres littéraires sont des routines qui s’imposent aux
écrivains (la tragédie au xviie siècle, par exemple, impose la « règle des trois
unités », l’alexandrin, le nombre d’actes, le vocabulaire…), d’autres leur
laissent une marge de liberté importante : en sous-titrant un texte narratif
« récit » plutôt que « roman » ou « conte », l’auteur contribue à définir le
genre de son texte.
– À la question « quelle est la scène d’énonciation du Père Goriot ? » il
ne suffit pas de répondre : a) celle où un écrivain s’adresse à des lecteurs de
littérature (« scène englobante »), b) celle où un romancier de telle époque
s’adresse à un lecteur de roman (« scène générique »). Il existe en effet une
autre scène, la scénographie, par laquelle l’œuvre elle-même définit la
situation de parole dont elle prétend surgir. Dans Le Père Goriot, la scéno-
graphie est celle d’un un narrateur omniscient et invisible qui explique de
manière didactique les ressorts cachés de la société contemporaine au lec-
teur. Il est clair, par exemple, que la scénographie mondaine et ironique de
contes de Voltaire tels que Candide ou Zadig est très différente.
16 DE L’ÉNONCIATION À LA SCÈNE D’ÉNONCIATION
La perspective
pragmatique
1. SÉMANTIQUE ET PRAGMATIQUE
1. Titre traduit en français par Quand dire c’est faire. Pour une synthèse sur ces questions,
on peut consulter Les Énoncés performatifs, par F. Récanati, Paris, Éd. de Minuit, 1981 ;
D. Vanderveken, Les Actes de discours. Essai de philosophie du langage et de l’esprit sur la
signification des énonciations, Liège, Mardaga, 1988 ; C. Kerbrat-Orecchioni, Les Actes de
langage dans le discours, Paris, A. Colin, 2008.
Les actes de langage 21
un énoncé. À côté des verbes qui expriment les actes de langage, il existe
ainsi ceux que les logiciens nomment verbes d’attitude propositionnelle,
qui manifestent l’adhésion de l’énonciateur à son énoncé : verbes d’opinion
(croire, savoir, estimer…) qui portent sur la vérité du contenu de la propo-
sition, ou verbes affectifs (se réjouir, regretter…). Tous ces verbes modali-
sateurs ont la particularité de pouvoir figurer dans deux positions, comme
introducteurs ou en incise :
J’affirme (je crois /je me réjouis) qu’il est/soit venu avec Léon.
Il est venu avec Léon, je l’affirme (je le crois/je m’en réjouis).
Il est venu, je l’affirme (je crois/je m’en réjouis), avec Léon.
Bien évidemment, ces deux positions ont une incidence sur le sens. Placé
en position d’introducteur, le verbe impose une interprétation à l’ensemble
de l’énoncé qui le suit, alors qu’en incise il semble accompagner de manière
contingente cet énoncé, comme pour corriger le risque d’une mauvaise
interprétation.
Tous ces verbes mettent en évidence un fait crucial, souvent négligé : le
dit est inséparable du dire, l’énoncé est en quelque sorte doublé par une
sorte de commentaire de l’énonciateur sur sa propre énonciation.
La problématique des actes de langage a ouvert des débats considérables
en linguistique et en philosophie du langage ; nous ne pouvons pas les
exposer ici. On signalera seulement le problème soulevé par les actes de
langage indirects.
Il s’agit d’actes de langage qui sont accomplis non pas directement mais
à travers d’autres. C’est ainsi que « Voulez-vous me passer la confiture ? »
constitue littéralement une question, mais doit être déchiffré par le desti-
nataire comme une requête. On se heurte ici au paradoxe d’une intention
ouvertement déguisée. La requête est déguisée, puisqu’elle se masque der-
rière une question, mais elle est aussi « ouverte », puisque l’acte de langage
littéral est normalement interprété comme une requête par les locuteurs.
On s’est donc intéressé aux mécanismes qui permettent de dériver l’inter-
prétation indirecte. Pour des formules codées telles que « pouviez-vous… ? »
ou « voulez-vous… ? » cela soulève de bien moindres difficultés que si le
locuteur recourt à des tours plus allusifs. Par exemple, si de l’énoncé « Il est
tard » le destinataire est supposé dériver « Je vous demande de partir » ; dans
ce dernier cas, on doit faire appel aux « lois du discours » (voir p. 361).
Dès qu’elle aborde ainsi le problème du sens littéral et du sens dérivé, la
pragmatique rencontre la très ancienne problématique des tropes de la rhé-
torique, qui intéressent particulièrement la littérature : comment
Les conditions de réussite 23
Nous avons dit qu’un acte de langage n’était pas vrai ou faux, mais « réussi »
ou non. Cette distinction a de grandes conséquences, puisqu’elle concerne
le mode d’inscription des énoncés dans la réalité, au-delà du seul respect
des règles proprement grammaticales. N’importe qui ne peut pas accomplir
n’importe quel acte de langage en n’importe quelles circonstances, et cet
ensemble de conditions rend l’acte de langage pertinent ou non, légitime
ou non. Cela ne vaut pas seulement pour ces institutions exemplaires que
sont la justice, l’Église, l’armée, qui réglementent strictement l’exercice de
la parole. Un acte aussi anodin que donner un ordre, par exemple, implique
une supériorité de la part de l’énonciateur, la possibilité matérielle pour le
destinataire d’accomplir ce qui est attendu de lui, etc. Même l’acte d’asserter,
de poser un énoncé comme vrai, est soumis à des conditions de réussite :
en particulier, l’énonciateur est censé savoir de quoi il parle et être sincère.
Il en ressort que tout acte de langage implique un réseau de droits et d’obli-
gations, un cadre juridique spécifique pour l’énonciateur et le destinataire.
On en vient alors à se demander si l’acte est effectivement accompli quand
ces conditions de réussite ne sont pas réunies. Quelqu’un qui promet de
faire quelque chose qu’il sait irréalisable, ou qui, hors de tout contexte judi-
ciaire, dit à son voisin qu’il le condamne à la prison accomplit-il les actes
de langage correspondants ? Le sujet a été très débattu. Pour notre part,
nous considérons que l’acte de langage est effectivement accompli même
s’il est reçu comme nul et non avenu. En effet, tout acte de langage prétend
par son énonciation même à la légitimité. En d’autres termes, celui qui pro-
fère un acte de langage ne passe pas d’abord en revue l’ensemble des condi-
tions requises pour le faire, mais, du seul fait qu’il énonce, implique que ces
conditions sont bien réunies. C’est d’ailleurs ce qui permet de conférer une
légitimité à des actes de langage qui auparavant n’étaient pas reconnus.
La profération d’un acte de langage implique en effet un rapport de places
entre les partenaires de l’énonciation, une demande de reconnaissance de
la place que chacun s’y voit assigner : qui suis-je pour lui parler ainsi ? qui est-
il pour que je lui parle ainsi ? pour qui se/me prend-il pour me parler ainsi ?
etc. C’est la question du droit à la parole qui est à chaque fois engagée. Le
1. Pour une analyse pragmatique des « figures », on peut consulter l’ouvrage de M. Bon-
homme : Pragmatique des figures du discours, Paris, H. Champion, 2005.
24 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE
plus souvent, cela passe inaperçu, mais il arrive que le discours, au lieu de
confirmer les attentes, mette en cause la répartition des places. Ainsi dans
la pièce L’Île des esclaves, de Marivaux, les esclaves s’autorisent à donner des
ordres à leurs maîtres, présupposant par là qu’ils sont en droit de le faire.
Dans La Légende des siècles de Victor Hugo, le satyre est convoqué par
l’assemblée des dieux, qui le jugent inférieur et le mettent en position
d’accusé ; loin d’accepter cette place, il se lance dans un violent réquisitoire
dans lequel il prédit la disparition de ses auditeurs, les dieux qui le jugent,
et conclut par ces mots :
Place à Tout Je suis Pan ; Jupiter, à genoux !
4. DIRE/MONTRER
Pour la théorie des actes de langage, le sens de tout énoncé recèle une
dimension illocutoire. Mais si l’on emploie, par exemple, un impératif pour
donner un ordre, on ne dit pas explicitement dans l’énoncé que c’est un
ordre, mais on le montre en le disant. De même, si on produit l’énoncé « il
pleut » on ne dit pas que c’est une assertion, on le montre à travers l’énon-
ciation. Pour que l’acte de langage soit réussi, il faut que l’énonciateur par-
vienne à faire reconnaître au destinataire son intention d’accomplir un
certain acte, celui-là même qu’il montre en énonçant. Un énoncé n’est plei-
nement un énoncé que s’il se présente comme exprimant une intention de
ce type à l’égard du destinataire et le sens de l’énoncé est cette intention
même.
Ce sens qui se « montre » nous conduit au cœur du dispositif pragmatique,
à la réflexivité de l’énonciation, c’est-à-dire au fait que l’acte d’énonciation
se réfléchit dans l’énoncé. Pour une conception du langage naïve, les énon-
cés sont en quelque sorte transparents : ils s’effacent devant l’état de choses
qu’ils représentent. En revanche, dans la perspective pragmatique un
énoncé ne parvient à représenter un état de choses distinct de lui que s’il
montre aussi sa propre énonciation. Dire quelque chose est inséparable du
geste qui consiste à montrer qu’on le dit. Cela se manifeste non seulement
à travers les actes de langage, mais aussi, on le verra (voir p. 70) à travers
les déictiques : tout énoncé a des marques de personne et de temps qui
réfléchissent son énonciation, il se pose en montrant l’acte qui le fait surgir.
Il serait donc réducteur d’opposer, comme on le fait souvent, un usage
« ordinaire » du langage où ce dernier serait transparent et utilitaire, et un
usage « littéraire » où il s’opacifierait en se prenant lui-même pour fin. En fait,
l’idée d’un langage idéalement transparent aux choses n’est même pas vraie
pour le discours le plus ordinaire, puisque l’énonciation laisse toujours sa
trace dans l’énoncé, que le langage ne peut parler de quelque chose hors de
lui qu’en se désignant lui-même.
Quand on s’intéresse non à des énoncés isolés mais à des textes, comme
c’est le cas en littérature, on ne peut se contenter de travailler avec des actes
de langage élémentaires (promettre, prédire…). La pragmatique textuelle est
confrontée à des séquences plus ou moins longues d’actes de langage qui
permettent d’établir à un niveau supérieur une valeur illocutoire globale,
celle de macro-actes de langage. On rencontre ici la problématique des
genres de discours (voir p. 36). Si le destinataire d’un énoncé comprend à
quel genre il appartient (un toast en fin de banquet, un sermon dominical,
un pamphlet politique, etc.) il en a une interprétation adéquate, qui ne
résulte pas de la simple somme des actes de langage élémentaires. Dès qu’il
26 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE
Odette n’a pas compris le sens des énoncés de Swann, mais, comme elle
a saisi de quel type de macro-acte il s’agissait (en l’occurrence « le genre
commun des “laïus” »), elle sait comment réagir de manière appropriée.
Pour que les actes de langage soient réussis, il faut, on l’a vu, que soient
réunies certaines conditions. L’acte de saluer, par exemple, est réalisé de
manière appropriée si l’on voit quelqu’un pour la première fois de la journée,
s’il existe un lien minimum entre les interlocuteurs qui exige qu’on le fasse,
si le destinataire est capable de percevoir qu’on le salue, si ce salut est
accompagné d’une certaine mimique et d’une certaine gestuelle, etc. Cet
acte ne prend sens qu’à l’intérieur d’un code, de règles partagées à travers
lesquelles il est possible de faire reconnaître à autrui qu’on accomplit l’acte
en question.
Le langage apparaît ainsi comme une vaste institution qui garantit la
validité et le sens de chacun des actes dans l’exercice du discours. La réussite
d’un acte de langage fait appel à la fois à des conditions sociales et à des
conditions linguistiques, mais on doit distinguer les actes dont la réussite
est véritablement sanctionnée par la société (ainsi baptiser ou marier sont
déclarés ou non valides par l’Église ou la justice) de ceux qui sont effecti-
vement accomplis par leur seule énonciation (demander, suggérer…), qui
s’appuient sur une déontologie propre au langage.
Quand Saussure définissait la langue comme une institution, il l’envisa-
geait comme un trésor de signes transmis de génération en génération, et
renvoyait l’activité verbale à la parole individuelle. La pragmatique main-
tient l’idée que la langue est une institution, mais elle lui confère un relief
Le langage comme institution 27
6. LE PRIMAT DE L’INTERACTION
Comme on peut le voir, les courants qui développent une conception prag-
matique de la communication accordent un rôle crucial à l’interaction
verbale. Dès lors que le langage n’est plus conçu avant tout comme un
moyen pour les locuteurs d’exprimer leurs pensées ou même de transmettre
des informations, mais plutôt comme une activité qui modifie une situation
en faisant reconnaître à autrui une intention pragmatique ; dès lors que
l’énonciation est pensée comme un rituel fondé sur des principes de coopé-
ration entre les participants de l’activité verbale, l’instance centrale ne sera
plus le locuteur mais le couple que forment le locuteur et son destinataire,
engagés dans une activité commune. Le je est le corrélat du tu, le présent de
l’énonciation n’est pas seulement celui de l’énonciateur mais un présent
partagé, celui de l’interlocution. En cela la pragmatique rompt avec certains
présupposés de la linguistique structurale et de la linguistique générative,
qui étaient centrées sur le locuteur.
Si l’on admet que le discours est interactif, qu’il mobilise deux partenaires
au moins, il devient difficile de nommer « destinataire » l’interlocuteur car
on a l’impression que l’énonciation va en sens unique, qu’elle n’est que
l’expression de la pensée d’un locuteur qui s’adresse à un destinataire passif.
C’est pourquoi, suivant en cela le linguiste Antoine Culioli, on peut parler
de co-énonciateur pour désigner ce que le plus souvent on nomme « des-
tinataire ».
Dans les travaux se réclamant de la pragmatique on insiste ainsi beaucoup
sur l’idée que le locuteur construit son énoncé en fonction de ce qu’a déjà
dit le partenaire, mais aussi en fonction d’hypothèses qu’il échafaude sur les
capacités interprétatives de ce dernier. Les anticipations, le recours à de
subtiles stratégies pour contrôler l’interprétation de ses propos par autrui
ne sont pas une dimension accessoire mais constitutive du discours. Consi-
dérons cet autre extrait de Du côté de chez Swann où au cours d’un dîner
mondain Mme Cottard parle à Swann d’une pièce de théâtre à la mode
(Francillon) qu’elle n’a pas encore vue. Tout en parlant, la locutrice épie son
interlocuteur, dont elle cherche à être appréciée.
Mais vous savez, tout est dans la manière de raconter, dit-elle en voyant
que Swann gardait un air grave.
Le primat de l’interaction 29
Toutes ces hypothèses s’appuient sur des normes et des lieux communs que
sont censés partager les locuteurs d’une langue quand ils interagissent.
Il en ressort une radicale dissymétrie entre position de production et
position de réception, comme l’explique A. Culioli :
Tout énoncé suppose un acte dissymétrique d’énonciation, production et
reconnaissance interprétative. Ramener l’énonciation à la seule produc-
tion, c’est, en fin de compte, ne pas comprendre que l’énonciation n’a pas
de sens sans une double intention de signification chez les énonciateurs
respectifs. Ces derniers sont à la fois émetteur et récepteur, non point
seulement en succession, mais au moment même de l’énonciation.
(Communications, n° 20, 1973, p. 86.)
l’usage qu’il fait du verbe savoir a une valeur bien différente. La question est
rhétorique, elle ne porte pas vraiment sur l’étendue du savoir du Comte,
mais prétend lui rappeler ce que tout homme dans sa position doit savoir.
La répétition de « sais-tu ? » (repris encore deux fois plus avant dans le texte)
théâtralise l’initiative de Rodrigue, sa volonté d’imposer au Comte son point
de vue. Il apparaît sûr de son bon droit, tant dans le code discursif que dans
le code aristocratique ; en se permettant de tutoyer le Comte, de réitérer sa
formule et en construisant un interrogatoire fictif il lui porte symbolique-
ment des coups (avant de les lui porter avec son épée), contestant le statut
que s’attribue le Comte et celui que le Comte lui attribue.
7. LA NOTION DE « DISCOURS »
1. Pour avoir une idée des perspectives de la linguistique interactionniste, on peut consulter
en français l’ouvrage de C. Kerbrat-Orecchioni, Le Discours en interaction (A. Colin, 2005).
On peut se référer aussi aux travaux interactionnistes qui relèvent d’une autre approche,
en particulier Engager la conversation de John Gumperz (Paris, Éd. de Minuit, 1989) ou,
plus connus, certains ouvrages d’E. Goffman (Les Rites d’interaction, Paris, Éd. de Minuit,
1974 ; Façons de parler, Paris, Éd. de Minuit, 1987).
Le discours littéraire 33
8. LE DISCOURS LITTÉRAIRE
enseignants…), des canons qui définissent la valeur des œuvres (ce qui se
stabilise sous forme de manuels, d’anthologies…) ;
– un champ, un lieu de confrontation entre des positionnements esthé-
tiques : des « mouvements », des « écoles », des « groupes » (le naturalisme,
la Pléiade, le surréalisme…). Un tel champ est en évolution permanente et
n’est pas homogène : à un moment donné il y a des positionnements domi-
nants et d’autres dominés, des positionnements centraux et d’autres péri-
phériques ;
– une archive : l’activité créatrice est plongée dans une mémoire qui, en
retour, est elle-même prise dans les conflits du champ, qui ne cessent de la
retravailler. La notion d’« archive » désigne ici la mémoire interne de la
littérature, une mémoire qui, au-delà de la mémoire des textes, inclut aussi
des « légendes », en particulier celles des vies d’écrivains célèbres. Chaque
mouvement littéraire effectue un parcours original de cette archive. Ainsi,
la Pléiade du xvie siècle a-t-elle rejeté les genres médiévaux et valorisé cer-
tains genres de l’Antiquité grecque (voir p. 41). Les poètes romantiques,
en revanche, ont revalorisé les genres médiévaux, aux dépens des genres
antiques, etc.
Considérer la littérature à travers une problématique du « discours lit-
téraire », c’est contester les présupposés esthétiques qui se sont imposés avec
le romantisme, selon lesquels le centre des études littéraires, directement
ou indirectement, serait la personne du créateur. Directement, quand on
étudie sa vie ; indirectement, quand on étudie le « contexte » de sa création
ou qu’on lit le texte comme l’expression de sa « vision du monde ». En réalité,
pour qu’il y ait énonciation littéraire, il ne suffit pas de mettre en relation
l’âme d’un auteur et celle d’un récepteur, car le statut même de ces « âmes »
varie avec les institutions de parole historiquement définies qui les rendent
possibles. Le spectateur de la performance d’un trouvère récitant quelque
chanson de geste n’est pas le lecteur d’un pamphlet de Voltaire au
xviiie siècle ou d’un roman de Zola un siècle plus tard.
En parlant aujourd’hui de « discours littéraire », on renonce à définir un
centre, ou, du moins, s’il y a un centre c’est en un sens bien différent, puisque
c’est le dispositif de communication. Dans une perspective pragmatique,
on cherche à restituer les œuvres aux espaces qui les rendent possibles, où
elles sont produites, évaluées, gérées. Certes, les écrivains produisent des
œuvres, mais écrivains et œuvres sont eux-mêmes produits par l’institution
qui leur donne sens.
Dans ce manuel, nous n’allons pas aborder le discours littéraire comme
tel, ce qui nous amènerait à quitter la perspective stylistique pour une pers-
pective d’analyse du discours, mais seulement recenser des phénomènes
linguistiques d’ordre énonciatif ou pragmatique qui peuvent être d’une
Le discours littéraire 35
grande utilité pour étudier les textes littéraires. Il faut être bien conscient
cependant que les deux niveaux sont liés : une appréhension de la littérature
comme discours s’appuie nécessairement sur une conception pragmatique
de la langue et des textes, et une appréhension pragmatique des textes lit-
téraires débouche naturellement sur une réflexion en termes de « discours
littéraire ».
CHAPITRE 3
Nous avons déjà insisté sur l’importance de la notion de genre : tout texte
est rapporté à un certain cadre pragmatique, une certaine « scène géné-
rique » (voir p. 15). En effet, ce n’est jamais au discours littéraire en tant que
tel que l’on a affaire, mais à un roman, un vaudeville, une nouvelle, une
épopée… L’esthétique issue du romantisme, qui domine encore dans les
esprits, a longtemps eu tendance à la disqualifier ; dans sa perspective, seules
les œuvres médiocres pouvaient être rattachées à un genre : les œuvres
véritables ne se laissent pas enfermer dans un genre.
Cette notion de genre – pourtant aussi ancienne que la réflexion sur la
littérature – est loin d’être claire1. On peut en effet appeler « genre » à peu
près n’importe quel ensemble de textes qui partagent certaines propriétés.
Les critères qui interviennent dans ces catégorisations sont ainsi très hété-
rogènes, comme le montrent les étiquettes en usage : dialogue, roman
d’apprentissage, sonnet, comédie d’intrigue, poésie lyrique, théâtre de bou-
levard, satire, mémoire, etc. En outre, les mêmes dénominations (comédie,
lyrisme, ode…) peuvent recouvrir selon les lieux et les époques des réalités
très différentes.
Toute la difficulté consiste à reconnaître la spécificité du discours litté-
raire en matière de généricité, sans pour autant considérer que les œuvres
littéraires sont soustraites aux contraintes de la communication verbale, en
particulier à la nécessité d’être rapportées à un genre de discours.
1. Pour une anthologie commentée de textes sur ce sujet on peut se reporter à : Le Genre
littéraire. Textes choisis et présentés par Marielle Macé, Paris, GF Flammarion, 2004.
La perspective pragmatique 37
1. LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE
Les courants pragmatiques, on l’a vu, ont placé le genre au centre de leurs
préoccupations : pour être reconnues et traitées en conséquence par la
société, les œuvres impliquent l’existence de dispositifs de communication,
des pratiques spécifiques. L’appartenance générique des textes joue ainsi un
rôle fondamental sur leur mode d’organisation et les attentes du public. En
tant que dispositif de communication, le genre contraint les diverses dimen-
sions de l’activité discursive : les rôles des partenaires de la communication,
le support matériel du texte (manuscrit, imprimé, oral…), les circonstances
(moment, lieu) requises pour que cette activité soit légitime, les thèmes
évoqués, l’organisation et la longueur du texte, le ou les registre(s) de langue
utilisé(s)… Activité d’un type particulier, le genre s’exerce en effet dans des
circonstances appropriées et avec des protagonistes qualifiés, et sa réussite
implique un comportement adéquat de ses participants.
Les genres littéraires ne sauraient donc être considérés comme des « pro-
cédés » que l’auteur utiliserait comme bon lui semble pour faire passer
diversement un « contenu » qui resterait stable. Un poète n’est pas un
homme qui « exprime » ses sentiments « au moyen » de poèmes, mais ces
sentiments à « exprimer » sont indissociables de l’investissement de tel ou
tel genre poétique, et l’instance même qui énonce ces poèmes se construit
à travers ce type d’énonciation.
Un dramaturge comme Racine n’a pas un « message » qu’il aurait pu
« exprimer » à travers des tragédies, des maximes, des épopées ou des
poèmes lyriques : le fait de mobiliser le genre de la tragédie classique et de
le faire d’une certaine façon est une dimension à part entière de son « mes-
sage ». Ses tragédies passent pour respecter scrupuleusement les normes de
la tragédie classique, en particulier la fameuse « règle des trois unités »
(temps, lieu action). En fait, ce respect scrupuleux des règles est une dimen-
sion constitutive de cet univers tragique : il permet à la fois de définir des
huis clos et d’assumer une impossible liberté, celle-là même de personnages
pris dans les rets du langage de cour. En revanche, le Corneille d’avant la
Fronde, dont les pièces s’accommodent mal de cette règle des trois unités,
adopte les positions des jésuites en matière de liberté humaine, et inscrit ses
pièces dans un univers plus aristocratique qu’absolutiste ; dans un tel monde,
il est requis de prendre quelque liberté avec les règles pour accomplir de
grandes choses. En d’autres termes, ce n’est pas seulement l’appartenance
à un genre qui importe, mais aussi la manière dont l’œuvre gère ses relations
à ce genre.
Au-delà, le statut des genres et celui des écrivains sont indissociables et
ils varient ensemble : être écrivain n’a pas le même sens dans une société où
38 LA QUESTION DES GENRES
l’on croit qu’il existe une hiérarchie des genres et où l’on pense qu’il faut
imiter les œuvres de l’Antiquité gréco-latine, et une société où l’auteur,
souverainement, prétend poser son œuvre dans sa singularité, hors de tout
genre. Autant dire que la manière dont Racine ou La Fontaine se rapportent
aux genres n’est pas la même que celle de Sophocle, de Victor Hugo ou de
Ionesco.
Aujourd’hui1, on distingue soigneusement les genres proprement dits,
qui sont historiquement définis (l’ode grecque, la tragédie classique française,
la chanson de geste médiévale...), c’est-à-dire liés à une certaine époque et
certains lieux, et les contraintes qui sont transversales à des genres très divers.
On opposera ainsi de grandes catégories comme « récit », « description »,
« polémique », « didactique », etc. et les genres proprement dits. Alors qu’un
écrivain ne peut modifier les règles constitutives du récit (pour être un récit,
une œuvre doit en effet posséder les propriétés constitutives de tout récit),
la tragédie classique à la française est un tout autre genre que la tragédie
grecque, dont elle se réclame pourtant ; elle repose sur un ensemble de
normes qui n’ont été reconnues comme valides que pendant une période
limitée.
3. L’INVESTISSEMENT GÉNÉRIQUE
1. L’expression est de P. Bourdieu (Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ litté-
raire, Paris, Seuil, 1992).
L’investissement générique 41
pour faire apparaître leur entreprise non comme un coup de force passager
mais comme le retour à une norme qui aurait été indûment occultée par le
classicisme. À cette fin, les interprétations alors données au théâtre de Sha-
kespeare jouent un rôle décisif.
Pour la généricité que nous avons dite « auctoriale », les étiquettes imposées
par l’auteur – et parfois l’éditeur (cf. le titre des Pensées de Pascal n’a pas été
choisi par son auteur) – ne sont pas toutes de même type. A priori, une
étiquette peut viser plutôt l’interprétation d’un texte, plutôt ses propriétés
formelles, ou combiner les deux. Mais entre ces trois types d’étiquetage il ne
peut y avoir étanchéité : c’est souvent une affaire de dominance.
1. J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989, p. 171.
Les étiquettes génériques auctoriales 45
Dans la mesure où les œuvres littéraires sont inscrites dans une archive,
qu’elles sont lues bien au-delà de leur contexte originel, elles sont prises
dans une tension essentielle entre généricité primaire et généricité lectoriale.
Le lecteur du xxie siècle qui lit un « drame » de Diderot ou de Beaumarchais
sait aussi qu’il y a eu ensuite des « drames » romantiques, et cela modifie le
cadre à travers lequel il reçoit l’œuvre. On peut même aboutir au « plagiat
par anticipation »3, notion paradoxale dont le caractère humoristique ne
doit pas masquer la pertinence : certes, en écrivant Œdipe roi Sophocle n’a
pas « plagié » Freud, l’auteur du Tristan et Yseult médiéval n’a pas « plagié »
les écrivains romantiques, etc., mais il est indéniable qu’on lit ces œuvres
de manière rétroactive, à travers les grilles qui se sont construites posté-
rieurement.
Bien que l’ajustement entre les codes de l’auteur et du lecteur soit bien
souvent problématique, cela n’interdit pas toute lecture : les attentes que
Sophocle présumait chez les spectateurs de ses tragédies sont bien diffé-
rentes de celles que les spectateurs d’aujourd’hui présument qu’il respecte,
mais cette distorsion même peut devenir partie intégrante du plaisir que
peut ressentir un spectateur moderne, et ouvrir la possibilité de nouvelles
interprétations.
La lecture
comme énonciation
1. LA CO-ÉNONCIATION
Dans le cas du discours littéraire, qui se présente dans nos sociétés essen-
tiellement à travers des textes écrits, la dissymétrie entre les positions
d’énonciation et de réception joue un rôle crucial. Certes, quand ils éla-
borent leurs textes, les auteurs ont nécessairement à l’esprit un certain type
de public, mais il est de l’essence de la littérature que les œuvres puissent
circuler en des temps et des lieux très éloignés de ceux de leur production.
De toute façon, l’absence de l’énonciateur dans le texte littéraire est
constitutive. Si nous lisons Le Rouge et le Noir, ce n’est pas parce que son
auteur, qui se présente sous le pseudonyme de Stendhal, ne peut nous le
raconter en personne : le narrateur d’un texte écrit n’est pas le substitut d’un
locuteur en chair et en os, mais une instance qui ne soutient l’acte de narrer
que si un lecteur le met en mouvement. En un sens, c’est le lecteur qui énonce,
à partir des indications dont le réseau total constitue le texte de l’œuvre. Un
récit a beau se donner comme la représentation d’une histoire indépendante,
antérieure, l’histoire qu’il raconte ne surgit qu’à travers son déchiffrement
par un lecteur. Tout découpage du récit coïncide avec un découpage dans
la lecture.
La co-énonciation 49
1. Dans son livre (Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985), sur lequel nous nous appuyons
largement dans ce chapitre.
50 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION
2. LES LECTEURS
Dans cet exemple, c’est donc la nature même du texte qui exigerait cette
pluralité de positions de lecture. Mais on peut penser qu’en fait le lecteur
idéal serait cet homme total qui réconcilierait par le roman son âme d’enfant
et l’usage le plus élevé de sa raison.
3) Par son appartenance à un genre, une œuvre implique un certain type
de destinataire, socialement caractérisable. On peut parler ici de public
générique. Quand vers 1660 on publie un certain genre de roman, de ser-
mon ou de pièce de théâtre, l’auteur ou l’éditeur sont obligés de faire des
hypothèses sur le type de public auquel le texte est destiné, et en conséquence
quelles connaissances on peut supposer chez lui. Ces anticipations com-
mandent l’ensemble de l’énonciation. Public générique et lecteur institué
sont des instances différentes. À partir du même récepteur générique, on
peut avoir affaire à des lecteurs institués très variés : Balzac et Stendhal ont
à peu près le même public générique, mais ils n’instituent manifestement
pas le même lecteur à travers leur énonciation.
4) Le public générique est attaché au genre à travers lequel se construit
l’œuvre ; on ne doit pas le confondre avec les publics attestés que cette
œuvre va rencontrer, au moment de son apparition, et a fortiori dans la
postérité. Aujourd’hui, La Chanson de Roland ou La Princesse de Clèves ne
touchent pas le public correspondant à leur public générique originel. Sans
52 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION
3. LE LECTEUR COOPÉRATIF
Pour être déchiffré, le texte exige du lecteur institué qu’il se montre coopé-
ratif, qu’il soit capable de construire l’univers fictif de l’intrigue à partir des
indications qui lui sont fournies. Ce lecteur coopératif, Umberto Eco
l’appelle « lecteur modèle » et le définit comme « un ensemble de conditions
de succès ou de bonheur établies textuellement, qui doivent être satisfaites
pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel »1.
C’est donc la figure qu’implique le texte pour être déchiffré.
Les indications qu’offre le texte par sa conformation, ses prescriptions
virtuelles de déchiffrage peuvent même prendre la forme d’une projection
directe du parcours de lecture sur le parcours narratif. Ainsi, dans un texte
didactique comme les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle,
qui prétend expliquer l’astronomie aux gens du monde, l’interlocutrice du
philosophe, la marquise, est une représentante du lecteur. Le procédé peut
aussi se faire plus discret ; c’est le cas dans ce passage de Bel-Ami de Mau-
passant, où le déroulement de la lecture est mimé par un voyage entrepris
par les personnages. Le héros, Duroy, accompagné de sa jeune femme, va
rendre visite à ses parents dans la campagne normande :
Madeleine fatiguée s’était assoupie sous la caresse pénétrante du soleil qui
la chauffait délicieusement au fond de la vieille voiture, comme si elle eût
été couchée dans un bain tiède de lumière et d’air champêtre.
Son mari la réveilla.
« Regarde », dit-il.
Suit alors une longue description de Rouen qui s’achève de cette façon :
Le cocher du fiacre attendait que les voyageurs eussent fini de s’extasier.
Il connaissait par expérience la durée de l’admiration de toutes les races
de promeneurs.
Le récit fait coïncider l’arrêt du fiacre avec la pause descriptive qui inter-
rompt le fil narratif. En bon cocher, le narrateur arrête ses lecteurs aux
endroits remarquables. Le caractère pittoresque du paysage, la nécessité de
le peindre sont renforcés par une connivence textuelle : la description de
Rouen constitue un des morceaux de bravoure de Madame Bovary. Mau-
passant, qui revendique la paternité de Flaubert, décrit ce que son père spi-
rituel a déjà décrit, il conduit les voyageurs là où il faut les conduire pour
qu’ils connaissent une « extase », éprouvent de « l’admiration ». Sentiments
qui sont censés concerner aussi bien le paysage vu par les personnages que
sa description, le tableau peint par le romancier pour son lecteur. À travers
l’histoire, le texte indique obliquement au lecteur comment il doit être
déchiffré. Il se lit sur les deux plans simultanément.
La surface d’un texte narratif apparaît comme un réseau complexe d’arti-
fices qui organisent le déchiffrement. Le texte est une sorte de piège qui
présuppose chez son lecteur la maîtrise d’un certain nombre de stratégies
qui le rendent lisible. Même s’il n’en est pas conscient (c’est en général un
savoir-faire acquis par imprégnation), l’auteur, pour élaborer son œuvre,
doit présumer que le lecteur va collaborer pour combler les lacunes du texte.
L’analyste se donne alors pour but d’étudier « l’activité coopérative qui
amène le destinataire à tirer du texte ce que ce texte ne dit pas mais qu’il
présuppose, promet, implique ou implicite, à remplir les espaces vides, à
relier ce qu’il y a dans le texte au reste de l’intertextualité, d’où il naît et où
il ira se fondre »1.
Comme le lecteur doit postuler que l’auteur respecte un certain nombre
de règles, l’auteur, sachant que le lecteur va faire telle ou telle hypothèse,
peut fort bien en profiter pour le décevoir. Umberto Eco a ainsi analysé une
nouvelle d’Alphonse Allais, « Un drame bien parisien » (1890), qui ruse avec
les hypothèses du lecteur : après l’avoir incité à interpréter le texte dans une
d’une manière ou d’une autre les automatismes de lecture. En outre, par ses
agencements un texte a beau s’efforcer de prescrire son déchiffrement, il ne
saurait réellement enfermer son lecteur. Celui-ci a tout le loisir de mettre
en relation n’importe quels éléments du texte. L’œuvre est en effet un
volume complexe parcourable en tous sens. D’un côté elle contrôle son
déchiffrement, de l’autre elle rend possibles des modes de lecture incon-
trôlables.
On se trouve en outre constamment amené à lire des textes qui n’étaient
pas destinés à être lus. C’est le cas en particulier des pièces de théâtre. Le
lecteur se trouve contraint d’effectuer un surplus de travail interprétatif, que
n’avait pas prévu le dramaturge, qui a écrit pour un spectateur. Au début
du Cid, par exemple, le lecteur de la scène 1 de l’acte I se trouve face à un
dialogue entre deux personnages féminins :
Elvire, m’as-tu fait un rapport bien sincère ?
Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit mon père ?
Sur scène, l’âge des actrices, leurs costumes, leur manière de parler, leurs
attitudes facilitent grandement la catégorisation des personnages et la com-
préhension de l’intrigue. Mais à la lecture, l’obstacle est plus important,
surtout au xxie siècle. S’il est familier de ce genre de théâtre, le lecteur fera
l’hypothèse qu’Elvire est une confidente (on l’appelle par son prénom, on
la tutoie), que l’autre femme est l’héroïne et qu’il est question d’amour dans
ce « rapport » tant attendu. À la réplique suivante, cette hypothèse se verra
renforcée : Elvire vouvoie Chimène et il apparaît un certain « Rodrigue »
dans le vers : « Il estime Rodrigue autant que vous l’aimez. » À vrai dire, ce
vers ne dit pas que Rodrigue est un jeune homme et que l’amour dont il est
question ait une teneur érotique (Rodrigue pourrait être un vieil ami de la
famille…). Pour étendre ainsi son savoir, le lecteur doit présumer que
l’auteur respecte les conventions de ce genre de théâtre.
Heureusement, le lecteur contemporain voit sa tâche grandement faci-
litée pour des œuvres aussi célèbres que Le Cid : dans son savoir encyclo-
pédique figure l’information selon laquelle Chimène est une jeune noble
dont Rodrigue est amoureux. Le dramaturge n’avait pas conçu son texte en
fonction de ce type de destinataire (c’est d’ailleurs pour cela qu’il a écrit cette
scène d’exposition) ; mais on ne peut ignorer qu’une grande part du patri-
moine littéraire est aujourd’hui lue en s’appuyant sur des savoirs que le texte
ne présuppose pas. Et il en a été ainsi depuis les origines : les auditeurs
antiques des aventures d’Ulysse avaient pour la plupart une connaissance
préalable de l’identité de ce héros et de ses aventures.
56 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION
4. DIVERSES COMPÉTENCES
1. Comprehending Oral and Written Language, New York Academic Press, 1987, chap. 5,
p. 165.
Lexique et expansion 57
5. LEXIQUE ET EXPANSION
6. LES SCÉNARIOS
père de la petite bourgeoisie qui à heure fixe rentre chez lui après son travail.
C’est d’ailleurs la restitution de ce scénario qui contribue à déterminer si le
groupe adjectival « silencieux sur ses chaussons » se rapporte à « Antoine »
ou à « il » ; comme le père est censé venir de son travail, il n’a certainement
pas des chaussons aux pieds. Mais dans ce texte tout n’est pas restituable
avec certitude. Ainsi « il sut lire, puis écrire » constitue-t-il un fragment du
scénario « Antoine fréquente l’école » ou du scénario « l’enfant apprend à
la maison » ? Si l’on ne connaît pas les usages de ce milieu social vers 1910,
on peut mobiliser un scénario erroné.
Supposons qu’un roman s’ouvre ainsi :
– Votre billet, s’il vous plaît !
Jacques s’arracha à sa rêverie et fouilla dans la poche intérieure de sa veste
[…].
À ce scénario sont associées des normes a priori partagées par les deux
protagonistes :
1) chaque passager doit avoir un billet ;
2) chaque passager doit montrer son billet au contrôleur ;
3) un passager sans billet a une amende, etc.
7. L’INTERTEXTE LITTÉRAIRE
Mais il n’y a pas que des scénarios de la vie quotidienne. Les genres littéraires
interviennent aussi pour définir des scénarios. Si notre contrôle de billet
survient au début d’un roman d’espionnage, le lecteur pourra activer
l’hypothèse que le personnage nommé Jacques cherche un revolver dans sa
poche. Umberto Eco distingue ainsi divers types de scénarios littéraires,
plus ou moins fixes et précis :
– Les fabulae préfabriquées offrent des enchaînements stéréotypés. Par
exemple la comédie d’intrigue traditionnelle, dont Le Barbier de Séville
représente l’aboutissement, montre un jeune homme qui finit par épouser
celle qu’il aime malgré l’opposition d’un barbon jaloux qui enferme la jeune
fille.
– Les scénarios motifs plus souples, qui prescrivent le type de person-
nages, de décors, d’actions mais pas l’ordre des événements. C’est par
exemple le cas dans le théâtre de boulevard où il y a des maris, des amants,
des épouses infidèles, des secrets, des quiproquos, etc. ; mais à partir de cela
bien des intrigues sont possibles.
– Les scénarios situationnels sont des actions isolées : la rencontre des
amoureux au bal, les ultimes recommandations sur le lit de mort… Ces
scénarios situationnels varient évidemment en fonction des genres concer-
nés.
Confronté à des indices pertinents, le lecteur active le scénario corres-
pondant si sa familiarité avec l’intertexte littéraire est suffisante. Il en résulte
que le parcours de lecture sera très variable ; au lecteur complice qui éprouve
du plaisir en reconnaissant un stéréotype générique s’oppose le lecteur
« naïf » qui perçoit le texte dans sa singularité. Il existe une part considérable
de la production littéraire, la plus importante même, qui se contente d’acti-
ver des scénarios bien connus. Contrairement à un préjugé répandu, le dis-
cours littéraire n’est pas source de plaisir seulement s’il est novateur ; il est
destiné aussi bien à conforter qu’à déstabiliser des schèmes préétablis.
Certains écrivains se plaisent néanmoins à déconcerter le lecteur, à ruiner
les scénarios qu’il les amène à échafauder. Ainsi au début des Fleurs bleues
de R. Queneau (1965) :
Le 25 septembre 1264, au petit jour, le duc d’Auge se pointa sur le sommet
du donjon de son château pour considérer, un tantinet soit peu, la
62 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION
situation historique. Elle était plutôt floue. Des restes du passé traînaient
çà et là, en vrac. Sur les bords du ru voisin campaient deux Huns ; non
loin d’eux un Gaulois, Eduen peut-être, trempait audacieusement ses
pieds dans l’eau courante et fraîche. Sur l’horizon se dessinaient les sil-
houettes molles de Romains fatigués, de Sarrasins de Corinthe, de Francs
anciens, d’Alains seuls.
8. LE TOPIC
9. L’ISOTOPIE
le fait que le sème /animé/ soit présent à la fois dans le groupe nominal et
le verbe permet une homogénéité qui ferait défaut dans Le désespoir dort (à
moins que l’on n’opère une recatégorisation en affectant un sème /animé/
à « désespoir »). Ce concept a été élargi pour rendre compte de l’homogé-
néité de textes entiers. Les isotopies, au fur et à mesure que l’on monte dans
la hiérarchie des analyses textuelles, revêtent un caractère plus global et
intègrent les isotopies partielles. L’école d’A.-J. Greimas distingue ainsi les
isotopies figuratives et les isotopies thématiques. Les premières sont plus
superficielles, plus proches des multiples manifestations de la culture, les
secondes, plus profondes, plus abstraites. Un ensemble de contes qui illus-
trent la même morale en contant des récits parallèles serait un exemple d’
« isotopie thématique » unique associée à diverses « isotopies figuratives » ;
ce qui, au niveau thématique, serait la mise en relation de catégories comme
ruse, force… serait représenté par des « figures » variées (le renard, Ulysse,
un enfant, etc.) inscrites dans des univers narratifs superficiellement très
différents.
En faisant une hypothèse interprétative pour réduire la prolifération
sémantique virtuelle du texte, en déterminant donc une isotopie, le lecteur
opère un filtrage qui va conditionner non seulement ce qu’il a déjà lu mais
ce qu’il va lire. Dans Le Désespéré de Léon Bloy, par exemple, le lecteur
rencontre un scénario d’enterrement. On y trouve la phrase suivante, qui
est certainement obscure pour beaucoup de lecteurs :
Il eut une satisfaction à s’en aller tout seul, ayant fort redouté les crocodiles
du sympathique regret.
(Coll. 10/18, 1983, p. 101.)
La lecture la plus sûre est celle qui s’appuie sur des routines interprétatives
fondées sur une connaissance de l’esthétique de l’auteur ou du genre dont
relève le texte. Le plus souvent, la détection d’une polyisotopie est largement
conditionnée par les attentes du lecteur à l’égard du texte. Il y a ainsi peu
de chances que les lecteurs du roman d’Albert Camus La Peste, sachant que
l’auteur est un théoricien de « l’absurde », ne perçoivent qu’une seule iso-
topie dans cette œuvre, celle d’une épidémie en Algérie. De même, les lec-
teurs de Léon Bloy, écrivain qui passe pour mystique, ne s’attendent pas à
lire des romans naturalistes et ajustent leur lecture en conséquence.
66 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION
montre obliquement notre passage, qui parle aussi bien des personnages
que du lecteur et du narrateur : la phrase « ils continuèrent leur route, allant
toujours sans savoir où ils allaient » peut s’appliquer aux trois. Ce chemi-
nement traversé d’obstacles, d’anticipations fausses, c’est aussi le parcours
de lecture qu’institue le texte.
Dans Jacques le Fataliste l’évocation du déterminisme est traversée par
une théorie quelque peu sauvage des mondes possibles : comme le Dieu de
Leibniz, le narrateur envisage divers mondes et, en vertu d’une économie
narrative souveraine, détermine le meilleur, qui in fine coïncidera avec
l’œuvre nommée Jacques le Fataliste. Non seulement les lecteurs mais aussi
les personnages construisent des mondes possibles ; ainsi, dans notre
exemple, est soulignée la différence entre divers mondes possibles et le
monde effectif du récit. Le lecteur invoqué et Jacques construisent un
monde dans lequel un ensemble d’individus veut agresser les deux héros.
Ces agresseurs eux-mêmes le font parce qu’ils ont construit un monde pos-
sible dans lequel les deux voyageurs ont emporté leurs affaires. Mais, par
une subtilité supplémentaire, il se trouve que ce lecteur invoqué lui-même
est une sorte de personnage qui ne coïncide pas avec le lecteur coopératif ;
ce dernier risque fort à son tour d’anticiper, de construire des mondes dans
lesquels le lecteur invoqué construit des mondes possibles, etc.
Marques
d’énonciation
Déictiques
et subjectivité
CHAPITRE 5
La situation d’énonciation
1. LES DÉICTIQUES
Nous avons déjà évoqué les propriétés très remarquables de signes comme
je ou moi. Ils appartiennent à une classe d’éléments qu’à la suite de R. Jakob-
son on appelle des embrayeurs (traduction de l’anglais shifter) ou, plus
souvent, des déictiques. Ils ont pour fonction d’ancrer un énoncé dans sa
situation d’énonciation, processus qu’on nomme communément
embrayage énonciatif.
Pour mieux faire entendre ce qu’est un déictique, il nous faut d’abord
éclairer la distinction entre énoncé-type et énoncé-occurrence. La notion d’
« énoncé » est en effet faussement évidente. On peut en avoir deux défini-
tions différentes, selon que l’on considère l’énoncé comme type ou comme
occurrence. Soit par exemple cet énoncé de Jean-Jacques Rousseau :
Les rives du Lac de Bienne sont plus sauvages et plus romantiques que
celles du Lac de Genève.
(Les Rêveries du promeneur solitaire.)
1. Sur ce sujet la terminologie n’est pas fixée ; certains préfèrent opposer « phrase actualisée »
(occurrence) et « phrase » (type).
72 LA SITUATION D’ÉNONCIATION
1. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, coll « Points », 1970, p. 177-178.
Les déictiques de personne 73
– Vous tu + tu (+ tu…)
tu + il (+ il…)
Ceci explique qu’il soit possible, dans l’usage du vous dit « de politesse »,
d’interpeller un individu unique par vous : il s’agit d’une amplification de
la personne, et non d’une addition d’unités.
Quant à la série des déterminants possessifs, elle n’est qu’une variante
morphologique de je, tu, nous, vous. Ces déterminants s’interprètent le plus
souvent comme « possesseurs », avec les noms « statiques » (mon cheval,
votre lit), ou comme agents, avec des noms déverbaux, ceux qui désignent
un processus (mon arrivée, ton départ, interprétés comme « j’arrive » ou
« tu pars »). Les pronoms possessifs, de leur côté, associent une reprise
pronominale à une relation du type mon/ton/notre/votre + Nom : le tien,
c’est tantôt « le N qui est à toi », tantôt « l’action que tu fais ». Bien que ces
pronoms contiennent des déictiques de personne (le mien, par exemple,
contient un je), ils relèvent néanmoins de la non-personne : le mien désigne
un objet dont je parle, au même titre que la table ou Paul.
On pourrait être tenté d’opposer déictiques personnels et non-personnes
en disant que si les premières réfèrent nécessairement à des sujets parlants,
les secondes peuvent correspondre à n’importe quel objet du monde
(humain, inanimé, abstrait…). Cette affirmation se heurte toutefois à une
multitude de contre-exemples, dont le corpus littéraire fournit d’ailleurs
une bonne part. Si, effectivement, les individus qui produisent les énoncés
ne peuvent être que des sujets parlants, la classe des êtres à qui est attribuée
la responsabilité d’un énoncé n’est pas délimitable a priori ; dans un texte
de fiction n’importe quoi peut être constitué en énonciateur : le temps, le
Soleil, le destin, un mot… Et l’on trouve dans le commerce des bouteilles
sur lesquels il est écrit : « Je dois être bu frais. » Dans ce cas « je » désigne le
jus de fruit. De la même manière, n’importe quelle entité peut se trouver en
74 LA SITUATION D’ÉNONCIATION
3. L’APOSTROPHE
C’est ce type d’apostrophe que citent avec prédilection les traités de rhé-
torique. C’est lui qui s’éloigne le plus de la simple adresse dans un échange
verbal. Il apparaît à l’intérieur d’énonciations foncièrement monologales,
76 LA SITUATION D’ÉNONCIATION
qui n’appellent pas de réponse : une oraison funèbre, une poésie, un mono-
logue théâtral...
La distinction entre les apostrophes adressées à soi-même et celles qui
invoquent des êtres qui ne sont pas des locuteurs n’est pas toujours évidente.
Ainsi le monologue de Rodrigue dans Le Cid de Corneille :
[…] Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.
4. ON
1. Nous suivons ici l’analyse proposée par Évelyne Saunier dans Identité lexicale et régula-
tion de la variété sémantique, thèse de doctorat en linguistique, Paris X, 1996, chapitre 7.
78 LA SITUATION D’ÉNONCIATION
5. LE DATIF ÉTHIQUE
Dans ces extraits, l’emploi du datif éthique est lié à des situations où les
personnages sont présentés comme particulièrement engagés dans ce qu’ils
font, comme le soulignent le verbe « empoigne » ou la suite d’adverbes « deçà,
delà, partout ».
Ce type d’emploi est significatif de l’esthétique de La Fontaine. Ce dernier
se distingue des fabulistes traditionnels en ce qu’il construit une dramati-
sation sur deux niveaux qui interagissent : celui de l’histoire racontée et
celui de l’énonciation elle-même. Le lecteur perçoit ainsi constamment la
présence d’un narrateur qui met en scène sa narration en y impliquant son
narrataire (= le destinataire du récit) : non pas les lecteurs réels des Fables,
bien sûr, mais les figures qu’en construit la scénographie. Le datif éthique
est une des multiples traces de cette implication du narrataire qui convertit
la fable en une sorte de conversation. L’« excès » syntaxique que suppose
l’emploi du datif éthique nous renvoie à un excès plus radical, celui de
l’énonciation narrative sur ce qui est narré. Alors qu’elle se donne pour
simple moyen de « faire passer » une histoire, de la rendre agréable, la nar-
ration de La Fontaine inverse en réalité la hiérarchie traditionnelle : c’est la
relation entre la narration et l’histoire racontée qui passe au premier plan.
Les multiples récits et moralités des Fables ont beau donner à voir un monde
de violence et d’injustice, leur énonciation implique une sociabilité associée
à tout un art de vivre. Si les Fables décrivent un univers cruel, elles le
contestent en même temps par leur narration, qui se donne comme parti-
cipant d’une connivence, d’une conversation entre membres d’une élite
raffinée.
6. PERSONNES ET « POLITESSE »
1. Sur cette question, voir Catherine Volpilhac-Auger, « De vous à toi. Tutoiement et vou-
voiement dans les traductions au xviiie siècle », Dix-huitième siècle, 2009/1 (n° 41),
p. 553-566.
Les déictiques spatiaux 83
Le jeune homme est bouleversé par ses nouvelles relations avec la Mar-
quise. Il oscille entre deux images de sa destinataire : celle d’une dame du
monde qu’il faut respecter, et celle d’une amante. C’est aussi une manière
pour l’auteur de nous montrer que Danceny ne parvient pas à s’affirmer,
qu’il reste en position de dominé, que la Marquise est à strictement parler
sa maîtresse.
Celui qui n’a accès qu’à ce court passage ne peut pas interpréter les deux
indicateurs de lieu que nous avons mis en italique, car il ignore ce que dési-
gnent les points de repère, à savoir « cette fontaine » ou « les deux cocotiers ».
Mais son incertitude disparaît s’il a lu les pages antérieures du roman : « cette
fontaine » ou « les deux cocotiers » constituent la reprise (marquée par les
84 LA SITUATION D’ÉNONCIATION
déterminants du nom, ce et le) de noms déjà introduits dans le texte par des
déterminants indéfinis.
Au pied du rocher la découverte de l’amitié est un enfoncement d’où
sort une fontaine, qui forme dès sa source une petite flaque d’eau, au milieu
d’un pré d’une herbe fine. Lorsque Marguerite eut mis Paul au monde je
lui fis présent d’un coco des Indes qu’on m’avait donné. Elle planta ce fruit
sur le bord de cette flaque d’eau, afin que l’arbre qu’il produirait servît un
jour d’époque à la naissance de son fils. Madame de la Tour, à son exemple,
y en planta un autre dans une semblable intention dès qu’elle fut accou-
chée de Virginie. Il naquit de ces deux fruits deux cocotiers, qui formaient
toutes les archives de ces deux familles.
(op. cit., p. 49.)
Il arrive dans les romans des xxe et xxie siècles que l’on trouve des déic-
tiques démonstratifs qui ne sont pas liés au narrateur mais à un ou des
personnages indéterminés. Comme dans ce début du roman Un barrage
contre le Pacifique, de Marguerite Duras.
Il leur avait semblé à tous les trois que c’était une bonne idée que d’acheter
ce cheval. Même si cela ne devait que servir à payer les cigarettes de Joseph.
Les déictiques spatiaux 85
Dans ce cas, le lecteur va penser qu’il s’agit d’un cheval familier à « tous
les trois » et que la suite du texte va permettre de mieux identifier l’animal
en question1.
Mais, le plus souvent, les indicateurs de lieu à référence déictique sont
placés dans des paroles prononcées au discours direct par les personnages,
et leur référent est identifié grâce aux renseignements fournis par le
cotexte. Ainsi dans ce fragment :
À chaque nouveau colis, la foule frémissait. On se nommait les objets à
haute voix : Ça, c’est la tente-abri… Ça, ce sont les conserves… la phar-
macie… les caisses d’armes.
(A. Daudet, Tartarin de Tarascon, I, XIII.)
1. Sur cette question des démonstratifs dits « insolites » on peut se reporter aux articles de
G. Philippe, « Les démonstratifs et le statut énonciatif des textes de fiction : l’exemple des
ouvertures de roman » (Langue française, 120, 1998, p. 51-65) et de G. Kleiber, « Démons-
tratifs : emplois à la mode et mode (s) d’emploi » (Langue française, 2006/4, n° 152, p. 9-23).
86 LA SITUATION D’ÉNONCIATION
costume d’ouvrière besogneuse, sous les arbres nus et le frais du soir clair
de mars.
(Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés, chap. V.)
qui était « devant » passe « derrière », ce qui était « à gauche » est maintenant
« à droite ».
Parmi ces axes d’oppositions sémantiques, la langue privilégie indiscu-
tablement l’opposition qu’on retrouve dans ceci/cela, ici/là/là-bas, celui-ci/
celui-là. En français contemporain, l’opposition -ci/-là tend à s’affaiblir,
dans la mesure où l’on utilise constamment les formes en -là ou l’adverbe
là pour désigner n’importe quel objet, qu’il soit proche ou éloigné. Là neu-
tralise donc l’opposition. En revanche, là-bas permet de référer à un lieu
posé comme distant, voire hors de la sphère partagée par je et tu. On le
perçoit nettement dans cet exemple :
Une vieille dame a raconté qu’elle a été « là-bas ». Son mari aussi. Il n’est
pas revenu. Ils avaient une fille. Elle a été cachée. Pas dans une armoire.
Pas dans un grenier. Ni dans une cave. Chez des gens gentils qui en ont
pris soin.
(Esther Orner, Petites pièces en prose très prosaïque,
Autres temps, 2001, p. 11.)
Il s’agit du début d’un court texte, d’une demi-page. L’auteure a mis des
guillemets pour attribuer cet adverbe à la « vieille dame », mais elle ne dit
pas clairement au lecteur ce que désigne ce « là-bas ». À divers indices four-
nis par le texte (« il n’est pas revenu » ou la fille « cachée ») ou le paratexte
(ainsi la 4e de couverture précise que l’auteure vit à Tel-Aviv et traduit
l’hébreu), on peut néanmoins deviner que c’est une manière de nommer les
camps d’extermination nazis, espace radicalement distinct de la sphère de
je et tu, et même de l’humanité. Le caractère vague du « là-bas » se convertit
ici en un désignateur pertinent, le seul à la mesure d’un lieu innommable.
En fait, l’opposition primordiale -ci/-là ne fonctionne pas que sur le seul
registre spatial : elle vaut aussi pour la valorisation et la dévalorisation, liées
à une mise à distance plus abstraite. En vertu d’une ambiguïté indéracinable,
le domaine du -là peut marquer aussi bien l’exclusion de soi (mise à distance
admirative) que l’exclusion d’autrui (rejet). Dans ces conditions, cet homme-
là peut, selon l’intonation, s’infléchir vers la louange ou le mépris. Dans la
comédie Le Jeu de l’amour et du hasard, de Marivaux, Silvia dit de Dorante
qu’elle commence à aimer : « Ce garçon-là n’est pas sot, et je ne plains pas
la soubrette qui l’aura » (I, 7) ; en revanche, à propos d’Arlequin, qui lui
déplaît, elle dit refuser « d’essuyer les brutalités de cet animal-là » (II, 7),
l’exclusion étant ici renforcée par « animal ».
À côté des déictiques spatiaux facilement repérables, il existe des phé-
nomènes déictiques moins évidents. C’est le cas en particulier de l’opposi-
tion entre aller et venir. D’un point de vue objectif, rien ne distingue Paul
va à son bureau de Paul vient à son bureau, mais venir s’emploie si l’agent
88 LA SITUATION D’ÉNONCIATION
8. PROBLÈMES DE LOCALISATION
À partir des quelques éléments que nous venons de présenter, on peut déjà
entrevoir les difficultés auxquelles est confronté un écrivain quand il doit
localiser quelque chose dans son texte. Il lui est difficile de s’en tenir
constamment à une position qui éliminerait tout repérage déictique, que ce
dernier soit fondé sur lui ou sur un de ses personnages. C’est d’autant plus
difficile que les localisations en apparence les plus objectives, les plus indé-
pendantes de l’acte d’énonciation, peuvent receler un repérage subjectif.
Écrire par exemple « L’homme était caché par l’arbre » implique que l’arbre
se trouve entre l’homme dont il est question et un observateur qui occupe
une position déterminée. Un circonstanciel comme « à gauche de la mai-
son » est référentiellement ambigu : le sujet de la perception peut se trouver
en face de la maison ou à l’intérieur. En outre, il n’y a de « gauche » d’une
maison que si le bâtiment est orienté par rapport à son entrée principale ;
c’est ce qui fait par exemple qu’à gauche de l’arbre est ininterprétable en
dehors d’un repérage subjectif, les arbres n’étant pas orientés.
Les localisations effectuées par les romans oscillent entre un repérage qui
n’impliquerait pas un point de vue particulier et un repérage subjectif, que
ce dernier soit rapporté au point de vue du narrateur ou d’un personnage.
C’est manifestement la première possibilité qui caractérise ce début
d’Antoine Bloyé, roman de Paul Nizan :
C’était une rue où presque personne ne passait, une rue de maisons seules
dans une ville de l’Ouest. Des herbes poussaient sur la terre battue des
trottoirs et sur la chaussée, des graminées, du plantain. Devant le
numéro 11 et le numéro 20 s’étalaient les taches d’huile déposées par les
deux automobiles de la rue.
Problèmes de localisation 89
Au numéro 9, le marteau qui figurait une main tenant une boule, comme
la droite d’un empereur, portait un nœud de crêpe […].
(Antoine Bloyé, Paris, Grasset, 1933, p. 11 ; c’est nous qui soulignons.)
1. Nous reprenons ici la terminologie de G. Genette (Nouveau Discours du récit, Seuil, 1983,
p. 10) qui distingue l’histoire (les événements racontés), le récit, c’est-à-dire le texte qui
consigne cette histoire, et la narration, l’acte d’énonciation qui a produit le récit.
Focalisation et point de vue 91
1. L’emploi de « tiroir » permet d’éviter d’employer « temps », qui est ambigu puisqu’il
désigne aussi bien un paradigme de conjugaison (imparfait, présent de l’indicatif…) qu’un
référent chronologique (le passé, le présent, le futur).
94 LA SITUATION D’ÉNONCIATION
Les déictiques temporels sont nombreux. Nous n’allons pas tous les énu-
mérer. Nous en donnerons seulement quelques illustrations en mettant en
regard leur contrepartie non déictique, celle qui s’appuie sur un repère
interne à l’énoncé, de manière que l’on aperçoive bien l’alternative qui
s’offre continuellement au locuteur quand il doit situer un procès dans le
temps. Ce principe de correspondance entre les deux registres n’implique
pas nécessairement que chaque terme déictique possède un équivalent exact
et un seul dans le registre non déictique, et réciproquement : à côté de
couples comme hier/la veille, ce soir/ce soir-là… il y a des zones plus instables.
Le déictique dans un mois, par exemple, possède deux correspondants non
déictiques, un mois après et un mois plus tard.
Déictiques Non-déictiques
Le repère est le moment Le repère est un élément
d’énonciation de l’énoncé
Coïncidence maintenant alors
avec le repère en ce moment à ce moment-là
Antériorité hier la veille
au repère il y a huit jours huit jours plus tôt
Postériorité demain le lendemain
au repère dans un mois un mois plus tard
Antériorité,
simultanéité aujourd’hui ce jour-là
ou postériorité cet été cet été-là
au repère
Antériorité tout à l’heure —
ou postériorité lundi ce lundi-là
place aux déictiques temporels, pour peu que les personnages s’expriment
au discours direct. Mais il existe aussi des textes dans lesquels le repérage
déictique domine. C’est le cas, on l’a dit (voir p. 85) dans le « monologue
intérieur » (infra, p. 240), où la conscience du narrateur-personnage orga-
nise tout à partir de son présent :
La rue est sombre ; il n’est pourtant que sept heures et demie ; je vais rentrer
chez moi ; je serai aisément dès neuf heures aux Nouveautés. L’avenue est
moins sombre que d’abord elle ne le semblait ; le ciel est clair ; sur les
trottoirs une limpidité, la lumière des becs de gaz, des triples becs de gaz ;
peu de monde dehors ; là-bas l’Opéra, le foyer tout enflammé de l’Opéra ;
je marche au côté droit de l’avenue, vers l’Opéra. J’oubliais mes gants ;
bah ! je serai tout à l’heure à la maison ; et maintenant on ne voit personne.
Bientôt je serai à la maison.
(Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés, chap. III.)
Ici, les indications temporelles ne sont pas repérées par rapport au pré-
sent de l’énonciation (sinon on aurait hier et demain), mais par rapport à
un moment précisé dans le cotexte.
À un mode de narration dominé par les repérages déictiques on opposera
celui du narrateur anonyme et omniscient, comme on le voit dans ce début
d’une nouvelle de Balzac, Pierrette :
En octobre 1827, à l’aube, un jeune homme âgé d’environ seize ans et dont
la mise annonçait ce que la phraséologie moderne appelle si insolemment
un prolétaire s’arrêta sur une petite place qui se trouve dans le bas Provins.
(Scènes de la vie de province, t. I.)
Dans cet extrait de comédie, nous allons analyser l’emploi qui est fait des
déictiques de personne et des indicateurs spatiaux et temporels.
C’est dans les conversations que l’usage des déictiques est le plus intensif,
puisque les interlocuteurs partagent le même espace et le même temps. En
outre, comme on le voit ici, dans une conversation les interlocuteurs
peuvent aussi évoquer d’autres situations de communication.
(Un couple de boutiquiers enrichis, les Potard, se font appeler « Baron »
et « Baronne de Fourchevif ».)
La baronne : Vous êtes insupportable avec vos souvenirs.
Fourchevif : Puisqu’il n’y a personne.
La Baronne : Quelle nécessité y a-t-il de venir exhumer après dix-huit
ans ce nom ?…
Fourchevif : C’est connu ! Lorsque nous avons acheté, il y a dix-huit ans,
la terre de Fourchevif, tu m’as dit, en visitant le château… tiens, nous
étions dans la seconde tourelle, tu m’as dit : « Il est impossible d’habiter
ça et de s’appeler Potard ». Je t’ai répondu : « C’est vrai, ça grimace… ».
Alors nous nous sommes mis à chercher un nom et, à force de chercher,
nous avons trouvé celui de Fourchevif, qui était là, par terre, à rien faire.
La Baronne : À qui cela nuit-il puisqu’il n’y a plus d’héritiers de ce nom ?
(E. Labiche, Le Baron de Fourchevif, scène III.)
Il existe une tradition moraliste dont les textes présentent un certain nombre
de caractéristiques énonciatives. On en a une bonne illustration dans cet
extrait des Caractères de La Bruyère (« De la cour », 1688), qui fait un usage
intensif du on.
33
Je crois pouvoir dire d’un poste éminent et délicat qu’on y monte plus
aisément qu’on ne s’y conserve.
Les pronoms sujets de l’énonciation moraliste 99
34
L’on voit des hommes tomber d’une haute fortune par les mêmes défauts
qui les y avaient fait monter.
35
Il y a dans les cours deux manières de ce que l’on appelle congédier son
monde ou se défaire des gens : se fâcher contre eux, ou faire si bien qu’ils
se fâchent contre vous et s’en dégoûtent.
36
L’on dit à la cour du bien de quelqu’un pour deux raisons : la première,
afin qu’il apprenne que nous disons du bien de lui ; la seconde, afin qu’il
en dise de nous.
37
Il est aussi dangereux à la cour de faire les avances, qu’il est embarrassant
de ne les point faire.
39
L’on me dit tant de mal de cet homme, et j’en vois si peu, que je commence
à soupçonner qu’il n’ait un mérite importun qui éteigne celui des autres.
40
Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à plaire ni à déplaire aux
favoris, uniquement attaché à votre maître et à votre devoir : vous êtes
perdu.
Généralisation et personnes
Ce texte de La Bruyère mobilise massivement la généralisation. Plus pré-
cisément, on doit distinguer les énoncés génériques au sens strict (« Les
chiens sont des mammifères »...) et les énoncés généralisants. Les premiers
concernent tous les membres d’une classe (tous les chiens dans notre
exemple), tout le temps, en tout lieu et sont censés vrais pour n’importe qui.
Quant aux énoncés généralisants, ils prolifèrent dans l’usage ordinaire de la
langue : depuis le proverbe (« À père avare fils prodigue ») jusqu’aux géné-
ralisations éphémères (« Les voitures, ça coûte cher », « Si tu restes long-
temps ici, tu déprimes »…). Ils ne sont posés comme vrais que pour la
plupart des membres de la classe (« les hommes », « les voitures »…) et ne
sont pas incompatibles avec des déictiques (ici, tu…). La généralisation
recourt constamment à des noms associés aux déterminants tout, tous les,
chaque, le, un... ou encore au pronom sujet on.
Les énoncés généralisants sont fortement investis par leurs énonciateurs,
qui cherchent à emporter l’adhésion du co-énonciateur dans une situation
déterminée. Par un phénomène de polyphonie (voir p. 186), l’instance
100 ANALYSES
Dans le détail
• Dans (33) il est marqué une différence entre le « je » de l’énonciateur et le
« on » du courtisan ; cela ne signifie pas, on vient de le voir, que l’énonciateur
comme être du monde puisse s’exclure de ce « on » ; pas plus que le lecteur
d’ailleurs, qui est indirectement appelé à occuper la place assignée par ce
« on ».
• L’énoncé (34) joue de la différence qu’il établit entre « l’on » et « des
hommes ». Le « l’on » est placé dans une position d’observateur (« l’on voit
des hommes... ») qui peut être assumée par l’énonciateur comme par le
lecteur. Rien n’empêche que le lecteur ou l’énonciateur soient eux-mêmes
« des hommes » que l’on voit « tomber d’une haute fortune » ; mais le
dispositif énonciatif, en opposant un « on » d’observateur à la pluralité
indéfinie « des hommes », rend cette identification moins aisée qu’en (33).
• Dans (35), à la différence des deux énoncés précédents, il n’est pas
ménagé de place pour l’énonciateur (comme en (33) : « je crois pouvoir
dire... ») ou pour l’observateur (comme en (34) : « l’on voit... »). On y trouve
une simple prédication d’existence : « il y a dans les cours... ». Le texte met
successivement en place trois formes à référence généralisante : le on, le
sujet non spécifié des infinitifs, le vous. Il y a ici encore opposition entre le
pôle de l’énonciateur et celui de « son monde » : « les gens », « eux », « ils ».
Mais ici encore rien n’empêche les mêmes individus d’occuper l’une ou
l’autre position. Si le « vous » peut ici impliquer un lecteur singulier, c’est
de manière indirecte puisque ce « vous » est généralisant.
• En (36), il y a deux reprises de « l’on » par « nous ». La première n’a rien
d’obligatoire : le texte aurait pu répéter « l’on », puisque le « nous » de « nous
disons » est sujet de la phrase. Si l’auteur avait écrit « afin qu’il apprenne
que l’on dit du bien de lui », l’énonciation aurait perdu de sa force. Le texte
entend en effet montrer que derrière la valeur généralisante du « on » il y a
toujours des sujets intéressés, engagés dans des stratégies particulières. Est
ainsi souligné le jeu d’inclusion/exclusion de l’énonciateur et du lecteur
dans la cour : le « nous » peut intégrer le je et le tu dans sa référence, sans
pour autant se limiter à cela puisqu’il peut inclure l’ensemble je + le reste
des hommes.
• En (37), comme les sujets des verbes à l’infinitif ne sont pas spécifiés,
ils sont interprétés grâce au contexte. En l’absence d’antécédent, l’interpré-
tation de ces sujets est assurée grâce à « la cour ». On atteint ici l’effacement
extrême de l’instance de l’énonciation. Il est significatif que ce type d’énon-
ciation soit minoritaire dans Les Caractères, car en excluant aussi bien
l’énonciateur que le lecteur elle élimine un peu de la tension constitutive de
102 ANALYSES
distance qui est censée être le prélude à un écart plus essentiel, celui qui doit
permettre au lecteur de se libérer des vices de ce milieu.
3. LE ON DU ROMAN RÉALISTE
Nous allons comparer l’emploi qui est fait de on dans deux passages narratifs
de la seconde moitié du xixe siècle : un extrait de Zola et un extrait de
Madame Bovary.
Émile Zola
(Nana, actrice et courtisane très en vue dans le demi-monde parisien du
second Empire, vient de se mettre en ménage avec l’acteur comique Fontan.
Ils ont invité chez eux quelques collègues pour tirer les rois.)
Cependant, la soirée se passa bien. On en était venu naturellement à causer
des Variétés1. Cette canaille de Bordenave ne crèverait donc pas ? Ses sales
maladies reparaissaient et le faisaient tellement souffrir, qu’il n’était plus
bon à prendre avec des pincettes. La veille, pendant la répétition, il avait
gueulé tout le temps contre Simonne. En voilà un que les artistes ne pleu-
reraient guère ! Nana dit que, s’il la demandait pour un rôle, elle l’enverrait
joliment promener ; d’ailleurs, elle parlait de ne plus jouer, le théâtre ne
valait pas son chez-soi. Fontan, qui n’était pas de la nouvelle pièce, ni de
celle qu’on répétait, exagérait aussi le bonheur d’avoir sa liberté entière,
de passer les soirées avec sa petite chatte, les pieds devant le feu. Et les
autres s’exclamaient, les traitant de veinards, affectant d’envier leur bon-
heur.
On avait tiré le gâteau des Rois. La fève était tombée à madame Lerat, qui
la mit dans le verre de Bosc. Alors, ce furent des cris : « Le roi boit ! Le roi
boit ! » Nana profita de cet éclat de gaieté pour aller reprendre Fontan par
le cou, en le baisant, en lui disant des choses dans l’oreille. Mais Prullière,
avec son rire vexé de joli garçon, criait que ce n’était pas de jeu. Louiset
dormait sur deux chaises. Enfin, la société ne se sépara que vers une heure.
On se criait au revoir, à travers l’escalier.
(É. Zola, Nana, 1879, chapitre 8.)
Gustave Flaubert
(Emma Bovary a été invitée au bal du marquis de la Vaubyessard. Elle
découvre un monde inconnu.)
À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune
femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des
piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les
Le on du roman réaliste 105
Ce bal auquel participe Emma est aussi pour elle un spectacle étrange, car
elle ignore presque tout de l’identité et des mœurs des gens qu’elle voit. Il y
a deux occurrences de on, une dans chaque paragraphe. Le premier « on »
prend place dans une série de groupes nominaux ou de pronoms indéfi-
nis : « un cavalier », « une jeune femme pâle », « une conversation qu’elle
ne comprenait pas », « un tout jeune homme », « un fossé », « l’un », « un
autre ». Le on est donc exploité ici pour sa valeur d’agent humain indéter-
miné, pour souligner indirectement le sentiment d’exclusion qu’éprouve
une Emma spectatrice passive. Dans la mesure où il neutralise les opposi-
tions singulier/pluriel et masculin/féminin, le on réfère facilement à un
ensemble saisi globalement.
Le deuxième « on » a un référent différent. Cette fois, Emma est prise
dans la collectivité du « On refluait dans la salle de billard ». Mais le dispositif
de spectacle se trouve soudain retourné (« elle tourna la tête... ») : Emma est
convertie en objet de spectacle par le regard des paysans. Pour eux, elle fait
partie d’un on, d’un groupe dont elle se sent pourtant exclue. Or ce monde
paysan est précisément celui dont est originaire la jeune femme, qui se
trouve dans une position intenable puisque, par sa nouvelle condition de
femme d’officier de santé et ses aspirations romanesques, elle n’appartient
plus au monde paysan, sans pour autant appartenir à cette élite qui la fait
rêver. C’est dans cet entre-deux que se joue sa vie tragique. Le on désigne
dans les deux cas le monde des autres, mais ce ne sont pas les mêmes mondes.
Ainsi, dans ce passage de Flaubert, on joue un rôle d’échangeur, dont la
polyvalence articule des espaces distincts. Il réfère à des groupes qui ne sont
pas des ensembles compacts et stables, mais des ensembles qui se font et se
défont en fonction du regard qui se porte sur eux. Il apparaît inséparable
du rapport problématique d’une conscience de personnage avec le monde.
106 ANALYSES
Dans Nana, en revanche, on opère sur une autre frontière, celle entre
narrateur et personnage. L’axe n’est donc pas le même ; il marque une posi-
tion intermédiaire, en quelque sorte « d’observation participante », entre le
narrateur et ce qu’il donne à voir. Celui qui se présente comme à la fois
dedans et dehors, c’est le narrateur naturaliste, médiateur entre le lecteur et
l’univers mis en scène Le « on » réfère à un groupe bien caractérisé, saisi
globalement. Les personnages sont des représentants typiques d’une caté-
gorie sociale que l’on observe dans un moment privilégié de rassemblement :
un repas de galette des rois1.
Classifiance
et non-classifiance
la première possède une fonction descriptive (elle range Jean dans la classe
des individus blonds), tandis que la seconde est interprétée comme un éloge,
non comme l’attribution d’une propriété définissable univoquement. De la
proposition Jean est blond on peut dire si elle est vraie ou fausse mais, sauf
situation très particulière, on ne peut en faire autant pour Jean est beau.
Cette opposition entre adjectifs « subjectifs » et « objectifs » doit être
affinée. C. Kerbrat-Orecchioni1 a proposé d’opérer les distinctions sui-
vantes :
Adjectifs
objectifs subjectifs
célibataire évaluatifs
s’appuient sur des codes culturels et, suivant les contextes, le même adjectif
apparaîtra plus ou moins subjectif.
– Les affectifs montrent en même temps qu’une propriété de l’objet
qu’ils déterminent une émotion de l’énonciateur à l’égard de cet objet :
effrayant, pathétique… Cette classe présente une intersection avec celle des
« axiologiques » : admirable, détestable, par exemple, sont à la fois axiolo-
giques et affectifs.
1. Ce chapitre s’inspire des travaux de J.-C. Milner (De la syntaxe à l’interprétation, Paris,
Seuil, 1978). Mais nous abordons aussi des phénomènes qui n’ont pas été étudiés par Milner.
110 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE
dans lesquels un adjectif subjectif est pris dans une interrogation, mais
l’interrogation ne porte pas sur splendide, qui donne seulement au passage
une appréciation (comparer à Quelle table ronde avez-vous achetée ?).
Pour décrire cette divergence, on peut parler avec J.-C. Milner1 de clas-
sifiance et de non-classifiance. Employer un adjectif de manière classifiante
(en raison de l’existence d’adjectifs mixtes et de contextes particuliers, il
vaut mieux parler d’emplois que d’adjectifs classifiants), c’est faire entrer des
référents dans des classes délimitables, porteuses d’information. Employer
un adjectif de manière non classifiante, c’est procéder à une évaluation.
3. « PAUVRE »
Dorine
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir
Avec un mal de tête étrange à concevoir
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Tartuffe ? Il se porte à merveille
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
Orgon
Le pauvre homme !
Orgon devrait placer son incise à la fin des énoncés concernant sa femme,
et dire « la pauvre femme ! ». L’« erreur » d’Orgon est là pour signifier une
vérité : Tartuffe occupe dans le cœur et la maison d’Orgon la place de
l’épouse. La transgression énonciative renvoie à un dérèglement de
l’ensemble de la cellule familiale.
4. L’ADVERBE « MAR »
On pourrait les traduire ainsi : « Pour leur malheur, les félons païens
vinrent aux ports / Je vous le garantis, tous sont voués à la mort. » Nous
avons traduit mar par « pour leur malheur », ainsi qu’on le fait habituelle-
ment. Selon B. Cerquiglini, la paraphrase convenable du premier vers serait
plutôt : « Les Païens félons ont eu bien tort de considérer, comme on peut
me semble-t-il supposer qu’ils l’ont fait, que venir aux ports serait au moins
un avantage » ; affirmation que l’énonciateur justifie ensuite en produisant
le second vers2.
1. Nous suivons ici l’analyse de B. Cerquiglini, La Parole médiévale, Paris, Éd. de Minuit,
1981.
2. Op. cit., p. 172.
Les noms de qualité 113
des énoncés inachevés, etc. Parmi ces éléments subjectifs, on peut relever
un groupe nominal qui possède des propriétés singulières : le perfide. En
effet, il peut figurer dans deux constructions : ce ou le + Nom de qua-
lité + de + Nom (ce perfide de Comte), et en incise à différents endroits de
la phrase (Il lisait, en riant, le perfide !). Ce nom appartient à la catégorie
des noms de qualité1.
À ces particularités syntaxiques sont associées des particularités séman-
tiques qui les séparent des noms ordinaires. Alors que ces derniers pos-
sèdent un signifié relativement stable, indépendant de telle ou telle
énonciation singulière, et qui permet de leur attribuer une classe de référents
virtuels (sera dit pré, par exemple, un référent possédant les propriétés cor-
respondant au signifié de ce nom), les noms de qualité n’ont de référent que
par les actes d’énonciation des sujets. « Le perfide ! » désigne une personne
que je traite de « perfide », et qui n’est perfide que par mon énonciation. En
dehors d’une énonciation particulière, il n’existe pas de classe de perfides,
d’imbéciles, de monstres… qu’on puisse délimiter a priori. Dans le mono-
logue de Figaro, le Comte n’est perfide qu’associé à un énoncé où « il riait
en lisant ».
Ainsi, il suffit qu’apparaisse ce type de noms pour qu’il faille restituer la
présence d’une conscience source de l’évaluation. C’est le cas dans cette
phrase de L’Assommoir de Zola :
Selon les Boche, au contraire, la blanchisseuse, dès sa première nuit, s’en
était allée retrouver son ancien époux, aussitôt que ce jeanjean de Coupeau
avait ronflé.
(Chapitre VIII.)
1. Sur cette catégorie de noms, voir J.-C. Milner, op. cit., chap. IV-VI.
Adjectifs et déterminants 115
6. ADJECTIFS ET DÉTERMINANTS
1. Sur cette tripartition, on peut consulter l’article de Sarah de Vogüé, « Discret, dense,
compact : les enjeux énonciatifs d’une typologie lexicale », dans La Notion de prédicat, J.-
J. Franckel (dir.), collection ERA 642, U.F.R.L., Université Paris-VII, 1989.
116 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE
De leur côté, quand ils sont employés avec des termes habituellement
denses, les groupes nominaux avec le déterminant un se distinguent de ceux
avec l’article partitif comme le non-classifiant se distingue du classifiant : le
partitif prélève une quantité non déterminée d’une substance divisible,
douée d’une propriété classifiante : de l’eau fraîche s’interprète comme « une
certaine quantité d’eau qui est fraîche, et non tiède, froide… ». En revanche,
une eau fraîche valorise sans prélever de quantité ni attribuer une propriété
classifiante : l’eau est considérée en elle-même, hors de toute opposition à
d’autres eaux.
Effectivement, avec l’article partitif l’emploi d’adjectifs clairement non
classifiants semble très difficile. Il aperçut une eau azurée passe beaucoup
mieux que l’énoncé *Il aperçut de l’eau azurée. Le premier paraît sorti tout
droit d’un texte littéraire, le second est étrange, voire parodique. Les adjec-
tifs du type azuré (limpide, cristallin…) appartiennent précisément à un
ensemble singulier : ce ne sont pas des adjectifs de couleur classifiants
(comme bleu, rouge…), ils ne désignent aucune propriété objective, mais
investissent l’objet dénoté d’une valeur esthétique positive et traduisent une
impression. Ce groupe d’adjectifs qui n’ont d’autre usage que non classifiant
sont étrangers à tout système de degré, de comparaison, à tout ce qui sup-
pose une objectivation quantitative : de là l’impossibilité d’un énoncé
comme *J’ai vu couler une eau plus bleutée que chez toi. Quand Flaubert
écrit dans L’Éducation sentimentale (II, IV), « le soleil couchant allongeait
à hauteur d’homme une lumière roussâtre », le groupe nominal ne dénote
pas tant un objet qu’il n’évoque l’émotion esthétique suscitée par le spectacle
du soleil se couchant sur l’Arc de triomphe.
Ces caractéristiques se retrouvent dans un certain nombre de groupes
prépositionnels ou d’épithètes stéréotypés qui sont associés au nom : une
herbe d’émeraude, une peau d’ébène, une blancheur de lys, une neige imma-
culée… Une herbe « d’émeraude » est moins une herbe verte qu’une herbe
qui est perçue comme un objet de contemplation esthétique, dont la couleur
correspond parfaitement à une essence, à l’herbe idéale. Les groupes nomi-
naux de ce type entretiennent un rapport privilégié avec le discours littéraire.
Cela ne signifie pas que tous les textes littéraires en font usage ni qu’on ne
les trouve que dans les textes littéraires, mais que leur emploi est perçu
comme produisant un « effet » littéraire. En disant une neige immaculée…
l’énonciateur institue une relation au monde très différente de celle
qu’impliquent des groupes nominaux comme de la neige fondue ou la neige
de la montagne. Dans le premier cas il renvoie à un stéréotype valorisé,
associé à un imaginaire (la neige pure, floconneuse, fraîche…), dans le
second cas il réfère à un objet du monde sur lequel il est possible d’agir.
Quelques pluriels à valeur stylistique 117
Le contexte précise que le film met l’accent sur « l’esthétique des images »,
ce qu’illustre l’emploi de caractérisations esthétisantes stéréotypées.
Ici, l’on peut très difficilement remplacer les sables par le sable. Le pluriel
les sables semble en effet ôter aux noms toute valeur classifiante ; il s’agit
d’une étendue indéterminée :
L’absence de délimitation quantitative entraîne l’interprétation de type
« flou », « infinitude », « immensité ». Ceci justifie l’apparition de les sables
dans les énoncés littéraires où sont notamment privilégiées les descrip-
tions panoramiques de paysages, l’idée de la quête éternelle, de l’égare-
ment et du déploiement des impressions troublantes des personnages1.
8. EFFETS IMPRESSIONNISTES
– Il y eut un flamboiement, une tombée de neige d’or sur une ville de cristal.
(É. Zola, Ibid., IV, V, p. 369.)
9. LA PLACE DE L’ADJECTIF
1. Éléments de littérature, article « Épithète », 1787. Sur le problème des épithètes rhéto-
riques, on peut se reporter à l’article de F. Berlan, « L’épithète entre rhétorique, logique et
grammaire aux xviie et xviiie siècles », in Histoire, épistémologie, langage, tome 14, I, 1992,
p. 181-198.
2. Les Figures du discours (1830), rééd. Flammarion, p. 324.
La place de l’adjectif 123
il apparaît qu’en (1’) l’adjectif a une valeur classifiante, qu’il est suscep-
tible de supporter l’incidence d’interrogations (Est-ce un mur noir ? Aime-
t-il les couleurs pâles ?). Dans (1), en revanche, l’adjectif n’ajoute
pratiquement aucun trait sémantique à ceux qui sont déjà contenus dans le
nom, il ne fait qu’expliciter en quelque sorte un trait latent : la pâleur fait
partie du stéréotype du spectre, et la noirceur caractérise tout forfait. Il se
produit alors une modification sémantique de l’adjectif : ainsi antéposés,
pâle ou noir ne désignent plus vraiment des couleurs. La pâleur du spectre
s’interprète plutôt comme absence de vie, fragilité… de la même manière
que la blancheur des « blancs moutons » renvoie à l’innocence, la pureté1…
Ce changement sémantique ressort clairement de la difficulté qu’il y a à
placer des déterminants numériques devant ces antépositions. Leur visée
classifiante est en effet peu compatible avec de tels emplois : *J’ai rentré six
blancs moutons paraît quelque peu incongru. Cette combinaison est néan-
moins possible si le chiffre en question est un stéréotype, une réalité notoire
qui n’oppose pas un nombre aux autres de la série. On peut ainsi référer aux
Parques en disant les trois noires divinités parce qu’il s’agit par nature
d’une trinité.
La littérature nourrit une prédilection pour ce genre d’antépositions : les
noirs chevaux de l’Érèbe, la douce brise, la verte campagne… Cela n’a rien
de surprenant, si l’on songe au rapport qu’entretient le discours littéraire
avec des stéréotypes fixés dans la culture : écrire la verte nature ou les rus-
tiques chaumières, c’est abandonner un univers de référents délimitables
pour un univers de notions codées dans la culture, un univers de stéréotype
où sont sédimentées un certain nombre de valeurs. La langue ne sert pas ici
1. Cette analyse de l’antéposition des adjectifs épithètes de couleur a été défendue par divers
auteurs : de P. Guiraud (La Syntaxe du français, PUF, « Que sais-je ? », 1962, chap. V) à J.-
M. Gouvard (« Remarques sur la syntaxe des épithètes dans les textes poétiques », in L’Ordre
des mots à la lecture des textes, A. Fontvieille-Cordani et S. Thonnerieux (dir.), Lyon, PUL,
2009, p. 101-118).
124 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE
1. Sur cette très intéressante question de la « langue littéraire » à partir du xixe siècle, voir
le volume collectif dirigé par G. Philippe et J. Piat : La Langue littéraire (Paris, Fayard, 2009).
La place de l’adjectif 125
1. La Prisonnière, p. 357.
Analyses
1. NON-CLASSIFIANCE ET UTOPIE
Les xviie et xviiie siècles constituent une sorte d’âge d’or de l’épithète rhé-
torique. On peut le voir dans ces deux extraits du Télémaque de Fénelon,
roman d’éducation qui, prétendant imiter la littérature grecque antique,
recourt massivement à ces épithètes.
(Apollon, chassé de l’Olympe par Jupiter, est contraint de se faire berger.
Sous son influence les bergers, qui menaient une vie sauvage, se civilisent.)
(1) Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre
leur vie agréable. Il chantait les fleurs dont le printemps se couronne, les
parfums qu’il répand et la verdure qui naît sous ses pas. Puis il chantait
les délicieuses nuits de l’été, où les zéphyrs rafraîchissent les hommes et
où la rosée désaltère la terre. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits
dorés dont l’automne récompense les travaux des laboureurs, et le repos
de l’hiver, pendant lequel la jeunesse folâtre danse auprès du feu. Enfin il
représentait les forêts sombres qui couvrent les montagnes et les creux
vallons, où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des
riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie
champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de merveilleux.
Bientôt les bergers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux que les rois, et
leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés.
Les jeux, les ris, les grâces suivaient partout les innocentes bergères. Tous
les jours étaient des jours de fête : on n’entendait plus que le gazouillement
des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui se jouaient dans les
rameaux des arbres, ou le murmure d’une onde claire qui tombait de
quelque rocher, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui
suivaient Apollon.
(François de La Motte-Fénelon, Les Aventures de Télémaque, livre II, 1699.)
Non-classifiance et utopie 127
qui ne le seraient pas mais il réfère à des herbages stéréotypiques, qui réa-
lisent pleinement l’essence de l’herbage ou de l’épi qu’a fixée la culture. Dans
ce monde de stéréotypes qu’évoque le texte, les adjectifs antéposés réalisent
ainsi au plus haut degré les valeurs attachées au nom par la culture.
L’ensemble de ce texte développe d’ailleurs le topos rhétorique du locus
amoenus, du lieu agréable. Les « nuits d’été » sont- inévitablement « déli-
cieuses », les « prairies » sont « riantes », les « bergères » sont « innocentes »,
les « zéphyrs » sont « doux », etc.
Cependant, le cas des « creux vallons », où l’adjectif ne fait que souligner
un trait qui de toute façon fait partie de la définition de tout vallon, est
différent de ceux du « diligent laboureur » ou des « innocentes bergères »,
qui réfèrent à des qualités morales dont la présence chez un humain n’a rien
de nécessaire. Cette différence est occultée par le fait que le texte s’appuie
sur des stéréotypes installés depuis l’Antiquité gréco-romaine dans la
culture, à travers la littérature et la peinture en particulier.
Le groupe nominal la féconde Cérès, épithète pose un problème particu-
lier puisque Cérès est un nom propre. La postposition de l’adjectif est de
toute manière impossible : *la Cérès féconde. Cette impossibilité se com-
prend : sauf contextes très particuliers, il semble difficile d’opposer Cérès à
un autre membre de la classe puisque le référent visé par le nom propre est
par définition unique. À l’instar des autres épithètes de caractère (« le sage
Nestor », « le bouillant Achille »), « la féconde Cérès » adjoint au nom propre
une qualité déjà incluse en lui par la tradition littéraire. Nestor ne constitue
pas à proprement parler un individu mais le prototype de l’homme sage,
comme Cérès est le prototype de la femme féconde : c’est en eux que telle
ou telle qualité s’incarne de manière éminente.
La possibilité d’un tel procédé présuppose deux choses :
– l’existence d’un code préétabli, stable et largement partagé de pro-
priétés, qualités ou défauts, caractéristiques de l’être humain ;
– la connaissance du corpus littéraire (associé à la peinture, la sculp-
ture…) où circulent les noms propres des personnages qui incarnent de
manière emblématiques ces propriétés. De là l’emploi exclusif de l’article
défini référant à un être supposément déjà identifié par le lecteur : on ne
trouve pas dans les textes classiques d’expressions anaphoriques telles ce
bouillant Achille ou cette féconde Cérès, dont l’usage impliquerait que l’on
reprend la désignation d’un référent nouveau. Êtres de légende, ces per-
sonnages sont toujours déjà connus, indépendamment des histoires parti-
culières dans lesquelles on peut les faire entrer.
Utopie, stéréotypes et littérature classique 129
Dans le monde utopique que décrit Fénelon, il n’y a pas place pour des
singularités déviantes. Les expressions nominales ne réfèrent pas à des
objets particuliers, où le déterminant permettrait d’opposer un ou plusieurs
objets à d’autres de la même classe (comme dans des expressions telles les
épis que tu as coupés ou les sillons du champ de ton voisin). L’article défini
pluriel saisit l’ensemble des éléments d’une classe (les innocentes bergères,
les zéphyrs) ; l’article défini singulier (le diligent laboureur) saisit un élément
unique mais qui vaut pour tous les autres, qui possède donc le statut de
représentant exemplaire de la classe.
Cette abondance des épithètes rhétoriques dans ce texte est bien autre
chose qu’un ornement ou un tic d’écriture de Fénelon. Elle est caractéris-
tique d’une esthétique très différente de celle qui prévaut depuis le roman-
tisme. Évoquer « les creux vallons » ou « la féconde Cérès », c’est présupposer
un monde stabilisé où les êtres humains s’accomplissent en se conformant
à des modèles préétablis qui sont inscrits dans un patrimoine collectif. La
littérature ne se donne pas pour fonction d’explorer des mondes inédits,
des abîmes intérieurs vertigineux ou des civilisations étranges, mais l’ima-
ginaire passe par l’activation de figures et de légendes installées dans la
mémoire collective et présents dans l’environnement matériel des élites, en
particulier dans la décoration de leurs demeures.
130 ANALYSES
3. NON-CLASSIFIANCE ET IMPRESSIONNISME
Les groupes nominaux (= GN) que nous avons mis en italique sont pré-
cédés du déterminant indéfini un. Quand il y a deux GN hiérarchisés dans
le groupe, le premier (que l’on notera GN1) est suivi d’un de + GN2, sauf
dans une gaieté dans la précision des détails. Dans tous les cas, le déterminant
indéfini ne peut être interprété de manière quantifiante puisque les N1 ne
réfèrent pas à des noms discrets (on ne peut pas les remplacer par le pluriel
des), ni même à des noms denses. Il s’agit de noms déverbaux (fuite, palpi-
tation) ou de noms compacts (gaieté, transparence, légèreté).
On peut diviser cet ensemble de groupes nominaux en deux classes :
– 1) ceux dont le N1 est un nom dérivé d’adjectif ; dans ce cas le groupe
est paraphrasable par une phrase où le N2 serait sujet et le N1 adjectif attri-
but : « la dentelle noire est légère », « l’air est transparent », « dans la précision
des détails X est gai » ;
– 2) ceux dont le N1 est un nom déverbal ; la paraphrase met le N2 en
position de sujet et fait du N1 un verbe : « le miroir fuit », « X palpite ».
Problèmes
de narration
CHAPITRE 7
avec un certain Rollon Langrune, lequel connaît l’histoire d’une femme dont
le portrait a suscité la curiosité du narrateur. En trois nuits, Rollon raconte
cette histoire, qui est transcrite par le narrateur. C’est cette transcription
que nous sommes censés lire. Suivant en cela un procédé traditionnel, le
narrateur du roman donne sa transcription pour une transposition, irré-
médiablement inférieure à l’original, le récit de Rollon. En ce sens, il assume
la responsabilité d’une narration différente, proprement littéraire :
Les pages qui vont suivre ressembleront au plâtre avec lequel on essaie de
lever une empreinte de la vie, et qui n’en est qu’une ironie ! Mais l’homme
se sent si impuissant contre la mort qu’il s’en contente. Puissiez-vous vous
en contenter !
(Introduction.)
1. Problèmes de linguistique générale, « Les relations de temps dans le verbe français », Paris,
Gallimard, 1966.
138 LES PLANS D’ÉNONCIATION
1. Par convention, pour lever tout équivoque, nous mettrons « discours » et « récit » entre
guillemets quand nous voudrons référer aux concepts de Benveniste.
Les deux systèmes d’énonciation 139
Discours Histoire
Passé composé/Imparfait
↑
Passé simple/Imparfait
Présent
↓
↓
(Prospectif)
Futur simple/
Futur périphrastique
Oral et écrit Surtout écrit
Usage non spécifié Usage narratif
Embrayeurs (ou déictiques) Absence d’embrayeurs
Modalisation « zéro »
Modalisation (= assertion + absence
d’évaluations)
1. « Futur “simple” et futur “proche” », Le Français dans le monde, janvier 1984, p. 65-70.
142 LES PLANS D’ÉNONCIATION
5. LE JE DU « RÉCIT »
Aussi, dans un texte relevant de l’« histoire » au je, ce dernier peut-il être
substitué à une non-personne sans qu’il faille pour autant modifier le sys-
tème de repérage non déictique. Indice qu’il ne s’agit pas d’un je de
« discours ». On le voit bien dans cet extrait :
Quand il fut enfin sorti, j’attendis un quart d’heure. Alors j’éteignis l’élec-
tricité, ouvris la porte de la bibliothèque, la refermant avec bruit, comme
si je regagnais mon appartement. Puis, évitant le moindre choc, longeant
à tâtons les pupitres et les vitrines de numismatique, je revins sur mes pas
et ouvris doucement la porte de gauche, qui donnait dans la salle des
Armures.
(P. Benoit, Koenigsmark, chapitre VII.)
Le passé simple sert moins à inscrire les événements dans le temps qu’à les
insérer dans un univers textuel autonome, un rituel narratif. Certes, il y a
un lien naturel entre narration au passé simple et évocation d’événements
révolus, mais c’est une convention interne à la narration, non un véritable
ancrage temporel, comme dans le « discours » : l’intrigue est seulement
censée être close pour qu’on puisse en faire le récit.
144 LES PLANS D’ÉNONCIATION
« Par son passé simple le verbe fait implicitement partie d’une chaîne
causale, il participe à un ensemble d’actions solidaires et dirigées », écrivait
Roland Barthes1. De fait, une forme de passé simple ne s’emploie qu’associée
à d’autres, chacune servant de repère à celle qui suit, sans se rapporter au
moment de l’énonciation. Comme les formes au passé simple représentent
des intervalles temporels réduits à une sorte de « point » insécable, leur
juxtaposition s’interprète comme une succession d’événements qui
s’appuient sans chevauchement les uns sur les autres. Par contre, le passé
composé est peu compatible avec l’enchaînement narratif. Il pose les procès
comme disjoints, tous passés par rapport au moment d’énonciation et, en
raison de son lien avec l’accompli, les présente comme statiques, au lieu de
les tourner vers les événements qui suivent. Ainsi Il acheta un gâteau et il
prit le train sera interprété comme une succession, tandis que ce n’est pas
nécessairement le cas pour Il a acheté un gâteau et il a pris le train, qui peut
dénoter deux faits indépendants, non successifs. De même, si l’on peut dire
Paul a tué l’homme qu’il a renversé deux jours plus tôt, on dira difficilement
Paul tua l’homme qu’il renversa la veille (on devra utiliser le plus-que-
parfait : Paul tua l’homme qu’il avait renversé la veille). Manifestement, il
est difficile de placer en second le passé simple qui exprime un événement
antérieur.
Le fait que le passé composé soit relié au présent d’énonciation, qu’il
maintienne un lien entre l’événement passé et la situation présente a de
multiples conséquences. Si par exemple l’on remplaçait le passé simple par
le passé composé dans ces lignes de Simenon, on obtiendrait un texte d’une
tonalité très différente :
Quand il revint du métro, le boulevard Richard-Lenoir était désert, et ses
pas résonnaient. Il y avait d’autres pas derrière lui. Il tressaillit, se retourna
involontairement […].
(Maigret et son mort, chapitre I.)
Jusqu’ici nous n’avons employé le concept d’« histoire » que pour des textes
narratifs. En fait, les successeurs de Benveniste ont élargi sa problématique
à l’ensemble des énoncés, en considérant que les textes narratifs de ce type
ne sont qu’un cas particulier d’un phénomène beaucoup plus général : la
possibilité qu’a le locuteur de produire des énoncés qui ne contiennent pas
de déictiques, de marques renvoyant à la situation d’énonciation. Il existe
en effet de nombreux genres d’énoncés non narratifs qui ne contiennent
pas de déictiques : les proverbes, les articles de dictionnaires, les modes
d’emploi, etc. On voit aisément qu’il y a là un risque d’équivoque puisque
« histoire » peut alors référer à des textes non narratifs. Pour la clarté, il vaut
donc mieux parler de plan embrayé (= « discours ») et de plan non embrayé
(= textes sans déictiques).
Plan d’énonciation
non-embrayé embrayé
(« discours »)
Cela ne signifie pas que tous les textes relevant du plan non embrayé ont
le même fonctionnement énonciatif. Alors que dans la narration non
embrayée les énoncés s’appuient en quelque sorte les uns sur les autres, dans
un proverbe, par exemple, on a plutôt affaire à un autorepérage de l’énoncé
146 LES PLANS D’ÉNONCIATION
8. LE PROBLÈME DE LA MODALISATION
Une autre difficulté soulevée par le modèle de Benveniste est que de nom-
breux textes relevant du récit non embrayé contiennent des marques d’éva-
luation. De fait, la manifestation de la subjectivité énonciative n’est pas
seulement une affaire de déictiques, mais aussi de modalisation, où
s’exprime la relation que le locuteur entretient avec ce qu’il dit. Dans ce texte
par exemple nous avons souligné trois évaluations qui semblent devoir être
attribuées au narrateur ou à un témoin de la déchéance du père Goriot, alors
même que le texte est au passé simple et à la non-personne.
Quand son trousseau fut usé, il [= le père Goriot] acheta du calicot à
quatorze sous l’aune pour remplacer son beau linge. Ses diamants, sa
tabatière d’or, sa chaîne, ses bijoux disparurent un à un. Il avait quitté
l’habit bleu barbeau, tout son costume cossu, pour porter, été comme hiver,
une redingote de drap marron grossier, un gilet en poil de chèvre et un
pantalon gris en cuir de laine. Il devint progressivement maigre ; ses mol-
lets tombèrent ; sa figure, bouffie par le contentement d’un bonheur bour-
geois, se rida démesurément.
(Le Père Goriot, 1834.)
Le problème de la modalisation 147
Nous avons évoqué le mélange constant, dans les textes effectifs, entre plan
embrayé et plan non embrayé. Nous allons nous arrêter à présent sur une
Le plus souvent, les écrivains optent pour le plan embrayé ou pour le plan
non embrayé, tout en acceptant des interférences entre les deux. Il arrive
néanmoins que certains textes n’établissent pas de hiérarchie entre ces deux
plans d’énonciation comme pour dépasser leur opposition. Cette subver-
sion de l’économie narrative usuelle n’est évidemment pas gratuite, mais la
conséquence des options esthétiques de l’auteur. On peut s’en rendre
compte en considérant deux cas très différents, par ailleurs presque contem-
porains : Voyage au bout de la nuit de Céline (1928) et Regain de Giono
(1932). Prenons quelques lignes de ce dernier roman :
Ça a fini par une bataille. Le « Tony dans son répertoire » voulait lui casser
une bouteille sur la figure, et ça, on ne l’aurait pas permis. Ça a fini par
une bonne bataille. Il y a eu des cris de femmes et des verres cassés. Mais,
pas trop de mal pour ceux de Sault parce qu’ils tapaient tous ensemble sur
le Tony. Le fils de la Marguerite se foula juste le poignet parce que son
coup de poing, c’est le marbre du comptoir qui le reçut.
(Regain, chapitre III.)
feu et puis du bruit avec. Mais alors un de ces bruits comme on ne croirait
jamais qu’il en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles, le nez,
la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que c’était fini, que
j’étais devenu du feu et du bruit moi-même.
Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête, et
puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelqu’un les secouait
de par-derrière. Ils avaient l’air de me quitter, et puis ils me sont restés
quand même mes membres. Dans la fumée qui piqua les yeux encore
pendant longtemps, l’odeur pointue de la poudre et du soufre nous restait
comme pour tuer les punaises et les puces de la terre entière.
(Voyage au bout de la nuit, Le Livre de Poche, p. 22-23.)
Raconter tout ça après… c’et vite dit !... c’est vite dit… On a tout de même
l’écho encore… brroumn !...la tronche vous oscille… même sept ans pas-
sés… le trognon !... le temps n’est rien, mais les souvenirs !... et les défla-
grations du monde !... les personnes qu’on a perdues… les chagrins… les
potes disséminés… gentils… méchants… oublieux… les ailes des mou-
lins… et l’écho encore qui vous secoue…
(Normance, Féerie pour une autre fois, II, Paris,
Gallimard, Folio, 1978, p. 13.)
Nous avons jusqu’à présent associé le plan non embrayé narratif à l’emploi
du passé simple. En fait, cette association ne correspond qu’à l’usage le plus
classique. Pour qu’il y ait rupture avec la situation d’énonciation, et donc
absence de déictiques, il n’est pas nécessaire d’employer le passé simple. On
peut recourir au présent : c’est ce qu’on appelle traditionnellement le pré-
sent de narration (on parle aussi de présent historique). Ce type de présent
n’est pas déictique, il n’indique pas que le procès est contemporain du
moment d’énonciation.
Dans la narration classique, le présent historique ne remplace pas pure-
ment et simplement le passé simple, il le supplée localement à des fins sty-
listiques bien déterminées. Ainsi, dans cet extrait des Mémoires d’outre-
tombe, c’est le passé simple qui définit l’armature narrative, le présent de
narration n’intervient que ponctuellement :
Le 23 juin 1812, Bonaparte reconnut de nuit le Niémen ; il ordonna d’y
jeter trois ponts. À la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le
fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l’autre rive. Un officier
de Cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande
qui ils sont. « Français. – Pourquoi venez-vous en Russie ? – Pour vous
faire la guerre. » Le Cosaque disparaît dans les bois ; trois sapeurs tirent
sur la forêt ; on ne leur répond point : silence universel.
Bonaparte était demeuré toute une journée étendu sans force et pourtant
sans repos : il sentait quelque chose se retirer de lui. Les colonnes de nos
armées s’avancèrent à travers la forêt de Pilwiski.
(Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, XXI, chap. 1.)
Le présent de narration 153
rouges, des bandes d’or, des panneaux bleus, des panneaux blancs. Des
drapeaux. Et puis des mots écrits,
PAN AM LUFTHANSA IBERIA ALITALIA
LOT KLM BEA JAL GARUDA
des mots insensés, des bouts de mots muets qui s’allument et s’éteignent.
Les comptoirs sont vides. La grande salle illuminée est pleine de comptoirs
vides. Bea B. s’assied sur les fauteuils de simili-cuir rouge, devant un
comptoir, et elle regarde les affiches et les morceaux de papier collés au
mur. Monsieur X ne dit rien non plus, il fume une cigarette.
(La Guerre, Paris, Gallimard, p. 177-178.)
1. Sur cette question voir par exemple Le Présent en français, P. Le Goffic (éd.), Amsterdam,
Rodopi, 2001.
2. Voir A. Culioli : « Valeurs aspectuelles et opérations énonciatives : l’aoristique », in
J. David et R. Martin éds., La Notion d’aspect, Paris, Klincksieck, 1980, p. 185.
156 LES PLANS D’ÉNONCIATION
expliquerait l’indécision des lecteurs devant ce type de formes : ils les inter-
prètent à la fois comme des événements dissociés du présent et comme la
réactualisation, la « résurrection » de faits révolus. Anna Jaubert1, de son
côté, propose de considérer que « le présent génère sa propre actualité,
transporte avec lui son repère, et par là gagne une autonomie par rapport à
son environnement »; le présent ne se contenterait pas de prendre acte d’une
coïncidence d’un procès avec le repère qu’est l’acte d’énonciation, il poserait
lui-même cette coïncidence, il en ferait « une déclaration de principe, éven-
tuellement affranchie de la coïncidence vraie à l’énonciation, suspendant
même au besoin l’inscription en réalité ».
Quelle que soit la solution retenue – et dans ce domaine elles sont d’une
grande complexité –, le présent de narration présente la particularité d’oscil-
ler, selon les contextes, entre valeurs aspectuelles du passé simple et celles
de l’imparfait, sans pouvoir être réduit ni à l’un ni à l’autre des deux tiroirs,
du fait même qu’il est un présent. L’important, pour le stylisticien, est de
comprendre pourquoi il est employé dans tel ou tel texte, quels effets de
sens il induit que ne pourraient pas exprimer l’imparfait ou le passé simple.
Avant de clore ce chapitre, il nous paraît utile d’évoquer un débat qui depuis
plusieurs décennies traverse les études sur la narration et qui engage la
manière dont on interprète les marques énonciatives dans un récit. Ce débat
oppose les théories « communicationnelles », pour lesquelles « il ne peut y
avoir de récit sans narrateur2 », et les théories « non communication-
nelles » du récit littéraire, qui soutiennent la possibilité d’un récit « sans
narrateur ».
Dans la narratologie moderne, on distingue, comme nous le faisons
implicitement dans cet ouvrage, l’auteur qui prend la responsabilité de
l’œuvre et le narrateur, qui est une sorte de personnage auquel l’auteur
délègue l’activité de raconter. Le narrateur est un énonciateur qui n’a pas
d’existence en dehors du récit, et qui s’adresse à un narrataire, un destina-
taire.
André Gide
Ce passage est un bon exemple de narration traditionnelle. Il est dominé
par l’« histoire » au passé simple et à l’imparfait, interrompue à intervalles
par des fragments de dialogue qui relèvent du « discours ».
Elle essaya de parler encore. Ses lèvres tremblaient comme celles d’un
enfant qui sanglote ; elle ne pleurait pas toutefois ; l’extraordinaire éclat
de son regard inondait son visage d’une surhumaine, d’une angélique
beauté.
– Alissa ! qui donc épouserai-je ? Tu sais pourtant que je ne puis aimer
que toi… et tout à coup, la serrant éperdument, presque brutalement dans
mes bras, j’écrasai de baisers ses lèvres. Un instant comme abandonnée,
je la tins à demi renversée contre moi ; je vis son regard se voiler ; puis ses
paupières se fermèrent, et d’une voix dont rien n’égalera pour moi la jus-
tesse de la mélodie :
– Aie pitié de nous, mon ami ! Ah ! n’abîme pas notre amour. Peut-être dit-
elle encore : N’agis pas lâchement ! ou peut-être me le dis-je à moi-même,
je ne sais plus, mais soudain, me jetant à genoux devant elle et l’envelop-
pant pieusement de mes bras :
– Si tu m’aimais ainsi, pourquoi m’as-tu toujours repoussé ? Vois ! j’atten-
dais d’abord le mariage de Juliette ; j’ai compris que tu attendisses aussi
son bonheur ; elle est heureuse ; c’est toi-même qui me l’as dit. J’ai cru
longtemps que tu voulais continuer à vivre près de ton père ; mais à présent
nous voici tous deux seuls.
(A. Gide, La Porte étroite, Paris, Gallimard.)
Prosper Mérimée
J’avais toujours soupçonné les géographes de ne savoir ce qu’ils disent
lorsqu’ils placent le champ de bataille de Munda dans le pays des Bastuli-
Poeni, près de la moderne Monda, à quelques lieues au nord de Marbella.
D’après mes propres conjectures sur le texte de l’anonyme, auteur du Bel-
lum Hispaniense, et quelques renseignements recueillis dans l’excellente
bibliothèque du duc d’Ossuna, je pensais qu’il fallait chercher aux envi-
rons de Montilla le lieu mémorable où, pour la ‘dernière fois, César joua
quitte ou double contre les champions de la république. Me trouvant en
Andalousie au commencement de l’automne’ de 1830, je fis une assez
longue excursion pour éclaircir les doutes qui me restaient encore. Un
mémoire que je publierai prochainement ne laissera plus, je l’espère,
aucune incertitude dans l’esprit de tous les archéologues de bonne foi. En
attendant que ma dissertation résolve enfin le problème géographique qui
tient toute l’Europe savante en suspens, je veux vous raconter une petite
162 ANALYSES
La partie (1) relève du plan non embrayé, qui repose sur la complémen-
tarité entre le couple imparfait/plus-que-parfait et le passé simple. Le repé-
rage temporel et le repérage spatial se font de manière non déictique ; des
noms propres pour les lieux, et « au commencement de l’automne de 1830 »
pour le temps. La modalisation est nettement « objectivante ». On peut
néanmoins relever quelques traces d’une modalisation subjectivante, en
particulier à travers l’emploi des adjectifs non classifiants « excellent » et
« mémorable » ; on peut également penser que des locutions comme « ne
pas savoir ce qu’ils disent » et « jouer quitte ou double » supposent la pré-
sence d’un sujet évaluateur. Comme il s’agit d’un narrateur homodiégétique,
Plan embrayé et plan non embrayé 163
Alphonse Daudet
Le dispositif énonciatif de ce texte d’Alphonse Daudet est plus complexe.
Le présent de narration et le passé simple se mêlent. En outre, le narrateur
homodiégétique fait alterner librement le désignateur je et le désignateur
« le petit Chose », surnom dépréciatif, pour référer au même individu.
(Le héros vient d’être sauvé in extremis du suicide par l’abbé Germane.)
Le petit Chose est assis au coin de la cheminée. Il est très agité, il parle
beaucoup, il raconte sa vie, ses malheurs et pourquoi il a voulu en finir.
L’abbé écoute en souriant ; puis quand l’enfant a bien parlé, bien pleuré,
bien dégonflé son pauvre cœur malade, le brave homme lui prend les
mains et lui dit tranquillement :
– Tout cela n’est rien, mon garçon, et tu aurais été joliment bête de te
mettre à mort pour si peu […]. À présent, plus un mot ! J’ai besoin de
travailler, et tu as besoin de dormir… Seulement je ne veux pas que tu
retournes dans ton affreux dortoir : tu aurais froid, tu aurais peur ; tu vas
te coucher dans mon lit, de beaux draps blancs de ce matin !… Moi,
j’écrirai toute la nuit ; et si le sommeil me prend, je m’étendrai sur le
canapé… Bonsoir ! ne me parle plus.
Le petit Chose se couche, il ne résiste pas… Tout ce qui lui arrive lui fait
l’effet d’un rêve. Que d’événements dans une journée ! Avoir été si près
de la mort, et se retrouver au fond d’un bon lit, dans cette chambre tran-
quille et tiède !… Comme le petit Chose est bien !… De temps en temps,
en ouvrant les yeux, il voit sous la clarté douce de l’abat-jour le bon abbé
Germane qui, tout en fumant, fait courir sa plume à petit bruit, du haut
en bas des feuilles blanches…
…Je fus réveillé le lendemain matin par l’abbé qui me frappait sur l’épaule.
J’avais tout oublié en dormant… Cela fit beaucoup rire mon sauveur.
(A. Daudet, Le Petit Chose, chapitre XII.)
164 ANALYSES
« Mise en relief »
et description
4 ÉNONCÉS SINGULATIFS ET
ITÉRATIFS
1. LA MISE EN RELIEF
dénote des procès contemporains d’un repère passé, dans la narration clas-
sique il s’agit plutôt de distinguer deux niveaux : d’une part, les événements
qui font progresser l’action, représentés par le plus souvent par des formes
verbales au passé simple, de l’autre, à l’imparfait, le niveau des procès posés
comme extérieurs à la dynamique narrative. L’emploi de l’imparfait est donc
ici caractérisé négativement, il ne renvoie pas à une classe consistante d’un
point de vue sémantique : on y trouvera aussi bien des indications sur le
décor que des commentaires du narrateur, des perceptions d’un personnage,
etc.
Dans cet extrait où nous avons mis en italique les phrases au passé simple,
on perçoit nettement la distinction entre ces deux niveaux :
Les jours commencèrent à s’allonger mais le froid resserra son étreinte. À
moins d’entretenir sans relâche un feu d’enfer dans la cheminée de la
maison forestière, les nuits canadiennes devenaient une épreuve assez
rude, et Tiffauges les espaçait tout en appréciant leur pureté tonique après
la moite promiscuité des baraques. Un matin que les étoiles rendues pelu-
cheuses par le gel intense brillaient encore dans le ciel noir, il fut réveillé
par un coup frappé à la porte. À moitié endormi encore, il se leva en mau-
gréant, et alla quérir quelques ronds de rutabaga qu’il avait posés sur le
bord de la cheminée. Il savait qu’il était inutile de faire la sourde oreille
aux invites de l’élan dont l’insistance devenait inlassable dès lors qu’il avait
senti une présence dans la maison. Il dut lutter un moment avec la porte
que le gel avait bloquée et qui céda tout à coup, s’ouvrit toute grande et
découvrit la haute silhouette d’un homme botté et en uniforme.
(M. Tournier, Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 283.)
J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il
était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait
l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti
des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que
le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait
mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette
brûlure que je ne pouvais plus supporter j’ai fait un mouvement en avant.
(A. Camus, L’Étranger, I, 6, Paris, Gallimard ; c’est nous qui soulignons.)
ce passage des Misérables de Victor Hugo nous avons placé entre crochets
et en italique les formes qui résulteraient d’une telle interversion :
Toute cette cavalerie, étendards et trompettes au vent, formée en colonnes
par division, descendit [descendait] […] la colline de la Belle-Alliance,
s’enfonça [s’enfonçait] dans le fond redoutable où tant d’hommes déjà
étaient tombés, y disparut [disparaissait] dans la fumée, puis, sortant de
cette ombre, reparut [reparaissait] de l’autre côté du vallon […]. Ils mon-
taient [montèrent], graves, menaçants, imperturbables ; dans les inter-
valles de la mousqueterie et de l’artillerie, on entendait [entendit] ce
piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient [furent] deux
colonnes ; la division Wathier avait [eut] la droite, la division Delord avait
[eut] la gauche. On croyait [crut] voir de loin s’allonger vers la crête du
plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa [traversait] la
bataille comme un prodige.
(II, I, IX.)
1. Phénomène bien mis en évidence par M. Proust dans son article « À propos du style de
Flaubert » (1920), repris dans Chroniques, Paris, Gallimard, 1928, p. 193-206.
Neutralisation de l’opposition 169
ramassa ; elle lui prit innocemment la main ; le jeune homme baisa inno-
cemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité,
une grâce toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux
s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent. M. le
baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et, voyant cette
cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans
le derrière. Cunégonde s’évanouit : elle fut souffletée par madame la
baronne dès qu’elle fut revenue à elle-même ; et tout fut consterné dans
le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles.
(Candide, chapitre I.)
2. NEUTRALISATION DE L’OPPOSITION
Nous avons déjà évoqué la question du point de vue (voir p. 91). Pour qu’il
y ait point de vue, il faut une conscience qui soit à l’origine d’une perception
et un objet perçu que le personnage peut détailler et évaluer. Or, très souvent,
c’est en passant du premier plan à un second plan à l’imparfait que le texte
indique au lecteur que tel phénomène est rapporté à un point de vue.
Observons cet extrait de Jean Giono :
Brusquement, Bobi vit le champ de narcisses entièrement couvert de fleurs
et, à travers le champ, une fille qui fuyait à la course.
Il s’élança à la poursuite. Il entendit danser derrière lui les quatre sabots
du cerf puis la foulée de la bête qui le gagnait, puis le petit galop facile à
côté de lui. Le cerf avait rejeté sa tête en arrière, retroussé ses babines ; il
riait et le vent sifflait entre ses dents vertes.
Second plan et point de vue 171
La fille avait des jupons larges. Elle courait vite avec de fortes jambes nues.
Elle monta le talus d’arrosage, descendit de l’autre côté et disparut.
Bobi arriva au sommet, lancé droit. Mais droit devant il n’y avait plus rien
que le plateau désert avec deux ou trois fumées de brume. Le cerf, cabré sur
ses jambes de derrière, secoua ses bois et s’élança vers la gauche. Bobi le
suivit. La fille courait là-bas devant vers la lisière de la forêt.
(Que ma joie demeure, Éd. B. Grasset, 1935, chap. VII.)
Nous avons mis en italique les passages de second plan qui s’interprètent
tout naturellement comme des perceptions de Bobi, que le cotexte montre
comme le focalisateur, c’est-à-dire la source du point de vue, même en
l’absence de tout verbe de perception.
De même, dans les lignes qui suivent, extraites du même roman, on
interprète la première phrase à l’imparfait comme renvoyant à un point de
vue, mais on ne sait pas si le focalisateur est le narrateur ou la femme elle-
même. En revanche, la phrase « elle avait cinquante-sept ans » peut diffici-
lement passer pour une perception. On peut y voir une pensée du
personnage, au discours indirect libre (voir p. 225) ou une notation des-
criptive du narrateur.
Elle se leva tout de suite. Elle peigna ses longs cheveux gris. Détortillés, ils
descendaient plus bas que ses hanches. Elle avait cinquante-sept ans.
(chap. II.)
Dans un même texte, le narrateur peut ainsi utiliser l’imparfait aussi bien
pour évoquer le point de vue d’un personnage que pour donner au lecteur
des informations de second plan, indépendamment du personnage. On le
voit dans cet autre extrait :
Il grimpa donc dans la mansarde et se mit à fouiller la huche. Des piles de
factures et de traites y voisinaient avec des paquets de chansons, sous ces
papiers, un cahier jaune, au dos rongé, laissait échapper quelques pages.
André l’ouvrit et lut :
JOSEPH STEINDEL
Cahier de Chansons
Le cahier de petit père ! L’enfant adorait son père, qu’il avait perdu trop
jeune pour le connaître. Mme Steindel ne cessait d’en parler, avec des
termes si vifs et si affectueux, qu’elle avait éveillé son fils à l’amour d’un
inconnu. Si absorbé que fût André, il entendit un martèlement de talons.
Il éteignit prestement la lumière. La cloison vitrée s’éclaira aussitôt ; une
voix féminine fredonnait.
(Étiemble, L’Enfant de chœur, éd. déf., 1988, Gallimard, p. 24-25.)
172 « MISE EN RELIEF » ET DESCRIPTION
pas de toute façon de la répétition du même procès (il n’y en a jamais deux
semblables), mais du résultat d’un travail d’abstraction.
Dans le roman classique, comme l’a remarqué G. Genette1, il existe une
subordination fonctionnelle des énoncés itératifs aux énoncés singulatifs,
c’est-à-dire ceux qui évoquent des événements qui n’ont eu lieu qu’une fois.
C’est ainsi que ce fragment itératif de Stendhal n’est qu’un élément d’un
fragment de second plan, en l’occurrence le portrait d’un personnage, por-
trait qui lui-même est inséré dans un récit organisé par l’emploi du passé
simple :
Quand le docteur croyait avoir convaincu son adversaire, et dès qu’il par-
lait à quelqu’un, il avait un adversaire à convaincre et un partisan à gagner,
ses sourcils se relevaient d’une façon démesurée et ses petits yeux gris
ouverts comme ceux d’une hyène semblaient prêts à lui sortir de la tête.
(Lucien Leuwen, chap. VIII.)
1. « À propos du style de Flaubert » (1920) ; article cité dans Flaubert, textes recueillis et
présentés par R. Debray-Genette, Didier, Firmin-Didot, 1970, p. 46.
2. Op. cit., p. 47.
3. Les Textes : types et prototypes, Nathan, 1992, p. 85-95.
4. Voir par exemple J.-M. Adam et A. Petitjean, Le Texte descriptif, Paris, Nathan, 1989.
Second plan et description 175
La description est précise sans être détaillée, et ne fait pas appel à une
compétence lexicale très poussée. De toute façon, il est très difficile à l’auteur
d’évaluer les connaissances de ses lecteurs en matière de vocabulaire, et le
texte lui-même joue avec ces connaissances, feignant par exemple de sup-
poser acquis ce qu’il enseigne. Quand on lit « le comptoir énorme, avec ses
1. Sur les divers statuts de la description voir J.-M. Adam et A. Petitjean, « Les enjeux textuels
de la description », Pratiques, n° 34, 1982, p. 107 à 114.
2. Le roman naturaliste nourrissait une prédilection pour les descriptions ; à ce propos on
peut se reporter au livre de Ph. Hamon (1981) : Introduction à l’analyse du descriptif. Paris,
Hachette.
3. Terme emprunté à J.-M. Adam et A. Petitjean : « Introduction au type descriptif »,
Pratiques, n° 34, 1982, p. 80.
176 « MISE EN RELIEF » ET DESCRIPTION
du texte sur le réel1. Un tel phénomène est rendu possible par l’ambiguïté
même de la fonction descriptive : théoriquement au service de l’action nar-
rée, fonction auxiliaire, elle constitue également une pause décorative qui
tend à valoir pour elle-même et qui constitue une sorte de défi pour l’écri-
vain. Le roman réaliste a pu dénier cette ambiguïté, mais elle ressort de
manière éclatante quand on aborde la littérature baroque ou certains
romans contemporains, qui pour des raisons très différentes mettent en
cause la subordination de la description à l’intrigue, censée « imiter » l’ordre
« réel » des événements. Dans le Nouveau Roman des années 1960, en par-
ticulier chez Alain Robbe-Grillet, cette mise en cause est allée de pair avec
une subversion de la dynamique du récit, au profit d’une série de descrip-
tions. On peut citer en particulier son roman La Jalousie (1957) où le titre
renvoie à la fois au sentiment qu’éprouve le narrateur pour sa femme
(intrigue) et au volet à travers lequel il l’observe (description).
Le thème-titre est donné dès la première phrase : la maison qu’on lui avait
indiquée. Ce thème-titre est analysé d’abord en une façade en pierre
Une description balzacienne 181
c’est le regard du jeune ouvrier qui est censé supporter la description. Mais
cette présence discrète d’un focalisateur est en fait débordée par le regard
d’une instance introduite sur le mode hypothétique, « l’observateur »,
double du narrateur, qui conduit la description d’une manière qui excède
largement les possibilités perceptives et les connaissances du jeune ouvrier :
ce n’est pas lui par exemple qui assume l’évaluation prétentieusement, mais
« l’observateur ».
Ce texte est révélateur d’une instabilité. D’un côté, l’auteur s’efforce de
rapporter la description à un personnage ; de l’autre est instituée une ins-
tance intermédiaire entre le narrateur omniscient et le personnage :
« l’observateur ». Ce dernier n’a pas accès à d’autres informations que le
personnage (il ne voit que l’extérieur de la maison), mais sa perception
atteste l’excellence du programme romanesque balzacien tel qu’il s’énonce
dans le célèbre « avant-propos » de La Comédie humaine : montrer la
convenance profonde entre l’homme et son milieu social, déduire son por-
trait de l’examen de son habitat.
On peut mettre en contraste les deux textes suivants, tous deux assumés par
un narrateur homodiégétique. Dans le premier, le « je » fonctionne comme
déictique, dans le second le récit est assumé par un « je » de récit non
embrayé.
Un journal intime
(Le narrateur homodiégétique rédige son journal ; le passage qui suit a été
rédigé le soir, après l’épisode qui est raconté.)
Mitonnet est venu ce soir comme d’habitude. Il souffre un peu du côté, se
plaint d’étouffements et tousse beaucoup. Au moment de lui parler, le
dégoût m’a saisi, une sorte de froid, je l’ai laissé à son travail (il remplace
fort adroitement quelques lames pourries du parquet), je suis allé faire les
cent pas sur la route. Au retour, je n’avais encore rien décidé, bien entendu.
J’ai ouvert la porte de la salle. Occupé à raboter ses planches, il ne pouvait
ni me voir, ni m’entendre. Il s’est pourtant retourné brusquement, nos
regards se sont croisés. J’ai lu dans le sien la surprise, puis l’attention, puis
le mensonge. Non pas tel ou tel mensonge, la volonté du mensonge. Cela
faisait comme une eau trouble, une boue. Et enfin – je le fixais toujours,
la chose n’a duré qu’un instant, quelques secondes peut-être, je ne sais –
la vraie couleur du regard est apparue de nouveau, sous cette lie. Cela ne
Arrière-plan et point de vue 183
peut se décrire. Sa bouche s’est mise à trembler. Il a ramassé ses outils, les
a soigneusement roulés dans un morceau de toile, et il est sorti sans un mot.
(G. Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Le Livre de Poche, 1971,
p. 135-136.)
Comme il s’agit d’un journal intime, le tiroir de base du texte n’est pas le
passé simple mais le passé composé. L’essentiel ici n’est pas la production
d’un récit autonome, l’enchaînement d’actions détachées de la situation
d’énonciation, mais la relation qui s’établit entre l’événement passé et la
conscience qui l’évoque dans l’actualité de l’énonciation. Le je qui est per-
sonnage de cet épisode est ainsi dominé par le je du scripteur du journal qui
se remémore sa journée.
Les fragments de second plan à l’imparfait sont complémentaires de ceux
au passé composé, au premier plan. Au retour, je n’avais encore rien décidé,
bien entendu dépend à la fois de la phrase qui précède et de la phrase qui suit.
Occupé à raboter ses planches, il ne pouvait ni me voir, ni m’entendre dépend
de J’ai ouvert la porte de la salle. La phrase cela faisait comme une eau trouble,
une boue dépend de J’ai lu dans le sien la surprise, puis l’attention, puis le
mensonge. Non pas tel ou tel mensonge, la volonté du mensonge. Quant à la
phrase entre tirets je le fixais toujours, elle dépend de la vraie couleur… lie.
Au second plan on trouve aussi bien des énoncés qui se rapportent au
point de vue du personnage (il ne pouvait… ; cela faisait…) que des énoncés
qui ont une valeur circonstancielle (je n’avais rien décidé… ; je le fixais…).
On notera que la phrase entre parenthèses (il remplace fort adroitement
quelques lames pourries du parquet) est au présent, et non à l’imparfait, car
le scripteur a choisi de présenter cette activité comme étant en cours, et non
en prenant pour repère le moment où il le regarde travailler.
Un récit classique
Il s’agit du début d’un court roman autobiographique de Benjamin
Constant : Cécile (1811).
Ce fut le 11 janvier 1793 que je fis connaissance avec Cécile de Walterbourg,
aujourd’hui ma femme. Elle était mariée, depuis environ deux ans, avec
un comte de Barnhelm, beaucoup plus âgé qu’elle. La sœur aînée de Cécile
avait fait ce mariage. La Baronne de Salzdorf, c’était son nom, liée pendant
vingt années avec M. de Barnhelm, avait imaginé d’en faire son beau-frère,
pour qu’il ne cessât pas d’être son amant. Sacrifiée à cette odieuse intrigue,
Cécile découvrit bientôt les rapports de sa sœur aînée avec son mari, et,
sans dévoiler ses motifs à sa famille, parce qu’elle ne voulait pas affliger la
vieillesse de son père, elle eut le courage de rompre toute liaison intime
184 ANALYSES
Polyphonie
et discours rapporté
CHAPITRE 9
Polyphonie
et modalisation
autonymique
1. Voir Miklhaïl Bakhtine, le principe dialogique, par T. Todorov, Paris, Le Seuil, 1981.
2. En France les phénomènes relevant de la polyphonie ont été problématisés par deux
théories, celle d’O. Ducrot et celle d’A. Culioli. Pour avoir une vue des idées d’A. Culioli
sur cette matière, on peut consulter l’article de J. Simonin, « De la nécessité de distinguer
énonciateur et locuteur dans une théorie énonciative », DRLAV, n° 30, 1984. La réflexion
sur la polyphonie inspirée de Ducrot a été considérablement affinée par les travaux des
« polyphonistes scandinaves » autour de H. Nolke (voir La Théorie Scandinave de la Poly-
phonie Linguistique, par H. Nolke, K. Flottum, C. Norén, Paris, Kimé, 2004).
3. Le Dire et le Dit, Paris, Éd. de Minuit, 1984.
4. « Quelques raisons de distinguer “locuteurs” et “énonciateurs” », in Polyphonie – lin-
guistique et littéraire, n° III, 2001 (Samfundslitteratur Roskilde, Danemark,), p. 20.
188 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE
Dans les deux énoncés que nous avons soulignés, Silvia reprend au « je »
les propos de Dorante mais sans en assumer la responsabilité, sans les poser
elle-même comme valides : elle en est bien le « sujet parlant », mais elle n’en
est pas le « locuteur ».
1. Par convention, nous mettrons entre guillemets « sujet parlant », « locuteur » et « énon-
ciateur » quand ces termes sont les concepts de la polyphonie et n’ont donc pas la valeur
qu’ils possèdent habituellement en linguistique.
Personnage, narrateur et archiénonciateur 189
Ici Scapin place sa propre voix sur le même plan que celles de « locuteurs »
imaginaires qu’il contrefait.
3. « LOCUTEUR-L » ET « LOCUTEUR- »
1. Sur la notion d’éthos en général, voir le volume collectif dirigé par R. Amossy : Images
de soi dans le discours. La construction de l’éthos (Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999) et
notre article « Retour critique sur l’éthos », Langage et Société, n° 149, 2014, p. 31-48. Sur
l’éthos en littérature, voir notre Discours littéraire (A. Colin, 2004) où un chapitre lui est
consacré.
192 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE
4. LA PARODIE
Pour que cette parodie soit réussie, il faut un lecteur modèle qui connaisse
le texte source, à savoir le début de l’Énéide de Virgile, dont il retrouve
quelques traits saillants : en particulier l’utilisation d’un mètre noble (en
l’occurrence l’alexandrin, équivalent français de l’hexamètre dactylique
latin), le « je chante… » inaugural, l’invocation de la Muse, etc. L’énoncia-
teur fait ainsi entendre deux voix à la fois : celle d’un poète épique antique
et celle d’un homme du xviie siècle qui raille ses contemporains. Mais ces
deux voix sont au service d’une autre, qui les absorbe en quelque sorte –
celle de l’auteur, Boileau, qui montre sa maîtrise du genre épique et de la
satire.
5. IRONIE ET POLYPHONIE
Dire que l’ironie est une « mention », c’est donc considérer qu’elle n’est
pas une antiphrase, qui dirait le « contraire » du sens littéral, mais une sorte
de citation, la mention du propos de quelqu’un locuteur qui dirait quelque
chose de déplacé.
De cette « mention » on peut glisser à l’idée, plus proprement polypho-
nique, que dans l’ironie on fait entendre un point de vue distinct de celui
du locuteur : une énonciation ironique met en scène un personnage qui
énoncerait quelque chose de déplacé (disant par exemple « Quel beau
temps ! » quand il pleut des cordes) et dont le locuteur se distancierait par
son ton et sa mimique. Ainsi, pour Ducrot,
parler de façon ironique, cela revient pour un locuteur L à présenter
l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position
dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité
et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le
responsable de l’énonciation, L n’est pas assimilé à E, origine du point
de vue exprimé dans l’énonciation […]. D’une part, la position absurde
1. Définition du célèbre manuel de Pierre Fontanier Les Figures du discours (1821), section II,
chap. III.
2. « Les ironies comme mentions », Poétique, n° 36, 1978. Voir aussi C. Kerbrat-Orecchioni
(« L’ironie comme trope », Poétique, 1980, n° 41) ; A. Berrendonner (Éléments de pragma-
tique linguistique, Paris, Éd. de Minuit, 1981) ; O. Ducrot (Le Dire et le Dit, Éd. de Minuit,
1984).
196 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE
est directement exprimée (et non pas rapportée) dans l’énonciation iro-
nique et en même temps elle n’est pas mise à la charge de L, puisque celui-
ci est responsable des seules paroles, les points de vue manifestés dans les
paroles étant attribuées à un autre personnage, E1.
Pour que l’ironie soit perçue comme telle, il doit exister des indices per-
mettant de percevoir la dissociation énonciative. Dans le cas de notre
extrait de Candide, le principal signal est la présence des groupes « le
meilleur des mondes » et « la raison suffisante » dans un contexte qui les
rend parfaitement déplacés. Mais l’ironie ne saurait s’accommoder de
signaux trop évidents qui la feraient basculer dans l’explicite. De fait, bien
souvent on ne peut déterminer avec certitude si un texte est ironique ou non.
On en a une illustration fameuse avec le texte de Montesquieu sur l’escla-
vage des Noirs dans L’Esprit des lois. Dans ce texte, l’auteur met en scène
un partisan de l’esclavage : « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu
de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais. » Il s’agit en fait d’un
réquisitoire contre la traite des Noirs ; mais certains contemporains n’ont
pas perçu la force critique de l’argumentation, qui dans le texte n’apparaît
évidente qu’à partir du 3e paragraphe. Le second paragraphe se présente
comme un raisonnement économique très sérieux, et c’est l’argument ridi-
cule donné au 3e paragraphe qui crée le doute chez le lecteur :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû
mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de
terres.
Le sucre serait trop cher si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit
par des esclaves.
Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le
nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre […].
(L’Esprit des lois, XV, 5.)
Dans les lettres 4 à 10 des Provinciales de Pascal c’est sur cette ambiguïté
foncière de l’ironie que repose tout le dispositif énonciatif. Ces lettres rap-
portent en effet une série d’entretiens fictifs (mais donnés pour réels) entre
le narrateur, présenté comme un homme du monde ignorant en matière de
théologie, et un jésuite, adversaire des jansénistes, qui est censé résumer la
doctrine des casuistes que l’auteur entend dénoncer comme immorale. Ces
paroles que le narrateur adresse au jésuite au cours des entretiens visent en
fait deux destinataires, placés à des niveaux distincts : l’allocutaire immédiat,
le jésuite, et les lecteurs des lettres au provincial. En usant de l’ironie, ce
locuteur peut produire des énoncés qui sont interprétables sur les deux
plans à la fois : le père jésuite les interprète comme sérieux, au premier degré
en quelque sorte, alors que les lecteurs du pamphlet de Pascal perçoivent la
polyphonie ironique. On en a une claire illustration dans ce fragment de la
lettre VII où le jésuite vante les bienfaits de la casuistique :
Écoutez encore ce passage de notre Père Gaspard Hurtado, De Sub. pecc.
diff. 9, cité par Diana, p. 5, tr. 14, R 99 ; c’est l’un des vingt-quatre Pères
d’Escobar : Un bénéficier peut, sans aucun péché mortel, désirer la mort
de celui qui a une pension sur son bénéfice ; et un fils celle de son père, et
se réjouir quand elle arrive, pourvu que ce ne soit que pour le bien qui lui
en revient, et non pas par une haine personnelle.
Ô mon père ! lui dis-je, voilà un beau fruit de la direction d’intention !
1. Cité par S. Delesalle et L. Valensi, « Le mot “nègre” dans les dictionnaires français
d’Ancien régime ; histoire et lexicographie », in Langue française, n° 15, 1972, p. 102.
« Énonciateur » et « point de vue » 199
1. Nous laissons de côté la question de savoir s’il s’agit là d’une litote, comme le soutient la
tradition. C’est là un point en débat et qui ne peut sans doute pas être définitivement tranché.
200 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE
à un autre point de vue ; c’est le cas si l’on dit Il n’y a pas un souffle de vent
pour dire seulement qu’il fait très beau. Mais dans un autre contexte cet
énoncé négatif pourrait avoir une valeur polémique ; par exemple, si l’on
dit « Le capitaine s’est trompé : il n’y a pas un souffle de vent », le locuteur
s’oppose au point de vue du capitaine pour le réfuter.
Dans la concession, comme dans la négation, le point de vue autre est
intégré dans la parole du locuteur, il n’est pas présenté comme autonome.
Quand, dans Le Cid, Don Gormas, s’adressant à Don Diègue qui vient de
recevoir une faveur du roi, lui dit :
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes.
(I, 3.)
7. LA MODALISATION AUTONYMIQUE
1. On se reportera à son ouvrage Ces mots qui ne vont pas de soi : Boucles réflexives et non-
coïncidences du dire, Paris, Larousse, 1995.
202 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE
8. LES GUILLEMETS
1. L’analyse de ce début de ce roman de Pinget a donné lieu à un ouvrage édité par E. Roulet
et M. Burger sous le titre Les Modèles du discours au défi d’un « dialogue romanesque » :
L’incipit du roman de R. Pinget Le Libéra, Presses Universitaires de Nancy, 2002.
Les guillemets 203
montre qu’il marque une réserve, que tout à la fois il emploie le mot guille-
meté et le montre comme signe.
Considérons à présent ces deux autres exemples :
(a) Bloch m’interrogeait, comme moi je faisais autrefois en entrant dans
le monde, comme il m’arrivait encore de faire, sur les gens que j’y avais
connus alors et qui étaient aussi loin, aussi à part de tout, que ces gens de
Combray qu’il m’était souvent arrivé de vouloir « situer » exactement.
(M. Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard.)
Dans l’extrait (a), le lecteur peut présumer que « situer » est mis entre
guillemets parce que c’est un mot qui serait caractéristique de l’usage des
gens de Combray ou des gens du monde, et que le narrateur refuse de
prendre pleinement à son compte, pour une raison que le lecteur doit
essayer de deviner. Dans l’exemple (b), l’énonciateur semble mettre
« femme chic » entre guillemets à la fois parce que ce mot est présenté
comme inadéquat pour son référent (elle n’est pas chic pour le narrateur)
et/ou parce que la responsabilité en est attribuée à l’opinion des gens de la
petite ville où se déroule l’histoire : deux interprétations parfaitement com-
patibles. Souvent, mettre une unité entre guillemets, c’est en effet en ren-
voyer la responsabilité à un autre : un groupe social déterminé (les jeunes,
les bourgeois, etc.), un parti politique, une secte, une discipline scientifique,
etc. Les clichés sont donc d’excellents candidats à la mise entre guillemets.
Pour que les guillemets puissent faire l’objet d’un déchiffrement satis-
faisant, une connivence minimale entre énonciateur et lecteur est nécessaire.
L’énonciateur qui use de guillemets doit se construire, consciemment ou
non, une certaine représentation de ses lecteurs pour anticiper leurs capa-
cités de déchiffrement : il placera des guillemets là où il présume qu’on en
attend de lui (ou qu’on n’en attend pas s’il veut surprendre). Réciproque-
ment, le lecteur doit construire une certaine représentation de l’univers
idéologique et esthétique de l’énonciateur pour réussir le déchiffrement. Et
tout déchiffrement réussi renforce le sentiment de connivence.
Le fonctionnement des guillemets n’est pas sans rappeler celui de l’iro-
nie. Il y a dans les deux cas une sorte de division interne de l’instance
d’énonciation. Dans le cas des guillemets, l’énonciateur emploie une expres-
sion et la montre en quelque sorte du doigt, indiquant par là qu’il ne l’assume
L’italique 205
9. L’ITALIQUE
(b) (Le narrateur s’adresse à don José) : Si je ne trompe, lui dis-je, ce n’est
pas un air espagnol que vous venez de chanter. Cela ressemble aux zorzi-
cos, que j’ai entendus dans les Provinces*, et les paroles doivent être en
langue basque ». (L’astérisque sur Provinces appelle une note de bas de
page : « Les provinces privilégiées, jouissant de fueros particuliers, c’est-à-
dire l’Alava, la Biscaïe, la Guipuzcoa et une partie de la Navarre. »)
(P. Mérimée, Carmen, 1845, I.)
En (a) l’auteur met en italique un mot qui en 1881 est encore perçu
comme un néologisme d’origine étrangère (le mot est apparu en français
vers 1860). Il y a aussi sans doute là un souci de couleur locale : par l’italique
le narrateur souligne qu’il s’agit d’un instrument caractéristique du mode
206 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE
par l’italique il les place sur le même plan que les onomatopées : comme si
les mots allemands et les bruits relevaient de la même catégorie.
Analyses
Ce texte présente deux parties au statut énonciatif distinct. Les deux pre-
miers paragraphes, qui forment une sorte de prologue, se présentent
comme une subversion parodique, alors que dans le troisième on a affaire à
un texte ironique. La parodie disqualifie un individu ou un genre identi-
fiés, alors que l’ironie disqualifie la source du point de vue.
Au début de son récit, Voltaire parodie un genre de la littérature reli-
gieuse, en l’occurrence la « légende dorée », les vies de saints de la littérature
populaire. Le caractère de parodie n’est évidemment perceptible qu’aux
lecteurs qui connaissent ce genre. On a affaire à ce que Genette appelle un
« pastiche satirique », qui se distingue du pastiche par la présence d’indices
de distanciation destinés à disqualifier ce genre d’énonciation. Toute paro-
die satirique suppose un équilibre délicat entre la conformité au discours
parodié et la mise à distance de celui-ci. Dans ce texte, la trame obéit aux
Les guillemets de Céline 209
Le discours rapporté
1. Certains linguistes préfèrent parler de « discours représenté » ; cela évite de laisser penser
qu’il y a nécessairement une énonciation effective qui serait rapportée dans un second temps.
Par exemple si je dis « Paul aurait pu dire que tout va bien. », je ne rapporte pas à strictement
parler des paroles qui n’ont pas été dites. Un autre avantage du terme « discours représenté »
est qu’il met l’accent sur son caractère de mise en scène : le problème n’est pas la fidélité
supposée à un énoncé originel mais la manière dont elle est mise en scène.
Discours direct et indirect 215
récents sur ce sujet ont montré qu’on ne pouvait pas limiter la probléma-
tique du discours rapporté à ces trois seuls procédés. Il existe par exemple
un discours narrativisé, qui se contente d’indiquer qu’il y a eu un acte
d’énonciation : « Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix
basse, quand il était à l’autre bout de la salle1. »
Une conception erronée, entretenue par les exercices scolaires, veut que le
discours indirect (DI) soit le résultat d’une transformation du discours
direct (DD), qui serait en quelque sorte l’original des propos rapportés.
Ainsi, Paul a dit que Jean viendrait serait la contrepartie exacte de Paul a
dit : « Jean viendra ». En fait, DI et DD sont deux formes indépendantes de
discours rapporté. Il n’est d’ailleurs pas difficile de mettre en évidence un
grand nombre de phénomènes qui interdisent de passer du discours direct
au discours indirect (I), ou de remonter du discours indirect à un énoncé
au discours direct (II). On en signalera deux :
– (I) : Il est impossible de mettre au discours indirect beaucoup d’élé-
ments qui figurent au discours direct : onomatopées, interjections, vocatifs,
exclamations, énoncés inachevés, en langue étrangère, etc.
* Il m’a dit que brrr
* Il m’a dit que quel homme !
* Il m’a dit que Jean est le plus…
Ces impossibilités découlent des propriétés de chacune de ces deux stra-
tégies de citations : à la différence du DD, le DI ne prétend pas restituer le
discours cité sous sa double face de signifiant et de signifié.
– (II) Il arrive qu’on ne puisse pas revenir au propos originel. Soit cette
réplique d’Arlequin dans Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux :
Un domestique là-bas m’a dit d’entrer ici, et qu’on allait avertir mon beau-
père qui était avec ma femme.
(I, VIII.)
2. LE DISCOURS DIRECT
« Tenez ! mon neveu, vous voyez trois arbres devant nous. Eh bien, au-
dessus de celui de gauche, il y a une fontaine, dans une cour. Suivez le rez-
de-chaussée, la cinquième fenêtre à droite est celle de Tante Dide. Et c’est
là qu’est le petit… Oui, je l’y ai mené tout à l’heure. »
(Chapitre III ; c’est nous qui soulignons.)
Madame Ratinois
vivement
Raffineur... Mon mari était raffineur.
(La Poudre aux yeux, II, 4.)
altérerait plus ou moins : elle les crée de toutes pièces. On ne voit pas com-
ment les énoncés au DD pourraient être infidèles puisqu’ils ont le même
degré de réalité que le discours qui les cite. Dans ces conditions, la « fidé-
lité » du DD apparaît comme un artifice que doit accepter le lecteur pour
adhérer à l’histoire racontée.
Quand on lit dans un roman de Roger Martin du Gard :
Après trois ans, j’ai encore son accent, ses mots dans l’oreille. Il s’était mis
à parler d’une voix sourde : « Tenez, la vérité, la voilà… »
(La Sorellina.)
3. LE DISCOURS INDIRECT
Au DI, le narrateur précise la teneur des propos rapportés, mais sans pro-
poser le simulacre d’un autre acte d’énonciation, comme le fait le DD qui
dissocie les deux domaines énonciatifs. Le DI n’est discours rapporté que
par son sens ; il n’a pas de structure syntaxique particulière. D’un point de
vue syntaxique, rien ne permet en effet de distinguer Paul dit que Jean dort
et Paul voit que Jean dort : dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de
complétives objet direct, et c’est le sens du verbe dire qui permet d’inter-
préter cette proposition comme une citation. Comme le DI ne propose pas
un simulacre mais donne un équivalent sémantique intégré à l’énonciation
citante, il n’implique qu’un seul « locuteur », lequel est censé prendre en
charge l’ensemble de l’énonciation.
Dès lors qu’il n’y a plus qu’une seule situation d’énonciation, celle du
discours citant, au DI le discours cité n’a plus d’autonomie. On assiste même
à l’effacement de la modalité d’énonciation de la phrase (interrogative,
assertive, exclamative, impérative) qui définit une certaine relation entre les
interlocuteurs : la citation au DI perd cette modalité pour se fondre dans
celle du discours citant. C’est la conséquence la plus visible de la traduction
d’un acte d’énonciation en contenu. « Viens-tu ? » deviendra par exemple :
« Il lui a demandé s’il voulait venir », qui constitue globalement une assertion.
Plus largement, ce sont tous les éléments relevant de la subjectivité énon-
ciative qui sont affectés par cette perte d’autonomie. Les déictiques person-
nels et spatio-temporels, en particulier, sont placés sous la dépendance du
discours citant. Ce qui pose le problème de l’intégration d’une situation
Le discours indirect 219
d’énonciation dans une autre. En ce qui concerne les personnes, il existe des
règles de traduction des formes du discours cité en formes dépendantes du
discours citant :
1) Si le discours cité comporte un je ou un tu qui ne se retrouvent pas parmi
les personnes du discours citant, alors elles sont converties en non-
personnes.
2) Quelle que soit la forme utilisée par le discours cité (je, tu, non-personne),
si celle-ci dispose d’un correspondant dans le discours citant elle aura le
statut qu’elle occupe dans ce dernier.
Par exemple, « Je t’aime » peut être transposé en « Il a déclaré qu’il
m’aimait » ; dans ce cas le je du discours cité passe à la « non-personne »
(règle 1) et le tu au je (règle 2), puisque le tu est devenu l’énonciateur du
discours citant.
En matière de déictiques spatio-temporels, on trouve le même principe
de conversion : ceux qui figurent dans une citation au DI sont repérés par
rapport au discours citant. Ainsi, dans l’énoncé Paul m’a affirmé que Luc
était ici et partirait demain les déictiques ici et demain peuvent ou non avoir
été proférés par Paul, mais une chose est sûre : ils ne sont employés dans
cet énoncé que parce qu’ils désignent le lieu d’énonciation du discours
citant (ici) et le jour postérieur à cette énonciation (demain). Quant aux
formes en -ait (était, partirait), elles s’expliquent par la « concordance des
temps », conséquence de la dépendance énonciative du DI. Ces formes en -
ait n’ont en effet pas de valeur temporelle déictique ; on ne les interprète
pas en les opposant au « présent » ou au « futur » mais à l’intérieur de leur
lien avec le verbe qui régit la complétive.
Les propriétés du DI amènent à s’interroger sur la possibilité de parler
sur l’énonciation d’autrui pour en donner un équivalent totalement indé-
pendant des termes utilisés par le locuteur cité. Bien souvent, l’énonciateur
du DI ne se contente pas de traduire le signifié de ce qu’il cite : il emploie
certaines expressions qu’il indique plus ou moins clairement comme pro-
venant du discours cité. Quand il y a un marquage typographique – guille-
mets ou italique – leur identification est claire. Considérons par exemple
cette phrase de Proust :
Donc à Balbec, et sans me dire qu’il [= Morel] avait à lui parler d’une
« affaire », il m’avait demandé de le présenter à ce même Bloch…
(La Prisonnière, Paris, Flammarion, 1984, p. 145.)
220 LE DISCOURS RAPPORTÉ
Le mot « affaire » inséré dans le fragment au DI semble avoir été mis entre
guillemets pour être attribué à Morel. Ce marquage s’inscrit dans la conti-
nuité des lignes précédentes, où le narrateur nous montre que Morel appré-
cie particulièrement la formule « un rendez-vous pour affaires ». En
revanche, à la page suivante, on trouve :
M. de Charlus […] déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les
taquiner, qu’une fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler
de leurs propres ailes.
Pour être perçues comme telles, les citations doivent être introduites de
manière à ce que l’on repère un décalage entre discours citant et fragment
cité. Sur ce point aussi, il existe une divergence significative entre DD et DI.
Le DI est très contraint, puisqu’il exige un verbe de parole régissant une
complétive objet. Ce verbe dont le sens marque la complétive comme dis-
cours rapporté possède une double fonction :
– il indique qu’il y a énonciation et, en tant que tel, il contient en quelque
sorte un verbe « dire » ;
– il spécifie sémantiquement cette énonciation sur différents registres.
Répondre, par exemple, la situe par rapport à une parole antérieure, tandis
que murmurer donne une information sur le volume sonore.
Plus précisément, on peut distinguer deux types d’informations véhicu-
lées par ces verbes de parole : d’une part, celles qui ont valeur descriptive
(répéter, annoncer…), d’autre part celles qui impliquent un jugement de
valeur de l’énonciateur quant au caractère bon/mauvais ou vrai/faux de
l’énoncé cité (reprocher, prétendre…). C. Kerbat-Orecchioni propose à ce
sujet le tableau suivant1:
Informations
descriptives évaluatives
(murmurer)
bon/mauvais vrai/faux
Ainsi, dans la phrase Paul a déploré que je sois en retard c’est le locuteur
du discours cité, Paul, qui évalue négativement la complétive qui suit. En
revanche, dans Paul a reconnu que Jean avait payé, c’est le rapporteur qui
présuppose la vérité de la proposition citée. Encore ne faut-il pas être dupe
de cette distinction : en dernière instance, c’est le rapporteur qui catégorise
les propos cités comme une « déploration ».
Le choix du verbe introducteur du DI a donc des conséquences impor-
tantes sur la manière dont le lecteur interprétera la citation ; ce verbe oriente
d’autant plus efficacement l’interprétation du lecteur que son action passe
inaperçue. Le seul verbe réellement neutre serait dire. Lorsque le narrateur
écrit dans Les Provinciales :
Vous ajoutez ensuite que Tannerus déclare que c’est une simonie de droit
positif…
(« Douzième lettre » ; c’est nous qui soulignons.)
il utilise deux verbes relativement neutres. Mais quand il fait dire à son
interlocuteur :
Tannerus dit la même chose… quoiqu’il avoue que saint Thomas y est
contraire.
(« Onzième lettre » ; c’est nous qui soulignons.)
Des éditions plus modernes de ce roman ont introduit des tirets ou des
guillemets, mais dans le système classique dans lequel s’inscrit Fénelon ? ce
sont les verbes de parole qui assurent le signalement du DD. Soit le verbe
introducteur est placé devant, soit il est dans une incise qui se trouve placée
au début de l’énoncé cité, de façon à ce que le lecteur perçoive immédiate-
ment qu’on a affaire à un nouveau tour de parole. On notera aussi le rôle
joué par les lettres capitales : le début du DD est régulièrement marqué par
une capitale.
— Et votre diplôme ?
Ils me l’ont laissé les scélérats ! Ils me l’ôtaient je vous parlerais plus…
(Féerie pour une autre fois, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 44.)
(b) Après on aurait pu vivre ensemble. Au moins à deux. Non, à treize ans,
elle est partie. Qui a vu ça ? Je vais bâtir le pays. Je n’ai même pas ri. Mieux
j’ai acquiescé.
(Ibid., p.77.)
C’est nous qui avons mis en italique les fragments dont on peut penser
qu’ils relèvent du DDL. Dans l’exemple (a), il s’agit d’un court dialogue entre
la mère et les enfants, dans l’exemple (b), d’une phrase attribuée à la jeune
fille qui est partie en Israël. Dans ce texte entièrement constitué par le
monologue d’une vieille femme solitaire, les paroles d’autrui ne sont pas
nettement hiérarchisées par rapport à une instance narratrice, ce ne sont
pas des paroles de personnages extérieurs, mais des paroles dans la tête de
la « narratrice » ; le DDL permet précisément d’éviter de la mettre en position
de narratrice au sens habituel du terme.
On ne doit pourtant pas rigidifier la distinction entre DD et DDL : entre
les deux il y a continuité, avec des zones de flou considérables. En outre, la
« liberté » du DDL a ses limites : il faut bien qu’il y ait des indices de son
apparition, même s’il demeure souvent une part d’indécision. Ainsi dans
l’exmple donné plus haut (« Et ses enfants viennent la voir. À quoi tu penses
maman ?... »), c’est la rupture énonciative (de la non-personne à la 2e, de
l’assertion à l’interrogation) couplée avec la connexion lexicale (enfants →
maman) et l’activation par le lecteur d’un script en vertu duquel quand on
visite quelqu’un on converse avec lui, qui mettent le lecteur sur la piste du
DDL. Mais il est évident que l’attention de ce lecteur est ici fortement sol-
licitée.
Dans ces conditions, on comprend que le DDL soit particulièrement
employé pour les clichés, qui sont aisément identifiables et spontanément
attribués à une voix autre que celle du narrateur. C’est le cas dans l’exemple
(b) : « je vais bâtir le pays » est une formule utilisée par les juifs qui émigraient
alors en Israël.
À côté du couple DD/DI, il existe une forme de citation plus complexe, qui,
de prime abord, apparaît comme une tentative pour cumuler les avantages
des deux autres stratégies : le discours indirect libre (DIL).
226 LE DISCOURS RAPPORTÉ
Depuis qu’il a été repéré et décrit à la fin du xixe siècle, il n’a cessé de
fasciner les linguistes1. On s’est beaucoup interrogé sur son fonctionnement,
mais aussi sur la date de son apparition : est-il déjà présent dans la littérature
médiévale ? On a également beaucoup discuté pour savoir s’il s’agissait d’un
type d’énonciation réservé à la narration littéraire ou si on le rencontrait
aussi dans l’usage ordinaire de la langue. S’il est indéniable qu’on le trouve
dans l’usage courant (cf. « Je l’ai aperçu hier, il était furieux après Paul : il
allait lui casser la figure, reprendre sa voiture et tout annuler… »), c’est
néanmoins dans la littérature romanesque qu’il est employé au maximum
de ses possibilités.
Le DIL représente un défi pour l’analyse grammaticale. On y trouve en
effet mêlés des éléments que l’on considère en général comme disjoints :
l’absence de subordination, caractéristique du DD, et la perte d’autonomie
des déictiques du discours cité, caractéristique du DI. Considérons ces pas-
sages de La Fontaine et de Zola, où nous avons mis en italique le fragment
au DIL :
(a) Un jour au dévot personnage
Des députes du peuple Rat
S’en vinrent demander quelque aumône légère :
Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat ;
Ratopolis était bloquée :
On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu l’état indigent
De la République attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le Solitaire,
Les choses d’ici-bas ne me regardent plus […].
(« Le rat qui s’est retiré du monde », Fables, VII, 3.)
1. Pour un survol de cette histoire voir « Le style indirect libre et la modernité », par B. Cer-
quiglini, in Langages n° 73, 1984, p. 7 à 17. Parmi les contributions à cette problématique
citons celles de J. Authier (« Les formes de discours rapporté. Remarques syntaxiques et
sémantiques à partir des traitements proposés », DRLAV, n° 17, 1978, p. 1-87), M. Plénat
(« Sur la grammaire du style indirect libre », Cahiers de grammaire, Université de Toulouse,
1, 1979), A. Banfield (Unspeakable Sentences, 1982, trad.fr 1995 : Phrases sans parole. Théorie
du récit et du style indirect libre, Paris, Seuil), L. Rosier (Le Discours rapporté, Bruxelles,
Duculot, 1999), A. Jaubert (« Le discours indirect libre : dire et montrer », Cahiers Chronos
n°5, p. 49-69) ; A. Reboul (« Communication, fiction et expression de la subjectivité »,
Langue française 128, 2000, p. 9-29).
Le discours indirect libre 227
(b) Cependant, Rosalie s’entêtait. Quand elle croyait avoir une bonne idée,
elle ne la lâchait point aisément. Madame avait tort de croire que l’ombre
faisait du mal. C’était plutôt que madame craignait de déranger le monde ;
mais elle se trompait, mademoiselle ne dérangerait pour sûr personne, car
il n’y avait jamais âme qui vive, le monsieur n’y paraissait plus, la dame
devait rester aux bains de mer jusqu’au milieu de septembre ; cela était si
vrai, que la concierge avait demandé à Zéphyrin de donner un coup de
râteau et que, depuis deux dimanches, Zéphyrin et elle y passaient l’après-
midi. Oh ! c’était joli, c’était joli à ne pas croire !
(Une page d’amour, III, IV ; c’est nous qui soulignons.)
Sur quels critères peut-on s’appuyer pour identifier ces passages comme
relevant du DIL ? En premier lieu, on peut opérer de manière en quelque
sorte négative : on décèle la présence d’éléments incompatibles avec le DI,
et d’autres qui sont incompatibles avec le DD. Le DI exigerait la subordi-
nation et exclurait les phrases exclamatives ; quant au DD, il serait énoncé
avec je,nous, tu, vous (et non avec des non-personnes, avec des présents
déictiques (et non des imparfaits) et des futurs (et non des formes en –
rait : « serait prêt », « dérangerait »). On conçoit l’embarras des grammai-
riens devant cette forme de citation qu’on ne peut attribuer ni au seul nar-
rateur ni au seul personnage responsable des propos rapportés.
Même si, dans une première approche, il peut s’avérer utile de caracté-
riser négativement le DIL, il faut avant tout y voir un mode d’énonciation
original, qui s’appuie crucialement sur la polyphonie. Dans le prolongement
des travaux de M. Bakhtine1, on admet communément que ce type de cita-
tion laisse entendre deux « voix » inextricablement mêlées, celle du narra-
teur et celle du personnage. Si l’on adopte les termes d’O. Ducrot (voir supra
p. 195) on dira que le lecteur perçoit deux « énonciateurs », mis en scène
dans la parole du narrateur, qui s’identifie à l’un d’eux. Ce ne sont pas deux
véritables locuteurs, qui prendraient en charge des énonciations, des paroles,
mais deux « voix » auxquelles on ne peut attribuer aucun fragment délimité
du discours rapporté. Le lecteur ne repère cette dualité que par la discor-
dance qu’il perçoit entre ces deux voix, discordance qui lui interdit de rap-
porter le fragment à une seule source énonciative.
1. « Le héros et l’auteur s’expriment conjointement », « dans les limites d’une seule et même
construction linguistique, on entend résonner les accents de deux voix différentes »,
V.N. Volochinov (M. Bakhtine), Le Marxisme et la philosophie du langage (1929), trad. fr,
Paris, Éd. de Minuit, 1977, p. 198. En réalité, l’identification de Bakhtine à Volochinov est
loin d’aller de soi, mais nous ne pouvons entrer ici dans cette discussion.
228 LE DISCOURS RAPPORTÉ
Dans ce texte, la partie que nous avons mise en italique peut s’interpréter
comme du DIL. En réalité il est difficile d’être certain que la phrase car les
Les frontières du discours indirect libre 229
meurtre. À la vérité ils étaient les ennemis de sa famille, mais il fallait les
préjugés grossiers de ses compatriotes pour leur attribuer un assassinat.
(P. Mérimée, Colomba)
Dans l’extrait (b), si l’on excepte l’énoncé interrogatif (« Mais sur qui se
venger ? »), il suffirait d’ajouter un verbe de parole introducteur pour passer
au DI. C’est manifestement exclu en (a), où le narrateur a multiplié les signes
qui sont censés être caractéristiques de l’énonciation orale d’un ouvrier
parisien qui tranche avec le registre du narrateur.
Nous avons exposé dans les pages qui précèdent la conception dominante
que l’on se fait du DIL, celle d’un mélange des « voix » du personnage et du
narrateur. Cette théorie esquissée par M. Bakhtine a été largement déve-
loppée par les travaux sur l’énonciation linguistique. On ne peut néanmoins
ignorer qu’il existe une autre conception du DIL, soutenue par divers
auteurs, en particulier par la linguiste américaine A. Banfield. Elle est pré-
sentée dans un livre traduit en français sous le titre Phrases sans parole.
Théorie du récit et du style indirect libre1.
Nous avons déjà évoqué le nom d’A. Banfield à propos des théories « non
communicationnelles » du récit (voir p. 156). Selon elle, le DIL apporte des
arguments à ces théories. À proprement parler, il n’y a pas pour elle de
« discours indirect libre » mais du « style indirect libre » (SIL), si l’on consi-
dère que le terme « discours » implique l’existence d’un locuteur. Pour elle,
le SIL est caractéristique de l’écrit ; il ne sert pas à rapporter une énonciation
mais à représenter des paroles ou des pensées. Il faut donc dissocier expres-
sion d’une conscience et communication. Ainsi, on ne trouve pas au SIL de
marques orientées vers un destinataire : pronoms de 2e personne, impératifs,
apostrophes, adverbes orientés vers le destinataire (comme franchement,
sérieusement…). Ce qui caractérise le SIL est qu’un pronom à la non-
personne peut assumer le rôle habituellement assumé par « je », celui d’être
un sujet de conscience auquel sont attribuées des marques de subjectivité ;
de même des imparfaits peuvent y référer à des présents.
Cette conception du SIL s’appuie sur la manière dont A. Banfield oppose
DD et DI : le DD reproduit l’acte de communication en juxtaposant
l’expression de la subjectivité du rapporteur et celle du locuteur cité, tandis
que le DI n’a qu’un seul locuteur, le rapporteur, qui y exprime sa subjectivité.
1. « Le style narratif et la grammaire des discours direct et indirect », Change, n° 16-17, 1973,
p. 206.
2. Lettre du 15 décembre 1866.
232 LE DISCOURS RAPPORTÉ
flaubertienne qui est hantée par l’utopie d’un univers de part en part homo-
gène. Pour Proust, c’est précisément « cet éternel imparfait, composé en
partie des paroles des personnages » qui rend possible « ce grand Trottoir
Roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone,
morne, indéfini1 ».
Dans L’Assommoir de Zola, en revanche, le recours au DIL permet de
résoudre un problème de technique narrative caractéristique du natura-
lisme. Zola se doit de restituer la « réalité » sociale, mais il doit aussi élaborer
un récit efficace et à la valeur esthétique indiscutable, de manière à être
reconnu comme écrivain de plein droit. La première exigence l’incite à
reproduire dans L’Assommoir avec la plus grande fidélité le langage des
ouvriers parisiens du second Empire ; mais la seconde le porte à prendre
ses distances avec ce même langage (parce qu’il ralentit l’action, parce qu’il
risque d’être obscur et littérairement illégitime, parce qu’il ressortit à la
langue parlée, avec tout ce que cela implique de redites, d’inachèvements,
de maladresses syntaxiques, de mimiques…). On voit toute l’utilité du DIL,
qui permet de gérer la contradiction : le narrateur fait entendre la voix du
« peuple », mais c’est lui qui conserve la maîtrise du discours rapporté, bien
intégré au récit ; le peuple peut ainsi inscrire son altérité langagière dans
l’institution littéraire.
Madame Bovary et L’Assommoir, deux œuvres pourtant réputées « réa-
listes », n’exploitent donc pas le DIL dans le même sens. Dans L’Assommoir
il est employé avec une préoccupation d’ordre sociolinguistique, comme
l’atteste le fait qu’il sert massivement à restituer des conversations. En
revanche, dans le roman de Flaubert le DIL joue sur la frontière entre la
conscience du personnage et le monde comme sur la frontière entre le nar-
rateur et son héroïne ; l’histoire a beau être située avec beaucoup de précision
dans le terroir normand, il n’y a pas de véritable confrontation avec les
parlers ruraux. Dans Madame Bovary le DIL sert surtout à restituer le
monde intérieur.
1. Léo Spitzer, « Sprachmengung als Stilmittel und Ausdruck der Klangphantasie » (1922),
repris dans Stilstudien II, München, 1961 p. 84-124.
234 LE DISCOURS RAPPORTÉ
Dans ce passage que nous avons mis en italique, la narration semble prise
en charge par un personnage non identifiable qui assisterait au repas. Ce
narrateur semble se situer entre le narrateur-témoin, extérieur à l’action, et
l’un des convives. On le désignera comme un narrateur membre quel-
conque d’une collectivité (MQC).
Le « membre quelconque d’une collectivité » (MQC) 235
Nous avons mis en italique les paroles qui ne sont pas attribuables à un
personnage particulier, mais à n’importe quel membre du groupe. En (a),
« on » réfère à la « bande » de peintres de la bohème parisienne, en (b) aux
acteurs qui partagent une galette des rois.
Quand on a ainsi affaire à des pensées ou des propos attribués à un
personnage-MQC, ou même tout simplement à un petit nombre d’indivi-
dus engagés dans une conversation et qu’on ne distingue pas – c’est-à-dire
à des cas où le locuteur n’est pas individué –, l’auteur est incité à recourir
au DIL. Ce dernier présente en effet l’avantage de rendre plus vraisemblable
l’attribution de l’énoncé à un sujet pluriel : plusieurs individus peuvent
difficilement partager les mêmes mots.
Le DI lui aussi permet de représenter facilement les paroles de plusieurs
personnages, comme on le voit dans cet extrait de madame de La Fayette :
Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent
quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître.
Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler
236 LE DISCOURS RAPPORTÉ
à personne et leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui
ils étaient, et s’ils ne s’en doutaient point.
(La Princesse de Clèves, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 54 ; c’est nous
qui soulignons1.)
La scène est décrite à travers le point de vue d’une personne non identifiée
qui travaille à l’intérieur de la boutique de Gervaise et qui regarde la bou-
tique « d’en face ».
12. UN CONTINUUM
Le DIL n’est pas la seule technique qui subvertit la distinction entre DD et DI.
Les guillemets permettent de créer des îlots textuels, qui sont censés resti-
tuer les mots mêmes du locuteur cité. C’est le cas dans cet exemple :
S’appuyant sur les propos d’une prof d’anglais « très investie dans son
travail », il [= un journaliste] explique que la « réussite féerique du collège
Walt-Disney » est due à des méthodes pédagogiques « innovantes », à « un
intense travail d’équipe », à une « très bonne entente » entre les membres
de la communauté scolaire.
(P. Mérot, Mammifères, Flammarion, 2003, p. 183-184.)
1. Cet exemple a déjà été commenté par Sylvie Durrer (Le Dialogue dans le roman, Nathan,
1999, p. 43).
Un continuum 237
Ici l’îlot textuel recouvre l’ensemble du DI, à tel point qu’on peut se
demander si on n’a pas affaire à une combinaison (que + DD). Ce qui n’est
pas impossible, étant donné que ce fragment précède immédiatement une
phrase au DD.
Certains énoncés font même exploser le cadre du DI, dont la frontière
avec le DIL devient insaisissable. Considérons ce passage où le locuteur cité
est une paysanne :
Puis d’une voix volubile et rageuse, elle narra que Marie-Pierre avait fait,
elle ignorait comment, la connaissance d’une dame, nouvellement instal-
lée au pays, une Parisienne, un chiffon, un chien coiffé, dont il s’était rendu
amoureux, l’enfant ! Une drôle de particulière, d’ailleurs, qui ne venait
jamais dans le Croisic et qui passait son temps à galopiner le long des
grèves ou au flanc des roches, comme une chèvre. Et laide avec cela ! »
(J. Richepin, La Glu, 1881, p. 14.)
voyage : il était absent : les affaires de son Etat le retenaient en une Province
dont elle avait oublié le nom.
(Les Amours de Psyché et de Cupidon, Le Livre de Poche, 1991, p. 105.)
Instances narratrices
Distance maximale entre la manière de parler du narrateur et celles des per-
sonnages
▪ Degré 1 : narrateur zéro (= narrateur anonyme au langage non marqué
socialement)
▪ Degré 2 : narrateur zéro avec contamination lexicale
▪ Degré 3 : narrateur-témoin indéterminé
▪ Degré 4 : narrateur-témoin qui se pose en je
▪ Degré 5 : narrateur-MQC
▪ Degré 6 : narrateur qui est un personnage individualisé de l’histoire
Distance minimale
Discours rapporté
Mimétisme minimal entre discours citant et discours cité
▪ Degré 1 : discours narrativisé
(« Il raconta son enfance difficile. »)
▪ Degré 2 : discours indirect
(« Il lui dit qu’il avait eu une enfance difficile. »)
▪ Degré 3 : discours indirect contaminé lexicalement ou avec îlot textuel
(« Il lui dit qu’il avait eu une enfance “difficile”, que sa vie avait été “un
tunnel sombre”. »)
▪ Degré 4 : discours indirect libre
(« Il lui parla de leur enfance. Elle avait été difficile, il avait dû travailler
très jeune… »)
▪ Degré 5 : discours direct
(« J’ai eu une enfance difficile, très difficile. Je me demande comment j’ai
pu tenir le coup », dit-il.)
Mimétisme maximal
pas à proprement parler les propos d’un personnage, puisque c’est la totalité
de l’histoire qui se trouve en quelque sorte absorbée dans la conscience d’un
sujet qui monologue. En revanche, dans l’exemple de Balzac plus haut, on a
seulement affaire à un « monologue rapporté1 » géré par le narrateur, qui
l’a inséré entre deux phrases au passé simple évoquant des actions du per-
sonnage.
La seconde propriété concerne plus directement la réflexion linguistique.
Le DIL, on l’a vu, est une transposition de la parole, non une parole véritable
adressée à un allocutaire, et il s’insère dans le fil de la narration. En revanche,
le monologue intérieur s’émancipe non seulement de toute interlocution –
puisqu’il prétend restituer le flux de conscience du sujet, son discours inté-
rieur –, mais encore du narrateur. Ce faisant, il peut transgresser un certain
nombre de contraintes usuelles de la communication. Il peut ainsi se sous-
traire à tout ce que suppose la relation à des sujets différents de soi. Regar-
dons ce passage de Dujardin :
Sur une chaise, mon pardessus et mon chapeau. J’entre dans ma chambre ;
les deux bougeoirs en cigognes à doubles branches ; allumons ; voilà. La
chambre ; le blanc du lit dans le bambou, à gauche, là ; et la tenture
d’ancienne tapisserie au-dessus du lit, les dessins rouges, vagues, estompés,
bleus violacés, atténués, un nuancement noirâtre de rouge noir et de bleu
noir, une usure de tons ; un paillasson neuf est nécessaire dans le cabinet
de toilette ; j’en choisirai un au Bon Marché ; avenue de l’Opéra ce sera
mieux.
(Les lauriers sont coupés, chapitre IV.)
L’ascenseur. Tout rouge. Il monte. J’ai monté, moi aussi, des chevaux.
Artilleur.
(E. Berl, « Saturne », Revue de Paris, août 1927.)
Dans les textes suivants, nous allons repérer les fragments relevant du dis-
cours rapporté en explicitant les faits linguistiques sur lesquels se fonde leur
identification. Nous regarderons aussi de quelle façon s’articulent narration
et discours rapporté.
1 […] Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours
Jeannot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
O Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
5 Dit l’animal chassé du paternel logis :
Holà, Madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays.
La Dame au nez pointu répondit que la terre
10 Était au premier occupant.
C’était un beau sujet de guerre,
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.
Et quand ce serait un Royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
15 En a pour toujours fait l’octroi
À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi.
Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
20 Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi, Jean, transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?
Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis. […]
(La Fontaine, « Le chat, la belette et le petit lapin », Fables, VII, 16.)
La Fontaine et l’art de la transition 247
1. L’édition est celle des Fables choisies mises en vers. Troisième partie, Paris, Thierry et
Barbin, 1678.
248 ANALYSES
Ces deux phénomènes sont liés : c’est dans la mesure où les unités tex-
tuelles sont brèves qu’il faut alléger autant que possible les transitions. Mais
comme cet allégement ne doit pas se faire au détriment de la clarté, l’auteur
multiplie les redondances de signaux : à la même réplique de la belette (v. 9
à 17), sont associés deux verbes de parole (répondit et dit-elle), tandis que
la réponse du lapin est à la fois ouverte par allégua et ponctuée par l’incise
dit-il.
Il y a néanmoins quelque chose d’un peu artificiel à ne considérer que les
marques linguistiques ou typographiques. Les fables sont vouées à être
récitées, et celui qui les récite, s’il s’acquitte bien de sa tâche, marque dans
sa voix les changements de locuteur. Dans ces conditions, pour l’auditeur
l’incise vient seulement confirmer un changement de plan énonciatif qui a
déjà été perçu phoniquement.
2. LE NARRATEUR BALZACIEN
Dans cet extrait des Illusions perdues de Balzac, nous allons nous intéresser
aux phénomènes de discours rapporté en les mettant en relation avec la
répartition des passages relevant du plan embrayé et de ceux relevant du
plan non embrayé et avec la subjectivité du narrateur.
(Lucien de Rubempré, qui vit dans la misère, vient de confier le manuscrit
de son roman historique, « L’Archer de Charles IX », au libraire Doguereau,
pour qu’il le lise.)
Lucien revint heureux et léger, il rêvait de gloire. Sans plus songer aux
sinistres paroles qui venaient de frapper son oreille dans le comptoir de
Vidal et Porchon, il se voyait riche d’au moins douze cents francs. Douze
cents francs représentaient une année de séjour à Paris, une année pendant
laquelle il préparerait de nouveaux ouvrages. Combien de projets bâtis sur
cette espérance ? Combien de douces rêveries en voyant sa vie assise sur
le travail ? Il se casa, s’arrangea, peu s’en fallut qu’il ne fît quelques acqui-
sitions. Il ne trompa son impatience que par des lectures constantes au
cabinet de Blosse. Deux jours après, le vieux Doguereau, surpris du style
que Lucien avait dépensé dans sa première œuvre, enchanté de l’exagé-
ration de caractère qu’admettait l’époque où se développait le drame,
frappé de la fougue d’imagination avec laquelle un jeune auteur dessine
toujours son premier plan, il n’était pas gâté, le père Doguereau ! vint à
l’hôtel où demeurait son Walter Scott en herbe. Il était décidé à payer mille
francs la propriété entière de l’Archer de Charles IX, et à lier Lucien par
un traité pour plusieurs ouvrages. En voyant l’hôtel, le vieux renard se
Le narrateur balzacien 249
ravisa. – Un jeune homme logé là n’a que des goûts modestes, il aime
l’étude, le travail ; je peux ne lui donner que huit cents francs. L’hôtesse,
à laquelle il demanda monsieur Lucien de Rubempré, lui répondit : – Au
quatrième ! Le libraire leva le nez, et n’aperçut que le ciel au-dessus du
quatrième. – Ce jeune homme, pensa-t-il, est joli garçon, il est même très
beau ; s’il gagnait trop d’argent, il se dissiperait, il ne travaillerait plus.
Dans notre intérêt commun, je lui offrirai six cents francs ; mais en argent,
pas de billets. Il monta l’escalier, frappa trois coups à la porte de Lucien,
qui vint ouvrir. La chambre était d’une nudité désespérante. Il y avait sur
la table un bol de lait et une flûte de deux sous. Ce dénûment du génie
frappa le bonhomme Doguereau.
– Qu’il conserve, pensa-t-il, ces mœurs simples, cette frugalité, ces
modestes besoins. J’éprouve du plaisir à vous voir, dit-il à Lucien. Voilà,
monsieur, comment vivait Jean-Jacques, avec qui vous aurez plus d’un
rapport. Dans ces logements-ci brille le feu du génie et se composent les
bons ouvrages. Voilà comment devraient vivre les gens de lettres, au lieu
de faire ripaille dans les cafés, dans les restaurants, d’y perdre leur temps,
leur talent et notre argent. Il s’assit.
(Balzac, Illusions perdues, 1837-43, II, « Deux variétés de libraires ».)
Discours direct
Une série d’énoncés relèvent du DD, que Balzac emploie aussi bien pour les
pensées des personnages que pour les dialogues ; les deux phénomènes sont
signalés typographiquement de la même manière : un tiret qui précède et
un verbe au passé simple, antéposé ou en incise :
Pensées : « ... le vieux renard se ravisa. – Un jeune homme logé là… »
« – Ce jeune homme, pensa-t-il… »
« – Qu’il conserve, pensa-t-il... »
Dialogues : « L’hôtesse lui répondit : – Au quatrième !... »
« J’éprouve du plaisir à vous voir, dit-il à Lucien… »
Interventions du narrateur
Combien de projets bâtis sur cette espérance ? Combien de douces rêveries
en voyant sa vie assise sur le travail ?
Interventions ponctuelles
Il arrive que le narrateur fasse localement des intrusions à l’intérieur d’une
phrase. Dans ce cas, il ne s’agit pas de discours rapporté. On peut repérer
deux types d’intrusion :
a) Les expressions nominales à valeur subjective : le narrateur inscrit
ses évaluations dans un récit non embrayé par sa manière de référer à un
personnage, ici le libraire : « le vieux Doguereau », « le vieux renard », « le
bonhomme Doguereau ». Autant de désignations qui impliquent un juge-
ment de valeur du narrateur sur son personnage, alors même que l’énoncé
relève globalement du plan non embrayé.
b) Le fragment de phrase « frappé de la fougue d’imagination avec
laquelle un jeune auteur dessine toujours son premier plan » est une géné-
ralisation dont il est impossible de déterminer si elle est le fait du libraire
ou du narrateur : est-ce le libraire qui emploie ces mots-là (interprétation
de dicto) ou est-ce le narrateur qui traduit les pensées du personnage (inter-
prétation de re) ?
Les séquences
Séquence 1
Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que,
tonnerre de Dieu ! si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme.
Zola et les glissements de plans énonciatifs 253
Séquence 2
Est-ce que l’oie avait jamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie
guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert.
Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ;
Séquence 3
et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant
Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres,
en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas
des indécences.
Cette séquence est assumée par le narrateur sur le mode non embrayé (usage
de l’imparfait d’arrière-plan et de la non-personne) mais avec des conta-
minations lexicales : « crâner », « se tordant de rire », « des indécences ».
Séquence 4
Ah ! nom de Dieu ! oui, on s’en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est,
n’est-ce pas ? et si l’on ne se paie qu’un gueuleton par-ci, par-là, on serait
joliment godiche de ne pas s’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait
les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans
leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillé de
graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait
dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité. Et le vin donc, mes
enfants, ça coulait autour de la table comme l’eau coule à la Seine. Un vrai
ruisseau, lorsqu’il a plu et que la terre a soif.
254 ANALYSES
Nous avons déjà caractérisé cette séquence (voir p. 234) comme relevant
d’un narrateur-MQC (= membre quelconque d’une collectivité). Ce type
de narration implique une sorte d’observation participante, par laquelle
quelqu’un de ce milieu populaire raconterait après coup le banquet, comme
s’il était placé à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la scène. Alors que la
contamination lexicale suppose une altérité localisée, ici c’est l’ensemble de
cette séquence qui est portée par les manières de dire, un éthos populaire.
La rupture avec la narration non embrayée est nettement marquée par une
interjection suivie d’un juron (Ah ! nom de Dieu !), indices forts de DD
attribués à un personnage populaire. Mais il y a aussi trace de la présence
d’un narrateur puisque persiste le passé simple (s’en flanqua), associé à des
formes en -ait d’arrière-plan. Le passé simple maintient une relation avec
une forme de récit non embrayé, tandis que le on par sa polyvalence permet
de jouer sur deux registres à la fois : le on peut s’interpréter comme une
sorte de « nous » familier qui réfère à l’ensemble des invités, à la commu-
nauté, mais il permet aussi d’inscrire une instance de narration à la frontière
entre personnages et narrateur. On a en effet affaire à un compromis entre
Ils s’en flanquèrent une bosse ! (plan non embrayé du narrateur avec conta-
mination lexicale par une expression idiomatique populaire) et Nous nous
en sommes flanqué une bosse !.
On passe sans discontinuité du narrateur-témoin à ce narrateur-MQC,
avec des zones indécidables. Dans le cas d’« on s’en flanqua une bosse »,
selon que l’on tire le « on » vers le « ils » ou vers le « nous », on rejoint le
narrateur-témoin ou narrateur-MQC. Si l’on oriente cet énoncé vers le
narrateur-témoin, le passé simple à la non-personne est celui d’un narrateur
populaire qui prend la place du narrateur zéro ; en revanche, si on le tire
vers le narrateur-MQC, le lecteur imagine qu’une fois le repas terminé,
quelque convive en fait le récit à un auditoire populaire indéterminé, dont
le lecteur du roman est invité à occuper la place. Au-delà, ce sont les caté-
gories mentales des personnages populaires qui sont mobilisées : ainsi la
comparaison des visages avec les « derrières des gens riches », c’est-à-dire
la mise en équivalence du haut et du bas, est-elle supposée caractéristique
de la vision du monde populaire.
Ce début de séquence (« On s’en flanqua une bosse »), qui associe passé
simple, « on » et locution verbale populaire (« s’en flanquer une bosse »),
apparaît comme un énoncé de transition entre les deux plans de narration,
celui du narrateur zéro et celui de ce personnage générique. Le recours au
on (« Quand on y est... ») dans la phrase suivante renforce la continuité : il
s’agit d’un énoncé généralisant qui peut être assumé par tout convive qui
adopte les valeurs de ce milieu. À partir de « Vrai, on voyait les bedons se
gonfler... » jusqu’à « ...crevant de prospérité », le narrateur populaire décrit
Zola et les glissements de plans énonciatifs 255
Séquence 5
Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge écumer ; et quand un litre
était vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser du geste
familier aux femmes qui traient les vaches.
Séquence 6
Encore une négresse qui avait la gueule cassée !
Séquence 7
Dans un coin de la boutique, le tas des négresses mortes grandissait, un
cimetière de bouteilles sur lequel on poussait les ordures de la nappe. Mme
Putois ayant demandé de l’eau, le zingueur indigné venait d’enlever lui-
même les carafes.
Séquence 8
Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l’eau ? Elle voulait donc avoir des
grenouilles dans l’estomac ?
256 ANALYSES
Séquence 9
Et les verres se vidaient d’une lampée, on entendait le liquide jeté d’un trait
tomber dans la gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de
descente les jours d’orage.
Séquence 10
Il pleuvait du piqueton, quoi ? un piqueton qui avait d’abord un goût de
vieux tonneau, mais auquel on s’habituait joliment, à ce point qu’il finissait
par sentir la noisette.
Séquence 11
Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuites avaient beau dire, le jus de la treille était
tout de même une fameuse invention !
Zola et les glissements de plans énonciatifs 257
Séquence 12
La société riait, approuvait.
narrateur interfère avec ses personnages ; les éléments subjectifs qui conta-
minent l’énonciation du narrateur zéro sont attribués au personnage. Au
contraire, dans Illusions perdues, les marques d’hétérogénéité attestent
l’emprise du narrateur sur les personnages. Dire que chez Balzac comme
chez Zola on a affaire à un « narrateur omniscient » risque ainsi de faire
manquer l’essentiel : l’un et l’autre sont omniscients, mais chez Balzac cette
omniscience est celle d’une subjectivité souveraine, celle d’un narrateur qui
met en scène la richesse de son expérience du monde, tandis que chez Zola
l’omniscience se veut celle d’un montreur de marionnettes invisible.
4. ALBERT COHEN
Il parla avec la gravité d’une douleur véridique qui osait enfin surgir. Elle
était son seul pays. Il avait tellement attendu, toujours espéré. Tous les
matins, il avait attendu à Aix la lettre de miracle. Tous les soirs, il pressait
son cœur et il en sortait du sang noir. Toutes les nuits, il se disait qu’elle
vivait et qu’il ne voyait pas ses yeux. Il n’avait pas oublié un seul mot, un
seul geste d’elle. Les trois merveilleuses années de Céphalonie. Elle était
la seule, elle était ce qu’il avait connu de plus doux, de plus vivant et de
plus noble. Et cætera, la vieille ferblanterie inusable.
– Ma vie est entre tes mains. Si tu me repousses, je meurs. Je t’aime, moi,
je t’aime, j’ai tant souffert.
Ému par toutes ces images douloureuses, il pleura sincèrement. Elle fon-
dait de pitié devant cette jeune souffrance.
– Adrienne, une seule fois vous revoir. Nous revoir seuls. Entre les murs
de la chambre, je marchais et j’attendais. Dans la solitude, les larmes sur
mes doigts étaient mes seules compagnes.
Ses yeux étaient embués de vraie douleur mais la joie d’avoir réussi la
dernière phrase le fit respirer largement. Il baissa les franges recourbées
où perlaient encore des larmes et médita. « Un : déclaration d’amour. Bon,
fait. Assez bien. Ceci donc pour éveiller intérêt ; pour que j’existe de nou-
veau à ses yeux. Maintenant voyons le deux et le trois qui restent à faire.
Deux : suggérer que je suis aimé ; inventer histoire. On le fera en parlant ;
j’ai plus d’idées à haute voix. Donc l’intérêt qu’elle éprouve pour moi est
justifié. Bon. Trois : suggérer que la femme qui m’adore est digne d’être
aimée par moi […]. »
(A. Cohen, Solal, 1930, Gallimard, coll. « Folio », p. 130.)
Albert Cohen 259
Dans cet extrait, tous les passages de discours rapporté sont attribués au
personnage masculin, Solal, alors même qu’il s’agit d’une conversation.
– Discours direct : deux fragments (Ma vie… souffert ; Adrienne… com-
pagnes) seulement signalés par des tirets ; ni verbe introducteur ni incise.
– Discours indirect : les énoncés au DI sont placés à l’intérieur d’un
morceau de DIL (il se disait qu’elle vivait et qu’il ne voyait pas ses yeux [§ 1])
ou de monologue intérieur (suggérer que je suis aimé, suggérer que la femme
qui m’adore est digne d’être aimée par moi [dernier paragraphe]).
– Discours indirect libre : il occupe le premier paragraphe, à l’exception
de la première phrase. Son apparition est signalée par le verbe parla. Ce ne
peut être du DD, en raison des formes en -ait et d’une non-personne inter-
prétée tantôt comme « je » et tantôt comme « tu ». Il ne peut s’agir non plus
de DI puisqu’il n’y a pas de subordination.
– Monologue intérieur : « Un : déclaration d’amour… aimée par moi ».
Introduite par le verbe médita, dont le sens exclut qu’il s’agisse d’une parole
adressée à autrui, cette séquence se caractérise par une libération des
contraintes syntaxiques : énoncés sans verbe, suppression de déterminants
dans des énoncés auto-injonctifs (éveiller intérêt, inventer histoire). La pré-
sence de guillemets semble montrer qu’on n’a pas affaire à l’expression du
courant de conscience mais à un propos adressé à soi-même : ce que
confirme le contenu de ce monologue qui dresse une sorte de plan de
bataille. On a ici un fragment caractéristique d’un des deux grands modèles
de représentation de l’endophasie (voir p. 243).
La dernière phrase (Et cætera, la vieille ferblanterie inusable) pose pro-
blème. Il est impossible que Solal l’ait dite à son interlocutrice, puisqu’il
s’efforce d’être pathétique. Mais il est permis de penser qu’ici le narrateur
exprime le point de vue du personnage.
Si l’on compare cet extrait à ceux qui précèdent, c’est évidemment l’appa-
rition d’un passage de monologue intérieur qui ressort. En 1930, cette tech-
nique est alors très en vogue, considérée comme emblématique de la
modernité en matière de narration. L’autre point remarquable est que les
quatre techniques différentes de discours rapporté dans ce passage sont
toutes destinées à représenter les paroles ou les pensées du même person-
nage à l’intérieur de la conversation. On s’éloigne du modèle qui a dominé
la narration pendant des siècles où les échanges sont présentés au discours
direct, comme s’il s’agissait de théâtre.
SECTION 4
L’organisation
du texte
CHAPITRE 11
Cohérence et cohésion
Dans les chapitres précédents, nous avons souvent été amené à prendre en
compte la dimension proprement textuelle des énoncés que nous analysions.
Qu’il s’agisse de temps verbaux, de discours rapporté, de description, etc.,
bien des phénomènes ne prennent sens qu’à l’intérieur de ce cadre énon-
ciatif plus vaste qu’est le texte. Mais cette prise en compte s’est effectuée de
manière oblique, sans être thématisée comme telle.
Depuis la fin des années 1960, d’abord sous le nom de « grammaire de
texte » puis sous celui de « linguistique textuelle », s’est développée une
branche de la linguistique qui se proposait de prendre en charge les phé-
nomènes qui ressortissent à la cohérence textuelle, en partant du postulat
qu’un texte n’est pas une simple succession de phrases, qu’il constitue une
unité linguistique spécifique. De même, pensait-on, que les sujets parlants
sont capables de dire si une phrase de leur langue est grammaticale ou non,
de même ils sont capables de dire d’une suite de phrases si elle leur paraît
cohérente ou non. Dès lors, on posait l’existence d’une sorte de « compé-
tence textuelle » en vertu de laquelle les locuteurs peuvent produire et inter-
préter des énoncés qui dépassent le cadre de la phrase.
262 COHÉRENCE ET COHÉSION
Si cette suite de phrases est censée extraite d’un article de fait divers, elle
sera jugée incohérente ; mais dans une pièce de théâtre d’avant-garde il
pourrait en être autrement.
La cohérence dépend en effet, pour une part importante, des types et des
genres de discours auxquels on rattache le texte. À chaque fois les cadres de
réception changent, et avec eux les attentes, les présupposés partagés par les
créateurs et le public.
1. L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DU TEXTE
1. Cette problématique a été développée par J.-M. Adam ; pour une synthèse, voir La Lin-
guistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours, Paris, A. Colin, 2005,
chap. 5 et 6.
264 COHÉRENCE ET COHÉSION
Si une séquence s’analyse ainsi en deux niveaux, c’est parce qu’elle n’est
pas une simple succession de phrases, mais des parties d’un tout. Dans une
narration, par exemple, les propositions se regroupent à l’intérieur d’unités
plus vastes dans la mesure où chacune de ces macropropositions joue un
rôle particulier dans le développement du récit. C’est d’ailleurs ce qui per-
met d’expliquer, pour une part, la capacité qu’ont les sujets de résumer une
histoire.
Prenons un récit canonique, en l’occurrence la célèbre fable de La Fon-
taine « La laitière et le pot au lait » :
Récit Morale
Événements Action
Complication Résolution
3. LES PARAGRAPHES
aumônes par l’entremise de son curé, avait quelque mérite à être dévote
lorsqu’elle n’avait pas pour mari un employé du gouvernement, qu’elle
n’était point attachée à Madame la Dauphine, et qu’elle n’avait rien à
gagner, sinon son salut, à fréquenter les églises. Telle était madame de
Piennes.
Le bedeau avait bien envie d’aller dîner, car les gens de cette sorte dînent
à une heure, mais il n’osa troubler le pieux recueillement d’une personne
si considérée dans la paroisse Saint-Roch. Il s’éloigna donc […].
(Arsène Guillot, 1844, chap. 1.)
Crapule végétale des moins fécondes, il est vrai, malgré le labour politique
le plus assidu et l’irrigation littéraire la plus attentive. Alors même qu’il
pleut du sang, on y voit éclore peu d’individus extraordinaires.
Le vieux balancier, qui venait d’entrouvrir la crapaudière de son âme en
passant devant un lieu saint, représentant, non sans orgueil, tous les vir-
tuoses braillards et vilipendeurs du groupe social où se déversent perpé-
tuellement, comme dans un puisard mitoyen, les relavures intellectuelles
du bourgeois et les suffocantes immondices de l’ouvrier.
(La Femme pauvre, 1897, chap. 1.)
– (2) Et il [= Rodolphe] comprit que son calcul avait été bon lorsque,
entrant dans la salle, il aperçut Emma pâlir.
Elle était seule. Le jour tombait.
Dans ces deux extraits, l’expression du point de vue (« Elle était char-
mante à cheval ! » et « Elle était seule. Le jour tombait ») du personnage
focalisateur, ici Rodolphe, est reportée au paragraphe suivant. Ce change-
ment permet ainsi des effets de sens subtils ; M. Arabyan commente ainsi
l’exemple (1) : il y a « reprise en main par Flaubert, l’auteur s’amusant à
entrer directement en contact avec son lecteur pour l’obliger, faute d’ins-
tance d’énonciation explicite, ou, à défaut, décidable, à prendre en charge
l’énoncé, c’est-à-dire à partager la niaiserie du personnage1. »
Il faut cependant être bien conscient que les usages en matière de décou-
page en paragraphes varient selon les époques. On ne peut donc pas se fier
aux éditions récentes, qui ont tendance à multiplier les paragraphes pour
faciliter la lecture. Si l’on regarde par exemple l’édition de 1598 des Essais
de Michel seigneur de Montaigne (Paris, L’Angelier), on ne voit aucun para-
graphe dans le chapitre I du premier livre. En revanche, dans l’édition Gar-
nier de 1962, ce même chapitre est découpé en 12 paragraphes.
sont l’ouverture (le premier, l’un, en premier lieu…), le relais (le second,
l’autre, en second lieu… ou encore un autre, plusieurs, certains, ensuite, etc.),
la fermeture (enfin, pour terminer, en dernier lieu…). Bien souvent, cette
fonction de balisage de la lecture est recouverte par une autre, ce qui évite
de rendre trop voyante la technique narrative. « D’abord », par exemple joue
souvent son rôle d’intégration linéaire en conservant sa valeur chronolo-
gique. On le voit bien dans cet extrait de Zola, où la description est « natu-
ralisée » (voir p. 176) par sa fusion avec l’action des personnages. Nous
citons le paragraphe complet :
L’escalier, très étroit, un ancien escalier de service, avait trois étages déme-
surés, qu’elle gravit en butant, les jambes cassées et maladroites. Ensuite,
il la prévint qu’ils devaient suivre un long corridor ; et elle s’y engagea
derrière lui, les deux mains filant contre les murs, allant sans fin dans ce
couloir, qui revenait vers la façade, sur le quai. Puis, ce fut de nouveau un
escalier, mais dans le comble celui-là, un étage de marches en bois qui
craquaient, sans rampe, branlantes et raides comme les planches mal
dégrossies d’une échelle de meunier. En haut, le palier était si petit qu’elle
se heurta dans le jeune homme, en train de chercher sa clef. Il ouvrit enfin.
(L’Œuvre, chap. 1.)
5. LA PROGRESSION THÉMATIQUE
La continuité d’un texte résulte d’un équilibre variable entre deux exigences
fondamentales : une exigence de progression et une exigence de répéti-
tion. Le texte doit d’une part se répéter (de façon à ne pas passer du coq à
l’âne), d’autre part intégrer des informations nouvelles (afin de ne pas « faire
du sur place »). La compréhension de la dynamique textuelle implique donc
que soit étudiée la manière dont se réalise cet équilibre, dont s’opère l’inces-
sante transformation des informations nouvelles en informations acquises,
points d’appui pour l’apport de nouveaux éléments.
C’est dans cette perspective qu’ont travaillé un certain nombre de lin-
guistes regroupés sous l’appellation d’« École de Prague ». On citera en
particulier avant la Seconde Guerre mondiale V. Mathesius, et à partir des
années 1960 F. Danes et J. Firbas. Leurs recherches ont surtout porté sur la
progression thématique, c’est-à-dire sur la manière dont les divers groupes
syntaxiques d’une phrase véhiculent deux types d’informations : d’une part
celles qui à une certaine étape du texte sont présentées comme acquises,
données, d’autre part celles qui sont présentées comme nouvelles. Cela
suppose qu’on analyse une phrase non seulement comme une structure
syntaxico-sémantique mais encore comme une structure porteuse d’infor-
mation à l’intérieur d’une certaine dynamique textuelle.
On distingue ainsi deux plans d’analyse : le même élément joue un rôle
sur le plan syntaxique (on parlera par exemple de sujet, de complément
d’objet, d’attribut…) et sur le plan thématique (on parlera dans ce cas de
thème ou de rhème). Le « thème », c’est le groupe qui porte l’information
présentée comme déjà acquise, le « rhème », le groupe qui porte l’informa-
tion présentée comme nouvelle (certains préfèrent parler de focus pour
désigner ce que l’École de Prague nomme « rhème »).
274 COHÉRENCE ET COHÉSION
Dans la phrase :
Paul m’a offert un stylo
c’est « Paul » qui constitue le thème, mais ce n’est pas lui le sujet de la phrase.
Il peut même arriver que le rhème soit l’ensemble de la phrase. Si l’on a la
suite :
Il arrive une drôle d’histoire : Emma est la maîtresse de Léon
« Dans un terrain caché » fait partie du rhème 1 ; il est repris comme thème 2
par le pronom c’. « Une haute futaie de pins et de chênes », qui fait partie
du rhème 2, devient dans la phrase suivante le thème 3 (« ces arbres noirs »).
L’identification entre rhèmes et thèmes est dans ce passage assurée par deux
types distincts de reprise anaphorique : une substitution pronominale (« c’ »)
et une substitution lexicale («une haute futaie de pins et de chênes » = « ces
arbres noirs »). Ici la progression linéaire se clôt rapidement, puisque les
fragments de rhèmes « le champ » et « cet espace roux » coïncident avec le
rhème initial « terrain ». Comme si le texte dans sa dynamique « mimait »
la fermeture que son sens rend explicite.
2) La progression à thème constant, la plus élémentaire, reprend le
même élément placé en position thématique :
Ainsi dans ce texte le thème de la première phrase est repris trois fois
sous une forme pronominale :
Les Bloyé vécurent alors comme des convalescents. Ils retombèrent peu à
peu sur eux-mêmes comme des hommes faibles qui se sont mis en colère,
ils s’abandonnèrent, soudain détendus, après avoir vécu toutes ces années
à leur plus haut degré d’attention et d’angoisse. Ils recomposaient avec
une patience d’animal inférieur leur vie mutilée…
(P. Nizan, Antoine Bloyé, chap. 11.)
et de touffes de varech brunâtre, tel qu’il n’en existe qu’à une certaine
profondeur.
(Paris, Gallimard, 1972.)
Les phénomènes d’anaphore sont une part essentielle des relations qui
assurent la cohésion textuelle. De manière générale, on entend par « ana-
phore » la reprise d’un élément par un autre dans un texte. L’anaphore peut
concerner les adjectifs (« Gentille, Marion le fut »), ou les verbes (« Il rêve
plus que ne le fait son amie »), mais c’est l’anaphore nominale – c’est-à-dire
les reprises d’une unité par un GN ou un pronom – qui constitue, de loin,
le système le plus riche. Pour ne pas trop alourdir l’exposé, c’est elle seule
que l’on considérera ici.
Les relations anaphoriques : quelques distinctions 279
Au sens large, le terme « anaphore » (on dit aussi, plus rarement, endo-
phore) désigne dans un énoncé toute relation de reprise d’un terme (mot,
groupe de mots, phrase, suite de phrases) par un autre, que le terme repris
soit placé avant ou après le terme qui le reprend. Mais au sens strict on
oppose l’anaphore à la cataphore pour distinguer les reprises où le terme
qui reprend suit le terme repris (anaphore) et celles où il le précède (cata-
phore). Il y aura donc anaphore en (1) ou (2) et cataphore en (3) ou (4) :
(1) Luc ne dort pas : il est énervé.
(2) Que Jean ne soit pas venu, je le déplore.
(3) Reconnaissons le fait : rien ne sera plus comme avant.
(4) Jean la regrette, sa voiture.
[…] Messire Jean Chouart couvait des yeux son mort […]
(Fables VII, 11.)
prologue », alors qu’en réalité c’est lui qui, souverainement, les catégorise
comme « prologue ». Il aurait pu dire tout aussi bien « ces maximes », « cette
croyance », « ce préjugé », etc. Le choix de l’anaphore résomptive impose
ainsi un sens à ce qui précède et oriente de manière décisive la suite du texte.
À côté des reprises totales du référent du groupe nominal, il existe des
reprises partielles : avec certains, plusieurs ou quelques-uns, par exemple,
c’est seulement un sous-ensemble qui est concerné (Julien méprisait les
autres séminaristes. Certains lui semblaient même repoussants).
On entend par chaîne de référence1 l’ensemble des termes qui sont
coréférents dans un texte, c’est-à-dire qui désignent le même référent. Ces
chaînes sont hétérogènes car elles se construisent par des relations anapho-
riques ou par des relations référentielles.
Supposons que dans un texte on dégage une chaîne de référence où
figurent, dans l’ordre, les expressions nominales suivantes : « Un chat » –
« l’animal » – « Sultan » – « le meilleur ami de Jules » – « il ». Ici « l’animal »
et « il » figurent dans cette chaîne sur la base d’une relation anaphorique :
d’une part le pronom « il », d’autre part la relation « un N » – « le N », où le
second N est un hyperonyme du premier. En revanche, le nom propre
« Sultan » et la description définie « le meilleur ami de Jules » figurent dans
la chaîne de référence sur la base d’une relation référentielle : c’est notre
connaissance du monde qui nous permet de les y inscrire.
1. Sur cette notion de « chaîne » voir Francis Corblin, Les Formes de reprise dans le dis-
cours, Presses Universitaires de Rennes, 1995, chap. 6.
2. Trad. fr. La Logique des noms propres, Paris, Éd. de Minuit, 1982.
282 COHÉRENCE ET COHÉSION
1. Pour une synthèse sur la sémantique du nom propre, on peut se reporter au livre de S.
Leroy, Le Nom propre en français, Paris, Ophrys, 2004. Pour une application au texte litté-
raire, voir Seuils du nom propre, N. Laurent et C. Reggiani (éds.), Limoges, Lambert-Lucas,
2017.
Répétition et nom propre 283
8. LA PRONOMINALISATION
jeune femme inconnue, très haute de corps, membrue et large, sans beauté
de visage, avec un nez kalmouck un peu écrasé [...].
(Jean de La Varende, Terre sauvage, Librairie Générale française, 1969,
p. 197.)
les deux relations d’anaphore infidèle sont établies grâce au savoir lexical :
« bête » est un hyperonyme et « grison » un synonyme d’« âne ».
Entre ces deux cas extrêmes on trouve des relations qui reposent sur des
stéréotypes, qui ne sont donc ni strictement lexicales ni purement contin-
gentes. Par exemple, en France aujourd’hui l’anaphore infidèle des soldats…
les hommes repose sur un stéréotype : l’armée a recruté un certain nombre
de femmes, mais pour beaucoup le soldat stéréotypique reste un homme.
En revanche, dans le passé l’appartenance des soldats au sexe masculin était
un trait définitoire. On le voit, l’anaphore infidèle implique une certaine
culture.
À côté des anaphores nominales infidèles où les deux termes sont stric-
tement coréférentiels, on trouve aussi un type d’anaphore infidèle extrê-
mement fréquent, dite anaphore associative. Elle utilise uniquement le
déterminant défini et repose sur une relation de tout à partie, au sens le plus
large. Ainsi, dans le passage qui suit, « les colonnes » est une anaphore
associative de « l’église », bien que les deux termes n’aient que partiellement
le même référent (les colonnes sont seulement un constituant de l’église) :
Dans le mystère de son ombre brouillée par la fumée des pluies, elle
[= l’étonnante église] montait de plus en plus claire à mesure qu’elle s’éle-
vait dans le ciel blanc de ses nefs, s’exhaussant comme l’âme qui s’épure
dans une ascension de clarté, lorsqu’elle gravit les vois de la vie mystique.
L’anaphore lexicale fidèle et infidèle 287
improbable, était censé penser au même objet que le narrateur. Par l’article
défini le lecteur est appelé à viser un et un seul référent, le portrait sur lequel
le romancier attire son attention. Ce dernier intègre imaginairement son
lecteur dans la sphère des amateurs cultivés (cf. le « nous devons » qui
matérialise cette communauté construite par le texte). La présence de
l’adjectif affectif admirable renforce cette connivence : cet amateur qu’est le
lecteur idéal est à la fois un érudit et un esthète.
La séparation entre la fonction désignative et la dimension interlocutive
apparaît donc artificielle : désigner, c’est désigner ensemble, partager une
énonciation. On a déjà pu s’en rendre compte quand nous avons évoqué la
« double temporalité narrative » (supra, p. 148) qui permet de repérer cer-
tains déictiques par rapport à la scène de lecture.
L’emploi du défini est ici possible parce que la phrase précédente a introduit
deux personnages et qu’il faut en sélectionner un parmi les deux candidats
possibles. Comme le nom composé « bonne femme » s’applique plutôt à
une femme d’un certain âge, le lecteur de l’époque trouve sans difficulté son
référent.
Dans les premières lignes de « La belle au bois dormant » aussi il y a deux
candidats possibles à la reprise (le roi et la reine) ; pourtant « cette Reine »
La reprise immédiate 291
serait très difficile. On peut penser que cela tient au fait que « la Reine » n’est
pas à proximité immédiate de « un Roi et une Reine ».
Il était une fois un Roi et une Reine, qui étaient si fâchés de n’avoir point
d’enfants, si fâchés qu’on ne saurait dire. Ils allèrent à toutes les eaux du
monde ; vœux, pèlerinages, menues dévotions, tout fut mis en œuvre, et
rien n’y faisait. Enfin pourtant la Reine devint grosse, et accoucha d’une
fille.
j’entends que ça signifie que je ne suis pas belle. Ces cheveux remar-
quables, je les ferai couper à vingt-trois ans à Paris.
(Marguerite Duras, L’Amant, Éd. de Minuit, p. 24.)
manière insolite1 un référent qui n’a pas été introduit dans le texte. Ainsi
dans cette ouverture de roman :
Il leur avait semblé à tous les trois que c’était une bonne idée d’acheter ce
cheval. Même si cela ne devait servir qu’à payer les cigarettes de Joseph.
(Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique, 1950, Gallimard.)
1. C’est M.-N. Gary-Prieur et M. Noailly qui ont parlé de « démonstratifs insolites » (Poé-
tique, 105, 1996, p. 111-121.)
2. Sur cette question des démonstratifs d’ouverture dans les romans on peut consulter
l’article de G. Philippe : « Les démonstratifs et le statut énonciatif des textes de fiction :
l’exemple des ouvertures de roman » (Langue française n°120, 1998, p. 51-65).
Anaphore et texte littéraire 295
C’est en considérant les œuvres littéraires dans leur économie propre que
l’on peut comprendre dans quel sens elles exploitent les déterminants
démonstratifs. Le fait que Balzac, par exemple, fasse un usage abondant du
ce mémoriel peut être rapporté à son esthétique : extraire le général du
particulier d’un personnage, raconter une histoire tout en délivrant un
savoir sur les mœurs, c'est le projet de La Comédie humaine. Mais ce procédé
participe aussi de sa scène narrative : ce type d’emploi du démonstratif per-
met de manifester la supériorité du narrateur sans écraser le lecteur : on fait
comme si ce référent lui était déjà familier, tout en lui fournissant les moyens
de le construire. De cette façon, le lecteur est posé à la fois comme alter ego
et comme élève du narrateur.
À l’inverse, l’emploi de déterminants « insolites » est caractéristique
d’une certaine littérature narrative moderne, qui a tendance à exiger beau-
coup de travail de son lecteur, à rendre plus problématique l’univers fictif
qu’elle construit. Cet univers n’est pas supposé avoir la consistance et la
plénitude de celui de la réalité commune, mais être radicalement lacunaire
ou flou.
Mais le même auteur, selon les œuvres, peut faire un emploi très différent
des chaînes de référence. On peut en prendre la mesure en comparant deux
extraits de romans de Flaubert, Salammbô et L’Éducation sentimentale.
Dans les deux cas il s’agit, au début du récit, d’introduire le personnage
féminin central :
[…] Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du
milieu s’ouvrit, et une femme, la fille d’Hamilcar elle-même, couverte de
vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui
longeait obliquement le premier étage, puis le second, le troisième, et elle
s’arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l’escalier des galères. Immobile
et la tête basse, elle regardait les soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théories d’hommes
pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur
leurs pieds. Ils n’avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils.
Dans leurs mains étincelantes d’anneaux, ils portaient d’énormes lyres et
chantaient tous, d’une voix aiguë, un hymne à la divinité de Carthage.
C’étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait
souvent dans sa maison.
(Salammbô, 1862, chapitre I, Paris, Louis Conard, 1910, p. 13.)
qu’une certaine Salammbô appelle souvent les prêtres dans sa maison et que
ces prêtres se trouvent précisément à côté de la fille d’Hamilcar dans le palais
de ce dernier, le lecteur est amené à en inférer que Salammbô et la fille
d’Hamilcar sont la même personne ; b) en s’appuyant sur les conventions
de la narration classique : le narrateur n’est pas censé introduire des noms
propres sans les associer immédiatement à une caractérisation, fût-elle
minimale. Dans ces conditions, le lecteur lie immédiatement ce nom propre
isolé au personnage féminin encore anonyme.
Ce type de présentation qui inscrit le personnage nouveau dans un espace
préalablement balisé convient bien à un roman historique, dans lequel le
narrateur domine le monde qu’il décrit. Il en va tout autrement au début
de L’Éducation sentimentale.
Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea
deux chasseurs avec leurs chiens.
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu d’un banc, toute seule ; ou du moins il ne dis-
tingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En
même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les
épaules ; et quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient
au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses
grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureuse-
ment l’ovale de sa figure.
(L’Ėducation sentimentale (1869), chapitre I,
Librairie Charpentier, 1891, p. 7.)
Le texte fait surgir la femme à travers les seuls yeux de Frédéric. Au lieu
de la faire apparaître à l’intérieur d’un espace balisé, il en fait une « appari-
tion », qui rompt la continuité textuelle. Le narrateur enfreint les usages de
la narration canonique, puisque l’inconnue est nommée « elle » sans que ce
pronom anaphorise un désignateur antérieur. Mais dans l’univers roma-
nesque créé par ce roman, « elle » constitue en un sens le véritable nom de
la femme aimée. Le pronom sans antécédent n’est pas ici un procédé d’anti-
cipation, dans l’attente du nom propre qui viendra le saturer : il fonctionne
lui-même comme une sorte de nom propre. Deux paragraphes plus loin, le
texte parle du sentiment éprouvé par Frédéric devant « elle » comme d’« une
curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites ».
L’un des avantages majeurs d’un pronom comme elle, c’est précisément
de rompre toute limite en faisant en quelque sorte coïncider l’universel et
le particulier. Hors contexte, elle n’a pas d’autre contenu sémantique que
298 COHÉRENCE ET COHÉSION
1. F. Corblin, « Les désignateurs dans les romans », in Poétique, n° 54, 1983, p. 199-211.
Cohérence et littérature 299
Le lecteur est ainsi amené à établir des parallélismes entre les diverses
phrases, qui forment alors par leur signifiant une sorte de strophe. On
retrouve en effet les ressources de la poésie qui, selon la célèbre formule de
Jakobson, tend à « projeter le principe d’équivalence de l’axe de la sélection
1. Nous avons légèrement modifié la traduction d’A. Vialatte (Kakfa, Œuvres complètes,
Gallimard, La Pléiade, tome II, p. 452) pour serrer de plus près le texte original.
300 COHÉRENCE ET COHÉSION
(2) L’ĖTANG
L’étang, comme un roi fainéant,
Laisse, le soir, dans la verdure
Flotter ses dentelles d’eau pure ;
Dans les arbres s’endort le vent […].
(Émile Du Tiers, Jours perdus, 1891, Niort, L. Clouzot,
p. 23 et p. 28 ; c’est nous qui soulignons.)
Bien que les deux textes semblent désigner un îlot, un étang ou une rivière
particuliers, le lecteur familier de la poésie ne va pas se demander, quand il
lit les groupes nominaux définis « la rivière », « l’îlot vert » (1) ou « l’étang »
(2) si on a déjà parlé de ces objets, si un personnage est en train de les
regarder, s’il s’agit d’une anaphore associative, etc. Il va spontanément y
voir non des référents singuliers que des personnages rencontreraient dans
une histoire, mais des sortes d’essences qu’on trouve dans les textes où
domine la modalité poétique : la rivière, l’îlot, l’étang stéréotypiques. Il en
va de même, par exemple, pour le recueil d’Apollinaire Le Bestiaire ou Cor-
tège d’Orphée (1911), qui consacre une série de 59 très courts poèmes à
divers animaux : « Le chat », « Le lion », « Le poulpe », « Le dauphin »… Il
ne s’agit pas de désigner des animaux particuliers ni des animaux tels que
peut les appréhender un zoologiste, mais d’évoquer une catégorie stéréo-
typique, une représentation de tel ou tel animal fixée par la mémoire col-
lective.
Analyses
– « il la laissa… »
– « il s’embarqua… »
– « Il débarqua… »
– « il y mourut… »
– « les effets qu’il avait emportés avec lui furent dispersés… »
À partir de « sa femme », c’est l’épouse qui redevient le thème, à l’intérieur
d’une autre progression à thème constant :
– « sa femme, restée… »
– son malheur lui donna…
– « elle résolut de cultiver… »
Jérôme est reparti cassé en deux vers les Bugues. J’ai rejoint Nicolas qui,
tout de suite après la bataille, s’était affalé sur le talus du chemin de fer. Je
me suis assise à côté de lui, mais je crois qu’il ne s’en est même pas aperçu.
Il a suivi Jérôme des yeux jusqu’au point où le chemin est caché par les bois.
À ce moment-là Nicolas s’est levé précipitamment et nous avons couru
pour rattraper notre oncle. Dès que nous l’avons revu, nous avons ralenti
notre allure. Nous marchions à une vingtaine de mètres derrière lui à la
même lenteur que lui.
310 ANALYSES
Connecteurs
argumentatifs
3 « EH BIEN »
1. L’ARGUMENTATION LINGUISTIQUE
D’un point de vue strictement informatif, il est tout à fait possible que
Jean ait vu beaucoup plus de films de Godard que Paul. Pourtant, et c’est là
l’élément crucial, d’un point de vue argumentatif il apparaît une divergence
inattendue entre (1) et (2) : (1) est orienté vers une conclusion « négative »
(par exemple « Il ne pourra pas écrire cet article »), tandis que (2) permet
d’enchaîner sur une conclusion « positive » (par exemple « Il pourra en
parler dans notre émission »). On le voit, la structure linguistique (en
l’occurrence le fait d’employer ne... pas tous ou quelques) contraint
que je pose la question qui suit vous montre au contraire que c’est autre
chose qui m’intéresse, à savoir ce que vous a dit Dorante. » Ainsi, l’enchaî-
nement porte ici sur le fait de dire telle chose, sur l’énonciation de Mario,
et non sur le contenu de son énoncé. « Mais » conteste la prétention de
Mario à poursuivre la conversation dans la direction où il l’a lancée. Le
conflit porte sur l’exercice même de la parole : en contestant le droit que
s’arroge Mario d’imposer son discours, Silvia légitime du même coup son
propre droit à prendre la parole, à réorienter le discours. On le voit ici encore,
l’activité de parole est sous-tendue par un réseau de normes implicites, une
sorte de juridiction langagière sur laquelle s’appuient les énonciateurs pour
contrôler l’échange verbal.
Outre le poids de l’implicite dans ce mouvement argumentatif et la nature
particulière des unités sémantiques qu’il connecte, on doit insister sur le
caractère variable de la dimension des unités concernées. Si dans notre
exemple l’élément E2 coïncide avec une entité syntaxique nettement déli-
mitée, à savoir la question de Silvia, l’élément E1, en revanche, a des
contours plus imprécis : il s’agit de l’ensemble des répliques précédentes,
c’est-à-dire un ensemble textuel, et non une unité proprement syntaxique.
Il peut même arriver que l’une ou l’autre des entités connectées ne se trouve
pas en contact immédiat avec le connecteur. Cela accroît naturellement la
complexité du processus interprétatif.
À considérer cet exemple de Marivaux, qui n’a d’ailleurs rien d’excep-
tionnel, on ne peut qu’être frappé par la subtilité de ces phénomènes argu-
mentatifs, si profondément enfouis dans le tissu du discours qu’ils
échappent à une appréhension immédiate. Le destinataire se trouve néces-
sairement engagé dans des mécanismes interprétatifs qui excèdent la
conception naïve qu’on se fait habituellement de la compréhension d’un
énoncé. Avec des noms ou des adjectifs on peut à la rigueur admettre qu’il
suffise de comprendre leur signifié et de le moduler par le contexte pour
accéder à leur signification, mais avec les phénomènes que nous considé-
rons en ce moment cette démarche est par définition stérile. Le « signifié »
de mais dans un dictionnaire, ce ne peut pas être un ensemble de traits
sémantiques permettant de sélectionner un référent dans le monde, mais
plutôt une sorte de « mode d’emploi » indiquant comment procéder pour
reconstruire la relation argumentative imposée par l’emploi de ce mais.
Pour mais le destinataire sait qu’il lui faut construire deux entités séman-
tiques, E1 et E2, une conclusion implicite qu’appuie E 1, mais il lui est
impossible de connaître à l’avance la nature de ces entités, leur place, leur
dimension. Le processus interprétatif peut même échouer si le destinataire
ne parvient pas à faire une lecture cohérente ou ne peut pas trancher entre
plusieurs solutions.
Les emplois canoniques de « mais » 317
Le connecteur mais est celui qui a été le plus étudié. Cela s’explique à la fois
par sa fréquence et par le lien essentiel qu’il entretient avec l’implicite1.
Il convient tout d’abord de distinguer deux types d’emploi de mais, dont
le second seul va nous retenir : le mais de réfutation et le mais d’argumen-
tation. Dans cette réplique d’Ulysse on trouve une illustration de ces deux
emplois :
[…] Je suis sincère, Hector… Si je voulais la guerre, je ne vous demanderais
pas Hélène, mais une rançon qui vous est plus chère… Je pars… Mais je
ne peux me défendre de l’impression qu’il est bien long, le chemin qui va
de cette place à mon navire.
(J. Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, II, XIII.)
Ulysse mène, pour les Grecs, les négociations avec les Troyens ; il veut
éviter la guerre. Son premier mais est réfutatif ; il s’inscrit dans une sorte de
dialogue qui associe négation et rectification : ce n’est pas Hélène, c’est
quelqu’un d’autre que je demanderais. Il se traduirait par sino en espagnol,
ou sondern en allemand. Le second mais possède une valeur différente.
O. Ducrot le paraphrase ainsi : « En énonçant “P mais Q” un locuteur dit à
1. Sur mais, dans la perspective de Ducrot, voir J.-C. Anscombre et O. Ducrot, « Deux MAIS
en français », Lingua n° 43, 1977 ; O. Ducrot et al., Les Mots du discours, Éd. de Minuit, 1980,
chap. 3.
318 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS
P MAIS Q
<
Le « mais... » de Zadig
Le célèbre « mais… » suivi de points de suspension qui clôt le chapitre
XVII du Zadig de Voltaire n’est si fameux que parce qu’il cristallise une
bonne part des thèses de cette œuvre, et de ses ambiguïtés. Dans ce chapitre,
l’ange envoyé par Dieu pour défendre les théories de Leibniz se justifie
d’avoir noyé un enfant innocent et mis le feu à la maison de son bienfaiteur :
« Tout ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devait être dans sa place
et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse
tout. Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est tombé dans
l’eau par hasard, que c’est par un même hasard que cette maison est brûlée :
mais il n’y a point de hasard ; tout est épreuve, ou punition, ou récom-
pense, ou prévoyance... Faible mortel, cesse de disputer contre ce qu’il faut
adorer. » – « Mais, dit Zadig... » Comme il disait mais, l’ange prenait déjà
son vol vers la dixième sphère. Zadig, à genoux, adora la Providence, et
se soumit. L’ange lui cria du haut des airs : « Prends ton chemin vers
Babylone. »
résigner au sort qui lui est fait ; même si sa raison est impuissante à argu-
menter, il y va de sa dignité de marquer l’ouverture d’une argumentation
en faveur de la thèse contraire (on songe ici à l’attitude revendiquée par
Camus dans Le Mythe de Sisyphe).
Si, en revanche, on admet que Zadig allait parler et a été interrompu, une
autre ambiguïté surgit : l’Ange s’en va-t-il parce qu’il a terminé sa mission
et ne s’occupe plus de Zadig, ou fuit-il pour esquiver des objections aux-
quelles il est bien incapable de répondre ? Cette incapacité serait liée au fait
qu’il a dû recourir à l’argument d’autorité pour mettre un terme à une dis-
cussion qui tournait au désavantage de la Providence. Le texte ne permet
pas de choisir entre ces deux interprétations, puisque « l’ange prenait déjà
son vol » ne dit rien sur les motifs de l’ange. D’une manière ou d’une autre,
les points de suspension du mais de Zadig constituent le pendant de ceux
qui sont inscrits dans le discours du messager céleste : interrompant son
argumentation, il était passé à l’injonction pure et simple (« cesse de dis-
puter »).
La phrase qui suit le « mais… » ne permet pas d’opter de façon définitive
pour telle ou telle interprétation. On ne peut d’abord pas exclure que
l’auteur recoure ici à l’ironie : un Zadig à genoux adorant une Providence
aux décisions aussi iniques, c’est là une attitude qui peut laisser perplexe. Si
l’on admet que l’énoncé n’est pas ironique, il n’en demeure pas moins
ambigu. Il est en effet passible d’une lecture « de l’intérieur » et d’une lecture
« de l’extérieur ». Selon la première lecture, Zadig adore et se soumet dans
son cœur ; selon la seconde, le narrateur nous décrit seulement ses gestes,
sans tenir compte de ses sentiments. Cela tient à ce que les verbes adorer et
se soumettre, comme beaucoup d’autres, sont interprétables de deux
manières : l’une « psychologique », l’autre « comportementale ». Dans ce
dernier cas, « se soumettre » signifie que le sujet accomplit un certain
nombre de gestes marquant la soumission (se mettre à genoux, prononcer
certaines formules dans un cadre institutionnel), sans que l’on sache rien
de ses états d’âme réels. On retrouve la problématique de la « délocutivité »
d’É. Benveniste1; saluer, par exemple, est un verbe « délocutif » parce qu’il
signifie « dire : salut ! » ; de la même manière, « se soumettre » signifierait
seulement « dire : je me soumets ».
Il ne faudrait cependant pas négliger la position du lecteur dans l’analyse
de ce « mais… » qui reste en suspens. Tel qu’il est employé ici, le connecteur
possède, en effet, un double statut. D’un côté, il définit l’attitude du per-
sonnage face au discours de l’ange, de l’autre il offre au lecteur une case vide,
celle d’un argument contraire plus fort, qu’il peut remplir comme il l’entend.
Le mais indique qu’il faut en droit supposer la présence d’un tel argument,
tandis que les points de suspension sont là pour dire que cet argument n’a
pas pu être sélectionné par l’auteur. Selon la manière dont on interprétera
cette impossibilité on aura autant d’interprétations différentes susceptibles
de combler la béance.
Un « mais » romanesque
L’emploi de mais que nous allons considérer à présent s’éloigne d’un usage
argumentatif, à l’intérieur d’un débat, et se trouve mis au service de la nar-
ration. Dans cet extrait, un journaliste nommé Fauchery fait visiter pendant
l’entracte à un jeune provincial, La Faloise, un théâtre parisien sous le second
Empire.
En haut, dans le foyer, trois lustres de cristal brûlaient avec une vive
lumière. Les deux cousins hésitèrent un instant : la porte vitrée, rabattue,
laissait voir, d’un bout à l’autre de la galerie, une houle de têtes que deux
courants emportaient dans un continuel remous. Pourtant, ils entrèrent.
Cinq ou six groupes d’hommes, causant très fort et gesticulant, s’entê-
taient au milieu des bourrades ; les autres marchaient par files, tournant
sur leurs talons qui battaient le parquet ciré. À droite et à gauche, entre
des colonnes de marbre jaspé, des femmes assises sur des banquettes de
velours rouge, regardaient le flot passer d’un air las, comme alanguies par
la chaleur ; et, derrière elles, dans de hautes glaces, on voyait leurs chignons.
Au fond, devant le buffet, un homme à gros ventre buvait un verre de sirop.
Mais Fauchery, pour respirer, était allé sur le balcon. La Faloise qui étudiait
des photographies d’actrices, dans des cadres alternant avec les glaces,
entre les colonnes, finit par le suivre.
(É. Zola, Nana, chapitre 1.)
De prime abord, ce mais pose problème, car on ne voit pas bien de quelle
façon il articule les deux paragraphes. Le premier paragraphe est une des-
cription particulièrement neutre qui, en tant que telle, ne semble pas pou-
voir constituer un « argument » en faveur d’une « conclusion » implicite. Il
en va de même pour le second paragraphe, dont on ne comprend pas en
quoi il dessinerait un mouvement argumentatif contraire à celui du premier.
On peut néanmoins expliquer la présence de ce mais en faisant appel non
à des « arguments » au sens strict mais à des « attitudes ». Le mouvement
se paraphraserait ainsi : le fait que l’on demeure un certain temps à détailler
le foyer du théâtre à travers le point de vue de La Faloise tend à faire penser
Les emplois canoniques de « mais » 323
qu’au détour d’un regard intéressé, n’est pas sans faire songer à la figure de
rhétorique nommée « prétérition », qui consiste à dire ce qu’on dit ne pas
dire (« j’aurais pu vous parler de… », « je ne mentionne pas… », etc.). Ce
faisant, le roman dénie ce qui est sa raison d’être : alors même qu’il décrit
méthodiquement un milieu social, il n’a de cesse qu’il n’ait effacé les traces
de son didactisme. Le narrateur utilise donc la focalisation interne, le point
de vue de La Faloise pour rendre plus naturelle la narration.
Ce mais joue également un rôle d’opérateur de transition, destiné à
rendre plus aisé le passage d’un domaine à un autre, à effacer une discon-
tinuité. Il se situe, en effet, sur une triple frontière :
– celle qui sépare un espace d’un autre, le foyer et le balcon ;
– celle qui sépare deux descriptions successives ;
– celle qui sépare deux paragraphes.
La première frontière concerne l’histoire racontée, la seconde sa narra-
tion, la troisième le texte en tant que tel ; mais toutes trois coïncident en
mais. On ne peut pas dire que ce mais dissimule ces discontinuités ; il en
change plutôt le statut. Il oppose bien deux unités textuelles, mais il donne
à croire que c’est une opposition de points de vue. La narration se masque
ainsi en se retranchant derrière le point de vue d’un personnage.
Ce glissement va de pair avec la substitution d’un chevauchement à une
juxtaposition bord à bord des deux domaines ; La Faloise et Fauchery ne
sont pas transportés d’un domaine à un autre, mais c’est La Faloise qui
découvre soudain que Fauchery est déjà parti sur le balcon :
visite du balcon
B
1. Pour une réflexion plus large sur l’usage des connecteurs et du point de vue dans la
narration, on peut lire le chapitre 4 (p. 151-176) du livre d’A. Rabatel, Homo narrans, tome 1,
Limoges, Lambert-Lucas, 2008.
« Eh bien » 325
plus simple consiste à montrer une action déjà en cours : plutôt que de
souligner que le texte commence en faisant apparaître une action qui elle
aussi commence sous les yeux du lecteur ou du spectateur, l’auteur s’efforce
de faire oublier qu’il s’agit d’un début. Ainsi la première réplique de La
Double Inconstance de Marivaux s’ouvre-t-elle par un mais, dont l’emploi
implique la présence d’un point de vue opposé :
Trivelin : Mais, Madame, écoutez-moi.
Silvia : Vous m’ennuyez.
3. « EH BIEN »
L’unité lexicale que nous allons considérer maintenant, eh bien !, est d’un
type différent car sa fonction essentielle est de lier une énonciation à la
situation où elle intervient, de poser que cette situation justifie cette énon-
ciation. Elle possède en outre une fonction phatique, c’est-à-dire qu’elle
établit ou maintient le contact avec le co-énonciateur.
Considérons ce début de scène de comédie :
La comtesse
Eh bien ! comment vont nos affaires ?
Fanchon
Hélas ! tout de travers […].
(Voltaire, Les Originaux ou Monsieur du Cap-Vert, II, XIII, 1732.)
1. Nous suivons l’analyse développée par O. Ducrot et al. dans « Car, parce que, puisque »,
Revue romane 2-X, 1975, p. 248-280.
330 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS
Le Jeu de l’amour de Marivaux nous fournit une fois encore une bonne
illustration des stratégies subtiles dans lesquelles peut entrer puisque. Cet
échange se déroule dans la même situation que dans la scène I, 7, où Silvia
affectait de ne pas vouloir converser avec Dorante :
Dorante : [...] Écoute-moi, te dis-je, tu vas voir les choses bien changer
de face par ce que je vais te dire.
Silvia : Eh bien, parle donc ; je t’écoute, puisqu’il est arrêté que ma com-
plaisance pour toi sera éternelle.
(Le Jeu de l'amour et du hasard, II, 12.)
Nous allons à présent nous intéresser à une interjection, quoi !, qui peut
également jouer un rôle de connecteur argumentatif. Elle a été particuliè-
rement employée aux xviie et xviiie siècles, dans les genres fortement
imprégnés de rhétorique1.
On ne doit pas confondre ce quoi ! interjection et le quoi pronom inter-
rogatif employé seul :
Quoi ? (= « que dis-tu ? » = je n’ai pas entendu ce que tu as dit)
1. Nous suivons ici l’analyse proposée par Y. Grinshpun (« Interjections, genre de discours,
régime rhétorique. L’exemple de quoi ! », L’Information grammaticale, n° 97, 2003, p. 31-36.
Une interjection rhétorique : « Quoi ! » 333
Nous allons considérer trois extraits d’une même œuvre, les Mémoires de
Saint-Simon, pour voir comment le même connecteur, mais, tout en gar-
dant sa valeur de base, est employé diversement selon les contextes.
(1) (Portrait du duc de Vendôme)
Ses combats tels quels, les places qu’il avait prises, l’autorité qu’il avait
saisie, la réputation qu’il avait usurpée, ses succès incompréhensibles dans
l’esprit et dans la volonté du Roi, la certitude de ses appuis, tout cela lui
donna le désir de venir jouir à la cour d’une situation si brillante, et qui
surpassait de loin tout ce qu’il avait pu espérer. Mais, avant de voir arriver
un homme qui va prendre un ascendant si incroyable, et dont jusqu’ici je
n’ai parlé qu’en passant, il est bon de le faire connaître davantage, et
d’entrer même dans des détails qui ont de quoi surprendre, et qui le pein-
dront d’après nature. Il était d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu
gros, mais vigoureux, fort, et alerte.
(Mémoires, Gallimard, coll. « Folio »,1990, p. 105-106.)
(2)
Ce fut là que Mme de Maintenon fit le mariage de Mlle de Coëtquen avec
le fils aîné de M. de Montchevreuil. II y avait encore une autre fille malgré
les efforts de sa famille, et pour empêcher que sa mère ne la mariât, elle se
fit religieuse au Calvaire. Enfin il restait le fils dont il est ici question, et
qui portait le titre de comte de Coëtquen ou de marquis de la Marzelière
par sa mort, tout le bien revint à la comtesse de Mornay-Montchevreuil.
Le nom de cette famille se prononçait ou s’écrivait tantôt Coesquen, tantôt
Couesquen ou Couasquin ; mais nous rétablissons la vraie orthographe,
qui est Coëtquen.
(Mémoires, Paris, Hachette, 1879-1928, tome 1, p. 56.)
Quelques emplois de « mais » 337
Texte (1)
Agnès
Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.
Horace
Hors de votre présence, on me voit triste aussi.
Agnès
340 ANALYSES
Texte (2)
Le monologue qui suit constitue une scène entière de Georges Dandin (1668)
de Molière. Ce riche paysan a épousé la fille d’aristocrates pauvres qui le
méprisent. Il vient d’apprendre que sa femme encourage les avances d’un
jeune noble.
George Dandin – Hé bien, George Dandin, vous voyez de quel air votre
femme vous traite. Voilà ce que c’est d’avoir voulu épouser une Demoiselle,
l’on vous accommode de toutes pièces, sans que vous puissiez vous venger,
et la gentilhommerie vous tient les bras liés. L’égalité de condition laisse
du moins à l’honneur d’un mari liberté de ressentiment, et si c’était une
paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en
faire la justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu tâter de la
noblesse, et il vous ennuyait d’être maître chez vous. Ah ! j’enrage de tout
Deux emplois de « quoi ! » 341
Ce texte n’est pas dialogal, en ce sens qu’il n’y a qu’un seul locuteur, mais
il est partiellement dialogique. Dans un premier temps, l’unique locuteur
s’adresse à lui-même à la 2e personne (« Hé bien, Georges Dandin, vous
voyez… chez vous. »). Dans un second temps, il s’exprime au je. Le quoi !
figure dans cette seconde partie. Les verbes qui le suivent (« écouter » et
« promettre ») sont à l’infinitif ; il va nous falloir nous demander pourquoi
leur sujet n’est pas spécifié.
Dans ce monologue, le quoi ! ne constitue pas une réaction d’opposition
à l’énoncé qui le précède immédiatement, comme c’est le cas dans un dia-
logue. Il vient justifier l’énonciation de « j’enrage de tout mon cœur ». La
preuve, si l’on peut dire, qu’il « enrage », c’est précisément l’interjection qui
vient briser le fil du discours, montrant la violence des affects du locuteur.
Ce quoi ! marque qu’une norme a été enfreinte, mais ce contre quoi réagit
le locuteur, ce n’est pas à un énoncé mais à une scène que le spectateur vient
de voir et que l’on a racontée à Dandin. Ce que ce dernier juge intolérable
dans cette scène se trouve explicité dans l’énoncé qui suit quoi ! : « écouter
impudemment l’amour d’un Damoiseau, et y promettre en même temps de
la correspondance ! » L’agent des verbes à l’infinitif n’est pas directement
la femme de G. Dandin. Si ce dernier avait dit « elle a écouté… et promis… »,
il se contenterait de dénoncer un fait singulier ; en mettant les verbes à
l’infinitif dans un énoncé exclamatif, le locuteur 1) détache ce comporte-
ment du cas particulier de sa femme, pour le faire entrer dans une classe de
comportements déviants, vrais pour n’importe quel sujet soumis à la
morale commune ; 2) il montre son indignation ; 3) de manière polypho-
nique, il fait assumer cette indignation par n’importe quel sujet doué de sens
moral. C’est d’ailleurs ce caractère a priori partageable de l’indignation qui
incite immédiatement après G. Dandin à se plaindre auprès de ses beaux-
parents : même si ce sont des aristocrates, ils ne peuvent pas s’excepter de
la morale commune.
PARTIE 3
Échange verbal
et lois du discours
Présupposés
et sous-entendus
Et, posé le cas qu’au sens littéral vous trouviez matières assez joyeuses et
bien correspondantes au nom, toutefois pas demeurer là ne faut, comme
au chant des sirènes ; ainsi à plus haut sens interpréter ce que par aventure
cuidiez dit en gaieté de cœur.
Cette incitation peut aussi se faire par des moyens plus subtils, comme
dans la littérature symboliste où le sens littéral se donne comme insuffisant,
le texte ne cessant de montrer qu’il dit autre chose que ce qu’il dit. On le
voit par exemple dans ce fragment de Pelléas et Mélisande (1893) de Maurice
Maeterlinck :
Golaud : Quel mal vous a t’on fait ?
Mélisande : Je ne veux pas le dire ! je ne peux pas le dire !...
Golaud : Voyons ; ne pleurez pas ainsi. D’où venez-vous ?
Mélisande : Je me suis enfuie !... enfuie…
Golaud : Oui ; mais d’où vous êtes-vous enfuie ?
Mélisande : Je suis perdue !... perdue ici… Je ne suis pas d’ici… Je ne suis
pas née là…
Golaud : D’où êtes-vous ? Où êtes-vous née ?
Mélisande : Oh ! oh ! loin d’ici… loin… loin…
Golaud : Qu’est-ce qui brille ainsi au fond de l’eau ?
Mélisande : Où donc ? –Ah ! c’est la couronne qu’il m’a donnée. Elle est
tombée tandis que je pleurais.
Golaud : Une couronne ? – Qui est-ce qui vous a donné une couronne ?
– Je vais essayer de la prendre…
Mélisande : Non, non ; je n’en veux plus ! Je préfère mourir tout de
suite…
(M. Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, I, 2.)
Tout ce que dit Mélisande semble destiné à ouvrir une quête indéfinie
du sens, comme le signale sur le plan typographique l’obsédante présence
des points de suspension. Il est requis du lecteur qu’il ne fasse pas comme
Golaud, qu’il ne pose pas au texte des questions auxquelles il est voué à ne
pas répondre : comme Mélisande, le texte ne peut pas dire le secret que tout
à la fois il montre et cache.
Mais il n’est pas besoin qu’une œuvre littéraire montre en quelque sorte
du doigt qu’elle recèle de l’implicite : par le fait même qu’elle est reconnue
comme pleinement littéraire, le lecteur est sommé de lui attribuer du sens
caché, et ceci à divers niveaux. Un personnage de théâtre comme Harpagon,
par exemple, n’est que le premier barreau d’une échelle d’interprétations par
laquelle on peut faire passer tout fragment de l’œuvre où il figure.
Présupposés et sous-entendus 345
Dans les pages qui suivent, nous n’allons pas nous intéresser à la
construction de ce type d’implicite, mais il est bon de garder à l’esprit cette
relation privilégiée que, par nature, la littérature entretient avec la quête
d’implicites.
2. PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS
3. LES PRÉSUPPOSÉS
1. Dans le cadre de cet ouvrage, nous nous en tenons aux critères traditionnels de la pré-
supposition. On en a par exemple proposé des formulations en termes d’« univers de
croyance » et de « mondes possibles » (voir en particulier R. Martin, Pour une logique du
sens, chap. 1, Paris, PUF, 2e éd., 1992).
Les présupposés 349
on considérera que le posé est pris en charge par le locuteur, tandis que le
présupposé (« Luc a déjà chanté ») serait garanti par une autre instance, un
on qui peut fort bien inclure la personne du locuteur, comme c’est le cas ici.
En revanche, dans un énoncé comme
La décadence de l’art est une vue de l’esprit
p. 392) qui intègre les échanges entre les personnages dans un spectacle
offert à un public : avec les présupposés, l’auteur donne latéralement au
spectateur les informations nécessaires à l’intelligence de l’intrigue.
Considérons le début du Barbier de Séville de Beaumarchais :
Le Comte, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu. Il tire sa
montre en se promenant __ Le jour est moins avancé que je ne croyais.
L’heure à laquelle elle a coutume de se montrer derrière sa jalousie est
encore éloignée. N’importe ; il vaut mieux arriver trop tôt que de manquer
l’instant de la voir. Si quelque aimable de la Cour pouvait me deviner à
cent lieues de Madrid, arrêté tous les matins sous les fenêtres d’une femme
à qui je n’ai jamais parlé, il me prendrait pour un Espagnol du temps
d’Isabelle.
4. LES SOUS-ENTENDUS
centrale est que l’activité discursive suppose une coopération de ses parti-
cipants, qui, du seul fait qu’ils entrent dans l’échange verbal, sont censés
suivre un certain nombre de règles tacites, qu’il appelle des maximes
conversationnelles. Ce sont par exemple des principes qui prescrivent de
donner autant d’informations qu’il est requis, de répondre quand on vous
parle, d’être compréhensible, etc. Comme le locuteur postule que son par-
tenaire connaît ces maximes, il peut s’appuyer sur cette présomption pour
lui faire inférer des sous-entendus ; en transgressant une maxime, il l’amène
à faire l’hypothèse que l’énoncé délivre en fait un autre contenu, implicite.
Dans l’Île des esclaves de Marivaux, Iphicrate et son esclave Arlequin se
retrouvent dans une île où ce sont les esclaves qui commandent aux maîtres.
Iphicrate continue néanmoins à se comporter comme auparavant et donne
des ordres à Arlequin :
Iphicrate : Suis-moi, donc !
Arlequin (siffle) : Hu ! hu ! hu !
Iphicrate : Comment donc ! que veux-tu dire ?
Arlequin (distrait, chante) : Tala ta lara !
Iphicrate : Parle donc ; as-tu perdu l’esprit ? à quoi penses-tu ?
(I, 1.)
Arlequin veut faire comprendre à Iphicrate qu’il n’est plus son esclave.
Plutôt que de le lui dire explicitement, il recourt à une stratégie de sous-
entendu. Il viole ouvertement les règles conversationnelles puisqu’il siffle
ou chante au lieu de répondre, faisant comme s’il n’avait rien entendu. Or
il sait parfaitement qu’Iphicrate présume que son esclave connaît et respecte
les maximes conversationnelles. Iphicrate sera ainsi amené à construire une
hypothèse capable de concilier le postulat qu’Arlequin respecte ces maximes
et le fait qu’ici il les transgresse. Cette hypothèse, c’est qu’Arlequin veut lui
faire tirer un sous-entendu : « Tu n’as pas d’ordre à me donner parce que
tu n’es plus mon maître. »
Apparemment, Iphicrate échoue, puisqu’au lieu d’opérer l’inférence
attendue, Iphicrate s’imagine (ou feint de s’imaginer) que son esclave est
devenu fou. Une hypothèse assez naturelle, dans la mesure où seul le fou
est supposé exclu du respect des règles du discours : un fou peut parler tout
seul, être inintelligible, répondre de manière inappropriée, etc. Iphicrate
préfère croire à cette folie plutôt qu’opérer une inférence qui marquerait la
fin de sa domination. En revanche, le spectateur a immédiatement compris
le sous-entendu ; la scène prend ainsi un tour didactique. Cette supériorité
du spectateur résulte elle aussi d’une prise en compte de règles du discours :
postulant que l’œuvre n’est pas incohérente et que les personnages font des
Les sous-entendus 355
actes signifiants, il écartera tout de suite l’hypothèse que l’esclave soit subi-
tement devenu fou ou sourd.
Ici, au lieu de faire débiter à Arlequin une tirade sur la fin de sa servitude,
l’auteur montre le renversement de pouvoir. La subversion des règles de
domination coïncide théâtralement avec la subversion des règles du dis-
cours.
Sous-entendus et mondanité
Nous avons commenté un exemple tiré de La Recherche du temps perdu. Il
existe, en effet, une relation étroite entre l’art du sous-entendu et la mon-
danité. Le mondain vit dans des cercles restreints pour lesquels l’exercice
du discours joue un rôle crucial ; si l’on veut y maintenir ou y renforcer sa
position, il faut savoir contrôler, orienter sa parole au milieu d’un jeu extrê-
mement complexe d’injonctions contradictoires.
C’est le cas par exemple du personnage de Mme de Gallardon dont nous
avons déjà évoqué (voir p. 349) la situation difficile de parente pauvre d’une
famille prestigieuse :
Quand on lui parlait d’un personnage illustre, elle répondait que, sans le
connaître personnellement, elle l’avait rencontré mille fois chez sa tante
de Guermantes, mais elle répondait cela d’un ton si glacial et d’une voix
si sourde qu’il était clair que, si elle ne le connaissait pas personnellement,
c’était en vertu de tous les principes indéracinables et entêtés auxquels ses
épaules touchaient en arrière.
(Du côté de chez Swann, Gallimard, coll. « Folio », p. 390.)
loin d’être un passe-temps contingent et futile, est une activité aux enjeux
considérables (à cette échelle, bien entendu). L’interlocution est l’espace où
se conquièrent et se ruinent les situations.
Sous-entendu et trope
La problématique du sous-entendu, on vient de le voir, fait largement appel
à l’antique notion de « sens littéral ». On ne sera pas surpris que Grice et
d’autres pragmaticiens aient considéré que les tropes traditionnels (méta-
phore, hyperbole, litote, ironie…) étaient des cas de sous-entendus. De fait,
les similitudes sont évidentes. Le co-énonciateur d’un trope, comme celui
d’un sous-entendu, doit commencer par déchiffrer le sens littéral, recon-
naître qu’il n’est pas pertinent, de façon à dériver une nouvelle interpréta-
tion, celle qu’est censé vouloir transmettre l’énonciateur. Si, par exemple,
le locuteur dit « Luc est un roc », le co-énonciateur, sachant que Luc est un
humain, va chercher une interprétation qui soit compatible avec le postulat
que le locuteur respecte les maximes conversationnelles (en l’occurrence le
locuteur aurait violé la maxime qui lui enjoint de ne pas dire ce qui est faux).
Lorsque, dans Le Cid, le Comte dit à Don Diègue à propos du roi :
Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne.
1. Sur ce point, voir D. Wilson et D. Sperber, « Remarques sur l’interprétation des énoncés
selon Paul Grice », Communications, n° 30, 1979, p. 82-83.
Pourquoi l’implicite 359
5. POURQUOI L’IMPLICITE
2. LE PRINCIPE DE COOPÉRATION
3. LE PRINCIPE DE PERTINENCE
locuteur dit quelque chose que tout le monde est censé connaître, il est
toujours possible de calculer une interprétation qui rendra son énonciation
pertinente, malgré son manque d’informativité apparent. Cela dépend en
particulier de l’autorité dont bénéficie le locuteur. Les propos d’une per-
sonne reconnue seront toujours présumés pertinents, alors que ceux d’une
personne sans crédit seront facilement disqualifiés. Ainsi, dans cet échange
des Fourberies de Scapin :
Géronte : Ma foi, seigneur Argante, voulez-vous que je vous dise ; l’édu-
cation des enfants est une chose à quoi il faut s’attacher fortement.
Argante : Sans doute. À quel propos cela ?
Géronte : À propos de ce que les mauvais déportements des jeunes gens
viennent le plus souvent de la mauvaise éducation que leurs pères leur
donnent.
Argante : Cela arrive parfois. Mais que voulez-vous dire par là ?
(II, l.)
4. LE PRINCIPE DE SINCÉRITÉ
Curieusement, alors même que l’activité verbale est censée être régie par
le principe de sincérité, la langue dispose de modalisateurs d’énonciation
comme « franchement » ou « sincèrement ». Ce qui laisse supposer qu’il
existe différents niveaux de sincérité. Mais à part Alceste qui dit du sonnet
d’Oronte « Franchement, il est bon à mettre au cabinet », tout le monde sait
que l’insincérité se masque tout autant derrière des « franchement » : « je
ne flatte point » dit Philinte pour accompagner ses flatteries, « sans mentir »
dit le renard de la fable au corbeau quand il le flatte éhontément.
Ce jeu subtil est bien illustré dans Le Misanthrope par Célimène quand
elle accueille son ennemie Arsinoë par ces mots :
Madame, sans mentir, j’étais de vous en peine.
L’énoncé est construit sur une tension. « J’étais de vous en peine » donne
à entendre que Célimène a de l’affection pour Arsinoë, tandis que le « sans
mentir » donne à entendre « je sais que vous pensez que je ne vous aime pas ».
L’emploi de « sans mentir » présuppose pragmatiquement qu’en l’absence
de « sans mentir » l’énonciation risquerait d’être interprétée comme men-
songère ; du même coup, le seul fait de l’employer fait peser un soupçon sur
un énoncé que, normalement, on ne devrait pas suspecter puisqu’il s’agit
d’une formule conventionnelle.
La manière dont Célimène manie le principe de sincérité est symptoma-
tique d’un phénomène plus général. À travers le discours, les locuteurs
négocient constamment entre des injonctions contradictoires. Célimène et
Arsinoë doivent à la fois ne jamais rompre le fil, respecter les principes
conversationnels ; tout en se portant les coups les plus durs. Dans ce théâtre,
alors que pour le monde masculin la parole peut être relayée par la violence
physique (Oronte envoie ses témoins à Alceste), les femmes se déchirent en
demeurant dans le cercle du langage.
5. LA LOI D’INFORMATIVITÉ
À côté de ces principes très généraux, on peut mentionner des lois du dis-
cours plus spécifiques qui portent sur le contenu des énoncés ; la loi d’infor-
mativité est l’une des plus utilisées. Son champ d’application est
extrêmement vaste puisqu’elle exclut qu’on parle « pour ne rien dire ». Mais
son maniement n’est pas simple. La notion d’informativité varie en fonction
des destinataires et des contextes. Pour Alceste, Oronte viole la loi d’infor-
mativité quand, au lieu de lire son sonnet, il profère un certain nombre de
phrases préliminaires :
La loi d’informativité 367
Oronte
« Sonnet… » C’est un sonnet. « L’espoir… » C’est une dame
Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
« L’espoir… » Ce ne sont point de ces grands vers pompeux
Mais de petits vers doux, tendres et langoureux, etc.
6. LA LOI D’EXHAUSTIVITÉ
Mais cette justification d’Arnolphe passe d’autant mieux qu’il s’agit d’une
scène d’exposition et que le spectateur s’attend à une telle abondance
d’informations.
7. LA LOI DE MODALITÉ
Par cette loi sont condamnés les multiples types d’obscurité dans l’expres-
sion (phrases trop complexes, elliptiques, vocabulaire inintelligible,
bafouillage, etc.) et le manque d’économie dans les moyens. De manière
générale, la transgression des lois de modalité est source d’effets comiques
faciles, surtout quand elle porte sur l’élocution. Sans doute parce que cela
porte atteinte au principe de coopération au niveau le plus radical.
Quant aux propos obscurs, leur mise en scène constitue un procédé
comique non moins sûr. En fait, bien souvent elle traduit des divergences
idéologiques.
Lorsque, dans Les Précieuses ridicules, après avoir fait exposer à Madelon
sa conception des relations amoureuses, Gorgibus lui déclare « Quel diable
de jargon entends-je ici ? » ou « Je ne puis rien comprendre à ce baragouin »
(scène V), il l’accuse d’enfreindre la loi de modalité, d’être obscure. Lui le
bon bourgeois qui veut donner sa fille en mariage à un homme ancré dans
la vie sociale, est rebuté par les usages linguistiques d’un petit cercle.
370 LES LOIS DU DISCOURS
dans son territoire, sa face négative. On parle alors de menaces sur la « face
positive » ou sur la « face négative » d’autrui.
Valoriser sa face positive est un but égoïste qui, paradoxalement, ne peut
être atteint qu’en ménageant les faces négative et positive d’autrui : si, par
exemple, le locuteur parle de manière agressive à quelqu’un, il menace sa
propre face positive, il se fait mal voir. Il est ainsi souvent utile de s’auto-
dévaloriser et de valoriser l’allocutaire pour être en retour valorisé par lui.
Le personnage du misanthrope, chez Molière ou chez d’autres dramaturges,
est précisément celui qui dénonce ce « commerce » engendré par la nécessité
de valoriser autrui pour se valoriser soi-même.
Oronte, en imposant à Alceste d’écouter la lecture de son sonnet, menace
son territoire, sa face négative ; mais il menace aussi sa propre face positive
puisqu’il risque de passer pour un casse-pieds et pour un vaniteux. Pour
conjurer ce péril, il commence par faire de grandes protestations d’amitié
et des compliments outranciers à Alceste, de manière à valoriser la face
positive de son destinataire, et, en retour, sa propre face positive : un homme
qui reconnaît mon mérite ne peut qu’être doué de grandes qualités, devrait
se dire Alceste. Une fois Alceste devenu en quelque sorte son débiteur,
Oronte pense pouvoir sans danger lire son poème. On comprend que des
compliments trop appuyés créent une suspicion chez celui qui en est l’objet.
Dans Dom Juan, le séducteur couvre de compliments son créancier,
M. Dimanche ; il prétend ainsi par le discours annuler une dette en or, payer
en monnaie de singe.
En fait, les comportements ont en règle générale des effets contradic-
toires. C’est le cas par exemple du compliment. Pour C. Kerbrat-
Orecchioni1, il s’agit d’un acte de langage « illocutoirement double » : l) en
tant qu’assertion, il prétend faire admettre au destinataire son contenu
comme vrai ; 2) en tant que cadeau verbal, il vise à faire plaisir. En termes
de « faces », il menace le territoire du destinataire, puisqu’il suppose une
ingérence dans ses affaires et le met en position de débiteur, l’oblige à fournir
une compensation. Certes, il valorise la face positive du complimenté, mais
ce dernier peut difficilement l’accepter sans protester, pour ne pas menacer
sa propre face positive. D’un autre côté, un rejet trop violent du compliment
peut porter atteinte au complimenteur, laisser penser qu’on refuse ses
cadeaux, qu’on met en doute sa sincérité, etc. C’est donc une question de
dosage.
Ce sont ces ajustements perpétuels qui font toute la subtilité des inter-
actions discursives. Oronte menace le territoire d’Alceste en le forçant à
l’écouter, mais il valorise aussi sa face positive en le mettant en position de
juge, d’homme de goût. En établissant avec Alceste un contrat de sincérité,
il menace sa propre face positive (si le sonnet est jugé mauvais), mais il la
valorise aussi puisqu’il se confère l’image d’un homme qui place la vérité au-
dessus de tout. Comme son expérience des usages du monde lui a appris
que de toute façon il serait complimenté et qu’il pense « tenir » Alceste par
ses offres d’amitié, les risques pour lui sont finalement minimes. Il ne peut
cependant empêcher qu’on le dévalorise en son absence (c’est d’ailleurs un
des ressorts de la pièce que ces médisances perpétuelles dans le dos des
intéressés), mais, dans la mesure où les rôles sont permutables à l’infini
(celui qui médit devient à son tour victime de la médisance, celui qui lit un
sonnet sera ensuite amené à écouter celui d’un autre, etc.), il se produit une
sorte de neutralisation, d’annulation des dettes à l’échelle de l’ensemble de
cette petite société.
La tradition littéraire connaît le personnage du « fâcheux » qui, sans
porter atteinte à la face positive de son destinataire, menace constamment
son territoire : il lui prend son temps pour lui parler de choses qui ne l’inté-
ressent pas. Les multiples formules de politesse visent à faire reconnaître à
son interlocuteur l’intention que l’on a de le ménager, c’est-à-dire la
conscience qu’a le locuteur de le menacer.
C’est bien l’interlocuteur présent qui est concerné, car critiquer
quelqu’un n’est pas menacer sa face positive ou négative. Dans le Misan-
thrope on voit Célimène dans le même vers passer de la médisance la plus
noire à l’endroit d’Arsinoë, absente, à des formules de bienvenue quand celle-
ci apparaît :
Elle [= Arsinoë] est impertinente au suprême degré.
Et…
Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène ?
(III, 3-4.)
Quand les deux femmes s’adressent des méchancetés, elles adoptent des
stratégies d’indirection et ne renoncent aux civilités qu’en dernier recours.
Bien qu’elles se haïssent et sachent que l’autre le sait, elles évitent l’agression
verbale directe. Transgresser ouvertement les lois du discours, ce serait
passer la frontière qui sépare l’univers social et un dehors sans repères.
Même Alceste hésite longtemps à critiquer franchement le sonnet d’Oronte
et use d’un détour, feignant d’évoquer les critiques qu’il aurait adressées à
une de ses relations. Il laisse Oronte déchiffrer sa critique sous forme de sous-
entendu.
Lois de discours et comportement social 373
Si la menace sur sa face positive réjouit tant Chiffonnet, c’est que ce der-
nier est en train d’établir avec Machavoine un étrange contrat, qui consiste
à privilégier coûte que coûte le principe de sincérité. La grossièreté de la
réplique de l’Auvergnat lui apparaît comme la preuve que Chiffonnet est
capable de respecter un contrat qui contredit la déontologie discursive
usuelle. La conclusion de la pièce, on s’en doute, sera qu’en réalité seule cette
déontologie usuelle est compatible avec les exigences de la vie sociale. On
notera que ce contrat de sincérité ressemble à celui qu’établit Oronte avec
Alceste, mais les rôles sont inversés. Dans les deux pièces, seul un être placé
à la limite de la société policée et d’une supposée pure nature (un atrabilaire,
un rustre) peut effectivement accepter de menacer la face positive de son
interlocuteur.
Toute médaille a son revers. Comme toujours dans les lois du discours,
il ne faut pas trop en faire. Les excuses excessives se retournent contre celui
qui les profère, l’humilité peut se dégrader en bassesse. Ce qui ne signifie
pas non plus qu’il faille chanter ses propres louanges. Le vaniteux Oronte lui-
même n’ose valoriser sa propre face positive (I, 2) qu’après avoir encensé
Alceste, c’est-à-dire quand il pense qu’il peut se le permettre.
Il est néanmoins des situations où la transgression de ces lois est non
seulement tolérée mais requise, quand on veut offenser le destinataire. Pour
l’offenser, il faut en effet lui faire reconnaître l’intention que l’on a de
l’offenser et, pour cela, menacer délibérément son territoire et sa face posi-
tive ou se glorifier soi-même aux dépens d’autrui. La scène du Cid où le
Comte et Don Diègue se querellent, ainsi que celle où Rodrigue défie le
Comte, sont à cet égard exemplaires. Dans la première, on voit les deux
hommes chanter leurs propres mérites avec une absence de retenue qui
s’explique par le caractère rituel des joutes oratoires dont l’aboutissement
est le duel. Quand le Comte donne un soufflet à son concurrent, il l’accom-
pagne d’un
Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
374 LES LOIS DU DISCOURS
9. UN THÉÂTRE ÉDUCATIF
Des pièces comme Le Cid ou Le Misanthrope ont une portée éducative : les
transgressions d’Alceste comme la parfaite conformité de Rodrigue au code
aristocratique montrent au public de l’époque ce qu’il convient de dire ou
Un théâtre éducatif 375
Arlequin est obligé de jouer à un jeu dont il ne maîtrise pas les règles. Si
le but de ce jeu est de montrer par son discours qu’on est qualifié pour
Le contrat littéraire
Dans le chapitre précédent, nous avons recouru aux lois du discours pour
éclairer des dialogues. Mais les œuvres elles-mêmes constituent un acte
d’énonciation, soumis comme tel aux lois du discours. Et cela même si
l’auteur et le co-énonciateur d’une œuvre ne « conversent » pas, même si le
lecteur ne peut intervenir dans un texte qui est déjà achevé.
Il peut néanmoins sembler anormal d’invoquer ici les lois du discours,
c’est-à-dire de traiter le processus de communication de l’œuvre littéraire
comme un acte d’énonciation soumis aux normes de l’interaction verbale.
La conception usuelle de la littérature considère, en effet, que l’œuvre
constitue un monde autarcique dont l’élaboration se fait en dehors de toute
prise en compte de sa réception. En fait, il faut tenir les deux bouts de la
chaîne : l’énonciation de l’œuvre s’appuie sur les lois du discours mais sans
s’y laisser enfermer. En tant que « discours », la littérature ne peut se placer
à l’extérieur des exigences du « principe de coopération » ou de la « loi de
modalité », mais, en tant que littérature, elle s’y soumet en fonction de son
économie propre, historiquement et géographiquement variable.
1. DU GENRE AU CONTRAT
Nous avons déjà insisté sur l’importance des genres littéraires (voir
chap. 3). Au-delà des lois générales qui président à l’échange verbal, chaque
genre de discours définit ses propres normes. Quoi que fasse, par exemple,
un auteur dramatique pour légitimer les répliques de ses personnages, c’est
bien le genre qui les rend acceptables ou non : dans un vaudeville, dix lignes
peuvent passer pour une ennuyeuse tirade, alors que dans une tragédie le
Du genre au contrat 379
énoncer comme il le fait. Pour cela, il recourt aux stratégies les plus diverses.
Ainsi Hugo, à la fin de la préface à ses Œuvres complètes (1880) :
De la valeur de l’œuvre, l’avenir décidera. Mais ce qui est certain, ce qui
dès à présent contente l’auteur, c’est que dans le temps où nous sommes,
dans ce tumulte d’opinions, dans la violence des partis pris, quelles que
soient les passions, les colères, les haines, aucun lecteur quel qu’il soit, s’il
est lui-même digne d’estime, ne posera ce livre sans estimer l’auteur.
2. PARLER DE SOI
Du point de vue de la théorie des faces, on peut considérer que toute œuvre
est, en fait, doublement transgressive : parce qu’elle impose sa parole, on l’a
dit, mais aussi parce que, directement ou indirectement, elle ne parle que
de son auteur, contraignant le destinataire à s’intéresser à lui. Or c’est là une
conduite universellement réprouvée en société. Habituellement, en littéra-
ture cette transgression est très euphémisée, voire dissimulée, par l’appar-
tenance de l’œuvre à un genre reconnu et, au-delà, à l’institution littéraire ;
il arrive néanmoins qu’elle affleure quand il s’agit de textes délibérément
autobiographiques. L’auteur est alors contraint de répondre par avance au
« en quoi cela nous intéresse-t-il ? ». Dans le cas des Confessions de saint
Augustin, l’exhibition de soi est justifiée par le repentir et les nécessités
apologétiques :
Cependant, Seigneur, laissez-moi parler en présence de votre miséricorde,
moi terre et cendre ; laissez-moi parler puisque c’est à votre miséricorde
que je parle, et non pas à l’homme, qui se rirait de moi.
(I, VI, trad. E. de Labriolle, Les Belles Lettres, 1925.)
C’est la revendication universelle d’un « soi » de tout sujet qui est donc
censée annuler la transgression.
382 LE CONTRAT LITTÉRAIRE
3. ÊTRE SINCÈRE
Quand, deux siècles plus tard, Rousseau veut justifier l’entreprise de ses
Confessions, ce n’est pas le fait de parler de soi qu’il considère comme trans-
gressif, mais le fait d’être sincère. D’ailleurs, au livre X, il reproche à Mon-
taigne de ne l’avoir pas été : « J’avais toujours ri de la fausse naïveté de
Montaigne qui, faisant semblant d’avouer ses défauts, a grand soin de ne
s’en donner que d’aimables. » La revendication de sincérité se donne
diverses justifications, dont celles-ci :
Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans
toute sa vérité, qui existe et qui existera probablement jamais…
(Avertissement.)
En tant qu’auteur à succès dans une société qu’il dit condamner, Rous-
seau se trouve pris dans une situation paradoxale dont il ne peut sortir que
paradoxalement : il publie, mais en provoquant le scandale. Cette trans-
gression, pour lui, s’annule en opposant le droit et le fait : c’est le scandale lui-
même qui est scandaleux, la sincérité choque parce que les hommes ne sont
pas sincères, parce que la parole s’est éloignée de sa fonction essentielle :
représenter la nature.
4. LA DIGRESSION
Les Essais ne « pèchent » pas seulement parce que Montaigne y parle de soi,
mais aussi parce qu’ils ne se présentent pas comme une œuvre structurée,
La digression 383
qu’ils semblent faire peu de cas des légitimes exigences du lecteur. Sur ce
point aussi l’auteur avance une justification :
J’ai passé les yeux sur tel dialogue de Platon mi-parti d’une fantastique
bigarrure, le devant à l’amour, tout le bas à la rhétorique. Ils ne craignent
point ces muances et ont une merveilleuse grâce à se laisser ainsi rouler
au vent, ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas
toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque,
comme ces autres titres : l’Andrie, l’Eunuque, ou ces autres noms : Sylla,
Cicero, Torquatus. J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades. C’est
une art, comme dit Platon, légère, volage, démoniacle.
(III, IX, Classiques Garnier, II, p. 438.)
5. L’IMPOSSIBLE MÉTADISCOURS
Les multiples commentaires par lesquels l’auteur situe son œuvre par rap-
port aux lois du discours font partie intégrante de cette œuvre. Loin de
constituer une interprétation définitive du texte, le processus d’autolégiti-
mation n’en est qu’une des dimensions. Il n’existe pas de métadiscours de
l’auteur qui surplomberait l’œuvre, le discours sur l’énonciation s’inscrit
dans cette énonciation. Considérons à ce propos la fable « Le lièvre et la
tortue » :
Ainsi fut fait ; et de tous deux
On mit près du but les enjeux.
Savoir quoi, ce n’est pas notre affaire,
Ni de quel juge l’on convint.
(La Fontaine, Fables, VI, 10.)
6. LE DOUBLE SENS
7. INFORMATIVITÉ ET CLARTÉ
C’est l’excès de « figures », l’indirection d’un langage qui se ferme sur soi
(« jeu de mots ») au lieu de représenter la « nature ». De son côté, Alceste
incarne l’excès contraire, lui qui vante les mérites d’une vieille chanson
populaire qui, selon lui, « vaut bien mieux / Que ces colifichets dont le bon
sens murmure », c’est-à-dire les productions galantes.
La pièce de Molière ne donne pas explicitement la doctrine de leur auteur
en la matière, mais il la laisse entendre par son énonciation même : le dis-
cours littéraire légitime est celui que tient justement cette comédie que nous
sommes en train de voir. Le Misanthrope se légitime lui-même à travers la
destruction réciproque des deux esthétiques opposées qu’il met en scène.
Entre une littérature de salon où le langage se replie sur soi et une littérature
peu élaborée, celle du petit peuple, de la rue, il définit la légitimité d’une
littérature pour les « honnêtes gens », dont l’ornementation ne sorte pas du
cadre du « bon sens » et de la « nature ». Dans une telle esthétique, l’énon-
ciation littéraire ne doit pas trop s’écarter des normes de la conversation.
C’est là un des fondements tacites du classicisme français que cette sou-
mission à un art de parler qui serait commun à la littérature et à la vie
mondaine. L’exigence de ne pas être un « fâcheux » ou un « pédant » vaut
pour les auteurs comme pour tous les honnêtes gens.
Une telle esthétique est cependant datée : le romantisme se chargera de
séparer l’œuvre littéraire et la conversation, voire de les opposer. Ce qu’on
appelle « l’hermétisme » de Mallarmé est l’aboutissement de cette tendance.
L’échange verbal usuel de « la foule », assimilé à un échange d’argent opéré
en silence, sert de repoussoir à la « Littérature » majuscule et intransitive,
qui refuse la transparence de « l’universel reportage » :
Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait
peut-être, pour échanger toute pensée humaine, de prendre ou de mettre
dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémen-
taire du discours dessert l’universel reportage dont, la Littérature exceptée,
participe tout, entre les genres d’écrits contemporains […]. Au contraire
d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite
388 LE CONTRAT LITTÉRAIRE
d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète,
par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité.
(S. Mallarmé, « Crise de vers », Œuvres, Paris Bordas, 1992, p. 278-279.)
8. NE PAS SE RÉPÉTER
À côté du manque de clarté, une des formes de transgression les plus mani-
festes des lois du discours consiste à « radoter ». On a vu ce qu’il en était
avec le valet Du Bois dans Le Misanthrope. Mais il est des écrivains, et non
des moindres, qui recourent systématiquement à la répétition, au ressasse-
ment. Ainsi Péguy, évoquant la manière dont la grâce de Dieu pénètre l’âme :
On peut faire beaucoup de choses. On ne peut pas mouiller un tissu qui
est fait pour n’être pas mouillé. On peut y mettre tout autant d’eau que
l’on voudra, car il ne s’agit point ici de quantité, il s’agit de contact. Il ne
s’agit pas d’en mettre. Il s’agit que ça prenne ou que ça ne prenne pas. Il
s’agit que ça entre ou que ça n’entre pas en un certain contact. C’est ce
phénomène si mystérieux que l’on nomme mouiller. Peu importe ici la
quantité. On est sorti de la physique de l’hydrostatique. On est entré dans
la physique de la mouillature, dans une physique moléculaire, globulaire,
dans celle qui régit le ménisque et la formation du globule, de la goutte.
Quand une surface est grasse l’eau n’y prend pas. Elle ne prend pas plus
si on y met beaucoup que si on n’y en met pas beaucoup. Elle ne prend pas,
absolument.
(Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, [1914],
Œuvres complètes, NRF, 1924, tome IX.)
9. LA CAUTION DE LA LITTÉRATURE
La double énonciation
théâtrale
Nous avons puisé un bon nombre de nos exemples d’échange verbal dans
le corpus théâtral. Mais ces échanges diffèrent des conversations usuelles
par une propriété aussi évidente que remarquable : ils sont pris dans une
double énonciation. La parole y participe en effet de deux situations
d’énonciation à la fois :
– dans la première, un auteur s’adresse à un public à travers la repré-
sentation d’une pièce ; c’est donc la représentation qui constitue l’acte
d’énonciation ;
– dans la seconde, la situation d’énonciation représentée, des person-
nages échangent des propos sur scène, sans se référer – du moins dans le
théâtre classique – au fait qu’ils parlent à l’intérieur d’une représentation.
Ces deux situations d’énonciation sont très différentes. Comme toute
communication littéraire, la relation entre auteur et public est radicalement
dissymétrique ; en revanche, les personnages peuvent occuper à tour de rôle
les positions d’énonciateur et de co-énonciateur. On a ainsi affaire à des
interlocuteurs apparemment autonomes, mais dont l’ensemble des inter-
ventions, la pièce, est rapporté à une source énonciative invisible, qu’avec
M. Issacharoff1 on pourrait appeler l’archiénonciateur.
1. LA DOUBLE LECTURE
2. LE DOUBLE DESTINATAIRE
Les énonciations proférées sur scène, on l’a vu, sont adressées à deux des-
tinataires distincts : un ou plusieurs personnage(s) et le public. Le même
discours doit donc agir sur l’interlocuteur immédiat et sur le destinataire
indirect : l’émouvoir, le faire rire… tout ce que l’on subsume sous la caté-
gorie « plaire au public ». Il en résulte que toute étude des dialogues théâ-
traux est constamment tenue de lire les énoncés sur leurs deux versants : en
tant que conversation entre deux personnages, en tant qu’énoncé d’un
auteur adressé au public.
Il y a là une difficulté constitutive pour l’énonciation théâtrale ; elle ne
peut ni ignorer complètement le spectateur, ni abolir totalement la distance
qui l’en sépare, et se trouve donc contrainte à des compromis variés. La
technique du double sens en est un bon exemple. Dans Le Jeu de l’amour et
du hasard (I, 9), Silvia répond au grossier Arlequin qui lui demande quelle
opinion elle a de lui : « Je vous trouve…plaisant. » Le destinataire immédiat,
Arlequin, ne perçoit que l’acception « séduisant ». En revanche, en position
de supériorité à l’égard du valet déguisé, le spectateur mis en éveil par la
pause avant « plaisant » perçoit le double sens et retient l’acception
396 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE
3. LE DÉCHIFFREMENT DE L’IMPLICITE
le lecteur. Dans les deux types d’œuvres, le public dispose d’une supériorité
structurelle sur les personnages les protagonistes de l’action représentée.
Ces derniers sont souvent moins perspicaces que le lecteur ou le spectateur
pour déchiffrer les stratégies d’implicitation.
Revenons aux propos de la princesse des Laumes sur la « petite » Mme
de Cambremer (voir p. 355). Quand le narrateur écrit : « répondit étourdi-
ment la princesse et elle ajouta vivement », les deux adverbes de manière
que nous avons soulignés sont rapportés à l’agent, la princesse. Ce sont deux
indices donnés par le narrateur qui permettent au lecteur de déchiffrer dans
un premier temps ce que la princesse « laisse entendre », ensuite ce qu’elle
« donne à entendre ». En effet, « étourdiment » suppose une bévue, tandis qu’
« ajouta vivement » indique que le locuteur cherche en toute hâte à réparer
sa faute. Certes, le narrateur n’explicite pas les sous-entendus, mais il met
le lecteur sur leur piste. En l’absence de ces indices, la réussite du travail
interprétatif serait très incertaine et le lien entre les deux énoncés risquerait
de passer inaperçu. Mais ces indices ne sont exploitables que si le lecteur a
en tête les renseignements donnés dans les pages précédentes sur la position
mondaine de la princesse.
Saisir les personnages en train de « rattraper » les implicites indésirables
est une constante source de plaisir pour le public qui, à la fois, jouit de sa
propre subtilité et de la réduction des personnages sur scène au rang de
marionnettes. Un dramaturge comme Marivaux aime particulièrement ce
dispositif, qu’il met en quelque sorte en scène lorsqu’il montre des person-
nages manipulés par d’autres, placés en position de voyeurs. C’est le cas
dans Le Jeu de l’amour et du hasard où le père de Silvia, M. Orgon, et son frère,
Mario, connaissent la véritable identité de Dorante et d’Arlequin et dis-
posent donc d’un savoir comparable à celui du spectateur. Ce dernier prend
plaisir à voir Silvia libérer, à son corps défendant, des implicites gênants
pour elle. En voici un exemple :
Silvia : Tiens, Bourguignon, une bonne fois pour toutes, demeure, va-t’en,
tout cela doit m’être indifférent, et me l’est en effet, je ne te veux ni bien
ni mal, je ne te hais ni ne t’aime, ni ne t’aimerai, à moins que l’esprit ne
me tourne. Voilà mes dispositions, ma raison ne m’en permet point
d’autres, et je devrais me dispenser de te le dire.
Dorante : Mon malheur est inconcevable. Tu m’ôtes peut-être tout le
repos de ma vie.
(II, 9.)
celui de la princesse des Laumes. Immédiatement après avoir dit « tout cela
doit m’être indifférent », la jeune fille se rend compte que son énoncé laisse
entendre qu’en fait cela ne lui est pas indifférent. Il s’agit en effet d’un énoncé
de compromis entre deux injonctions contradictoires : mettre un terme à
son amour naissant/le laisser se développer. En disant « m’est indifférent »
elle satisfait l’une, en ajoutant « doit », elle satisfait l’autre. Pour annuler le
décodage du sous-entendu indésirable, elle précise « et me l’est en effet ».
Le problème est qu’en procédant à cette correction elle libère le même
sous-entendu, mais aggravé. Voulant donner à entendre qu’elle n’est pas
amoureuse, elle le laisse entendre par son énonciation. L’autocorrection joue
le rôle d’indice pour l’auditeur qui, sans cela, n’aurait pas aussi nettement
perçu l’incidence du « doit » de l’énoncé précédent.
Dorante a-t-il perçu ces sous-entendus ? Pour le savoir, le spectateur est
obligé de considérer son comportement à ce stade de la conversation.
Comme il continue à se plaindre de la cruauté de Silvia, cela semble laisser
entendre qu’il n’a rien perçu. À moins qu’il ne feigne de ne rien comprendre.
Le déroulement ultérieur de l’échange orientera plutôt l’interprétation dans
le sens de sa sincérité. Le spectateur a donc le plaisir de voir les deux pro-
tagonistes empêtrés dans une situation qu’ils ne maîtrisent pas. Ce que
cherche à capter le théâtre de Marivaux, c’est précisément ces moments de
trouble dans lesquels la parole échappe aux personnages.
À la différence de ce qui se passe pour les dialogues insérés dans les récits,
le public de théâtre ne dispose pas a priori d’indices univoques pour déchif-
frer les implicites. Il n’y a pas d’adverbes de manière ou de commentaires
du narrateur pour l’orienter dans la bonne direction (ce qui ne signifie pas
que les commentaires du narrateur donnent nécessairement l’interpréta-
tion pertinente). Néanmoins, le spectateur n’est pas démuni en la matière.
Non seulement il a une certaine connaissance des conventions du genre
dont relève la pièce et du contexte créé par cette dernière, mais encore il
entend des dialogues qui, travaillés par des acteurs sous la direction de met-
teurs en scène, sont mieux à même de faciliter le décodage des implicites.
Mais cet avantage a aussi son revers : le jeu de l’acteur est lui-même une
certaine interprétation (l’ambiguïté de ce terme est lourde de sens) du texte,
elle-même liée à l’interprétation qu’a faite de la pièce le metteur en scène.
On est alors amené à faire une distinction entre le spectateur « naïf » qui
découvre l’œuvre à travers cette interprétation et le spectateur distancié qui,
connaissant le texte et/ou d’autres interprétations, est à même de comparer
et de restituer au texte sa relative indétermination.
Les vices de la tirade 399
Dès lors que tout énoncé théâtral est voué à agir sur deux destinataires
radicalement distincts – un spectateur et un interlocuteur sur scène, voire
le personnage locuteur lui-même quand il y a monologue –, c’est l’ensemble
du langage dramatique qui doit être étudié sous cet angle. Nous allons
seulement mettre l’accent sur un problème localisé mais extrêmement révé-
lateur de l’ensemble du dispositif, celui de la tirade.
Par « tirade » on entend communément, le plus souvent en mauvaise part,
des énoncés longs qui semblent s’adresser au public par-dessus la tête des
personnages, et qui donc semblent menacer la supposée autonomie des
dialogues représentés. Le dictionnaire Littré cite cette définition d’un jour-
nal de 1825 : « Une conversation entre l’auteur et le public, à laquelle les
personnages ne servent que de prétexte. » En fait, cette notion de tirade est
ambiguë, car elle désigne à la fois des interventions longues qui n’intéressent
ni le public ni les personnages, et des « morceaux de bravoure » qui négligent
les interlocuteurs sur scène pour mieux toucher un public tout disposé à
applaudir de telles performances : on songe ici par exemple à la « tirade du
nez » de Cyrano de Bergerac (I, 4), d’Edmond Rostand. Il est d’ailleurs révé-
lateur que, dans l’intrigue, cette tirade soit dite dans un théâtre.
Voici, en revanche, une illustration du premier type de tirade, extrait de
la dernière scène d’Il ne faut jurer de rien de Musset (III, 4) :
Cécile : Que le ciel est grand ! Que ce monde est heureux ! Que la nature
est calme et bienfaisante !
Valentin : Veux-tu aussi que je te fasse de la science et que je te parle
d’astronomie ? Dis-moi, dans cette poussière de mondes, y en a-t-il un
qui ne sache sa route, qui n’ait reçu sa mission avec la vie, et qui ne doive
mourir en l’accomplissant ? Pourquoi le ciel immense n’est-il pas immo-
bile ? Dis-moi, s’il y a jamais eu un moment où tout fut créé, en vertu de
quelle force ont-ils commencé à se mouvoir, ces mondes qui ne s’arrête-
ront jamais.
Cécile : Par l’éternelle pensée.
Valentin : Par l’éternel amour. La main qui les suspend dans l’espace n’a
écrit qu’un mot en lettres de feu. Ils vivent parce qu’ils se cherchent, et les
soleils tomberaient en poussière si l’un d’entre eux cessait d’aimer.
Cécile : Ah ! toute vie est là !
Valentin : Oui, toute la vie. Depuis l’Océan qui se soulève sous les pâles
baisers de Diane jusqu’au scarabée qui s’endort jaloux dans sa fleur chérie.
Demande aux forêts et aux pierres ce qu’elles diraient si elles pouvaient
parler. Elles ont l’amour dans le cœur et ne peuvent l’exprimer. Je t’aime !
400 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE
Voilà ce que je sais, ma chère ; voilà ce que cette fleur te dira, elle qui choisit
dans le sein de la terre les sucs qui doivent la nourrir : elle qui écarte et
repousse les éléments impurs qui pourraient ternir sa fraîcheur ! Elle sait
qu’il faut qu’elle soit belle au jour, et qu’elle meure dans sa robe de noce
devant le soleil qui l’a créée. J’en sais moins qu’elle en astronomie : donne-
moi ta main, tu en sais plus en amour.
La pièce avait d’abord paru dans la Revue des Deux Mondes en 1836.
Quand Musset dut la retoucher pour la faire jouer, il supprima ce passage.
On comprend aisément pourquoi : c’est une tirade. L’énonciateur, en
l’occurrence Valentin, semble oublier la conversation amoureuse dans
laquelle il est engagé pour que l’auteur puisse faire part au public de consi-
dérations vaguement philosophiques inspirées de Lucrèce. Ce faisant, il
transgresse diverses lois du discours. On remarquera néanmoins que cette
tirade n’est évaluée négativement que par rapport au contexte de la scène.
Si Valentin était un personnage de philosophe ridicule ou s’il ne s’agissait
pas d’échanges amoureux dans un milieu raffiné, on ne la considérerait pas
comme une tirade.
L’auteur s’était pourtant efforcé d’atténuer la transgression des lois du
discours. L’énoncé initiateur (« Veux-tu aussi... », etc.) demande et prend
la permission de changer de sujet ; il dénonce lui-même son caractère savant.
Quant à « aussi », il prétend placer la tirade dans le prolongement de ce qui
précède, donc reporter sur Cécile une part de la responsabilité de la tirade.
En outre, Musset l’a découpée en trois répliques pour la rendre plus digeste,
lui conserver une allure dialogique. Mais le résultat n’est pas probant : les
interventions de Cécile sont purement décoratives, elles n’infléchissent
nullement le cours d’un exposé qui semble détachable du contexte. Les
questions que pose Valentin dans sa première réplique comme l’impératif
de la troisième (« demande aux forêts… ») sont rhétoriques : ce ne sont pas
de vraies questions ou de vrais ordres, mais des assertions indirectes qui
pourraient s’adresser à n’importe qui. Malgré les précautions ainsi prises,
le morceau a été perçu comme une tirade par son auteur même quand il a
adapté sa pièce pour la scène.
Cependant, on peut toujours concevoir des arguments pour montrer que
cette tirade de Valentin n’est dysfonctionnelle qu’en apparence et qu’elle
retrouve une pertinence si, par exemple, on prend en compte un contexte
plus large. Au théâtre, en raison du dispositif de double énonciation, les
répliques sont évaluées comme les constituants des échanges entre les per-
sonnages, mais aussi comme des fragments d’une totalité plus vaste : une
pièce, et au-delà l’ensemble de l’œuvre d’un auteur.
Les vices de la tirade 401
1. Le Misanthrope, édition annotée par l’abbé Figuière, Paris, C. Poussielgue, 1902, p. 649.
2. La Communication, Paris, Éd. de Minuit, 1968, p. 234.
402 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE
La tirade, on l’a dit, peut aussi être un « morceau de bravoure » placé dans
la bouche de personnages qui s’adressent en fait au public. C’est le cas, on
l’a dit, de la « tirade du nez » de Cyrano de Bergerac. La tragédie classique,
dans la mesure où elle refusait de montrer les épisodes violents sur la scène
et exigeait des récits, était propice à ce type de tirade. Comme ces grands
récits tragiques (le combat contre les Maures du Cid, le récit de Théramène
dans Phèdre, pour citer les plus célèbres) risquaient de briser l’illusion qui
fonde la double énonciation théâtrale, les théoriciens recommandaient aux
dramaturges de ne pas oublier les lois du discours, c’est-à-dire de rendre
pertinents leurs récits pour les auditeurs présents sur scène. Il fallait en
particulier que le récit soit censé informer ceux qui sont les plus intéressés
par les événements racontés : loin d’être rebutés par le long récit, ils devaient
eux-mêmes l’exiger. C’est ce qui se passe dans Le Cid de Corneille, où c’est
le roi lui-même qui demande à Rodrigue de conter ses exploits.
Don Fernand
Tous ceux que ce devoir à mon service engage
Ne s’en acquittent pas avec même courage ;
Et lorsque la valeur ne va point dans l’excès,
Elle ne produit point de si rares succès.
Souffre donc qu’on te loue, et de cette victoire
Apprends-moi plus au long la véritable histoire.
(Le Cid, IV, 3.)
6. LA MAXIME HÉROÏQUE
7. L’ABOLITION DE LA THÉÂTRALITÉ
esthétique inséparable d’un combat politique contre une tragédie à qui l’on
reprochait d’être liée aux artifices aristocratiques. Comme l’écrit Rous-
seau dans La Nouvelle Héloïse :
Les auteurs d’aujourd’hui…se croiraient déshonorés s’ils savaient ce qui
se passe au comptoir d’un marchand ou dans la boutique d’un ouvrier. […]
Communément tout se passe en beaux dialogues bien agencés, bien ron-
flants, où l’on voit que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours
celui de briller. […] Quelque agités qu’ils puissent être, ils songent tou-
jours plus au public qu’à eux-mêmes.
(1761, partie II, lettre XVII.)
1. « Entretiens sur le Fils naturel » (1757), in Œuvres complètes, Garnier, 1875, VII, p. 163.
2. « De la poésie dramatique », op. cit., VII, p. 379.
406 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE
Diderot songe sans doute ici aux peintures pathétiques de Greuze dont
il fait l’éloge dans ses Salons : « Le fils ingrat », « La malédiction paternelle »…
Il a besoin d’invoquer l’artifice de la peinture pour fonder le naturel du
théâtre. Certes, on peut penser que la peinture est une imitation parfaite de
la nature, mais il n’est pas besoin d’être un spécialiste d’esthétique pour voir
que des tableaux comme ceux de Greuze ont précisément une composition
et une gestuelle…toutes théâtrales. Si bien que le tableau du dramaturge et
celui du peintre renvoient l’un à l’autre sans montrer la « pure nature »
autrement qu’à travers l’artifice de codes historiquement situés.
dialogue entre Hector et Ulysse dans La guerre de Troie n’aura pas lieu
(1935) :
Hector : C’est une conversation d’ennemis que nous avons là ?
Ulysse : C’est un duo avant l’orchestre. C’est le duo des récitants avant la
guerre. Parce que nous avons été créés justes et courtois, nous nous par-
lons, une heure avant la guerre, comme nous nous parlerons longtemps
après, en anciens combattants. Nous nous réconcilions avant la lutte
même, c’est toujours cela. Peut-être d’ailleurs avons-nous tort. Si l’un de
nous doit un jour tuer l’autre et arracher pour reconnaître sa victime la
visière de son casque, il vaudrait peut-être mieux qu’il ne lui donnât pas
un visage de frère…Mais l’univers le sait, nous allons nous battre.
(II, 13.)
Au fil des pages, selon les sujets abordés, nous avons cité un certain nombre
d’articles ou d’ouvrages. Nous ajoutons ici une liste d’ouvrages dont la lec-
ture peut être profitable pour aborder la littérature d’un point de vue prag-
matique et énonciatif.
2. Sur la pragmatique
Bracops M., 2010 – Introduction à la pragmatique. Les théories fondatrices :
actes de langage, pragmatique cognitive, pragmatique intégrée, 2e édition,
Duculot.
(Une présentation des principales théories pragmatiques)
Kerbrat-Orecchioni C., 2008 – Les Actes de langage dans le discours.
Théories et fonctionnement, Paris, A. Colin.
(Les actes de langage étudiés du point de vue de leur réalisation dans le
discours)
Longhi J., Sarfati G.-E., 2012 – Dictionnaire de pragmatique, Paris,
Armand Colin.
(Une présentation des principaux concepts et problématiques de la
pragmatique)
Lectures complémentaires 411
Application à la littérature
Amossy R. (dir.), 2002 – Pragmatique et analyse des textes, Presses de l’Uni-
versité de Tel-Aviv.
(Recueil d’études qui aborde les diverses facettes de la pragmatique
appliquée aux textes littéraires)
Chapelan M., 2016 – Perspectives pragmatiques sur le discours littéraire,
Peter Lang.
(L’ouvrage examine comment les études littéraires tirent profit des
concepts de la pragmatique et analyse, de ce point de vue, diverses
œuvres littéraires.)
Florea L.S., 2015 – Pour une approche linguistique et pragmatique du texte
littéraire. Études, eLiteratura.
(L’exploitation systématique d’outils de la linguistique textuelle et de la
pragmatique pour étudier une série de textes d’auteurs du xxe siècle)
Gouvard J.-M., 1998 – La Pragmatique. Outils pour l’analyse littéraire,
Paris, A. Colin, 1998.
(Une analyse fouillée de la référence des déictiques et des noms propres
dans des textes littéraires)
Rabatel A., 2008 – Homo narrans, 2 volumes ; tome I : Les points de vue
et la logique de la narration, Limoges, Lambert-Lucas.
(Réflexion approfondie, assise sur de multiples analyses de textes, sur la
relation entre la focalisation et ses marques dans une théorie du récit
fondée sur l’énonciation)
Weinrich H., 1973 – Le Temps, trad. fr., Paris, Le Seuil.
(Exposé systématique de l’opposition entre premier plan et second plan
par celui qui l’a théorisée)
Application à la littérature
Durrer S., 2005 – Le Dialogue dans le roman, Paris, Armand Colin.
(Une synthèse didactique des principaux problèmes que pose l’insertion
de dialogues dans le roman, entre le xviiie et le xxe siècle)
Philippe G., 1997 – Le Discours en soi. La représentation du discours inté-
rieur dans les romans de Sartre, Paris, H. Champion.
(À partir du cas de Sartre, une large réflexion sur les problèmes posés
par le monologue intérieur dans la fiction littéraire.)
Rabatel A., 2008 – Homo narrans, tome II : Dialogisme et polyphonie dans
le récit, Limoges, Lambert-Lucas.
Lectures complémentaires 413
5. Cohésion et cohérence
Adam J.-M., 2015 – La Linguistique textuelle, 3e éd., Paris, Armand Colin.
(Un livre qui présente les divers facteurs qui contribuent à la cohérence
textuelle en les articulant sur les genres de discours)
Charolles M., 2002 – La Référence et les expressions référentielles en fran-
çais, Paris, Ophrys.
(L’anaphore est envisagée dans le cadre plus large des divers modes de
donation du référent en français.)
Combette B., 1988 – Pour une grammaire textuelle, la progression théma-
tique, Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
(Introduction à la problématique de la progression thématique)
Corblin F., 1995 – Les Formes de reprise dans le discours. Anaphore et
chaînes de référence, Presses Universitaires de Rennes.
(Synthèse sur la question de l’anaphore linguistique, en particulier l’ana-
phore nominale)
Kleiber G., 2001 – L’Anaphore associative, Paris, PUF.
(Une étude claire et très riche de l’anaphore associative qui permet de
parcourir l’ensemble des questions relatives à l’anaphore lexicale)
LANGUE FRANÇAISE n°120, 1998 – « Les démonstratifs : théories lin-
guistiques et textes littéraires », M.-N. Gary-Prieur et M. Léonard (dir.).
(Une série d’études sur les emplois remarquables que font du détermi-
nant démonstratif les textes littéraires)
6. Connecteurs argumentatifs
Anscombre J.-C., Ducrot O., 1983 – L’Argumentation dans la langue,
Bruxelles-Liège, P. Mardaga éd.
(Une synthèse sur la problématique de l’argumentation illustrée
d’exemples variés)
Ducrot O. et al., 1980 – Les Mots du discours, Paris, Éd. de Minuit.
(Le livre fondateur en matière de connecteurs argumentatifs ; les analyses
de divers connecteurs sont précédées d’une importante mise au point
théorique.)
Rossari C., 2000 – Connecteurs et relations de discours : des liens entre
cognition et signification, Nancy, Presses Universitaire de Nancy.
(Réflexion sur les problèmes posés par l’analyse des connecteurs ; outre
414 LECTURES COMPLÉMENTAIRES
A cataphore, 279
absolu (repérage—), 83 centre déictique, 294
accompli (vs inaccompli), 138, 184, 323 chaîne de référence, 281, 305, 308
acte de langage, 21, 352, 371 champ sémantique conceptuel, 176
acteur, 395, 398, 408 charge, 193
adjectif, 107, 121, 162, 338 citant (discours—), 214
affectif (adjectif—), 109, 290 cité (discours—), 214
affectif (verbe—), 22 classifiant (vs non classifiant), 110
allocutaire, 11, 71, 198, 241, 319, 371 clivée (construction—), 351
anaphore, 278 co-énonciateur, 13, 28, 72
anaphorisant (terme—), 279 co-hyponyme, 176
anaphorisé (terme—), 279 cohérence (vs cohésion), 262
ancrage, 174 communicationnelle (compétence—), 361
antéposition (de l'adjectif), 121, 127 communicationnelle (théorie—), 156
appositive (relative—), 351 compact (fonctionnement—), 115
archiénonciateur, 189, 318, 392 composée (forme—), 138
argumentatif (connecteur—), 313 concession, 200
argumentation, 263, 313 connecteur, 313
aspect, 137, 165, 323 connotation autonymique, 201
aspectualisation, 174 constatif (énoncé—), 20
assimilation, 174 contagion stylistique, 233
associative (anaphore—), 286 contamination lexicale, 114, 211, 233, 239
attitude propositionnelle (verbe d'—), 22 conteur, 150, 191, 292
auctorial (genre—), 39–40, 42 contexte de production, 14
autonome (pronom—), 284 contrat, 362, 378
autonomie référentielle, 111 contrat narratif, 54, 66, 136, 312
autonymique (emploi—), 195 contrefactif (verbe—), 350
autorepérage, 145 coopératif (lecteur—), 52, 66
axiologique (adjectif—), 108 coopération (principe de—), 361
coréférence, 279, 288
C cotexte (vs contexte), 72, 85, 92
cadrage interprétatif, 42
captation (vs subversion), 45, 193 D
car, 329 datif éthique, 79
défini (déterminant—), 76, 111, 286 évaluatif (adjectif—), 108
définie (description—, 288 évaluation, 107, 139, 146, 186, 251
définie (description—), 282, 304, 351 expansion, 57
déictique, 19, 70, 139, 145, 216, 281, 291 explication, 263
déixis mémorielle, 295 extradiégétique (narrateur—), 136
démonstratif, 86, 285, 294
dense (fonctionnement—), 115
F
description, 53, 58, 89, 130, 148, 174, 180, fabula préfabriquée, 61
263, 269, 272, 322 face positive (vs négative), 370
désignateur rigide, 281 factif (verbe—), 350
déverbal (nom—), 119, 131 faire entendre, 355
dialogisme, 30 fermeture, 272
digression, 383, 391 fidèle (anaphore—), 285, 304
dire (vs montrer), 25 figurative (isotopie—), 64
direct (discours—), 188, 215–216 filtrage, 57
direct libre (discours—), 224 focalisation, 91
discours (vs histoire), 137–138 focus, 273
discret (fonctionnement—), 115 force illocutoire, 21
dominante séquentielle, 263 futur périphrastique, 141
donner à entendre, 355 futur simple, 141
double énonciation, 392
G
E généralisation, 99
écriture artiste, 119, 121, 130 générique (scène—), 14
eh bien, 325 genre littéraire, 15, 26, 33, 36, 51, 61, 191,
embrayage, 70 208–209, 346, 378
embrayeur, 70, 140 globale (présupposition—), 348
empathie, 283, 294 guillemets, 201–202, 210
enchâssement, 174 H
endophasie, 243 hermétisme, 387
endophore, 279 hétérodiégétique (narrateur—), 136
englobante (scène—), 14, 379 histoire (vs discours), 137–138
énoncé singulatif (vs itératif), 173 histoire (vs narration), 90
énoncé (vs énonciation), 11 homodiégétique (narrateur—), 136
énonciateur, 12 hypergenre, 43
énonciateur (vs locuteur), 187 hyperonyme, 176, 281, 285
énonciation (vs énoncé), 11 hyperthème, 276
épisode fantôme, 65 hyponyme, 176
épithète rhétorique, 122, 126
éthos, 190, 254
I M
illocutoire (acte—), 21 macro-acte de langage, 25
îlot textuel, 236, 253 macroproposition, 265
immédiate (reprise—, 290, 306 mais, 316, 336
imparfait, 8, 137, 165, 231, 247 mar, 112
imperfectif (vs perfectif), 137 marqueur aspectuel, 350
implicite, 343, 396 marqueur d'intégration linéaire, 271, 313
impressionnisme, 119 maxime conversationnelle, 354, 361
inaccompli (vs accompli), 138 mémoriel (démonstratif—), 293
indéfini (déterminant—), 115, 131, 285 menace (sur la face), 371, 379
indirect (acte de langage—), 22 mention (vs usage), 195, 201
indirect (discours—), 215, 218 métadiscours, 384
indirect libre (discours—), 187, 225 microproposition, 265
infidèle (anaphore—), 285, 289, 304 minimale (parodie—), 192
informativité (loi d'—), 366, 368 mise en relief, 167
insertion de séquence, 263 modal (vs référentiel), 192
insolite (démonstratif—), 294 modalisation, 107, 139, 146, 192, 366
institué (lecteur—), 50 modalisation autonymique, 201
interjection, 190, 215, 332 modalité (loi de—), 369
interrogation, 110, 274, 329, 348 mode de procès, 137
intradiégétique (narrateur—), 136, 310 modèle (lecteur—), 52, 211, 339
investissement générique, 40 mondanité, 356, 369
invoqué (lecteur—), 50 monologue intérieur, 85, 95, 135, 240, 259
ironie, 194, 204, 208, 321, 358 montrer (vs dire), 25
isotopie, 63 motif (scénario—), 61
italique, 54, 201, 205, 211 MQC (membre quelconque d'une
itération, 172 collectivité), 234, 254
L N
laisser entendre, 355 narrataire, 14, 80, 149, 156, 158, 213
lecteur, 48 narrateur, 14, 48, 80, 84, 92, 135, 154, 156,
lecture, 48 188, 238
linéaire (progression—), 275, 303 narrateur-témoin, 233, 239, 254
locale (présupposition—), 348 narration, 263
« locuteur L » (vs « locuteur-λ »), 191 narration (vs histoire), 90
locuteur (vs sujet parlant), 188 narrativisé (discours—), 215
locutoire (acte—), 21 négation, 199
loi du discours, 361, 378, 385, 400 nom propre, 72, 128, 282–283
nominalisation, 115, 351
non axiologique (adjectif—), 108
non classifiant (vs classifiant), 110 posé (vs présupposé), 200, 221, 343
non-coïncidence, 201 positionnement, 34, 40, 193
non communicationnelle (théorie—), 156 pragmatique (compétence—), 361
non-personne, 72, 137 pragmatique (présupposé—), 352
non restrictive (épithète—), 351 premier plan (vs second plan), 167
nous, 73 présent de narration, 152, 170
présent historique, 152
O présupposé, 347, 351
objectif (adjectif—), 107 présupposé (vs sous-entendu), 345
objectivante (énonciation—), 148 présupposition, 200
occurrence (énoncé—), 70 pronominale (anaphore—), 284
on, 76, 103 pronominalisation, 86, 284, 304
onomastique, 282 propositionnel (contenu—), 21
opinion (verbe d'—), 22 propre (thème/rhème—), 275
ouverture, 272 prospectif, 141
P pseudo-itératif, 173
paragraphe, 268 public attesté, 51
parce que, 329 public générique, 51
parodie, 45, 192, 208 puisque, 329
partielle (interrogative—), 351 Q
partielle (reprise—), 281 qualité (nom de—), 114, 233
partitif (article—), 116
passé composé, 138, 165, 183, 311 R
passé simple, 137, 160, 165 rapporté (discours—), 214
pastiche, 193, 208 récit (vs discours), 139
pauvre, 111 recontextualisation, 46
perfectif (vs imperfectif), 137–138, 166 référentiel (vs modal), 139, 192
performatif (verbe—), 20 réinvestissement, 193
perlocutoire (action—), 21 relais, 272
personne, 25, 80, 97, 137, 219, 284 relatif (repérage—), 83
pertinence (principe de—), 363 repérage, 88, 92, 98, 139, 162, 216
plan embrayé (vs non embrayé), 145, 160, répétition, 273, 281
248 représentant (pronom—), 284
pluriel, 73, 117 résomptive (anaphore—), 280
point de vue, 92, 104, 170, 195, 199, 236, reste du thème/rhème, 275
293, 319 rhème (vs thème), 273
politesse, 80, 370, 376 routinier (genre—), 38
polyisotopie, 64
polyphonie, 186, 227, 319, 350 S
posé (vs présupposé, 347 scénario, 57
scène d'énonciation, 14, 102 temporel (repérage—), 98
scénographie, 14 territoire, 370
script, 59 texte (grammaire de—), 261
second plan (vs premier plan), 167 thématique (isotopie—), 64
segmentale (anaphore—), 280 thématique (progression—), 273
sémantique (présupposé—), 352 thématisation, 12, 348
séquence (type de—), 263 thème constant (progression à—), 276,
simple (forme—), 138 302
sincérité (principe de—), 365 thème éclaté (progression à—), 276
situation d'énonciation, 13, 70, 135 thème-titre, 175
situation de communication, 13 thème (vs rhème), 273
situationnel (scénario—), 61 tirade, 399
sous-entendu, 345, 353, 381, 391, 398 topic, 62
sous-thème, 176, 181 totale (reprise—), 281
spatial (déictique—), 71, 83 travestissement, 192
spatial (repérage—), 98 trope, 22, 194, 358
standard (emploi—), 195 tu, 72, 81
stylistique, 7, 115, 121 type de discours, 14, 33, 46
subjectif (adjectif—), 107 type (énoncé—), 70
subjectif (verbe—), 350
U
substitut (pronom—), 284
usage (vs mention), 195, 201
subversion (vs captation), 45, 193
sujbectivante (énonciation—), 148 V
sujet parlant (vs locuteur), 188 vous, 73, 79, 81
vouvoiement, 81
T
temporel (déictique—), 71, 92
Table des matières
Avant-propos 5
PARTIE 1
La scène d’énonciation littéraire
2. La perspective pragmatique 17
1. Sémantique et pragmatique 19
2. Les actes de langage 20
3. Les conditions de réussite 23
4. Dire/Montrer 25
5. Le langage comme institution 26
6. Le primat de l’interaction 28
7. La notion de « discours » 32
8. Le discours littéraire 33
PARTIE 2
Marques d’énonciation
5. La situation d’énonciation 70
1. Les déictiques 70
2. Les déictiques de personne 72
3. L’apostrophe 74
4. On 76
5. Le datif éthique 79
6. Personnes et « politesse » 80
7. Les déictiques spatiaux 83
8. Problèmes de localisation 88
9. Focalisation et point de vue 91
10. Les déictiques temporels 92
11. La temporalité narrative 94
Analyses 97
1. Les déictiques dans un dialogue de théâtre 97
2. Les pronoms sujets de l’énonciation moraliste 98
3. Le on du roman réaliste 103
Analyses 126
1. Non-classifiance et utopie 126
2. Utopie, stéréotypes et littérature classique 129
3. Non-classifiance et impressionnisme 130
SECTION 2: PROBLÈMES DE NARRATION 134
Analyses 160
1. Plan embrayé et plan non embrayé 160
Analyses 180
1. Une description balzacienne 180
2. Arrière-plan et point de vue 182
Analyses 208
1. Ironie et parodie chez Voltaire 208
2. Les guillemets de Céline 209
3. L’italique des mots du terroir 210
Analyses 246
1. La Fontaine et l’art de la transition 246
2. Le narrateur balzacien 248
3. Zola et les glissements de plans énonciatifs 251
4. Albert Cohen 258
Analyses 302
1. Une progression thématique 302
2. Anaphore nominale et intrigue 303
3. Débuts de romans et chaînes de référence 305
12. Connecteurs argumentatifs 313
1. L’argumentation linguistique 313
2. Les emplois canoniques de « mais » 317
3. « Eh bien » 325
4. « Car », « parce que », « puisque » 329
5. Une interjection rhétorique : « Quoi ! » 332
Analyses 336
1. Quelques emplois de « mais » 336
2. Deux emplois de « quoi ! » 339
PARTIE 3
Échange verbal et lois du discours
Index 417