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Manuel de Linguistique Pour Les Textes Littéraires-2020

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Manuel de

linguistique
pour les textes littéraires
DOMINIQUE MAINGUENEAU

Manuel de
linguistique
pour les textes littéraires
Avant-propos

C
e livre est une nouvelle version, modifiée en de nombreux points,
d’un ouvrage paru en 2010. Son objectif est resté le même. Il ne s’agit
pas de proposer une théorie générale de la littérature fondée sur les
sciences du langage1, ni même un traité complet des faits de « style », mais
seulement de fournir aux étudiants de littérature un certain nombre de
notions de linguistique qui leur sont utiles pour l'étude des textes, en pre-
nant pour fil directeur diverses problématiques des théories de l'énonciation
et des courants pragmatiques, avec toutes les simplifications qu’impliquent
les contraintes didactiques. Nous avons en outre renoncé à prendre en
compte deux domaines, certes importants, mais qui sont déjà abondam-
ment traités dans les manuels : les « figures » de rhétorique et l'analyse de
la poésie, qui relève traditionnellement d'une discipline spécifique.
L’ouvrage se divise en trois parties. La première (« La scène d’énonciation
littéraire ») met en place un certain nombre de notions qui sont indispen-
sables si l’on veut approcher la littérature en termes énonciatifs et pragma-
tiques. Dans la deuxième (« Marques d’énonciation ») sont abordées des
problématiques aussi importantes que la subjectivité énonciative, l’emploi
des temps dans la narration, la polyphonie et le discours rapporté, la cohé-
rence textuelle. La troisième et dernière partie (« Échange verbal et lois du
discours ») est d’inspiration résolument pragmatique, puisqu’elle associe
l’interaction verbale et l’implicite, à travers la prise en compte des normes
qui régulent l’activité verbale.
Les quatre sections dont se compose la deuxième partie sont suivies d’une
série d’« analyses », qui mettent à l’épreuve des textes un certain nombre de
notions introduites dans les pages qui précèdent. Nous les avons réservées
aux huit chapitres de la partie centrale du livre parce qu’il nous a semblé
que c’était la seule qui était propice à ce type d’exercice. Ces analyses se
distinguent des commentaires stylistiques communément pratiqués. Elles
ne cherchent pas, en effet, à étudier « le style » d'un passage, à montrer
comment viennent converger vers une idée directrice des phénomènes
situés sur des plans très divers du texte. Il s’agit plutôt de suivre patiemment
tel ou tel fait de langue, en assumant le caractère inévitablement limité de
l’analyse.

1. Nous proposons une synthèse sur le discours littéraire dans un autre ouvrage paru chez
le même éditeur : Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, A. Colin, 2004.
PARTIE 1

La scène
d’énonciation littéraire

➟ CHAPITRE 1 De l’énonciation à la scène


d’énonciation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

➟ CHAPITRE 2 La perspective pragmatique. . . . . . . . . . 17

➟ CHAPITRE 3 La question des genres. . . . . . . . . . . . . . . 36

➟ CHAPITRE 4 La lecture comme énonciation. . . . . . . . . 48


CHAPITRE 1

De l’énonciation
à la scène d’énonciation

1 LE TOURNANT ÉNONCIATIF 3 SITUATION


D’ÉNONCIATION ET
2 L’ÉNONCIATION
SITUATION DE
COMMUNICATION

1. LE TOURNANT ÉNONCIATIF

Le présent manuel relève de la stylistique au sens large, si l’on entend par


là un ensemble d’approches qui, pour étudier la littérature, utilisent des
concepts et des méthodes empruntés aux sciences du langage. Il diffère
néanmoins de la stylistique au sens étroit, discipline qui s’est développée
dans le monde universitaire à partir de la fin du xixe siècle et qui a été
contestée à partir des années 1960. Elle entendait faciliter l’interprétation
des textes en s’appuyant sur une étude des faits de langue caractéristiques
du « style » d’un écrivain ou d’un ensemble d’écrivains. En fait, on doit
distinguer deux courants différents dans cette stylistique.
1) Dans le premier, on étudie les « procédés » par lesquels un auteur
parvient à créer un certain « effet » sur son lecteur ou son auditeur. Dans
un texte, le stylisticien repère un certain nombre de faits de langue qu’il
analyse en essayant de comprendre avec quelle visée l’écrivain les a produits.
C’est donc une stylistique des « moyens d’expression ». Les traités de sty-
listique traditionnels classent ces procédés en différentes rubriques (les
exclamations, l’antéposition de l’adjectif, les métaphores…), en essayant de
leur associer des catégories déterminées d’effets de sens : surprise, pathé-
tique, mépris… Une telle démarche se place dans la filiation de l’inventio,
cette partie de la rhétorique traditionnelle qui consistait à trouver les pro-
cédés les mieux adaptés pour faire adhérer tel ou tel public à telle ou telle
thèse. Cette conception de la stylistique joue aujourd’hui encore un rôle
important dans l’enseignement secondaire et dans les cours de techniques
d’expression.
8 DE L’ÉNONCIATION À LA SCÈNE D’ÉNONCIATION

2) Le second courant s’appuie sur l'esthétique romantique. Il s’agit fon-


damentalement d’une stylistique d’auteur. On y appréhende l’œuvre d’un
écrivain dans sa globalité, ce qui s’accommode difficilement d’analyses de
type scolaire. Étudier une œuvre consiste à remonter, par l’intuition, de
certaines caractéristiques de cette œuvre vers la « vision du monde » per-
sonnelle de l'auteur, à retrouver le mouvement créateur. On peut parler ici
d’une stylistique « organique », en ce sens que l’œuvre y est appréhendée
comme une totalité vivante qu’il est impossible de décomposer. Le défen-
seur le plus fameux de cette conception de la stylistique est sans doute Mar-
cel Proust ; dans un article qu’il a consacré au style de Flaubert1, il a cherché
à montrer comment l’emploi de l’imparfait chez cet écrivain était caracté-
ristique de sa vision du monde. Mais celui qui l’a réellement théorisée et
développée est le philologue allemand Léo Spitzer2. Dans son approche,
chaque œuvre constitue un univers de sens incommensurable à tout autre,
auquel permet d’accéder l’étude de faits de langue caractéristiques : par
exemple, la phrase longue de Proust ou la phrase disloquée de Céline per-
mettraient d’accéder à leurs visions du monde respectives.
Dans les années 1960, il s’est produit une transformation qui a mis en
crise la stylistique traditionnelle. En s’appuyant sur la linguistique moderne
et le « structuralisme » qui triomphait alors dans les sciences humaines,
certains ont affirmé la nécessité d’étudier le texte « en lui-même et pour lui-
même », comme une « structure » régie par des lois inconscientes. Ces nou-
velles approches s’opposaient ainsi à la stylistique qui étudiait des moyens
d’expression, des « procédés » ; elles s’opposaient aussi, quoique moins for-
tement, à la stylistique « organique », puisqu’elles plaçaient au centre non
la conscience créatrice de l’auteur mais le fonctionnement des textes, consi-
dérés indépendamment de leurs auteurs.
En réaction, beaucoup de spécialistes de littérature ont alors dénoncé un
« impérialisme linguistique ». En réalité, dans ces travaux qui se réclamaient
du structuralisme, on faisait peu de linguistique, si l’on entend par là une
discipline qui étudierait les propriétés des langues naturelles. Il n’était guère
question, en effet, de groupes nominaux, de détermination, d’aspect, de
thématisation… ni même de dialecte, de variation, d’intonation, etc. On y
manipulait essentiellement des notions comme « paradigme », « syntagme »,
« connotation », « actant »… L’impérialisme linguistique était en effet sur-
tout un impérialisme sémiologique, qui privilégiait les notions communes
à la diversité des matériaux sémiotiques (cinéma, bande dessinée, image,

1. « À propos du style de Flaubert » (1920), repris dans Chroniques, Paris, Gallimard, 1928,
p. 193-206.
2. Voir ses Études de style, Paris, Gallimard, 1971, repris dans la collection « Tel ».
Le tournant énonciatif 9

théâtre, littérature écrite…), en évitant de mettre l’accent sur la spécificité


des langues naturelles. D’où la situation quelque peu paradoxale d’une lin-
guistique officiellement « impérialiste » et envahissante, mais dans les faits
peu présente.
Les domaines qui se sont les mieux développés à l’intérieur de ce pro-
gramme structuraliste sont la narratologie, la poétique et l’étude du voca-
bulaire.
La narratologie, en dépit de quelques emprunts terminologiques plutôt
métaphoriques (« proposition narrative », « mode »…), a connu un déve-
loppement qui ne doit pas grand-chose à la linguistique. Quant à l’étude
structurale de la poésie, profondément marquée par la célèbre « fonction
poétique » de R. Jakobson1, elle s’est révélée peu efficace hors de la poésie,
pour étudier un roman ou une pièce de théâtre, par exemple. Le seul
domaine de la linguistique proprement dite qui se soit développé, ce sont
les études du vocabulaire des œuvres littéraires. Que ce soit dans la statis-
tique lexicale ou, de manière plus massive, dans les analyses inspirées de la
lexicologie structurale : études distributionnelles, champs sémantiques,
décompositions sémiques… Mais, la plupart du temps, le vocabulaire ainsi
étudié n’était pas inséré dans la trame syntaxique ou textuelle, mais consi-
déré comme un réseau d’unités décontextualisées, censé être représentatif
du style de l’auteur ou du sens de l’œuvre. La linguistique structurale, qui
est une linguistique centrée sur le signe – et non sur la phrase ou le texte –
favorisait ce type de recherche.
Une fois passée la vague du structuralisme littéraire, la linguistique s’est
recentrée sur les faits de langue. Dans les années 1960 et 1970, beaucoup de
chercheurs travaillaient à la fois sur la langue et sur les textes littéraires ; par
la suite, ce passage de la littérature à la linguistique est devenu beaucoup
moins fréquent. Seule la poétique (entendue comme science de la poésie),
par sa technicité et son enracinement dans la phonétique, est restée un
champ d’études privilégié pour les linguistes2.
C’est à partir du début des années 1980 que le recours aux théories de
l’énonciation linguistique, aux courants pragmatiques, à la linguistique tex-
tuelle a permis de redéfinir sur des bases nouvelles les relations entre lin-
guistique et littérature. Désormais, la linguistique pouvait offrir davantage
qu’un outillage grammatical élémentaire (comme dans la stylistique

1. Essais de linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, 1963.


2. Les contributions les plus significatives à la poétique demeurent celles des linguistes ;
parmi les chercheurs francophones, on peut évoquer les noms de N. Ruwet, J.-C. Milner,
B. de Cornulier, M. Dominicy…
10 DE L’ÉNONCIATION À LA SCÈNE D’ÉNONCIATION

traditionnelle) ou quelques principes d’organisation très généraux (comme


dans le structuralisme). En réfléchissant sur l’énonciation linguistique, on
a eu accès à des phénomènes linguistiques d’une grande finesse (modalités,
discours rapporté, polyphonie, temporalité, détermination nominale, méta-
énonciation…), où se mêlent étroitement la référence au monde et l’ins-
cription des partenaires de l’énonciation dans le discours. Or, la littérature
joue énormément de ces détails linguistiques qu’un commentaire littéraire
traditionnel n’a pas les moyens d’analyser. En outre, la conception prag-
matique de la communication permettait de passer sans rupture du texte
comme agencement de marques linguistiques, au discours littéraire comme
activité régulée par des institutions de parole.
Dans ce cadre, l’approche strictement grammaticale ne pouvait plus suf-
fire : l’analyste était désormais contraint de s’appuyer sur une théorie de
l’énonciation littéraire dont les catégories n’étaient réductibles ni à celles de
la grammaire ni à celles de la rhétorique traditionnelle. Les sciences du
langage étaient ainsi amenées à jouer un rôle plus important que par le passé
pour analyser la littérature ; elles ne se contentaient plus d’aider à interpréter
le texte, elles permettaient de dire quelque chose sur l’œuvre elle-même en
tant que discours. Les rapports entre sciences du langage et littérature sor-
taient ainsi d’un modèle où on cherchait surtout à « appliquer » des caté-
gories de la grammaire à un texte.

2. L’ÉNONCIATION

La dimension énonciative du langage a longtemps été négligée par les cou-


rants dominants de la linguistique structurale. Elle a été abordée entre les
deux guerres par des linguistes comme Ch. Bally (1865-1947)1 ou
G. Guillaume (1893-1960)2. Dans les années 1950, les travaux de R. Jakob-
son (1896-1982)3 et surtout ceux d’É. Benveniste (1902-1976)4 lui ont donné
une assise solide. À partir de la fin des années 1960, les recherches dans ce

1. Linguistique générale et linguistique française, Paris, Ernest Leroux, 1932.


2. Temps et Verbe, Champion, 1929.
3. Essais de linguistique générale, trad. fr. N. Ruwet, Paris, Éd. de Minuit, 1963, chapitre 9 :
« Les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe russe ».
4. Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, 5e partie : « L’homme dans la
langue ».
L’énonciation 11

domaine se sont multipliées ; pour la France, on citera, en particulier, celles


d’Oswald Ducrot1 et d’Antoine Culioli2.
On définit communément l’énonciation comme « la mise en fonction-
nement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Émile Benve-
niste), acte que l’on oppose à l’énoncé, objet linguistique qui résulte de cet
acte. Tout énoncé, avant d’être ce fragment de langue naturelle que le lin-
guiste s’efforce d’analyser, est en effet le produit d’un événement unique,
son énonciation, qui suppose un locuteur, s’adressant à un allocutaire, en
un moment et un lieu particuliers.
La notion d’« acte individuel d’utilisation » soulève néanmoins des dif-
ficultés parce qu’elle associe énonciation et production d’un énoncé par un
individu, ce qui pour de nombreux phénomènes ne va pas de soi. Aussi peut-
on avec O. Ducrot affaiblir cette définition en disant que l’énonciation est
« l’événement constitué par l’apparition d’un énoncé3 ».
Une autre difficulté soulevée par cette définition est que les facteurs
impliqués dans la production d’un énoncé singulier sont a priori très divers :
de l’aspect physiologique de l’émission de sons jusqu’à l’environnement
matériel et social, en passant par les motivations psychologiques des par-
tenaires de la communication. On peut donc s’étonner que les linguistes se
donnent un tel objet : si un acte d’énonciation est un événement unique,
réalisé dans des circonstances uniques, en quoi intéresse-t-il la linguistique,
qui, par définition, étudie la langue comme système, indépendamment des
énoncés singuliers qu’elle rend possibles ? C’est aux historiens, dira-t-on,
et non aux linguistes qu’il revient d’étudier cet énoncé dans sa singularité,
de chercher à déterminer dans quelles circonstances il a été produit, pour
quelles raisons, etc. Si l’on considère, par exemple, la formule attribuée à
Louis XIV « L’État, c’est moi », le linguiste, lui, n’est censé y voir qu’un
exemple d’énoncé conforme au système du français, une « parole » au sens
de Saussure.
Les théories linguistiques de l’énonciation récusent précisément cette
séparation entre le linguistique et l’« extralinguistique », ce qui est hors de
la langue. Elles distinguent deux aspects dans l’événement énonciatif : d’une
part, ce qu’il y a de particulier dans chaque énonciation, qui demeure

1. Voir en particulier Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Her-
mann, 1972 et Le Dire et le Dit, Paris, Éd. de Minuit, 1984.
2. On peut avoir une idée de la linguistique de l’énonciation développée par A. Culioli dans
deux livres d’entretiens : Variations sur la linguistique, Entretiens avec Frédéric Fau, Paris,
Klincksieck, 2002 ; Onze rencontres sur le langage et les langues, Paris, Ophrys, 2005.
3. Le Dire et le Dit, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 179.
12 DE L’ÉNONCIATION À LA SCÈNE D’ÉNONCIATION

extérieur au champ d’investigation de la linguistique au sens étroit du terme,


d’autre part, le schéma général de l’énonciation, les règles qui, dans le sys-
tème de la langue, permettent qu’il y ait des actes d’énonciation toujours
uniques, que la « langue », comme réseau de règles disponibles pour tout
locuteur, se convertisse en « énonciation » dans telles circonstances parti-
culières. Cette « langue » ne doit en effet pas être conçue seulement comme
un lexique associé à des règles phonétiques et morphosyntaxiques, mais
aussi comme un système permettant aux locuteurs de produire des énoncés
toujours singuliers.
Reprenons notre exemple, « L’État, c’est moi ». On y relève immédiate-
ment deux traces (entre autres) de la prise en charge de la langue par son
énonciateur : la thématisation et le moi. Dire L’État, c’est moi implique que
l’on pose l’État en « thème » de son énonciation – en réponse à une question
du type « l’État, c’est qui ? » – et qu’on organise son énoncé à partir de ce
repère. Si le sujet peut ainsi thématiser son propre énoncé, c’est parce que
le système de la langue lui offre les structures pertinentes, que la thémati-
sation n’est pas un phénomène qui serait hors de la langue. La présence du
sujet d’énonciation se lit également dans le « moi ». S’il est ici interprété
comme désignant Louis XIV, c’est, certes, en raison d’un savoir extérieur à
l’énoncé proprement dit, puisque hors contexte moi peut désigner
n’importe quel individu énonçant cette phrase ; mais c’est une règle de la
langue que toute personne ne puisse se poser en locuteur qu’en se désignant
comme « je » ou « moi ». La langue possède donc des éléments qui laissent
une trace dans l’énoncé et dont la fonction est de permettre la prise en charge
de l’énonciation par des sujets singuliers.
Les théories fondées sur une perspective énonciative postulent ainsi
qu’on ne saurait avoir une conception adéquate de la structure du langage
si l’on ne part pas du principe que cette structure est constituée de façon à
rendre l’énonciation possible. De fait, tout énoncé s’organise autour de
catégories comme la personne, le mode ou le temps linguistiques, catégories
qui sont définies par l’acte d’énonciation lui-même, qui ne réfèrent pas à
des phénomènes qu’on trouverait dans le monde hors du langage. Dans la
phrase « Il pleut », par exemple, il y a une marque de 3e personne, l’emploi
du présent du mode indicatif. Mais quand on regarde par la fenêtre et qu’on
voit la pluie tomber il n’y a ni personne linguistique, ni mode, ni marque
de présent. En outre, ces marques prennent pour point de repère l’énon-
ciation elle-même : le présent indique que l’événement se passe au moment
où on parle, la 3e personne indique que le sujet de « pleut » n’est ni celui qui
parle, ni celui à qui ce dernier est en train de parler, le mode indique que le
locuteur présente ce qu’il dit comme vrai.
Situation d’énonciation et situation de communication 13

3. SITUATION D’ÉNONCIATION ET SITUATION


DE COMMUNICATION

La notion de situation d’énonciation est au cœur de cette problématique.


Il s’agit d’un système de coordonnées abstraites, de points de repère par
rapport auxquels doit se construire toute énonciation. Pour la catégorie de
la personne sont définies trois positions : énonciateur, co-énonciateur et
non-personne1.
– La position d’énonciateur est par définition le point origine des coor-
données énonciatives. En français le pronom je en est le marqueur.
– Entre cet énonciateur et son destinataire, le co-énonciateur (dont le
marqueur est tu en français), il existe une relation de « différence », d’alté-
rité : énonciateur et co-énonciateur sont en effet à la fois solidaires, placés
sur le même plan, et opposés. Le terme « co-énonciateur » n’est toutefois
pas sans danger, car, comme on le verra, il n’y a pas symétrie entre ces deux
positions.
– La position de non-personne est celle des entités qui sont présentées
comme n’étant pas susceptibles de prendre part à l’activité d’énonciation.
Entre cette position et celles d’énonciateur et de co-énonciateur, la relation
est de « rupture ». C’est pour cette raison qu’Émile Benveniste a préféré
parler de « non-personne » plutôt que de « 3e personne », comme le faisait
la tradition grammaticale (voir p. 72).
Par souci de simplification, on appelle souvent « situation d’énonciation »
non le système de coordonnées linguistiques abstraites mais la situation de
communication concrète, telle que peut l’appréhender un sociologue ou
un historien, dans laquelle s’inscrit l’acte d’énonciation d’un texte. Pour
lever cette équivoque attachée au terme « situation d’énonciation », il vaut
mieux le réserver aux linguistes qui travaillent sur des énoncés d’un point
de vue strictement linguistique.
Au demeurant, la notion même de « situation de communication » est elle-
même équivoque. Supposons qu’un journaliste rédige un soir un reportage
sportif dans sa chambre d’hôtel pour le quotidien national qui l’emploie.
Quelle est la « situation de communication » de cet article ?
– On peut considérer que c’est ce journaliste particulier qui écrit un texte
particulier dans sa chambre à tel moment.

1. Comme beaucoup d’autres, nous mélangeons ici des termes empruntés à Benveniste
(non-personne) et à Culioli (le couple énonciateur/co-énonciateur). Benveniste parle en effet
d’énonciation, mais pas d’énonciateur.
14 DE L’ÉNONCIATION À LA SCÈNE D’ÉNONCIATION

– On peut aussi considérer que la « situation d’énonciation » est la situa-


tion associée à ce genre de reportage. Peu importent alors les conditions
particulières de production du texte : seule compte la mise en relation du
rôle de journaliste (qui est censé avoir assisté au match, en donner un
résumé et l’évaluer) et du rôle de lecteur (censé être intéressé par tel sport)
dans un reportage inséré dans tel type de journal.
Cette distinction est évidente pour les textes littéraires. Dans le cas d’un
roman, par exemple, on retrouve la même ambiguïté : la situation de com-
munication, ce sera aussi bien celle de l’activité de production d’un écrivain
(Madame de La Fayette, Balzac, Proust…) de telle œuvre dans telles cir-
constances, que la situation d’énonciation narrative, c’est-à-dire la scène,
l’institution de parole à partir de laquelle le récit prétend être produit. C’est
sur cette différence que repose la distinction que l’on fait communément
entre « l’écrivain » et « le narrateur » : le premier sera par exemple l’individu
François-René de Chateaubriand, le second sera l’instance textuelle qui est
censée raconter l’histoire, qui soutient l’énonciation du roman René. Le
lecteur vient occuper la place de « narrataire » qui lui est assignée par
l’énonciation et n’a pas de contact avec celui qui a écrit le texte, l’individu
qui en est l’auteur. Il est de l’essence de la littérature de ne mettre en relation
le créateur et le public qu’à travers les mises en scène de l’institution littéraire.
Même si un roman se donne pour autobiographique, le je du narrateur est
rapporté à une figure de « narrateur », et non à l’individu en chair et en os
qui a effectivement écrit le texte.
Pour éclaircir les choses, on parlera plutôt de contexte de production
pour désigner leurs conditions particulières de production : tel journaliste,
tel écrivain en chair et en os… écrivant tel genre de texte dans telles cir-
constances, pour un public déterminé. En revanche, on parlera plutôt de
scène d’énonciation pour la situation définie par le genre de discours : non
celle de l’individu Proust écrivant dans sa chambre parisienne aux murs
couverts de liège, mais celle du narrateur du roman La Recherche du temps
perdu, celle où le lecteur entre en contact avec une instance proprement
littéraire dans un temps et un espace définis par l’énonciation du texte.
En fait, on peut aller plus avant et distinguer trois plans complémen-
taires à l’intérieur de cette « scène d’énonciation » : la scène englobante, la
scène générique, la scénographie.
– La scène englobante est celle qui correspond au « type de discours ».
Quand on entre en contact avec un texte, on doit être capable de déterminer
s’il relève du type de discours religieux, littéraire, politique… autrement dit
dans quel espace il faut se placer pour l’interpréter : à quel titre il interpelle
son lecteur, comment il s’inscrit dans son monde. Un certain nombre de
textes aujourd’hui lus sur la scène englobante littéraire étaient auparavant
Situation d’énonciation et situation de communication 15

reçus sur une autre : ainsi Les Provinciales de Pascal, qui lors de leur parution
étaient un libelle à la fois politique et religieux, ou les sermons de Bossuet,
qui au xviie siècle relevaient de la scène englobante religieuse. Ce passage
d’une scène englobante à une autre change le rapport au texte. Les chrétiens
qui écoutaient ou lisaient un sermon se préoccupaient de leur salut et s’ils
admiraient l’éloquence du prédicateur, c’est parce qu’ils pensaient qu’elle
était capable de toucher l’âme, de convertir. En revanche, à l’école nous
admirons aujourd’hui le « style », nous évaluons Bossuet sur une scène
esthétique. Mais, même aujourd’hui, rien n’empêche un croyant de lire ces
textes comme des textes religieux, avec d’autres critères donc.
– La détermination d’une « scène englobante » ne suffit cependant pas
à caractériser un texte, puisque l’on n’a jamais affaire à du politique, du
religieux, du littéraire… non spécifié, mais à des genres particuliers : on peut
donc parler de scène générique. Un genre est un dispositif de communi-
cation, un ensemble de normes, variables dans le temps et l’espace, qui
définissent certaines attentes de la part du récepteur et contraignent donc
le producteur : le lecteur d’un roman d’espionnage n’a pas les mêmes
attentes que le spectateur d’une tragédie classique. Ces normes portent sur
les divers paramètres de l’acte de communication : une finalité, des rôles
pour ses partenaires, des circonstances appropriées (un moment, un lieu),
un support matériel (oral, manuscrit, imprimé…), un mode de circulation,
un mode d’organisation textuel (plan, longueur…), un certain usage de la
langue (l’auteur doit choisir dans le répertoire des variétés linguistiques :
diversité des langues, des niveaux de langue, des usages, en fonction des
régions ou des milieux, etc.). On verra (p. 36) qu’en littérature, cette caté-
gorie du « genre » renvoie, en fait, à des fonctionnements hétérogènes : un
certain nombre de genres littéraires sont des routines qui s’imposent aux
écrivains (la tragédie au xviie siècle, par exemple, impose la « règle des trois
unités », l’alexandrin, le nombre d’actes, le vocabulaire…), d’autres leur
laissent une marge de liberté importante : en sous-titrant un texte narratif
« récit » plutôt que « roman » ou « conte », l’auteur contribue à définir le
genre de son texte.
– À la question « quelle est la scène d’énonciation du Père Goriot ? » il
ne suffit pas de répondre : a) celle où un écrivain s’adresse à des lecteurs de
littérature (« scène englobante »), b) celle où un romancier de telle époque
s’adresse à un lecteur de roman (« scène générique »). Il existe en effet une
autre scène, la scénographie, par laquelle l’œuvre elle-même définit la
situation de parole dont elle prétend surgir. Dans Le Père Goriot, la scéno-
graphie est celle d’un un narrateur omniscient et invisible qui explique de
manière didactique les ressorts cachés de la société contemporaine au lec-
teur. Il est clair, par exemple, que la scénographie mondaine et ironique de
contes de Voltaire tels que Candide ou Zadig est très différente.
16 DE L’ÉNONCIATION À LA SCÈNE D’ÉNONCIATION

La scénographie n’est pas simplement un cadre, un décor, comme si


l’histoire racontée survenait à l'intérieur d'un espace déjà construit et indé-
pendant d’elle. La scénographie à travers laquelle est racontée l’histoire du
Père Goriot ou celle de Candide est imposée d'entrée de jeu au lecteur ; mais
c’est à travers l’énonciation même de ce roman qu’elle doit être légitimée.
La scénographie apparaît ainsi à la fois comme ce dont vient l’énonciation
et ce qu'engendre cette énonciation : elle légitime un récit qui, en retour,
doit la légitimer, doit établir que cette scénographie à travers laquelle on
raconte telle histoire est précisément la scénographie requise pour énoncer
ce roman de Balzac ou ce conte de Voltaire.
CHAPITRE 2

La perspective
pragmatique

1 SÉMANTIQUE ET 5 LE LANGAGE COMME


PRAGMATIQUE INSTITUTION

2 LES ACTES DE LANGAGE 6 LE PRIMAT DE L’INTERACTION


3 LES CONDITIONS DE RÉUSSITE 7 LA NOTION DE « DISCOURS »
4 DIRE/MONTRER 8 LE DISCOURS LITTÉRAIRE

On vient de le voir, l’étude de l’énonciation s’appuie sur une certaine


conception du langage : on envisage l’énoncé comme le produit d’une acti-
vité de parole où les partenaires partagent un certain nombre de normes et
de présupposés. Cette conception du langage, et plus largement de la com-
munication, est dite pragmatique (en grec ancien pragma signifiait
« action »).
La perspective pragmatique est difficile à circonscrire. D’un côté on a
l’impression qu’elle n’a envahi que récemment les sciences humaines et
sociales, de l’autre on l’évoque à propos de considérations sur le langage qui
sont très anciennes. Dès l’émergence en Grèce d’une pensée linguistique, il
s’est produit une dissociation fondatrice entre le domaine de la logique et
celui de la rhétorique. Le premier se posait la question des conditions néces-
saires pour qu’un énoncé soit vrai et travaillait essentiellement sur des pro-
positions, articulées dans des raisonnements ; l’autre, laissé aux sophistes
et aux rhéteurs, appréhendait le langage comme force destinée à influencer
autrui et travaillait sur des textes inscrits dans des contextes précis. La rhé-
torique, l’étude des moyens qui permettent de rendre persuasif le discours,
recouvre pour une part le domaine que balise à présent la pragmatique.
Développée surtout dans un cadre scolaire, la grammaire, l’étude des
unités des langues naturelles et de leurs règles de combinaison, a suivi une
voie très différente. Au cours de sa longue histoire, elle n’a pas manqué de
relever et d’analyser un grand nombre de phénomènes aujourd’hui investis
par les études qui se réclament de la pragmatique linguistique : le mode, le
18 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

temps, les pronoms, la détermination nominale, le discours rapporté, les


interjections, etc. Mais la tradition grammaticale, surtout préoccupée de
morphologie et de syntaxe, rejetait ce type de phénomènes à la périphérie.
Par exemple, un élément tel franchement dans Franchement, qu’en penses-
tu ? y était envisagé avant tout comme une partie du discours, en l’occur-
rence un adverbe, et non à travers le rôle qu’il joue dans l’interlocution.
En simplifiant beaucoup, on peut voir dans la réflexion pragmatique un
effort pour contester la coupure entre la logique et la rhétorique ou, quand
elle se fait plus délibérément linguistique, pour contester la coupure entre
la structure grammaticale et son utilisation. En d’autres termes, il y a prag-
matique linguistique si l’on considère que l’utilisation du langage, son
appropriation par un locuteur s’adressant à un allocutaire dans un contexte
déterminé, ne s’ajoute pas de l’extérieur à un énoncé qui se suffirait à lui-
même, mais que la structure du langage est radicalement conditionnée par
le fait qu’il est mobilisé par des énonciations singulières et produit des effets
à l’intérieur d’un contexte partagé, verbal et non verbal.
Mais tous les linguistes n’en ont pas la même conception. Les uns
regroupent les phénomènes pragmatiques dans un composant à part, à côté
de la syntaxe et de la sémantique. Les autres les distribuent sur l’ensemble
du système de la langue, c’est-à-dire qu’ils considèrent que la structure de
la langue est de part en part conditionnée par le fait que c’est une activité.
Cette difficulté est aggravée par le fait que les linguistes ne sont pas les seuls
concernés par la pragmatique. En effet, si on la définit de manière très
générale comme « l’étude du langage en contexte » ou « l’étude de l’utilisa-
tion du langage », cela ne préjuge en rien de la discipline qui doit prendre
en charge une telle étude. Du sociologue au logicien en passant par le psy-
chologue, les préoccupations pragmatiques traversent l’ensemble des
recherches qui ont affaire au sens et à la communication. La pragmatique
déborde ainsi le cadre verbal pour s’intégrer à une théorie générale de
l’action humaine.
Dans ces conditions, la pragmatique apparaît souvent comme un conglo-
mérat de problématiques perméables les unes aux autres, toutes soucieuses
d’étudier le langage en contexte, mais dans des perspectives très diverses.
Néanmoins, il existe indéniablement quelques idées force partagées par les
spécialistes de pragmatique : en particulier l’idée que parler est non seule-
ment une activité, mais aussi une interactivité, où les partenaires
s’influencent constamment, l’idée que l’énonciation est foncièrement
réflexive (= elle ne parle du monde qu’en parlant aussi d’elle-même), l’idée
que l’activité verbale est une réalité institutionnelle, régie par des normes.
Sémantique et pragmatique 19

1. SÉMANTIQUE ET PRAGMATIQUE

La délimitation de la pragmatique comme domaine spécifique de l’étude du


langage est communément attribuée au philosophe et sémioticien améri-
cain, Ch. Morris (Foundations of the Theory of Signs, 1938), qui dans le cadre
d’une théorie générale de la signification, divisait l’appréhension de tout
langage (formel ou naturel) en trois domaines :
1) la syntaxe
2) la sémantique
3) la pragmatique
Ceux-ci sont censés correspondre aux trois relations fondamentales
qu’entretiennent les signes : avec d’autres signes (syntaxe), avec ce qu’ils
désignent (sémantique), avec leurs utilisateurs (pragmatique).
Morris semble hésiter entre l’idée que la composante pragmatique tra-
verse la composante sémantique (dans ce cas les signes auraient à la fois une
dimension pragmatique et une dimension sémantique) et l’idée qu’elle
s’occupe seulement d’un ensemble de phénomènes d’ordre psychologique
ou sociologique laissés pour compte par la syntaxe et la sémantique. Mais
la plupart ont vu dans la pragmatique une discipline annexe qui s’intéres-
serait à ce que les usagers font avec les énoncés alors que la sémantique était
censée traiter de leur contenu représentatif, identifié à leurs « conditions de
vérité », c’est-à-dire aux conditions requises pour que ces énoncés soient
vrais. Dans cette conception, la pragmatique est dissociée de la sémantique,
l’usage est séparé du sens. C’est sur ce point que va se concentrer le débat :
peut-on appréhender le sens d’un énoncé indépendamment de son énon-
ciation ? Y a-t-il une part du composant sémantique qui échappe au com-
posant pragmatique ? Si oui, laquelle ?
La réflexion pragmatique se présente ainsi comme un travail d’articula-
tion de domaines traditionnellement disjoints par le savoir. Une des dicho-
tomies fondamentales sur lesquelles s’est exercée sa critique est celle entre
énoncé et contexte. Cela s’est traduit en particulier par l’attention portée à
ce qu’on appelle des déictiques : les marqueurs de personnes (je, tu), des
indicateurs temporels (maintenant, demain…) ou spatiaux (ici, à
gauche…) : autant d’unités dont l’identification du référent passe nécessai-
rement par la prise en compte de leur propre énonciation (nous reprenons
cette question plus loin [voir p. 70]). Mais au-delà du problème des déic-
tiques, c’est le système de la langue dans son ensemble qui apparaît organisé
à partir de l’activité énonciative elle-même.
À elle seule, la prise en compte des déictiques n’aurait certainement pas
suffi à donner au courant pragmatique toute sa force. Une impulsion déci-
sive est venue de la réflexion sur les actes de langage, qui a poussé plus loin
20 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

la mise en cause de la dissociation entre sémantique et pragmatique, en


s’attaquant à l’idée que le sens d’un énoncé coïncide avec l’état du monde
qu’il représente, indépendamment de son énonciation. C’est en particulier
le fruit des recherches du philosophe britannique John L. Austin.

2. LES ACTES DE LANGAGE

Dans un livre de 1962 How to Do Things with Words1, Austin commence


par s’intéresser à des verbes comme jurer ou baptiser, qu’il appelle verbes
performatifs. Ces verbes présentent la singularité d’accomplir ce qu’ils
disent, d’instaurer une réalité nouvelle par le seul fait de leur énonciation.
Ainsi, dire « je te baptise » ou « je le jure », c’est baptiser ou jurer ; récipro-
quement, pour accomplir l’acte de baptiser ou de jurer il faut dire « je te
baptise » ou « je le jure ». De tels énoncés ne peuvent être dits vrai ou faux ;
à leur propos, on peut seulement se demander si l’acte que tout à la fois ils
désignent et accomplissent est « réussi » ou non, s’il y a effectivement bap-
tême ou serment. Ces verbes performatifs s’opposent à ceux qu’Austin
appelle « constatifs », qui sont censés décrire un état du monde indépendant
de leur énonciation (« je cours », « il pleut »…) et peuvent être vrais ou faux.
En mettant l’accent sur ces verbes performatifs, Austin entend criti-
quer l’erreur « descriptiviste », selon laquelle la fonction essentielle, voire
unique, du langage serait de représenter des états du monde.
Nous avons parlé de « verbes performatifs », mais il vaudrait mieux parler
d’énonciation performative. En effet, hors emploi il n’existe pas de verbe
performatif. Si l’on dit « Paul baptise les enfants par immersion » ou « je l’ai
juré hier », on n’accomplit aucune action : il s’agit d’énoncés constatifs, où
l’on décrit un état de choses indépendant de l’acte d’énonciation. On le voit,
l’énonciation performative implique un présent déictique et un JE. La per-
formativité suppose une exacte coïncidence entre le sujet de l’énonciation
et le sujet de l’énoncé, celui du dire et celui du dit : quand on dit « je le jure »,
le JE ne réfère pas à celui qui parle comme à une personne du monde
(comme si l’on disait « Paul » ou « mon ami »), mais à l’énonciateur même
en tant qu’il est l’énonciateur de cette énonciation où figure « je ».

1. Titre traduit en français par Quand dire c’est faire. Pour une synthèse sur ces questions,
on peut consulter Les Énoncés performatifs, par F. Récanati, Paris, Éd. de Minuit, 1981 ;
D. Vanderveken, Les Actes de discours. Essai de philosophie du langage et de l’esprit sur la
signification des énonciations, Liège, Mardaga, 1988 ; C. Kerbrat-Orecchioni, Les Actes de
langage dans le discours, Paris, A. Colin, 2008.
Les actes de langage 21

Austin a ensuite renoncé à cette distinction entre « constatif » et « per-


formatif ». Il lui est apparu en effet impossible de trouver des énonciations
dénuées de valeur performative, qui ne feraient que représenter le monde.
Même un énoncé qui semble purement descriptif comme « il pleut » instaure
une réalité nouvelle, accomplit lui aussi une action, en l’occurrence un acte
d’affirmation. Pour Austin, entre « il pleut » et « j’affirme qu’il pleut », il n’y
aurait qu’une différence d’explicitation ; le performatif serait seulement
« explicite » dans le second cas et « primaire » dans le premier. Certes, des
actes comme « soutenir », « affirmer » « ordonner »… ne sont pas de même
type que des actions institutionnelles comme « jurer », « baptiser » ou
« décréter », mais il s’agit dans les deux cas d’actes de langage (speech acts).
En français on emploie aussi le terme acte de parole.
Dans cette perspective, toute énonciation possède une dimension illo-
cutoire (ou illocutionnaire), elle fait quelque chose. Ce qu’on appelle le
« sens » d’un énoncé associe deux composants : à côté du contenu propo-
sitionnel, de sa valeur descriptive (qui serait la même dans « Paul part » et
« Paul part-il ? »), il y a une force illocutoire qui indique quel type d’acte
de langage est accompli quand on l’énonce, comment il doit être reçu par
le destinataire : il peut s’agir d’une requête, d’une menace, d’une suggestion,
etc. Parler, c’est donc communiquer également le fait que l’on communique,
intégrer dans l’énonciation la manière dont celle-ci doit être saisie par le
destinataire. L’interprétation de l’énoncé n’est aboutie, l’acte de langage
n’est réussi que si le destinataire reconnaît l’intention associée convention-
nellement à son énonciation. Ainsi, pour que l’acte d’ordonner soit réussi,
il faut et il suffit que le destinataire comprenne que c’est un ordre qui lui est
adressé. Il peut y parvenir en s’aidant de marqueurs univoques (une struc-
ture impérative ou un « préfixe performatif », comme « je t’ordonne de… »),
de l’intonation ou du contexte.
Austin distingue plus précisément trois activités complémentaires dans
l’énonciation. Proférer un énoncé, c’est à la fois :
– réaliser un acte locutoire, produire une suite de sons dotée d’un sens
dans une langue ;
– réaliser un acte illocutoire, produire un énoncé auquel est attachée
conventionnellement, à travers le dire même, une certaine « force » ;
– réaliser une action perlocutoire, c’est-à-dire provoquer des effets dans
la réalité au moyen de la parole. Par exemple, on peut poser une question
(acte illocutoire) pour interrompre quelqu’un, pour l’embarrasser, pour
montrer qu’on est présent, etc. Le domaine du perlocutoire ne relève pas
du système de la langue, à la différence de l’illocutoire.
Les verbes qui explicitent la force illocutoire d’une énonciation ne sont
eux-mêmes qu’un sous-ensemble des verbes qui permettent de modaliser
22 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

un énoncé. À côté des verbes qui expriment les actes de langage, il existe
ainsi ceux que les logiciens nomment verbes d’attitude propositionnelle,
qui manifestent l’adhésion de l’énonciateur à son énoncé : verbes d’opinion
(croire, savoir, estimer…) qui portent sur la vérité du contenu de la propo-
sition, ou verbes affectifs (se réjouir, regretter…). Tous ces verbes modali-
sateurs ont la particularité de pouvoir figurer dans deux positions, comme
introducteurs ou en incise :
J’affirme (je crois /je me réjouis) qu’il est/soit venu avec Léon.
Il est venu avec Léon, je l’affirme (je le crois/je m’en réjouis).
Il est venu, je l’affirme (je crois/je m’en réjouis), avec Léon.

Bien évidemment, ces deux positions ont une incidence sur le sens. Placé
en position d’introducteur, le verbe impose une interprétation à l’ensemble
de l’énoncé qui le suit, alors qu’en incise il semble accompagner de manière
contingente cet énoncé, comme pour corriger le risque d’une mauvaise
interprétation.
Tous ces verbes mettent en évidence un fait crucial, souvent négligé : le
dit est inséparable du dire, l’énoncé est en quelque sorte doublé par une
sorte de commentaire de l’énonciateur sur sa propre énonciation.
La problématique des actes de langage a ouvert des débats considérables
en linguistique et en philosophie du langage ; nous ne pouvons pas les
exposer ici. On signalera seulement le problème soulevé par les actes de
langage indirects.
Il s’agit d’actes de langage qui sont accomplis non pas directement mais
à travers d’autres. C’est ainsi que « Voulez-vous me passer la confiture ? »
constitue littéralement une question, mais doit être déchiffré par le desti-
nataire comme une requête. On se heurte ici au paradoxe d’une intention
ouvertement déguisée. La requête est déguisée, puisqu’elle se masque der-
rière une question, mais elle est aussi « ouverte », puisque l’acte de langage
littéral est normalement interprété comme une requête par les locuteurs.
On s’est donc intéressé aux mécanismes qui permettent de dériver l’inter-
prétation indirecte. Pour des formules codées telles que « pouviez-vous… ? »
ou « voulez-vous… ? » cela soulève de bien moindres difficultés que si le
locuteur recourt à des tours plus allusifs. Par exemple, si de l’énoncé « Il est
tard » le destinataire est supposé dériver « Je vous demande de partir » ; dans
ce dernier cas, on doit faire appel aux « lois du discours » (voir p. 361).
Dès qu’elle aborde ainsi le problème du sens littéral et du sens dérivé, la
pragmatique rencontre la très ancienne problématique des tropes de la rhé-
torique, qui intéressent particulièrement la littérature : comment
Les conditions de réussite 23

interprète-t-on par exemple des énoncés comme « J’aime sa taille de bou-


leau » (métaphore) ou « Mon bras est à votre service » (métonymie)1 ?

3. LES CONDITIONS DE RÉUSSITE

Nous avons dit qu’un acte de langage n’était pas vrai ou faux, mais « réussi »
ou non. Cette distinction a de grandes conséquences, puisqu’elle concerne
le mode d’inscription des énoncés dans la réalité, au-delà du seul respect
des règles proprement grammaticales. N’importe qui ne peut pas accomplir
n’importe quel acte de langage en n’importe quelles circonstances, et cet
ensemble de conditions rend l’acte de langage pertinent ou non, légitime
ou non. Cela ne vaut pas seulement pour ces institutions exemplaires que
sont la justice, l’Église, l’armée, qui réglementent strictement l’exercice de
la parole. Un acte aussi anodin que donner un ordre, par exemple, implique
une supériorité de la part de l’énonciateur, la possibilité matérielle pour le
destinataire d’accomplir ce qui est attendu de lui, etc. Même l’acte d’asserter,
de poser un énoncé comme vrai, est soumis à des conditions de réussite :
en particulier, l’énonciateur est censé savoir de quoi il parle et être sincère.
Il en ressort que tout acte de langage implique un réseau de droits et d’obli-
gations, un cadre juridique spécifique pour l’énonciateur et le destinataire.
On en vient alors à se demander si l’acte est effectivement accompli quand
ces conditions de réussite ne sont pas réunies. Quelqu’un qui promet de
faire quelque chose qu’il sait irréalisable, ou qui, hors de tout contexte judi-
ciaire, dit à son voisin qu’il le condamne à la prison accomplit-il les actes
de langage correspondants ? Le sujet a été très débattu. Pour notre part,
nous considérons que l’acte de langage est effectivement accompli même
s’il est reçu comme nul et non avenu. En effet, tout acte de langage prétend
par son énonciation même à la légitimité. En d’autres termes, celui qui pro-
fère un acte de langage ne passe pas d’abord en revue l’ensemble des condi-
tions requises pour le faire, mais, du seul fait qu’il énonce, implique que ces
conditions sont bien réunies. C’est d’ailleurs ce qui permet de conférer une
légitimité à des actes de langage qui auparavant n’étaient pas reconnus.
La profération d’un acte de langage implique en effet un rapport de places
entre les partenaires de l’énonciation, une demande de reconnaissance de
la place que chacun s’y voit assigner : qui suis-je pour lui parler ainsi ? qui est-
il pour que je lui parle ainsi ? pour qui se/me prend-il pour me parler ainsi ?
etc. C’est la question du droit à la parole qui est à chaque fois engagée. Le

1. Pour une analyse pragmatique des « figures », on peut consulter l’ouvrage de M. Bon-
homme : Pragmatique des figures du discours, Paris, H. Champion, 2005.
24 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

plus souvent, cela passe inaperçu, mais il arrive que le discours, au lieu de
confirmer les attentes, mette en cause la répartition des places. Ainsi dans
la pièce L’Île des esclaves, de Marivaux, les esclaves s’autorisent à donner des
ordres à leurs maîtres, présupposant par là qu’ils sont en droit de le faire.
Dans La Légende des siècles de Victor Hugo, le satyre est convoqué par
l’assemblée des dieux, qui le jugent inférieur et le mettent en position
d’accusé ; loin d’accepter cette place, il se lance dans un violent réquisitoire
dans lequel il prédit la disparition de ses auditeurs, les dieux qui le jugent,
et conclut par ces mots :
Place à Tout Je suis Pan ; Jupiter, à genoux !

Par ce commandement, il accomplit dans son énonciation le renverse-


ment de l’autorité et s’attribue l’autorité correspondante. Pour dire « Jupiter,
à genoux !», il n’attend pas d’en avoir le droit (il n’a a priori aucun droit de
donner des ordres au maître des dieux), mais il se le donne par son énon-
ciation même, au nom de l’idée qu’il se fait du devenir de l’humanité et du
rôle qu’il s’attribue.
En filigrane, on peut lire là une théâtralisation de la force de la parole
poétique hugolienne elle-même, qui est celle de Dieu :
Car le mot c’est le verbe et le Verbe c’est Dieu

écrit-il dans Les Châtiments. C’est la parole de l’écrivain proscrit qui


prévaudra contre une puissance politique apparemment triomphante mais
inique. Ce faisant, Hugo ne fait que pousser à la limite la prétention illocu-
toire de toute énonciation.
On peut même aller plus loin, considérer que les textes qui relèvent de
la littérature comme scène englobante, zone reconnue de l’espace social
supposent des conditions de réussite spécifiques. En juillet 1985 un article
(« Sublime, forcément sublime ») que Marguerite Duras a publié dans Libé-
ration avait provoqué des remous. La romancière y évoquait une affaire
judiciaire qui faisait alors grand bruit, celle de l’assassinat du « petit Gré-
gory ». La justice avait un moment accusé du meurtre sa propre mère,
Christine Villemin. M. Duras, dans son article, partait du principe que la
mère était bien la meurtrière et voyait en elle un personnage « sublime » de
tragédie antique. Or, selon que ce texte était ou non interprété comme rele-
vant de la littérature, il entrait dans des circuits de légitimation totalement
distincts. Y voir de la littérature, c’était suspendre tout rapport au réel et
soustraire l’auteur à toute responsabilité. Y voir un article d’opinion, c’était
envoyer son auteur devant un tribunal pour diffamation.
Dire/Montrer 25

4. DIRE/MONTRER

Pour la théorie des actes de langage, le sens de tout énoncé recèle une
dimension illocutoire. Mais si l’on emploie, par exemple, un impératif pour
donner un ordre, on ne dit pas explicitement dans l’énoncé que c’est un
ordre, mais on le montre en le disant. De même, si on produit l’énoncé « il
pleut » on ne dit pas que c’est une assertion, on le montre à travers l’énon-
ciation. Pour que l’acte de langage soit réussi, il faut que l’énonciateur par-
vienne à faire reconnaître au destinataire son intention d’accomplir un
certain acte, celui-là même qu’il montre en énonçant. Un énoncé n’est plei-
nement un énoncé que s’il se présente comme exprimant une intention de
ce type à l’égard du destinataire et le sens de l’énoncé est cette intention
même.
Ce sens qui se « montre » nous conduit au cœur du dispositif pragmatique,
à la réflexivité de l’énonciation, c’est-à-dire au fait que l’acte d’énonciation
se réfléchit dans l’énoncé. Pour une conception du langage naïve, les énon-
cés sont en quelque sorte transparents : ils s’effacent devant l’état de choses
qu’ils représentent. En revanche, dans la perspective pragmatique un
énoncé ne parvient à représenter un état de choses distinct de lui que s’il
montre aussi sa propre énonciation. Dire quelque chose est inséparable du
geste qui consiste à montrer qu’on le dit. Cela se manifeste non seulement
à travers les actes de langage, mais aussi, on le verra (voir p. 70) à travers
les déictiques : tout énoncé a des marques de personne et de temps qui
réfléchissent son énonciation, il se pose en montrant l’acte qui le fait surgir.
Il serait donc réducteur d’opposer, comme on le fait souvent, un usage
« ordinaire » du langage où ce dernier serait transparent et utilitaire, et un
usage « littéraire » où il s’opacifierait en se prenant lui-même pour fin. En fait,
l’idée d’un langage idéalement transparent aux choses n’est même pas vraie
pour le discours le plus ordinaire, puisque l’énonciation laisse toujours sa
trace dans l’énoncé, que le langage ne peut parler de quelque chose hors de
lui qu’en se désignant lui-même.
Quand on s’intéresse non à des énoncés isolés mais à des textes, comme
c’est le cas en littérature, on ne peut se contenter de travailler avec des actes
de langage élémentaires (promettre, prédire…). La pragmatique textuelle est
confrontée à des séquences plus ou moins longues d’actes de langage qui
permettent d’établir à un niveau supérieur une valeur illocutoire globale,
celle de macro-actes de langage. On rencontre ici la problématique des
genres de discours (voir p. 36). Si le destinataire d’un énoncé comprend à
quel genre il appartient (un toast en fin de banquet, un sermon dominical,
un pamphlet politique, etc.) il en a une interprétation adéquate, qui ne
résulte pas de la simple somme des actes de langage élémentaires. Dès qu’il
26 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

a identifié de quel genre relève un texte, il doit pouvoir se comporter de


manière adéquate à son égard.
Cela est bien illustré dans ce passage tiré du roman de Proust Du côté de
chez Swann :
Odette depuis un moment donnait des signes d’émotion et d’incertitude.
À défaut du sens de ce discours, elle comprenait qu’il pouvait rentrer dans
le genre commun des « laïus » et scènes de reproches ou de supplications,
dont l’habitude qu’elle avait des hommes lui permettait, sans s’attacher
au détail des mots, de conclure qu’ils ne les prononceraient pas s’ils
n’étaient pas amoureux, que du moment qu’ils étaient amoureux, il était
inutile de leur obéir, qu’ils ne le seraient que plus après.
(Gallimard, coll. « Folio », p. 345.)

Odette n’a pas compris le sens des énoncés de Swann, mais, comme elle
a saisi de quel type de macro-acte il s’agissait (en l’occurrence « le genre
commun des “laïus” »), elle sait comment réagir de manière appropriée.

5. LE LANGAGE COMME INSTITUTION

Pour que les actes de langage soient réussis, il faut, on l’a vu, que soient
réunies certaines conditions. L’acte de saluer, par exemple, est réalisé de
manière appropriée si l’on voit quelqu’un pour la première fois de la journée,
s’il existe un lien minimum entre les interlocuteurs qui exige qu’on le fasse,
si le destinataire est capable de percevoir qu’on le salue, si ce salut est
accompagné d’une certaine mimique et d’une certaine gestuelle, etc. Cet
acte ne prend sens qu’à l’intérieur d’un code, de règles partagées à travers
lesquelles il est possible de faire reconnaître à autrui qu’on accomplit l’acte
en question.
Le langage apparaît ainsi comme une vaste institution qui garantit la
validité et le sens de chacun des actes dans l’exercice du discours. La réussite
d’un acte de langage fait appel à la fois à des conditions sociales et à des
conditions linguistiques, mais on doit distinguer les actes dont la réussite
est véritablement sanctionnée par la société (ainsi baptiser ou marier sont
déclarés ou non valides par l’Église ou la justice) de ceux qui sont effecti-
vement accomplis par leur seule énonciation (demander, suggérer…), qui
s’appuient sur une déontologie propre au langage.
Quand Saussure définissait la langue comme une institution, il l’envisa-
geait comme un trésor de signes transmis de génération en génération, et
renvoyait l’activité verbale à la parole individuelle. La pragmatique main-
tient l’idée que la langue est une institution, mais elle lui confère un relief
Le langage comme institution 27

nouveau, en opérant une réinterprétation significative de la notion de


« code ». Dans la linguistique structurale, le code était rapporté aux systèmes
qui permettent de transmettre des informations dans des messages qui sont
encodés puis décodés par un récepteur ; en revanche, pour la pragmatique
ce terme renoue avec son acception juridique : l’activité discursive, qui
implique chez les participants un ensemble de droits et de devoirs, est sus-
pendue à la question de la légitimité : parler et montrer qu’on a le droit de
parler comme on le fait sont indissociables.
Comme l’activité verbale est gouvernée par des normes partagées par les
interlocuteurs, on débouche très naturellement sur une problématique des
règles du jeu. Le philosophe du langage John Searle1 a insisté sur le caractère
constitutif de ce type de règles. Alors que les règles de la circulation routière
ne font que réguler une activité indépendante d’elles, les règles du tennis
comme celles des actes de langage constituent ces activités ; gagner un set
ou servir n’ont de sens que dans et par cette institution qu’est le tennis : en
dehors du monde du tennis, envoyer une balle derrière un filet n’est pas
« servir ». Dans la continuité de la pensée d’Austin, le langage apparaît donc
comme une institution permettant d’accomplir des actes (affirmer, pro-
mettre, demander…) qui ne prennent sens qu’à travers elle.
Cela ne veut pas dire que l’activité discursive est un jeu sans conséquences,
qui s’opposerait au sérieux de l’univers non verbal. Bien au contraire, en
posant que d’une certaine façon dire c’est faire, en inscrivant le discours
dans un cadre institutionnel, la pragmatique vient contester l’immémoriale
opposition entre les mots et les choses que résume l’interprétation com-
mune de la célèbre réplique de Hamlet (II, 2) : « Words, words, words. »
Dans le Cours de linguistique générale de Saussure, la comparaison du
système de la langue avec un jeu d’échecs permet d’illustrer les concepts de
« valeur » et de « synchronie ». Ce qui, en revanche, intéresse la pragmatique
dans le jeu d’échecs, c’est aussi la dynamique de la partie, sa dimension
interactive et conflictuelle. Comme au tennis ou aux échecs, les partenaires
de l’échange verbal participent à un même jeu, qui offre les conditions d’un
affrontement ritualisé fait de stratégies locales ou globales, sans cesse redé-
finies en fonction des anticipations des protagonistes.
Si l’on adopte cette manière de voir, la littérature apparaît elle aussi
comme une institution, avec ses rituels énonciatifs dont les genres de textes
sont la manifestation la plus évidente. C’est à l’intérieur de cette institution
qu’une églogue ou une comédie prennent sens et, plus largement, que la
communication littéraire s’établit de manière appropriée. Ce faisant, la

1. Les Actes de langage, trad. fr., Paris, Hermann, 1972.


28 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

pragmatique développe une conception de la littérature assez différente de


celle qu’a imposée le romantisme, qui privilégiait l’expression de la « vision
du monde » singulière de l’auteur (ou d’un sujet collectif) et reléguait au
second plan les rituels de l’institution littéraire.

6. LE PRIMAT DE L’INTERACTION

Comme on peut le voir, les courants qui développent une conception prag-
matique de la communication accordent un rôle crucial à l’interaction
verbale. Dès lors que le langage n’est plus conçu avant tout comme un
moyen pour les locuteurs d’exprimer leurs pensées ou même de transmettre
des informations, mais plutôt comme une activité qui modifie une situation
en faisant reconnaître à autrui une intention pragmatique ; dès lors que
l’énonciation est pensée comme un rituel fondé sur des principes de coopé-
ration entre les participants de l’activité verbale, l’instance centrale ne sera
plus le locuteur mais le couple que forment le locuteur et son destinataire,
engagés dans une activité commune. Le je est le corrélat du tu, le présent de
l’énonciation n’est pas seulement celui de l’énonciateur mais un présent
partagé, celui de l’interlocution. En cela la pragmatique rompt avec certains
présupposés de la linguistique structurale et de la linguistique générative,
qui étaient centrées sur le locuteur.
Si l’on admet que le discours est interactif, qu’il mobilise deux partenaires
au moins, il devient difficile de nommer « destinataire » l’interlocuteur car
on a l’impression que l’énonciation va en sens unique, qu’elle n’est que
l’expression de la pensée d’un locuteur qui s’adresse à un destinataire passif.
C’est pourquoi, suivant en cela le linguiste Antoine Culioli, on peut parler
de co-énonciateur pour désigner ce que le plus souvent on nomme « des-
tinataire ».
Dans les travaux se réclamant de la pragmatique on insiste ainsi beaucoup
sur l’idée que le locuteur construit son énoncé en fonction de ce qu’a déjà
dit le partenaire, mais aussi en fonction d’hypothèses qu’il échafaude sur les
capacités interprétatives de ce dernier. Les anticipations, le recours à de
subtiles stratégies pour contrôler l’interprétation de ses propos par autrui
ne sont pas une dimension accessoire mais constitutive du discours. Consi-
dérons cet autre extrait de Du côté de chez Swann où au cours d’un dîner
mondain Mme Cottard parle à Swann d’une pièce de théâtre à la mode
(Francillon) qu’elle n’a pas encore vue. Tout en parlant, la locutrice épie son
interlocuteur, dont elle cherche à être appréciée.
Mais vous savez, tout est dans la manière de raconter, dit-elle en voyant
que Swann gardait un air grave.
Le primat de l’interaction 29

Et supposant que c’était peut-être parce qu’il n’aimait pas Francillon :


– Du reste je crois que j’aurai une déception. Je ne crois pas que cela vaille
Serge Panine, l’idole de Mme de Crécy [...].
(Gallimard, coll. « Folio », p. 306.)

Comme son interlocuteur ne se montre pas coopératif, qu’il ne lui envoie


pas des signaux montrant qu’il apprécie ce qu’elle lui dit, la locutrice doit
construire une hypothèse (que le lecteur peut inférer de « tout est dans la
manière de raconter ») pour s’expliquer cette « froideur ». Sur la base de
cette hypothèse, elle donne une nouvelle orientation à son propos grâce à
un « mais » (sur « mais », voir p. 317). Ce changement de cap est censé lui
permettre de regagner le terrain perdu. Le « mais » est accompagné d’un
« vous savez » qui sollicite la connivence du co-énonciateur en lui deman-
dant de partager la responsabilité du point de vue qu’elle défend. Elle fait
alors une seconde hypothèse, explicitée par le narrateur – à savoir que
Swann n’aime pas Francillon – qui lui permet de réorienter à nouveau son
discours. Le connecteur argumentatif « du reste » assure une continuité de
façade tout en marquant cette nouvelle orientation, qui constitue ce qu’en
termes militaires on pourrait appeler un repli tactique. Le « je crois » en
position d’introducteur associé au futur simple « j’aurai » implique une prise
en charge énonciative forte, jugée nécessaire pour rétablir rapidement une
situation compromise. L’énoncé qui suit va dans le même sens, avec le
réemploi de « je crois » et le rappel des goûts d’Odette. Ce rappel est évi-
demment destiné à obtenir l’adhésion de Swann : comme Mme Cottard sait
qu’il est amoureux d’Odette, elle en infère qu’elle sera bien vue si elle aime
ce qu’aime Odette. Elle feint alors d’évoquer, en passant, comme une infor-
mation accessoire (« l’idole de Mme de Crécy » est mis en apposition) ce
qui en réalité est un argument qu’elle pense décisif pour Swann.
Dans cet exemple, il apparaît nettement que la parole se présente moins
comme l’expression d’une intériorité ou une transmission d’informations
que comme l’espace mouvant où se déploient des stratégies où l’énonciateur
tente de se valoriser et de surmonter les menaces de dévalorisation qui
viennent d’autrui. Sachant que Swann est à la fois un esthète et un homme
du monde très en vue, Mme Cottard redoute qu’il ait d’elle une image
négative. C’est cette inquiétude qui l’amène à épier ses réactions et à infléchir,
au moindre péril, le cours de son énonciation. La parole de tout locuteur
doit en effet lui revenir approuvée par les mimiques, les regards du co-
énonciateur. La connivence est l’espace dans lequel le discours entend se
proférer. Reformulant, anticipant sur les réactions d’autrui, le locuteur
s’efforce de contrôler une interprétation qu’en fait il ne peut jamais maîtriser
complètement. Aux hypothèses qu’en parlant le locuteur élabore sur son
destinataire répondent ainsi celles que ce dernier élabore sur le locuteur.
30 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

Toutes ces hypothèses s’appuient sur des normes et des lieux communs que
sont censés partager les locuteurs d’une langue quand ils interagissent.
Il en ressort une radicale dissymétrie entre position de production et
position de réception, comme l’explique A. Culioli :
Tout énoncé suppose un acte dissymétrique d’énonciation, production et
reconnaissance interprétative. Ramener l’énonciation à la seule produc-
tion, c’est, en fin de compte, ne pas comprendre que l’énonciation n’a pas
de sens sans une double intention de signification chez les énonciateurs
respectifs. Ces derniers sont à la fois émetteur et récepteur, non point
seulement en succession, mais au moment même de l’énonciation.
(Communications, n° 20, 1973, p. 86.)

De manière plus large, la perspective pragmatique implique une certaine


conception de l’interprétation des énoncés. Ces derniers ne sont pas consi-
dérés comme des agencements d’unités douées de sens qu’il suffirait à un
« récepteur » de « décoder » pour en tirer le sens qu’y a mis « l’émetteur »,
mais plutôt comme un réseau d’instructions permettant au co-énonciateur
de construire une interprétation, inévitablement hypothétique.
On pourrait objecter que notre exemple est tiré d’une conversation, c’est-
à-dire d’une interaction où les deux participants sont en présence l’un de
l’autre, et que l’on ne peut donc étendre cette conception de la communi-
cation à l’ensemble du récit dans lequel est inséré l’échange entre Mme Cot-
tard et Swann. En fait, la primauté accordée à l’interaction ne signifie pas
que tout énoncé soit d’une manière ou d’une autre une conversation. C’est
particulièrement évident pour le discours littéraire, qui implique en général
une distance essentielle entre l’écrivain et son destinataire ; mais c’est vrai
aussi de n’importe quel texte écrit. On ne confondra donc pas interaction
et interactivité : tout énoncé est foncièrement interactif, en ce sens qu’il ne
saurait être valablement analysé si on ne l’appréhende pas dans son orien-
tation essentielle vers autrui ; mais tout énoncé n’est pas une interaction, un
échange. On retrouve là une des idées fondamentales du penseur russe
M. Bakhtine dont beaucoup de pragmaticiens se réclament ; Bakhtine parle
non d’interactivité mais de « dialogisme » :
Tout énoncé est conçu en fonction d’un auditeur, c’est-à-dire de sa com-
préhension et de sa réponse…non pas sa réponse immédiate, bien sûr, car
il ne faut pas interrompre un orateur ou un conférencier par des
remarques personnelles ; mais aussi en fonction de son accord, de son
désaccord, ou, pour le dire autrement, de la perception évaluative de
l’auditeur [...] Nous savons désormais que tout discours est un discours
Le primat de l’interaction 31

dialogique, orienté vers quelqu’un qui soit capable de le comprendre et


d’y donner une réponse, réelle ou virtuelle1.

Cette préoccupation pour l’interactivité, le « dialogisme », amène les lin-


guistes à restituer tout leur poids à des marqueurs souvent négligés. Outre
les multiples phénomènes d’hétérogénéité énonciative (discours rapporté,
ironie, guillemets etc.) qui font d’un texte un carrefour de voix, ils mettent
au premier plan ces éléments qui associent selon des dosages variables
fonctions d’articulation textuelle, d’argumentation et d’interaction conver-
sationnelle : « quoi », « allons donc ! », « certes », « du reste », etc.
Cette constante présence d’autrui, cet affrontement énonciatif tacite se
manifeste de mille manières. Il suffit d’orienter la perspective d’analyse dans
cette perspective dialogique pour qu’une foule d’éléments accèdent à une
lisibilité. Le seul fait, par exemple, d’expliciter un préfixe performatif est
perçu comme polémique : « il pleut » n’est pas « j’affirme qu’il pleut », énoncé
qui implique une contestation, virtuelle ou réelle. Lorsque Don Diègue dit
au Comte « Je le sais, vous servez bien le roi » (Le Cid, l, 3) ce « je le sais » agacé,
qui se trouve placé à la jointure de l’intervention du Comte et de la réponse
de Don Diègue, joue un rôle ambigu : c’est à la fois une manière de valider
les propos du Comte (qui vient de se vanter de ses exploits guerriers) et d’en
montrer l’inutilité, de rabaisser son interlocuteur ; ce que confirme le vers
suivant « Je vous ai vu combattre et commander sous moi. » Mais, lorsque
Rodrigue dit au même Comte :
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps, le sais-tu ?
(II, 2.)

l’usage qu’il fait du verbe savoir a une valeur bien différente. La question est
rhétorique, elle ne porte pas vraiment sur l’étendue du savoir du Comte,
mais prétend lui rappeler ce que tout homme dans sa position doit savoir.
La répétition de « sais-tu ? » (repris encore deux fois plus avant dans le texte)
théâtralise l’initiative de Rodrigue, sa volonté d’imposer au Comte son point
de vue. Il apparaît sûr de son bon droit, tant dans le code discursif que dans
le code aristocratique ; en se permettant de tutoyer le Comte, de réitérer sa
formule et en construisant un interrogatoire fictif il lui porte symbolique-
ment des coups (avant de les lui porter avec son épée), contestant le statut
que s’attribue le Comte et celui que le Comte lui attribue.

1. T. Todorov, Mikhail Bakhtine. Le principe dialogique. Suivi de Écrits du Cercle de Bakh-


tine, Seuil, 1981, p. 292 et p. 298.
32 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

L’importance donnée à la dimension foncièrement interactive de la


parole a été confortée par le développement de la linguistique « interac-
tionniste » qui place l’interaction orale au cœur de l’étude de la langue. On
a vu ainsi apparaître une discipline à part entière, l’analyse conversation-
nelle, très influencée par un courant de sociologie américaine, l’ethnomé-
thodologie1.

7. LA NOTION DE « DISCOURS »

Un symptôme du succès qu’a rencontré la conception pragmatique du lan-


gage, c’est l’emploi surabondant qui est fait de la notion de « discours ». À
l’instar de la pragmatique, qui ne constitue pas une doctrine homogène mais
une certaine manière d’appréhender la communication verbale, alimentée
par des courants très divers, le terme « discours » est très plastique. On ne
peut pas en donner une définition précise, dans la mesure où il permet
surtout de montrer qu’on adhère à certaines idées-forces, sur lesquelles nous
avons mis l’accent : en particulier l’idée que la parole est une activité, et une
activité régie par des normes. On peut ajouter que le discours est foncière-
ment contextualisé (a), qu’il est orienté (b) et pris dans un interdiscours(c).
a) On ne dira pas que le discours intervient dans un contexte, comme si
ce dernier n’était qu’un cadre, un décor ; en fait, il n’y a de discours que
contextualisé, on ne peut assigner un sens à un énoncé hors contexte et ce
sens est construit par les participants. En outre, le discours contribue à
définir son contexte, que les interlocuteurs peuvent modifier en cours
d’énonciation.
b) Le discours est « orienté » non seulement parce qu’il est conçu en
fonction d’une visée du locuteur, mais aussi parce qu’il se développe dans
le temps, de manière linéaire. Le discours s’élabore en effet en fonction d’une
fin, il est censé aller quelque part. Mais il peut dévier en cours de route
(digressions…), revenir à sa direction initiale, changer de direction, etc. Sa
linéarité se manifeste souvent à travers un jeu d’anticipations (« on va voir
que… », « j’y reviendrai »…) ou de retours en arrière (« ou plutôt… »,
« j’aurais dû dire … ») ; tout cela constitue un véritable « guidage » de sa

1. Pour avoir une idée des perspectives de la linguistique interactionniste, on peut consulter
en français l’ouvrage de C. Kerbrat-Orecchioni, Le Discours en interaction (A. Colin, 2005).
On peut se référer aussi aux travaux interactionnistes qui relèvent d’une autre approche,
en particulier Engager la conversation de John Gumperz (Paris, Éd. de Minuit, 1989) ou,
plus connus, certains ouvrages d’E. Goffman (Les Rites d’interaction, Paris, Éd. de Minuit,
1974 ; Façons de parler, Paris, Éd. de Minuit, 1987).
Le discours littéraire 33

parole par le locuteur. On notera que les commentaires du locuteur sur sa


propre parole se glissent dans le fil du texte bien qu’ils ne soient pas placés
au même niveau : « Paul se trouve, si l’on peut dire, sur la paille », « Rosalie
(quel nom !) aime Alfred »… Ici les fragments en italique portent sur ce qui
les entoure alors qu’ils apparaissent insérés dans la phrase. Ce développe-
ment linéaire se déploie dans des conditions différentes selon que l’énoncé
est tenu par un seul énonciateur qui le contrôle de bout en bout (énoncé
monologal, par exemple dans un livre) ou qu’il s’inscrit dans une interac-
tion où il peut être interrompu ou dévié à tout instant par l’interlocuteur
(énoncé dialogal). Dans les situations d’interaction orale il arrive en effet
constamment que les mots « échappent », qu’il faille les rattraper, les préciser,
etc. en fonction des réactions d’autrui. Les propos qu’adresse Mme Cottard
à Swann en sont une bonne illustration.
c) Le discours ne prend sens qu’à l’intérieur d’un univers d’autres énon-
ciations, réelles ou virtuelles, à travers lequel il doit se frayer un chemin.
Pour interpréter le moindre énoncé, il faut le mettre en relation avec toutes
sortes d’autres, implicites ou explicites que l’on récuse, approuve, com-
mente, parodie… Chaque genre de discours a sa manière de gérer la mul-
tiplicité des relations interdiscursives : un manuel de philosophie ne cite pas
de la même manière et les mêmes sources qu’un animateur de vente pro-
motionnelle… Au-delà, le seul fait de ranger un discours dans un genre (le
roman, la conférence, le journal télévisé…) implique qu’on le mette en
relation avec l’ensemble illimité d’autres relevant de la même catégorie.

8. LE DISCOURS LITTÉRAIRE

On le voit, il s’agit là d’une conception très générale du langage, qui n’est


en rien spécifique de la littérature. Quand on parle communément de « dis-
cours littéraire », on se place en fait à un autre niveau : celui du type de
discours. Le discours littéraire se distingue alors d’autres secteurs de l’acti-
vité sociale, tels que le discours politique, le discours religieux, etc.
Parler de « secteur de l’activité sociale », c'est ne pas réduire le discours
littéraire aux œuvres littéraires, à la littérature, comme on le fait souvent.
Les œuvres littéraires proprement dites participent en effet d’un espace plus
vaste, sans lequel il n’y aurait pas de littérature. On peut l’appréhender à la
fois comme :
– un réseau d’institutions où des individus peuvent se constituer en écri-
vains et en publics, où sont stabilisés et garantis les genres de textes consi-
dérés comme littéraires, où interviennent des médiateurs (éditeurs,
libraires…), des interprètes et des évaluateurs légitimes (critiques,
34 LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

enseignants…), des canons qui définissent la valeur des œuvres (ce qui se
stabilise sous forme de manuels, d’anthologies…) ;
– un champ, un lieu de confrontation entre des positionnements esthé-
tiques : des « mouvements », des « écoles », des « groupes » (le naturalisme,
la Pléiade, le surréalisme…). Un tel champ est en évolution permanente et
n’est pas homogène : à un moment donné il y a des positionnements domi-
nants et d’autres dominés, des positionnements centraux et d’autres péri-
phériques ;
– une archive : l’activité créatrice est plongée dans une mémoire qui, en
retour, est elle-même prise dans les conflits du champ, qui ne cessent de la
retravailler. La notion d’« archive » désigne ici la mémoire interne de la
littérature, une mémoire qui, au-delà de la mémoire des textes, inclut aussi
des « légendes », en particulier celles des vies d’écrivains célèbres. Chaque
mouvement littéraire effectue un parcours original de cette archive. Ainsi,
la Pléiade du xvie siècle a-t-elle rejeté les genres médiévaux et valorisé cer-
tains genres de l’Antiquité grecque (voir p. 41). Les poètes romantiques,
en revanche, ont revalorisé les genres médiévaux, aux dépens des genres
antiques, etc.
Considérer la littérature à travers une problématique du « discours lit-
téraire », c’est contester les présupposés esthétiques qui se sont imposés avec
le romantisme, selon lesquels le centre des études littéraires, directement
ou indirectement, serait la personne du créateur. Directement, quand on
étudie sa vie ; indirectement, quand on étudie le « contexte » de sa création
ou qu’on lit le texte comme l’expression de sa « vision du monde ». En réalité,
pour qu’il y ait énonciation littéraire, il ne suffit pas de mettre en relation
l’âme d’un auteur et celle d’un récepteur, car le statut même de ces « âmes »
varie avec les institutions de parole historiquement définies qui les rendent
possibles. Le spectateur de la performance d’un trouvère récitant quelque
chanson de geste n’est pas le lecteur d’un pamphlet de Voltaire au
xviiie siècle ou d’un roman de Zola un siècle plus tard.
En parlant aujourd’hui de « discours littéraire », on renonce à définir un
centre, ou, du moins, s’il y a un centre c’est en un sens bien différent, puisque
c’est le dispositif de communication. Dans une perspective pragmatique,
on cherche à restituer les œuvres aux espaces qui les rendent possibles, où
elles sont produites, évaluées, gérées. Certes, les écrivains produisent des
œuvres, mais écrivains et œuvres sont eux-mêmes produits par l’institution
qui leur donne sens.
Dans ce manuel, nous n’allons pas aborder le discours littéraire comme
tel, ce qui nous amènerait à quitter la perspective stylistique pour une pers-
pective d’analyse du discours, mais seulement recenser des phénomènes
linguistiques d’ordre énonciatif ou pragmatique qui peuvent être d’une
Le discours littéraire 35

grande utilité pour étudier les textes littéraires. Il faut être bien conscient
cependant que les deux niveaux sont liés : une appréhension de la littérature
comme discours s’appuie nécessairement sur une conception pragmatique
de la langue et des textes, et une appréhension pragmatique des textes lit-
téraires débouche naturellement sur une réflexion en termes de « discours
littéraire ».
CHAPITRE 3

La question des genres

1 LA PERSPECTIVE 4 LES ÉTIQUETTES


PRAGMATIQUE GÉNÉRIQUES AUCTORIALES

2 GENRES ROUTINIERS ET 5 AU-DELÀ DES GENRES :


AUCTORIAUX RECONTEXTUALISATION
ET GÉNÉRICITÉ LECTORIALE
3 L’INVESTISSEMENT
GÉNÉRIQUE

Nous avons déjà insisté sur l’importance de la notion de genre : tout texte
est rapporté à un certain cadre pragmatique, une certaine « scène géné-
rique » (voir p. 15). En effet, ce n’est jamais au discours littéraire en tant que
tel que l’on a affaire, mais à un roman, un vaudeville, une nouvelle, une
épopée… L’esthétique issue du romantisme, qui domine encore dans les
esprits, a longtemps eu tendance à la disqualifier ; dans sa perspective, seules
les œuvres médiocres pouvaient être rattachées à un genre : les œuvres
véritables ne se laissent pas enfermer dans un genre.
Cette notion de genre – pourtant aussi ancienne que la réflexion sur la
littérature – est loin d’être claire1. On peut en effet appeler « genre » à peu
près n’importe quel ensemble de textes qui partagent certaines propriétés.
Les critères qui interviennent dans ces catégorisations sont ainsi très hété-
rogènes, comme le montrent les étiquettes en usage : dialogue, roman
d’apprentissage, sonnet, comédie d’intrigue, poésie lyrique, théâtre de bou-
levard, satire, mémoire, etc. En outre, les mêmes dénominations (comédie,
lyrisme, ode…) peuvent recouvrir selon les lieux et les époques des réalités
très différentes.
Toute la difficulté consiste à reconnaître la spécificité du discours litté-
raire en matière de généricité, sans pour autant considérer que les œuvres
littéraires sont soustraites aux contraintes de la communication verbale, en
particulier à la nécessité d’être rapportées à un genre de discours.

1. Pour une anthologie commentée de textes sur ce sujet on peut se reporter à : Le Genre
littéraire. Textes choisis et présentés par Marielle Macé, Paris, GF Flammarion, 2004.
La perspective pragmatique 37

1. LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE

Les courants pragmatiques, on l’a vu, ont placé le genre au centre de leurs
préoccupations : pour être reconnues et traitées en conséquence par la
société, les œuvres impliquent l’existence de dispositifs de communication,
des pratiques spécifiques. L’appartenance générique des textes joue ainsi un
rôle fondamental sur leur mode d’organisation et les attentes du public. En
tant que dispositif de communication, le genre contraint les diverses dimen-
sions de l’activité discursive : les rôles des partenaires de la communication,
le support matériel du texte (manuscrit, imprimé, oral…), les circonstances
(moment, lieu) requises pour que cette activité soit légitime, les thèmes
évoqués, l’organisation et la longueur du texte, le ou les registre(s) de langue
utilisé(s)… Activité d’un type particulier, le genre s’exerce en effet dans des
circonstances appropriées et avec des protagonistes qualifiés, et sa réussite
implique un comportement adéquat de ses participants.
Les genres littéraires ne sauraient donc être considérés comme des « pro-
cédés » que l’auteur utiliserait comme bon lui semble pour faire passer
diversement un « contenu » qui resterait stable. Un poète n’est pas un
homme qui « exprime » ses sentiments « au moyen » de poèmes, mais ces
sentiments à « exprimer » sont indissociables de l’investissement de tel ou
tel genre poétique, et l’instance même qui énonce ces poèmes se construit
à travers ce type d’énonciation.
Un dramaturge comme Racine n’a pas un « message » qu’il aurait pu
« exprimer » à travers des tragédies, des maximes, des épopées ou des
poèmes lyriques : le fait de mobiliser le genre de la tragédie classique et de
le faire d’une certaine façon est une dimension à part entière de son « mes-
sage ». Ses tragédies passent pour respecter scrupuleusement les normes de
la tragédie classique, en particulier la fameuse « règle des trois unités »
(temps, lieu action). En fait, ce respect scrupuleux des règles est une dimen-
sion constitutive de cet univers tragique : il permet à la fois de définir des
huis clos et d’assumer une impossible liberté, celle-là même de personnages
pris dans les rets du langage de cour. En revanche, le Corneille d’avant la
Fronde, dont les pièces s’accommodent mal de cette règle des trois unités,
adopte les positions des jésuites en matière de liberté humaine, et inscrit ses
pièces dans un univers plus aristocratique qu’absolutiste ; dans un tel monde,
il est requis de prendre quelque liberté avec les règles pour accomplir de
grandes choses. En d’autres termes, ce n’est pas seulement l’appartenance
à un genre qui importe, mais aussi la manière dont l’œuvre gère ses relations
à ce genre.
Au-delà, le statut des genres et celui des écrivains sont indissociables et
ils varient ensemble : être écrivain n’a pas le même sens dans une société où
38 LA QUESTION DES GENRES

l’on croit qu’il existe une hiérarchie des genres et où l’on pense qu’il faut
imiter les œuvres de l’Antiquité gréco-latine, et une société où l’auteur,
souverainement, prétend poser son œuvre dans sa singularité, hors de tout
genre. Autant dire que la manière dont Racine ou La Fontaine se rapportent
aux genres n’est pas la même que celle de Sophocle, de Victor Hugo ou de
Ionesco.
Aujourd’hui1, on distingue soigneusement les genres proprement dits,
qui sont historiquement définis (l’ode grecque, la tragédie classique française,
la chanson de geste médiévale...), c’est-à-dire liés à une certaine époque et
certains lieux, et les contraintes qui sont transversales à des genres très divers.
On opposera ainsi de grandes catégories comme « récit », « description »,
« polémique », « didactique », etc. et les genres proprement dits. Alors qu’un
écrivain ne peut modifier les règles constitutives du récit (pour être un récit,
une œuvre doit en effet posséder les propriétés constitutives de tout récit),
la tragédie classique à la française est un tout autre genre que la tragédie
grecque, dont elle se réclame pourtant ; elle repose sur un ensemble de
normes qui n’ont été reconnues comme valides que pendant une période
limitée.

2. GENRES ROUTINIERS ET AUCTORIAUX

Même si l’on adopte cette conception restrictive du genre, on bute rapide-


ment sur un obstacle de taille : le discours littéraire abrite des genres qui
relèvent de fonctionnements très différents : le « genre » des Illuminations
de Rimbaud est une catégorisation singulière imposée par son auteur, alors
que le genre de la tragédie est indépendant de Racine ou de Corneille. Le
créateur souverain du xixe siècle qui prétend décider lui-même quel est le
genre de son œuvre ne se trouve pas dans la même position que ceux qui se
soumettent à un ensemble de contraintes indépendantes d’eux : l’écrivain
du xviie siècle qui écrit une tragédie régulière, le prédicateur qui rédige un
sermon ou le dramaturge du xixe siècle qui écrit des vaudevilles.
Une distinction fondamentale doit ainsi être faite entre les « genres rou-
tiniers » (l’adjectif n’a pas ici de valeur péjorative) et les « genres auctoriaux ».
– Les genres routiniers ne sont pas réservés à la littérature. Ce sont des
sortes de cahiers des charges qui définissent l’ensemble des paramètres de
l’acte de communication : comme aujourd’hui le newsmagazine, le journal

1. En France ce sont surtout les travaux de G. Genette (voir en particulier Introduction à


l’architexte, Paris, Seuil 1979) qui dans la théorie littéraire ont effectué cet éclaircissement
indispensable.
Genres routiniers et auctoriaux 39

télévisé, ou le guide de voyage, la tragédie classique, le sermon des xviie ou


xviiie siècles ou le vaudeville sont soumis à des contraintes de divers ordres :
en termes de type de public, de thème, de longueur, etc. Chaque œuvre
constitue une variation entre des limites fixées à l’avance. L’auteur s’inscrit
pour l’essentiel dans une catégorie préétablie. Dans ce cas, l’explicitation du
genre n’a rien de nécessaire : par leur manière d’être, les textes montrent,
au sens pragmatique, qu’ils relèvent de tel ou tel genre. Corneille n’a pas
vraiment besoin de préciser que Suréna ou Rodogune sont des tragédies, dès
lors que ces œuvres se conforment aux règles de ce genre routinier, dont les
normes sont connues à l’avance du public, qui les considère comme légi-
times. Mais l’explicitation de la catégorie générique n’est pas toujours
redondante. En plaçant « tragi-comédie » en sous-titre du Cid pour la pre-
mière publication (1637) de sa pièce, Corneille catégorise son œuvre dans
un genre alors porteur : de 1628 à 1634, cinquante tragi‑comédies ont été
publiées en France, à côté de seulement seize comédies et dix tragédies. Mais
onze ans plus tard, en 1648, dans la première édition de ses Œuvres, l’auteur
recatégorise Le Cid en « tragédie », genre alors fortement en vogue. Ce
changement d’étiquette générique n’était évidemment possible que parce
que l’œuvre en question se trouvait sur la frontière entre les deux genres.
– Les genres auctoriaux sont des catégories instituées par l’auteur pour
une œuvre singulière : « méditation », « illuminations », « utopie », etc. De
telles étiquettes sont censées contribuer de manière décisive à définir de
quelle façon et à quel titre le texte correspondant doit être interprété par
le public1. Ici le nom donné ne peut être remplacé par un autre (une « rêve-
rie » n’est pas une « fantaisie »…) : il ne réfère pas à une pratique verbale
indépendante de l’œuvre singulière où elle apparaît.
Ces étiquettes auctoriales ne caractérisent en réalité qu’une part minime
de la réalité communicationnelle du texte. En effet, si un poète catégorise
son recueil comme « fantaisie », cette catégorie révèle peu du dispositif de
communication effectivement impliqué : alors qu’au xviiie siècle une éti-
quette comme « tragédie » active l’ensemble des paramètres caractéristiques
d’un certain genre de théâtre, « fantaisie » ne dit pas grand-chose sur les
multiples contraintes qui caractérisent un certain genre de poésie dans une
société donnée (elle ne permet pas de déterminer si c’est de la poésie orale
ou écrite, si c’est long ou court, versifié ou non, de quoi parle le texte, etc.).
Les Cinq Grandes Odes publiées par Paul Claudel entre 1904 et 1910 auraient
aussi bien pu être étiquetées par leur auteur autrement qu’« odes » (par

1. On distingue communément le titre de l’œuvre (Phèdre) et l’étiquette générique (« Tra-


gédie »). Mais cette distinction n’est pas toujours claire : La Tragédie de Hamlet, Prince de
Danemark amalgame titre et étiquette générique.
40 LA QUESTION DES GENRES

exemple incantations, mélopées, stances…) sans que le texte, son mode de


circulation et de consommation en fussent changés. Bien entendu, le choix
de l’étiquette « Odes » n’a rien d’arbitraire, et un spécialiste de Claudel n’aura
pas grand mal à montrer en quoi ce choix fait sens, mais ici on n’est pas du
tout dans la même logique qu’avec une étiquette comme « tragédie » appli-
quée à Cinna de Corneille ou « péplum » appliqué à un film. Mutatis
mutandis, avec les étiquettes choisies souverainement par l’auteur on se
trouve dans une situation comparable à celle de la peinture moderne, pour
laquelle le titre fait désormais partie intrinsèque de l’œuvre. Quand le
peintre pratique un genre codifié, le titre n’est pas donné par l’auteur ; il est
contingent et se contente d’évoquer le thème : « Vierge à l’enfant », « Jeune
fille au chapeau vert », etc. Mais quand un peintre contemporain appelle
son œuvre « Érosion » ou « Surface », cette étiquette fait partie de l’œuvre.

3. L’INVESTISSEMENT GÉNÉRIQUE

Les genres auctoriaux jouent un rôle important pour marquer le position-


nement des écrivains dans le champ littéraire. Les œuvres, on l’a vu, s’éla-
borent en effet dans un espace foncièrement conflictuel où les écrivains
doivent se construire une identité énonciative. Cela se fait entre autres
choses à travers les genres qu’ils investissent et ceux qu’ils excluent. Les
écrivains naturalistes, par exemple, n’écrivent pas par hasard des romans :
l’esthétique naturaliste est indissociable de l’investissement privilégié de ce
genre. En revanche, le surréalisme ou le symbolisme, pour des raisons dif-
férentes, ont nécessairement privilégié les genres poétiques.
L’exemple de Flaubert montre bien le lien qui s’établit entre positionne-
ment esthétique et investissement de tel ou tel genre. Le reclus qui vit dans
une province qu’il déteste, qui n’adhère ni aux doctrines conservatrices ou
libérales, ni aux idéaux socialistes, est aussi celui qui défend une esthétique
opposée aussi bien au réalisme social qu’au romantisme. Ces « doubles
refus »1 qui se retrouvent dans tous les domaines de son existence vont de
pair avec une entreprise littéraire qui subvertit la hiérarchie des genres alors
dominante, où la poésie et le théâtre sont en haut et le roman en bas.
L’auteur de Madame Bovary prétend en effet « bien écrire le roman », abor-
der avec les exigences esthétiques les plus élevées les sujets triviaux com-
munément traités par les réalistes.

1. L’expression est de P. Bourdieu (Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ litté-
raire, Paris, Seuil, 1992).
L’investissement générique 41

Les investissements génériques se font sur deux dimensions : « verticale »


et « horizontale ». Verticale parce qu’il y a confrontation avec des genres
passés ; horizontale également parce qu’il y a confrontation avec les genres
en usage chez les contemporains. En écrivant des « ballades », Victor Hugo
se pose en romantique : « verticalement », il revient en effet, par-delà l’imi-
tation des Anciens, à un genre médiéval, pour s’opposer « horizontalement »
aux genres poétiques qu’affectionnent les prolongateurs du classicisme.
Lorsque Baudelaire écrit un pantoum (le poème « Harmonie du soir », dans
Les Fleurs du mal), genre poétique d’origine malaise, il puise dans un autre
espace culturel, en poète symboliste hanté par la quête d’un ailleurs para-
disiaque. Mais la dimension verticale n’est pas totalement absente dans cet
investissement générique : le pantoum a déjà été utilisé par Victor Hugo
dans Les Orientales ; le choix de Baudelaire marque donc également une
discrète filiation. A leur tour, Verlaine ou Leconte de Lisle écriront des
pantoums, établissant ainsi une relation à Baudelaire.
En fait, un écrivain s’oppose essentiellement à certains genres, par rap-
port auxquels il se définit, ceux dont il est crucial de se démarquer pour
établir sa propre identité. Cette exclusion est nette par exemple dans ce
manifeste qu’est La Défense et Illustration de la langue française, où les
genres que rejette Du Bellay, au nom de la Pléiade, sont des genres médié-
vaux, auxquels il préfère les genres antiques, grecs et latins :
Lis donc et relis premièrement (ô poète futur), feuillette de main nocturne
et journelle les exemplaires Grecs et Latins ; puis me laisse toutes ces
vieilles poésies françaises aux Jeux Floraux de Toulouse et au Puy de
Rouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et
autres telles épiceries, qui corrompent le goût de notre langue et ne servent
sinon à porter témoignage de notre ignorance.
(Livre IV, chap. II.)

Au xviiie siècle, la revendication d’un genre théâtral nouveau se fait


contre le couple tragédie/comédie. Qu’il s’agisse de « comédie larmoyante »,
de « drame », de « comédie sérieuse », de « tragédie domestique et bour-
geoise » (Diderot), on cherche à ménager un nouvel espace dans la carto-
graphie des genres. Faire reconnaître la légitimité de ce nouveau genre, c’est
en effet contester une hiérarchie des genres où dominent les valeurs aris-
tocratiques. Plus tard, au début du xixe siècle, on voit les romantiques hési-
ter entre deux stratégies de positionnement : présenter le genre dont ils se
réclament, le drame romantique, comme une véritable innovation, ou
seulement comme le prolongement du théâtre shakespearien. Ils sont par-
tagés entre la nécessité de radicaliser la rupture avec le classicisme, pour
bouleverser le champ littéraire à leur profit, et la nécessité de la minimiser,
42 LA QUESTION DES GENRES

pour faire apparaître leur entreprise non comme un coup de force passager
mais comme le retour à une norme qui aurait été indûment occultée par le
classicisme. À cette fin, les interprétations alors données au théâtre de Sha-
kespeare jouent un rôle décisif.

4. LES ÉTIQUETTES GÉNÉRIQUES AUCTORIALES

Pour la généricité que nous avons dite « auctoriale », les étiquettes imposées
par l’auteur – et parfois l’éditeur (cf. le titre des Pensées de Pascal n’a pas été
choisi par son auteur) – ne sont pas toutes de même type. A priori, une
étiquette peut viser plutôt l’interprétation d’un texte, plutôt ses propriétés
formelles, ou combiner les deux. Mais entre ces trois types d’étiquetage il ne
peut y avoir étanchéité : c’est souvent une affaire de dominance.

Les cadrages interprétatifs


Quand l’étiquette cherche avant tout à orienter l’interprétation du texte, on
peut parler de cadrage interprétatif. Dans ce cas, l’étiquette ne spécifie en
rien son organisation, sa longueur, son mode de diffusion, etc. En intitulant
« Monstertragödie » sa pièce Erdgeist (1902), première partie de Lulu, l’écri-
vain allemand Frank Wedekind indique de quelle manière il prétend qu’elle
soit reçue (en l’occurrence comme une « tragédie monstrueuse ») ; mais à
partir de cette seule étiquette il est bien difficile de se faire une idée de la
manière dont se présente cette pièce. Quand Paul Valéry publie son recueil
de poèmes sous l’étiquette Charmes il joue sur deux tableaux : d’une part,
il s’inscrit dans une tradition antique en utilisant un terme dont l’étymon,
pour le public cultivé, est le mot latin carmen, d’autre part il indique une
certaine conception de la poésie, qui doit être « incantation » (sens origi-
nel de carmen) et quête d’une beauté indéfinissable, s’appuyant en cela sur
l’ambiguïté du substantif « charme ». Il y a donc une double revendication,
antiquisante et symboliste.
C’est quand il y a un écart net par rapport à ce que montre le texte que
le cadrage interprétatif ressort avec le plus de force. C’est le cas par exemple
de Pouchkine appelant « roman » Eugène Onéguine, texte qui se présente
pourtant comme un long poème ; ou encore le cas d’André Gide intitulant
« sotie » Les Caves du Vatican (1914), livre qui se présente manifestement
comme un roman, alors même que la sotie est un genre théâtral médiéval.
Les conditions de circulation et de consommation des œuvres de Pouchkine
ou de Gide n’auraient pas été significativement modifiées si les étiquettes
avaient changé, si Gide par exemple avait appelé son récit « promenade »
Les étiquettes génériques auctoriales 43

ou « farce », et non « sotie ». C’est essentiellement l’interprétation du texte


qui est concernée.
Mais de tels « écarts » ne prennent sens que dans les configurations
esthétiques dont ils participent. On doit donc éviter l’anachronisme. La
pièce de Molière Dom Juan, qui n’est pas franchement comique, au sens
usuel du mot, est catégorisée dans l’édition originelle comme « comédie » ;
cette étiquette ne résulte pas d’un cadrage interprétatif. Il s’agit plutôt d’une
catégorisation par défaut, et non d’un écart délibéré : dans le système des
genres en vigueur à cette époque, la comédie était le seul genre susceptible
d’accueillir ce texte et il fallait attribuer un genre aux pièces.
La pratique du « cadrage » interprétatif est surtout le fait d’œuvres pos-
térieures au xviiie siècle : l’écrivain, récusant la soumission aux contraintes
préétablies, prétend alors définir lui-même le statut de son œuvre. De là une
tendance à brouiller la différence entre étiquette générique et titre : c’est par
exemple le cas de Charmes de Paul Valéry, des Méditations poétiques de
Lamartine ou des Contemplations de Victor Hugo. Dans ce recueil de Hugo,
la souveraineté de l’auteur se manifeste dans toute sa force, puisqu’une
« contemplation » n’est pas à proprement parler une activité verbale. Mais
ces « contemplations » sont à la mesure d’un texte qui entend précisément
poser le poète en « voyant ».

Les étiquetages formels


Parmi les étiquettes référant à l’organisation du texte, on mentionnera en
premier lieu ce que nous appelons des hypergenres1. Alors que le cadrage
interprétatif ne dit presque rien du fonctionnement effectif du texte, les
étiquettes hypergénériques décrivent son mode d’organisation. Il s’agit de
catégorisations comme « dialogue », « lettre », « journal », « dialogue », etc.
qui permettent de formater le texte. Dans la bibliographie des xviie et
xviiie siècles d’A. Cioranescu, entre 1650 et 1750 sur 10 400 titres recensés
on ne compte pas moins de 1 350 œuvres qui s’intitulent « Lettre »… Ici on
n’a pas affaire à un genre proprement dit, à un dispositif de communication
historiquement défini, mais à un mode d’organisation textuelle aux
contraintes pauvres, qu’on retrouve à des époques et dans des lieux les plus
divers et à l’intérieur duquel peuvent se développer des mises en scène de
la parole très variées : il y a des lettres d’édification, des lettres privées, des
lettres d’affaires, etc.

1. Terme introduit dans notre article « Scénographie épistolaire et débat public », in


J. Siess (éd.), La Lettre entre réel et fiction, Paris, SEDES, 1998.
44 LA QUESTION DES GENRES

Le dialogue, qui en Occident a structuré une multitude de textes pendant


quelque deux mille cinq cents ans, est un autre exemple d’hypergenre. Il
suffit de faire converser au moins deux locuteurs pour pouvoir parler de
« dialogue ». Si le dialogue – comme l’échange épistolaire – a été si constam-
ment utilisé, c’est que, par sa proximité avec l’échange conversationnel, il
permet de formater des contenus très divers. Au xvie siècle il a constitué la
forme dominante de l’expression du débat d’idées, alors qu’au xviie c’est
l’hypergenre épistolaire qui a pris sa place.
Mais les auteurs se contentent rarement d’une caractérisation purement
formelle de leur œuvre. Il s’ajoute souvent un cadrage interprétatif plus ou
moins discret aux étiquettes qui pourraient sembler purement formelles.
Un texte intitulé « Dialogue » va facilement être porteur de significations
supplémentaires qui tiennent à la fois à l’intertexte (il pourra évoquer par
exemple les dialogues de Platon) et au lexique (« dialogue » est un nom dont
le signifié n’est pas celui de « conversation », d’« entretien », etc.).

Les étiquetages formels et sémantiques


Bien souvent, les étiquettes sont à la fois formelles et interprétatives, c’est-à-
dire qu’elles permettent à la fois de caractériser certains aspects du fonc-
tionnement textuel et d’orienter l’interprétation. Par exemple, les Élégies
romaines (1795) de Goethe réfèrent à l’élégie latine pour des raisons de
forme (il s’agit d’une succession de strophes de deux vers), et aussi parce
qu’il existe un certain nombre de similitudes dans le ton et la thématique
avec ses modèles latins, qui sont d’ailleurs évoqués dans ce texte. En outre,
ce titre se charge des valeurs attachées au mot « élégie » dans la poésie
moderne et à tout ce que « romaines » peut véhiculer pour les Allemands
de la fin du xviiie siècle, hantés par le voyage en Italie.
L’étiquetage à la fois formel et sémantique peut aussi se faire de manière
indirecte, par la référence à une œuvre singulière dont les caractéristiques
formelles et sémantiques sont déjà connues : Les Liaisons dangereuses pour
le roman par lettres, l’Iliade pour l’épopée, etc. On a alors affaire à ce que
J.-M. Schaeffer appelle des « classes généalogiques » : la relation, par exemple,
entre le Gil Blas de Santillane de Le Sage (1715-1735) et les romans pica-
resques espagnols « est avant tout de l’ordre de la ressemblance et de la
dissemblance entre textes »1.
Lorsque nous énonçons que La Princesse de Clèves est un récit, nous disons
en fait que le texte exemplifie la propriété d’être un récit ; lorsque nous

1. J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989, p. 171.
Les étiquettes génériques auctoriales 45

affirmons que « Le parfum » de Baudelaire est un sonnet, nous disons en


fait que ce poème applique les règles du sonnet ; lorsque nous soute-
nons que Micromégas est un conte de voyage imaginaire, nous disons en
fait que le texte de Voltaire transforme et adapte une lignée textuelle qui
va de L’Histoire vraie de Lucien aux Voyages de Gulliver en passant par
L’Autre Monde ou Les États et Empires de la lune de Cyrano de Bergerac1.

Quand Rousseau intitule Confessions son autobiographie, il s’inscrit dans


une classe généalogique, car il contraint implicitement ses lecteurs à se
reporter au prototype que constituent les Confessions de saint Augustin.
Mais il catégorise aussi ses Confessions par référence au genre routinier
religieux qu’est la confession catholique. Il s’appuie donc à la fois sur la
mémoire collective des œuvres et sur un genre de discours contemporain.
Ce qui ne va pas sans une dose de subversion : Jean-Jacques institue en effet
le public en dépositaire de sa confession, en lieu et place du prêtre. Un geste
qui va de pair avec la revendication de l’excellence de sa nature, attitude peu
compatible avec la pénitence chrétienne.
Nous venons de parler d’une « subversion » de la pratique de la confession.
De fait, la réutilisation d’un genre ou d’une œuvre prototype peut fonc-
tionner selon deux stratégies opposées, mais qui peuvent se combiner dans
des doses variables : la captation, qui est le cas le plus fréquent, et la sub-
version.
Capter un texte ou un genre, c’est l’imiter avec plus ou moins de précision
en le validant, en allant, pour une part variable, dans le même sens que lui.
Il y a en revanche subversion quand le texte second vise à disqualifier le texte
ou le genre qu’il reprend ; on est alors dans une attitude de parodie. Par
exemple, on peut dire qu’il y a « captation » dans le cas des Élégies romaines
de Goethe, et subversion dans un texte surréaliste comme les 152 proverbes
mis au goût du jour (1925) de Paul Eluard et Benjamin Péret. Ce recueil est
en effet une liste de proverbes absurdes (« Belette n’est pas de bois », « Le
trottoir mélange les sexes », « Qui s’y remue s’y perd », etc.) qui contestent
le genre même du proverbe. Une telle subversion du genre proverbial
s’explique par le fait que le proverbe est un repoussoir idéal pour les sur-
réalistes : parce qu’il prétend énoncer des vérités intemporelles et univer-
selles sur l’homme, mais aussi parce qu’il constitue un modèle parfait
d’énoncé figé. Il y a cumul de la captation et de la subversion dans le cas des
Confessions de Rousseau, qui tout à la fois s’inscrit dans la continuité
d’Augustin et conteste certains des présupposés du christianisme, qui capte

1. Op. cit., p. 180.


46 LA QUESTION DES GENRES

certains aspects de la pratique de la confession catholique et en subvertit


d’autres.

5. AU-DELÀ DES GENRES : RECONTEXTUALISATION


ET GÉNÉRICITÉ LECTORIALE

Jusqu’à présent, nous avons considéré l’appartenance générique des œuvres


quand elles sont proposées au public pour la première fois. Mais ce n’est
qu’une dimension du problème. On doit également envisager le cas des
recatégorisations génériques auxquelles peut être soumis le « même » texte
au fil du temps et en fonction des lieux où il circule. Il peut s’agir de modi-
fications relativement minimes ; ainsi la copie manuscrite (1695) des contes
en prose de Perrault porte le titre Contes de ma Mère l’Oye, alors que l’édition
originale de 1697 est titrée Histoires ou contes du temps passé, illustrée d’un
frontispice qui conserve l’inscription « Contes de ma Mère l’Oye ». Mais les
modifications peuvent également être de plus grande conséquence : ainsi
les tragédies grecques antiques qui, de fêtes religieuses sont devenues en
Europe occidentale à partir du xvie siècle un spectacle profane.
En fait, la recatégorisation générique d’un texte n’est que l’aspect le plus
visible d’un phénomène beaucoup plus vaste et dont les formes sont infi-
niment diverses : la recontextualisation des énoncés qui circulent bien au-
delà de leur monde d’origine. Cela peut se manifester par la modification
du support avec toutes les modifications que cela implique (un conte popu-
laire passant de l’oral à l’écrit), par la modification de la graphie (ainsi les
textes du xvie siècle publiés avec une graphie moderne), par le découpage
du texte (ainsi l’histoire de Manon Lescaut ou Un amour de Swann dissociés
des romans plus vastes dont ils sont une partie), par le changement de type
de discours (Les Provinciales de Pascal passant du discours religieux au dis-
cours littéraire, Cinna devenant un « petit classique » pour le lycée), par la
combinaison avec de nouveaux textes (l’histoire de Barbe bleue de Perrault
qui devient un conte populaire pour enfants dans le recueil des frères
Grimm), par l’abrègement du texte (les romans de Jules Verne amputés de
leurs longues descriptions), par l’extraction de parties de textes relevant
d’un genre et leur inscription dans un nouveau genre (un fragment d’épopée
dans une anthologie scolaire de la littérature), etc.
La généricité n’est donc pas donnée une fois pour toutes. Les textes, en
fonction des cadrages qu’on leur donne, s’ouvrent à des traitements et des
interprétations inédits. Le genre inaugural – à supposer qu’on puisse tou-
jours le déterminer – n’est qu’une facette d’un travail permanent de recon-
figuration des textes pour des usages infiniment variés. Cette variabilité
Au-delà des genres : recontextualisation et généricité lectoriale 47

générique n’est qu’une manifestation du caractère foncièrement contextuel


des actes de communication.
Ceci nous amène à une distinction fondamentale entre la généricité pri-
maire, originelle, et la généricité lectoriale1, qui se situe du côté de la récep-
tion. Si la première est stable, la seconde est toujours ouverte. En effet, on
peut faire entrer un texte dans de nouveaux genres en fonction de savoirs
nouveaux ou des œuvres qui ont été publiées par la suite :
Un texte ne saurait prédéterminer toutes ses parentés ultérieures avec des
textes ou des classes de textes encore inexistants au moment de sa pro-
duction, ces parentés dépendant autant des textes à venir (et des change-
ments historiques éventuels concernant les critères de classification) que
des propriétés intrinsèques du texte en question. De ce fait, l’identité
générique classificatoire d’un texte est toujours ouverte.2

Dans la mesure où les œuvres littéraires sont inscrites dans une archive,
qu’elles sont lues bien au-delà de leur contexte originel, elles sont prises
dans une tension essentielle entre généricité primaire et généricité lectoriale.
Le lecteur du xxie siècle qui lit un « drame » de Diderot ou de Beaumarchais
sait aussi qu’il y a eu ensuite des « drames » romantiques, et cela modifie le
cadre à travers lequel il reçoit l’œuvre. On peut même aboutir au « plagiat
par anticipation »3, notion paradoxale dont le caractère humoristique ne
doit pas masquer la pertinence : certes, en écrivant Œdipe roi Sophocle n’a
pas « plagié » Freud, l’auteur du Tristan et Yseult médiéval n’a pas « plagié »
les écrivains romantiques, etc., mais il est indéniable qu’on lit ces œuvres
de manière rétroactive, à travers les grilles qui se sont construites posté-
rieurement.
Bien que l’ajustement entre les codes de l’auteur et du lecteur soit bien
souvent problématique, cela n’interdit pas toute lecture : les attentes que
Sophocle présumait chez les spectateurs de ses tragédies sont bien diffé-
rentes de celles que les spectateurs d’aujourd’hui présument qu’il respecte,
mais cette distorsion même peut devenir partie intégrante du plaisir que
peut ressentir un spectateur moderne, et ouvrir la possibilité de nouvelles
interprétations.

1. Terme emprunté à J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, p. 147.


2. J.-M. Schaeffer, op. cit., p. 147-148.
3. Terme créé par F. Le Lionnais, membre de l’Oulipo, et développé avec brio par P. Bayard
(Le Plagiat par anticipation, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Paradoxe », 2009).
CHAPITRE 4

La lecture
comme énonciation

1 LA CO-ÉNONCIATION 6 LES SCÉNARIOS


2 LES LECTEURS 7 L’INTERTEXTE LITTÉRAIRE
3 LE LECTEUR COOPÉRATIF 8 LE TOPIC
4 DIVERSES COMPÉTENCES 9 L’ISOTOPIE
5 LEXIQUE ET EXPANSION 10 L’ÉPISODE FANTÔME

1. LA CO-ÉNONCIATION

Dans le cas du discours littéraire, qui se présente dans nos sociétés essen-
tiellement à travers des textes écrits, la dissymétrie entre les positions
d’énonciation et de réception joue un rôle crucial. Certes, quand ils éla-
borent leurs textes, les auteurs ont nécessairement à l’esprit un certain type
de public, mais il est de l’essence de la littérature que les œuvres puissent
circuler en des temps et des lieux très éloignés de ceux de leur production.
De toute façon, l’absence de l’énonciateur dans le texte littéraire est
constitutive. Si nous lisons Le Rouge et le Noir, ce n’est pas parce que son
auteur, qui se présente sous le pseudonyme de Stendhal, ne peut nous le
raconter en personne : le narrateur d’un texte écrit n’est pas le substitut d’un
locuteur en chair et en os, mais une instance qui ne soutient l’acte de narrer
que si un lecteur le met en mouvement. En un sens, c’est le lecteur qui énonce,
à partir des indications dont le réseau total constitue le texte de l’œuvre. Un
récit a beau se donner comme la représentation d’une histoire indépendante,
antérieure, l’histoire qu’il raconte ne surgit qu’à travers son déchiffrement
par un lecteur. Tout découpage du récit coïncide avec un découpage dans
la lecture.
La co-énonciation 49

Nous parlons ici à dessein d’« indications », car, comme le souligne


Umberto Eco1, il y a une « réticence » essentielle des textes littéraires. La
lecture doit faire surgir tout un univers imaginaire à partir d’indices lacu-
naires et flous. Une part considérable de travail est laissée au lecteur : pour
reconstruire les chaînes de reprises pronominales, combler les ellipses dans
l’enchaînement des actions, identifier les personnages, repérer les sous-
entendus, etc. À cette fin, le lecteur dispose – ou ne dispose pas – d’un certain
nombre de connaissances et de stratégies de divers ordres. Ces dernières
peuvent même devenir insuffisantes, pour peu que l’œuvre soit lue dans des
contextes très différents de celui de leur rédaction.
On se méfiera donc de la conception spontanée de la lecture, dont le
modèle pourrait être fourni par un épisode célèbre du Quart Livre de Rabe-
lais (chap. LVI). Une bataille ayant eu lieu sur la banquise, les paroles et les
bruits ont gelé ; avec le réchauffement de la température les sons fondent,
restituant le tumulte originel. En réalité, la lecture n’est pas ce réchauffement
qui permettrait de libérer une parole qui aurait été gelée dans les signes
typographiques, de revenir à l’énergie d’une énonciation originelle, authen-
tique. Le lecteur construit des chemins toujours inédits à partir d’un agen-
cement d’indices lacunaire ; le texte ne permet pas d’accéder à une voix
première, mais seulement à une instance d’énonciation qui surgit à travers
la lecture du texte.
L’intérêt pour les stratégies de lecture résulte de la convergence de deux
courants très différents.
En premier lieu, les travaux sur la cohérence textuelle ou la lecture qui
sont informés par les recherches en psychologie cognitive. À partir de la
seconde moitié des années 1960, on a tenté de donner un contenu rigoureux
à la notion de « cohérence » : qu’est-ce qui fait qu’une suite de phrases sera
considérée par les locuteurs comme cohérente et telle autre non ? Progres-
sivement, on s’est aperçu que la cohérence n’est pas tant une propriété atta-
chée au texte que la conséquence des procédures que mobilisent les lecteurs
pour la construire à partir des indications du texte. La cohérence n’est pas
dans le texte, elle est lisible à travers lui, elle suppose l’activité d’un lecteur.
Le second courant, la théorie de la réception littéraire, vise à étudier le
texte non comme un contenu stabilisé à travers tous les contextes, mais
comme un support pour des interprétations qui varient en fonction des
contextes de réception. Les Provinciales, par exemple, ont un tout autre
statut selon qu’elles sont lues comme une série de pamphlets religieux

1. Dans son livre (Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985), sur lequel nous nous appuyons
largement dans ce chapitre.
50 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION

anonymes et clandestins ou comme une œuvre consacrée de la littérature


française dont l’auteur est Pascal. On retrouve ici la question de la généricité
« lectoriale » (voir p. 46).
Ces deux courants sont d’inspirations très différentes ; l’un rencontre
naturellement l’intelligence artificielle, la psychologie, l’autre plonge dans
la sociologie et l’histoire. Il est cependant naturel qu’ils convergent avec la
pragmatique, préoccupée par les processus d’interaction et l’activité de
construction du sens par le co-énonciateur.

2. LES LECTEURS

La reconnaissance du rôle primordial que joue la lecture ne va cependant


pas sans équivoques, car la notion même de « lecteur » est loin d’être stable.
Elle oscille entre l’historique et le cognitif : le lecteur, c’est tantôt le public
effectif d’un texte, tantôt le support de stratégies de déchiffrement. Ces deux
aspects s’interpénètrent, mais ils ne tentent pas de capter la même chose.
Ce sont des points de vue différents sur la position de lecture. D’autres
distinctions peuvent être intéressantes.
1) On peut ainsi parler de lecteur invoqué pour l’instance à laquelle le
texte s’adresse explicitement comme à son destinataire. Ce peut être les
happy few que la fin du Rouge et le Noir de Stendhal désigne comme ses
lecteurs privilégiés ; ce peut être également les lecteurs apostrophés dans le
cours du texte : « Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il
ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans le récit
des amours de Jacques1… » Bien évidemment, ce lecteur invoqué reste à
l’intérieur du texte et son apparition à la surface s’explique par les partis-
pris de ce texte. Si Diderot apostrophe ainsi son lecteur, c’est parce que
Jacques le Fataliste n’est pas un récit canonique mais une réflexion sur le
déterminisme dont participe le processus même de narration. De même, si
Stendhal se donne pour lecteurs un cercle d’élus, ce n’est pas sans rapport
avec le type de héros qu’il construit et l’attitude du narrateur à leur égard.
2) Le lecteur institué : par là on peut entendre l’instance qu’implique
l’énonciation même du texte, dès lors que ce dernier relève de tel ou tel genre.
Dans la mesure où les genres sont des réalités historiquement situées, nous
sommes ici à la jointure des procédés et du social. Le roman précieux du
xviie siècle, par exemple, n’institue pas le même type de lecteur que le roman
naturaliste de la fin du xixe siècle. Il y a des types de romans qui supposent
un lecteur détective qui sans cesse scrute le texte, revient sur ses pas à la

1. Jacques le Fataliste, Albin Michel, 1963, p. 33.


Les lecteurs 51

recherche d’indices ; d’autres construisent des suspenses qui aspirent le lec-


teur vers le dénouement ; d’autres instituent un lecteur plein de bonne
volonté pour s’instruire, etc. Par le vocabulaire employé, les relations inter-
textuelles (allusions à d’autres œuvres en particulier), l’inscription dans telle
ou telle variété linguistique (français, parisien mondain, parler rural, fran-
çais standard…), un genre va supposer des caractérisations très variées de
son lecteur.
Il faut toutefois prendre garde que ce lecteur peut être hétérogène. Quand
Michel Tournier prétend produire des textes « à plusieurs étages qui repro-
duisent tous le même schéma, mais à des niveaux d’abstraction croissante »,
il définit aussi la place des lecteurs correspondants :
Ayant écrit Vendredi ou les limbes du Pacifique, j’ai été heureux et fier d’y
ajouter dans son édition de poche une postface assez technique de Gilles
Deleuze au moment où ce même roman faisait l’objet d’une version pour
les jeunes et d’une mise en scène également pour les jeunes au palais de
Chaillot par les soins d’Antoine Vitez. La réussite de ce roman est attestée
à mes yeux par le témoignage de ces deux lecteurs extrêmes : d’un côté un
enfant, de l’autre un métaphysicien.
(Le Vent Paraclet, Gallimard, coll. « Folio », p. 188.)

Dans cet exemple, c’est donc la nature même du texte qui exigerait cette
pluralité de positions de lecture. Mais on peut penser qu’en fait le lecteur
idéal serait cet homme total qui réconcilierait par le roman son âme d’enfant
et l’usage le plus élevé de sa raison.
3) Par son appartenance à un genre, une œuvre implique un certain type
de destinataire, socialement caractérisable. On peut parler ici de public
générique. Quand vers 1660 on publie un certain genre de roman, de ser-
mon ou de pièce de théâtre, l’auteur ou l’éditeur sont obligés de faire des
hypothèses sur le type de public auquel le texte est destiné, et en conséquence
quelles connaissances on peut supposer chez lui. Ces anticipations com-
mandent l’ensemble de l’énonciation. Public générique et lecteur institué
sont des instances différentes. À partir du même récepteur générique, on
peut avoir affaire à des lecteurs institués très variés : Balzac et Stendhal ont
à peu près le même public générique, mais ils n’instituent manifestement
pas le même lecteur à travers leur énonciation.
4) Le public générique est attaché au genre à travers lequel se construit
l’œuvre ; on ne doit pas le confondre avec les publics attestés que cette
œuvre va rencontrer, au moment de son apparition, et a fortiori dans la
postérité. Aujourd’hui, La Chanson de Roland ou La Princesse de Clèves ne
touchent pas le public correspondant à leur public générique originel. Sans
52 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION

un lourd apparat critique, le public actuel des Provinciales ne comprend pas


grand-chose aux débats théologiques évoqués, qui étaient en revanche
familiers aux lecteurs de 1656 ; il ne se demande pas non plus qui a tort ou
raison des jansénistes ou de leurs adversaires, mais concentre son attention
sur les qualités rhétoriques du texte. Aujourd’hui, nous avons une percep-
tion du Cid très différente de celle d’un spectateur du xviie siècle qui verrait
la pièce pour la première fois ; c’est un savoir antérieur à la représentation
qui s’interpose entre nous et la pièce. Pour la plus grande part du patrimoine
littéraire, la lecture « naïve » est devenue marginale : notre lecture est lar-
gement conditionnée par la culture scolaire. Mais ainsi déchargé du travail
de déchiffrement de l’intrigue, le public moderne peut à loisir inventer des
parcours de lecture personnels.

3. LE LECTEUR COOPÉRATIF

Pour être déchiffré, le texte exige du lecteur institué qu’il se montre coopé-
ratif, qu’il soit capable de construire l’univers fictif de l’intrigue à partir des
indications qui lui sont fournies. Ce lecteur coopératif, Umberto Eco
l’appelle « lecteur modèle » et le définit comme « un ensemble de conditions
de succès ou de bonheur établies textuellement, qui doivent être satisfaites
pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel »1.
C’est donc la figure qu’implique le texte pour être déchiffré.
Les indications qu’offre le texte par sa conformation, ses prescriptions
virtuelles de déchiffrage peuvent même prendre la forme d’une projection
directe du parcours de lecture sur le parcours narratif. Ainsi, dans un texte
didactique comme les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle,
qui prétend expliquer l’astronomie aux gens du monde, l’interlocutrice du
philosophe, la marquise, est une représentante du lecteur. Le procédé peut
aussi se faire plus discret ; c’est le cas dans ce passage de Bel-Ami de Mau-
passant, où le déroulement de la lecture est mimé par un voyage entrepris
par les personnages. Le héros, Duroy, accompagné de sa jeune femme, va
rendre visite à ses parents dans la campagne normande :
Madeleine fatiguée s’était assoupie sous la caresse pénétrante du soleil qui
la chauffait délicieusement au fond de la vieille voiture, comme si elle eût
été couchée dans un bain tiède de lumière et d’air champêtre.
Son mari la réveilla.
« Regarde », dit-il.

1. Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 80.


Le lecteur coopératif 53

Ils venaient de s’arrêter aux deux tiers de la montée, à un endroit renommé


pour la vue, où l’on conduit tous les voyageurs.
On dominait l’immense vallée […].
(Bel-Ami, II, I.)

Suit alors une longue description de Rouen qui s’achève de cette façon :
Le cocher du fiacre attendait que les voyageurs eussent fini de s’extasier.
Il connaissait par expérience la durée de l’admiration de toutes les races
de promeneurs.

Le récit fait coïncider l’arrêt du fiacre avec la pause descriptive qui inter-
rompt le fil narratif. En bon cocher, le narrateur arrête ses lecteurs aux
endroits remarquables. Le caractère pittoresque du paysage, la nécessité de
le peindre sont renforcés par une connivence textuelle : la description de
Rouen constitue un des morceaux de bravoure de Madame Bovary. Mau-
passant, qui revendique la paternité de Flaubert, décrit ce que son père spi-
rituel a déjà décrit, il conduit les voyageurs là où il faut les conduire pour
qu’ils connaissent une « extase », éprouvent de « l’admiration ». Sentiments
qui sont censés concerner aussi bien le paysage vu par les personnages que
sa description, le tableau peint par le romancier pour son lecteur. À travers
l’histoire, le texte indique obliquement au lecteur comment il doit être
déchiffré. Il se lit sur les deux plans simultanément.
La surface d’un texte narratif apparaît comme un réseau complexe d’arti-
fices qui organisent le déchiffrement. Le texte est une sorte de piège qui
présuppose chez son lecteur la maîtrise d’un certain nombre de stratégies
qui le rendent lisible. Même s’il n’en est pas conscient (c’est en général un
savoir-faire acquis par imprégnation), l’auteur, pour élaborer son œuvre,
doit présumer que le lecteur va collaborer pour combler les lacunes du texte.
L’analyste se donne alors pour but d’étudier « l’activité coopérative qui
amène le destinataire à tirer du texte ce que ce texte ne dit pas mais qu’il
présuppose, promet, implique ou implicite, à remplir les espaces vides, à
relier ce qu’il y a dans le texte au reste de l’intertextualité, d’où il naît et où
il ira se fondre »1.
Comme le lecteur doit postuler que l’auteur respecte un certain nombre
de règles, l’auteur, sachant que le lecteur va faire telle ou telle hypothèse,
peut fort bien en profiter pour le décevoir. Umberto Eco a ainsi analysé une
nouvelle d’Alphonse Allais, « Un drame bien parisien » (1890), qui ruse avec
les hypothèses du lecteur : après l’avoir incité à interpréter le texte dans une

1. Umberto Eco, op. cit., p. 7.


54 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION

certaine direction, il lui révèle finalement son erreur. Détail significatif :


cette nouvelle d’Alphonse Allais raconte un adultère. Le récit d’une rupture
du contrat matrimonial coïncide ainsi avec une énonciation qui rompt le
contrat narratif tacite entre auteur et lecteur coopératif.
En fait, ces transgressions ne sont qu’une manière de respecter le contrat
à un autre niveau, d’obliger le lecteur à rétablir l’équilibre en présumant que
la transgression est signifiante (voir p. 390). Dans le cas du récit d’Alphonse
Allais, on peut penser qu’il s’agit de montrer du doigt au lecteur le travail
coopératif auquel il se livre à son insu et de mettre par là en évidence la
dimension artificielle et ludique de l’énonciation littéraire. Ce faisant,
l’auteur respecte quand même son contrat générique, puisque précisément
il est censé écrire des textes mystificateurs. De la même manière, dans La
Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco la transgression des conventions théâ-
trales qui déroute les spectateurs semble avoir pour effet de mettre en évi-
dence le tissu de conventions sociales qui dissimulent l’absurdité radicale
de l’existence.
L’échec interprétatif est de toute façon sans conséquences, tant qu’il ne
porte pas atteinte au noyau de l’intrigue. Si un lecteur contemporain lit dans
Le Désespéré de Léon Bloy à propos de l’écrivain Dulaurier (dont le modèle,
nous disent les spécialistes, est le romancier Paul Bourget) :
Inventeur d’une psychologie polaire, par l’heureuse addition de quelques
procédés de Stendhal au dilettantisme critique de M. Renan, sublime déjà
pour les haïsseurs de toute virilité intellectuelle...
(Coll. 10/18, 1983, p. 28.)

il est peu probable qu’il puisse comprendre pourquoi dilettantisme a été


mis en italique : néologisme ? citation ? et, si oui, de qui ? mise à distance
méprisante ? simple insistance ?… Pourtant, si l’auteur a recouru à l’italique,
c’est parce qu’il anticipait sur les réactions du lecteur et entendait par-là
marquer obliquement sa position et établir une connivence. Mais le lecteur
du début du xxie siècle a toujours le recours d’interpréter l’italique à travers
son propre système de repères idéologiques.
Bien des textes ne se contentent pas de s’inscrire exactement dans le
sillage d’une convention préétablie. Ils construisent eux-mêmes la manière
dont ils doivent être déchiffrés, ils instituent un contrat privé à l’intérieur
d’un ensemble de conventions qui ne sauraient être toutes contestées. Alors
que dans la sous-littérature le lecteur ne doit surtout pas être modifié, dans
la littérature qui n’est pas totalement subordonnée aux impératifs d’un
genre, il doit y avoir un excès du texte par rapport aux attentes du lecteur.
De nombreux textes impliquent une négociation délicate entre la nécessité
d’être compris et celle d’être incompris, d’être coopératif et de déstabiliser
Le lecteur coopératif 55

d’une manière ou d’une autre les automatismes de lecture. En outre, par ses
agencements un texte a beau s’efforcer de prescrire son déchiffrement, il ne
saurait réellement enfermer son lecteur. Celui-ci a tout le loisir de mettre
en relation n’importe quels éléments du texte. L’œuvre est en effet un
volume complexe parcourable en tous sens. D’un côté elle contrôle son
déchiffrement, de l’autre elle rend possibles des modes de lecture incon-
trôlables.
On se trouve en outre constamment amené à lire des textes qui n’étaient
pas destinés à être lus. C’est le cas en particulier des pièces de théâtre. Le
lecteur se trouve contraint d’effectuer un surplus de travail interprétatif, que
n’avait pas prévu le dramaturge, qui a écrit pour un spectateur. Au début
du Cid, par exemple, le lecteur de la scène 1 de l’acte I se trouve face à un
dialogue entre deux personnages féminins :
Elvire, m’as-tu fait un rapport bien sincère ?
Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit mon père ?

Sur scène, l’âge des actrices, leurs costumes, leur manière de parler, leurs
attitudes facilitent grandement la catégorisation des personnages et la com-
préhension de l’intrigue. Mais à la lecture, l’obstacle est plus important,
surtout au xxie siècle. S’il est familier de ce genre de théâtre, le lecteur fera
l’hypothèse qu’Elvire est une confidente (on l’appelle par son prénom, on
la tutoie), que l’autre femme est l’héroïne et qu’il est question d’amour dans
ce « rapport » tant attendu. À la réplique suivante, cette hypothèse se verra
renforcée : Elvire vouvoie Chimène et il apparaît un certain « Rodrigue »
dans le vers : « Il estime Rodrigue autant que vous l’aimez. » À vrai dire, ce
vers ne dit pas que Rodrigue est un jeune homme et que l’amour dont il est
question ait une teneur érotique (Rodrigue pourrait être un vieil ami de la
famille…). Pour étendre ainsi son savoir, le lecteur doit présumer que
l’auteur respecte les conventions de ce genre de théâtre.
Heureusement, le lecteur contemporain voit sa tâche grandement faci-
litée pour des œuvres aussi célèbres que Le Cid : dans son savoir encyclo-
pédique figure l’information selon laquelle Chimène est une jeune noble
dont Rodrigue est amoureux. Le dramaturge n’avait pas conçu son texte en
fonction de ce type de destinataire (c’est d’ailleurs pour cela qu’il a écrit cette
scène d’exposition) ; mais on ne peut ignorer qu’une grande part du patri-
moine littéraire est aujourd’hui lue en s’appuyant sur des savoirs que le texte
ne présuppose pas. Et il en a été ainsi depuis les origines : les auditeurs
antiques des aventures d’Ulysse avaient pour la plupart une connaissance
préalable de l’identité de ce héros et de ses aventures.
56 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION

4. DIVERSES COMPÉTENCES

Comme on le voit, comprendre un texte, c’est mobiliser diverses compé-


tences. Comme le souligne T. Van Dijk, « les processus de compréhension
ont une nature stratégique », car « la compréhension fait souvent usage
d’informations incomplètes, requiert des données tirées de divers niveaux
discursifs et du contexte de la communication, et se trouve contrôlée par
des croyances et des visées variables selon les individus1 ». La conception
« stratégique », avec ses anticipations, ses rétroactions, ses réajustements
perpétuels, ses raccourcis correspond mieux aux cheminements effectifs du
lecteur qu’un modèle de déchiffrement linéaire.
Ces cheminements mobilisent davantage de connaissances non linguis-
tiques (sur l’époque dont parle le texte ou à laquelle il a été écrit, sur les
genres littéraires, etc.) que proprement linguistiques. Pour un lecteur qui
disposerait seulement d’un savoir linguistique, bien des œuvres seraient
partiellement ou totalement inintelligibles. Mais on n’oubliera pas que la
lecture des œuvres contribue aussi à enrichir les savoirs du lecteur en l’obli-
geant à faire des hypothèses interprétatives qui excèdent la littéralité des
énoncés.
Pour aborder un texte, le lecteur s’appuie au premier chef sur une
connaissance, fût-elle minimale, du contexte de production. Il dispose d’un
certain savoir encyclopédique d’extension très variable sur l’époque,
l’auteur, les circonstances immédiates et lointaines, le genre de discours
dont relève l’œuvre. Dans Brave New World, Aldous Huxley évoque le cas
d’un « sauvage » qui, dans un monde futur, ne connaîtrait qu’un seul livre
dont il ne sait rien, sinon qu’il s’agit de textes écrits par un certain Shakes-
peare dans un anglais très différent du sien. Ce n’est là qu’un cas d’école ;
tout texte arrive porté par une certaine rumeur, une tradition qui condi-
tionne sa réception. Cette contextualisation, même sommaire, même erro-
née, oriente déjà le déchiffrement en éliminant un grand nombre
d’interprétations possibles.
Le lecteur est également censé maîtriser la grammaire de la langue et user
convenablement du discours. Il possède une compétence lexicale qui porte
aussi bien sur le signifié que sur les valeurs qui s’attachent à l’emploi des
termes (ce que capte le concept fourre-tout de « connotation »). Il a aussi à
sa disposition un certain nombre de grilles qui lui permettent de structurer
les règles d’organisation textuelle. Ces règles, pour reprendre une

1. Comprehending Oral and Written Language, New York Academic Press, 1987, chap. 5,
p. 165.
Lexique et expansion 57

distinction classique, définissent les conditions de la cohésion et de la cohé-


rence d’une suite d’énoncés (voir chap. 11). Les règles de « cohésion » portent
en particulier sur les enchaînements locaux, c’est-à-dire avant tout les phé-
nomènes de co-référence (substitutions lexicales ou pronominales), de pro-
gression thématique (la répartition des éléments de sens nouveaux et des
éléments acquis), de recouvrement entre les inférences d’une phrase à
l’autre. Quant à la « cohérence », elle résulte de contraintes plus globales,
liées aux genres (tragédie classique, roman picaresque…), mais aussi aux
« types de séquences » (narration, argumentation, conversation…). Une
suite de phrases acquiert un sens différent selon qu’on la lit comme le
dénouement d’un récit, un passage d’une scène d’exposition dans une
comédie, un mouvement concessif dans une dynamique argumentative, etc.
On va voir que ce que l’on appelle des scénarios (voir p. 59) joue aussi un
rôle important dans l’intégration des informations du texte.

5. LEXIQUE ET EXPANSION

Le lecteur se trouve soumis à une double injonction, qui résulte de la consti-


tution même des textes. D’un côté, le texte est « réticent », criblé de lacunes ;
de l’autre, il prolifère, obligeant son lecteur à opérer un filtrage drastique
pour sélectionner l’interprétation pertinente. La coopération du lecteur
exige donc un double travail, d’expansion et de filtrage. Le travail d’
« expansion » interdirait toute compréhension du texte s’il n’était contre-
balancé par une restriction des possibles ainsi libérés, ou si les règles qui
permettent l’expansion ne jouaient pas en même temps un rôle de déter-
mination.
Un terme lexical, par exemple, n’est pas un îlot, mais ouvre sur une
constellation d’unités sémantiques. Ne serait-ce qu’en raison de la structure
sémique des termes. Le linguiste R. Martin évoque ainsi les « cheminements
métonymiques » par lesquels un mot va permettre de tirer un certain
nombre de « fausses implications1 ». Indépendamment de tout contexte, un
énoncé comme « Un grattement timide se fit entendre à la porte » donnera
à penser que l’on se trouve près d’un lieu clos ; de même, « toit » appellera
des termes comme « maison », « voiture », etc.
Considérons à titre d’exemple le début de Marthe, roman naturaliste de
J.-K. Huysmans (1876). Le lecteur y rencontre le mot « banquette » :

1. R. Martin, Inférence, antonymie, paraphrase, Paris, Klincksieck, 1976, p. 47.


58 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION

Tiens, vois-tu, petite, disait Ginginet, étendu sur le velours pisseux de la


banquette.

Ce substantif libère chez le lecteur un ensemble d’associés métonymiques


possibles, en l’occurrence les multiples objets ou lieux qui peuvent être
contigus à une banquette de velours. Il existe aussi des implications néces-
saires, liées à la structure hiérarchique du lexique, qui permettent aussi
l’extension des réseaux de sens. De « Ginginet est assis sur une banquette »,
on peut inférer « Ginginet est assis sur un siège », « sur un meuble », etc. Si
le texte continuait par « les meubles avaient été regroupés au milieu de la
pièce », on pourrait alors concevoir un lien entre cette phrase et la précé-
dente.
À côté d’implications liées à la structure sémique, on trouve des impli-
cations dépendantes d’une culture déterminée. Pour un lecteur très éloigné
des conditions de production du texte, ce travail d’extension est souvent
problématique. Il est probable qu’un lecteur de 1876 associera plus facile-
ment « banquette de velours » à « théâtre » que le lecteur du début du
xxie siècle ; mais peut-être associera-t-il « velours » à « luxe » ou à « déco-
ration », parce que dans sa culture ce serait un tissu d’ameublement de
prestige. Dans le Don Quichotte de Cervantès, les descriptions des person-
nages insistent sur la nature du tissu dont sont faits leurs vêtements ; pour
un lecteur du xxie°siècle qui n’est pas au fait de la classification sociale qui
est associée à ces divers tissus, une bonne part des inférences que l’auteur
pensait susciter chez son lecteur ne sont pas activées.
Le mot est également lesté de valeurs qui se sont sédimentées au cours
du temps. C’est un des leitmotive de M. Bakhtine :
Aucun membre de la communauté verbale ne trouve jamais des mots de
la langue qui soient neutres, exempts des aspirations et des évaluations
d’autrui, inhabités par la voix d’autrui […]. Il intervient dans son propre
contexte à partir d’un autre contexte, pénétré des intentions d’autrui1.

« Autrui » ici ne désigne pas nécessairement un individu particulier. Le seul


emploi d’un mot peut suffire à faire surgir tout l’univers auquel il est lié, les
textes où il figure, les contextes sociaux dans lesquels il est ou a été employé :
« flamme » (signifiant « amour ») renvoie à la littérature amoureuse clas-
sique, « collaborateur » à l’Occupation de la France, etc. Quand au début
du roman Kœnigsmark de Pierre Benoit, le héros déclare « j’ai été boursier »,
en employant ce nom, il fait surgir un type social emblématique de la

1. T. Todorov, op. cit., p. 77.


Les scénarios 59

IIIe République : celui de l’enfant méritant de condition modeste qui réussit


à s’élever socialement en étant un bon élève.

6. LES SCÉNARIOS

La lecture s’appuie massivement sur l’activation de scénarios. R. Barthes


parle à ce propos de « pli » et de « dépli ». Une suite d’actions serait le « dépli
d’un nom » ; entrer se déplierait en « s’annoncer » et « pénétrer ». Récipro-
quement, identifier une séquence d’actions reviendrait à lui attribuer un
nom. Il y aurait deux systèmes de plis : l’un analytique découpe le nom en
ses constituants (faire un cadeau : aller dans un magasin, choisir, payer,
envelopper d’un joli papier l’objet, etc.), l’autre, catalytique, « accroche au
mot tuteur des actions voisines » (se séparer : pleurer, embrasser…). « Ainsi,
lire (percevoir le lisible du texte), c’est aller de nom en nom, de pli en pli ;
c’est plier sous un nom, puis déplier le texte selon les nouveaux plis de ce
nom1. »
Les « scénarios » (ou « scripts2 ») définissent des cadres qui permettent
au lecteur d’intégrer les informations du texte dans des enchaînements
cohérents. Ils ont à la fois une fonction de filtrage et d’expansion. Identifier
un scénario c’est « déplier » un éventail à partir d’indications lacunaires,
mais c’est aussi réduire une indétermination puisque la même action peut
a priori participer d’une multitude de scénarios distincts.
Considérons un texte apparemment sans problème, le début d’un cha-
pitre du roman Antoine Bloyé, de Paul Nizan :
Pierre grandissait. D’abord, il sut lire, puis écrire. Il disait de bons mots
qu’on citait aux vendredis de sa mère. Le soir, il était debout devant le
portillon vert du jardin qui précédait la maison et il courait vers Antoine,
silencieux sur ses chaussons.
(Antoine Bloyé, XV, Paris, Grasset, 1933.)

La lecture de ce texte active divers scénarios. Pour comprendre « les ven-


dredis de sa mère », il faut reconstituer l’ensemble d’un rite mondain d’avant
la guerre de 1914, quand les dames de la bonne société recevaient dans leur
salon un jour déterminé de la semaine. Quant à la station debout le soir,
près du portillon, sa compréhension mobilise un autre scénario, celui du

1. S/Z, Paris, Seuil, 1970, XXXVI, p. 88-89.


2. Sur les scénarios, voir R. Schank et R. Abelson, Scripts, Plans, Goals and Understand-
ing, Hillsdale (New Jersey), Erlbaum, 1977.
60 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION

père de la petite bourgeoisie qui à heure fixe rentre chez lui après son travail.
C’est d’ailleurs la restitution de ce scénario qui contribue à déterminer si le
groupe adjectival « silencieux sur ses chaussons » se rapporte à « Antoine »
ou à « il » ; comme le père est censé venir de son travail, il n’a certainement
pas des chaussons aux pieds. Mais dans ce texte tout n’est pas restituable
avec certitude. Ainsi « il sut lire, puis écrire » constitue-t-il un fragment du
scénario « Antoine fréquente l’école » ou du scénario « l’enfant apprend à
la maison » ? Si l’on ne connaît pas les usages de ce milieu social vers 1910,
on peut mobiliser un scénario erroné.
Supposons qu’un roman s’ouvre ainsi :
– Votre billet, s’il vous plaît !
Jacques s’arracha à sa rêverie et fouilla dans la poche intérieure de sa veste
[…].

La première phrase à elle seule va probablement activer chez le lecteur le


scénario du contrôle des billets dans un transport public. Pour un tel scé-
nario T. Van Dijk distingue plusieurs composants1 :
a) lieu : train, métro, bus… ;
b) fonctions : F(x) : contrôleur
G(y) : passager
c) propriétés : x possède des signes distinctifs de son statut, x est en train
de contrôler, y est censé avoir un billet (ce n’est donc pas un bébé, un
grand malade),
etc.
d) relation : F(x) est en position d’autorité à l’égard de G(y)
e) positions : y est contrôlé par x.

À ce scénario sont associées des normes a priori partagées par les deux
protagonistes :
1) chaque passager doit avoir un billet ;
2) chaque passager doit montrer son billet au contrôleur ;
3) un passager sans billet a une amende, etc.

Ce scénario s’inscrit lui-même dans un système plus vaste, celui des


transports en commun. Le lecteur est alors en droit de penser que X a acheté
un billet, qu’il est monté dans le train ou le bus, qu’il est assis, etc. C’est

1. Journal of Pragmatics, l, 1977, p. 211-232.


L’intertexte littéraire 61

l’ensemble de ces savoirs qui permet ainsi au lecteur d’interpréter la seconde


phrase comme un acte de recherche du billet.

7. L’INTERTEXTE LITTÉRAIRE

Mais il n’y a pas que des scénarios de la vie quotidienne. Les genres littéraires
interviennent aussi pour définir des scénarios. Si notre contrôle de billet
survient au début d’un roman d’espionnage, le lecteur pourra activer
l’hypothèse que le personnage nommé Jacques cherche un revolver dans sa
poche. Umberto Eco distingue ainsi divers types de scénarios littéraires,
plus ou moins fixes et précis :
– Les fabulae préfabriquées offrent des enchaînements stéréotypés. Par
exemple la comédie d’intrigue traditionnelle, dont Le Barbier de Séville
représente l’aboutissement, montre un jeune homme qui finit par épouser
celle qu’il aime malgré l’opposition d’un barbon jaloux qui enferme la jeune
fille.
– Les scénarios motifs plus souples, qui prescrivent le type de person-
nages, de décors, d’actions mais pas l’ordre des événements. C’est par
exemple le cas dans le théâtre de boulevard où il y a des maris, des amants,
des épouses infidèles, des secrets, des quiproquos, etc. ; mais à partir de cela
bien des intrigues sont possibles.
– Les scénarios situationnels sont des actions isolées : la rencontre des
amoureux au bal, les ultimes recommandations sur le lit de mort… Ces
scénarios situationnels varient évidemment en fonction des genres concer-
nés.
Confronté à des indices pertinents, le lecteur active le scénario corres-
pondant si sa familiarité avec l’intertexte littéraire est suffisante. Il en résulte
que le parcours de lecture sera très variable ; au lecteur complice qui éprouve
du plaisir en reconnaissant un stéréotype générique s’oppose le lecteur
« naïf » qui perçoit le texte dans sa singularité. Il existe une part considérable
de la production littéraire, la plus importante même, qui se contente d’acti-
ver des scénarios bien connus. Contrairement à un préjugé répandu, le dis-
cours littéraire n’est pas source de plaisir seulement s’il est novateur ; il est
destiné aussi bien à conforter qu’à déstabiliser des schèmes préétablis.
Certains écrivains se plaisent néanmoins à déconcerter le lecteur, à ruiner
les scénarios qu’il les amène à échafauder. Ainsi au début des Fleurs bleues
de R. Queneau (1965) :
Le 25 septembre 1264, au petit jour, le duc d’Auge se pointa sur le sommet
du donjon de son château pour considérer, un tantinet soit peu, la
62 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION

situation historique. Elle était plutôt floue. Des restes du passé traînaient
çà et là, en vrac. Sur les bords du ru voisin campaient deux Huns ; non
loin d’eux un Gaulois, Eduen peut-être, trempait audacieusement ses
pieds dans l’eau courante et fraîche. Sur l’horizon se dessinaient les sil-
houettes molles de Romains fatigués, de Sarrasins de Corinthe, de Francs
anciens, d’Alains seuls.

Jusqu’à « situation historique » le lecteur va probablement activer et


maintenir un scénario de roman historique médiéval réaliste, dans lequel
le topos de la vue depuis le donjon permet de justifier l’insertion d’une
description. Mais l’association incongrue d’« historique » à « situation »,
puis le mélange des époques et les jeux de mots ruinent rapidement ce pre-
mier scénario. C’est désormais l’artifice littéraire, le jeu narratif qui va
constituer le véritable sujet d’un récit qui s’appuie ironiquement sur une
trame de roman historique.

8. LE TOPIC

L’un des problèmes essentiels du lecteur est de déterminer parmi l’ensemble


des significations ouvertes les topics, c’est-à-dire de quoi il est question en
tel ou tel point du texte, ou dans l’ensemble d’une œuvre.
On a vu que les unités lexicales ouvraient sur de vastes réseaux séman-
tiques. Mais ces réseaux activés par le lecteur doivent être filtrés pour aboutir
à un parcours cohérent. Ainsi, parmi les éléments de sens qu’a libérés un
terme comme « banquette de velours » c’est seulement son appartenance
au mobilier du théâtre que retiendra le lecteur s’il poursuit la lecture du
roman de Huysmans. Les autres valeurs ne sont pas totalement annulées,
mais en quelque sorte repoussées dans l’ombre. Inversement, dans l’extrait
de Queneau, le verbe « se pointer » placé au tout début ouvre sur un registre
familier qui, à ce stade du texte, surprend ; mais dès que le récit bascule dans
l’incongru, que l’anachronisme devient systématique ce registre familier
devient naturel et passe au premier plan.
Les scénarios ont pour effet de restreindre la prolifération sémantique.
Grâce à eux, le lecteur peut faire une hypothèse sur le topic d’un passage,
orienter sa lecture ultérieure dans une certaine direction et réinterpréter des
éléments antérieurs indéterminés ou faussement déterminés. Le texte peut
néanmoins jouer avec les stratégies de déchiffrement du lecteur. Non seule-
ment en suscitant des hypothèses erronées comme le fait Queneau, mais
aussi, plus simplement, en ne délivrant que peu à peu les indices qui rendent
possible la construction d’une hypothèse.
L’isotopie 63

La plupart des textes facilitent cependant le travail du lecteur. C’est le cas


dans ce début de roman :
Claude passait devant l’Hôtel de ville, et deux heures du matin sonnaient
à l’horloge, quand l’orage éclata. Il s’était oublié à rôder dans les Halles,
par cette nuit bruyante de juillet, en artiste flâneur, amoureux du Paris
nocturne.
(É. Zola, L’Œuvre, début.)

L’esthétique de Zola implique de la part de l’auteur une bonne volonté


pédagogique sans faille. En quelques lignes, l’essentiel est en place : une
relation de prédication indirecte entre « Claude » et « en artiste flâneur »
(= Claude est un artiste flâneur) lève l’indétermination sexuelle et sociale
du personnage, tandis que le scénario est sans lacunes : on sait immédiate-
ment dans quel cadre s’inscrit le passage de Claude devant l’Hôtel de ville,
celui d’une promenade d’esthète.
La notion de topic s’applique aux multiples niveaux du texte. Il y a des
topics de phrase et, à l’autre extrême, des topics d’ouvrages entiers. En
principe, le titre d’un texte définit son topic qui, combiné avec la connais-
sance du genre de l’œuvre, restreint déjà considérablement le parcours de
lecture : « Eugénie Grandet, Roman » annonce qu’il s’agit d’un récit dont
une certaine Eugénie doit être le personnage principal ; le titre L’Œuvre
nous indique que le topic est la création artistique, et non la vie de Claude
Lantier. Ici encore le texte a le loisir de jouer avec les attentes du lecteur ;
sans aller jusqu’à la provocation comme dans le cas de La Cantatrice chauve,
d’Eugène Ionesco (qui désigne un personnage qui n’apparaît jamais dans
la pièce), un titre comme Les Fleurs bleues interdit a priori au lecteur toute
hypothèse ; ce n’est que rétrospectivement qu’il pourra faire des conjectures
à ce sujet.

9. L’ISOTOPIE

Déterminer des parcours de lecture cohérents dans un texte, c’est détermi-


ner ce que les sémioticiens appellent des isotopies1. Comme la notion de
topic, celle d’isotopie est valide au niveau le plus élémentaire comme au
niveau de l’œuvre entière. Initialement l’isotopie ne concernait que la répé-
tition d’éléments sémiques qui assurent une lecture homogène. Ainsi dans
L’enfant dort

1. Sur l’isotopie, voir F. Rastier, Sémantique interprétative, PUF, 1987.


64 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION

le fait que le sème /animé/ soit présent à la fois dans le groupe nominal et
le verbe permet une homogénéité qui ferait défaut dans Le désespoir dort (à
moins que l’on n’opère une recatégorisation en affectant un sème /animé/
à « désespoir »). Ce concept a été élargi pour rendre compte de l’homogé-
néité de textes entiers. Les isotopies, au fur et à mesure que l’on monte dans
la hiérarchie des analyses textuelles, revêtent un caractère plus global et
intègrent les isotopies partielles. L’école d’A.-J. Greimas distingue ainsi les
isotopies figuratives et les isotopies thématiques. Les premières sont plus
superficielles, plus proches des multiples manifestations de la culture, les
secondes, plus profondes, plus abstraites. Un ensemble de contes qui illus-
trent la même morale en contant des récits parallèles serait un exemple d’
« isotopie thématique » unique associée à diverses « isotopies figuratives » ;
ce qui, au niveau thématique, serait la mise en relation de catégories comme
ruse, force… serait représenté par des « figures » variées (le renard, Ulysse,
un enfant, etc.) inscrites dans des univers narratifs superficiellement très
différents.
En faisant une hypothèse interprétative pour réduire la prolifération
sémantique virtuelle du texte, en déterminant donc une isotopie, le lecteur
opère un filtrage qui va conditionner non seulement ce qu’il a déjà lu mais
ce qu’il va lire. Dans Le Désespéré de Léon Bloy, par exemple, le lecteur
rencontre un scénario d’enterrement. On y trouve la phrase suivante, qui
est certainement obscure pour beaucoup de lecteurs :
Il eut une satisfaction à s’en aller tout seul, ayant fort redouté les crocodiles
du sympathique regret.
(Coll. 10/18, 1983, p. 101.)

Le lecteur va alors chercher une isotopie compatible avec ce scénario. Neu-


tralisant les valeurs liées à la peur d’un crocodile sanguinaire, il est conduit
à privilégier une valeur habituellement périphérique de crocodile, liée à
l’expression « larmes de crocodile », larmes hypocrites, dont la pertinence
semble confirmée par « du sympathique regret ». Comme par ailleurs il
existe une incompatibilité entre « redouter » ou « crocodile » et « sympa-
thique » pris au sens de « qui inspire des sentiments amicaux », l’adjectif
« sympathique » demeure opaque ; à moins que le lecteur, ayant quelques
rudiments de grec ancien, n’y voie un décalque de con-doléance (sym-
pathie). Mais on peut fort bien concevoir qu’une hypothèse antérieure incite
le lecteur à faire entrer ce même « crocodile » dans une autre isotopie,
figurative, du type « jungle » (la société étant conçue comme une jungle
cruelle).
Ces phénomènes de polyisotopie sont fréquents. Bien des textes litté-
raires, pour ne pas dire tous, progressent sur plusieurs lignes à la fois,
L’épisode fantôme 65

obligeant le lecteur à établir plusieurs cohérences. Dans ce même Déses-


péré, on peut ainsi suivre deux histoires en une. Dans la première, l’écrivain
Marchenoir, génie incompris, mène une vie misérable à Paris ; dans la
seconde, il vit la Passion du Christ. Peu à peu le lecteur est conduit à l’hypo-
thèse de cette double isotopie et dédouble son déchiffrement en consé-
quence. Parfois les deux isotopies se rejoignent explicitement dans le texte.
Ainsi, lorsque Marchenoir dit à l’ancienne prostituée qui partage son
toit : « Ah ! mon amie, ma trois fois aimée, ma belle Véronique du Chemin
de la Croix ! » (p. 184). À supposer que le lecteur ait attendu cette allusion
au Chemin de Croix pour faire l’hypothèse d’une bi-isotopie, il va récapi-
tuler les 183 pages précédentes à la lumière de cette découverte et envisager
différemment celles qui suivent. Il comprendra ainsi mieux pourquoi par
exemple Marchenoir a deux prénoms, « Caïn » et « Marie-Joseph ». Cette
prise de conscience peut lui ouvrir de nouvelles isotopies ; par exemple Caïn
et Joseph comme figures symétriques, bourreau et victime de leurs frères,
permettraient de considérer les « confrères » de l’écrivain comme ses bour-
reaux. Mais le lecteur a pu faire l’hypothèse d’une polyisotopie bien plus
tôt : la détection des correspondances entre les deux isotopies dépend lar-
gement de sa culture, de son attention et de son imagination.
La lecture n’est donc pas un parcours linéaire, mais un processus com-
plexe avec des retours en arrière, des anticipations, des superpositions. Au
fur et à mesure que la lecture se complexifie, il devient de plus en plus difficile
de résumer l’histoire ou d’en définir simplement le topic. Dans un texte
véritablement polyisotopique, le topic n’est aucune des isotopies isolées
mais leur interaction. Comment définir par exemple le topic du Candide de
Voltaire ? Est-ce une réfutation de la théodicée de Leibniz ? Un parcours
des lieux communs de la pensée des Lumières ? Un roman picaresque ? Un
pamphlet contre l’intolérance ? Un roman d’initiation ?... C’est précisément
cette pluralité qui caractérise cette œuvre.

10. L’ÉPISODE FANTÔME

La lecture la plus sûre est celle qui s’appuie sur des routines interprétatives
fondées sur une connaissance de l’esthétique de l’auteur ou du genre dont
relève le texte. Le plus souvent, la détection d’une polyisotopie est largement
conditionnée par les attentes du lecteur à l’égard du texte. Il y a ainsi peu
de chances que les lecteurs du roman d’Albert Camus La Peste, sachant que
l’auteur est un théoricien de « l’absurde », ne perçoivent qu’une seule iso-
topie dans cette œuvre, celle d’une épidémie en Algérie. De même, les lec-
teurs de Léon Bloy, écrivain qui passe pour mystique, ne s’attendent pas à
lire des romans naturalistes et ajustent leur lecture en conséquence.
66 LA LECTURE COMME ÉNONCIATION

Dans ces conditions, il est logique que la littérature de grande consom-


mation, celle qui est destinée au public a priori le plus démuni de références
en histoire littéraire, soit précisément celle qui se conforme le plus stricte-
ment aux stéréotypes. Le parcours de lecture y est sans surprises, le contrat
y est rigoureusement respecté par l’auteur. C’est précisément de cela que se
moque Alphonse Allais dans Un Drame bien parisien ; le lecteur, trompé
par le titre et retrouvant tous les clichés des récits d’adultère, anticipe sur la
suite et fabrique un « chapitre fantôme » qui se trouvera annulé par la
conclusion effective du récit. C’est tout aussi vrai d’une œuvre comme
Jacques le Fataliste de Diderot qui joue avec les anticipations du lecteur :
Comme ils en étaient là, ils entendirent à quelque distance derrière eux
du bruit et des cris ; ils retournèrent la tête, et virent une troupe d’hommes
armés de gaules et de fourches qui s’avançaient vers eux à toutes jambes.
Vous allez croire que c’étaient des gens de l’auberge, leurs valets et les
brigands dont nous avons parlé. Vous allez croire que le matin on avait
enfoncé leur porte faute de clefs, et que ces brigands s’étaient imaginé que
nos deux voyageurs avaient décampé avec leurs dépouilles. Jacques le crut,
et il disait entre ses dents : « Maudites soient les clefs et la fantaisie ou la
raison qui me les fit emporter ! Maudite soit la prudence ! etc., etc. ». Vous
allez croire que cette petite armée tombera sur Jacques et son maître, qu’il
y aura une action sanglante, des coups de bâton donnés, des coups de
pistolet tirés ; et il ne tiendrait qu’à moi que tout cela arrivât ; mais adieu
la vérité de l’histoire, adieu le récit des amours de Jacques. Nos deux
voyageurs n’étaient point suivis ; j’ignore ce qui se passa dans l’auberge
après leur départ. Ils continuèrent leur route, allant toujours sans savoir
où ils allaient, quoiqu’ils sussent à peu près où ils voulaient aller.
(Éd. Albin Michel, 1963, p. 42.)

L’auteur explicite dans son récit les anticipations auxquelles se livrent


constamment les lecteurs de romans : « Vous allez croire… » De fait, en se
fondant sur les scénarios habituels des romans de l’époque, ce lecteur est en
droit d’interpréter l’irruption d’une troupe armée comme le début d’un
épisode de combat où sont impliqués les personnages principaux. Ce lecteur
ainsi apostrophé est le lecteur coopératif typique, qui fait confiance aux
contrats narratifs et que l’auteur berne pour lui montrer l’artifice de tels
contrats.
Au niveau le plus immédiat, le récit de Diderot se développe sur deux
isotopies qui font mauvais ménage : 1) un débat sur le déterminisme, 2) le
récit des amours de Jacques. L’articulation entre les deux s’opère dans le
processus même de la narration, grâce à l’analogie implicite entre la relation
du romancier à ses personnages et celle de Dieu à ses créatures. Ce que
L’épisode fantôme 67

montre obliquement notre passage, qui parle aussi bien des personnages
que du lecteur et du narrateur : la phrase « ils continuèrent leur route, allant
toujours sans savoir où ils allaient » peut s’appliquer aux trois. Ce chemi-
nement traversé d’obstacles, d’anticipations fausses, c’est aussi le parcours
de lecture qu’institue le texte.
Dans Jacques le Fataliste l’évocation du déterminisme est traversée par
une théorie quelque peu sauvage des mondes possibles : comme le Dieu de
Leibniz, le narrateur envisage divers mondes et, en vertu d’une économie
narrative souveraine, détermine le meilleur, qui in fine coïncidera avec
l’œuvre nommée Jacques le Fataliste. Non seulement les lecteurs mais aussi
les personnages construisent des mondes possibles ; ainsi, dans notre
exemple, est soulignée la différence entre divers mondes possibles et le
monde effectif du récit. Le lecteur invoqué et Jacques construisent un
monde dans lequel un ensemble d’individus veut agresser les deux héros.
Ces agresseurs eux-mêmes le font parce qu’ils ont construit un monde pos-
sible dans lequel les deux voyageurs ont emporté leurs affaires. Mais, par
une subtilité supplémentaire, il se trouve que ce lecteur invoqué lui-même
est une sorte de personnage qui ne coïncide pas avec le lecteur coopératif ;
ce dernier risque fort à son tour d’anticiper, de construire des mondes dans
lesquels le lecteur invoqué construit des mondes possibles, etc.

Dans un modèle stratégique de la lecture, l’auteur est obligé de faire des


hypothèses sur le déchiffrement de son texte, de présupposer que les codes
(culturels ou linguistiques) sur lesquels il s’appuie pour écrire sont partagés
par le lecteur qu’il imagine. En retour, le lecteur doit se construire une cer-
taine représentation du déroulement ultérieur du texte en présupposant que
l’auteur se conforme à certains codes. De part et d’autre, il y a des jeux
d’anticipations complexes, les hypothèses sur les mouvements du protago-
niste faisant partie intégrante du processus interprétatif.
L’accent mis par les pragmaticiens sur la position de lecture va bien au-
delà d’un juste rééquilibrage, comme si, après avoir considéré uniquement
le producteur du texte, les spécialistes de littérature prenaient enfin en
compte le lecteur, trop longtemps négligé. En fait, la question n’est pas de
savoir qui du producteur ou du lecteur est le plus important, mais de
prendre la mesure du caractère foncièrement interactif de l’énonciation et
de l’asymétrie entre les positions de production et d’interprétation. Il revient
au texte d’organiser le parcours du lecteur, qui constitue le foyer à partir
duquel s’offre le texte.
PARTIE 2

Marques
d’énonciation

➟ CHAPITRE 5 La situation d’énonciation. . . . . . . . . . . . . 70

➟ CHAPITRE 6 Classifiance et non-classifiance. . . . . . . . 107

➟ CHAPITRE 7 Les plans d’énonciation. . . . . . . . . . . . . . . 135

➟ CHAPITRE 8 « Mise en relief » et description. . . . . . . 165

➟ CHAPITRE 9 Polyphonie et modalisation


autonymique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186

➟ CHAPITRE 10 Le discours rapporté. . . . . . . . . . . . . . . . . . 214

➟ CHAPITRE 11 Cohérence et cohésion. . . . . . . . . . . . . . . . 261

➟ CHAPITRE 12 Connecteurs argumentatifs. . . . . . . . . . . 313


SECTION 1

Déictiques
et subjectivité
CHAPITRE 5

La situation d’énonciation

1 LES DÉICTIQUES 7 LES DÉICTIQUES SPATIAUX


2 LES DÉICTIQUES DE 8 PROBLÈMES DE
PERSONNE LOCALISATION

3 L’APOSTROPHE 9 FOCALISATION ET POINT DE


VUE
4 ON
5 LE DATIF ÉTHIQUE 10 LES DÉICTIQUES TEMPORELS
6 PERSONNES ET « POLITESSE » 11 LA TEMPORALITÉ NARRATIVE

1. LES DÉICTIQUES

Nous avons déjà évoqué les propriétés très remarquables de signes comme
je ou moi. Ils appartiennent à une classe d’éléments qu’à la suite de R. Jakob-
son on appelle des embrayeurs (traduction de l’anglais shifter) ou, plus
souvent, des déictiques. Ils ont pour fonction d’ancrer un énoncé dans sa
situation d’énonciation, processus qu’on nomme communément
embrayage énonciatif.
Pour mieux faire entendre ce qu’est un déictique, il nous faut d’abord
éclairer la distinction entre énoncé-type et énoncé-occurrence. La notion d’
« énoncé » est en effet faussement évidente. On peut en avoir deux défini-
tions différentes, selon que l’on considère l’énoncé comme type ou comme
occurrence. Soit par exemple cet énoncé de Jean-Jacques Rousseau :
Les rives du Lac de Bienne sont plus sauvages et plus romantiques que
celles du Lac de Genève.
(Les Rêveries du promeneur solitaire.)

On peut l’envisager comme le produit d’une énonciation particulière,


celle de Jean-Jacques Rousseau au début de la 5e « Promenade » des Rêve-
ries : dans ce cas, on dira qu’il est appréhendé comme occurrence. Mais on
peut tout aussi bien l’envisager comme un énoncé indépendant de toute
énonciation particulière : on considère alors que tous les énonciateurs qui
Les déictiques 71

ont pu ou pourront produire cet énoncé profèrent le « même » énoncé, qu’il


s’agit du même énoncé-type1. L’énoncé-type n’est jamais qu’une abstrac-
tion ; sur le plan empirique on ne peut rencontrer que des énoncés-
occurrences, le produit d’actes d’énonciation singuliers. Quand un
grammairien prend un exemple comme Le chat mange la souris, il vise un
type, mais la présence de cet exemple sous la plume de cet auteur et à tel
endroit de son livre constitue une occurrence.
À considérer l’exemple de Rousseau que nous venons de donner, la dis-
tinction entre type et occurrence peut paraître d’une faible utilité.
Qu’importe, pensera-t-on, que l’énoncé-type puisse faire l’objet d’une infi-
nité d’énonciations différentes puisque ce qu’il signifie demeure stable, en
dépit de la variété des contextes d’énonciation ? En fait, cette objection
tombe si l’on prend en compte un énoncé comme L’État, c’est moi. Pour peu,
en effet, que l’énoncé contienne une unité telle que je (ou ses variantes
morphologiques moi, me), il apparaît impossible d’affirmer que le sens reste
inchangé d’une énonciation à l’autre : l’allocutaire ne peut accéder au réfé-
rent de je qu’en prenant en compte l’acte d’énonciation particulier qui
porte ce je. Cela vaut également pour tu (et ses variantes te/toi) et pour un
grand nombre d’indicateurs temporels (aujourd’hui, hier…) et spatiaux (ici,
là, à droite…). Le référent de ces déictiques temporels varie en fonction du
moment de l’énonciation : hier ne désignera pas le même jour s’il est pro-
noncé le 15 janvier 1601 ou le 17 mars 1698. Quant au référent des déic-
tiques spatiaux (ici, à droite, là-bas…), il change en fonction de la position
du corps de l’énonciateur et du co-énonciateur.
Comme les signes linguistiques ordinaires, les déictiques possèdent un
signifié stable à travers tous leurs emplois. Ainsi je désigne toujours celui
qui parle et tu désigne toujours le destinataire. Mais ce « signifié » n’est pas
celui des noms ordinaires. Des signes comme fenêtre ou tulipe possèdent
une « définition », ils permettent, en dehors de tout emploi effectif, de déli-
miter a priori une classe d’objets susceptibles d’être dits fenêtres ou tulipes.
En revanche, en dehors de telle ou telle énonciation particulière, il n’existe
pas de classe d’objets susceptibles d’être désignés par « je » : le référent de
ce déictique ne peut être identifié que si on le rapporte à l’environnement
spatio-temporel de son occurrence, de son énonciation singulière. En der-
nière instance, le référent de « je » est celui qui dit « je » dans tel énoncé-
occurrence ; pour être « je » il faut et il suffit de se mettre en position
d’énonciateur en disant quelque chose. La « définition » des déictiques fait
donc intervenir de manière cruciale la réflexivité de l’acte d’énonciation.

1. Sur ce sujet la terminologie n’est pas fixée ; certains préfèrent opposer « phrase actualisée »
(occurrence) et « phrase » (type).
72 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

Au premier abord, des déictiques personnels comme je ou tu ne semblent


pourtant guère différer de termes comme il ou elle, que l’on range tradi-
tionnellement dans la même catégorie, celle des « pronoms » : à il ou elle
non plus on ne peut assigner de référent en dehors d’actes d’énonciation
particuliers. Il y a pourtant une différence décisive entre il et je-tu : les déic-
tiques de personne se voient attribuer une interprétation par la seule énon-
ciation, alors que pour il ou elle c’est le contexte linguistique – ce qu’on
appelle le cotexte – qui permet de les interpréter (on les lie à leur antécé-
dent) ; s’il n’y a pas d’antécédent, l’allocutaire peut aussi faire appel à sa
mémoire pour trouver quel référent dans cette situation est désigné par ce
il ou ce elle.
Le statut des déictiques diffère également de celui des noms propres qui,
pourtant, font aussi appel à la réflexivité : « Le nom désigne quiconque porte
ce nom. L’appellatif “chiot” désigne un jeune chien, “bâtard” désigne un
chien de race mêlée… mais “Fido” ne désigne ni plus ni moins qu’un chien
qui s’appelle “Fido”1. » Autrement dit, il n’existe pas de propriété générale
attachée au fait de s’appeler « Fido ». Cette circularité n’est cependant pas
du même type que celle qui intervient dans le fonctionnement des déic-
tiques : à la différence de « je » ou « tu », l’individu désigné par un nom
propre reste stable à travers une infinité d’énonciations.

2. LES DÉICTIQUES DE PERSONNE

La grammaire traditionnelle parle de « pronoms personnels » aussi bien à


propos de je et tu que de il. Ce rapprochement est facilité par les mécanismes
d’apprentissage des conjugaisons, où l’on décline je-tu-il-nous-vous-ils, les
« trois personnes ». En fait, comme on vient de le dire, on est obligé de
dissocier le couple je-tu, qui sont des déictiques et désignent les protago-
nistes du dialogue, et le pronom il, véritable pro-nom, substitut de nom,
que le linguiste É. Benveniste préfère placer dans le registre de ce qu’il
appelle la non-personne, celui des référents du discours qui sont autres que
les interlocuteurs. Je et tu renvoient à des rôles, celui d’énonciateur et celui
de co-énonciateur, qui sont indissociables et réversibles : dans l’« échange »
linguistique, justement nommé, tout je est un tu en puissance, tout tu un je
en puissance. Il existe néanmoins une dissymétrie foncière entre le je et le
tu : pour être je, il suffit de prendre la parole, tandis que pour être tu, il est
nécessaire qu’un je constitue quelqu’un d’autre en tu.

1. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, coll « Points », 1970, p. 177-178.
Les déictiques de personne 73

Les déictiques de 1re ou de 2e personne ne se limitent pas à je ou tu et


leurs variantes (me, te, moi, toi) ; ils figurent aussi dans les formes nous,
vous, ainsi que dans les pronoms (le tien, le nôtre…) et les déterminants
possessifs (mon, votre…).
En fait, nous et vous ne constituent pas à proprement parler le « pluriel »
de je et tu, de la même manière que chevaux constitue le pluriel de cheval,
une addition de chevaux Ce sont plutôt des personnes « amplifiées » (Ben-
veniste). Nous désigne en effet (je + d’autres) et vous (tu + d’autres) :
– Nous je + je (+ je…)
je + tu (+ tu…)
je + il (+ il…)

– Vous tu + tu (+ tu…)
tu + il (+ il…)

Ceci explique qu’il soit possible, dans l’usage du vous dit « de politesse »,
d’interpeller un individu unique par vous : il s’agit d’une amplification de
la personne, et non d’une addition d’unités.
Quant à la série des déterminants possessifs, elle n’est qu’une variante
morphologique de je, tu, nous, vous. Ces déterminants s’interprètent le plus
souvent comme « possesseurs », avec les noms « statiques » (mon cheval,
votre lit), ou comme agents, avec des noms déverbaux, ceux qui désignent
un processus (mon arrivée, ton départ, interprétés comme « j’arrive » ou
« tu pars »). Les pronoms possessifs, de leur côté, associent une reprise
pronominale à une relation du type mon/ton/notre/votre + Nom : le tien,
c’est tantôt « le N qui est à toi », tantôt « l’action que tu fais ». Bien que ces
pronoms contiennent des déictiques de personne (le mien, par exemple,
contient un je), ils relèvent néanmoins de la non-personne : le mien désigne
un objet dont je parle, au même titre que la table ou Paul.
On pourrait être tenté d’opposer déictiques personnels et non-personnes
en disant que si les premières réfèrent nécessairement à des sujets parlants,
les secondes peuvent correspondre à n’importe quel objet du monde
(humain, inanimé, abstrait…). Cette affirmation se heurte toutefois à une
multitude de contre-exemples, dont le corpus littéraire fournit d’ailleurs
une bonne part. Si, effectivement, les individus qui produisent les énoncés
ne peuvent être que des sujets parlants, la classe des êtres à qui est attribuée
la responsabilité d’un énoncé n’est pas délimitable a priori ; dans un texte
de fiction n’importe quoi peut être constitué en énonciateur : le temps, le
Soleil, le destin, un mot… Et l’on trouve dans le commerce des bouteilles
sur lesquels il est écrit : « Je dois être bu frais. » Dans ce cas « je » désigne le
jus de fruit. De la même manière, n’importe quelle entité peut se trouver en
74 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

position de co-énonciateur, pour peu qu’un énonciateur lui attribue ce rôle.


Rien n’oblige non plus à s’adresser à un individu présent : l’énonciation
possède justement l’étonnant pouvoir de convoquer ipso facto ceux à qui
elle s’adresse. On entre ici dans le domaine de l’apostrophe dite « rhéto-
rique »

3. L’APOSTROPHE

Les manuels regroupent habituellement sous l’étiquette d’« apostrophe


rhétorique » des phénomènes très différents, mais qui ont pour point com-
mun de s’écarter de la situation d’échange où un locuteur s’adresse à un
interlocuteur présent. En particulier :
1) quand le locuteur ne s’adresse pas au destinataire prescrit normalement
par la situation, tout en s’adressant en réalité à lui. C’est le cas par exemple
dans la célèbre scène du Tartuffe de Molière où Elmire feint de s’adresser à
Tartuffe mais s’adresse à son mari, qui est caché sous la table. En réalité, on
ne peut pas dire que dans ce cas il y ait apostrophe ;
2) quand le locuteur est seul et s’adresse à un être absent mais qui est
susceptible d’être un locuteur, qui appartient à l’univers de ses interlocu-
teurs possibles. On peut citer le monologue du début du Malade imaginaire
où Argan s’adresse à son apothicaire :
« Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif, et
rémollient, pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Mon-
sieur. » Ce qui me plaît, de Monsieur Fleurant mon apothicaire, c’est que
ses parties sont toujours fort civiles. « Les entrailles de Monsieur, trente
sols. » Oui, mais, Monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil, il
faut être aussi raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un
lavement, je suis votre serviteur, je vous l’ai déjà dit. Vous ne me les avez
mis dans les autres parties qu’à vingt sols, et vingt sols en langage d’apo-
thicaire, c’est-à-dire dix sols.
(Acte I, scène 1.)

Argan apostrophe ici un absent qui est un de ses interlocuteurs habituels.


Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il pourrait lui dire en face à face ce
qu’il dit ici ;
3) quand le locuteur s’adresse à lui-même, sur le mode du tu. Mais en
littérature il faut surtout prêter attention à la manière dont ce type d’apos-
trophe vient s’inscrire dans le texte. Regardons par exemple ces deux der-
nières strophes d’un des poèmes du recueil Sagesse, de Verlaine. Le poète
est alors en prison, pour avoir tiré sur Rimbaud.
L’apostrophe 75

[…] Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là


Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà


Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?
(III, VI.)

L’énonciateur semble s’adresser à lui-même, mais comme si c’était une


autre voix qui l’interpellait (celle de Dieu ? de sa conscience ?). D’ailleurs,
le tiret qui ouvre la strophe peut s’interpréter comme le signal que l’on
change de plan d’énonciation. On peut même avoir le sentiment, renforcé
par le fait qu’il s’agit de la fin du poème, que le lecteur aussi est interpellé,
autrement dit que ce « tu » apostrophe tout homme ;
4) quand les allocutaires, pour des raisons qui peuvent être très diverses,
ne sauraient être des locuteurs, c’est-à-dire des êtres susceptibles de prendre
la parole et de répondre : qu’il s’agisse de classes d’humains (« Ô femme !
femme ! femme ! créature faible est décevante » dans le monologue de
Figaro…), de morts, d’êtres inanimés (parties du corps, arbres, pierres...),
d’êtres mythiques (dieux, muses, démons…), d’êtres abstraits (« France »,
« Vérité »…). Le célèbre poème « Le lac », de Lamartine, mêle apostrophe
d’êtres abstraits (1re strophe) et apostrophe d’objets présents dans l’envi-
ronnement (2e strophe).
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !


Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
(Méditations poétiques, XIII ; c’est nous qui soulignons.)

C’est ce type d’apostrophe que citent avec prédilection les traités de rhé-
torique. C’est lui qui s’éloigne le plus de la simple adresse dans un échange
verbal. Il apparaît à l’intérieur d’énonciations foncièrement monologales,
76 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

qui n’appellent pas de réponse : une oraison funèbre, une poésie, un mono-
logue théâtral...
La distinction entre les apostrophes adressées à soi-même et celles qui
invoquent des êtres qui ne sont pas des locuteurs n’est pas toujours évidente.
Ainsi le monologue de Rodrigue dans Le Cid de Corneille :
[…] Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

[…] Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,


Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.
(I, scène 6.)

De même dans « Le cimetière marin » de Paul Valéry :


Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !

Ce procédé permet au locuteur de n’appréhender qu’une des facettes de


sa personne, celle qui est pertinente dans la phrase considérée.

4. ON

À côté des « personnes » proprement dites, énonciateur et co-énonciateur


opposés à la « non-personne », le français dispose aussi d’un élément on,
qui présente un certain nombre de caractéristiques :
– il réfère toujours à un être humain (à la différence de pronoms comme
il, celui-ci, le sien...) ;
– il occupe toujours la fonction sujet ;
– il ne varie ni en genre ni en nombre et constitue une 3e personne,
comme le montre l’accord avec le verbe ;
– il est parfois précédé du déterminant défini l’, en vertu de règles mal
maîtrisées par les locuteurs.
– il s’interprète, selon les contextes, comme « je », « tu », « nous », « eux »,
« elles », « les hommes en général »… et sa valeur référentielle peut changer
à l’intérieur du même énoncé : « Si on (= nous) va chez eux, on (= ils) nous
fait la tête… » Ses emplois se distribuent ainsi entre la référence à une classe
(emploi générique : « On est enthousiaste à vingt ans. ») et la référence
spécifique à un individu ou à un groupe d’individus : « On part demain. »
Quand il a une valeur générique, il a soi pour forme réfléchie correspon-
dante : « Quand on aime, on ne pense pas à soi. »
On 77

Si on peut s’interpréter comme référant à l’énonciateur, au co-


énonciateur, au couple énonciateur + co-énonciateur, à la non-personne,
c’est qu’il présente la particularité de référer à une subjectivité, mais sans
prendre en compte la distinction entre énonciateur, co-énonciateur et non-
personne1, en brouillant en quelque sorte les frontières entre ces positions.
Quand on étudie un texte littéraire, il faut surtout considérer de quelle
manière il exploite la plasticité du on à ses fins propres.
C’est ainsi que l’écriture des moralistes privilégie l’emploi de « on » ; par
exemple dans ces énoncés tirés des Maximes de La Rochefoucauld :
On est quelquefois aussi différent de soi-même que des autres. (n° 135)
On ne loue d’ordinaire que pour être loué. (n° 146)
On ne souhaite jamais ardemment ce qu’on ne souhaite que par raison.
(n° 469)

ou dans ces deux moralités de fables de La Fontaine :


On a toujours besoin d’un plus petit que soi.
On hasarde de perdre à vouloir trop gagner.

Qu’apporte ici l’emploi de « on », plutôt que « nous » ou « les hommes »,


qui peuvent eux aussi avoir une valeur générique ? En écrivant « les
hommes », le moraliste se placerait lui-même et placerait son lecteur en
position d’extériorité ; en disant « nous », il créerait une communauté cen-
trée sur l’énonciateur. Le brouillage de frontières dans le système des per-
sonnes qu’introduit « on » permet d’échapper à cette alternative extérieur/
intérieur : « on » réfère en effet à la fois à l’énonciateur, au lecteur, à tout le
monde, sans qu’aucun de ces pôles ne soit séparable des autres. C’est la
délicate position même du moraliste qui trouve ainsi une solution : celui
qui écrit est à la fois une partie du référent (il ne peut s’excepter de la condi-
tion humaine et tire sa sagesse de son expérience personnelle) et extérieur
à lui (puisqu’il se pose en moraliste) ; son discours peut en outre être assumé
par chaque lecteur, chaque co-énonciateur, qui lui aussi est désigné par ce
« on ».
L’emploi de « on » générique, dans des énoncés détachés (maximes,
moralités) est un cas particulier, puisqu’il s’inscrit dans des énoncés auto-
nomes ou susceptibles d’être détachés du texte. Bien souvent, le « on » est
indissociable du cotexte environnant. C’est le cas dans cet extrait de

1. Nous suivons ici l’analyse proposée par Évelyne Saunier dans Identité lexicale et régula-
tion de la variété sémantique, thèse de doctorat en linguistique, Paris X, 1996, chapitre 7.
78 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

Madame Bovary, où l’héroïne rêve sur un porte-cigares oublié par le vicomte


qui l’a fait danser au château de la Vaubyessard :
Elle le regardait, l’ouvrait, et même flairait l’odeur de sa doublure, mêlée
de verveine et de tabac. À qui appartenait-il ?… Au Vicomte. C’était peut-
être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier de
palissandre, meuble mignon que l’on cachait à tous les yeux, qui avait
occupé bien des heures et où s’étaient penchées les boucles molles de la
travailleuse pensive. Un souffle d’amour avait passé parmi les mailles du
canevas ; chaque coup d’aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir,
et tous ces fils de soie entrelacés n’étaient que la continuité de la même
passion silencieuse. De quoi avait-on parlé lorsqu’il restait sur les chemi-
nées à large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompa-
dour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant ; là-bas !
(Madame Bovary, I, chap. 9.)

La plasticité sémantique de on permet d’inscrire Emma dans les fan-


tasmes qu’elle élabore. Dans ses deux premières occurrences, on désigne à
l’évidence un personnage qu’imagine Emma, une supposée maîtresse du
Vicomte. Fabulatrice et personnage de sa propre fiction, spectatrice et
actrice, grâce au « on » Emma se place à la fois à l’intérieur et à l’extérieur
de la scène fantasmée, à la fois elle-même et une autre. Quant au troisième
on, il peut référer au couple formé par le Vicomte et sa maîtresse, ou bien
à l’ensemble des gens qui fréquentent le salon. La mise en évidence du couple
lui/elle (« Elle était à Tostes. Lui il était à Paris ») par les formes fortes des
pronoms en position sujet vient contraster avec la fluidité du « on » : la non-
personne des termes en opposition (lui/elle et Paris/Tostes) rétablit une
altérité forte, celle du retour à la réalité que la rêverie cherchait à annuler.
Le « on » permet de suivre le mouvement des identifications d’Emma, il
constitue une sorte d’échangeur entre la non-personne des personnages
évoqués et le je de la rêveuse. Emma se trouve à la fois dans son village et à
Paris dans le grand monde parisien. Nous sommes au cœur du bovarysme.
Dans un tout autre genre, considérons un type d’emploi de « on », au
théâtre :
Au lever du rideau. La scène est vide. On sonne à plusieurs reprises à la
porte extérieure. La voix de Chateaudin, dans sa chambre à gauche, pre-
mier plan. On y va ! (Nouveau coup de sonnette. De même, impatienté.)
On y va ! Nouveau coup de sonnette. Sortant de la chambre, le menton
Le datif éthique 79

barbouillé de savon, et dénouant une serviette qu’il a au cou.) Si vous


sonnez encore, je n’ouvre pas […].
(Eugène Labiche, Je croque ma tante, 1858, scène 1 ;
c’est nous qui soulignons.)

Dans ce début de vaudeville, le domestique va ouvrir la porte à contrecœur,


en traînant les pieds. En employant « on » au lieu de « je », il indique qu’il
ne prend pas fortement en charge son acte, qu’il n’en fait pas plus que
n’importe quel autre. En revanche, dès qu’il profère une menace (« Si vous
sonnez encore, je n’ouvre pas »), c’est-à-dire un acte de parole qui implique
une altérité forte entre énonciateur et co-énonciateur, le je réapparaît.

5. LE DATIF ÉTHIQUE

Nous avons évoqué jusqu’ici des emplois de marqueurs de personne qui


possèdent une fonction dans la phrase (sujet, objet direct…) et qui peuvent
être remplacés par des groupes nominaux. Mais considérons cet emploi où
une courtisane, Nana, après avoir rompu avec son riche protecteur, le comte
Muffat, demande de ses nouvelles :
« Ah ! il est avec Rose maintenant, dit-elle. Eh bien, vous savez, Francis,
je m’en fiche !…Voyez-vous, ce cafard ! Ça vous a pris des habitudes, ça
ne peut pas jeûner seulement huit jours ! »
(É. Zola, Nana, chapitre VIII.)

Le vous que nous avons souligné possède ici un statut remarquable. Sa


position et sa morphologie sont celles d’un complément datif de la locution
verbale « a pris des habitudes », alors même que cette locution exclut la
présence de ce type de complément (*« Paul a pris des habitudes à Lucie »).
Ce type d’emploi qu’on appelle traditionnellement datif éthique manifeste
une sorte d’excès de l’énonciation sur la syntaxe. Réservé à la langue parlée
et aux énonciations rapportant des événements spectaculaires ou inatten-
dus, le tu/vous s’interprète dans ce cas comme « prise à témoin » du co-
énonciateur. Ce dernier se trouve mis en position d’acteur de l’énonciation
mais pas du procès évoqué par l’énoncé. Phénomène particulièrement net
quand le verbe n’appelle pas normalement de complément en à.
Considérons ces deux autres exemples, tirés des Fables de La Fontaine :
Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’Homme en écrasant la mouche.
(« L’Ours et l’amateur des Jardins », VIII, 10.)
80 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

Le père mort, les fils vous retournent le champ,


Deçà, delà, partout : si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
(V, 9.)

Dans ces extraits, l’emploi du datif éthique est lié à des situations où les
personnages sont présentés comme particulièrement engagés dans ce qu’ils
font, comme le soulignent le verbe « empoigne » ou la suite d’adverbes « deçà,
delà, partout ».
Ce type d’emploi est significatif de l’esthétique de La Fontaine. Ce dernier
se distingue des fabulistes traditionnels en ce qu’il construit une dramati-
sation sur deux niveaux qui interagissent : celui de l’histoire racontée et
celui de l’énonciation elle-même. Le lecteur perçoit ainsi constamment la
présence d’un narrateur qui met en scène sa narration en y impliquant son
narrataire (= le destinataire du récit) : non pas les lecteurs réels des Fables,
bien sûr, mais les figures qu’en construit la scénographie. Le datif éthique
est une des multiples traces de cette implication du narrataire qui convertit
la fable en une sorte de conversation. L’« excès » syntaxique que suppose
l’emploi du datif éthique nous renvoie à un excès plus radical, celui de
l’énonciation narrative sur ce qui est narré. Alors qu’elle se donne pour
simple moyen de « faire passer » une histoire, de la rendre agréable, la nar-
ration de La Fontaine inverse en réalité la hiérarchie traditionnelle : c’est la
relation entre la narration et l’histoire racontée qui passe au premier plan.
Les multiples récits et moralités des Fables ont beau donner à voir un monde
de violence et d’injustice, leur énonciation implique une sociabilité associée
à tout un art de vivre. Si les Fables décrivent un univers cruel, elles le
contestent en même temps par leur narration, qui se donne comme parti-
cipant d’une connivence, d’une conversation entre membres d’une élite
raffinée.

6. PERSONNES ET « POLITESSE »

Ce serait toutefois une notable simplification que d’envisager les personnes


indépendamment des problèmes posés par l’existence des formes de « poli-
tesse ». Tout locuteur francophone, dès lors qu’il prend la parole, se trouve
contraint de choisir entre « tu » et « vous », et ce choix est signifiant. Nous
laissons ici de côté les formes de respect à la non-personne (« Monsieur est
servi », « Son Excellence a-t-elle fait bon voyage ? »…), dont l’emploi est
marginal.
Personnes et « politesse » 81

Pour l’opposition entre tu et vous, on parle habituellement de « politesse ».


Cette appellation est inexacte si l’on entend par là « déférence ». En fait, le
vous représente la forme non marquée de l’opposition, c’est-à-dire celle
qu’emploient normalement les sujets parlants, à l’exception des jeunes
enfants : on dit « tutoyons-nous », et non « vouvoyons-nous ». Le principe
qui guide le choix du tu et du vous, c’est l’affirmation implicite d’une appar-
tenance ou d’une non-appartenance à la même sphère de réciprocité. Il y a
des gens que l’on tutoie dans certaines circonstances (quand ils appar-
tiennent à la même sphère que le locuteur) et que l’on vouvoie dans d’autres
circonstances (en l’absence de sphère commune). Ainsi, loin d’être une
forme de moindre politesse, le tu peut fort bien être la forme requise : on
peut vouvoyer pour marquer l’exclusion, la mise à distance, et non par res-
pect.
Décider de dire tu ou vous à quelqu’un, c’est inévitablement imposer un
certain cadre au dialogue avec autrui. Ce cadre, le co-énonciateur peut
l’accepter ou le refuser, mais son refus ne pourra que manifester une certaine
agressivité. Il se fera soit par un rejet explicite (« Nous n’avons pas gardé les
oies ensemble »), soit en renvoyant au premier locuteur un cadre d’échange
différent (en vouvoyant, par exemple, celui qui a tutoyé), de manière à lui
faire entendre qu’on refuse son coup de force. Rien de plus exemplaire sur
ce point que la scène de l’Amphitryon de Molière où l’esclave Sosie rencontre
sa réplique exacte en la personne du dieu Mercure qui a pris son apparence.
Mercure parvient à imposer une nette hiérarchie entre eux par sa seule
assurance. C’est ainsi qu’il interpelle Sosie en le tutoyant (« Quel est ton sort,
dis-moi ? »), tandis que ce dernier, subjugué, lui répond en le vouvoyant
(« Tudieu, l’ami, sans vous rien dire, comme vous baillez des soufflets ! »).
Ce faisant, Mercure impose à Sosie le cadre de la convention du théâtre
classique, en vertu de laquelle les maîtres tutoient valets et confidents et se
font vouvoyer en retour.
Cette prise en compte des conventions théâtrales d’une certaine époque
est nécessaire. Quand il s’agit de littérature, on ne peut en effet considérer
l’emploi du tu et du vous comme s’il s’agissait d’emplois dans la conversation
ordinaire. On connaît en particulier le tutoiement de l’auteur à son lecteur
(cf. Victor Hugo dans la préface des Contemplations : « Ah ! insensé qui
crois que je ne suis pas toi ! ») ou celui du poète classique aux grands per-
sonnages qui sont ses dédicataires. Au xviie et au xviiie siècle, la situation
est rendue plus délicate par le fait que la littérature française est imprégnée
82 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

de littérature latine ou grecque, où l’on n’emploie que le tu1, ce qui ne peut


manquer d’embarrasser ceux qui traduisent en français les textes de l’Anti-
quité : doivent-ils traduire un tu latin par vous ou par tu ?
À l’intérieur des conventions elles-mêmes, le texte a la faculté d’utiliser
l’alternance du tu et du vous pour produire des effets de sens intéressants.
C’est ce que fait par exemple Racine dans la célèbre scène de l’aveu de Phèdre
à Hippolyte (Phèdre, II, 5) : la reine passe du vous au tu au moment où la
scène bascule de l’aveu implicite à l’aveu explicite : « Ah ! cruel, tu m’as trop
entendue. » De même, dans Bajazet (V, 4), Roxane, s’adressant à Bajazet,
passe-t-elle du vous au tu quand elle change d’attitude :
Roxane : Mais je m’étonne enfin que, pour reconnaissance,
Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance
Vous ayez si longtemps, par des détours si bas,
Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.
Bajazet : Qui ? moi, Madame ?
Roxane : Oui, toi. Voudrais-tu point encore
Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ?

Le seul passage du vous au tu indique un changement dans le rapport de


places entre les interlocuteurs, mais c’est un changement implicite : Roxane
ne déclare pas à Bajazet qu’elle est excédée, elle le lui montre en instaurant
un nouveau rapport de places, en abandonnant le vous pour le tu. Elle lui
signifie ainsi que le cadre de leurs relations a changé, que de la dissimulation
et du respect des convenances elle est désormais passée à la violence. Elle
sort des normes morales en même temps que des normes langagières : le
Bajazet qu’elle tutoie est celui à qui elle impose le choix entre voir assassiner
celle qu’il aime et mourir lui-même.
À la fin de la scène, le passage à une nouvelle étape est à nouveau marqué
par un jeu sur le tu et le vous. Roxane revient en effet au vous initial dans sa
dernière réplique, lapidaire : « Sortez. » Ici le vous a une tout autre valeur
qu’au début de la scène ; il marque l’exclusion définitive de Bajazet, que le
« sortez » de Roxane condamne à mort. Le tu précédent se charge rétroac-
tivement d’une signification nouvelle : forme liée à la violence, il apparaît
maintenant lié à l’amour. Peu importait donc le contenu des propos : même
emportée par une violence jalouse, la sultane qui disait « tu » demeurait
dans le registre amoureux.

1. Sur cette question, voir Catherine Volpilhac-Auger, « De vous à toi. Tutoiement et vou-
voiement dans les traductions au xviiie siècle », Dix-huitième siècle, 2009/1 (n° 41),
p. 553-566.
Les déictiques spatiaux 83

Un siècle plus tard, dans Les Liaisons dangereuses, le jeune chevalier


Danceny écrit à la marquise de Merteuil dont il vient de devenir l’amant :
Ô vous que j’aime ! ô toi que j’adore ! ô vous qui avez commencé mon
bonheur ! ô toi qui l’as comblé ! Amie sensible, tendre amante, pourquoi
le souvenir de ta douleur vient-il troubler le charme que j’éprouve ? Ah !
Madame, calmez-vous, c’est l’amitié qui vous le demande. Ô ! mon amie,
sois heureuse ! c’est la prière de l’amour.
(Lettre CXLVIII.)

Le jeune homme est bouleversé par ses nouvelles relations avec la Mar-
quise. Il oscille entre deux images de sa destinataire : celle d’une dame du
monde qu’il faut respecter, et celle d’une amante. C’est aussi une manière
pour l’auteur de nous montrer que Danceny ne parvient pas à s’affirmer,
qu’il reste en position de dominé, que la Marquise est à strictement parler
sa maîtresse.

7. LES DÉICTIQUES SPATIAUX

Les déictiques spatiaux, on l’a vu, s’interprètent en prenant pour repère la


position du corps de l’énonciateur. Il ne s’agit pas de l’unique moyen dont
dispose la langue pour opérer une localisation ; à côté de ce repérage par
rapport à l’énonciateur, il existe aussi :
– un repérage absolu : par des noms propres (à Lyon, en France…) ou
par des GN définis (dans la capitale de la France) où les termes se suffisent
en quelque sorte à eux-mêmes ;
– un repérage relatif : la localisation s’appuie alors sur un élément du
contexte linguistique (à Lyon… près de cette ville) ou sur un repère absolu
(près de Lyon).
Considérons cet extrait de Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre :
Virginie aimait à se reposer sur les bords de cette fontaine, décorés d’une
pompe à la fois magnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge
de la famille à l’ombre des deux cocotiers.
(Paris, Didot, 1806, p. 51.)

Celui qui n’a accès qu’à ce court passage ne peut pas interpréter les deux
indicateurs de lieu que nous avons mis en italique, car il ignore ce que dési-
gnent les points de repère, à savoir « cette fontaine » ou « les deux cocotiers ».
Mais son incertitude disparaît s’il a lu les pages antérieures du roman : « cette
fontaine » ou « les deux cocotiers » constituent la reprise (marquée par les
84 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

déterminants du nom, ce et le) de noms déjà introduits dans le texte par des
déterminants indéfinis.
Au pied du rocher la découverte de l’amitié est un enfoncement d’où
sort une fontaine, qui forme dès sa source une petite flaque d’eau, au milieu
d’un pré d’une herbe fine. Lorsque Marguerite eut mis Paul au monde je
lui fis présent d’un coco des Indes qu’on m’avait donné. Elle planta ce fruit
sur le bord de cette flaque d’eau, afin que l’arbre qu’il produirait servît un
jour d’époque à la naissance de son fils. Madame de la Tour, à son exemple,
y en planta un autre dans une semblable intention dès qu’elle fut accou-
chée de Virginie. Il naquit de ces deux fruits deux cocotiers, qui formaient
toutes les archives de ces deux familles.
(op. cit., p. 49.)

Le propre d’un récit canonique, c’est justement de construire un réseau


de relations dans le texte, de manière à ce que les références spatiales ne
soient pas opaques : « cette fontaine » ne désigne pas un objet que le nar-
rateur montrerait dans l’environnement physique à un allocutaire, mais un
groupe nominal qui a déjà été introduit dans la narration.
Cela ne signifie pas qu’un récit classique ne peut pas contenir des indi-
cateurs spatiaux à référence déictique. Ils peuvent aussi être produits par le
narrateur lui-même, en particulier s’il s’agit d’un narrateur homodiégétique
(voir p. 136), qui raconte sas propre histoire. C’est le cas dans ce passage :
C’était au mois de juillet, un mauvais mois chez nous, tous les malheurs
nous arrivent en juillet, les incendies, les accidents de voitures, les grêles,
les noyades mais d’assassinat on n’avait pas vu depuis mil hui cent soixante-
treize.
(R. Pinget, Le Libéra, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 9)

Il arrive dans les romans des xxe et xxie siècles que l’on trouve des déic-
tiques démonstratifs qui ne sont pas liés au narrateur mais à un ou des
personnages indéterminés. Comme dans ce début du roman Un barrage
contre le Pacifique, de Marguerite Duras.
Il leur avait semblé à tous les trois que c’était une bonne idée que d’acheter
ce cheval. Même si cela ne devait que servir à payer les cigarettes de Joseph.
Les déictiques spatiaux 85

Dans ce cas, le lecteur va penser qu’il s’agit d’un cheval familier à « tous
les trois » et que la suite du texte va permettre de mieux identifier l’animal
en question1.
Mais, le plus souvent, les indicateurs de lieu à référence déictique sont
placés dans des paroles prononcées au discours direct par les personnages,
et leur référent est identifié grâce aux renseignements fournis par le
cotexte. Ainsi dans ce fragment :
À chaque nouveau colis, la foule frémissait. On se nommait les objets à
haute voix : Ça, c’est la tente-abri… Ça, ce sont les conserves… la phar-
macie… les caisses d’armes.
(A. Daudet, Tartarin de Tarascon, I, XIII.)

Le démonstratif ça est employé comme déictique. Ce sont les person-


nages eux-mêmes qui précisent indirectement au lecteur quel est leur réfé-
rent (la tente, les conserves...). Ce procédé permet de produire un effet
d’authenticité sans rendre le texte obscur. Mais la récupération du référent
des déictiques spatiaux se fait le plus souvent de manière moins directe,
voire ne se fait pas du tout, surtout dans le roman contemporain, qui
s’affranchit souvent des contraintes de la narration traditionnelle.
De ce point de vue, la technique du « monologue intérieur » (voir p. 240)
pose des problèmes particuliers. En effet, dans ce cas il n’existe pas de dis-
tinction entre narrateur et personnage. Ce type de narration exclut donc a
priori la possibilité pour le narrateur d’expliciter le référent des déictiques.
Lorsque dans Le Rouge et le Noir, Mme de Rênal demande à Julien, qu’elle
voit pour la première fois : « Que voulez-vous ici, mon enfant ? », le déictique
ici est interprété par ce qu’a dit plus haut le narrateur (le texte nous dit que
la scène se passe « près de la porte d’entrée » de la maison des Rênal). Mais
s’il n’y a pas de narrateur il faut que le texte s’arrange pour éclairer les réfé-
rences déictiques sans sortir de la conscience du sujet. Cela oblige parfois
l’auteur à recourir à des tours peu naturels. Dans Les lauriers sont coupés
(1887), où cette technique narrative est utilisée pour la première fois, on
trouve par exemple cet étrange groupe nominal que nous avons mis en
italique :
Le soir où j’ai écrit cela est le soir où j’avais rencontré, sur le boulevard,
cette fille aux grands yeux vagues, qui marchait, languissante, en son

1. Sur cette question des démonstratifs dits « insolites » on peut se reporter aux articles de
G. Philippe, « Les démonstratifs et le statut énonciatif des textes de fiction : l’exemple des
ouvertures de roman » (Langue française, 120, 1998, p. 51-65) et de G. Kleiber, « Démons-
tratifs : emplois à la mode et mode (s) d’emploi » (Langue française, 2006/4, n° 152, p. 9-23).
86 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

costume d’ouvrière besogneuse, sous les arbres nus et le frais du soir clair
de mars.
(Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés, chap. V.)

Ici, le déterminant cette fait mine d’évoquer un référent connu de l’énon-


ciateur, mais il donne en même temps au lecteur les renseignements qui lui
permettront de s’en construire une représentation précise (voir p. 293).
Avec ce type d’emploi on sort néanmoins de la localisation au sens strict,
puisqu’il s’agit de désigner non des référents accessibles dans l’environne-
ment mais des représentations de la conscience.
Lorsque le référent d’un déictique reste opaque pour le lecteur, ce dernier
a inévitablement tendance à considérer qu’il y aurait accès s’il pouvait assis-
ter à la scène décrite ou habiter la conscience des personnages. C’est oublier
que ce monde qu’est censé représenter la fiction n’existe précisément que…
par cette fiction. En ce sens, un récit ne saurait fournir insuffisamment
d’informations : il fournit par définition ce qui lui semble nécessaire à son
économie propre. Si une information n’est pas fournie, c’est parce que le
récit est fait de telle façon qu’elle ne doit pas l’être. Ainsi, le lecteur du Libéra
de Robert Pinget ne saura jamais à quoi réfère « chez nous » dans l’extrait
cité plus haut. Cette indétermination est possible dans ce récit qui relève du
« Nouveau Roman » ; elle participe d’une narration assumée par un locuteur
logorrhéique qui évoque des événements dont rien ne garantit qu’ils se sont
réellement produits.

Types de déictiques spatiaux


D’un point de vue morphosyntaxique, la classe des déictiques spatiaux est
hétérogène ; ils se distribuent pour l’essentiel en deux groupes, démonstratifs
et adverbiaux.
Si certains démonstratifs sont de purs déictiques, qui peuvent accompa-
gner un geste de l’énonciateur (ça, ceci, cela), d’autres combinent sens lexical
et valeur déictique : directement (cette table) ou par pronominalisation
(celui-ci, celui-là). On ne confondra pas, rappelons-le, ces véritables déic-
tiques avec les démonstratifs à valeur anaphorique, qui reprennent une
unité déjà introduite dans le texte (cf. « cette fontaine » dans l’extrait de
Paul et Virginie, ou « cela » dans l’extrait des Lauriers sont coupés).
Les déictiques adverbiaux à statut de « compléments circonstanciels » se
répartissent en divers microsystèmes d’oppositions : ici/là/là-bas, près/loin,
devant/derrière, à gauche/à droite, etc., qui s’interprètent en fonction de la
position de l’énonciateur dans l’espace. Que l’énonciateur se retourne, et ce
Les déictiques spatiaux 87

qui était « devant » passe « derrière », ce qui était « à gauche » est maintenant
« à droite ».
Parmi ces axes d’oppositions sémantiques, la langue privilégie indiscu-
tablement l’opposition qu’on retrouve dans ceci/cela, ici/là/là-bas, celui-ci/
celui-là. En français contemporain, l’opposition -ci/-là tend à s’affaiblir,
dans la mesure où l’on utilise constamment les formes en -là ou l’adverbe
là pour désigner n’importe quel objet, qu’il soit proche ou éloigné. Là neu-
tralise donc l’opposition. En revanche, là-bas permet de référer à un lieu
posé comme distant, voire hors de la sphère partagée par je et tu. On le
perçoit nettement dans cet exemple :
Une vieille dame a raconté qu’elle a été « là-bas ». Son mari aussi. Il n’est
pas revenu. Ils avaient une fille. Elle a été cachée. Pas dans une armoire.
Pas dans un grenier. Ni dans une cave. Chez des gens gentils qui en ont
pris soin.
(Esther Orner, Petites pièces en prose très prosaïque,
Autres temps, 2001, p. 11.)

Il s’agit du début d’un court texte, d’une demi-page. L’auteure a mis des
guillemets pour attribuer cet adverbe à la « vieille dame », mais elle ne dit
pas clairement au lecteur ce que désigne ce « là-bas ». À divers indices four-
nis par le texte (« il n’est pas revenu » ou la fille « cachée ») ou le paratexte
(ainsi la 4e de couverture précise que l’auteure vit à Tel-Aviv et traduit
l’hébreu), on peut néanmoins deviner que c’est une manière de nommer les
camps d’extermination nazis, espace radicalement distinct de la sphère de
je et tu, et même de l’humanité. Le caractère vague du « là-bas » se convertit
ici en un désignateur pertinent, le seul à la mesure d’un lieu innommable.
En fait, l’opposition primordiale -ci/-là ne fonctionne pas que sur le seul
registre spatial : elle vaut aussi pour la valorisation et la dévalorisation, liées
à une mise à distance plus abstraite. En vertu d’une ambiguïté indéracinable,
le domaine du -là peut marquer aussi bien l’exclusion de soi (mise à distance
admirative) que l’exclusion d’autrui (rejet). Dans ces conditions, cet homme-
là peut, selon l’intonation, s’infléchir vers la louange ou le mépris. Dans la
comédie Le Jeu de l’amour et du hasard, de Marivaux, Silvia dit de Dorante
qu’elle commence à aimer : « Ce garçon-là n’est pas sot, et je ne plains pas
la soubrette qui l’aura » (I, 7) ; en revanche, à propos d’Arlequin, qui lui
déplaît, elle dit refuser « d’essuyer les brutalités de cet animal-là » (II, 7),
l’exclusion étant ici renforcée par « animal ».
À côté des déictiques spatiaux facilement repérables, il existe des phé-
nomènes déictiques moins évidents. C’est le cas en particulier de l’opposi-
tion entre aller et venir. D’un point de vue objectif, rien ne distingue Paul
va à son bureau de Paul vient à son bureau, mais venir s’emploie si l’agent
88 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

du processus se dirige vers l’endroit où se trouve l’énonciateur au moment


où se réalise/s’est réalisé/se réalisera ce processus. Dans ces lignes de Jean
Giono on voit que l’énonciateur se pose en centre de la scène, vers lequel
tout converge :
D’abord ce fut comme un grand morceau de pays forestier arraché tout
vivant, avec la terre, toute la chevelure des racines de sapins, les mousses,
l’odeur des écorces […]. Ça vient sur moi, ça me couvre de couleur, de
fleurance et de bruits et ça fond dans la nuit sur ma droite.
(Un de Baumugnes, chap. X.)

8. PROBLÈMES DE LOCALISATION

À partir des quelques éléments que nous venons de présenter, on peut déjà
entrevoir les difficultés auxquelles est confronté un écrivain quand il doit
localiser quelque chose dans son texte. Il lui est difficile de s’en tenir
constamment à une position qui éliminerait tout repérage déictique, que ce
dernier soit fondé sur lui ou sur un de ses personnages. C’est d’autant plus
difficile que les localisations en apparence les plus objectives, les plus indé-
pendantes de l’acte d’énonciation, peuvent receler un repérage subjectif.
Écrire par exemple « L’homme était caché par l’arbre » implique que l’arbre
se trouve entre l’homme dont il est question et un observateur qui occupe
une position déterminée. Un circonstanciel comme « à gauche de la mai-
son » est référentiellement ambigu : le sujet de la perception peut se trouver
en face de la maison ou à l’intérieur. En outre, il n’y a de « gauche » d’une
maison que si le bâtiment est orienté par rapport à son entrée principale ;
c’est ce qui fait par exemple qu’à gauche de l’arbre est ininterprétable en
dehors d’un repérage subjectif, les arbres n’étant pas orientés.
Les localisations effectuées par les romans oscillent entre un repérage qui
n’impliquerait pas un point de vue particulier et un repérage subjectif, que
ce dernier soit rapporté au point de vue du narrateur ou d’un personnage.
C’est manifestement la première possibilité qui caractérise ce début
d’Antoine Bloyé, roman de Paul Nizan :
C’était une rue où presque personne ne passait, une rue de maisons seules
dans une ville de l’Ouest. Des herbes poussaient sur la terre battue des
trottoirs et sur la chaussée, des graminées, du plantain. Devant le
numéro 11 et le numéro 20 s’étalaient les taches d’huile déposées par les
deux automobiles de la rue.
Problèmes de localisation 89

Au numéro 9, le marteau qui figurait une main tenant une boule, comme
la droite d’un empereur, portait un nœud de crêpe […].
(Antoine Bloyé, Paris, Grasset, 1933, p. 11 ; c’est nous qui soulignons.)

En fait, ce texte n’a pas éliminé toute dimension déictique. Le démons-


tratif du c’était inaugural marque l’entrée dans l’énonciation narrative : le
narrateur ouvre le texte en désignant au lecteur un lieu qu’en réalité il
constitue par son geste même. Mais une fois lancé, le récit devient en
quelque sorte autonome, tissant son propre jeu de renvois internes. Cette
autonomie a néanmoins ses limites, inévitables : « l’Ouest » n’est interpré-
table que pour un lecteur qui s’oriente dans l’espace culturel français ; dans
un roman américain l’Ouest posséderait une tout autre référence.
À ce type de repérage on opposera celui que l’on trouve par exemple au
début de Sœur Philomène (1861), roman naturaliste d’Edmond et Jules de
Goncourt. Cette description s’organise en effet autour du point de vue d’un
sujet implicite, qui n’est d’ailleurs pas un personnage de l’histoire :
La salle est haute et vaste. Elle est longue, et se prolonge dans une ombre
où elle s’enfonce sans finir.
Il fait nuit. Deux poêles jettent par leur porte ouverte une lueur rouge. De
distance en distance, des veilleuses, dont la petite flamme décroît à l’œil,
laissent tomber une traînée de feu sur le carreau luisant. Sous leurs lueurs
douteuses et vacillantes, les rideaux blanchissent confusément à droite et
à gauche contre les murs, des lits s’éclairent vaguement, des files de lits
apparaissent à demi que la nuit laisse deviner. À un bout de la salle, dans
les profondeurs noires, quelque chose semble pâlir, qui a l’apparence
d’une vierge de plâtre […].
Là-bas où une lampe à bec est posée, à côté d’un petit livre de prières, sur
une chaise dont elle éclaire la paille, une grosse fille qui a les deux pieds
appuyés au bâton de la chaise se lève, les cheveux ébouriffés par le sommeil,
du grand fauteuil recouvert avec un drap blanc, où elle se tenait somno-
lente.

Nous avons mis en italique les trois localisations clairement déictiques.


Au-delà, c’est l’ensemble de la description qui est construit en fonction d’un
observateur placé à un bout de la salle et qui contemplerait celle-ci dans le
sens de la longueur. Le caractère pictural de ce dispositif est d’ailleurs expli-
cité dans le texte même, un peu plus loin : « de veilleuse en veilleuse, la
perspective s’éloigne. »
Les textes narratifs peuvent également rapporter les éléments déictiques
à un narrateur non identifié. Ce début d’un roman de Milan Kundera nous
en offre un exemple :
90 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

L’automne commence et les arbres se colorent de jaune, de rouge, de brun ;


la petite ville d’eaux, dans son joli vallon, semble cernée par un incendie.
Sous le péristyle, des femmes vont et viennent et s’inclinent vers les sources.
Ce sont des femmes qui ne peuvent pas avoir d’enfants et elles espèrent
trouver dans ces eaux thermales la fécondité.
Les hommes sont ici beaucoup moins nombreux parmi les curistes, mais
on en voit pourtant, car il paraît que les eaux, outre leurs vertus gynéco-
logiques, sont bonnes pour le cœur. Malgré tout, pour un curiste mâle, on
en compte neuf de sexe féminin, et cela met en fureur la jeune célibataire
qui travaille ici comme infirmière et s’occupe de la piscine de dames
venues soigner leur stérilité !
(La Valse aux adieux, trad. F. Kérel, Paris, Gallimard.)

Dans ce passage, il n’y a pas de personnage auquel on puisse rapporter


les deux occurrences du déictique ici. Plus exactement, le seul « personnage »
qui puisse soutenir l’énonciation de ces déictiques, c’est le narrateur lui-
même, s’adressant au lecteur. La narration implique en effet une double
scène : celle de l’histoire racontée et celle de la narration de cette his-
toire1. Les « ici » ne désignent la ville thermale qu’en tant qu’elle figure sur
cette scène narrative, repérée par rapport au narrateur et au lecteur. Si le
texte à la place de l’adverbe ici avait mis là, dans cet endroit, etc., il aurait
repéré la ville par rapport aux énoncés antérieurs. Dans les deux cas, le
référent visé est bien le même, mais le processus de référence passe par des
voies distinctes. Ce glissement discret d’un plan à un autre n’est pas fait pour
surprendre chez Kundera, qui pose constamment le narrateur en témoin
actif et ironique des aventures de ses héros. D’ailleurs, ces deux occurrences
de l’adverbe déictique ici sont associées dans ce texte à quelques éléments
qui impliquent un sujet évaluateur : « semble cernée », « joli vallon », « il
paraît que… ».
À la différence des romanciers, un dramaturge n’a pas à résoudre ces
problèmes de localisation. Comme il offre le spectacle d’échanges verbaux
qui sont censés être indépendants de lui et que le lieu d’énonciation est
immédiatement perceptible par le spectateur comme par le destinataire des
propos placé sur la scène, les déictiques spatiaux sont interprétables par le
public s’ils réfèrent à des éléments accessibles sur scène. Lorsque la Com-
tesse demande à Suzanne au début de l’acte II du Mariage de Figaro de
Beaumarchais :

1. Nous reprenons ici la terminologie de G. Genette (Nouveau Discours du récit, Seuil, 1983,
p. 10) qui distingue l’histoire (les événements racontés), le récit, c’est-à-dire le texte qui
consigne cette histoire, et la narration, l’acte d’énonciation qui a produit le récit.
Focalisation et point de vue 91

Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une chaleur ici !…

c’est le décor qui permet de déterminer, de manière directe, qu’ici désigne


la chambre à coucher de la Comtesse. Toutefois, avant qu’on ne mette en
scène la pièce, ce décor n’a d’existence que textuelle, dans des didascalies.
Ainsi pour ce même Mariage de Figaro :
Le théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en
alcôve, une estrade au-devant ; la porte pour entrer s’ouvre et se ferme à
la troisième coulisse à droite […].

Mais, en règle générale dans le théâtre classique, les didascalies sont


absentes ou extrêmement vagues1.

9. FOCALISATION ET POINT DE VUE

Les problèmes de repérage déictique interfèrent avec le problème de la


focalisation (qu’on appelle aussi, selon les auteurs, « point de vue »,
« vision », « perspective »), auquel s’intéressent depuis longtemps les théo-
riciens des techniques narratives. Sur cette question on a longtemps accepté
la classification de G. Genette2, qui distingue trois types de focalisation :
– la non-focalisation ou focalisation zéro : celle du romancier omniscient,
qui n’a pas à proprement parler de point de vue ;
– la focalisation interne : la scène est perçue à travers la conscience d’un
personnage ;
– la focalisation externe : le narrateur décrit de l’extérieur un personnage
à l’intériorité duquel on n’a pas accès.
Mais le caractère déictique ou non déictique des éléments localisateurs
relève d’un niveau d’analyse différent. Rien n’empêche, par exemple, le
narrateur de recourir à la « focalisation interne » en usant de repérages non
déictiques.
Le point faible dans la typologie de Genette, c’est la focalisation
« externe », pour laquelle il est bien difficile de trouver des illustrations.
Alain Rabatel3 a proposé une distinction plus réaliste en opposant seule-
ment deux types de focalisation, qu’il préfère appeler deux types de point

1. Nous revenons sur la question des didascalies au chapitre 16.


2. Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 206
3. Une histoire du point de vue, Paris, Klincksieck, 1997 et La Construction textuelle du point
de vue, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998.
92 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

de vue : celui du personnage et celui du narrateur. Ce dernier possède en


effet deux statuts : il est le responsable omniscient de la conduite de la nar-
ration, mais il peut aussi être la source de perceptions et d’appréciations
subjectives.
Considérons ce début de roman :
En vérité, il fallait être un original comme ce brave docteur Cézambre,
pour s’en revenir ainsi nonchalamment, au simple pas de son bidet, sans
piquer un temps de trot, par cette nuit de mars, sur la route en isthme qui
va du Croisic à Guérande à travers les salines. À coup sûr la route était belle,
avec ses bordures de marais fleuris de moisissure rose et, d’autre part, le ciel
de trois heures du matin n’était point laid non plus, avec son pailletis
d’étoiles pâlissantes et son mince croissant de lune qu’une antique chanson
bretonne compare à une rognure d’ongle angélique. Mais le docteur devait
être blasé sur tous les détails de ce chemin paludaire qu’il connaissait par
cœur.
(Jean Richepin, La Glu, 1881, nouvelle éd. 1910, Bibliothèque-
Charpentier, p. 1 ; c’est nous qui soulignons.)

Ce passage implique clairement la subjectivité du narrateur. C’est parti-


culièrement net pour le fragment que nous avons mis en italique : le spec-
tacle est perçu à travers la conscience du narrateur, et non du personnage,
qui précisément ne fait pas attention à ce qui l’entoure. On remarquera sur
cet exemple (mais cela est général) qu’il est impossible de dissocier dans le
point de vue la représentation de perceptions et la représentation de pensées1.

10. LES DÉICTIQUES TEMPORELS

Si les déictiques spatiaux s’organisent à partir de la position du corps de


l’énonciateur, les déictiques temporels prennent pour origine le moment de
l’énonciation, moment qui correspond au présent linguistique.
Comme pour les déictiques spatiaux, on doit distinguer les indicateurs
temporels à repérage « absolu » (en 1975, le 22 juin 1912…) et ceux qui
prennent appui sur un repère. Parmi ces derniers, on doit distinguer ceux
qui impliquent un repérage déictique et ceux qui impliquent un repérage
non déictique. Le repérage déictique se fonde sur le moment de l’énoncia-
tion (Je l’ai vu hier) ; le repérage non déictique s’appuie sur une indication
temporelle donnée par le cotexte : dans Nous l’avons vu la veille de son

1. Nous reviendrons plus loin sur cette question du « point de vue ».


Les déictiques temporels 93

départ, c’est « son départ » qui permet de déterminer la référence de « la


veille ». La différence entre hier et la veille de son départ ne réside pas dans
la durée objective (tous deux marquent un intervalle d’une journée avant
le point de repère), mais dans la nature du repère. Le déictique hier, selon
le moment où il sera énoncé, pourra renvoyer à une infinité de dates diffé-
rentes, tandis que la veille de son départ ne sera pas sujet à varier, dès lors
que le moment correspondant à son départ est fixé dans l’énoncé.
On ne saurait cependant limiter la classe des déictiques temporels à des
éléments dont la fonction est celle de « compléments circonstanciels » et
dont le statut est celui d’un adverbe (demain) ou d’un groupe préposition-
nel (dans quelques mois). À côté d’eux, il existe un triplet de déictiques aussi
essentiels que discrets : les marques de « temps » inscrites dans la morpho-
logie verbale, qu’il s’agisse du présent, du passé ou du futur. Ainsi, Je l’ai vu
hier comporte non pas un mais deux déictiques temporels : hier et le « passé »
associé au paradigme du passé composé.
Ces « temps » ne sont pas en relation biunivoque avec les paradigmes de
la conjugaison verbale (passé composé, futur simple…), les « tiroirs1 » ver-
baux, recensés par les grammairiens. En effet :
– un même déictique peut figurer dans plusieurs tiroirs à la fois (l’impar-
fait et le passé composé, par exemple, relèvent tous deux le plus souvent du
« passé ») ;
– le tiroir en tant que tel importe moins que l’usage qui en est fait ; il y
a des contextes où les formes du présent de l’indicatif, par exemple, perdent
leur valeur déictique de présent (voir p. 152) ;
– un tiroir comme le passé simple a la propriété d’échapper à tout repé-
rage déictique, d’impliquer une dissociation entre l’énoncé et sa situation
d’énonciation (voir p. 138) ;
– seuls les tiroirs de l’indicatif peuvent avoir une valeur déictique. Les
subjonctifs dits « présent » ou « passé » ne constituent pas de véritables
« présents » ou de véritables « passés », c’est-à-dire des éléments indiquant
que le procès est contemporain ou antérieur au moment d’énonciation ;
– il existe des emplois « dépendants », des formes verbales dont l’appa-
rition n’est pas motivée par la relation au moment de l’énonciation mais
par leur dépendance à l’égard d’une autre forme. Ainsi, dans Paul a reconnu
que tu perdrais, la forme en -rais est censée indiquer un moment postérieur
à a reconnu, ce n’est pas un vrai futur.

1. L’emploi de « tiroir » permet d’éviter d’employer « temps », qui est ambigu puisqu’il
désigne aussi bien un paradigme de conjugaison (imparfait, présent de l’indicatif…) qu’un
référent chronologique (le passé, le présent, le futur).
94 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

Les déictiques temporels sont nombreux. Nous n’allons pas tous les énu-
mérer. Nous en donnerons seulement quelques illustrations en mettant en
regard leur contrepartie non déictique, celle qui s’appuie sur un repère
interne à l’énoncé, de manière que l’on aperçoive bien l’alternative qui
s’offre continuellement au locuteur quand il doit situer un procès dans le
temps. Ce principe de correspondance entre les deux registres n’implique
pas nécessairement que chaque terme déictique possède un équivalent exact
et un seul dans le registre non déictique, et réciproquement : à côté de
couples comme hier/la veille, ce soir/ce soir-là… il y a des zones plus instables.
Le déictique dans un mois, par exemple, possède deux correspondants non
déictiques, un mois après et un mois plus tard.

Déictiques Non-déictiques
Le repère est le moment Le repère est un élément
d’énonciation de l’énoncé
Coïncidence maintenant alors
avec le repère en ce moment à ce moment-là
Antériorité hier la veille
au repère il y a huit jours huit jours plus tôt
Postériorité demain le lendemain
au repère dans un mois un mois plus tard
Antériorité,
simultanéité aujourd’hui ce jour-là
ou postériorité cet été cet été-là
au repère
Antériorité tout à l’heure —
ou postériorité lundi ce lundi-là

11. LA TEMPORALITÉ NARRATIVE

Ce choix entre trois possibilités – localisation temporelle absolue (le 4 jan-


vier 1973), relative à l’énoncé (le lendemain de sa naissance) et relative à
l’énonciation (aujourd’hui) – est d’une grande importance pour la narration.
Il est difficilement concevable qu’un récit s’en tienne d’un bout à l’autre au
même type de repérage. La règle générale en la matière, c’est le mélange des
trois procédures. Le roman le plus impersonnel finit toujours par laisser une
La temporalité narrative 95

place aux déictiques temporels, pour peu que les personnages s’expriment
au discours direct. Mais il existe aussi des textes dans lesquels le repérage
déictique domine. C’est le cas, on l’a dit (voir p. 85) dans le « monologue
intérieur » (infra, p. 240), où la conscience du narrateur-personnage orga-
nise tout à partir de son présent :
La rue est sombre ; il n’est pourtant que sept heures et demie ; je vais rentrer
chez moi ; je serai aisément dès neuf heures aux Nouveautés. L’avenue est
moins sombre que d’abord elle ne le semblait ; le ciel est clair ; sur les
trottoirs une limpidité, la lumière des becs de gaz, des triples becs de gaz ;
peu de monde dehors ; là-bas l’Opéra, le foyer tout enflammé de l’Opéra ;
je marche au côté droit de l’avenue, vers l’Opéra. J’oubliais mes gants ;
bah ! je serai tout à l’heure à la maison ; et maintenant on ne voit personne.
Bientôt je serai à la maison.
(Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés, chap. III.)

Nous avons mis en italique les indicateurs temporels purement déic-


tiques. Mais ce ne sont pas les seuls présents dans ce type de récit ; on trouve
tout aussi bien des repérages non déictiques, par exemple lorsque le per-
sonnage central évoque des événements passés, qu’il articule les uns sur les
autres :
J’avais été la voir la veille pour la première fois ; c’est à minuit, quand j’ai
été la demander chez le concierge du théâtre, qu’on m’a remis ce billet. Et
le jour suivant ? c’est le jour suivant que chez le concierge elle m’a envoyé
promener.
(Ibid., chap. V.)

Ici, les indications temporelles ne sont pas repérées par rapport au pré-
sent de l’énonciation (sinon on aurait hier et demain), mais par rapport à
un moment précisé dans le cotexte.
À un mode de narration dominé par les repérages déictiques on opposera
celui du narrateur anonyme et omniscient, comme on le voit dans ce début
d’une nouvelle de Balzac, Pierrette :
En octobre 1827, à l’aube, un jeune homme âgé d’environ seize ans et dont
la mise annonçait ce que la phraséologie moderne appelle si insolemment
un prolétaire s’arrêta sur une petite place qui se trouve dans le bas Provins.
(Scènes de la vie de province, t. I.)

Ces lignes initiales s’appuient sur un repérage absolu : en octobre 1827.


En fait, le caractère « absolu » de cette localisation est discutable, puisque le
calendrier lui-même est en dernière instance organisé à partir d’un fait
96 LA SITUATION D’ÉNONCIATION

historique, la vie du Christ. À partir de cette date le narrateur inscrit un


repérage relatif : il s’agit de l’aube d'un jour d’octobre 1827.
Considérons à présent le début d’Une fille d’Ève du même Balzac :
Dans un des plus beaux hôtels de la rue Neuve-des-Mathurins, à onze
heures et demie du soir, deux femmes étaient assises devant la cheminée
d’un boudoir tendu de ce velours bleu à reflets tendres et chatoyants que
l’industrie française n’a su fabriquer que dans ces dernières années.

Le premier indicateur temporel, « à onze heures et demie du soir », est


repéré de manière absolue, alors que le lecteur est censé interpréter le déic-
tique « ces dernières années » par rapport à la date de parution du livre
(1838).
Analyses

1. LES DÉICTIQUES DANS UN DIALOGUE DE THÉÂTRE

Dans cet extrait de comédie, nous allons analyser l’emploi qui est fait des
déictiques de personne et des indicateurs spatiaux et temporels.
C’est dans les conversations que l’usage des déictiques est le plus intensif,
puisque les interlocuteurs partagent le même espace et le même temps. En
outre, comme on le voit ici, dans une conversation les interlocuteurs
peuvent aussi évoquer d’autres situations de communication.
(Un couple de boutiquiers enrichis, les Potard, se font appeler « Baron »
et « Baronne de Fourchevif ».)
La baronne : Vous êtes insupportable avec vos souvenirs.
Fourchevif : Puisqu’il n’y a personne.
La Baronne : Quelle nécessité y a-t-il de venir exhumer après dix-huit
ans ce nom ?…
Fourchevif : C’est connu ! Lorsque nous avons acheté, il y a dix-huit ans,
la terre de Fourchevif, tu m’as dit, en visitant le château… tiens, nous
étions dans la seconde tourelle, tu m’as dit : « Il est impossible d’habiter
ça et de s’appeler Potard ». Je t’ai répondu : « C’est vrai, ça grimace… ».
Alors nous nous sommes mis à chercher un nom et, à force de chercher,
nous avons trouvé celui de Fourchevif, qui était là, par terre, à rien faire.
La Baronne : À qui cela nuit-il puisqu’il n’y a plus d’héritiers de ce nom ?
(E. Labiche, Le Baron de Fourchevif, scène III.)

– Personnes : comme le montrent l’accord de l’adjectif au singulier


(insupportable) et la substitution du vous au tu dans la quatrième réplique,
le vous de vous êtes insupportable est le « tu » amplifié de la forme dite de
politesse, qui indique la non-appartenance à la même sphère. On peut le
mettre en contraste avec ce « je » amplifié qu’est le nous de nous avons
acheté, lequel réfère à un « je » + « tu » ; en effet, le reste de la phrase inclut
un tu qui réfère au même co-énonciateur que ce vous initial. Quant au
déterminant vos, il associe l’embrayeur personnel vous avec une relation
syntaxique qui s’interprète comme possessive.
98 ANALYSES

Il y a confrontation entre l’usage aristocratique (où les époux se vouvoient)


et l’usage petit-bourgeois (où l’on se tutoie). La baronne cherche à imposer
un cadre aristocratique à la conversation, signifiant par là à son mari un
refus d’évoquer le passé des époux Potard. Son époux, en revanche, tente
d’imposer le tu quand il rappelle leurs origines petit-bourgeoises. Dans cette
discussion, il y a donc harmonie entre le dit et le dire : le conflit se déploie
simultanément sur deux niveaux : celui des « contenus » mais aussi celui du
« cadre » conversationnel.
– Repérages temporels : après dix-huit ans n’est pas un élément déic-
tique ; il n’est pas repéré par rapport au moment d’énonciation, mais par
rapport à un repère implicite, donné plus loin par le cotexte (la visite du
château). En revanche, il y a dix-huit ans est un déictique, repéré par rapport
au présent de l’énonciation.
– Repérages spatiaux : dans la seconde tourelle n’est pas déictique
puisqu’il suppose un repérage par rapport à un élément du cotexte, le châ-
teau de Fourchevif. Là n’est pas déictique non plus ; l’énonciateur évoque
une situation d’énonciation passée (cf. dans l’ordre temporel « à ce moment-
là ») repérée grâce au cotexte et explicitée grâce à par terre, qui n’a pas besoin
de repère : sa référence ne varie pas en fonction de l’environnement spatio-
temporel de son occurrence énonciative, ni en fonction du contexte.
– Éléments de morphologie démonstrative : pour la commodité, nous
les avons séparés des indicateurs spatiaux. Inclus dans un fragment au dis-
cours direct, le premier ça est déictique (même si sa référence est indirec-
tement élucidée par le cotexte). Quant au second ça, il a un statut très
différent : il reprend habiter ça et s’appeler Potard. Il en va de même pour
celui et cela, qui reprennent respectivement un GN (le nom) et un fragment
de discours (nous avons trouvé celui de Fourchevif). Ça et cela sont neutres :
ils reprennent non des groupes nominaux, mais des énoncés. En revanche,
celui, qui reprend un nom, porte les marques de genre de son antécédent.

2. LES PRONOMS SUJETS


DE L’ÉNONCIATION MORALISTE

Il existe une tradition moraliste dont les textes présentent un certain nombre
de caractéristiques énonciatives. On en a une bonne illustration dans cet
extrait des Caractères de La Bruyère (« De la cour », 1688), qui fait un usage
intensif du on.
33
Je crois pouvoir dire d’un poste éminent et délicat qu’on y monte plus
aisément qu’on ne s’y conserve.
Les pronoms sujets de l’énonciation moraliste 99

34
L’on voit des hommes tomber d’une haute fortune par les mêmes défauts
qui les y avaient fait monter.
35
Il y a dans les cours deux manières de ce que l’on appelle congédier son
monde ou se défaire des gens : se fâcher contre eux, ou faire si bien qu’ils
se fâchent contre vous et s’en dégoûtent.
36
L’on dit à la cour du bien de quelqu’un pour deux raisons : la première,
afin qu’il apprenne que nous disons du bien de lui ; la seconde, afin qu’il
en dise de nous.
37
Il est aussi dangereux à la cour de faire les avances, qu’il est embarrassant
de ne les point faire.
39
L’on me dit tant de mal de cet homme, et j’en vois si peu, que je commence
à soupçonner qu’il n’ait un mérite importun qui éteigne celui des autres.
40
Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à plaire ni à déplaire aux
favoris, uniquement attaché à votre maître et à votre devoir : vous êtes
perdu.

Généralisation et personnes
Ce texte de La Bruyère mobilise massivement la généralisation. Plus pré-
cisément, on doit distinguer les énoncés génériques au sens strict (« Les
chiens sont des mammifères »...) et les énoncés généralisants. Les premiers
concernent tous les membres d’une classe (tous les chiens dans notre
exemple), tout le temps, en tout lieu et sont censés vrais pour n’importe qui.
Quant aux énoncés généralisants, ils prolifèrent dans l’usage ordinaire de la
langue : depuis le proverbe (« À père avare fils prodigue ») jusqu’aux géné-
ralisations éphémères (« Les voitures, ça coûte cher », « Si tu restes long-
temps ici, tu déprimes »…). Ils ne sont posés comme vrais que pour la
plupart des membres de la classe (« les hommes », « les voitures »…) et ne
sont pas incompatibles avec des déictiques (ici, tu…). La généralisation
recourt constamment à des noms associés aux déterminants tout, tous les,
chaque, le, un... ou encore au pronom sujet on.
Les énoncés généralisants sont fortement investis par leurs énonciateurs,
qui cherchent à emporter l’adhésion du co-énonciateur dans une situation
déterminée. Par un phénomène de polyphonie (voir p. 186), l’instance
100 ANALYSES

énonciative qui garantit la vérité de ces énoncés n’est pas un je particulier


mais une voix collective (« tout le monde dit que... »). Phénomène lié au fait
que l’énoncé généralisant se présente comme voué à être répété, à être repris
par une série illimitée d’autres sujets1.
Dans ces « maximes », le je intervient de deux manières : pour marquer
la présence de l’énonciateur, mais aussi, indirectement, en tant que membre
de la classe des courtisans. Ainsi, en (33) le « je » de « je crois pouvoir dire... »
réfère clairement à l’énonciateur singulier de cet énoncé ; en revanche, en
(39) le « je » ne réfère pas à l’énonciateur des Caractères mais propose une
place que peut occuper tout individu susceptible de dire « je », par consé-
quent le lecteur et l’énonciateur aussi. De la même façon, le déictique spatial
de (39) (« cet homme ») s’analyse non comme référant à un individu désigné
par l’énonciateur dans telle situation particulière mais comme référant à
tout individu qui possède les propriétés évoquées (être calomnié contre
toute apparence). En brouillant dans cet énoncé (39) l’opposition entre le
« je » de l’énonciateur et un « je » généralisant, le texte place le lecteur dans
la position du moraliste ; il construit une situation hypothétique (celle de
quelqu’un dont on dit du mal sans raison) dans laquelle le lecteur se trouve
endosser la réflexion d’un moraliste (« je commence à soupçonner... ») qui
par définition est capable de voir au-delà des apparences trompeuses.
L’emploi d’une non-personne (par exemple « On lui dit tant de mal de
cet homme... ») au lieu du « je » mettrait en péril ce dispositif : il y aurait en
effet rupture entre l’énonciateur moraliste et le lecteur. En effet, tout indi-
vidu lecteur, qui peut dire « je », devient l’énonciateur virtuel de cet énoncé-
ci. De là un effet subtil : ce « je » réfère bien à l’énonciateur, qui est donc
privilégié, mais il n’en réfère pas moins à un élément quelconque de
l’ensemble des gens qui fréquentent la cour et qui peuvent également dire
« je ». Pour peu que le lecteur occupe la place de ce « je », c’est le lecteur qui
se trouve privilégié. En produisant ce type d’énoncé au « je », l’auteur déjoue
l’opposition entre énonciateur et lecteur, il réalise dans le processus même
de lecture la visée pédagogique du moraliste : faire assumer par autrui la
mise à distance de la cour qu’implique la position de moraliste.
L’usage qui est fait de on dans 4 des 7 énoncés du texte va aussi dans ce
sens. Il permet en effet de ne référer directement ni au « je » ni au « tu », ni
à une non-personne opposée à d’autres, sans pour autant exclure qui que
ce soit.

1. Sur les généralisations, on peut consulter l’article de M. Ali Bouacha : « Énonciation,


argumentation et discours : le cas de la généralisation », SÉMEN, n° 8, Besançon, 1993,
p. 41-62.
Les pronoms sujets de l’énonciation moraliste 101

Dans le détail
• Dans (33) il est marqué une différence entre le « je » de l’énonciateur et le
« on » du courtisan ; cela ne signifie pas, on vient de le voir, que l’énonciateur
comme être du monde puisse s’exclure de ce « on » ; pas plus que le lecteur
d’ailleurs, qui est indirectement appelé à occuper la place assignée par ce
« on ».
• L’énoncé (34) joue de la différence qu’il établit entre « l’on » et « des
hommes ». Le « l’on » est placé dans une position d’observateur (« l’on voit
des hommes... ») qui peut être assumée par l’énonciateur comme par le
lecteur. Rien n’empêche que le lecteur ou l’énonciateur soient eux-mêmes
« des hommes » que l’on voit « tomber d’une haute fortune » ; mais le
dispositif énonciatif, en opposant un « on » d’observateur à la pluralité
indéfinie « des hommes », rend cette identification moins aisée qu’en (33).
• Dans (35), à la différence des deux énoncés précédents, il n’est pas
ménagé de place pour l’énonciateur (comme en (33) : « je crois pouvoir
dire... ») ou pour l’observateur (comme en (34) : « l’on voit... »). On y trouve
une simple prédication d’existence : « il y a dans les cours... ». Le texte met
successivement en place trois formes à référence généralisante : le on, le
sujet non spécifié des infinitifs, le vous. Il y a ici encore opposition entre le
pôle de l’énonciateur et celui de « son monde » : « les gens », « eux », « ils ».
Mais ici encore rien n’empêche les mêmes individus d’occuper l’une ou
l’autre position. Si le « vous » peut ici impliquer un lecteur singulier, c’est
de manière indirecte puisque ce « vous » est généralisant.
• En (36), il y a deux reprises de « l’on » par « nous ». La première n’a rien
d’obligatoire : le texte aurait pu répéter « l’on », puisque le « nous » de « nous
disons » est sujet de la phrase. Si l’auteur avait écrit « afin qu’il apprenne
que l’on dit du bien de lui », l’énonciation aurait perdu de sa force. Le texte
entend en effet montrer que derrière la valeur généralisante du « on » il y a
toujours des sujets intéressés, engagés dans des stratégies particulières. Est
ainsi souligné le jeu d’inclusion/exclusion de l’énonciateur et du lecteur
dans la cour : le « nous » peut intégrer le je et le tu dans sa référence, sans
pour autant se limiter à cela puisqu’il peut inclure l’ensemble je + le reste
des hommes.
• En (37), comme les sujets des verbes à l’infinitif ne sont pas spécifiés,
ils sont interprétés grâce au contexte. En l’absence d’antécédent, l’interpré-
tation de ces sujets est assurée grâce à « la cour ». On atteint ici l’effacement
extrême de l’instance de l’énonciation. Il est significatif que ce type d’énon-
ciation soit minoritaire dans Les Caractères, car en excluant aussi bien
l’énonciateur que le lecteur elle élimine un peu de la tension constitutive de
102 ANALYSES

l’écrit moraliste, qui ne se contente pas de mettre à nu les lois du monde


mais s’adresse à des sujets qui y sont engagés.
• L’énoncé (40), de prime abord, semble très différent des précédents,
dans la mesure où il interpelle directement le lecteur. En réalité, comme le
(39) qui le précède immédiatement, il construit une sorte de scène fictive
qui prend valeur généralisante (« Imaginez que vous soyez homme de
bien... »), où le présent ne s’interprète pas de manière déictique et le « vous »
ne réfère pas à un lecteur particulier. Dans ce type d’énoncé hypothétique,
comme dans l’énoncé constatatif à valeur généralisante, l’énonciateur ne
réfère pas à une situation particulière, il conçoit une situation en quelque
sorte coupée de la situation d’énonciation, hors réalité. Au lieu de recourir
au subordonnant si qui expliciterait d’emblée la valeur hypothétique, le texte
joue de l’équivoque entre énoncé hypothétique et énoncé inscrit dans la
réalité. Du même coup, le « vous » et le présent peuvent être perçus à la fois
comme des déictiques et comme des éléments à référence généralisante. Ce
qui facilite l’inscription du lecteur dans l’énoncé.

Être et ne pas être de la cour


Ce fragment des Caractères implique une scène d’énonciation de moraliste
où l’énonciateur décrit à son lecteur le comportement d’actants (les cour-
tisans) qui appartiennent à un milieu défini par le titre du chapitre (« De la
cour »). Les relations entre ces trois pôles (énonciateur, courtisan, lecteur)
sont instables, car l’appartenance ou la non-appartenance de l’énonciateur
et des lecteurs à l’ensemble des courtisans demeure en suspens, un suspens
dont joue systématiquement le dispositif énonciatif des Caractères.
L’énonciateur ne semble en effet ni s’inclure ni s’exclure de cet ensemble.
S’il s’inclut, il ne peut se poser en moraliste : par définition, le moraliste se
met à distance des mœurs qu’il décrit. Même s’il ne dit pas explicitement
qu’il s’excepte du groupe, le seul fait d’être moraliste l’en excepte. Mais s’il
montrait qu’il parle en étranger, qu’il s’exclut totalement (par exemple en
écrivant « les courtisans » ou « vous »), il se placerait hors du monde qu’il
décrit, adoptant ainsi la position du personnage central des Lettres persanes
de Montesquieu ou de celui de L’Ingénu de Voltaire
De manière symétrique, le lecteur ne peut pas non plus être clairement
présenté comme exclu de la cour : bien que le discours de La Bruyère se
garde de prendre directement à partie le lecteur, il n’y a pas véritablement
d’écrit de moraliste si ce lecteur ne trouve pas peints ses propres vices. De
toute façon, le processus même de la lecture creuse une distance, celle de la
représentation, qui place le lecteur dans la position du spectateur. Mise à
Le on du roman réaliste 103

distance qui est censée être le prélude à un écart plus essentiel, celui qui doit
permettre au lecteur de se libérer des vices de ce milieu.

3. LE ON DU ROMAN RÉALISTE

Nous allons comparer l’emploi qui est fait de on dans deux passages narratifs
de la seconde moitié du xixe siècle : un extrait de Zola et un extrait de
Madame Bovary.

Émile Zola
(Nana, actrice et courtisane très en vue dans le demi-monde parisien du
second Empire, vient de se mettre en ménage avec l’acteur comique Fontan.
Ils ont invité chez eux quelques collègues pour tirer les rois.)
Cependant, la soirée se passa bien. On en était venu naturellement à causer
des Variétés1. Cette canaille de Bordenave ne crèverait donc pas ? Ses sales
maladies reparaissaient et le faisaient tellement souffrir, qu’il n’était plus
bon à prendre avec des pincettes. La veille, pendant la répétition, il avait
gueulé tout le temps contre Simonne. En voilà un que les artistes ne pleu-
reraient guère ! Nana dit que, s’il la demandait pour un rôle, elle l’enverrait
joliment promener ; d’ailleurs, elle parlait de ne plus jouer, le théâtre ne
valait pas son chez-soi. Fontan, qui n’était pas de la nouvelle pièce, ni de
celle qu’on répétait, exagérait aussi le bonheur d’avoir sa liberté entière,
de passer les soirées avec sa petite chatte, les pieds devant le feu. Et les
autres s’exclamaient, les traitant de veinards, affectant d’envier leur bon-
heur.
On avait tiré le gâteau des Rois. La fève était tombée à madame Lerat, qui
la mit dans le verre de Bosc. Alors, ce furent des cris : « Le roi boit ! Le roi
boit ! » Nana profita de cet éclat de gaieté pour aller reprendre Fontan par
le cou, en le baisant, en lui disant des choses dans l’oreille. Mais Prullière,
avec son rire vexé de joli garçon, criait que ce n’était pas de jeu. Louiset
dormait sur deux chaises. Enfin, la société ne se sépara que vers une heure.
On se criait au revoir, à travers l’escalier.
(É. Zola, Nana, 1879, chapitre 8.)

1. Théâtre où a travaillé Nana et dont le directeur est Bordenave.


104 ANALYSES

Dans ce passage on trouve quatre occurrences de on :


(a) Cependant la soirée se passa bien. On en était venu naturellement à
causer des Variétés...
(b) Fontan, qui n’était pas de la nouvelle pièce, ni de celle qu’on répétait...
(c) On avait tiré le gâteau des Rois…
(d) On se criait au revoir, à travers l’escalier.
Ils appartiennent tous quatre à des fragments assumés par un narrateur
omniscient étranger à l'histoire. Ils permettent d’atténuer la distance entre
le narrateur et ses personnages. Au lieu de renvoyer ces derniers au monde
de la non-personne, le narrateur s’installe en effet sur une frontière entre
l’extériorité qu’implique le récit distancié et le point de vue des personnages
représentés. C’est la conséquence d’une technique narrative qui consiste à
essayer de montrer un certain milieu social à travers le point de vue de ceux
qui y vivent (voir p. 235).
On notera que la présence du premier « on » est étroitement liée à la
position de la phrase où il se trouve, entre deux plans d’énonciation dis-
tincts :
– La phrase précédente, qui ouvre le paragraphe (« Cependant la soirée
se passa bien ») est au passé simple et à la non-personne ; elle est attribuée
au narrateur, qui présente de l’extérieur les actes des personnages.
– Un passage au discours indirect libre (voir p. 225), où il y a mélange
de la voix des personnages et de celle du narrateur, avec une prédominance
de la première : « Cette canaille de Bordenave…pleureraient guère ! »
Dès lors, la phrase « On en était venu naturellement à causer des Varié-
tés » sert de transition ; par son caractère hybride, elle permet de ménager
un palier entre le plan d’énonciation qui précède et celui qui suit : comme
dans la phrase précédente elle est attribuée au narrateur, mais elle exprime
le point de vue des personnages. Son verbe est au plus-que-parfait, tiroir
compatible aussi bien avec la narration de la phrase précédente qu’avec le
discours indirect libre de la phrase suivante ; on y trouve le verbe « causer »,
qui relève du vocabulaire des personnages. L’emploi de « on », qui participe
à la fois du « ils » et du « nous » va dans le même sens.

Gustave Flaubert
(Emma Bovary a été invitée au bal du marquis de la Vaubyessard. Elle
découvre un monde inconnu.)
À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune
femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des
piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castellamare et les Cassines, les
Le on du roman réaliste 105

roses de Gênes, le Colisée au clair de lune. Emma écoutait de son autre


oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On
entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss
Arabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé, en Angle-
terre. L’un se plaignait de ses coureurs qui engraissaient ; un autre, des
fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son cheval.
L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de
billard. Un domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit
des éclats de verre, Mme Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin,
contre les carreaux, des faces de paysan qui regardaient. Alors le souvenir
des Bertaux lui revint. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en
blouse sous les pommiers...
(Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857, I, chap. 8.)

Ce bal auquel participe Emma est aussi pour elle un spectacle étrange, car
elle ignore presque tout de l’identité et des mœurs des gens qu’elle voit. Il y
a deux occurrences de on, une dans chaque paragraphe. Le premier « on »
prend place dans une série de groupes nominaux ou de pronoms indéfi-
nis : « un cavalier », « une jeune femme pâle », « une conversation qu’elle
ne comprenait pas », « un tout jeune homme », « un fossé », « l’un », « un
autre ». Le on est donc exploité ici pour sa valeur d’agent humain indéter-
miné, pour souligner indirectement le sentiment d’exclusion qu’éprouve
une Emma spectatrice passive. Dans la mesure où il neutralise les opposi-
tions singulier/pluriel et masculin/féminin, le on réfère facilement à un
ensemble saisi globalement.
Le deuxième « on » a un référent différent. Cette fois, Emma est prise
dans la collectivité du « On refluait dans la salle de billard ». Mais le dispositif
de spectacle se trouve soudain retourné (« elle tourna la tête... ») : Emma est
convertie en objet de spectacle par le regard des paysans. Pour eux, elle fait
partie d’un on, d’un groupe dont elle se sent pourtant exclue. Or ce monde
paysan est précisément celui dont est originaire la jeune femme, qui se
trouve dans une position intenable puisque, par sa nouvelle condition de
femme d’officier de santé et ses aspirations romanesques, elle n’appartient
plus au monde paysan, sans pour autant appartenir à cette élite qui la fait
rêver. C’est dans cet entre-deux que se joue sa vie tragique. Le on désigne
dans les deux cas le monde des autres, mais ce ne sont pas les mêmes mondes.
Ainsi, dans ce passage de Flaubert, on joue un rôle d’échangeur, dont la
polyvalence articule des espaces distincts. Il réfère à des groupes qui ne sont
pas des ensembles compacts et stables, mais des ensembles qui se font et se
défont en fonction du regard qui se porte sur eux. Il apparaît inséparable
du rapport problématique d’une conscience de personnage avec le monde.
106 ANALYSES

Dans Nana, en revanche, on opère sur une autre frontière, celle entre
narrateur et personnage. L’axe n’est donc pas le même ; il marque une posi-
tion intermédiaire, en quelque sorte « d’observation participante », entre le
narrateur et ce qu’il donne à voir. Celui qui se présente comme à la fois
dedans et dehors, c’est le narrateur naturaliste, médiateur entre le lecteur et
l’univers mis en scène Le « on » réfère à un groupe bien caractérisé, saisi
globalement. Les personnages sont des représentants typiques d’une caté-
gorie sociale que l’on observe dans un moment privilégié de rassemblement :
un repas de galette des rois1.

1. On va voir plus loin un autre exemple de ce procédé, avec le banquet de L’Assommoir


(p. 234).
CHAPITRE 6

Classifiance
et non-classifiance

1 DIVERS TYPES D’ADJECTIFS 6 ADJECTIFS ET DÉTERMINANTS


2 LA CLASSIFIANCE : 7 QUELQUES PLURIELS
SYNTAXE ET ÉNONCIATION À VALEUR STYLISTIQUE

3 « PAUVRE » 8 EFFETS IMPRESSIONNISTES


4 L’ADVERBE « MAR » 9 LA PLACE DE L’ADJECTIF
5 LES NOMS DE QUALITÉ

Le rôle de l’énonciateur, dans le chapitre précédent, a été abordé à travers


les problèmes posés par la référence déictique. Mais l’énonciateur joue aussi
un rôle essentiel dans la modalisation : en énonçant, il montre une certaine
attitude à l’égard de son énoncé. Il manifeste sa subjectivité en particulier
par des jugements de valeur, des évaluations. Pour cela, la langue lui offre
de nombreuses ressources, et au premier chef un grand nombre d’adjectifs
spécialisés.

1. DIVERS TYPES D’ADJECTIFS

Les grammairiens divisent traditionnellement les adjectifs en « objectifs »


et « subjectifs ». Cette répartition, très schématique mais indiscutable dans
son principe, permet d’opposer deux ensembles d’adjectifs aux propriétés
sémantiques différentes : les uns décrivent le monde, les autres expriment
avant tout un jugement de valeur de l’énonciateur :
une tour carrée (objectif) vs une tour ravissante (subjectif)

Cette distinction a également retenu l’attention des logiciens, pour les-


quels elle constitue une source d’embarras. En effet, les deux propositions
Jean est blond et Jean est beau présentent la même structure et attribuent
toutes deux, de la même manière semble-t-il, une propriété à Jean. Pourtant,
108 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE

la première possède une fonction descriptive (elle range Jean dans la classe
des individus blonds), tandis que la seconde est interprétée comme un éloge,
non comme l’attribution d’une propriété définissable univoquement. De la
proposition Jean est blond on peut dire si elle est vraie ou fausse mais, sauf
situation très particulière, on ne peut en faire autant pour Jean est beau.
Cette opposition entre adjectifs « subjectifs » et « objectifs » doit être
affinée. C. Kerbrat-Orecchioni1 a proposé d’opérer les distinctions sui-
vantes :

Adjectifs

objectifs subjectifs

célibataire évaluatifs

affectifs non-axiologiques axiologiques

magnifique long beau

– Les évaluatifs non axiologiques supposent une évaluation qualitative


ou quantitative de l’objet, fondée sur une double norme : interne à l’objet et
spécifique de l’énonciateur. Autrement dit, l’emploi de ce type d’adjectif
dépend de l’idée que l’énonciateur se fait de la norme d’évaluation conve-
nable pour une catégorie d’objets donnée. Si je dis un gros livre, je dis en
réalité que ce livre est plus gros que la norme de grosseur d’un livre, d’après
l’idée que j’en ai, laquelle correspond en général à une norme collective.
Selon les objets concernés et la situation d’énonciation, de multiples facteurs
interviennent dans cette appréciation.
– Les évaluatifs axiologiques impliquent également une double norme,
liée à l’objet support de la propriété et à l’énonciateur. Le « bon », le « beau »,
etc., varient en effet à la fois en fonction de l’objet concerné et du système
d’évaluation de l’énonciateur. S’ils sont en général perçus comme nettement
plus subjectifs que les non-axiologiques, c’est parce que la norme de peti-
tesse d’un livre fait l’objet d’un consensus plus large que celle du beau, par
exemple. Néanmoins, même les jugements de valeur les plus personnels

1. L’Énonciation, de la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin, 1980, p. 83-100.


La classifiance : syntaxe et énonciation 109

s’appuient sur des codes culturels et, suivant les contextes, le même adjectif
apparaîtra plus ou moins subjectif.
– Les affectifs montrent en même temps qu’une propriété de l’objet
qu’ils déterminent une émotion de l’énonciateur à l’égard de cet objet :
effrayant, pathétique… Cette classe présente une intersection avec celle des
« axiologiques » : admirable, détestable, par exemple, sont à la fois axiolo-
giques et affectifs.

2. LA CLASSIFIANCE : SYNTAXE ET ÉNONCIATION

Le caractère « objectif » d’un adjectif peut se formuler ainsi : les propriétés


« être bleu », « être rond », etc. sont définissables indépendamment de toute
énonciation particulière et permettent de délimiter des classes (les livres
bleus constituent un sous-ensemble circonscrit de l’ensemble des livres). En
revanche, dans des contextes syntaxiques appropriés, les adjectifs subjectifs
ne s’interprètent qu’à l’intérieur de l’énonciation singulière dans laquelle ils
figurent : la classe des objets « poignants », « beaux », « charmants »… ne
préexiste pas à l’acte d’énonciation ; ne sont « poignants », « beaux », « char-
mants »… que les objets dits tels par l’énonciateur au moment où il parle1.
Le comportement de ces adjectifs subjectifs, surtout les affectifs, à l’égard
de la négation est significatif. On ne dira pas aussi facilement (sauf cas
d’ironie ou de reprise d’un énoncé antérieur) : « Paul n’est pas merveilleux. »
Cet énoncé est plutôt interprété comme une litote (= « Paul est lamentable »).
Il contraste avec un énoncé comme « Paul n’est pas blond », qui affirme de
Paul que ses cheveux ont une autre couleur. Cette divergence de compor-
tement va de pair avec le fait que les adjectifs affectifs n’ont pas de signifié
bien découpé : il est périlleux d’établir des différences nettes entre répu-
gnant, dégoûtant, exécrable… d’une part, ou merveilleux, splendide,
génial… d’autre part.
On peut mettre en relation cette distinction entre deux types d’adjectifs
avec celle entre structures exclamatives et interrogatives. Quand on pose
une question comme
Luc est-il gentil ?

1. Ce chapitre s’inspire des travaux de J.-C. Milner (De la syntaxe à l’interprétation, Paris,
Seuil, 1978). Mais nous abordons aussi des phénomènes qui n’ont pas été étudiés par Milner.
110 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE

on demande à l’interlocuteur de ranger ou non Luc dans la classe des êtres


gentils. Dans une telle structure, l’adjectif, même si hors contexte il est net-
tement subjectif, tend à être interprété comme objectif. En revanche, dans
l’exclamative
Que Luc est gentil !

l’énonciateur n’a aucun doute sur la gentillesse de Luc : l’énonciation lui


attribue cette gentillesse de manière superlative. Mais dès que l’interroga-
tion devient rhétorique (c’est-à-dire constitue une assertion déguisée), les
adjectifs les plus subjectifs peuvent y apparaître. Alors que la question
*Luc est-il merveilleux ?

est bizarre, la question rhétorique à la forme interro-négative


Luc n’est-il pas merveilleux ?

est parfaitement naturelle.


Les constructions exclamatives et interrogatives permettent donc de
répartir interprétations « subjectives » et « objectives ». Si certains adjectifs
(cf. gentil) sont compatibles avec les deux, d’autres sont plus stables : mer-
veilleux est essentiellement subjectif et carré essentiellement objectif. C’est
pourquoi ce dernier ne peut pas figurer dans une exclamative :
*Quelle maison carrée !

Certes, on peut trouver des énoncés comme


Quelle table splendide avez-vous achetée ?

dans lesquels un adjectif subjectif est pris dans une interrogation, mais
l’interrogation ne porte pas sur splendide, qui donne seulement au passage
une appréciation (comparer à Quelle table ronde avez-vous achetée ?).
Pour décrire cette divergence, on peut parler avec J.-C. Milner1 de clas-
sifiance et de non-classifiance. Employer un adjectif de manière classifiante
(en raison de l’existence d’adjectifs mixtes et de contextes particuliers, il
vaut mieux parler d’emplois que d’adjectifs classifiants), c’est faire entrer des
référents dans des classes délimitables, porteuses d’information. Employer
un adjectif de manière non classifiante, c’est procéder à une évaluation.

1. Op. cit., p. 295.


« Pauvre » 111

3. « PAUVRE »

Le petit groupe d’adjectifs évaluatifs que constituent pauvre, malheureux,


infortuné représente, en matière de non-classifiance, un cas intéressant, qui
les rapproche de celui des « noms de qualité » (voir p. 113). Leurs emplois
non classifiants sont liés à des constructions bien précises : antéposés au
nom (Le pauvre général est tout étonné) ou en incise, accompagnés dans ce
cas d’un déterminant défini et éventuellement suivis d’un nom (Il est ruiné,
le pauvre (garçon) !). En employant ces adjectifs, le locuteur n’apporte pas
une information classifiante sur le nom, il le présente comme la victime du
procès exprimé par la phrase.
Ces adjectifs ont un comportement particulier à l’égard du discours rap-
porté : au discours indirect ils dépendent nécessairement de la subjectivité
du rapporteur. Ainsi dans
Paul m’a affirmé que ce pauvre Jules était revenu.

l’évaluation que suppose pauvre est prise en charge (sauf distanciation


explicite) par le rapporteur (quoique Paul puisse la partager). Avec les
adjectifs non classifiants ordinaires il en va autrement : Paul m’a dit qu’il
avait une magnifique voiture n’implique pas que le rapporteur adopte ce
jugement de valeur.
Il existe toutefois une différence notable entre l’emploi antéposé et
l’emploi en incise : l’évaluation négative que l’incise associe à un individu
est inséparable du contenu même de l’énonciation particulière dans laquelle
elle prend place. L’incise indique que le procès évoqué par l’énoncé s’accom-
plit au détriment de l’actant associé à l’adjectif. Le prédicat doit donc être
marqué négativement. On ne peut pas dire, sauf situations spéciales :
* Il a été récompensé, le malheureux !

Il faut plutôt un prédicat d’orientation opposée :


Il est ruiné, le malheureux !

Le groupe nominal en incise ne désigne par lui-même aucun objet ; il


reprend le nom antécédent. On dira qu’il n’a pas d’autonomie référen-
tielle, dans la mesure où il ne réfère qu’à travers sa relation à tel antécédent
dans telle ou telle énonciation particulière. La célèbre scène de Tartuffe (I, 5)
où Orgon répète obstinément « le pauvre homme ! » exploite au mieux les
particularités de ce type d’incise. L’effet comique repose sur le fait que
l’incise doit s’interpréter par rapport à chacune des énonciations de Dorine
qui précèdent :
112 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE

Dorine
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir
Avec un mal de tête étrange à concevoir
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Tartuffe ? Il se porte à merveille
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
Orgon
Le pauvre homme !

Orgon devrait placer son incise à la fin des énoncés concernant sa femme,
et dire « la pauvre femme ! ». L’« erreur » d’Orgon est là pour signifier une
vérité : Tartuffe occupe dans le cœur et la maison d’Orgon la place de
l’épouse. La transgression énonciative renvoie à un dérèglement de
l’ensemble de la cellule familiale.

4. L’ADVERBE « MAR »

On peut élargir la réflexion à un phénomène voisin, emprunté à la littérature


d’ancien français. L’adverbe mar, comme pauvre en incise, permet à l’énon-
ciateur de qualifier un participant de l’action par la relation qu’il établit, par
son énonciation même, avec le procès dans lequel se trouve impliqué ce
personnage1. Soit ces deux vers de La Chanson de Roland :
Felun païen mar i vindrent as porz
Jo vos plevis, tuz sunt jugez a mor.

On pourrait les traduire ainsi : « Pour leur malheur, les félons païens
vinrent aux ports / Je vous le garantis, tous sont voués à la mort. » Nous
avons traduit mar par « pour leur malheur », ainsi qu’on le fait habituelle-
ment. Selon B. Cerquiglini, la paraphrase convenable du premier vers serait
plutôt : « Les Païens félons ont eu bien tort de considérer, comme on peut
me semble-t-il supposer qu’ils l’ont fait, que venir aux ports serait au moins
un avantage » ; affirmation que l’énonciateur justifie ensuite en produisant
le second vers2.

1. Nous suivons ici l’analyse de B. Cerquiglini, La Parole médiévale, Paris, Éd. de Minuit,
1981.
2. Op. cit., p. 172.
Les noms de qualité 113

L’opération énonciative qu’implique mar s’analyse ainsi :


(1) L’énonciateur attribue au sujet (ici les païens félons) un prédicat
(« vinrent aux ports »).
(2) Il associe un implicite à cette relation, à savoir que les païens en agis-
sant ainsi pensaient que cela leur serait favorable.
(3) Il établit une discordance entre cet élément implicite et la situation
dont il fait part au vers suivant : ils mourront tous.
Le contenu implicite, à savoir l’idée que les païens se faisaient en arrivant,
doit être reconstitué par le destinataire à partir de sa connaissance de la
valeur de mar et du contexte. Ici mar possède une interprétation que l’on
appelle « détrimentaire » (les païens sont victimes du procès) ; dans d’autres
contextes, il peut s’interpréter comme « inopérant » et se traduira alors par
vainement.
À la différence de l’adjectif détrimentaire pauvre, mar ne peut porter que
sur le sujet de la phrase. En outre, « le pauvre ! » combine valeur détrimen-
taire et compassion de la part de l’énonciateur, alors que mar, comme le
montre notre exemple, ne suppose pas de compassion, à moins qu’il ne
porte sur les actes de l’énonciateur lui-même.
L’emploi de mar est étroitement lié à une littérature narrative orale qui
souligne les effets dramatiques. Le narrateur énonce que l’action se retourne
contre celui qui s’est engagé dans une entreprise sans songer à ses consé-
quences fâcheuses éventuelles. Rebondissements et erreurs fatales des per-
sonnages tissent une aventure soutenue par une morale
collective qu’invoque un narrateur qui maîtrise la totalité de l’histoire.

5. LES NOMS DE QUALITÉ

Considérons à présent le début du grand monologue de Figaro :


Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !… nul animal
créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ?…
Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maî-
tresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de la céré-
monie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi, comme un benêt… ! Non,
Monsieur de Comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas…
(Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, V, 3 ; c’est nous qui soulignons.)

Ce passage est centré exprimer l’émotion du locuteur, qui croit que la


femme qu’il vient d’épouser le trahit. On y rencontre ainsi des phénomènes
dialogiques (apostrophes, interrogations, « non », « vous ne l’aurez pas »…),
114 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE

des énoncés inachevés, etc. Parmi ces éléments subjectifs, on peut relever
un groupe nominal qui possède des propriétés singulières : le perfide. En
effet, il peut figurer dans deux constructions : ce ou le + Nom de qua-
lité + de + Nom (ce perfide de Comte), et en incise à différents endroits de
la phrase (Il lisait, en riant, le perfide !). Ce nom appartient à la catégorie
des noms de qualité1.
À ces particularités syntaxiques sont associées des particularités séman-
tiques qui les séparent des noms ordinaires. Alors que ces derniers pos-
sèdent un signifié relativement stable, indépendant de telle ou telle
énonciation singulière, et qui permet de leur attribuer une classe de référents
virtuels (sera dit pré, par exemple, un référent possédant les propriétés cor-
respondant au signifié de ce nom), les noms de qualité n’ont de référent que
par les actes d’énonciation des sujets. « Le perfide ! » désigne une personne
que je traite de « perfide », et qui n’est perfide que par mon énonciation. En
dehors d’une énonciation particulière, il n’existe pas de classe de perfides,
d’imbéciles, de monstres… qu’on puisse délimiter a priori. Dans le mono-
logue de Figaro, le Comte n’est perfide qu’associé à un énoncé où « il riait
en lisant ».
Ainsi, il suffit qu’apparaisse ce type de noms pour qu’il faille restituer la
présence d’une conscience source de l’évaluation. C’est le cas dans cette
phrase de L’Assommoir de Zola :
Selon les Boche, au contraire, la blanchisseuse, dès sa première nuit, s’en
était allée retrouver son ancien époux, aussitôt que ce jeanjean de Coupeau
avait ronflé.
(Chapitre VIII.)

La présence du nom de qualité jeanjean, qui signifie « niais », dans une


phrase apparemment neutre indique au lecteur que l’événement est en fait
raconté à travers le point de vue des Boche, par un phénomène de « conta-
mination lexicale » (voir p. 232), c’est-à-dire en utilisant une désignation
qui correspond au jugement de valeur qu’ils portent sur Coupeau. Celui-ci
est un « jeanjean » parce qu’il dort tranquillement pendant que sa femme
le trompe.

1. Sur cette catégorie de noms, voir J.-C. Milner, op. cit., chap. IV-VI.
Adjectifs et déterminants 115

6. ADJECTIFS ET DÉTERMINANTS

La non-classifiance ne concerne pas seulement les adjectifs ou certains


noms. Les déterminants du nom s’y trouvent également impliqués, et d’une
manière qui intéresse directement l’analyse stylistique.
On distingue traditionnellement substantifs « comptables » (chien, mai-
son…) et « non comptables » (le beurre, la souffrance…). A. Culioli a affiné
cette opposition en distinguant trois classes au lieu de deux1:
– les noms discrets, qui correspondent aux « comptables » : dire J’ai vu
un chien, c’est seulement distinguer un exemplaire de chien par rapport à
un autre exemplaire de la même catégorie ;
– les termes compacts, pour l’essentiel issus de nominalisations (par
exemple douceur, blancheur…), impliquent une relation à un support : la
« douceur » est nécessairement une propriété d’un objet support, explicité
ou non dans le contexte. Les compacts varient en degré, de manière conti-
nue : une grande douceur ;
– les termes denses (beurre, eau…) sont quantifiables par prélèvement
d’une partie : un peu d’eau, une bouteille de lait, beaucoup de beurre. À la
différence des compacts, ils n’ont pas besoin d’un support (on peut dire
« J’ai acheté du beurre »).
Cette tripartition, en fait, n’est pas une typologie des noms, mais des
types de fonctionnement des noms dans les énoncés. Le même nom peut
passer d’un fonctionnement à l’autre : J’ai vu un chien (discret)/Chez ce
fourreur vous trouverez du chien et du vison (dense). Mais il est évident que
tel ou tel nom privilégie plutôt tel ou tel type de fonctionnement.
Avec l’article indéfini, pour les fonctionnements denses et compacts la
présence d’un adjectif épithète est obligatoire : *une eau, *une douceur…
Qu’il soit modifié par des adjectifs non classifiants (une eau limpide, une
douceur printanière…) ou classifiants (une eau verte, une douceur
blonde…), l’ensemble du groupe nominal prend alors une valeur non clas-
sifiante. De fait, quand il s’agit de fonctionnement compact, les expansions
du nom (adjectifs ou groupes prépositionnels) tendent à se figer et à prendre
une valeur d’intensif : une beauté radieuse, une douceur d’ange… ne dési-
gnent pas un genre particulier de beauté ou de douceur, mais la douceur ou
la beauté par excellence.

1. Sur cette tripartition, on peut consulter l’article de Sarah de Vogüé, « Discret, dense,
compact : les enjeux énonciatifs d’une typologie lexicale », dans La Notion de prédicat, J.-
J. Franckel (dir.), collection ERA 642, U.F.R.L., Université Paris-VII, 1989.
116 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE

De leur côté, quand ils sont employés avec des termes habituellement
denses, les groupes nominaux avec le déterminant un se distinguent de ceux
avec l’article partitif comme le non-classifiant se distingue du classifiant : le
partitif prélève une quantité non déterminée d’une substance divisible,
douée d’une propriété classifiante : de l’eau fraîche s’interprète comme « une
certaine quantité d’eau qui est fraîche, et non tiède, froide… ». En revanche,
une eau fraîche valorise sans prélever de quantité ni attribuer une propriété
classifiante : l’eau est considérée en elle-même, hors de toute opposition à
d’autres eaux.
Effectivement, avec l’article partitif l’emploi d’adjectifs clairement non
classifiants semble très difficile. Il aperçut une eau azurée passe beaucoup
mieux que l’énoncé *Il aperçut de l’eau azurée. Le premier paraît sorti tout
droit d’un texte littéraire, le second est étrange, voire parodique. Les adjec-
tifs du type azuré (limpide, cristallin…) appartiennent précisément à un
ensemble singulier : ce ne sont pas des adjectifs de couleur classifiants
(comme bleu, rouge…), ils ne désignent aucune propriété objective, mais
investissent l’objet dénoté d’une valeur esthétique positive et traduisent une
impression. Ce groupe d’adjectifs qui n’ont d’autre usage que non classifiant
sont étrangers à tout système de degré, de comparaison, à tout ce qui sup-
pose une objectivation quantitative : de là l’impossibilité d’un énoncé
comme *J’ai vu couler une eau plus bleutée que chez toi. Quand Flaubert
écrit dans L’Éducation sentimentale (II, IV), « le soleil couchant allongeait
à hauteur d’homme une lumière roussâtre », le groupe nominal ne dénote
pas tant un objet qu’il n’évoque l’émotion esthétique suscitée par le spectacle
du soleil se couchant sur l’Arc de triomphe.
Ces caractéristiques se retrouvent dans un certain nombre de groupes
prépositionnels ou d’épithètes stéréotypés qui sont associés au nom : une
herbe d’émeraude, une peau d’ébène, une blancheur de lys, une neige imma-
culée… Une herbe « d’émeraude » est moins une herbe verte qu’une herbe
qui est perçue comme un objet de contemplation esthétique, dont la couleur
correspond parfaitement à une essence, à l’herbe idéale. Les groupes nomi-
naux de ce type entretiennent un rapport privilégié avec le discours littéraire.
Cela ne signifie pas que tous les textes littéraires en font usage ni qu’on ne
les trouve que dans les textes littéraires, mais que leur emploi est perçu
comme produisant un « effet » littéraire. En disant une neige immaculée…
l’énonciateur institue une relation au monde très différente de celle
qu’impliquent des groupes nominaux comme de la neige fondue ou la neige
de la montagne. Dans le premier cas il renvoie à un stéréotype valorisé,
associé à un imaginaire (la neige pure, floconneuse, fraîche…), dans le
second cas il réfère à un objet du monde sur lequel il est possible d’agir.
Quelques pluriels à valeur stylistique 117

Ce fonctionnement est particulièrement visible dans cet extrait d’une


critique de film :
Le réalisateur reste fidèle à lui-même, sa marque de fabrique étant l’esthé-
tique des images, tout en contrastes ici, tant en termes de couleurs que de
textures : les sabots d’un cheval noir comme l’ébène foulant le sol drapé
d’une neige immaculée, le souffle de la cape de velours rouge de Belle
dans la forêt, le frémissement d’un buisson de roses veloutées.1

Le contexte précise que le film met l’accent sur « l’esthétique des images »,
ce qu’illustre l’emploi de caractérisations esthétisantes stéréotypées.

7. QUELQUES PLURIELS À VALEUR STYLISTIQUE

Dans le même ordre d’idées, on peut évoquer l’existence de pluriels à qui


on attribue communément une valeur « poétique ». Les effets de sens liés à
ce type de pluriel sont variables ; ils dépendent du nom considéré (les sables,
les neiges, les pluies, les eaux…), de son déterminant ou de ses compléments,
de l’ensemble de l’énoncé, voire du passage dans lequel il figure. Au groupe
nominal les sables, par exemple, hors contexte on peut attribuer pas moins
de quatre interprétations possibles, dont les trois premières entretiennent
une relation privilégiée avec le discours littéraire :
« (a) Une quantité de sable perçue comme une étendue sablonneuse ;
(b) Une quantité de sable perçue comme une masse sablonneuse ou un
volume sablonneux ;
(c) Une étendue/masse sablonneuse perçue comme une force qui agit ;
(d) Une quantité de sable perçue comme une classe de sortes de sables2. »
À l’interprétation (a) on peut rattacher cet exemple significatif où le
désert est objet de contemplation et de rêverie :
Je me sentais de connivence avec la pointe de ce paysage glissant au
dépouillement absolu. Il était fin et commencement. Au-delà de ces éten-
dues de joncs lugubres s’étendaient les sables du désert, plus stériles
encore ; et au-delà – pareils à la mort qu’on traverse derrière une brume

1. Site « Le Petit Grenoblois » (13 mars 2014) : http://www.lepetitgrenoblois.com/tag/la-


belle-et-la-bete/ (consulté le 15 mars 2018).
2. Maria Jarrega, Le rôle du pluriel dans la construction du sens des syntagmes nominaux en
français contemporain, thèse de linguistique de l’université Paris X, 2000, p. 235.
118 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE

de mirage –, étincelaient les cimes auxquelles je ne pouvais plus refuser


un nom.
(Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, 1951, p. 74.)

Ici, l’on peut très difficilement remplacer les sables par le sable. Le pluriel
les sables semble en effet ôter aux noms toute valeur classifiante ; il s’agit
d’une étendue indéterminée :
L’absence de délimitation quantitative entraîne l’interprétation de type
« flou », « infinitude », « immensité ». Ceci justifie l’apparition de les sables
dans les énoncés littéraires où sont notamment privilégiées les descrip-
tions panoramiques de paysages, l’idée de la quête éternelle, de l’égare-
ment et du déploiement des impressions troublantes des personnages1.

Cet effet d’illimitation concerne le support même de ces sables : le groupe


nominal au pluriel ne distingue pas entre collines, dunes, montagnes, pla-
teaux… On dira donc difficilement Il vit les sables d’une dune, alors qu’un
énoncé comme J’ai observé le sable de la dune ne pose pas de problème : dire
le sable, c’est en effet insister sur la matière sableuse, non sur l’impression
qu’elle donne.
À l’inverse, on trouve des noms dont le référent exige qu’ils soient au
pluriel, mais qui, associés à un, perdent leur caractère classifiant. C’est le cas,
en particulier, de doigts, yeux, mains… qui, sauf contextes spéciaux (par
exemple sa main droite saignait), s’utilisent habituellement au pluriel. Or
si on lit Sa lèvre était douce comme le miel ou Un œil noir te regarde, on
comprend qu’il s’agit des deux lèvres ou des deux yeux. Tandis que Elle a
des yeux noirs possède un sens descriptif, Un œil noir te regarde suggère
d’autres valeurs (funèbres, mystérieuses…), tout ce qu’on peut associer par
exemple au personnage de Carmen dans le célèbre air du toréador :
Toreador, en garde ! Toreador, Toreador!
Et songe bien, oui, songe en combattant
Qu’un œil noir te regarde,
Et que l’amour t’attend,
Toreador, l’amour t’attend !
(Carmen, II, 2.)

Ces singuliers de noms normalement au pluriel diffèrent des noms qui


sont normalement au singulier parce qu’ils réfèrent à un objet unique. Ainsi
ciel, lune, soleil…, qui ont un référent unique et défini ; *un ciel ou *une lune

1. M. Jarrega, op. cit., p. 232.


Effets impressionnistes 119

sont donc logiquement exclus. L’emploi de l’indéfini devient néanmoins


possible dans des expressions nominales comme une lune glacée ou un ciel
d’airain, dont les expansions du nom sont non classifiantes : on ne réfère
alors au ciel et à la lune qu’en tant qu’ils suscitent une certaine impression
sur un sujet, qu’ils activent tout un imaginaire. C’est pourquoi, dans un
énoncé comme Une lune jaune se leva dans le ciel, l’adjectif jaune tend à
prendre une valeur non classifiante.

8. EFFETS IMPRESSIONNISTES

Le procédé qui consiste à associer un article indéfini à un terme qui entre


habituellement dans des fonctionnements compacts (fraîcheur, tremble-
ment…), de manière à provoquer un effet de non-classifiance, a été parti-
culièrement apprécié des romanciers de la fin du xixe siècle, adeptes de
l’écriture dite « artiste ». À sa manière, la littérature participait d’un mou-
vement d’ensemble qui, en peinture, a pris le visage de l’impressionnisme :
l’essentiel n’était pas de découper le réel, mais de déployer un univers
d’impressions.
Le roman naturaliste a ainsi fait un usage tout à fait intéressant de la
combinaison du déterminant un avec un nom déverbal (un frémissement
de plumes blanches, un miroitement d’ivoire, un piétinement de troupeau…)
dans laquelle le génitif s’interprète comme un sujet (les plumes frémissent,
l’ivoire miroite…). Par exemple :
– Était-ce possible […] que tout cet horizon de ville peuplée et active fût
l’horizon de cité maudite, aperçu dans un éclaboussement de sang, la nuit
de son arrivée ?
(É. Zola, L’Œuvre, chap. IV, Le Livre de Poche, p. 118.)

– Le soleil montait dans un poudroiement adouci de rayons.


(É. Zola, Une page d’amour, I, V, Le Livre de Poche, p. 78.)

– Il y eut un flamboiement, une tombée de neige d’or sur une ville de cristal.
(É. Zola, Ibid., IV, V, p. 369.)

Les noms « déverbaux » se caractérisent :


1) par la relation morphologique et sémantique qu’ils entretiennent avec
un verbe (frémir → frémissement) ;
2) par le fait qu’ils se combinent avec les mêmes groupes nominaux que ce
verbe et leur confèrent les mêmes rôles : si l’on n’a pas *Le désespoir
miroite, on n’aura pas non plus *Le miroitement du désespoir… Quand
120 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE

le verbe est intransitif, le génitif en de est nécessairement interprété


comme sujet (« génitif subjectif », comme dans nos exemples) ; quand le
verbe est transitif, le génitif peut aussi être interprété comme le complé-
ment d’objet (« génitif objectif » : la revendication des congés payés) ;
3) par la nécessité d’être interprétés comme une phrase. Cela va de pair avec
leur sens « processif », dynamique : la revendication des congés n’est
déverbal que s’il réfère à l’action de revendiquer (en revanche dans J’ai
déchiré votre revendication, on a affaire à un objet, non à un processus) ;
4) par l’impossibilité d’entrer dans un fonctionnement de type discret :
*deux miroitements de la glace, *trois piétinements du troupeau…
Les exemples du type un poudroiement de rayons, un éclaboussement de
sang… s’interprètent comme des processus, tout en se combinant avec un.
Le groupe nominal prend alors une valeur non classifiante. Mais il existe
une différence importante entre la non-classifiance d’un frémissement de
plumes et celle d’une eau d’émeraude : avec les noms déverbaux, le complé-
ment du nom s’interprète comme sujet, alors que le complément de
termes comme eau possède un statut d’épithète.
Les choses sont même plus complexes. Dans un frémissement de plumes
le génitif tend à posséder une double interprétation : il s’interprète comme
sujet, on l’a dit, mais il se rapproche aussi des groupes nominaux du type
une herbe d’émeraude. De même que l’émeraude ne désigne pas la couleur
d’un objet particulier mais une sorte d’étalon, de modèle idéal, de même
avec un frémissement de plumes ou un miroitement d’ivoire les plumes ou
l’ivoire apparaissent comme les substances frémissantes ou miroitantes par
excellence, des essences. En témoigne l’absence de déterminant devant le
nom complément : *un miroitement de l’ivoire est exclu. Il ne s’agit pas en
effet de référer à un objet perceptible (l’ivoire en l’occurrence) mais d’abs-
traire les qualités associées stéréotypiquement à l’ivoire.
Il se produit ainsi un déplacement significatif : alors qu’en français le sujet
est par définition un élément qui domine dans le domaine syntaxique où il
figure (phrase ou groupe nominal), ici le sujet semble dominé par l’élément
verbal. Écrire les plumes frémissaient ou l’ivoire miroitait, c’est affecter un
prédicat de type processif à des objets stables (les plumes, l’ivoire…) ; en
revanche, écrire un miroitement d’ivoire ou un frémissement de plumes, c’est
placer au premier plan le processus lui-même, ou plutôt l’impression pro-
voquée par ce processus, et faire du nom sujet moins le support qu’une
caractérisation de l’impression : on évoque un piétinement de troupeau un
peu comme on évoquerait une eau de cristal. En un sens, les plumes ou
l’ivoire jouent ici un rôle comparable à celui des nymphéas ou de la façade
La place de l’adjectif 121

de la cathédrale de Rouen chez Monet : le peintre ne vise pas tant à repré-


senter des nymphéas ou des cathédrales qu’à capter un objet dont la ren-
contre avec la lumière libère une impression rare.
Au-delà de l’incidence stylistique immédiate de tels faits de langue, on
pourrait utilement s’interroger sur la relation, quelque peu paradoxale au
premier abord, qui unit le roman naturaliste à des procédés caractéristiques
de « l’écriture artiste » de la fin du xixe siècle. Pourquoi faut-il que la litté-
rature exhibe avec force son artifice au moment même où elle prétend copier
le réel au plus près ? Il est vraisemblable que les romanciers naturalistes,
constamment sous la menace de ne pas être considérés comme de véritables
écrivains, se sentaient obligés d’exhiber les signes les plus univoques de
l’appartenance à la littérature ; et ceci d’autant plus qu’ils écrivaient des
romans, genre jugé moins noble que la poésie.

9. LA PLACE DE L’ADJECTIF

Dans la grammaire, les problèmes sémantiques posés par la place de l’adjec-


tif sont traditionnellement traités en faisant appel à des considérations
d’ordre stylistique. C’est en effet un point d’inscription privilégié de la lit-
térature dans la langue. Nous nous limiterons ici aux phénomènes qui inté-
ressent immédiatement la littérature, laissant en particulier de côté les
adjectifs antéposés à valeur intensive (vrai, grand, parfait…) et les opposi-
tions d’homonymes du type ancienne maison/maison ancienne, où la posi-
tion de l’adjectif est strictement contrainte.
La possibilité d’antéposer ou de postposer l’adjectif sans modifier pour
autant l’interprétation du groupe nominal est essentiellement le fait
d’emplois non classifiants. C’est ainsi qu’entre une tarte délicieuse et une
délicieuse tarte on ne perçoit qu’une différence d’insistance. Dans cet énoncé
de Chateaubriand
Dans ses joues d’une blancheur éclatante, on distinguait quelques veines
bleues.
(Atala.)

on peut mettre en contraste le premier adjectif, dont la non-classifiance


s’accommode des deux positions (on aurait pu avoir « d’une éclatante blan-
cheur » sans que le sens soit altéré), et le second, classifiant, qui ne peut être
que postposé.
On l’a vu, l’adjectif classifiant ajoute une information au nom, sur laquelle
peut porter le poids d’une interrogation ; en revanche, le caractère non
oppositif de l’information apportée par un emploi non classifiant, son flou
122 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE

sémantique rendent sa position par rapport au nom indifférente et lui inter-


disent de supporter une interrogation.
La liberté des adjectifs non classifiants n’est cependant pas illimitée.
Outre l’effet d’insistance évoqué plus haut, il faut faire la part des facteurs
d’ordre prosodique : on a tendance à placer en seconde position l’élément
le plus long : une victoire époustouflante plutôt qu’une époustouflante vic-
toire (une volonté d’insistance peut néanmoins annuler cette tendance de
la prosodie française). De plus, si l’adjectif possède des compléments, il est
obligatoirement postposé :
un garçon sympathique à tous vs *un sympathique à tous garçon

L’analyse stylistique s’intéresse surtout à l’antéposition d’adjectifs classi-


fiants, qui a une forte incidence sur le sens. On croise ici la traditionnelle
notion d’épithète rhétorique (dite aussi simplement épithète dans les traités
de rhétorique). Marmontel la définissait ainsi, à la fin du xviiie siècle :
En éloquence et en poésie, on appelle épithète un adjectif sans lequel l’idée
principale serait suffisamment exprimée, mais qui lui donne ou plus de
force, ou plus de noblesse, ou plus d’élévation, ou quelque chose de plus fin,
de plus délicat, de plus touchant, ou quelque singularité piquante, ou une
couleur plus riante et plus vive ou quelque trait de caractère plus sensible
aux yeux de l’esprit1.

Pour éclairer cette définition, on peut reprendre un exemple de P. Rou-


baud, l’auteur des Synonymes français (1785) que commente le grammai-
rien ainsi Pierre Fontanier au début du xixe siècle :
L’esprit chagrin attriste en quelque sorte les objets les plus rians. La pâle
mort frappe également du pied à la porte du pauvre, et à celle des rois.
Supprimez dans la première phrase le mot chagrin, elle n’a plus de sens.
Supprimez dans la seconde le mot pâle, le sens reste, mais l’image est
décolorée. Le mot chagrin n’est donc que purement adjectif dans la pre-
mière phrase, et le mot pâle est épithète dans la seconde2.

1. Éléments de littérature, article « Épithète », 1787. Sur le problème des épithètes rhéto-
riques, on peut se reporter à l’article de F. Berlan, « L’épithète entre rhétorique, logique et
grammaire aux xviie et xviiie siècles », in Histoire, épistémologie, langage, tome 14, I, 1992,
p. 181-198.
2. Les Figures du discours (1830), rééd. Flammarion, p. 324.
La place de l’adjectif 123

Cette notion d’épithète recouvre deux catégories identifiées par la rhé-


torique classique :
– Les épithètes de caractère, qui sont associées aux noms propres de
personne : « l’ingénieux Ulysse », « le sage Nestor »… ;
– Les épithètes de nature, qui sont antéposées aux noms communs : « la
sombre nuit », « l’étroit corridor »… Elles ont pour effet de faire ressortir
une part du signifié du substantif qui les suit. De fait, si l’on met en regard
(1) un noir forfait et (1’) un mur noir
de pâles spectres une couleur pâle

il apparaît qu’en (1’) l’adjectif a une valeur classifiante, qu’il est suscep-
tible de supporter l’incidence d’interrogations (Est-ce un mur noir ? Aime-
t-il les couleurs pâles ?). Dans (1), en revanche, l’adjectif n’ajoute
pratiquement aucun trait sémantique à ceux qui sont déjà contenus dans le
nom, il ne fait qu’expliciter en quelque sorte un trait latent : la pâleur fait
partie du stéréotype du spectre, et la noirceur caractérise tout forfait. Il se
produit alors une modification sémantique de l’adjectif : ainsi antéposés,
pâle ou noir ne désignent plus vraiment des couleurs. La pâleur du spectre
s’interprète plutôt comme absence de vie, fragilité… de la même manière
que la blancheur des « blancs moutons » renvoie à l’innocence, la pureté1…
Ce changement sémantique ressort clairement de la difficulté qu’il y a à
placer des déterminants numériques devant ces antépositions. Leur visée
classifiante est en effet peu compatible avec de tels emplois : *J’ai rentré six
blancs moutons paraît quelque peu incongru. Cette combinaison est néan-
moins possible si le chiffre en question est un stéréotype, une réalité notoire
qui n’oppose pas un nombre aux autres de la série. On peut ainsi référer aux
Parques en disant les trois noires divinités parce qu’il s’agit par nature
d’une trinité.
La littérature nourrit une prédilection pour ce genre d’antépositions : les
noirs chevaux de l’Érèbe, la douce brise, la verte campagne… Cela n’a rien
de surprenant, si l’on songe au rapport qu’entretient le discours littéraire
avec des stéréotypes fixés dans la culture : écrire la verte nature ou les rus-
tiques chaumières, c’est abandonner un univers de référents délimitables
pour un univers de notions codées dans la culture, un univers de stéréotype
où sont sédimentées un certain nombre de valeurs. La langue ne sert pas ici

1. Cette analyse de l’antéposition des adjectifs épithètes de couleur a été défendue par divers
auteurs : de P. Guiraud (La Syntaxe du français, PUF, « Que sais-je ? », 1962, chap. V) à J.-
M. Gouvard (« Remarques sur la syntaxe des épithètes dans les textes poétiques », in L’Ordre
des mots à la lecture des textes, A. Fontvieille-Cordani et S. Thonnerieux (dir.), Lyon, PUL,
2009, p. 101-118).
124 CLASSIFIANCE ET NON-CLASSIFIANCE

à manipuler des objets du monde, mais à activer une culture partagée.


Quand on lit sous la plume de Chateaubriand :
La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu
de la nuit, comme une blanche vestale…
(Atala.)

Les adjectifs épithètes pâle et blanc ne font qu’actualiser un contenu latent


dans les notions de lune ou de vestale telles qu’elles circulent dans une cer-
taine culture. On sait que les vestales romaines étaient obligées de rester
chastes ; or la pureté est traditionnellement associée au blanc. Une compa-
raison qui n’a ici rien de fortuit puisque l’héroïne du roman, Atala, meurt
pour respecter son vœu de chasteté.
Sur ce point, on ne peut pas faire abstraction de l’histoire de la littérature.
Jusqu’au romantisme on valorisait le recours systématique à des clichés,
l’inscription délibérée dans un code reconnu comme littéraire. On réaffir-
mait ainsi à chaque stéréotype l’appartenance de son propre discours à un
code prestigieux, éloigné de l’usage quotidien. C’est à partir du romantisme
qu’on s’est systématiquement défié des stéréotypes, qu’on s’est mis à contes-
ter la notion même de « langue littéraire ». Les vers de Hugo à ce sujet sont
bien connus :
J’ai dit à la narine : eh mais ! tu n’es qu’un nez !
J’ai dit au long fruit d’or : Mais tu n’es qu’une poire !
(« En réponse à un acte d’accusation », Les Contemplations.)

Désormais, chaque écrivain est censé définir souverainement son propre


usage de la langue, hors de tout code littéraire collectif. Dans les faits, les
choses sont beaucoup plus complexes : la production littéraire, qu’elle le
veuille ou non, s’appuie sur des signes de « littérarité », des termes (azuré,
d’ébène…), des constructions, certains emplois des temps, etc. qui marquent
l’appartenance à un certain usage de la langue1.
L’antéposition de l’adjectif devient difficile quand elle ne peut pas
s’appuyer sur une redondance entre le nom et l’adjectif : hors contexte, les
noirs espoirs ou les pâles tomates semblent bizarres. Nous disons « hors
contexte » parce qu’en l’absence d’une redondance préétablie dans la culture
c’est l’univers créé par le texte qui peut légitimer de telles antépositions. Dans
un récit où les agneaux seraient constamment présentés comme destruc-
teurs, un syntagme comme les sauvages agneaux serait parfaitement naturel.

1. Sur cette très intéressante question de la « langue littéraire » à partir du xixe siècle, voir
le volume collectif dirigé par G. Philippe et J. Piat : La Langue littéraire (Paris, Fayard, 2009).
La place de l’adjectif 125

En effet, tout texte s’appuie sur du préconstruit, mais a également la possi-


bilité d’établir des réseaux de sens inédits, qui peuvent éventuellement à
leur tour constituer un préconstruit pour des textes ultérieurs. Dans cette
phrase de Proust sur l’œuvre du musicien Vinteuil :
Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de la blanche
sonate…
(La Prisonnière, Flammarion, 1984, p. 357 ; c’est nous qui soulignons.)

les deux antépositions peuvent sembler surprenantes. Rougeoyant a beau


être un adjectif impressionniste, il demeure un adjectif de couleur, dont
l’antéposition présuppose normalement une forme de redondance séman-
tique avec le nom. Avec sonate la redondance de blanche ne va pas non plus
de soi. Si l’on élimine la volonté de transgression, non pertinente ici, il reste
à trouver dans le contexte les éléments d’une explication. D’une manière
générale, l’œuvre de Proust s’appuie sur une théorie explicite des corres-
pondances entre les différents arts : musique, littérature et peinture, en par-
ticulier. Cette correspondance se trouve en quelque sorte réalisée dans le
texte même du roman quand l’auteur se sert d’adjectifs picturaux pour
décrire l’impression provoquée par la musique. Mais ces correspondances
ont été préparées par le texte ; quelques pages avant d’introduire « la blanche
sonate » le narrateur associe à ce morceau de musique des expressions
comme « aube liliale et champêtre », « roucoulement de colombe », « tendre
et candide sonate »… Autant de traits sémantiques qui sont venus se
condenser dans le groupe nominal la blanche sonate, où blanc a perdu toute
fonction classifiante.
En écrivant que cette musique « étendait, notes par notes, touches par
touches, les colorations inconnues, inestimables, d’un univers insoup-
çonné1 » (c’est nous qui soulignons), Proust insiste très justement sur le
caractère inédit des associations qu’il crée ainsi. Cet univers était auparavant
« insoupçonné », certes, mais si l’œuvre réussit à imposer son monde à ses
lecteurs il devient aussi évident que celui auquel nous sommes accoutumés.
Le romancier qui évoque un « rougeoyant septuor » ou une « blanche
sonate » construit un univers où il serait dans la nature des morceaux de
musique d’avoir une couleur, au même titre que dans la culture française il
est dans la nature des moutons stéréotypiques d’être blancs.

1. La Prisonnière, p. 357.
Analyses

1. NON-CLASSIFIANCE ET UTOPIE

Les xviie et xviiie siècles constituent une sorte d’âge d’or de l’épithète rhé-
torique. On peut le voir dans ces deux extraits du Télémaque de Fénelon,
roman d’éducation qui, prétendant imiter la littérature grecque antique,
recourt massivement à ces épithètes.
(Apollon, chassé de l’Olympe par Jupiter, est contraint de se faire berger.
Sous son influence les bergers, qui menaient une vie sauvage, se civilisent.)
(1) Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre
leur vie agréable. Il chantait les fleurs dont le printemps se couronne, les
parfums qu’il répand et la verdure qui naît sous ses pas. Puis il chantait
les délicieuses nuits de l’été, où les zéphyrs rafraîchissent les hommes et
où la rosée désaltère la terre. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits
dorés dont l’automne récompense les travaux des laboureurs, et le repos
de l’hiver, pendant lequel la jeunesse folâtre danse auprès du feu. Enfin il
représentait les forêts sombres qui couvrent les montagnes et les creux
vallons, où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des
riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie
champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de merveilleux.
Bientôt les bergers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux que les rois, et
leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés.
Les jeux, les ris, les grâces suivaient partout les innocentes bergères. Tous
les jours étaient des jours de fête : on n’entendait plus que le gazouillement
des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui se jouaient dans les
rameaux des arbres, ou le murmure d’une onde claire qui tombait de
quelque rocher, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui
suivaient Apollon.
(François de La Motte-Fénelon, Les Aventures de Télémaque, livre II, 1699.)
Non-classifiance et utopie 127

(Télémaque raconte à Calypso son voyage en Crète, sagement gouvernée


par le roi Minos.)
(2) De tous côtés, nous remarquions des villages bien bâtis, des bourgs qui
égalaient des villes, et des villes superbes. Nous ne trouvions aucun champ
où la main du diligent laboureur ne fût imprimée ; partout la charrue avait
laissé de creux sillons : les ronces, les épines, et toutes les plantes qui
occupent inutilement la terre sont inconnues en ce pays. Nous considé-
rions avec plaisir les creux vallons où les troupeaux de bœufs mugissaient
dans les gras herbages, le long des ruisseaux ; les moutons paissant sur le
penchant d’une colline ; les vastes campagnes couvertes de jaunes épis,
riches dons de la féconde Cérès ; enfin les montagnes ornées de pampre
et de grappes d’un raisin déjà coloré, qui promettait aux vendangeurs les
doux présents de Bacchus pour charmer les soucis des hommes.
(Ibid., livre V.)

Les adjectifs antéposés


Les deux textes comportent un nombre significatif d’adjectifs antéposés :
– Texte (1) :
les délicieuses nuits d’été
les riantes prairies
la simple nature
les creux vallons
les innocentes bergères
la douce haleine des zéphyrs
– Texte (2) :
le diligent laboureur
de creux sillons
les creux vallons
les gras herbages
les vastes campagnes
de jaunes épis
riches dons
la féconde Cérès
les doux présents de Bacchus
On a bien affaire à des épithètes rhétoriques, où l’adjectif est sémanti-
quement redondant par rapport au nom, c’est-à-dire que d’une certaine
façon il est déjà inclus dans le sens du nom : un épi qui est pleinement épi
est jaune, un herbage qui est pleinement herbage est gras, etc. Ici l’énon-
ciateur n’oppose pas, de manière classifiante, les gras herbages à d’autres
128 ANALYSES

qui ne le seraient pas mais il réfère à des herbages stéréotypiques, qui réa-
lisent pleinement l’essence de l’herbage ou de l’épi qu’a fixée la culture. Dans
ce monde de stéréotypes qu’évoque le texte, les adjectifs antéposés réalisent
ainsi au plus haut degré les valeurs attachées au nom par la culture.
L’ensemble de ce texte développe d’ailleurs le topos rhétorique du locus
amoenus, du lieu agréable. Les « nuits d’été » sont- inévitablement « déli-
cieuses », les « prairies » sont « riantes », les « bergères » sont « innocentes »,
les « zéphyrs » sont « doux », etc.
Cependant, le cas des « creux vallons », où l’adjectif ne fait que souligner
un trait qui de toute façon fait partie de la définition de tout vallon, est
différent de ceux du « diligent laboureur » ou des « innocentes bergères »,
qui réfèrent à des qualités morales dont la présence chez un humain n’a rien
de nécessaire. Cette différence est occultée par le fait que le texte s’appuie
sur des stéréotypes installés depuis l’Antiquité gréco-romaine dans la
culture, à travers la littérature et la peinture en particulier.
Le groupe nominal la féconde Cérès, épithète pose un problème particu-
lier puisque Cérès est un nom propre. La postposition de l’adjectif est de
toute manière impossible : *la Cérès féconde. Cette impossibilité se com-
prend : sauf contextes très particuliers, il semble difficile d’opposer Cérès à
un autre membre de la classe puisque le référent visé par le nom propre est
par définition unique. À l’instar des autres épithètes de caractère (« le sage
Nestor », « le bouillant Achille »), « la féconde Cérès » adjoint au nom propre
une qualité déjà incluse en lui par la tradition littéraire. Nestor ne constitue
pas à proprement parler un individu mais le prototype de l’homme sage,
comme Cérès est le prototype de la femme féconde : c’est en eux que telle
ou telle qualité s’incarne de manière éminente.
La possibilité d’un tel procédé présuppose deux choses :
– l’existence d’un code préétabli, stable et largement partagé de pro-
priétés, qualités ou défauts, caractéristiques de l’être humain ;
– la connaissance du corpus littéraire (associé à la peinture, la sculp-
ture…) où circulent les noms propres des personnages qui incarnent de
manière emblématiques ces propriétés. De là l’emploi exclusif de l’article
défini référant à un être supposément déjà identifié par le lecteur : on ne
trouve pas dans les textes classiques d’expressions anaphoriques telles ce
bouillant Achille ou cette féconde Cérès, dont l’usage impliquerait que l’on
reprend la désignation d’un référent nouveau. Êtres de légende, ces per-
sonnages sont toujours déjà connus, indépendamment des histoires parti-
culières dans lesquelles on peut les faire entrer.
Utopie, stéréotypes et littérature classique 129

Les adjectifs postposés


La définition de ces épithètes que propose Marmontel (voir p. 122) ne prend
pas en compte la place de l’adjectif par rapport au nom. De fait, dans le texte
(1) on trouve quatre épithètes rhétoriques qui ne sont pas antéposées : la
jeunesse folâtre, les forêts sombres, les palais dorés, une onde claire. Pour
« palais dorés », l’antéposition est de toute façon grammaticalement impos-
sible (c’est le cas des adjectifs dérivés de participes passés) : *un doré
palais ; pour les trois autres l’antéposition n’est pas nécessaire : non seule-
ment parce que la redondance est forte entre le nom et l’adjectif, mais encore
parce que dans ce cotexte les groupes nominaux réfèrent à des stéréotypes
et non à des objets individualisés. Ainsi quand on lit « la jeunesse folâtre
danse auprès du feu » le cotexte fait qu’on ne l’interprète pas en opposant
les jeunes folâtres aux jeunes qui ne le seraient pas : il est entendu que tout
jeune, par nature, ne peut qu’être folâtre. Il n’empêche qu’en français l’épi-
thète rhétorique entretient un rapport privilégié avec l’antéposition : si la
notion d’épithète de nature ne coïncide pas avec celle d’épithète antéposée,
l’antéposition porte cette épithète de nature à son paroxysme.

2. UTOPIE, STÉRÉOTYPES ET LITTÉRATURE CLASSIQUE

Dans le monde utopique que décrit Fénelon, il n’y a pas place pour des
singularités déviantes. Les expressions nominales ne réfèrent pas à des
objets particuliers, où le déterminant permettrait d’opposer un ou plusieurs
objets à d’autres de la même classe (comme dans des expressions telles les
épis que tu as coupés ou les sillons du champ de ton voisin). L’article défini
pluriel saisit l’ensemble des éléments d’une classe (les innocentes bergères,
les zéphyrs) ; l’article défini singulier (le diligent laboureur) saisit un élément
unique mais qui vaut pour tous les autres, qui possède donc le statut de
représentant exemplaire de la classe.
Cette abondance des épithètes rhétoriques dans ce texte est bien autre
chose qu’un ornement ou un tic d’écriture de Fénelon. Elle est caractéris-
tique d’une esthétique très différente de celle qui prévaut depuis le roman-
tisme. Évoquer « les creux vallons » ou « la féconde Cérès », c’est présupposer
un monde stabilisé où les êtres humains s’accomplissent en se conformant
à des modèles préétablis qui sont inscrits dans un patrimoine collectif. La
littérature ne se donne pas pour fonction d’explorer des mondes inédits,
des abîmes intérieurs vertigineux ou des civilisations étranges, mais l’ima-
ginaire passe par l’activation de figures et de légendes installées dans la
mémoire collective et présents dans l’environnement matériel des élites, en
particulier dans la décoration de leurs demeures.
130 ANALYSES

Le caractère utopique du monde évoqué par Fénelon pousse au


paroxysme ce régime de la littérature. Il existe en effet un lien nécessaire
entre ce type d’expressions nominales et une utopie régressive, tournée vers
un âge d’or irrémédiablement coupé du monde actuel. Dans Télémaque
Fénelon peut construire son utopie antiquisante dans la mesure même où
il la meuble de stéréotypes :
– la diversité des propriétés possibles de l’objet est réduite à une seule
(être gras pour un herbage, être jaune pour un épi, etc.) qui est sa raison
d’être. De la même manière que Nestor est ramené à une seule de ses carac-
téristiques, la sagesse, et Cérès à la seule fécondité ;
– tous les éléments de la classe sont concernés : l’article à valeur géné-
ralisante les énumère tous les herbages du pays (« aucun champ où... »,
« partout... ») ;
– la temporalité est celle d’un tableau qui figerait un présent non déic-
tique, soustrait à toute opposition présent/passé/futur. L’utopie implique
une « achronie », une sortie du temps événementiel. Il ne peut plus rien se
passer dans un monde où les choses coïncident avec ce qu’elles doivent être.
La même Norme, celle de la « simple Nature », gouverne à la fois l’écriture
et le monde représenté.
Selon les termes de Michael Riffaterre, « on a affaire à une esthétique de
la plénitude qui répugne à exprimer les états intermédiaires, inachevés ou
rarement expérimentés du réel1 ».

3. NON-CLASSIFIANCE ET IMPRESSIONNISME

Cette description extraite d’un roman de Zola est caractéristique de « l’écri-


ture artiste ». Nous avons souligné un certain nombre de groupes nominaux
qui exploitent de manière exemplaire la non-classifiance.
(Le peintre Claude Lantier contemple l’île de la Cité, à Paris.)
Et le pont des Arts établissait un second plan, très haut sur ses charpentes
de fer, d’une légèreté de dentelle noire, animé du perpétuel va-et-vient des
piétons, une chevauchée de fourmis, sur la mince ligne de son tablier. En-
dessous, la Seine continuait, au loin ; on voyait les vieilles arches du Pont-
Neuf, bruni de la rouille des pierres ; une trouée s’ouvrait à gauche, jusqu’à
l’île Saint-Louis, une fuite de miroir d’un raccourci aveuglant. […] La belle
soirée élargissait l’horizon. C’étaient des lumières vives, des ombres
franches, une gaieté dans la précision des détails, une transparence de l’air

1. Essais de stylistique structurale, Flammarion, 1971, p. 172-73.


Non-classifiance et impressionnisme 131

vibrante d’allégresse. Et la vie de la rivière, l’activité des quais, cette huma-


nité dont le flot débouchait des rues, roulait sur les ponts, venait de tous
les bords de l’immense cuve, fumait là en une onde visible, en un frisson
qui tremblait sous le soleil. Un vent léger soufflait, un vol de petits nuages
roses traversait très haut l’azur pâlissant, tandis qu’on entendait une pal-
pitation énorme et lente, cette âme de Paris épandue autour de son berceau.
(É. Zola, L’Œuvre, 1886, chapitre 8.)

Les groupes nominaux (= GN) que nous avons mis en italique sont pré-
cédés du déterminant indéfini un. Quand il y a deux GN hiérarchisés dans
le groupe, le premier (que l’on notera GN1) est suivi d’un de + GN2, sauf
dans une gaieté dans la précision des détails. Dans tous les cas, le déterminant
indéfini ne peut être interprété de manière quantifiante puisque les N1 ne
réfèrent pas à des noms discrets (on ne peut pas les remplacer par le pluriel
des), ni même à des noms denses. Il s’agit de noms déverbaux (fuite, palpi-
tation) ou de noms compacts (gaieté, transparence, légèreté).
On peut diviser cet ensemble de groupes nominaux en deux classes :
– 1) ceux dont le N1 est un nom dérivé d’adjectif ; dans ce cas le groupe
est paraphrasable par une phrase où le N2 serait sujet et le N1 adjectif attri-
but : « la dentelle noire est légère », « l’air est transparent », « dans la précision
des détails X est gai » ;
– 2) ceux dont le N1 est un nom déverbal ; la paraphrase met le N2 en
position de sujet et fait du N1 un verbe : « le miroir fuit », « X palpite ».

▪ d’une légèreté de dentelle noire


Ce groupe prépositionnel caractérise « ses charpentes de fer ». Le com-
plément « de dentelle noire », n’a pas de référence autonome, c’est-à-dire
qu’il ne désigne pas un objet individualisé mais sert à caractériser un type
de légèreté. Il y a donc mise au premier plan de l’impression provoquée sur
le spectateur et relégation au second plan du support de cette impression,
la dentelle. La dentelle joue le rôle d’un étalon de la légèreté, c’est-à-dire
d’objet léger par excellence. Le groupe « de dentelle noire » se rapproche
ainsi d’un statut adjectival, il attribue une qualité.

▪ une gaieté dans la précision des détails


Ce GN non classifiant est juxtaposé à des GN au pluriel à valeur discrète :
« des lumières vives », « des ombres franches ». Mais ces pluriels servent
moins à désigner des entités isolables qu’à donner une impression de foi-
sonnement et de mouvement. En écrivant une gaieté dans la précision des
détails et non une gaieté des détails, l’auteur détache doublement la gaieté
132 ANALYSES

de tout support, ce qui contribue à faire passer l’impression au premier plan,


au détriment de l’objet qui la provoque.
– parce que la gaieté porte sur « la précision des détails », c’est-à-dire sur
une qualité et non sur les détails eux-mêmes ;
– parce que le « dans » sépare cette gaieté et les détails.

▪ une transparence de l’air vibrante d’allégresse


À la différence du GN précédent, celui-ci est associé à son support
(« l’air »), notion dense, qui baigne en quelque sorte l’ensemble du tableau.
Le fait que le groupe adjectival « vibrante d’allégresse » soit dans la dépen-
dance de « transparence », et non d’« air », accentue la mise au second plan
de l’air ; d’autant plus que ce groupe adjectival ne désigne pas une propriété
objective mais une impression.

▪ une fuite de miroir


Ce GN joue sur l’ambiguïté entre le sens pictural et le sens non pictural
de « fuite" ». Claude, en peintre, repère un effet de perspective, une « fuite »,
qui conserve sa valeur de nom déverbal du verbe fuir. Cet effet est renforcé
par le sens du complément « d’un raccourci aveuglant ». Implicitement, le
sens pictural est recouvert et légitimé par le sens non pictural, c’est-à-dire
par l’impression de pur mouvement. C’est ce que souligne l’adjectif « aveu-
glant » : il ne s’agit pas d’une perspective offerte en spectacle, d’une conver-
gence de lignes, mais d’un effet d’éblouissement. L’absence de déterminant
pour « miroir » indique que ce dernier n’est pas l’objet d’un acte de référence
mais est saisi avant tout comme élément permettant de caractériser
l’impression.

▪ une palpitation énorme et lente


Ce GN à nom déverbal n’est pas associé à un support explicite ; cela a
pour effet d’accroître son caractère non classifiant, par ailleurs renforcé par
la combinaison avec l’adjectif « énorme ». Au lieu d’une phrase comme « on
entendait palpiter Paris », on a une construction qui déjoue l’opposition
entre un sujet qui perçoit et un spectacle perçu ; elle met en relief une caté-
gorie qui n’est ni verbale ni nominale, mais qui réfère directement à un
processus sans support. Ce faisant, le texte renoue avec le sens primitif du
mot âme, qui est mis en apposition, c’est-à-dire « souffle ».

Chacun de ces cinq GN à déterminant un non-classifiant a un fonction-


nement singulier. Mais en dépit de leur diversité, ils visent tous à produire
Non-classifiance et impressionnisme 133

un effet comparable, à inverser la hiérarchie entre un support matériel iso-


lable et les propriétés ou les actions qui leur seraient attribuées, au profit
d’impressions qui se jouent des contours fixes et supposent la présence d’un
observateur vers lequel elles convergent. Ces procédés caractéristiques de
l’écriture artiste ne sont pas sans raison associés dans ce texte à un regard
de peintre. Le roman dont est extrait ce passage, L’Œuvre, associe précisé-
ment deux héros qui sont amis : Lantier, le peintre, et Sandoz, romancier
naturaliste double de Zola lui-même. La littérature s’ingénie à trouver dans
la langue des ressources qui lui permettraient de rivaliser avec l’art du
peintre qui est son héros. La détermination nominale est un des moyens
privilégiés pour y parvenir.
SECTION 2

Problèmes
de narration
CHAPITRE 7

Les plans d’énonciation

1 RÉCIT ET SITUATION 8 LE PROBLÈME DE LA


D’ÉNONCIATION MODALISATION

2 LES DEUX SYSTÈMES 9 LA DOUBLE TEMPORALITÉ


D’ÉNONCIATION NARRATIVE

3 DEUX TEMPORALITÉS 10 TENTATIVES DE


DISTINCTES DÉPASSEMENT

4 LES DEUX FUTURS 11 LE PRÉSENT DE NARRATION


5 LE JE DU « RÉCIT » 12 THÉORIES
COMMUNICATIONNELLES
6 PASSÉ SIMPLE
ET NON
ET ENCHAÎNEMENT NARRATIF
COMMUNICATIONNELLES
7 PLANS EMBRAYÉ ET NON DU RÉCIT
EMBRAYÉ

1. RÉCIT ET SITUATION D’ÉNONCIATION

Quand il s’agit de narration littéraire, on doit prendre en compte la relation


entre la situation d’énonciation du narrateur et les personnages, les
moments et le lieu des événements qu’il narre (histoire). Dans ce domaine
la variété des dispositifs possibles est très grande. On a déjà évoqué les deux
cas de figure les plus simples, qui sont diamétralement opposés :
– la dissociation complète entre le monde raconté et l’instance narrative,
qui tente d’effacer toute trace de sa présence. Le lecteur tend alors à oublier
la situation d’énonciation du narrateur ;
– la coïncidence entre la narration et l’histoire. C’est le cas en particulier
si le récit est un pur monologue intérieur.
Ce sont là des procédés extrêmes. Le plus souvent, le texte agence des
dispositifs de compromis. Considérons, par exemple, le cas du roman de
Barbey d’Aurevilly, Un prêtre marié (1865). Dans une « Introduction », le
narrateur, qui s’exprime au « je », fait un premier récit, celui de sa rencontre
136 LES PLANS D’ÉNONCIATION

avec un certain Rollon Langrune, lequel connaît l’histoire d’une femme dont
le portrait a suscité la curiosité du narrateur. En trois nuits, Rollon raconte
cette histoire, qui est transcrite par le narrateur. C’est cette transcription
que nous sommes censés lire. Suivant en cela un procédé traditionnel, le
narrateur du roman donne sa transcription pour une transposition, irré-
médiablement inférieure à l’original, le récit de Rollon. En ce sens, il assume
la responsabilité d’une narration différente, proprement littéraire :
Les pages qui vont suivre ressembleront au plâtre avec lequel on essaie de
lever une empreinte de la vie, et qui n’en est qu’une ironie ! Mais l’homme
se sent si impuissant contre la mort qu’il s’en contente. Puissiez-vous vous
en contenter !
(Introduction.)

Dans ce cas, il y a explicitation du contrat narratif : le récit que nous


lisons est présenté comme le produit d’une sorte de transaction entre un
personnage qui va devenir l’auteur du texte que nous lisons, et un person-
nage, Rollon, qui lui raconte une histoire. Ce contrat explicite renvoie en
fait à un autre, moins visible mais plus fondamental, celui que le romancier
établit avec son lecteur à travers l’institution littéraire.
Pour analyser de tels phénomènes, G. Genette distingue ainsi1 :
– le narrateur extradiégétique, qui n’est inclus dans aucune histoire ; il
s’oppose au narrateur intradiégétique qui constitue aussi un personnage
de l’histoire ;
– le narrateur homodiégétique, qui raconte sa propre histoire ; il
s’oppose au narrateur hétérodiégétique qui narre l’histoire d’autres indi-
vidus.
En raison de l’emboîtement des récits, le narrateur d’Un prêtre marié a
un double statut : il est à la fois extradiégétique (pour l’histoire de la jeune
femme) et homodiégétique (le récit de Rollon est un événement de sa propre
histoire). Rollon aussi a un double statut : c’est à la fois un narrateur intra-
diégétique (en tant que personnage de l’histoire contée par le narrateur) et
hétérodiégétique (puisqu’il raconte les aventures d’autres que lui-même).

2. LES DEUX SYSTÈMES D’ÉNONCIATION

On ne peut pas se contenter de caractériser un récit en évoquant les relations


entre les instances qui prennent en charge la narration. Un récit se

1. Figures III, p. 229.


Les deux systèmes d’énonciation 137

développe en exploitant les ressources qu’offre la langue à cet effet, et en


particulier les temps verbaux et les personnes.
Nous avons introduit une distinction entre « personne » et « non-
personne » (voir p. 72). Mais nous avons implicitement admis que les « per-
sonnes » et la « non-personne » s’employaient indifféremment à tous les
tiroirs [= les « temps » de la conjugaison] de la conjugaison des verbes. C’est
d’ailleurs sur ce présupposé que s’appuie la grammaire traditionnelle : je
dormis, tu dormis, il dormit… y sont placés en correspondance naturelle
avec j’ai dormi, tu as dormi, il a dormi… Si l’on ajoute que dans cette gram-
maire les paradigmes de conjugaison possèdent tous une valeur temporelle,
qu’ils sont répartis entre le présent, le passé et le futur, il en ressort que, pour
la conception traditionnelle, l’indicatif apparaît comme un système com-
pact et homogène.
C’est le mérite d’É. Benveniste1 d’avoir montré que cette perspective était
inadéquate. Selon lui, les francophones ont en effet à leur disposition à
l’indicatif non pas un mais deux systèmes de tiroirs, qu’il appelle le discours
et l’histoire : le premier suppose un embrayage sur la situation d’énoncia-
tion, le second l’absence d’embrayage, une rupture avec la situation d’énon-
ciation.
Mais avant d’aborder cette distinction, il nous faut procéder à quelques
rappels sommaires sur la catégorie de l’aspect, qui traverse cette problé-
matique.
L’aspect constitue une information sur la manière dont l’énonciateur
envisage le déroulement d’un procès, son mode de manifestation dans le
temps. En français cela concerne surtout le verbe. On se gardera de
confondre l’aspect au sens strict et les modes de procès, qui sont attachés au
signifié des verbes.
– L’aspect désigne un système d’oppositions morphologiques fermé qui
touche tous les verbes. C’est ainsi que l’opposition entre le passé simple et
l’imparfait implique une opposition aspectuelle entre le perfectif (où le
déroulement se réduit à une sorte de « point » qui fait coïncider début et
fin d’un procès) et l’imperfectif (où le procès est présenté en cours, sans
qu’on envisage son terme) : d’une part il dormit, de l’autre il dormait.
– Quant aux modes de procès, ils dépendent du sens du verbe : sau-
tiller, par exemple, contient un mode de procès « itératif » (= répétition
d’une action) qu’on ne trouve pas dans sauter. Le mode de procès le plus
important est sans doute celui qui oppose le conclusif au non-conclusif ; les

1. Problèmes de linguistique générale, « Les relations de temps dans le verbe français », Paris,
Gallimard, 1966.
138 LES PLANS D’ÉNONCIATION

verbes conclusifs présentent un procès qui va à son terme (acheter,


entrer…), alors que les non-conclusifs (habiter ou savoir, par exemple) ne
sont pas orientés vers un terme. Précisons que ces modes de procès ne sont
définissables qu’à l’intérieur des énoncés : selon le contexte où il figure, le
même verbe pourra être lié à des modes de procès différents. C’est le cas par
exemple du verbe prendre dans Il prend la vie du bon côté (non-conclusif)
et Il prend un livre (conclusif), ou du verbe ramasser dans Il ramasse du bois
(itératif) et Il ramasse son mouchoir (non itératif).
L’opposition entre l’accompli et l’inaccompli relève de l’aspect. Cette
opposition traverse l’ensemble des conjugaisons ; elle met en correspon-
dance formes « simples » (manger, je mange, etc.), et « composées » (avoir
mangé, j’ai mangé, etc.). On parle d’inaccompli lorsque le procès a lieu au
moment indiqué par l’énonciation et d’accompli quand le procès est pré-
senté comme achevé au moment considéré : dans Je marcherai bientôt ou
Je marchais quand il est arrivé, la marche prend place « bientôt » ou « quand
il est arrivé », alors que dans J’aurai marché ou J’avais marché le procès est
présenté comme terminé à ce moment-là.
D’un point de vue temporel, l’accompli a la même valeur que la forme
simple qui lui correspond : Il a dormi, employé comme accompli, constitue
un présent au même titre qu’Il dort. Il a dormi s’interprète en effet comme
« en ce moment il se trouve dans la situation de quelqu’un qui a fini de
dormir ». Mais on va voir que le passé composé n’est pas utilisé seulement
comme forme d’accompli, mais aussi comme passé perfectif.

Passé composé et passé simple


La théorie de Benveniste tourne précisément autour du problème posé par
la relation entre passé simple et passé composé. Jusque-là les grammairiens
considéraient que le passé composé aurait supplanté peu à peu le passé
simple, lequel ne survivrait qu’à l’écrit et serait voué à disparaître. Autrefois
forme d’accompli du présent, le passé composé serait devenu une forme
perfective du passé, faisant double emploi avec le passé simple, désormais
réduit au rôle d’archaïsme. À cette analyse Benveniste en oppose une autre,
fondée sur la prise en compte de la dimension énonciative : en français
contemporain, il n’y a pas concurrence entre deux tiroirs, mais complé-
mentarité entre deux systèmes d’énonciation, le discours et l’histoire. Le
passé simple est le tiroir de base de l’« histoire » et le passé composé est le
passé perfectif du « discours1 ».

1. Par convention, pour lever tout équivoque, nous mettrons « discours » et « récit » entre
guillemets quand nous voudrons référer aux concepts de Benveniste.
Les deux systèmes d’énonciation 139

Les termes « discours » et « histoire1 » ne doivent pas être entendus ici


dans leur sens usuel ; il s’agit en effet de concepts grammaticaux référant à
des types d’énonciation. Relève du « discours » toute énonciation écrite ou
orale qui est rapportée à sa situation d’énonciation (je-tu/ici/maintenant),
autrement dit qui implique des déictiques, un embrayage. L’« histoire », en
revanche, correspond à un type d’énonciation narrative qui se donne
comme dissociée de la situation d’énonciation : les événements sont pré-
sentés comme « se racontant eux-mêmes », pour reprendre une formule de
Benveniste. L’auteur et son récepteur sont des places présupposées par
l’institution littéraire, et non un « je » et un « tu » auxquels on pourrait
attribuer une identité.
Chez Benveniste, l’« histoire » n’implique pas seulement l’effacement des
repérages personnels et déictiques (= repérages référentiels), elle concerne
également la dimension modale de l’énonciation. Les textes relevant de l’
« histoire » sont en effet constitués d’assertions, d’énonciations où les rela-
tions avec le co-énonciateur sont inexistantes (pas d’ordre, de promesse,
etc.) ; autant dire qu’il n’y existe pas de structure de dialogue. En outre, le
narrateur ne montre pas sa subjectivité, en particulier à travers des évalua-
tions. On en a une illustration dans le texte suivant :
Feu Minoret, son parrain, lui apparut et lui fit signe de venir avec lui ; elle
s’habilla, le suivit au milieu des ténèbres jusque dans la maison de la rue
des Bourgeois, où elle trouva les moindres choses comme elles étaient le
jour de la mort de son parrain. Le vieillard portait les vêtements qu’il avait
sur lui la veille de sa mort, sa figure était pâle ; ses mouvements ne ren-
daient aucun son ; néanmoins, Ursule entendit parfaitement sa voix,
quoique faible et comme répétée par un écho lointain.
(Balzac, Ursule Mirouët.)

Cet échantillon d’« histoire » ne contient pas de déictiques. Il ne montre


pas non plus de marqueurs de subjectivité : interjections, énoncés inter-
rompus, termes évaluatifs, etc.
D’un point de vue quantitatif, la disproportion entre les textes au « dis-
cours » et ceux qui relèvent de l’« histoire » est énorme. Alors que le « dis-
cours » couvre l’immense majorité des énoncés produits en français,
« l’histoire » ne recouvre qu’un usage très restreint, essentiellement dans la
langue écrite. En revanche, dans la littérature le rôle que joue l’« histoire »
est considérable, en raison du poids important des textes narratifs.

1. Un certain nombre de successeurs de Benveniste ont employé le terme « récit » à la place


de celui d’« histoire ». Ils parlent donc d’une opposition entre « discours » et « récit ».
140 LES PLANS D’ÉNONCIATION

3. DEUX TEMPORALITÉS DISTINCTES

Le tiroir de base du « discours » est le présent, qui distribue passé et futur.


S’ajoutent ainsi au présent de l’indicatif deux tiroirs du passé, l’imparfait et
le passé composé, ainsi que deux tiroirs de futur aux valeurs distinctes : le
futur simple (viendra) et le futur périphrastique (va venir). De son côté, le
système de l’« histoire » dispose d’un éventail de tiroirs très limité, puisqu’il
fonctionne sur deux tiroirs seulement : le passé simple et l’imparfait. De là
le tableau suivant :

Discours Histoire
Passé composé/Imparfait

Passé simple/Imparfait
Présent


(Prospectif)
Futur simple/
Futur périphrastique
Oral et écrit Surtout écrit
Usage non spécifié Usage narratif
Embrayeurs (ou déictiques) Absence d’embrayeurs
Modalisation « zéro »
Modalisation (= assertion + absence
d’évaluations)

On le voit, l’imparfait est commun aux deux systèmes, qui se trouvent


de ce fait en intersection. La relation entre le passé composé et l’imparfait
est comparable à celle qui existe entre le passé simple et l’imparfait, puisqu’il
s’agit de formes aspectuellement complémentaires : perfectives et imper-
fectives.
Comme l’« histoire » ne suppose pas d’embrayage temporel, elle ne
connaît pas de présent, de passé et de futur. Il existe néanmoins des tour-
nures destinées à anticiper sur la suite des événements : allait ou devait suivis
de l’infinitif. Quand on trouve un énoncé comme Le roi devait/allait mourir
peu après, on n’a pas affaire à un véritable futur, qui projette à partir du
présent une modalisation subjective, mais à l’anticipation sur un avenir déjà
Les deux futurs 141

connu du narrateur. À ce propos, Benveniste parle de « pseudo-futur »,


qu’il appelle prospectif. Ce dernier peut également être marqué par le futur
simple, comme dans ce passage qui figure dans un roman qui relève de l’
« histoire » :
Beaucoup d’années plus tard, Antoine se rappellera la pauvreté de ses
parents à cette époque-là, il sera tourmenté par le souvenir de vieilles
misères enfin comprises et des années où il était inscrit sur la liste des
indigents de l’école primaire ; il parlera de ces souvenirs à son fils, tout se
retrouvera.
(P. Nizan, Antoine Bloyé, 1933.)

Le narrateur opère une sorte de saut par-dessus la chronologie, il se


confère un pouvoir d’anticipation de l’inéluctable. De là le caractère d’exem-
plarité que prennent les événements évoqués : le futur simple ne réfère pas
à des événements singuliers qui seraient seulement postérieurs, inscrits dans
le prolongement de la scène de narration : le narrateur est censé avoir accès
aux lois mystérieuses qui régissent les destinées.

4. LES DEUX FUTURS

L’existence de deux futurs en français, le futur simple (FS : je dormirai) et


le futur périphrastique (FP : je vais dormir) constitue une ressource inté-
ressante pour les écrivains. Ces deux formes ne sont pas substituables dans
tous les contextes ; mais, contrairement à un préjugé répandu, ce n’est pas
une question d’éloignement dans le temps : le futur périphrastique ne réfère
pas nécessairement à un procès proche. Avec J.-J. Franckel1, on pourrait
résumer le contraste entre FS et FP en soulignant trois différences :
– le FP suppose une contiguïté, et le FS une rupture avec la situation
d’énonciation ;
– en usant du FP, l’énonciateur pose son énoncé comme certain, validé,
alors qu’avec le FS il le pose hors validation ;
– quand on nie un énoncé au FS, on sélectionne directement l’énoncé
négatif. En revanche, la négation au FP suppose qu’on ait d’abord sélec-
tionné, pris en compte la forme positive pour la nier ensuite : on dira diffi-
cilement Je ne vais pas manger si n’a pas été d’abord envisagée la possibilité
de manger ; dans un énoncé comme Finalement, je ne vais pas rester dormir

1. « Futur “simple” et futur “proche” », Le Français dans le monde, janvier 1984, p. 65-70.
142 LES PLANS D’ÉNONCIATION

l’adverbe « finalement » implique l’existence d’un débat où l’on a envisagé la


possibilité de rester dormir.
Le contraste entre ces deux futurs est net dans ces deux fragments du
même poème de René Char :
(a) Travaille, une ville naîtra
Où chaque logis sera ton logis.
(b) Commencez à vous réjouir,
Étranger, je vais vous ouvrir1.

En (a) le FS est associé à une structure de type conditionnel (« si tu tra-


vailles… »), qui implique une forte prise en charge de la part de l’énoncia-
teur : il affirme en effet la nécessité de franchir un obstacle, de combler le
vide entre la situation présente et un objectif difficilement réalisable,
presque utopique. En revanche, avec (b) l’énonciateur présente le procès
comme déjà déclenché, dans le prolongement de la situation présente
(« commencez à vous réjouir… ») : le FP comme forme de mise en continuité
s’oppose ainsi à l’apostrophe « Étranger », nom dont le signifié, précisément,
implique une discontinuité.
Ce n’est pas la réalité qui impose de choisir tel ou tel futur : c’est l’énon-
ciateur qui en choisissant tel ou tel futur marque une certaine attitude à
l’égard de son énoncé et de son co-énonciateur. Mais ce choix en entraîne
d’autres dans l’énoncé : on vient de le voir, tel futur se combine mieux avec
certaines formes qu’avec d’autres.

5. LE JE DU « RÉCIT »

Nous avons considéré l’« histoire » comme un type d’énonciation sans


déictiques. Ce faisant, on se heurte à une objection immédiate : il existe de
nombreux textes narratifs au passé simple qui sont associés à un je ; or je a
été défini comme un déictique. En réalité, il n’y a pas là de contradiction ;
le je de l’« histoire » n’est pas un déictique véritable qui se confronte à un
tu (comme celui du « discours », qui est indissociable d’un tu et de l’ici-
maintenant), c’est seulement la désignation d’un personnage qui se trouve
référer au même individu que le narrateur.

1. « Les transparents », dans Les Matinaux, 1950, Poésie/Gallimard, p. 28 et p. 30.


Passé simple et enchaînement narratif 143

Aussi, dans un texte relevant de l’« histoire » au je, ce dernier peut-il être
substitué à une non-personne sans qu’il faille pour autant modifier le sys-
tème de repérage non déictique. Indice qu’il ne s’agit pas d’un je de
« discours ». On le voit bien dans cet extrait :
Quand il fut enfin sorti, j’attendis un quart d’heure. Alors j’éteignis l’élec-
tricité, ouvris la porte de la bibliothèque, la refermant avec bruit, comme
si je regagnais mon appartement. Puis, évitant le moindre choc, longeant
à tâtons les pupitres et les vitrines de numismatique, je revins sur mes pas
et ouvris doucement la porte de gauche, qui donnait dans la salle des
Armures.
(P. Benoit, Koenigsmark, chapitre VII.)

Les textes d’« histoire » au je + passé simple permettent de passer aisément


de l’« histoire » au « discours », puisque le je opère sur les deux registres.
On le voit dans ce texte d’André Gide :
Un instant comme abandonnée je la tins à demi renversée contre moi ; je
vis son regard se voiler ; puis ses paupières se fermèrent, et d’une voix dont
rien n’égalera pour moi la justesse et la mélodie :
– Aie pitié de nous, mon ami ! Ah ! n’abîme pas notre amour. Peut-être dit-
elle encore : N’agis pas lâchement ! ou peut-être me le dis-je à moi-même,
je ne sais plus, mais soudain, me jetant à genoux devant elle et l’envelop-
pant pieusement de mes bras…
(La Porte étroite.)

Grâce au je, on glisse constamment d’un plan d’énonciation à un autre.


Ce je s’interprète, en effet, de deux façons : tantôt comme personnage de l’
« histoire » (« je vis », « dis-je »…) tantôt comme élément du « discours »
du narrateur homodiégétique. C’est ce dernier qui prend en charge, par
exemple, le « peut-être » ou le « je ne sais plus ».

6. PASSÉ SIMPLE ET ENCHAÎNEMENT NARRATIF

Le passé simple sert moins à inscrire les événements dans le temps qu’à les
insérer dans un univers textuel autonome, un rituel narratif. Certes, il y a
un lien naturel entre narration au passé simple et évocation d’événements
révolus, mais c’est une convention interne à la narration, non un véritable
ancrage temporel, comme dans le « discours » : l’intrigue est seulement
censée être close pour qu’on puisse en faire le récit.
144 LES PLANS D’ÉNONCIATION

« Par son passé simple le verbe fait implicitement partie d’une chaîne
causale, il participe à un ensemble d’actions solidaires et dirigées », écrivait
Roland Barthes1. De fait, une forme de passé simple ne s’emploie qu’associée
à d’autres, chacune servant de repère à celle qui suit, sans se rapporter au
moment de l’énonciation. Comme les formes au passé simple représentent
des intervalles temporels réduits à une sorte de « point » insécable, leur
juxtaposition s’interprète comme une succession d’événements qui
s’appuient sans chevauchement les uns sur les autres. Par contre, le passé
composé est peu compatible avec l’enchaînement narratif. Il pose les procès
comme disjoints, tous passés par rapport au moment d’énonciation et, en
raison de son lien avec l’accompli, les présente comme statiques, au lieu de
les tourner vers les événements qui suivent. Ainsi Il acheta un gâteau et il
prit le train sera interprété comme une succession, tandis que ce n’est pas
nécessairement le cas pour Il a acheté un gâteau et il a pris le train, qui peut
dénoter deux faits indépendants, non successifs. De même, si l’on peut dire
Paul a tué l’homme qu’il a renversé deux jours plus tôt, on dira difficilement
Paul tua l’homme qu’il renversa la veille (on devra utiliser le plus-que-
parfait : Paul tua l’homme qu’il avait renversé la veille). Manifestement, il
est difficile de placer en second le passé simple qui exprime un événement
antérieur.
Le fait que le passé composé soit relié au présent d’énonciation, qu’il
maintienne un lien entre l’événement passé et la situation présente a de
multiples conséquences. Si par exemple l’on remplaçait le passé simple par
le passé composé dans ces lignes de Simenon, on obtiendrait un texte d’une
tonalité très différente :
Quand il revint du métro, le boulevard Richard-Lenoir était désert, et ses
pas résonnaient. Il y avait d’autres pas derrière lui. Il tressaillit, se retourna
involontairement […].
(Maigret et son mort, chapitre I.)

Si ce passage était au passé composé, au lieu d’une histoire racontée par


un romancier le lecteur aurait plutôt le sentiment d’avoir affaire aux propos
d’un témoin, qui d’ailleurs sembleraient peu naturels ; l’adverbe involon-
tairement deviendrait incongru, associé avec un passé composé : comment
un témoin pourrait-il savoir que ce geste était involontaire ? C’est plutôt un
privilège de narrateur omniscient qui emploie le passé simple.
Dans ces conditions, le coup de force stylistique opéré par Albert
Camus dans L’Étranger ressort avec une netteté particulière. En adoptant

1. Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Gonthier, 1965, p. 30.


Plans embrayé et non embrayé 145

le passé composé au lieu du passé simple, ce roman ne présente pas les


événements comme les actes d’un personnage qui seraient intégrés dans
une chaîne de causes et d’effets, de moyens et de fins, mais comme la jux-
taposition d’actes clos sur eux-mêmes, dont aucun ne paraît impliquer le
suivant. Cette décomposition de la continuité narrative converge avec la
thèse implicite qu’incarne le personnage de Meursault par son comporte-
ment : il n’y a pas de totalisation signifiante de l’existence ; ce qu’on résume
habituellement par la notion d’« absurde ». L’intérêt de ce roman, c’est jus-
tement de ne pas développer explicitement cette thèse, mais de produire un
univers textuel qui la présuppose. Ici la narration conteste d’un même
mouvement le rituel romanesque traditionnel et la causalité qui lui semble
associée : on ne peut pas reconstruire une série cohérente de comportements
menant au geste meurtrier de Meursault dans la mesure même où les formes
du passé composé juxtaposent ses actes au lieu de les intégrer. Dès lors, on
comprend que pour narrer au « je » sans recourir au passé simple on utilise
souvent le « présent de narration » (voir p. 152), plutôt que le passé composé.

7. PLANS EMBRAYÉ ET NON EMBRAYÉ

Jusqu’ici nous n’avons employé le concept d’« histoire » que pour des textes
narratifs. En fait, les successeurs de Benveniste ont élargi sa problématique
à l’ensemble des énoncés, en considérant que les textes narratifs de ce type
ne sont qu’un cas particulier d’un phénomène beaucoup plus général : la
possibilité qu’a le locuteur de produire des énoncés qui ne contiennent pas
de déictiques, de marques renvoyant à la situation d’énonciation. Il existe
en effet de nombreux genres d’énoncés non narratifs qui ne contiennent
pas de déictiques : les proverbes, les articles de dictionnaires, les modes
d’emploi, etc. On voit aisément qu’il y a là un risque d’équivoque puisque
« histoire » peut alors référer à des textes non narratifs. Pour la clarté, il vaut
donc mieux parler de plan embrayé (= « discours ») et de plan non embrayé
(= textes sans déictiques).
Plan d’énonciation

non-embrayé embrayé
(« discours »)

« histoire » proverbe etc.


(narration)

Cela ne signifie pas que tous les textes relevant du plan non embrayé ont
le même fonctionnement énonciatif. Alors que dans la narration non
embrayée les énoncés s’appuient en quelque sorte les uns sur les autres, dans
un proverbe, par exemple, on a plutôt affaire à un autorepérage de l’énoncé
146 LES PLANS D’ÉNONCIATION

sur lui-même, lié à sa valeur générique : « Le mieux est l’ennemi du bien »,


« Qui trop embrasse, mal étreint », etc.
« Plan embrayé » et « plan non embrayé » sont des concepts linguistiques
qui permettent d’analyser des énoncés ; ce ne sont pas des ensembles de
textes. Rien n’interdit à un même texte de mêler ces deux plans énonciatifs.
C’est d’ailleurs la situation la plus courante. Considérons ce passage du
Rouge et le Noir de Stendhal :
Tout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute ; made-
moiselle de La Mole le regardait étonnée. J’ai donc été sur le point d’être
tuée par mon amant ! se disait-elle.
Cette idée la transportait dans les plus belles années du siècle de Charles IX
et de Henri III.
(II, XVII.)

Dans cet extrait, la narration se développe sur le couple imparfait/passé


simple, sur l’« histoire » donc. Mais dans le premier paragraphe on relève
une citation de Mathilde de La Mole au discours direct, qui relève du « dis-
cours ».

8. LE PROBLÈME DE LA MODALISATION

Une autre difficulté soulevée par le modèle de Benveniste est que de nom-
breux textes relevant du récit non embrayé contiennent des marques d’éva-
luation. De fait, la manifestation de la subjectivité énonciative n’est pas
seulement une affaire de déictiques, mais aussi de modalisation, où
s’exprime la relation que le locuteur entretient avec ce qu’il dit. Dans ce texte
par exemple nous avons souligné trois évaluations qui semblent devoir être
attribuées au narrateur ou à un témoin de la déchéance du père Goriot, alors
même que le texte est au passé simple et à la non-personne.
Quand son trousseau fut usé, il [= le père Goriot] acheta du calicot à
quatorze sous l’aune pour remplacer son beau linge. Ses diamants, sa
tabatière d’or, sa chaîne, ses bijoux disparurent un à un. Il avait quitté
l’habit bleu barbeau, tout son costume cossu, pour porter, été comme hiver,
une redingote de drap marron grossier, un gilet en poil de chèvre et un
pantalon gris en cuir de laine. Il devint progressivement maigre ; ses mol-
lets tombèrent ; sa figure, bouffie par le contentement d’un bonheur bour-
geois, se rida démesurément.
(Le Père Goriot, 1834.)
Le problème de la modalisation 147

On se trouve ainsi devant quatre possibilités :


(1) textes embrayés modalisés,
(2) textes embrayés non modalisés,
(3) textes non embrayés modalisés,
(4) textes non embrayés non modalisés.
Voici des illustrations de ces divers cas de figure :
(1) Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que vous
promenez par la ville ? Je querellais hier votre sœur, mais c’est encore pis.
Voilà qui crie vengeance au Ciel, et à vous prendre depuis les pieds jusqu’à
la tête, il y aurait là de quoi faire une bonne constitution. Je vous l’ai dit
vingt fois, mon fils, toutes vos manières me déplaisent fort : vous donnez
furieusement dans le marquis ; et pour aller ainsi vêtu, il faut bien que
vous me dérobiez.
(Molière, L’Avare, I, 4.)

Ce fragment de texte embrayé comporte des marques modales : appré-


ciations (« scandaleux », « somptueux », « furieusement »…), adresse à
l’allocutaire (« mon fils »), interrogation…
(2) Aujourd’hui 20 Tichri. Cette année le 7 octobre. Troisième année que
Gitele, ma mère, est partie. Hier en fin d’après-midi j’ai invité quelques
amis proches. J’avais préparé une collation et une étude à sa mémoire. Et
après la Havdala, la prière de din du Shabbat, Michèle Benhamou a lu les
dernières pages de Fin et suite. Nous étions tous émus […].
(Esther Orner, Une année si ordinaire, Genève, Métropolis, 2004, p. 10.)

Dans ce passage, l’énonciation embrayée (« je », « cette année »,


« hier »…) est associée à une absence de marques de modalisation : la nar-
ratrice maintient une distance à l’égard de son propre énoncé, pourtant au
« je ». C’est d’autant plus remarquable que le texte évoque une scène chargée
d’émotion.
(3) Il y avait comme un pressentiment de vertige sur ce mufle de basse
canaille couperosé par l’alcool et tordu au cabestan des concupiscences
les plus ordurières.
Une gouaillerie morose et superbe s’étalait sur ce mascaron de gémonies,
crispant la lèvre inférieure sous les créneaux empoisonnés d’une abomi-
nable gueule, abaissant les deux commissures jusqu’au plus profond des
ornières argileuses ou crétacées dont la litharge et le rogomme avaient
raviné la face.
(Léon Bloy, La Femme pauvre, Gallimard, coll. « Folio », 1980, p. 28.)
148 LES PLANS D’ÉNONCIATION

Dans cette description, l’absence de déictiques est associée à de nom-


breuses marques modales. Le texte de ce roman a beau être à la non-
personne et au passé simple, on perçoit constamment la présence d’un
locuteur qui juge ostentatoirement ses personnages.
(4) Ce qui avait amené le docteur Pascal à s’occuper spécialement des lois
de l’hérédité, c’était, au début, des travaux sur la gestation. Comme tou-
jours, le hasard avait eu sa part, en lui fournissant toute une série de
cadavres de femmes enceintes, mortes pendant une épidémie cholérique.
Plus tard il avait surveillé les décès, complétant la série, comblant les
lacunes, pour arriver à connaître la formation de l’embryon, puis le déve-
loppement du fœtus, à chaque jour de sa vie intra-utérine.
(É. Zola, Le Docteur Pascal, chapitre II.)

Ce passage non embrayé tend à effacer toute présence de subjectivité,


qu’elle soit déictique ou modale.
Ainsi, pour les énoncés embrayés comme pour les énoncés non
embrayés, le locuteur peut choisir de donner à sa parole un tour « subjec-
tivant » ou un tour « objectivant ». Reprenant les termes d’A. Rabatel1, on
pourrait parler d’« énonciation embrayée subjectivante » pour (1), d’« énon-
ciation embrayée objectivante » pour (2), d’« énonciation non embrayée
subjectivante » pour (3), d’« énonciation non embrayée objectivante » pour
(4).
Plans d’énonciation

Énonciation embrayée Énonciation non-embrayée

subjectivante objectivante subjectivante objectivante

9. LA DOUBLE TEMPORALITÉ NARRATIVE

Nous avons évoqué le mélange constant, dans les textes effectifs, entre plan
embrayé et plan non embrayé. Nous allons nous arrêter à présent sur une

1. « La part de l’énonciateur dans la construction interactionnelle des points de vue », revue


électronique Marges linguistique n° 9, 2005 (http://www.marges-linguistiques.com, trans-
férée sur le site http://www.revue-texto.net/1996-2007/Archives/Archives.html).
La double temporalité narrative 149

hétérogénéité énonciative plus discrète. Considérons ce passage du Rouge


et le Noir :
Le malheur diminue l’esprit. Notre héros eut la gaucherie de s’arrêter
auprès de cette petite chaise de paille, qui jadis avait été le témoin de
triomphes si brillants. Aujourd’hui personne ne lui adressa la parole : sa
présence était comme inaperçue et pire encore.
(II, XX.)

Dans ce texte qui relève pourtant du plan embrayé, la présence du déic-


tique aujourd’hui, à la place de ce jour-là, qui est la forme attendue, n’est
pas le fruit d’une négligence mais un phénomène largement attesté dans la
narration littéraire. En effet, aujourd’hui n’est pas rapporté au plan des évé-
nements racontés, mais au moment de la lecture du récit. L’événement
raconté, dans la mesure où il est identifié au texte qui le représente, est perçu
comme contemporain de la lecture. C’est précisément une propriété de la
fiction que de pouvoir se poser comme identique à l’événement « extérieur »
qu’elle est censée narrer. Ce mélange de niveaux se retrouve dans le groupe
nominal « notre héros » : ce terme ne réfère à Julien Sorel qu’en tant que ce
dernier est le personnage principal du récit que nous sommes en train de
lire. L’auteur a donc le loisir de dater les événements qu’il raconte par leur
« reflet » sur la scène narrative, et de ne renvoyer qu’indirectement à la
chronologie de l’histoire narrée1.
Dans certains textes on assiste même à la mise en place d’une véritable
fiction secondaire dans la fiction principale, une fiction secondaire qui
implique narrateur et narrataire :
Il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la Sil.
Où allait-il ? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le
reverra plus.
(Jules Verne, Le Château des Carpathes, chapitre I.)

Ici, on voit le personnage disparaître de l’histoire mais aussi de la scène


narrative. Le déictique futur (reverra), par exemple, est repéré par rapport
au moment de la lecture.

1. On trouvera une analyse fouillée de ce type de phénomène dans le livre de M. Vuillaume,


Grammaire temporelle des récits, Paris, Éd. de Minuit, 1990.
150 LES PLANS D’ÉNONCIATION

10. TENTATIVES DE DÉPASSEMENT

Le plus souvent, les écrivains optent pour le plan embrayé ou pour le plan
non embrayé, tout en acceptant des interférences entre les deux. Il arrive
néanmoins que certains textes n’établissent pas de hiérarchie entre ces deux
plans d’énonciation comme pour dépasser leur opposition. Cette subver-
sion de l’économie narrative usuelle n’est évidemment pas gratuite, mais la
conséquence des options esthétiques de l’auteur. On peut s’en rendre
compte en considérant deux cas très différents, par ailleurs presque contem-
porains : Voyage au bout de la nuit de Céline (1928) et Regain de Giono
(1932). Prenons quelques lignes de ce dernier roman :
Ça a fini par une bataille. Le « Tony dans son répertoire » voulait lui casser
une bouteille sur la figure, et ça, on ne l’aurait pas permis. Ça a fini par
une bonne bataille. Il y a eu des cris de femmes et des verres cassés. Mais,
pas trop de mal pour ceux de Sault parce qu’ils tapaient tous ensemble sur
le Tony. Le fils de la Marguerite se foula juste le poignet parce que son
coup de poing, c’est le marbre du comptoir qui le reçut.
(Regain, chapitre III.)

Cette évocation d’une bagarre entre des villageois et un chanteur


médiocre, Tony, repose sur une alternance de passé composé et de passé
simple qui ne correspond pas vraiment à un changement de plan énonciatif.
Le caractère « parlé » se maintient d’un bout à l’autre du texte. En fait, dans
ce mode de narration, Giono définit la figure d’un conteur qui cumulerait
les prérogatives de l’écrivain (lequel use de l’« histoire » au passé simple) et
du conteur populaire, qui cherche à instaurer une scène de « discours »
profondément liée à l’expression orale. Il ne s’agit ni de vérisme (Giono ne
restitue pas un authentique conteur rural) ni de soumission à l’écriture tra-
ditionnelle du roman, mais d’un artifice littéraire qui tente, paradoxalement,
de produire un effet de naturel.
Dans Voyage au bout de la nuit, le mélange des deux plans relève d’une
tout autre économie narrative. Comme Giono dans Regain, l’auteur joue
du contraste entre une narration fortement littéraire au passé simple et des
manières de parler socialement dévalorisées qui exhibent leur relation
essentielle avec l’oralité et la présence physique de l’énonciateur : rurale dans
le cas de Giono, populaire urbaine dans le cas de Céline, comme on le voit
dans ce court passage où le héros, Bardamu, raconte un épisode de la guerre
de 1914, la mort de son colonel :
Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu’il a eu le temps
de dire tout juste : « Et le pain ? » Et puis ce fut tout. Après ça, rien que du
Tentatives de dépassement 151

feu et puis du bruit avec. Mais alors un de ces bruits comme on ne croirait
jamais qu’il en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles, le nez,
la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que c’était fini, que
j’étais devenu du feu et du bruit moi-même.
Et puis non, le feu est parti, le bruit est resté longtemps dans ma tête, et
puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelqu’un les secouait
de par-derrière. Ils avaient l’air de me quitter, et puis ils me sont restés
quand même mes membres. Dans la fumée qui piqua les yeux encore
pendant longtemps, l’odeur pointue de la poudre et du soufre nous restait
comme pour tuer les punaises et les puces de la terre entière.
(Voyage au bout de la nuit, Le Livre de Poche, p. 22-23.)

Ici aussi, l’alternance du passé simple et du passé composé ne marque


pas un changement de plan énonciatif. Le texte apparaît foncièrement
homogène. Cette énonciation implique la figure d’un narrateur inassignable,
qui développerait simultanément une énonciation à la fois « populaire » et
littéraire. Mais il n’y a pas fusion harmonieuse des deux plans, comme dans
Regain ; il s’agit plutôt de les faire s’entrechoquer, se contester l’un l’autre
dans une impossible harmonie.
Ces deux univers romanesques sont très différents. Giono délimite un
espace imaginaire de familiarité verbale, en deux sens : un discours aux
tournures « familières » et un discours propre à une « famille », un clan, un
terroir. Chez Céline, au contraire, la référence au populaire urbain n’enra-
cine pas. Il n’y a pas de parole des « pauvres » posée dans la plénitude et la
vérité qui s’opposerait à la langue soignée des « riches ». À travers le sur-
gissement de l’élémentaire (la faim, le désir, la peur…) il s’agit de briser les
discours mensongers de la société officielle, non de revenir à quelque origine
perdue. Dans cette écriture caractérisée par la dislocation syntaxique
(cf. « Ils avaient l’air de me quitter… mes membres »), la parole populaire,
loin de renforcer les liens de solidarité entre les hommes et entre les hommes
et le monde, désarticule le corps textuel.
Si dans Voyage au bout de la nuit la présence d’une trame narrative au
passé simple préserve un minimum de continuité narrative, dans les
ouvrages postérieurs au deuxième roman de Céline, Mort à crédit, la tension
entre plan embrayé et plan non embrayé fera place à un démembrement
généralisé des articulations syntaxiques naturelles, grâce aux points de sus-
pension, qui trouent la narration. C’est alors à l’énonciation vociférante du
narrateur qu’il revient d’assurer la continuité du texte à travers un univers
chaotique, comme on peut le voir dans ce début de Normance (1954) :
152 LES PLANS D’ÉNONCIATION

Raconter tout ça après… c’et vite dit !... c’est vite dit… On a tout de même
l’écho encore… brroumn !...la tronche vous oscille… même sept ans pas-
sés… le trognon !... le temps n’est rien, mais les souvenirs !... et les défla-
grations du monde !... les personnes qu’on a perdues… les chagrins… les
potes disséminés… gentils… méchants… oublieux… les ailes des mou-
lins… et l’écho encore qui vous secoue…
(Normance, Féerie pour une autre fois, II, Paris,
Gallimard, Folio, 1978, p. 13.)

Le récit s’ouvre précisément par l’affirmation de l’impossibilité de racon-


ter un événement qui fait exploser le temps, et ruine l’économie narrative
traditionnelle.

11. LE PRÉSENT DE NARRATION

Nous avons jusqu’à présent associé le plan non embrayé narratif à l’emploi
du passé simple. En fait, cette association ne correspond qu’à l’usage le plus
classique. Pour qu’il y ait rupture avec la situation d’énonciation, et donc
absence de déictiques, il n’est pas nécessaire d’employer le passé simple. On
peut recourir au présent : c’est ce qu’on appelle traditionnellement le pré-
sent de narration (on parle aussi de présent historique). Ce type de présent
n’est pas déictique, il n’indique pas que le procès est contemporain du
moment d’énonciation.
Dans la narration classique, le présent historique ne remplace pas pure-
ment et simplement le passé simple, il le supplée localement à des fins sty-
listiques bien déterminées. Ainsi, dans cet extrait des Mémoires d’outre-
tombe, c’est le passé simple qui définit l’armature narrative, le présent de
narration n’intervient que ponctuellement :
Le 23 juin 1812, Bonaparte reconnut de nuit le Niémen ; il ordonna d’y
jeter trois ponts. À la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le
fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l’autre rive. Un officier
de Cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande
qui ils sont. « Français. – Pourquoi venez-vous en Russie ? – Pour vous
faire la guerre. » Le Cosaque disparaît dans les bois ; trois sapeurs tirent
sur la forêt ; on ne leur répond point : silence universel.
Bonaparte était demeuré toute une journée étendu sans force et pourtant
sans repos : il sentait quelque chose se retirer de lui. Les colonnes de nos
armées s’avancèrent à travers la forêt de Pilwiski.
(Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, XXI, chap. 1.)
Le présent de narration 153

Dans ce passage, l’utilisation du passé simple et du présent de narration


permet de mettre en contraste deux niveaux dans le texte. Le narrateur
évoque au passé simple les actes dont Bonaparte est l’agent ; en revanche,
au présent il fait une sorte de zoom sur des épisodes significatifs mais
secondaires dont les protagonistes sont des personnages anonymes. Mais il
y a davantage : la tonalité du fragment au présent de narration est particu-
lière. Les phrases sont courtes et juxtaposées. Le lecteur a l’impression d’une
pure succession de procès qui surgissent devant un spectateur, non d’un
enchaînement cohérent, maîtrisé par une instance narrative dominante qui
organiserait postérieurement les événements. C’est d’ailleurs la visée de
l’ensemble de ce récit de la Campagne de Russie que de montrer que tout
échappe à Napoléon, comme le suggère la phrase « il sentait quelque chose
se retirer de lui ».
On retrouve certaines caractéristiques de ce présent de narration dans
cet extrait du Neveu de Rameau, de Diderot :
Vinrent ensuite, les gestes, les grimaces du Visage et les contorsions du
corps ; et je dis, bon ; voilà la tête qui se perd, et quelque scène nouvelle
qui se prépare ; en effet, il part d’un éclat de voix, « je suis un pauvre
misérable... Monseigneur, Monseigneur, laissez-moi partir... O terre, reçois
mon or ; conserve bien mon trésor... Mon âme, mon âme, ma vie, O terre !...
Le voilà le petit ami, le voilà le petit ami ! Aspettare e non venire... A Zerbina
penserete… Sempre in contrasti con tesi sta… » Il entassait et brouillait
ensemble trente airs italiens, français, tragiques, comiques, de toutes
sortes de caractères. Tantôt avec une voix de basse-taille, il descendait
jusqu’aux enfers ; tantôt s’égosillant et contrefaisant le fausset, il déchirait
le haut des airs, imitant de la démarche, du maintien, du geste, les diffé-
rents personnages chantants ; successivement furieux, radouci, impérieux,
ricaneur. Ici, c’est une jeune fille qui pleure, et il en rend toute la minau-
derie ; là il est prêtre, il est roi, il est tyran, il menace, il commande, il
s’emporte, il est esclave, il obéit. Il s’apaise, il se désole, il se plaint, il rit ;
jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère de l’air.
Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s’étaient rassemblés
autour de lui. Les fenêtres du café étaient occupées, en dehors, par les
passants qui s’étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à
entrouvrir le plafond. Lui n’apercevait rien ; il continuait, saisi d’une alié-
nation d’esprit, d’un enthousiasme si voisin de la folie qu’il est incertain
qu’il en revienne.
(Le Neveu de Rameau, GF Flammarion, p. l09 ;
l’italique est de Diderot.)
154 LES PLANS D’ÉNONCIATION

Ce texte apparaît hétérogène : le présent déictique qu’on trouve dans les


citations au discours direct (« voilà la tête qui se perd », « je suis un pauvre
misérable »…) contraste avec le présent de narration et le couple passé
simple/imparfait. Le présent de narration (« Ici c’est une jeune fille… de
l’air ») est associé à une succession de phrases brèves, plaçant le lecteur en
position de témoin étonné d’une série d’actions dont l’enchaînement est
pour lui problématique. Le neveu de Rameau est en effet présenté comme
un individu original, imprévisible, qui déjoue par ses propos et son com-
portement toutes les attentes. En revanche, la fin du texte à l’imparfait
montre une autre figure du narrateur : le narrateur distancié qui décrit la
scène en prenant du recul. On doit donc distinguer deux figures du narra-
teur : 1) celle du narrateur en rupture avec la situation d’énonciation, qui
use du couple passé simple/imparfait ; 2) celle du narrateur qui se pose et
pose le lecteur en témoin de ce qui arrive, associé au présent de narration.
L’interprétation des effets de sens liés au présent de narration ne peut
donc se faire qu’en contexte. Dans cette description d’un joueur de bowling,
par exemple, l’effet est plutôt celui d’une sorte d’« arrêt sur image » :
Les joueurs qui occupaient précédemment la piste 17 ont lancé leurs der-
nières boules et sont partis.
Rambert se tient immobile sur le plancher d’élan, au plus près du stand,
les coudes au corps, la boule Manhattan Rubber, vert bouteille, 15 livres,
c’est son poids favori, posée sur les mains ouvertes, à hauteur du ventre.
En remuant les paumes, il fait tourner la boule d’une grosseur analogue à
celle des boules de verre qui maintiennent à la surface de la mer les filets
de pêche jusqu’à ce que les trois trous destinés à recevoir les doigts se
trouvent en contact avec le pouce, le majeur et l’annulaire de la main droite
[…].
(Roger Vailland, La Truite, chap. 1, Paris, Gallimard.)

Avec le présent de narration, le cours du récit est momentanément sus-


pendu : les mouvements du lanceur de boules sont posés comme exem-
plaires, une sorte d’archétype du lancer de boules.
Dans la littérature contemporaine, on assiste chez de nombreux écrivains
à un emploi généralisé du présent, c’est-à-dire qu’il ne contraste plus avec
le reste de la narration, conduite avec des tiroirs du passé. Ainsi dans ce
récit de J.-M.-G. Le Clézio, où certains chapitres sont entièrement rédigés
au présent :
Bea B. va d’un bout à l’autre de la grande salle. Tout le long du mur, il y a
une rangée de comptoirs qui brillent. Au-dessus des comptoirs, des cercles
Le présent de narration 155

rouges, des bandes d’or, des panneaux bleus, des panneaux blancs. Des
drapeaux. Et puis des mots écrits,
PAN AM LUFTHANSA IBERIA ALITALIA
LOT KLM BEA JAL GARUDA
des mots insensés, des bouts de mots muets qui s’allument et s’éteignent.
Les comptoirs sont vides. La grande salle illuminée est pleine de comptoirs
vides. Bea B. s’assied sur les fauteuils de simili-cuir rouge, devant un
comptoir, et elle regarde les affiches et les morceaux de papier collés au
mur. Monsieur X ne dit rien non plus, il fume une cigarette.
(La Guerre, Paris, Gallimard, p. 177-178.)

Ce présent généralisé va de pair avec l’effacement des patronymes (B., X),


les sigles indéchiffrables, la vacuité, le silence… Définissant des procès qui
semblent soustraits à l’opposition présent/passé/futur, il instaure un monde
qui cumule deux propriétés a priori incompatibles : c’est à la fois un monde
directement accessible, qui est donné dans une coïncidence avec la situation
d’énonciation, et un monde parfaitement étranger, perçu de l’extérieur,
coupé de la situation d’énonciation.
Cette combinaison paradoxale n’a rien de surprenant si l’on considère
les analyses divergentes qui sont proposées du présent de narration.
– Traditionnellement, on voit dans l’emploi déictique (simultanéité avec
le moment de l’énonciation) la valeur fondamentale du présent ; pour jus-
tifier l’existence du présent de narration, qui contredit manifestement cette
conception temporelle du présent, on fait du présent de narration un pré-
sent transposé, à valeur stylistique : on vit les événements comme s’ils se
déroulaient au moment de la lecture ou de l’audition.
– D’autres linguistes, plus récemment, considèrent que le présent est par
nature atemporel et qu’il ne réfère au moment d’énonciation que par défaut,
quand il n’y a pas dans le contexte des marques qui orientent l’interprétation
vers un passé ou un futur1.
– Entre ces deux positions il existe en outre diverses solutions de com-
promis. A. Culioli2 a suggéré que le repère du présent de narration ne soit
ni lié à la situation d’énonciation (comme pour le présent déictique), ni
coupé de celle-ci (comme pour le passé simple), mais situé par rapport à un
repère « fictif » construit à partir du moment d’énonciation : un repère qui
serait à la fois coupé de ce moment d’énonciation et identifié à lui. Cela

1. Sur cette question voir par exemple Le Présent en français, P. Le Goffic (éd.), Amsterdam,
Rodopi, 2001.
2. Voir A. Culioli : « Valeurs aspectuelles et opérations énonciatives : l’aoristique », in
J. David et R. Martin éds., La Notion d’aspect, Paris, Klincksieck, 1980, p. 185.
156 LES PLANS D’ÉNONCIATION

expliquerait l’indécision des lecteurs devant ce type de formes : ils les inter-
prètent à la fois comme des événements dissociés du présent et comme la
réactualisation, la « résurrection » de faits révolus. Anna Jaubert1, de son
côté, propose de considérer que « le présent génère sa propre actualité,
transporte avec lui son repère, et par là gagne une autonomie par rapport à
son environnement »; le présent ne se contenterait pas de prendre acte d’une
coïncidence d’un procès avec le repère qu’est l’acte d’énonciation, il poserait
lui-même cette coïncidence, il en ferait « une déclaration de principe, éven-
tuellement affranchie de la coïncidence vraie à l’énonciation, suspendant
même au besoin l’inscription en réalité ».
Quelle que soit la solution retenue – et dans ce domaine elles sont d’une
grande complexité –, le présent de narration présente la particularité d’oscil-
ler, selon les contextes, entre valeurs aspectuelles du passé simple et celles
de l’imparfait, sans pouvoir être réduit ni à l’un ni à l’autre des deux tiroirs,
du fait même qu’il est un présent. L’important, pour le stylisticien, est de
comprendre pourquoi il est employé dans tel ou tel texte, quels effets de
sens il induit que ne pourraient pas exprimer l’imparfait ou le passé simple.

12. THÉORIES COMMUNICATIONNELLES


ET NON COMMUNICATIONNELLES DU RÉCIT

Avant de clore ce chapitre, il nous paraît utile d’évoquer un débat qui depuis
plusieurs décennies traverse les études sur la narration et qui engage la
manière dont on interprète les marques énonciatives dans un récit. Ce débat
oppose les théories « communicationnelles », pour lesquelles « il ne peut y
avoir de récit sans narrateur2 », et les théories « non communication-
nelles » du récit littéraire, qui soutiennent la possibilité d’un récit « sans
narrateur ».
Dans la narratologie moderne, on distingue, comme nous le faisons
implicitement dans cet ouvrage, l’auteur qui prend la responsabilité de
l’œuvre et le narrateur, qui est une sorte de personnage auquel l’auteur
délègue l’activité de raconter. Le narrateur est un énonciateur qui n’a pas
d’existence en dehors du récit, et qui s’adresse à un narrataire, un destina-
taire.

1. « Entre convention et effet de présence, l’image induite de l’actualité », in P. Le Goffic éd.,


L’Imparfait, Cahiers Chronos, 2001, p. 64 et p. 67.
2. R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits » (1966), Communications n° 8,
texte repris dans L’Analyse structurale du récit, Seuil, coll. « Points », p. 24.
Théories communicationnelles et non communicationnelles du récit 157

Pour les tenants des théories « communicationnelles » du récit (par


exemple R. Barthes ou G. Genette), ce narrateur est en fait une première
personne implicite (mais qui parfois peut intervenir explicitement à la pre-
mière personne dans son récit, sous forme d’« intrusions ») qui produit le
récit sur tous ses plans : il fait voir à travers les yeux de tel ou tel personnage,
il organise la durée de la narration, accélère ou ralentit, fait des ellipses, etc.
Pour le dire vite, le narrateur a des pouvoirs comparables à ceux d’un indi-
vidu en chair et en os qui raconte une histoire. Cette conception du narra-
teur n’établit pas de différence essentielle entre le narrateur des récits de
fiction à la première personne et les récits de fiction à la 3e personne,
puisqu’à tout moment le narrateur peut intervenir au « je » dans un récit à
la 3e personne.
Les théories non communicationnelles ont surtout été développées aux
États-Unis. La représentante la plus connue en est Ann Banfield1, qui a
particulièrement travaillé sur le discours indirect libre (voir p. 225). Il fau-
drait aussi citer les noms de K. Hamburger2 (1957), qui soutient qu’il existe
des différences fonctionnelles entre l’usage ordinaire de la langue et son
usage littéraire, et du linguiste S.-Y. Kuroda3 (1973), pour qui « il existe
certains traits grammaticaux qui font que certains usages des phrases, prin-
cipalement à l’écrit, sont exclus du domaine du discours au sens usuel du
terme4 ». Fondamentalement, il s’agit pour eux de contester l’idée que dans
tout récit de fiction quelqu’un parle à quelqu’un, que la communication
dans le monde « réel » et dans la fiction sont identiques. Si l’on admet cette
perspective, quand le narrateur intervient au « je » dans un récit à la
3e personne, c’est qu’il y a intrusion de l’auteur dans un texte qui, lui, est
foncièrement sans narrateur.
Cette discussion qui mobilise un grand nombre d’arguments linguis-
tiques et philosophiques est d’une rare complexité5. Certes, elle s’appuie sur

1. Unspeakable Sentences: Narration and Representation in the Language of Fiction, Rout-


ledge and Kegan Paul (1982), trad. fr. Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect
libre, Paris, Seuil, 1995.
2. Die Logik der Dichtung, traduit en français sous le titre Logique des genres littéraires, Paris,
Seuil, 1986.
3. Article traduit en français sous le titre « Où l’épistémologie, la grammaire et le style se
rencontrent : examen d’un exemple japonais », in Aux quatre coins de la linguistique, Paris,
Seuil, p. 235-259.
4. Aux quatre coins de la linguistique, 1979, p. 11.
5. On en trouvera la synthèse dans l’excellent ouvrage de Sylvie Patron, Le Narrateur.
Introduction à la théorie narrative, Paris, A. Colin, 2009, qui penche pour les théories non
communicationnelles.
158 LES PLANS D’ÉNONCIATION

l’étude des marques linguistiques de la narration (personnes, temps verbaux,


discours rapporté, points de vue en particulier), mais aussi sur des présup-
posés d’ordre philosophique sur ce que sont la communication, le langage,
le récit. Toute la question est de savoir si l’on doit dire que l’auteur d’un
récit littéraire « parle » à quelqu’un, ou s’il se contente d’agencer un univers
fictionnel dans lequel le langage est soumis à des lois qui ne sont pas celles
de la communication usuelle.
Cette difficulté était déjà visible dans l’exposé qu’a fait Benveniste en 1959
de sa théorie des deux systèmes d’énonciation, « discours » et « histoire ».
Quand il aborde les récits au passé simple (qu’il appelle « aoriste »), il écrit :
À vrai dire, il n’y a même plus alors de narrateur. Les événements sont
posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon
de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter
eux- mêmes. Le temps fondamental est l’aoriste, qui est le temps de l’évé-
nement hors de la personne d’un narrateur1.

Benveniste semble ici proche de la conception non communicationnelle


du récit, bien qu’il ne distingue pas récit d’un historien et récit de fiction
littéraire. En revanche, pour un partisan de la théorie communicationnelle
tel que G. Genette, même dans les récits au passé simple un narrateur parle
à un narrataire2.
Si l’on en croit G. Philippe3, Benveniste lui-même n’a pas défendu la
même position tout au long de sa carrière. Comme en témoigne la citation
précédente, en 1959 il aurait été proche de l’idée « que la langue met à la
disposition du locuteur des outils tout aussi grammaticalisés pour former
des énoncés “non énoncés”», « des énoncés non seulement sans référence
au locuteur (au sens où celui-ci resterait implicite), mais bien des énoncés
dont l’interprétation dût se faire sans représentation aucune d’une scène
d’énonciation première4 ». Mais, après avoir soutenu cette hypothèse d’un
« appareil formel de la non-énonciation », il aurait ensuite reculé et aurait
rejoint la position qui sera celle de Genette, pour qui l’énonciation s’appuie

1. Problèmes de linguistique générale, 1966, p. 241.


2. « Frontières du récit » (1966), repris dans L’Analyse structurale du récit, Barthes (dir.),
Seuil, 1981, p. 168.
3. « L’appareil formel de l’effacement énonciatif et la pragmatique des textes sans locuteur »,
in Pragmatique et Analyse des textes, R. Amossy (dir.), Tel-Aviv University, p. 17-34.
4. Art. cit. p. 23 et p. 25.
Théories communicationnelles et non communicationnelles du récit 159

nécessairement sur un locuteur1, comme dans le modèle usuel de la com-


munication.

1. En particulier dans un article de 1970 « L’appareil formel de l’énonciation », repris dans


Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 1974.
Analyses

1. PLAN EMBRAYÉ ET PLAN NON EMBRAYÉ

André Gide
Ce passage est un bon exemple de narration traditionnelle. Il est dominé
par l’« histoire » au passé simple et à l’imparfait, interrompue à intervalles
par des fragments de dialogue qui relèvent du « discours ».
Elle essaya de parler encore. Ses lèvres tremblaient comme celles d’un
enfant qui sanglote ; elle ne pleurait pas toutefois ; l’extraordinaire éclat
de son regard inondait son visage d’une surhumaine, d’une angélique
beauté.
– Alissa ! qui donc épouserai-je ? Tu sais pourtant que je ne puis aimer
que toi… et tout à coup, la serrant éperdument, presque brutalement dans
mes bras, j’écrasai de baisers ses lèvres. Un instant comme abandonnée,
je la tins à demi renversée contre moi ; je vis son regard se voiler ; puis ses
paupières se fermèrent, et d’une voix dont rien n’égalera pour moi la jus-
tesse de la mélodie :
– Aie pitié de nous, mon ami ! Ah ! n’abîme pas notre amour. Peut-être dit-
elle encore : N’agis pas lâchement ! ou peut-être me le dis-je à moi-même,
je ne sais plus, mais soudain, me jetant à genoux devant elle et l’envelop-
pant pieusement de mes bras :
– Si tu m’aimais ainsi, pourquoi m’as-tu toujours repoussé ? Vois ! j’atten-
dais d’abord le mariage de Juliette ; j’ai compris que tu attendisses aussi
son bonheur ; elle est heureuse ; c’est toi-même qui me l’as dit. J’ai cru
longtemps que tu voulais continuer à vivre près de ton père ; mais à présent
nous voici tous deux seuls.
(A. Gide, La Porte étroite, Paris, Gallimard.)

Le premier paragraphe relève de l’« histoire ». Le deuxième commence


par une réplique au « discours », suivie d’un retour à l’« histoire » (et tout à
coup… fermèrent). La présence d’un futur simple avec forte prise en charge
modale (n’égalera) associé à pour moi incite à considérer qu’et d’une voix
dont rien n’égalera pour moi la justesse de la mélodie relève du « discours »
Plan embrayé et plan non embrayé 161

du narrateur-personnage. Dans le troisième paragraphe « discours » et


« histoire » alternent ; relèvent de l’« histoire » peut-être dit-elle encore… ou
peut-être me le dis-je à moi-même… mais soudain, me jetant à genoux devant
elle et l’enveloppant de mes bras. Cependant, la présence de l’adverbe modal
« peut-être » marque une interférence de « discours », rendue possible par
le fait que le « je » réfère à la fois au narrateur en train d’énoncer et au
personnage du récit. De même, l’incise je ne sais plus vient intercaler un
morceau de « discours » entre deux fragments d’« histoire » : elle aussi est
rapportée à la situation d’énonciation du narrateur, et non à l’histoire
racontée. Le dernier paragraphe appartient intégralement au « discours ».
Les fragments de « discours », liés au couple interlocutif je-tu, incluent
des vocatifs, des impératifs, des interrogations, des oppositions temporelles
entre présent/passé composé/futur, des déictiques.
On notera l’effort de l’auteur pour assouplir les transitions entre plans
embrayé et non embrayés. Par exemple, au paragraphe 2, la conjonction et
lie une réplique inachevée au discours direct à un passage non embrayé.
Quant au discours direct qui ouvre les paragraphes 2, 3 et 4, il n’est pas
introduit par un verbe, mais seulement signalé par un tiret.
Dans ce récit de facture classique, l’hétérogénéité énonciative est accrue
par le fait que le je réfère à la fois au personnage agissant dans une histoire
au passé simple et à l’énonciateur de la présente narration qui réagit face à
ses comportements passés. On retrouve ce dispositif, porté au paroxysme,
dans La Recherche du temps perdu de Proust.

Prosper Mérimée
J’avais toujours soupçonné les géographes de ne savoir ce qu’ils disent
lorsqu’ils placent le champ de bataille de Munda dans le pays des Bastuli-
Poeni, près de la moderne Monda, à quelques lieues au nord de Marbella.
D’après mes propres conjectures sur le texte de l’anonyme, auteur du Bel-
lum Hispaniense, et quelques renseignements recueillis dans l’excellente
bibliothèque du duc d’Ossuna, je pensais qu’il fallait chercher aux envi-
rons de Montilla le lieu mémorable où, pour la ‘dernière fois, César joua
quitte ou double contre les champions de la république. Me trouvant en
Andalousie au commencement de l’automne’ de 1830, je fis une assez
longue excursion pour éclaircir les doutes qui me restaient encore. Un
mémoire que je publierai prochainement ne laissera plus, je l’espère,
aucune incertitude dans l’esprit de tous les archéologues de bonne foi. En
attendant que ma dissertation résolve enfin le problème géographique qui
tient toute l’Europe savante en suspens, je veux vous raconter une petite
162 ANALYSES

histoire ; elle ne préjuge rien sur l’intéressante question de l’emplacement


de Monda.
(Carmen, début.)

Cet incipit de la célèbre nouvelle de Mérimée est assumé, comme le texte


précédent de Gide, par un narrateur homodiégétique qui joue sur deux
plans d’énonciation : il est à la fois le narrateur du récit que nous sommes
en train de lire et un personnage de l’histoire qu’il raconte. Mais à la diffé-
rence de ce qui se passe chez Gide, ces deux niveaux narratifs sont bien
distingués dans ce préambule où se met en scène le narrateur.
Si l’on prend pour critère l’embrayage énonciatif, on peut décomposer
le texte en deux parties bien distinctes :
(1) J’avais toujours soupçonné les géographes de ne savoir ce qu’ils disent
lorsqu’ils placent le champ de bataille de Munda dans le pays des Bastuli-
Poeni, près de la moderne Monda, à quelques lieues au nord de Marbella.
D’après mes propres conjectures sur le texte de l’anonyme, auteur du Bel-
lum Hispaniense, et quelques renseignements recueillis dans l’excellente
bibliothèque du duc d’Ossuna, je pensais qu’il fallait chercher aux envi-
rons de Montilla le lieu mémorable où, pour la dernière fois, César joua
quitte ou double contre les champions de la république. Me trouvant en
Andalousie au commencement de l’automne de 1830, je fis une assez
longue excursion pour éclaircir les doutes qui me restaient encore.
(2) Un mémoire que je publierai prochainement ne laissera plus, je l’espère,
aucune incertitude dans l’esprit de tous les archéologues de bonne foi. En
attendant que ma dissertation résolve enfin le problème géographique qui
tient toute l’Europe savante en suspens, je veux vous raconter une petite
histoire ; elle ne préjuge rien sur l’intéressante question de l’emplacement
de Monda.
(Carmen, début.)

La partie (1) relève du plan non embrayé, qui repose sur la complémen-
tarité entre le couple imparfait/plus-que-parfait et le passé simple. Le repé-
rage temporel et le repérage spatial se font de manière non déictique ; des
noms propres pour les lieux, et « au commencement de l’automne de 1830 »
pour le temps. La modalisation est nettement « objectivante ». On peut
néanmoins relever quelques traces d’une modalisation subjectivante, en
particulier à travers l’emploi des adjectifs non classifiants « excellent » et
« mémorable » ; on peut également penser que des locutions comme « ne
pas savoir ce qu’ils disent » et « jouer quitte ou double » supposent la pré-
sence d’un sujet évaluateur. Comme il s’agit d’un narrateur homodiégétique,
Plan embrayé et plan non embrayé 163

l’affleurement de marques subjectivantes est moins visible que s’il s’agissait


d’un récit à la non-personne.
La partie (2) passe au plan embrayé, avec des verbes au futur simple et
au présent déictique. À cela s’ajoute l’emploi d’un indicateur temporel déic-
tique (« prochainement »). La modalisation est nettement subjectivante,
avec une tonalité ironique, particulièrement nette dans le groupe nominal
« le problème qui tient toute l’Europe savante en suspens ». Le signal qui
est susceptible d’orienter le lecteur vers une interprétation en termes d’iro-
nie est l’hyperbole (« toute l’Europe savante en suspens »). [Sur l’ironie, voir
p. 194]

Alphonse Daudet
Le dispositif énonciatif de ce texte d’Alphonse Daudet est plus complexe.
Le présent de narration et le passé simple se mêlent. En outre, le narrateur
homodiégétique fait alterner librement le désignateur je et le désignateur
« le petit Chose », surnom dépréciatif, pour référer au même individu.
(Le héros vient d’être sauvé in extremis du suicide par l’abbé Germane.)
Le petit Chose est assis au coin de la cheminée. Il est très agité, il parle
beaucoup, il raconte sa vie, ses malheurs et pourquoi il a voulu en finir.
L’abbé écoute en souriant ; puis quand l’enfant a bien parlé, bien pleuré,
bien dégonflé son pauvre cœur malade, le brave homme lui prend les
mains et lui dit tranquillement :
– Tout cela n’est rien, mon garçon, et tu aurais été joliment bête de te
mettre à mort pour si peu […]. À présent, plus un mot ! J’ai besoin de
travailler, et tu as besoin de dormir… Seulement je ne veux pas que tu
retournes dans ton affreux dortoir : tu aurais froid, tu aurais peur ; tu vas
te coucher dans mon lit, de beaux draps blancs de ce matin !… Moi,
j’écrirai toute la nuit ; et si le sommeil me prend, je m’étendrai sur le
canapé… Bonsoir ! ne me parle plus.
Le petit Chose se couche, il ne résiste pas… Tout ce qui lui arrive lui fait
l’effet d’un rêve. Que d’événements dans une journée ! Avoir été si près
de la mort, et se retrouver au fond d’un bon lit, dans cette chambre tran-
quille et tiède !… Comme le petit Chose est bien !… De temps en temps,
en ouvrant les yeux, il voit sous la clarté douce de l’abat-jour le bon abbé
Germane qui, tout en fumant, fait courir sa plume à petit bruit, du haut
en bas des feuilles blanches…
…Je fus réveillé le lendemain matin par l’abbé qui me frappait sur l’épaule.
J’avais tout oublié en dormant… Cela fit beaucoup rire mon sauveur.
(A. Daudet, Le Petit Chose, chapitre XII.)
164 ANALYSES

Ce texte hétérogène montre un passage au présent de narration dans un


récit non embrayé (Le petit Chose… tranquillement, d’une part, et Le petit
Chose se couche… feuilles blanches d’autre part) qui encadre une séquence
de dialogue relevant du « discours », organisée à partir d’une série de pré-
sents déictiques (Tout cela… parle plus). L’« histoire » au passé simple, qui
constitue la base de cette narration, vient finalement relayer le présent de
narration (Je fus réveillé…).
Le premier paragraphe relève de l’« histoire ». Mais l’emploi du présent
de narration empêche de distinguer entre les énoncés descriptifs et ceux qui
font progresser l’action : ainsi le petit Chose est assis ou il est très agité, qui
seraient à l’imparfait dans un texte au passé simple, sont ici au présent. Les
formes du passé composé (a parlé, a dégonflé) n’indiquent pas de manière
déictique des procès antérieurs au moment de l’énonciation mais à l’inté-
rieur d’une subordonnée temporelle marquent l’antériorité par rapport à la
forme simple du verbe de la principale (quand + passé composé → phrase
principale au présent).
Le deuxième paragraphe est du discours rapporté au style direct qui
relève du plan non embrayé. On note la présence du couple je-tu et le repé-
rage déictique par rapport à la situation d’énonciation (cf. à présent, ce
matin) ; le présent de tu as besoin de dormir s’oppose aux procès futurs
(j’écrirai, je m’étendrai).
Dans le troisième paragraphe le fragment médian, Que d’événements…
est bien !, ne relève pas du présent de narration. Ces énoncés exclamatifs
sont pris en charge par le personnage sous la forme du « discours indirect
libre », du fait de l’absence de ponctuation marquant qu’il s’agit de discours
direct.
Le dernier paragraphe continue sur le mode non embrayé, au passé
simple associé au je. Ce passage du présent de narration au passé simple
n’est pas arbitraire. Il permet de rendre sensible la sortie d’un épisode sui-
cidaire que « le petit Chose » vit dans une sorte de dépossession de soi (tout
ce qui lui arrive lui fait l’effet d’un rêve) : le retour à la vie normale coïncide
avec le retour à une narration classique au passé simple dont le héros est
je, et non plus son double négatif, le petit Chose. Le passage de je à « le petit
Chose » et du passé simple au présent de narration sont ainsi étroitement
liés : de même que le présent de narration combine accès direct à un épisode
de l’intrigue et coupure avec la situation d’énonciation, le désignateur « le
petit Chose » réfère à l’énonciateur à travers une non-personne, comme si
le narrateur homodiégétique était aussi un narrateur hétérodiégétique.
CHAPITRE 8

« Mise en relief »
et description

1 LA MISE EN RELIEF 5 SECOND PLAN ET


DESCRIPTION
2 NEUTRALISATION DE
L’OPPOSITION 6 LA « NATURALISATION »
DES DESCRIPTIONS
3 SECOND PLAN ET POINT DE
VUE

4 ÉNONCÉS SINGULATIFS ET
ITÉRATIFS

1. LA MISE EN RELIEF

La complémentarité qui existe, d’un point de vue aspectuel, entre l’imparfait


et les verbes employés de manière perfective (au passé simple ou au passé
composé) explique, on l’a vu, la présence de l’imparfait à la fois dans récit
embrayé dans le récit non embrayé. Comparons ces deux énoncés : (1) Paul
dormait et (2) Paul a dormi. À la différence de (2), l’énoncé (1) semble
incomplet, comme en suspens, et il faut lui adjoindre un repère pour remé-
dier à cette incomplétude : par exemple : Paul dormait quand je l’ai vu. En
fait, l’imparfait ne constitue pas directement un tiroir du passé : à lui seul,
il ne situe pas un événement dans le passé, mais indique simplement qu’un
procès est contemporain d’un repère qui, lui, est passé. Ainsi, dans Paul
dormait quand je l’ai vu, c’est je l’ai vu qui relève du passé, Paul dormait
étant seulement présenté comme contemporain de cet événement : rien a
priori ne permet d’affirmer que le sommeil de Paul appartient au passé, car
il peut dormir encore au moment où le locuteur dit cet énoncé. L’imparfait
n’est donc guère apte à poser un procès dans la chronologie ; employé seul,
il peut donc difficilement servir à raconter.
Cette dépendance de l’imparfait à l’égard du passé simple ou du passé
composé joue un rôle essentiel dans la narration littéraire, qui l’exploite
abondamment. Alors que dans l’usage ordinaire de la langue l’imparfait
166 « MISE EN RELIEF » ET DESCRIPTION

dénote des procès contemporains d’un repère passé, dans la narration clas-
sique il s’agit plutôt de distinguer deux niveaux : d’une part, les événements
qui font progresser l’action, représentés par le plus souvent par des formes
verbales au passé simple, de l’autre, à l’imparfait, le niveau des procès posés
comme extérieurs à la dynamique narrative. L’emploi de l’imparfait est donc
ici caractérisé négativement, il ne renvoie pas à une classe consistante d’un
point de vue sémantique : on y trouvera aussi bien des indications sur le
décor que des commentaires du narrateur, des perceptions d’un personnage,
etc.
Dans cet extrait où nous avons mis en italique les phrases au passé simple,
on perçoit nettement la distinction entre ces deux niveaux :
Les jours commencèrent à s’allonger mais le froid resserra son étreinte. À
moins d’entretenir sans relâche un feu d’enfer dans la cheminée de la
maison forestière, les nuits canadiennes devenaient une épreuve assez
rude, et Tiffauges les espaçait tout en appréciant leur pureté tonique après
la moite promiscuité des baraques. Un matin que les étoiles rendues pelu-
cheuses par le gel intense brillaient encore dans le ciel noir, il fut réveillé
par un coup frappé à la porte. À moitié endormi encore, il se leva en mau-
gréant, et alla quérir quelques ronds de rutabaga qu’il avait posés sur le
bord de la cheminée. Il savait qu’il était inutile de faire la sourde oreille
aux invites de l’élan dont l’insistance devenait inlassable dès lors qu’il avait
senti une présence dans la maison. Il dut lutter un moment avec la porte
que le gel avait bloquée et qui céda tout à coup, s’ouvrit toute grande et
découvrit la haute silhouette d’un homme botté et en uniforme.
(M. Tournier, Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 283.)

À côté des passés simples, qui assurent la progression de l’histoire, les


imparfaits marquent les procès qui ne participent pas à cette progression.
La seconde phrase, par exemple (« À moins… des baraques ») est insépa-
rable de la première, dont elle dépend. Le texte ne peut pas être lu comme
une simple succession de phrases, car le lecteur est obligé de le découper en
unités plus larges : les formes d’imparfait sont couplées avec les formes
perfectives, définissant ainsi des domaines cohérents dans le texte. La phrase
« Il savait… dans la maison », par exemple, forme un tout avec celle qui
précède.
Ce qui vaut pour le passé simple vaut tout aussi bien pour les passés
composés perfectifs, même si, comme on l’a vu, ils sont moins propices à la
construction d’un enchaînement narratif. Dans cet extrait de L’Étranger la
répartition entre imparfait et passé composé se fait comme pour le couple
imparfait/passé simple :
La mise en relief 167

J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il
était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait
l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti
des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que
le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait
mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette
brûlure que je ne pouvais plus supporter j’ai fait un mouvement en avant.
(A. Camus, L’Étranger, I, 6, Paris, Gallimard ; c’est nous qui soulignons.)

Le linguiste H. Weinrich1 a désigné ce phénomène par le terme de mise


en relief ; recourant à une métaphore picturale, il affecte à un premier plan
les fragments contenant des formes perfectives et à un second plan les for-
mes d’imparfait et de plus-que-parfait qui sont associées à celles du premier
plan et en dépendent. On peut prendre la mesure de la divergence fonc-
tionnelle entre ces deux plans en essayant de les dissocier dans un même
texte. Si par exemple on élimine les fragments de second plan dans les
extraits du Roi des Aulnes ou de L’Étranger que nous venons de citer, on
obtient un texte encore relativement cohérent. Il n’en va pas de même pour
l’opération inverse, car, séparés des énoncés du premier plan sur lesquels
ils s’appuient, les énoncés de second plan mis bout à bout constituent une
séquence décousue.
R. Barthes opposait dans les récits ce qu’il appelait les « fonctions » (qui
correspondent à peu près au « premier plan ») et les « indices »2 (équivalents
du second plan) : « indices caractériels concernant les personnages »,
« informations relatives à leur identité », « notations d’atmosphère », etc. Il
insistait très justement sur le fait que le rôle d’un « indice » ne s’explique
qu’en passant au niveau supérieur, celui des « fonctions », qui font pro-
gresser la narration. En fait, cette distinction fonctions/indices repose sur
la répartition des tiroirs verbaux dans le texte, et non sur la nature des évé-
nements racontés : le lecteur interprète tel énoncé comme une « fonction »
s’il est au passé simple. Or, s’il est vrai que dans certains genres de narration
(les romans d’espionnage, par exemple), il existe une correspondance rela-
tivement simple entre les énoncés qui réfèrent à des actions des personnages
et les énoncés de « premier plan », il n’en va pas toujours de même. La
répartition des phrases sur les deux plans ne découle pas directement du
signifié des verbes. L’auteur possède sur ce point une grande liberté.
Rien n’empêche donc d’intervertir les énoncés au premier plan et au
second plan pour modifier la signification des événements évoqués. Dans

1. Le Temps, trad. fr., Paris, Seuil, 1973.


2. « Introduction à l’analyse structurale des récits », in Communications, n° 8, 1966.
168 « MISE EN RELIEF » ET DESCRIPTION

ce passage des Misérables de Victor Hugo nous avons placé entre crochets
et en italique les formes qui résulteraient d’une telle interversion :
Toute cette cavalerie, étendards et trompettes au vent, formée en colonnes
par division, descendit [descendait] […] la colline de la Belle-Alliance,
s’enfonça [s’enfonçait] dans le fond redoutable où tant d’hommes déjà
étaient tombés, y disparut [disparaissait] dans la fumée, puis, sortant de
cette ombre, reparut [reparaissait] de l’autre côté du vallon […]. Ils mon-
taient [montèrent], graves, menaçants, imperturbables ; dans les inter-
valles de la mousqueterie et de l’artillerie, on entendait [entendit] ce
piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient [furent] deux
colonnes ; la division Wathier avait [eut] la droite, la division Delord avait
[eut] la gauche. On croyait [crut] voir de loin s’allonger vers la crête du
plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa [traversait] la
bataille comme un prodige.
(II, I, IX.)

À une exception près (étaient tombés), la substitution s’avère possible.


Certes, le texte qui en résulte semble très moderne, mais on peut difficile-
ment dire qu’il y aurait des phrases qui seraient vouées irrémédiablement
au premier plan et d’autres au second plan. Flaubert, en particulier, met
souvent à l’imparfait des énoncés que la narration classique aurait mis au
passé simple1.
La proportion de formes de second plan varie considérablement d’un
texte à l’autre. Barthes et Weinrich envisagent ainsi une typologie sommaire
qui placerait à une extrémité les récits où le premier plan l’emporte très
nettement, ce qui a tendance à accélérer le rythme, et les récits, plus lents,
dans lesquels les formes de premier plan sont en retrait. Le Candide de
Voltaire relève à l’évidence de la première catégorie, et Madame Bovary de
la seconde. Si Emma est engluée dans un univers à l’imparfait où il ne se
passe rien, Candide parcourt le monde en tous sens après avoir été chassé
du château de son enfance.
Elle [= Cunégonde] rencontra Candide en revenant au château, et rougit ;
Candide rougit aussi. Elle lui dit bonjour d’une voix entrecoupée ; et Can-
dide lui parla sans savoir ce qu’il disait. Le lendemain, après le dîner,
comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière
un paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le

1. Phénomène bien mis en évidence par M. Proust dans son article « À propos du style de
Flaubert » (1920), repris dans Chroniques, Paris, Gallimard, 1928, p. 193-206.
Neutralisation de l’opposition 169

ramassa ; elle lui prit innocemment la main ; le jeune homme baisa inno-
cemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité,
une grâce toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux
s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent. M. le
baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et, voyant cette
cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans
le derrière. Cunégonde s’évanouit : elle fut souffletée par madame la
baronne dès qu’elle fut revenue à elle-même ; et tout fut consterné dans
le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles.
(Candide, chapitre I.)

La succession de phrases courtes au passé simple, l’absence de liens de


subordination donne un rythme accéléré, comme dans un film muet. Le
narrateur s’appuie sur la connivence du lecteur, il ne cherche pas, en usant
de l’imparfait, à lui décrire dans le détail un monde inconnu mais lui fait
voir la cruauté d’un monde familier où les personnages sont comme des
objets que des forces aveugles poussent en avant.

2. NEUTRALISATION DE L’OPPOSITION

La littérature contemporaine s’affranchit souvent des règles de l’économie


romanesque classique, dont la « mise en relief » est un des maillons essentiels.
C’est ainsi qu’on rencontre de nombreux textes où l’opposition entre « pre-
mier plan » et « second plan » se trouve neutralisée. Cette neutralisation
peut difficilement se faire au profit des formes perfectives, tout à fait
impropres à exprimer autre chose que des procès ponctuels. Il s’agit donc
essentiellement de textes à l’imparfait ou au présent. Le texte de Le Clézio
que nous avons déjà évoqué (voir p. 154) illustre bien cette dissolution de
la mise en relief ; il en va de même pour cet extrait de M. Duras :
Mon père boit et se tait. Je ne sais même pas s’il écoute la musique que je
joue. Les soirées sont mortelles mais je ne le sais pas encore avant ce soir-
là. L’ennemi lève la tête vers moi et sourit à peine. J’ai le sentiment d’un
crime. Je ferme les volets comme devant un spectacle abominable. Mon
père sur son fauteuil dort à moitié comme à l’accoutumée. Sur la table il
y a encore nos deux couverts et le vin de mon père. Derrière les volets la
place bat comme la mer, immense. Il avait l’air d’un naufragé. Je vais vers
mon père et je le regarde de très près, presque à le toucher. Il dort dans le
vin. Je ne reconnais pas très bien mon père.
(Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 131.)
170 « MISE EN RELIEF » ET DESCRIPTION

Ce court texte forme un tout, bien détaché par la typographie ; c’est en


effet une des « notes sur Nevers » qui clôturent le livre. A priori, rien
n’empêcherait de répartir sur deux plans ce qui est ici donné au présent
de narration. Mais il est en fait très difficile de déterminer ce qui devrait
relever de l’un et l’autre plan, et une telle opération dénaturerait complè-
tement ce texte, qui définit manifestement un « hors-temps ». Non pas le
hors-temps de l’éternité mais celui d’une conscience qui se rapporte à un
passé qui est à la fois directement accessible et appartenant à un monde
étranger. L’auteur précise d’ailleurs de quelle façon il convient de recevoir
son texte : « Sans ordre chronologique », « Faites comme si vous commentiez
les images d’un film fait, m’a dit Resnais » (p. 125). Temporalité très parti-
culière par laquelle le personnage commente sa propre histoire comme il le
ferait d’un personnage de film. Dans un tel contexte, l’unique imparfait (« Il
avait l’air d’un naufragé ») ne rejette pas le procès au second plan ; il sert
plutôt à opérer une sorte de zoom sur un énoncé qui vient interrompre la
focalisation sur le père ; le « il » désigne en effet « l’ennemi », le soldat
allemand amoureux de la narratrice qui, à la différence du père, n’est pas
visible.
Ce brouillage de l’opposition entre premier plan et second plan, qui ruine
l’économie traditionnelle de la description, a été grandement favorisé par
le développement des médias fondés sur l’image. Ces derniers ont en effet
libéré la littérature de la nécessité de « faire voir » le cadre de l’action. La
narration a eu alors tendance à privilégier l’intériorité de la conscience ou
l’opacité de la langue.

3. SECOND PLAN ET POINT DE VUE

Nous avons déjà évoqué la question du point de vue (voir p. 91). Pour qu’il
y ait point de vue, il faut une conscience qui soit à l’origine d’une perception
et un objet perçu que le personnage peut détailler et évaluer. Or, très souvent,
c’est en passant du premier plan à un second plan à l’imparfait que le texte
indique au lecteur que tel phénomène est rapporté à un point de vue.
Observons cet extrait de Jean Giono :
Brusquement, Bobi vit le champ de narcisses entièrement couvert de fleurs
et, à travers le champ, une fille qui fuyait à la course.
Il s’élança à la poursuite. Il entendit danser derrière lui les quatre sabots
du cerf puis la foulée de la bête qui le gagnait, puis le petit galop facile à
côté de lui. Le cerf avait rejeté sa tête en arrière, retroussé ses babines ; il
riait et le vent sifflait entre ses dents vertes.
Second plan et point de vue 171

La fille avait des jupons larges. Elle courait vite avec de fortes jambes nues.
Elle monta le talus d’arrosage, descendit de l’autre côté et disparut.
Bobi arriva au sommet, lancé droit. Mais droit devant il n’y avait plus rien
que le plateau désert avec deux ou trois fumées de brume. Le cerf, cabré sur
ses jambes de derrière, secoua ses bois et s’élança vers la gauche. Bobi le
suivit. La fille courait là-bas devant vers la lisière de la forêt.
(Que ma joie demeure, Éd. B. Grasset, 1935, chap. VII.)

Nous avons mis en italique les passages de second plan qui s’interprètent
tout naturellement comme des perceptions de Bobi, que le cotexte montre
comme le focalisateur, c’est-à-dire la source du point de vue, même en
l’absence de tout verbe de perception.
De même, dans les lignes qui suivent, extraites du même roman, on
interprète la première phrase à l’imparfait comme renvoyant à un point de
vue, mais on ne sait pas si le focalisateur est le narrateur ou la femme elle-
même. En revanche, la phrase « elle avait cinquante-sept ans » peut diffici-
lement passer pour une perception. On peut y voir une pensée du
personnage, au discours indirect libre (voir p. 225) ou une notation des-
criptive du narrateur.
Elle se leva tout de suite. Elle peigna ses longs cheveux gris. Détortillés, ils
descendaient plus bas que ses hanches. Elle avait cinquante-sept ans.
(chap. II.)

Dans un même texte, le narrateur peut ainsi utiliser l’imparfait aussi bien
pour évoquer le point de vue d’un personnage que pour donner au lecteur
des informations de second plan, indépendamment du personnage. On le
voit dans cet autre extrait :
Il grimpa donc dans la mansarde et se mit à fouiller la huche. Des piles de
factures et de traites y voisinaient avec des paquets de chansons, sous ces
papiers, un cahier jaune, au dos rongé, laissait échapper quelques pages.
André l’ouvrit et lut :
JOSEPH STEINDEL
Cahier de Chansons
Le cahier de petit père ! L’enfant adorait son père, qu’il avait perdu trop
jeune pour le connaître. Mme Steindel ne cessait d’en parler, avec des
termes si vifs et si affectueux, qu’elle avait éveillé son fils à l’amour d’un
inconnu. Si absorbé que fût André, il entendit un martèlement de talons.
Il éteignit prestement la lumière. La cloison vitrée s’éclaira aussitôt ; une
voix féminine fredonnait.
(Étiemble, L’Enfant de chœur, éd. déf., 1988, Gallimard, p. 24-25.)
172 « MISE EN RELIEF » ET DESCRIPTION

Dans le premier paragraphe, on peut délimiter un passage rapporté au


point de vue du personnage, André Steindel : le lecteur voit à travers son
regard. Dans le second paragraphe, l’énoncé « une voix féminine fredon-
nait » relève aussi du point de vue d’André. En revanche, le passage
« L’enfant adorait son père…l’amour d’un inconnu » est de la responsabilité
du narrateur : les désignations (« l’enfant », « Mme Steindel », « son fils »)
et le savoir transmis excluent que ce soit le point de vue du personnage.

4. ÉNONCÉS SINGULATIFS ET ITÉRATIFS

La distinction entre premier et second plan n’est pas la seule hiérarchisation


de la narration que permette l’imparfait. Ce dernier est en effet associé éga-
lement à l’itération, c’est-à-dire à la répétition d’un même procès. En
l’absence de formes de premier plan les imparfaits sont en effet interprétés
plutôt comme itératifs.
Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma chambre
aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas, elle ne se gênait pas pour
faire un peu de bruit en se baignant, dans son cabinet de toilette. Alors
souvent au lieu d’attendre une heure plus tardive, j’allais dans une salle
de bain contiguë à la sienne et qui était agréable.
(M. Proust, La Prisonnière, Paris, Flammarion, 1984, p. 100.)

Ici l’usage systématique de l’imparfait homogénéise le texte, puisque les


verbes marquant les étapes de l’action (savait, se gênait, allais) ne sont pas
morphologiquement distincts de ceux qui correspondraient ailleurs au
second plan (était agréable), ou résultent de la concordance des temps
(dormais). On notera que ce passage présente en fait non pas une mais deux
itérations, dont l’une est enchâssée dans la seconde : c’est l’adverbe souvent
qui indique le glissement de l’une à l’autre.
L’imparfait n’est pas le seul tiroir qui puisse marquer une répétition, mais
il présente la particularité de pouvoir être immédiatement interprété
comme tel dès qu’il ne s’appuie pas sur une forme perfective. D’un point de
vue sémantique, l’itération associe deux traits qui seraient contradictoires
à un même niveau : la continuité et la discontinuité. D’un côté, en effet,
l’itération délimite un ensemble de procès saisis globalement, de l’autre elle
suppose l’analyse de cette totalité en unités discrètes qui sont identiques et
se succèdent. Sauf spécifications particulières, l’itération renvoie à une plu-
ralité non définie de procès : dans le passage de Proust, par exemple, il est
impossible de préciser combien de fois « Albertine savait… ». Il ne s’agit
Énoncés singulatifs et itératifs 173

pas de toute façon de la répétition du même procès (il n’y en a jamais deux
semblables), mais du résultat d’un travail d’abstraction.
Dans le roman classique, comme l’a remarqué G. Genette1, il existe une
subordination fonctionnelle des énoncés itératifs aux énoncés singulatifs,
c’est-à-dire ceux qui évoquent des événements qui n’ont eu lieu qu’une fois.
C’est ainsi que ce fragment itératif de Stendhal n’est qu’un élément d’un
fragment de second plan, en l’occurrence le portrait d’un personnage, por-
trait qui lui-même est inséré dans un récit organisé par l’emploi du passé
simple :
Quand le docteur croyait avoir convaincu son adversaire, et dès qu’il par-
lait à quelqu’un, il avait un adversaire à convaincre et un partisan à gagner,
ses sourcils se relevaient d’une façon démesurée et ses petits yeux gris
ouverts comme ceux d’une hyène semblaient prêts à lui sortir de la tête.
(Lucien Leuwen, chap. VIII.)

Mais chez certains auteurs, comme Proust, on assiste à une véritable


subversion de cette hiérarchie. Pour les trois premières sections de La
Recherche du temps perdu, G. Genette a relevé pas moins de 350 pages ité-
ratives contre 285 singulatives. C’est pourquoi il a pu parler de pseudo-
itératif : le narrateur rapporte à l’imparfait des scènes tellement précises
qu’il est impensable qu’elles aient pu se produire plus d’une seule fois, en
particulier de longues conversations entre la tante Léonie et Françoise, la
bonne. Certes, on peut rendre raison d’un tel phénomène en demeurant
dans l’optique « réaliste » traditionnelle ; c’est ce que fait par exemple
P. Guiraud :
Comme il est évident que le dialogue n’a pas dû se répéter sous cette forme,
il en résulte que ce qui est répété et habituel c’est ce type de dialogue, la
tante menant au fond de son lit une existence entièrement figée et réduite
à ces futiles commérages2.

Mais une telle explication ne suffit pas à rendre compte de l’ampleur du


pseudo-itératif dans La Recherche, qui concerne tout aussi bien des actes
nullement « figés ». En fait, ce n’est pas réellement parce que Proust évoque
des habitudes qu’il use de l’itératif, c’est plutôt un problème esthétique. Ici
les formes temporelles ne se trouvent pas employées en fonction d’une
représentation du « réel », mais pour construire un univers de sens qui a ses

1. « Fréquence », in Figures III, op. cit.


2. Essais de stylistique, Paris, Klincksieck, 1971, p. 142.
174 « MISE EN RELIEF » ET DESCRIPTION

lois propres. En évoquant des scènes de son enfance à l’imparfait, le narrateur


leur donne la couleur d’un souvenir, d’une vérité recréée par une conscience.
Proust lui-même était bien conscient des possibilités qu’offre l’imparfait.
Il écrivait à propos du style de Flaubert que son emploi des « temps », et au
premier chef de l’imparfait, avait « renouvelé presque autant notre vision
des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et
de la réalité du monde extérieur1 ». Proust ajoutait : « Il y a une beauté
grammaticale (comme il y a une beauté morale, dramatique, etc.) qui n’a
rien à voir avec la correction2. » Remarque qui complète la précédente : le
renouvellement de la vision du réel est aussi pour lui un renouvellement de
l’usage que font de la langue les écrivains.

5. SECOND PLAN ET DESCRIPTION

La « mise en relief » est étroitement liée à la description, qui a pour effet de


suspendre un moment le déroulement de l’histoire. Selon J.-M. Adam3,
toute description repose sur quatre procédures : une procédure d’ancrage
(la description part d’une dénomination de l’objet décrit ou/et y aboutit) ;
une procédure d’aspectualisation (il s’agit d’énumérer les qualités de l’objet
décrit ou de dénombrer les parties qui le composent) ; une procédure
d’assimilation (rapprochements comparatifs ou métaphoriques avec
d’autres objets) ; une procédure d’enchâssement (chaque sous-partie men-
tionnée fait à son tour l’objet d’une description). Mais ces procédures sont
mises en texte de manières très diverses.
Nous ne nous intéresserons pas ici à l’ensemble des problèmes que pose
l’analyse des descriptions4 ; on soulignera seulement deux phénomènes
proprement linguistiques : l’organisation du lexique de la description et la
perspective descriptive.
L’imparfait de second plan utilisé à des fins descriptives crée une certaine
tension, puisque le narrateur suspend la progression de l’histoire pour
déployer un objet dans l’espace. L’armature d’une description entretient
ainsi des rapports privilégiés avec les taxinomies lexicales. Une description
peut en effet être conçue comme l’ordonnancement d’un ensemble de
dénominations dans le fil du texte. Se pose alors inévitablement au

1. « À propos du style de Flaubert » (1920) ; article cité dans Flaubert, textes recueillis et
présentés par R. Debray-Genette, Didier, Firmin-Didot, 1970, p. 46.
2. Op. cit., p. 47.
3. Les Textes : types et prototypes, Nathan, 1992, p. 85-95.
4. Voir par exemple J.-M. Adam et A. Petitjean, Le Texte descriptif, Paris, Nathan, 1989.
Second plan et description 175

descripteur le problème de l’extension du stock lexical à utiliser : jusqu’à


quel degré de détail faut-il pousser le processus d’analyse ? Faut-il
n’employer que des termes censés être connus d’un lecteur moyen ? connus
de tels ou tels personnages ? Faut-il recourir au contraire à des termes tech-
niques, et, si oui, faut-il les définir ?
La réponse à de telles questions varie en fonction de l’esthétique dont se
réclame le texte. Si le narrateur réalise des descriptions détaillées en usant
d’un vocabulaire technique qu’il s’efforce d’expliquer, c’est qu’il accorde
une fonction didactique au roman. Mais l’histoire littéraire montre que ce
n’est pas la seule valeur qui ait été conférée à la description : avant le
xixe siècle, on insistait surtout sur sa valeur ornementale1.
Observons cette relativement courte description de Zola2, au début du
chapitre 2 de L’Assommoir. Gervaise et son mari Coupeau sont assis dans
un débit de boisson nommé « l’Assommoir du père Colombe » ; c’est le
thème-titre3 de l’objet qui est décrit.
L’Assommoir du père Colombe se trouvait au coin de la rue des Poisson-
niers et du boulevard de Rochechouart. L’enseigne portait, en longues
lettres bleues, le seul mot : Distillation, d’un bout à l’autre. Il y avait à la
porte, dans deux moitiés de futaille, des lauriers-roses poussiéreux. Le
comptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et ses mesures d’étain,
s’allongeait à gauche en entrant ; et la vaste salle, tout autour, était ornée
de gros tonneaux peints en jaune clair, miroitants de vernis, dont les
cercles et les cannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur les étagères, des
bouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon
ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir,
leurs taches vives, vert pomme, or pâle, laque tendre […].

La description est précise sans être détaillée, et ne fait pas appel à une
compétence lexicale très poussée. De toute façon, il est très difficile à l’auteur
d’évaluer les connaissances de ses lecteurs en matière de vocabulaire, et le
texte lui-même joue avec ces connaissances, feignant par exemple de sup-
poser acquis ce qu’il enseigne. Quand on lit « le comptoir énorme, avec ses

1. Sur les divers statuts de la description voir J.-M. Adam et A. Petitjean, « Les enjeux textuels
de la description », Pratiques, n° 34, 1982, p. 107 à 114.
2. Le roman naturaliste nourrissait une prédilection pour les descriptions ; à ce propos on
peut se reporter au livre de Ph. Hamon (1981) : Introduction à l’analyse du descriptif. Paris,
Hachette.
3. Terme emprunté à J.-M. Adam et A. Petitjean : « Introduction au type descriptif »,
Pratiques, n° 34, 1982, p. 80.
176 « MISE EN RELIEF » ET DESCRIPTION

files de verres, sa fontaine… », on trouve présupposée l’appartenance de la


« fontaine » au comptoir, appartenance qui en fait pouvait être ignorée du
lecteur jusque-là.
Une description n’est pas seulement une liste de dénominations. Elle
s’appuie sur les réseaux lexicaux, dont elle parcourt les relations horizon-
tales (entre éléments de même niveau) et verticales (éléments hiérarchisés).
Les dénominations s’organisent ainsi en séries hiérarchisées qui définissent
deux types de champs lexicaux :
– des ensembles de termes dont l’association est fondée sur leur conti-
guïté matérielle dans un objet du monde, et non sur un découpage propre-
ment sémantique. Ainsi l’ensemble formé par l’enseigne + la porte + le
comptoir, etc., tire son unité du fait que ces termes sont autant de parties du
même référent, autant de sous-thèmes du thème-titre, « l’Assommoir du
père Colombe ». On peut dire la même chose de la séquence files de
verres + fontaine + mesures d’étain, dont les éléments sont associés parce
qu’ils coexistent matériellement sur le comptoir ;
– des séries relevant de ce que les linguistes appellent des champs
sémantiques conceptuels, objets privilégiés de l’analyse sémique structu-
raliste. Partant d’un domaine lexical découpé dans l’univers extralinguis-
tique (le vocabulaire de l’habitation, des transports, etc.), on compare des
unités qui :
1) appartiennent à la même catégorie syntaxique (noms, adjectifs…) ;
2) dont les signifiés se délimitent les uns les autres.
Dans notre texte, c’est le cas par exemple du triplet vert pomme, or pâle,
laque tendre qui sont des co-hyponymes d’un hyperonyme, taches vives.
On parle d’« hyperonymie » parce que les éléments du signifié de taches
vives se retrouvent dans les trois couleurs, qui sont ses hyponymes. De la
même manière, bouteilles, bocaux, fioles sont co-hyponymes d’un terme qui
n’existe pas dans le lexique français, celui qui désignerait les récipients de
verre. On notera néanmoins que le texte ne se contente pas de reproduire
des découpages fixés dans la culture, il a la faculté d’en instituer lui-même :
c’est par exemple le narrateur de L’Assommoir qui décide que or pâle et
laque tendre sont des couleurs « vives ».

6. LA « NATURALISATION » DES DESCRIPTIONS

Comme les parcours de séries lexicales ne font pas progresser l’intrigue, le


lecteur se permet souvent de sauter les descriptions, convaincu que le pas-
sage descriptif peut, en fait, se résorber dans le thème-titre, par exemple
« l’Assommoir du père Colombe », qui en assure l’unité. Cette équivalence
La « naturalisation » des descriptions 177

globale entre un thème-titre et des séries lexicales, qui s’oppose à la dyna-


mique « romanesque », suscite inévitablement des parades chez le narrateur,
qui souvent s’efforce de conférer une dynamique à ses descriptions, de les
intégrer dans l’intrigue en les mettant en relation avec le monde dans lequel
évoluent les personnages. Dans le passage de L’Assommoir que nous venons
d’analyser, le narrateur feint ainsi d’adopter le point de vue de quelque per-
sonnage virtuel qui entrerait dans le café, découvrant successivement
l’enseigne, la porte, le comptoir à gauche en entrant, et promènerait ensuite
son regard tout autour de la pièce.
Si l’on pousse plus loin cet effort d’intégration des descriptions dans le
récit, on aboutit à des textes qui, sur le plan strictement linguistique, relèvent
du premier plan mais sont en réalité des descriptions déguisées. Cela n’est
toutefois possible que si l’objet à décrire s’y prête ; c’est le cas des descriptions
d’activités. Ainsi cette évocation du travail du « chaîniste » dans le même
roman de Zola :
Coupeau força Gervaise à se lever. Elle pouvait bien s’approcher, elle ver-
rait. Le chaîniste consentit d’un grognement. Il enroulait le fil préparé par
sa femme autour d’un mandrin, une baguette d’acier très mince. Puis, il
donna un léger coup de scie, qui tout au long du mandrin coupa le fil,
dont chaque tour forma un maillon. Ensuite, il souda. Les maillons étaient
posés sur un gros morceau de charbon de bois. Il les mouillait d’une goutte
de borax, prise dans le cul d’un verre cassé, à côté de lui ; et, rapidement,
il les rougissait à la lampe, sous la flamme horizontale du chalumeau. Alors,
quand il eut une centaine de maillons, il se remit une fois encore à son
travail menu, appuyé au bord de la cheville, un bout de planchette que le
frottement de ses mains avait poli. Il ployait la maille à la pince, la serrait
d’un côté, l’introduisait dans la maille supérieure déjà en place, la rouvrait
à l’aide d’une pointe ; cela avec une régularité continue, les mailles suc-
cédant aux mailles, si vivement, que la chaîne s’allongeait peu à peu sous
les yeux de Gervaise, sans lui permettre de suivre et de bien comprendre.
(chap. II.)

Ce passage a une valeur didactique évidente. Il décrit au lecteur le travail


d’une profession inconnue. L’intégration de cette description dans la pro-
gression narrative a pour effet de la « naturaliser », c’est-à-dire de faire
oublier son caractère de pièce rapportée, qui interrompt l’histoire de Ger-
vaise et Coupeau. Le début du texte place la description sous le point de vue
de Gervaise, dont le regard naïf est le délégué de celui du lecteur, qui lui
aussi ignore en quoi consiste le travail du chaîniste.
178 « MISE EN RELIEF » ET DESCRIPTION

Nous rencontrons ici un problème déjà évoqué à propos des repérages


déictiques. On l’a vu, la description de la salle d’hôpital par les Goncourt
(voir p. 89) s’organisait implicitement autour d’un regard qui faisait office
de centre de perspective. Ce texte impliquait un repérage déictique par rap-
port à un sujet percevant indéterminé. Dans la description du chaîniste, en
revanche, le regard de Gervaise n’intervient en aucune façon ; sa position
par rapport à la scène demeure indéterminée. Certes, cette description sup-
pose un sujet percevant, mais, bien qu’il s’agisse d’un personnage, son
regard n’est pas source de repérages.
Bien d’autres solutions ont été trouvées pour « naturaliser » les descrip-
tions. Un procédé particulièrement commode est la description-
promenade, si fréquente au xixe siècle :
Le jeune homme suivit la direction qui lui était indiquée et s’engagea dans
le chemin de ronde. À sa droite, se creusait un fossé, sur la crête duquel
se promenaient des sentinelles. À sa gauche, entre la large route circulaire
et la masse des bâtiments, se dessinait d’abord la double ligne d’un chemin
de fer de ceinture ; puis une seconde muraille s’élevait, pareille à la muraille
extérieure, ce qui indiquait la configuration de la Cité de l’Acier. C’était
celle d’une circonférence dont les secteurs, limités en guise de rayons par
une ligne fortifiée, étaient parfaitement indépendants les uns des autres,
quoique enveloppés d’un mur et d’un fossé communs.
(Jules Verne, Les 500 Millions de la Bégum, chap. V.)

La description est ici naturalisée par le déplacement du héros, dont le


regard organise le spectacle. Malgré l’existence du point de vue de ce per-
sonnage, le texte reste en fait contrôlé par le narrateur omniscient, qui
délivre les informations. Le héros semble davantage lire un plan que faire
un parcours ; son périple ne sert qu’à rendre plus digeste la transmission du
savoir.
La littérature peut feindre de n’être qu’une représentation d’une réalité
devant laquelle elle s’effacerait, mais les codes esthétiques sur lesquels elle
s’appuie et les pouvoirs signifiants qu’elle libère débordent de toutes parts
cette illusion réaliste. La tendance à intégrer les descriptions dans l’intrigue
est ainsi contrebalancée par une autre, celle qui conduit à faire proliférer la
description aux dépens de la vraisemblance. On sait par exemple que la
célèbre description de la casquette de Charles qui ouvre Madame Bovary
dépeint un objet impossible ; à partir des indications fournies par le texte
on ne parvient pas à dessiner le couvre-chef correspondant : il y a un excès
La « naturalisation » des descriptions 179

du texte sur le réel1. Un tel phénomène est rendu possible par l’ambiguïté
même de la fonction descriptive : théoriquement au service de l’action nar-
rée, fonction auxiliaire, elle constitue également une pause décorative qui
tend à valoir pour elle-même et qui constitue une sorte de défi pour l’écri-
vain. Le roman réaliste a pu dénier cette ambiguïté, mais elle ressort de
manière éclatante quand on aborde la littérature baroque ou certains
romans contemporains, qui pour des raisons très différentes mettent en
cause la subordination de la description à l’intrigue, censée « imiter » l’ordre
« réel » des événements. Dans le Nouveau Roman des années 1960, en par-
ticulier chez Alain Robbe-Grillet, cette mise en cause est allée de pair avec
une subversion de la dynamique du récit, au profit d’une série de descrip-
tions. On peut citer en particulier son roman La Jalousie (1957) où le titre
renvoie à la fois au sentiment qu’éprouve le narrateur pour sa femme
(intrigue) et au volet à travers lequel il l’observe (description).

1. On a beaucoup écrit sur cette casquette, et de multiples points de vue. On consultera en


particulier l’article de J.-M. Privat, « Éthnocritique d’une fameuse casquette », Recherches
& Travaux [En ligne], 82, 2013, mis en ligne le 15 novembre 2014, consulté le 22 septembre
2018. URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/585
Analyses

1. UNE DESCRIPTION BALZACIENNE

La description qui suit est caractéristique des routines de la narration réa-


liste du xixe siècle, qui oscille entre une tendance à naturaliser les descrip-
tions et une tendance à les déployer pour le lecteur, indépendamment des
personnages.
Dans ce bout, le plus paisible de la place, le jeune ouvrier reconnut la
maison qu’on lui avait indiquée : une façade en pierre blanche, rayée de
lignes creuses pour figurer des assises, où les fenêtres à maigres balcons
de fer décorées de rosaces peintes en jaune sont fermées de persiennes
grises. Au-dessus de cette façade, élevée d’un rez-de-chaussée et d’un pre-
mier étage, trois lucarnes de mansarde percent un toit couvert en ardoises,
sur un des pignons duquel tourne une girouette neuve. Cette moderne
girouette représente un chasseur en position de tirer un lièvre. On monte
à la porte bâtarde par trois marches de pierre. D’un côté de la porte, un
bout de tuyau de plomb crache les eaux ménagères au-dessus d’une petite
rigole, et annonce la cuisine ; de l’autre, deux fenêtres soigneusement
closes par des volets gris où des cœurs découpés laissent passer un peu de
jour, lui parurent être celles de la salle à manger. Dans l’élévation rachetée
par les trois marches et dessous chaque fenêtre, se voient les soupiraux
des caves, clos par de petites portes en tôle peinte, percées de trous pré-
tentieusement découpés. Tout alors était neuf. Dans cette maison restau-
rée et dont le luxe encore frais contrastait avec le vieil extérieur de toutes
les autres, un observateur eût sur-le-champ deviné les idées mesquines et
le parfait contentement du petit commerçant retiré.
(Balzac, Pierrette, Le Livre de Poche, 1967, p. 32.)

Le thème-titre est donné dès la première phrase : la maison qu’on lui avait
indiquée. Ce thème-titre est analysé d’abord en une façade en pierre
Une description balzacienne 181

blanche ; le descripteur distingue ensuite deux régions : ce qui se trouve au-


dessus de cette façade et ce qui se trouve dans la partie inférieure. Le thème-
titre est finalement récapitulé par tout, puis recatégorisé en cette maison
restaurée associé à un commentaire du narrateur :
▪ Introduction du thème-titre : Dans ce bout… indiquée.
▪ Première partie : le centre de la maison : une façade… grises.
▪ Deuxième partie : le haut : Au-dessus… lièvre.
▪ Troisième partie : le bas : On monte… découpés.
▪ Récapitulation-commentaire : Tout… retirés.
Cette organisation est soulignée par l’emploi des tiroirs verbaux. En effet,
l’introduction est au passé simple et à l’imparfait ; la description proprement
dite coïncide avec une zone au présent non déictique (à l’exception de
parurent) ; la récapitulation à l’imparfait renoue avec l’introduction. Le
présent est donc utilisé pour établir les relations entre les parties de la mai-
son, alors que le passé simple revient dès que le personnage est impliqué.
Chacune des trois parties de l’objet s’analyse à son tour en sous-thèmes,
eux-mêmes analysés plus avant, selon un principe d’inclusion symbolisé
par une flèche :
– Façade → rez-de-chaussée/premier étage → fenêtres → balcons/
persiennes/rosaces.
– Au-dessus : toit → lucarnes/pignon → girouette → chasseur/lièvre.
– En bas : rez-de-chaussée → porte/marches/tuyau/rigole/fenêtres → volets
→ cœurs ; puis soupiraux → portes → trous.
On remarquera l’effort pour assouplir la rigidité du parcours hiérar-
chique des sous-thèmes ; ainsi, rez-de-chaussée et premier étage qui, dans la
hiérarchie référentielle, se situent avant fenêtres à balcons, dans le texte sont
placés après. De même, les lucarnes de mansarde figurent avant le toit en
ardoises, alors qu’elles sont incluses dans ce toit. Néanmoins, chaque partie
s’achève par un détail, c’est-à-dire un élément situé bas dans la hiérarchie
des sous-thèmes : les persiennes grises (1e partie), le lièvre de la girouette
(2e partie), les trous des portes des soupiraux (3e partie). Ce rejet des détails
à la fin constitue une sorte de signal textuel de fin de sous-partie.
La description s’opère ainsi à travers un regard qui après avoir regardé
la façade monterait vers la girouette, puis descendrait jusqu’aux caves et, à
chaque étage, irait de l’ensemble au détail. Le texte « naturalise » cette des-
cription en laissant entendre que ce regard est celui du « jeune ouvrier » qui
« reconnaît » une maison qu’on lui a indiquée ; en d’autres termes, les
caractéristiques de cette maison sont censées correspondre à une première
description, absente du roman. La présence d’un passé simple venant trouer
les présents non déictiques, lui parurent, est d’ailleurs là pour rappeler que
182 ANALYSES

c’est le regard du jeune ouvrier qui est censé supporter la description. Mais
cette présence discrète d’un focalisateur est en fait débordée par le regard
d’une instance introduite sur le mode hypothétique, « l’observateur »,
double du narrateur, qui conduit la description d’une manière qui excède
largement les possibilités perceptives et les connaissances du jeune ouvrier :
ce n’est pas lui par exemple qui assume l’évaluation prétentieusement, mais
« l’observateur ».
Ce texte est révélateur d’une instabilité. D’un côté, l’auteur s’efforce de
rapporter la description à un personnage ; de l’autre est instituée une ins-
tance intermédiaire entre le narrateur omniscient et le personnage :
« l’observateur ». Ce dernier n’a pas accès à d’autres informations que le
personnage (il ne voit que l’extérieur de la maison), mais sa perception
atteste l’excellence du programme romanesque balzacien tel qu’il s’énonce
dans le célèbre « avant-propos » de La Comédie humaine : montrer la
convenance profonde entre l’homme et son milieu social, déduire son por-
trait de l’examen de son habitat.

2. ARRIÈRE-PLAN ET POINT DE VUE

On peut mettre en contraste les deux textes suivants, tous deux assumés par
un narrateur homodiégétique. Dans le premier, le « je » fonctionne comme
déictique, dans le second le récit est assumé par un « je » de récit non
embrayé.

Un journal intime
(Le narrateur homodiégétique rédige son journal ; le passage qui suit a été
rédigé le soir, après l’épisode qui est raconté.)
Mitonnet est venu ce soir comme d’habitude. Il souffre un peu du côté, se
plaint d’étouffements et tousse beaucoup. Au moment de lui parler, le
dégoût m’a saisi, une sorte de froid, je l’ai laissé à son travail (il remplace
fort adroitement quelques lames pourries du parquet), je suis allé faire les
cent pas sur la route. Au retour, je n’avais encore rien décidé, bien entendu.
J’ai ouvert la porte de la salle. Occupé à raboter ses planches, il ne pouvait
ni me voir, ni m’entendre. Il s’est pourtant retourné brusquement, nos
regards se sont croisés. J’ai lu dans le sien la surprise, puis l’attention, puis
le mensonge. Non pas tel ou tel mensonge, la volonté du mensonge. Cela
faisait comme une eau trouble, une boue. Et enfin – je le fixais toujours,
la chose n’a duré qu’un instant, quelques secondes peut-être, je ne sais –
la vraie couleur du regard est apparue de nouveau, sous cette lie. Cela ne
Arrière-plan et point de vue 183

peut se décrire. Sa bouche s’est mise à trembler. Il a ramassé ses outils, les
a soigneusement roulés dans un morceau de toile, et il est sorti sans un mot.
(G. Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Le Livre de Poche, 1971,
p. 135-136.)

Comme il s’agit d’un journal intime, le tiroir de base du texte n’est pas le
passé simple mais le passé composé. L’essentiel ici n’est pas la production
d’un récit autonome, l’enchaînement d’actions détachées de la situation
d’énonciation, mais la relation qui s’établit entre l’événement passé et la
conscience qui l’évoque dans l’actualité de l’énonciation. Le je qui est per-
sonnage de cet épisode est ainsi dominé par le je du scripteur du journal qui
se remémore sa journée.
Les fragments de second plan à l’imparfait sont complémentaires de ceux
au passé composé, au premier plan. Au retour, je n’avais encore rien décidé,
bien entendu dépend à la fois de la phrase qui précède et de la phrase qui suit.
Occupé à raboter ses planches, il ne pouvait ni me voir, ni m’entendre dépend
de J’ai ouvert la porte de la salle. La phrase cela faisait comme une eau trouble,
une boue dépend de J’ai lu dans le sien la surprise, puis l’attention, puis le
mensonge. Non pas tel ou tel mensonge, la volonté du mensonge. Quant à la
phrase entre tirets je le fixais toujours, elle dépend de la vraie couleur… lie.
Au second plan on trouve aussi bien des énoncés qui se rapportent au
point de vue du personnage (il ne pouvait… ; cela faisait…) que des énoncés
qui ont une valeur circonstancielle (je n’avais rien décidé… ; je le fixais…).
On notera que la phrase entre parenthèses (il remplace fort adroitement
quelques lames pourries du parquet) est au présent, et non à l’imparfait, car
le scripteur a choisi de présenter cette activité comme étant en cours, et non
en prenant pour repère le moment où il le regarde travailler.

Un récit classique
Il s’agit du début d’un court roman autobiographique de Benjamin
Constant : Cécile (1811).
Ce fut le 11 janvier 1793 que je fis connaissance avec Cécile de Walterbourg,
aujourd’hui ma femme. Elle était mariée, depuis environ deux ans, avec
un comte de Barnhelm, beaucoup plus âgé qu’elle. La sœur aînée de Cécile
avait fait ce mariage. La Baronne de Salzdorf, c’était son nom, liée pendant
vingt années avec M. de Barnhelm, avait imaginé d’en faire son beau-frère,
pour qu’il ne cessât pas d’être son amant. Sacrifiée à cette odieuse intrigue,
Cécile découvrit bientôt les rapports de sa sœur aînée avec son mari, et,
sans dévoiler ses motifs à sa famille, parce qu’elle ne voulait pas affliger la
vieillesse de son père, elle eut le courage de rompre toute liaison intime
184 ANALYSES

avec un homme qu’elle regardait comme indigne d’elle. Cette résolution,


après l’avoir exposée à beaucoup de persécutions intérieures, lui donna
dans le public une réputation de bizarrerie à laquelle elle se résigna, sans
essayer de s’en justifier.

L’imparfait indique que les procès sont contemporains d’un repère


passé (par exemple, elle était mariée a pour repère « le 11 janvier 1793 ») et
il permet d’associer un arrière-plan aux énoncés au passé simple. Les formes
de plus-que-parfait, d’accompli de l’imparfait (avait fait, avait imaginé)
réfèrent à des procès accomplis au moment où est posé le repère passé.
En prenant pour critère les associations entre formes de premier plan et
d’arrière-plan, on découpe naturellement ce paragraphe en trois parties :
– Ce fut le 11 janvier 1793 que je fis connaissance avec Cécile de Wal-
terbourg, aujourd’hui ma femme. Elle était mariée, depuis environ deux ans,
avec un comte de Barnhelm, beaucoup plus âgé qu’elle. La sœur aînée de
Cécile avait fait ce mariage. La Baronne de Salzdorf, c’était son nom, liée
pendant vingt années avec M. de Barnhelm, avait imaginé d’en faire son beau-
frère, pour qu’il ne cessât pas d’être son amant.
– Sacrifiée à cette odieuse intrigue, Cécile découvrit bientôt les rapports
de sa sœur aînée avec son mari, et, sans dévoiler ses motifs à sa famille, parce
qu’elle ne voulait pas affliger la vieillesse de son père, elle eut le courage de
rompre toute liaison intime avec un homme qu’elle regardait comme indigne
d’elle.
– Cette résolution, après l’avoir exposée à beaucoup de persécutions
intérieures, lui donna dans le public une réputation de bizarrerie à laquelle
elle se résigna, sans essayer de s’en justifier.
On peut noter que l’auteur a choisi de construire un système de repères
coupé de la situation d’énonciation, à l’exception des deux déictiques pré-
sents dans « aujourd’hui ma femme », qui impliquent un renvoi à la situation
d’énonciation du narrateur. Ainsi, l’emploi de l’imparfait dans « c’était son
nom » là où le présent était possible (il est vraisemblable qu’elle n’a pas
changé de nom) montre le souci qu’a le narrateur de repérer l’ensemble des
procès par rapport à un moment défini à l’intérieur du récit, en l’occurrence
la période où le narrateur a rencontré Cécile de Walterbourg.
Aucun des énoncés de second plan ne sert à exprimer un point de vue
attribué à un personnage. C’est le narrateur omniscient qui organise l’infor-
mation. Cela n’est pas surprenant, dès lors qu’on a affaire à un paragraphe
d’exposition, où les personnages sont présentés hors de toute situation par-
ticulière, à travers leur statut social et les relations qu’ils entretiennent.
SECTION 3

Polyphonie
et discours rapporté
CHAPITRE 9

Polyphonie
et modalisation
autonymique

1 SUJET PARLANT ET LOCUTEUR 6 « ÉNONCIATEUR »


ET « POINT DE VUE »
2 PERSONNAGE, NARRATEUR
ET ARCHIÉNONCIATEUR 7 LA MODALISATION
AUTONYMIQUE
3 « LOCUTEUR-L » ET
« LOCUTEUR-λ » 8 LES GUILLEMETS
4 LA PARODIE 9 L’ITALIQUE
5 IRONIE ET POLYPHONIE

Jusqu’ici nous avons parlé d’« énonciateur » en présupposant comme


évident qu’il est à la fois l’instance qui est source de repérages déictiques et
celle qui assume la responsabilité de l’énoncé. Il nous faut à présent pousser
l’analyse plus avant, en évoquant la problématique de la polyphonie lin-
guistique qui met précisément en question l’idée selon laquelle un énoncé
n’aurait qu’une seule source, indifféremment nommée « locuteur » ou
« énonciateur », en qui coïncideraient trois statuts :
– celui de producteur physique de l’énoncé (l’individu qui parle ou
écrit) ;
– celui de point de repère de la référence des déictiques ;
– celui de responsable des évaluations et des « actes illocutoires » (voir
p. 21).
Il est vrai que, bien souvent, ces trois statuts sont assumés par celui qui
profère un énoncé. Si je dis par exemple à un voisin « Je pars demain en
vacances », je suis à la fois le producteur de l’énonciation, l’instance dont le
déictique « je » est la trace, le responsable de mon assertion. Mais pour
rendre compte d’un certain nombre de phénomènes linguistiques courants,
POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE 187

et a fortiori du discours littéraire, il faut envisager la possibilité que ces trois


statuts ne coïncident pas dans le même individu.
La notion de « polyphonie » est empruntée aux travaux de M. Bakhtine1
qui s’intéressait aux cas où dans le discours d’un même énonciateur se
laissent entendre plusieurs « voix », en particulier dans le discours indi-
rect libre (voir infra p. 225)2. Mais c’est surtout le linguiste O. Ducrot3 qui
a développé cette idée au début des années 1980. Selon lui, « trois thèses »
sont associées à la notion de polyphonie linguistique4 :
– « La distinction entre le sujet parlant (“empirique” ou encore “réel”)
compris comme le producteur effectif de l’énoncé, c’est-à-dire l’être psycho-
sociologique à qui on attribue son origine […], et le locuteur, en entendant
par là l’être présenté dans le sens même de l’énoncé comme étant le respon-
sable de l’énonciation. »
– « Certains énoncés présentent simultanément plusieurs points de
vue – sans exclure théoriquement l’éventualité que certains autres n’en pré-
sentent qu’un. »
– « Le sens de l’énoncé peut attribuer au locuteur différentes attitudes vis-
à-vis de ce ou ces points de vue, notamment différentes formes et différents
degrés d’adhésion ou de non-adhésion. »
Nous retrouverons ces diverses thèses dans les pages qui suivent, mais
nous nous en tiendrons à un niveau élémentaire et intuitif, étant donné le
degré de sophistication élevé auquel on parvient vite dans ce domaine dès
qu’on veut modéliser avec précision les phénomènes.

1. Voir Miklhaïl Bakhtine, le principe dialogique, par T. Todorov, Paris, Le Seuil, 1981.
2. En France les phénomènes relevant de la polyphonie ont été problématisés par deux
théories, celle d’O. Ducrot et celle d’A. Culioli. Pour avoir une vue des idées d’A. Culioli
sur cette matière, on peut consulter l’article de J. Simonin, « De la nécessité de distinguer
énonciateur et locuteur dans une théorie énonciative », DRLAV, n° 30, 1984. La réflexion
sur la polyphonie inspirée de Ducrot a été considérablement affinée par les travaux des
« polyphonistes scandinaves » autour de H. Nolke (voir La Théorie Scandinave de la Poly-
phonie Linguistique, par H. Nolke, K. Flottum, C. Norén, Paris, Kimé, 2004).
3. Le Dire et le Dit, Paris, Éd. de Minuit, 1984.
4. « Quelques raisons de distinguer “locuteurs” et “énonciateurs” », in Polyphonie – lin-
guistique et littéraire, n° III, 2001 (Samfundslitteratur Roskilde, Danemark,), p. 20.
188 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

1. SUJET PARLANT ET LOCUTEUR

Ducrot distingue ce qu’il appelle le sujet parlant et le locuteur. Le premier


est l’individu (ou les individus) dont le travail physique et mental a permis
de produire l’énoncé ; le second est l’instance qui en prend la responsabilité.
Les phénomènes de reprise, si fréquents dans le dialogue, illustrent clai-
rement la possibilité d’une dissociation entre « sujet parlant » et « locu-
teur1 » :
dorante : Vous êtes sensible à son amour, je l’ai vu par l’extrême envie
que vous aviez tantôt que je m’en allasse ; ainsi vous ne sauriez m’aimer.
silvia : Je suis sensible à son amour ! qui est-ce qui vous l’a dit ? Je ne
saurais vous aimer ! qu’en savez-vous ? Vous décidez bien vite.
(Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, III, 8.)

Dans les deux énoncés que nous avons soulignés, Silvia reprend au « je »
les propos de Dorante mais sans en assumer la responsabilité, sans les poser
elle-même comme valides : elle en est bien le « sujet parlant », mais elle n’en
est pas le « locuteur ».

2. PERSONNAGE, NARRATEUR ET ARCHIÉNONCIATEUR

Les récits présentent continuellement des personnages qui énoncent au


discours direct, qui sont à la fois des « sujets parlants » et des « locuteurs » :
Jacques s’échappe des mains de son maître, entre dans la chambre de ces
coupe-jarrets, un pistolet armé dans chaque main. « Vite, qu’on se couche,
leur dit-il, le premier qui remue je lui brûle la cervelle. »
(Diderot, Jacques le Fataliste.)

Dans cet extrait, le personnage passe du statut de non-personne


(« Jacques ») à celui de « locuteur », le discours direct ayant la vertu d’intro-
duire dans la narration les énonciations d’autres sujets.
Mais, à un niveau plus élevé, le « sujet parlant » et le « locuteur » des
propos rapportés, c’est l’auteur. Ce phénomène d’enchâssement est
d’ailleurs récursif : le personnage-« locuteur » peut à son tour rapporter les
propos d’un personnage de son propre récit, et ainsi de suite. La littérature

1. Par convention, nous mettrons entre guillemets « sujet parlant », « locuteur » et « énon-
ciateur » quand ces termes sont les concepts de la polyphonie et n’ont donc pas la valeur
qu’ils possèdent habituellement en linguistique.
Personnage, narrateur et archiénonciateur 189

picaresque offre de nombreux exemples d’emboîtements narratifs de cette


sorte.
La position du dramaturge par rapport aux énonciations de ses person-
nages est différente. On ne peut pas dire qu’il s’agisse de « discours direct »,
puisque les personnages dialoguent de manière autonome, sans que leurs
énonciations soient insérées dans le récit d’un narrateur. Ce dispositif
repose en fait sur une polyphonie spécifique, par laquelle on distingue à
nouveau un « sujet parlant » (l’acteur qui joue le rôle) et un « locuteur » (le
rôle) : c’est l’actrice la Champmeslé qui parle, mais c’est Atalide qui prend
en charge les propos. Mais, au-delà, l’ensemble des dialogues est sous la
responsabilité d’un archiénonciateur1, le dramaturge, qui s’adresse aux
spectateurs à travers la représentation de la pièce. Cela implique un double
travail de la part du spectateur, qui doit interpréter les propos des person-
nages à deux niveaux différents. Il devra, par exemple, interpréter ce que dit
le Sganarelle de Dom Juan comme les propos d’un valet s’exprimant dans
telle scène. Mais il devra aussi déchiffrer les énonciations de Sganarelle par
rapport à la pièce considérée globalement2, comme fragment d’un énoncé
de Molière qui s’adresse au spectateur.
Les situations théâtrales ne se laissent pas toujours ramener à ce schéma
simple. Il existe des cas où la distinction entre théâtre et discours rapporté
perd de son évidence. Ainsi, lorsqu’on a affaire à une sorte de « théâtre
intérieur », où un « sujet parlant » joue le rôle de plusieurs « locuteurs », les
met en quelque sorte en scène dans sa propre énonciation. On peut songer
ici à la célèbre scène des Fourberies de Scapin où Géronte, placé dans un sac
sous prétexte de le soustraire à d’imaginaires ennemis, est roué de coups :
Scapin (lui remettant encore la tête dans le sac) :
Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tous ensemble. (Contre-
faisant la voix de plusieurs personnes) : « Allons, tâchons de trouver ce
Géronte, cherchons partout. N’épargnons point nos pas. Courons toute
la ville. N’oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous côtés. Par
où irons-nous ? Tournons par là. Non, par ici. À gauche. À droite. Nenni.
Si fait » (À Géronte, avec sa voix ordinaire) : Cachez-vous bien. « Ah !
camarade, voici son valet. Allons coquin, il faut que tu nous enseignes où
est ton maître. »
(Acte III, scène 2.)

1. Terme emprunté à M. Issarachoff, Le Spectacle du discours, Paris, Corti, 1985.


2. Sur cette question voir plus loin le chapitre III, 4.
190 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

Ici Scapin place sa propre voix sur le même plan que celles de « locuteurs »
imaginaires qu’il contrefait.

3. « LOCUTEUR-L » ET « LOCUTEUR- »

On peut avec O. Ducrot analyser plus avant ce concept de « locuteur », de


responsable de l’acte de parole, en y distinguant deux instances : le « locuteur
en tant que tel » (qu’il note locuteur-L), et le « locuteur en tant qu’être du
monde » (qu’il note locuteur-λ). Le premier désigne le locuteur considéré
du seul point de vue de son activité énonciative, en tant qu’être de discours.
Le locuteur-λ, en revanche, désigne le locuteur en tant que ce dernier pos-
sède par ailleurs d’autres propriétés dans le monde, hors de l’énonciation.
Cette distinction peut au premier abord sembler byzantine, mais elle
permet de rendre compte de phénomènes très divers, par exemple l’inter-
jection ou l’éthos.
S’interroger sur la spécificité énonciative de l’interjection, c’est se deman-
der quelle différence on peut établir entre « ouf ! », par exemple, et un énoncé
de contenu identique comme « Je suis soulagé ». Pour Ducrot, en disant « Je
suis soulagé » on réfère au locuteur-λ, à l’être du monde, auquel on attribue
une certaine propriété, être soulagé, qui est présentée comme indépendante
de l’énonciation. En revanche, dire « ouf ! », c’est proférer une énonciation
soulagée, présenter son énonciation comme une manifestation du senti-
ment de soulagement. Dire une interjection implique en effet une théâtra-
lisation du corps même de l’énonciateur. Dans ce cas, c’est le locuteur-L qui
est concerné : on ne peut dire « Ouf ! » sans avoir l’air soulagé. Loin d’être
la pure expression d’une nature sans artifice, les interjections définissent
autant de rôles assignés par la langue. Quand Aricie déclare à Hippolyte :
Hélas ! qu’un tel exil, seigneur, me serait cher !
(Phèdre V, 1.)

la théâtralité de la tragédie classique s’appuie sur une interjection,


« hélas ! », qui est elle-même par nature théâtrale.
Quant à la notion d’éthos, elle provient de la rhétorique antique. Pour
Aristote « on persuade par le “caractère” [en grec éthos], quand le discours
est de nature à rendre l’orateur digne de foi ; car les honnêtes gens nous
inspirent confiance plus grande et plus prompt sur toutes les questions en
général » (Rhétorique, 1356 a). « Les orateurs inspirent confiance pour trois
raisons, les seules en dehors des démonstrations qui déterminent notre
croyance : la prudence, la vertu, la bienveillance » (1378 a). Il s’agit donc
pour l’orateur de donner une certaine image de lui-même, de jouer à
« Locuteur-L » et « locuteur-λ » 191

l’homme prudent, vertueux, bienveillant, pour persuader son auditoire. Cet


éthos n’appartient pas à l’individu considéré indépendamment de son dis-
cours : ce n’est qu’un personnage adapté à la cause que défend l’orateur. Ce
dernier ne dit pas explicitement « Je suis honnête, courageux, etc. », mais il
adopte en parlant le ton, les manières que l’opinion attribue à un homme
honnête, courageux, etc. L’éthos est donc attaché au locuteur-L, à l’être de
discours, et non au locuteur-λ. Rien n’empêche ainsi le locuteur-L de se
mettre en valeur en dévalorisant le locuteur-λ. Rousseau, par exemple, dans
ses Confessions, évoque avec la plus grande sincérité ses fautes, celles du
locuteur-λ. Ce faisant, il offre l’image d’un locuteur-L sincère, véridique,
qui tient la promesse qu’il a faite de « montrer à ses semblables un homme
dans toute la vérité de la nature ».
La prise en compte de l’éthos est d’une grande conséquence pour l’étude
des textes littéraires. Loin d’être réservée aux orateurs, elle est constamment
impliquée dans l’écrit même : les textes sont inséparables d’une « voix »,
d’un « ton » particuliers. Depuis qu’il existe des commentaires sur la litté-
rature on s’est attaché à caractériser cette dimension, fût-ce de manière
allusive. Ce sont, rappelons-le, autant de propriétés attribuables à la figure
du locuteur, nullement à l’auteur. Le même auteur peut adopter à l’intérieur
du même texte, des éthos très différents. L’éthos de l’homme du monde
ironique qui est associé à l’énonciation des premières Lettres provinciales
de Pascal est ainsi vite remplacé dans les lettres suivantes par un éthos
véhément, passionné1.
En fait, les œuvres littéraires adoptent le plus souvent l’éthos attaché aux
genres qu’elles investissent. C’est précisément la fonction d’un genre que
de définir a priori un système de contraintes sur la production et la réception
des œuvres : quand on lit Cinna de Corneille on lit aussi une tragédie clas-
sique, qui implique un certain ton, différent de celui de la conversation
usuelle. C’est à ces éthos « génériques » que renvoie par exemple Ph. Hamon
quand il oppose l’« image » du « conteur » et celle du « descripteur ». Pour
lui le conteur « est un personnage plutôt masculin, plutôt truculent, bon-
vivant, désintéressé, sociable, aimable et bavard, […], personnage d’oncle
ou de grand-père bienveillant ». En revanche, le descripteur « est plutôt du
côté des savants austères peu diserts, des scientifiques en chambre, des livres

1. Sur la notion d’éthos en général, voir le volume collectif dirigé par R. Amossy : Images
de soi dans le discours. La construction de l’éthos (Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999) et
notre article « Retour critique sur l’éthos », Langage et Société, n° 149, 2014, p. 31-48. Sur
l’éthos en littérature, voir notre Discours littéraire (A. Colin, 2004) où un chapitre lui est
consacré.
192 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

en tant qu’ils s’opposent à la vie, du savoir stocké en tant qu’il s’oppose à


l’imagination vive1 ».
Cette distinction entre « locuteur-L » et « locuteur-λ » est également liée
à la distinction entre la dimension référentielle et la dimension modale de
l’énonciation. Dans une phrase comme Je suis triste, le déictique je réfère à
un individu (« locuteur-λ ») qui se trouve coïncider avec le sujet d’énon-
ciation ; mais du point de vue modal, il existe une sorte de rupture entre le
sujet d’énonciation comme tel (« locuteur-L ») et son énoncé, puisqu’il
réfère à je comme il le ferait à une non-personne. En revanche, quand Aricie
dit à Hippolyte Hélas !, le sujet d’énonciation, du point de vue modal, est
impliqué dans son dire, il manifeste son émotion. On peut traiter de manière
comparable le contraste entre (1) Je promets de partir (acte illocutoire de
promesse) et (2) Je promets tous les jours de partir : en (1) c’est le « locuteur-
L » qui s’engage par son énonciation, tandis qu’en (2) seul le « locuteur-λ »
est concerné : il s’agit du je en tant qu’individu dont on parle et non en tant
que locuteur responsable d’un acte de promesse.
La problématique de la polyphonie permet également d’aborder des
phénomènes aussi importants que le discours rapporté, sur lequel nous
reviendrons en détail (voir chap. 10), la parodie, ou l’ironie.

4. LA PARODIE

La parodie est en effet un phénomène foncièrement polyphonique.


G. Genette2 distingue trois espèces de parodie, au sens usuel, c’est-à-dire à
visée satirique :
– Les parodies minimales : « reprendre littéralement un texte connu
pour lui donner une signification nouvelle3 » ; par exemple lorsque
Arnolphe dans L’École des femmes (au vers 642) reprend un vers d’une tra-
gédie de Corneille, Sertorius, jouée quelques mois auparavant : « Je suis
maître, je parle : allez, obéissez. »
– Les travestissements à fonction dégradante : transposition d’une
énonciation « noble » dans le registre burlesque, comme dans Le Lutrin de
Boileau, œuvre sous-titrée « poème héroï-comique », qui raconte sur le
mode épique un événement dérisoire, à savoir une querelle entre un chantre
et le trésorier d’une église.

1. Ph. Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, p. 41.


2. Palimpsestes, Seuil, 1982, VI.
3. Op. cit., p. 24
La parodie 193

– Les charges, c’est-à-dire les pastiches satiriques, où l’on imite un style


en l’exagérant. Sans cette exagération le pastiche ne serait pas satirique. En
principe, un pastiche réussi est en effet indiscernable de l’énonciation pas-
tichée : seuls des éléments paratextuels (par exemple une indication « pas-
tiche » ou une signature distincte de celle de l’auteur du discours parodié)
permettent de voir que c’est un pastiche.
Dans la parodie à visée satirique, le locuteur fait entendre à travers son
énonciation une autre source énonciative qu’il pose comme ridicule, mon-
trant par là même sa propre supériorité. L’énonciation s’accompagne néces-
sairement d’indices de mise à distance qui permettent au co-énonciateur de
percevoir une dissonance, de voir que le sujet parlant ne se présente pas
comme l’unique « locuteur », responsable de sa propre énonciation. Le
locuteur ridiculisé est identifiable : il s’agit d’un auteur, d’un genre, d’un
courant littéraire (on peut parodier Corneille, la tragédie classique, la poésie
symboliste, etc.) qui est censé connu du public. Ce type d’énonciation n’est
donc véritablement réussi que si le co-énonciateur est suffisamment fami-
liarisé avec le discours parodié, ce qui renforce la connivence avec le paro-
dieur. La parodie implique en outre une certaine reconnaissance de
l’importance du discours dévalorisé.
De manière plus large, on peut considérer la parodie comme une « sub-
version », une des deux stratégies opposées de réinvestissement d’un texte
ou d’un genre de discours dans un autre, la « captation » et la « subver-
sion » (voir p. 45). La métaphore financière du « réinvestissement » permet
de souligner qu’un texte ou un genre, une fois inscrits dans la mémoire, sont
porteurs d’un capital d’autorité plus ou moins important sur lequel on peut
s’appuyer, pour l’augmenter ou pour l’affaiblir.
Souvent, le discours parodié a été choisi parce que c’est précisément la
subversion de ce discours-ci qui est cruciale pour la légitimation du discours
parodieur. Nous avons évoqué (p. 45) le cas des poètes surréalistes qui ont
subverti le genre proverbial. Si ces poètes ont ainsi choisi une telle cible,
c’est parce que ce genre incarnait au plus haut point un usage du discours
contre lequel ils définissaient leur propre positionnement esthétique. Le
proverbe, en effet, prétend énoncer des vérités de bon sens sur l’homme et
constitue le type même du discours figé ; deux choses contre lesquelles le
surréalisme construit sa poétique : il entend contester le réel du sens com-
mun et libérer le langage1.

1. Sur la relation entre surréalisme et proverbe, voir « Polyphonie, proverbe, détourne-


ment » d’A. Grésillon et D. Maingueneau (Langages, n° 73, 1984, p. 112-125).
194 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

Il en va différemment dans le cas du Lutrin de Boileau. L’auteur, partisan


de l’imitation des anciens, n’entend pas disqualifier l’épopée, mais les mes-
quineries de certains de ses contemporains, en les mettant en scène à travers
un genre héroïque. Considérons le début du poème :
Je chante les combats, et ce prélat terrible
Qui, par ses longs travaux et sa force invincible.
Dans une illustre église exerçant son grand cœur,
Fit placer à la fin un lutrin dans le chœur.
C’est en vain que le chantre, abusant d’un faux titre,
Deux fois l’en fit ôter par les mains du chapitre :
Ce prélat, sur le banc de son rival altier
Deux fois le reportant, l’en couvrit tout entier.
Muse, redis-moi donc quelle ardeur de vengeance
De ces hommes sacrés rompit l’intelligence,
Et troubla si longtemps deux célèbres rivaux :
Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots !
(Le Lutrin, chant I, 1672.)

Pour que cette parodie soit réussie, il faut un lecteur modèle qui connaisse
le texte source, à savoir le début de l’Énéide de Virgile, dont il retrouve
quelques traits saillants : en particulier l’utilisation d’un mètre noble (en
l’occurrence l’alexandrin, équivalent français de l’hexamètre dactylique
latin), le « je chante… » inaugural, l’invocation de la Muse, etc. L’énoncia-
teur fait ainsi entendre deux voix à la fois : celle d’un poète épique antique
et celle d’un homme du xviie siècle qui raille ses contemporains. Mais ces
deux voix sont au service d’une autre, qui les absorbe en quelque sorte –
celle de l’auteur, Boileau, qui montre sa maîtrise du genre épique et de la
satire.

5. IRONIE ET POLYPHONIE

L’ironie fait traditionnellement partie des tropes de la rhétorique tradition-


nelle, au même titre que la métaphore, l’hyperbole, la litote. On parle com-
munément de « trope » pour ces phénomènes parce que l’énoncé est à
interpréter comme porteur d’un autre sens que celui qu’il délivre « littéra-
lement ». L’ironie consisterait « à dire par une raillerie, ou plaisante, ou
Ironie et polyphonie 195

sérieuse, le contraire de ce qu’on pense, ou de ce qu’on veut faire penser1 ».


Ce serait donc une sorte d’antiphrase.
Il existe diverses théories récentes de l’ironie qui s’écartent de cette
conception traditionnelle. Elles se définissent par rapport à l’approche
développée en 1978 par D. Sperber et D. Wilson2, qui ont proposé d’y voir
un phénomène de mention, renvoyant par là à la distinction classique en
logique entre la mention d’un terme et son usage. Un terme pris « en men-
tion » (on dit aussi en emploi autonymique) se désigne lui-même, tandis
que pris « en usage » (ou en emploi standard) il vise un référent au-delà de
lui :
Liberté est un substantif. (emploi en mention)
Je me bats pour la liberté. (emploi en usage)

Dire que l’ironie est une « mention », c’est donc considérer qu’elle n’est
pas une antiphrase, qui dirait le « contraire » du sens littéral, mais une sorte
de citation, la mention du propos de quelqu’un locuteur qui dirait quelque
chose de déplacé.
De cette « mention » on peut glisser à l’idée, plus proprement polypho-
nique, que dans l’ironie on fait entendre un point de vue distinct de celui
du locuteur : une énonciation ironique met en scène un personnage qui
énoncerait quelque chose de déplacé (disant par exemple « Quel beau
temps ! » quand il pleut des cordes) et dont le locuteur se distancierait par
son ton et sa mimique. Ainsi, pour Ducrot,
parler de façon ironique, cela revient pour un locuteur L à présenter
l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position
dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité
et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le
responsable de l’énonciation, L n’est pas assimilé à E, origine du point
de vue exprimé dans l’énonciation […]. D’une part, la position absurde

1. Définition du célèbre manuel de Pierre Fontanier Les Figures du discours (1821), section II,
chap. III.
2. « Les ironies comme mentions », Poétique, n° 36, 1978. Voir aussi C. Kerbrat-Orecchioni
(« L’ironie comme trope », Poétique, 1980, n° 41) ; A. Berrendonner (Éléments de pragma-
tique linguistique, Paris, Éd. de Minuit, 1981) ; O. Ducrot (Le Dire et le Dit, Éd. de Minuit,
1984).
196 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

est directement exprimée (et non pas rapportée) dans l’énonciation iro-
nique et en même temps elle n’est pas mise à la charge de L, puisque celui-
ci est responsable des seules paroles, les points de vue manifestés dans les
paroles étant attribuées à un autre personnage, E1.

De manière plus large, toute théorie de l’ironie doit rendre compte du


fait que l’énoncé ironique est directement exprimé (ce n’est pas une citation),
sans être pour autant pris en charge par le sujet d’énonciation. Cette étrange
combinaison d’une adhésion et d’un rejet peut se traiter en termes de poly-
phonie, mais aussi d’énonciation paradoxale, autodestructrice, dans
laquelle le sujet invaliderait sa propre énonciation. Ainsi pour A. Berren-
donner, « faire de l’ironie, ce n’est pas s’inscrire en faux de manière mimé-
tique contre l’acte de parole antérieur ou virtuel, en tout cas extérieur, d’un
autre. C’est s’inscrire en faux contre sa propre énonciation, tout en l’accom-
plissant2 ».
Cet extrait de Candide est un bon exemple d’ironie. Voltaire y évoque la
bataille entre les Bulgares et les Abares :
Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque
côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à
dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la
raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pou-
vait bien se monter à une trentaine de mille âmes.
(Chapitre III.)

La deuxième phrase (« ensuite la mousqueterie… ») doit normalement


être perçue comme ironique par les lecteurs avertis. Le narrateur fait
entendre dans sa parole le point de vue de quelqu’un qui trouverait appro-
prié de produire sérieusement un propos aussi odieux. Le personnage ainsi
mis en scène est d’ailleurs spécifié, par le contexte et par les groupes nomi-
naux « le meilleur des mondes » et « la raison suffisante », comme un adepte
de la philosophie de Leibniz, telle, du moins, que la caricature Voltaire. Très
habilement, dans son roman Voltaire ne critique pas frontalement la phi-
losophie de Leibniz : il se contente de créer des situations où les énoncés
attribués aux disciples de Leibniz (« locuteurs » quand il s’agit par exemple
des propos de Pangloss au discours direct, ou « énonciateurs » dans ce frag-
ment ironique) apparaissent déplacés, voire monstrueux. Grâce à l’ironie,
l’optimisme leibnizien se détruit dans le mouvement même où il s’énonce.

1. Le Dire et le Dit, p. 211.


2. Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Éd. de Minuit, 1981, p. 215.
Ironie et polyphonie 197

Pour que l’ironie soit perçue comme telle, il doit exister des indices per-
mettant de percevoir la dissociation énonciative. Dans le cas de notre
extrait de Candide, le principal signal est la présence des groupes « le
meilleur des mondes » et « la raison suffisante » dans un contexte qui les
rend parfaitement déplacés. Mais l’ironie ne saurait s’accommoder de
signaux trop évidents qui la feraient basculer dans l’explicite. De fait, bien
souvent on ne peut déterminer avec certitude si un texte est ironique ou non.
On en a une illustration fameuse avec le texte de Montesquieu sur l’escla-
vage des Noirs dans L’Esprit des lois. Dans ce texte, l’auteur met en scène
un partisan de l’esclavage : « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu
de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais. » Il s’agit en fait d’un
réquisitoire contre la traite des Noirs ; mais certains contemporains n’ont
pas perçu la force critique de l’argumentation, qui dans le texte n’apparaît
évidente qu’à partir du 3e paragraphe. Le second paragraphe se présente
comme un raisonnement économique très sérieux, et c’est l’argument ridi-
cule donné au 3e paragraphe qui crée le doute chez le lecteur :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû
mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de
terres.
Le sucre serait trop cher si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit
par des esclaves.
Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le
nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre […].
(L’Esprit des lois, XV, 5.)

Seul ce 3e paragraphe se donne comme ironique ; il déstabilise les fausses


évidences des deux paragraphes précédents sans procéder à leur réfutation
en bonne et due forme1. Ici l’ironie fonctionne à plein rendement : le locu-
teur met en scène un personnage (« voici ce que je dirais… ») qui soutient
effectivement les points de vue énoncés dans le texte, mais que ce texte lui-
même présente comme absurdes. Mais il suffit d’isoler le 2e paragraphe pour
que l’ironie disparaisse ; c’est ce que fait le Dictionnaire portatif de commerce
(1762) :
II est difficile de justifier tout-à-fait le commerce des Nègres ; mais on en
a un besoin indispensable pour les cultures des sucres, des tabacs, des

1. Pour une étude (non polyphonique) de la stratégie de Montesquieu, voir l’article de


J. Depresle et O. Ducrot, « Analyse “logique” d’un texte de Montesquieu sur l’esclavage »,
Langue française, n° 12, 1971, p. 93-97.
198 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

indigo, etc. Le sucre, dit M. de Montesquieu, serait trop cher si l’on ne


faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves1.

Dans les lettres 4 à 10 des Provinciales de Pascal c’est sur cette ambiguïté
foncière de l’ironie que repose tout le dispositif énonciatif. Ces lettres rap-
portent en effet une série d’entretiens fictifs (mais donnés pour réels) entre
le narrateur, présenté comme un homme du monde ignorant en matière de
théologie, et un jésuite, adversaire des jansénistes, qui est censé résumer la
doctrine des casuistes que l’auteur entend dénoncer comme immorale. Ces
paroles que le narrateur adresse au jésuite au cours des entretiens visent en
fait deux destinataires, placés à des niveaux distincts : l’allocutaire immédiat,
le jésuite, et les lecteurs des lettres au provincial. En usant de l’ironie, ce
locuteur peut produire des énoncés qui sont interprétables sur les deux
plans à la fois : le père jésuite les interprète comme sérieux, au premier degré
en quelque sorte, alors que les lecteurs du pamphlet de Pascal perçoivent la
polyphonie ironique. On en a une claire illustration dans ce fragment de la
lettre VII où le jésuite vante les bienfaits de la casuistique :
Écoutez encore ce passage de notre Père Gaspard Hurtado, De Sub. pecc.
diff. 9, cité par Diana, p. 5, tr. 14, R 99 ; c’est l’un des vingt-quatre Pères
d’Escobar : Un bénéficier peut, sans aucun péché mortel, désirer la mort
de celui qui a une pension sur son bénéfice ; et un fils celle de son père, et
se réjouir quand elle arrive, pourvu que ce ne soit que pour le bien qui lui
en revient, et non pas par une haine personnelle.
Ô mon père ! lui dis-je, voilà un beau fruit de la direction d’intention !

Le lecteur interprète spontanément l’exclamation finale du narrateur


comme ironique. En effet, ce que l’on sait de l’intégrité morale du locuteur
entre en conflit avec l’admiration qu’il exprime à l’égard d’une décision
casuistique si peu digne d’admiration, eu égard aux principes de l’éthique
chrétienne. Comme le jésuite n’a accès qu’à l’interprétation non ironique,
le dialogue peut se poursuivre, mais le public est pris à témoin du caractère
scandaleux des propos tenus et de l’amoralité du jésuite. Si le narrateur ne
maniait pas l’ironie, il devrait assumer ses dires et donc prendre violemment
à parti son interlocuteur, mettant ainsi un terme à ces entretiens fictifs. Le
recours à l’ironie permet donc à la fois :
– de maintenir la coopération conversationnelle avec le jésuite, néces-
saire pour le faire parler ;
– de marquer un rejet de la casuistique ;

1. Cité par S. Delesalle et L. Valensi, « Le mot “nègre” dans les dictionnaires français
d’Ancien régime ; histoire et lexicographie », in Langue française, n° 15, 1972, p. 102.
« Énonciateur » et « point de vue » 199

– de valoriser le narrateur (capable d’user de l’ironie) ;


– de dévaloriser le jésuite (trop naïf et/ou trop corrompu pour percevoir
l’ironie).

6. « ÉNONCIATEUR » ET « POINT DE VUE »

Les contenus dont la responsabilité est attribuée à diverses voix ne corres-


pondent pas nécessairement à des paroles effectivement dites, mais bien
souvent à des pensées. Par exemple, dans la célèbre réplique de Chimène
« Va, je ne te hais point » la négation implique l’existence d’une proposition
« Je te hais », qui n’est pas une proposition effectivement dite mais un point
de vue attribué non à un locuteur en chair et en os mais à un « énonciateur »
qui dans ce contexte peut être Rodrigue, ou Chimène elle-même, ou l’opi-
nion commune : la haine de Chimène pour Rodrigue est, en effet, le senti-
ment attendu normalement dans la situation où se trouvent les deux jeunes
gens.1
Quand un locuteur évoque un point de vue dans son énonciation, il n’est
pas obligé d’y adhérer. Par exemple, dans le conditionnel dit « journalis-
tique »
Le Président songerait à dissoudre la Chambre

le locuteur se pose en non-responsable de ce point de vue et reste neutre


quant à la vérité de ce qui est dit.
Le locuteur peut également se poser comme n’étant pas la source d’un
point de vue, tout en montrant qu’il est d’accord avec celui-ci (par exemple
en employant « puisque » [voir p. 330]). Il peut enfin réfuter ce point de vue,
comme dans l’usage habituel de la négation : « La valeur n’attend pas le
nombre des années. » Dans le « je ne te hais point », Chimène apparaît
divisée : il y a la locutrice qui nie « je te hais », et la Chimène conforme à la
morale qui soutient le point de vue ainsi nié. Son interlocuteur est d’ailleurs
conscient de cette opposition entre le fait et la norme, puisqu’il lui répond :
« Tu le dois. »
Toutes les négations, néanmoins, ne sont pas polyphoniques. C’est la
négation la plus fréquente qui est polyphonique, celle qui est dite polé-
mique. En revanche, la négation qu’on appelle descriptive n’est pas poly-
phonique : elle se contente de décrire un état de choses, elle ne s’oppose pas

1. Nous laissons de côté la question de savoir s’il s’agit là d’une litote, comme le soutient la
tradition. C’est là un point en débat et qui ne peut sans doute pas être définitivement tranché.
200 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

à un autre point de vue ; c’est le cas si l’on dit Il n’y a pas un souffle de vent
pour dire seulement qu’il fait très beau. Mais dans un autre contexte cet
énoncé négatif pourrait avoir une valeur polémique ; par exemple, si l’on
dit « Le capitaine s’est trompé : il n’y a pas un souffle de vent », le locuteur
s’oppose au point de vue du capitaine pour le réfuter.
Dans la concession, comme dans la négation, le point de vue autre est
intégré dans la parole du locuteur, il n’est pas présenté comme autonome.
Quand, dans Le Cid, Don Gormas, s’adressant à Don Diègue qui vient de
recevoir une faveur du roi, lui dit :
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes.
(I, 3.)

il recourt à un mouvement concessif, qui se développe en deux temps.


En disant « Pour grands que soient les rois », il se présente comme étant
d’accord avec un point de vue attribué à un « énonciateur », la doxa, l’opi-
nion commune, à laquelle adhère son interlocuteur. C’est dans un second
temps que Don Gormas énonce le point de vue dont il assume la respon-
sabilité : « Ils peuvent se tromper comme les autres hommes. »
Cette polyphonie concessive où le locuteur feint de se montrer d’accord
avec un autre point de vue pour mieux l’invalider ensuite, on le retrouve
par exemple avec des connecteurs comme puisque ou bien que. Ce recours
à la concession, qui intègre le point de vue de l’autre, a une incidence sur
l’image du locuteur : il se donne l’éthos d’un homme réfléchi, qui sait
prendre en compte les arguments opposés. À ce stade de l’échange (il s’agit
du tout début de la scène), Don Gormas accepte le jeu de la discussion
argumentée. Mais cela ne durera pas, on le sait, puisqu’il giflera peu après
le Comte.
Un autre phénomène que certains linguistes traitent en termes de poly-
phonie, c’est la présupposition (voir p. 347). Ils considèrent alors que le
contenu présupposé, qui est présenté comme soustrait à toute discussion,
comme allant de soi, est assumé par un « énonciateur » anonyme et collectif,
avec lequel le locuteur montre qu’il est d’accord. Par exemple, quand Don
Diègue dit, en parlant de sa nomination comme gouverneur du fils du roi,
« Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille », il présuppose le point
de vue selon lequel « être gouverneur du fils du roi est une marque d’hon-
neur ». Ce présupposé n’est pas contesté, bien au contraire, par son inter-
locuteur, qui aspirait à ce poste, mais il aurait pu l’être. Mais dans ce cas
l’échange aurait immédiatement pris un tour agressif. Contester un pré-
supposé, c’est en effet refuser le cadre que cherche à imposer le locuteur.
La modalisation autonymique 201

7. LA MODALISATION AUTONYMIQUE

Il existe dans la langue d’autres procédés que l’ironie qui permettent à un


locuteur d’employer une expression tout en montrant à son allocutaire
qu’elle n’est pas pertinente. Elles ressortissent à ce qu’on appelle la conno-
tation autonymique, qui subvertit le fonctionnement habituel de l’oppo-
sition entre usage et mention (voir p. 195). J. Authier-Revuz1 préfère
parler de modalisation autonymique, pour insister sur le fait qu’il s’agit de
traces d’une activité par laquelle le sujet d’énonciation marque une distance
à l’égard de son propre énoncé : il dédouble pour ainsi dire son discours
pour commenter sa parole en train de se faire, il produit une sorte de boucle
dans son énonciation. Nous venons nous-même de produire une modali-
sation autonymique en écrivant « il dédouble pour ainsi dire son discours » ;
la formule « pour ainsi dire » montre le verbe dédoubler comme partielle-
ment inadéquat, mais sans préciser en quoi il est inadéquat.
Outre la typographie (en particulier l’italique, les guillemets, les points
de suspension, les parenthèses), la modalisation autonymique mobilise une
grande variété d’expressions : « en quelque sorte », « passez-moi l’expres-
sion », « si je peux dire », « ou plutôt », « pour parler comme X » « je devrais
dire », « à tous les sens du mot », etc. J. Authier-Revuz a proposé de classer
ces commentaires de l’énonciateur sur sa propre énonciation (qu’elle
appelle des « non-coïncidences du dire ») en divers types :
– la non-coïncidence dans l’interlocution : quand la modalisation auto-
nymique indique un écart entre les partenaires de l’énonciation. Elle est
marquée par des formules comme passez-moi l’expression, si vous voulez,
vous voyez ce que je veux dire, comme vous le dites si bien… ;
– la non-coïncidence du discours à lui-même : l’énonciateur représente
un discours autre dans son propre discours. On retrouve là de multiples
marques de citation, de renvoi à une autre source énonciative : comme dit X,
pour reprendre les mots de X, pour parler comme les snobs, le soi-disant…,
ce qu’on appelle… ;
– la non-coïncidence entre les mots et les choses, quand il s’agit d’indiquer
que les mots employés ne correspondent pas exactement à la réalité à
laquelle ils sont censés référer : ce qu’il faut appeler X, on pourrait dire,
comment dire ?,j’allais dire X, X ou plutôt Y… ;
– la non-coïncidence des mots à eux-mêmes, où l’énonciateur est
confronté au fait que le sens des mots est équivoque : à tous les sens du mot,
au sens premier, littéralement, c’est le cas de le dire…

1. On se reportera à son ouvrage Ces mots qui ne vont pas de soi : Boucles réflexives et non-
coïncidences du dire, Paris, Larousse, 1995.
202 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

Considérons ce passage du romancier Robert Pinget :


J’ai dit comprendre quoi.
J’ai répété comprendre quoi, expliquez-vous.
Qu’une personne comme la Lorpailleur à son âge, la quarantaine, peut
très bien s’imaginer que vous vu votre caractère, l’état de votre fortune,
je ne sais pas moi, vous avez travaillé ensemble autrefois m’a-t-on dit, c’est
ça, eh bien peut-être qu’à ce moment elle s’est je ne sais pas, elle se serait
imaginé, vous voyez ce que je veux dire.
Quelqu’un entrait dans la boutique, j’aurais dû attendre, je n’ai pas attendu,
les choses en sont restées là comme on dit mais elles n’en restent jamais là.
(Le Libéra, Éd. de Minuit, 1984, p. 8.)

Le roman est constitué du monologue ininterrompu et chaotique d’un


énonciateur indéterminé, qui se dit suspecté à tort d’avoir tué un enfant.
Dans cet extrait, il rapporte une conversation qu’il a eue avec le pharmacien
du village. On y repère quelques modalisations autonymiques : pour en
appeler à la coopération du co-énonciateur (vous voyez ce que je veux dire) ;
pour poser des formulations comme inadéquates (je ne sais pas moi, je ne
sais pas), pour renvoyer à des expressions attribuées à d’autres (comme on
dit). Comme dans l’ensemble de l’œuvre de Pinget l’énonciation apparaît
hantée par un vide que rien ne peut combler, la parole semble incapable
d’atteindre une autre réalité qu’elle-même. Ce vide se manifeste également
dans la syntaxe puisqu’il manque deux compléments d’objet direct (« s’ima-
giner que vous (∅) », « elle se serait imaginé (∅) »). Rien ne pourra donc
saturer la question ouverte par le pronom interrogatif (« comprendre
quoi »)1.

8. LES GUILLEMETS

À l’écrit, la modalisation autonymique par les guillemets est la plus discrète


et la plus fréquente. À la différence de l’ironie, qui est inséparable d’une
disqualification de l’énonciateur dont on fait entendre le point de vue, la
mise entre guillemets montre seulement un mot ou un groupe de mots
comme inappropriés. Il ne s’agit pas à proprement parler de polyphonie,
où seraient impliqués les points de vue de deux instances distinctes, mais
d’un décalage que l’énonciation introduit entre deux images distinctes de

1. L’analyse de ce début de ce roman de Pinget a donné lieu à un ouvrage édité par E. Roulet
et M. Burger sous le titre Les Modèles du discours au défi d’un « dialogue romanesque » :
L’incipit du roman de R. Pinget Le Libéra, Presses Universitaires de Nancy, 2002.
Les guillemets 203

l’énonciateur qui sont données en même temps : dans l’une il assume


l’expression guillemetée, dans l’autre il la récuse.
Alors que la plupart des modalisateurs (« en quelque sorte », « passez-
moi l’expression »…) s’insèrent dans le fil du discours en se plaçant sur un
autre plan que le reste de la phrase et n’indiquent pas clairement ce sur quoi
ils portent, les guillemets, sans rompre le fil de la syntaxe, encadrent préci-
sément l’élément sur lequel ils portent. Les expressions ainsi mises entre
guillemets ou en italique (voir plus bas) sont à la fois inscrites dans le fil de
l’énonciation et mises à distance. Le lecteur doit alors les interpréter en
s’appuyant sur divers indices dans le cotexte et la situation de communi-
cation.
Ces guillemets de modalisation autonymique ne sont pas obligatoires.
L’énonciateur attire l’attention du lecteur, il lui indique que son discours
ne coïncide pas avec lui-même, mais il n’en donne pas la raison. Il lui laisse
le soin de comprendre pourquoi il attire ainsi son attention, pourquoi il
ouvre ainsi une faille dans son propre discours. Ce qu’indiquent les guille-
mets, « c’est une sorte de manque, de creux à combler interprétativement1 ».
En contexte, les guillemets peuvent donc prendre des significations très
variées, qui relèvent des quatre types de modalisation autonymique évoqués
plus haut.
Si les guillemets sont l’un des marqueurs privilégiés de la modalisation
autonymique, on ne doit pas oublier qu’ils sont également susceptibles de
marquer qu’une unité linguistique est employée en mention, comme ici :
Ces propos troublèrent André, que les jeux des chats amusaient. Il avait
appris les mots « circoncire » et « châtrer », mais il en ignorait le sens exact.
(Étiemble, L’Enfant de chœur, Gallimard, 1988, 1re partie, chap. V.)

Les mots « châtrer » et « circoncire » sont mis entre parenthèses parce


qu’ils désignent le signe linguistique, avec son signifiant et son signifié.
Le contraste entre l’emploi autonymique et l’emploi en modalisation
autonymique apparaît nettement dans cet exemple tiré du même roman :
Bien qu’elle n’eût jamais pardonné au « docteur » ce mot affreux de
« syphilis », elle lui témoignait beaucoup de sympathie.
(Ibid., IIe partie, chap. III.)

« Syphilis » est ici pris en mention pour référer au mot même ; en


revanche, à travers la modalisation autonymique « docteur » l’énonciateur

1. J. Authier-Revuz, op.cit., tome 1, p. 136.


204 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

montre qu’il marque une réserve, que tout à la fois il emploie le mot guille-
meté et le montre comme signe.
Considérons à présent ces deux autres exemples :
(a) Bloch m’interrogeait, comme moi je faisais autrefois en entrant dans
le monde, comme il m’arrivait encore de faire, sur les gens que j’y avais
connus alors et qui étaient aussi loin, aussi à part de tout, que ces gens de
Combray qu’il m’était souvent arrivé de vouloir « situer » exactement.
(M. Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard.)

(b) Dépouillée de sa gaine, de son soutien-gorge, de ses bas de soie, de son


fourreau de velours, cette « femme chic » devenait un amas de viande
affaissée.
(Étiemble, L’Enfant de chœur, Gallimard, 1988, chap. II.)

Dans l’extrait (a), le lecteur peut présumer que « situer » est mis entre
guillemets parce que c’est un mot qui serait caractéristique de l’usage des
gens de Combray ou des gens du monde, et que le narrateur refuse de
prendre pleinement à son compte, pour une raison que le lecteur doit
essayer de deviner. Dans l’exemple (b), l’énonciateur semble mettre
« femme chic » entre guillemets à la fois parce que ce mot est présenté
comme inadéquat pour son référent (elle n’est pas chic pour le narrateur)
et/ou parce que la responsabilité en est attribuée à l’opinion des gens de la
petite ville où se déroule l’histoire : deux interprétations parfaitement com-
patibles. Souvent, mettre une unité entre guillemets, c’est en effet en ren-
voyer la responsabilité à un autre : un groupe social déterminé (les jeunes,
les bourgeois, etc.), un parti politique, une secte, une discipline scientifique,
etc. Les clichés sont donc d’excellents candidats à la mise entre guillemets.
Pour que les guillemets puissent faire l’objet d’un déchiffrement satis-
faisant, une connivence minimale entre énonciateur et lecteur est nécessaire.
L’énonciateur qui use de guillemets doit se construire, consciemment ou
non, une certaine représentation de ses lecteurs pour anticiper leurs capa-
cités de déchiffrement : il placera des guillemets là où il présume qu’on en
attend de lui (ou qu’on n’en attend pas s’il veut surprendre). Réciproque-
ment, le lecteur doit construire une certaine représentation de l’univers
idéologique et esthétique de l’énonciateur pour réussir le déchiffrement. Et
tout déchiffrement réussi renforce le sentiment de connivence.
Le fonctionnement des guillemets n’est pas sans rappeler celui de l’iro-
nie. Il y a dans les deux cas une sorte de division interne de l’instance
d’énonciation. Dans le cas des guillemets, l’énonciateur emploie une expres-
sion et la montre en quelque sorte du doigt, indiquant par là qu’il ne l’assume
L’italique 205

pas vraiment ; dans le cas de l’ironie il produit un énoncé qu’il invalide en


même temps qu’il parle. Guillemets et ironie sont en outre des phénomènes
de degré variable. Il y a des guillemets qui marquent un véritable rejet de
l’expression par son énonciateur, et, sur le pôle opposé, d’autres qui se
contentent d’une légère prise de distance, difficile à interpréter. De la même
manière, il existe une ironie extrême où il y a disqualification franche du
personnage mis en scène et, à l’opposé, des énonciations qui n’ont qu’une
« couleur » ironique, où l’énonciateur prend ses distances, sans que le des-
tinataire perçoive clairement la rupture entre les deux points de vue.

9. L’ITALIQUE

Comme les guillemets, l’italique s’emploie aujourd’hui à la fois pour l’auto-


nymie et pour la modalisation autonymique. Toutefois, les guillemets
s’ajoutent à l’énoncé, alors que l’italique est incorporé dans l’énoncé : c’est
seulement un changement de caractères. Rien n’empêche donc de cumuler
guillemets et italique. Mais ce cumul est plutôt réservé à la presse écrite qu’à
la littérature. De manière générale, l’italique de modalisation autonymique
s’emploie plutôt pour les mots étrangers ou pour détacher une unité sur le
fond du texte. Quant aux guillemets, ils conviennent mieux quand il s’agit
d’une réserve de la part de l’énonciateur.
Considérons ces deux exemples tirés de la prose narrative du xixe siècle :
(a) Au chevet du lit, la vieille faisait fondre une pierre de sucre dans un
gobelet pour lui donner à boire quand il se réveillerait. Au pied, Gillioury
grattait doucement, doucement, son banjo, fredonnait en sourdine dans
le trou de l’instrument.
(J. Richepin, La Glu, 1881, chap. XXX.)

(b) (Le narrateur s’adresse à don José) : Si je ne trompe, lui dis-je, ce n’est
pas un air espagnol que vous venez de chanter. Cela ressemble aux zorzi-
cos, que j’ai entendus dans les Provinces*, et les paroles doivent être en
langue basque ». (L’astérisque sur Provinces appelle une note de bas de
page : « Les provinces privilégiées, jouissant de fueros particuliers, c’est-à-
dire l’Alava, la Biscaïe, la Guipuzcoa et une partie de la Navarre. »)
(P. Mérimée, Carmen, 1845, I.)

En (a) l’auteur met en italique un mot qui en 1881 est encore perçu
comme un néologisme d’origine étrangère (le mot est apparu en français
vers 1860). Il y a aussi sans doute là un souci de couleur locale : par l’italique
le narrateur souligne qu’il s’agit d’un instrument caractéristique du mode
206 POLYPHONIE ET MODALISATION AUTONYMIQUE

de vie des marins. Le romancier, comme c’est fréquent au xixe siècle, se


pose ainsi en médiateur entre le lecteur et un milieu qui lui est inconnu. Il
en va de même dans l’extrait (b), où le narrateur bilingue initie le lecteur
francophone au monde hispanique. Plus exactement, il met en italique aussi
bien un mot espagnol totalement opaque pour un francophone (zorzico)
qu’un mot qui existe en français (Provinces) mais qui a ici une acception
particulière en espagnol. Or, ce deuxième terme se voit adjoindre par
l’auteur un astérisque, c’est-à-dire un appel de notes qui contient lui-même
un nouveau mot espagnol en italique, dont le sens n’est pas élucidé (fue-
ros). Le narrateur, grâce à l’italique, peut ainsi insérer des mots puisés dans
la réalité hispanique (effet d’authenticité lié au discours direct), mais pour
autant il n’entend pas se poser en pédagogue consciencieux qui éluciderait
tout. Il révèle plutôt l’éthos un peu désinvolte de l’homme du monde, éthos
caractéristique des nouvelles de Mérimée, bien différent de celui de Jules
Verne, par exemple, qui est ouvertement didactique.
De toute façon, il n’existe en la matière aucune règle absolument contrai-
gnante. L’italique est un phénomène foncièrement typographique, dont la
présence est largement tributaire des usages des imprimeurs et des éditeurs
de textes au cours de l’histoire. En outre, son emploi n’a pas la même signi-
fication selon les genres de textes et les époques considérés. Chaque auteur
négocie avec des normes floues qui varient à la fois avec les époques, les
genres et les courants esthétiques concernés. Dans la littérature moderne,
chaque auteur tend à inventer ses propres normes, voire pour chaque texte.
Ainsi, dans ce passage où Céline use de l’italique aussi bien pour les mots
allemands que pour les onomatopées :
(a) C’est la Wirtschaft, le bistrot, j’ai dit, là c’est pas la peine de tâter, tous
les anti-nazis y sont, et anti-collabos féroces… bien entendu ils disent rien
quand on passe, mais entrouvrent un peu la lourde et pflaf ! pflaf !…
glavent ! loin !
(Nord, Le Livre de Poche, 1971, p. 314.)

(b) On appelle !…nous qu’on appelle… du parc…


– Franzosen !… franzosen !…
C’est bien nous qu’ils veulent…eh qu’ils montent !… c’est peut-être pas
Hjalmar ?… au tambour maintenant ! drrrrrr !…ça doit être lui ?
(Ibid., p. 266.)

Plus coopératif en cela que Mérimée, le narrateur traduit dans le fil de


son texte les mots allemands (par exemple « la Wirtschaft, le bistrot ») ; mais
L’italique 207

par l’italique il les place sur le même plan que les onomatopées : comme si
les mots allemands et les bruits relevaient de la même catégorie.
Analyses

1. IRONIE ET PARODIE CHEZ VOLTAIRE

Un jour Saint Dunstan, Irlandais de nation et Saint de profession, partit


d’Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et
arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il
donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences,
et s’en retourna en Irlande par le même chemin qu’elle était venue.
Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là, et lui donna le nom
de prieuré de la Montagne, qu’il porte encore, comme un chacun sait.
En l’année 1689, le 15 juillet au soir, l’abbé de Kerkabon, prieur de Notre-
Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec Mlle de
Kerkabon sa sœur pour prendre le frais. Le prieur déjà un peu sur l’âge
était un très bon ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l’avoir été autre-
fois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considéra-
tion, c’est qu’il était le seul bénéficier du pays qu’on ne fût pas obligé de
porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait assez
honnêtement de théologie : et quand il était las de lire saint Augustin, il
s’amusait avec Rabelais : aussi tout le monde disait du bien de lui.
(Voltaire, L’Ingénu, 1767, début.)

Ce texte présente deux parties au statut énonciatif distinct. Les deux pre-
miers paragraphes, qui forment une sorte de prologue, se présentent
comme une subversion parodique, alors que dans le troisième on a affaire à
un texte ironique. La parodie disqualifie un individu ou un genre identi-
fiés, alors que l’ironie disqualifie la source du point de vue.
Au début de son récit, Voltaire parodie un genre de la littérature reli-
gieuse, en l’occurrence la « légende dorée », les vies de saints de la littérature
populaire. Le caractère de parodie n’est évidemment perceptible qu’aux
lecteurs qui connaissent ce genre. On a affaire à ce que Genette appelle un
« pastiche satirique », qui se distingue du pastiche par la présence d’indices
de distanciation destinés à disqualifier ce genre d’énonciation. Toute paro-
die satirique suppose un équilibre délicat entre la conformité au discours
parodié et la mise à distance de celui-ci. Dans ce texte, la trame obéit aux
Les guillemets de Céline 209

règles du genre hagiographique mais des signaux de divers ordres sont


adressés au lecteur :
– le grossissement du miracle : la montagne traitée comme un humain ;
– le passage burlesque du noble au trivial (cette voiture, dans ces
quartiers-là, Irlandais de nation et saint de profession) ;
– une accélération du rythme du récit qui supprime l’éthos attaché au
merveilleux hagiographique au profit d’une désinvolture mondaine. Ici
l’éthos de l’énonciation disqualifie l’énoncé qu’elle porte.
Le caractère ironique du troisième paragraphe est lié à un certain nombre
d’indices d’un décalage entre le locuteur et le point de vue défendu par
l’énonciateur mis en scène. Ici, il ne s’agit pas de subvertir un genre de
discours, de ridiculiser par des traits appuyés, mais de marquer sa distance
par une série de touches discrètes. Dans cet extrait c’est surtout l’ajout
d’après l’avoir été de ses voisines et la contradiction entre le prieur était un
très bon ecclésiastique et les arguments invoqués pour la défendre qui per-
mettent de produire ce décalage. L’évocation des voisines ôte en effet son
caractère figé à l’expression aimé de ses voisins en affectant rétroactivement
une valeur érotique à aimé, valeur incompatible avec l’état ecclésiastique.
Quant à l’argument sur la sobriété du prieur, il est lui aussi en contradiction
avec ce qu’on est en droit d’attendre d’un très bon ecclésiastique, à moins de
réinterpréter ce prédicat comme une propriété caractéristique des ecclé-
siastiques réels, et non des ecclésiastiques tels qu’ils sont censés être. C’est
le même décalage entre le fait et le droit qui permettait à Montesquieu
d’écrire à propos de l’esclavage : « Il est impossible que nous supposions
que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des
hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes
chrétiens. » Le raisonnement repose sur le fait que chrétien peut être pris
en deux sens : « qui est membre de l’Église » et « qui se conforme aux valeurs
du christianisme ».
Dans un tel passage on peut voir à quel point la perception de l’ironie est
dépendante des univers de croyances partagées en vigueur à l’époque consi-
dérée.

2. LES GUILLEMETS DE CÉLINE

(Le narrateur décrit la vie de la société cosmopolite de Baden-Baden au


moment où le régime hitlérien est au bord de l’effondrement.)
Et je vous raconte pas le Casino !… coupable oubli !… Casino « rendez-
vous de l’Europe », toutes les élites… noblesse, ambassades, théâtres…
bien avant que les « masses » voyagent et que l’Amérique vienne en trois
210 ANALYSES

heures… figurez-vous ces salles de jeu, baroque « à la Transylvanie »


tapissées de velours framboise et or… vous attendez des Grieux… Manon
est en « répétition »… dix Manon !… pas repenties du tout !… pire en
pire joueuses !… du rouge et de la noire… des cils, des nénés, des
hanches… et ce soutien-gorge qui fout le camp !
[…] l’orchestre fait défaut… juste de bruit le même rrrrr !… de la rou-
lette… et la voix de chantre sec… « jeux sont faits ! »… Les clients hobe-
reaux du Simplon [= un hôtel] venaient faire un tour… assez méprisants,
comme il faut… mais les collabos « réfugiés » les dames surtout se cram-
ponnaient à trois… quatre… aux chaises, haletantes à la chance…
(L.-F. Céline, Nord, Le Livre de Poche, p. 18.)

Ce sont les guillemets qui manifestent la non-prise en charge. La modali-


sation autonymique implique à la fois mention et usage des termes ainsi
détachés typographiquement. Cet emploi réitéré des guillemets est carac-
téristique de la narration célinienne qui se plaît à exhiber une discordance
de voix, mais ne s’astreint pas à en préciser la source. De là bien des difficultés
quand il s’agit de les interpréter : cela dépend du degré de familiarité du
lecteur avec l’œuvre de Céline et de la connaissance qu’il a du contexte
historique. Ces réserves étant faites, dans cet extrait nous pensons qu’il faut
attribuer les expressions entre guillemets à des instances différentes :
– « rendez-vous de l’Europe » et « à la Transylvanie » sont des clichés
culturels (de guides touristiques, de journaux…) attribués au « on » de la
rumeur ;
– pour les « masses », il nous semble que le narrateur se démarque moins
d’un cliché que d’un terme politiquement marqué (à gauche ?). Il y aurait
donc affleurement ici d’une confrontation idéologique ; le voyage des
« masses » de gauche s’opposerait implicitement aux errances du solitaire
narrateur célinien, politiquement à droite ;
– les guillemets de « réfugiés » sont difficilement interprétables, c’est-à-
dire rapportables à une source claire : s’agit-il pour l’auteur de signaler que
le mot qu’il emploie est inadéquat pour ce référent, mais qu’il l’emploie faute
de mieux ? s’agit-il d’un terme employé à Baden-Baden (par les autorités
allemandes ? par les collaborateurs eux-mêmes ?…).

3. L’ITALIQUE DES MOTS DU TERROIR

(Le dispositif de narration de ce texte est analysé p. 135. Deux narrateurs


sont ici impliqués : celui de l’ensemble du récit [narrateur 1] et un narrateur
L’italique des mots du terroir 211

délégué, Rollon Languren [narrateur 2], qui appartient au même monde


que le personnage dont on raconte l’histoire.)
Or, le commandement sur les deux bœufs de la charrue de son père ; le
pouvoir même absolu sur ce champ de quelques arpents qu’il pouvait
tourner et retourner entre ses quatre haies ; sur ce petit clos de Sombreval
dans lequel devait s’enclore toute sa destinée, ne parurent pas à Jean
Gourgue, lorsqu’il put penser, un empire suffisant pour l’ampleur de son
désir ou de sa puissance. Aussi, à peine eut-il douze ans, qu’il supplia, à
deux genoux, son père de le laisser aller aux écoles.
Le bonhomme hésita longtemps. Il aimait la terre de cet amour profond
qu’ont pour elle ceux qui la labourent, qui entrouvrent à toute heure son
sein maternel. Il ne lui duisait pas disait-il – de faire un clerc du seul fils
qui lui restât et pût lui donner de cette graine à garçons qui avait levé sur
son sillon, pour y périr. Mais Jean, persévérant, vainquit les répugnances
de son père. Il fut mis en camérie au bourg de B… (être en camérie, c’est
avoir sa chambre chez un bourgeois qui vous donne, moyennant un prix
de…la soupe sur du pain).
(J. Barbey d’Aurevilly, 1865, Un prêtre marié, chap. I.)

Le roman prétend raconter à un public supposé parler le français standard


une histoire qui se déroule en France dans un univers rural, sociolinguisti-
quement étranger aux milieux du lecteur modèle. Le paysan normand est
un représentant du « peuple », cet inconnu familier avec lequel la littérature
postromantique entretient un rapport ambivalent. Le peuple est primitivité :
tantôt source d’énergie et d’authenticité, tantôt menace de régression vers
la sauvagerie. Énonçant depuis un impossible lieu, placé à la fois dans et
hors de la société, l’écrivain doit faire entendre dans son œuvre cette parole
du peuple, mais domestiquée. Barbey d’Aurevilly a donc le souci de ne pas
gommer complètement son altérité langagière, d’en conserver quelques
traces. La technique qu’il utilise dans ce passage pour mettre le lecteur en
contact avec la parole paysanne consiste à stratifier la narration : le narrateur
1 fait raconter l’histoire à un narrateur 2 qui joue le rôle de médiateur entre
les deux univers linguistiques, celui des paysans normands et celui des lec-
teurs. Mais ces deux narrateurs sont dominés par le romancier, organisateur
du texte qui est offert à la lecture.
La présence de l’italique montre d’ailleurs que cet artifice est assumé.
Signe typographique, l’italique ne peut être attribué qu’à l’auteur, c’est-à-
dire à l’instance qui présente matériellement le texte que nous lisons, et non
au narrateur 2, qui s’exprime oralement. Ce dernier est proche du
« narrateur-témoin » (voir p. 232) qui use de contaminations lexicales ; il
212 ANALYSES

décrit un certain monde en parsemant son récit de quelques unités lexicales


qui sont montrées comme typiques des individus qui vivent dans ce monde.
La première chose qu’on peut se demander, c’est pourquoi la modalisa-
tion autonymique se fait ici par l’italique, et non par les guillemets. La visée
du romancier est ici nettement ethnolinguistique : il veut présenter des
expressions (mots ou locutions) typiques, et non restituer la manière de
parler du paysan dans toutes ses dimensions : sa syntaxe, sa prosodie, ses
marqueurs pragmatiques… Le romancier se contente de montrer un certain
nombre de « curiosités » lexicales, de « mots du terroir ». De fait, en général,
l’italique est davantage employé que les guillemets quand il s’agit de mots
d’une langue étrangère, quand l’accent est mis sur le signifiant même.
Les unités ainsi mises en italique sont significatives :
s’enclore
aller aux écoles
Il ne lui duisait pas
en camérie
la soupe sur du pain
Aucune de ces unités n’est totalement opaque, d’un point de vue séman-
tique, pour un lecteur modèle qui ne manie que le français standard. Leur
graphie est conforme à la norme écrite et il s’agit non de mots inconnus
mais de mots qui ont une acception particulière chez ces paysans normands.
Cela permet de les employer sans avoir à les définir : le contexte est supposé
permettre de voir quel sens ils ont ici. Le romancier peut ainsi donner un
caractère d’authenticité au récit du narrateur délégué sans pour autant glo-
ser de manière didactique ses propos. La seule exception est « en camérie ».
Le lecteur perçoit sans doute que ce nom concerne le logement, mais il ne
figure dans aucun dictionnaire et réfère à une réalité sociale historiquement
datée. Une parenthèse et alors introduite :
(être en camérie, c’est avoir sa chambre chez un bourgeois qui vous donne,
moyennant un prix de…la soupe sur du pain.)

Cette parenthèse présente la particularité de marquer une rupture avec


le plan énonciatif du récit qui l’entoure. Il s’agit en effet d’une sorte de
définition lexicographique. On pourrait être tenté de l’attribuer au narra-
teur 1, qui, laissant la parole à quelque dictionnaire, ferait une intrusion
pour éclairer le propos du narrateur délégué. Mais ce n’est pas le choix qui
a été fait par le romancier. En effet, cette définition contient une contami-
nation lexicale non marquée (« bourgeois » est un mot employé par les
paysans) et une locution en italique, la soupe sur du pain. On est donc amené
à l’attribuer au narrateur 2, Rollon Langrune, qui se montre soucieux d’être
L’italique des mots du terroir 213

bien compris de son narrataire, le narrateur 1, censé disposer des mêmes


ressources linguistiques que le lecteur modèle.
L’italique signale donc essentiellement une contamination lexicale, mais
cette contamination n’a pas ici de rôle narratif précis : elle ne coïncide pas
avec une modification de la focalisation et ne permet pas de marquer le
changement de voix. Nous sommes au début du roman, et les expressions
en italique ont pour enjeu premier de créer un décor verbal, une couleur
locale, de donner une dimension « ethnographique » à ce roman.
CHAPITRE 10

Le discours rapporté

1 DISCOURS DIRECT ET 9 FONCTIONS DU DISCOURS


INDIRECT INDIRECT LIBRE

2 LE DISCOURS DIRECT 10 CONTAMINATION LEXICALE


ET NARRATEUR-TÉMOIN
3 LE DISCOURS INDIRECT
4 L’INTRODUCTION DU 11 LE « MEMBRE
QUELCONQUE
DISCOURS RAPPORTÉ
D’UNE COLLECTIVITÉ »
5 LE DISCOURS DIRECT LIBRE (MQC)
6 LE DISCOURS INDIRECT LIBRE 12 UN CONTINUUM
7 LES FRONTIÈRES DU 13 UNE DOUBLE ÉCHELLE
DISCOURS INDIRECT LIBRE
14 LE MONOLOGUE INTÉRIEUR
8 UNE THÉORIE ALTERNATIVE

La manifestation la plus évidente de la polyphonie linguistique est ce qu’on


appelle traditionnellement le discours rapporté1, c’est-à-dire les divers
modes de représentation dans une énonciation d’un autre acte d’énonciation.
On ne peut pas, en effet, rapporter un énoncé indépendamment de son
énonciation, laquelle implique une situation d’énonciation propre, distincte
de celle du discours qui cite. Comment intégrer un acte d’énonciation, le
discours cité, qui dispose de ses propres marques de subjectivité, de ses
déictiques et de ses modalisations, à l’intérieur d’une seconde, le discours
citant ? Les trois procédés traditionnellement décrits par les grammairiens
(discours direct, indirect, indirect libre) se distinguent précisément par les
réponses divergentes qu’ils apportent à cette question. Mais les travaux

1. Certains linguistes préfèrent parler de « discours représenté » ; cela évite de laisser penser
qu’il y a nécessairement une énonciation effective qui serait rapportée dans un second temps.
Par exemple si je dis « Paul aurait pu dire que tout va bien. », je ne rapporte pas à strictement
parler des paroles qui n’ont pas été dites. Un autre avantage du terme « discours représenté »
est qu’il met l’accent sur son caractère de mise en scène : le problème n’est pas la fidélité
supposée à un énoncé originel mais la manière dont elle est mise en scène.
Discours direct et indirect 215

récents sur ce sujet ont montré qu’on ne pouvait pas limiter la probléma-
tique du discours rapporté à ces trois seuls procédés. Il existe par exemple
un discours narrativisé, qui se contente d’indiquer qu’il y a eu un acte
d’énonciation : « Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix
basse, quand il était à l’autre bout de la salle1. »

1. DISCOURS DIRECT ET INDIRECT

Une conception erronée, entretenue par les exercices scolaires, veut que le
discours indirect (DI) soit le résultat d’une transformation du discours
direct (DD), qui serait en quelque sorte l’original des propos rapportés.
Ainsi, Paul a dit que Jean viendrait serait la contrepartie exacte de Paul a
dit : « Jean viendra ». En fait, DI et DD sont deux formes indépendantes de
discours rapporté. Il n’est d’ailleurs pas difficile de mettre en évidence un
grand nombre de phénomènes qui interdisent de passer du discours direct
au discours indirect (I), ou de remonter du discours indirect à un énoncé
au discours direct (II). On en signalera deux :
– (I) : Il est impossible de mettre au discours indirect beaucoup d’élé-
ments qui figurent au discours direct : onomatopées, interjections, vocatifs,
exclamations, énoncés inachevés, en langue étrangère, etc.
* Il m’a dit que brrr
* Il m’a dit que quel homme !
* Il m’a dit que Jean est le plus…
Ces impossibilités découlent des propriétés de chacune de ces deux stra-
tégies de citations : à la différence du DD, le DI ne prétend pas restituer le
discours cité sous sa double face de signifiant et de signifié.
– (II) Il arrive qu’on ne puisse pas revenir au propos originel. Soit cette
réplique d’Arlequin dans Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux :
Un domestique là-bas m’a dit d’entrer ici, et qu’on allait avertir mon beau-
père qui était avec ma femme.
(I, VIII.)

L’interprétation de deux groupes nominaux que nous avons soulignés


pose problème si l’on veut restituer derrière le discours indirect l’énoncia-
tion exacte du domestique. Ce dernier a-t-il employé les expressions nomi-
nales « votre beau-père » et « votre femme » (interprétation dite de dicto)
ou a-t-il employé d’autres expressions qui désignent le même référent, et

1. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, I, III, 3.


216 LE DISCOURS RAPPORTÉ

qu’Arlequin aurait traduites par « mon beau-père » et « ma femme » (inter-


prétation dite de re) ? L’impolitesse d’Arlequin (qui considère comme sa
femme celle qui n’est encore qu’une fiancée) répète-t-elle celle du domes-
tique ou lui est-elle entièrement imputable ? On est confronté ici à une
difficulté irréductible : le même référent peut être décrit d’une infinité de
manières différentes (mon beau-père = Monsieur Orgon = le père de Sil-
via = l’ami de mon père, etc.). Dans cet exemple, Arlequin est de toute façon
jugé impoli : même si le domestique a dit « votre beau-père » et « votre
femme », il n’aurait pas dû reprendre ces désignations, et préférer la politesse
à l’exactitude de la citation.

2. LE DISCOURS DIRECT

On dit souvent que le discours direct, à la différence du DI, vise à rapporter


le plus fidèlement possible le discours cité. En réalité, c’est là une mise en
scène, une manière de présenter une citation, mais en aucune façon une
garantie de fidélité. Le DD n’a d’existence qu’à travers le discours citant, qui
construit comme il l’entend un simulacre du discours cité. On peut par une
mise en contexte particulière, l’intonation, le découpage… détourner com-
plètement le sens d’un texte cité. Les Provinciales de Pascal en sont une
parfaite illustration.
Au DD le rapporteur se présente comme le « locuteur » de l’énonciation
X a dit… et délègue la responsabilité du propos rapporté à un second
« locuteur », celui du discours direct. Les guillemets ou le tiret jouent à l’écrit
le rôle de frontière entre ces deux domaines énonciatifs. La caractéristique
linguistique essentielle du DD est en effet de dissocier les deux situations
d’énonciation, citante et citée, de faire coexister deux domaines énonciatifs
autonomes : chacun conserve son je, son tu, ses repérages déictiques, ses
marques de subjectivité propres. On notera cependant que les déictiques ne
sont pas nécessairement distincts d’un domaine à l’autre, mais il s’agit alors
de coïncidence entre les référents. Ainsi, dans la phrase :
« Je pars », lui criai-je

les deux je désignent le même individu dans le discours citant et dans le


discours cité, mais c’est seulement parce qu’il se trouve que discours citant
et cité ont le même « locuteur ».
Alors que les déictiques du discours citant sont directement interpré-
tables grâce à leur situation d’énonciation, ceux du discours cité ne peuvent
l’être qu’à partir des indications fournies par ce discours citant. Considérons
ce passage au DD que nous avons extrait du Docteur Pascal, de Zola :
Le discours direct 217

« Tenez ! mon neveu, vous voyez trois arbres devant nous. Eh bien, au-
dessus de celui de gauche, il y a une fontaine, dans une cour. Suivez le rez-
de-chaussée, la cinquième fenêtre à droite est celle de Tante Dide. Et c’est
là qu’est le petit… Oui, je l’y ai mené tout à l’heure. »
(Chapitre III ; c’est nous qui soulignons.)

Hors contexte, en l’absence de renseignements complémentaires fournis


par le cotexte, cet énoncé au DD contient des déictiques qui sont opaques
pour le lecteur. C’est uniquement le discours citant du narrateur qui éven-
tuellement va lui permettre d’identifier personnes, lieux, moments – éven-
tuellement, parce que rien n’oblige le narrateur à donner avec précision le
référent de tous les déictiques présents dans le discours cité.
Le référent des déictiques n’est pas le seul aspect du discours cité qui
doive être restitué par le truchement du discours citant : le débit, l’intonation,
l’accent, la mimique… sont soumis à la même contrainte. Le fragment de
Zola que nous venons de citer ne donne pas d’informations de cette nature ;
en revanche, le même personnage, quelques lignes plus haut, voit ses propos
associés à « il dit avec son rire mauvais… ». Au théâtre se pose un problème
comparable : souvent les répliques ne sont pas accompagnées de précisions
sur la manière dont il convient de les prononcer. Une marge variable de
liberté est ainsi laissée aux interprètes. Mais il arrive que le dramaturge
donne des indications plus fournies, comme dans ces didascalies de La
Poudre aux yeux d’Eugène Labiche (1861) :
Ratinois
embarrassé
Mais... j’étais...

Madame Ratinois
vivement
Raffineur... Mon mari était raffineur.
(La Poudre aux yeux, II, 4.)

Le dialogue théâtral est cependant d’une tout autre nature que le DD de


la narration romanesque, puisqu’il ne se présente pas à strictement parler
comme du discours rapporté, mais comme une énonciation effective. Dans
un roman, en revanche, le discours cité n’est qu’une facette de la narration,
il n’a pas d’autonomie.
On peut même aller plus loin : la notion de discours « rapporté » n’est
pas réellement pertinente dans le cas d’une fiction romanesque. Il n’y a ici
discours « rapporté » que si l’on accepte le cadre instauré par l’institution
littéraire. La narration, en effet, ne rapporte pas des propos antérieurs qu’elle
218 LE DISCOURS RAPPORTÉ

altérerait plus ou moins : elle les crée de toutes pièces. On ne voit pas com-
ment les énoncés au DD pourraient être infidèles puisqu’ils ont le même
degré de réalité que le discours qui les cite. Dans ces conditions, la « fidé-
lité » du DD apparaît comme un artifice que doit accepter le lecteur pour
adhérer à l’histoire racontée.
Quand on lit dans un roman de Roger Martin du Gard :
Après trois ans, j’ai encore son accent, ses mots dans l’oreille. Il s’était mis
à parler d’une voix sourde : « Tenez, la vérité, la voilà… »
(La Sorellina.)

le commentaire du personnage sur la fidélité de sa citation est destiné à


indiquer qu’il a été très marqué par ce qu’il a entendu trois ans auparavant.
Le narrateur de l’ensemble du récit ne fait pas ce genre de commentaire
quand il joue le rôle d’un narrateur invisible et omniscient.

3. LE DISCOURS INDIRECT

Au DI, le narrateur précise la teneur des propos rapportés, mais sans pro-
poser le simulacre d’un autre acte d’énonciation, comme le fait le DD qui
dissocie les deux domaines énonciatifs. Le DI n’est discours rapporté que
par son sens ; il n’a pas de structure syntaxique particulière. D’un point de
vue syntaxique, rien ne permet en effet de distinguer Paul dit que Jean dort
et Paul voit que Jean dort : dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de
complétives objet direct, et c’est le sens du verbe dire qui permet d’inter-
préter cette proposition comme une citation. Comme le DI ne propose pas
un simulacre mais donne un équivalent sémantique intégré à l’énonciation
citante, il n’implique qu’un seul « locuteur », lequel est censé prendre en
charge l’ensemble de l’énonciation.
Dès lors qu’il n’y a plus qu’une seule situation d’énonciation, celle du
discours citant, au DI le discours cité n’a plus d’autonomie. On assiste même
à l’effacement de la modalité d’énonciation de la phrase (interrogative,
assertive, exclamative, impérative) qui définit une certaine relation entre les
interlocuteurs : la citation au DI perd cette modalité pour se fondre dans
celle du discours citant. C’est la conséquence la plus visible de la traduction
d’un acte d’énonciation en contenu. « Viens-tu ? » deviendra par exemple :
« Il lui a demandé s’il voulait venir », qui constitue globalement une assertion.
Plus largement, ce sont tous les éléments relevant de la subjectivité énon-
ciative qui sont affectés par cette perte d’autonomie. Les déictiques person-
nels et spatio-temporels, en particulier, sont placés sous la dépendance du
discours citant. Ce qui pose le problème de l’intégration d’une situation
Le discours indirect 219

d’énonciation dans une autre. En ce qui concerne les personnes, il existe des
règles de traduction des formes du discours cité en formes dépendantes du
discours citant :
1) Si le discours cité comporte un je ou un tu qui ne se retrouvent pas parmi
les personnes du discours citant, alors elles sont converties en non-
personnes.
2) Quelle que soit la forme utilisée par le discours cité (je, tu, non-personne),
si celle-ci dispose d’un correspondant dans le discours citant elle aura le
statut qu’elle occupe dans ce dernier.
Par exemple, « Je t’aime » peut être transposé en « Il a déclaré qu’il
m’aimait » ; dans ce cas le je du discours cité passe à la « non-personne »
(règle 1) et le tu au je (règle 2), puisque le tu est devenu l’énonciateur du
discours citant.
En matière de déictiques spatio-temporels, on trouve le même principe
de conversion : ceux qui figurent dans une citation au DI sont repérés par
rapport au discours citant. Ainsi, dans l’énoncé Paul m’a affirmé que Luc
était ici et partirait demain les déictiques ici et demain peuvent ou non avoir
été proférés par Paul, mais une chose est sûre : ils ne sont employés dans
cet énoncé que parce qu’ils désignent le lieu d’énonciation du discours
citant (ici) et le jour postérieur à cette énonciation (demain). Quant aux
formes en -ait (était, partirait), elles s’expliquent par la « concordance des
temps », conséquence de la dépendance énonciative du DI. Ces formes en -
ait n’ont en effet pas de valeur temporelle déictique ; on ne les interprète
pas en les opposant au « présent » ou au « futur » mais à l’intérieur de leur
lien avec le verbe qui régit la complétive.
Les propriétés du DI amènent à s’interroger sur la possibilité de parler
sur l’énonciation d’autrui pour en donner un équivalent totalement indé-
pendant des termes utilisés par le locuteur cité. Bien souvent, l’énonciateur
du DI ne se contente pas de traduire le signifié de ce qu’il cite : il emploie
certaines expressions qu’il indique plus ou moins clairement comme pro-
venant du discours cité. Quand il y a un marquage typographique – guille-
mets ou italique – leur identification est claire. Considérons par exemple
cette phrase de Proust :
Donc à Balbec, et sans me dire qu’il [= Morel] avait à lui parler d’une
« affaire », il m’avait demandé de le présenter à ce même Bloch…
(La Prisonnière, Paris, Flammarion, 1984, p. 145.)
220 LE DISCOURS RAPPORTÉ

Le mot « affaire » inséré dans le fragment au DI semble avoir été mis entre
guillemets pour être attribué à Morel. Ce marquage s’inscrit dans la conti-
nuité des lignes précédentes, où le narrateur nous montre que Morel appré-
cie particulièrement la formule « un rendez-vous pour affaires ». En
revanche, à la page suivante, on trouve :
M. de Charlus […] déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les
taquiner, qu’une fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler
de leurs propres ailes.

En l’absence de guillemets, il est impossible de savoir si les termes


employés au DI sont ceux de Charlus ou ceux du narrateur. Il en irait autre-
ment si, par exemple, le lecteur savait par un autre passage du roman que
« voler de ses propres ailes » constitue un tic de langage chez Charlus, ou
que ce dernier affectionne particulièrement les métaphores.

4. L’INTRODUCTION DU DISCOURS RAPPORTÉ

Pour être perçues comme telles, les citations doivent être introduites de
manière à ce que l’on repère un décalage entre discours citant et fragment
cité. Sur ce point aussi, il existe une divergence significative entre DD et DI.
Le DI est très contraint, puisqu’il exige un verbe de parole régissant une
complétive objet. Ce verbe dont le sens marque la complétive comme dis-
cours rapporté possède une double fonction :
– il indique qu’il y a énonciation et, en tant que tel, il contient en quelque
sorte un verbe « dire » ;
– il spécifie sémantiquement cette énonciation sur différents registres.
Répondre, par exemple, la situe par rapport à une parole antérieure, tandis
que murmurer donne une information sur le volume sonore.
Plus précisément, on peut distinguer deux types d’informations véhicu-
lées par ces verbes de parole : d’une part, celles qui ont valeur descriptive
(répéter, annoncer…), d’autre part celles qui impliquent un jugement de
valeur de l’énonciateur quant au caractère bon/mauvais ou vrai/faux de
l’énoncé cité (reprocher, prétendre…). C. Kerbat-Orecchioni propose à ce
sujet le tableau suivant1:

1. L’Énonciation, de la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin, 1980, p. 115.


L’introduction du discours rapporté 221

Informations

descriptives évaluatives

(murmurer)

Jugement attribué jugement attribué


à l’énonciateur au rapporteur
du discours cité
(bon/mauvais)

bon/mauvais vrai/faux

(déplorer) (vociférer) (prétendre)

Ainsi, dans la phrase Paul a déploré que je sois en retard c’est le locuteur
du discours cité, Paul, qui évalue négativement la complétive qui suit. En
revanche, dans Paul a reconnu que Jean avait payé, c’est le rapporteur qui
présuppose la vérité de la proposition citée. Encore ne faut-il pas être dupe
de cette distinction : en dernière instance, c’est le rapporteur qui catégorise
les propos cités comme une « déploration ».
Le choix du verbe introducteur du DI a donc des conséquences impor-
tantes sur la manière dont le lecteur interprétera la citation ; ce verbe oriente
d’autant plus efficacement l’interprétation du lecteur que son action passe
inaperçue. Le seul verbe réellement neutre serait dire. Lorsque le narrateur
écrit dans Les Provinciales :
Vous ajoutez ensuite que Tannerus déclare que c’est une simonie de droit
positif…
(« Douzième lettre » ; c’est nous qui soulignons.)

il utilise deux verbes relativement neutres. Mais quand il fait dire à son
interlocuteur :
Tannerus dit la même chose… quoiqu’il avoue que saint Thomas y est
contraire.
(« Onzième lettre » ; c’est nous qui soulignons.)

le fait d’employer avouer contraint subrepticement l’interprétation. Ce


verbe présuppose en effet que la proposition qui suit est vraie : c’est donc le
casuiste Tannerus lui-même qui reconnaîtrait que sa décision est répré-
hensible et contraire à la doctrine de saint Thomas.
La plupart des verbes introducteurs de DI peuvent être utilisés pour le DD.
En revanche, bon nombre de verbes susceptibles de marquer la présence de
222 LE DISCOURS RAPPORTÉ

DD ne pourraient servir pour le DI : s’obstiner, éclater, faire, poursuivre, etc.


Il ne s’agit pas de verbes de parole, mais de verbes qui grâce à un cotexte
approprié sont détournés vers une interprétation en termes d’activité de
parole. Une telle dissymétrie s’explique aisément : ce qui permet d’identifier
le DD, ce n’est pas tant le verbe que la rupture entre deux situations d’énon-
ciation (pause, changement d’intonation, procédés typographiques divers).
Certes, la présence d’un verbe de parole renforce efficacement cette coupure,
mais elle n’est pas indispensable, le cotexte pouvant suffire à marquer le
changement d’espace énonciatif. Aussi, à côté de passages comme celui-ci,
où le verbe de parole introducteur a pour complément d’objet direct la
citation au DD précédée par un tiret :
Elle balbutiait :
– Oh ! vous me faites peur ! vous me faites mal ! Partons.
(Flaubert, Madame Bovary, II, IX ; c’est nous qui soulignons.)

on en trouve beaucoup d’autres où les répliques sont insérées sans verbe


introducteur. Ce sont alors les marques typographiques (ici les guillemets
et les tirets) qui signalent le DD :
Cependant M. Rambaud […] s’aperçut du malaise de Jeanne.
« Est-ce que tu n’es pas bien, ma chérie ? demanda-t-il à mi-voix.
– Oh ! non, j’ai trop de mal… Remonte-moi, je t’en supplie.
– Mais il faut prévenir ta mère.
– Non, non, maman est occupée, elle n’a pas le temps… Remonte-moi,
remonte-moi. »
(É. Zola, Une page d’amour, V, chapitre I.)

Ici ? l’ensemble de l’échange est traité comme une seule énonciation,


entre guillemets, et seule la première intervention est associée à un verbe de
locution, placé en incise. La possibilité même de placer en incise ces verbes
de DD est significative : le propre de l’incise, c’est justement d’être, en
quelque sorte, extérieure au noyau syntaxique de la phrase.
Mais il est impossible d’analyser de tels phénomènes sans prendre en
compte la dimension historique. Les techniques de marquage du discours
direct varient selon les époques et les genres, voire selon les auteurs. Elles
dépendent en effet pour une bonne part des contraintes imposées par les
imprimeurs.
Dans cette édition du début du xixe siècle du Télémaque de Fénelon, par
exemple, on ne trouve ni guillemets ni tirets :
A ces mots, Idoménée embrassa tendrement Télémaque ; et, le menant
dans son palais, il lui dit : Quel est donc ce prudent vieillard qui vous
Le discours direct libre 223

accompagne ? il me semble que je l’ai souvent vu autrefois. C’est Mentor,


répliqua Télémaque, Mentor, ami d’Ulysse, à qui il a confié mon enfance.
Qui pourrait vous dire tout ce que je lui dois ?
Aussitôt, Idoménée s’avance, tend la main à Mentor : Nous nous sommes
vus, dit-il, autrefois […]1 ;
(C’est nous qui soulignons.)

Des éditions plus modernes de ce roman ont introduit des tirets ou des
guillemets, mais dans le système classique dans lequel s’inscrit Fénelon ? ce
sont les verbes de parole qui assurent le signalement du DD. Soit le verbe
introducteur est placé devant, soit il est dans une incise qui se trouve placée
au début de l’énoncé cité, de façon à ce que le lecteur perçoive immédiate-
ment qu’on a affaire à un nouveau tour de parole. On notera aussi le rôle
joué par les lettres capitales : le début du DD est régulièrement marqué par
une capitale.

5. LE DISCOURS DIRECT LIBRE

Dans la littérature narrative moderne, beaucoup d’écrivains se dispensent


même des incises et des marques typographiques. Ils assouplissent la fron-
tière entre discours citant et discours cité, au point de rendre difficile la
perception du décalage entre les deux espaces énonciatifs. Il faut alors que
le lecteur recoure au cotexte pour identifier les diverses sources énonciatives.
Considérons cet extrait de Céline qui, en la matière, n’est pourtant pas des
plus extrémistes :
(L’auteur évoque les persécutions dont il imagine qu’il sera l’objet en tant
que « collaborateur » sous le régime de Vichy.)
Ils m’écrouent, je stagne, purule, pèle… Ils m’extirpent, renfournent !…
au trou ! chtir ! J’entends les échos du Palais… « La Cour Solennelle
Réunie… » C’est du Bibici plus garce ! « Saisi de plus que tout » le cochon !
pour ordure nationale ! Sa médaille militaire aux Puces ! Qu’on lui
rerouvre toutes ses blessures ! Ah, mutilé ! ah ! 75 ! ah, pour 100 ! Roulez
tambours !… Qu’on le relacère, récorche vif ! larde ! piments ! Yo ! Yo !
Yo ! Yes ! dix mille pour cent !
Ça vous paraît pas pensif ? Je vous rénumère… Ils me laissent pas un
réchaud à gaz ! où j’irai faire bouillir mes seringues ? je pense à ma pra-
tique…

1. Les Aventures de Télémaque fils d’Ulysse, Rouen, Mégard, 1813, p. 158-159.


224 LE DISCOURS RAPPORTÉ

— Et votre diplôme ?
Ils me l’ont laissé les scélérats ! Ils me l’ôtaient je vous parlerais plus…
(Féerie pour une autre fois, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 44.)

Les guillemets ne sont pas utilisés pour indiquer le passage au DD mais,


à l’intérieur du DD ils marquent les fragments censés relever du discours
juridique. Le lecteur doit être attentif pour comprendre que le fragment « et
votre diplôme ? » est attribué à un locuteur qui interpelle le narrateur, et
non aux juges. Au lieu d’un enchaînement narratif, le lecteur se trouve pris
dans la rumination intérieure du narrateur, dans la conscience duquel
s’entrechoquent plusieurs voix, y compris la sienne.
Dans ce texte de Céline il y a encore des indices typographiques de DD :
les guillemets, le tiret, l’énoncé introducteur « j’entends les échos du Palais ».
Mais si l’on supprime tout indice on bascule dans ce qu’on appelle
aujourd’hui le discours direct libre (DDL). En dépit de son nom, il ne s’agit
pas d’un procédé symétrique du discours indirect libre (voir infra, p. 225).
On parle de « discours direct libre » parce qu’il n’y a pas subordination
syntaxique (comme ce serait le cas dans le DI), et de « discours direct libre »
parce que les repérages déictiques restent ceux du discours cité. C’est une
émancipation à l’égard des contraintes typographiques (tiret, guillemets,
italique) communément associées au DD.
Pour Laurence Rosier,
le DDL est, en français contemporain, l’incarnation linguistique de la
modernité [...]. Il permet un jeu, donc une interrogation, sur la narration,
son statut, ses énonciations mises en scène ; le nouveau roman et sa mou-
vance n’ont pas manqué d’y avoir recours [...]. Libre signifie alors éman-
cipé d’un modèle de narration classique, à laquelle appartient le discours
indirect libre, rentré dans l’histoire si l’on peut dire1.

En voici deux exemples :


(a) À quoi leur sert toute cette richesse, assise dans une chaise roulante ?
Comme cette femme si riche, assise la face à moitié paralysée, qui ne sait
même plus ce qui lui arrive. Ni même qu’elle a été riche. Au moins elle est
gentille. Et ses enfants viennent la voir. À quoi tu penses maman ? À rien.
On pense toujours à quelque chose. Je ne sais pas. J’ai oublié. Dernièrement
on ne se disait même plus ça.
(E. Orner, Autobiographie de personne, Genève, Métropolis, p. 76.)

1. Le Discours rapporté, Bruxelles, Duculot, 1999, p. 279.


Le discours indirect libre 225

(b) Après on aurait pu vivre ensemble. Au moins à deux. Non, à treize ans,
elle est partie. Qui a vu ça ? Je vais bâtir le pays. Je n’ai même pas ri. Mieux
j’ai acquiescé.
(Ibid., p.77.)

C’est nous qui avons mis en italique les fragments dont on peut penser
qu’ils relèvent du DDL. Dans l’exemple (a), il s’agit d’un court dialogue entre
la mère et les enfants, dans l’exemple (b), d’une phrase attribuée à la jeune
fille qui est partie en Israël. Dans ce texte entièrement constitué par le
monologue d’une vieille femme solitaire, les paroles d’autrui ne sont pas
nettement hiérarchisées par rapport à une instance narratrice, ce ne sont
pas des paroles de personnages extérieurs, mais des paroles dans la tête de
la « narratrice » ; le DDL permet précisément d’éviter de la mettre en position
de narratrice au sens habituel du terme.
On ne doit pourtant pas rigidifier la distinction entre DD et DDL : entre
les deux il y a continuité, avec des zones de flou considérables. En outre, la
« liberté » du DDL a ses limites : il faut bien qu’il y ait des indices de son
apparition, même s’il demeure souvent une part d’indécision. Ainsi dans
l’exmple donné plus haut (« Et ses enfants viennent la voir. À quoi tu penses
maman ?... »), c’est la rupture énonciative (de la non-personne à la 2e, de
l’assertion à l’interrogation) couplée avec la connexion lexicale (enfants →
maman) et l’activation par le lecteur d’un script en vertu duquel quand on
visite quelqu’un on converse avec lui, qui mettent le lecteur sur la piste du
DDL. Mais il est évident que l’attention de ce lecteur est ici fortement sol-
licitée.
Dans ces conditions, on comprend que le DDL soit particulièrement
employé pour les clichés, qui sont aisément identifiables et spontanément
attribués à une voix autre que celle du narrateur. C’est le cas dans l’exemple
(b) : « je vais bâtir le pays » est une formule utilisée par les juifs qui émigraient
alors en Israël.

6. LE DISCOURS INDIRECT LIBRE

À côté du couple DD/DI, il existe une forme de citation plus complexe, qui,
de prime abord, apparaît comme une tentative pour cumuler les avantages
des deux autres stratégies : le discours indirect libre (DIL).
226 LE DISCOURS RAPPORTÉ

Depuis qu’il a été repéré et décrit à la fin du xixe siècle, il n’a cessé de
fasciner les linguistes1. On s’est beaucoup interrogé sur son fonctionnement,
mais aussi sur la date de son apparition : est-il déjà présent dans la littérature
médiévale ? On a également beaucoup discuté pour savoir s’il s’agissait d’un
type d’énonciation réservé à la narration littéraire ou si on le rencontrait
aussi dans l’usage ordinaire de la langue. S’il est indéniable qu’on le trouve
dans l’usage courant (cf. « Je l’ai aperçu hier, il était furieux après Paul : il
allait lui casser la figure, reprendre sa voiture et tout annuler… »), c’est
néanmoins dans la littérature romanesque qu’il est employé au maximum
de ses possibilités.
Le DIL représente un défi pour l’analyse grammaticale. On y trouve en
effet mêlés des éléments que l’on considère en général comme disjoints :
l’absence de subordination, caractéristique du DD, et la perte d’autonomie
des déictiques du discours cité, caractéristique du DI. Considérons ces pas-
sages de La Fontaine et de Zola, où nous avons mis en italique le fragment
au DIL :
(a) Un jour au dévot personnage
Des députes du peuple Rat
S’en vinrent demander quelque aumône légère :
Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat ;
Ratopolis était bloquée :
On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu l’état indigent
De la République attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le Solitaire,
Les choses d’ici-bas ne me regardent plus […].
(« Le rat qui s’est retiré du monde », Fables, VII, 3.)

1. Pour un survol de cette histoire voir « Le style indirect libre et la modernité », par B. Cer-
quiglini, in Langages n° 73, 1984, p. 7 à 17. Parmi les contributions à cette problématique
citons celles de J. Authier (« Les formes de discours rapporté. Remarques syntaxiques et
sémantiques à partir des traitements proposés », DRLAV, n° 17, 1978, p. 1-87), M. Plénat
(« Sur la grammaire du style indirect libre », Cahiers de grammaire, Université de Toulouse,
1, 1979), A. Banfield (Unspeakable Sentences, 1982, trad.fr 1995 : Phrases sans parole. Théorie
du récit et du style indirect libre, Paris, Seuil), L. Rosier (Le Discours rapporté, Bruxelles,
Duculot, 1999), A. Jaubert (« Le discours indirect libre : dire et montrer », Cahiers Chronos
n°5, p. 49-69) ; A. Reboul (« Communication, fiction et expression de la subjectivité »,
Langue française 128, 2000, p. 9-29).
Le discours indirect libre 227

(b) Cependant, Rosalie s’entêtait. Quand elle croyait avoir une bonne idée,
elle ne la lâchait point aisément. Madame avait tort de croire que l’ombre
faisait du mal. C’était plutôt que madame craignait de déranger le monde ;
mais elle se trompait, mademoiselle ne dérangerait pour sûr personne, car
il n’y avait jamais âme qui vive, le monsieur n’y paraissait plus, la dame
devait rester aux bains de mer jusqu’au milieu de septembre ; cela était si
vrai, que la concierge avait demandé à Zéphyrin de donner un coup de
râteau et que, depuis deux dimanches, Zéphyrin et elle y passaient l’après-
midi. Oh ! c’était joli, c’était joli à ne pas croire !
(Une page d’amour, III, IV ; c’est nous qui soulignons.)

Sur quels critères peut-on s’appuyer pour identifier ces passages comme
relevant du DIL ? En premier lieu, on peut opérer de manière en quelque
sorte négative : on décèle la présence d’éléments incompatibles avec le DI,
et d’autres qui sont incompatibles avec le DD. Le DI exigerait la subordi-
nation et exclurait les phrases exclamatives ; quant au DD, il serait énoncé
avec je,nous, tu, vous (et non avec des non-personnes, avec des présents
déictiques (et non des imparfaits) et des futurs (et non des formes en –
rait : « serait prêt », « dérangerait »). On conçoit l’embarras des grammai-
riens devant cette forme de citation qu’on ne peut attribuer ni au seul nar-
rateur ni au seul personnage responsable des propos rapportés.
Même si, dans une première approche, il peut s’avérer utile de caracté-
riser négativement le DIL, il faut avant tout y voir un mode d’énonciation
original, qui s’appuie crucialement sur la polyphonie. Dans le prolongement
des travaux de M. Bakhtine1, on admet communément que ce type de cita-
tion laisse entendre deux « voix » inextricablement mêlées, celle du narra-
teur et celle du personnage. Si l’on adopte les termes d’O. Ducrot (voir supra
p. 195) on dira que le lecteur perçoit deux « énonciateurs », mis en scène
dans la parole du narrateur, qui s’identifie à l’un d’eux. Ce ne sont pas deux
véritables locuteurs, qui prendraient en charge des énonciations, des paroles,
mais deux « voix » auxquelles on ne peut attribuer aucun fragment délimité
du discours rapporté. Le lecteur ne repère cette dualité que par la discor-
dance qu’il perçoit entre ces deux voix, discordance qui lui interdit de rap-
porter le fragment à une seule source énonciative.

1. « Le héros et l’auteur s’expriment conjointement », « dans les limites d’une seule et même
construction linguistique, on entend résonner les accents de deux voix différentes »,
V.N. Volochinov (M. Bakhtine), Le Marxisme et la philosophie du langage (1929), trad. fr,
Paris, Éd. de Minuit, 1977, p. 198. En réalité, l’identification de Bakhtine à Volochinov est
loin d’aller de soi, mais nous ne pouvons entrer ici dans cette discussion.
228 LE DISCOURS RAPPORTÉ

7. LES FRONTIÈRES DU DISCOURS INDIRECT LIBRE

À la différence du DD et du DI, le DIL ne possède pas de mode d’introduc-


tion spécifique En la matière n’importe quoi peut convenir : il suffit que le
lecteur puisse remarquer l’apparition d’une discordance énonciative. Le
plus souvent il existe néanmoins des signaux ; ainsi dans les propos de
Rosalie trouve-t-on au début « Rosalie s’entêtait », bien que ce verbe ne soit
pas un verbe de locution. De toute façon, par nature le DIL est difficilement
compatible avec des modes d’introduction nettement marqués. Son intérêt,
c’est précisément de pouvoir atténuer la dénivellation entre discours citant
et cité : les paroles, les pensées, les émotions des personnages sont exprimées
directement, sans rompre la continuité de la trame narrative.
De manière plus générale, hors contexte on ne peut pas décider si un
énoncé relève ou non du DIL. On peut seulement dire qu’on trouve des
énoncés interprétables comme tels dans un contexte approprié. La première
phrase de Rosalie, par exemple (« Madame avait tort de croire que l’ombre
faisait du mal »), pourrait fort bien ne pas constituer du discours rapporté
mais être un énoncé au passé où la domestique raconterait ses souvenirs.
On doit toutefois moduler cette affirmation : certes, il n’existe pas de mar-
quage spécifique du DIL, mais un certain nombre d’indices stéréotypés
facilitent son identification, en particulier l’imparfait et l’emploi de phrases
juxtaposées, de préférence à des phrases subordonnées. Sont en outre exclus
du DIL les éléments qui le rendraient indiscernable du DD ou du DI : par
exemple, la subordination du type (verbe + que), caractéristique du DI. Mais
on peut y trouver des je ou des tu : il suffit pour cela que le je ou le tu désignent
le locuteur ou l’allocutaire du discours citant.
Le DIL n’est pas un phénomène qui se tient dans les limites de la phrase,
il porte en général sur une suite de phrases, dont l’unité est assurée par
l’énonciation. Ce qui ne manque pas d’avoir une incidence sur la délimita-
tion du DIL. Bien souvent, le lecteur n’est pas assuré de l’endroit exact où
il surgit et du moment précis où il disparaît. On le voit bien dans cet extrait
de Flaubert, tiré de L’Éducation sentimentale :
Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue. Il
se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ;
– et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rappro-
cheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son
existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible.
(I, IV.)

Dans ce texte, la partie que nous avons mise en italique peut s’interpréter
comme du DIL. En réalité il est difficile d’être certain que la phrase car les
Les frontières du discours indirect libre 229

exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux en fait partie. Les


choses deviennent plus nettes pour ce qui suit à cause du point d’exclama-
tion, difficilement explicable par une émotion du narrateur, et de la distance
ironique que l’on perçoit dans les deux dernières phrases : le narrateur peut
difficilement prendre à son compte des opinions aussi ingénues. On se rend
compte cependant que la limite entre DIL et simple expression par le nar-
rateur du point de vue du personnage est floue.
Observons à présent cet autre extrait de Flaubert :
Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion
lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec
des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une
partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeu-
nesse, en se considérant dans ce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié.
D’ailleurs Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N’avait-elle pas
assez souffert ! Mais elle triomphait maintenant, et l’amour, si longtemps
contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le
savourait sans remords, sans inquiétude, sans trouble.
(Madame Bovary, II, IX ; c’est nous qui soulignons.)

Si l’on excepte l’énoncé exclamatif, seul fragment qui appartienne indu-


bitablement au DIL (« n’avait-elle pas assez souffert ! »), la voix de l’héroïne
et celle du narrateur sont si mêlées à la fin du passage qu’on peut difficile-
ment déterminer s’il y a là DIL. Entre la description du point de vue d’Emma
par le narrateur et l’expression directe de cette pensée il est impossible de
tracer une frontière.
Le DIL présente des visages très divers, oscillant entre ces deux pôles
extrêmes que sont, d’un côté, le discours dominé par le narrateur et
dépourvu des marques de subjectivité du locuteur cité, de l’autre côté un
discours proche du DD, où la voix du personnage domine largement celle
du narrateur. On peut saisir ce contraste sur ces deux citations, où nous
avons mis le DIL en italique :
(a) On entendait Mes-Bottes traiter le père Colombe de fripouille, en
l’accusant de n’avoir rempli son verre qu’à moitié. Lui, était un bon, un
chouette, un d’attaque. Ah ! zut ! le singe pouvait se fouiller, il ne retour-
nerait pas à la boîte, il avait la flemme.
(É. Zola, L’Assommoir, chapitre II.)

(b) Déjà il s’apercevait que l’opinion de Pietranera commençait à être pour


lui celle du monde. Il devait se venger sous peine de passer pour un lâche.
Mais sur qui se venger ? Il ne pouvait croire les Barricini coupables de
230 LE DISCOURS RAPPORTÉ

meurtre. À la vérité ils étaient les ennemis de sa famille, mais il fallait les
préjugés grossiers de ses compatriotes pour leur attribuer un assassinat.
(P. Mérimée, Colomba)

Dans l’extrait (b), si l’on excepte l’énoncé interrogatif (« Mais sur qui se
venger ? »), il suffirait d’ajouter un verbe de parole introducteur pour passer
au DI. C’est manifestement exclu en (a), où le narrateur a multiplié les signes
qui sont censés être caractéristiques de l’énonciation orale d’un ouvrier
parisien qui tranche avec le registre du narrateur.

8. UNE THÉORIE ALTERNATIVE

Nous avons exposé dans les pages qui précèdent la conception dominante
que l’on se fait du DIL, celle d’un mélange des « voix » du personnage et du
narrateur. Cette théorie esquissée par M. Bakhtine a été largement déve-
loppée par les travaux sur l’énonciation linguistique. On ne peut néanmoins
ignorer qu’il existe une autre conception du DIL, soutenue par divers
auteurs, en particulier par la linguiste américaine A. Banfield. Elle est pré-
sentée dans un livre traduit en français sous le titre Phrases sans parole.
Théorie du récit et du style indirect libre1.
Nous avons déjà évoqué le nom d’A. Banfield à propos des théories « non
communicationnelles » du récit (voir p. 156). Selon elle, le DIL apporte des
arguments à ces théories. À proprement parler, il n’y a pas pour elle de
« discours indirect libre » mais du « style indirect libre » (SIL), si l’on consi-
dère que le terme « discours » implique l’existence d’un locuteur. Pour elle,
le SIL est caractéristique de l’écrit ; il ne sert pas à rapporter une énonciation
mais à représenter des paroles ou des pensées. Il faut donc dissocier expres-
sion d’une conscience et communication. Ainsi, on ne trouve pas au SIL de
marques orientées vers un destinataire : pronoms de 2e personne, impératifs,
apostrophes, adverbes orientés vers le destinataire (comme franchement,
sérieusement…). Ce qui caractérise le SIL est qu’un pronom à la non-
personne peut assumer le rôle habituellement assumé par « je », celui d’être
un sujet de conscience auquel sont attribuées des marques de subjectivité ;
de même des imparfaits peuvent y référer à des présents.
Cette conception du SIL s’appuie sur la manière dont A. Banfield oppose
DD et DI : le DD reproduit l’acte de communication en juxtaposant
l’expression de la subjectivité du rapporteur et celle du locuteur cité, tandis
que le DI n’a qu’un seul locuteur, le rapporteur, qui y exprime sa subjectivité.

1. Paris, Seuil, 1995.


Fonctions du discours indirect libre 231

En effet, à part la citation au DD « la grammaire ne peut permettre à aucun


locuteur d’“exprimer” l’état d’esprit d’un autre (…) ; elle ne peut que décrire
cet état1 ». Le SIL, même s’il partage quelques caractéristiques du DD, est
ainsi une simple évocation, non l’expression directe de la parole d’un per-
sonnage. Il permet à l’auteur (et non au narrateur) de susciter dans l’esprit
du lecteur une connaissance des pensées ou des paroles du personnage, mais
cette représentation n’a rien à voir avec des paroles du personnage ou des
pensées verbalisées telles qu’elles auraient été proférées au DD.

9. FONCTIONS DU DISCOURS INDIRECT LIBRE

Le DIL permet de restituer la subjectivité du locuteur cité tout en intégrant


ses paroles dans le fil de la narration. Mais cela ne préjuge pas de la fonction
accordée au DIL par telle ou telle œuvre. Certaines en font un maillon
essentiel de leur esthétique. On peut le voir par exemple à propos de
L’Assommoir de Zola ou de Madame Bovary.
Les critiques ont constamment souligné l’importance du DIL dans cette
œuvre de Flaubert. On peut, bien sûr, l’expliquer par la nécessité d’accéder
à la vie intérieure de l’héroïne. Le DIL apporte une solution à ce problème
de technique narrative : le romancier peut conserver la maîtrise du récit,
rester à l’extérieur de ce qu’il évoque, tout en se plaçant dans la conscience
du personnage. Le DIL satisfait ainsi à l’exigence formulée par Flaubert dans
une lettre à G. Sand : « Il faut, par un effort d’esprit, se transporter dans les
personnages et non les attirer à soi2. »
Mais à cette explication, on peut en ajouter une autre, liée au bovarysme.
Le recours systématique au DIL permet de mettre à l’imparfait et à la non-
personne aussi bien les descriptions du monde extérieur que celles des pen-
sées des personnages : ils sont en quelque sorte pris dans la même pâte. Or
dans une narration, on s’en souvient, l’imparfait prend en charge la dimen-
sion non dynamique. Comme dans ce roman l’imparfait et la non-personne
sont employés aussi bien pour le discours rapporté que pour évoquer le
décor et le quotidien monotones d’Emma Bovary, cela contribue à induire
une « vision du monde » très particulière, où la conscience s’englue dans les
choses et le temps, se dissout dans la description ou la répétition : au DIL
le passé, le présent et le futur sont tous transposés en des formes verbales
en –ait. Le recours massif au DIL est ainsi au service d’une écriture

1. « Le style narratif et la grammaire des discours direct et indirect », Change, n° 16-17, 1973,
p. 206.
2. Lettre du 15 décembre 1866.
232 LE DISCOURS RAPPORTÉ

flaubertienne qui est hantée par l’utopie d’un univers de part en part homo-
gène. Pour Proust, c’est précisément « cet éternel imparfait, composé en
partie des paroles des personnages » qui rend possible « ce grand Trottoir
Roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone,
morne, indéfini1 ».
Dans L’Assommoir de Zola, en revanche, le recours au DIL permet de
résoudre un problème de technique narrative caractéristique du natura-
lisme. Zola se doit de restituer la « réalité » sociale, mais il doit aussi élaborer
un récit efficace et à la valeur esthétique indiscutable, de manière à être
reconnu comme écrivain de plein droit. La première exigence l’incite à
reproduire dans L’Assommoir avec la plus grande fidélité le langage des
ouvriers parisiens du second Empire ; mais la seconde le porte à prendre
ses distances avec ce même langage (parce qu’il ralentit l’action, parce qu’il
risque d’être obscur et littérairement illégitime, parce qu’il ressortit à la
langue parlée, avec tout ce que cela implique de redites, d’inachèvements,
de maladresses syntaxiques, de mimiques…). On voit toute l’utilité du DIL,
qui permet de gérer la contradiction : le narrateur fait entendre la voix du
« peuple », mais c’est lui qui conserve la maîtrise du discours rapporté, bien
intégré au récit ; le peuple peut ainsi inscrire son altérité langagière dans
l’institution littéraire.
Madame Bovary et L’Assommoir, deux œuvres pourtant réputées « réa-
listes », n’exploitent donc pas le DIL dans le même sens. Dans L’Assommoir
il est employé avec une préoccupation d’ordre sociolinguistique, comme
l’atteste le fait qu’il sert massivement à restituer des conversations. En
revanche, dans le roman de Flaubert le DIL joue sur la frontière entre la
conscience du personnage et le monde comme sur la frontière entre le nar-
rateur et son héroïne ; l’histoire a beau être située avec beaucoup de précision
dans le terroir normand, il n’y a pas de véritable confrontation avec les
parlers ruraux. Dans Madame Bovary le DIL sert surtout à restituer le
monde intérieur.

10. CONTAMINATION LEXICALE ET NARRATEUR-TÉMOIN

Quand il s’agit de restituer le langage caractéristique des personnages, sans


rompre le fil de la narration, il existe une autre technique, beaucoup plus
discrète que le recours au DIL. Observons ces deux extraits de Zola :

1. « À propos du style de Flaubert », in Chroniques (1928) ; article repris dans Flaubert,


textes recueillis et présentés par R. Debray-Genette, Didier et Firmin-Didot, 1970, p. 47.
Contamination lexicale et narrateur-témoin 233

– Mes-Bottes se remit à invectiver cet entortillé de père Colombe.


(L’Assommoir.)

– Tout en parlant, il guettait le banquier par-dessus les épaules de Blanche,


pour voir si ça se faisait avec Nana.
(Nana.)

Le nom de qualité « entortillé » et l’expression « ça se faisait » se trouvent


inclus dans le récit non embrayé du narrateur, mais ces expressions relèvent
à l’évidence d’un vocabulaire caractéristique du milieu où évoluent les per-
sonnages : celui des ouvriers, ou celui des courtisanes parisiennes. Il y a dans
ce cas contamination lexicale de la narration par le monde décrit par cette
narration.
La « contamination lexicale » est un cas particulier d’un phénomène plus
général que le stylisticien Léo Spitzer1 avait appelé « Sprachmischung » ou
« Sprachmengung » (« mélange de discours ») et qui est aussi connu des
stylisticiens sous le nom de « pseudo-objectivité » ou de « contagion stylis-
tique » (D. Cohn). Quand l’expression qui n’est pas attribuable au narrateur
est mise entre guillemets ou en italique (voir p. 205), on sort du domaine
de la « contamination lexicale » au sens strict.
Si l’on pousse la contamination lexicale plus avant, si c’est l’ensemble de
la narration qui est ainsi « contaminée », l’énonciateur qui soutient cette
narration est une instance qui n’a pas la neutralité du narrateur étranger au
monde des personnages mais qui n’est pas non plus un personnage de l’his-
toire : ce narrateur-témoin partage la vision du monde et la manière de
parler de ceux qui appartiennent au milieu évoqué par le roman.
Cette position narrative instable, nous l’avons déjà rencontrée (voir
p. 150) : c’est celle des premiers romans de Giono. Dans l’extrait qui suit,
on sent la présence de ce type de narrateur qui participe du monde rural
évoqué sans être un personnage identifiable :
Aubignane est collé contre le tranchant du plateau comme un petit nid de
guêpes ; et c’est vrai, c’est là qu’ils ne sont plus que trois. Sous le village la
pente coule, sans herbes. Presque en bas, il y a un peu de terre molle et le
poil raide d’une pauvre oseraie. Dessous, c’est un vallon étroit et un peu
d’eau. C’est donc des maisons qu’on a bâties là, juste au bord, comme en
équilibre.
(Regain, chap. II, Le Livre de Poche p. 16.)

1. Léo Spitzer, « Sprachmengung als Stilmittel und Ausdruck der Klangphantasie » (1922),
repris dans Stilstudien II, München, 1961 p. 84-124.
234 LE DISCOURS RAPPORTÉ

Entre ce type de narrateur-témoin et le narrateur homodiégétique tra-


ditionnel, qui est un personnage de l’histoire, il existe une instance inter-
médiaire, celle d’un narrateur-témoin qui mène la narration au « je » sans
participer aucunement à l’intrigue. C’est le cas par exemple dans Un roi sans
divertissement (1947) de Jean Giono où le « je » qui assume la narration ne
joue aucun rôle dans l’intrigue.
Je ne crois pas qu’il reste des V. à Chichiliane. La famille ne s’est pas éteinte
mais personne ne s’appelle V. : ni le bistrot, ni l’épicier et il n’y en a pas
de marqué sur la plaque du monument aux morts.
Il y a des V. plus loin, si vous montez jusqu’au col de Menet (et la route,
d’ailleurs, vous fait traverser des foules vertes parmi lesquelles vous pour-
rez voir plus de cent hêtres énormes ou très beaux, mais pas du tout com-
parables au hêtre qui est juste à la scierie de Frédéric), si vous descendez
sur le versant du Diois, eh bien, là, il y a des V.
(Le Livre de Poche, p. 8-9.)

11. LE « MEMBRE QUELCONQUE


D’UNE COLLECTIVITÉ » (MQC)

Considérons à présent cet autre extrait de L’Assommoir, qui décrit le ban-


quet offert par le personnage central du roman, Gervaise, la blanchisseuse.
Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un glousse-
ment des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui
lui disait tout bas des indécences. Ah ! nom de Dieu ! oui, on s’en flanqua
une bosse ! Quand on y est, on y est, n’est-ce pas, et si l’on ne se paie qu’un
gueuleton par-ci, par-là, on serait joliment godiche de ne pas s’en fourrer
jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames
étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche
ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des
derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches crevant
de prospérité.
(É. Zola, L’Assommoir, chap. 7.)

Dans ce passage que nous avons mis en italique, la narration semble prise
en charge par un personnage non identifiable qui assisterait au repas. Ce
narrateur semble se situer entre le narrateur-témoin, extérieur à l’action, et
l’un des convives. On le désignera comme un narrateur membre quel-
conque d’une collectivité (MQC).
Le « membre quelconque d’une collectivité » (MQC) 235

Tout « MQC » ne joue pas le rôle de narrateur ; ce peut être un person-


nage. C’est le cas dans ces deux passages au DIL, dont l’un a déjà été cité
(voir p. 103) :
(a) La bande riait, en effet, croyant à un paradoxe, à une pose d’homme
célèbre, qu’elle excusait d’ailleurs. Est-ce que la suprême joie n’était pas
d’être salué comme lui du nom de maître ? Les deux bras appuyés au dossier
de sa chaise, il renonça à se faire comprendre, il les écouta, silencieux, en
tirant de sa pipe de lentes fumées.
(É. Zola, L’Œuvre, chap. III, Le Livre de Poche, p. 102.)

(b) Cependant, la soirée se passa bien. On en était venu naturellement à


causer des Variétés. Cette canaille de Bordenave ne crèverait donc pas ? Ses
sales maladies reparaissaient et le faisaient tellement souffrir, qu’il n’était
plus bon à prendre avec des pincettes. La veille, pendant la répétition, il
avait gueulé tout le temps contre Simonne. En voilà un que les artistes ne
pleureraient guère !
(Nana, chapitre VIII, Le Livre de Poche, p. 242.)

Nous avons mis en italique les paroles qui ne sont pas attribuables à un
personnage particulier, mais à n’importe quel membre du groupe. En (a),
« on » réfère à la « bande » de peintres de la bohème parisienne, en (b) aux
acteurs qui partagent une galette des rois.
Quand on a ainsi affaire à des pensées ou des propos attribués à un
personnage-MQC, ou même tout simplement à un petit nombre d’indivi-
dus engagés dans une conversation et qu’on ne distingue pas – c’est-à-dire
à des cas où le locuteur n’est pas individué –, l’auteur est incité à recourir
au DIL. Ce dernier présente en effet l’avantage de rendre plus vraisemblable
l’attribution de l’énoncé à un sujet pluriel : plusieurs individus peuvent
difficilement partager les mêmes mots.
Le DI lui aussi permet de représenter facilement les paroles de plusieurs
personnages, comme on le voit dans cet extrait de madame de La Fayette :
Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et trouvèrent
quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître.
Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler
236 LE DISCOURS RAPPORTÉ

à personne et leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de savoir qui
ils étaient, et s’ils ne s’en doutaient point.
(La Princesse de Clèves, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 54 ; c’est nous
qui soulignons1.)

Par rapport au DI, le DIL présente en outre l’avantage de pouvoir resti-


tuer les manières de parler caractéristiques des personnages, comme on peut
le voir dans les divers extraits de Zola que nous avons cités.
Le personnage-MQC peut ne pas être un locuteur, mais seulement le
support d’un point de vue (voir p. 199), comme dans cet autre extrait de
L’Assommoir :
Cette année-là, décembre et janvier furent particulièrement durs. Il gelait
à pierre fendre. Après le jour de l’an, la neige resta trois semaines dans la
rue sans se fondre. Ça n’empêchait pas le travail, au contraire, car l’hiver
est la belle saison des repasseuses. Il faisait joliment bon dans la boutique !
On n’y voyait jamais de glaçons aux vitres, comme chez l’épicier et le bon-
netier d’en face. La mécanique, bourrée de coke, entretenait là une chaleur
de baignoire ; les linges fumaient, on se serait cru en plein été…
(Chap. VI.)

La scène est décrite à travers le point de vue d’une personne non identifiée
qui travaille à l’intérieur de la boutique de Gervaise et qui regarde la bou-
tique « d’en face ».

12. UN CONTINUUM

Le DIL n’est pas la seule technique qui subvertit la distinction entre DD et DI.
Les guillemets permettent de créer des îlots textuels, qui sont censés resti-
tuer les mots mêmes du locuteur cité. C’est le cas dans cet exemple :
S’appuyant sur les propos d’une prof d’anglais « très investie dans son
travail », il [= un journaliste] explique que la « réussite féerique du collège
Walt-Disney » est due à des méthodes pédagogiques « innovantes », à « un
intense travail d’équipe », à une « très bonne entente » entre les membres
de la communauté scolaire.
(P. Mérot, Mammifères, Flammarion, 2003, p. 183-184.)

1. Cet exemple a déjà été commenté par Sylvie Durrer (Le Dialogue dans le roman, Nathan,
1999, p. 43).
Un continuum 237

Le verbe « explique » introduit un passage au DI où sont placés divers


îlots textuels, dont on peut penser qu’ils transcrivent les mots mêmes qu’a
employés la « prof d’anglais ».
Si l’on pousse à l’extrême le procédé, on parvient à des exemples comme
celui-ci :
Le doyen Lescure déclare « qu’il donne l’impression d’une rare puissance
de soi, d’une incalculable force psychique ». « Je n’ai jamais pu, au cours
d’entretiens trop brefs, obtenir de sa courtoisie une parole pour ou contre
la religion, il semble ne s’intéresser qu’au problème moral. »
(G. Bernanos, Monsieur Ouine, 1946.)

Ici l’îlot textuel recouvre l’ensemble du DI, à tel point qu’on peut se
demander si on n’a pas affaire à une combinaison (que + DD). Ce qui n’est
pas impossible, étant donné que ce fragment précède immédiatement une
phrase au DD.
Certains énoncés font même exploser le cadre du DI, dont la frontière
avec le DIL devient insaisissable. Considérons ce passage où le locuteur cité
est une paysanne :
Puis d’une voix volubile et rageuse, elle narra que Marie-Pierre avait fait,
elle ignorait comment, la connaissance d’une dame, nouvellement instal-
lée au pays, une Parisienne, un chiffon, un chien coiffé, dont il s’était rendu
amoureux, l’enfant ! Une drôle de particulière, d’ailleurs, qui ne venait
jamais dans le Croisic et qui passait son temps à galopiner le long des
grèves ou au flanc des roches, comme une chèvre. Et laide avec cela ! »
(J. Richepin, La Glu, 1881, p. 14.)

Manifestement, l’auteur se soucie avant tout de restituer les tournures,


les manières de parler du locuteur des propos cités, quitte à mélanger les
techniques de discours rapporté. On ne peut pas dire si le passage « Une
drôle de particulière…laide avec cela ! » est une apposition au DI qui précède
ou un passage au DIL.
Le recours à l’apposition est différent dans le passage suivant, mais il
permet lui aussi de brouiller la frontière entre DI et DIL :
Mais Psyché leur en avait dit des merveilles : Qu’il n’était guère plus âgé
que la plus jeune d’entre elles deux ; qu’il avait la mine d’un Mars, et
pourtant beaucoup de douceur en son procédé ; les traits de visage
agréables ; galant sur tout. Elles en seraient juges elles-mêmes : non de ce
238 LE DISCOURS RAPPORTÉ

voyage : il était absent : les affaires de son Etat le retenaient en une Province
dont elle avait oublié le nom.
(Les Amours de Psyché et de Cupidon, Le Livre de Poche, 1991, p. 105.)

Les complétives en que sont des appositions à « des merveilles ». Le lecteur


perçoit nettement (en particulier à travers le rythme) la subjectivité du
locuteur cité, Psyché. Le discours rapporté se poursuit ensuite sur le mode
du DIL (« Elles en seraient… le nom »), sans qu’il y ait discontinuité avec
les complétives qui précèdent.
Il arrive même qu’on ait affaire à des fragments ouvertement hybrides ;
ainsi dans cet extrait de Barbey d’Aurevilly où un notable normand raconte
l’aventure survenue à un paysan de sa connaissance :
Il pensa d’abord que c’était la lampe qui envoyait c’te lueur aux vitres ;
mais la lampe ne pouvait pas donner une clarté si rouge « qu’elle ressem-
blait au feu de ma forge », me dit-il quand j’en devisâmes tous les deux.
(L’Ensorcelée, Le Livre de Poche, p. 266.)

Au début, on trouve une contamination lexicale (« c’te »), censée être


typique du parler paysan normand, dans une phrase pleinement assumée
par le narrateur. Après « mais » il semble qu’on ait affaire à du DIL qui mêle
la voix du narrateur et celle du personnage, ou au moins à une amorce de
DIL : il s’agit en tout cas d’un fragment de second plan à l’imparfait qui
exprime le point de vue du personnage. Cet embryon de DIL contient un
îlot textuel entre guillemets avec un déictique de 1re personne (« ma »),
comme au DD, au lieu du « sa » qu’on attendrait. C’est ce qui justifie la
présence de l’incise « me dit-il » alors qu’on n’a pas à proprement parler
affaire à du DD autonome.
Il ne faut donc pas concevoir les techniques de discours rapporté comme
des systèmes étanches. Chaque technique a sa logique propre, mais les écri-
vains peuvent, au gré de leurs besoins, les mêler selon des proportions très
variables.

13. UNE DOUBLE ÉCHELLE

On peut synthétiser les divers types de narration et de discours rapporté


dans une double échelle, où sont placés aux extrêmes opposés les deux pôles
du dispositif narratif : le narrateur et le personnage.
Une double échelle 239

Instances narratrices
Distance maximale entre la manière de parler du narrateur et celles des per-
sonnages
▪ Degré 1 : narrateur zéro (= narrateur anonyme au langage non marqué
socialement)
▪ Degré 2 : narrateur zéro avec contamination lexicale
▪ Degré 3 : narrateur-témoin indéterminé
▪ Degré 4 : narrateur-témoin qui se pose en je
▪ Degré 5 : narrateur-MQC
▪ Degré 6 : narrateur qui est un personnage individualisé de l’histoire
Distance minimale

Discours rapporté
Mimétisme minimal entre discours citant et discours cité
▪ Degré 1 : discours narrativisé
(« Il raconta son enfance difficile. »)
▪ Degré 2 : discours indirect
(« Il lui dit qu’il avait eu une enfance difficile. »)
▪ Degré 3 : discours indirect contaminé lexicalement ou avec îlot textuel
(« Il lui dit qu’il avait eu une enfance “difficile”, que sa vie avait été “un
tunnel sombre”. »)
▪ Degré 4 : discours indirect libre
(« Il lui parla de leur enfance. Elle avait été difficile, il avait dû travailler
très jeune… »)
▪ Degré 5 : discours direct
(« J’ai eu une enfance difficile, très difficile. Je me demande comment j’ai
pu tenir le coup », dit-il.)
Mimétisme maximal

Chaque œuvre ou genre d’œuvre fait un usage spécifique de ces diverses


possibilités, qui ne sont d’ailleurs pas toutes disponibles à une époque don-
née. Dans L’Assommoir, comme on l’a vu dans l’épisode du repas de Ger-
vaise, Zola accorde peu de place au DD et au DI non contaminé, et privilégie
le DIL et le DI contaminé ou avec îlot textuel. En matière d’instances nar-
ratrices, il évite aussi bien la narration zéro (degré 1), totalement extérieure
240 LE DISCOURS RAPPORTÉ

au monde évoqué, que le récit fait par un personnage identifié de l’histoire


(degré 6). Ce souci de mettre l’accent sur les strates intermédiaires se
retrouve dans sa gestion de l’information. Un écrivain naturaliste vise en
effet à délivrer au lecteur une masse importante de savoir sur un certain
« milieu » social (en l’occurrence les ouvriers parisiens). Il se donne comme
le médiateur entre ce milieu et le lecteur, qui est censé se tenir à la place du
« neutre », se distinguant en cela des personnages du monde évoqué, qui
sont spécifiés par les particularités de leur usage de la langue. Le plus com-
mode, pour éviter de basculer dans le documentaire brut ou, au contraire,
dans une esthétisation distanciée est de jouer des formes d’intériorité/exté-
riorité à l’égard du monde des personnages, donc de privilégier les tech-
niques intermédiaires pour le discours rapporté comme pour la narration
des événements.

14. LE MONOLOGUE INTÉRIEUR

Il peut sembler surprenant que nous évoquions à part la technique du


monologue intérieur. N’est-ce pas simplement du DD que le personnage
adresse à lui-même ? Si cela était exact, cette réflexion d’un personnage de
Balzac relèverait du monologue intérieur :
À cet aspect je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes
ou la fatigue du chemin avait préparé.
– Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu,
le voici.
À cette pensée, je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour,
je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée.
(Le Lys dans la vallée, dans Œuvres complètes,
t. 7, Paris, Houssiaux, 1874, p. 262.)

Certes, il y a restitution de la « pensée » du personnage, mais il s’agit là


de DD, non de monologue intérieur.
Le monologue intérieur depuis le roman fondateur d’Édouard Dujardin
Les Lauriers sont coupés (1887) se caractérise par deux propriétés fonda-
mentales :
1) Il n’est pas dominé par un narrateur ;
2) Il n’est pas soumis aux contraintes de l’échange linguistique, et peut
donc prendre des libertés à l’égard de la syntaxe et de la clarté de la référence.
La première propriété exclut la présence d’un narrateur qui considérerait
de l’extérieur le personnage. Dans le monologue intérieur on ne « rapporte »
Le monologue intérieur 241

pas à proprement parler les propos d’un personnage, puisque c’est la totalité
de l’histoire qui se trouve en quelque sorte absorbée dans la conscience d’un
sujet qui monologue. En revanche, dans l’exemple de Balzac plus haut, on a
seulement affaire à un « monologue rapporté1 » géré par le narrateur, qui
l’a inséré entre deux phrases au passé simple évoquant des actions du per-
sonnage.
La seconde propriété concerne plus directement la réflexion linguistique.
Le DIL, on l’a vu, est une transposition de la parole, non une parole véritable
adressée à un allocutaire, et il s’insère dans le fil de la narration. En revanche,
le monologue intérieur s’émancipe non seulement de toute interlocution –
puisqu’il prétend restituer le flux de conscience du sujet, son discours inté-
rieur –, mais encore du narrateur. Ce faisant, il peut transgresser un certain
nombre de contraintes usuelles de la communication. Il peut ainsi se sous-
traire à tout ce que suppose la relation à des sujets différents de soi. Regar-
dons ce passage de Dujardin :
Sur une chaise, mon pardessus et mon chapeau. J’entre dans ma chambre ;
les deux bougeoirs en cigognes à doubles branches ; allumons ; voilà. La
chambre ; le blanc du lit dans le bambou, à gauche, là ; et la tenture
d’ancienne tapisserie au-dessus du lit, les dessins rouges, vagues, estompés,
bleus violacés, atténués, un nuancement noirâtre de rouge noir et de bleu
noir, une usure de tons ; un paillasson neuf est nécessaire dans le cabinet
de toilette ; j’en choisirai un au Bon Marché ; avenue de l’Opéra ce sera
mieux.
(Les lauriers sont coupés, chapitre IV.)

Ce texte est intelligible, mais il contient de nombreux éléments qui sont


en quelque sorte « hors syntaxe », mêlés à des énoncés d’une parfaite cor-
rection grammaticale. Ce type d’énonciation est légitimé par le fait qu’il se
donne comme une représentation brute de la pensée, et non comme une
véritable parole, adressée à quelqu’un.
En fait, ces libertés prises avec les contraintes de la communication lin-
guistique ne découlent pas nécessairement de la définition du monologue
intérieur. Après tout, les personnages pourraient fort bien monologuer dans
leur tête en usant de la syntaxe usuelle. Si le monologue intérieur présente
une syntaxe si particulière, c’est parce que son emploi va de pair avec la
revendication par ses promoteurs d’une « vérité psychologique » que tra-
hirait la syntaxe du discours rapporté traditionnel. Comme le souligne
E. Dujardin, dans le monologue intérieur le sujet

1. Terme emprunté à Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, Seuil, 1981, p. 26.


242 LE DISCOURS RAPPORTÉ

exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, anté-


rieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire en son état naissant,
par le moyen de phrases réduites au minimum syntaxial, de façon à donner
l’impression du tout-venant […]. La différence ne consiste pas en ce que
le monologue traditionnel exprime des pensées moins intimes que le
monologue intérieur, mais en ce qu’il les coordonne, en démontre
l’enchaînement logique1.

Cette revendication d’une vérité psychologique ne doit pourtant pas faire


illusion. Même si les auteurs prétendent retrouver l’authenticité de la
conscience seule avec elle-même, leur texte s’adresse à un lecteur, il doit être
intelligible, participer de la littérature. Le roman est une convention, et le
monologue intérieur, loin d’avoir par sa « vérité » fait disparaître les autres
formes du discours rapporté, apparaît aujourd’hui comme une technique
narrative supplémentaire, historiquement datée, ni plus ni moins conven-
tionnelle que les autres.
Dans les années 1920, sa période la plus faste, cette technique a en fait
oscillé entre deux grandes tendances2.
– Certains écrivains font fonctionner le monologue intérieur sur le mode
de l’interlocution, l’énonciateur s’adressant à lui-même, ou, plus rarement,
à d’autres. Dans le passage suivant le personnage s’adresse à lui-même :
Cesse de taper contre la terre ! Imbécile, cesse de taper ! Imbéciles de mains,
restez tranquilles ! Mon Dieu, que je parvienne à les enfoncer dans mes
poches, à les y tenir enfermées ! Et je tape, je tape toujours dans cette sale
boue.
(J. Schlumberger, « L’enseveli », nouvelle, 1927 ;
texte repris dans Les Yeux de 18 ans, Gallimard, 1928.)

– D’autres font du monologue intérieur un miroir de la vie psychique,


où se reflètent même les perceptions, et mettent au second plan la dimension
communicative. L’exemple suivant, tiré d’une nouvelle d’Emmanuel Berl,
en donne une bonne illustration. On a l’impression du « tout-venant » dont
parlait Dujardin :
Je revois ma nourrice. Rousse. J’aime vraiment la police. Peau lisse. Le lice.
L’hallalice. Femmes nues piétinées par des cavaliers ivres. La cloche.

1. E. Dujardin, Le Monologue intérieur, Paris, Messein, 1931, p. 59.


2. Sur cette distinction voir l’article de G. Philippe (« Le paradoxe énonciatif endophasique
et ses premières solutions fictionnelles », Langue française, n° 132, 2001, p. 96-106) que
nous suivons ici et à qui nous empruntons ces deux exemples.
Le monologue intérieur 243

L’ascenseur. Tout rouge. Il monte. J’ai monté, moi aussi, des chevaux.
Artilleur.
(E. Berl, « Saturne », Revue de Paris, août 1927.)

Très vite, un certain nombre de procédés linguistiques sont devenus


caractéristiques de cette tendance à minorer la dimension communicative.
Ils se répartissent dans deux grands modes de représentation du discours
intérieur (dit aussi endophasie) :
le modèle du « flux », qui considère le discours intérieur comme une sorte
de longue phrase sans limites propositionnelles aisément délimitables ; le
modèle de l’« émiettement » discursif, qui présente de brèves entités
phrastiques embryonnaires1.

On a vu un exemple du modèle de « l’émiettement » dans les extraits


d’Edouard Dujardin et d’Emmanuel Berl plus haut. Le modèle du « flux »
peut être illustré par le célèbre monologue de Molly Bloom dans Ulysse de
James Joyce, dont voici la première phrase :
Oui puisqu’avant il n’a jamais fait une chose pareille de demander son
petit déjeuner au lit avec deux œufs depuis l’hôtel des Armes de la Cité
quand ça lui arrivait de faire semblant d’être souffrant au lit avec sa voix
geignarde jouant le grand jeu pour se rendre intéressant près de cette
vieille tourte de Mme Riordan qu’il pensait être dans ses petits papiers et
qu’elle ne nous a pas laissé un sou.
(Chap. XVIII, début, trad. A. Morel, 1929, Paris,
La Maison des amis du livre, p. 817.)

La plupart des ressources linguistiques que mobilise la technique du


monologue intérieur sont présents dans l’usage « parlé » de la langue. Il
existe néanmoins deux phénomènes très caractéristiques de cette technique
de narration qui ne se retrouvent pas à l’oral : l’infinitif d’auto-injonction
et les énoncés sans verbe.
– Dans l’infinitif d’auto-injonction le sujet se donne en quelque sorte
des ordres, exprime des souhaits :

1. Distinction de G. Philippe (« Les conditions d’exercice du discours littéraire », par


D. Maingueneau et G. Philippe, in E. Roulet et M. Burger (éds.), Les modèles du discours au
défi d’un « dialogue romanesque » : L’incipit du roman de R. Pinget Le Libéra, Presses uni-
versitaires de Nancy, 2002, p. 372).
244 LE DISCOURS RAPPORTÉ

Ne plus me soucier de l’air que j’ai, ne plus me regarder, surtout, si je me


regarde je suis deux. Être. Dans le noir, à l’aveuglette. Être pédéraste
comme le chêne est chêne.
(J.-P. Sartre, Le Sursis, 1945, dans Œuvres romanesques,
La Pléiade, 1981, p. 850.)

– Les énoncés sans verbe servent en particulier à introduire des référents


nouveaux (« Une maison. », « La nuit »), ou à prédiquer (« Impossible à
comprendre », « Tristesse partout »…). Très souvent les noms y sont
dépourvus d’articles, ce qui est censé donner l’impression que l’on saisit les
notions dans leur émergence, avant même qu’elles ne prennent, grâce aux
déterminants, des contours, avant qu’elles ne réfèrent à des êtres qu’un
interlocuteur peut identifier.
Pour finir, nous aimerions dire un mot de la narration de Nathalie Sar-
raute, dont on dit parfois qu’elle est fondée sur le monologue intérieur. Cette
affirmation est discutable, car l’étude des textes révèle une réalité plus com-
plexe. Considérons les premières lignes du Planétarium :
Non, vraiment, on aurait beau chercher, on ne pourrait rien trouver à
redire, c’est parfait… une vraie surprise, une chance… une harmonie
exquise, ce rideau de velours, un velours très épais, du velours de laine de
première qualité, d’un vert profond, sobre et discret… et d’un ton chaud,
en même temps, lumineux… Une merveille contre ce mur beige aux reflets
dorés… Et ce mur… Quelle réussite… On dirait une peau… Il a la douceur
d’une peau de chamois… Il faut toujours exiger ce pochage extrêmement
fin, les grains minuscules font comme un duvet… Mais quel danger, quelle
folie de choisir sur des échantillons, dire qu’il s’en est fallu d’un cheveu –
et comme c’est délicieux maintenant d’y repenser – qu’elle ne prenne le
vert amande. Ou pire que ça, l’autre, qui tirait sur l’émeraude… Ce serait
du joli, ce vert bleuté sur ce mur beige… C’est curieux comme celui-ci, vu
sur un petit morceau, paraissait éteint, fané… Que d’inquiétudes, d’hési-
tations… Et maintenant c’est évident, c’était juste ce qu’il fallait… Pas
fané le moins du monde, il fait presque éclatant, chatoyant contre ce
mur… exactement pareil à ce qu’elle avait imaginé la première fois…

À lire ces lignes, on pourrait penser qu’on a affaire à du pur monologue


intérieur : restitution des mouvements de la conscience, repérage par rap-
port au moment d’énonciation, absence de narrateur, d’interlocution, syn-
taxe décousue... Mais l’apparition de la non-personne (« qu’elle ne
prenne… », « qu’elle avait imaginé ») là où l’on attendait « je » vient brouiller
quelque peu les choses. On est alors plutôt incité à voir là un échantillon de
Le monologue intérieur 245

DIL, puisqu’il y a un narrateur qui convertit en personnage le sujet qui est


le siège des pensées et des perceptions.
Manifestement, avec ce type d’énonciation romanesque, on se trouve
devant un cas limite. Le texte présente en effet des caractéristiques de
monologue intérieur, mais la présence discrète d’un narrateur mine
l’impression qu’a le lecteur d’être enfermé dans une conscience. Le procédé
de N. Sarraute semble résulter d’un compromis destiné à cumuler les avan-
tages du DIL et ceux du monologue intérieur. De même que le DIL prétend
associer efficacité narrative et subjectivité parlante, de même ce qu’on pour-
rait appeler le « monologue indirect libre » de N. Sarraute s’efforce d’associer
l’immersion dans la rumination d’une conscience (monologue intérieur) et
l’intervention oblique d’une instance narratrice extérieure (discours indi-
rect libre).
Analyses

Dans les textes suivants, nous allons repérer les fragments relevant du dis-
cours rapporté en explicitant les faits linguistiques sur lesquels se fonde leur
identification. Nous regarderons aussi de quelle façon s’articulent narration
et discours rapporté.

1. LA FONTAINE ET L’ART DE LA TRANSITION

1 […] Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours
Jeannot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
O Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
5 Dit l’animal chassé du paternel logis :
Holà, Madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays.
La Dame au nez pointu répondit que la terre
10 Était au premier occupant.
C’était un beau sujet de guerre,
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.
Et quand ce serait un Royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
15 En a pour toujours fait l’octroi
À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi.
Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
20 Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi, Jean, transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?
Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis. […]
(La Fontaine, « Le chat, la belette et le petit lapin », Fables, VII, 16.)
La Fontaine et l’art de la transition 247

On ne donne ici que la partie centrale de cette fable célèbre. Comme la


plupart de celles de La Fontaine, elle offre une riche palette de fragments
relevant du discours rapporté. Nous présentons le texte dans la typographie
contemporaine de La Fontaine1, non modernisée. En particulier, on n’y
trouve pas de guillemets ni de tirets ; l’usage des lettres capitales à l’initiale
de certains noms est également différent.
– Discours direct : quatre occurrences, aux vers 4, 13, 19, 23. Sa présence
est signalée par des incises (dit l’animal chassé du paternel logis (v. 5), dit-
elle, (v. 14), dit-il (v. 19), dit-elle (v. 24) ; la 3e occurrence est en outre
annoncée par un verbe de locution (allégua) (v. 18). Les deux-points au
vers 5 ne marquent pas le début du fragment au DD, mais seulement sa
continuation. Ces fragments contiennent des déictiques dont le référent est
interprétable grâce au contexte ; par exemple ici (v. 4) grâce au circonstanciel
à la fenêtre (v. 3), ou je (v. 4) grâce à l’animal chassé du paternel logis (v. 5).
– Discours indirect : une seule occurrence : La dame au nez pointu
répondit que la terre / Était au premier occupant (v. 9). La complétive objet
direct est régie par un verbe de parole et soumise à la concordance des
temps (était).
– Discours indirect libre : les vers 11-12 relèvent du DIL. En effet, ce
ne peut être du DD, puisqu’on a un imparfait (c’était) au lieu d’un présent
et une non-personne (lui-même) au lieu d’une seconde personne. En
l’absence de structure de complétive et de verbe introducteur, et comme ces
deux vers sont intercalés entre du DI et du DD attribués tous deux à la belette
et qu’en outre ils n’introduisent aucune coupure dans l’argumentation de
cette dernière, on est fondé à l’interpréter comme du DIL.
À la lumière de cette brève analyse on peut réfléchir sur la technique du
fabuliste :
(a) Il évite de souligner les frontières entre narration et discours rapporté
ou entre les diverses formes de discours rapporté. Au lieu de recourir à des
verbes introducteurs, il laisse le DD commencer et signale ensuite par une
incise qu’il s’agit d’une citation. De même, le DIL assure une transition entre
DD et DI, ce qui dispense le narrateur d’introduire des signaux démarcatifs.
(b) Cet effort pour atténuer les ruptures entre les registres énonciatifs va
de pair avec un souci constant de variété. Par exemple, les propos de la
belette, qui occupent neuf vers, sont décomposés en deux vers au DI, deux
vers au DIL, cinq vers au DD.

1. L’édition est celle des Fables choisies mises en vers. Troisième partie, Paris, Thierry et
Barbin, 1678.
248 ANALYSES

Ces deux phénomènes sont liés : c’est dans la mesure où les unités tex-
tuelles sont brèves qu’il faut alléger autant que possible les transitions. Mais
comme cet allégement ne doit pas se faire au détriment de la clarté, l’auteur
multiplie les redondances de signaux : à la même réplique de la belette (v. 9
à 17), sont associés deux verbes de parole (répondit et dit-elle), tandis que
la réponse du lapin est à la fois ouverte par allégua et ponctuée par l’incise
dit-il.
Il y a néanmoins quelque chose d’un peu artificiel à ne considérer que les
marques linguistiques ou typographiques. Les fables sont vouées à être
récitées, et celui qui les récite, s’il s’acquitte bien de sa tâche, marque dans
sa voix les changements de locuteur. Dans ces conditions, pour l’auditeur
l’incise vient seulement confirmer un changement de plan énonciatif qui a
déjà été perçu phoniquement.

2. LE NARRATEUR BALZACIEN

Dans cet extrait des Illusions perdues de Balzac, nous allons nous intéresser
aux phénomènes de discours rapporté en les mettant en relation avec la
répartition des passages relevant du plan embrayé et de ceux relevant du
plan non embrayé et avec la subjectivité du narrateur.
(Lucien de Rubempré, qui vit dans la misère, vient de confier le manuscrit
de son roman historique, « L’Archer de Charles IX », au libraire Doguereau,
pour qu’il le lise.)
Lucien revint heureux et léger, il rêvait de gloire. Sans plus songer aux
sinistres paroles qui venaient de frapper son oreille dans le comptoir de
Vidal et Porchon, il se voyait riche d’au moins douze cents francs. Douze
cents francs représentaient une année de séjour à Paris, une année pendant
laquelle il préparerait de nouveaux ouvrages. Combien de projets bâtis sur
cette espérance ? Combien de douces rêveries en voyant sa vie assise sur
le travail ? Il se casa, s’arrangea, peu s’en fallut qu’il ne fît quelques acqui-
sitions. Il ne trompa son impatience que par des lectures constantes au
cabinet de Blosse. Deux jours après, le vieux Doguereau, surpris du style
que Lucien avait dépensé dans sa première œuvre, enchanté de l’exagé-
ration de caractère qu’admettait l’époque où se développait le drame,
frappé de la fougue d’imagination avec laquelle un jeune auteur dessine
toujours son premier plan, il n’était pas gâté, le père Doguereau ! vint à
l’hôtel où demeurait son Walter Scott en herbe. Il était décidé à payer mille
francs la propriété entière de l’Archer de Charles IX, et à lier Lucien par
un traité pour plusieurs ouvrages. En voyant l’hôtel, le vieux renard se
Le narrateur balzacien 249

ravisa. – Un jeune homme logé là n’a que des goûts modestes, il aime
l’étude, le travail ; je peux ne lui donner que huit cents francs. L’hôtesse,
à laquelle il demanda monsieur Lucien de Rubempré, lui répondit : – Au
quatrième ! Le libraire leva le nez, et n’aperçut que le ciel au-dessus du
quatrième. – Ce jeune homme, pensa-t-il, est joli garçon, il est même très
beau ; s’il gagnait trop d’argent, il se dissiperait, il ne travaillerait plus.
Dans notre intérêt commun, je lui offrirai six cents francs ; mais en argent,
pas de billets. Il monta l’escalier, frappa trois coups à la porte de Lucien,
qui vint ouvrir. La chambre était d’une nudité désespérante. Il y avait sur
la table un bol de lait et une flûte de deux sous. Ce dénûment du génie
frappa le bonhomme Doguereau.
– Qu’il conserve, pensa-t-il, ces mœurs simples, cette frugalité, ces
modestes besoins. J’éprouve du plaisir à vous voir, dit-il à Lucien. Voilà,
monsieur, comment vivait Jean-Jacques, avec qui vous aurez plus d’un
rapport. Dans ces logements-ci brille le feu du génie et se composent les
bons ouvrages. Voilà comment devraient vivre les gens de lettres, au lieu
de faire ripaille dans les cafés, dans les restaurants, d’y perdre leur temps,
leur talent et notre argent. Il s’assit.
(Balzac, Illusions perdues, 1837-43, II, « Deux variétés de libraires ».)

On a affaire à un texte qui, globalement, relève de la narration non


embrayée au passé simple et à la non-personne. Mais ce n’est là qu’une base,
sur laquelle se développent localement divers registres d’énonciation
embrayée, attribués au narrateur ou aux personnages.

Discours direct
Une série d’énoncés relèvent du DD, que Balzac emploie aussi bien pour les
pensées des personnages que pour les dialogues ; les deux phénomènes sont
signalés typographiquement de la même manière : un tiret qui précède et
un verbe au passé simple, antéposé ou en incise :
Pensées : « ... le vieux renard se ravisa. – Un jeune homme logé là… »
« – Ce jeune homme, pensa-t-il… »
« – Qu’il conserve, pensa-t-il... »
Dialogues : « L’hôtesse lui répondit : – Au quatrième !... »
« J’éprouve du plaisir à vous voir, dit-il à Lucien… »

Ici, comme dans le théâtre traditionnel, on ne perçoit pas de différence


dans le maniement de la langue entre le discours intérieur présenté sous
forme de monologue et les paroles adressées à un interlocuteur.
250 ANALYSES

Discours indirect libre ou pensée narrée ?


Douze cents francs représentaient une année de séjour à Paris, une année
pendant laquelle il préparerait de nouveaux ouvrages.

On peut attribuer la responsabilité de cette phrase au narrateur qui explicite


les pensées de Lucien. Mais on peut aussi y voir du DIL, où sont associées
la voix de Lucien et celle du narrateur. Les indices sont néanmoins ténus :
outre le fait que cette phrase donne la teneur des pensées du personnage, la
forme en -rait (« préparerait ») semble transposer un futur simple. On sait
que le DIL, selon les cas, privilégie linguistiquement la voix du narrateur ou
celle du personnage ; ici, c’est nettement celle du narrateur qui domine.

Discours indirect libre ou intervention du narrateur ?


il n’était pas gâté le père Doguereau !

Le statut de cet énoncé exclamatif n’est pas facile à déterminer. On peut


faire deux hypothèses :
a) Cette incidente qui interrompt le cours de la narration constitue un
commentaire du narrateur sur le libraire ; le caractère familier de la dési-
gnation « le père Doguereau » serait alors attribué au narrateur.
b) Il s’agirait d’un fragment au DIL, où se laisse entendre la voix du
libraire, qui juge qu’il n’est pas « gâté » ; dans ce cas, la désignation « le père
Doguereau » peut aussi bien être le fait de Doguereau lui-même, qui repren-
drait à son compte une désignation d’autrui, ou le fait du narrateur, qui
mélange ses propres mots avec le discours du personnage.
Sur un exemple de ce genre, on perçoit bien la nature singulière du DIL ;
on le sait, il n’existe pas en soi d’énoncé qui porte des marques de DIL mais
des fragments qui s’interprètent comme tels dans un contexte déterminé.
Chez un romancier qui intervient beaucoup dans son récit, on comprend
qu’il soit parfois impossible de trancher.

Interventions du narrateur
Combien de projets bâtis sur cette espérance ? Combien de douces rêveries
en voyant sa vie assise sur le travail ?

Ce fragment, en raison de ses deux tournures interro-exclamatives, qui


impliquent la présence d’une subjectivité, ne peut relever de la narration
distanciée. La teneur des propos exclut également qu’il s’agisse des pensées
du personnage, fût-ce au DIL : le personnage est perçu de l’extérieur. On
Zola et les glissements de plans énonciatifs 251

peut donc l’attribuer au narrateur, qui fait un commentaire empathique des


pensées de Lucien. Comme s’il était à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de lui.

Interventions ponctuelles
Il arrive que le narrateur fasse localement des intrusions à l’intérieur d’une
phrase. Dans ce cas, il ne s’agit pas de discours rapporté. On peut repérer
deux types d’intrusion :
a) Les expressions nominales à valeur subjective : le narrateur inscrit
ses évaluations dans un récit non embrayé par sa manière de référer à un
personnage, ici le libraire : « le vieux Doguereau », « le vieux renard », « le
bonhomme Doguereau ». Autant de désignations qui impliquent un juge-
ment de valeur du narrateur sur son personnage, alors même que l’énoncé
relève globalement du plan non embrayé.
b) Le fragment de phrase « frappé de la fougue d’imagination avec
laquelle un jeune auteur dessine toujours son premier plan » est une géné-
ralisation dont il est impossible de déterminer si elle est le fait du libraire
ou du narrateur : est-ce le libraire qui emploie ces mots-là (interprétation
de dicto) ou est-ce le narrateur qui traduit les pensées du personnage (inter-
prétation de re) ?

Ce qui ressort de ce texte, c’est la constante présence du narrateur. Entre


le point de vue ou les paroles du narrateur et les paroles ou le point de vue
des personnages il n’y a pas de frontière claire, pas plus d’ailleurs qu’entre
les pensées des personnages et les dialogues. Le narrateur omniprésent
adopte le point de vue de ses divers personnages, mais fait interférer ces
points de vue avec son propre point de vue. De là une narration à la fois très
homogène (dominée par une instance unique et envahissante) et très
instable (on a souvent du mal à séparer les registres).

3. ZOLA ET LES GLISSEMENTS DE PLANS ÉNONCIATIFS

Un plan de narration se caractérise par l’emploi d’une technique spécifique


de gestion de la relation entre voix du narrateur et voix des personnages.
En identifiant les diverses voix et en observant la manière dont elles sont
mises en scène, on peut découper en « séquences » le passage de Zola dont
nous avons déjà analysé quelques lignes (voir p. 234).
(Gervaise, blanchisseuse, et son mari Coupeau, ouvrier zingueur, offrent un
repas dans la boutique de blanchisserie ; le plat principal est une oie.)
252 ANALYSES

[…] Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant


que, tonnerre de Dieu ! si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme.
Est-ce que l’oie avait jamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie
guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert.
Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ; et, pour crâner,
il s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence ache-
vait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant
de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences.
Ah ! nom de Dieu ! oui, on s’en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y
est, n’est-ce pas ? et si l’on ne se paie qu’un gueuleton par-ci, par-là, on
serait joliment godiche de ne pas s’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on
voyait les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils
pétaient dans leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le menton
barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si
rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches crevant de prospérité.
Et le vin donc, mes enfants, ça coulait autour de la table comme l’eau coule
à la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu’il a plu et que la terre a soif. Coupeau
versait de haut, pour voir le jet rouge écumer ; et quand un litre était vide,
il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser du geste familier
aux femmes qui traient les vaches. Encore une négresse qui avait la gueule
cassée ! Dans un coin de la boutique, le tas des négresses mortes grandissait,
un cimetière de bouteilles sur lequel on poussait les ordures de la nappe.
Mme Putois ayant demandé de l’eau, le zingueur indigné venait d’enlever
lui-même les carafes. Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l’eau ? Elle
voulait donc avoir des grenouilles dans l’estomac ? Et les verres se vidaient
d’une lampée, on entendait le liquide jeté d’un trait tomber dans la gorge,
avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de descente, les jours
d’orage. Il pleuvait du piqueton, quoi ? un piqueton qui avait d’abord un
goût de vieux tonneau, mais auquel on s’habituait joliment, à ce point qu’il
finissait par sentir la noisette. Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuites avaient beau
dire, le jus de la treille était tout de même une fameuse invention ! La
société riait, approuvait.
(É. Zola, L’Assommoir, 1877, chap. 7.)

Les séquences
Séquence 1
Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que,
tonnerre de Dieu ! si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme.
Zola et les glissements de plans énonciatifs 253

Ce fragment assumé par le narrateur distancié (le narrateur zéro) com-


mence à la non-personne et au passé simple ; mais le discours indirect
(« criant que... ») bascule dans le DIL, reconnaissable à la construction en
« si », à la présence de l’imparfait et de termes ou de tours marqués comme
populaires (« décrottait », « elle n’était pas une femme »). On peut considérer
le juron « tonnerre de Dieu ! » comme appartenant au fragment de DIL ou
y voir un îlot textuel placé à la jointure du récit non embrayé et du fragment
au DIL ; sa prise en charge énonciative est attribuable au seul Coupeau.

Séquence 2
Est-ce que l’oie avait jamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie
guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert.
Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ;

Il s’agit de DIL où se mêlent des marques de la voix du narrateur zéro (non-


personne et imparfait, en particulier) et du personnage de Coupeau (inter-
rogation, vocabulaire populaire).

Séquence 3
et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant
Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres,
en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas
des indécences.

Cette séquence est assumée par le narrateur sur le mode non embrayé (usage
de l’imparfait d’arrière-plan et de la non-personne) mais avec des conta-
minations lexicales : « crâner », « se tordant de rire », « des indécences ».

Séquence 4
Ah ! nom de Dieu ! oui, on s’en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est,
n’est-ce pas ? et si l’on ne se paie qu’un gueuleton par-ci, par-là, on serait
joliment godiche de ne pas s’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait
les bedons se gonfler à mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans
leur peau, les sacrés goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillé de
graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait
dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité. Et le vin donc, mes
enfants, ça coulait autour de la table comme l’eau coule à la Seine. Un vrai
ruisseau, lorsqu’il a plu et que la terre a soif.
254 ANALYSES

Nous avons déjà caractérisé cette séquence (voir p. 234) comme relevant
d’un narrateur-MQC (= membre quelconque d’une collectivité). Ce type
de narration implique une sorte d’observation participante, par laquelle
quelqu’un de ce milieu populaire raconterait après coup le banquet, comme
s’il était placé à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la scène. Alors que la
contamination lexicale suppose une altérité localisée, ici c’est l’ensemble de
cette séquence qui est portée par les manières de dire, un éthos populaire.
La rupture avec la narration non embrayée est nettement marquée par une
interjection suivie d’un juron (Ah ! nom de Dieu !), indices forts de DD
attribués à un personnage populaire. Mais il y a aussi trace de la présence
d’un narrateur puisque persiste le passé simple (s’en flanqua), associé à des
formes en -ait d’arrière-plan. Le passé simple maintient une relation avec
une forme de récit non embrayé, tandis que le on par sa polyvalence permet
de jouer sur deux registres à la fois : le on peut s’interpréter comme une
sorte de « nous » familier qui réfère à l’ensemble des invités, à la commu-
nauté, mais il permet aussi d’inscrire une instance de narration à la frontière
entre personnages et narrateur. On a en effet affaire à un compromis entre
Ils s’en flanquèrent une bosse ! (plan non embrayé du narrateur avec conta-
mination lexicale par une expression idiomatique populaire) et Nous nous
en sommes flanqué une bosse !.
On passe sans discontinuité du narrateur-témoin à ce narrateur-MQC,
avec des zones indécidables. Dans le cas d’« on s’en flanqua une bosse »,
selon que l’on tire le « on » vers le « ils » ou vers le « nous », on rejoint le
narrateur-témoin ou narrateur-MQC. Si l’on oriente cet énoncé vers le
narrateur-témoin, le passé simple à la non-personne est celui d’un narrateur
populaire qui prend la place du narrateur zéro ; en revanche, si on le tire
vers le narrateur-MQC, le lecteur imagine qu’une fois le repas terminé,
quelque convive en fait le récit à un auditoire populaire indéterminé, dont
le lecteur du roman est invité à occuper la place. Au-delà, ce sont les caté-
gories mentales des personnages populaires qui sont mobilisées : ainsi la
comparaison des visages avec les « derrières des gens riches », c’est-à-dire
la mise en équivalence du haut et du bas, est-elle supposée caractéristique
de la vision du monde populaire.
Ce début de séquence (« On s’en flanqua une bosse »), qui associe passé
simple, « on » et locution verbale populaire (« s’en flanquer une bosse »),
apparaît comme un énoncé de transition entre les deux plans de narration,
celui du narrateur zéro et celui de ce personnage générique. Le recours au
on (« Quand on y est... ») dans la phrase suivante renforce la continuité : il
s’agit d’un énoncé généralisant qui peut être assumé par tout convive qui
adopte les valeurs de ce milieu. À partir de « Vrai, on voyait les bedons se
gonfler... » jusqu’à « ...crevant de prospérité », le narrateur populaire décrit
Zola et les glissements de plans énonciatifs 255

au DD la scène à travers les mots et les tournures supposément caractéris-


tiques de ce milieu (« bedons », « pétaient dans leur peau »...). La présence
de l’imparfait d’arrière-plan implique qu’on est dans le registre de la nar-
ration classique, mais la syntaxe mime des traits stéréotypiques d’oralité
familière.

Séquence 5
Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge écumer ; et quand un litre
était vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser du geste
familier aux femmes qui traient les vaches.

Après un long fragment où la voix du narrateur a été nettement remplacée


par celle d’un énonciateur populaire, cette séquence marque un retour à la
narration distanciée non embrayée, sans contamination par des traits de
registre populaire.

Séquence 6
Encore une négresse qui avait la gueule cassée !

S’il s’agissait de DD, on aurait un verbe au présent, et non un imparfait. On


peut donc penser que cette séquence est au DIL. Mais il est impossible de
déterminer s’il faut l’attribuer à Coupeau en particulier ou à l’ensemble des
convives. En fait, ces deux interprétations ne s’excluent pas vraiment : dans
un roman de ce genre, les individus sont posés comme représentatifs de leur
milieu.

Séquence 7
Dans un coin de la boutique, le tas des négresses mortes grandissait, un
cimetière de bouteilles sur lequel on poussait les ordures de la nappe. Mme
Putois ayant demandé de l’eau, le zingueur indigné venait d’enlever lui-
même les carafes.

Cette séquence non embrayée est attribuée au narrateur zéro. La seule


contamination lexicale est « négresses mortes » qui reprend la métaphore
populaire introduite immédiatement auparavant.

Séquence 8
Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l’eau ? Elle voulait donc avoir des
grenouilles dans l’estomac ?
256 ANALYSES

L’imparfait (« buvaient », « voulait ») exclut qu’il s’agisse de DD ; l’absence


de subordination excluant également le DI, on est orienté vers une inter-
prétation en termes de DIL, avec présence d’un vocabulaire (« les honnêtes
gens », « avoir des grenouilles dans l’estomac ») caractéristique d’un locu-
teur populaire. Le contexte désigne clairement le locuteur comme étant
Coupeau, qui répond à Mme Putois.

Séquence 9
Et les verres se vidaient d’une lampée, on entendait le liquide jeté d’un trait
tomber dans la gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de
descente les jours d’orage.

Il y a ici retour à la narration non embrayée, mais le « et » initial renforce


la continuité avec la séquence précédente. On peut à nouveau noter la pré-
sence d’une contamination, mais moins lexicale que culturelle : la méta-
phore des tuyaux de descente est censée caractériser la vision du monde des
couches populaires.

Séquence 10
Il pleuvait du piqueton, quoi ? un piqueton qui avait d’abord un goût de
vieux tonneau, mais auquel on s’habituait joliment, à ce point qu’il finissait
par sentir la noisette.

On renoue avec le plan d’énonciation de la séquence 4. Ici encore il est fort


difficile de trancher entre deux hypothèses : celle d’un narrateur-témoin qui
possède la vision du monde et les manières de parler des personnages évo-
qués et celle d’un personnage générique. De l’un à l’autre c’est une simple
question de degré. L’équivoque est facilitée par l’emploi de on, qui permet
d’éviter aussi bien le ils du narrateur distancié que le nous des personnages,
qui suspend l’opposition entre vision de l’extérieur et vision de l’intérieur.
Le phénomène le plus curieux dans cette séquence est sans doute le début
(« il pleuvait du piqueton, quoi ? »), dont on a l’impression qu’il commente
les mots du narrateur ; comme si une instance énonciative reformulait la
longue phrase très « littéraire » du narrateur zéro à la manière d’un ouvrier.
Ce surprenant dialogue entre la scène de narration et l’histoire narrée est
peu visible parce que ce texte change constamment de plan de narration.

Séquence 11
Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuites avaient beau dire, le jus de la treille était
tout de même une fameuse invention !
Zola et les glissements de plans énonciatifs 257

On peut ici aussi hésiter entre deux interprétations. Selon la première ce


serait la poursuite de la séquence 10 ; selon la seconde, plus vraisemblable,
il s’agirait d’un énoncé de Coupeau au DIL (imparfait et absence de subor-
dination), qui, comme semble le montrer la séquence 12, reçoit l’approba-
tion des autres convives.

Séquence 12
La société riait, approuvait.

C’est un retour au plan du narrateur zéro.


Dans ce passage de Zola, le phénomène le plus frappant est sans doute
l’absence de DD et de DI non contaminé. L’auteur a évité l’oralité pure du
DD : étant donné le type de discours prêté aux personnages populaires, le
DD aurait introduit une rupture franche avec l’énonciation du narrateur ;
il a également évité de recourir à un DI qui aurait effacé l’altérité langagière
des ouvriers. Il a pris le parti de développer les degrés intermédiaires, recou-
rant à des formes hybrides d’énonciation, inhabituelles dans le roman clas-
sique, et qui assurent la continuité de la narration. Cette continuité est
renforcée par l’omniprésence de l’imparfait qui couvre aussi bien les frag-
ments du narrateur distancié que les séquences où sont impliquées d’autres
voix. L’usage de on va dans le même sens ; il a beau être diversifié, il contribue
à affaiblir la frontière entre le narrateur et les personnages. On repère donc
des glissements, jamais de ruptures, comme s’il s’agissait seulement de
modulations à l’intérieur de l’énonciation du narrateur.
Mais la narration reste constamment tenue en main par le narrateur dis-
tancié : les énoncés au passé simple/imparfait et à la non-personne consti-
tuent la ligne fixe, le repère auquel on revient régulièrement : séquences 1, 3,
5, 7, 9,12.
Comme l’ethnologue, le narrateur naturaliste se veut à la fois à l’intérieur
et hors de la population qu’il évoque. Il s’agit pour lui de gérer l’intenable
position d’un narrateur qui se présente comme le médiateur entre un lecteur
censé coïncider avec un usage supposé « neutre » du français et des per-
sonnages enfermés dans un milieu caractérisable par un usage spécifique
de la langue. Dans la préface de L’Assommoir, Zola explique qu’il a eu « la
curiosité très littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé
la langue du peuple ». Le jeu sur la diversité des plans de narration participe
de ce projet.
Si maintenant l’on compare cet extrait à celui de Balzac étudié juste avant,
il est clair qu’on se trouve dans un tout autre dispositif : Zola joue avec les
frontières pour rendre le monde décrit plus présent, et non parce que le
258 ANALYSES

narrateur interfère avec ses personnages ; les éléments subjectifs qui conta-
minent l’énonciation du narrateur zéro sont attribués au personnage. Au
contraire, dans Illusions perdues, les marques d’hétérogénéité attestent
l’emprise du narrateur sur les personnages. Dire que chez Balzac comme
chez Zola on a affaire à un « narrateur omniscient » risque ainsi de faire
manquer l’essentiel : l’un et l’autre sont omniscients, mais chez Balzac cette
omniscience est celle d’une subjectivité souveraine, celle d’un narrateur qui
met en scène la richesse de son expérience du monde, tandis que chez Zola
l’omniscience se veut celle d’un montreur de marionnettes invisible.

4. ALBERT COHEN

Il parla avec la gravité d’une douleur véridique qui osait enfin surgir. Elle
était son seul pays. Il avait tellement attendu, toujours espéré. Tous les
matins, il avait attendu à Aix la lettre de miracle. Tous les soirs, il pressait
son cœur et il en sortait du sang noir. Toutes les nuits, il se disait qu’elle
vivait et qu’il ne voyait pas ses yeux. Il n’avait pas oublié un seul mot, un
seul geste d’elle. Les trois merveilleuses années de Céphalonie. Elle était
la seule, elle était ce qu’il avait connu de plus doux, de plus vivant et de
plus noble. Et cætera, la vieille ferblanterie inusable.
– Ma vie est entre tes mains. Si tu me repousses, je meurs. Je t’aime, moi,
je t’aime, j’ai tant souffert.
Ému par toutes ces images douloureuses, il pleura sincèrement. Elle fon-
dait de pitié devant cette jeune souffrance.
– Adrienne, une seule fois vous revoir. Nous revoir seuls. Entre les murs
de la chambre, je marchais et j’attendais. Dans la solitude, les larmes sur
mes doigts étaient mes seules compagnes.
Ses yeux étaient embués de vraie douleur mais la joie d’avoir réussi la
dernière phrase le fit respirer largement. Il baissa les franges recourbées
où perlaient encore des larmes et médita. « Un : déclaration d’amour. Bon,
fait. Assez bien. Ceci donc pour éveiller intérêt ; pour que j’existe de nou-
veau à ses yeux. Maintenant voyons le deux et le trois qui restent à faire.
Deux : suggérer que je suis aimé ; inventer histoire. On le fera en parlant ;
j’ai plus d’idées à haute voix. Donc l’intérêt qu’elle éprouve pour moi est
justifié. Bon. Trois : suggérer que la femme qui m’adore est digne d’être
aimée par moi […]. »
(A. Cohen, Solal, 1930, Gallimard, coll. « Folio », p. 130.)
Albert Cohen 259

Dans cet extrait, tous les passages de discours rapporté sont attribués au
personnage masculin, Solal, alors même qu’il s’agit d’une conversation.
– Discours direct : deux fragments (Ma vie… souffert ; Adrienne… com-
pagnes) seulement signalés par des tirets ; ni verbe introducteur ni incise.
– Discours indirect : les énoncés au DI sont placés à l’intérieur d’un
morceau de DIL (il se disait qu’elle vivait et qu’il ne voyait pas ses yeux [§ 1])
ou de monologue intérieur (suggérer que je suis aimé, suggérer que la femme
qui m’adore est digne d’être aimée par moi [dernier paragraphe]).
– Discours indirect libre : il occupe le premier paragraphe, à l’exception
de la première phrase. Son apparition est signalée par le verbe parla. Ce ne
peut être du DD, en raison des formes en -ait et d’une non-personne inter-
prétée tantôt comme « je » et tantôt comme « tu ». Il ne peut s’agir non plus
de DI puisqu’il n’y a pas de subordination.
– Monologue intérieur : « Un : déclaration d’amour… aimée par moi ».
Introduite par le verbe médita, dont le sens exclut qu’il s’agisse d’une parole
adressée à autrui, cette séquence se caractérise par une libération des
contraintes syntaxiques : énoncés sans verbe, suppression de déterminants
dans des énoncés auto-injonctifs (éveiller intérêt, inventer histoire). La pré-
sence de guillemets semble montrer qu’on n’a pas affaire à l’expression du
courant de conscience mais à un propos adressé à soi-même : ce que
confirme le contenu de ce monologue qui dresse une sorte de plan de
bataille. On a ici un fragment caractéristique d’un des deux grands modèles
de représentation de l’endophasie (voir p. 243).
La dernière phrase (Et cætera, la vieille ferblanterie inusable) pose pro-
blème. Il est impossible que Solal l’ait dite à son interlocutrice, puisqu’il
s’efforce d’être pathétique. Mais il est permis de penser qu’ici le narrateur
exprime le point de vue du personnage.

Si l’on compare cet extrait à ceux qui précèdent, c’est évidemment l’appa-
rition d’un passage de monologue intérieur qui ressort. En 1930, cette tech-
nique est alors très en vogue, considérée comme emblématique de la
modernité en matière de narration. L’autre point remarquable est que les
quatre techniques différentes de discours rapporté dans ce passage sont
toutes destinées à représenter les paroles ou les pensées du même person-
nage à l’intérieur de la conversation. On s’éloigne du modèle qui a dominé
la narration pendant des siècles où les échanges sont présentés au discours
direct, comme s’il s’agissait de théâtre.
SECTION 4

L’organisation
du texte
CHAPITRE 11

Cohérence et cohésion

1 L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DU TEXTE 8 LA PRONOMINALISATION


2 UNE ORGANISATION 9 L’ANAPHORE LEXICALE
HIÉRARCHISÉE FIDÈLE ET INFIDÈLE

3 LES PARAGRAPHES 10 UN DÉBUT DE RÉCIT


4 LES MARQUEURS 11 LA REPRISE IMMÉDIATE
D’INTÉGRATION LINÉAIRE
12 DÉMONSTRATIFS INSOLITES
5 LA PROGRESSION ET MÉMORIELS
THÉMATIQUE
13 ANAPHORE ET TEXTE
6 LES RELATIONS LITTÉRAIRE
ANAPHORIQUES : 14 COHÉRENCE ET LITTÉRATURE
QUELQUES DISTINCTIONS
15 ROMAN ET POÉSIE
7 RÉPÉTITION ET NOM PROPRE

Dans les chapitres précédents, nous avons souvent été amené à prendre en
compte la dimension proprement textuelle des énoncés que nous analysions.
Qu’il s’agisse de temps verbaux, de discours rapporté, de description, etc.,
bien des phénomènes ne prennent sens qu’à l’intérieur de ce cadre énon-
ciatif plus vaste qu’est le texte. Mais cette prise en compte s’est effectuée de
manière oblique, sans être thématisée comme telle.
Depuis la fin des années 1960, d’abord sous le nom de « grammaire de
texte » puis sous celui de « linguistique textuelle », s’est développée une
branche de la linguistique qui se proposait de prendre en charge les phé-
nomènes qui ressortissent à la cohérence textuelle, en partant du postulat
qu’un texte n’est pas une simple succession de phrases, qu’il constitue une
unité linguistique spécifique. De même, pensait-on, que les sujets parlants
sont capables de dire si une phrase de leur langue est grammaticale ou non,
de même ils sont capables de dire d’une suite de phrases si elle leur paraît
cohérente ou non. Dès lors, on posait l’existence d’une sorte de « compé-
tence textuelle » en vertu de laquelle les locuteurs peuvent produire et inter-
préter des énoncés qui dépassent le cadre de la phrase.
262 COHÉRENCE ET COHÉSION

En fait, on a vite découvert que lorsqu’on passe de la phrase au texte, on


fait beaucoup plus qu’élargir le champ de l’analyse linguistique : on change
d’univers. Certes, un certain nombre de contraintes textuelles ressortissent
à une sorte de grammaire, mais la cohérence n’est pas dans le texte, elle est
le résultat d’une construction du co-énonciateur qui s’appuie, pour ce faire,
sur de multiples indices répartis sur les différents plans du texte : « Le besoin
de cohérence est une sorte de forme a priori de la réception discursive1. »
L’accent s’est donc déplacé vers l’étude des stratégies que l’on met en œuvre
pour attribuer une cohérence à un texte. Le jugement qui déclare qu’un
texte est cohérent ou incohérent peut ainsi varier selon les sujets, en fonction
de leur connaissance du contexte ou de l’autorité qu’ils accordent au texte :
face à un texte religieux ou littéraire prestigieux, l’interprète aura tendance
à postuler que ce qui pourrait sembler une incohérence est en fait cohérent,
mais à un autre niveau, moins immédiat.
La notion même de « cohérence » apparaît trop large. À côté de
contraintes qui portent sur l’organisation textuelle dans sa globalité, la
cohérence proprement dite, qui suppose que l’on rapporte le texte à son
genre, il existe des contraintes locales, de phrase à phrase, qui assurent la
continuité de l’énoncé, sa cohésion. Même si ces deux ordres de contraintes
interagissent et même si le partage exact entre ces deux domaines est difficile
à faire, la pertinence même d’une telle distinction ne peut guère être mise
en doute. Un texte peut montrer une cohésion sans pour autant être cohérent.
C’est le cas par exemple pour cette suite de phrases, en dépit de marques
comme « c’est pourquoi », « elle », « cette dernière » :
Jeanne plante des choux. C’est pourquoi elle regarde la mairie. Cette der-
nière est un bâtiment néo-gothique.

Si cette suite de phrases est censée extraite d’un article de fait divers, elle
sera jugée incohérente ; mais dans une pièce de théâtre d’avant-garde il
pourrait en être autrement.
La cohérence dépend en effet, pour une part importante, des types et des
genres de discours auxquels on rattache le texte. À chaque fois les cadres de
réception changent, et avec eux les attentes, les présupposés partagés par les
créateurs et le public.

1. M. Charolles, « Les études sur la cohérence, la cohésion et la connexité textuelles depuis


la fin des années soixante », Modèles linguistiques X-2, 1988, p. 46.
L’hétérogénéité du texte 263

1. L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DU TEXTE

Entre le texte appréhendé dans sa globalité et les relations de phrase à phrase,


il existe des unités intermédiaires. C’est ce que cherche à capter, en parti-
culier, une notion comme celle de type de séquence1.
Ces « types de séquences » définissent des contraintes en quelque sorte
transversales à la diversité des types et des genres de discours ; le même texte
peut en intégrer plusieurs : la narration, l’argumentation, la description,
l’explication, en particulier, peuvent être à l’œuvre aussi bien dans un roman
que dans une comédie de boulevard. Les spécialistes divergent quant au
nombre de types fondamentaux qu’il convient de distinguer, mais de toute
façon leur nombre est très limité. On peut définir des sous-types, mais on
ne saurait pousser trop dans ce sens si l’on ne veut pas se confronter à la
multiplicité des genres de discours. L’identification de divers « types de
séquence » amène à considérer le texte comme une réalité hétérogène,
constituée :
– soit de séquences de types divers ;
– soit dans certains cas extrêmes d’une séquence d’un seul type ;
– soit encore d’une succession de séquences d’un même type (par
exemple si les récits s’emboîtent les uns dans les autres, comme c’est souvent
le cas dans la littérature picaresque).
Cette hétérogénéité est évidemment réglée par le genre de discours
concerné : les séquences narratives, par exemple, ne s’inscrivent pas de la
même manière dans un sermon du xviiie siècle et dans un vaudeville du
xixe.
Dans un texte, il existe essentiellement deux manières d’articuler ces
types de séquences : insertion de séquence et dominante séquentielle, pour
reprendre les termes de J.-M. Adam.
(a) L’insertion de séquence est une relation élémentaire d’inclusion d’un
type de séquence dans une autre : un dialogue dans un récit, une description
dans une argumentation, etc. À chaque fois se posent d’inévitables pro-
blèmes de transition. Si les auteurs disposent de toute une panoplie de
signaux démarcatifs, ils évitent souvent, en fonction du genre de discours
impliqué, de créer des ruptures trop visibles entre deux séquences.

1. Cette problématique a été développée par J.-M. Adam ; pour une synthèse, voir La Lin-
guistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours, Paris, A. Colin, 2005,
chap. 5 et 6.
264 COHÉRENCE ET COHÉSION

Par exemple, en observant comme le fait P. Hamon1 l’insertion des


séquences descriptives dans les séquences narratives des romans natura-
listes, on constate que souvent la pause qu’introduit le fragment descriptif
est légitimée par la narration elle-même. Nous avons déjà évoqué ce phé-
nomène comme une « naturalisation » de la description (voir p. 176). Dans
cet extrait, par exemple, le personnage s’arrête pour contempler le spectacle
qui est décrit au lecteur :
Arrivé au bout du sillon, il leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant
une minute.
C’étaient des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises […].
(É. Zola, La Terre)

Ici le changement de paragraphe, le changement de « sillon » textuel,


coïncide dans l’histoire avec l’arrivée du personnage au bout du sillon. La
première phrase à la fois souligne la frontière de l’insertion et l’atténue en
la légitimant : c’est parce que le personnage est fatigué et s’arrête que la
séquence narrative a le droit de faire une pause et de laisser la place à une
description.
(b) Quand il y a dominante séquentielle, on a affaire à une relation plus
complexe, une sorte de mélange de séquences. Considérons cet extrait de
Victor Hugo :
Représentez-vous […] des rues, des rues entières où l’on rencontre à
chaque pas ces spectacles-là, où palpite partout, sous toutes les formes, la
détresse la plus lamentable. Nous ne sommes restés qu’un jour à Lille, mes
compagnons de route et moi : nous avons été devant nous au hasard, je le
répète, dans ces quartiers malheureux ; nous sommes entrés dans les pre-
mières maisons venues. Eh bien ! nous n’avons pas entrouvert une porte
sans trouver derrière cette porte une misère – quelquefois une agonie.
Figurez-vous ces caves dont rien de ce que je vous ai dit ne peut vous
donner l’idée ; figurez-vous ces cours qu’ils appellent des courettes, res-
serrées entre des hautes masures, sombres, humides, glaciales, méphi-
tiques, pleines de miasmes stagnants, encombrées d’immondices, les
fosses d’aisance à côté des puits !
Hé mon Dieu ! ce n’est pas le moment de chercher des délicatesses de
langage.
Figurez-vous ces maisons, ces masures habitées du haut en bas, jusque
sous terre, les eaux croupissantes filtrant à travers les pavés dans ces

1. Cf. son Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, chap. 5.


Une organisation hiérarchisée 265

tanières où il y a des créatures humaines. Quelquefois jusqu’à dix familles


dans une masure, jusqu’à dix personnes dans une chambre, jusqu’à cinq
ou six dans un lit, les âges et les sexes mêlés, les greniers aussi hideux que
les caves, des galetas où il entre assez de froid pour grelotter et pas assez
d’air pour respirer !
Je demandais à une femme de la rue du Bois-Saint-Sauveur : pourquoi
n’ouvrez-vous pas les fenêtres ? — elle m’a répondu : — parce que les
châssis sont pourris et qu’ils nous resteraient dans les mains. J’ai insisté :
— Vous ne les ouvrez donc jamais ? — Jamais, monsieur !
Figurez-vous […].
(Discours à l’Assemblée, 30 juin 1850.)

Il s’agit d’une séquence descriptive organisée (la rue, la cour, la maison,


la chambre, le lit…) qui est intimement liée à une séquence de type ins-
tructionnel (une série ordonnée d’actes à accomplir : « figurez-vous »,
« figurez-vous »…). Dans ce cas, l’on peut parler de « dominante séquen-
tielle », puisque la séquence instructionnelle domine la description. Quant
à la courte séquence de dialogue entre la femme et l’énonciateur, elle est
insérée dans cette séquence descriptive-instructionnelle.
Cet extrait est lui-même inséré dans une séquence narrative (le récit d’une
visite dans les taudis des ouvriers de Lille), elle-même insérée dans une
séquence argumentative (un discours devant l’Assemblée nationale). Ce
fragment garde d’ailleurs des traces évidentes de ses deux niveaux d’inser-
tion supérieurs, narratif et argumentatif. C’est ainsi que les exclamations,
les évaluations ou les deux dernières phrases du premier paragraphe res-
sortissent directement à l’argumentation.

2. UNE ORGANISATION HIÉRARCHISÉE

Une séquence est constituée d’une série de propositions, et constitue à son


tour un des constituants d’une unité supérieure, dont la plus élevée est
l’ensemble d’un texte. Selon J.-M. Adam, une séquence contient des élé-
ments placés sur deux niveaux distincts : celui des micro- et celui des
macropropositions. C’est ainsi que dans l’exemple tiré de Hugo la séquence
descriptive-instructionnelle s’analyse en une série d’étapes (« représentez-
vous », « figurez-vous »…) qui coïncident le plus souvent avec le découpage
en différents paragraphes ; ce sont les « macropropositions », niveau inter-
médiaire entre la séquence et les propositions élémentaires, les « micro-
propositions ». Les macropropositions, selon les types de séquences
concernés, se laissent analyser en unités différentes : une conversation ne
se découpe pas comme un récit.
266 COHÉRENCE ET COHÉSION

Si une séquence s’analyse ainsi en deux niveaux, c’est parce qu’elle n’est
pas une simple succession de phrases, mais des parties d’un tout. Dans une
narration, par exemple, les propositions se regroupent à l’intérieur d’unités
plus vastes dans la mesure où chacune de ces macropropositions joue un
rôle particulier dans le développement du récit. C’est d’ailleurs ce qui per-
met d’expliquer, pour une part, la capacité qu’ont les sujets de résumer une
histoire.
Prenons un récit canonique, en l’occurrence la célèbre fable de La Fon-
taine « La laitière et le pot au lait » :

1 Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait


Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
5 Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
10 Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
« Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison :
Le renard sera bien habile
15 S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurais, le revendant, de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
20 Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette là-dessus saute aussi, transportée :
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d’un œil marri
25 Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari,
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l’appela le Pot au lait.
30 Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ? […]
(La Fontaine, Fables, VII, 10.)
Une organisation hiérarchisée 267

On analyse en général les récits à travers une structure canonique de


macropropositions successives : Situation initiale (ou Orientation) → Com-
plication (ou Nœud) → Action → Résolution (ou Dénouement) → Situation
finale → Morale. La « complication » correspond au déclenchement de
l’action et la « résolution » à sa fin. Mais un récit est davantage qu’une suite
d’actions orientées vers une fin, il est en quelque sorte aspiré par sa
« morale », qui lui confère un sens global.
Dans cette fable de La Fontaine on distinguera ainsi :
– la Situation initiale (vers 1 à 6) ;
– la Complication (vers 7 à 9) ;
– l’Action (vers 10 à 21) ;
– la Résolution (vers 22-23) ;
– la Situation finale (vers 24 à 27) ;
– la Morale, qui se décompose elle-même en deux parties : la morale du
récit proprement dit (28-29), la morale de la fable (30 et suivants).
Cette linéarité de surface des diverses macropropositions du récit masque
en réalité le caractère hiérarchisé de la narration :
Séquence narrative

Récit Morale

Histoire Situation finale

Situation initiale Déroulement

Événements Action

Complication Résolution

Ces macropropositions ne sont pas toujours immédiatement visibles à


la surface des textes. Telle ou telle peut être absente, et il peut y avoir un
certain brouillage dans leur enchaînement. Une description, par exemple,
peut organiser la présentation des mêmes éléments à travers des découpages
très divers. Du point de vue « configurationnel », il s’agira du même schéma
abstrait, mais les textes concrets pourront s’analyser selon des grilles
variées : on ne décrit pas selon les mêmes règles dans une épopée médiévale
et dans un roman naturaliste.
268 COHÉRENCE ET COHÉSION

3. LES PARAGRAPHES

Un texte n’est pas seulement une hiérarchie d’unités fonctionnelles, c’est


aussi une certaine disposition dans l’espace et dans le temps, un découpage.
Bien sûr, le problème ne se pose pas de la même manière à l’oral et à l’écrit.
À l’oral, on peut recourir à certaines formes strophiques ou, s’il n’y a pas de
vers, à la réitération de formules à valeur démarcative ; à l’écrit, les auteurs
ont essentiellement à leur disposition la division en paragraphes1.
Dans la culture occidentale le paragraphe possède une histoire. C’est
l’imprimerie qui a imposé ce mode de spatialisation textuelle : définissant
des unités de sens, il est censé articuler le mouvement du texte, et donc
faciliter la lecture. Ce découpage en paragraphes vient en effet contreba-
lancer le caractère linéaire du texte, superposer à la succession des mots et
des phrases une hiérarchie directement en prise sur la visée globale du texte
ou du morceau de texte. Il existe certaines normes en la matière, d’ailleurs
variables selon les genres de discours, mais qui laissent aux auteurs une
marge de liberté assez considérable. C’est d’ailleurs la même chose pour une
bonne part de la ponctuation2. Les scansions qu’institue le texte ont une
valeur stylistique importante puisqu’elles ne coïncident pas nécessairement
avec les unités « naturelles » (séquences, macropropositions) et qu’elles
participent du rythme général de l’énonciation.
Comparons à ce sujet deux débuts de récits, le premier de Mérimée, le
second de Léon Bloy, qui mettent en place à peu près le même décor, celui
d’une église parisienne au xixe siècle :
La dernière messe venait de finir à Saint-Roch, et le bedeau faisait sa ronde
pour fermer les chapelles désertes. Il allait tirer la grille d’un de ces sanc-
tuaires aristocratiques où quelques dévotes achètent la permission de prier
Dieu, distinguées du reste des fidèles, lorsqu’il remarqua qu’une femme y
demeurait encore, absorbée dans la méditation, comme il semblait, la tête
baissée sur le dossier de sa chaise. « C’est madame de Piennes », se dit-il
en s’arrêtant à l’entrée de la chapelle. Madame de Piennes était bien
connue du bedeau. À cette époque, une femme du monde, riche, jolie, qui
rendait le pain bénit, qui donnait des nappes d’autel, qui faisait de grandes

1. Sur cette question, on peut consulter l’ouvrage de M. Arabyan, Le Paragraphe narratif :


Étude typographique et linguistique de la ponctuation textuelle dans les récits classiques et
modernes, Paris, L’Harmattan, 1994.
2. Sur l’usage littéraire de la ponctuation, voir par exemple le livre de J. Dürrenmatt : Bien
coupé mal cousu - De la ponctuation et de la division du texte romantique, Saint-Denis,
PUV, 1997.
Les paragraphes 269

aumônes par l’entremise de son curé, avait quelque mérite à être dévote
lorsqu’elle n’avait pas pour mari un employé du gouvernement, qu’elle
n’était point attachée à Madame la Dauphine, et qu’elle n’avait rien à
gagner, sinon son salut, à fréquenter les églises. Telle était madame de
Piennes.
Le bedeau avait bien envie d’aller dîner, car les gens de cette sorte dînent
à une heure, mais il n’osa troubler le pieux recueillement d’une personne
si considérée dans la paroisse Saint-Roch. Il s’éloigna donc […].
(Arsène Guillot, 1844, chap. 1.)

On se trouve ici devant un usage du paragraphe qui est en quelque sorte


canonique. Le premier paragraphe constitue une unité thématique forte
(présentation du décor et du personnage principal) : il est constitué de for-
mes de « second plan » à l’imparfait associées à une unique forme verbale
de premier plan (« remarqua »). Il s’achève en outre sur une formule lapi-
daire (« Telle était madame de Piennes »), une sorte de « pointe » à fonction
à la fois récapitulative et démarcative. Le passage au paragraphe suivant
s’accompagne d’un double changement : le texte quitte l’univers de Mme de
Piennes pour celui du bedeau, et l’on passe de la description à la narration :
il y a donc changement de type de séquence. La symétrie entre les attaques
de ces deux premiers paragraphes de la nouvelle est accentuée par le fait que
« le bedeau » y est dans les deux cas en position le personnage focalisateur,
celui à partir de qui s’organise la perception de la scène.
En revanche, avec ce début du roman de Léon Bloy La Femme pauvre on
change d’univers :
– Ça pue le bon Dieu, ici !
Cette insolence de voyou fut dégorgée, comme un vomissement, sur le
seuil très humble de la chapelle des Missionnaires Lazaristes de la rue de
Sèvres, en 1879.
On était au premier dimanche de l’Avent, et l’humanité parisienne s’ache-
minait besogneusement au Grand Hiver.
Cette année, pareille à tant d’autres, n’avait pas été l’année de la Fin du
monde et nul ne songeait à s’en étonner.
Le père Isidore Chapuis, balancier-ajusteur de son état et l’un des soûlo-
graphes les plus estimés du Gros-Caillou, s’en étonnait moins que per-
sonne.
Par tempérament et par culture, il appartenait à l’élite de cette superfine
crapule qui n’est observable qu’à Paris et que ne peut égaler la fripouille
d’aucun autre peuple sublunaire.
270 COHÉRENCE ET COHÉSION

Crapule végétale des moins fécondes, il est vrai, malgré le labour politique
le plus assidu et l’irrigation littéraire la plus attentive. Alors même qu’il
pleut du sang, on y voit éclore peu d’individus extraordinaires.
Le vieux balancier, qui venait d’entrouvrir la crapaudière de son âme en
passant devant un lieu saint, représentant, non sans orgueil, tous les vir-
tuoses braillards et vilipendeurs du groupe social où se déversent perpé-
tuellement, comme dans un puisard mitoyen, les relavures intellectuelles
du bourgeois et les suffocantes immondices de l’ouvrier.
(La Femme pauvre, 1897, chap. 1.)

Entre le texte de Mérimée et celui de Bloy il y a davantage qu’une oppo-


sition idéologique entre un narrateur catholique passionné et un narrateur
voltairien. Le découpage des paragraphes chez Léon Bloy n’obéit pas aux
nécessités de l’économie narrative classique : ni le développement de
l’intrigue, ni l’opposition entre premier plan et second plan, ni une distinc-
tion entre types de séquence ne permettent d’en rendre raison. Il correspond
plutôt à une unité de profération, les opinions du narrateur interférant
constamment avec la narration non embrayée à la non-personne et au passé
simple. À la double distance ironique de Mérimée (distance énonciative
dans la modalisation et distance idéologique à l’égard de la religion) répond
chez Léon Bloy la prise en charge énonciative forte d’une voix qui théâtralise
sa distance à l’égard d’une société honnie, celle d’un locuteur qui se tient
sur la limite entre humanité et transcendance (cf. l’allusion au « Grand
Hiver » et à la « Fin du monde » : l’être vil est celui qui ne vit pas dans la
hantise de cette terrible limite). La multiplication des paragraphes rap-
proche le texte d’un découpage en versets, en unités de souffle.
Ainsi, là où Mérimée accepte les conventions narratives, le second
menace sans cesse de faire éclater les découpages romanesques conven-
tionnels sous la pression d’une sorte de vocifération qui institue ses propres
scansions. En poursuivant dans la même ligne jusqu’à un point extrême, on
aboutirait aux fameux points de suspension des derniers écrits de Céline.
Chez ce dernier comme chez Bloy l’émiettement du texte est contrebalancé
à un niveau supérieur par la continuité d’une énonciation où le narrateur
tend à se transformer en orateur.
Entre le respect d’une économie narrative canonique et la tentation
d’imposer leur propre découpage en paragraphes, nombre d’écrivains
s’efforcent de définir des compromis, jouent des décalages. C’est le cas de
Flaubert, qui use de manière récurrente du procédé que l’on trouve dans
ces deux exemples tirés de Madame Bovary :
– (1) Ils s’en revinrent à Yonville, par le même chemin […]. Rodolphe, de
temps à autre, se penchait et lui prenait la main pour la baiser.
Les marqueurs d’intégration linéaire 271

Elle était charmante à cheval !

– (2) Et il [= Rodolphe] comprit que son calcul avait été bon lorsque,
entrant dans la salle, il aperçut Emma pâlir.
Elle était seule. Le jour tombait.

Dans ces deux extraits, l’expression du point de vue (« Elle était char-
mante à cheval ! » et « Elle était seule. Le jour tombait ») du personnage
focalisateur, ici Rodolphe, est reportée au paragraphe suivant. Ce change-
ment permet ainsi des effets de sens subtils ; M. Arabyan commente ainsi
l’exemple (1) : il y a « reprise en main par Flaubert, l’auteur s’amusant à
entrer directement en contact avec son lecteur pour l’obliger, faute d’ins-
tance d’énonciation explicite, ou, à défaut, décidable, à prendre en charge
l’énoncé, c’est-à-dire à partager la niaiserie du personnage1. »
Il faut cependant être bien conscient que les usages en matière de décou-
page en paragraphes varient selon les époques. On ne peut donc pas se fier
aux éditions récentes, qui ont tendance à multiplier les paragraphes pour
faciliter la lecture. Si l’on regarde par exemple l’édition de 1598 des Essais
de Michel seigneur de Montaigne (Paris, L’Angelier), on ne voit aucun para-
graphe dans le chapitre I du premier livre. En revanche, dans l’édition Gar-
nier de 1962, ce même chapitre est découpé en 12 paragraphes.

4. LES MARQUEURS D’INTÉGRATION LINÉAIRE

La spatialité du texte ne se manifeste pas seulement à travers ce découpage


en paragraphes qui impose une certaine scansion au parcours de lecture. Il
existe aussi des éléments, les marqueurs d’intégration linéaire, dont la
fonction est de structurer la linéarité du texte, de l’organiser en une suc-
cession de fragments complémentaires qui facilitent le traitement interpré-
tatif2. Ils sont particulièrement précieux pour les descriptions dont, on l’a
vu, la structure hiérarchique contredit la dynamique narrative (voir p. 174).
Ces marqueurs s’inscrivent dans des séries, dont la plus classique est :
d’abord/puis/ ensuite/enfin. Mais il en existe d’autres : d’une part/d’autre
part, soit/soit, parfois/parfois, d’un côté/de l’autre côté, en premier lieu/en
second lieu, etc. Leurs trois valeurs essentielles dans l’organisation spatiale

1. « Analyse de discours et mise en page : Une discrimination inférentielle commandée par


l’alinéa », Modèles linguistiques, XX, 2, 1999, p. 57.
2. Ce terme a été introduit par G. Turco et D. Coltier dans l’article « Des agents doubles de
l’organisation textuelle : les marqueurs d’intégration linéaire », in Pratiques, n° 57, 1988.
272 COHÉRENCE ET COHÉSION

sont l’ouverture (le premier, l’un, en premier lieu…), le relais (le second,
l’autre, en second lieu… ou encore un autre, plusieurs, certains, ensuite, etc.),
la fermeture (enfin, pour terminer, en dernier lieu…). Bien souvent, cette
fonction de balisage de la lecture est recouverte par une autre, ce qui évite
de rendre trop voyante la technique narrative. « D’abord », par exemple joue
souvent son rôle d’intégration linéaire en conservant sa valeur chronolo-
gique. On le voit bien dans cet extrait de Zola, où la description est « natu-
ralisée » (voir p. 176) par sa fusion avec l’action des personnages. Nous
citons le paragraphe complet :
L’escalier, très étroit, un ancien escalier de service, avait trois étages déme-
surés, qu’elle gravit en butant, les jambes cassées et maladroites. Ensuite,
il la prévint qu’ils devaient suivre un long corridor ; et elle s’y engagea
derrière lui, les deux mains filant contre les murs, allant sans fin dans ce
couloir, qui revenait vers la façade, sur le quai. Puis, ce fut de nouveau un
escalier, mais dans le comble celui-là, un étage de marches en bois qui
craquaient, sans rampe, branlantes et raides comme les planches mal
dégrossies d’une échelle de meunier. En haut, le palier était si petit qu’elle
se heurta dans le jeune homme, en train de chercher sa clef. Il ouvrit enfin.
(L’Œuvre, chap. 1.)

Le texte brise la trop grande prévisibilité de l’enchaînement « puis » /


« ensuite » / « enfin » en insérant un « en haut » en troisième position et en
décalant « enfin ». Ce dernier possède à la fois une valeur chronologique
comme terme d’une action (monter des escaliers) et une valeur démarcative
comme marqueur de ponctuation qui signale la fin du parcours de lecture
du paragraphe ; à cela s’ajoute une autre valeur, d’ordre psychologique :
« enfin » marque l’accomplissement de quelque chose d’ardemment désiré,
un soulagement chez le personnage harassé qui est à la source du point de
vue. De cette façon, la fonction d’organisation textuelle est doublement
recouverte : par l’enchaînement des actions et par les sentiments des per-
sonnages. Ces deux aspects sont comme les deux côtés de la même feuille :
les actions racontées coïncident nécessairement avec le parcours de la lec-
ture, le soulagement du personnage est aussi celui du lecteur qui lit le para-
graphe.
Sur ce point, on voit tout ce qui sépare un Zola d’un Balzac, dont le
narrateur ne cherche pas à se masquer derrière l’histoire. C’est le cas dans
la célèbre description de la pension Vauquer au début du Le Père Goriot :
Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant,
rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une des-
cription qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens
La progression thématique 273

pressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vallées pro-


duites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin là règne la misère
sans poésie : une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n’a pas de
fange encore, elle a des taches : si elle n’a ni trous ni haillons, elle va tomber
en pourriture.

Le « enfin » qui conclut la description est pleinement assumé par un


narrateur qui n’hésite pas à inscrire le lecteur dans son récit, voire dans le
processus de lecture. Il commente sa propre énonciation et les éventuelles
réactions du public. Alors que chez Zola la narration s’efforce de s’abriter
derrière l’histoire, ici elle la domine ostensiblement.

5. LA PROGRESSION THÉMATIQUE

La continuité d’un texte résulte d’un équilibre variable entre deux exigences
fondamentales : une exigence de progression et une exigence de répéti-
tion. Le texte doit d’une part se répéter (de façon à ne pas passer du coq à
l’âne), d’autre part intégrer des informations nouvelles (afin de ne pas « faire
du sur place »). La compréhension de la dynamique textuelle implique donc
que soit étudiée la manière dont se réalise cet équilibre, dont s’opère l’inces-
sante transformation des informations nouvelles en informations acquises,
points d’appui pour l’apport de nouveaux éléments.
C’est dans cette perspective qu’ont travaillé un certain nombre de lin-
guistes regroupés sous l’appellation d’« École de Prague ». On citera en
particulier avant la Seconde Guerre mondiale V. Mathesius, et à partir des
années 1960 F. Danes et J. Firbas. Leurs recherches ont surtout porté sur la
progression thématique, c’est-à-dire sur la manière dont les divers groupes
syntaxiques d’une phrase véhiculent deux types d’informations : d’une part
celles qui à une certaine étape du texte sont présentées comme acquises,
données, d’autre part celles qui sont présentées comme nouvelles. Cela
suppose qu’on analyse une phrase non seulement comme une structure
syntaxico-sémantique mais encore comme une structure porteuse d’infor-
mation à l’intérieur d’une certaine dynamique textuelle.
On distingue ainsi deux plans d’analyse : le même élément joue un rôle
sur le plan syntaxique (on parlera par exemple de sujet, de complément
d’objet, d’attribut…) et sur le plan thématique (on parlera dans ce cas de
thème ou de rhème). Le « thème », c’est le groupe qui porte l’information
présentée comme déjà acquise, le « rhème », le groupe qui porte l’informa-
tion présentée comme nouvelle (certains préfèrent parler de focus pour
désigner ce que l’École de Prague nomme « rhème »).
274 COHÉRENCE ET COHÉSION

Dans la phrase :
Paul m’a offert un stylo

placée au début d’un texte, on peut analyser « Paul » comme le thème, le


point de départ, l’élément supposé acquis, et « m’a offert un stylo » comme
le rhème. Une fois introduit dans le texte, le rhème, ou une partie du rhème,
peut devenir thème pour une autre phrase ; on peut continuer en disant par
exemple :
Il ne marche pas bien.

Dans ce cas, le pronom « il », qui reprend le rhème précédent, « un stylo »,


constitue le nouveau thème. Il existe des langues où les phénomènes thé-
matiques portent des marques spécifiques, mais dans une langue comme le
français l’ordre des mots joue un rôle primordial pour la détermination du
thème et du rhème.
Dans les exemples élémentaires que nous venons de donner, le thème
coïncide avec le sujet de la phrase ; mais cette coïncidence n’est pas néces-
saire : la structure syntaxique et la structure thématique sont en droit indé-
pendantes l’une de l’autre. Dans une phrase disloquée à gauche comme :
Paul, je l’ai aperçu hier

c’est « Paul » qui constitue le thème, mais ce n’est pas lui le sujet de la phrase.
Il peut même arriver que le rhème soit l’ensemble de la phrase. Si l’on a la
suite :
Il arrive une drôle d’histoire : Emma est la maîtresse de Léon

eu égard au contexte créé par la première, la seconde phrase (« Emma est


la maîtresse de Léon ») est entièrement rhématique.
Le rhème n’est repérable que dans son contexte. Pour l’identifier, on
recourt habituellement à des tests comme la négation et l’interrogation, qui
peuvent porter sur tel ou tel élément d’une phrase. Par exemple, pour une
phrase comme « La terre est bleue comme une orange », selon qu’elle por-
tera sur bleue (« La terre n’est pas bleue mais rouge comme une orange »)
ou une orange (« La terre n’est pas bleue comme une orange mais comme
une pêche »), la négation mettra en évidence un rhème différent : dans le
premier cas c’est bleue qui sera rhématique et dans le second une orange.
L’interrogation aussi peut faire ressortir l’élément rhématique ; il suffit de
considérer la phrase que l’on étudie comme la réponse à une question : Paul
a embrassé Marie peut être une réponse à diverses questions : « Qu’a fait
Paul ? », « Qui Paul a-t-il embrassé ? »… Le rhème est par définition
La progression thématique 275

l’élément sur lequel porte l’interrogation, et le thème ce que cette interro-


gation présuppose acquis.
Pour certains linguistes, l’opposition thème/rhème est trop abrupte et ne
doit pas être réduite à une opposition entre information « connue » et
information « nouvelle ». Ainsi Firbas a-t-il proposé de distinguer divers
degrés dans le « dynamisme communicatif » : les éléments participent plus
ou moins de la dynamique informative. Au lieu d’une opposition binaire
entre thème et rhème, on aurait alors trois termes : thème/transition/
rhème, la « transition » assurant le passage de l’un à l’autre pôle, sans appar-
tenir unilatéralement à aucun des deux. Le thème et le rhème eux-mêmes
seraient eux-mêmes analysés en thème propre ou rhème propre et en reste
du thème ou reste du rhème. Le « thème propre » serait moins informatif
que le « reste du thème » et le « rhème propre » serait plus informatif que
le « reste du rhème ».
Ce type d’analyse est beaucoup plus souple, on le conçoit, mais beaucoup
plus incertain. Déjà, on a souvent de grandes difficultés à répartir de manière
assurée contenus thématiques et rhématiques, le même énoncé étant pas-
sible de diverses analyses ; les choses se compliquent singulièrement s’il faut
opérer des distinctions encore plus fines. Si le principe de l’analyse de la
progression thématique est indiscutable, dans les faits son maniement est
difficile. Dans le cadre qui est ici le nôtre nous ne pouvons pas entrer dans
le détail. Aussi allons-nous plutôt insister sur l’incidence qu’a la progression
thématique sur l’organisation textuelle.
F. Danes a mis en évidence trois grands types de progression thématique :
1) La progression linéaire, où le rhème de la phrase antérieure devient
le thème de la phrase qui suit, selon le schéma :

Phrase 1 : Th1 → Rh1


Phrase 2 : Th2 (= Rh1) → Rh2
etc.

On peut illustrer ce schéma avec cet extrait :


Je tombai par hasard dans un terrain caché. C’était un grand quadrilatère
nu, entièrement bordé d’une haute futaie de pins et de chênes. Ces arbres
noirs se dressaient sur les quatre côtés du champ, comme une muraille
sévère, à l’abri de qui s’étendait cet espace roux, semé de galets ronds, où
se tordaient de maigres touffes de thym et d’aspic.
(H. Bosco, Le Mas Théotime, Paris, Gallimard, 1952, chap. 12.)
276 COHÉRENCE ET COHÉSION

« Dans un terrain caché » fait partie du rhème 1 ; il est repris comme thème 2
par le pronom c’. « Une haute futaie de pins et de chênes », qui fait partie
du rhème 2, devient dans la phrase suivante le thème 3 (« ces arbres noirs »).
L’identification entre rhèmes et thèmes est dans ce passage assurée par deux
types distincts de reprise anaphorique : une substitution pronominale (« c’ »)
et une substitution lexicale («une haute futaie de pins et de chênes » = « ces
arbres noirs »). Ici la progression linéaire se clôt rapidement, puisque les
fragments de rhèmes « le champ » et « cet espace roux » coïncident avec le
rhème initial « terrain ». Comme si le texte dans sa dynamique « mimait »
la fermeture que son sens rend explicite.
2) La progression à thème constant, la plus élémentaire, reprend le
même élément placé en position thématique :

Phrase 1 : Th1 → Rh1


Phrase 2 : Th1 → Rh2
Phrase 3 : Th1 → Rh3
etc.

Ainsi dans ce texte le thème de la première phrase est repris trois fois
sous une forme pronominale :
Les Bloyé vécurent alors comme des convalescents. Ils retombèrent peu à
peu sur eux-mêmes comme des hommes faibles qui se sont mis en colère,
ils s’abandonnèrent, soudain détendus, après avoir vécu toutes ces années
à leur plus haut degré d’attention et d’angoisse. Ils recomposaient avec
une patience d’animal inférieur leur vie mutilée…
(P. Nizan, Antoine Bloyé, chap. 11.)

3) La progression à thème éclaté est plus complexe. Les divers thèmes


y sont dérivés d’un hyperthème initial, grâce à une relation d’inclusion plus
ou moins lâche. C’est un procédé particulièrement utilisé dans les descrip-
tions, où ce que nous avons appelé le « thème-titre » constitue l’hyperthème.
On a pu le voir dans la description de « l’Assommoir du père Colombe »
(voir p. 175) : le thème de la première phrase est aussi l’hyperthème
(« l’Assommoir du père Colombe ») qui « éclate » en une succession de
sous-thèmes : « l’enseigne », « le comptoir », « la vaste salle ». Il n’est pas
nécessaire que l’hyperthème soit explicité : dans une succession comme « Au
début de son règne… », « peu après… », « en 1867… » c’est l’ensemble de
la vie du souverain qui constitue l’hyperthème implicite.
La progression thématique 277

Ces trois principaux types de progression thématique ne sont que des


schèmes idéaux, qui permettent d’analyser les énoncés effectifs. Les textes
mêlent en effet constamment les trois types d’enchaînement. On le voit dans
cet extrait :
[…] D’un geste d’épouvante, Salomé repousse la terrifiante vision qui la
cloue, immobile, sur les pointes ; ses yeux se dilatent, sa main étreint
convulsivement sa gorge.
Elle est presque nue ; dans l’ardeur de la danse, les voiles se sont défaits,
les brocarts ont croulé ; elle n’est plus vêtue que de matières orfévries et
de minéraux lucides ; un gorgerin lui serre de même qu’un corselet la taille,
et, ainsi qu’une agrafe superbe, un merveilleux joyau darde des éclairs
dans la rainure de ses deux seins ; plus bas, aux hanches, une ceinture
l’entoure, cache le haut de ses cuisses que bat une gigantesque pendeloque
où coule une rivière d’escarboucles et d’émeraudes.
(J.-K. Huysmans, À rebours, 1884, chap. 5.)

Le premier paragraphe progresse par thème éclaté. L’hyperthème


« Salomé » est suivi de deux sous-thèmes (des parties du corps de la jeune
fille) : « ses yeux » et « sa main ». Ce schéma se retrouve juste après : « elle »,
thème en progression constante, reprend « Salomé » et éclate à son tour en
deux sous-thèmes, « les voiles » et « les brocarts ». « Elle » réapparaît en
position de thème dans la phrase suivante, associé au rhème « matières
orfévries et minéraux lucides ». Ce rhème devient thème (progression
linéaire) et éclate en divers sous-thèmes : « un gorgerin », « un merveilleux
joyau », « une ceinture ». La dynamique de cette progression thématique est
donc relativement simple : à l’intérieur d’une progression constante
(« Salomé », « Elle », « Elle »…), viennent s’intercaler deux progressions à
thème éclaté.
On prendra garde à ne pas abstraire la progression thématique des autres
facteurs de la dynamique textuelle. Observons le premier paragraphe de
Vendredi ou les limbes du Pacifique de M. Tournier :
Une vague déferla, courut sur la grève humide et lécha les pieds de Robin-
son qui gisait face contre sable. À demi inconscient encore, il se ramassa
sur lui-même et rampa de quelques mètres vers la plage. Puis il se laissa
rouler sur le dos. Des mouettes noires et blanches tournoyaient en gémis-
sant dans le ciel céruléen où une trame blanchâtre qui s’effilochait vers le
levant était tout ce qui restait de la tempête de la veille. Robinson fit un
effort pour s’asseoir et éprouva aussitôt une douleur fulgurante à l’épaule
gauche. La grève était jonchée de poissons éventrés, de crustacés fracturés
278 COHÉRENCE ET COHÉSION

et de touffes de varech brunâtre, tel qu’il n’en existe qu’à une certaine
profondeur.
(Paris, Gallimard, 1972.)

Le début du texte amorce une progression linéaire : « Robinson », qui fait


partie du rhème de la 1e phrase, devient le thème de la phrase suivante (« À
demi inconscient encore, il se ramassa… ») ; on passe alors à une progres-
sion à thème constant : « Puis il se laissa… » Mais on s’aperçoit que cette
progression est-elle même incluse dans une progression à thème éclaté
(« une vague », « des mouettes noires et blanches », « la grève ») dont
l’hyperthème implicite est le paysage marin. Dans ces conditions, le thème
de la 5e phrase (« Robinson fit… ») marque la poursuite transitoire de la
progression à thème constant.

Une vague… …Robinson… Il se ramassa…


Des mouettes… Il se ramassa… Il se laissa…
La grève… Robinson fit…

À thème éclaté Linéaire À thème constant

Dans ce texte de Tournier, l’entrelacement des types de progression thé-


matique ne gêne pas le lecteur. Le flottement qui pourrait en résulter est en
effet compensé par la répartition des formes de passé simple et d’imparfait :
« des mouettes » et « la grève » figurent dans des phrases à l’imparfait de
second plan, qui expriment le point de vue de Robinson, dont les actions
sont associées au passé simple.

6. LES RELATIONS ANAPHORIQUES :


QUELQUES DISTINCTIONS

Les phénomènes d’anaphore sont une part essentielle des relations qui
assurent la cohésion textuelle. De manière générale, on entend par « ana-
phore » la reprise d’un élément par un autre dans un texte. L’anaphore peut
concerner les adjectifs (« Gentille, Marion le fut »), ou les verbes (« Il rêve
plus que ne le fait son amie »), mais c’est l’anaphore nominale – c’est-à-dire
les reprises d’une unité par un GN ou un pronom – qui constitue, de loin,
le système le plus riche. Pour ne pas trop alourdir l’exposé, c’est elle seule
que l’on considérera ici.
Les relations anaphoriques : quelques distinctions 279

Au sens large, le terme « anaphore » (on dit aussi, plus rarement, endo-
phore) désigne dans un énoncé toute relation de reprise d’un terme (mot,
groupe de mots, phrase, suite de phrases) par un autre, que le terme repris
soit placé avant ou après le terme qui le reprend. Mais au sens strict on
oppose l’anaphore à la cataphore pour distinguer les reprises où le terme
qui reprend suit le terme repris (anaphore) et celles où il le précède (cata-
phore). Il y aura donc anaphore en (1) ou (2) et cataphore en (3) ou (4) :
(1) Luc ne dort pas : il est énervé.
(2) Que Jean ne soit pas venu, je le déplore.
(3) Reconnaissons le fait : rien ne sera plus comme avant.
(4) Jean la regrette, sa voiture.

L’anaphore et la cataphore établissent une relation foncièrement asymé-


trique entre deux éléments, dont l’un a besoin de l’autre ; par exemple dans
l’énoncé :
Paul dit qu’il évite maintenant ses amis. (il = Paul)

le pronom anaphorique il est dépourvu de signifié ; pour lui en assigner un,


on doit le mettre en relation avec un antécédent, en l’occurrence Paul, qui,
lui, est autonome, n’a pas besoin d’un antécédent pour être compris.
La relation « anaphorique » ou « cataphorique » n’implique pas néces-
sairement la coréférence, c’est-à-dire que le terme anaphorisant et le terme
anaphorisé ne désignent pas nécessairement la même chose. En outre, deux
unités peuvent fort bien être coréférentes sans qu’il y ait anaphore ou cata-
phore : par exemple lorsque deux GN réfèrent parallèlement au même indi-
vidu et qu’aucun des deux, pour être interprété, n’a besoin de l’autre ; dans
ce cas, on pourrait les intervertir sans difficulté. Si je lis un texte où se suc-
cèdent « Madame Bovary » et « la maîtresse de Léon Dupuis », ou
« Louis XIV » et « le fils d’Anne d’Autriche », seules des connaissances
d’ordre extralinguistique (en l’occurrence ma familiarité avec le roman de
Flaubert ou l’histoire de France) me permettront d’identifier les deux termes,
le nom propre et la description définie, comme désignant un même indi-
vidu : on ne peut pas parler ici d’anaphore.
Mais cette distinction n’est pas toujours aussi tranchée. On le voit dans
cette fable de La Fontaine, « Le curé et le mort » :
Un mort s’en allait tristement
S’emparer de son dernier gîte.
Un curé s’en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
280 COHÉRENCE ET COHÉSION

[…] Messire Jean Chouart couvait des yeux son mort […]
(Fables VII, 11.)

Ici il y a à la fois anaphore et coréférence stricte entre « un mort » et « ce


mort » : la référence de « ce mort » est en effet établie grâce à un renvoi à
« un mort ». En principe, il en va différemment pour les expressions nomi-
nales « un curé » et « messire Jean Chouart » : elles coréfèrent au même
individu, sans que « messire Jean Chouart » soit linguistiquement une ana-
phore de « un curé ». Tout individu qui sait ce que désigne « Jean Chouart »
accède au référent sans passer par « un curé ». En fait, ce nom propre ne
réfère pas exactement à un individu, comme le feraient des noms propres
tels que « Louis XIV » ou « Julien Sorel ». Il s’agit d’un nom de prêtre inventé
par Rabelais qui était passé en proverbe ; La Fontaine l’emploie ici comme
nom prototypique d’ecclésiastique, activant par là une connivence avec son
lecteur. Dans ce contexte il ne s’agit pas de n’importe quel ecclésiastique
mais de ce curé qui a été évoqué précédemment.
L’anaphore ou la cataphore peuvent reprendre un terme sous trois
dimensions distinctes :
– comme ayant le même référent que lui : « Julien n’est pas arrivé. Il a
été retardé par son père » ;
– comme ayant le même signifié : « Le livre préféré de Julien, c’est une
biographie de Napoléon. Le mien, c’est Le Rouge et le Noir. » Ici c’est le sens
de « livre préféré » qui est anaphorisé, et non le référent (il ne s’agit pas du
même livre) ;
– comme ayant le même signifiant : si l’on dit « "Julien" est un beau
prénom ; il a six lettres », le pronom il ne reprend ni le référent, ni le sens
de fleur mais le mot lui-même.
L’anaphore ou la cataphore qu’on appelle segmentales reprennent une
unité inférieure à la phrase (un groupe nominal ou un adjectif, par exemple).
L’anaphore qu’on appelle résomptive (ou conceptuelle) condense un seg-
ment de texte de taille au moins égale à la phrase. Dans ce début de fable de
La Fontaine :
C’est souvent du hasard que naît l’opinion,
Et c’est l’opinion qui fait toujours la vogue,
Je pourrais fonder ce prologue
Sur gens de tous états […].
(Fables VII, 15, « Les devineresses ».)

« Ce prologue » est une anaphore résomptive des deux premiers vers de la


fable. L’anaphore lexicale résomptive a un effet catégorisant très net : le
fabuliste semble se contenter de condenser les deux premiers vers dans « ce
Répétition et nom propre 281

prologue », alors qu’en réalité c’est lui qui, souverainement, les catégorise
comme « prologue ». Il aurait pu dire tout aussi bien « ces maximes », « cette
croyance », « ce préjugé », etc. Le choix de l’anaphore résomptive impose
ainsi un sens à ce qui précède et oriente de manière décisive la suite du texte.
À côté des reprises totales du référent du groupe nominal, il existe des
reprises partielles : avec certains, plusieurs ou quelques-uns, par exemple,
c’est seulement un sous-ensemble qui est concerné (Julien méprisait les
autres séminaristes. Certains lui semblaient même repoussants).
On entend par chaîne de référence1 l’ensemble des termes qui sont
coréférents dans un texte, c’est-à-dire qui désignent le même référent. Ces
chaînes sont hétérogènes car elles se construisent par des relations anapho-
riques ou par des relations référentielles.
Supposons que dans un texte on dégage une chaîne de référence où
figurent, dans l’ordre, les expressions nominales suivantes : « Un chat » –
« l’animal » – « Sultan » – « le meilleur ami de Jules » – « il ». Ici « l’animal »
et « il » figurent dans cette chaîne sur la base d’une relation anaphorique :
d’une part le pronom « il », d’autre part la relation « un N » – « le N », où le
second N est un hyperonyme du premier. En revanche, le nom propre
« Sultan » et la description définie « le meilleur ami de Jules » figurent dans
la chaîne de référence sur la base d’une relation référentielle : c’est notre
connaissance du monde qui nous permet de les y inscrire.

7. RÉPÉTITION ET NOM PROPRE

La répétition du groupe nominal ou du pronom constitue le cas de reprise


nominale le plus simple. Dans ce cas, on ne peut pas parler d’« anaphore »
car les deux termes sont par nature interchangeables.
Les déictiques je et tu n’ont pas de substitut. C’est aussi le cas des noms
propres : Emma…Emma…Emma. Les noms propres sont depuis long-
temps au centre de grandes controverses logico-philosophiques ; on se
demande en particulier s’ils possèdent ou non un signifié. Ceux qui
défendent l’idée que les noms propres n’ont pas de signifié prolongent la
thèse défendue au xixe siècle par S. Mill, et plus récemment par le philo-
sophe américain S. Kripke2. Pour ce dernier, les noms propres seraient des
désignateurs rigides, c’est-à-dire des éléments qui dans tous les mondes

1. Sur cette notion de « chaîne » voir Francis Corblin, Les Formes de reprise dans le dis-
cours, Presses Universitaires de Rennes, 1995, chap. 6.
2. Trad. fr. La Logique des noms propres, Paris, Éd. de Minuit, 1982.
282 COHÉRENCE ET COHÉSION

possibles désignent nécessairement le même individu. C’est ainsi qu’on peut


imaginer des mondes dans lesquels Julien Sorel ne serait pas l’amant de
Mathilde ou le précepteur des enfants de Monsieur de Rênal, mais dans tous
ces mondes « Julien Sorel » désignerait la même personne. Les noms propres
seraient donc comme des étiquettes fixées sur les objets. Cela les distingue-
rait des descriptions définies, qui sont des désignateurs non rigides : des
descriptions définies comme « l’amant de Mathilde » ou « le précepteur des
enfants de Rênal » réfèrent en effet à un individu à travers une propriété
qui, elle, est contingente : « l’amant de Mathilde » aurait très bien pu être
quelqu’un d’autre que Julien Sorel1.
Nous n’entrerons pas dans cette discussion d’une très grande technicité.
Du point de vue du discours littéraire, le nom propre est à la croisée de
diverses problématiques. En particulier celle de l’onomastique littéraire,
c’est-à-dire de l’interprétation que l’on peut faire du choix des noms propres
dans une œuvre donnée : pourquoi chez Flaubert le mari d’Emma se
nomme-t-il « Bovary » et le petit fonctionnaire ami de Pécuchet « Bouvard »?
On peut également s’intéresser – et cela nous concerne davantage ici – aux
relations qui dans la chaîne textuelle s’établissent entre les noms propres,
en tenant compte du fait qu’il existe plusieurs types de noms propres per-
mettant de désigner un humain : le prénom (« Emma »), le patronyme
(« Coupeau »), le surnom (« Mémé » pour M. de Charlus), le prénom et le
patronyme (« Emma Bovary »), le titre et le patronyme (« le Prince de
Guermantes »)…
Observons cet extrait de roman, où « Jean-Pierre Bloyé » désigne le père
d’Antoine :
Lorsqu’Antoine eux deux ans, son père fut envoyé à Dirinon : il suivait
l’étirement et l’allongement de la ligne de Paris à Brest par la côte sud de
Bretagne (…) Jean-Pierre Bloyé, comme ses camarades de travail, pensait
sans cesse aux régions inaccessibles d’où partaient les ordres qui diri-
geaient son destin (…) Pour Jean-Pierre-Bloyé, pour Antoine plus tard,
Pont-Château fut, entre toutes les villes, la ville du kilomètre quatre cent
quatre-vingt-quatre.
(P. Nizan, Antoine Bloyé, chap. III, 1933, Le Livre de Poche, p. 41.)

1. Pour une synthèse sur la sémantique du nom propre, on peut se reporter au livre de S.
Leroy, Le Nom propre en français, Paris, Ophrys, 2004. Pour une application au texte litté-
raire, voir Seuils du nom propre, N. Laurent et C. Reggiani (éds.), Limoges, Lambert-Lucas,
2017.
Répétition et nom propre 283

Les deux noms propres (« Jean-Pierre Bloyé » et « Antoine ») sont répétés ;


cela serait beaucoup plus difficile s’il s’agissait de descriptions définies telles
que « le père d’Antoine », « le futur ingénieur », etc. Mais ces deux noms
propres n’ont pas le même statut dans la narration. L’expression « Jean-
Pierre Bloyé », qui précise nom et prénom d’état-civil, implique une per-
ception extérieure du personnage ; en revanche, le prénom « Antoine »
marque une empathie (une proximité psychologique) entre le narrateur et
le personnage qui est censée se transmettre au lecteur. Ce n’est pas étonnant
puisque c’est Antoine Bloyé le héros du roman, celui qui lui donne son titre.
Le point remarquable est que cette empathie est le fait du narrateur, et non
d’un autre personnage. Ceux qui ont lu ce roman savent qu’il s’établit effec-
tivement une relation de complicité forte entre le narrateur d’Antoine Bloyé
et son personnage central.
À la différence de ce qui se passe dans les récits classiques, dans la litté-
rature moderne la répétition peut aussi se faire à l’aide de descriptions
définies, qui réfèrent alors de manière rigide au même personnage, un peu
comme le ferait un nom propre :
Est-ce que quelqu’un pouvait faire quelque chose pour lui ?
La femme le dévisageait, ses grands yeux fatigués.
Est-ce que quelqu’un pouvait faire quelque chose pour lui ?
La femme souriait à peine, elle disait : « Bien sûr, chéri, tu peux me payer
à boire ».
(…) Il se mit à parler de lui. A raconter n’importe quoi. Sa femme ses
maîtresses son boulot, comment il était descendu du train.
Et la femme écoutait, rassurante et pesante.
Et la femme acquiesçait, silencieuse, attentive.
(Virginie Despentes, Mordre au travers, Librio, 1999, p. 57.)

Dans ce récit, l’homme rencontre un personnage féminin qui ne reçoit


pas d’autre désignation que « la femme », relayée par des pronoms de
3e personne. Le groupe nominal « la femme » est présenté comme le seul
désignateur adéquat, l’auteur jouant de l’ambiguïté de l’article défini, tantôt
à valeur spécifique (pour désigner un être particulier), tantôt à valeur géné-
rique (pour désigner la catégorie des femmes). C’est une manière de mon-
trer que dans cette situation pour le personnage masculin à la source du
point de vue cette femme n’est pas un être singulier, mais quelqu’un en qui
il ne voit que son appartenance au sexe féminin. Ce point de vue peut aussi
être partagé par la narratrice, si elle présente ces deux personnages comme
des prototypes de leurs sexes respectifs.
284 COHÉRENCE ET COHÉSION

8. LA PRONOMINALISATION

L’anaphore pronominale ne coïncide pas avec la catégorie traditionnelle


des « pronoms », qui mélange, en fait, deux types d’éléments aux propriétés
distinctes : les pronoms substituts (ou pronoms représentants) et les pro-
noms autonomes. Seuls les pronoms « substituts », qui varient générale-
ment en genre et en nombre, sont des anaphores ou des cataphores. Les
pronoms « autonomes » (je, tu, personne, rien, tout...) sont pro-noms en ce
sens qu’ils ont un statut de groupe nominal mais ils n’ont pas besoin d’une
relation anaphorique ou cataphorique pour être interprétés. Certaines uni-
tés peuvent avoir un fonctionnement tantôt de pronom substitut, tantôt de
pronom autonome ; ainsi chacun :
Chacun ne pense qu’à soi (pronom autonome).
Ils revinrent. Chacun portait un sac (pronom substitut).

On notera que les déterminants possessifs de 3e personne constituent des


sortes d’anaphores pronominales : son dans Stendhal aime son héros est
l’équivalent de « de lui ». Mais l’accord en genre et en nombre se fait avec
le nom déterminé et pas avec l’anaphorisé, Stendhal.
L’antécédent d’un pronom représentant n’est pas nécessairement le
groupe nominal le plus proche ; ce peut être une entité que le cotexte dis-
tingue a mis en relief. Dans ce fragment de Léon Bloy
L’odieuse créature qui n’avait jamais aimé personne l’adorait inexplica-
blement, lui appartenait corps et âme, jouissait d’être rossée par lui et
aurait fait calciner sa fille pour lui plaire. Elle n’était humble que devant lui,
ayant gardé avec tous les autres ses anciennes manières d’autruche qui la
faisaient exécrer.
(La Femme pauvre, I, chap. 3.)

en dépit de sa proximité, ce n’est pas « sa fille » qui est l’antécédent de « elle »,


mais « l’odieuse créature », c’est-à-dire l’élément distingué par la dynamique
du passage, qui repose sur une progression à thème constant (voir p. 273).
Observons à présent ces premières lignes d’une nouvelle du romancier J.
de La Varende :
On la trouva toute droite dans l’herbe, couchée la tête contre le sol, et
roidie comme un animal mort. On la crut ivre ou très malade ; mais à
peine l’eut-on touchée qu’elle se releva d’un mouvement de reins qui,
prolongé, atteignant les belles jambes, la mit debout. On vit une grande
L’anaphore lexicale fidèle et infidèle 285

jeune femme inconnue, très haute de corps, membrue et large, sans beauté
de visage, avec un nez kalmouck un peu écrasé [...].
(Jean de La Varende, Terre sauvage, Librairie Générale française, 1969,
p. 197.)

Ici c’est la coréférence entre « la » et « une grande jeune femme inconnue »


qui permet de spécifier un personnage dont on ne connaît au début que
l’appartenance au genre humain et au sexe féminin. En fait, rien ne permet
au lecteur d’être certain qu’« une grande jeune femme inconnue » est le
même individu que « la », sinon le postulat que le texte est cohérent, que
l’auteur respecte certaines normes.

9. L’ANAPHORE LEXICALE FIDÈLE ET INFIDÈLE

Dans les relations anaphoriques lexicales dites fidèles, on reprend la même


unité lexicale en passant du déterminant indéfini aux déterminants défini
ou démonstratif. Le référent du groupe nominal indéfini, par le seul fait
d’avoir été introduit dans le texte, est en effet considéré comme identifié et
peut donc faire l’objet d’une reprise par le + N ou ce + N :
Il y avait dans l’oratoire de la comtesse de Marana un tableau dans le style
dur et sec de Moralès, qui représentait les tourments du purgatoire […]
un ange tendait la main à une âme qui sortait du séjour des douleurs,
tandis qu’à côté de lui un homme âgé, tenant un chapelet dans ses mains
jointes, paraissait prier avec beaucoup de ferveur. Cet homme était le
donataire du tableau, qui l’avait fait faire pour une église de Huesca. Dans
leur révolte, les Morisques mirent le feu à la ville : l’église fut détruite mais,
par miracle, le tableau fut conservé.
(P. Mérimée, Les Âmes du Purgatoire.)

Le texte introduit des entités nouvelles grâce au déterminant un (« un


tableau », « un ange », « une âme », « un homme âgé », « un chapelet », « une
église ») ; il en reprend trois avec le ou ce.
L’anaphore lexicale infidèle, en revanche, implique un changement
d’unité lexicale. On peut en distinguer deux types : a) celui où l’on exploite
une relation sémantique codifiée dans la langue, par exemple en reprenant
« une tulipe » par « la fleur », c’est-à-dire par un hyperonyme ; b) celui où
la relation anaphorique entre deux termes d’un texte n’est pas garantie par
la compétence lexicale ; c’est le cas par exemple dans cette fable :
Un loup, qui commençait d’avoir une petite part
286 COHÉRENCE ET COHÉSION

Aux brebis de son voisinage,


Crut qu’il fallait s’aider de la peau du renard
Et faire un nouveau personnage.
Il s’habille en berger […]
La plupart des brebis dormaient pareillement.
L’hypocrite les laissa faire.
(La Fontaine, Fables III, 3.)

L’anaphore infidèle entre « un loup » et « l’hypocrite » est imposée par cette


histoire singulière. Hors de ce cotexte, on n’aurait aucune raison de voir
dans « l’hypocrite » une désignation du loup.
En revanche, dans cette autre fable :
Un vieillard sur son âne aperçut en passant
Un pré plein d’herbe et fleurissant :
Il y lâche sa bête, et le grison se rue
Au travers de l’herbe menue.
(Fables, VI, 9.)

les deux relations d’anaphore infidèle sont établies grâce au savoir lexical :
« bête » est un hyperonyme et « grison » un synonyme d’« âne ».
Entre ces deux cas extrêmes on trouve des relations qui reposent sur des
stéréotypes, qui ne sont donc ni strictement lexicales ni purement contin-
gentes. Par exemple, en France aujourd’hui l’anaphore infidèle des soldats…
les hommes repose sur un stéréotype : l’armée a recruté un certain nombre
de femmes, mais pour beaucoup le soldat stéréotypique reste un homme.
En revanche, dans le passé l’appartenance des soldats au sexe masculin était
un trait définitoire. On le voit, l’anaphore infidèle implique une certaine
culture.
À côté des anaphores nominales infidèles où les deux termes sont stric-
tement coréférentiels, on trouve aussi un type d’anaphore infidèle extrê-
mement fréquent, dite anaphore associative. Elle utilise uniquement le
déterminant défini et repose sur une relation de tout à partie, au sens le plus
large. Ainsi, dans le passage qui suit, « les colonnes » est une anaphore
associative de « l’église », bien que les deux termes n’aient que partiellement
le même référent (les colonnes sont seulement un constituant de l’église) :
Dans le mystère de son ombre brouillée par la fumée des pluies, elle
[= l’étonnante église] montait de plus en plus claire à mesure qu’elle s’éle-
vait dans le ciel blanc de ses nefs, s’exhaussant comme l’âme qui s’épure
dans une ascension de clarté, lorsqu’elle gravit les vois de la vie mystique.
L’anaphore lexicale fidèle et infidèle 287

Les colonnes accotées filaient en de minces faisceaux, en de fines gerbes,


si frêles qu’on s’attendait à les voir plier au moindre souffle ; et ce n’était
qu’à des hauteurs vertigineuses que ces tiges se courbaient…
(J.-K. Huysmans, La Cathédrale, chap. VI.)

Ici, pour établir l’anaphore entre « les colonnes » et « l’église » il faut


passer par la représentation que l’on se fait communément d’une église
gothique. Avec l’anaphore associative on est à la frontière entre connais-
sance linguistique et connaissance du monde : le lecteur occidental sait
probablement que les églises de ce type reposent sur des piliers. L’anaphore
associative mobilise en effet des relations stéréotypiques : d’une certaine
façon, l’anaphore est donc déjà contenue dans l’antécédent. Mais un lecteur
qui ignorerait que les églises en France (pays où se déroule l’histoire) ont
pour propriété essentielle de posséder des piliers l’apprendrait en se conten-
tant de postuler que le texte est cohérent. Ce genre de postulat de cohérence
permet bien souvent d’enrichir obliquement les connaissances du lecteur.
En revanche, l’anaphorisation infidèle de « les colonnes » par « ces tiges »
ne se fonde pas sur une association, mais sur une anaphore infidèle qui
recatégorise le référent (voir p. 288) : l’on a affaire à une métaphore végétale,
qui passe par la prise en compte par le lecteur d’un certain nombre de sèmes
communs à colonne et à tige.
L’anaphore associative sollicite fortement la coopération du destinataire,
qui doit découvrir de quelle totalité les groupes nominaux définis sont une
partie stéréotypique. C’est particulièrement net quand on se trouve au début
d’un chapitre ou d’une section du récit, comme c’est le cas dans ce passage :
Le pavé se dérobait sous les pneus. Les arroseurs, qui travaillent avant
l’aurore, délayaient le crottin dans de vastes épanchements d’eau. Un
dérapage succédait à une secousse. Parfois les roues fendaient une flaque.
On croyait entendre une bête qui boit.
Bénin était heureux. Les cahots le réjouissaient. Car il connaissait ainsi
l’élasticité des bandages, la résistance du cadre, la souplesse de la selle, la
dureté de son propre fondement.
(Jules Romains, Les Copains, Nouvelle Revue Française, 1922, p. 75 ; c’est
nous qui soulignons.)

Pour comprendre un tel texte, le lecteur doit le référer au monde qu’il


évoque (le roman a été publié en 1913) et activer les totalités dont font partie
les divers groupes définis. Les désignateurs « les roues », « les bandages »,
« le cadre », « la selle », « les pneus » sont des parties du vélo, qui n’est jamais
nommé. « Le pavé », « le crottin » sont des parties de la rue, qui elle non
plus n’est pas nommée. « Les arroseurs » désigne un actant du scénario du
288 COHÉRENCE ET COHÉSION

nettoyage des rues au petit matin ; quant à « les cahots », il renvoie au


scénario de la promenade à vélo dans une ville, scénario qui domine
l’ensemble de la scène.

10. UN DÉBUT DE RÉCIT

En matière d’anaphore, les débuts de récit sont particulièrement intéres-


sants. Le narrateur, pour mettre en place son univers de fiction, doit en effet
introduire un certain nombre d’éléments nouveaux dans l’univers de savoir
du lecteur. Considérons les premières lignes du Chef-d’œuvre inconnu de
Balzac (1845) :
Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune
homme dont le vêtement était de mince apparence, se promenait devant
la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins, à Paris. Après avoir
longtemps marché dans cette rue avec l’irrésolution d’un amant qui n’ose
se présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu’elle soit, il finit
par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître François Porbus
était en son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme
occupée à balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les
degrés, et s’arrêta de marche en marche, comme quelque courtisan de
fraîche date, inquiet de l’accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en
haut de la vis, il demeura un moment sur le palier, incertain s’il prendrait
le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l’atelier où travaillait sans doute
le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens par Marie de Médicis […].
Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le pauvre
néophyte ne serait pas entré chez le peintre auquel nous devons l’admirable
portrait de Henri IV, sans un secours extraordinaire que lui envoya le
hasard.

Ce texte mobilise divers types de reprise par les groupes nominaux. On


distinguera trois ensembles :
– les anaphores fidèles (« un jeune homme dont… apparence » → « le
jeune homme », ou « la porte d’une maison » → « cette porte ») qui
reprennent au moins la tête d’un groupe antécédent ;
– les anaphores lexicales infidèles (« un jeune homme » → « le pauvre
néophyte ») ;
– la coréférence entre des descriptions définies (« le peintre de Henri
IV … » et « le peintre auquel nous devons… »).
Un début de récit 289

« Le pauvre néophyte » est un bon exemple d’anaphore infidèle garantie


par la seule dynamique du texte, imposée par l’énonciateur. Ce qui permet,
en effet, de désigner de cette façon le personnage, c’est l’ensemble de la
présentation qui a été faite dans les lignes précédentes. En construisant peu
à peu l’image d’un personnage timide et démuni, le narrateur s’est donné
le droit d’employer un adjectif subjectif de sens détrimentaire, pauvre, qui
caractérise à travers une énonciation singulière (voir p. 111), et de l’asso-
cier à néophyte. Il en allait de même dans l’exemple de La Fontaine un peu
plus haut (voir p. 285), où « un loup » était repris par « l’hypocrite » : c’est
le déroulement de l’intrigue qui donne sa validité à cette reprise.
La coréférence entre « maître François Porbus » et les deux descriptions
définies (« le peintre de Henri IV… », « le peintre auquel… ») s’appuie non
seulement sur un savoir encyclopédique, mais aussi sur les conventions
romanesques et, plus largement, sur la présomption que le texte est cohérent.
Comment, en effet, le lecteur peut-il savoir que le désignateur rigide « Fran-
çois Porbus » désigne la même personne que ces deux descriptions défi-
nies ? Par ses connaissances historiques, peut-être, mais on voit bien qu’en
fait elles ne sont pas requises : ce personnage pourrait fort bien n’avoir
jamais existé. Le lecteur identifiera plutôt le nom propre et les descriptions
en se fondant sur le pacte implicite qui lie le romancier classique et son
lecteur. Ce dernier sait que le narrateur est censé donner les informations
requises pour la compréhension du texte et il sait que le narrateur le sait :
sur cette base tacite, il pensera qu’il n’y a aucun piège, que les descriptions
réfèrent au seul individu saillant dans le cotexte, à savoir l’homme que veut
visiter le personnage. On saisit ici à quel point sont liées les contraintes
générales de cohérence textuelle et les règles d’un genre de discours, en
l’occurrence le roman historique au xixe siècle. Le romancier se livre à un
jeu subtil : pour instruire de manière détournée son lecteur, il feint de croire
que ce dernier est un bon connaisseur de l’histoire de l’art. Plutôt que de
produire une monographie sur Porbus, il en fournit les éléments essentiels
dans les descriptions définies (« le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens
par Marie de Médicis » et « le peintre auquel nous devons l’admirable por-
trait de Henri IV ») et laisse au lecteur le soin de les associer au nom propre
que sélectionne pour lui le cotexte.
Le dernier groupe nominal défini « l’admirable portrait de Henri IV » ne
constitue pas une description qui permette d’identifier le tableau en ques-
tion : admirable n’est pas une propriété classifiante (voir p. 109) qui per-
mettrait de sélectionner un référent et un seul (on peut penser qu’il n’y a
pas qu’un seul portrait d’Henri IV). Il ne s’agit pas non plus d’une anaphore,
puisque ce portrait n’a pas été introduit dans les lignes qui précèdent ; il
s’agit plutôt d’une connivence : comme si le lecteur, chose hautement
290 COHÉRENCE ET COHÉSION

improbable, était censé penser au même objet que le narrateur. Par l’article
défini le lecteur est appelé à viser un et un seul référent, le portrait sur lequel
le romancier attire son attention. Ce dernier intègre imaginairement son
lecteur dans la sphère des amateurs cultivés (cf. le « nous devons » qui
matérialise cette communauté construite par le texte). La présence de
l’adjectif affectif admirable renforce cette connivence : cet amateur qu’est le
lecteur idéal est à la fois un érudit et un esthète.
La séparation entre la fonction désignative et la dimension interlocutive
apparaît donc artificielle : désigner, c’est désigner ensemble, partager une
énonciation. On a déjà pu s’en rendre compte quand nous avons évoqué la
« double temporalité narrative » (supra, p. 148) qui permet de repérer cer-
tains déictiques par rapport à la scène de lecture.

11. LA REPRISE IMMÉDIATE

Le texte de Balzac mêle les anaphores nominales en le N et en ce N. Cette


liberté de choix que la langue laisse aux locuteurs n’a pas manqué d’inté-
resser les linguistes, qui se sont demandé à quels principes peut bien obéir
la concurrence entre ces deux formes. On a souvent noté la difficulté qu’il
y a à employer le + N si ce groupe nominal est placé juste après l’introduction
d’un référent nouveau dans l’univers de discours :
Un voyageur fit son apparition. Ce (*le) voyageur intrigua notre héros.

En réalité, ce n’est pas seulement une question de proximité. Au début


du Petit Chaperon rouge l’auteur, Charles Perrault, emploie « cette bonne
femme » pour reprendre « sa mère-grand », placé juste avant, mais il aurait
aussi bien pu employer « la bonne femme ».
Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu’on eût su voir ;
sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme
lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on
l’appelait le Petit chaperon rouge.

L’emploi du défini est ici possible parce que la phrase précédente a introduit
deux personnages et qu’il faut en sélectionner un parmi les deux candidats
possibles. Comme le nom composé « bonne femme » s’applique plutôt à
une femme d’un certain âge, le lecteur de l’époque trouve sans difficulté son
référent.
Dans les premières lignes de « La belle au bois dormant » aussi il y a deux
candidats possibles à la reprise (le roi et la reine) ; pourtant « cette Reine »
La reprise immédiate 291

serait très difficile. On peut penser que cela tient au fait que « la Reine » n’est
pas à proximité immédiate de « un Roi et une Reine ».
Il était une fois un Roi et une Reine, qui étaient si fâchés de n’avoir point
d’enfants, si fâchés qu’on ne saurait dire. Ils allèrent à toutes les eaux du
monde ; vœux, pèlerinages, menues dévotions, tout fut mis en œuvre, et
rien n’y faisait. Enfin pourtant la Reine devint grosse, et accoucha d’une
fille.

Ces phénomènes peuvent s’expliquer si l’on comprend que le défini et le


démonstratif n’opèrent pas la reprise nominale de la même manière. Le
défini met en contraste au moins deux noms de signifiés distincts, alors que
le démonstratif met directement en relief un élément sans impliquer un
contraste. En ce sens, le démonstratif garde ici sa valeur déictique, il montre
en quelque sorte du doigt la coréférence entre deux groupes nominaux dont
le premier est physiquement perceptible dans le contexte. Ainsi, dans la
description de l’église par Huysmans (voir p. 286), si l’on remplaçait « ces
tiges » par « les tiges » la coréférence avec « les colonnes » deviendrait plus
incertaine : ce serait au lecteur de reconstituer une relation métaphorique
qui, grâce à ces, est imposée par le narrateur. Cette mise en relation directe
par le démonstratif explique que les anaphores en ce N soient en général
matériellement proches du terme anaphorisé.
Il reste néanmoins à expliquer que l’on puisse également rencontrer des
reprises immédiates par le avec un seul antécédent possible : « Il était une
fois un roi très cruel qui aimait la chasse. Le roi avait deux fils… » Pour
G. Kleiber1, quand on utilise l’article défini, on vise un objet présupposé
unique (ou multiple au pluriel) en s’appuyant sur un ensemble de « cir-
constances » qui justifient la désignation de cet objet. C’est au lecteur de
chercher les raisons pour lesquelles ce défini peut viser un objet unique.
Dans le cas d’une reprise anaphorique avec le, la « circonstance » permettant
de désigner l’objet n’est autre que la phrase contenant la première men-
tion de un + Nom. Le défini saisit donc indirectement le référent en tant que
vérifiant telle propriété. En revanche, le démonstratif opère une saisie
immédiate, liant le groupe nominal avec un élément présent dans la situa-
tion d’énonciation.
On aura sans doute remarqué que dans l’exemple précédent le nom est
affecté de propriétés : « un roi très cruel qui aimait la chasse ». De même,
après Il était une fois une reine on dira difficilement la reine… et l’on

1. « Pour une explication du paradoxe de la reprise immédiate », Langue française, n° 72,


1986.
292 COHÉRENCE ET COHÉSION

préférera cette reine… Maintenant, si l’on ajoute des déterminations à la


première occurrence (par exemple « une reine très avare qui avait deux
filles »), on utilisera plus volontiers la reine. Ainsi, dans cette version du
début de cet autre conte de Charles Perrault, La Barbe bleue, on a affaire à
une reprise par ce, mais le aurait également été possible :
Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la
campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie et des
carrosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avait la barbe bleue.

L’impossibilité de reprendre immédiatement une reine par la reine quand


le premier terme est sans propriétés qui le déterminent tient au fait que la
simple affirmation de l’existence d’un objet ne suffit pas pour fournir les
circonstances qui permettent de l’individualiser. En ajoutant des relatives
à « un homme », le texte de Perrault lui donne des propriétés qui permettent
de le saisir indirectement et de mettre la seconde phrase dans le prolonge-
ment de la première. En employant cet le texte de Perrault désigne directe-
ment le référent de un homme, indépendamment de toute autre
considération ; en employant l’homme il aurait saisi le référent tel qu’il est
introduit par la première phrase, soulignant ainsi davantage l’enchaînement
entre les deux parties de ce début de conte.
Dès lors, on comprend que le démonstratif soit préféré quand il s’agit
de connecter matériellement deux termes. Dans :
Un lièvre en son gîte songeait
(Car que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?)
Dans un profond ennui ce lièvre se plongeait.
(La Fontaine, Fables, II, 14.)

le démonstratif renforce la continuité du texte par-dessus la rupture qu’a


introduite la parenthèse du second vers : le narrateur indique au lecteur
qu’il parle bien du même lièvre. Cet emploi de ce est caractéristique du
conteur oral, il permet de renforcer la connivence avec le lecteur.
Outre son lien étroit avec la subjectivité énonciative, le déterminant
démonstratif, à la différence de l’anaphore par l’article défini, introduit une
discontinuité.
– Elle peut permette de détacher un élément du texte. Comme dans cet
exemple :
Mes cheveux sont lourds, souples, douloureux, une masse cuivrée qui
m’arrive aux reins. On dit souvent que c’est ce que j’ai de plus beau et moi
Démonstratifs insolites et mémoriels 293

j’entends que ça signifie que je ne suis pas belle. Ces cheveux remar-
quables, je les ferai couper à vingt-trois ans à Paris.
(Marguerite Duras, L’Amant, Éd. de Minuit, p. 24.)

Le démonstratif crée une discontinuité, il focalise l’attention sur les cheveux,


et cette focalisation est justifiée indirectement par « remarquables ». L’article
défini aurait été impossible ici car il aurait au contraire maintenu la conti-
nuité.
– Elle permet aussi de recatégoriser, de donner un point de vue différent
sur un objet déjà introduit dans la mémoire du lecteur :
Messire Jean Chouart couvrait des yeux son mort,
Comme si l’on eût dû lui ravir ce trésor.
(La Fontaine, Fables, VII, 11.)

La reprise de « son mort » par « ce trésor » impose une recatégorisation


surprenante, qui montre au lecteur le scandale qu’entend dénoncer la fable :
pour le curé la mort est perçue comme une affaire qui rapporte.
Dans cet extrait de Peau d’Âne, on peut mettre en contraste ces deux
types d’emploi de la reprise par le déterminant démonstratif :
Cependant l’infante entra dans une belle ville, à la porte de laquelle était
une métairie dont la fermière avait besoin d’une souillon pour laver les
torchons et nettoyer les dindons et l’auge des cochons. Cette femme,
voyant cette voyageuse si malpropre, lui proposa d’entrer chez elle.
(Contes de fées, Hachette, 1896, p. 110.)

« Cette femme » permet de détacher un nouveau thème, isolé en tête de


phrase ; auparavant, c’était l’infante. En revanche, l’anaphore lexicale « cette
voyageuse si malpropre » reprend moins « l’infante » qu’elle ne montre quel
regard la fermière porte sur la jeune fille, un regard qui recatégorise en
personnage « si malpropre » jusque-là présenté par le récit comme la fille
du roi.

12. DÉMONSTRATIFS INSOLITES ET MÉMORIELS

Le ce ne sert pas seulement à reprendre un élément du cotexte antérieur. Il


fonctionne aussi dans de nombreux textes littéraires pour désigner de
294 COHÉRENCE ET COHÉSION

manière insolite1 un référent qui n’a pas été introduit dans le texte. Ainsi
dans cette ouverture de roman :
Il leur avait semblé à tous les trois que c’était une bonne idée d’acheter ce
cheval. Même si cela ne devait servir qu’à payer les cigarettes de Joseph.
(Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique, 1950, Gallimard.)

Cet emploi d’un « démonstratif d’ouverture » semble anormal puisqu’il n’y


a pas d’antécédent, et, plus généralement, aucun moyen d’identifier le cheval
en question. Le lecteur est obligé de trouver un centre déictique (= une
conscience à laquelle on peut attribuer les marques de subjectivité dans un
texte à la non-personne), bien qu’il ne dispose guère d’informations pour
le faire. Un tel emploi du démonstratif a pour effet de créer une empathie
du lecteur à l’égard de ce centre déictique, empathie beaucoup plus forte
qu’avec un simple article défini, tout en retardant l’accès du lecteur au réfé-
rent et, plus largement, la mise en place de l’univers fictif2.
La narration classique répugne à ce type d’emploi du démonstratif. Elle
préfère exploiter l’effet d’empathie associé au démonstratif en donnant en
même temps au lecteur les moyens d’identifier plus ou moins précisément
le référent : en particulier en ajoutant au nom des expansions (un adjectif,
un groupe prépositionnel, une phrase) qui lui attribuent des propriétés
identifiantes.
– Il peut s’agir d’une généralisation à partir de cas particuliers, comme
dans cet exemple :
Les personnes qui sont là tous les jours assises sur des chaises […] lais-
saient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire particulier aux
gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques, moqueuses ou compa-
tissantes, mais qui, pour animer le visage du Parisien, blasé sur tous les
spectacles possibles, exigent de hautes curiosités vivantes.
(Balzac, Le Cousin Pons, Œuvres complètes, Paris,
Houssiaux, tome 17, p. 380.)

Grâce aux nombreuses propriétés ainsi associées au nom, l’auteur caracté-


rise un objet particulier (en l’occurrence le sourire de certaines personnes
en un certain lieu), tout en le présentant comme exemplaire d’une classe

1. C’est M.-N. Gary-Prieur et M. Noailly qui ont parlé de « démonstratifs insolites » (Poé-
tique, 105, 1996, p. 111-121.)
2. Sur cette question des démonstratifs d’ouverture dans les romans on peut consulter
l’article de G. Philippe : « Les démonstratifs et le statut énonciatif des textes de fiction :
l’exemple des ouvertures de roman » (Langue française n°120, 1998, p. 51-65).
Anaphore et texte littéraire 295

qu’il reconstruit. L’empathie ici prend la forme d’une connivence culturelle,


du partage d’un univers de stéréotypes. En réalité, le narrateur ne fait que
feindre de s’appuyer sur un savoir antérieur : c’est souvent l’énonciation qui
le construit.
– Il peut s’agir de l’évocation d’une expérience personnelle : le centre
déictique est ici un personnage bien identifié ; le recours au démonstratif
provoque une empathie forte, le lecteur ayant l’impression d’accéder aux
référents à travers la conscience de ce personnage :
Avant de s’endormir, il a pensé à sa solitude, à ce temps de Gaubert et de
Mamèche. Puis il a pensé avec ardeur à la Mamèche elle-même. Si elle avait
été plus jeune.
(J. Giono, Regain, chap. IV.)

Ici, le ce ne permet pas de caractériser précisément un référent, mais fait


partager au lecteur une expérience familière au personnage.
Ces emplois du démonstratif relèvent de ce que les linguistes appellent
la référence mémorielle : « La référence à un objet extra-discursif (exopho-
rique) non physiquement présent, présent seulement à la mémoire du locu-
teur, et éventuellement de son allocutaire (présupposition d’un vécu
commun)1. »

13. ANAPHORE ET TEXTE LITTÉRAIRE

C’est en considérant les œuvres littéraires dans leur économie propre que
l’on peut comprendre dans quel sens elles exploitent les déterminants
démonstratifs. Le fait que Balzac, par exemple, fasse un usage abondant du
ce mémoriel peut être rapporté à son esthétique : extraire le général du
particulier d’un personnage, raconter une histoire tout en délivrant un
savoir sur les mœurs, c'est le projet de La Comédie humaine. Mais ce procédé
participe aussi de sa scène narrative : ce type d’emploi du démonstratif per-
met de manifester la supériorité du narrateur sans écraser le lecteur : on fait
comme si ce référent lui était déjà familier, tout en lui fournissant les moyens

1. T. Fraser et A. Joly, 1979, Le système de la deixis. Esquisse d’une théorie d’expression en


anglais, dans Modèles linguistiques, I, 2, p. 134. Pour une synthèse sur l’exophore mémo-
rielle et une application à la littérature, voir M.-J. Béguelin, « L’usage des SN démonstratifs
dans les Fables de La Fontaine », Langue française, 120, p. 95-109, et E. Lombardero, « For-
mes et enjeux de l’exophore mémorielle dans les Contes de La Fontaine », dans N. Laurent
et C. Reggiani (éds.), Seuils du nom propre, Limoges, Lambert-Lucas, p. 35-56.
296 COHÉRENCE ET COHÉSION

de le construire. De cette façon, le lecteur est posé à la fois comme alter ego
et comme élève du narrateur.
À l’inverse, l’emploi de déterminants « insolites » est caractéristique
d’une certaine littérature narrative moderne, qui a tendance à exiger beau-
coup de travail de son lecteur, à rendre plus problématique l’univers fictif
qu’elle construit. Cet univers n’est pas supposé avoir la consistance et la
plénitude de celui de la réalité commune, mais être radicalement lacunaire
ou flou.
Mais le même auteur, selon les œuvres, peut faire un emploi très différent
des chaînes de référence. On peut en prendre la mesure en comparant deux
extraits de romans de Flaubert, Salammbô et L’Éducation sentimentale.
Dans les deux cas il s’agit, au début du récit, d’introduire le personnage
féminin central :
[…] Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du
milieu s’ouvrit, et une femme, la fille d’Hamilcar elle-même, couverte de
vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui
longeait obliquement le premier étage, puis le second, le troisième, et elle
s’arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l’escalier des galères. Immobile
et la tête basse, elle regardait les soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théories d’hommes
pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur
leurs pieds. Ils n’avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils.
Dans leurs mains étincelantes d’anneaux, ils portaient d’énormes lyres et
chantaient tous, d’une voix aiguë, un hymne à la divinité de Carthage.
C’étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait
souvent dans sa maison.
(Salammbô, 1862, chapitre I, Paris, Louis Conard, 1910, p. 13.)

On a affaire à un roman historique de facture classique, qui introduit


progressivement les informations. Le personnage est présenté un peu
comme par la caméra d’un film peplum qui, avant de passer aux détails,
cadre celui ou celle qui s’avance dans le décor. Salammbô est d’abord « une
femme » et c’est l’apposition « la fille d’Hamilcar » qui permet de l’identifier.
En plaçant un groupe nominal en apposition à un autre, on impose ipso
facto leur coréférence comme un rappel, de manière en quelque sorte laté-
rale, sans avoir à l’expliciter. Le lecteur étant supposé savoir qui est Hamilcar,
le repérage doit se faire immédiatement. « Une femme » est repris par une
série d’anaphores pronominales (« elle… »), puis apparaît le nom propre
« Salammbô ». Le lecteur peut établir la coréférence entre ce nom et « la fille
d’Hamilcar » par deux voies : a) sur la base du cotexte : comme il est dit
Anaphore et texte littéraire 297

qu’une certaine Salammbô appelle souvent les prêtres dans sa maison et que
ces prêtres se trouvent précisément à côté de la fille d’Hamilcar dans le palais
de ce dernier, le lecteur est amené à en inférer que Salammbô et la fille
d’Hamilcar sont la même personne ; b) en s’appuyant sur les conventions
de la narration classique : le narrateur n’est pas censé introduire des noms
propres sans les associer immédiatement à une caractérisation, fût-elle
minimale. Dans ces conditions, le lecteur lie immédiatement ce nom propre
isolé au personnage féminin encore anonyme.
Ce type de présentation qui inscrit le personnage nouveau dans un espace
préalablement balisé convient bien à un roman historique, dans lequel le
narrateur domine le monde qu’il décrit. Il en va tout autrement au début
de L’Éducation sentimentale.
Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea
deux chasseurs avec leurs chiens.
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu d’un banc, toute seule ; ou du moins il ne dis-
tingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En
même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les
épaules ; et quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient
au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses
grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureuse-
ment l’ovale de sa figure.
(L’Ėducation sentimentale (1869), chapitre I,
Librairie Charpentier, 1891, p. 7.)

Le texte fait surgir la femme à travers les seuls yeux de Frédéric. Au lieu
de la faire apparaître à l’intérieur d’un espace balisé, il en fait une « appari-
tion », qui rompt la continuité textuelle. Le narrateur enfreint les usages de
la narration canonique, puisque l’inconnue est nommée « elle » sans que ce
pronom anaphorise un désignateur antérieur. Mais dans l’univers roma-
nesque créé par ce roman, « elle » constitue en un sens le véritable nom de
la femme aimée. Le pronom sans antécédent n’est pas ici un procédé d’anti-
cipation, dans l’attente du nom propre qui viendra le saturer : il fonctionne
lui-même comme une sorte de nom propre. Deux paragraphes plus loin, le
texte parle du sentiment éprouvé par Frédéric devant « elle » comme d’« une
curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites ».
L’un des avantages majeurs d’un pronom comme elle, c’est précisément
de rompre toute limite en faisant en quelque sorte coïncider l’universel et
le particulier. Hors contexte, elle n’a pas d’autre contenu sémantique que
298 COHÉRENCE ET COHÉSION

d’être féminin et singulier, de pouvoir ainsi désigner toute femme. Utilisé


dans ce roman de Flaubert comme désignateur rigide, « elle » réfère à une
femme singulière qui pour le héros est aussi la Femme par excellence. À cela
s’ajoute l’incomplétude de la pronominalisation : même employé dans le
roman comme nom propre, elle demeure par nature un terme sémantique-
ment non saturé, qui ouvre la recherche du Nom qui pourrait le fixer. Les
deux aspects convergent, justifiant le caractère sans limite du sentiment
d’un héros auquel est prescrite une quête, une « éducation sentimentale »
interminable. Cette absence de limites résulte ainsi de la limite sur laquelle
se trouve ce personnage : introduite comme « une apparition », elle se trouve
entre l’humain et le céleste, le singulier et l’universel, le nommable et le non-
nommable, l’accessible et l’inaccessible, etc.
Cette valeur originale du pronom est confirmée par l’ensemble du roman,
où ce personnage n’est désigné que de deux manières : « elle » et, moins
souvent, « madame Arnoux ». F. Corblin a remarqué1 que L’Éducation sen-
timentale n’utilisait pas de groupe nominal défini (par exemple « la jeune
femme », « la maîtresse de maison », etc.) pour la désigner. C’est là un
phénomène révélateur : avec « elle » la femme n’est pas appréhendée à tra-
vers des propriétés contingentes ou un point de vue particulier, mais comme
une sorte de pure essence, saisie absolument. Ce que confirme le choix de
l’autre désignation, « madame Arnoux », qui n’est pas une description défi-
nie mais une étiquette sociale : c’est ainsi qu’on l’appelle, et il est contingent
que cette femme soit l’épouse d’Arnoux ; le roman insiste d’ailleurs conti-
nuellement sur l’absence de tout lien affectif entre les deux époux.
Chez Flaubert, cet usage singulier du pronom contribue en outre à ins-
tituer cet univers textuel idéalement homogène dont parlait Proust (voir
supra, p. 232). Au même titre que l’imparfait ou le discours indirect libre,
l’absence de descriptions définies, la constante réitération du elle assure le
« défilement » du « grand Trottoir roulant » de son style, son « hermétique
continuité ».

14. COHÉRENCE ET LITTÉRATURE

Les œuvres littéraires bénéficient d’une réception « protégée » de la part de


leur public, c’est-à-dire que les lecteurs sont disposés à produire des efforts
pour surmonter les incohérences apparentes des textes. En fait, bien souvent
un déficit de cohésion peut être compensé sur un autre plan d’organisation
textuelle.

1. F. Corblin, « Les désignateurs dans les romans », in Poétique, n° 54, 1983, p. 199-211.
Cohérence et littérature 299

Considérons par exemple le début du Chasseur Gracchus de Kafka1, dont


nous avons numéroté les phrases :
(1) Deux enfants étaient assis sur un mur du quai et jouaient aux dés. (2)
Un homme lisait son journal sur les marches d’un monument, dans
l’ombre du héros qui brandissait son sabre. (3) Une fille à la fontaine
remplissait d’eau son seau. (4) Un marchand de fruits était couché près
de sa marchandise et promenait ses regards sur le lac. (5) Au fond d’un
cabaret on voyait par la porte béante et les fenêtres grandes ouvertes deux
hommes devant du vin […].

Il n’y a ni progression thématique évidente ni thème titre explicite, ni


anaphores lexicales ou pronominales. D’une phrase à l’autre, il semble qu’il
y ait discontinuité. Pourtant, bien que la cohésion pose problème, le lecteur
n’a pas le sentiment qu’il y a ici incohérence. Il va en effet dégager une cohé-
rence en supposant par exemple que ces notations décrivent un même lieu
et convergent vers un spectateur implicite (dont la présence affleure dis-
crètement en (5) : « on voyait… »). En outre, il peut s’appuyer sur la série
des parallélismes syntaxico-sémantiques qui donnent une forte unité à
l’ensemble :
– Les quatre premières phrases sont organisées de manière identique :
des groupes nominaux sujets non définis et désignant des humains, suivis
d’un groupe verbal.
– Chacune des phrases comporte un élément circonstanciel de lieu
introduit par une préposition.
– Le texte ne comporte aucune subordination, mais deux coordinations
en et dont les positions se répondent :

(1) Groupe nominal-groupe verbal et groupe-verbal.


(2) Phrase simple.
(3) Phrase simple.
(4) Groupe nominal-groupe verbal et groupe-verbal.

Le lecteur est ainsi amené à établir des parallélismes entre les diverses
phrases, qui forment alors par leur signifiant une sorte de strophe. On
retrouve en effet les ressources de la poésie qui, selon la célèbre formule de
Jakobson, tend à « projeter le principe d’équivalence de l’axe de la sélection

1. Nous avons légèrement modifié la traduction d’A. Vialatte (Kakfa, Œuvres complètes,
Gallimard, La Pléiade, tome II, p. 452) pour serrer de plus près le texte original.
300 COHÉRENCE ET COHÉSION

sur l’axe de la combinaison », c’est-à-dire à instituer des réseaux d’équiva-


lences qui subvertissent la linéarité du discours.
C’est en vertu du même principe que l’on peut conférer une cohérence
à ce début de poème d’Apollinaire :
Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée
Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venue on dirait des asticots dont
naîtraient les étoiles
Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour
[…].

Cette séquence semble de prime abord décousue. Mais les symétries


qu’imposent le découpage en vers et le Il y a précédant des groupes nomi-
naux indéfinis incitent à placer vaisseau, saucisse et sous-marin dans un
même paradigme et donc à interpréter saucisses comme « ballon d’obser-
vation militaire », et non comme un aliment. Cela dit, comme il s’agit de
poésie moderne, le lecteur n’est pas surpris que ce soit l’organisation syn-
taxique des vers qui impose sa cohérence au texte. Un texte poétique clas-
sique se soumettrait aux normes usuelles de cohésion textuelle.

15. ROMAN ET POÉSIE

En faisant intervenir la différence entre poésie et roman ou nouvelle, nous


mettons le doigt sur un problème qu’on ne peut ignorer mais que nous nous
contenterons d’évoquer : le rôle que joue le genre de texte dans l’interpré-
tation des désignateurs. Quand on a affaire à un roman ou une nouvelle, le
lecteur a besoin d’ancrer les référents dans un univers qui, certes, est fictif
mais qui contient des êtres et des relations comparables à ceux du monde
ordinaire. Par exemple, confronté dans un texte à un groupe nominal tel
que « cette femme », il va se demander si cette désignation en reprend une
autre (relation anaphorique) ou s’il s’agit d’une femme qui est vue par un
personnage (relation déictique), voire par le narrateur, ou encore s’il s’agit
d’une référence mémorielle.
Mais les choses peuvent se présenter différemment en poésie. Ainsi dans
ces débuts de deux poèmes du xixe siècle :
(1) L’ÎLOT
Venant on ne sait d’où, la rivière aux flots calmes
Semble arrêter son cours au pied de l’ilot vert,
Tandis que sur son sein planent les larges palmes
Du pâle nénuphar au calice entr’ouvert […].
Roman et poésie 301

(2) L’ĖTANG
L’étang, comme un roi fainéant,
Laisse, le soir, dans la verdure
Flotter ses dentelles d’eau pure ;
Dans les arbres s’endort le vent […].
(Émile Du Tiers, Jours perdus, 1891, Niort, L. Clouzot,
p. 23 et p. 28 ; c’est nous qui soulignons.)

Bien que les deux textes semblent désigner un îlot, un étang ou une rivière
particuliers, le lecteur familier de la poésie ne va pas se demander, quand il
lit les groupes nominaux définis « la rivière », « l’îlot vert » (1) ou « l’étang »
(2) si on a déjà parlé de ces objets, si un personnage est en train de les
regarder, s’il s’agit d’une anaphore associative, etc. Il va spontanément y
voir non des référents singuliers que des personnages rencontreraient dans
une histoire, mais des sortes d’essences qu’on trouve dans les textes où
domine la modalité poétique : la rivière, l’îlot, l’étang stéréotypiques. Il en
va de même, par exemple, pour le recueil d’Apollinaire Le Bestiaire ou Cor-
tège d’Orphée (1911), qui consacre une série de 59 très courts poèmes à
divers animaux : « Le chat », « Le lion », « Le poulpe », « Le dauphin »… Il
ne s’agit pas de désigner des animaux particuliers ni des animaux tels que
peut les appréhender un zoologiste, mais d’évoquer une catégorie stéréo-
typique, une représentation de tel ou tel animal fixée par la mémoire col-
lective.
Analyses

1. UNE PROGRESSION THÉMATIQUE

En 1726 un jeune homme de Normandie, appelé M. de la Tour, après avoir


sollicité en vain du service en France et des secours dans sa famille, se
détermina à venir dans cette île pour y chercher fortune. Il avait avec lui
une jeune femme qu’il aimait beaucoup et dont il était également aimé.
Elle était d’une ancienne et riche maison de sa province ; mais il l’avait
épousée en secret et sans dot, parce que les parents de sa femme s’étaient
opposés à son mariage, attendu qu’il n’était pas gentilhomme. Il la laissa
au Port Louis de cette île, et il s’embarqua pour Madagascar dans l’espé-
rance d’y acheter quelques Noirs, et de revenir promptement ici former
une habitation. Il débarqua à Madagascar vers la mauvaise saison qui
commence à la mi-octobre ; et peu de temps après son arrivée il y mourut
des fièvres pestilentielles qui y règnent pendant six mois de l’année, et qui
empêcheront toujours les nations européennes d’y faire des établisse-
ments fixes. Les effets qu’il avait emportés avec lui furent dispersés après
sa mort, comme il arrive ordinairement à ceux qui meurent hors de leur
patrie. Sa femme, restée à l’Île de France, se trouva veuve, enceinte, et
n’ayant pour tout bien au monde qu’une négresse, dans un pays où elle
n’avait ni crédit ni recommandation. Ne voulant rien solliciter auprès
d’aucun homme après la mort de celui qu’elle avait uniquement aimé, son
malheur lui donna du courage. Elle résolut de cultiver avec son esclave un
petit coin de terre, afin de se procurer de quoi vivre.
(Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1787.)

Le texte s’ouvre par une progression à thème constant : « En 1726 un jeune


homme…/Il avait avec lui… » C’est « le jeune homme » qui constitue le
thème. La phrase 3 amorce une progression linéaire ; en effet, c’est une partie
du rhème de la phrase 2 (« une jeune femme qu’il… ») qui est devenu le
thème de cette phrase 3 (« Elle était… »). On revient ensuite à la progression
à thème constant centrée sur le jeune homme :
– « il l’avait épousée… »
Anaphore nominale et intrigue 303

– « il la laissa… »
– « il s’embarqua… »
– « Il débarqua… »
– « il y mourut… »
– « les effets qu’il avait emportés avec lui furent dispersés… »
À partir de « sa femme », c’est l’épouse qui redevient le thème, à l’intérieur
d’une autre progression à thème constant :
– « sa femme, restée… »
– son malheur lui donna…
– « elle résolut de cultiver… »

En résumé, ce texte repose sur l’enchevêtrement de deux progressions à


thème constant, dont le lien est assuré par une courte progression linéaire.
Le passage de l’une à l’autre est assuré par le groupe nominal « sa femme » :
le déterminant sa constitue une sorte de variante pronominale de il, mais il
est inséré dans un GN (« sa femme ») qui implique un changement de thème.
Dans les deux progressions, tout ne repose pas sur la simple répétition ;
dans la première « les effets qu’il avait emportés avec lui » et dans la seconde
« son malheur » assurent la permanence du thème, mais par l’inclusion
d’une forme pronominale (il, son) à l’intérieur d’un GN qui réfère à une
partie (en un sens lâche) des personnages.

2. ANAPHORE NOMINALE ET INTRIGUE

Dans cette fable, les reprises nominales (répétition, anaphore pronominale,


anaphore lexicale fidèle et infidèle) sont en relation avec l’intrigue elle-
même.
Le cheval et l’âne
1 En ce monde il se faut l’un l’autre secourir :
Si ton voisin vient à mourir,
C’est sur toi que le fardeau tombe.
Un âne accompagnait un cheval peu courtois,
5 Celui-ci ne portait que son simple harnois,
Et le pauvre baudet si chargé qu’il succombe.
Il pria le cheval de l’aider quelque peu :
Autrement il mourrait avant que d’être à la ville.
« La prière, dit-il, n’en est pas incivile :
10 Moitié de ce fardeau ne vous sera qu’un jeu. »
Le cheval refusa, fit une pétarade ;
304 ANALYSES

Tant qu’il vit sous le faix mourir son camarade,


Et reconnut qu’il avait tort.
Du baudet, en cette aventure,
15 On lui fit porter la voiture,
Et la peau par-dessus encor.
(VI, 16.)

Pour l’anaphore nominale on distingue trois ensembles :


– les pronominalisations : celui-ci (v. 5), il (v. 6), Il (v. 7), l’ (v. 7), il (v. 8),
il (v. 9), il (v. 12), il (v. 13), lui (v. 15). À la différence des pronoms il/le/lui,
qui ne font qu’anaphoriser un groupe nominal antérieur dont ils portent
les marques de genre et de nombre, celui-ci, par sa valeur déictique, montre
l’anaphorisé comme une entité matériellement présente dans le cotexte
antérieur : ainsi le -ci permet-il de sélectionner le groupe nominal le plus
proche (en l’occurrence un cheval) ;
– l’anaphore nominale fidèle : on ne rencontre dans cette fable qu’une
seule série d’anaphores fidèles : un cheval (v. 4)… le cheval (v. 7)… le cheval
(v. 11) ;
– l’anaphore nominale infidèle : une seule chaîne également : un âne
(v. 4)… le pauvre baudet (v. 6)… son camarade (v. 12)… le baudet (v. 14).
On peut distinguer deux types de reprises :
• âne… baudet, qui repose sur le savoir lexical des lecteurs (il s’agit de
termes synonymes, mais qui n’ont pas les mêmes aires d’emploi) ;
• âne… son camarade, où la description définie (son camarade = le
camarade du cheval) s’appuie sur le savoir construit par la dynamique
de cette histoire-ci : on pourrait imaginer d’autres histoires, où l’âne ne
serait pas un « camarade » du cheval.
L’auteur a soigneusement séparé ces deux chaînes anaphoriques. Après
avoir, au vers 4, présenté les deux protagonistes de manière symétrique
(« Un âne accompagnait un cheval peu courtois »), il affecte l’anaphore fidèle
au cheval et réserve l’anaphore infidèle à l’âne. Ainsi, alors que la désignation
du cheval reste fixe et n’est l’objet d’aucun investissement subjectif, l’âne est
anaphorisé par des noms qui ont une charge évaluative (pauvre, baudet,
camarade).
Cette dissymétrie semble avoir une triple fonction :
– elle clarifie la narration en associant chaque registre anaphorique à un
personnage distinct ;
– elle déséquilibre le récit au profit de l’âne, la victime ;
– elle « mime » l’histoire : le cheval qui fait l’objet d’une anaphore inva-
riable est présenté comme l’obstiné qui refuse le changement. L’âne, dont
l’anaphore nominale est variée, voit sa situation évoluer au fil du récit.
Débuts de romans et chaînes de référence 305

3. DÉBUTS DE ROMANS ET CHAÎNES DE RÉFÉRENCE

On a vu que les débuts de roman constituent des passages stratégiques en


matière d’anaphore textuelle. Mais l’anaphoriation varie en fonction des
époques et des courants littéraires. En comparant les débuts de romans
conçus à des époques différentes (La Princesse de Clèves de Mme de La
Fayette, Le Contrat de mariage de Balzac et La Vie tranquille de Marguerite
Duras), on peut saisir les divergences et les continuités entre les esthétiques
de ces œuvres. Pour cela on peut relever et analyser les chaînes de référence
des différents personnages, en les mettant en relation avec l’embrayage des
textes et le titre de ces trois romans.

Mme de La Fayette : La Princesse de Clèves (1678)

La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant


d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. Ce prince
était galant, bien fait et amoureux ; quoique sa passion pour Diane de
Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans,
elle n’en était pas moins violente, et il n’en donnait pas des témoignages
moins éclatants.
Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il
en faisait une de ses plus grandes occupations. C’étaient tous les jours des
parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues ou de
semblables divertissements ; les couleurs et les chiffres de Mme de Valen-
tinois paraissaient partout, et elle paraissait elle-même avec tous les ajus-
tements que pouvait avoir Mlle de La Marck, sa petite-fille, qui était alors
à marier.
La présence de la reine autorisait la sienne. Cette princesse était belle,
quoiqu’elle eût passé la première jeunesse ; elle aimait la grandeur, la
magnificence et les plaisirs. Le roi l’avait épousée lorsqu’il était encore duc
d’Orléans, et qu’il avait pour aîné le dauphin, qui mourut à Tournon,
prince que sa naissance et ses grandes qualités destinaient à remplir
dignement la place du roi François premier, son père.

Chaînes de référence des personnages :


– Henri second – ce prince – sa (passion) – il – il – il – ses (plus grandes
occupations) – le roi – il – il ;
– Diane de Poitiers – duchesse de Valentinois – Mme de Valentinois –
elle – elle-même – sa (petite-fille) – la sienne ;
306 ANALYSES

– Mlle de La Marck – sa petite-fille ;


– la reine – cette princesse – elle – elle – l’ ;
– le dauphin – qui – prince – que – sa (naissance) – son (père) ;
– le roi François premier – son père.

Dans la chaîne de référence la plus importante, celle du roi Henri II, on


trouve successivement un nom propre, une anaphore lexicale infidèle avec
ce, une série d’anaphores pronominales, une anaphore lexicale infidèle –
« le roi », deux anaphores pronominales. La réussite de sa désignation est
assurée par des liens solides : l’introduction de « France » sert de repère et
de décor pour interpréter le nom propre « Henri second » puisqu’il indique
dans quelle lignée se place cet Henri. Les deux anaphores infidèles sont des
titres : « ce prince », « le roi », qui n’appellent aucun autre savoir de la part
du lecteur, une fois qu’il a identifié Henri second comme le roi de France.
L’emploi de ce s’explique par le phénomène de reprise immédiate, confor-
mément à l’usage. En revanche, la description définie « le roi » anaphorise
un antécédent lointain (« Henri second »). L’identification de cet antécédent
est facile, car le lecteur est censé savoir qu’à un moment donné il n’y a qu’un
seul monarque en France. Si, par extraordinaire, il ne le savait pas, il pourrait
néanmoins identifier son référent en présumant que le texte est cohérent :
sauf indication contraire, le narrateur n’est pas censé parler d’un autre roi
que celui introduit plus haut.
La chaîne de référence de « la reine » ne contient pas de nom propre. Le
personnage est désigné par sa fonction, en s’appuyant sur le présupposé
qu’il n’y a qu’une seule reine en France, l’épouse du roi. On peut parler ici
d’anaphore associative : le lecteur sait que la monarchie française possède,
à titre de composants, un roi, une reine, un dauphin, un palais royal, etc.
En revanche, « cette princesse » est une anaphore lexicale infidèle, fondée
sur l’hyperonymie, avec reprise immédiate par ce ; la référence est à nouveau
assurée par le titre. Au couple « Henri second »/« ce prince » répond donc
le couple « la reine »/« cette princesse ».
Comme pour la reine, pour « le dauphin » on peut parler d’anaphore
associative : à un moment donné cette fonction de la monarchie est elle aussi
assurée par un seul individu. Pour la coréférence avec « prince », placé juste
après, la syntaxe de l’apposition rend inutile l’emploi de ce : par nature un
GN en apposition est posé comme coréférent de son antécédent.
Ces personnages royaux se distinguent des deux autres : Diane de Poitiers
et sa petite- fille, qui sont introduites par leur nom propre (« Diane de Poi-
tiers », « Mlle de La Marck »). Mais ces noms propres sont immédiatement
complétés par des GN coréférents en apposition, qui facilitent
Débuts de romans et chaînes de référence 307

l’identification : Diane de Poitiers est associée à un titre de noblesse


(« duchesse de Valentinois »), et Mlle de La Marck à une place dans la
filiation (« sa petite-fille »). L’anaphorisation lexicale de Diane de Poitiers
se fait par « Mme de Valentinois », qui répète « duchesse de Valentinois »,
pour peu que le lecteur sache que l’usage est d’appeler « Madame » une
duchesse : un tel savoir était assuré pour le lecteur du xviie siècle, mais il
ne l’est pas aujourd’hui.

Balzac : Le Contrat de mariage (1835)

Monsieur de Manerville le père était un bon gentilhomme normand bien


connu du maréchal de Richelieu, qui lui fit épouser une des plus riches
héritières de Bordeaux dans le temps que le vieux duc y alla trôner en sa
qualité de gouverneur de Guyenne. Le Normand vendit les terres qu’il
possédait en Bessin et se fit Gascon, séduit par la beauté du château de
Lanstrac, délicieux séjour qui appartenait à sa femme. Dans les derniers
jours du règne de Louis XV, il acheta la charge de major des Gardes de la
Porte, et vécut jusqu’en 1813, après avoir fort heureusement traversé la
Révolution. Voici comment. Il alla vers la fin de l’année 1790 à la Marti-
nique où sa femme avait des intérêts, et confia la gestion de ses biens de
Gascogne à un honnête clerc de notaire, appelé Mathias, qui donnait alors
dans les idées nouvelles. A son retour, le comte de Manerville trouva ses
propriétés intactes et profitablement gérées. Ce savoir-faire était un fruit
produit par le greffe du Gascon sur le Normand. Madame de Manerville
mourut en 1810. Instruit de l’importance de ses intérêts par les dissipa-
tions de sa jeunesse et, comme beaucoup de vieillards, leur accordant plus
de place qu’ils n’en ont dans la vie, monsieur de Manerville devint pro-
gressivement économe, avare et ladre. Sans songer que l’avarice des pères
prépare la prodigalité des enfants, il ne donna presque rien à son fils,
encore que ce fût un fils unique.
Paul de Manerville, revenu vers la fin de l’année 1810 du collège de Ven-
dôme...

Comme celui de La Princesse de Clèves, le narrateur du Contrat de


mariage introduit ses personnages fictifs dans un réseau de noms propres
attestés dans l’Histoire ; il les met tous sur le même plan et feint de ne les
distinguer que sur l’axe d’une plus ou moins grande notoriété. Ainsi, les
deux noms propres historiques (« Louis XV » et « le maréchal de Riche-
lieu »), qui sont censés faire partie du savoir encyclopédique du lecteur,
servent de point de repère pour des personnages inventés : repérage dans
308 ANALYSES

le temps (« le règne de Louis XV ») et par une relation personnelle (Maner-


ville est « bien connu du maréchal de Richelieu »). Diverses chaînes de
référence sont mises en place :

– chaîne de Manerville père : Monsieur de Manerville le père – lui – le


Normand – il – sa (femme) – il – il – sa (femme) – le comte de Manerville
– ses (propriétés) – le Gascon – le Normand – ses (intérêts) – ses (biens) –
sa (jeunesse) – monsieur de Manerville – il – son (fils).
– chaîne de l’épouse : une des plus riches héritières de Bordeaux – sa
femme – sa femme – madame de Manerville
– chaîne du clerc : un honnête clerc de notaire – qui
– chaîne du fils : son fils – Paul de Manerville
– chaîne de Richelieu : le maréchal de Richelieu – le vieux duc

« Monsieur de Manerville le père » ouvre le roman et le paragraphe. C’est


par rapport à lui que sont introduits les autres personnages, qui sont carac-
térisés uniquement par leurs fonctions sociales : le protecteur (Richelieu),
l’épouse, le clerc de notaire, le fils. Le patronyme « Manerville » est ici insé-
parable d’une inscription sociale ; cette première désignation associe en
effet le nom propre avec un appellatif réservé aux notables (« monsieur »)
et une position dans la filiation (« le père »). Dans cette chaîne, les anaphores
pronominales sont nombreuses ; qu’il s’agisse de déterminants possessifs
ou de pronoms personnels de 3e personne. Quant aux anaphores lexicales
infidèles, elles s’appuient sur des informations données par le texte même :
« le Normand » renvoie à une propriété explicitée plus haut (« un bon gen-
tilhomme normand ») et « le Gascon » renvoie à « se fit Gascon ». Quant
aux deux autres désignations nominales, elles sont coréférentielles de
« Monsieur de Manerville le père » sans passer par une relation anapho-
rique : « le comte de Manerville » se contente de préciser le titre du per-
sonnage et « monsieur de Manerville » est une répétition pure et simple de
la désignation initiale. On le voit, cette chaîne donne la primauté au statut
social, associant position dans le lignage et origine géographique (renforcée
par la connotation normande du patronyme « Manerville »).
Trois des quatre désignations de l’épouse sont fondées sur la relation à
son mari, qu’il s’agisse d’une anaphore lexicale infidèle (« sa femme », deux
fois) ou d’un nom propre qui reprend le patronyme de l’époux (« Madame
de Manerville »). Quant à la première mention, à déterminant indéfini
(« une des plus riches héritières de Bordeaux »), elle situe le personnage
dans le marché matrimonial local, c’est-à-dire par rapport à un mari poten-
tiel.
Débuts de romans et chaînes de référence 309

Le clerc de notaire est introduit comme « un honnête clerc de notaire » :


au statut professionnel s’ajoute donc une caractérisation morale. Mais cette
« honnêteté » n’est pas une qualité qui l’individualise, elle relève des qualités
professionnelles (un bon notaire est un notaire honnête). Elle possède en
outre une valeur fonctionnelle dans l’économie de ce récit, qui est dominé
par la figure du notaire : c’est lui qui a sauvé la fortune du père, c’est lui,
protagoniste essentiel du Contrat de mariage, qui s’efforcera de préserver
celle du fils.
L’anaphore infidèle « le vieux duc » relève aussi de cette logique de dési-
gnation par le statut social ; mais, à la différence des autres, elle suppose un
savoir encyclopédique extérieur au texte : le lecteur de 1835 est censé savoir
que ce maréchal de Richelieu (mort en 1788), personnage historique bien
connu à l’époque, possède le titre de duc. Mais un tel savoir est aisément
inférable du contexte par un lecteur moins cultivé, qui est en droit de pos-
tuler que le texte n’introduit pas de description définie dont la référence ne
soit pas récupérable dans le cotexte.

On peut comparer ce début de récit à celui de La Princesse de Clèves. Dans


ce dernier roman le système de reprises est d’une remarquable solidité
puisqu’à partir de la figure du Roi sont introduits sa maîtresse, la petite-fille
de sa maîtresse, son frère et sa femme. Les chaînes de référence s’appuient
sur les relations familiales ; quant aux anaphores infidèles, elles sont toutes
liées à des statuts dans le réseau du pouvoir : « roi », « prince », « reine »,
« dauphin ». Dans Le Contrat de mariage, où tout s’organise aussi à partir
d’une figure paternelle, celle du comte de Manerville, il en va de même : les
coréférences mobilisent uniquement des relations familiales, des statuts
(titre, profession) et des appartenances géographiques. Dans un cas comme
dans l’autre, on commence par fixer une figure de père à partir de laquelle
on articule une constellation de personnages définis par leur position sur
l’échiquier social.
M. Duras : La Vie tranquille (1944)

Jérôme est reparti cassé en deux vers les Bugues. J’ai rejoint Nicolas qui,
tout de suite après la bataille, s’était affalé sur le talus du chemin de fer. Je
me suis assise à côté de lui, mais je crois qu’il ne s’en est même pas aperçu.
Il a suivi Jérôme des yeux jusqu’au point où le chemin est caché par les bois.
À ce moment-là Nicolas s’est levé précipitamment et nous avons couru
pour rattraper notre oncle. Dès que nous l’avons revu, nous avons ralenti
notre allure. Nous marchions à une vingtaine de mètres derrière lui à la
même lenteur que lui.
310 ANALYSES

Nicolas était tout en sueur. Ses cheveux étaient collés et tombaient en


mèches sur son visage ; sa poitrine marquée de taches rouges et violettes
haletait. De ses aisselles coulait la sueur, en gouttes, le long de ses bras. Il
ne cessait d’examiner Jérôme avec une attention extraordinaire. Au-delà
du dos fermé de mon oncle, Nicolas a sûrement entrevu à ce moment-là
tout ce qui suivrait.
Le chemin monte fort jusqu’aux Bugues. Jérôme, de temps en temps,
s’adossait au talus, replié sur lui-même, les deux mains pressées sur son
flanc.

Dans ce texte, on repère trois actants humains : Jérôme, Nicolas et la


narratrice intradiégétique (c’est-à-dire personnage de l’histoire), présente
à travers le « je » :

– Jérôme : Jérôme – Jérôme – notre oncle – l’ – lui – lui – Jérôme – mon


oncle – Jérôme – lui-même – son (flanc)
– Nicolas : Nicolas – lui – il – il – Nicolas – Nicolas – ses (cheveux) – son
(visage) – sa (poitrine) – ses (aisselles) – ses (bras) – il – Nicolas
– La narratrice : j’ – je – je – nous (je + Nicolas) – notre (oncle) – nous
– nous – notre (allure) – nous – mon (oncle)

Chose remarquable, ce texte ne comporte pas d’anaphores lexicales ; les


expressions « mon/notre oncle » sont bien coréférentes de « Jérôme », mais
ne constituent pas des anaphores. Elles ont la narratrice pour repère ; en
outre, « Jérôme » et « mon/notre oncle » pourraient être intervertis. Quant
aux noms propres, ils sont réduits au seul prénom, dénomination qui a pour
caractéristique d’être réservée à l’intimité, alors que titres ou patronymes
(« Madame de Valentinois », « le comte de Manerville »...) situent les per-
sonnages dans l’espace social. Il y a une tension entre la mise au même
niveau qu’implique l’emploi du prénom et la dénivellation que suppose la
différence de génération : « Jérôme » est coréférent de « notre oncle ». On
est loin du réseau généalogique strictement ordonné de Mme de La Fayette
ou de Balzac.
La dynamique du texte est celle d’un dévoilement progressif : d’abord
sont donnés les trois protagonistes (dans l’ordre : « Jérôme », « Je », « Nico-
las ») ; dans un second temps la désignation « notre oncle » permet au lecteur
d’inférer que Jérôme est l’oncle de « je » et de « Nicolas », sans que l’on sache
exactement à quel titre, ni quel est le lien entre la narratrice et Nicolas. Le
sexe de la narratrice n’est indiqué que de manière oblique, grâce à une
marque de féminin sur « assise », au début de la troisième phrase.
Débuts de romans et chaînes de référence 311

Au lieu de recourir à une série d’anaphores lexicales qui enrichiraient


progressivement le savoir sur le nom propre, le texte se contente de répéter
obstinément les prénoms, le « je » et les pronoms de 3e personne. La seule
exception est « notre oncle ». Le souci, qui caractérise l’économie narrative
classique, de camper un décor et des acteurs saisis par un regard extérieur
à l’intrigue passe ici nettement au second plan. Les personnages sont nom-
més comme la narratrice les nomme dans son intériorité et non tels que les
nommerait, en utilisant des catégories sociales partagées, un narrateur qui
raconterait à un étranger une histoire déjà achevée. S’il n’y avait pas « mon/
notre oncle », l’indétermination serait totale. Mais cette désignation d’ordre
familial ne sert pas seulement à fixer le personnage dans l’arbre généalo-
gique, elle permet aussi de l’opposer au groupe que forment le « nous »
(« notre oncle ») constitué par Nicolas et la narratrice. Cette opposition fait
écho à la « bataille » entre Nicolas et Jérôme évoquée au tout début et au fait
que Jérôme s’éloigne de « Nicolas » et de « je ».
La confrontation des trois textes révèle une similitude profonde, à deux
siècles de distance, entre La Princesse de Clèves et Le Contrat de mariage,
qui contrastent tous deux avec le texte de Marguerite Duras. Dans les deux
premiers textes, les désignations obéissent à une économie narrative stricte
qui s’appuie sur des cadres politiques, généalogiques, historiques préétablis.
Ces deux romans organisent leurs chaînes de référence autour de la figure
initiale du roi ou du père ; tous deux définissent les personnages par leurs
statuts sociaux et familiaux.
La Vie tranquille suit une démarche inverse : mis sur le même plan que
le « je » indéterminé de la narratrice intradiégétique, les personnages sont
réduits à des prénoms sans ancrage particulier dans une hiérarchie sociale,
une ethnie ou une région. Le récit commence par lancer ces prénoms, dont
il n’éclaire ensuite que partiellement le référent ; les statuts, l’origine géo-
graphique ne jouent aucun rôle.
Cette divergence entre les deux types de chaînage de référence peut être
mise en relation avec l’embrayage du texte. Les textes de Mme de La Fayette
et de Balzac sont au passé simple et à la non-personne, tandis que celui de
M. Duras s’organise autour du « je » et du passé composé. Cela ne veut pas
dire pour autant qu’avec Marguerite Duras on ait affaire à un texte qui
relèverait du plan embrayé ; en fait, le système de repérages spatiaux et
temporels ne recourt pas à des éléments déictiques, mais à des repères
cotextuels (par exemple, et à deux reprises, « à ce moment-là ») ou absolus
(« les Bugues »). La substitution du passé simple au passé composé au
début de La Vie tranquille n’altérerait pas ce système de narration qui
n’implique pas une relation avec un tu ni un repérage par rapport à la situa-
tion d’énonciation. En fait, le choix du passé composé semble surtout
312 ANALYSES

donner une couleur énonciative particulière au récit : il ne met pas en scène


un JE qui serait un des personnages d’une histoire posée comme dissociée
de la situation d’énonciation, mais il implique, un peu comme L’Étranger
de Camus, un énonciateur qui ne s’objective pas complètement en person-
nage. Phénomène lié à un mode de désignation où la narratrice, au lieu
d’inscrire les protagonistes dans un réseau social préétabli, les présente
comme immergés dans un monde familier qui va peu à peu s’éclairer pour
le lecteur.
Les titres des œuvres sont significatifs à cet égard. La Princesse de Clèves
définit l’héroïne par son lieu d’inscription dans les réseaux sociaux ; elle est
située grâce au patronyme et au titre de noblesse de son époux. Quant au
Contrat de mariage, il met en relation deux lignages à travers un acte notarié.
Les deux œuvres s’organisent d’ailleurs autour du contrat de mariage : en
termes de patrimoine chez Balzac, en termes moraux chez Mme de La
Fayette, dont l’héroïne résiste à la tentation de l’adultère. Ces œuvres du
« contrat de mariage » sont liées à une économie narrative du « contrat
romanesque » traditionnel où la lecture est rigoureusement balisée par un
savoir historique et un réseau de statuts sociaux et de valeurs attachées à ces
statuts. Le narrateur, étranger à l’histoire, installe un cadre univoque pour
une histoire dont les enjeux indissociablement personnels et sociaux sont
immédiatement lisibles par le lecteur.
Dans La Vie tranquille rien de tel. Le titre ne réfère pas à un personnage,
comme La Princesse de Clèves, ni à un épisode autour duquel s’organise
l’œuvre, comme Le Contrat de mariage, mais à une énigmatique évaluation
de l’existence : pour quel(s) personnage(s) la vie est-elle « tranquille » ?
D’emblée, le titre impose un tout autre contrat de lecture : là où Mme de La
Fayette et Balzac indiquaient clairement le thème du récit, Marguerite Duras
déroute le lecteur, l’obligeant à établir lui-même la pertinence du titre. Dans
ce texte de 1944, on est cependant loin des expériences du Nouveau Roman
des années 1950-1960 : on a davantage affaire à un assouplissement des
règles de la narration traditionnelle qu’à leur mise en cause radicale.
CHAPITRE 12

Connecteurs
argumentatifs

1 L’ARGUMENTATION 4 « CAR », « PARCE QUE »,


LINGUISTIQUE « PUISQUE »
2 LES EMPLOIS CANONIQUES 5 UNE INTERJECTION
DE « MAIS » RHÉTORIQUE : « QUOI ! »

3 « EH BIEN »

Dans le chapitre précédent, parmi les unités lexicales qui contribuent à la


cohésion textuelle nous avons mis l’accent sur ce qui touche à la référence,
en particulier l’anaphore. Mais il existe d’autres mots qui jouent un rôle
important pour assurer le lien entre les phrases : les connecteurs (ensuite,
mais, en somme…), qui permettent de lier des unités du texte (propositions,
phrases, suites de phrases). Ils ont une valeur instructionnelle, c’est-à-dire
que leur sens est à concevoir comme des instructions données au co-
énonciateur pour qu’il construise une certaine relation entre les unités du
texte qu’ils relient. Il existe diverses classes de connecteurs ; nous avons vu
par exemple quel rôle jouent ceux que nous avons appelés des « marqueurs
d’intégration linéaire » (voir p. 271). Les plus importants sont indéniable-
ment les connecteurs argumentatifs, qui, comme leur nom l’indique, visent
à faire accepter certaines conclusions par le co-énonciateur.

1. L’ARGUMENTATION LINGUISTIQUE

Les courants pragmatiques, en plaçant au centre de leur perspective les


stratégies des participants de l’interaction verbale, ont naturellement réac-
tivé l’intérêt pour l’argumentation, forme d’action privilégiée sur autrui qui
passe par le discours.
314 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

À côté de théories de l’argumentation qui, dans le prolongement de la


rhétorique antique, envisagent l’ensemble de la situation de communica-
tion1, il existe des travaux qui se focalisent seulement sur les ressources
qu’offre le système de la langue à cet effet, et en particulier les connecteurs.
Le linguiste O. Ducrot a beaucoup contribué à leur étude2. Dans sa pro-
blématique, argumenter c’est « présenter un énoncé E1 (ou un ensemble
d’énoncés) comme destiné en faire admettre un autre (ou un ensemble
d’autres) E2 » à un interlocuteur. Le verbe « présenter » a ici une importance :
l’énonciateur qui argumente ne dit pas E1 pour que le destinataire pense E2,
mais il présente E1 comme devant normalement amener son interlocuteur
à conclure E2 ; il cherche donc à imposer un certain cadre à l’intérieur
duquel l’énoncé E1 doit conduire à conclure E2.
Une telle définition est cependant insuffisante pour mettre en évidence
ce qu’a de particulier l’argumentation qui s’exerce à travers la langue. Le
point décisif est qu’il existe des contraintes spécifiquement linguistiques
pour présenter un énoncé comme un argument en faveur d’un autre. Consi-
dérons ces deux énoncés :
(1) Jean n’a pas vu tous les films de Godard
(2) Paul a vu quelques films de Godard

D’un point de vue strictement informatif, il est tout à fait possible que
Jean ait vu beaucoup plus de films de Godard que Paul. Pourtant, et c’est là
l’élément crucial, d’un point de vue argumentatif il apparaît une divergence
inattendue entre (1) et (2) : (1) est orienté vers une conclusion « négative »
(par exemple « Il ne pourra pas écrire cet article »), tandis que (2) permet
d’enchaîner sur une conclusion « positive » (par exemple « Il pourra en
parler dans notre émission »). On le voit, la structure linguistique (en
l’occurrence le fait d’employer ne... pas tous ou quelques) contraint

1. En français, l’ouvrage le plus connu est le Traité de l’argumentation. La nouvelle rhéto-


rique (Bruxelles, nouvelle édition 1970), de Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca. On
consultera, plus récemment, L’Argumentation dans le discours, de R. Amossy (A. Colin,
2006) et Argumentation. Analyser textes et discours, de M. Doury (A. Colin, 2016). Voir
aussi le Dictionnaire de l’argumentation : Une introduction aux études d’argumentation, de
C. Plantin (Lyon, ENS éditions, 2016).
2. Le livre qui a fait connaître cette problématique est un ouvrage collectif dirigé par Ducrot
(Les Mots du discours, Éd. de Minuit, 1980). Par la suite on signalera l’ouvrage de J.-
C. Anscombre et O. Ducrot, L’Argumentation dans la langue, Liège, Mardaga, 1983. Ces
recherches se placent dans le prolongement des recherches en pragmatique linguistique
que Ducrot mène depuis la fin des années 1960 (cf. O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Principes
de sémantique linguistique, Paris, Hermann, 1972).
L’argumentation linguistique 315

l’argumentation, et ceci indépendamment de l’information proprement dite


véhiculée par les énoncés. On est ici fort loin des démonstrations de type
logico-mathématique.
Parmi les faits linguistiques pertinents pour l’étude de l’argumentation,
l’attention des linguistes a été immédiatement attirée sur les connecteurs.
Dire que parmi ces unités beaucoup ont une valeur argumentative ne signi-
fie pas qu’ils ont cette valeur dans tous leurs emplois, ni même que ce soit
leur valeur fondamentale. On connaît par exemple la valeur argumenta-
tive de donc (« Il est peureux ; il ne voudra donc pas prendre de risques »),
mais cette unité est susceptible de prendre d’autres valeurs : dans « Allez !
Viens donc ! » il n’y a pas à proprement parler valeur argumentative.
Des unités comme mais, eh bien, même, etc. constituent ainsi un rouage
essentiel, aussi efficace que discret, de l’argumentation. Quand elles ont une
valeur argumentative, elles possèdent une double fonction :
1) elles lient deux unités sémantiques ;
2) elles confèrent un rôle argumentatif aux unités ainsi mises en relation.
Nous parlons ici d’« unités sémantiques », et non d’« énoncés » ou de
« phrases ». Cette imprécision est volontaire. Les connecteurs argumentatifs
permettent souvent, en effet, de lier des entités hétérogènes : un fait extra-
linguistique et un énoncé, un élément implicite et un élément explicite, etc.
Considérons un exemple, emprunté à la comédie Le Jeu de l’amour et du
hasard, de Marivaux :
Mario, riant : Ah ! ah ! ah ! ah !
Monsieur Orgon : De quoi riez-vous, Mario ?
Mario : De la colère de Dorante qui sort, et que j’ai obligé de quitter Lisette.
Silvia : Mais que vous a-t-il dit dans le petit entretien que vous avez eu
en tête-à-tête avec lui ?
(Acte III, scène 4.)

Nous reviendrons plus amplement sur la fonction de mais ; pour le


moment, on se contentera de dire que dans une séquence « E1 mais E2 »
l’élément E1 est présenté comme un argument tendant vers une certaine
conclusion, implicite, et qu’E2 présente un argument censé être plus fort en
faveur de la conclusion contraire. Or, dans cet extrait de Marivaux on ne
peut pas dire que le mais de Silvia lie deux énoncés associés à des arguments
de sens contraires : en quoi le contenu de la réplique de Mario qui précède
peut-il constituer un argument allant dans un sens opposé à la question de
Silvia ? Il semble qu’on puisse interpréter l’argumentation de Silvia de la
manière suivante : « Le fait que vous me parliez de la colère de Dorante tend
à faire croire que cela m’intéresse ; en réalité, vous vous trompez, car le fait
316 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

que je pose la question qui suit vous montre au contraire que c’est autre
chose qui m’intéresse, à savoir ce que vous a dit Dorante. » Ainsi, l’enchaî-
nement porte ici sur le fait de dire telle chose, sur l’énonciation de Mario,
et non sur le contenu de son énoncé. « Mais » conteste la prétention de
Mario à poursuivre la conversation dans la direction où il l’a lancée. Le
conflit porte sur l’exercice même de la parole : en contestant le droit que
s’arroge Mario d’imposer son discours, Silvia légitime du même coup son
propre droit à prendre la parole, à réorienter le discours. On le voit ici encore,
l’activité de parole est sous-tendue par un réseau de normes implicites, une
sorte de juridiction langagière sur laquelle s’appuient les énonciateurs pour
contrôler l’échange verbal.
Outre le poids de l’implicite dans ce mouvement argumentatif et la nature
particulière des unités sémantiques qu’il connecte, on doit insister sur le
caractère variable de la dimension des unités concernées. Si dans notre
exemple l’élément E2 coïncide avec une entité syntaxique nettement déli-
mitée, à savoir la question de Silvia, l’élément E1, en revanche, a des
contours plus imprécis : il s’agit de l’ensemble des répliques précédentes,
c’est-à-dire un ensemble textuel, et non une unité proprement syntaxique.
Il peut même arriver que l’une ou l’autre des entités connectées ne se trouve
pas en contact immédiat avec le connecteur. Cela accroît naturellement la
complexité du processus interprétatif.
À considérer cet exemple de Marivaux, qui n’a d’ailleurs rien d’excep-
tionnel, on ne peut qu’être frappé par la subtilité de ces phénomènes argu-
mentatifs, si profondément enfouis dans le tissu du discours qu’ils
échappent à une appréhension immédiate. Le destinataire se trouve néces-
sairement engagé dans des mécanismes interprétatifs qui excèdent la
conception naïve qu’on se fait habituellement de la compréhension d’un
énoncé. Avec des noms ou des adjectifs on peut à la rigueur admettre qu’il
suffise de comprendre leur signifié et de le moduler par le contexte pour
accéder à leur signification, mais avec les phénomènes que nous considé-
rons en ce moment cette démarche est par définition stérile. Le « signifié »
de mais dans un dictionnaire, ce ne peut pas être un ensemble de traits
sémantiques permettant de sélectionner un référent dans le monde, mais
plutôt une sorte de « mode d’emploi » indiquant comment procéder pour
reconstruire la relation argumentative imposée par l’emploi de ce mais.
Pour mais le destinataire sait qu’il lui faut construire deux entités séman-
tiques, E1 et E2, une conclusion implicite qu’appuie E 1, mais il lui est
impossible de connaître à l’avance la nature de ces entités, leur place, leur
dimension. Le processus interprétatif peut même échouer si le destinataire
ne parvient pas à faire une lecture cohérente ou ne peut pas trancher entre
plusieurs solutions.
Les emplois canoniques de « mais » 317

La diversité des connecteurs à valeur argumentative est très grande, et


les études qui leur sont consacrées nombreuses. Plutôt que d’énumérer tous
ces connecteurs et de spécifier les instructions attachées à chacun – ce qui,
au demeurant, n’est pas possible dans l’état actuel des connaissances–, nous
avons choisi de nous limiter à quelques éléments et d’en éclairer le fonc-
tionnement sur des contextes littéraires significatifs. Nous espérons ainsi
faire comprendre l’utilité de ce type d’approche pour l’analyse des textes.
Étant donné ce que nous avons dit du processus interprétatif, on compren-
dra que chaque emploi pose des problèmes singuliers : à partir d’un inva-
riant de base, les connecteurs argumentatifs déploient des effets de sens
originaux dans chacun des contextes où ils s’insèrent.
Nous allons être amené à privilégier les exemples puisés dans le répertoire
théâtral. Ce n’est évidemment pas un hasard : les stratégies d’influence
d’autrui s’y déploient avec une netteté particulière.

2. LES EMPLOIS CANONIQUES DE « MAIS »

Le connecteur mais est celui qui a été le plus étudié. Cela s’explique à la fois
par sa fréquence et par le lien essentiel qu’il entretient avec l’implicite1.
Il convient tout d’abord de distinguer deux types d’emploi de mais, dont
le second seul va nous retenir : le mais de réfutation et le mais d’argumen-
tation. Dans cette réplique d’Ulysse on trouve une illustration de ces deux
emplois :
[…] Je suis sincère, Hector… Si je voulais la guerre, je ne vous demanderais
pas Hélène, mais une rançon qui vous est plus chère… Je pars… Mais je
ne peux me défendre de l’impression qu’il est bien long, le chemin qui va
de cette place à mon navire.
(J. Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, II, XIII.)

Ulysse mène, pour les Grecs, les négociations avec les Troyens ; il veut
éviter la guerre. Son premier mais est réfutatif ; il s’inscrit dans une sorte de
dialogue qui associe négation et rectification : ce n’est pas Hélène, c’est
quelqu’un d’autre que je demanderais. Il se traduirait par sino en espagnol,
ou sondern en allemand. Le second mais possède une valeur différente.
O. Ducrot le paraphrase ainsi : « En énonçant “P mais Q” un locuteur dit à

1. Sur mais, dans la perspective de Ducrot, voir J.-C. Anscombre et O. Ducrot, « Deux MAIS
en français », Lingua n° 43, 1977 ; O. Ducrot et al., Les Mots du discours, Éd. de Minuit, 1980,
chap. 3.
318 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

peu près ceci : “oui, P est vrai ; tu aurais tendance à en conclure r ; il ne le


faut pas, car Q” (Q étant présenté comme un argument plus fort pour non-
r que n’est P pour r). » Dans notre exemple, P serait « Je pars », Q « Je ne
peux pas me défendre, etc. » ; quant à la conclusion implicite r, ce serait
quelque chose comme : « il n’y aura pas de guerre », ou tout simplement
« la guerre de Troie n’aura pas lieu ».
En effet, en disant P, Ulysse donne un argument en faveur de r (« puisque
je pars, vous allez penser que le conflit est évité ») et présente ensuite Q
comme un argument plus fort que le précédent. On notera la subtilité du
procédé : Ulysse ne dit pas explicitement que la tendance qui pousse à la
guerre est la plus forte, il le laisse seulement entendre. Ce n’est pas par hasard
si une « impression », un sentiment irrationnel est présenté comme plus
convaincant que ce fait objectif, apparemment décisif, qu’est le départ
d’Ulysse avec Hélène, un départ qui est censé éviter la guerre. Toute la pièce
repose précisément sur l’idée qu’il existe une puissance mystérieuse, fatale,
qui pousse à la guerre, en dépit de toutes les garanties dont peuvent s’entou-
rer les gouvernements. En opposant une impression à un fait pour donner
l’avantage à la première, ce mais cristallise à son niveau le nœud même de
cette pièce. C’est à Hector, destinataire d’Ulysse, et au-delà au spectateur
qu’il revient de reconstruire ce mécanisme argumentatif, et aussi de décou-
vrir à un second niveau une conclusion implicite attribuable à l’archiénon-
ciateur, c’est-à-dire l’auteur : « Le fait qu’Ulysse pose son impression comme
plus forte que ses actes implique une certaine conception de la fatalité. ».
Cette dernière conclusion n’est pas celle que suppose directement le mais :
elle découle de l’énonciation même de ce mais.
Ce type d’analyse peut paraître bien minutieux. Mais c’est une manière
de donner à l’expression « langage dramatique » sa pleine valeur. L’activité
verbale au théâtre ne saurait être appréhendée comme un simple instrument
de communication au service des péripéties du drame : elle est partie inté-
grante de ce drame. C’est à travers leurs paroles que les relations, les per-
sonnages s’établissent et évoluent : non pas au moyen du langage, mais à
travers le langage. Les moments où un personnage tente d’imposer son cadre
énonciatif n’ont rien d’accessoire, ils sont l’action dramatique elle-même.
C’est particulièrement net pour des auteurs comme Racine, Marivaux ou
Giraudoux, qui mettent le langage au premier plan.
Les emplois canoniques de « mais » 319

Le fonctionnement du mais argumentatif peut être synthétisé dans une


sorte de carré :

P MAIS Q
<

conclusion r conclusion non-r


(implicite) (implicite)

< = « être un argument moins fort »


= « être un argument en faveur de »
= « être contradictoire avec »

Par la suite1, O. Ducrot a suggéré de remplacer l’idée d’un argument


« plus fort » qu’un autre par celle-ci : en disant « P mais Q », le locuteur
déclare qu’il néglige P pour ne s’appuyer que sur Q, la force supérieure de
Q n’étant qu’une justification de cette décision de négliger P. On peut ana-
lyser cela en termes de polyphonie (voir p. 186). En effet, avec mais on a
affaire à un mouvement concessif dans lequel le locuteur attribue P à un
objecteur qu’il met en scène dans son discours et dont il rejette le point de
vue, au profit de Q. C’est encore plus net quand P est précédé du connecteur
« certes », qui est un marqueur spécialisé de la concession. On assiste ainsi
à l’affrontement entre deux points de vue successifs argumentant dans des
directions opposées. Le locuteur accorde dans un premier temps une vali-
dité à P, pour ensuite s’en distancier. Dans ce mouvement, le locuteur assi-
mile souvent son allocutaire à l’« énonciateur » qui soutient P.
Ce processus est bien illustré dans ce passage où le Docteur Pascal
explique ses théories biologiques à sa nièce Clotilde :
Certes, oui, reprit-il à demi-voix, les races dégénèrent. Il y a là un véritable
épuisement, une rapide déchéance, comme si les nôtres, dans leur fureur
de jouissance, dans la satisfaction gloutonne de leurs appétits, avaient
brûlé trop vite [...] Mais il ne faut jamais désespérer, les familles sont
l’éternel devenir.
(É. Zola, Le Docteur Pascal, chapitre V.)

1. Cahiers de linguistique française, n° 5, 1983, p. 9 ; Le Dire et le Dit, Éd. de Minuit, 1984,


p. 230.
320 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

Dans ce contexte, la séquence qui suit certes est attribuée à un on, à la


doxa (c’est une idée reçue à l’époque) auquel l’allocutaire, Clotilde, est assi-
milée. Cet allocutaire immédiat renvoie à un autre, le lecteur lui-même,
convié à assister à la leçon du Docteur. Glissement d’autant plus aisé que
Clotilde joue le rôle de l’élève candide qui demande à s’instruire et que le
lecteur participe du on, de la doxa qui soutient la séquence P.

Le « mais... » de Zadig
Le célèbre « mais… » suivi de points de suspension qui clôt le chapitre
XVII du Zadig de Voltaire n’est si fameux que parce qu’il cristallise une
bonne part des thèses de cette œuvre, et de ses ambiguïtés. Dans ce chapitre,
l’ange envoyé par Dieu pour défendre les théories de Leibniz se justifie
d’avoir noyé un enfant innocent et mis le feu à la maison de son bienfaiteur :
« Tout ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devait être dans sa place
et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse
tout. Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est tombé dans
l’eau par hasard, que c’est par un même hasard que cette maison est brûlée :
mais il n’y a point de hasard ; tout est épreuve, ou punition, ou récom-
pense, ou prévoyance... Faible mortel, cesse de disputer contre ce qu’il faut
adorer. » – « Mais, dit Zadig... » Comme il disait mais, l’ange prenait déjà
son vol vers la dixième sphère. Zadig, à genoux, adora la Providence, et
se soumit. L’ange lui cria du haut des airs : « Prends ton chemin vers
Babylone. »

La position de l’Ange est résumée dans l’énoncé « les hommes pensent…


mais il n’y a pas de hasard ») où le mais oppose les croyances erronées des
hommes à la vérité divine. En disant « mais… », Zadig enfreint l’ordre que
vient de donner l’Ange (« Faible mortel, cesse de disputer contre ce qu’il
faut adorer »), et son énonciation apparaît foncièrement ambiguë. Conteste-
t-il l’interdiction de l’Ange ? Dans ce cas, il s’en prend au diktat imposé à la
raison humaine. Conteste-t-il le contenu de la thèse selon laquelle tout obéit
à la Providence ? En l’absence d’éléments explicites à droite de mais, rien
ne permet de trancher.
Les choses sont même plus complexes. Nous supposons pour le moment
que si le mais reste en suspens, c’est parce que Zadig allait effectivement dire
quelque chose. Or il existe dans la langue courante de nombreux emplois
de mais destinés à rester en suspens et qui marquent seulement une attitude
de refus. Si c’est le cas ici, Zadig profère son mais en quelque sorte « pour
l’honneur », n’ayant pas d’argument à opposer à l’Ange, mais désireux de
lui signifier son refus. Par là, il indiquerait que l’homme ne peut pas se
Les emplois canoniques de « mais » 321

résigner au sort qui lui est fait ; même si sa raison est impuissante à argu-
menter, il y va de sa dignité de marquer l’ouverture d’une argumentation
en faveur de la thèse contraire (on songe ici à l’attitude revendiquée par
Camus dans Le Mythe de Sisyphe).
Si, en revanche, on admet que Zadig allait parler et a été interrompu, une
autre ambiguïté surgit : l’Ange s’en va-t-il parce qu’il a terminé sa mission
et ne s’occupe plus de Zadig, ou fuit-il pour esquiver des objections aux-
quelles il est bien incapable de répondre ? Cette incapacité serait liée au fait
qu’il a dû recourir à l’argument d’autorité pour mettre un terme à une dis-
cussion qui tournait au désavantage de la Providence. Le texte ne permet
pas de choisir entre ces deux interprétations, puisque « l’ange prenait déjà
son vol » ne dit rien sur les motifs de l’ange. D’une manière ou d’une autre,
les points de suspension du mais de Zadig constituent le pendant de ceux
qui sont inscrits dans le discours du messager céleste : interrompant son
argumentation, il était passé à l’injonction pure et simple (« cesse de dis-
puter »).
La phrase qui suit le « mais… » ne permet pas d’opter de façon définitive
pour telle ou telle interprétation. On ne peut d’abord pas exclure que
l’auteur recoure ici à l’ironie : un Zadig à genoux adorant une Providence
aux décisions aussi iniques, c’est là une attitude qui peut laisser perplexe. Si
l’on admet que l’énoncé n’est pas ironique, il n’en demeure pas moins
ambigu. Il est en effet passible d’une lecture « de l’intérieur » et d’une lecture
« de l’extérieur ». Selon la première lecture, Zadig adore et se soumet dans
son cœur ; selon la seconde, le narrateur nous décrit seulement ses gestes,
sans tenir compte de ses sentiments. Cela tient à ce que les verbes adorer et
se soumettre, comme beaucoup d’autres, sont interprétables de deux
manières : l’une « psychologique », l’autre « comportementale ». Dans ce
dernier cas, « se soumettre » signifie que le sujet accomplit un certain
nombre de gestes marquant la soumission (se mettre à genoux, prononcer
certaines formules dans un cadre institutionnel), sans que l’on sache rien
de ses états d’âme réels. On retrouve la problématique de la « délocutivité »
d’É. Benveniste1; saluer, par exemple, est un verbe « délocutif » parce qu’il
signifie « dire : salut ! » ; de la même manière, « se soumettre » signifierait
seulement « dire : je me soumets ».
Il ne faudrait cependant pas négliger la position du lecteur dans l’analyse
de ce « mais… » qui reste en suspens. Tel qu’il est employé ici, le connecteur
possède, en effet, un double statut. D’un côté, il définit l’attitude du per-
sonnage face au discours de l’ange, de l’autre il offre au lecteur une case vide,

1. Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, chap. 23.


322 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

celle d’un argument contraire plus fort, qu’il peut remplir comme il l’entend.
Le mais indique qu’il faut en droit supposer la présence d’un tel argument,
tandis que les points de suspension sont là pour dire que cet argument n’a
pas pu être sélectionné par l’auteur. Selon la manière dont on interprétera
cette impossibilité on aura autant d’interprétations différentes susceptibles
de combler la béance.

Un « mais » romanesque
L’emploi de mais que nous allons considérer à présent s’éloigne d’un usage
argumentatif, à l’intérieur d’un débat, et se trouve mis au service de la nar-
ration. Dans cet extrait, un journaliste nommé Fauchery fait visiter pendant
l’entracte à un jeune provincial, La Faloise, un théâtre parisien sous le second
Empire.
En haut, dans le foyer, trois lustres de cristal brûlaient avec une vive
lumière. Les deux cousins hésitèrent un instant : la porte vitrée, rabattue,
laissait voir, d’un bout à l’autre de la galerie, une houle de têtes que deux
courants emportaient dans un continuel remous. Pourtant, ils entrèrent.
Cinq ou six groupes d’hommes, causant très fort et gesticulant, s’entê-
taient au milieu des bourrades ; les autres marchaient par files, tournant
sur leurs talons qui battaient le parquet ciré. À droite et à gauche, entre
des colonnes de marbre jaspé, des femmes assises sur des banquettes de
velours rouge, regardaient le flot passer d’un air las, comme alanguies par
la chaleur ; et, derrière elles, dans de hautes glaces, on voyait leurs chignons.
Au fond, devant le buffet, un homme à gros ventre buvait un verre de sirop.
Mais Fauchery, pour respirer, était allé sur le balcon. La Faloise qui étudiait
des photographies d’actrices, dans des cadres alternant avec les glaces,
entre les colonnes, finit par le suivre.
(É. Zola, Nana, chapitre 1.)

De prime abord, ce mais pose problème, car on ne voit pas bien de quelle
façon il articule les deux paragraphes. Le premier paragraphe est une des-
cription particulièrement neutre qui, en tant que telle, ne semble pas pou-
voir constituer un « argument » en faveur d’une « conclusion » implicite. Il
en va de même pour le second paragraphe, dont on ne comprend pas en
quoi il dessinerait un mouvement argumentatif contraire à celui du premier.
On peut néanmoins expliquer la présence de ce mais en faisant appel non
à des « arguments » au sens strict mais à des « attitudes ». Le mouvement
se paraphraserait ainsi : le fait que l’on demeure un certain temps à détailler
le foyer du théâtre à travers le point de vue de La Faloise tend à faire penser
Les emplois canoniques de « mais » 323

qu’on va poursuivre la description ; le mais intervient alors pour contredire


cette tendance et signifier que la visite continue, qu’on va ailleurs. La nar-
ration glose ainsi sa propre démarche ; le mais vient s’opposer à l’attitude
d’un lecteur qui s’installerait en quelque sorte dans la description du foyer
et qu’il faudrait pousser plus avant1.
Le lecteur n’est pas le seul impliqué ici ; les personnages interviennent
aussi, quoique discrètement. Le deuxième paragraphe présente un verbe d’
« arrière-plan » était allé, qui d’un point de vue aspectuel est un accompli.
Cet accompli suppose un repère (le moment où l’on découvre que Fauchery
n’est plus là), que le texte n’explicite pas. Ce regard qui s’aperçoit soudain
de la disparition de Fauchery ne peut être que celui de La Faloise, qui perd
le moins possible des yeux son guide. À cause du mais et de cet accompli,
on est ainsi amené à réinterpréter spontanément le premier paragraphe :
bien que neutre en apparence, la description n’était pas rapportée au nar-
rateur, mais au regard de La Faloise. La précision de cette description se
trouve dès lors justifiée par la curiosité du néophyte qui s’en va à contrecœur
(cf. « La Faloise finit par le suivre… »). Dès lors, l’attitude qui consiste à
vouloir prolonger la visite du foyer n’est pas seulement un jeu entre le nar-
rateur et le lecteur, elle passe par la subjectivité d’un personnage qui, après
avoir vu ce que décrit le premier paragraphe, s’attarde à étudier des photo-
graphies.
C’est d’ailleurs un procédé constant chez Zola que de mettre en scène des
personnages qui jouent le rôle de délégués du lecteur. Il s’agit pour le roman
naturaliste de donner à voir l’univers social, mais en intégrant la description
au romanesque d’une histoire. Le personnage-délégué du lecteur, La Faloise,
contribue à faire fonctionner ce dispositif en participant des deux registres
à la fois : ce personnage qui n’est ici qu’un regard curieux au service du
lecteur constitue également un des personnages de l’histoire, appelé à deve-
nir par la suite un des amants de Nana. L’utilisation du mais relève de la
même stratégie. Arrachant en quelque sorte le personnage-lecteur à sa
contemplation, le frustrant de détails supplémentaires, il permet au texte
de faire d’une pierre deux coups : d’un côté, il développe une description
précise (satisfait donc à son devoir encyclopédique), de l’autre, il feint de
l’avoir interrompue prématurément (comme si c’était les intérêts du per-
sonnage qui seuls importaient). Cette manière de produire une description
complète tout en prétendant qu’on l’a interrompue, qu’elle n’est apparue

1. Ducrot recourt à ce type d’explications de mais dans « Analyses pragmatiques », Com-


munications n° 32, 1980, p. 18. On trouvera une très fine discussion de ce type d’analyse
dans l’ouvrage d’A. Rabatel, Homo narrans, tome I, Limotes, Lambert-Lucas, 2008,
p. 151-166.
324 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

qu’au détour d’un regard intéressé, n’est pas sans faire songer à la figure de
rhétorique nommée « prétérition », qui consiste à dire ce qu’on dit ne pas
dire (« j’aurais pu vous parler de… », « je ne mentionne pas… », etc.). Ce
faisant, le roman dénie ce qui est sa raison d’être : alors même qu’il décrit
méthodiquement un milieu social, il n’a de cesse qu’il n’ait effacé les traces
de son didactisme. Le narrateur utilise donc la focalisation interne, le point
de vue de La Faloise pour rendre plus naturelle la narration.
Ce mais joue également un rôle d’opérateur de transition, destiné à
rendre plus aisé le passage d’un domaine à un autre, à effacer une discon-
tinuité. Il se situe, en effet, sur une triple frontière :
– celle qui sépare un espace d’un autre, le foyer et le balcon ;
– celle qui sépare deux descriptions successives ;
– celle qui sépare deux paragraphes.
La première frontière concerne l’histoire racontée, la seconde sa narra-
tion, la troisième le texte en tant que tel ; mais toutes trois coïncident en
mais. On ne peut pas dire que ce mais dissimule ces discontinuités ; il en
change plutôt le statut. Il oppose bien deux unités textuelles, mais il donne
à croire que c’est une opposition de points de vue. La narration se masque
ainsi en se retranchant derrière le point de vue d’un personnage.
Ce glissement va de pair avec la substitution d’un chevauchement à une
juxtaposition bord à bord des deux domaines ; La Faloise et Fauchery ne
sont pas transportés d’un domaine à un autre, mais c’est La Faloise qui
découvre soudain que Fauchery est déjà parti sur le balcon :

visite du balcon
B

visite du foyer ….. B’

Le segment B-B’ désigne le prolongement de la visite-description que La


Faloise était en droit d’attendre et que le départ de Fauchery a rendu impos-
sible. Ce chevauchement a en quelque sorte pour effet d’euphémiser la
frontière1.
Au-delà, la frontière la plus importante qu’ait à affronter un texte litté-
raire, c’est bien celle de son émergence, du surgissement de sa propre énon-
ciation. Il existe de multiples manières d’euphémiser une telle frontière. La

1. Pour une réflexion plus large sur l’usage des connecteurs et du point de vue dans la
narration, on peut lire le chapitre 4 (p. 151-176) du livre d’A. Rabatel, Homo narrans, tome 1,
Limoges, Lambert-Lucas, 2008.
« Eh bien » 325

plus simple consiste à montrer une action déjà en cours : plutôt que de
souligner que le texte commence en faisant apparaître une action qui elle
aussi commence sous les yeux du lecteur ou du spectateur, l’auteur s’efforce
de faire oublier qu’il s’agit d’un début. Ainsi la première réplique de La
Double Inconstance de Marivaux s’ouvre-t-elle par un mais, dont l’emploi
implique la présence d’un point de vue opposé :
Trivelin : Mais, Madame, écoutez-moi.
Silvia : Vous m’ennuyez.

3. « EH BIEN »

L’unité lexicale que nous allons considérer maintenant, eh bien !, est d’un
type différent car sa fonction essentielle est de lier une énonciation à la
situation où elle intervient, de poser que cette situation justifie cette énon-
ciation. Elle possède en outre une fonction phatique, c’est-à-dire qu’elle
établit ou maintient le contact avec le co-énonciateur.
Considérons ce début de scène de comédie :
La comtesse
Eh bien ! comment vont nos affaires ?
Fanchon
Hélas ! tout de travers […].
(Voltaire, Les Originaux ou Monsieur du Cap-Vert, II, XIII, 1732.)

On voit bien l’intérêt qu’il y a à employer ici « eh bien ! ». Cela permet


de souligner la pertinence de l’énonciation de la comtesse au moment même
où la pièce introduit une discontinuité, où un nouveau locuteur arrive sur
scène et intervient. En disant « eh bien ! », la locutrice montre que son
énonciation est en lien avec ce qui précède, comme le souligne d’ailleurs le
« nos » de « nos affaires ».
Quand il a une valeur argumentative, Eh bien ! permet de « suggérer que
la situation justifie pleinement l’acte d’énonciation qui suit1 » en soulignant
théâtralement la pertinence de l’énonciation qu’il introduit contre les
attentes d’un destinataire qui jugerait plus pertinente une autre énonciation.
Dans ce cas, on peut proposer l’analyse suivante2 :

1. R. Martin, Pour une logique du sens, P.U.F., 1983, p. 242.


2. Nous suivons ici, dans ses grandes lignes, l’analyse de C. Sirdar-Iskandar au chapitre 5
des Mots du discours, par O. Ducrot et al., Paris, Éd. de Minuit, 1980).
326 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

1) le locuteur réagit à une situation S, explicitée ou non, en produisant


un énoncé Q introduit par eh bien ! Cet énoncé Q est présenté comme une
suite inattendue de S, eu égard aux croyances prêtées au destinataire ou à
un tiers. On désignera par Q’ ce qui était attendu à la place de Q ;
2) le locuteur signale l’enchaînement S > Q pour suggérer au destinataire
une conclusion C, contraire à la conclusion attendue C’.
Q peut désigner trois choses différentes : l’acte d’énonciation, l’énoncé,
le fait relaté par cet énoncé. Si avec mais c’étaient les conclusions qui étaient
implicites, ici c’est Q’ et C, autrement dit la suite normale et la conclusion
qui sont implicites. Il arrive même que la situation S soit implicite. On le voit,
l’interprétation d’une séquence comportant eh bien exige un travail de
reconstruction relativement complexe de la part du destinataire. Enfin,
selon la manière dont la conclusion C est amenée, on distinguera deux cas :
1) la conclusion attendue, C’, est suggérée directement par le fait que S a
eu Q pour suite ;
2) la conclusion inattendue, C, est suggérée par le fait que S n’a pas eu la
conséquence attendue Q’.
Nous allons illustrer cette analyse à l’aide d’un exemple emprunté au
Père Goriot, la célèbre description de la pension Vauquer :
Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il
faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ;
elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a
le goût d’une salle où l’on a dîné ; elle pue le service, l’office, l’hospice. Peut-
être pourrait-elle se décrire si l’on inventait un procédé pour évaluer les
quantités élémentaires et nauséabondes qu’y jettent les atmosphères
catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien
malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui
lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit
l’être un boudoir.

La situation S, c’est la description de la première pièce, qui a montré un


salon particulièrement rébarbatif. La suite inattendue Q, c’est le fait que l’on
trouve le salon « élégant et parfumé ». On s’attendrait plutôt à une suite Q’,
énonçant qu’il est sale et nauséabond. La conclusion C (la pension est tel-
lement sordide que ce qui est normalement répugnant passe ici pour élégant)
se tire du fait que la situation S n’a pas eu la conséquence Q’. Dans ce passage,
le mouvement argumentatif est net : la présence de « malgré ces plates hor-
reurs » souligne le caractère inattendu de Q, tandis que « si vous le compariez
à la salle à manger » justifie le caractère surprenant de l’enchaînement.
« Eh bien » 327

L’énonciateur de ce eh bien n’est autre que le narrateur balzacien, dont


la présence se manifeste sans cesse dans le récit. Dans cet exemple, il décrit
en jouant avec les attentes de son lecteur. Le mais du texte de Zola assurait
une fonction comparable (faciliter la transition de la description d’une pièce
à celle d’une autre pièce), mais d’une manière très différente : alors que le
mais du roman naturaliste rapportait la description au point de vue d’un
personnage-délégué du lecteur, le eh bien interpelle le lecteur directement.
Sur un exemple de ce genre on perçoit clairement la pluralité de fonctions
que peut assumer un connecteur dans un texte narratif littéraire. Eh bien,
comme plus haut mais, mobilise non seulement une analyse en termes
strictement linguistiques mais une réflexion sur la technique narrative :
d’une part, il contribue à définir une certaine relation entre les places de
narrateur et de lecteur, d’autre part il assure la transition entre deux étapes
d’une description. Un récit romanesque est d’un même mouvement repré-
sentation d’un monde et instauration d’une relation entre instance narra-
trice et position de lecture.
Dans les dialogues de théâtre, comme c’est prévisible, les valeurs de eh
bien sont beaucoup plus près de celles qu’il a dans les échanges linguistiques
ordinaires. Pourtant, bien souvent, il faut faire intervenir les spécificités du
type de théâtre concerné pour saisir les effets qu’il prétend produire sur le co-
énonciateur.
Nous allons considérer un emploi significatif, tiré à nouveau du Jeu de
l’amour et du hasard (I, 7) de Marivaux. Dorante, alias Bourguignon, fait
une cour pressante à Silvia, alias Lisette, qui en est inconsciemment ravie
mais affirme ne pas vouloir que Dorante lui parle d’amour. Depuis le début
de l’entretien, elle fait mine de ne pas vouloir prolonger la conversation
pour ne pas entendre les galanteries du jeune homme. La scène repose sur
le double jeu de Silvia, qui éprouve beaucoup de plaisir à se faire courtiser,
tout en feignant d’en être excédée, qui prolonge la conversation, tout en
répétant qu’elle va y mettre un terme. Ce jeu est rendu encore plus subtil
par le fait qu’elle doit aussi se cacher à elle-même son propre plaisir. Dès lors,
sa stratégie consiste à se décharger de la responsabilité de la faute qu’est
pour elle le fait de converser avec le jeune homme. On le voit clairement
dans cet échange :
Dorante : Je me rappelle de t’avoir demandé si ta maîtresse te valait.
Silvia : Tu reviens à ton chemin par un détour ; adieu !
Dorante : Eh ! non, te dis-je, Lisette ; il ne s’agit ici que de mon maître.
Silvia : Eh bien, soit ! je voulais te parler de lui aussi, et j’espère que tu
voudras bien me dire confidemment ce qu’il est ; ton attachement pour
lui m’en donne bonne opinion […].
328 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

L’emploi de eh bien contribue à sortir de la double contrainte à laquelle


est soumise Silvia : elle doit écouter Dorante (parce qu’il lui plaît) et elle ne
doit pas l’écouter (parce que ce n’est qu’un valet). L’élément Q introduit par
eh bien, à savoir soit !, marque l’acceptation du dialogue, ce dialogue que
Silvia prétend refuser depuis le début de la scène. Elle « négocie » ainsi avec
les deux exigences contradictoires : accepter de parler et se décharger de la
responsabilité de cette acceptation. Ce mouvement pourrait s’analyser
ainsi :

S : toute l’attitude antérieure de Silvia qui refuse l’échange avec Dorante


Q : l’énonciation de soit !, qui marque l’acceptation de l’échange.

En disant S eh bien Q, Silvia montre à elle-même et à Dorante que le fait


qu’elle dise soit ! constitue une suite « anormale » de S, que normalement
on devrait avoir Q’, c’est-à-dire le refus de la parole. De cette façon, la jeune
fille donne à entendre qu’elle n’agit pas par faiblesse mais en connaissance
de cause, parce qu’elle doit lui parler d’un autre sujet : « je voudrais te parler
de lui aussi. » Ce faisant, elle indique qu’elle a bien la maîtrise de la parole.
On pourrait donc proposer la paraphrase suivante de ce mouvement argu-
mentatif : « Ne crois pas que j’enfreigne la loi qui m’interdit de te parler ; je
sais que ce que je fais en disant soit ! est bien « anormal » du point de vue
de cette loi ; mais si je le fais, c’est pour une autre raison, parce qu’il me faut
prendre des renseignements sur ton maître. » Énonciation adressée, en fait,
à elle-même (pour se justifier à ses propres yeux) autant qu’à Dorante.
Il est clair que ce type d’usage est caractéristique d’un théâtre, celui de
Marivaux, qui privilégie la psychologie, où s’associent étroitement les
normes liées à l’exercice de la parole et celles qui régissent les relations des
personnages entre eux et l’image qu’ils entendent avoir d’eux-mêmes. Le
dialogue, loin de « traduire » des sentiments préexistants, d’être au service
de stratégies lucides, est le lieu où les personnages sont aux prises avec leurs
émotions et doivent négocier avec elles.
« Car », « parce que », « puisque » 329

4. « CAR », « PARCE QUE », « PUISQUE »

On considère spontanément les connecteurs car, parce que, puisque comme


des termes à peu près synonymes, qui servent tous trois à exprimer la « cau-
salité ». En fait, une étude plus attentive révèle qu’ils correspondent à des
fonctionnements énonciatifs bien distincts1.
P parce que Q est la seule des trois mises en relation qui constitue une
véritable subordination syntaxique, qui suppose un acte d’énonciation
unique. Cette propriété peut être mise en évidence à l’aide de divers tests ;
en particulier :
– à la question pourquoi ? on ne peut répondre qu’avec parce que ; car
et puisque sont ici exclus ;
– seul parce que peut être enchâssé dans une construction clivée : c’est
parce qu’il est venu que je l’aime ;
– car et puisque ne peuvent pas être enchâssés dans une interrogative : est-
ce qu’il est venu parce que (*car/puisque) nous l’avons invité ? L’emploi de
car ou puisque implique une division de la phrase en deux actes d’énoncia-
tion distincts.
Parce que sert à expliquer un fait P déjà connu du destinataire en éta-
blissant un lien de causalité ; c’est ce lien qui est posé par le locuteur, et c’est
sur lui que porte éventuellement l’interrogation, comme on vient de le voir.
En revanche, l’emploi de car et puisque suppose que soient successivement
proférés deux actes d’énonciation : on énonce d’abord P, puis on justifie
cette énonciation en disant Q.
Considérons ces quelques vers de Charles Péguy :
Comme il sentait monter à lui sa mort humaine,
Sans voir sa mère en pleur et douloureuse en bas,
Droite au pied de la Croix, ni Jean, ni Madeleine,
Jésus mourant pleura sur la mort de Judas.

Car il avait connu que le damné suprême


Jetait l’argent du sang qu’il s’était fait payer [...].
(Jeanne d’Arc, « À Domrémy », I, II.)

Si l’on remplaçait ici car par parce que, on changerait notablement la


signification du texte. L’emploi de car ouvre une nouvelle énonciation, après

1. Nous suivons l’analyse développée par O. Ducrot et al. dans « Car, parce que, puisque »,
Revue romane 2-X, 1975, p. 248-280.
330 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

un point et au début d’une autre strophe ; elle permet à l’auteur de se justifier


d’avoir dit « Jésus mourant pleura sur la mort de Judas ». Une justification
nécessaire parce que cette affirmation va à l’encontre des sentiments
humains ordinaires (comment peut-on pleurer sur qui vous livre à la mort ?),
mais peut-être aussi parce que ce détail ne figure pas dans l’Évangile. On
notera que l’explication donnée ici n’est pas sans équivoque telle qu’elle est
formulée ; si le texte utilise car, ce n’est pas parce que les faits exigeraient
un acte d’autojustification, mais c’est parce qu’il utilise car qu’il présente
l’énonciation de P comme exigeant une justification. En employant parce
que, il se serait contenté de faire porter son assertion sur la cause des pleurs
de Jésus sur Judas, posés comme un fait déjà connu.
Ainsi, le seul fait d’employer car, de justifier son énonciation, implique-
t-il que P puisse faire l’objet de quelque contestation. Quant à la relation de
causalité entre P et Q, elle est donnée comme allant de soi. Plus précisément,
en employant car un locuteur peut se justifier de deux façons :
1) en se légitimant d’énoncer comme il l’a fait ;
2) en donnant Q comme une raison de croire P vrai.
L’exemple de Péguy illustre la seconde possibilité ; en ce qui concerne la
première, on peut l’illustrer avec ce fragment des Provinciales, qui parle de
la notion théologique de « pouvoir prochain » :
Heureux les peuples qui l’[= le terme « pouvoir prochain »] ignorent !
heureux ceux qui ont précédé sa naissance ! Car je n’y vois plus de remède
si MM. de l’Académie ne bannissent par un coup d’autorité ce mot barbare
de Sorbonne qui cause tant de divisions.
(Première lettre.)

La présence de car est ici inintelligible si l’on ne comprend pas que le


locuteur justifie son énonciation exclamative : l’absence de remède autre
que l’Académie française ne saurait évidemment expliquer le fait que soient
heureux les peuples qui ignorent le terme « pouvoir prochain ». Cette pro-
priété que possède car de pouvoir légitimer une énonciation lui permet
d’enchaîner sur une exclamation, un ordre ou une interrogation ; chose
impossible avec parce que.
Puisque se rapproche de car en ce qu’il suppose lui aussi deux actes
d’énonciation distincts, mais il en diffère par sa dimension « polypho-
nique », c’est-à-dire par une dissociation entre l’instance qui profère
l’énoncé et celle qui le prend en charge, qui en garantit la vérité (voir p. 186).
Dans P car Q, c’est en effet le même sujet qui prend en charge à la fois P et
Q, tandis qu’avec P puisque Q la responsabilité du point de vue soutenu
dans Q est attribuée à une instance énonciative distincte, un on qui, selon
« Car », « parce que », « puisque » 331

les cas, englobera le destinataire, la rumeur publique, tel groupe d’individus,


voire l’énonciateur lui-même (considéré indépendamment de cette
énonciation-ci). Cette instance autre que le locuteur est censée être recon-
nue par le co-énonciateur. Cela explique l’agrammaticalité de car Q dans :
– A : Paul va partir
– B : Tout va changer puisqu’il part (*car il part)
La nécessité d’employer ici puisque s’explique par le fait que c’est à
l’interlocuteur A qu’est imputée la responsabilité de il part ; or on a vu
qu’avec P car Q la même instance prend en charge P et Q.
Dans ce passage des Confessions de Rousseau, puisque Q est associé au
on qui garantit les vérités universellement admises :
Pour être toujours moi-même, je ne dois rougir en quelque lieu que ce
soit d’être mis selon l’état que j’ai choisi : mon extérieur est simple et
négligé mais non crasseux ni malpropre ; la barbe ne l’est point en elle-
même, puisque c’est la nature qui nous la donne, et que, selon les temps
et les modes, elle est quelquefois un ornement.
(Confessions, Livre VIII.)

Ici, Jean-Jacques cherche à se justifier à ses propres yeux d’être le seul


homme qui ne soit pas rasé au sein d’une élégante assemblée aristocratique.
Cette autojustification s’opère à l’aide de deux arguments :
1) c’est la nature qui donne la barbe ;
2) la barbe est dans certaines circonstances un ornement.
Ces deux vérités sont rapportées au on garant d’un savoir biologique et
historique, auquel le lecteur, et Rousseau lui-même, est a priori contraint
d’accorder sa confiance. La présence de « la nature » ne fait que renforcer
cette nécessité : chez l’auteur de L’Émile la nature est le garant suprême de
tout discours, l’autorité qui légitime les comportements indûment condam-
nés par une société fondée sur l’artifice et le mensonge.
Le processus argumentatif de P puisque Q s’appuie donc de manière en
quelque sorte offensive sur ce qui est déjà admis par celui que l’on entend
convaincre. Il vise à enfermer ce dernier pour lui imposer une conclusion
P qui est garantie par ce qu’il reconnaît déjà, à savoir Q. En ce sens, car et
puisque définissent des mouvements opposés, comme le montre le fait qu’on
ait la possibilité de dire « puisque Q, P » ; en revanche, « *car Q, P » est
parfaitement exclu. En utilisant puisque on fait aller le destinataire de la
vérité de Q à celle de P, tandis qu’avec P car Q le locuteur commence par
dire P, puis revient se justifier en disant Q.
332 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

Le Jeu de l’amour de Marivaux nous fournit une fois encore une bonne
illustration des stratégies subtiles dans lesquelles peut entrer puisque. Cet
échange se déroule dans la même situation que dans la scène I, 7, où Silvia
affectait de ne pas vouloir converser avec Dorante :
Dorante : [...] Écoute-moi, te dis-je, tu vas voir les choses bien changer
de face par ce que je vais te dire.
Silvia : Eh bien, parle donc ; je t’écoute, puisqu’il est arrêté que ma com-
plaisance pour toi sera éternelle.
(Le Jeu de l'amour et du hasard, II, 12.)

Dans l’exemple extrait de la scène I, 7, Silvia se justifiait de parler à


Dorante en invoquant la nécessité de s’informer sur son maître ; à présent
la justification se fait en s’appuyant sur une vérité supposée établie : « il est
arrêté que… ». C’est précisément l’emploi de puisque qui confère ce carac-
tère de vérité reconnue à l’énoncé. Ce mouvement s’explique à nouveau par
la situation délicate dans laquelle est prise la jeune fille ; elle s’accorde le
plaisir d’écouter Dorante et se justifie en se déchargeant de la responsabilité
de la faute que représente cet abandon au plaisir. La responsabilité est
transférée sur une loi préétablie (« il est arrêté que… »), un destin dont Silvia
serait la victime et auquel elle n’aurait aucune part. Loi incompréhensible
dont elle feint de constater l’existence et qui lui permet d’enfreindre la loi
qu’elle avait fixée elle-même : il est interdit à Dorante de lui parler d’amour.
En fait, bien sûr, elle donne comme un arrêté venu de l’extérieur la décision
qu’elle a prise inconsciemment. Prenant acte du fait que malgré ses prin-
cipes elle a constamment cédé à Dorante, elle tente de retourner à son
avantage ce constat de faiblesse.

5. UNE INTERJECTION RHÉTORIQUE : « QUOI ! »

Nous allons à présent nous intéresser à une interjection, quoi !, qui peut
également jouer un rôle de connecteur argumentatif. Elle a été particuliè-
rement employée aux xviie et xviiie siècles, dans les genres fortement
imprégnés de rhétorique1.
On ne doit pas confondre ce quoi ! interjection et le quoi pronom inter-
rogatif employé seul :
Quoi ? (= « que dis-tu ? » = je n’ai pas entendu ce que tu as dit)

1. Nous suivons ici l’analyse proposée par Y. Grinshpun (« Interjections, genre de discours,
régime rhétorique. L’exemple de quoi ! », L’Information grammaticale, n° 97, 2003, p. 31-36.
Une interjection rhétorique : « Quoi ! » 333

Ici le pronom interrogatif porte sur le contenu de l’ensemble de l’énoncé


précédent.
En revanche, quand il est interjection, quoi ! fait partie de ces expressions
qui « servent à construire une image de l’énonciation, qui apparaît alors
comme “arrachée” au locuteur par les sentiments ou sensations qu’il
éprouve […] qui servent à authentifier la parole : en les prononçant, on se
donne l’air de ne pas pouvoir faire autrement que de les prononcer1 ».
L’interjection quoi ! constitue une réaction à l’énonciation précédente, elle
se présente comme provoquée par l’étonnement/l’indignation au moment
même où le locuteur apprend un certain état de choses. Au théâtre, elle
apparaît le plus souvent en début de réplique.
Considérons un premier exemple, emprunté au Cid (II, 1) :
Le comte
Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi.
Que toute sa grandeur s’arme pour mon supplice,
Tout l’État périra plutôt que je périsse.
Don Arias
Quoi ! Vous craignez si peu le pouvoir souverain…

L’interjection de Don Arias introduit une coupure. En disant quoi ! il


montre au Comte qu’il prend brusquement conscience d’un élément de la
situation créée par l’énonciation précédente qui est encore implicite et, en
l’évaluant négativement, il le met en contraste avec ce qui est attendu.
L’emploi de quoi ! a ainsi un effet rétroactif, il revient sur l’énonciation
antérieure pour en contester la validité, eu égard à une norme qui aurait été
enfreinte par cette énonciation. Il ne prend pas en charge personnellement
l’interjection, mais se fait en quelque sorte le porte-parole de l’opinion
commune, de la norme. Dans notre exemple, en disant quoi ! Don Arias
produit une divergence entre ce qui le comte a effectivement dit et ce qu’il
aurait normalement dû dire. L’un des deux chemins – celui qui n’a pas été
pris par le Comte – est présenté comme prépondérant et évalué positive-
ment.
On retrouve ces caractéristiques dans cet autre exemple, emprunté au
vaudeville du xixe siècle :
Chatenay
Oui, dès aujourd’hui je veux votre main.

1. O. Ducrot, J.-M. Schaeffer, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris,


Seuil, 1995, p. 607.
334 CONNECTEURS ARGUMENTATIFS

Et ne prétendez pas attendre à demain.


Je suis, j’en suis sûr, l’époux qu’il vous faut,
Vous me reverrez bientôt.
Berthe
Quoi ! déjà vraiment vous voulez ma main ?
Et sans vouloir même attendre à demain ?
(E. Labiche, Embrassons-nous Folleville, scène 6, 1879.)

Dans cet exemple également, la contestation se fait, dans un premier


temps, par l’interjection et, dans un second temps, par une justification de
l’interjection, qui consiste en une ou plusieurs inférence(s) découlant de X.
C’est ainsi que Don Arias dit « vous craignez si peu le pouvoir souverain… »
et Berthe « vous voulez déjà ma main, vous n’attendez pas jusqu’à demain ».
Ces inférences sont présentées comme transgressant une norme implicite
que le spectateur est censé retrouver : « Un sujet doit craindre le pouvoir de
son roi », « On ne demande pas si précipitamment une jeune fille en
mariage ». En général, ces inférences sont présentées à travers les modalités
interrogatives ou exclamatives, puisque l’énonciateur de quoi ! attribue leur
responsabilité au locuteur précédent, qu’il ne les pose pas lui-même comme
valides.
L’intervention du Comte ou celle de Chatenay, en se posant comme per-
tinentes, instaurent un univers où leur énonciation serait conforme (à la
réalité ou aux normes sociales en vigueur). Don Arias ou Berthe en disant
quoi !, montrent pragmatiquement (voir p. 25) que cela n’a pas lieu d’être
dans l’univers qui est censé être partagé par eux et par le public, l’opinion
commune. Cela explique pourquoi dans la tragédie les confidents sont de
grands producteurs de quoi ! : ils sont en effet censés incarner les normes
communément partagées, celles que les personnages tragiques trans-
gressent.
Le cas le plus simple est celui où l’on a affaire à deux locuteurs physi-
quement distincts. Mais il peut arriver que quoi ! permette de lier deux
points de vue assumés successivement par le même locuteur. Les mono-
logues délibératifs sont propices à ce type d’emploi. C’est le cas dans celui-
ci, tiré d’Andromaque, de Racine, où Oreste, après avoir assassiné Pyrrhus,
vient de se faire repousser par Hermione, qui lui avait pourtant elle-même
demandé de commettre ce meurtre. Sous le choc, Oreste perd tout repère.
Que vois-je ? Est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?
Pour qui coule ce sang que je viens de répandre ?
Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt ? Et suis-je Oreste enfin ?
Quoi ! J’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire ;
Une interjection rhétorique : « Quoi ! » 335

J’assassine à regret un roi que je révère ;


Je viole en un jour les droits des souverains,
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains,
Ceux même des autels où ma fureur l’assiège ;
Je deviens parricide, assassin, sacrilège !
Pour qui ? Pour une ingrate à qui je le promets […].
(V, 4.)

Dans ce monologue, Oreste commence par montrer son total désarroi.


En énonçant quoi ! il montre qu’il prend soudain conscience du caractère
anormal de cette situation et l’ensemble des vers qui suivent quoi ! sont
présentés comme justifiant l’écart perçu entre la réalité présente et la norme.
Dans la tragédie classique, qui en fait un usage récurren, des unités
comme quoi ! contribuent à structurer le flux énonciatif, à faire ressortir
plus clairement pour le spectateur les conflits de normes sur lesquels
l’ensemble de la pièce est construite. C’est aussi un organisateur textuel
particulièrement efficace, puisqu’il est à la fois rétroactif (en constituant
l’intervention précédente comme contestable) et proactif, en « empaque-
tant » les énoncés qui permettent de justifier son énonciation.
Mais l’emploi de quoi ! n’est pas réservé au théâtre. Il caractérise les textes
fortement rhétoriques, où le locuteur et sa parole se donnent en spectacle.
Les interjections y jouent un rôle important, en raison de leur dimension
théâtrale. Elles combinent spontanéité et théâtralité, nature et artifice. Qu’il
s’agisse des planches d’un théâtre ou d’un sermon, à travers l’interjection
se montre un corps saisi par la surprise, qui met en scène l’émotion pour
un public en s’appuyant sur des normes qui sont censées partagées.
Analyses

1. QUELQUES EMPLOIS DE « MAIS »

Nous allons considérer trois extraits d’une même œuvre, les Mémoires de
Saint-Simon, pour voir comment le même connecteur, mais, tout en gar-
dant sa valeur de base, est employé diversement selon les contextes.
(1) (Portrait du duc de Vendôme)
Ses combats tels quels, les places qu’il avait prises, l’autorité qu’il avait
saisie, la réputation qu’il avait usurpée, ses succès incompréhensibles dans
l’esprit et dans la volonté du Roi, la certitude de ses appuis, tout cela lui
donna le désir de venir jouir à la cour d’une situation si brillante, et qui
surpassait de loin tout ce qu’il avait pu espérer. Mais, avant de voir arriver
un homme qui va prendre un ascendant si incroyable, et dont jusqu’ici je
n’ai parlé qu’en passant, il est bon de le faire connaître davantage, et
d’entrer même dans des détails qui ont de quoi surprendre, et qui le pein-
dront d’après nature. Il était d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu
gros, mais vigoureux, fort, et alerte.
(Mémoires, Gallimard, coll. « Folio »,1990, p. 105-106.)

(2)
Ce fut là que Mme de Maintenon fit le mariage de Mlle de Coëtquen avec
le fils aîné de M. de Montchevreuil. II y avait encore une autre fille malgré
les efforts de sa famille, et pour empêcher que sa mère ne la mariât, elle se
fit religieuse au Calvaire. Enfin il restait le fils dont il est ici question, et
qui portait le titre de comte de Coëtquen ou de marquis de la Marzelière
par sa mort, tout le bien revint à la comtesse de Mornay-Montchevreuil.
Le nom de cette famille se prononçait ou s’écrivait tantôt Coesquen, tantôt
Couesquen ou Couasquin ; mais nous rétablissons la vraie orthographe,
qui est Coëtquen.
(Mémoires, Paris, Hachette, 1879-1928, tome 1, p. 56.)
Quelques emplois de « mais » 337

(3) (Portrait de Fénelon)


Ses manières y répondaient dans la même proportion, avec une aisance
qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon goût qu’on ne tient que de
l’usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait
répandu de soi-même dans toutes ses conversations ; avec cela une élo-
quence naturelle, douce et fleurie, une politesse insinuante, mais noble et
proportionnée, une élocution facile, nette, agréable, un air de clarté et de
netteté pour se faire entendre dans les matières les plus embarrassées et
les plus dures.
(Mémoires, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 272.)

Dans le texte (1), la première occurrence de mais marque le passage d’un


plan énonciatif à un autre. En effet, avant mais on a affaire à un passage non
embrayé à la non-personne où alternent passé simple et imparfait d’arrière-
plan ; après mais, c’est le narrateur en tant que tel qui prend en charge
l’énonciation et qui commente sa propre narration à partir d’un je et d’un
présent déictique. Ici mais n’a pas à proprement parler une valeur argu-
mentative ; il permet plutôt d’opposer deux plans de narration, associés à
deux figures distinctes du narrateur, pour montrer que, contrairement aux
attentes supposées du lecteur, le mode de narration non embrayé est dis-
qualifié au profit d’un retour à la situation de narration. Ce mouvement est
caractéristique de l’énonciation de ces Mémoires – et de ce genre d’ailleurs –
qui balancent constamment entre le narratif et l’exposé à visée argumenta-
tive. Il ne s’agit pas de faire œuvre d’historien mais de mémorialiste, qui
raconte à la fois en témoin et en juge. La narration instruit constamment
un procès et l’énonciateur rappelle régulièrement que c’est lui qui a la haute
main sur la présentation de la réalité historique.
L’occurrence de mais en (2), en revanche, a une valeur plus nettement
argumentative. L’énoncé E1 « Le nom de cette famille se prononçait ou
s’écrivait tantôt Coesquen, tantôt Couesquen ou Couasquin » semble a
priori un énoncé purement descriptif, sans orientation argumentative par-
ticulière. Une fois qu’est énoncé « mais nous rétablissons la vraie ortho-
graphe, qui est Coëtquen », E1 se charge d’une orientation argumentative
rétrospective ; il est présenté comme le point de vue d’un énonciateur de
sens commun qui se trouve invalidé par un second point de vue, E2, celui
de Saint-Simon qui, s’opposant au précédent énonciateur, « rétablit » la
« vraie » orthographe. Cet enchaînement est typique de Saint-Simon, obsédé
par les problèmes généalogiques, les noms, les titres et les questions de pré-
séance qui en découlent. Dans ses Mémoires, il se donne constamment
l’éthos de celui qui, bien documenté, rétablit la vérité en matière de noblesse,
338 ANALYSES

contre un usage contemporain corrompu. Mieux : les Mémoires fournissent


une bonne part de cette documentation.
L’occurrence de (3) et la seconde occurrence de (1) ont un fonctionne-
ment comparable.
(a) « il était d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais
vigoureux, fort, et alerte »
(b) « avec cela une éloquence naturelle, douce et fleurie, une politesse
insinuante, mais noble et proportionnée »
Dans les deux cas, l’orientation argumentative porte sur le niveau lexical,
précisément sur des adjectifs. En disant de Vendôme qu’il était « un peu
gros mais vigoureux, fort et alerte », ou de Fénelon qu’il a « une politesse
insinuante mais noble et proportionnée », le locuteur montre qu’il pense
que le lecteur va normalement tirer certaines conclusions, que le locuteur
invalide en produisant un autre point de vue, auquel il adhère, qui va dans
la direction opposée.
Pour le lecteur moderne (a) et (b) posent des problèmes distincts. En effet,
(a) est parfaitement compréhensible aujourd’hui ; il s’appuie sur le topos :
plus on est gros, moins on est agile, fort… En revanche, pour qui n’est pas
familier avec le xviie siècle, (b) est moins facile à interpréter, car le topos
sur lequel il s’appuie est daté. Le Dictionnaire de l’Académie (1694) donne
d’insinuant la définition suivante :
Insinuant, [insinu]ante. adj. Qui a l’adresse, & le don de s’insinuer,
d’insinuer quelque chose. C’est un homme fort insinuant. l’exorde doit
estre fort insinuant. une femme fort insinuante, qui a des manieres insi-
nuantes.

Nous sommes ainsi renvoyés au verbe insinuer :


INSINUER. v. act. Introduire doucement couler subtilement quelque
chose. L’air s’insinuë dans les corps. la lumiere s’insinuë. ce medicament
insinuë doucement sa vertu dans les veines.
Il signifie fig. Faire entendre adroitement, faire entrer dans l’esprit.
Insinuez-luy cela doucement. il faut en parlant luy insinuer que &c. insi-
nuer de bons sentiments. insinuer une doctrine.
On dit aussi, S’insinuer dans l’esprit de quelqu’un. s’insinuer dans ses
bonnes graces, dans sa bienveillance, pour dire, Se mettre bien dans son
esprit, gagner adroitement ses bonnes graces, sa bienveillance.
On dit à peu prés dans le mesme sens, S’insinuer dans les compagnies. il
s’est insinué à la Cour je ne sçay comment. il est adroit, il s’insinuë.
Deux emplois de « quoi ! » 339

Quant à « proportionné », c’est le participe passé d’un verbe ainsi défini :


Proportionner. v. a. Garder la proportion & la convenance necessaire.
Proportionner sa dépense à son revenu. proportionner ses desseins & ses
entreprises à ses forces. proportionner son discours à l’intelligence & à la
capacité de son auditoire.

Dans le contexte de la « politesse », l’adjectif « proportionné » signifie


que Fénelon adapte sa politesse au statut de celui à qui il s’adresse.
La question qui se pose alors est en quoi « proportionné » et « noble »
s’opposent à « insinuant ». C’est ici que l’on voit nettement que les orien-
tations argumentatives s’appuient sur des stéréotypes historiquement et
socialement définis. Comme le montre l’article du Dictionnaire de l’Acadé-
mie, l’adjectif insinuant oscille entre une évaluation positive et une évalua-
tion négative. Mais dans la mesure où il est appliqué ici à un homme (et non
une femme) et à un grand aristocrate (Saint-Simon insiste d’ailleurs dans
son portrait sur le fait que Fénelon est un « grand seigneur »), le lecteur
modèle imprégné des valeurs de l’époque risque d’évaluer négativement une
propriété qui s’oppose au modèle de l’éthos noble. C’est pourquoi mais
introduit noble pour annuler une conclusion présentée comme invalide.
Quant à « proportionné », il permet de neutraliser certains traits du signifié
de noble (qui n’est pas à prendre au sens de « hautain ») et d’insinuant
(Fénelon subordonne sa politesse à une perception du statut de chacun dans
la société).
On le voit, le recours à l’implicite qui est constitutif du fonctionnement
de mais s’appuie sur un univers de savoirs, de croyances et de valeurs qui
sont censés être partagés par le locuteur et l’allocutaire.

2. DEUX EMPLOIS DE « QUOI ! »

Nous allons comparer deux occurrences de quoi ! exclamatif dans le théâtre


de Molière. La première est tirée de L’École des femmes et figure dans un
dialogue, la seconde figure dans un monologue de Georges Dandin.

Texte (1)
Agnès
Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.
Horace
Hors de votre présence, on me voit triste aussi.
Agnès
340 ANALYSES

Hélas ! s’il était vrai, vous resteriez ici.


Horace
Quoi ! vous pourriez douter de mon amour extrême ?
Agnès
Non, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime.
(Acte V, scène 3.)

On trouve ici un emploi canonique de quoi !. Il figure en effet en début de


réplique, en réaction à une réplique qui précède immédiatement.
Horace entend persuader Agnès qu’il est très amoureux d’elle. Pour cela
il avance un certain nombre d’arguments (par exemple « hors de votre pré-
sence on me voit triste aussi »), mais il en ajoute un autre – l’interjection elle-
même. En disant « quoi ! », il montre à son allocutaire que cette interjection
lui a en quelque sorte été arrachée par l’émotion, qu’elle est irrépressible ;
ce qui valide de manière performative l’affirmation qu’il est amoureux.
L’énoncé qui suit « vous pourriez douter de mon amour extrême ? » n’est
en fait qu’une glose qui explicite l’interjection : « Si j’ai dit “quoi !”, c’est
parce que je ne peux supporter l’idée que vous puissiez douter de mon
amour, que votre doute est anormal. » Le conditionnel de « pourriez »
marque le caractère polyphonique de l’énonciation : Horace se refuse à
assumer la responsabilité de l’énoncé et l’attribue à un autre énonciateur
(« vous »). Mais s’il n’assume pas le point de vue présenté dans cette phrase,
il assume pleinement son indignation, l’exclamation indignée et la mise à
distance marquée par le conditionnel.

Texte (2)
Le monologue qui suit constitue une scène entière de Georges Dandin (1668)
de Molière. Ce riche paysan a épousé la fille d’aristocrates pauvres qui le
méprisent. Il vient d’apprendre que sa femme encourage les avances d’un
jeune noble.
George Dandin – Hé bien, George Dandin, vous voyez de quel air votre
femme vous traite. Voilà ce que c’est d’avoir voulu épouser une Demoiselle,
l’on vous accommode de toutes pièces, sans que vous puissiez vous venger,
et la gentilhommerie vous tient les bras liés. L’égalité de condition laisse
du moins à l’honneur d’un mari liberté de ressentiment, et si c’était une
paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en
faire la justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu tâter de la
noblesse, et il vous ennuyait d’être maître chez vous. Ah ! j’enrage de tout
Deux emplois de « quoi ! » 341

mon cœur, et je me donnerais volontiers des soufflets. Quoi ! écouter


impudemment l’amour d’un Damoiseau, et y promettre en même temps
de la correspondance ! Morbleu je ne veux point laisser passer une occa-
sion de la sorte. Il me faut de ce pas aller faire mes plaintes au père et à la
mère, et les rendre témoins à telle fin que de raison, des sujets de chagrin
et de ressentiment que leur fille me donne. Mais les voici l’un et l’autre
fort à propos.
(Acte I, scène 3.)

Ce texte n’est pas dialogal, en ce sens qu’il n’y a qu’un seul locuteur, mais
il est partiellement dialogique. Dans un premier temps, l’unique locuteur
s’adresse à lui-même à la 2e personne (« Hé bien, Georges Dandin, vous
voyez… chez vous. »). Dans un second temps, il s’exprime au je. Le quoi !
figure dans cette seconde partie. Les verbes qui le suivent (« écouter » et
« promettre ») sont à l’infinitif ; il va nous falloir nous demander pourquoi
leur sujet n’est pas spécifié.
Dans ce monologue, le quoi ! ne constitue pas une réaction d’opposition
à l’énoncé qui le précède immédiatement, comme c’est le cas dans un dia-
logue. Il vient justifier l’énonciation de « j’enrage de tout mon cœur ». La
preuve, si l’on peut dire, qu’il « enrage », c’est précisément l’interjection qui
vient briser le fil du discours, montrant la violence des affects du locuteur.
Ce quoi ! marque qu’une norme a été enfreinte, mais ce contre quoi réagit
le locuteur, ce n’est pas à un énoncé mais à une scène que le spectateur vient
de voir et que l’on a racontée à Dandin. Ce que ce dernier juge intolérable
dans cette scène se trouve explicité dans l’énoncé qui suit quoi ! : « écouter
impudemment l’amour d’un Damoiseau, et y promettre en même temps de
la correspondance ! » L’agent des verbes à l’infinitif n’est pas directement
la femme de G. Dandin. Si ce dernier avait dit « elle a écouté… et promis… »,
il se contenterait de dénoncer un fait singulier ; en mettant les verbes à
l’infinitif dans un énoncé exclamatif, le locuteur 1) détache ce comporte-
ment du cas particulier de sa femme, pour le faire entrer dans une classe de
comportements déviants, vrais pour n’importe quel sujet soumis à la
morale commune ; 2) il montre son indignation ; 3) de manière polypho-
nique, il fait assumer cette indignation par n’importe quel sujet doué de sens
moral. C’est d’ailleurs ce caractère a priori partageable de l’indignation qui
incite immédiatement après G. Dandin à se plaindre auprès de ses beaux-
parents : même si ce sont des aristocrates, ils ne peuvent pas s’excepter de
la morale commune.
PARTIE 3

Échange verbal
et lois du discours

➟ CHAPITRE 13 Présupposés et sous-entendus. . . . . . . . 343

➟ CHAPITRE 14 Les lois du discours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361

➟ CHAPITRE 15 Le contrat littéraire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 378

➟ CHAPITRE 16 La double énonciation théâtrale. . . . . . . 392


CHAPITRE 13

Présupposés
et sous-entendus

1 IMPLICITE ET DISCOURS 3 LES PRÉSUPPOSÉS


LITTÉRAIRE
4 LES SOUS-ENTENDUS
2 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS- 5 POURQUOI L’IMPLICITE
ENTENDUS

Par nature, l’activité verbale entrelace constamment le dit et le non-dit. Ce


n’est pas l’un des moindres intérêts de la pragmatique que d’avoir donné
un statut de plein droit à l’implicite, en s’appuyant sur les cadres que pré-
suppose toute énonciation et aux stratégies d’un énonciateur qui s’efforce
d’orienter la construction du sens par son co-énonciateur.

1. IMPLICITE ET DISCOURS LITTÉRAIRE

La littérature a affaire à l’implicite à deux niveaux : à l’intérieur des œuvres,


bien entendu, mais aussi dans la communication qui s’établit entre l’œuvre
et son destinataire. Il existe en effet un processus de communication telle-
ment évident qu’on oublie souvent de le mentionner : celui par laquelle la
Littérature comme corpus de grands textes donne à lire les œuvres au cri-
tique. L’œuvre littéraire est par nature vouée à susciter la quête d’implicites.
Pour le critique elle fait toujours signe, elle montre du doigt un sens au-delà.
Comme toute pratique dite herméneutique, la critique, qu’elle soit profes-
sorale, journalistique ou le fait de simples amateurs, suppose que le texte
renferme un sens important mais caché auquel seuls une technique ou un
talent appropriés permettraient d’accéder.
D’ailleurs, un certain nombre d’œuvres se donnent ouvertement pour
« allégoriques », « symboliques »... c’est-à-dire indiquent au lecteur qu’il lui
faut chercher un sens caché. C’est le cas, par exemple, du célèbre prologue
de Gargantua de Rabelais, où il est dit que le « sens littéral » est trompeur,
qu’il faut « à plus haut interpréter » :
344 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

Et, posé le cas qu’au sens littéral vous trouviez matières assez joyeuses et
bien correspondantes au nom, toutefois pas demeurer là ne faut, comme
au chant des sirènes ; ainsi à plus haut sens interpréter ce que par aventure
cuidiez dit en gaieté de cœur.

Cette incitation peut aussi se faire par des moyens plus subtils, comme
dans la littérature symboliste où le sens littéral se donne comme insuffisant,
le texte ne cessant de montrer qu’il dit autre chose que ce qu’il dit. On le
voit par exemple dans ce fragment de Pelléas et Mélisande (1893) de Maurice
Maeterlinck :
Golaud : Quel mal vous a t’on fait ?
Mélisande : Je ne veux pas le dire ! je ne peux pas le dire !...
Golaud : Voyons ; ne pleurez pas ainsi. D’où venez-vous ?
Mélisande : Je me suis enfuie !... enfuie…
Golaud : Oui ; mais d’où vous êtes-vous enfuie ?
Mélisande : Je suis perdue !... perdue ici… Je ne suis pas d’ici… Je ne suis
pas née là…
Golaud : D’où êtes-vous ? Où êtes-vous née ?
Mélisande : Oh ! oh ! loin d’ici… loin… loin…
Golaud : Qu’est-ce qui brille ainsi au fond de l’eau ?
Mélisande : Où donc ? –Ah ! c’est la couronne qu’il m’a donnée. Elle est
tombée tandis que je pleurais.
Golaud : Une couronne ? – Qui est-ce qui vous a donné une couronne ?
– Je vais essayer de la prendre…
Mélisande : Non, non ; je n’en veux plus ! Je préfère mourir tout de
suite…
(M. Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, I, 2.)

Tout ce que dit Mélisande semble destiné à ouvrir une quête indéfinie
du sens, comme le signale sur le plan typographique l’obsédante présence
des points de suspension. Il est requis du lecteur qu’il ne fasse pas comme
Golaud, qu’il ne pose pas au texte des questions auxquelles il est voué à ne
pas répondre : comme Mélisande, le texte ne peut pas dire le secret que tout
à la fois il montre et cache.
Mais il n’est pas besoin qu’une œuvre littéraire montre en quelque sorte
du doigt qu’elle recèle de l’implicite : par le fait même qu’elle est reconnue
comme pleinement littéraire, le lecteur est sommé de lui attribuer du sens
caché, et ceci à divers niveaux. Un personnage de théâtre comme Harpagon,
par exemple, n’est que le premier barreau d’une échelle d’interprétations par
laquelle on peut faire passer tout fragment de l’œuvre où il figure.
Présupposés et sous-entendus 345

À travers telle(s) ou telle(s) de ses répliques :


– Harpagon montre que...
– Molière montre que…
– L’Avare montre que...
– l’ensemble de l’œuvre de Molière montre que...
– le théâtre classique montre que...

Dans les pages qui suivent, nous n’allons pas nous intéresser à la
construction de ce type d’implicite, mais il est bon de garder à l’esprit cette
relation privilégiée que, par nature, la littérature entretient avec la quête
d’implicites.

2. PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

Quand on analyse le fonctionnement de l’implicite dans les échanges ver-


baux, on en distingue deux grands types : les présupposés et les sous-
entendus. On peut illustrer cette distinction sur un exemple élémentaire :
A : Je cherche quelqu’un pour réparer ma voiture.
B : Mon frère est à la maison.
A : Mais il est toujours débordé !

De la réplique de B le locuteur A peut inférer la proposition « B a un


frère » ; il s’agit, certes, d’une proposition implicite, mais elle est d’une cer-
taine façon inscrite dans l’énoncé, quelle que soit la situation de commu-
nication où a lieu cet échange. Il peut aussi tirer de cette réplique un autre
contenu implicite, par exemple que B propose à A d’embaucher son frère
pour la réparation de la voiture. Or, ce contenu n’est pas inféré par A sur la
base de la valeur littérale de la réplique, mais à l’aide d’une sorte de raison-
nement qu’on pourrait gloser ainsi : « Quand je lui dis que je cherche
quelqu’un pour réparer ma voiture, il me répond que son frère est à la mai-
son ; je peux présumer qu’il parle de manière appropriée, que son énoncia-
tion a un rapport avec ce que je viens de dire ; par là, il entend certainement
me dire que son frère pourrait faire cette réparation. » On voit à quel point
les deux types d’implicites sont différents : « B a un frère » est dit présupposé,
tandis que « B propose à A de solliciter son frère » est dit sous-entendu. Le
premier type de contenu implicite est stable, il se tire de l’énoncé, le second
dépend de la situation de communication, il se tire de l’énonciation.
346 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

Pour le repérage des sous-entendus, les genres littéraires jouent un rôle


important, dans la mesure où ils placent les énonciations à l’intérieur de
contextes stéréotypés qui facilitent l’interprétation. Reprenons nos deux
premiers vers du Cid de Corneille :
Chimène : Elvire, m’as-tu fait un rapport bien sincère ?
Ne déguises-tu rien de ce qu’a dit mon père ?

Du premier vers, on peut tirer le présupposé qu’Elvire a fait un rapport ;


du second vers, que le père de Chimène a dit quelque chose et que Chimène
a un père (présupposition dite « existentielle ») : il suffit d’introduire une
description définie ou un nom propre dans le discours pour présupposer
par là qu’il existe le référent correspondant dans la réalité.
Mais, de ces deux questions de Chimène, on peut également inférer un
sous-entendu : la jeune fille est vivement préoccupée de ce qu’a dit son père.
En effet, comme la seconde question est redondante par rapport à la pre-
mière, il est permis de penser que cette bizarrerie s’explique si l’on fait
l’hypothèse que Chimène est particulièrement concernée par les propos de
son père.
La différence de statut entre ces deux types d’implicite est nette : tout
locuteur connaissant le français peut en principe identifier les présupposés,
alors que le décryptage des sous-entendus est plus aléatoire. En outre, le
nombre de ces sous-entendus est par définition ouvert. Supposons que le
spectateur de ce début du Cid connaisse bien les conventions de la tragi-
comédie de cette époque ; comme Chimène semble très impatiente et que
les héroïnes de ce type de pièces sont en général amoureuses, il aura de
bonnes raisons de penser que la jeune fille parle de son amour. Comme ce
spectateur sait par ailleurs que ce sont les pères qui accordent la main de
leurs filles, peut-être inférera-t-il aussi que le comte a parlé du mariage de
Chimène.
Quand nous disons que l’on peut inférer de cette réplique que Chimène
est préoccupée parce que sa seconde question est redondante, nous nous
appuyons sur des normes d’exercice du discours qui sont partagées par
l’ensemble des locuteurs d’une communauté linguistique. Chimène trans-
gresse une de ces normes (ne pas se répéter) et c’est cette transgression qui
active chez le destinataire la construction d’un sous-entendu. En revanche,
quand nous nous appuyons sur les routines d’un certain genre de théâtre
pour tirer des inférences, il ne s’agit plus de normes partagées par les locu-
teurs, mais d’un savoir encyclopédique.
On peut donc attribuer trois sources aux contenus implicites :
– la compétence linguistique pour les présupposés ;
Les présupposés 347

– la connaissance des normes qui règlent l’échange verbal, les « lois du


discours », qui excluent par exemple la redondance ;
– le savoir « encyclopédique » : par exemple la connaissance des conven-
tions d’un genre théâtral ou celle des mœurs matrimoniales dans une cer-
taine société.

3. LES PRÉSUPPOSÉS

La définition du présupposé comme un implicite inscrit dans l’énoncé


implique que soit faite une distinction entre deux niveaux de contenu dans
un énoncé :
– un niveau de premier plan, qui correspond à ce sur quoi porte l’énoncé :
le posé ;
– un niveau à l’arrière-plan, sur lequel s’appuie le posé, le présupposé.
Selon qu’ils sont placés sur l’un ou sur l’autre niveau, les contenus ne
reçoivent pas du tout le même statut interprétatif. Les posés sont présentés
comme ce sur quoi porte l’énonciation, et donc soumis à une contestation
éventuelle ; en revanche, les présupposés rappellent de manière latérale des
éléments dont l’existence est présentée comme allant de soi. Cette dissy-
métrie est capitale ; elle permet de focaliser l’attention sur le posé et de « faire
passer » discrètement le présupposé. Certes, les présupposés ne sont pas
nécessairement utilisés à des fins manipulatrices, mais il est indéniable qu’ils
offrent cette possibilité.
Lorsque Célimène dit à Alceste :
Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux
Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
(Le Misanthrope IV, 3.)

elle convertit adroitement en présupposé son amour pour Alceste


(« l’amour qu’on a pour vous » ⟶ « on » [= je] vous aime »). Si elle avait
fait de cet amour un posé, elle se serait exposée aux objections d’Alceste ;
au lieu de cela, elle confère le statut d’une évidence, de quelque chose d’établi,
à un sentiment dont Alceste ne cesse de douter et qui est d’ailleurs le moteur
de l’intrigue.
En outre, le présupposé a pour effet de contraindre la suite possible de
l’énoncé. Ainsi, après cet énoncé d’Elvire à Chimène
Il estime Rodrigue autant que vous l’aimez.
348 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

Elvire pourrait ajouter « parce que c’est un jeune homme courageux » ou


« de sorte qu’il acceptera le mariage » (le lien se fait alors avec le posé, en
l’occurrence l’estime du comte pour Rodrigue), mais non « de sorte que
vous ne pensez qu’à lui toute la journée » (le lien s’établissant ici avec le
présupposé, à savoir que Chimène aime Rodrigue). Ce critère d’enchaîne-
ment souligne bien la dissymétrie entre posé et présupposé : en retrait de la
ligne argumentative, ce dernier n’a pas le même rôle dans le fonctionnement
textuel.
L’un des deux tests classiques1 pour distinguer le présupposé du posé
est sa résistance à la négation. La phrase de Célimène a beau être négative,
la négation ne porte pas sur l’amour qu’elle a pour Alceste mais seulement
sur le posé, c’est-à-dire qu’Alceste ne mérite pas son amour. Le second test,
l’interrogation, laisse lui aussi le présupposé hors de sa portée : l’interroga-
tion « méritez-vous l’amour qu’on a pour vous ? » ne touche pas le présup-
posé (je vous aime) mais porte seulement sur le mérite. Le présupposé, tout
en étant présent dans l’énoncé, est en quelque sorte soustrait à l’opposition
vrai/faux.
On distingue par ailleurs deux types de présupposition : locale et glo-
bale. Les premières reposent sur une inclusion : « Quand êtes-vous arri-
vés ? » présuppose « Vous êtes arrivés à un certain moment ». Les secondes
se fondent plutôt sur une antécédence : « Paul n’est plus ici » présuppose
qu’il existe un individu nommé Paul que le destinataire est censé être
capable d’identifier et que ce Paul était ici auparavant. Pour être repérée, la
présupposition locale fait intervenir l’interrogation partielle (« qui ? »,
« où ? », « quand ? »...) qui porte sur des constituants de la phrase. La pré-
supposition globale fait intervenir négation ou interrogation totale, qui
portent sur l’ensemble de la phrase.
Le test de la négation et celui de l’interrogation reposent sur une défini-
tion non contextuelle des présupposés. Mais la dynamique textuelle joue
aussi un rôle. Selon la manière dont l’énonciateur oriente la suite de son
discours, la répartition du posé et du présupposé change d’autant. Ici, il faut
faire intervenir le phénomène de la thématisation, c’est-à-dire la sélection,
en particulier par l’intonation, de tel ou tel constituant comme étant celui
sur lequel porte l’énoncé (voir p. 273). Dans « Suzanne embrassa Figaro
dans le salon », selon le thème choisi, la répartition du posé et du présupposé

1. Dans le cadre de cet ouvrage, nous nous en tenons aux critères traditionnels de la pré-
supposition. On en a par exemple proposé des formulations en termes d’« univers de
croyance » et de « mondes possibles » (voir en particulier R. Martin, Pour une logique du
sens, chap. 1, Paris, PUF, 2e éd., 1992).
Les présupposés 349

va varier. C’est le contexte qui permet de sélectionner le présupposé local,


l’énoncé pouvant répondre à diverses interrogations partielles :
– Où Suzanne embrassa-t-elle Figaro ?
– Qui Suzanne embrassa-t-elle dans le salon ?
– Qui embrassa Figaro dans le salon ?
– Que fit Suzanne ?
etc.

Statut des présupposés


Le présupposé est présenté par le locuteur comme soustrait à toute discus-
sion. Mais ce n’est qu’une prétention énonciative : il est toujours possible
au co-énonciateur de contester un présupposé. Mais, dans ce cas, la conver-
sation prend un tour polémique et vise beaucoup plus la personne du des-
tinataire que son propos. On le voit dans cet échange :
M. Orgon : Il faut, s’il vous plaît, que vous ayez celle [= la complaisance]
de suspendre votre jugement sur Dorante, et de voir si l’aversion qu’on
vous a donnée pour lui est légitime.
Silvia : Vous ne m’écoutez donc point, mon père ? Je vous dis qu’on ne
me l’a point donnée.
(Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, II, 11.)

La discussion porte sur la question de savoir si Dorante (alias Bourgui-


gnon), dont Silvia est amoureuse, n’aurait pas desservi Arlequin (alias
Dorante) auprès de la jeune fille. M. Orgon glisse sous forme de présupposé
(« on [= Bourguignon] vous a donné une aversion pour lui ») ce que Silvia
refuse précisément d’admettre. Cette manœuvre n’échappe pas à la jeune
fille, qui lance son « vous ne m’écoutez pas ». C’est M. Orgon en personne
qui est ici mis en cause, accusé de transgresser la déontologie conversa-
tionnelle.
Dans les cas extrêmes, l’énoncé ne sert qu’à faire passer le présupposé.
C’est l’exemple de l’interrogatoire policier où l’on demande « où l’avez-vous
vu ? » à quelqu’un qui nie précisément avoir jamais vu une personne. C’est
la stratégie de Mme de Gallardon, personnage de La Recherche du temps
perdu de Proust, qui par snobisme parsème ses phrases de syntagmes cir-
constanciels comme « chez mes cousins de Guermantes », « chez ma tante
de Guermantes ». Ces syntagmes sont, en apparence, donnés comme des
renseignements périphériques, le rappel d’une chose bien connue, mais
constituent en fait la véritable raison d’être de l’énoncé ; Mme de Gallardon
350 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

veut en effet constamment rappeler à tout le monde qu’elle appartient à la


famille de Guermantes1.
Puisque les présupposés se situent en retrait de l’énonciation, faut-il en
attribuer la responsabilité à la même instance d’énonciation que le posé ?
Si l’on adopte une perspective polyphonique (voir p. 186), dans un énoncé
comme
Luc veut de nouveau chanter,

on considérera que le posé est pris en charge par le locuteur, tandis que le
présupposé (« Luc a déjà chanté ») serait garanti par une autre instance, un
on qui peut fort bien inclure la personne du locuteur, comme c’est le cas ici.
En revanche, dans un énoncé comme
La décadence de l’art est une vue de l’esprit

le présupposé « l’art est en décadence » est attribué à un on dont se


démarque le locuteur.

Le marquage linguistique de la présupposition


Les marqueurs linguistiques qui permettent d’inscrire un présupposé dans
une phrase sont divers. Signalons, sans souci d’exhaustivité :
– les verbes factifs ou contrefactifs ; on appelle ainsi les verbes qui pré-
supposent la vérité (verbes factifs) ou la fausseté (verbes contrefactifs) de
leur complétive objet : « Paul sait que Jean est venu » présuppose qu’il est
vrai que Jean est venu, tandis que « Paul s’imagine que Jean est venu »
présuppose que c’est faux. Quand Bossuet dit aux fidèles « vous savez que
toute la vie chrétienne, que tout l’ouvrage de notre salut est une suite conti-
nuelle de miséricordes » (Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre), il donne
comme le rappel d’une vérité déjà établie ce sur quoi porte en fait son énoncé.
C’est probablement pour éviter d’admettre ce présupposé de vérité que dans
Le Cid le Comte répond « que m’importe ? » quand Rodrigue lui dit : « Sais-
tu que ce vieillard fut la même vertu… ? Le sais-tu ?» ;
– les verbes subjectifs, qui évaluent la complétive qu’ils régissent :
« avouer », par exemple implique le caractère répréhensible de l’acte dénoté
par la proposition qui suit ;
– les verbes ou les marqueurs aspectuels : « cesser de » présuppose
qu’auparavant il y avait un certain procès (« Paul a cessé de dormir »

1. Du côté de chez Swann, Gallimard, folio, p. 390.


Les présupposés 351

implique « Paul dormait auparavant »), « à nouveau » présuppose que le


procès a déjà eu lieu au moins une fois, etc. ;
– les nominalisations : « le désespoir de Paul » présuppose « Paul est
désespéré »... ;
– les descriptions définies (« le roi de France », « l’ami de Jean »...)
présupposent l’existence d’un référent correspondant ;
– les épithètes non restrictives : « Vauban critiqua la fastueuse cour de
Louis XIV » présuppose « La cour de Louis XIV était fastueuse »... ;
– les interrogatives partielles : « Qui vient ? » présuppose « quelqu’un
vient », « Quand l’as-tu vu ? » présuppose « tu l’as vu », etc. ;
– les constructions clivées : « C’est Paul qui est là » présuppose
« Quelqu’un est là » ;
– les relatives appositives, qui donnent une information sur le mode du
rappel latéral : « Napoléon, qui n’aimais pas le désordre, disposait d’une
police très efficace. » L’intérêt de ces relatives, et plus généralement des
appositions, est d’acquérir un statut de présupposé du seul fait qu’elles sont
placées en retrait de l’énonciation ; elles sont toujours assertives, même
quand l’énoncé enchâssant est interrogatif.

Présupposé et gestion du récit


Les informations présupposées dans un énoncé peuvent l’être à divers titres :
– soit elles ont été posées dans la partie du texte qui précède ;
– soit elles sont déjà admises par le co-énonciateur ;
– soit elles sont supposées admises universellement, évidentes pour tout
le monde.
Mais c’est là une norme, et non l’usage effectif. Non seulement parce qu’il
peut y avoir manipulation, coup de force discursif (en présupposant quelque
chose qui n’est pas admis par le co-énonciateur), mais aussi parce qu’il est
impossible à l’énonciateur de connaître exactement ce qui est admis ou non
par son destinataire. Il en est réduit à faire constamment des hypothèses à
ce sujet. Cette disparité entre les savoirs de l’énonciateur et du co-
énonciateur a un versant positif : le co-énonciateur, grâce aux présupposés,
accède à un savoir dont il était dépourvu, en plus de ce que lui apportent
les contenus posés.
Cette possibilité est abondamment exploitée dans certains contextes, par
exemple quand il s’agit de donner un maximum d’informations au lecteur
ou au spectateur sans que cela semble artificiel. C’est en particulier le cas
des débuts de récits ou des scènes d’exposition au théâtre, où tout présup-
posé, au même titre que les posés, constitue une information nouvelle. Un
tel procédé découle de la duplicité de l’énonciation théâtrale (voir infra
352 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

p. 392) qui intègre les échanges entre les personnages dans un spectacle
offert à un public : avec les présupposés, l’auteur donne latéralement au
spectateur les informations nécessaires à l’intelligence de l’intrigue.
Considérons le début du Barbier de Séville de Beaumarchais :
Le Comte, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu. Il tire sa
montre en se promenant __ Le jour est moins avancé que je ne croyais.
L’heure à laquelle elle a coutume de se montrer derrière sa jalousie est
encore éloignée. N’importe ; il vaut mieux arriver trop tôt que de manquer
l’instant de la voir. Si quelque aimable de la Cour pouvait me deviner à
cent lieues de Madrid, arrêté tous les matins sous les fenêtres d’une femme
à qui je n’ai jamais parlé, il me prendrait pour un Espagnol du temps
d’Isabelle.

On voit comment l’auteur donne le statut de présupposés à des infor-


mations qui sont importantes pour comprendre l’intrigue mais que le spec-
tateur ne connaît pas : « elle a coutume de se montrer derrière sa jalousie »,
« je suis à cent lieues de Madrid », « je suis arrêté tous les matins sous les
fenêtres d’une femme », « je n’ai jamais parlé à cette femme »… C’est là une
manière d’informer le spectateur en donnant une apparence naturelle à
cette première scène.

Les présupposés pragmatiques


Les présupposés que nous venons d’envisager jusqu’à présent sont des pré-
supposés sémantiques. On les distingue des présupposés pragmatiques.
Ces derniers ne sont pas des éléments du contenu de l’énoncé, mais
dépendent des conditions de réussite de l’acte de langage. On a vu que tout
acte de langage par son énonciation implique que les conditions de sa légi-
timité sont réunies (voir p. 23). Cette « implication » peut être reformulée
comme présupposition pragmatique. L’acte de questionner, par exemple,
présuppose un certain nombre de choses : par exemple que le questionneur
ne connaît pas la réponse à la question qu’il pose, que cette réponse l’inté-
resse, que le destinataire est susceptible de connaître la réponse, que la
réponse n’est pas évidente, etc. On en a une illustration dans cet échange
du Jeu de l’amour et du hasard, mais au mépris des convenances :
Arlequin : Ah ! Te voilà, Bourguignon ! mon porte-manteau et toi, avez-
vous été bien reçus ici ?
Dorante : Il n’était pas possible qu’on nous reçût mal, monsieur.
(I, 8.)
Les sous-entendus 353

La question d’Arlequin présuppose pragmatiquement qu’il n’était pas


évident que Dorante ait été bien reçu. La réplique de Dorante vise à annuler
l’impolitesse de cette présupposition en contestant la pertinence de la ques-
tion : la réponse était évidente, rétorque-t-il, il n’y avait donc pas lieu de la
poser. Cette correction est rendue nécessaire par la présence d’un tiers, Silvia,
qui doit ignorer qu’Arlequin n’est qu’un domestique déguisé en maître.
On peut tirer des effets comiques presque automatiques d’une violation
de ce type de présupposé. Ainsi, dans La Cantatrice chauve d’Eugène
Ionesco :
Madame Smith (à Mary, la bonne) : On n’a rien mangé de toute la journée.
Vous n’auriez pas dû vous absenter !
Mary : C’est vous qui m’avez donné la permission.
Madame Smith : On ne l’a pas fait exprès.

Le comique vient de ce que l’acte de donner la permission présuppose


pragmatiquement que son énonciateur ait l’intention d’agir comme il le fait.
Madame Smith ne peut nier sans contradiction ce que présuppose prag-
matiquement son énonciation.
C’est bien parce qu’il existe de telles présuppositions que certaines mani-
pulations sont possibles, et au premier chef le mensonge. Quand le roi, pour
mettre Chimène à l’épreuve, lui affirme que Rodrigue est mort (« Il est mort
à nos yeux des coups qu’il a reçus » [IV, 5]), son énonciation mensongère
produit un effet sur la jeune fille parce que tout acte d’assertion implique la
sincérité de son locuteur, a fortiori quand celui-ci est le roi, garant de la loi.

4. LES SOUS-ENTENDUS

Présupposés et sous-entendus permettent aux locuteurs de « dire sans dire »,


d’avancer un contenu sans en prendre totalement la responsabilité. Mais
avec le présupposé il y a mise en retrait de ce contenu, tandis qu’avec le sous-
entendu il s’agit plutôt d’une sorte de devinette qui est posée au co-
énonciateur. Il doit dériver des propositions implicites en s’appuyant sur
les principes généraux qui régissent l’exercice du discours. Ces sous-
entendus ne sont donc pas prédictibles hors contexte ; selon les contextes,
la même phrase pourra libérer des sous-entendus totalement différents.
C’est le philosophe du langage H.P. Grice qui a conceptualisé ce phéno-
mène du sous-entendu dans une perspective pragmatique1. Son idée

1. « Logic and Conversation », 1975, repris dans Communications, n° 30, 1979.


354 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

centrale est que l’activité discursive suppose une coopération de ses parti-
cipants, qui, du seul fait qu’ils entrent dans l’échange verbal, sont censés
suivre un certain nombre de règles tacites, qu’il appelle des maximes
conversationnelles. Ce sont par exemple des principes qui prescrivent de
donner autant d’informations qu’il est requis, de répondre quand on vous
parle, d’être compréhensible, etc. Comme le locuteur postule que son par-
tenaire connaît ces maximes, il peut s’appuyer sur cette présomption pour
lui faire inférer des sous-entendus ; en transgressant une maxime, il l’amène
à faire l’hypothèse que l’énoncé délivre en fait un autre contenu, implicite.
Dans l’Île des esclaves de Marivaux, Iphicrate et son esclave Arlequin se
retrouvent dans une île où ce sont les esclaves qui commandent aux maîtres.
Iphicrate continue néanmoins à se comporter comme auparavant et donne
des ordres à Arlequin :
Iphicrate : Suis-moi, donc !
Arlequin (siffle) : Hu ! hu ! hu !
Iphicrate : Comment donc ! que veux-tu dire ?
Arlequin (distrait, chante) : Tala ta lara !
Iphicrate : Parle donc ; as-tu perdu l’esprit ? à quoi penses-tu ?
(I, 1.)

Arlequin veut faire comprendre à Iphicrate qu’il n’est plus son esclave.
Plutôt que de le lui dire explicitement, il recourt à une stratégie de sous-
entendu. Il viole ouvertement les règles conversationnelles puisqu’il siffle
ou chante au lieu de répondre, faisant comme s’il n’avait rien entendu. Or
il sait parfaitement qu’Iphicrate présume que son esclave connaît et respecte
les maximes conversationnelles. Iphicrate sera ainsi amené à construire une
hypothèse capable de concilier le postulat qu’Arlequin respecte ces maximes
et le fait qu’ici il les transgresse. Cette hypothèse, c’est qu’Arlequin veut lui
faire tirer un sous-entendu : « Tu n’as pas d’ordre à me donner parce que
tu n’es plus mon maître. »
Apparemment, Iphicrate échoue, puisqu’au lieu d’opérer l’inférence
attendue, Iphicrate s’imagine (ou feint de s’imaginer) que son esclave est
devenu fou. Une hypothèse assez naturelle, dans la mesure où seul le fou
est supposé exclu du respect des règles du discours : un fou peut parler tout
seul, être inintelligible, répondre de manière inappropriée, etc. Iphicrate
préfère croire à cette folie plutôt qu’opérer une inférence qui marquerait la
fin de sa domination. En revanche, le spectateur a immédiatement compris
le sous-entendu ; la scène prend ainsi un tour didactique. Cette supériorité
du spectateur résulte elle aussi d’une prise en compte de règles du discours :
postulant que l’œuvre n’est pas incohérente et que les personnages font des
Les sous-entendus 355

actes signifiants, il écartera tout de suite l’hypothèse que l’esclave soit subi-
tement devenu fou ou sourd.
Ici, au lieu de faire débiter à Arlequin une tirade sur la fin de sa servitude,
l’auteur montre le renversement de pouvoir. La subversion des règles de
domination coïncide théâtralement avec la subversion des règles du dis-
cours.

Laisser entendre, donner à entendre, faire entendre


La notion de sous-entendu a besoin d’être précisée, car on parle souvent de
sous-entendus pour des conduites langagières très diverses. Reprenant une
distinction de F. Récanati, on distinguera (1) laisser entendre, (2) donner
à entendre, (3) faire entendre.
(1) Soit cette réplique du Dénouement imprévu, une autre comédie de
Marivaux :
Le Domestique : Monsieur, il y a là un valet qui demande à parler après
vous.
(VIII.)

Étant donné qu’une loi du discours contraint le locuteur à donner des


informations précises, le co-énonciateur est en droit d’inférer que le domes-
tique ignore l’identité du valet en question. Bien entendu, le domestique n’a
probablement pas conscience de cet implicite, mais il ne pourrait sans
inconséquence le récuser. Il arrive ainsi constamment que, sur la base des
lois du discours, on tire des inférences que le locuteur n’a nullement l’inten-
tion de susciter mais que ses propos manifestent. On dira que cette énon-
ciation du domestique laisse entendre qu’il ignore l’identité du valet qui
vient d’arriver.
(2) Nous allons maintenant envisager le cas où le locuteur produit son
énonciation dans l’intention que son destinataire tire une proposition
implicite déterminée. Ainsi dans cet exemple emprunté à Proust :
– Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le général
de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu saluer et que Mme
de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux. Est-ce donc une artiste ?
– Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la
princesse, et elle ajouta vivement : Je vous répète ce que j’ai entendu dire,
je n’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière moi que
356 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

c’étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je ne


crois pas que personne les connaisse.
(Du côté de chez Swann, Gallimard, coll. « Folio », p. 398.)

La princesse, placée au firmament de la mondanité, entend préserver à


tout prix cette situation privilégiée. En indiquant étourdiment au général
de Froberville l’identité de l’inconnue, elle « laisse entendre » involontaire-
ment qu’elle la connaît personnellement. Elle n’est pas sûre que le général
prêtera attention à cette inférence possible, mais elle le redoute, car il pour-
rait en conclure qu’elle fréquente des personnes dont la position mondaine
est nulle ou que la « petite Mme de Cambremer » a une haute situation
mondaine, deux choses pour elle intolérables. C’est pourquoi elle dit « je
vous répète ce que j’ai entendu dire », pour donner à entendre qu’elle ne
connaît pas personnellement Mme de Cambremer.
En résumé, un locuteur L « donne à entendre » q par une énonciation E
si, par cette énonciation, L laisse entendre que q, et si, exploitant l’implica-
tion, L fait l’énonciation E dans l’intention de laisser entendre que q1 ».
(3) On peut faire un pas de plus et considérer les sous-entendus au sens
strict, ceux qu’analyse H. P. Grice. Dans ce cas, le locuteur fait entendre une
proposition à son destinataire s’il transgresse ouvertement un principe
conversationnel pour lui faire dériver un sous-entendu. Dans l’échange
entre Iphicrate et Arlequin, ce dernier, par sa transgression des lois du dis-
cours, affiche ainsi son intention de faire décrypter à Iphicrate un sous-
entendu. Dégager un sous-entendu est l’unique moyen pour le co-
énonciateur de concilier la violation apparente des lois discursives avec le
respect présumé de ces lois par le destinataire. Comme on a affaire à une
intention communicative qui se manifeste de manière ouvertement dissi-
mulée, on retrouve ici la problématique des actes de langage indirects
(cf. « Voulez-vous me rendre un service ? »), par lesquels on signifie au
destinataire qu’il lui faut découvrir un contenu au-delà du sens littéral (voir
p. 20).

Sous-entendus et mondanité
Nous avons commenté un exemple tiré de La Recherche du temps perdu. Il
existe, en effet, une relation étroite entre l’art du sous-entendu et la mon-
danité. Le mondain vit dans des cercles restreints pour lesquels l’exercice
du discours joue un rôle crucial ; si l’on veut y maintenir ou y renforcer sa

1. F. Récanati, Les Énoncés performatifs., p. 146.


Les sous-entendus 357

position, il faut savoir contrôler, orienter sa parole au milieu d’un jeu extrê-
mement complexe d’injonctions contradictoires.
C’est le cas par exemple du personnage de Mme de Gallardon dont nous
avons déjà évoqué (voir p. 349) la situation difficile de parente pauvre d’une
famille prestigieuse :
Quand on lui parlait d’un personnage illustre, elle répondait que, sans le
connaître personnellement, elle l’avait rencontré mille fois chez sa tante
de Guermantes, mais elle répondait cela d’un ton si glacial et d’une voix
si sourde qu’il était clair que, si elle ne le connaissait pas personnellement,
c’était en vertu de tous les principes indéracinables et entêtés auxquels ses
épaules touchaient en arrière.
(Du côté de chez Swann, Gallimard, coll. « Folio », p. 390.)

Mme de Gallardon use adroitement de l’implicite pour placer son image


sous le jour le plus favorable. Le problème qu’il lui faut résoudre est simple :
il lui faut reconnaître qu’elle ne connaît pas personnellement les gens
illustres sans pour autant passer pour quelqu’un de négligeable. En disant
qu’elle a rencontré l’illustre personne mille fois chez sa tante de Guermantes,
elle donne à entendre qu’elle appartient au meilleur monde. Par ailleurs, en
usant d’un ton et d’une voix déplacés, elle fait entendre autre chose : « Mes
principes m’interdisent d’entretenir des relations avec cette personne. »
Sous-entendu dont l’effet est d’annuler ce que, sinon, son propos laissait
entendre, en l’occurrence qu’elle n’est pas admise dans l’intimité des gens
importants. Ce faisant, elle fait comme la princesse des Laumes, elle anticipe
sur le travail interprétatif de son allocutaire. Elle présente son discours
comme devant normalement amener l’allocutaire à dégager l’implicite
réparateur, mais ce n’est qu’une prétention énonciative. La situation subal-
terne de Mme de Gallardon indique que nombre d’auditeurs, en tout cas
ceux qui comptent, ne sont pas dupes de sa stratégie.
Dans cet univers, la position plus ou moins élevée que l’on occupe dépend
de la qualité de la coterie à laquelle on appartient. Comme tout s’y passe en
conversations, il est capital de construire dans son discours une image de
soi susceptible de vous faire accéder au cercle le plus choisi ou de vous y
maintenir. À travers ses paroles, l’infortunée Mme de Gallardon gère l’infer-
nal paradoxe dans lequel elle est prise : cousine des illustres Guermantes et
rejetée du nombre des élus. Elle est obligée de recourir à l’implicite, car toute
explicitation mettrait en évidence ce qu’il lui faut cacher. Si elle parvient à
persuader ses destinataires de ses présupposés et de ses sous-entendus, le
réel se conformera au langage. Dans cet univers, il suffit, en effet, que l’on
croie que vous disposez d’une situation enviable pour que vous en disposiez
effectivement. La rumeur y est le seul support des identités et la conversation,
358 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

loin d’être un passe-temps contingent et futile, est une activité aux enjeux
considérables (à cette échelle, bien entendu). L’interlocution est l’espace où
se conquièrent et se ruinent les situations.

Sous-entendu et trope
La problématique du sous-entendu, on vient de le voir, fait largement appel
à l’antique notion de « sens littéral ». On ne sera pas surpris que Grice et
d’autres pragmaticiens aient considéré que les tropes traditionnels (méta-
phore, hyperbole, litote, ironie…) étaient des cas de sous-entendus. De fait,
les similitudes sont évidentes. Le co-énonciateur d’un trope, comme celui
d’un sous-entendu, doit commencer par déchiffrer le sens littéral, recon-
naître qu’il n’est pas pertinent, de façon à dériver une nouvelle interpréta-
tion, celle qu’est censé vouloir transmettre l’énonciateur. Si, par exemple,
le locuteur dit « Luc est un roc », le co-énonciateur, sachant que Luc est un
humain, va chercher une interprétation qui soit compatible avec le postulat
que le locuteur respecte les maximes conversationnelles (en l’occurrence le
locuteur aurait violé la maxime qui lui enjoint de ne pas dire ce qui est faux).
Lorsque, dans Le Cid, le Comte dit à Don Diègue à propos du roi :
Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne.

le co-énonciateur, ne pouvant imaginer la tête du comte allant renverser


la couronne du monarque, voit là une fausseté patente et cherche une inter-
prétation susceptible d’annuler la transgression ; il n’aura pas de mal à
identifier un double processus métonymique (« ma tête » pour « ma mort »,
« sa couronne » pour « son pouvoir ») et construira un énoncé plus perti-
nent : « Ma mort provoquerait la chute du roi. »
Mais cette assimilation des tropes aux sous-entendus ne va pas sans
difficultés. Les sous-entendus ordinaires s’ajoutent à la signification de la
phrase énoncée, la complètent et, ensemble, elles constituent ce que le locu-
teur a voulu faire entendre. Dans le cas des tropes, en revanche, le sens
implicite se substitue au sens « littéral », au lieu de le compléter1.
En littérature, la réduction des tropes aux sous-entendus pose d’autres
problèmes. Un énoncé métaphorique comme « L’homme est un roseau »
(Pascal) fait davantage que violer une maxime et obliger à chercher un sens
dérivé : il suscite un travail de l’imaginaire. En outre, les tropes de la litté-
rature sont inscrits dans des textes et leur valeur résulte au premier chef des

1. Sur ce point, voir D. Wilson et D. Sperber, « Remarques sur l’interprétation des énoncés
selon Paul Grice », Communications, n° 30, 1979, p. 82-83.
Pourquoi l’implicite 359

réseaux micro- et macro-contextuels dont ils participent. Ce n’est pas


l’énoncé isolé d’un locuteur que l’on interprète, mais un texte qui ouvre une
myriade de relations de sens virtuelles. On peut également s’interroger sur
la valeur de l’opposition entre le « littéral » et le « dérivé », le « direct » et
« l’indirect » qui est associée à la notion de trope. Est-on en droit de distin-
guer un énoncé non véridique (« L’homme est un roseau ») et, d’autre part,
ce qui serait son sens « véritable », ce que Pascal « aurait vraiment voulu
dire » (« l’homme est minuscule, faible, instable... ») ? Pour reprendre une
phrase célèbre qu’André Breton aurait adressée à un commentateur d’une
métaphore du poète Saint Pol Roux : « Si Saint Pol Roux avait voulu dire
“carafe”, il l’aurait dit. » Autrement dit, ce que l’auteur « veut dire », c’est ce
que le texte dit. La force d’un trope en littérature est peut-être précisément
de se tenir en suspens, de ne se fixer ni sur le sens « littéral » ni sur le sens
« dérivé ».

5. POURQUOI L’IMPLICITE

Si le langage est un « instrument de communication », on peut s’étonner


qu’il recoure aussi constamment à l’implicite. L’existence du présupposé est
manifestement liée à des principes d’économie ; la communication serait
impossible si l’on ne présupposait pas acquis un certain nombre d’infor-
mations, à partir desquelles il est possible d’en introduire de nouvelles. C’est
pour les sous-entendus intentionnels, c’est-à-dire ceux dont l’énonciateur
provoque le décryptage chez le co-énonciateur, que la réponse apparaît
moins évidente.
Souvent, le passage par l’implicite permet d’atténuer la force d’agression
d’une énonciation en déchargeant partiellement l’énonciateur de l’avoir
dite. Ce dernier peut toujours se réfugier derrière le sens littéral : « Je ne dis
pas cela », répète Alceste (Le Misanthrope, I, 2) qui éreinte proprement le
sonnet d’Oronte tout en feignant d’évoquer de mauvais vers qu’aurait faits
un de ses amis. L’énonciation est en effet bien autre chose qu’une simple
transmission d’information ; elle engage la responsabilité de celui qui parle.
Ainsi, dans la célèbre scène de l’aveu de Phèdre (Phèdre, I, 3), l’héroïne se
refuse à dire « J’aime Hippolyte » et s’arrange pour que cet énoncé soit sous-
entendu ; après avoir fait dire à Oenone « Hippolyte ! », elle enchaîne : « C’est
toi qui l’as nommé ! » Le plus étrange est que Phèdre a décrit le jeune homme
très clairement. Tout se passe comme si le fait de dire son nom entraînait
une sorte de responsabilité d’ordre juridique.
Le recours à l’implicite n’est pas nécessairement défensif. Comme le
décodage des sous-entendus est une activité complexe qui suppose une
grande maîtrise dans le maniement du langage, l’invitation faite au lecteur
360 PRÉSUPPOSÉS ET SOUS-ENTENDUS

ou au spectateur de résoudre ces petites énigmes, de combler lui-même les


failles qu’ouvre l’énonciation peut être un moyen d’établir une connivence
avec lui. Dans ce cas, les partenaires jouissent de leur commune subtilité et
de l’identité valorisante qui en est le corrélat. C’est le sentiment que donne
parfois le théâtre de Giraudoux où l’essentiel du texte passe par des impli-
cites. Les personnages y mettent en quelque sorte en acte leur humanisme
en faisant usage avec virtuosité de cet art éminemment social, la conversa-
tion. L’ironie, qui elle aussi dit de manière indirecte, suppose également une
connivence avec l’interlocuteur (voir p 193).
Le jugement porté sur le maniement de l’implicite est d’ailleurs fonciè-
rement ambigu. On peut y voir aussi bien un refus de la franchise qu’une
marque de délicatesse. La mise à distance fait donc l’objet d’interprétations
opposées. Puisque l’implicite se définit comme un jeu entre le dit et le non-
dit, un jeu sur la frontière, il est normal qu’il passe sans cesse d’un côté à
l’autre.
CHAPITRE 14

Les lois du discours

1 DES CONVENTIONS TACITES 6 LA LOI D’EXHAUSTIVITÉ


2 LE PRINCIPE DE 7 LA LOI DE MODALITÉ
COOPÉRATION
8 LOIS DE DISCOURS
3 LE PRINCIPE DE PERTINENCE ET COMPORTEMENT SOCIAL

4 LE PRINCIPE DE SINCÉRITÉ 9 UN THÉÂTRE ÉDUCATIF


5 LA LOI D’INFORMATIVITÉ

1. DES CONVENTIONS TACITES

La dérivation du sous-entendu, on vient de le voir, repose sur un ensemble


de normes, une sorte de code que Grice appelle « maximes conversation-
nelles », et que d’autres préfèrent appeler lois du discours. Ces « lois » font
partie d’une sorte de compétence pragmatique, composante elle-même
de la compétence communicationnelle, de l’aptitude à parler, pour une
certaine société, de manière appropriée dans une situation déterminée. Les
lois du discours ne sont pas des règles obligatoires et inconscientes, comme
celles qui régissent la morphologie ou la syntaxe. Il s’agit plutôt d’une sorte
de code de bonne conduite des interlocuteurs, de normes que l’on est sup-
posé respecter quand on joue le jeu de l’échange verbal. Grice les fait toutes
dépendre du principe de coopération : « Que votre contribution conver-
sationnelle corresponde à ce qui est exigé de vous, au stade atteint par celle-
ci, par le but ou la direction acceptée de l’échange parlé dans lequel vous
êtes engagé. »
Encore faut-il ne pas se méprendre sur le sens de telles règles. On leur a
reproché de postuler une vision illusoirement harmonieuse des échanges
verbaux, de laisser penser que les locuteurs collaborent de leur mieux à la
réussite d’énonciations conformes à un idéal. En réalité, le problème n’est
pas de savoir si, de fait, les locuteurs respectent ces règles, mais de prendre
conscience que l’échange verbal, comme toute activité sociale, repose sur
un contrat tacite.
362 LES LOIS DU DISCOURS

Nous parlons ici de « contrat », mais ce ne sont pas des conventions


explicites et conscientes. Le philosophe D. Lewis1 a comparé ce type de
convention à des jeux de coordination dans lesquels les participants ajustent
leurs comportements à celui des autres sans passer pour autant un accord
explicite : ainsi deux rameurs qui synchronisent leur cadence. Confrontés
à une situation inédite, les sujets agissent conformément à ce qui, d’après
leur expérience, devrait être le comportement des autres dans une situation
de ce type. C’est de cette façon que s’instituent des normes de comportement
relativement stables, qui suscitent des attentes mutuelles : on accomplit
quelque chose en se conformant à une règle, et l’on attend que les autres en
fassent autant.
Les listes de lois du discours varient d’un auteur à l’autre, mais toutes
combinent à peu près les mêmes éléments. Nous allons nous appuyer ici
sur la classification proposée par C. Kerbrat-Orecchioni2, qui inventorie elle-
même celles qui sont le plus couramment invoquées.
Nous commencerons par distinguer trois principes très généraux (prin-
cipes de coopération, de pertinence, de sincérité) avant de relever des lois
plus spécifiques.

2. LE PRINCIPE DE COOPÉRATION

On l’a dit, ce principe a un statut privilégié. Cela se comprend puisqu’il se


contente de poser que les sujets parlants qui communiquent s’efforcent de
ne pas bloquer l’échange, de faire aboutir l’activité discursive. Par définition,
chacun des protagonistes se reconnaît et reconnaît à son co-énonciateur les
droits et les devoirs attachés à l’élaboration de l’échange. Dans la mesure où
il faut être deux pour converser, le sujet le plus égoïste est bien obligé d’y
soumettre.
Il entre dans la définition d’un misanthrope de prendre quelques libertés
avec un tel principe. Ainsi, quand Oronte adresse une vibrante déclaration
d’amitié à Alceste, ce dernier semble ne rien entendre :
Oronte : C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.
Alceste : À moi, monsieur ?
Oronte : À vous. Trouvez-vous qu’il vous blesse ?
(I,2.)

1. Convention, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1969.


2. L’Implicite, IV, 4.
Le principe de pertinence 363

Oronte se comporte comme s’il n’envisageait pas que son destinataire


puisse ne pas coopérer ; pour Oronte, si Alceste ne répond pas, c’est parce
qu’il ne sait pas qu’on lui parle. Mais le spectateur a de bonnes raisons de
penser qu’Alceste viole délibérément le principe de coopération pour le
respecter à un second niveau. Il fait mine de ne pas être le destinataire pour
faire entendre à Oronte que ses propos sont mensongers et en conséquence
nuls et non avenus pour lui. De cette façon, Alceste coopère discursivement,
fût-ce sur un mode paradoxal. La balle est ainsi renvoyée dans le camp
d’Oronte, sans qu’Alceste ait dit le moindre mot. Alceste va donc plus loin
que l’Arlequin de L’Île des esclaves à l’égard d’Iphicrate : alors que l’esclave
se contentait de répondre à côté, de contester les modalités de l’échange
dissymétrique que prétendait imposer Iphicrate, le misanthrope, lui,
conteste le principe même de l’échange.

3. LE PRINCIPE DE PERTINENCE

Pour interpréter les énoncés du locuteur, le destinataire présume qu’il res-


pecte un principe de pertinence : « le locuteur fait de son mieux pour pro-
duire l’énoncé le plus pertinent possible », eu égard au genre de discours et
à la situation concernés. Pour D. Sperber et D. Wilson, ce serait même
l’axiome fondamental de l’échange verbal. Ils le définissent ainsi :
De façon très intuitive, un énoncé est d’autant plus pertinent qu’avec
moins d’information, il amène l’auditeur à enrichir ou modifier le plus ses
connaissances ou ses conceptions. En d’autres termes, la pertinence prag-
matique d’un énoncé est en proportion directe du nombre de consé-
quences pragmatiques qu’il entraîne pour l’auditeur et en proportion
inverse de la richesse d’informations qu’il contient1.

Ces auteurs développent donc une conception de la pertinence, évaluée


d’après ses conséquences. Ainsi, « il pleut » sera moins pertinent dit comme
un simple constat qu’en réponse à la question d’un locuteur qui veut savoir
s’il doit ou non arroser son jardin. Il s’ensuit que l’évaluation de la perti-
nence dépend du contexte : selon les connaissances dont disposent déjà les
interlocuteurs dans un contexte donné et leurs attentes, on jugera plus ou
moins pertinent un énoncé.
De toute façon, il est difficile de concevoir qu’un énoncé ne soit pas
approprié d’une manière ou d’une autre à la situation. Si, par exemple, le

1. Communications, n° 30, p. 88.


364 LES LOIS DU DISCOURS

locuteur dit quelque chose que tout le monde est censé connaître, il est
toujours possible de calculer une interprétation qui rendra son énonciation
pertinente, malgré son manque d’informativité apparent. Cela dépend en
particulier de l’autorité dont bénéficie le locuteur. Les propos d’une per-
sonne reconnue seront toujours présumés pertinents, alors que ceux d’une
personne sans crédit seront facilement disqualifiés. Ainsi, dans cet échange
des Fourberies de Scapin :
Géronte : Ma foi, seigneur Argante, voulez-vous que je vous dise ; l’édu-
cation des enfants est une chose à quoi il faut s’attacher fortement.
Argante : Sans doute. À quel propos cela ?
Géronte : À propos de ce que les mauvais déportements des jeunes gens
viennent le plus souvent de la mauvaise éducation que leurs pères leur
donnent.
Argante : Cela arrive parfois. Mais que voulez-vous dire par là ?
(II, l.)

Manifestement, Argante ne fait guère crédit à Géronte, dont à deux


reprises il déclare non pertinents les propos. C’est là une décision d’Argante,
une stratégie agressive, bien plus que la conséquence d’un constat objectif :
si Argante avait prêté quelque autorité à Géronte, il aurait postulé la perti-
nence de ses assertions. Il y a là un rapport de forces : en montrant à Géronte
qu’il transgresse la loi de pertinence, Argante se place en position haute et
rabaisse son interlocuteur.
Par nature, toute énonciation se pose comme pertinente. Parler à propos
c’est tout simplement parler ; dans le mot « propos », on voit d’ailleurs
coïncider le dire et la pertinence, comme on le voit chez Argante : « À quel
propos cela ? » Si elle explicite son droit à la parole, qu’elle marque sa per-
tinence, l’énonciation risque de produire un effet paradoxal : en se justifiant
elle révèle un défaut de légitimité. Rien de plus significatif à cet égard que
l’emploi d’« à propos » quand il sert à introduire ce qui précisément ne vient
pas à propos. Le « à propos » employé absolument peut s’affaiblir en « à
propos de… », locution prépositionnelle qui sélectionne un élément du
contexte verbal ou non verbal pour poser la pertinence de l’énoncé qui suit :
Dorante : Tu me railles, tu as raison ; je ne sais ce que je dis, ni ce que je
te demande. Adieu.
Silvia : Adieu ; tu prends le bon parti… Mais à propos de tes adieux, il
me reste encore une chose à savoir : vous partez, m’as-tu dit ; cela est-il
sérieux ?
(Le Jeu de l’amour et du hasard, II, 9 ; c’est nous qui soulignons.)
Le principe de sincérité 365

Ici, Silvia souhaite continuer la conversation avec Dorante, alors qu’elle


lui déclare qu’elle ne veut pas avoir de relation avec lui. Quand le jeune
homme lui dit qu’il s’en va, elle est prise à son propre piège. Comment
enchaîner sur « adieu » sans perdre la face à ses yeux et aux yeux de Dorante ?
En disant « à propos de tes adieux », elle rejette la responsabilité de son dire
sur les mots de Dorante et affirme la pertinence d’une question dont le
contenu trahit pourtant la vacuité : « cela est-il sérieux ? » Ce faisant, une
fois de plus, elle révèle un sentiment qu’elle s’efforce de cacher dans le
mouvement même qu’elle fait pour le cacher.

4. LE PRINCIPE DE SINCÉRITÉ

La question de Silvia sur le « sérieux » des énoncés de Dorante trahit son


trouble. Toute énonciation, en effet, est présumée sincère. Les locuteurs sont
censés n’asserter que ce qu’ils tiennent pour vrai, n’ordonner que ce qu’ils
veulent voir réaliser, ne demander que ce dont ils veulent effectivement
connaître la réponse, etc. En d’autres termes, les locuteurs sont supposés
adhérer à leurs propos. Mais ce n’est là qu’une sorte de règle du jeu, non
une thèse sur la sincérité effective des sujets.
La célèbre scène du sonnet d’Oronte illustre bien la complexité du
maniement de ce principe. Oronte dit vouloir établir un contrat de sincérité
avec Alceste :
Alceste
[…] J’ai le défaut
D’être un peu plus sincère qu’il ne faut.
Oronte
C’est ce que je demande, et j’aurais lieu de plainte,
Si, m’exposant à vous pour m’en parler sans feinte,
Vous alliez me trahir et me déguiser rien.
(I, 2.)

En réalité, dans ce type de situation, le rituel mondain exige que l’on


demande aux auditeurs d’être sincères, alors même qu’on ne le souhaite pas.
Alceste (par impulsivité ? par naïveté ? par provocation ?…) viole ces
convenances pour respecter le principe de sincérité : il fait comme si la
demande d’Oronte était une véritable demande, c’est-à-dire une demande
sincère, et non un rituel. Mais qui peut dire si la demande d’Oronte est
sincère ou non ? Le théâtre nous montre une situation de discours sans
offrir au spectateur un site à partir duquel il pourrait trancher en toute
certitude.
366 LES LOIS DU DISCOURS

Curieusement, alors même que l’activité verbale est censée être régie par
le principe de sincérité, la langue dispose de modalisateurs d’énonciation
comme « franchement » ou « sincèrement ». Ce qui laisse supposer qu’il
existe différents niveaux de sincérité. Mais à part Alceste qui dit du sonnet
d’Oronte « Franchement, il est bon à mettre au cabinet », tout le monde sait
que l’insincérité se masque tout autant derrière des « franchement » : « je
ne flatte point » dit Philinte pour accompagner ses flatteries, « sans mentir »
dit le renard de la fable au corbeau quand il le flatte éhontément.
Ce jeu subtil est bien illustré dans Le Misanthrope par Célimène quand
elle accueille son ennemie Arsinoë par ces mots :
Madame, sans mentir, j’étais de vous en peine.

L’énoncé est construit sur une tension. « J’étais de vous en peine » donne
à entendre que Célimène a de l’affection pour Arsinoë, tandis que le « sans
mentir » donne à entendre « je sais que vous pensez que je ne vous aime pas ».
L’emploi de « sans mentir » présuppose pragmatiquement qu’en l’absence
de « sans mentir » l’énonciation risquerait d’être interprétée comme men-
songère ; du même coup, le seul fait de l’employer fait peser un soupçon sur
un énoncé que, normalement, on ne devrait pas suspecter puisqu’il s’agit
d’une formule conventionnelle.
La manière dont Célimène manie le principe de sincérité est symptoma-
tique d’un phénomène plus général. À travers le discours, les locuteurs
négocient constamment entre des injonctions contradictoires. Célimène et
Arsinoë doivent à la fois ne jamais rompre le fil, respecter les principes
conversationnels ; tout en se portant les coups les plus durs. Dans ce théâtre,
alors que pour le monde masculin la parole peut être relayée par la violence
physique (Oronte envoie ses témoins à Alceste), les femmes se déchirent en
demeurant dans le cercle du langage.

5. LA LOI D’INFORMATIVITÉ

À côté de ces principes très généraux, on peut mentionner des lois du dis-
cours plus spécifiques qui portent sur le contenu des énoncés ; la loi d’infor-
mativité est l’une des plus utilisées. Son champ d’application est
extrêmement vaste puisqu’elle exclut qu’on parle « pour ne rien dire ». Mais
son maniement n’est pas simple. La notion d’informativité varie en fonction
des destinataires et des contextes. Pour Alceste, Oronte viole la loi d’infor-
mativité quand, au lieu de lire son sonnet, il profère un certain nombre de
phrases préliminaires :
La loi d’informativité 367

Oronte
« Sonnet… » C’est un sonnet. « L’espoir… » C’est une dame
Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
« L’espoir… » Ce ne sont point de ces grands vers pompeux
Mais de petits vers doux, tendres et langoureux, etc.

Alceste ne semble pas admettre que l’exigence d’informativité soit com-


patible avec les rituels de bienséance, qui visent à désamorcer à l’avance les
critiques.
Au théâtre, la transgression ostensible de la loi d’informativité est une
source de comique souvent exploitée :
Du Bois
Monsieur, il faut faire retraite.
Alceste
Comment ?
Du Bois
Il faut d’ici déloger sans trompette.
Alceste
Et pourquoi ?
Du Bois
Je vous dis qu’il faut quitter ce lieu.
Alceste
La cause ?
Du Bois
Il faut partir, monsieur, sans dire adieu.
Alceste
Mais par quelle raison me tiens-tu ce langage ?
Du Bois
Pour la raison, monsieur, qu’il faut plier bagage.
(Le Misanthrope, IV, 4.)

Mais ce morceau de comique quelque peu mécanique détonne dans cette


pièce. Comme le spectateur vient d’assister à une longue scène d’explica-
tions orageuses entre Célimène et Alceste, on peut penser que le contraste
entre ces deux usages du discours, pathétique et comique, rappelle au spec-
tateur qu’il s’agit bien d’une comédie, et non d’une tragi-comédie ou d’une
tragédie. Dans une poétique comme celle du xviie siècle, où la définition
des genres a une portée ontologique et sociale, ce rappel n’a rien d’accessoire.
368 LES LOIS DU DISCOURS

6. LA LOI D’EXHAUSTIVITÉ

La loi d’exhaustivité peut paraître redondante par rapport à la loi d’infor-


mativité. En fait, elle prescrit qu’un énoncé fournisse l’information « per-
tinente maximale ». C’est en vertu de cette loi que le domestique qui dit « un
valet » est venu (voir p. 355) est fautif s’il connaît la personne en question :
il n’a pas donné tous les renseignements que son maître était en droit
d’attendre. Dans Le Misanthrope, le valet Du Bois, après avoir transgressé
la loi d’informativité, viole celle d’exhaustivité en commençant par dire qu’
« un homme noir et d’habit et de mine » a laissé un papier, pour n’annoncer
qu’ensuite qu’on est venu dire à Alceste qu’il allait être arrêté par la police.
En ne donnant pas immédiatement l’information la plus importante, il met
en œuvre le procédé de la fameuse chanson « Mais à part ça madame la
marquise… ». Dans les deux cas, la transgression est attribuée à la balourdise
du domestique, c’est-à-dire à un préjugé social figé en convention théâtrale.
Avec cette loi d’exhaustivité, on saisit à quel point le fonctionnement du
discours s’écarte de celui de la logique classique. Pour un logicien, « J’ai vu
Paul dix fois » implique que « J’ai vu Paul cinq fois » est vrai ; en revanche,
si un locuteur dit « J’ai vu Paul cinq fois » quand il l’a vu dix fois, cela passera,
sauf contextes particuliers, pour une sorte de mensonge.
La loi d’informativité comme celle d’exhaustivité sont subordonnées au
principe de pertinence, c’est-à-dire que le locuteur n’est censé donner que
la quantité d’informations susceptible de convenir au destinataire. Sub-
merger de détails est aussi répréhensible que retenir l’information. Sur ce
point, les contraintes liées aux genres de discours jouent un rôle décisif, car
elles indiquent aux protagonistes ce qu’il est requis de dire et de ne pas dire.
L’excès de précision comme le laconisme provoquent un effet comique,
signe que, là aussi, une norme sociale a été violée. C’est le cas dans la célèbre
scène de la comédie Les Plaideurs de Racine (III, 4), où l’avocat pour plaider
une cause dérisoire déclare en préambule :
Je vais, sans rien omettre et sans prévariquer,
Compendieusement énoncer, expliquer,
Exposer à vos yeux l’idée universelle
De ma cause, et des faits enfermés en icelle.

Voulant ainsi évoquer ce qui s’est passé « avant la naissance du monde »,


il s’attire une réplique ironique du juge : « passons au déluge ».
Au-delà de l’absurdité de cette tirade de l’avocat se pose un problème réel,
celui de la limite au-delà de laquelle il convient de ne pas aller. Dans la
tradition littéraire française, les hommes de justice incarnent la transgres-
sion de la loi d’exhaustivité. Probablement parce que ce sont des hommes
La loi de modalité 369

de lois écrites et d’archives, alors que la déontologie de la conversation pri-


vilégie les valeurs mondaines d’à-propos, d’ajustement immédiat à la situa-
tion et à l’interlocuteur. Les lois du discours valorisent ainsi leur souplesse
aux dépens de la pesante accumulation des lois positives. De manière géné-
rale, pour « l’honnête homme » de la littérature classique, le « pédant » qui
ne fait grâce d’aucun détail constitue un repoussoir idéal. Aussi Masca-
rille dans Les Précieuses ridicules se vante-t-il de ne pas écrire avec pédan-
tisme : « Tout ce que je fais a l’air cavalier ; cela ne sent point le pédant »
(scène X). Le style « cavalier » convient à un homme qui écrit des « impromp-
tus ». Mascarille a beau être un personnage comique, il défend les valeurs
d’une littérature imprégnée de mondanité, celle qui domine le xviie et le
xviiie siècle français.
Parfois, le locuteur cherche à se justifier de la longueur et de la précision
de ses propos :
Vous me direz : « pourquoi cette narration ? »
C’est pour vous rendre instruit de ma précaution.
(Arnolphe, dans L’École des femmes, I, l.)

Mais cette justification d’Arnolphe passe d’autant mieux qu’il s’agit d’une
scène d’exposition et que le spectateur s’attend à une telle abondance
d’informations.

7. LA LOI DE MODALITÉ

Par cette loi sont condamnés les multiples types d’obscurité dans l’expres-
sion (phrases trop complexes, elliptiques, vocabulaire inintelligible,
bafouillage, etc.) et le manque d’économie dans les moyens. De manière
générale, la transgression des lois de modalité est source d’effets comiques
faciles, surtout quand elle porte sur l’élocution. Sans doute parce que cela
porte atteinte au principe de coopération au niveau le plus radical.
Quant aux propos obscurs, leur mise en scène constitue un procédé
comique non moins sûr. En fait, bien souvent elle traduit des divergences
idéologiques.
Lorsque, dans Les Précieuses ridicules, après avoir fait exposer à Madelon
sa conception des relations amoureuses, Gorgibus lui déclare « Quel diable
de jargon entends-je ici ? » ou « Je ne puis rien comprendre à ce baragouin »
(scène V), il l’accuse d’enfreindre la loi de modalité, d’être obscure. Lui le
bon bourgeois qui veut donner sa fille en mariage à un homme ancré dans
la vie sociale, est rebuté par les usages linguistiques d’un petit cercle.
370 LES LOIS DU DISCOURS

De même que Gorgibus se moque du « jargon » des précieuses, Pascal


dans les premières Provinciales raille le vocabulaire spécialisé, réputé équi-
voque, des théologiens antijansénistes ; ainsi suffisant dans l’expression la
grâce suffisante serait un terme trompeur puisqu’il désignerait une grâce qui
en fait ne « suffit » pas à sauver l’homme. Mais il n’y a ici d’équivoque que
parce que Pascal traduit en français courant un terme de vocabulaire tech-
nique, un concept latin en usage dans le discours théologique. Comme
Molière, il érige en arbitre le public des honnêtes gens, qui est censé coïn-
cider avec celui des garants des normes discursives. Mais de telles condam-
nations présupposent qu’il existe un code linguistique de référence qui
s’imposerait à tous. Il est révélateur que l’auteur de la première Provinciale
en appelle contre les théologiens à l’autorité de l’Académie : « Je n’y vois
plus de remède si Messieurs de l’Académie, par un coup d’autorité, ne ban-
nissent de la Sorbonne ce mot barbare qui cause tant de divisions1. »

8. LOIS DE DISCOURS ET COMPORTEMENT SOCIAL

Nous venons d’évoquer quelques règles proprement discursives ; il en est


d’autres qui concernent l’ensemble des comportements sociaux. C’est le cas
de la théorie des faces, inspirée des travaux du sociologue américain
E. Goffman2 dans ses premiers travaux. Face est ici pris dans une acception
bien illustrée par les expressions françaises « perdre la face », « sauver la
face ». Dès que nous sommes sous le regard de quelqu’un, autrement dit,
dès que nous sommes en présence d’un autre interactant (locuteur ou non),
notre comportement a une signification que l’autre interprète : on transmet
une image de soi. La « face » se définit comme l’image de soi projetée,
l’identité que chacun revendique dans une situation donnée, de façon à se
conformer aux attentes des gens, aux normes de ce qu’est un comportement
normal dans telle ou telle situation. La face se présente donc comme une
valorisation sociale de l’individu pour autant que celui-ci se conduit comme
le requièrent les normes. Dans la vie en société, chacun cherche à faire
reconnaître et apprécier par autrui la qualité de sa propre image (face posi-
tive), mais aussi à défendre son territoire (appelé face négative). Bafouiller,
s’excuser, etc. dévalorisent la face positive du locuteur. S’adresser à
quelqu’un, lui donner un ordre, l’interrompre… sont autant d’incursions

1. Les Provinciales, Classiques Garnier, 1967, p. 19.


2. Voir en particulier Les Rites d’interaction, Éd. de Minuit, 1974. Pour une exploitation
systématique des « faces » pour une théorie générale de la politesse, voir P. Brown et
S. Levinson : Politeness. Some Universals in Language Use, Cambridge University Press, 1987.
Lois de discours et comportement social 371

dans son territoire, sa face négative. On parle alors de menaces sur la « face
positive » ou sur la « face négative » d’autrui.
Valoriser sa face positive est un but égoïste qui, paradoxalement, ne peut
être atteint qu’en ménageant les faces négative et positive d’autrui : si, par
exemple, le locuteur parle de manière agressive à quelqu’un, il menace sa
propre face positive, il se fait mal voir. Il est ainsi souvent utile de s’auto-
dévaloriser et de valoriser l’allocutaire pour être en retour valorisé par lui.
Le personnage du misanthrope, chez Molière ou chez d’autres dramaturges,
est précisément celui qui dénonce ce « commerce » engendré par la nécessité
de valoriser autrui pour se valoriser soi-même.
Oronte, en imposant à Alceste d’écouter la lecture de son sonnet, menace
son territoire, sa face négative ; mais il menace aussi sa propre face positive
puisqu’il risque de passer pour un casse-pieds et pour un vaniteux. Pour
conjurer ce péril, il commence par faire de grandes protestations d’amitié
et des compliments outranciers à Alceste, de manière à valoriser la face
positive de son destinataire, et, en retour, sa propre face positive : un homme
qui reconnaît mon mérite ne peut qu’être doué de grandes qualités, devrait
se dire Alceste. Une fois Alceste devenu en quelque sorte son débiteur,
Oronte pense pouvoir sans danger lire son poème. On comprend que des
compliments trop appuyés créent une suspicion chez celui qui en est l’objet.
Dans Dom Juan, le séducteur couvre de compliments son créancier,
M. Dimanche ; il prétend ainsi par le discours annuler une dette en or, payer
en monnaie de singe.
En fait, les comportements ont en règle générale des effets contradic-
toires. C’est le cas par exemple du compliment. Pour C. Kerbrat-
Orecchioni1, il s’agit d’un acte de langage « illocutoirement double » : l) en
tant qu’assertion, il prétend faire admettre au destinataire son contenu
comme vrai ; 2) en tant que cadeau verbal, il vise à faire plaisir. En termes
de « faces », il menace le territoire du destinataire, puisqu’il suppose une
ingérence dans ses affaires et le met en position de débiteur, l’oblige à fournir
une compensation. Certes, il valorise la face positive du complimenté, mais
ce dernier peut difficilement l’accepter sans protester, pour ne pas menacer
sa propre face positive. D’un autre côté, un rejet trop violent du compliment
peut porter atteinte au complimenteur, laisser penser qu’on refuse ses
cadeaux, qu’on met en doute sa sincérité, etc. C’est donc une question de
dosage.

1. « La description des échanges en analyse conversationnelle : l’exemple du compliment »,


DRLAV, n° 36-37, 1987, p. 15.
372 LES LOIS DU DISCOURS

Ce sont ces ajustements perpétuels qui font toute la subtilité des inter-
actions discursives. Oronte menace le territoire d’Alceste en le forçant à
l’écouter, mais il valorise aussi sa face positive en le mettant en position de
juge, d’homme de goût. En établissant avec Alceste un contrat de sincérité,
il menace sa propre face positive (si le sonnet est jugé mauvais), mais il la
valorise aussi puisqu’il se confère l’image d’un homme qui place la vérité au-
dessus de tout. Comme son expérience des usages du monde lui a appris
que de toute façon il serait complimenté et qu’il pense « tenir » Alceste par
ses offres d’amitié, les risques pour lui sont finalement minimes. Il ne peut
cependant empêcher qu’on le dévalorise en son absence (c’est d’ailleurs un
des ressorts de la pièce que ces médisances perpétuelles dans le dos des
intéressés), mais, dans la mesure où les rôles sont permutables à l’infini
(celui qui médit devient à son tour victime de la médisance, celui qui lit un
sonnet sera ensuite amené à écouter celui d’un autre, etc.), il se produit une
sorte de neutralisation, d’annulation des dettes à l’échelle de l’ensemble de
cette petite société.
La tradition littéraire connaît le personnage du « fâcheux » qui, sans
porter atteinte à la face positive de son destinataire, menace constamment
son territoire : il lui prend son temps pour lui parler de choses qui ne l’inté-
ressent pas. Les multiples formules de politesse visent à faire reconnaître à
son interlocuteur l’intention que l’on a de le ménager, c’est-à-dire la
conscience qu’a le locuteur de le menacer.
C’est bien l’interlocuteur présent qui est concerné, car critiquer
quelqu’un n’est pas menacer sa face positive ou négative. Dans le Misan-
thrope on voit Célimène dans le même vers passer de la médisance la plus
noire à l’endroit d’Arsinoë, absente, à des formules de bienvenue quand celle-
ci apparaît :
Elle [= Arsinoë] est impertinente au suprême degré.
Et…
Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène ?
(III, 3-4.)

Quand les deux femmes s’adressent des méchancetés, elles adoptent des
stratégies d’indirection et ne renoncent aux civilités qu’en dernier recours.
Bien qu’elles se haïssent et sachent que l’autre le sait, elles évitent l’agression
verbale directe. Transgresser ouvertement les lois du discours, ce serait
passer la frontière qui sépare l’univers social et un dehors sans repères.
Même Alceste hésite longtemps à critiquer franchement le sonnet d’Oronte
et use d’un détour, feignant d’évoquer les critiques qu’il aurait adressées à
une de ses relations. Il laisse Oronte déchiffrer sa critique sous forme de sous-
entendu.
Lois de discours et comportement social 373

L’effet comique est assuré si le destinataire, loin de s’offusquer de la


menace, s’en réjouit. C’est le cas d’un autre misanthrope, celui d’Eugène
Labiche :
Machavoine : C’est convenu ?…Un instant !…vous pouvez l’être un
filou !…
Chiffonnet, à part : Il me traite de filou !… il est charmant.
(E. Labiche, Le Misanthrope et l’Auvergnat, 7.)

Si la menace sur sa face positive réjouit tant Chiffonnet, c’est que ce der-
nier est en train d’établir avec Machavoine un étrange contrat, qui consiste
à privilégier coûte que coûte le principe de sincérité. La grossièreté de la
réplique de l’Auvergnat lui apparaît comme la preuve que Chiffonnet est
capable de respecter un contrat qui contredit la déontologie discursive
usuelle. La conclusion de la pièce, on s’en doute, sera qu’en réalité seule cette
déontologie usuelle est compatible avec les exigences de la vie sociale. On
notera que ce contrat de sincérité ressemble à celui qu’établit Oronte avec
Alceste, mais les rôles sont inversés. Dans les deux pièces, seul un être placé
à la limite de la société policée et d’une supposée pure nature (un atrabilaire,
un rustre) peut effectivement accepter de menacer la face positive de son
interlocuteur.
Toute médaille a son revers. Comme toujours dans les lois du discours,
il ne faut pas trop en faire. Les excuses excessives se retournent contre celui
qui les profère, l’humilité peut se dégrader en bassesse. Ce qui ne signifie
pas non plus qu’il faille chanter ses propres louanges. Le vaniteux Oronte lui-
même n’ose valoriser sa propre face positive (I, 2) qu’après avoir encensé
Alceste, c’est-à-dire quand il pense qu’il peut se le permettre.
Il est néanmoins des situations où la transgression de ces lois est non
seulement tolérée mais requise, quand on veut offenser le destinataire. Pour
l’offenser, il faut en effet lui faire reconnaître l’intention que l’on a de
l’offenser et, pour cela, menacer délibérément son territoire et sa face posi-
tive ou se glorifier soi-même aux dépens d’autrui. La scène du Cid où le
Comte et Don Diègue se querellent, ainsi que celle où Rodrigue défie le
Comte, sont à cet égard exemplaires. Dans la première, on voit les deux
hommes chanter leurs propres mérites avec une absence de retenue qui
s’explique par le caractère rituel des joutes oratoires dont l’aboutissement
est le duel. Quand le Comte donne un soufflet à son concurrent, il l’accom-
pagne d’un
Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
374 LES LOIS DU DISCOURS

Le passage du « vous » au « tu », accompagné de l’apostrophe « vieillard »,


atteste l’atteinte portée à la face positive de Don Diègue : ce « tu » l’exclut
de la sphère de réciprocité, tandis que « vieillard » le fait déchoir de son
statut social noble pour le réduire à sa seule réalité physique. Le soufflet
porté sur la « face » (littérale ici) marque le paroxysme de l’ingérence dans
le territoire. Toute cette scène suppose une intrication étroite entre le faire
verbal et le faire physique ; l’agression est codée puisque le soufflet, dans le
code de l’honneur aristocratique, est le geste qui signifie l’intention d’humi-
lier l’autre, de lui faire perdre la face.
Ce type de transgression est exceptionnel. L’usage, on l’a dit, est de négo-
cier entre des injonctions contradictoires. Ainsi, lorsque Rodrigue après
avoir tué le Comte se rend chez Chimène, il fait une incursion violente dans
son territoire et porte atteinte à la réputation de la jeune fille ainsi qu’à
l’image qu’elle a d’elle-même. Mais il porte aussi atteinte à sa propre face
positive. Il est dès lors condamné à un jeu très serré. Pour réparer la menace
sur Chimène, il n’offre rien de moins que sa vie, réparant indirectement sa
propre face positive par son oblation. Il ne peut néanmoins aller trop loin
dans le sens de l’humilité, car cela se retournerait contre lui et contre Chi-
mène : il se doit de demeurer un parfait gentilhomme. De là un balancement
constant entre la soumission et le refus de rougir de ses actes :
Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l’envie
De finir par tes mains ma déplorable vie ;
Car enfin n’attends pas de mon affection
Un lâche repentir d’une bonne action.
Je le ferais encore, si j’avais à le faire.
(III, 4.)

Il est pris dans la nécessité de se dévaloriser et de se valoriser à la fois, les


mêmes paroles jouant simultanément dans les deux sens. Comme Chimène
est prisonnière de paradoxes symétriques, cela conduit à une casuistique
subtile, caractéristique du théâtre de cette époque :
Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

9. UN THÉÂTRE ÉDUCATIF

Des pièces comme Le Cid ou Le Misanthrope ont une portée éducative : les
transgressions d’Alceste comme la parfaite conformité de Rodrigue au code
aristocratique montrent au public de l’époque ce qu’il convient de dire ou
Un théâtre éducatif 375

de ne pas dire. Dans cette dramaturgie essentiellement verbale, tout se


résout en échanges qui sont à la fois le modèle et le reflet de la déontologie
discursive d’une certaine société. Le théâtre, foyer de la vie culturelle, donne
corps aux normes discursives, d’autant plus efficacement qu’il ne dit pas ce
qu’il convient de faire mais le montre à travers le drame.
Il suffit que maîtres et valets échangent leurs rôles pour que cette valeur
éducative apparaisse au grand jour. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard,
Arlequin révèle sa véritable condition par son maniement défectueux des
lois du discours. À l’inverse, le faux valet offre le spectacle de ce que devrait
dire un valet idéal. De fait, le valet idéal est par définition celui qui
s’exprime…comme son maître, tout en restant valet :
Dorante : Je cherche monsieur Orgon ; n’est-ce pas à lui que j’ai l’hon-
neur de faire la révérence ?
Monsieur Orgon : Oui, mon ami, c’est à lui-même.
Dorante : Monsieur, vous avez sans doute reçu de nos nouvelles ;
j’appartiens à monsieur Dorante qui me suit, et qui m’envoie toujours
devant vous assurer de ses respects, en attendant qu’il vous en assure lui-
même.
Monsieur Orgon : Tu fais ta commission de fort bonne grâce, Lisette,
que dis-tu de ce garçon-là ?
Silvia : Moi, monsieur, je dis qu’il est le bienvenu, et qu’il promet.
Dorante : Vous avez bien de la bonté ; je fais du mieux qu’il m’est possible.
(I, 6.)

Le pseudo-valet délivre le modèle du bien dire ; il ménage la face positive


et le territoire de son destinataire quand il contraint M. Orgon à l’écouter,
et se montre idéalement informatif quand il doit délivrer son message. Ce
qui permet à M. Orgon de lui décerner une sorte de brevet de bonne
conduite langagière en le complimentant. La stratégie de Dorante face à ce
compliment est des plus classiques : en disant « vous avez bien de la bonté »
il accepte le compliment et fait d’une pierre deux coups ; il renvoie un autre
compliment (valorise donc en retour le complimenteur) et indique que la
louange est exagérée, ce qui renforce sa propre face positive.
Le contraste avec Arlequin, le faux maître, est éloquent. Il agresse son
destinataire en employant mal les lois du discours, du moins telles qu’elles
sont en usage dans les élites sociales :
Monsieur Orgon : Mon cher monsieur, je vous demande mille pardons
de vous avoir fait attendre ; mais ce n’est que de cet instant que j’apprends
que vous êtes ici.
376 LES LOIS DU DISCOURS

Arlequin : Monsieur, mille pardons ! c’est beaucoup trop ; et il n’en faut


qu’un, quand on n’a fait qu’une faute.
(I, 10.)

M. Orgon accomplit un acte d’excuse qui fonctionne en même temps


comme une stratégie destinée à entrer en matière, c’est-à-dire à annuler la
menace sur le territoire que constitue la prise de parole. Ce faisant, il oblige
son destinataire à compenser par sa réponse. C’est bien ce que veut faire
Arlequin, mais, comme il présuppose ce qu’il devrait nier (à savoir que
M. Orgon a commis une faute), il aboutit au résultat inverse, portant atteinte
à sa propre face positive comme à celle de son interlocuteur. Cette mal-
adresse laisse donc entendre à M. Orgon qu’Arlequin ne maîtrise pas les
lois du discours. C’est précisément en corrigeant l’hyperbole polie de
M. Orgon, en croyant le prendre en flagrant délit de maniement défectueux
du discours, qu’il montre son propre défaut de maîtrise des règles de la
politesse.
Le dramaturge a choisi un mode de présentation d’Arlequin qui le ridi-
culise, mais ne l’exclut pas purement et simplement de l’exercice policé du
discours. C’est bien sûr la conséquence d’une contrainte à la fois sociale et
esthétique : comme il n’est pas question que le domestique prenne la place
du maître (Arlequin n’est pas le Ruy Blas de Victor Hugo), il faut bien
s’arranger pour marquer sa non-appartenance à la sphère des maîtres. Par
définition le valet est une figure instable qui oscille selon les genres, les
auteurs, les époques entre le rustre qui aurait un code de politesse spécifique
et l’imitateur de son maître. En faire un causeur maladroit est une solution
de compromis qui permet de faire fonctionner la pièce : un Arlequin trop
grossier ne serait pas crédible et bloquerait le développement de la comédie.
Ce théâtre des xviie et xviiie siècles s’inscrit dans un univers imprégné
des valeurs de la société de cour. Comme l’a bien montré le sociologue N.
Elias, dans ce monde les rites de politesse ne sont nullement des gestes
accessoires :
Ce sont des bagatelles dans une société où la réalité de l’existence sociale
consiste en fonctions financières et professionnelles. Dans la société de
cour ces « bagatelles » sont en réalité l’expression de l’existence sociale, de
la place que chacun occupe dans la hiérarchie en vigueur1.

Arlequin est obligé de jouer à un jeu dont il ne maîtrise pas les règles. Si
le but de ce jeu est de montrer par son discours qu’on est qualifié pour

1. N. Elias, La Société de cour, trad. fr. 1985, Flammarion, p. 84.


Un théâtre éducatif 377

appartenir à une certaine sphère, on peut dire qu’il a échoué. En revanche,


au sommet de l’échelle sociale, il est possible de transgresser si l’on dispose
d’une autorité suffisante dans le monde. Car ces lois du discours ne sont pas
comme les règles de la syntaxe ou de la morphologie ; l’énonciateur définit
son rapport à elles en définissant son identité. Avoir du pouvoir, être le
maître, c’est précisément pouvoir accomplir dans certaines limites ce que
le commun des locuteurs ne peut se permettre : se faire complimenter sans
offrir de compensation, ne pas répondre à qui vous parle, ne pas être clair, etc.
Dans La Recherche proustienne, le personnage du baron de Charlus illustre
bien ce cas de figure. À la différence d’Alceste, il ne conteste pas les lois du
discours, mais les transgresse en humiliant ceux qu’il juge d’un rang infé-
rieur. Mais ses affirmations indirectes de supériorité ne sont efficaces
qu’aussi longtemps que la « cote » mondaine du baron est élevée. Dans un
tel univers, nul n’est jamais assuré de sa position ; c’est d’ailleurs une des
leçons majeures de La Recherche.
CHAPITRE 15

Le contrat littéraire

1 DU GENRE AU CONTRAT 6 LE DOUBLE SENS


2 PARLER DE SOI 7 INFORMATIVITÉ ET CLARTÉ
3 ÊTRE SINCÈRE 8 NE PAS SE RÉPÉTER
4 LA DIGRESSION 9 LA CAUTION DE LA
5 L’IMPOSSIBLE MÉTADISCOURS LITTÉRATURE

Dans le chapitre précédent, nous avons recouru aux lois du discours pour
éclairer des dialogues. Mais les œuvres elles-mêmes constituent un acte
d’énonciation, soumis comme tel aux lois du discours. Et cela même si
l’auteur et le co-énonciateur d’une œuvre ne « conversent » pas, même si le
lecteur ne peut intervenir dans un texte qui est déjà achevé.
Il peut néanmoins sembler anormal d’invoquer ici les lois du discours,
c’est-à-dire de traiter le processus de communication de l’œuvre littéraire
comme un acte d’énonciation soumis aux normes de l’interaction verbale.
La conception usuelle de la littérature considère, en effet, que l’œuvre
constitue un monde autarcique dont l’élaboration se fait en dehors de toute
prise en compte de sa réception. En fait, il faut tenir les deux bouts de la
chaîne : l’énonciation de l’œuvre s’appuie sur les lois du discours mais sans
s’y laisser enfermer. En tant que « discours », la littérature ne peut se placer
à l’extérieur des exigences du « principe de coopération » ou de la « loi de
modalité », mais, en tant que littérature, elle s’y soumet en fonction de son
économie propre, historiquement et géographiquement variable.

1. DU GENRE AU CONTRAT

Nous avons déjà insisté sur l’importance des genres littéraires (voir
chap. 3). Au-delà des lois générales qui président à l’échange verbal, chaque
genre de discours définit ses propres normes. Quoi que fasse, par exemple,
un auteur dramatique pour légitimer les répliques de ses personnages, c’est
bien le genre qui les rend acceptables ou non : dans un vaudeville, dix lignes
peuvent passer pour une ennuyeuse tirade, alors que dans une tragédie le
Du genre au contrat 379

personnage de Sophosnibe de Corneille, sans faire le moindre récit, profère


des répliques de 43 vers (Sophosnibe, I, 4). La tragédie définit en effet un
tempo lent et la compréhension de ses dialogues suppose une attention
soutenue, qui excède les routines de la conversation usuelle. Les lois du
discours sont donc modulées en fonction d’un contrat tacite qu’a passé
l’auteur en proposant une comédie de boulevard, un roman policier, un
pamphlet, etc., et le public ajuste ses attentes en conséquence.
Les genres ne suffisent pourtant pas à définir tous les contrats possibles
de la littérature, puisque les œuvres aussi peuvent instituer des contrats
singuliers. Sur cette base, on peut distinguer trois types de contrat, en fonc-
tion de la scénographie choisie (voir p. 14) :
– ceux qui s’inscrivent exactement dans les limites du genre ;
– ceux qui jouent avec les genres (en mêlant plusieurs genres, en s’y
soumettant de manière ironique, en les subvertissant…) ;
– ceux qui se présentent hors de tout genre, c’est-à-dire prétendent défi-
nir un pacte singulier. Dans ce cas, c’est la scène englobante littéraire (voir
p. 14) qui constitue le seul cadre.
La scène englobante, c’est-à-dire l’institution littéraire, et la scène géné-
rique ont beau légitimer par avance l’œuvre, l’auteur éprouve souvent la
nécessité de justifier son énonciation. Le seul fait de prendre la parole (et
qu’est-ce que proposer une œuvre au public sinon une prise de parole
superlative ?) constitue une menace sur la face négative d’autrui, une intru-
sion dans son territoire, qui appelle des réparations. Toutes les formes de
captatio benevolentiae dont la rhétorique était friande ne sont que l’illus-
tration de cette exigence.
Ici encore, la situation d’Oronte dans Le Misanthrope a valeur exemplaire.
Les stratégies qu’il utilise (formules d’autodépréciation, offres d’amitié…)
pour minimiser la menace qu’il fait peser sur son interlocuteur en lisant ses
vers sont le miroir de la condition même de l’auteur. En effet, que fait
Molière en nous faisant rire d’Oronte sinon réparer par là même la menace
sur la face positive et sur la face négative dont il se rend coupable en se
faisant écouter des spectateurs, moyennant finance, pendant plusieurs
heures ? Dire et justifier son dire sont indissociables. En donnant du plaisir
au public, l’auteur efface sa faute et la retourne en dette : si l’œuvre est réussie,
c’est le destinataire qui sera l’obligé de l’auteur. Le dramaturge est condamné
à réparer par son œuvre l’offense dont il s’est rendu coupable à l’égard du
public en lui présentant cette œuvre.
Indépendamment de cette réparation en quelque sorte performative,
consubstantielle à l’exercice de la littérature, c’est surtout dans les préfaces,
avant-propos, préambules de tous types que l’auteur négocie son droit à
380 LE CONTRAT LITTÉRAIRE

énoncer comme il le fait. Pour cela, il recourt aux stratégies les plus diverses.
Ainsi Hugo, à la fin de la préface à ses Œuvres complètes (1880) :
De la valeur de l’œuvre, l’avenir décidera. Mais ce qui est certain, ce qui
dès à présent contente l’auteur, c’est que dans le temps où nous sommes,
dans ce tumulte d’opinions, dans la violence des partis pris, quelles que
soient les passions, les colères, les haines, aucun lecteur quel qu’il soit, s’il
est lui-même digne d’estime, ne posera ce livre sans estimer l’auteur.

Hugo lie donc sa propre face positive à celle du lecteur. Enfreignant la


règle qui veut qu’on ne se loue pas soi-même, il pose que seuls les lecteurs
dignes d’estime sauront l’estimer. En bon romantique, il déplace l’accent de
l’œuvre vers celui dont elle est censée exprimer l’intériorité, du « message
d’une âme » vers la qualité de cette âme. Cette stratégie n’est pas la plus
courante car elle menace fortement la face positive de l’auteur, dont l’ego
sera facilement jugé « surdimensionné ».

2. PARLER DE SOI

Du point de vue de la théorie des faces, on peut considérer que toute œuvre
est, en fait, doublement transgressive : parce qu’elle impose sa parole, on l’a
dit, mais aussi parce que, directement ou indirectement, elle ne parle que
de son auteur, contraignant le destinataire à s’intéresser à lui. Or c’est là une
conduite universellement réprouvée en société. Habituellement, en littéra-
ture cette transgression est très euphémisée, voire dissimulée, par l’appar-
tenance de l’œuvre à un genre reconnu et, au-delà, à l’institution littéraire ;
il arrive néanmoins qu’elle affleure quand il s’agit de textes délibérément
autobiographiques. L’auteur est alors contraint de répondre par avance au
« en quoi cela nous intéresse-t-il ? ». Dans le cas des Confessions de saint
Augustin, l’exhibition de soi est justifiée par le repentir et les nécessités
apologétiques :
Cependant, Seigneur, laissez-moi parler en présence de votre miséricorde,
moi terre et cendre ; laissez-moi parler puisque c’est à votre miséricorde
que je parle, et non pas à l’homme, qui se rirait de moi.
(I, VI, trad. E. de Labriolle, Les Belles Lettres, 1925.)

L’auteur se libère de sa faute en présentant son énonciation comme adressée


à Dieu miséricordieux. Il accepte ainsi les sarcasmes des hommes, tout en
préservant l’essentiel, son droit à la parole.
L’écrivain qui par son œuvre transgresse une loi du discours sait que le
destinataire va normalement recourir à un mécanisme interprétatif
Parler de soi 381

comparable à celui du sous-entendu pour concilier cette transgression avec


le respect présumé des normes. Confronté, par exemple, à une œuvre qui
débiterait continuellement des évidences (transgression de la loi d’infor-
mativité), il fera crédit à l’auteur (du moins si celui-ci a quelque autorité)
et cherchera une interprétation compatible avec les lois du discours : par
exemple que l’œuvre est ironique, qu’elle entend dénoncer les lieux com-
muns, qu’elle montre aux hommes leur triste condition, etc.
En règle générale, l’auteur se fie à ce mécanisme interprétatif. Mais dans
certains cas il tente de le contrôler, pour éviter un rejet. Les Essais de Mon-
taigne illustrent bien ce cas de figure, puisqu’ils prennent pour « sujet » les
singularités mêmes de leur auteur (« je suis moi-même la matière de mon
livre »). Aussi Montaigne commence-t-il par se protéger en minimisant son
ambition :
C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée, que je ne
m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai nulle
considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas
capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes
parents et amis […]. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon
livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et
si vain. A Dieu donc ; de Montaigne, ce premier de Mars mille cinq cent
quatre vingt.
(« Au lecteur ».)

En limitant le public à un cercle de familiers et en reconnaissant le carac-


tère « vain » et « frivole » de son sujet, l’auteur prétend se placer en deçà de
la transgression. Il est inutile de me critiquer, dit-il en substance, puisque
c’est un texte qui ne mérite pas d’être pris en considération.
Mais, au fur et à mesure que les années passent, Montaigne engage une
autre stratégie : au lieu de minimiser la transgression, il la souligne, indi-
quant au lecteur de quelle manière il convient d’opérer la mise en confor-
mité avec la règle qui enjoint de ne pas parler constamment de soi :
Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière
et étrangère ; moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de
Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconlte. Si le
monde se plaint de quoi je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne
pense seulement pas à soi.
(III, II, Classiques Garnier, II, p. 223.)

C’est la revendication universelle d’un « soi » de tout sujet qui est donc
censée annuler la transgression.
382 LE CONTRAT LITTÉRAIRE

3. ÊTRE SINCÈRE

Quand, deux siècles plus tard, Rousseau veut justifier l’entreprise de ses
Confessions, ce n’est pas le fait de parler de soi qu’il considère comme trans-
gressif, mais le fait d’être sincère. D’ailleurs, au livre X, il reproche à Mon-
taigne de ne l’avoir pas été : « J’avais toujours ri de la fausse naïveté de
Montaigne qui, faisant semblant d’avouer ses défauts, a grand soin de ne
s’en donner que d’aimables. » La revendication de sincérité se donne
diverses justifications, dont celles-ci :
Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans
toute sa vérité, qui existe et qui existera probablement jamais…
(Avertissement.)

A priori, il peut sembler surprenant de revendiquer la sincérité, puisque


c’est un principe lié à toute énonciation que de prétendre être sincère. Mais
ce n’est pas par hasard si, dans la Lettre à d’Alembert, Jean-Jacques s’identifie
à l’Alceste du Misanthrope : il oppose la feinte sincérité de l’homme des
sociétés corrompues à la sincérité véritable, celle de la « nature ». L’auteur
doit alors instituer un contrat singulier avec son lecteur : dire toute la vérité
et rien que la vérité. S’il manquait à sa parole, en nouveau Philinte il parti-
ciperait de ces faux contrats de sincérité dont la société corrompue est tissée.
Aussi en appelle-t-il à Dieu, garant de tout contrat et de toute vérité :
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je vien-
drai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai
hautement : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit
le bien et le mal avec la même franchise... »
(Début du livre I.)

En tant qu’auteur à succès dans une société qu’il dit condamner, Rous-
seau se trouve pris dans une situation paradoxale dont il ne peut sortir que
paradoxalement : il publie, mais en provoquant le scandale. Cette trans-
gression, pour lui, s’annule en opposant le droit et le fait : c’est le scandale lui-
même qui est scandaleux, la sincérité choque parce que les hommes ne sont
pas sincères, parce que la parole s’est éloignée de sa fonction essentielle :
représenter la nature.

4. LA DIGRESSION

Les Essais ne « pèchent » pas seulement parce que Montaigne y parle de soi,
mais aussi parce qu’ils ne se présentent pas comme une œuvre structurée,
La digression 383

qu’ils semblent faire peu de cas des légitimes exigences du lecteur. Sur ce
point aussi l’auteur avance une justification :
J’ai passé les yeux sur tel dialogue de Platon mi-parti d’une fantastique
bigarrure, le devant à l’amour, tout le bas à la rhétorique. Ils ne craignent
point ces muances et ont une merveilleuse grâce à se laisser ainsi rouler
au vent, ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas
toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque,
comme ces autres titres : l’Andrie, l’Eunuque, ou ces autres noms : Sylla,
Cicero, Torquatus. J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades. C’est
une art, comme dit Platon, légère, volage, démoniacle.
(III, IX, Classiques Garnier, II, p. 438.)

La préférence subjective (« j’aime l’allure poétique… ») se fait cautionner


par des modèles esthétiques prestigieux ; l’auteur s’abrite derrière des auto-
rités.
C’est que la digression, surtout quand elle est continuelle, contrevient
gravement aux lois du discours. Di-gresser, dévier de son chemin, c’est
empêcher le lecteur d’aller là où il est en droit d’aller ; c’est préférer son
plaisir égoïste d’auteur à la satisfaction d’autrui. Les Essais ne respectent
même pas le pacte qui veut que les titres des chapitres en annoncent le
contenu. Mais le titre de l’ouvrage donne toute licence à l’auteur, puisqu’il
institue un contrat qui permet de suspendre la plupart des normes.
De manière générale, la digression ne saurait être évaluée sans prendre
en compte les genres de textes. Ainsi le roman picaresque peut interrompre
à tout moment le récit des aventures du héros principal, Gil Blas par exemple,
pour placer comme des récits-gigognes les aventures de personnes rencon-
trées en chemin. Cette liberté tient à ce que le texte n’est pas réellement
orienté vers une fin motivée, mais constitue plutôt une accumulation d’épi-
sodes réversibles. Il en irait tout autrement dans un roman à suspense tra-
ditionnel si, juste avant le dénouement, le récit partait dans une autre
direction.
Comme Montaigne, qui en définissant son texte comme des « essais »
institue souverainement un contrat singulier qui lui accorde le droit de
digresser, beaucoup d’œuvres jouent avec les attentes du lecteur. Ainsi le
narrateur de Jacques le Fataliste, dans la lignée du Tristram Shandy de L.
Sterne :
Le Marquis des arcis : Si vous n’avez rien qui vous occupe plus utile-
ment ou plus agréablement, je vous raconterai l’histoire de mon secré-
taire : elle n’est pas commune.
Le Maître : Je l’écouterai volontiers.
384 LE CONTRAT LITTÉRAIRE

Je vous entends, lecteur ; vous me dites : « Et les amours de Jacques ?… »


Croyez-vous que je n’en sois pas aussi curieux que vous ? Avez-vous oublié
que Jacques aimait à parler, et surtout à parler de lui ; manie générale des
gens de son état…
(Diderot, Jacques le Fataliste, Albin Michel, 1963, p. 202.)

Sous prétexte de dénoncer l’incontinence verbale de Jacques, le narrateur


interrompt son récit et entame une longue digression sur les défauts des
gens du peuple et sur la philosophie de Jacques. Il accomplit donc la faute
qu’il prétend dénoncer dans son énoncé même… Mais, bien entendu, cette
transgression prétend se convertir en nouveau contrat ; c’est la digression
même qui devient la loi d’un texte qui traite précisément du déterminisme.
Si des œuvres comme les Essais ou Jacques le Fataliste peuvent faire de
la transgression leur loi, c’est, paradoxalement, parce qu’elles vivent de la
norme qu’elles prétendent contester.

5. L’IMPOSSIBLE MÉTADISCOURS

Les multiples commentaires par lesquels l’auteur situe son œuvre par rap-
port aux lois du discours font partie intégrante de cette œuvre. Loin de
constituer une interprétation définitive du texte, le processus d’autolégiti-
mation n’en est qu’une des dimensions. Il n’existe pas de métadiscours de
l’auteur qui surplomberait l’œuvre, le discours sur l’énonciation s’inscrit
dans cette énonciation. Considérons à ce propos la fable « Le lièvre et la
tortue » :
Ainsi fut fait ; et de tous deux
On mit près du but les enjeux.
Savoir quoi, ce n’est pas notre affaire,
Ni de quel juge l’on convint.
(La Fontaine, Fables, VI, 10.)

Dans le fragment que nous avons souligné, le narrateur commente son


propre récit, mais ce commentaire fait partie de la fable (à laquelle il est
d’ailleurs intégré par le jeu des rimes). L’art de la fable chez La Fontaine se
caractérise précisément, à la différence de celui d’Ésope, par l’entrelacement
de l’histoire et du processus de narration. Or, c’est cette singularité qui se
trouve discrètement thématisée par l’intervention du narrateur. En effet,
Ésope précise dans sa fable les enjeux et le juge de la course. Il y a donc ici
un renvoi intertextuel qui a une valeur de légitimation énonciative oblique.
Le double sens 385

Que reproche le fabuliste à Ésope ? de donner des détails qui transgressent


le principe de pertinence. Or, pour faire ce reproche, il doit lui-même inter-
rompre son récit ; quoi de moins pertinent que de préciser ce que le récit
ne dit pas et que de glisser par là des remarques sur l’art de la fable ? En
d’autres termes, l’auteur ne fait que substituer une transgression à une autre
sous couleur de dénoncer la première :
– Ésope donne des détails superflus pour l’histoire ;
– La Fontaine fait de même par sa glose puisqu’il interrompt son récit ;
– mais cette dernière transgression définit un nouveau contrat de fabu-
liste, celui qui inverse la hiérarchie entre histoire et processus de narration.
Ici, le récit des aventures du lièvre et de la tortue, la critique d’Ésope et
l’instauration du nouveau type d’énonciation qu’implique cette critique
s’accomplissent d’un seul mouvement. De cette manière, l’auteur justifie
dans son récit même le contrat nouveau qu’il impose à son lecteur.

6. LE DOUBLE SENS

Pour légitimer ses transgressions des lois du discours, l’auteur a toujours la


ressource d’invoquer une distinction entre « sens manifeste » et « sens
caché » de l’œuvre. L’ensemble du texte fonctionne alors comme un vaste
acte de langage indirect qui exige du destinataire un travail de dérivation
d’un sens caché. Il en va de ces justifications comme des autres du même
type : elles font partie de l’œuvre, qui se définit par la relation entre son texte
et la clé interprétative qu’il prétend donner au lecteur.
En la matière le prologue de Gargantua, que nous avons déjà évoqué (voir
p. 343), constitue un cas exemplaire. Nous en citons un fragment plus
étendu :
Et, posé le cas qu’au sens littéral vous trouviez matières assez joyeuses et
bien correspondantes au nom, toutefois pas demeurer là ne faut, comme
au chant des sirènes ; ainsi à plus haut sens interpréter ce que par aventure
cuidiez dit en gaieté de cœur. Crochetâtes-vous onques bouteilles ? Rédui-
sez à mémoire la contenance que vous aviez. Mais vîtes-vous onques chien
rencontrant quelque os médullaire ? C’est, comme dit Platon, lib. II de Rep.
la bête du monde plus philosophe. Si vu l’avez, vous avez pu noter de quelle
dévotion il le guette, de quel soin il le garde, de quel ferveur il le tient, de
quelle prudence il l’entonne, de quelle affection il le brise, et de quelle
diligence il le suce (…) A l’exemple d’icelui vous convient être sages, pour
fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers au pour-
chasse et hardis à la rencontre. Puis par curieuse leçon et méditation
386 LE CONTRAT LITTÉRAIRE

fréquente, rompre l’os et sucer la substantifique moelle, c’est-à-dire ce que


j’entends par ces symboles pythagoriques, avec espoir certain d’être faits
escors et preux à la dite lecture…

Comme Montaigne, mais pour des raisons bien différentes, Rabelais


éprouve le besoin de justifier son texte : c’est à la fois le thème traité et la
manière de le traiter qui semblent ne pas convenir à une œuvre à prétention
intellectuelle. Les aventures de géants ne sauraient intéresser les doctes et
la « matière joyeuse » n’est pas pertinente pour des sujets graves. La référence
à des autorités antiques comme Platon ou Pythagore et aux pratiques tra-
ditionnelles de l’herméneutique religieuse inscrivent l’auteur dans une
filiation à valeur légitimante. La revendication d’un double sens a pour effet
de définir le public qualifié : le livre indique de quel type de destinataire est
attendue la reconnaissance. Le texte peut ainsi jouer sur les deux tableaux
à la fois, en réactivant le topos humaniste : instruire en divertissant, récon-
cilier les deux composants de l’homme, nature et esprit, corps et âme. Par-
là, l’œuvre se légitime comme œuvre totale qui renoue avec l’origine même
de la philosophie, la personne de Socrate. Comme ce dernier, l’œuvre est
comparée aux silènes, à ces petites boîtes à l’apparence grotesque mais au
contenu salutaire.
Ainsi, alors qu’au départ Rabelais encourait le risque de voir son texte
disqualifié, le voici doublement signifiant, avec un sens caché d’autant plus
riche qu’il n’est pas circonscriptible. On retrouve ici l’exigence d’informa-
tivité, même si les œuvres littéraires n’y satisfont pas de la même façon
qu’une simple conversation. Mais en dédoublant la signification de son texte,
l’auteur s’expose à transgresser la loi de clarté : Comment évaluer l’intérêt
d’un « haut sens » qui n’est pas donné, que le lecteur doit trouver par lui-
même ? Cela implique qu’on fasse crédit à l’auteur, qu’une autorité garan-
tisse l’existence et l’intérêt du sens caché. Pour le lecteur moderne, ce rôle
de garant est tenu par la tradition littéraire qui garantit que l’œuvre de
Rabelais est géniale.

7. INFORMATIVITÉ ET CLARTÉ

La loi d’informativité et la loi de clarté sont difficilement dissociables, dans


la conversation comme au niveau de l’œuvre même. Un certain nombre de
controverses dans le champ littéraire portent sur les moyens d’y satisfaire.
Dans Le Misanthrope, derrière la dispute entre Oronte et Alceste s’en
dessine une autre, d’ordre esthétique. Pour Molière, il s’agit de définir
l’énonciation littéraire légitime (celle qui « représente la nature ») en se
tenant entre les deux excès qu’incarnent dans la pièce les personnages
Informativité et clarté 387

d’Oronte et d’Alceste. Le premier, adepte de la littérature galante, est


condamné parce que ses expressions « ne sont point naturelles » :
Ce style figuré dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité ;
Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
(I, 2.)

C’est l’excès de « figures », l’indirection d’un langage qui se ferme sur soi
(« jeu de mots ») au lieu de représenter la « nature ». De son côté, Alceste
incarne l’excès contraire, lui qui vante les mérites d’une vieille chanson
populaire qui, selon lui, « vaut bien mieux / Que ces colifichets dont le bon
sens murmure », c’est-à-dire les productions galantes.
La pièce de Molière ne donne pas explicitement la doctrine de leur auteur
en la matière, mais il la laisse entendre par son énonciation même : le dis-
cours littéraire légitime est celui que tient justement cette comédie que nous
sommes en train de voir. Le Misanthrope se légitime lui-même à travers la
destruction réciproque des deux esthétiques opposées qu’il met en scène.
Entre une littérature de salon où le langage se replie sur soi et une littérature
peu élaborée, celle du petit peuple, de la rue, il définit la légitimité d’une
littérature pour les « honnêtes gens », dont l’ornementation ne sorte pas du
cadre du « bon sens » et de la « nature ». Dans une telle esthétique, l’énon-
ciation littéraire ne doit pas trop s’écarter des normes de la conversation.
C’est là un des fondements tacites du classicisme français que cette sou-
mission à un art de parler qui serait commun à la littérature et à la vie
mondaine. L’exigence de ne pas être un « fâcheux » ou un « pédant » vaut
pour les auteurs comme pour tous les honnêtes gens.
Une telle esthétique est cependant datée : le romantisme se chargera de
séparer l’œuvre littéraire et la conversation, voire de les opposer. Ce qu’on
appelle « l’hermétisme » de Mallarmé est l’aboutissement de cette tendance.
L’échange verbal usuel de « la foule », assimilé à un échange d’argent opéré
en silence, sert de repoussoir à la « Littérature » majuscule et intransitive,
qui refuse la transparence de « l’universel reportage » :
Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait
peut-être, pour échanger toute pensée humaine, de prendre ou de mettre
dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémen-
taire du discours dessert l’universel reportage dont, la Littérature exceptée,
participe tout, entre les genres d’écrits contemporains […]. Au contraire
d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite
388 LE CONTRAT LITTÉRAIRE

d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète,
par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité.
(S. Mallarmé, « Crise de vers », Œuvres, Paris Bordas, 1992, p. 278-279.)

Mais cet hermétisme entend respecter les lois du discours à un autre


niveau : c’est parce que l’usage commun du langage est sémantiquement
vide qu’il faut être « obscur », « précieux », « incompréhensible »…, pour
retourner les reproches adressés à Mallarmé et à ses disciples. La mise en
cause des liens entre la littérature et l’ordinaire du discours implique un
déplacement de la scène énonciative légitime. L’espace mondain ne suffit
plus, c’est le registre du sacré qui doit intervenir :
Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère…
Les premiers venus entrent de plain-pied dans un chef-d’œuvre, et, depuis
qu’il y a des poètes, il n’a pas été inventé, pour l’écartement des importuns,
une langue immaculée, des formules hiératiques dont l’étude aride
aveugle le profane […].
(« Hérésies artistiques », article paru dans la revue L’Artiste, 15 septembre
1862, p. 127.)

Rompre avec l’échange, c’est instituer un nouvel espace de circulation


du discours littéraire1. L’obscurité n’est telle que dans la société profane ;
dans le lieu approprié ce qui est obscur, ce qui « aveugle le profane » ne
transgresse aucune loi discursive.
On voit tout ce qui sépare l’obscurité des textes des poètes galants du
xviie siècle et celle d’un Mallarmé. Le texte galant ne sort pas de l’espace du
salon ; ses allusions, ses énigmes, ses jeux de mots sont autant de signes de
connivence pour un cercle d’habitués. Loin de s’écarter de la conversation
mondaine, il la prolonge et la suscite. En revanche, la situation d’énoncia-
tion qu’implique le poème mallarméen se rapproche davantage de l’office
religieux ; l’énigme prétend avoir valeur d’instrument de connaissance,
nouer le langage et le monde. D’un côté les « habitués » qui hantent les
mêmes salons, de l’autre des « initiés » à des mystères sacrés.
Si les multiples discours littéraires définissent eux-mêmes les conditions
de leur propre légitimité, la transgression délibérée de la loi de clarté prendra
donc autant de valeurs qu’il y a d’univers littéraires pour lui accorder un
statut.

1. Sur cette question, voir J. Schuh, « Communauté et communication symbolistes au début


des années 1890 », dans D. Maingueneau et I. Østenstad (éds.), Au-delà des œuvres : le
discours littéraire, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 87-102.
Ne pas se répéter 389

8. NE PAS SE RÉPÉTER

À côté du manque de clarté, une des formes de transgression les plus mani-
festes des lois du discours consiste à « radoter ». On a vu ce qu’il en était
avec le valet Du Bois dans Le Misanthrope. Mais il est des écrivains, et non
des moindres, qui recourent systématiquement à la répétition, au ressasse-
ment. Ainsi Péguy, évoquant la manière dont la grâce de Dieu pénètre l’âme :
On peut faire beaucoup de choses. On ne peut pas mouiller un tissu qui
est fait pour n’être pas mouillé. On peut y mettre tout autant d’eau que
l’on voudra, car il ne s’agit point ici de quantité, il s’agit de contact. Il ne
s’agit pas d’en mettre. Il s’agit que ça prenne ou que ça ne prenne pas. Il
s’agit que ça entre ou que ça n’entre pas en un certain contact. C’est ce
phénomène si mystérieux que l’on nomme mouiller. Peu importe ici la
quantité. On est sorti de la physique de l’hydrostatique. On est entré dans
la physique de la mouillature, dans une physique moléculaire, globulaire,
dans celle qui régit le ménisque et la formation du globule, de la goutte.
Quand une surface est grasse l’eau n’y prend pas. Elle ne prend pas plus
si on y met beaucoup que si on n’y en met pas beaucoup. Elle ne prend pas,
absolument.
(Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, [1914],
Œuvres complètes, NRF, 1924, tome IX.)

Faire crédit à l’auteur, c’est reconnaître qu’il y a là style et non négligence.


Il existe, de fait, dans ce texte une relation mimétique entre le sujet traité et
la structure répétitive : cette grâce qui doit pénétrer l’âme par « mouillature »,
c’est aussi le discours même de l’auteur qui s’efforce de persuader, de péné-
trer peu à peu l’esprit, d’emporter la conviction. Dimension pédagogique
d’une parole qui se présente comme parole de vérité et de vie. La distance
entre Dieu et l’homme coïncide avec celle qui sépare l’énonciateur investi
de la vérité et son public. La répétition pédagogique suppose la figure évan-
gélique de l’âme simple qui a su conserver un cœur et un langage d’enfant,
qui ne craint pas de se répéter pour parler à des adultes qui ont oublié la
vérité de l’enfance. Processus d’autolégitimation tacite par lequel le discours
accomplit ce qu’il dit. S’il y a ici style et non procédé artificiel, c’est en raison
de cette réversibilité entre l’énoncé et l’énonciation, à la mesure l’un de
l’autre.
On le voit, la répétition, comme l’obscurité, peut faire l’objet d’autant de
types de légitimations qu’il se définit d’univers stylistiques distincts. Dans
les dernières œuvres de Céline, par exemple, la répétition se fait ostensi-
blement radotage, rabâchage, seule énonciation à la mesure d’un monde
soumis à une sorte d’explosion permanente.
390 LE CONTRAT LITTÉRAIRE

9. LA CAUTION DE LA LITTÉRATURE

Les genres jouent un rôle important dans la réduction des transgressions,


puisqu’ils définissent des zones de régularités discursives spécifiques, des
contrats de communication restreints. On ne songe pas, par exemple, à
critiquer les longues descriptions des romans naturalistes ou de la série des
« Voyages extraordinaires » de Jules Verne en invoquant la lassitude qu’elles
provoquent ; il est en effet admis que ce type de roman à visée didactique
s’articule autour de telles descriptions. Mais ces conventions reconnues ne
mettent pas totalement l’auteur à l’abri de tous les reproches. On a vu, par
exemple, quels efforts déployait Zola pour « naturaliser » ses descriptions
et/ou pour leur donner une charge esthétique forte, en multipliant des
marques de « l’écriture artiste ». Jules Verne, lui, ne se donne pas tant de mal,
puisqu’il écrit des romans délibérément « éducatifs », qui ne cachent pas
leur fonction didactique.
De toute façon, pour l’esthétique issue du romantisme, qui est
aujourd’hui encore dominante dans l’opinion cultivée, l’œuvre littéraire est
par définition sans défaut. L’idée même qu’il y ait des défauts, des trans-
gressions de normes partagées, apparaît dépourvue de pertinence : l’œuvre
est « autonome », elle construit un monde absolu, définit ses propres normes
et ne saurait donc être mesurée à aucun critère extérieur. C’est ainsi que
dans son célèbre article sur le style de Flaubert, Proust s’efforce de montrer
que les prétendus « défauts » du style de l’auteur de Madame Bovary sont
en fait des composants d’une « vision du monde » originale1. Une telle
esthétique relègue inévitablement au second plan la dimension foncière-
ment interactive et institutionnelle du discours littéraire.
De son côté, c’est en s’appuyant sur la caution fournie par l’institution
littéraire que le lecteur fait crédit au texte : présumant qu’il respecte les lois
du discours à un autre niveau, il va exécuter le travail interprétatif requis.
L’opacité des proses mallarméennes, le didactisme de certains romans bal-
zaciens, la longueur de certaines tirades cornéliennes… seront absous dans
la mesure où la tradition est là pour garantir qu’il ne s’agit pas de « défauts »,
mais que le texte respecte à un autre niveau les lois du discours, que le lecteur,
même s’il peut se sentir rebuté, est de toute façon a priori le débiteur du
grand écrivain. Confronté aux minutieuses descriptions des Gommes ou de
La Jalousie de Robbe-Grillet, le lecteur des années 1960 surmontera ses
éventuelles tendances à disqualifier le texte si l’existence reconnue d’une

1. Pour une présentation de cette controverse sur Flaubert on consultera l’ouvrage de G.


Philippe : Flaubert savait-il écrire ? Une querelle grammaticale (1919-1921), Grenoble
ELLUG.
La caution de la Littérature 391

école, en l’occurrence le « Nouveau Roman », l’assure que ce ne sont pas là


des défauts mais l’effet d’une poétique consistante qui lui permet de renou-
veler son regard sur le monde et d’être en phase avec son temps.
Mais il suffit que l’auteur n’appartienne pas ou plus aux autorités du
panthéon littéraire pour que le crédit dont il est susceptible de bénéficier
soit plus faible. L’histoire littéraire est un perpétuel travail de légitimation
de textes auparavant jugés défectueux, ou, inversement, de délégitimation
de textes jusque-là consacrés. Il suffit de songer à tous ces textes de la pre-
mière moitié du xviie siècle qui ont été réhabilités à partir des années 1960
quand on a pu les ranger sous la catégorie du « baroque ».
Le cas d’un auteur comme Léon Bloy, qui ne fait pas partie des auteurs
pleinement consacrés, est significatif.
Certains trouveront à ce livre bien des défauts. Peut-être. Ce qu’il y a
d’assuré, c’est ce qui compte dans le Désespéré : sa déchirure.
(10/18, 1983, p. 15.)

écrit un critique, H. Juin, dans une préface au roman Le Désespéré. Le pré-


facier concède qu’il puisse y avoir transgression littérairement stérile
(« défaut ») et cherche une légitimation en quelque sorte en amont de l’art
(« la déchirure »). Mais, en la matière, les hiérarchies peuvent changer.
Ce qui est en jeu, ici, c’est la lisibilité des textes. Dire qu’un texte est
« illisible » signifie qu’on perçoit un certain nombre de transgressions mais
que l’on ne dispose d’aucun moyen de les annuler par un recours à un
mécanisme de sous-entendu : le texte montre qu’il porte atteinte au principe
de coopération, mais c’est pour mieux le respecter ; à charge pour le lecteur
de construire l’interprétation pertinente. La tradition et toute la rumeur
critique qui entoure les œuvres jouent un rôle médiateur en fournissant
précisément les moyens de réduire la transgression. Le lecteur se voit ainsi
garantir que l’œuvre, comme tout énoncé, possède un sens intéressant et
qui le concerne.
De toute manière, il y a contradiction entre le repérage de transgressions
(redites, obscurités, digressions…) et la tendance des spécialistes de litté-
rature à tout légitimer dans une œuvre consacrée. Dès que l’œuvre se pose,
elle pose aussi son droit à dire comme elle dit, à instituer son contrat comme
légitime. Quand l’œuvre est reconnue, l’analyste abonde dans ce sens, dans
la mesure où c’est la pente naturelle de tout effort de connaissance que de
donner de l’intelligibilité et de l’intérêt à ce qui semble de prime abord
résister. En réduisant les transgressions, en les convertissant en moyens
d’accès à une signification supérieure, l’analyste montre sa compétence, et
donc sa légitimité.
CHAPITRE 16

La double énonciation
théâtrale

1 LA DOUBLE LECTURE 6 LA MAXIME HÉROÏQUE


2 LE DOUBLE DESTINATAIRE 7 L’ABOLITION DE LA
THÉÂTRALITÉ
3 LE DÉCHIFFREMENT DE
L’IMPLICITE 8 L’INASSIGNABLE JUSTE MILIEU
4 LES VICES DE LA TIRADE 9 UNE THÉÂTRALITÉ SANS
BORDS
5 PARLER POUR LA GALERIE

Nous avons puisé un bon nombre de nos exemples d’échange verbal dans
le corpus théâtral. Mais ces échanges diffèrent des conversations usuelles
par une propriété aussi évidente que remarquable : ils sont pris dans une
double énonciation. La parole y participe en effet de deux situations
d’énonciation à la fois :
– dans la première, un auteur s’adresse à un public à travers la repré-
sentation d’une pièce ; c’est donc la représentation qui constitue l’acte
d’énonciation ;
– dans la seconde, la situation d’énonciation représentée, des person-
nages échangent des propos sur scène, sans se référer – du moins dans le
théâtre classique – au fait qu’ils parlent à l’intérieur d’une représentation.
Ces deux situations d’énonciation sont très différentes. Comme toute
communication littéraire, la relation entre auteur et public est radicalement
dissymétrique ; en revanche, les personnages peuvent occuper à tour de rôle
les positions d’énonciateur et de co-énonciateur. On a ainsi affaire à des
interlocuteurs apparemment autonomes, mais dont l’ensemble des inter-
ventions, la pièce, est rapporté à une source énonciative invisible, qu’avec
M. Issacharoff1 on pourrait appeler l’archiénonciateur.

1. Le Spectacle du discours, Paris, Corti, 1985.


La double lecture 393

Entre cet archiénonciateur et le public, la communication est foncière-


ment indirecte. Même lorsque l’auteur semble se donner un porte-parole
parmi les personnages de sa pièce (ainsi dans les comédies de Molière
quelques hommes « de bon sens », tels Ariste dans Les Femmes savantes),
nombre de critiques mettent en doute la coïncidence de son point de vue
avec celui de l’auteur. Pour eux, il est indéniable que ce type de personnages
énonce la norme ; il est même fort possible que l’auteur en tant qu’individu
historique ait partagé leur opinion, mais la seule énonciation que l’on puisse
valablement attribuer à l’auteur en tant que tel, c’est l’interaction des actes
de langage des personnages, une irréductible polyphonie. En d’autres
termes, le point de vue de l’archiénonciateur ne saurait être ni celui d’Ariste
ni celui d’Armande et Bélise, mais leur mise en relation. On reconnaît
d’ailleurs les œuvres dramaturgiquement réussies à ceci que les échanges
sur scène n’y sont pas au service d’une opinion dominante préétablie qu’il
s’agit de faire triompher. En revanche, dans les pièces « à thèse » (cf. certaines
pièces d’Alexandre Dumas fils), l’écrivain utilise la scène pour faire passer
un message univoque.

1. LA DOUBLE LECTURE

Les énonciations sur scène se présentent comme proférées spontanément


par les personnages, mais, d’un autre côté, elles ne sont que l’actualisation
d’énoncés déjà écrits. Le spectateur est ainsi pris dans une étrange situation
d’énonciation : les paroles dites sur scène ne surgissent que décalées d’elles-
mêmes, doublées par l’écrit qu’elles laissent transparaître. Le spectateur du
Barbier de Séville entend une parole de Figaro, mais aussi une réplique d’un
texte de Beaumarchais. De cela les concepts traditionnels de la citation ne
peuvent prendre la complète mesure.
Cette instabilité énonciative nous renvoie à une autre difficulté : la pos-
sibilité d’une double lecture de l’œuvre théâtrale. À côté des représentations,
en direct ou filmées, il y a place pour une lecture du texte écrit. Alors que
les partitions musicales sont réservées à une étroite minorité, les textes des
pièces sont aisément accessibles. Le lecteur d’une pièce de théâtre est
confronté à un texte et non à du discours, à un discours virtuel qu’il actua-
lisera lui-même par sa lecture. Cela a des conséquences non négligeables :
tandis que le spectateur reçoit les énoncés dans leur irréversible succession,
le lecteur peut traiter le texte comme un espace parcourable en tous sens
(sauter des scènes, revenir en arrière, faire des comparaisons entre pas-
sages…).
La lecture d’une pièce de théâtre n’est pas une représentation incomplète,
un pis-aller. Il faut prendre acte de la possibilité d’appréhender la pièce de
394 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE

deux façons. À partir du xixe siècle, d’ailleurs, de nombreuses pièces, et non


des moindres, ont été délibérément écrites pour la lecture. Lorenzaccio,
d’Alfred de Musset (1834), avec ses trente-neuf tableaux ne fut pas d’emblée
conçu pour être joué. Le même Musset publiera même certaines de ses
pièces en 1833 et 1834 sous le titre significatif d’Un spectacle dans un fau-
teuil.
La lecture s’appuie sur un élément du texte auquel n’a pas accès le spec-
tateur : les didascalies, c’est-à-dire toutes les informations que donne
l’auteur pour la mise en scène, et dont le destinataire peut être le lecteur
ordinaire aussi bien que les professionnels du théâtre. Ces didascalies, à la
différence des répliques des personnages, sont des énoncés directement
attribués à l’auteur et relèvent du métadiscours sur le discours des person-
nages. Leur densité varie considérablement d’une époque à l’autre, d’un
genre à l’autre et d’un auteur à l’autre. Elles sont réduites au minimum dans
le théâtre classique, mais foisonnent, comme on peut s’y attendre, dans le
théâtre naturaliste, qui vise à offrir une représentation exacte des milieux
sociaux des personnages. Si le théâtre classique est si pauvre en didascalies,
c’est qu’elles ne sont pas jugées indispensables ; d’une part, les conventions
du genre sont bien connues, précises et rigoureusement respectées, d’autre
part, la parole y joue un rôle dominant. En revanche, certaines œuvres
modernes surabondent en didascalies parce que la parole s’y fait rare, sup-
plantée par les relations aux objets et les pantomimes (cf. Acte sans paroles
de Beckett).
On peut distinguer divers types de didascalies :
– les titres, les indications de genre (comédie, farce…) et les découpages
(acte, tableau, scène…) ;
– la liste des personnages, leur mention en tête de chaque réplique ;
– les indications sur le lieu, le décor… plus généralement sur les cir-
constances de l’énonciation ;
– des précisions sur la manière dont parlent les personnages : « avec feu »,
« d’un ton prudent », « ironiquement », « en détachant ses mots », etc. ;
– des indications sur les vêtements, les gestes, les déplacements des per-
sonnages, les entrées et sorties… ;
– éventuellement des indications techniques données à la régie (sur
l’éclairage en particulier) ou des conseils de portée générale pour le metteur
en scène (ainsi Genet pour les Bonnes : « Les actrices ne doivent pas monter
sur la scène avec leur érotisme naturel, imiter les dames de cinéma. L’éro-
tisme individuel, au théâtre, ravale la représentation. »).
Cette remarque de Jean Genet nous amène à la figure du metteur en scène,
qui aujourd’hui joue un rôle essentiel. Le texte ne s’actualise en représen-
tation que par la médiation de ce tiers. Le texte est par essence une pièce
Le double destinataire 395

virtuelle, susceptible d’un nombre illimité d’interprétations. L’archiénon-


ciateur n’entre en contact avec son public qu’à travers une interprétation
dont la responsabilité est attribuée au metteur en scène, qui assure la média-
tion entre le texte et la diversité des contextes de réception. Dans le même
énoncé le spectateur, perçoit trois activités d’énonciation à la fois, corres-
pondant à trois situations d’énonciation indissociables mais distinctes : celle
de l’auteur à un public virtuel, celle du metteur en scène à un public spécifié,
celle du personnage à un autre personnage. A cela on peut ajouter les acteurs
eux-mêmes, qui introduisent une instabilité supplémentaire dans le dispo-
sitif : ce n’est parfois ni Racine ni le metteur en scène ni Bérénice que l’on
veut entendre, mais la Champmeslé jouant tel personnage dans telle pièce
de Racine.
En réalité, le type d’intervention du metteur en scène est très variable. Il
peut se contenter de mettre en scène la pièce ; dans ce cas, son énonciation
passe par des signes non verbaux (lumières, costumes, mouvements des
acteurs…). Mais il peut aussi adapter la pièce, la modifier plus ou moins, et
dans ce cas son énonciation mobilise les divers types de signes, verbaux et
non verbaux. Il peut également se faire que les rôles de metteur en scène et
d’adaptateur soient assumés par des individus distincts. Dans ce cas, il y a
quatre niveaux d’énonciation superposés : l’auteur, l’adaptateur, le metteur
en scène, les personnages.

2. LE DOUBLE DESTINATAIRE

Les énonciations proférées sur scène, on l’a vu, sont adressées à deux des-
tinataires distincts : un ou plusieurs personnage(s) et le public. Le même
discours doit donc agir sur l’interlocuteur immédiat et sur le destinataire
indirect : l’émouvoir, le faire rire… tout ce que l’on subsume sous la caté-
gorie « plaire au public ». Il en résulte que toute étude des dialogues théâ-
traux est constamment tenue de lire les énoncés sur leurs deux versants : en
tant que conversation entre deux personnages, en tant qu’énoncé d’un
auteur adressé au public.
Il y a là une difficulté constitutive pour l’énonciation théâtrale ; elle ne
peut ni ignorer complètement le spectateur, ni abolir totalement la distance
qui l’en sépare, et se trouve donc contrainte à des compromis variés. La
technique du double sens en est un bon exemple. Dans Le Jeu de l’amour et
du hasard (I, 9), Silvia répond au grossier Arlequin qui lui demande quelle
opinion elle a de lui : « Je vous trouve…plaisant. » Le destinataire immédiat,
Arlequin, ne perçoit que l’acception « séduisant ». En revanche, en position
de supériorité à l’égard du valet déguisé, le spectateur mis en éveil par la
pause avant « plaisant » perçoit le double sens et retient l’acception
396 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE

« divertissant ». Un procédé de ce type laisse une autonomie apparente aux


personnages tout en établissant une connivence avec le spectateur.
Dans ces conditions, les lois du discours concernent non seulement les
personnages mais encore les spectateurs. Nous en avons vu une illustration
avec les scènes d’exposition où l’on informe le public en feignant d’informer
un personnage. De même, les personnages ne sont pas censés s’exprimer,
par exemple, de manière trop obscure (sauf si c’est pour produire un certain
effet), de façon à ce que le spectateur ne soit pas exclu du jeu. L’existence
d’un double destinataire explique que le théâtre dispose de formes d’énon-
ciation propres (monologue, aparté) et systématise des procédés comme le
quiproquo ou la répétition qui ne prennent tant d’ampleur qu’en raison de
la présence d’un public. Au-delà, c’est toute la texture des énoncés qui est
touchée ; il y a un abîme entre les dialogues spontanés et les dialogues de
théâtre, qui sont débarrassés des multiples télescopages, redites, chevilles,
ellipses… de la conversation quotidienne.
Cela ne veut pas dire que l’on parle nécessairement mieux au théâtre
(beaucoup de personnages ont une élocution chaotique), mais les « ratés »
y sont au service d’une visée dramatique. À la scène III, 15 du Mariage de
Figaro, le juge Bridoison bégaie. Ce handicap altère considérablement la
communication mais son statut est bien différent de celui qu’il aurait dans
la vie réelle :
– il s’agit d’un défaut unique, systématiquement exploité, isolé des mul-
tiples facteurs qui interfèrent dans les énoncés oraux spontanés ;
– ce défaut possède une fonction satirique dès lors qu’il est attribué à un
juge. Il permet, en particulier, de créer un contraste entre la vivacité des
réparties de Figaro, et plus généralement de la comédie de Beaumarchais,
et l’inefficience, l’inertie de la parole dans un univers juridique et politique
sclérosé.
L’auteur est un dramaturge : il ne peut sacrifier l’effet sur le spectateur
au profit de la satire sociale. Comme la répétition de ce bégaiement tout au
long du procès lasserait le public, le juge Bridoison a été flanqué d’un greffier,
nommé « Double-main », dont l’élocution parfaite assure l’essentiel de la
tâche conversationnelle. Ce greffier au nom prédestiné permet de concilier
les exigences contradictoires que suscite l’existence d’un double destinataire.

3. LE DÉCHIFFREMENT DE L’IMPLICITE

Pour la dérivation des implicites, à certains égards la situation du théâtre


n’est pas différente de celle du dialogue dans une narration. Dans un roman
aussi il y a deux destinataires : l’interlocuteur immédiat du personnage et
Le déchiffrement de l’implicite 397

le lecteur. Dans les deux types d’œuvres, le public dispose d’une supériorité
structurelle sur les personnages les protagonistes de l’action représentée.
Ces derniers sont souvent moins perspicaces que le lecteur ou le spectateur
pour déchiffrer les stratégies d’implicitation.
Revenons aux propos de la princesse des Laumes sur la « petite » Mme
de Cambremer (voir p. 355). Quand le narrateur écrit : « répondit étourdi-
ment la princesse et elle ajouta vivement », les deux adverbes de manière
que nous avons soulignés sont rapportés à l’agent, la princesse. Ce sont deux
indices donnés par le narrateur qui permettent au lecteur de déchiffrer dans
un premier temps ce que la princesse « laisse entendre », ensuite ce qu’elle
« donne à entendre ». En effet, « étourdiment » suppose une bévue, tandis qu’
« ajouta vivement » indique que le locuteur cherche en toute hâte à réparer
sa faute. Certes, le narrateur n’explicite pas les sous-entendus, mais il met
le lecteur sur leur piste. En l’absence de ces indices, la réussite du travail
interprétatif serait très incertaine et le lien entre les deux énoncés risquerait
de passer inaperçu. Mais ces indices ne sont exploitables que si le lecteur a
en tête les renseignements donnés dans les pages précédentes sur la position
mondaine de la princesse.
Saisir les personnages en train de « rattraper » les implicites indésirables
est une constante source de plaisir pour le public qui, à la fois, jouit de sa
propre subtilité et de la réduction des personnages sur scène au rang de
marionnettes. Un dramaturge comme Marivaux aime particulièrement ce
dispositif, qu’il met en quelque sorte en scène lorsqu’il montre des person-
nages manipulés par d’autres, placés en position de voyeurs. C’est le cas
dans Le Jeu de l’amour et du hasard où le père de Silvia, M. Orgon, et son frère,
Mario, connaissent la véritable identité de Dorante et d’Arlequin et dis-
posent donc d’un savoir comparable à celui du spectateur. Ce dernier prend
plaisir à voir Silvia libérer, à son corps défendant, des implicites gênants
pour elle. En voici un exemple :
Silvia : Tiens, Bourguignon, une bonne fois pour toutes, demeure, va-t’en,
tout cela doit m’être indifférent, et me l’est en effet, je ne te veux ni bien
ni mal, je ne te hais ni ne t’aime, ni ne t’aimerai, à moins que l’esprit ne
me tourne. Voilà mes dispositions, ma raison ne m’en permet point
d’autres, et je devrais me dispenser de te le dire.
Dorante : Mon malheur est inconcevable. Tu m’ôtes peut-être tout le
repos de ma vie.
(II, 9.)

Dans la réplique de Silvia, on peut penser que l’enchaînement entre « tout


cela doit m’être indifférent » et « et me l’est en effet » (où « en effet » veut
dire « en réalité ») s’explique par un calcul de sous-entendus comparable à
398 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE

celui de la princesse des Laumes. Immédiatement après avoir dit « tout cela
doit m’être indifférent », la jeune fille se rend compte que son énoncé laisse
entendre qu’en fait cela ne lui est pas indifférent. Il s’agit en effet d’un énoncé
de compromis entre deux injonctions contradictoires : mettre un terme à
son amour naissant/le laisser se développer. En disant « m’est indifférent »
elle satisfait l’une, en ajoutant « doit », elle satisfait l’autre. Pour annuler le
décodage du sous-entendu indésirable, elle précise « et me l’est en effet ».
Le problème est qu’en procédant à cette correction elle libère le même
sous-entendu, mais aggravé. Voulant donner à entendre qu’elle n’est pas
amoureuse, elle le laisse entendre par son énonciation. L’autocorrection joue
le rôle d’indice pour l’auditeur qui, sans cela, n’aurait pas aussi nettement
perçu l’incidence du « doit » de l’énoncé précédent.
Dorante a-t-il perçu ces sous-entendus ? Pour le savoir, le spectateur est
obligé de considérer son comportement à ce stade de la conversation.
Comme il continue à se plaindre de la cruauté de Silvia, cela semble laisser
entendre qu’il n’a rien perçu. À moins qu’il ne feigne de ne rien comprendre.
Le déroulement ultérieur de l’échange orientera plutôt l’interprétation dans
le sens de sa sincérité. Le spectateur a donc le plaisir de voir les deux pro-
tagonistes empêtrés dans une situation qu’ils ne maîtrisent pas. Ce que
cherche à capter le théâtre de Marivaux, c’est précisément ces moments de
trouble dans lesquels la parole échappe aux personnages.
À la différence de ce qui se passe pour les dialogues insérés dans les récits,
le public de théâtre ne dispose pas a priori d’indices univoques pour déchif-
frer les implicites. Il n’y a pas d’adverbes de manière ou de commentaires
du narrateur pour l’orienter dans la bonne direction (ce qui ne signifie pas
que les commentaires du narrateur donnent nécessairement l’interpréta-
tion pertinente). Néanmoins, le spectateur n’est pas démuni en la matière.
Non seulement il a une certaine connaissance des conventions du genre
dont relève la pièce et du contexte créé par cette dernière, mais encore il
entend des dialogues qui, travaillés par des acteurs sous la direction de met-
teurs en scène, sont mieux à même de faciliter le décodage des implicites.
Mais cet avantage a aussi son revers : le jeu de l’acteur est lui-même une
certaine interprétation (l’ambiguïté de ce terme est lourde de sens) du texte,
elle-même liée à l’interprétation qu’a faite de la pièce le metteur en scène.
On est alors amené à faire une distinction entre le spectateur « naïf » qui
découvre l’œuvre à travers cette interprétation et le spectateur distancié qui,
connaissant le texte et/ou d’autres interprétations, est à même de comparer
et de restituer au texte sa relative indétermination.
Les vices de la tirade 399

4. LES VICES DE LA TIRADE

Dès lors que tout énoncé théâtral est voué à agir sur deux destinataires
radicalement distincts – un spectateur et un interlocuteur sur scène, voire
le personnage locuteur lui-même quand il y a monologue –, c’est l’ensemble
du langage dramatique qui doit être étudié sous cet angle. Nous allons
seulement mettre l’accent sur un problème localisé mais extrêmement révé-
lateur de l’ensemble du dispositif, celui de la tirade.
Par « tirade » on entend communément, le plus souvent en mauvaise part,
des énoncés longs qui semblent s’adresser au public par-dessus la tête des
personnages, et qui donc semblent menacer la supposée autonomie des
dialogues représentés. Le dictionnaire Littré cite cette définition d’un jour-
nal de 1825 : « Une conversation entre l’auteur et le public, à laquelle les
personnages ne servent que de prétexte. » En fait, cette notion de tirade est
ambiguë, car elle désigne à la fois des interventions longues qui n’intéressent
ni le public ni les personnages, et des « morceaux de bravoure » qui négligent
les interlocuteurs sur scène pour mieux toucher un public tout disposé à
applaudir de telles performances : on songe ici par exemple à la « tirade du
nez » de Cyrano de Bergerac (I, 4), d’Edmond Rostand. Il est d’ailleurs révé-
lateur que, dans l’intrigue, cette tirade soit dite dans un théâtre.
Voici, en revanche, une illustration du premier type de tirade, extrait de
la dernière scène d’Il ne faut jurer de rien de Musset (III, 4) :
Cécile : Que le ciel est grand ! Que ce monde est heureux ! Que la nature
est calme et bienfaisante !
Valentin : Veux-tu aussi que je te fasse de la science et que je te parle
d’astronomie ? Dis-moi, dans cette poussière de mondes, y en a-t-il un
qui ne sache sa route, qui n’ait reçu sa mission avec la vie, et qui ne doive
mourir en l’accomplissant ? Pourquoi le ciel immense n’est-il pas immo-
bile ? Dis-moi, s’il y a jamais eu un moment où tout fut créé, en vertu de
quelle force ont-ils commencé à se mouvoir, ces mondes qui ne s’arrête-
ront jamais.
Cécile : Par l’éternelle pensée.
Valentin : Par l’éternel amour. La main qui les suspend dans l’espace n’a
écrit qu’un mot en lettres de feu. Ils vivent parce qu’ils se cherchent, et les
soleils tomberaient en poussière si l’un d’entre eux cessait d’aimer.
Cécile : Ah ! toute vie est là !
Valentin : Oui, toute la vie. Depuis l’Océan qui se soulève sous les pâles
baisers de Diane jusqu’au scarabée qui s’endort jaloux dans sa fleur chérie.
Demande aux forêts et aux pierres ce qu’elles diraient si elles pouvaient
parler. Elles ont l’amour dans le cœur et ne peuvent l’exprimer. Je t’aime !
400 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE

Voilà ce que je sais, ma chère ; voilà ce que cette fleur te dira, elle qui choisit
dans le sein de la terre les sucs qui doivent la nourrir : elle qui écarte et
repousse les éléments impurs qui pourraient ternir sa fraîcheur ! Elle sait
qu’il faut qu’elle soit belle au jour, et qu’elle meure dans sa robe de noce
devant le soleil qui l’a créée. J’en sais moins qu’elle en astronomie : donne-
moi ta main, tu en sais plus en amour.

La pièce avait d’abord paru dans la Revue des Deux Mondes en 1836.
Quand Musset dut la retoucher pour la faire jouer, il supprima ce passage.
On comprend aisément pourquoi : c’est une tirade. L’énonciateur, en
l’occurrence Valentin, semble oublier la conversation amoureuse dans
laquelle il est engagé pour que l’auteur puisse faire part au public de consi-
dérations vaguement philosophiques inspirées de Lucrèce. Ce faisant, il
transgresse diverses lois du discours. On remarquera néanmoins que cette
tirade n’est évaluée négativement que par rapport au contexte de la scène.
Si Valentin était un personnage de philosophe ridicule ou s’il ne s’agissait
pas d’échanges amoureux dans un milieu raffiné, on ne la considérerait pas
comme une tirade.
L’auteur s’était pourtant efforcé d’atténuer la transgression des lois du
discours. L’énoncé initiateur (« Veux-tu aussi... », etc.) demande et prend
la permission de changer de sujet ; il dénonce lui-même son caractère savant.
Quant à « aussi », il prétend placer la tirade dans le prolongement de ce qui
précède, donc reporter sur Cécile une part de la responsabilité de la tirade.
En outre, Musset l’a découpée en trois répliques pour la rendre plus digeste,
lui conserver une allure dialogique. Mais le résultat n’est pas probant : les
interventions de Cécile sont purement décoratives, elles n’infléchissent
nullement le cours d’un exposé qui semble détachable du contexte. Les
questions que pose Valentin dans sa première réplique comme l’impératif
de la troisième (« demande aux forêts… ») sont rhétoriques : ce ne sont pas
de vraies questions ou de vrais ordres, mais des assertions indirectes qui
pourraient s’adresser à n’importe qui. Malgré les précautions ainsi prises,
le morceau a été perçu comme une tirade par son auteur même quand il a
adapté sa pièce pour la scène.
Cependant, on peut toujours concevoir des arguments pour montrer que
cette tirade de Valentin n’est dysfonctionnelle qu’en apparence et qu’elle
retrouve une pertinence si, par exemple, on prend en compte un contexte
plus large. Au théâtre, en raison du dispositif de double énonciation, les
répliques sont évaluées comme les constituants des échanges entre les per-
sonnages, mais aussi comme des fragments d’une totalité plus vaste : une
pièce, et au-delà l’ensemble de l’œuvre d’un auteur.
Les vices de la tirade 401

On a plus facilement tendance à discréditer les tirades quand il s’agit de


dramaturges peu réputés ; aux « grands auteurs » on fait davantage crédit.
C’est là une difficulté que nous avons évoquée à la fin du chapitre précédent
(voir p. 390). On peut le constater à propos de la tirade d’Éliante dans Le
Misanthrope (II, 4), qui est censée défendre la thèse qu’un véritable amou-
reux « aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime ». De nombreux
critiques ont incriminé ce passage. Un « petit classique » de 1902 s’en fait
l’écho :
Cette longue digression est peu naturellement amenée et ne se rattache
pas à ce qui précède. Elle est surtout déplacée dans la bouche d’Eliante qui
estime beaucoup le misanthrope. C’est un fragment – le seul qui reste, et
que Molière aura sans doute voulu conserver – d’une traduction en prose
et en vers qu’il avait essayée dans sa jeunesse du poème de Lucrèce De
rerum natura (IV, 1149-1189)1.

Ici, les normes de la bonne conversation, de l’esthétique et de la saine


psychologie sont convoquées pour condamner la transgression d’un auteur
qui n’a pas pu résister à la tentation de placer un morceau de sa traduction
de jeunesse, au mépris des contraintes du bon théâtre. Comme dans le cas
d’Il ne faut jurer de rien, on aurait affaire dans la tirade d’Éliante à une
transgression maximale : la tirade aurait été plus excusable si elle avait
cherché avant tout à plaire au public. Or, le spectateur d’une comédie qui
se déroule dans un salon n’est pas censé subir des morceaux choisis de
Lucrèce.
On pourrait réfléchir sur la curieuse coïncidence qui veut que la tirade
de Molière incriminée affirme justement que l’amoureux ne voit pas les
défauts de celle qu’il aime : un auteur, une œuvre aimés peuvent-ils avoir
des défauts ? Lorsque par exemple Michel Serres étudie le monologue de
Sganarelle sur le tabac qui ouvre Dom Juan, il n’y voit nullement une tirade
sans rapport avec la pièce, mais le modèle réduit de tout ce qui va se passer,
« la loi qui va dominer la comédie2 ». L’auteur aurait donc pris des libertés
avec les lois du discours pour indiquer obliquement la loi de fonctionne-
ment de son œuvre. En d’autres termes, une transgression locale se conver-
tirait en respect des normes à un niveau supérieur.

1. Le Misanthrope, édition annotée par l’abbé Figuière, Paris, C. Poussielgue, 1902, p. 649.
2. La Communication, Paris, Éd. de Minuit, 1968, p. 234.
402 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE

5. PARLER POUR LA GALERIE

La tirade, on l’a dit, peut aussi être un « morceau de bravoure » placé dans
la bouche de personnages qui s’adressent en fait au public. C’est le cas, on
l’a dit, de la « tirade du nez » de Cyrano de Bergerac. La tragédie classique,
dans la mesure où elle refusait de montrer les épisodes violents sur la scène
et exigeait des récits, était propice à ce type de tirade. Comme ces grands
récits tragiques (le combat contre les Maures du Cid, le récit de Théramène
dans Phèdre, pour citer les plus célèbres) risquaient de briser l’illusion qui
fonde la double énonciation théâtrale, les théoriciens recommandaient aux
dramaturges de ne pas oublier les lois du discours, c’est-à-dire de rendre
pertinents leurs récits pour les auditeurs présents sur scène. Il fallait en
particulier que le récit soit censé informer ceux qui sont les plus intéressés
par les événements racontés : loin d’être rebutés par le long récit, ils devaient
eux-mêmes l’exiger. C’est ce qui se passe dans Le Cid de Corneille, où c’est
le roi lui-même qui demande à Rodrigue de conter ses exploits.
Don Fernand
Tous ceux que ce devoir à mon service engage
Ne s’en acquittent pas avec même courage ;
Et lorsque la valeur ne va point dans l’excès,
Elle ne produit point de si rares succès.
Souffre donc qu’on te loue, et de cette victoire
Apprends-moi plus au long la véritable histoire.
(Le Cid, IV, 3.)

En réalité, le public était censé attendre ces longs récits et en tirer du


plaisir. Dans la tragédie, il s’agissait d’une sorte d’ornement. En revanche,
dans la comédie, on s’efforce d’éliminer les tirades, à moins qu’il ne s’agisse
de scènes d’exposition, qui doivent donner les éléments nécessaires à la
compréhension de l’intrigue. On a une illustration paradoxale de cette
contrainte implicite dans les Fourberies de Scapin (III, 3), où Zerbinette
raconte dans le détail des événements que le public connaît fort bien. Cette
absence d’informativité est compensée par la situation : sans le savoir, c’est
à la victime, Géronte, que Zerbinette raconte quel tour son fils vient de lui
jouer. Tandis qu’elle rit comme une perdue, le spectateur voit peu à peu se
décomposer le visage du vieillard.
Au début du xviie siècle, la tirade « pour la galerie » ne faisait pas l’objet
d’une condamnation si tranchée, même dans les comédies. Il s’est produit
une évolution dans le sens d’un allégement et d’une meilleure intégration
des tirades dans les conversations des personnages. Cette évolution est allée
de pair avec la raréfaction des monologues, jugés artificiels, parce qu’ils
La maxime héroïque 403

établissaient une communication presque directe avec le spectateur. On


peut voir cette évolution comme un « progrès » de la technique dramatur-
gique, mais il faut aussi prendre en compte la configuration dont participent
les œuvres. Si les pièces affectionnent tant les longs monologues dans la
première moitié du xviie siècle, c’est parce que, pour la plupart, elles sont
bâties sur un dilemme dont le héros explore minutieusement les deux
branches devant le spectateur et parce que la rhétorique constitue le modèle
de l’énonciation publique. En revanche, quand la conversation devient
l’activité verbale de référence, les longs monologues sont perçus comme
difficilement acceptables.
À cela s’ajoutent des considérations d’ordre idéologique. Il existe par
exemple un lien crucial entre le caractère héroïque des personnages de
Corneille avant la Fronde et le fait qu’ils s’expriment volontiers par tirades.
L’héroïsme aristocratique est en effet théâtral par essence, ostentatoire. Avec
ce type de théâtre, on est souvent plus près de la rhétorique, de monologues
argumentés que de l’échange conversationnel.

6. LA MAXIME HÉROÏQUE

Les tragédies de l’époque classique ne se caractérisent pas seulement par des


tirades mais aussi par l’abondance des « maximes » sentencieuses qui, elles
aussi, semblent s’adresser au public par-dessus la tête des interlocuteurs.
Ces maximes ont ceci de particulier qu’elles se présentent comme des
énonciations polyphoniques (voir p. 186), l’écho d’une assertion de on, la
répétition d’un énoncé universellement connu alors même que ce sont des
énoncés nouveaux : même si son contenu n’a rien d’original, la maxime de
Rodrigue « À qui venge son père il n’est rien impossible » constitue bel et
bien une formule nouvelle. La convention exige de l’auteur de tragédies qu’il
ne produise que des maximes inédites. Ces énoncés reposent ainsi sur la
combinaison apparemment paradoxale de deux propriétés :
1) ils doivent être perçus comme inédits ;
2) ils doivent être perçus comme immémoriaux.
C’est précisément là l’effet recherché : le personnage produit du mémo-
rable, c’est-à-dire un énoncé digne d’être consacré, ancien en droit, nouveau
en fait. C’est justement parce qu’il est digne d’être ancien, qu’il devrait être
ancien, qu’il accède d’emblée à un statut « monumental », voué à perdurer.
Il se présente comme l’écho d’une série illimitée de reprises en amont et
inaugure en aval une série illimitée de reprises par tous ceux qui le citent.
Intangible dans son signifiant comme dans son signifié, mémorable, la
maxime se détache de son environnement textuel pour mener une vie
404 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE

autonome, soustraite à la décomposition, à l’oubli. Elle peut se graver dans


la pierre, se couler dans le bronze, passer d’un texte à l’autre.
Il existe dans le théâtre cornélien une relation cruciale entre héroïsme et
maxime. Le héros apparaît comme celui qui par son énonciation se prescrit
ce que dans le même mouvement il prescrit à tous. On voit tout ce qui sépare
ce type de sentence d’un proverbe ou d’une moralité de fable (« À père avare
fils prodigue », « La raison du plus fort est toujours la meilleure »…) : au
lieu de constituer héroïquement la loi à travers l’énonciation d’un sujet qui
se vise lui-même, un proverbe ou une moralité décrivent de l’extérieur
l’ordre du monde par la bouche d’un énonciateur anonyme et désabusé. Le
héros, lui, accomplit ces actes qu’accomplit l’homme par excellence, que
dans cette situation tout homme, s’il est pleinement homme, doit accomplir.
En proférant une maxime, il réalise donc discursivement l’exemplarité
héroïque : il profère sa parole sur deux registres à la fois, celui du je et celui
du on de la Sagesse universelle, il fait entendre l’universalité du on dans la
singularité de son je.
Rodrigue n’est donc pas seulement un homme qui accomplit des exploits,
mais un homme qui parle en héros, qui montre son héroïsme à travers sa
manière de parler. Le caractère héroïque de l’énonciation n’est pas expres-
sément communiqué mais il est associé à l’acte de langage par son accom-
plissement même. On retrouve ici la notion d’éthos (voir p. 190). La parole
du héros implique un éthos spécifique, où un certain usage de la maxime
joue un rôle non négligeable, associée à une gestuelle articulatoire et cor-
porelle qui marque une adhésion entière du sujet. Cette pleine adhésion se
justifie en termes de nature (la « générosité » est le fait des races nobles) et
son efficacité vient précisément de la miraculeuse coïncidence entre une
exemplarité et le mouvement spontané d’une nature.

7. L’ABOLITION DE LA THÉÂTRALITÉ

Derrière la question de la tirade ou celle de la maxime, qui l’une et l’autre


semblent s’adresser directement au spectateur, aux dépens des interlocu-
teurs sur scène, se laisse entrevoir un conflit entre deux conceptions de
l’énonciation théâtrale. L’une prétend replier les dialogues sur eux-mêmes,
séparer totalement la scène et la salle, l’autre compose avec la duplicité de
ce dispositif, prend en compte la présence de spectateurs.
Il existe des auteurs qui se sont efforcés de réduire au maximum cette
duplicité énonciative, de représenter des dialogues et des comportements
« naturels ». C’est ainsi que le « drame bourgeois » du xviiie siècle entendait
aller le plus loin possible dans « l’imitation de la nature », défendant une
L’abolition de la théâtralité 405

esthétique inséparable d’un combat politique contre une tragédie à qui l’on
reprochait d’être liée aux artifices aristocratiques. Comme l’écrit Rous-
seau dans La Nouvelle Héloïse :
Les auteurs d’aujourd’hui…se croiraient déshonorés s’ils savaient ce qui
se passe au comptoir d’un marchand ou dans la boutique d’un ouvrier. […]
Communément tout se passe en beaux dialogues bien agencés, bien ron-
flants, où l’on voit que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours
celui de briller. […] Quelque agités qu’ils puissent être, ils songent tou-
jours plus au public qu’à eux-mêmes.
(1761, partie II, lettre XVII.)

Promouvoir une énonciation théâtrale pleinement « naturelle », c’était


alors promouvoir le type de sujet parlant qui était digne de la proférer,
l’homme bourgeois, homme de la vérité de l’émotion, de la sincérité. Faire
parler sur scène des pères de familles ou des marchands et refuser les dia-
logues tournés vers le public, c’étaient dans ce contexte deux choses indis-
sociables. C’est dans le même esprit que, dans ses drames, Diderot en est
venu à privilégier les scènes où le dialogue, voire les articulations linguis-
tiques se rompent sous la pression de l’émotion :
Qu’est-ce qui nous affecte dans le spectacle de l’homme animé de quelque
grande passion ? Sont-ce des discours ? Quelquefois. Mais ce qui nous
émeut toujours, ce sont des cris, des mots inarticulés, des voix rompues,
quelques monosyllabes qui s’échappent par intervalles, je ne sais quel
murmure dans la gorge, entre les dents1.

Désarticuler le discours ferait donc échapper à l’artifice théâtral, rabat-


trait les signes conventionnels sur les symptômes d’un corps ému, ce qui
incite à mettre en évidence la « pantomime », c’est-à-dire les gestes. Pour
Diderot, « il faut écrire la pantomime toutes les fois qu’elle fait tableau ;
qu’elle donne de l’énergie ou de la clarté au discours2 ».
Mais cette tentative pour contourner la double énonciation théâtrale au
nom de la nature s’est immédiatement retournée en son contraire. Les
auteurs de drames bourgeois ont produit des scènes que beaucoup ont per-
çues comme éminemment artificielles, « théâtrales » pour tout dire. Ce
qu’indique à son insu Diderot quand il écrit :

1. « Entretiens sur le Fils naturel » (1757), in Œuvres complètes, Garnier, 1875, VII, p. 163.
2. « De la poésie dramatique », op. cit., VII, p. 379.
406 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE

Si un ouvrage dramatique était bien fait et bien représenté, la scène offrirait


au spectateur autant de tableaux réels qu’il y aurait dans l’action de
moments favorables au peintre1.

Diderot songe sans doute ici aux peintures pathétiques de Greuze dont
il fait l’éloge dans ses Salons : « Le fils ingrat », « La malédiction paternelle »…
Il a besoin d’invoquer l’artifice de la peinture pour fonder le naturel du
théâtre. Certes, on peut penser que la peinture est une imitation parfaite de
la nature, mais il n’est pas besoin d’être un spécialiste d’esthétique pour voir
que des tableaux comme ceux de Greuze ont précisément une composition
et une gestuelle…toutes théâtrales. Si bien que le tableau du dramaturge et
celui du peintre renvoient l’un à l’autre sans montrer la « pure nature »
autrement qu’à travers l’artifice de codes historiquement situés.

8. L’INASSIGNABLE JUSTE MILIEU

En dépit des efforts des théoriciens du théâtre classique, il est impossible de


définir indépendamment des œuvres et des genres les critères qui séparent
les énoncés dramatiquement « corrects » et ceux qui, telles les tirades,
seraient « incorrects ». Il n’existe pas de critère universel permettant de
déterminer un juste milieu entre parler pour le public et parler aux autres
personnages. La manière de gérer les paradoxes de la double énonciation
dépend des lieux, des époques et des choix esthétiques, individuels ou col-
lectifs. Posé dans l’absolu, ce type de problème ne peut recevoir de réponse
satisfaisante. Il suffit de considérer le théâtre Nô japonais, avec ses person-
nages masqués et son mélange de récits versifiés et de pantomimes dansées,
pour prendre la mesure de la relativité des normes en la matière.
Dans le théâtre occidental, depuis le xixe siècle c’est à l’auteur dans sa
singularité qu’est laissée la responsabilité de gérer à sa façon la double
énonciation.
Si l’on suivait l’esthétique défendue par les tenants du drame bourgeois
du xviiie siècle, rien ne devrait être plus éloigné de l’art dramatique que le
théâtre de J. Giraudoux, où les personnages semblent davantage s’écouter
parler et offrir des morceaux bien ciselés au spectateur que s’adresser à leurs
interlocuteurs immédiats. Pourtant, les personnages ont beau offrir leurs
paroles en spectacle et transgresser constamment les lois conversationnelles,
ce type de théâtre est traversé par une force dramatique indéniable, du
moins dans les meilleures pièces. Considérons par exemple ce fragment de

1. « Entretiens sur le Fils naturel », op. cit., p. 95.


L’inassignable juste milieu 407

dialogue entre Hector et Ulysse dans La guerre de Troie n’aura pas lieu
(1935) :
Hector : C’est une conversation d’ennemis que nous avons là ?
Ulysse : C’est un duo avant l’orchestre. C’est le duo des récitants avant la
guerre. Parce que nous avons été créés justes et courtois, nous nous par-
lons, une heure avant la guerre, comme nous nous parlerons longtemps
après, en anciens combattants. Nous nous réconcilions avant la lutte
même, c’est toujours cela. Peut-être d’ailleurs avons-nous tort. Si l’un de
nous doit un jour tuer l’autre et arracher pour reconnaître sa victime la
visière de son casque, il vaudrait peut-être mieux qu’il ne lui donnât pas
un visage de frère…Mais l’univers le sait, nous allons nous battre.
(II, 13.)

On a ici une confrontation entre Hector, l’administrateur, le guerrier,


l’homme qui parle pour agir sur le monde, et Ulysse, l’homme qui sait parler,
capable d’enfermer son interlocuteur dans les rets de son discours. L’arti-
ficialité de cette énonciation est d’ailleurs revendiquée d’entrée : ce dialogue
est « un duo de récitants ». On peut juger que les énoncés éminemment
littéraires que profère Ulysse ne sont guère pertinents, eu égard à leur des-
tinataire et à la gravité de la situation, mais ce serait mal comprendre le
statut de la parole dans cette pièce. En polissant ses dialogues, en les agen-
çant subtilement alors même que la catastrophe est imminente, la pièce
montre par son énonciation même que le rituel de l’échange verbal, s’il est
porté à sa perfection, constitue en lui-même un rejet de la barbarie qui
menace. Ce qu’indique obliquement la phrase d’Ulysse : « Puisque nous
avons été créés justes et courtois, nous nous parlons, une heure avant la
guerre. » C’est là un humanisme foncièrement dialogique, dans lequel le
respect des formes, du beau langage fait la dignité de l’homme ; le respect
du « juste » confond en réalité le souci de la justice et celui de la justesse du
discours. En définitive, le monde véritablement humain est celui-là même
qu’institue et présuppose la pièce à travers son énonciation, un monde de
théâtre, de convenances, de paroles polies (aux deux sens du mot).
L’œuvre de Giraudoux montre, au même titre que les coups de force de
certaines pièces du « théâtre de l’absurde », que s’ouvre un nombre illimité
de possibilités dès lors que le moteur d’une pièce et le sens qu’elle déploie,
c’est en fin de compte la manière dont elle gère la duplicité de l’énonciation
théâtrale.
Plus près de nous, dans une pièce telle que Dans la solitude des champs
de coton (1985) de B.-M. Koltès, les échanges ne sont pas soumis aux
contraintes de la conversation usuelle. Les répliques sont très longues et
soigneusement alternées, au point que le spectateur a l’impression
408 LA DOUBLE ÉNONCIATION THÉÂTRALE

d’entendre une série de monologues. Il existe même des pièces qui se


réduisent au long monologue d’un seul personnage, ou de deux personnages
en parallèle. À partir du moment où l’on renonce à masquer la convention
théâtrale, à donner l’illusion que le spectateur surprend des échanges indé-
pendants de lui, s’ouvrent de multiples possibilités.

9. UNE THÉÂTRALITÉ SANS BORDS

Dans une perspective pragmatique, on peut même mettre en cause l’oppo-


sition trop rassurante entre parole « réelle », hors du théâtre, et parole théâ-
trale. En fait, la parole « réelle » est elle-même traversée par la théâtralité.
En insistant sur le caractère institutionnel et ritualisé des actes de langage,
en s’appuyant sur des concepts empruntés à l’univers du jeu, la pragmatique
tend en effet vers une conception théâtrale de l’énonciation. Ainsi, le lin-
guiste O. Ducrot, évoquant « la grande comédie de la parole », écrit à propos
des actes de langage : « La langue constitue un genre théâtral particulier
offrant au sujet parlant un certain nombre d’emplois institutionnels sté-
réotypés1. » Ou encore : « La langue comporte, à titre irréductible, tout un
catalogue de rapports interhumains, toute une panoplie de rôles que le locu-
teur peut se choisir lui-même ou imposer au destinataire2. » On a vu (p. 190)
que pour caractériser la catégorie de l’interjection, qui passe pourtant pour
un type d’énonciation spontané, on peut évoquer la théâtralité3. La diffé-
rence entre « hélas ! » et « je suis triste » viendrait de ce que, dans le second
énoncé, le locuteur décrit son état comme celui d’un autre individu et n’a
donc pas besoin d’avoir l’air triste, tandis qu’en proférant une interjection
il devrait « jouer » la tristesse, la mimer.
Le recours au modèle théâtral atteint son paroxysme chez l’un des grands
inspirateurs des courants pragmatiques, le sociologue E. Goffman, qui ana-
lyse systématiquement les interactions quotidiennes, et en particulier les
conversations, comme une « mise en scène » ininterrompue construite par
des « acteurs » qui agissent sans metteur en scène4. Dans la vie, comme au
théâtre, l’acteur a pour but essentiel de donner le maximum de vraisem-
blance au rôle qu’il joue, à l’image qu’il entend donner de lui. Il lui faut donc

1. O. Ducrot, La Preuve et le dire, Mame, 1973, p. 49.


2. Op. cit., p. 128.
3. Le Dire et le Dit, p. 185.
4. Voir en particulier La Mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1 : La Présentation de
soi, trad. fr., Paris, Éd. de Minuit, 1973 (titre original : The Presentation of Self in Everyday
Life (1959) ; tome 2 : Les Relations en public, Paris, Éd. de Minuit, 1973.
Une théâtralité sans bords 409

gérer sa présentation, pour que ses interlocuteurs « y croient ». Dans la vie


comme au théâtre il y a des « coulisses » dont le public est absent et où
l’acteur peut se préparer, être différent du rôle qu’il va devoir jouer. L’acteur
doit arranger le décor comme il convient à la pièce, par exemple pour rece-
voir des invités à dîner ; la salle de séjour, lieu du spectacle, s’oppose à la
cuisine, qui a la fonction de coulisses, c’est-à-dire de lieu où les acteurs
peuvent contredire l’impression qu’ils donnent pendant la représentation.
On assiste ainsi à un retournement intéressant : on utilise des notions de
pragmatique pour analyser l’énonciation théâtrale, mais on s’aperçoit que
nombre de pragmaticiens pensent le langage à travers le modèle de l’énon-
ciation théâtrale…
Cette contamination du « naturel » par le théâtral constitue un des res-
sorts essentiels d’une pièce comme Le Misanthrope. Et c’est sans doute une
des raisons de l’intérêt qu’elle suscite depuis sa création. Alceste entend
dissocier totalement la vérité de la parole et les échanges mondains, qu’il
assimile à du théâtre : Philinte jouerait la comédie de l’amitié, Oronte, celle
de la modestie, Célimène, celle de l’amour, etc. Alceste, comme les mora-
listes de son temps, s’efforce ainsi de séparer un usage « naturel » du discours
et un usage théâtral qui dissimulerait les sentiments véritables. Mais la pièce
montre une réalité plus complexe et moins rassurante. Pris dans le réseau
des normes sociales, les individus communiquent sous le regard d’un public
invisible qui garantit leur identité et l’exercice du jeu auquel ils se livrent.
Alceste ne peut revendiquer une parole déthéâtralisée qu’en se faisant lui-
même acteur, comme le souligne ironiquement son ami Philinte :
Le monde par vos soins ne se changera pas ;
Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
Je vous dirai tout franc que cette maladie,
Partout où vous allez, donne la comédie.
(I, 1.)
Lectures complémentaires

Au fil des pages, selon les sujets abordés, nous avons cité un certain nombre
d’articles ou d’ouvrages. Nous ajoutons ici une liste d’ouvrages dont la lec-
ture peut être profitable pour aborder la littérature d’un point de vue prag-
matique et énonciatif.

1. Sur l’énonciation linguistique


Benveniste É., 1966 – Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard,
chap. XVIII et XX.
(Textes fondateurs de la réflexion sur la personne linguistique et les
temps verbaux dans une perspective énonciative)
Kerbrat-Orecchioni C., 1980 – L’Énonciation, de la subjectivité dans le
langage, Paris, A. Colin.
(Analyse détaillée du fonctionnement des personnes, des déictiques
temporels et de la non-classifiance en français)
Maingueneau D., 2002 – L’Énonciation en linguistique française, nouvelle
édition, Paris, Hachette, « Les Fondamentaux ».
(Étude des déictiques, du système temporel et des formes du discours
rapporté)

2. Sur la pragmatique
Bracops M., 2010 – Introduction à la pragmatique. Les théories fondatrices :
actes de langage, pragmatique cognitive, pragmatique intégrée, 2e édition,
Duculot.
(Une présentation des principales théories pragmatiques)
Kerbrat-Orecchioni C., 2008 – Les Actes de langage dans le discours.
Théories et fonctionnement, Paris, A. Colin.
(Les actes de langage étudiés du point de vue de leur réalisation dans le
discours)
Longhi J., Sarfati G.-E., 2012 – Dictionnaire de pragmatique, Paris,
Armand Colin.
(Une présentation des principaux concepts et problématiques de la
pragmatique)
Lectures complémentaires 411

Recanati F., 1979 – La Transparence et l’Énonciation. Pour introduire à la


pragmatique, Paris, Seuil.
(Exposé clair de la philosophie du langage qui sous-tend les travaux sur
l’énonciation et les actes de langage)

Application à la littérature
Amossy R. (dir.), 2002 – Pragmatique et analyse des textes, Presses de l’Uni-
versité de Tel-Aviv.
(Recueil d’études qui aborde les diverses facettes de la pragmatique
appliquée aux textes littéraires)
Chapelan M., 2016 – Perspectives pragmatiques sur le discours littéraire,
Peter Lang.
(L’ouvrage examine comment les études littéraires tirent profit des
concepts de la pragmatique et analyse, de ce point de vue, diverses
œuvres littéraires.)
Florea L.S., 2015 – Pour une approche linguistique et pragmatique du texte
littéraire. Études, eLiteratura.
(L’exploitation systématique d’outils de la linguistique textuelle et de la
pragmatique pour étudier une série de textes d’auteurs du xxe siècle)
Gouvard J.-M., 1998 – La Pragmatique. Outils pour l’analyse littéraire,
Paris, A. Colin, 1998.
(Une analyse fouillée de la référence des déictiques et des noms propres
dans des textes littéraires)

3. Narratologie d’inspiration énonciative


et/ou pragmatique
Adam J.-M., Petitjean A., 2005 – Le Texte descriptif. Poétique historique
et linguistique textuelle, Paris, Nathan.
(La synthèse la plus achevée sur ce sujet ; l’analyse linguistique n’et pas
dissociée d’une approche historique.)
Eco U., 1999 – Lector in fabula, Le rôle du lecteur, Paris, « Le Livre de
Poche », biblio.
(L’ouvrage de référence en matière de coopération narrative littéraire)
Patron S., 2009 – Le Narrateur. Introduction à la théorie narrative,
A. Colin.
(Une présentation détaillée du débat entre théories communication-
nelles et non communicationnelles du récit)
412 LECTURES COMPLÉMENTAIRES

Rabatel A., 2008 – Homo narrans, 2 volumes ; tome I : Les points de vue
et la logique de la narration, Limoges, Lambert-Lucas.
(Réflexion approfondie, assise sur de multiples analyses de textes, sur la
relation entre la focalisation et ses marques dans une théorie du récit
fondée sur l’énonciation)
Weinrich H., 1973 – Le Temps, trad. fr., Paris, Le Seuil.
(Exposé systématique de l’opposition entre premier plan et second plan
par celui qui l’a théorisée)

4. Polyphonie et discours rapporté


Authier-Revuz J., 2015 – Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives
et non-coïncidences du dire, Limoges, Lambert-Lucas.
(Ouvrage qui explore les multiples formes de modalisation autonymique
en mettant l’accent sur la complexité de la subjectivité énonciative)
Ducrot O., 1984 – Le Dire et le Dit, Paris, Éd. de Minuit.
(Le chapitre VIII, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énoncia-
tion », définit pour la première fois le cadre d’une théorie de la poly-
phonie linguistique.)
Perrin L. (dir.), 2006 – Le Sens et ses voix : Dialogisme et polyphonie en
langue et en discours, Metz, Presses de l’université de Lorraine.
(Ouvrage collectif qui propose un panorama des principales approches
linguistiques et textuelles qui recourent à la problématique de la poly-
phonie)
Rosier L., 1999 – Le Discours rapporté. Histoire, théories, pratiques, Paris-
Bruxelles, Duculot.
Rosier L., 2008 – Le Discours rapporté en français, Paris, Ophrys.
(Deux synthèses sur les diverses techniques de discours rapporté)

Application à la littérature
Durrer S., 2005 – Le Dialogue dans le roman, Paris, Armand Colin.
(Une synthèse didactique des principaux problèmes que pose l’insertion
de dialogues dans le roman, entre le xviiie et le xxe siècle)
Philippe G., 1997 – Le Discours en soi. La représentation du discours inté-
rieur dans les romans de Sartre, Paris, H. Champion.
(À partir du cas de Sartre, une large réflexion sur les problèmes posés
par le monologue intérieur dans la fiction littéraire.)
Rabatel A., 2008 – Homo narrans, tome II : Dialogisme et polyphonie dans
le récit, Limoges, Lambert-Lucas.
Lectures complémentaires 413

(Une série d’analyses très fouillées sur les phénomènes de polyphonie


dans la narration littéraire)

5. Cohésion et cohérence
Adam J.-M., 2015 – La Linguistique textuelle, 3e éd., Paris, Armand Colin.
(Un livre qui présente les divers facteurs qui contribuent à la cohérence
textuelle en les articulant sur les genres de discours)
Charolles M., 2002 – La Référence et les expressions référentielles en fran-
çais, Paris, Ophrys.
(L’anaphore est envisagée dans le cadre plus large des divers modes de
donation du référent en français.)
Combette B., 1988 – Pour une grammaire textuelle, la progression théma-
tique, Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
(Introduction à la problématique de la progression thématique)
Corblin F., 1995 – Les Formes de reprise dans le discours. Anaphore et
chaînes de référence, Presses Universitaires de Rennes.
(Synthèse sur la question de l’anaphore linguistique, en particulier l’ana-
phore nominale)
Kleiber G., 2001 – L’Anaphore associative, Paris, PUF.
(Une étude claire et très riche de l’anaphore associative qui permet de
parcourir l’ensemble des questions relatives à l’anaphore lexicale)
LANGUE FRANÇAISE n°120, 1998 – « Les démonstratifs : théories lin-
guistiques et textes littéraires », M.-N. Gary-Prieur et M. Léonard (dir.).
(Une série d’études sur les emplois remarquables que font du détermi-
nant démonstratif les textes littéraires)

6. Connecteurs argumentatifs
Anscombre J.-C., Ducrot O., 1983 – L’Argumentation dans la langue,
Bruxelles-Liège, P. Mardaga éd.
(Une synthèse sur la problématique de l’argumentation illustrée
d’exemples variés)
Ducrot O. et al., 1980 – Les Mots du discours, Paris, Éd. de Minuit.
(Le livre fondateur en matière de connecteurs argumentatifs ; les analyses
de divers connecteurs sont précédées d’une importante mise au point
théorique.)
Rossari C., 2000 – Connecteurs et relations de discours : des liens entre
cognition et signification, Nancy, Presses Universitaire de Nancy.
(Réflexion sur les problèmes posés par l’analyse des connecteurs ; outre
414 LECTURES COMPLÉMENTAIRES

les connecteurs argumentatifs sont abordés les connecteurs temporels


et reformulatifs.)

7. Les interactions verbales


Kerbrat-Orecchioni C., 2005 – Le Discours en interaction, Paris,
A. Colin.
(Une présentation claire et richement documentée de l’analyse conver-
sationnelle)
Traverso V., 2007 – L’Analyse des conversations, Paris, A. Colin, coll. 128.
(Une présentation condensée des principes essentiels de l’analyse
conversationnelle)

8. L’implicite et les lois du discours


Ducrot O., 1980 – Dire et ne pas dire, Paris, Hermann.
(Un ouvrage de référence en matière de réflexion sur la présupposition
et le sous-entendu)
Grice H.P., 1979 – « Logique et conversation », Communications, n° 30,
p. 57-72.
(Traduction française de l’article qui a fondé la problématique des lois
du discours)
Kerbrat-Orecchioni C., 1986 – L’Implicite, Paris, A. Colin.
(Une large synthèse sur les multiples aspects de la problématique de
l’implicite)

9. La double énonciation théâtrale


PRATIQUES, n° 41, 1984 – « L’Écriture théâtrale ».
(Recueil d’articles qui aborde le théâtre à travers des concepts inspirés
de la pragmatique ; à signaler, les articles de C. Kerbrat-Orecchioni et
A. Petitjean sur le dialogue au théâtre)
Petitjean A., 2012 – Études linguistiques des didascalies, Limoges,
Lambert-Lucas.
(Petit ouvrage qui aborde, d’un point de vue linguistique, les caractéris-
tiques des didascalies)
Issacharoff M., 1985 – Le Spectacle du discours, Paris, Corti.
(Une réflexion générale sur l’énonciation dramatique, illustrée par des
exemples)
Lectures complémentaires 415

Larthomas P., 1972 – Le Langage dramatique, Paris, A. Colin.


(Livre antérieur au développement des courants pragmatiques mais qui
constitue une mine de réflexions et d’analyses sur le rôle du langage au
théâtre)
Dufiet J.-P. et Petitjean A., 2013 – Approches linguistiques des textes dra-
matiques, Paris, Classiques Garnier.
(Ouvrage de référence qui aborde en particulier le dialogue théâtral)

10. Recueils d’analyses linguistiques


de textes littéraires
Gouvard J.-M. (dir.), 2008 – De la langue au style, Presses Universitaires
de Lyon.
Fontvieille-Corani A. et Thonnerieux S. (dir.), 2009 – L’Ordre des mots
à la lecture des textes, Presses Universitaires de Lyon, 2009.
(Deux ouvrages collectifs qui regroupent des études linguistiques de
textes littéraires, pour la plupart fondées sur des problématiques énon-
ciatives ou pragmatiques)
Index

A cataphore, 279
absolu (repérage—), 83 centre déictique, 294
accompli (vs inaccompli), 138, 184, 323 chaîne de référence, 281, 305, 308
acte de langage, 21, 352, 371 champ sémantique conceptuel, 176
acteur, 395, 398, 408 charge, 193
adjectif, 107, 121, 162, 338 citant (discours—), 214
affectif (adjectif—), 109, 290 cité (discours—), 214
affectif (verbe—), 22 classifiant (vs non classifiant), 110
allocutaire, 11, 71, 198, 241, 319, 371 clivée (construction—), 351
anaphore, 278 co-énonciateur, 13, 28, 72
anaphorisant (terme—), 279 co-hyponyme, 176
anaphorisé (terme—), 279 cohérence (vs cohésion), 262
ancrage, 174 communicationnelle (compétence—), 361
antéposition (de l'adjectif), 121, 127 communicationnelle (théorie—), 156
appositive (relative—), 351 compact (fonctionnement—), 115
archiénonciateur, 189, 318, 392 composée (forme—), 138
argumentatif (connecteur—), 313 concession, 200
argumentation, 263, 313 connecteur, 313
aspect, 137, 165, 323 connotation autonymique, 201
aspectualisation, 174 constatif (énoncé—), 20
assimilation, 174 contagion stylistique, 233
associative (anaphore—), 286 contamination lexicale, 114, 211, 233, 239
attitude propositionnelle (verbe d'—), 22 conteur, 150, 191, 292
auctorial (genre—), 39–40, 42 contexte de production, 14
autonome (pronom—), 284 contrat, 362, 378
autonomie référentielle, 111 contrat narratif, 54, 66, 136, 312
autonymique (emploi—), 195 contrefactif (verbe—), 350
autorepérage, 145 coopératif (lecteur—), 52, 66
axiologique (adjectif—), 108 coopération (principe de—), 361
coréférence, 279, 288
C cotexte (vs contexte), 72, 85, 92
cadrage interprétatif, 42
captation (vs subversion), 45, 193 D
car, 329 datif éthique, 79
défini (déterminant—), 76, 111, 286 évaluatif (adjectif—), 108
définie (description—, 288 évaluation, 107, 139, 146, 186, 251
définie (description—), 282, 304, 351 expansion, 57
déictique, 19, 70, 139, 145, 216, 281, 291 explication, 263
déixis mémorielle, 295 extradiégétique (narrateur—), 136
démonstratif, 86, 285, 294
dense (fonctionnement—), 115
F
description, 53, 58, 89, 130, 148, 174, 180, fabula préfabriquée, 61
263, 269, 272, 322 face positive (vs négative), 370
désignateur rigide, 281 factif (verbe—), 350
déverbal (nom—), 119, 131 faire entendre, 355
dialogisme, 30 fermeture, 272
digression, 383, 391 fidèle (anaphore—), 285, 304
dire (vs montrer), 25 figurative (isotopie—), 64
direct (discours—), 188, 215–216 filtrage, 57
direct libre (discours—), 224 focalisation, 91
discours (vs histoire), 137–138 focus, 273
discret (fonctionnement—), 115 force illocutoire, 21
dominante séquentielle, 263 futur périphrastique, 141
donner à entendre, 355 futur simple, 141
double énonciation, 392
G
E généralisation, 99
écriture artiste, 119, 121, 130 générique (scène—), 14
eh bien, 325 genre littéraire, 15, 26, 33, 36, 51, 61, 191,
embrayage, 70 208–209, 346, 378
embrayeur, 70, 140 globale (présupposition—), 348
empathie, 283, 294 guillemets, 201–202, 210
enchâssement, 174 H
endophasie, 243 hermétisme, 387
endophore, 279 hétérodiégétique (narrateur—), 136
englobante (scène—), 14, 379 histoire (vs discours), 137–138
énoncé singulatif (vs itératif), 173 histoire (vs narration), 90
énoncé (vs énonciation), 11 homodiégétique (narrateur—), 136
énonciateur, 12 hypergenre, 43
énonciateur (vs locuteur), 187 hyperonyme, 176, 281, 285
énonciation (vs énoncé), 11 hyperthème, 276
épisode fantôme, 65 hyponyme, 176
épithète rhétorique, 122, 126
éthos, 190, 254
I M
illocutoire (acte—), 21 macro-acte de langage, 25
îlot textuel, 236, 253 macroproposition, 265
immédiate (reprise—, 290, 306 mais, 316, 336
imparfait, 8, 137, 165, 231, 247 mar, 112
imperfectif (vs perfectif), 137 marqueur aspectuel, 350
implicite, 343, 396 marqueur d'intégration linéaire, 271, 313
impressionnisme, 119 maxime conversationnelle, 354, 361
inaccompli (vs accompli), 138 mémoriel (démonstratif—), 293
indéfini (déterminant—), 115, 131, 285 menace (sur la face), 371, 379
indirect (acte de langage—), 22 mention (vs usage), 195, 201
indirect (discours—), 215, 218 métadiscours, 384
indirect libre (discours—), 187, 225 microproposition, 265
infidèle (anaphore—), 285, 289, 304 minimale (parodie—), 192
informativité (loi d'—), 366, 368 mise en relief, 167
insertion de séquence, 263 modal (vs référentiel), 192
insolite (démonstratif—), 294 modalisation, 107, 139, 146, 192, 366
institué (lecteur—), 50 modalisation autonymique, 201
interjection, 190, 215, 332 modalité (loi de—), 369
interrogation, 110, 274, 329, 348 mode de procès, 137
intradiégétique (narrateur—), 136, 310 modèle (lecteur—), 52, 211, 339
investissement générique, 40 mondanité, 356, 369
invoqué (lecteur—), 50 monologue intérieur, 85, 95, 135, 240, 259
ironie, 194, 204, 208, 321, 358 montrer (vs dire), 25
isotopie, 63 motif (scénario—), 61
italique, 54, 201, 205, 211 MQC (membre quelconque d'une
itération, 172 collectivité), 234, 254

L N
laisser entendre, 355 narrataire, 14, 80, 149, 156, 158, 213
lecteur, 48 narrateur, 14, 48, 80, 84, 92, 135, 154, 156,
lecture, 48 188, 238
linéaire (progression—), 275, 303 narrateur-témoin, 233, 239, 254
locale (présupposition—), 348 narration, 263
« locuteur L » (vs « locuteur-λ »), 191 narration (vs histoire), 90
locuteur (vs sujet parlant), 188 narrativisé (discours—), 215
locutoire (acte—), 21 négation, 199
loi du discours, 361, 378, 385, 400 nom propre, 72, 128, 282–283
nominalisation, 115, 351
non axiologique (adjectif—), 108
non classifiant (vs classifiant), 110 posé (vs présupposé), 200, 221, 343
non-coïncidence, 201 positionnement, 34, 40, 193
non communicationnelle (théorie—), 156 pragmatique (compétence—), 361
non-personne, 72, 137 pragmatique (présupposé—), 352
non restrictive (épithète—), 351 premier plan (vs second plan), 167
nous, 73 présent de narration, 152, 170
présent historique, 152
O présupposé, 347, 351
objectif (adjectif—), 107 présupposé (vs sous-entendu), 345
objectivante (énonciation—), 148 présupposition, 200
occurrence (énoncé—), 70 pronominale (anaphore—), 284
on, 76, 103 pronominalisation, 86, 284, 304
onomastique, 282 propositionnel (contenu—), 21
opinion (verbe d'—), 22 propre (thème/rhème—), 275
ouverture, 272 prospectif, 141
P pseudo-itératif, 173
paragraphe, 268 public attesté, 51
parce que, 329 public générique, 51
parodie, 45, 192, 208 puisque, 329
partielle (interrogative—), 351 Q
partielle (reprise—), 281 qualité (nom de—), 114, 233
partitif (article—), 116
passé composé, 138, 165, 183, 311 R
passé simple, 137, 160, 165 rapporté (discours—), 214
pastiche, 193, 208 récit (vs discours), 139
pauvre, 111 recontextualisation, 46
perfectif (vs imperfectif), 137–138, 166 référentiel (vs modal), 139, 192
performatif (verbe—), 20 réinvestissement, 193
perlocutoire (action—), 21 relais, 272
personne, 25, 80, 97, 137, 219, 284 relatif (repérage—), 83
pertinence (principe de—), 363 repérage, 88, 92, 98, 139, 162, 216
plan embrayé (vs non embrayé), 145, 160, répétition, 273, 281
248 représentant (pronom—), 284
pluriel, 73, 117 résomptive (anaphore—), 280
point de vue, 92, 104, 170, 195, 199, 236, reste du thème/rhème, 275
293, 319 rhème (vs thème), 273
politesse, 80, 370, 376 routinier (genre—), 38
polyisotopie, 64
polyphonie, 186, 227, 319, 350 S
posé (vs présupposé, 347 scénario, 57
scène d'énonciation, 14, 102 temporel (repérage—), 98
scénographie, 14 territoire, 370
script, 59 texte (grammaire de—), 261
second plan (vs premier plan), 167 thématique (isotopie—), 64
segmentale (anaphore—), 280 thématique (progression—), 273
sémantique (présupposé—), 352 thématisation, 12, 348
séquence (type de—), 263 thème constant (progression à—), 276,
simple (forme—), 138 302
sincérité (principe de—), 365 thème éclaté (progression à—), 276
situation d'énonciation, 13, 70, 135 thème-titre, 175
situation de communication, 13 thème (vs rhème), 273
situationnel (scénario—), 61 tirade, 399
sous-entendu, 345, 353, 381, 391, 398 topic, 62
sous-thème, 176, 181 totale (reprise—), 281
spatial (déictique—), 71, 83 travestissement, 192
spatial (repérage—), 98 trope, 22, 194, 358
standard (emploi—), 195 tu, 72, 81
stylistique, 7, 115, 121 type de discours, 14, 33, 46
subjectif (adjectif—), 107 type (énoncé—), 70
subjectif (verbe—), 350
U
substitut (pronom—), 284
usage (vs mention), 195, 201
subversion (vs captation), 45, 193
sujbectivante (énonciation—), 148 V
sujet parlant (vs locuteur), 188 vous, 73, 79, 81
vouvoiement, 81
T
temporel (déictique—), 71, 92
Table des matières

Avant-propos 5

PARTIE 1
La scène d’énonciation littéraire

1. De l’énonciation à la scène d’énonciation 7


1. Le tournant énonciatif 7
2. L’énonciation 10
3. Situation d’énonciation et situation de communication 13

2. La perspective pragmatique 17
1. Sémantique et pragmatique 19
2. Les actes de langage 20
3. Les conditions de réussite 23
4. Dire/Montrer 25
5. Le langage comme institution 26
6. Le primat de l’interaction 28
7. La notion de « discours » 32
8. Le discours littéraire 33

3. La question des genres 36


1. La perspective pragmatique 37
2. Genres routiniers et auctoriaux 38
3. L’investissement générique 40
4. Les étiquettes génériques auctoriales 42
5. Au-delà des genres : recontextualisation et généricité lectoriale 46

4. La lecture comme énonciation 48


1. La co-énonciation 48
2. Les lecteurs 50
3. Le lecteur coopératif 52
4. Diverses compétences 56
5. Lexique et expansion 57
6. Les scénarios 59
7. L’intertexte littéraire 61
8. Le topic 62
9. L’isotopie 63
10. L’épisode fantôme 65

PARTIE 2
Marques d’énonciation

SECTION 1: DÉICTIQUES ET SUBJECTIVITÉ 69

5. La situation d’énonciation 70
1. Les déictiques 70
2. Les déictiques de personne 72
3. L’apostrophe 74
4. On 76
5. Le datif éthique 79
6. Personnes et « politesse » 80
7. Les déictiques spatiaux 83
8. Problèmes de localisation 88
9. Focalisation et point de vue 91
10. Les déictiques temporels 92
11. La temporalité narrative 94

Analyses 97
1. Les déictiques dans un dialogue de théâtre 97
2. Les pronoms sujets de l’énonciation moraliste 98
3. Le on du roman réaliste 103

6. Classifiance et non-classifiance 107


1. Divers types d’adjectifs 107
2. La classifiance : syntaxe et énonciation 109
3. « Pauvre » 111
4. L’adverbe « mar » 112
5. Les noms de qualité 113
6. Adjectifs et déterminants 115
7. Quelques pluriels à valeur stylistique 117
8. Effets impressionnistes 119
9. La place de l’adjectif 121

Analyses 126
1. Non-classifiance et utopie 126
2. Utopie, stéréotypes et littérature classique 129
3. Non-classifiance et impressionnisme 130
SECTION 2: PROBLÈMES DE NARRATION 134

7. Les plans d’énonciation 135


1. Récit et situation d’énonciation 135
2. Les deux systèmes d’énonciation 136
3. Deux temporalités distinctes 140
4. Les deux futurs 141
5. Le JE du « récit » 142
6. Passé simple et enchaînement narratif 143
7. Plans embrayé et non embrayé 145
8. Le problème de la modalisation 146
9. La double temporalité narrative 148
10. Tentatives de dépassement 150
11. Le présent de narration 152
12. Théories communicationnelles et non communicationnelles
du récit 156

Analyses 160
1. Plan embrayé et plan non embrayé 160

8. « Mise en relief » et description 165


1. La mise en relief 165
2. Neutralisation de l’opposition 169
3. Second plan et point de vue 170
4. Énoncés singulatifs et itératifs 172
5. Second plan et description 174
6. La « naturalisation » des descriptions 176

Analyses 180
1. Une description balzacienne 180
2. Arrière-plan et point de vue 182

SECTION 3: POLYPHONIE ET DISCOURS RAPPORTÉ 185

9. Polyphonie et modalisation autonymique 186


1. Sujet parlant et locuteur 188
2. Personnage, narrateur et archiénonciateur 188
3. « Locuteur-L » et « locuteur-λ » 190
4. La parodie 192
5. Ironie et polyphonie 194
6. « Énonciateur » et « point de vue » 199
7. La modalisation autonymique 201
8. Les guillemets 202
9. L’italique 205

Analyses 208
1. Ironie et parodie chez Voltaire 208
2. Les guillemets de Céline 209
3. L’italique des mots du terroir 210

10. Le discours rapporté 214


1. Discours direct et indirect 215
2. Le discours direct 216
3. Le discours indirect 218
4. L’introduction du discours rapporté 220
5. Le discours direct libre 223
6. Le discours indirect libre 225
7. Les frontières du discours indirect libre 228
8. Une théorie alternative 230
9. Fonctions du discours indirect libre 231
10. Contamination lexicale et narrateur-témoin 232
11. Le « membre quelconque d’une collectivité » (MQC) 234
12. Un continuum 236
13. Une double échelle 238
14. Le monologue intérieur 240

Analyses 246
1. La Fontaine et l’art de la transition 246
2. Le narrateur balzacien 248
3. Zola et les glissements de plans énonciatifs 251
4. Albert Cohen 258

SECTION 4: L’ORGANISATION DU TEXTE 260

11. Cohérence et cohésion 261


1. L’hétérogénéité du texte 263
2. Une organisation hiérarchisée 265
3. Les paragraphes 268
4. Les marqueurs d’intégration linéaire 271
5. La progression thématique 273
6. Les relations anaphoriques : quelques distinctions 278
7. Répétition et nom propre 281
8. La pronominalisation 284
9. L’anaphore lexicale fidèle et infidèle 285
10. Un début de récit 288
11. La reprise immédiate 290
12. Démonstratifs insolites et mémoriels 293
13. Anaphore et texte littéraire 295
14. Cohérence et littérature 298
15. Roman et poésie 300

Analyses 302
1. Une progression thématique 302
2. Anaphore nominale et intrigue 303
3. Débuts de romans et chaînes de référence 305
12. Connecteurs argumentatifs 313
1. L’argumentation linguistique 313
2. Les emplois canoniques de « mais » 317
3. « Eh bien » 325
4. « Car », « parce que », « puisque » 329
5. Une interjection rhétorique : « Quoi ! » 332

Analyses 336
1. Quelques emplois de « mais » 336
2. Deux emplois de « quoi ! » 339

PARTIE 3
Échange verbal et lois du discours

13. Présupposés et sous-entendus 343


1. Implicite et discours littéraire 343
2. Présupposés et sous-entendus 345
3. Les présupposés 347
4. Les sous-entendus 353
5. Pourquoi l’implicite 359

14. Les lois du discours 361


1. Des conventions tacites 361
2. Le principe de coopération 362
3. Le principe de pertinence 363
4. Le principe de sincérité 365
5. La loi d’informativité 366
6. La loi d’exhaustivité 368
7. La loi de modalité 369
8. Lois de discours et comportement social 370
9. Un théâtre éducatif 374

15. Le contrat littéraire 378


1. Du genre au contrat 378
2. Parler de soi 380
3. Être sincère 382
4. La digression 382
5. L’impossible métadiscours 384
6. Le double sens 385
7. Informativité et clarté 386
8. Ne pas se répéter 389
9. La caution de la Littérature 390

16. La double énonciation théâtrale 392


1. La double lecture 393
2. Le double destinataire 395
3. Le déchiffrement de l’implicite 396
4. Les vices de la tirade 399
5. Parler pour la galerie 402
6. La maxime héroïque 403
7. L’abolition de la théâtralité 404
8. L’inassignable juste milieu 406
9. Une théâtralité sans bords 408

Lectures complémentaires 410

Index 417

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