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L'IDÉOLOGIE DU HASARD
ET DE LA NÉCESSITÉ
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D U MÊME AUTEUR

Édition du Discours de la Méthode de Descartes.


Éditions de Cluny, 1937;
réédition chez Armand Colin, 1955.
Court Traité de Morale, Nathan, 1957.
Bergson et Teilhard de Chardin, Seuil, 1963.
Bergson adversaire de Kant, P.U.F., 1965.
La personne et le drame humain
chez Teilhard de Chardin, Seuil, 1967.
Bergson, coll. Microcosme, Seuil, 1967.
Bergson, P.U.F., 1968.
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MADELEINE BARTHÉLEMY-MADAULE

L'IDÉOLOGIE
DU HASARD
ET DE
LA NÉCESSITÉ

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris, VI
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La loi d u 11 mars 1957 interdit les copies o u reproductions destinées à une utilisation
collective. T o u t e représentation o u reproduction intégrale ou partielle faite p a r quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l ' a u t e u r ou de ses ayants cause, est illicite
et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du C o d e pénal.
© Éditions du Seuil, 1972.
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... Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme,


et une dernière base constante pour y édifier une tour
qui s'élève à l'infini; mais tout notre fondement craque,
et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.
PASCAL.
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TABLE DES ABRÉVIATIONS

A.O. W. M. Elsâsser, Atome et Organisme, Gauthier-Villars, 1970.


C.V. G. Canguilhem, Connaissance de la vie, Vrin, 1969.
D.N. Engels, Dialectique de la nature, Éd. sociales, 1955,
E.C. Bergson, Évolution créatrice, P.U.F., 1939.
H.N. Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, Éd. du Seuil, 1971.
L. V. François Jacob, La Logique du vivant, Gallimard, 1970.
Œ. Teilhard de Chardin, Œuvres, Éd. du Seuil.
P.H. Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Éd. du Seuil, 1955.
Ph. et Ph. W. Heisenberg, Physique et Philosophie, Albin-Michel, 1971.
T.C. Cournot, Textes choisis, P.U.F., 1958.
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Introduction
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La biologie serait-elle redevenue « la plus signifiante de toutes les


sciences 1 »?
La publication de l'Origine des espèces, en 1859, eut déjà le reten-
tissement que l'on sait sur la pensée philosophique, de Marx et Engels
à Nietzsche, de Spencer à Bergson, entre autres. La « Nature » cessa
d'être le lieu des utopies pour devenir celui du savoir scientifique. Les
concepts de vie, d'évolution, de sélection bouleversèrent les structures
de l'intelligibilité. Or, en 1970, la biologie moléculaire, par la publica-
tion des livres de François Jacob, Jacques Monod, (précédés de celui
de Lwoff autour de 1960), nous fait renouer avec ce qui s'est passé,
voici guère plus d'un siècle. La question de la portée idéologique des
sciences se pose aujourd'hui comme hier.
Hier les philosophes s'occupaient d'intégrer non seulement la signi-
fication de l'hypothèse évolutionniste, mais encore le surgissement de
la discipline historique, les prémisses de la sociologie et des sciences
humaines. Déjà la vision hégélienne impliquait, comme plus tard
devait le faire le marxisme 2 ou l'œuvre de Nietzsche, l'annonce d'une
psychanalyse qui ne disait pas encore son nom. L'économie politique
montait. Tandis que bouillonnaient ces nouveautés, la philosophie
française officielle du XIX siècle semblait vouée au genre « néo » : néo-
cartésianisme et surtout néo-kantisme; mais, en tout état de cause,
raffinement de la conscience sur la conscience. Un certain courant
universitaire, qui a persisté jusqu'à nos jours, fut l'héritier de cette

1. Le Hasard et la Nécessité, p. 11 [cité H.N.]. - 2. On ne remarque pas assez


que Marx, au début de l'Idéologie allemande, met formellement en cause le phan-
tasme et l'inconscient.
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philosophie : entre le Descartes du Cogito et celui qui se passionnait


pour la mécanique, la médecine et la morale, on choisissait le premier,
oubliant que le second, c'était le même : entre le Kant du « Je pense »
et celui qui s'intéressait à la théorie du ciel et à l'histoire universelle,
on choisissait le premier, oubliant que le second, c'était le même. Il
n'eût pas fait bon, récemment encore, parler de l'intérêt philoso-
phique de la biologie aux adeptes d'une philosophie sub specie eter-
nitatis. Il y avait bien eu Bergson et sa métabiologie : mais, justement,
la Sorbonne avait refusé de lui ouvrir ses portes; il fallut que de fauve
il devînt académique et que Politzer le désignât comme restaurateur
de la métaphysique pour qu'on reconnût en lui, avant tout, le philo-
sophe rassurant de la vision de l'esprit par l'esprit. L'ouverture
au biologique était issue de l'intériorité. La durée, dimension d'une
biologie transfigurée ou approfondie, était aussi et d'abord la
dimension de l'intuition. Bergson redevenait traditionnel, donc
acceptable.
Aujourd'hui, tout est changé : pourrait-on fixer le premier jour de
cette ère nouvelle à la publication des Structures de la parenté 1 Tout
début daté se ressent d'un arbitraire et fait bon marché des incubations
et des croissances insensibles. Néanmoins, certains coups portent.
Depuis 1949, les travaux des sciences humaines, ethnologie, linguis-
tique, sociologie, psychanalyse, etc., se sont multipliés, et le
désarroi de la philosophie n'a cessé de s'accroître. Sartre dialectise les
résultats d'une sociologie des groupes; Ricœur « interprète » à tour
de bras : on brandit la « compréhension » face à « l'explication »; on
se réclame du « sens ». On se garde d'exclure, on intègre; on articule;
cependant qu'une arrière-garde se cantonne dans la philosophie tradi-
tionnelle de la conscience, une avant-garde habile se donne des airs
avertis en proclamant la mort de la philosophie, la mort du sujet, le
triomphe exclusif du savoir, du concept, du système. Je ne parle pas
des travaux sérieux, mais du « chœur antique » qui les orchestre. Les
philosophes des sciences sont, bien sûr, les moins embarrassés, les
mieux placés pour s'en tirer. C'est dans cette diversité qui confine à la
foire que les propositions idéologiques de Jacques Monod se sont
données à connaître. Dans un remarquable article sur le code géné-
tique, Michel Serres écrit : « Monod, il est vrai, se réfère parfois aux

1. Cl. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949.


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grands éponymes du panthéon académique, Descartes, Kant, Hegel...;


mais les opérateurs efficaces de son ouvrage ne sont pas les outils
forgés dans et par cette tradition. Il s'agit d'outils nouveaux, datant à
peu près de ce siècle, et que vous trouverez chez Wiener, Bridgmann,
Schrôdinger et Brilloin... Ignorer cela, c'est se condamner à des combats
d ' a r r i è r e - g a r d e » Voire! S'il s'agit de science et d'épistémologie,
c'est trop évident. S'il s'agit des généralisations idéologiques, des
propositions éthiques et politiques, c'est autre chose. Althusser voit en
Monod... « une tendance idéaliste irradiant à partir des prises de
position idéologiques 2 »... François Russo discerne chez Monod un
certain « jansénisme » qui n'a rien à voir avec la science. La science
et même la philosophie des sciences ne sont donc pas seules en cause.
Il existe une philosophie qui, sans être étrangère « aux » sciences,
n'est pas « des » sciences. Celle-là n'a pas encore réglé leur compte aux
éponymes! Ceux-ci et même Teilhard, s'il faut en croire Althusser,
hantent la pensée de Monod. Le savoir peut bien « blesser », « inquié-
ter », « coûter cher » à la pensée, selon les expressions de Michel Fou-
cault 3 il ne tranche pas tout. Et s'il objective l'homme, ce qui est
prévisible, car savoir scientifiquement ne va pas sans objectiver, cela
ne signifie pas que le sujet n'existe pas. Déduire la mort du sujet de
l'objectivation de l'homme par le savoir est le sophisme dans lequel
donnent des hommes aussi avertis que Michel Serres 4 ou Michel
Foucault
Voici donc qu'éclate la signification actuelle de la biologie molécu-
laire. Voici qu'elle nous livre sa « philosophie naturelle » et qu'elle nous
propose une « morale ». « Aussi la biologie est-elle, pour l'homme, la
plus signifiante de toutes les sciences; celle qui a déjà contribué, plus

1. Critique, juillet 1971, p. 580. - 2. Cours polycopiés (1967-68), p. 63; tendance


qui n'exclut pas un matérialisme « irradiant à partir du noyau matériel-objectif
de la pratique scientifique et de la science elle-même... ». - 3. Cf. Le Monde,
15-16 novembre 1970. - 4. Critique, p. 591 : « Voici proprement l'idéalisme qui
meurt. Il meurt comme les philosophies de la représentation et en même temps que
le sujet psychologique, le sujet gnoséologique, et le sujet transcendental. » Les
trois épithètes ne nous semblent pas devoir être embarquées dans la même char-
rette. Et encore p. 594 : « Mais que suis-je, sinon une machine à programmer? » -
5. Les Mots et les Choses, p. 353 : « A tous ceux qui veulent encore parler de
l'homme, de son règne ou de sa libération, à tous ceux qui posent encore des
questions sur ce qu'est l'homme en son essence... on ne peut qu'opposer un rire
philosophique — c'est-à-dire, pour une certaine part, silencieux. »
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que toute autre sans doute, à la formation de la pensée moderne,


profondément bouleversée et définitivement marquée dans tous les
domaines : philosophique, religieux et politique, par l'avènement
de la théorie de l'Évolution 1 » Cet événement doit être porté « au-
delà du cercle des purs spécialistes 2 », et féconder la « pensée contem-
poraine ». Monod se fait un « devoir » (notons la résonance éthique
de cette obligation) de penser sa discipline « dans l'ensemble de la
culture moderne », non seulement pour l'enrichir de connaissances
techniques, mais pour la féconder par des idées « humainement signi-
fiantes », idées « suggérées » par la science et donnant lieu à des
« généralisations idéologiques 3 ». Ce faisant, il reconnaît volontiers
les niveaux différents qu'il parcourt successivement, puisqu'il distingue
un plan épistémologique où les résultats de sa réflexion lui
paraissent universels et recevables par « la majorité des biologistes
modernes » d'un ordre « éthique sinon politique 4 », dont il assume
personnellement la responsabilité.
Les deux citations qui composent l'épigraphe du livre sur le Hasard
et la Nécessité reflètent la double ambition de l'auteur. La première
rattache la connaissance de l'univers au principe universel du hasard et
de la nécessité. Elle est de Démocrite; elle impose le déterminisme
universel avant la lettre, et ne mentionne aucun clinamen par où
s'introduirait cette liberté que Marx, dans sa thèse, croyait apercevoir
chez Épicure. « Effet mécanique » et « rencontre des atomes dans
l'espace 5 », voilà les éléments de l'antique modèle que les méthodes
de la génétique valideront à leur manière. Le principe démocritéen
serait universel. Nous contesterons la généralisation des travaux de
biologie moléculaire à tout l'univers. C'est ce dont, semble-t-il, Monod
était d'accord lorsqu'il écrivait : « Mais si la théorie moléculaire du
code ne peut aujourd'hui (et sans doute ne pourra jamais) prédire et
résoudre toute la biosphère, elle constitue dès maintenant une théorie
générale des systèmes vivants 6 » Cette formule modeste réduisait la
portée de la théorie moléculaire, c'est-à-dire de ses éléments fonda-
mentaux (hasard et nécessité) au secteur de la génétique. Mais ailleurs
Monod écrit : «... il s'ensuit nécessairement que le hasard seul est à

1. H.N., p. 11. - 2. H.N., p. 12. - 3. H.N., p. 13. - 4. H.N., p. 13. - 5. Cf. l'in-
téressant article de A. Michel : « Le Hasard et la Nécessité. De Lucrèce aux
modernes. » Bulletin de l'Association Guillaume Budé, juin 1971. - 6. H.N., p. 12.
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la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère 1 ».


Il accorde donc au hasard dans le second texte l'extension qu'il lui
refusait dans le premier : le champ total des manifestations de la vie,
et la « création » du nouveau. C'est ici que nous sommes au plus près
de Démocrite 2 dépassant une prudente hypothèse dans une extra-
polation quasi idéologique.
La seconde citation est un texte bien connu de Camus, extrait du
Mythe de Sisyphe. Rappelons-en les thèmes : celui de l'incohérence
de toute action humaine (« cette suite d'actions sans lien »); celui du
tragique de l'existence (« aveugle qui désire voir et qui sait que
la nuit n'a pas de fin ») ; celui du courage gratuit (« la fidélité
supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers »); enfin le thème
inattendu d'une sorte de joie paradoxale issue de l'affinité de l'homme
avec son royaume qui, finalement, le comble comme les terres d'une
brousse aride tiennent aux fibres du paysan qui en est issu. En temps
utile, nous contesterons la possibilité de passer des travaux de la
biologie génétique à l'éthique de Camus ou à toute autre éthique. Non
qu'il n'y ait une relation entre eux; mais elle est très complexe et le
biologiste ne peut pas plus imposer à la morale le statut biologique que
l'inverse ne peut avoir lieu. Chaque discipline couvre tout son secteur
dans le déroulement des principes aux conséquences. Et puis bien sûr,
chaque chercheur atteint ses frontières. « J'aimerais parler des fron-
tières... » comme dit Tillich : Auf den Grenze. « Exister sur la frontière,
dans une situation limite, comporte quantité de tensions et de mouve-
ments. Cela ne consiste pas du tout à se tenir immobile, mais c'est en
fait un passage suivi d'un retour, une succession d'allées et venues, un
va-et-vient dont le but est de créer une troisième zone au-delà des
territoires délimités, une zone où l'on puisse se tenir un moment sans
être enfermé dans des limites bien circonscrites 3 » Dans ce livre pro-
vocant, qui a nom le Hasard et la Nécessité, tout est question de fron-
tière dès l'annonce des épigraphes, et, plus tard, dans les incursions
en terrain philosophique et moral. Dénierai-je au savant le droit de
passer la frontière, c'est-à-dire le droit d'être un homme? Certes non.

1. H. N., p. 127. - 2. Au plus près seulement, puisque le hasard, chez le philo-


sophe antique, dépasse la biosphère. Mais nous verrons que l'idéologie du hasard
englobe finalement la sphère de l'homme. - 3. Aux frontières de la Religion et de
la Science, Desclé de Brouwer, p. 42.
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Je me réjouirai, avec Marcelle Huraux 1 qu'un homme de science


élabore une philosophie naturelle, mais ce que je conteste, c'est la
démarche d'extrapolation sur cette ligne où, bien au contraire, il
convient de scruter les articulations, d'épier les convergences, de récu-
ser les analogies, et bien sûr, de tenir compte avant tout de ce que dit le
biologiste sur la biologie, et de ce que dit le moraliste sur la morale.
La frontière définit une forme, révèle la différence : « Une limite est
une des dimensions de la forme et une forme est ce qui fait qu'une
chose est ce qu'elle est... Une définition est une dé-limitation 2 »
Alors que l'extrapolation confond les plans, étendant indûment à l'un
ce qui est de l'autre, la démarche à la frontière doit faire surgir la
spécificité de chaque domaine; la morale part de l'expérience morale,
et non de l'expérience biologique. C'est seulement quand on a reconnu
les deux réalités qu'on peut en discerner le rapport et les interférences.
C'est très long, cela ne supporte pas la hâte, la précipitation, le dog-
matisme.
Les épigraphes et la préface du livre le Hasard et la Nécessité déter-
minent à peu près le plan de notre intervention qui ne peut se produire
sans ridicule ailleurs que là où l'auteur nous convoque : c'est-à-dire en
ce lieu où les concepts scientifiques sont soumis à une extension idéo-
logique, où les philosophies sont jugées, où sont proposées une certaine
morale et une certaine politique. Monod s'adresse à tout homme cultivé
« au-delà du cercle des purs spécialistes »; il s'adresse aussi, qu'il le
veuille ou non, aux philosophes qu'il a mis en question. C'est pour-
quoi plusieurs lui ont déjà répondu. C'est pourquoi je m'y essaie moi-
même ici. « Or, nul ne peut rien savoir sur rien avant et sans la science
lorsqu'elle a déjà pensé quelque chose; aux philosophes, donc, de
chercher la définition auprès d'elle 3 » dit Michel Serres à propos de la
définition du hasard. Si c'était vrai, nous n'aurions qu'à entériner.
Que nous resterait-il sinon les constats? Une vision du monde ne peut,
dit-il encore, qu'obscurcir la recherche. Et c'est pourquoi Cournot
n'est plus à consulter sur le hasard. Si Michel Serres a raison, d'autres
concepts sont à mettre entièrement au compte de la science et le hasard
n'est qu'exemplaire. Nous n'aurions pas le droit, en ce cas, de reven-

1. « Le Hasard et la Nécessité, sur quelques points de méthode », L'Humanité,


11 décembre 1970. - 2. Aux frontières..., p. 48. - 3. M. Serres, Ce qui est écrit
dans le Code, op. cit., p. 598.
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diquer un niveau philosophique du hasard ou de ces autres concepts.


Mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent; le hasard fut d'abord
terme du langage courant, impression dont il est difficile, presque
impossible, de rendre compte. Il est devenu concept opérationnel des
probabilités, de la physique ou de la chimie moléculaire. Mais, dans
ces nouveaux domaines, il ne s'est pas à tout jamais perdu. La preuve
en est qu'il reflue sur l'homme sous forme de désenchantement, de
blessure, et cela est très bien vu par Monod. Les êtres « téléonomiques »
que nous sommes ont horreur du hasard. Ici le lecteur doit être atten-
tif : est-ce le caractère scientifique du hasard ou de la téléonomie qui
prive la vie de son sens, les actions de cohérence, et qui fait la nuit sur
un monde absurde? Et pourquoi, s'il vous plaît, le hasard oula téléono-
mie se chargent-ils soudain de ce sens ou plutôt de ce non-sens, sinon
que, subrepticement, les termes sont repassés du champ de l'objectivité
dans celui de la subjectivité? Quelle métamorphose ont-ils subi pour
devenir soudain notre blessure, pour imprimer sur notre existence le
sceau d'une valeur ou d'une non-valeur? Qu'est-ce que cela peut nous
faire que les molécules obéissent au hasard et que la téléonomie soit
fille de l'invariance et non l'inverse? Ou bien alors c'est que les concepts
en question sont ambigus; c'est qu'ils ont un hémisphère objectif,
scientifique, et un hémisphère subjectif, philosophique 1 La significa-
tion que certains concepts ont reçue de la science ne doit pas être
étendue telle quelle à la philosophie, non plus que les lois de la biologie
aux principes de la morale. Là encore il faut essayer de saisir la délicate
articulation qui préside à l'ambivalence, le reflux de ces réalités en
décharges valorisées. Tout le bruit de cette science n'empêchera pas de
revenir à l'expérience humaine de l'homme engagé dans l'action et
cherchant des raisons à son engagement. Nous ne pouvons ignorer le
chemin que ces concepts ont suivi dans la science; nous croyons pour-
tant avoir le droit de les reconduire à leur source, si l'homme n'est pas
tout entier savoir, ni savoir-faire, mais option pour un devoir-faire
qui couvre en partie l'immense territoire de la praxis et surtout de son
sens.
Ainsi nous tenterons tout d'abord d'explorer ces « étranges

1. Cf. le commentaire des « étranges objets » de Monod par Serres, p. 581 (op.
cit.), et le rapport du subjectif à l'objectif aperçu fort bien par J. de Rosnay (cf.
Conclusion de son ouvrage Les Origines de la vie).
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concepts ». Étranges c'est-à-dire non pas seulement « improbables »


(cela c'est l'aspect scientifique de l'épithète) mais troublants, dérou-
tants (cela c'est l'aspect subjectif) pour qui cherche un sens à vivre et
mourir. En second lieu, nous nous sentons concernée par le jugement
porté sur la philosophie ou les « conceptions du monde » comme dit
Althusser. Hegel, Marx, Engels, Bergson, Teilhard ne nous apparais-
sent pas comme ils apparaissent au savant, et, dans une certaine mesure,
c'était prévisible. Nous pensons que l'on ne peut parler si rapidement
de ces auteurs, les exécuter si sommairement. Enfin, une morale de
l'objectivité nous est annoncée, que nous examinerons dans ses prin-
cipes et ses conséquences et que nous pensons devoir contester. A la
fin du XIX siècle, au début du XX siècle, une morale de la science fut
élaborée par certains positivistes ou sociologues. Il suffit de rappeler
les noms de Belot, de Lévy-Bruhl, les expressions « morale positive »,
ou « science des mœurs ». Chaque fois que le savoir remporte un
triomphe, chaque fois que la science produit des résultats éclatants,
elle devient envahissante. Un moraliste oublié, mais très valable, qui
s'appelait Frédéric Rauh, reprenait à son compte la positivité, en
défendant la spécificité de l'expérience morale comme telle. De la
même manière la psychologie s'est tirée de justesse des entreprises
annexionnistes de la physico-chimie qui culminent dans les travaux
de Fechner, Weber, etc. Cet affranchissement fut condition de son
développement. La philosophie s'est déjà trouvée dans la même
situation. Les travaux ont changé, mais non l'entreprise annexionniste
qui soulève l'enthousiasme surprenant d'un François Dagognet 1
au point qu'il la considère comme « hautement philosophique ».
Ce qui nous paraît, à nous, « hautement philosophique », c'est de
maintenir intact le point où naît la question sur le monde et la question
sur nous-mêmes, point qui est précisément celui du « je ». Si « ça »
parle en moi, si le code génétique ou les forces de l'inconscient tissent
une parole que « je » croyais mienne, « je » demeure celui qui cherche
à se rendre maître de ce qui se passe en lui sans lui. Et je défendrai
cette parole qui se cherche, et qui, se cherchant, atteste du sujet qui
la prononce, même informe encore.
La philosophie est une précaire espérance. Que cette dernière soit
menacée par les perspectives ouvertes par la science, on ne peut le

1. Le Monde, 15-16 Novembre 1970.


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nier. C'est à la « frontière » que surgit le tragique! La « situation de


l'homme dans la nature », le sens de cette situation imposent à la
science l'ambition d'« élucider la relation de l'homme à l'univers 1 »,
Monod a dégagé ce thème, avec une rigueur qui n'est point sans ren-
voyer à Pascal. Il paraît que les espaces ne se taisent plus ; ils font je
ne sais quel bruit désordonné et chaotique, sur quoi l'ordre est étrange
comme une improbable musique 2 Le malheur est que le chaos, comme
l'ordre des chaînes moléculaires, équivaut pour l'homme au silence.
Ce n'est pas la première fois que « l'envers du décor est dévoilé »,
quoi qu'en dise Michel Foucault dans son bel article sur la Logique
du vivant 3
Déjà, au temps où Descartes méditait, un certain morceau de cire
odorant, chaud et savoureux n'offrait plus soudain, par les puissances
de l'analyse « qu'une étendue en longueur, largeur et profondeur ».
C'est bien cet espace dévitalisé qui rejetait Pascal au Dieu du cœur.
Un univers dépouillé des présences consolantes ne conduit pas seule-
ment à l'athéisme de Sisyphe ; il peut nourrir une foi qui ne trouverait
dans le monde aucune confirmation. Je pense à tel auteur d'essai
sur Monod à qui ne déplaît pas ce dualisme religieux 4 La foi est
beaucoup moins atteinte qu'une certaine synthèse entre la finalité
d'un monde et l'annonce d'un Dieu (des preuves de saint Thomas
d'Aquin aux « promesses d'un monde » chez Teilhard de Chardin).
Un certain idéalisme dualiste ne se trouve point si mal à l'aise
parmi les enzymes et les protéines. Mais cela, quelques analystes
protestants 5 l'avaient seuls discerné. Pour la masse des « animistes »
naïfs, il est urgent de conjurer le désarroi, effet de ce livre provocant
qui fait apercevoir l'homme cerné à l'infini par les mécanismes, et
coupé des idéologies consolantes. Il y a peut-être une espèce de batte-
ment de cœur de la pensée qui passe tour à tour par systole et diastole,
je veux dire constat de la déréliction de l'homme, puis tressaillement
d'espoir devant ce qu'on croit être signe dans l'univers. Le succès du
livre le Hasard et la Nécessité, après celui du Phénomène humain,
témoigne de cette alternance. Mais, dans l'ouvrage de Monod, l'oppo-
sition tragique de l'homme à l'univers n'est pas le seul point qui orien-

1. H.N., p. 11. - 2. Cf. encore l'article de M. Serres. - 3. Le Monde,


15-16 novembre 1970. - 4. Marc Faessler, « Dialogue avec Jacques Monod »,
Bulletin du Centre protestant d'études, juin 1971, Genève. - 5. Ibid.
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tera notre analyse ; c'est aussi et surtout l'intégration de la morale


au savoir qui retiendra notre attention. Quitte à nous tourner vers des
« arrière-gardes », qui sont aussi des sources, nous dirons que Kant
avait discerné dans l'univers finalité et sublimité, sans que cela le
menât à se confier à la marche du monde. La « raison pratique », l'acte
de l'esprit restaient l'axe du « philosophe ». Hegel avait uni la fina-
lité d'un monde et la marche de l'esprit. Monod, savant d'une rigueur
inattaquable, nous propose une vision idéologique dont nous ne
croyons pas qu'elle présente la même rigueur que son œuvre scienti-
fique. C'est ce que nous allons essayer de montrer, sans d'ailleurs
nous limiter à son livre, car les trois publications des trois Prix Nobel
s'éclairent l'une l'autre, tout en différant, et nous ne saurions en négliger
aucune.
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D'étranges concepts
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I. DISCOURS ET LANGAGE DU SAVANT

Étranges, étranges concepts! Il n'est pas exact de dire : « Étrange


a un sens rigoureux, sans rapport au sujet qui juge, universel ; étrange
veut dire improbable . » Mais si, Michel Serres, le sujet est là, et
Monod le sait bien, qui écrit à propos de l'opposition de la vie à
l'entropie : « Il n'y a donc aucune violation définissable ou mesurable
du deuxième principe », et pourtant l'étrangeté du phénomène fait
que notre « intuition physique » ne peut qu'être « profondément
troublée 2 ». C'est bien le sujet qui est en question.
Ce sont de très belles pages, celles où notre réaction devant cette
étrangeté est décrite. « Miracle? Non, la véritable question se pose
à un niveau autre, et plus profond, que celui des lois physiques ;
c'est de notre entendement, de l'intuition que nous avons du phéno-
mène qu'il s'agit. Il n'y a pas en vérité de paradoxe ou de miracle ;
mais une flagrante contradiction épistémologique 3 » Si nous avons
bien compris, la prise de conscience de la contradiction est le fait de
l'entendement ; or l'entendement est celui d'un sujet. Le sujet est
donc deux fois concerné ; une première fois au niveau de la conscience
naïve où son trouble confus constitue un indice ; une seconde fois au
niveau de la conscience claire où la contradiction est reconnue et
conceptualisée. Or quelle est-elle? Elle tient entre deux phrases essen-
tielles, dans un très beau développement auquel nous renvoyons le
lecteur : « La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postu-
lat de l'objectivité de la Nature. C'est-à-dire le refus systématique de
considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie» toute
interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales,

1. M. Serres, Op. cit., p. 581. - 2. Cf. H.N., p. 31. - 3. H.N., p. 32.


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c'est-à-dire de « projet » . »... « L'objectivité cependant nous oblige


à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants à admettre
que dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent
un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction
épistémologique p r o f o n d e » Cette contradiction, Monod pense
l'expliquer, donc la résoudre, et nous ne voulons pas ici discuter
cette solution, ni restaurer le finalisme, mais montrer la portée de cette
contradiction apparente dans le domaine du discours. Elle préside à
ce surprenant langage qui comporte les termes les plus subjectifs,
lorsqu'il s'agit de traduire les données les plus objectives. Avant de cher-
cher des raisons, il convient de s'attarder aux exemples. Ils fourmillent
dans les deux livres de F. Jacob et de J. Monod. Et les deux auteurs
ont parfaitement conscience de la double référence de leur langage.
Au passage cité dans le Hasard et la Nécessité répond une page de la
Logique du vivant où l'on trouve signalée « l'opposition » qui « n'a fait
que croître entre, d'un côté, l'interprétation mécaniste de l'organisme
et, de l'autre, l'évidente finalité de certains phénomènes comme le dé-
veloppement d'un œuf en adulte et le comportement d'un animal 3 ».
Comme Monod, Jacob pense que cette apparente contradiction a dis-
paru « avec la description de l'hérédité comme un programme chiffré
dans une séquence de radicaux chimiques 4 ». Ce qui nous intéresse
ici, ce n'est pas, répétons-le, de discuter cette conclusion, mais de re-
lever la relation entre cette contradiction et l'ambiguïté du discours
scientifique qui se veut objectif dans une forme subjective. « A l'in-
tention d'une Psyché s'est substituée la traduction d'un message. L'être
vivant représente bien l'exécution d'un dessein, mais qu'aucune in-
telligence n'a conçu. Il tend vers un but, mais qu'aucune volonté n'a
choisi 5 » Déjà le discours est maître du savant; en effet ne devrait-il
pas dire pour être fidèle à lui-même : « L'être vivant semble bien
représenter l'exécution d'un dessein, semble bien tendre vers un but »?
J'entends que le raccourci s'adresse à des oreilles fines et que le
caractère insolite du mot « dessein » produit un effet de surprise voulue
que j'ose appeler littéraire. On le peut bien, puisque, après tout, ces

1. H.N., p. 32. - 2. H.N., p. 33. - 3. La Logique du vivant, Gallimard (1970),


p. 12 [cité L. V.]. Il faut remarquer que F. Jacob emploie carrément le mot « fina-
lité » là où J. Monod emploie « téléonomie » pour ne pas créer de malentendu,
par « pudeur objective », comme il le dit dans sa Leçon inaugurale. - 4. L. V., p. 12.
- 5. L.V., p. 10.
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L'idéologie Les découvertes récentes de la biologie génétique


ont suscité, de la part de leurs auteurs eux-mêmes, un
du hasard certain type de réflexion philosophique. Les savants
et de veulent en effet, comme a dit l'un d'entre eux, penser
"leur discipline dans l'ensemble de la culture moderne",
la nécessité c'est-à-dire dégager de la pratique et de la théorie
scientifiques des idées "humainement signifiantes".
Les philosophes sont invités, par là même, à réflé-
chir sur la réflexion des savants, en tant que celle-ci
n'est plus seulement l'expression d'une activité scien-
tifique, mais son prolongement idéologique. Le philo-
sophe ne peut et ne doit rien dire sur les admirables
travaux des généticiens et des biochimistes actuels,
mais il a droit à la parole en ce lieu d'équivoque où
les concepts scientifiques se chargent d'une signification
philosophique ; où les idéologies philosophiques sont
convoquées au tribunal du savant ; où ce dernier dé-
veloppe sa propre philosophie ou sa propre éthique.
Lorsque le savant fait œuvre de philosophe, il ne peut
se contenter d'extrapoler ; car alors il risque la même
mésaventure qui guette le philosophe étendant à la
biologie les méthodes et les idées philosophiques.
Une morale de la connaissance scientifique respecte-
t-elle la spécificité de la morale? Répond-elle aux
aspirations de l'homme contemporain ? Lui donne-t-elle
des raisons de vivre, et le "goût de vivre"?
Un "socialisme" déduit d'une éthique de la connais-
sance, elle-même issue de la biologie, mérite-t-il bien
son nom ? Il semble qu'on n'y retrouve ni les aspira-
tions des hommes, ni le savoir des sciences humaines.
Peut-on enfin déclarer la mort des idéologies si c'est
en proposant une idéologie nouvelle : celle du hasard
et de la nécessité ?
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