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PENSER ET RACONTER

L'inscription de la parole philosophique dans les romans de Balzac et Hugo

Christèle Couleau-Maixent

Presses Universitaires de France | « L'Année balzacienne »

2006/1 n° 7 | pages 143 à 159


ISSN 0084-6473
ISBN 2130559662
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2006-1-page-143.htm
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Dossier : f20289 Fichier : ANNEE Date : 28/11/2006 Heure : 16 : 38 Page : 143

P E N S E R E T R AC O N T E R
L’inscription de la parole philosophique
dans les romans de Balzac et Hugo

Parler de « roman philosophique », c’est un peu donner au


navire le nom d’un passager clandestin. Si toute une tradition a
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permis de réfléchir aux moyens de faire de la morale en littéra-
ture, d’y glisser des idées et des réflexions, ou encore de conter
philosophiquement, l’intrusion d’un discours philosophique au
cœur du récit n’en est pas moins souvent ressentie par le lecteur
comme une rupture, une transgression. Le passage du narratif
au méditatif suppose de sa part un travail d’« accommodation »,
au sens où l’entendait Roland Barthes 1. Placé plus ou moins à
distance des personnages et des faits narrés, il est invité à les
percevoir à différents niveaux de signification, et à glisser
notamment de l’identification à l’analyse, de l’action à l’inter-
prétation. Ces changements de perspective, susceptibles de
mettre en déroute le lecteur de romans avide de tourner les
pages, peuvent aussi être mis au service d’une redéfinition du
genre romanesque, en vue d’une lecture autre. Balzac et Hugo
ont en commun de situer leur pratique romanesque au cœur de
ce questionnement. Il ne s’agit pas pour autant de les assimiler
mais plutôt de voir ce que leurs tentatives, à la fois écho et
contre-épreuve l’une de l’autre, ont à dire sur les pouvoirs
d’intégration du roman. À les lire, il semble que la pensée phi-
losophique n’est pas simplement énoncée dans le récit, mais
trouve dans la fiction la condition même de son actualisation.

1. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, collection


« Écrivains de toujours », 1975, p. 120.

L’Année balzacienne 2006


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Chez Balzac comme chez Hugo, l’idée d’une portée phi-


losophique du roman apparaît comme une évidence, maintes
fois affirmée. Les déclarations d’intention sont limpides. Vic-
tor Hugo, réfléchissant en 1868 à la dédicace de L’Homme qui
rit, affirme d’une part que « le poète dramatique sans l’histo-
rien et sans le philosophe n’existe pas », et d’autre part qu’« il
n’y a de lecteur que le lecteur pensif ». Ce pacte se dessinait
déjà en 1823, dans les leçons qu’il tirait de la lecture de Walter
Scott : « Quelle doit être l’intention du romancier ? C’est
d’exprimer dans une fable intéressante une vérité utile. » 2
Du côté de Balzac, l’écriture des Études philosophiques n’est
pas la moindre ni l’unique occasion de prouver que « l’art du
romancier consiste à bien matérialiser ses idées » 3, quitte par-
fois à choisir moins « de raconter une histoire que de répandre
des vérités neuves et utiles » 4. Hugo et Balzac apparaissent
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convaincus l’un comme l’autre de « la vocation spéculative
de la fiction » 5. Reste à se donner les moyens d’une telle
ambition. L’intrusion d’auteur, la digression, les tirades attri-
buées à des alter ego fictifs, la multiplication des maximes et
des discours gnomiques, le recours à la portée allégorique du
récit constituent les principales modalités de cette énonciation
romanesque de la parole philosophique. Mais ces pratiques se
heurtent souvent à l’incompréhension des lecteurs, comme
en témoignent de nombreuses critiques reprochant à ces écri-
vains le caractère composite et verbeux de leurs romans. Eux-
mêmes s’accusent ou se justifient, mettant l’accent sur la
réception. Balzac reconnaît que tel de ses projets peut être
« peu intéressant pour le gros du public » 6, tandis que Hugo
désigne ainsi l’un des principaux responsables de l’insuccès de
L’Homme qui rit : « Moi. – J’ai voulu abuser du roman, j’ai
voulu en faire une épopée. J’ai voulu forcer le lecteur à penser

2. « Sur Walter Scott, à propos de Quentin Durward », La Muse française, juillet


1823 (repris dans V. Hugo, Œuvres complètes, Critique, « Bouquins », 1985,
p. 147).
3. Le Lys dans la vallée, préface de la publication préoriginale et de l’édition
originale (1835-1836), Pl., t. IX, p. 915.
4. Préface au Curé de village, Pl., t. IX, p. 637.
5. Pierre Macherey, À quoi pense la littérature ?, Paris, PUF, coll. « Pratiques
théoriques », 1992.
6. Préface du Curé de village, loc. cit., p. 637.
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Penser et raconter : Hugo, Balzac 145

à chaque ligne. De là une sorte de colère du public contre


moi. » 7
Pourtant chacun persiste et signe, généralisant même une
pratique qu’ils auraient pu cantonner à un corpus circonscrit
d’ouvrages, en marge de leur œuvre purement romanesque,
dans la lignée de Claude Gueux pour Hugo, ou des Études
analytiques pour Balzac. Là l’exemplarité du fait vrai ou de
l’anecdote semble se prêter plus facilement à l’exercice de la
pensée 8. Choisir de philosopher dans le roman, c’est donc
semble-t-il y chercher, plus qu’une illustration ou un vecteur,
une réelle interaction : « Le poète philosophe parce qu’il ima-
gine. » 9

Philosopher sur le motif


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Dans leurs romans respectifs, Balzac et Hugo tendent à
renverser le principe d’engendrement du récit par la pensée.
Lorsqu’on suit le fil du texte, il semble que le plus souvent la
pensée naisse du récit, et non l’inverse. L’histoire racontée sert
de prétexte à la pensée, qui se place dans la perspective de la
glose. Le roman rejoue donc pour le lecteur cette remontée
des effets aux causes et aux principes que décrit Balzac dans
l’« Avant-propos » de La Comédie humaine. Si l’on excepte
quelques contre-exemples fameux, Victor Hugo lui-même
utilise assez peu le discours philosophique comme préambule
au récit : il vient fréquemment à sa suite ou s’inscrit dans son
cours même. C’est alors le récit qui amorce la réflexion.
La fiction est présentée comme un analogue du réel
sur lequel peut se greffer une pratique analytique. C’est le
déroulement narratif qui organise la pensée, ou plutôt
la désorganise, pour l’éloigner du traité et la rapprocher d’un

7. Cité par Roger Borderie dans sa notice de L’Homme qui rit, Paris, Gal-
limard, « Folio classique », 2002, p. 778.
8. Cette volonté s’inscrit bien sûr dans une perspective plus large de refon-
dation romanesque : la redéfinition du statut et de la vocation du roman, et
parallèlement la transformation de ses modes de lecture, sont au cœur des
préoccupations dès les années 1830.
9. William Shakespeare, livre II, I, 2, « Bouquins », p. 344.
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dialogue impromptu instauré avec le lecteur. La parole philo-


sophique s’égrène au fil du récit, accompagne son mouve-
ment, s’accroche à ses aspérités. Elle médiatise alors le rapport
du lecteur au texte, en fait l’exégèse, en décrypte les enjeux,
en met au jour les résonances. Ce phénomène s’inscrit chez
Balzac dans une démarche d’élucidation systématique, qui
convoque un savoir autant qu’une pensée. Un terme inconnu,
un lieu nouveau, un manque quelconque d’information per-
mettent d’enclencher la prise de parole. L’invocation de la
« nécessité » va dans ce sens.
Les choses sont assez différentes chez Hugo, ce qui jette
une autre lumière sur ce processus. Les discours purement
explicatifs sont, comparativement à ce qui se passe chez Balzac,
assez rares. Le discours du narrateur tend à se concentrer sur
l’approche philosophique – que ce soit sous un angle politique,
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métaphysique ou éthique... Il n’y a donc pas à proprement
parler réponse du discours philosophique à une défaillance du
récit, à un vide informatif, ni même à une question du lecteur.
Le discours philosophique témoigne d’une attention par sur-
croît, il offre un surplus de sens là où le strict contenu narratif
aurait pu suffire au lecteur pressé. Il l’invite à prendre du recul
par rapport au récit, à l’envisager sous un autre angle, à aller
vers une autre forme de compréhension, moins liée à l’intrigue
qu’aux enjeux humains, sociaux, esthétiques ou spirituels
qu’elle met en scène. Il ne s’agit pas seulement de comprendre
mieux mais de comprendre plus, d’élargir l’horizon romanes-
que. Le discours philosophique apparaît donc comme un
empêcheur de lire en rond, et, prenant la tangente du récit, il
fait souvent surgir la question en même temps qu’il y répond.

« L’étonnement est ce qui, toujours,


pousse les hommes à philosopher » 10

Par opposition à une lecture qui resterait à la surface des


choses, Balzac et Hugo proposent une lecture en profondeur
des événements narrés. L’étonnement est là pour troubler le

10. Aristote, Métaphysique, 982 b, 11.


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Penser et raconter : Hugo, Balzac 147

flux du récit, pour en brouiller la représentation trop lisse. Le


vraisemblable, conçu comme la condition d’une représenta-
tion convaincante du réel, constitue aussi une limite : le lec-
teur se contente de reconnaître un monde qu’il connaît, il
évolue dans un univers qui lui semble conforme à ses attentes,
normal. Or cette normalité fait problème, et l’écrivain se
donne pour mission d’en explorer l’ambiguïté, d’en dévoiler
les principes souterrains, d’en mettre au jour le caractère
odieux ou sublime. D’où aussi, sans doute, chez Hugo
comme chez Balzac, cette récurrente valorisation du vrai par
rapport au vraisemblable, dès lors qu’il s’agit de mettre en
avant la portée philosophique du roman. Le lecteur ne
doit pas se laisser endormir par le réalisme du récit : le dis-
cours philosophique est là pour interroger cette confortable
ressemblance. Le postulat vraisemblable – « Étant donné le
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XIXe siècle », selon la formule de Hugo – n’est que la première
partie d’une proposition dont la suite est une question posée
au siècle, à la société, à l’homme...
Dans cette perspective, le début de La Peau de chagrin, qui
ouvre la section des Études philosophiques, est symptomatique.
Alors que l’incipit nous installe d’emblée dans le récit, le nar-
rateur prend brusquement la parole, non pour exposer les faits
et présenter son personnage, mais pour exposer ses propres
réflexions, adressées au lecteur, à propos d’un élément anodin
de l’action : on vient de demander à Raphaël son chapeau, à
l’entrée d’une maison de jeu : « Quand vous entrez dans une
maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre
chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle ?
N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infer-
nal avec vous en exigeant je ne sais quel gage ? » 11 Suivent
trois autres questions, mi-sérieuses, mi-ironiques... Aiguillant
déjà le lecteur vers des thèmes essentiels du récit, ce question-
nement en suggère d’emblée la possible dimension philoso-
phique ; mais au-delà de la parabole, le caractère anodin du
détail remarqué signale la disponibilité d’une pensée attentive
aux moindres affleurements du sens. Si chez Victor Hugo
« tout pense », chez Balzac tout est digne d’être objet de pen-

11. La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 57-58.


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sée. Ces questions initiales visent ainsi avant tout à mettre


l’esprit du lecteur en éveil.
Ce recours à l’interrogation, relativement peu fréquent chez
Balzac, fonctionne pleinement dans les romans hugoliens, où
il constitue une des formes privilégiées du déclenchement et
surtout de la relance de la pensée. Cette forme semble parti-
culièrement propice à l’expression des cas de conscience, des
contradictions internes, puisqu’on la retrouve, par exemple,
lors du dilemme de Gauvain, dans Quatrevingt-treize, lors de la
tentation de Gwynplaine, dans L’Homme qui rit, ou encore
dans l’analyse du caractère de Barkilphedro, dans ce même
récit 12. Dans Un drame au bord de la mer, on remarque également
un équivalent de ces stances médiatisées par le narrateur, dans
l’interrogation de Louis Lambert face au personnage énigma-
tique de Cambremer :
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« Ce pêcheur, ce marin, ce Breton grossier était sublime par un
sentiment inconnu. Mais ces yeux avaient-ils pleuré ? Cette main de
statue avait-elle frappé ? Ce front rude empreint de probité farouche,
et sur lequel la force avait néanmoins laissé les vestiges de cette
douceur qui est l’apanage de toute force vraie, ce front sillonné de
rides, était-il en harmonie avec un grand cœur ? Pourquoi cet
homme dans le granit ? Pourquoi ce granit dans cet homme ? Où
était l’homme, où était le granit ? Il nous tomba tout un monde de
pensées dans la tête. » 13
L’interrogation philosophique traduit alors un vertige
moral qui est à la fois celui du personnage, penché sur son
abîme intérieur, et celui du penseur devant le mystère des
actions humaines. En effet, la question marque l’hésitation, le
suspens, et résiste aux réponses partielles qui lui sont apportées.
Son éternel retour ne semble pas pouvoir être arrêté, et seul
le hasard, semble-t-il, aboutit à la décision finale. Significati-

12. Quatrevingt-treize, Paris, Gallimard, « Folio », 1988, p. 431-441 ;


L’Homme qui rit, éd. cit., p. 470-471, puis 325-329.
13. Un drame au bord de la mer, Pl., t. X, p. 1169-1170. Il faut souligner le
caractère atypique d’un tel passage chez Balzac, surtout sur un thème physio-
gnomonique qu’il considère habituellement comme une évidence (l’attribution
de ces réflexions à un personnage à l’esprit tourmenté fait sens, de ce point de
vue), ainsi que sa brièveté (Hugo nous aurait fait entrer alors dans ce « monde
de pensées », utilisant ce type d’entrée en matière comme un tremplin à la
méditation).
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vement, on ne sait pas ce qui décide en fin de compte Gauvain


à délivrer Lantenac, et la résistance de Gwynplaine à la tenta-
tion ne semble due qu’à la coïncidence qui fait entrer Dea à
ce moment-là. Les actions qui forment la trame narrative ne
sont dès lors plus de l’ordre de l’évidence : elles apparaissent
comme le fruit de circonstances complexes et de déchirements
psychologiques insolubles, brusquement précipités par le ha-
sard ou le destin. La pensée philosophique vient ainsi inquiéter
la fiction.
L’interrogation n’est d’ailleurs pas la seule forme que prend
l’étonnement philosophique. L’exclamation ou l’ironie com-
plètent son travail de sape. Ursus excelle en ces trois domaines.
Mais on les retrouve aussi dans les discours du narrateur. C’est
le cas par exemple lorsque Victor Hugo s’attaque aux textes
de loi, comme lors de la flagellation de Quasimodo : « Qua-
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simodo, impassible, ne sourcillait pas. Toute résistance lui était
rendue impossible par ce que l’on appelait alors, en style de
chancellerie, la véhémence et la fermeté des attaches [...]. » Le
condamné est attaché, et cette remarque pourrait passer ina-
perçue dans un texte purement narratif. Cependant, la mise
en valeur de ce détail par l’italique et la mention de sa source
attirent l’attention du lecteur sur un fait qu’il ne devrait pas
trouver normal. Il s’agit de se dégager à la fois de ses habitudes
de lecture (cela fait partie des codes de représentation réaliste
d’une telle scène, cela fait « couleur locale ») et de ses habitudes
civiques (c’est la loi, c’est comme ça, nul besoin d’y réfléchir).
Le texte continue en proposant au lecteur d’envisager les
choses non du point de vue distancié de la loi, mais de celui
du condamné, en traduisant ainsi le texte légal : « [...] ce qui
veut dire que les lanières et les chaînettes lui entraient proba-
blement dans la chair ». Ce changement de perspective se
double du passage de l’abstraction de la règle à la sensation
physique de l’homme. Le discours philosophique cherche à
toucher autant qu’à convaincre, et l’identification au person-
nage de roman facilite cette proximité. Le narrateur poursuit :
« [...] C’est au reste une tradition de geôle et de chiourme qui
ne s’est pas perdue, et que les menottes conservent encore
précieusement parmi nous, peuple civilisé, doux, humain (le
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bagne et la guillotine entre parenthèses). » 14 L’ironie, parce


qu’elle pousse l’idée qui se fait jour à sa limite, nous invite à
remettre en cause l’ordre établi de la tradition, à chercher ce
qui est véritablement précieux, et à nous interroger sur notre
propre civilisation. « Gringoire et sa philosophie manquaient
à ce spectacle », regrette le narrateur au début du passage. Mais
sa propre parole prend le relais.
On retrouve un procédé similaire lors de l’interroga-
toire d’Hardquanonne dans L’Homme qui rit. Une première
remarque, concernant « l’excellent ménage » 15 que fait en
Angleterre la civilisation avec la barbarie, jette une lumière
cruellement ironique sur l’ensemble de la scène. Dès lors, inu-
tile de commenter l’énoncé barbare de la procédure judiciaire
qui justifie la torture d’Hardquanonne. À la question judiciaire
répond logiquement l’interrogation du penseur. Mais c’est au
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lecteur, cette fois, de se faire sa propre philosophie. Baudelaire
remarquera ainsi, à propos des Misérables : « c’est un livre inter-
rogeant, posant des cas de complexité sociale, d’une nature ter-
rible et navrante, disant à la conscience du lecteur : “Eh bien ?
Qu’en pensez-vous ? Que concluez-vous ?” » 16.
L’étonnement, retrouvant son sens premier, prend ainsi la
valeur d’un ébranlement moral et intellectuel face à ce qui
apparaît soudain inexplicable, absurde ou révoltant. Le discours
philosophique est jeté dans le roman comme une pierre de
scandale. Dès lors le contrat de lecture repose moins sur un
pacte de crédulité que sur une méditation commune, moins
sur un oubli de soi que sur une prise de conscience. Mais pour
que ce travail intérieur s’accomplisse, il faut qu’on lui en donne
le temps... sans rompre, si possible, le fil tendu de la narration.

Sta viator...

Si « le livre se mange », comme aime à le répéter Hugo, il


ne se dévore donc pas. Reste à trouver le rythme adéquat pour

14. Notre-Dame de Paris, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2002, p. 299.


15. L’Homme qui rit, éd. cit., p. 506.
16. Article paru dans Le Boulevard le 20 avril 1862.
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Penser et raconter : Hugo, Balzac 151

que « l’arrière-goût amer » de la philosophie 17 réveille la


conscience du lecteur sans le dégoûter de la lecture. D’où des
tentatives récurrentes, chez les deux auteurs, pour aménager
la pratique digressive, l’infléchir vers des procédés plus nuancés,
comme l’arrêt sur image. L’action est suspendue mais reste pré-
sente au regard tandis que s’inscrit dans le texte un espace de
résonance, un intervalle pensif, qui n’est pas pour autant une
franche rupture. Le discours philosophique, loin de voler la
vedette au drame, vient en souligner les effets, de même qu’au
théâtre un silence, une pause dans la diction des acteurs per-
mettent au chœur, et à l’auditoire, de peser les mots prononcés.
La proportion peut d’ailleurs être inversée, comme lorsque
l’enfant rencontre le pendu dans L’Homme qui rit : le texte
passe résolument du côté méditatif, mais le retour régulier du
narratif entretient la tension dramatique. Le commentaire phi-
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losophique double l’action, le fil du récit et celui de la pensée
sont tissés ensemble. Ce jeu de chassé-croisé a un écho dans
l’utilisation que fait Hugo des titres de chapitres. Alors que
Balzac a peu à peu dégagé ses romans de l’initiale division en
chapitres, privilégiant le continuum romanesque, Hugo au
contraire multiplie titres et sous-titres, dont la scansion ne
recouvre pas le découpage des tableaux et des scènes, ce qui
peut surprendre de la part d’un homme de théâtre. C’est que
leur rythme souvent suit moins l’action que le mouvement
philosophique : ils balisent une pensée en marche, et s’en font
l’écho au sein de l’énoncé fictionnel. Lorsque nous sommes
contraints de changer de chapitre et de livre au beau milieu
de la révélation des origines de Gwynplaine 18, les deux titres
successifs qui interrompent brièvement l’action ne soulignent
pas seulement un point de bascule fictionnel, mais en réorien-
tent la portée : désamorçant la voie convenue du mélodrame,
avec coup de théâtre, reconnaissance, explications, ils invitent
le lecteur à méditer sur le « sort », et sur la « solidité des choses
fragiles », qui implique la fragilité des choses solides, puisque
tout s’écroule autour du personnage. Quand bien même,

17. Fragment de projet de préface, « Le dossier des Misérables », in Victor


Hugo, Œuvres complètes, « Bouquins », vol. « Chantiers », p. 748.
18. L’Homme qui rit, éd. cit., p. 517-519.
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152 Christèle Couleau-Maixent

emporté par le récit, le lecteur n’aurait de ces titres qu’une


perception quasi subliminale, il est aiguillé vers les enjeux phi-
losophiques du roman. Rappelons-nous que Victor Hugo
voulait « forcer le lecteur à penser » à chaque instant : c’est là
un moyen détourné de relancer la machine pensante...
Chez Balzac, on observe aussi un procédé comparable : il
s’agit moins d’une pause que d’un ralenti. La Peau de chagrin
en offre à nouveau un exemple frappant. Le récit est fort
simple : Raphaël entre dans une salle de jeux, il lance une
pièce d’or sur la table, elle roule vers le noir ; c’est le rouge
qui passe, il ferme les yeux, les rouvre, et sort. Mais entre-
temps le narrateur nous explique ce qu’est une salle de jeu, ce
qu’est profondément un joueur, quel est ce désir qui le fait
espérer et le conduit à accepter cette ambiance sordide, faisant
le lien avec d’autres épisodes de la vie humaine ; il analyse les
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échanges de regard, décrypte les pensées des uns et des autres,
leur compassion ou leurs propres tentations ; il étudie enfin
l’état d’esprit du personnage... Ces multiples microdigressions,
disséminées dans le texte narratif, prennent en lui leur force
et leur tension, tout en lui insufflant une dimension qui le
déborde. La conclusion du passage est significative : « Combien
d’événements se pressent dans l’espace d’une seconde, et que
de choses dans un coup de dé ! » 19 Ce sont les événements
minuscules des âmes et des sensations, qui naissent de la fiction
mais, faisant glisser le texte du syntagmatique au paradigma-
tique, servent de support à une analyse plus générale de
l’humain : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne
m’est étranger » 20...
On retrouve chez Hugo comme chez Balzac l’image phi-
losophique du « miroir concentrique » qui permet à l’écrivain
de « réfléchir l’univers » : on pourrait se référer à la préface de
Cromwell, citons celle de La Peau de chagrin, telle qu’elle est
reprise par Philarète Chasles en introduction aux Études phi-
losophiques :
« [...] il se passe chez les poètes ou chez les écrivains réellement
philosophes un phénomène moral, inexplicable, inouï, dont la

19. Pl., t. X, p. 63.


20. Térence, Heautontimoroumenos, acte I, scène 1.
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Penser et raconter : Hugo, Balzac 153

science peut difficilement rendre compte. C’est une sorte de seconde


vue qui leur permet de deviner la vérité dans toutes les situations
possibles [...]. Ils inventent le vrai par analogie [...] » 21.
Le rapport liant étroitement philosophie et récit est ici
réaffirmé dans une même visée panoptique. La mise au premier
plan de l’analogie est intéressante dans la mesure où elle invite
à deux types de correspondances. En premier lieu, il faut
évoquer le lien qu’elle tisse entre le particulier et le général.
Les énoncés gnomiques de Balzac, rattachant les parcours indi-
viduels et les événements ponctuels du récit à des lois globales,
rejoignent sur ce point les généralisations hugoliennes, qui
tendent sans cesse à relier l’action romanesque aux caractères
fondamentaux de l’humain.
Deux différences importantes se manifestent cependant
dans leur façon d’aborder cette mission commune. La première
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tient au point de vue majoritairement adopté. Hugo choisit
les deux infinis, celui de l’intériorité la plus intime, et celui
de l’universalité. Ce qu’il vise à travers la société est souvent
en deçà, ou au-delà. Il passe sans cesse des mouvements les
plus ténus de l’âme singulière à ce point de vue surplombant
qu’il revendique, entre autres, dans ce passage de sa corres-
pondance : « Le misérable s’appelle L’HOMME ; il agonise sous
tous les climats, et il gémit dans toutes les langues. » 22 Balzac,
au contraire, semble le plus souvent se situer dans un entre-
deux, au ras des choses, à la distance raisonnable de l’analyste.
Sa généralisation vise moins volontiers l’universel, elle reste le
plus souvent ancrée dans une époque et une société donnée.
Si le regard philosophique qu’il porte sur les éléments du récit
jette parfois sur eux une lumière tragique qui les agrandit, ce
n’est là qu’un moment de la pensée, attachée à cerner au plus
près les mécanismes qui les animent.
D’où une deuxième différence qui tient à la nature de
l’analogie mise en place. Si la philosophie hugolienne cherche
dans les êtres singuliers et les événements ponctuels mis en
21. Préface de La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 52, et « Introduction » de
Ph. Chasles aux Romans et contes philosophiques, Pl., t. X, p. 1193. Rappelons
que l’image du miroir vient de Leibniz.
22. Lettre à Daëlli, « Correspondances », in Victor Hugo, Œuvres complètes,
Club français du livre, t. XII, p. 1195.
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154 Christèle Couleau-Maixent

scène par le roman une synthèse de l’expérience humaine,


Balzac procède plutôt par accumulation et combinaison, se situant
davantage du côté d’une « jurisprudence », comme l’a suggéré
Stéphane Vachon 23. La philosophie hugolienne est intensive,
elle cherche dans les cas extrêmes les situations limites que lui
fournit la fiction, une tension maximale d’où peut jaillir la
pensée. Il doit s’agir d’un coup de théâtre mental. À travers les
cas de conscience de ses personnages, à travers l’alliance du
sublime et du grotesque, Hugo cherche non pas des cas exem-
plaires, car ils ne visent pas la reproductibilité, mais des actua-
lisations tellement marquantes qu’elles pourront s’imposer
comme des archétypes, et déclencher la méditation.
La philosophie balzacienne, elle, est plutôt extensive. Il y a
bien sûr des contre-exemples, La Peau de chagrin en est un.
Mais en général, Balzac propose à son lecteur une pratique
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philosophique fondée sur des comparaisons terme à terme,
forcément relatives et partielles : la pensée s’édifie donc de
proche en proche, se complétant au fil de chaque lecture. Il
s’en explique ainsi dans La Vieille Fille :
« Les patients anatomistes de la pensée humaine ne sauraient trop
répéter les variétés contre lesquelles doivent se briser les éducations,
les lois et les systèmes philosophiques. Disons-le souvent : il est
absurde de vouloir ramener les sentiments à des formules identiques ;
en se produisant chez chaque homme, ils se combinent avec les
éléments qui lui sont propres, et prennent sa physionomie. » 24
De ce précepte découle un autre usage philosophique de
la fiction, conçue comme un vaste champ d’expérimentation.
La multiplicité des intrigues permet en effet de reproduire x
fois le même type de situation, mais en variant à chaque occur-
rence les conditions de l’expérience. C’est notamment le fil
conducteur des Études philosophiques, centrées sur le thème de
l’énergie et de la pensée qui tue. Balzac fait varier la nature
de cette pensée, il en fait varier le degré, les manifestations,
les causes et les conséquences, et ce même en dehors de ce

23. Stéphane Vachon, « “Le” “roman” “balzacien” », « Balzacien ». Style des


Imaginaires. Études réunies et présentées par Éric Bordas, Eidôlon, Bordeaux,
o
LAPRIL, n 52, 1999, p. 240.
24. La Vieille Fille, Pl., t. IV, p. 920.
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Penser et raconter : Hugo, Balzac 155

corpus restreint. Chaque fiction met en scène les bifurcations


différentes d’un même récit matrice, générant un commentaire
ad hoc. À chacun des cas étudiés correspondront donc de nou-
veaux fragments de réflexion, présentant une pensée diffractée
que seule une lecture globale permettra de saisir, en une éven-
tuelle synthèse qui appartient à chaque lecteur.
Le point commun à ces deux approches reste la confron-
tation productive de la pensée et du récit. Hugo fait subir à
ses idées l’épreuve d’une dramatisation maximale, Balzac les
teste sur le mode de la variation. Chacun à sa façon, ils sont,
pour reprendre cette belle expression de L’Homme qui rit, des
« essayeurs d’âmes » 25. Et à ce jeu, l’âme du lecteur n’est pas
en reste.
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« Pour l’instant, vivez les questions » 26

Les fictions que nous étudions ne proposent pas autre chose


au lecteur. Tout d’abord, lorsque la pensée, loin d’être plaquée
sur le récit, en devient l’un des principaux moteurs. Les cas
de conscience hugoliens constituent des moments forts du
récit, figurant au nombre de ses plus importantes péripéties.
De la même façon, les pensées philosophiques de Louis Lam-
bert, évoquées sous l’angle du souvenir et de l’enquête, pren-
nent un relief que n’ont pas les discours de Séraphîta : plus on
avance dans le récit, et plus on y cherche les indices d’une
fièvre qui emportera le personnage. La fin du roman, énig-
matique comme peuvent l’être, par exemple, celles du Chef-
d’œuvre inconnu ou de La Recherche de l’Absolu, laisse le lecteur
face à sa propre interprétation, tout comme les romans de
Victor Hugo. « Le penseur, c’est le peseur », dit Hugo 27, et ce
rôle semble alors laissé, en dernier recours, au lecteur, dans
une méditation toute personnelle qui prolonge la lecture.
Mais avant de le laisser à lui-même, les romans lui font
effectuer un parcours, qui est à la fois une captation et un
25. L’Homme qui rit, éd. cit., p. 559.
26. Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Œuvres en prose, Récits et
essais, Pl., 1993, p. 934.
27. William Shakespeare, éd. citée, III, III, 2, p. 442.
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156 Christèle Couleau-Maixent

apprentissage. Captation, tout d’abord, par les pouvoirs d’iden-


tification de la fiction. Lorsque Balzac s’adresse à son lecteur
au début de La Peau de chagrin, c’est lui qu’il met en scène en
lieu et place de son personnage : « [...] sachez-le bien, à peine
avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne
vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous
même : vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre
canne et votre manteau » 28.
Plus généralement, c’est le recours à la tension dramatique
et à l’émotion qui servira ce projet : en jouant sur la corde
sensible, en invitant le lecteur à se mettre « en situation », « à
la place » du personnage, le récit tendra à faire surgir sa pensée
et à l’orienter vers les problèmes que souhaite aborder l’auteur.
Et ceci de telle sorte « que [l’interlocuteur] finisse par entrer
dans l’univers de pensée qui sous-tend l’acte de communica-
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tion, et partage ainsi l’intentionnalité, les valeurs et les émo-
tions dont il est porteur » 29. C’est dans cette perspective qu’on
peut relire l’article que Victor Hugo consacre à Walter Scott :
« Vous pourrez profiter de ces traits profonds et soudains, plus
féconds en méditation que des pages entières, que fait jaillir
le mouvement d’une scène. » 30
Il ne s’agit pas cependant de contrainte ou de manipulation,
mais plutôt d’un travail de guidage, de mise en phase. Récit
et discours philosophique, loin de se contrarier l’un l’autre,
s’associent donc dans ce même projet. C’est ce qui peut expli-
quer ce propos de Balzac concernant Le Curé de village :
« [...] ce livre, loin d’offrir l’intérêt romanesque, assez avidement
recherché par les lecteurs et qui fait tourner vivement les pages d’un
in-octavo qu’on ne relit plus, une fois le secret connu, lui paraissait
si peu intéressant pour le gros du public, qu’il a semblé nécessaire
de le relever par une conception dramatique, empreinte des carac-
tères de la vérité, mais en harmonie avec le ton de l’ouvrage » 31.
La méfiance qui se lit à l’égard de l’intérêt romanesque
semble contradictoire avec le souci de dramatiser qui s’exprime
28. Pl., t. X, p. 58.
29. Patrick Charaudeau, « L’argumentation n’est peut-être pas ce que l’on
croit », Le français aujourd’hui, no 123, 1998, p. 14.
30. Art. cit., p. 149.
31. Préface du Curé de village, Pl., t. IX, p. 637.
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Penser et raconter : Hugo, Balzac 157

à la fin du passage. Mais c’est l’ambiguïté de l’adhésion roma-


nesque, qui peut faire oublier la pensée, ou au contraire y
ramener, nous intéresser au discours philosophique en jouant
des ressorts de l’identification. Hugo, à propos des Misérables,
a pensé s’adresser ainsi à son lecteur : « Il y a des amertumes
utiles. Peut-être ce livre sera-t-il bon à quelque chose. C’est
une coupe où l’auteur a mis un peu de ce qui est au fond de
la société humaine au dix-neuvième siècle. Goûtez-y. Ensuite,
songez. » 32 Le lecteur est ainsi invité à s’imprégner du récit, à
goûter une existence qui n’est pas la sienne.
Vivre intérieurement la fiction, c’est alors faire une expé-
rience de substitution, qui donne à notre propre pensée des
points d’appui. Balzac va assez loin dans ce sens, dont les
personnages, on l’a vu, essayent pour nous un maximum de
voies possibles, à la manière d’ego expérimentaux 33. Les renvois
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fréquents, explicites ou implicites, à d’autres œuvres du corpus
invitent aussi à cette circulation dans des existences parallèles,
des vies d’emprunt, qui nous donnent autant d’occasions
d’essayer notre pensée. La pratique balzacienne rejoint l’injonc-
tion hugolienne : « Augmentez le lecteur, vous augmentez le
livre [...]. Il n’était que beau, il devient utile. » 34 Mais ce travail
d’expérimentation peut aussi se produire sur un mode moins
fusionnel, jouant alors sur le ton de la provocation. Comme
Séraphîta, Vautrin s’y adonne, mais sur un mode perverti,
lançant à Lucien de Rubempré : « [...] si cela peut vous amuser,
courroucez-vous, emportez-vous ! [...] Allez, dites, lâchez
votre bordée ! [...] Seulement, réfléchissez » 35. Le maniement
de l’ironie, voir d’un cynisme noir, semble aller dans ce sens
chez Victor Hugo. Il s’agit de pousser le lecteur dans ses der-
niers retranchements, jusqu’au moment où, reconnaissant ce
discours comme irrecevable, il se révolte, prenant ainsi position
dans le débat philosophique.

32. Fragment de projet de préface, « Le dossier des Misérables », op. cit.,


p. 748.
33. L’expression est de Milan Kundera, qui l’emploie plutôt pour désigner
les rapports existant entre auteur et personnages (L’Art du roman, Paris, Galli-
mard, collection « NRF », 1986, p. 85-86).
34. William Shakespeare, éd. citée, I, III, p. 292.
35. Le Père Goriot, Pl., t. III, p. 145.
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158 Christèle Couleau-Maixent

Le récit devient donc le lieu d’un apprentissage du lecteur.


Jean-Marie Schaeffer 36 a montré la légitimité de ce pouvoir
cognitif de la fiction, qui permet de s’essayer à des compor-
tements, à des situations inédites sans être soumis à la sanction
immédiate de la réalité, mais en ayant la possibilité de les
modéliser en vue d’une application à la vie réelle. Dans les cas
les plus significatifs, écrit-il, « le récit n’a d’autre fonction que
d’exemplifier la règle à travers une sorte d’“expérience de
pensée” (narrative) » 37. Cependant, dans les romans qui nous
occupent, la règle n’est pas toujours claire. Vivre les questions,
c’est aussi en expérimenter la complexité, et ressentir le carac-
tère fuyant, instable de la pensée. C’est la leçon de la fiction.

« Je n’enseigne pas, je raconte » 38


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Face à l’étendue de la fiction, la synthèse, souvent, se
dérobe, et le goût de la maxime et des formules définitives est
tempéré, chez les deux auteurs, par de constantes remises en
question. L’instabilité de la pensée hugolienne a déjà été sou-
lignée, et l’écrivain lui-même affirme son désir de faire « de
l’idée un tourbillon » 39. Cette volonté de saisir la pensée dans
le flux de sa genèse se double d’une réticence à conclure qui
fonde la posture philosophique 40. Ainsi lit-on dans L’Homme
qui rit : « Pourquoi les malfaisants ? Question poignante. Le
rêveur se la pose sans cesse et le penseur ne la résout jamais. » 41
Alors même que le romancier se veut engagé, il refuse la
simplification d’une démonstration trop partisane. L’action

36. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Editions du Seuil, col-


lection « Poétique », 1999, p. 120.
37. Ibid., p 111.
38. Montaigne, Essais, I, 2.
39. Les Misérables, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2003, IIIe partie,
livre 1er, chap. 12, p. 754. Sur cette notion de mobilité narrative, voir Jacques
Neefs, « Penser par la fiction (Les Travailleurs de la mer) » : dans le roman hugolien,
il n’y a, dit-il, « aucun lieu définitif où poser l’esprit » (Hugo le fabuleux, actes
du colloque de Cerisy, publiés par Jacques Seebacher et Anne Ubersfeld, Paris,
Seghers, 1985, p. 104).
40. « On n’empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de
revenir à un rivage », Les Misérables, éd. cit., Ire partie, livre 7, chap. 3, p. 308.
41. L’Homme qui rit, éd. cit., p. 313.
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Penser et raconter : Hugo, Balzac 159

tranche toujours au vif de la pensée, elle l’accomplit sans suffire


à la résumer.
Chez Balzac, c’est moins l’action qui est à l’horizon de la
démarche philosophique qu’un désir de totalisation et d’expli-
citation, qui permettrait de redonner sens à une société en
pleine recomposition. Mais là encore, l’autorité du penseur est
tempérée par la conscience de la complexité qu’implique la pra-
tique romanesque. Les jeux de l’ironie comme la démultiplica-
tion des voix viennent relativiser les affirmations qui émaillent
le texte, et redonner à la pensée son libre jeu. Le face-à-face des
Mémoires de deux jeunes mariées, malgré ses aspects didactiques,
dit bien l’irrésolu qu’elle met en œuvre. On peut penser aussi
à Modeste Mignon où, quelques lignes après une réplique de
Canalis (« [...] tout est vrai et tout est faux ! Il y a pour les vérités
morales, comme pour les créatures, des milieux où elles chan-
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gent d’aspect au point d’être méconnaissables » 42), le narrateur
reprend la parole en ces termes : « Canalis [...] peut-être avait
raison dans son dernier mot philosophique [...]. » 43 Ce qui
apparaissait sur les lèvres du poète comme une pirouette rhé-
torique destinée à remporter une joute verbale se voit soudain
chargé, dans un second temps, d’une portée philosophique
essentielle que la modalisation ne suffit pas à estomper. Le roman
est là aussi pour dire ce qui, dans le réel, résiste à la pensée, il
expose un univers qui se prête à la méditation mais ne s’y résout
pas. À s’égarer ainsi sur les chemins de la fiction, la philosophie
perd sans doute sa rigueur systématique. Mais elle y trouve, plus
qu’un simple vecteur, un terrain d’essai propice à l’expérience
de la complexité essentielle de l’humain.
Christèle COULEAU-MAIXENT

42. Modeste Mignon, Pl., t. I, p. 646.


43. Ibid., p. 647.

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