2019LIL3H016

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Mythopoétique chez Lord Dunsany et H.P.

Lovecraft :
transmission et traduction(s)
Marie Perrier

To cite this version:


Marie Perrier. Mythopoétique chez Lord Dunsany et H.P. Lovecraft : transmission et traduction(s).
Linguistique. Université de Lille, 2019. Français. �NNT : 2019LILUH016�. �tel-02373702�

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abroad, or from public or private research centers. publics ou privés.
Université de Lille – Nord de France
École Doctorale des Sciences de l’Homme et de la Société de Lille – Nord de France (ED 473 SHS)
CECILLE - Centre d’Études en Civilisations, Langues et Lettres Étrangères (EA 4074)

MYTHOPOÉTIQUE
CHEZ LORD DUNSANY & H. P. LOVECRAFT
Transmission et traduction(s)

Marie PERRIER

Thèse
pour l’obtention du grade de
Docteur en langues et littérature anglaises et anglo-saxonnes
anglo saxonnes

Sous la direction de
M. Ronald JENN et Mme Gaïd GIRARD

Présentée et soutenue
s publiquement
le 22 juin 2019

Jury :

M. Fabrice ANTOINE, Professeur des Universités (Université de Lille)


Mme Julie ARSENAULT, Professeure Agrégée (Université de Moncton,, Canada),
Canada rapportrice
Mme Gaïd GIRARD, Professeure Émérite (Université de Bretagne Occidentale),
Occidentale co-directrice
M. Christophe GELLY, Professeur des Universités (Université Clermont Auvergne),
Auverg rapporteur
M. Ronald JENN, Professeur des Universités (Université de Lille), co-directeur
directeur
Mme Nathalie VINCENT-ARNAUD
ARNAUD, Professeure des Universités (Université Toulouse-Jean
Jaurès)
SOMMAIRE

Sommaire .................................................................................................................................. 3
Remerciements ......................................................................................................................... 5
Conventions et abréviations .................................................................................................... 7
Introduction .............................................................................................................................. 9
PREMIÈRE PARTIE : Un commerce triangulaire. L’œuvre mythopoétique en
mouvement au sein de l’espace littéraire ............................................................................ 49
Chapitre 1 : Dunsany et Lovecraft, itinéraires croisés dans l’espace littéraire du
fantastique ................................................................................................................................. 50
Chapitre 2 : Compétitions et cohabitations au sein de l’appareil textuel .................... 113
Chapitre 3 : À la croisée des mondes : de Dunsany à Lovecraft (et vice-versa) ........ 176

DEUXIÈME PARTIE : Traduire le « mythoscape » ......................................................... 231


Chapitre 4 : Les lieux et les dieux : les noyaux mythopoétiques : ............................ 232
Chapitre 5 : Effet d’Étrangeté et (de)construction du familier : traduire les zones
signifiantes de la frontière ...................................................................................................... 286
Chapitre 6 : Traduire l’oralité du monde mythopoétique : mise en voix et mise
en scène .................................................................................................................................. 354

Conclusion générale ............................................................................................................. 424


Annexes ................................................................................................................................. 436
Bibliographie......................................................................................................................... 442
Index ...................................................................................................................................... 479
Table des matières ................................................................................................................ 482

3
4
REMERCIEMENTS

Je souhaite exprimer ma plus profonde gratitude à l’ensemble des personnes m’ayant


soutenue et accompagnée au cours des six années qui m’auront été nécessaires pour mener ce
travail de recherche à son terme.

En premier lieu, je remercie mes directeurs de recherche, Mme Gaïd Girard et


M. Ronald Jenn ; j’ai eu la chance de bénéficier, malgré la distance, d’un suivi patient,
constant et exigeant, de conseils avisés, et d’encouragements toujours bienvenus, et j’ai pu
explorer librement toutes les pistes, parfois foisonnantes à l’excès, vers lesquelles m’a
poussée ma curiosité de jeune chercheuse.

Merci à M. Fabrice Antoine, Saint-Jérôme des temps modernes, pour les premières
discussions concernant cette thèse, ainsi que pour son soutien et son amitié. Je lui dois bien
plus que je ne saurais l’exprimer.

Merci à Mme Nathalie Vincent-Arnaud, Mme Julie Arsenault et M. Christophe Gelly


qui m’ont fait l’honneur d’accepter de faire partie de mon jury.

Merci à François Bercker et Frédérique Brisset pour leurs précieuses relectures ; à


Catherine Maignant et à l’École Doctorale Lille – SHS qui m’ont accordé leur confiance et
dont le financement m’a permis de me consacrer pleinement à ce travail de recherche trois ans
durant.

Ma gratitude va également à tous les enseignants sans qui jamais mon chemin ne
m’aurait menée jusqu’ici, qui m’ont appris à aimer les langues et la littérature, et ce dès mon
plus jeune âge – la liste est longue. Merci tout particulièrement à M. Jean-Yves Le Disez de
l’Université de Brest, pour m’avoir initiée aux joies de la recherche traductologique. Merci à
ma sœur et ma mère, qui furent mes premières lectrices, et à ma famille chez qui, toujours, les
livres ont tenu lieu de trésors ; merci à Corinne et Judith pour le thé et les fous rires,

Merci à Maria Alice et Randal Plunket Dunsany, pour m’avoir accueillie dans les
murs majestueux de Dunsany Castle et permis de me mettre en quête des traces laissées par
l’illustre plume de la famille ; aux traducteurs David Camus, Arnaud Demaegd et Anne-
Sylvie Homassel, pour les passionnants et généreux échanges concernant leur travail.

Merci humblement, par-delà les limbes, à Lord Dunsany lui-même ainsi qu’à H. P.
Lovecraft, qui m’ont fait rêver et penser toutes ces années. Ceci n’est qu’un au-revoir, je n’en
ai pas tout à fait fini avec vous.

Merci, enfin, à Wilfrid, arpenteur des myriades, qui le premier m’a ouvert les portes
de l’imaginaire et poussée à m’aventurer en ces terres étranges et merveilleuses, « au-delà des
champs qui nous sont familiers ».

5
À Wilfrid.

6
CONVENTIONS ET ABRÉVIATIONS

Par souci de lisibilité et pour éviter de multiplier les notes de bas de page, les citations et
exemples tirés des œuvres de notre corpus et de leurs diverses traductions en français seront
suivis du titre abrégé (voir liste ci-dessous) et du numéro de page.

Dans le cadre des analyses comparatives entre textes-sources et textes-cibles, les éléments
d’intérêt dans les citations seront indiqués en gras.

1. Éditions de référence pour les textes originaux

Dunsany, Edward John Moreton Drax Plunkett. Time and the Gods. Londres : Millennium,
2000. [Omnibus. Contient les recueils Time and the Gods, The Sword of Welleran, A
Dreamer’s Tales, The Book of Wonder, The Last Book of Wonder, The Gods of Pegāna.]
• The Gods of Pegāna : Abrégé en GP
• Time and the Gods : Abrégé en TG
• The Sword of Welleran : Abrégé en SW
• A Dreamer’s Tales : Abrégé en DT
• The Book of Wonder : Abrégé en BW

Lovecraft, Howard Phillips. The Complete Fiction. S. T. Joshi (Éd.). New York : Barnes &
Noble, 2011. Abrégé en CF.

2. Traductions françaises de Dunsany

Dunsany, Edward John Moreton Drax Plunkett. Merveilles et Démons : contes fantastiques.
Trad. Julien Green. Paris : Seuil, 1991. Abrégé en MD.
———. Le Livre des merveilles. Trad. Marie Amouroux. Rennes : Terre de Brume, 1998
[1924]. Abrégé en LM.amo.
———. Le Livre des merveilles ou Chronique de petites aventures au bord du monde. Trad.
Marie Amouroux (révisée par Anne-Sylvie Homassel) Rennes : Terre de Brume, 2002.
Abrégé en LM.hom.
———. Les Dieux de Pegāna : nouvelles. Trad. Laurent Calluaud. Rennes : Terre de Brume,
2002. Abrégé en DP.
———. Le Temps et les Dieux. Trad. Anne-Sylvie Homassel. Rennes : Terre de Brume, 2003.
Abrégé en TD.

7
———. L’Épée de Welleran. Trad. Anne-Sylvie Homassel. Rennes : Terre de Brume, 2004.
Abrégé en EW.
———. Contes d’un rêveur. Trad. Anne-Sylvie Homassel. Rennes : Terre de Brume, 2007.
Abrégé en CRv.
———. « Chu-Bu et Sheemish. » In La Grande Anthologie de la fantasy. Trad. Marc
Duveau. Paris : Omnibus, 2003 [1978]. 25-32. Abrégé en CHU.
———. « Bethmoora. » In Contes inquiétants et sardoniques. Trad. Pierre Leyris. Paris :
HarPo, 1985. 295-306. [NB : Inclut « Le Haschischin»]. Abrégé en CIS
———. « Au flux et reflux des marées », « Pauvre vieux Bill » et « Au crépuscule ». In
Contes méphitiques. Trad. Patrick Reumaux. Paris : J’ai lu, 2011 [2008]. 251-257. Abrégé en
CM.

3. Traductions françaises de Lovecraft

Lovecraft, Howard Phillips. Démons et Merveilles. Trad. Bernard Noël. Paris : 10-18, 1955.
Abrégé en DM.
———. « Hypnos. » In Les 20 meilleurs récits de science fiction. Trad. Jacques Bergier &
Louis Pauwels. Verviers : Gérard & C°, 1964. 295-302. Abrégé en HYP.
———. Dagon. Trad. Paule Pérez. Paris : J’ai lu, 2006 [1969]. Abrégé en D.
———. « Les Chats d’Ulthar ». In Night Ocean et autres nouvelles. Trad. Jean-Paul Mourlon.
Paris : J’ai lu, 2005 [1986]. 157-162. Abrégé en NO.
———. Contes et nouvelles. 1 1. Bouquins. Paris : R. Lafont, 2010 [1991]. Abrégé en CN1.
———. Contes et nouvelles. 2 2. Bouquins. Paris : R. Laffont, 2010 [1991]. Abrégé en CN2.
———. Le Monde du rêve, Parodies et pastiches ; Les collaborations Lovecraft-Derleth
[etc.]. Jean-Luc Buard (Éd.). Bouquins. Paris : R. Laffont, 2005 [1992]. Abrégé en MR.
———. La Quête onirique de Kadath l’inconnue. Trad. Arnaud Mousnier-Lompré. Paris :
J’ai lu, 2009 [1996]. Abrégé en QOK.
———. Les Contrées du Rêve. Trad. David Camus. Saint-Laurent-d’Oingt : Mnémos, 2010.
Abrégé en CR.
———. Cthulhu, le mythe. Trad. Maxime Le Dain & Sonia Quémener. Paris; Oyonnax:
Bragelonne ; Sans-détour, 2012. Abrégé en CM.
———. Les Montagnes hallucinées et autres récits d’exploration. Trad. David Camus. Saint-
Laurent-d’Oingt : Mnémos, 2013. Abrégé en MH.

8
INTRODUCTION

En 1990, Joseph Altairac signe un article véhément intitulé « Lovecraft a-t-il été
traduit ? », qu’il conclut en répondant par la négative. Il s’agit pour lui de critiquer les
premières traductions françaises de Lovecraft réalisées dans les années 1950. Il pointe en
particulier du doigt l’exemple de Par-delà les Montagnes Hallucinées (At the Mountains of
Madness), dont le texte comporte dans la traduction de Jacques Papy (1954) à peine 185 000
signes, contre 260 000 en version originale. Il explique par le détail comment les coupes
effectuées dans le texte peuvent altérer pour le lecteur la perception du genre où situer
Lovecraft, car ont été supprimées toutes les références historiques, archéologiques et
scientifiques au point qu’« on finit par négliger l’aspect conjectural de Lovecraft, on voit
surtout l’écrivain d’horreur et plus guère l’écrivain de science-fiction1 ». De plus, les coupes
rendent le texte plus court, plus proche de la longueur habituelle des autres nouvelles de
l’auteur, ce qui masque la spécificité de ce roman qu’« en France, on a toujours considéré
comme une nouvelle2 ! » Altairac parle de « récriture », d’« adaptation » qui réduit l’œuvre à
une forme sans substance dont il ne reste que les grandes lignes, et se scandalise de ce que les
éditeurs aient persisté trop longtemps à rééditer ce texte peu respectueux non seulement de
son original, mais également et avant tout de ses lecteurs français. En 2010, David Camus,
nouveau traducteur de Lovecraft ne dira pas autre chose en déclarant qu’« il faudrait
retraduire tout Lovecraft », et en affirmant que ses retraductions de certaines nouvelles de
Lovecraft méritent en fait d’être considérées comme des premières traductions, tant l’original
s’était vu auparavant dénaturé3.
Telle que présentée par Altairac, la « récriture » est donc une accusation sévère de
mauvaise traduction, voire pire, de non-traduction si l’on inclut le point de vue de Camus. Or,
il est indéniable que ces premières traductions ont eu malgré tout un impact significatif dans
le champ littéraire et que leur nier le statut de traduction, ou se concentrer exclusivement sur
leurs défaillances, produirait une analyse incomplète, si ce n’est stérile. Malgré leurs défauts,

1
Joseph Altairac. « Traduction. Lovecraft a-t-il été traduit ? À propos des traductions chez Denoël ». In S. T.
Joshi (Éd.). Clefs pour Lovecraft. Amiens : Encrage, 1990, p. 157.
2
Ibid.
3
David Camus. « Il faudrait retraduire tout Lovecraft ». Le Cafard Cosmique. Base de données science-fiction /
fantasy / fantastique, 2011. Web. Consulté le 9 fév. 2014.

9
qu’il fallait être lecteur averti pour percevoir, ces premières traductions pouvaient
s’enorgueillir de l’aura de noms prestigieux : Jacques Papy jouissait déjà d’une certaine
renommée, ayant traduit Steinbeck, R.L. Stevenson, Lewis Carroll et Ambrose Bierce, et Jean
Cocteau fit l’apologie de son travail, en écrivant dans la presse que le style de Lovecraft
« gagnait à être traduit en français4 » – cette caution prestigieuse s’est vue abondamment mise
en avant dans les paratextes éditoriaux des traductions ultérieures, et Altairac récuse vivement
cette affirmation, incompréhensible à ses yeux.
La littérature traduite participe de l’évolution dynamique des champs littéraires, par les
choix qu’elle opère en termes de sélection, de classification et de représentation des œuvres à
traduire, opérations sociales qui seront jugées par l’ensemble de la communauté réceptrice, à
la fois par les lecteurs « professionnels » – critiques, enseignants, éditeurs – et par la masse
majoritaire des lecteurs « non professionnels ». À la « récriture » condamnable et condamnée,
qui recouvre en fait une seule conclusion possible de ce jugement, on pourra donc opposer le
concept des « réécritures » que le théoricien André Lefevere développe dans Translation,
Rewriting and the Manipulation of Literary Fame (1992) : considérant que le lecteur non-
professionnel ne lit pas la littérature étrangère telle qu’elle est écrite, mais telle qu’elle est
réécrite, il s’intéresse aux acteurs « de l’entre-deux », « responsables de la réception générale
et de la survie des œuvres littéraires » parmi le grand public5. La traduction y figure bien
entendu au premier plan, mais sont également incluses toutes les manipulations auxquelles
peut être soumis le texte, y compris dans sa langue-source :

Whether they produce translations, literary histories or their more compact spin-offs, reference
works, anthologies, criticism, or editions, rewriters adapt, manipulate the originals they work
with to some extent, usually to make them fit in with the dominant, or one of the dominant
ideological and poetological currents of their time6.

Manipulations et transformations, pour Lefevere, auraient donc pour but de se


conformer aux normes d’acceptabilité telles que définies par le centre institutionnel d’un
système ; elles créent en conséquence une représentation orientée, parfois biaisée, du texte
original, qui passe pour fidèle aux yeux du lecteur non-professionnel n’ayant pas accès au
texte-source. Ces normes, qui ont notamment été définies dans le domaine de la traduction par
Gideon Toury, sont un ensemble de règles et de contraintes que le traducteur, s’il veut être

4
Jean Cocteau. « Books of 1954: A Symposium. » The Observer (Londres) 26 déc. 1954 : p. 7.
5
André Lefevere. Translation, Rewriting, and the Manipulation of Literary Fame. Translation Studies. Londres ;
New York : Routledge, 1992, p. 1.
6
Ibid., p. 8.

10
reconnu dans sa fonction en jouant correctement son « rôle social », se doit d’apprendre et de
respecter :

‘translatorship’ amounts first and foremost to being able to play a social role, i.e., to fulfil a
function allotted by a community – to the activity, its practitioners and/or their products – in a
way which is deemed appropriate in its own terms of reference. The acquisition of a set of
norms for determining the suitability of that kind of behaviour, and for manoeuvring between all
the factors which may constrain it, is therefore a prerequisite for becoming a translator within a
cultural environment7.

Ces normes sont relatives à un environnement culturel particulier, et toutes ne sont pas
d’égale importance aux yeux de ceux qui vont ensuite évaluer la traduction. Si l’on a pu juger
bon d’effectuer des coupes en traduisant At the Mountains of Madness (que ce choix ait été le
fait du traducteur lui-même, ou de consignes de l’éditeur), c’est que le lectorat visé a été
considéré peu intéressé par les détails scientifiques, qui seraient donc superflus, voire
fastidieux, et risqueraient de nuire à la bonne réception du texte. Altairac reconnaît que de
telles stratégies étaient courantes à l’époque, et peut-être l’émergence encore récente du genre
de la science-fiction dans le champ littéraire français a-t-elle renforcé cette tendance qui visait
à ménager son lecteur afin d’en faire accepter peu à peu des normes qui n’appartenaient pas
jusque là à leurs habitudes de lecture8.
Cet exemple préliminaire illustre en outre deux points importants : tout d’abord, la
lutte pour l’acquisition et la constitution de « capital » au sein du champ littéraire, surtout
dans un genre à la fois nouveau, ostentatoirement étranger, populaire et de plus en plus
foisonnant. Ceci concerne non seulement l’œuvre originale qui cherche à gagner une certaine
reconnaissance, mais aussi l’œuvre traduite en tant que telle. Si celle-ci peut bénéficier de
l’éventuel prestige de son original, ce n’est pas systématiquement le cas, et l’inverse peut se
révéler tout aussi vrai : la traduction peut œuvrer comme agent de la découverte d’auteurs
méconnus. Pierre Bourdieu parle ainsi de ces découvreurs qui deviennent « créateurs du
créateur » – rappelant toutefois que dans les faits, ce qui est « découvert » est souvent déjà
connu, bien que de manière confidentielle, et que les découvreurs servent en fait à conférer et
transmettre un certain « capital symbolique »9. En outre, le capital symbolique, qui s’affaiblit
au fil du temps, se doit d’être constamment entretenu par de nouvelles éditions ou
7
Gideon Toury. « The Nature and Role of Norms in Translation ». Descriptive Translation Studies and Beyond.
Amsterdam ; Philadelphia : John Benjamins, 1995, p. 53.
8
Cela serait pourtant oublier des précédents dont le prestige n’est pas à remettre en question – on se rappellera
que la littérature française comptait déjà à son panthéon un Jules Verne qui ne fut jamais avare de longs passages
fourmillant de descriptions et d’explications scientifiques, ce qui ne rebuta pas ses lecteurs pour autant.
9
Pierre Bourdieu. Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris : Éditions du Seuil, 1998
[1992], p. 281.

11
publications qui sont autant d’« indices de consécration10 ». Ceux-ci incluent les textes
dérivés de l’œuvre (catalogues, articles, etc.), y compris bien entendu les traductions et
retraductions – mais encore faut-il qu’une demande suffisante existe pour qu’il soit jugé
rentable de procéder à ces prises de risque éditoriales, ou qu’un champion apparaisse, assez
passionné par l’œuvre en question pour accepter ce risque, parfois au mépris de toute
rationalité. Ainsi, le champ littéraire va évoluer et les hiérarchies qui le structurent se
reconfigurer en permanence au fil du temps, les auteurs consacrés « devenant de plus en plus
lisibles et acceptables à mesure qu'ils se banalisent au travers d'un processus plus ou moins
long de familiarisation associé ou non à un apprentissage spécifique11 ».
Le second point mis en lumière ici est l’importance des agents de la traduction, qui
nous permet de ne pas considérer le champ comme irrémédiablement déterministe, anonyme
et reposant exclusivement sur des normes codifiées par des relations de causes à effet. Au
contraire, il est important de savoir « qui fait quoi ». Le concept bourdieusien de l’habitus,
produit issu à la fois des conventions sociales, mais aussi du parcours et de l’expérience
personnelle de chacun, fait apparaître plus clairement comment des œuvres ont pu ressurgir de
la frange périphérique de la littérature, puisque c’est via l’habitus que se créent des liens avec
le monde extérieur : « The habitus is what enables agents to feel at home in the world, as the
world is ‘embodied’in them.12 » L’habitus est donc issu directement de processus de
familiarisation.
Allons plus loin, et suggérons que ce qui est valable pour le monde réel peut en tout
point s’appliquer à un monde fictif ; certaines œuvres se caractérisent précisément par la
création d’univers imaginaires, et donc absolument non-familiers pour ceux qui vont les
découvrir. Ces œuvres, que nous qualifierons de mythopoétiques, représentent donc un champ
priviliégié au sein de la littérature pour observer la manière dont elles pourront donner
naissance à divers habitus chez les lecteurs qui en feront l’expérience, et comment ceux-là
seront plus enclins à se faire agents de sa traduction et de sa transmission pour lui faire
pénétrer leur propre champ littéraire.

10
Ibid., p. 249.
11
Ibid., p. 264.
12
Moira Inghilleri. « The Sociology of Bourdieu and the Construction of the ‘Object’ in Translation and
Interpreting Studies ». The Translator « Bourdieu and the Sociology of Translation and Interpreting » 11, no 2
(nov. 2005) : 134.

12
I. Les genres mythopoétiques comme champ traductologique

1. L’émergence d’un nouveau champ d’étude

Le terme de « mythopoétique » apparaît pour la première fois dans La République de


Platon, lorsque Socrate fait référence aux poètes « faiseurs de mythes » (muthopoïos). Le
concept renvoie alors à l’invention, à l’action d’imaginer, à l’élaboration de fables dont il
convient de se méfier, du fait du pouvoir même de la fiction, et Platon l’accompagne d’une
mise en garde : si c’est l’homme qui crée le mythe, il risque d’en être transformé en retour13.
Au début des années 1930, J. R. R. Tolkien réintroduit le terme avec force dans l’espace
littéraire anglo-saxon, le liant irrémédiablement au genre alors en germe de la fantasy. Suite à
un débat animé, Tolkien écrit le poème Mythopoeia en réponse à C. S. Lewis pour qui les
mythes, bien que plaisants, divertissants, et parfois dotés d’une valeur esthétique et artistique
incontestable, ne sont en définitive que mensonges et illusions. Tolkien argue au contraire que
les mythes portent en eux une vérité plus profonde. En exergue du poème, deux figures
symboliques incarnent les deux auteurs et, par-delà, portent les deux visions opposées du
mythe dans une mise en scène où resurgissent les masques hérités de l’antiquité, berceau des
mythes : PHILOMYTHUS (« celui qui aime les mythes ») s’adresse à MISOMYTHUS
(« celui qui méprise les mythes »). Le plaidoyer met en valeur dès les premiers vers le pouvoir
créateur du langage qui permet de rendre du sens à l’existence de l’homme, autrement
insignifiant au sein d’un univers qui le dépasse, qui arpente une Terre qui n’est que « one of
the minor globes of Space ».
Tolkien voit dans le pouvoir créateur de l’imagination une manière de combattre
l’angoisse pascalienne du vide insondable du cosmos, en le parant d’un voile de beauté et de
féerie :

There is no firmament,
only a void, unless a jewelled tent
myth-woven and elf-patterned14.

13
Pour un historique détaillé de ce concept, on consultera à profit l’article de Véronique Gély, « Mythes de
l’époque baroque, mythes shakespeariens ». Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique
comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 14 déc. 2006. Web. Consulté le 2 oct. 2014.
14
J. R. R. Tolkien. « Mythopoeia ». In Faërie et autres textes. Paris : Pocket, 2013, p. 306.

13
L’acte mythopoétique par excellence s’incarne dans le ciel nocturne, dès lors que, plutôt que
de se laisser aller à un effroi vertigineux en essayant d’appréhender la distance interstellaire
ou de dénombrer des astres indénombrables, celui qui l’observe distingue des groupes et des
formes parmi les étoiles, y dessine des constellations et les nomme. Le pouvoir des noms et
les catalogues d’adjectifs sont les outils de l’homme qui, en les utilisant, reproduit l’acte
démiurgique divin, accédant ainsi au rang de « sous-créateur » :

Though now long estranged,


man is not wholly lost nor wholly changed.
Disgraced he may be, yet is not dethroned,
and keeps the rags of lordship once he owned,
his world-dominion by creative act:
not his to worship the great Artefact,
man, sub-creator, the refracted light
through whom is splintered from a single White
to many hues, and endlessly combined
in living shapes that move from mind to mind15.

Par cet acte de « sous-création », l’homme lui-même peut donc créer des mondes, en une
infinité de possibilités réfractées à partir de la réalité unique (on repère l’expression « a single
White », le blanc recelant bien sûr en son sein toutes les teintes de l’arc-en-ciel). Tolkien voit
donc la faculté mythopoétique comme prismatique, tout autant qu’organique et collective
puisqu’elle donne naissance à des formes « vivantes » et « mouvantes », que les hommes se
transmettent et se partagent au sein d’une tradition commune non préexistante mais en
construction constante, tradition qui tend à influencer l’horizon d’attente du lecteur16.
Ce point de vue cosmique est précisément celui qu’adoptent, chacun à leur manière,
onirique, ironique ou nihiliste, Lord Dunsany (1878 – 1957) et H. P. Lovecraft (1890 – 1937).
Dans une récente étude, Thomas Honegger emploie précisément le terme de
« mythopoétique » en ce sens pour caractériser l’œuvre de Lovecraft, tout en rappelant
toutefois que, contrairement à Tolkien qui conserve un cadre idéologique résolument chrétien,
et voit dans la sous-création mythopoétique l’expression de vérités transcendantales,
Lovecraft y exprime sa vision matérialiste et scientifique détachée de tout fondement
religieux. Mais surtout, le projet de Lovecraft est avant tout de communiquer une expérience
esthétique : là où il rejoint Tolkien, c’est par le « pouvoir d’enchanter et d’inspirer l’imitation

15
Ibid.
16
L’Oxford English Dictionary donne du terme « mythopoeia » la définition suivante : « the creation of myth or
myths » (« Mythopoeia. » Oxford English Dictionary. Oxford University Press, 2018. Web. 25 juil. 2018). Déjà,
on constate une insistance sur la démultiplication propre au mythe, qui par un phénomène de réfraction se pense
essentiellement au pluriel.

14
et l’élaboration sous-créative à grande échelle17 ». Honegger analyse et comprend le
développement de l’ensemble littéraire connu sous le nom de « mythe de Cthulhu » comme
exemple d’une « mythopoétique à plusieurs auteurs », impliquant les diverses lectures
d’éditeurs, critiques, et surtout artistes continuateurs qui sont selon lui rien moins que « les
véritables héritiers » de Lovecraft :

Lovecraft’s true heirs are thus not so much the literary critics, but the numerous authors,
painters, film-makers, radio-play producers etc. who have composed short stories, painted
pictures, produced movies and other works of art inspired by his texts, thus keeping alive and
developing the “Cthulhu Mythos” as an artistic phenomenon. The vigorous artistic “afterlife” in
various forms testifies to the mythopoetic power inherent in the “Cthulhu Mythos”, which
fascinates contemporary readers and writers not only through its (not always consistent)
theoretical framework but also through its aesthetic and literary qualities18.

Au-delà du mode d’écriture initial, l’œuvre s’avère donc mythopoétique du fait de son
potentiel de transmission et de réfraction, et fait apparaître l’accès à son « après-vie » que
Walter Benjamin adjoint à la traduction, dont la faculté est de révéler toutes les facettes de son
prisme. Le moment où le traducteur entre en jeu est celui de la « délivrance de l’unicité19 »,
chaque retraduction représentant une nouvelle lecture, un enrichissement autant qualitatif que
quantitatif.
De plus, cette fragmentation permet précisément de rendre visible le travail du
traducteur par une prise de distance, comme le souligne Christine Raguet lorsqu’elle compare
la traduction à une mosaïque dont le motif global est rendu unique par « la présence visible du
joint entre les tesselles20 », et ce n’est qu’en ayant conscience de cette multiplicité que le
lecteur fait pleinement l’expérience mythopoétique. On retrouve ici l’idée de la comparatiste
Véronique Gély :

Si certains « mythes » (certaines fictions mythiques) deviennent ou redeviennent de simples


« fictions » c’est quand plus personne ne reconnaît en eux un héritage ancien faute de familiarité
avec la culture dont ils sont issus, ou quand on les entend raconter pour la première fois sans
référence à une mémoire collective21.

17
Thomas Honegger. « From Faëry to Madness: The Facts in the Case of Howard Phillips Lovecraft ». In Dick
Vanderbeke et Thomas Honegger (Éd.). From Peterborough to Faëry: The Poetics and Mechanics of Secondary
Worlds. Cormarë Series 31. Zurich and Jena : Walking Tree Publishers, 2014, p. 114.
18
Ibid., p. 135.
19
Voir l’analyse de la traduction prismatique proposée par Astrid Guillaume. « Traduction, sémiotique et
praxéologie ». Penser et agir. Paris : Le Manuscrit, 2009. 395-412.
20
Christine Raguet. « Entre l’Un et l’Autre ; de l’Un à l’Autre ; pour l’Un pour l’Autre : quel territoire ». In
Ronald Jenn et Corinne Oster (Éd.). Territoires de la traduction. Arras : Artois Presses Université, 2015, p. 188.
21
Véronique Gély. « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction ».
Société Française de Littérature Générale et Comparée, 2006. Web. Consulté le 11 juin 2013.

15
Reconnaître l’œuvre mythopoétique dans toute son ampleur intertextuelle suppose donc un
lecteur informé, ayant une connaissance préalable de la lignée des récits merveilleux dont elle
est l’héritière, un continuum s’étendant des cycles et sagas héroïques légendaires pour
atteindre l’émergence des genres fantastiques et gothiques, puis leurs réfractions modernes
nées de l’explosion des littératures de l’imaginaire au 20ème siècle faisant émerger de
multiples sous-genres : horreur, science-fiction, et fantasy – qui peuvent se décliner encore
plus finement. Se fait jour un vaste territoire littéraire dont les frontières s’avèrent souvent
difficiles à définir, voire poreuses.
Signe de cette porosité, on serait bien en peine de placer Dunsany ou Lovecraft sous la
bannière exclusive d’un seul de ces genres et sous-genres, d’autant plus qu’ils ne sont pas
sans poser eux aussi des problèmes d’ordre traductologique. En effet, qu’il s’agisse de
science-fiction et encore plus de fantasy, le champ littéraire français s’est calqué sur le modèle
américain en important telles quelles des étiquettes renvoyant de ce fait ostensiblement à une
tradition étrangère. Jean-Marc Gouanvic a analysé ce problème dans le cadre du phénomène
de l’importation de la science-fiction en France. Il voit dans cette « non-traduction » du
vocable qui désigne le genre un indice révélateur du rapport entre culture américaine et
culture française22. La question se corse lorsque l’on parle de fantasy, terme qui ne recouvre
pas exactement les mêmes réalités en France et dans la culture anglo-saxonne, où le genre est
pris dans une acception beaucoup plus large qui englobe littérature horrifique, merveilleux et
fantastique, tandis qu’en France, la fantasy n’a longtemps désigné que le sous-genre de
l’heroic fantasy23. Ce n’est que depuis récemment que le lectorat français commence à en
apprécier toute la richesse et les déclinaisons, grâce aux succès massifs de franchises comme
le Seigneur des Anneaux, Harry Potter, Twilight, Game of Thrones et leurs adaptations
audiovisuelles depuis le début des années 2000.
Ces littératures, qui font la part belle à l’expression d’une logique de l’imaginaire,
s’avèrent propices à la résurgence de figures et de schémas hérités des mythes et légendes, ce
qui en fait un terrain d’étude idéal du mode mythopoétique. Les travaux de chercheurs de plus
en plus nombreux en France permettent aujourd’hui d’affiner la cartographie de ces fictions et

22
Jean-Marc Gouanvic. Sociologie de la traduction : la science-fiction américaine dans l’espace culturel
français des années 1950. Collection « Traductologie ». Arras : Artois presses université, 1999, p. 7-8.
23
Voir Élizabeth Vonarburg. « La Fantasy ou le retour aux sources ». Europe, Le Fantastique Américain, no 707
(mars 1988) : 105-113.

16
de leur conférer une nouvelle légitimité24. Fortement marquées dans le milieu éditorial et
universitaire par une logique de genre, elles se sont en effet vues parfois qualifiées de
« paralittérature », reléguées au rang de récits populaires généralement médiocres reposant sur
la réitération de « recettes » ou de « formules », l’utilisation de codes et de normes qui leur
interdiraient toute prétention d’originalité. Marc Angenot parle de ce phénomène de
cloisonnement et de rejet comme d’un « tohu-bohu d’exclusions, de mises à l’écart qui ne
laisse en place qu’un résidu austère d’œuvres censées ‘originales’ adressées à un lecteur
adulte de sexe masculin, bourgeois de culture et de tempérament, en pleine connivence avec
les valeurs lettrées et leur séculaire transmission25 ». Il souligne le paradoxe qui fait que tout
un pan de la littérature soit dédaigné par les critiques de lettres dont elle devrait être l’objet
d’étude privilégié, et que seuls des spécialistes d’autres disciplines y trouvent un intérêt. Or
les particularités de répétition et de variation qui marquent la transmission de ces produits
culturels ont, selon lui, de quoi justifier l’intérêt des spécialistes, quelle que soit leur
approche :

Les textes dévalués des « en dehors » de la littérature, les textes-marchandises, laissés sans
surveillance en quelque sorte, peuvent intéresser non seulement le critique des lettres mais le
sociologue et l’historien dans la mesure où ils peuvent s’analyser à la fois comme répétition de
formules éprouvées, comme stéréotypie, produits à « consommation immédiate », comme
compulsion à redire le déjà-dit, comme pré-jugé et mé-connaissance et comme mouvance,
glissements subreptices, ironisation, émergence de logiques autres, émergence du noch-nicht-
Gesagtes, du pas-encore-dit26.

Angenot pense notamment à la science-fiction, mais la fantasy a suivi, bien que plus
tardivement, les mêmes schémas et a subi les mêmes mises à l’écart. Cette catégorisation a
une incidence sur la structure du champ littéraire, qui a tendance à regrouper et cloisonner.
Aux États-Unis, ce sont les magazines pulps tels que Weird Tales ou Astounding Stories qui
ont assuré un espace d’émergence et d’épanouissement à ces récits. En France, à l’exception
du Seigneur des Anneaux publié en 1972 chez l’éditeur littéraire Christian Bourgois, ce qui lui
confère un statut plus légitime, ce sont chez des éditeurs spécialisés ou dans des collections
dédiées que paraissent les textes, d’abord en fantastique ou science-fiction, la fantasy
n’apparaissant que tardivement en tant que genre distinct. L’auteur de « paralittérature »

24
Dont Jacques Goimard, Anne Besson, Vincent Ferré, Isabelle-Rachel Casta, Jacques Baudou, André- François
Ruaud – la plupart rassemblés au sein du Centre d’Etudes et de Recherche sur les Littératures de l’Imaginaire
(CERLI).
25
Marc Angenot. Les dehors de la littérature : du roman populaire à la science-fiction. Unichamp-essentiel 31.
Paris : Honoré Champion, 2013, p. 21.
26
Ibid., p. 17-18.

17
serait, au fond, condamné à une condition ancillaire semblable à celle du traducteur : il répète,
soumis à la tradition et aux sources qui l’ont précédé, dont il assure une diffusion plus large.
L’approche polysystémique de traductologues tels qu’Itamar Even-Zohar et Gideon
Toury, permet de visualiser l’espace culturel comme un ensemble dynamique de champs
interdépendants et hétérogènes, chaque système disposant d’un « centre » qui en définit les
principes d’acceptabilité, générateurs de nouveaux modèles, et d’une périphérie où gravitent
les éléments n’ayant acquis que peu de légitimité par rapport aux normes définies par le
centre27. Qualifier la fantasy de « paralittérature » équivaut ainsi à positionner ce genre en
périphérie du système littéraire. Toutefois, si l’on considère le rôle majeur que joua Lovecraft
en inspirant plusieurs générations d’écrivains à se servir d’éléments de son « mythe » comme
modèles, on peut attester qu’il en vint à rejoindre le centre du sous-système par ailleurs
périphérique des littératures de genre, en lutte constante pour être reconnues comme
légitimes. Il en va de même pour Dunsany. De manière générale, ces genres suscitent
aujourd’hui un indéniable engouement populaire : c’est dire la force de cette mémoire
collective que mentionnait Véronique Gély (cf. supra).
Dans la seconde moitié du 20ème siècle s’est forgée chez les lecteurs une familiarité de
plus en plus forte avec ces fictions, qui dépassent le cadre de la littérature pour en venir à
former une culture commune et partagée, et qui engendrent même une demande certaine. La
traduction, du fait de sa fonction médiatrice, fait partie de ce jeu qui contribue à donner forme
à la culture en ouvrant un espace dialectique entre soi-même et l’étranger ; son mouvement,
nous dit Berman, part « du propre, du même (le connu, le quotidien, le familier), pour aller
vers l’étranger, l’autre (l’inconnu, le merveilleux, l’Umheimlich) et, à partir de cette
expérience, revenir à son point de départ28 ». Ce mouvement dédouble donc celui d’ores et
déjà proposé par la littérature fantastique, et par la fantasy en particulier, lorsque ses mondes
imaginaires se font espaces vivaces et persistants de la mémoire culturelle collective de leurs
lecteurs, chaque récit de fantasy représentant un voyage qui transforme, qui marque, qui laisse
une trace – un voyage initiatique, qui représente le schéma de base sur lequel repose le genre,
et qui reproduit ce que Joseph Campbell a nommé le « monomythe29 ». Pour lui, tous les

27
Itamar Even-Zohar. « Polysystem Theory ». Poetics Today 1, no 1/2 (Automne 1979) : 287-310.
28
Antoine Berman. L’Épreuve de l’étranger : culture et traduction dans l’Allemagne romantique : Herder,
Goethe, Schlegel, Novalis, Humboldt, Schleiermacher, Hölderlin. Paris : Gallimard, 1995, p. 76.
29
Joseph Campbell. The Hero with a Thousand Faces. 3 éd. Bollingen series XVII. Novato : New World
Library, 2008 [1956].

18
mythes ne seraient que des variations d’un même récit, qui prétend à l’universalité. La fantasy
semble bien reposer sur le même principe30.
C’est d’ailleurs le point de départ de l’ouvrage récent de Brian Attebery Stories about
Stories: Fantasy and the Remaking of Myth qui lie ostensiblement le genre de la fantasy et la
transmission mythique, le premier permettant de recréer et recontextualiser les récits
fondateurs, dans la droite lignée des conteurs de la tradition orale. Ce faisant, Attebery pose la
mythopoétique comme approche résolument moderne des littératures de l’imaginaire :

The nature and power of fantastic literature can hardly be understood without reference to the
close collaboration between fantasy writers and myth scholars and popularizers. Conversely,
fantasy offers a glimpse into the process by which mythic patterns transmit cognitive structures
even without the sanction of official belief. To study myth in the modern world is to study
imagination and vice-versa. […] One reason for [fantasy’s cultural importance]is [its] capacity
for mythopoiesis: the making of narratives that reshape the world31.

En résumé, la « mythopoétique » telle que nous l’entendons renvoie à un mode


d’écriture à portée symbolique et créatrice de lien social, non pas en termes de croyance mais
de familiarité, de culture, voire de complicité. L’œuvre mythopoétique se trouve donc en
tension entre une adhésion collective et la constitution d’une mythologie personnelle. Dès
lors, elle ne peut se limiter à l’objet physique que constitue le livre, ce dernier se trouvant en
fait au cœur d’un réseau constitué des divers textes et produits culturels qui en sont autant de
réfractions. L’œuvre kaléidoscopique atteint une dimension mythique, non pas en termes de
croyance ou de foi, mais en termes de familiarité, de complicité avec l’auteur, et d’adhésion à
un ensemble culturel doté d’une force d’attraction magnétique. Cette force implique que ces
différents éléments soient partagés, les efforts créatifs étant en déplacement constants et
fluides. Ce lien s’établit par le biais de mouvements de translation (qui incluent évidemment
la traduction, directement si l’on considère la polysémie du terme anglais translation32) et de
réfraction. Ces mouvements contribuent à tisser les auras d’une œuvre et d’un auteur, et

30
Hollywood notamment s’est approprié le concept du « monomythe » pour en faire un modèle à l’attention des
scénaristes sous la forme du Vogler memo, et Star Wars est sans doute l’exemple le plus frappant d’une
répétition plus moderne du « voyage du héros ».
31
Brian Attebery. Stories about Stories: Fantasy and the Remaking of Myth. Oxford : Oxford University Press,
2014, p. 8.
32
Berman fait déjà allusion à d’autres processus participant de la constitution de la culture de la traduction, qui
« partage [la] fonction [médiatrice de l’étranger] avec une série d’autres « translations » qui constituent autant de
rapports cycliques à soi et à l’étranger » (L’Épreuve de l’étranger, op. cit., p. 79). Il y voit la cause de l’essor à
l’époque romantique d’un intérêt européen général pour « l’étranger », se manifestant par l’apparition de la
philologie, l’orientalisme, la recherche comparatiste, la science du folklore, les grands dictionnaires nationaux, la
critique littéraire et artistique.

19
d’autres peuvent s’y agréger, en une toile rhizomatique dont la mythopoétique serait le centre
moteur.

La longue déconsidération des genres de l’imaginaire a eu un impact certain sur leur


sous-représentation en tant que sujet de recherche traductologique. La fantasy, bien que
décrite comme un genre « typiquement anglo-saxon33 », n’a que peu été étudiée sous l’angle
de la traduction ; et lorsque c’est le cas, elle disparaît notoirement le plus souvent dans
l’ensemble voisin de la littérature de jeunesse. Exemple révélateur : dans l’intitulé de la
journée de recherche organisée le 24 mars 2016 par le groupe « Penser la Traduction » de
l’université Paris 8, « Traduire pour la jeunesse / traduire la fantasy : enjeux et spécificités » ;
le genre qui nous intéresse arrive en seconde position, et dans les faits, une seule
communication y a été consacrée à la fantasy : « Nouveau traducteur, nouveau paradigme ?
La succession du Trône de fer » par Vivien Féasson. Ce dernier prépare actuellement une
thèse sur « Le style en fantasy et sa traduction (anglais/français) » sous la direction d’Antoine
Cazé, dans laquelle il s’intéresse précisément aux romans de fantasy ayant connu une ou
plusieurs retraductions en français.
On souhaiterait y voir les prémices d’un mouvement qui gagnerait à se généraliser, et
comblerait ainsi cette lacune que déplorait Allan Turner en 2005, à l’issue de sa propre étude
sur la traduction en français des éléments philologiques chez Tolkien :

[There’s a] need for more studies of translating fantasy and other types of non-real fiction, to
investigate how text-worlds are represented in the target langage, how they relate to the real
world as represented by both the source culture and the target culture, and how far it is thought
desirable to maintain consistency. Since fantasy is often viewed as an Anglo-Saxon genre, it
would be interesting to see to what extent foreignising translation techniques are employed for
works of this kind34.

Le moment semble d’autant plus propice que nous nous trouvons actuellement en présence
d’un phénomène particulier qui permet à la traduction de gagner en visibilité auprès du grand
public : le 21ème siècle sera, prédisait Isabelle Collombat en 2004, « l’âge de la
retraduction35 ». Elle identifie une vague qui s’amplifie depuis les années 1990, et qui, si elle
n’est pas encore étudiée en tant que phénomène traductologique, a le mérite d’ouvrir plus
d’espace d’expression au traducteur, tout en faisant parfois « couler beaucoup d’encre dans la

33
Anne Besson. La Fantasy. Paris : Klincksieck, 2007, p. 13.
34
Allan Turner. Translating Tolkien: Philological Elements in The Lord of the Rings. Duisburger Arbeiten Zur
Sprach-und Kulturwissenschaft 59. Frankfurt am Main : Lang, 2005, p. 192.
35
Isabelle Collombat. « Le XXIe siècle : l’âge de la retraduction ». Translation Studies in the new Millennium,
o
n 2 (2004) : 1-15.

20
presse littéraire grand public36 ». Les lecteurs ont l’occasion de lire des préfaces de la main
des traducteurs, ceux-ci ont l’occasion de parler de leur travail au cours d’entrevues, ce qui
met notamment en lumière la « pluralité des approches traductionnelles », de trouver des
« circonstances atténuantes aux défaillances des premières traductions », et enfin d’en
accepter le « caractère non-définitif » 37. Ce phénomène nouveau constitue une mise en récit
inédite de la traduction et de son inscription dans l’histoire.
L’exemple de la nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux épouse très exactement
ce schéma, avec La Fraternité de l’Anneau en 2014, Les Deux Tours en 2015, et Le Retour du
Roi (2016). La première traduction, signée Francis Ledoux, datait de 1972. Vincent Ferré, qui
a supervisé cette nouvelle traduction réalisée par Daniel Lauzon, revient précisément sur les
failles de cette première version, louable au vu de la complexité du monde de la fiction et du
« déficit d’information sur la ‘mythologie’ et la cosmologie tolkieniennes38 » disponible dans
les années 1970. Ce projet démontre en outre la synergie possible entre le monde de la
recherche universitaire et les projets éditoriaux, ce qui permet au traducteur de bénéficier
d’apports d’informations et de ressources critiques, et lui donne une vision d’ensemble du
contexte dans lequel s’ancre le texte qu’on lui donne à traduire – notamment lorsque celui-ci
s’inscrit ostensiblement dans un « ensemble » au point que l’on parle d’« œuvre monde ».

Est-il possible de traduire J. R. R. Tolkien et son œuvre « monde » ? Celle-ci semble autonome
dans sa circularité et sa cohérence, sensible dans la manière dont les textes s’engendrent ou se
font écho ; elle apparaît également « enracinée » dans le passé médiéval, sur le plan des motifs,
de la structure et du style39.

On voit bien quel défi traductionnel représentent de tels textes, surtout dans l’optique de
recréer non seulement un récit et un style, mais également quelque chose de plus diffus et de
plus organique que mécanique : « la manière dont les textes s’engendrent ou se font écho ».
Nous inscrivant très précisément dans cette nouvelle perspective critique, nous nous
proposons d’appliquer une analyse traductologique des transferts de ces textes d’une langue à
l’autre et d’une culture à l’autre, et de la manière dont traductions et retraductions ont pu
participer de la transmission des œuvres mythopoétiques de Lord Dunsany et H. P. Lovecraft,

36
Ibid., p. 2.
37
Ibid., p. 9.
38
Vincent Ferré. « Peut-on (re)traduire J. R. R. Tolkien ? De la traduction en français d’une traduction fictive
écrite par un authentique traducteur. » Europe, no Tolkien/Lovecraft (avril 2016). Web. Consulté le 10 juil. 2017.
39
Ibid.

21
qu’il s’agisse de recréer leurs univers imaginaires ou la saveur particulière de leur style, de
s’affirmer en tant que nouveau visage de l’œuvre ou ambassadrices discrètes de l’étranger.

2. Une étude de cas à double entrée

On assiste avec Lord Dunsany, puis H. P. Lovecraft qui s’en inspirera, à un


déploiement de la démarche littéraire mythopoétique telle que la développera ensuite J.R.R.
Tolkien, et à sa suite tout le courant de la fantasy qui prend son essor dans la deuxième moitié
du 20ème siècle. En 1905 paraît le premier recueil de Lord Dunsany, The Gods of Pegāna, dans
lequel l’auteur bâtit une cosmogonie complète sur le modèle de la King James’ Bible. Il y crée
un panthéon complet de dieux nés des rêves de l’entité suprême Māna-Yood-Sushāi, dont il a
été prédit que le réveil provoquera la fin des temps. Les nouvelles suivantes de Dunsany
confirmeront cette poétique créatrice du mythe et du rêve : il poursuit l’exploration de Pegāna
dans le recueil Time and the Gods (1906), et bien que ce fictif royaume des dieux ne soit plus
mentionné dans The Sword of Welleran (1908), A Dreamer’s Tales (1910) et The Book of
Wonder (1912), où les récits se recentrent progressivement sur des protagonistes humains, ces
derniers restent néanmoins toujours vus à travers le prisme de leurs interactions avec un
univers profondément onirique, crépusculaire et merveilleux. Suite à son expérience de la
guerre, au cours de laquelle il sera grièvement blessé, il développera progressivement des
récits plus incisifs et ironiques, marqués par un certain désenchantement. Dunsany connaît un
franc succès de son vivant, qu’il doit cependant surtout à son théâtre – genre privilégié du
mouvement de la Renaissance littéraire irlandaise et bénéficiant d’un prestige et d’une
visibilité accrus grâce aux productions de l’Abbey Theatre, lieu où se forge la mémoire
collective d’une Irlande avide de mettre en scène sa propre identité. Dunsany n’embrasse
toutefois pas ce projet et adopte une posture d’auteur plus universelle, détachée de toute
considération politique. Ses conférences aux États-Unis suscitent un vif enthousiasme en
1919-1920, et c’est à l’occasion de l’une d’elle que le découvre H. P. Lovecraft,
instantanément subjugué par le personnage excentrique et grandiose du lord irlandais.
C’est à cette période, en effet, que Lovecraft amorce une œuvre fantastique
caractérisée par un panthéon qui ira toujours croissant ; le nom de Cthulhu, terrible divinité
qui sommeille et rêve sous la mer, est passé à la postérité : on parle de « Mythe de Cthulhu » -
terme discutable et qui a donné lieu à de vifs débats, (car il n’a jamais été employé par
Lovecraft lui-même, mais par son disciple et éditeur posthume, August Derleth). Toujours est-
22
il qu’il semble devoir être attaché pour longtemps à l’œuvre de Lovecraft dans l’imaginaire
collectif. Lovecraft est à l’origine d’un colossal jeu littéraire qui touchera plusieurs
générations d’auteurs, ceux-ci venant s’approprier et enrichir « le Mythe » au travers de leurs
propres écrits40. Pourtant, contrairement à Dunsany, Lovecraft ne connaît, de son vivant,
qu’une diffusion limitée à la publication dans les magazines pulps, et ce n’est que de manière
posthume qu’apparaissent de véritables recueils sous forme de livres. L’aura foisonnante de
l’œuvre lovecraftienne s’est accrue au fil des années et au-delà des frontières, de sorte
qu’aujourd’hui on trouve des adaptations et références à son univers fictionnel dans tous les
domaines culturels (musique, cinéma, jeux, etc.).
En France, les destins des œuvres de Dunsany et Lovecraft ont longtemps été très
différents : le premier est peu, voire non représenté dans les rayonnages des librairies, à
quelques rares exceptions spécialisées dans la littérature de genre. Le second, en revanche,
fait partie du catalogue de toute librairie. Une rapide rétrospective éditoriale nous apprend
que, si dès les années 1920, Dunsany apparaît en France, sa diffusion reste limitée : Le Livre
des Merveilles est publié en 1924 dans une traduction de Marie Amouroux, et un conte isolé
dans La Revue de Genève (1923)41, mais c’est surtout son théâtre qui nous parvient, traduit
par Maurice Bourgeois dans La Revue Européenne entre 1923 et 1930. Un certain nombre de
nouvelles sont également traduites à la même époque par Julien Green, écrivain américain de
langue française alors âgé d’une vingtaine d’années et plus tard élu à l’Académie Française,
mais aucune maison d’édition ne se montre intéressée ; Dunsany tombe rapidement dans un
étrange oubli et ne s’exporte guère en France. Au contraire, l’œuvre de Lovecraft, peu connue
de son vivant, bénéficie par la suite du bouillonnement créatif que son auteur a su générer
chez ses contemporains, avec de premières traductions à partir de 1954 (dont les Montagnes
Hallucinées, dont nous parlions en préambule), qui seront régulièrement suivies de nouvelles
parutions.
Dans les années 1970, les deux auteurs bénéficient simultanément d’un phénomène de
résurgence : la diffusion de Lovecraft s’intensifie notoirement à la suite d’un renouveau
d’intérêt pour le fantastique en général. Sa fiction devient rapidement intégralement

40
Clark Ashton Smith et Robert Howard, contemporains de Lovecraft, réutilisèrent certains des éléments de son
univers fictionnels et réciproquement. Par la suite, la liste des continuateurs inclut des auteurs tels que Robert
Bloch, August Derleth, Brian Lumley, Lin Carter, Stephen King. Le phénomène se poursuit encore aujourd’hui :
le critique S. T. Joshi, spécialiste de Lovecraft, publie en 2013 The Assaults of Chaos dans lequel il rend
hommage à cette tradition en faisant de Lovecraft son héros affrontant l’une des entités malveillantes phares de
son œuvre.
41
« L’Elfe », traduction par Guillaume Lerolle de « The Kith of the Elf-Folk », extraite du recueil The Sword of
Welleran.

23
accessible en français. Le « Mythe de Cthulhu » se consolide et se diffuse d’ailleurs à cette
époque, dans les magazines amateurs comme dans les revues et les romans, grâce à l’essor de
la littérature de terreur au milieu de la décennie. Du côté de Dunsany, son roman le plus
connu, La Fille du roi des elfes, paraît pour la première fois chez Denoël en 1976 dans une
traduction d’Odile Pidoux. On note encore la publication de rares nouvelles isolées au sein de
revues ou d’anthologies : Nouveau Planète (1969), L’année 1977-1978 de la SF (1978), Le
Manoir des Roses : L’épopée fantastique, collection « Le Livre d’Or de la Science-Fiction »
(1978), Contes inquiétants et sardoniques de Pierre Leyris (1985)42. Il faut attendre 1991 pour
que le fils de Julien Green retrouve les traductions de son père et les fasse publier sous le titre
Merveilles et Démons.
Au tournant du 21ème siècle, leurs destins se rejoignent encore davantage et ils
s’inscrivent en plein dans « l’Âge de la retraduction » : les deux auteurs sont traduits ou
retraduits en français dans la première décennie des années 2000 et ce de manière presque
simultanée. La Fille du roi des elfes est réédité en 2006 par Denoël, dans une nouvelle
traduction par Brigitte Mariot. Entre 2000 et 2007, les éditions Terre de Brume font traduire,
réviser ou retraduire les six premiers recueils de contes publiés par Dunsany au début de sa
carrière. Du côté de Lovecraft, dont tous les textes sont accessibles en français depuis les
années 1980, ce sont les retraductions qui fleurissent : paraissent chez Mnémos en 2010 Les
Contrées du Rêve et en 2013 Les Montagnes Hallucinées et autres récits d’exploration dans
de nouvelles traductions de David Camus ; en 2012, Bragelonne et les éditions Sans Détour
co-éditent Cthulhu : le Mythe, retraductions de Maxime Le Dain et Sonia Quémener43 ; enfin,
en avril 2015 sortent chez l’éditeur Points trois « nouvelles traductions inédites » de François
Bon : L’Appel de Cthulhu, Dans l’abîme du temps, et La Couleur tombée du ciel. Une « réelle
redécouverte » qui « remet en perspective » ces récits fondateur du mythe littéraire créé par
l’auteur, nous vante l’éditeur sur son site44.
Pourquoi ce renouveau ? Dans les deux cas, on constate un véritable souci de faire
redécouvrir les œuvres, auparavant oubliées ou malmenées, sous une forme plus proche de

42
Ces vagues d’intérêt sont sensibles également dans le domaine de la recherche : si l’on examine le sommaire
de l’ouvrage édité en 2013 par S. T. Joshi, Critical Essays on Lord Dunsany, la sélection d’articles reproduits
fait apparaître quatre périodes distinctes, dont un renouveau d’intérêt très marqué aujourd’hui : 1905-1926,
1951-59, 1982-98, et 2009-2013.
43
Il s’agissait en fait d’un tome 1, qui a depuis été suivi de trois autres volumes en 2015, 2016 et 2018, tous
traduits par Arnaud Demaegd. Seul le 4ème est doté d’un sous-titre : « Les Contrées du Rêve », ce qui le rattache
directement à notre corpus – mais au vu de sa parution toute récente, nous nous contenterons de l’évoquer en
conclusion.
44
« H. P. Lovecraft, maître de l’horreur et du fantastique. Nouvelles traductions et préfaces inédites de François
Bon ». Le Cercle. Éditions Points, 2016. Web. Consulté le 2 nov. 2017.

24
leur original (rassembler les nouvelles éparpillées de Dunsany en recueils tels qu’ils ont été
pensés, dans un cas ; rendre justice au style si particulier de Lovecraft qui a souffert de
traductions incomplètes ou inexactes d’autre part). Il s’agit de porter sur les textes originaux
un regard nouveau, qui s’accompagne d’une volonté de partage et de mise à disposition
respectueuse, et ainsi de les remettre en mouvement dans l’espace littéraire, de les réinscrire
dans le courant de l’Histoire. Il s’agit, enfin, de les faire participer d’une poétique, au sens que
Meschonnic a su donner à ce terme, rendue visible et sensible par la succession des
retraductions : « Ce sont les retraductions qui procurent la série la plus documentée des
transformations d’un texte, de ses mouvements, par lesquels une culture se montre
poétiquement45 ». C’est l’étude de versions démultipliées qui permet de mettre au jour les
invariants autour desquels gravitent des stratégies et projets de traductions divers, ancrés dans
leur contexte et leur époque, ainsi que les modalités d’une convergence particulièrement
visible entre deux œuvres et deux auteurs. Se dégagent alors des processus de transfert et de
translation complexes pris au sens le plus large, en tant que déplacement – en d’autres termes,
de textes voyageant d’un espace à un autre, qu’ils soient linguistiques, culturels, ou
simplement géographiques.
Au fil de ces mouvements, un ensemble de transformations s’effectuent à mesure que
divers agents s’y impliquent, forts de leur propre vision et intentions concernant ces textes
ainsi que les ensembles qui doivent les subsumer, de sorte que l’on assiste à « un processus de
réception et de réécriture, de mémorisation et de déformation », processus décrit par
Véronique Gély qui explique comment la fiction prend ainsi peu à peu une ampleur
mythique46. Selon elle, examiner de tels processus constitue précisément la tâche de ce qu’elle
nomme « mythopoétique comparatiste ». Ainsi, la mythopoétique, servant également en tant
qu’outil et grille d’analyse, doit permettre d’éclairer notre compréhension de la relation qui se
tisse entre mythe et littérature. Il ne s’agit pas simplement d’étudier la façon dont la littérature
s’empare et actualise des mythes préexistants, qui lui seraient donc à la fois antérieurs et
extérieurs, mais également d’une exploration de « l’espace de jeu de l’imagination » où se
noue un double mouvement créateur réciproque dès lors qu’une fiction est adoptée sur un
mode collectif :

Une mythopoétique ne postulerait, quant à elle, ni antériorité, ni extériorité des mythes par
rapport à la littérature. Elle s’attacherait en revanche à examiner comment les œuvres « font »

45
Henri Meschonnic. Poétique du traduire. Paris : Verdier, 1999, p. 175.
46
Véronique Gély. « Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction. »
Op. cit.

25
les mythes et comment les mythes « font » l’œuvre : non seulement de quel « travail » les
mythes sont les acteurs, les agents […] mais aussi de quel « travail » ils sont le résultat, le
produit, le « fait »47.

C’est ce double mouvement qui nous intéresse pour éclairer la réception de Lord Dunsany et
H. P. Lovecraft ainsi que la façon dont cette survivance soumet l’œuvre à des transformations,
évolutions et variations, sur le modèle de la genèse et de la transmission mythique.
Par un renversement du point de vue généalogique qui voudrait que ce mouvement
parte de l’original pour se décliner en différentes variantes, le regard rétrospectif porté par la
postérité contribue également à modifier la représentation collective que se font les lecteurs
d’une œuvre, ce qui explique en partie le lien explicite entre Dunsany et Lovecraft, et nous
pousse à remettre en perspective les notions de filiation ou d’influence littéraire. Dunsany est-
il, en tant que modèle, l’un des « pères » de Lovecraft ? Pourtant, en termes de survivance,
c’est bien à l’ombre bienveillante de ce dernier que l’œuvre dunsanienne se voit revigorée à
partir de la deuxième moitié du 20ème siècle, et ce jusqu’à aujourd’hui : il n’est de texte
critique ou de préface consacrés à Dunsany qui ne mentionnent l’admiration où la dette de
Lovecraft à son endroit, venant légitimer qu’on souhaite faire (re)découvrir le conteur
irlandais. L’influence significative jouée par les nouvelles de Dunsany sur l’écriture de
Lovecraft, qui imita au début de sa carrière son style poétique et archaïsant, est en effet
reconnue ouvertement par ce dernier. Dans une lettre de 1923, adressée à son collègue et ami
Clark Ashton Smith, il affirme que, Poe excepté, Dunsany est l’écrivain qui fait la plus forte
impression sur lui.

Truly, Dunsany has influenced me more than anyone else except Poe—his rich language, his
cosmic point of view, his remote dream-world, & his exquisite sense of the fantastic, all appeal
to me more than anything else in modern literature. My first encounter with him—in the autumn
of 1919—gave an immense impetus to my writing; perhaps the greatest it has ever had...48.

Souvent, c’est d’ailleurs par le biais de recherches sur Lovecraft, son « mythe » et ses sources
que lecteurs ou chercheurs découvrent, presque par hasard, ce nom déguisé en adjectif,
« dunsanien ». Et la curiosité fait le reste ; ce fut le cas pour Lin Carter dans les années 1970,
puis pour le critique S. T. Joshi, éditeur prolifique et spécialiste d’abord de Lovecraft puis
également de Dunsany. En France, Max Duperray a publié en 1979 la seule thèse française

47
Ibid.
48
H. P. Lovecraft. « Lettre à Clark Ashton Smith, 30 juillet 1923 ». hplovecraft.com. Web. Consulté le 14 juillet
2015.

26
jusqu’à présent consacrée au lord irlandais49 ; son intérêt, témoigne-t-il, est né lorsque, ayant
commencé à lire Lovecraft et cherché ses sources, il s’est aperçu que Dunsany y figurait en
première ligne, en particulier pour ce qu’il nomme « le mythe de Kadath50 ».
C’est partant de ce constat qu’en termes de corpus, nous avons retenu d’une part les
nouvelles dunsaniennes de Lovecraft connues sous le nom de cycle des Contrées du Rêve,
retraduites par David Camus et rassemblées dans un recueil qui porte ce même titre en 201051,
et d’autre part les nouvelles de Dunsany conseillées par Lovecraft lui-même pour la beauté
onirique de leur écriture, et qui l’auraient le plus marqué, tel qu’il en dressa lui-même la liste :

Dunsany does not deal much in horror, but weaves a strangely potent fantastic beauty which has
its roots in primitive myth & folklore. I know of no other writer who so magically opens up the
enchanted sunset gates of secret & ethereal worlds. He influenced me overwhelmingly about a
decade ago—my White Ship period—& if you liked that, you would like Dunsany himself still
better. I’d be inclined to advise you to read his Gods of Pegana, A Dreamer’s Tale, The Sword
of Welleran, The Book of Wonder, & Time & the Gods. It is sheer music, colour, ecstasy, &
dream52.

Cette sélection en chassé-croisé au sein de l’œuvre des deux auteurs doit permettre de trouver
une unité se situant au niveau du pouvoir évocateur de la langue qui modèle ces univers, dont
le point commun est la formation d’un espace géographique fictionnel à la fois unique et
multiple : le monde des rêves, ou les mondes du rêve. Un territoire où, par définition,
l’inconscient et l’imaginaire règnent en maître, et qui dès lors s’avère un terreau fertile où
peut fleurir l’écriture mythopoétique.
Il pourrait paraître paradoxal, au vu du sujet qui nous intéresse, d’avoir exclu de notre
corpus les nouvelles canoniques de Lovecraft habituellement rassemblées sous la bannière du
« Mythe de Cthulhu » pour leur préférer précisément des textes qui en ont été séparés53. Il y a
plusieurs raisons à ce choix : tout d’abord, les nouvelles dunsaniennes de Lovecraft ont
49
Max Duperray. Le monde imaginaire de Lord Dunsany (1978-1957). Lille : Atelier reprod. th. Univ. Lille 3,
1984.
50
Max Duperray, entretien personnel réalisé par e-mail, 2 octobre 2013.
51
Nous avons pris le parti de nous cantonner aux quatorze nouvelles sélectionnées pour ce recueil récent qui
présente ostentatoirement au public le pan de l’œuvre lovecraftien axé sur son univers onirique, mais notre
réflexion nous amènera à mettre en lumière les questions et implications de cette sélection qui exclut de fait
d’autres récits où l’onirisme dunsanien, bien que plus subtil, est néanmoins indéniable – c’est par exemple dans
At the Mountain of Madness, pourtant récit d’exploration scientifique, que Lovecraft utilise l’adjectif
« dunsanian » pour caractériser les paysages irréels découverts par ses personnages.
52
H. P. Lovecraft. « Lettre à Miss Elizabeth Toldridge, 21 février 1929 ». hplovecraft.com. Web. Consulté le 15
oct. 2014.
53
The Call of Cthulhu, nouvelle emblématique et véritablement fondatrice, a connu pas moins de six traductions
françaises différentes en 1954, 1975, 1998, 2008, 2012, deux en 2013 (dont une version bilingue), 2015 – le
rythme ces dernières années se fait rien moins que frénétique. Le fait que Lovecraft soit tombé dans le domaine
public au 1er janvier 2008 n’y est sans doute pas étranger.

27
souvent été éclipsées par les textes canonisés appartenant au « Mythe », et notamment en
France. Excepté les textes parus en 1954 dans le recueil Démons et merveilles, qui inclut
notamment la longue nouvelle emblématique « The Dream-Quest of Unknown Kadath »
(dernier texte de veine dunsanienne écrit par Lovecraft, qui représente donc un aboutissement
dont on souhaiterait explorer la genèse via les textes l’ayant précédé), et jusqu’à la publication
des Contrées du Rêve en 2010, ces nouvelles ont toujours été publiées disséminées au sein de
recueils : « Night Ocean et autres nouvelles », « Dagon et autres récits de terreur ». Toujours
présentées comme « et autres… », donc peu visibles, elles ont peu retenu l’attention de la
critique et méritent sans doute aujourd’hui une réévaluation.
Mais surtout, au niveau de l’écriture elle-même, la « White Ship period » de Lovecraft
fait apparaître d’autres procédés et stratégies stylistiques que ceux qu’il emploie pour les
textes dits « du Mythe », déjà très étudiés par ailleurs. Dans ces derniers, Lovecraft délaisse
un certain merveilleux au profit de l’horreur décrite de manière chirurgicale et scientifique ; à
ce stade, il est déjà passé à une étape ultérieure dans la formation de son œuvre. Si on y trouve
cultes et divinités extraterrestres, on abandonne en fait progressivement le mode d’écriture
mythopoétique qui est précisément l’objet de notre intérêt et justifie le lien avec Dunsany, qui
repose avant tout sur une métafigure à l’échelle de multiples textes faisant de l’auteur un
démiurge créateur d’un monde imaginaire, « l’élaboration d’un mythe » étant « la démarche la
plus dunsanienne qui soit54 », a pu écrire Max Duperray, tout en reconnaissant que « le texte
dunsanien n’est pas une mythologie mais une pseudo-mythologie ; c’est dans cette recréation
que réside sa valeur55 ». D’ailleurs, Dunsany comme Lovecraft sont fortement marqués par un
phénomène d’imitation proche du pastiche – imitation du style biblique, des épopées antiques,
des récits folkloriques issus de la tradition orale, etc., mais passé au prisme d’influences plus
contemporaines, ce qui fait qu’il est possible de lire ces textes non seulement comme
« pseudo-mythologie », mais aussi comme des « pseudo-traductions » :

Dunsany’s tales sound like late-Classical myths, something spun up by Virgil or Ovid or one of
those guys and translated by an Edwardian Irishman. Lovecraft’s best work sounds like early
myth, something desperately smooshed together by Hesiod or hinted at by Euripides and
translated by a shocked Cotton Mather56.

Par leur existence même, ces récits pointeraient donc vers un avant fantasmé, vers des
originaux eux-mêmes imaginaires et sans autre substance que celle de leurs réécritures. C’est

54
Max Duperray. Op. cit., p. 2.
55
Ibid., p. 195.
56
Kenneth Hite. Tour de Lovecraft: the Tales. Alexandria : Atomic Overmind Press, 2008, p. 30-31.

28
par ce pouvoir de suggestion et d’évocation que les deux auteurs semblent partager une
origine commune, bien que spectrale, comme deux traducteurs d’un même texte-source vont
nécessairement produire des textes à la parenté plus ou moins fortement marquée.
Néanmoins, nous entendons dépasser une analyse qui réduirait ces œuvres « de
jeunesse » à de l’imitation naïve et peu inspirée de la part d’auteurs en formation, qui
attendraient d’accumuler assez d’expérience pour s’émanciper et se forger leur propre style.
Les textes sélectionnés voient le jour à l’aube de la carrière littéraire de leurs auteurs
respectifs. Or, se concentrer sur ces textes rend justement plus visibles les procédés
d’influence et de transmission dans la formation complexe d’une œuvre à laquelle la
cohérence n’est parfois conférée que rétrospectivement : par exemple, The Dream-Quest of
Unknown Kadath, un des derniers écrits de Lovecraft, reprend des éléments, lieux et
personnages des nouvelles dunsaniennes l’ayant précédé pour les intégrer à un même récit ; ce
n’est qu’après coup que chaque tesselle se révèle comme faisant partie d’une vaste mosaïque.
Tout ceci nous amène à penser que ce qui caractérise les œuvres de notre corpus n’est
pas qu’elles constituent des mythes littéraires à proprement parler, mais qu’elles nous placent,
par le fond et la forme, en présence d’un « mode » mythopoétique, qui ne repose pas tant sur
la formation d’un scénario à la densité solide que sur l’imitation de la posture
mythographique, qui donne au lecteur l’illusion de se retrouver en présence d’une forme de
récit issue d’un lointain passé. C’est ce qu’exprime Max Duperray lorsqu’il écrit que The
Gods of Pegāna révèle un « effort pour annuler la présence de l’auteur et retrouver la parole
anonyme d’une mythologie collective57 » et c’est la raison pour laquelle, dès 1925, Dunsany a
pu être qualifié de « seul écrivain authentiquement mythopoétique de sa génération58 ».
Duperray consacre par ailleurs un chapitre entier de sa thèse à l’analyse de la féérie et du
fantastique comme constitutifs de « l’œuvre mythopoétique » de Dunsany, dans laquelle il
identifie ce mode comme « divination d’un passé commun, mode dont la perte s’exprime par
un sentiment de frustration et une situation en porte-à-faux » ; en d’autres termes, il s’agit
d’une « nostalgie d’une origine59 ». Chez Dunsany, cela se traduit par la récurrence de motifs
ou de symboles plus que de trames narratives, en particulier la figure prééminente du Temps,
d’abord serviteur soumis des Dieux, mais que ceux-ci apprennent à craindre car rien ne
semble pouvoir échapper à ses assauts inéluctables. Importance également des cités
magnifiques telles que Babbulkund ou Bethmoora, dont les splendeurs n’égalent que la
57
Max Duperray. Op. cit., p. 88.
58
Ludwig Lewisohn, « Dunsany ». In S. T. Joshi, (Éd.). Critical Essays on Lord Dunsany. Lanham : The
Scarecrow Press, 2013, p. 143-144. Publié pour la première fois dans The Nation n° 3029, 25 juil. 1925, p. 95.
59
Max Duperray. Op.cit., p. 151.

29
puissante menace de destruction qui pèsent sur elles – la première est condamnée dès le titre,
« The Fall of Babbulkund », rappelant le destin tragique de la Babylone mythique à laquelle
son nom fait écho, et la seconde finit en ruines éparses englouties par les sables du désert. La
merveille est une bulle de rêve fragile que les personnages poursuivent, la quête se concluant
plus souvent qu’à son tour par l’échec. Chez Lovecraft, Iranon cherchera en vain la cité
d’Aïra (« The Quest of Iranon ») et le rêveur Randolph Carter n’atteindra jamais la cité
merveilleuse aperçue dans ses rêves (The Dream-Quest of Unknown Kadath).

II. Ludicité et traduction

Les œuvres qui nous intéressent et les activités d’écriture et de réécriture qu’elles
suscitent postulent l’acceptation de règles, d’un champ et d’enjeux spécifiques, adoptés de
manière collective par un phénomène d’adhésion relevant à la fois d’une logique de marché
éditorial et d’un attachement fervent et passionné, celui des « fans ». Ce processus implique
donc plusieurs acteurs, ayant à cœur à la fois leurs intérêts propres et parfois ceux d’un groupe
ou d’une équipe, tout ceci donnant naissance à de nouvelles dynamiques culturelles
structurant ce qu’Anne Besson a nommé une « culture ludique » marquée tout à la fois par des
rapports d’attachement et de distanciation, et qui « nous introduit à la grande question de la
prégnance du/des jeu(x) dans l’appréhension contemporaine du rapport aux mondes de la
fiction60 ». Cette ludicité s’inscrit en plein dans l’Âge de la Retraduction du 21ème siècle,
puisqu’elle se caractérise par la « multiplication des vecteurs qui participent à la construction
d'un imaginaire commun propre à l’occident postmoderne. Ensemble, ils disent que le monde
est une histoire, que l’œuvre est un monde, et que tout est un jeu à part le jeu lui-même, qui
est sérieux61 ». Les traducteurs eux-mêmes se voient acteurs de cette histoire, réécrivains des
mondes de fictions, participants à une œuvre qui les dépasse et qu’ils font déborder en
l’ouvrant à ses multiples potentialités.
En somme, la traduction de l’œuvre mythopoétique peut être envisagée sous l’angle du
jeu, « expérience d’appropriation des données fictionnelles62 », sous ses diverses formes. Le
traducteur comme joueur se place au sein d’un ensemble marqué par la polysémie du terme et

60
Anne Besson. Constellations : des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain. Paris : CNRS éditions,
2015, p. 258.
61
Ibid., p. 9.
62
Ibid., p. 280.

30
revêt une multitude de rôles potentiels, selon sa conception du jeu en question ; il joue le jeu
du comédien lorsqu’il cherche à faire entendre la voix de l’auteur derrière la sienne, ou sa
voix propre derrière celle de l’auteur ; le jeu du musicien par l’infinité des variations possibles
que permet l’interprétation du texte-source comme partition ; le jeu de la compétition sportive
par le travail d’équipe et la concurrence du marché, entre plusieurs traducteurs ou plusieurs
traductions ; le jeu naïf et désintéressé de l’enfant qui laisse libre cours à son imagination et
fantasme sans peine autour de lui un monde fictif aux infinies possibilités ; le jeu sérieux de la
résolution de problèmes logiques, par la manipulation des mots comme on remplit une grille
de mots croisés, ou par l’élaboration de stratégies en anticipant les obstacles à venir, comme
face à un adversaire aux échecs. Jeu, enfin, au sens du décalage qui se crée entre texte-source
et texte-cible et qui implique la prise de risque du traducteur s’il choisit de creuser l’écart.
L’analogie de la traduction avec le jeu a déjà été traitée par certains théoriciens. Ainsi,
quand Henri Meschonnic évoque la dimension ludique de la traduction dans ses travaux, c’est
pour la considérer comme contraire à l’éthique, car s’autoriser à « jouer » avec les mots relève
d’une légèreté frivole toute répréhensible. Le jeu produit alors entre le texte traduit et son
original des écarts déformants, malvenus et injustifiables :

[…] les permutations, les interventions de l’aléatoire et de la combinatoire ne peuvent produire


que le ludique. Elles donnent à croire que cette fragmentation et cette mobilisation esthétisantes
sont de la littérature. Que la littérature, la poésie, sont un jeu avec des mots. […] Cette mobilité
procure d’indéniables divertissements. Innocents seulement si on ne les prend pas pour autre
chose qu’un jeu de société. […] Car ils portent le risque d’un glissement vers une illusion de
texte. Une illusion de mouvement. Où le mouvement n’est plus une forme de vie de la
littérature, mais une des formes de sa mort63.

« Jeu de société », « visée esthétisante », « divertissement », menaceraient donc le sérieux de


l’activité traductive, le traducteur se servant avant tout du texte comme prétexte et s’octroyant
toute licence au gré de sa fantaisie. C’est l’idée que le jeu, gratuit et vain, s’oppose au travail
sérieux et ne saurait produire quoi que ce soit de valeur.
Cependant, un certain nombre d’autres théoriciens se sont intéressés au lien qui peut se
tisser entre jeu et pratique traductive, et démontrent qu’il peut s’avérer fructueux, qu’on
l’analyse au niveau microscopique, par l’étude dans le détail des choix et stratégies traductifs
formels, qu’il serve d’outil pour mettre au jour les contraintes et libertés qui régulent ces
choix délibérés ou inconscients, ou qu’il soit envisagé dans son sens le plus large comme
performativité de l’acte traductif, mis en scène souvent même en dehors du texte-cible.

63
Henri Meschonnic. Op. cit., p. 170.

31
1. Un jeu de stratégie et de simulation : risques, contraintes et libertés

Dès 1967, Jiří Levý apparente la pratique traductive à un jeu de stratégie consistant à
évaluer les différentes alternatives et à faire des choix, qui prédétermineront les décisions
subséquentes. Il s’agit donc d’une pratique en arborescence qui permet de répéter la partie en
optant pour des mouvements différents à chaque embranchement, et chaque série de décisions
aboutit à une autre « variante de traduction64 ». Cela permet d’évaluer la proximité des
diverses variantes, non pas par rapport à l’original, mais surtout l’une par rapport à l’autre :
des traducteurs ayant emprunté des trajectoires très similaires en optant pour les mêmes
stratégies produiront des traductions apparentées. Cette approche place le traducteur au-dessus
du texte, en stratège clairvoyant ayant connaissance de toutes les voies qui s’offrent à lui et
conscient de chaque décision et de ses implications. Comme aux échecs, les possibilités sont
limitées bien que nombreuses, et à aucun moment le traducteur n’avancerait en aveugle ou ne
s’en remettrait au hasard : ainsi, écrit Levý, la traduction aurait la forme d’un jeu « où
l’information est complète, un jeu dans lequel chaque mouvement successif est influencé par
la connaissance des décisions précédentes et par la situation qui en découle65 » Par suite,
traduire s’apparenterait donc au jeu d’échecs, mais en aucun cas aux jeux de cartes qui
laissent une grande part au hasard.
Si le schéma est séduisant et offre une piste intéressante pour l’analyse des différentes
« variantes » de traduction dans les textes, on peut néanmoins lui reprocher de réduire la
traduction à une suite d’opérations déterministes et parfaitement identifiables, soumises
exclusivement à la logique rationnelle de l’agent traductif. Les choix seraient
systématiquement pesés et informés pour répondre à des problèmes dont chaque implication
serait clairement évaluée. Cela pose plusieurs problèmes : d’abord, la formation d’un contexte
traductif ne se résume pas nécessairement à viser une cohérence globale, et le traducteur peut
délibérément, face à deux problèmes identiques, opter pour deux stratégies différentes. De
plus, s’il lui est en effet important d’anticiper sur les conséquences de ses choix, celles-ci
dépassent bien souvent le cadre du texte, notamment vis-à-vis de ses effets potentiels sur le

64
Jiří Levý. « Translation as a Decision-Process ». In Lawrence Venuti & Mona Baker (Éd.). The Translation
Studies Reader. Londres : Routledge, 2000. 148-159.
65
Ibid. p. 149.

32
récepteur, et en particulier lorsque l’on se place non plus à l’instant T de la traduction, mais
dans le temps long de l’après-vie de l’œuvre.
Michael Cronin a lui aussi déploré la marginalité en traductologie du concept de jeu,
qui souligne pourtant un « aspect fondamental de la traduction, central à sa valeur concernant
la pensée et la créativité de l’homme », et permet de troquer un « instrumentalisme doctrinaire
contre les possibilités ludiques de l’ouverture » (the ludic possibilities of open-endedness)66. Il
souligne notamment certaines insuffisances au raisonnement de Levý : loin d’être
parfaitement guidés par la raison, les choix des traducteurs sont souvent déterminés par des
facteurs affectifs, idéologiques et physiologiques (temps, stress, fatigue, etc.) ; en outre, cette
approche ne prend pas en compte l’information incomplète dont disposent les traducteurs67.
Elena Gheorghita a récemment souligné que la traduction n’est pas un jeu « à somme nulle »
mais un « jeu infini », c’est-à-dire que ses règles elles-mêmes sont sujettes à variation, ce qui
interdit au traducteur le champ de vision absolu que postulait Levý. Elle place à son tour le
traducteur en position clé du processus de traduction comme jeu, comme agent en quête de la
meilleure variante qui produira le meilleur effet sur le récepteur, ce qui l’oblige à prendre des
risques, et parfois à sacrifier certains aspects du message original68.
La traduction comme jeu de simulation permet une prise de distance vis-à-vis de l’acte
de lecture et de l’immersion, puisqu’il nécessite de formuler les règles et normes devant
structurer l’espace imaginaire du jeu. Pour imiter et faire semblant, il faut d’abord théoriser.
On rejoint ce que le philosophe Ludwig Wittgenstein a nommé des « jeux de langage » et dont
Dinda Gorlée a développé la pertinence par rapport à la pratique traductive :

Like all language-games, translation is basically something we do, a praxis. We can play this
game because we have mastered a technique, not because we have learned a set of rules.
Therefore, it is wholly possible to practice translation without consciousness of the rules, which
are implied in the game itself. The language-game of translating is embedded in rules, customs,
codes, and grammar, but not reducible to them69.

Règles et normes sont toujours présentes, constituant une « grammaire » de la pratique


traductive, mais la différence réside ici dans leur caractère acquis et inhérent au jeu lui-
même ; en d’autres termes, le traducteur n’a pas besoin de les convoquer consciemment à

66
Michael Cronin. « Keeping One’s Distance: Translation and the Play of Possibility ». TTR : traduction,
terminologie, rédaction 8, no 2 (1995) : 227.
67
Michael Cronin. « Game Theory and Translation ». In Mona Baker (Éd.). Routledge Encyclopedia of
Translation Studies. Londres ; New York : Routledge, 1998, p. 92.
68
Elena Gheorghita. « A Vision of Translation as Play and Game. » Studies about Languages, no 23 (2013) :
46-55.
69
Dinda L. Gorlée. « Wittgenstein, Translation, and Semiotics ». Approaches to Translation Studies. Amsterdam
& Atlanta : Rodopi, 1994, p. 104-105.

33
chaque fois qu’un problème à résoudre se pose à lui. Avec la répétition du geste vient une
maîtrise qui le dispense de renouveler entièrement l’effort conscient.
Cronin pousse plus loin cette dimension relative. Sans récuser la notion de stratégie, il
entend cependant l’affiner dans le contexte traductif :

The notion of strategy as used in games needs to be refined somewhat in translation theory in
order to cater for two levels of strategic analysis – the level of translator as reader and the level
of translator as writer. If reading texts is a dialogical activity, where the texts are generated in
part by the reader’s interpretive strategies, then where does this leave the translator? Are
translators model readers (in U. Eco’s terminology) or are they just a particular kind of readers,
maybe even somehow privileged [...] Thus, translation as both a site of reception and production
is playing two textual games consecutively (text translation) or simultaneously (interpreting) 70.

Rappeler que le traducteur est avant tout lecteur, c’est lui reconnaître la possibilité de
réactions émotionnelles, subjectives, sans que cela ne l’empêche d’établir une stratégie de
traduction à la fois éthique et professionnelle. Il s’identifie et se projette, non seulement dans
son rapport à l’œuvre traduite, mais via un habitus spécifique acquis au sein du champ
littéraire cible. De ce fait, certains choix pourront frapper comme irrationnels, hasardeux, ou
incohérents. C’est que le processus de traduction reste un jeu mystérieux, même pour celui
qui le pratique : les professionnels qui parlent de leur activité usent volontiers de métaphores
pour tenter de circonscrire leur expérience, de la figurer et d’en faire sentir les obstacles et
particularités. Le jeu n’est d’ailleurs que l’une d’entre elle.
Écarts qui se creusent ou se comblent, prise de distance critique vis-à-vis des choix
adoptés et prise de risque quant aux conséquences de ces choix sont autant de paramètres du
jeu traductif que le corpus intertextuel rassemblant Dunsany et Lovecraft doit permettre de
mettre en lumière. Prenons la question du style, par exemple : Dunsany et Lovecraft usent
tous deux d’un langage archaïsant à dessein, où l’abondance lexicale et les répétitions
prennent un tour presque incantatoire. Quels choix cela offre-t-il ou impose-t-il au traducteur,
selon les époques ? Moderniser ou non ? Lisser les répétitions auquel le français se montre
réfractaire ? Quels sont les moyens à sa disposition ? Quelles seront les incidences de ces
choix sur la réception de l’œuvre ? Bien sûr, cette « épreuve de l’étranger » mène de prime
abord à la tentation de la naturalisation, c’est-à-dire à la production d’un texte résolument
conforme aux normes de la culture-cible en dépit des particularités du texte d’origine. Ici, cela
implique de domestiquer une langue démiurgique, volontairement surannée. C’est le choix
qu’ont fait les premiers traducteurs de Lovecraft, qui, on l’a vu, n’ont pas hésité à couper dans

70
Michael Cronin. « Game Theory and Translation », Op. cit., p. 93.

34
le texte au point que les critiques traducteurs suivants s’insurgent. On peut donc s’attendre à
ce qu’en termes de « variantes de traduction », les plus récentes établissent une distance
résolue face aux plus anciennes ; le retraducteur regarde à la fois vers le lecteur passé et le
lecteur à venir, s’inscrivant dans une tradition que ses choix contribuent à étoffer, solidifier ou
renouveler.
Cette profonde intertextualité a son importance dans les procédés de traduction et
influe sur la marge de manœuvre du traducteur. Du fait de son caractère diffus et évocateur,
l’œuvre mythopoétique emprunte au mythe littéraire ses possibilités de réfractions infinies.
Cependant, il faut que lui soit conservé son caractère reconnaissable, car « au-delà de certains
paramètres, cette flexibilité risque de disperser le mythe jusqu’à lui faire perdre son
intégrité71 ». C’est que le respect ou non-respect de certaines contraintes, conscientes ou
inconscientes, aura une influence sur la réception du texte traduit. L’aura dont se pare une
œuvre à mesure que les lecteurs se l’approprient implique qu’un lecteur qui se sera construit
sa propre représentation du mythe pourra avoir des attentes spécifiques préalables à sa lecture.
Dans le cas d’un auteur populaire tel que Lovecraft, ces attentes sont d’autant plus fortes
qu’une véritable communauté culturelle s’est formée autour de son œuvre, communauté qui
éprouve un attachement émotionnel tel que l’on entend parler d’adeptes, de disciples ; Michel
Houellebecq a écrit que Lovecraft « écri[vait] pour un public de fanatiques72 ».
Or, l’investissement du lecteur est l’élément-clé contribuant à élever l’œuvre littéraire à
un niveau mythopoétique. Si, pour une œuvre donnée, il existe autant de lectures et
d’impressions personnelles que de lecteurs, cette fragmentation n’empêche en aucun cas les
admirateurs individuels devenus « fans » dévoués de se rassembler en communauté, d’adopter
le territoire mythique original proposé par l’auteur et de l’explorer jusqu’à ses confins, voire
au-delà, en jouant librement avec ses diverses représentations. Ils prouvent ainsi que, comme
l’a écrit Claude Lévi-Strauss, « les œuvres individuelles sont toutes des mythes en puissance,
mais c’est leur adoption sur le mode collectif qui actualise, le cas échéant, leur mythisme73 ».
Cependant, on l’a dit, cette popularité les conduit parfois à se voir reléguées en
périphérie du champ littéraire. Il ne fallut pas longtemps au cercle de Lovecraft pour être
qualifié péjorativement de « culte » (voire de « secte ») : en 1945, le critique américain
Edmund Wilson, célèbre pour ses critiques virulentes envers la littérature de genre trop
populaire (Tolkien en a également subi les foudres), écrit dans un article : « But the Lovecraft
71
Jacqueline Thibault Schaefer, « Récit mythique et transtextualité ». In Cazier, Pierre (Éd.). Mythe et création.
Collection UL3. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires de Lille, 1994, p. 54.
72
Michel Houellebecq. H. P. Lovecraft : contre le monde, contre la vie. Paris : Éditions du Rocher, 1999, p. 41.
73
Claude Lévi-Strauss. L’Homme nu. Paris : Plon, 1971, p. 560.

35
cult, I fear, is on even a more infantile level than the Baker Street Irregulars and the cult of
Sherlock Holmes74. » Les auteurs que Lovecraft citaient en modèle ne sont pas épargnés :
« [Lovecraft] shows his lack of sound literary taste in his enthusiasms for Machen and
Dunsany, whom he more or less acknowledged as models75. » Un tel point de vue critique
venant d’une figure faisant autorité dans le champ littéraire de la littérature « mainstream » ou
légitime, implique que Lovecraft, ses précurseurs et ses admirateurs se voient refuser toute
valeur, nier tout capital symbolique, et se retrouvent relégués à une position d’acteurs
littéraires de seconde zone. Il y a fort à parier que ce genre de réaction joua son rôle dans la
reconnaissance tardive de Lovecraft dans les institutions littéraires américaines.
Et pourtant, au cours du siècle, on constate que les « fans » de la première heure furent
loin d’être impuissants, de plus en plus d’espaces de parole s’ouvrant à eux pour prendre la
défense des œuvres qui leur tenaient à cœur. On a vu comment Lovecraft, en tant que « fan »
de Dunsany, prit part à sa survivance par ses textes critiques. Quant aux adeptes de Lovecraft
lui-même, le courrier des lecteurs des magazines pulps leur permit d’envoyer leurs louanges
enthousiastes et de renforcer sa visibilité et son poids aux yeux de l’éditeur. D’autres se
mirent à écrire leurs propres fictions lovecraftiennes et, plus tard, fanzines spécialisés et
associations de presse amateur fleurirent aux États-Unis, certains exclusivement consacrés à
Lovecraft et à son œuvre, et exprimant de manière systématique leur admiration sans borne
pour le maître. Bien que provenant de la périphérie du champ littéraire, leurs voix parvinrent,
par leur nombre, à entraîner certaines réactions de la part d’agents institutionnels comme
Wilson. L’article cité précédemment fut d’ailleurs rédigé en réponse à une demande de masse,
comme en témoigne son paragraphe introducteur :

When a year and a half ago, I wrote a general article about horror stories, I was reproached by
several correspondents for not having mentioned the work of H. P. Lovecraft. I had read some
of Lovecraft’s stories and had not much cared for them; but the books by and about him have
been multiplying so and the enthusiasm of his admirers has been becoming so insistent that I
have felt I ought to look into the subject more seriously76.

Ce compte-rendu, si condescendant qu’il soit, n’en prouve pas moins à quel point les
admirateurs de Lovecraft s’étaient sentis concernés par cette injustice perpétrée par Wilson
qui avait choisi de ne pas compter leur auteur favori au rang des acteurs significatifs dans le

74
Edmund Wilson. « Tales of the Marvellous and the Ridiculous ». In Joshi, S. T. (Éd.). H. P. Lovecraft, Four
Decades of Criticism. Athens : Ohio University Press, 1980, p. 49. Initialement paru dans The New Yorker, 24
nov. 1945.
75
Ibid., p. 48.
76
Ibid., p. 46.

36
champ de la littérature horrifique. Cela démontre également qu’une communication reste
possible malgré le fossé qui semble parfois infranchissable entre le lecteur « standard » et les
institutions littéraires « élitistes », grâce aux initiatives individuelles cherchant à revaloriser
un écrivain, voire à le sauver d’un oubli non mérité. En effet, le propre du « fan » est d’être
demandeur. Fidèlement attaché à l’objet de sa passion, il veut avoir accès à tout ce qui s’y
rapporte, et l’infinité des variations que représente la traduction est pour lui une aubaine.
Cette forte adhésion à l’œuvre fictionnelle s’exprime dans ce que Bourdieu nomme
l’illusio : un investissement personnel qui pousse le lecteur à favoriser ou freiner la diffusion
d’une œuvre. La communauté des fans représente donc autant d’agents éminemment actifs de
la création et du transfert du capital littéraire. Il n’en reste pas moins que de telles initiatives
comportent toujours une part de risque, inhérente au jeu que représente le champ de
production culturelle :

On peut comparer le champ à un jeu (bien que, à la différence d'un jeu, il ne soit pas le produit
d’une création délibérée et qu’il obéisse à des règles ou, mieux, des régularités qui ne sont pas
explicitées et codifiées). On a ainsi des enjeux qui sont, pour l’essentiel, le produit de la
compétition entre les joueurs; un investissement dans le jeu, illusio : les joueurs sont pris au jeu,
ils ne s’opposent, parfois férocement, que parce qu’ils ont en commun d’accorder au jeu, et aux
enjeux, une croyance (doxa), une reconnaissance, qui échappe à la mise en question (les joueurs
acceptent, par le fait de jouer le jeu, et non par un « contrat », que le jeu vaut la peine d'être
joué, que le jeu en vaut la chandelle) et cette collusion est au principe de leur compétition et de
leurs conflits77.

Le risque, puisque les règles qui régissent le champ restent implicites et relèvent d’une
adhésion collective mais inconsciente, est que les joueurs « récepteurs » rejettent la
production d’un joueur « émetteur » – en d’autres termes, une réécriture – qui leur semblerait
aller à l’encontre de la représentation qu’ils se font de l’œuvre concernée. Si l’on a jusqu’à
présent parlé de la communauté des fans comme d’une force de collaboration, il n’en reste pas
moins que le potentiel de compétition en leur sein est tout aussi élevé. Il n’est pas de
communauté plus violemment critique que celle des fans, du fait de l’attachement subjectif et
passionné, voire parfois passionnel, né de leur forte illusio. C’est pourquoi, selon J.-M.
Gouanvic, il relève de la tâche du traducteur de faire en sorte que le texte qu’il propose
produise la même illusio que le texte original, par la recréation d’une logique interne qui lui
soit propre, suivant un principe non pas de fidélité ou d’équivalence mais d’« homologie »
(ressemblance dans la différence)78. Alors seulement le texte traduit pourra trouver son

77
Pierre Bourdieu. Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris : Seuil, 1992, p. 72-73.
78
Jean-Marc Gouanvic. « A Bourdieusian Theory of Translation, or the Coincidence of Practical Instances –
Field, “Habitus”, Capital and “Illusio” ». Trad. Jessica Moore. The Translator 11, no 2 (nov. 2005) : 163.

37
lectorat au sein de la culture-cible. Dans le cas contraire, la traduction ne suscitera au mieux
qu’indifférence, au pire d’acerbes critiques de passionnés déçus, voire qui se sentent floués.
Certains choix de traduction pourront sembler sacrilèges, dénaturant l’image de l’œuvre à
leurs yeux. On entendra alors que le traducteur n’avait « pas le droit », qu’il a dépassé ses
prérogatives ou n’a pas été « fidèle »79.
Le retraducteur se retrouve donc face à un risque à prendre : jusqu’où peut-il faire
varier les termes français aujourd’hui ressentis comme « lovecraftiens », pour les substituer
par d’autres qui n’ont pas acquis cette aura ? David Camus en est conscient : en renommant
les dieux de Kadath (the Great Ones) « les Très Hauts » pour rectifier une erreur de traduction
les ayant auparavant confondus avec les « Grands Anciens » des autres nouvelles80, il savait
sans doute qu’il encourait l’indignation du lecteur, au point d'avoir jugé nécessaire de justifier
ce choix dans sa préface. On assiste donc à un surprenant renversement : pour le lecteur
français, l’original n’est plus premier ; c’est la traduction qui construit l’image de l’original, et
le nom de Lovecraft sur la couverture conditionne ce qu’il s’attend à lire et les mots qu’il
s’attend à retrouver.
Se pose donc la question des contraintes et libertés auxquelles le retraducteur peut se
sentir soumis (rappelons toutefois qu’en fin de compte, il jouit de la liberté ultime de tenir
compte de ces contraintes ou non). D’autant plus quand il s’inscrit dans un ménage à trois,
quatre, cinq…, non seulement avec l’auteur mais avec ses prédécesseurs en traduction. On lui
pardonnera moins facilement d’éventuelles erreurs quand d’autres ont déjà balisé le chemin,
et on pourra même lui reprocher ce qu’il percevra pour sa part comme des trouvailles
originales. Lorsqu’il s’agit de mondes imaginaires qui n’ont que peu de référents réels, tout
est à inventer pour le premier traducteur. Mais une fois les repères de l’univers posés, et
intégrés par le lecteur, en modifier la traduction constituera toujours un risque.
Bien sûr, il ne s’agit pas de soumettre implacablement le retraducteur aux choix de
ceux qui l’ont précédé, mais de prendre conscience de l’impact potentiel qu’auront eu les
versions antérieures sur le lecteur, et des conséquences qu’aura chaque décision sur la
réception du nouvel ouvrage. Pour le lecteur de littérature étrangère, la version qu’il intégrera
comme canonique sera souvent la première lue, et non l’original. Libre à lui par la suite

79
C’est parfois l’éditeur qui récolte ces critiques ; on a reproché à August Derleth, éditeur des œuvres de
Lovecraft et continuateur du Mythe de Cthulhu (le nom est d’ailleurs de lui) de s’être « approprié » Lovecraft,
« ce qu’il n’avait pas le droit de faire » (S. T. Joshi. Qu’est-ce que le « Mythe de Cthulhu » ? Trad. Philippe
Gindre. Dole : la Clef d’Argent, 2000, p. 13).
80
Entre Great Ones et Great Old Ones, il y avait de quoi se laisser piéger, le problème étant que, d’une nouvelle
à l’autre, Lovecraft lui-même n’est pas toujours très rigoureux – peut-être à dessein – sur cette distinction.

38
d’aller explorer d’autres versions traduites, ou bien de se retourner vers le texte-source s’il en
maîtrise suffisamment la langue. Ainsi donc, malgré l’œil critique des fans, traduire Lovecraft
et son univers fictionnel largement partagé offrirait plus de libertés au traducteur que traduire
Dunsany, dont l’œuvre mythopoétique méconnue et confidentielle ne s’est guère ancrée dans
une tradition de réécritures. Le public habitué aux réécritures lovecraftiennes, recevra toute
nouvelle traduction comme on accueillerait une nouvelle mise en scène, et pourra
s’émerveiller de découvrir un aspect de l’œuvre mis en valeur qui passait inaperçu jusque là.
Car le récit mythique ne peut avoir un effet maximal que lorsqu’il connaît plusieurs versions
que les récepteurs pourront alors comparer :

For a mythic retelling to make its full impact, the audience must be familiar with such a
canonical version of the myth as a baseline for their reception of the mythic retelling. […] The
metonymic aspect of mythic retellings allows a teller or a writer to adapt, amplify, or even
subvert an established myth and nonetheless still participate in and continue the tradition81.

Toute traduction sera donc métonymique, en ce sens qu’elle choisira de représenter certaines
facettes du texte-source plutôt que d’autres. Le mythe sera donc un noyau irréductible, autour
duquel existe cependant un espace de liberté créatrice qui viendra à son tour l’enrichir tout en
le transmettant. En ce sens, « toute écriture est une réécriture, toute création est une
recréation82 ». Si l’on considère le double-sens de recreation en anglais, allons jusqu’à dire
que toute création est une récréation. Chaque version devient une partie qui représente le tout
idéal, essentiel, de l’œuvre – la traduction ne devient jeu mythopoétique qu’à force de
réitération.

2. La traduction comme répétition rituelle de la parole mythique

Mythe et traduction se retrouvent à bien des égards dans le jeu. Dans son essai
fondateur Homo Ludens, Johan Huizinga définit la fonction sociale du jeu, qui se caractérise
selon lui par sa signifiance, son intensité et son pouvoir irrationnel de provoquer plaisir et
amusement, mais également de constituer une communauté culturelle autour de rituels
partagés83. D’emblée, il donne l’exemple du mythe comme phénomène essentiellement

81
Maria Tymoczko. Translation in a Postcolonial Context: Early Irish Literature in English Translation.
Manchester, United Kingdom : St Jerome, 1999, p. 44.
82
Ibid., p. 41.
83
Johan Huizinga. Homo Ludens : essai sur la fonction sociale du jeu. Trad. Cécile Seresia. Paris : Gallimard,
1988, p. 35.

39
ludique, de par sa recherche esthétique, sa fantaisie figurative du monde et sa propension au
mystère. Contrairement à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss qui a opposé mythe et poésie
en se fondant précisément sur le critère de leur traduisibilité (« La poésie est une forme de
langage extrêmement difficile à traduire dans une langue étrangère, et toute traduction
entraîne de multiples déformations. Au contraire, la valeur du mythe comme mythe persiste,
en dépit de la pire traduction84 »), Huizinga affirme que « le mythe, quelle qu’en soit la forme
transmise, est toujours poésie85 ». Voilà que l’hyper-traduisible se rapproche de
l’intraduisible ; le casse-tête serait-il insoluble ? Mais c’est précisément en considérant la
ludicité permise par la traduction qu’il est possible de sortir de l’impasse et que notre mode
mythopoétique, en tant que poétique, se prête admirablement au jeu de la traduction. On
conviendra alors avec Susan Bassnett que « the missing element in so much writing about
poetry and translation is the idea of the ludic, of jouissance, or playfulness86 ». Perdre le sens
du jeu qu’implique l’épaisseur polysémique du texte poétique (que l’on peut rapprocher ici du
texte sacré) revient à perdre également le plaisir à la fois émotionnel et intellectuel du
traducteur comme du lecteur, car le sens et le texte se voient figés, paralysés. Par l’approche
ludique, le travail du traducteur s’ouvre à l’infini des possibilités, l’œuvre mythopoétique
conserve sa flexibilité et son potentiel prismatique.
Le jeu s’entend alors non seulement en termes de règles et d’enjeux, mais aussi au sens
théâtral du terme, le traducteur se mettant en scène comme conteur, continuateur d’une
tradition, voire co-auteur en se plaçant sur un pied d’égalité avec les auteurs eux-mêmes. Le
dialogue qui s’établit entre auteur et lecteur (le traducteur adoptant tour à tour ces deux rôles)
fait de chaque réécriture une nouvelle partie d’un jeu basé sur les mêmes fondements, et une
représentation unique bien que renouvelable. L’espace du jeu traductif, à l’instar d’une scène
de théâtre, est un entre-deux offrant une liberté de mouvement au sein d’un cadre fixé, qui
tient à la fois de l’organique et du mécanique87 puisque la représentation, si elle repose sur le
jeu vivant des comédiens, n’en requiert pas moins la technique du machiniste qui fait jouer les

84
Claude Lévi-Strauss. Anthropologie structurale. Paris : Plön, 1958, p. 232.
85
Johan Huizinga. Op. cit., p. 212.
86
Susan Bassnett. « Transplanting the Seed: Poetry and Translation ». In Susan Bassnett & André Lefevere.
Constructing Cultures: Essays on Literary Translation. Topics in translation 11. Clevedon ; Philadelphia :
Multilingual Matters, 1998, p. 65.
87
« Here the notion of play is related to free movement within limits, as in the parts of a machine, le jeu des
pistons. Translation as performance, transformance (Godard), the suggestive ambiguity of interprète in French
are further areas of exploration in ludic approaches to translation. A satisfactory ludic theory of translation could
make a decisive contribution to translation studies and even more importantly, re-centre translation as an
essential discipline of the human mind » Michael Cronin. « Keeping One’s Distance: Translation and the Play of
Possibility ». Op. cit. p. 240.

40
pistons, trappes et poulies, qui rendent possible les métamorphoses fluides du décor. C’est le
propre du jeu au sens où l’entendait Walter Benjamin, comme point de jonction ou
d’articulation entre art et technique, qui conserve quelque chose de l’activité magique propre
aux premières phases de la civilisation, et qui permet à l’homme d’entrer en harmonie avec la
nature88.
Il devient donc possible de réconcilier le présent et le temps mythique ; le traducteur ne
joue pas seulement en stratège, non plus qu’en disciple respectueux de son modèle, mais
adopte lui-même la posture du prêtre ou du prophète, garant du texte sacré et de sa répétition
rituelle. Le jeu prend alors un tout autre sens. Alexandre Sotov a ainsi comparé la traduction
avec les joutes verbales nommées brahmodya, rituel védique qui prend la forme d’un
interrogatoire d’un prêtre par un autre qui teste ainsi sa maîtrise du code poétique. De
l’approche stratégique des échecs, solitaire des problèmes de logique à résoudre, ou
hasardeuse du pile ou face, on passe alors à une vision de la traduction comme « processus de
déchiffrage, quête de réponses et dialogue profond avec l’Autre, qui est également mise à
l’épreuve89 ». Une activité solitaire et rationnelle qui semblait relever essentiellement du logos
rejoint donc finalement la sphère sociale et interactive du mythos ; c’est de cette opposition
traditionnelle que part Jean-Jacques Wunenburger pour affirmer que « la tâche d’une
mythopoïétique consiste à reconstituer les intentionnalités et les procédures mentales
spécifiques à la voie mythique, qui doivent pouvoir se distinguer nettement des visées et des
méthodes de la pensée rationnelle90 ». Ce faisant, il plaide pour la réhabilitation d’une pensée
imaginative et narrative, dont la raison et la science ne seraient pas les formes « évoluées » ou
« civilisées », une pensée qui participe de la quête de l’enchantement librement consenti dans
un monde où nous baignons de plus en plus dans la fiction sur un mode collectif. C’est ce
mode d’écriture dont on tâchera de voir comment la traduction parvient à rendre compte.
On peut dès lors changer de perspective, et considérer les procédés d’imitation et de
réécriture comme faisant partie intégrante du processus mythopoétique ; il ne s’agit plus, à ce
stade, de déplorer l’appauvrissement ou le travestissement, mais de valoriser l’abondance et la

88
Anne Boissière. « Apparence et jeu, valeur cultuelle et valeur d’exposition chez Walter Benjamin. »
Apparence(s) 1 (2007). Web. Consulté le 25 nov. 2013.
89
Alexandre Sotov compare ainsi la traduction et les joutes verbales nommées brahmodya, rituel védique qui
prend la forme d’un interrogatoire d’un prêtre par un autre qui teste ainsi sa maîtrise du code poétique. Voir
« The Games Translators Play – Lexical Choices in Vedic Translation ». In Michael P. Oakes & Meng Ji (Éd.).
Quantitative Methods in Corpus-Based Translation Studies: a Practical Guide to Descriptive Translation
Research. Studies in corpus linguistics; v. 51. Amsterdam ; Philadelphia : John Benjamins Pub. Co, 2012.
275-299.
90
Jean-Jacques Wunenburger. « Principes d’une imagination mythopoïétique ». In Pierre Cazier (Éd.). Mythe et
création. Collection UL3. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires de Lille, 1994, p. 35.

41
richesse des textes, qui témoignent de l’aura mythique qui nimbe l’œuvre d’un auteur dès lors
que celle-ci est adoptée et intériorisée sur un mode collectif. L’imitation rejoint ici la
répétition qui n’exclut pas la variation, ce qui nous ramène aux récits de la tradition orale à
l’origine de nos grands mythes, racontés encore et encore au sein de communautés afin d’en
renforcer la cohésion. C’est le plaisir à reconnaître les schémas familiers, et à les reconnaître
ensemble, qui crée un sentiment de partage et d’appartenance autour de ces motifs culturels ;
Mircea Eliade a précisément défini l’expérience mythique en termes de « réitération » des
événements mythiques – on ne se contente pas de s’en souvenir, on les rejoue, on les remet en
scène. Répéter le schéma mythique permet de réactualiser la figure mythique : l’auteur admiré
et le lecteur qui adhère à sa fiction participent ensemble d’un même mythe flexible et ses
multiples variations pénètrent dans la mémoire collective, lui donnant consistance et
substance et devenant partie intégrante de ce patrimoine culturel.
On touche ici à une définition du mythe pris dans son universalisme le plus absolu, qui
en fait un produit des premiers stades de la civilisation, comme un souvenir de l’enfance de
l’humanité qui appartiendrait à un patrimoine partagé par tous ; dès lors, il en deviendrait si
puissamment traduisible que la traduction serait incapable de lui porter atteinte, quelle que
soit sa portée déformante. Ce rapport profond entre mythe et traduction serait essentiel au
point que Lévi-Strauss y voit le point de départ de sa définition du mythe :

On pourrait définir le mythe comme ce mode de discours où la valeur de la formule traduttore,


traditore tend pratiquement à zéro. […] Quelle que soit notre ignorance de la langue et de la
culture de la population où on l’a recueilli, un mythe est perçu comme mythe par tout lecteur,
dans le monde entier. La substance du mythe ne se trouve ni dans le style, ni dans le mode de
narration, ni dans la syntaxe, mais dans l’histoire qui y est racontée91.

Partant de cette définition, on constate que le mythe est considéré comme premier et
préexistant, comme un original par essence dont la plasticité extrême le détache de toute
notion d’auteur, ce qui nous renvoie aux traditions orales qui lui sont habituellement
associées. En effet, il suffirait pour le traduire de raconter la même histoire, que tout lecteur
identifierait dès lors comme mythe. Ce dernier serait donc fondé sur une trame narrative
reposant sur un substrat d’invariants qui, tant qu’ils restent exprimés, garantissent la
reconnaissabilité du mythe en tant que tel malgré une extrême plasticité (c’est là que résident
les fondements de la psychanalyse, proposant une vision de l’inconscient à la structure d’une
mythologie privée mais reposant sur des archétypes et symboles universels, et qui recèlerait le

91
Claude Lévi-Strauss. Anthropologie Structurale. Op. cit., p. 232.

42
potentiel créatif et imaginatif de l’homme92). Contrairement à la vision de l’œuvre qui, une
fois élevée au rang de mythe, finit par n’être même plus lue, l’approche de Lévi-Strauss
montre que la lecture est ici nécessaire pour reconnaître tout récit mythique en tant que tel. Le
statut du lecteur apparaît donc comme essentiel dans le cadre de la réception de tels textes,
qu’il valide ou non par son jugement. Un rapport étroit se noue donc entre le mythe, l’histoire
(au sens de récit ou trame narrative, tel que l’emploie Lévi-Strauss) et la traduction. Le mythe,
ouvert et latent dans l’imaginaire collectif, à la fois réductible et extensible, serait dès lors un
lieu privilégié de jaillissement de la littérature. Il appelle la répétition, la propagation, la
dissémination, ce qui justifie la multiplicité de ses réécritures.
C’est ainsi que l’approche comparatiste a étudié la présence des éléments mythiques
dans telle ou telle œuvre, tel ou tel corpus, notamment à partir des années 1970 à la suite des
travaux de Gilbert Durant et de sa « mythanalyse ». Pierre Brunel voit dans cette approche,
qu’il nomme « mythocritique », « l’occasion de rappeler que la littérature comparée est
impossible si elle se coupe de ses racines antiques93 ». Dans cette optique, c’est bien la
transmission de l’héritage qui est au cœur des préoccupations, et notamment par la
traduction ; à titre d’exemple, la revue de littérature et poétique comparée Silène, de
l’université de Paris-Ouest Nanterre propose un axe de recherche intitulé cette fois
« Mythopoétique » dont l’objet concerne le rapport entre mythe et littérature, et plus
précisément l’héritage gréco-romain, les mythes d’origine biblique, mais aussi mythes
médiévaux, mythes baroques et mythes romantiques. La traduction y est mentionnée, bien que
comme concernant exclusivement la Bible : « les recherches dans ce domaine doivent mettre
en lumière le rôle des traductions, mais aussi celui des divers commentaires qui ont enrichi
l’imaginaire biblique94 ». Enfin, il s’agit d’inscrire ces recherches « dans une perspective
résolument historique », puisqu’il ne s’agit pas de se concentrer sur le mythe ethno-religieux,

92
Mircea Eliade voit la psychanalyse comme liant le « primordial humain » à l’enfant qui vit dans un temps
mythique, paradisiaque, l’inconscient représentant un accès unique et privilégié à tout un pan d’activités relevant
de l’immersion dans un cadre créatif et imaginatif :
On peut aller plus loin encore et affirmer non seulement que l’inconscient est « mythologique », mais
aussi que certains de ses contenus sont chargés de valeurs cosmiques ; autrement dit, qu’ils reflètent les
modalités, les processus et les destinées de la vie et de la matière vivante. On peut même dire que le seul
contact réel de l’homme moderne avec la sacralité cosmique s’effectue par l’inconscient, qu’il s’agisse de
ses rêves et de sa vie imaginaire, ou des créations qui surgissent de l’inconscient (poésie, jeux, spectacles,
etc.). (Mircea Eliade. Aspects du mythe. Paris : Gallimard, 1963, p. 100).
93
Pierre Brunel. Mythocritique : théorie et parcours. Écriture. Paris : Presses universitaires de France, 1992,
p. 11.
94
« Mythopoétique ». Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-
Nanterre-La Défense. Web. Consulté le 2 oct. 2014.

43
forme absolue et fondatrice dont toute réécriture littéraire ne serait qu’une forme dégradée,
mais au contraire sur la naissance et le développement de figures mythiques.

III. Parcours

1. L’œuvre mythopoétique en mouvement au sein de l’espace littéraire :


contextualisation

Dans la première partie de notre étude, en nous intéressant à la traduction sous l’angle
du jeu mythopoétique, nous nous proposons de montrer comment la littérature elle-même peut
à son tour se faire lieu de jaillissement du mythe. Le rapport à l’histoire ne se voit pas
uniquement comme rapport au récit mais également comme ancrage diachronique. L’écriture,
et la traduction en particulier, font alors figure d’événements au sein d’un espace littéraire qui
s’en trouve transformé, et le récit mythique y est en constante formation et évolution.
L’ancrage dans l’histoire nous invite à explorer la traduction dans son rapport au mythe sans
se limiter à une étude comparée de divers textes, mais en prêtant une attention toute
particulière au contexte littéraire, social et culturel qui les a vus naître, ainsi qu’aux
interactions entre les divers éléments et acteurs constitutifs de ces champs de production et à
leur évolution. En effet, comment penser non pas le texte, mais l’œuvre comme ensemble,
accompagnée de ses ramifications et réfractions, dans un contexte traductologique ? Lord
Dunsany et H. P. Lovecraft sont des auteurs unis par une même langue d’écriture,
contemporains l’un de l’autre et liés par des relations d’influence et de genre. Toutefois, un
océan les sépare, l’un appartenant à l’espace littéraire anglo-irlandais, l’autre à l’espace
littéraire américain, espace propice à la mise en évidence des mouvements, flux et transferts
ouvrant la voie à la traduction mythopoétique. On pourra parler, dans le cas qui nous
intéresse, d’une sorte de « commerce triangulaire transatlantique », qui aurait pour pôles
l’Irlande, les États-Unis et la France, sur une période d’environ un siècle, et que nous nous
attacherons à analyser dans la première moitié de cette étude. Le chapitre premier retracera les
parcours croisés des œuvres de Dunsany, puis de Lovecraft, leur réception dans leur champ
littéraire d’origine ainsi qu’en France, selon une perspective diachronique.
L’habitus des importateurs littéraires influence notoirement les projets de traduction
de leur conception à leur réalisation. On traduit avec un but : pour faire connaître, pour faire

44
vendre, etc., et tous les agents participant au projet ne partagent pas nécessairement le même
but. C’est pourquoi il nous apparaît important de ne pas limiter notre analyse à la figure du
seul traducteur. Blaise Wilfert liste parmi les autres « responsables » l’éditeur, les directeurs
de collection, les agents littéraires, mais aussi « les pionniers qui ont indiqué que l’œuvre
méritait d’être traduite, ceux qui enfin plaident la cause de cette traduction comme critique ou
comme historien des littératures, construisant sa valeur dans l’espace récepteur95 ». Les agents
du champ éditorial ont donc une grande part de responsabilité dans la mise en œuvre de ces
processus de transfert, rôle qui mérite d’être creusé, ce à quoi sera consacré notre deuxième
chapitre. On passera en revue plusieurs de ces figures, des découvreurs-passeurs à ceux qui
ont renouvelé la présence de nos deux auteurs dans le champ littéraire et l’on verra comment,
qu’ils traduisent, préfacent ou critiquent, la transmission dont ils sont les agents n’est jamais
exempte de manipulation, idéologique ou poétique.
Cette manipulation a notamment pris la forme, au fil du temps, d’un rapprochement de
certains pans des œuvres des deux auteurs par les critiques pour leur forte parenté de fond et
de forme. Les noms adjectivés des deux auteurs servent par exemple d’étiquettes pour Patrice
Allart qui, dans son Guide du Mythe de Cthulhu, évalue pour chaque nouvelle de Lovecraft la
part de féerie dunsanienne par rapport à l’horreur lovecraftienne96, comme si le nom de
chaque auteur venait nimber le genre, ici merveilleux ou horrifique, d’une sorte d’aura
caractéristique et transmissible d’une œuvre à l’autre, voire d’un média à l’autre (pensons aux
films dits « lovecraftiens », par exemple The Thing de John Carpenter). Après la mort de
Lovecraft, Dunsany lui-même finit par découvrir l’auteur américain par l’entremise de son
ami Arthur C. Clarke en 1948, et déclare : « I see Lovecraft borrowed my style, and I don't
grudge it to him97 ». La notion d’« emprunt » (borrow) nous place du côté d’une certaine
appropriation qui, bien que respectueuse, resterait sans originalité. On ne parle pas de « vol »,
pas tout à fait de « plagiat », mais la réflexion de Dunsany se sentant obligé de préciser qu’il
ne s’offusque pas de cette pratique reste révélatrice. Il adopte la posture du modèle
bienveillant et paternel vis-à-vis de l’apprenti encore maladroit.
C’est l’avis d’un certains nombres de commentateurs qui voient dans les nouvelles dites
dunsaniennes de Lovecraft des textes de jeunesse de peu d’intérêt et d’une qualité

95
Blaise Wilfert. « Cosmopolis et l’Homme invisible : Les importateurs de littérature étrangère en France, 1885-
1914 ». Actes de la recherche en sciences sociales 144, no 1 (2002) : 34.
96
Voir Patrice Allart. « HPL et l’aube de Cthulhu ». Guide du mythe de Cthulhu. Cahier d’Études
Lovecraftiennes, VI. Amiens ; Paris : Encrage ; les Belles lettres, 1999. 11-31.
97
Keith Allen Daniels, (Éd.). Arthur C. Clarke & Lord Dunsany: A Correspondence 1945–1956. Palo Alto :
Anamnesis Press, 1998. Cité dans « Lord Dunsany Discovers Lovecraft – Book of Dark Wisdom ». Yog-Sothoth.
31 mai 2012. Web. Consulté le 2 août 2014.

45
relativement négligeable par rapport à ses « grandes » nouvelles devenues emblématiques.
Toutefois, quelques années plus tard, en 1952, Dunsany semble avoir révisé son jugement
lorsqu’il écrit à August Derleth, éditeur posthume de Lovecraft, en réfutant cette fois
explicitement toute notion d’emprunt, bien que la paternité du style reste revendiquée. Ici, s’il
ne s’agit plus tant d’imitation ; Dunsany loue avant tout la capacité de recréation de son
épigone.

[I] have an odd interest in Lovecraft’s work because in the few tales of his I have read I found
that he was writing in my style, entirely originally & without in any way borrowing from me, &
yet with my style & largely my material98.

Lovecraft ayant été taxé d’imitateur, voire d’avoir paraphrasé le texte de Dunsany, à quel
point cette parenté transparaît-elle dans les traductions françaises ? Emprunt servile ou
créatif ? Imitation, paraphrase, ou recréation ? Pourrait-il s’agir là d’un cas limite de
« traduction intralinguale », que le linguiste Roman Jakobson appelle également
« paraphrase » ou « rewording »99 ? C’est à cette question que nous consacrons notre
troisième chapitre.

2. Traduire le mythoscape : recréation poétique de mondes


imaginaires en miroir

Dans la seconde moitié de cette étude, afin de mettre au jour les relations complexes
entre théorie et pratique traductives, il s’agira de s’intéresser par l’exemple de ce corpus
précis aux problèmes théoriques qu’il a pu poser aux traducteurs et à la manière dont ces
derniers y ont apporté des solutions pratiques. Nous nous proposons donc de tirer parti de la
parenté et de la proximité des textes-sources pour mieux cerner la multiplicité des diverses
lectures en ayant été faites et en dégageant au fil du temps les normes et contraintes acceptées
ou rejetées par chaque traducteur. En cela on placera le processus de lecture, et tout lecteur de
manière générale, comme au cœur d’une réflexion sur la spécificité de la traduction des textes
mythopoétiques. Ce terrain d’étude nous permettra d’analyser les différents projets de
traduction auxquels ces nouvelles ont donné lieu en France, et comment ceux-ci ont pu

98
Ibid.
99
Roman Jakobson. « On Linguistic Aspects of Translation ». Language in Literature. Cambridge : Belknap
Press, 1987. 428–435.

46
orienter les choix et stratégies des traducteurs successifs ayant entrepris de participer à la
transmission de ces mondes de l’étrange.
L’œuvre mythopoétique se fait par l’invention d’un espace imaginaire peuplé de
créatures fabuleuses et de dieux originaux. Ceci suppose de poser des repères stables afin de
donner substance et cohérence à l’ensemble, et chez Dunsany comme chez Lovecraft, cela
passe avant tout par le souci de la description – qui supplante par ailleurs souvent l’action
dans des récits éminemment contemplatifs – et par un véritable plaisir de la nomenclature.
Nommer les dieux, les villes qui jalonnent le monde des rêves, les créatures que l’on y
rencontre, et surtout répéter ces noms, qui se répondent comme en écho d’une nouvelle à
l’autre, voire d’une œuvre à l’autre : nos deux auteurs écrivent en invocateurs enivrés des
sonorités de leur propre langage. Du prophète « Alhiret-Hotep » de Dunsany au maléfique
« Nyarlathotep » de Lovecraft, il n’y eut sûrement qu’un pas. Le chapitre 4 s’intéressera aux
questions de l’onomastique et de sa transmissibilité par le biais de la traduction.
Du domaine de l’invention pure et simple, on glissera alors vers une zone moins
irrémédiablement étrangère : l’effet d’étrangeté repose en effet sur une déconstruction du
familier, et dans le chapitre 5, on cherchera à déterminer à quel point l’œuvre mythopoétique
s’ancre dans une culture tout en créant des référents « autres », propres à son monde
imaginaire, et comment la traduction peut permettre de rendre compte de cet espace d’entre-
deux. Bien que Dunsany soit toujours resté en marge du projet nationaliste des écrivains
irlandais du début du 20ème siècle, ses récits n’en sont pas moins discrètement marqués par
une certaine identité anglo-irlandaise. De son côté, Lovecraft s’ancre fortement sur le
territoire de la Nouvelle-Angleterre qui devient partie intégrante de son mythe. Les
profondeurs sombres et dangereuses de ses contrées oniriques reflètent la peur de l’Autre, du
Sauvage, de l’Inconnu, du territoire d’un Nouveau Monde à explorer au péril de son intégrité
physique et mentale. Néanmoins, tous deux touchent également à quelque chose d’universel
en juxtaposant dans leurs récits des repères du monde réel et un univers intérieur
fantasmagorique, qui cristallise la nostalgique quête du passé et de l’enfance. Les éléments
imaginaires, n’ayant par définition pas de référent dans le monde réel, se trouvent en quelque
sorte déracinés, étrangers par essence, et ce même pour leur culture d’origine. Se pourrait-il
qu’ils soient dès lors plus susceptibles de remporter l’adhésion des lecteurs indépendamment
de leur culture d’origine, permettant par là-même une appropriation et la constitution d’une
véritable communauté dont ils sont le centre ?
Enfin, les deux auteurs sont pareillement considérés et connus comme des « faiseurs de
mythe » exceptionnels, souvent qualifiés de conteurs, parfois de poètes, et se caractérisent par

47
une écriture fort singulière, flamboyante et ciselée, véritablement fondatrice de leur univers, et
c’est à cette dimension poétique que s’attachera notre ultime chapitre. Qu’il s’agisse de
l’influence stylistique de modèles tels que la Bible, ou des jeux de sonorités et répétitions
incantatoires auxquels ils excellent, chacun porte en lui une signature rythmique qui le rend
reconnaissable entre tous, et c’est la proximité de ces signatures qui est au fondement de notre
étude qui les met en regard : on cherchera à savoir comment les traducteurs peuvent
reproduire l’empreinte si particulière de ces voix similaires en anglais (rythmes, oralité, mots
fétiches et idiosyncrasies) mais aussi la multiplicité harmonique qui leur est inhérente.

48
PREMIÈRE PARTIE

Un commerce triangulaire :

L’œuvre mythopoétique
en mouvement au sein de l’espace littéraire

49
Chapitre 1

Lord Dunsany et H. P. Lovecraft


Itinéraires croisés au sein de l’espace littéraire du fantastique

Le premier chapitre de cette étude a pour objectif de retracer la trajectoire des œuvres de
Dunsany et Lovecraft au sein de champs littéraires communicants, et de dégager la manière
dont un lien s’établit entre eux au fil du temps. Ce lien, d’abord revendiqué par Lovecraft lui-
même, a été par la suite consacré par les études critiques ainsi que par les choix éditoriaux
faisant fréquemment apparaître les deux auteurs de concert. Ce processus ne devient possible
qu’en parallèle à l’évolution des divers espaces dédiés aux genres de l’imaginaire à géométrie
variable qui se fixent au cours du 20ème siècle.
Partant du cadre très large du monde littéraire comme englobant les sphères éditoriale,
critique et populaire, la rétrospective ici proposée inclut les entreprises de traductions à part
entière et doit permettre de comprendre le contexte d’où celles-ci sont issues : une série de
moments opportuns (kairos) qui vont se manifester par l’action d’individus « dominés par la
pulsion de traduire » lorsque « le temps de la traduction d’une œuvre est venu, ou revenu100 ».
L’analyse doit également révéler quelque chose des agents de la traduction dont les choix et
les actes, influencés par le contexte, auront en retour des conséquences sur l’évolution du
champ littéraire ainsi que sur les représentations collectives des œuvres et des auteurs. Ceux-
ci, parfois, se figent dans l’imaginaire populaire au point de créer des figures proches de la
fiction, représentations par la suite confortées ou combattues.
« L’agentivité » est un concept-clé développé dans certaines théories sociologiques.
Jean-Marc Gouanvic, qui a appliqué les théories bourdieusiennes pour étudier l’émergence de
la science-fiction en France via les transferts translationnels entre les États-Unis et la France,
définit l’agent comme « une figure liminale active entre auteur et récepteur101 ». La littérature
n’est plus tant envisagée comme ensemble de systèmes interagissant les uns avec les autres
que comme le produit d’individus impliqués à divers degrés, et qui assument le risque de

100
Antoine Berman. « La retraduction comme espace de la traduction ». Palimpsestes, no 4 (1990) : 6-7.
101
Jean-Marc Gouanvic. Sociologie de la traduction. Op. cit., p. 50.

50
promouvoir une œuvre ou un auteur. Les « agents » dont parle Gouanvic sont similaires aux
« réécrivains » qu’André Lefevere définit comme des lecteurs professionnels qui créent des
représentations des auteurs, des œuvres, voire de périodes, de mouvements ou de littératures
tout entières, ce qui remet en cause la notion de valeur intrinsèque des textes en les plaçant
dans un contexte de compétition et de manipulation, à la fois idéologique et poétique. Ces
réécrivains sont des agents à part entière en ce qu’ils sont « responsables de la réception
générale et de la survie d’œuvres littéraires chez les lecteurs non-professionnels102 ». Leurs
choix et leurs actes sont soumis à des influences externes (à savoir, selon Lefevere, la position
occupée par les réécrivains au sein des institutions, qu’il s’agisse de maisons d’édition ou
d’universités), auxquelles Gouanvic ajoute un facteur interne, plus individualisé, en
empruntant à Bourdieu le concept d’habitus – le produit de l’histoire d’un individu et la
somme de toutes les expériences formatrices vécues : enfance, éducation, famille, classe
sociale, formation universitaire, etc.103
L’habitus d’un lecteur détermine non seulement vers quels auteurs ce dernier sera
instinctivement attiré, mais également l’image qu’il s’en fera au préalable et qui forgera ses
attentes, ainsi que les traits caractéristiques qui le frapperont le plus, et qu’il sera plus
susceptible de mettre en avant s’il entreprend toute réécriture ou transmission de leur œuvre.
Il s’agit rarement d’une stratégie entièrement consciente. Les pratiques de sélection et de
classification, par exemple, font partie des premières étapes de la réécriture, qui commence
dès que les agents choisissent, délibérément ou instinctivement, de présenter un auteur et ses
textes sous un certain angle parce qu’ils l’associent par métonymie mentale avec un genre, un
pays, une période, ou un mouvement.

Lord Dunsany comme H. P. Lovecraft ont souvent été considérés comme en marge de
leur champ littéraire d’origine. Chacun a pourtant connu un succès indéniable et suscité
engouement et admiration, mais ce succès s’incrit de manière discontinue dans le temps.
Pourquoi ? Si la réception d’une œuvre d’art ne dépend pas seulement d’une hypothétique
valeur intrinsèque (notion reposant sur des critères au mieux vagues et difficiles à évaluer)
c’est qu’elle relève d’abord du contexte du champ littéraire qui l’a vue naître, de son
« terreau » d’origine, ainsi que de sa position initiale et des places parfois diverses qu’elle en

102
Voir André Lefevere. Translation, Rewriting, and the Manipulation of Literary Fame. Op. cit., p. 1-5.
Lefevere donne notamment l’exemple de William Blake qui se vit « réécrit » par W. B. Yeats : profitant de sa
position d’éditeur des œuvres du poète, Yeats rédigea un mémoire à son sujet, dans lequel il lui inventait un
grand-père irlandais, le reliant ainsi fort opportunément au mouvement du Celtic twilight. (Ibid. p. 8)
103
Jean-Marc Gouanvic, « A Bourdieusian Theory of Translation ». Op. cit., p. 157.

51
vient progressivement à occuper au fil du temps. Les relations de domination entre les
différents acteurs qui intéragissent au sein du système se traduisent par une mise en
compétition constante afin d’acquérir une certaine légitimité vis-à-vis des normes qui
s’établissent au centre de ce système. C’est particulièrement le cas dans le contexte de
l’émergence d’une littérature nationale ayant jusque là amassé peu de capital symbolique sous
la forme d’œuvres perçues comme canoniques. Par exemple, au cours de la Renaissance
Littéraire Irlandaise du début du 20ème siècle, se manifeste la volonté de réhabiliter une
matière littéraire ancienne, les mythes, légendes et récits traditionnels à valeur ancestrale, en
les coulant dans le moule de pratiques littéraires modernes. À la même époque, si la Grande-
Bretagne reste source d’œuvres déjà canonisées pour les États-Unis, il y prend forme une
littérature où se cristallisent des mythes propres au Nouveau Monde.
Dans des contextes similairement marqués par la quête collective d’une identité
nationale, qui se joue notamment dans le champ de la littérature, Dunsany et Lovecraft
partagent une volonté d’indépendance farouche. Les choix d’écriture qu’ils opérent ont une
influence non négligeable sur leur réception, d’autant que l’un comme l’autre refusent
catégoriquement tout compromis afin d’adapter leurs œuvres aux goûts du lectorat et de la
critique. De fait, Dunsany subit les jugements de ceux qui estiment qu’aristocratie et création
littéraire ne sauraient être compatibles. Lovecraft, qui adopte la posture de l’aristocrate
anglais oisif sans en avoir les moyens, méprise ceux qui écrivent pour l’argent au mépris de
leurs propres valeurs esthétiques. Robert Bloch, un correspondant et ami proche, témoigne
ainsi : « Lovecraft deliberately chose to turn [his] back on contemporary style and subject-
matter and create [his] own individual worlds of fantasy104. » Ce commentaire peut sans peine
s’appliquer également à Dunsany. Auteurs de fantasy de la première heure, tous deux se
virent de fait relégués en périphérie du champ littéraire par les critiques institutionnels qui
eurent toujours tendance à considérer la fiction de genre – horreur et fantasy notamment –
comme une littérature de masse médiocre et populaire, indigne d’attention.
L’Irlande de Dunsany, absorbée par ses préoccupations nationalistes, et les États-Unis
des années 1920, où les nouveaux genres de l’imaginaire ne pouvaient prétendre qu’à une
publication à moindre coût dans les magazines pulps, n’étaient donc pas prêts à accueillir avec
104
Robert Bloch. « Poe and Lovecraft ». In S. T. Joshi (Éd.). H. P. Lovecraft, Four Decades of Criticism.
Athens, Ohio University Press : 1980, p. 160.
Bloch voit cette marginalité délibérée comme un critère permettant de rapprocher Lovecraft d’Edgar Allan Poe,
la comparaison entre les deux auteurs n’ayant selon lui d’intérêt que par les similarités de leurs personnalités et
attitudes, et non pour établir un jugement hiérarchisant leurs œuvres. Cette posture critique dégage les
fondements communs de leur habitus d’écrivains, faisant ainsi de Lovecraft une sorte de fils spirituel de Poe,
tourné vers le passé et en rupture avec ses contemporains : « It is difficult to believe that Howard Phillips
Lovecraft was a literary contemporary of Ernest Hemingway. » (Ibid. p. 159)

52
enthousiasme ces deux auteurs étranges, au point que tous deux ressentirent le besoin de se
mettre en quête d’une autre terre d’accueil. Pour chacun, cela se traduisit par une translation
transatlantique : c’est aux États-Unis que Dunsany rencontra d’abord l’estime qui lui
manquait en tant qu’écrivain, et inversement, c’est en Europe, et notamment en France, que
Lovecraft trouva son premier public en dehors du cercle relativement restreint des pulps105. Le
destin de ces œuvres, qui invitent au dépaysement et à l’exploration de mondes inconnus,
reflète les récits qu’elles racontent. Œuvres au long cours, elles effectuèrent une traversée les
menant à visiter et marquer de leur empreinte de nouveaux territoires littéraires, avant de
revenir « chez elles », auréolées de leur expérience de l’étranger. En cela, il nous semble
pertinent de considérer leur transmission selon le paradigme d’un « mode traductif », au sens
sociologique du terme. Salah Basalamah le définit comme la plus fondamentale des mises en
relation possibles, incontournable à l’ère de la mondialisation, mais aussi profondément
ancrée dans la manière même dont l’homme s’organise collectivement en société, par la
communication et l’échange de ce qui fait sens :

The translative […] is a no less continous process of re-production, transfer, circulation and
transformation of discourses, imaginaries and perceptions. To perceive the reality of globalized
societies according to the translative paradigm is to perceive the world according to the features
of the fundamental human experience of interpreting and exchanging meanings everywhere. To
be in society is to be — at a more basic level than being actually communicative — in a
translative mode106.

Un auteur perçu comme éloigné du centre du champ littéraire, de par son statut social, sa
posture idéologique ou ses choix poétiques, se trouve en situation d’instabilité. En d’autres
termes, il est soumis à une inéluctable mise en mouvement qui se traduit par des glissements,
parfois vers l’oubli, mais parfois aussi vers un autre espace littéraire, notamment lorsque
celui-ci comprend au moins un élément pouvant entrer en résonance avec l’œuvre en
question. Les champs littéraires européens et américains fonctionnent alors comme des vases
communicants soumis à d’incessants phénomènes de médiation et de négociation.
Nous aborderons dans ce chapitre les mouvements dynamiques qui relient un auteur,
son œuvre ainsi que les agents et différents champs littéraires qui en influencent la réception ;
les points de départ des œuvres de Lord Dunsany et H. P. Lovecraft, leurs ancrages et les

105
Le phénomène est révélateur du différent accueil réservé aux littératures de genre en Europe et aux États-
Unis, mais se perçoit déjà au 19ème siècle. Comme Lovecraft après lui, Edgar Poe subit la condescendance des
critiques américains et connaît le succès outre-Atlantique, avant que celui-ci ne fasse réagir le lectorat de sa terre
natale, ainsi que l’a souligné Patrice Allart (Guide du mythe de Cthulhu. Op. cit., p. 109).
106
Salah Basalamah. « Social Translations : Challenges in the Conflict of Representations ». In Jennifer K. Dick
& Stephanie Schwerter (Éd.). Transmissibility and cultural transfer: dimensions of translation in the humanities.
Stuttgart : Ibidem-Verlag, 2012, p. 94.

53
glissements culturels qui y sont perceptibles. Dans quelle mesure une poétique et une
idéologie dominantes peuvent-elles encourager ou entraver le succès d’un auteur ? Ce dernier
ne peut-il pas se voir pourvu d’une telle force d’attraction que des agents dévoués
entreprennent par leurs efforts de lui trouver une place sur le devant de la scène, quitte à
devoir manipuler son image, consciemment ou non, voire la déguiser, afin de forcer son
intégration dans un champ littéraire donné ?
Par souci de cohérence chronologique, nous nous focaliserons d’abord sur Dunsany,
puis sur Lovecraft, mais notre démarche sera analogue pour chacun d’eux : nous analyserons
la place de chacun dans leur champ culturel et littéraire natif, puis nous retracerons les
diverses étapes de la transmission et diffusion de leurs œuvres, de part et d’autre de
l’Atlantique, et notamment en France. Nous finirons par considérer, de notre point de vue
rétrospectif, ce que la postérité a sélectionné et retenu de ces deux figures auctoriales.

I. Lord Dunsany, auteur irlandais à contre-courant

1. Le système littéraire du Revival irlandais

À l’aube du 20ème siècle, le monde culturel en Irlande se voit influencé par un


mouvement global de promotion de l’héritage et du patrimoine gaélique, dans un souci de
s’opposer à la domination des modèles britanniques et de prouver au monde entier l’existence
d’une authentique et très légitime culture irlandaise. La littérature est un domaine privilégié
d’expression de ce mouvement. Dans le cadre de la « renaissance littéraire irlandaise » ou
Irish Revival, se constitue un groupe d’auteurs décidés à défendre et restaurer l’identité
irlandaise. Issus pour la plupart de l’Ascendancy anglo-irlandaise et menés par la figure
charismatique du poète et dramaturge W. B. Yeats, des auteurs tels que Douglas Hyde,
Padraic Colum, Lady Gregory et John Millington Synge écrivent et réécrivent une littérature
irlandaise qu’ils veulent conforme à leur vision de l’Irlande afin de la présenter au monde. Ils
se donnent pour tâche de « ré-incarner » l’Irlande, notamment sur scène par le biais du
théâtre : l’Irlande y est très concrètement personnifiée sur scène dans Cathleen ni Houlihan,

54
pièce en un acte ouvertement nationaliste dans laquelle l’héroïne supplie de jeunes hommes
de l’aider à récupérer les « quatre vertes prairies » qui lui ont été dérobés par traîtrise107.
C’est également par la langue que passe cette revalorisation identitaire : certains,
comme Douglas Hyde, ont recours directement au gaélique pour affirmer sa valeur littéraire.
D’autres, en revanche, ne maîtrisent pas suffisamment cette langue et tiennent à rester
accessibles à un public anglophone plus large ; pour ce faire, Lady Gregory et J. M. Synge
utilisent dans leurs écrits un anglais mâtiné de tournures gaéliques, « l’hiberno-anglais ».
Celui de Lady Gregory revendique fortement ses racines locales : elle le baptise
« Kiltartanese », car elle s’inspire du dialecte parlé près de chez elle dans la localité de
Kiltartan, dans le comté de Galway. Elle utilise systématiquement cette variété littéraire de
l’anglais dans les anthologies de contes folkloriques qu’elle collecte, ainsi que dans les deux
ouvrages où elle traduit et réécrit les mythes irlandais de Cuchulain (Cuchulain of
Muirthemne, 1902), puis des Tuatha de Danaan et du héros Finn McCool (Gods and Fighting
Men, 1904).
Cette tendance à l’enrichissement de la langue et de la littérature a été analysée par
Maria Tymoczko qui identifie l’introduction de trois éléments autochtones dans la langue
colonisatrice : la forme (format court et oralité du récit populaire), le mythos (les histoires
elles-mêmes, aux trames et aux héros familiers) et l’imagerie mythopoétique (motifs et
symboles récurrents, tels que les « four green fields » de Cathleen ni Houlihan)108. Tymoczko
voit dans ces transformations un processus d’enrichissement de la littérature qui, en
établissant ses propres normes, constitue un sous-système à la périphérie du champ littéraire
anglo-irlandais109. Ce sous-système lutte pour s’émanciper, comme en témoignent ses normes
qui mettent en valeur une matière exclusivement irlandaise. En effet, les textes produits
s’ancrent dans la terre elle-même, ravivant le souvenir d’un passé glorieux riche en héros
tragiques issus des légendes. L’imaginaire joue donc un rôle primordial de construction
identitaire car, ainsi que l’écrivit Standish O’Grady : « The legends represent the imagination
of the country; they are that kind of history which a nation desires to possess110. » Or, ce désir
de possession d’une histoire choisie donne lieu à de nouvelles pratiques d’écriture, mais aussi
de réécriture de la littérature.

107
Lieu icônique de ce mouvement, le Théâtre de l’Abbey ouvre ses portes en 1904. Ce théâtre succéda à L’Irish
Literary Theatre fondé dès 1899 par Yeats, George Moore, Edward Martyn et Lady Gregory, projet auquel il fut
reproché de recourir à des acteurs anglais plutôt qu’irlandais, et qui succomba en deux ans faute de
financements.
108
Maria Tymoczko. Translation in a Postcolonial Context. Op. cit., p. 112.
109
Ibid. p. 134.
110
Standish O’Grady. History of Ireland: the Heroic Period. Cité dans Tymoczko, Ibid. p. 15.

55
Les pratiques littéraires des agents du Revival irlandais illustrent la manière dont la
littérature peut se voir réécrite, consciemment ou non, afin d’en forger une certaine image qui
reflète une idéologie et une poétique particulière – la conséquence étant bien sûr d’exclure les
traits saillants qui ne correspondent pas à ce modèle. La notion de « réécriture » en tant
qu’agent d’évolution du système littéraire, telle que développée par André Lefevere, implique
avant tout une pratique de manipulation dans la représentation des œuvres littéraires :

All rewritings, whatever their intention, reflect a certain ideology and a poetics and as such
manipulate literature to function in a given society in a given way. Rewriting is manipulation,
undertaken in the service of power, and in its positive aspect can help in the evolution of a
literature and a society111.

La traduction n’est qu’un aspect de ces pratiques réécrivantes qui touchent en fait toutes les
activités liées à l’édition, dès lors que l’on choisit de publier un texte ou un métatexte y
faisant directement référence, qui vient transformer le premier. De ce point de vue, il est
indéniable que la plupart des figures de proue du Revival étaient à la fois auteurs et
réécrivains, que ce soit par l’écriture mutuelle de préfaces pour les œuvres des autres, afin de
légitimer l’ouvrage au regard du mouvement, ou par l’édition d’anthologies de contes
recueillis oralement et couchés sur le papier par leurs soins, parfois après avoir été traduits
quand la source orale s’exprimait à l’origine en gaélique. Lady Gregory rapièce ainsi le cycle
épars des aventures héroïques de Cuchulain à partir de sources à la fois orales et écrites, tout
en lui conférant une cohérence lui permettant de rivaliser avec les épopées classiques, et en
prenant soin d’occulter toute dimension jugée grotesque ou indécente des récits. L’Irlande que
l’on présente au monde se veut forte d’un héritage noble et ancien qui légitime sa valeur et sa
respectabilité, notamment face à la domination britannique.
À cette époque se constitue donc un nouveau centre du système littéraire irlandais
autour d’une série de normes revendiquées : il s’agit avant tout d’utiliser une matière
spécifiquement irlandaise afin de valoriser le passé héroïque et tragique du pays, pour défaire
le stéréotype dégradant du « Stage Irishman », stéréotype du paysan irlandais présenté comme
figure grotesque et comique dans le champ littéraire anglais. De fait, tout en soulignant
l’authenticité du visage culturel de l’Irlande qu’ils présentent à la face du monde, les auteurs
du Revival construisent une identité nouvelle et manipulent le passé pour le mettre au service
du présent – un présent fidèle à ce qu’eux-mêmes, en tant que groupe dominant du champ
littéraire à ce moment-là, aimeraient qu’il soit.

111
André Lefevere. Op. cit., p. vii.

56
C’est dans ce contexte particulier que Lord Dunsany débute sa carrière littéraire. En
1905, il publie à compte d’auteur The Gods of Pegāna, une collection de contes pseudo-
mythologiques à l’écriture ciselée et poétique où il élabore son propre panthéon de divinités.
Ce premier recueil est lui-même révélateur de la position ambiguë qu’occupe Dunsany dès ses
premiers pas dans le champ littéraire de l’époque : par son titre, il rappelle Gods and Fighting
Men, l’ouvrage de Lady Gregory paru un an auparavant (1904). La thématisation des dieux
place d’emblée le lecteur dans l’univers mythologique. Toutefois, la mention de l’énigmatique
toponyme « Pegāna » a de quoi intriguer le lecteur. Le signe diacritique ne renvoie ni au
gaélique ni à aucune racine plus généralement celtique. Pour le lecteur averti, il évoquera
davantage la métrique Gréco-Romaine, dans laquelle il signale des voyelles longues. À
quelques permutations de lettres près, on peut d’ailleurs repérer dans le nom « Pegāna »
comme en écho le nom de la montagne Pangaea dans la mythologie grecque, théâtre du
combat entre les dieux et les titans. Plus généralement, le nom lui-même semble pointer vers
un monde lointain caractérisé par une mystique primitive, de par sa proximité paronymique
avec le mot pagan (« païen »)112.
L’ouvrage se vend suffisamment bien pour que Dunsany n’ait plus jamais à publier à
compte d’auteur. Son recueil suivant, Time and the Gods (1906) lui permet une reprise des
thèmes de Pegāna afin d’y étoffer son univers exotique et merveilleux. Suivent The Sword of
Welleran (1908), a Dreamer’s Tales (1910) et the Book of Wonder (1912). En tant qu’auteur à
l’inclination naturelle pour l’imaginaire mythopoétique et issu d’une des plus vieilles familles
nobles irlandaises (installée à Dunsany Castle dans le comté de Meath depuis l’invasion
normande de 1066), Lord Dunsany représente un défenseur potentiel parfait du Revival. Yeats
s’efforce d’ailleurs de l’y intégrer à part entière, en l’encourageant en 1909 à s’essayer à
l’écriture dramatique, le théâtre étant le genre de prédilection du mouvement. En 1912, Yeats
édite Selections From the Writings of Lord Dunsany, un recueil contenant deux pièces et cinq
nouvelles. Il est à noter que Yeats effectue d’autorité des coupes dans plusieurs des textes
sélectionnés, en apposant des titres de son cru aux fragments isolés : l’extrait de « The Idle
City » devient « A Miracle », celui de « In the Land of Time » se réduit à un seul épisode

112
Le lecteur d’aujourd’hui peut aussi y voir une allusion à un passé mythique universel qui abolit les cultures et
les frontières, s’il y repère une anagramme de « Pangea », le nom du continent unique préhistorique de la
Pangée. Toutefois, ce concept n’apparaît dans le discours scientifique qu’à partir de 1912 dans les travaux
d’Alfred Wegener au sujet de la dérive des continents, et il n’utilise le nom lui-même qu’en 1920 dans Die
Entstehung der Kontinente und Ozeane. Le jeu de mots n’a donc pas pu être voulu par Lord Dunsany. Rien
n’interdit pourtant au lecteur moderne de faire ce rapprochement par paronomase, qui contribue à enrichir l’aura
qui peut se dégager du nom même de « Pegāna ». C’est là un premier exemple de l’importance du rôle du lecteur
et du regard rétrospectif qu’il porte sur l’œuvre, pouvant l’éclairer d’une lumière nouvelle, parfois inattendue.

57
intitulé « The Castle of Time ». Yeats prend soin d’en avertir le lecteur en introduction, et de
le rassurer en précisant que chaque extrait peut être lu comme un tout à part entière113.
Or tout processus de sélection représente en lui-même un acte de réécriture éditoriale ;
il est ici significatif que Yeats ait choisi d’inclure dans le recueil la nouvelle « Idle Days on
the Yann » qui est, parmi tous les récits de Dunsany, la seule histoire dont le narrateur se
présente explicitement comme étant originaire d’Irlande. Dans la préface de cet ouvrage,
Yeats ne cesse de souligner les points communs entre Dunsany et le mouvement irlandais du
Revival en un remarquable exercice d’inclusion rhétorique. Il y élabore sa vision d’un rêve
partagé qui unirait une communauté d’écrivains célébrant le changement vers une nouvelle
littérature irlandaise, et passe même par la constitution d’une bibliothèque métaphorique où
les premiers recueils de Dunsany se placent sur le même plan que les ouvrages des chefs de
file du mouvement :

It is my superstition that we became entangled in a dream some twenty years ago [...] and now
Lord Dunsany has seen it once more and as simply as if he were a child imagining adventures
for the knights and ladies that rode out over the drawbridges in the piece of old tapestry in his
mother’s room. But to persuade others that it is all but one dream, or to persuade them that Lord
Dunsany has his part in that change I have described I have but my superstition and this series
of little books where I have set his tender, pathetic, haughty fancies among books by Lady
Gregory, by AE, by Dr Douglas Hyde, by John Synge, and by myself114.

Si Yeats déplore la distance que maintient Dunsany vis-à-vis de ce projet idéaliste en


préférant les mondes imaginaires à la matière d’Irlande, il trouve à l’en excuser. D’une part, il
recourt à une seconde liste de grands noms littéraires qui ont précédé Dunsany en marquant le
monde littéraire précisément par leur marginalité (Maeterlinck, Dumas, Edgar Poe,
Baudelaire, et enfin Blake) ; d’autre part, Yeats explique qu’il ne s’agit pas d’un choix
conscient et délibéré, mais bien plutôt d’un état d’esprit inhérent à l’auteur, dont celui-ci ne
saurait se défaire sans y perdre ce qui fait son charme. Si l’on en croit ce portrait, il s’agirait
donc d’une contrainte et d’une limite intrinsèque et naturelle, qui maintiendraient Dunsany en
marge d’un système où Yeats se considère en position centrale :

When I was first moved by Lord Dunsany’s work I thought that he would more help this change
if he could bring his imagination into the old Irish legendary world instead of those magic lands
of his with their vague Eastern air; but even as I urged him I knew that he could not, without
losing his rich beauty of careless suggestion, and the persons and images that for ancestry have
all those romantic ideas that are somewhere in the background of all our minds115.
113
W. B. Yeats. « Introduction to Selections from the Writings of Lord Dunsany ». In Joshi, S. T. (Éd.), Critical
Essays on Lord Dunsany. Lanham : The Scarecrow Press, 2013, p. 31.
114
Ibid. p. 29.
115
Ibid., p. 28-29.

58
Quelques années plus tard, dans sa préface à l’édition américaine du recueil A
Dreamer’s Tales (1918), Padraic Colum choisit de brosser un portrait différent du Lord : il
met l’accent sur la pureté de sa lignée et ses racines fortes avec le comté de Meath, où
résidaient les Hauts Rois d’Irlande, où se dresse la colline mythique de Tara, et où la légende
raconte que le héros Cuchulain accomplit ses exploits. Ce déferlement de références contribue
à représenter Dunsany comme une sorte de héros celte, né d’un territoire irlandais fabuleux116.
Pour achever d’ancrer Dunsany à la fois dans ce terreau d’origine et dans le mouvement du
Revival, une critique de sa pièce The Gods of the Mountain, parue en 1917, souligne cette
double influence : l’héritage d’une lignée irlandaise pure et sa dette envers Yeats sans qui il
n’aurait sans doute jamais même pensé à écrire de pièces de théâtre, et n’aurait donc jamais
acquis de poids littéraire conséquent : « after one has read his little plays it becomes clearly
evident that his literary significance owes something to the Irish Renaissance. We are told that
he would never have thought of writing plays had it not been for the encouragements of W. B.
Yeats117. »

Certains contemporains de Dunsany s’efforcent donc de faire de lui une figure de


proue qui incarnerait l’esprit de la fantaisie irlandaise, par sa promptitude au caprice à l’instar
des fées et leprechauns des légendes. Les exemples cités ci-dessus le font apparaître comme
un enfant que Yeats aurait pris sous son aile bienveillante. Cependant, d’autres réécritures le
représentent bien autrement, comme une figure farouche et fièrement attachée à son
indépendance. En effet, bien qu’il donne parfois l’impression de se soumettre aux normes
dictées par le mouvement, il semble qu’il ne s’agisse jamais d’une adhésion artistique à
l’idéologie ou à la poétique en question. Dunsany a l’esprit sportif et joueur. C’est un
champion d’échecs et un chasseur dans l’âme ; il cherche à relever tout défi qui le présenterait
comme incapable d’accomplir quelque chose. Lui-même affirmait ne consacrer que 3% de
son temps à la littérature, passant le reste en homme d’action, à chasser ou à voyager. C’est

116
Padraig Colum. « Introduction to A Dreamer’s Tales and Other Stories ». In Joshi, S. T. (Éd.), Critical
Essays on Lord Dunsany. Op. cit., p. 89.
Colum fut lui-même éminent membre du mouvement, mais aussi un ami proche de Lord Dunsany et de sa
famille, comme en atteste la correspondance entre les deux auteurs, toujours conservée dans les archives
familiales. Contrairement à Yeats qui cherche avant tout à mettre l’œuvre de Dunsany au service du Revival,
c’est une sincère admiration qui pousse Colum à en faire la promotion. Comme on le voit, même un réécrivain
désintéressé manipule l’image de l’œuvre et de l’auteur pour en favoriser la diffusion. Il ne s’agit pas ici de juger
les motivations ou de dénoncer des tromperies, mais de dégager les processus de représentation mis en jeu par
les différents acteurs du champ littéraire.
117
Montrose J. Moses. « Lord Dunsany’s Peculiar Genius ». In Joshi, S. T. (Éd.), Critical Essays on Lord
Dunsany. Op. cit., p. 33-41. Publié pour la première fois dans The Bellman n° 561 (14 avril 1917) : 405-409.

59
cet esprit de compétition que soulignent ses commentateurs et biographes les plus récents. À
titre d’exemple, voici comment, selon Darrell Schweitzer, Dunsany en vient au théâtre :

Dunsany became a dramatist suddenly one afternoon in the spring of 1909. […] That afternoon
in question, Yeats asked Dunsany to write a play. Dunsany had done a drawing which caught
Yeats’s eye, and the latter asked, “Why don't you make a play out of it?” Dunsany replied that
he didn’t write plays. That was true. Up to then, he hadn’t. “Well,” said Yeats, “I guess I'll have
to get someone else do it.”
At that, Dunsany accepted the challenge118.

Plusieurs années plus tard, les faits se répètent : en 1931, Yeats fonde l’Academy of Irish
Letters. Seuls les auteurs qui écrivent spécifiquement au sujet de l’Irlande se voient proposer
de devenir membres à part entière. On n’offre à Dunsany que le statut de « membre associé ».
Outré de se voir ainsi mis à l’écart, Dunsany fait promptement paraître non pas un mais quatre
romans se déroulant en Irlande – non qu’il tienne à se faire accepter par l’institution en
question, mais pour prouver que le jugement d’autrui à son égard était infondé : en choisissant
de rester maître de son écriture et ne pas suivre les normes établies par le centre du sous-
système littéraire du Revival, il n’en demeure pas moins un auteur irlandais.

2. La voix irlandaise de Dunsany

Une lecture attentive révèle que Dunsany, malgré son refus de faire usage de sources
exclusivement irlandaises, en est malgré tout imprégné dans une certaine mesure. Ses récits
oscillent entre schémas universels et échos culturellement marqués et son rôle dans la
définition d’une nouvelle littérature irlandaise en langue anglaise a pu être trop vite ignoré.
Par bien des aspects, le caractère le plus irlandais de Lord Dunsany réside dans un don
extraordinaire pour le conte dans sa forme la plus brève et la plus épurée. Declan Kiberd a
analysé la forme courte comme appartenant à une tradition gaélique forte, le genre de la
nouvelle s’étant développé en Irlande comme pour donner une forme littéraire moderne à la
tradition orale toujours vivace, par opposition au règne britannique du roman dont la longueur
permettait une portée exploratoire sociale plus importante119. Bien que les récits de Dunsany
ne s’inspirent pas directement du patrimoine traditionnel, ils donnent à leur auteur la stature

118
Darrell Schweitzer. Pathways to Elfland: The Writings of Lord Dunsany. Holicong : Wildside Press, 1989,
p. 40-41.
119
Declan Kiberd. « Story-telling: the Gaelic tradition ». In Patrick Rafroidi & Terence Brown (Éd.). The Irish
Short Story. Gerrards Cross : Atlantic Highlands, N.J : C. Smythe ; Humanities Press, 1979, p. 13-25.

60
du fili, le poète irlandais, une position prestigieuse dans la culture et la société médiévale en
Irlande. On disait ces poètes dotés d’une maîtrise surnaturelle du langage, bien loin de son
usage quotidien, qui pouvait révéler ou déguiser les mystères de l’existence. Cette langue se
reconnaissait à certains aspects bien particuliers la rendant hermétique au non-initié : « The
language of the poets included rare and arcane words, technical language, archaic language,
sound play, ambiguous syntax and the like120. » Or une telle description correspond au style
de Dunsany par bien des aspects, que nous reverrons dans le détail en analysant les difficultés
qui se posent à sa traduction dans la seconde moitié de notre étude. Le fait est que le lecteur
des contes de Dunsany fait en quelque sorte l’expérience de l’enchantement ressenti par
l’auditoire irlandais des temps anciens lorsqu’ils écoutaient leurs poètes décrire les mystères
du monde, et ce sans qu’un contenu explicitement national ou nationaliste ne soit requis.
D’ailleurs, Dunsany n’est que peu familier des récits mythiques et légendaires de
l’Irlande lorsqu’il écrit The Gods of Pegāna. Son éducation classique le pousse à s’inspirer
abondamment d’autres références littéraires mythiques, légendaires ou folkloriques, des
contes des Mille et Une Nuits à Grimm et d’Andersen, ainsi que des classiques gréco-latins,
sans oublier l’influence prégnante de la King James Bible. Ce n’est que rétrospectivement
qu’il se rend compte de la présence de schémas similaires entre les contes qu’il écrit et la
tradition irlandaise, rapprochements qu’il attribue à l’universalité du mythe sous l’habit de ses
variantes d’une nation à l’autre :

So, as I wandered through these tales among gods that were mostly new to me, when I read that
Mananaun, the god of the Ocean, took the Sun-god, Lugh, in his arms and held him to say good-
bye to Ireland and wrapped him in his cloak and carried him away, then everything became
familiar at once and I knew that I was listening to Man again telling of his favourite stories
about a sunset121.

On retrouve en effet pareille trame narrative de l’interaction entre le soleil et l’océan dans le
conte « A Legend of the Dawn » (Time and the Gods, 1905) : Inzana, l’enfant des dieux aussi
appelée « L’enfant-aube » (the dawnchild) joue avec une balle dorée en la lançant haut dans le
ciel, créant le cycle des jours et des nuits. La balle lui échappe des mains et sombre au fond de
l’océan, et c’est le dieu Slid « whose soul is in the sea » qui lui restituera son jouet pour qu’un
nouveau jour se lève.
L’attrait de Dunsany pour un mode d’écriture mythopoétique est sensible si l’on
observe la chronologie de ses textes, qui peut se comparer à la division des anciens manuscrits

120
Maria Tymoczko. Translation in a Postcolonial Context. Op. cit., p. 250.
121
Lord Dunsany cité dans S. T. Joshi. Lord Dunsany: Master of the Anglo-Irish Imagination. Contributions to
the study of science fiction and fantasy, n° 64. Westport : Greenwood Press, 1995, p. 181-182.

61
de la littérature irlandaise médiévale en différents cycles. Ainsi que le fit remarquer Padraic
Colum : « [Dunsany’s] work began like an ancient literature with mythology. He told us first
about the gods and the lands where his kings, his priests and his shepherds were to abide122 ».
De fait, The Gods of Pegāna s’intéresse exclusivement à un luxuriant panthéon de divinités
issues des rêves du plus puissant d’entre elles, Māna-Yood-Sushāi, et peut être mis en
parallèle avec le cycle mythologique irlandais qui narre l’arrivée des vagues d’occupation
successives en Irlande, notamment celle des Tuatha de Danaan. Par la suite les dieux
d’Irlande quittèrent la surface pour s’établir dans des royaumes souterrains, laissant la place
aux hommes de Mil, aux rois et aux héros tels que Cuchulain et les Fiannas qui les
remplacèrent dans les récits. On distingue ainsi traditionnellement quatre cycles : le cycle
mythologique, le cycle d’Ulster autour du héros Cuchulain, le cycle Fénian, et enfin le cycle
historique ou cycle des rois.
Or, dans Time and the Gods, Dunsany effectue une transition semblable : ses contes
nous présentant de moins en moins de dieux et de plus en plus de personnages humains, bien
qu’il s’agisse toujours d’archétypes qui n’ont d’identité que leur fonction – principalement
des rois et des prophètes123. Dans ce recueil, le titre de huit nouvelles sur vingt mentionne des
dieux, et cinq font référence à des protagonistes humains (hommes, rois, prophètes). Un seul
inclut un personnage nommé dans son titre : « The Relenting of Sarnidac ». Assez
ironiquement, c’est dans ce conte que l’on voit les dieux quitter les terres des hommes,
indifférents aux suppliques de ces derniers. Sarnidac, petit homme difforme qui ne les suit que
par curiosité, est pris lui-même pour un dieu par ses congénères, et célébré car il est le seul
« dieu » qui prend les hommes en pitié et accepte de rester parmi eux. Ce brouillage de la
hiérarchie entre hommes et dieux est au cœur de l’ironie de Dunsany, son humour acerbe
étant une caractéristique qu’il partage avec d’autres grands satiristes issus d’Irlande, tels que
Jonathan Swift ou Oscar Wilde.

Enfin, on peut voir un motif éminemment irlandais dans la récurrence des récits de
voyages en mer et de navigations vers des terres inconnues, qui évoquent les genres de

122
Padraic Colum. Op. cit., p. 90.
123
William Touponce identifie cette transition comme un changement de mode d’écriture. Empruntant la
terminologie de Northrop Frye, il y voit un glissement du Mythe (le narrateur est un prophète qui raconte les
récits de dieux auxquels on croit) à la Romance (le narrateur, figure du ménestrel itinérant, raconte les aventures
de héros confrontés à la magie et au merveilleux), puis au mimétique (dans des récits de plus en plus réalistes), et
enfin à l’ironique (les personnages sont soumis à un environnement qui leur est indifférent). Ce dernier point
concerne surtout les romans plus tardifs de Dunsany, qui sortent du cadre de notre étude. Voir William
Toupounce. Lord Dunsany, H. P. Lovecraft, and Ray Bradbury: Spectral Journeys. Studies in Supernatural
Literature. Lanham : The Scarecrow Press, Inc, 2013, p. 6.

62
l’Echtrae et de l’Immrama. Le premier rassemble les récits d’aventure dans l’Autre Monde,
dans lesquels un héros souvent solitaire rencontre des épreuves surnaturelles après s’être
rendu dans un nouveau lieu, en totale rupture avec le temps terrestre. Le second genre (parfois
confondu avec le premier) rassemble les voyages en mer au cours d’une quête vers des îles
lointaines124. Ce motif est omniprésent dans les contes de Dunsany : les itinéraires ne sont
jamais clairement définis, les personnages voguant d’un toponyme exotique à un autre, qu’il
s’agisse d’îles ou plus souvent encore de cités fabuleuses. D’ailleurs, bien que l’Autre Monde
conçu par Dunsany, avec ses déserts de sable, ses caravanes de chameaux et ses cités aux
coupoles dorées semble avoir plus en commun avec les contes orientaux qu’avec la tradition
irlandaise, Maria Tymoczko rappelle que le renouveau celtique a tendance à construire une
vision romantique de l’Irlande associée à l’Orient et à son exotisme, car tous deux
représentent une terre de rêve, lointaine et idéalisée :

In fact, the Celts in general, and the Irish in particular, were explicitly construed as an Oriental
or Asiatic race. [...] An Orientalist view of the Irish persisted among many of Ireland’s greatest
twentieth-century writers. The mysticism of A.E. and Yeats, for example, predicates a special
affinity between Ireland and the East, and Yeats believed that “until the Battle of the Boyne,
Ireland belonged to Asia125.”

Ainsi, en composant une mythologie apparemment dépourvue de racines nationales


exclusives, Dunsany place son œuvre en tension entre l’universalité du récit mythique et sa
propre patrie en tant qu’auteur. En effet, il est probable que le lecteur averti projettera sa
connaissance de la nationalité de l’auteur sur l’œuvre qu’il lit. Le monde imaginaire de
Dunsany est issu d’une constellation d’influences magnifiée par les trouvailles originales de
l’auteur, qui en font un carrefour séduisant où tout lecteur, irlandais ou non, pourra se sentir
en terre étrangère, mais hospitalière du fait de la présence de détails familiers. L’œuvre de
Dunsany est un seuil, qui tend une main amicale au lecteur pour l’inviter à partager son jeu
fictionnel en explorant, voire en habitant, l’espace d’un instant, son monde imaginaire126.

124
Sur le motif de la navigation dans la tradition irlandaise, voir Sebastian Sobecki. « From the désert liquide to
the Sea of Romance: Benedeit’s Voyage de Saint Brandan and the Irish immrama ». Neophilogus 87, 2 (2003) :
193-207. Sur la distinction entre les deux genres de l’echtrae et de l’immrama, voir également D. Dumville,
« Echtrae and Immram: Some Problems of Definition », Ériu 27 (1976) : 73-94.
125
Maria Tymoczko. Op. cit., p. 20.
126
Aujourd’hui un tel effet est particulièrement efficace sur un certain type de lecteurs-joueurs, férus de fantasy
et habitués à voir les mondes fictionnels issus de la littérature comme cadre potentiel pour y incarner leur propre
personnage. Par exemple, dans un article en ligne dégageant les points communs entre l’œuvre de Dunsany et le
jeu de rôle Donjons et Dragons, on trouve ce commentaire : « [Dunsany], c’est comme la rencontre de Sophocle
et de Yeats. J’adhère complètement. J’ai envie de jouer dans ce monde-là. » (Tim Callahan & Mordicai Knode.
« Advanced Readings in D&D: Lord Dunsany » Tor. 18 nov. 2013. Web. Consulté le 2 août 2014.) Pour un
développement exhaustif sur les liens entre le tryptique « fictions / mondes / jeux », voir l’ouvrage d’Anne
Besson, Constellations : des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, op. cit.

63
En fin de compte, ce qui sépare Lord Dunsany des autres membres du Revival ne réside
pas dans une incapacité ou un refus de représenter l’Irlande dans ses écrits. Dunsany n’avait
tout simplement pas pour projet de recréer l’authenticité d’une identité culturelle et nationale
solide. Il ne cherchait pas à montrer au reste du monde ce qu’était « la véritable Irlande », une
représentation réaliste n’ayant que peu d’intérêt pour cet auteur qui visait à une création avant
tout esthétique. Il écrit dans sa biographie : « I do not regard any art as merely reporting or
photographing; not, that is to say, using a landscape as the material, but some rarer essence
that may sometimes be fond where a landscape during long time has sunk down among
dreams127 ». Ce qui importe avant tout à ses yeux est de produire une représentation de
l’Irlande comme terre d’inspiration et de rêverie, où l’imagination vagabonde librement, ainsi
qu’il l’écrit dans My Ireland (un ouvrage pourtant présenté comme documentaire, et portant
sur les traditions et paysages irlandais, le tout accompagné de photographies) : « Green fields,
castles, politics and old stones, of which I have told in these pages, are far from the real
Ireland. The real Ireland is a land of dreams…128 ».

3. Les années 1920 : l’exil transatlantique, l’accueil américain

Il est manifeste qu’en tant qu’écrivain, Dunsany ne cherchait pas à se voir accepter ou
à rallier un projet commun. Tandis que ses contemporains cherchaient à concevoir une
communauté littéraire autour d’un objectif partagé, il se contentait de voir la littérature
comme un passe-temps artistique nourri par un talent et une aisance innés, non comme un
outil à utiliser pour une fin en soi. Ceci explique pourquoi il resta dans une position ambiguë
dans le champ littéraire irlandais. Cela ne l’empêcha pas de connaître un vif succès de son
vivant, au point que le critique S. T. Joshi affirme : « By 1919 Dunsany would probably have
been considered one of the ten greatest living writers in the English-speaking world129 ». Mais
c’est sans prendre en compte l’ensemble du monde anglophone, et Joshi se place d’un point
de vue américain : si l’on considère la réception de l’œuvre de Dunsany et les réécritures
qu’elle engendra en Irlande, on se rend compte que la production critique le concernant resta
pour ainsi dire inexistante, au point qu’il semble encore aujourd’hui résolument exclu du

127
Edward John Moreton Drax Plunkett Dunsany. Patches of Sunlight. Londres : W. Heinemannn, 1938, p. 223.
128
My Ireland, p. 267-68. Cité dans S. T. Joshi, Lord Dunsany: Master of the Anglo-Irish Imagination. Op. cit.,
p. 201.
129
S. T. Joshi. « Lovecraf’s ‘Dunsanian Studies’ ». Joshi, S. T. (éd.), Critical Essays on Lord Dunsany. Op cit.,
p. 242.

64
canon – « extra-canonique », écrit Tania Scott dans sa thèse de 2011, Locating Ireland in the
Fantastic Fiction of Lord Dunsany130, en notant qu’un certain nombre d’ouvrages de
référence, généraux comme plus spécialisés (The Field Day Anthology of Irish Writing
(1990) ; History of Irish Theatre: 1601-2000 (2002) ; Theatre and the State in Twentieth-
Century Ireland (2001)) omettent toute référence à Dunsany. Elle conclut ainsi : « Only
through an international audience, in the United States or onstage in Italy in front of
Mussolini, would Dunsany be truly located in the canon of Irish dramatists131 ».
Dunsany lui-même se disait mécontent de sa réception chez lui, et c’est en effet aux
États-Unis qu’il trouva un terrain d’accueil ouvertement favorable. A Dreamer’s Tales y
paraît en 1917, dans une édition qui rassemble également des nouvelles issues de The Sword
of Welleran et de The Book of Wonder. C’est ce recueil qui tomba peu après entre les mains
de Julien Green, étudiant né en France de parents américains, qui entreprit avec enthousiasme
de traduire ces nouvelles en français – bien que son travail ne dût pas être publié avant
1991132. Mais ce fut le théâtre de Dunsany qui lui valut la plus grande popularité à l’époque ;
peu de critiques omettent de préciser qu’il fut un temps où cinq de ses pièces se jouèrent
simultanément à Broadway. En 1917 fut publié le premier ouvrage critique à son propos :
Dunsany the Dramatist, d’Edward Hale Bierstadt. Qu’un éditeur ait jugé opportune une telle
publication est révélateur de l’intérêt commercial que suscitait Dunsany dans le monde du
théâtre. L’enthousiasme américain était manifestement général : en 1919, on trouve son éloge
dans le New York Times et le magazine Vanity Fair en fait l’égal divin des plus grands
dramaturges du pays : « [he] himself became a god in the pantheon of American theater133 ».
C’est cette année-là que Dusany se rend aux États-Unis pour une série de conférences
littéraires. Il rencontre un franc succès, et c’est à l’occasion de l’une d’elle que le découvre
H. P. Lovecraft, installé parmi le public et trop intimidé pour venir adresser la parole au
conférencier qu’il admire.
Certains textes de cette époque sont révélateurs des différences qui existent entre
l’image de Dunsany véhiculée par les membres du Revival et les représentations qui en sont
forgées aux États-Unis. À titre d’example, mentionnons un article de Clayton Hamilton
intitulé « Lord Dunsany : Personal Impressions », qui parut dans The Bookman à New York
en février 1920. Hamilton relate une conversation entre lui et le lord irlandais, sous la forme

130
Tania Scott. Locating Ireland in the Fantastic Fiction of Lord Dunsany. Thèse. University of Glasgow, 2011.
131
Ibid. p. 59.
132
Nous reviendrons plus en détail sur cette traduction au chapitre 2.
133
Frank Wright Tuttle, Vanity Fair, mars 1919, cité dans Ben P. Indick. « Beyond the Fields, The Theatre of
Lord Dunsany ». In S. T. Joshi (Éd.). Critical Essays on Lord Dunsany. Op. cit., p. 149.

65
d’un dialogue écrit au style direct à la manière d’une scène de théâtre, de sorte que, malgré la
subjectivité ouvertement annoncée dans le titre, les répliques de Dunsany semblent
retranscrites mot pour mot. Le voilà en quelque sorte « réincarné » en tant que personnage.
L’échange entre les deux locuteurs souligne plusieurs traits saillants de sa
personnalité. Il est tout d’abord présenté comme un écrivain extrêmement intuitif pour qui les
mots viennent naturellement et qui peut rédiger une pièce d’une traite sans jamais revenir sur
son ouvrage. Il apparait également comme un homme à la stature impressionnante et à
l’éloquence rare, qui exhale une grande force vitale, que ce soit physiquement ou
intellectuellement ; un homme affable, sympathique envers les étrangers et ouvert à la
discussion ; mais encore un soldat, profondément marqué par son expérience de la guerre, qui
ne craint pas de se voir livré à l’œil du public car il n’a jamais connu de lieu plus public que
les tranchées. Le dialogue est comme une habile et vivante mise en théâtre :

“You ought to have seen our trenches under Messines Ridge. That’s the most public place I
have ever been in. We were in a valley. The Germans were on a hill. They could see down to
our boot-tops.” He looked at me and asked, “How tall are you?” Six feet one, or thereabouts.” “I
am six feet four. Our trenches were only six feet deep. I shall never fear ‘publicity’ again134.”

Selon les souvenirs d’Hamilton mis en scène, Dunsany regrette en outre de n’avoir
jamais été qu’« entraîné » et non instruit. C’est ici une double personnalité, fracturée entre
l’homme d’action et l’artiste rêveur, qui est soulignée. Enfin, son discours (ou celui ici mis
dans sa bouche) révèle un écrivain nourrissant un sentiment d’exil et ayant tissé un lien
particulier avec les États-Unis, par opposition à la Grande Bretagne et à l’Irlande où il se sent
rejeté en tant qu’artiste :

“Writing plays,” he told me, “is the one thing I most dearly love; but I cannot talk of it at home,
in County Meath. My aunt would be scandalized if she should hear that I have written plays; my
neighbors would dismiss me as insane; everybody else would think me a fool; I had to come to
your country to find a sympathetic audience135.”

Les États-Unis sont donc présentés ici comme une terre d’accueil à l’ouverture d’esprit
nécessaire à la libération de la parole de l’artiste par opposition à l’oppression qu’il ressent
dans son pays d’origine, qui fait de son statut social un frein et une source de préjugés vis-à-
vis de son œuvre. L’article rédigé par Hamilton met l’accent sur la marginalité et le silence
auxquels Dunsany est condamné en Europe, tandis que les États-Unis lui ouvrent un espace de

134
Clayton Hamilton. « Lord Dunsany: personal impressions ». In S. T. Joshi (Éd.). Critical Essays on Lord
Dunsany. Op.cit., p. 5.
135
Ibid., p. 7.

66
parole, à l’écrit comme à l’oral puisqu’il y effectua de nombreuses tournées de conférences.
C’est évidemment à ne pas prendre pour argent comptant ; encore une fois, il y a là acte de
réécriture, de manipulation de l’image d’un l’auteur qu’il faut représenter comme exilé par sa
patrie, ne serait-ce que pour mieux l’adopter en terre étrangère.

4. Un déclin précoce

Toutefois, aux États-Unis comme en Europe, la popularité de Dunsany se fane à partir


des années 1930. Selon S. T. Joshi, trois facteurs distincts sont à prendre en considération
pour comprendre ce déclin de l’auteur : 1) son unionisme le plaçant « du mauvais côté de la
politique » – c’est-à-dire du côté opposé à celui qu’avaient choisi les chefs de file de la
Renaissance Littéraire, – 2) sa position littéraire périphérique, voire extérieure au mouvement
lui-même, et 3) un genre littéraire de prédilection lui portant préjudice puisqu’il se consacra à
l’écriture de contes fantastiques et merveilleux, un genre qui ne jouissait pas de la
considération des critiques de manière générale136.
Les deux premières raisons sont directement liées au contexte du Revival, ses
membres formant un premier groupe de « réécrivains » de l’œuvre de Dunsany, internes au
champ littéraire irlandais, dont la dynamique repose sur la défense idéologique d’une culture
spécifiquement irlandaise. Mais des facteurs plus personnels expliquent également le rejet de
Dunsany. En dépit du désir ostentatoire de Yeats de le voir embrasser leur projet, Yeats
nourrissait à son égard un sentiment de jalousie ; si l’on en croit St. John Gogarty, témoin de
l’échec de l’amitié entre les deux hommes, Yeats regrettait en effet de ne pas être issu de la
noblesse et de ne pas être propriétaire terrien, et enviait certainement le titre et la posture de
gentleman oisif de Dunsany137. Les relations de ce dernier avec Lady Gregory se détériorent
également dès 1911, cette dernière ayant écrit une pièce, The Deliverer, qui selon Dunsany
ressemble étrangement à son King Argimenes and the Unknown Warrior, dont la première
était prévue au théâtre de l’Abbey tout juste une semaine plus tard. Dès lors, les chefs de file

136
S. T. Joshi. Lord Dunsany: Master of the Anglo-Irish Imagination. Op. cit., p. xi. Joshi parle plus précisément
de « mainstream critics ». Mainstream, qui ne connaît pas d’équivalent strict en français, renvoie aux critiques
ayant la plus forte influence sur les critères de qualité de la littérature, soit ceux qui définissent le centre du
système littéraire ; la « mainstream literature » s’opposant à la littérature dite de genre, considérée comme
médiocre car s’appuyant sur des codes éprouvés qui répondent aux attentes du lecteur friand de ce genre de récits
– ce qui va à l’encontre du principe d’originalité et de création revendiqué et valorisé par la littérature
contemporaine, et explique que la littérature de genre soit souvent considérée comme pauvre et répétitive.
137
Cité dans Mark Amory. Biography of Lord Dunsany. Londres : Collins, 1972, p. 75.

67
du mouvement littéraire dominant cessèrent de promouvoir son œuvre, et Dunsany vit sa
visibilité s’amoindrir, d’autant plus qu’il ne prit jamais vraiment la peine de faire sa propre
publicité. Ce type de stratégie fait partie de ce qu’André Lefevere nomme cultural editing :
« Once a culture has arrived at a canonized image of its past, it tends to edit out those figures
and features of that past that do not fit that image. […] If a writer is no longer rewritten, his or
her work will be forgotten138. » Or, on l’a vu, Dunsany ne se trouvait pas en phase avec son
époque, que ce soit en termes idéologiques ou poétiques. Il ne faudrait toutefois pas se
contenter d’une vision mécaniste d’un système anonyme repoussant ou attirant les œuvres et
les auteurs en fonction de normes impitoyables, à la manière des marées ; entre en jeu une
véritable communauté littéraire, soumise à l’influence des relations individuelles et
interpersonnelles.
En ce qui concerne le facteur du genre, Dunsany fut victime de l’évolution du champ
littéraire : malgré l’attrait romantique pour les sources mythiques, légendaires et folkloriques
né au siècle précédent dans la classe littéraire, l’écriture particulière de Dunsany ne permit
jamais de l’inscrire véritablement dans une tradition existante. Après la Dépression, la
tendance revient au réalisme. Éditeurs, critiques et producteurs suivent, de sorte que les
œuvres de Dunsany sont rapidement épuisées sans connaître de réédition, ce qui réduit
d’autant son potentiel de réécriture. Aujourd’hui, son théâtre a pu être considéré comme « une
pièce de musée139 ». Ses recueils et romans ont dû attendre l’essor du genre de la fantasy dans
les années 1970 pour refaire surface, et sont à nouveau accessibles grâce aux sites de vente en
ligne, mais il est extrêmement rare de trouver un de ses ouvrages dans les rayons des
librairies. On les trouve également en versions numériques téléchargeables sur le site du
projet Gutenberg. Se pose donc la question de ce qui peut causer la survivance ou la mort
d’une œuvre littéraire : peut-elle véritablement devenir un monument sans vie, un vestige
n’appartenant qu’à un passé révolu ? Ou bien s’endort-elle simplement, ainsi qu’une créature
en hibernation, dans l’attente que de nouveaux agents s’en emparent et, à force de réécriture,
la ramènent à la vie en lui offrant un nouveau printemps ?
Force est de reconnaître que Lord Dunsany a toujours représenté un défi pour ceux qui
souhaitaient l’étiqueter. Lui-même ne se souciait guère de promouvoir sa propre image en tant
qu’écrivain ou de favoriser la réception de son œuvre ; dès lors ce sont ceux qui choisirent de
s’établir en tant qu’agents ou réécrivains qui furent responsables de ses représentations dans
l’esprit individuel et collectif de ses lecteurs. Jusqu’au milieu des années 1920, il se

138
André Lefevere. Op.cit., p. 112.
139
Ben P. Indick. Op. cit., p. 145.

68
positionne en marge de la Renaissance Irlandaise, et malgré une solide réputation de
dramaturge, il ne représente l’identité littéraire irlandaise que de manière périphérique. Dans
les années 1970, son théâtre se voit occulté par l’importance qu’on lui donne en tant qu’auteur
de fantastique, notamment grâce à Lovecraft et autres ambassadeurs du milieu de la science-
fiction et de la fantasy émergente. Il en devient un père fondateur. De ce point de vue, le
parcours de Lord Dunsany illustre les facteurs de pouvoir mis en jeu dans la réception et la
survie d’une œuvre, qui sont liées à la fois aux évolutions du champ littéraire et aux initiatives
individuelles des réécrivains.
Aujourd’hui, et depuis le début du 21ème siècle, une nouvelle tendance se fait jour, ce
qui témoigne d’un intérêt renouvelé, à la fois dans le monde éditorial et dans les institutions
littéraires. La multiplication des rééditions et des publications concernant son œuvre tend à
démontrer que ses facettes multiples, qui ont pu le maintenir longtemps en position marginale,
ne sont pas irréconciliables ; au contraire, elles représentent une richesse ignorée jusqu’à
présent et que l’on commence seulement à entrevoir. Dès l’époque du Revival, Dunsany s’est
peut-être vu trop vite nié toute représentation d’irlandité. Depuis, Max Duperray l’a rapproché
de Synge pour son talent pour la suggestion140, de Yeats pour ses atmosphères crépusculaire et
sa nostalgie d’une magie perdue et de Beckett pour sa « poétique inquiète du
questionnement141 ». Ben P. Indick l’a d’ailleurs qualifié de « proto-Samuel Beckett » du fait
de son cynisme et de son humour parfois grinçant142. Il peut rappeler Joyce, avec sa tendance
à « tirer du réel la substance de son fantastique143 ». Tout cela le réintroduit dans la tradition
littéraire irlandaise, non pas en tant que marginal anachronique, mais en tant que précurseur.
Duperray le rapproche également de la figure traditionnelle du file, le conteur irlandais, le
poète visionnaire, dans sa propension à imiter la forme orale des contes folkloriques et pour la
beauté évocatrice de ses descriptions poétiques144.
L’accès d’une œuvre à son après-vie semble parfois ne tenir qu’à un fil. Lorsque les
institutions littéraires – le centre du polysystème – la repousse vers les marges, elle peut
encore susciter suffisamment d’initiatives individuelles pour échapper à l’oubli. On aura beau
parler d’occultation et de rejet, Dunsany ne disparut jamais totalement, ce qui tend à

140
Max Duperray. Le monde imaginaire de Lord Dunsany. Op. cit., p.74.
141
Max Duperray. « Lord Dunsany : sa place dans une éventuelle littérature fantastique irlandaise ». Études
irlandaises, no 9 (1984) : 86.
142
Ben P. Indick. Op. cit., p. 152.
143
Donald E. Morse. « ‘More Real than Reality’: An Introduction to the Fantastic in Irish Literature and the
Arts ». In Donald E. Morse & Csilla Bertha (Éds.). More Real than Reality: the Fantastic in Irish Literature and
the Arts. Contributions to the study of science fiction and fantasy n° 45. New York : Greenwood Press, 1991,
p. 10.
144
Max Duperray. Le monde imaginaire de Lord Dunsany. Op. cit., p. 71.

69
confirmer l’assertion de D. Schweitzer qui écrivit que « peut-être Dunsany n’avait-il besoin
que d’un bon agent145 ». Au fil des années, certains contribuèrent en effet à maintenir sa
présence dans le champ littéraire, les agents successifs manipulant son image pour susciter ou
transmettre l’intérêt d’autres lecteurs pour son œuvre.

5. L’après-vie de Dunsany, figure (re)construite

a. Aux États-Unis
H. P. Lovecraft reste sans doute le meilleur agent dont ait bénéficié Dunsany. Il est le
premier, dès 1922, à déplorer la reconnaissance trop mince accordée à Lord Dunsany. Il le
désignera plus tard comme l’une des ses influences majeures et ne tarira pas d’éloges à son
sujet dans ses lettres, poèmes, et textes critiques, notamment son essai Supernatural Horror in
Literature (1927). La représentation qu’il donne de Lord Dunsany est celle d’un génie
visionnaire, voire d’une figure divine douée d’un sens cosmique de la beauté de l’univers :

Unexcelled in the sorcery of crystalline singing prose, and supreme in the creation of a gorgeous
and languorous world of iridescently exotic vision, is Edward John Moreton Drax Plunkett,
Eighteenth Baron Dunsany, whose tales and short plays form an almost unique element in our
literature. Inventor of a new mythology and weaver of surprising folklore, Lord Dunsany stands
dedicated to a strange world of fantastic beauty, and pledged to eternal warfare against the
coarseness and ugliness of diurnal reality. His point of view is the most truly cosmic of any held
in the literature of any period. (CF, 1093)

Lovecraft entreprend ensuite de souligner les similarités entre l’auteur irlandais et d’autres
noms célèbres tels que Wilde, Poe et Maeterlinck, mais conclut en fin de compte à la futilité
de toute comparaison. Pour lui, en effet, Dunsany est avant tout une figure unique et
universelle, la composante irlandaise ne représentant qu’une partie de son œuvre et de son
caractère : « Dunsany is this singular giant in whom the classic, the Hebraic, and Nordic, and
the Irish aesthetic traditions are so curiously and admirably combined146 ». Lovecraft est le
premier à mettre de côté Dunsany le dramaturge pour mettre en avant l’exceptionnel conteur
de récits fantastiques.
De telles envolées lyriques ont conduit certains commentateurs à considérer Lovecraft
comme le « plus grand disciple » de Dunsany au point de qualifier son admiration d’idôlatrie

145
Darrell Schweitzer. Pathways to Elfland. Op. cit., p. 75.
146
H. P. Lovecraft. « Lord Dunsany and His Work ». In S. T. Joshi (Éd.). Critical Essays on Lord Dunsany. Op.
cit., p. 43. Écrit en 1922, première publication dans Marginalia, Sauk City : Arkham House, 1944.

70
au dernier degré147. Mais c’est précisément l’abondance et l’excès du sentiment exprimé par
Lovecraft qui explique le rôle fondamental qu’il joua dans la préservation de l’œuvre de
Dunsany, bien que de manière posthume. En effet, le regain d’intérêt qu’il suscita notamment
à partir des années 1970 profita à la survivance du lord irlandais qui lui avait inspiré tant
d’éloges.

Reine Meylarts identifie trois types d’opérations sociales lors de transferts d’un champ
national à un autre : la sélection, la classification, et la lecture148. On a mentionné
l’importance des processus de sélection dans la manipulation de l’image d’un auteur. Non
moins crucial est celui de la classification, qui implique l’apparition de « marqueurs
classificatoires » tels que les préfaces ou les couvertures d’ouvrage, mettant notamment en jeu
la question des genres littéraires. Dans la seconde moitié du 20ème siècle, les frontières de la
fiction « légitime » s’élargissent et on perçoit de nouveaux sous-genres au sein du champ
littéraire américain du fantastique, perception renforcée par des structures spécifiques telles
que les magazines, fanzines, et collections spécialisés. Jusqu’alors, l’œuvre de Dunsany
n’avait pas trouvé d’espace où prendre racine. Or, ainsi que le rappelle Jean-Marc Gouanvic,
les textes ont besoin d’appartenir à « des ensembles qui les subsument, les genres littéraires, et
qui leur confèrent leur existence socio-institutionnelle et leur efficacité discursive149 ».
Entraîné dans le sillage de Lovecraft, Dunsany est d’abord associé aux entreprises éditoriales
visant à promouvoir l’œuvre de celui-ci. August Derleth, admirateur de Lovecraft, fait publier
The Fourth Book of Jorkens par Arkham House en 1948150. En 1970, Tolkien mentionne
également Dunsany, bien que de manière plus réservée que Lovecraft ; mais c’est peut-être ce
qui motive Lin Carter à publier une sélection de ses récits, classés en tant que fantasy dans la
collection « Ballantine Adult Fantasy », nouvellement créée.
Rappelons que ces agents prenaient un risque éditorial, car rien n’indiquait qu’il
existât une large demande de la part des lecteurs. Mais Dunsany donnait l’impression d’avoir
été injustement négligé : ayant influencé plus d’un auteur au succès grandissant, il devait être

147
« This is idolatry of a fairly high order. [...] One suspects that [Lovecraft] is also projecting himself onto
Dunsany, as an image of everything he ever wanted to be » (Darrell Schweitzer. « Lovecraft’s Debt to Lord
Dunsany ». In Robert H. Waugh (Éd.). Lovecraft and Influence: his Predecessors and Successors. Studies in
Supernatural Literature. Lanham : Scarecrow Press, Inc, 2013, p. 57). Voir également, du côté francophone,
Patrice Allart qui estime qu’il fallut que Lovecraft se « lib[ère] de l’influence de Dunsany pour se consacrer à ses
propres mythes » (Patrice Allart. Guide du mythe de Cthulhu. Op. cit., p. 15).
148
Reine Meylarts. « Sociology and Interculturality – Creating the Conditions for Inter-national Dialogue across
Intellectual Fields ». The Translator 11, no 2 (nov. 2005): 279.
149
Jean-Marc Gouanvic. Sociologie de la traduction. Op. cit., p. 20.
150
Lord Dunsany. The Fourth Book of Jorkens. Londres : Jarrolds ; Sauk City : Arkham House, 1948.

71
digne d’une attention qui ne lui avait pas été accordée. Ce transfert de capital symbolique à
retardement entraîne une réaction en chaîne : à nouveau disponible au format livre, l’œuvre de
Dunsany reçoit une nouvelle attention critique et d’autres agents se sentent encouragés à
redresser la situation de cet écrivain grandement mésestimé. S. T. Joshi et Darrell Schweitzer
font partie de ces hérauts attachés à « ressusciter » l’œuvre de Dunsany151. Ces agents, avant
tout lecteurs enthousiastes, n’étaient pas poussés par le seul intérêt professionnel mais
faisaient montre d’une certaine subjectivité et d’un engagement personnel fort qui
contribuèrent à rendre leur enthousiasme contagieux, ainsi que le montrent certains comptes-
rendus de leurs divers travaux. C’est le cas de leur bibliographie exhaustive sur Dunsany
publiée en 1993 :

The authors admit that “the task of compiling” such an accumulation of information “is one that
is likely to be undertaken only by the brave or the foolhardy” and, in spite of possible
deficiencies noted above, the book demonstrates the tremendous amount of work and time, to
say nothing of dedication, on the part of the two “brave” (certainly not “foolhardy”) scholars152.

L’accueil est similaire pour la monographie Lord Dunsany: Master of the Anglo-Irish
Imagination, publiée par Joshi en 1995 :

Somehow the literary resurrectionist must convey a vivid and compelling sense of his own
interest in his author and induce others to share that interest. In his presentation of Dunsany,
Joshi is, as is to be expected, ever the enthusiastic advocate, and his advocacy at least has the
advantage of having a strong case to present153.

C’est donc en tant que jalon des genres de l’imaginaire que la figure d’auteur de Lord
Dunsany se construit, et c’est en tant que tel qu’il trouvera à intégrer le champ littéraire
français, en ayant au préalable dû passer par les États-Unis, d’abord en tant qu’écrivain
fantastique, pour se voir plus tard associé à l’essor de la fantasy.

b. En France
Les diverses éditions de Dunsany en France contribuèrent à en forger une
représentation spécifique dans l’esprit d’un lectorat qui reste très restreint. Un premier recueil
paraît en France dès 1924, Le Livre des Merveilles, traduit par Marie Amouroux. À la même
époque, un autre lecteur découvre Dunsany et décide de le traduire : Julien Green, qui achète
151
Voir notamment Darrell Schweitzer. Pathways to Elfland, op. cit., p. 1 et S. T. Joshi. « Lovecraft’s
“Dunsanian Studies” ». In S. T. Joshi (Éd.). Critical Essays on Lord Dunsany. Op. cit., p. 263.
152
Edwin Gilcher. « Dunsany’s Works Catalogued ». English Literature in Transition, 1880-1920 38, no 2
(1995) : 276.
153
Clinton Krauss. « Review : S. T. JOSHI’s “Lord Dunsany, Master of the Anglo-Irish Imagination” ». English
Literature in Transition, 1880-1920 39, Late Victorian Poetry, no 2 (1996) : 274.

72
par hasard l’édition américaine de A Dreamer’s Tales and other stories au cours d’un voyage
aux États-Unis en 1925. Cette tentative de réécriture sera un échec ; aucun éditeur ne veut se
risquer à publier un auteur inconnu traduit par un autre anonyme. Ce n’est qu’en 1991 que le
recueil traduit par Green est retrouvé et publié par son fils ; Green a été élu à l’Académie
Française en 1976, ce qui suffit à légitimer la publication de cette traduction spontanée déjà
vieille de cinquante ans, qu’il complète et révise entièrement pour l’occasion. La préface de
ce recueil relate la rencontre fortuite entre Green et Dunsany sur le mode du coup de foudre,
en soulignant les points communs entre les deux auteurs, rêveurs invétérés dont les œuvres
semblaient presque destinées à entrer en résonance. Aucune allusion n’est faite à la tradition
anglo-saxonne : ici c’est en tant qu’illustre auteur français que Green confère son capital
symbolique à Dunsany. D’ailleurs, une critique de ce recueil, parue dans le magazine littéraire
Nuit Blanche, achève d’intégrer Dunsany au champ littéraire français en le comparant à
Baudelaire et Lautréamont et en le présentant comme le sommet de la littérature merveilleuse
moderne154.
Le livre comporte vingt-huit récits et s’intitule Merveilles et démons, contes
fantastiques. L’illustration de couverture représente une forteresse médiévale au sommet
d’une montagne tandis qu’à l’avant-plan, la roue d’un avion vient envahir le cadre, les
différents éléments juxtaposant ainsi le monde des contes populaires traditionnels et
l’irruption inattendue d’une modernité incontournable. Est ainsi mise en images la propension
de Dunsany à prendre pour point de départ des schémas familiers bien ancrés dans
l’imaginaire collectif pour aller « au-delà »155, en les désarticulant soudain pour surprendre
son lecteur. Ce recueil est clairement conçu sur mesure pour présenter l’univers imaginaire de
l’écrivain irlandais, dans un champ littéraire qui devra attendre le début des années 2000 pour
que le genre de la fantasy gagne une existence propre, en se distinguant à la fois du
« fantastique » et de la « science-fiction ».

En France, les projets d’édition des textes dunsaniens restent longtemps ponctuels et
dispersés. En 1976, les éditions Denoël publient le roman La Fille du roi des elfes dans la
collection « Présence du Futur ». Intitulée ainsi, la collection semble poutant annoncer
154
Catherine Lachaussée. « Merveilles et Démons, Lord Dunsany, traduit de l’anglais par Julien Green ». Nuit
Blanche, magazine littéraire, n° 46 (1991) : 42. Web. Érudit.org. Consulté le 10 sept. 2013.
155
L’expression « beyond the fields we know » est l’une des favorites de Dunsany, récurrente dans ses recueils
et surtout dans le roman The King of Elfland’s Daughter. Il en fera également le titre d’un cycle regroupant trois
nouvelles : « Idle Days on the Yann », « A Shop in Go-By Street » et « The Avenger of Perdondaris ». Lin
Carter reprend cette expression comme titre du quatrième recueil de Dunsany qu’il édite chez Ballantine Books
en 1972. À l’instar du « Il était une fois » des contes, la formule invite au voyage vers l’inconnu et signale le
passage vers les mondes imaginaires de la fantasy.

73
exclusivement de la science-fiction, de plus en plus populaire à l’époque, et non du
fantastique ; toutefois Jean-Marc Gouanvic fait remarquer qu’il existe un écart certain entre ce
titre et le contenu publié par la collection. C’est à des fins commerciales que Denoël prétend
suivre les goûts du lectorat :

« Présence du Futur » des éditions Denoël est la collection intellectuelle et lettrée, celle qui
profite du mouvement d’intérêt pour la SF tout en maintenant une distance respectable avec les
auteurs que publie par exemple « Le Rayon Fantastique ». On ne s’autorise de la SF chez
Denoël que les auteurs poétiques et nostalgiques comme Ray Bradbury, qui est le premier
auteur de la collection, les auteurs fantastiques comme Lovecraft (c’est la collection où le
fantastique lettré est le plus présent) et les auteurs du mainstream […]. Ici, le titre connote
faussement des récits anticipatifs, que la collection publie peu156.

Déjà, il s’opère donc une certaine confusion entre fantastique et science-fiction (on ne parle
pas encore de fantasy), qui sera encore plus manifeste dans le cas de Lovecraft. Nous y
reviendrons.
Par la suite, on découvre certains contes de Dunsany au sein d’anthologies
thématiques, tels que les Contes inquiétants et sardoniques de Pierre Leyris (1985) ou plus
récemment les Contes méphitiques de Patrick Reumaux (2011). La traduction est à chaque
fois l’œuvre de l’anthologue. Ces deux recueils ont pour point commun de mettre en avant
l’appartenance des textes choisis à une tradition expressément gothique : les titres sont choisis
en conséquence, les adjectifs qualificatifs rappelant l’inquiétante étrangeté de rigueur dans le
genre. Les illustrations de couverture, en noir et blanc, sont remarquablement similaires :
toutes deux représentent une silhouette féminine pâle et spectrale flottant dans un brouillard
indistinct et ténébreux (cf. illustrations ci-après). Dunsany figure au sommaire des deux
ouvrages en compagnie de noms plus fameux : Hawthorne, Melville, Stevenson, Henry
James, ainsi que son compatriote irlandais Sheridan Le Fanu, façon de lui faire bénéficier de
la masse combinée du capital symbolique porté par ces noms et de lui conférer une
reconnaissance officielle en tant qu’écrivain du fantastique157. Cette démarche est précisément
celle de toute l’œuvre traductive de Pierre Leyris, qui affirmait en 1984 : « j’ai toujours

156
Jean-Marc Gouanvic. Sociologie de la traduction. Op. cit. p. 69.
157
Jean-Jacques Pollet a identifié qu’il s’agit là d’une stratégie constitutive de la formation du fantastique en tant
que genre. Ainsi, en Allemagne au début du 20ème siècle, fleurissent des projets de traduction qui rassemblent
auteurs fantastiques français et anglo-saxons reconnus, suivant la stratégie « d’une exemplarité, d’une référence
tutélaire » dans le but de contrer les accusations qui déprécient le genre et d’ « introniser » les fantastiqueurs
allemands. Il s’agit là encore de légitimation par association : « La présence, dans le même volume, au sein de la
même collection, sur le même rayon, d’auteurs étrangers de renom est censée servir de gage de qualité littéraire à
l’ensemble de l’entreprise » (Jean-Jacques Pollet. « Note sur la traduction fantastique ». In Michel Ballard (Éd.).
La Traduction plurielle. Histoire de la linguistique. Lille : Presses universitaires de Lille, 1990, p. 127).

74
cherché à faire prendre par des éditeurs des livres que personne ne connaissait. Des livres que
je découvrais par hasard, le plus souvent en flânant dans des bibliothèques [...]158 »

L’annonce du genre par des couvertures à l’esthétique gothique

Cette représentation partielle joue sur le mode de la métonymie en nous plaçant sur le
territoire bien délimité du fantastique tel que défini par Tzvetan Todorov, et les contes inclus
ont été sélectionnés en conséquence. L’anthologie de Pierre Leyris contient « Bethmoora » et
« The Haschish Man » en les présentant comme deux parties successives du même récit
(même si elles se suivent effectivement du point de vue de la trame, Dunsany les gardait
séparées par cinq autres contes dans A Dreamer’s Tales). Au lecteur de se souvenir des noms

158
Pierre Leyris, cité dans Arsenault, « Pierre Leyris, traducteur des littératures anglaise et anglo-américaine
(I) ». Atelier de traduction, no 24 (2015) : 193.
Dans cet article, Julie Arsenault décrit notamment en termes bourdieusiens comment, d’une part, l’habitus de
Leyris le pousse à traduire certaines œuvres plutôt que d’autres, et d’autre part, comment c’est le capital
symbolique accumulé au cours de sa longue et prolifique carrière (notamment marquée par la traduction
intégrale de Shakespeare), qui lui ouvre la possibilité de faire accepter ses choix :
[Leyris] ne travaille pas « à la commande », comme le font la plupart des traducteurs, et il ne cherche pas
à imposer des œuvres des littératures anglaise et anglo-américaine en raison de leur capital symbolique
dans la société source, comme le font un grand nombre d’agents (traducteurs et maisons d’édition), mais
ses choix de traduction sont plutôt faits en fonction de son appréciation personnelle d’œuvres inconnues
ou peu connues dans la société française. Et cela est possible, car son capital symbolique dans cette
société est assez important pour lui permettre d’imposer des œuvres qui, selon lui, peuvent être accueillies
favorablement et trouver leur place dans le champ littéraire. (Ibid., p. 193-194)

75
de « Bethmoora » – chose aisée puisqu’il s’agissait du titre – et de Thuba Mleen, l’empereur
maudit – plus ardu puisque ce dernier n’était que brièvement mentionné dans « Bethmoora »,
alors qu’il sera le sujet central du récit qui lui fait suite. Ce rapprochement est la condition de
l’inclusion du récit dans le genre fantastique. En effet, « Bethmoora » conte la chute d’une
cité orientale imaginaire édénique, qui fut désertée en un jour. Les raisons de la fuite soudaine
des habitants restent un mystère, et seule demeure la nostalgie du narrateur qui rêve de revoir
cette cité. Il est facile de lire ce récit comme une fable ou une simple rêverie poétique, ce qui
irait à l’encontre de la troisième condition du fantastique identifiée par Todorov : le lecteur
doit refuser l’interprétation allégorique ou poétique159.
« The Haschish Man » opère un malicieux retournement de situation et pousse le
lecteur à reconsidérer son interprétation : le narrateur, qui vit à Londres, est abordé par un
homme qui le félicite pour sa nouvelle qu’il a lue dans un magazine, et dont l’intrigue n’est
autre que celle de « Bethmoora ». Cette mise en abîme attire l’attention du lecteur sur le fait
que la cité merveilleuse n’était peut-être, dès le départ, qu’une construction littéraire au sein
de l’univers fictionnel. Cependant, l’interlocuteur du narrateur prétend avoir effectué un
voyage astral jusqu’à la cité, après avoir consommé du haschish, et y avoir été témoin, en
esprit, des crimes de l’empereur maléfique Thuba Mleen. À nouveau l’incertitude fantastique
demeure : sa vision a-t-elle une part de vérité, ou bien s’agit-il d’une simple hallucination due
à l’usage de drogue et inspirée d’une histoire lue dans un magazine ?
Dans Contes Méphitiques figurent « Where the Tides Ebb and Flow » et « In the
Twilight », deux récits poétiques et étranges à la première personne dont on ne comprend qu’à
la fin qu’il s’agissait de rêves, lorque le narrateur se réveille dans le monde réel. « Poor Old
Bill » est le récit d’un marin qui raconte comment son navire, cible d’une malédiction
particulièrement cruelle, ne put rejoindre aucun port pendant plus d’un an, condamnant son
équipage à avoir recours au cannibalisme. Le marin laisse deviner qu’il serait le seul
survivant. Le lecteur ne peut avoir aucune certitude quant à son équilibre mental et à la
véracité de son récit, ce qui produit à nouveau un effet d’incertitude et de malaise sourd. Dans
les trois cas, l’univers imaginaire reste rattaché au monde réel, ainsi qu’il convient à des
contes se rattachant au fantastique.

Plus récemment, Dunsany a connu un nouveau souffle grâce à l’action des éditions
Terre de Brume, qui ont lancé en 1998 la collection « Terres Fantastiques » en exhumant la

159
Tzvetan Todorov. Introduction à la littérature fantastique. Paris : Éditions du Seuil, 1970, p. 37.

76
traduction du Livre des Merveilles par Marie Amouroux. Ce texte n’avait jamais été réédité.
La collection a été ensuite confiée à Xavier Legrand-Ferronière qui a insisté pour qu’une
nouvelle édition du recueil soit publiée, que la traduction soit révisée, et que les illustrations
de Sidney Syme, qui avaient servi de source d’inspiration à Dunsany, soient rétablies en
regard des textes. En tout, ce sont huit recueils qui ont été publiés jusqu’en 2010.
La maison d’édition, basée en Bretagne, s’est d’abord consacrée à la littérature
bretonne et celtique en général. Les premiers textes publiés étaient ceux de la légende
arthurienne et des recueils de contes et légendes populaires. Sa ligne éditoriale considère
l’héritage celte dans son ensemble comme le point d’origine du fantastique en littérature, ainsi
que l’indique le site Internet de l’éditeur : Terre de Brume s’intéresse « aux textes fondateurs
de la littérature fantastique dont les origines irlandaises — Bram Stoker, Lord Dunsany ou
John Sheridan Le Fanu —, écossaises — Walter Scott, James Barrie ou John Buchan — ou
galloises — Arthur Machen, John Cowper Powys ou Sax Rohmer — ne sont plus à
démontrer160. »
Alors que jusqu’alors, Dunsany était présenté soit comme dramaturge irlandais, soit
comme jalon du fantastique, c’est ici le lien entre les deux représentations qui est mis à
l’honneur. Les ouvrages mettent l’accent sur une atmosphère onirique rappelant les contes de
fées, et la maison d’édition elle-même fait le lien avec les traditions plus anciennes de la
matière de Bretagne, du mythe arthurien, et des légendes irlandaises qui en sont cousines. Ce
n’est pas sans refléter, en quelque sorte, la représentation de l’Irlande dépositaire d’une riche
et noble tradition littéraire, ce que la Renaissance Irlandaise cherchait à accomplir un siècle
plus tôt. Sur la page d’accueil du site Internet de l’éditeur figure d’ailleurs en exergue une
citation de Dunsany, ainsi promu au rang d’ambassadeur de la fantasy irlandaise dans le
champ littéraire français.

Dunsany a ainsi toujours représenté un défi pour ceux qui entendaient lui accoler une
étiquette. Lui-même se souciait assez peu de son image en tant qu’auteur, aussi incomba-t-il à
ceux qui se posaient en agents/réécrivains d’endosser la responsabilité de sa représentation
dans l’imaginaire individuel et collectif des lecteurs ciblés. Jusqu’à la moitié des années 1920,
associé au mouvement de la Renaissance Irlandaise, il est avant tout reconnu pour ses talents
de dramaturge, bien que marginal en tant que représentant de l’identité culturelle irlandaise.
Sa résurgence à partir de 1970 occulte son théâtre et, grâce à Lovecraft puis à d’autres

160
« Historique et politique éditoriale ». Terre de brume. Web. Consulté le 25 juin 2015.

77
ambassadeurs issus des milieux de la science-fiction et du fantastique en général, puis de la
fantasy, son nom devient celui d’un père fondateur des genres de l’imaginaire. La transition se
fait par mouvements cycliques d’inclusion puis d’exclusion :

C’est donc bien le regard critique qui va ramener Dunsany dans le genre largement défini. Très
tôt, en 1914, Dorothy Scarborough— The Supernatural in English Fiction — le situe dans le
cadre mythopoétique de la Renaissance celtique […] suggérant l’émergence d’un Fantastique
d’un mode particulier et national. [...] Les études plus modernes du courant fantastique ont tout
simplement tendance à ne plus l’inclure, encore qu’il faille mettre à part cette véritable
adulation dont il est l’objet dans un autre courant de la « fantasy », celui de l’épique imaginatif
(« heroic fantasy »)161.

En ce sens, le sort de Lord Dunsany illustre le fait que la réception et la survie d’une
œuvre dépendent à la fois des évolutions du système littéraire et des actions individuelles de
réécrivains. Depuis le début des années 2000, Dunsany a suscité un intérêt renouvelé dans le
domaine académique et éditorial anglo-saxon. Cet intérêt se transmet en France, avivé dans le
contexte de l’engouement pour le genre aujourd’hui établi de la fantasy. La multiplication des
projets d’édition et les diverses formes qu’ils adoptent mettent en avant les facettes multiples
de l’œuvre dunsanienne, et il reste à établir comment traduction (et retraductions) parviennent
à en rendre compte au-delà de la mise en livre.
On a vu à quel point le rôle de H. P. Lovecraft avait été crucial pour conférer à Dunsany
une certaine visibilité au sein du champ littéraire. Ainsi qu’on va le voir à présent, Lovecraft
lui-même connut un itinéraire littéraire semé d’embûches et la reconnaissance actuelle de son
œuvre ne se fit pas sans l’intervention d’agents aussi dévoués à sa cause que lui-même l’avait
été à celle de Dunsany.

II. H. P. Lovecraft, éternel « outsider »

H. P. Lovecraft, né en 1890, commence véritablement sa carrière littéraire en 1917 et


décède d’un cancer vingt ans plus tard, en 1937. Dans ce court laps de temps, il donne
naissance à une œuvre de fiction relativement modeste, comptant quelques douzaines de
nouvelles et une poignée de courts romans. Sa production s’avère en revanche

161
Max Duperray. « Lord Dunsany : sa place dans une éventuelle littérature fantastique irlandaise ». Op. cit.,
p. 82.

78
prodigieusement abondante si l’on y ajoute sa correspondance, qui compterait près de cent
mille lettres, dont un cinquième à peine survit aujourd’hui. L’aura de mystère qui entoure
cette figure aujourd’hui emblématique du fantastique américain ne sera jamais totalement
dissipée. Progressivement, au fil du travail des critiques et de l’édition d’un pan de plus en
plus important de ses lettres, on tente de lever le voile et de cerner, au-delà des rumeurs,
témoignages de seconde main et mythes inventés de toutes pièces, le « vrai » H. P. Lovecraft.
Fils unique, élevé par une mère surprotectrice après la mort de son père en hôpital
psychiatrique, et resté pauvre toute sa vie, il fait partie de ces auteurs qui suscitent des
opinions très contrastées, et dont on a pu donner des images paradoxales, voire
contradictoires. Comme Lord Dunsany, il a été le sujet de nombreuses « réécritures » au sens
d’André Lefevere. C’est une figure qui, systématiquement, intrigue par son magnétisme,
qu’elle attire ou repousse les lecteurs et critiques :

It is difficult to find an author in this century whose life, character, and mannerisms have been
so minutely and voluminously documented; whose writings were so unrecognised in his
lifetime, yet so widely known after his death. We must look to Poe and LeFanu to find writers
whose lives have accumulated such bizarre legendry; to Conan Doyle to find one whose work
has inspired such blatant imitation; and to Nathanael West to find one whose work has suffered
such vicissitudes in critical acceptance162.

Cette description montre à quel point Lovecraft, sur le plan de la réception de l’œuvre
littéraire, fait figure d’incarnation du paradoxe et de plusieurs extrêmes en conflit. Il suscite
fascination ou rejet, mépris ou enthousiasme, et ce à un degré le plaçant en égal de noms
canoniques de la littérature des deux côtés de l’Atlantique. Presque systématiquement, on
cherche à le comparer, à le situer par rapport à d’autres, plus connus, aux côtés desquels il
pourrait trouver une place stable.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Longtemps sa place au sein d’une communauté
d’écrivains s’est limitée au cercle de ses correspondants et d’autres auteurs publiés dans les
magazines pulps. Ce qui caractérise Lovecraft, c’est son décalage malgré lui, sa difficulté à
accepter une certaine appartenance géographique et temporelle, et sa marginalité qui
transparaît au sein de son œuvre. Sa trajectoire au sein de l’espace littéraire américain, puis
ses allers-retours transatlantiques, dont nous allons ici tâcher d’examiner les contours, escales
et limites, débute au sein des pulps dont Lovecraft restera prisonnier jusqu’à sa mort. Malgré
des tentatives d’édition limitées aux États-Unis, ce n’est qu’à partir des années 1950 que son
œuvre commence véritablement à se diffuser, notamment en traduction – se voyant dès lors

162
Kenneth W. Faig Jr & S. T. Joshi. « H. P. Lovecraft: His Life and Work ». In Joshi, S. T. (Éd.), H. P.
Lovecraft, Four Decades of Criticism. Athens : Ohio University Press, 1980, p. 1.

79
objet de réécritures donnant naissance à un Lovecraft qui semble parfois happé par sa propre
fiction.

1. Prisonnier des pulps

Le nom de Lovecraft est aujourd’hui irrémédiablement lié à l’histoire de la littérature


dite « de genre », le fantastique horrifique en premier lieu, bien qu’on ait évoqué également
au fil du temps son apport dans les champs de la science-fiction et de la fantasy. Toujours est-
il que Lovecraft reste dans les mémoires avant tout pour l’univers imaginaire unique créé au
sein de l’ensemble de son œuvre. C’est ainsi que Lyon Sprague de Camp, qui publie la
première biographie de Lovecraft en 1975, le replace au sein d’une communauté d’écrivains
établie des deux côtés de l’Atlantique, où l’on reconnaît les précurseurs et fondateurs du genre
de la fantasy : « Son Mythe de Cthulhu constitue une création à mettre sur le même pied que
le Pays des Merveilles de Lewis Carroll, la Barsoom d’Edgar Rice Burroughs, la Zimiamvia
d’E.R. Eddison, l’Oz de Frank L. Baum, l’Âge Hyborien de Howard ou la Terre du Milieu de
Tolkien163 ».
Or, accumuler une telle liste peut être trompeur quant à l’uniformité des œuvres
formant les prémices de cette tradition. En effet, la fantasy à l’anglaise n’est pas la même que
son homologue outre-atlantique, plus tardive164. Dans la deuxième moitié du 19ème siècle
apparaissent déjà les tendances que l’on retrouvera dans la fantasy : résistance à la modernité
pour préserver un certain sens de l’enchantement du monde, intérêt romantique pour le
folklore, désir d’évasion vers le passé, et notamment l’époque médiévale des romans
historiques, ou vers les contrées exotiques et lointaines des récits d’aventure. Pensons à
William Morris, Lewis Carroll, Lord Dunsany, et même, plus tard, J. R. R Tolkien : la
création mythopoétique est chez eux une démarche érudite, intellectuelle, qui suit les règles de
la raison et de la logique. Ce n’est pas par hasard que le motif du jeu d’échecs prend une si
grande place au Pays des Merveilles, et on le retrouvera chez Dunsany (« The Three Sailors’

163
L. Sprague De Camp. H. P. Lovecraft : le roman de sa vie : biographie. Trad. Richard D. Nolane. L’Éternel
retour. Courbevoie : Durante, 2002 [1988], p. 695.
164
On consultera à profit en français les ouvrages d’Anne Besson, notamment La Fantasy (Paris : Klincksieck,
2007), et en anglais l’ouvrage plus ancien de Rosemary Jackson Fantasy : The Literature of Subversion (New
York : Methuen, 1981).

80
Gambit », The Last Book of Wonder) qui fut d’ailleurs grand maître d’échecs d’Irlande et qui
concevait ses propres problèmes et ses propres règles du jeu165.
De la même façon, Tolkien, le maître du genre, entreprend d’inventer le monde où se
situe la Terre du Milieu à l’aide de ses outils de linguiste et d’historien ; s’il écrit, c’est
d’abord pour que les langues qu’il a conçues et inventées prennent corps en s’ancrant dans un
territoire, fût-il imaginaire.Vincent Ferré a d’ailleurs souligné le jeu pseudo-traductif auquel
se livre Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux, présenté comme la traduction en anglais d’un
manuscrit ancien. L’auteur « adopt[e] le ton et l’attitude d’un historien, afin de renforcer la
vraisemblance du récit » et y ajoute des extraits d’archives fictives, allant même jusqu’à
fabriquer matériellement trois pages du fameux « manuscrit »166. La recherche académique,
mise au service du monde imaginaire, confère à la fiction un effet de réel, de sérieux, de
légitimité. L’imaginaire – que depuis l’ère victorienne, on associait plus volontiers à la
littérature enfantine – s’affirme alors comme moyen d’expression intellectuelle et
artistique167.
En comparaison, la fantasy américaine telle qu’elle émerge dans l’espace littéraire des
magazines pulps au début du 20ème siècle s’avère plus exubérante : il suffit de jeter un coup
d’œil aux illustrations de couverture pour comprendre que ce qui prime, c’est le sens de
l’aventure, l’évasion, le suspense et les rebondissements. Le format des pulps bon marché vise
un lectorat large ce qui fait du genre une littérature populaire et soucieuse de satisfaire les
goûts du plus large public. Les textes sont sélectionnés en conséquence, parfois aux dépens de
la qualité, en privilégiant le rendement immédiat. Lovecraft n’a que mépris pour une grande
partie de cette littérature et sera d’ailleurs à l’origine d’une controverse par courrier des
lecteurs interposé avec l’auteur Fred Jackson, qui lui inspire ces lignes :

En dehors de la pure question du sujet, j’irai jusqu’à dire que les personnages jacksoniens types
sont insignifiants, efféminés et, par moments, vulgaires. De plus, l’auteur prête une attention

165
Voir l’autobiographie de Dunsany While the Sirens Slept au sujet de sa manière de concevoir et créer des
problèmes aux échecs (p. 64) et pour le récit de sa partie contre le champion du monde Capablanca en 1929
(While the Sirens Slept. Londres : Jarrolds, 1944).
166
Vincent Ferré. « Tolkien et le retour du Moyen-Âge : l’histoire d’un malentendu ». Le Débat 5, no 177
(2013) : 126-32.
167
William Saler rappelle par exemple la manière dont les premiers écrits des sœurs Brontë, sur les mondes de
Gondal et Angria, furent longtemps considérés comme « juvenilia », écrits de jeunesse peu dignes d’intérêt. Plus
généralement, Saler voit dans ces préjugés victoriens la source de la méfiance envers les littératures de
l’imaginaire au cours du 20ème siècle, et le peu de respectabilité qu’indiquait le goût d’un lecteur pour
l’enchantement, relégué au rang de « plaisir coupable » : « Fantasy fiction, and the sensibility of enchantment
more generally, could still be associated with immaturity. The fin-de-siècle discourse on disenchantment
marginalized the fantastic as the irrational “other” of reason. » (Michael T. Saler. As If: Modern Enchantment
and the Literary Pre-history of Virtual Reality. Oxford ; New York : Oxford University Press, 2012, p. 34-50)

81
digne d’une couturière aux costumes de ses héroïnes et décrit les meubles et la décoration de
leurs appartements comme le ferait une maîtresse de maison ou une femme de chambre168.

Jackson répliquera en reprochant à Lovecraft d’utiliser trop d’adjectifs et un vocabulaire


inconnu de la majeure partie du public – et pourtant, il n’a pas encore commencé à écrire de
fiction ; on ne connaît de lui que sa poésie et les articles qu’il fait paraître dans la presse
amateur, dont il est un membre très actif.
À ses débuts, Lovecraft peine donc à trouver un marché pour se faire publier. Ses
premiers récits sont confiés à des publications de la presse amateur, The Tryout & Home
Brew. À partir de 1923, il commence à publier dans le magazine Weird Tales qui accueillera
la plupart de ses textes par la suite, mais dont jamais il ne fera la couverture. Ce format
explique la prédominance du format de la nouvelle aux États-Unis jusqu’aux années 1950 et
la place marginale du roman épisodique, qui ne paraît pas systématiquement sous forme de
volume par la suite, les éditeurs restant frileux par rapport aux auteurs populaires. Malgré son
désir de développer un univers fictionnel cohérent au sein de ses récits, Lovecraft se
contentera longtemps de textes brefs qui n’exigent pas du lecteur une connaissance préalable
des récits précédents, les échos et éléments récurrents servant davantage de clins d’œil
complices à qui saura les repérer.
Cet élément ludique plaît à certains écrivains de cette fantasy naissante qui se prennent
au jeu. Les premiers, Robert Erwin Howard (1906-1936) et Clark Ashton Smith (1893-1961),
forment avec Lovecraft les « Mousquetaires de Weird Tales »169. Lovecraft leur empruntera
certaines inventions – noms de divinités, titres de grimoires maudits, créatures monstrueuses –
pour les intégrer à sa propre fiction, entamant ainsi la pratique d’un jeu littéraire intéractif
dont les participants seront de plus en plus nombreux à mesure que l’enthousiasme grandira
dans le cercle des auteurs, puis des lecteurs de ces revues spécialisées. C’est l’origine du
« phénomène fanique » qui prendra une ampleur considérable par la suite.
Ce phénomène s’amplifiera surtout bien après la mort de Lovecraft, dans les années
1970. Mais déjà du vivant de l’auteur, une communauté se forme dont les membres
communiquent à la fois entre eux et avec les instances éditoriales, notamment via la rubrique
du courrier des lecteurs de Weird Tales. Pour Michael Saler, qui retrace l’émergence par
étapes de ces « sphères publiques » de partage des mondes imaginaires, les pages du courrier
des lecteurs représentent une interface identifiable comme zone de contact entre ces mondes

168
Cité dans L. Sprague. De Camp, H. P. Lovecraft : le roman de sa vie, op. cit., p. 136.
169
Patrice Allart, Guide du mythe de Cthulhu. Op. cit., p. 32

82
littéraires et le monde réel170. Non seulement elles renforcent l’immersion et encouragent la
participation collective à ces univers, mais elles contribuent aussi à inviter les lecteurs à
exercer leur esprit critique en conservant un certain détachement. Cette chaîne de transmission
s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, via des supports variés (fanzines, romans et nouvelles,
adaptations cinématographiques, courts-métrages amateurs, jeux de société et jeux vidéos,
blogs et forums en ligne, etc.). Ses effets se sont en outre prodigieusement accrus avec l’essor
d’Internet ; on y reviendra.
Toutefois, l’engouement suscité ne représente pas un capital suffisant pour faire
franchir à Lovecraft les obstacles à la publication, d’autant plus qu’il considère l’écriture
avant tout comme un art, une recherche esthétique, et non comme une occupation lucrative
pour laquelle il pourrait négocier une compensation financière. Lui-même, lorsqu’il adresse
ses textes à de potentiels éditeurs, justifie par avance un refus qu’il anticipe et présente
presque ses excuses pour la médiocrité de ce qu’il propose. Et un seul retour négatif suffit à le
décourager de démarcher ailleurs ; c’est donc l’attitude même de Lovecraft qui le confine à la
presse amateur (The Vagrant, The Tryout) et aux magazines pulps, Weird Tales en particulier
(il ne publie qu’une poignée de récits dans les revues concurrentes telles que Astounding
Stories et Amazing Stories). On peut ajouter que le champ éditorial aux États-Unis ne dispose
pas encore d’espaces prêts à accueillir les nouvelles fantastiques de ce type hors des
magazines spécialisés, que ce soit sous forme de volumes, recueils ou anthologies. Le livre est
encore un objet réservé à la culture « sérieuse » et n’est pas compatible aux yeux des éditeurs
avec la foisonnante littérature de genre populaire :

At the time, major publishers were extremely reluctant to publish collections of weird tales by
obscure authors; specialty firms such as Arkham House, DAW Books, and Gnome Press did not
come into existence until well after Lovecraft’s death, only flourishing from the 1950s on. The
only way, therefore, that Lovecraft could have a book brought out was to resort to the amateur
presses of his friends and colleagues171.

Après la mort de Lovecraft en 1937, c’est August Derleth qui prend l’initiative de
valoriser une œuvre qu’il estime injustement méconnue. Dans ce but, et face au peu d’intérêt
manifesté par les éditeurs existants, il fonde avec Donald Wandrei la maison d’édition
Arkham House, ainsi nommée en hommage à Lovecraft d’après le nom de la ville imaginaire
d’Arkham, emblématique de son univers fictionnel. Ce sont eux qui les premiers rassemblent

170
Michael T. Saler. Op. cit., p. 97.
171
Kenneth W. Faig Jr & S. T. Joshi. « H. P. Lovecraft: His Life and Work ». Op. cit., p. 10.
Le seul véritable livre qui verra le jour du vivant de Lovecraft est effectivement publié par son ami William
Crawford en 1936 ; il s’agit de The Shadow over Insmouth.

83
les nouvelles éparses de Lovecraft et contribuent ainsi à donner une cohérence tangible, une
forme littéralement physique à une œuvre dont l’unité pouvait passer inaperçue, hors du
cercle restreint des lecteurs assidus des pulps. Derleth accompagne le tout d’un paratexte
introducteur afin de guider le lecteur vers Lovecraft, notamment un essai resté célèbre, H. P.
Lovecraft and his Work (1963) dans lequel il commence à esquisser les contours et
subdivisions de l’œuvre : il distingue les récits qui suivent « les schémas de Lord Dunsany »
(the patterns of Lord Dunsany) et ceux qui appartiennent véritablement au genre
« weird » horrifique, qui se séparent à leur tour entre les contes de la Nouvelle-Angleterre et
les contes du « Mythe de Cthulhu »172.
Ce sont ces derniers qui ont la préférence de Derleth, qui a d’ailleurs, comme Howard
et C. A. Smith, apporté quelques contributions au « Mythe » et y a même été intégré par
Lovecraft qui en fait l’auteur d’un ouvrage maléfique, Le Livre des Goules, sous le
pseudonyme du « Comte d’Erlette ». Aussi est-ce sur cette partie de l’œuvre que Derleth met
l’accent lors de son entreprise éditoriale de réhabilitation. Il écrit également à partir
d’ébauches et de synopsis laissés par Lovecraft et présente ces nouveaux récits comme des
« collaborations posthumes ». C’est donc littéralement que Derleth « réécrit » Lovecraft, dans
une démarche parfois perçue comme un hommage témoignant de sa vive adoration, mais
souvent décriée comme trompeuse et trahissant l’esprit de l’œuvre originale afin d’y intégrer
la vision idéologique du « réécrivain ». En effet, là où Lovecraft dépeint un univers peuplé
d’entités incommensurables, dans lequel l’horreur naît de la prise de conscience que l’homme
ne représente rien que de très négligeable, Derleth rétablit un manichéisme chrétien auquel la
littérature nous a davantage habitués : d’autres entités existent, bienveillantes celles-ci, qui
luttent contre les Grands Anciens, et les hommes peuvent trouver des rituels et des signes
protecteurs pour repousser les monstres. À la fois en tant qu’auteur et en tant qu’éditeur,
Derleth joue donc un rôle fondamental dans la codification de ce qui sera désormais perçu
comme « lovecraftien », mais il se verra par la suite reprocher d’avoir, en le transmettant,
perverti le message philosophique originel du mythe cosmique de Lovecraft :

Once all the distortions and misconceptions superimposed by Derleth on Lovecraft’s work (and
perpetuated by uncritical “fans” and disciples) are removed, what remains is a work of genius
[...] The Lovecraft oeuvre can be regarded as a significant contribution to world literature–may
it be remembered without the “adornments”, “embellishments”, and “improvements”
contributed by his “self-blinded, earth-gazing” imitators!173

172
August Derleth. « H. P. Lovecraft and His Work ». The Dunwich Horror and Others. Sauk City : Arkham
House, 1963. ix-xx.
173
Dirk Mosig. « H. P. Lovecraft: Myth-Maker ». In S. T. Joshi (Éd.). H. P. Lovecraft, Four Decades of
Criticism. Athens : Ohio University Press, 1980, p. 111.

84
Notons que ce genre de critique pointant du doigt les « déformations et méconnaissances »
ainsi que les « embellissements et améliorations » est typique du discours analytique d’une
traduction interlinguale, rappelant notamment les « tendances déformantes » que définit
Antoine Berman174. Se pose ici la question de la fidélité, problématique au cœur de toute
entreprise critique de traduction, ici élargie au phénomène de la réécriture. Chacun connaît
l’adage qui associe face à face traduction et trahison, et c’est cette accusation que l’on
retrouve chez de nombreux critiques des continuateurs de Lovecraft. Dirk Mosig, par
exemple, les qualifie d’imitateurs serviles qui déformèrent ses idées au point de les rendre
méconnaissables175. De ce point de vue, l’imitation est considérée comme un processus
dégradant qui altère la pureté de l’original, de la même façon que la traduction peut se voir
considérée comme un reflet dans un miroir déformant, par essence inférieure à son original.
Un tel point de vue n’est pas forcément stérile dans la mesure où il pourra donner lieu à des
initiatives pour retrouver et redonner l’accès à une image pure de la matière-source, afin de
redécouvrir l’original dans son authenticité. Cette quête de l’origine n’est d’ailleurs pas sans
rappeler le schéma fondateur de tout mythe176.

La remise en question ne fut pas immédiate ; longtemps Derleth est resté le seul point
d’accès à l’œuvre lovecraftienne et a fait figure d’autorité en la matière. La frontière entre
l’œuvre originale de Lovecraft et les réécritures sous formes de collaborations posthumes, de
« récits du Mythe » ou d’essais paratextuels n’est apparue que progressivement à mesure que
la critique lovecraftienne s’est développée à partir des années 1970. En France, il a fallu
attendre encore davantage du fait de l’accès très limité aux textes originaux publiés dans
Weird Tales ; ce sont les réécritures de Derleth qui ont servi de base à de nombreuses
traductions et critiques de la première heure.
Face aux critiques virulentes que ces « distorsions » ont pu provoquer, on peut
toutefois adopter un point de vue différent, ainsi que le fait récemment John D. Haefele dans
un ouvrage analysant l’impact de Lovecraft sur la survivance du « Mythe » dans le champ
littéraire américain. Il voit dans les choix de Derleth non pas une appropriation idéologique

174
Antoine Berman. La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain. L’ordre philosophique. Paris : Éd. du
Seuil, 1999 [1985], p. 49-68.
175
Dirk Mosig. Op. cit., p. 111.
176
C’est en outre l’argument marketing de nombreuses retraductions, et la motivation de tout critique que
d’approfondir la connaissance commune de l’œuvre.

85
mais une stratégie éclairée visant à acclimater l’œuvre au champ littéraire qu’il voulait lui
faire intégrer :

Derleth was a pulp-hound who knew what sold, and his “codification” of the Mythos was
appropriate to the times, a bridge to SF in the era of rocket ships, ray guns, and beautiful space
heroines. […] Derleth’s worldview, as opposed to Lovecraft’s, was from the very beginning the
more marketable of the two; and that is why the Cthulhu Mythos grew177.

Si nous n’entrons pas encore dans le cadre des transformations induites par la traduction
interlinguale, nous sommes néanmoins en présence de réécritures intralinguales qui partagent
certains aspects de la traduction au sens strict du terme. Remarquons en particulier la
subordination de la figure de Derleth à celle de l’auteur original, manifestée par l’analogie qui
fait de Derleth un chien fidèle – fin limier dont le flair et la loyauté ont su sauver l’œuvre du
maître, dans la citation ci-dessus, ou bien cabot soumis, dressé à reproduire ce que lui a appris
celui qu’il adore aveuglément, « quand il mange dans l’écuelle de Howard Phillips
Lovecraft », pour emprunter une éloquente métaphore à Jacques Finné178.
Partant de l’analyse de Haefele, ces premières réécritures s’apparenteraient donc à des
« réécritures-introduction », sur le modèle proposé par des traductologues tels qu’Antoine
Berman dans « La retraduction comme espace de la traduction179 » ou Henri Meschonnic dans
Poétique de la traduction : Pour la poétique II. Ce dernier fait remarquer que souvent, la
première traduction historique n’a d’autre utilité que d’acclimater son original et ouvre de ce
fait un espace appelant à la retraduction, afin de réduire la défaillance contenue dans le
premier effort de traduction180. Selon ce point de vue, Derleth aurait compris que pour libérer
Lovecraft de la prison des pulps, il convenait tout d’abord de le traduire selon une
« codification » propre à le faire accepter par le champ littéraire ciblé.

2. La France comme terre d’accueil

L’entreprise de Derleth n’obtient de prime abord qu’un succès limité ; les tirages
d’Arkham House sont loin de rivaliser avec ceux des grandes maisons d’éditions, tout comme
les ventes (environ 3 000 exemplaires). Après la seconde guerre mondiale, le livre de poche se
177
John D. Haefele. A Look Behind the Derleth Mythos: Origins of the Cthulhu Mythos. [sl] : The Cimmerian
press, 2014, p. 372.
178
Jacques Finné. Panorama de la littérature fantastique américaine. Des origines aux pulps. Vol. 1.
Paralittératures. Liège : Éd. du C.L.P.C.F., 1993, p. 12.
179
Antoine Berman. « La retraduction comme espace de la traduction ». Op. cit., p. 4.
180
Henri Meschonnic. Poétique de la traduction : pour la poétique II. Paris : Gallimard, 1973, p. 321.

86
démocratise aux dépens des revues de fiction qui disparaissent presque totalement, mais les
genres de l’imaginaire n’y trouvent que peu de place, surtout au format court. De sorte qu’il
ne reste aux récits d’horreur, de fantastique et de fantasy que peu de refuges où se nicher. Les
maisons d’éditions et collections spécialisées ne se développent que progressivement. La
science-fiction ne connaît pas la même récession que le fantastique, ce qui permet à un auteur
comme Lovecraft d’échapper à l’oubli lorsque ses agents éditoriaux optent pour la
valorisation des aspects de son œuvre pouvant le rattacher au pôle science-fictionnel plutôt
qu’au fantastique. C’est notamment la stratégie qui sera adoptée en France, de sorte qu’en fin
de compte, Lovecraft trouvera sa place dans ce champ littéraire plus rapidement qu’aux États-
Unis.
Notons que le fantastique fait partie d’une tradition particulière en France, marquée
par l’importation de textes étrangers et par la traduction. Né des influences du romantisme
anglais et allemand, comme issu d’un mélange entre les anciennes romances et le réalisme
moderne, le genre n’émerge dans l’espace rationnel d’une littérature dominée par les
Lumières que par le truchement de la traduction. Le vocable même de « fantastique » « résulte
plus largement d’un effet de traduction, autrement dit d’une transposition si ce n’est erronée
tout au moins biaisée des « Fantasiestücke » d’E.T.A. Hoffmann qui sont, à la faveur d’un
glissement sémantique, métamorphosés en « contes fantastiques » dans l’édition française de
1829 due à Loève-Veimars181 ». Hoffman devient, via les traductions et articles publiés par
Adolphe Loève-Veimars et Jean-Jacques Ampère, une figure emblématique de la littérature
d’imagination. On « réécrit » donc Hoffman à des fins idéologiques (son succès sert à
revaloriser un genre littéraire cantonné à une position périphérique) et poétiques (il servira de
jalon à partir duquel les caractéristiques du genre seront définies et pourront évoluer)182. C’est
ainsi que l’on se souvient avant tout de lui en France pour sa contribution fondatrice au genre
du conte fantastique, davantage que pour son œuvre de musicien, par exemple. Un
phénomène similaire se produit avec la traduction d’Edgar Allan Poe par Baudelaire, qui fait
date en France alors que le succès de l’auteur aux États-Unis se fait encore attendre ; et Poe
l’écrivain fantastique éclipse Poe le poète.

181
Philippe Met. La Lettre tue : Spectre(s) de l’écrit fantastique. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du
Septentrion, 2009, p. 36. Met n’est pas le premier à souligner ce phénomène ; avant lui, voir G.-P. Castex,
« L’initiateur allemand ». In Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant. Paris : José Corti, 1951,
p. 42-56.
182
Voir Bernard Terramorsi, Le mauvais rêve américain : Les origines du fantastique et le fantastique des
origines aux États-Unis, Saint-Denis : Paris: Université de La Réunion, Centre de recherches littéraires et
historiques, Faculté des lettres et des sciences humaines ; L’Harmattan, 1994, p. 56.

87
Ces mouvements de transfert qui viennent constituer et enrichir le fantastique en
France par le biais de la traduction, et via un certain nombre de passeurs mûs par un
engouement indéniable, ne sont pas unilatéraux. Divers auteurs fantastiques américains
portent un regard particulier sur le vieux monde, regard doublé d’un certain sentiment
d’appartenance. Henry James, par exemple, restera dans les mémoires comme un expatrié
oscillant entre l’Ancien et le Nouveau contient ; naturalisé Britannique, il reconnaît
l’influence française de Balzac, et traduira La Vénus d’Ille de Mérimée. On y verrait presque
l’antithèse de la position de Lovecraft, lui qui se sentait toujours d’ailleurs mais ne quitta
jamais le sol américain, et qui avouait préférer, en termes de littérature européenne, les
auteurs français aux auteurs britanniques :

For the most part I tend to admire Continental literature without acutely enjoying it. My only
real favourites in that field are Balzac, Gautier, Flaubert, de Maupassant, Baudelaire, Lecomte
de l’Isle, & a few other Frenchmen. Oddly enough for a pure Nordic, I seem to turn to the
French the moment I get off the British Isles & their cultural offshoots. This may or may not be
because my basic tastes are Graeco-Roman – hence oriented toward that culture from which
French culture is derived183.

Si Lovecraft est traduit en diverses langues à partir de 1946, ces réécritures demeurent
sporadiques, éparpillées, ne révélant pas de projet éditorial à grande échelle. C’est en France,
à partir de 1954 que l’œuvre de Lovecraft dans son ensemble devient l’objet d’une entreprise
de publication suivie et comportant plusieurs volumes184. Sous l’égide de Jacques Bergier
paraissent cinq premiers recueils aux éditions Denoël, dans la collection « Présence du
Futur », « la plus ancienne collection de SF existant toujours en France, ce qui n’est pas sans
impliquer un prestige certain185 ». « Démons et Merveilles » est traduit par Bernard Noël, les
autres par Jacques Papy avec un certain succès ; Jean Cocteau écrira notamment au sujet de
« La Couleur tombée du ciel », dans The Observer du 26 décembre 1954, que le style de
Lovecraft se voit amélioré par la traduction186. Ce jugement, qui servira souvent d’argument

183
Lettre à R. E. Howard du 13 juin 1936, citée dans O Fortunate Floridian: H. P. Lovecraft’s letters to R.H.
Barlow. S. T. Joshi & David E. Schultz (Éd.). Tampa : University of Tampa Press, 2007, p. 346.
Lovecraft admet toutefois également ressentir un manque chez ces auteurs, l’absence de la « dimension
cosmique » qui lui est chère et constitue son critère fondamental dans le choix de ses modèles littéraires :
« Tandis que les Français font preuve d’une très grande habileté dans la simple horreur, ils manquent de ce
pouvoir mystique éthéré qui confère une folie frénétique et cosmique aux œuvres d’hommes de génie tels que Mr
Poe, Mr Machen, et mon cher Lord Dunsany. » (Lettre à F. B. Long du 08 nov. 1923, citée dans Jacky Ferjault.
100 auteurs évoqués par Howard Phillips Lovecraft. Le Bulletin de l’Université de Miskatonic 4. Paris : Éd. de
l’Œil du sphinx, 2014, p. 128).
184
Voir à ce sujet le chapitre « L’expansion du culte en France » dans Patrice Allart, Guide du mythe de Cthulhu,
op. cit, p. 109-113.
185
Ibid., p. 109.
186
Jean Cocteau. « Books of 1954: A Symposium ». Op. cit.

88
commercial que les éditeurs s’empresseront de mettre en évidence pour augmenter l’attrait
des textes publiés, sera cependant remis en question par la suite : dès 1956, Alain Dorémieux,
rédacteur en chef de la revue Fiction, dénonce les « maladresses et [les] impropriétés de
Jacques Papy » ainsi que « la lourdeur et la platitude de Bernard Noël », pour conclure que
« Lovecraft n’a décidément pas de chance avec ses traducteurs187 ».
Les éditions se succèdent cependant ; la critique se développe en parallèle, permettant
à l’œuvre de ne pas se voir reléguée au rang de littérature populaire peu digne d’intérêt. Le
critique S. T. Joshi note que les Français sont, dès les années 1950, les champions de la
critique lovecraftienne188. Les opinions ont beau être extrêmement contrastées, l’œuvre de
Lovecraft fait parler d’elle et gagne donc une certaine visibilité dans le champ littéraire
français, accueillie par de nouveaux espaces qui s’ouvrent à l’émergence et à
l’épanouissement de la science-fiction. On retrouve ici l’idée de Walter Benjamin selon
laquelle c’est par la traduction que l’œuvre accède à son « après-vie189 ». En 1969, la revue
L’Herne publie un numéro spécial entièrement consacré à l’auteur américain, auquel
participent tous les agents ayant contribué à introduire Lovecraft en France, dans le sillage
creusé par l’arrivée de la science-fiction190. Le numéro se divise en trois parties. La première
rassemble les « participations françaises », articles et analyses des récits constituants le pan de
l’œuvre lovecraftienne ayant été mis en valeur jusqu’alors (et dont les textes dunsaniens ne
font pas partie – le numéro ne traite que du cycle de Randolph Carter dans sa version
française, le présentant à tort comme un roman sous le titre Démons et Merveilles, paru en
1955). La deuxième partie propose des textes de Lovecraft lui-même, lettres, nouvelles et
poèmes inédits en français ; la troisième propose des essais de la critique américaine. Ce
numéro représente donc un espace de contact autant qu’un événement de rencontre entre les
champs littéraires d’origine et d’accueil, et on y retrouve plusieurs formes de réécritures.
Les noms des participants sont ceux que l’on retrouvera encore par la suite en
retraçant l’historique éditorial de Lovecraft en France (François Truchaud, Pierre Versins,
Gérard Klein, Francis Lacassin, Jacques Bergier, Jacques Van Herp, Jacques Sadoul, Yves

187
Alain Dorémieux. « Ici on désintègre ! (Chronique des livres – Rubrique “Fantastique”) ». Fiction, n° 27 (fév.
1956) : 113-114.
188
S. T. Joshi, « Lovecraft Criticism: A Study ». In S. T. Joshi (Éd.). H. P. Lovecraft, Four Decades of
Criticism.. Op. cit., p. 24.
189
Walter Benjamin. « The Task of the Translator. » Trad. Harry Zohn. In Lawrence Venuti (Éd.). The
Translation Studies Reader. Londres ; New York : Routledge, 2004, p. 16.
190
J. Vernon Shea, correspondant de Lovecraft, y voit un de ses articles traduits en français, et souligne
d’ailleurs la place prépondérante de la France comme espace de visibilité lovecraftienne : « Je suis très content
que mon article reçoive une plus grande audience. La France semble être le pays approprié pour un numéro
spécial de revue consacré à Lovecraft. » (J. V. Shea. « À la recherche d’H. P. Lovecraft ». Trad. Jacques Parsons.
In Francois Truchaud, (Éd.). H. P. Lovecraft. Paris : Éditions de l’Herne, 1969, p. 299).

89
Rivière). En 1970, Jacques Sadoul lance la collecton « Science-Fiction » aux éditions J’ai Lu,
qui entreprennent de rééditer les textes publiés auparavant chez d’autres éditeurs, et
l’entreprise de diffusion commence à s’étendre aux épigones de Lovecraft, notamment
Derleth, ainsi qu’à d’autres auteurs de Weird Tales rassemblés dans une anthologie en trois
volumes. C’est toujours l’étiquette « science-fiction » qui est préférée à celle de
« fantastique191 ». On l’a vu, le fantastique connaît à cette période un creux éditorial, qui ne
prendra fin qu’avec l’avénement du fantastique moderne et urbain comme celui de Stephen
King192. La science-fiction, au contraire, est en plein essor. Au niveau de la critique, les
adeptes du fantastique classique ne partagent pas l’enthousiasme des lecteurs de la science-
fiction pour Lovecraft, et cela se traduit par une rupture dans sa réception même :

[…] les lovecraftiens français des origines sont presque tous – de Jacques Bergier à Gérard
Klein – des inconditionnels de la S-F ; au contraire, les fans de fantastique (à commencer par
Alain Dorémieux, le rédacteur en chef de Fiction) prennent leurs distances vis-à-vis d’un auteur
qu’ils jugent passablement vulgaire, comme le fait la critique mainstream américaine193.

Au-delà des étiquettes éditoriales, certaines collections spécialisées, telles que


« Présence du Futur » chez Denoël, ou encore les éditions NéO fondées en 1979, ménagent
toutefois un espace à la production fantastique, de sorte qu’une zone-frontière large demeure à
l’intersection des deux genres. Ce continuum est perceptible dans les différentes traductions
de Lovecraft qui « s’adressent à des lecteurs qui, dans la lignée surréaliste, ont un peu
tendance à confondre fantastique et S-F dans une commune adhésion au ‘merveilleux’194 ».
Les traductions de cette époque sont, là encore, des traductions-introductions, et ainsi qu’il est
courant dans le milieu éditorial à l’époque, les traducteurs sont invités à couper et adapter, les
textes étant relus par des éditeurs qui parfois ne lisent même pas l’anglais. Jacques Sadoul, par
exemple, exigeait que ses traducteurs coupent systématiquement le texte original à hauteur de
15% pour compenser le phénomène de foisonnement qui veut que le français soit toujours
plus long que l’anglais.

191
Le genre du fantastique est pourtant plus proche du genre de fantasy tel que compris en anglais, étiquette
accolée en anglais aux auteurs américains issus des pulps tels que Weird Tales. Le fait est que les frontières des
genres de l’imaginaire ne se superposent que très imparfaitement entre l’anglais et le français. On y reviendra au
chapitre 2 de cette étude.
192
Il n’existe en France qu’une seule collection dédiée au fantastique dans les années 1970 : « Marabout
fantastique », qui ne publie pas Lovecraft mais certains épigones (Robert Bloch, Donald Wandrei) ou auteurs de
fantastique classique méconnus ayant fait partie de ses influences principales (Arthur Machen, Robert
Chambers).
193
Jacques Goimard à l’occasion de la table ronde « Lovecraft et sa réception en France », reproduite dans Gilles
Menegaldo (Éd.). H. P. Lovecraft : fantastique, mythe et modernité. Paris : Éditions Dervy, 2002. Cité p. 425.
194
Ibid., p. 425-426.

90
Ces textes sont réédités en 1990 et 1991 au sein de l’intégrale Lovecraft chez Robert
Laffont sous la direction de Francis Lacassin, qui complète les traductions, y ajoute une partie
des textes non-fictionnels de l’auteur, et même des récits qui ne sont pas de lui mais du cercle
des « lovecraftiens » – un choix de composition qui renforce, une fois de plus, la cohérence de
cette zone du champ littéraire qui devient progressivement connue sous le nom de « Mythe de
Cthulhu », et à laquelle le nom de Lovecraft est donc attaché comme celui d’un père créateur.

3. Une reconnaissance critique par étapes

Du côté de la critique lovecraftienne qui va de pair, accompagne, précède ou se voit


stimulée par les projets éditoriaux, on peut dégager globalement trois grandes phases en
France.

a. Pionniers et découvreurs
Les premières études, encore peu nombreuses, paraissent entre 1960 et la fin des
années 1980, avec un tournant décisif en 1969, quand paraissent les Cahiers de Lherne de
Truchaud et la première monographie de Maurice Lévy. Ces diverses études cherchent
particulièrement à localiser Lovecraft dans la géographie des genres de l’imaginaire,
questionnant notamment son appartenance au champ du fantastique ou de la science-fiction,
tout en s’attachant à cartographier différentes zones au sein de son œuvre. L’intérêt suscité par
l’auteur est un symptôme du renouvellement profond des théories du fantastique qui s’amorce
à l’époque. L’ouvrage fondateur de Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature
fantastique, est publié presque simultanément en 1970. Il y définit les concepts-clé du
fantastique et la place du surnaturel dans ce dernier.
Dans les Cahiers de Lherne, Lovecraft est placé parmi les auteurs ayant le potentiel de
devenir canoniques, c’est-à-dire que son œuvre comporte des « grands textes » et des
productions mineures – Pierre Versins en dresse la liste, qui conforte les sélections déjà
opérées par les éditeurs : aucun texte « dunsanien » ne figure parmi les titres majeurs, sans
doute tout simplement parce que n’ayant pas encore été traduits, ils restent presque totalement
inconnus195. C’est également le moment où l’œuvre de Lovecraft est explicitement rapprochée

195
Voir par exemple Gérard Klein « Entre le fantastique et la science-fiction, Lovecraft », p. 47-75, ou bien
Pierre Versins, « Lovecraft ou l’Indicible » p. 39-46, article dans lequel des citations extraites des nouvelles sont

91
de la sphère du mythe, à une période où la réflexion critique établit un lien puissant entre
celui-ci et l’imaginaire symbolique, dans le sillage des travaux anthropologiques de Carl Jung,
Claude Lévi-Strauss, Mircea Eliade et Gaston Bachelard puis Gilbert Durand. Ce cadre
théorique informe la lecture qui est faite à l’époque des textes de Lovecraft ; Marcel Bealy
note par exemple que « certaines inventions de Lovecraft ont la vie des archétypes196 ». Cela
permet de conférer à cette œuvre un poids et une légitimité, auxquels son terreau d’origine
trop « populaire » ne lui permettait pas de prétendre a priori.
Il reste néanmoins beaucoup à défricher ; on attribue encore à Lovecraft la paternité
d’éléments fictionnels qu’il a en fait empruntés à des membres de son cercle, Derleth ou Clark
Ashton Smith : « Des Cultes des Goules du Comte d’Erlette aux Unaussprechlichen Kulten de
Von Junzt, Lovecraft se signale par sa création originale d’une bibliothèque imaginaire ou
réelle », écrit François Truchaud197. La critique lovecraftienne se développe outre-atlantique
sous l’impulsion de critiques enthousiastes tels que S. T. Joshi, Robert Price, Donald
Burleson, et notamment à partir de la fondation en 1976 de Necronomicon Press par Marc
Michaud, nouvelle entreprise de réhabilitation qui a pour but de défendre la mémoire de
Lovecraft.
C’est son frère, Paul R. Michaud qui le premier s’était rendu compte, lors d’un voyage
à Paris, qu’un auteur américain méconnu dans son pays d’origine suscitait un engouement
surprenant à Paris. Pascale Casanova identifie cette ville comme la capitale de l’espace
littéraire mondial, ville dotée du plus grand prestige littéraire du monde198 ; Paris permet aux
écrivains « ex-centriques » d’échapper à la norme littéraire nationale, notamment par la
traduction comme instance de consécration199. Le cas de Lovecraft en est l’illustration. En
décembre 1970, P. R. Michaud publie dans le Providence Evening Bulletin un article intitulé
« In Paris, Lovecraft lives » dans lequel il s’étonne que le moindre étudiant parisien évoque
Lovecraft à la mention de Providence, alors que les Américains ignorent encore tout de
l’auteur : « although dead to his countrymen, Lovecraft is alive and well and living in
Paris200 ». Ce constat a pu pousser certains à s’intéresser de plus près à celui qui suscitait
ailleurs tant d’émoi, et le réveil de la critique américaine va rendre disponible de nombreux
documents sources d’informations inaccessibles jusqu’alors.

classées selon leur appartenance thématique les rattachant à la science-fiction (sciences pures, machines, hyper-
espace, êtres venus d’ailleurs, ou histoire future).
196
Marcel Béaly. « Une multitude d’immensités par-delà la porte du profond sommeil ». In Francois Truchaud,
(Éd.). H. P. Lovecraft. Paris : Éditions de l’Herne, 1969, p. 178.
197
François Truchaud. « The Dream-Quest of Howard Phillips Lovecraft ». H. P. Lovecraft. Op. cit., p. 19.
198
Pascale Casanova. La République mondiale des lettres. Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 41.
199
Ibid. p. 188-192.
200
Paul R. Michaud. « In Paris Lovecraft lives ». Providence Evening Bulletin, 29 décembre 1970, p. 12.

92
b. La consécration du mythe
On peut placer le jalon de la seconde phase de reconnaissance en France en 1988, avec
la traduction de la biographie de Lovecraft rédigée par Lyon Sprague de Camp (Lovecraft, a
Biography, 1975)201. C’est cette biographie qui est à l’origine de la représentation mentale que
la plupart des lecteurs vont se forger de Lovecraft, en réfutant certains « mythes » pour en
établir de nouveaux. Sprague de Camp se veut neutre et objectif, prenant le contrepied
d’August Derleth et de ses éloges qu’il considère comme de l’idolâtrie aveugle. L’édition
française que préfacera François Truchaud lors de sa réédition en 2002, affirme ainsi que De
Camp « casse le mythe du ‘reclus de Providence’ pour en créer un autre, plus fort, plus
fascinant encore : celui d’un des plus grands écrivains du XXème siècle ». Truchaud met
toutefois en doute l’objectivité du biographe en listant un certain nombre de jugements « des
plus subjectifs concernant l’homme, l’écrivain, l’auteur, l’œuvre, les idées202 ». Le titre
français, Lovecraft ou Le roman de sa vie, met d’ailleurs l’accent sur les manipulations à
l’œuvre dans le processus de réécriture du travail biographique, tout autant que sur le
romanesque d’« une vie rêvée, jamais vécue au présent, mais constamment tournée vers le
passé203 ». De Camp insiste notamment sur la posture affectée par Lovecraft, amoureux du
18ème siècle et attaché à l’idéal de l’aristocrate pouvant se targuer d’un héritage noble et
ancien. Il voyait d’ailleurs Dunsany comme l’incarnation de cet idéal, et admirait autant le
statut social de l’auteur irlandais que son talent pour l’écriture.
Selon Sprague De Camp, c’est précisément cet idéal qui dictait les choix de Lovecraft,
en particulier ses jeux de langage archaïsants bannissant toutes les expressions nées après
l’Indépendance, et qui est à l’origine de son inadéquation sociale et professionnelle. Le
biographe présente cette marginalité et ces fantasmes comme un excès à la limite de la
pathologie (« Bien peu de gens, hors asiles d’aliénés, ont poussé le jeu aussi loin que
Lovecraft204 »). Ce rôle que Lovecraft s’obstinait à jouer fournirait une raison suffisante à
expliquer son peu de succès et de reconnaissance aux États-Unis, du fait de sa distanciation
culturelle, à la fois géographique et historique :

201
C’est en 1987 qu’est publiée la première traduction du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, créé en 1981 aux
États-Unis, et qui aura un impact non négligeable sur la réception et la diffusion de Lovecraft, servant de porte
d’entrée à un univers imaginaire dont de nombreux lecteurs chercheront par la suite à retrouver les sources.
202
François Truchaud, introduction à L. Sprague De Camp. H. P. Lovecraft: le roman de sa vie : biographie. Op.
cit., p. 9.
203
Ibid. p. 8.
204
L. Sprague De Camp. Op. cit., p. 52.

93
L’idéal lovecraftien du gentleman était un homme passif, statique et dépourvu d’ambition,
complètement déphasé par rapport à l’esprit de compétition de l’Amérique du XXème siècle. La
seule vraie fonction du gentleman, suivant les vues archaïques de Lovecraft, n’était pas de faire
quelque chose, c’est-à-dire de chercher à atteindre un but quelconque, mais simplement d’être,
c’est-à-dire de faire étalage des attitudes, de prendre des poses et d’obéir aux lois de son rang
social205.

Si De Camp « casse le mythe du reclus », c’est donc pour le remplacer par un autre, celui de
l’exclu, et il se trouve en France des agents prêts à voler au secours de ce demandeur d’asile.
Sa « non-américanité » est un argument qui peut lui attirer l’attachement d’un public étranger.
De fait, l’édition française de la biographie met clairement en avant la marginalité d’un
Lovecraft en rupture avec son champ d’origine, dès la quatrième de couverture qui pose la
question suivante : « comment un biographe 100% américain s’attaque au moins américain
des écrivains206 ? » Par cette question, on explique et excuse les jugements parfois sévères de
De Camp envers Lovecraft comme signe d’une incompréhension culturelle.
Les processus de transferts ramenant Lovecraft vers la France s’accroissent au fil de la
période. Le fanzine américain Lovecraft Studies fondé en 1979 est adapté en France par
Joseph Altairac qui sort à partir de 1990 plusieurs volumes des Cahiers d’Études
Lovecraftiennes. Le format est celui de véritables ouvrages critiques, à couverture rigide, et la
version française propose à la fois des essais traduits et des contributions originales, un
traitement peu habituel pour des textes-sources issus de la presse amateur :

Lovecraft Studies est un des rares fanzines à avoir atteint notre pays par l’intermédiaire de
Joseph Altairac et de ses Etudes Lovecraftiennes. Il a même bénéficié d’une diffusion supérieure
puisque Encrage Édition a recueilli certains de ses essais et d’autres créés pour la version
française dans cinq recueils sortis en librairie sous le titre générique « Cahiers d'études
lovecraftiennes »207.

L’accent est encore souvent mis sur l’aspect science-fictionnel de Lovecraft (sur six volumes
des Cahiers d’Études Lovecraftiennes, deux ont pour thème « Lovecraft et la SF »), mais le
temps et le recul critique, ainsi que l’accès à des documents, lettres et témoignages, de plus en
plus nombreux, vont peu à peu permettre de déceler plus précisément les diverses sources et

205
Ibid., p. 102.
206
Au fil du temps, Lovecraft lui-même devient donc source de mythes dans les représentations successives qui
en sont faites par ses biographes et commentateurs, en un cycle de réfutation et de recréation constant –
d’ailleurs, le site hplovecraft.com se fait fort de dénoncer les « mythes » (« misconceptions about H. P.
Lovecraft »), au sens de fausses vérités qui se transmettent et s’ancrent dans la représentation que l’on se fait,
non pas de l’homme, mais du personnage. Les mythes concernant l’homme lui-même (reclus de Providence,
misanthrope, homosexuel refoulé, fils d’un franc-maçon, etc.), sont aussi nombreux que ceux qui entourent son
œuvre (par exemple les « collaborations posthumes », l’existence véridique du Necronomicon, ou le caractère
apocryphe de certains éléments en fait créés par d’autres auteurs).
207
Patrice Allart. Op.cit., p. 107.

94
influences de l’œuvre. Les chercheurs et spécialistes, dont le nombre va croissant, n’ont de
cesse de replonger encore et encore dans cet univers littéraire syncrétique pour en exhumer les
racines et le replacer en contexte. On s’intéresse à Lovecraft l’homme, allant parfois jusqu’à
fantasmer un personnage, et l’on s’intéresse à ses cercles d’influence en amont et en aval.
Ces apports cherchent à établir non seulement que Lovecraft figure en bonne place au
sein du champ de la littérature fantastique en tant que genre, mais également qu’il appartient à
une tradition spécifiquement américaine qui ne se limite pas à Edgar Allan Poe. On le
présente en jalon de la littérature américaine, tourné vers le passé et héritier d’une tradition,
mais également source d’innovation. Lovecraft est de manière récurrente classé au panthéon
des « figures majeures » du genre fantastique américain. Le numéro de la revue Europe
consacré en 1988 au fantastique américain consacre en illustration de couverture une trinité
composée des profils de Poe, Lovecraft et James. Quant au Panorama de la littérature
fantastique américaine, de Jacques Finné (1993), dont la rétrospective va des origines du
genre à aujourd’hui, il qualifie Lovecraft de « premier phare de la littérature fantastique
américaine208 » et lui consacre un chapitre exclusif, auquel s’ajoute un autre dédié à ses
continuateurs (ce Panorama ne comporte que six chapitres ; à titre de comparaison, Poe,
Hawthorne, James et Ambrose Bierce sont tous rassemblés au sein d’une même sous-partie).
On peut voir dans l’attachement de Lovecraft à l’origine européenne des Américains,
qu’il considère comme un héritage lointain mais précieux et irrépressible, une quête de
légitimité notamment face au champ littéraire qui a accumulé quelques siècles de capital
symbolique et comporte d’ores et déjà de nombreuses œuvres canonisées. Mais il est attaché
tout autant aux racines de la terre qui l’a vu naître, le sol de la Nouvelle-Angleterre. Sa
sensibilité en tant qu’écrivain se voit donc tiraillée entre deux pôles séparés par l’Atlantique,
et c’est de cette multiplicité des sources que va jaillir sa conception originale du fantastique.
En se tournant ainsi vers l’Europe, il comble un besoin de profondeur historique qui lui
redonne accès à une strate mythique nécessaire à l’irruption du fantastique : « Il faut d'abord
que l’histoire devienne mythe, pour que naisse le fantastique de l’irruption du mythe dans
l’histoire209 », écrit Maurice Lévy. Il fait ainsi remarquer que les meilleurs auteurs du
fantastique, Henry James à leur tête, ont tous gardé un regard tourné vers l’Europe, en tant
que terre d’origine permettant d’échapper au récit chronologique et réaliste de l’histoire.
En quête des sources de la littérature nord-américaine, Bernard Terramorsi a désigné
le récit fantastique comme en représentant potentiellement « l’acte de langage instituteur »,

208
Jacques Finné. Op. cit., p. 25.
209
Maurice Lévy. Lovecraft ou Du fantastique. 10/18. Paris : Christian Bourgois, 1972, p. 14.

95
rappelant la confrontation avec un monde irrémédiablement autre et étranger qui s’oppose et
complète tout à la fois l’exaltation et la détermination de la conquête de nouveaux horizons210.
À la source de la tradition du fantastique américain, le passage du seuil entre le sommeil et
l’éveil s’avère fondamental, au point que « le somnambulisme est un trait fondamental de
l’imaginaire américain211 », et ce dès l’écriture de Rip Van Winkle de Washington Irving
(1819), récit fantastique dans lequel le protagoniste s’endort pendant vingt ans après sa
rencontre avec un équipage fantôme. Le récit fantastique, selon Terramorsi, marquerait
« l’émergence d’une écriture de l’irreprésentable du Nouveau Monde suggéré comme un
Outre-Monde212 ». Lovecraft, dont les titres incluront « From Beyond » et « Beyond the Wall
of Sleep », s’inscrit sans difficulté dans la continuité de cette tendance dont on peut percevoir
l’origine chez Irving.
Lovecraft partage également avec Irving « l’amour pour les pseudonymes assez
ronflants213 » et notamment à consonnance arabisante. Irving adopte au début du 19ème siècle
le pseudonyme de Mustapha Rub-a-Rub-Khan ; un siècle plus tard, après avoir lu Les Mille et
Unes Nuits, Lovecraft se rebaptise par jeu « Abdul Alhazred », surnom qu’il réutilisera dans
ses œuvres pour baptiser l’auteur du Necronomicon, ouvrage fictif maudit dont la lecture rend
fou, mentionné çà et là dans de nombreuses nouvelles, parfois cité en fragments de
(pseudo)traduction, toujours avec réticence ou difficulté, car c’est un original dont l’accès est
dangereux et qui devrait rester interdit. Donald Burleson suggère que l’idée en fut inspirée à
Lovecraft par Nathaniel Hawthorne, qui décrit dans ses carnets en 1835 « an old volume in a
large library, – everyone to be afraid to unclasp and open it, because it was said to be a book
of magic214 ».
L’importance des vieux documents, du papier caché, perdu, oublié, puis exhumé pour
révéler les secrets enfouis du passé est un écho d’Hawthorne que l’on retrouve notamment
dans la nouvelle « The Silver Key » (1926). Dans le récit d’Hawthorne Septimius Felton, le
narrateur acquiert une clé d’argent qui lui permet de déverrouiller un vieux coffre où il
découvre, non pas un trésor fabuleux, « the golden key of Paradise », ainsi qu’il se
l’imaginait, mais des liasses de documents généalogiques lui révélant qu’il descend d’une
longue lignée aristocratique anglaise. Le parallèle avec la nouvelle « The Silver Key » est

210
Bernard Terramorsi. « Le Rêve Américain – note sur le fantastique et la renaissance aux États-Unis ».
Europe, Le Fantastique Américain, no 707 (mars 1988) : 13.
211
Ibid., p. 16.
212
Ibid., p. 13.
213
Jacques Finné. Op. cit., p. 36.
214
Donald Burleson. H. P. Lovecraft, a Critical Study. Contributions to the Study of Science Fiction and
Fantasy, n° 5. Westport : Greenwood Press, 1983, p. 42.

96
flagrant, bien que les éléments du schéma soient pris à rebours : en rêve, Randolph Carter voit
son grand-père lui parler de ses ancêtres et du coffre caché par l’un d’eux, qui contiendrait la
clé d’argent permettant d’ouvrir les portes du monde des rêves – et par suite de retrouver le
paradis perdu de l’enfance215. Carter y découvrira non seulement la fameuse clé, mais
également un vieux parchemin indéchiffrable.
En fin de compte, Lovecraft lui-même représente, à l’instar de son pays natal, un
creuset où se mêlent les influences des littératures de l’Ancien et du Nouveau Monde, un
héritage dont l’hybridité se dissimule derrière les commentaires de l’auteur lui-même. Il
sépare son œuvre entre ses contes « à la Poe » et ses contes « à la Dunsany », au point que
l’on risquerait d’en oublier la présence d’autres influences moins passionnelles et plus
discrètes. Donald Burleson met en garde contre de telles simplifications et invite le lecteur à
rester attentif à toute la variété des nuances et des couleurs subtiles que l’on peut déceler dans
l’œuvre de Lovecraft :

One may even say that this early fascination with the whole notion of myth, due in large part to
Hawthorne, played a critical role in Lovecraft’s later creating his own widely celebrated
fictional mythos, a complex of myth-like threads permeating virtually all of his later work […].
Thus one may make the case that even though the influence of such figures as Poe and Dunsany
are more obvious, Hawthorne made an early impression on Lovecraft that was destined in a
significant way to color his entire corpus of work216.

C’est dans cette deuxième période de reconnaissance que le nom de Lovecraft devient
presque synonyme de l’appellation « Mythe de Cthulhu », et c’est souvent aux origines et aux
traits caractéristiques de ce mythe que l’on s’intéresse lorsqu’on parle de lui. Le fantastique
américain serait issu de la confrontation des colons à un pays neuf comme archétype de
l’Autre Monde, et à leur « expérience originale du contact avec l’inconnu, le mystère, la peur
[…] L’AUTRE217 », mais les auteurs fantastiques américains jusqu’au 19ème siècle seraient
restés peu originaux, reprenant les grands thèmes du fantastique européen mais sans prendre
le recul nécessaire pour le renouveler. Lovecraft serait celui qui « clôt la série des ‘amateurs’
du fantastique et donne enfin au genre des dimensions intérieures et extérieures qui forment
autant une rupture avec le passé qu’un point de départ pour l’avenir218 ».

215
« He spoke, too, of that Edmund Carter who had just escaped hanging in the Salem witchcraft, and who had
placed in an antique box a great silver key handed down from his ancestors. Before Carter awaked, the gentle
visitant had told him where to find that box; that carved oak box of archaic wonder whose grotesque lid no hand
had raised for two centuries. » (CF, 395)
216
Donald Burleson. Op.cit., p. 41.
217
Quatrième de couverture du numéro d’Europe sus-cité.
218
Jacques Finné. Op. cit., p. 26.

97
Cette élévation au niveau mythique est précisément ce qui se serait traduit par
l’agglomération de plusieurs écrivains autour de l’œuvre de Lovecraft, qui devient dès lors
creuset d’une nouvelle tradition, typiquement américaine cette fois, celle du fantastique
cosmique. Cette « exploitation mythologique de certaines de ses figures centrales »,
représente selon Roger Bozetto « une des caractéristiques du fantastique des États-Unis : il est
plus proche de l’affleurement mythique que les fantastiques européens219 ». De fait, cette
analyse conforte le choix de classer les textes de Lovecraft en grands textes et textes mineurs,
et dans la mesure où le jeu littéraire de Lovecraft, via Derleth, aboutit à une sur-représentation
des nouvelles dites « du Mythe de Cthulhu », ces dernières en vinrent naturellement à former
le noyau concentrant la plus grande partie du capital symbolique amassé autour de l’œuvre de
Lovecraft par ses réécrivains.
Ceci explique la sous-représentation des récits extérieurs au mythe de Cthulhu. Même
une fois traduits en français, ils n’ont suscité que peu de commentaires. La période
dunsanienne est considérée comme une période de jeunesse au cours de laquelle Lovecraft
restait encore trop tourné vers les mythes de l’Ancien Monde. Ainsi, si Jacques Finné
mentionne les textes de cette période, ce n’est que pour mieux les exclure de son étude :

Je me permettrai de ne pas tenir compte de ces récits. D’une part, ils appartiennent au domaine
de la fantasy et se déroulent, par conséquent, dans des contrées oniriques [...]. D’autre part,
presque tous les critiques qualifient ces histoires de peu originales, […] Je n’insiste donc pas sur
cette production indéfendable et pourtant défendue qui ne se rattache au fantastique qu’à la
sauvette220.

La deuxième phase de reconnaissance de Lovecraft se caractérise donc pas une solidification


de l’œuvre dont on cherche à établir la cohérence, en particuliers en termes de genres, quitte à
en occulter certains aspects. En quête d’une place dans le champ littéraire, l’œuvre est lissée,
unifiée, accueillie mais domestiquée, et ce n’est que progressivement que cette représentation
va s’affiner et s’enrichir.

c. Les nouveaux regards du nouveau millénaire


La troisième phase, à laquelle on assiste depuis le début des années 2000, semble
prendre le contrepied de cette démarche en explorant la multiplicité des facettes de ce que
nous pourrions qualifier de « constellation Lovecraft ». Il s’agit de déconstruire la figure du
père dont l’aura aveuglante pouvait faire oublier que son magnétisme provoquait autour de lui

219
Roger Bozetto. « Le Fantastique dans la littérature des États-Unis ». Europe, Le Fantastique Américain,
no 707 (mars 1988) : 7-8.
220
Jacques Finné. Op. cit. p. 97.

98
une agrégation d’éléments disparates. Ceci permet de redonner une visibilité au caractère
pluriel de la constellation lovecraftienne. Cet élargissement à la pluralité est sensible jusque
dans les titres de parutions récentes, quel que soit leur ancrage théorique : citons par exemple
le colloque de Cerisy de 2002 intitulé Lovecraft et ses contemporains, mais aussi Les
nombreuses vies de Cthulhu (2009), Lovecraft et ses doubles (2013), 100 auteurs évoqués par
H. P. Lovecraft (2014), etc. Cette tendance centripète tend à prendre Lovecraft comme point
de départ central, désormais bien cartographié, pour en faire en quelque sorte un champ
littéraire à part entière dont il s’agirait d’explorer les confins.
On assiste donc à un phénomène cyclique qui marque les pratiques de lecture, puis de
réécriture, au fil des générations : les premiers projets éditoriaux influencent les suivants
lorsque des lecteurs ayant découvert une œuvre par goût personnel dans leur jeunesse
(souvent en traduction), se tournent vers l’écriture – en tant qu’auteurs mais aussi réécrivains :
traducteurs, éditeurs, critiques, etc. La succession des agents est un phénomène générationnel
qui accompagne les transformations du monde éditorial et littéraire, notamment l’évolution
des genres. Ce fut le cas concernant la fantasy, qui échappa ainsi peu à peu au statut de
littérature uniquement conçue pour les enfants221. Dans le cas de Lovecraft, ce jeu de va-et-
vient entre lecteurs « standard » et lecteurs professionnels se traduit par une zone de contact
large, le milieu des « fans », creuset créatif bouillonnant lui aussi marqué par le passage du
temps et des générations :

Le phénomène fanique autour de Lovecraft date de son vivant-même, mais depuis sa mort, il n’a
jamais cessé de s’amplifier. Limité au début au premier cercle de ses amis et correspondants, il
s’est peu à peu élargi à une deuxième génération d’écrivains et de lecteurs, puis à une troisième.
Plus le temps passe, et plus le cercle des admirateurs actifs s’étend, et devient demandeur de
nouvelles dictions à la manière de Lovecraft. Les auteurs se recrutent d’abord dans le milieu des
fans, qui parfois deviennent des fanéditeurs, produisant leurs propres magazines. […] Le
phénomène des fanzines témoigne de la vitalité énorme qui existe autour des créations de
Lovecraft, sans cesse réutilisées, et prolongées dans de nouveaux récits, et constitue un lieu
essentiel où se fait la recherche et la critique autour de Lovecraft222.

C’est également de ce milieu que vont être issus de très nombreux traducteurs prêts à
s’investir par passion pour promouvoir une œuvre qui les touche et à en défendre la qualité
malgré des conditions de travail souvent peu attractives (tarifs, délais223). La pulsion de

221
Edward James. « Tolkien, Lewis and the Explosion of Genre Fantasy ». In James Edward & Farah
Mendlesohn (Éd.) The Cambridge Companion to Fantasy Literature. Cambridge ; New York : Cambridge
University Press, 2012, p. 73.
222
Patrice Allart. Op. cit., p. 106 ; 108.
223
Les derniers traducteurs en dates, David Camus (éditions Mnémos) et Arnaud Demaegd (Bragelonne),
déplorent tous deux les délais serrés imposés par les éditeurs, alors que selon eux, bien traduire Lovecraft
demande deux à trois fois plus de temps que tout autre auteur.

99
traduire réside ici dans le désir de prendre part à l’élan collectif d’une communauté sociale par
la répétition de l’acte créatif, pour proposer « de nouvelles dictions à la manière de
Lovecraft. » Le nom de l’auteur se détache de son œuvre pour devenir fondateur et synonyme
d’une forme de jeu au sein du champ littéraire, telle que l’a théorisé Johan Huizinga lorsqu’il
écrit :

Le jeu se fixe sur le champ comme forme de culture. Une fois joué, il demeure ensuite dans le
souvenir comme une création spirituelle ou un trésor, se transmet, et peut à tout instant être
répété, soit tout de suite [...] soit après un long intervalle. Cette possibilité de répétition est une
des caractéristiques essentielles du jeu224.

C’est également ce caractère itératif et collectif qui va lui conférer une portée d’ordre
mythique. La transmission et la répétition du jeu se font au nom de l’auteur créateur, reconnu
comme tel, mais sans que l’autorité ne lui soit plus réservée. Que devient l’auteur « premier »
lorsque d’autres créateurs entrent en scène pour jouer avec son œuvre, sinon un mythe ?

4. Le jeu de l’œuvre autonome : Lovecraft mythifié

Le mythe, ouvert et latent dans l'imaginaire collectif, à la fois réductible et extensible,


est un lieu privilégié de jaillissement de la littérature. Il appelle la répétition, la propagation, la
dissémination, ce qui justifie la multiplicité de ses réécritures. De telles structures mythiques
sous-tendent l’ensemble de l’œuvre de Lovecraft qui joue sur le mode de la réitération : les
éléments sont récurrents d’une nouvelle à l’autre, les noms se répondent en écho, au point
qu’il suffit de les retrouver chez un autre auteur pour que leur pouvoir évocateur fasse entrer
les textes en résonance, comme autant de facettes d’un même mythe, et conjurent le nom de
son fondateur. Lovecraft aimait jouer de ces résonances intertextuelles, attiré par une pratique
ludique de la littérature au point que, selon certains, le jeu mythopoétique peut être considéré
comme une pratique typiquement lovecraftienne. Au cours d’une table ronde ayant pour sujet
la nature même du « Mythe de Cthulhu », Robert Price a ainsi souligné : « Lovecraft a bel et
bien parlé d’un panthéon, d’un cycle de légendes, etc. Cela n’avait peut-être pas une
importance vitale pour lui, mais c’était amusant, et ça l’est encore beaucoup ; il est donc tout à
fait légitime et tout à fait lovecraftien de continuer à s’amuser de la sorte225 ».

224
Johan Huizinga. Op. cit., p. 29.
225
Robert Price, cité dans S. T. Joshi. Qu’est-ce que le « Mythe de Cthulhu » ? Op. cit., p. 29.

100
Rétrospectivement, on constate donc l’établissement d’un véritable « terrain » de jeu qui
invite à l’exploration et à l’expansion grâce à un effort d’immersion collective. Pour Maurice
Lévy, cela explique notamment la multiplication des jeux inspirés de l’univers lovecraftien à
la fin du 20ème siècle, les nouvelles technologies permettant d’habiter visuellement et
activement cet espace virtuel circonscrit, dans la droite lignée de la pratique engagée par
l’auteur :

Je pense que le concept de « jeu » ne l’aurait [Lovecraft] ni effrayé, ni indigné, si l’on songe à la
dimension ludique de toute son œuvre. Il eût sans doute compris mieux que quiconque
l’acharnement enfiévré des manipulateurs de joystick, lui qui mettait tant de passion à explorer
comme sur un écran les mondes que créait son imagination226.

Depuis le jeu littéraire amorcé par l’auteur, il a donc été possible de passer à d’autres
pratiques ludiques, sans que cela ne soit en opposition avec la nature de l’œuvre. Pour
certains, ce mouvement constitue un enrichissement, pour d’autres c’est une dégradation
honteuse ; Didier Hendricks, par exemple, fustige la société d’hyperconsommation qui a selon
lui « trafiqué les mythologies d’antan » ; il juge que « le pire est même arrivé pour Lovecraft
et Howard : tant Cthulhu que Conan figurent à présent sur des boîtes de jeux d’un goût plus
que douteux227 ». L’adoption et l’appropriation d’œuvres littéraires dans la culture populaire,
le fait que l’on puisse s’en servir et s’en amuser, est ici présenté comme un manque de respect
outrageant, ce qui n’est pas sans rappeler certaines réactions lorsqu’une traduction est
considérée comme trop peu fidèle et prenant trop de liberté par rapport à l’original. Quoi qu’il
en soit, il est indéniable que l’imagination mythopoétique se voit intensément stimulée par
cette œuvre.
C’est que Lovecraft sélectionne ses lecteurs par sa manière même d’écrire, interdisant
une lecture passive et distanciée pour inviter à l’interaction. Le Lecteur Modèle que
construisent et réclament ses récits est avant tout un investigateur, à l’instar de la plupart de
ses personnages, car il cherche à produire un effet de réel propre à susciter l’adhésion du
lecteur avide de révéler les mystères de son univers fictionnel. En ses propres termes,
Lovecraft est un « faiseur de canulars » (hoax maker), stratégie qu’il emprunte à Poe pour
s’assurer de l’authenticité des émotions suscitées par ses récits : « No weird story can truly

226
Maurice Lévy. « Lovecraft, trente ans après ». In Gilles Menegaldo (Éd.). H. P. Lovecraft : fantastique, mythe
et modernité. Paris : Éditions Dervy, 2002. p. 31.
227
Didier Hendrickx. H. P. Lovecraft le dieu silencieux. Lausanne : l’Age d’homme, 2012, p. 19.

101
produce terror unless it is devised with all the care & verisimilitude of an actual hoax228 »,
affirme-t-il.
Ce jeu de références au niveau intrafictionnel, qui pousse le lecteur à établir des
connexions d’une nouvelle à l’autre en prenant conscience d’un univers global à la fois
unique et fragmentaire, renvoie également le lecteur au champ culturel et historique réel, ce
qui multiplie les pistes d’investigation. En témoignent les éditions annotées de l’œuvre, par
exemple The New Annotated H. P. Lovecraft (2014) où Leslie Klinger explique s’être
concentré sur trois « espaces » (areas – une fois de plus, l’œuvre se spatialise comme terrain
d’exploration) dans ses annotations : les termes archaïsants ou obsolètes, les références faites
par Lovecraft à des éléments historiques et culturels obscurs pour le lecteur moderne, et enfin,
la pratique même du « hoax-making » :

Third, I have treated the stories as Lovecraft meant them to be regarded – as “hoaxes”. That is,
Lovecraft insisted that “a tale should be plausible–even a bizarre tale except the single element
where supernaturalism is involved.” Therefore I have attempted to verify Lovecraft’s assertions
of fact and circumstance down to the smallest details and pointed out occasional errors229.

Le jeu de piste ainsi proposé encourage le lecteur à effectuer, à la suite de l’auteur, une
reconstitution du processus créatif par le biais de l’investigation, avec peut-être la satisfaction
de pouvoir retourner le piège contre son créateur lorsqu’il parvient à prendre celui-ci en
défaut. Ceci rapproche le Lecteur Modèle de Lovecraft du travail du traducteur. Ce dernier se
doit en effet d’être le lecteur le plus attentif et le mieux informé d’un texte et de fouiller ce
dernier afin d’en déceler les plus fines subtilités dont sa tâche consistera à rendre compte.
Mais au-delà, si l’on admet avec Gouanvic que la traduction optimale est celle qui (re)produit
dans le texte-cible la capacité de l’œuvre de départ à susciter l’adhésion du lecteur230, c’est
cette invitation même au jeu, en tant qu’intention de l’auteur, que les traductions devraient
dupliquer – un effet métatextuel de création d’une complicité progressive entre le lecteur et
l’auteur. Cette complicité représente la « cohérence ultime231 » de l’univers imaginaire et le
pouvoir de fascination persistante d’une œuvre qui engage le profane sur un chemin

228
Cité dans Michael Cisco. « Reanimator and Exterminator – H. P. Lovecraft and William S. Burroughs ». In
Robert H. Waugh (Éd.). Lovecraft and Influence: his Predecessors and Successors. Studies in Supernatural
Literature. Lanham : Scarecrow Press, Inc, 2013., p.150.
229
Leslie S. Klinger (Éd.). The New Annotated H. P. Lovecraft. New York : Liveright Publishing Corporation,
2014, p. lxx.
230
« Optimal translation is that which (re)produces in the T[arget] T[ext] the capacity of a work of fiction to
provoke the adherence of a reader to the source work of fiction. » (Jean-Marc Gouanvic, « A Bourdieusian
Theory of Translation ». Op. cit., p. 163).
231
Patrice Allart. Op. cit., p. 10.

102
d’initiation, jusqu’à finir par contribuer lui-même au canular en consolidant le pseudo-ancrage
dans le réel d’une œuvre ouvertement fantastique :

Lovecraft’s hoaxing extended beyond the bounds of any one particular story, as he created
cross-references within his fiction and brought other writers in on the game, citing their
folkloric inventions and being cited by them in turn. The next generation of hoaxers then
naturally began to produce actual Necronomicons, Cthulhu idols, Pickman ghoul portraits, wax
cylinder recordings of inhuman voices chanting in Vermont woods, Miskatonic University t-
shirts, and so on232.

L’essor de la fantasy bénéficie grandement de la démocratisation des nouvelles


technologies de la communication qui induit de nouvelles pratiques culturelles autour de la
transmission, du partage, et de la création collaborative et ludique. Henry Jenkins a désigné
ces nouvelles pratiques culturelles sous le nom de « culture de la convergence », qu’il décrit
comme effaçant les frontières entre producteurs et consommateurs, et comme donnant
naissance à une nouvelle vision du monde marqué par sa ludicité, ce qui s’exprime par deux
phénomènes distincts : d’abord la participation du public, ce qui signifie que les lecteurs ne
sont plus considérés comme des récepteurs passifs d’un produit culturel, ensuite l’intelligence
collective qui rassemble les comportements mimétiques et l’organisation de communautés
d’amateurs capables de coordonner leurs actions autour d’objectifs communs233.
Le phénomène de réception s’élargit donc, dépassant la sortie du livre pour devenir un
processus continu marqué par une succession d’efforts créatifs qui dépendent de ce que
Jenkins nomme « économie affective » : les actions des fans sont dictées par leur amour pour
un produit culturel, qui les pousse à exprimer leur attachement et leur dévotion de diverses
façons, qu’il s’agisse de rédiger et éditer des fanzines, de produire des films amateurs, ou de
porter un T-shirt au logo d’une certaine marque234. La mondialisation et le développement des
nouvelles technologies de la communication ont joué un rôle fondamental dans la
généralisation de telles pratiques : selon Jenkins, les communautés de fans sont d’ailleurs « les
premiers adeptes et les utilisateurs les plus créatifs des nouveaux médias235 ». Ceux-ci sont en
effet particulièrement adaptés à la création et au partage de contenu sur des plateformes
dédiées à rassembler les utilisateurs autour d’intérêts communs, ce qui encourage les

232
Michael Cisco. Op. cit., p. 150.
233
Henry Jenkins. La culture de la convergence : des médias au transmédia. Trad. Christophe Jaquet. Paris :
Armand Colin ; INA éditions, 2013, p. 6-7.
234
Parfois l’œuvre littéraire elle-même ou son auteur fonctionnent comme des marques. Ce sont des références
emblématiques qui font alors office de logo ou de marque ; dans le cas de Lovecraft, on trouve majoritairement
des T-shirts à l’effigie de Cthulhu ou de Lovecraft lui-même ; pour ajouter au jeu un effet de réel, certains
portent même les couleurs de l’université fictive de Miskatonic comme s’ils en étaient les étudiants.
235
Henry Jenkins. Op. cit., p. 32.

103
échanges, retours critiques, et mise en commun de connaissances et de compétences
techniques. On trouve par exemple de nombreux courts-métrages amateurs sur YouTube,
mais aussi des documentaires, des lectures audio, et des podcasts. Le réseau social Facebook
rassemble des groupes dédiés aux amateurs, que ce soit par le biais d’association comme la
H. P. Lovecraft Historical Society, de webzines (« Lovecraft eZine »), ou qu’il s’agisse de
rassemblements informels que ne soutient aucune structure particulière. S’y échangent tout ce
que les utilisateurs jugent « d’intérêt lovecraftien » : films, vidéos, articles, musique,
illustrations et photos, etc.

Deux exemples peuvent permettre de comprendre à quel point l’œuvre de Lovecraft


s’est trouvée placée dans une zone liminale entre fiction et réalité par le biais des
représentations qu’elle suscite : d’une part, Lovecraft non plus créateur mais transmetteur de
vérités dissimulées – donc traducteur – et d’autre part, le fantasme de la redécouverte de
textes inconnus – en traduction. À chaque fois plane le spectre d’un original absent,
inaccessible, qui intrigue et fascine.

a. L’original occulte
La liminalité de l’œuvre de Lovecraft, entre réel et fiction, commence avec l’inscription
même de son auteur comme personnage discret, puis de plus en plus visible, dans l’univers
imaginaire. On sait d’après ses lettres que nombreuses sont les nouvelles qu’il écrivit comme
des transcriptions directes de rêves dont il se souvenait à son réveil, comme si tout le
processus créatif était alors achevé, et qu’il n’y avait plus qu’à répéter ; c’est le cas de « The
Statement of Randolph Carter ». L’original serait donc du côté du rêve, source immatérielle,
évanescente et évasive, mais que l’écrivain peut traduire et transcrire. On retrouve cette
démarche chez les personnages de ses nouvelles, qui cherchent leur identité au sein du rêve.
Dans « Celephaïs », le nom onirique du protagoniste est même plus important que son identité
réelle qui reste innommée : « In a dream it was also that he came by his name of Kuranes, for
when awake he was called by another name » (CF, 110).
La biographie de Sprague de Camp pose comme une évidence que ce personnage n’est
autre que Lovecraft : « Le modèle choisi par Lovecraft pour son ‘Kuranes’ est aussi évident
que le nez au milieu de la figure. […] Mais tous les écrivains se mettent en scène dans leurs
propres histoires sous un déguisement ou sous un autre236. » Citons également Randolph

236
L. Sprague De Camp. H. P. Lovecraft : le roman de sa vie. Op. cit., p. 236.

104
Carter, le héros de tout un cycle de récits, qui a le pouvoir de voyager dans les terres du rêve
et d’y bâtir par la seule force de son imaginaire une cité merveilleuse dont même les dieux
sont jaloux. Pour beaucoup, ce maître onirique représente Lovecraft lui-même. Pourrait-on le
qualifier d’écrivain – voire de traducteur – somnambule ? Les terres du rêve, c’est bien la
strate où l’on se déplace tout en étant assoupi, et les représenter sur le papier, transmettre par
des mots les sensations tant d’enchantement que de terreur qu’elles suscitent, c’est entrer dans
une spirale sans échappatoire : c’est à la fois l’auteur qui traduit l’expérience rêvée, et ses
mots qui à leur tour se traduisent en représentations mentales chez le lecteur, si bien qu’entre
l’auteur et le personnage, les frontières de l’identité se brouillent.
Certaines réécritures sont allées dans ce sens, ainsi que le fait remarquer Gilles
Menegaldo : « L’auteur lui-même n’échappe pas à ce processus et devient, dans les récits de
ses épigones, un personnage ‘réel’ servant de caution à la fiction des autres, ou un personnage
fictif, ce qui souligne l'élément ironique et parodique latent dans l’œuvre et met en évidence le
jeu incessant entre réalité biographique et activité imaginative237. » En 1957, Derleth écrit
« La lampe d’Alhazred », récit dans lequel un écrivain solitaire de Providence, du nom
transparent de Ward Phillips, contemple grâce à une lampe fabuleuse des contrées
fantastiques (Arkham, Kadath, Irem... toutes issues des nouvelles du maître) qu’il retranscrit
sur le papier. En 1979, dans Retour à Arkham, Robert Bloch s’appuie sur les fondements de
l’univers fictionnel posés par Lovecraft lui-même afin de créer un ingénieux effet de mise en
abîme, l’œuvre se voyant en quelque sorte contenue en elle-même :

Dès L’Appel de Cthulhu (1928), il est clair que Cthulhu manifeste sa présence – dans l’univers
imaginé par HPL – à travers les rêves des hommes. Robert Bloch propose le postulat suivant :
dans l’univers réel où vit Lovecraft, écrivain qui a toujours reconnu puiser son inspiration dans
ses rêves, le Grand Ancien existe réellement et s’est manifesté à l’auteur de la même manière.
Dès lors, cet univers est peut-être celui où vit le lecteur, et ce n’est que de cette manière que le
Mythe a pu s’intégrer à la terreur moderne, comme une simple altération du quotidien238.

D’autres récits cherchent à poser Lovecraft en initié qui déguisait en fictions des vérités
occultes ou théologiques (La Terreur des profondeurs de F. Leiber). C’est également le cas
dans le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, qui fait figurer les recueils de Lovecraft parmi les
« ouvrages du Mythe » tels que le Necronomicon et le Culte des Goules : les joueurs peuvent
accroître les connaissances qu’ont leurs personnages de la vérité occulte du monde en leur
faisant lire les nouvelles de Lovecraft.

237
Gilles Menegaldo. « H. P. Lovecraft : archaïsme et modernité, un univers de tension. » Europe. Le
Fantastique Américain, no 707 (mars 1988) : 77.
238
Patrice Allart. Op. cit., p. 90.

105
Pour ce dernier, qui se revendiquait résolument athée, toutes les religions du monde
étaient à loger à la même enseigne en termes de vérité, conjointement avec les mythes, les
spéculations philosophiques et les œuvres de fiction, canoniques comme populaires, et c’est
cette dé-hiérarchisation qu’il met en scène dans ses récits. La religion est au fond, au même
titre que la littérature, suspension consentie de la crédulité :

Let us grant in theory the doctrine of Buddha or of Mohammed, or of Lao-Tse, or of Christus, or


of Zoroaster, or of some Congo witch-doctor, or of T.S. Eliot, or of Mary Baker Eddy, or of
Dionysus, or of Plato, or of Ralph Waldo Emerson, has just as much or as little positive
evidence for it as has any other attempted explanation of the cosmos. So far, so good. But this
concession cannot possibly be made without extending equal theoretical authority to Chamber’s
Yellow Sign, Dunsany’s Pegana, your Tindalos, Klarkash-Ton’s Tsathoggua, my Cthulhu, or
any other fantastic concoction anybody may choose to invent. Who can disprove any such
concoction, or say that it is not “esoterically true” even if its creator did think he invented it in
jest or fiction239?

Ce type d’énumération est typique de la pratique d’écriture de Lovecraft et se traduit dans les
nouvelles par une abondance de références qui viennent consteller la fiction d’effets de réel,
participant à la pratique de « hoax-making » de Lovecraft. Et de fait, il brouille si bien les
pistes en mentionnant pêle-mêle ouvrages fictifs et ouvrages réels que des noms célèbres du
monde occulte se sont trouvés mis en relation avec lui et son œuvre – entre autres James
Frazer, Cotton Mather (dont il possédait une première édition de Magnalia Christi
Americana, poussant le critique James Goho à formuler l’hypothèse que cet ouvrage aurait
inspiré la création du maléfique Necronomicon240), et Aleister Crowley.
Si l’on prend le raisonnement de Lovecraft à rebours, il est possible de l’interpréter
non comme la réduction de toute religion à une fiction sans lien avec le réel, mais au contraire
comme l’aveu que les mondes et créatures imaginaires des écrivains peuvent être l’objet de
cultes et de croyances au même titre que les anges et démons bibliques. Kenneth Grant,
disciple d’Aleister Crowley, a suggéré l’existence d’un lien inconscient entre ce dernier et
Lovecraft, qui auraient tous deux eu accès à une vérité occulte, le premier par le truchement
de rituels, le second par ses rêves qui lui auraient permis de la retranscrire sans se douter qu’il
ne s’agissait pas de fiction. Grant fonde notamment ce jugement sur la parenté entre le nom
« Cthulhu » et le mot « Tululu » qu’aurait entendu Crowley dans une vision, un mot
intraduisible selon une note de l’occultiste. Dans The Dream World of H. P. Lovecraft,

239
Lettre à Frank Belknap Long, 22 novembre 1930. Cité dans Lord of a Visible World: an Autobiography in
Letters. David E. Schultz & S. T. Joshi (Éd.). Athens : Ohio University Press, 2000, p. 222.
240
James Goho. « The Shape of Darkness – Origins for H. P. Lovecraft Within the American Gothic Tradition ».
In Robert H. Waugh, (Éd.). Lovecraft and Influence: His Predecessors and Successors. Lanham : Scarecrow
Press, Inc, 2013, p. 23.

106
Donald Tyson note : « It is significant Grant wrote that Lovecraft ‘transcribed’ the name,
rather than invented it or imagined it, as it indicates his belief in the pre-existence of the
name241. »
Selon cette croyance, Lovecraft n’a donc plus rien d’un auteur ; son rôle, semblable à
celui du traducteur qui maîtrise deux langages, est de transmettre un sens inaccessible à ses
lecteurs profanes. Si Tyson souligne que Lovecraft lui-même n’aurait jamais été jusqu’à
prétendre décrire une réalité occulte, il propose néanmoins une biographie dont le but est de
montrer l’importance du rôle joué par les rêves dans la genèse de la fiction de l’auteur. Il le
représente en « visionnaire », voire en « prophète242 » d’une mythologie nouvelle, et
interprète ses cauchemars et maladies récurrentes comme le signe d’une hypersensibilité
psychique qui auraient été jusqu’à contaminer l’esprit de sa mère qui finit internée.
Outre ses essais sur l’occultisme, Tyson a également « traduit » le Necronomicon. Sur
la quatrième de couverture, Tyson reste ambigu quand à l’authenticité de cette pseudo-
traduction : « I have spent my life writing about the arcane, and my sense of kinship with the
mad Arab has led me to offer my own rendition of his teachings243. » À aucun moment
l’existence du Necronomicon n’est confirmée – au contraire, selon le « traducteur », le livre
physique tel que décrit par Lovecraft est bien fictif, mais il possèderait une existence astrale :
« The only genuine Necronomicon is the one you will read in your own dreams, as I did, and
as Lovecraft did244. » Bien sûr il est impossible de préjuger de la croyance intime du pseudo-
traducteur en la matière. Toujours est-il que cet exemple permet d’observer, en comparant la
pratique de Lovecraft et une telle réécriture, un glissement entre les deux types de pseudo-
traduction : là où Lovecraft utilise la pseudo-traduction de manière ponctuelle et fragmentaire
en tant que stratégie d’écriture pour créer un effet d’authenticité, « playfully putting distance
between himself and his own literary creation in order simultaneously to enhance and to
undermine its authenticity as a record of fact245 », Tyson produit une pseudo-traduction
dissimulée, dépourvue d’ironie critique, qui cherche à illusionner son lecteur. Le ludique fait
ici place à la mystification, et l’intrusion d’une croyance en un original qui ne serait

241
Donald Tyson. The Dream World of H. P. Lovecraft: his Life, his Demons, his Universe. Woodbury :
Llewellyn Publications, 2010, p. 218.
242
Ibid., p. 1.
243
Donald Tyson. Necronomicon: The Wanderings Of Alhazred. Saint Paul Minn : Llewellyn, 2004.
Cette publication fut suivie d’un roman développant l’historique d’Alhazred, l’auteur dudit ouvrage, et d’un jeu
de tarot que le lecteur/adepte peut utiliser lors de ses rituels.
244
Donald Tyson, cité par John Orne. « Keys to Power Beyond Reckoning: Mysteries of the Tyson
Necronomicon ». www.mythostome.com. 30 juin 2008. Web. Consulté le 25 nov. 2017.
245
Douglas Robinson. « Pseudotranslation ». In Mona Baker (Éd.). Routledge Encyclopedia of Translation
Studies. Londres ; New York : Routledge, 1998, p. 183.

107
accessible qu’à certains élus ou initiés interdit au lecteur de ressentir le sentiment de
complicité propre au jeu mythopoétique lovecraftien.

b. Le fantasme de l’original inconnu


Le site Internet des éditions La Clef d’Argent246, dédiées aux littératures de
l’imaginaire, relate l’énigme d’un « roman inconnu » de Lovecraft dont une photo de
couverture a circulé via le réseau des messageries électroniques en 2001, en pièce jointe du
message suivant :

To: <Undisclosed_Recipients>
Subject: Roman_inconnu_de_Lovecraft
Date: Thu, 15 Mar 2001 22:32:36 +0200
Message à tous les passionnés de Lovecraft. On a retrouvé récemment chez un bouquiniste
parisien une copie d’un roman inconnu de Lovecraft, traduit en français ! Voici la couverture.
On doit la traduction de ce roman à Gabriel Lautrec, correspondant de R.H. Barlow, qui le
traduisit à la fin des années 1930. On trouvera bientôt le texte intégral de ce roman sur notre
site, actuellement en cours de réalisation. Nous vous en donnerons l’adresse dans un prochain
message247.

Robert Gindre (co-fondateur de la maison d’édition, traducteur et essayiste) a effectué en


réaction une véritable enquête afin d’évaluer l’authenticité de cette rumeur qui s’appuie sur
des éléments avérés : le supposé roman, « Le Club des Sept Rêveurs » est un projet dont
Lovecraft mentionne le titre dans l’une de ses lettres au début des années 1920 – soit dans sa
période dunsanienne248, ce que rappelle l’écho du titre avec « A Dreamer’s Tales ». Le nom
de Gabriel Lautrec apporte un surcroît de prestige et de crédibilité, en tant que traducteur de
Mark Twain et Oscar Wilde mais aussi de Matthew Phipps Shiel, auteur de contes
fantastiques et horrifiques ayant, comme Lovecraft, reçu l’attention de Bergier et Pauwels.
Si l’image ne semble pas truquée, Gindre souligne toutefois que de nombreuses failles
ne permettent pas d’authentifier l’information : incohérences dans la chronologie, absence de
l’original dans les archives diverses, nulle trace de la traduction chez l’éditeur Denoël et dans
les ressources bibliographiques en France comme aux États-Unis, absence de traduction dans
une autre langue qui confirmerait l’existence d’un original… Et pourtant, la conclusion de

246
L’aura de Lovecraft sur la scène éditoriale de la littérature fantastique pourrait être mesurée au nombre de
maisons d’édition baptisées pour lui rendre hommage : La Clef d’Argent est aussi le titre d’une nouvelle du
cycle du personnage Randolph Carter, dont beaucoup estiment qu’il s’agit d’un alter-ego de l’auteur lui-même.
247
Gindre, Philippe. « Weird & Bizarre – Le Club des 7 Rêveurs. » La clé d’argent. Web. Consulté le 30 juillet
2014.
248
Il existe un consensus critique sur l’existence d’une « période dunsanienne » dans le parcours littéraire de
Lovecraft, toutefois ses critères de définition varient selon les lecteurs. On y reviendra en détail au chapitre 3 de
cette étude.

108
Gindre reste ouverte, en suspens, trahissant l’espoir qu’en dépit du bon sens, cette traduction
imaginaire, cette couverture fantôme, ait quelque réalité : « Le Club des Sept Rêveurs
demeure pour l’instant une énigme. S’il s’agit d’un canular, il faut reconnaître qu’il a été
plutôt bien préparé : il nous a fallu plusieurs semaines pour recouper toutes les informations
qui précèdent. S’il ne s’agit pas d’un canular... ». Ce procédé peut d’ailleurs être employé,
non dans le but de tromper, mais simplement de jouer, et a donné naissance à la pratique
expérimentale de la prototraduction249 : « la traduction d’un original n’ayant pas encore été
écrit mais qui se trouve d’une certaine façon créé par le fait d’avoir été traduit250. »
Les réseaux publics de l’Internet se prêtent particulièrement bien à partager l’univers de
Lovecraft conçu comme un système de références et auto-références et dont l’unité repose sur
une structure fragmentaire ménageant des espaces d’ombre qu’il appartient au lecteur de
combler. En cela, il fait partie de ce que Michael Saler a identifié comme le projet culturel
global de l’occident, à savoir le réenchantement d’un monde prétenduement désenchanté, ce
qui conduit le public adulte à s’emparer des géographies merveilleuses de la fiction pour en
faire des espaces non plus seulement fictionnels, mais virtuels, c’est-à-dire habités et
développés de manière collective par leurs récepteurs. Selon Saler, les auteurs tels que Conan
Doyle, Lovecraft et Tolkien s’opposent à une conception trop étroite de la raison allant de pair
avec le matérialisme (ou perçue comme telle chez les auteurs réalistes) et parviennent à
réconcilier raison et imagination, analyse et intuition, réflexion et émotion. C’est ainsi qu’ils
parviennent à susciter de tels univers, où se tisse un lien social fondé sur le partage et doublé
d’une forte valeur affective251.
Dans l’enchantement moderne, il demeure cependant une dimension ironique préservant
ceux qui jouent de l’illusion que susciterait une adhésion naïve à la fiction ; et c’est
précisément cette ironie, selon Saler, qui séduit Lovecraft dans les contes de Dunsany :

Dunsany’s tales appealed to Lovecraft because their fantastic visions were nevertheless
logically coherent and self-reflexive about their own status as aesthetic constructs. […] Dunsany
created an autonomous aesthetic realm that both alluded to and mocked traditional religions and
myths. Adults could appreciate the playfulness of the individual stories while immersing
themselves in the carefully wrought universe they provided. It was precisely this combination of
detachment and immersion that so inspired the young Lovecraft252.

249
Pratiqué par les adeptes de l’Outranspo, « Ouvroir de translation potencial », groupe qui propose d’explorer
de nouvelles pratiques ludiques de la traduction pour en dévoiler toutes les potentialités.
250
Irène Gayraud. « Pour une traduction comme risque et désir : potentialisations de l’original ». Itinéraires, no
2018-2 et 3 (20 fév. 2019). Web. Consulté le 23 fév. 2019.
251
Michael T. Saler. As If: Modern Enchantment and the Literary Pre-History of Virtual Reality. Op. cit., p. 6-
16.
252
Ibid., p. 141.

109
Pour résumer, si le traducteur de tels textes cherche à ce que sa traduction conserve cette
dimension mythopoétique, il faudrait que l’univers fictionnel produise un effet de réel
suffisant pour fonctionner en tant que canular, tout en prenant ses distances avec lui-même et
en invitant le récepteur, par l’exercice de sa raison, à savourer le jeu créatif qui lui est proposé
par un auteur complice, voire facétieux. On assiste à ce qu’Anne Besson a appelé un
mouvement de « décloisonnement » ludico-fictionnel. Elle prend pour exemple le dossier de
presse produit par l’éditeur Bragelonne lors de la réédition de nouvelles de Lovecraft dans le
volume Le Mythe de Cthulhu (2012), qui devient « artefact fictionnel » car présenté sous la
forme d’une enveloppe renfermant un ensemble de documents pseudo-authentiques (lettres,
articles de journaux, etc.). Ces documents, semblant provenir tout droit de l’univers fictionnel,
« introduisant efficacement à l’atmosphère lovecraftienne à travers une sorte de jeu de piste
faisant transition entre notre monde (celui de lecteurs professionnels confortablement installés
à leur bureau) et celui d’une Nouvelle-Angleterre hantée par l’innommable253 ». Ainsi l’œuvre
et son univers sont-ils promus au rang de « sphère publique de l’imagination », dans
lesquelles les traductions viennent tout naturellement prendre leur place – le traducteur, à la
fois lecteur et auteur, transmetteur et créateur, se trouve dans une position privilégiée pour
participer activement à développer de telles sphères virtuelles.

Conclusion

On a vu dans ce chapitre que Dunsany et Lovecraft ont tout deux suivi des parcours
marqués par un désir ou une nécessité d’exil afin que leurs œuvres puissent surmonter le rejet
opposé par leur champ littéraire d’origine, et que cela ne peut se faire sans le concours actif
d’agents prêts à accompagner les textes en produisant en retour critiques, commentaires,
présentations, traductions, autant de réécritures qui multiplient et enrichissent les
représentations de l’œuvre. Nous pouvons tirer une première conclusion à ce stade : Lovecraft
lui-même en est venu au fil du temps à représenter un espace circonscrit bien qu’ouvert au
sein du champ littéraire, espace qui a accueilli Lord Dunsany et favorisé la renaissance de ce
dernier à diverses périodes tout au long du 20ème siècle. C’est la plupart du temps la quête des

253
Anne Besson. Constellations : des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain. Op. cit., p. 416-417.

110
sources du « mythe Lovecraft » qui va mener les lecteurs professionnels à s’intéresser à
Dunsany alors que ce dernier s’était vu relégué à la marge du champ littéraire mondial.
Adopté par Lovecraft aux États-Unis, il est entraîné dans le sillage de ce dernier lorsque la
France le découvre à partir des années 1960.
L’essor de la fantasy va permettre l’émergence de structures éditoriales où les deux
noms cohabitent sur la base commune du genre : entre 1969 et 1974, les éditions Ballantine
Books lancent la collection « Ballantine Adult Series » dirigée par Lin Carter. Des romans de
fantasy sont déjà publiés depuis 1965 avec le tournant que représente Tolkien, mais il s’agit
cette fois d’exhumer des récits de fantasy de la première heure, selon une stratégie de
rétrospective suite au succès d’auteurs plus récents. On y trouve des écrivains de proto-
fantasy britanniques tels que William Morris, Arthur Machen ou Lord Dunsany ainsi que des
rescapés des pulps qui ont droit à de véritables recueils au format poche, tels que Clark
Ashton Smith et bien sûr Lovecraft. Pour la première fois, on présente aux lecteurs la richesse
et la variété de la tradition anglo-saxonne de la fantasy254.
Notons que c’est l’un des premiers romans de Dunsany qui est mis à l’honneur dès le
deuxième titre de la collection, La Fille du Roi des Elfes, sans doute du fait de la proximité
évocatrice de son titre avec l’univers de Tolkien. Un recueil préfacé par Lin Carter et intitulé
At the Edge of the World rassemble en 1969 des nouvelles extraites des premiers recueils de
Dunsany. En 1972, Lin Carter propose avec Beyond the Fields we Know un « retour au bord
du monde255 » qui comprend l’intégralité de The Gods of Pegāna ainsi que des récits extraits
de Time and the Gods, The Sword of Welleran, A Dreamer’s Tales, The Book of Wonder, des
poèmes et même l’une de ses pièces de théâtre, campée dans un décor imaginaire qui rappelle
celui de ses contes. Un troisième et dernier recueil viendra clôturer la collection en 1974,
Over the Hills and Far Away, portant à six le nombre de volumes de Dunsany ainsi publiés
aux États-Unis.
Le premier titre de Lovecraft bénéficiant d’une réédition est le court roman The
Dream-Quest of Unknown Kadath (1970), suivi l’année d’après de The Doom that came to
Sarnath and others qui rassemble la majeure partie des nouvelles de Lovecraft se rapprochant
du genre en cours de codification de la fantasy – les nouvelles que Derleth identifiait comme
dunsaniennes. Le recueil est d’ailleurs dédié à Derleth, salué en tant que défenseur posthume
de Lovecraft. Carter profite également de sa position pour publier ses propres récits

254
Voir à ce sujet l’article de Edward James qui souligne l’importance du potentiel commercial (souvent plus
préjugé qu’avéré) dans le développement de nouveaux genres littéraires, l’example de la fantasy à l’appui
(« Tolkien, Lewis and the Explosion of Genre Fantasy », op. cit.).
255
« Return to the Edge of the World » est le titre de la préface que Lin Carter adjoint à ce second recueil.

111
« lovecraftiens » (The Spawn of Cthulhu, 1971) ainsi que des études critiques, également de sa
plume (Lovecraft : A look behind the Cthulhu Mythos, 1972, Imaginary Worlds : the Art of
Fantasy, 1973), qui comptent parmi les toutes premières consacrées à ce genre littéraire.
En France, Dunsany reste longtemps méconnu – si l’on excepte Le Livre des merveilles
en 1924, vite devenu introuvable. Les traductions de Julien Green en 1925 ne trouvent pas
preneur, ce qui témoigne du peu d’intérêt qu’il suscite. Seule La Fille du Roi des Elfes
profitera plus tard de l’essor de Tolkien pour tirer son épingle du jeu. François Truchaud, qui
découvre sans doute Dunsany lorsqu’il traduit Supernatural and Horror in Literature de
Lovecraft, dira du Livre des merveilles, en 1985 : « ce livre mythique existe, je l'ai lu, il
faudra bien le rééditer un jour256 ! » Lorsque les éditions Terre de Brume confient la
collection Terres Fantastiques et la réédition française de Dunsany à Xavier Legrand-
Ferronnière, ce dernier se souvient de ce commentaire de Truchaud, qui donne du poids au
projet d’édition257. Aujourd’hui, la multiplication des traductions et retraductions de Lovecraft
maintient et renforce le capital symbolique dont il est doté. Ce type d’exploration donne des
pistes éditoriales pour redonner accès à des auteurs oubliés tout en utilisant la caution
« Lovecraft » comme argument de vente.
Suite au tour d’horizon chronologique que nous venons d’effectuer, c’est plus
précisément vers les processus de mise en livre que nous nous orientons à présent. Quels ont
été les agents de l’adoption de Dunsany et Lovecraft en France, quelles stratégies ont-ils
employées pour favoriser celle-ci, et quelles en ont été les conséquences sur la réception –
telles sont les questions qui vont être abordées dans notre second chapitre.

256
Cité par Olivier Girard. « Les critiques de Bifrost : Le Livre des Merveilles ». Bifrost n°8, mai 1998. Web.
Consulté le 10 fév. 2016.
257
Communication personnelle au cours d’un entretien téléphonique, 2 fév. 2016.

112
Chapitre 2

Compétitions et cohabitations au sein de l’appareil textuel

L’approche sociologique en traductologie met l’accent sur les processus mettant les
œuvres littéraires en compétition pour l’accumulation de capital symbolique, dans le but de
leur conférer une légitimité et de favoriser leur réception. Ce capital, selon Pascale Casanova,
« s’incarne […] aussi dans tous ceux qui le transmettent, s’en emparent, le transforment et le
réactualisent258 », autrement dit le public au sens large, lecteur ou non, qui participe à sa
diffusion et à sa circulation. Ce point de vue relativise la notion de valeur inhérente à l’œuvre
d’art pour en faire le produit d’une croyance qui naît et se transmet au sein du champ
littéraire, sur le mode de l’échange et de la participation collective, ce qui a poussé Bourdieu à
parler de « jeu » pour décrire les différents coups qui marquent cette lutte dont le but est
l’accumulation de capital259.
Le traducteur représente un acteur privilégié de ce jeu, en particulier lorsque lui-même
jouit d’ores et déjà d’un certain prestige tandis que l’auteur traduit reste méconnu dans la
culture-cible, et ceci implique le choix de certaines stratégies éditoriales spécifiques au
moment de la publication. Comment l’auteur et le traducteur, sans oublier d’éventuelles autres
instances tels qu’éditeurs et commentateurs issus de diverses institutions, cohabitent-ils au
sein du livre, de sa conception à sa promotion ? Dans quelle mesure les différences de capital
attaché au nom de l’un ou l’autre influent-elles sur les divers espaces que représentent le
paratexte, et le texte de la traduction elle-même ? Quels sont les stratégies qui permettent le
transfert de capital au nom de l’auteur méconnu ?
On s’intéressera dans ce chapitre aux formes du transfert de ce capital, sous trois
perspectives différentes révélant l’action d’un réseau d’acteurs divers : tout d’abord, partant
du constat que « la reconnaissance critique et la traduction sont […] des armes dans la lutte
pour et par le capital littéraire »260, on interrogera la relation entre agents critiques et
traduction, lorsque le critique se fait commentateur de traduction, voire traducteur lui-même,
258
Pascale Casanova. La République mondiale des lettres. Op. cit., p. 29.
259
Pierre Bourdieu. Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris : Éditions du Seuil, 1998
[1992], p. 375.
260
Pascale Casanova. Op. cit., p. 40.

113
sa légitimité lui venant d’une caution universitaire ou d’une expertise reconnue. C’est
typiquement le cas de Max Duperray en France et de S. T. Joshi aux États-Unis, à la fois pour
Lovecraft et pour Dunsany. La tâche de critique de Joshi se double d’ailleurs d’activités
éditoriales et créatives. On peut s’interroger sur les implications de rôles aussi divers et la
façon dont la conception qu’a le critique de sa propre tâche va venir influer sur sa pratique
traductive.
Ce point de départ nous mènera vers le domaine de la traduction périphérique, à savoir
celle qui prend pour objet l’épitexte critique des œuvres ; on prendra pour exemple la
monographie pionnière de Maurice Lévy au sujet de Lovecraft (Lovecraft ou Du fantastique,
1972), qui a été ensuite traduite par S. T. Joshi (Lovecraft, a Study in the Fantastic, 1988).
Joshi se pose en champion d’une critique lovecraftienne renouvelée qui démonte les mythes
ou fausses vérités circulant depuis trop longtemps, et cette posture critique vient déterminer le
projet traductif qu’il se donne, ainsi que les choix et stratégies qui en découlent. Les deux
activités s’en trouvent rapprochées, là où elles apparaissaient comme bien distinctes pour un
critique comme Berman, qui écrit que « l’acte critique au contraire, repose sur une approche,
non sur une pénétration. En ce sens, ce n’est pas une expérience, et le traducteur est plus
proche de l’acteur ou de l’écrivain que du critique261 ».
La multiplication des rôles d’un même agent de la réception d’une œuvre n’est en fait
pas rare. C’est parfois précisément la figure de l’écrivain-traducteur qui devient
prépondérante au sein du livre. Dans ce cas, la légitimité projetée sur le texte provient d’une
sorte de « parrainage » qui renverse la hiérarchie plaçant d’ordinaire l’auteur traduit en
position de supériorité par rapport au traducteur qui se met « à son service ». Les statuts
respectifs de l’auteur et du traducteur à un moment donné dans le champ littéraire ne sont pas
figés. L’exemple de Julien Green et de sa traduction des nouvelles de Dunsany illustre de
manière exemplaire la manière dont les deux figures cohabitent au sein de l’appareil textuel.
Le recueil, intitulé Merveilles et Démons, n’est consacré par la publication que près de
soixante-dix ans après la traduction, à partir du moment où le traducteur, en tant qu’auteur,
« s’est fait un nom », devenant ainsi une référence, une valeur sûre dans le champ littéraire, à
qui l’on accorde du crédit :

La seule accumulation légitime, pour l’auteur comme pour le critique, […] consiste à se faire un
nom, un nom connu et reconnu, capital de consécration impliquant un pouvoir de consacrer des

261
Antoine Berman. L’Épreuve de l'étranger. Op. cit., p. 170.

114
objets (c’est l’effet de griffe ou de signature) ou des personnes (par la publication, l’exposition,
etc.), donc de donner valeur, et de tirer les profits de cette opération262.

Ce pouvoir de consécration se traduit à la fois par une pratique de traduction particulière et


par une modification du regard que porte le lecteur de la traduction, lorsqu’il connaît le
traducteur avant tout en tant qu’auteur. Il s’agit alors autant de compétition que de
cohabitation pour les deux plumes ainsi confondues au sein d’un même ouvrage.
On trouve enfin d’autres voix qui s’arrogent ou se voient offrir un espace de visibilité au
sein du livre, et un même texte-source peut évidemment, au fil des retraductions, se voir
accompagné de plusieurs types de paratextes en fonction des projets de traduction en jeu.
C’est ainsi qu’en fonction des éditions, Lovecraft est passé par les trois pôles des genres de
l’imaginaire – science-fiction, fantastique, fantasy. Partant des premières traductions en 1954-
1955, et notamment de l’édition de Démons et Merveilles qui, la première, introduit en France
un récit dunsanien de Lovecraft, pour arriver aux retraductions les plus récentes des années
2010, on verra la manière dont le traducteur choisit de s’inscrire ou non dans la tradition
établie au fil des traductions successives d’un même texte – de visible, la traduction qui
cherche à faire entendre sa voix se fait plus résolument assertive, en cherchant à communiquer
et à partager avec le lecteur son horizon traductif et les forces ayant modelé le texte-cible qui
en résulte.
Le locus privilégié de ce chapitre sera le paratexte, défini à la suite de Genette comme
les « productions verbales ou non qui entourent et prolongent le texte pour le présenter,
assurer sa présence au monde, sa ‘réception’ et sa consommation, sous la forme (aujourd’hui
du moins) d’un livre263 ». Le passage du texte, objet de lecture, au livre, objet de circulation,
représente une étape importante de la traduction en termes de manipulation, et même de
réécriture, en particulier au sein de la zone-frontière, lisière indécise, que représente le
paratexte ; « L’action du paratexte est bien souvent de l’ordre de l’influence, voire de la
manipulation, subie de manière inconsciente264. » Sont tout spécialement concernées les
préfaces, globalement peu codifiées (contrairement aux premières ou quatrièmes de
couverture qui comportent un certain nombre d’informations obligatoires) et qui permettent à
une instance éditoriale de prendre la parole en guise d’ouverture sur le texte traduit. Dans
Seuils, Genette distingue préfaces auctoriales et allographes ; ce sont les secondes qui vont
nous occuper, car toutes, même lorsqu’elles ne sont pas signées par un traducteur, sont

262
Pierre Bourdieu. Op. cit., p. 247.
263
Gérard Genette. Seuils. Paris : Seuil, 1987, p. 7.
264
Ibid., p. 376.

115
révélatrices d’un état du champ littéraire vis-à-vis de l’auteur à un moment donné, ainsi que
de l’horizon et du projet traductif dont celui-ci a fait l’objet.

I. Critique et traduction

1. Les espaces paratextuels de la caution critique

Publier, et surtout rééditer des œuvres appartenant à un genre peu ou mal considéré
encourage les agents éditoriaux à mettre en place des stratégies de valorisation afin de
favoriser la bonne réception de leurs livres qui, rappelons-le, représentent une prise de risque
économique. Or, la plus incontestable source de capital symbolique qui soit est l’institution
elle-même, portée par les universitaires et critiques littéraires établis. Le lecteur potentiel y
verra non seulement une source d’informations fiable, mais aussi un gage de qualité du texte
lui-même, dont le critique, souvent par une préface, se porte garant. La revue Le Visage Vert,
spécialisée dans la littérature fantastique, voit par exemple se côtoyer à son sommaire
universitaires, traducteurs et agents éditoriaux, et on y trouve certaines traductions de la main
d’universitaires, qui y adjoignent en parallèle un article critique265. En outre, elle propose sur
son site des ressources bibliographiques extrêmement complètes sur les auteurs publiés. Une
page y est consacrée à Dunsany et recense l’ensemble des publications de ses textes, nouvelle
par nouvelle, en anglais et en français266. C’est là le travail de Xavier Legrand-Ferronnière,
figure de proue de la revue, à qui a par ailleurs été confié le projet d’édition des nouvelles
traductions de Dunsany chez Terres de Brume.
La première réédition du Livre des Merveilles267 en 1998 n’est pas bavarde ; elle ne
comporte ni préface ni appareil critique, et Legrand-Ferronière en donne le descriptif
suivant : « Traduction intégrale — mais toujours défectueuse — du recueil original. Sans les
indispensables illustrations de S.H. Sime. Premier volume de la collection “Terres
fantastiques”268. » Sous son égide, pour la réédition du recueil en 2002, et pour les autres

265
Voir par exemple la traduction que Gaïd Girard fait de Schalken le peintre de Sheridan Le Fanu, suivi d’un
essai intitulé « Le Fantastique de Le Fanu ou l’écriture du regard. À propos de ‘Schalken le peintre’ » Le Visage
Vert, n°5 (oct. 1998) : 5-36.
266
Xavier Legrand-Ferronnière. « Lord Dunsany ». Le Visage Vert. 2007. Web. Consulté le 20 avril 2015.
267
La première édition parue en France en 1924, aux éditions Eugène Figuière, est aujourd’hui introuvable.
268
Xavier Legrand-Ferronnière. « Lord Dunsany ». Op. cit.

116
recueils qui constituent la publication suivie et « raisonnée »269 des œuvres de Dunsany, le
livre subit un processus d’étoffement significatif. Pour la préface introductive visant à servir
d’entrée en matière au lecteur, il fait appel à Max Duperray, l’unique universitaire français
spécialiste de Dunsany (Duperray a consacré à l’écrivain une thèse grosse de plus de mille
pages en 1979). Cette nouvelle édition, toujours selon Legrand-Ferronnière, est la « première
édition française digne de ce nom. Avec les indispensables illustrations de S.H. Sime et une
préface de Max Duperrray, le meilleur spécialiste de l’auteur irlandais270. »
Deux consignes sont données à Duperray : d’abord, de ne pas être « trop
narratologue » – ce qui revient à rester expressément accessible à un lecteur non-universitaire
– et ensuite de maintenir un certain équilibre, en gardant suffisamment de matière pour
chaque recueil271. Duperray signe donc une série de préfaces-introductions. La traduction y
est citée en préambule ou en conclusion pour rappeler que Dunsany n’est pas tout à fait un
inconnu dans le champ littéraire français, mais la majeure partie du texte est un argument
littéraire qui détaille le genre, le style, les thématiques et les motifs récurrents. Chaque recueil
est replacé en contexte par rapport à sa position au sein de la chronologie de l’œuvre, ce qui
permet une sorte de lecture sérielle qui donnera au lecteur curieux la satisfaction de
reconstituer au fur et à mesure, et d’un ouvrage à l’autre, le récit complet de l’émergence
d’une œuvre en plusieurs étapes où le préfacier lui sert de guide pour déceler l’unité et la
continuité au sein d’un tout à première vue fragmenté et marqué par la diversité.
Dans Le Livre des Merveilles, Duperray rappelle les traductions existantes, en insistant
surtout sur celle de Julien Green avant de mentionner brièvement la traduction de Marie
Amouroux en 1924 : « C’est celle que nous proposons aujourd’hui dans une version corrigée.
Il est heureux que le flambeau soit repris pour maintenir une présence de Dunsany chez les
lecteurs francophones272. » Aucun commentaire ne vient justifier cette version révisée ou
expliciter sa plus-value, ce qui évite de placer les différentes versions en compétition. Celle de
1924 n’a pourtant été rééditée que quatre ans plus tôt, mais on comprendra que l’éditeur ne
souhaite pas attirer l’attention sur la façon dont il a reproduit une traduction en fin de compte
très désuète, et parfois fautive, selon les termes du directeur de collection recruté entretemps,
qui a insisté pour que cette première maladresse soit rapidement corrigée.

269
La quatrième de couverture des Contes d’un rêveur précise en ces termes le projet éditorial de Terre de
Brume : « Avec ce huitième volume, les éditions Terre de Brume poursuivent de façon raisonnée la publication
des œuvres de l’un des plus grands auteurs de fantasy de la première moitié du XXe siècle. »
270
Xavier Legrand-Ferronnière. « Lord Dunsany ». Op. cit.
271
Xavier Legrand-Ferronière, communication personnelle au cours d’un entretien téléphonique, 2 fév. 2016.
272
LM.hom, 15.

117
Le recueil traduit par Julien Green représente une curiosité qui ne suffit donc pas à
« assurer une présence » de Dunsany en français. Cela n’empêche pas Duperray de la
mentionner dans plusieurs de ses préfaces. Celle des Dieux de Pegāna s’ouvre ainsi :

Le public français a pu lire, il y a quelques années, aux éditions du Seuil, un ouvrage intitulé
Merveilles et Démons : contes fantastiques, une anthologie de contes de Lord Dunsany dans une
traduction de Julien Green. Le nom de Green, plus encore que celui de Dunsany, a sans doute
séduit le lecteur peu familiarisé avec l’écrivain anglo-irlandais du début du siècle, même si le
titre de l’ouvrage, rappelant fort judicieusement Lovecraft (à l’envers, si l’on peut dire,
Merveilles et Démons pour Démons et Merveilles) a pu jouer son rôle. […] Il a pu amorcer cette
nécessaire reprise d’une œuvre à partir de morceaux choisis sauvés des eaux in extremis. […] La
présence de Dunsany dans la bibliothèque de Green est assez remarquable de la curiosité de
quelques grands noms de la littérature envers un confrère anglo-irlandais pas toujours très connu
ou reconnu. (DP, 5-6)273

Dans ce passage sont explicités les processus de transferts de légitimité, portés par les
éléments paratextuels (le titre, évoquant un auteur plus renommé ; et le nom du traducteur,
membre de l’Académie Française, caution prestigieuse s’il en est). Ces effets de transfert sont
dupliqués par Duperray, préfacier, lorsqu’il mentionne ces éléments, en faisant habilement
rejaillir l’effet sur le recueil qu’il a à charge de valoriser à son tour. En soulignant l’effet-
miroir apporté au titre du recueil, il fait prendre conscience au lecteur qu’il s’agit d’un « titre-
citation » produisant un effet d’écho qui « apport[e] au texte la caution indirecte d’un autre
texte, et le prestige d’une filiation culturelle274 ».
Cette préface est la plus longue de la série – il s’agit après tout du recueil inaugural de
l’œuvre, même s’il vient après Le Livre des merveilles dans l’ordre de publication chez
l’éditeur français – et pose les fondements nécessaires à la localisation de Dunsany dans le
champ littéraire anglophone. Sont évoqués de grands noms du fantastique (Poe, Le Fanu,
Maturin, Machen, Blackwood), ceux de la littérature irlandaise (Æ, Yeats, Colum), les poètes
victoriens qu’affectionnait l’auteur (Swinburne, Tennyson), et enfin la récupération par la
fantasy à l’américaine (Lin Carter, et bien sûr Lovecraft). C’est ici que Duperray, malgré la
consigne reçue, n’hésite pas à citer et argumenter en universitaire assumé, livrant une
bibliographie de deux pages qui comporte articles critiques et monographies. Dans les recueils
suivants, la liste des ouvrages cités se limitera surtout à des sources primaires, les autres
ouvrages de Dunsany, accompagnés d’un ou deux ouvrages de référence au maximum.
Duperray citera notamment dans trois préfaces sur cinq la copieuse monographie de S. T.
Joshi, Lord Dunsany, Master of the Anglo-Irish Imagination.
273
Duperray évoque également la traduction de Green dans sa préface au Livre des Merveilles et à L’Epée de
Welleran.
274
Gérard Genette. Op. cit., p. 86.

118
Dans la critique anglophone, le nom de Joshi fait partie des incontournables dès que
l’on parle de Dunsany. Citer Joshi dans une préface lui étant consacrée n’aura sans doute
aucun effet particulier sur la plupart des lecteurs français. Mais le nom sera immédiatement
familier à certains des adeptes lovecraftiens les mieux informés, qui auront peut-être
sélectionné le recueil de Dunsany au cours d’une recherche sur les sources de Lovecraft et se
verront ainsi confortés dans leur choix. En effet, le capital symbolique qui nimbe le nom de
S. T. Joshi dans le domaine des études lovecraftiennes n’a cessé de gagner en intensité :
aujourd’hui, comme jadis August Derleth, S. T. Joshi fait figure d’autorité mondiale sur
Lovecraft (par réfraction, il s’est ensuite intéressé à tous les auteurs ayant gravité autour de
cette figure tutélaire, ainsi qu’au genre de la weird fiction). Il a publié de nombreuses
anthologies d’essais critiques sur Lovecraft (la première en 1980, et la liste s’allonge encore
d’année en année), une biographie faisant aujourd’hui autorité (I am Providence), plusieurs
volumes de correspondances et de textes non-fictionnels inédits de Lovecraft, ainsi qu’une
édition intégrale de ses textes de fiction, entièrement révisée et purgée des coupes et coquilles
qui émaillaient les éditions précédentes. Auteur de monographies sur l’auteur et le genre,
bibliographe assidu, et éditeur de revues spécialisées (Lovecraft Studies, Studies in Weird
Fiction chez Necronomicon Press, et actuellement Lovecraft Annual, Hippocampus Press), il
a même récemment apporté sa pierre à l’édifice de la littérature lovecraftienne en signant un
roman, The Assaults of Chaos: a Novel about H. P. Lovecraft, paru en 2013.
Quiconque s’intéresse à l’œuvre de Lovecraft le trouvera donc, omniprésent, à tous les
postes du champ littéraire, et ce même hors des circuits lettrés. Même en France, bien qu’il
n’ait été que peu traduit275, Joshi jouit d’une relative visibilité, ce qui explique notamment que
lui-même soit, à son tour, sollicité en tant que préfacier, dans l’édition de Night Ocean et
autres nouvelles de Lovecraft aux éditions J’ai Lu (2005). S’il commence sa préface en
estimant qu’il est désormais inutile de présenter l’auteur fantastique américain au public
français, il consacre le reste des pages qui lui sont allouées à inviter le lecteur à découvrir
d’autres facettes de Lovecraft que celles habituellement admises, et qui se résument au seul
« mythe de Cthulhu ».
C’est fort de son expertise que le critique peut lever le voile sur des pans de l’œuvre
encore inexplorés, zones que le recueil propose de faire découvrir par une sélection de textes

275
Seuls deux ouvrages sont disponibles : Clefs pour Lovecraft (Encrage, 1990) et Qu’est-ce que le Mythe de
Cthulhu ? (La Clef d’Argent, 2007). Toutefois, en 2018, un projet de financement participatif a permis de lancer
un projet de traduction collective de grande envergure des deux volumes de la biographie I am Providence,
désormais considérée comme ouvrage de référence. Le projet a rassemblé une dizaine de traducteurs sous la
direction de Christophe Thill, et la publication a vu le jour en mars 2019.

119
inédits jusque là, loin des textes fondateurs du canon lovecraftien. Au fond, Joshi se donne ici
le même objectif que Max Duperray : éclairer l’unité constituée par le recueil en justifiant du
choix d’une thématique commune. Il s’agit dans les deux cas de constituer un Lecteur Modèle
dont l’encyclopédie personnelle comporte ou non des informations préalables sur l’auteur
dont il est question. Le lecteur envisagé par Max Duperray n’a jamais entendu parler de
Dunsany ; celui visé par Joshi ne connaît Lovecraft que de manière superficielle, par la
représentation tronquée qui circule véhiculée par ses textes les plus emblématiques.

2. Le critique traduisant la critique : force ou faiblesse ?

La posture toute particulière du critique / traducteur de la critique mérite que l’on s’y
attarde, notamment en ce qui concerne la traduction d’une monographie ayant fait date, qui
constitue l’épitexte d’une œuvre et contribue à sa représentation et à sa diffusion. On
considère souvent que traduire les textes appartenant à un domaine précis requiert
l’expérience d’un spécialiste, afin d’appréhender au mieux les subtilités du texte-source et de
réduire les risques d’erreur. Dès 1540, Étienne Dolet affirme que la première règle de tout
traducteur est « de comprendre parfaitement le sens et l’esprit de l’auteur qu’il traduit276 ».
Cette assertion place l’expertise au cœur de la pratique de la traduction comme restitution
« fidèle » du fond et de la forme de l’original. Dans les faits, toutefois, on constate que cette
règle n’est pas considérée de la même façon, suivant que l’on parle de traduction littéraire ou
de traduction « spécialisée » :

Il n’y a pas une définition de la traduction pour la littérature, une autre pour les textes
scientifiques et techniques. Mais, outre le caractère des textes qui fait la différence, et qui est
essentiellement terminologique pour la technique et la science, il est admis que celles-ci
requièrent pour les traduire une compétence dans la matière dont il s’agit, dans le référent. Un
chimiste pour traduire de la chimie. Mais pour la littérature, le critère est seulement
philologique : connaître les deux langues, de départ et d’arrivée. […] Si on y appliquait le même
critère de compétence, qu’on évoque sans toujours le réaliser, il faudrait qu’un traducteur de
romans soit romancier, et poète pour des poèmes277.

Il existerait donc une différence dans l’exigence de compétence requise pour traduire la
littérature d’une part et les essais scientifiques d’autre part. Ces derniers, puisque ne relevant
pas de la fiction, semblent poser une double contrainte : le texte-cible, en tant que traduction,
276
Étienne Dolet. La manière de bien traduire d’une langue en aultre. Cité dans Richard Copley Christie.
Étienne Dolet, le martyr de la Renaissance : sa vie, sa mort. Genève : Slatkine Reprints, 1969 [1886], p. 342.
277
Henri Meschonnic. Poétique du traduire. Op. cit., p. 83.

120
se présente comme une représentation exacte du texte-source, mais afin d’être reçu comme
valide en tant qu’objet de connaissance, il se doit d’être conforme à la réalité scientifique :
« la critique, qui ne peut alléguer les libertés accordées à l’invention, manœuvre sur un tout
autre terrain où la fidélité n’est plus une valeur esthétique mais une exigence
méthodologique278. » Or, tout comme la traduction d’un texte littéraire-source ne produit pas
automatiquement un texte littéraire-cible pour autant, ainsi que l’a souligné Gideon Toury279,
un texte scientifique peut être traduit de manière scientifique ou non-scientifique, et sera
accueilli, jugé et considéré dans le champ littéraire en conséquence.
Dans le cas de l’exégèse littéraire qui va nous intéresser ici, l’autorité du traducteur
spécialiste entraîne dès lors certaines questions. En effet, la responsabilité du traducteur,
engagé à respecter la primauté du texte-source, peut se heurter à celle du savant à la pointe de
la recherche sur le sujet, tenté de corriger, rectifier, ou remettre à jour le texte de son
prédécesseur. Dès lors se posent un certain nombre de difficultés : les éthiques du traducteur
et du critique sont-elles incompatibles ? Faut-il faire taire le spécialiste pour traduire
prioritairement en traducteur, et dès lors, l’expérience et la connaissance du critique
représentent-elles un atout ou un frein dans la pratique de la traduction ?
Dans le champ littéraire anglophone, Joshi semble, en tant qu’expert indétrônable,
représenter logiquement le traducteur idéal de tout paratexte critique touchant à Lovecraft. En
1988, il entreprend de traduire en anglais la monographie fondatrice de Maurice Lévy,
Lovecraft ou Du fantastique. Lévy fait date par cet ouvrage qui lie pour longtemps son nom à
l’œuvre de Lovecraft, qu’il continuera à promouvoir dans le cadre de sa recherche ainsi que
de son enseignement280. En 1996, le Reader’s Guide to Literature in English inclut Lévy dans

278
Richard Saint-Gelais. Fictions transfuges : la transfictionnalité et ses enjeux. Poétique. Paris : Éditions du
Seuil, 2011, p. 461.
279
Voir Gideon Toury. « Translated Literature: System, Norm, Performance: Toward a TT-oriented Approach to
Literary Translation ». Poetics Today 2, no 4 (1981) : 9-27.
A literary text may undergo either literary or non-literary acts of translating. In order for it to undergo
literary translating it must not only enter another linguistic system, i.e., to be encoded in TL’s linguistic
code, but also another literary system, which may act, in analogy to the source literary system, as a
secondary modelling system (or a secondary code) for TT. Thus, a translation occupying no position in
the target literary system will not be regarded as a literary translation simply because it is not a literary
text. Hence, a non-literary translation of a literary text is nothing but a regular (interlingual) translation,
the ST of which happens to be a literary text. (p. 11)
280
En témoigne la mention récurrente de Lovecraft dans un certain nombre d’hommages rendus à Maurice Lévy.
La référence n’est parfois faite qu’en passant :
« Pour rendre pleinement hommage à celui qui fit découvrir et aimer les littératures de l’imaginaire sous
toutes leurs formes à des générations d’étudiants et de thésards, […] l’idéal aurait sans doute été d’écrire
une œuvre fantastique collective à la mesure de l’œuvre critique de Maurice Lévy lui-même, une œuvre
(lovecraftienne ?) à la fois gothique, fantastique, avec une once de science-fiction. » (Sophie Geoffroy-

121
la liste des critiques de référence à l’époque. Par le truchement de la traduction, l’universitaire
français se voit ainsi accorder une place dans un groupe par ailleurs exclusivement
américain281. En termes de réception dans le champ littéraire cible, la traduction de Joshi a su
trouver sa place et sa légitimité. Joshi se positionne donc sur le seuil qui sépare les champs
littéraires anglophones et francophones, et suscite des transferts réciproques.
C’est manifestement sa qualité d’expert qui a poussé Joshi à endosser le rôle du
traducteur. Il connaît son sujet et est donc en mesure de saisir les subtilités du texte de Lévy,
de reconnaître ses références et de suivre au mieux son raisonnement, étape préalable
indispensable avant la traduction proprement dite, selon la première règle de Dolet. Toutefois,
bien que fort de cette compétence incontestable, Joshi produit un texte-cible qui reste très
littéral par rapport à son original, au prix de calques syntaxiques et lexicaux (« redoubtable »
pour redoutable, là où l'on traduirait plus spontanément par « fearsome » ou « formidable »)
et parfois de contresens maladroits, fruits d’erreurs de compréhension du français :

« Si le lecteur identifie ici ou là quelque terme, il ne peut heureusement pas comprendre


l’ensemble du message. » (p. 138)282

“If the reader here or there identifies some term, he happily does not understand the message.”
(p. 94)

Pourtant, Joshi maîtrise parfaitement l’anglais de l’analyse littéraire, ainsi qu’en témoigne son
abondante production critique en tant qu’auteur ; et pour pallier toute lacune potentielle quant
au français, cette traduction, nous dit-on, a été intégralement révisée et corrigée par Maurice
Lévy lui-même. Il faut donc conclure que la maîtrise des deux langues employées ne dispense
pas le traducteur d’une expérience solide de la pratique de la traduction et de ses difficultés
spécifiques, souvent sous-estimées par ceux qui ne se sont jamais essayés à l’exercice.
Plus subtils que ces difficultés philologiques, d’autres points problématiques
caractérisent cette traduction ; d’une part, les questions terminologiques touchant aux

Menoux. « Éléments pour une géométrie actantielle de la fantasmagorie ». Cahiers du CERLI 6, no


Mélanges Maurice Lévy (1995) : 67)
Mais il arrive que le lien Lévy-Lovecraft soit l’objet même du discours (voir par exemple Gilles Menegaldo,
« Maurice Lévy, exégète de Lovecraft », communication donnée par lors du colloque hommage « Théories et
esthétiques des genres de l’imaginaire » organisé par le CERLI autour des travaux de Maurice Lévy et Jacques
Goimard en février 2015.)
281
La liste des critiques de cette vague lovecraftienne des années 1980 comprend Donald Burleson, Peter
Cannon, S. T. Joshi, David Schultz, Darrell Schweitzer et Maurice Lévy que traduit Joshi. (Trace Reddell.
« Lovecraft, H. P. ». In Mark Hawkins-Dady. Reader’s Guide to Literature in English. Londres ; Chicago :
Routledge, 1996, p. 444-446).
282
Dans cette partie, les références en français renvoient toutes au texte de Maurice Lévy, Lovecraft ou Du
fantastique (Op. cit.), et celles des passages traduits par Joshi à l’édition américaine (Lovecraft, a Study in the
Fantastic. Detroit : Wayne State University Press, 1988).

122
concepts-clés et termes faisant partie du réseau de signifiance construit par Lévy au fil de son
argumentation, et d’autre part, les tentations de réécritures auxquelles cède Joshi lorsqu’il se
trouve en désaccord avec son texte-source.

a. La concordance lexicale
Le caractère scientifique du discours critique n’en fait pas une algèbre neutre
exclusivement dénotative. Certains mots-clés récurrents, en tant que « traits stylistiques
individualisants », constituent autant de « zones de signifiance283 », éléments significatifs
constituant un réseau sur lequel se construit l’analyse du texte-source ; le traducteur,
confronté à ce réseau, cherchera à identifier ces éléments signifiants et devra faire ou non le
choix de la concordance lexicale. Deux positions séparent les théoriciens à ce sujet : d’une
part, les partisans de la concordance lexicale enjoignent à proposer un équivalent unique à
tout lexème qui a intégré un système de pensée, mot-cible qui devient dès lors un élément de
discours et non plus simplement un mot de la langue, du dictionnaire. Henri Meschonnic, par
exemple, s’il admet qu’il puisse arriver que « la différence des langues-cultures oblige à
séparer plusieurs invariants qui ont un seul signifiant au départ, et plusieurs à l'arrivée », met
en garde contre ces cas plus fréquents où « la langue-culture n’oblige pas, mais où une
idéologie littéraire s’interpose pour obliger284 ». La variation, selon lui, ne se justifie qu’en
tant que nécessité et non en tant que choix.
D’autre part, certains théoriciens comme Denis Thouard mettent en garde contre le
danger de cette position poussée dans ses retranchements, propre à produire une traduction
systématisée qui empêche le texte-cible de fonctionner en tant que texte en figeant la richesse
polysémique du jeu de l’interprétation :

Le fonctionnement trop systématique d’un index philosophique respectant l’équivalence entre


les termes originaux et les termes de la langue traduisante est un raidissement plutôt qu'une
démonstration de la rigueur de la traduction. Une telle formalisation fait l’économie d’une
approche herméneutique (et donc circonstanciée) des occurrences285.

Jean-René Ladmiral dénonce quant à lui une idéologie, non pas littéraire mais « lexicaliste »,
qui « exag[ère] l’importance et les difficultés de la terminologie en matière de traduction » et

283
Antoine Berman. Pour une critique des traductions : John Donne. Bibliothèque des idées. Paris : Gallimard,
1995, p. 70.
284
Henri Meschonnic. Poétique Du Traduire. Op. cit., p. 321.
285
Denis Thouard. « Goethe, Humboldt : Poétique et herméneutique de la traduction ». In Jean-Louis Chiss &
Gérard Dessons (Éd.). La force du langage : rythme, discours, traduction : autour de l’œuvre d’Henri
Meschonnic. Paris : H. Champion, 2000, p. 208.

123
nourrit la croyance qui réduirait une langue à « une nomenclature286 ». Il est selon lui tout à
fait possible, et même souhaitable, de laisser éclater un terme-source en plusieurs traductions-
cibles, afin d’assurer la lisibilité du texte-cible et de ne pas en obscurcir le sens, « fût-ce au
prix d’une telle distorsion, qui fait perdre au mot le visage connu et unique qu’il présente dans
l’original ». Le recours à une pluralité d’équivalences contextuelles a dès lors pour objet
d’« explorer l’aire sémantique du mot-source287 ».
Dans les deux cas, les théoriciens mettent l’accent sur l’importance du rôle du
traducteur, qui a la charge de juger des possibilités sémantiques d’un terme récurrent en
fonction du contexte de chaque occurrence et du bien-fondé de sa variation selon un parti-pris
qu’il conservera à l’échelle du texte afin d’en préserver le réseau de signifiance.

« Fantastique » et Fantasy
Un terme des plus problématiques est celui, central, du titre « Lovecraft ou Du
fantastique ». Le fantastique ne possède pas de définition unique consensuelle, et c’est là le
point de départ que se donne Lévy, qui entend étudier la relation qui unit Lovecraft à ce genre
aux multiples facettes. Le lecteur français pensera aux caractéristiques mises en lumière par
l’étude fondatrice de Todorov – et quiconque a lu Lovecraft verra ici le paradoxe, ce dernier
proposant un surnaturel matérialiste qui ne laisse que rarement place au doute et à
l’incertitude. Joshi opte de prime abord pour une traduction transparente en proposant le titre :
« Lovecraft : a study in the fantastic » et semble embrasser la stratégie de la concordance
lexicale : l’introduction de Lévy comporte 21 occurrences du terme « fantastique », sous
forme de nom ou d’adjectif, celle de Joshi en compte 18 (the fantastic, the fantastic tradition,
fantastic tales…). Mais dès l’introduction, le terme de fantasy vient faire irruption à trois
reprises, remettant en cause la cohérence terminologique qui semblait se construire jusque là :

En vérité, il y a sinon plusieurs fantastiques […] (p. 11)


There are, if not several kinds of fantasy […] (p. 14)

[…] faire de Henry James « un auteur fantastique » (p. 13)


to make Henry James a writer of fantasy (p. 15)

286
Jean-René Ladmiral. Traduire : théorèmes pour la traduction. Collection Tel. Paris : Gallimard, 1994, p. 222.
La centralité de la notion de « concept » dans les textes non-fictionnels a pu également être remise en cause, par
exemple par Bruno Poncharal qui met en garde contre le « risque de fétichisation » du mot-source aux dépens du
réseau sémantique auquel il appartient. Ce réseau contribue au phénomène d’immersion du lecteur, aux prises
avec le discours de l’auteur qui, à l’instar d’un univers fictionnel, relègue le monde réel à l’arrière-plan. (Bruno
Poncharal. « De la fiction à la non-fiction : traduire les textes de sciences humaines ». In Antoine Cazé & Rainier
Lanselle (Éd.). Translation in an International Perspective : Cultural Interaction and Disciplinary
Transformation. Bern : Peter Lang, 2015 : 297–317).
287
Jean-René Ladmiral. Op. cit., p. 220-221.

124
[…] le genre fantastique (p. 14)
the genre of fantasy (p. 15)

Cette variante ne se justifie pas par un tournant dans le sens que Lévy donnerait au terme à
divers endroits ; Joshi l’utilise comme synonyme strict de fantastic, mais aucune indication ne
signale au lecteur que les deux mots-cibles renvoient à un même mot-source. Cette variation
correspond peut-être à un accès d’idiomatisme face à l’usage forcé de fantastic auquel tente
de se contraindre Joshi. En effet, les termes français et anglais ne recouvrent pas, dans
l’usage, les mêmes genres – les critiques anglophones recourant plus volontiers aux genres
horror, Gothic, weird fiction. Fantasy fiction recouvre ceux-ci, dans une acception plus large
que celle utilisée en français, et serait donc le plus proche équivalent du « fantastique »
français. Ni le principe de lisibilité et de préservation du sens de Ladmiral, ni l’exigence de
cohérence au niveau du discours prônée par Meschonnic, ne sont ici privilégiés.
Notons que la tentation de la variation idiomatique est évitée dans le cas d’un terme
trop étranger pour pouvoir être ramené du discours à la langue, en « traduction-dictionnaire ».
À titre d’exemple, c’est sans doute l’effet d’irrémédiable étrangeté du dérivé « fantastiqueur »
qui pousse Joshi à proposer un équivalent strict auquel il se tient cette fois systématiquement :

« Derleth, lui-même fantastiqueur et poète » (p. 8)


« Derleth – himself a fantaisiste and a poet » (p. 12)

« Lovecraft n’est pas un pur rêveur, un fantastiqueur naïf : il a soigneusement étudié le genre,
avant de le renouveler » (p. 43)
« Lovecraft was not a pure dreamer, a naive fantaisiste: he had carefully studied the genre
before renewing it. » (p. 33)

Ceci l’apparente bien advantage aux « fantastiqueurs » du passé, aux romanciers « gothiques »
et aux conteurs victoriens, qu’aux doctrinaires d’un quelconque ésotérisme. » (p. 72)
« this relates him much more to the fantaisistes of the past – the Gothic novelists and the
Victorian writers – than to the believers of any esotericism. » (p. 52)

Le choix de conserver la graphie française (alors que l’anglais fantasist est attesté) et
d’en signaler l’origine étrangère par la mise en italique montre une volonté de reconstuire par
la traduction le style-source de Maurice Lévy en ajoutant un terme marqué à son idiolecte-
cible. Mais en gardant fantasy comme radical de base, Joshi s’assure que le lecteur
anglophone sera en mesure de déconstruire le terme afin d’en déduire le sens.

125
L’imbroglio ne s’arrête pas là, puisque le lecteur notera qu’à l’échelle de l’ouvrage,
Joshi n’utilise pas exclusivement fantasy comme synonyme de fantastic. Le terme sert
également au fil du texte de traduction à fantasme, fantaisie et féérie.

Ces étendues sans bornes qu’ils traversent sont instables comme les images d’un rêve et
habitées de présences sataniques. Dans la mesure où elles figurent notre propre espace du
dedans, y ont reflué les formes les plus ténébreuses, les fantasmes les plus terribles qui
président à l’activité de notre psyché profonde. […] Tout est fantasme : le vide béant où choit
Carter vertigineusement après avoir sauté du Shantak, comme les sites souterrains où
s’enferment parfois les personnages. […] Pourtant, l’espace fantastique ne se confond pas
entièrement, chez Lovecraft, avec l’espace onirique. En ceci, il diffère des mondes imaginés par
Lord Dunsany, où se dressent aussi des cités merveilleuses et se creusent des gouffres
redoutables, mais qui ont la fragilité de nos songes. (p. 68-69)

These boundless expanses they cross are as unstable as the images of a dream, and are
populated with satanic presences. The darkest forces, the most terrible phantasms that preside
over the activity of our profound psyche, have been driven back into dream, and move in our
own inner space. […] All is fantasy – the gaping void where Carter plunges vertiginously after
having leaped from the shantak as well as the subterranean sites where the characters are locked
up. […] In Lovecraft, however, the space of fantasy is not to be confounded entirely with the
space of dream. In this it differs from the marvelous and redoubtable gulfs imagined by Lord
Dunsany, which have the fragility of our dreams. (p. 50)

La variation sur fantasme, traduit par phantasms lorsqu’il s’agit des produits pluriels et
hallucinés de l’imagination et par fantasy lorsqu’il s’agit du concept unifié renvoyant à la
logique structurelle de l’espace fictionnel, est ici un bon exemple d’« exploration de l’aire
sémantique du mot-source » par le jeu de la pluralité des équivalences. Cependant l’usage
massif de fantasy qui renvoyait jusqu’à ce point au genre littéraire risque fort d’induire le
lecteur en erreur ; si l’on rétrotraduisait le texte de Joshi en français, il est probable que ce
« All is fantasy » serait spontanément rendu par « Tout est fantastique ».
La même confusion apparaît lorsque le texte de Lévy mentionne un dieu issu de
l’œuvre de Lord Dunsany, « Yoharneth-Lahai, dieu de la fantaisie » (p. 125) La logique eût
voulu que Joshi, ici, s’abstienne de traduire et revienne à l’œuvre anglophone à laquelle il est
fait référence ici, car le texte français est, ici, déjà une traduction de « Yoharneth-Lahai, the
God of little dreams and Fancy » (GP, 548). Plutôt que donner la source anglophone précise,
Joshi rétrotraduit par suite en « Yoharneth-Lahai, God of Fantasy » (p. 84), occultant la
connotation du caprice et de l’éphémère rêverie, et livrant en fin de compte une référence

126
erronée que le lecteur curieux sera dans l’impossibilité de retrouver s’il la recherche dans les
textes de Dunsany288.
Enfin, comble de l’incohérence terminologique, l’opposition explicite qu’établit plus
loin Maurice Lévy entre « féérie » et « fantastique » est rendue en anglais par une opposition
entre fantasy et fantastic (jusque là utilisés comme synonymes interchangeables) :

[Les dieux de Dunsany] appartiennent au monde féérique […] Les dieux de Lovecraft, eux,
sont fantastiques parce qu’ils se manifestent hors de toute croyance ou adhésion de l’auteur à
une loge ou une église, dans la réalité quotidienne. (p. 125)
[Dunsany’s gods] belong to a fantasy world […] Lovecraft’s gods, however, are fantastic
because they are manifested in daily reality, outside the author’s every belief, every adherence
to a dogma or church. (p. 85)

L’effet de rupture a beau être atténué par l’usage de fantasy en tant qu’adjectif et non en tant
que nom, comme c’est le cas lorsqu’il désigne le genre littéraire, cela achève de brouiller les
frontières sémantiques que Lévy entreprenait de dessiner afin de proposer une localisation de
l’œuvre lovecraftienne dans la cartographie délicate du champ fantastique.

Néologisme signifiant
Le phénomène terminologique pose également question lorsqu’un auteur, afin de
proposer un nouvel outil conceptuel au service de son analyse, donne à des termes existants
une nouvelle acception par extension de leur définition, ou bien crée un néologisme pour
désigner ce nouveau concept. Il s’agit alors de zones signifiantes importantes en ce qui
concerne la traduction. Dans le cas de néologismes, le traducteur peut difficilement opter pour
un terme-cible d’ores et déjà lexicalisé, le mot-source en question ne figurant pas même dans
le dictionnaire. C’est alors la créativité du traducteur qui est mise à contribution, autant que sa
compétence d’analyse conceptuelle. De nouveau, il semble que plus l’expertise du traducteur
dans le domaine sera pointue, plus fine sera sa compréhension.
Au fil de son texte, afin de souligner l’importance du rêve comme caractéristique de
l’écriture fantastique de Lovecraft, Lévy utilise à plusieurs reprises le verbe « oniriser », par
lequel il désigne l’action de transmuter, voire de sublimer par l’écriture un élément du réel
afin de le faire pénétrer dans la sphère fictionnelle. Étymologiquement, le terme est dérivé du
substantif « onirisme » qui désigne la « qualité de ce qui engendre un état de rêve ou de
rêverie », mais appartient également au domaine de la psychiatrie lorsqu’il renvoie à une

288
Dans la traduction française de The Gods of Pegāna parue depuis aux éditions Terres de Brume, Yoharneth-
Lahai est « le dieu des petits rêves et des chimères ».

127
activité mentale produisant délire et hallucination289. Il s’agit donc d’un état qui soumet la
psyché humaine au joug de l’imagination quand celle-ci prend le pas sur la perception du réel.
On pourrait même y lire un mot-valise unissant « onirisme » et le verbe « iriser », c’est-à-dire
faire briller ou chatoyer aux couleurs de l’arc-en-ciel ; l’écriture de Lovecraft serait alors
considérée comme un prisme qui diffracte le réel et y projette une dimension fantastique.
Là où Lévy use d’un registre spécialisé en choisissant un terme de départ aux
dénotations soigneusement étudiées et mises en lien avec la spécificité de l’écriture
lovecraftienne (importance du rêve, mais aussi de la perception et mise en question de
l’équilibre mental face aux visions de l’horreur), Joshi propose « dream », terme générique,
quotidien. Il a bien repéré le poids particulier de ce néologisme, et fait le choix de la
concordance lexicale en y ajoutant des italiques qui signalent l’usage particulier du terme :

Ce fut précisément le mérite de Lovecraft de retrouver, par-delà les données historiques de son
propre pays, la structure des grands mythes dont s’est nourrie l’humanité. En onirisant le passé
de la Nouvelle-Angleterre, patrie des sorcières, il renouait avec une tradition archaïque,
transcendant les particularismes locaux. (p. 14-15)
It was precisely Lovecraft’s merit to discover, beyond the historical data of his own country, the
structure of the great myths that have nourished humanity. In dreaming the past of New
England, this home of sorcerers, he recommenced an archaic tradition, transcending local
peculiarities. (p. 16)

Lovecraft onirise ses répugnances […] à partir de données purement sensorielles. Chez lui, la
névrose nourrit l’art, lui fournit ses matériaux, mais l’art permet de sublimer l’horreur, d’en
extraire la quintessence et par là, peut-être, de guérir la névrose. Nous touchons là déjà au cœur
du problème de la création fantastique chez Lovecraft […] (p. 36-37)
Lovecraft dreamed his repugnances […] from purely sensory data. In him, art was nourished
by neurosis – it furnished him with his materials; but that art allowed him to sublimate the
horror, to extract from it its quintessence, and through it, perhaps, to cure his neurosis. We thus
touch already upon the heart of the problem in Lovecraft’s fantastic creation […] (p. 29)

Certes, le « Mythe de Cthulhu » a été élaboré à partir d’une structure commune à tous les
mythes. Il l'a été par jeu, le jeu d'un érudit quelque peu névrosé et désœuvré, nous en convenons.
Mais n'est-il pas permis de croire que Lovecraft, dans la mesure où il onirise une mythologie
d'emprunt, lui restitue en même temps que sa primordiale irrationalité sa valeur de mythe ? […]
Il réanime par le rêve des schémas pétrifiés, il passe dans le rêve de la fable au mythe, mieux :
il refait de la fable un mythe. (p. 171)
Certainly the Cthulhu Mythos has been elaborated from a structure common to all myths. We
admit that it was elaborated as a game, the game of a neurotic and idle scholar.
But may we not believe that Lovecraft, insofar as he dreamed a feigned mythology, restored to
it its value as myth as well as its primordial irrationality? […] By dream he reanimated petrified
schemas; in dream he passed from fable to myth, or better, from fable he redid a myth. (p. 114)

289
« Onirisme ». Trésor de la langue française informatisé, 2012. Web. 11 jan. 2015.

128
Sans donner de définition de l’« onirisation », Lévy laisse dans son texte suffisamment
d’indications pour que le lecteur en déduise le cadre conceptuel ainsi délimité, et comprenne
qu’il existe une différence fondamentale entre « oniriser » et « rêver ». L’onirisation est
transitive et directe : Lovecraft onirise le passé, ses répugnances, une mythologie, et ce faisant
s’en empare à des fins de « recré[ation] », de « sublim[ation] », de « réanimation ». Il s’agit
donc bien davantage d’un processus d’interrelation entre la forme individuelle, éthérée et
volatile du rêve, et celle, archétypale et partagée collectivement, – mais quelque peu figée –
du mythe. L’onirisation lovecraftienne, selon Lévy, est une mise en mouvement de structures
trop plates, par la force de l’imagination: « tout conte fantastique est un songe articulé,
dramatisé. Sa qualité est, pour une part non négligeable, fonction de la mise en place d’une
mécanique aux rouages délicats, qui doit fonctionner sans heurts. Mais la technique doit,
toujours, rester au service du rêve » (p. 178). L’onirisation désigne une stratégie littéraire
personnelle et consciente.
Joshi conserve la transitivité directe du concept en omettant la préposition
habituellement attendue pour introduire le complément d’objet (dream of ou about), ce qui
évite l’écueil de réduire ce processus créatif à un pouvoir psychique inné, voire incontrôlé, qui
renforcerait la représentation de Lovecraft comme l’archétype du rêveur, réceptacle passif de
visions dont il ne serait que le transcripteur. Cependant, l’absence d’entreprise néologique
réduit l’écart qu’établissait le texte-source entre le discours de l’auteur et la langue courante ;
or c’est précisément cet écart qui interpelle et incite le lecteur à s’interroger plus
particulièrement sur le terme employé et ce dont il cherche à rendre compte. Le néologisme
invite à la réflexion, et l’anglais se prête pourtant bien à la création lexicale.
Risquons-nous donc à deux propositions qui auraient pu être envisagées. Si l’adjectif
oneiric existe, il est peu employé en anglais, qui contrairement au français dispose d’un
adjectif plus courant pour désigner ce qui a trait au rêve : dreamlike. Il est donc judicieux de
partir du vocable dream, ainsi que Joshi en a l’intuition. Lévy parle du conte fantastique
comme d’un songe dramatisé, évoquant une machinerie qui rappelle celle du théâtre :
pourquoi ne pas conserver l’idée de la mise en scène en formant le mot-valise to dreamatize –
et si le ludisme affiché par celui-ci devait abîmer le sérieux auquel se doit de prétendre un
texte scientifique (mais est-ce là nécessité ou idéologie ?), on pourrait proposer le verbe to
dream-craft, sur le modèle de handcraft (« façonner à la main »), qui évoque l’habileté de
l’artisan créateur apte à manipuler l’étoffe dont sont faits les rêves. Cette proposition aurait en
outre l’avantage de rappeler le patronyme même de l’auteur, tout en se raccrochant au corpus
lovecraftien en rappelant le titre The Dream-Quest of Unknown Kadath. Bien sûr, de tels

129
choix appelleraient une intervention de l’instance traductrice afin de signaler la difficulté ainsi
que la solution qui y a été apportée, soit par une note en bas de page, soit dans le corps du
texte, en indiquant entre parenthèses le néologisme-source à l’origine du néologisme-cible.
Le cas du verbe « oniriser » ainsi que des nombreuses occurrences du substantif
« rêve », tous traduits par « dream », produit sur le texte-cible un effet de surabondance du
mot dream en tant que nom et que verbe, qui rapproche subtilement l’écriture du texte critique
de la prose lovecraftienne qui est son objet d’intérêt. Remarquons d’ailleurs que Joshi a
recours à la concordance lexicale pour rendre certains termes auxquels Lévy ne donne pas
plus de poids signifiant que cela dans son argumentation. « Inouï », par exemple, est traduit
systématiquement par unheard-of, même lorsqu’il s'agit seulement dans le texte-source de
caractériser le côté surprenant et extraordinaire, et non pas d’évoquer la révélation d'une chose
inconnue jusque là. De la même manière, immonde a pour équivalent strict le terme riche
d’évocation biblique unclean. Lovecraft lui-même est célèbre pour son style caractéristique
abondant en adjectifs, notamment marqués par les affixes de négation qui expriment
l’insuffisance du langage à décrire l’horreur en termes accessibles à l’entendement humain
(unnamable, unspeakable, unheard-of…). Y verrait-on le signe d’une contamination
lovecraftienne, qui voudrait qu’au sein de l’exégèse resurgisse le lexique fétiche de l’auteur
étudié, le critique ici traducteur se faisant ainsi pasticheur, peut-être à son insu ?

b. Éthicité et réécriture – corriger, un devoir ou un droit ?


Antoine Berman sépare les critères de qualité d’une traduction entre sa poéticité (le
traducteur a-t-il fait texte ?) et son éthicité, qui correspond au respect de l’original (mais qui
n’exclut « ni le dialogue, ni la confrontation290 »). Afin d’établir l’éthicité de la traduction de
Joshi, il est intéressant de dégager quelle posture traductive il adopte de prime abord, par
l’étude du paratexte qui entoure le texte critique. Celui-ci comporte en anglais une
« Translator’s preface » de Joshi, suivie d’une « Author’s preface » (demi-page sans titre dans
le texte-source) qui comprend les remerciements de Lévy, mais aussi une information
précieuse pour le traducteur en signalant que l’ouvrage proposé est déjà une réécriture, « un
travail universitaire remanié, allégé, dépouillé de son encombrant appareil critique ». Le
parallélisme des deux préfaces, visible dès la page de sommaire, met donc en évidence la
présence de l’auteur, précédé par son traducteur qui se propose de lui ouvrir la voie pour
pénétrer un champ littéraire étranger.

290
Antoine Berman. Pour une critique des traductions : John Donne. Op. cit., p. 92.

130
Dans sa préface, Joshi prévient d’emblée que sa traduction comporte « some
curiosities ». Souhaitant tenir compte des deux versions de son texte-source (le travail
universitaire initial de 1969 et la version remaniée pour publication), il traduit à partir de la
seconde, mais en rajoutant certaines notes, soit issues de la première version du texte-source,
soit les siennes propres : « In some instances I have altered Professor Lévy’s footnotes (to
indicate some recent publications of an obscure work, for example) ; these footnotes bear both
our initials. » (p. 7-8). À aucun moment Joshi n’a recours à la traditionnelle « note du
traducteur », et le contenu des notes ne concerne jamais d’éventuelles difficultés de
traduction, tout ce qu’il a à dire à ce sujet se trouvant dans la « Translator’s preface ». Joshi
prend sa place dans l’appareil critique en tant qu’ambassadeur du travail d’un confrère, par
rapport à sa propre expertise de critique. Il représente en cela la figure type du traducteur
universitaire – que Jean-René Ladmiral décrit comme « un médiateur spécialisé »,
« spécialiste du domaine et de l’auteur qu’il traduit » et qui « prend un intérêt personnel à son
travail291 ». C’est là la posture adoptée par Joshi, soucieux de promouvoir un ouvrage de
référence dans son domaine de prédilection, tout en lui apportant une plus-value par
l’adjonction ou la correction d’éléments qu’il estime datés, trop vagues, ou injustement
absents. La traduction, ici, est considérée comme un moyen mis au service de la transmission
des connaissances. Selon Ladmiral, cela est caractéristique de la traduction de type
universitaire :

[C]e type de traduction de haut niveau, spécialisée et commentée, est une activité publicitaire
qui peut avoir une certaine rentabilité universitaire (publish or perish!) encore que, dans son
ensemble, la communauté universitaire ne soit guère consciente du problème des traductions, de
leur nécessité, de ce qu’elles représentent, des conditions qu’elles requièrent, des compétences
qu’elles mettent en œuvre, etc.292

Cette approche de la traduction comme secondaire par rapport à l’expertise est illustrée
ici par les « corrections » que Joshi apporte au texte-source. Il justifie cette démarche en
s’inscrivant ouvertement à la pointe du champ des études lovecraftiennes, en mentionnant les
travaux d’autres critiques faisant autorité en la matière, ceux-ci ayant par ailleurs validé le
propre travail de Joshi ; ainsi concernant ses corrections et son étoffement de la bibliographie
ainsi que de la chronologie de la fiction de Lovecraft, Joshi précise qu’il propose un ensemble
de résultats qu’il a établis lui-même « et qui ont été validés par d’autres chercheurs ».
Cependant, conscient des accusations que pourraient lui valoir ces aveux, il profite de l’espace

291
Jean-René Ladmiral. Op. cit., p. 240.
292
Ibid.

131
d’expression de la préface afin d’anticiper d’éventuelles critiques et nie toute pratique de
« réécriture » : « My work has involved not so much rewriting as merely omitting passages
that are now demonstrably wrong. » (p. 8)
C’est que la pratique même de la correction semble aller à l’encontre de l’éthique du
traducteur, supposé donner une représentation exacte et exhaustive de son texte-source, toute
distorsion, surtout délibérée, relevant de la trahison et de l’infidélité. Jacqueline Henri note
que l’expertise peut même venir « contaminer » ou « parasiter » l’acte de traduction –
l’érudition mène alors à l’échec :

Mais si elle est utile à la compréhension du texte à traduire, [cette expertise] est susceptible de
contaminer sa réexpression, voire de la parasiter. Elle peut en particulier inciter à l’ajout de
notes d’explication ou de commentaire technique et scientifique que le « pur traducteur »
auraient omises, en recourant éventuellement à d’autres moyenspour résoudre les problèmes de
transposition du texte-source293.

Même parmi les partisans de la traduction dite « cibliste », qui juge certains écarts possibles,
voire nécessaires afin que la traduction soit accessible au public qu’elle vise, l’idée que le
traducteur puisse sortir de sa neutralité, juger et corriger ne trouve pas bon accueil :

Have we ever seen a translator correcting an author’s text under the pretext that he believes the
author to be wrong? This would be going well beyond what the targeter’s ethics would allow:
those who would permit themselves such licence would deserve to be ultra-targeters294.

La question se pose donc : à quel point cette traduction est-elle une réécriture, au sens de
Lefevere, qui rappelle que les ouvrages de référence, tout comme les œuvres littéraires, sont
écrits et réécrits en fonction de contraintes idéologiques et poétologiques295 ?
On peut distinguer deux niveaux bien distincts de correction apportées par la traduction
au texte de Lévy : lorsqu’il s’agit d’erreurs avérées et incontestables (mais alors, se pose la
question de la visibilité de ses corrections qui, comme toute traduction, peuvent être
« ouvertes » ou « couvertes » en se faisant passer pour l’original), et lorsqu’il s’agit d’erreurs
jugées telles par le critique, jugement qui se répercute sur les choix de traduction.

293
Jacqueline Henry. « De l’érudition à l’échec : la note du traducteur ». Meta : Journal des traducteurs 45, no 2
(2000) : 234.
294
Jean-René Ladmiral. « Sourcerers and Targeters ». In Jennifer K. Dick & Stephanie Schwerter (Éd.).
Transmissibility and Cultural Transfer: Dimensions of Translation in the Humanities. Stuttgart : Ibidem-Verlag,
2012, p. 26.
295
André Lefevere. Translation, Rewriting, and the Manipulation of Literary Fame, Op. cit., p. 112.

132
Les erreurs avérées

Lorsque Lévy écrit son texte, l’univers lovecraftien est encore fort mal connu, d’autant
plus que la grande originalité de l’auteur est de proposer un fantastique inédit abandonnant les
figures traditionnelles et familières des vampires, spectres et autres loups-garous. En outre,
toute créature peut se voir donner plusieurs noms – un nom étranger inventé de toute pièce, et
un « nom d’usage » inventé par les humains confrontés à ces créatures. Ainsi, Cthulhu,
Nyarlathotep, Azathoth (transcriptions approximatives de noms qui n’étaient pas destinés à
être prononcés par un appareil vocal humain) sont également les plus nébuleux « Great Old
Ones ». Il en résulte un risque de confusion pour le lecteur, d’autant que les liens entre les
nouvelles sont toujours relativement lâches, et rares sont les renvois explicites à des éléments
récurrents.
Maurice Lévy commet une erreur dans son ouvrage en confondant les « shoggoths »
de la nouvelle At the Mountains of Madness avec les « Profonds » (« Deep Ones ») de « The
Shadow Over Innsmouth », probablement du fait que les deux types de créatures sont décrits
comme menant des existences sous-marines296. Si la traduction corrige systématiquement
cette erreur, elle le fait sans le mentionner, ni en note, ni dans la préface, privilégiant ainsi
l’exactitude par rapport à l’œuvre analysée plutôt qu’à son texte-source, ce qui pose la
question du public pour lequel le traducteur traduit et des attentes et besoins du lecteur qu’il
anticipe. Une traduction littéraire réticente à arracher le lecteur à son immersion corrigerait ce
type d’erreur sans le mentionner, mais s’agissant ici d’un ouvrage critique, et même
universitaire à l’origine, le traducteur n’aurait-il pas pu (ou dû ?) se permettre un espace
d’intervention et de visibilité sous la forme d’un appareil critique qui mette en évidence les
modifications délibérées du texte-source ? Peut-on considérer qu’ici, Joshi se montre fidèle à
l’intention de Lévy en évitant d’alourdir un texte que l’auteur avait volontairement, par ses
remaniements, rendu moins aride et plus accessible afin de toucher un lectorat dépassant le
cercle universitaire ? Il s’agit plus vraisemblablement d’un indice révélant les véritables
priorités de Joshi, bibliographe soucieux de rétablir les références adéquates, pour lequel la
correction d’un élément erroné représente une amélioration ne méritant pas d’être signalée.

296
En revanche, Joshi ne repère ni ne corrige l’erreur faisant du toponyme « Kadath » une cité fabuleuse,
confusion issue d’une erreur de la première traduction française de The Dream-Quest of Unknown Kadath et que
Lévy cite ici pour résumer le récit : « Par trois fois Carter a tenté, au cours de ses rêves, d’atteindre Kadath, la
cité fabuleuse. » (p. 148). Joshi traduit : « Thrice had Carter tried, in the course of his dreams, to reach Kadath,
the fabulous city. » (p. 100).
Kadath est en fait une montagne vertigineuse et terrifiante située dans un désert glacé, et n’a donc rien
d’accueillant. On reviendra plus loin à la manière dont ce contresens fait pourtant aujourd’hui partie intégrante
de l’univers lovecraftien francophone.

133
Conscient de son rôle de « découvreur », Lévy propose une introduction à Lovecraft
dans toute son étrangeté non déflorée. Joshi, quant à lui, vise un lectorat averti, qui ne
s’intéressera à cette traduction que pour en savoir plus sur une œuvre appartenant d’ores et
déjà à son encyclopédie personnelle. De cette différence témoignent des détails
typographiques comme la ponctuation utilisée pour évoquer les éléments spécifiques de
l’œuvre : Lévy place les noms de créatures entre guillemets en français, y ajoutant parfois des
majuscules, ce qui renforce l’aspect citationnel et donc exclusif à l’œuvre de Lovecraft :
« Maigres Bêtes de la Nuit », « shoggoths », « gugs », « shantaks », « ghasts » (p. 81). Seules
les ghouls sont traduites par « vampires », sans guillemets puisque le mot-cible désigne une
créature entrée dans l’imaginaire partagé297. Joshi, en revanche, efface systématiquement les
guillemets, réduisant leur altérité et leur étrangeté en les intégrant dans le flot de la langue.
Seuls les « Deep Ones » bénéficient de majuscules, sans doute parce qu’en tant
qu’humanoïdes, ils représentent un peuple plutôt qu’un type de monstres. Joshi ne conserve
les guillemets que s’il s’agit d’une véritable citation (« the blasphemous lunar entities »). Ces
modifications sont révélatrices de l’évolution de la place de plus en plus importante qu’a prise
l’œuvre lovecraftienne dans le champ littéraire entre le début des années 1970, lorsque Lévy
écrit, et la fin des années 1980, lorsque Joshi traduit.

Les erreurs estimées : l’oppression d’un récit unique ?

L’un des points saillants de la préface de Joshi met en avant une certaine mission qu’il
se donne, à savoir remettre à jour le texte de Lévy en le « nettoyant » des vues erronées qui
circulaient à l’époque et qu’il impute exclusivement à l’action d’August Derleth :

Lévy was, in 1972, working from seriously erroneous views about the myth-cycle propagated
by August Derleth, and the combined work of such scholars as Dirk W. Mosig, Richard L.
Tierney, Robert M. Price, and David E. Schultz has cleared away the Derlethian encrustations.
[…] Lévy’s bibliography contained […] a chronology of Lovecraft’s fiction which –
unbeknown to him or anyone else at the time – is not by Lovecraft but by August Derleth and
therefore contains many errors. (p. 8)

297
Lévy suit en cela la première traduction française. Depuis, le terme de « goule » (créature issue du folklore
arabe) a été popularisé dans la culture occidentale, d’abord dans Le Vampire de Paul Féval (1856) qui fait de la
goule la femelle du vampire (d’où la première traduction française, qui pouvait susciter une image faussée dans
l’esprit du lecteur assimilant vampire et Dracula, les goules de Lovecraft ne ressemblant en rien à des êtres
étranges mais fascinants se nourrissant du sang de leurs victimes), puis par les jeux de rôles Donjons et Dragons
et L’Appel de Cthulhu dans les années 1970 et 1980, qui font des goules de monstrueux nécrophages. Les
traductions françaises récentes des nouvelles de Lovecraft emploient le mot « goule », préservant la dimension
orientalisante forte de l’œuvre. Voir chapitre 5, infra.

134
C’est donc une « purge anti-Derleth » qui est annoncée et même revendiquée afin de retrouver
la vérité dissimulée sous les « incrustations derlethiennes ». Joshi profite des transformations
induites par la traduction pour appliquer une certaine censure et pour réorienter le texte-source
en accord avec sa propre interprétation de l’œuvre analysée. Il s’agit d’un exemple patent de
« cultural editing », selon les termes d’André Lefevere, qui identifie ce procédé par
l’application d’une double stratégie : d’une part, il s’agit de persuader le lecteur que les
apports de la figure à exclure étaient tous uniformément inappropriés, voire dommageables ;
d’autre part, il faut expliquer pourquoi cette figure a pu rencontrer le succès auparavant et ôter
toute culpabilité à ses contemporains pour ne pas avoir décelé son inadéquation298. C’est ce
que fait Joshi dans le passage cité ci-dessus en dénonçant le caractère trompeur et allographe
de la chronologie proposée par Derleth.
Le chapitre que Lévy consacre au Mythe de Cthulhu subit, quoique Joshi s’en défende,
une profonde réécriture qui induit coupes, déplacements, voire substitution d’éléments du
texte-source. Le rôle de traducteur se subordonne entièrement à celui du spécialiste, ainsi que
l’on peut le voir dans les exemples suivants299.

« Tous mes contes », écrit l’auteur « si hétérogènes les uns par rapport aux autres qu’ils
puissent être, se basent sur une croyance légendaire fondamentale qui est que notre monde fut à
un moment habité par d’autres races qui, parce qu’elles pratiquaient la magie noire, furent
déchues de leur pouvoir et expulsées, mais vivent toujours à l’extérieur, toujours prêtes à
reprendre possession de cette terre. » (p. 118)

“All my stories”, wrote the author, “are based on the fundamental premise that common laws
and interests and emotions have no validity or significance in the cast cosmos-at-large … To
achieve the essence of real externality, whether of time or space or dimension, one must forget
that such things as good and evil, love and hate, and all such local attributes of a negligible and
temporary race called mankind, have any existence at all.” [Lovecraft to Farnsworth Wright, 5
July 1927 (Selected Letters II. 150)]. (p. 81)

(1) Substitution : Cette citation a été abondamment reprise et partagée, et elle est
aujourd’hui connue comme la Black Magic Quote300. Elle fait partie des « mythes » attachés à
l’œuvre de Lovecraft dénoncés par le site The H. P. Lovecraft Archive (géré entre autres par
Joshi)301. Traduite ici par Lévy, qui l’a trouvée citée par August Derleth dans sa préface au

298
André Lefevere. Op. cit., p. 115.
299
Pour une vision globale de ces deux pages, caractéristiques des manipulations à l’œuvre, la version complète
du texte-source et de sa traduction se trouve à la fin de ce volume, annexe 1 p. 436.
300
Voir David E. Schultz. « The Origin of Lovecraft’s ‘Black Magic’ Quote ». Crypt of Cthulhu, n° 48 (1987) :
9-13.
301
S. T. Joshi. « H.P. Lovecraft Misconceptions ». hplovecraft.com. 14 mai 2011. Web. Consulté le 25 nov.
2016.

135
recueil The Dunwich Horror and Others302, elle vient en fait à l’origine d’une lettre d’un
correspondant de Lovecraft, Harold Farnese – dans laquelle lui-même citait imparfaitement
un échange qu’il avait eu avec Lovecraft. L’absence de référence bibliographique dans le
texte-source rend cette erreur d’autant plus difficile à déceler pour le lecteur se fiant à
l’expertise de Lévy. Joshi milite pour la dissipation de ce « mythe » en la remplaçant sans
autre forme de procès par une citation canonique autographe, référence à l’appui. Or la
citation cherchait à illustrer le propos de Lévy qui voulait reconstituer une trame globale ;
celle de Joshi déplace l’argument au niveau de la cohérence métaphysique, et non narrative,
du mythe lovecraftien.

(2) Déplacements : le texte-source semble ici réduit à un matériau brut dans lequel le
traducteur peut tailler d’énormes blocs qu’il déplace afin de suturer le texte-cible.
L’enchaînement logique en est bouleversé :

Il est possible, en pratiquant certains rapprochements et recoupements, de reconstituer une vaste


fresque, une « saga » aux dimensions cosmiques dont chaque conte représenterait un épisode.
L’inconvénient évident de ce procédé est de rationnaliser ce qui, par essence, ne doit pas l’être.
Mais il peut n’être pas inutile de projeter quelque clarté, à des fins pratiques, sur cet
enchevêtrement inouï d’images et de formes déroutantes. À quelques omissions ou
contradictions près, voici comment pourrait se lire le mythe global, reconstitué. […]
Ces « Grands Anciens » sont trop nombreux pour que nous puissions tous les citer. Du reste,
le « Mythe de Cthulhu » n’est pas l’œuvre exclusive de Lovecraft ; d’autres y ont contribué, ses
amis et disciples Clark Ashton Smith, Frank Belknap Long, Robert E. Howard, August Derleth,
Robert Bloch le cinéaste et bien d’autres encore, chacun créant et animant de nouveaux
personnages. Nous n’évoquerons ici rapidement que ceux qui sont de l’invention de Lovecraft.
(p. 118-119)

By making some comparisons and tests, it is possible to reconstruct a vast fresco, a cosmic-
dimensioned “saga” in which each tale would represent an episode. The obvious drawback in
this procedure is in rationalizing what in essence ought not to be rationalized.
Moreover, the Cthulhu Mythos is not the exclusive work of Lovecraft; others have contributed
to it – his friends and disciples Clark Ashton Smith, Frank Belknap Long, Robert E. Howard,
August Derleth, Robert Bloch the scenarist, and many others, each creating and animating new
characters. But it may be useful to shed some light, for practical ends, on this unheard-of
jumble of baffling images and forms. At the risk of some omissions and a few
contradictions, let us see how this universal myth can, if reconstituted, be read. (p. 80)

Là où Lévy propose en premier lieu une trame qui unifierait de manière cohérente la
cosmologie et l’histoire du monde fictionnel lovecraftien, avant de procéder à un catalogue de
ses principales divinités, le texte de Joshi annonce une saga reconstituée (« it is possible to
reconstruct a vast fresco, a cosmic-dimensioned saga ») pour enchaîner directement sur

302
Publiée pour la première fois par Arkham House en 1963, cette édition fut révisée par Joshi en 1985, et
l’introduction de Derleth fut remplacée par deux autres, l’une de la main de Joshi, l’autre de Robert Bloch.

136
l’aspect multi-auctorial de l’univers fictionnel. Le paragraphe qui concerne les autres
contributeurs au « Mythe » arrivait bien plus tard dans le texte de Lévy où il lui servait à
justifier des limites de son étude, qu’il n’étendait pas au-delà des créations de Lovecraft lui-
même. En le déplaçant, Joshi réaffirme le caractère multiple et éclaté du phénomène littéraire
qu’est Lovecraft, et ajoute un argument à la difficulté d’en proposer une vision unifiée.

(3) Coupes : rendant palpable les principes qui sous-tendent cette traduction, Joshi
efface les « incrustations derlethiennes » en omettant toute référence à la trame narrative
unifiante du conflit entre Grands Anciens et Anciens Dieux, qu’il juge comme parasite. Il
réitère cette stratégie pour chacune des divinités décrites tour à tour, ici Azathoth :

Au sommet de la diabolique hiérarchie, il faut citer AZATHOTH, [qui a excité et mené les
“Grands Anciens” dans leur rébellion et que les “Anciens Dieux” ont châtié non pas en
l’emprisonnant mais en le reléguant dans les “Espaces Extérieurs” et surtout en le rendant]
aveugle et idiot. Installé au cœur du Chaos Originel, c’est Lui qui préside aux destinées
humaines : voilà qui explique la radicale absurdité du monde. (p. 118-120)

At the summit of this diabolical hierarchy, we must name Azathoth, the “blind and idiot” god.
Installed at the heart of Ultimate Chaos, it is he who presides over human destiny; in this way is
the radical absurdity of the world explained. (p. 81)

Le même procédé est utilisé dans le passage concernant Cthulhu, dont Lévy nous dit que
« c’est Lui qui donne son nom au mythe et c’est assez dire son importance, placé qu’il est au
cœur même de l’univers lovecraftien » (p. 122). On ne s’étonnera pas de la disparition de
cette phrase en traduction, Joshi ayant proposé dans ses propres travaux que l’appellation
impropre de « Mythe de Cthulhu » soit remplacée par un plus exact « Mythe de
Lovecraft »303. Enfin, l’effacement de la majuscule aux pronoms désignant les divinités, qu’il
s’agisse d’Azathoth ou de Cthulhu trahit dans le texte-cible la voix d’un traducteur par
ailleurs connu pour son engagement en faveur de l’athéisme.

André Lefevere identifie plusieurs zones du champ littéraire où se pratiquent réécritures


et manipulations : anthologies, biographies, historiographies, choix d’édition, et bien sûr
traduction. En œuvrant dans tous ces domaines à la fois, Joshi impose sa vision de l’œuvre
lovecraftienne à laquelle il est difficile d’échapper, et joue de son autorité pour réduire au
silence les discours contradictoires. Prenons à titre d’exemple l’ouvrage publié en 2014 par
John Haefele visant à réhabiliter la figure d’August Derleth, et dénonçant l’acharnement dont

303
S. T. Joshi. Qu’est-ce que le « Mythe de Cthulhu » ? Op. cit., p. 9.

137
ce dernier a été victime, notamment dans les essais de Joshi. Haefele propose une double
métaphore intéressante qui permet de faire coexister les points de vue de Derleth et Joshi, à
défaut de les réconcilier : Derleth aborderait le Mythe suivant une logique agrégeante, comme
on manipule l’argile en ajoutant de la matière afin d’obtenir une forme finale par un processus
accumulatif, tandis que Joshi suivrait un principe de réduction, comme un sculpteur qui taille
petit à petit dans la matière superflue pour atteindre la forme souhaitée304. La critique sans
concession de Joshi à l’égard de cet ouvrage parle d’elle-même :

August Derleth is now an irrelevance in the study of H. P. Lovecraft. […] I am sorry to report
that John D. Haefele does not have the training or the background to be a literary critic or
scholar. He is a faux critic, aping the style and mannerisms of professionals but not getting it
quite right. (In that sense, he bears to real critics exactly the relation that Derleth bears to
Lovecraft—a third-rate imitator.) […] Only the critically naïve—or inept—could find virtues in
this mass of sub-literary rubbish305.

Le poids du nom et du discours de Joshi sont là encore incontournables, du fait du capital


symbolique qu’il a su amasser au fil du temps et qui a contribué à la constitution et à la
définition de frontières « lovecraftiennes » au sein du champ littéraire, processus qui est
toujours le « produit d’une longue série d’exclusions306 ». Joshi détient en quelque sorte le
monopole du pouvoir de consécration dans ce domaine, de sorte que, par un retour de bâton
assez ironique, lui-même se voit la cible de réécritures à des fins de marketing. Sa caution
étant indispensable pour valider et légitimer tout ouvrage de critique lovecraftienne, la
quatrième de couverture du livre de Haefele isole et reconstruit soigneusement une citation au
sein de cette critique au vitriol, citation qui peut, de manière fort commode, s’interpréter
positivement ou non selon ce que le lecteur imaginera remplir le vide ménagé par les points
de suspension : « …exhaustive treatment… it appears to kick my butt on nearly every
page… ».
Il est traditionnellement admis en littérature que les traductions vieillissent, tandis que
les originaux seraient intemporels. Que nous dit le cas de Lévy traduit par Joshi concernant
les textes scientifiques en général, et d’exégèse littéraire en particulier ? Les réécritures
auxquelles se livrent Joshi trahissent une volonté d’effacer l’obsolescence du texte-source, de
le « mettre à jour » afin de lui restaurer une valeur critique incontestable. Elles mettent en
lumière l’ancrage de tout texte critique dans une historiographie qui constitue un champ en
évolution, et dont le contexte définit les « règles du jeu », la traduction en étant le produit.
304
John D. Haefele. A Look Behind the Derleth Mythos. Op. cit., p. 436.
305
S. T. Joshi. « JOHN D. HAEFELE. A Look Behind the Derleth Mythos: Origins of the Cthulhu Mythos.
Reviewed by S. T. Joshi ». stjoshi.org. Web. Consulté le 23 avril 2014.
306
Pierre Bourdieu. Les Règles de l’art. Op. cit., p. 366.

138
Souscrivant à la thèse de l’interprétation minimale, Jean-René Ladmiral affirme que la
tâche du traducteur se distingue absolument de celle du critique et n’implique aucunement de
se livrer à une synthèse critique du texte-source. Il n’y voit qu’un cas qui fasse exception :
« Sauf quand il est en même temps préfacier et spécialiste, le traducteur n’a pas à se
transformer en commentateur : il lui faut ‘seulement’ accompagner le mouvement d'une
écriture à laquelle il aura à donner la réplique307. » Ce qui est sous-entendu ici, c’est que le
traducteur ne peut se faire critique qu’à la double condition d’avoir les connaissances
suffisantes pour le faire, et de s’en expliquer ouvertement dans l’espace de visibilité dévolu à
cet effet, celui de la préface. Par cette concession, Ladmiral reconnaît la possibilité pour le
critique de ménager une éthique d’exactitude en rendant visible les processus mis en œuvre au
sein de la traduction. Cependant, cela ne le dispense en rien de la nécessité d’appliquer avant
tout une éthique de la traduction, qui est la tâche première qu’il se donne. Cela implique de
s’interroger sur les enjeux même de la traduction scientifique, et non seulement sur le
domaine d’expertise concerné, si pointu soit-il.
Andrew Chesterman a montré qu’il existe plusieurs modèles d’éthique du traducteur,
en fonction de la valeur adoptée en priorité (vérité, loyauté, compréhension, confiance)308.
Pour pallier ce relativisme, il propose en guise d’alternative une « éthique de l’engagement »,
qui consisterait pour le traducteur à défendre les valeurs de la pratique traductive en
s’efforçant au mieux d’être un bon traducteur. Or, Joshi ne traduit pas en traducteur conscient
des enjeux de sa position, et s’il s’inscrit bien comme membre dévoué attaché à enrichir une
communauté, c’est exclusivement au service des études lovecraftiennes. Cela n’empêche pas
cette traduction de comporter certaines faiblesses quant au recul objectif attendu d’un critique
et universitaire, du fait du manque de visibilité des processus de transformation à l’œuvre dont
pourrait rendre compte un appareil critique permettant de démêler le texte-source du texte-
cible. En fin de compte, le traducteur/critique est tiraillé entre les deux pôles d’une expérience
schizophrène. Et l’aval de l’auteur du texte-source, remercié en préface pour avoir « examiné
et corrigé » l’intégralité de la traduction, ne suffit pas à restaurer l’éthicité de celle-ci, exégèse
inavouée d’une exégèse. La traduction d’un texte critique ne répond pas aux mêmes
contraintes que la traduction de textes de fiction, ainsi que nous avons cherché ici à le
démontrer. Nous nous tournons à présent vers la traduction dite « littéraire » à proprement
parler.

307
Jean-René Ladmiral. Op. cit., p. 231.
308
Andrew Chesterman. « Proposal for a Hieronymic Oath. » The Translator 7, no 2 (2001) : 139-154.

139
II. L’auteur e(s)t le traducteur : Dunsany au miroir de Julien Green

Notre corpus comporte un autre ouvrage préfacé par un spécialiste universitaire. Il


s’agit du recueil Merveilles et Démons de Lord Dunsany, traduit par Julien Green. Pourtant,
force est de constater que le préfacier ici n’est pas la source du capital symbolique que l’on
cherche à conférer à l’auteur traduit. La préface, allographe, est signée Giovanni Lucera,
connu pour être spécialiste, non pas de Dunsany, mais de Green en tant qu’auteur canonique.
Le parcours éditorial de ce recueil s’avère extrêmement révélateur de la manière dont le
prestige qui vient auréoler le nom d’un auteur influe sur les choix de traduction, de sélection,
de publication et de diffusion d’une œuvre, notamment par sa mise en livre, ce qui inclut les
outils paratextuels. De plus, à l’instar de Joshi qui voit sa pratique traductive influencée par
son statut de critique de poids, Green possède lui aussi un habitus issu de sa position au sein
du champ littéraire français, à la fois périphérique (de par ses liens familiaux avec les États-
Unis, qui lui confère une certaine « étrangèreté ») et centrale (du fait de son éducation et sa
pratique littéraire qui le mènera à être élu membre de l’Académie Française). Se fait jour un
complexe réseau de facteurs ayant motivé la naissance du recueil Merveilles et Démons, que
ce soit dans la zone-frontière que représente le paratexte ou au cœur du texte traduit lui-
même, écheveau que nous allons ici nous efforcer de démêler.

1. Le paratexte, zone de cohabitation

L’histoire qui lie Green à Dunsany semble l’illustration parfaite de la « pulsion de


traduire » bermanienne, pulsion individuelle qui pousse un traducteur vers une œuvre, faisant
de lui le représentant de « toute une communauté dans son rapport avec une autre
communauté et ses œuvres309 ». Cette histoire est ici narrée par Lucera dans sa préface sur un
ton proche du conte de fée, qui nous décrit le croisement providentiel entre deux auteurs qui
jamais ne se rencontrèrent en personne, mais qu’unit leur amour du rêve : c’est en 1923, alors
qu’il poursuit ses études aux États-Unis, que Julien Green découvre le recueil A Dreamer’s
Tales ; « si captivant fut-il pour le jeune étudiant plongé dans ses rêves que celui-ci désira le
traduire310 ». Green lui-même nous offre la réminiscence de cet épisode dans une conférence

309
Antoine Berman. L’Épreuve de l’étranger. Op. cit., p. 283.
310
Giovanni Lucera. « Préface ». MD, 8.

140
qu’il donna bien des années plus tard, avec quelques nuances toutefois qui viennent remettre
en cause la fulgurance de la naissance du projet telle que décrite par Lucera :

Je fus déconcerté par le nombre de livres que je n’avais pas lus et qui s’étaient écrits depuis ma
naissance, et par une inspiration bizarre, je demandai à Miss Beach, que je ne connaissais pas,
de m’indiquer un livre anglais à traduire en français. Miss Beach était une Anglaise mince et
calme. Elle secoua la cendre de sa cigarette et répondit sans hésiter : Zuleika Dobson. Je la
remerciai et sortis, car avec moi la conversation mourait de mort violente, violente et subite.
Mais je ne suivis pas le conseil de Miss Beach, parce que ce nom de Zuleika Dobson ne me
plaisait pas, et je choisis, au lieu du roman de Beerbohm, un volume de contes de lord Dunsany.
J’en traduisis une dizaine que j’envoyai à la Nouvelle Revue française avec la certitude qu'une
lettre de félicitations allait m’arriver dans la semaine311.

Ainsi, si l’on se fie au compte-rendu de Green, la « pulsion de traduire », qu’il met sur le
compte de l’irrationnel en la qualifiant d’« inspiration bizarre », ne naît pas de sa lecture de
Dunsany, mais la précède. Ce désir de traduire, pratique annexe de la littérature, est donc
d’abord sans objet, ce qui donne lieu à une quête en terre vaste et inconnue (« les livres que je
n’avais pas lus ») et à une nécessité de lecture dans le but de trouver « le bon livre ». En
termes de sélection, Green s’en remet d’abord au hasard en demandant conseil à une libraire
(qu’il ne connaissait pas, ni elle ni ses goûts en matière de littérature) mais le résultat ne le
satisfaisant pas, ce sont des critères purement subjectifs qui prennent le dessus – en
particulier, l’euphonie du nom de l’auteur en premier lieu, même si ce choix a probablement
été consolidé par le contenu de l’œuvre dans un second temps.
Sous couvert de fournir davantage de détails contextuels, Lucera glisse dans son texte
un certain nombre d’autres noms célèbres qui vont venir ajouter au capital symbolique d’ores
et déjà porté par celui de Green. Tout d’abord, comme pour Joshi avec Lévy, il semble
primordial de mentionner que l’auteur a donné son approbation au projet de traduction.
L’absence de publication du recueil traduit par Green avant la mort de Dunsany en 1957 ne
lui permit pas d’en approuver le produit fini, mais Lucera n’oublie pas de signaler qu’un
échange épistolaire eut lieu entre le jeune Green et Lord Dunsany, qui lui donna sa
bénédiction en se disant « heureux d’être traduit pour la première fois en français, dans cette
langue admirable » (MD, 9). Suivent de grands noms issus du canon littéraire anglophone,
Blake et Joyce, que Green a également contribué à faire connaître en France – ce qui atteste
évidemment d’un goût sûr en la matière.
Enfin, sont aussi mentionnés les agents ayant précédé Green dans la tâche de faire
traverser les frontières à Dunsany : Padraic Colum, Yeats et les autres figures du renouveau

311
Julien Green. Œuvres complètes III. Paris : Gallimard, 1973, p. 1447-1448.

141
celtique qui « essayai[en]t de faire don à l’Amérique d’un visionnaire irlandais » (Ibid.). Sans
grande surprise, on y retrouve Lovecraft, dont se serait soudain souvenu le fils de Green en
redécouvrant le manuscrit des traductions endormi dans un carton – élément de contexte qui
n’est pas sans rappeler le trope romantique du « manuscrit trouvé » à l’origine de très
nombreuses pseudo-traductions. Une double-caution littéraire, française et américaine,
apparaît par le biais de lectures communes et d’un enthousiasme partagé, qui se transmet en
outre à la génération suivante : le préfacier nous informe qu’Eric Green, en exhumant ces
traductions, se remémore un texte de Lovecraft qui rejoint les remarques faites par son père.
Le titre n’est pas donné (il s’agit de The Supernatural in Horror and Literature) mais l’essai
est cité de manière à présenter Dunsany sous ses traits d’auteur mythopoétique : « créateur
d’une nouvelle mythologie, […] il est le sésame et la clef qui ouvrent les riches cavernes du
rêve et du souvenir dont on ne saisit que les fragments » (MD, 10). Pour le lecteur ayant déjà
aperçu la mention « contes fantastiques » sur la couverture, cette mention de Lovecraft est en
elle-même promesse de merveilleux et de poésie. Au fil de la préface, l’histoire de cette
traduction se construit presque comme une fiction, avec ses rebondissements, actes manqués,
rencontres avortées et coïncidences que l’on jurerait signes du destin312.
On repère ailleurs au sein de l’appareil paratextuel la même démarche visant à faire
cohabiter Green et Dunsany, non pas comme un auteur et son traducteur, mais bien comme
deux auteurs placés sur un pied d’égalité. Sur la quatrième de couverture, Dunsany est
présenté ainsi : « Aristocrate irlandais, joueur de base-ball313 et inventeur de mondes
sidéraux » ; un rythme ternaire qui met en évidence son statut social, son appartenance au
monde anglo-saxon, et son ampleur littéraire qui touche au cosmique. L’intérêt qu’on devrait
lui porter est justifié par les grands noms qui l’ont admiré dès leurs débuts : l’inévitable
caution de Lovecraft qui « le découvrit à 17 ans, l’imita et le considéra comme son modèle »
ainsi que Julien Green qui à sa lecture fut pris du désir de le traduire « sur-le-champ ».
Présenté comme inclassable, et doué d’une imagination qui dépasse les rêves les plus fous,

312
Le destin, que Green a ailleurs qualifié de « jeu complexe et tragique dont nous ignorons la règle (préface à
Varouna in Œuvres Complètes II. Paris : Gallimard, 1973, p. 1484). On peut voir dans cette citation une autre
trace des aspirations communes à Green et Dunsany : rappelons la courte préface de The Gods of Pegāna, qui
jette les fondements de l’univers mythopoétique précisément sur cette même prémice, le jeu cosmique et
l’indifférence du cosmos – que l’on retrouve également au cœur du mythe de Lovecraft :
In the mists before THE BEGINNING, Fate and Chance cast lots to decide whose the Game should be;
and he that won strode through the mists to MANA-YOOD-SUSHAI and said: ‘Now make gods for Me,
for I have won the cast and the Game is to be Mine.’ Who it was that won the cast, and whether it was
Fate or whether Chance that went through the mists before THE BEGINNING to MANA-YOOD-
SUSHAI—none knoweth. (GP, 535)
313
Dunsany est pourtant plus chasseur ou joueur d’échecs que de base-ball. La provenance de cette information
et le choix de sa mise en valeur restent obscures.

142
Dunsany est défini, dans le paratexte, comme un auteur à la croisée du fantastique et de la
science-fiction qui chez lui « ne font qu’un ». Des termes clés soulignés par une mise en
italiques promettent une expérience intense et inédite (« ni avion ni fusée ne saurait mener
aussi vite aussi loin », « un mot, et nous basculons ailleurs », « nous voici sur le point de
réaliser le désir d’être autre »). Le tout est ponctué par un mot du traducteur lui-même, qui dit
s’être laissé happer par cette écriture, et propose au lecteur de lui servir de guide éclairé :
« Personne ne s’étonnera que Julien Green, expert en rêves et en cauchemars, nous dise
aujourd’hui : ‘Si j’étais vous... j’ouvrirais ce livre.’ » Le livre donc, est cautionné à la fois par
Green l’écrivain – le confrère, l’égal – et par Green traducteur, ambassadeur de l’œuvre.
Faire cohabiter les deux noms dans le paratexte du livre est une nécessité pour que le
transfert de capital symbolique porté par le nom de Green et conféré à celui de Dunsany
fonctionne – un traducteur anonyme ou invisible ne saurait obtenir cet effet immédiat, destiné
au public (c’est-à-dire à tous ceux qui poseront les yeux sur l’ouvrage) et non pas seulement
au lecteur. Sur la couverture, les deux noms sont empilés comme séparés par un miroir –
même longueur, même taille, même police d’écriture. Seule la couleur change, le nom du
traducteur apparaît en vert (Green, symboliquement, ou au contraire très littéralement, traduit
par la couleur verte ? Et pourquoi pas aussi y déceler une évocation de l’Irlande, identifiée
comme terre natale du texte-source ?). Quant à la préface, elle appuie le trait par son titre,
« Face à face de deux visionnaires », qui cherche à élever dans l’esprit du lecteur un Dunsany
méconnu au rang d’écrivain de la même trempe que son prestigieux traducteur.
Si Lucera, conscient de sa responsabilité de préfacier, s’est manifestement renseigné
sur Dunsany, comme en témoignent les nombreux éléments biographiques qu’il fournit,
certains détails du paratexte (peut-être laissés au soin de l’éditeur) trahissent que la préférence
va néanmoins à la mise en valeur de Green. On repère des erreurs dans la datation des recueils
originaux, A Dreamer’s Tales et The Book of Wonder (1905 et 1907 au lieu de 1910 et 1912) ;
et plus révélateur encore, en fin d’ouvrage, la rubrique intitulée « Du même auteur » donne la
liste des ouvrages de Green, et non de Dunsany.
La préface se donne donc pour tâche de justifier le projet de traduction de Green en le
présentant comme traducteur idéal de Dunsany, notamment du fait de leurs influences
communes qui font de l’un le double de l’autre. Le texte-cible se présente comme une
renaissance au monde de l’œuvre dans une autre langue :

[Dunsany] ne pouvait mieux trouver que le jeune Green pour entrer parfaitement dans ses
songes et les rendre avec exactitude. Les répétitions voulues par le Lord irlandais venaient droit
des périodes et des cadences de la Bible anglaise ; de son côté, Julien Green parle dans ses livres

143
autobiographiques de la fascination exercée sur lui dès son enfance par la King James. Ainsi
donc un fonds commun, l’ascendance celtique et anglo-saxonne, les mêmes dispositions à
l’invisible et à la réalité d’un monde intérieur ne pouvaient que donner cette osmose d’une
œuvre non pas traduite, mais recréée dans une autre langue. (DM, 12-13)
.
Très sensible aux changements de perception de soi que génère le choix de changer de langue
d’écriture, Green évoque ailleurs le problème de l’écrivain en exil qui doit « renaître » dans
une langue qui n’est pas la sienne – lui-même en a fait l’expérience lorsque, ayant commencé
à écrire un livre en français, puis recommencé en décidant de s’auto-traduire, il constate
qu’« en anglais, [il est] devenu quelqu’un d’autre314 ». En effet, si le français a toujours été sa
langue d’écriture de prédilection, il a néanmoins usé de l’anglais, notamment dans son journal
et ses essais pendant les périodes où il se trouvait physiquement aux États-Unis.
Giovanni Lucera a lui-même édité Le langage et son double, qui contient de
nombreuses réflexions de Green sur sa conception de la traduction (il ne parle pas de
Dunsany, mais évoque sa pratique d’auto-traducteur et ses traductions en anglais des poèmes
de Charles Péguy), réflexions notamment analysées par Marinella Mariana qui identifie Green
comme un adepte de la conception moderne de la traduction défendue notamment par André
Lefevere, Walter Benjamin ou Henri Meschonnic315. La traduction est pour lui une nouvelle
création, une nouvelle écriture, et même réécriture. Le traducteur est ici bel et bien un auteur à
part entière, et échappe à sa condition traditionnellement vue comme subalterne face à la
fétichisation de l’auteur du texte-source. Ce qu’affirme cette préface, c’est que la voix
française que le lecteur s’apprête à entendre est bien celle de Green, qui traduit sur la base de
son identité profonde avec l’auteur irlandais. On nous promet ici une traduction placée sous le
signe de ce que Lawrence Venuti a nommé le simpatico, à savoir : « an underlying
sympathy ». Cela recouvre un idéal de traduction qui veut que le traducteur ne se contente pas
d’apprécier l’auteur qu’il traduit, mais ressente à son égard un véritable rapport d’identité316.
Dès lors, l’auteur s’incarne en quelque sorte dans le traducteur et le processus de traduction
vient dédoubler le processus créatif par lequel le texte-source a vu le jour.
Notons que Venuti finit par réprouver cet idéal qui relève selon lui des stratégies de
domestication de l’étranger visant à rendre la traduction invisible : « The voice that the reader
hears in any translation made on the basis of simpatico is always recognized as the author’s,

314
Julian Green. Le Langage et son double. Trad. Julien Green. Paris : Fayard, 2004, p. 197.
315
Marinella Mariani. « Julien Green : la langue de l’Europe. Esprit et écho ». In Daniela Fabiani & Danilo
Vicca (Dir.). Julien Green et l’Europe. Paris : Éd. le Manuscrit, 2012, p. 66.
316
Lawrence Venuti. The Translator’s Invisibility: a History of Translation. Translation Studies. Londres ; New
York : Routledge, 2008 [1995], p. 237.

144
never as a translator’s, nor even as some hybrid of the two317. » Or dans cette préface, c’est
tout l’inverse : il s’agit bien de mettre en œuvre une stratégie visant à s’assurer que la
traduction bénéficiera au maximum du crédit que peut lui conférer le nom prestigieux de
Green, écrivain. Si sa sensibilité commune avec Dunsany sert à justifier qu’il se fasse
traducteur, sa visibilité est donc primordiale. Et celle-ci n’est pas limitée au paratexte : la
pratique traductive de Green est marquée par un bilinguisme qui est « sa condition de vie
caractéristique318 » – autrement dit, qui fait partie intégrante de son habitus d’auteur et de
traducteur – et qui s’avère éminemment visible dans les textes-cibles qui constituent ce
recueil.

2. Un bilinguisme visible : maladresse ou résistance ?

Il existe dans les archives de Julien Green un dossier complet concernant la genèse de
Merveilles et Démons. Mis aux enchères en 2011 par son fils adoptif, celui-ci n’a pas trouvé
preneur. Il nous a été impossible de le retrouver pour le consulter ; le catalogue de la vente
donne toutefois quelques détails intéressants en ce qui concerne la genèse du recueil, mettant
au jour les diverses étapes de sa constitution qui s’étalent sur plus d’un demi-siècle. Ce
dossier comporte les textes autographes ayant servi à l’édition de 1991. Green a bien
commencé par traduire à la main, en 1923, ainsi qu’il le mentionnera plus tard (sont inclus
« Les Mendiants » et « La Folie d’Andelsprutz »). Sont également présents des textes tapés à
la machine et corrigés de sa main, datés de la même période, parmi lesquels on trouve les
nouvelles suivantes : « Les Spectres », « Le Hashishin », « La Ville paresseuse », « Le
Champ », « Le Sabre et l’Idole », « Le Corps en peine », « Sur terre » (le catalogue n’est pas
exhaustif et la liste se termine par « etc. »).
De tout ceci, retenons que Green n’a pas entrepris de traduire dans l’ordre proposé par
l’édition américaine du recueil, mais a sans doute opéré une première sélection en fonction de
la force d’affinité ressentie avec certains des contes plutôt qu’avec d’autres, notamment les
textes à échos bibliques (« Les Mendiants », « La Ville paresseuse ») ou allégoriques (« Sur
terre »). « Le Corps en peine » évoque la souffrance de l’écrivain incapable de rendre justice
par sa plume aux visions merveilleuses que lui dicte son âme, et « Les Spectres » fait
apparaître au narrateur un groupe d’âmes tourmentées par la meute de leurs péchés. Green n’a

317
Ibid., p. 238.
318
Marinella Mariani. Op. cit., p. 64.

145
que peu écrit à l’époque, mais nul doute que l’habitus issu de son éducation religieuse a joué
ici un rôle prépondérant.
Cette aventure se termine de manière peu satisfaisante pour le jeune aspirant traducteur :

Il n’y eut pas de lettre de félicitations ou autre, il y eut dans mon courrier, deux ou trois
semaines plus tard, le texte de ma traduction avec le mot Non au crayon rouge sur la première
page. Et c’est peut-être pour cela que je ne suis pas devenu traducteur319.

Cet échec s’intègre donc brutalement à son habitus d’écrivain puisqu’il lui impute sa perte
d’intérêt pour la pratique de la traduction. Green abandonne son projet, et celui-ci ne refera
surface que cinquante ans plus tard : le dossier Merveilles et Démons comporte en effet « les
textes manuscrits d’une dizaine de « Contes », traduits en français par Julien Green et
transcrits par Éric Green sous la dictée de Julien (note d’E. G.) dans les années 80320 ». La
moitié des textes ont donc été traduits une fois Green consacré en tant qu’écrivain français de
premier ordre, fort d’une pratique d’écriture de plusieurs décennies.
Marinella Mariani distingue trois périodes dans l’acquisition et le perfectionnement de
la pratique traductive de Green : il commence à traduire Dunsany dans la première période
alors que « presque adolescent encore, […] il n’a ni les instruments ni les connaissances
nécessaires pour pouvoir se traduire321 ». Le recueil tel qu’il nous est accessible aujourd’hui a
subi de nombreuses révisions et corrections au cours de la troisième période, celle de la
publication du Langage et son double, ouvrage bilingue et auto-traduit où se dévoile la
dichotomie entre son persona d’auteur et son persona de traducteur, encore une fois via le
paratexte, par un dédoublement de son nom accompagné d’un changement d’orthographe :
« Julian Green traduit par Julien Green ». Cette troisième phase est la période de la réécriture
dans deux langues à la fois : « Green devient éminemment sensible aux résonances bilingues
qui se font écho en lui, dès ses premières années d'enfance et qui se répondent, dans un subtil
jeu de miroirs, dans les textes qu’il a écrits322. » Ce recueil porte donc en lui-même sa propre
retraduction par le biais des corrections tardives qui y ont été apportées, et la « première
traduction », la traduction originale, est à jamais absente, inaccessible.
Ainsi qu’il a été évoqué plus haut, il apparaît très rapidement à la lecture que le texte-
cible ne se présente pas comme une traduction cherchant à s’effacer en suivant les normes de
la fluency que dénonce Venuti. La genèse en plusieurs étapes de cette traduction pose donc

319
Julien Green. Œuvres complètes III. Paris : Gallimard, 1973, p. 1447-1448.
320
Godeau, Antoine & Frédéric Chambre. « Julien Green, un siècle d’écriture ». Catalogue. Genève : Pierre
Bergé & Associés, 2011. Web. Consulté le 29 fév. 2016.
321
Marinella Mariani. Op. cit., p. 65.
322
Ibid. p. 76.

146
question : ces écarts par rapport à la langue standard représentent-ils des zones où la
traduction « trébuche » du fait d’une compétence insuffisamment exercée, ou bien s’agit-il
d’une stratégie visant à mettre du jeu au sein de la langue pour rendre visible l’étranger
présent dans le texte-source, consciemment mise en œuvre par un traducteur averti, ou
inconsciemment adoptée par un homme bilingue dont l’habitus est marqué par le
dédoublement de la langue ?

a. Failles de la compétence traductive ?


Comme dans le cas de Joshi traducteur évoqué plus haut, certains écarts dans les
traductions de Green semblent ne pouvoir être considérés autrement que comme des erreurs,
certaines typiques des copies d’étudiants francophones (faux-sens, calques…) – ce qui peut
sembler surprenant chez un auteur dit bilingue. Mais rappelons d’une part que Green
considérait le français comme sa langue maternelle, avouant d’ailleurs à son grand embarras
avoir rencontré de grandes difficultés pour apprendre l’anglais, et d’autre part que la maîtrise
de deux langues séparément n’implique pas nécessairement une compétence de traduction
exercée. À titre d’exemple, considérons ce passage, le début du récit d’un marin mystérieux
dans le conte « Poor Old Bill » :

“A ship with sails of the olden time was nearing fantastic isles. We had never seen such isles.
“We all hated the captain, and he hated us. He hated us all alike, there was no favouritism about
him. And he never would talk a word with any of us, except sometimes in the evening when
it was getting dark he would stop and look up and talk a bit to the men he had hanged at the
yard-arm.” (DT, 301)

Green : « Un bateau avec des voiles du vieux temps se trouvait près des îles fantastiques.
Nous n’avions jamais vu des îles pareilles. Nous haïssions tous le capitaine, et lui nous. Il nous
haïssait tous de la même façon, il n’y avait aucun favoritisme. Et il ne voulait pas dire un seul
mot à aucun d’entre nous, sauf parfois le soir quand il commençait à faire sombre. Alors il
voulait s’arrêter et regarder en haut et parler un peu aux hommes qu’il avait pendus au bout
des vergues. » (MD, 118)

On remarque dès la première phrase l’approximation entre was nearing, début de récit in
media res qui place l’auditoire immédiatement dans l’action, et « se trouvait près », qui efface
la notion de mouvement créée par la forme progressive anglaise pour proposer un tableau
figé, comme si le narrateur décrivait un tableau ou pointait du doigt la localisation du navire
sur une carte. L’effet est renforcé par la détermination définie « des îles fantastiques »,
comme s’il s’agissait là de leur nom officiel, et non d’un qualificatif traduisant l’effet qu’elles
produisent chez les marins happés par l’imminence de l’entrée dans un monde surnaturel. Plus

147
frappant encore, la valeur modale du would fréquentatif est remplacée à deux reprises par le
verbe vouloir, choix qui ne choquera pas nécessairement le lecteur français à la première
occurrence (« Il ne voulait pas dire un mot à aucun d’entre nous »), mais qui crée une
impression d’étrangeté marquée dans le deuxième cas. La dernière phrase est mot-à-mot
presque parfait ; un correcteur universitaire signalerait sans hésiter comme fautif l’emploi de
« voulait », le calque de look up traduit par « regarder en haut » au lieu d’un plus idiomatique
« lever les yeux » et la sur-coordination née du rythme ternaire anglais he would stop and look
up and talk a bit, là où le français rétablirait spontanément des liens logiques entre les
propositions.
De manière générale, la traduction de Green reste très littérale par rapport à son
original. Parmi les éléments les plus visibles pour le lecteur, même sans avoir accès au texte-
source, citons encore certains faux-sens issus de faux amis : a waste place (un terrain vague)
traduit par « une vaste place » (« Blagdaross », MD, 59), regarded traduit par « regardait »
(« Le Jour du vote », MD, 185) et plus loin dans la même nouvelle a winding road (une route
sinueuse) frise le non-sens en proposant « une route éventée » (Ibid., p. 187). Rappelons que
même parvenu au faîte de sa carrière, Green ne fit jamais d’autre expérience de traduction de
l’anglais vers le français que ce recueil de Dunsany323. Cette littéralité rappelle celle du
traducteur débutant qui, par peur de trahir, s’accroche à la langue de l’original – même si cela
paraît d’autant plus étonnant qu’à en juger par les textes bilingues publiés dans Le Langage et
son double, Green auto-traducteur ne semble pas commettre ce genre d’impair. Libéré de la
lettre, il sait ce qu’il veut dire en tant qu’auteur et n’hésite pas à couper, reformuler, ou ajouter
afin de récréer « l’Esprit » de la langue, conscient qu’« il y a une frontière invisible et la
langue employée n’est pas la même, on ne dit pas la même chose dans l’une et l’autre, il y a
des mots et des phrases entières qu’on ne peut traduire littéralement parce qu’ils perdraient
leur sens324 ». Mais cette différence de pratique révèle peut-être, plus qu’un gain d’expérience
dans la pratique traductive, la liberté ressentie par le traducteur-auteur qui, sûr de sa paternité
sur les deux textes, ne saurait se voir accusé d’infidélité.
Ce littéralisme ne donne pas lieu qu’à des erreurs, mais également à des calques de
structures où le lecteur français percevra la trace de l’étranger dans le texte-cible, même s’il
saura relativement aisément en déduire le sens. Ainsi par exemple, Green évite d’avoir
recours à des synonymes, même lorsque le contexte l’y invite : ainsi le verbe find dans la

323
Il traduisit Péguy du français vers l’anglais, et pratiqua l’exercice de l’auto-traduction.
324
Julien Green. Le Langage et son double. Giovanni Lucera (Éd.) Texte Bilingue, Paris : Editions de la
différence, 1985, p. 209.

148
phrase « Next night we found that he had learned to curse » (« Poor Old Bill », DT, 302) est-
il traduit littéralement : « la nuit suivante nous trouvâmes qu’il avait appris à maudire » (MD,
118), là où l’on attendrait plus spontanément « nous découvrîmes » ou « nous apprîmes ».
Second exemple, même phénomène avec le verbe catch :

« Those Europeans who were present and heard the message given were ignorant of the
language and only caught the name of Utnar Véhi » (« Bethmoora », DT, 261)
Green : « Les Européens qui étaient présents et entendirent le message ne comprenaient pas la
langue et attrapèrent seulement le nom d’Utnar Véhi » (MD, 171)

À titre de comparaison, les traducteurs suivants ont opté pour des traductions plus fluides et
naturelles : Anne-Sylvie Homassel paraphrase avec « ne purent que comprendre le
nom d’Utnar Véhi » et Pierre Leyris ménage à la fois la littéralité et l’idiomatisme : « saisirent
seulement le nom d’Utnar Véhi ».
Dans le même ordre d’idée, freezing through and through est traduit très littéralement
par « mourant de froid de part en part » (MD, 119). Cependant ce mot-à-mot en est-il bien
un ? Le texte-cible rechigne en effet à s’éloigner du texte-source, mais a recours à une
construction où semblent se télescoper deux expressions idiomatiques en français pour former
une nouvelle structure originale qui combine l’idée de froid extrême (« mourir de froid ») et la
douleur aiguë évoquée – le lecteur français saura sans effort retrouver le verbe « transpercer »,
qu’appelle naturellement le complément « de part en part ». On ignore s’il s’agit d’un choix
délibéré de traduction ; mais l’habitus de lecteur autant que d’écrivain de Green semble
soumis à des courants contradictoires, qui produisent un résultat hybride : poussé vers un
certain naturel en français, certaines expressions idiomatiques font partie de son encyclopédie
courante, mais pas au point de privilégier uniquement la communication du sens en occultant
le texte original.
En fin de compte, la traduction proposée par Green se pare d’une identité extrêmement
forte en termes de visibilité de l’étranger, et répond donc aux critères définis par Venuti pour
identifier une traduction « résistante » qui refuse de standardiser la langue en domestiquant le
texte étranger pour lui assurer une meilleure réception – et cela implique que le lecteur lui-
même doit lire le texte comme une traduction en sortant de la zone de confort de ses habitudes
de lecture. Prenons encore le passage suivant :

“Then the great sky bent over me, and spoke quite softly like a kindly nurse soothing some
little foolish child, and the sky said, ‘Goodbye. All will be well. Goodbye.’ And I was sorry to
lose the blue sky, but the sky went away. Then I was alone, with nothing roundabout me; I

149
could see no light, but it was not dark—there was just absolutely nothing, above me and
below me and on every side.” (« In the Twilight », SW, 182)

“Et le grand ciel se baissa vers moi et me parla doucement comme une nourrice bienveillante
apaisant quelque petit enfant insensé, et le ciel disait : « Au revoir. Tout sera bien. Au
revoir. » Et j’étais désolé de perdre le ciel bleu, mais le ciel partit.
Alors j’étais seul, avec rien autour de moi ; je ne pouvais voir aucune lumière, mais il ne
faisait pas sombre, il y avait juste absolument rien, et au-dessus de moi et au-dessous et de
chaque côté. » (MD, 209)

Un lecteur non-averti pourra reprocher au texte-cible les glissements intempestifs du passé


simple vers l’imparfait, les calques « Tout sera bien » ou « avec rien autour de moi » plutôt
que les plus idiomatiques « Tout ira bien » et « sans rien autour de moi », autant de
maladresses qui semblent ne pas respecter les normes de fluidité et d’idiomatisme de ce que
devrait être une « bonne » traduction et ce que devrait être un texte littéraire.
Et pourtant, au-delà du littéralisme manifeste, il y a bien à l’œuvre la volonté
stylistique et les choix conscients d’un auteur, que trahit notamment l’ajout d’italiques
signifiants – pratique plus courante en anglais, qui se repose sur l’intonation pour induire des
effets d’emphase. Conserver une structure affirmative a pour effet de rendre le « rien »
presque tangible, non pas simple absence (que l’on pourrait combler) mais présence écrasante
du vide, d’autant plus oppressante que c’est le néant lui-même que l’on ressent par cette
affirmation. La traduction de Green prend donc un risque considérable, puisqu’elle frise
l’étrangeté pour faire sentir l’étranger, mais sans chercher à séduire le lecteur par l’affectation
d’un effet d’exotisme artificiel. En cela, malgré des erreurs avérées, elle reste d’une sincérité
que permet le souci de traducteur de Green, ses dispositions d’auteur, le rapport à la langue
maternelle et à la langue d’écriture, et le bilinguisme qui tout ensemble se combinent en un
habitus donnant lieu à une pratique unique :

Il y a une littéralité inauthentique, une étrangeté insignifiante qui n’a aucun rapport avec la
véritable étrangeté du texte. De même, il y a un rapport inauthentique à l’étrangeté, qui la
rabaisse à ce qui est exotique, incompréhensible, etc.325
Littéralité abrupte et sans ménagements d’un côté, et écart énigmatique, de l’autre, vont donc
dans le même sens. Dans les deux cas, il s’agit d’accentuation. […] C’est celle qui donne son
espace de jeu à toute littéralité, singulièrement syntactique, et qui la distingue de tout calque
servile. C’est elle, aussi, qui autorise les écarts de traduction qui sans cela restent du domaine de
la variation esthétique et transtextuelle. C’est elle qui frappe de nullité le phénomène de
« déperdition » censé menacer toute traduction, et qui a motivé de tout temps sa dévaluation
littéraire et éthique326.

325
Antoine Berman. L’Épreuve de l’étranger. Op. cit., p. 246.
326
Ibid., p. 278.

150
Point d’appauvrissement ici, donc – pour peu, encore une fois, que l’on lise cette traduction
comme une traduction. Green ne domestique pas la langue au nom de la réception et ne
cherche pas à se cacher en tant que traducteur. C’est même, par moments, l’inverse qui se
produit, et au sein d’un texte très littéral, on peut distinguer par moments les traces laissées
par Green écrivain, qui ne peut s’empêcher d’ajouter visiblement sa touche à la fiction de
l’Autre.

b. Quand l’auteur prend le pas sur le traducteur


On l’a dit, Green partage avec Dunsany une même propension à la poésie et à
l’onirisme, et certaines références communes « parlent » à Green en tant que lecteur,
qu’auteur, et que traducteur. Par moments, il semble se laisser emporter par l’élan du texte,
motivé par certaines zones signifiantes du texte-source qui sont comme autant de tremplins
suscitant une pulsion d’écriture. Il se laisse alors aller à la surtraduction, à l’explicitation
d’éléments implicites, voire à l’ajout de détails absents de l’original, mais qui mettent en
évidence une dimension du texte sans doute essentielle aux yeux de Green, au point qu’il juge
nécessaire de lui ménager une place au sein du texte. Il s’agit encore une fois d’accentuation.
Les ajouts restent le plus souvent relativement discrets et subtils, servant par exemple
à appuyer l’expression lyrique des sentiments. C’est le cas à la fin de « The Unhappy Body »,
qui évoque le conflit entre le corps d’un écrivain qui aspire au repos, et son âme tyrannique
qui le pousse à écrire sous la dictée. L’âme, lassée, finit par s’en aller, et le corps mis en terre
est accueilli par les autres morts :

‘You are free here, you know,’ they said to their new companion.
‘Now I can rest,’ said the body. (DT, 338)

À cette dernière réplique, la traduction ajoute au soulagement intense exprimé ici une pointe
de regret, par l’inclusion du très littéraire et pathétique « hélas ! » : « Maintenant, hélas ! je
peux me reposer, murmura le corps ». (MD, 143). Ce commentaire affectif est motivé par
l’interprétation de l’adverbe now comme marque d’oralité théâtralisée sous une forme
évoquant les grandes envolées de la tragédie.
La pulsion d’écriture de Green est encore plus sensible ailleurs, en particulier dans les
contes faisant appel à des références religieuses ou bibliques, même lorsqu’il ne s’agit que de
donner du poids stylistique à une comparaison : dans un accès typique de dénonciation du
caractère aliénant du monde modernisé, Dunsany évoque dans « The Field » l’appel des
campagnes que l’on ressent l’été après avoir passé des mois au sein des grandes villes dont

151
l’on ne peut que finir par se lasser : « all that London can offer is swept from one’s mind like
some suddenly smitten metropolitan Goliath » (DT, p. 328). La traduction proposée par Green
semble bourgeonner au pouvoir d’évocation du nom de Goliath, ce qui l’inspire à compenser
la perte de l’effet d’allitération crépitant de l’original, avec ses sifflantes et syllabes initiales
accentuées en cascade auxquelles s’ajoute l’impact des dentales [d] et [t] par une double
figure de style, métaphore et métonymie grandiloquente : « tout ce que Londres peut offrir est
chassé de l’esprit ainsi qu’un Goliath de métropole, frappé soudain par une simple fronde de
souvenirs » (« Le Champ », MD, 81). La fronde évoquée par association d’idée en vient à
représenter la lutte et la victoire du monde traditionnel, qui fait pleuvoir sur la modernité
rugissante et frénétique des villes les souvenirs d’une existence en harmonie avec la nature, et
regagne l’homme à sa cause à grands renforts de nostalgie. La figure de style greenienne
surtraduit le message dunsanien, sans toutefois le trahir.
La première sélection de nouvelles que fit Green lorsqu’il commença à traduire (et
dont les textes que nous venons de mentionner font partie) s’avère particulièrement
révélatrice : écrivain chrétien, hagiographe, il a une préférence pour les contes de Dunsany où
peuvent se lire des paraboles, que l’on peut interpréter comme Dunsany les rédigea, comme
des récits de rêve327, mais dont la plupart peuvent être qualifiés de « voyages de l’âme » (entre
autres, « Where the Tides Ebb and Flow », « On the Dry Land », « The Doom of La
Traviata », « The Unhappy Body »). Le recours au mode onirique est un terrain d’entente sur
lequel Green retrouve Dunsany. Ce dernier le charme soit par ses nouvelles les plus
traditionnellement fantastiques, soit par ses récits démontrant son « sens naturel de la fonction
symbolique de la fantasy » et montrant comment celle-ci « peut être utilisée à des fins
philosophiques328 ». Green ne s’est d’ailleurs pas intéressé à la longue nouvelle « Idle days on
the Yann » qui consiste surtout en une énumération de descriptions d’un monde imaginaire
merveilleux, mais dépourvu de lien avec la réalité.
La pulsion d’écriture née de la traduction peut cependant avoir pour effet de creuser
l’écart entre le texte-cible et l’auteur pour accentuer davantage la visibilité des propres
influences du traducteur. Dans la nouvelle « The Ghosts », le narrateur, qui s’est disputé avec
son frère au sujet de l’existence des fantômes, décide de veiller toute une nuit pour prouver
qu’ils n’existent pas ; mais un groupe de spectres lui apparaît, tous accompagnés de grands

327
Si Dunsany a la plume poétique, il n’est jamais mystique et sa posture, telle que relevée par Mark Amory puis
S. T. Joshi dans leurs biographies relève de l’animisme, de l’athéisme, voire de l’anticléricalisme. Cependant il
emploie un vocabulaire qui lui vient de la Bible, lorsqu’il parle de l’âme et de péchés, et met en scène des anges
et des prêtres, souvent avec une ironie sous-jacente à laquelle Green semble peu sensible. C’est sur le terrain
commun de l’onirisme que les deux auteurs se retrouvent.
328
S. T. Joshi. Lord Dunsany: Master of the Anglo-Irish Imagination. Op. cit., p.3.

152
molosses noirs, leurs « Péchés », qui leur interdisent de reposer en paix. Sous leur influence,
le narrateur envisage soudain de tuer son frère, prépare son plan dans les moindres détails,
mais dans un sursaut de rationalité exorcise la vision en récitant des théorèmes
mathématiques.
On sait que cette nouvelle fit partie des premières que traduisit Green dans les années
1920, donc de celles qui le marquèrent de prime abord. Sans doute fut-il surpris d’y trouver
comme un écho d’une trame qu’il avait déjà lui-même eue en tête quelques années plus tôt,
ainsi qu’en témoigne son journal :

25 décembre 1919 – Nouvelle possible. Un fantôme s’installe dans une famille de bourgeois et
sert de conscience à ces malfaiteurs. Les plus secrètes pensées de vice sont immédiatement
tirées au clair et punies par l’être effroyable que personne ne peut voir. Agonie rapide de ces
gens329.

Le passage qui nous intéresse ici est le dénouement de la nouvelle, qui se termine en ces
termes :
Logic and reason re-established themselves in my mind, there were no dark hounds of sin, the
tapestried chairs were empty. It seemed to me an inconceivable thought that a man should
murder his brother. (SW, 190)

L’original nous propose une dissipation complète de la vision surnaturelle et donne


satisfaction au narrateur qui peut mettre son expérience sur le compte de l’auto-suggestion et
du manque de sommeil : il pourrait aussi bien s’agir d’un rêve, le narrateur s’étant endormi
sans s’en rendre compte. Mais la conclusion ne met pas l’accent sur la subsistance de
l’incertitude fantastique. La traduction, elle, ne se contente pas de ce retour à la case départ :

La logique et la raison réintégrèrent mon cerveau ; il n’y avait plus les sombres dogues des
péchés, les chaises tapissées étaient vides. Il me parut alors inconcevable qu’un homme pût tuer
son frère. Mais que veut dire inconcevable ? J’avais le revolver en main. (« Les Spectres »,
MD, 135)

Le texte-cible compte donc deux phrases supplémentaires qui ne figurent dans aucune édition
du texte-source. Green rebondit sur le terme « inconcevable » pour une remise en question
visant à troubler le lecteur – l’acte fratricide a bien été « conçu » puisque l’idée s’est traduite
par le geste physique de prendre l’arme en main, et l’on peut aller jusqu’à imaginer que le
narrateur reprend conscience après avoir commis l’irréparable. Par cet ajout, il inscrit ce conte
dans la lignée de la nouvelle fantastique selon Poe, qui voulait que tout le texte soit planifié en

329
Julien Green. On est si sérieux quand on a dix-neuf ans : journal 1919-1924. Paris : Fayard, 1993, p. 15-16.

153
vue de produire un effet unique incarné dans le dénouement. Bien que Green ait nié que Poe
ait eu une quelconque influence sur lui, plusieurs critiques et biographes ont mentionné un
lien entre les deux auteurs. Myriam Kissel souligne que « E. A. Poe est très présent dans
l’œuvre autobiographique et le Journal de Green et fondamental dans son imaginaire », au
moins en ce qui concerne l’admiration qu’il porte aux contes du maître du fantastique330.
Il est donc possible de distinguer une influence qui ajoute du « bruit » dans la
traduction, et qui nous rappelle via un détour par Poe que Dunsany possède également une
facette que l’on peut rétrospectivement qualifier de lovecraftienne – et qui semble avoir fait
partie des points d’accroche lui ayant valu l’attention de Green. Répétons le préambule
célèbre et souvent cité de The Supernatural and Horror in Literature : « The oldest and
strongest emotion of mankind is fear, and the oldest and strongest kind of fear is fear of the
unknown », qui, mis en regard de l’analyse faite par Anca Sîrbu de l’écriture de Green, rend
évident un fonds commun manifeste :

Le sentiment le plus oppressant, le plus envoûtant que connaissent les relations humaines dans
l’univers nocturne de Green est […] la peur. À la fois refoulé et désiré, ce sentiment –
projection des souvenirs torturant de ses propres frayeurs enfantines – est surtout associé à la
découverte du mal et du péché. [...] La perception fantastique des choses, la découverte de leur
pouvoir occulte, leur « langage d’une précision muette » (Les Pays Lointains) constituent un
choc pénible qui traduit l’absence de sens de l'univers et qui prélude à l’anxiété du héros
greenien331.

On ne sait ce que Green aurait pensé de Lovecraft, mais il semble partager tout autant de
points communs avec ce dernier qu’avec Dunsany, notamment la peur comme source de rejet
et de fascination, et la prise de conscience de l’indifférence cosmique et de l’insignifiance de
l’homme. En rapprochant ici sa traduction de ses propres aspirations d’écrivain, Green la
rapproche, incidemment, du pôle magnétique estampillé « Lovecraft » dans le champ
littéraire. Bien entendu, on ne peut pas parler ici de stratégie délibérée ; toujours est-il qu’il
pourra dès lors se créer dans l’esprit du lecteur une sorte de triangle littéraire, de ménage à
trois aux liens multiples et à double-sens remplaçant les notions verticales de filiation et de
transmission à sens unique. Un lecteur de Lovecraft en français cherchant à découvrir
Dunsany dans un second temps y retrouvera donc quelque chose de déjà familier, et ce détail
pourra favoriser la bonne réception de la traduction.

330
Myriam Kissel. « Julien Green et Dostoïevski : une écriture mystique ». In Carole Auroy & Alain Schaffner
(Éd.). Julien Green et alii : rencontres, parentés, influences. Dijon : Éditions Universitaires de Dijon, 2011,
p. 105.
331
Anca Sîrbu. « Une affinité spirituelle : Julien Green et Mircea Eliade ». In Carole Auroy & Alain Schaffner
(Éd.). Julien Green et alii : rencontres, parentés, influences. Op. cit., p. 210.

154
3. Une transmission fantôme

Dans un article récent sur les liens d’influence entre Green, Baudelaire, et Camus, Édith
Perry remet en question la linéarité de la filiation entre deux auteurs, souvent considérée
comme un héritage d’influence à sens unique. Selon elle, c’est avant tout le lecteur, de
manière rétrospective, qui pourra reconstituer ces liens, et ce, en tenant obligatoirement
compte de son encyclopédie personnelle, à savoir en reconnaissant dans un livre les textes
qu’il a lui-même déjà lus. Il est également possible de se fier à d’autres sources
d’informations, telles que le journal dans lequel un auteur parle de ses influences, mais ces
informations sont à remettre en perspective comme la face visible – et subjective – d’un tout
bien plus complexe, car l’auteur peut tout aussi bien avoir été influencé à son insu :

La relation entre un auteur et un autre est le plus souvent subreptice et inconsciente de sorte
qu’il incombe au seul lecteur de la déceler et que finalement chacun ne peut reconnaître dans un
livre que les textes qu’il a lui-même déjà lus. Si j’entends dans Épaves la voix de Baudelaire,
n’y a-t-il pas pourtant d’autres voix que j’ignore, faute de les connaître ou de les reconnaître ?
Ne vais-je pas surévaluer une voix parmi tant d’autres ? N’y aurait-il pas un écrivain dont
jamais Green n’aurait parlé dans son Journal et qui aurait nourri son œuvre à l’insu de tous ? Je
ne puis répondre à toutes ces questions, mais elles montrent que la notion de filiation n’est pas
chose aisée, car l’écrivain peut ignorer son père, le tuer, le refouler dans son inconscient, et plus
rarement le reconnaître332.

Le caractère ténu de certains de ces liens d’influence a donc parfois pour effet qu’en fonction
du lecteur, une voix sera l’arbre qui cache la forêt. Dans le cas de Green, il est possible de
considérer Dunsany comme l’une de ces influences fantomatiques, que jamais il ne mentionna
dans son journal et qui pourtant le hantèrent plus longtemps qu’il ne s’en rendit peut-être
compte. Il partageait avec Dunsany et nombre d’autres écrivains anglo-saxons le goût du style
biblique en anglais, « cette langue archaïque » qui lui « inspir[ait] un respect plus profond et
ému de la parole divine qui se fix[ait] d’autant dans [s]on intelligence et dans [s]on cœur » et
que « le français ne traduit pas333 ». Si Green n’adhère que peu à la rhétorique de la fantasy, il
est néanmoins sensible aux préoccupations humaines profondes que celle-ci évoque, mais
c’est avant tout le don tout dunsanien pour « l’incantation mélodieuse et l’eurythmie

332
Édith Perry. « Épaves. D’une œuvre l’autre ». In Carole Auroy & Alain Schaffner (Éd.). Julien Green et alii :
rencontres, parentés, influences. Op. cit., p. 166-167.
333
Cité dans Jérôme Pourcelot. « Pascal au miroir du Journal de Julien Green ». In Carole Auroy & Alain
Schaffner (Éd.). Julien Green et alii : rencontres, parentés, influences. Op. cit., p. 70-71.

155
oratoire » qui le charment. En 1954, il se dit ravi par une phrase de Pascal, « Les fleuves de
Babylone coulent, tombent et entraînent » et ajoute : « Indépendamment du sens, sa musique
un peu sourde, son mouvement, son allure, tout m’en paraît avoir cette qualité magique de
certains accords qui hantent l’esprit sans qu'on sache toujours pourquoi334 ». Ne pourrait-on
voir dans cette musique persistante un souvenir ravivé de la Babbulkund de Dunsany, issue de
la nouvelle éponyme qu’il avait découverte et traduite trente ans plus tôt ?
Au fond, nous dit encore Édith Perry, toute idée de filiation peut s’avérer fondée dès
l’instant qu’elle fait naître chez le lecteur une nouvelle interprétation d’une œuvre qu’elle lui
fera entendre autrement, « donnant une autre vie au texte335 » :

Le lecteur ne peut oublier en lisant Green ce qu’un autre a écrit après lui, cette œuvre se mêle à
sa lecture et l’enrichit. […] Ce mode de lecture qui se joue de la chronologie fait éclater la
linéarité du texte et brouille la notion de filiation. […] La filiation varie selon les références des
lecteurs. [...] Les textes s’inscrivent dans une généalogie qui me fait parcourir une bibliothèque
babéliforme. Ils sortent les uns des autres et influent les uns sur les autres. La lecture rhizome se
substitue à la lecture arborescente336.

À cet égard, le cas qui nous intéresse ici est exemplaire : Green, traducteur de Dunsany,
admire le style de Baudelaire, traducteur de Poe. Poe fut de son côté le modèle de Lovecraft
revendiqué avec autant de force que Dunsany ; plus on y regarde et plus la constellation des
influences s’élargit et le réseau s’entrecroise. Comment y définir centre et périphérie,
comment en déterminer une stricte chronologie, alors que certaines relations sont ouvertement
admises, d’autres niées, d’autres encore jamais évoquées ? Même la notion de réciprocité
s’avère insuffisante : l’œil de l’observateur, à savoir du lecteur, joue également un rôle
puisque c’est ensuite lui qui perçoit, reçoit, interprète et juge le texte. Il y a là l’intervention
d’un tiers qui peut tout autant prétendre à être père du texte ; et la situation se complexifie
encore lorsque ce lecteur entreprend de traduire, prenant donc, à son tour, une posture
d’auteur.
L’habitus d’auteur de Green, issu de son parcours et de ses aspirations, le rapproche
sensiblement de Dunsany et Lovecraft par certains aspects : comme eux, il fait figure de
marginal que l’on peine à situer dans son champ littéraire d’origine, le contexte français du
20ème siècle337. Comme eux, il vise à atteindre par l’écriture une dimension cosmique qui

334
Julien Green. Œuvres complètes IV. Paris : Gallimard, 1973, p. 1365.
335
Édith Perry. Op. cit., p. 174.
336
Ibid.
337
Daniela Fabiani. « Julien Green et Sylvie Germain : de la topographie métropolitaine à la topographie de
l’âme ». In Carole Auroy & Alain Schaffner (Éd.). Julien Green et alii : rencontres, parentés, influences. Op.
cit., p. 338.

156
dépasse l’homme ; il partage en outre le goût pour l’exotisme oriental issu des Mille et Une
Nuits et la passion du « faire-semblant », le désir de vivre la fiction par le biais du rêve338.
Comme eux encore, il est marqué par la liminalité entre l’Europe et l’Amérique, tiraillé entre
sentiment d’appartenance et conscience d’être étranger, au point de faire sien le surnom
d’« expatrié » dont on l’a affublé : « L’Expatrié. C’est ainsi qu’on m’appelle de l’autre côté
de l’Atlantique et que l’on me considère de ce côté-ci. Je veux bien, d’autant qu’il m’est
tombé dessus sans façon, mais il me plaît d’élargir le sens du mot jusqu’à le faire déborder
dans l’infini339. » Les mouvements d’échanges entre ces deux terres d’appartenance, vont
faire fructifier son œuvre ; il a conscience qu’écrire dans l’une ou l’autre langue le fait devenir
autre, et comprend qu’il en est de même pour l’expérience de la lecture. Il a le souci de ses
lecteurs lorsqu’il évoque un monde qui leur est étranger et cherche à les accompagner en leur
proposant des références communes afin de « [jeter] des ponts par-delà la Manche et l’Océan
Atlantique, entre les trois pôles de la culture, en Amérique, en Angleterre, et en France340 ».
Sa quête d’identité par la langue de l’écriture s’est manifestée par l’auto-traduction.
Cependant, Green n’était de toute évidence pas traducteur dans l’âme, et sa première
expérience avec Dunsany fut aussi la dernière. Il garda toujours une certaine méfiance vis-à-
vis de la traduction réalisée par un tiers. En 1941, il compare le traducteur à un musicien qui
jouerait faux, non pas par manque de talent ou de maîtrise, mais parce que la langue qui est
son instrument serait systématiquement désaccordée dans le processus :

Le grief que j’ai contre les traductions est qu’elles prennent cet instrument qu’est la langue
française, ou la langue anglaise ou allemande ou la langue russe, et qu’elles en jouent faux. Qui
n’a jamais éprouvé de gêne en lisant une traduction, une gêne analogue à la gêne que procure un
instrument accordé trop haut ou trop bas ? Prenons les meilleures traductions possibles [...]. À
notre plaisir, qui est très vif, en les lisant se mêle une vague irritation, une sorte d’impatience
qui est due au fait que derrière le voile du français ou de l’anglais respire une pensée étrangère ;
il y a comme une protestation du contenu contre le contenant, un désaccord perpétuel, désaccord
que, du reste, certains connaisseurs goûtent extrêmement, de même qu’une série de dissonances
peut plaire à une oreille délicate341.

338
Ainsi que le révèle cette anecdote amusante : au moment de sa conversion au catholicisme, Green déclara au
prêtre qui s’apprêtait à le baptiser : « Je voudrais être saint François d’Assise [...]. Mais, mon père, si je ne peux
pas être saint François d’Assise, je veux être Aladin, oui, Aladin, afin de n’avoir aucun désir qui ne soit
immédiatement exaucé. » (Partir avant le jour. Paris : Gallimard, Pléiade, tome V. p. 838.)
Si Michèle Raclot qualifie cette boutade d’« étourderie de jeunesse », il demeure que ce « cri du cœur » trahit la
prégnance d’un imaginaire puissant et immersif au point que Green ne veut pas seulement « être comme » les
figures qu’il admire, mais bien en devenir une incarnation. (Michèle Raclot. « L’originalité de Frère François
parmi les études hagiographiques sur le Poverello ». In Carole Auroy & Alain Schaffner (Éd.). Julien Green et
alii : rencontres, parentés, influences. Op. cit., p. 27).
339
Julien Green. L’Expatrié, Journal, tome XIV, 23 févr. 1985. Paris : Éditions du Seuil, 1990, p. 415.
340
Christophe Annoussamy. « Julien Green et Charles Dickens ». In Carole Auroy & Alain Schaffner (Éd.).
Julien Green et alii : rencontres, parentés, influences. Op. cit., p. 97.
341
Julien Green. « My first book in English ». Le Langage et son double. Paris : Fayard, 2004, p. 255.

157
Il y a là une sensibilité remarquable à la part d’étranger visible au sein de toute traduction, et
que l’on chercherait en général à masquer, selon les termes de Lawrence Venuti, par des
stratégies de domestication. La lecture de la traduction que propose Green de Dunsany rend
évidente cette « épreuve de l’étranger ». D’abord par la présence de « dissonances », c’est-à-
dire à travers les écarts qui existent entre la langue de la traduction, marquée par la double
appartenance du traducteur à deux champs linguistiques, et le français standard. Mais le choix
même d’un auteur méconnu tel que Dunsany, à une époque où le fantastique onirique ne
s’appelle pas encore fantasy et n’a pas encore gagné ses lettres de noblesse, relève déjà de ce
que Venuti nomme « foreignizing move » en allant à l’encontre des conventions formelles du
réalisme qui dominent le champ de la littérature consacrée342.
Pour compenser ces entraves à la réception de la traduction, le livre offre un espace
paratextuel qui s’efforce d’appuyer la visibilité habituellement restreinte du traducteur en
insistant sur son statut d’auteur, et d’auteur consacré ; et il y a fort à parier que, si Green
n’avait été Green, aucune seconde chance n’aurait été accordée à la traduction rejetée quelque
cinquante ans plus tôt. C’est dire l’importance du « kairos » défini par Berman comme le
moment opportun donnant naissance à une traduction343. Si celui-ci n’est pas venu au moment
où la traduction est effectuée, alors la publication de celle-ci peut se voir retardée
considérablement. En revanche, lorsqu’un même texte-source connaît plusieurs kairos
successifs au fil du temps, le terrain est fertile pour donner naissance à la retraduction, qui
pose, en termes de transfert de capital symbolique, un certain nombre de questions
spécifiques.

III. Retraduction et visibilité, une quête de légitimité

1. La trouvaille opportune : Bergier et Lovecraft

La multiplication des textes-cibles sur une ligne chronologique permet d’interroger les
notions de filiation, d’influence et de réception dans le cadre de la création d’une tradition au
sein du champ littéraire. Même en admettant qu’un texte-source ne vieillisse pas, et en général

342
Lawrence Venuti. The Translator’s Invisibility. Op. cit., p. 126-127.
343
Antoine Berman. « La retraduction comme espace de la traduction ». Op. cit., p. 5.

158
ne se modifie pas (sauf dans le cas de nouvelles éditions corrigeant des coquilles ou erreurs
issues de publications précédentes en langue originale), son statut au sein des divers champs
littéraires, lui, reste néanmoins en constante évolution.
The Dream-Quest of Unknown Kadath, écrit par H.P Lovecraft en 1927, est publié
pour la première fois de manière posthume en 1943. Ce texte, qui clôture la série des
inspirations dunsaniennes de Lovecraft en opérant une synthèse de ses nouvelles précédentes
sur le mode de l’épopée onirique, fait partie des premières incursions de l’œuvre de Lovecraft
en France, où il a fait l’objet de trois traductions en 1955, 1995 et 2010 et nous offre donc un
exemple intéressant en termes de retraduction344. Il est surprenant de constater que les trois
traductions nous mettent en présence de trois formats complètement différents, qui font
osciller le texte entre roman et nouvelle, entre la partie et le tout, entre l’autonomie absolue et
le rattachement à un espace plus ou moins vaste et cohérent de l’œuvre dans son intégralité.
De surcroît, au fil des traductions, on remarque une évolution frappante de l’espace de
visibilité laissé au traducteur, qui participe de cette libération des contraintes et de cette
ouverture au dialogue. Le cas de cette nouvelle s’avère révélateur de la manière dont la
retraduction, en tant que recréation, semble au fil du temps se placer sous le signe de la
récréation, autrement dit du jeu dans tous les sens du terme. En fin de compte, et notamment
dans la zone de « bord d’œuvre » constituée par le paratexte, le récit même que l’on perçoit du
travail de (re)traduction, relaté par un traducteur-créateur qui se met en scène, vient
ostensiblement s’intégrer au mythe même qui lui a donné le jour.
Le récit paraît pour la première fois en français en 1955, traduit par Bernard Noël,
dans la collection « Lumière Interdite » aux Éditions des Deux Rives. La collection est dirigée
par Louis Pauwels, et le texte préfacé par Jacques Bergier. On a déjà évoqué le rôle capital
qu’a joué ce dernier pour l’introduction de Lovecraft en France ; il fut d’abord lecteur assidu
de Weird Tales à qui il adressa deux lettres intitulées « From a French reader » en mars 1936,
et « From a French enthousiast » en septembre 1937, dans laquelle il déplore la mort de
Lovecraft ; il avait entre temps établi une correspondance avec ce dernier. De lecteur, il va
également se faire tout à la fois traducteur, éditeur et critique en multipliant les rôles et les
initiatives : préfacier de La Couleur tombée du ciel en 1954 et de Démons et Merveilles en
1955, il sera également auteur de comptes-rendus et de critiques, au point qu’en 1979,
Necronomicon Press dédie son recueil de lettres du courrier de Weird Tales « à la mémoire de

344
Une quatrième version française est parue en 2018 dans le recueil Les Contrées du Rêve traduit par Arnaud
Degaedt et paru aux éditions Bragelonne, alors que nous achevions notre travail de recherche. Celle-ci ne sera
pas considérée exhaustivement ici mais pourra faire l’objet de notes ponctuelles.

159
Jacques Bergier (1912 – 1978) sans qui les études lovecraftiennes n’auraient pas été ce
qu’elles sont » (would have suffered greatly)345. Il participe à la fondation des éditions Denoël
et des premières collections consacrées à la science-fiction, « Le Rayon Fantastique » et
« Présence du Futur » et de ce fait œuvre à ouvrir un espace de visibilité et de reproduction
propre à recevoir Lovecraft au sein du champ littéraire français.
En 1937, Bergier écrit : « In spite – or perhaps because – of my scientific training I
sometimes think that perhaps Lovecraft had a glimpse across ‘undreamable abysses’, of facts
346
about the structure of the universe that science will one day discover... ». Ainsi, de la
même façon que les agents ayant introduit la science-fiction en France et qui, selon l’analyse
de Jean-Marc Gouanvic, furent poussés par un habitus où s’exprimaient leurs inclinations
scientifiques, Jacques Bergier voit dans son éducation l’une des causes de son engouement
pour Lovecraft, dont le point de vue cosmique semblait en accord avec la direction que
prenait la science. Pour Bergier, Lovecraft était un génie prodigieusement intuitif, ce qui
explique au moins en partie pourquoi il fut dès le départ classé comme auteur de science-
fiction dans le champ littéraire français, conformément au point de vue de son ambassadeur.
En 1960, Bergier publie avec son ami Louis Pauwels Le Matin des Magiciens chez
Gallimard, dans lequel ils développent le concept du « réalisme fantastique ». Pauwels en
signe l’introduction, dans laquelle il retrace son parcours et la naissance de leur projet
commun. On peut y repérer plusieurs éléments ayant sans doute contribué à le pousser
également vers la fiction de Lovecraft : le fantasme orientaliste, qui le poussa à se réfugier
dans l’hindouisme pendant la guerre, mais aussi la conscience de la dimension cosmique de
l’existence et l’idée qu’il serait possible d’entrer en contact avec d’autres formes
d’intelligence. Toutes ces inclinations, qui lui furent transmises par son père347, contribuent à
la formation de son habitus.
Dans cet ouvrage qui connut un succès considérable, Lovecraft est cité à deux reprises
comme l’illustrateur parfait de la philosophie défendue par les deux auteurs, ce qui fait de son
œuvre un jalon fondateur de la littérature mondiale :

Action militante pour la plus grande ouverture d’esprit possible, initiation à la conscience
cosmique, l’œuvre de Charles Fort va directement inspirer le plus grand poète des univers

345
Voir Jean-Luc Buard. « Bibliographie des textes critiques ». Clefs Pour Lovecraft. Cahiers d’Etudes
Lovecraftiennes 2. Amiens : Encrage, 1990, p. 122.
346
Cité dans John Haefele, A Look Behind the Derleth Mythos. Op. cit., p. 399.
347
« Il [mon père] pensait que l’évolution ne se confond pas avec le transformisme, mais qu’elle est intégrale et
ascendante, augmentant la densité psychique de notre planète, la préparant à prendre contact avec les
intelligences des autres mondes, à se rapprocher de l’âme même du cosmos. » (Louis Pauwels & Jacques
Bergier. Le Matin des magiciens – Introduction au réalisme fantastique. Paris : Gallimard, 1960, p. 11.)

160
parallèles, H. P. Lovecraft, père de ce qu’il est convenu d’appeler la Science-fiction et qui
nous apparaît, en réalité, au niveau des dix ou quinze chefs-d’œuvre du genre, comme l’Iliade et
l’Odyssée de la civilisation en marche. Dans une certaine mesure, l’esprit de Charles Fort
inspire aussi notre travail348.

Il y a une ultime porte que l’intelligence analogique ne peut ouvrir. Peu de textes égalent en
grandeur métaphysique celui où H. P. Lovecraft tente de décrire l’impensable aventure de
l’homme éveillé qui serait parvenu à entrebâiller cette porte et ainsi aurait prétendu se glisser là
où Dieu règne par-delà l’infini349.

Pour les lecteurs qui découvrent le nom de Lovecraft sous la plume de Bergier et
Pauwels, l’auteur est paré d’une mystique en accord avec le projet des deux agents français :
proposer une « introduction au réalisme fantastique », donc la fiction lovecraftienne serait la
plus pure représentante. Le sens de l’horreur et du merveilleux se voit ainsi occulté, de même
que l’ « escapisme » d’une fiction écrite sur le mode du jeu, du canular – ou alors, c’est que ce
dernier a trop bien fonctionné et que les deux français n’y ont vu « que du feu ». Maurice
Lévy prendra d’ailleurs à parti Bergier et Pauwels dans Lovecraft ou Du fantastique pour
dénoncer l’application trop légère de leur philosophie à la vision du monde d’un Lovecraft
matérialiste et incroyant qui n’adhéra jamais à aucune croyance occulte ou aux théories de
l’histoire invisible : « Que MM. Pauwels et Bergier nous pardonnent : jamais la réalité pour
lui ne fut fantastique : ce fut au contraire pour la fuir qu’il imagina son impossible univers
parallèle350 ».
Lévy dénonce ici une tentative de réécriture idéologique dont on peut également
repérer les indices dans les activités d’édition et de traduction de Bergier et Pauwels. On
comprend donc que les nouvelles de Lovecraft les ayant marqués soient celles où un homme
en vient à lever le voile sur la dimension cosmique incommensurable de l’univers, par un
processus d’expérimentation à mi-chemin entre la science et le mysticisme – atteignant ainsi
l’état de « l’homme éveillé ». La nouvelle « Hypnos » reprend ce schéma de manière
exemplaire, et c’est sans surprise ce récit qu’ils vont sélectionner, traduire et publier dans le
premier numéro de la revue Planète, fondée dans la lignée du Matin des Magiciens351. La

348
Ibid., p. 174. Nous soulignons.
349
Ibid., p. 423. Nous soulignons.
350
Maurice Lévy. Lovecraft ou Du fantastique. Op. cit., p. 71.
351
Incidemment, c’est là une des premières revues à publier un conte de Lord Dunsany : « Le Mage
contestataire » paraît dans Le Nouveau Planète n° 7 de mai 1969. La courte présentation de l’auteur témoigne de
la méconnaissance dont il est victime ; son décès est daté de 1968 au lieu de 1957, et il est indiqué que ses
recueils principaux sont L’Homme qui mangea le phénix et Contes des trois hémisphères (non traduits à
l’époque, et encore aujourd’hui). Les critères ayant poussé les éditeurs à citer ces recueils plutôt que d’autres
restent obscurs. On voit qu’il s’en fallut de peu pour que Bergier suivît en France le même parcours que Joshi
aux États-Unis, en se faisant agent de l’œuvre de Dunsany après avoir été celui, assidu, de Lovecraft :
« Lorsqu’il caressa le projet d’un second volume de ses Admirations, Jacques Bergier avait eu l’intention de

161
nouvelle paraît en regard d’un article intitulé « Lovecraft, ce grand génie venu d’ailleurs »,
qui n’est autre que la préface que Bergier a rédigée en introduction de Démons et Merveilles,
qu’il a reprise et révisée pour l’occasion.
La traduction de « Hypnos » porte les marques de la manipulation idéologique à
l’œuvre, notamment par un certain nombre de coupes dans le texte original, qui effacent
presque systématiquement les traces d’oralité trahissant la subjectivité du narrateur
intradiégétique, et les indices pouvant mettre en doute sa fiabilité, tels que les références à la
drogue qu’il consomme pour provoquer des expériences de voyage astral.

Of our studies it is impossible to speak, [since they held so slight a connexion with anything of
the world as living men conceive it.] They were of that vaster and more appalling universe of
dim entity and consciousness which lies deeper than matter, time, and space, and whose
existence we suspect only in certain forms of sleep—those rare dreams beyond dreams which
come never to common men, and but once or twice in the lifetime of imaginative men. [The
cosmos of our waking knowledge, born from such an universe as a bubble is born from the pipe
of a jester, touches it only as such a bubble may touch its sardonic source when sucked back by
the jester’s whim. Men of learning suspect it little, and ignore it mostly.] Wise men have
interpreted dreams, and the gods have laughed. One man with Oriental eyes has said that all
time and space are relative, and men have laughed. But even that man with Oriental eyes has
done no more than suspect. I had wished and tried to do more than suspect, [and my friend had
tried and partly succeeded. Then we both tried together, and] with exotic drugs courted terrible
and forbidden dreams in the tower studio chamber of the old manor-house in hoary Kent. (CF,
207)

Bergier & Pauwels : Il ne m’est guère possible de préciser la nature de nos recherches. Je peux
dire seulement qu’il s’agissait de saisir le fil d’un autre univers situé au-delà de la matière, du
temps et de l’espace. Nous n’en soupçonnons l’existence que dans le sommeil, ou plutôt dans
certains rêves exceptionnels, rêves de rêves, ultra-rêves qui demeurent ignorés de la plupart des
hommes et n’apparaissent qu’une fois ou deux dans une vie consacrée à l’esprit. Des sages ont
interprété les rêves, et les dieux ont ricané. Un homme aux yeux d’Oriental a dit que tout temps
et tout espace sont relatifs, et les hommes n’ont pas compris. Mais ce savant lui-même n’a fait
que soupçonner en un éclair de formidables étrangetés. Mon ami et moi, nous avons tenté
davantage. Avec l’aide de drogues exotiques, nous sommes partis à la poursuite de visions
terribles et interdites. Tout ceci se passait dans notre studio, au sommet de la tour d’un manoir
du comté de Kent. (HYP, 296-297.)

Entre crochets dans le texte-source figurent les passages qui disparaissent dans le texte-cible,
stratégie qui s’inscrit manifestement dans un souci de simplification et d’aide à la lecture : les
phrases françaises sont plus courtes, et la profusion d’adjectifs qualificatifs caractéristique du
style lovecraftien est drastiquement réduite (de l’univers, vaster and more appalling chez
l’auteur, on ne retient que la différence portée par les structures comparatives : il est
« autre » ; hoary, qui fait partie des vocables fétiches de l’auteur, est également effacé). Les

consacrer à Dunsany un chapitre qui se serait intitulé : ‘Lord Dunsany ou le glaive de Welleran’. » (Max
Duperray. « Lord Dunsany : sa place dans une éventuelle littérature fantastique irlandaise ». Op. cit., p. 83.)

162
traducteurs, visiblement, sont plus sensibles à la veine scientifique du récit, et ce sont les
éléments poétiques et oniriques permettant une autre lecture, celle du merveilleux dunsanien
précisément, qui disparaissent. C’est le cas pour la métaphore faisant de l’univers une bulle
fragile soufflée par un bouffon – éminemment dunsanienne, pour son imagerie miniaturiste et
son ironie légère –, mais aussi lorsque « the lifetime of imaginative men » est traduit par « une
vie consacrée à l’esprit », ce qui vient rationaliser les visions que le texte de départ imputait à
l’imagination. Le génie inné et la force créatrice instinctive du démiurge ne sont plus des
dons, mais s’acquièrent par l’étude. Enfin, la traduction efface la répétition du verbe
« laugh », d’abord associé aux dieux puis aux hommes ; en français, les dieux ricanent, mais
les hommes, une fois de plus, raisonnent (« n’ont pas compris »).
Dans le recueil Démons et Merveilles, c’est « À travers les portes de la clé d’argent »
plus que « À la recherche de Kadath » qui exprime ce type de voyage expérimental mystico-
scientifique, et Bergier privilégie naturellement cette facette. Bien que la plus grande partie du
recueil soit constituée par le récit d’une quête onirique, la préface de Bergier à Démons et
Merveilles, intitulée « Lovecraft, ce grand génie venu d’ailleurs », fait la part belle à l’aspect
science-fictionnel de Lovecraft car, dit-il, « même dans les rêves, [Lovecraft] conservait les
traits essentiels de son caractère : la rigueur scientifique et la logique » (DM, 9). Bergier
insiste sur l’aspect autobiographique du récit, une « autobiographie spirituelle » dont le
chemin « suit la route de la science » (DM, 10), mais « tout en se détachant nettement de
l’occultisme » (DM, 13). Pour lui, le mythe créé par Lovecraft est l’illustration parfaite de
l’effroi pascalien des espaces infinis, et toutes les avancées scientifiques et technologiques
récentes – psychanalyse, conquête spatiale, bombe atomique – donneraient raison à Lovecraft.
La préface de Bergier s’achève par une justification de la manipulation des textes ayant donné
lieu à cette mise en livre :

Cette autobiographie d’aventures intérieures, qui décrit les aventures de Randolph Carter, aurait
certainement été récrite sous forme d’un récit unique si Lovecraft avait vécu. Nous la présentons
telle qu’elle est parue dans les magazines Weird Tales et Arkham Sampler, dans l’ordre
chronologique qui est aussi celui du récit. Cet ouvrage complète et explique toute l’œuvre de
Lovecraft. (DM, 16)

Bergier joue de son intimité avec l’auteur pour prétendre connaître ses hypothétiques
intentions. Or, et cela a été dénoncé depuis, ce choix présenté comme le seul valable et fidèle
à l’auteur donne en réalité au texte un visage unique fallacieux.
Rédigées et publiées indépendamment l’une de l’autre, les quatre nouvelles ne
présentaient aucune chronologie narrative explicite, sinon leurs dates de parution, et c’est cet

163
ordre qui a été conservé. Or, la logique du récit s’en trouve en fait mise à mal : la quête
onirique de Kadath, dans laquelle Randolph Carter explore le monde du rêve, arrive en
dernière position alors que les deux nouvelles précédentes, « The Silver Key » et « Through
the Gates of the Silver Key », nous racontent les mésaventures de Randolph Carter après qu’il
a, en vieillissant, perdu sa capacité à rêver, puis son corps humain qu’il a échangé avec celui
d’une créature extraterrestre. L’ordre retenu par Bergier, pour que l’histoire reste cohérente,
suppose donc une ellipse entre les deux épisodes de la clé d’argent et la quête onirique, ellipse
au cours de laquelle Carter aurait trouvé un moyen de réintégrer son corps et de pénétrer à
nouveau à son gré dans le monde onirique. Pas impossible, mais peu plausible. D’ailleurs, en
1992, quand l’intégrale de Lovecraft parue chez Laffont réédite cette traduction, l’épisode de
Kadath a été replacé en deuxième position pour respecter une logique narrative supposant
moins de blancs à combler.
Ensuite, la fusion de ces quatre nouvelles sous la forme d’un récit unifié induit chez le
lecteur l’impression faussée d’être en présence d’un texte ayant été pensé en tant qu’unité de
lecture. Un nouveau titre est forgé pour l’occasion : Démons et Merveilles. Il a été emprunté
par l’éditeur à une chanson de Jacques Prévert et Maurice Thiriet écrite pour le film
fantastique Les Visiteurs du soir de Marcel Carné (1942). Par cette référence, l’éditeur lie
donc ostensiblement cet ouvrage à la culture-cible française. L’élément qui lie les quatre
textes du recueil en un tout cohérent est le personnage principal, Randolph Carter, alter ego
littéraire de Lovecraft. Démons et Merveilles est sans équivalent en langue anglaise, et
présenté indûment sous la forme d’un roman dont chacune des quatre nouvelles constituerait
une partie. Du fait de sa composition, cet ouvrage pose donc un problème de genre : un
recueil de nouvelles n’est pas un roman, quand bien même le personnage principal reste le
même et assure la continuité entre les récits. La nouvelle se distingue du roman par l’usage de
figures extrêmes, d’archétypes que le lecteur peut immédiatement appréhender ; elle ne fait
pas dans la nuance au long cours et se construit sur la tension brutale entre des opposés nets
(riche/pauvre, rêve/cauchemar, bien/mal), ce qui lui permet de faire l’économie des longues
explications et revirements de situation propres au roman. Malgré sa longueur, même Kadath
répond aux critères l’identifiant comme une nouvelle : le personnage de Carter se caractérise
uniquement par sa volonté inébranlable de mener sa quête à terme, la cité enchanteresse de
ses rêves s’oppose au cauchemardesque pic de Kadath, on gravit les sommets les plus
vertigineux avant de retomber au plus profond du monde souterrain – et d’ailleurs, le titre de
ce soi-disant roman illustre bien cette tension en opposant « démons » et « merveilles ».

164
La première traduction est longtemps restée le seul visage de ces quatre nouvelles en
France. L’artificialité de sa cohérence est même passée inaperçue dans certains ouvrages de
référence à caractère encyclopédique, voire scientifique : le Dictionnaire des mythes du
fantastique (Brunel et Vion-Dury, 2003) attribue à Lovecraft la paternité du « roman »
Démons et merveilles (qui, en réalité, n’existe pas en langue originale)352, et l’ouvrage récent
de Didier Hendrickx se sert de cette traduction pour un certain nombre de réflexions sur
Lovecraft, qui découlent en fait des choix du traducteur : « Lovecraft ne facilite pas la tâche
du lecteur. Dans Démons et merveilles il assimile Dieux Débonnaires et Grands Anciens et les
distingue des Autres Dieux. Ailleurs il distingue Grands Anciens et Dieux Débonnaires.
Utiliser l’adjectif “débonnaire” pour Cthulhu peut prêter à sourire353. » Or, l’adjectif utilisé
par Lovecraft n’est pas « débonnaire », mais mild. Il vient plutôt indiquer la faiblesse des mild
gods par rapport aux entités plus anciennes, non une hypothétique bienveillance – d’où
l’inadéquation de la version française ressentie ici par le critique. Toute « nouvelle
traduction » peut donc poser problème lorsque celle qui l’a précédée est à ce point ancrée
dans l’imaginaire du lecteur, dans la mesure où, comme le pose Jean-René Ladmiral, « elle
risque de brouiller les cartes de l’intertextualité sous-jacente à la tradition littéraire qui s’est
nourrie de la première traduction, quels qu’en soient par ailleurs les défauts354 ».
On note enfin un fait surprenant, qui nous rappelle qu’avant la retraduction, d’autres
transformations peuvent s’appliquer à un ouvrage à l’occasion de simples rééditions : dans la
réédition de Démons et merveilles de 1979 par l’UGE dans la collection 10/18, le nom du
traducteur disparaît complètement et n’apparaît nulle part dans l’ouvrage. Pourtant, les
premières lignes de l’introduction de Jacques Bergier faisaient d’entrée de jeu allusion à
l’importance de ce projet de traduction, par le biais de la citation de Cocteau :

Il a fallu vingt-cinq ans d’efforts pour faire connaître Howard Phillips Lovecraft au public
français. La récompense de ces efforts finit par venir : la critique, comme le public, comprirent
ce que Lovecraft apportait d’exceptionnel. Jean Cocteau écrivit même que Lovecraft gagnait à
être traduit en français. (DM, 7)

Pourtant, cette traduction ne cherche pas à tromper et ne prétend pas se faire passer pour un
original en français ; la mention « domaine étranger » ouvertement portée sur la couverture,
ainsi que ce début de préface, en attestent. Cependant, l’un des acteurs qui l’ont rendue

352
Pierre Brunel & Juliette Vion-Dury (Éd.). Dictionnaire des mythes du fantastique. Limoges : Presses
Universitaires de Limoges, 2003.
353
Didier Hendrickx. H. P. Lovecraft le dieu silencieux. Op. cit., p. 84.
354
Jean-René Ladmiral. « La traduction : entre la linguistique et l’esthétique littéraire ». In Tatiana Milliaressi
(Éd.). De la linguistique à la traductologie. Presses universitaires du Septentrion, 2011, p. 44.

165
possible sombre bel et bien dans l’anonymat ; l’auteur gagne à « être traduit », la voix passive
permettant d’invisibiliser l’agent traduisant.

2. L’air de rien : autre livre, autre genre

La question du genre se pose sous un autre angle pour la retraduction d’Arnaud


Mousnier-Lompré, qui paraît en 1995 aux éditions J’ai Lu. « The Dream-Quest of Unknown
Kadath » est ici isolée, totalement indépendante : le texte est assez long pour paraître en
format de poche et ressemble cette fois à un court roman. Le paratexte reste réduit à sa plus
simple expression ; l’appartenance du texte à un cycle au sein de l’œuvre de l’auteur n’est pas
évoquée. La cohérence naît ici du resserrage du cadre à un texte unique qui se suffit à lui-
même et ne cherche pas à déborder le cadre de l’objet-livre en aiguillant le lecteur vers
d’autres textes constitutifs de l’œuvre.
Notons qu’en 1995, Lovecraft a gagné ses lettres de noblesse en France et semble dans
cette édition n’avoir plus besoin d’ambassadeur ou de caution extérieure : la couverture place
le nom de l’auteur en évidence, plus visible d’ailleurs que le titre du récit. La brève
présentation de l’auteur en quatrième de couverture le désigne comme « le plus grand écrivain
fantastique américain du 20ème siècle » sans mentionner d’autres écrivains du cercle
d’influence de Lovecraft, ni citer d’éloges issus de grands noms de la critique. Quant au nom
du traducteur, Arnaud Mousnier-Lompré il reste discrètement relégué à la page de garde : la
traduction est loin de s’afficher en tant que telle. Il n’y a ni préface, ni mention de l’éditeur
qui fasse état de cette « nouvelle » traduction, de ses motivations ou de sa plus-value.
On constate toutefois un élément inédit concernant Lovecraft : un glissement hors des
genres de la science-fiction et du fantastique où l’édition française l’avait classé jusque là. Les
premiers recueils de Lovecraft parus chez J’ai Lu – Dagon, Night Ocean et autres nouvelles –
étaient en effet classés dans la collection « fantastique » (signalée par un liseré rouge sur la
couverture). La Quête onirique de Kadath l’Inconnue paraît dans la collection « fantasy » au
code couleur jaune, et le résumé sur la quatrième de couverture renforce le trait en proposant
de suivre un « arpenteur des songes » au cours d’une « aventure » qui s’annonce riche en
rebondissements et en décors exotiques : « déserts glacés, cryptes diaboliques, mers

166
déchaînées, montagnes aux mille pièges », tous lieux grandioses typiques du genre désormais
constitué en tant que tel355.
Ainsi, contrairement à la première édition de la nouvelle ou à celle qui suivra, l’une
préfacée par l’éditeur (Bergier), et l’autre par le traducteur (Camus), cette traduction ne fait
l’objet d’aucun travail de mise en valeur ostentatoire, et l’on peut suggérer que ceci révèle son
statut de produit purement commercial, sans qu’ait participé à son élaboration un agent
traductif suffisamment enthousiasmé pour souhaiter s’engager visiblement par une
intervention paratextuelle ; en d’autres termes, ce n’est pas un travail se revendiquant comme
« lovecraftien ». Le traducteur a sans doute été missionné par l’éditeur sans exprimer de goût
particulier pour l’auteur. Il en ressort une mise en livre plus neutre et moins bavarde qui, si
elle oriente subtilement la représentation du texte, laisse plus de place à ce dernier, et plus de
latitude au lecteur pour le découvrir en tant que texte, voire en tant que première traduction.

3. La parole du traducteur : David Camus sur le seuil

La traduction la plus récente de The Dream-Quest date de 2010 et s’inscrit dans un


changement de paradigme généralisé au sein du genre de la fantasy, qui s’est popularisé via
les films, séries, mais aussi par l’accroissement de communautés virtuelles qui échangent,
compilent, et commentent. On a pris conscience des mauvais traitements qu’a pu subir le
genre, notamment au cours des processus de traduction, à partir des années 1970. Il naît un
désir de retour au texte-source et à l’exhaustivité – on retraduit Tolkien, Howard, Dunsany
même, et bien sûr Lovecraft. Les éditions Mnémos publient Les Contrées du Rêves, dont le
titre souligne le thème commun aux œuvres du cycle auquel appartient la nouvelle. Celle-ci
est mise en perspective par rapport à l’œuvre globale de Lovecraft, ce qui accentue son
caractère mythopoétique, multiple et fragmentaire, et son réseau de correspondances. Sur la
couverture, la hiérarchie est claire : le nom de l’auteur apparaît en lettres immenses, comme
s’il s’agissait de signaler à quel point son aura s’est accrue, suivi du titre du recueil, plus
humble, et de la mention « Nouvelle traduction par David Camus » – la retraduction devient
cette fois argument commercial dont on met en évidence le caractère inédit. La quatrième de

355
Malgré cette apparence de neutralité, signalons qu’il n’est malgré tout pas impossible que pour le lecteur
amateur de fantasy, le nom même de Mousnier-Lompré soit caution suffisante à accroître le capital symbolique
de cette traduction : en effet, il a traduit de nombreux ouvrages de fantasy et science-fiction et est aujourd’hui
connu en tant que traducteur officiel de Robin Hobb, auteur de prolifiques cycles littéraires, le plus connu étant
celui de L’Assassin Royal.

167
couverture appuie le trait, vantant « pour la première fois en France, [un] recueil [qui]
regroupe tous ces écrits dans une traduction intégralement nouvelle. »
David Camus a en outre l’opportunité de s’exprimer dans une longue préface. Il s’agit
de la seule « préface de traducteur » présente dans notre corpus, et elle mérite que l’on s’y
attarde, d’abord parce que son existence même vient rappeler au lecteur (quand bien même il
n’en ferait pas la lecture) qu’il a entre les mains une traduction. Elle l’invite donc à lire ce
texte en tant que tel. C’est ce qui pousse Venuti à énoncer la règle suivante dans son article à
visée pédagogique sur la bonne manière de lire une traduction : « Don’t skip an introductory
essay written by a translator; read it first, as a statement of the interpretation that guides the
translation and contributes to what is unique about it356. »
De la « préface-étude » de Démons et merveilles, qui présentait Lovecraft dans une
perspective d’introduction, sous l’égide d’un spécialiste littéraire, on passe à une « préface-
légitimation » qui a pour seul objet de s’affirmer en tant que retraduction. Or, si n’importe
quel spécialiste de l’auteur pouvait prétendre à écrire la première, seul le retraducteur pouvait
ainsi expliciter la plus-value de son travail dans la seconde. Cette préface est un seuil qui
participe d’une stratégie de dévoilement du projet traductif en créant un horizon d’attente chez
le lecteur, et le traducteur peut anticiper les risques de critiques ou d’incompréhension en
remettant en perspective ses choix de traduction. Il souligne notamment l’existence de
traductions antérieures, et explicite ce que ce nouveau travail apporte. De plus, une telle
préface redonne de la visibilité à l’original, dont le lecteur pourrait avoir un peu oublié
l’existence ; cela lui rappelle que l’objet qu’il a entre les mains est un objet éminemment
interculturel qui implique à la fois mise à distance et ouverture, culturelles autant que
temporelles. Enfin, apparaît également comme un esprit de compétition ou de rivalité amicale,
lorsqu’on justifie une nouvelle traduction en dénonçant les erreurs des autres – la traduction
de Démons & merveilles « avait le poil excessivement hirsute », nous dit David Camus (CR,
10).
Mais cette préface révèle également un certain besoin de raconter : David Camus se
met en scène en tant que traducteur, comme pour expliquer le processus et les mécanismes de
ce travail envisagé sous l’angle créatif, et donne de ce fait naissance à deux récits : la quête
épique de Randolph Carter se double du récit de la quête créatrice du traducteur357. En effet, à

356
Lawrence Venuti. « How to Read a Translation ». Words Without Borders. Juillet 2004. Web. Consulté le 3
juillet 2014.
357
Cette tendance semble être courante chez les traducteurs étant également auteurs de leurs propres œuvres.
Voir à ce sujet l’article de Licia Taverna « Les préfaces des traducteurs comme discours sur la méthode et
l’histoire : l’exemple de quatre traducteurs-écrivains italiens ». In Antoine Chalvin, Anne Lange & Daniele

168
l’instar de Lovecraft et de Randolph Carter, David Camus place dans un rêve la source de son
récit. Ainsi commence sa préface :

« Pour traduire Lovecraft, il est important de regarder comment il écrit, mais encore plus de
regarder comment il n’écrit pas… »
Cette phrase, je l’ai rêvée la nuit même du jour où j’ai appris que j’allais retraduire l’intégralité
des nouvelles de Lovecraft se déroulant dans les Contrées du Rêve. (CR, 7)

Puis le retraducteur dit s’être laissé « emporter par [son] élan » – nouvelle illustration
de la pulsion de traduire chère à Berman – et enchaîne les métaphores de l’exploration de
l’œuvre du « maître » ; il nous raconte comment il s’est laissé absorber corps et âme par ce
travail, au point d’en avoir des hallucinations, d’en perdre presque la raison. C’est une
incarnation totale du personnage de Lovecraft qu’il nous propose, la figure mythifiée d’un
Lovecraft qui vivait reclus chez lui, enfermé dans ses rêves et ses cauchemars. Il endosse
ensuite le rôle du personnage du récit pour quitter la réalité :

Muni des chaussures de détective, à semelles de crêpe, et des ballerines de trapéziste que tout
traducteur se doit de posséder dans sa garde-robe, j’y ajoutai une paire d’épais godillots et partis
arpenter ces Contrées dont, je le sais à présent, on ne revient jamais tout à fait. (CR, 9)

La multiplicité des visages du traducteur semble le conforter dans son rôle d’arpenteur
et, bien qu’il revienne systématiquement à des considérations plus concrètes, telles que le
choix de tel ou tel terme, ou le traitement de l’humour chez Lovecraft, cette mise en scène ne
disparaît jamais totalement. Il suffit de regarder la première phrase de chaque partie de cette
préface pour suivre son parcours périlleux : « Mais alors que j’approchais de l’orée du texte
en anglais… » (CR, 10), « À partir de là, j’ai pu poursuivre mon périple d’un pas plus
tranquille, et ébaucher des tentatives de réponses à certaines des questions qui continuent de
diviser les traducteurs, les fans et les exégètes du maître… » (CR, 11) ; « Mais avant de nous
aventurer si loin, ou si près, je vous propose plutôt de suivre le conseil de ‘Umr at-Tawil, le
terrifiant Guide et Gardien de la Porte… » (CR, 17). Le contrat de lecture que propose David
Camus est une invitation : en nous offrant le récit de sa propre quête mythique de Kadath,
rendue possible par son voyage à travers les différentes traductions, il signifie au lecteur que
celui-ci peut à son tour faire l’expérience intime de ce mythe, et se pose en guide détenant les
clés de cette quête de sens.

Monticelli (Éd.). Between Cultures and Texts: Itineraries in Translation History = Entre les cultures et les
textes: itinéraires en histoire de la traduction. Frankfurt am Main ; New York : Peter Lang, 2011. 269-283.

169
Camus devient encore plus ostentatoirement guide touristique dans un autre ouvrage
paru en même temps que ses nouvelles traductions : Kadath, le guide de la cité inconnue dont
il est l’un des auteurs. Ce livre appartient à la collection « Ourobores » chez Mnémos, qui
proposent de beaux livres richement illustrés décrivant des lieux issus d’œuvres de fiction
comme le ferait un guide touristique, pour inviter le lecteur à les découvrir, ou au contraire lui
permettre de prolonger l’immersion358. L’ouvrage tout entier est structuré autour du concept
de l’incarnation d’un rôle : chacun des cinq auteurs s’y affuble d’une identité imaginaire pour
conter la cité de Kadath, devenant non seulement co-auteur, mais aussi acteur du mythe qu’il
contribue à développer. Camus y publie le récit « Ce que les Dieux doivent aux hommes »,
une pseudo-traduction d’un original intitulé « With Lovecraft, in a Dream », soi-disant
retrouvé par hasard dans des archives et signé par un certain Randolph Carter. En outre, le
récit met en scène un personnage nommé « HPL ». Le paratexte éditorial pose les bases d’une
mise en abîme astucieuse, en nous indiquant qu’il s’agit probablement d’un canular, car il est
attesté que le personnage de Carter n’a jamais existé. On nous propose même certaines pistes :
l’auteur serait August Derleth, ou Robert Bloch qui écrivit en effet en 1935 « Le Visiteur venu
des étoiles », dans laquelle il mettait en scène Lovecraft en tant que personnage. Camus
s’amuse donc à voiler sa posture d’auteur en se parant du masque de son propre personnage
de traducteur – illusion renforcée par les renvois au recueil Les Contrées du Rêve. Les deux
ouvrages furent en effet préparés par les éditions Mnémos en parallèle ; une note de l’éditeur
indique d’ailleurs qu’il s’est accordé avec David Camus sur l’élaboration d’un vocabulaire
commun, ce qui appuie la métatextualité en jeu. Jeu de l’illusion, plaisir du travestissement :
voilà qu’on brouille les pistes. Les identités perdent leur stabilité ; auteur, personnage et
traducteur se fondent les uns dans les autres, comme s’il s’agissait d’autant de costumes
interchangeables, et même superposables.

L’exemple du « Guide de Kadath » est révélateur du lien extrêmement fort qui existe
dans le milieu éditorial français entre fantasy et jeu de rôle. La maison d’édition Mnémos a
été fondée à l’aube de l’essor français du genre de la fantasy en 1996 dans l’orbite directe
d’auteurs-éditeurs de jeux de rôle, Stéphane Marsan et Frédéric Weil, dans le but de
promouvoir les auteurs français de romans qui s’inspirent des univers présentés dans ces jeux.

358
La collection compte à ce jour une vingtaine d’ouvrages et permet de visiter entre autres la planète Tschaï
(d’après l’œuvre de Jack Vance), la Vallée de l’Éternel Retour d’Ursula Le Guin, ou encore, du côté
francophone, Abyme, la Cité des Ombres (d’après l’œuvre de Mathieu Gaborit). Lovecraft a inspiré un second
ouvrage de cette collection, Le Culte des Goules, qui donne corps au deuxième grimoire fictif le plus connu de la
pseudo-bibliothèque lovecraftienne après le Necronomicon.

170
La retraduction de Lovecraft proposée ici s’en ressent : le lecteur ciblé est soit fin connaisseur
de Lovecraft et avide d’en redécouvrir des pans que les traductions françaises précédentes
auraient occulté jusque là ; ou bien c’est un rôliste qui n’en connaît que ce qu’en montre
l’adaptation ludique de L’Appel de Cthulhu, et qui cherche à revenir à la source, à s’informer
davantage, afin d’enrichir son expérience du jeu. Plus qu’une simple redécouverte des textes,
c’est une expérience sensible de l’univers fictif qui est proposée : à dessein, la nouvelle
traduction et le Guide de Kadath furent publiés de manière simultanée afin de renforcer
l’impression que l’univers fictionnel déborde le cadre fermé de l’objet-livre pour éclater en un
archipel d’îlots textuels entre lesquels le lecteur est invité à naviguer.
On assiste ici à un transfert de capital inverse à celui qui s’effectue entre Green et
Dunsany : c’est ici le traducteur qui vient bénéficier du prestige associé au nom de l’auteur
qu’il traduit. D’ailleurs, Camus lui-même, qui en bon adepte de l’œuvre relisait Lovecraft
chaque année, dit n’avoir pris la mesure de la beauté poétique de l’écriture de Lovecraft qu’à
mesure de sa traduction, expérience qu’il décrit en des termes qui confinent au religieux et au
sacré : conscient de l’importance acquise par l’œuvre au fil du temps, il eut l’impression de
traduire la Bible359. Suite à cette traduction, Camus est définitivement promu au rang d’expert
lovecraftien. C’est à ce titre qu’il s’est vu invité à prendre part à la Necronomi’con, première
convention française exclusivement dédiée à Lovecraft, qui s’est tenue à Lyon en juillet 2015.
Lors de l’édition en DVD du film « Le Territoire des ombres » (dont la mention « d’après
l’univers de H. P. Lovecraft » ne laisse aucun doute quant au saint patron qu’elle se donne, et
surtout quant au public visé), les bonus incluent une interview de Camus intitulée « Lovecraft
décrypté par un expert ». Il y est présenté comme « l’un des meilleurs spécialistes de
Lovecraft en France et l’un de ses traducteurs officiels », et un sous-titre fait la liste
exhaustive des diverses activités de Camus lui donnant autorité absolue pour parler de son
sujet : « professeur de littérature de l'imaginaire à Paris 3 Censier », « traducteur de Howard
Phillips Lovecraft », et enfin « auteur du cycle de romans ‘Le Roman de la Croix’ » (nous
soulignons). Une fois de plus, la stratégie du transfert de capital consiste à associer savoir
théorique, maîtrise critique, et pratique écrivante pour établir une connexion idéale entre
l’agent traductif et l’auteur dont il est question.
On a également constaté que l’œuvre mythopoétique de Lovecraft, par sa profusion et
son ouverture, se prête au jeu de rôle en invitant le récepteur à venir l’enrichir de ses propres
récits. Cela vaut pour le traducteur lui-même qui se projette dans l’univers de l’auteur, voire

359
David Camus, communication personnelle au cours d’un entretien téléphonique, 18 mai 2015.

171
dans sa peau360. David Camus dit avoir cherché à « s’imprégner de l’âme de Lovecraft » en
allant jusqu’à compiler un important glossaire de référence, un « dictionnaire français-
Lovecraft ». Il adopte la même métaphore musicale que Green avant lui pour parler de la
traduction, mais loin d’y voir avant tout des dissonances, il considère le texte-source comme
une partition et le vocabulaire spécifique comme autant de notes et de gammes qui, utilisés à
bon escient, vont lui permettre de jouer du Lovecraft, comme on joue une partition.
Ce point de vue rejoint l’idée de la traduction en tant que jeu dans laquelle le
traducteur effectue des choix qui sont autant de « coups » visant à produire un effet, mais non
sans oublier la part de liberté et de jouissance, la gratuité du jeu autonome libre de se fixer les
règles qu’il va suivre. David Camus joue un jeu de langage au sens que donne Ludwig
Wittgenstein à ce concept, qui inclut « le langage et toutes les activités avec lesquelles il est
entrelacé361 ». Wittgenstein en dresse la liste, qui comporte entre autre « traduire d’une langue
en une autre362 ». Camus, dans sa préface, pose les règles du jeu de langage consistant à
« traduire du Lovecraft en français » ; Lovecraft n’est ici pas un auteur, ni une œuvre, mais
bien un langage. Ce genre de jeu où le système de contraintes s’efface au profit de
l’immersion dans l’univers fictionnel, comme un jeu d’enfant, sans qu’on se soucie de savoir
qui gagne, n’est rendu possible que lorsque le traducteur jouit d’une certaine visibilité, et de la
liberté de faire entendre sa voix.
La traduction est certes un travail qui fait passer les frontières culturelles mais elle
transcende également les frontières qui délimitent l’œuvre comme objet fini. En rendant
visible la multiplicité des versions possibles d’un même texte, la retraduction montre que ce
travail créatif ouvre un espace de liberté, de choix, un espace où, si le traducteur le désire, le
jeu devient possible. C’est alors toute l’œuvre qui s’anime par le dialogue qui s’établit entre
les différentes versions. Dans le cas de Lovecraft, c’est un jeu polyphonique engagé tôt et
poursuivi jusqu’à aujourd’hui qui rassemble l’œuvre, l’auteur, ses lecteurs et ses traducteurs,
tous unis dans une même dynamique créatrice ludique, et qui fait que l’on peut véritablement
parler de littérature mythopoétique, c’est-à-dire une littérature à plusieurs mains, reposant sur
la répétition et la variation, mises au service d’un tout cohérent qui se transmet et se partage.

360
Yves Bonnefoy souligne cette importance de l’affect dans la relation du traducteur au poète qu’il traduit, ce
qui s’avère pertinent vis-à-vis de Lovecraft dont l’écriture du rêve s’apparente à celle d’une vision évocatrice
proche de la poésie : « Il ne faut songer à traduire que les poètes que l’on aime vraiment beaucoup, ce qui
signifie qu’on les comprend, qu’on peut revivre leurs sentiments et leurs expériences, sinon réellement, du moins
de façon imaginative. Sans cet attachement instinctif, il n’y aurait que des lectures en surface, où le contresens
fleurirait parmi les images flétries. » (Yves Bonnefoy. La communauté des traducteurs. Strasbourg : Presses
Universitaires de Strasbourg, 2000, p. 79).
361
Ludwig Wittgenstein. Recherches philosophiques. Trad. Françoise Dastur et al. Paris : Gallimard, 2014, p. 34.
362
Ibid., p. 40.

172
Conclusion

Les divers projets d’édition que l’on a évoqués dans ce chapitre révèlent à quel point le
champ littéraire se présente sous la forme de réseaux ; et tout lecteur peut, au fil de ses
lectures, y percevoir un nombre de plus en plus important de pôles et de liaisons. Chaque
texte s’accompagne d’une mise en livre qui résulte d’un certain nombre de stratégies de
transfert de capital, plus ou moins visible selon la part d’assertivité des divers agents qui y
prennent part. Activité critique et traductive s’avèrent étroitement liées, et de l’étroitesse de
leurs liens dépend entre autre le degré de visibilité de la traduction :
– elle peut être invisible ou discrète, ce qui est le traitement standard, et souvent le cas
pour des premières traductions. Le nom du traducteur y figure par obligation légale (sauf
accident exceptionnel, tel que l’omission du nom de Bernard Noël dans le paratexte de l’une
des éditions de Démons et merveilles), mais relégué à une place secondaire en page de garde
ou en quatrième de couverture, non sur la couverture elle-même ;
– les rééditions, retraductions et traductions revues et augmentées sont l’occasion
d’accroître cette visibilité si l’on veut en faire un argument de vente, et c’est l’occasion
d’ajouter une plus-value à l’objet-livre par l’adjonction de paratexte additionnel. Par exemple,
Le Livre des merveilles de Dunsany dont la traduction de 1924 est rééditée en 1998 sans ajout
ou modification, donnera lieu à une seconde édition en 2002, intégralement révisée (bien que
cela ne soit pas mis en avant, la traduction étant toujours imputée à Marie Amouroux) avec
rétablissement des illustrations d’origine et ajout d’une préface. En 1991, l’édition des
Œuvres complètes de Lovecraft en trois volumes permet l’apport de nombreuses informations
sur la genèse de chaque nouvelle, l’ajout de récits d’auteurs connexes, et plusieurs préfaces
qui introduisent chacune un pan de l’œuvre lovecraftienne, découpée thématiquement ;
– Enfin, dans quelques rares cas le traducteur trouve sa place sur la couverture en
compagnie de l’auteur, lorsque son nom a accumulé suffisamment de capital symbolique pour
susciter la curiosité et l’intérêt du public. Cela ne concerne en général que les traducteurs qui
sont avant tout auteurs eux-mêmes. C’est le cas pour Julien Green et David Camus. La
mention de ce nom en compagnie de celui de l’auteur fait du traducteur un ambassadeur
visible qui invite le lecteur à passer en sa compagnie le seuil de l’œuvre, d’autant plus
lorsqu’il prend la responsabilité d’autres éléments du paratexte, notamment d’une préface.
La multiplicité de ces rôles renforce le pouvoir de consécration littéraire du traducteur,
dont le nom et la voix gagnent du poids par une activité de critique, une légitimité

173
universitaire, ou un statut créatif d’auteur le plaçant sur un pied d’égalité avec celui qu’il
traduit. L’étude conjointe de l’historique des parutions françaises des œuvres de Lord
Dunsany et H. P. Lovecraft permet ainsi d’illustrer la manière dont la sphère littéraire se voit
spatialisée, ainsi que le décrit P. Casanova :

Tout ce qui s’écrit, tout ce qui se traduit, se publie, se théorise, se commente, se célèbre serait
l’un des éléments de cette composition. Chaque œuvre, comme « motif », ne pourrait donc être
déchiffrée qu’à partir de l’ensemble de sa composition, elle ne jaillirait dans sa cohérence
retrouvée qu’en lien avec tout l’univers littéraire. Les œuvres littéraires ne se manifesteraient
dans leur singularité qu’à partir de la totalité de la structure qui a permis leur surgissement.
Chaque livre écrit dans le monde et déclaré littéraire serait une infime partie de l’immense
« combinaison » de toute la littérature mondiale363.

On en vient donc à considérer la littérature elle-même sur un mode mythopoétique, comme un


ensemble de territoires imaginaires que séparent des frontières mouvantes et fluctuantes, où se
négocient et se disputent les passages. Il s’agirait d’un monde secret, dont le motif global est
caché par sa gigantesque composition et dont chacun ne perçoit que quelques bribes – mais
qui, pourtant, est perceptible par tous.
L’une de ces frontières, traditionnellement, est celle qui sépare la littérature générale et
les « paralittératures », la première jouissant d’un prestige culturel que peinent à acquérir les
secondes. Et l’appartenance des textes à l’une ou l’autre de ces régions influe sur la position
des acteurs de sa diffusion, sur leur marge de manœuvre et leur liberté de choix et d’action :
« une frontière abrupte sépare ceux qui peuvent prendre l’initiative de proposer à un éditeur la
traduction de tel ou tel ‘classique’ (universitaires et écrivains le plus souvent) et ceux qui
reçoivent des commandes qu’ils n’ont pas toujours les moyens de refuser364. » Le cas de
Julien Green traducteur est éclairant à cet égard, puisqu’il n’obtient le pouvoir effectif de
proposer sa traduction avec succès qu’une fois devenu un écrivain consacré.
Cependant, le domaine de la fantasy s’avère hybride à cet égard, du fait de ses importantes
fondations affectives : les structures éditoriales la recevant et la diffusant sont le produit de
lecteurs enthousiastes qui ont contribué à promouvoir ce genre littéraire et à élever certains de
ses textes les plus représentatifs au rang de « classiques » du genre. Critiques, éditeurs ou
traducteurs, ils défendent avec acharnement leurs auteurs phares, en se battant pour leur créer
une place dans le champ littéraire. Ceci s’effectue au prix d’une manipulation des textes en
fonction des éléments des habitus qui ont poussés ces agents vers ces auteurs en premier lieu,

363
Pascale Casanova. La République mondiale des lettres. Op. cit., p. 14.
364
Isabelle Kalinowski. « La vocation au travail de traduction ». Actes de la recherche en sciences sociales 2,
n° 144 (2002) : 51.

174
et ce sont les rééditions et retraductions successives qui permettent de mettre au jour la force
de ce phénomène d’identification. Le lien affectif intense permet une plus grande assertivité
de la traduction en tant que telle dans l’espace littéraire, mais certains lecteurs pourront
également reprocher au texte de ne fournir qu’une vision partielle et partiale d’un original
dont eux-mêmes ont une autre conception. Un lien plus lâche donnera lieu à une publication
d’apparence plus neutre, mais la communauté des lecteurs pourra alors s’offusquer du manque
d’enthousiasme du monde éditorial pour une œuvre qui les passionne. Considérant la force
d’adhésion des lecteurs, à ménager et prendre en compte, le traducteur de littérature
mythopoétique en particulier se trouve sur un continuum entre identification et distanciation.
Lorsque le traducteur ne parvient pas à prendre de distance, que ce soit avec le texte, l’auteur,
ou la langue elle-même, la qualité de la traduction est en péril :

Similarly, successful translation is based on the translator’s ability to distance himself/herself


from the source and target languages (particularly the former). Problems of linguistic
contamination, lexical and syntactic faux-amis, gallicisms and anglicisms in the French-
English/English-French pair are basically problems of distance, of the apprentice translator’s
inability to keep his/her distance from the language of the text to be translated365.

Il s’agit donc de parvenir à mettre du jeu dans la pratique, mais aussi dans la posture
traductive – jeu, distance, écart, articulation qui permet aux engrenages de la traduction de
fonctionner. Cela rejoint le concept qu’Isabelle Collombat nomme « empathie rationnelle », à
savoir la nécessité de prendre une distance ludique par rapport à son texte-source, d’être en
phase avec l’auteur sans qu’il y ait pour autant identification, car le traducteur doit rester
conscient de son identité et de la situation de communication qui est la sienne366 ; dans le
cadre de la fiction mythopoétique, cela se traduit par la conscience d’appartenir à une tradition
dans laquelle toute nouvelle réécriture (au sens large incluant traduction, critique, préface,
etc.) viendra prendra sa place, participant au jeu de la littérature mondiale au risque de
conforter ou bousculer les frontières de ses « vastes contrées » où « s’incarnent les écrivains
eux-mêmes, [qui] sont et font l’histoire littéraire367 ».

365
Michael Cronin. « Keeping One’s Distance: Translation and the Play of Possibility ». Op. cit. p. p. 232.
366
Concept développé dans l’article d’Isabelle Collombat. « L’empathie rationnelle : vers un nouveau paradigme
traductionnel ». TranscUlturAl 1, no 3 (2010) : 56–70.
367
Pascale Casanova. La République mondiale des lettres. Op. cit., p. 14, 15.

175
Chapitre 3

À la croisée des mondes :


De Dunsany à Lovecraft (et vice-versa)

On a dégagé dans les chapitres précédents la manière dont la postérité éditoriale et


critique a pu s’emparer des œuvres de Dunsany et de Lovecraft, séparément mais également
en forgeant au fil du temps un lien manifeste entre les deux, en jouant de transferts de capital
symbolique afin de valoriser l’une ou l’autre en fonction des objectifs que se donnent les
agents littéraires. Ce lien de filiation avec Dunsany est revendiqué par Lovecraft dans sa
correspondance, par le biais de ses éloges répétés au sujet de son modèle irlandais. Mais,
outre cette production critique, la plus formidable stratégie opérée par Lovecraft pour
exprimer son admiration reste la façon dont il adapte son écriture et ses propres contes en
imitant le style de Dunsany, récits et style très majoritairement qualifiés de « dunsaniens ».
L’étiquette est parfois agrémentée de guillemets qui trahissent la controverse qu’elle
porte en elle, car elle ne recouvre pas la même réalité selon la perception de celui qui
l’emploie, mais commençons par souligner le caractère exceptionnel de cette relation entre les
deux œuvres. Il semble en effet exister comme une évidence à cette filiation. Le parallèle va
de soi. Il y a une « cohérence », quelque chose d’identifiable et de facilement perceptible, et
c’est ce qui rend unique l’influence dunsanienne sur Lovecraft par rapport à d’autres, tout
aussi puissantes, mais plus « diffuses », subtiles, mieux incorporées dans des récits qui restent
par ailleurs personnels et avant tout « lovecraftiens » :

Lovecraft would himself produce a group of stories which from their similarities in style to the
Irish master have come to be known as the “Dunsanian” tales. Only Lord Dunsany has earned
such a place in the Lovecraft canon, for although Poe, Hawthorne, and Arthur Machen are
approximately comparable influences, their influence is so diffuse and so mingled that one
cannot readily point to a definitely identifiable corpus of tales as the “Poe stories” or the
“Hawthornian stories” or the “Machen stories”. Only the Dunsany influence shows the requisite
cohesiveness to form such a label368.

368
Donald Burleson. H. P. Lovecraft, a Critical Study. Op. cit., p. 24.

176
C’est ce caractère éminemment visible d’une zone « dunsanienne » au sein du
territoire de l’œuvre de Lovecraft qui a poussé certains critiques à qualifier l’influence
dunsanienne chez Lovecraft d’imitation brute, ou d’emprunt peu inspiré, de la part d’un
auteur encore en quête de son propre style. Ce serait la marque d’une œuvre « jeune » et d’un
manque de maturité littéraire. Ainsi, S .T. Joshi, s’il souligne que les récits dunsaniens de
Lovecraft sont souvent plus complexes qu’on ne le pense, fait remarquer que « l’influence de
Dunsany sur Lovecraft est surtout notable dans la formation de celui-ci » pour lui avoir donné
« une impulsion qui l’amènera plus tard à écrire les histoires d’horreur sur lesquelles repose sa
renommée369 ». C’est en effet The Gods of Pegāna qui donne à Lovecraft l’idée d’imaginer un
panthéon de divinités personnelles qui formeront le fondement de son fameux Mythe.
Dans les textes qui nous intéressent, Lovecraft commence à écrire en imitant Dunsany.
Or, en un sens, l’imitation représente un procédé similaire à celui de la réécriture telle que
définie par André Lefevere : « the term rewriting absolves us of the necessity to draw
borderlines between various forms of rewriting, such as ‘translation’, ‘adaptation’,
‘emulation’370. » Lefevere n’inclut pas l’imitation dans sa théorie des pratiques de réécriture ;
cependant, il note entre ces diverses pratiques une continuité qui permet de distinguer des
problématiques communes et qui lève les frontières trop strictes entre traduction et adaptation,
auxquelles il ajoute les pratiques d’« émulation ». Ce sont ces dernières qui recouvrent, à
notre sens, l’écriture guidée par un modèle littéraire, les pastiches et les imitations.
Une des problématiques commune à tous les procédés de réécriture est la question,
elle-même épineuse, de la « fidélité » : les critiques, on va le voir, débattent pour déterminer
si telle ou telle nouvelle de Lovecraft peut être classée comme « dunsanienne » ou non ; en
d’autres termes, si elle est suffisamment « fidèle » à l’esprit, au style, ou à la lettre de
Dunsany. Par suite, il convient donc d’examiner le panel des critères qui permettraient
d’identifier facilement les accès d’influence dunsanienne chez Lovecraft, et la possibilité
même de tracer au sein de son œuvre les frontières d’un territoire « dunsanien » (cet adjectif,
on le verra, n’a plus le même sens selon qu’il qualifie le récit, l’univers fictionnel, le style,
l’écriture, ou encore la poétique). Si l’imitation rejoint la réécriture, ne serions-nous pas ici en
train de glisser vers, en quelque sorte, un cas limite de traduction intralinguale ?
C’est en dégageant les zones de convergences intralinguistiques entre l’anglais et
l’anglais que nous pouvons tenter de comprendre la relation apparemment évidente entre les
deux auteurs pour le lecteur anglophone. Suite à quoi on se demandera bien sûr si celle-ci se

369
S. T. Joshi. Clefs pour Lovecraft. Op. cit., p. 28.
370
André Lefevere. Translation, Rewriting, and the Manipulation of Literary Fame. Op. cit., p. 47.

177
retrouve dupliquée par la traduction interlinguale. En d’autres termes, le lecteur français de
Dunsany, puis de Lovecraft (ou inversement, ce qui est d’ailleurs le cas le plus courant), sera-
t-il lui aussi frappé par les points de convergence et les « airs de famille » qui s’en dégagent ?
Aucune traduction de notre corpus ne se donne pour objectif principal (ou skopos,
selon le modèle traductologique fonctionnaliste de Hans Vermeer, qui suppose que la finalité
de la traduction en tant qu’élément d’une situation de communication donnée va déterminer la
forme que prendra le produit fini, ou translatum371) de reproduire ces ressemblances en tenant
compte d’un autre texte que celui à traduire. Pour qu’une traduction adopte un tel skopos,
l’idéal serait que les deux auteurs soient traduits par le même traducteur qui les englobe au
sein d’un même horizon traductif, ou bien par des traducteurs collaborant en amont de la
traduction afin de décider ensemble de stratégies communes. En dernier recours, il s’agirait
pour un traducteur de s’associer après-coup à ceux qui l’ont précédé, en prenant en compte
pour traduire Dunsany des choix déjà effectués pour traduire Lovecraft, selon les points de
convergence les plus saillants qu’il aura choisi de souligner. La chose est compliquée, surtout
lorsque plusieurs traducteurs se sont déjà succédé, et ce pour les deux auteurs.
C’est donc indépendamment de la volonté des traducteurs que, d’un texte à l’autre et
d’une œuvre à l’autre, des réseaux de signifiants-clés peuvent apparaître, de manière non-
systématique puisque inconsciente. C’est le lecteur attentif qui pourra remarquer que certaines
traductions de Dunsany sembleront davantage en cohérence, ou en harmonie, avec les
traductions de Lovecraft ; et c’est cette posture rétrospective que nous nous proposons
d’adopter. Une telle analyse traductologique se fondera nécessairement sur l’étude
comparative du français à l’anglais, et du français au français.
Ces questions relèvent de la mythopoétique en tant que grille d’analyse, et ce à
plusieurs niveaux. Elles permettent, sur le plan historique, une étude d’un cas de réutilisations
successives d’éléments qui sont le « fondement d’une tradition et d’une continuité
culturelle », ce qui correspond à la tâche d’une poétique du mythe littéraire selon Alain
Deremetz372. Le lien extrêmement visible entre les deux doit permettre de dégager plus
aisément les mécanismes de la mise en place d’une tradition, et fait de ce cas un exemple
particulièrement révélateur de l’histoire mythopoétique de la fantasy, genre déjà marqué par
un phénomène de recréation, ainsi que l’a souligné Brian Attebery :

371
Hans J.Vermeer. « Skopos and Commission in Translation action ». In Lawrence Venuti (Éd.). The
Translation Studies Reader. New York ; Londres : Routledge, 2004, p. 229.
372
Alain Deremetz. « Petite histoire des définitions du mythe. Le mythe : un concept ou un nom ? » In Pierre
Cazier (Éd.). Mythe et création. Collection UL3. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires de Lille, 1994,
p. 31.

178
I outline the history of fantasy as a story of mythopoiesis, modern myth-making – though
fantasy “makes” myth only in the sense that a traditional oral performer makes the story she
tells: not inventing but recreating that which has always existed only in performance, in the
present373.

La fantasy est donc vue comme éminemment active, autant que productive : elle fait et refait
les mythes, par le biais de performances nombreuses qui se répètent et se renouvellent au fil
du temps. Ce point de vue chronologique ne saurait se passer d’une considération du rôle de la
réception « à rebours » : l’œil qui lit interprète après coup, en fonction de ses expériences de
lecture précédentes, et peut identifier entre les œuvres des liens qui ne préexistaient pas à cette
lecture, ou au contraire en ignorer d’autres, pourtant voulus par l’auteur.
Ces questions posent la littérature en tant que territoire géographique que l’on revisite
par la citation, la référence et la répétition ; les œuvres sont considérées comme des provinces
qui coexistent, dont on cherche à savoir si les frontières se touchent, se superposent ou se
rejoignent, et d’où peuvent migrer certains éléments qui laissent des traces de leur passage.
Nous rejoignons ici la définition de la mythopoétique que donne Véronique Gély : elle se
caractérise ainsi par des « traces imprimées, invention de mots ou de noms, personnages qui
débordent de la fiction, idées et germes d’idées semés, mines inépuisables374… ». Ainsi,
l’étude de l’influence ne peut se limiter à un point de vue strictement diachronique et
téléologique la définissant comme mouvement unidirectionnel partant d’un modèle pour
générer une nouvelle œuvre. Elle implique également un mouvement contraire qui en fait
avant tout une expérience de lecture visant à un retour aux sources de la tradition, une forme
d’archéologie littéraire qui nécessite à la fois compétences et connaissances et dans laquelle la
traduction joue un rôle prépondérant.

I. Cartographier l’espace des œuvres, des territoires archipéliques

1. Du cycle au mythe : des œuvres qui se (re)construisent

Les deux pans d’œuvres qui nous intéressent se composent de nouvelles regroupées
sous forme de zones à géométrie variable. Au sein même d’une œuvre, il est donc possible de

373
Brian Attebery. Stories about Stories. Op. cit., p. 4.
374
Véronique Gély. « Introduction. ‘Mythes de l’époque baroque, mythes shakespeariens’ ». Op. cit.

179
d’isoler et de découper matière à former des recueils, des cycles, des ensembles, selon divers
critères jugés prédominants et qui sont utilisés à des fins de classification, voire de
cartographie de l’espace de l’œuvre. Dans le foisonnement démultiplié par la brièveté des
textes naît la quête de points d’unité. Ce jugement n’est pas toujours du fait de l’auteur, et
quand bien même, il peut être remis en question à l’occasion de chaque réécriture ou
publication, et au-delà, de chaque lecture qui sera faite des textes concernés.
Au-delà de la nouvelle elle-même, le cycle de nouvelles a été étudié et analysé comme
un genre à part entière. Forrest Ingram en donne la définition suivante : « a book of short
stories so linked to each other by their author that the reader’s successive experience on
various levels of the pattern of the whole significantly modifies his experience of each of its
component parts375 ». Le cycle de nouvelles résulte donc d’un effort conscient de la part de
l’auteur et a pour cadre un livre unique, identifié par un titre global. Selon Susan G. Mann, le
titre du cycle de nouvelle, en tant que premier signal adressé au lecteur, doit montrer que le
livre est plus qu’une simple collection ou juxtaposition de fragments, en soulignant le point
d’unité sur lequel il repose. C’est pourquoi, selon elle, les recueils dont le titre se compose du
titre d’une seule nouvelle, accompagné de la mention « and other stories » ne sauraient en
aucun cas prétendre à représenter un véritable cycle376. Le genre emprunte donc certaines
conventions du roman sans pour autant se confondre avec lui.
De ce point de vue, Dunsany et Lovecraft illustrent deux états de fait différents. Cela
s’explique par le degré de solidité de l’architecture initiale de chacune des œuvres, plus fort
dans le premier cas que dans le second. En effet, comme Lovecraft, Dunsany a publié
originairement dans des revues diverses, mais contrairement à celui-ci, il a rapidement
effectué lui-même un travail de rassemblement de ses textes sous la forme des cinq recueils
qui constituent notre corpus, et correspondent donc à un premier découpage en zones.

a. L’archipel des cycles dunsaniens


The Gods of Pegāna et Time and the Gods répondent clairement aux critères du cycle
de nouvelles énoncés plus haut. Le point d’unité est identifiable par la récurrence du groupe
nominal « The Gods », et chacun des deux cycles place en son cœur la relation entre ces
divinités et un autre élément de l’univers fictionnel. Dans le premier cas, il s’agit du territoire
de Pegāna (on sait d’ailleurs que Dunsany conçut et dessina une carte avant de commencer à

375
Susan Garland Mann. The Short Story Cycle: a Genre Companion and Reference Guide. New York :
Greenwood Press, 1989, p. 19.
376
Ibid., p. 14.

180
écrire, même s’il décida de ne pas en inclure la représentation dans le recueil finalement
publié377) ; dans le second, c’est la figure allégorique du Temps, ennemi des dieux, qui est
mise à l’honneur. Chacun des deux cycles constitue ce que F. Ingram désigne comme « cycles
composés », c’est-à-dire que tous les récits qui les composent, du premier au dernier, ont été
écrits dans le but de s’intégrer à un tout cohérent.
Les deux recueils, mis ensemble, forment un « cycle complété », puisque c’est après
coup que Dunsany a choisi de poursuivre le cycle amorcé dans son premier volume. Le même
phénomène s’applique pour le triptyque tardivement intitulé Beyond the Fields we Know, qui
rassemble trois récits au narrateur identique (« Idle Days on the Yann », « A Shop in Go-By
Street » et « The Avenger of Perdóndaris »), dans lesquels Dunsany réutilise certains éléments
du monde de Pegāna. Ces nouvelles apparaissent à l’origine dans des recueils différents, ce
qui masque leur caractère cyclique. « Idle Days », d’abord parue comme une nouvelle
indépendante dans A Dreamer’s Tales, est republiée en 1919 dans le recueil Tales of Three
Atmospheres en compagnie de ses continuations.
Beaucoup plus récemment, en 2006, un nouveau recueil est venu rapiécer la trame
jusqu’alors éclatée : The Complete Pegāna: All the Tales Pertaining to the Fabulous Realm of
Pegāna. L’ouvrage est édité par S. T. Joshi qui justifie en préface son existence en soulignant
l’unité esthétique extraordinaire qui lie les récits concernés entre eux. Ici aussi, le titre
souligne avant tout la cohérence par-delà l’aspect fragmenté des nouvelles, et l’éditeur
ajoute : « they constitute what might be termed a “Pegāna Mythos”378. » Joshi employait déjà
ce terme dans sa monographie Lord Dunsany: Master of the Anglo-Irish Imagination : « The
superficial “purpose” of The Gods of Pegāna is the delineation of the “Pegāna Mythos” (a
term of my own invention, not one ever used by Dunsany)379. » L’emploi d’un tel vocable ne
peut qu’évoquer le plus célèbre « Cthulhu Mythos », de sorte que l’ombre de Lovecraft plane,
comme bien souvent, sur ce nouvel îlot dunsanien.
Le recueil The Sword of Welleran and Other Stories s’éloigne du cycle de nouvelles
pour se rapprocher du recueil de contes de fées, comme en témoigne le titre. A Dreamer’s
Tales se place dans la même veine bien que l’intitulé nous indique que le point d’unité des
récits est à chercher dans leur origine onirique, issue de l’esprit d’un seul et même « rêveur ».
Le monde fictionnel, fluide, archipélique, ne présente plus les mêmes repères stables que celui
377
D’après Joe W. Doyle, responsable des archives de Dunsany, interviewé dans le documentaire « Shooting for
the Butler » réalisé par Rumsey Digby, 2014. Le fait d’interdire au lecteur l’accès à cette carte est signifiant dans
la construction mythopoétique du monde fictionnel. On y reviendra au chapitre suivant.
378
S. T. Joshi. « Introduction ». In Lord Dunsany. The Complete Pegāna: All the Tales Pertaining to the
Fabulous Realm of Pegāna. S. T Joshi (Éd.). Hayward : Chaosium, 2006 [1998], p.vii.
379
S. T. Joshi. Lord Dunsany: Master of the Anglo-Irish Imagination. Op. cit., p. 17.

181
de Pegāna – mais rien n’exclut qu’il puisse inclure ce dernier, puisque le rêveur du titre peut
aussi bien être Dunsany lui-même, que le dieu Mana-Yood-Sushāi, dont les rêves forment la
totalité des mondes possibles (avatar de l’auteur lui-même, voire du lecteur qui se laisse aller,
le temps de sa lecture, à partager la rêverie dunsanienne ?).
Enfin, avec The Book of Wonder, Dunsany rebascule du côté du cycle composé à partir
d’une unité de lieu, ainsi que l’indique le sous-titre « A Chronicle of Little Adventures at the
Edge of the World ». L’architecture de l’œuvre dunsanienne en recueils initiaux permet donc
de poser des jalons relativement fixes et de tracer les premières frontières de cycles restreints.
Cela n’empêche pas certaines manipulations ultérieures, soit qu’elles servent à consolider ce
découpage, comme dans l’exemple du recueil de Joshi mentionné ci-dessus, soit qu’elles n’en
tiennent nullement compte. C’est le cas des traductions de Dunsany par Green, par exemple,
qui mélange des récits issus de A Dreamer’s Tale, The Sword of Welleran et The Book of
Wonder, sans que le titre Merveilles et Démons ou l’ordre choisi fassent apparaître une
progression ou une logique thématique particulières.

b. Les songes rapiécés de Lovecraft


Le cas de Lovecraft est différent, car ces jalons initiaux n’existent pas. Il n’a conçu
aucun recueil lui-même et même les appellations telles que « Mythe de Cthulhu » ou
« Contrées du Rêve », ne sont pas de son fait. Il compose en tissant des liens d’une histoire à
une autre au gré de l’écriture, mais sans envisager a priori de macro-structure venant
délimiter précisément un pan ou l’autre de son œuvre sous forme de livre. Ce vide crée un
espace de jeu encourageant les éditeurs à présenter ou non les recueils publiés sous le sceau
du cycle, de sorte que les frontières, nébuleuses, ne cessent de se mouvoir et d’être redéfinies
au fil des parutions et des regroupements constitués après coup. C’est là la troisième catégorie
de cycle identifiée par F. Ingram, le cycle « arrangé », c’est-à-dire conçu par l’auteur ou un
éditeur après seulement que toutes les histoires ont été écrites.
C’est ainsi, par exemple, qu’a pu naître un livre comme Démons et merveilles,
traduction de quatre nouvelles logiquement rapprochées du fait de leur héros commun,
Randolph Carter (mais cet ouvrage va plus loin en imitant les conventions du roman par son
découpage en chapitres plutôt qu’en nouvelles, cf. chapitre précédent). D’autres
rapprochements thématiques sont effectués lors de la publication de l’intégrale de Lovecraft
en trois volumes chez Laffont, afin d’apporter une structure logique qui donne des repères au
lecteur. Le premier tome indique clairement « Mythe de Cthulhu » (et n’a sans doute pas peu
contribué à asseoir ce nom emblématique dans l’imaginaire collectif du lectorat francophone),

182
le second « Contes et nouvelles », annonce plutôt vaguement, par une sorte de logique
soustractive, les récits n’appartenant pas au Mythe de Cthulhu. Le titre nous maintient dans
une pluralité non qualifiée et aucun vrai « cycle » ne se dégage.
À l’inverse, le troisième tome a pour thématique claire « le Monde du Rêve ». C’est
lui qui accueille les nouvelles de notre corpus. L’intitulé est la traduction du toponyme « The
Dreamlands », récurrent dans l’ensemble des nouvelles concernées – ce sera également le cas
pour le recueil plus tardif traduit par David Camus, sous le titre « Les Contrées du Rêve »
(nous reviendrons sur l’histoire et l’analyse de la traduction de ce toponyme au chapitre
suivant). L’édition Laffont propose de scinder en deux cette partie de l’œuvre centrée sur le
recours à l’onirisme. Le premier ensemble comporte les nouvelles « La Malédiction de
Sarnath », qui lui donne son nom, ainsi que « Polaris », « Le Bateau Blanc », « L’Arbre »,
« Les Chats d’Ulthar », « Les Autres Dieux », « Celephais » et « La Quête d’Iranon ». Le
deuxième ensemble est le cycle « Démons et merveilles » hérité de la première traduction
française de Bernard Noël.
Lovecraft a donc laissé à ses lecteurs le soin d’établir des liens entre les récits, ou non,
à leur gré. Ces liens sont possibles, mais non nécessaires. Le rêve fonctionne comme principe
structurant qui doit permettre, aux personnages comme au lecteur, de remplacer la logique
cartésienne par une approche qu’on pourrait qualifier, pourquoi pas, de « cartérienne » (du
nom du héros lovecraftien Randolph Carter). La « Quête Onirique » n’a rien d’une épopée
linéaire dont chaque obstacle surmonté permet d’accéder à l’étape suivante, jusqu’à une
victoire finale méritée par l’expérience acquise. Ici, le héros est balloté d’un tableau à l’autre
sans que vraiment l’on comprenne la logique de ses allers et retours. Lacassin va jusqu’à
affirmer que « [Lovecraft] fait du rêve un instrument de téléportation, un tapis volant qui
permet au rêveur de glisser d’un univers à l’autre, d’un temps à l’autre en ignorant avec
superbe les frontières de la raison et de la chronologie380 ». Ce principe est inscrit dans la
structure même du monde fictionnel, et légitime qu’y soient juxtaposés des éléments dont la
parenté réside avant tout dans une certaine ressemblance, celle-ci restant subjective et non-
nécessaire.
Voilà qui explique en partie pourquoi il est si délicat de délimiter des cycles stricts au
sein de l’œuvre de Lovecraft. Même le soi-disant « cycle de Carter » ne fait pas consensus.
Lacassin, sans nier son existence, en remet en cause l’unité qu’il estime imparfaite :

380
Francis Lacassin, « Préface ». MR, 5.

183
Cycle hétéroclite, il serait plus homogène si on l’allégeait du Témoignage de Randolph Carter
pour conserver seulement les trois histoires suivantes, À la recherche de Kadath, La Clé
d’argent, A travers les portes de la clé d’argent. À moins qu’on ne préfère le rendre plus
complet : il faudrait alors y ajouter la première aventure de Carter, L’Indicible, et Le Modèle de
Pickman, dont l’artiste vient retrouver ses horribles modèles dans À la recherche de Kadath381.

Il y a quelque chose d’organique à ce cycle capable de se rétracter ou au contraire de


s’étendre, comme sous l’effet d’une respiration. Quelque chose d’élusif également, car il
apparaît impossible d’avoir une vision exacte d’une architecture figée, alors que celle-ci se
modifie en fonction du regard qui la jauge.
En 2010, les nouvelles traductions de David Camus prennent elles aussi le rêve comme
point d’unité d’un premier recueil, mais son titre, Les Contrées du Rêve, laisse cette fois
apparaître cette pluralité caractéristique. À nouveau les frontières se meuvent : les nouvelles
retenues ne sont pas tout à fait les mêmes que chez Laffont. En 2011, le recueil suscite une
critique sur le site Internet de l’ancienne revue Phénix, spécialisée dans les littératures de
l’imaginaire, dans laquelle on admet bien l’existence d’un cycle des « Contrées du Rêve »,
proposé comme équivalent de l’ensemble des « nouvelles dunsanyiennes », et une fois de plus
considéré comme un espace de formation de l’écrivain. Cependant, aucun critère ne vient
étayer cette classification. La formulation employée suggère simplement que l’intégrale de
Laffont proposait un cycle incomplet. Celui présenté par Camus le serait tout autant puisqu’il
soustrait autant qu’il ajoute :

Le cycle des Contrées du Rêve est un cycle de transition dans l’œuvre du Maître de Providence.
Transition entre l’éblouissement dunsanyien et l’élaboration d’une œuvre totalement
personnelle avec le mythe de Cthulhu. Lovecraft avait en effet été fasciné par les civilisations
imaginées par Lord Dunsany […]. Cette fascination s’est incarnée dans ce que l’on nomme ses
‘nouvelles dunsanyiennes’, dont l’édition Bouquins reprend huit textes. Ces nouvelles sont en
effet indispensables dans la trajectoire de Lovecraft et son œuvre ne peut se comprendre sans
elles, qui portent en germe tout l’univers qu’il bâtira au fil d’un parcours extraordinaire.
Bouquins reprenait les nouvelles suivantes : Polaris, Le bateau blanc, La malédiction de
Sarnath, L’arbre, Les chats d’Ulthar, Les autres dieux, Celephaïs et La Quête d’Iranon. La
présente édition omet L’arbre, mais ajoute Hypnos, L’Etrange maison dans la brume et, in fine,
Azathoth382.

Le corpus que nous avons retenu pour chacun de ces deux auteurs permet d’illustrer la
particularité du cycle de nouvelles telle que l’a formulée Gerald Lynch : « Although the story
cycle accommodates writers who wish to examine particular places and characters, the form is
also unique for the way in which it often reflects the exploration of the failure of place and

381
MR, 6.
382
Bruno Peeters. « LOVECRAFT Howard Philips : Les Contrées du Rêve ». Phenix Mag, 9 jan. 2011. Web.
Consulté le 09 oct. 2015.

184
character to unify a work that remains tantalizingly whole yet fundamentally suspicious of
completeness383 ». Dans la mesure où les recueils sont recomposables à l’infini, il revient à
l’éditeur d’en choisir les bornes, les points de départ comme les points d’orgue. En effet, la
forme du cycle de nouvelles implique que l’ordre des textes a une importance non
négligeable, surtout en ce qui concerne le premier récit, puis le dernier qui amène une
conclusion aux schémas progressivement mis en place.
Cette tâche cruciale est parfois dévolue au traducteur. C’est le cas pour Julien Green et
Patrick Reumaux traduisant Dunsany, et Bernard Noël et David Camus traduisant Lovecraft.
Suivant cette logique, peut-être le choix de placer The Dream-Quest à la fin du cycle de
Carter dans Démons et merveilles n’était-il pas une erreur involontaire, mais un compromis
délibéré visant à terminer sur le texte jugé comme le plus représentatif et le plus marquant du
cycle. Malheureusement, cela met à mal la logique narrative, malgré la tentative de rétablir
l’unité en présentant les textes comme un roman. David Camus a son mot à dire concernant la
structure même du recueil, qu’il veut logique et cohérente, avant tout par souci
d’accompagner le lecteur dans sa découverte de l’univers onirique de l’auteur. Voici les
explications qu’il envoie à l’éditeur pour justifier l’ordre qu’il propose :

J’ai changé l’ordre que vous m’avez envoyé, pour créer une sorte de progression dramatique et
permettre au lecteur d’avoir en mémoire les éléments les plus importants au moment où il
abordera Dreamquest.
Ainsi, j’ai mis L’Étrange maison haute dans la brume avant Le témoignage de Randolph Carter,
histoire de finir sur A travers les portes de la Clé d’Argent et Azathot en point d’orgue.
Il est important d’avoir Dreamquest avant La Clé d’Argent et A travers les portes de la Clé
d’argent. Et utile d’avoir Les Autres Dieux juste après Les Chats d’Ulthar et juste avant le cycle
Randolph Carter. J’ai déplacé Celephaïs (où l’on voit Kuranès) et Le Bateau blanc (où l’on
navigue à travers une bonne partie des Contrées du Rêve) pour les rapprocher de Dreamquest.
La Malédiction qui s’abattit sur Sarnath, La Quête d’Iranon et Polaris sont au début, car c’est
là qu’il est le plus question de « l’antiquité » des Contrées du Rêve384.

Camus prend en compte l’environnement cognitif du lecteur qui va s’enrichir au fil de


sa lecture, et anticipe les informations dont il faudra qu’elles soient fraîches dans sa mémoire
au moment d’aborder tel ou tel texte. Il choisit également de préserver la logique narrative et
propose de conclure son recueil sur Azathoth, un poème en prose extrêmement bref qui
rappelle les thèmes développés dans la foisonnante Dream-Quest. Cet écho vient comme en
contrepoint au climax apporté par la longue épopée du cycle de Carter.

383
Gerald Lynch. « The One and the Many: English-Canadian Short Story Cycles ». Canadian Literature 130
(Automne 1991) : 96.
384
Reproduction d’un document de travail personnel de David Camus, daté du 13 octobre 2010, communiqué au
cours d’un entretien avec le traducteur (Paris, 11 août 2015).

185
Les constats qui viennent d’être faits ne signifient pas que les œuvres de Dunsany et
Lovecraft s’opposent et doivent être traitées différemment. Toutes deux, on le voit, sont des
espaces fluides où se distinguent des formes de constellations plus ou moins identifiables
auxquelles il est possible de donner un nom – ce dernier souvent, sera dérivé du patronyme
même de la figure auctoriale.

2. Construction de terrains de jeu « dunsanien » / « lovecraftien »

Les grands ensembles qui forment notre corpus ayant été délimités, il est temps de
revenir à la problématique de l’identification de sous-ensembles que l’on dira « dunsaniens »
ou « lovecraftiens ». Dans la mesure où notre corpus se concentre sur les nouvelles
« dunsaniennes » de Lovecraft, c’est surtout cet aspect-là qu’il nous est possible de creuser ;
nous n’omettrons toutefois pas d’évoquer la question de possibles zones ressenties comme
« lovecraftiennes » dans les textes de Dunsany, bien que leur source se trouve dans la
perception du lecteur, et non dans une pratique d’imitation voulue par l’auteur. L’étiquette
« dunsanienne » est plus intéressante à cerner, car elle relève à la fois de l’une et de l’autre.
Dans son introduction au troisième volume de l’intégrale de Lovecraft, Francis
Lacassin informe le lecteur de l’origine dunsanienne de l’inspiration des nouvelles qui le
composent. Il les présente comme la chrysalide qui fut nécessaire à Lovecraft pour devenir
lui-même en tant qu’auteur, en commençant par écrire des songes dorés à la manière de
Dunsany pour arriver, via l’intrusion progressive du cauchemar, à la lisière du « Mythe de
Cthulhu ». Au terme du cycle de Carter, nous dit Lacassin, « Lovecraft est devenu
Lovecraft ». La zone dunsanienne représenterait donc bien une zone de formation dans
l’œuvre de Lovecraft, tant au niveau du contenu que de la forme, qualifiée d’« architectures
lovecrafto-dunsaniennes ». Le qualificatif ouvre un espace commun par le truchement d’une
construction sémantique frappante. Que cache donc au juste cet adjectif hybride,
« hyphenated385 », et peut-il sous sa dualité représenter une identité définissable ?

385
Ce terme désigne en anglais une entité ayant une double origine ou une identité hybride. Il a notamment été
employé pour désigner l’Ascendancy anglo-irlandaise à laquelle appartient Lord Dunsany. Voir par
exemple l’ouvrage de Julian Moynahan, Anglo-Irish: The Literary Imagination in a Hyphenated Culture.
Princeton : Princeton Univ. Press, 1995.

186
a. L’absence de consensus
La question de savoir ce qui fait qu’une œuvre est lovecraftienne fait couler beaucoup
d’encre parmi les critiques et dans le fandom, milieu des adeptes de l’auteur, notamment
lorsqu’il est question de ses continuateurs, ou de ses adaptateurs. Robert Price, en tant
qu’expert du « Mythe », donne quelques éléments de réponse au cours d’une interview :

I am sometimes asked what I think it takes to make a piece of fiction “Lovecraftian.” Does it
have to presuppose Lovecraft’s philosophy of Cosmic Futilitarianism? If it does, is that
sufficient? Or does it also need to feature familiar names like “Miskatonic,” “Cthulhu,”
“Necronomicon”? Or are these names by themselves perhaps enough386?

Il s’agit d’isoler les éléments à imiter qui feront qu’un récepteur de l’œuvre l’identifiera
comme « lovecraftienne ». Cette réponse fait apparaître un autre problème : chaque critère se
suffit-il à lui-même, ou bien faut-il pouvoir valider un certain nombre de critères prédéfinis en
accumulant autant de points de rapprochement possible afin de mériter ce fameux titre – car
l’étiquette est présentée comme telle : un sceau d’approbation apposé sur l’œuvre, qui indique
aux adeptes du « Maître » qu’elle est digne de leur attention.
De prime abord, ces critères sont donc affaire de contenu, de fond et de forme : le
message philosophique porté par le récit, ou bien l’usage de noms propres fonctionnant
comme des signaux transfictionnels, qui ancrent l’œuvre dans le même univers fictionnel que
les récits originaux. Ce sont les fameux continuateurs. Robert Price poursuit en évoquant les
adaptations cinématographiques et fait remarquer le nombre extraordinaire d’hommages et de
références à Lovecraft (par exemple les apparitions fréquentes à l’écran du fameux
Necronomicon, « très télégénique »). Pourtant, ajoute-t-il, « cela n’en fait pas des films
lovecraftiens pour autant » - il pense notamment à la franchise Evil Dead, qui donne dans le
gore et le grotesque à outrance, bien loin de l’atmosphère lourde et angoissante de Lovecraft.
Par la multiplication de références, on cherche parfois à ajouter une atmosphère
lovecraftienne à des intrigues originales qui ne relèvent donc pas de l’adaptation de récits de
l’auteur – souvent à de simples fins marketing. En exemple récent, citons le film Le Territoire
des ombres : le Secret des Valdemar, sorti en 2009, dont les affiches proclament « d’après
l’univers de H. P. Lovecraft », mais dont l’intrigue est en fait directement tirée de La Vérité
sur le cas de M. Valdemar, d’Edgar Allan Poe. Mais l’apparition à l’écran du Necronomicon,
d’un Cthulhu en images de synthèse, et de Lovecraft lui-même viennent justifier cet argument
commercial.

386
Robert Price. « Echoes From Cthulhu’s Crypt #8 » Lovecraft eZine. 31 juin 2014. Web. Consulté le 14 juillet
2014.

187
À l’inverse, le critère de l’horreur cosmique permet de rendre « lovecraftiennes » des
œuvres originales qui ne se revendiquent pas comme appartenant au même univers : la série
Alien, selon Price, s’avère plus lovecraftienne que bien des adaptations. Ailleurs, Price
souligne qu’il faut bien faire la distinction entre le « lovecraftien » et l’appartenance au
« Mythe de Cthulhu » (qui se traduit notamment par les citations et références ci-dessus). Une
des caractéristiques du lovecraftien est bien la recréation d’une mythologie qui émerveille par
l’impression d’authenticité qu’elle dégage – précisément ce qui avait charmé Lovecraft à sa
lecture de Dunsany : « Bon nombre de créations lovecraftiennes à caractère mythologique,
comme par exemple ses contes dunsaniens, ne font pourtant pas partie du mythe, même si
certains d'entre eux semblent y faire quelques incursions387. » La posture mythopoétique,
point de convergence des deux œuvres, ménage toujours des frontières entre les sous-
ensembles poreux au sein des œuvres.
La recherche autour du « lovecraftien » nous donne des pistes dans la recherche de son
pendant « dunsanien ». Dans les deux cas s’opère une sélection de traits signifiants parce que
récurrents, traits qu’il est possible de répéter, à l’instar d’un rituel fondé pour répéter le mythe
qu’il célèbre et ainsi le conserver. Ces traits, une fois isolés comme faisant partie d’une zone
d’invariance constituant un point de repère stable, forment ainsi des ponts entre les œuvres, et
nous verrons par la suite si les traductions peuvent aider à les mettre en lumière.

Cette méthode n’est pas sans rappeler le concept des jeux de langage que nous avons
déjà évoqués, développés dans les Recherches philosophiques de Wittgenstein. Les jeux de
langage y sont définis comme « l’ensemble formé par le langage et les activités avec
lesquelles il est entrelacé388 ». Écrire un roman, inventer une langue, nommer ou décrire des
objets, sont autant de jeux de langages. Wittgenstein inclut également à sa liste la pratique de
la traduction, même s’il ne développe pas le sujet :

Commander, et agir d’après des commandements. Décrire un objet d’après son aspect, ou
d’après des mesures prises. Reconstituer un objet d’après une description (dessin). Rapporter un
événement. Faire des conjectures au sujet d’un événement. Former une hypothèse et l’examiner.
Représenter les résultats d’une expérimentation par des tables et des diagrammes. Inventer une
histoire ; et lire. Jouer du théâtre. Chanter des “ rondes ”. Deviner des énigmes. Faire un mot
d’esprit ; raconter. Résoudre un problème d’arithmétique pratique. Traduire d’une langue dans
une autre. Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier389.

387
In S. T. Joshi, Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu, Op. cit., p. 10.
388
Ludwig Wittgenstein. Recherches philosophiques. Op. cit., p. 31.
389
Ibid., p. 40.

188
On remarquera que toutes ces activités comprennent l’usage d’un code, ainsi que d’un modèle
prééxistant qui oriente la réalisation du jeu de langage – en traduction, ce modèle est non
seulement le texte-source, mais aussi l’expérience préalable qu’a le traducteur de la traduction
et des normes et contraintes qui en régissent la pratique, qu’il peut déduire à partir de sa
lecture d’autres traductions ou à partir des consignes qui lui sont données par le
commanditaire de la traduction.
Ces pratiques, extrêmement diverses, impliquent donc toujours un certain nombre de
règles constitutives du jeu, que Wittgenstein nomme la « grammaire » du jeu. Chaque partie
revient à apprendre et utiliser une structure langagière. Ces règles peuvent s’enseigner ;
l’élève qui les connaît peut s’exercer à les appliquer390. « Faire du lovecraftien / du
dunsanien » serait ainsi une démarche prescriptive qui dicterait une recette ; en d’autres
termes, une formule à appliquer pour écrire un texte dunsanien ou lovecraftien. L’existence
des règles permet également à celui qui ne les connaît pas de les déduire en observant, à partir
de la pratique d’autrui, et notamment des divers « coups » effectués, chaque action étant la
conséquence d’une réflexion opérée par un joueur conscient des règles et de l’effet qu’il
entend obtenir. Le jeu de langage est un cadre, au sein duquel les règles dictent les coups des
joueurs.
C’est ce que fait Lovecraft lorsqu’il lit Dunsany : il en forme une représentation
mentale constituée d’un certain nombre de traits significatifs, qu’il va ensuite intégrer à sa
propre pratique. Quand Wittgenstein parle de lecture, on retrouve les termes propres à la
traduction : « Quelqu’un lit quand il dérive la reproduction de l’original. Et j’appelle
‘original’ le texte qu’il lit ou reproduit, le texte qui lui est dicté, la partition qu’il joue, etc.,
etc.391 ». Faire du dunsanien ou du lovecraftien revient donc à adopter une « grammaire »
spécifiquement dunsanienne ou lovecraftienne, mais aussi à en explorer les limites. En effet :

Il faudrait ajouter que la fiction, qu’elle soit littéraire, filmique, théâtrale ou même
philosophique, peut se faire le lieu de l’exploration des limites de nos jeux de langage, voire de
leur partielle remise en question. Elle peut ainsi contribuer d’une part à une meilleure
connaissance de l’aire ouverte par nos jeux de langage, et d’autre part à l’élaboration
exploratoire de grammaires atypiques392.

Le lecteur adopte une posture mythopoétique lorsqu’il s’adonne à un jeu de langage


particulier dont les règles peuvent être apprises par l’expérience de la lecture, les œuvres de

390
Ibid., p. 58.
391
Ibid., p. 106.
392
Nicolas Xanthos. « Les jeux de langage chez Wittgenstein ». In Louis Hébert (Dir.). Signo. Rimouski
(Québec), 2006. Web. Consulté le 30 nov. 2017.

189
Lovecraft et Dunsany représentant des ensembles de coups au sein de ce jeu, qu’il va ensuite
lui être possible de reproduire (par exemple en produisant un pastiche, ou bien en classant les
nouvelles selon les règles apprises). La traduction est un autre jeu de langage qui peut
chercher à reproduire la grammaire intégrée à partir du jeu mythopoétique. Il s’agirait donc en
quelque sorte d’un jeu qui consiste à jouer ; d’un jeu au carré.

Attardons-nous d’abord sur le premier niveau : quelles nouvelles de Lovecraft


considère-t-on comme « dunsaniennes », et selon quelle grammaire ? Dans une lettre du 11
janvier 1923, Lovecraft écrit que « Celephaïs », « The Doom that Came to Sarnath »,
« Iranon », « The White Ship », et « The Other Gods » sont ses œuvres « les plus
dunsaniennes393 ». La formulation elle-même suggère que d’autres récits peuvent être
étiquetés ainsi, mais de manière moins évidente. La liste est non-finie, et de fait, peu sont les
critiques et commentateurs qui se limitent à ce premier cercle de nouvelles circonscrit par
Lovecraft. On trouve un certain nombres d’articles et d’essais discutant de la possibilité de
classer et labelliser les pans de cette œuvre, tant en anglais qu’en français – dans le monde
anglophone, Lyon Sprague de Camp (Lovecraft, a Biography, 1975), Donald Burleson (H. P.
Lovecraft, a Critical Study, 1983), S. T. Joshi (chapitre « La veine dunsanienne » dans Clefs
pour Lovecraft, 1990, ains que l’article « Lovecraft’s Dunsanian Studies » dans Critical
Essays on Lord Dunsany, 2010), Darrell Schweitzer (« Lovecraft’s Debt to Lord Dunsany »
dans Lovecraft and Influence: his Predecessors and Successors, 2013). De manière plus
informelle, l’illustrateur Jason Thompson, auteur de romans graphiques adaptés des nouvelles
dunsaniennes de Lovecraft, fait part de sa vision du matériau d’origine et de la manière dont il
conçoit le lien entre les nouvelles sur son blog, en 2012. En France, on trouve des
considérations similaires chez Max Duperray (Le monde imaginaire de Lord Dunsany, 1979),
Francis Lacassin (préfaces des œuvres complètes de Lovecraft parues chez Laffont, 1991),
Jacques Finné (Panorama de la littérature fantastique américaine, 1993), Patrice Allart
(Guide du mythe de Cthulhu, 1999), Lauric Guillaud (« Le thème de la décadence chez C. A.
Smith et R. E. Howard », 2002) et Michel Graux (« Meurtres dans la rue d’Auseil, ou les ‘je’
interdits de Lovecraft », 2002).
Une rapide synthèse nous permet de comparer leurs analyses avec la sélection de
nouvelles « dunsaniennes » qui était proposée par l’auteur lui-même. « The Doom that came
to Sarnath » revient presque systématiquement, ainsi que The Dream-Quest of Unknown

393
H. P. Lovecraft. « Lettre à Clark Ashton Smith, 11 janvier 1923 ». Selected Letters: 1911-1924. August
Derleth & Donald Wandrei (Éd.), Sauk City : Arkham House, 1965, p. 116.

190
Kadath (qui n’existait pas encore à l’heure où Lovecraft rédigea sa lettre, d’où son absence).
Ce sont les nouvelles qui font unanimement consensus. Suivent en termes de fréquence « The
White Ship », « Celephaïs », « The Other Gods » et « The Quest of Iranon », qui viennent
consolider le cercle des nouvelles « dunsaniennes » qui retiennent l’attention critique. Mais
d’autres suivent de près, notamment « The Cats of Ulthar » et « Polaris », citées environ une
fois sur deux. Pour finir, on trouve une frange assez nébuleuse de récits inclus de manière
beaucoup plus marginale ; c’est le cas de « The Strange High House in the Mist », « The
Silver Key », « Through the Gates of the Silver Key » (ces deux dernières, nous dit Joshi, ne
sont pas dunsaniennes mais appartiennent au cycle de Randolph Carter, et ne devraient donc
pas être écartées de « Kadath »), « Hypnos » et « Azathoth » – qui appartiennent à notre
corpus. Mais certains incluent également de « The Tree » (pour son cadre situé en Grèce
Antique et sa prose poétique et mélodieuse), « The Nameless City » (« plein d’arômes de
Dunsany394 ») et « Nyarlathotep » (« féerie dunsanienne submergée par l’horreur
lovecraftienne395 »), ou encore « The Terrible Old Man » (mis en parallèle avec les récits du
Livre des Merveilles pour le sort ironique et sinistre réservé aux protagonistes osant violer le
monde magique ou divin396). Revenons donc sur les critères classificatoires utilisés par ces
divers critiques.

b. Deux noms, deux genres ?


Il transparaît dans de nombreuses analyses critiques que le « dunsanien » représente en
fait, plus qu’une zone délimitée, un pôle de l’écriture de Lovecraft qui vient comme s’opposer
au pôle plus essentiellement « lovecraftien ». Ces pôles ont à voir avec la parenté de genre ; le
dunsanien devient tantôt synonyme de fantasy, tantôt synonyme de merveilleux. Finné, par
exemple, ne porte que peu d’intérêt à la période dunsanienne de Lovecraft car elle ne suit pas
les codes du fantastique : « [ces récits] appartiennent au domaine de la fantasy et se déroulent,
par conséquent, dans des contrées oniriques [...]. Je n’insiste donc pas sur cette production
indéfendable et pourtant défendue qui ne se rattache au fantastique qu’à la sauvette397 ».
L’idée d’un monde imaginaire coupé de la réalité, paré de son propre panthéon divin,
empruntant nombre de ses motifs au répertoire des légendes et des contes de fées, et
s’enrichissant au fil des textes successifs qui s’y raccrochent, forme le premier critère du
« dunsanien » – on n’y trouverait donc pas d’incertitude fantastique, selon Finné – par

394
Jacques Finné. Panorama de la littérature fantastique américaine. Op. cit., p. 102.
395
Patrice Allart. Guide du mythe de Cthulhu. Op. cit., p. 12.
396
Darrell Schweitzer. « Lovecraft’s Debt to Lord Dunsany ». Op. cit., p. 57.
397
Jacques Finné. Op. cit., p. 97.

191
opposition à l’intérêt des textes appartenant au « Mythe de Cthulhu ». Chez Lovecraft, le
dunsanien propose un monde de rêve, au sens de monde illusoire.
Lauric Guillaud adopte le même point de vue en parlant de ces textes, mais, moins
méprisant, il leur concède une valeur en tant que précurseur d’un genre qui ne gagnera ses
lettres de noblesse que quelques décennies plus tard :

Lovecraft lui-même eut sa « période dunsanienne » […] créant un univers de fantaisie quasi
oriental de royaumes et de cités allégoriques ou oniriques […] Les taches blanches sur la
mappemonde se résorbant rapidement grâce à l’expansionnisme, les auteurs d’heroic fantasy
nous offrent « leur » carte minutieuse du monde, qui préfigure les créations littéraires de
Tolkien398.

Pourtant, que ce soit chez Dunsany ou Lovecraft, le monde fictionnel n’est que rarement
un monde secondaire créé de toutes pièces, sans lien chronologique, géographique ou
mystique avec « notre monde » (réaliste à défaut d’être réel) – ne serait-ce que parce que les
nombreux « récits de rêve » poussent inévitablement le lecteur à s’interroger sur le degré de
réalité du monde présenté. Dunsany donne le ton dès The Gods of Pegāna : tous les mondes
qui existeront jamais (y compris, on le comprend sans que cela soit dit, le nôtre) sont les
cristallisations des rêves de l’entité suprême Māna-Yood-Sushāi. Nous sommes face non pas à
un multivers aux innombrables couches sans hiérarchie les unes par rapport aux autres, mais à
un schéma matriciel. Le monde « matrice », selon Anne Besson « postule un monde réel
central créant ou rêvant tous les autres399 ». L’esprit précède la matière, selon un principe de
création onirique dont témoignent les nombreuses cités fabuleuses qui rivalisent de
merveilles. Mais ces créations sont-elles réelles ? Le lecteur est amené dans certains récits à
se méfier des narrateurs, y compris dans des narrations à la troisième personne qui semblent
indiquer une fiabilité objective : au détour de chaque phrase, l’univers imaginaire peut se
révéler en fin de compte n’avoir été que le délire onirique d’un protagoniste.
Ainsi, dans les nouvelles presque jumelles « The Coronation of Mr. Thomas Shap » de
Dunsany et « Celephaïs » de Lovecraft, les personnages découvrent le monde onirique,
d’abord en tant que spectateurs, puis s’aperçoivent que ce monde se bâtit par le fait de leur
volonté propre ; plus ils l’explorent, plus il prend corps, au point qu’il relègue la réalité elle-
même au niveau de plan diaphane et fragile. La fin est similaire : l’homme qui rêve, à son
apogée, se couronne lui-même roi de sa création, et quelques dernières lignes suffisent à sa
chute brutale et sans gloire : l’un n’est qu’un fou interné, l’autre un vagabond dément, tous
398
Lauric Guillaud. « Le thème de la décadence chez C. A. Smith et R. E. Howard ». In Gilles Menegaldo (Éd.).
H. P. Lovecraft : fantastique, mythe et modernité. Paris : Éditions Dervy, 2002. p. 300.
399
Anne Besson. Constellations: des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain. Op. cit., p. 170.

192
deux n’ayant plus aucune conscience du monde qui les entoure. Voici la conclusion de « The
Coronation of Mr. Thomas Shap » :

One day when he sat in Sowla, the city of the Thuls, throned on one amethyst, he decided, and it
was proclaimed on the moment by silver trumpets all along the land, that he would be crowned
as king over all the lands of Wonder.
[…] Slowly, with music when the trumpets sounded, came up towards him from we know not
where, one-hundred-and-twenty archbishops, twenty angels and two archangels, with that
terrific crown, the diadem of the Thuls. They knew as they came up to him that promotion
awaited them all because of this night’s work. Silent, majestic, the king awaited them.
The doctors downstairs were sitting over their supper, the warders softly slipped from room to
room, and when in that cosy dormitory of Hanwell they saw the king still standing erect and
royal, his face resolute, they came up to him and addressed him:
“Go to bed,” they said – “pretty bed.” So he lay down and soon was fast asleep: the great day
was over. (TG, 399)

Dunsany diffère de Lovecraft, athée devant l’éternel, par son recours à des figures religieuses,
évêques, anges et archanges, mais on peut toutefois repérer des parallèles frappants dans la
manière dont ces deux passages représentent la frontière fictionnelle entre rêve et réalité :

And Kuranes reigned thereafter over Ooth-Nargai and all the neighbouring regions of dream,
and held his court alternately in Celephaïs and in the cloud-fashioned Serannian. He reigns there
still, and will reign happily forever, though below the cliffs at Innsmouth the channel tides
played mockingly with the body of a tramp who had stumbled through the half-deserted village
at dawn; played mockingly, and cast it upon the rocks by ivy-covered Trevor Towers, where a
notably fat and especially offensive millionaire brewer enjoys the purchased atmosphere of
extinct nobility. (CF, 114)

Les similarités sont nombreuses : les noms propres exotiques des cités semblent appartenir à
un même monde onirique (Sowla, Ooth-Nargai), mais on retrouve aussi la référence à un
espace bien plus vaste qui ne connaît de limites que celles de l’imagination (the lands of
Wonder, the regions of dream). Les matières de ce monde sont riches et merveilleuses (trône
taillé dans une seule améthyste, trompettes d’argent, ville ceinte de nuages). Puis c’est
l’irruption, non pas du monde fantastique, mais du monde réel qui produit un effet d’étrangeté
tout aussi subit : les sonorités des noms propres, plus prosaïques et sinistres (Hanwell – dont
le lecteur averti saura qu’il s’agit d’un asile psychiatrique) et Innsmouth (dont le lecteur
lovecraftien saura qu’il s’agit d’une ville, certes fictive, mais que Lovecraft place dans une
Nouvelle-Angleterre bien réelle). On ne témoigne aux protagonistes nul respect digne d’un
roi : les médecins s’adressent à leur patient comme à un enfant ; quant au roi Kuranès, son
délire lui a coûté la vie et il n’y a plus que les vagues pour jouer avec son corps, tandis que le
reste de l’humanité, aux préoccupations bassement matérielles, ignore jusqu’à l’existence de
son drame.

193
Pourtant, Kuranès réapparaîtra dans The Dream-Quest of Unknown Kadath, roi de
Celephaïs – sa création onirique lui survit donc, et lui-même survit en un sens, ce qui vient à
nouveau faire douter le lecteur. Impossible de savoir si le monde onirique a quelque réalité ou
non. S’il s’agit de fantasy, c’est une fantasy du passage, où l’on voyage d’un univers à l’autre,
où le monde réel coexiste avec une multitude de mondes imaginaires, et non une fantasy « à la
Tolkien ». C’est également le cas chez Dunsany dont l’écriture présente avant tout « une
grande unité de ton par-delà une certaine variété de genres400 ».
Plus qu’une logique de genre, l’étiquette « dunsanienne » indique peut-être une
sensibilité différente, du domaine de la perception, de la sensation physique – le « ton », au
sens vocal, visuel, mais qui sollicite parfois même des sens inattendus tels que le goût, comme
par une sorte de lecture synesthésique où se mélangent le goût en tant que stimuli sensoriel et
le bon ou mauvais goût dont peut faire preuve un auteur. Ainsi, Jean-Pierre Picot écrit à
propos de The Dream-Quest que « tout ce que le récit comporte en fait de merveilleux un peu
sucré est à mettre sur le compte de la veine ‘dunsanyenne’401 ». Si l’on parle, encore une fois,
de genre en évoquant le merveilleux, le terme le plus frappant est l’adjectif « sucré », qui
suggère à la fois le plaisir enfantin, la gourmandise, la tentation de l’excès, et sans doute une
certaine naïveté – rappelons qu’il s’agit de commenter ce que fait Lovecraft de sa lecture de
Dunsany, et non l’écriture de Dunsany elle-même – mais l’amalgame est aisé, un peu comme
lorsqu’un lecteur juge du style d’un auteur à partir d’une réécriture – ou d’une traduction.
Une approche différente se fait jour : plutôt que d’apposer l’étiquette « dunsanienne »
à un texte dans son ensemble, on repère au sein des textes les éléments et indices de la
présence de ce spectre du maître à rêver. Il peut s’agir d’éléments concrets – le motif de la cité
fabuleuse, par exemple, ou la présence d’un panthéon de dieux originaux – mais également de
la reprise des mêmes règles génériques d’écriture. Pour rester dans le domaine des sens et
sensations, William Touponce indique que le passage du mode dunsanien au mode
lovecraftien est marqué par une transition du visuel vers le tactile et l’auditif : « In Dunsany,
visual distance preserves the aura of the beautiful object [ ; in] Lovecraft : proximity disrupts
the aura and creates horror402 ». Il en déduit les équivalences suivantes qui servent de titre à

400
Duperray « Préface », EW, 8-9.
401
Jean-Pierre Picot. « Les parcours oniriques dans The Dream-Quest of the Unknown Kadath de H. P.
Lovecraft ». In Sylviane Coyault (Éd.). L’Histoire et la géographie dans le récit poétique. Cahiers de recherches
du CRLMC-Université Blaise Pascal. Clermont-Ferrand : Centre de recherches sur les littératures modernes et
contemporaines, Université Blaise Pascal, 1997, p. 376.
402
William F. Touponce. Lord Dunsany, H. P. Lovecraft, and Ray Bradbury: Spectral Journeys. Op. cit., p. 84.

194
ses chapitres : « Dunsany ou la Beauté » ; « Lovecraft ou le Choc »403. De manière générale,
c’est toujours cette sensation de deux pôles complémentaires plutôt qu’exclusifs qui permet
de rendre compte d’une échelle d’intégration des nouvelles lovecraftienne dans un champ
dunsanien.
Ainsi, en introduction à une édition bilingue comportant « The Call of Cthulhu » et
« The Doom that Came to Sarnath », les traducteurs Marcheteau et Savio définissent ainsi les
nouvelles d’influence dunsaniennes : « œuvres d’atmosphères où le rêve l’emporte sur
l’horreur, malgré la présence parfois bien réelle de celle-ci. The Doom that Came to
Sarnath (1919) appartient à cette catégorie404 ». Dans cette définition, le rêve dunsanien
s’oppose en quelque sorte au cauchemar lovecraftien. L’intérêt de cette vision est qu’elle
permet une certaine réciprocité, au-delà de la question de la filiation ou de l’influence, en
permettant la visualisation de zones à tendance « lovecraftienne » au sein des textes de
Dunsany. En effet, le cauchemar fait partie de l’essence même de l’écriture de Dunsany,
difficilement réductible à l’expression d’un merveilleux enchanteur : Lauric Guillaud parle
des « cauchemars décoratifs » de Dunsany405 ; on retrouve l’idée que l’expression de la
Beauté est essentielle, mais jamais dénuée d’un noyau sombre et menaçant. Marigny cite en
exemple la nouvelle « Where the Tides Ebb and Flow », qui conte le cauchemar d’une âme
prise au piège de ses os morts, ballottée par le caprice des marées, et à qui l’on refuse l’accès
au paradis. On y verrait presque une illustration allégorique de l’épopée de Randolph Carter,
obligé d’errer dans les Contrées du Rêve au gré des événements, alors qu’un décret divin lui
interdit l’accès à la cité du soleil couchant dont on apprendra qu’il s’agit de son paradis
personnel. Même les conclusions de ces deux récits – le réveil qui met fin au cauchemar – se
révèlent étonnamment proches :

403
Le terme d’« aura » renvoie à l’œuvre d’art et évoque bien sûr Walter Benjamin qui la définit comme
« l’apparition unique d’un lointain », ce qui interdit l’appropriation et forme la condition de l’intégration de
l’œuvre à une tradition rituelle (L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : version de 1939.
Lambert Dousson (Éd.). Trad. Maurice de Gandillac. Paris : Gallimard, 2007).
En ce sens, Touponce parle de l’« influence auratique » de Dunsany sur Lovecraft, qui ne constitue pas une
rupture mais une expérience essentielle que Lovecraft cherche à reproduire par l’écriture, tentative parfois
couronnée de succès et parfois marquée par l’échec (op. cit., p.104). Notons qu’une fois encore on parle en
termes de quête mythique : la quête de l’original, que l’on cherche à retrouver ou recréer, par la répétition du
geste – ici la réécriture.
404
H. P. Lovecraft. The Call of Cthulhu. Éd. bilingue. Trad. Michel Marcheteau & Michel Savio. Paris : Pocket,
2013, p. 10.
405
Lauric Guillaud. « Le thème de la décadence chez C. A. Smith et R. E. Howard ». Op. cit., p. 321.

195
Where the tides: It was the time of the rising of the dawn, and from both banks of the river,
and from the sky, and from the thickets that were once the streets, hundreds of birds were
singing. As the light increased the birds sang more and more; they grew thicker and thicker in
the air above my head, till there were thousands of them singing there, and then millions, and at
last I could see nothing but a host of flickering wings with the sunlight on them, and little gaps
of sky. Then when there was nothing to be heard in London but the myriad notes of that
exultant song, my soul rose up from the bones in the hole in the mud and began to climb
heavenwards. And it seemed that a lane-way opened amongst the wings of the birds, and it went
up and up, and one of the smaller gates of Paradise stood ajar at the end of it. And then I knew
by a sign that the mud should receive me no more, for suddenly I found that I could weep.
At this moment I opened my eyes in bed in a house in London, and outside some sparrows were
twittering in a tree in the light of the radiant morning; and there were tears still wet upon my
face, for one’s restraint is feeble while one sleeps. But I arose and opened the window wide, and
stretching my hands out over the little garden, I blessed the birds whose song had woken me up
from the troubled and terrible centuries of my dream. (TG, 257-258)

Kadath: Stars swelled to dawns, and dawns burst into fountains of gold, carmine, and purple,
and still the dreamer fell. Cries rent the aether as ribbons of light beat back the fiends from
outside. And hoary Nodens raised a howl of triumph when Nyarlathotep, close on his quarry,
stopped baffled by a glare that seared his formless hunting-horrors to grey dust. Randolph
Carter had indeed descended at last the wide marmoreal flights to his marvellous city, for he
was come again to the fair New England world that had wrought him.
So to the organ chords of morning’s myriad whistles, and dawn’s blaze thrown dazzling
through purple panes by the great gold dome of the State House on the hill, Randolph Carter
leaped shoutingly awake within his Boston room. Birds sang in hidden gardens and the
perfume of trellised vines came wistful from arbours his grandfather had reared. Beauty and
light glowed from classic mantel and carven cornice and walls grotesquely figured, while a
sleek black cat rose yawning from hearthside sleep that his master’s start and shriek had
disturbed. And vast infinities away, past the Gate of Deeper Slumber and the enchanted wood
and the garden lands and the Cerenerian Sea and the twilight reaches of Inganok, the crawling
chaos Nyarlathotep strode brooding into the onyx castle atop unknown Kadath in the cold
waste, and taunted insolently the mild gods of earth whom he had snatched abruptly from their
scented revels in the marvellous sunset city. (CF, 488-489)

Les éléments parallèles sont aisément repérables : la transition du cauchemar à l’éveil se fait
par la lumière et le son : « radiant morning » trouve son équivalent « dawn’s blaze » et la
gradation de Dunsany « hundreds / thousands / millions of birds / myriad notes » résumée par
le « myriads whistles » de Lovecraft. Le changement d’état est concrètement symbolisé par la
vision de portes que l’on franchit (“gates”). La phrase « At this moment I opened my eyes in
bed in a house in London, and outside some sparrows were twittering in a tree in the light » se
reflète à la troisième personne : « Randolph Carter leaped shoutingly awake within his Boston
room. Birds sang in hidden gardens […] ».
Toutefois les deux pôles complémentaires de la Beauté et du Choc sont également
bien présents : chez Dunsany, l’accent est mis sur le chant croissant des oiseaux et l’extase
finale, en un mouvement ascendant (la montée au Paradis) dont l’éveil est l’apogée, qui se
conclut par des larmes d’émotion et une bénédiction, même si la note finale rappelle en une

196
poignée de mots le cauchemar dont il a été question « the troubled and terrible centuries of my
dream ». Par contraste, Lovecraft nous présente un mouvement tout aussi intense, mais
inversé : c’est une chute interminable, et non une ascension, qui ramène le rêveur au monde
éveillé. Là où Dunsany résume et reste lointain et évasif, Lovecraft étoffe et rapproche le
cauchemar en bout de course, par une dernière phrase longue qui retrace en quelques lignes
tout le parcours tortueux du protagoniste et rappelle la présence d’un ennemi qui ne s’efface
pas, et menace de ressurgir dès le prochain sommeil du rêveur.
Le couple conceptuel « beauté » et « choc » pourrait avantageusement être rapproché
de celui de « poésie et terreur », que propose Hans Blumenberg dans La Raison du mythe et
qu’il définit comme sources de ce dernier :

Pour l’essentiel, on se représente l’origine et l’originarité du mythe sous deux catégories


métaphoriques antithétiques. Pour ramener cela à la formule la plus brève possible : comme
terreur et comme poésie - et cela signifie : soit comme l’expression d’une pure passivité induite
par un ensorcellement démoniaque, soit comme les excès imaginatifs de l’appropriation
anthropomorphique du monde et de l’élévation théomorphique de l’homme. Ces catégories sont
assez puissantes pour qu’on puisse leur assigner à peu près tout ce qu'on a proposé en matière
d’interprétation du mythe406.

Figures janusiennes, antithétiques mais complémentaires, Dunsany et Lovecraft


représenteraient donc les deux pôles d’une mythopoétique complète, le premier incarnant la
« poésie » portée à son paroxysme, le second se faisant parangon de la « terreur ». Ceci
pourrait expliquer l’impression tenace que les deux œuvres tendent l’une vers l’autre, comme
pour reproduire le mythe de l’androgyne à la recherche de sa moitié perdue.

II. Ensembles flous et airs de famille

Nous venons de passer en revue les diverses possibilités de regroupement des textes, au
sein d’une même œuvre ou à la croisée de plusieurs d’entre elles, dans un contexte pour
l’heure purement intralingual. C’est une sorte de ressemblance, voire de parenté ostentatoire
qui a causé l’accolement de l’adjectif « dunsanien » à tout un pan de l’œuvre de Lovecraft. Ce
phénomène vient souligner l’épineuse question du classement par genres littéraires, mais aussi
par toute étiquette visant à classer et délimiter, et nous paraît étayer la pertinence d’un concept
permettant de rendre compte de la plasticité de toute catégorie, et de l’appartenance parfois

406
Hans Blumenberg. La Raison du mythe. Trad. Stéphane Dirschauer. Paris : Gallimard, 2005.p. 15.

197
partielle d’un texte à ces dernières : les « ensembles flous » (fuzzy sets) que théorise Brian
Attebery. Selon ce principe, les catégories (notamment en ce qui concerne le genre du
fantastique) ne sont pas définies par une frontière claire ou par des caractéristiques exclusives,
mais par une ressemblance plus ou moins grande avec un exemple ou groupe d’exemples407. Il
s’agit donc de repérer entre les textes des « airs de famille », plus ou moins prononcés, qui
viendront orienter la lecture que l’on peut avoir d’un texte et rendent caduques les guerres de
frontière visant à épingler un texte dans un genre précis à l’exclusion de tout autre :

The interesting question about any given story is not whether or not it is fantasy of science
fiction or realistic novel, but rather what happens when we read it as one of those things. [...]
Depending on the generic perspective one favors, certain details of plot and motivation will
stand out, while others will recede into the background. The central question will shift. Different
reading contexts will suggest themselves, including groupings of related works. Like individual
performers within the same storytelling tradition, individual readers will perform the same texts
with very dissimilar results: sometimes more effectively, sometimes less408.

On parle ici de l’expérience de la lecture comme d’un acte à la fois intime, ramenant chaque
lecteur à son individualité et à sa perception propre d’un texte, et collectif, puisqu’elle prend
pour cadre une tradition construite au sein d’un champ littéraire plus vaste. Lire un texte que
l’on considère comme appartenant au fantastique, à la fantasy, ou à la science-fiction, c’est y
anticiper certains aspects et c’est déjà se prédisposer à repérer des liens avec d’autres textes
que l’on range dans la même catégorie. Dès lors, le point de vue du lecteur et son horizon de
lecture prennent une importance capitale dans la perception et le jugement qui sera fait des
textes. En d’autres termes, pour revenir aux jeux de langage wittgensteiniens, découvrir un
« air de famille » (Familienähnlichkeit) à un ensemble de textes correspond à comprendre ou
déduire que des grammaires similaires ont été mises en œuvre afin de produire ces textes,
produisant des effets de « familiarité », de la même manière que l’on peut voir le visage d’un
inconnu et y reconnaître certains traits d’un visage connu au préalable.
Notre corpus, qui définit justement un cadre composé de deux pans mis en miroir,
constitue un tel « ensemble flou » à divers degrés, comme en témoigne l’absence de
consensus sur l’appartenance de telle ou telle nouvelle aux divers cycles que l’on a pu y
distinguer. Le concept des « ensembles flous » est également applicable dans le contexte de la
traduction, que l’on cherche les airs de famille entre les diverses traductions de plusieurs
textes du même auteur, ou bien entre les textes-cibles issus d’un même texte qui a fait l’objet
de plusieurs traductions. En effet, la traduction vient démultiplier les relations intertextuelles,

407
Brian Attebery. Stories about Stories. Op. cit., p. 33.
408
Ibid., p. 38.

198
en plus de constituer elle-même un cas tout particulier d’intertextualité, ainsi que l’a
notamment montré Lawrence Venuti, qui distingue trois types de relations intertextuelles
mises en jeu par la traduction :

(1) les relations entre le texte étranger et les autres textes, que ce soit dans la langue étrangère
ou dans une autre langue ; (2) les relations entre le texte étranger et la traduction,
traditionnellement envisagées jusqu’à présent en termes d’équivalence ; et (3) les relations entre
la traduction et d’autres textes, que ce soit dans la langue de traduction ou dans une autre
langue409.

Rapportant ce schéma à l’étude du cas qui nous intéresse, et qui doit nous permettre d’élaguer
parmi les innombrables branches et ramifications de notre corpus et de gagner en visibilité,
remarquons que la question d’un Lovecraft dunsanien se place donc au premier niveau de ces
relations, un niveau intralinguistique, par l’impression de continuité et de cohérence qui s’en
dégage. La première étape d’une traduction mythopoétique serait donc d’isoler les éléments
permettant au lecteur de percevoir les airs de famille, entre les nouvelles et entre les auteurs,
ce à quoi nous allons nous employer à présent.

1. La référence intertextuelle spécifique

De prime abord, le lien le plus évident et le plus fort d’une œuvre à l’autre est la
reprise exacte de références immédiatement reconnaissables, pour peu que le lecteur et
l’auteur partagent ces mêmes références. L’intertextualité se produit quand l’écriture entre
dans une continuité avec l’expérience que l’auteur a d’autres textes, mais elle ne se réalise
pleinement que lorsque le lecteur lui-même a la connaissance littéraire requise, et la
compétence intertextuelle lui permettant d’établir la relation. Pour Umberto Eco, la lecture est
donc avant tout coopérative, car « aucun texte n’est lu indépendamment de l’expérience que le
lecteur a d’autres textes410 ».
La question de la reconnaissance par le lecteur est importante lorsque l’auteur tient à
jeter un pont explicite entre son texte et celui auquel il fait référence. Or, l’intertextualité peut
prendre plusieurs formes. Cees Koster distingue l’intertextualité spécifique (lorsque la
référence vise un seul et unique texte-source qu’il nomme architexte) de l’intertextualité

409
Lawrence Venuti. « Traduction, intertextualité, interprétation ». Trad. Maryvonne Boisseau. Palimpsestes 18
(2006). Web. Consulté le 3 juillet 2014.
410
Umberto Eco. Lector in Fabula : le rôle du lecteur ou La coopération interprétative dans les textes narratifs.
Trad. Myriem Bouzaher. Paris : Librairie générale française, 1985, p. 101.

199
générique (qui se rapporte à des traits communs à plusieurs textes, caractéristiques liées au
genre). Il sépare également la citation de l’allusion, l’une étant la répétition graphique et
l’autre répétition non-graphique d’éléments issus de l’architexte. En outre, il distingue quatre
types de relations intertextuelles selon la position périphérique ou centrale de l’architexte dans
les cultures-source et cible411. Il nous semble que tout aussi importante est la position de
l’architexte dans le cadre plus resserré de l’environnement cognitif du lecteur ; en d’autres
termes, la position sera centrale à condition qu’il ait une connaissance préalable de
l’architexte, du fait d’une lecture antérieure, ou parce que l’auteur de l’allusion lui-même s’est
assuré de cette connaissance (par exemple en l’incluant dans le paratexte). Plus cette position
est marginale, et plus le marqueur d’intertextualité se doit d’être explicite afin de s’assurer
que le lecteur repère la relation intertextuelle. Et bien entendu, ce jeu de relations sera modifié
par le moindre changement de contexte, notamment lors de la traduction car « la vie d’une
allusion historique moins usitée ou un peu trop livresque est fonction du contexte de l’époque
dans laquelle elle a été créée, en fonction de l’œuvre dans laquelle elle a été formulée et en
fonction du langage des usagers qui l’utilisent même de nos jours412 ».
Commençons donc par nous pencher sur les marqueurs d’intertextualité les plus
explicites chez Lovecraft : à savoir les citations et références spécifiques. On en trouve trois
exemples dans ses nouvelles, mais assez curieusement, il ne s’agit pas de textes
habituellement associés à la production « dunsanienne » : les récits en question sont « The
Nameless City », The Case of Charles Dexter Ward, et At the Mountains of Madness.

a. « The Nameless City » (1921)


Écrit en pleine période « dunsanienne » de Lovecraft, ce récit relate la découverte d’une
cité en ruines dans le désert d’Arabie, et on y trouve la première apparition d’éléments qui
vont devenir fondateurs du Mythe de Cthulhu : le personnage de l’Arabe dément Abdul
Alhazred, auteur du Necronomicon, et le célèbre distique que connaît par cœur tout adepte de
l’auteur : « That is not dead which can eternal lie, / And with strange aeons even death may
die ». La formule est à nouveau employée dans la nouvelle « The Call of Cthulhu ».
C’est au moment où son protagoniste descend dans les entrailles des ruines enfouies
sous le sable que Lovecraft fait surgir Dunsany au détour de la narration :

411
Cees Koster. From World to World: An Armamentarium for the Study of Poetic Discourse in Translation.
Approaches to Translation Studies 16. Amsterdam : Rodopi, 2000, p. 142-143.
412
Georgiana Lungu-Badea. « Remarques sur le concept de culturème ». Translationes 1, no 1 (2009) : 42.

200
In the darkness there flashed before my mind fragments of my cherished treasury of daemoniac
lore; sentences from Alhazred the mad Arab, paragraphs from the apocryphal nightmares of
Damascius, and infamous lines from the delirious Images du Monde of Gauthier de Metz. I
repeated queer extracts, and muttered of Afrasiab and the daemons that floated with him down
the Oxus; later chanting over and over again a phrase from one of Lord Dunsany’s tales—“the
unreverberate blackness of the abyss.” (CF, 145)

La citation provient de « The Probable Adventure of Three Literary Men » (The Book of
Wonder), dans laquelle trois voleurs, « hommes de lettres » par ironie seulement puisque leur
intérêt pour les œuvres s’avère pécunier, cherchent à dérober un coffret empli non pas de
pièces d’or mais de contes et de poèmes tout aussi précieux puisqu’ils servent de monnaie. La
quête se solde par un échec cuisant :

And Sippy very unwisely attempted flight, and Slorg even as unwisely tried to hide ; but Slith,
knowing well why that light was lit in that secret upper chamber and who it was that lit it leaped
over the edge of the World and is falling from us still through the unreverberate blackness of
the abyss. (TG, 359)

À la lecture, cette dernière phrase frappe par l’effet lovecraftien qu’elle est susceptible
de provoquer : Lovecraft a en effet fréquemment recours à des adjectifs négativés par
affixation pour exprimer l’insuffisance du langage à définir ce à quoi ses personnages sont
confrontés, et qui se réduit à la sensation pure. Le mot abyss fait partie des mots fétiches de
son lexique : le dieu Nodens est chez lui « lord of the Great Abyss » (« The Strange High
House in the Mist »), une région du monde souterrain des contrées du rêves se nomme « the
Abyss » et se compose de différentes strates, dont « the Upper Abyss » (The Dream-Quest), et
le terme sert fréquemment à décrire les plongées de protagonistes en quête de savoir secret
dans l’inconnu insondable, qu’il s’agisse de voyage astral dans « Hypnos » et « Through the
Gates of the Silver Key », de châtiment divin dans « The Other Gods », de l’océan qui se
déverse des bords du monde « to abysmal nothingness » dans « The White Ship », ou encore
d’épopée onirique dans « Celephais » – on trouve d’ailleurs dans ce dernier récit une
réécriture paraphrastique de la citation dunsanienne qui nous intéresse ici :

Then he had been drawn down a lane that led off from the village street toward the channel
cliffs, and had come to the end of things—to the precipice and the abyss where all the village
and all the world fell abruptly into the unechoing emptiness of infinity. (CF, 111)

On peut y voir une traduction intralinguale par jeu de synonymes, où l’on troque
« unreverberate » contre le morphologiquement très proche « unechoing » ; « blackness », qui
ne sert pas tant à préciser la couleur mais qu’à évoquer l’absence de tout stimulus sensoriel

201
auquel se raccrocher, est traduit par le vide (« emptiness ») ; et « the abyss », le gouffre sans
fond et sans forme, l’incarnation de l’inconnu et des proportions qui dépassent l’entendement,
est dé-métaphorisé en « infinity ». Malgré les variations, il s’agit bien de répétition qui vient
étoffer le jeu d’échos et de réponses entre Dunsany et Lovecraft. Mais ici, dans une nouvelle
autrement perçue comme dunsanienne, cette expression produira avant tout chez le lecteur un
effet « lovecraftien ».
Le motif narratif de « The Nameless City » se rapproche de l’un des schémas favoris de
Dunsany : la ville défunte. On pense à Bethmoora, dans la nouvelle éponyme, ville fabuleuse
au cœur du désert qui finit abandonnée au milieu des sables413, à la chute de Babbulkund, ou
encore à Zaccarath dont ne demeure à la fin de l’histoire qu’une poignée de débris. Ici
cependant, Lovecraft sélectionne chez Dunsany des traits qui ne suffisent pas à produire un
effet « dunsanien » selon le jugement de la plupart des critiques. Pour William Touponce, la
démarche est même à l’exact opposé, comme en témoigne le fait que l’auteur ne donne pas de
nom à sa cité autre que l’innommée (nameless) – inconcevable chez Dunsany qui multiplie les
noms exotiques et luxuriants. Touponce souligne que, là où les protagonistes de Dunsany sont
en quête de Beauté, l’objet de la quête, chez Lovecraft, est la Peur. Lovecraft ignore les
touches comiques qui lui déplaisent chez son modèle pour ne conserver que l’aura glaçante de
son ultime phrase (« the chilling suggestiveness, the aura of the last line about a fall into the
abyss414 »). On retrouve dans cette analyse les deux pôles identifiés plus tôt, Terreur d’une
part, Poésie de l’autre. Malgré la citation explicite de Dunsany, le premier aspect prime
clairement ici, venant obscurcir des parallèles pourtant aisés. Dunsany est utilisé comme
cheville au sein d’une liste de références où se mêlent le réel et l’imaginaire, le mythe et la
littérature415. L’esprit du personnage, comme le corps du texte, est hanté par les multiples
citations qui s’y entrechoquent et provoquent leur répétition à l’infini.

413
Bethmoora apparaît également chez Lovecraft dans « The Whisperer in Darkness », à nouveau au détour
d’une liste vertigineuse d’auto-références et de références plus ou moins obscures, ce qui produit une sorte de
catalogue de clins d’œil littéraires. Le texte met ainsi en scène sa propre fictionalité par une mise en réseau avec
d’autres œuvres qui lui sont parallèles :
I found myself faced by names and terms that I had heard elsewhere in the most hideous of connections –
Yuggoth, Great Cthulhu, Tsathoggua, YogSothoth, R’lyeh, Nyarlathotep, Azathoth, Hastur, Yian, Leng,
the Lake of Hali, Bethmoora, the Yellow Sign, L’mur-Kathulos, Bran, and the Magnum Innominandum –
and was drawn back through nameless aeons and inconceivable dimensions to worlds of elder, outer
entity at which the crazed author of the Necronomicon had only guessed in the vaguest way. (CF, 680)
414
William Touponce. Lord Dunsany, H. P. Lovecraft, and Ray Bradbury: spectral journeys. Op. cit., p. 83.
415
La liste se poursuit immédiatement par un extrait verbatim d’un poème d’un autre écrivain irlandais : « Once
when the descent grew amazingly steep I recited something in sing-song from Thomas Moore until I feared to
recite more. » Outre une malicieuse rime interne (Moore/more) qui vient enrichir encore la prosodie hypnotique
de la langue du narrateur, cette citation renforce le lien intertextuel entre Lovecraft et la sphère littéraire
irlandaise, car Moore y jouit d’une position plus centrale – il est plus connu comme auteur des Irish Melodies,

202
Faire accompagner la citation du nom de l’auteur permet d’invoquer sa présence
spectrale, et donc pour Lovecraft, de faire entrer Dunsany dans l’environnement cognitif de
son lecteur. Il s’épargne également une citation flanquée d’une référence en bas de page qui
briserait l’immersion narrative. Libre au lecteur de poursuivre l’enquête si le cœur lui en dit
(l’explicitation n’est faite que dans des éditions annotées, généralement en langue
originale416). Bien entendu, cela n’épargnera pas au traducteur d’avoir à se poser la question
du recours à une telle note : il peut estimer, comme Lovecraft, que l’original lui-même porte
toutes les informations dont le lecteur a besoin et laisser à ce dernier le choix de creuser ou
non la référence ; mais il peut également choisir de donner davantage d’indices. Une note
pourrait ne donner que le titre de la nouvelle citée, ou bien donner quelques informations
brèves sur Dunsany afin de justifier son évocation.
Sur les trois traductions françaises existantes de ce texte, une seule a fait ce choix. En
2012, Maxime Le Dain choisit de traduire ce segment en reprenant une traduction française
publiée, ce qui contribue à consolider le réseau entre les œuvres de Dunsany et Lovecraft en
français de la même manière qu’en anglais. Il propose ainsi : « plus tard, je me mis à
psalmodier sans cesse cette formule tirée d’un conte de Lord Dunsany : « la noirceur opaque
et sans reflet de l’abîme » (CM, 64). Suit une note de l’éditeur qui donne la référence exacte à
l’édition de 2002 du Livre des merveilles, en précisant « traduction de Marie Amouroux ». Ce
dernier point n’est pas tout à fait exact puisque c’est l’édition de 1998 chez Terres de Brumes
qui reprenait effectivement la traduction originale de Marie Amouroux : « à travers les
épaisses ténèbres de l’abîme » (LM.amo, 28). On perdait dans cette première version l’effet
« lovecraftien » provoqué par l’usage typique de préfixes négatifs (unreverberate) pour
obtenir une collocation certes idiomatique (« épaisses ténèbres ») mais somme toute assez
convenue, et surtout pauvre en termes de sonorités là où l’original s’appuie notamment sur les
allitérations pour insister sur le côté lancinant des mots qui hantent l’esprit et la mémoire.
À titre de comparaison, en 2013 Camus traduit assez littéralement par « la noirceur sans
écho de l’abîme » (MH, 41, en italiques dans le texte), qui offre un rythme triplement ternaire

chansons qui lui valurent le surnom de « Ireland’s national bard » (voir par exemple Una Hunt. Sources and
Style in Moore’s Irish Melodies. Abingdon, Oxon ; New York : Routledge, Taylor & Francis Group, 2017 ; ou
bien Sarah Yuill McCleave et Brian Caraher. Thomas Moore and Romantic Inspiration. Poetry and song in the
age of revolution. New York : Routledge, 2018).
Moore était également adepte de réécriture puisque ce poème, Alciphron, fut écrit après un premier roman The
Epicurean, lui-même pseudo-traduction qui se prétendait issue d’un manuscrit trouvé en Egypte au début du
19ème siècle – tout comme le Necronomicon dont les seuls extraits que donne Lovecraft seraient des traductions
d’un original évidemment perdu et inaccessible.
416
Récemment, par exemple, dans Leslie S. Klinger (Éd.). The New Annotated H. P. Lovecraft. New York :
Liveright Publishing Corporation, 2014.

203
intéressant. On trouvait déjà un effet rythmique similaire chez Yves Rivière, dans la première
traduction de 1961, qui proposait même un pur alexandrin propre à s’ancrer dans une
mémoire rompue à la scansion à la française : « la noirceur sans écho ni reflet de l’abîme »
(CN1, 30). Ce faisant, il dépliait donc le sens de l’adjectif unreverberate (compact, voire
indigeste, comme Lovecraft les affectionne) : la négation dédoublée se fait plus visible et la
caractéristique abstraite est rendue, par métonymie, plus concrète en évoquant tous les sens
dont l’appareil perceptif du personnage est privé.
Concernant la référence explicite, les traductions de Yves Rivière et David Camus ne
s’embarrassent pas d’un appareil de notes. Le choix va ici assez logiquement à l’économie,
puisqu’ils ne reprennent pas une traduction existante. Si l’une des références citées bénéficiait
d’une note, tous les éléments listés par Lovecraft devraient être ainsi explicités, et le jeu de
l’effet cryptique entre références réelles et imaginaires, dont le lecteur de Lovecraft pourrait
très bien n’être pas conscient s’il ne prend pas l’initiative de se renseigner, serait ainsi
immédiatement désamorcé. André Lefevere parle ainsi de la difficulté qui existe à traduire
l’allusion littéraire hors note de bas de page, et rapproche ce cas de l’intraduisible :

On the whole, most translators do not try to convey the literary allusions, except in an
“explanatory note.” Maybe because allusions point to the final, real aporia of translation, the
real untranslatable, which does not reside in syntactic transfers or semantic constructions, but
rather in the peculiar way in which cultures all develop their own “shorthand”, which is what
allusions really are. A word of phrase can evoke a situation that is symbolic for an emotion or a
state of affairs. The translator can render the word or phrase and the corresponding state of
affairs without much trouble. The link between the two, which is so intricately bound up with
the foreign culture itself, is much harder to translate417.

Selon ce point de vue, la difficulté réside en ce que le patronyme même de Dunsany se charge
peu à peu, sous la plume de Lovecraft (entre autres), d’une charge évocatrice que
l’explicitation déplierait au risque de lui faire perdre son pouvoir symbolique, son statut de
« raccourci culturel ». Notons que ce raccourci ne préexiste pas forcément à son utilisation,
mais que, à l’instar d’un mythe, il se forme et se consolide à mesure que l’allusion est répétée.
Lovecraft, d’ailleurs, réitérera son geste à deux reprises.

b. The Case of Charles Dexter Ward (1927)


La seconde mention du nom de Dunsany se trouve dans The Case of Charles Dexter
Ward. Il s’agit à nouveau d’un texte qui n’a jamais été qualifié de dunsanien par les critiques
– même s’il n’est pas sans lien avec le cycle de Randolph Carter puisque ce dernier est

417
André Lefevere. Op. cit., p. 56-57.

204
mentionné comme un ami du personnage principal, rêveur et connaisseur des « ténébreux
abîmes du sommeil » (dark abyss of sleep, CF, 577). Sont également mentionnés la tour de
Koth et le signe qui y est gravé ; ces éléments appartiennent aux Contrées du Rêve et sont
apparus pour la première fois dans Kadath, rédigée fin 1926, à peine quelques mois avant The
Case of Charles Dexter Ward.
Dunsany est à nouveau cité nommément, accompagné d’une référence à la nouvelle
« The King That Was Not ». Il ne s’agit pas cette fois d’une citation exacte de la bouche d’un
personnage ayant lu Dunsany mais d’une paraphrase venant du narrateur extradiégétique pour
résumer le récit afin de former une comparaison explicite avec le destin d’un personnage, qui
disparaît de la mémoire collective :

From that time on the obliteration of Curwen’s memory became increasingly rigid, extending at
last by common consent even to the town records and files of the Gazette. It can be compared in
spirit only to the hush that lay on Oscar Wilde’s name for a decade after his disgrace, and in
extent only to the fate of that sinful King of Runazar in Lord Dunsany’s tale, whom the
Gods decided must not only cease to be, but must cease ever to have been418. (CF, 522)

Comparons avec le passage de Dunsany auquel renvoie cette allusion :

“Slay him not, for it is not enough that Althazar shall die, who hath made the faces of the gods
to be like the faces of men, but he must not even have ever been.”
Then said the gods:
“Spake we of Althazar, a King?”
And the gods said:
“Nay, we spake not.” And the gods said:
“Dreamed we of one Althazar?” And the gods said:
“Nay, we dreamed not.”
But in the royal palace of Runazar, Althazar, passing suddenly out of the remembrance of the
gods, became no longer a thing that was or had ever been. (TG, 32)

Il est possible de lire ces deux segments en termes de réécriture, voire de traduction
intralinguale. Le terme « fate » traduit la fatalité présente dans le modal shall ; l’adjectif sinful
concentre par métonymie, en un seul vocable, le long segment « who hath made the faces of
the gods to be like the faces of men » ; et la fin de la phrase résume en discours indirect le
dialogue des dieux, au discours direct chez Dunsany. Les deux s’achèvent d’ailleurs sur un
mot à mot presque parfait, une quasi-citation : « but must cease ever to have been » / « but he
must not even have ever been ». Les légers changements, qui interdisent les guillemets,

418
Notons qu’une fois encore, Dunsany se trouve en compagnie d’un Irlandais plus illustre, ici Oscar Wilde,
dont le nom vient conférer prestige et légitimité à celui auquel il est accolé. Il y a transfert de capital : par petites
touches discrètes, Lovecraft montre par la narration un monde dans lequel Dunsany est parfaitement intégré à
son champ littéraire d’origine, dont il côtoie tout naturellement les grands noms.

205
peuvent être perçus comme la marque de la voix d’un conteur qui prendrait en charge cette
répétition du récit. On se rapproche alors de la tradition orale, où la mémoire fournit un
canevas et des formules, sur lesquels il faut broder en comblant les interstices. Il ne s’agit pas
de reproduction mécanique, mais organique. Lovecraft donne au lecteur le strict minimum
pour comprendre la pertinence de son allusion, mais il lui laisse le soin d’aller plus loin s’il
souhaite connaître les tenants et aboutissants de l’intrigue du récit de Dunsany (à savoir
pourquoi les dieux décidèrent un jour qu’un roi devait cesser d’exister). C’est un type de
réécriture propre à orienter et guider la curiosité du lecteur vers le texte-source plutôt que de
lui en dispenser la lecture en se substituant à lui.
La référence spécifique ne concerne que des segments de texte bien délimités, ce qui
limite l’étendue de « l’équivalence » entre texte-source et texte-cible. Toutefois, elle contribue
à modifier le cadre de lecture du récepteur, ce qui colore nécessairement la perception qu’il se
fait du texte dans sa globalité, et même de l’œuvre elle-même.

c. At the Mountains of Madness (1936)


L’ultime référence explicite que fait Lovecraft à Dunsany se trouve dans son troisième
et dernier court roman (après Kadath et The Case of Charles Dexter Ward), At the Mountains
of Madness. Dans ce récit d’exploration, une équipe de scientifiques se rend en Antarctique
après la découverte du cadavre d’une créature inconnue. Ils y découvrent une chaîne de
montagnes titanesque qui dissimule les ruines d’une ancienne cité et les secrets d’une race de
créatures antiques. Le toponyme « The Mountains of Madness » est directement emprunté à
Dunsany puisqu’on le trouve dans la nouvelle « The Hashish Man » :

I was whirled over Arvle Woodery, and brought to the lands of Snith, and swept on still until I
came to Kragua, and beyond this to those bleak lands that are nearly unknown to fancy. And we
came at last to those ivory hills that are named the Mountains of Madness, and I tried to
struggle against the spirits of that frightful Emperor’s men, for I heard on the other side of those
ivory hills the pittering of those beasts that prey on the mad, as they prowled up and down. (DT,
299-300)

Chez Dunsany, l’ambiguité demeure : on ignore si le territoire imaginaire (« the lands known
to fancy ») ainsi décrit n’est que le délire d’un homme sous l’emprise de stupéfiants, ou une
véritable plongée vers un autre monde, sur un autre plan d’existence. Or le basculement dans
la folie est une caractéristique lovecraftienne, ainsi que les monstruosités invisibles et
gigantesques face auxquelles les personnages sont réduits à l’état de victimes impuissantes.

206
De nouveau, remarquons que Lovecraft se saisit des éléments qui, rétrospectivement, vont
permettre d’isoler une sorte de zone lovecraftienne chez Dunsany.
Voyons d’un peu plus près comment s’exprime la facette dunsanienne dans At the
Mountains of Madness. De fait, si on retient avant tout de ce récit son côté horrifique419, il
laisse également la part belle à l’exploration et à un sentiment de défamiliarisation qui touche
au fantastique onirique. La beauté de l’apparition soudaine de merveilles lointaines y reste
très présente. Ainsi dans l’extrait suivant, Lovecraft ne fait pas appel au nom de Dunsany pour
convoquer l’auteur en tant que référence littéraire, mais à sa facette adjectivée :

Our early flights were disappointing in this latter respect; though they afforded us some
magnificent examples of the richly fantastic and deceptive mirages of the polar regions, of
which our sea voyage had given us some brief foretastes. Distant mountains floated in the sky as
enchanted cities, and often the whole white world would dissolve into a gold, silver, and scarlet
land of Dunsanian dreams and adventurous expectancy under the magic of the low midnight
sun. On cloudy days we had considerable trouble in flying, owing to the tendency of snowy
earth and sky to merge into one mystical opalescent void with no visible horizon to mark the
junction of the two. (CF, 729)

Bien que At the Mountains of Madness n’ait jamais été classé parmi les nouvelles
dunsaniennes de Lovecraft, l’envolée poétique de ce passage est typique des nouvelles de ce
cycle, et signale que les vastes solitudes polaires permettent de lever le voile sur une autre
connaissance que celle qui peut être acquise à la manière scientifique : c’est un monde
d’entre-deux, à la frontière du surnaturel. William Touponce fait remarquer que le mot
opalescence est un terme-clé chez Dunsany, associé à l’aura magique des possibilités
narratives et à la promesse d’aventures à venir420. La référence est donc plus indirecte et
Dunsany, plutôt que de s’incarner dans le corps du récit, ne fait que le hanter. Sa silhouette est
reconnaissable mais plus diffuse.
La référence aux « rêves dunsaniens » est un signal fort qui cherche à conjurer une
série d’aspects définitoires d’un univers ; elle sert en quelque sorte de seuil au sein du texte,
que le lecteur franchit en même temps que les personnages franchissent des barrières
physiques. Après avoir traversé l’océan, les personnages pénètrent dans un autre monde et la
logique scientifique qui prévalait jusque là, y compris dans la prose du narrateur, objective et
sans fioritures, fait place à une poésie teintée d’onirisme. Dans ce passage, on peut extraire la
définition même de ce que Lovecraft entend par « dunsanien » : la dimension onirique, mais
aussi, encore une fois, Beauté et Poésie. Les dimensions et les lois de la physique se

419
Il fait d’ailleurs partie des sources d’inspiration du film The Thing de J. Carpenter (1982).
420
William F. Touponce. Lord Dunsany, H. P. Lovecraft, and Ray Bradbury: Spectral Journeys. Op. cit., p. 98.

207
retrouvent bouleversées, ce que l’esprit cartésien du narrateur met sur le compte de mirages
qui abusent ses sens, effaçant les frontières entre terre et ciel, transformant les montagnes en
cités et jetant sur la réalité morne et blanche un voile chatoyant d’or, d’argent et d’écarlate.
C’est là la grammaire essentielle que Lovecraft déduit de sa lecture de Dunsany, qu’il
reconstruit et qui lui permet de réécrire du « dunsanien ». On pouvait déjà en ressentir les
effets dans le premier poème qu’il écrivit en hommage à son modèle irlandais suite à leur
rencontre en 1919, qui reprend la même imagerie, les éléments naturels et architecturaux
mêlés, et la vision grandiose du cosmos sublime face à un homme comme miniaturisé :

Mountains of clouds, castles of crystal dreams,


Ethereal cities and Elysian streams;
Temples of blue, where myriad stars adore
Forgotten gods of aeons gone before!
Such are thine arts, Dunsany, such thy skill,
That scarce terrestrial seems thy moving quill;
Can man, and man alone, successful draw
Such scenes of wonder and domains of awe421?

Les mots, dans ce poème, sont ceux que Lovecraft ressent comme dunsaniens, et dans
l’enthousiasme de l’adoration, il évoque ce nom avec emphase à l’instar de celui d’une muse.
Dans l’extrait de At the Mountains of Madness, les mots sont les mêmes, mais la posture de
l’auteur change. Ce n’est, semble-t-il, qu’à ce stade avancé de sa carrière d’écrivain que
Lovecraft parvient à s’affranchir du patronyme pour lui substituer un adjectif. Il préfère le
mode au modèle. Il ne s’agit donc plus d’identification directe et immédiate, de la
représentation romantique et de l’intuition divinatrice de l’âme de l’auteur, mais d’une lecture
véritablement créatrice ; ce que Bourdieu, dans Les Règles de l’art, nomme la « lecture
pure » :

Comprendre, c’est ressaisir une nécessité, une raison d’être, en reconstruisant, dans le cas
particulier d’un auteur particulier, une formule génératrice, dont la connaissance permet de
reproduire, sur un autre mode, la production même de l’œuvre, d’en éprouver la nécessité
s’accomplissant, en dehors même de toute expérience empathique […]422.

Plus que la force d’attraction d’un auteur pour un autre, le cas Dunsany-Lovecraft met en
lumière le fait que la pulsion de réécrire inhérente à un texte ou une œuvre dépend avant tout
de l’œil qui lit, des signes qu’il y sélectionne, de la manière dont il les répète et les reproduit,
puis d’un œil ultérieur qui viendra lire à son tour et interpréter selon le même processus de

421
Lovecraft, H. P. « To Edward John Moreton Drax Plunkett, Eighteenth Baron Dunsany ». The Tryout 5.11
(1919) : 11–12.
422
Pierre Bourdieu. Les Règles de l’art. Op. cit., p. 492.

208
sélection. Ces variations du potentiel d’attraction en fonction des récepteurs forment les
fondements même de l’après-vie de l’œuvre, en traduction intralinguale ou interlinguale.
Parlant de la problématique de l’intertextualité en traduction, Fabrice Antoine souligne
qu’ « il convient de s’interroger – et d’interroger le texte à traduire – sur l’effet du lien
intertextuel, sur la charge qu’il confère au texte, sur le résultat de la greffe de l’intertexte au
texte et, en retour, sur le statut du greffon, afin de recréer le mieux possible les mêmes
conditions dans le texte traduit, avec un greffon identique ou similaire423 ». Or, on peut
conclure de ce qui précède que la perception du « dunsanien » peine à se faire pleinement si
l’intertextualité se limite à des greffons uniques prenant la forme de citations et de références
spécifiques. Ces dernières, si elles représentent pourtant la forme de réécriture la plus
explicite et la plus ostentatoire, sont aussi les plus limitées en termes d’impact ressenti sur le
texte dans sa globalité. Les citations du nom de Dunsany permettent à Lovecraft d’en
revendiquer l’influence, mais ce faisant, il se place à distance respectueuse de sa source. C’est
donc dans d’autres zones de l’intertextualité, plus génériques que spécifiques, qu’il nous faut
chercher la source de l’ « effet dunsanien » et de son pendant « lovecraftien » : nous
intéressera alors davantage le greffon multiple, qui se décline en « déclencheurs lexicaux ou
stylistiques d’un type de texte » et « peut être très diffus et participe encore davantage à la
création d’une atmosphère, d’un rythme, d’un style qui évoque un autre texte ou un ensemble
de textes » 424. Ce sont ces échos qui viendront mettre en réseau les deux œuvres anglophones
et fourniront aux traducteurs certaines clés pour la recréation possible de ce réseau en
traduction.

2. Partage de l’univers fictionnel à différents degrés

Dans un article analysant les liens de similarité entre deux pièces de théâtre de Lord
Dunsany et Luigi Pirandello, The Gods of the Moutain (1911) et I Giganti della montagna
(1936)425, Susan Bassnett récuse la pertinence de creuser le concept d’influence entre deux
auteurs, peu productif selon elle, car essentiellement fondé sur la question de savoir si le lien a

423
Fabrice Antoine. « Entre l’esquive et la mise à plat : traduire l’intertextualité chez James Thurber ».
Palimpsestes, no 18 (15 juin 2006) : 87-102. Web. Consulté le 4 avril 2017.
424
Ibid.
425
On sait que Pirandello avait lu Dunsany ; d’ailleurs, il avait choisi d’inclure la pièce The Gods of the Moutain
pour l’ouverture de la saison 1925 de son théâtre, le Teatro Odescalchi. Cf. Jerome Mazzaro. « Pirandello’s “I
Giganti Della Montagna” and the Myth of Art ». Essays in Literature 22, no 2, Western Illinois University
(automne 1995). Web. Consulté le 15 déc. 2017.

209
été consciemment et délibérément créé par un auteur, ou non. Bassnett lui préfère la notion
d’intertextualité comme méthode de lecture ; elle la définit comme moyen de repérer une série
de signes qui « connectent » les deux textes. Cette relation est exprimée en termes traductifs :
pour elle, les signes « latents dans le texte de Dunsany ont été traduits par d’autres signes dans
l’œuvre de Pirandello426 » :

If we consider Pirandello’s play alongside Dunsany’s, it is immediately apparent that there are a
whole series of signs that connect between the two texts. Which is not to suggest that Pirandello
was “influenced” by Dunsany, simply that Pirandello may well have used signs latent in
Dunsany’s play when he came to write his own some years later. Whether he made conscious or
unconscious use of Dunsany is irrelevant; what matters is that he should have been so
enormously attracted to The Gods of the Mountain in the first place, which suggests that he may
well have read the text with a very particular eye427.

L’œil très particulier auquel Bassnett fait référence ferait en quelque sorte de l’auteur un
traducteur. Mais l’importance de la vision ne se limite pas à l’auteur lui-même. Ce sur quoi
Bassnett ne s’attarde pas dans son analyse, c’est cette caractéristique « immédiatement
apparente » de la série de signes servant de lien entre les deux œuvres. Il suffit de comparer
les titres des deux pièces pour comprendre ce côté très visible. Si les dieux de Dunsany ne
devenaient des géants en Italien, on pourrait même supposer que Pirandello propose une
traduction de la pièce de Dunsany, surtout si l’on prend en considération, de surcroît,
l’importance des géants dans la mythologie irlandaise, proches de la divinité (on pense à la
célèbre Chaussée des Géants au Nord de l’Irlande).
Le fait de repérer de tels liens donne une vision particulière du texte secondaire, et
vient également se greffer à la lecture que l’on peut avoir du texte primaire, que l’on classe
d’une certaine façon comme appartenant à la même « famille ». La conclusion de Bassnett,
pourtant, nous montre comment cette intuition première peut ne pas survivre à une analyse
plus fouillée : la pièce très courte de Dunsany fait apparaître ses dieux de jade sur scène dans
toute leur théatralité factice, voire grotesque, tandis que le texte-fleuve de Pirandello ne les
laisse deviner que derrière un écran, dans un effet de théâtre fantastique plus subtil. En fin de
compte, ne reste que l’impossibilité de rendre un verdict final qui confirmerait l’impression
pourtant tenace du départ. Après tout, il y a quelque chose de séduisant, de presque

426
Susan Bassnett. « From Gods to Giants – Theatrical Parallels Between Lord Dunsany and Luigi Pirandello ».
In Joshi, S. T. (Éd.), Critical Essays on Lord Dunsany. Op. cit., p. 231.
427
Ibid., p. 228. Max Duperray fait le même constat concernant Dunsany et Lovecraft lorsqu’il souligne que
« même plus épars, les germes des récits lovecraftiens se trouvent tous, à ce stade initial, chez Dunsany » (Max
Duperray. « Le monde imaginaire de Lord Dunsany ». Op. cit., p. 255).

210
merveilleux, à soudain découvrir le familier là où on ne l’attendait pas : « a reading of both
texts alongside each other offers all kinds of attractive suggestions of parallelism428 ».
Le jeu de va-et-vient de l’œil lisant, entre deux textes qu’il met en parallèle (oserons-
nous dire qu’il les met « en regard » ?), reproduit le va-et-vient de l’œil du traducteur. Sans
cesse à mi-chemin entre texte-source et texte-cible, il peut voir sa perception de l’un ou
l’autre se modifier au fur et à mesure que les textes s’éclairent, se construisent et se
complètent mutuellement. Il s’agit d’ailleurs davantage d’un élargissement du spectre des
possibilités contenues dans les textes plutôt que d’une révision ou d’une correction
d’impressions de lecture qui viendraient réfuter la vision première. Soudain, au sein de
Pirandello ou de Lovecraft apparaît du « dunsanien », sans toutefois que cela leur fasse perdre
leur identité propre. Cela nous ramène aux jeux de langage de Wittgenstein – pour lui, ces
jeux se traduisent précisément par cette « apparition soudaine d’un aspect429 » au sein d’une
figure autre, connue, qui reste familière malgré la nouveauté soudain perceptible :

Quelqu’un qui cherche, dans une figure (1), une autre figure (2) et finit par la trouver voit alors
la figure (1) d’une nouvelle façon. Il peut en donner une description d’un nouveau genre ; de
plus, le fait qu’il remarque la figure (2) est une nouvelle expérience visuelle.
Mais il n’aurait pas pour autant nécessairement envie de dire : « la figure (1) apparaît
maintenant tout autrement ; elle n’a plus aucune ressemblance avec l’ancienne, et ces deux
figures sont pourtant congruentes430 ! »

Wittgenstein évoque notamment la puissance créatrice des jeux d’enfants qui font des objets
du quotidien des vecteurs capables de conjurer tout un univers d’aventures.
Dunsany lui-même était sensible à la manière dont l’imagination peut donner vie aux
objets, ainsi qu’il l’illustre dans la nouvelle « Blagdaross ». Ce nom est celui d’un cheval à
bascule qui raconte avec amertume les multiples identités qui lui furent confié par son maître
avant que l’enfant, trop grand, ne l’abandonne. Un balai devient une épée dès que l’enfant
pose les yeux sur un cheval à bascule qui, lui, devient tout à la fois Bucéphale et Rossinante.
Et conjurant en lui-même ces innombrables possibilités, le cheval de bois s’exclame
triomphalement en fin de parcours : « I am Blagdaross yet ! » (DT, 247). Ce nom serait vide
s’il n’avait été empli des alter ego imaginaires conférés par l’enfant, tandis que ce dernier,
celui qui joue, se découvre par le même procédé Alexandre, Roland, ou Don Quichotte. La
répétition du jeu selon de mêmes règles et la même formule permet d’infinies variations.

428
Susan Bassnett. Op.cit., p. 231. Nous soulignons.
429
Ludwig Wittgenstein. Recherches philosophiques. Op. cit., p. 291.
430
Ibid, p. 282.

211
Le jeu qui passe avant tout par la perception visuelle comme stimulus de l’imaginaire
nous paraît immédiatement applicable à l’expérience de la lecture à partir de lectures
antérieures, comme lecture répétée impliquant une recherche active. Elle s’apparenterait à des
illusions d'optique où l’on se force à adopter l'angle de vue permettant de voir les multiples
images en une seule. Voir certains aspects, selon Wittgenstein, nécessite en effet une certaine
« puissance d'imagination431 ». C’est par exemple ce que fait le critique John D. Haefele en
cherchant à délimiter les correspondances existant entre les récits d’August Derleth et de
Lovecraft. Il suggère ainsi que certains récits de Derleth se posent en équivalents de ceux de
Lovecraft, à l’aide d’une égalité mathématique, et sur le critère d’un mot-clé qui résume quels
signes présents chez Lovecraft ont été retraduits par Derleth. Il propose les paires suivantes :

Strange High House = The Fisherman of Falcon Point (fable-like)


The Silver Key = The Lamp of Alhazred (doorways)
The Dream-Quest = The Trail of Cthulhu (Mythos catalog or compendium)432

La démarche illustre de manière intéressante la diversité des « signes » pouvant servir à


établir des liens d’un récit à l’autre, mais révèle également leur caractère arbitraire. On y
trouve le critère du genre (la fable), le partage de motifs narratifs (les seuils), et la
transfictionalité (le catalogue lovecraftien cherchant à indiquer que les deux récits s’ancrent
dans un même cadre diégétique)433. Le risque est grand d’avoir recours à des raccourcis
rapidement discutables : après tout, ces trois nouvelles de Lovecraft se caractérisent par le
passage de seuils, et « The White Ship », dont le narrateur est gardien du phare de North Point
et entreprend un voyage allégorique se soldant par une morale assez cruelle, ne mériterait-elle
pas tout autant sa place comme équivalent de « The Fisherman of Falcon Point » ?
L’impression qu’il existe des relations d’équivalence strictes entre les textes de deux
œuvres, même lorsque l’une d’elle est marquée par le phénomène de l’imitation et de la
réécriture, s’avère fallacieuse. Il le serait tout autant de chercher à former des duos lovecrafto-
dunsaniens afin de poser des nouvelles entières en regard l’une de l’autre, en privilégiant un
critère plutôt qu’un autre. En revanche, identifier ces signes possibles peut nous permettre de
dégager les sources des « airs de famille » qui connectent ces différents textes, au point qu’il

431
Ibid., p. 293.
432
John D. Haefele. A Look Behind the Derleth Mythos. Op. cit., p. 456-457.
433
Le concept de « transfictionnalité » est développé par Richard Saint-Gelais qui le définit dans Fictions
transfuges comme « le phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent
conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable
ou partage d’univers fictionnel. » Il donne au « texte » une acception large qui couvre aussi bien la littérature que
le cinéma, la télévision, la bande dessinée, etc. (Richard Saint-Gelais. Fictions transfuges: la transfictionnalité et
ses enjeux. Op. cit., p. 7).

212
est possible de lire les deux univers fictionnels comme appartenant au même territoire
imaginaire.

a. Expansion transfictionnelle : un seul texte-monde


Un lecteur peut donc adopter une vision d’intégration qui verra les deux univers
fictionnels se rejoindre, voire se confondre. Les zones de contact les plus signifiantes servent
alors de points de suture permettant la superposition des deux univers, qui deviennent un seul
et même « texte-monde ». Ce concept est notamment développé dans un contexte
traductologique par Cees Koster dans son ouvrage From World to World: An Armamentarium
for the Study of Poetic Discourse in Translation (2000) :

The applicability of the concept may be justified by the maxim that wherever there is a text a
text world can be constructed. Each text, then, may be analysed in terms of the way in which
particular expressions may be attributed to text-world elements (subject, objects, time, location)
and to the processes, actions, states and events relating them to each other. The network of
correspondences and shifts that may be constructed during a comparative description of target
and source-text may also be expressed in these terms; the procedure then becomes an instrument
for relating the linguistic and textual shifts to differences in the possibilities of constructing a
text world from the texts434.

Le texte-monde se compose donc d’éléments textuels dont la mise en réseau vient former un
tout cohérent. Ces éléments, qu’il s’agisse de personnages, de lieux, ou de symboles, sont ce
que nous qualifierons de « motifs », eux-mêmes pris dans des relations plus larges qui
forment le ciment entre ces briques constitutives du monde textuel – parlons donc de
« trames ». Si l’on reconnaît les textes de Dunsany et Lovecraft comme usant de motifs et de
trames communes, alors il est possible d’en conclure que tous deux tissent un seul et même
texte-monde. Toute réécriture pourra contribuer à consolider cette vision, pour peu qu’elle
mette en place une stratégie de mise en évidence de l’identité de ces éléments.
Il existe un petit nombre d’exemples de ce type de rapprochement par des lecteurs de
Dunsany et Lovecraft, dont les réécritures reflètent cette lecture. Dans le domaine critique,
Maurice Lévy a suggéré que les Contrées du Rêve pourraient n’être que l’une des bulles

434
Cees Koster. From World to World: An Armamentarium for the Study of Poetic Discourse in Translation.
Approaches to Translation Studies 16. Amsterdam : Rodopi, 2000. p. 28-29.
Le concept de « texte-monde » a servi à l’analyse traductologique du Seigneur des Anneaux par Allan Turner.
Turner le rapproche du concept de « Monde secondaire », que Tolkien utilise pour désigner l’univers imaginaire
de la fantasy sans lien avec le « Monde primaire » – notre monde. Le texte-monde, lui, peut s’appliquer à tous
les genres, sans se réduire à la fantasy : dès lors qu’il y a texte, il est possible de reconstruire un texte-monde
afférent. Chez Tolkien, par exemple, le texte-monde se compose de toutes les descriptions de peuples et de lieux,
des proverbes et maximes appartenant à ce monde, des cérémonies culturelles, des chronologies et des systèmes
d’écriture, qui tous se combinent pour former « une vaste et complexe unité » (Allan Turner. Translating
Tolkien: Philological Elements in The Lord of the Rings. Frankfurt am Main : Lang, 2005, p. 72).

213
rêvées par l’entité démiurgique Māna-Yood-Sushāi435. L’univers de Lovecraft serait donc
intégré dans celui, plus vaste, de Dunsany, ce qui semble respecter la chronologie entre les
deux. À l’inverse, Jean-Pierre Picot évoque un autre point de jonction : le fait que Lovecraft
mette Dunsany lui-même en scène, en la personne de Kuranès (on ne connaît que le nom qu’il
se donne dans le monde du rêve, sans que jamais nous soit révélé son nom dans le monde de
l’éveil) :

Quant à Kuranès, il n’est autre que Lord Dunsany en personne – les éléments biographiques
contenus dans Celephais le prouvent – mais un Dunsany avec lequel Carter-Lovecraft est
maintenant en mesure de converser d’égal à égal. Le père sublime en écriture est devenu un
brother in soul. […]
The Dream Quest présente, d’égal à égal, Dunsany-Kuranès et Lovecraft-Carter, en tant que
créateurs de mondes. Leurs rêves prennent corps sous forme de fabuleuses cités et de contrées
magnifiques, artifice idéaliste qui prend valeur d’emblème et d’art poétique436.

La réécriture critique met ici les deux auteurs sur un pied d’égalité en tant que mythopoètes.
Les panthéons imaginaires sont remplacés par les figures de leurs auteurs qui créent de
concert un unique univers.
De même, l’illustrateur Jason Thompson, lorsqu’il entreprend de cartographier les
Contrées du Rêve lovecraftiennes, en profite pour y placer tous les toponymes dénichés au fil
de sa lecture de Dunsany, de sorte que très littéralement, les territoires se trouvent
inextricablement annexés. Lovecraft se fait alors terre d’accueil de Dunsany. Visuellement
parlant, il est possible de tracer des itinéraires de l’un à l’autre, mais pas de tracer des
frontières franches. Suivant la même stratégie d’intégration, Thompson glisse des échos de
Dunsany dans ses adaptations des nouvelles de Lovecraft sous forme de roman graphique,
exemple de traduction intersémiotique : dans « Celephaïs », il fait apparaître dans le monde
réel dont se lasse Kuranès la boutique de Thomas Shap, l’autre rêveur qui se couronne roi des
royaumes nés de ses songes (« The Coronation of Mr. Thomas Shap ») (fig. 1 ci-dessous).
Thompson souscrit lui-même à l’idée que Kuranès serait un avatar de Lord Dunsany,
puisqu’il modèle le visage du personnage sur les traits de l’auteur irlandais, dans
« Celephaïs », puis dans The Dream-Quest of Unknown Kadath (fig. 2 ci-dessous). Il indique
également s’en être inspiré pour l’adaptation de « The Strange High House in the Mist »,
spécifiquement afin de traduire visuellement une expression de Lovecraft : « Drawing eyes
“phosphorescent with the imprint of unheard-of sights” was perhaps beyond my ability. I also

435
Maurice Lévy. Lovecraft ou Du fantastique. Op. cit., p. 159-160.
436
Jean-Pierre Picot. « Les parcours oniriques dans The Dream-Quest of the Unknown Kadath de H.-P.
Lovecraft ». Op. cit., p. 383.

214
drew some inspiration from the appearance of the young Lord Dunsany, who Lovecraft was
so taken with upon meeting him at a book reading in Providence437 ».

Fig. 1. Celephaïs, ill. J. Thompson, p. 2

Celephaïs, ill. J. Thompson, p. 4 Lord Dunsany, New York, 1919


Fig. 2

Lorsque les univers sont si proches qu’ils en viennent à se confondre dans l’esprit du
lecteur, il y a un rapport transfictionnel d’expansion. Saint-Gelais affirme que l’adaptation
(comme la traduction) ne saurait relever de la transfictionnalité, « de par sa prétention à
l’équivalence, toute modification étant jugée en termes de ‘déviations (heureuses ou
malheureuses)’ et non ‘comme une contribution à la fiction originale438 » ; pourtant, dans le
cas qui nous intéresse, une analyse transfictionnelle de l’adaptation (ou traduction
intersémiotique dans le cas des romans graphiques), peut porter sur la façon dont celle-ci
constitue un développement diégétique de l’original.

437
Jason Thompson. « The Annotated Dream-Quest ». Mockman. Web. Consulté le 11 juillet 2015.
438
Richard Saint-Gelais. Fictions transfuges. Op. cit., p. 35.

215
Le cas de fusion de deux univers fictionnels existe donc, mais représente un cas
extrême du rapprochement des œuvres par la lecture et la réécriture, puisqu’il brouille si
habilement les pistes que l’on pourrait lui reprocher une tendance presque cannibale. En outre,
on peut aisément reprocher à ce type de lecture d’ignorer les éléments qui ne seraient pas
« raccord » pour privilégier les « zones signifiantes » de similarité (nous reprenons à dessein
ce terme de Berman, les zones signifiantes étant celles où la critique de la traduction sera la
plus fructueuse439). La carte de Jason Thompson, effectivement, fige les mondes fictionnels en
un seul, non sécable, alors que jamais Lovecraft n’a repris à son compte les toponymes
dunsaniens. Or, Saint-Gelais parle d’un autre type de relation transfictionnelle, qui pourra
nous éclairer : lorsqu’elle ne cherche pas à ajouter mais à se substituer à la fiction initiale, on
peut parler de « version » transfictionnelle440.

b. Version transfictionnelle et textes-mondes possibles


Même lorsque Lovecraft lui-même réutilise certains éléments de son cru d’une
nouvelle à l’autre, la cohérence n’est pas forcément sans défaut, et ce n’est pas non plus ce
qu’il attendait des auteurs tels que Clark Ashton Smith ou Ron Howard, qui empruntaient ses
créations. L’accusation de plagiat ou d’infidélité l’irritait d’ailleurs au plus haut point, comme
en témoigne cette lettre qu’il écrivit à Derleth au sujet d’une nouvelle de ce dernier qui avait
été refusée par Weird Tales :

Of all Beotian blundering & irrelevancy! And what pointless censure of the introduction of
Cthulhu & Yog-Sothoth – as if their use constitued any “infringement” on my stuff! Hades! The
more these synthetic daemons are mutually written up by different authors, the better they
become as general background-material. I like to have others use my Azathoths and
Nyarlathoteps441.

Le pluriel accolé aux noms des divinités du panthéon lovecraftien est ici révélateur : l’auteur
lui-même accepte volontiers les réinterprétations et différentes versions de ces derniers.
Chaque apparition d’une entité serait donc comme l’incarnation de l’avatar d’une figure,

439
Voir Antoine Berman. Pour une critique des traductions : John Donne. Op. cit., p. 70 :
Sont sélectionnés, découpés aussi, et cette fois à partir d’une interprétation de l’œuvre (qui va varier selon
les analystes), ces passages de l’original qui, pour ainsi dire, sont les lieux où elle se condense, se
représente, se signifie ou se symbolise. Ces passages sont les zones signifiantes où une œuvre atteint sa
propre visée (pas forcément celle de l’auteur) et son propre centre de gravité. L’écriture y possède un très
haut degré de nécessité.
440
Richard Saint-Gelais. Op. cit., p. 139.
441
Lettre à August Derleth, 1931, Essential Solitude: The Letters of H. P. Lovecraft and August Derleth. 353.
Cité dans Leslie S. Klinger (Éd.). The New Annotated H. P. Lovecraft. Op. cit., p. lxiii.

216
divine car sa forme première qui engloberait la multiplicité de ses manifestations, nous est
inaccessible.
S’agissant, selon la méthode wittgensteinienne, de chercher dans une figure (1)
(Lovecraft), une figure (2) (Dunsany), ou vice-versa, il paraît donc plus plausible que, quoi
qu’il arrive, les deux figures ne vont jamais se confondre parfaitement. Sans perdre son
identité, le monde fictionnel démontre une possibilité de duplication infinie. John Haefele a
fait appel pour analyser ce phénomène à la théorie des mondes parallèles de Brian Green (The
Hidden Reality, 2011). Celle-ci établit la possibilité de créer des sous-catégories de mondes en
intégrant les défauts et « infidélités » comme inhérents au processus de duplication. La copie
la plus ressemblante comportera toujours des inexactitudes tandis qu’à l’extrême inverse, la
copie s’écartant le plus demeure copie tant qu’elle comporte suffisamment de signes
communs pour être reconnue comme telle : « Parallel worlds may be identical, or they may
have differences, but one so subtle that on the macro-scale these worlds remain examples of
cosmic repetition442. » Pour Haefele, les divers cycles identifiables chez Lovecraft,
notamment le cycle dunsanien par rapport au cycle du Mythe de Cthulhu, constituent déjà de
tels sous-univers, ce qui explique les variations dans la description des diverses divinités, par
exemple.
En d’autres termes, il n’existe pas de texte-monde original en tant que tel, mais plutôt
une multitude de versions alternatives qui ne s’invalident pas entre elles – des « textes-
mondes possibles ». Le concept de « monde possible » a été développé en théorie littéraire
comme entre-deux à mi-chemin des mondes fictionnels et du monde réel, qu’il connecte en
établissant entre eux des liens de similarité ou au contraire d’opposition. Ils se composent, en
tant que mondes, d’entités (objets, personnages) organisées par un système d’interrelation, les
« principes organisationnels » – relations spatio-temporelles, événements, séquences
d’actions443 – les « motifs » et les « trames » dont nous parlions plus haut. Le terme de
« monde possible » se présente au départ comme pertinent pour évaluer des alternatives au
monde réel (actual), mais selon Ruth Ronen, tout monde fictionnel peut fonctionner de la
même manière puisqu’en tant que monde, il contient un « monde réel » et tout un éventail de
possibilités pouvant donner lieu à des mondes parallèles ou contre-mondes. Les mondes
construits par Lovecraft et Dunsany, malgré leurs divergences, voire leurs incohérences,

442
John D. Haefele. A Look Behind the Derleth Mythos. Op. cit., p. 401.
443
Ronen, Ruth. Possible Worlds in Literary Theory. Literature, Culture, Theory 7. Cambridge ; New York :
Cambridge University Press, 1994, p. 8.

217
pourraient donc constituer des mondes possibles proposant tout simplement plus ou moins
d’alternatives les uns par rapport aux autres :

The basic intuition behind possible worlds states that there are other way things could have
been, that there exist other possible states of affairs (...). Yet, in fact, the nature of these other
ways the world could have been is a polemical issue. Possible worlds create a heterogenous
paradigm that allows various conceptions for possible modes of existence444.

Un tel point de vue fait appel à la mémoire du lecteur, amené à effectuer diverses
comparaisons entre les textes-mondes proposés. Plus ceux-ci seront ressentis comme des
alternatives compatibles, plus le lecteur aura tendance à qualifier Lovecraft de dunsanien, et
vice-versa. À titre d’exemple de la manière dont la théorie des mondes possibles peut servir
de grille de lecture croisée entre Dunsany et Lovecraft, considérons une simple phrase :

The guardian still slept the sleep that survived a thousand years. (“Probable Adventure of Three
Literary Men”, TG, 358)

Prise isolément, cette phrase n’est que peu signifiante dans le texte-monde proposé par
Dunsany ; il ne s’agit pas d’un motif récurrent. On y retrouve néanmoins l’idée de la
prépondérance du sommeil dans la trame cosmique du monde fictionnel (qui n’existe que tant
que l’entité démiurgique dort et rêve), ainsi que l’idée d’intemporalité qui vient priver la mort
de ses prérogatives. Le lecteur de la nouvelle fondatrice de Lovecraft « The Call of Cthulhu »
pourrait aisément se remémorer, à cette lecture, les passages suivants :

“that is not dead which can eternal lie / And with strange aeons even death may die”…
(CF, 368)
“In his house at R'lyeh dead Cthulhu waits dreaming” (CF, 363)

Ces expressions s’ancrent dans une trame similaire à celle de Dunsany : on retrouve le
sommeil et le rêve d’une entité indéfinie, voire indéfinissable (the guardian d’un côté, réduit à
un pronom that, ou à un nom propre trop étrange pour créer de la familiarité), dont le réveil,
bien qu’hypothétique, est lourd de menace, ainsi qu’une temporalité cosmique qui dépasse
l’entendement (a thousand years / strange aeons) et transcende la mort.
Mais ces expressions sont également capitales en tant que motif du texte-monde
lovecraftien : il s’agit d’objets figés, de formules rituelles, répétées par le texte (la première
citation apparaissait déjà dans « The Nameless City »). Ces motifs se veulent aisément
mémorisables, car la transmission du savoir dans les récits de Lovecraft se fait par le biais du

444
Ibid., p. 21.

218
langage, ce dernier étant immanquablement instable, imprécis, peu fiable. Quand elle passe
par l’oral, la répétition ne peut jamais se faire verbatim (et on sait à quelle vitesse le bouche-à-
oreille déforme les messages les plus transparents). Les cultistes de Cthulhu se transmettent
oralement des rituels dont ils ont oublié le sens. Encore plus inaccessibles : les originaux des
ouvrages occultes maléfiques tels que le Necronomicon, dont il n’existe qu’un historique de
traductions incomplètes, et dont on nous dit qu’il abonde en double-sens :

The deathless Chinamen said that there were double meanings in the Necronomicon of the mad
Arab Abdul Alhazred which the initiated might read as they chose, especially the much-
discussed couplet:
“That is not dead which can eternal lie,
And with strange aeons even death may die.” (CF, 368)

Ces deux vers incarnent aujourd’hui l’univers de Lovecraft au même titre qu’une signature et
représentent un véritable défi à la traduction. On pourrait penser qu’une certaine récurrence
aurait pu s’installer avec le temps. Mais si l’on compare les huit versions françaises de
L’Appel de Cthulhu, on s’aperçoit que c’est loin d’être le cas :

Papy (1954) Papy & Lamblin Claude Gilbert Jean Balczesak


(1969) (1991) (2008)
N’est point mort qui peut N’est pas mort ce qui N’est pas mort ce qui à N’est pas mort ce qui à
éternellement gésir ; semble à jamais dormir, jamais dort jamais dort
Au cours des âges la mort En d’étranges éternités, Et au long des siècles Et au long des ères peut
même peut mourir. la mort même peut peut mourir même la mourir même la mort.
mourir. mort.
Le Daim (2012) Camus (2013) Marcheteau & François Bon (2015)
Savio (2013)
N’est pas mort ce qui à N’est pas mort ce qui N’est pas mort ce qui N’est pas mort ce qui
jamais dort peut à jamais gésir, peut reposer éternellement repose
Et au fil des âges peut Et au fil d’ères étranges, éternellement, Et dans les longues
mourir même la mort même la mort peut périr Et à travers d’étranges éternités même la mort
éternités, la mort même peut mourir.
peut mourir.

Chaque traducteur semble attaché à ce que ce fragment si central porte sa marque – sa griffe,
dirons-nous. Le réseau poétique ultra-dense créé par l’original, qui lie la mort au sommeil
dans un cadre cosmique incommensurable incarné par le vocable « aeons », et qui s’achève en
point d’orgue par un paradoxe coup de poing, offre une infinité de possibilités de recréation.
Certains privilégient la métrique et la rime, d’autres l’exhaustivité et un rendu le plus proche
possible de l’original. Aeons fait l’objet d’une traduction graduée, sous-traduit par
« des siècles » chez Gilbert, pour arriver aux « ères » et « âges », que l’on peut compter à

219
l’échelle géologique, et finir par « des éternités », étranges parce que plurielles – que veut dire
le pluriel accolé à l’infini ?
Par-delà les variations, le lecteur pressent un invariant inaltérable, une architecture
commune, même sans avoir consulté l’anglais. L’original est bien présent, spectral, dans son
absence. Tant que l’on reconnaît Lovecraft, la traduction a fait son œuvre. Il reste donc,
toujours, de la place pour de nouvelles traductions. C’est cette familiarité qui fait qu’une
lecture à rebours pourrait donner le sentiment que Lovecraft se voit réécrit en transparence
dans le texte de Dunsany – effet renforcé par le fait que les citations de L’Appel de Cthulhu
sont supposées être des traductions d’un original inaccessible. L’exemple donné ci-dessus a
été traduit ainsi :

The guardian still slept the sleep that survived a thousand years. (BW, 358)

Amouroux/Homassel445 : Le gardien dormait toujours de son sommeil millénaire.


(LM.hom, 45)

En anglais, rien n’empêche le lecteur de considérer que le gardien menaçant et le Grand


Ancien Cthulhu représentent deux facettes alternatives d’une même réalité. Même l’usage
d’un nom propre différent n’efface pas nécessairement cette impression de familiarité. La
traduction française nous permet de retrouver le motif du gardien endormi et de l’éternité ;
néanmoins la relation avec la mort, perceptible dans le verbe survived (qui rappelle la formule
« that is not dead ») disparaît, ce qui éloigne la possibilité d’une lecture faisant se superposer
les textes-mondes dans l’esprit du lecteur.
Le motif est toutefois récurrent, ce qui multiplie les occasions de compenser de telles
atténuations. Dans l’exemple suivant, Dunsany décrivait déjà le sommeil d’une entité
attendant que les astres soient propices pour s’éveiller, événement propre à déclencher la fin
des temps :

Or when the comet ceaseth from his seeking and stands still, not any longer moving among the
Worlds but tarrying as one who rests after the end of search, then shall arise from resting,
because it is THE END, the Greater One, who rested of old time, even MĀNA-YOOD-
SUSHĀI. (« Of Dorozhand », GP, 556)

Calluaud : Ou lorsque la comète cessera de chercher et s’immobilisera, lorsqu’elle n’ira plus


parmi les Mondes mais s’attardera, comme quelqu’un qui se repose après avoir cherché, alors le
Tout-Puissant, celui qui se repose depuis le temps jadis, MANA-YOOD-SUSHAI, sortira de
son sommeil, car ce sera LA FIN. (DP, 65-66)

445
La version révisée ne diffère de la traduction originale d’Amouroux que par l’ajout d’une préposition pour
normaliser la syntaxe. La première édition calque en effet la structure transitive du verbe sleep en anglais : « Le
gardien dormait toujours son sommeil millénaire » (LM.Amo, 27).

220
Ici, la référence aux astres peut aisément rappeler une autre formule fétiche de Lovecraft,
« when the stars are right », mais c’est surtout la périphrase The Greater One qui rappelle le
père des Great Ones, Great Old Ones, Old Ones (on reviendra à la traduction de ces termes au
chapitre 4) – on trouve en particulier the Great Ones dans la quête de Kadath ; ce sont les
dieux de la terre qui demeurent dans le monde onirique. Le superlatif pourrait simplement
indiquer que le Māna-Yood-Sushāi de Dunsany est le plus grand d’entre eux. Ici, le lien en
français est beaucoup moins visible du fait de la traduction de Greater One par « le Tout-
Puissant » qui, ainsi nominalisé, renvoie avant tout au Dieu chrétien.
Il existe donc, par la traduction, un risque de dilution du lien intertextuel, ce qui jouera
sur la distance ressentie entre les textes-mondes. C’est notamment le cas dès que l’imitation
repose sur des effets stylistiques et non pas sur des références spécifiques telle que l’usage de
mêmes noms propres. La reconnaissance ne peut avoir lieu qu’à la condition que les
similarités soient « immédiatement apparentes », pour reprendre les mots de Susan Bassnett.
Faudrait-il donc, pour que le lien apparaisse nettement à la traduction, « forcer le trait » ?
C’est la conclusion à laquelle arrive Delphine Chartier, évoquant le phénomène de l’imitation
sous forme de pastiche en traduction :

Le pastiche, pour être reconnu, postule une connaissance approfondie de l’œuvre imitée et
repose principalement, nous l’avons dit, sur des effets stylistiques. Or, le lecteur second n’a, au
mieux, connaissance de l’hypotexte qu’au travers d’une traduction effectuée par un autre
lecteur/traducteur qui aura fait certains choix linguistiques. Pour que ce lecteur reconnaisse la
« signature » de Hemingway dans la traduction du texte de Lodge, cela présuppose que le
premier traducteur ait systématisé les procédés d’écriture de Hemingway au point d’en saturer le
texte de façon à ce qu’ils ne passent pas inaperçus et que, à son tour, le deuxième traducteur
fasse de même446.

En d’autres termes, la difficulté du projet théorique que nous envisageons ne vient pas
seulement des défis inhérents à la langue, mais à celle-ci telle qu’utilisée par les deux auteurs
et à la manière dont ces deux poétiques se répondent l’une à l’autre, sans toutefois se
confondre. Déterminer les règles du jeu « dunsanien » chez Dunsany, puis les règles du jeu
dunsanien chez Lovecraft, revient à reconstruire les codes d’un système qui lui-même, par ses
zones blanches, encourage à créer sans expliciter ses contraintes. En outre, il y aurait là
matière à un véritable projet de traduction collaborative partageant les mêmes visées et des
stratégies communes.

446
Delphine Chartier. « De la perception de l’hypotexte à sa traduction, une histoire de lectures…. ».
Palimpsestes, no 18 « Traduire l’intertextualité » (15 juin 2006). Web. Consulté le 5 sept. 2013.

221
a. Pulsion et réécriture mythopoétique
Toutefois, notons qu’un « excès » de fidélité, sous la forme de la systématisation,
voire de la saturation, pourra produire chez le lecteur non pas l’émerveillement de la
reconnaissance, mais un effet de malaise, voire de rejet.
On peut considérer qu’à l’extrémité haute de l’imitation dunsanienne par Lovecraft se
place le couple de nouvelles « The Coronation of Mr. Thomas Shap » et « Celephaïs ». Les
motifs et trames y sont identiques : un homme las de la banalité affligeante de la vie
quotidienne se perd progressivement dans des divagations oniriques, bâtit à la force de sa
seule imagination des cités fabuleuses, dont il finira par se proclamer roi. On a vu plus haut
que les deux nouvelles partagent en outre la même conclusion sombre et ironique. La critique
a fréquemment mis en miroir ces deux récits, y compris en termes explicites de réécriture :
pour Darrell Schweitzer, le second est à mettre en parallèle avec le premier, « mais constitue
en quelque sorte une amélioration de l’original », du fait du ton plus sombre employé par
Lovecraft447. On est ici dans une logique de peaufinage d’un matériau existant, qui gagne en
qualité au fil des réécritures. À l’inverse, S. T. Joshi n’est pas loin d’accuser Lovecraft de
plagiat lorsqu’il écrit que « Celephaïs » ressemble à « The Coronation » au point que c’en est
presque gênant (« embarrassingly similar in conception to Dunsany’s ‘The Coronation of Mr.
Thomas Shap’448 »). Il n’y voit pas un apport, mais une redite.
Cela rejoint l’idée romantique analysée par Antoine Berman, selon laquelle il existe
deux types d’imitation : l’imitation symptomatique et l’imitation génétique, dont « seule la
dernière est vivante. Elle présuppose l’union la plus intime de l’imagination et de
l’entendement449 », tandis que la première n’est qu’une tromperie superficielle. L’imitation
symptomatique est la répétition de manniérismes de la langue-source sans en pénétrer
l’intimité. Or pour Berman, tout traducteur littéraire, dans son rapport au texte qu’il traduit,
« pénètre dans cette zone de l’œuvre où elle est, bien qu’achevée, encore en genèse450 ».
L’œuvre n’a donc pas épuisé son potentiel de création et de recréation. La question se pose
donc : à quel type d’imitation se livre Lovecraft lorsqu’il écrit « Celephaïs » ?
En France, Gilles Menegaldo a consacré tout un article, intitulé « Rêve et réalité dans
la fiction de H-P Lovecraft et Lord Dunsany », à l’analyse comparative de ces deux récits,
dans lesquels il affirme qu’existe une structure commune et des similitudes de traitement,

447
Darrell Schweitzer. « Lovecraft’s Debt to Lord Dunsany ». Op. cit., p. 61.
448
S. T. Joshi. « Lovecraft’s “Dunsanian Studies” ». Op. cit., p. 257.
449
Antoine Berman. L’Épreuve de l’étranger. Op. cit., p. 170.
450
Ibid.

222
mais aussi des différences notoires qui créent de la distance, un écart, du « jeu » entre les deux
auteurs. La trame, selon lui, se fonde dans les deux cas sur la duplication du personnage, tour
à tour rêveur et rêvé, « ce qui traduit les possibilités d’échange entre deux mondes451 » ; de
plus, les deux auteurs ont recours à la même stratégie privilégiée de l’onomastique pour créer
des univers oniriques à la ressemblance indéniable (« Il n’est qu’à comparer terme à terme les
descriptions de ville par les deux auteurs pour retrouver des similitudes frappantes452 »).
Cependant il repère également des variations : le titre de Dunsany souligne le conflit
apparent entre rêve et réalité, tandis que celui de Lovecraft, poétique et énigmatique, ouvre
uniquement sur le monde imaginaire. Les personnages ont des attitudes opposées : proactif et
conquérant chez Dunsany (il se proclame roi), passif et contemplatif chez Lovecraft (une
escorte vient le chercher). Quant à la fin, elle signe chez Dunsany le triomphe du réel qui
prévaut sur le monde imaginaire, tandis que Lovecraft laisse l’ambiguïté subsister en laissant
les deux mondes sur le même plan : Kuranes poursuit sa vie psychique dans le monde
imaginaire après sa mort dans le monde physique. La fonction onirique revêt une importance
capitale chez les deux auteurs, mais le traitement en profondeur ne transmet pas les mêmes
messages.
Pourtant, malgré les variations, les similitudes peuvent donner à penser que Lovecraft
nous raconte à nouveau l’histoire déjà racontée par Dunsany, en une démarche qui le
rapproche du fonctionnement du mythe :

Si les mythes ont un rôle explicatif, symbolique, politique ou moral, leur mode de
fonctionnement se caractérise toujours par un appel à l’imaginaire. Aussi, tout en permettant de
cerner le réel par l’intermédiaire du merveilleux, la mythologie forge-t-elle une sorte de monde
parallèle ou le surnaturel, objet à la fois de divertissement et de croyance, se présente comme un
univers à apprivoiser. Il s’agit peut-être là de proposer une représentation de toutes les forces
inconnues et effrayantes auxquelles les hommes se heurtent sans pouvoir se les figurer :
l’étranger, l’autre, l’ailleurs y sont les enjeux d’une quête initiatique qui se conçoit comme un
voyage453.

Le motif des cités éphémères est particulièrement fort entre les deux œuvres ; il
semble constituer le point d’équilibre exact entre Dunsany et Lovecraft puisque ces cités ne
sont décrites abondamment, dans toute leur splendeur merveilleuse et luxuriante, que pour
former un contraste plus saisissant avec la violence soudaine de leur chute et la rareté des
vestiges qui peuvent attester de leur existence. Gilles Menegaldo parle en ces termes des cités

451
Gilles Menegaldo. « Rêve et réalité dans la fiction de H-P Lovecraft et Lord Dunsany ». Cahiers du CERLI 6,
Mélanges Maurice Lévy (1995) : 28.
452
Ibid., p. 29.
453
Christophe Carlier et Nathalie Griton-Rotterdam. Des mythes aux mythologies. Paris : Ellipses, 1994.p. 68.

223
dunsaniennes, toutes vouées à la chute : « Il est aussi des villes qui ne sont que le simple reflet
d’une réalité plus lointaine où on ne sait quelle est en définitive la nature de l’originale […]
Elles n’existent finalement que par le truchement de la parole qui les constitue pour nous.
Elles ne vivent que dans la magie du verbe qui en souligne tous les attraits454 ». Les œuvres de
Lovecraft et Dunsany sont comme leurs villes oniriques : on ne peut que se demander laquelle
est le reflet de l’autre, et si l’une peut vraiment être considérée comme premier « original ».
Sont-elles toutes les deux le reflet d’une œuvre idéale inaccessible, calque posé sur calque
posé sur calque ? C’est aussi en cela que l’on peut parler d’œuvre mythopoétique. Le désir de
revoir la cité idéale, c’est aussi le désir de relire, le désir de redécouvrir, et la source de la
pulsion de retraduire afin de sauver l’œuvre des assauts du temps qui cherchent à la réduire en
poussière.
Toutefois, chez Lovecraft, la vision est quelque peu différente : les cités sont plus
tangibles, et postulent une réalité persistante puisque pour certaines, une cohérence est établie
entre plusieurs nouvelles. C’est sans doute ce qui explique que c’est la contrée onirique de
Lovecraft qui a suffisamment de tangibilité pour annexer dans l’esprit du lecteur les régions
éparpillées de Dunsany, qui propose un monde fractalisé, dont chaque élément semble
identique au tout qu’il compose. Cette tendance s’exacerbe chez les lecteurs les plus
enthousiastes, au point que Richard Saint-Gelais parle de « pulsion suturante » qui anime le
fanon455 : « face à un espace transfictionnel profus et segmenté en nombreux épisodes [...], la
stratégie interprétative dominante consiste à jouer la carte de la continuité, de la cohérence
globale de l’ensemble – quitte à prendre en défaut ses parties constitutives lorsque celles-ci
s’ajustent imparfaitement456 ».
Cela est d’autant plus apparent que le milieu des fans est également le plus riche en
« pulsion de réécriture » : les fans, avides de s’emparer d’un matériau qui leur est cher, s’en
servent pour écrire ou produire à leur tour, et c’est par le truchement de la réécriture que
s’exprime leur œil de lecteur. Jason Thompson, dont nous avons parlé, choisit par exemple de
passer outre les incohérences qui existent chez Lovecraft en offrant sa propre interprétation
unificatrice :

454
Gilles Menegaldo. Op. cit., p. 31.
455
Mot-valise composé de « fan » et de « canon », qui recouvre ce que les fans considérent comme appartenant
légitimement à ce dernier. Saint-Gelais parle de « constellation discursive marquée à la fois par l’éparpillement
[...] et, souvent, par un anonymat qui favorise son appropriation collective. » (Fictions transfuges. Op. cit.,
p. 400).
456
Ibid., p. 412.

224
Lastly, I handled the “Does ‘The Doom That Came to Sarnath’ take place in the Dreamlands, or
the distant past?” debate by deciding that the answer is: both. Perhaps ancient places live on
in the Dreamlands, and the boundaries of the Past and the Imaginary become blurred.
Thus, real places like Khem (Egypt), Meroe, Chaldaea and Ophir, which Lovecraft thought
were exotic, are part of the Dreamlands. This explains how the Wanderers in ‘The Cats of
Ulthar’ are clearly supposed to be Ancient Egyptians, even though it’s a Dreamlands story457.

Par une telle lecture, le texte-monde gagne une propriété agrégeante, car la logique
chronologique et spatiale se voit remplacée par une dimension onirique prépondérante qui
vient pallier les éventuelles incohérences ou l’absence de liens explicites. Pour peu qu’il soit
possible de les y voir, ces liens existent. C’est le recul de cette ligne temporelle qui produit
l’effet d’incertitude sur les frontières entre plusieurs textes-mondes possibles distincts :
« since a world is a constellation of spatiotemporally linked elements, temporal relations can
serve as a primary criterion for drawing the dividing line between worlds: when elements
cease to be spatiotemporally related, they must be attributed to separate worlds458 ». Anne
Besson signale d’ailleurs que le « passé » comme la « fiction » fonctionnent selon une même
« logique de monde » et permettent de proposer deux types de « mondes possibles » qui
remplissent le même rôle : celui d’élargir les conceptions que nous sommes susceptibles de
nous faire du monde459.
L’expérience de lecture de l’œuvre mythopoétique, qui s’apparente au rêve, pousse
donc de par sa nature même à vouloir raconter soi-même, afin de conserver un peu de sa
substance en dépit de son évanescence. Par exemple, l’ouvrage du jeu de rôle lovecrafien The
Call of Cthulhu consacré à la description des Dreamlands comme univers à jouer comporte
cette épigraphe sur la page de garde : « Dedicated to LORD DUNSANY Without whom the
Dreamlands would have remained a Dream460. » À partir des bribes et des points qui restent
après la lecture, on retend un fil, pour que le labyrinthe puisse à nouveau être exploré. Les
reprises d’œuvres littéraires sous formes de jeux manifestent ce processus de manière visible.
C’est notamment le cas des jeux de rôle qui confectionnent, à partie de trames prédéfinies, des
scénarios plus ou moins ouverts dans lesquels les joueurs sont libres d’évoluer et d’agir à leur
guise. La pulsion suturante, accompagnée d’un désir de rendre hommage à ses sources, a pour
conséquence une visibilité accrue des liens intertextuels sur le mode du palimpseste ;

457
Jason Thompson. « Drawing the Map ». Mockman, 17 fév. 2012. Web. Consulté le 11 juillet 2015.
Nous soulignons.
458
Ruth Ronen. Possible Worlds in Literary Theory. Op. cit., p. 199.
459
Anne Besson. Constellations : des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain. Op. cit., p. 441.
460
Sandy Petersen & Lynn Willis. H. P. Lovecraft’s Dreamlands: Roleplaying beyond the Wall of Sleep.
Oakland : Chaosium, 1988, p. 1.

225
empruntant ce concept de Genette461, Christophe Gelly définit le rapport de
« palimptextualité » qui peut s’établir entre des œuvres lorsqu’un ou plusieurs auteurs
s’inspirent d’un récit « au point d’en proposer une réécriture dans leurs œuvres
respectives462 ». Chaque texte met ainsi en scène sa propre fictionalité en se définissant par
rapport à ceux qui l’ont précédé, sans prétendre ni chercher à représenter le réel. Le lecteur est
alors entraîné par ce mouvement grisant :

[Au] contraire, une dimension ludique, générant le plaisir du texte, peut naître de ce vertige
textuel qui fait tourner le langage sur sa propre origine. En d’autres termes, nous ne sommes
plus dans la tromperie mais dans le jeu, car le genre nous invite à considérer le langage en tant
que tel et non comme un médium, définition par excellence de la « fonction poétique » selon
Roman Jakobson. […] il s’agit en fait de la même démarche qui vise à rendre palpable le
langage et à permettre avec lui des jeux qui, comme dans le domaine de la poésie, rendent au
sujet (une partie de) sa liberté par le biais d’un désengagement de la question du contrôle463.

L’œuvre mythopoétique se fait donc support de rêverie ; ludique, elle encourage le lecteur à
être actif en offrant un univers à partager et en suscitant la pulsion de réécrire, le désir de
raconter soi-même.
La reproduction d’un récit de mémoire de lecture s’apparente à la retranscription d’un
rêve, puisque l’original est, au fond, absent, ou plutôt n’est présent que comme un spectre qui
hanterait les confins de notre champ de vision. Un témoignage éclairant de cette expérience
nous est offert par Pierre Péju dans son ouvrage L’Archipel des contes :

Un jour, vers l’âge de douze ans, j’ai entrepris naïvement de réécrire de mémoire de longs
passages des Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne. Je me livrais à une pure et simple
reproduction des épisodes marquants de l’aventure telle que je l’avais lue, mais le fait de rédiger
et de raconter moi-même, de chercher et de trouver les mots m’ôtait toute conscience de répéter
et me plaçait au cœur d’un récit que j’étais persuadé d’inventer de toute pièce464.

La réécriture de mémoire se fonde sur des visions isolées plus intenses, plus épaisses : « En
fait [le rêveur] ne fait guère que rassembler un troupeau de blêmes souvenirs mais cela se met

461
Gérard Genette. Palimpsestes. Paris : Éditions du Seuil, 1982.
462
Christophe Gelly. « Poe, Collins, Conan Doyle : réécritures et avatars de ‘The Purloined Letter’ ». Polysèmes,
no 8 (1 jan. 2007) : 49-60. Web. Consulté le 16 mars 2019.
463
Ibid. Gelly analyse la réécriture d’une nouvelle policière de Poe en identifiant des motifs et trames qui
semblent avoir été directement réécrites dans des récits de Wilkie Collins et A. C. Doyle ; il met l’accent sur le
genre du récit policier, dans lequel tout devient évidemment signe à déchiffrer afin de résoudre un mystère. Il
n’est sans doute pas étonnant que ce soit la thématique de l’enquête qui constitue la base du jeu de rôle adapté de
Lovecraft (les personnages-joueurs y sont nommés « investigateurs ») plus adapté à la démarche ludique que
l’horreur ou même le fantastique qui reposent sur des atmosphères fortes et supposent un récepteur témoin
davantage qu’acteur.
464
Péju, Pierre. L’Archipel des contes. Paris : Aubier, 1989, p. 17-18.

226
à ressembler à une histoire. Cela devient un scénario465 ». Cette pratique semble liée à l’auteur
jeune, qui dans son innocence, est poussé par un désir de raconter semblable à la pulsion de
traduire.
Cette dernière peut d’ailleurs surgir de la pulsion de réécrire. Dans le Journal de Julien
Green, par exemple, on pourra être surpris de retrouver à l’entrée du 20 mars 1921 (soit quatre
ans avant qu’il découvre Dunsany) une liste de synopsis qui sont autant de projets de contes,
et parmi lesquels on retrouve ce qui pourrait passer pour un résumé de « Celephaïs » et/ou
« The Coronation of Mr. Thomas Shap » :

J’ajoute ces nouveaux rêves, ces nouveaux sujets, ceux que je voudrais raconter un jour en
grand : […]
6. - Un homme las de la vie se réfugie dans le songe, se persuade que le songe est la vie réelle,
et cette vie que nous appelons réelle, un songe. Il en résulte une vie d’inconscient qui finit par
un suicide. Il meurt en disant : « Quel cauchemar ! Heureusement que je vais me réveiller tout à
l’heure ! 466 »

Nous ne prétendons pas ici que Dunsany et Lovecraft ont l’apanage de la fable onirique.
Toutefois, pour peu que cette trame soit restée présente à l’esprit de Green pendant plusieurs
années, on imagine sans peine l’impact renforcé qu’a dû avoir sur lui la lecture de Dunsany –
l’impression d’entendre de nouveau un récit qu’il s’était déjà raconté à lui-même, et dont il
avait émis le désir de le raconter à autrui. Le texte-monde de Dunsany qui s’offrait à lui, en
résonnance avec ses aspirations intimes, avait toutes les chances de le pousser à réécrire un
texte-monde possible afférent, et le bilinguisme du jeune auteur a achevé de l’aiguiller sur le
chemin de la traduction.

Conclusion

L’objet de ce chapitre a été de clarifier la nature des liens existant entre les deux
œuvres de notre corpus, et le rôle prépondérant que jouent les processus de lecture et de
sélection dans la réception de ceux-ci. La sélection peut s’effectuer entre les différentes
nouvelles selon divers critères, et les formats d’édition reflètent ces cartographies diverses en
langue d’origine comme en traduction. En fin de compte, l’adjectif « dunsanien » est à
géométrie variable, et plus un récit combine de critères, plus il est ressenti comme

465
Ibid., p. 36.
466
Julien Green. Œuvres complètes III. Paris : Gallimard, 1973, p. 50-51.

227
« dunsanien », à l’instar d’une traduction jugée « fidèle » car elle parvient à surmonter
l’aspect métonymique qui lui est inhérent, en retranscrivant les traits saillants les plus
marquants de l’original.
Cependant, on constate qu’au fil des réécritures successives, et en particulier lorsqu’un
même lecteur s’expose à plusieurs versions d’une même œuvre, la fiction est de moins en
moins jugée sur le mode de la validation, qu’il s’agisse d’en évaluer la cohérence ou la
fidélité, selon des critères toujours fluctuants et arbitraires. Jean-Marie Schaeffer y voit une
transition vers un autre mode, celui de l’immersion, et donc de la délimitation de textes-
mondes possibles :

[La fiction artistique] est « vécue », et elle est stockée dans la mémoire du lecteur ou du
spectateur comme univers virtuel clos sur lui-même et se suffisant à lui-même, quitte à ce que
ses traces mémorielles soient réactivées plus tard dans des situations réelles par le biais d’une
dynamique associationniste. Quant à la question de la validation de la fiction artistique, elle ne
saurait se poser qu’en un sens métaphorique. D’une fiction artistique on dira plutôt qu’elle est
réussie ou ratée, ces jugements sanctionnant son « efficacité » en tant que vecteur d’immersion,
en tant qu’univers et en tant que proposition artistique467.

C’est cette même « dynamique associationniste » qui place la mémoire de lecture au cœur du
phénomène mythopoétique, et qui est à l’origine de l’apparition d’adjectifs tels que
« dunsanien », « lovecraftien », mais également du caractère fluctuant des réalités qu’ils
recouvrent. En élargissant le concept de la traduction, via celui des réécritures, pour y
analyser les phénomènes de transmission et de réception qui se cumulent, s’enchaînent et se
répètent, il devient possible de mettre au jour les mécanismes en jeu, mais aussi le caractère
incarné de ces mécanismes : nul jeu ne se joue sans joueurs. Pour Salah Basalamah,
transmission et traduction vont de pair et sont même indivisibles : ce que l’on transmet est,
inévitablement, soumis à des facteurs de transformation autant que de transfert : « To transmit
is to translate, in other words to transform the object of the transmission into other
objects468 ».
La littérature mythopoétique, et notamment la constellation de liens tissés entre
Dunsany et Lovecraft, prise dans ses diverses incarnations, nous permet d’entrevoir toute la
richesse du jeu palimptextuel qui peut venir faire question et interférer dans les choix de
traduction, que celle-ci soit intralinguale, interlinguale, ou même intersémiotique. La variété
des cadres et contextes traductifs illustre la manière dont le mythe littéraire s’avère

467
Jean-Marie Schaeffer. « Quelles vérités pour quelles fictions ? » L’Homme 3, no 175-176 (2005) : 24.
468
Salah Basalamah. « Social Translations: Challenges in the Conflict of Representations ». Op. cit., p. 91.

228
« infiniment malléable au gré d’imaginaires cumulatifs qui lui donnent des sens nouveaux
dans des actualités nouvelles469 ».

La première partie de cette étude a été consacrée aux itinéraires et trajectoires des
œuvres de Dunsany et Lovecraft, dans des champs littéraires et culturels fluctuants, en Europe
et aux États-Unis, des espaces en proie à certaines luttes afin d’engranger assez de capital
pour assurer leur après-vie (chapitre 1). Nous avons ensuite passé en revue les rôles endossés
par les divers agents de la transmission et de la traduction, et les sources et conséquences de
certains choix, notamment lorsque plusieurs rôles se retrouvent joués par un même acteur
(romancier, critique, éditeur, traducteur), ou lorsque celui-ci se retrouve contraint de devoir
tenir compte des choix de ceux qui l’ont précédé ou de s’en affranchir (chapitre 2). Le choix
de notre corpus, qui nous donne tout juste un siècle de rétrospective, nous permet également
de constater la fragmentation des œuvres reflétées par l’ensemble de leurs réécritures, en un
système de figures qui se démultiplient sans se désunir : la plasticité du mythe littéraire
« s’exerce également dans le sens d’une intégration de plus en plus complexe de plusieurs
mythèmes à l’intérieur d’un système mythique cohérent. [...] À un stade avancé des
réécritures littéraires des mythes, ces combinaisons articulent de véritables constellations
mythiques qui éclairent d’une lumière nouvelle le mythe de base470 » (chapitre 3).
Néanmoins, il nous paraît à présent important de nous pencher plus précisément, non
plus sur les déplacements, mais sur les points d’arrêt. Les chapitres qui vont suivre se
focalisent ainsi sur les possibilités de traductions de ces multiples « textes-mondes possibles »
et la manière dont la traduction permet de les consolider, de les rapprocher ou au contraire
d’en appuyer l’évanescence. Par l’analyse des procédés mythopoétiques et des stratégies
mises en place pour en tenir compte en traduction, nous partons à l’exploration d’un « entre-
deux où se ré-élaborent l’Un et l’Autre », qui est l’espace de la traduction comme moment
initiatique471. Les multiples jeux de langage que nous avons évoqués constituent un terrain de
jeu vaste et complexe dans lequel chaque traducteur choisit d’évoluer selon des règles qu’il
déduit de son observation et de son expérience.
En travaillant sur les mondes créés par deux auteurs, nous brisons le traditionnel
comparatif de va-et-vient entre langue-source et langue-cible pour en démultiplier les

469
Paul-Augustin Deproost, et. al. « Archétype, mythe, stéréotype : pour une clarification terminologique ».
Cahiers électroniques de l’imaginaire, Héroïsation et questionnement identitaire en occident, no 1 (Déc. 2003) :
16.
470
Ibid., p. 17.
471
Christine Raguet. « Entre l’Un et l’Autre ; de l’Un à l’Autre ; pour l’Un pour l’Autre : quel territoire ». Op.
cit., p. 174.

229
dimensions. Ainsi espérons-nous dégager les clés du travail créatif en traduction, non pas
seulement d’une langue à l’autre, mais d’une œuvre à l’autre, au sein d’un espace capable
d’abriter ce système dans toute sa complexité. Christine Raguet parle à cet effet d’un « tiers-
espace » :

Alors apparaît un nouveau langage de représentation qui, s’il s’applique à la création littéraire,
s’applique tout autant à la création traductive. Un langage hybride, fondé sur une relation
hybride – l’hybridité ne résultant pas de la rencontre de deux éléments en deux moments, mais
de ce à quoi cette rencontre aboutit : un tiers-espace duquel vont émerger d’autres positions472.

Ces positions nouvelles, issues de l’enchevêtrement des textes-mondes, permettent


d’envisager pour Dunsany une après-vie plus riche que celle qui la réduirait à « celui qui a
influencé Lovecraft », mais au-delà de la postérité, une expérience de lecture différente pour
ses lecteurs que celle d’y rechercher « la figure (1) au sein de la figure (2) ». Le tiers-espace
permettrait-il, par des configurations différentes, de faire apparaître également une tierce-
figure, nouvelle et familière, tout autant qu’intimidante et merveilleuse ?

472
Ibid., p. 177.

230
DEUXIÈME PARTIE

Traduire le « mythoscape »

231
Chapitre 4

Des lieux et des dieux :


Les noyaux mythopoétiques

Nous avons jusqu’à présent décrit les œuvres de Dunsany et Lovecraft comme des
espaces mouvants qui prennent corps par l’accumulation de la répétition de motifs et de
trames, davantage que par des développements thématiques d’ampleur. Appartenant aux
formes les plus anciennes issues de la tradition orale, légendes et contes de fées reposaient
déjà sur des structures brèves et épisodiques. Au 19ème siècle, la forme de la nouvelle
fantastique trouve ses lettres de noblesse face au roman réaliste. La publication sérielle dans
les journaux et revues encourage ce mouvement. Dunsany et Lovecraft privilégient eux aussi
la forme courte pour leurs récits se déroulant dans des mondes imaginaires puisant à la source
du mythe. Plutôt que de tisser une gigantesque tapisserie fourmillant de détails reliés les uns
aux autres en un tout cohérent au point que les fils deviendraient invisibles, ils conçoivent
leurs textes-mondes comme des corps fragmentés, des mosaïques aux multiples tesselles. Ce
ne sont pas les longues descriptions et les chronologies détaillées qui en forment la cohérence
et l’identité ; bien plutôt, celles-ci sont à reconstituer en repérant des zones signifiantes
spécifiques que nous qualifierons de « noyaux mythopoétiques », car ce sont eux qui forment
la source du texte-monde. Certains seront aussi évidents que l’usage des noms propres ou de
mots inventés, d’autres plus subtils, tels que les références ponctuelles, les rythmes récurrents
et les jeux de sonorités473.

473
Dans Building Imaginary Worlds (2013), Mark Wolf s’inscrit dans la continuité de la vision de Tolkien qui
postule la fantasy comme une littérature de l’impossibilité où le pouvoir de l’imaginaire et de l’invention peut se
libérer de nombreuses contraintes, mais sans se départir d’une certaine cohérence globale : « if a secondary
world is to be believable and interesting, it will need to have a high degree of invention, completeness, and
consistency » (Building Imaginary Worlds: the Theory and History of Subcreation. New York : Routledge, 2013,
p. 33).
Chacun de ces trois critères encourage et limite tout à la fois l’utilisation des deux autres. Concernant notre
corpus lovecrafto-dunsanien consacré aux mondes oniriques, le critère de l’invention est abondamment
représenté puisque, partant de rien, les textes tissent un monde éminemment enchanté et enchanteur, qui
construit peu à peu ses propres référents ; en revanche, c’est au contraire une « complétude » et une
« cohérence » imparfaites et instables qui les caractérise. Quelle que soit la richesse du degré d’invention chez
Dunsany ou Lovecraft, jamais le lecteur n’a l’impression que l’ajout de détails vient « compléter » leurs univers,
car ces derniers ont des frontières ouvertes, et ne peuvent donc pas être intégralement explorés. À la solide

232
Nous avons choisi de qualifier de mythoscape l’espace imaginaire allié au point de vue
cosmique qui est le propre des poétiques de Dunsany et Lovecraft. Nous détournons en cela
un néologisme de Dianne Meredith qui proposait, dans un article sur la représentation
littéraire du paysage irlandais, la notion de mindscape, qu’elle définissait ainsi : « where a
landscape is imbued with symbolic meaning by the author474. » On aurait pu envisager de
revenir au français ; A. J. Greimas parle par exemple d’« univers mythologique » en
proposant une méthodologie comparatiste permettant de décrire un seul code à partir duquel
seraient façonnés une pluralité de mondes475, mais il nous semble important de rapporter le
« monde » ou « l’univers », termes dont l’abstraction les rend plus ardus à manipuler, au
concept de « paysage », fût-il mental, concrètement conçu dans une visée artistique et
esthétique. Le « landscaping », en anglais, est également défini comme « the activity of
designing or improving gardens and the surroundings of buildings to make them
attractive476 ». Il s’agit donc d’un processus de manipulation à visée esthétisante. Par
dérivation, le mythoscape rassemble les divers éléments artistiquement élaborés au cours du
processus de l’écriture mythopoétique en un produit fini, concret, et qui sera ensuite le point
de départ de ses traductions.
Patrice Allart décrit ainsi l’œuvre lovecraftienne :

Ce corpus est composé de récits disparates qui ont la particularité d’être reliés entre eux par un
référent commun, plus ou moins apparent, plus ou moins important dans le récit, n’allant parfois
pas au-delà d’une simple allusion, voire d’un seul nom jeté au détour d’un paragraphe, mais qui
revient comme une litanie : Arkham, Dunwich, Innsmouth, Nyarlathotep, Yog Sothoth,
Cthulhu, le Nécronomicon.
Ce référent est d’abord celui d’une géographie imaginaire doublant celle de la Nouvelle-
Angleterre, puis d’une histoire cachée, doublant l’histoire des hommes, enfin il a tous les
aspects d’une vaste mythologie imaginaire assise sur un panthéon de divinités extraterrestres,
venues de la nuit des temps et du fond des étoiles477.

On le comprend rapidement à la lecture de cette citation, le mythoscape repose sur un certain


nombre de piliers hors desquels les textes sont mouvants comme du sable : cristallisés sous la

« Terre du Milieu » de Tolkien, l’on peut opposer les déserts aquatiques et archipels brumeux de Dunsany et
Lovecraft. En d’autres termes, les stratégies de Tolkien créent des « Territoires », tandis que l’écriture
mythopoétique de Dunsany et Lovecraft permet l’émergence, simplement, de « lieux », au sens qu’a donné
Patrick Chamoiseau à ces termes : « Le lieu est ouvert et vit de cet ouvert : le Territoire dresse des frontières.
[…] Le Lieu participe d’une Diversalité ; le Territoire impose l’Universalité. Le Lieu ne se perçoit qu’en mille
histoires enchevêtrées ; le Territoire se conforte d’une Histoire. » (Patrick Chamoiseau. Écrire en pays dominé.
Paris : Gallimard, 1997, p. 205-206).
474
Dianne Meredith. « Landscape or Mindscape? Seamus Heaney’s Bogs ». Irish Geography, Vol. 32, 2
(1999): 126.
475
A. J. Greimas. Du sens. Paris : Éditions du Seuil, 1970, p. 197.
476
« Landscaping ». Collins English Dictionary, 2018. Web. Consulté le 06 février 2018.
477
Patrice Allart. Guide du mythe de Cthulhu. Op. cit., p. 9. Nous soulignons.

233
forme de noms propres, ces piliers sont avant tout, non pas les personnages humains, mais les
lieux (Arkham, Dunwich, Innsmouth) et les dieux (Nyarlathotep, Yog Sothoth, Cthulhu).
L’imaginaire se déploie en créant de nouveaux espaces pour une mise en scène qui tient du
rituel, le texte, au-delà du récit, se plaisant à incanter ces noms éminemment signifiants (et
pourtant sans signifié hors du texte-monde qui les met en jeu). Dunsany n’est pas étranger à
cet usage puissant du nom propre chez Lovecraft. Ainsi, dans The Dream-Quest of Unknown
Kadath, « Lovecraft dramatise ses souvenirs des rêves onomastiques de Lord Dunsany478 ».
Dunsany semble en effet ne se soucier ni de complétude, ni de cohérence globale : l’unité est
une unité de ton, de style, de sonorités, et son monde imaginaire s’avère ludique et enjoué,
instable autant que les mythes de la tradition orale qui comportent plusieurs versions
concurrentes, redondantes, ou même contradictoires479. Dès le début de The Gods of Pegāna,
Dunsany amorce d’emblée une narration d’ordre cosmogonique, faisant allusion à un lieu
mythologique à résonnance forte, l’Olympe, puis à la religion en tant que concept, en faisant
référence au polythéisme grec, puis au monothéisme, avant de s’affranchir immédiatement de
ce cadre trop connu en nommant triomphalement sa propre entité divine démiurgique, à
l’étrangeté rafraîchissante autant que déconcertante : « Before there stood gods upon
Olympus, or ever Allah was Allah, had wrought and rested MĀNA-YOOD-SUSHĀĪ. » (GP,
535).
En cela, Dunsany adopte rien moins qu’une posture d’oracle ou de prophète, et en tant
que tel s’octroie le droit d’employer un langage riche de signifiance, bien que parfois obscur
derrière les voiles de sa créativité débridé. Cela nous rappelle que Michel Ballard, lorsqu’il
parle de l’histoire de la traduction, prend précisément pour point de départ la pratique
oraculaire et prophétique comme médiatrice d’un message cryptique :

Les Grecs avaient leurs oracles à Delphes, Olympie, Dodone, etc., que l’on venait consulter
pour connaître l’avenir. Les dieux donnaient leur réponse sous la forme de signes divers : rêves,
bruits, paroles, que l’ « Ermeneus » interprétait pour les consultants. Cette coutume révèle une
conscience déjà aiguë de l’ambiguité du langage et de façon générale de l’ambiguïté inhérente à
toute forme de communication, à toute forme d’expression. Le sens n’est pas donné, il est à
construire, à interpréter à partir d’un donné formel480.

478
Max Duperray. « The House on the Borderland : le fantastique visionnaire de la mélancolie ». In Max
Duperray (Éd.). La littérature fantastique en Grande-Bretagne au tournant du siècle. Aix-en-Provence :
Université de Provence, 1997, p.107.
479
Hans Blumenberg. Op. cit., p. 55-57.
480
Michel Ballard. De Cicéron à Benjamin : traducteurs, traductions, réflexions. Étude de la traduction. Lille :
Presses universitaires de Lille, 1992, p. 27.

234
En tant qu’agent de la transmission des œuvres, le traducteur va donc faire office
d’« Ermeneus », de prophète, en délivrant au lecteur une parole passée au prisme de la
réécriture. La traduction en tant que produit (on hésite à dire « produit fini » tant elle semble
pouvoir être toujours recommencée) n’est jamais à recevoir comme non-problématique.
Nous nous proposons ainsi de nous pencher en premier lieu sur la traduction de ces
« indicateurs d’héritage mythique » que sont les noms propres des lieux, puis des dieux, au
sein de notre corpus – ces éléments qui signalent immédiatement au lecteur à quel mythoscape
il a affaire. Pour Pierre Brunel, qui fut l’un des premiers en France à parler de
« mythopoétique », « la nomination […] fait naître le mythe481 ». Michel Ballard écrit que le
nom propre est « à la jonction du verbe divin et du langage humain482 ». Davantage du côté de
l’effet produit sur le lecteur, Anne Besson signale encore tout récemment le « puissant facteur
de reconnaissance interépisodique » qu’est le nom propre, ainsi que son pouvoir de
« fidélisation » et « d’attachement »483. L’impression de familiarité est ainsi double : elle
permet de localiser l’espace imaginaire dans lequel nous projette l’œuvre au sein de notre
environnement cognitif construit en fonction de nos expériences de lectures préalables, mais
suscite également un investissement émotionnel fort de la part du lecteur.
Entre répétition et innovation, il y a donc une zone d’entre-deux qui forme les limites
du terrain de jeu du traducteur ; limites que le traducteur, parfois, enfreint ou repousse. Un
lecteur découvrant le mythoscape par le truchement de cette traduction n’y verra rien de
choquant, mais un lecteur le redécouvrant pourra alors éprouver un certain malaise, voire un
sentiment de rejet :

Le mythe induit des variations thématiques sur une base fixe qui articule un certain nombre de
mythèmes. Dans le repérage des éléments intertextuels, les noms propres et les désignations des
personnages et des lieux sont les indicateurs les plus précieux en matière d’héritage mythique
[…]. Et comme aucun motif mythique ne se comprend isolément mais seulement en réseau, le
caractère mythique est à déduire de leur récurrence. […] L’absence de certains mythèmes n’est
pas problématique, mais il y a un noyau minimal au-delà duquel le mythe n’est pas repérable
avec certitude484.

Si cohérence il y a, ce n’est donc pas celle du roman ou de l’épopée, mais celle du cycle de
nouvelles, qui souligne les thématiques de l’isolement et de la fragmentation en créant,
notamment grâce aux signaux forts que sont les noms propres, des effets d’échos et de
réfraction. Pour un seul mythoscape, la traduction offre une infinité de textes-mondes

481
Pierre Brunel. Mythocritique : théorie et parcours. Op. cit., p. 15.
482
Michel Ballard. Op. cit., p. 254.
483
Anne Besson. Constellations : des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain. Op. cit., p. 53.
484
Deproost, et. al., Op. cit., p. 40.

235
possibles, et il est possible, parfois par hasard (mais le hasard va souvent de pair avec la
notion de jeu), de repérer des seuils s’ouvrant de l’un vers l’autre. Ce chapitre se concentre
ainsi sur la posture mythographique adoptée par Dunsany et Lovecraft et la manière dont leurs
traductions successives rendent compte de ces « nœuds mythopoétiques » signifiants. On
commencera par remarquer que les noms propres, placés sur une échelle allant du plus opaque
au plus transparent, ne se donnent pas tout au lecteur et tissent un réseau parfois difficile à
déchiffrer. Puis on se penchera sur ces cas où le nom propre lui-même ne suffit pas à nommer,
et où d’autres ressources langagières doivent être mises à contribution pour désigner les
référents du monde imaginaire. Enfin, il existe certains cas particuliers où ambiguïtés,
doubles-sens et jeux langagiers dans la conception des noms démultiplient les interprétations
possibles du texte, ce qui représente un écueil double à la traduction : échouer à repérer ces
jeux implique-t-il forcément que le traducteur échoue à transmettre la parole d’un auteur
perçu comme démiurge divin ? Sa traduction est-elle dès lors irrémédiablement défaillante ?

I. Les noms du mythoscape : de l’opaque au translucide

1. L’importance du cadre onirique, structure à décrypter

Avant même de nous pencher sur les divers toponymes qui fourmillent chez Lovecraft
et Dunsany, attardons-nous à essayer d’identifier l’espace global qui les rassemble. On a
souligné l’importance toute centrale du rêve chez ces deux auteurs, et c’est d’ailleurs celui-ci
qui a servi à poser les limites de notre corpus, qui se concentre sur les nouvelles dunsaniennes
de Lovecraft telles qu’elles sont parues dans le recueil traduit par David Camus et publié en
2010 sous le titre Les Contrées du Rêve. Le critère discriminant ayant servi à la sélection des
textes est précisément le recours à l’Autre Monde, le passage dans un monde imaginaire, qui a
notamment souvent permis de cloisonner l’œuvre de Lovecraft entre textes du « Mythe de
Cthulhu », et cycle dunsanien. Darrell Schweitzer a toutefois souligné que Lovecraft n’avait
pas simplement imité le concept dunsanien du monde onirique, mais qu’il l’avait largement
approfondi et étendu, en particulier dans The Dream Quest of Unknown Kadath.
Schweitzer compare ce récit à la nouvelle Idle Days on the Yann, dans laquelle
Dunsany propose également de suivre l’itinéraire d’un protagoniste le long d’un fleuve
traversant des contrées oniriques. Les trames des deux textes sont si proches que le critique va

236
jusqu’à parler de « versions » différentes (ce qui suppose un texte de base unique) :
« Dunsany’s version is simply a marvelous description of lands and cities visited, with no
actual plot, but some very vivid details, most notably an ivory gate carved out of a single
piece485 ». On croirait presque à lire cela que c’est le texte de Dunsany qui est réécriture, et
Lovecraft l’original. Le choix du détail donné est celui du motif commun, du point de contact
entre les deux récits, puisque Lovecraft s’en est inspiré pour décrire, non pas des portes, mais
un trône taillé dans un seul bloc d’ivoire, pour l’effet prodigieux que se doit de produire telle
merveille.
Si le monde est celui des rêves, il est alors celui de la psyché et l’itinéraire des
personnages est itinéraire intérieur, qui s’intéresse davantage aux lieux qu’à la chronologie du
récit486. Nous sommes très proches de la définition du récit dit « poétique » : « privilégiant
l’espace, le récit poétique calque fidèlement notre organisation mentale, et, de ce fait, semble
apte à saisir au plus près l’expérience primitive de l’être487 », et ce par opposition au roman,
dont le format est davantage lié au temps, à la chronologie des événements, et à la
représentation des personnages488. Le rêve est poésie, images, visions, navigation de l’une à
l’autre ; au point que, ainsi que l’a noté Max Duperray, chez Dunsany, « le mot ‘dream’
remplace quelque part le mot ‘stream’ – le rêve est le moteur du monde et s’assimile aux
impulsions de l’élan vital : il se fait prophétique, stimulus naturel, comme la croissance des
fleurs489 ». Chez Lovecraft également, le rêve est capital – on a déjà mentionné quelques
enjeux de la traduction du verbe dream au chapitre 2. Le rêve permet de rapprocher, non pas
présent et futur, mais présent et passé, souvent par le biais de la nostalgie, l’aspiration à
retrouver l’enfance perdue. Ainsi, par exemple, dans Celephaïs :

Kuranes came very suddenly upon his old world of childhood. He had been dreaming of the
house where he was born (CF, 111)

Le protagoniste se perd d’abord dans les souvenirs de son enfance, qui servent de déclencheur
du processus de création mentale par lequel il finira par ériger tout un monde onirique de cités

485
Darrell Schweitzer. « Lovecraft’s Debt to Lord Dunsany ». Op. cit., p. 59.
486
L’exploration de la dimension verticale des Contrées du Rêve s’avère tout autant, voire plus importante que
son exploration horizontale – ses personnages chutent, prennnent leur envol, escaladent, s’aventurent sous terre,
bien plus qu’ils n’arpentent pour repousser les limites de l’horizon. On peut y voir une dimension pyschologique
et symbolique reflétant les diverses strates du langage, où le sens se dérobe parfois. Cf., section III, 2 ci-dessous
« Retranscrire le sens voilé », p. 271.
487
Sylviane Coyault. « Avant-propos ». L’Histoire et la géographie dans le récit poétique. Op. cit., p. 15-16.
488
Ibid., p. 14.
489
Max Duperray. Le monde imaginaire de Lord Dunsany. Op. cit., p. 176.

237
fabuleuses. Les deux traductions françaises de ce texte, la première de Paule Pérez (1969) et
la seconde de David Camus (2010) comportent des différences significatives :

Pérez : Kuranes revint très brusquement dans l’univers de son enfance. Il avait « revu » la
maison où il était né (D, 74)

Camus : Kuranès arriva dans l’ancien monde de son enfance de manière très soudaine. Il avait
rêvé de la maison où il était né (CR, 78)

Le verbe dream reçoit ici deux interprétations différentes : Pérez perçoit manifestement tout le
poids signifiant que Lovecraft donne à ce vocable, au point qu’elle juge qu’il serait insuffisant
de se contenter d’un trop banal « rêver ». Elle choisit ici de privilégier l’idée de « vision », et
les guillemets lui permettent de souligner que ce processus mental n’est pas à prendre au sens
premier, mais qu’il s’agit d’une perception intérieure. C’est au lecteur qu’elle laisse le soin de
faire sa déduction. Camus, quant à lui, conserve la traduction littérale ; sachant que c’est une
stratégie qu’il va conserver pour la traduction de toutes les nouvelles du recueil, on peut
conclure que c’est la récurrence extrême du verbe « rêver » qui, à force, va lui conférer le
poids et la signifiance qu’il appelle dans l’esprit du lecteur.
Selon Brian Attebery, un récit devient mythique lorsqu’il délimite un champ
particulier, dans lequel l’espace (realm) et le temps (time) ne forment qu’une seule et même
dimension, une zone de contact qui offre au récepteur une expérience du sacré. Pour lui, l’une
des incarnations par excellence de cet espace-temps mythique est le Temps du Rêve des
aborigènes d’Australie.

Any of these sort of stories become mythic when they establish the realm of the “abstract but
real”, which others call the sacred or kairos or the Dreamtime – and allow us to enter into it.
Stories that do so come with obligations: the sacred must be paid for. That is true whether one
belongs to the myth-bearing culture or comes to it from outside490.

Or il se trouve que, chez Dunsany tout comme Lovecraft, l’univers fictionnel prend
précisément naissance dans la sphère onirique de sorte qu’un certain nombre de parallèles
existent entre ces deux trames mythopoétiques et la mythologie « authentique » australienne.
Des dreamlands lovecraftiens au Dreamtime mythique des aborigènes australiens, on pourrait
jeter des ponts presque évidents, et c’est ce que démontre Cécile Cristofari dans un article qui
met notamment l’accent sur la manière dont le Dreamtime déjoue toute dimension historique,
s’établissant comme une dimension parallèle où tout ce qui existe ou a existé peut se

490
Brian Attebery. Stories about Stories. Op. cit., p. 20.

238
manifester simultanément491. Elle souligne un certain nombre de parallèles entre les deux
principes : le pouvoir des Grands Anciens, divinités lovecraftiennes mises en sommeil,
rappelle les ancêtres des Aborigènes assoupis sous la surface de la terre une fois leur œuvre
créatrice achevée – et nous y ajouterons de notre côté le parallèle avec l’entité dunsanienne
Manā-Yood-Sushāi, qui rêve le monde et les dieux.
Autre point commun : il reste toujours des traces de leur œuvre, encore visibles dans le
monde moderne, que l’on peut retrouver et déchiffrer. Cela se double de l’accès qui reste
toujours possible au Temps Mythique, quelques héros y ayant accès via leurs rêves. Et pour
finir, il y a la mise en scène d’un processus initiatique pour déchiffrer les mystères du rêve,
que cela passe par l’isolement, la mort symbolique, la renaissance, ou le voyage symbolique
dans le Temps du Rêve. C’est le cas pour Kuranes dans « Celephais », pour Pickman
métamorphosé en goule dans Kadath, ou pour Randolph Carter dont l’initiation passe par
l’apprentissage des langues du monde des rêves – il devient à son tour prophète, en apprenant
à traduire, ce qui lui permet finalement de suffisamment maîtriser cette langue pour user de
son pouvoir créateur :

We are also repeatedly told how Carter can speak the languages and literally translate the signs
of the Dreamlands. He is of course aware of it, as he calls himself “a master among dreamers,”
worthy of meeting the gods with great dignity as one acquainted with the deepest mysteries of
dreams. Finally, he is not only able to travel in the Dreamlands, he also manages to create new
elements there; we learn that the fabulous city that spurs his quest through the Dreamlands is in
fact his own dream-creation, fashioned from his childhood memories492.

Cécile Cristofari détecte l’aspect cryptique de ce mythoscape non seulement dans l’épreuve
que subit le personnage, mais également dans celle destinée au lecteur lui-même, et dans
l’aura de mystère qui s’en dégage, même lorsque le cadre de l’intrigue se veut être notre
monde réel. Dès lors que le monde onirique est mentionné, tombe un voile de mystère qui
signale la présence du mythoscape – et c’est notamment dans ces interstices que resurgit
Dunsany : « Those mythical places, especially Kadath and Leng, are still there, but their
mystery is never resolved. The references to the Dreamlands get cryptic in places (for
example, the “Dunsanian cities” mentioned in “At the Mountains of Madness”)493. »
L’aspect cryptique du texte-monde onirique est reflété dans l’onomastique elle-même.
Allan Turner, dans son étude philologique des diverses traductions de noms propres chez
Tolkien, propose de classer ces derniers sur une « échelle de translucidité » (translucency

491
Cécile Cristofari. « Aboriginal Lovecraft ». Strange Horizons. 21 juin 2010. Web. Consulté le 9 jan. 2017.
492
Ibid.
493
Ibid.

239
scale), allant de l’étymologie la plus transparente (Redhill, par exemple, aux composants
simples et immédiatement reconnaissables) à la plus obscure du fait des transformations
494
phonétiques (par exemple, Dalton, produite de Dale + town) . La perception d’un nom
dépend bien sûr de l’expérience du lecteur – plus il sera habitué aux phénomènes de
glissements phonétiques, par exemple, plus il lui sera facile de reconstituer instinctivement
l’étymologie d’un nom. Turner indique ainsi que les stratégies de traduction employées
peuvent faire bouger les noms propres sur l’échelle de translucidité. Nous nous proposons
donc de comparer les différentes stratégies, plus ou moins opaques ou transparentes,
employées par Dunsany et Lovecraft dans la conception des noms propres émaillant leurs
nouvelles, et la manière dont la traduction a pu appréhender ces éléments.

2. Le modèle onomaturgique lovecrafto-dunsanien

Dans un article consacré à l’invention des noms propres chez Dunsany, Christopher
Robinson définit ce qu’il nomme « literay onomaturgy » comme suit :

What I call literary onomaturgy, or the study of the craft and aesthetics of names in fiction,
focuses less on the meanings of isolated vocables, than on trends and patterns that emerge in the
construction of ensembles of names, which may range from simple pairings to the author’s
output as a whole495.

Il distingue trois stratégies habituellement utilisées par les auteurs dans les genres de
l’imaginaire, chacune nous plaçant à un endroit différent sur notre « échelle de translucence ».
La première consiste à « camoufler » des vocables préexistants d’origines diverses – ce qui
peut donner lieu à toutes sortes de jeux de langues tels que les anagrammes, les mots-valises,
les variations orthographiques, transposition ou suppression de lettres, etc. – ce qui laisse
donc la possibilité au lecteur de reconstituer, par déduction, l’étymologie du nom
confectionné. La seconde propose des formes impossibles à comprendre à la lecture mais
identifiées comme appartenant à des langues ou des nomenclatures étrangères ; c’est dans
cette catégorie que se placent notamment les langues fictives. Les noms de cet ordre sont
absolument opaques pour le lecteur, à moins que le contexte du récit ne fournisse à celui-ci les
moyens d’apprendre les rudiments de ces langues étrangères, par exemple en proposant un

494
Allan Turner. Translating Tolkien. Op. cit., p. 82.
495
Christopher L. Robinson. « The Stuff of Which Names are Made: A Look at the Colorful and Eclectic
Namecraft of Lord Dunsany ». Names 60, no 1 (mars 2012) : 28.

240
glossaire, ou encore par la présence d’un personnage sachant le traduire et servant
d’interprète. Mais Robinson note que l’on trouve peu de camouflage chez Dunsany, peu de
symbolisme sous-jacent ou d’étymologies cachées.
Dunsany emploie surtout une troisième stratégie de noms, qui lui permet de créer une
impression d’inventivité purement gratuite, voire de « magie » verbale : il s’agit de construire
des noms à partir de « blocs » morphologiques divers, préfixes et suffixes dont la récurrence
en vient à donner une impression d’unité globale. L’auteur crée ainsi progressivement une
sensation de familiarité par d’autres moyens que la cohérence narrative ; ses toponymes se
fondent sur la répétition doublée de variation. Il ne réutilise que rarement deux fois le même
nom, mais use de schémas phoniques similaires pour que s’élaborent des échos complexes et
subtils : la cité d’Assarnees rime avec la montagne Poltarnees et le fleuve Plagathanees ; le
fleuve Yann rime avec le désert d’Azrakhan, la contrée d’Oxuhan, la cour du roi Astahan et le
prophète Syrahn, que l’on rencontre tous éparpillés au fil des textes.
Les « blocs » syllabiques qu’utilise Dunsany cherchent soit à imiter les sonorités de
langues étrangères que les anglophones pourront identifier (Robinson donne en exemple les
suffixes « – ahn » (Mongolie, Eurasie), « -othep » (Egypte ancienne – que l’on retrouvera
chez le Grand Ancien de Lovecraft, « Nyarlathotep »), ou encore les monosyllabes ou
disyllabes composés à consonance asiatique (Chu-Bu, Limpang Tung, Hian Min... Lovecraft
proposera quant lui un désert glacé appelé « Plateau de Leng »)496. On peut y ajouter les
nombreux noms terminés par –ath ou –oth (Zaccarath, Sacnoth chez Dunsany qui trouvent un
écho dans Sarnath, Kadath ou Azathoth chez Lovecraft). C’est ici la source biblique qui
ressurgit497.
Robinson parle à cet égard d’un procédé de « coloration lexicale », qui veut que plus le
signifié est opaque, plus le signifiant sera coloré. En d’autres termes, les noms créés à partir
d’un tel « bricolage » seront « évocateurs sans être interprétables498 ». Dunsany lui-même
avoue avoir créé la plupart de ces noms sans effort conscient, influencé par des sonorités plus
que par un sens symbolique quelconque499.

496
Ibid., p. 31.
497
Sprague de Camp trace une influence directe de Dunsany à Lovecraft dans cette manière de nommer :
« Lovecraft avait pris cette habitude de terminer ses noms imaginaire par -ath ou -oth en lisant Dunsany, qui le
faisait souvent (Zaccarath, Sacnoth). Dunsany, quant à lui, s’était sans doute inspiré de la Bible et d’autres
sources du même genre, car -oth est une terminaison courante en hébreu pour désigner le féminin pluriel. » (L.
Sprague De Camp. H. P. Lovecraft : le roman de sa vie : biographie. Op. cit., p. 516).
498
Christopher L. Robinson. Op. cit., p. 28.
499
Il relate ainsi dans son autobiographie l’impact de l’étude du Grec et du Latin – les langues elles-mêmes,
davantage que la civilisation antique :

241
Une pareille abondance peut s’avérer à double tranchant dans la réception qui sera
faite du texte : en effet, s’il est indéniable que ce déferlement de toponymes exotiques,
mélodieux et évocateurs de magie et de mystères, est propre à provoquer un effet
d’émerveillement, on peut également y voir un excès d’« outils stylistiques superficiels, des
formes vides et sans substance500 ». Christopher Robinson souligne que la proximité
phonétique et orthographique parfois extrême donne l’impression que certaines séries de
noms sont faites d’anagrammes les uns des autres501. Le tout pourrait risquer de perdre le
lecteur qui peinera à mémoriser les référents désignés et, en l’absence de glossaire, se
demandera fréquemment si le nom qu’il rencontre est différent de ceux qu’il se souvient
vaguement avoir déjà rencontrés, ou non. Maria Tymoczko parle à cet égard d’un risque de
surcharge d’information :

A name itself must have a certain distinctness or uniqueness, and it is easy to see that
memorability might be put in jeopardy by certain phonological transpositions or transferences in
the receptor language. In particular when the information load in a translation is high because of
the importation of many names with an unfamiliar foreign phonology and/or orthography502.

La multiplication de noms propres similaires représente en effet un défi pour le lecteur des
contes de Dunsany, car l’effet kaléidoscopique produit pourra entraîner ou l’émerveillement,
voire un effet de vertige. Comme Lovecraft, Dunsany requiert que son lecteur soit prêt à
fournir un certain effort. Cependant, à bien y regarder, un certain nombre de procédés sont
utilisés afin de lui faciliter la tâche.

And now my head began to fill with the sounds of Greek and Latin words, and continued to do so
afterwards at Eton, until my memory held the echoes of more stately syllables than I knew the meanings
of; and, when geography was tumbled on top of this, my mind was very full of the material needed for the
names of strange rivers and cities. And these, when I came to write, my mind put together for itself; and,
on the rare occasions when it has failed to do so and I have used conscious effort instead, the name has
always been uninteresting, unconvincing, and as though it were not the real name of that city or river”
(Lord Dunsany. Patches of Sunlight. Op. cit., p. 31-32).
À cet égard, il donne l’exemple de la cité de Babbulkund dont le nom serait issu d’une fusion entre « Babylone »
et « Orizund » (ville fictive dont le poète Æ lui avait parlé et qu’il pensait être une référence à Blake – mais
celle-ci s’avère erronée), exemple typique de camouflage, qui ne lui donnait pas satisfaction, trop peu « réel ».
Le jeu de mots ne peut être que conscient, et donc artificiel. Dunsany indique avoir trouvé le nom juste trop tard :
« the right name came to me, but too late, and that was Babdaroon ». La première syllable trahit l’étymologie
première mais celle-ci aurait été bien plus difficile à deviner pour le lecteur.
500
« [Dunsany’s] supreme gift was in coining of magical and evocative names, and gift of transcendent
importance to sustaining an illusion of reality in a story set in imaginary worlds. But these are stylistic devices of
the poet, and many would rightly suggest that they are form lacking substance. »
Vernon Hyles. « Lord Dunsany : The Geography of the Gods ». In Donald E. Morse & Csilla Bertha (Éds.).
More Real than Reality: the Fantastic in Irish Literature and the Arts. Op. cit., p. 217. Nous traduisons.
501
Christopher L. Robinson. Op. cit., 31.
502
Maria Tymoczko. Translation in a Postcolonial Context. Op. cit., p. 225-226.

242
Robinson souligne ainsi que plusieurs suffixes sont bel et bien issus de l’anglais pour
être ensuite exoticisés par le biais des modifications orthographiques (le « -roon » de
Babdaroon ou Mandaroon, par exemple, évoquera le vocable anglais « rune », « -aun » se
prononcera comme « own »). Cette stratégie permet de créer des noms exotiques à l’œil, mais
aisément prononçables par le lecteur. L’effet de coloration exoticisante n’empêche pas les
noms de rester aisément lisibles, dans la mesure où Dunsany n’introduit aucun phonème
étranger. En outre, l’usage de signes diacritiques a le double avantage de renforcer l’effet
d’ornementation exotique tout en servant d’aide à la prononciation : les macrons indiquent les
voyelles longues (Pegāna), le tréma indique la prononciation du E final (Sombelenë) ou la
prononciation d’une diérèse plutôt que d’une diphtongue entre deux voyelles, et l’accent aigu
indique une syllabe accentuée lorsqu’un mot ne suit pas le schéma classique en anglais. Bref,
Dunsany met tout en œuvre, note Robinson, afin de renforcer la lisibilité des très nombreux
noms propres qui ponctuent ses textes (notamment par opposition à Lovecraft) :

They also conform to the familiar orthographical patterns of the language, and thus do not
require the kind of cumbersome deciphering necessary to pronounce Lovecraft’s teratonyms,
such as Cthulhu, R’lyeh, Pth’thya-l’yi, or Y’ha-nthlei. Nor do they require recourse to
pronunciation guides, as is required by many of Tolkien’s invented names, such as Adûnakhor,
Eärràmë, or Nulukkizdïn. This ease of pronunciation and legibility in Dunsany makes sense. The
author’s intoxicating prose aims to create a melopoeic effect in the reader, and the interruption
of cumbersome and complex forms would only serve to counter this effect, interrupting the flow
of words and breaking the spell or enchantment503.

En fin de compte, on ne trouve qu’une exception à cette stratégie globale privilégiant


la lisibilité : l’emploi occasionnel des digraphes HL et ML (e.g. Hlo-hlo, Mlideen, Mluna,
Mleen), absolument étrangers à l’œil comme à l’oreille, et qui n’évoquent pas pour le lecteur
prophane une quelconque civilisation orientale, ni l’exotisme de l’antiquité504. Ces noms, peu
nombreux, nous font glisser de l’exotique vers l’Étrange(r), l’Autre irréductible, dans ce que
ces termes ont de plus radical – « the alien », dit Allan Turner, dans sa théorie de l’échelle de

503
Christopher L. Robinson. Op. cit., p. 30. Nous choisissons de traduire alien par Étranger en y appliquant
délibérément une majuscule afin de préserver toute la force signifiante contenue dans le terme anglais, et pour
conserver la distinction avec un « étranger » au sens de foreign – venu d’au-delà des frontières, mais appartenant
malgré tout à un monde connu.
504
Les digraphes « ml » et « hl » sont aujourd’hui attestés et utilisés par le romanized popular alphabet (RPA),
un système de transcription en alphabet romain des dialectes Hmong parlés en Asie du Sud-Est et en Chine. Ils
évoquent donc authentiquement des couleurs orientales. Toutefois Dunsany ne pouvait pas en avoir connaissance
puisque le RPA n’a été créé qu’en 1952. (David Mortensen. « Preliminaries to Mong Leng (Hmong Njua)
Phonology ». Unpublished, UC Berkeley, 2004. Web. Consulté le 19 mars 2018. On pourra également consulter
la page About us du site Internet www.hmongrpa.org).

243
translucidité505. Selon lui, ces noms opaques ont une place à part sur cette échelle : un nom dit
Étranger (alien) ne pourra jamais être considéré comme appartenant à la langue-cible. C’est
dans cette catégorie que se place le plus souvent Lovecraft quand il fait du « lovecraftien »506.
Robinson conclut son analyse onomaturgique de Dunsany en insistant sur l’importance
de considérer son art de la nomination à l’échelle de son œuvre tout entière, dont les
résonances vont même au-delà puisqu’il s’inscrit dans un schéma qui le dépasse en créant des
échos et des correspondances avec l’ensemble d’une « encyclopédie mythopoétique »507.
Celle-ci est constituée de l’ensemble des sphères historiques, géographiques, culturelles que
connotent les sonorités utilisées, avec une plasticité et une ludicité qui font la matière des
mythes et de légendes :

The blending of history and legend that spans the continents provides a perfect illustration of the
cultural encyclopedia that inspired Dunsany’s namecraft. His invented names fit into this vast
scheme, not necessarily by way of one-to-one correspondences with specific, isolated vocables,
but rather by triggering associations that conjure up the encyclopedia as a whole, finding
resonance within a rich and ancient body of linguistic and cultural traditions508.

Cette même vaste encylopédie inclut, rétroactivement, Lovecraft, du fait des nombreuses
similarités que l’on trouve dans sa manière de concevoir ses noms inventés. Les blocs
syllabiques utilisés sont souvent les mêmes, au point que les toponymes des Contrées du Rêve
semblent issus du même tissu linguistique et culturel que ceux du mythoscape dunsanien.
Cette convergence pourra d’ailleurs orienter la lecture de certains noms comme issus d’un
procédé de camouflage, et donc davantage translucides que s’ils étaient pris seuls.
Il en est ainsi, par exemple, de la cité qui donne son nom à la nouvelle « The Doom that
Came to Sarnath ». Dans un ouvrage d’introduction à l’œuvre de Lovecraft, présenté sous la
forme d’un guide touristique qui proposerait une excursion de récit en récit, Kenneth Hite
indique qu’il existe une authentique ville de Sarnath, en Inde, mais dont Lovecraft n’eut
jamais connaissance. Il s’agit donc d’une coïncidence qui souligne avec quelle justesse les
phonèmes dunsaniens donnent couleur exotique aux toponymes. Lovecraft, d’ailleurs pensait

505
« There are two special types of opaque name which really stand apart from the translucency scale: the exotic
and the alien. » Allan Turner. Translating Tolkien. Op. cit., p. 83.
506
Lovecraft était féru de tels jeux de langage opacifiants. Même dans sa correspondance quotidienne, il
s’affublait de pseudonymes exotiques et faisait subir le même sort à ses interlocuteurs à grand renfort de
modifications orthographiques et phonétiques. Bob (Robert) Bloch devenait ainsi « Bho-Bloôk », J. V. Shea
« Jehvish-Ei ». Autres cas célèbres, Clark Ashton Smith se métamorphosa en un grand prêtre du nom de
« Klarkash-Ton », et August Derleth fut annobli en comte « d’Erlette »506. En d’autres termes, Lovecraft opérait
lui-même une sorte de traduction intralinguale des noms de ses amis, à l’aide d’une stratégie mêlant le
camouflage et l’utilisation de blocs syllabiques opaques.
507
Christopher L. Robinson. Op. cit., p. 32.
508
Ibid., p. 33.

244
à tort avoir emprunté ce nom à Dunsany. Hite, tout en soulignant le caractère purement
spéculatif et personnel de sa lecture, propose pour ce nom l’origine suivante :

If you ask me, it’s what happens when you start with ‘Sardathrion’ (the paradise city of the gods
from Dunsany’s “Time and the Gods”, upon which this story is pastiched) and blend it with
‘Karnak’, which is probably what Lovecraft was thinking of given the similarity of the
description of Sarnath to that of “hundred-gated Thebes” in Homer.
In support of this completely wild speculation, I’ll note that the same blend explains
‘Kadatheron’, which also appears in this story509.

En somme, les noms propres créés à partir de stratégies onomaturgiques similaires se


répondent explicitement dans l’esprit du lecteur, et les lieux ou entités fictifs auxquels ils font
référence s’en trouvent immédiatement reliés au sein d’un réseau qui déborde du cadre des
textes, et même des œuvres. Reste à voir comment la traduction peut rendre compte de tels
processus, qui ne sont donc pas fondés sur le sémantisme de noms à l’ancrage opaque, y
compris dans la langue-source.

3. Traduire l’opaque

Le nom propre en traduction semble de prime abord ne poser que peu de problèmes,
dans la mesure où l’on va en général le considérer comme sans équivalent d’une langue à
l’autre, et donc ne nécessitant pas de s’interroger sur son sémantisme. Il sera la plupart du
temps reporté tel quel. Michel Ballard observe qu’il existe une « tradition de non-traduction
du nom propre » issue de la double fonction de ce dernier : « représentation de l’unique »
combinée à celle de « repérage culturel »510. En traduire le sens reviendrait alors à infléchir le
sens de ce repérage. Les noms propres opaques ne proposant aucun sens dénotatif, la
traduction s’avère de toute manière impossible.
Et pourtant, on remarquera dans les textes français que le report pur et simple, s’il est
la stratégie majoritaire, semble n’être pas toujours de mise. On y trouve un certain nombre de
variations orthographiques, pour des raisons à la fois intra et interlinguales, et pouvant être
imputées tour à tour à l’auteur, au traducteur, ou même à d’autres agents éditoriaux.

509
Kenneth Hite. Tour de Lovecraft: The Tales. Op. cit., p. 30.
510
Ballard, Michel. « La traduction du nom propre comme négociation ». Palimpsestes, no 11 (1 sept.
1998) : 219.

245
Il arrive que le texte-source lui-même comporte des erreurs que la traduction va tout
simplement reproduire. S. T. Joshi a fait remarquer à quel point les textes-sources de
Lovecraft sont eux-mêmes peu fiables, car leur processus d’édition a favorisé non seulement
l’apparition, mais aussi la fossilisation d’erreurs textuelles. Joshi identifie plusieurs facteurs à
cela : l’usage idiosyncratique que Lovecraft avait de l’anglais (avec ses archaïsmes et son
orthographe britannique, par exemple, que les éditeurs s’empressaient de corriger), mais aussi
son écriture manuscrite difficile à lire et sa réticence à dactylographier lui-même ses
manuscrits, le tout ayant entraîné de nombreuses erreurs de lectures, en particulier dans les
noms propres. Ainsi, écrit Joshi : « Inquanok is actually Inganok (the editors misread the g as
a q, then inserted the u after the q, in spite of such Middle Eastern place names as Qatar511 ».
Ce type d’erreur, ajoute Joshi, ne provient pas de manipulations délibérées de la part des
éditeurs, mais finit par se fossiliser à force de rééditions. Ces versions ayant servi de texte-
source pour les diverses traductions françaises, l’erreur y a été répercutée également. Ici,
toutes les occurrences du toponyme en français donnent Inquanok, car l’édition de l’intégrale
de Lovecraft révisée par Joshi n’était pas encore disponible quand elles ont été réalisées.
En cas de nouvelle traduction, aujourd’hui, le traducteur aurait pour choix de remettre
les noms en cohérence, ou non, et surtout de décider par rapport à quelle norme s’effectuerait
cette cohérence : celle établie par les textes français jusqu’à aujourd’hui, ou bien celle du
texte-source mis à jour dont nous disposons à présent ? Cette question n’est pas aussi anodine
qu’il y paraît, ainsi que le souligne Maria Tymoczko : « Although the question of
standardization may seem at first glance a trivial issue, it is not: because a name indicates
unique reference, variation in the name itself raises questions about the stability of the referent
and suggests the possibility of multiple referents512 ». La ville d’Inganok serait-elle toujours la
même que celle d’Inquanok, ou bien une cité jumelle du même texte-monde, ou encore un
texte-monde autre, qui ne différerait du premier qu’à raison de deux lettres au sein d’un nom ?
On trouve ainsi dans les traductions de Lovecraft les couples « Ngranek » /
« Ngramek », « Hotheg » / « Hatheg » voire « Atheg », « Thran » / « Thraa », ou encore
« l’île d’Oriab » / « l’île d’Oriad ». Les lettres fautives ont toujours des graphies similaires qui
expliquent qu’une relecture trop rapide les rende presque invisibles – on sait que dans les
faits, l’œil ne lit que rarement toutes les lettres d’un mot : le cerveau reconstruit ce dernier à
partir des premières et dernières lettres. Les variations orthographiques ne sont pas toujours

511
S. T. Joshi. « Textual Problems in Lovecraft ». In Darrell Schweitzer (Dir.). Discovering H. P. Lovecraft.
Holicong : Wildside Press, 2001, p. 95.
512
Maria Tymoczko. Translation in a Postcolonial Context. Op. cit., p. 228.

246
dues à des erreurs contenues dans le texte-source.
texte Certaines sont simplement des coquilles de
traduction, plus difficiles à repérer lors des corrections effectuées au cours du processus
éditorial, du fait de l’étrangeté inhérente aux noms propres opaques.
Dunsany tenait au respect scrupuleux de ses noms propres,
propres, ponctuation comprise, ainsi
que le démontre une lettre encore conservée dans les archives du château familial. Signée de
la main d’Aleister Crowley, elle contient un poème reprenant un certain nombre d’éléments
narratifs des nouvelles « Bethmoora » et « The Haschish Man », et qui constitue donc une
sorte de réécriture intralinguistique. Dunsany n’a pas hésité à annoter la lettre en signalant en
marge les erreurs de transcription :

Lettre d’Aleister Crowley à Lord Dunsany datée du 12.12.1910,


12.12.1910 annotéeée de la main de Dunsany,
conservée dans les archives de Dunsany Castle.

On voit qu’unn domaine en particulier s’avère particulièrement propice aux variations : les
signes diacritiques tels que les accents, trémas et macrons, dont on a dit qu’ils faisaient
faisai partie
intégrante des procédés onomastiques dunsaniens, en servant pour le lecteur de guide de
prononciation. (Lovecraft, de son côté, simplifie le procédé dunsanien en se limitant à l’usage
du tréma pour indiquer certaines diphtongues.
diphtongue Il n’utilise ni le macron, ni les accents aigus.)
Les sonorités du nom propre opaque priment donc sur un sens en tout état de cause
inaccessible, ce qui n’est pas sans poser problème à la traduction :

If the name itself is by definition a sound sequence and if the sound sequence of a name does
not exist as a normal phonetic pattern delineated by similar contrasts in the phonemic repertory
of the receptor language, then a translator is faced with an irreductible paradox: any

247
phonological adaptation of a name will be tantamount to the creation of another name, but any
retention of the name-as-sound-sequence will be a failure to translate513.

Qu’il s’agisse de Dunsany ou de Lovecraft, certaines éditions anglophones perdent


l’ensemble de ces signes diacritiques, sans doute par souci d’économie de moyens ou de
simplification destinée au lecteur. L’effet produit en français et en anglais ne sera pas le
même : le français ne marquant pas la différence entre voyelles courtes et longues, la perte du
macron ne sera qu’esthétique (« Pegana » et « Pegāna » seront prononcés à l’identique). En
revanche, l’effacement des diacritiques s’avèrera parfois plus préjudiciable en français qu’en
anglais, notamment dans le cas des trémas, puisqu’en leur absence, le français lira une voyelle
tout à fait différente : « Aira » sera lue « èra », sans diphtongue. Dans le cas d’un « e » final,
la voyelle disparaîtra même (« Olathoë / Olathoe », « Sombelenë / Sombelene »). L’usage ici
varie énormément d’une traduction à l’autre, voire au sein d’une même traduction. Chez Paule
Pérez, on trouve « Aira », « Oonai », « Olathoe » mais aussi « la rivière Aï » (la traductrice a
peut-être été amenée à rajouter le tréma absent dans son texte-source à cause du
monosyllabe). David Camus appose presque systématiquement le tréma, mais ce dernier se
change en accent aigu dans « Olathoé », sans doute, ici encore, pour indiquer la bonne
prononciation au lecteur francophone (le tréma en français étant moins fréquent sur le « e »
que sur le « i »).
Ce dernier exemple nous indique que même dans le cas de noms opaques, un degré
d’assimilation est possible, ce qui soulève la question de la « francisation » des noms. Michel
Ballard note que les Français ont une tendance plus forte que les Anglais à l’assimilation des
noms propres514 ; Jean-Marc Gouanvic, quant à lui, remarque que la règle la plus fréquente en
matière de francisation des patronymes est de privilégier le phonétisme, et donc la lisibilité515.
Si la francisation des noms propres est ici extrêment restreinte, on finira ici par
évoquer un dernier élément : certaines syllabes semblent plus transparentes que d’autres et
invitent à la traduction. C’est le cas des noms de lieu en –ia (Cydathria, Cathuria), que tous
les traducteurs concernés ont choisi d’adapter au moyen de la terminaison francisée –ie
(Cydathrie, Cathurie), et plus encore des dérivés adjectivaux issus de tels noms de lieu et
transformés au moyen du morphème -ian que le lecteur décodera aisément : « the

513
Maria Tymoczko. Translation in a Postcolonial Context. Op. cit., p. 224.
514
Michel Ballard. « La traduction du nom propre comme négociation ». Op. cit., p. 202.
515
Jean-Marc Gouanvic. Sociologie de la traduction. Op. cit., p. 105. Notons qu’il exclut ici la situation où « une
onomastique incongrue ou insolite aurait pour fonction de faire délibérément buter le lecteur sur un ou des
noms » (p. 107). La remarque n’en est pas moins valable dans le cas qui nous intéresse dans la mesure où, ainsi
qu’on l’a démontré, l’auteur cherche lui-même à atteindre un juste milieu entre couleur exotique et lisibilité.

248
Lomarians », habitants du pays de Lomar ; et sur le même modèle, « the Karthian hills »,
« the Liranian desert », « the Cyresian mountains », « the Lispasian range », « the Irusian
mountains », « the Cerenerian Sea », etc. Les traducteurs choisissent ici alternativement de
conserver l’adjectif avec la terminaison –ien/ne, ou de faire commuter ce dernier en
complément du nom. On trouve ainsi « les montagnes karthiennes », « les montagnes
cyrésiennes », « la mer Cérénérienne » (avec ajout de l’accent aigu attendu en français), mais
aussi « le désert de Liranie », « les montagnes de Lispasie », « d’Acroctie » ou « d’Irusie ».
Notons deux cas problématiques dans notre corpus : premièrement, dans la nouvelle
« Polaris » de Lovecraft apparaît une occurrence de « the Zobnarian fathers », traduite
logiquement par Paule Pérez par « les Pères zobnariens » tandis que dans la traduction la plus
récente, David Camus transpose l’adjectif comme s’il s’agissait d’un nom propre : « les Pères
Zobnarian » (CR, p. 33). Le second exemple est d’autant plus visible qu’il concerne un nom
qui revient plusieurs fois dans le texte de Kadath : « the harbour of Serannian ». Ce toponyme
prête à confusion puisque la terminaison n’est en fait ici pas adjectivale. B. Noël et D. Camus
ont tous deux francisé malgré tout en proposant « le port de Serannie », comme pour un nom
se terminant en –ia ; Mousnier-Lompré et Perez reportent le toponyme, mais tous deux
apposent une transformation visant à faciliter la prononciation du E de la première syllable
pour le lecteur francophone. Mousnier-Lompré se contente de l’ajout d’un accent aigu
(« Sérannian »), tandis que Pérez le reporte avec une modification de consonnes, en doublant
le R au lieu du N médian (« le port de Serranian »).
L’exemple des suffixes nous permet de souligner que l’échelle de translucence et le
degré de traduisibilité qui en découle restent valables même lorsque l’on se place au niveau
morphématique. Le suffixe –ian se voit presque systématiquement traduit car il est
extrêmement transparent de l’anglais au français. À l’inverse, on trouve chez Dunsany une
référence à des documents « écrits en Yannish » – dérivé du toponyme « Yann » (le fleuve qui
donne son nom au récit Idle Days on the Yann), auquel on a rajouté le suffixe –ish,
couramment utilisé en anglais pour former des noms et adjectifs indiquant la provenance
géographique (ex. Spanish, English, Swedish, etc.), qui servent par extension à désigner la
langue associée à telle origine – la logique de francisation aurait appelé une traduction du type
« en Yannais » ou « en Yannois » ; pourtant les trois traducteurs de ce texte (Julien Green,
Pierre Leyris et Anne-Sylvie Homassel) ont tous choisi de le reporter tel quel, afin sans doute
de privilégier l’effet de coloration exotique. Le texte-source indiquant « written in Yannish »,
le participe passé et la préposition (« écrit en ») devront fournir en français un contexte

249
suffisant permettant de comprendre qu’il s’agit ici d’une langue fictive. Le suffixe –ish, plus
opaque que -ian, résiste à la tentation d’acclimatation.516
Rien ne vient explicitement affirmer que tous ces noms, et les entités qu’ils désignent,
appartiennent au même monde fictionnel ; cependant, la structure fragmentaire induite par la
forme courte du recueil de nouvelles invite à lire de manière particulière et en vient à produire
un effet séquentiel. Personnages et intrigues sont relégués au second plan et c’est l’éclatement
de ce territoire qui s’obstine à rester « lieu », ouvert et sans frontières, qui est mis à l’honneur.
Ainsi, lire des éléments individuels de manière séquentielle produit un effet de persistence
(comme l’on peut parler de persistence rétinienne) qui se construit par l’accumulation
minutieuse d’échos plutôt que par la présentation d’un récit soigneusement agencé, comme
celui qui serait proposé au lecteur d’un roman afin qu’il en opère mentalement la recréation.

II. Tourner autour du nom : formules et périphrases

Descendons d’un cran sur l’échelle de translucence et nous réaliserons qu’une autre
stratégie commune lie Dunsany et Lovecraft dans les choix d’appellatifs qu’ils utilisent. Outre
l’art du « baptême » qui constelle le mythoscape de noms exotiques ou Étrangers sur lesquels
le traducteur n’a, en fin de compte, qu’une marge de manœuvre limitée, on trouve souvent
associées à ces noms des périphrases récurrentes qui viennent le compléter, ce qui rappelle les
épithètes propres au genre de l’épopée antique. Max Duperray parle de l’« étiquette
périphrastique emblématique » qui confère aux Dieux de Pegāna une connotation
« héroïque » (par exemple : « Imarana, le fleuve du silence », « Kib, pourvoyeur de vie »,
« Trogool, la chose qui n’est ni bête ni homme ») et souligne la « tentation parodique » qui
accompagne cette stratégie517. Beaucoup plus largement, on peut arguer que le style emprunté

516
Les langues inventées chez Dunsany et Lovecraft n’ont pas pour but de pouvoir être apprises, devenant ainsi
« traduisibles » (contrairement à ce que l’on trouve chez Tolkien, par exemple). Elles ne sont évoquées que
comme marqueurs de l’Étranger irréductible, comme langues-sources par excellence, langues de l’origine
primitive, et dont les originaux nous sont absolument inaccessibles. On trouvera un autre exemple de cette mise
en abîme linguistique dans la nouvelle de Lovecraft « Through the Gates of the Silver Key » :
“As for the parchment—I am pleased to help Mr. de Marigny in his perplexity. To him let me say that the
language of those hieroglyphics is not Naacal but R’lyehian, which was brought to earth by the spawn of
Cthulhu countless cycles ago. It is, of course, a translation—there was an Hyperborean original millions
of years earlier in the primal tongue of Tsath-yo.” (CF, 914)
517
Max Duperray. « Introduction ». DP, 22.

250
ici contient de manière inhérente les germes de la réécriture, qu’il s’agisse de parodie ou de
pastiche. Duperray avait déjà établi le lien avec Lovecraft :

Le baptême, la dénomination assure l’émergence du monde imaginaire [...] D’autre part, le


processus de dénomination est toujours, comme au temps d’Homère, basé sur l’emploi du nom
générique, qui range l’individu ou la chose dans une catégorie et ajoute une épaisseur à sa
substance. [Ces] formules périphrastiques […] inspirent HPL518.

Le concept de « formule » a été défini comme « un groupe de mots utilisés pour


exprimer une idée dans une position métrique invariante, à chaque fois que cette idée
survient519 ». Il se rapporte alors au mètre homérique, mais il est néanmoins aisé de
l’appliquer à la prose lorsque celle-ci s’avère user des codes du poétique comme c’est le cas
chez Dunsany et Lovecraft. Ce type de formules figées par l’usage se veut à l’origine
mnémotechnique, afin de faciliter l’intégration d’un personnage ou d’un lieu dans la mémoire
collective. Elle permet également de mettre en avant une qualité essentielle appartenant au
référent du nom propre, au point de pouvoir en devenir un équivalent strict – ce qui sous-
entend qu’à force de répétition, la formule périphrastique en vient à « traduire » le nom
propre, et peut donc se substituer à lui sans que la précision référentielle n’en souffre.

1. Épithètes homériques

La traduction d’une formule périphrastique n’est que peu problématique lorsque celle-ci
n’apparaît qu’une seule fois dans un texte. Elle viendra alors donner une tonalité épique sans
toutefois que la construction de l’équivalence entre nom propre et épithète puisse être
consolidée. En revanche, dès lors qu’une récurrence s’installe, la répétition crée un rythme
ainsi qu’un réseau signifiant. Chez Dunsany, on l’a dit, la joie de la dénomination toujours
nouvelle prédomine et rares sont les éléments récurrents. On les trouvera avant tout dans son
premier recueil The Gods of Pegāna, où le pastiche cosmogonique est le plus appuyé. Son
traducteur français, Laurent Calluaud, peut se permettre de rester très littéral car les textes,
extrêmement brefs et condensés, ressemblent davantage à des prières qu’à des récits520. Une

518
Max Duperray. Le monde imaginaire de Lord Dunsany (1978-1957). Op. cit., p. 221.
519
Peter Toohey. Reading Epic: an Introduction to the Ancient Narratives. Londres ; New York : Routledge,
1992, p. 12.
520
On reviendra sur la dimension proprement « incantatoire » du style lovecrafto-dunsanien, et des problèmes
qui se posent à la traduction de son rythme, au chapitre 6 de cette étude.

251
fois une périphrase traduite, Calluaud conserve strictement la même version à chaque
occurrence.
Lorsque le style est moins fortement marqué, les formules sont davantage sujettes à
variation. Prenons l’exemple des toponymes lovecraftiens parmi les plus récurrents. La ville
d’Ulthar est mentionnée dans cinq nouvelles différentes521, accompagnée de son
épithète « Ulthar, beyond the river Skaï », trimètre iambique, un rythme auquel le lecteur
anglophone est généralement rompu. Cette périphrase illustre à quel point le moindre segment
représente, comme lors d’une partie d’échecs, une série de choix (ou de « coups ») pour le
traducteur, qui lui permettront d’atteindre un résultat satisfaisant. Ici se pose toute une série de
questions binaires : « Skai » : tréma ou non sur le « i » ? (sachant que selon l’édition
employée comme texte-source, on pourra trouver les deux orthographes) ; « the river » :
rivière ou fleuve ? (ce choix entraînera l’usage du genre grammatical idoine, et des
connotations différentes en termes de majesté et de grandeur du paysage) ; « beyond » :
étoffer la préposition ou non (sachant que celle-ci fait partie des termes-clés formant la
signature lexicale de Lovecraft) ? Voici les différentes traductions proposées – on remarquera
que la plupart des traducteurs choisissent un équivalent et s’y tiennent.

Noël : Par delà la rivière Skai, dans l’Ulthar522


Mourlon : Ulthar, au-delà de la rivière Skai
Pérez : Ulthar, de l’autre côté de la rivière Skaï
Mousnier-Lompré : Ulthar, de l’autre côté du fleuve Skai
Camus : Ulthar, sur l’autre rive du Skaï / Ulthar, de l’autre côté du fleuve Skaï

On remarquera chez Noël l’ajout d’un article défini indiquant que « l’Ulthar » est une région
plutôt qu’une ville. Cette inexactitude mise à part, les choix sont ici purement stylistiques, ne
résultant pas de contraintes de la langue.
C’est à l’aide d’un second exemple que l’on pourra déterminer si les différentes
versions semblent rendre compte ou non d’un second cercle de signifiance. Avec Ulthar, on
pourra mettre en parallèle une autre cité fabuleuse du monde onirique : « Celephaïs, in the
Valley of Ooth-Nargai beyond the Tanarian Hills », construit, on le voit, selon un schéma très
similaire, notamment avec la reprise de la même préposition.

521
The Dream-Quest of Unknown Kadath, « The Other Gods », « The Silver Key », « The Strange High House
in the Mist », « Through the Gates of the Silver Key ».
522
On trouve une exception chez Noël : une occurrence assez surprenante de « dans l’Ulthar, par-delà Skai
River », qui évoque de nombreux toponymes américains issus d’un repère topographique fort – ici, « Skai
River » sans déterminant semble dénoter un lieu dit ou une ville, et non pas, littéralement, un cours d’eau. Par
bien des aspects, les traductions de Bernard Noël sont celles qui trahissent le plus grand défaut de cohérence
globale – mais il faut rappeler qu’il s’agissait des premières parues en France, où Lovecraft était alors encore
inconnu.

252
Noël, ici aussi, transforme l’un des éléments en région plutôt que de préciser qu’il s’agit
d’une vallée et conserve « par delà » comme traduction de beyond. Il en est de même chez
Pérez, qui conserve la périphrase « de l’autre côté de » pour traduire beyond. Le réseau
signifiant est bien retranscrit en termes de rythme et de parallélisme de construction :

Noël : Céléphaïs dans l’Ooth-Nargaï par-delà les collines de Tanarie


Pérez : Celephais, dans la vallée de Ooth-Nargai, de l’autre côté des collines de Tanarie.

Mousnier-Lompré et Camus diversifient les prépositions, avec l’introduction d’un léger


archaïsme (« en Ooth-Nargai »). Chacun fait varier les traductions de beyond en fonction du
contexte. Mousnier-Lompré le rend par « de l’autre côté de » lorsqu’il s’agit d’un fleuve, plus
modeste qu’une imposante chaîne de montagne qui mérite ici « au-delà de » – notons
d’ailleurs que hills passe de « collines » dans les premières traductions à « monts » et
« montagnes » (voire « hautes montagnes ») dans les traductions plus récentes, signe que le
gigantisme est de plus en plus intégré comme signature de Lovecraft :

Mousnier-Lompré : Céléphaïs en Ooth-Nargai, au-delà des monts tanariens


Camus :
- Celephaïs, de l’autre côté des hautes montagnes tanariennes, dans la vallée d’Ooth-Nargaï
- Celephaïs, en Ooth-Nargaï, par-delà les montagnes tanariennes

En d’autres termes, ces deux dernières versions cherchent à compenser la réduction du


sémantisme fort de la préposition beyond, qui suggère la démesure et l’étendue infinie d’un
mythoscape dont on ne peut faire le tour, en magnifiant les reliefs décrits : on préfère le fleuve
à la plus modeste rivière ; et les collines trop bucoliques, trop peu propices au mystère,
prennent de la hauteur – par collocation, en français, les monts vont avec les merveilles, et il
semble que cela soit une constante de la poétique des traductions lovecraftiennes (même sous
le masque translucide qui fait des monts des démons sous l’appellation Démons et merveilles).

2. L’absence du nom propre

La fluidité du mythoscape dont nous avons parlé implique parfois, non pas la
démultiplication des noms propres, mais au contraire leur mise à distance, voire leur
disparition. Certains lieux significatifs ne peuvent être mentionnés que par le truchement de
formules périphrastiques, et ce notamment lorsqu’ils n’ont d’autre existence que la rumeur qui
circule à leur sujet. Certaines entités divines sont, elles, au-delà du langage, échappant à la

253
nomination, et c’est par cette stratégie d’écriture même qu’elles se voient élevées à un niveau
sur-humain.

a. Lieux indéfinis
Lovecraft évoque une cité située « in regions where the sea meets the sky » ; il se sert
en cela d’une expression imagée relativement courante en anglais, qu’il dé-métaphorise
puisque la ville, ici, est littéralement un port céleste fait de marbre et de nuages (on ne sait
trop lequel est à prendre au sens métaphorique et lequel au sens propre). La formule revient
pas moins de sept fois dans The Dream Quest et dans « Celephaïs », mais aussi, ce qui lui fait
prendre d’autant plus de poids dans l’optique de lecture croisée qui est la nôtre, une fois dans
la nouvelle « The Honour of the Gods » de Dunsany : « They saw where ocean meets with
sky the full white sails of those that sought the gods upon an evil day ». L’expression est ici à
prendre dans son sens purement lyrique mais attire l’œil de qui l’aurait rencontrée, presque
identique, et mémorisée à la lecture de Lovecraft, du fait des autres points de convergence
auxquels elle vient s’ajouter.
Une traduction mythopoétique ayant pour skopos, ou pour stratégie, de souligner ces
effets de convergence pourrait choisir à dessein une traduction unique de cette expression. Ici,
en l’occurrence, nous n’avons à disposition qu’une seule version française du texte de
Dunsany : Anne-Sylvie Homassel traduit : « Ils virent, où l’océan rencontre le ciel, les voiles
blanches toutes déployées de ceux qui s’étaient mis à la recherche des dieux en un jour
mauvais. » (TD, 95). Du côté des traducteurs de Lovecraft, presque tous ayant traduit
l’expression littéralement au moins une fois, le parallèle est repérable chez Camus (« ces
régions où la mer rencontre le ciel »), chez Mousnier-Lompré (« le point où la mer rencontre
le ciel ») et chez Noël (« le lieu où la mer rencontre le ciel »). Pérez s’éloigne légèrement en
mettant les deux éléments naturels à égalité, en tant que sujets d’un verbe pronominal (« là où
le ciel et la mer se rejoignent / se rencontrent »).
Il nous paraît néanmoins que si la lettre est respectée ici, l’aspect idiomatique de
l’expression, qui sonnait en anglais comme une « métaphore morte » soudain ressuscitée, est
mieux rendu dans une autre proposition de traduction de Camus : « à la croisée du ciel et de la
mer », qui rappelle l’expression « à la croisée des chemins » ou « des routes », utilisée en
français au sens propre pour parler très spécifiquement d’une intersection des voies de
communication, mais également au sens figuré pour parler d’un moment où une personne doit
effectuer un choix délicat ou décisif. Le double-sens est ici tout indiqué, du fait de la nature

254
onirique du monde décrit, qui est également espace intérieur où s’exprime l’imaginaire des
personnages, de l’auteur, et du lecteur.

b. Dieux nommables et innommables


Si certains lieux résistent à la localisation, et donc à la nomination, il est un cas où
l’effacement des noms propres prend une dimension « cosmique » : la manière dont l’homme
nomme les dieux. Chez Dunsany comme chez Lovecraft, ceux-ci possèdent parfois de
véritables noms (Nyarlathotep, Azathoth, Mung, Loharneth-Lahai, etc.) qui seront construits
sur le modèle onomaturgique décrit plus haut et permettent, par leur récurrence, de créer un
effet de style incantatoire – mais aussi de dramatiser la réticence à faire exister par le langage
des entités supérieures qui dépassent la compréhension humaine, ce qui met en jeu la notion
de tabou :

Names are believed to be linked to essences; thus in many religions to speak a deity’s name is to
invoke the deity, to call the deity into one’s presence, and, hence, it may be taboo to speak the
deity’s name or to write it. […] Names are seen as connected with knowledge as well: to name
something is to know it523.

Chez Dunsany comme chez Lovecraft, ce sont toujours les hommes qui parlent des
dieux. Leur réalité au-delà du discours est inaccessible. C’est pourquoi on trouve également
tout un système de périphrases utilisées pour parler de groupements de divinités aux statuts
apparemment différents les uns des autres, au sein d’une théogonie qui semble hiérarchisée.
Mais toujours, le discours reste instable, fluctuant et discontinu, malgré les tentatives de le
consolider, notamment par l’usage de formules consacrées. Chez Lovecraft, « la cohérence du
système théogonique est tout aussi problématique. Outre le mélange déjà signalé entre ‘réel’,
fictionnel et onirique […], les dieux changent d’identité et de statut » ce qui explique « la
diversité des périphrases qui décrivent la divinité524 ». Celles-ci semblent toutes être des
variations sur un même modèle qui combine épithètes signifiant l’ancienneté extrême de ces
entités (Old, sa variante archaïsée Olden, ou le comparatif de supériorité Elder), leur
puissance supérieure (Great), et hésite entre leur conférer explicitement le statut divin (God)
et se contenter d’un aveu d’impuissance à identifier la nature de tels êtres par le très
emblématique pronom indéfini One(s).

523
Maria Tymoczko. Translation in a Postcolonial Context. Op. cit., p. 236.
524
Gilles Menegaldo. « Le méta-discours ésotérique au service du fantastique dans l’œuvre de H. P. Lovecraft ».
In Gilles Menegaldo (Éd.). H. P. Lovecraft : fantastique, mythe et modernité. Paris : Éditions Dervy, 2002,
p. 272.

255
On trouve ainsi the Great Ones, the Great Old Ones (les deux sont parfois synonymes,
et parfois distincts), the Elder Ones (parfois synonyme de the Great Ones, et parfois distinct),
et the Ancient Ones. La seule manière d’identifier ces entités consiste à les comparer les unes
aux autres, selon des critères tout relatifs d’ancienneté ou de puissance – relatifs car placés sur
des échelles telles que l’homme se trouve dans l’incapacité même de mesurer quoi que ce soit.
À la traduction, cet ensemble nébuleux de périphrases représente comme un défi à toute
volonté de conserver une cohérence déjà bien fragile dans le texte-source. Pourtant, le français
s’avère relativement pauvre car la plupart de ses formulations tournent autour de l’adjectif
« anciens », soit nominalisé soit épithète du nom « dieux ». Ainsi, dans notre corpus, on a
relevé :

The Elder Ones les Anciens, les anciens dieux


les Très Anciens
les Anciens
les Grands Anciens
The olden gods les Anciens Dieux
The Elder Gods les Dieux Premiers
The Great Old Ones Les Grands Anciens
the Great Ones les Très Hauts
les Grands Anciens
The Most Ancient One le Plus Ancien
le Très Ancien
The Ancient Ones les Anciens

Les traductions françaises sont donc étonnamment invariantes, au point qu’il existe pour le
lecteur, dans les textes-cibles comme dans les textes-sources, une chance pour que les
variations minimes ne soient même pas perçues et que ce panthéon apparaisse comme
parfaitement unifié.
On notera toutefois deux propositions de traduction qui se distinguent :
– « les Dieux Premiers » (dans l’édition bilingue traduite par Savio et Marcheteau)
transforme le comparatif « elder » en superlatif (puisqu’il sous-entend que rien de plus ancien
encore n’aurait existé). Peut-être le fait que le lecteur ait accès au texte-source a-t-il poussé les
traducteurs à proposer un terme bien distinct des grands anciens qui traduisent the Great Old
Ones, ailleurs dans l’ouvrage.
– « les Très Hauts », proposé par Camus pour traduire the Great Ones uniquement
lorsqu’il s’agit de se référer aux dieux de la terre (notamment dans Kadath). Il s’en explique
dans sa préface, conscient que ce choix pourra déstabiliser certains lecteurs de son public-
cible – à savoir, ceux qui ont déjà intégré les repères du mythoscape lovecraftien proposé en

256
français jusque là (y compris ceux qui ne l’ont jamais lu, par exemple les adeptes du jeu de
rôle) et pour qui le vocable « Très Hauts » paraîtra étranger, voire déplacé. Camus indique
que ce choix a pour but de désarmorcer toute confusion entre les différentes hiérarchies entre
les dieux, tous uniformément qualifiés dans les traductions de ses prédécesseurs de « Grands
Anciens ».
En effet, même si Lovecraft fait varier les périphrase d’une nouvelle à l’autre, à
l’échelle de l’œuvre est perceptible une opposition assez marquée entre the Gods of Earth
(aussi small gods ou dans Kadath, the Great Ones) et the Other Gods / the Great Old Ones,
redoutables par leur altérité face à nos dieux familiers et tristement « petits », c’est-à-dire
faibles. Cette hiérarchisation peut être résumée en une phrase, dans « The Strange High House
in the Mist » :

[…] the host grew timid when he spoke of the dim first age of chaos before the gods or even the
Elder Ones were born, and when only the other gods came to dance on the peak of Hatheg-Kla
in the stony desert near Ulthar, beyond the river Skaï. (CF, 405)

Paule Pérez traduit ce passage en n’utilisant aucune majuscule pour designer les différents
types de divinités, ce qui donne une impression de continuité entre les catégories désignées,
tandis que Camus suit une stratégie globale de consolidation des repères du mythoscape : les
majuscules permettent d’établir des catégories hermétiques, différentes catégories d’entités
divines qui ne sauraient se mélanger. Les majuscules rétablissent par ailleurs la tonalité sacrée
du discours qui évoque ces noms figés par l’usage :

Pérez : l’hôte devint hésitant lorsqu’il parla des premiers âges précédant la naissance des dieux,
ou même des anciens dieux, quand les autres dieux venaient danser au sommet de Hatheg-Kla,
dans le désert de pierres près d’Ulthar, de l’autre côté de la rivière Skaï. (D, 349-50)

Camus : L’hôte […] fut gagné par une sorte de gêne lorsqu’il aborda cette première époque
trouble et chaotique d’avant la naissance des dieux et même des Très Anciens, celle où seuls
les Autres Dieux venaient danser au sommet de l’Hatheg-Kla, dans le désert rocheux près
d’Ulthar, sur l’autre rive du Skaï. (CR, 63)

Cette hiérarchisation d’un panthéon toujours foisonnant et impossible à connaître et


appréhender dans sa totalité représente un nouveau point de convergence mythopoétique entre
nos deux auteurs : la formule consacrée la plus largement utilisée par Dunsany est « the Gods
of old », équivalent des dieux terrestres, les plus proches de l’humanité, mais toujours
surpassés par d’autres divinités, venues d’encore plus loin, et donc plus Étrangères. On lit
ainsi dans « The Sorrow of Search » :

257
But one night as Shaun watched the gods of Old by starlight, he faintly discerned some other
gods that sat far up the slopes of the mountains in the stillness behind the gods of Old. (TG, 43)

Homassel : Mais une nuit, tandis que Shaun regardait les dieux d’Autrefois à la lumière des
étoiles, il discerna vaguement quelques autres dieux qui se tenaient bien plus haut sur les
pentes des montagnes, dans le silence, derrière les dieux d’Autrefois. (TD, 75)

L’écho est ici renforcé par l’usage commun du motif de la montagne comme résidence divine,
et la traduction littérale de « other gods » par « autres dieux ». Le littéralisme ne fonctionne
par toujours aussi bien lorsqu’il s’agit de conserver ces possibles points de convergence. On
trouve, dans le même recueil de Dunsany, le syntagme : « his sires, the elder gods » répété un
peu plus loin : « his lords, the elder gods ». La traduction française de Homassel donne « ses
pères/seigneurs, les dieux aînés » (TD, 32, 33), qui n’évoquera rien de lovecraftien au lecteur
– sauf si celui-ci a lu August Derleth ou est joueur de L’Appel de Cthulhu, puisque c’est dans
le cadre de ces réécritures que l’on trouve les « dieux aînés » intégrés au panthéon
lovecraftien.
De même, lorsque Dunsany fait dire à l’un de ses personnages : « alas for the Great
One that was a master and a soul to me » (« Blagdaross »). La convergence mythopoétique
est bel et bien présente, mais n’est pas actualisée par les traductions existantes : Julien Green
traduit mot à mot : « Hélas pour le Grand Un qui était mon maître et mon âme » (MD, 164), à
l’idiomatisme malmené par l’influence de sa langue maternelle qui, comme on l’a vu au
chapitre 2, prend parfois le dessus. Homassel choisit d’expliciter le pronom indéfini à partir
du contexte (l’énonciateur n’est en fait qu’un cheval à bascule mis au rebut, qui regrette
l’enfant qui jouait avec lui) : « Hélas pour le Grand Homme qui m’était maître et âme »
(CRv, 32). Malgré la majuscule, il paraît peut-être un peu étrange de parler d’« homme » ici,
au vu du contexte, et la collocation « grand homme », qui désigne en français un personnage
important, notamment politique, ne retranscrit pas l’aura divine dont l’objet doué de parole
nimbe l’enfant par ses mots. Pour la même raison, impossible ici de replacer « le Grand
Ancien » canonique si le traducteur souhaitait actualiser la résonance lovecraftienne ; mais
pourquoi pas « le Très Haut » proposé par Camus525 ?
Les exemples que nous avons passés en revue illustrent la problématique qui unit la
traduction et le texte sacré (ce dernier fût-il pseudo-sacré), dont la sensation de respect dû à la
lettre vient modifier la marge de manœuvre que se donne le traducteur, qui s’accordera plus

525
La résonance peut fonctionner dans les deux sens : ainsi, traduire « the small Gods of Earth » par « les dieux
plus familiers de la Terre (ainsi que le fait Paule Pérez) rappellera l’une des expressions favorites de Dunsany
traduite par « au-delà des champs qui nous sont familiers » (beyond the fields we know).

258
ou moins de jeu. Les contraintes pratiques de l’exercice traductif viennent se heurter aux
considérations idéologiques et poétiques du texte sacré :

L’écart pressenti ou appréhendé dans les « douleurs d’enfantement » de la traduction, la part de


perte ou le gain inespéré, l’entropie escomptée dans la translation d’une poétique vers une
langue-hôte gravitant dans une nébuleuse culturelle tout à fait hétérogène, tous ces augures
planant sur l’opération de traduction ne sont que des effets de diffraction, le reflet prismatique
de la distance qui lie en permanence les poétiques de la sphère profane à l’aura irradiant du texte
sacré, la déférence à la lettre qui conserve son intégrité, son inviolabilité aussi bien dans l’acte
de traduction (lecture intensive) que dans la pratique du commentaire (lecture extensive)526.

Toutefois, la tonalité sacrée du texte mythopoétique ne fait pas office de verrou qui viendrait
contraindre et limiter l’éventail des choix dont disposent les traducteurs. Pour la simple raison
que les textes, comme les lecteurs, sont pluriels et se trouvent au cœur d’échanges à double-
sens, ils deviennent au fil des réécritures objets interculturels partagés, malgré leur
inconsistance et leurs multiples métamorphoses – deux critères qui, ainsi que l’écrit Hans
Blumenberg, font office de « critère de l’authenticité d’une mythologie […]. Ainsi ce qui
révèle le mythe dans son originarité, c’est précisément ce qui le rend étranger au concept de
réalité de la modernité, lequel a pour critère la consistance527 ». La structure fondamentale des
histoires mythiques « s’oppose à l’établissement d’une vérité solide et unique528 » et le
véritable émerveillement se voit démultiplié par l’apparition d’un mythoscape conjuré par la
langue, sans cesse renouvelé et réinventé, spectacle d’illusionniste qui se déroule sous les
yeux médusés du lecteur invité à assister en temps réel à la création d’un monde. C’est ce qui
fait de l’écriture un enchantement, ainsi que l’a très habilement exprimé l’écrivain Greer
Gilman : « Writers are illusionists. They spell. », avant d’ajouter que le traducteur, lui aussi,
est doté d’un tel pouvoir : « Each variant respell the world529 » – chaque variante ré-écrit
autant qu’elle ré-enchante le monde.

526
Laurent Lamy. « Antoine Berman. L’Âge de la traduction. ‘La tâche du traducteur’ de Walter Benjamin, un
commentaire. Texte établi par Isabelle Berman avec la collaboration de Valentina Sommella. Saint-Denis,
Presses Universitaires de Vincennes, coll. ‘Intempestives’, 2008 ». TTR : traduction, terminologie, rédaction 23,
no 2 (2010) : 242.
527
Hans Blumenberg. La Raison du mythe. Op. cit., p. 35.
528
Ibid., p. 57.
529
Greer Gilman. « The Languages of the Fantastic ». In Edward James & Farah Mendlesohn (Éd.). The
Cambridge Companion to Fantasy Literature. Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 2012, p.
135, 141.

259
3. Nommer le Monde à l’échelle de l’œuvre

a. Chez Dunsany, des repères qui se dérobent


On a mentionné à quel point le mythoscape dunsanien se refuse à offrir des repères
solides et récurrents en ce qui concerne ses toponymes. Au fil de la lecture, on retrouve
néanmoins un lexique spécifique systématiquement associé à des éléments-clés du
mythoscape dunsanien. La demeure de ses dieux, plus qu’un lieu, est un mot : « Twilight »
(que ce soit le nom commun devenu nom propre : The Twilight, ou un toponyme aux
consonances plus mythologiques, voire bibliques : the fields of twilight – « les champs du
crépuscule », qui peuvent évoquer tout à la fois les champs Elysées de la mythologie grecque,
les champs d’Ialou qui sont leur équivalent égyptien, mais aussi le « Crépuscule des dieux »
de la mythologie nordique, avec tout ce que cette annonce de la fin des temps connote de
doux-amer. Notons que les deux termes renvoient également indirectement à l’Irlande et ses
« four green fields », ainsi qu’à l’ouvrage fondateur The Celtic Twilight de W. B. Yeats.
Hors du pays des dieux, on trouve tout simplement the worlds, toujours au pluriel, et
non-caractérisés, ce qui permet d’ouvrir dans l’imaginaire du lecteur une infinité de
possibilités. Les limites de cet espace, enfin, se cristallisent dans l’appellation monosyllabique
abrupte the Rim (dans The Gods of Pegāna et Time and the Gods), puis un peu plus
tardivement the Edge, les majuscules servant à faire de ces signifiants sans signifié de
véritables noyaux mythopoétiques, d’autant plus que le cinquième recueil de nouvelles de
Dunsany, The Book of Wonder, le fige définitivement par son sous-titre : « A Chronicle of
Little Adventures at the Edge of the World ».
Les toponymes The Rim et The Edge se voient rapprochés par les traductions
françaises, confondus même, puisqu’on les trouve traduits tous deux par le vocable « le
Bord ». Ainsi, l’une des divinités étant qualifée de « Lord of all Deaths between Pegāna and
the Rim » devient en français, traduit par Laurent Calluaud, « SEIGNEUR DE TOUTES LES
MORTS ENTRE PEGANA ET LE BORD » ; The Rim of the Worlds devient « Au Bord des
Mondes » (« The Deeds of Mung », DP, 71) et The utter Rim est traduit par « le Bord
suprême ». La traduction du recueil qui suit, signée par Anne-Sylvie Homassel, opte pour la
même stratégie, et le lecteur pourra donc percevoir cette cohérence formant un pont entre les
deux recueils. Là encore, c’est la répétition, y compris au sein d’une même phrase, qui crée un
effet incantatoire. On trouve ainsi, dans « Usury » :

260
Then Yahn lured to him shadows whose home was beyond the Rim, who knew little of joys
and nought of any sorrow, whose place was beyond the Rim before the birth of Time. (TG, 61)

Homassel : Puis Yahn attira à lui des ombres dont la maison se trouvait au-delà du Bord, qui
ne savaient presque rien des joies et rien du chagrin, dont la place était au-delà du Bord avant
la naissance du temps. (TD, 101)

En français, le glissement de rim à edge n’existe pas, c’est toujours « le bord » qui a la
préférence des traducteurs. On remarquera simplement des variations entre singulier et
pluriel : « Le(s) bord(s) du monde » chez Julien Green ainsi que chez Marie Amouroux et
dans sa version révisée par A.-S. Homassel. Amouroux, toutefois, s’autorise davantage de
variantes, notamment lorsque le texte-source ne comporte pas de majuscules. Il lui arrive par
exemple de transposer le substantif en verbe, sans doute par souci stylistique :

So it may be that Shepperalk’s fabulous blood stirred in those lonely mountains away at the
edge of the world to rumours that only the airy twilight knew (« Bride of the Man Horse »,
BOW, 342)

Amouroux donne donc « les lointaines montagnes qui bordent le monde » (LM.amo, p. 8), et
cela fait partie des détails qui ont été révisés par Homassel, dont la traduction rétablit le réseau
signifiant que créait le texte-source en proposant : « montagnes lointaines, solitaires, du bord
du monde » (LM.hom, 22)530.
Le réseau signifiant créé par Dunsany reste, toujours, mouvant malgré les récurrences
qui tendent à figer certains termes. L’auteur cultive l’idée d’une frontière évanescente,
merveilleuse, qui se dérobe sans cesse, et il joue avec ses mots fétiches comme un musicien
enchaîne les notes pour créer de nouveaux accords, et toujours mêle un sens géographique
concret avec une dimension plus abstraite, qui nous échappe. Ainsi que le souligne Darrell
Schweitzer :

530
Notons qu’il existe, bien que marginale, une autre proposition de traduction en français du toponyme
dunsanien : dans son introduction à La Grande Anthologie de la fantasy, publié en 1978 et dans laquelle figurait
une traduction de « Chu-Bu et Sheemish », Marc Duveau écrit :
Plus encore que la science-fiction, l’épopée fantastique est un genre lié au terroir. Ce sont des
imaginations anglaises et américaines qui ont voyagé jusqu’à la Lisière du Monde, à Zimiamvia, au pays
des Hobbits, dans celui de Kadath, au sein du Mirage, en Cimmérie, en Hyperborée, à Newhon, sur une
Terre en train de mourir, sur Krishna, dans une Crète mythique, en Atlantide, en Lémurie... Autant
d’auteurs, bien plus de mondes inconnus et magiques, ou connus par ouï-dire, mais toujours au-delà du
réel. (Marc Duveau. « Introduction générale : l’épopée fantastique ». La Grande Anthologie de la fantasy.
Le livre d’or de la science-fiction. Paris : Omnibus, 2003 [1978], p. 15-16.)
Il s’agit en fait d’une liste d’auteurs, tous désignés par métonymie par le nom désignant le monde imaginaire
dont ils sont les démiurges, et qui finissent par les dépasser. La « Lisière du Monde » est donc « the Edge of the
World » (qui n’apparaît pas dans « Chu-Bu et Sheemish », présentée ici) – cependant, la postérité n’ayant pas
retenu « Lisière », le renvoi à Dunsany ne peut être compris que par élimination : le lecteur doit reformer
mentalement les paires monde-auteurs, à partir du sommaire du recueil.

261
What does he mean by “Elfland”? It is more than just a country inhabited by elves. It is a
timeless realm beyond “the frontier of twilight”. […] Elfland is both a place and a state of
existence. It doesn’t conform to mundane rules of geography or anything else. [...] It is also a
literalized, multiplex metaphor for the imagination, for the lost innocence of childhood, for
everything which lies beyond our grasp531.

Schweitzer parle ici du roman The King of Elfland’s Daughter (1924), mais Dunsany
employait déjà les mêmes stratégies dans ses premières nouvelles. Afin d’indiquer où
l’imagination de Thomas Shap s’en va vagabonder, il donne par exemple la localisation :
« Southeast at the edge of twilight » (DT, 396). Amouroux traduit : « dans le Sud, au bord du
crépuscule » (LM.amo, 74), modifiant au passage le point cardinal qui, dans l’original,
évoquait à nouveau une liminalité. Homassel n’a pas modifié ce segment dans la version
révisée. Quant à J. Green, il traduit par « au sud-est du bord du crépuscule » (MD, 103). La
formulation paraît maladroite, car le lecteur se trouve bien en peine de prendre comme point
de référence un lieu aussi impalpable que « le bord du crépuscule » ; mais c’est peut-être là
que réside toute la poésie de l’archipel dunsanien ; un archipel qui trouble les boussoles, dans
lequel les points de repère se meuvent et qui, avec malice, met au défi le lecteur d’en dessiner
la carte.

b. La cristallisation des « Contrées du Rêve » lovecraftiennes


C’est dans le récit The Dream-Quest of Unknown Kadath que le lecteur trouvera le
plus de mentions d’un monde onirique tangible puisque, comme le titre l’indique, le texte
propose de suivre l’itinéraire d’un personnage poursuivant un but précis. Dans le texte
original, Lovecraft utilise le plus souvent l’appellation the dreamlands. Il n’est pas le premier
écrivain à s’en servir, puisqu’il existe un poème d’Edgar Allan Poe intitulé « Dream-Land »
(1844), et un autre de Lewis Carroll, « Dreamland » (1882). Quand on connaît l’influence du
premier sur Lovecraft, on peut vraisemblablement supposer qu’il ne s’agit pas d’une
coïncidence. Toutefois, Lovecraft ne s’y cantonne pas, puisqu’on trouve également la variante
the dream-world ainsi que les équivalents moins solidement imbriqués de ces deux mots
composés, dans lesquels le substantif dream plutôt que de prendre une forme adjectivale, sert
simplement de complément du nom : the world of dream(s) et the land of dream(s).
À titre de comparaison, le tableau ci-dessous dresse un récapitulatif de tous les termes
trouvés dans les trois traductions existantes du texte. En gras les termes apparaissant
significativement plus fréquemment chez chacun des trois traducteurs :

531
Darrell Schweitzer. Pathways to Elfland. Op. cit., p. 79.

262
B. Noël A. Mousnier-Lompré D. Camus
dreamland(s) les terres du rêve (qui les provinces oniriques les/nos Contrées du Rêve
avoisinaient notre monde) notre province du rêve
notre terre et sa province du les Contrées du Rêve des
les mondes du rêve rêve autres mondes
notre monde des rêves
le monde terrestre du rêve le pays onirique de la Terre, notre terre et sa Contrée du
le monde du/des rêve(s) le pays du rêve (terrestre) Rêve

le/les pays des rêves, la terre du rêve les régions terrestres des
le pays des rêves de la Terre Contrées du Rêve
le pays terrestre des rêves le rêve
le pays du rêve

the dream-world le monde des rêves le monde du rêve les Contrées du Rêve
le monde onirique notre monde des rêves
le monde des rêves de
Carter
the land of la terre du rêve la terre du/des rêve(s) le pays des rêves
dream(s) le pays du/des rêve(s) la Terre des rêves (aml)
les landes de ses rêves la Contrée du Rêve
la province du rêve (aml) les Contrées du Rêve

the world of le monde des rêves le monde du rêve le pays des songes
dreams
the waking le monde de l'éveil le monde de l'éveil le Monde de l'Eveil
world le monde éveillé

On remarquera rapidement que les diverses traductions ne reflètent pas également le


caractère flexible du toponyme original. Celle de Noël hésite et papillonne entre « pays »,
« terre » et « monde » ; Mousnier-Lompré utilise d’abord constamment « province », puis on
trouvera presque exclusivement « pays », et même effacement du repère géographique à un
certain point, puisqu’il se contentera du conceptuel « le rêve ». Quant à Camus, on le trouve
beaucoup plus monolithique dans son usage de repères géographiques unifiés : il utilise
presque exclusivement « Les Contrées du Rêve », ce qui justifie notamment le titre du recueil.
Arrêtons-nous sur divers points de divergences. Tout d’abord, il y a dans le texte-
source comme dans les textes-cibles oscillation constante entre le singulier et le pluriel.
L’effet d’hésitation entre unicité et multiplicité est semblable à celui que l’on peut ressentir
lorsque l’on regarde dans un kaléidoscope. Ce monde ne cesse de se subdiviser, ses parties
s’avérant en tout point semblables au tout à mesure que l’on y regarde de plus près. On trouve
par exemple our / earth’s dreamlands par opposition à un très vague et légèrement menaçant
other dreamlands, mais également par opposition à des dimensions plus personnelles lorsque

263
le possessif nous dit qu’une partie est propre au personnage (« ses rêves », « le monde des
rêves de Carter »).
Notons que ce monde onirique a parfois un autre opposé : the lands of waking, ou plus
souvent the waking world (cf. dernière ligne du tableau). Il y a moins de récurrence et moins
de variations ici. Le gérondif waking, verbe morphématiquement nominalisé, invite à l’usage
du vocable « éveil », ce que font les trois traducteurs. Encore une fois, Camus signale par des
majuscules ce point de repère signifiant du mythoscape lovecraftien. Dans le texte-source, ce
gérondif peut d’ailleurs caractériser d’autres noms, par métonymie : on trouve à plusieurs
reprises waking life que les trois traducteurs rendent par « le monde de l’éveil », ce qui vient
appuyer la spatialisation du cycle sommeil-éveil métaphoriquement représentée par le texte de
Lovecraft. Dernier exemple : « manuscripts made by waking men » (CF, 412). Noël et
Camus étoffent à nouveau : « des hommes du monde de l’éveil » (Camus y appose toujours
des majuscules : « le Monde de l’Éveil », CR, 113). Mousnier-Lompré reste ici plus littéral,
puisque l’adjectif correspondant à waking, qui était difficilement applicable à un concept
abstrait tel que « la vie » dans l’exemple précédent, fonctionne ici avec le nom qualifié : « des
hommes éveillés ». Plutôt que de souligner une désignation purement géographique, il la fait
glisser vers le champ plus métaphysique et spirituel de la conscience.
À cet effet de démultiplication horizontale, d’éclatement du monde en « contrées »,
s’ajoute celui des diverses strates qui composent ce monde comme autant de couches posées
les unes sur les autres : on trouve the small lands of dream par opposition à upper dreamland.
Les traducteurs ne s’efforcent pas toujours, dans ce cas, de construire une paire constante de
toponymes symétriques. Bernard Noël propose tout d’abord « les basses terres du rêve » mais
fait varier la traduction du second élément : « le haut pays des rêves », « la terre de rêve
supérieure », « la haute terre du rêve ». À l’inverse, David Camus s’en tient rigoureusement
au couple des « petites Contrées du Rêve » et des « Hautes Contrées du Rêve ».

Quelle que soit la configuration, le composé dream est presque systématique rendu par
« rêve », plus rarement par l’adjectif « onirique », pour un effet plus littéraire. Camus traduit
une fois par « le pays des songes » ; or, pour la traduction du titre du poème de Poe,
mentionné plus haut, Mallarmé avait retenu « Terre de Songe »532. Ce choix pourrait
reproduire le lien intertextuel contenu dans l’original, s’il n’était employé de manière aussi
marginale (on aurait toutefois effacé d’autres références potentiellement repérables, comme

532
Edgar A. Poe. Les Poèmes d’Edgar Poe. Trad. Stéphane Mallarmé. Paris : Léon Vanier, libraire-
éditeur, 1889, p. 73-77.

264
on va le voir). On remarque donc que dans le nom composé The Dreamlands, c’est surtout le
nom lands qui est sujet à variation, puisqu’il existe un panel très large de termes français
correspondants, qui viendront chacun apporter une couleur connotative différente :
– Traduit par « Pays » (choix le plus fréquent de Noël et Mousnier-Lompré), il nous
rappelle d’autres classiques, notamment de la littérature pour enfants (on pensera au « Pays
des Merveilles » d’Alice, au « Pays imaginaire » de Peter Pan, au « Pays d’Oz » et à son
magicien…) – de quoi susciter potentiellement chez le lecteur le même effet de retour en
arrière ou de retombée en enfance que chez les personnages (Bernard Noël a été aussi
traducteur d’Alice533). Il évoque également des frontières, le voyage, l’exotisme, mais à un
degré plutôt ordinaire qui fait du personnage un touriste pour les zones les plus civilisées, ou
un explorateur quand il s’agit de régions plus hostiles.
– Traduit par « Monde(s) », il se fait plus vague, plus flou, plus proche du cosmique,
tout en évoquant la collocation évidente de « l’Autre Monde » qui fait poindre l’idée de mort
et la proximité qu’elle entretient avec le rêve (rappelons qu’Hypnos et Thanatos, le sommeil
et la mort dans la mythologie grecque, sont frères jumeaux). On le trouve surtout, assez
logiquement, lorsque Lovecraft utilise « world » plutôt que « land(s) »534.
– Traduit par « Provinces » (chez Arnaud Mousnier-Lompré exclusivement), il évoque
une impression de hiérarchie géographique plus forte et encourage à cartographier
mentalement cet espace imaginaire par rapport à un centre, qui serait donc le monde de
l’éveil. La traduction du Mousnier-Lompré, de manière générale, semble chercher à utiliser
des termes moins courants, plus archaïsants, ainsi qu’un registre soutenu.
– Enfin, traduit par « Contrée(s) », son registre appuie la littérarité de l’espace ainsi
désigné, ainsi que son unité535. À quelques exceptions près, Camus use exclusivement du
toponyme figé « Les Contrées du Rêve », qui a donné son titre au recueil tout entier. Cette

533
Lewis Carroll. Alice racontée aux petits. Trad. Bernard Noël. Paris : L’École des Loisirs, 1978.
534
Le Dictionnaire des lieux imaginaires, ouvrage traduit de l’espagnol, a pour entrée « Monde-du-Rêve », les
traits d’union et les majuscules visant à consolider l’expression en tant que toponyme figé. Néanmoins le lecteur
qui, suite à cette lecture, se tournerait vers les récits de Lovecraft parus en français ne l’y retrouverait nulle part,
ce qui pourrait créer une certaine gêne, au moins passagère, le temps de faire l’équivalence entre le très solide
« Monde-du-Rêve » et les diverses autres appellations que l’on trouve en traduction.
(Alberto Manguel et Gianni Guadalupi. Dictionnaire des lieux imaginaires. Trad. Patrick Reumaux, Michel-
Claude Touchard & Olivier Touchard. Babel. Arles : Actes Sud, 2006, p. 347).
535
Remarquons que la traduction de lands par « contrées » sert également à compenser la perte d’éléments
archaïques à d’autres endroits, même lorsqu’il ne s’agit pas de désigner l’ensemble du monde imaginaire :
“All through seven lands have I sought thee” (Iranon, CF, 152)
Pérez : Je t’ai cherchée à travers sept contrées. (D, 64)
Camus : Je t’ai cherchée partout dans les Sept Contrées. (CR, 22)
L’usage des majuscules chez Camus est un procédé caractéristique de la stratégie de fixation des toponymes
visible dans sa traduction.

265
fixation du toponyme ne provient pas de l’une des deux traductions antérieures, mais Camus
ne saurait en revendiquer la paternité. C’est en fait en sortant du domaine de la littérature que
l’on en trouve la source : ce terme apparaît pour la première fois en 1987 dans la traduction
française d’un ouvrage de jeu de rôle inspiré de l’univers de Lovecraft. Ces livres destinés à
des joueurs rassemblent informations, descriptions et illustrations sur l’univers littéraire de
Lovecraft pour que chacun puisse s’en servir comme décor à ses propres histoires, et sont
encore l’objet de nouvelles éditions aujourd’hui. Ils contribuent donc à fixer les noms chez
des lecteurs / joueurs, sans que ceux-ci aient forcément lu les œuvres dont ils sont issus ou
inspirés. On découvre ainsi que pour reconstituer le puzzle, il faut ajouter au moins une
personne supplémentaire à l’équipe des traducteurs de Lovecraft : Thérèse Caussé, traductrice
du supplément Les Contrées du Rêve pour le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu536.
David Camus, qui s’étend longuement dans sa préface sur la manière dont il a choisi
tel ou tel terme, n’y fait pas allusion. Qu’il ait choisi ce terme parce que ce dernier avait
intégré l’imaginaire collectif le posant en équivalent strict des Dreamlands, ou que cela ait été
fait à dessein pour attirer l’attention des pratiquants du jeu en question, le fait est que ce
terme, appuyé de majuscules qui le consolident, fait aujourd’hui partie d’un certain canon
lovecraftien francophone537. Repérons d’ailleurs ce qui pourrait être un éclaboussement
lovecraftien sur Dunsany dans cette citation de Max Duperray lorsqu’il résume Idle Days on
the Yann : « le rêveur s’échappe vers les contrées de ses métaphores obsessionnelles, les
‘Contrées du Rêve’. Cette fois, elles prennent un nom et s’ancrent dans une géographie […]
même si elle est imaginaire, synthèse du monde fantasmé dont les fragments se sont
accumulés au fil des publications éparses et/ou regroupées538 ». Dans ce passage, les
guillemets semblent indiquer que « Contrées du Rêve » est un toponyme qui va figurer dans le
texte de Dunsany. Pourtant, la lecture révèle qu’il n’en est rien, car la traduction d’Anne-
Sylvie Homassel ne fait pas usage de ce terme. Au début du conte, « There are no such places
in all the land of dreams. » est traduit par « Il n’est aucune terre de ce nom dans le pays des
rêves » (CRv, 55), tandis qu’à la fin, on trouve la variante suivante :

536
Campbell-Robson, Kerie L., Keith Herber & Sandy Petersen. Les Contrées du Rêve. Trad. Thérèse Caussé.
Paris : Descartes, 1987.
537
Le même titre figure sur la couverture du recueil publié en 2018 chez Bragelonne. Arnaud Demaegd nous a
confié, au cours d’un entretien téléphonique, n’avoir même pas réfléchi à deux fois avant d’opter pour
« Contrées du Rêve ». Il partage l’habitus de rôliste de Camus, et a en outre été marqué par les nouvelles
traductions de ce dernier – concernant la traduction de Great Ones mentionnée plus haut, il a adopté les Très
Hauts de Camus, signe des prémisses d’une adoption francophone du terme qui pourra mener à sa canonisation.
538
Max Duperray. « Introduction ». CRv, p. 12.

266
[…] looking westwards, you may see the fields of men, and looking eastwards see glittering
elfin mountains, tipped with snow, going range on range into the region of Myth, and beyond it
into the kingdom of Fantasy, which pertain to the Lands of Dream. (DT, 281)

Homassel : […] l’on peut voir, à l’ouest, les champs des hommes, à l’est les montagnes
scintillantes des elfes, coiffées de neige, menant de massif en massif à la région des Mythes,
puis au-delà vers le royaume de l’Imaginaire, province des Terres du Rêve. (CRv, 73)

Il est possible que ce phénomène soit tout simplement dû au fait que Max Duperray n’a pas eu
accès à la version traduite à paraître, peut-être encore inachevée lorsqu’il écrit sa préface, et
cite donc le texte en traduisant lui-même le toponyme. Mais on peut également comprendre
les guillemets utilisés par Duperray comme signalant une citation issue d’ailleurs, et dont la
source ne serait pas donnée – l’écho lovecraftien sera évident pour un lecteur ayant
connaissance du recueil traduit par David Camus et de son titre.
On pourra donc conclure que, parmi les trois traducteurs du récit de Kadath, seul Camus
a opéré une traduction qu’on pourra qualifier de « mythopoétique » qui vienne définitivement
« baptiser » en français le mythoscape lovecraftien – le baptême représentant un acte
fondateur, à l’importance symbolique aussi importante que la naissance elle-même :

a successful reference depends on a moment of “baptizing” when a name was attributed to an


object. Only this initial dependency of a name on an existent guarantees subsequent successful
uses of the name. A referential link is hence what constitutes naming; an inability to reconstruct
a moment of baptizing creates a block in the referential chain and thus results in an unsuccessful
naming539.

Duperray eût-il utilisé dans sa préface les termes employés par Homassel (« pays des rêves »
ou « Terres du Rêve »), l’écho lovecraftien n’aurait pas eu lieu de manière aussi
immédiatement reconnaissable ; il ne s’agirait pas de référence directe, mais plutôt incidente,
voire même fortuite540.

539
Ruth Ronen. Possible Worlds in Literary Theory. Op. cit., p. 43-44
540
Dunsany a écrit deux autres récits expressément en lien avec cette première nouvelle, pour former le cycle
intitulé « Beyond the Fields we Know » : « A Shop in Go-By Street » et « The Avenger of Perdóndaris ». On y
trouve de nouveau le toponyme the Lands of Dream, figé :
It is very seldom that any dreamer travelling in Lands of Dream is ever seized by these beasts, and yet I
ran; for if a man’s spirit is seized in the Lands of Dream his body may survive it for many years and well
know the beasts that mouthed him far away and the look in their little eyes and the smell of their breath
(« A Shop in Go-By Street », The Complete Pegāna. Op. cit., p. 222.
Ces textes n’ont pour l’heure jamais encore été traduits en français. Si un traducteur s’y attelait en optant pour
« Contrées du Rêve » pour rendre Lands of Dream, nous serions à un degré extrême de lien mythopoétique entre
les textes-mondes dunsanien et lovecraftien.

267
Pourrait-on envisager, sur le même modèle, une stratégie de traduction de Lovecraft,
qui en fasse rejaillir de la même manière les aspects dunsaniens ? Le texte-source, par
endroits, semblerait s’y prêter tout particulièrement, même au sein d’une seule phrase :

But these horrors took him only to the edge of reality, and were not of the true dream country
he had known in youth […]. (CF, 395)
Noël : Toutes ces horreurs ne le portèrent cependant qu’au bord de la réalité, sans jamais lui
faire franchir les bornes de cette vraie contrée des rêves que sa jeunesse avait connue […].
(DM, 153)
Camus : Mais ces horreurs ne l’emmenèrent jamais qu’au bord de la réalité, car elles ne
relevaient pas du véritable pays des rêves qu’il avait connu dans sa jeunesse […]. (CR, 238)

Il se trouve que les deux traducteurs français rendent edge par « bord », entrant ainsi en
résonance avec les versions françaises de Dunsany. Par ailleurs, cet exemple montre comment
d’un seul coup, la version de Noël épouse le canon lovecraftien par l’irruption du vocable
« contrée » associé aux rêves (qui traduit ici country, et pourrait aussi bien résulter d’une
lecture trop rapide le poussant au calque), tandis que Camus, qui traduit naturellement country
par « pays », s’en éloigne paradoxalement en restant au plus proche du texte-source.

III. Le traducteur, prophète faillible ?

1. Retraduire, réviser, réécrire, corriger…

On a mentionné l’importance de la répétition dans le cadre de l’œuvre mythopoétique,


et cette répétition concerne aussi l’acte de traduction lui-même. Elle pose la question du lien
qui se forme non seulement entre un texte-source et un texte-cible, mais entre plusieurs textes-
cibles issus d’un même texte-source. Or, l’une des raisons les plus évidentes pouvant justifier
un projet de retraduction est que la première traduction n’est pas satisfaisante, et ce selon un
certain nombre de critères. Le premier d’entre eux, et qui peut difficilement être contesté, est
celui des erreurs de traduction, mettant en cause la compétence du traducteur. « Toute
traduction est défaillante », écrivait Berman, « marquée par de la non-traduction » et « les
premières traductions sont celles qui sont le plus frappées par la non-traduction » de sorte

268
que « la retraduction surgit de la nécessité non certes de supprimer, mais au moins de réduire
la défaillance originelle541 ».
Notre corpus comporte plusieurs exemples de ce phénomène. En ce qui concerne
Dunsany, nous disposons de deux versions du Livre des Merveilles : la première édition de
1998 chez Terres de Brume, reproduisant le texte de 1924 traduit par Marie Amouroux, et une
seconde édition de 2002, dont la traduction a été « révisée » par Anne-Sylvie Homassel. Il
s’agit expressément d’un retravail d’une traduction déjà existante, et l’ouvrage crédite
d’ailleurs Amouroux en tant que traductrice. L’analyse comparative des deux textes démontre
que cette révision a été faite en profondeur, car ils diffèrent de manière fort significative par
endroits, mais la première tâche que se donne Homassel est de rectifier certains faux-sens
relevant manifestement de l’inattention (par exemple seventeen traduit par « soixante-dix » ;
ou encore the wizened tree traduit par « l’arbre magique », sans doute par rapprochement
fallacieux de wizened et wizard, qu’Homassel remplace par « l’arbre desséché »). D’autres
erreurs sont plus difficiles à expliquer : barbicans traduit par « gargouilles » alors qu’il s’agit
de « tourelles », et plus étonnant encore, car le texte-source est ici transparent : « and kings
ruled, and Demons ruled, and kings came again » (« Miss Cubbidge and the Dragon of
Romance »), qu’Amouroux avait traduit par « Les rois gouvernèrent ; plus tard, la
démocratie ; les rois revinrent » (LM.amo, 44), ce qui laisse entrevoir une critique politique
bien absente du texte-source. La révision de la traduction permet de désamorcer le contresens.
Dans le cadre des recueils Les Contes d’un Rêveur, Le Temps et les Dieux, et L’Épée
de Welleran, Homassel a également retraduit toutes les nouvelles qui figuraient dans le recueil
Merveilles et Démons de Julien Green, mais sans visée correctrice puisqu’elle n’avait pas
connaissance de l’existence de ces traductions. Interrogée à ce sujet, elle déclare d’ailleurs
que « ce ne sont pas de nouvelles traductions d’ouvrages déjà parus en français542 ». Elle a
donc abordé ce travail comme une véritable première traduction. Il semble d’ailleurs qu’il
s’agisse de sa posture de base lorsqu’elle traduit : elle indique avoir également traduit pour
Babel-Actes Sud, à l’initiative d’Alain Chareyre-Méjan, L’Ombre sur Innsmouth, de H. P.
Lovecraft (traduction qui n’est jamais parue pour des raisons de droits), mais sans avoir
consulté les traductions françaises précédentes. Pour les deux auteurs, le travail préparatoire
de la traductrice a consisté à consulter exclusivement d’autres ouvrages du même auteur.
La traduction est donc envisagée ici comme un face à face avec le texte-source, son
auteur et son style, plutôt que comme un jalon s’inscrivant dans la chronologie de son après-

541
Antoine Berman. « La retraduction comme espace de la traduction ». Op. cit., p. 5.
542
Anne-Sylvie Homassel, entretien personnel réalisé par e-mail le 26 mai 2015.

269
vie en langue étrangère. Le nombre de participants à ce jeu de langage est réduit à deux –
Homassel indique d’ailleurs n’avoir reçu aucune consigne particulière de la part de l’éditeur,
la seule intervention d’un tiers ayant consisté en l’initiative du projet d’édition. Une fois
qu’elle a été sollicitée et a accepté la mission de traduction, Homassel a été seul maître à
bord543.
Une posture tout à fait opposée à celle-ci est celle de David Camus qui, lorsqu’il
traduit les nouvelles des Contrées du Rêve, se montre particulièrement conscient de ceux qui
l’ont précédé, de leurs failles comme de leurs apports, et de la problèmatique de
rupture/continuité qui se pose dans ce contexte. Il en parle abondamment dans sa préface et
mentionne les deux traducteurs dont il prend la suite. Il indique dans un entretien avoir repéré
chez Bernard Noël « plus de 200 bourdes majeures, qui viennent contredire le fond comme la
forme de l’œuvre de Lovecraft544 » et donne plusieurs exemples, des plus scandaleusement
évidents (le tristement célèbre « So long, Carter » traduit par « Si long, Carter ») au plus
difficile à déceler (« That hateful lawn-party » traduit par « cette fameuse partie de tennis »),
sans oublier les nombreux faux-sens (du type resume traduit par « résumer »). Enfin, Camus
rappelle que la traduction de 1955 porte également la marque de son époque par les
nombreuses coupes qu’elle fait dans le texte-source, et qu’il faut rétablir si l’on prétend faire
redécouvrir Lovecraft.
Il est inutile de multiplier les exemples plus avant. Ce type de traduction fautive fait
partie intégrante de l’après-vie de l’œuvre et constitue même un facteur favorisant la
retraduction, que ce soit sous forme de révision ou de nouvelle traduction, ainsi que le
montrent ces deux cas. Mais il peut également arriver que les erreurs, inexactitudes ou
mauvaises compréhensions du traducteur aient une portée bien plus grande que cela,
notamment lorsqu’elles concernent les noms propres.

543
Le témoignage de Homassel révèle une dimension interpersonnelle à la traduction : interrogée sur l’impact
ressenti de ses traductions de Dunsany et Lovecraft sur sa propre pratique littéraire, elle répond :
« Une extrême sympathie pour l’homme Dunsany […] et une grande admiration pour son style et son
imaginaire. Je ne parlerai pas d’un impact défini sur la pratique littéraire, mais je dirai qu’avec quelques
autres grands auteurs de littérature dite fantastique (James Hogg, Emily Brontë, Max Beerbohm, Ernest
Bramah, Robert Aickman) il constitue pour moi une une sorte de référence harmonique.
Pour ce qui concerne Lovecraft… Ni influence, ni sympathie, ni impact particulier, hormis le fait que le
terme de shoggoth est entré dans mon vocabulaire personnel (il y signifie quelque chose comme personne
stupide, désagréable et encombrante…)
Ce schéma apparaît comme tout à fait caractéristique de l’impact différent que peuvent produire Dunsany et
Lovecraft chez les lecteurs / réécrivains : Dunsany laisse avant tout une marque stylistique, poétique, presque
musicale (sensible dans les éloges que fait Lovecraft à son sujet) tandis que Lovecraft se caractérise surtout par
le legs d’une typologie de noms propres forts qui suffisent à évoquer tout un monde imaginaire.
544
David Camus. « Il faudrait retraduire tout Lovecraft ». Le Cafard Cosmique. Base de données science-fiction
/ fantasy / fantastique, 2011. Web. Consulté le 9 fév. 2014.

270
2. Retranscrire le sens voilé

Ainsi qu’on l’a mentionné au début de ce chapitre, le mythoscape se conçoit comme


objet cosmogonique, issu d’un verbe divin ayant le pouvoir d’évoquer, de faire surgir, puis de
baptiser pour donner une existence définitive. On l’a vu, des termes aussi simples que edge,
twilight, dream peuvent déjà porter en eux-mêmes des trésors d’intertextualité, de symbolisme
et de connotations. Prendre un mot composé tel que Dreamlands démultiplie cette dimension.
Il y en a une autre que nous évoquerons ici : que faire lorsque l’auteur du texte-source
opacifie délibérément les noms propres, soit par jeu pur et simple, soit pour recréer une
historicité de la langue en faisant jouer l’étymologie, factice ou non ? Derrida parlait à ce sujet
d’une dimension confinant à l’intraduisible : « when a so-called proper name is not simply
proper, when it maintains meaningful relations with common nouns and the meaning meant
by common nouns, its resistance to translation carries with it entire regions of
untranslatability545 ».
On a mentionné le recours abondant de Lovecraft et Dunsany à des noms propres
opaques, exotiques ou Étrangers. En revanche, on trouve également des noms un peu plus
transparents lorsqu’ils cherchent à allier les sonorités de l’étrangeté à celle de l’antiquité : par
exemple, il a été suggéré que, chez Lovecraft, le nom du roi Kuranès résulterait du
rapprochement de Kronos et Ouranos, et que le nom de la cité de Sarkomand serait une
déformation du nom de Samarcande, capitale ancienne de la Mongolie546.
Lorsque Dunsany met en scène la naissance du langage dans ses pastiches
cosmogoniques, et avec eux la manière dont les Hommes baptisent le monde qui les entoure,
il emploie le même type de déformation phonétique obscurcissante que pouvait pratiquer
Lovecraft. Ainsi, par exemple :

They say that the Sea is a river heading towards Hercules, and they say that he touches against
the edge of the world, and that Poltarnees looks upon him. […] And the river sweeps onwards
ever. And the name of the River is Oriathon, but men call it Ocean. (« Poltarnees », DT, 233)

545
Jacques Derrida et Eric Prenowitz. « Who or What Is Compared? The Concept of Comparative Literature and
the Theoretical Problems of Translation. » Discourse 30, no 1-2 (2008) : 37.
546
Jean-Pierre Picot. « Les parcours oniriques dans The Dream-Quest of the Unknown Kadath de H.-P.
Lovecraft ». Op. cit., p. 376.

271
Le glissement orthographique censé représenter la déformation phonologique est ici
relativement transparent, d’autant plus que plusieurs éléments sont présents dans le texte pour
guider le lecteur afin qu’il apprécie la subtilité du jeu de mots : Dunsany pose d’abord
l’équivalence entre la Mer et la rivière (la majuscule venant la déifier), et la répétition de They
say nous rappelle qu’il ne s’agit pas d’une vérité essentielle mais d’un récit mythique des
origines. Ce récit comporte deux noms : l’un, censé être le « Vrai » nom, et le second, son
nom « vulgaire », ramené au quotidien, tel qu’utilisé hors du cadre sacré. Les deux traductions
de ce texte optent pour des choix différents : Homassel reporte « Oriathon » tel quel, tandis
que Julien Green, dans sa traduction beaucoup plus ancienne, opère une légère francisation du
nom en remplaçant Oriathon par « Oréathon », sans doute pour le rendre visuellement plus
proche du nom « Océan » (MD, 59).
Ces stratégies différentes peuvent être vues comme un changement de paradigme qui
s’est opéré dans les normes traductives au cours des décennies. À l’époque où Green traduit, il
n’est pas inhabituel de franciser les noms étrangers lorsque l’on traduit de la fiction (l’héroïne
du Magicien d’Oz est connue en français sous le nom de Dorothée, par exemple). Homassel
traduit aujourd’hui, et cette tendance s’est inversée : on a désormais tendance à éviter
l’acculturation par la traduction des noms propres, qui semble désormais maladroite, voire
déplacée. Bien sûr, il se peut également que la traductice ait tout simplement estimé que le
terme choisi par Dunsany était suffisamment proche du français pour ne pas justifier de
modification car tous les indices présents dans le texte suffisaient pour que le lecteur
comprenne de quoi il en retournait.

Une problématique différente apparaît dans la nouvelle « The Sword and the Idol »,
conte préhistorique mettant en scène des hommes primitifs que Dunsany prend soin de ne
faire s’exprimer qu’avec un langage naissant, fait de monosyllabes et dans lequel manquent
encore des mots, qui vont surgir avec le besoin de nommer les choses à mesure qu’on les
découvre. C’est, mine de rien, l’émergence de la dimension symbolique du langage que
dépeint Dunsany dans ce court récit. Ainsi, l’épée (forgée par hasard quand un homme a
utilisé des pierres riches en fer pour cuire sa viande) est baptisée Death - les deux traductions
donnent « Mort » en français. Le chien du chef de clan, Warner, fait en revanche diverger les
traducteurs : Julien Green opte pour un simple report (MD, 95), peut-être oublieux du fait
qu’avant d’être un véritable nom propre anglo-saxon, warner est un verbe nominalisé – « one
who warns ». Dans l’économie du récit, ce nom propre ne fait pas sens. Homassel, attentive à
cette dimension, le traduit par « veilleur » (CRv, 77).

272
On trouve enfin un dernier exemple lorsque l’un des personnages découvre un arbre
qui ressemble à un visage et, afin d’obtenir une autorité dans sa tribu, en fait la première
idole, qu’il baptise « Ged » :

And some of the tribe questioned Ith about the still thing that was like a man, and Ith said, “This
is Ged.” Then they asked, “Who is Ged?” and Ith said, “Ged sends the crops and the rain; and
the sun and the moon are Ged’s.” (“The Sword and the Idol”, DT, 286)

Dunsany est ici extrêmement soigneux : l’objet du discours est d’abord qualifié de « the
thing », et ne se caractérise que par sa ressemblance avec la forme humaine. Puis intervient le
baptême : « This is Ged », qui dès lors qu’il est doté d’un nom, peut se faire sujet du discours,
sujet agissant, et même sujet maître de son environnement. Comparons maintenant :

Green : Quelques-uns de la tribu demandèrent à Ith ce qu’était la chose immobile qui


ressemblait à un homme. Ith répondit : « C’est Ged. » Et ils demandèrent : « Qui est Ged ? » Ith
répondit : « Ged envoie les moissons et la pluie ; le soleil et la lune sont à Ged. » (MD, 97)

Homassel : Et certains dans la tribu posèrent des questions à Ith sur la chose immobile qui était
pareille à un homme, et Ith répondit : « C’est Fieu. » Ils demandèrent alors : « Qui est Fieu ? »
et Ith répondit, « Fieu envoie les moissons et la pluie ; et la lune et le soleil sont à Fieu. »
(CRv, 79)

« Ged », évidémment, dénote une proto-divinité, nommée avant qu’un hypothétique


glissement vocalique en fasse le God que connaît le lecteur anglophone. Homassel utilise le
même procédé que Dunsany en déformant le mot « Dieu », mais préfère faire varier la
consonne que la voyelle. Ce faisant, il est intéressant de remarquer que s’ajoutent encore
d’autres couches de sens à l’attention du lecteur. Ce dernier pourra rapprocher « fieu » de
« feu », l’élément qui a permis au début du récit aux hommes d’obtenir la toute première épée
de l’histoire, et y voir une illustration de la manière dont l’homme peut percevoir une
dimension mystique dans tout élément naturel. En outre, « fieu » est un substantif avéré bien
que relevant du régionalisme et aujourd’hui vieilli ; il signifie « fils » ou « enfant »547, ce qui
permet d’ajouter une dimension ironique au texte : il permet de sous-entendre que ce n’est pas
Dieu qui est à l’origine de l’homme, mais l’inverse.
Dans sa traduction, Green conserve « Ged » tel quel. On ne peut savoir s’il n’a pas
perçu le jeu de mots ou si ce choix est délibéré. Cependant, le fait que le procédé ne soit pas
retranscrit par la traduction ne signifie pas forcément que son effet en soit complètement et
irrémédiablement perdu. Le sens s’en voit simplement davantage obscurci, opacifié, et plus

547
« Fieu ». ATILF. Centre national de ressources textuelles et lexicales, CNRS, 2012. Web. Consulté le 31
janvier 2018.

273
exigeant à décrypter pour le lecteur. Ce dernier se devra, pour le comprendre, de rester
conscient qu’il est en train de lire un texte en traduction, issu de l’anglais, et intégrer cette
dimension dans sa compréhension du texte. Dès lors, il n’est pas déraisonnable de penser qu’il
saura lui-même faire le rapprochement entre Ged et le substantif anglais God, que même les
non-anglophones seront très susceptibles de connaître. En conclusion, la traduction de Green
ajoute une dimension méta-textuelle et interlinguistique, là où celle de Homassel ajoute une
dimension intralinguistique en faisant appel à un régionalisme. Là où l’on aurait pu percevoir
une « perte », il est également possible de voir un enrichissement en termes de possibilités de
lecture.

Les deux versions du passage ci-dessus illustrent également une autre « perte » : le
langage presque exclusivement monosyllabique auquel s’astreint Dunsany s’avère
extrêmement difficile à reproduire en français, et aucun des deux traducteurs n’a
manifestement cherché à suivre cette contrainte. Par conséquent, le français du texte-cible
paraît beaucoup plus écrit que l’anglais du texte-source. À cet égard, influencé par son habitus
d’écrivain formé en France, Julien Green a tout particulièrement tendance à suivre les normes
d’usage du français en littérature, ainsi qu’on l’a mentionné au chapitre 2. Il répugne
notamment à conserver les répétitions du texte-source, suivant ainsi une règle profondément
ancrée en français. Ainsi s’achève la nouvelle « The Sword and the Idol » :

Deep in his heart Lod shuddered, for his instinct told him that Ged wanted Lod’s only son, who
should hold the iron sword when Lod was gone.
No one would dare touch Lod because of the iron sword, but his instinct said in his slow mind
again and again, “Ged loves Ith. Ith has said so. Ith hates the sword-holders.”
“Ith hates the sword-holders. Ged loves Ith.”(…) “Good-bye, old sword!” And Lod laid it on
the knees of Ged, then went away.
And when Ith came, a little before dawn, the sacrifice was found acceptable unto Ged. (DT,
287)

Le texte répète les noms propres plutôt que de les remplacer par des pronoms, ce qui révèle,
comme les monosyllabes, à quel point la maîtrise du langage humain des personnages est ici
basique. En outre, Lod a intégré le nom de Ged dans son vocabulaire et procède par
raisonnements logiques simplistes pour essayer de déduire la volonté de cette entité qu’il
perçoit comme supérieure mais sans encore parvenir à en déterminer la nature. Chez Green,
tout est beaucoup plus complexe :

Green : Au fond de son cœur, Lod trembla, car son instinct lui disait que l’idole voulait le fils
unique de Lod, parce que celui-ci tiendrait le glaive de fer quand Lod serait mort. Personne

274
n’osait toucher à Lod à cause du glaive, mais son instinct lui redisait encore et encore, dans la
lenteur de son cerveau : « Ged aime Ith, Ith l’a dit. Or Ith hait ceux qui tiennent l’épée. » Et il se
répétait intérieurement : « Ith hait les porteurs de glaive, et l’idole aime Ith. »
(…) « Adieu vieux glaive ! » Lod le posa sur les genoux de l’idole et ensuite s’en alla.
Et quand Ith revint, un peu avant l’aube, le sacrifice fut trouvé acceptable par son idole.
(MD, 100)

Les cinq occurrences de Ged sont réduites à une seule, les autres étant remplacées par
« l’idole » du titre de la nouvelle. Or les concepts d’idole ou d’idolâtrie semblent
particulièrement abstraits, presque incongrus dans la bouche du personnage que caractérise
« la lenteur de son cerveau ». De nouveau, nous pouvons nuancer tout jugement de « perte ».
Ce choix de Green privilégie plutôt un effet différent, mais non moins efficace : il crée
l’irruption de la voix extérieure d’un conteur – celui qui aurait annoncé le titre du récit en
préambule – et sa conclusion approchant, vient chercher son auditoire pour le sortir lentement
du monde du conte et le ramener vers le monde réel.

La traduction mythopoétique met donc en évidence la constitution de textes-mondes


sous forme d’archipels, une multiplicité qui fait appel à la rationalité herméneutique du
traducteur dans son entreprise de déchiffrage, mais aussi caractérisée par une adhésion intime,
un élan mythopoétique qui lui donne audace et passion. Les mythoscapes de Dunsany et
Lovecraft, décrits et construits de manière fragmentée, permettent de dessiner des cartes sans
territoire, à géométrie variable puisque les seuls repères donnés le sont sous la forme d’indices
à déchiffrer. Même si la tentation cartographique est forte chez un lecteur qui voudrait
représenter « scientifiquement » ces espaces :

le cartographe doit rompre avec ses habitudes pour représenter les ‘Contrées du Rêve’ pour
L’Appel de Cthulhu, puisque sa seule source documentaire est l’œuvre onirique de Lovecraft : il
faut extrapoler à partir des rares indices fournis lors du voyage du héros, Randolph Carter, et
admettre que la carte est incomplète, en partie mouvante548.

D’ailleurs le jeu de rôle paru en 1987 propose une telle carte, laissée délibérément incomplète,
les espaces libres formant comme autant d’invitations à l’exercice de l’imaginaire.
La carte peut également servir de déclencheur dans d’autres domaines que le jeu.
Ainsi, Jean-Pierre Picot y voit l’une des raisons l’ayant poussé à effectuer une relecture, puis
une étude critique d’un texte qui l’avait fasciné dans sa jeunesse :

L’étude que voici est motivée par le fait que, depuis 1964, ce texte me fascine. […] Seconde
motivation, la curiosité qu’avaient éveillée en moi les trois cartes des voyages de Randolph

548
Olivier Caïra. Jeux de rôle : les forges de la fiction. Société. Paris : CNRS, 2007, p. 157.

275
Carter établies par M. Perron en 1978, d’après les relevés topographiques de François Truchaud,
dans le numéro mythique de Métal Hurlant 549.

Dans cette étude, Picot met précisément l’accent sur l’effet d’insularisation présent chez
Lovecraft, en détaillant une analogie rapprochant Randolph Carter des figures mythiques et
légendaires d’Ulysse et de Sinbad le marin. On y retrouve la thématique du retour impossible
et de la nostalgie pour les lieux perdus que dédouble celle du passé révolu, mais également
l’impossibilité d’asseoir une connaissance et une maîtrise ferme de l’environnement. C’est ce
décentrement qui fait de l’archipel un paysage particulièrement lié au divin : « La dimension
sauvage de l’espace insulaire fantasmé, permet de révéler le sacré immanent de l’inquiétante
étrangeté du monde, de son instabilité mais aussi de sa modernité, dans un mouvement
d’incertitude, ce quelque chose d'énigmatique que nous ne sommes pas en mesure de
comprendre550 »
Notre dernier exemple, concernant le nom de l’idole Ged, permet de constater
comment l’on glisse progressivement de la manière de nommer les lieux vers la manière de
nommer les dieux, le tout s’avérant intimement lié. L’idole est élément du décor élevé à un
statut supérieur, ainsi qu’il va pouvoir en être pour tous les phénomènes naturels, des plus
concrets au plus symboliques. Ce sont ces procédés de mythification comme lecture du
mythoscape, dans les textes-sources et en traduction, que nous allons examiner à présent.

3. Quand le faux-sens crée la tradition

« Ambigu, polysémique, le mythe parle par énigmes », écrivait Pierre Brunel551. Or les
énigmes étant jeux de langages à part entière, et au même titre que l’humour ou la traduction
des jeux de mots, elles font souvent partie des « bêtes noires » du traducteur. Nous ne
pouvons faire l’impasse sur ces éléments que les auteurs parsèment à l’attention de l’œil
attentif du lecteur, et sur les difficultés qu’ils posent à leur traducteur.
La grande énigme que comporte le récit The Dream-Quest of Unknown Kadath tient
précisément au fait que le protagoniste aspire à retrouver un souvenir perdu, sous la forme
d’une cité merveilleuse dont il a rêvé, mais dont il ignore la nature exacte – il découvrira qu’il

549
Jean-Pierre Picot. « Randolph Carter, frère d’Ulysse l’Avisé et de Sindbad le Marin ». In Gilles Menegaldo
(Éd.). H. P. Lovecraft : fantastique, mythe et modernité. Op. cit., p. 218.
550
Orazio Maria Valastro. « Mythanalyse de l’île : polysémie de l’imaginaire de Thrinakìa ». M@gm@ 12, no 3
(sept. 2014). Web. Consulté le 9 jan. 2015.
551
Pierre Brunel. Mythocritique : théorie et parcours. Op. cit., p. 78.

276
s’agit en fait du fruit de son esprit, la cité fabuleuse représentant une synthèse des souvenirs
chéris des lieux de son enfance, et notamment de la ville bien réelle de Boston. Il ne serait
donc pas étonnant que Kadath, mentionnée dans le titre, soit le nom de la cité fabuleuse en
question et objet final de la quête annoncée.
Mais qu’est-ce que « Kadath », en vérité ? Les différents titres choisis par les
traducteurs nous confrontent à deux images de l’œuvre complètement différentes. The Dream-
Quest of Unknown Kadath devient, sous la plume de Bernard Noël, À la recherche de Kadath.
L’épopée que suggérait le terme quest, le fantastique d’un environnement onirique évoqué par
dream, et le mystère dangereux de l’inconnu, hiératique avec sa majuscule (Unknown) – tout
cela disparaît, par souci de concision sans doute, et l’image métonymique que donne le titre
de la nouvelle s’en trouve grandement altérée. Ôter au toponyme son épithète revient pourtant
à ignorer la récurrence fondamentale de l’expression « Unknown Kadath » qui revient en
collocation figée tout au long du texte, émaillant le périple de Randolph Carter, représentant
l’objet de la quête, sacralisé comme un Graal inaccessible. En 1995, la traduction d’Arnaud
Mousnier-Lompré donne le titre La Quête onirique de Kadath l’Inconnue, plus proche de
l’original dans le choix des termes. Il sera repris par David Camus dans la version la plus
récente. Notons toutefois la féminisation de Kadath – sans doute héritée de la première
traduction qui la présentait, indûment, comme une ville.
La première traduction commence en effet par un contresens fondamental, car, dès la
première phrase, Kadath y apparaît comme la cité merveilleuse rêvée par Carter, alors qu’il
s’agit d’un pic terrifiant aux confins d’un désert glacé : « Three times Randolph Carter
dreamed of the marvellous city » devient ainsi : « Trois fois Randolph Carter rêva de la
merveilleuse Kadath » (DM, 134). Ce premier épithète, « merveilleuse », est en totale
contradiction avec l’aura glaciale et menaçante portée par le toponyme : la formule figée par
l’usage, et qu’on retrouve émaillant abondamment le récit est « « Unknown Kadath in the
cold waste ».
Pourtant, le texte-source offre rapidement, dès les premières pages, plus de précision
quant à la nature de ce lieu : « The zoogs did not, unfortunately, know where the peak of
Kadath lies » (CF, 412). Admettons : le complément du nom pourrait être envisagé non pas
comme « le pic du nom de Kadath » mais « le pic où se trouve la ville de Kadath ». De plus, si
l’information est ici explicite, il s’agit d’une exception, car la majeure partie du texte cultive
le mystère : soit on évoque la formule complète, ornée d’épithètes mythiques (car tout le
monde parle de ce lieu, mais nul ne l’a jamais vu), soit il est réduit à un vague « it ». Or,
Bernard Noël étoffe souvent ce pronom, en le remplaçant par un « la ville » générique – là où

277
nous n’avons dans l’original qu’imprécision et mystère. De même, tous les verbes et les
prépositions qui sont autant d’indices de la nature exacte du lieu sont modifiés afin de se
conformer au présupposé du traducteur et à l’assertion première qui fait de Kadath une ville.
Quelques exemples :

Where they dwelt, there must the cold waste lie close, and within it unknown Kadath and its
onyx castle for the Great Ones. (CF, 431)

Noël : leur pays devait s’étendre aux frontières de l’immensité froide où se dresse Kadath, la
cité inconnue et la cité d’onyx des Grands Anciens. (DM, 183)
Mousnier-Lompré : Le désert glacé devait s’étendre non loin de leur terre natale, et au milieu
Kadath l’inconnue et la forteresse d’onyx des Grands Anciens. (QOK, 47)
Camus : Ils habitaient probablement à proximité des terres algides, ces vastitudes glacées où le
Château d’onyx des Très Hauts se dresse sur Kadath l’Inconnue. (CR, 142)

Chez Bernard Noël, on voit bien que la collocation qui a été figée par le traducteur est
« Kadath, la cité inconnue », sans doute jugée plus euphonique, plus facile à mémoriser, et
plus naturelle que si l’adjectif était directement épithète du nom propre. Ajoutons la
traduction de castle également par cité, et nous percevons une sorte de dédoublement fractal
puisque l’image donnée est celle d’une cité dans une cité. La traduction de Mousnier-Lompré
préserve la neutralité du texte-source, tandis que celle de Camus étoffe l’original par l’ajout
d’éléments suggérant une dimension verticale – le château « se dresse », et la préposition
« sur » introduisant le complément de lieu ne pourrait pas convenir s’il s’agissait d’une ville.
Le lecteur comprendra qu’il s’agit d’un élément de relief caractérisé par la hauteur.
De la même manière le toponyme figé l’est plus ou moins selon les traducteurs. Si
l’adjectif unknown ne varie que peu (on trouve une occurrence d’« inexplorée » chez
Mousnier-Lompré, deux chez Bernard Noël), il en va autrement de « the cold waste ». Noël
opte pour « l’immensité froide » et s’y tient. Mousnier-Lompré utilise majoritairement « le
désert glacé », mais aussi parfois « l’immensité glacée ». Camus oscille un certain temps entre
« le désert de glace » et le « désert glacé », même s’il utilise les deux de manière absolument
interchangeable, puis vers le milieu du roman surgit une innovation, comme une trouvaille
soudaine : « les terres algides » (CR, 149, 186, 208).
À plusieurs reprises, la traduction de la préposition atop, qui ne peut en anglais que
suggérer un sommet, donne également lieu à une surprenante variété d’interprétations :

The gods atop Unknown Kadath (CF, 429)


Noël : les dieux qui règnent dans l’inconnue Kadath (DM, 179-180)

278
Mousnier-Lompré : les dieux qui planent au-dessus de Kadath l’inconnue (QOK, 44)
Camus : Kadath l’Inconnue où résident les dieux (CR, 140)

Noël remplace à nouveau par une préposition fonctionnant avec l’idée d’une ville. Camus
efface l’indice par l’usage d’un pronom relatif générique pouvant se référer à tout type de
lieu. Quant à Mousnier-Lompré, il étoffe grandement le sémantisme de atop en créant l’image
de divinités aériennes qui « planent ». À d’autres endroits, il consolide cette image et la
développe même, puisque c’est cette fois-ci le château tout entier qui « flotte », ainsi qu’une
demeure céleste :

the Great Ones’ castle atop unknown Kadath (CF, 450)

Mousnier-Lompré :
la forteresse des grands anciens, au-dessus de Kadath l’inconnue (QOK, 84)

Et même un peu plus loin, le doute n’est plus permis :


la forteresse d’onyx qui flotte au-dessus de Kadath l’inconnue (QOK, 130)

Les autres traductions de ce segment confirment les stratégies respectives des traducteurs :
Noël réinjecte « la cité » ; Camus rétablit les indices du texte-source qui désignent sans la
nommer, par métonymie, une montagne :

Noël : au sommet de Kadath la cité inconnue, le château des Grands Anciens (DM, 227)
Camus : le château des Très Hauts, au sommet de Kadath l’Inconnue (CR, 172)

Notre dernier exemple concernant ce point est issu du début du texte, sur un segment un peu
plus long afin d’illustrer la manière dont les divers éléments sont saupoudrés par Lovecraft de
manière cohérente avec une récurrence qui vient créer, comme chez Dunsany, un réseau
signifiant à l’échelle du texte tout entier :

one must not think of climbing to their onyx stronghold atop Kadath in the cold waste. It was
lucky that no man knew where Kadath towers, for the fruits of ascending it would be very
grave. Atal’s companion Barzai the Wise had been drawn screaming into the sky for climbing
merely the known peak of Hatheg-Kla. With unknown Kadath, if ever found, matters would
be much worse […] (CF, 413)

Verbes et prépositions sont à nouveau mis abondamment à contribution afin d’appuyer la


verticalité extrême et le mouvement ascensionnel qu’en vient à connoter le nom même de
Kadath : to climb, to ascend, to be drawn into the sky, to tower. Il y a en outre comparaison
avec un lieu connu de même nature, dont le caractère dangereux est avéré, ce qui permet de

279
déduire que Kadath, située au-delà de tout savoir, recèle un danger lui aussi autrement
incommensurable.
Noël confirme l’image horizontale qu’il donne à Kadath, endroit caché et surtout
fermé qui recèle le palais des dieux (c’est toujours la préposition « dans » qui est employée),
sur le modèle de la Cité interdite :

Noël : mais personne ne doit songer à monter jusqu’à leur palais d’onyx qui, dans Kadath, se
dresse au sommet de l’immensité froide. Il est heureux qu’aucun homme ne connaisse
l’emplacement de Kadath car cette connaissance aurait des conséquences très graves pour celui
qui se risquerait à en approcher. Le compagnon d’Atal, Barzaï le Sage, avait été enlevé, hurlant,
dans le ciel pour avoir simplement escaladé le pic connu d’Atheg-Kla. Dans Kadath, la cité
inconnue, ce serait bien pire, si on la découvrait [...] (DM, 144)

Ce n’est pas Kadath, mais le palais qui « se dresse », dans une confusion des dimensions assez
perturbante d’ailleurs puisqu’on visualise mal ce que peut être le « sommet » (vertical) d’une
« immensité » (horizontal). On trouve un seul verbe ascensionnel, « monter », qui reste faible
par rapport à l’effort que sous-entendent climb ou ascend. Et bien sûr, de nouveau, unknown
Kadath est étoffé pour que la comparaison « pic connu/inconnu » devienne une opposition
entre « pic connu » / « cité inconnue ».
La traduction de Mounsier Lompré, elle, semble hésiter entre Kadath-montagne et
Kadath-cité, et envoie à ce propos des signaux presque contradictoires :

Mousnier-Lompré : mais il ne faut pas envisager de monter jusqu’à leur forteresse d’onyx, au-
dessus de Kadath, dans l’immensité glacée. Il était heureux que nul homme ne sût où se dresse
Kadath, car monter jusqu’à elle était très dangereux. Ainsi, le compagnon d’Atal, Barzai le
Sage, avait été aspiré, hurlant, dans le ciel, simplement pour avoir escaladé le pic pourtant
connu d’Hatheg-Kla. Avec Kadath l’inexplorée, si jamais on la trouvait, ce serait bien pire
[...]. (QOK, 13)

Les dieux résident toujours « au-dessus » de Kadath et non pas à son sommet ; c’est bien
Kadath qui « se dresse », mais il s’agit là encore de la destination du mouvement ascendant
(« monter jusqu’à elle » – le mouvement est d’ailleurs toujours décrit de manière très terne),
plutôt que l’objet à gravir. Et afin d’éviter une répétition sans doute, l’opposition se fait entre
« connu » et « inexplorée ». La représentation globale du lieu et de sa signifiance dans le
mythoscape lovecraftien prend donc un aspect assez trouble.
Camus, enfin, confirme sa perception du réseau signifiant du texte-source, et prend en
compte le soin avec lequel Lovecraft semble peser chaque mot :

Camus : mais nul ne doit songer à grimper jusqu’à leur forteresse d’onyx, au sommet de
Kadath dans le désert de glace. Il était heureux que nul homme ne sût où Kadath se dressait,

280
car celui qui l’escaladerait s’exposerait à des conséquences très graves. Le comparse d'Atal,
Barzaï le Sage, avait été aspiré hurlant dans les cieux, simplement pour avoir osé gravir le pic
connu d’Hatheg-Kla. En ce qui concernait Kadath l’Inconnue, dût-elle être trouvée, ce serait
bien pire [...] (CR, 116)

Kadath représente une épreuve : il faut « grimper », « escalader », « gravir » afin d’en
atteindre le sommet. Le style employé, très soutenu avec ses multiples subjonctifs à
l’imparfait, semble multiplier les interdits divins. On comprend bien que Camus a souhaité
prendre le contrepied de la traduction de Bernard Noël qui, ainsi qu’il l’écrit lui-même dans la
préface des Contrées du Rêve, « avait le poil excessivement hirsute » (CR, 10). Le jeu de la
retraduction s’exprime ici, entraînant un esprit de compétition ou de rivalité amicale, qui
pousse à justifier une nouvelle traduction notamment en dénonçant les erreurs de celles qui
l’ont précédée.

La version française de À la recherche de Kadath (1955) restera longtemps sans rivale,


pour des raisons de droits ; en 1992, les éditions Robert Laffont la rééditent dans l’intégrale de
Lovecraft en précisant qu’il aurait été souhaitable d’en offrir une nouvelle traduction mais que
cela a été impossible pour des raisons contractuelles552, et ce n’est qu’en 1995 qu’est publiée
celle de Mousnier-Lompré. Ainsi, et sans doute malgré lui, Bernard Noël a fait de Kadath une
cité dans l’imaginaire du lectorat français de Lovecraft, et, bien que David Camus se fasse un
devoir de signaler l’erreur et de rectifier le tir dans sa retraduction, il n’en a pas moins
participé en parallèle à la rédaction de Kadath, le Guide de la Cité Inconnue, livre d’artiste à
mi-chemin entre artbook, encyclopédie imaginaire et recueil de nouvelles inédites.
L’illustration qui figure sur la quatrième de couverture achève de consacrer cette vision dans
l’imaginaire du lecteur francophone en présentant une cité s’étendant à perte de vue,
parcourue par les méandres d’un fleuve parsemé de ponts et divisée en quartiers – la ville
basse, le Château d’onyx… – que Lovecraft lui-même, au premier plan du tableau, invite à
découvrir.

552
« Compte tenu de l’importance de plus en plus grande occupée par Lovecraft, nous aurions souhaité procéder
à une nouvelle traduction de ce texte mais, contractuellement, cela ne nous a pas été possible. » (NdE.) (MR, 51)

281
Illustration de couverture de « Kadath, le Guide de la Cité Inconnue », Nicolas Fructus, 2010.

Cet exemple illustre le phénomène collectif qui accompagne l’après-vie de l’œuvre


mythopoétique, et la manière dont la traduction s’inscrit dans le cadre plus large des
réécritures. Lorsque la première traduction assoit pour longtemps une vision, fût-elle fautive,
dans l’imaginaire du lectorat-cible, elle devient « monstre sacré » qui résiste aux tentatives
d’effacement des traductions ultérieures553.
Le phénomène est particulièrement visible dans les milieux de fans les plus actifs, en
particulier chez les pratiquants de jeu de rôle, ainsi que l’a étudié Olivier Caïra dans son
ouvrage Jeux de rôle : les forges de la fiction. Il souligne la double composition de l’univers
de jeu, qui comporte le monde de la fiction (dans L’Appel de Cthulhu, il s’agit de ce que
décrit Lovecraft dans ses textes), mais doit également composer avec les versions que les
autres participants au jeu se font de cet univers – ce que Caïra nomme le « carrefour des
fonctions créatives »554. Il se fonde sur le concept d’encyclopédie développé par Umberto

553
Cette première traduction peut même déclencher un franc rejet de toute nouvelle traduction ne s’y conformant
pas. Ce fut notamment le cas lorsque le public (qui connaissait le classique sans, souvent, l’avoir lu) découvrit
avec stupeur que Moby Dick n’était pas une baleine comme l’affirmait la première traduction de Jean Giono
mais un cachalot, mâle de surcroît, ce qui entraîna nombre de commentaires quant au « changement de sexe » de
l’iconique monstre marin, ainsi que l’analyse Isabelle Génin :
L’identité de Moby Dick, identité sexuelle (mâle/femelle) et biologique (cachalot/baleine) est présentée
comme une découverte de cette nouvelle traduction, qui viendrait en quelque sorte dévoiler le
travestissement opéré par les versions antérieures. […] Plus qu’un problème de traduction du genre
grammatical, c’est le genre du texte et de sa première traduction, genre monstre sacré, qui fait problème.
(Isabelle Génin. « La Baleine Blanche a mauvais genre ». Palimpsestes, no 21 (1 oct. 2008) : 55-74. Web.
Consulté le 30 sept. 2016.)
554
Olivier Caïra. Op. cit., p. 165.

282
Eco : chaque lecteur possède différentes encyclopédies qui interviennent dans son
interprétation de l’œuvre littéraire ; les rôlistes, qui forment une communauté de lecteurs à
part entière, s’appuient sur des savoirs plus ou moins partagés, sur un ensemble de
présuppositions acquises par tous, et qui se traduit souvent par un certain laconisme dans les
échanges – c’est l’émergence d’un véritable sociolecte, parfois ressenti comme jargon ou
discours réservé aux initiés, et qui semblera hermétique à de nouveaux joueurs n’ayant pas
encore assimilé le savoir de cette « encyclopédie » commune.
Or, c’est sur cette encyclopédie que se basent les scénarios de jeu de rôle prenant
l’univers lovecraftien pour cadre. En 2010, suite à la parution du recueil traduit par Camus, un
article de blog intitulé « Spécial Lovecraft : retour à Kadath », cherche à recenser « tous les
scénarios publiés en français pour le jeu de rôles ‘L’Appel de Cthulhu’ à destination du sous-
univers dit des ‘Contrées du Rêve’ en Kadath555 » et l’on s’aperçoit que les auteurs de tels
scénarios jouent eux aussi avec les attentes des lecteurs-joueurs, en faisant eux-mêmes des
références fallacieuses afin de mieux pouvoir les surprendre :

Il existe cependant un autre titre que je n’ai pas mentionné – A la recherche de Kadath – car
contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre, il n’y a aucun rapport entre les aventures
qu’il propose et le monde des Contrées du Rêve. « Kadath » y est juste le nom d’une cité en
ruine située dans la Turquie actuelle. Ce fascicule fait partie d’une série de quatre conçus par
Tome (« Theatre Of The Mind ») Enterprises et traduits en français par les Jeux Descartes en
1983556.

Nous sommes ici clairement dans un contexte culturel et social dans lequel la traduction
dépasse le cadre de la langue et de la littérature pour permettre un enrichissement des
échanges et encourager non pas uniquement la communication, mais également la création en
retour. C’est ce que Salah Basalamah analyse comme contexte de traduction inter-
référentielle, contexte dans lequel « les flux qui constituent l’essentiel des échanges sont
plutôt de nature discursive dans la mesure où, au-delà des seuls intervenants du processus de
traduction/communication, il faut également compter la doxa formée à la fois par l’imaginaire
collectif des groupes primaires et par celui des structures sociales respectives de ces mêmes
intervenants557 ». L’usage que l’imaginaire collectif français a fait du signifiant « Kadath », au
signifié construit et reconstruit par le biais des réécritures, relègue au second plan le fait qu’il

555
« Spécial Lovecraft : retour à Kadath ». Tu peux courir! (blog), déc. 2010. Web. Consulté le 16 sept. 2015.
556
Ibid.
557
Salah Basalamah. « La traduction comme politique culturelle et sociale ». Syn-Thèses 3, Université Aristote
de Thessalonique (2010) : 34.

283
s’agisse, au fond, d’une simple « erreur » de traduction, et permet d’aller plus loin que le
simple jugement négatif.558

Conclusion

« La toponymie et l’onomastique, éléments fondamentaux du récit poétique, en disent


successivement la cohérence intertextuelle, mythique et auto-mythique, tout en dénonçant
implicitement l’artifice auto-référentiel qui le structure559 », écrivait Jean-Pierre Picot. Les
noms propres sont autant de points fixes qui resteront le plus immédiatement marqués dans la
mémoire du lecteur comme représentant par métonymie l’ensemble du mythoscape auquel ils
contribuent à donner vie. La traduction de l’onomastique est loin de se limiter au simple
report, car de multiples facteurs entrent en jeu qui rendent parfois impossible ce procédé : il
peut s’agir d’incohérences au sein même du texte-source, ou dans ses diverses éditions, ou
encore de l’existence de traductions antérieures fortement ancrée dans l’imaginaire du
lectorat-cible, au point que la retraduction « risque de brouiller les cartes de l’intertextualité
sous-jacente à la tradition littéraire qui s’est nourrie de la première traduction, quels qu’en
soient par ailleurs les défauts560 ».
Étant nés de stratégies onomaturgiques similaires chez Dunsany et Lovecraft, les noms
propres et appellations périphrastiques constituent un champ d’étude privilégié où s’exprime
le lien mythopoétique entre leurs deux œuvres. Ils interrogent donc le traducteur qui aurait
pour but de reproduire un lien similaire dans sa traduction, et constituent un premier point
d’entrée pour le lecteur dans une zone de chevauchement où les mythoscapes se croisent.
Ainsi qu’on l’a montré, de telles convergences pourront être le résultat d’une stratégie

558
Notre étude se concentre exclusivement sur la réception française des récits de notre corpus. Nous
indiquerons toutefois que le Dictionnaire des lieux imaginaires, ouvrage traduit en français depuis l’espagnol,
indique que « Kadath est une immense cité de glace, jamais explorée, au-delà du plateau de Leng » et qu’il s’agit
de la « capitale du Monde-du-Rêve » (p. 271). Les entrées relatives à Lovecraft comportent toutes des
inexactitudes et interprétations visant à présenter les contrées du rêve comme un lieu touristique, et les
mésaventures qu’y vit Carter sont généralisées sous forme de rumeurs visant à stimuler l’imagination du lecteur,
placé en posture de voyageur potentiel (par exemple : « les voyageurs désireux de visiter Kadath doivent
solliciter l’aide des Goules »). On présume que ces manipulations viennent de l’original espagnol. (Alberto
Manguel et Gianni Guadalupi. Dictionnaire des lieux imaginaires. Op. cit.)
559
Jean-Pierre Picot. « Les parcours oniriques dans The Dream-Quest of the Unknown Kadath de H.-P.
Lovecraft ». Op. cit., p. 375.
560
Jean-René Ladmiral. « Nous autres traductions, nous savons maintenant que nous sommes mortelles... ». In
Enrico Monti & Peter Schnyder (Éd.). Autour de la retraduction : perspectives littéraires européennes. Série de
l’Université de Haute-Alsace. Paris : Orizons, 2011, p. 44.

284
traductive délibérée mais peuvent également relever de la pure coïncidence – et quoi qu’il en
soit, n’existent qu’à condition d’être repérées et comprises par le lecteur. La question de la
traduction des noms propres, mais aussi de la manière dont les traductions se répondent, se
reconnaissent en tant que telles, se réécrivent ou se reprennent les unes les autres, illustre
l’impossibilité de tracer des frontières nettes entre les textes ou d’établir entre eux une
hiérarchie structurelle. Traduction et mythopoétique des noms propres se combinent pour
atteindre un « esprit d’archipel » : « ce travail de l’insularité plurielle sur la pensée, ce travail
du multiple, ce bord d’inquiétude et cette acceptation de l’absence définitive d’un centre au
profit d’une multitude de lignes possibles, de trajectoires, d’images et d’intensités561 ».
Cependant le mythoscape, s’il naît par l’acte du baptême, ne se limite pas à la création
de noms propres. C’est par l’ajout d’un certain nombre d’éléments spécifiques au monde
fictionnel que celui-ci va véritablement prendre corps et se constituer en univers virtuel, que
le lecteur pourra apprendre à s’approprier. Ces éléments, entre familiarité et étrangeté, posent
au traducteur des problèmes spécifiques, vers lesquels nous nous tournons à présent.

561
Pierre Péju. L’Archipel des contes. Op. cit., p. 166.

285
Chapitre 5

Effet d’étrangeté et (dé)construction du familier :


Traduire les zones signifiantes de la frontière

Reading is rather like the game of hide-and-seek […]. The aim of a successful game is to make
the search last as long as possible – the pleasure of suspense – but to be found in the end.
The writer’s strategy, to be successful entails resistance through parallel, counterpoint, narrative
devices, defamiliarisation techniques and so on but if there are too many insoluble hiding places
the reader is likely to want to play elsewhere. Hence, many texts tend to maintain an equilibrium
between competitive and cooperative elements562.

Par ces mots, Michael Cronin rapproche l’acte de lecture, et par suite de traduction,
d’un jeu d’investigation proposé par l’écrivain autant que par le texte lui-même, selon que ce
jeu procède de stratégies mises en œuvre délibérément ou d’effets indépendants de la volonté
de l’auteur. Il s’agit en tout état de cause d’éviter que le texte soit mornement transparent.
Quel plaisir y aurait-il à lire si tout était dit, limpide, attendu ? Quel plaisir y aurait-il à
traduire si le bête et fruste mot-à-mot fonctionnait systématiquement ? À l’inverse, toute
opacité excessive rompt l’envie de jouer et entrave la réception.
Cet équilibre s’incarne à merveille dans le genre de la fantasy, puisque les auteurs
partent du connu, des référents du monde « réel », afin de mieux le mettre en relation avec
d’autres mondes « possibles » que construit le texte – des textes-mondes. La pulsion
géographique des œuvres mythopoétiques semble pousser les auteurs à chercher l’expérience
de la frontière, qui est une expérience empreinte de poésie, comme le décrit Dunsany dans son
autobiographie : « Without a sense of mystery, a man may be a scientist, a mathematician or
many other things, but he cannot be a poet, for he has no land to travel in, no pasture on which
to graze Pegasus, the frontier of the man-of-the-world lying just outside the edge of the lands
of wonder563 ». Chez lui comme chez Lovecraft, on trouve de manière répétée l’hésitation
héritée de Blaise Pascal qui écrivait : « Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons
veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier dont nous nous éveillons quand

562
Michael Cronin. « Keeping One’s Distance: Translation and the Play of Possibility ». Op. cit. p. 237.
563
Lord Dunsany. Patches of Sunlight. Op. cit., p. 5.

286
nous pensons dormir564. » Leurs personnages sont d’ailleurs fréquemment en proie à cette
incertitude, à cette intuition que le monde extérieur n’est pas la réalité (narrateurs des
nouvelles « Hypnos », « Polaris », « Celephais » chez Lovecraft, et de « Bethmoora », « The
Coronation of Thomas Shap » ou encore « The Wonderful Window » chez Dunsany).
Les deux auteurs brouillent allègrement les pistes, jouent à cache-cache, et il n’est
parfois pas aisé pour le traducteur de conserver cette ambiguïté. Ainsi, si dans les terres
lovecraftiennes du rêve, on peut concrètement voyager (sans que l’on sache bien s’il s’agit
d’un voyage physique ou astral) jusqu’à la face cachée de la Lune (the Moon’s dark side, CF,
415, 422, 423), celle-ci trouve son reflet à peine déformé sous forme d’une éminence
rocheuse chez Dunsany, quand une bande de voleurs escaladent « the known side of [the peak
of] Mluna » (BW, 355565). Difficile pour le lecteur de ne pas faire instantanément l’association
du nom commun side avec le nom propre Mluna, dont l’étymologie est transparente puisque
son étrange digraphe initial, ML-, le place en fait à mi-chemin de l’anglais moon et du latin
luna. Ce pic n’est-il donc qu’un rêve de lune, une lune antique réimaginée, dans un monde
fictionnel qui mentionne par ailleurs côte à côte des contrées réelles (Arabie, Éthiopie) et un
imaginaire roi de Westalia ?
Par collocation, on parle habituellement en français de « face cachée » ou « visible »
de la Lune. C’est cette expression qu’emploie Camus dans sa traduction de Lovecraft566. On
aurait pu l’envisager chez Dunsany et traduire par « la face visible / connue du Mluna »
(Amouroux traduit par « versant », privilégiant le contexte dénotatif induit par le mot peak,
plutôt que celui, connotatif, suggéré par les mots side et Mluna). Traduire side par « face »
dans ce texte de Dunsany présenterait à nos yeux un avantage supplémentaire dans l’optique
de la traduction à portée mythopoétique : ce choix renforce la passerelle possible entre nos
deux auteurs, puisque tout un pan de la quête lovecraftienne de Kadath consiste en l’ascension
d’un autre pic, le Ngranek, dont le versant inconnu est taillé en forme de visage gigantesque
supposé représenter les traits faciaux des Dieux de la Terre.

564
Blaise Pascal. Pensées. Paris : Classiques Garnier, 1991, p. 209.
Julien Green semble avoir été sensible à cette même incertitude cosmique, lorsqu’il écrit dans son Journal :
« Qui peut dire dans quel rêve nous sommes plongés alors que nous veillons ? » (Œuvres complètes IV. Op. cit.,
p. 505) Il n’est pas impossible que cette sensibilité même soit une des sources de sa pulsion de traduire lorsqu’il
découvre Dunsany.
565
Ce pic est l’un des rares lieux que Dunsany utilise dans plusieurs nouvelles appartenant à des recueils
différents. Il apparaît pour la première fois dans « Idle Days on the Yann » (DT, 270), mais n’est aperçu que de
loin, tandis que le narrateur suit le cours d’un fleuve. C’est dans « Probable Adventure of the Three Literary
Men » que le Mluna figure au premier plan, comme lieu de l’intrigue. C’est exactement la stratégie qu’emploie
Lovecraft en réutilisant dans Kadath des lieux mentionnés au fil de la navigation de « The White Ship ».
566
Mousnier-Lompré efface la précision en parlant simplement de « lune » et minimise un motif pourtant
extrêmement récurrent dans l’œuvre ; Noël traduit littéralement par « le côté sombre de la lune »

287
Cet exemple préliminaire illustre bien les notions d’objets « natifs » et d’objets
« immigrants » dans un récit ; ces concepts ont été développés par Terence Parsons dans la
cadre de la théorie des mondes possibles567, et permettent de classer les entités (personnages,
lieux, etc.) qui apparaissent dans la fiction. Les objets dits natifs ont des propriétés spécifiques
à un unique monde fictionnel donné (le pic de Mluna, ne serait-ce que par son nom, est de
ceux-là) et sont donc marqués par l’incomplétude ; il n’existe pas de référent dans le monde
primaire pour interdire l’ajout de nouvelles propriétés, par l’auteur ou par le lecteur qui
comble par son imagination les zones « blanches ». Les objets immigrants possèdent des
propriétés avérées hors de la fiction et dans ce cadre, seraient donc complets, finis (ce serait le
cas des lieux réels, tels que la Lune, ou Londres). Toutefois, Parsons relativise cette dernière
assertion, en prenant notamment l’exemple du Londres qui apparaît dans les aventures de
Sherlock Holmes :

Now there are those who think that the real London does not appear in those stories but rather
that another object does; it is a fictional object called “London” in the story and it is different
from the real London. It, like Holmes, is an object that is native to the story; it is a city “created”
by Doyle (with the aid of our common understanding of the real London). So the London of the
novels will be an incomplete object, and will also be a nonexistent object568.

Nous pouvons faire exactement la même remarque concernant la Lune chez Lovecraft,
immigrante à la base (ou qui nous semble être un élément familier), mais dotée de
caractéristiques tout à fait fabuleuses par rapport à son référent réel – elle est habitée par de
monstrueuses bêtes lunaires, et les chats ont la faculté d’y voyager en bondissant à travers
l’espace. La lune, chez Lovecraft, ne produit aucun effet réaliste : c’est l’effet poétique de sa
mention qui sert de transition vers le fantastique – la nouvelle « What the Moon Brings »
commence d’ailleurs explicitement par cette phrase : « I hate the moon – I am afraid of it – for
when it shines on certain scenes familiar and loved it sometimes makes them unfamiliar and
hideous569 » (CF, 212). Le fait est que, dans un cadre fictionnel, tout effet de lecture sera en
fin de compte affaire d’association d’idées qui ne dépendent que partiellement du texte lui-
même. Ce sont en grande partie les connaissances et présuppositions du lecteur qui vont entrer
en jeu. Étayant la théorie de Parsons, Ruth Ronen l’affine en indiquant que ce sont ces

567
Terence Parsons. Nonexistent Objects. New Haven : Yale University Press, 1980.
568
Ibid., p. 57-58.
569
Ici, il n’y a jusqu’à la syntaxe qui ne se fasse lunatique, car il faut repérer l’extraposition des deux adjectifs
familiar and loved par rapport au nom scenes pour s’apercevoir que le pronom « it », renvoyant à la lune, est
sujet d’une seconde proposition et non pas complément d’objet de « loved ». Une simple virgule aurait permis de
désambiguïser, mais en l’état, seul le parallélisme des couples d’adjectifs familiar and loved opposés à
unfamiliar and hideous peut servir de clé au lecteur. Celui-ci se voit contraint à ralentir son œil, voire à s’arrêter
ou revenir en arrière.

288
associations qui priment, et non la mention d’un nom propre qui ne constitue qu’une seule
propriété d’une entité parmi toute une constellation :

A real entity can be named within a fictional context and none of the knowledge associated with
it outside fiction will be activated, whereas a place can remain unnamed and still activate a
whole frame of knowledge associated with the place in extrafictional contexts570.

La traduction de tels mondes fictionnels dédouble les mouvements entre éléments


natifs et immigrants par les transferts linguistiques et culturels qu’elle suppose. Ce qui était
familier pour le lecteur-source ne le sera peut-être plus pour le lecteur-cible, et vice-versa, de
sorte que les mêmes procédés d’écriture pourront aboutir à des effets de lecture différents. Ces
éléments représentent de nouveaux « nœuds » signifiants – nœuds au sens de node en anglais,
que Brian Attebery a appliqué à la fantasy : il s’agit selon lui de moments signifiants dans un
récit, moments où la narration se met en tension et offre un riche éventail de possibilités
narratives (qui peut fort bien, en fin de compte, ne jamais se concrétiser : « We might think of
these moments as narrative nodes. In botany, a node is a thickening on a stem from which
the plant might put forth a lead, a blossom, another branch – or nothing at all571. » L’appliquer
à la traduction permet de rapprocher ce concept des « zones signifiantes » de Berman en
privilégiant le moment à l’espace : ce qui compte est le potentiel, la projection dans le futur
immédiat, et c’est ce moment d’incertitude qui est clé avant que le traducteur n’arrête un
choix, réduisant ainsi le champ des possibles à une seule réalisation concrète.
En se basant sur un certain nombre d’exemples précis, nous allons maintenant
proposer un panorama des divers dilemmes auxquels ce paradoxe peut confronter les
traducteurs et des solutions envisagées, afin d’illustrer la manière dont l’étude des pratiques
traductives peut nous informer sur la perception que l’on a d’une œuvre que l’on lit, souvent,
en oubliant qu’il s’agit d’une traduction. En premier lieu, on s’intéressera aux procédés de
traduction de la nomenclature imaginaire : entités strictement natives, ou fallacieusement
immigrantes, flore, outil, bestiaire – ce qui serait, ailleurs, « culturèmes », mais qui ici n’a de
racine que dans le monde fictif, et donc aucun équivalent immédiatement accessible quelle
que soit la maîtrise de la langue du traducteur. Dans un second temps, on s’intéressera aux
marqueurs renvoyant aux cultures du monde réaliste et aux représentations qu’elles
véhiculent ; représentations remises en cause par l’acte même de la traduction.

570
Ruth Ronen. Possible Worlds in Literary Theory. Op. cit., p. 129.
571
Brian Attebery. Stories about Stories. Op. cit., p. 136. Nous soulignons.

289
I. Traduire et retraduire la nomenclature imaginaire

Dans les mondes fictionnels oniriques, le rêve place le lecteur comme les personnages
dans une position liminale, puisqu’il se nourrit du familier pour mieux le décentrer par le
surgissement de l’étrange. Nous sommes donc en présence d’une zone d’entre-deux où les
références du lecteur se voient bouleversées. Ce cadre permet aux auteurs de déployer des
trésors d’imagination et de laisser libre cours à une invention débridée, ce qui influe sur la
langue d’écriture : le lecteur se trouve rapidement confronté à la profusion de signifiants qui
n’existent que dans l’œuvre dont ils sont issus, à peine donc dans la langue-source, si ce n’est
dans l’idiolecte de l’auteur – on ne les trouvera dans aucun dictionnaire, bilingue ou
unilingue. Ces termes produisent un effet de résistance du texte à la lecture qui est en même
temps un appel à la coopération du lecteur. Parfois source d’un émerveillement indéniable
pour ceux qui se prennent au jeu, une telle démonstration de créativité lexicale peut même
inspirer d’autres auteurs à écrire en se calquant sur le même modèle, voire à s’approprier les
créations imaginaires de ceux qui les ont précédés. On retrouve alors un phénomène similaire
à la manière dont l’épopée classique se construisait en recyclant, encore et encore, les figures
mythologiques connues. Évoquant Dunsany, Max Duperray remarque :

La fertilité en vocables étrangers et imaginaires, toujours en-deçà d’une explication, est donc le
premier trait du langage des « merveilles », trait qui frappa, entre autres, la sensibilité d’un
Lovecraft […] L’érudition feinte, la richesse d’une nomenclature imaginaire, procèdent des
mêmes besoins que ceux de l’épos traditionnel572.

Plusieurs questions se posent alors au traducteur : ces termes « étrangers », hors-


langue peuvent-ils seulement être traduits ? Doivent-ils l’être ? Si oui, en suivant quelles
stratégies, et selon quels procédés ? La traduction est dans ce cas à considérer autant en
termes d’effets qu’en termes de sens, et ce à deux niveaux : tout d’abord, l’effet d’étrangeté
que ces « mots-fictions573 » provoquent en s’invitant dans la langue connue constitue un
marqueur du merveilleux. Mais en outre, si l’on considère la lecture au long cours, ils sont

572
Max Duperray. Le monde imaginaire de Lord Dunsany (1978-1957). Op. cit., p. 219.
573
Nous reprenons l’appellation proposée par Marc Angenot qui oppose les mots-fictions (mots forgés par la
science-fiction – mais qu’on appliquera de la même manière au genre de la fantasy qui elle aussi, veut « donner à
croire à un monde ‘distancié’ ») aux néologismes, « termes pédants ou précieux inventés pas des littérateurs et
qui témoignent de la tendance à faire du langage littéraire un jargon autistique vaniteux ». Les mots-fictions, eux,
poussent à une lecture conjecturale qui rende intelligible le paradigme absent, et constituent l’un des « traits les
plus repérables de la sémiotique du genre ». (Marc Angenot. « Le paradigme absent : éléments d’une sémiotique
de la science-fiction ». Les dehors de la littérature: du roman populaire à la science-fiction. Op. cit., p. 221).

290
également de nouveaux repères proposés par le texte au lecteur qui, une fois la première
surprise passée, peut en venir à apprivoiser le texte en construisant au fil de la lecture son
encyclopédie personnelle. Umberto Eco différencie ainsi la logique du dictionnaire, qui
propose des définitions sémantiques bidimensionnelles (relations d’équivalences strictes) de
celle de l’encyclopédie, qui propose « des pans de connaissance du monde », des relations
multidimensionnelles qui encouragent le lecteur à exercer sa compétence de logique et
d’interprétation574 : chaque entrée propose un développement qui pourra renvoyer à de
multiples autres éléments, sur le modèle d’une toile labyrinthique mais cohérente.
C’est cette distinction qui nous conduit à parler ici de « nomenclature », concept qui
désigne un ensemble de termes classés méthodiquement et appartenant à un même système.
La première réaction possible face à l’intrusion de mots absents du dictionnaire est de
remettre en cause la possibilité même de traduction, notamment parce que l’on touche à la
part de créativité pure exercée par l’auteur du texte-source, et que le modifier serait une sorte
de violation du droit moral. J.R.R. Tolkien s’est ainsi insurgé contre la traduction des noms
propres dans The Lord of the Rings :

In principle I object as strongly as is possible to the ‘translation’ of the nomenclature at all


(even by a competent person). I wonder why a translator should think himself called on or
entitled to do any such thing. That this is an ‘imaginary’ world does not give him any right to
remodel it according to his fancy, even if he could in a few months create a new coherent
structure which took me years to work out575.

C’est le principe même de la traduction comme activité indépendante et autonome qui est ici
nié en bloc : Tolkien ayant conçu un ensemble cohérent dans une langue-source, il s’insurge
par principe à l’idée que son travail et sa méthode soient copiés par un tiers, repensés par
rapport à une langue-cible, et ce quelle que soit par ailleurs la compétence du traducteur.
Tolkien a d’ailleurs laissé à l’attention des traducteurs des consignes de traduction strictes
concernant les noms propres et mots-fictions dans The Lord of the Rings, indiquant ce qui doit
être traduit ou non, et comment traduire en fonction de l’étymologie, dont il explique les
tenants et aboutissants576. Tolkien adopte ainsi la posture classique voulant que l’original et

574
Umberto Eco. Lector in Fabula : le rôle du lecteur. Op. cit., p. 201.
575
J. R. R Tolkien, Letters. Cité dans Allan Turner. Translating Tolkien. Op. cit., p. 48.
576
Rédigé sous le titre « Guide to the Names in The Lord of the Rings » entre 1966 et 1967, ce document fut
systématiquement adressé aux traducteurs étrangers par l’éditeur Allen & Unwin, puis publié après la mort de
Tolkien par son fils Christopher. (Jared Lobdell (Éd.). A Tolkien Compass: Including J. R. R. Tolkien's Guide to
the Names in the ‘Lord of the rings’. LaSalle : Open Court, 1975).
Quand une nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux a paru en France en 2015, le traducteur Daniel Lauzon
a indiqué en entretien avoir modifié les noms de la première traduction de Francis Ledoux (1972) qui ne
respectait pas les vœux de Tolkien. (« La Fraternité de l’Anneau : la parole au traducteur », tolkiendrim.com, 29
septembre 2014, consulté le 13.08.2018).

291
l’auteur prévalent et que la traduction, reléguée à un rôle ancillaire, ne puisse produire qu’une
image secondaire et imparfaite. Sans l’intervention de l’auteur, le traducteur ne saurait
disposer des outils nécessaires pour bien faire son travail. On se trouve donc face à un
paradoxe : les « mots-fictions », pourtant « déclencheurs privilégiés de l’imaginaire577 »,
limiteraient la marge de manœuvre créative du traducteur, soumis au texte d’origine pour des
raisons d’ordre idéologique ou poétique.
Cependant, Tolkien prend bien soin d’indiquer qu’il s’agit d’une position de principe.
Dans la pratique, le constat est tout autre, et force est de constater que les textes de science-
fiction ou de fantasy, genres parmi les plus généreux en termes de mots-fictions, sont
abondamment traduits, et même souvent retraduits. C’est ici que se placer dans une logique
d’Encyclopédie plutôt que de Dictionnaire prend tout son sens. C’est en somme ce que fait le
traductologue Antoine Berman lorsqu’il souligne que s’extraire d’une vision terme-à-terme de
la traduction permet, assez aisément, de s’affranchir du problème de l’intraduisible :

Mais au niveau d’une œuvre, le problème n’est pas de savoir si ces termes possèdent ou non des
équivalents. Car le plan de la traduisibilité est autre. […]. La prétendue intraduisibilité se
dissout en traduisibilité sans reste, par le simple recours à des modes de rapports existant
naturellement et historiquement entre des langues, mais modulés ici selon les exigences de la
traduction d’un texte : l’emprunt et la néologie pour le domaine lexical. C’est la structure même
du texte comme texte qui dictera ici ce qu’il faut « traduire » ou « ne pas traduire » (au sens
courant), la non-traduction d’un terme valant comme un mode éminent de traduction578.

On constate dans les faits que, concernant les mots-fictions, plusieurs stratégies sont
employées par les traducteurs, de l’adoption par report à l’effacement en passant par la
compensation. La prise en compte de la forme et de la récurrence des termes dans les textes-
sources est d’importance puisqu’elle indique la place variable qu’ils occupent dans
l’économie du monde imaginaire, créée au fil de la lecture, puis consolidée par les réécritures,
et notamment par la traduction. Des occurrences les plus isolées, qui ne posent que des
problèmes ponctuels et circonscrits (usage des notes en bas de page, mots-fictions à usage
unique), on passera progressivement à des questions qui mettent en jeu une plus grande
subjectivité de la part du traducteur, qui peut dès lors s’offrir plus de latitude dans ses choix et
prendre davantage de risques. On finira par voir comment, dans le cadre de la retraduction, les
versions successives s’accordent ou au contraire sont mises en compétition dans l’exercice
d’adoption collective que crée la lecture partagée, façonnant une authentique tradition de
traduction.

577
Jean-Marc Gouanvic. Sociologie de la traduction. Op. cit., p. 102.
578
Antoine Berman. L’Épreuve de l’étranger. Op. cit., p. 302.

292
1. Sonorités et imageries de l’exotisme

Tout comme pour ce qui est des noms propres, les mots-fictions les plus frappants sont
aussi les plus opaques, ceux dont l’étymologie est obscure, voire impossible à déchiffrer pour
le lecteur. Leur apparition soudaine dans une langue familière crée une impression
d’irréductible exotisme qui intrigue et suscite la curiosité, comme si le lecteur était un touriste
débarquant sur une rive étrangère sur laquelle tous les panneaux indicateurs seraient rédigés
dans un idiome, voire un alphabet, inconnu. Le signe se réduit à une image, sonore ou
visuelle. L’opacité du terme interdit d’en deviner le sens s’il est rencontré hors contexte ; c’est
dans l’environnement immédiat du mot-fiction que sont à chercher soit la définition, ou en
tout état de cause des indices plus ou moins disséminés qui permettront d’en mieux cerner les
contours. Dans ce cadre, le traducteur a la double tâche d’identifier les indices disséminés par
le texte-source (qui peuvent être le fruit de ses perceptions de lecture sans relever de
l’intention de l’auteur du texte-source), puis d’en disséminer à son tour en dosant le degré de
résistance produit, tout en sachant que la portée de tels indices dépendra autant de la
coopération du lecteur du texte-cible que de l’intention première du traducteur.

a. Expliciter l’étrange : le dilemme de la rupture énonciative


Il arrive que l’auteur lui-même fasse usage de notes en bas de page pour donner la
définition d’un terme trop obscur, même si cela reste très rare dans la plupart des textes
fictionnels, car cette intervention a précisément pour effet de renvoyer le texte à son statut
fictionnel et à rompre son aspect immersif. Genette explique ainsi que « l’annotation
auctoriale d’un texte de fiction ou de poésie marque inévitablement, par son caractère
discursif, une rupture de régime énonciatif » et ajoute que ce type de note s’applique « le plus
souvent à des textes dont la fictionnalité est très ‘impure’, très marquée de références
historiques, ou parfois de réflexions philosophiques : il s’agit alors de romans ou poèmes dont
les notes portent précisément, pour l’essentiel, sur l’aspect non-fictionnel du récit579 ».
Lovecraft n’a jamais annoté ses récits pour signaler les nombreuses références à
d’autres auteurs ou les références scientifiques ou historiques, afin d’aiguiller et d’informer
ses lecteurs ; cela aurait été à l’encontre de sa démarche ludique qui mêle allégrement le réel

579
Gérard Genette. Seuils. Op. cit., p. 305.

293
et le fictif, et de sa manière de crypter l’écriture pour mettre le lecteur à l’épreuve. On trouve
en revanche des éditions aux annotations allographes (de la main de critiques, éditeurs,
traducteurs) – tous sont avant tout des lecteurs endossant le rôle d’agents et qui donnent aux
lecteurs suivants certaines clés, absentes du texte-source originale. Ce sont là les signes d’un
effort collectif, né du désir non pas de s’immerger dans la fiction, mais d’apprivoiser le texte-
monde de l’auteur et de transmettre ses connaissances.
Concernant Dunsany, qui n’emploie pas la même démarche ludique que Lovecraft,
rien ne laisse à penser a priori que le recours à la note auctoriale soit nécessaire. On en trouve
un exemple dans la nouvelle « In Zaccarath ». Toutefois, cette apparition soudaine marque
suffisamment à la lecture pour qu’elle ait été relevée par Duperray, préfacier du recueil des
Contes d’un rêveur, qui en fait une caractéristique générale de l’écriture : « il y a dans ces
contes comme une parodie du réflexe réaliste de la note référentielle au lecteur qui ne fait
qu’ajouter à la surcharge onomastique des renvois580. » En d’autres termes, Dunsany, sous
prétexte de fournir des informations, déjoue les attentes de son lecteur et, en fin de compte,
n’éclaircit rien. Au contraire, il opacifie encore davantage, ainsi qu’on le voit dans cet extrait :

Who shall tell of the amethyst chandeliers, where torches, soaked in rare Bhyrinian oils, burned
and gave off a scent of blethany*?

*This herb marvellous, which, growing near the summit of Mount Zaumnos, scents all the
Zaumnian range, and is smelt far out on the Kepuscran plains, and even, when the wind is
from the mountains, in the streets of the city of Ognoth. At night it closes its petals and is heard
to breathe, and its breath is a swift poison. This it does even by day if the snows are disturbed
about it. No plant of this has ever been captured alive by a hunter. (DT, 324)

La note est en fait de la main du narrateur plus que de l’auteur. Celui-ci adopte la posture d’un
guide touristique livrant à son public une anecdote ou une légende locale propre à divertir et
émerveiller. Il donne donc au lecteur l’occasion de s’immerger encore davantage dans un
univers fantastique dont il se rendra vite compte qu’absolument tous les points de repères lui
sont inconnus. On attendrait presque un appel de note au sein même de la note, pour chacun
des termes que nous avons indiqués en gras, ou encore, ainsi qu’il est fréquent depuis Tolkien,
une carte qui permettrait véritablement d’utiliser les informations données. Mais un tel
document, du fait de son absence, reste entièrement à la charge de l’imagination du lecteur.
La traduction la plus récente de ce texte reproduit exactement la même structure pour un
effet similaire – on repérera simplement la francisation de la plupart des toponymes (et
adjectifs dérivés) :

580
Max Duperray. « Introduction ». CRv, 8.

294
Homassel : Qui parlera des chandeliers d’améthyste où les torches, trempées dans de rares
huiles de Bhyrinie, brûlaient en exhalant un parfum de bléthanie* ?

*L’herbe merveilleuse qui, poussant près du sommet du mont Zaumnos, embaume toute la
chaîne des Zaumnes, et que l’on sent jusque dans les plaines képruscaines et même, quand le
vent vient des montagnes, dans les rues de la ville d’Ognoth. La nuit, elle ferme ses pétales, et
on l’entend respirer, et son souffle est un doux poison. Elle le fait même le jour quand les neiges
alentours sont piétinées. Aucune plante de cette espèce n’a jamais été cueillie vivante par un
chasseur. (CRv, 123)

Quand ce texte est traduit pour la première fois en 1920, le traducteur déplace la note en
procédant à une incrémentialisation, c’est-à-dire en lui faisant quitter le paratexte pour la
réinjecter dans la narration elle-même :

Green : Qui dira les candélabres d’améthyste où des torches macérées dans des huiles rares de
Bhyrinie brûlaient en exhalant un parfum de bléthane ? C’était l’herbe merveilleuse qui
poussait près du sommet du mont Zaumnos, qui parfumait toutes les chaînes de montagnes et
qu’on sentait au loin jusque dans les plaines du crépuscule, et même, quand le vent descendait
de ces monts, dans les rues de la cité évanescente d’Ognoth. La nuit elle fermait ses pétales et
on entendait sa respiration, et sa respiration était un poison subtil. Cela arrivait même le jour, si
la neige tombait longuement. Et jamais aucun chasseur n’avait capturé cette plante vivante.
(MD, 145-146)

Cette migration de la note s’accompagne d’un glissement du présent de l’indicatif vers


l’imparfait, qui maintient le lecteur dans un univers lointain de conte de fées. Ce passage se
situant au début de la nouvelle, les informations données semblent faire partie de l’exposition
et le lecteur s’attendra logiquement à ce qu’il pose les prémisses de l’histoire à venir (on
imagine le récit d’un héros se mettant en quête de cette fleur merveilleuse), sans quoi il pourra
s’interroger sur l’utilité de ces détails dont la lecture lui est imposée – alors que la note en bas
de page rendait la lecture facultative. Or, il ne sera plus jamais question de cette fameuse fleur
dans le reste de la nouvelle. Corriger la rupture de régime énonciatif revient ici à modifier
l’économie du récit et la manière dont Dunsany choisit de présenter l’altérité de son monde
fabuleux.
Green, comme Homassel, lisse l’ensemble par la francisation des toponymes, ce qui
permet de faire naître le doute dans l’esprit du lecteur : s’agit-il de lieux exotiques mais bien
réels dont il n’aurait jamais entendu parler ? Green va néanmoins plus loin dans
l’éclaircissement, par une réduction de la concentration de mots-fictions opaques. On identifie
un effacement (l’adjectif Zaumnian disparaît, sans doute jugé superflu puisque dérivé du nom
Zaumnos présent dans la même phrase), mais surtout une francisation poussée à son
paroxysme lorsque « the Kepuscran plains » deviennent « les plaines du crépuscule ». Le

295
toponyme-source, forme opaque sans signifié réduite à une enveloppe vide faite uniquement
de sonorités, est réinvesti par l’usage d’un nom commun aux sonorités approchantes qui, de
véritable toponyme, devient un simple descripteur poétique – la majuscule a d’ailleurs
disparu. Le traducteur lui-même est ici en territoire éminemment étranger, et conscient de sa
tâche, cherche à toute force à faire sens de ce qu’il y rencontre, avec les outils que lui offre la
langue d’arrivée581. Ici, c’est l’Étranger qui se voit effacé par la traduction. Et l’aspect
onirique du paysage décrit, souligné par l’usage de « crépuscule », se voit renforcé par l’ajout
de l’adjectif « évanescent », absent de l’anglais original, pour qualifier la cité d’Ognos : la
domestication du premier nom propre entraîne un déploiement du champ lexical alors conjuré,
pour ramener le monde fictionnel vers les territoires familiers d’une poétique romantique de la
rêverie éphémère.

La même problématique que pour les notes auctoriales existe concernant les notes du
traducteur : ce dernier s’efforce en règle générale de les éviter à tout prix pour ne pas attirer
l’attention sur le statut de son texte comme traduction, toujours pour des raisons d’immersion
propres au texte littéraire. Pourtant, ainsi que l’a écrit M. Ballard, le « système de notes,
d’explicitations [fait] partie des démarches naturelles de la traduction, mais […] certains ont
encore du mal à [l’]accepter comme tel582 ». Le seul contexte où de telles notes sont utilisées
abondamment est celui des éditions bilingues de certaines œuvres, qui se présentent comme
des outils d’apprentissage de la langue étrangère par la pratique de la lecture. Dans les autres
cas, des stratégies de contournement sont appliquées, qui vont de l’effacement du mot-fiction
problématique à l’explicitation par incrémentialisation. Ainsi en est-il dans cet extrait de The
Dream-Quest of Unknown Kadath, où nous trouvons un mot-fiction composé :

And the odours from those galleys which the south wind blew in from the wharves are not to be
described. Only by constantly smoking strong thagweed could even the hardiest denizen of the
old sea-taverns bear them. (CF, 417)

Le texte-source prend soin d’entourer le mot-fiction de divers indices qui, combinés entre eux,
rendent son sens parfaitement limpide : la séquence verbe/adjectif/nom smoke + strong +
weed suffit amplement à la déduction, et le lecteur qui oublierait de décomposer thagweed,

581
Green est peut-être également sujet à des interférences propres à la langue dunsanienne : twilight est en effet
un mot fétiche de l’auteur (cf. chapitre précédent) ; le traducteur a donc souvent été amené à utiliser le terme
« crépuscule » au fil de sa traduction. Peut-être a-t-il vu dans cet adjectif un terme non pas opaque, mais
translucide, dont l’étymologie était visible dans la forme même, auquel cas son habitus de « traduire en
dunsanien » aurait pris le dessus.
582
Michel Ballard. « La traduction du nom propre comme négociation ». Op. cit., p. 218.

296
n’y voyant qu’un signifiant unique et opaque, aurait encore assez de contexte, puisque
l’ensemble du passage évoque les caractéristiques olfactives d’un port malfamé.
La traduction de 1954 efface tout simplement le terme exotique en le remplaçant par un
hyperonyme indiquant la nature de la substance en question. Elle assure ainsi à son lecteur un
confort optimal en ne requérant aucun effort de déduction :

Noël : Les odeurs qui émanaient de ces galères quand le vent du sud soufflait depuis les docks
étaient indescriptibles. Ce n'est qu’en fumant continuellement du tabac très fort que les
habitués des vieilles tavernes du port pouvaient les supporter. (DM, 151)

Ce faisant, toutefois, le traducteur efface une entrée que le lecteur aurait pu ajouter à son
Encyclopédie583 de lecture lovecraftienne, qu’il ne pourra donc pas re-mobiliser au besoin par
la suite. Or, même si le traducteur, ayant accès au texte-source, sait qu’il s’agit d’une
occurrence unique chez Lovecraft, et que cette absence ne sera donc pas préjudiciable au
lecteur de ce texte en particulier, il n’est pas exclu que des auteurs ultérieurs, jouant
d’intertextualité, se réapproprient ce terme pour confectionner un texte-monde mâtiné de
colorations lovecraftiennes. Une traduction cherchant à favoriser la forte potentialité
mythopoétique de cette œuvre évitera donc un tel effacement.
La première retraduction de Kadath prend le contrepied de cette stratégie en conservant
le procédé utilisé dans le texte-source, à savoir qu’il revient au lecteur de déduire ce qu’est du
« thag » :

Mousnier-Lompré : Les odeurs qui s’échappaient de ces trirèmes et que le vent du sud poussait
sur la ville étaient indescriptibles. Ce n’est qu'en bourrant leurs pipes de thag très fort que les
habitués des vieilles tavernes parvenaient à supporter ces effluves. (QOK, 19-20)

Un indice est même effacé en français avec la disparition de weed. Un autre est ajouté
cependant, par la surtraduction métonymique de smoking qui devient « bourrant leurs pipes »,
en rend l’action plus concrète et facile à visualiser. En outre, on pourra arguer que cette perte
est compensée par la paronymie entre « thag » et « tabac » qui passeraient presque, à l’oral et
en français, pour des déformations phonétiques l’un de l’autre. Le traducteur conjugue image
et son pour les mettre au service de la mise en Encyclopédie du texte-monde, mais c’est à
l’imaginaire du lecteur qu’il laisse le soin de tirer des conclusions.
La troisième traduction existante de ce passage se place à mi-chemin des deux
premières en ménageant à la fois l’exotisme apporté par le mot-fiction et la facilité de

583
Toujours au sens d’U. Eco.

297
compréhension, par l’adjonction d’une explication intégrée directement dans la narration, en
apposition, ce qui renforce son caractère explicatif :

Camus : Quant aux odeurs de ces galères, que le vent du sud charriait depuis les quais, mieux
valait ne pas les décrire. Ce n’est qu’en fumant continuellement du thag, ce tabac très fort, que
les plus robustes piliers de bar du port arrivaient à les supporter. (CR, 121)

Le lecteur se retrouve donc déchargé du processus de déduction. Comme chez Dunsany, c’est
ici le narrateur qui se fait guide, effet renforcé par l’usage du déterminant démonstratif
souvent utilisé lorsque l’on mentionne les éléments les plus caractéristiques d’une culture
étrangère.
Le phénomène de l’explication intratextuelle est plus largement favorisé lorsque le mot-
fiction se compose d’un terme inventé et d’un lexème attesté, comme c’est le cas pour
thagweed. On trouve les mêmes procédés utilisés pour la traduction des « great bull gariachs »
dans la nouvelle « Poltarnees, Beholder of the Ocean » de Dunsany.

There the great bull gariachs came down to drink by starlight; and, waiting there for the
gariachs to come, he saw the white form of the Princess leaning on her balcony. (DT, 237)

Dunsany leur consacre tout un épisode dans le récit. Il utilise d’abord la périphrase complète,
puis au fil du texte, une fois le lecteur habitué et le vocable assimilé, on ne parle plus que de
« the gariachs ».
Les traducteurs s’autorisent la même flexibilité que l’auteur, mais à des degrés divers :
A.S. Homassel traduit la première occurrence par le syntagme nominal « taureaux gariachs »,
puis alterne entre l’un et l’autre des deux termes qui le composent. Avant elle, Julien Green
proposait davantage de variations : le texte comporte d’abord « les grands bœufs sauvages »,
puis « les buffles », par trois fois, et c’est seulement une fois la nature des animaux fermement
posée qu’il s’autorise à introduire le mot-fiction, non sans incrémentialiser afin de ne pas
brusquer le lecteur : « he was a hunter of gariachs » est traduit par : « il était chasseur de
gariachs, les grands buffles sauvages ». Seule la toute dernière occurrence propose
« gariachs » sans complément du nom. Le traducteur, en bon guide touristique, accompagne
progressivement le lecteur hors des champs de la familiarité pour étendre sa zone de confort
plutôt que de l’en extraire trop sèchement.

298
b. Reconstruction subjective : assimilation ou défamiliarisation ?
Tous les textes-sources ne prennent pas la peine de ménager ainsi leurs lecteurs par un
contexte aussi limpide et praticable. Partant de l’exemple de la science-fiction, Gouanvic
souligne que les mots-fictions sont en général utilisés dès le début d’un récit qui commence in
media res, sans explications, « ce qui oblige le lecteur à reconstituer de manière conjecturale
la totalité que suggère le syntagme [...], l’intelligibilité de sa lecture étant au prix de cette
pseudo-reconstitution584 ». C’est même cette résistance qui fait le charme du genre selon lui :
« Beaucoup du plaisir de la lecture de la science-fiction », dit-il, « s’investit dans les
conjectures que déclenche cette création lexicale585 ». Ainsi la lecture se rapproche-t-elle du
jeu en invitant le récepteur du texte à participer de sa construction, et la traduction rend
éminemment visible de tels processus.
Prenons un exemple, issu de la nouvelle de Dunsany intitulée « Bethmoora », une cité
fabuleuse qui n’est pas sans rappeler le Pays de Merveilles de Lewis Carroll. Dans ce texte, le
lecteur est en effet obligé de déduire la nature des objets fictifs mentionnés (zootibar,
tambang, tittibuk) sans qu’aucune explication ne les accompagne, autre que le contexte
immédiat. Les stratégies d’écriture de Dunsany peuvent sembler familières à un lecteur
moderne rompu aux modèles de la fantasy et à l’extrême variété de mondes fictionnels qu’elle
offre, mais quand Dunsany écrit en 1910, il est un pionnier. Il relate d’ailleurs avec
amusement, dans son autobiographie, la façon dont certains de ses lecteurs, déconcertés, ont
cherché à mettre du sens sur ces mots inconnus en trouvant l’origine de leur exotisme coloré
dans celle de leur auteur :

I used of course to invent names for things in use in my unknown lands … On this occasion I
threw down three invented names in a heap, rather perhaps in the spirit in which Beethoven
amused himself with the calls of the quail and the cuckoo in the 6th symphony; they were the
names of musical instruments [...]. As I wrote at the same time as what was known as the Irish
renaissance, and as I am Irish, some vaguely associated me with it, and the tambang and the
tittibuk were even thought to be Irish instruments586.

Ce témoignage démontre parfaitement la propension des lecteurs à chercher des indices non
seulement dans le contexte immédiat des mots-fictions, mais également plus largement en
spéculant à partir de leurs connaissances sur l’auteur et le contexte de production, qui
constituent un vivier d’indices potentiels.

584
Jean-Marc Gouanvic. Sociologie de la traduction. Op. cit., p. 79.
585
Ibid.
586
Lord Dunsany. Patches of Sunlight. Op. cit., p. 143.

299
La résistance du texte provient ici de la profusion de mots inventés, signifiés sans
signifiants connus dans le monde réel. Le lecteur devinera sans peine qu’il s’agit
essentiellement d’instruments de musique, sauf en ce qui concerne le syrabub qui, fait de
raisins écrasés et donnant un bon cru, doit logiquement renvoyer à du vin. Non seulement le
traducteur a pour choix de traduire ou non les mots-fictions eux-mêmes, mais il lui faut aussi
s’interroger sur la manière de traduire les indices donnés par le contexte. Ces choix auront un
impact sur l’image générale que le lecteur se fera du monde fantastique dépeint ici.
La nouvelle en question a connu trois traductions françaises. Les deux traductions les
plus récentes du texte optent pour des procédés similaires : les mots-fictions sont reportés tels
quels, une stratégie qui préserve l’effet d’exotisme et d’étrangeté et ne défait pas les jeux
onomastiques de l’auteur. Il se trouve que la proximité de l’anglais avec le français le permet ;
par exemple, même si l’onomatopée bang de tambang est anglophone, des termes connus
comme le « big bang » le rendent transparent. En outre il n’est pas impossible que l’auteur ait
eu le « tambour » français en tête, ce qui, associé au verbe beat, ne laisse planer aucun doute
quant à la nature de l’instrument. C’est au lecteur, donc, de décoder ce texte qui n’est résistant
qu’en surface – même s’il serait possible, aujourd’hui encore, de faire la même hypothèse que
les contemporains de Dunsany, et de croire à des référents culturels irlandais avérés.

It was a radiant day, and the people of the city were dancing by the vineyards, while here and
there one played upon the kalipac. The purple flowering shrubs were all in bloom, and the
snow shone upon the Hills of Hap.
Outside the copper gates they crushed the grapes in vats to make the syrabub. It had been a
goodly vintage.
In the little gardens at the desert’s edge men beat the tambang and the tittibuk, and blew
melodiously the zootibar.
[…]
They ran down out of their fair white houses, and streamed through the copper gate; the
throbbing of the tambang and the tittibuk suddenly ceased with the note of the zootibar, and
the clinking kalipac stopped a moment after. (DT, 260-261)

Leyris : C’était un jour radieux et les gens de la ville dansaient près des vignobles, tandis que çà
et là quelqu’un jouait du kalipac. Les arbustes aux fleurs pourpres étaient tous en fleurs et la
neige brillait sur les Monts de Hap.
Au-dehors des portes de cuivre, on pressait le raisin dans des cuves pour faire le syrabub. La
récolte avait été bonne.
Dans de petits jardins en bordure du désert, des hommes frappaient le tambang et le tittibik
(sic) et sonnaient harmonieusement du zootibar.
[…]
Ils se précipitaient hors de leurs belles maisons blanches et ruisselaient à travers les portes de
cuivre ; le battement du tambang et du tittibuk cessa soudain avec le son du zootibar, et le
tintement du kalipac cessa un moment après. (CIS, 298-299)

300
Homassel : C’était un jour radieux, et les gens de la ville dansaient près des vignes, tandis que
ça et là quelqu’un jouait du kalipac. Les buissons aux fleurs violettes étaient tous en fleurs, et la
neige brillait sur les Collines de Hap.
Devant les portes de cuivre, les gens de Bethmoora écrasaient les raisins dans des cuves pour
faire le syrabub. C’était un bon millésime.
Dans de petits jardins à l’orée du désert, des hommes frappaient le tambang et le tittibuk, et
soufflaient dans le mélodieux zootibar.
[…]
Ils quittèrent en courant leurs belles maisons blanches, en foule franchirent les portes de cuivre ;
les battements du tambang et du tittibuk cessèrent soudain, de même le son du zootibar ; et le
kalipac tintinnabulant s’arrêta un moment plus tard. (CRv, 50-51)

Pour le lecteur moderne amateur de fantasy, les mots inventés font partie des
caractéristiques du genre et du plaisir ludique de lecture qui y est associé. C’est pourquoi le
risque de repousser le lecteur par un nombre excessif de termes obscurs reste faible.
Toutefois, ce n’était pas le cas dans les années 1920 lorsque Julien Green traduit ce texte pour
la première fois. De telles habitudes de lecture n’étaient pas encore établies. C’est ce qui peut
expliquer que la traduction de Green ancre la nouvelle dans une autre tradition littéraire que
celle du genre de la fantasy, en choisissant de renforcer les échos renvoyant à l’antiquité
gréco-romaine qui se dégagent de cette scène éminemment dionysiaque :

Green : C’était un jour radieux, le peuple de la ville dansait dans les vignes, tandis qu’ici et là
les musiciens jouaient du psaltérion. Les bosquets aux fleurs pourpres étaient tout épanouis et
la neige brillait sur les collines de Hap. Hors des portes de cuivre, les vendangeurs pressaient les
grappes dans les cuves pour faire le nectar. Ç’avaient été des vendanges exceptionnelles.
Dans de petits jardins au bord du désert, les hommes battaient le tam-tam et agitaient leurs
minuscules marteaux sur le tympanon et soufflaient mélodieusement dans des cornes.
[…]
Ils sortirent en courant de leurs belles maisons blanches et s’engouffrèrent comme un flot à
travers la porte de bronze ; les coups sourds des tambours cessèrent soudain avec le chant de la
flûte, et le son aigre du kalipac un moment après. (MD, 170 ; 172)

« Psaltérion » et « tympanon » sont des termes d’origine grecque ; le « nectar », la boisson des
dieux sur l’Olympe, et les « cornes » évoquent la légendaire corne d’abondance, ou encore les
faunes et satyres, créatures caprines, souvent représentées jouant de la flûte ou autres
instruments à vent. La traduction de Green évoque une image mentale très claire pour le
lecteur familier des lettres classiques, et le monde fictionnel présenté ici y gagne en termes de
cohérence globale.
Cependant, et de manière assez inattendue, Green change de stratégie à la seconde
occurrence de chacun de ces mots en les remplaçant par des hyperonymes se référant à la
catégorie d’instrument appropriée : tambang et tittibuk sont rassemblés sous le seul vocable
de « tambours », le zootibar devient une flûte. En revanche, le clinking kalipac reste, contre

301
toute attente, un « kalipac » au « son aigre ». Cela s’explique sans doute par le peu d’indices
donnés au début du texte, qui ne permet pas de déduire précisément de quel type d’instrument
il s’agit. Peut-être Green avait-il d’abord opté pour « psaltérion » uniquement pour son
étymologie grecque avant de juger qu’un instrument à cordes semblable à une harpe pourrait
difficilement produire un son qualifié de « clinking » ? Notons qu’il existe un usage
particulier de psaltery, utilisé dans la King James Bible lorsqu’il s’agit de traduire un certain
nombre de noms d’instruments de musique dont le sens est aujourd’hui obscur ou inconnu587.
Quand l’on sait l’influence de la King James sur Dunsany, ce choix de traduction s’avère
soudain plus approprié qu’il n’y paraissait à première vue (rappelons que Julien Green,
américain né en France, fut élevé tout comme Dunsany en lisant la King James). Ce point de
convergence dans la formation de leur habitus d’écriture, tout comme la position liminale de
Green, en qui cohabitent deux identités nationales, a pu lui rendre plus évidente l’influence
biblique présente dans l’écriture de Dunsany.
Le dernier adjectif, clinking, est d’ailleurs révélateur de l’écart d’interprétation qui
peut exister d’une traduction à l’autre : pour Green, il évoque un son désagréable qu’il rend
par un qualificatif négatif, « aigre » ; Pierre Leyris propose un « tintement » qui reste
relativement neutre et descriptif ; quant à A.S. Homassel, elle privilégie un son raffiné et
cristallin à l’aide du très poétique « tintinnabulant ». C’est elle qui se rapproche le plus de la
qualité onomatopéique du terme-source anglais « clinking », mais ce faisant, elle désamorce
son potentiel discordant.
Cet exemple met en évidence la subjectivité irréductible à l’œuvre dans la traduction,
et ce à deux moments successifs : premièrement à la lecture que le traducteur fait du texte-
source, et deuxièmement lorsqu’il prend le risque d’écrire, ou de réécrire, à son tour –
Ladmiral appelle ce processus mental duel le salto mortale de la traduction, qui place le
traducteur dans la position périlleuse d’avoir à assumer la responsabilité de ses choix finaux.
Selon Ladmiral, cela fait du traducteur un double de la figure de l’auteur, un co-auteur
qui « invente un style-cible à son auteur-source588 » – une position absolument inverse à celle
qu’adoptait Tolkien. La subjectivité inhérente à la lecture explique les différents choix
possibles, mais la chronologie des traductions et retraductions entre également en jeu. Dans
notre cas, la traduction de Green s’avère plus proche d’un cas d’adaptation, s’autorisant

587
« Psaltery ». 1911 Encyclopedia Britanica. Hugh Chisholm (Éd.), 1910. Web. Consulté le 3 mai 2015.
588
Jean-René Ladmiral. « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles ». Palimpsestes, no 16
(2004) : p. 22.

302
davantage d’écarts et de transformations, sans doute afin de favoriser la réception du texte
étranger dans la culture d’accueil.

Ces premiers exemples permettent de rapprocher les mots-fictions des « culturèmes »,


signifiants spécifiques à une culture-source en particulier et qui n’existent pas dans la culture-
cible – la différence étant que la communauté-source sera restreinte d’abord à l’auteur, puis
s’élargira au cercle des lecteurs devenus progressivement familiers de son œuvre et des
concepts portés par les mots-fictions. Toutefois, les stratégies de traduction possibles seront
analogues. Maria Tymoczko, évoquant les « concepts signature » (signature concepts) issus
de la culture irlandaise et traduits vers l’anglais, identifie ainsi plusieurs stratégies qui auront
chacune une implication idéologique, puisque sont mis en jeu des rapports de force entre
culture dominante et dominée : la stratégie de Julien Green est un exemple de stratégie
« assimilationniste », qui consiste à expliquer les concepts étrangers en utilisant des concepts
approximativement similaires, à disposition dans la culture francophone589 ; d’où l’adaptation
par l’usage de termes antiques ou mythologiques connus qui viennent se substituer aux mots-
fictions créés de toute pièce. Les traductions ultérieures, en revanche, préservent l’effet de
défamiliarisation de la langue par l’application d’une stratégie que Tymoczko qualifie
d’« ostensive » :

Ostensive strategy […] makes cultural difference obvious and explicit without foregrounding it
through explanation [...]. Translation of signature cultural concept is bound at the level of the
word within the context of a fluent English text, thus making the cultural elements obvious
through the ostranic or defamiliarized language590.

L’effet de défamiliarisation de la langue est un effet immédiat qui se produit donc dès que le
lecteur est confronté à un mot inconnu et impossible à décrypter. Toutefois, s’agissant de
construction d’univers littéraires à l’échelle d’un ensemble de textes d’un même auteur, la
répétition de certains termes permet la création d’un réseau signifiant qui les prend pour
noyaux et qui, là encore, invite le lecteur à un certain jeu de piste afin d’intégrer la cohérence
et la logique de cet univers à grande échelle.

589
Maria Tymoczko. Translation in a Postcolonial Context. Op cit., p. 174.
590
Ibid. p. 175.

303
2. Démêler le réseau signifiant : les mots qui montrent les monstres

Chez Dunsany comme chez Lovecraft, on trouve une faune et une flore riches et
chatoyantes, au point qu’il est tentant pour les lecteurs avides de systématisation d’en extraire
un véritable bestiaire. Il y a largement matière à remplir toute une encyclopédie ; dans le cas
de Lovecraft, cela a d’ailleurs été fait sous la forme de livres de jeu de rôle, « supports de
rêverie591 » qui donnent aux joueurs les informations nécessaires pour raconter à leur tour des
récits se déroulant dans le monde onirique de Lovecraft. Sandy Petersen, auteur de la
première adaptation ludique parue à la fin des années 1980, précise toutefois dans un
témoignage que l’univers de Lovecraft, caractérisé par des créatures incommensurables qui
font craquer les limites de ce que le langage peut dire et décrire, ne s’y prête pas sans heurts.
En effet, ces livres proposent non seulement une description détaillée des créatures, mais
également des illustrations, ainsi que des blocs statistiques et des ensembles de
caractéristiques prévus pour intégrer les « monstres » dans un système ludique fait de données
chiffrées et de jets de dés, calqué sur celui du jeu pionnier Dungeons & Dragons.
L’adaptation impliquait donc de combler les vides laissés par Lovecraft lorsque l’incertitude
planait sur telle ou telle créature, une prise de liberté que tous les lecteurs n’apprécièrent pas,
comme le relate Petersen lui-même :

Early reviews of the game took issue with my portrayal of the monsters and gods of the Cthulhu
Mythos. […] They wanted mysterious undescribed horrors, but I just wasn’t raised that way.
Not after 7 years of D&D, anyhow. So I wanted concrete stats and I got them. The biggest
problem was that, of course, Lovecraft didn’t specify hardly any of his monsters. They had
descriptors instead of names. “Hunting Horrors,” “Formless Spawn,” that sort of things. My
response, pedestrian as it may sound, was to take those descriptors and turn them INTO names,
plus adding a few extra monsters for good cheer592.

Ce témoignage à lui seul est un exemple de la manière dont les créatures lovecraftiennes
peuvent se traduire elles-mêmes au sein d’une même langue, le descripteur devenant
l’équivalent d’un nom opaque et inversement. Il démontre également la part de liberté
qu’octroie une approche mythopoétique de l’œuvre.

591
Isabelle Périer. « Le livre de base de jeu de rôle : du mode d’emploi au support de rêverie ». Communication
au colloque « Les Quarante ans du jeu de rôle » (Universités Paris 3 et Paris 13, 12-14 juin 2015), organisé par
D. André, V. Berry, C. Cornillon, I. Périer et A. Quadrat.
592
Sandy Petersen. « Here I am reviewing my own game ». rpggeek.com, 18 août 2011. Web. Consulté le 7
juillet 2015.

304
Pour revenir aux textes-sources, une étude comparative rapide permet de classer les
différentes créatures en plusieurs catégories distinctes :
(a) les créatures ne disposant que d’un nom opaque sans étymologie autre que l’effet
d’altérité qu’il est supposé provoquer (chez Lovecraft : « gug », « zoog », « dhole » ; chez
Dunsany, « mipt »). On traitera de la même manière les créatures désignées à l’aide d’un mot-
fiction inventé, auquel est accolé un nom indiquant la nature dont elle se rapproche le plus
(« shantak bird », « Magah bird », « lygath tree », « yath tree ») ;
(b) les créatures ne disposant que d’un descripteur sous forme d’un groupe nominal
descriptif : « night-gaunt », « moon beasts », également appelées « toad things », et chez
Dunsany « the wild things » – on les qualifiera ci-après de « noms-descripteurs » ;
(c) Enfin une dernière catégorie plus problématique, qui regroupe des noms laissant
planer le doute sur leur origine et la nature des créatures, ou bien induisant le lecteur en erreur
en jouant avec ses attentes, ce qui pose donc des problèmes particuliers à la traduction.

a. L’opaque indéfinissable
Les problématiques de traduction qui concernent la première catégorie de créatures
s’avèrent assez proches de celles évoquées plus haut pour la traduction des mots-fictions
opaques aux sonorités exotiques ; ils sont généralement introduits sans explication, ou bien
uniquement celles qui sont données au personnage lorsqu’il en entend parler. Le lecteur se
retrouve donc tributaire du contexte pour se faire une idée de ce dont il est question. Ainsi, par
exemple, dans Kadath :

And all through the night a voonith howled distantly from the shore of some hidden pool, but
Carter felt no fear of that amphibious terror (CF, 428)

Les indices contextuels sont nombreux et particulièrement explicites : il s’agit d’une créature
aquatique et redoutable (« hidden pool », « amphibious terror »). C’est la traduction de
« howl » qui donne en l’occurrence des résultats variés : le premier traducteur, B. Noël, donne
« hulula » (DM, 177), ce qui évoque davantage un rapace nocturne qu’un amphibien, tandis
que les deux suivants proposent « hurla » (QOK, 42 ; CR, 138). Le hurlement étant à mi-
chemin entre son humain et son bestial, tout à la fois cri provoqué par la terreur et
avertissement de la présence d’un prédateur que l’on entend avant de le voir, le verbe dénote
un potentiel d’angoisse approprié au vu du contexte.
On le constate rapidement : le mot-fiction est très majoritairement reporté tel quel sans
que le traducteur en cherche un équivalent qu’il sait ne pas exister. Tout au plus trouvera-t-on

305
quelques effets typographiques venant appuyer l’origine étrange/étrangère du terme. Ainsi,
chez les traducteurs de Lovecraft, l’usage de la majuscule est presque systématique. Chez
Dunsany, on trouve dans « Probable Adventure of the Three Literary Men » l’exemple d’une
petite créature baptisée le « mipt » (peut-être une anagramme approximative de imp –
« lutin » ?). Dans la première traduction de 1924, Marie Amouroux appose des italiques à la
première occurrence du terme, puis les retire dans la suite du texte. Serait-ce le signe des
prémisses d’un processus de familiarisation qui se met en place une fois que le lecteur a été
confronté à un même terme plus d’une fois ? Ou une simple incohérence ? Dans la même
traduction révisée en 2002, c’est la seconde interprétation qui a prévalu, et toutes les
occurrences apparaissent désormais en italiques, comme l’on fait conventionnellement avec
les mots importés de langues étrangères.
Un autre procédé de familiarisation consiste à créer des liens constants et cohérents
entre le terme étranger et certains mots de la langue-source, qui vont y devenir
irrémédiablement associés dans la mémoire du lecteur. Chez Lovecraft, les créatures ne sont
que peu décrites physiquement, mais sont caractérisées par un certain nombre de qualificatifs
récurrents, ou par quelques détails anatomiques particulièrement marquants. Les zoogs, par
exemple, sont de petits êtres chafouins qui évoquent une communauté de rongeurs. Au début
du récit de Kadath, en quelques pages, ou trouve successivement :

« the furtive and secretive zoogs »,


« the zoogs, flitting, small and brown and unseen »,
« among the furtive and curious brown zoogs »,
« it was the zoogs, for one sees their weird eyes long before one can discern their small,
slippery brown outlines »
« Behind him, furtive and unseen, crept several of the curious zoogs », etc.

Ce sont non seulement les aspects dénotatifs et connotatifs de ces qualificatifs qui permettent
au lecteur de cerner leur référent, mais aussi le jeu sur les sonorités : beaucoup d’allitérations
fricatives en [f] et sifflantes en [s] viennent reproduire l’impression d’une nuée grouillante et
insaisissable.
On retrouve d’ailleurs le même phénomène quand Lovecraft prend, souvent, la peine
de décrire les sons produits par ses créatures, les qualifiant parfois de langages, et parfois
simplement de sons – on ne sait trop si ce sont des créatures à l’intelligence humaine ou de
simples bêtes. Ainsi, les zoogs « flutter ». Le terme est suffisamment inhabituel de manière
générale pour que le lecteur, qui le verra apparaître en abondance dès qu’il s’agit des zoogs,

306
les y associe. En outre, c’est parfois l’absence de mise en relation qui permet de tirer des
conclusions : ainsi, jamais les zoogs ne sont associés à des termes tels que winged ou fly, ce
qui permet d’éliminer le sens le plus immédiat de flutter, qui renvoie à de petits oiseaux ou
insectes qui battent des ailes de manière très rapide et légère.
Les traducteurs retranscrivent plus ou moins cet effet d’écho et de mise en relation.
Dans cet exemple, David Camus choisit un équivalent à flutter, « bruisser », et l’utilise
systématiquement (sous différentes déclinaisons : « bruissant », « bruissements », etc.)
Bernard Noël oscille entre deux familles de mots : les dérivés de « bruisser », comme Camus,
mais aussi le vocable « vibration ». Tous les deux reproduisent l’effet d’écho créé dans le
texte-source en utilisant toujours les mêmes adjectifs pour qualifier les zoogs (« furtifs »,
« secrets », « invisibles », « curieux » et « fuyants ».)
Mousnier-Lompré préfère atténuer un effet de répétition qui peut s’avérer à la longue,
en français, assez fastidieux à la lecture. À plusieurs reprises il choisit d’effacer certains
adjectifs lorsque ceux-ci ont déjà été employés, selon leur proximité. Concernant le verbe
nominalisé fluttering, sa stratégie est davantage celle de la variation afin de rendre compte à
chaque fois d’un aspect sémantique légèrement différent : il emploie successivement « le
langage », « leurs voix », « des sons légers », « des bruissements excités », ou des « voix
bruissantes ».

Noël : Mousnier-Lompré Camus :


Furtive (x3) furtifs (x3) furtifs (x2) - (1 omis) furtifs (x3)
Secretive discrets discrets secrets
Flitting se faufilent sans bruit se faufilent
Small petits petits petites
Brown (x3) noirs / bruns (x2) bruns / noires / (1 omis) brunes (x3)
Unseen (x2) invisibles (x2) invisibles (1 omis) ombres / invisibles
Curious (x2) curieux (x2) curieux (x2) curieuses (x2)
Slippery (omis) fuyantes furtives

Même si en fin de compte le traducteur en est réduit à effectuer des choix au cas par
cas, il est indéniable que des stratégies d’ensemble sous-tendent chacune de ces traductions.
Le mot-fiction à caractère étranger, opaque, fonctionne comme un noyau magnétique auquel
viennent s’agréger un certain nombre de termes qui, à force de récurrence, finissent par faire
partie de sa définition conceptuelle dans l’encyclopédie mentale du lecteur, et ce procédé est

307
dupliqué par la traduction de manière plus ou moins appuyée selon les partis pris stylistiques
des traducteurs593.

b. Frapper l’imaginaire : noms-descripteurs


Qu’en est-il lorsqu’aucun véritable mot-fiction étranger n’est présent pour servir
d’agrégateur au nuage de mots ? Dans le cas où les créatures ne sont désignées que par des
combinaisons de noms et d’adjectifs, les possibilités de traduction se voient de fait
démultipliées, selon les mêmes modalités de dénotation, connotation, et sonorités. Les mots
choisis sont l’unique moyen de « montrer » les monstres – monstres, car ce cas, chez
Lovecraft, concerne systématiquement les créatures les plus redoutables, sans nom propre
donc sans existence dans le langage, dont on essaie de déterminer la forme par l’accumulation
et la combinaison de nuages lexicaux. Le lecteur apprend à reconnaître ces termes clés au fil
de sa lecture, de sorte qu’ils en viennent à conférer une certaine matérialité aux créatures
textuelles par leur seule présence concentrée en un point du récit. Plus ces mots apparaissent,
plus l’angoisse monte, car cela signifie qu’une menace est proche.
Au début, les créatures n’existent que par les rumeurs qui courent – puis la rumeur
revient, cyclique, envahit le récit, jusqu’à ce que les créatures finissent par surgir, ce qui
confirme la réalité de ce que le texte ne faisait que suggérer jusque là : dans l’univers
onirique, ce sont les mots qui donnent corps aux choses. Ce processus est particulièrement
visible dans le traitement que Lovecraft fait de ses night-gaunts :

The captain was not even sure that any person now living had beheld that carven face, for the
wrong side of Ngranek is very difficult and barren and sinister, and there are rumours of caves
near the peak wherein dwell the night-gaunts. But the captain did not wish to say just what a
night-gaunt might be like, since such cattle are known to haunt most persistently the dreams
of those who think too often of them. (CF, 424)

Aucun descripteur précis n’accompagne cette première mention, si ce n’est le terme cattle
(traduit successivement par « bétail » (Noël), calque qui désamorce l’aspect menaçant du

593
En outre, une fois ce processus d’intégration achevé, le lecteur dispose d’une forme qu’il lui sera possible de
reconnaître à posteriori dans d’autres textes. Ainsi, il serait possible de voir dans la description complète du mipt
de Dunsany une sorte de « proto-zoog » lovecraftien, car on y trouve déjà un certain nombre de mots qui
reflètent par synonymie le nuage de qualificatifs qui, mis bout à bout, définissent ce que sont les zoogs : la petite
taille, les cris aigus, et la curiosité morbide et insatiable :
[They] saw the little harmless mipt, half fairy and half gnome, giving shrill, contented squeaks on the
edge of the world. And they edged away unseen, for they said that the inquisitiveness of the mipt had
become fabulous, and that, harmless as he was, he had a bad way with secrets; yet they probably loathed
the way that he nuzzles dead white bones, and would not admit their loathing; for it does not become
adventurers to care who eats their bones. (BW, 357)

308
texte-source, par « ces bêtes » (Mousnier-Lompré) qui neutralise le registre mais réinjecte une
connotation sauvage, puis par « cette sale engeance » (Camus), qui insiste sur le caractère oral
et péjoratif du qualificatif. L’allusion suivante, faite quelques paragraphes plus loin, est en
réalité la description d’un dessin reproduisant des gravures censées représenter les créatures,
et qui ne fait qu’isoler des détails saillants sans pouvoir donner une vision globale : « a crowd
of little companion shapes in the worst possible taste, with horns and wings and claws and
curling tails. » (CF, 426). Mais la « réalité » rattrape ensuite cette vision qui semblait une
grossière accumulation de clichés démoniaques. Après les détails visuels, d’ailleurs, ce qui
asseoit la réalité de la vision, ce sont les détails relevant d’autres organes sensoriels, les sons
d’abord, puis les sensations physiques :

And between him and the Milky Way he thought he saw a very terrible outline of something
noxiously thin and horned and tailed and bat-winged. Other things, too, had begun to blot
out patches of stars west of him, as if a flock of vague entities were flapping thickly and silently
out of that inaccessible cave in the face of the precipice. Then a sort of cold rubbery arm seized
his neck and something else seized his feet, and he was lifted inconsiderately up and swung
about in space. Another minute and the stars were gone, and Carter knew that the night-gaunts
had got him. (CF, 431)

Parfois, l’apparition d’un adjectif ou d’un nom agit comme un signal indiquant la progression
du personnage dans sa quête, ou la proximité d’un autre élément auquel il est associé : un
détail a les mêmes caractéristiques que le tout, ce qui provoque un effet de fractalisation du
paysage. Par exemple, un certains nombre de pics et de montagnes se caractérisent par des
gaunt slopes ou gaunt sides – et invariablement, il s’avère qu’ils sont percés de tunnels et de
grottes qui servent de repaires aux night-gaunts. Les flancs de la montagne sont aussi
décharnés que ceux des êtres qui la peuplent. Ces échos, bien moins ostentatoires que les mots
récurrents de nos exemples précédents, sont en comparaison moins souvent reproduits par la
traduction. Traduit par « maigre » (Noël, Camus) ou « famélique » (Mousnier-Lompré)
lorsqu’il s’agit des créatures, l’adjectif gaunt varie lorsqu’il est appliqué à des reliefs, par
souci d’idiomatisme et de naturel. Les trois traducteurs emploient de temps à autre l’adjectif
« décharné », ce qui permet de retrouver le sens commun entre les deux référents, mais ce
n’est pas systématique. On trouve également gaunt traduit par « aride » et « sinistre », termes
beaucoup plus vagues, qui ne rappellent en rien le nom des créatures, tout au plus
l’impression qu’elles provoquent (mais qui ne leur est pas propre dans un monde où le
cauchemar guette partout).
On constate ainsi que se recrée le réseau signifiant de manière plus ou moins dense et
ostentatoire selon le traducteur, mais aussi d’une traduction à l’autre. Dans le texte-source, ce

309
réseau est parfois utilisé de manière si subtile qu’il relève presque d’un simple clin d’œil
adressé par l’auteur aux initiés. Ainsi par exemple, tandis que Randolph Carter arpente des
ruines inquiétantes, Lovecraft donne un indice signalant l’approche des night-gaunts, par
l’utilisation de l’adjectif ticklish, dérivé du verbe tickle qui a été associé de manière
systématique à ces créatures dès leur première apparition et en continu au cours du récit.

So Carter began another silent crawl through the ruins, edging slowly toward the great central
plaza and the winged lions. It was ticklish work. (CF, 465)

Et en effet, dès le paragraphe suivant, Carter voit les monstres s’emparer de lui :

He was flying very rapidly through the air before a malevolent tickling told him that the
rubbery night-gaunts had performed their duty. (CF, 465)

Tout porte à croire que ce sont les mots eux-mêmes qui donnent corps aux monstruosités
volantes, d’autant plus que plus haut dans le récit, on apprenait que celles-ci hantent les rêves
de ceux qui les évoquent en pensée : ce ticklish, issu des pensées de Randolph Carter, aurait-il
donc conjuré les créatures qui ne pré-existaient pas ?
Cette possibilité narrative logique n’est pas préservée dans les textes-cibles français. Si
les traducteurs prennent soin de s’en tenir à un terme-cible unique lorsque tickle renvoie à
l’action effectuée par les monstres (« pincer » chez Noël, qui trouvait peut-être trop enfantin
le « chatouiller » que Camus n’hésite pas à employer ; Mousnier-Lompré rend tantôt par
« chatouiller », tantôt par « pétrir »), l’adjectif ticklish est traduit en fonction du sens et le
parallèle formel est occulté : Noël traduit par « ce fut difficile », Mousnier-Lompré et Camus
par « c’était une tâche délicate ». Aucun écho donc avec les « pincements », « chatouillis » et
« chatouillements » qui suivent.
Afin de retranscrire le mouvement, le rythme du texte-source, sans toutefois tomber
dans une méthodologie rigide de terme-à-terme qui ne produirait qu’une traduction
artificielle, le traducteur doit pouvoir se maintenir dans la variation tout en ménageant la
« reconnaissabilité » du texte, sur le modèle mythologique :

Une telle validité offre pour ainsi dire des points de référence pour des « allusions » et de
vagues renvois : on peut supposer des éléments familiers, sans qu’ils se distinguent par une
sanction particulière ou imposent de les traiter de manière conservatrice. Pour autant que sa
tradition fixe des matériaux et des schémas déterminés, la mythologie permet toujours en même
temps de faire preuve d’innovation et de hardiesse, et c’est par rapport à l’horizon de familiarité
du public se trouvant à l'intérieur de cette tradition qu’on peut mesurer la distance ainsi prise. La

310
tradition mythologique impose des charges à l’imagination, elle impose des paramètres à ses
hardiesses [...]594.

C’est cette reconnaissabilité qui assure la validité du texte mythologique, critère que nous
croyons pouvoir appliquer à la traduction. Il permet notamment de relativiser la notion
polémique de « fidélité » en tenant compte de la subjectivité inhérente à l’acte individuel de
réception par la lecture, tout en rappelant que cette dernière s’inscrit dans une dimension
collective, une tradition dont découlent les attentes du public et les limites de sa zone de
confort, son « horizon de familiarité ».

c. L’horizon de familiarité, une notion toute relative


Il faut noter que la classification que nous avons proposée ici présuppose que les mots-
fictions du texte-source seront toujours considérés comme opaques et étrangers, tandis que
l’usage de descripteurs ou de noms possédant un équivalent dans la langue-cible produira un
effet de familiarité du langage. Mais il existe certains cas qui remettent en cause ce
présupposé et rendent particulièrement poreuse la frontière entre zone connue et étrangeté.
C’est le cas lorsque les auteurs décident de faire usage de noms de créatures issues d’un
folklore existant, soit parce que ce dernier sera relativement peu connu dans la culture-cible,
soit que l’auteur se serve d’un terme connu mais l’utilise de manière à l’intégrer dans son
propre univers où, du fait de ce contexte, il n’aura pas le sens attendu.
On trouve, chez Dunsany comme chez Lovecraft, des mentions de créatures fabuleuses
issues de la mythologie grecque et dont on peut s’attendre à ce qu’elles fassent partie d’une
culture générale commune, relativement partagée entre lecteurs anglophones et francophones.
Ainsi, on trouve des centaures ou des tritons sans que cela pose de difficultés de traduction.
L’usage d’éléments folkloriques dans la littérature fantastique permet de réinjecter du familier
qui met en relief, par contraste, la nature des éléments les plus défamiliarisants. Ainsi, selon
C. W. Sullivan, l’auteur tente de s’assurer la coopération du lecteur en rendant le texte plus
accueillant :

There are also less obvious uses of folklore that connect the reader with the text – both more
complex uses, which operate on the level of cultural worldview, and simpler uses, which
employ specific motifs and other individual elements of folklore to make the Secondary World a
more homey place for the reader595.

594
Hans Blumenberg. La Raison du mythe. Op. cit., p. 34.
595
C. W. Sullivan. « Folklore and Fantastic Literature ». Western Folklore 60, no 4 (2001) : 281.

311
Sullivan donne comme exemple l’usage de métaphores ou de maximes traditionnelles, tout en
reconnaissant que les auteurs peuvent les déformer légèrement pour les faire entrer dans leur
monde imaginaire. C’est le cas, chez nos deux auteurs, avec l’apparition de divers « sphinx »,
figures particulièrement récurrentes, dont la traduction s’accompagne d’une difficulté de
genre puisque le mot grec, féminin à l’origine, et désignant un monstre féminin, est passé en
français au masculin pour sa forme la plus couramment employée. Chez Dunsany, dans « The
Bride of the Manhorse » et dans « The House of the Sphinx », on trouve :

Her mother was the child of a desert lion and that sphinx that watches the pyramids – she was
more mystical than Woman. (BW, 344)

It was useless to ask the Sphinx—she seldom reveals things, like her paramour Time (the
gods take after her). (BW, 352)

Quand elle traduit en 1924, Marie Amouroux privilégie la préservation du féminin en utilisant
« sphynge » :

Amouroux : Sa mère naquit de l’union d’un lion du désert avec cette Sphynge qui veille sur
les pyramides : elle-même était plutôt un être mythologique qu’une femme. (LM.amo, 11)

Inutile d’interroger la Sphynge : elle révèle rarement quelque chose, de même que son amant
le Temps (les dieux leur ressemblent). (LM.amo, 20)

Le français dispose bien des substantifs « sphinge » et « sphynge », mais ceux-ci sont d’usage
bien plus rare que le « sphinx » masculin, même dans le contexte du mythe œdipien – on parle
de l’énigme du Sphinx. Après Amouroux, les traducteurs n’emploient pas ces formes
féminines : A.-S. Homassel qui révise la première traduction en 2002, rétablit le choix du
substantif masculin, y compris dans l’usage des pronoms :

Homassel : sa mère naquit de l’union d’un lion du désert avec ce Sphynx qui veille sur les
pyramides : elle-même était plus mystique que Femme. (LM.hom, 26)

Inutile d’interroger le Sphinx : il révèle rarement quelque chose, de même que son amant le
Temps (les dieux leur ressemblent). (LM.hom, 35)

La mythologie gréco-romaine nous a sans doute suffisamment mis en présence


d’accouplements exotiques ou allégoriques pour que ces représentations (lion et Sphinx,
Sphinx et Temps) ne choquent pas plus que ça à la lecture. Après tout, le Sphinx originel est
issu du couple monstrueux Typhon-Echidna de qui naquirent pêle-mêle le Cerbère, l’Aigle du
Caucase, la Chimère, etc. Le bestiaire mythique se moque bien du réalisme biologique.

312
Julien Green (qui traduit à la même époque qu’Amouroux) normalise également le
masculin, mais efface en plus le terme paramour qui faisait du Temps le compagnon
amoureux (masculin) du monstre (féminin) :

Green : Il était inutile de le demander au Sphinx, il révélait rarement quoi que ce fût,
semblable en cela au Temps et aux dieux qui agissent de la même façon. (MD, 113)

Green préfère peut-être éviter une représentation de couple homogenré (le Temps et le
monstre étant tous deux écrits au masculin), représentation potentiellement subversive absente
du texte-source et qui pourrait surprendre le lecteur – il faut en effet compter sur la culture
générale de ce dernier, même s’il n’est pas exclu qu’il se rappelle la nature féminine du
Sphinx grec mythologique. Cette remarque n’est toutefois valable que pour ce deuxième
exemple : dans le premier, les allusions au désert et aux pyramides suggèrent un contexte
égyptien, dans lequel les sphinx étaient effectivement masculins596. La différence d’usage
entre les genres en anglais et en français implique donc des différences de représentations
d’ordre idéologique, induites par les différents degrés de familiarité et de défamiliarisation de
ces termes.

Plus visible encore est le traitement en traduction du terme « ghoul », qui renvoie à
une créature folklorique que l’on trouve notamment dans les Mille et Une Nuits, et dont
l’emprunt est attesté en français sous la forme « goule ». Cependant certains traducteurs ont
pu le considérer comme trop peu connu par le lecteur francophone, au point de préférer le
remplacer par une autre créature fantastique supposée provoquer le même effet de peur et
d’étrangeté, spectre ou vampire. Ainsi on trouve chez Dunsany une analogie stylistique :

the silence that, though ominous, was earthly, became unearthly like the touch of a ghoul.
(« How Nuth Would Have Practised His Art on the Gnoles », BW, 388)

Amouroux : Le silence qui, bien que sinistre, était encore terrestre, devint tout à coup aussi
surnaturel que le contact d’un spectre. (LM.amo, 64)

596
Lovecraft fait le même usage de sphinx à la forme féminine dans la nouvelle « The Cats of Ulthar », et ses
traducteurs (Paule Pérez, Jean-Paul Mourlon et David Camus) emploient tous systématiquement le masculin,
mais le changement idéologique sous-jacent est moins frappant puisque la représentation de genre ne fait pas
intervenir la norme du « couple » :
For the cat is cryptic, and close to strange things which men cannot see. He is the soul of antique
Aegyptus, and bearer of tales from forgotten cities in Meroë and Ophir. He is the kin of the jungle’s lords,
and heir to the secrets of hoary and sinister Africa. The Sphinx is his cousin, and he speaks her language;
but he is more ancient than the Sphinx, and remembers that which she hath forgotten. (CF, p. 88)

313
Le glissement restera ici de peu de conséquence puisque l’occurrence est unique chez
Dunsany. En revanche, il efface une passerelle supplémentaire en direction de Lovecraft, chez
qui ces monstres jouent un rôle de premier plan, notamment dans la quête de Kadath.
En 1954, Bernard Noël choisit comme Marie Amouroux l’adaptation en traduisant
ghouls par « vampires », censé servir d’hyperonyme si l’on prend en considération la
définition de « goule » donnée dans le Dictionnaire de la Langue Française : « Vampire
femelle qui, selon les superstitions orientales, dévore les cadavres dans les cimetières597 ». Ce
choix pose cependant un problème de référence en termes de contexte culturel. L’image du
vampire en français – comme pour un lecteur anglophone d’ailleurs – évoquera
irrémédiablement l’archétype de Dracula : une créature solitaire, buveuse de sang et prompte
à contaminer ses victimes. Or les goules de Lovecraft, fidèle à la vision orientale, dévorent
des cadavres, et c’est précisément en suivant les chutes d’ossements dont elles se débarrassent
que Randolph Carter les retrouve. Les « restes de festin de vampires » (DM, 187) tels qu’un
lecteur francophone l’imagine, se composeraient très probablement de cadavres encore
chauds, simplement vidés de leur sang. La traduction de Green demande au lecteur
francophone de créer une nouvelle entrée dans son encyclopédie personnelle, et de dépasser
son horizon de familiarité.
Les traductions plus récentes utilisent plus spontanément le terme littéral de « goule »,
peut-être mieux connu aujourd’hui – il a notamment été popularisé par les bestiaires des jeux
de rôle Dungeons and Dragons, puis The Call of Cthulhu, dans lesquels l’anglais ghoul est
traduit littéralement. Homassel redonne également au « spectre » d’Amouroux ses couleurs
orientales (« Le silence qui, bien que sinistre, était encore terrestre, devint tout à coup aussi
surnaturel que le frôlement d’une ghoule » LM.hom, 88) tandis que Camus et Mousnier-
Lompré traduisent par « goules », que Camus rend également parfois par « nécrophages » –
indice évidemment laissé à l’intention des lecteurs éventuellement trop peu familiers de ce
folklore, et à qui le traducteur vient tendre la main.

Ultime cas problématique : le traducteur pourra parfois se demander comment


reproduire au mieux l’effet d’un terme ayant une origine étymologique incertaine. C’est le cas
des « ghasts » (Dream-Quest), « those repulsive beings which die in the light, and which live
in the vaults of Zin and leap on long hind legs like kangaroos » (CF, 435). Il ne s’agit pas
d’une créature existante mais l’appellation rappellera immanquablement au lecteur

597
« Goule ». ATILF. Centre national de ressources textuelles et lexicales, CNRS, 2012. Web. Consulté le 15
mars 2017.

314
anglophone les adjectifs ghastly (« épouvantable ») ou aghast (« épouvanté »), dont l’Oxford
English Dictionary donne l’étymologie suivante : « Middle English: from obsolete gast
‘terrify’, from Old English gǣstan, of Germanic origin; related to ghost. The gh spelling is by
association with ghost598 ».
Chaque traducteur opte pour une solution différente dans ce cas précis : Noël propose
« les Pâles », qui rappellera davantage la connotation spectrale et se sert du contexte donné
par Lovecraft – on sait des ghasts qu’il s’agit de créatures redoutant la lumière, et on les
imaginera donc aisément comme des sortes d’albinos. Mousnier-Lompré traduit par un
néologisme, « les épouvants », sur le modèle dérivatif fourni par Lovecraft. Camus enfin,
traite ce terme comme un mot-fiction opaque en le reportant tel quel, privilégiant les sonorités
sans chercher à en retranscrire les connotations. Camus est très influencé par les termes ayant
été adoptés dans l’adaptation ludique de l’univers de Lovecraft sous la forme de jeu de rôle,
qu’il a tendance à reprendre tels quels. Le bestiaire de L’Appel de Cthulhu parle en effet de
ghasts. Dans sa préface, il les place au même titre que les « maigres bêtes de la nuit » dans la
catégorie des termes « dont la poésie a été adoptée par tous » (CR, 12) et qu’il ne juge pas
utile de remettre en question. La posture traductive de Camus est celle du respect d’une
certaine tradition qu’il a intégrée dans son habitus de lecteur, puis de traducteur de Lovecraft.

d. De la traduction à la tradition
Les lecteurs d’œuvres mythopoétiques riches en mots-fictions prennent donc au fil de
la lecture des habitudes de détective, et se construisent peu à peu un habitus les invitant à
combler les vides. Se pose donc la question de la continuité ou de la rupture entre les divers
avatars d’un même texte – en traduction et au-delà, sous d’autres formes de réécriture.
Même lorsque certains termes sont peu récurrents, un seul écho peut constituer les
prémisses d’un jeu de piste qui permet d’inférer ou non un lien entre des nouvelles
différentes. Comme pour toute relation intertextuelle, sa survie dépend de la perception de
celui qui prend en charge la lecture d’une part, puis des choix de réécriture qui seront opérés,
et enfin de la réception du texte traduit en dernier lieu. David Camus a élaboré de son propre
chef un glossaire en vue de traduire, outil « indispensable » selon lui. Dès le début de sa
préface aux Contrées du rêve, il explique la nécessité d’avoir une vision globale des quatorze
textes afin d’en unifier les noms propres et communs, et de repérer les renvois d’une nouvelle
à l’autre. Il y a inclus, par exemple une entrée intitulée « Yath » :

598
« Ghastly. » Oxford English Dictionary. Oxford University Press, 2018. Web. 16 mars 2018.

315
– YATH : lac intérieur d’Oriab. « Sur les rives de ce lac éloigné se dressent les vastes ruines en
brique d’argile d’une première cité dont on ne se rappelle pas le nom. » Sur sa rive opposée, les
ruines d’une ville en briques dont le nom s’est perdu dans l’oubli. (Je pense que cette ville est
Aïra. Je le pense à cause des arbres de Yaths, dont parle Iranon.)

– YATH (« yath-trees ») : sorte d’arbres (arbres de Yaths) poussant sur les rives du Yath. On les
trouve également dans La Quête d’Iranon. S’agirait-il alors des arbres d’Aïra – qui serait donc la
fameuse ville anonyme en ruines, dans Dreamquest ? Probable599.

Ce document de travail révèle de manière très visible le processus de mise en cohérence de


l’univers fictionnel dans l’esprit du traducteur, qui va ensuite en tenir compte. Le nom
« Yath » apparaît en effet dans deux nouvelles, mais la récurrence peut aisément passer
inaperçue car il n’est que mentionné en passant et ressemble à une ornementation exotique « à
la Dunsany », comme on l’a vu concernant la note en bas de page qui ne lui sert qu’à ajouter
des formes sonores à la charge onomastique générale. Dans The Dream-Quest, le protagoniste
ne fait que mentionner « Yath » en passant à proximité du lieu lors d’un trajet en bateau. Il ne
s’y passe rien de particulier et le lieu n’a aucune importance dans le récit :

There is a great canal which goes under the whole city in a tunnel with granite gates and leads to
the inland lake of Yath, on whose farther shore are the vast clay-brick ruins of a primal city
whose name is not remembered. (CF, 425)

Camus a repéré que la nouvelle plus ancienne « The Quest of Iranon » mentionnait ce nom
pour parler non pas d’un lac, mais d’arbres. Pour traduire « under the yath-trees », il étoffe la
préposition par l’ajout de contexte permettant de deviner par métonymie qu’il s’agit d’arbres ;
(« au pied du tronc des yaths » CR, 22). Puis un peu plus loin, arrive le passage qui permet à
Camus de consolider les liens entre les deux récits :

“Canst thou tell me where I may find Aira, the city of marble and beryl, where flows the hyaline
Nithra and where the falls of the tiny Kra sing to verdant valleys and hills forested with yath
trees?” (CF, 155)

Camus : « Pourriez-vous me dire où se trouve Aïra, la cité de marbre et de béryl où coule le


cristallin Nithra, où les cascades du petit Kra chantent pour les vallées verdoyantes et les
collines couvertes de yaths ? » (CR, 27)

La traduction plus ancienne de Paule Pérez ne permet pas de faire un tel rapprochement, car
elle omet toutes les occurrences du nom « yath » en traduisant les deux segments ci-dessus
par « sous les arbres de la montagne » (D, 64) et par « Peux-tu me dire où je trouverai Aira, la
cité de marbre et de béryl, où coule le Nithra cristallin ? » (D, 71) – le reste de la phrase
599
David Camus, Glossaire des Contrées du Rêve, v. 2.5, document de travail remis au cours d’un entretien avec
le traducteur (Paris, 11 août 2015).

316
pouvait sembler répétitif et fastidieux par la multiplication et l’allongement des subordonnées
servant à caractériser la fabuleuse cité d’Aira.
L’intertextualité, même entre les textes d’un même auteur, engage donc la compétence
du traducteur et sa responsabilité, mais on peut rappeler, à l’instar de Delphine Chartier, que
cette responsabilité est en fin de compte collective : « De toute évidence, la responsabilité du
traducteur de l’hypertexte est lourde de conséquences mais, à sa décharge, on ne saurait
oublier qu’il se trouve dans une situation de dépendance par rapport à des traductions
antérieures existantes parfois tronquées600 ». Or, si un tel travail semble effectivement
indispensable pour la cohérence interne de toute traduction, qu’en est-il à l’échelle plus large
des retraductions qui ont le choix de reprendre, ou non, les trouvailles de leurs prédécesseurs
ayant fait date ? En d’autres termes, faut-il sacraliser le glossaire au nom de la cohérence, au
point d’en faire une véritable « bible601 » ?
Le cas des night gaunts, qui sont parmi les monstres lovecraftiens les plus
emblématiques, met en lumière un aspect particulier de ce processus d’harmonisation
progressive : « maigres bêtes de la nuit » sous la plume de Bernard Noël en 1954, ils
deviennent en 1995 les « faméliques de la nuit » sous celle d’Arnaud Mousnier-Lompré. Ce
dernier semble en effet s’attacher à proposer ses propres trouvailles pour les termes
lovecraftiens – peut-être en proie à l’angoisse de se voir accuser de plagiat qui étreint souvent
les retraducteurs. Il faut dire également que la première traduction de Noël multiplie les
erreurs, les coupes et les contresens. Elle a donc pu donner l’impression qu’il serait plus
judicieux de retraduire sans tenir compte de son existence, comme si c’était la première fois.
En 1984, dans les cahiers de l’Herne, le poème « Night-gaunts », inédit jusqu’alors, était
traduit par Jacques Parson sous le titre « Les Décharnés de la Nuit ».
Cependant, on constate que l’appellation « Maigres Bêtes de la Nuit » s’est vue peu à
peu consacrée par la traduction : elle figure également dans la biographie de Lovecraft par
L. Sprague de Camp, traduite en français par Richard Nolane en 1988 (« Lorsque j’avais six
ou sept ans, j’étais constamment tourmenté par un certain genre de cauchemars récurrents
dans lesquels une race d’entités monstrueuses (que j’avais surnommées ‘les Maigres Bêtes de

600
Delphine Chartier. « De la perception de l’hypotexte à sa traduction, une histoire de lectures… ». Op. cit.
601
Dans le milieu de l’édition, une « bible » est un glossaire imposant certaines équivalences au traducteur dans
un souci de cohérence, notamment lors d’un travail collectif. Elle se définit comme un « document de référence
original et fondateur », « décrivant de façon détaillée le cadre général », « les éléments nécessaires à l’écriture,
par des auteurs différents, des épisodes d’une œuvre télévisuelle » (Définition à caractère légal, établie par la
Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques. SACD, 1998. Web. Consulté le 13 nov. 2017).
Il s’agit donc d’un cadre privant le traducteur d’une partie de sa liberté de choisir, mais donnant également un
cadre à l’écriture sous sa forme collective – en d’autres termes, c’est une façon de s’accorder sur les règles du jeu
par rapport au terrain que l’on se donne, qui est le texte à traduire.

317
la Nuit’602 »). La même année paraît la première édition française du jeu de rôle L’Appel de
Cthulhu qui comporte dans son chapitre « bestiaire » une entrée au nom des « Maigres Bêtes
de la Nuit », qui va ancrer le terme dans la mémoire encyclopédique de nombreux
lecteurs/joueurs.
L’expression a en outre le mérite de l’idiomatisme : l’usage d’un adjectif nominalisé
tel que « décharné » ou « famélique » pour traduire gaunts paraît plus artificiel, plus affecté,
qu’un groupe nominal composé de mots simples à la résonnance universelle : « Maigre »
connote la maladie, la dégénérescence physique, peut-être le spectre de la Mort sous son
avatar de squelette, et la « bête » renvoie aux peurs ataviques de l’homme face au prédateur,
ou redoutant le diable sous son aspect folklorique et religieux. Le terme produit une
impression d’authenticité quant à ce que la rumeur et la tradition orale pourraient générer au
sein de populations apeurées par un phénomène inconnu. Nommer, c’est tenter de maîtriser le
non-familier à l’aide de mots qui, eux, le sont, et cela justifie sans doute le succès de
l’appellation façonnée par Bernard Noël. Tout ceci explique que David Camus commente,
concernant ses choix de traduction en 2010 : « Pour le reste, il ne m’a pas semblé utile de
revenir sur des termes dont la poésie avait été adoptée par tous et d’encombrer la mythologie
lovecraftienne par une énième façon de nommer telle créature, tel dieu : les ‘night-gaunts’
restent les ‘maigres bêtes de la nuit’. » (CR, 12).
Camus est conscient que la majeure partie de ses lecteurs sera attachée à cette
appellation. Même des corrections parfois minimes risquent de provoquer un effet de rejet,
comme une greffe qui ne « prend pas ». Par exemple, les dernières éditions en langue
originale de Lovecraft corrigent un certain nombre de coquilles qui avaient longtemps été
reproduites au fil des rééditions. On a découvert tout récemment que les Dholes, sortes de vers
colossaux, devraient être des « Bholes ». Actuellement, aucune des traductions françaises n’a
effectué cette correction – il faut dire qu’avant les travaux de S. T. Joshi, les textes-sources
eux-mêmes sont longtemps restés erronés. Mais à l’attachement créé par un long usage ayant
rendu le terme fautif familier, on pourra également ajouter une réticence peut-être due à un
malheureux effet d’euphonie lorsqu’en le lisant à voix haute, on se rend compte que
« bholes » risque de sonner en français comme un très prosaïque et bien peu menaçant « bol ».
Dernier traducteur en date, Arnaud Demaegd ose enfin reporter le terme rectifié en français,
mais pour minimiser le risque susdit, trouve une astuce intéressante : les bholes sont chez lui

602
L. Sprague De Camp. H. P. Lovecraft : le roman de sa vie. Op. cit., p. 64-65.

318
féminines (ce que n’interdit pas le texte-source qui n’utilise pour désigner ces créatures que le
pronom they, et des déterminants de toute manière non genrés en anglais – a, the) :

On ne connaît les bholes qu’au travers de vagues rumeurs, au bruissement qu’elles produisent
en glissant parmi les montagnes d’ossements, et au contact visqueux de leur peau quand elles
frôlent quelqu’un en se tortillant. On ne peut les voir, car elles ne rampent que dans le noir. […]
Mieux valait rencontrer une goule visible qu’une bhole invisible603.

Une fois l’erreur connue, ce sont les auteurs et éditeurs de jeu, public avide d’étoffer
toujours plus le panel des créatures à disposition des joueurs, qui les premiers s’en sont
emparés pour en faire un élément constituant du monde fictionnel. Et plutôt que de remplacer,
on additionne : le jeu de rôle Pathfinder (qui collecte au fil de ses suppléments toutes les
créatures folkoriques et fictionnelles qui peuvent exister) propose dans son Bestiaire 4
l’entrée « Bholes » et précise en description « Sur certains mondes, on les appelle des
dholes604 ». « Bholes » et « dholes » sont deux signifiants légitimes ayant un même référent
mais appartenant à des mondes-possibles proches mais distincts. Et ce, quitte à justifier
certaines incohérences par une pirouette narrative comme ici, la multiplication des mondes,
l’extension à un multivers.

« Le lieu de l’œuvre, écrivait Berman, est le lointain, l’inconnu-connu, le familier-


étranger605. » Cette esthétique de la liminalité et de la découverte de l’au-delà par la
déstabilisation des repères est rendue dynamique par les transformations induites non
seulement par l’acte de la traduction, mais aussi par sa réception. Chaque traduction permet
de dévoiler une facette supplémentaire, qui se superpose aux autres pour devenir partie
intégrante du référent, et chaque retraducteur peut choisir de s’inscrire dans la continuité ou la
rupture de cette tradition, avec les enjeux et les risques que comporte un tel pari. Les enjeux
de réception à l’œuvre démontrent que le pouvoir de la littérature à engager l’imaginaire est
démultiplié par « cet ensemble de mouvements par lesquels, dans la traduction, l’étranger
devient familier, le familier étranger606 ». Ces mouvements sont autant de voiles qui brouillent
la frontière entre le connu et l’inconnu et provoquent les émotions de déstabilisation et de
fascination que sont l’émerveillement ou la peur, face à une œuvre première qui, comme la
source d’un mythe, demeure inaccessible :

603
H. P. Lovecraft. Cthulhu, le mythe. Les Contrées du Rêve. Trad. Arnaud Demaegd. Paris : Bragelonne ;
Oyonnax : Sans-détour, 2018, p. 150-151.
604
« Bhole ». Pathfinder, le jeu de rôles. Bestiaire 4. David Burckle (Dir.). Lyon : Black Books Éditions, 2015,
p. 21.
605
Antoine Berman. L’Épreuve de l’étranger. Op. cit., p. 159.
606
Ibid., p. 160.

319
En ce sens, la traduction d’une œuvre littéraire est comme la traduction d’une traduction. Et ce
double mouvement qui caractérise le texte romantique, rendre le proche lointain et le lointain
proche, est effectivement la visée de la traduction dans le texte traduit, l’étranger est certes
rendu proche, mais aussi bien, le proche (la langue maternelle du traducteur) est comme
distancié et rendu étranger607.

En fin de compte, le simple fait que les diverses traductions ne s’accordent pas
toujours à un consensus ne contribue-t-il pas à préserver l’effet d’étrangeté du fantastique, qui
sans cela deviendrait trop familier, trop connu et prévisible, privant le lecteur aguerri de la
sensation de dépaysement qui l’avait sans doute séduit au départ ? La retraduction qui ne
souscrit pas à la tradition peut renouveler pour le lecteur le plaisir la reconnaissance, non pas
immédiate, mais soumise à un effort de déduction ludique : même sous un autre nom, une
créature peut rester reconnaissable, sans que sa forme faite de mots ne se fige, la cristallisation
lui ôtant tout mystère.

II. Traduction de genres et cultures imaginés : oniriser la frontière

Lorsque les genres littéraires aujourd’hui appelés « genres de l’imaginaire » proposent


une exploration de mondes fictionnels à première vue affranchis des contraintes du réalisme et
pouvant se permettre toutes les fantaisies, la posture de départ pour l’écrivain comme pour le
lecteur reste toutefois sa propre expérience du monde, qui forme un cadre de référence
nécessaire. Le monde fictionnel n’est pas seulement merveilleux ou inquiétant parce qu’il
présente de l’inouï, du jamais-vu, de l’indicible, mais aussi parce qu’il déforme le monde
familier et déborde ce cadre de référence. Le monde imaginaire a pour fondation une réalité
« ré-imaginée », puis passée au prisme de l’écriture. Ce processus de glissement vers l’étrange
est ce que nous appellerons « onirisation », dans l’usage qu’en fait Maurice Lévy en parlant
de Lovecraft :

Ce fut précisément le mérite de Lovecraft de retrouver, par-delà les données historiques de son
propre pays, la structure des grands mythes dont s’est nourrie l’humanité. En onirisant le passé
de la Nouvelle-Angleterre, patrie des sorcières, il renouait avec une tradition archaïque,
transcendant les particularismes locaux608.

607
Ibid.
608
Maurice Lévy. Lovecraft ou Du fantastique. Op. cit., p. 14-15.

320
[…] Lovecraft onirise ses répugnances […] à partir de données purement sensorielles. Chez
lui, la névrose nourrit l’art, lui fournit ses matériaux, mais l’art permet de sublimer l’horreur,
d’en extraire la quintessence et par là, peut-être, de guérir la névrose. Nous touchons là déjà au
cœur du problème de la création fantastique chez Lovecraft […]609.

« Oniriser » est ainsi un effet caractéristique de l’écriture fantastique de Lovecraft, un


processus de transmutation, voire de sublimation d’éléments du réel (histoire nationale ou
personnelle) pour les faire pénétrer dans la sphère fictionnelle. C’est en partie ce qui fait la
dimension « cosmique » de son écriture, et que l’on trouve également présente chez Dunsany,
ainsi que l’écrivait notamment S. T. Joshi : « On the whole, most of the tales in these volumes
are set in the emphatically real topography of England, and suggest that the fantastic
imagination is entirely capable of carving out realms of wonder within it610 ».
Dunsany comme Lovecraft, partant de ce qui leur est le plus connu, proposent des
représentations empruntes de nostalgie d’un réel passé sublimé – terres natales qui ne seront
évidemment pas celles du traducteur ou du lecteur, par l’écart tant géographique que temporel
qu’elles supposent. Comment le texte-cible présente-t-il ces éléments culturellement et
géographiquement marqués, et comment sont gérés les degrés de construction du Familier ?
On s’attardera ensuite sur un point commun particulièrement saillant des deux œuvres de
notre corpus : le fantasme orientaliste comme représentation idéalisée de l’Étranger à la fois
merveilleux et inquiétant, et la manière dont la traduction s’adapte au contexte actuel qui
remet en question les partis pris idéologiques largement partagés à l’époque où écrivent
Dunsany et Lovecraft. Enfin, on posera également la question de la traduction d’éléments
mythiques considérés comme universaux, notamment les forces de la nature personnifiées
telles que dans la tradition des grands récits mythiques, mais dont la langue altère la forme, et
donc la vision du monde que celle-ci véhicule.

1. La nostalgie des mondes perdus : représentation sublimée de la terre


natale

a. Rêverie sur le mode lyrique


Après les premiers recueils de nouvelles consacrés au monde de Pegāna, le lien que
tisse Dunsany entre monde réaliste et monde imaginaire devient fluctuant : parfois ils sont

609
Ibid., p. 36-37.
610
S. T. Joshi. Lord Dunsany: Master of the Anglo-Irish Imagination. Op. cit., p. 49.

321
géographiquement distincts, mais d’un degré de réalité égal ; juxtaposés, ils permettent de
voyager physiquement de l’un à l’autre et parfois l’Autre Monde est davantage présenté
comme un univers onirique et symbolique, qu’il soit individuel ou issu de l’inconscient
collectif. Cette distinction est importante pour le traducteur qui pourra ainsi identifier les
références au monde réel dispersées au sein du monde onirisé comme d’importants noyaux de
signifiance. Cette frontière poreuse permet à Dunsany de saupoudrer certaines propriétés
évoquant les endroits qui lui sont familiers, et en particulier l’Irlande, voix immigrante dans
ses récits sans que l’auteur ait d’ailleurs forcément à la nommer :

In the short story collections following the Pegāna tales there can be found the odd glimpse of
Ireland. Although Ireland does not often appear as a setting or central concern in these tales, it
haunts the stories, and references to the country are often particularly fascinating because it is
seen in this way, through a glass darkly611.

L’un des exemples les plus marquants se trouve dans la nouvelle « In the Twilight ». Le
narrateur, tombé d’un bateau, est en train de se noyer et le récit se constitue des visions de son
passé qui l’assaillent tandis que sa conscience vacille. Le monde onirique est ici
métaphorique, intérieur, bâti d’un crescendo lyrique d’émotion pure qui se cristallise par
l’apparition et la disparition de paysages, et notamment l’évocation de l’Angleterre et de
l’Irlande612 (les deux patries de Dunsany qui résida alternativement à Dunsany Castle, non
loin de Dublin, et à Dunstall Priory, dans le Kent). Dans le passage suivant, le narrateur se
souvient du Bog d’Allen et ce sont tous ses sens qui se retrouvent submergés par la couleur
des mousses, l’odeur de la tourbe qui brûle (turf, qui connote déjà le paysage irlandais), et
enfin les sons qu’il associe à sa contrée natale :

And far away there arose and came nearer the weird cry of wild and happy voices, and a flock
of geese appeared that was coming from the northward. Then their cries blended into one great
voice of exultation, the voice of freedom, the voice of Ireland, the voice of the Waste; and
the voice said ‘Goodbye to you. Goodbye!’ and passed away into the distance; and as it passed,
the tame geese on the farms cried out to their brothers up above them that they were free. Then
the hills went away, and the bog and the sky went with them, and I was alone again, as lost
souls are alone. (SW, 184)

Dans le texte-source, plusieurs effets stylistiques contribuent au lyrisme puissant de ce


passage, qui met avant tout l’accent sur les sons : la multiplicité des voix qui atteignent l’unité
par la répétition incantatoire des mots cry / cries / cried constitue comme un appel venu du

611
Tania Scott. Locating Ireland in the Fantastic Fiction of Lord Dunsany. Op. cit., p. 154.
612
Le titre de la nouvelle lui-même est connoté, puisque la Renaissance Littéraire Irlandaise qui a cours au
moment où Dunsany écrit, était également connue sous le nom de « Celtic Twilight », d’après le titre d’un
ouvrage de W.B. Yeats qui se concluait par un poème déjà intitulé « In the Twilight » (1893).

322
passé, qui renvoie à l’époque où la tradition orale, libre et vivante, se trouvait au cœur de la
culture irlandaise. Le mot voice est répété six fois, et accompagné d’un complément différent
à chaque fois (of exultation, of freedom, of Ireland, of the Waste). Le résultat en est la création
d’un réseau de termes signifiants tous associés à un même texte-monde, celui d’une Irlande
fantasmée et sublimée. Le nom bog constitue un dernier écho qui conclut le passage avant que
ce paysage onirique ne s’estompe613.
Associer l’Irlande au terme the Waste, par le biais des lettres majuscules, n’est pas
anodin, d’autant que ce terme est un mot-clef de l’idiolecte littéraire de Dunsany (on le
retrouvera chez Lovecraft). Un lien se forme ainsi entre ce texte et les autres de son auteur : le
lecteur attentif pourra se rappeler que chaque occurrence de waste porte en lui une coloration
irlandaise, même au sein d’autres récits ne faisant, eux, aucune référence explicite au monde
réaliste. Laura Miller a parlé de « pet words », soulignant ainsi l’attachement émotionnel d’un
auteur pour certains termes, qui peuvent être révélateurs de son intimité : « Most writers have
a pet word or image, one that finds its way again and again into the work and provides a key
to its author’s temperament614 ». De tels mots fétiches représentent un défi au traducteur qui
ne peut alors considérer un texte seul, mais doit élargir sa vision à plusieurs textes, voire à
l’ensemble de l’œuvre composée de plusieurs recueils.
Plusieurs choix s’offrent alors à lui : opter pour un équivalent strict en français, de
telle sorte à créer au fil de la traduction une sorte de « glossaire auteur-français » (mais au
risque de ne pouvoir trouver un équivalent aussi riche en connotations diverses que le terme-
source) ou faire varier la traduction au fil des occurrences, qu’il s’agisse d’éviter des
répétitions qui seraient jugées stylistiquement maladroites, ou de chercher à exprimer toutes
les facettes sémantiques du mot-source en privilégiant tel ou tel aspect en fonction du
contexte (au risque de perdre l’aspect incantatoire de la prose originale).
Le cas de the waste est particulièrement révélateur à cet égard. En anglais, il évoque à
la fois une vaste étendue naturelle – un désert, mais non pas le fantasme du désert de sable
parsemé de mystères orientaux et de cavernes aux merveilles –, la chute de la civilisation, des
friches industrielles, des déchets, des ruines, et plus métaphoriquement toute forme de
déchéance et de stérilité. Les « wastelands » sont également un motif fort de la littérature
celtique, l’équivalent de nos « terres gastes » arthuriennes, territoires maudits et condamnés à

613
Le bog a une force connotative qui peut être rapprochée de celle du terme Frontier dans le contexte des États-
Unis. Dans les deux cas, il s’agit de paysages liminaux, de points de passage entre une nature apprivoisée et un
Autre Monde, un ailleurs inexploré qui inquiète et émerveille, ainsi que l’a noté Dianne Meredith : « The Irish
bog was the ‘answering myth’ to the frontier myth of the American consciousness » (« Landscape or Mindscape?
Seamus Heaney’s Bogs ». Op. cit., p. 126).
614
Laura Miller. « Minor Magus ». The New Yorker, 29 nov. 2004. Web. Consulté le 2 juin 2014.

323
la famine – ce qui bien évidemment ajoute un renvoi historique à l’histoire irlandaise et à la
Grande Famine du 19ème siècle615. Aujourd’hui enfin, il évoque également fortement pour tout
amateur de littérature anglophone le célèbre poème de T. S. Eliot « The Waste Land »616.
Notons qu’une distinction est faite chez Dunsany entre waste et desert. Les deux
dénotent certes une étendue aride, mais le second est utilisé de manière plus neutre, pour
désigner des zones géographiques selon des critères objectifs ; seul le premier porte en lui la
riche charge symbolique connotant stérilité et désolation – dans la cosmologie dunsanienne, la
création se fait en séparant non pas le ciel et la terre, ou la terre et les eaux, mais en terres
cultivables ou non : « Ere the Beginning the gods divided earth into waste and pasture. »
(« The Vengeance of Men », TG, 20).
De sorte que desert n’est jamais traduit que par « désert », tandis que waste produit
toute une palette de termes qui s’échelonnent sur l’échelle de la pathetic fallacy, c’est-à-dire
de l’attribution au paysage de l’émotion forte ressentie par ceux qui y sont confrontés : de
« désert » (qui lui confère alors une portée biblique617), on passe à « contrée / terre désolée /
inculte », puis « désolation » et, au plus haut, « solitude » (qu’Homassel utilise quand le
contexte se fait particulièrement poétique : the hushed waste et the melody of the waste
deviennent ainsi « la solitude silencieuse » et « la mélodie de la solitude » EW, 55-56). Cette
variation est notamment nécessaire lorsque les deux termes sont utilisés de conserve, ce qui
met en évidence la distinction qu’y place l’auteur :

He went one day into the desert and brought up life out of the waste places, and made it cry
bitterly and covered it with the desert again. (TG, 74)
Homassel : Il alla un jour dans le désert et leva la vie des espaces incultes, et la fit pleurer
amèrement et la recouvrit ensuite avec le désert. (TD 120)

615
Le concept a sans mal immigré lui aussi jusqu’aux États-Unis. Revenant sur un discours de Tench Coxe
prononcé en 1787, Leo Marx a noté qu’il avait alors été donné à cette notion une connotation très pragmatique,
dans un contexte où faire fructifier la terre était présenté comme une fondation nationale – dans ce contexte, les
wastelands ne sont pas le résultat d’une déchéance après avoir connu la gloire, mais l’état premier de la terre tant
que son potentiel n’a pas été exploité – et qui, s’il ne l’est pas, sera littéralement « gâché » : « Farmers and
planters, he says are the ‘bulwark of our nation,’ and their pre-eminence will grow with the ‘settlement of our
waste lands.’ In his references to the wilderness, incidentally, there is not a trace of primitivism or literary
sentimentality. Unimproved land, he says, is vacant, a ‘waste’. » (Léo Marx. The Machine in the Garden. New
York : Oxford University Press, 1964, p. 156).
616
Publié en 1922, ce poème ne saurait faire partie des sources de Dunsany, mais peut parfaitement faire partie
des sources à la disposition du traducteur, puisque, encore une fois, les liens et mise en réseau de l’intertextualité
se tissent à rebours, à partir du lecteur. Le traducteur français pourra donc envisager les traductions françaises de
ce poème (La Terre Vaine, La Terre Gaste, La Terre Inculte).
617
Comme dans l’exemple ci-dessus qui a été traduit par « Avant le Commencement, les dieux divisèrent la terre
en déserts et en pâturages ». (TD, 45)

324
Cette proximité se double de répétitions des termes eux-mêmes, contribuant à densifier le
réseau de signifiance qu’ils tissent. Et il semble parfois que la variation vienne davantage de
la volonté du traducteur d’éviter des répétitions pouvant être perçues comme stylistiquement
maladroites que d’une tentative de dévoiler une facette de sens supplémentaire du terme-
source. Ainsi, si Homassel ose répéter « désert » à deux reprises dans l’exemple ci-dessus,
Calluaud n’en fait pas autant pour waste dans le passage suivant de « Of the Thing that is
Neither God nor Beast » :

But out in the waste, beyond the seven deserts where Ranorada looms enormous in the dusk, at
evening his prayer was heard; and from the rim of the waste whither had gone his prayer, came
three flamingoes flying, and their voices said: “Going South, Going South” at every stroke of
their wings. (GP, 558)
Calluaud : Mais dans cette contrée désolée, au-delà des sept déserts où Ranorada dresse son
énorme masse dans la pénombre, le soir, sa prière fut entendue ; et de la bordure de la
désolation où avait abouti sa prière, trois flamants arrivèrent en volant, et leurs voix disaient :
« Vers le Sud, Vers le Sud », à chaque battement d’aile. (DP, 70)

Déjà dans ce passage des Dieux de Pegāna, on trouve le motif qui lie le vide de la désolation
à la fuite ininterrompue du temps, symbolisée par les vols d’oiseaux et leur cris, « voix » qui
seules peuvent emplir éphémèrement le paysage tout entier de leurs échos et réverbérations.
Le passage de « In the Twilight » que nous avons cité plus haut en est l’illustration presque
parfaite.
Revenons donc à cet extrait, puisque c’est à cette occasion que Dunsany établit un lien
fort entre la désolation intérieure et la désolation extérieure (waste) sous la forme d’une
nostalgie explicitement tournée vers l’Irlande. Il existe de ce texte trois traductions françaises.
La plus ancienne est confectionnée par Julien Green :

And far away there arose and came nearer the weird cry of wild and happy voices, and a flock
of geese appeared that was coming from the northward. Then their cries blended into one great
voice of exultation, the voice of freedom, the voice of Ireland, the voice of the Waste; and
the voice said ‘Goodbye to you. Goodbye!’ and passed away into the distance; and as it passed,
the tame geese on the farms cried out to their brothers up above them that they were free. Then
the hills went away, and the bog and the sky went with them, and I was alone again, as lost
souls are alone. (SW, 184)

Green : Et au loin s’éleva un cri mystérieux de voix sauvages et heureuses, qui s’approcha
lorsqu’une bande d’oies apparut venant du grand Nord. Alors tous ces cris se mêlèrent en un
grand concert d’exultations, la voix de la liberté, la voix de la lande sauvage, et toutes ces
voix disaient : « Au revoir à toi, au revoir. » Puis cette grande voix passa et s’effaça dans le
lointain ; et tandis que la horde s’éloignait, les oies des fermes répondaient à leurs frères
sauvages. Alors les collines disparurent, et les marais et le ciel avec eux, et j’étais seul de
nouveau, comme les âmes perdues sont seules. (MD, 212)

325
La traduction de Green atténue les connotations irlandaises : le bog devient un plus générique
« marais », mais surtout, Green efface le segment the voice of Ireland, ce qui annule la
construction du réseau connotatif à grande échelle. Traduit par « la lande sauvage », the waste
prend une coloration romantique et confine au cliché du paysage celtique ; le sémantisme de
désolation irrémédiable du texte-source est également amoindri, au profit du « sauvage »
qu’on imagine s’opposer à la civilisation, à la modernité des grandes villes.
Les deux traductions suivantes, d’Anne-Sylvie Homassel (2004) et Patrick Reumaux
(2011), cherchent un équivalent strict à the Waste pour maintenir l’effet dramatique souligné
par l’usage de la majuscule. La première opte pour « la voix de la Solitude », privilégiant un
sentiment abstrait qui résume l’atmosphère globale qui se dégage de la nouvelle tout entière :
le narrateur voit peu à peu s’enfuir toute sa vie, qui lui répète « Adieu » jusqu’au moment où
il reprend conscience, in extremis. L’impression d’abandon et de déréliction est prégnante. En
outre, en français, le mot « solitude » pris dans un registre littéraire soutenu peut renvoyer par
métonymie à une étendue déserte, ce qui confère une épaisseur sémantique à ce choix de
traduction :

Homassel : Et dans le lointain s’éleva, puis s’approcha le cri étrange que lançaient des voix
sauvages et joyeuses, et une bande d’oies parut qui venait du Nord. Et leurs cris se mêlèrent en
une seule, exultante voix, la voix de la liberté, la voix de l’Irlande, la voix de la Solitude ; et
la voix disait : « Adieu à toi, adieu ! », et s’en fut dans le lointain ; et sur son passage, les oies
domestiques, dans les fermes, crièrent à leurs sœurs, haut dans le ciel, qu’elles étaient libres.
Puis les collines s’en furent, et la tourbière et le ciel s’en furent avec elles, et je fus à nouveau
seul, comme sont seules les âmes perdues. (EW, 78)

Chez Reumaux, the voice of the Waste devient « la voix du Désert », ce qui réduit la richesse
sémantique contenue dans le terme-source pour privilégier néanmoins un lien thématique avec
de nombreuses autres nouvelles dunsaniennes qui proposent un cadre orientaliste évoquant les
Mille et Une Nuits, ou rappelle la connotation biblique, mais efface la nostalgie douce-amère
et le versant négatif toujours présent dans le terme-source, qui connote, irrémédiablement, un
vide, une absence618.

Reumaux : Très loin, monta et s’approcha le cri étrange d’heureuses voix gutturales, tandis
qu’apparaissait un vol d’oies sauvages venant du nord. Les cris devinrent une seule voix
exultante, la voix de la liberté, la voix de l’Irlande, la voix du Désert, et la voix dit « Au
revoir. Au revoir ! » et s’éloigna dans la distance. Et, comme elle s’éloignait, les oies
domestiques dans les fermes saluèrent d’un cri leurs sœurs là-haut, qui étaient libres. Puis les

618
Ce n’est pas par hasard que figure parmi les lieux cosmologiques créés par Dunsany the Waste of Nought (le
Désert de Rien), ou encore que le monde rêvé par les dieux prend la forme d’un fleuve qui se jette dans le vide
cosmique : « The River arises out of the drumming of Skarl, and flows for ever between banks of thunder, until it
comes to the waste beyond the Worlds, behind the farthest star, down to the Sea of Silence. » (GP, 580)

326
collines s’en allèrent, et la tourbière et le ciel s’en allèrent avec elles, et je fus de nouveau seul,
comme le sont les âmes perdues. (CM, 271)

De toute évidence, les traducteurs ont pris en compte un Lecteur-Modèle type et ce qu’ils
imaginent des connaissances de ce dernier. Le lecteur français, en toute logique, sera moins
sensible aux connotations irlandaises les plus subtiles. Les traductions privilégient donc
d’autres références, plus susceptibles d’entrer en résonnance avec l’environnement culturel du
lecteur. Ainsi, selon la version consultée, l’Irlande fantasmée dans cette nouvelle sera tantôt
plus proche d’un idéal lyrique et romantique, plus généralement celtique, ou bien plus
orientaliste, liée à la représentation globale que produit la lecture de Dunsany, qui dépasse une
irlandité finalement bien peu exprimée. Cette pluralité des représentations par la traduction
reflète la polyphonie à l’œuvre dans la construction même du paysage imaginaire.

b. Termes techniques ou géographiquement marqués


La terre natale se voit donc intégrée au monde onirique lorsque celui-ci est intérieur,
sous forme de souvenirs, mais elle peut également s’y opposer lorsqu’il s’agit précisément de
personnages regrettant le confort familier des jours anciens et lassés de l’exubérance
immodérée des merveilles. C’est le cas à la fin de Kadath lorsque Randolph Carter abandonne
la quête de sa cité merveilleuse, après s’être rendu compte qu’elle n’est en fait que la somme
de ses plus beaux souvenirs d’enfance619. C’est également le lot du roi Kuranès de Celephaïs :

It seems that he could no more find content in those places, but had formed a mighty longing for
the English cliffs and downlands of his boyhood; where in little dreaming villages England’s
old songs hover at evening behind lattice windows, and where grey church towers peep lovely
through the verdure of distant valleys. He could not go back to these things in the waking world
because his body was dead; but he had done the next best thing and dreamed a small tract of
such countryside in the region east of the city, where meadows roll gracefully up from the sea-
cliffs to the foot of the Tanarian Hills. There he dwelt in a grey Gothic manor-house of stone
looking on the sea, and tried to think it was ancient Trevor Towers, where he was born and
where thirteen generations of his forefathers had first seen the light. [...]
All his kingdom would he give for the sound of Cornish church bells over the downs, and all
the thousand minarets of Celephais for the steep homely roofs of the village near his home.
(CF, 447 ; 449)

619
Le tout n’étant peut-être que la somme des visions de l’auteur lui-même : François Truchaud, dans une des
premières études francophone sur Kadath, mettait sur le même plan les villes rêvées par Lovecraft, comme des
cités reflets les unes des autres : la réelle Providence, la fictive Arkham (mais ancrée dans le monde réaliste) et
l’onirique Kadath, toutes traduisant le rêve de Lovecraft, inaccessible original : « Il apparaît ainsi qu’Arkham est
le reflet – à moitié réel – à moitié imaginaire – de Kadath – création originale – qui elle-même s’avère n’être
qu’un pauvre reflet des rêves visionnaires de Lovecraft ». (Francois Truchaud. « The Dream-Quest of Howard
Phillips Lovecraft ». Op. cit., p. 17).

327
L’image évoquée ici par Lovecraft est celle des côtes de Cornouailles (autre berceau cher aux
amateurs de légendes celtiques620) sur le même modèle lyrique que vu plus haut chez
Dunsany : un amoncellement d’éléments familiers au personnage, qui se conjuguent pour
créer un effet romantique en forme de crescendo. Si l’on observe les traductions françaises, on
s’aperçoit qu’un terme en particulier défie les traducteurs du fait de sa caractéristique
étrangère en français : the downs (parfois downlands), qui renvoie à un paysage typique de
l’Angleterre. Notons qu’on le trouve également chez Dunsany621 ainsi que chez le père de la
fantasy, Tolkien dans The Lord of the Rings, qui l’utilise afin d’intégrer à sa géographie
imaginée des paysages familiers à ses lecteurs. Dans d’autres cas, ces termes se doublent d’un
effet archaïsant et renvoient donc aux vestiges d’un passé culturel ; par exemple weald (terre
anciennement boisée devenue agricole, et notamment une région du sud-est de l’Angleterre)
et wold (souvent trouvé dans les toponymes britanniques, qui désigne des collines ou terres
vallonnées non cultivées). Les deux termes sont issus du vieil-anglais wald et vont souvent de
paire, mais, comme Downs, ne possèdent pas d’équivalents en français, ni dans la langue, ni
dans la réalité géographique.
Analysant la traduction en français de tels marqueurs chez Tolkien, Allan Turner
remarque que dans de tels cas, les traducteurs font le choix de l’hyperonymisation en usant
d’un terme plus général, stratégie jugée plus sûre que d’y substituer un autre terme
géographiquement marqué. Ainsi, dans The Lord of the Rings, « the Wolds of Rohan » est
traduit par « les plateaux du Rohan »622. Chez Dunsany, Homassel traduit the Weald par « le
Pays » (CRv, 109, 110), et lorsque les deux termes weald et wold sont mis en parallèle, elle
conserve le parallélisme de construction plutôt que le sens par l’usage d’adjectifs
antinomiques qui viennent renforcer l’opposition entre ombre et lumière :

And in the sunlit spaces of the weald and in the wold’s dark places, […] they make there the
music of the country places and dance the country dance. (« Poltarnees », DT, 232)

Homassel : Et dans les lieux ensoleillés du Haut Pays et dans les sombres recoins du Bas Pays,
[…] ces hommes jouent la musique de la campagne et dansent les danses de la campagne. (CRv,
18).

Julien Green privilégie également la forme, mais par un jeu d’allitérations qui reflète
l’étymologie commune des deux termes-sources :

620
Aux légendes arthuriennes, plus précisément : c’est au château de Tintagel, en Cornouailles, qu’Uther
Pendragon séduisit la reine Ygraine et que fut conçu le futur roi Arthur.
621
The Downs : « The Highwayman », « The Lord of Cities », « The Day of the Poll ».
Downlands : « Poltarnees, Beholder of the Ocean », « The Coming of the Sea ».
622
Allan Turner. Translating Tolkien. Op. cit., p. 115.

328
Green : Dans les plaines ensoleillées et les prairies ombreuses, loin de la musique et des
danses des villes, ils dansent des danses campagnardes au son d’une musique pastorale.
(MD, 57).

Le but recherché ici est, en effet, avant tout de présenter aux lecteurs un paysage dont ils
pourront aisément se représenter et visualiser les caractéristiques. L’origine géographique
réelle n’a que peu d’importance dans le Monde Secondaire de Dunsany, pas plus que chez
Tolkien. En revanche, chez Lovecraft, dans la rêverie du roi Kuranès, cette origine a au
contraire toute son importance puisque l’espace géographique réel est expressément nommé,
comme objet des regrets du personnage : English cliffs and downlands, Cornish church bells
over the downs. Voilà qui interdit au traducteur une adaptation francisante ou au contraire trop
universelle, et l’incite à chercher une solution la plus visuelle possible.
Commençons donc par déterminer les caractéristiques induites par le terme Downs. Le
Oxford Dictionary donne :

1. (the Downs) A gently rolling hill


1.1 (the Downs) Ridges of undulating chalk and limestone hills in southern England, used
mainly for pasture
2.. (the Downs) A stretch of sea off the east coast of Kent, sheltered by the Goodwin Sands.
Origin : Old English dūn ‘hill’ (related to Dutch duin ‘dune’), perhaps ultimately of Celtic
origin and related to Old Irish dún and obsolete Welsh din ‘fort’, which are from an Indo-
European root shared by town623.

Outre sa propriété géographiquement marquée, indiquée notamment par la majuscule, le


terme conjure donc une vision pastorale et romantique, faite de pentes douces où paissent des
troupeaux, de la blancheur friable du calcaire, ainsi que d’une certaine proximité avec la mer.
On note en outre une possible origine celtique. Le tout, chez Lovecraft, vient contraster avec
la vision de la ville onirique et la dimension urbaine vertigineuse et avant tout verticale de ses
« mille minarets ». Autant de caractéristiques qui constituent comme une constellation de
possibilités dont les traducteurs vont privilégier certains aspects plutôt que d’autres.
Seul Bernard Noël choisit l’effacement pour l’un des deux termes, le second, ce qui
privilégie l’aspect sonore de la vision (les cloches) et laisse au lecteur la liberté de se forger sa
propre image mentale de la Cornouaille – qui peut fort bien se limiter à une image sonore. Le
choix de « basses terres » pour downlands est comme souvent chez ce traducteur guidé par un
certain littéralisme. Il permet de suggérer la proximité avec la mer et la dimension horizontale
du paysage, quoique de manière moins romantique que dans le texte-source. Mousnier-

623
« Down. » Oxford English Dictionary. Oxford University Press, 2018. Web. 15 août 2018.

329
Lompré (et Homassel dans sa traduction de Dunsany), font le même choix pour traduire the
downlands.

It seemed that he could no more find content in those places, but had formed a mighty longing
for the English cliffs and downlands of his boyhood;. [...] All his kingdom would he give for
the sound of Cornish church bells over the downs, and all the thousand minarets of Celephais
for the steep homely roofs of the village near his home. (CF, 447 ; 449)

Noël : Il semblait que n’étant plus satisfait de ces lieux il ressentît une puissante nostalgie pour
les falaises anglaises des basses terres de son enfance […] Il aurait donné tout son royaume
pour entendre dans le lointain le son des cloches de Cornouailles et les mille minarets de
Celephaïs pour les toits en pente du village qui se dressait près de son manoir. (DM, 218 ; 223)

Mousnier-Lompré : Il ne se satisfaisait plus de ces lieux, semblait-il, et s’était pris d’une


profonde nostalgie pour les falaises anglaises et les basses terres de son enfance […] Il aurait
donné tout son royaume pour le tintement des cloches de Cornouailles sur les dunes, et les
innombrables minarets de Céléphaïs pour les toits pentus et familiers du village près de sa
maison d’enfance. (QOK, 78 ; 81)

Mousnier-Lompré et Homassel font également le même choix pour traduire the downs par un
équivalent phonétiquement proche : « dunes », ce qui permet de rendre plus évidentes les
caractéristiques de la mise en relief de ce paysage, également typique du bord de mer. Le
terme étant plus précis que « basse-terre », il permet une visualisation plus immédiate,
notamment parce que des dunes ne peuvent être que de sable. Cela va toutefois à l’encontre de
ce que suggère Downs et tend à renforcer le rapprochement orientalisant du monde onirique et
du monde réel – Green, traduisant Dunsany, passe alternativement de « dunes » à son
hyperonyme « collines » qui paraîtra sans doute moins marqué. La traduction de Camus
compense elle aussi, mais plutôt que de livrer une image plus vague, il ajoute au contraire de
nombreuses précisions, et cherche à conserver la référence géographique exacte par un report
du marqueur culturel étranger :

Camus : Il semblait que, n’arrivant plus à se contenter de ces lieux, il éprouvât une puissante
nostalgie pour les falaises et les dunes anglaises de sa jeunesse […] Il eût donné tout son
royaume pour le tintement des cloches des églises de Cornouailles résonnant sur les
alignements calcaires des Downs, et les mille minarets de Celephaïs pour les toits en pente
familiers de son village natal (CR, 167 ; 169)

Cette traduction qui explicite oriente également le lecteur sur la voie de l’enrichissement
culturel et le guide vers l’Étranger sans chercher à l’effacer, ainsi que le faisaient les
traductions précédentes. Camus rétablit la majuscule de Downs pour marquer le toponyme en
tant que tel, et il explicite de quel type de formation géologique il est question afin de
désamorcer la collocation « dune de sable » induite par la première occurrence du passage ; et

330
le terme « alignement » qui évoque également des formations mégalithiques et l’impression
que le paysage résulte d’une action cultuelle, ajoute à la dimension cosmique du paysage.
Cette stratégie d’enrichissement culturel peut même être poussée jusque dans ses
retranchements : parfois, certaines traductions peuvent ajouter un élément culturellement
marqué là où le texte-source n’en possédait pas. Il peut s’agir d’une faille du traducteur, d’une
erreur de compréhension mais également d’une stratégie de compensation pour réinjecter une
référence plus difficile à retranscrire à un autre endroit du texte. On en trouve un exemple
dans la première phrase de la nouvelle « In the Twilight », par laquelle nous avons commencé
cette analyse : « The lock was quite crowded with boats when we capsized » (DT, 181).
L’un des traducteurs, P. Reumaux, a choisi de ne pas traduire lock littéralement par
écluse. Il s’agit pourtant de son équivalent technique le plus strict – à ceci près que l’anglais
lock peut désigner la portion de canal fermée par les écluses, tandis que l’on pensera en
français avant tout aux portes elles-mêmes, davantage qu’au sas où peuvent se trouver des
bateaux. C’est sans doute ce problème métonymique qui incite Reumaux à proposer un terme
désignant expressément un plan d’eau. Toutefois, plutôt que de traduire par un terme
culturellement neutre (ex. « canal »), il opère une sorte de transfert homophonique en
proposant « le loch » (CM, p. 267). C’est ici la connotation celtique que réaffirme le texte-
cible par l’usage de ce terme gaélique. Il évoquera au lecteur francophone les lochs écossais,
grâce à la popularité du Loch Ness et de sa fameuse créature – mais peut-être le lecteur sera-t-
il plus en peine de faire le lien avec l’Irlande, mise en avant plus loin dans le récit (le même
mot, orthographié lough en gaélique irlandais ne serait pas compris).
On l’a constaté à plusieurs reprises au cours de cette analyse : l’univers onirique permet
le croisement de tout ce qui porte en lui l’Étranger, et les rapprochements de divers marqueurs
culturels par association d’idées. Les exemples ci-dessus illustrent la manière dont ces
éléments produisent un effet exotique à partir du familier. Mais qu’en est-il au juste lorsque
ces éléments sont issus de représentations culturelles d’ores et déjà coupées de la réalité ?

2. L’Étranger par excellence ? Le fantasme oniro-orientaliste

a. Au sein du poétique, une charge idéologique


La question du décalage culturel se pose de manière accrue si l’auteur du texte-source
lui-même fait entrer en jeu une culture tierce pour une quelconque raison, abordant la question

331
de la représentation de l’étranger au sein même du texte-source. Cela pose des questions non
seulement esthétiques, mais également idéologiques, en particulier lorsqu’il s’agit de négocier
le décalage temporel entre les contextes de réception au début du 20ème siècle et au début du
21ème siècle. On ne peut aujourd’hui ignorer les questions abondamment débattues par la
pensée post-coloniale – questions du genre, des identités nationales, et des rapports de
domination véhiculés au sein même des représentations. Le champ de la traductologie a
également permis de mettre au jour de tels rapports, ainsi que l’a souligné Susan Bassnett :

Negotiating the Other, the translator has to take into account not only the foreignness of the
culture in which the source text is embedded, but other issues, more properly described as
ideological. In recent times, questions concerning gender, nation and identity have been
foregrounded in discussions concerning translation. Those same issues have been debated in
parallel by post-colonial scholars624.

Les textes de notre corpus posent cette question de la manipulation idéologique par les textes,
puis par la traduction de ceux-ci. Les motifs communs à Dunsany et Lovecraft, on a déjà eu
l’occasion de s’en rendre compte au cours des analyses précédentes, incluent un certain
nombre de renvois à l’imaginaire oriental, tel qu’il se développe notamment en Europe au
cours des 18ème et 19ème siècles. La littérature et les arts occidentaux y sont marqués par
l’essor d’un penchant général pour les curiosités de l’Orient, décrit comme exotique et
fantasmagorique.
La première traduction française des Mille et Une Nuits, par Antoine Galland, est
publiée entre 1704 et 1717, et servira de base aux premières traductions anglaises. Sir Richard
Francis Burton traduit en anglais, à partir du texte arabe, seize volumes publiés entre 1885 et
1888. Burton étant cousin de la mère de Lord Dunsany, ce dernier eut donc l’occasion de se
familiariser avec ce texte. En outre, son environnement immédiat comportait une collection de
nombreux objets rapportés de voyages à l’étranger qui firent sur lui forte impression. Selon
Tania Scott, cette incarnation de l’Orient sous forme de reliques matérielles se reflète dans
l’écriture même du monde fictionnel de Dunsany :

Dunsany’s first glimpse of the East was as a fixed ornament, a static object, eternal, ancient and
changeless. These oriental ornaments from different times and places juxtaposed on his father’s
desk would inform all of Dunsany’s fantastic fiction with eerily immobile, half-living things
under the moon and with far away gods. […] The East is a permanent fixture in Dunsany’s
writing, distinctive because of its impermanence, its mutability625.

624
Susan Bassnett. « Translation, Gender and Otherness. » Perspectives: Studies in Translatology 13, no 2
(2005) : 83.
625
Tania Scott. Locating Ireland in the Fantastic Fiction of Lord Dunsany. Op. cit., p. 183.

332
Ce sont donc des images, des impressions d’objets, qui sont transcrites en esprit dans un
monde onirique où les « idoles » ont la part belle – on pense entre autres aux nouvelles « The
Injudicious Prayers of Pombo the Idolater », « Chu-bu et Sheemish » dans laquelle deux
idoles rivalisent pour obtenir la vénération des hommes, et même à la pièce de théâtre « The
Gods in the Mountains » dans laquelle les idoles prennent vie et se mettent à marcher dans le
soir, frappant les témoins d’une frayeur sacrée. Objets immigrants dans la vie réelle, ces
artefacts deviennent objets natifs du monde imaginaire dont ils constituent l’un des piliers. La
fiction, ici, n’a aucune visée réaliste ; elle reste chimérique. Tania Scott souligne que, souvent
dans les récits de Dunsany, on a le sentiment que l’Orient n’a pas besoin d’être visité, car il
suffit de simplement l’imaginer, et que le monde réel, quoi qu’il arrive, reste toujours
inférieur au monde onirique imaginaire et à sa poésie626.
Ce phénomène orientaliste a été analysé en 1975 par Edward Said qui décrit la
représentation romantique typique qui en est issue. Les caractéristiques mises en valeur sont
« sensualité, promesse, terreur, sublime, plaisir idyllique et énergie intense627 ». L’Orient
représente l’amour du merveilleux. On en trouve d’ailleurs une trace explicite au sein de la
nouvelle « The Wonderful Window », dans laquelle le protagoniste, petit employé de bureau
londonien, fait un étrange achat en pleine rue auprès d’un homme à l’allure étrange, « old
man in the Oriental-looking robe » :

Mr Sladden had the reputation of being the silliest young man in Business; a touch of romance –
a mere suggestion of it – would send his eyes gazing away as though the walls of the emporium
were of gossamer and London itself a myth, instead of attending to customers.
Merely the fact that the dirty piece of paper that wrapped the old man’s parcel was covered with
Arabic writing was enough to give Mr. Sladden the idea of romance […]. (BW, 405)

La langue indéchiffrable, ici l’alphabet arabe, se traduit donc dans l’esprit du personnage en
promesse d’Ailleurs qui relègue le monde réaliste à un statut irréel : c’est Londres qui devient
mythe, au sens ici d’illusion, et une origine orientale supposée (oriental-looking – l’attrait
orientaliste suscita l’apparition de nombreux gourous et charlatans grimés et vêtus aux
couleurs de l’exotisme) suffit à susciter des images et à déclencher la rêverie.
De telles représentations ont été dénoncées par la pensée postcoloniale comme
véhiculant une idéologie raciste par l’opposition de la rationalité occidentale à l’irrationalité
orientale. Lawrence Venuti parle d’un orientalisme « eurocentrique », puisque les pays
orientaux en sont réduits à jouer un rôle toujours secondaire : l’orient utopique associé au

626
Ibid. p. 155.
627
Edward W. Said. Orientalism. New York : Pantheon Books, 1978, p. 118.

333
fantastique sert d’incarnation à l’Autre, à l’Étranger, ce qui permet à l’Occident réaliste de
consolider son identité et sa position dominante628. À l’inverse, dans le cas de l’Irlande, se
trouver des points communs avec les motifs orientaux a pu permettre d’asseoir une distinction
identitaire par rapport à la domination de la Grande-Bretagne à l’époque de la Renaissance
Irlandaise629. Enfin, dans le contexte américain, c’est plus l’Égypte en particulier qui a été
mise à l’honneur et que l’on s’est appropriée, au service d’une identité nationale récente qui
cherchait à se doter du prestige de l’Antiquité. Il y a là phénomène de comparaison et de
contraste, comme si une culture cherchait à retrouver une parenté des origines en se plaçant en
regard d’une autre, d’ores et déjà dotée d’un fort capital symbolique. Jean-Louis Leutrat
retrouve chez Lovecraft cette mise en parallèle des paysages américain et égyptien, par un
effet de superposition qui brouille les frontières, et déstabilise le familier : « Ainsi les
monuments naturels du Nouveau Monde sont-ils tout aussi surprenants que les restes
archéologiques de l’Antiquité, et par là même l’Amérique du Nord se trouve dotée d’une
ancienneté immémoriale. L’Égypte est vue en surimpression dans le paysage américain,
comme identique et différente630. » On le constate, la distance géographique se double donc
toujours d’un éloignement temporel.
Chez Lovecraft, cette distance est parfaitement incarnée par l’entité Nyarlathotep,
némésis de Randolph Carter, redoutable messager des dieux, de ses divers surnoms « le chaos
rampant » ou encore « le pharaon noir ». Dans la nouvelle qui porte son nom, il s’agit d’un
étranger venant aux États-Unis proposer des démonstrations impressionnantes à base de
machineries électriques. Il est donc autant lié au passé mythique qu’au progrès scientifique.
De manière assez subtile, cette figure lovecraftienne présente de nombreux points communs
avec celle du Temps chez Dunsany – sa figure la plus récurrente. Tous deux sont présentés
comme des antagonistes, des destructeurs inexorables, les serviteurs et subalternes des dieux,
mais craints de leurs maîtres qu’ils finissent par renverser. Là où les dieux dorment, rêvent ou

628
Lawrence Venuti. The Translator’s Invisibility. Op. cit., p. 132.
629
La démarche éminemment esthétique de Dunsany peut inciter à une vision plus poétique et moins politique de
son écriture, à l’instar de l’analyse de Willliam Touponce qui y voit avant tout une expression de la Beauté à son
état pur. L’imaginaire permettrait dès lors de désamorcer la dimension idéologique de la représentation par le
maintien d’une distance et d’une défamiliarisation sans pénétration ni appropriation :
I think Dunsany uses the rich repertoire of these figures (the Sphinx, Egypt, Eden, Troy, Babylon, the
Arabian Nights, etc.) in a way that does not primarily represent them as ideologically subaltern to the
West. Dunsany’s imagination romanticizes but does not colonize the East. Beauty, to remain beautiful,
must remain untouched in order to preserve its aura of distance. (William F. Touponce. Lord Dunsany, H.
P. Lovecraft, and Ray Bradbury: Spectral Journeys. Op. cit., p. 6).
630
Jean-Louis Leutrat, « L’Égypte et le cinéma dans l’œuvre de Howard Phillips Lovecraft ». H. P. Lovecraft:
fantastique, mythe et modernité, op. cit., p. 382-383.

334
attendent, eux agissent631. Enfin, tous deux sont associés à l’Orient ; Nyarlathotep
explicitement, comme on l’a déjà souligné ; le Temps dunsanien de manière plus implicite,
par l’usage répété des adjectifs swart / swarthy, qui désignent une couleur de peau noire. Ces
termes très littéraires, archaïques même, dénotent eux-mêmes une distance temporelle, qu’on
ne retrouve pas en traduction. Les termes-cibles choisis sont strictement les mêmes que
lorsque l’adjectif dark est utilisé : « brun », « noir », « sombre ».
Chez Lovecraft comme chez Dunsany, chaque occurrence de swart/swarthy ou leur
synonyme plus courant dark interroge : soit il s’agit très concrètement de désigner la couleur
de la peau, soit il s’agit d’un jugement qualitatif négatif indiquant la menace ou la
malveillance ; l’ambiguïté est évidente pour le Pharaon Noir et le Temps. La variation des
adjectifs en français permet de couvrir les deux sens possibles. Le vieillard marchand de
fenêtre magique et ses « dark hands » n’évoquent toutefois pas la même image lorsque
Amouroux traduit par « mains bronzées » (LM.amo, 86), corrigé par Homassel en « mains
sombres » (LM.hom, 115) tandis que Green spécifiait « mains noires » (MD, 37). Dans
Kadath apparaît un autre personnage de marchand qui suivra Carter pour le livrer à son maître
Nyarlathotep, systématiquement caractérisé par l’adjectif dark. De nouveau on constate que le
littéral « sombre » n’est que rarement utilisé par les traducteurs, sans doute par souci d’éviter
de trop nombreuses répétitions et de privilégier un sens plus précis en fonction du contexte.
Parmi les cinq traducteurs de Lovecraft concernés (Noël, Pérez, Mourlon, Mousnier-Lompré,
Camus), quatre emploient au moins une fois « sombre », trois l’hyponyme « noir »
(Mousnier-Lompré change d’ailleurs le « visage » en « faciès » pour insister sur le caractère

631
En poussant la comparaison des motifs et des trames, il est même possible de voir la quête de Kadath
prophétisée dans la nouvelle de Dunsany « The Journey of the King », dans laquelle le roi Ebalon demande à
plusieurs prophètes de lui apprendre ce que devient l’âme après la mort, ce qui donne lieu à une série de récits
symboliques. L’un d’eux décrit presque étape par étape les épreuves que rencontre Randolph Carter dans le récit
de Lovecraft, y compris l’arrivée dans la forteresse d’onyx des dieux, puis leur absence et l’apparition de leur
serviteur cruel qui essaiera de piéger le quêteur de sagesse et de le détruire :
‘But at last thou shalt come with the prayers of men to the great Hall of the gods where the chairs of the
gods are carved of onyx grouped round the golden throne of the eldest of the gods. And there, O King,
hope not to find the gods, but reclining upon the golden throne wearing a cloak of his master's thou shalt
see the figure of Time with blood upon his hands, and loosely dangling from his fingers a dripping sword,
and spattered with blood but empty shall stand the onyx chairs.
‘There he sits on his master's throne dangling idly his sword, or with it flicking cruelly at the prayers of
men that lie in a great heap bleeding at his feet.
‘For a while, O King, the gods had sought to solve the riddles of Time, for a while They made him
Their slave, and Time smiled and obeyed his masters, for a while, O King, for a while. He that hath
spared nothing hath not spared the gods, nor yet shall he spare thee. (TG 121)
La prophétie fait partie des stratégies permettant la construction de la familiarité, et elle est notamment
abondamment employée dans les sagas de fantasy : prophétiser, c’est permettre au lecteur d’anticiper sur les
événements à venir et lui en faire ressentir par empathie toute la fatalité lorsqu’ils se produisent.

335
négatif de l’adjectif), et trois l’adjectif « basané ». Notons que Camus, fidèle à sa stratégie
consistant à préserver la densité référentielle du texte-source, traduit exclusivement par ce
dernier lorsque le contexte place « dark » en modificateur concernant le personnage du
marchand malveillant.
Les choix de traduction modifient donc la charge idéologique contenue dans les textes-
sources, si poétiques, fantasques et peu réalistes soient-ils : concernant la couleur de peau,
plus des termes spécifiques tels que « bronzés » ou « basanés » sont employés, plus l’attention
du lecteur retiendra l’importance donnée à ce critère de différenciation des peuples, quelle que
soit la position de l’auteur au départ – le racisme ostensiblement exprimé dans l’œuvre de
Lovecraft, par exemple, qui a fait couler beaucoup d’encre632. Notre corpus comporte un
exemple illustrant la manière dont la traduction peut s’approprier l’idéologie sous-jacente
contenue dans le texte pour la faire remonter à la surface : dans la nouvelle « Through the
Gates of the Silver Key », un individu mystérieux, sous les traits d’un moine hindou, vient
raconter les événements qui ont mené à la disparition de Randolph Carter, récit comportant
voyage astral, transmigration des esprits et échanges de corps avec une entité extraterrestre.
L’un de ses interlocuteurs, sceptique, le traite à deux reprises de faker – « menteur,
charlatan » :

“How long is this foolery to be borne? I’ve listened an hour to this madman – this faker […]”
(CF, 915)
There’s only one thing to do – have this faker arrested. (CF, 916)

Entre ces deux passages, c’est le terme extrêmement controversé nigger qui est employé deux
fois pour interpeller le personnage (“this damned nigger” ; “Look here, you nigger – where
did you get that key?”). La coloration raciste du locuteur est donc avérée, et par une sorte de
jeu de mots homophonique en français, le mot racisé633 nigger, lui-même traduit en français
par Noël, puis par Camus, par un tout aussi péjoratif « négro », déteint sur faker qui se voit
traduit par « fakir » dans les deux versions (CR, 287 ; 289 ; DM, 123 ; 126). Le terme, lié aux

632
Le racisme avéré de Lovecraft a déjà fait controverse parmi les critiques. La question n’est pas de savoir si
oui ou non, Lovecraft était raciste, mais si ce fait retire toute valeur à son œuvre. Un scandale a éclaté en
novembre 2015 lors de la cérémonie de remise des World Fantasy Awards, dont le trophée représentait un buste
de Lovecraft, ce qui dérangeait du fait de sa xénophobie et son racisme avéré – une peur de l’autre et du monde
qui est au fondement de son fantastique. Suite à quoi le trophée a changé de forme pour apaiser les esprits – et
été récupéré par un autre groupe à son compte afin de récompenser les auteurs qui osent bousculer le
« politiquement correct » (Ed Power. « HP Lovecraft: love the craft, loathe the creed ». The Irish Times, 8 jan.
2016. Web. Consulté le 9 jan. 2016).
633
Nous entendons par « racisé » un terme qui assimile une personne à une race déterminée, en fonction de
certaines caractéristiques physiques et subjectives. Le terme, employé en sociologie depuis les années 1970,
insiste sur le caractère socialement construit des représentations de la différence.

336
religions orientales, et à l’Inde en particulier, prend une tonalité extrêmement insultante au vu
de son contexte immédiat, et dédouble la violence du terme-source faker qui n’était pourtant
pas, en soi, racisé. Peut-être s’agissait-il d’un jeu de mots intentionnel de la part de Lovecraft
du fait de l’homophonie entre les deux termes ; mais l’orthographe privilégiée n’étant pas
celle du mot étranger, rien ne permet de l’affirmer.

b. De l’interlinguistique à l’intersémiotique – l’Orient mis en symboles


Le propre de l’oniro-orientalisation est de proposer des éléments visuels extrêmement
forts, au risque parfois de rendre le texte-source plus obscur ; dans ce cas, le traducteur
confronté à un terme à la coloration culturelle si forte qu’il est à craindre que le lecteur ne le
connaisse pas, préférera parfois minimiser les risques de rupture de la compréhension par
l’emploi d’un hyperonyme. Par exemple, lorsque le personnage de Carter rencontre aux portes
du sommeil les prêtres Nasht et Kaman-Thah, caractérisés par leur « pshent-bearing heads »
(« Kadath », CF, 410), le pschent étant une double couronne, attribut des pharaons de
l’Égypte Antique. La coloration est neutralisée dans les premières traductions de Noël et
Mousnier-Lompré qui traduisent par « tiare » (DM, 136 ; QOK, 7), qui désigne toute coiffe
haute et conique d’origine orientale, mais également la triple couronne traditionnelle du Pape,
et aujourd’hui, de plus en plus, les diadèmes semi-circulaires essentiellement associés à la
féminité et à la royauté. L’hyperonyme permet donc un large éventail d’interprétations selon
la proximité de l’un ou l’autre sens dans l’environnement cognitif et l’Encyclopédie
personnelle du lecteur. Traduire pshent par « pschent » comme le fait Camus (CR, 110),
demandera peut-être un effort de recherche au lecteur, mais permet de conserver la structure
cyclique du récit : Carter entame son voyage en faisant face à deux prêtres Égyptiens, voyage
qui le mènera face à Nyarlathotep, ailleurs appelé chez Lovecraft le Pharaon Noir.
Or, si l’on peut douter que la majeure partie des lecteurs soient familiers du mot
technique « pschent », il est permis de supposer que sa représentation visuelle fait partie d’une
culture générale plus largement partagée. Dès lors, il est intéressant de se pencher sur la
manière dont un univers tel que celui-ci peut se soumettre à une traduction intersémiotique
incluant une dimension visuelle. Le roman graphique adapté de The Dream-Quest of
Unknown Kadath sous la plume de l’illustrateur Jason Thompson en est un bon exemple.
Pour ajouter à la tâche herméneutique du spectateur, plutôt que de chercher à toute force
à illustrer le récit de manière figurative, Thompson s’appuie sur des symboles forts, ponctuels
ou récurrents : pour représenter la détresse de Randolph Carter accablé par la cruauté des

337
dieux, il le dessine portant une lourde chaîne autour du cou, entouré de mains impérieuses
dont l’une tient un éclair (les dieux de la Terre rappellent ceux de la mythologie classique, ici
c’est Zeus qui est évoqué). La présence divine oppressante est bien là, qui traduit le texte-
source :

But each night as he stood on that high marble terrace with the curious urns and carven rail and
looked off over that hushed sunset city of beauty and unearthly immanence, he felt the bondage
of dream’s tyrannous gods. (CF, 409)

De surcroît, ce sont des figures sans visage, dont on ne perçoit que les mains – comme chez
Dunsany, les dieux s’expriment avant tout de manière gestuelle, par signes : il n’y a pas de
communication ni d’échange possible avec ces divinités, qui refusent de répondre aux prières
de Carter.

Fig. 3. « The bondage of dream’s tyrannous gods »

On repère également dans cette vignette, en haut à gauche, un symbole qui sera récurrent tout
au long du récit : la croix ansée, ou « ânkh ». Il s’agit d’un hiéroglyphe, attribut des dieux
égyptiens, qui signifie « vie ». Le monde des rêves est un univers de symboles, à l’instar des
mythes de la tradition orale, et Thompson n’hésite pas à créer un réseau cohérent à l’échelle
du monde fictionnel, donnant à ce dernier son langage propre : « In the symbology of the
comic, the cross is a symbol of the waking world, while the religion of the Dreamlands is that
of the ankh634 ».
C’est partant de ce postulat qu’il crée sa représentation de l’antagoniste de Carter, le
messager des dieux Nyarlathotep. Dans le récit de Lovecraft, le héros est souvent mis en
garde contre cette entité malveillante, dont le nom (aux sonorités qui rappellent, comme
l’ânkh, l’Égypte antique) constelle le récit comme une litanie. Il est parfois prononcé par

634
Jason Thompson. « The Annotated Dream-Quest ». Op. cit.

338
d’autres personnages, mais il est le plus souvent l’objet des pensées du narrateur, qui craint de
tomber entre ses griffes. Une comparaison vigilante nous permet de découvrir que dans
l’adaptation apparaît un symbole récurrent, un œil grand ouvert dont la pupille a la forme d’un
ânkh, à chaque fois que le nom de Nyarlathotep est mentionné dans le récit de Lovecraft.
Ainsi le roman graphique s’épargne la répétition fastidieuse de dialogues emplis
d’avertissements, tout en conservant l’omniprésence de cet ennemi invisible et pourtant
toujours au fait des moindres faits et gestes du héros – en tant qu’œil, il est celui qui observe,
sait, et jette des obstacles sur sa route. La forme de la pupille indique que le regard du dieu est
limité au monde des rêves, et c’est d’ailleurs en acceptant de se réveiller que Carter
parviendra in extremis à lui échapper à la fin de l’histoire.
En cela, l’adaptation est fidèle à son modèle ; en transformant le lecteur lui-même en
interprète, et donc en traducteur, elle fait partager à ce dernier la perspective du personnage
lovecraftien :

The experience – particularly in Dream Quest […] – is translated through the dreamer-
narrator’s mental apparatus […] Thus our experience seems more remote and less threatening,
but the deeper into dream one goes, the stranger it seems and the more difficult it is to populate
with symbols that are a cipher for the imagination – and the more dangerous it becomes635.

En somme, la traduction intersémiotique offre des possibilités inédites pour reproduire


certains effets sur la sensibilité du lecteur : Lovecraft et Dunsany ont eux-mêmes mis des
mots sur un ensemble de motifs et d’objets orientaux fantasmés dont ils s’emparent pour
générer une forme d’altérité qui se veut universelle, fantastique lorsque lointaine, et plus
rapidement marquée idéologiquement lorsque les référents culturels mentionnés les
rapprochent de notre cadre de référence. Traduire l’Étranger, c’est dessiner en même temps
les contours du familier, dont l’imaginaire ne saurait s’affranchir totalement, car ces concepts
s’incarnent dans les formes structurées des langages mis en présence.

3. Les genres de la surnature personnifiée

La matière première du monde fictif, rappelons-le, étant textuelle, c’est ainsi parfois
dans le langage même que se trouve mise en question la frontière entre la zone de confort du
traducteur (et par suite du lecteur) et la découverte d’une dimension mythique onirisée. La

635
John D. Haefele. A Look Behind the Derleth Mythos. Op. cit., p. 407.

339
représentation de la nature n’est pas uniquement un cadre imaginaire dans lequel les auteurs
saupoudrent leurs propres références au monde qui leur est connu pour mieux les
défamiliariser. Dunsany et Lovecraft partagent dans leur écriture une dimension cosmique,
par la « personnification des forces naturelles comme indifférentes et cruelles636 », qui
viennent déstabiliser, et même décentraliser la place qu’occupe l’homme au sein de l’univers.
De tels procédés de personnification, en tant que figures de style littéraires, font du
monde mental un monde peuplé d’êtres vivants par le truchement de l’imagination, entités
supérieures ou rivales de l’humanité. Pour Johan Huizinga, il s’agit d’une « tendance innée et
indispensable », d’un jeu de l’esprit qui permet à l’homme d’accéder à la culture car « la
personnification de l’incorporel ou de l’inanimé est l’âme de toute formation mythique et de
presque toute poésie637 ». Or, cette poésie est irrémédiablement liée à la langue dans laquelle
elle se forme et aux sens que celle-ci véhicule.

a. Genre et rigidité des normes grammaticales


La prose mythopoétique peut poser des problèmes particuliers à la traduction,
notamment lorsqu’elle met en jeu ce qui peut être considéré comme une différence
irréductible entre les langue-source et cible. C’est le cas, par exemple, lorsque les auteurs
détournent certains éléments linguistiques de leur usage conventionnel à des fins stylistiques
et poétiques. Les catégories grammaticales, s’écartant de l’usage admis par la norme, révèlent
alors leur poids sémantique, qui en fait davantage que de simples outils. Le linguiste Roman
Jakobson remarque notamment :

In jest, in dreams, in magic, briefly, in what one would call everyday verbal mythology, and in
poetry above all, the grammatical categories carry a high semantic import. Under these
conditions, the question of translation becomes much more entangled and controversial. Even
such a category as grammatical gender, often cited as merely formal, plays a great role in the
mythological attitudes of a speech community638.

La question du genre, citée en exemple, participe en effet activement de la construction


mentale que se fait le lecteur d’un monde fictionnel. Jakobson donne notamment l’exemple
d’allégories pouvant troubler le lecteur lorsqu’est utilisé un genre grammatical différent de
celui auquel il s’attend spontanément. On pourrait aisément détourner son assertion : « An
array of linguistic signs is needed to introduce an unfamiliar word639 » pour lui ajouter une

636
William F. Touponce. Lord Dunsany, H. P. Lovecraft, and Ray Bradbury: Spectral Journeys. Op. cit., p. 2.
637
Johan Huizinga. Homo Ludens : essai sur la fonction sociale du jeu. Op. cit., p. 223.
638
Roman Jakobson. « On Linguistic Aspects of Translation ». Op. cit., p. 433
639
Ibid., p. 429.

340
dimension supplémentaire par l’insertion d’une seule consonne : « An array of linguistic signs
is needed to introduce an unfamiliar world ».
De fait, le choix d’un genre grammatical associé à tel ou tel objet suffira à le parer par
défaut de certaines qualités plutôt que d’autres dans l’inconscient du lecteur, en fonction du
bagage culturel de ce dernier. En 1981, Hélène Cixous a souligné que le masculin et le
féminin sont considérés comme une opposition binaire fondamentale à laquelle peuvent être
rapportées toutes les autres oppositions. Des couples de concepts ou de qualités contraires tels
que « activité / passivité », « intellect / sensibilité », « culture / nature », mais également des
éléments naturels auxquels, souvent, ces qualités seront de fait associées : par exemple,
« le soleil / la lune » ou encore « le jour / la nuit »640. Normes grammaticales et
représentations culturelles deviennent donc un autre type de frontières, parfois transgressées
ou déplacées par le récit fantastique, auxquelles est confrontée la traduction. On peut y voir un
nœud signifiant de la pratique traductive, puisque celle-ci permet de partir du connu pour le
reconfigurer et renouveler les schémas figés.
Dans un certain nombre de récits, imitant le mode d’écriture de la littérature
classique641, Dunsany emploie fréquemment des figures personnifiant les forces de la nature,
leur conférant ainsi une aura divine. Outre le fait que ces figures se voient par suite douées de
parole, la langue elle-même est mise à contribution pour signaler ce glissement de la nature
vers la surnature : d’abord par l’usage de majuscules qui font des phénomènes naturels
l’équivalent de noms propres ou de titres de noblesse (« the Sea », « the Hurricane », « the
Earthquake »). L’effet est parfois renforcé par l’omission de l’article (« Night and
Morning »). Mais de manière plus frappante encore pour le lecteur anglophone, c’est l’usage
d’un genre grammatical inattendu qui va indiquer la distorsion du familier, la
défamiliarisation au sein même du langage. En effet, plutôt que de s’en tenir au it impersonnel
réservé en anglais à l’inanimé et au non-humain, l’auteur emploie des pronoms genrés, he ou
she.

640
Hélène Cixous, Sorties. Citée dans Sara Mills. Feminist Stylistics. The Interface Series. Londres : Routledge,
1998, p. 63.
641
On pense aux récits cosmogoniques et aux épopées antiques, mais pas seulement : ces récits mythologiques
avaient été remis en perspective au cours du 17ème siècle au fil des découvertes scientifiques qui viennent
modifier le rapport de l’homme à la nature, et renouvellent le potentiel mythopoétique de cette dernière pour un
certain nombre d’artistes.
Although scientific knowledge seemed to drain certain traditional religious myths of their cogency and
power, so that it no longer was quite possible to read Genesis as it once had been read, the same
knowledge enabled artists to invest the natural world with fresh mythopoeic value. The movements of the
heavenly bodies, space (an awesome, unimaginable infinity of space), and the landscape itself all were
become repositories of emotions formerly reserved for a majestic God. It was not enough to call this
newly discovered world beautiful; it was sublime. (Leo Marx. The Machine in the Garden. Op. cit., p. 96)

341
Cet effet stylistique pose deux questions au traducteur francophone. Premièrement, le
genre choisi dans le texte-source peut correspondre ou non au genre arbitraire en français. Si
c’est le cas, le marqueur de défamiliarisation initial sera occulté à la traduction. Dans le cas
contraire, le traducteur se retrouve face à un choix : normaliser en corrigeant pour
correspondre aux normes de la langue-cible, ou conserver le genre choisi par l’auteur, au
risque de produire un effet de lecture intempestif en donnant l’impression d’employer un
français fautif. On trouve par exemple :

And soon we saw the tide of the Sea himself advancing resolute between Yann’s borders, and
Yann sprang lithely at him and they struggled awhile. (« Idle Days », TG, 278)

L’unique version française existante conserve le genre masculin pour reprendre le nom
« Mer », ce qui peut brouiller la lecture car le référent ne peut être déduit qu’à partir du
contexte lui-même. Au niveau grammatical, malgré la majuscule à « Mer », le déterminant
étant bien au féminin, il y a objectivement incohérence :

Homassel : Et bientôt nous vîmes la marée de la Mer en personne avancer résolument entre les
rives du Yann, et Yann bondir, agile, vers lui, et leur lutte momentanée. (TD, 69)

Mais ce cas fait figure d’exception et on constate que dans la grande majorité des cas, les
traductions publiées se refusent à violer la règle grammaticale (on ne sait toutefois pas s’il
s’agit d’un choix du traducteur ou d’une consigne de normalisation donnée par l’éditeur).
C’est également la conclusion d’un article de Laure Gardelle qui étudie le genre traduit dans
Alice au Pays des Merveilles et constate que « les sèmes du genre ne sont pas toujours
considérés comme des informations prioritaires642 ».
Elle ajoute que :

La prise en compte du genre pronominal de l’anglais ne concerne que la minorité d’énoncés où


il ajoute à la représentation véhiculée par le reste de la phrase ; il ne doit pas faire l’objet d’une
traduction spécifique lorsqu’il correspond aux représentations culturelles standards ou lorsque le
cotexte véhicule déjà la représentation. Dans les cas où il doit être traduit, les options sont
diverses et parfois complexes. Il est très rare que le pronom personnel de la langue source puisse
être traduit par un pronom dans la langue cible (pronom personnel ou démonstratif), car le
message informatif codé par le genre est très différent dans chacune des deux langues. Une
transposition vers un autre élément nominal est parfois possible (avec un syntagme en
déterminant + nom notamment) ; dans les autres cas, la seule option du traducteur est une
compensation – par exemple étoffer les sèmes d’un verbe. Cette diversité des procédés de
traduction s’explique par l’origine de la sélection du genre : elle se fait largement en fonction du
ressenti du locuteur envers le référent au moment de l’énonciation ; or un point de vue sur un

642
Laure Gardelle. « Le genre dans Alice in Wonderland / Alice au pays des merveilles : origines et enjeux
énonciatifs ». Palimpsestes, no 21 (1 oct. 2008). Web. Consulté le 30 septembre 2016.

342
référent peut être donné par les termes qui le désignent, mais aussi par d’autres éléments du
message643.

Ce constat fait apparaître l’importance fondamentale que revêtent les représentations


culturelles ainsi que le ressenti des locuteurs mais aussi des récepteurs. Le traducteur se voit
confronté à un choix qui requiert d’évaluer la signifiance du genre utilisé, et de choisir entre
une certaine neutralisation de la question (lorsque cette signifiance est compensée ailleurs ou
correspond aux représentations culturelles du lecteur-cible), ou une compensation accrue par
divers procédés de traduction permettant de rendre la question visible au sein même du texte.
Estimer ce degré de signifiance peut impliquer de voir au-delà du texte, lorsque celui-ci
s’inscrit dans une démarche plus globale. Dans la nouvelle « Night and Morning » de
Dunsany, une entité dénommée « Night », voix masculine, raconte des histoires à
« Morning », voix féminine, ce qui est en cohérence avec une nouvelle plus ancienne du
même recueil, « A Legend of the Dawn », dans laquelle l’aube (the Dawnchild) est une petite
fille.

Once in an arbour of the gods above the fields of twilight Night wandering alone came suddenly
on Morning. Then Night drew from his face his cloak of dark grey mists and said: “See, I am
Night,” and they two sitting in that arbour of the gods, Night told wondrous stories of old
mysterious happenings in the dark. And Morning sat and wondered, gazing into the face of
Night and at his wreath of stars (TG, 58)

Il y a donc inversion de la polarité habituellement associée au couple « jour / nuit », ainsi


qu’on l’a vu ci-dessus. Dans la traduction française, Anne-Sylvie Homassel renverse le jeu
des genres dans cet échange : « Our Lord the Night » devient « Notre maîtresse la Nuit », et
c’est le Matin, personnage devenu masculin, qui aura le dernier mot :

Homassel : Un jour, dans un berceau des dieux par-dessus les champs du crépuscule, Nuit
errant seule rencontra soudain Matin. Alors Nuit repoussa de son visage son col de brouillards
gris sombre et dit : « Vois, je suis Nuit ». Et, eux deux assis dans ce berceau des dieux, Nuit
conta de merveilleuses histoires d’événements anciens et mystérieux survenus dans l’obscurité.
Et Matin resta assis à s’étonner regardant fixement le visage de Nuit et sa guirlande d’étoiles.
(TD, 97)

Le choix semble tout à fait délibéré et réfléchi de la part de la traductrice qui a choisi de
normaliser les pronoms utilisés par rapport au genre grammatical des référents « jour » et
« nuit », afin ne pas produire un texte en apparence fauti – notons que le problème ne se
posait pas pour the dawn puisque l’aube est féminine en français. Lorsque l’occasion se

643
Ibid.

343
présente, la traductrice effectue toutefois d’autres manipulations du texte afin de limiter les
effets de cette inversion, par exemple par la dépronominalisation :

And Night told […] And Night knew […] and he told […] and he told […] And Night spoke of
[…] (TG, 58-59)

Homassel : Et Nuit dit […] Et Nuit savait […] Et Nuit dit […] Et Nuit raconta […] Et Nuit
parla de […] (TD, 98)

Outre les procédés de compensation qu’identifie L. Gardelle, une autre stratégie possible est
d’avoir recours à un terme en français relevant déjà du genre grammatical désiré. La figure
éponyme de « The Hurricane », masculine dans la nouvelle, devient logiquement
« L’Ouragan » chez J. Green, ce qui permet assez aisément d’esquiver le dilemme. En
revanche, nouvelle inversion chez Homassel qui préfère « la Tornade », et effectue donc les
modifications qui s’imposent vers le féminin.
Enfin, dans certains cas très rares, les normes grammaticales s’assouplissent au point
que le choix du traducteur pourra se voir validé par la culture-cible, quel qu’il soit. On en
trouve un exemple chez Lovecraft dans cet extrait :

There is Antares—he is winking at this moment over the roofs of Tremont Street, and you could
see him from your window on Beacon Hill. (CF, 485)

Le référent est ici une étoile, ce qui invite assez spontanément à traduire au féminin. C'est ce
que fait David Camus (« Voici Antarès – elle clignote actuellement sur les toits de Tremont
Street, et tu pourrais la voir depuis ta fenêtre de Beacon Hill » CR, 223). Toutefois, si
Lovecraft utilise le pronom personnel masculin plutôt que le neutre it, c’est pour souligner
l’origine mythologique du nom propre de l’astre, hérité du nom du dieu grec Arès, incarnation
de la virilité masculine. L’effet est renforcé quand il est traduit littéralement en français, ainsi
que l’a fait Bernard Noël (« C’est là que se trouve Antarès, il clignote en ce moment sur les
toits de Tremont Street, et vous pourriez le voir de votre fenêtre de Beacon Hill » DM, 307).
De ces deux traductions, aucune ne viendra donc choquer la correction grammaticale, les deux
genres du référent se mêlant en une seule entité, et c’est davantage au niveau de la portée
mythopoétique elle-même qu’elles divergent.

b. Genre et renouvellement des schémas mythologiques


De tels glissements n’ont pas d’impact sur le déroulement de la narration en tant que
telle ; en revanche, chaque occurrence de ce procédé stylistique de personnification constitue

344
un moyen de consolidation du monde pseudo-mythologique, en insufflant la vie à des forces
naturelles divinisées. Tout d’abord, il s’agit d’une manière subtile de créer unité et cohérence
dans un ensemble par ailleurs fragmenté, et de lui apporter la coloration et l’enchantement
propres au mythe – deux effets qui peuvent fort aisément se voir perdus, ou à tout le moins
opacifiés, en traduction. L’impact peut même être assez fort pour créer un effet de scandale
dans des univers qui ont été intégrés par l’imaginaire collectif. On peut citer en exemple le cas
de Moby Dick, qui « changea de sexe » quand « la baleine » redevint « un cachalot » à
l’occasion d’une nouvelle traduction, ce qui fit couler beaucoup d’encre644.
En outre, une cosmogonie explique l’origine de la vision du monde fondatrice d’une
culture ou d’une civilisation, et les constructions de genre font indéniablement partie de ces
fondements idéologiques. Suivons en cela la théorie du déterminisme linguistique de Sapir-
Whorf qui suggère que les différences structurelles des langues déterminent les visions du
monde d’une société ; la perception du monde est donc produite par le langage, et non
l’inverse645. Le cadre a beau être ici pseudo-mythologique, les préconceptions de l’auteur et
du lecteur entreront forcément en jeu au moment de la réception du texte, qui viendra plus ou
moins bousculer les attentes et habitudes.
À cet égard, la représentation de la Mer chez Dunsany est particulièrement parlante,
car il s’agit chez lui d’un motif prépondérant. Dans la nouvelle « Poltarnees, Beholder of the
Ocean », la Mer représente une sorte de Graal pour les habitants d’un petit royaume entouré
de montagnes ; personne ne l’a jamais vue, et les jeunes gens du royaume s’obstinent à partir
à sa recherche pour ne jamais revenir. Le héros, Athelvok, est chargé de partir afin de
comprendre pourquoi. Il promet à sa fiancée, princesse à la beauté évidemment inégalable,
que la Mer ne saurait être plus belle qu’elle et qu’il reviendra une fois sa mission accomplie.
Voici le moment où, avec le héros, le lecteur découvre la Mer comme pour la première fois :

And there below him was the old wrinkled Sea, smiling and murmuring song. And he nursed
little ships with gleaming sails, and in his hands were old regretted wrecks, and mast all studded
over with golden nails that he had rent in anger out of beautiful galleons. […] At that moment
the Sea sang a dirge at sunset for all the harm that he had done in anger and all the ruin wrought
on adventurous ships; and there were tears in the voice of the tyrannous Sea, for he had loved
the galleons that he had overwhelmed, […] and then a dream came upon [Athelvok] and he felt
that men had wronged the lovely Sea because he had been angry a little, because he had been
sometimes cruel. (DT, 241-242)

Toute cette description développe l’ambivalence de la Mer considérée comme une figure
masculine qui incarne le sublime. Ce personnage se caractérise par sa violence irrépressible,

644
. Voir Isabelle Génin. « La Baleine Blanche a mauvais genre ». Palimpsestes, no 21 (1 octobre 2008): 55-74.
645
Cité dans Sara Mills. Feminist Stylistics. Op. cit., p. 84.

345
celle d’un dieu jeune à la fougue ombrageuse, mais aussi par des émotions plus neuves, celles
de l’amour et du regret, habituellement associées à la féminité. Il chante sa nostalgie et se
lamente, comme les pleureuses de l’Antiquité.
Or, dans les deux traductions françaises existantes, le genre a été normalisé dans ce
passage et la Mer prend alors l’aspect d’une vieille femme :

Green : la vieille Mer ridée, souriante, murmurant son chant […] berçait les petits bateaux […],
et dans ses mains tenait de vieux navires naufragés, les mâts tout parsemés de clous d’or qu’elle
avait arrachés avec colère à des galions magnifiques […] Il pensa que les hommes étaient
injustes avec la mer parce qu’elle avait été un peu en colère ou parfois cruelle. (MD, 71–72)

Homassel : la Mer, vieille et ridée, souriant, murmurant des chansons, […] elle berçait de petits
navires […] et dans ses bras gisaient de vieilles épaves regrettées, et des mâts constellés de
clous d’or qu’elle avait, dans ses colères, arrachés à de beaux galions. […] Puis il lui vint un
rêve, et le sentiment que les hommes avaient médit de la charmante Mer, parce qu’elle avait eu
de petites colères, qu’elle avait parfois été cruelle. (CRv, 27–28)

Le glissement de genre affecte la lecture à trois niveaux. Tout d’abord, il perturbe des échos et
résonances en lien avec les nouvelles précédentes de l’œuvre de Dunsany, chez qui la Mer est
presque systématiquement présentée sous des traits masculins. Dans Time and the Gods,
« The Coming of the Sea » raconte l’arrivée sur terre du dieu Slid « whose soul is in the
Sea », sous la forme d’un dieu conquérant venu d’ailleurs qui va brutalement envahir et
submerger les terres des premiers dieux. Toutefois, sa nature comporte déjà une certain
douceur qui vient contraster avec son premier avatar (« Then Slid advanced no more and
lulled his legions, and while his waves were low he softly crooned a song such as once long
ago had troubled the stars and brought down tears out of the twilight. » TG, 9). Enfin, dans
« Poltarnees », même si le nom du dieu n’est pas mentionné, on sent la présence de cette
figure tutélaire, vieillie mais reconnaissable, à la fin du récit. Or ce glissement est
caractéristique de l’écriture de Dunsany et fait l’originalité d’un panthéon imaginaire
représentatif de l’univers qu’il gouverne : « The changes in the god Slid who, like his name,
slips between differing selves in the stories is characteristic of all Dunsany’s gods, who are
consistent only in their inconsistency. In contrast to the eternal changelessness claimed for
gods by orthodox religion, the gods of Pegāna cannot be relied on646. » Ce lien ne pourra pas
être perçu aussi aisément par un lecteur qui n’aurait pas connaissance du changement de genre
opéré par la traduction.
Deuxièmement, féminiser la Mer modifie l’économie du récit lui-même, puisque cette
figure devient ainsi une sirène séductrice et capricieuse (« la Charmante Mer »), et place la

646
Tania Scott. Locating Ireland in the Fantastic Fiction of Lord Dunsany. Op. cit., p. 145.

346
princesse et la mer en position de rivalité pour gagner l’amour du héros. La violence décrite
rappelle une Charybde monstrueuse, et l’image de la vieille femme évoque une sorcière
sujette à des accès de fureur et de destruction hystérique, même si l’une de ses facettes révèle
également une tendresse maternelle – une connotation renforcée par l’homophonie en français
des mots mer et mère, qu’il pourrait être tentant d’exploiter pour un traducteur. La torsion du
genre égratigne la perception de la Mer en tant que symbole ; en effet, contempler la Mer est
dans ce récit une expérience intime, non d’amour physique ou même sentimental, mais une
expérience du sublime. Elle implique à la fois la crainte d’une puissance irrépressible et la
fascination pour une présence paradoxalement fragile et évanescente. William Touponce parle
en ces termes de cette expérience :

For Athelvok’s experience of the sea is something deeper and more powerful than the beauty he
has known thus far, something that would make him want to live on in the consciousness of a
broken promise. In aesthetic terms, Athelvok’s experience is that of the sublime, of the pain and
suffering endured by people (the English nation) who have a real history of maritime shipwreck
and death. And as always when Dunsany represents the negative, the frightening and tyrannous
sea is personified as a gigantic figure mourning the destruction he has caused to humanity, and
making reparations. The figuration also gives voice in this manner to the pain of dominated
nature, for nature weeps tears for itself as well647.

Notons que Dunsany utilise ailleurs l’image de la mer maternelle et protectrice : « And
behold, even now caressing her, the gentle fingers of the mother sea » (« The Idle City », DT,
294). Le texte-source semble ici réclamer le jeu paronomastique en français entre les
homophones « mer » et « mère », et A.-S. Homassel saisit cette opportunité d’appuyer l’effet
poétique du texte (« les doigts si légers de la mère mer » CR, 86). Julien Green, lui, s’en
abstient et efface la mention explicite à la maternité, qui ne reste présente qu’en filigrane dans
le verbe caresser, et comme un spectre apparaît à l’oral, le mot mer pouvant être imaginé
comme incarnant également la mère (« vois, la mer qui n’a pas de tempête caresse Oojni’,
MD, 23) – cette superposition s’avère impossible à opérer mentalement si les deux
homophones sont mis côte à côte, comme chez Homassel. Toutefois, notons que les choix de
genre opérés par Dunsany ne semblent pas fortuits : la mer féminine de « The Idle City » est
en réalité une mer intérieure, celle du Japon (Inland sea), et n’est donc pas caractérisée par
l’ouverture et l’absence de limites et de frontières mises en jeu dans « Poltarnees », où la
vastité de la Mer est mise en contraste avec les trois royaumes de Toldees, Mondath et

647
William F. Touponce. Lord Dunsany, H. P. Lovecraft, and Ray Bradbury: Spectral Journeys. Op. cit., p. 30-
31.

347
Arizim, autrement appelés les « Terres intérieures » (Inner Lands), petites et encerclées de
toutes parts par des barrières naturelles et magiques.
Enfin, féminiser la violence de la Mer altère la perception que l’on peut avoir du
caractère novateur de l’imagerie déployée par l’auteur. Le pouvoir destructeur de la Mer
paraît anecdotique par rapport aux expressions d’amour féminin et de son désir de
rédemption, émotions inattendues chez un dieu de la mer ombrageux, et plutôt
conventionnelles pour une vieille femme qui porte un regard empli de regrets sur sa vie
passée. Là où le texte-source remet en question la figure traditionnelle d’un Poséidon vengeur,
les versions françaises proposent en définitive une image plus banale. Par ailleurs, les
lamentations de la Mer ne sont alors pas sans rappeler la complainte d’une Cathleen ni
Houlihan, Irlande allégorisée, icône féminine outragée qui fait appel à l’héroïsme masculin
pour sauver la nation. Carmen Ríos et Manuela Palacios analysent bien la manière dont les
textes à visée nationaliste tels que ceux de la Renaissance Irlandaise peuvent construire le
féminin, par le biais des personnages, métaphores et autres images : « Cathleen is the icon
used by Irish nationalists to represent the nation: Ireland as an Old Woman, forced to wander
across the country after suffering all sorts of outrages648. » En faisant adopter une attitude
perçue comme féminine à une allégorie de genre masculin, Dunsany subvertit subtilement
cette représentation idéologiquement marquée. Or, en français, si l’ambiguïté de la violence et
de l’amour juxtaposés reste présente, l’originalité de cette scène pourra passer inaperçue pour
le lecteur qui associera instinctivement ce récit à des schémas connus : la Mer comme figure
maternelle et apaisante, auréolée du spectre de la sorcière des mers.
Comme l’écrit Maria Tymoczko, « human beings are not very good at hearing new
stories: we have a tendency to reinterpret them, to reshape them so that they become versions
of stories we already know649 ». En d’autres termes, confrontés à de l’inédit, nous traduisons
instinctivement en direction de nos zones familières, en rétablissant des combinaisons et des
schémas établis, alors que la liminalité elle-même produit du jeu, une zone grise au sein de
laquelle de nouvelles combinaisons symboliques sont possibles. Nous fondons cette réflexion
sur celle qu’émet Victor Turner en relation avec le « jeu sérieux » visible sur la scène de
théâtre, espace liminal par excellence :

[liminality] may also include subversive and ludic events. The factors of culture are isolated,
insofar as it is possible to do this with multivocal symbols [...] that are each susceptible not of a

648
Carmen Ríos & Manuela Palacios. « Translation, Nationalism and Gender Bias ». In José Santaemilia (Éd.).
Gender, Sex, and Translation: the Manipulation of Identities. Manchester, UK ; Northampton : St. Jerome Pub,
2005, p. 76.
649
Maria Tymoczko. Translation in a Postcolonial Context. Op. cit., p. 48.

348
single but of many meanings. Then they may be recombined in numerous, often grotesque
ways, grotesque because they are arrayed in terms of possible rather than experienced
combinations – thus a monster disguise may combine human, animal and vegetable features in
an ‘unnatural’ way [...]. In other words, in liminality people ‘play’ with the elements of the
familiar and defamiliarize them. Novelty emerges from unprecedented combinations of familiar
elements650.

Le genre et la pronominalisation représentent un cas où ce phénomène est


particulièrement visible entre l’anglais et le français. Rappelons que si l’anglais permet une
certaine neutralité grammaticale, ce n’est pas pour autant que le genre est absent des
préconceptions de ses locuteurs. Mais ceux-ci ont toutefois à leur disposition une langue
davantage disposée que le français au jeu des glissements de genres pronominaux : « en
définitive, les locuteurs d’une langue sans genre grammatical sont d’autant plus libres de faire
jouer la métaphore sexuelle651 ». Isabelle Génin repère que la fréquence de telles variations est
particulièrement importante concernant les référents animaux qui « oscillent entre le pôle
humain pour lequel les pronoms privilégiés sont he/she et le pôle non humain, domaine où it
est prépondérant652 », et qui se trouvent donc en position de liminalité. Ces variations ne
s’expliquent pas par des raisons linguistiques, mais servent à exprimer « une relation
particulière avec l’animé ou l’inanimé désigné » – degré de familiarité, taille, dangerosité ou
menace potentielle représentée par le référent. Génin conclut que le système pronominal en
anglais, permettant à un locuteur de se positionner par rapport au monde qui l’entoure, se
rapproche de la modalité653.
C’est précisément cet aspect subjectif et liminal qui est mis en jeu dans la littérature
mythopoétique de Dunsany et Lovecraft – revenons une dernière fois au motif de l’idole,
sculpture de pierre ou de bois, inanimé figurant le vivant, et par cette représentation même
acquérant en fin de compte le mouvement. Chez Lovecraft c’est parfois le mouvement
inverse : pensons à « Hypnos », nouvelle dans laquelle l’ami du narrateur est dès le départ
présenté comme victime de crises privant son corps de sa souplesse. Tout en lui, dans la
description qui est donnée, renvoie à la fixité d’une statue :

He was unconscious, having fallen in a kind of convulsion which imparted to his slight black-
clad body a strange rigidity. I think he was then approaching forty years of age, for there were
deep lines in the face, wan and hollow-cheeked, but oval and actually beautiful; and touches of
grey in the thick, waving hair and small full beard which had once been of the deepest raven

650
Victor Turner. From Ritual to Theater: The Human Seriousness of Play. New York : Performing Arts Journal
Publications, 1982, p. 130-131.
651
Marina Yaguello. Les Mots et les femmes : essai d’approche sociolinguistique de la condition féminine.
Paris : Payot, 2002 [1978], p. 140-142.
652
Isabelle Génin. « La Baleine Blanche a mauvais genre ». Op. cit.
653
Ibid.

349
black. His brow was white as the marble of Pentelicus, and of a height and breadth almost
godlike. I said to myself, with all the ardour of a sculptor, that this man was a faun’s statue out
of antique Hellas, dug from a temple’s ruins and brought somehow to life in our stifling age
only to feel the chill and pressure of devastating years. (CF, 206)

Au fil de la nouvelle, c’est cette fois à une dé-personnification que le lecteur assiste. Ce
fameux ami qui entraîne le narrateur dans la déchéance, la drogue et les visites hallucinatoires
d’un univers au-delà des perceptions humaines, se réduit peu à peu à une silhouette,
fascinante car de moins en moins humaine (« reclined the pallid and still unconscious form
of my fellow-dreamer, weirdly haggard and wildly beautiful as the moon shed gold-green
light on his marble features. Then, after a short interval, the form in the corner stirred » CF,
208), puis à des parties du corps autonomes (« I beheld the head rise, the black, liquid, and
deep-sunken eyes open in terror, and the thin, shadowed lips part as if for a scream too
frightful to be uttered. There dwelt in that ghastly and flexible face, as it shone bodiless,
luminous, and rejuvenated in the blackness. » CF, 210), jusqu’à la révélation finale : cet ami
si proche n’était-il peut-être, bien que le narrateur se refuse à le croire, qu’un buste de marbre
sculpté par le narrateur lui-même à l’image de ses traits lorsqu’il était plus jeune. Un double
animé par la seule force de son imaginaire, mais que tout dans son discours tendait à désigner
comme inanimé – toutes les actions étant effectuées par des parties du corps, désignées par le
pronom neutre it.
Le traducteur, ici encore, se verra entravé par l’usage qui, en français, veut que l’on
évite de laisser une partie du corps en position de sujet, pour préférer un sujet animé humain.
Même si c’est une partie du corps bien précise qui exécute un mouvement, l’usage veut en
français que l’on considère la personne à l’origine de la décision de mouvement comme
véritable sujet654. C’est cette norme que reproduisent Bergier et Pauwels lorsqu’ils traduisent :

Never could I tell, try as I might, what it actually was that I saw; nor could the still face tell, for
although it must have seen more than I did, it will never speak again. (CF 210-211)

654
Le français et l’allemand partagent cette caractéristique par opposition à l’anglais, comme l’a décrit Ersnt
Leisi :
Un groupe de verbes pour lesquels il règne quelque incertitude quant à la place du sujet et de l’objet
rassemble ceux qui dénotent les mouvements des parties du corps […] Bien que dans ces cas ce ne soit
qu’une partie du corps bien déterminée qui exécute des mouvements déterminés, le plus souvent c’est la
personne tout entière qui au point de vue grammatical, sert de sujet au mouvement. Nous sommes
tellement habitués à ce mode de représentation que la façon correcte de s’exprimer (partie du corps
comme sujet grammatical) nous frappe comme quelque chose de remarquable, sans que nous nous
rendions exactement compte pour quelle raison. (Ernst Leisi. Le contenu du mot : sa structure en
allemand et en anglais. Trad. Jean-Paul Colin. Annales littéraires de l’Université de Besançon, n° 252.
Paris : Les Belles Lettres, 1981, p. 58.)

350
Bergier : Et le dormeur qui a vu cela aussi, et bien plus encore, ne parlera plus jamais.
(HYP, 301)

À titre de comparaison, les deux autres traducteurs de ce texte rétablissent l’effet stylistique,
encore plus troublant en français qu’en anglais puisqu’il est exprimé en bousculant les normes
dictées par l’usage :

Pérez : Cette tête immobile non plus, car si elle en a connu plus que moi, elle ne parlera plus
jamais. (D, 269)
Camus : Et le visage immobile ne le dira pas non plus. Car bien qu’il en ait certainement vu
plus que moi, il s’est tu pour toujours. (CR, 54)

De telles structures, selon Ernst Leisi, ne sont choquantes à l’oreille que parce qu’elles
vont contre l’usage et l’habitude ; mais c’est précisément en s’arrachant « à la routine
langagière » qu’elles se font le reflet « d’un vigoureux effet poétique655 ». Déstabiliser le
langage, effacer les frontières entre les genres, dénote une angoisse existentielle inhérente au
texte-source. De la subjectivité du traducteur à celle du lecteur-cible, un détail tel que le genre
pronominal peut donc produire des modifications de taille. Les versions françaises créent
parfois une mythologie différente de celle des textes-sources, et donc un monde fictionnel qui
n’est qu’une version possible de celui qui y était proposé au départ – d’où la possibilité infinie
de retraduction, qui ne se limite pas à renouveler des traductions qui auraient « vieilli » et
seraient désormais « datées », voire périmées. Au contraire :

Les traductions multiples d’un texte reflètent la lecture plurielle qu’on peut faire de ce texte.
Leur motivation, quand elle n’est pas éditoriale, est herméneutique, ou compréhension inédite
de l’original. Ce n’est pas toujours, ni surtout, parce qu’une traduction est « désuète » qu’on
retraduit656.

En cela, la pratique même de la traduction s’avère remarquablement en phase avec la


littérature mythopoétique, puisque celle-ci, sous la forme du genre de la fantasy, est
« fondamentalement joueuse – ce qui ne signifie pas qu’elle ne soit pas sérieuse. La manière
dont elle joue avec les symboles encourage le lecteur à voir le sens comme instable,
insaisissable, et non comme une évidence qui irait de soi657 ».

655
« Des tours comme : ‘Seine Hand ergriff…’ (=sa main saisit). ‘Ihre Lippen küBten’ (ses lèvres baisèrent),
‘Sein Finger zeigte…’ (=son doigt montra), qui sont aujourd’hui passés à l’état de clichés, étaient à l’origine le
reflet d’une saisie plus précise de la réalité, arrachée à la routine langagière et, en tant que telle, d’un vigoureux
effet poétique. » (Ernst Leisi. Ibid., p. 58.)
656
Yves Gambier. « La retraduction : Ambiguïtés et défis ». In Enrico Monti et Peter Schnyder (Éd.). Autour de
la retraduction: perspectives littéraires européennes. Série de l’Université de Haute-Alsace. Paris : Orizons,
2011, p. 62-63.
657
Brian Attebery. Stories about Stories. Op. cit., p. 2. Nous traduisons.

351
Conclusion

Le genre de la fantasy présente des difficultés toutes particulières à la traduction, du


fait du décalage délibéré que ses auteurs créent entre l’imaginaire débridé et les références
réalistes servant à la fois de point d’ancrage pour s’assurer la collaboration du lecteur et de
point de comparaison à côté duquel le merveilleux se déploie dans toute sa splendeur. La
fantasy au format court ajoute une dimension au défi de la traduction, puisque les recueils de
nouvelles juxtaposent autant de réfractions d’un texte-monde pluriel. Plus l’univers est
incomplet et offre de zones blanches, tout en donnant à voir les règles qui ont présidé à
l’invention des éléments qui le constituent, plus il encourage le récepteur à s’interroger,
deviner, et combler le vide – plus il se donne comme mythopoétique. Dunsany comme
Lovecraft sont passés maîtres dans l’art de ménager l’inexhaustivité de leurs mondes, là où
d’autres auteurs préfèrent essayer de minimiser cette dimension en comblant autant que
possible. Leurs récits s’inscrivent néanmoins dans un réseau de relations intertextuelles à des
degrés variés de visibilité et de pertinence. Ces œuvres impliquent que la représentation de
l’univers fictionnel différera selon le nombre de contes préalablement lus par le lecteur,
isolément ou au sein de recueils ou d’anthologies.
Le texte propose des clés de familiarisation, mais c’est bien au lecteur de mettre en
rapport les échos entre motifs et trames. La répétition prime sur l’expansion ; les éléments
récurrents constituent autant de nœuds de signifiance qui sont les clés du monde fictionnel.
On peut se passer de toutes les clés, en découvrir là où l’on ne s’y attendait pas, et l’ordre
importe peu. C’est cette caractéristique de la littérature mythopoétique qui suscite l’adhésion
souvent très forte des lecteurs :

Wherever each audience member begins becomes their starting point and because all timelines
are valid, the audience is not “missing” any information but rather gaining greater complexity
no matter which narrative path they choose. Although unplanned and uncontrolled, the sequence
of narrative encounters that each individual audience member collects is experienced by that
person as a coherent series that gradually provides them more information, access, and insight
into the entire narrative multiverse. One might similarly call the narrative itself an effect rather
than an intentional design, by emphasizing the coherence and structure that the audiences
provides while interacting with a dispersed network of potential narrative elements and
choosing how to navigate, add to, nullify, and/or connect them658.

658
Anne Kustritz. « Seriality and Transmediality in the Fan Multiverse : Flexible and Multiple Narrative
Structures in Fan Fiction, Art, and Vids ». TV/Series no 6 (Déc. 2014). Web. Consulté le 21 jan. 2015.

352
Traduire un monde fictionnel ainsi fragmenté représente un défi, mais également un
champ d’expérimentation idéal, invitant tout particulièrement à traduire et retraduire. La
dimension métonymique de la traduction implique que chaque version lue augmentera les
possibilités d’identifier de nouvelles clés, de nouveaux nœuds signifiants. Les premières
traductions sont des outils de familiarisation qui rapprochent les lecteurs actuels de textes
appartenant à des contextes-sources éloignés, car elles ont « tracé une piste, incité à des
voyages de plus en plus possibles, apprivoisé l’étrange659 ».
Le but de l’étude traductologique descriptive telle que nous la proposons n’est pas
d’émettre un jugement critique en signalant des « erreurs » ou manquements à une
hypothétique fidélité. Ces diverses traductions françaises existent, ont été publiées, et l’intérêt
selon nous réside dans la vision de l’œuvre-source qu’elles proposent et leur impact effectif
sur la réception de celles-ci. Les genres de l’imaginaire sont un terrain privilégié où le jeu des
normes poétiques, linguistiques et idéologiques peuvent être particulièrement visibles, et
l’onirisation du monde se double, ou non, d’un bousculement de telles normes par la
traduction. Création d’une encyclopédie fictive, représentations des cultures et des genres
mettent en jeu la dimension idéologique de la traduction. Il reste une autre dimension dont
nous n’avons que peu parlé et qui constituera la dernière étape de notre étude : la présence, au
sein même du texte, de la voix démiurgique de l’auteur, figure du conteur et héritier de la
tradition orale, et la traduction de la poétique qui en découle.

659
Liliane Rodriguez. « Sous le signe de Mercure, la retraduction ». Palimpsestes, no 4 (1990) : 73.

353
Chapitre 6

Traduire l’oralité du monde mythopoétique :


mise en voix et mise en scène

La littérature mythopoétique se caractérisant essentiellement par la présence de


mondes imaginaires riches en motifs merveilleux propres à s’approprier l’attention du lecteur,
ce sont les éléments microstructurels (onomastique, géographie, langues inventées et
culturèmes fictifs) qui frappent d’emblée le traducteur comme zones signifiantes où sa
compétence va être particulièrement mise à l’épreuve, et où ses choix vont s’avérer les plus
visibles. On l’a vu, ce sont ces zones en particulier où peut le plus facilement se cristalliser
une véritable tradition de traduction, selon que les traducteurs souscrivent aux choix de leurs
prédécesseurs ou qu’ils s’en affranchissent.
Toutefois, il ne s’agirait pas d’oublier que la cohérence du monde – le texte-monde –
se construit également de manière plus diffuse, au niveau macrostructurel de la plume et du
style d’un auteur. Vincent Ferré rappelait, à l’occasion de la retraduction du Seigneur des
Anneaux que « chaque phrase est prise dans les anneaux nécessaires du beau style de Tolkien,
comme le révèlent les nombreux échos voire les répétitions littérales de termes et
d’expressions, qui créent tant de renvois d’une partie à l’autre du texte qu’ils finissent par lui
donner une ‘architecture’ comparable à celle du monde fictionnel660 » et que « la cohérence du
récit passe par ces éléments apparemment mineurs, qui jouent le rôle de pierres d’attente et
que le traducteur ne doit ni manquer, ni neutraliser661 ». On l’a vu au fil des chapitres
précédents de cette étude : le dunsanien ou le lovecraftien s’incarnent parfois dans l’emprunt,
la réutilisation et le renouvellement de motifs et de figures, mais s’expriment aussi très
souvent par l’appropriation d’une poétique, par l’imitation du geste même de l’écriture. La
traduction se rapproche alors d’un pastiche interlinguistique.
La première étape indispensable de ce processus est, une fois de plus, l’expérience de
la lecture. Le traducteur, en tant que lecteur professionnel, est amené à décoder les
caractéristiques d’un style et à en repérer les figures récurrentes, celles qui forment les
660
Vincent Ferré. « Peut-on (re)traduire J.R.R Tolkien ? De la traduction en français d’une traduction fictive
écrite par un authentique traducteur. » Op. cit.
661
Ibid.

354
fondations et l’architecture de l’œuvre tout entière. Toutefois, la tâche ne saurait se défaire
d’une dimension éminemment subjective fondée sur la sensibilité et l’émotion. Julien Green,
usant de la métaphore musicale, exprime cette évanescence lorsqu’il écrit : « La poésie d’une
œuvre [...], c’est le prolongement qu’elle laisse en nous, la vibration qui résonne longtemps
après l’accord662 ». Le livre lu, et plus encore le livre aimé, laisse donc une trace esthétique
chez le lecteur, et ce dernier est imprégné pour un temps plus ou moins long de son
imaginaire et de sa musicalité. C’est la forme et le mouvement de la prose, plus que son
contenu, qui sont mis en jeu ici, et qui viennent participer de la complicité, voire de l’intimité
d’un lecteur envers une œuvre, et par extension, envers l’auteur de celle-ci. Green parle
encore de la primauté de la forme, et donc de la poésie présente au sein même de la prose,
dans une remarque qui évoque l’indicible cher à Lovecraft : « Ce que je demande au roman,
c’est pourtant ce qu’il est plus naturel encore de demander à la poésie. Non point d’exprimer,
mais de suggérer l’inexprimable. Et c’est parce que je veux suggérer l’inexprimable que la
forme a tant d’importance pour moi663. »
Dans son essai Supernatural Horror in Literature, c’est précisément cette dimension
de l’écriture qui retient l’attention de H. P. Lovecraft ; la dimension qu’il nomme
« cosmique », à laquelle il se montre extrêmement sensible et qu’il loue abondamment
lorsqu’il la perçoit chez certains auteurs, dont Lord Dunsany. Il défend, pour reprendre les
termes de Denis Mellier, « les accents intimes d’une écriture de l’excès » et « les auteurs qui,
comme lui, en font trop et usent de la force du trait664 ». Là où Green voit musique et
mouvement, Lovecraft donne l’écriture comme peinture, sculpture, saisissement de formes ;
mais dans les deux cas, l’écriture est avant tout un acte artistique. C’est précisément cette
démesure élevée au rang de système esthétique qui est selon Mellier la signature de Lovecraft
et la source du plaisir du texte qu’il procure à la lecture – plaisir de la littérature populaire,
n’en déplaise aux défenseurs d’une littérarité de la mesure et de la subtilité :

Face à ce que Houellebecq appelle les « techniques d’assaut » du récit lovecraftien, il faut alors
constater un plaisir du texte, provenant de la langue et de ses excès et pas seulement des
dispositifs imaginaires propres à son scénario. Ce plaisir d’une langue hystérique, des
débordements spectaculaires, de la formule marquée au coin de l’excès et de la démesure, et qui,
dans sa pure performance, sape la référence qu’elle suppose, c’est peut-être cela le plaisir de la

662
Julien Green. « Genèse du roman ». Œuvres complètes III. Op. cit., p. 1473.
663
Gaëtan Picon. « Entretien avec Julien Green », Le Littéraire, 13 juillet 1946. Cité dans Julien Green. Œuvres
complètes II. Op. cit., p. 1299.
664
Denis Mellier. « Le rhéteur et le pornographe ». In Gilles Menegaldo (Éd.). H. P. Lovecraft : fantastique,
mythe et modernité. Paris : Éditions Dervy, 2002, p. 126.

355
littérature populaire. […] Dès lors l’excès, la visibilité et la redondance ne sont plus les signes
d’un défaut d’écriture mais bien d’une poétique665.

Mellier invite à considérer l’écriture lovecraftienne comme étant en cohérence avec elle-
même et efficace dans les effets qu’elle produit, y compris le rejet d’une langue perçue
comme étrange. Joshi fait une analyse similaire de Dunsany et de la richesse de son style, telle
qu’il est possible de ne le lire que pour le plaisir de sa prose musicale, rythmique et
incantatoire666.
En d’autres termes, la langue d’écriture, chez Dunsany comme chez Lovecraft, se
décline sur un mode « mineur » ; c’est-à-dire que s’y multiplient les éléments de mise en
tension qui la font déborder du cadre normatif de l’usage admis. La langue trébuche, bégaie,
se répète, déferle. L’usage mineur d’une langue majeure ne laisse généralement pas
indifférent à la lecture :

Ces éléments ‘tenseurs’ mettent hors d’elle-même la langue en la déterritorialisant et, selon le
point de vue du lecteur […] la lui feront apparaître étrange, avec connotation méliorative
(‘magique’, ‘venue d’on ne sait où’, ‘divine’, etc.) ou étrangère avec souvent une connotation
péjorative (‘barbare’, ‘forcée’, ‘contraire au génie de la langue’, au mieux, ‘exotique’)667.

Dans le premier cas, on tend à la sacralisation du texte-source, au risque de se laisser


paralyser par l’ampleur de la tâche traductive ; la traduction des textes sacrés a toujours
inspiré méfiance, car l’aura du texte-source est telle que toute transformation entraîne le
risque de le voir s’abîmer668. Dans le second cas, l’écriture jugée négativement sera
probablement normalisée, les aspérités gommées, à la faveur du processus de traduction669.
Le premier niveau de subjectivité inhérent à l’acte traductif se situe donc au niveau de
la lecture du texte littéraire. Celle-ci sera informée par l’habitus du lecteur et en particulier par
les autres textes lus, ceux-ci ayant déjà imprimé leur marque et pouvant resurgir dans son

665
Ibid., p. 136.
666
S. T. Joshi. Lord Dunsany: Master of the Anglo-Irish Imagination. Op. cit., p. 203.
667
Daniel Delas. « Entre poétique et stylistique, l’écriture étrangère ». In Jean-Louis Chiss & Gérard. Dessons
(Éd.). La force du langage : rythme, discours, traduction : autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic. Paris : H.
Champion, 2000, p. 124.
668
Cette méfiance est également exprimée envers la traduction de la poésie, parfois jugée tout bonnement
impossible (c’est l’opinion de R. Jakobson, par exemple). Benjamin, lui aussi, voit dans le poétique la dimension
« insondable », « mystérieuse », qui est l’essence même de la littérature, le contenu relevant de l’information, et
restant donc secondaire en ce qui concerne la tâche du traducteur :
Any translation which intends to perform a transmitting function cannot transmit anything by information
– hence something inessential. This is the hallmark of bad translations. But do we not generally regard as
the essential substance of a literary work what it contains in addition to information - as even a poor
translator will admit – the unfathomable, the mysterious, the “poetic”, something that a translator can
reproduce only if he is also a poet? (Walter Benjamin. « The Task of the Translator ». Op. cit., p. 15)
669
Ce choix est d’ailleurs parfois le fait de l’éditeur, et non du traducteur.

356
esprit à la faveur d’une nouvelle lecture. Cette influence pourra ou non avoir un impact sur le
second niveau de subjectivité : le passage à l’acte de réécriture à proprement parler. Le
traductologue Jean-René Ladmiral voit à chacun de ces deux niveaux une mise en danger du
traducteur, celui-ci se voyant contraint à prendre des risques :

Une fois assumé le risque herméneutique d’une appréciation esthétique de ce qui fait la qualité
littéraire d’un texte-source, il faudra prendre le risque proprement littéraire d’écrire. Il me sera
imparti à moi traducteur, dans la faible mesure de mes modestes moyens, d’inventer un style-
cible à mon auteur-source670.

Pour Ladmiral, le traducteur s’élève donc au rang de co-auteur du texte et peut laisser libre-
cours à sa créativité en s’autorisant à recourir aux ressources de la langue-cible, non pour
préserver des équivalents formels, signe de l’état mineur de la langue, mais pour traduire par
des effets de langue. Et dans le cas qui nous intéresse, la tâche du traducteur francophone sera
de produire à son tour une poétique d’une cohérence telle que l’architecture du texte-monde
en français portera le nom de leur auteur anglophone : on ne traduit pas seulement de l’anglais
vers le français, mais de l’anglais lovecraftien ou dunsanien vers un français lovecraftien ou
dunsanien. Le risque est le prix à payer pour que s’ouvre au traducteur l’espace de liberté de
la création littéraire, un espace fait de règles, mais également de plaisir, voire de jouissance
devant la richesse interprétative du texte-source671. Johan Huizinga soulignait que la création
poétique, la poièsis, est elle-même fonction ludique :

La poésie n’est jamais tout à fait sérieuse. Elle réside au delà du sérieux dans ce domaine
originel propre à l’enfant, à l’animal, au sauvage et au visionnaire, dans le champ du rêve, de
l’extase, de l’ivresse et du rire. Pour comprendre la poésie, il faut pouvoir assimiler l’âme de
l’enfant, comme on endosserait un vêtement magique, et admettre la supériorité de la sagesse
enfantine sur celle de l’homme. Rien n’est plus proche de la pure notion du jeu que cette prime
essence de la poésie672.

Dans cet ultime chapitre, nous nous interrogerons donc sur la traduction des traits
stylistiques les plus saillants chez Dunsany et Lovecraft, en particulier ceux qui permettent de
rapprocher leurs deux œuvres à la lecture, en anglais. Dans un premier temps, on constatera
qu’il ne s’agit pas de déterminer une formule unique, applicable indifféremment à l’ensemble
des textes, car la pluralité des tons et des registres fait partie intégrante des univers fictionnels
dépeints par les deux auteurs – les colorations archaïques y côtoient des accès de modernité ;

670
Jean-René Ladmiral. « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles ». Op. cit., p. 22.
671
Voir Susan Bassnett. « Transplanting the Seed: Poetry and Translation. » In Susan Bassnett & André
Lefevere. Constructing Cultures: Essays on Literary Translation. Topics in translation 11. Clevedon ;
Philadelphia : Multilingual Matters, 1998. 57-75.
672
Johan Huizinga. Homo Ludens : essai sur la fonction sociale du jeu. Op. cit., p. 197.

357
dieux, habitants oniriques et narrateurs issus du monde réel ne s’y expriment pas de la même
façon ; et toujours, les méandres du langage reflètent, symboliquement, le caractère illusoire
du contrôle qu’ont les hommes sur le monde qui les entoure. Dans un second temps, nous
nous intéresserons plus précisément à l’auralité673 de la langue et à ses rythmes particuliers
qui participent de la résonnance d’une œuvre dans l’imaginaire collectif ; or ce sont là des
caractéristiques formelles qui ne seront pas systématiquement privilégiées par les projets de
traduction. Enfin, nous poserons véritablement la question de la voix qui raconte ; voix d’un
narrateur-conteur, dont la présence est plus ou moins sensible, surtout lorsqu’il parle par la
plume d’un traducteur ventriloque. Cela passe notamment par des constellations de mots-
fétiches qui, une fois identifiées, dessinent le contour de la présence de l’auteur au sein même
du texte, et peuvent donc en migrant d’une œuvre à l’autre devenir zones ponctuelles
d’intertextualité où s’affirme le lien mythopoétique, quand les deux auteurs se voient
rapprochés par le jeu des échos reproduit par la traduction.

I. Le rapport au temps de l’œuvre traduite

1. Recréer la langue mythique : archaïsme et écho sacré

L’un des traits les plus saillants qui recoupe la poétique dunsanienne et la poétique
lovecraftienne réside, on l’a déjà vu, dans l’usage que les deux auteurs font de la langue pour
créer un cadre tout à la fois défamiliarisant et offrant au lecteur certains points d’ancrage
auxquels se raccrocher. C’est le cas dans l’usage des noms propres, des néologismes et d’une
nomenclature merveilleuse, mais ceux-ci demandent un certain temps d’accoutumance avant
que le lecteur intègre le système cohérent auquel ils appartiennent. En outre, ce ne sont que
des îlots ponctuels. Tout autour, permettant de naviguer de l’un à l’autre, se trouve l’océan de
la parole du conteur : une parole fluide sur laquelle il est possible de suivre certains courants.
Et dans ces récits où le conteur imite le geste mythologique, le cadre se doit d’être grandiose,
solennel, hiératique. Le mythe renvoie au temps des origines, et sa répétition constitue un

673
Concept proposé par Charles Bernstein et qui se distingue de l’oralité : « By aurality I mean to emphasize the
sounding of the writing, and to make a sharp contrast with orality and its emphasis on breath, voice, and
speech—an emphasis that tends to valorize speech over writing, voice over sound, listening over hearing, and
indeed, orality over aurality. » (Charles Bernstein. Close Listening: Poetry and the Performed Word. New York,
Oxford University Press, 1998, p. 13.)

358
geste rituel qui demande une certaine mise en scène. Ainsi s’ouvre le recueil The Gods of
Pegāna :

In the mists before THE BEGINNING, Fate and Chance cast lots to decide whose the Game
should be; and he that won strode through the mists to MĀNA-YOOD-SUSHĀĪ and said:
“Now make gods for Me, for I have won the cast and the Game is to be Mine.” Who it was that
won the cast, and whether it was Fate or whether Chance that went through the mists before
THE BEGINNING to MANA-YOOD-SUSHAI—none knoweth.
Before there stood gods upon Olympus, or ever Allah was Allah, had wrought and rested
MĀNA-YOOD-SUSHĀĪ. (GP, 535)

D’emblée, Dunsany établit la préséance de sa cosmogonie par rapport aux mythes et religions
du monde réel, et place polythéismes et monothéismes sur le même plan. Il attire ainsi
l’attention sur leur caractère artificiel : produits de l’artifice, produits de l’art, produits d’un
jeu de hasard. En outre, la langue elle-même se tend pour affecter le style mythopoétique et
ses formules. En une accroche sont amorcées trois des stratégies aujourd’hui devenues
constitutives du genre littéraire de la fantasy : le hiératique, l’archaïque, et l’extatique.
Greer Gilman développe ces trois stratégies dans son article « The Languages of the
Fantastic » : la langue hiératique est rituelle, stylisée, incantatoire, et crée donc un cadre isolé
du quotidien, un cercle où peut surgir le numineux, le sens d’un sacré venu d’ailleurs.
L’archaïque vient renforcer le caractère sacré de ce cercle en le défamiliarisant, mais
également en lui imprimant un rythme familier puisqu’il évoquera souvent (en littérature
anglophone du moins), le modèle biblique de la King James ou la métrique shakespearienne.
Gilman écrit : « Creators of a world begin, like Shakespeare’s fellows, with an empty
stage. Echoes of his world-engendering voice are potent. Alien and yet familiar,
Shakespeare’s language overwhelms us with its sheer intensity, and yet we’re carried by the
music of it, swept along. His words are both the tempest and the raft674 ». L’archaïque est
comme un costume que revêt la langue en suivant un code précis et réfléchi. Pour finir,
l’extatique abandonne au contraire toute mesure et se livre à la saturation et à la dislocation.
Gilman cite précisément Lovecraft comme exemple type de l’extatique :

There are works of dark fantasy that seek to clothe the primal in hieratic ecstasies […] For the
nakedness of what they crave – the unspeakable it – appals them. Against it they must wield a
language glutted and engorged – atrocious! eldritch! ichor! (a text-cloud of Lovecraft is like a
flock of bats) – a high Baroque frenzy swirled about a central absence. […] At its root, ecstasy
is a dislocation of the self: a state of rapture, awe, dispair, dread, madness, longing. The ecstatic
speaker is beside himself, de-centered. His language is the shadow inverse of hieratic; he is not
the magus calling up the tempest, but the ship that’s wrecked675.

674
Greer Gilman. « The Languages of the Fantastic ». Op. cit., p. 137.
675
Ibid., p. 138.

359
De tels partis pris stylistiques sont extrêmement visibles et seront d’ailleurs les premiers
imités par les pasticheurs des deux auteurs – y compris par les critiques : l’explication de
l’extatique donnée par Gilman ci-dessus illustre d’ailleurs elle-même son propos par son style
frénétique fait de ruptures (rendues visibles par la ponctuation), de débordements lexicaux
(accumulation de noms et d’adjectifs dans la plus pure tradition lovecraftienne) et de
bousculements consonantiques (« a language glutted and engorged »).
Néanmoins, le passage de l’anglais au français ne propose pas forcément
d’équivalence immédiate permettant de reproduire ces effets de langue ainsi que l’ensemble
des connotations sous-jacentes qu’ils portent en leur sein, et ce pour plusieurs raisons.

a. Les caractéristiques formelles de l’archaïsme biblique


Lorsque Dunsany publie The Gods of Pegāna en 1904, son style très particulier ne
manque pas de marquer les esprits, et même s’il transitera par la suite vers des textes relevant
davantage du conte, ce type de prose lui reste associé. En sont caractéristiques le lexique et les
conjugaisons archaïques (none knoweth, thus spake the king, etc.), une syntaxe soutenue,
notamment marquée par l’inversion fréquente du sujet et du verbe (cf. la première phrase du
recueil citée plus haut) et enfin l’usage de l’anaphore, de la répétition et de la polysyndète
(enchaînement de propositions commençant par la conjonction and). Ce dernier procédé est
présent encore aujourd’hui chez un certain nombre d’auteurs (ou d’orateurs), ainsi que le
rappelle Fiona Rossette. Le résultat en est un style rappelant l’oralité des textes bibliques,
initialement écrits en vue d’être lus à voix haute et transmis oralement, ce qui confère au texte
un effet de forte motivation rhétorique – « a sense of purpose676 ».
Henri Meschonnic a souligné le rôle fondamental de la Bible comme terrain d’étude de
la traduction, de par son ancienneté d’une part, mais aussi du fait de son oralité. Meschonnic
insiste : l’oral, compris comme « un primat du rythme et de la prosodie dans
l’énonciation677 » est à distinguer absolument du parlé et de ce fait, peut tout à fait être une
caractéristique de l’écrit, au point que « la littérature est la réalisation maximale de
l’oralité678 ». Cette caractéristique est mouvement et inscription même du sujet au sein du
texte.

676
Fiona Rossette. « And-Prefaced Utterances: From Speech to Text ». Anglophonia, no 17 (34) (1 oct. 2013).
Web. Consulté le 27 sept. 2016.
677
Henri Meschonnic. Poétique Du Traduire. Op. cit., p. 117.
678
Ibid.

360
En 2010, Robert Alter publie une étude exhaustive consacrée à la relation entre la
littérature américaine et la King James Bible. Il ne cherche pas à dégager de liens
d’« influence », mais bien davantage à démontrer que la langue du texte sacrée se voit
intégrée à la texture même de l’écriture pour donner à la prose américaine une force
véhiculaire exceptionnelle – y compris chez des auteurs qui n’embrassent pas la foi biblique,
mais se sont imprégnés de sa prose. Le rythme particulier en devient un acquis qu’il est
tentant de réutiliser, une musique familière propre à exprimer et transmettre des sujets qui dès
lors, prennent un poids solennel :

The sheer dissemination of the King James Version created a stylistic precedent for the
American ear in which a language that was elaborately old-fashioned, that stood at a distance
from contemporary usage, was assumed to be the vehicle for expressing matters of high import
and grand spiritual scope679.

Robert Alter conteste la traduisibilité même des romans imprégnés d’inflexions


bibliques : il s’y passe, dit-il, quelque chose qui résiste à la traduction, alors même que le
vaste monde représenté par la fiction peut sans trop de difficulté être exprimé dans une autre
langue680. Alter dresse une liste de ces procédés « résistants », généralement négligés par
l’analyse littéraire, au point selon lui de mettre en péril notre compréhension de la littérature.
Les éléments incriminés sont les jeux sur les sonorités (rythmes, notamment iambiques,
assonnances, allitérations…), la syntaxe, les expressions idiomatiques, le registre de langue, et
enfin les connotations culturelles et littéraires. Dans la pratique, souligne Alter, cette étrangeté
délibérée de la langue ne peut qu’être réduite et lissée en traduction : les allitérations et
cadences iambiques disparaissent, les dissonnances sont normalisées. Une explication est
avancée : le champ littéraire français n’a jamais produit de traduction canonique de la Bible
dont la poétique ait résonné avec une force similaire à celle de la King James Bible. De ce
fait, le lectorat francophone, même familier de la Bible, n’en a pas intégré de rythmes aussi
prégnants, qui permettraient au traducteur de produire un effet similaire.
Si l’archaïsme, quelle que soit la langue, permet de renvoyer à un âge mythique ou
héroïque, il est un outil plus aisé à manier dans le contexte anglophone que francophone, pour
des raisons directement liées à l’histoire littéraire et normative des langues. Allan Turner
oppose la tradition anglophone et les conventions de genre établies par des auteurs tels que
Chaucer, Shakespeare, puis reprises par Morris, Tennyson et d’autres, au long processus de

679
Robert Alter. Pen of Iron: American Prose and the King James Bible. Oxford ; Princeton : Princeton
University Press, 2010, p. 14.
680
« Yet something happens in novels through the elaborately wrought medium of style that resists translation,
even as the large represented world of the novel is conveyed well enough in another language. » (Ibid., p. 25-26).

361
normalisation de la langue française sous l’égide de l’Académie Française, qui rend les
variations de registre plus risquées681. Turner conclut également aux limites du français, réduit
à chercher l’archaïsme essentiellement au niveau du lexique : « For all his attempts to match
the archaism of lexis from the source text, [French] finds it much harder to capture the large-
scale stylistic devices and is usually content to let them go682. »
En se reportant aux textes de notre corpus, on constate rapidement la validité globale de
ce constat, notamment dans les deux premiers recueils de Dunsany où s’élabore sa
cosmogonie, dont la rhétorique est très proche de celle d’une nouvelle genèse. Les Dieux de
Pegāna, dont nous avons cité le prologue plus haut, s’ouvre ainsi en français :

Calluaud : Dans les brumes d’avant le Commencement, le Destin et le Hasard jouèrent aux dés
le droit de diriger la Partie ; puis celui qui avait gagné s’en alla à travers les brumes vers
MANA-YOOD-SUSHAI et dit : « Maintenant, crée des dieux pour Moi, car j’ai gagné et la
Partie sera Mienne. » Qui gagna, et qui, du Destin ou du Hasard, s’en alla à travers les brumes
d’avant le Commencement vers MANA-YOOD-SUSHAI – nul ne le sait. (DP, 30)

La première perte manifeste est celle des formes verbales archaïques, normalisées, ainsi que la
réduction du nombre d’occurrences du coordinateur and, celle-ci étant ressentie comme
provoquant un alourdissement maladroit du texte en français, là où sa répétition imprime au
contraire en anglais un rythme enlevé. On assiste au même phénomène dans « Time and the
Gods », où à nouveau, le discours des dieux s’avère fortement marqué par l’archaïsme :

They would speak awhile with one another of the olden years saying, “Rememberest thou not
Sardathrion?” and another would answer “Ah! Sardathrion, and all Sardathrion’s mist-draped
marble lawns whereon we walk not now.” (TG, 4)

La traduction de ce passage réduit drastiquement les éléments tenseurs du langage :

Homassel : ils discutaient les uns avec les autres des années anciennes, l’un disant : « Ne te
souviens-tu pas de Sardathrion ? », et l’autre répondant : « Ah ! Sardathrion, et dans Sardathrion
toutes les terrasses de marbre, drapées de brumes, où nous ne marchons plus désormais. »
(TD, 25)

Le verbe « discuter », certes plus précis que l’hyperonyme speak, ré-humanise en quelque
sorte les figures divines, mais c’est surtout en termes de syntaxe que la normalisation est la
plus complète. Le thou anglais, traduit littéralement par « tu », amoindrit le registre de langue
plutôt que de l’élever. L’utilisation d’un tel mot inscrit le texte dans un temps historique
spécifique et met en jeu sa structure diachronique, de sorte qu’une lecture exhaustive doit

681
Allan Turner. Translating Tolkien. Op. cit., p 134-137.
682
Ibid., p. 152.

362
« restaurer autant que faire se peut l’immédiateté des valeurs et intentions au sein desquelles
se produit le discours683 ». C’est ce caractère immédiat qui semble confiné aux limites du
traduisible.

b. Les formules de l’intertexte


Les échos bibliques ne se forment pas toujours au niveau syntaxique ou
morphologique, mais parfois au niveau sémantique par l’usage d’un vocabulaire marqué dont
les connotations sont tout aussi présentes dans l’habitus des lecteurs anglophones, au point
que ces archaïsmes peuvent être considérés comme des culturèmes historiques, soit
individuels, soit composés, lorsqu’ils se constituent de syntagmes fonctionnant en tant
qu’unités de sens684. C’est le cas d’expressions récurrentes réutilisées par les auteurs pour
mimer l’acte de la parole sacrée. Ainsi, on peut repérer l’accroche de la nouvelle « The Fall
of Babbulkund » de Dunsany : « I said: « I will arise now and see Babbulkund, City of
Marvel » (SW, 145), paraphrase presque parfaite d’un passage du Chant de Salomon : « I will
rise now, and go about the city in the streets, and in the broad ways I will seek him whom my
soul loveth” (Cantique des Cantiques 3:2), si ce n’est que Dunsany, ici, nomme la ville. Les
traductions françaises de ce passage (Segond, Martin, Darby) donnent « Je me lèverai
maintenant et je ferai le tour de la ville »685. La formule “now will I (a)rise” se trouve à divers
autres endroits de la Bible (Isaiah 33:10 ; Psalm 12:5), de sorte que le texte-source pose
d’emblée à cette nouvelle un cadre hiératique appuyé par les sonorités du nom de
Babbulkund, avatar dunsanien de Babel et Babylone. Babel surtout, produit de l’hybris des
hommes et défi à l’autorité de Dieu, parenté que confirme la suite du texte :

I said: ‘I will arise now and see Babbulkund, City of Marvel. She is of one age with the earth;
the stars are her sisters. Pharaohs of the old time coming conquering from Araby first saw her, a
solitary mountain in the desert, and cut the mountain into towers and terraces. They destroyed
one of the hills of God, but they made Babbulkund. (SW, 145)

À la traduction, la formule initiale est conservée et l’ensemble de l’enveloppe poétique du


texte est mise à contribution pour venir renforcer l’aura de la langue.

Homassel : J’ai dit : « Je me lèverai maintenant et irai voir Babbulkund, Ville de Merveille.
Elle et la terre ont même âge ; les étoiles sont ses sœurs. Les Pharaons des temps jadis, venus

683
“To read fully is to restore all that one can of the immediacies of value and intent in which speech actually
occurs.” George Steiner. After Babel: Aspects of Language and Translation. Londres ; New York : Oxford
University Press, 1975, p. 24. Nous traduisons.
684
Georgiana Lungu-Badea. « Remarques sur le concept de culturème ». Op. cit., p. 68-69.
685
« Cantique des cantiques 3:2 ». Bible hub, 2018. Online Parallel Bible Project. Web. Consulté le 10 oct. 2018.

363
d’Arabie en conquérants, la virent premièrement, montagne solitaire dans le désert, et dans cette
montagne ils découpèrent des tours et des terrasses. Ils détruisirent une des collines de Dieu,
mais firent Babbulkund. (EW, 37)

La traductrice reste au plus proche du texte-source, s’autorisant tout au plus quelques


recatégorisations grammaticales (old > jadis ; conquering > en conquérants), et inversion
syntaxique (cut the mountain into > dans cette montagne, ils découpèrent) afin de reproduire
la solennité de l’original.
D’autres formules de ce type semblent n’avoir suscité aucun équivalent fixe en
français. C’est le cas par exemple de la formule introductive « and it came to pass that » (Ruth
1:19, Josué 2:5, Genèse 41:3, etc.), parfois traduite par « il arriva que » (notamment dans la
version Darby), mais souvent réduite à « lorsque », « comme » ou encore purement effacée.
Aussi, quand Lovecraft écrit : « And so it came to pass one day that Romnod seemed older
than Iranon » (CF, 154), les traductions neutralisent la tournure biblique. Paule Pérez, comme
David Camus après elle, ne conserve que le segment « one day » : « Un jour, Romnod parut
plus âgé que Iranon » (D, 68) / « Un jour, Romnod sembla plus âgé qu’Iranon » (CR, 25).
De manière générale, il paraît donc malaisé pour les traducteurs de reproduire telles
quelles les références bibliques, car ils ne disposent en français que de peu de formules
figées dotées de la même immédiateté que les formules en anglais. C’est davantage le fond
que la forme qui permettra parfois de rétablir certains échos. Ainsi, cette formule de Dunsany,
qui rappelle l’une des maximes de l’hermétisme « as above, so below », issue du texte sacré
de la « Table d’Emeraude » :

And Pegāna was without heat or light or sound, save for the drumming of Skarl; moreover
Pegāna was The Middle of All, for there was below Pegāna what there was above it, and there
lay before it that which lay beyond. (« Of the Making of the Worlds », GP, 537)

L’usage des prépositions sert à établir les dimensions toutes métaphoriques du monde
fictionnel, où se dramatise spatialement le passage du temps, et qui établissent une relation
d’identité entre microcosme et macrocosme. La traduction française publiée s’en tient, cette
fois-ci, au plus strict mot-à-mot :

Calluaud : Et Pegāna était sans chaleur, ni lumière, ni bruit, hormis le tambour de Skarl ; en
outre, Pegāna était Le Milieu de Tout, car il y avait au-dessus de Pegāna ce qu’il y avait en
dessous, et s’étendait devant ce qui s’étendait au-delà. » (DP, 35)

Les prépositions françaises peinent à transmettre l’aura de leurs équivalents anglais, mais les
répétitions et la structure parallélique sont conservées, au risque de choquer le goût d’un

364
lecteur habitué à ce que lui soient épargnées de trop nombreuses occurrences de verbes
« ternes » tels que « était » ou « il y avait » - ici, pas moins de quatre en une seule phrase.

c. La compensation : art ou artifice de la recréation ?


On le constate, la plupart des traducteurs se montrent sensibles à la dimension
archaïsante du texte-source, et usent de stratégies de compensation plus ou moins marquées
afin de minimiser la réduction du caractère marqué de la prose biblique. Certains compensent
au cas par cas. D’autres, à l’échelle du texte tout entier ; ceux-ci prennent alors le parti de
recréer une cohérence globale. Anne-Sylvie Homassel est de ceux-là ; Julien Green propose
un style-cible moins lisse : à certains endroits, les archaïsmes s’effacent (« Sir, you have
spoken truly » (BW, 249) traduit par « Monsieur, vous avez parfaitement raison » (MD, 153),
là où Homassel propose un métaphorique et bien plus littéraire : « Monsieur, vous parlez
d’or » (LM.hom, 36)). En revanche, l’habitus de Green lui rend plus proche le modèle
biblique qu’aux autres traducteurs ; cela devient évident lorsqu’il rend mud, terme
excessivement récurrent dans la nouvelle « Where the Tides Ebb and Flow » (récit d’un
cauchemar du narrateur qui se rêve assassiné et jeté dans l’eau boueuse de la Tamise, de sorte
que son âme privée de sépulture ne peut trouver le repos) par le très biblique « limon ». De
même, Green traduit « The Sword and the Idol » par « Le Glaive et l’idole » (plutôt que
« L’Épée et l’idole », comme le fera Homassel plus tard), et réinjecte une dimension biblique
qui appartient également à la tradition littéraire française – glaive vengeur notamment,
symbole du pouvoir spirituel de Dieu et de l’Église686. (Notons que Jacques Bergier, dans son
projet de traduction de Dunsany, envisageait le titre Le Glaive de Welleran, sans doute pour
des raisons similaires d’élévation du capital littéraire du texte.)
Cette concentration d’effets stylistiques n’est pas gratuite, ni uniquement motivée par
les normes de la « haute littérature » en français. Elle permet au traducteur d’appuyer des
tendances existant chez l’auteur-source. Ainsi, quand Arnaud Mousnier-Lompré traduit
Lovecraft, on ressent dans son texte un véritable souci de rendre justice au style si particulier
de l’auteur-source, notamment à son langage archaïsant et à son lexique très soutenu, comme
dans l’exemple suivant :

And the priests shook their pshent-bearing heads and vowed it would be the death of his soul.
They pointed out that the Great Ones had shewn already their wish, and that it is not agreeable
to them to be harassed by insistent pleas. […] Of these things was Carter warned by the

686
« Glaive ». ATILF. Centre national de ressources textuelles et lexicales, CNRS, 2012. Web. Consulté le 11
octobre 2016.

365
priests Nasht and Kaman-Thah in the cavern of flame, but still he resolved to find the gods on
unknown Kadath in the cold waste, wherever that might be, and to win from them the sight and
remembrance and shelter of the marvellous sunset city. (« Kadath », CF, 410)

Le traducteur a notamment recours à des techniques de compensation pour rendre l’effet


archaïque de la forme verbale shewn et de l’inversion syntaxique plaçant le complément en
tête de la phrase suivante. L’usage de la variante désuète de l’adverbe de négation « point » et
du subjonctif passé y contribue.

Mousnier-Lompré : Les prêtres secouèrent leur tête coiffée d’une tiare et jurèrent que ce serait
la mort de son âme, car les Grands Anciens avaient déjà fait connaître leur désir : il ne leur était
point agréable d’être harcelés de suppliques insistantes. […] Les prêtres Nasht et Kaman-Thah
mirent Cater en garde contre tout cela dans la caverne de la flamme. Mais il persista à vouloir
trouver les dieux de Kadath l’inconnue dans le désert glacé, où qu’elle fût, et à obtenir d’eux la
vision, l’anamnèse et la protection de la prodigieuse cité du couchant. (QOK, 7-8)

Mousnier-Lompré reproduit également l’effet d’étrangeté du vocabulaire soutenu de


Lovecraft, par l’emploi du terme « anamnèse » qui force le lecteur à le décomposer pour en
reconstituer le sens – le contraire de l’amnésie, de l’oubli, renvoie donc à la quête du
souvenir, qui est au cœur du récit de Carter. Le terme appuie également le côté liturgique de la
scène (les interlocuteurs du héros sont ici des prêtres) puisqu’il s’agit d’une prière visant, au
cours de la messe, à rappeler le souvenir de la Rédemption. Le traducteur cherche ici à recréer
la voix du conteur qui pousse son auditoire à une réception active. Mousnier-Lompré profite
de toutes les occasions d’enrichir la prose de sa traduction d’un vocabulaire particulièrement
fourni en termes soutenus et/ou archaïques : les adverbes de négation « nul » et « point », la
traduction des points cardinaux par leur équivalent le plus poétique (North traduit par « le
septentrion »), ou une syntaxe soulignant le caractère métaphorique ou poétique (« des ruelles
au pavé piqueté d’herbe », là où Noël donne, à titre de comparaison, « de petites ruelles
caillouteuses où l’herbe avait poussé » et Camus « de petites rues pavées envahies d’herbe ».)
La nouvelle « Chu-bu and Sheemish » nous offre un exemple de traduction qui
parvient à rendre la connotation, non pas uniquement archaïque, mais véritablement biblique
du texte-source. Ainsi s’ouvre-t-elle :

‘There is none but Chu-bu.’


And all the people rejoiced and cried out, ‘There is none but Chu-bu.’ And honey was offered to
Chu-bu, and maize and fat. Thus was he magnified. (BW, 400)

366
Dans la première traduction datée de 1924, Amoroux efface la répétition de l’incantation en
coupant deux phrases, et normalise la syntaxe. Il faudra attendre la révision de la traduction en
2002 pour que le texte soit rétabli :

Amouroux : « Il n’y a pas d’autre dieu que Chu-bu » Et on offrait à Chu-bu du miel, du maïs et
de la graisse. C’est ainsi que se célébrait son culte. (LM.amo, 79)
Homassel : « Il n’y a pas d’autre dieu que Chu-bu »
Et tout le monde se réjouissait, et s’écriait : « Il n’y a pas d’autre dieu que Chu-bu. » Et on
offrait à Chu-bu du miel, du maïs et de la graisse. C’est ainsi que se célébrait son culte.
(LM.hom, 107)

Malgré cette correction, le texte-cible est affaibli en termes de rythme et de musicalité. Il faut
se tourner vers une traduction parue en 1978 au sein de La grande anthologie du fantastique,
signée Marc Duveau, pour retrouver le caractère véritablement hiératique du texte-source,
sensible immédiatement :

Duveau : « Chu-bu est le plus grand et l’unique ».


Et le peuple de se réjouir et de chanter à son tour :
« Chu-bu est le plus grand et l’unique. »
Et le miel était offert à Chu-bu, et le grain, et le gras. Ainsi l’honorait-on. » (CHU, 27)

Plusieurs éléments contribuent à cette immédiateté de l’effet de lecture : d’abord la mise en


page qui rappelle des versets ; ensuite l’utilisation de l’adjectif nominalisé « l’unique », qui
rappelle par collocation « le dieu unique » ; la phrase infinitive qui permet une visualisation
de l’action déconnectée du sytème de récit passé ; et enfin les rythmes binaires qui
s’enchaînent (« le plus grand et l’unique », « se réjouir et chanter », « et le grain et le gras »,
avec allitération appuyée).
Duveau, tout comme Mousnier-Lompré, adopte la posture traductive préconisée par
Jean-René Ladmiral et use de toutes les ressources de la langue-cible pour réinventer un style
lovecraftien par des effets marqués, à l’échelle du texte tout entier, mais sans déroger aux
normes admises en français ni produire une traduction résistante à la lecture. Cette stratégie de
compensation est décriée par certains traductologues, notamment Henri Meschonnic, qui
argue que réduire cette oralité biblique à une esthétique de l’archaïsme en traduction revient le
plus souvent à créer un système rigide d’où le sujet est finalement effacé au profit d’une
simple coloration exotique, sans que soit recréé un véritable système d’énonciation ou que
soit préservée sa cohérence interne687. Il y a donc quelque chose d’éminemment artificiel dans
la recréation d’une langue mâtinée d’archaïsmes. Mais cette réflexion est valable, même

687
Henri Meschonnic. Poétique Du Traduire. Op. cit., p. 149.

367
lorsque l’ensemble des choix du traducteur à l’échelle du texte, y compris par le truchement
de la compensation, permet de faire de celui-ci un véritable artefact : un produit artificiel. La
traduction archaïsante ne saurait viser à l’authenticité par rapport à l’effet produit sur des
lecteurs qui recevront sa langue comme lointaine.
Nous rejoignons par cette position celle de Jean-Michel Déprats lorsqu’il rapproche
traduction et mise en scène, notamment en ce qui concerne les grands classiques : dans les
deux cas, il s’agit de s’emparer des grands textes du passé, le processus n’étant jamais
définitif, et perpétuellement renouvelable. « L’artefact », écrit-il, au sujet des traductions
achaïsantes de Hamlet, « est suffisamment ouvragé pour générer un souvenir recréé de langue
du XVIème siècle688 » : en d’autres termes, la traduction met en scène le texte dans toute son
ancienneté, recréée par le déploiement de procédés de stylisation qui viennent attester de son
décalage temporel. Le résultat en est parfois une concentration de la littérarité du texte, au
point que l’auteur-source, dans son style-cible, apparaisse comme un « artiste maniériste ». Il
s’agit d’une stratégie de traduction qui constitue, en soi, une prise de risque concernant la
réception de la traduction :

La traduction archaïsante comme rapport à la temporalité de l’œuvre est intellectuellement


légitime mais, on l’a vu, elle éloigne parfois tellement son objet du lecteur ou de l’auditeur
contemporain qu’elle risque de rompre la relation vivante entre le texte et son lecteur/auditeur
contemporain. Maintenir le contact, combler la distance physique et mentale qui sépare le public
des acteurs, l’œuvre du lecteur, tel est bien, à l’inverse, l’objectif premier de la traduction
modernisante689.

Ayant passé en revue la manière dont l’archaïsme manifeste et caractéristique des poétiques
lovecrafto-dunsaniennes a été pris en compte par leurs traducteurs français, tournons-nous à
présent vers les zones traductives où les problématiques de mise à distance ou de
rapprochement du lecteur entrent en jeu, par l’irruption de la modernité au sein même de la
langue.

2. Rupture et continuité : l’irruption de la modernité

Un certain nombre de critiques de Dunsany comme de Lovecraft ont pu souligner que


leurs styles respectifs n’étaient pas nécessairement aussi monolithiques que semblent

688
Jean-Michel Déprats. « La traduction au carrefour des durées ». L’Annuaire théâtral : Revue québécoise
d’études théâtrales, no 24 (automne 1998) : 57.
689
Ibid., p. 59.

368
l’indiquer les pastiches et réécritures qu’ils ont pu susciter. Le voile archaïsant ne devrait pas
faire oublier la maîtrise d’écriture de ces deux auteurs qui savent non seulement apposer leur
signature par le style même, mais aussi jouer des registres et des subtilités de la langue en
fonction du contexte. D. Schweitzer insiste sur le fait que même Dunsany, à partir du recueil
A Dreamer’s Tales, n’employait finalement plus tant que cela le style dit « dunsanien », ainsi
que le lecteur « amateur » peut le penser, et qu’il « ne rechignait pas à employer un
vocabulaire courant lorsque c’était approprié, contrairement à un Clark Ashton Smith qui,
régulièrement, régurgitait l’Oxford Unabridged dans les textes qu’il publiait690 ». D’ailleurs,
poursuit Schweitzer, l’effet de mise à distance et d’ancienneté des textes dunsaniens vient
davantage de l’absence de termes ou d’expressions anachroniques, propres au 20ème siècle,
que de la présence d’une langue véritablement archaïsée : « one can get more of an archaic
feel by not comparing a dragon to a steam engine than by having the characters say,
“Forsooth, thou wouldst.”691 »
Le même type de remarque a pu être fait par D. Camus pour défendre sa nouvelle
traduction des textes des Contrées du Rêve (il incrimine notamment Bernard Noël). En
interview, il déclare :

En ce qui me concerne, je considère qu’on ne peut même pas parler de « nouvelle traduction »,
car ces textes n’ont tout simplement jamais été traduits. C’est du grand n’importe quoi – une
avalanche de contresens rendus dans un style qui n’a pas grand-chose à voir avec celui de
Lovecraft. De plus, tous les personnages parlent d’une même voix, tout est écrit sur le même ton
– alors qu’il arrive à Lovecraft de changer de registre692.

Ces remarques pointent le dilemme de la traduction qui souhaite s’attacher à conserver le


caractère éminemment oral des textes-sources – une oralité, rappelons-le, qui n’est pas
incompatible avec l’écrit et ne se confond pas avec le « parlé ». L’archaïsme en français,
contrairement à son effet en anglais, réduit l’impression d’oralité en augmentant la distance
entre le texte et son lecteur, un risque dont certains traducteurs semblent bien conscients.
On a mentionné Anne-Sylvie Homassel comme traductrice ayant manifestement opté
pour une recréation du style dunsanien par l’utilisation d’un registre littéraire soutenu. Or, si

690
Nous traduisons. Voir Darrell Schweitzer. Pathways to Elfland. Op. cit., p. 17 :
If you look through Time and the Gods or The Sword of Welleran at random, you’ll find Dunsany uses
what the amateur thinks is “Dunsanian style” far less than he is alleged to. What actually makes his prose
so effective is that, archaic or modern, ornate or plain, it always flows smoothly. Recall what he had said
about rhythm. He seems to have had a marvellous ear for sound; and he wasn't above using a common
word when a common word would do, quite unlike Clark Ashton Smith, who regurgitated the Oxford
Unabridged into print regularly.
691
Ibid, p. 18.
692
David Camus. « Il faudrait retraduire tout Lovecraft ». Op. cit.

369
l’on se penche sur les modifications qu’elle a apportées à la première traduction de The Book
of Wonder lors de sa révision, on notera une tendance à la réduction de certains procédés
archaïsants, par exemple lorsqu’elle remplace, dans le titre « The Quest for the Queen’s
Tears », le nom archaïque et depuis longtemps inusité « queste » par sa variante moderne
« quête ». En outre, si la traductrice maintient certains subjonctifs imparfaits (à la troisième
personne du singulier, notamment), ce qui permet de conserver une impression de registre
élevé, elle en réduit également la fréquence, et remplace par d’autres formes verbales celles
qui pourraient choquer le lecteur moyen :

Amouroux : Des sommets de Mluna, ils descendirent dans les nuages, et des nuages dans la
forêt, bien qu’ils sussent parfaitement que pour les bêtes de cette forêt toute chair était
comestible : que ce fût celle du poisson ou celle de l’homme. (LM.amo, 24)

Homassel : De l’arête du Mluna, ils descendirent dans les nuages, puis des nuages dans la forêt,
pour les bêtes de laquelle, comme les trois voleurs le savaient bien, toute chair est comestible,
homme ou poisson. (LM.hom, 42)

Manifestement, Homassel entreprend sa révision de traduction, et les traductions qui vont


suivre, avec un clair parti-pris qui vise à atteindre un équilibre entre l’esthétisation d’une
langue marquée et la fluidité de celle-ci, dont l’artificialité ne doit pas devenir un carcan.
Privilégiant l’efficacité par rapport à l’effort de lecture demandé au lecteur, elle invente à
Dunsany un style-cible qui correspond à ce qu’en dit Schweitzer : « What actually makes his
prose so effective is that, archaic or modern, ornate or plain, it always flows smoothly693 ».
Une nouvelle telle que « Poor Old Bill », dans laquelle un vieux marin raconte les
mésaventures de son équipage maudit, permet de mettre en évidence la plasticité de la langue
employée par la traductrice en termes de registres. Dans la bouche du marin, un vocabulaire
familier surgit soudain, plus marqué encore que dans le texte-source : le capitaine « chope » le
crâne d’un de ses hommes (he caught Joe over the head), puis il « crève » (the Captain must
have died). En traduisant la même nouvelle, Patrick Reumaux verse lui aussi dans le familier :
les îles maudites « ont une sale tête » (there was a nasty look about the isles) et le capitaine
« fait un brin de causette avec les hommes qu’il [a] pendus à la grande vergue » (he would
[…] talk a bit to the men he had hanged at the yard-arm » (BW, 260). Il semble toutefois que
la tentation de la normalisation soit grande et donne naissance à des ruptures de registre au
sein d’une même phrase – par exemple, quand « It was three whole days before Captain got
drunk again » se voit traduit par « Trois jours passèrent avant que le capitaine prît une
nouvelle cuite » (CM, 261) : la connotation très littéraire du subjonctif imparfait et
693
Darrell Schweitzer. Op. cit., p. 18.

370
l’expression familière « prendre une cuite » produisent un effet d’étrangeté hybride, plus fort
que si l’ensemble conservait la même tonalité, quelle qu’elle soit. La cohabitation de
l’archaïsme et de la modernisation dramatise le texte dans son rapport au temps ; la traduction
crée ainsi une mise en scène inédite cohérente par rapport à l’importance que Dunsany donne
à la figure du Temps au sein même de son monde fictionnel :

Si l’on conçoit la traduction non comme transport mais comme rapport, archaïsation ou
modernisation ne s’opposent vraiment pas comme deux termes antinomiques, elles expriment
deux formes au présent de rapport au passé. L’archaïsation est une construction imaginaire par
quoi s’établit une certaine figure du passé. La modernisation est une autre forme de mémoire par
laquelle se noue un rapport différent au passé, quoiqu’elle n’échappe ni à l'histoire, ni à
l’historicité. Dans les deux cas, la vérité de la traduction doit se concevoir non en termes
d’adéquation mais en termes de manifestation694.

Il semble cependant que plus l’aura du style-source est forte, plus forte est sa résistance à ce
que la traduction reproduise ses facettes les plus subtiles. L’aura de Dunsany reste
relativement faible pour le lecteur français, contrairement à celle de Lovecraft, aussi la
tradition de traduction est-elle moins contraignante.
C’est là la différence la plus patente entre les méthodes de David Camus et des autres
traducteurs de Lovecraft : l’équilibre entre littérarité et oralité. Les traductions lovecraftiennes
les plus anciennes conservent un registre uniformément soutenu, sans archaïsme outrancier, et
relativement homogène ; Camus s’autorise plus de gymnastique : il a de temps à autre recours
à un registre de langage plus familier, inhabituel chez les traducteurs de Lovecraft. Il n’hésite
pas à faire appel à des expressions idiomatiques qui rendent le discours plus naturel, et
conserve scrupuleusement les italiques indiquant l’emphase dans la voix du narrateur (il lui
arrive même d’en rajouter).
Camus est également le seul, au sein de notre corpus, à reproduire les jeux phonétiques
auxquels s’adonne Lovecraft pour reproduire les accents et sociolectes des classes sociales les
plus basses (et que les narrateurs considèrent toujours, par suite, avec une distance extrême).
Ces passages sont rares dans les nouvelles des Contrées du Rêve, puisqu’ils appartiennent au
monde réaliste de l’éveil ; on en trouve néanmoins dans les nouvelles du cycle de Carter, en
particulier dans « The Silver Key », lorsque Carter, revenu dans son enfance, retrouve le
vieux serviteur de sa famille, Benijah, qui le tance dans un long monologue qui fourmille de
modifications orthographiques visant à retranscrire le parler étranger du personnage. Une telle
transcription représente un véritable défi au lecteur, un jeu de décryptage que propose
l’auteur, surtout que le procédé se déploie sur plusieurs paragraphes. La lecture s’en voit
694
Jean-Michel Déprats. Op. cit., p. 66.

371
considérablement ralentie, et la compréhension du message dépendra de la restitution orale
qui sera faite du passage. Le texte-source vise à cet effet de saturation qui force le lecteur à
s’arrêter pour jouer, bien davantage qu’il ne prétend offrir une représentation réaliste ou
authentique de la langue dans son état mineur :

To think that “Old Benijy” should still be alive!


“Mister Randy! Mister Randy! Whar be ye? D’ye want to skeer yer Aunt Marthy plumb to
death? Hain’t she tuld ye to keep nigh the place in the arternoon an’ git back afur dark? Randy!
Ran . . . dee! . . . He’s the beatin’est boy fer runnin’ off in the woods I ever see; haff the time a-
settin’ moonin’ raound that snake-den in the upper timber-lot! . . . Hey, yew, Ran . . .
dee!”(CF, 397)

Voilà typiquement le genre de passage entièrement lissé par Bernard Noël qui a pu
pousser David Camus à considérer que cette nouvelle de Lovecraft n’avait jamais été traduite.
Tout est simplifié, jusqu’au diminutif de « Benijy », pour un plus courant « Benny » :

Noël : Dire que ce vieux Benny pouvait être encore en vie !


« Mister Randy ! Mister Randy, où es-tu ? Veux-tu faire mourir de peur ta vieille tante Martha ?
Ne t’a-t-elle pas assez dit de rester dans les parages durant l’après-midi et de rentrer avant que la
nuit tombe ? Randy ! Ran... dy ! Ce gosse a la passion de s’enfuir dans les bois ; il passe la
moitié de son temps à rêver dans les hautes coupes, auprès de ce repaire de serpents ! Hé,
Ran... dy ! » (DM, 48)

Camus, au contraire, met tout en œuvre pour reproduire le brouillage du texte, par des
modifications orthographiques censées refléter les particularités de prononciation du
personnage (même si la plupart sont des élisions du « e » muet. Lovecraft modifiait également
de nombreuses voyelles pour rendre les mots méconnaissables. Le français, lui, résiste.), mais
aussi par des agrammaticalités et fautes de conjugaison. Le registre lexical, lui, reste courant,
si l’on excepte un plus familier (et désuet) « rôdailler » :

Camus : Dire que ce « Vieux Benjy » était encore en vie !


« M’sieur Randy ! M’sieur Randy ! Où qu’vous êtes ? C’est-y que vous voulez faire mourir de
peur vot’ Tante Marthy ? Comme si qu’elle vous avait pas dit de pas vous éloigner c’te après-
midi et d’entrer dès qu’y f’rait nuit ? Randy ! Rand… dyyy ! Jamais j’a vu un aussi terrible
garn’ment, toujours à filer dans les bois, toujours à rôdailler et à rêvasser dans c’te fichue
tanière du serpent, là-haut dans la futaie ! Ran… dyyy ! Où c’est-y qu’vous êtes ! » (CR, 243)

À ce stade, on constate sans peine que Camus se montre le traducteur le plus sensible à la
dimension ludique de la prose de Lovecraft, et le plus audacieux en termes de stratégies de
réécriture permettant d’en rendre compte. Cette sensibilité lui vient très probablement de la
formation de son habitus, et s’exprime également ailleurs. L’influence de l’adaptation de
l’univers de Lovecraft sous la forme du jeu de rôle constitue, on l’a déjà mentionné, une bible

372
en soi pour Camus. Lorsque l’environnement cognitif du traducteur comporte un ouvrage de
référence qui lui est extrêmement proche, il aura tendance à y puiser plus spontanément afin
de résoudre certains problèmes. Dès lors, c’est le réseau des échos intertextuels qui pourra se
voir altéré. Cette influence affleure de temps à autres à la surface du texte. Ainsi, dans la
phrase suivante issue de The Dream-Quest of Unknow Kadath :

There comes hither a monstrous shantak, led by a slave who for your peace of mind had best
keep invisible. (CF, 485)

Camus : Voici venir un monstrueux Shantak, mené par un esclave qu’il vaut mieux maintenir
invisible, pour le bien de ta santé mentale. (CR, 224)

Camus traduit en glissant dans son texte un concept central au système ludique de L’Appel de
Cthulhu, celui de la « santé mentale » (sanity), dont les personnages des joueurs sont tous
dotés et qui décroît à mesure qu’ils découvrent l’horreur lovecraftienne et sombrent dans la
folie. Le terme, outre qu’il est relativement récent, appartient au vocabulaire médical, et plus
spécifiquement psychiatrique695. Utilisé ici, dans la bouche d’un habitant du monde des rêves,
il paraîtra sans doute incongru à tout lecteur, sauf si ce dernier a, comme le traducteur,
connaissance des réécritures et mises en systèmes ludiques696 ; en d’autres termes, si le lecteur
partage la micro-langue sociolinguistique du traducteur, ce qui confère à la périphrase « santé
mentale » toute sa portée connotative :

Le fonctionnement des connotations renvoie à un usage linguistique collectif assimilable à la


langue, au sens saussurien du terme, en ceci que plusieurs locuteurs puissent s'y reconnaître et
communiquer sur la base de ce présupposé commun. Mais le groupe des locuteurs considérés ne
représentera le plus souvent qu'un sous-ensemble plus ou moins étendu de la communauté
linguistique. On pourrait parler, à ce propos, de « micro-langues », de « sous-langues » ou, plus
simplement, de zones de discours697.

Les traductions précédentes, au contraire, réinjectent, par compensation « horizontale » (c’est-


à-dire, par un effet de style reproduit à un autre endroit que celui où il se trouve dans le texte-
source) une coloration biblique là où le texte-source n’en comptait pas, puisque peace of mind
est traduit par « pour la paix de ton/votre âme » (QOK, 150 ; DM, 308).

695
Une définition en est : « est appelé santé mentale le domaine de la santé publique regroupant l’ensemble des
modalités de prise en charge de la souffrance psychique. » (Nicolas Dissez. « Qu'est-ce que la santé mentale ? »,
Journal français de psychiatrie, vol. 27, n° 4 (2006) : 19-21.)
696
Cette connaissance approfondie de l’œuvre permet également au traducteur de ne pas renouveler certaines
erreurs commises par d’autres, à l’époque la masse d’information disponible concernant l’œuvre-source était
bien moindre. Ainsi quand Camus traduit the Elder Sign par « le Signe des Anciens » (CR, 260), là où Noël avait
pris « Elder pour un adjectif qualificatif, et non un nom renvoyant aux divinités à l’origine du signe, et traduit
par « les Anciens Signes » (DM, 75)
697
Jean-René Ladmiral. Traduire : théorèmes pour la traduction. Op. cit.

373
David Camus semble donc se placer à contre-courant de la plupart des partis pris
traductifs concernant Lovecraft. C’est lui qui pousse le plus loin les procédés de
désarchaïsation, y compris dans les textes les plus marqués stylistiquement. La nouvelle qui
fait le plus usage du pastiche biblique est sans conteste « The Quest of Iranon », qui se
rapproche de la prose qu’utilise Dunsany dans ses premiers recueils. Cela est notamment
perceptible dans les dialogues, qui ne cherchent en rien à reproduire le naturel d’une véritable
conversation :

“All in Teloth must toil,” replied the archon, “for that is the law.” Then said Iranon,
“Wherefore do ye toil; is it not that ye may live and be happy? And if ye toil only that ye may
toil more, when shall happiness find you? Ye toil to live, but is not life made of beauty and
song? And if ye suffer no singers among you, where shall be the fruits of your toil? Toil without
song is like a weary journey without an end. Were not death more pleasing?” But the archon
was sullen and did not understand, and rebuked the stranger.
“Thou art a strange youth, and I like not thy face nor thy voice. The words thou speakest
are blasphemy, for the gods of Teloth have said that toil is good. […] All here must serve, and
song is folly.” (CF, 152)

Il s’agit bien ici d’un exemple où Lovecraft, précisément, ne change pas de registre. Or
Camus désarchaïse parfois sans raison perceptible dans le texte-source :

Camus : – À Teloth, tout le monde doit travailler dur, répondit l’archonte. C’est la loi.
Alors Iranon dit:
– Pourquoi vous donner de la peine, sinon pour vivre et être heureux ? Or si vous ne travaillez
que pour travailler davantage, quand le bonheur vous trouvera-t-il ? Vous travaillez pour vivre,
mais la vie n’est-elle pas faite de beauté et de chants ? Si vous n’acceptez pas de chanteurs
parmi vous, que ferez-vous des fruits de votre labeur ? Travailler sans entendre chanter, c’est
comme faire un interminable et pénible voyage. La mort ne serait-elle pas plus agréable ?
Mais l’archonte était d’humeur maussade. Il ne comprit rien au discours de l’étranger, qu'il
rabroua.
– T’es un drôle de petit gars, et ta tête ne me revient pas. Ni ta voix. Les paroles que tu
viens de prononcer sont des blasphèmes, car les dieux de Teloth ont dit qu’il était bon de
travailler, et de travailler dur. [...] Ici, tout doit servir à quelque chose. Les chansons, c’est
n’importe quoi. (CR, 23)

La tonalité ouvertement biblique du dialogue fait place à une rupture brutale de registre pour
reproduire un parler contemporain, que ce soit au niveau du vocabulaire, de la syntaxe, ou des
expressions. Le passage au registre familier semble en totale contradiction avec le texte-
source, dont on perd l’accent solennel, le lecteur se voyant ainsi ramené à sa propre époque.
Toil, traduit par « travailler dur », paraît tristement prosaïque, et efface le poids rhétorique des
monosyllabes qui s’enchaînent, comme pour souligner l’obsession aliénante des habitants de
Teloth. Camus soulignait que Lovecraft changeait parfois de registre ; ici, ça n’est pas le cas.

374
Toutefois, plutôt que de conclure rapidement à une « infidélité », peut-être pouvons-
nous voir dans ce choix de traduction a priori curieux une stratégie dont use le traducteur afin
de renforcer la cohérence du monde fictionnel dépeint. Un indice se trouve dans cette phrase :
« But the archon was sullen and did not understand » que Camus traduit par « Il ne comprit
rien au discours de l’étranger ». D’emblée, le lecteur déduira simplement que la vision du
monde exprimée par le personnage d’Iranon est étrangère à celle des habitants de Teloth,
fermés d’esprit, qui ne font pas l’effort de comprendre le fond de son message. Mais la
traduction de Camus nous dit autre chose : Iranon leur parle, littéralement, une langue
étrangère, dont ils sont incapables de comprendre la forme. Les expressions oralisées et
modernisées sont réservées au discours de l’archonte (« travailler dur », « drôle de petit
gars », « ta tête ne me revient pas », « c’est n’importe quoi »), tandis qu’Iranon, figure du
poète, parle la langue de la Beauté, la langue littéraire, celle du démiurge.
Ainsi, Camus reproduit par sa traduction un schéma récurrent dans les nouvelles de
notre corpus : le monde des rêves est cryptique et bien peu peuvent apprendre à en déchiffrer
la langue. Le narrateur de Polaris, transporté pour la première fois dans la cité onirique, ne
voit que des formes indistinctes, mais surtout, il n’entend qu’une langue inconnue : « Forms
strangely robed, but at once noble and familiar, walked abroad, and under the horned waning
moon men talked wisdom in a tongue which I understood, though it was unlike any language I
had ever known » (CF, 33-34). Par ailleurs, l’écrit lui-même n’est jamais source fiable : les
documents que compulsent les personnages sont tous fragmentaires et surtout, au mieux, sont
des retranscriptions effectuées de mémoire, ou bien des traductions de traductions, l’original
inaccessible se voyant ansi mythifié. En effet, dans ce texte-monde, « on ne peut avoir accès
qu’à une traduction du texte, donc à une version dégradée, infidèle à l’original. Celui-ci est
presque toujours absent. L’auteur dresse un système d’écrans qui voile la vérité et augmente
la teneur mythique du texte, en raison de ce caractère inaccessible, mais prometteur du
savoir698 ». Dans la nouvelle « Through the Gates of the Silver Key », voici ce que le lecteur
apprend concernant le parchemin indéchiffrable retrouvé après la disparition de Randolph
Carter : il s’agit d’une traduction d’un original hyperboréen en langue « r’lyehienne », ce qui
constitue bien entendu une redoutable énigme linguistique.
Lovecraft use ici d’une stratégie devenue typique du genre de la fantasy et que Brian
Attebery rapproche des procédés métafictionnels du postmodernisme699. Le monde

698
Gilles Menegaldo. « Le méta-discours ésotérique au service du fantastique dans l’œuvre de H. P. Lovecraft ».
Op. cit., p. 275.
699
Brian Attebery. Stories about Stories. Op. cit., p. 208.

375
mythopoétique de Lovecraft, comme celui de Dunsany, naît des signes que font les dieux,
gestes visuels ou symboles picturaux : signe des Anciens, signe de Mung, signe des dieux. La
parole n’est que secondaire, et surtout elle vient traduire les signes en cherchant à percer les
mystères de la narration. Cet effet cryptique est mis en scène dans nos textes-sources, et
surtout, la traduction vers le français constitue un voile supplémentaire venant ajouter à la
tâche herméneutique imposée au lecteur par ces mondes.
La construction du langage comme rituel est commune à Lovecraft et Dunsany ; on a pu
le voir concernant la manière dont ils construisent la cohérence onomastique de leurs univers.
Mais la signature caractéristique de leur écriture comporte également une dimension toute
musicale, qui pousse le traducteur à jouer son rôle d’interprète dans le sens le plus exhaustif
du terme.

II. Traduire la signature poétique du rythme

La métaphore musicale est récurrente concernant les deux auteurs qui nous intéressent
ici : on a pu lire que « la prose de Lord Dunsany chante » et qu’il « utilise les qualités
rythmiques et tonales des mots comme un poète plus que comme un conteur700 ». Lovecraft,
lui, aurait précisément hérité de Dunsany les procédés d’une « prose orchestrée » définie
comme suit : des phrases ou segments de phrase qui se répètent, chaque occurrence étant
marquée par l’addition d’adjectifs et adverbes de plus en plus forts « comme au sein d’une
symphonie, une mélodie d’abord introduite par un unique instrument à vent finit par être
entonné par l’orchestre tout entier701 ». C’est S. T. Joshi, lorsqu’il réédite l’article de Fritz
Leiber à l’origine de cette citation, qui ajoute en note l’origine dunsanienne possible de ce
procédé :

The origin of this “orchestrated prose”, as far as mere words rather than whole sections go,
might have been Dunsany’s tales, where intentional repetition of phrases was used for hypnotic
and emotional effect. In « Where the Tides Ebb and Flow”, in A Dreamer’s Tales, the word

700
Angelee Sailer Anderson. Anderson, Angelee Sailer. « Lord Dunsany, The Potency of Words and the Wonder
of Things ». In Joshi, S. T. (Éd.), Critical Essays on Lord Dunsany. Op. cit. p. 113.
701
Fritz Leiber, Jr. « A Literary Copernicus ». In S. T. Joshi (Éd.). H. P. Lovecraft, Four Decades of Criticism.
Athens : Ohio University Press, 1980, p. 57. Nous traduisons : « sentences that are repeated with a constant
addition of more potent adjectives, adverbs, and phrases, just as in a symphony a melody introduced by a single
woodwind is at last thundered by the whole orchestra. »

376
“mud” was successively described as “terrible mud... callous mud.... dreadful mud... listless
mud”, and so on702.

Une chose fait donc consensus parmi les commentateurs et exégètes de Dunsany comme
de Lovecraft : leur prose se caractérise par les écarts de leur langue par rapport à son usage
quotidien, créant une impression persistante de distance et d’étrangeté, cohérente avec
l’onirisme des mondes qu’ils mettent en scène. Au-delà des figures de style et de la diversité
des registres, au-delà de la signification, les sons mêmes de la langue lui confèrent sa
signifiance. De l’oralité des textes lovecrafto-dunsaniens, on glisse donc vers la dimension de
l’auralité, manière dont le texte écrit résonne et s’adresse à l’oreille du lecteur. Celui-ci est
invité à entendre sans forcément décoder, à se mettre à l’écoute des sonorités du texte, même
lu silencieusement dans le cadre d’une lecture intime. Le corps tout entier est sollicité, non
plus seulement l’esprit : c’est « par le biais d’une réaction physiologique – la réaction du
corps sur un plan organique – induite par la voix humaine, ou par des harmonies sonores, que
l’auditeur est happé, subjugué par le chant du poème et que l’identification avec le sujet du
poème et l’accès de plain-pied au signifié […] sont rendus possibles703 ».
Cette question de la traduction poétique a fait l’objet d’analyses traductologiques
nombreuses en ce qui concerne la poésie formelle ; et irrémédiablement se pose la question
des limites même de la traduction. Pour Jakobson, lorsque la paronomase règne sur l’art
poétique, celui-ci est « par définition intraduisible » et « seule la transposition créative est
possible704 ». Antoine Berman a fait remarquer que la « défectivité inhérente à l’acte
traductif » est le plus perceptible en ce qui concerne les sonorités. Jessica Stephens, en
introduction au numéro de la revue Palimpsestes intitulée « Traduire la poésie : sonorités,
oralité et sensations », souligne la dimension subjective de la perception des jeux de sonorités
et des émotions qu’ils suscitent et les questions qu’ils soulèvent :

[…] une transposition fidèle, exacte, de l’univers sonore d’un poème est-elle possible puisqu’il
n’existe pas de passerelles phonétiques exactes entre les langues, de sorte que la mélodie, le
timbre et les combinaisons sonores ne sont pas aisément reproductibles ? Le traducteur doit-il
prêter une attention neutre, transparente, en cherchant des correspondances sonores ou en
calquant le son à l’identique – si tant est que ceci relève du domaine du possible – ou bien
choisir de diffracter le son en faisant parler son corps et sa sensibilité ? Comment calquer ou
diffracter un son ? Un même son véhicule-t-il la même émotion dans deux langues différentes ?
[…] Le traducteur n’est-il pas tenu de restituer l’émotion qui a surgi en lui plutôt que le son lui-
même ? D’autres sons de la langue cible peuvent-ils faire naître les mêmes sensations ? Il
apparaît clairement que la question du rôle du traducteur comme point d’ancrage, comme pivot
702
Ibid., note 10, p. 61-62.
703
Jessica Stephens. « Présentation ». Palimpsestes, n° 28 « Traduire la poésie : sonorités, oralité et sensations »
(2015). Web. Consulté le 28 oct. 2017.
704
Roman Jakobson. « On linguistic aspects of translation ». Op. cit. p. 434.

377
dans le cadre d’une traduction du sonore en poésie est essentielle car il est, en définitive, le
premier réceptacle de l’émotion705.

À tout ceci s’ajoute le fait que la langue française elle-même est traditionnellement ressentie
comme plus rigide que l’anglais, en termes de syntaxe comme de morphologie, et plus apte à
exprimer le rationnel et l’abstrait que le sensoriel et le subjectif (en témoigne, par exemple, la
richesse du champ lexical de la perception auditive et visuelle en anglais).
La réponse généralement apportée à l’intuition de l’intraduisible poétique est celle de la
créativité, comme dans la « transposition créative » de Jakobson : plutôt que de chercher à
reproduire le texte-source en tant que produit, le traducteur se laisse imprégner de ses rythmes
pour en reproduire le processus, l’acte même d’écriture qui lui a donné vie :

translators are familiar with those moments when we must take a poetic leap, either because of
some fertile ambiguity in the source-text or because its idioms have no exact parallel in the
target language. In such cases, the translator is compelled to engage in a creative act by moving
beyond pre-fabricated thoughts - i.e. he or she becomes immersed in a poetic moment when
thought must renew itself by mutating or being generated anew706.

Ainsi la traduction elle-même, artifice, artisanat, peut-elle être élevée au rang d’art. Le
traducteur n’est alors plus considéré comme esclave au service d’un original sacralisé, mais
comme continuateur d’une œuvre par la création d’une œuvre. Il s’accorde au texte-source,
comme un musicien s’accorde à un orchestre qui vise à un effet esthétique collectif. Pour
Nathalie Vincent, c’est même là la condition définitoire de la traduction : « Traduire les
sensations, l’oralité, les sonorités ? Et si c’était, tout simplement, traduire ? S’il n’était d’autre
traduction valable que celle qui préserve en premier lieu la petite musique d’un texte, qui en
est son ossature et sa respiration et qui lui donne véritablement corps707 ? » Car préserver la
corporalité du texte, c’est lui permettre de s’exprimer par une voix qui sera reconnue comme
celle de l’auteur, « en veillant avant toute chose à laisser jouer, précisément, ses dimensions
auditive, kinésique et performative originales, gages de la signature stylistique de l’auteur et
du pouvoir de l’écriture qui est la sienne708. » Il s’agit là encore de privilégier l’expressivité,
la sensation et l’émotion, bien davantage que le sens et les événements du récit.

705
Jessica Stephens. Op. cit.
706
Eileen Rizo-Patron. « Awakening the Inner Ear – Gadamer and Bachelard in Search of a Living Logos ». In
Marella Feltrin-Morris, Deborah Folaron & María Constanza Guzmán (Éd.). Translation and Literary Studies:
Homage to Marilyn Gaddis Rose. Manchester, UK ; Kinderhook, NY : St. Jerome Pub, 2012, p. 61.
707
Nathalie Vincent-Arnaud. « “Percussion bone” : du sonore à l’organique dans la traduction de Jazz from the
Haiku King (James A. Emanuel) ». Palimpsestes, no 28 (1 jan. 2015) : 41-53. Web. Consulté le 16 jan. 2018.
708
Ibid.

378
Concernant la musicalité de la prose lovecrafto-dunsanienne, les effets de lecture les
plus caractéristiques peuvent être classés en trois domaines distincts : lorsque les contes eux-
mêmes se présentent sous la forme de poèmes aux tonalités nocturnes, servant ainsi, à l’instar
de douces berceuses, de seuil permettant de pénétrer dans le monde onirique ; lorsque les
répétitions deviennent obsessionnelles et que s’exprime la langue invocatoire de l’epos,
permettant de conjurer les figures arcanes de ce monde ; et enfin, lorsque le rêve vire au
cauchemar et que la langue, déformée, distendue, panique, se délite et s’emballe, insuffisante
à exprimer l’angoisse de l’homme face au cosmos.

1. Quand le texte chante et subjugue

a. Les berceuses hypnotiques


De la même manière que Dunsany et Lovecraft jouent sur une gamme variée de
registres, ils jouent également sur les divers degrés du poétique. Il est à son plus élevé
lorsqu’est purement et simplement intégré au sein du texte un poème à part entière. Nous ne
parlons pas ici des textes qui constituent en eux-mêmes un poème en prose (la nouvelle
« Azathoth », par exemple), mais bien de moments où la narration s’interrompt pour délimiter
un cadre cloisonné, dans lequel est inséré le poème formel. On en trouve un exemple chez
Dunsany dans « Idle Days of the Yann » ; un autre chez Lovecraft dans « Polaris » (cf. page
suivante). Ces deux poèmes ont une fonction similaire : la rupture au sein de la langue reflète
l’espace liminal dans lequel se trouvent les personnages, à mi-chemin entre éveil et sommeil,
entre rêve et réalité. En outre, il établit une dimension verticale par laquelle l’homme cherche
à communiquer avec les forces qui régissent le monde qui l’entoure.

Dunsany – The Helsman’s prayer


And with the night there rose the helmsman’s song. As soon as he had prayed he began to sing
to cheer himself all through the lonely night. But first he prayed, praying the helmsman’s
prayer. And this is what I remember of it, rendered into English with a very feeble equivalent of
the rhythm that seemed so resonant in those tropic nights.
To whatever god may hear.
Wherever there be sailors whether of river or sea: whether their way be dark or whether through
storm: whether their peril be of beast or of rock: or from enemy lurking on land or pursuing on
sea: wherever the tiller is cold or the helmsman stiff: wherever sailors sleep or helmsmen watch:
guard, guide and return us to the old land, that has known us: to the far homes that we know.
To all the gods that are.
To whatever god may hear. (DT, 275)

379
Lovecraft – The Pole Star’s promise
And through an opening in the roof glittered the pale Pole Star, fluttering as if alive, and leering
like a fiend and tempter. Methought its spirit whispered evil counsel, soothing me to traitorous
somnolence with a damnable rhythmical promise which it repeated over and over:
“Slumber, watcher, till the spheres
Six and twenty thousand years
Have revolv’d, and I return
To the spot where now I burn.
Other stars anon shall rise
To the axis of the skies;
Stars that soothe and stars that bless
With a sweet forgetfulness:
Only when my round is o’er
Shall the past disturb thy door.” (CF, 35)

À la dimension ascendante de la prière dunsanienne s’oppose le mouvement


descendant de la prophétie lovecraftienne ; comme si les textes, mis en miroir, se répondaient.
La mise en page même du poème souligne cette dimension chez Lovecraft, puisque les vers
rimés s’empilent sur la page pour former une colonne menaçante dans sa rigidité formelle
inflexible et sa scansion trochaïque invariante : tous les vers comptent quatre accents, dont la
première et la dernière syllabe. Aucune ouverture ; aucune réponse possible à cette
« promesse » dont la scansion voue l’auditeur à la damnation (damnable rhythmical promise)
comme l’indique en outre le modal biblique shall. Tout ici relève du mauvais présage.
L’aspect cyclique se retrouve dans le contenu autant que la forme, transmis par les mots
spheres, revolv’d, return, round et l’inversion syntaxique de six and twenty thousand. Le
sortilège est irrépressible et le narrateur, supposé monter la garde pour prévenir une attaque
imminente (ou bien n’est-ce qu’un rêve ?) s’endort à son poste (ou se réveille-t-il ?). Ne reste
que l’engourdissement de l’entre-deux, « the sweet forgetfulness », dont l’écho mythique
rappelle les effets d’amnésie du fleuve Léthé, ou encore le Nêpenthès, breuvage d’oubli que
fait boire Pâris à la belle Hélène pour qu’elle oublie sa terre natale et le chagrin d’y avoir été
arrachée.
L’une des premières questions que doit trancher le traducteur confronté à la traduction
d’un poème est la question de la forme, étant entendu que les mêmes choix n’entraîneront pas
systématiquement les mêmes effets de lecture, ne serait-ce que du fait des traditions
différentes entre l’anglais et le français (le pentamètre iambique, par exemple, peut-il être
considéré comme l’équivalent de l’alexandrin ?). Paule Pérez et David Camus, pour traduire
ce passage, ont tous les deux opté pour la conservation de dix vers. En revanche, la première
abandonne le système de rimes au profit de vers libres, tandis que le second cherche à
reproduire au plus près la rigueur de la métrique du texte-source :

380
Pérez : Il me semblait qu’elle me murmurait Camus : J’eus l’impression qu’elle me
de mauvais conseils, m’enjoignant de murmurait de mauvais conseils,
m’enfoncer dans une somnolence traîtresse, à m’enjoignant de m’abandonner à une
l’aide de cette litanie au rythme diabolique : somnolence traîtresse en me faisant une
promesse diabolique dont elle
Endors-toi, guetteur, jusqu’à ce que les astres répétait sans relâche les couplets :
Aient tourné pendant vingt-six mille ans.
Alors je reviendrai à l’endroit où je brûle à Sommeille, guetteur, en attendant
présent. Que les sphères vingt et six mille ans
D’autres étoiles se lèveront alors dans l’axe Aient tourné et que je repasse
du ciel, Dans l’axe, là-haut, de l’espace
Des étoiles qui apaisent et des étoiles qui Où à ce jour je jette mes feux.
bénissent Bientôt se lèveront aux cieux,
Avec une douce miséricorde. Venues te bénir ou apaisantes,
C’est seulement lorsque j’aurai terminé mon De douces étoiles indolentes :
périple Quand j’aurai fini de tourner
Que le passé viendra frapper à la porte. Alors à ta porte frappera le passé.
(D, 86) (CR, 34)

La traduction de Pérez est marquée par l’exigence du contenu bien plus que par le souci du
rythme. Elle raccourcit la longue amorce qui annonce le poème (« a damnable rythmical
promise which it repeated over and over ») dont l’apparente redondance sert surtout à
souligner le caractère hypnotique et impérieux. Celui-ci est bien présent dans le choix du
terme « litanie », mais le lexème s’adresse à l’esprit plus qu’à l’oreille. Si le texte-cible
précise bien que c’est le rythme qui constitue le caractère véritablement diabolique de la
chose, le lecteur l’apprend, sans vraiment l’entendre. Camus ne mentionne pas le mot
« rythme », mais les allitérations plosives en [b] et [p], ainsi que le rythme ternaire contenu
dans la relative (« elle répétait / sans relâche / les couplets ») le rendent perceptible.
Les vers libres permettent à Pérez de suivre l’enchaînement des éléments du texte-
source sans avoir à les redistribuer pour respecter les contraintes de la métrique. L’aspect
cyclique est minimisé – une seule occurrence de « tourner », normalisation de « vingt-six
mille ». Le rythme global est aplani et l’écart entre la langue de la narration et celle du poème
est minime. La forme à laquelle s’astreint Camus permet de marquer cet écart. Les tétramètres
du texte-source donnent lieu à une dominante octosyllabique en français (possible dans une
lecture oralisée uniquement en ne tenant pas compte de la règle classique de la prononciation
obligatoire du « e » muet dans les syllabes fermées par des consonnes, en particulier à
l’hémistiche) – Camus privilégie manifestement l’effet global et non la rigueur extrême de la
versification opérée par Lovecraft. D’ailleurs, au dernier vers, Camus abandonne l’octosyllabe

381
pour un décasyllabe qui reproduit l’allitération en [p] (Alors à ta porte / frappera le passé) qui
par sa lourdeur accrue conclut le poème comme un point d’orgue.
Finissons sur la traduction du mot clé forgetfulness : Pérez réinjecte une dimension
chrétienne par le choix de « miséricorde » (que celui-ci résulte ou non d’une confusion avec
forgiveness) et rapproche ainsi hypnos, la mise en sommeil de thanatos, la mort, sa jumelle
dans la mythologie classique. Camus, une fois de plus, cherche l’auralité et le poétique,
marquée par une allitération en [d], et une hypallage qui associe l’indolence aux étoiles plutôt
qu’au récepteur. Le mot « indolence » permet une double interprétation. Dans son sens vieilli,
il dénote étymologiquement l’absence de douleur, exactement comme le grec nêpenthès
mentionné plus haut. Mais aujourd’hui, on l’entendra surtout comme lenteur et nonchalance,
une disposition à la rêverie. Enfin, dans le cadre mythopoétique qui nous intéresse, on pourrait
arguer que, dans le terme « indolence », c’est le rythme adopté par la prière du timonier du
Dunsany qui se retrouve incarné.

Rappelons que cette prière se trouve au sein d’un texte qui s’intitule « Idle days on the
Yann ». L’adjectif « idle » fait partie du vocabulaire fétiche de Dunsany, que l’auteur associe
au rêve, à l’art et à la beauté, par opposition à l’utile et au nécessaire (dans une opposition qui
n’est pas sans rappeler celle du chanteur Iranon face à l’archonte de Teloth). Idle est acolé à la
musique, aux chansons, à l’errance, au repos, aux récits également dans « The Idle City » :

There was once a city which was an idle city, wherein men told vain tales.
And it was that city’s custom to tax all men that would enter in, with the toll of some idle story
in the gate.
So all men paid to the watchers in the gate the toll of an idle story, and passed into the city
unhindered and unhurt. (DT, 289)

Si l’état d’esprit recouvert par idle disparaît, le rêve se disperse et les plus belles cités
s’évanouissent : « And suddenly all shouted, ‘Carcassonne!’ And at that word their idleness
was gone as a dream is gone from a dreamer waked with a shout. » (DT, 320). Un panorama
des diverses traductions françaises de Dunsany nous montre à quel point ce terme clé éclate et
se disperse en français, parfois omis, sinon traduit pêle-même par « paisible », « vain »,
« inutile », « sot », « flâneur », « nonchalant » « fainéant », « paresseux », « oisif », « futile »,
« frivole », ce qui permet évidemment, en fonction du contexte, d’explorer autant que possible
toutes les facettes de la signifiance de ce signifié unique en anglais.
En outre, dans son rapport au rêve, l’adjectif idle caractérise par métalepse l’ensemble
de l’œuvre de Dunsany, création factice et fantasque autant que fantastique, à l’image des

382
dieux de son panthéon. Le lecteur qui parcourt le sommaire de A Dreamer’s Tales pourra
ainsi remarquer l’enchaînement des titres « Idle Days on the Yann », « The Sword and the
Idol », « The Idle City ». Ainsi cernée, l’idole, figure également récurrente dans les contes
dunsaniens, ne se verrait-elle pas colorée par son adjectif homophone, et inversement ? En
français, le sommaire des Contes d’un rêveur liste « Jours oisifs sur le Yann », « L’épée et
l’idole », « La ville paresseuse ». C’est ce détail qui nous ferait argumenter en faveur d’une
traduction unifiée autant que possible de l’adjectif idle par « indolence », qui par les lettres
qui le composent ainsi que ses sonorités contient l’« idole » en son sein.
Les méandres de ces considérations nous ramènent à la prière du timonier et à la lente
navigation sur le fleuve Yann. Rappelons-la ici :

To whatever god may hear.


Wherever there be sailors whether of river or sea: whether their way be dark or whether through
storm: whether their peril be of beast or of rock: or from enemy lurking on land or pursuing on
sea: wherever the tiller is cold or the helmsman stiff: wherever sailors sleep or helmsmen watch:
guard, guide and return us to the old land, that has known us: to the far homes that we know.
To all the gods that are.
To whatever god may hear. (DT, 275)

Contrairement à la rigidité métrique du poème de Lovecraft, la forme comme le rythme


de cette prière chantée sont plus fluides, en accord avec l’élément liquide qui leur sert non pas
de cadre, mais de mise en mouvement. Ce rythme, nous prévient le narrateur, est amoindri car
l’original appartient à un parlé insaisissable: « And this is what I remember of it, rendered into
English with a very feeble equivalent of the rhythm that seemed so resonant in those tropic
nights ». Le narrateur lui-même doit, comme le traducteur, appliquer les conventions et
ressources aurales de sa propre langue à un texte arraché à sa terre natale, la terre étrangère du
rêve. Comme chez Lovecraft, le poème a une dimension cyclique, puisqu’il s’ouvre et se
ferme sur la même formule, et son rythme repose sur l’anaphore hypnotique des adverbes
wherever et whether qui permettent d’enchaîner des éléments couplés par deux pour
construire une impression d’universalité (river /sea, dark / storm, beast / rock, land / sea, cold
/ stiff, sleep / watch). La traductrice respecte scrupuleusement ces rythmes en français, même
si la scansion solennelle rendue possible par la multiplication des monosyllabes en anglais ne
peut être reproduite telle quelle :

Homassel : À celui des dieux qui me peut écouter.


Qu’il y ait des marins, qu’ils soient de mer ou d’eau douce ; que leur chemin soit
obscur ou qu’il passe par la tempête ; que leur péril soit monstre ou récif, ou bien naufrageur
sur terre, pirate sur les mers, que le gouvernail soit froid, le timonier engourdi ; que dorment

383
les marins, que veillent les timoniers ; veille, garde, et raccompagne-nous dans notre vieux
pays, qui nous a bien connus, dans nos maisons lointaines que nous connaissons.
A tous les dieux qui sont.
A celui des dieux qui me peut écouter. (CRv, 66-67)

De la même façon qu’on pouvait déceler l’indolence dunsanienne dans le poème


lovecraftien, on aurait pu ici envisager de souligner la présence du verbe lurk, mot fétiche
lovecraftien (on le retrouve dans le titre de la nouvelle « The Lurking Fear », ou « The Lurker
at the Threshold709 », mais également à chaque fois que Lovecraft fait allusion à la proximité
invisible des horreurs inconnues de l’homme). Si dans les textes, le verbe n’a pas un
équivalent unique, l’éventail de synonymes reste malgré tout relativement restreint. En outre,
la cohérence des titres publiés en français a popularisé le verbe « rôder » (« La Peur qui
Rôde », « Le Rôdeur devant le seuil »). Ce potentiel mythopoétique est toutefois absent dans
la traduction du texte de Dunsany par Homassel qui, par souci d’économie, efface les verbes
pour ne conserver que les prépositions710.
Enfin, pour illustrer à quel point ces deux textes se prêtent aisément à la mise en regard,
signalons que la prière du timonier de Dunsany a été insérée dans l’adaptation audiovisuelle
de The Dream-Quest of Unknown Kadath, récitée par une voix-off lorsque Randolph Carter
s’embarque sur un fleuve sinueux traversant un autre décor tropical : les jungles parfumées de
Kled, dans un passage qui rappelle fortement la nouvelle dunsanienne. La dimension nocturne
est encore une fois prépondérante : les illustrations laissent une large place au ciel constellé, et
le passage se conclut par l’apparition d’une étoile filante711. L’adaptation explicite ici

709
Cette nouvelle est d’August Derleth mais a été publiée sous la mention de « collaboration posthume » entre
Derleth et Lovecraft, mention aujourd’hui considérée comme fallacieuse. La nouvelle a en fait été écrite
entièrement par Derleth à partir de notes fragmentaires laissées par Lovecraft.
710
Quand se multiplient les mots fétiches du vocabulaire lovecraftien chez Dunsany, la visée mythopoétique
encouragerait à traduire en tenant compte de cette forme, et en s’assurant que celle-ci reste visible. Ainsi, pour
traduire, « they lurked between the guardian and the abyss », on proposerait donc « ils rôdaient entre le gardien
et l’Abîme » (La traduction Amouroux/Homassel donne « blottis entre le gardien et le précipice ». « Blotti »
connote une sécurité et une immobilité ici à contre-emploi, et le « précipice » ne donne pas la mesure du gouffre
cosmique dont il est question.)
711
Martin Edward III. The Dream-Quest of Unknown Kadath. 49’13’’. Le poème en question s’insère, si l’on se
réfère au texte de la nouvelle, à la suite du paragraphe suivant :
Late in the day the galleon reached those bends of the river which traverse the perfumed jungles of
Kled. Here Carter wished he might disembark, for in those tropic tangles sleep wondrous palaces of
ivory, lone and unbroken, where once dwelt fabulous monarchs of a land whose name is forgotten. Spells
of the Elder Ones keep those places unharmed and undecayed, for it is written that there may one day be
need of them again; and elephant caravans have glimpsed them from afar by moonlight, though none
dares approach them closely because of the guardians to which their wholeness is due. But the ship swept
on, and dusk hushed the hum of the day, and the first stars above blinked answers to the early fireflies on
the banks as that jungle fell far behind, leaving only its fragrance as a memory that it had been. And all
through the night that galleon floated on past mysteries unseen and unsuspected. Once a lookout reported
fires on the hills to the east, but the sleepy captain said they had better not be looked at too much, since it
was highly uncertain just who or what had lit them. (CF, 444-445)

384
l’interprétation mythopoétique qui peut être faite de ces deux passages qui, en se superposant,
en viennent à se confondre.

b. Les refrains entêtants


Si la forme du poème représente une zone signifiante de cristallisation du poétique au
sein de nos textes-sources, il ne s’agit toujours que d’occurrences ponctuelles. L’auralité
primitive, on l’a mentionné, est également mise en scène par une tendance marquée à la
répétition, qui est l’un des procédés mnémotiques les plus courants, depuis l’épopée classique
jusqu’à la forme du conte. Max Duperray le souligne à chaque introduction aux recueils de
Dunsany. En prélude au Livre des Merveilles, il écrit : « On ne perd jamais le contact avec
une phraséologie légendaire, faite de redites, de formules. [...] Sans doute y a-t-il là quelque
complicité entrant dans le jeu de la crédulité acceptée712 » et dans L’Épée de Welleran, il
évoque « le démon de la répétition dont l’œuvre de Dunsany toute entière ne s’est jamais
vraiment affranchie713 ».
La répétition de segments entiers permet d’imposer un roulement au texte, de la même
manière qu’un refrain dans une chanson permet de lui donner son identité et son unité, ainsi
que d’assurer son caractère reconnaissable pour l’auditeur. Le refrain est ce qui « reste en
tête ». Chez Dunsany comme chez Lovecraft, certaines nouvelles sont intégralement
construites sur la répétition de tels refrains, d’un bout à l’autre du texte. Il s’agit très souvent
d’allusions aux éléments naturels du décor – étoiles, vent, brume – et le lecteur qui voit sans
cesse son attention ainsi distanciée des personnages est amené à décentrer son regard.
L’homme n’est pas le seul centre d’attention ; il est des forces qui l’environnent, animées, qui
ne cessent d’envahir le texte.
Dans la nouvelle « The Highwayman », un bandit a été pendu sur une colline, et son
cadavre laissé là sans sépulture. Tout ce décor de mort est figé, pétrifié, si ce n’est la présence
du vent lorsque s’établit la première occurrence de ce qui deviendra le refrain du texte :

But all alike was black to the eyes of Tom, and all the sounds were silence in his ears; only his
soul struggled to slip from the iron chains and to pass southwards into Paradise. And the wind
blew and blew. (SW, 175)

Les effets sonores sont ici très appuyés : allitérations en [l] et [k] qui reproduisent le
cliquètement des chaînes, en [s] pour rappeler le souffle du vent, âpre, aigü, incisif. Le [s] est
plus agressif que le [f]. L’âme de l’homme est tourmentée. La dernière phrase, « and the wind
712
Max Duperray. « Introduction ». LM.hom, p. 13.
713
Max Duperray. « Introduction ». EW, p. 9.

385
blew and blew », est répétée pas moins de huit fois dans le texte, toujours en fin de
paragraphe, comme pour rappeler une sentence à perpétuité.
Ces procédés extrêmement marqués semblent encourager les traducteurs à faire appel
à leur créativité. Les traducteurs trouvent toujours un moyen de reproduire le style allitératif
ainsi que la répétition systématique :

Green : Mais tout semblait noir aux yeux de Tom et tous les sons n’étaient que silence pour ses
oreilles. Seule son âme s’efforçait de s’échapper des chaînes de fer et de passer vers le Sud au
paradis. Et le vent soufflait et soufflait, […]. (MD, 97)

Homassel : Mais aux yeux de Tom, tout était du même noir, et tous les sons étaient silence à
ses oreilles ; il n’y avait plus que son âme qui luttait pour se défaire de ses chaînes de fer, et
s’en aller vers le sud au Paradis. Et le vent continuait à souffler. (EW, p. 69)

On constate qu’une même stratégie d’accentuation peut passer par des procédés différents :
Green multiplie les consonnes sifflantes et chuintantes d’un bout à l’autre de la phrase, tandis
qu’Homassel passe du [t] au [s] et ajoute d’autres figures de style, notamment la paronomase
entre « défaire » et « de fer ». Le refrain est respecté (huit occurrences identiques pour Green ;
sept pour Homassel, car l’une d’entre elles est conjuguée au passé simple au lieu de
l’imparfait). Ce détail nous indique que la reproduction en traduction de segments à
l’identique se heurte toujours, comme pour les mots seuls, à la question de la mise en
contexte. Dans « The Highwayman », il s’agit d’une phrase indépendante, aisément
circonscrite. Dans d’autres textes, les segments apparaissent au sein de phrases toujours
différentes, et la contrainte du contexte s’intensifie alors.
On en trouvera un exemple dans la nouvelle « Polaris », dans laquelle Lovecraft
dessine le motif du lien entre astres et folie.

And in the autumn of the year, when the winds from the north curse and whine, and the red-
leaved trees of the swamp mutter things to one another in the small hours of the morning under
the horned waning moon, I sit by the casement and watch that star. (CF, 33)

And it was under a horned waning moon that I saw the city for the first time. (CF, 33)

Forms strangely robed, but at once noble and familiar, walked abroad, and under the horned
waning moon men talked wisdom in a tongue which I understood, though it was unlike any
language I had ever known. (CF, 33)

Thereafter, on the cloudy nights when I could sleep, I saw the city often; sometimes under that
horned waning moon, and sometimes under the hot yellow rays of a sun which did not set, but
which wheeled low around the horizon. (CF, 34)

But as I stood in the tower’s topmost chamber, I beheld the horned waning moon, red and
sinister, quivering through the vapours that hovered over the distant valley of Banof. (CF, 35)

386
La répétition systématique des mêmes adjectifs confère une portée presque astrologique à la
prose lovecraftienne : le surnaturel se déploie toujours « quand les astres sont propices714 »,
autant de signes dont on peut déchiffrer les présages, généralement de mauvais augure. Les
deux adjectifs permettent, à un premier niveau, de déduire la phase de la lune dont il est
question ; au niveau métaphorique, le premier adjectif, « horned », évoquera sans mal une
autre entité cornue malveillante, diable ou démon, tandis que le second connote le déclin, la
fatalité et l’influence négative (au sens où l’astre nie – et donc fait disparaître autant qu’il
disparaît).
La formule se délite en français, que ce soit chez Pérez comme chez Camus : on passe
de cinq occurrences à quatre, et aucune n’est formulée de manière strictement identique :

Camus : Pérez :
un quartier de lune décroissante (CR, 31) la corne lunaire pâlit (D, 82)
un croissant de lune pâle (CR, 31) dernier halo d’un croissant de lune (D, 83)
un pâle croissant de lune (CR, 32) la pâle lumière de la lune déclinante (D, 83)
[omission] [omission]
un mince quartier de lune décroissante la corne lunaire avant son ultime déclin (D,
(CR, 33) 86)

Chez Camus, la formule voit sa portée réduite, même s’il reste l’association systématique de
« lune » et « croissant » (qu’il s’agisse du nom ou de l’adjectif affixé). En revanche, waning et
sa terminaison en –ing signalant le processus en cours, avec tout ce que cela comporte de
menace, est rendu par l’adjectif « pâle », qui dénote un état statique. Paule Pérez ne met pas
en cohérence la formule mot-à-mot – au contraire, on constate même davantage de variations
– mais la richesse des connotations de la formule du texte-source est davantage présevée, avec
la répétition à deux reprises de « corne lunaire » qui métamorphose l’astre en bête
monstrueuse, mais aussi avec une allusion systématique au processus de disparition
irrépressible dont elle se fait l’annonciatrice (« pâlit », « dernier », « déclinante », « ultime
déclin »). Dans cet exemple, là où Lovecraft procédait à une saturation par accumulation
quantitative, via la répétition d’une formule, la traductrice préfère une accumulation
qualitative en étoffant un champ lexical en accord avec les idiosyncraties de l’auteur.

714
When the stars are right est une formule prophétique désormais figée et immédiatement reconnaissable chez
les adeptes anglophones de Lovecraft ; elle apparaît dans la nouvelle « The Call of Cthulhu » et annonce le réveil
du Grand Ancien. En français, même si certaines traductions varient, la grande majorité d’entre elles suivent la
tradition établie dès la première version de Jacques Papy (« les astres sont propices »), consolidée dans la
révision de Simone Lamblin. Elle apparaît également dans la traduction de la nouvelle qui accompagne le jeu de
rôle du même nom, et dans les retraductions de Maxime Le Daim et David Camus.

387
Si cette stratégie fonctionne à l’intérieur du texte, en termes d’effets immédiats sur le
lecteur, on peut malgré tout s’interroger sur sa portée dans le cadre plus large du recueil, voire
de l’œuvre. En effet, les répétitions servent avant tout à créer de l’emphase, mais peuvent
également jouer « un rôle de rappel, des phrases établissant un pont dans la chronologie, et
rappelant une situation, un décor… autant de manières de garder vivant, dans l’esprit du
lecteur, un monde fictionnel qui prend de plus de plus d’épaisseur au fil des pages715 ». C’est
bien le cas ici puisque l’expression n’est pas cantonnée à un texte unique. Elle est utilisée
presque à l’identique dans « The Statement of Randolph Carter », et on en repérera un autre
écho dans « Through the Doors of the Silver Key », deux nouvelles du cycle de Randolph
Carter. Il s’agit là d’une clé de l’univers fictionnel lovecraftien, qui pourrait pousser à
supposer que le narrateur de « Polaris », jamais nommé, n’est autre que Carter. « Through the
gates » utilise d’ailleurs explicitement cette formule au moment d’évoquer les événements de
« The Statement ».

The picture seared into my soul is of one scene only, and the hour must have been long after
midnight; for a waning crescent moon was high in the vaporous heavens. (CF, 77)

Over the valley’s rim a wan, waning crescent moon peered through the noisome vapours that
seemed to emanate from unheard-of catacombs. (CF, 77)

I was alone, yet bound to the unknown depths by those magic strands whose insulated surface
lay green beneath the struggling beams of that waning crescent moon. (CF, 79)

Amorphous shadows seemed to lurk in the darker recesses of the weed-choked hollow and to
flit as in some blasphemous ceremonial procession past the portals of the mouldering tombs in
the hillside; shadows which could not have been cast by that pallid, peering crescent moon.
(CF, 79)

[I] heard it well up from the innermost depths of that damnable open sepulchre as I watched
amorphous, necrophagous shadows dance beneath an accursed waning moon. (CF, 80)

Faced with this realisation, Randolph Carter reeled in the clutch of supreme horror — horror
such as had not been hinted even at the climax of that hideous night when two had ventured into
an ancient and abhorred necropolis under a waning moon and only one had emerged. (CF, 902)

Cette clé de lecture se retrouve diluée en traduction. Dans le cas de Paule Pérez, la
raison est d’ordre éditorial : les deux nouvelles en question ne figurent pas ensemble dans le
recueil qu’elle traduit. Bernard Noël ne traduit pas « Polaris », mais les deux autres. Lui non
plus ne forge pas de formule figée pour waning crescent moon, mais multiplie les
synonymes : on trouvera « Un blafard quartier de lune (22) », « le sombre quartier d’une lune

715
Vincent Ferré, « Peut-on (re)traduire J.R.R Tolkien ? De la traduction en français d’une traduction fictive
écrite par un authentique traducteur. » Op. cit.

388
déclinante » (22) « ce crayeux quartier de lune » (25) « ce blanchâtre clair de lune » (26) et
enfin « une infernale lune déclinante » (29). Mais surtout, dans « À travers les portes de la clé
d’argent », il efface purement et simplement la répétition de la formule au moment où le
souvenir de Carter est évoqué. Cette clé est donc retirée totalement au lecteur. Enfin, la
version de Camus est encore celle où l’on trouve le moins de variations, et même un certain
parallélisme avec les formules qu’il propose dans « Polaris » : « un pâle croissant de lune »
(101), « un croissant de lune déclinante » (101), « le croissant de lune » (103), « lune
déclinante » (106). Le réseau signifiant se maintient davantage, même si l’absence de terme
fort (par un usage inattendu ou propre à marquer l’esprit, comme la « corne lunaire » de
Pérez, ou le « crayeux quartier de lune » de Noël) lui fait perdre son relief, et demandera donc
davantage d’effort au lecteur pour repérer ces échos d’une nouvelle à l’autre. Tout est affaire
de saturation chez Lovecraft, or ici, c’est bien à une dilution des mots comme des effets
produits que l’on assiste, ce que Jirvy Lévy a appelé « the dispersion of translation variants » :

The broader the semantic segmentation in the source language when compared to that of the
target language, the greater the DISPERSION OF TRANSLATION VARIANTS becomes; [...]
On the contrary, the finer the lexical segmentation of the source language in comparison to that
of the target language, the more limited is the dispersion of translation variants; [...] Diverging
or converging tendencies in choosing the single lexical units (and of course the means of a
higher order as well) are operative throughout the process of translating, and they are
responsible for the ultimate relation between the source and the target texts716.

C’est sur ce principe que se fondent le choix de traduire un même mot (ou ensemble de mots)
par plusieurs sous-ensembles, ou de traduire plusieurs sous-ensembles par un terme
englobant. Ce choix dépend de la différence entre les langues mais aussi de l’idiolecte perçu
de l’auteur qu’on traduit, et de l’image que l’on juge devoir renvoyer de son style-source en
recréant un style-cible.
Les nouvelles que nous venons de mentionner sont, par leur langue d’écriture, parmi
les plus « lovecraftiennes » de notre corpus – car elles se placent plus près du pôle de la
terreur que du pôle dunsanien de la beauté poétique, dans une poétique du ténébreux plutôt
que du crépusculaire. De ce point de vue, n’oublions pas que Dunsany sait aussi s’avérer
lovecraftien, comme on va le voir à présent.

716
Jiří Levý. « Translation as a Decision-Process ». In Lawrence Venuti & Mona Baker (Éd.). The Translation
Studies Reader. Londres : Routledge, 2000, p. 152.

389
2. Quand le texte s’emballe et cauchemarde

Si certaines nouvelles de Dunsany frappent comme particulièrement riches en échos


lovecraftiens, c’est notamment lorsque la poétique onirique s’obscurcit et vire vers une
poétique du récit de cauchemar, davantage que du conte – poétique que Lovecraft hérite
notamment de son affection pour Poe. Les nouvelles les plus révélatrices sont celles écrites à
la première personne, le narrateur enfermant le lecteur dans le prisme de sa propre subjectivité
et dans l’incertitude quant à la fiabilité de sa perception. La perte de ses repères se traduit
alors par des « procédés de déformation [qui visent] la recréation de la pensée immédiate,
ainsi que le mot du sentiment, souvent représenté par des ellipses ou des balbutiements dans
l’expression populaire717 » ; c’est-à-dire par des écarts de la langue en termes de syntaxe, qui
incluent phrases tronquées ou suraccumulation de particules devant le nom. Cette dimension
est présente dans la majorité des textes de notre corpus, parfois contenue dans un seul passage
ou une seule phrase, mais il est aussi certaines nouvelles dans lesquelles ces procédés se
déploient à l’extrême et envahissent l’intégralité du texte. Chez Lovecraft : « Polaris »,
« Hypnos », « The Statement » et « The Other Gods ». Chez Dunsany, on retiendra en
particulier « The Ghost », « Where the Tides Ebb and Flow » et « The House of the Sphinx ».

On sait que « The Statement of Randolph Carter » fut rédigé au lendemain d’un rêve
que Lovecraft s’empressa de coucher sur le papier, en modifiant les noms des personnages.
Cette anecdote renforce l’identification que l’on peut en retirer entre l’auteur et le personnage
récurrent de Carter. Nous ne sommes en aucun cas ici en présence d’un narrateur
« dunsanien » – conteur de contes de fée. Le narrateur offre un témoignage718, après coup,
d’une expérience psychologique vécue de manière intense et traumatisante, en prenant
directement à parti ses interlocuteurs :

I repeat to you, gentlemen, that your inquisition is fruitless. Detain me here forever if you will;
confine or execute me if you must have a victim to propitiate the illusion you call justice; but I
can say no more than I have said already. Everything that I can remember, I have told with
perfect candour. Nothing has been distorted or concealed, and if anything remains vague, it is
only because of the dark cloud which has come over my mind—that cloud and the nebulous
nature of the horrors which brought it upon me.
Again I say, I do not know what has become of Harley Warren; though I think—almost
hope—that he is in peaceful oblivion, if there be anywhere so blessed a thing. It is true that I
have for five years been his closest friend, and a partial sharer of his terrible researches into the

717
Inès Oseki-Dépré. Théories et pratiques de la traduction littéraire. Paris : Armand Colin, 1999, p. 231.
718
Il s’agit même ici plus précisément d’une « déposition », puisque Carter est, on le comprend rapidement, en
plein interrogatoire avec les forces de l’ordre.

390
unknown. I will not deny, though my memory is uncertain and indistinct, that this witness of
yours may have seen us together as he says, on the Gainesville pike, walking toward Big
Cypress Swamp, at half past eleven on that awful night. (CF, 76)

Dans « The Ghosts », Dunsany fait également usage d’un narrateur à la première personne,
mais ce sont les premières lignes de la nouvelle qui semblent caractéristiques d’un effet
lovecraftien :

The argument that I had with my brother in his great lonely house will scarcely interest my
readers. Not those, at least, whom I hope may be attracted by the experiment that I undertook,
and by the strange things that befell me in that hazardous region into which so lightly and so
ignorantly I allowed my fancy to enter. It was at Oneleigh that I had visited him.
Now Oneleigh stands in a wide isolation, in the midst of a dark gathering of old whispering
cedars. (TG, 186)

Dès le début de ces deux récits, le narrateur a recours à une stratégie de prétérition : il a une
histoire à raconter mais n’en veut pas parler car elle sera sans intérêt pour ses interlocuteurs.
Le recours au vague, à l’imprécis, afin de ne pas avoir à nommer précisément les événements,
est bien présent : « the experiment », « the strange things that befell me » d’un côté, « terrible
researches into the unknown » et plus nébuleux encore, le pronom indéfini de « what has
become of ». On reconnaît également la sensation d’une menace provoquée par la curiosité
malsaine du narrateur : « hazardoux regions » / « the unknown ». Une fois ces mises en garde
posées, qui doivent servir à bâtir un suspense, il y a transition vers le lieu du souvenir, avec
des indications spatio-temporelles cette fois plus précises : le souvenir est vivace (l’adverbe
now sert de transition à Dunsany pour nous y plonger). Il s’agit de l’un de ces passages où
Lovecraft et Dunsany semblent presque se traduire l’un l’autre, ou bien traduire chacun un
même texte-source dont on ne saurait rien : le cadre, le décor et la dramatisation sont
similaires, avant que les récits ne bifurquent.
La nouvelle « Where the Tides Ebb and Flow » ne répond pas comme un miroir à un
autre texte de Lovecraft. En revanche, le flou du cauchemar s’y trouve monté à son
paroxysme, au point que l’effet lovecraftien est indéniable. Le procédé majeur employé ici
tourne autour du mot thing, forme creuse, coquille vide, pourtant répétée à 28 occasions dans
un texte long d’un peu moins de deux mille mots. C’est dans l’usage de toute une série
d’adjectifs qui seront accolés à cette forme vide que se forme la substance du cauchemar.
J.R.R. Tolkien a souligné l’importance de l’adjectif dans la grammaire mythique, car
l’adjectif porte en lui le potentiel de la métamorphose :

391
But how powerful, how stimulating to the very faculty that produced it, was the invention of the
adjective: no spell or incantation in Faerie is more potent. And that is not surprising: such
incantations might indeed be said to be only another view of adjectives, a part of speech in a
mythical grammar. The mind that thought of light, heavy, grey, yellow, still, swift, also
conceived of magic that would make heavy things light and able to fly, turn grey lead into
yellow gold, and the still rock into a swift water719.

L’écrivain qui adjoint un adjectif à un nom le pare d’un enchantement car il produit une
émotion et c’est cette émotion qui sera la substance du monde mythopoétique – ici, un monde
de cauchemar. La variation des adjectifs se fait en respectant une gamme de connotations qui
engendrent l’émotion sans que se précise jamais la vision qui suscite cette dernière.
À titre d’exemple, voici une sélection représentative de l’ensemble :

I dreamt that I had done a horrible thing, so that burial was to be denied me either in soil or
sea, neither could there be any hell for me. […]
It was all in London that the thing was done. […]
They took me down a stairway that was green with slimy things, and so came slowly to the
terrible mud. There, in the territory of forsaken things, they dug a shallow grave. […]
There I lay alone with quite forgotten things, with drifting things that the tides will take no
farther, with useless things and lost things, and with the horrible unnatural bricks that are
neither stone nor soil. […]
And all the sad forgotten things rejoiced, and mingled with things that were haughtier than
they […]. (DT, 253-256)

Ces répétitions constituent le rythme structurel du texte en créant une présence à laquelle le
narrateur ne cesse de revenir, enfermé dans un cycle obsessionnel de la même manière que
son âme reste prisonnière de son corps, lui-même en proie au cycle éternel des marées – le
titre de la nouvelle « Where the Tides Ebb and Flow », la place sous ce signe. À la lecture des
trois traductions existantes, on s’aperçoit que le degré de dispersion des variantes est ici bien
moindre que dans le cas des formules entêtantes de Lovecraft analysées plus haut. La
puissance de l’effet stylistique est suffisante pour qu’il survive aux normes de la langue
littéraire française, qui répugne à l’excès de répétition et de vocables ternes et imprécis tels
que « chose ». Julien Green a souligné la difficulté de s’affranchir de ces « idées sur le style »
typiquement françaises, car il existe en France, « une grande tradition du style », presque
sacrée, « question de vie ou de mort », et surtout, ces idées « font partie de l’inconscient de
l’écrivain » élevé en France, qui en est « imprégné »720. Ces normes sont celles qui dictent à
celui qui écrit en français d’éviter les répétitions dans la même page, par exemple. On sait
aussi que le français favorise les collocations et a horreur des verbes ternes parmi lesquels, au

719
J.R.R. Tolkien. « On Fairy-Stories ». Tree and Leaf. Londres : Unwin Paperbacks, 1979 [1975], p. 27.
720
Julian Green. Le Langage et son double. Op. cit., p. 195.

392
premier plan, le quatuor « être », « avoir », « faire », « dire » – cette consigne stylistique est
d’ailleurs récurrente dans les manuels de version anglaise721.
Green indique être parvenu avec le temps à se libérer de ces obstacles ; mais sa
traduction en porte les traces vestigiales :

Green : Je rêvai que j’avais commis une action horrible […]


C’était à Londres que la chose se passa. […]
Ils descendirent un escalier aux marches vertes et visqueuses et lentement parvinrent au terrible
limon. Et ce fut là, dans le territoire des choses qu’on abandonne, qu’ils creusèrent une fosse
de peu de profondeur. […]
Je restai là étendu parmi des choses oubliées, parmi des choses errantes que la marée ne veut
pas transporter plus loin, parmi des choses inutiles et des choses perdues, parmi les
monstrueux moellons qui ne sont ni de pierre ni de terre. […]
Alors toutes les choses abandonnées se réjouirent et se mêlèrent à des choses plus altières
qu’elles. […] (MD, 25-30)

On repère aisément l’hyponyme « action horrible » pour le premier « horrible thing » (et du
verbe « commettre » pour traduire do) et l’effacement du nom dans « green with slimy
things » au profit des deux adjectifs aux initiales allitératives : « vertes et visqueuses ». En
revanche le rythme lui-même est renforcé par une structure « choses + adjectif » constante et
l’adjonction d’autres répétitions en termes de syntaxe : l’anaphore de « parmi », les
allitérations et assonances binaires (« monstrueux moellons », « ni de pierre ni de terre ») –
le style à la française est bien présent.
Homassel conserve également la répétition signifiante, et harmonise le style avec son
projet de traduction globalement marqué par un style soutenu722 :

Homassel : Je rêvais que j’avais fait une chose horrible […]


Tout ceci se passait à Londres […]
Mes amis me firent descendre un escalier, vert de choses poisseuses, et s’approchèrent ainsi,
lentement, de la terrible boue. Là, sur le territoire des choses délaissées, ils creusèrent une
tombe peu profonde. […]
Je restai là au milieu de choses tout à fait oubliées, choses à la dérive que les marées ne
conduiront pas plus loin, choses inutiles, choses perdues, puis avec les briques, horriblement
artificielles, qui ne sont ni terre ni pierre. […]

721
Par exemple, Ballard indique qu’on note « fréquemment le remplacement de « être » par un verbe coloré par
son contexte étroit ou large (cf. les collocations ; la relation hypero-hyponymique). » (Michel Ballard. La
Traduction de l’anglais au français. Paris : Nathan, 1987, p. 158)
722
Les pointes archaïques sont particulièrement frappantes dans la traduction que fait Homassel de cette
nouvelle ; on trouve ainsi, pêle-mêle : « on me refusait sépulture », « il leur vint aux yeux un étonnement
soudain », « Il n’y avait point d’enfer pour elle », « Enfin la marée fit ce que le fleuve avait refusé ; elle vint et
me couvrit entièrement, et mon âme se reposa dans l’eau verte, et se réjouit, et crut qu’elle avait enfin
Ensevelissement Marin. « (qui traduit stylistiquement la connotation mystique d’une phrase-source autrement
formulée de manière bien plus simple : « my soul had rest in the green water, and rejoiced and believed that it
had the Burial of the Sea »), « Et souventes fois dans les années qui suivirent », « L’on doit se souvenir ici que
je ne pouvais pas pleurer », etc.

393
Et toutes les choses oubliées et tristes se réjouirent, et se mêlèrent à des choses plus fières […]
(CRv, 41-45)

Enfin, la traduction de Reumaux se montre beaucoup plus littérale, et le traducteur choisit de


conserver les répétitions ultra-signifiantes, même au risque de paraître maladroit. Il compense
par d’autres pointes poétiques, notamment de rythme, structure, sonorités. D’un paragraphe
sur l’autre, la narration alterne curieusement entre passé simple et passé composé pour rendre
le prétérit anglais. Difficile pour le lecteur d’ignorer cette entorse trop systématique au bon
usage du français : il pourra s’en trouver gêné. Mais peut-être pourrait-on arguer que cet effet
de va-et-vient n’est pas sans rappeler le rythme lancinant et irrépressible de la marée, auquel
cas il s’agit d’un audacieux choix stylistique par lequel le traducteur gagne en visibilité.

Reumaux : J’ai rêvé que j’étais devenu une chose horrible […]
C’est à Londres que la chose eut lieu […]
Ils m’ont fait descendre un escalier couvert de choses vertes et gluantes, puis ils ont lentement
avancé dans la boue terrible. Là, dans le territoire des détritus, ils ont creusé une fosse peu
profonde. […]
Et je suis resté là, seul avec des choses complètement oubliées, des choses que les marées
refusent de charrier plus loin, des choses sans usage, des choses perdues, et avec ces horribles
briques artificielles qui ne sont ni pierre ni terre. […]
Et toutes les tristes choses oubliées se réjouirent, et se mêlèrent à des choses de plus haut vol
[…] (CM 251-254)

De la mélancolie dunsanienne, il n’y a qu’un pas pour passer à l’hystérie lovecraftienne.


Le mot thing est abondamment utilisé par Lovecraft également et fait partie intégrante de la
stratégie de saturation visant à représenter, très paradoxalement, le caractère indicible
d’entités qui débordent les limites de l’entendement humain, et donc du langage. Celui-ci se
désarticule à mesure que monte l’angoisse de ne pouvoir apprivoiser le réel en le nommant.
C’est là l’antithèse de la profusion onomastique créatrice dont Dunsany serait le parangon.
Par ce « vertige verbal », écrit Max Duperray, on passe « des cités surnommées » aux « cités
innommables » lorsqu’est souligné « l’écart entre le vécu et le dicible qui est le sujet de
l’œuvre ; le dicible n’apprivoisant qu’imparfaitement le vécu, le mode hallucinatoire instaure
un refuge. ‘La seule réalité, la Fantastique’ demeure la phrase clé du monde lovecraftien723 ».
C’est notamment dans le choix des adjectifs que réside cet écart. Revenons ainsi à « The
Statement of Randolph Carter », déjà mentionné plus haut :

And why Harley Warren did not return, he or his shade—or some nameless thing I cannot
describe—alone can tell. […] he alone held the key to the thing. All this I can still remember,

723
Max Duperray. « Villes fantastiques : les fantasmes de l’identité chez Dunsany et Lovecraft ». Confluents,
no 2 (1975) : 45.

394
though I no longer know what manner of thing we sought. […] And then there came to me the
crowning horror of all—the unbelievable, unthinkable, almost unmentionable thing. […] in
answer heard the thing which has brought this cloud over my mind. I do not try, gentlemen, to
account for that thing—that voice—nor can I venture to describe it in detail […]. Shall I say that
the voice was deep; hollow; gelatinous; remote; unearthly; inhuman; disembodied? What
shall I say? (CF, 76-80)

Il y a évidemment cette emphase accrue par l’usage des italiques, qui permet de donner à
entendre l’intensité du sentiment que provoque le vide du sens, l’absence du mot juste, que le
narrateur ne peut combler que par thing. Mais il y a aussi incarnation du néant dans le langage
même, par la présence de plus en plus insistante d’affixes privatifs : nameless, puis le trio
« unbelievable, unthinkable, unmentionable », et enfin l’ultime accumulation qui s’éloigne
peu à peu de toute matière et de toute substance : « unearthly, inhuman, disembodied ». La
ponctuation elle-même joue le rythme de la rupture, par l’usage des tirets longs qui indiquent
les pensées qui se bousculent dans l’esprit du narrateur, et les virgules remplacées dans la
dernière phrase par des points-virgules pour ouvrir d’un adjectif sur l’autre, comme si l’on
partageait la chute sans fin du narrateur vers le trou noir de la terreur cosmique. En d’autres
termes, « la menace de l’indéfini et les prémisses de l’anéantissement pèsent sur la parole qui
reflue vers des formes négatives de la locution »724.
Le mot négatif est en soi un outil cryptique car il fait entrer en jeu le sens implicite de
son étymologie : il présuppose que le lecteur se forge une représentation mentale de ce qui est
ainsi nié725. En outre, les mots négatifs participent d’une poétique ; l’usage du mot affixé ne
produira pas le même effet esthétique que l’emploi d’une préposition (« sans ») ou d’un nom
(« manque de »), comme l’a souligné Berman :

Les mots négatifs ont souvent une certaine poéticité [...] Le mot négatif a cette particularité,
d’abord, de provenir d’un mot affirmatif, sans pour autant faire avec lui une paire nécessaire.
Alors que le mot affirmatif existe per se, le mot négatif, qui exprime la privation ou l’absence
de ce que désigne le mot affirmatif (appétence/inappétence, observance/inobservance), peut ne
pas exister : on peut toujours dire la même chose par une structure comme ‘manque
d’appétence, ‘sans appétence’ ou ‘non-appétence’726.

C’est là l’une des contraintes stylistiques que le traducteur peut considérer comme un tremplin
pour quelques expérimentations poétiques. Ainsi, Chateaubriand, célèbre pour sa traduction
très littérale de Milton, indique avoir reproduit en français la plasticité de l’anglais en forgeant
certains néologismes, et ce par souci de fidélité au style de son auteur-source : « J’ai employé,

724
Ibid., p. 46.
725
Lisa Nahajec. « Negation and the Creation of Implicit Meaning in Poetry ». Language and Literature 18, no 2
(2009) : 110.
726
Antoine Berman. Pour une critique des traductions : John Donne. Op. cit., p. 163.

395
comme je l’ai dit encore, de vieux mots ; j’en ai fait de nouveaux, pour rendre plus fidèlement
le texte ; c’est surtout dans les mots négatifs que j’ai pris cette licence : on trouvera donc
inadorée, inabstinence, etc.727 »
Dans les traductions du passage de « The Statement » mentionné ci-dessus, la question
ne se pose pas pour la plupart des adjectifs qui sont transposables en français. Les traducteurs
reproduisent les italiques et normalisent l’usage de la ponctuation. Deux cas posent
problème : almost unmentionable, où l’adverbe vient contrebalancer le préfixe pour achever
de bousculer la frontière stricte entre ce qui est et ce qui n’est pas, et unearthly qui fait
allusion à l’origine même de l’entité, et par extension à l’ensemble de la conception du monde
fictionnel.

Noël : Pourquoi Harley Warren ne revint-il pas avec moi, seuls peuvent le dire, lui, son ombre
ou ce quelque chose sans nom que je ne puis décrire. […] lui seul tenait la clé de la chose.
C’est tout ce que je puis me rappeler n’en sachant pas plus sur la nature de la chose que nous
nous efforcions de trouver. […] C’est alors que me vinrent les affres finales. L’incroyable,
l’impensable, l’indicible chose. […] En réponse, j’entendis la chose qui a jeté cette amnésie
sur mon esprit. Je ne puis essayer, messieurs, de vous traduire cette chose, cette voix, pas plus
que je ne puis me risquer à en décrire le détail […] Dirai-je que la voix était profonde, sourde,
gélatineuse, lointaine, surnaturelle, inhumaine, désincarnée ? Que dirai-je ? (DM, 20-29)

Camus : Quant à la raison pour laquelle Harley Warren n’est pas revenu, seuls lui ou son ombre
– ou quelque abomination que je ne saurais décrire – peuvent la fournir. […] lui seul détenait la
clé permettant d’accéder à la chose. Je me souviens encore de tout cela, même si je ne sais plus
en quoi consistait la chose que nous cherchions. […] Jusqu’à ce que me parvienne le summum
de l’horreur – une chose incroyable, impensable, à peine formulable. […] Ce qui me répondit
est la chose qui a fait tomber ce nuage sur mon esprit. Je n’essaierai pas, messieurs, d’expliquer
cette chose – cette voix – de même que je ne me risquerai pas à vous la décrire en détail. […]
Oserai-je dire que la voix était profonde, creuse, gélatineuse, lointaine, supraterrestre,
inhumaine, désincarnée ? Que dire ? (CR, 100-105)

(1) Almost unmentionable : deux stratégies s’opposent ici. Noël choisit de conserver la
gradation et le rythme ternaire en effaçant simplement l’adverbe almost. Ce dernier indique
pourtant l’ultime effort du narrateur de garder le contrôle face à l’impossible dénoté par le
mot négatif. Chez Camus, c’est ce dernier qui disparaît, la négation étant transférée dans la
locution « à peine », et donc implicitée. Dans les deux cas, même si les procédés sont
différents, c’est bien le respect de l’usage en français qui dicte le choix de chaque traducteur
et non le rythme du texte-source.
(2) Unearthly : soit littéralement, « qui n’est pas de notre terre », synonyme de
« alien », signe de l’irrémédiable étrangeté. Son équivalent le plus couramment utilisé en

727
Cité dans Inés Oseki-Dépré. Théories et pratiques de la traduction littéraire. Op. cit., p. 51.

396
français est « surnaturel », et c’est ainsi que Noël traduit. S’il y a bien affixation, celle-ci
dénote un concept qui en dépasse un autre, déborde ses frontières, plutôt qu’il ne l’annule.
Lorsqu’on sait la récurrence de l’adverbe beyond chez Lovecraft, on pourra admettre cette
variation. Ce qui dérange davantage, c’est que le surnaturel renvoie au fantastique, synonyme
de magique ou de mystique. Et l’on sait le mépris de Lovecraft, athée, pour ce genre de
croyances. C’est probablement le raisonnement qui pousse Camus à proposer
« supraterrestre », terme bien plus rare dans lequel on retrouve la référence concrète à la
planète terre, même si techniquement, la connotation religieuse n’en est pas tout à fait
exempte. Il est probable que la plupart des lecteurs ne connaîtront pas ce terme d’emblée et se
contenteront d’en inférer le sens par son étymologie immédiatement apparente, et sa
proximité avec l’adjectif « extra-terrestre », qui n’est pas associé au fantastique.
La voix qui raconte le cauchemar se caractérise donc par ses difficultés à décrire,
comme en témoigne d’une part la profusion de termes vides, qui ne dessinent que des lignes
floues derrière lesquelles seul le lecteur peut imaginer ce qui se dissimule, d’autre part la
multiplication de termes qui ne disent que ce qui n’est pas, incapables de mettre des mots sur
ce qui est. C’est l’effet qui est primordial. Et il arrive que, d’un Dunsany à Lovecraft, les voix
semblent s’accorder – non pas à l’unisson, en disant la même chose, mais en participant de la
même harmonie sur un axe vertical, comme les notes d’un accord qui s’empilent sur une
portée. Les mêmes procédés apparaissent pour entraîner les mêmes effets. La question se pose
alors : cette harmonie échappe-t-elle à la traduction ?

III. Accorder les voix

Le style extrêmement personnel de l’auteur mythopoétique porte donc en lui-même sa


signature, par la présence d’un grand nombre d’éléments linguistiques très répétitifs. C’est ce
que Jean-Marc Gouanvic a appelé le « substrat expressif du texte » qui par, par un effet de
masse, « donne une partie de sa structure fictionnelle728 » au texte. C’est l’ensemble des
procédés d’écriture caractéristiques de Dunsany d’une part, et de Lovecraft d’autre part, dont
certains se rejoignent au point qu’on puisse identifier, comme l’a fait Francis Lacassin, des

728
Jean-Marc Gouanvic. Sociologie de l’adaptation et de la traduction : le roman d’aventures anglo-américain
dans l’espace littéraire français pour les jeunes (1826-1960). Bibliothèque de littérature générale et comparée
120. Paris : Honoré Champion, 2014, p. 71 ; 91.

397
« architectures lovecrafto-dunsaniennes729 ». Partant d’une écriture qui fait la part belle à
l’oralité au point que sa langue en fasse entendre une voix reconnaissable, avec ses inflexions
et ses idiosyncrasies, on arrive à isoler un certain nombre de points, de zones d’ancrage, qui à
eux tous dessinent des formes. On pourrait donc se demander avec Denis Mellier si Lovecraft
« n’est pas le nom d’une forme730 » qui dépendrait avant tout de l’effet de reconnaissance ou
de l’air de famille qui frappe les lecteurs ou les spectateurs en fonction de leurs musées et
bibliothèques imaginaires, dont les fondations vont bien au-delà de la seule littérature :
« L’intentio lectoris contemporaine », écrit Mellier, « est faite de mémoire, d’érudition
fanique, de circulation participative, de culture geek, assemblages d’imageries rock, metal,
techno et prog731 ». C’est par un processus cognitif d’associations successives, au moment de
la lecture, que cette forme est reconnue comme correspondant à un « cadre » mental pré-
existant dans l’esprit du lecteur :

The concept of frame does not depend on language, but as applied to language processing the
notion figures in the following way. Particular words or speech formulas, or particular
grammatical choices, are associated in memory with particular frames, in such a way that
exposure to the linguistic form in an appropriate context activates in the perceiver’s mind the
particular frame-activation of the frame, by turn, enhancing access to the other linguistic
material that is associated with the same frame732.

Considérer Lovecraft et Dunsany comme des « formes » ou comme des « cadres »


davantage que des « styles », c’est revenir à les considérer, ainsi qu’il a été suggéré au
chapitre 3 de cette étude, comme des « jeux de langages » wittgensteiniens, l’un faisant
parfois transparaître l’autre en son sein. La traduction mythopoétique serait alors un parti-pris
du traducteur qui s’attacherait à préserver cet accord des voix entre les deux auteurs-sources,
en transformant certains mots en points d’intertextualité. Cette possibilité a notamment été
évoquée par Lawrence Venuti, qui pose spécifiquement la question des liens existant entre un
texte source avec d’autres, qui souvent se voient effacés en traduction :

On pourrait donc envisager, pour le traducteur, une forme d’intervention différente, plus
réflexive. Imaginez alors une traduction dans laquelle le traducteur, dans un effort pour gérer ou
contrôler, d’une manière ou d’une autre, les différences linguistiques et culturelles qui résultent
du processus de recontextualisation, inscrit délibérément une interprétation interrogative en
construisant des relations intertextuelles qui sont appropriées à la forme et au contenu du texte

729
Francis Lacassin, « Préface ». MR, 6.
730
Denis Mellier. « Nouvelles notes – à distance : 1995-2012 – sur la poétique de l’excès chez Lovecraft et ses
solutions graphiques ». In Christophe Gelly & Gilles Menegaldo (Éd.). Lovecraft au prisme de l’image :
littérature, cinéma et arts graphiques. Cadillon : Le Visage Vert, 2017, p. 26.
731
Ibid.
732
Charles Fillmore. « Frame Semantics and the Nature of Language ». Annals of the New York Academy of
Sciences: Conference on the Origin and Development of Language and Speech 280 (1976) : 25.

398
étranger. L’intertextualité entraînerait-elle une récriture du texte étranger telle que la traduction
s’écarterait des exigences de l’équivalence et deviendrait une adaptation733 ?

On concluera cette étude par deux points sur la manière dont la traduction peut se faire
illustration des architectures lovecrafto-dunsaniennes : le réseau de mots fétiches, parfois
croisés, qui représentent autant de signes d’une signature en pointillé ; et pour finir, la portée
conjuratrice des textes des deux auteurs, dont les figures principales sont comme les arcanes
d’un tarot commun et invitent donc à la découverte de mondes possibles issus des mêmes
symboles.

1. Le pointillisme de la traduction mythopoétique

Le « substrat expressif du texte » dont parle Gouanvic (cf. supra) passe notamment par
des mots fétiches, constituants d’un lexique clé. On peut ainsi effectuer un relevé des mots les
plus récurrents à l’échelle de l’œuvre ; on ramènera cette fréquence proportionnellement à
leur rareté dans l’usage – puisque des mots rares, plus marqués, frapperont davantage l’esprit
du lecteur et laisseront plus aisément leur empreinte. C’est ainsi qu’un adjectif tel que
cyclopean semble presque avoir été inventé par Lovecraft (76 occurrences dans l’ensemble de
sa fiction), alors que hideous, comparativement bien plus fréquent (388 occurrences) est
moins marqué, moins spécifique à l’auteur, moins ressenti comme faisant office de véritable
signature lovecraftienne. On concluera que le premier a un potentiel mythopoétique plus
grand, car il participe de la langue étrangère « ostranique734 », la défamiliarisation étant
l’apanage du poète : « le poète se place aux origines du monde et des mots au moyen
d’éléments d’obscurité et d’étrangetés : vocables nouveaux et difficiles ; syntaxe complexe ;
composition déroutante ; mots composés [...] ; mots rares comme « idole » à la place de
« fantôme » [...]735 ». Dans quelle mesure la traduction peut-elle rendre compte de cette
langue étrangère à elle-même, et pourtant si puissamment individuelle ? Comment aborder
une écriture éminement descriptive qui « vise à l’hyperréalisme des irréalités, à la saturation
ekphrasistique et à la psalmodie des hypotyposes736 » – ekphrasis notamment, en tant que
description d’une œuvre d’art, traduction d’une traduction, puisque « cette représentation est

733
Lawrence Venuti. « Traduction, intertextualité, interprétation ». Op. cit.
734
Cf. chapitre précédent, p. 303.
735
Inés Oseki-Dépré. Théories et pratiques de la traduction littéraire. Op. cit. p. 149.
736
Denis Mellier. « Nouvelles notes – à distance ». Op. cit., p. 23.

399
donc à la fois elle-même un objet du monde, un thème à traiter, et un traitement artistique déjà
opéré, dans un autre système sémiotique ou symbolique que le langage737 ».

a. L’imparfaite superposition des formes


Prenons un exemple qui illustre de manière plus claire encore la manière dont les motifs
et trames qui façonnent le texte-monde dépendent des signifiants qui les constituent. Ce sont
eux qui permettent l’apparition de la forme d’un auteur chez un autre. La traduction
mythopoétique, qui aurait pour projet de souligner les airs de famille entre les deux œuvres,
passerait en premier lieu par l’identification de tels passage afin d’orienter les choix de
traduction. Ainsi, elle reproduirait le processus de sélection et de répétition propre au mythe :
« la sélection de ce qui est signifiant parmi une diversité quelconque est une fonction de la
répétition. C’est là un moment important de la relation entre rite et mythe. […] La
“conservation” à travers le temps fonde familiarité et confiance738 ». Comparons à nouveau
deux passages, chez Dunsany puis Lovecraft :

Among the green fields lay a village, and on this village the eyes of the King and his armies
were turned as they came down the slope. It lay beneath them, grave with seared antiquity, with
old-world gables stained and bent by the lapse of frequent years, with all its chimneys awry. Its
roofs were tiled with antique stones covered over deep with moss, each little window looked
with a myriad strange cut panes on the gardens shaped with quaint devices and overrun with
weeds. On rusted hinges the doors sung to and fro and were fashioned of planks of immemorial
oak with black knots gaping from their sockets. Against it all there beat the thistle-down, about
it clambered the ivy or swayed the weeds; tall and straight out of the twisted chimneys arose
blue columns of smoke, and blades of grass peeped upward between the huge cobbles of the
unmolested street. […] Over all of it there brooded age and the full hush of things bygone and
forgotten. (« In the Land of Time », TG, 77)

“There is Providence, quaint and lordly on its seven hills over the blue harbour, with terraces of
green leading up to steeples and citadels of living antiquity, and Newport climbing wraith-like
from its dreaming breakwater. Arkham is there, with its moss-grown gambrel roofs and the
rocky rolling meadows behind it; and antediluvian Kingsport hoary with stacked chimneys and
deserted quays and overhanging gables, and the marvel of high cliffs and the milky-misted
ocean with tolling buoys beyond. (« Kadath », CF, 484)

Ici, le motif du lien entre l’architecture et la nostalgie d’une époque révolue semble évident.
Dunsany ne nomme pas le village décrit. Il n’est que « le village du temps », et toutes les
villes citées par Lovecraft, réelle comme Providence ou imaginaires comme Arkham et
Kingsport, pourraient représenter autant de figures déclinées à partir de ce modèle
allégorique. L’usage par les deux auteurs d’un champ lexical identique et les effets de gros

737
Georges Molinié. Dictionnaire de rhétorique. Paris, Librairie Générale Française : Livre de Poche, 1992,
p. 121.
738
Hans Blumenberg. La Raison du mythe. Op. cit., p. 71.

400
plan sur les mêmes éléments architecturaux (mis en évidence en gras dans les exemples)
produit cet effet de réfraction.
Le même réseau de mises en relation est impossible à retrouver en français, même en
prenant en compte toutes traductions existantes jusqu’ici, comme en témoigne une rapide
mise en parallèle :

Textes-sources Dunsany Lovecraft


(TD, 123) (CR, 222 ; QOK, 148 ; DM, 305)
Quaint étranges pittoresque (CR)
étrange (QOK)
curieuse (DM)
Green verts verdoyant (CR, QOK)
de gazon (DM)
Antiquity / antique ancienneté / ancienne antiquité (CR, DM)
Antiquité (QOK)
Antediluvian - antédiluviennes (CR, QOK, DM)
Hoary - vénérable (CR)
blanche (QOK)
blanchie par les âges (DM)
Chimneys cheminées cheminées (CR, QOK, DM)
Gables pignons pignons (CR, QOK, DM)
Immemorial sans âge -

Notons que la sélection de ces traits signifiants fait partie de la lecture préliminaire à laquelle
doit se livrer un traducteur afin de déterminer la manière dont fonctionne le « système » de
l’écriture, en vue même de traduire : « lire pour traduire, c’est illuminer le texte d’une lumière
qui n’est pas de l’ordre de l’herméneutique seulement, c’est opérer une lecture-traduction –
une pré-traduction739 ». Ici, par exemple, nous avons choisi d’inclure certains mots qui
n’apparaissent que chez l’un des deux auteurs, en estimant qu’ils présentent certains liens de
synonymie qui pourraient justifier leur traduction par un même terme : antediluvian,
immemorial, et hoary.
Les seuls termes qui font consensus sont les éléments architecturaux qui possèdent un
équivalent technique précis (chimneys, gables), et le mot antediluvian, transparent et aisément
traduisible tel quel – on aurait pu s’attendre à ce que immemorial suive le même chemin, mais
l’usage de l’adjectif « immémorial » en fançais est rare, sans doute trop rare pour qualifier un
objet prosaïque et concret tel que des planches de bois. Les choix de traduction de hoary sont
intéressants : en lui donnant comme équivalent l’adjectif « blanche », le traducteur privilégie
une partie du sens du signifiant original, sans répéter qu’il est fait référence à l’ancienneté de
la ville. Peut-être aura-t-il estimé que le champ lexical se voyait suffisamment représenté pour
739
Antoine Berman. L’Épreuve de l’étranger. Op. cit., p. 248-249.

401
que l’évocation seule de la couleur suffise à rappeler les cheveux ou la barbe d’un vieillard.
« Vénérable » fait son office en enrichissant ce même champ lexical. Mais « blanchie par les
âges » possède deux avantages : premièrement, l’expression constitue une collocation
euphonique et idiomatique qui vient s’accoler au nom de la ville comme un surnom figé par la
tradition ; elle arrête immédiatement l’attention du lecteur, et si elle venait à être répétée pour
traduire ce même terme, la stratégie serait plus visible que de répéter un même terme, mais
seul. Deuxièmement, elle crée un effet d’écho avec la traduction de immemorial par la
périphrase « sans âge », et fait donc glisser les textes-mondes l’un vers l’autre.
L’effet est évidemment fortuit (de la même façon que quaint est traduit par un même
hyperonyme, « étrange », dans la version de Dunsany par Homassel, et dans la version de
Lovecraft par Mousnier-Lompré). Il faut dire qu’il est rare de traduire en tenant compte de
telles relations intertextuelles – on a déjà bien assez à faire d’un texte source, et les airs de
famille, on l’a dit, sont souvent subjectifs, affaire de perception et d’effort d’imagination.
Sans projet spécifique du traducteur, il est fort peu probable que le hasard suffise à faire surgir
ces échos. On aurait pu par exemple attendre une unité sur un mot aussi courant que green,
mais celle-ci n’a pas lieu : si Homassel traduit tel quel, le contexte pousse Camus et
Mousnier-Lompré à opter pour un terme au lyrisme plus appuyé (« verdoyant »), tandis qu’à
l’inverse, par métonymie, Noël préfère un élément concret à la couleur de ce dernier (« de
gazon »). S’il n’est pas impossible que le lecteur français perçoive l’air de famille entre ces
deux passages, les textes-mondes restent plus éloignés en langue cible qu’en langue source.
La cause en est un principe que Jean-René Ladmiral nomme le « principe des incertitudes
stylistiques » : il fait remarquer qu’en termes de concordance lexicale, en dépit de tous les
partis pris théoriques, « dans la pratique, le choix entre tel ou tel équivalent-cible ressortit en
fait assez largement aux aléas d’un pur et simple ajustement contextuel740 ». En d’autres
termes, le traducteur a tendance à privilégier la micro-analyse, aux dépens de la densité des
réseaux signifiants. Mais cet ajustement ne pourrait-il prendre en compte le contexte
intertextuel lorsque celui-ci se fait ostentatoire ?

b. Traduire Dunsany en lovecraftien.


Afin de répondre à cette question, penchons-nous sur un texte où les textes-mondes des
deux auteurs sont au plus proche. On pourrait arguer que dans « The House of the Sphinx », le

740
Jean-René Ladmiral. Traduire : théorèmes pour la traduction. Op. cit., p. 125.

402
texte-monde dunsanien se met aux couleurs lovecraftiennes, de la même manière qu’on a pu
lire concernant « The Doom That Came to Sarnath » :

Le songe doré a vu ses couleurs dunsaniennes peu à peu recouvertes par les teintes sinistres du
cauchemar lovecraftien. Les mots qui le décrivaient ont subi l’effet de cette dégradation. De
lumineux et laudatifs, les adjectifs sont devenus désespérés et péjoratifs : gélatineux, visqueux,
infect, graisseux, affreux, abominable, répugnant, dégoûtant, sinistre, gris, sombre, déchiqueté,
lépreux... 741

Sarnath est en effet l’archétype de la glorieuse et mythique cité, nouvelle incarnation des
villes dunsaniennes Sardathrion, Bethmoora ou Andelsprutz, mais le récit de sa chute porte
très visiblement les marqueurs signatures de Lovecraft, notamment par le truchement des
adjectifs, ainsi que le souligne Lacassin dans la citation ci-dessus. Par un mouvement inverse,
Dunsany semble, dans « The House of the Sphinx », glisser vers son plus haut degré
lovecraftien. La nouvelle s’ouvre sur le narrateur pénétrant dans une chaumière mystérieuse
au sein d’une forêt sombre et menaçante emplie de loups et autres prédateurs indéterminés.
Tous les ingrédients du conte de fée semblent y être. Néanmoins, le lecteur se retrouve
rapidement déstabilisé dans ses attentes, et tout transpire le lovecraftien : le narrateur à la
première personne, l’absence de dialogue au style direct (le narrateur filtre tout avant que
l’information parvienne au lecteur), et cette omniprésence de l’imprécision du langage,
insuffisant face à l’horreur.

When I came to the House of the Sphinx it was already dark. They made me eagerly welcome.
And I, in spite of the deed, was glad of any shelter from that ominous wood. I saw at once that
there had been a deed, although a cloak did all that a cloak may do to conceal it. The mere
uneasiness of the welcome made me suspect that cloak. (BW, 351)

Le flou du langage imprègne tout : dans cette maison, outre le sphinx, il y a « they », dont on
n’apprendra rien sinon qu’ils attendent avec angoisse l’arrivée d’un être tout aussi vague, « a
thing », en conséquence d’un certain événement, « the deed », dont une fois de plus on ne dira
rien. Le seul indice, c’est que the deed est dissimulé(e ?) sous un manteau. La nouvelle est
bien placée sous le signe de l’énigme.
Le terme deed est répété à dix reprises dans le texte-source, comme un retour
inexorable du refoulé ; les personnages refusent d’en parler mais ne peuvent y échapper. Le
choix du terme source lui-même suscite la curiosité : le mot, peu fréquent, appartient au
registre littéraire et désigne un acte délibéré à la connotation morale forte, le plus souvent
positive (les prouesses des chevaliers arthuriens sont qualifiées de deeds) mais relevant

741
Francis Lacassin. « Préface ». MR, 8.

403
parfois du mal absolu (Macbeth, ayant assassiné le roi, déclare « I have done the deed » (acte
II, sc. 2). Le traducteur doit-il trancher en faveur de cette dernière interprétation, puisque tout
semble pointer vers un acte répréhensible pour lequel le Sphinx sera châtié ? La question se
pose d’autant plus que deed peut également désigner un document légal, et cette piste semble
se creuser plus loin lorsque le narrateur apprend que l’être attendu « on account of the deed »
possède une fonction judiciaire : il est « the arch-inquisitor of the forest, who is investigator
and avenger of all silvestrian things ». Marie Amouroux, première traductrice du texte, choisit
de privilégier cette dimension en optant pour un terme cible unique : « crime ».

And I, in spite of the deed, was glad of any shelter from that ominous wood. I saw at once that
there had been a deed […] she was darkly absorbed with brooding upon the deed. […] they
glanced from the door to the deed and back to the door again. […] her moody silence was
invincible, and her apathy Oriental, ever since the deed had happened. […] there was nothing
for them to do but to pay little useless attentions to the rusty lock of the door, and to look at the
deed and wonder […] I wondered very much what thing would come from the forest on account
of the deed […] And then I asked them what it was that was coming after the Sphinx because of
the deed. […] the thing that they feared was the corollary of the deed […] And the Sphinx in
her menaced house—I know not how she fared—whether she gazes for ever, disconsolate, at the
deed […].

Amouroux : Et moi, en dépit du crime, je fus heureux de trouver un abri quelconque pour
pouvoir sortir de cette abominable forêt. Je vis d’ailleurs tout de suite qu’il y avait eu un crime
[…] elle s’absorbait dans de ténébreuses méditations au sujet du crime. […] ils jetaient tous des
regards furtifs d’abord sur la porte, puis sur le crime, et sur la porte de nouveau. […] son
silence était invincible et son apathie orientale depuis l’accomplissement du crime. […] ils
n’eurent plus rien à faire, sinon essayer sur la serrure rouillée quelques réparations
insignifiantes, et d’ailleurs inutiles, et contempler le crime, réfléchir […] Je me demandais avec
curiosité ce qui allait venir de la forêt en conséquence du crime […] Et je leur demandai qui
pouvait bien poursuivre la Sphynge à cause du crime. […] Évidemment, ce qu’ils redoutaient
était le corollaire du crime […] Quant à la Sphynge dans sa maison menacée, je ne sais pas ce
qu’elle est devenue. Je ne sais pas si elle médite encore sur le crime, désespérée à jamais […].

Amouroux fait donc le choix de la concordance lexicale par l’emploi d’un hyponyme qui
s’inscrit dans un champ lexical particulier, et tranche en faveur de la culpabilité des habitants
de la maison du Sphinx. Le potentiel positif de l’acte accompli, avec ses connotations
littéraires chevaleresques, disparaît, et le châtiment encouru se voit justifié. En d’autres
termes, Amouroux fait le choix de l’entropie, « déperdition d’informations, au plan du
signifié », car elle considère « les connotations sémantiques véhiculées par le mot-source […]
moins importantes, voire inessentielles742 ». En réduisant le champ des interprétations
possible, cette traduction renforce la cohérence interne et facilite (tout en la restreignant) la
tâche herméneutique du lecteur.

742
Jean-René Ladmiral. Traduire : théorèmes pour la traduction. Op. cit., p. 219.

404
C’est également ce que cherche à faire Green lorsqu’il traduit. Il use de tant de
variantes périphrastiques que l’absence de précision se noie dans un flou général dont ne
ressort qu’une seule conclusion : le Sphinx est coupable. Lui seul, et non les autres, car ce
they indistinct, dont on ne sait rien, est reculé en arrière-plan.

Green : Et moi, j’étais heureux de trouver n’importe quel abri contre la forêt menaçante. Je vis
tout de suite que quelque chose était arrivé, bien qu’on fît tout ce qu’on pût faire pour me le
cacher. […] il était aussi profondément absorbé dans ses ruminations sur ce qu’il avait fait.
[…] ils jetaient les yeux de la porte au Sphinx, puis de nouveau de celui-ci à la porte […] son
silence boudeur était invincible et orientale son apathie, depuis son blasphème. […] il ne leur
resta rien d’autre à faire que de ne pas prêter trop d’attention à la porte sans défense, à regarder
ce qui était sur le sol […] Je me posais beaucoup de questions sur ce qui sortirait de la forêt à
cause de ce fameux événement qu’on me cachait […] Je leur demandai ce qui allait venir
chercher le Sphinx à cause de ce qui était arrivé. […] la chose qu’ils craignaient était la
conséquence de ce fameux événement passé […] Quant au Sphinx dans sa maison menacée, je
ne sais comment il se tira d’affaire, soit qu’inconsolable il contemplât pour toujours ce qu’il
avait fait […]

La traduction met la figure du Sphinx au centre de toute chose, puisqu’il s’agit au fond du
seul élément concret dont le lecteur dispose ; cela est refleté par la réorientation des regards
qui, plutôt que d’aller « from the door to the deed », vont de la porte au Sphinx, et par sa
position de sujet lorsque deed est traduit par un verbe d’action. Notons que la seule fois où
Green utilise un hyponyme pour préciser la nature de « the deed », il opte pour un
« blasphème ». Plutôt que l’aspect judiciaire, c’est le côté religieux qui prime chez Green.
Après tout, l’Inquisition évoquée ici impliquait l’un et l’autre. Les dieux sont évoqués à
plusieurs reprises dans le texte source. Mais, surtout, « blasphème » est un terme éminemment
lovecraftien743. Imaginons un instant la stratégie du terme unique appliquée par Amouroux
combinée à ce choix lexical de Green : la visée mythopoétique d’une telle traduction de
Dunsany, rapprochant son texte-monde de celui de Lovecraft, serait alors au plus haut.
Lors de la révision de la première traduction, Anne-Sylvie Homassel apporte des
modifications significatives, en particulier sur le choix du mot « crime » et du jugement qu’il
implique. La concordance lexicale stricte éclate en deux termes-cibles : pour rendre le flou
extrême du terme, on trouve « le fait » ; et pour retranscrire le caractère extraordinaire de
l’acte, « exploit » dont l’aspect positif peut se voir parfois presque inversé en français par un
usage ironique et antiphrastique (on parle d’un « triste exploit ») :

Homassel : Et je fus, en dépit du fait, heureux de trouver quelque lieu où je serais à l’abri de
cette abominable forêt. Je vis d’ailleurs tout de suite qu’il y avait eu un exploit […] il était

743
Même s’il s’agit, vu la date de la traduction, d’un hasard – ou d’un rapprochement fortuit induit par la
proximité de certaines sensibilités de Green et Lovecraft, ce qui les met donc sur la même longueur d’onde.

405
perdu dans de ténébreuses méditations sur l’exploit. […] ils jetaient tous des regards furtifs
d’abord sur la porte, puis sur le fait, puis de nouveau sur la porte. […] depuis
l’accomplissement de l’exploit, son silence était invincible et son apathie orientale. […] il ne
leur resta plus qu’à prodiguer à la serrure rouillée quelques inutiles attentions, contempler
l’exploit, le méditer […] J’essayais d’imaginer ce qui allait venir de la forêt en conséquence du
fait […] Puis, je leur demandai ce que c’était qui venait après le Sphinx, par la faute de
l’exploit. […] Ce qu’ils redoutaient était, de toute évidence, le corollaire de l’exploit […] Quant
au Sphinx dans sa maison menacée, je ne sais ce qu’il est devenu ; je ne sais s’il médite encore,
inconsolable, sur l’exploit […]

Cette variation ajoute à l’effet de brouillage du texte-source, car il incombe alors au lecteur de
comprendre que « fait » et « exploit » se réfère à une seule et même inconnue. En outre, on
pourrait s’étonner qu’un acte pourtant remarquable va se voir châtié, et on questionnera cette
justice quelque peu étrange.
Il faut dire que l’Inquisiteur venu appliquer la sentence n’a rien de rassurant ; celui-ci
est décrit en des termes particulièrement lovecraftiens, qui allient l’horreur et l’indicible :
« some imperious and ghastly thing », « That destined thing from the forest, which no one
named » (352). La forêt elle-même est « ominous ». Comme dans « The Statement of
Randolph Carter » ou « The Other Gods », le texte décrit l’intrusion d’une menace d’outre-
monde ; l’approche d’une horreur cosmique irrépressible, sans forme, devant laquelle on ne
peut que sombrer dans la démence – une folie venue de la brume : « this person was quite
white, and was a kind of madness that would settle down quite blankly upon a place, a kind of
mist in which reason could not live ». Et lorsque la chose approche, c’est en riant hideusement
(« laughing hideously »).
Enfin, caractéristique des épopées oniriques dépeintes par Lovecraft, il y a dans la
nouvelle de Dunsany cette sensation que toutes les dimensions sont bousculées, souvent
ramenées à la verticalité par des chutes ou des ascensions, indifféremment accompagnées
d’une sensation de vertige :

But by mouldering rungs of ladders as old as Man, by slippery edges of the dreaded abyss,
with an ominous dizziness about my heart and a feeling of horror in the soles of my feet, I
clambered from tower to tower till I found the door that I sought; and it opened on to one of the
upper branches of a huge and sombre pine, down which I climbed on to the floor of the forest.
(BW, 353)

C’est par la présence dans un texte très court d’autant de termes lexicaux signés que la
couleur de l’horreur lovecraftienne se fait impossible à ignorer. Les trois versions françaises
gardent l’adverbe « hideusement » ou l’adjectif dont il est dérivé. En revanche, le reste du
réseau s’avère plus fragile en français. Certains termes s’avèrent particulièrement sujets aux
variations et à l’ajustement contextuel – et on constate la même chose au sein même des
406
nouvelles de Lovecraft. Des termes tels que ominous, brooding ou encore doom, éclatent en
une constellation de périphrases et synonymes.
Doom, mot-fétiche partagé par Dunsany et Lovecraft, est dans « The House of the
Sphinx » traduit successivement par « destin » (Amouroux), « sort » (Green) et « châtiment »
(Homassel). Cet exemple est particulièrement révélateur de la manière dont un mot fétiche
peut se déliter et se diluer en traduction : dans les autres textes-cibles de notre corpus
dunsanien, on trouve pêle-mêle, outre ces trois options : « catastrophe », « malheur »,
« menace », « fin », « jugement », « condamnation », « punition », « malédiction ».
Amouroux présente les prémisses d’un réseau reconstruit avec les propositions successives
« misérable fin », « épouvantable fin » et « fin malheureuse », mais il y manque un certain
systématisme pour que le tout soit ressenti comme faisant structurellement et intrinsèquement
partie de la signature esthétique du texte.
On pourra ajouter à tout cela un florilège des mots cibles utilisés par les traducteurs de
Lovecraft : « sentence » (Noël), « fatidique » et « perdition » (Camus), « mort » (Mousnier-
Lompré), « malédiction » (Savio), pour la nouvelle « The Doom that Came to Sarnath ». Dans
ce dernier cas, s’agissant d’une édition bilingue, un appareil de notes permet au traducteur de
déplier l’ensemble des connotations du mot source, y compris la référence biblique (« doom :
1. ruine, perte. 2. Destin, sort. Prophets of doom, prophètes de malheur. Doomsday, (jour du)
Jugement dernier » p. 133). On ressent, dans la profusion des termes proposés, comme une
quête de la langue elle-même, qui cherche à reproduire l’effet intime du va-et-vient entre
lecture et écriture. Julien Green se montre particulièrement sensible à cette dimension,
notamment en ce qui concerne la traduction des Écritures sacrées ; et il impute les difficultés
de traduction à une différence de fonctionnement des langues elles-mêmes :

Le français n’est pas très propice parce que le français, comme le latin [...], tend vers l’abstrait.
L’anglais subira, je le suppose, le même sort avec le temps, mais un élément plus primitif,
presque disparu du français, a été préservé. Le français ne nous donnera jamais l’émotion
inquiétante d’un mot comme doom par exemple ; il dira « jugement dernier » en appel direct à
l’intelligence, et « jugement dernier » me fera penser, tandis que doom « craquement des
ruines », me fera courir pour me cacher sous une montagne. Toute la différence repose en
cela744.

Ainsi, selon Green, l’anglais éveille des émotions plus ataviques, plus primitives, plus
proches des origines – Green cherche avant tout à percevoir et ressentir, y compris en tant que
traducteur. C’est ainsi qu’est décrite la démarche traductive de Julien Green par Marinella
Mariani. Elle met en évidence le concept de l’« idée image » présent dans la démarche de

744
Julian Green. Le Langage et son double. Op. cit., p. 229.

407
Green, qu’elle définit comme la « recomposition intérieure de l’expérience créatrice des mots,
un processus sensoriel, émotif et idéal qui se réalise dans son for intérieur745 ». L’inquiétante
étrangeté qui réside au sein même du lovecraftien et du dunsanien cherche ainsi à se frayer un
chemin en français, tandis que la langue d’accueil portée sur le logos peine à y faire entrer les
excroissances et boursouflures du mythos.
L’agencement spécifique des mots n’est pas à prendre à la légère, comme le montrent
bien la manière dont les divers traitements de deed et doom font prendre consistance au texte :
par cet agencement surgissent tous les éléments constitutifs du mythoscape – des paysages qui
prennent vie, s’animent et se répondent d’un paragraphe à l’autre, de texte en texte, voire
d’œuvre en œuvre. L’oralité du texte est démiurgique : « Il y a dans le mot, dans le verbe,
quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard : manier savamment une
langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire746. » Le texte lui-même sert à
conjurer des images à force de répétition car toute forme, évanescente et éphémère lorsque lue
une seule fois, avant d’être bien vite remplacée par d’autres, gagne en netteté et en présence à
chaque fois que le texte la conjure. La répétition crée ainsi une aura autour de figures qui
deviennent incontournables et fondatrices. Pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu, il
s’agit d’« évocations au sens fort d’incantations capables de produire des effets, notamment
sur les corps, par la ‘magie évocatoire’ de mots aptes à ‘parler à la sensibilité’ et à obtenir une
croyance et une participation imaginaire analogues à celles que nous accordons d’ordinaire au
monde réel747 ». Le travail de l’écriture s’apparente alors à une recherche initiatique afin de
produire une véritable incantation, une forme capable de générer un « effet de croyance
(plutôt que de réel) ».

2. La traduction conjuratrice des textes-mondes

a. Les figures arcanes


Le sort qu’a réservé la postérité à l’œuvre de Lovecraft prouve l’efficacité de cet effet
de croyance sur le long terme, en particulier en ce qui concerne les entités « divines » qui
forment le panthéon au cœur de son mythe personnel. Elles n’ont d’abord d’existence que par

745
Marinella Mariani. « Julien Green : la langue de l’Europe. Esprit et écho ». Op. cit., p. 70.
746
Charles Baudelaire. Œuvres complètes II. Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 117-
118.
747
Pierre Bourdieu. Les Règles de l’art. Op. cit., p. 68.

408
les rumeurs et légendes qui en parlent en des termes figés par la tradition à force de répétition.
C’est dans les mots eux-mêmes et leur agencement en unités cristallisées que ces divinités
prennent corps et que Lovecraft initie ses lecteurs : le texte psalmodie, sa musique pénètre
dans l’œil, dans l’oreille, et dans l’esprit du lecteur, qui se trouve à l’issue de sa lecture
capable de reproduire sans trop de mal les incantations qui émaillent le texte. Voyons, au
début de Kadath, la première allusion aux dieux Azathoth et Nyarlathotep :

There were, in such voyages, incalculable local dangers; as well as that shocking final peril
which gibbers unmentionably outside the ordered universe, where no dreams reach; that last
amorphous blight of nethermost confusion which blasphemes and bubbles at the centre of
all infinity—the boundless daemon-sultan Azathoth, whose name no lips dare speak aloud,
and who gnaws hungrily in inconceivable, unlighted chambers beyond time amidst the
muffled, maddening beating of vile drums and the thin, monotonous whine of accursed flutes; to
which detestable pounding and piping dance slowly, awkwardly, and absurdly the gigantic
ultimate gods, the blind, voiceless, tenebrous, mindless Other Gods whose soul and messenger
is the crawling chaos Nyarlathotep. (CF, 410)

On assiste dans ce passage à une exploration des confins du langage, construit pour exprimer
ce qui ne peut l’être. L’indicible s’incarne dans le nom tabou, que le texte écrit s’empresse de
violer sous couvert de discours rapporté. On retrouve les procédés d’écriture déjà évoqués au
cours de ce chapitre : l’accumulation de termes qualifiants, qu’il s’agisse d’adjectifs ou
d’adverbes (incalculable local / shocking final / amorphous blight of nethermost
confusion...) ; l’emploi hypertrophié de formes négativées, par l’ajout de préfixes ou suffixes
privatifs, pour tenter de cadrer l’indicible en énumérant ce qu’il n’est pas ; le vertige du
langage, un mot en conjurant en autre par assonnance (blasphemes and bubbles, gnaws
hungrily, muffled maddening beating, thin monotonous whine, pounding and piping) ; et
enfin, ultime pétrification du langage, la formule « whose soul and messenger is the crawling
chaos Nyarlathotep ».
Il y a là peu de mots parasites qui viendraient diluer l’ensemble ; c‘est au contraire une
intense concentration de sens au rythme haletant, qui oppresse et menace. En outre, il s’agit là
d’un condensé de tous les ingrédients qui seront réutilisés au fil du texte, à chaque fois qu’il
sera question de ces divinités. Ce sont toujours les mêmes mots qui seront associés entre eux,
avec quelques mineures variations quant à l’assemblage et la syntaxe, où l’emploi de plus ou
moins d’adjectifs toujours plus ou moins synonymes – reproduisant ainsi les variations dues à
la transmission orale qui fait circuler ces entités constituées uniquement de mots et de
rumeur :

409
the gates of a monstrous cataract wherein the oceans of earth’s dreamland drop wholly to
abysmal nothingness and shoot through the empty spaces toward other worlds and other stars
and the awful voids outside the ordered universe where the daemon-sultan Azathoth gnaws
hungrily in chaos amid pounding and piping and the hellish dancing of the Other Gods,
blind, voiceless, tenebrous, and mindless, with their soul and messenger Nyarlathotep.
(CF, 418)

and all these agents, whether wholly human or slightly less than human, are eager to work the
will of those blind and mindless things in return for the favour of their hideous soul and
messenger, the crawling chaos Nyarlathotep. (CF, 418)

the coming of that frightful soul and messenger of infinity’s Other Gods, the crawling chaos
Nyarlathotep. (CF, 421)

the mindless Other Gods from Outside, whose soul and messenger is the crawling chaos
Nyarlathotep. (CF, 446)

The violet gas S’ngac had told him terrible things of the crawling chaos Nyarlathotep, and
had warned him never to approach the central void where the daemon-sultan Azathoth gnaws
hungrily in the dark. (CF, 448)

Watchers have spoken of this thing, and the Other Gods have grunted as they rolled and
tumbled mindlessly to the sound of thin flutes in the black ultimate void where broods the
daemon-sultan whose name no lips dare speak aloud. (CF, 482)

that last amorphous blight of nethermost confusion where bubbles and blasphemes at
infinity’s centre the mindless daemon-sultan Azathoth, whose name no lips dare speak
aloud. (CF, 487) 748

Il est intéressant ici de laisser le texte source de côté afin de ne considérer les textes-cibles que
pour eux-mêmes en tant qu’eux-mêmes, et de voir quel réseau de circulation du discours ils
dépeignent, y compris d’une traduction à l’autre.
De manière générale, les segments répétés de la manière la plus fréquente et la plus
figée semblent s’affranchir du procédé des variantes contextuelles. Ainsi lorsqu’il s’agit de
Nyarlathotep, et quelle que soit la traduction consultée, on trouvera en français son titre
complet « le chaos rampant », « âme et messager » des Autres Dieux. De même, la
construction daemon-sultan, épithète d’Azatoth, est (à une seule exception près749) rendue
par « sultan des démons ». Les autres segments se résument souvent à une idée-image : le
tabou du nom divin (whose name no lips dare speak aloud), la voracité insatiable (gnaws
hungrily), l’absence de toute raison humaine pour animer ces entités (qui se cristallise dans
l’adjectif mindless), et enfin l’abîme du chaos ultime au centre de toute chose – c’est alors

748
Nous ne reproduisons pas ici l’ensemble des trois traductions de tous ces segments ; on les trouvera en regard
à la fin de ce volume, cf. annexe 2, p. 438.
749
Noël dévie une seule fois en traduisant par « prince des démons », sans que l’on puisse s’expliquer le
pourquoi de cette exception.

410
l’image elle-même qui est récurrente mais échappe à la pétrification au sein du langage. Le
chaos primordial s’incarne dans plusieurs périphrases qui se ressemblent sans jamais se
répéter à l’identique.
Que ce soit chez Noël comme chez Mousnier-Lompré, le tabou signifié est rendu avec
une variation métonymique entre « lèvres » et « bouche » ; le groupe verbal
« gnaws hungrily » perd de sa signifiance chez Noël (traduit d’abord par « se goinfre », puis à
deux reprises par « grogne avec colère » – inexactitude, voire faux-sens induit par une lecture
où se mêlent angry et hungry, deux adjectifs presque homophones pour un francophone ?)
tandis que Mousnier-Lompré l’étoffe pour lui donner plus de poids, la répétition gagnant en
visibilité (« claque avidement des mâchoires »). Enfin, mindless trouve son équivalent chez
les deux traducteurs par la périphrase « dénués d’esprit ».
Du point de vue de la psalmodie de la langue, Camus se démarque nettement de ses
prédécesseurs. Le réseau de formules mnémoniques qu’il tisse se révèle extrêmement dense.
Il utilise la typographie pour la souligner (les majuscules non seulement au nom propre, mais
également au titre qui vient le compléter : « Nyarlathotep, le Chaos Rampant », CR, 111 ;
169), se montre attentif à maintenir les invariants (« dont aucune bouche n’ose prononcer le
nom à voix haute » ; « se goinfre / s’empiffre voracement », dont l’adverbe et le registre de
langue assurent la cohérence entre les deux synonymes (111 ; 123 ; 169), et en consolide
même certains : mindless s’intègre au sein d’une liste d’adjectifs que Camus prend soin de
reproduire à l’identique « aveugles, muets, ténébreux et stupides » (111 ; 123). Il brode
également sur la représentation de la danse des Autres Dieux, hellish dancing, traduit par
« dansent leur sarabande infernale » (123 ; 220). Enfin, la paire bubbles and blasphemes est
rendue par un même jeu d’allitérations, à deux reprises, par « glougloute et blasphème »
(111 ; 226).
On repère par ces derniers exemples une stratégie globale employée par Camus pour
conférer à sa traduction l’impression d’inquiétante étrangeté qui transpire de l’original : il
cherche des mots forts propres à frapper les sens. Il reproduit l’oralité du texte source par
l’usage audacieux de termes à l’empreinte onomatopéique : « glouglouteurs invisibles »,
« répugnants barboteurs ». Cette dimension sensorielle est moindre lorsqu’elle ne repose que
sur des adjectifs qualifiant un terme par ailleurs plus abstrait, par exemple chez Mousnier-
Lompré qui parle de « monstres invisibles », « infects » ou « grouillants ». Ces mots font
partie d’un registre familier ; à l’inverse, c’est parfois le registre scientifique qui permet de
frapper davantage : certains termes sont aussi, du fait même de leur rareté, mémorables. Ainsi

411
lorsque Camus traduit faceless flutterers par « chiroptères sans visage »750 et toad-things par
« crapaudoïdes » ou « crapaudiformes ». Ce sont les mots qui, monstrueux, boursouflés, vont
marquer l’œil et l’esprit du lecteur.
Toutes les ressources de la langue sont mises à contribution pour tenter de donner une
forme à ce qui dépasse l’entendement. Allons jusqu’à dire que Camus s’accorde, au sens
musical du terme, sur la partition proposée par Lovecraft en mettant au jour le « système de
variations liées751 » qu’il recrée en français :

Grâce à [ce système], la compétence du traducteur s’accorde, en un sens très proche du sens
musical, au texte à traduire. Cet accord permet au traducteur d’élaborer tout un préconstruit
sous-jacent à l’activité de traduction, grâce auquel ses capacités de performance approcheront le
texte à traduire d’une manière plus harmonieuse, plus fine, plus riche, plus exhaustive752.

Loin de constituer un défaut, la répétitivité des textes relevant d’une même forme est
précisément la source de l’effet d’adhésion suscité chez le lecteur qui « tient seulement à ce
que tous les termes prévisibles soient présents dans le récit qu’[il] dévore et qu’ils témoignent
en faveur d’un ordre perdu, d’un fonctionnement passionnel du monde qui n’existe pas, qui
aurait pu exister, qui existerait si...753 » Il y a de l’émotion à reconnaître, sous une forme
nouvelle, des airs connus ; Pierre Péju remarque que ce sont là les fondements de la littérature
dite populaire, dans laquelle « les mots, avec leur ordre d’apparition, comptent bien davantage
que le réalisme des images et l’on retrouve ici l’une des fonctions du récit mythique754 ». La
dernière question que l’on se posera, toutefois, est bien celle des images, lorsqu’elles
s’affranchissent de l’écrit : comment, alors, traduire la portée évocatrice du texte ?

b. Adaptation et citation intersémiotique : l’invitation à un voyage lovecrafto-


dunsanien
L’ensemble des échos que nous avons mis au jour jusqu’à présent est significatif dans la
perception que le lecteur se construit des formes « Lovecraft » et « Dusany » comme
débordant des limites d’une nouvelle, ou même de l’œuvre tout entière qui ne représente, en
soi, qu’une partie d’un ensemble plus grand au sein du paysage culturel global. En effet, « un
motif mythique ne peut se comprendre isolément mais seulement dans une série d’autres

750
Là où Noël en faisait de moins étranges « oiseaux », fussent-ils sans visage, et Mousnier-Lompré passait par
un plus traditionnel (et surtout moins visuel) hyperonyme avec « créatures sans visage ».
751
Jean-Louis Lebrave. « Genèse d’une traduction. Comment Elmar Tophoven a annoté La Jalousie d’Alain
Robbe-Grillet. Genesis ». (Manuscrits–Recherche–Invention). Traduire n° 38 (2014) : p. 37.
752
Laurence Belingard, Maryvonne Boisseau & Maïca Sanconie. « Traduire, créer ». Meta : Journal des
traducteurs 62, no 3 (2017): 492.
753
Pierre Péju. L’Archipel des contes. Op. cit., p. 41.
754
Ibid., p. 42.

412
motifs. Leur caractère mythique se déduira justement de leur récurrence dans une série de
textes similaires755 ». Les deux œuvres entrent donc en résonance sur ce point, ce qui vient
renforcer l’impression mythique dégagée par le monde imaginaire. Le symbole devient dès
lors un invariant de traduction trahissant la source unique ayant donné naissance à des
adaptations différentes – source unique et néanmoins multiple, puisque l’original est ici le
résultat de la superposition de plusieurs nouvelles comme autant de calques dont le spectateur
ne distingue plus les limites. Et cette démultiplication se poursuit parfois, on l’a vu, dans le
cadre de la traduction au-delà du texte écrit ; la traduction intersémiotique.
On concluera cette étude par une brève analyse d’un projet cinématographique amateur
intitulé The Dreamlands. Ayant vu le jour en 2013, et actuellement en cours de tournage, il a
été lancé par une campagne de financement participatif lui ayant permis de récolter 50 000
euros756. Le film se présente comme une adaptation libre, non pas d’une nouvelle en
particulier, mais faisant la synthèse d’un cycle entier au sein de l’œuvre de Lovecraft, dit
« des Contrées du Rêve » d’où son titre. Le réalisateur et initiateur du projet, Huan Vu,
indique avoir repris des éléments de certaines nouvelles précises, mais il brode autour de ces
références une histoire originale dans le but avoué de transmettre avant tout l’expérience du
monde imaginaire et les sentiments évoqués par ce dernier : sens du désir et de la perte,
donnant lieu à un voyage, à une quête dont l’issue est toujours incertaine :

I took elements from « Celephaïs », « The White Ship », « The Strange High House in the
Mist » and also a bit of « The Dream-Quest of Unknown Kadath », but it’s really more about the
universe that Lovecraft has created and the underlying essence. It’s about yearning, longing,
searching and very often about getting lost757.

N’est visible de ce projet, à l’heure actuelle, qu’une bande-annonce. Celle-ci invite


véritablement à pénétrer et explorer l’univers lovecraftien en reprenant ses codes, tout en
s’inscrivant en plein dans la culture de la convergence, culture participative invitant les
spectateurs à « rechercher de nouvelles informations et à établir des connexions entre des
contenus médiatiques dispersés », activité relevant tout à la fois « du travail (et du jeu) auquel
se livrent (et jouent) les spectateurs dans le nouveau système médiatique758 ». Internet et les
nouveaux réseaux de communication jouent un rôle fondamental en favorisant les échanges
au sein de la communauté, au point que le réalisateur Huan Vu reconnaît que son projet

755
Joël Thomas. Introduction aux méthodologies de l’imaginaire. Paris : Ellipses, 1998, p. 55-56.
756
Vu, Huan. « The Dreamlands ». Bande-annonce. YouTube, 2014. Web. Consulté le 2 avril 2015. Ce bagage
permet au réalisateur de démarcher actuellement des financeurs de l’industrie cinématographique avec des
arguments solides de viabilité grâce à un public d’ores et déjà acquis.
757
Huan Vu, entretien personnel réalisé par e-mail, 23 mai 2015.
758
Henry Jenkins. La culture de la convergence. Op. cit., p. 23.

413
ambitieux leur doit son existence et sa viabilité, ainsi que la possibilité de dépasser le statut
d’amateur pour se frayer un chemin jusqu’aux sphères professionnelles de l’industrie du
cinéma759. La bande-annonce représente un format d’étape qui se place en périphérie du film
comme produit fini. Cependant, il ne s’agit pas d’un document de travail voué à rester
invisible, inaccessible au spectateur, comme pourrait l’être un scénario : au contraire, sa visée
est publique. Montée à partir de fragments du film afin de donner de manière condensée un
échantillon représentatif du genre, de la trame et de l’ambiance, la bande-annonce est un outil
promotionnel avant tout conçu pour provoquer une réaction d’attente et d’engouement chez le
spectateur. Dans le cas d’une adaptation d’œuvre littéraire, elle représente un espace
privilégié où affirmer le lien qui unit le film à son texte-source afin d’accrocher l’attention du
lecteur pour en faire un spectateur.
Cet objectif représente le skopos qui influence les choix en termes de montage et
d’informations auditives et visuelles. Il faut également garder à l’esprit que la vidéo qui nous
intéresse a été créée, non pas une fois la production du long-métrage achevée, mais avant
même que le projet ne soit assuré de voir le jour, précisément dans le but de présenter ce
dernier au public afin de solliciter son soutien financier. C’est donc l’existence même du film
qui dépendait de l’efficacité de cette bande-annonce. Les choix opérés ont pour but de donner
un avant-goût fort de l’univers onirique de Lovecraft, le court récit devenant représentation
métonymique du long-métrage à venir. L’un des principaux arguments mis en avant par Huan
Vu est le caractère inédit de son projet, puisqu’aucune des nouvelles dunsaniennes de
Lovecraft n’a jamais été portée à l’écran. Son projet est précisément de montrer la pluralité
des facettes du genre « lovecraftien », trop souvent réduit à l’horreur gore. Il classe d’ailleurs
son film dans la catégorie de la « dark fantasy » qu’il définit comme suit :

Dark fantasy as a genre category is important to differentiate with classic Tolkien-style fantasy
where we are dealing with heroes, honour, good versus evil, fellowship, destiny etc. « The
Dreamlands » can be compared to Del Toro’s « Pan’s Labyrinth » for example, it will deal with
inner conflicts, it will be mysterious.
A typical Lovecraftian main theme is humanity’s insignificance, but his Dream Cycle stories
venture into a slightly different vein: again, our world and our perception of reality seem to be
wrong and insignificant, but there is a glimmer of hope out there in the dimension of dreams
amidst all the darkness and danger. That’s what we want to bring onto the big screen760.

759
« Without the Internet it would probably be impossible for someone like me to create and build such a project
like ‘The Dreamlands’. We experienced a lot of enthusiasm and support from the worldwide Lovecraft
community, which last year resulted in our successful crowdfunding and crowdinvesting campaign. Now it’s
about finding partners in the film industry to make a possible next step to become an even more solid and
professional production with well-known actors involved » (Vu Huan, entretien personnel)
760
Huan Vu, entretien personnel..

414
Comme le soulignent les nombreuses allusions à la perception, notamment visuelle, il s’agit
donc avant tout de traduire à l’écran une vision du monde où s’allient et se contrastent ombre
ombr
et lumière, rêve et cauchemar,
cauchemar, démons et merveilles. À partir de la représentation
fragmentaire des Contrées du Rêve effectuée par Lovecraft d’une nouvelle à l’autre, Vu
effectue une adaptation synthétique qui invite à pénétrer l’univers mythopoétique de l’auteur
l
pour en devenir un initié.. Cette synthèse passe par l’isolement et la reprise d’éléments forts
qui font figure d’archétypes représentatifs de ce monde, à la fois visuels et symboliques. Ces
éléments forment unee typologie, un langage à la structure cohérente. On pourrait en faire les
arcanes d’un tarot, la bande-annonce
annonce faisant office de tirage prophétique annonçant le film à
venir, si ce n’est qu’au lieu des lames traditionnelles (la Maison-Dieu,
Maison Dieu, le Monde, le Chariot,
etc.) nous
ous trouvons successivement face à nous les figures constitutives d’une mythologie
privée.
Certains planss spécifiques résultent d’une traduction auditive et visuelle explicite, bien
que déverbalisée, de titres de nouvelles de Lovecraft : sous nos yeux prennent
nnent consistance et
s’animent « The Strange High House in the Mist » et « The White Ship », avec une attention
aux détails telle que l’on pourrait nommer ces plans des « citations intersémiotiques
intersémiotique ». Or on
va voir que dans les deux cas, on pourrait tout aussi
a si bien identifier des passages sources dans
l’œuvre de Dunsany, de sorte qu’un spectateur ignorant de l’œuvre lovecraftienne pourrait
sans peine apprécier l’univers dépeint ici comme invitation à un voyage dunsanien.

Fig. 1, « The Strange High House in the Mist »

(1) L’Étrange Maison Haute dans la Brume représente l’arcane du foyer, de


l’isolement, mais aussi de l’espace connu qui constitue le point de départ de la quête. Elle
trouve sa source dans la nouvelle du même nom, dont plusieurs passages distincts fournissent

415
les éléments essentiels à son interprétation. À nouveau, c’est par la répétition obsessionnelle
de certaines formules que se dessine le mythoscape lui-même :

In the morning mist comes up from the sea by the cliffs beyond Kingsport. White and feathery
it comes from the deep to its brothers the clouds, full of dreams of dank pastures and caves of
leviathan. […] oceanward eyes on the rocks see only a mystic whiteness, as if the cliff’s rim
were the rim of all earth, and the solemn bells of buoys tolled free in the aether of faery.
(CF, 401)

The ancient house has always been there, and people say One dwells therein who talks with the
morning mists that come up from the deep, and perhaps sees singular things oceanward at those
times when the cliff’s rim becomes the rim of all earth, and solemn buoys toll free in the
white aether of faery. (CF, 401-402)

« look over the world’s rim at the cryptical aether beyond, listening to spectral bells and the
wild cries of what might have been gulls. » (CF, 402)

The Terrible Old Man wheezed a tale that his father had told him, of lightning that shot one
night up from that peaked cottage to the clouds of higher heaven; and Granny Orne, whose tiny
gambrel-roofed abode in Ship Street is all covered with moss and ivy, croaked over something
her grandmother had heard at second-hand, about shapes that flapped out of the eastern mists
straight into the narrow single door of that unreachable place—for the door is set close to the
edge of the crag toward the ocean, and glimpsed only from ships at sea. (CF, 402)

La maison elle-même, noyau du titre, est identifiée par Maurice Lévy comme le lieu
fantastique par excellence au sein du paysage lovecraftien, seuil mythique qui rend possible la
transgression et justifie le châtiment encouru761 – la menace d’abord représentée par le vieil
homme hostile qui l’occupe, puis par l’intrusion du fantastique. L’effet de seuil est dédoublé
par la situation de la maison, qui se trouve au point de jonction entre les éléments naturels : la
frontière verticale entre ciel et terre, et la frontière horizontale entre terre et mer qui en fait le
dernier avant-poste avant l’inconnu, l’ultime refuge familier avant la Terra Incognita par-delà
le bord du monde (the rim of all earth). Le lecteur dunsanien, lui, songera sans mal aux
aventures « to the Edge of the World » du Livre des Merveilles, et aux nombreuses montées et
descentes vertigineuses qui y sont dépeintes. Autre point de superposition des mondes qui
s’accordent, la maison et son occupant figurent d’ailleurs presque trait pour trait dans la
nouvelle « The Quest for the Queen’s Tears » :

Even so they came to the windy house of thatch where dwells the Old Man Who Looks After
Fairyland sitting by parlour windows that look away from the world. He made them welcome
in his star-ward parlour, telling them tales of Space, and when they named to him their perilous
quest he said it would be a charity to kill the Gladsome Beast; for he was clearly one of those
that liked not its happy ways. And then he took them out through his back door, for the front
door had no pathway nor even a step—from it the old man used to empty his slops sheer on

761
Maurice Lévy. Lovecraft ou Du fantastique. Op. cit., p. 52.

416
to the Southern Cross—and
and so they came to the garden wherein his cabbages were, and those
flowers that only blow in Fairyland, turning their faces always towards the comet, and he
pointed them out the way to the place he called Underneath, where
where the Gladsome Beast had his
lair. (BW, 376)

À l’écran, laa hauteur vertigineuse du lieu est traduite par un panoramique vertical,
résumant d’un seul mouvement de caméra l’ascension qu’a dû effectuer le personnage
pers
principal. Dans le texte source, cette sensation de vertige nécessitait la récurrence d’un
lexique alliant la hauteur et l’angoisse du vide (« frightful precipice », « vertical drop »,
« great chasm », « Olney grew dizzy at his loneliness in the sky », etc.). La maison se trouve
au sein d’un environnement
vironnement caractérisé par la couleur blanche qui renvoie à la brume, élément
fondateur représentant la frontière entre la réalité et le monde onirique
onirique chez Lovecraft. Le mot
mist fait partie des plus récurrents des contes dunsaniens (51 occurrences dans les quatorze
nouvelles de notre corpus, dont 26 dans la seule « The Strange High House in the Mist »),
façon de reproduire le sentiment de l’indicible, de l’inaccessible, de l’inconnu d’où surgit le
surnaturel. La brume est également qualifiée de « aether of faery », et appartient donc
doublement à un monde étranger, celui de l’imaginaire fantastique des contes de fées, et celui
de l’inconnu spatial propre à la science-fiction
science fiction (l’éther renvoyant à la substance physique que
l’on imaginait autrefois remplir le
le vide interstellaire). La maison est le seul point fixe dans un
océan d’incertitude.

Fig. 2, « The White Aether of Faery »

Le réalisateur Huan Vu est sensible à la stratégie de suggestion utilisée pour


représenter l’incertitude fantastique, selon lui
lui trop souvent absente des adaptations
lovecraftiennes : « What I see in many other Lovecraft adaptations is that they tend to be too
showy. Lovecraft is not about showing the monster, it’s more about showing the shadow of
the monster ». Visuellement, le film
f nous présente bien un monde de blancheur et de mystère
mys

417
(« white world of mystery ») : on découvre dans la deuxième partie de la bande-annonce que
non seulement la maison est bien noyée dans la brume, interdisant au personnage de
distinguer quoi que ce soit par les fenêtres, mais que son influence s’étend également à
l’intérieur où les murs, portes et objets, sont uniformément blancs. L’histoire commence donc
comme sur une toile ou une page vierge, qu’envahira la couleur à partir du moment où l’on
ouvrira la porte pour découvrir un univers transfiguré par de chaudes et lumineuses teintes
dorées. Le jeu des lumières et des couleurs annonce les abords d’une terre « dunsanienne » au
sens où l’entendait Lovecraft dans le passage déjà cité des Montagnes Hallucinées : « a gold,
silver and scarlet land of dunsanian dreams » (CF, 729) alliant aux yeux du spectateur
promesse de rêve, de magie et d’aventures.

(2) Second arcane du tarot, symbole du gouffre entre fiction et réalité, le Vaisseau
Blanc, en tant que véhicule, représente le passage, le déplacement perpétuel, la navigation
fantastique, mais également la nostalgie et la perte, l’évanescence du rêve. Si la Maison est le
point de départ, le Vaisseau est mise en mouvement du récit et de la quête. Sans lui, rien
n’indiquerait que les personnages puissent aller au-delà de la simple contemplation et agir sur
le monde du rêve. On l’a déjà évoqué, le motif est commun à Lovecraft et Dunsany, dont Max
Duperray écrit :

Le rêve n’est pas passivité contemplative mais gage de voyage – le mot « dream » remplace
quelque part le mot « stream » - le rêve est le moteur du monde et s’assimile aux impulsions de
l’élan vital : il se fait prophétique, stimulus naturel, comme la croissance des fleurs762.

L’apparition dans le texte source de la nouvelle se caractérise par l’émotion esthétique qui se
dégage de la fluidité de son mouvement, libéré des lois de la physique prévalant dans le
monde réel. Le rêveur ne peut pas compter sur elles, pas plus que sur la fixité des dimensions
spatiales :

Out of the South it was that the White Ship used to come when the moon was full and high in
the heavens. Out of the South it would glide very smoothly and silently over the sea. And
whether the sea was rough or calm, and whether the wind was friendly or adverse, it would
always glide smoothly and silently, its sails distant and its long strange tiers of oars moving
rhythmically. (CF, 60-61)

La prose elle-même accompagne l’apparition fabuleuse par ses sonorités liquides et sifflantes
rappelant le rythme du ressac. Elle est cyclique, soumise aux phases de la lune à l’instar des
marées. Marqué par ce symbolisme aquatique, le vaisseau se déplace sans heurts et sans

762
Max Duperray. Le monde imaginaire de Lord Dunsany (1978-1957). Op. cit., p. 176.

418
provoquer le moindre bruit, comme si son existence matérielle n’était pas avérée. La cadence
des rames, avant tout esthétique, ne semble pas avoir d’effet sur l’inertie du navire.

Fig. 3 – « The White Ship » / « The Dream-Built ship »

En termes d’adaptation audiovisuelle, cette apparition est un point culminant de la


bande-annonce, la première confrontation directe au merveilleux. Comme dans le texte-
source, le navire flotte de manière extrêmement fluide et sans aucun effet sonore autre que la
musique extradiégétique. Le trait est même forcé puisqu’il ne vogue pas sur une mer liquide
mais sur la brume et les rayons du soleil levant (ce qui va à l’encontre du texte original où le
vaisseau venait du sud, et non de l’est.) Les plans longs, d’abord de face, puis de côté, laissent
au spectateur le temps d’apprécier pleinement l’effet d’harmonie produit par le mouvement,
ainsi que le détail extrême de la conception visuelle du vaisseau. À part sa couleur
caractéristique, aucun descripteur concret n’est donné dans le texte source, c’est donc par le
développement des connotations que l’adaptateur trouve matière visuelle. La proue du bateau
arbore un visage souriant, comme s’il portait un masque, et de chaque œil s’échappe un long
parchemin indéchiffrable qui nous rappelle que l’épopée, même sous forme
multidimensionnelle, reste avant tout un texte. Le navire évoque les récits mythiques,
l’odyssée d’Ulysse, les voyages de Sinbad, les navigations des saints celtes, etc. ; ses flancs
sont gravés de bas-reliefs rappelant des soldats de l’Antiquité grecque, avec armes et bouclier
(ce qui rappelle certains des artefacts qu’on a vus décorant les étagères à l’intérieur de la
maison). Enfin, on y distingue aussi des motifs tentaculaires, clin d’œil référentiel adressé au
fan habitué à voir Lovecraft réduit à cette représentation.
Mais s’il s’agit au départ d’une citation intersémiotique directe de Lovecraft, rien
n’interdit d’y voir également la trace des navires oniriques dunsaniens : l’illustration

419
fonctionne également à merveille pour représenter notamment le passage suivant issu de la
nouvelle « The River » :

Then on the River I saw the dream-built ship of the god Yoharneth-Lahai, whose great prow
lifted grey into the air above the River of Silence.
Her timbers were olden dreams dreamed long ago, and poets’ fancies made her tall, straight
masts, and her rigging was wrought out of the people’s hopes.
Upon her deck were rowers with dream-made oars, and the rowers were the people of men’s
fancies, and princes of old story and people who had died, and people who had never been.
These swung forward and swung back to row Yoharneth-Lahai through the Worlds with never a
sound of rowing. For ever on every wind float up to Pegāna the hopes and the fancies of the
people which have no home in the Worlds, and there Yoharneth-Lahai weaves them into
dreams, to take them to the people again. (GP, 581)

On retrouve représentés la Rivière du Silence, la majestueuse figure de proue, dont on


peut imaginer que le visage soit celui du dieu dunsanien, « god of dreams and little fancies »,
l’évocation de l’Antiquité, mais aussi, et surtout, la représentation de l’espoir des personnages
qui espèrent échapper à une réalité à laquelle ils se sentent étrangers. En effet, le héros du film
cherche à fuir. L’ecchymose qu’il porte au visage est signe du rejet dont il est victime. Il n’a
que deux répliques dont chaque mot est pesé avec soin. Menacé d’une canne et sommé de
rentrer chez lui, (« Go home! »), il s’écrie avec détresse « I have no home! », ce qui pousse
son interlocuteur à s’adoucir et à répéter avec compassion : « No home ? ». La triple
répétition en fin de phrase place la notion du foyer au centre des préoccupations des deux
personnages et fait apparaître le lien qui peut les réunir, mais peut également constituer une
citation appuyée à Dunsany : « people which have no home in the Worlds ». Le jeune héros se
caractérise par son regard, fasciné par la beauté qu’il devine de l’autre côté du Mur de la
morne réalité, et demande à suivre celui qui connaît le chemin. Son expérience reste à
construire et passe par la perception, ce qui le place dans une posture similaire à celle du
spectateur face à l’écran.
Les spectateurs non-initiés à la mythologie lovecraftienne pourront s’identifier au
jeune homme qui découvre le monde onirique pour la première fois, et en appréhender les
mystères et les rouages au fur et à mesure. On reconnaît l’archétype du jeune héros typique
d’un récit de fantasy qui cherche sa place dans le monde et se sent en décalage avec la réalité
de son temps. Une telle identification était difficile avec Randolph Carter qui, contrairement
au lecteur, disposait dès le départ des clés du monde onirique. L’adaptation de Vu opère en
quelque sorte un dédoublement du personnage de Carter. Le vieil homme sage et le jeune
héros en représentent chacun une facette : l’innocence et l’expérience, le désir et la nostalgie,
ce qui dédouble les points d’accroche possibles. L’adaptation répond en cela aux trois

420
impératifs identifiés par Jean-René Ladmiral : non seulement faire passer le sens et assurer
une lisibilité suffisante, mais aussi « permettre une double lecture en disposant des indices
(wink) qu’un lecteur plus cultivé est à même d’appréhender763 ». En effet, le spectateur initié
est invité à spéculer sur la place que va venir prendre ce récit au sein du cycle onirique. Aucun
des personnages n’est nommé : le jeune homme pourrait-il être Carter – auquel cas on nous
proposerait un préquel à la quête de Kadath ? Ou bien s’agirait-il d’un avatar de Lovecraft lui-
même, dont on sait que plusieurs nouvelles sont la retranscription directe de ses rêves ? Ce
premier voyage représenterait alors une remontée fictionnelle aux sources de l’écriture et le
récit mythique de son parcours initiatique en tant qu’écrivain. C’est en laissant des questions
sans réponse que la bande-annonce atteint son objectif : susciter l’intérêt et l’envie de voir
révéler ce qu’elle a sciemment gardé dans l’ombre.
Enfin, la traduction intersémiotique, ici audiovisuelle, permet de jouer la carte de
l’impact maximal du merveilleux, car l’effet ne passe ici que par la perception du spectateur,
comme des personnages, et non plus sur les mots. Toute vise à la monstration plus qu’à la
narration. La citation intersémiotique telle que nous l’avons définie permet en outre d’illustrer
des arcanes lovecraftiens qui trouvent leur pendant dans le texte-monde dunsanien. Elle
produit une juxtaposition synthétique — comme quand Jason Thompson intégrait les
toponymes dunsanien sur sa carte illustrée des Dreamlands lovecraftiennes) — qui peut aller
jusqu’à une impression de fusion totale, comme pour le Bateau Blanc, et permet au spectateur
de s’imprégner inconsciemment de ce qui fait le « dunsanien ». C’est ainsi que des champs
inconnus, parfois, en viennent sans qu’on s’en aperçoive à nous être familiers.

Conclusion

La littérature mythopoétique fait la part belle à la multiplicité des voix, en se


dramatisant elle-même comme conte issu de la tradition orale appartenant à tous. On a
souvent fait remarquer que la tendance du premier traducteur sera l’acclimatation, le désir de
faire adopter par un lectorat-cible le texte et l’auteur étrangers, en faisant « oublier en quoi le

763
Jean-René Ladmiral. Traduire : théorèmes pour la traduction. Op. cit., p. 222.

421
texte prenait la langue-source à rebrousse-poil764 ». C’est là la défaillance originelle de la
traduction telle que peut la percevoir Antoine Berman, qui se traduit par une série de
tendances « déformantes », qui comprend entre autres la modification des registes par
ennoblissement ou vulgarisation, la tendance à l’explicitation, la destruction des rythmes, des
réseaux signifiants et des systématismes. Les traductions de notre corpus comportent toutes
ces transformations. Pour Berman, c’est le phénomène de la retraduction qui doit venir
corriger ces défaillances au fil du temps.
À mesure que le texte-source gagne une après-vie dans le champ littéraire-cible, et
qu’il devient de plus en plus familier, les traducteurs gagnent en liberté pour révéler
l’étrangèreté de la langue de l’auteur-source : ils peuvent « se concentrer sur ‘l’ombilicalité’
[…], c’est-à-dire qu’ils ne traduisent pas vraiment de l’anglais, ils traduisent du Joyce765 ». Ou
du Lovecraft, ou du Dunsany. David Camus dit bien avoir constitué au cours de sa traduction
un petit glossaire « Lovecraft-français ». Il s’agit dans ce cas du seul lexique, mais l’imitation
peut également consister « à imiter le tour, la construction propre d’une autre langue, ou un
tour, une construction qui n’est plus d’usage » et lorsqu’elle ne vient pas d’une langue
étrangère, « on peut l’appeler du nom de l’auteur qui en a fourni le modèle766 ». Les entorses
au bon usage de la langue française, par souci d’imitation, ne seront alors pas des
« anglicismes » mais, pourquoi pas, des « lovecraftismes » ?
Mais ne serait-ce pas là rendre à l’auteur une visibilité que l’on refuse à un autre – au
traducteur lui-même ? À cette vision, on peut opposer avec Lawrence Venuti que le lecteur
« non-professionnel » n’est pas en proie à la pulsion de la comparaison comme peut l’être un
lecteur « professionnel » (traducteur, critique, enseignant, etc.) qui ne cessera de revenir au
texte source. Il faut se résoudre à la disparition de la langue source en traduction et se
souvenir que la traduction-recréation, par un effort d’imitation des effets de sens ainsi que des
caractéristiques formelles, propose toujours une certaine richesse :

The foreign language is the first thing to go, the very sound and order of the words, and along
with them all the resonance and allusiveness that they carry for the native reader.
Simultaneously, merely by choosing words from another language, the translator adds an
entirely new set of resonances and allusions designed to imitate the foreign text while making it
comprehensible to a culturally different reader. [...] The loss in translation remains invisible to

764
Bernard Hœpffner. « Les errances d’Ulysse, ou Ulysses Astray ». In Enrico Monti et Peter Schnyder (Éd.).
Autour de la retraduction: perspectives littéraires européennes. Série de l’Université de Haute-Alsace. Paris :
Orizons, 2011, p. 108.
765
Bernard Hœpffner. Op. cit.
766
Michaël Oustinoff. Bilinguisme d’écriture et auto-traduction : Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir
Nabokov. Collection Critiques littéraires. Paris : L’Harmattan, 2001, p. 242.

422
any reader who doesn’t undertake a careful comparison to the foreign text-i.e., most of us. The
gain is everywhere apparent, although only if the reader looks767.

Venuti défend donc la possibilité de créer un « lecteur de traduction », conscient des enjeux
du texte qu’il lit sans forcément être lecteur « professionnel », et sachant entendre le texte
source tout en appréciant la diction, le phrasé, le style distinct du traducteur, avec ses tonalités
et ses subtilités. Celles-ci proviennent d’éléments du texte source, certes, mais ne lui
appartiennent pas intrinsèquement puisqu’elles résultent d’une réécriture mimétique. Pour
Venuti, les zones problématiques telles que les variations de registre, archaïsmes et
néologismes, jeux verbaux résistants au transfert linguistique sont autant d’espaces dans
lesquels le traducteur et ses stratégies deviennent éminemment visibles768. Elles le sont
d’autant plus lorsque le texte-cible s’adresse à un lectorat familier de l’œuvre source. Celui-ci
pourra, comme le traducteur, reconstituer son propre glossaire : le glossaire Lovecraft-Camus,
le glossaire Dunsany-Green, et même un glossaire Dunsany-Lovecraft en français. Les
langues d’écriture se superposent comme les voix d’un chœur pour conjurer une constellation
de mondes possibles, et leur cohérence réside avant tout dans la satisfaction d’un penchant
nostalgique : le désir de reconnaître des formes familières sous des avatars toujours divers.
Quand le traducteur s’attache à satisfaire ce désir, le style cible qu’il invente à son
auteur source relève alors non pas seulement de l’idiolecte, mais d’un ludolecte : un
« ensemble de termes, syntagmes, usages grammaticaux ou schémas accentuels, dans lequel
l’aspect ludique est premier » qui « connote nécessairement l’enfance et flatte un penchant
anachronique chez l’enfant devenu grand. En traduction, il appellera des dispositifs basés non
sur le strict respect du sémantisme mais sur une équivalence privilégiant la notion d’effet sur
le lecteur »769. La traduction mythopoétique ne peut donc être traduction unique et exclusive ;
son existence même est conditionnée par la multiplication des textes, textes-cibles de la
retraduction, mais aussi textes-sources aux airs de famille reconnaissables, et par la
multiplication des voix qui racontent, inlassablement, insufflant la vie à des textes-mondes qui
s’affranchissent de l’écrit pour se prolonger les uns les autres. Traduire en mythopoète, c’est,
pour emprunter la belle formule de Green, s’attacher à transmettre la poésie de l’œuvre, ce
« prolongement qu’elle laisse en nous, la vibration qui résonne longtemps après l’accord770 ».

767
Lawrence Venuti. « How to Read a Translation ». Op. cit.
768
Ibid.
769
Ronald Jenn. « Traduire la double contrainte de l’étrange étranger. Vers le ludolecte ». In Michaël Mariaule
& Corinne Wecksteen (Éd.). Le double en traduction ou L’(impossible?) entre-deux. Vol. 2. Traductologie.
Arras : Artois Presses Univ, 2012, p. 84.
770
Julien Green. « Genèse du roman ». Op. cit.

423
CONCLUSION GÉNÉRALE

I. Le visage pluriel des merveilles

Arrivés au terme de notre étude, nous avons établi que l’expérience mythopoétique en
littérature passe par l’interactivité, l’intercréativité et la fragmentation. La traduction prend
tout son sens dans ce contexte, venant renforcer et enrichir le projet mythopoétique d’un
auteur tout en ouvrant l’œuvre littéraire à son après-vie. La traduction dédouble l’impression
d’émerveillement que produit l’œuvre en la régénérant, en lui faisant prendre un visage
nouveau, « son visage de merveille771 », et ce même pour ceux qui la connaissaient déjà sous
un autre visage, par le biais d’une traduction précédente. En cela, la traduction révèle
comment mythe et littérature se créent de concert, comment l’œuvre elle-même travaille pour
faire jaillir le mythe qui réenchante une modernité qu’au début du 20ème siècle, on a pu
considérer comme désenchantée. En 1917, Max Weber donne une conférence dans laquelle il
évoque le désenchantement du monde occidental, une désillusion en lien avec les grands
monothéismes d’une part et le progrès scientifique et technologique d’autre part. Selon lui, le
réenchantement passe par la fragmentation en une pluralité de grands récits alternatifs qui
puissent répondre aux grandes questions métaphysiques ; il prédit le retour des dieux et des
démons, « striv[ing] to gain power over our lives and again resum[ing] their eternal struggle
with one another772 ». Mircea Eliade, quant à lui, voyait dans la passion actuelle pour les
romans l’expression d’un désir d’entendre raconter des histoires mythologiques désacralisées
ou sous un déguisement profane. Selon lui, le besoin de s’investir dans des univers « autres »
et de suivre les méandres d’un récit est irréductible est inhérent à la nature humaine773.
Malgré leur place marginalisée dans le champ littéraire, les littératures de l’imaginaire
ont donné naissance à des mondes dont l’altérité et l’étrangeté possèdent un fort potentiel
magnétique sur le mode de l’enchantement. L’œuvre mythopoétique joue sur ce mode,
s’emparant de l’héritage des modèles traditionnels pour les renouveler. Le Pays des
Merveilles, les Terres du Milieu, ou plus récemment l’univers magique de Harry Potter sont
autant d’univers qui invitent non seulement à les explorer, mais également à les partager et à

771
Antoine Berman. L’Épreuve de l’étranger. Op. cit., p. 107.
772
Max Weber. « Science as a Vocation ». In H.H. Gerth &C. Wright Mills (Éds.). From Max Weber: Essays in
Sociology. Oxford : Oxford University Press, 1946, p. 149.
773
Mircea Eliade. Aspects du mythe. Paris : Gallimard, 1963, p. 233-34.

424
les habiter. Ils surprennent, déconcertent et émerveillent, mettent le lecteur sur le seuil de
l’étranger tout en faisant résonner en lui des schémas universels.
Dunsany et Lovecraft se révèlent hérauts de ce réenchantement d’une modernité qu’on a
pu déplorer comme ayant relégué l’imagination au second plan. En atteste le mot wonder,
terme-clé chez l’un et l’autre, et depuis le wonderland de Lewis Carroll, le réflexe du
traducteur français le pousse vers la « merveille ». The Book of Wonder de Dunsany devient
presque automatiquement « Le Livre des Merveilles », mais on trouve aussi parmi ses titres
« Merveilles et Démons » pour le recueil composé par J. Green, tandis que du côté de
Lovecraft on nous tend le miroir inversé de « Démons et Merveilles » – titres choisis pour
promettre magie et évasion, car la caractéristique du merveilleux, « c’est que la pensée
magique y prend le pas sur la pensée rationnelle774 ». La merveille nous invite à l’aventure, et
les nouveaux espaces numériques et médiatiques qu’offre la modernité nous permettent de
partager ces expériences, à tout instant et en temps réel. Le monde imaginaire devient monde
virtuel, et surtout monde persistant : il subsiste et continue à évoluer même lorsque le lecteur
revient au monde réel. Chacun contribue en effet à l’alimenter par la multiplicité des
réécritures, démontrant par là la modernité d’une œuvre mythopoétique dont le projet est
d’ouvrir des espaces imaginaires d’adoption collective. Michael T. Saler les nomme « public
spheres of imagination », la sphère permettant de tendre vers un idéal d’échanges libres et en
toute égalité, ou nulle hiérarchie ne vient opposer centre et périphérie775. L’original lui-même
se voit décentré, voire absent – le nom de Lovecraft est d’ailleurs connu et même vénéré par
de nombreux adeptes qui n’ont jamais lu un seul mot de la plume de l’auteur, mais se sont
familiarisés avec son univers par d’autres biais. Cela corrobore la définition pragmatique que
donne Jean-René Ladmiral de la traduction, qui selon lui se définit « par sa finalité, consistant
à nous ‘dispenser de la lecture du texte original’776 ».
Dans ce cadre, interroger la place de la retraduction nous semble indispensable. Cette
finalité telle que formulée par Ladmiral ne saurait réduire la retraduction à une entreprise de
correction et d’amélioration qui viserait à remplacer une traduction première
insatisfaisante (le corollaire étant que si la première traduction est satisaisante, toute
retraduction sera redondante et inutile). Or, nous soutenons que ce sont les constellations
mythopoétiques qui forment l’image de l’œuvre, chaque communauté y distinguant des
formes et participant à les nommer selon ses connaissances et traditions. Par la multiplicité

774
Christian Chelebourg. Le Surnaturel, poétique et écriture. Paris : Armand Colin, 2006, p. 72.
775
Michael Saler. As If: Modern Enchantment and the Literary Pre-History of Virtual Reality. Op. cit., p. 97.
776
Jean-René Ladmiral. « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles ». Op. cit., p. 27.

425
qu’impliquent les traductions et retraductions, l’œuvre elle-même est passée au prisme d’un
vertige cosmique auquel Lovecraft soumettait déjà son personnage d’arpenteur onirique,
Randolph Carter :

He knew that there had been a Randolph Carter of Boston, yet could not be sure whether he—
the fragment or facet of an earthly entity beyond the Ultimate Gate—had been that one or some
other. His self had been annihilated; and yet he—if indeed there could, in view of that utter
nullity of individual existence, be such a thing as he—was equally aware of being in some
inconceivable way a legion of selves. It was as though his body had been suddenly transformed
into one of those many-limbed and many-headed effigies sculptured in Indian temples, and he
contemplated the aggregation in a bewildered attempt to discern which was the original and
which the additions—if indeed (supremely monstrous thought) there were any original as
distinguished from other embodiments. (« Through the Gates of the Silver Key », CF, 903)

L’œuvre, elle aussi, serait donc « légion ». Monstrueuse conception s’il en est, que d’imaginer
la dissolution des frontières entre la source et la copie, la dislocation de l’identité face à la
multiplicité. Or c’est un processus que la traduction ne fera que mettre en lumière en
produisant très concrètement un nombre toujours croissant de textes ; il est en fait inhérent à
l’acte même de la lecture : « la vie du livre naît du contact avec ses lecteurs ; ses mondes sont
aussi multiples qu’eux777 ». En général, le lecteur de littérature étrangère intégrera la première
traduction lue dans son canon personnel. Par un étrange paradoxe, l’original, éventuellement
lu par la suite, ne sera qu’une version de cette première lecture. Mais si ce dernier lui est
inaccessible, ou qu’il n’en maîtrise pas la langue, le mythe littéraire ne pourra donc avoir son
impact maximal que par le truchement de la retraduction.
En effet, plus les variations s’accumulent, plus elles deviennent visibles. L’œuvre
augmente alors ses chances de plaire à des lecteurs ayant des attentes ou des inclinations
différentes, ce qui est une richesse. La multiplicité n’est pas nécessairement ressentie comme
une trahison, dès lors que les lecteurs ont pris l’habitude de s’y ouvrir. Ainsi donc, malgré
l’œil critique des fans, traduire Lovecraft et son univers fictionnel largement partagé offrirait
un maximum de liberté au traducteur. Les inconditionnels pourront recevoir toute nouvelle
traduction comme on accueillerait une nouvelle mise en scène, et pourront s’émerveiller de
découvrir un aspect de l’œuvre mis en valeur qui passait inaperçu jusque là – cet aspect
pouvant être, pourquoi pas, la présence fantômatique de Dunsany :

Reading translations against the backdrop of other translations, self-referentially and


intertextually, may be a somewhat schizophrenic activity. But it offers clear benefits. It directs
us to the translator’s agency. It reminds us that translators speak in their own name in their
translations, and that they occupy discursive positions that cannot be reduced to the original’s

777
Anne Besson. Constellations : des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain. Op. cit., p. 175.

426
single dominant voice. Translation is irrevocably plural. And it is plural because it is repeatable.
If there were one correct translation, it would be equivalent to its original, and no longer
translation778.

L’analyse traductologique à laquelle nous nous sommes livrés dans le cadre de cette étude a
démontré l’importance à accorder à l’agentivité des traducteurs, à leur formation et à leur
subjectivité, et leurs voix mises en regard qui permettent au lecteur francophone de mettre à
son tour en regard celles de deux auteurs liés par la postérité. Chacun, avec ses trouvailles et
ses failles, participe de la mise en lumière du caractère toujours non-fini de la traduction.

II. Pistes théoriques : mettre du jeu dans la traduction mythique

« L’œuvre-monde se doit d’être vaste, a écrit Anne Besson. Le critère de quantité s’y
traduit concrètement par la multiplicité, ou la multiplication, des occurrences, et donc par la
durée779. » Si la traduction apporte très prosaïquement de la quantité à l’œuvre-monde en la
dédoublant, c’est lorsque plusieurs traductions d’un même texte sont suscitées que cette
dimension irradiante semble apparaître avec le plus de force. C’est en cela que la traduction
mythopoétique, à notre sens, se distingue d’un concept tel que celui de « traduction
mythique », développé par Antoine Berman à partir des écrits du poète allemand Novalis.
Il postule trois types de traduction distincts : aux traductions grammaticales
(traductions « habituelles », qui se préoccupent exclusivement de la communication du sens),
et aux traductions transformantes (auxquelles appartient « l’esprit poétique le plus haut » mais
qui oscillent entre authenticité et travestissement – la tradition française des Belles Infidèles
s’y inscrivant notoirement) s’ajouterait la traduction mythique :

Les traductions mythiques sont les traductions du style le plus haut. Elles présentent le caractère
pur, achevé de l’œuvre d’art individuelle. Elles ne nous donnent pas l’œuvre d’art réelle, mais
son idéal. Il n’existe encore, à ce que je crois, aucun modèle complet de ces traductions. Mais
dans l’esprit de maintes critiques et descriptions d’œuvres d’art, on en trouve de claires traces. Il
y faut une tête dans laquelle l’esprit poétique et l’esprit philosophique se sont pénétrés dans
toute leur plénitude780.

778
Theo Hermans. « Translation, Equivalence and Intertextuality ». Wasafiri 18, no 40 (décembre 2003) : 41.
779
Anne Besson. Constellations : des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain. Op. cit., p. 48.
780
Novalis, Grains de Pollen, cité dans Antoine Berman. L’Épreuve de l'étranger. Op. cit., p. 178.

427
De cette description, on peut d’emblée dégager plusieurs aspects de la traduction mythique.
Tout d’abord, le point de vue romantique de Novalis la place hiérarchiquement au-dessus des
autres types de traduction, tant au niveau du style (« le plus haut ») que dans sa relation avec
l’œuvre d’art, dont elle transcende la dimension réelle pour lui faire atteindre une
représentation essentielle. La traduction mythique ferait donc en quelque sorte sortir l’œuvre
d’art de la caverne platonicienne pour lui faire atteindre un niveau d’existence supérieur ;
s’exprime ici une certaine méfiance vis-à-vis de toute représentation du réel, et l’on comprend
d’ores et déjà que la question de la fidélité à un texte-source ne peut avoir cours en tant que
telle dans ce cadre, l’idéal représentant avant tout une visée, un modèle abstrait vers lequel la
traduction tendrait, et non un réel que l’on chercherait à reproduire.
La traduction n’élève l’œuvre à un niveau mythique que lorsqu’y sont simultanément
présents « l’esprit poétique » et « l’esprit philosophique », achevés et harmonieusement
entrelacés. Il s’agirait donc pour la traduction d’unir une vision de la littérature avec une
vision du monde, au-delà de celles portées par l’œuvre originale. Paradoxalement, en accédant
au statut de « chef-d’œuvre de la littérature universelle781 », celle-ci se voit détruite dans le
processus, comme vidée de sa substance à force de réfractions : Berman mentionne ainsi ces
chefs-d’œuvre « hyper-traduits, hyper-connus, [qui] sont à peine lus et habitent notre monde
comme des ombres mythiques », et cite en exemple Dante, Cervantès, Pétrarque et
Shakespeare782. Contrairement aux traductions de type grammatical ou transformant, la
traduction mythique ne semble donc actée que lorsque le texte dépasse la situation de
communication qui l’a vu naître, puisque la lecture elle-même en est abandonnée. Ne reste
plus que ses réfractions, la transmission d’une forme vide habitant l’imaginaire collectif, et
une réception somme toute indirecte.
Sans prétendre que Dunsany ou Lovecraft se haussent au niveau de chefs-d’œuvre de
la littérature universelle, nous pensons avoir démontré par l’exemple comment leurs œuvres
donnent l’impression de se traduire l’une l’autre et ouvrent de riches possibilités de
réécritures, montrant ainsi la nécessité de sortir du cadre du texte-source et d’en explorer les
confins, où se trouvent les indices, ou les « traces » de la traduction mythique. Celle-ci
s’exprime donc par la pluralité de textes représentant autant de réfractions de l’original, à
savoir les « critiques et descriptions d’œuvres » – autrement dit tout texte qui doit son
existence au texte-source et s’offrant comme commentaire de ce dernier.

781
Antoine Berman. Ibid., 184.
782
Ibid.

428
Nous postulons donc que la visée mythopoétique permet un élargissement du concept de
traduction mythique ainsi défini. Dès lors il convient de ne pas se limiter à une vision
purement chronologique et téléologique, que pourrait tendre à suggérer l’idée de réfraction, et
selon laquelle l’enchaînement des traductions constituerait une chaîne de progrès constant,
chacune se nourrissant de l’expérience de celle qui l’a précédée et la pratique s’améliorant
sans cesse. L’élargissement du cadre fait apparaître des relations complexes entre des textes
de plus en plus nombreux, la traduction faisant elle-même partie de ces réfractions, capable de
jeter un éclairage nouveau sur son original et pouvant donner lieu à commentaires
rétrospectifs ou réécritures. On rejoindra donc plutôt, dans la construction de l’imaginaire
collectif en rapport avec une œuvre, la vision de Lévi-Strauss selon laquelle le mythe « se
compose de l’ensemble de ses variantes783 », sans rapport de hiérarchie ni de préséance, sans
qu’on cherche à recréer un modèle original qui se verrait écorché et déformé à chaque
réitération. Selon cette ligne conductrice, la réception de la traduction sera affaire de
perception, d’interprétation et de réciprocité. Le texte traduit touchera sa cible s’il se trouve
qu’il entre en résonance avec l’image que le lecteur se fait de l’œuvre, de l’auteur et/ou du
genre littéraire concerné, et avec l’expérience de lecture qu’il attend d’un tel texte.
Or, la traduction, avec ses failles et l’instabilité qui lui est inhérente, est en accord avec
un certain « effet-Lovecraft » constamment mis en scène par l’auteur et mis en avant par ses
agents en réécriture, effet cryptique de textes qui ne cessent de se dérober et qui mettent le
lecteur au défi. La langue de Lovecraft interdit au lecteur de rester récepteur passif. Elle
stimule, invite à la réflexion, à la déduction, au jeu. Et plus les joueurs sont nombreux et
actifs, plus le jeu fonctionne. Le réenchantement peut alors être qualifié de « ludique », un
adjectif « qui vient souvent décrire la posture générale du consommateur postmoderne, entre
distance préservée et engagement volontaire784 » ; enchantement sans illusion, sans feintise si
ce n’est feintise ludique, fascination autant que frustration qui, mises ensemble, sont la source
du désir de réécriture785. Le jeu est l’écart autant que l’articulation, le recul critique autant que
l’immersion enthousiaste. Walter Benjamin déjà signifiait cette dimension liminale du jeu qui,
à mi-chemin entre l’activité magique et l’objectivité de l’activité technique, est « l’inépuisable

783
Claude Lévi-Strauss. Anthropologie structurale. Op. cit., p. 240.
784
Ibid, p. 379.
785
Selon Henry Jenkins, « le monde des fans […] est né d’un mélange de fascination et de frustration : si le
contenu médiatique ne nous fascinait pas, nous n’aurions pas le désir de nous y investir ; mais s’il ne nous
frustrait pas, nous n’aurions pas envie de le refaire ou de le reformuler. » (Henry Jenkins. La culture de la
convergence. Op. cit., p. 294.)

429
réservoir de toutes les démarches expérimentales786 ». Le jeu, créant du lien, met l’homme en
accord (toujours au sens musical du terme) avec ce qui l’entoure ; il s’agit d’un « jeu
harmonien787 ». La superposition des voix propre à la traduction nous semble un phénomène
où se révèle suprêmement cette harmonie et réintroduit la dimension de l’imaginaire en
traduction, sans la réduire à une simple mention d’une irréductible subjectivité qui enfermerait
le traducteur dans une impasse communicationnelle.
Théoriser l’imaginaire en traduction implique évidemment de prendre en compte cette
subjectivité, mais également de s’intéresser à la charge émotionnelle des traducteurs et des
lecteurs et à la manière dont celle-ci peut se transmettre (en influant sur l’activité traductrice
des uns, qui implique interprétation et création) et se partager. L’accord dit la rencontre et la
mise en mouvement, et peut éblouir par sa technicité comme il peut subjuguer par l’écho qu’il
provoque en faisant vibrer des cordes, conscientes ou non. En cela, la traduction est « une
garantie de circulation, de rencontres, d’échanges et de renouveau à travers l’espace et le
temps. Chaque traduction est aussi une allumeuse potentielle de désir, de mémoire, de
comparaison et d’imagination788 ». Afin d’explorer cette conception, qui pourrait permettre
d’éclairer sous un jour différent la « pulsion de traduire » bermanienne, ouvrir la traductologie
à la dimension de l’imaginaire nous paraît essentiel.
Ce mouvement commence d’ores et déjà à intéresser les théoriciens, comme en
témoigne le dernier numéro de la revue Itinéraires, consacré aux imaginaires de la traduction
et paru en février 2019. La préface théorique postule la possibilité de réconcilier par la notion
d’« imaginaires matriciels » la subjectivité induite par la notion d’imaginaire et le cadre
formel de l’universalité :

si l’on envisage l’existence d’imaginaires matriciels de la traduction, on pourrait émettre


l’hypothèse qu’ils constituent des universels de la traduction – notion inventée par Mona Baker
dans une étude sur les corpus linguistiques (1993) ayant comme but d’illustrer des constantes
dans le domaine du processus traductif. […] Si pour Mona Baker les universels de la traduction
concernent uniquement le domaine des processus linguistiques et textuels, la théorie des
imaginaires de la traduction permet d’étudier aussi la dimension translinguistique et
transtextuelle, et peut ainsi jouer le rôle de dispositif théorique et opérationnel pour étendre le
champ des « universels » en traductologie789.

786
Walter Benjamin. Écrits français, présentés et introduits par Jean-Maurice Monnoyer. Paris : Gallimard,
1991, p. 188.
787
Ibid., p. 149.
788
Nicole Brossard. « OPAYSAGES : ou la partie invisible des mots ». In Chiara Montini & Marie-Hélène Paret
Passos (Éd.). Traduire : genèse du choix. Références Théories, méthodes, corpus. Paris : Éditions des archives
contemporaines, 2016, p. 4.
789
Christina Bezari, Riccardo Raimondo et Thomas Vuong. . « La théorie des imaginaires de la traduction :
Introduction ». Itinéraires, no 2018-2 et 3 (20 fév. 2019). Web. Consulté le 24 fév. 2019.

430
Prendre en compte la théorie des imaginaires permet donc de faire sortir la traduction de la
dimension unique du logos pour la placer sous le signe du mythos. L’aspect technique et
rationnel du traduire se double d’une quête des universaux qui reste encore à creuser. Y
adjoindre le côté proprement ludique doit contribuer à analyser la manière dont se
concrétisent et se cristallisent les imaginaires des traducteurs sous la forme physique des
textes, et par la manière dont ceux-ci vont être lus, diffusés, transmis, réécrits. De la même
manière que le mythe a pour source la volonté de comprendre et d’expliquer les mystères du
monde, mais par le récit et la métaphore et non par la logique, la traduction cherche à mettre
en lumière l’énigme posée par les œuvres sans toutefois déflorer celle-ci au point que rien ne
reste à découvrir. On donnera alors raison à Georges Lenôtre qui, parlant du mystère de
l’homme au masque de fer, écrivait :

Mais est-il rien de plus décevant qu’une énigme dont le mot est trouvé ? Un puzzle, quand tous
ses fragments sont en place, n’est plus qu’une assez vulgaire image dont personne ne s’amuse :
l’intérêt, dans ce genre de casse-tête, n’est pas d’y réussir, mais d’y travailler, et les vrais
joueurs retardent autant qu’ils le peuvent l’achèvement qui met fin à leur plaisir790.

III. Pistes éditoriales : un champ littéraire propice

À l’heure où nous concluons, Dunsany semble à nouveau se retirer en périphérie du


champ littéraire français ; aucune publication entre 2007 (Contes d’un rêveur, dernier recueil
sorti chez Terre de Brume) et 2016 (Terre de Brume réédite le roman Vent du Nord,
traduction de The Curse of the Wise Woman initialement parue en 1997). En 2018 est sorti un
ouvrage intitulé Les Vieux Soldats ne meurent jamais dans lequel Dunsany figure aux côtés de
compatriotes irlandais, Mary Lavin et Seán O’Faoláin. On retrouve Patrick Reumaux à la
traduction, qui poursuit donc son entreprise de consolidation du capital symbolique de
Dunsany en France, en mettant en avant sa place en tant que figure de son champ littéraire
irlandais d’origine, et non plus son statut de chantre des genres de l’imaginaire ou de « maître
à rêver » de Lovecraft. Nous n’avons trouvé aucune trace ou annonce d’autre publication de
Dunsany à venir en France.

790
Georges Lenôtre. Dossiers de police. Paris : Grasset, 1935.

431
En revanche, les lecteurs de Lovecraft sont indéniablement de « vrais joueurs » et en
demandent toujours plus : tout semble indiquer que le phénomène de bouillonnement
lovecraftien qui a été l’un des points de départ de notre réflexion, signalé par la publication
des Contrées du Rêve traduites par Camus en 2010, est loin d’être retombé : en 2018, les
éditions Mnémos ont lancé une campagne de financement participatif pour une édition
« intégrale prestige » de Lovecraft. La somme collectée s’élève à près de 400 000 euros, pour
un objectif initial de 10 000 euros, ce qui a permis à l’éditeur d’augmenter son projet en
fonction de la demande, avec une liberté et une marge de manœuvre absolue, permise par la
confiance que lui manifeste le public. Il promet notamment l’augmentation des ressources
allouées à la traduction, toujours confiée au seul David Camus, qui va pour l’occasion revoir
l’ensemble des textes déjà parus dans les Contrées du Rêve et le recueil suivant Les
Montagnes Hallucinées. Le recours à un traducteur unique, à la fois expert et passionné, est
présenté comme garantie de la plus haute qualité. Il signera en outre plusieurs articles et
préfaces, aux côtés d’un autre nom jugé comme incontournable pour une véritable édition de
référence : S. T. Joshi791.
Parallèlement à ce projet, les éditions Bragelonne et Sans-Détour poursuivent leur
collaboration par l’édition de recueils retraduits (Cthulhu : le Mythe) et de manuels de jeux de
rôles (L’Appel de Cthulhu). Les illustrations communes aux deux formats en assurent une
cohérence exemplaire. Si le premier recueil a été traduit par Maxime Le Daim et Sonia
Quemener, les trois suivants ont été confiés à un traducteur unique, Arnaud Demaegd, jusqu’à
la parution de nouvelles Contrées du Rêve en 2018, qui comporte seize nouvelles (soit quatre
de plus que le recueil du même titre traduit par Camus en 2010). La posture traductive de
Demaegd s’avère similaire à celle de son prédecesseur : très marqué par le jeu de rôle qui lui a
servi de porte d’entrée à l’univers de Lovecraft, il a déjà intégré un certain nombre d’éléments
du patrimoine traductionnel lovecraftien francophone. Cette nouvelle traduction est sortie trop
tard pour que nous puissions en effectuer une analyse exhaustive à mettre en parallèle avec les
autres textes de notre corpus ; cependant, une première lecture nous a permis de confirmer les
grandes tendances que notre étude nous a permis de dégager :
1) Consolidation de la tradition déjà établie par plusieurs traductions existantes, par la
conservation d’appellations canoniques, à commencer par le toponyme en titre, mais aussi les

791
Auteur, on le rappelle, de la monumentale biographie de Lovecraft, I am Providence. Cette dernière a elle
aussi fait l’objet d’un financement participatif en 2017 (26 000 euros récoltés sur un objectif annoncé de 8 000)
et vient de faire l’objet d’une traduction intégrale aux éditions ActuSF, sous la direction de Christophe Thill qui
a coordonné une équipe d’une dizaine de traducteurs, dont Maxime le Daim et Arnaud Mousnier-Lompré, qui
ont chacun déjà signé des traductions de nouvelles de Lovecraft. L’ouvrage est paru en mars 2019.

432
fameuses « Maigres bêtes de la nuit » – le traducteur parle d’un « attachement aux noms de la
jeunesse », ce qui souligne la dimension affective qui nous semble caractéristique du
genre792 ;
2) Contribution au renouvellement de la tradition de traduction par la reprise de
trouvailles d’autres traducteurs récents. Demaegd opte notamment pour l’appellation des
« Très Hauts » pour traduire les divinités du monde du rêve (the Great Ones), innovation de
David Camus. Ce dernier s’était justifié de cette entorse au canon dans la préface de sa
traduction et ses doutes ne se sont pas estompés puisqu’il envisage même de remettre ce choix
en question en révisant son travail pour l’édition prestige en cours d’élaboration793. Pourtant
on constate que la postérité a d’ores et déjà conféré une certaine légitimité aux « Très Hauts ».
Ils apparaissent déjà dans deux traductions différentes, ce qui multiplie les chances pour que
de nouveaux lecteurs les intègre dans leur Encyclopédie lovecraftienne avant toute autre
appellation, et seront peut-être surpris de trouver « Grands Anciens » s’ils se tournent par la
suite vers les traductions antérieures ;
3) Mais aussi correction et apport de nouveautés qui pourront, ou non, faire date : le
canonique « chaos rampant » (crawling chaos), périphrase qui désigne le maléfique
Nyarlathotep, se voit désormais remplacé par « le chaos insidieux » – qui rappelle en fait le
sens anglais de rampant.
Tout ceci nous pousse à conclure que Lovecraft a désormais acquis suffisamment de
capital symbolique auprès des institutions et du public pour que des ressources importantes
soient consacrées à ces projets de traduction. Les nouveaux canaux de financement qui ont
émergé avec l’essor du financement participatif minimisent le risque pris par les éditeurs, sans
compter les économies possibles maintenant que l’auteur est tombé dans le domaine public. Si
Demaegd ne peut signer ni préface, ni introduction, et n’est pas mis en avant en tant que
traducteur ou expert par son éditeur, Camus jouit au contraire d’une visibilité et d’une liberté
exceptionnelle. La littérature mythopoétique produit un engouement qui réside dans le monde
possible bien davantage que dans la diégèse elle-même ; chaque traducteur ouvre les portes de
mondes imaginaires archipéliques, chaque retraduction faisant émerger une nouvelle île à
explorer.
Les projets d’édition intégrale faisant appel à un traducteur unique permettent
d’envisager un véritable triangle interculturel transatlantique dans lequel la figure du
traducteur devient un pôle à part égale avec les auteurs. Comme dans la traduction mythique

792
Entretien par téléphone, 13 nov. 2018.
793
Communication personnelle par e-mail, 23 nov. 2018.

433
décrite par Berman – « cette traduction qui élève l’original à l’état de symbole, c’est-à-dire
encore à l'état d’‘image de soi-même’, d’image absolue (sans référent)794 » – les noms de
l’auteur et de son traducteur se voient alors irrémédiablement liés par un événement qui fait
date dans l’histoire littéraire (l’exemple typique en est le cas de Poe par Baudelaire, entité
bicéphale si indissociable que son retraducteur Henri Justin lui a forgé le nom de
« Paudelaire795 »). Nous avons aujourd’hui en France deux traducteurs littéraires, Camus et
Demaegd, qui ont eu l’occasion de construire leur Lovecraft francophone. Dunsany, lui aussi,
a été laissé aux soins exclusifs d’une figure traductrice : Anne-Sylvie Homassel – mais le
mouvement, dans son cas, paraît désormais interrompu, puisque le dernier recueil publié par
Terre de Brume date de 2007.
Au terme de cette étude, il nous semble que se dessinent certaines possibilités pour que
les univers littéraires de Dunsany et Lovecraft, déjà apparentés, puissent être rapprochés par
les projets de traductions, de sorte qu’une œuvre ayant acquis suffisamment de capital
symbolique pourra par ce biais favoriser la réception de son aînée méconnue. Ne pourrait-on
envisager des projets d’éditions réunissant les deux auteurs et mettant en évidence leurs liens
de parenté, qui permettraient d’expérimenter un format nouveau empruntant à la fois à
l’anthologie thématique et au modèle des œuvres « bilingues » ? Ce format, quelque peu
expérimental peut-être, permettrait de mettre au jour l’intertextualité intralinguale prégnante
entre les deux auteurs, quitte à représenter un certain défi à la lecture, mais pourrait offrir un
plaisir inédit. Cette piste s’inscrirait notamment dans la visée d’éducation à la lecture des
textes traduits, telle que préconisée par Lawrence Venuti :

A translation ought to be read differently from an original composition precisely because it is


not an original, because not only a foreign work, but a foreign culture is involved. My aim has
been to describe ways of reading translations which increase rather than diminish the pleasures
that only reading can offer. These pleasures involve primarily the linguistic, literary, and
cultural dimensions of translations. But they might also include the devilish thrill that comes
from resistance, from challenging the institutionalized power of cultural brokers like publishers,
from staging a personal protest against the grossly unequal patterns of cultural exchange in
which readers are unwittingly implicated. Read translations, although with an eye out for the
translator’s work, with the awareness that the most a translation can give you is an insightful

794
Antoine Berman. L’Épreuve de l’étranger. Op. cit., p. 180-181.
795
Entité au joug impérieux dans le champ littéraire français, et dont Justin raconte avoir dû s’émanciper ;
d’abord en « l’égratignant » (en corrigeant les citations de Poe traduites par Baudelaire dans le cadre d’une
monographie, lorsque celles-ci rendaient ses analyses du texte caduques du fait de leur carences) puis en
repartant de la page blanche lorsqu’il lui a été échu la tâche de retraduire Poe (« Exit, Baudelaire, » écrit-il avant
de nuancer : « du moins dans un premier temps » – la traduction canonique lui a en effet servi d’outil au moment
de sa relecture, durant laquelle Justin est parfois revenu aux « leçons de simplicité » de Baudelaire, souscrivant
ainsi au moins en partie à la tradition de cette traduction. (Henri Justin. « Introduction ». In Edgar Allan Poe.
Contes Policiers et autres. Trad. et éd. Henri Justin. Paris : Classiques Garnier, 2016, p. 21-22.)

434
and eloquent interpretation of a foreign text, at once limited and enabled by the need to address
the receiving culture. Publishers will catch on sooner or later. After all, it’s in their interest796.

Réaliser un tel projet traductif passerait nécessairement par la sélection soigneuse de


textes à mettre en regard, ainsi que nous avons pu le faire tout au long de ces chapitres. On
pourrait imaginer de confier le projet à n’importe quel traducteur littéraire, à qui il
incomberait alors de démêler, partant de rien, les écheveaux intertextuels et réseaux
signifiants des architectures lovecrafto-dunsaniennes. Mais nous apparaît également comme
alternative judicieuse la possible mise à profit de l’expérience d’ores et déjà constituée par les
divers acteurs traductifs : un Dunsany traduit par Camus ou Demaegd, qui sont (pour parler de
littérature comme on parle de doublage) les « voix françaises » actuelles de Lovecraft ?
Voilà qui poserait les bases d’une traduction mythopoétique de Dunsany en
lovecraftien, car la poétique lovecraftienne déjà conçue et maîtrisée pourrait être mise au
service d’une nouvelle poétique dunsanienne en français. Henri Meschonnic affirme que
« plus le traducteur s’inscrit comme sujet dans la traduction, plus, paradoxalement, traduire
peut continuer le texte797 » et que « la force d’une traduction réussie est qu’elle est une
poétique pour une poétique798 ». C’est par le rythme que la traduction, en atteignant une
certaine cadence, va produire des effets de mise en mouvement entre le sujet individuel et la
collectivité, vers une « socialisation maximale du rythme, par opposition à la ‘masse’ qui a
une rythmicité faible799 ». Dans le cas de la littérature qui nous intéresse, c’est autour de ce
rythme que va se structurer un certain imaginaire qui, malgré les récits concurrents et
certaines failles, agrège des communautés qui s’y reconnaissent.

La force d’une traduction mythopoétique réussie est de proposer une mythopoétique


pour une mythopoétique, ce qui fait entrer un acte de littérature dans une mosaïque le
dépassant et esquissant, autour des points épars d’une constellation d’écritures et de
réécritures, la forme de fabuleuses chimères.

796
Lawrence Venuti. « How to Read a Translation ». Op. cit.
797
Henri Meschonnic. Poétique du traduire. Op. cit., p. 27.
798
Ibid., p. 57.
799
Pascal Michon. « Poétique restreinte, poétique généralisée ». In Jean-Louis Chiss & Gérard. Dessons (Éd.).
La force du langage : rythme, discours, traduction : autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic. Paris : H.
Champion, 2000 , p. 34.

435
ANNEXES

Annexe 1 : S. T. Joshi, traducteur ou critique ? (Cf. analyse détaillée au chapitre 2


de cette étude, p. 135)

Le passage souligné indique une substitution, les passages en gras et en italiques ont
subi un déplacement, et les passages du texte-source entre crochets ont fait l’objet de coupes
dans le texte-cible.

« Tous mes contes », écrit l’auteur « si “All my stories”, wrote the author, “are based
hétérogènes les uns par rapport aux autres qu’ils on the fundamental premise that common
puissent être, se basent sur une croyance laws and interests and emotions have no
légendaire fondamentale qui est que notre monde validity or significance in the cast cosmos-at-
fut à un moment habité par d’autres races qui, large … To achieve the essence of real
parce qu’elles pratiquaient la magie noire, furent externality, whether of time or space or
déchues de leur pouvoir et expulsées, mais dimension, one must forget that such things as
vivent toujours à l’extérieur, toujours prêtes à good and evil, love and hate, and all such
reprendre possession de cette terre. » local attributes of a negligible and temporary
race called mankind, have any existence at
all.”
Il est possible, en pratiquant certains By making some comparisons and tests, it is
rapprochements et recoupements, de reconstituer possible to reconstruct a vast fresco, a
une vaste fresque, une « saga » aux dimensions cosmic-dimensioned “saga” in which each
cosmiques dont chaque conte représenterait un tale would represent an episode. The obvious
épisode. L’inconvénient évident de ce procédé drawback in this procedure is in rationalizing
est de rationnaliser ce qui, par essence, ne doit what in essence ought not to be rationalized.
pas l’être. Mais il peut n’être pas inutile de
projeter quelque clarté, à des fins pratiques, sur
cet enchevêtrement inouï d’images et de formes
déroutantes. À quelques omissions ou
contradictions près, voici comment pourrait se
lire le mythe global, reconstitué.
[Notre planète fut jadis, en des temps
prodigieusement reculés – ceux-là même où se
formèrent les couches les plus profondes de
notre sol – habitée par les « Grands Anciens » et
« Ceux de la Grande Race ». Bientôt une guerre
sans merci éclata entre eux. » […]800Ces
« Grands Anciens » sont trop nombreux pour que
nous puissions tous les citer.] Du reste, le
« Mythe de Cthulhu » n’est pas l’œuvre Moreover, the Cthulhu Mythos is not the

800
Ici est inséré un résumé de la fuite de la Grande Race, puis de la révolte des Grands Anciens contre les
Anciens Dieux, punis, emprisonnés par le Signe des Anciens et qui attendent le moment où ils redeviendront
maîtres de la terre. Ce passage est entièrement effacé par la traduction de Joshi.

436
exclusive de Lovecraft ; d’autres y ont contribué, exclusive work of Lovecraft; others have
ses amis et disciples Clark Ashton Smith, Frank contributed to it – his friends and disciples
Belknap Long, Robert E. Howard, August Clark Ashton Smith, Frank Belknap Long,
Derleth, Robert Bloch le cinéaste et bien d’autres Robert E. Howard, August Derleth, Robert
encore, chacun créant et animant de nouveaux Bloch the scenarist, and many others, each
personnages. [Nous n’évoquerons ici rapidement creating and animating new characters. But it
que ceux qui sont de l’invention de Lovecraft.] may be useful to shed some light, for practical
ends, on this unheard-of jumble of baffling
Au sommet de la diabolique hiérarchie, il faut images and forms. At the risk of some
citer AZATHOTH, [qui a excité et mené les omissions and a few contradictions, let us see
“Grands Anciens” dans leur rébellion et que les how this universal myth can, if reconstituted,
“Anciens Dieux” ont châtié non pas en be read.
l’emprisonnant mais en le reléguant dans les At the summit of this diabolical hierarchy,
“Espaces Extérieurs” et surtout en le rendant] we must name Azathoth, the “blind and
aveugle et idiot. Installé au cœur du Chaos idiot” god. Installed at the heart of
Originel, c’est Lui qui préside aux destinées Ultimate Chaos, it is he who presides over
humaines : voilà qui explique la radicale human destiny; in this way is the radical
absurdité du monde. (118-120) absurdity of the world explained. (81)

437
Annexe 2 : Quand le texte incante et psalmodie (Cf. analyse détaillée au chapitre 6
de cette étude, p. 409.)

There were, in such voyages, incalculable local Noël : Il y avait dans de tels voyages un nombre
dangers; as well as that shocking final peril which incalculable de dangers imprévisibles sans
gibbers unmentionably outside the ordered compter l’ultime danger qui se manifeste par
universe, where no dreams reach; that last d’innombrables grognements s’élevant du chaos
amorphous blight of nethermost confusion dans des régions que le rêve ne peut atteindre ;
which blasphemes and bubbles at the centre of dans cet abîme ultime du plus grand désordre où
all infinity—the boundless daemon-sultan les chimères et les blasphèmes sont le centre de
Azathoth, whose name no lips dare speak toute infinité. L’illimité Azathoth, ce sultan des
aloud, and who gnaws hungrily in inconceivable, démons dont aucune bouche n’ose dire le nom
unlighted chambers beyond time amidst the à voix haute, se goinfre au milieu des battements
muffled, maddening beating of vile drums and the sourds et insensés d’abominables tambours et des
thin, monotonous whine of accursed flutes; to faibles lamentations monotones d’excérables
which detestable pounding and piping dance flûtes dans les cavités inconcevables et sombres
slowly, awkwardly, and absurdly the gigantic qui s’ouvrent au-delà du temps. Aux rythmes de
ultimate gods, the blind, voiceless, tenebrous, cette musique dansent absurdement, lentement et
mindless Other Gods whose soul and lourdement et maladroitement, les gigantesques
messenger is the crawling chaos Nyarlathotep. Dieux Ultimes et les Autres Dieux dénués
(CF, 410) d’esprit, aveugles et sans voix, ces dieux
ténébreux dont l’âme et le messager est
Nyarlathotep, le chaos rampant. (DM, 137-8)

the gates of a monstrous cataract wherein the La porte d’une cataracte monstrueuse à travers
oceans of earth’s dreamland drop wholly to laquelle tous les océans du monde des rêves
abysmal nothingness and shoot through the empty terrestres se déversent dans le néant de l’abîme et
spaces toward other worlds and other stars and sont projetés à travers des espaces vides vers
the awful voids outside the ordered universe d’autres mondes, d’autres étoiles et l’affreux
where the daemon-sultan Azathoth gnaws néant extérieur à tout univers organisé où le
hungrily in chaos amid pounding and piping prince des démons Azatoth grogne de colère au
and the hellish dancing of the Other Gods, milieu d’un chaos plein des martèlements et des
blind, voiceless, tenebrous, and mindless, with sifflements de l’infernale danse des Autres Dieux,
their soul and messenger Nyarlathotep. […] all êtres aveugles, aphones, ténébreux et dénués
these agents, whether wholly human or slightly d’esprit qui ont Nyarlathotep pour âme et
less than human, are eager to work the will of messager. […] et tous ces agents, qu’ils soient
those blind and mindless things in return for the entièrement humains ou un peu moins
favour of their hideous soul and messenger, the qu’humains, sont prompts à executer la volonté
crawling chaos Nyarlathotep.(CF, 418) de ces choses aveugles et dénuées d’esprit
attendant en retour la faveur de leur hideux
messager et de leur âme damnée Nyarlathotep,
le chaos rampant. (DM, 155)

the coming of that frightful soul and messenger l'arrivée de l'Infini Nyarlathotep, âme
of infinity’s Other Gods, the crawling chaos effrayante et effrayant messager des Autres
Nyarlathotep. (CF, 421) Dieux. (DM, 161)

the mindless Other Gods from Outside, whose les Autres Dieux de l'Extérieur dont l'âme et le
soul and messenger is the crawling chaos messager est Nyarlathotep, le chaos rampant.
Nyarlathotep. (CF, 446) (DM, 216)

438
Mousnier-Lompré : Ces voyages comportaient Camus : Ces voyages comportaient
d’incalculables dangers ; sans compter l’ultime d'innombrables risques inhérents aux Contrées du
péril aux hurlements innommables qui réside en Rêve ; ainsi que ceux propres à ce dernier et
dehors de l’univers organisé, là où les rêves effrayant péril qui, de manière inavouable,
n'abordent pas, le dernier fléau amorphe du chaos pousse des cris inarticulés hors de l'univers
le plus profond, qui éructe et blasphème au centre ordonné, dans ces régions inaccessibles aux
de l'infini : le sultan des démons, Azathoth rêves ; cet ultime fléau amorphe issu du plus
l'illimité, dont aucune bouche n'ose prononcer le profond chaos, qui glougloute et blasphème au
nom, et qui claque avidement des mâchoires centre de l'infini - l'incommensurable Azathoth,
dans d'inconcevables salles où règnent les ce sultan des démons dont aucune bouche
ténèbres, au-delà du temps, au milieu du n'ose prononcer le nom à voix haute et qui se
battement étouffé de tambours et des plaintes goinfre voracement dans d'inconcevables antres
monocordes de flûtes démoniaques. Sur ce obscurs, situés au-delà du temps, au milieu du
rythme et ces sifflements excécrables, dansent, battement exaspérant d'excécrables tambours
maladroits et absurdes, les gigantesques Dieux assourdis et de la grêle et lancinante lamentation
Ultimes, les Autres Dieux aveugles, muets et des flûtes maudites ; abominables tambourinages
insensés, dont l'âme et le messager ne sont et sifflements au rythme desquels dansent
autres que Nyarlathotep, le chaos rampant. lentement, maladroitement et absurdement les
(QOK 7-8) gigantesques Dieux Ultimes et les Autres Dieux,
aveugles, muets, ténébreux et stupides, dont
l'âme et le messager est Nyarlathotep, le
Les portes d’une monstrueuse cataracte par Chaos Rampant. (111)
laquelle les océans de la province onirique de la
Terre s’épanchent dans un néant abyssal et Les portes d’une monstrueuse cataracte où les
foncent à travers les espaces déserts vers d’autres océans des Contrées du Rêve de la Terre se
mondes, d’autres étoiles, mais aussi vers les jettent pour tomber dans un vide abyssal d’où ils
vides effrayants situés hors de l’univers sont projetés à travers l’espace intersidéral vers
organisé ; là où Azatoth, le sultan des démons, d’autres mondes, d’autres étoiles et ces affreux
claque avidement des mâchoires dans le chaos, néants situés à l’extérieur de l’univers ordonné
au milieu des battements de tambour et des où Azathoth, le sultan des démons, s’empiffre
sifflements de flûte des Autres Dieux. Eux voracement dans le chaos, au son des flûtes et
poursuivent leur danse infernale, aveugles, des tambours, tandis que les Autres Dieux,
muets, ténébreux et décervelés, avec leur âme et aveugles, muets, ténébreux et stupides,
leur messager, Nyarlathotep. […] ces agents, dansent leur sarabande infernale avec
humains ou un peu moins qu’humains, Nyarlathotep, leur âme et messager. […] ces
accomplissent avec zèle la volonté de ces agents, qu’ils soient totalement humains ou un
créatures aveugles et dénuées d’esprit en peu moins qu’humains, ne demandent pas mieux
échange de la faveur de Nyarlathotep, le chaos que d’accomplir la volonté de ces stupides
rampant qui est leur âme et leur messager hideux. choses aveugles en échange des faveurs de
(QOK, 22-23) Nyarlathotep, le Chaos Rampant, leur âme et
messager hideux. (CR, 123)

la venue de l’âme épouvantable, du messager des la venue de l'âme damnée, du messager des
Autres Dieux de l’infini, Nyarlathotep, le chaos Autres Dieux de l'infini : Nyarlathotep, le
rampant. (QOK, 28) Chaos Rampant (CR, 127)

les Autres Dieux de l'Extérieur, qui eux sont les stupides Autres Dieux de l'Extérieur, dont
dénués d'esprit et dont l'âme et le messager sont l'âme et le messager est Nyarlathotep, le
Nyarlathotep, le chaos rampant. (QOK, 76) Chaos Rampant. (CR, 166)

439
The violet gas S’ngac had told him terrible things Le gaz violet, S'ugac, lui avait raconté de
of the crawling chaos Nyarlathotep, and had terribles choses sur Nyarlathotep, le chaos
warned him never to approach the central void rampant, et l'avait prévenu de ne jamais
where the daemon-sultan Azathoth gnaws approcher du vide central où Azathoth, le sultan
hungrily in the dark. (CF, 448) des démons, grogne avec colère dans le noir.
(DM, 223)

Watchers have spoken of this thing, and the Ces gardiens l’ont rapporté aux Autres Dieux,
Other Gods have grunted as they rolled and tandis qu’ils grondaient et se bousculaient
tumbled mindlessly to the sound of thin flutes in absurdement au son de minces flûtes dans le vide
the black ultimate void where broods the ultime et noir où règne le sultan démoniaque
daemon-sultan whose name no lips dare speak dont, à voix haute, aucune lèvre n’ose
aloud. (CF, 482) prononcer le nom. (DM, 302)

that last amorphous blight of nethermost cet ultime abîme d’Azathoth, le sultan des
confusion where bubbles and blasphemes at démons, dont aucune lèvre n’ose prononcer le
infinity’s centre the mindless daemon-sultan nom à voix haute. (DM, 312)
Azathoth, whose name no lips dare speak
aloud. (CF, 487)

440
Le gaz violet S'ngac lui avait raconté des Le gaz violet S'ngac lui avait raconté de terribles
histoires terrifiantes sur Nyarlathotep, le chaos choses sur Nyarlathotep, le Chaos Rampant, et
rampant, et lui avait recommandé de ne jamais l'avait mis en garde, lui recommandant de ne
approchr du vide central où Azatoth, le sultan des jamais s'approcher du vide central où le sultan
démons, claque avidement des mâchoires dans des démons, Azathoth, se goinfre voracement
les ténèbres. (QOK, 80) dans l'obscurité. (CR, 169)

Des guetteurs l’ont rapporté aux Autres Dieux, Des guetteurs l’ont rapporté aux Autres Dieux,
qui ont grondé alors qu’ils se dandinaient en qui ont grondé tout en dansant leur stupide
désordre au son des minces flûtes, dans les sarabande infernale au son des minces flûtes,
ténèbres du vide suprême où rêve le sultan des dans les ténèbres du vide ultime où se vautre le
démons dont nulle lèvre n’ose prononcer le nom. sultan des démons dont aucune bouche n’ose
(QOK, 145) prononcer le nom à haute voix. (CR, 220)

l’ultime souillure amorphe du magma le plus cet ultime fléau amorphe du plus profond chaos
profond, au cœur de l’infini où bouillonne et où glougloute et blasphème au centre de
blasphème Azathoth, le sultan insensé des l’infini le stupide sultan des demons Azathoth,
démons dont nulle bouche n’ose prononcer le dont aucune bouche n’ose prononcer le nom à
nom à voix haute. (QOK, 153) voix haute. (CR, 226-227)

441
BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

1. Corpus en langue originale

a. Textes de Dunsany

Recueils originaux
Dunsany, Edward John Moreton Drax Plunkett. The Gods of Pegāna. Londres : Elkin
Matthews, 1905.
[Contient « Preface », « Prologue », « The Gods of Pegāna », « Of Skarl the Drummer », « Of the
Making of the Worlds », « Of the Game of the Gods », « The Chaunt of the Gods », « The
Sayings of Kib », « Concerning Sish », « The Sayings of Slid », « The Deeds of Mung », « The
Chaunt of the Priest », « The Sayings of Limpang-Tung », « Of Yoharneth-Lahai », « Of Roon,
the God of Going », « The Revolt of the Home Gods », « Of Dorozhand », « The Eye in the
Waste », « Of the Thing that is Neither God nor Beast », « Yonath the Prophet », « Yug the
Prophet », « Alhireth-Hotep the Prophet », « Kabok the Prophet », « Of the Calamity that Befel
Yūn-Ilāra by the Sea, and of the Building of the Tower of the Ending of Days », « Of How the
Gods Whelmed Sidith », « Of How Imbaun Became High Prophet in Aradec of All the Gods
Save One », « Of How Imbaun Met Zodrak », « Pegāna », « The Sayings of Imbaun », « Of
How Imbaun Spake of Death to the King », « Of Ood », « The River », « The Bird of Doom and
the End ».]

———. Time and the Gods. Londres : William Heinemann, 1906.


[Contient « Preface », « Time and the Gods », « The Coming of the Sea », « A Legend of the Dawn »,
« The Vengeance of Men », « When the Gods Slept », « The King That Was Not », « The Cave
of Kai », « The Sorrow of Search », « The Men of Yarnith », « For the Honour of the Gods »,
« Night of Morning », « Usury », « Mlideen », « The Secret of the Gods », « The South Wind »,
« In the Land of Time », « The Relentic of Sarnidac », « The Jest of the Gods », « The Dreams
of the Prophet », « The Journey of the King ».]

———. The Sword of Welleran and Other Stories. Londres : George Allen & Sons, 1908.
[Contient « The Sword of Welleran », « The Fall of Babbulkund », « The Kith of the Elf-Folk », « The
Highwayman », « In the Twilight », « The Ghosts », « The Whirlpool », « The Hurricane »,
« The Fortress Unvanquishable, Save for Sacnoth », « The Lord of Cities », « The Doom of La
Traviata », « On the Dry Land ».]

———. A Dreamer’s Tales. Londres : George Allen & Sons, 1910.


[Contient « Preface », « Poltarnees, Beholder of the Ocean », « Blagdaross », « The Madness of
Andelsprutz », « Where the Tides Ebb and Flow », « Bethmoora », « Idle Days on the Yann »,

442
« The Sword and the Idol », « The Idle City », « The Hashish Man », « Poor Old Bill », « The
Beggars », « Carcassonne », « In Zaccarath », « The Field », « The Day of the Pool », « The
Unhappy Body ».]

———. The Book of Wonder. Londres : William Heinemann, 1912.


[Contient « Preface », « Bride of the Man-Horse », « The Distressing Tale of Thangobrind the
Jeweller, and of the Doom That Befel Him », « The House of the Sphinx », « The Probable
Adventure of the Three Literary Men », « The Injudicious Prayers of Pombo the Idolater »,
« The Loot of Bombasharna », « Miss Cubbidge and the Dragon of Romance », « The Quest of
the Queen’s Tears », « The Hoard of the Gibbelins », « How Nuth Would Have Practised His
Art upon the Gnoles », « How One Came, as Was Foretold, to the City of Never », « The
Coronation of Mr. Thomas Shap », « Chu-Bu and Sheemish », « The Wonderful Window »,
« Epilogue ».]

Éditions de référence
———. Time and the Gods. Londres : Millennium, 2000.
[Contient les recueils Time and the Gods, The Sword of Welleran, A Dreamer’s Tales, The Book
of Wonder, The Last Book of Wonder, The Gods of Pegāna.]

———. The Complete Pegāna: All the Tales Pertaining to the Fabulous Realm of Pegāna. S.
T Joshi (Éd.). Hayward : Chaosium, 2006 [1998].
[Contient « Introduction » de S. T. Joshi, The Gods of Pegāna, Time and the Gods, Beyond the
Fields we Know : « Idle Days on the Yann », « A Shop in Go-By Street », « The Avenger of
Perdóndaris ».]

b. Textes de Lovecraft

Publications originales au sein de périodiques


Lovecraft, Howard Phillips. « The White Ship ». The United Amateur vol. 19, no. 2 (nov.
1919) : 30–33.
———. « The Statement of Randolph Carter ». The Vagrant no. 13 (mai 1920) : 41–48.
———. « Polaris ». The Philosopher vol. 1, no. 1 (déc. 1920) : 3–5.
———. « The Doom that Came to Sarnath ». The Scot no. 44 (juin 1920) : 90–98.
———. « The Cats of Ulthar ». The Tryout vol. 6, no. 11 (nov. 1920) : 3–9.
———. « Celephaïs ». The Rainbow vol. 2, no. 2 (mai 1922) : 10–12.
———. « Hypnos ». The National Amateur vol. 45, no. 5 (mai 1923) : 1–3.
———. « The Silver Key ». Weird Tales vol. 13, no. 1 (jan. 1929) : 41–49, 144.
———. « The Strange High House in the Mist ». Weird Tales vol. 18, no. 3 (oct. 1931) :
394–400.

443
———. « The Other Gods ». The Fantasy Fan vol. 1, no. 3 (nov. 1933) : [35]–38.
———. « The Quest of Iranon ». Galleon vol. 1, no. 5 (juillet-août 1935) : 12–20.
———. « Azathoth ». Leaves no. 2 (1938) : 107.
———. « The Dream-Quest of Unknown Kadath ». Beyond the Wall of Sleep. Sauk City :
Arkham House, 1943. 76–134.
Lovecraft, Howard Phillips. et E. Hoffmann Price. « Through the Gates of the Silver Key ».
Weird Tales vol. 24, no. 1 (juil. 1934) : 60–85.

Premières publications sous forme de recueils801


Lovecraft, Howard Phillips. The Dream-Quest of Unknown Kadath. New York : Ballantine
Books, 1970.
[Contient The Dream-Quest of Unknown Kadath, « Celephaïs », « The Silver Key »,
« Through the Gates of the Silver Key », « The White Ship », « The Strange High House in
the Mist ».]

———. The Doom That Came to Sarnath. New York : Ballantine Books, 1971.
[Contient « Farewell to the Dreamlands, an introduction by Lin Carter », « The Other Gods »,
« The Tree », « The Doom that Came to Sarnath », « The Tomb », « Polaris », « Beyond the
Wall of Sleep », « Memory », « What the Moon Brings », « Nyarlathotep », « Ex Oblivione »,
« The Cats of Ulthar », « Hypnos », « Nathicana », « From Beyond », « The Festival », « The
Nameless City », « The Quest of Iranon », « The Crawling Chaos », « In the Walls of Eryx »,
« Imprisoned with the Pharaohs », « A Partial Chronology of Lovecraft’s Early Work ».]

———. The Tomb and Other Tales. New York : Ballantine Books, 1970.
[Contient « The Tomb », « The Festival », « Imprisoned with the Pharaohs », « He », « The
Horror at Red Hook », « The Strange High House in the Mist », « In the Walls of Eryx »,
« The Evil Clergyman », « The Beast in the Cave », « The Alchemist », « Poetry and the
Gods », « The Street », « The Transition of Juan Romero », « Azathoth », « The Descendant »,
« The Book », « The Thing in the Moonlight ».]

———. At the Mountains of Madness and Other Tales of Terror. New York : Ballantine
Books, 1971.
[Contient At the Mountains of Madness, « The Shunned House », « The Dreams in the Witch-
House », « The Statement of Randolph Carter ».]

Éditions de référence
Lovecraft, Howard Phillips. The Complete Fiction. S. T. Joshi (Éd.). New York : Barnes &
Noble, 2011.

801
NB : les nouvelles appartenant à notre corpus sont indiquées en gras.

444
———. The New Annotated H. P. Lovecraft. Leslie S. Klinger (Éd.). New York : Liveright
Publishing Corporation, 2014.
[Contient « Dagon », « The Statement of Randolph Carter », « Beyond the Wall of Sleep »,
« Nyarlathotep », « A Picture in the House », « Herbert West: Reanimator », « The Nameless
City », « The Hound », « The Festival », « The Unnamable », « The Call of Cthulu », « The
Silver Key », The Case of Charles Dexter Ward, « The Colour Out of Space », « The Dunwich
Horror », « The Whisperer in Darkness », At the Mountains of Madness, « The Shadow over
Innsmouth », « The Dreams in the Witch House », « The Thing of the Doorstep », « The
Shadow Out of Time », « The Haunter of the Dark ».]

2. Traductions en français802

Dunsany, Edward John Moreton Drax Plunkett. Merveilles et Démons : contes fantastiques.
Trad. Julien Green. Paris : Seuil, 1991.
[Contient « La ville paresseuse » (The Idle City), « Là où les marées vont et viennent »
(Where the Tides Ebb and Flow), « La fenêtre merveilleuse » (The Wonderful Window), « Le
Maelström » (The Whirlpool), « Sur terre » (On the Dry Land), « Poltarnées, contemplateur
de l’océan » (Poltarnees, Beholder of the Ocean), « Le sort de la Traviata » (The Doom of la
Traviata), « Le champ » (The Field), « L’Ouragan » (The Hurricane), « Le glaive et l’idole »
(The Sword and the Idol), « Le couronnement de Mr Thomas Shap » (The Coronation of Mr.
Thomas Shap), « La maison du Sphinx » (The House of the Sphinx), « Pauvre vieux Bill »
(Poor Old Bill), « Les spectres » (The Ghosts), « Le corps en peine » (The Unhappy Body),
« Dans Zaccarath » (In Zaccarath), « La folie d’Andelsprutz » (The Madness of Andelsprutz),
« Blagdaross » (Blagdaross), « Bethmoora » (Bethmoora), « Le haschischin » (The Hashish
Man), « Le jour du vote » (The Day of the Poll), « Les mendiants » (The Beggars), « Le
bandit de grands chemins » (The Highwayman), « Au crépuscule » (In the Twilight).]

———. Le Livre des merveilles. Trad. Marie Amouroux. Rennes : Terre de Brume, 1998
[1924].
———. Le Livre des merveilles ou Chronique de petites aventures au bord du monde. Trad.
Marie Amouroux (révisée par Anne-Sylvie Homassel) Rennes : Terre de Brume, 2002.
———. Les Dieux de Pegāna : nouvelles. Trad. Laurent Calluaud. Rennes : Terre de Brume,
2002.
———. Le Temps et les Dieux. Trad. Anne-Sylvie Homassel. Rennes : Terre de Brume, 2003.
———. L’Épée de Welleran. Trad. Anne-Sylvie Homassel. Rennes : Terre de Brume, 2004.
———. Contes d’un rêveur. Trad. Anne-Sylvie Homassel. Rennes : Terre de Brume, 2007.
———. « Chu-Bu et Sheemish. » In La Grande Anthologie de la fantasy. Trad. Marc
Duveau. Paris : Omnibus, 2003 [1978]. 25-32.

802
Nous indiquons le détail du contenu des recueils lorsque les nouvelles proviennent de plusieurs recueils
anglophones différents.

445
———. « Bethmoora. » In Contes inquiétants et sardoniques. Trad. Pierre Leyris. Paris :
HarPo, 1985. 295-306. [NB : Inclut « Le Haschischin »].
———. « Au flux et reflux des marées. » In Contes méphitiques. Trad. Patrick Reumaux.
Paris : J’ai lu, 2011 [2008]. 251-257.
———. « Pauvre vieux Bill. » In Contes méphitiques. Trad. Patrick Reumaux. Paris : J’ai lu,
2011 [2008]. 259-266.
———. « Au crépuscule. » In Contes méphitiques. Trad. Patrick Reumaux. Paris : J’ai lu,
2011 [2008]. 267-272.

Lovecraft, Howard Phillips. Démons et Merveilles. Trad. Bernard Noël. Paris : 10-18, 1955.
[Contient « Le Témoignage de Randolph Carter », « La Clé d’argent », « À travers les
portes de la clé d’argent », « À la recherche de Kadath ».]

———. « Hypnos. » In Les 20 meilleurs récits de science fiction. Trad. Jacques Bergier et
Louis Pauwels. Verviers : Gérard & C°, 1964. 295-302.
———. Dagon. Trad. Paule Pérez. Paris : J’ai lu, 2006 [1969].
[Contient « Dagon », « Herbert West, réanimateur », « La Quête d’Iranon », « Celephais »,
« Polaris », « La Malédiction de Sarnath », « Le Bateau Blanc », « Les Chats d’Ulthar »,
« De l’au-delà », « Le Temple », « L’Arbre », « Les Autres Dieux », « L’Alchimiste », « La
Poésie et les dieux », « La Rue » , « Horreur à Red Hook » , « La Transition de Juan Romero » ,
« Azathoth » , « Le Descendant » , « Le Livre » , « La Chose dans la clarté lunaire » ,
« Hypnos » , « Le Festival » , « Prisonnier des pharaons » , « Lui » , « L’Étrange Maison
haute dans la brume » , « Dans les murs d’Eryx » , « La Bête de la caverne » , « Le Clergyman
maudit » , « La Tombe ».]

———. « Les Chats d’Ulthar ». In Night Ocean et autres nouvelles. Trad. Jean-Paul Mourlon.
Paris : J’ai lu, 2005 [1986]. 157-162.
———. Le Monde du rêve, Parodies et pastiches ; Les collaborations Lovecraft-Derleth
[etc.]. Jean-Luc Buard (Éd.). Bouquins. Paris : R. Laffont, 2005 [1992].
[Contient « Polaris », « Le Bateau blanc », « La Malédiction de Sarnath », « L’Arbre »,
« Les Chats d’Ulthar », « Les Autres dieux », « Céléphaïs », « La Quête d’Iranon », (Trad.
Paule Pérez) ; « Le Témoignage de Randolph Carter », « À la recherche de Kadath », « La
Clé d’argent », « À travers les portes de la clé d’argent » (Trad. Bernard Noël).]

———. La Quête onirique de Kadath l’inconnue. Trad. Arnaud Mousnier-Lompré. Paris :


J’ai lu, 2009 [1996].
———. Les Contrées du Rêve. Trad. David Camus. Saint-Laurent-d’Oingt : Mnémos, 2010.
[Contient « La Quête d’Iranon », « Polaris », « La Malédiction qui s’abattit sur Sarnath »,
« Hypnos », « L’Étrange Maison haute dans la brume », « Le Bateau blanc »,
« Celephais », « Les Chats d’Ulthar », « Les Autres Dieux », « Le Témoignage de
Randolph Carter », « La Quête onirique de Kadath l’inconnue », « La Clé d’argent », « À
travers les porte de la clé d’argent », « Azathoth ».]

446
3. Autres sources primaires

a. Adaptations ludiques, graphiques et audiovisuelles


Campbell-Robson, Kerie L., Keith Herber & Sandy Petersen. Les Contrées du Rêve.
Trad. Thérèse Caussé. Paris : Descartes, 1987.
Camus, David, et al. Kadath, le guide de la cité inconnue ; à la croisée des contrées du rêve ;
d’après l’œuvre de H. P. Lovecraft. Paris : Mnémos, 2010.
Lovecraft, H. P. & Pete Von Sholly. Dream-Quest of Unknown Kadath: 1. Hornsea, England :
Ps Publishing, 2014.
Marcel, Patrick & Peter Cannon. Les Nombreuses Vies de Cthulhu. Lyon : Moutons
Électriques, 2009.
Martyn, Edward. The Dream-Quest of Unknown Kadath, Guerilla Productions, 2003. DVD.
Petersen, Sandy & Lynn Willis. H. P. Lovecraft’s Dreamlands: Roleplaying beyond the Wall
of Sleep. Oakland : Chaosium, 1988.
———. Call of Cthulhu: Horror Roleplaying in the Worlds of H. P. Lovecraft. Oakland :
Chaosium, 1999.
Vu, Huan. « The Dreamlands ». Bande-annonce. YouTube, 2014. Web. Consulté le 2 avril
2015.

b. Autres œuvres / éditions et traductions / adaptations


Baudelaire, Charles. Œuvres complètes II. Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade,
1976.
Carroll, Lewis. Alice racontée aux petits. Trad. Bernard Noël. Paris : L’École des Loisirs,
1978.
Dunsany, Edward John Moreton Drax Plunkett. Selections from the Writings of Lord
Dunsany. William Butler Yeats (Éd.). Churchtown, Dundrum : The Cuala Press, 1912.
———. Five Plays. Edwin Björkman (Éd.). Boston : Little Brown & Company, 1918.
———. The Fourth Book of Jorkens. Londres : Jarrolds ; Sauk City : Arkham House, 1948.
———. « Le Mage contestataire. » Trad. Nadine Tougne. Le Nouveau Planète 7 (mai 1969) :
139–140.
———. Beyond the Fields We Know, with an Introduction by Lin Carter. New York :
Ballantine Books, 1972.

447
———. « Treize à table. » Trad. Anne-Sylvie Homassel. Le Visage vert : [Anthologie
fantastique]. 8 (2000) : 5–13.
———. Le Dernier Livre des merveilles [nouvelles]. Trad. Anne-Sylvie Homassel. Rennes :
Terre de Brume, 2000.
Dunsany, Edward John Moreton Drax Plunkett, Seán O’Faoláin, et Mary Lavin. Les Vieux
Soldats ne meurent jamais. Trad. Patrick Reumaux. Paris : Belles Lettres, 2018.
Green, Julien. Œuvres complètes. Paris : Gallimard, 1973.
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478
INDEX

Cet index recense les titres des différents recueils et nouvelles cités dans cette étude. Les
références aux passages où les traductions font l’objet de commentaires sont indiqués en
gras.

A D
« Alhireth-Hotep the Prophet » (The Gods of Dagon et autres récits de terreur (trad. Pérez),
Pegāna), 47, 28, 166
At the Moutains of Madness, 9, 11, 23, 27, 133, « Day of the Poll (The) » (Dreamer’s Tales),
207-208 148, 328
« Azathoth », 184, 185, 191 « Deeds of Mung (The) » (The Gods of
Pegāna), 260
B Démons et merveilles (trad. Noël), 28, 88, 89,
« Beggars (The) » (Dreamer’s Tales), 145, 118, 159-60, 163-165, 167, 173, 182,
« Bethmoora » (Dreamer’s Tales), 75-76, 149, 185, 253
202, 247, 287, 299-302 « Doom of La Traviata (The) » (Sword of
« Blagdaross » (Dreamer’s Tales), 148, 211, Welleran), 152
258 « Doom that came to Sarnath (The) », 183,
Book of Wonder (The), 22, 57, 65, 111, 143, 190, 195, 225, 244, 403, 407
182, 424 Dream-Quest of Unknown Kadath (The), 28,
(trad. Amouroux), 23, 77, 112, 116-117, 29, 30, 38, 111, 129, 133, 159, 164,
173 166-67, 185, 190, 191, 194, 195-197,
(révisé Homassel) 77, 116-118, 173, 201, 205, 212, 214, 221, 232, 236, 239,
370, 385 249, 252, 254, 256, 262-68, 276-83,
« Bride of the Man-Horse » (Book of Wonder), 287, 296-98, 305-310, 314-315, 316,
261, 312 327-330, 335, 337, 366, 373, 400, 409-
412, 413
C Dreamer’s Tales (A), 22, 57, 59, 65, 72, 75,
« Call of Cthulhu (The) », 24, 27, 105, 195, 76, 108, 111, 140, 143, 181-82, 369
218-20
« Carcassonne » (Dreamer’s Tales), 382 E
Case of Charles Dexter Ward (The) 204-206
« Cats of Ulthar (The) », 183, 191, 313 F
« Celephais », 104, 183, 190-91, 192-93, 201, « Fall of Babbulkund (The) » (Sword of
214-15, 222, 227, 237-239, 254, 287, Welleran), 30, 202, 242, 363
327, 413 « Field (The) » (Dreamer’s Tales), 145, 151-
« Chu-bu and Sheemish » (Book of Wonder), 52
261, 333, 366-67 « Fortress Unvanquishable, Save for Sacnoth
« Coming of the Sea (The) » (Time and the (The) » (Sword of Welleran)
Gods), 328, 346
Contes inquiétants et sardoniques (trad. G
Leyris), 24, 74 « Ghosts (The) » (Sword of Welleran), 145,
Contes méphitiques (trad. Reumaux), 74, 76 152-53, 390-91
Contrées du Rêve (trad. Camus), 24, 27, 167- Gods of Pegāna (The), 22, 29, 57, 61, 62, 111,
69, 184, 236, 270, 369, 429 142, 176, 180, 192, 232, 250, 251, 260
« Coronation of Mr. Thomas Shap (The) » Dieux de Pegāna (trad. Calluaud), 118,
(Book of Wonder), 192-93, 214, 222, 127, 251, 359, 360
227, 262, 287

479
H « Miss Cubbidge and the Dragon of
« Hashish Man (The) » (Dreamer’s Tales), 75- Romance » (Book of Wonder), 269
76, 145, 206, 247
« Highwayman (The) » (Sword of Welleran) N
328, 385-86 « Night and Morning » (Time and the Gods),
« Honour of the Gods (The) », 254 341, 343
« House of the Sphinx (The) » (Book of Night Ocean et autres nouvelles (trad. Pérez),
Wonder), 312, 390, 402-406 28, 119, 166
« How Nuth would have Practised his Art upon « Nameless City » (The) 191, 200-204, 218
the Gnoles » (Book of Wonder), 313-
14 O
« Hurricane (The) » (Sword of Welleran), 341, « Of Dorozhand » (The Gods of Pegāna), 220
344 « Of the Making of the Worlds » (The Gods of
« Hypnos », 161-63, 184, 191, 201, 287, 349, Pegāna), 364
390 « Of the Thing that is Neither God nor Beast »,
325
I « Of Yoharneth-Lahai » (The Gods of Pegāna),
« Idle City (The) » (Dreamer’s Tales), 57, 145, 126-127
347, 382, 383 « On the Dry Land » (Sword of Welleran), 145,
« Idle Days on the Yann » (Dreamer’s Tales), 152
58, 73, 152, 181, 236, 249, 266-67, « Other Gods (The) », 183, 190-91, 201, 252,
287, 342, 379-384 390
« Injudicious Prayers of Pombo the Idolater
(The) » (Book of Wonder), 333 P
« In the Land of Time » (Time and the Gods), « Polaris », 183, 191, 287, 375, 379-382, 386-
57, 400 87, 389, 390
« In the Twilight » (Sword of Welleran), 76, « Poltarnees, Beholder of Ocean » (Dreamer’s
149-150, 322-23, 325-27, 331 Tales), 271-72, 298, 328, 345-348
« In Zaccarath » (Dreamer’s Tales), 202, 294- « Poor Old Bill » (Dreamer’s Tales), 76, 147-
96 149, 370
« Probable Adventure of the Three Literary
J Men » (Book of Wonder), 201, 203,
« Journey of the King (The) » (Time and the 218, 220, 287, 306
Gods), 335
Q
K « Quest for the Queen’s Tears (The) » (Book of
« Kith of the Elf-Folk (The) » (Sword of Wonder), 370, 416
Welleran), 23 « Quest of Iranon (The) », 30, 183, 190-91,
« King That Was Not (The) » (Time and the 265, 316, 364, 374
Gods), 205
R
L « Relenting of Sardinac (The) » (Time and the
« Legend of the Dawn (A) » (Time and the Gods), 62
Gods), 61, 343 « River (The) » (The Gods of Pegāna), 420
« Loot of Bombarsharna (The) » (Book of
Wonder) S
« Lord of Cities (The) » (Sword of Welleran) « Silver Key (The) », 96-97, 164, 191, 212,
328 252, 371-72
« Sorrow of Search (The) » (Time and the
M Gods), 257-58
« Madness of Andelsprutz (The) » (Dreamer’s « Statement of Randolph Carter (The) », 388,
Tales), 145 394-97
Merveilles et Démons (trad. Green), 24, 73, « Strange High House in the Mist (The) », 184,
114, 118, 140-54, 182, 269, 424 191, 201, 212, 214, 252, 257, 413,
415-18

480
« Sword and the Idol (The) » (Dreamer’s V
Tales), 145, 272-75, 365, 383 « Vengeance of Men (The) » (Time and the
Sword of Welleran (The), 22, 57, 65, 111, 181- Gods), 324
82, 369, 385
L’Épée de Welleran (trad. Homassel), W
118 « Where the Tides Ebb and Flow » (Dreamer’s
Tales), 76, 152, 195-97, 365, 376, 390-
T 94
« Through the Gates of the Silver Key », 163, « White Ship (The) », 183, 190-91, 201, 212,
164, 191, 201, 252, 336-337, 375, 388, 287, 413, 418-19
425 « Wonderful Window » (Book of Wonder),
« Time and the Gods » (Time and the Gods), 287, 333
245, 362
Time and the Gods, 22, 57, 62, 111, 180, 260, X
369
Y
U
« Unhappy Body (The) » (Dreamer’s Tales), Z
145, 151, 152
« Usury » (Time and the Gods), 260-61

481
TABLE DES MATIÈRES

SOMMAIRE ............................................................................................................................. 3
REMERCIEMENTS ................................................................................................................ 5
CONVENTIONS ET ABRÉVIATIONS ................................................................................ 7
INTRODUCTION .................................................................................................................... 9
I. Les genres mythopoétiques comme champ traductologique ................................................ 13
1. L’émergence d’un nouveau champ d’étude .................................................................. 13
2. Une étude de cas à double entrée .................................................................................. 22
II. Ludicité et traduction ........................................................................................................... 30
1. Un jeu de stratégie et de simulation : risques, contraintes et libertés ............................ 32
2. La traduction comme répétition rituelle de la parole mythique .................................... 39
III. Parcours .............................................................................................................................. 44
1. L’œuvre mythopoétique en mouvement au sein de l’espace littéraire : contextualisation
……………… ..................................................................................................................... 44
2. Traduire le mythoscape : recréation poétique de mondes imaginaires en miroir ............. 46

PREMIÈRE PARTIE. Un commerce triangulaire : l’œuvre mythopoétique en


mouvement au sein de l’espace littéraire ............................................................................. 49
Chapitre 1. Lord Dunsany et H. P. Lovecraft : Itinéraires croisés au sein de l’espace
littéraire du fantastique ......................................................................................................... 50
I. Lord Dunsany, auteur irlandais à contre-courant .................................................................. 54
1. Le système littéraire du Revival irlandais ..................................................................... 54
2. La voix irlandaise de Dunsany ...................................................................................... 60
3. Les années 1920 : l’exil transatlantique, l’accueil américain ........................................ 64
4. Un déclin précoce .......................................................................................................... 67
5. L’après-vie de Dunsany, figure (re)construite .............................................................. 70
a. Aux États-Unis ............................................................................................................. 70
b. En France...................................................................................................................... 72
II. H. P. Lovecraft, éternel « outsider » .................................................................................... 78
1. Prisonnier des pulps ...................................................................................................... 80
2. La France comme terre d’accueil .................................................................................. 86
3. Une reconnaissance critique par étapes ......................................................................... 91
a. Pionniers et découvreurs............................................................................................... 91
b. La consécration du mythe ............................................................................................ 93

482
c. Les nouveaux regards du nouveau millénaire .............................................................. 98
4. Le jeu de l’œuvre autonome : Lovecraft mythifié.......................................................... 100
a. L’original occulte ....................................................................................................... 104
b. Le fantasme de l’original inconnu .............................................................................. 108
Conclusion .............................................................................................................................. 110

Chapitre 2. Compétitions et cohabitations au sein de l’appareil textuel......................... 113


I. Critique et traduction .......................................................................................................... 116
1. Les espaces paratextuels de la caution critique ........................................................... 116
2. Le critique traduisant la critique : force ou faiblesse ? ............................................... 120
a. La concordance lexicale ............................................................................................. 123
b. Éthicité et réécriture – corriger, un devoir ou un droit ? ............................................ 130
II. L’auteur e(s)t le traducteur : Dunsany au miroir de Julien Green ..................................... 140
1. Le paratexte, zone de cohabitation .............................................................................. 140
2. Un bilinguisme visible : maladresse ou résistance ? ................................................... 145
a. Failles de la compétence traductive ? ......................................................................... 147
b. Quand l’auteur prend le pas sur le traducteur............................................................. 151
3. Une transmission fantôme ........................................................................................... 155
III. Retraduction et visibilité, une quête de légitimité ............................................................ 158
1. La trouvaille opportune : Bergier et Lovecraft ............................................................ 158
2. L’air de rien : autre livre, autre genre.......................................................................... 166
3. La parole du traducteur : David Camus sur le seuil .................................................... 167
Conclusion .............................................................................................................................. 173

Chapitre 3. À la croisée des mondes : de Dunsany à Lovecraft (et vice-versa) .............. 176
I. Cartographier l’espace des œuvres, des territoires archipéliques ....................................... 179
1. Du cycle au mythe : des œuvres qui se (re)construisent ............................................. 179
a. L’archipel des cycles dunsaniens ............................................................................... 180
b. Les songes rapiécés de Lovecraft ............................................................................... 182
2. Construction de terrains de jeu « dunsanien » / « lovecraftien » ................................ 186
a. L’absence de consensus .............................................................................................. 187
b. Deux noms, deux genres ?.......................................................................................... 191
II. Ensembles flous et airs de famille ..................................................................................... 197
1. La référence intertextuelle spécifique ......................................................................... 199
a. « The Nameless City » (1921) .................................................................................... 200
b. The Case of Charles Dexter Ward (1927) .................................................................. 204
c. At the Mountains of Madness (1936).......................................................................... 206

483
2. Partage de l’univers fictionnel à différents degrés ...................................................... 209
a. Expansion transfictionnelle : un seul texte-monde ..................................................... 213
b. Version transfictionnelle et textes-mondes possibles................................................. 216
Conclusion .............................................................................................................................. 227

DEUXIÈME PARTIE. Traduire le « mythoscape » ......................................................... 231


Chapitre 4. Des lieux et des dieux : les noyaux mythopoétiques ...................................... 232
I. Les noms du mythoscape : de l’opaque au translucide ....................................................... 236
1. L’importance du cadre onirique, structure à décrypter ............................................... 236
2. Le modèle onomaturgique lovecrafto-dunsanien ........................................................ 240
3. Traduire l’opaque ........................................................................................................ 245
II. Tourner autour du nom : formules et périphrases .............................................................. 250
1. Épithètes homériques .................................................................................................. 251
2. L’absence du nom propre ............................................................................................ 253
a. Lieux indéfinis ............................................................................................................ 254
b. Dieux nommables et innommables ............................................................................ 255
3. Nommer le Monde à l’échelle de l’œuvre ................................................................... 260
a. Chez Dunsany, des repères qui se dérobent ............................................................... 260
b. La cristallisation des « Contrées du Rêve » lovecraftiennes ...................................... 262
III. Le traducteur, prophète faillible ? .................................................................................... 268
1. Retraduire, réviser, réécrire, corriger… ...................................................................... 268
2. Retranscrire le sens voilé............................................................................................. 271
3. Quand le faux-sens crée la tradition ............................................................................ 276
Conclusion .............................................................................................................................. 284

Chapitre 5. Effet d’étrangeté et (dé)construction du familier : Traduire les zones


signifiantes de la frontière ................................................................................................... 286
I. Traduire et retraduire la nomenclature imaginaire.............................................................. 290
1. Sonorités et imageries de l’exotisme ........................................................................... 293
a. Expliciter l’étrange : le dilemme de la rupture énonciative ....................................... 293
b. Reconstruction subjective : assimilation ou défamiliarisation ? ................................ 299
2. Démêler le réseau signifiant : les mots qui montrent les monstres ............................. 304
a. L’opaque indéfinissable.............................................................................................. 305
b. Frapper l’imaginaire : noms-descripteurs .................................................................. 308
c. L’horizon de familiarité, une notion toute relative ..................................................... 311
d. De la traduction à la tradition ..................................................................................... 315
II. Traduction de genres et cultures imaginés : oniriser la frontière....................................... 320

484
1. La nostalgie des mondes perdus : représentation sublimée de la terre natale ............. 321
a. Rêverie sur le mode lyrique ........................................................................................ 321
b. Termes techniques ou géographiquement marqués ................................................... 327
2. L’Étranger par excellence ? Le fantasme oniro-orientaliste ....................................... 331
a. Au sein du poétique, une charge idéologique .......................................................... 331
b. De l’interlinguistique à l’intersémiotique – l’Orient mis en symboles ...................... 337
3. Les genres de la surnature personnifiée ...................................................................... 339
a. Genre et rigidité des normes grammaticales .............................................................. 340
b. Genre et renouvellement des schémas mythologiques ............................................... 344
Conclusion .............................................................................................................................. 352

Chapitre 6. Traduire l’oralité du monde mythopoétique : mise en voix et mise en scène


................................................................................................................................................ 354
I. Le rapport au temps de l’œuvre traduite ............................................................................. 358
1. Recréer la langue mythique : archaïsme et écho sacré ................................................... 358
a. Les caractéristiques formelles de l’archaïsme biblique ........................................... 360
b. Les formules de l’intertexte ................................................................................. 363
c. La compensation : art ou artifice de la recréation ? ................................................. 365
2. Rupture et continuité : l’irruption de la modernité ......................................................... 368
II. Traduire la signature poétique du rythme .......................................................................... 376
1. Quand le texte chante et subjugue ............................................................................... 379
a. Les berceuses hypnotiques ...................................................................................... 379
b. Les refrains entêtants .................................................................................................. 385
2. Quand le texte s’emballe et cauchemarde ...................................................................... 390
III. Accorder les voix ............................................................................................................. 397
1. Le pointillisme de la traduction mythopoétique .......................................................... 399
a. L’imparfaite superposition des formes .................................................................... 400
b. Traduire Dunsany en lovecraftien. ............................................................................. 402
2. La traduction conjuratrice des textes-mondes ............................................................. 408
a. Les figures arcanes ..................................................................................................... 408
b. Adaptation et citation intersémiotique : l’invitation à un voyage lovecrafto-dunsanien
........................................................................................................................................ 412
Conclusion .............................................................................................................................. 421

CONCLUSION GÉNÉRALE ............................................................................................. 424


I. Le visage pluriel des merveilles .......................................................................................... 424
II. Pistes théoriques : mettre du jeu dans la traduction mythique .......................................... 427
III. Pistes éditoriales : un champ littéraire propice................................................................. 431
485
ANNEXES ............................................................................................................................. 436
Annexe 1 : S. T. Joshi, traducteur ou critique ? ..................................................................... 436
Annexe 2 : Quand le texte incante et psalmodie .................................................................... 438

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 442


Sources primaires ................................................................................................................... 442
1. Corpus en langue originale .......................................................................................... 442
a. Textes de Dunsany ..................................................................................................... 442
b. Textes de Lovecraft .................................................................................................... 443
2. Traductions en français ............................................................................................... 445
3. Autres sources primaires ............................................................................................. 447
a. Adaptations ludiques, graphiques et audiovisuelles ................................................... 447
b. Autres œuvres / éditions et traductions / adaptations ................................................. 447
c. Correspondances et Autobiographies ......................................................................... 449
d. Témoignages et critiques ............................................................................................ 449
Sources secondaires ................................................................................................................ 452
1. Études dunsaniennes ................................................................................................... 452
a. Ouvrages ..................................................................................................................... 452
b. Articles ....................................................................................................................... 452
2. Études lovecraftiennes ................................................................................................. 454
a. Ouvrages ..................................................................................................................... 454
b. Articles ....................................................................................................................... 455
3. Traductologie .............................................................................................................. 458
a. Ouvrages ..................................................................................................................... 458
b. Articles ....................................................................................................................... 460
4. Genres de l’imaginaire ................................................................................................ 468
a. Ouvrages ..................................................................................................................... 468
b. Articles ....................................................................................................................... 470
5. Théorie générale .......................................................................................................... 473
a. Ouvrages ..................................................................................................................... 473
b. Articles ....................................................................................................................... 475
INDEX ................................................................................................................................... 479
TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................... 482

486
MYTHOPOÉTIQUE CHEZ LORD DUNSANY & H. P. LOVECRAFT
Transmission et traduction(s)

Cette thèse, au carrefour de la traductologie et des études littéraires, se présente sous la


forme d’une étude de cas prenant pour point de départ les liens d’influence entre deux
écrivains, l’Irlandais Lord Dunsany et l’Américain H. P. Lovecraft. Leurs œuvres se
construisent autour de mondes fictionnels où se conjuguent panthéons originaux, visions
oniriques et voyages fantastiques. Par une approche descriptive et contrastive, on se propose
d’éclairer comment cette démarche mythopoétique fondatrice a également marqué les divers
projets de traduction et retraduction qui se sont succédé sur un peu plus d’un siècle.
Dans cette perspective, cette recherche se fonde sur une conception de la traduction au
sens large comme réécriture et allie plusieurs points de vue (sociologique, culturelle,
stylistique) afin d’analyser la manière dont ces œuvres et le mythe qu’elles véhiculent sont
reçues et se transmettent. En effet, le mythe naît précisément de la répétition de récits sans
cesse régénérés, laissant toujours place à la variation, et le plaisir du mythe vient en partie de
ce que lecteur reconnaisse, dans l’histoire qu’on lui conte, un récit familier bien que renouvelé
qui pourra faire naître en lui le désir de le transmettre à son tour en se l’appropriant.
Il apparaît alors possible de distinguer la spécificité d’une traduction mythopoétique
dans le cadre de ce pan particulier des littératures de l’imaginaire, et de mettre au jour une
vision nouvelle du ludique en traduction : en faisant appel à la complicité de lecteurs-joueurs
qui deviennent à leur tour agents de leur transmission et de leur réception dans le champ
littéraire français, ces œuvres se font textes-mondes, s’ouvrent à la démultiplication, à la
réécriture et au partage, et traduisent un désir d’enchantement participatif qui, jusqu’à
aujourd’hui, n’a cessé d’aller croissant.

Mots clés : mythopoétique, traductologie, littératures de l’imaginaire, champ littéraire,


réception, réécriture, texte-monde.

This dissertation stands at the crossroads of translation and literary studies and focuses
on the case of two fantasy authors, Lord Dunsany and H. P. Lovecraft. One having inspired
the other, they are both creators of fictional worlds marked by made-up cosmogonies, dream
visions and fantasy journeys. Through comparison and contrast, we propose to highlight how
the mythopoeic approach which their stories stem from has also shaped the various translation
and retranslation projects in France over the past century.
From this perspective, this research elaborates on a broad conception of translation as
rewriting and relies on sociological, cultural and stylistic approaches in order to analyse how
these works and the myth they convey have been received and transmitted. Indeed, myth is
born from the endless repetition and regeneration of stories and includes variation as a
characteristic; the pleasure derived from myth comes from the readers recognizing a familiar
story under a new garment, before passing it on in their turn.
It then becomes possible to delineate the specificity of mythopoeic translation as regards
to this particular facet of fantasy literature, and to establish a new vision of play within
translation: these works, triggering both attachment and complicity in readers who become
players of a game of transmission, ensure their reception in the French literary field and
become text-worlds. Demultiplied, rewritten, shared, they translate an evergrowing desire for
participative enchantment.

Key words: mythopoeia, translation studies, fantasy literature, literary field, reception,
rewriting, text-world.

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