Refractions36 Landauer-2
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Anarchive
Sur la révolution
mexicaine1
Gustav Landauer
L
ES DEUX ARTICLES DE L’ANARCHISTE ALLEMAND GUSTAV LANDAUER
(1870-1919) traduits ci-dessous et consacrés à la révolution 1. Traduction de
mexicaine parurent dans son journal Der Sozialist. Ils per- l’allemand par J.-C.
mettent de saisir sur un exemple concret comment Landauer se
Angaut de deux arti-
cles parus dans Der
rapportait aux événements révolutionnaires, mais aussi quelle peut Sozialist respective-
être l’actualité de sa pensée. Le premier de ces deux articles est ment le 15 septembre
1911 (« Aus
l’occasion pour lui de dénoncer l’absence d’intérêt et de soutien des Mexiko ») et le
réformateurs et des sociaux-démocrates de son temps en faveur de 10 août 1914
(« Mexiko »). Pour le
la révolution mexicaine – les uns parce que leur apolitisme les texte original, voir
conduit à se soustraire à toute lutte, les autres parce que leur foi Gustav Landauer, In-
Jean-Christophe Angaut
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la lutte héroïque et désespérée menée par ceux qui cultivent la terre
contre les voleurs capitalistes et par les ouvriers contre les para-
sites, voilà qui ne saurait étonner. On ne peut inverser les termes
du proverbe « il n’y a pas de rose sans épines » : il y a même beau-
coup de buissons épineux qui ne portent jamais de roses ; et qui-
conque attend de cette sorte de partisans de la réforme foncière ne
5. Henry George
(1839-1897), écono-
serait-ce qu’un intérêt pour une lutte effective aussi gigantesque miste américain parti-
pour la terre, qui est une lutte pour la vie d’une population de plu- san de l’instauration
d’un impôt unique
sieurs millions d’êtres humains, celui-là sera déçu. Est-ce que, dans (single tax) sur le sol,
leur organe de presse, les partisans allemands de la réforme fon- fut l’une des sources
d’inspiration du cou-
cière ont reçu ne serait-ce que quelques nouvelles de cet énorme rant allemand de la
vol, de ses méthodes éhontées et de cette lutte violente ? Bodenreform (réforme
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tant tout de suite des partisans dans le peuple au nom du désordre
qu’il favorise. L’affaire semble donc se présenter ainsi : la raison et
la fin prétendues des révolutions toujours recommencées seraient
de quelconques aspirations politiques relatives au pouvoir et à la
domination. Le moyen prétendu de cette révolution : la guerre de
guérilla et les expropriations. Mais en vérité, la reconfiguration de
l’économie, la lutte contre la propriété et le monopole constituent
le véritable sens de cette révolution et rendent seules possible sa
longue durée. On put parfois avoir l’impression que le parti soi-
disant libéral, en vérité le parti anarchiste des frères Magón, n’exis-
tait que dans le sud de la Californie, qu’il exagérait la signification
sociale de la révolution mexicaine au nom de ses propres souhaits
et qu’il dépeignait comme des faits ce qui ne vivait que dans la fan-
taisie de sa volonté. Cependant il est à présent établi que, dans les
faits, Zapata et ses partisans ont écrit le slogan « Terre et liberté »
7. Référence aux pré-
cédents articles pu-
sur leur drapeau et que ces bandes révolutionnaires, et les paysans bliés à propos de la
et ouvriers agricoles qui sont alliés avec elles (pour la plupart des révolution mexicaine
dans Der Sozialist,
Indiens et des métis, ceux qu’on appelle des péons), agissent aussi soit (en plus de celui
selon ce slogan. Ces zapatistes, au nombre d’une dizaine de milliers qui est traduit ci-des-
sus) : « Die Zustände
d’hommes armés, opèrent dans le nord du pays, et la manière dont in Mexiko » (« La
ils opèrent est décrite de la manière suivante par le correspondant situation au
8. L’éditeur allemand
10. Laudauer donne battre pour l’obtenir8. » Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de
s’étonner que non seulement le président des États-Unis9, mais
ici la référence des
articles cités dans la
note 7. même les grands monopolistes terriens en viennent progressive-
11. Le général ment à reconnaître que le sol mexicain doit appartenir au peuple
Victoriano Huerta mexicain, c’est-à-dire à ceux qui de fait cultivent ce sol ; par ail-
(1850-1916) devient
président du Mexique
leurs, il n’y a assurément pas lieu de s’en étonner si l’on se rappelle
lorsqu’il renverse, en les informations à propos des honteuses pratiques, relevant de l’es-
février 1913, avec clavage, mises en œuvre au Mexique par les propriétaires latifun-
diaires, mexicains et nord-américains […]10. Nous comprenons
l’aide d’autres mili-
taires conservateurs
et le soutien (provi- aussi comment le président Huerta11, menacé de tous côtés, en vint
à tenter d’affirmer sa domination en proposant, quelques semaines
soire) des États-Unis
le président Francisco
Madero. Il est avant son abdication, une réforme agraire de grande ampleur
qu’un organe d’exploiteurs capitalistes, le Los Angeles Times,
contraint de renoncer
au pouvoir en juillet
1914, sous la double dénonça comme « le plus grand plan de confiscation qu’un gou-
pression des États-
Unis et de plusieurs
vernement ait jamais proposé ».
insurrections armées. Nous l’assurons donc à présent avec certitude : non seulement
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le vol des terres est le motif sur lequel la révolution mexicaine pou-
vait s’appuyer, mais les révolutionnaires tendent aussi directement
à la récupération des terres et ont obtenu des succès considérables,
aussi bien sur un plan factuel que dans l’influence exercée sur l’opi-
nion publique et les politiciens. Nous assurons que le parti libéral
mexicain n’est pas seulement grand dans ses manifestes révolu-
tionnaires, qui sont énoncés sur un ton superbe et authentiquement
espagnol, plein de pathos intrépide, mais qu’il représente un véri-
table pouvoir. C’est donc un fait dont il ne faut pas sous-estimer
l’importance : la direction de fait dans cette grande révolution est
maintenant échue à un parti qui se donne certes le nom de libéral,
mais qui dans les faits se reconnaît sans timidité comme anarchiste.
À présent, ce « parti libéral » se tourne, dans un manifeste fier et
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tranchant, vers le prochain congrès anarchiste international12 et
réclame la reconnaissance d’abord de ce que, avec la révolution
mexicaine, il ne s’agit pas d’une « simple guerre de capitalistes, de
politiciens et de bandits », mais de la reconquête du sol par le tra-
vailleur, « du premier pas vers la conquête du pain et de la liberté
économique », et ensuite de ce que la démarche des révolution-
naires mexicains devrait être un modèle pour tous les peuples.
Ce sont là deux choses différentes. La première doit être recon-
nue sans retenue : une fois que la révolution eut éclaté – notons-le,
à l’initiative des politiques – les péons mexicains ont emprunté les
chemins qui étaient les bons, dans ce pays faiblement peuplé13,
dans lequel il y avait encore partout du terrain libre qu’il suffisait
d’enlever aux sociétés agricoles monopolisées. Mais pour ce qui est
de la question du modèle, il faut rétorquer que la situation dans
nos pays est essentiellement autre et que nous, les anarchistes de
ces pays, devons utiliser le temps à notre manière, premièrement
afin d’obtenir aussi un jour ce que le peuple des paysans mexicains
obtiendra vraisemblablement de fait tôt ou tard et deuxièmement
afin qu’il n’en aille pas pour nous comme il en ira tôt ou tard sans 12. Prévu pour 1914,
le congrès en question
aucun doute pour les Mexicains. ne put se tenir en rai-
Entendons-nous bien. Ce que les Mexicains ont conquis en son du déclenchement
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se limite pas le moins du monde à la « révolution ». Notre tâche
n’est pas d’imiter les moyens employés par un grand épisode
révolutionnaire dans un pays faiblement peuplé et pauvre en
industrie, mais ce que plus haut nous avons appelé la troisième es-
pèce d’activités, et qui pour nous, notre situation étant ce qu’elle
est, est la première et l’unique : la préparation et l’édification des
fondements spirituels et économiques pour une société des socié-
tés, sans État. Nous croyons en effet à l’an-archie absolument réelle ;
nous croyons que l’exploitation capitaliste sera un jour surmontée
au même titre que le féodalisme a été complètement achevé, et que
ce n’est pas une nouvelle forme de privilège économique qui vien-
dra à la place, mais l’humanité travaillant dans ses communes et
ses groupements, qui se créera ses institutions d’échange juste ; et
nous croyons et voyons devant nos yeux que l’humanité sera dé-
barrassée de la haine et de la violence et de toutes leurs affreuses
conséquences comme d’un rêve fou et mauvais, tout comme elle
aura assuré à la société sans exploitation ses fondements et ses
formes, son fonctionnement lisse. Pour cette raison, nous n’avons
pas la même chose à faire que le « parti » anarchiste révolution-
naire. Pour l’esprit qui sait toujours déjà ce qu’est le juste, nous
avons à créer un corps ; nous avons l’humanité à créer ; nous avons
pour fonction à l’avenir de tenter de prévenir les peuples de ce que
de petits résultats rognés par la loi et l’arbitraire découleront du
grand choc et du grand maintien, des grands succès de la reconfi-
guration. Nous saluons les vaillants révolutionnaires du Mexique
et les invitons à se préparer dès maintenant, non pas à la grande
opération impétueuse, celle qui submerge tout ce qui est vermoulu,
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mais au grand et lent travail, celui qui édifie pierre après pierre,
qui rédime l’esprit et qui crée l’esprit, ce travail qui se tient devant
eux comme devant nous tous : fonder pour les peuples de l’huma-
nité leurs coopératives économiques, leurs communes écono-
miques, leurs groupements économiques.
Gustav Landauer
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