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Refractions n°36:Réfractions 12/05/2016 20:34 Page 151

Anarchive

Sur la révolution
mexicaine1
Gustav Landauer

L
ES DEUX ARTICLES DE L’ANARCHISTE ALLEMAND GUSTAV LANDAUER
(1870-1919) traduits ci-dessous et consacrés à la révolution 1. Traduction de
mexicaine parurent dans son journal Der Sozialist. Ils per- l’allemand par J.-C.
mettent de saisir sur un exemple concret comment Landauer se
Angaut de deux arti-
cles parus dans Der
rapportait aux événements révolutionnaires, mais aussi quelle peut Sozialist respective-
être l’actualité de sa pensée. Le premier de ces deux articles est ment le 15 septembre
1911 (« Aus
l’occasion pour lui de dénoncer l’absence d’intérêt et de soutien des Mexiko ») et le
réformateurs et des sociaux-démocrates de son temps en faveur de 10 août 1914
(« Mexiko »). Pour le
la révolution mexicaine – les uns parce que leur apolitisme les texte original, voir
conduit à se soustraire à toute lutte, les autres parce que leur foi Gustav Landauer, In-

politique les conduit à considérer cette lutte comme prématurée.


ternationalismus,
Ausgwählte Schriften,
Dans le second article, Landauer se demande comment la partici- vol. 1, Berlin, Verlag
pation des anarchistes à des événements révolutionnaires peut s’ar-
Edition AV, 2008,
p. 139-144. Toutes
ticuler à la révolution sociale à laquelle ils aspirent, ce qui lui les notes sont du tra-
permet de réaffirmer que la révolution se fait ici et maintenant, ducteur, qui remercie
Anatole Lucet pour sa
dans les commencements mêmes qui la préparent. relecture.

Jean-Christophe Angaut
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152 ● SUR LA RÉVOLUTION MEXICAINE

ARTICLE DU 15 SEPTEMBRE 1911

La révolution au Mexique ne touche pas à sa fin2. Mais ce qui est en


cours à présent ne sert pas les rois nord-américains des chemins de
fer ni les voleurs de terres et n’est pas davantage un conflit concer-
nant des phrases politiques mensongères ou des postes présiden-
tiels ou ministériels. Pour l’heure, aucune bataille n’a non plus
encore été livrée et aucune ville prise ou assiégée. Mais les habitants
des campagnes dont on a pris les terres par la violence et la fraude
recouverte d’un masque de légalité, que l’on a vendus en servage
aux plantations et aux fabriques, ne veulent pas se satisfaire de ce
que leur maître ou bien plutôt celui qui commande à leurs maîtres
doive désormais s’appeler Madero au lieu de Diaz3. Ils savent que
Madero est l’un des plus riches seigneurs fonciers et que pour lui
Anarchive

comme pour Diaz, il n’est question que de domination et de vol.


Dans nos pays, nous n’avons pas une image correcte de ce que veut
dire être un riche seigneur au Mexique. Il faudrait de nombreuses
2. La révolution mexi-
caine ne s’achèvera
en effet qu’en 1920. semaines de voyage à qui voudrait faire le tour des propriétés ter-
3. Porfiro Diaz riennes de Madero. Mais en outre, Madero n’est que l’agent des
(1830-1915) fut pré- Nord-Américains qui veulent exploiter et ratisser le Mexique. Pour
sident du Mexique
presque sans inter-
cette raison, dans la presse boursière, on a beaucoup parlé – mais
ruption de 1876 à sans jamais dire la vérité – de la révolution tant qu’il s’agissait de la
1911. Il fut contraint révolution maderiste, c’est-à-dire tant que les capitalistes pouvaient
de démissionner en
mai 1911, après l’in- tirer profit du soulèvement de ceux qui étaient affligés de misère et
surrection qui marqua de tourments. Maintenant qu’il s’agit seulement de l’insurrection
des serfs contre les voleurs de terres et les oppresseurs du genre
le début de la révolu-
tion mexicaine. Son
successeur (et initia- humain, on pourrait entendre une mouche voler et rien n’est dit de
la destruction des enclosures, de l’anéantissement des documents
teur de l’insurrection)
fut Francisco Madero
(1873-1913), élu en de propriété foncière, de l’occupation de fait des terres par les pau-
novembre 1911.
vres, des grèves dans les plantations et dans les fabriques.
4. Il s’agit de Ricardo Le Parti libéral mexicain, qui a inscrit « Terre et Liberté » sur
(1874-1922) et son drapeau, demeure encore et toujours fidèle aux révolution-
Enrique (1887-1954)
Flores Magón. Le naires. Leurs dirigeants, les frères Magón et d’autres, ont certes été
gouvernement des jetés en prison par les autorités des États-Unis « pour violation des
lois de neutralité »4 et Madero interdit la diffusion au Mexique de
États-Unis prit pré-
texte de ce que leur
statut de réfugiés les leur courageuse feuille, Regeneración, qui paraît à Los Angeles en
Californie. Mais la feuille paraît, elle parle une langue directe et
obligeait à la neutra-
lité pour les emprison-
ner en raison de leur elle est lue malgré tout au Mexique. Par la suite, dans une section
implication dans le
soulèvement libertaire
rédigée en anglais, elle procurera des lumières à ceux parmi les
en Basse-Californie. Nord-Américains qui veulent être éclairés.
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GUSTAV LANDAUER ● 153

Il est vrai que c’est diablement nécessaire. L’attitude des radicaux


et des sociaux-démocrates aux États-Unis est révoltante au plus haut
point. Ils flairent à juste titre qu’il s’agit au Mexique d’une lutte pour
la liberté véritable et pour la réalité de la vie – mais pour les socia-
listes de parti de tous les pays, liberté et réalisation ont toujours été
synonymes d’anarchisme, de Belzébuth. Il est tout à fait exact que
ces libéraux, en rentrant en contact avec la réalité, sont devenus des
anarchistes, et ils n’ont rien non plus contre cette appellation si on ne
l’interprète pas de travers. Mais cela fournit une raison suffisante
aux sociaux-démocrates des États-Unis pour refuser tout soutien à
ces révolutionnaires socialistes et les insulter par-dessus le marché.
Que les héritiers de Henry George, les partisans de la réforme
foncière et de la single tax5 ne se soucient pas le moins du monde de

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la lutte héroïque et désespérée menée par ceux qui cultivent la terre
contre les voleurs capitalistes et par les ouvriers contre les para-
sites, voilà qui ne saurait étonner. On ne peut inverser les termes
du proverbe « il n’y a pas de rose sans épines » : il y a même beau-
coup de buissons épineux qui ne portent jamais de roses ; et qui-
conque attend de cette sorte de partisans de la réforme foncière ne
5. Henry George
(1839-1897), écono-
serait-ce qu’un intérêt pour une lutte effective aussi gigantesque miste américain parti-
pour la terre, qui est une lutte pour la vie d’une population de plu- san de l’instauration
d’un impôt unique
sieurs millions d’êtres humains, celui-là sera déçu. Est-ce que, dans (single tax) sur le sol,
leur organe de presse, les partisans allemands de la réforme fon- fut l’une des sources
d’inspiration du cou-
cière ont reçu ne serait-ce que quelques nouvelles de cet énorme rant allemand de la
vol, de ses méthodes éhontées et de cette lutte violente ? Bodenreform (réforme

On pouvait faire confiance aux sociaux-démocrates des États-


foncière), qui aspirait
à transformer la so-
Unis pour utiliser cette occasion pour envelopper de papier ciété en repartant de
marxiste leur lâcheté et leur jalousie mesquine. Voici une raison
la propriété du sol.
La principale compo-
pertinente pour abandonner les Mexicains à leur destin : « Ils n’ont sante de ce mouve-
pas encore traversé le stade capitaliste de l’évolution sociale ». ment, à laquelle
Landauer fait ici allu-
Assurément, ce sont de simples paysans, et si on les a expulsés en sion, était le Deutscher
grande partie de leurs terres, ce n’est pas parce qu’on avait besoin Bund für Bodenreform
(Alliance allemande
de leurs petites propriétés qu’ils cultivaient assidûment, mais parce pour la réforme fon-
qu’on avait besoin de leurs mains, parce qu’ils étaient nécessaires cière), doté d’un or-

comme serfs ! En jargon marxiste, cela s’appelle « accumulation


gane de presse
(Bodenreform – Deut-
primitive », et tout ce qu’accomplissent d’odieux les Diaz, les sche Volksstimme) et
Madero, les milliardaires et millionnaires nord-américains, les
comptant jusqu’à
60000 membres en
voleurs de terres et les actionnaires des chemins de fer, tout ce que 1920. Sa principale
font ces capitalistes contre des hommes, des femmes et des enfants figure était Adolf
Damaschke (1865-
appartient au stade précapitaliste ! Les serfs mexicains n’en sont 1935).
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154 ● SUR LA RÉVOLUTION MEXICAINE

encore qu’à l’abc de la misère, par où il ne faut pas comprendre


que ça ne va pas encore assez mal pour eux – jamais un secrétaire
allemand du parti ne pourrait affirmer que la détresse d’un ouvrier
allemand de l’industrie serait plus grande que celle d’un Mexicain
expulsé de sa terre – mais qu’ils ont encore la force et l’esprit pour
se révolter ! Quand le capitalisme « se développe jusqu’à sa florai-
son »6, quand le temps est censé être mûr pour le renversement, ce
qui se passe, c’est surtout qu’il ne peut plus y avoir de révolution-
naires ni d’initiateurs énergiques ! En effet, la théorie de la paupé-
risation est absolument juste, pourvu qu’on la comprenne avec
justesse. Plus les fleurs du capitalisme s’épanouiront, plus miséra-
ble sera la situation pour le cœur et la tête du prolétariat. Vaillants
6. Allusion à une for- Mexicains, votre révolution ne se trouve qu’au début d’une « évo-
lution » dont nos ouvriers ont déjà passé certaines étapes ; vous
Anarchive

mule de Marx à la fin

êtes encore loin de la social-démocratie scientifique : il faudrait en-


du chapitre sur l’accu-
mulation primitive
dans le premier livre core longtemps pour devenir assez stupides pour être des sociaux-
démocrates ! Car vraiment, il faut être stupide pour mordre aux
du Capital. Ce pas-
sage du texte de
Marx est longuement singulières études botaniques de ces scientifiques peureux comme
discuté dans l’Appel
au socialisme du
des lièvres, qui sont d’avis d’attendre la floraison du capitalisme
même Landauer. parce qu’ils sont incapables de frapper le capitalisme à la racine.

Gustave Landauer
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GUSTAV LANDAUER ● 155

ARTICLE DU 10 AOÛT 1914

Il ne fait aucun doute que l’unique raison pour laquelle la révolu-


tion au Mexique – comme cela fut expliqué ici même dès le début7–
s’est étirée ainsi dans le temps et dans l’espace et pour laquelle
aucun de ceux qui ont des ambitions politiques ne peut encore éta-
blir sa domination de concert avec les classes monopolistiques et ne
peut encore s’occuper de ramener un ordre et un calme définitifs
tient à ce que cette révolution politique se fonde sur une révolu-
tion sociale, qui ne tolère ni ordre ni calme tant qu’elle n’est pas ar-
rivée à son terme. De sorte que tout arriviste politique, aussi
insignifiant soit-il du point de vue de sa personne et aussi réduits
que soient ses contacts dans les classes privilégiées, trouve pour-

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tant tout de suite des partisans dans le peuple au nom du désordre
qu’il favorise. L’affaire semble donc se présenter ainsi : la raison et
la fin prétendues des révolutions toujours recommencées seraient
de quelconques aspirations politiques relatives au pouvoir et à la
domination. Le moyen prétendu de cette révolution : la guerre de
guérilla et les expropriations. Mais en vérité, la reconfiguration de
l’économie, la lutte contre la propriété et le monopole constituent
le véritable sens de cette révolution et rendent seules possible sa
longue durée. On put parfois avoir l’impression que le parti soi-
disant libéral, en vérité le parti anarchiste des frères Magón, n’exis-
tait que dans le sud de la Californie, qu’il exagérait la signification
sociale de la révolution mexicaine au nom de ses propres souhaits
et qu’il dépeignait comme des faits ce qui ne vivait que dans la fan-
taisie de sa volonté. Cependant il est à présent établi que, dans les
faits, Zapata et ses partisans ont écrit le slogan « Terre et liberté »
7. Référence aux pré-
cédents articles pu-
sur leur drapeau et que ces bandes révolutionnaires, et les paysans bliés à propos de la
et ouvriers agricoles qui sont alliés avec elles (pour la plupart des révolution mexicaine
dans Der Sozialist,
Indiens et des métis, ceux qu’on appelle des péons), agissent aussi soit (en plus de celui
selon ce slogan. Ces zapatistes, au nombre d’une dizaine de milliers qui est traduit ci-des-
sus) : « Die Zustände
d’hommes armés, opèrent dans le nord du pays, et la manière dont in Mexiko » (« La
ils opèrent est décrite de la manière suivante par le correspondant situation au

de la Frankfürter Zeitung, avec toute l’indignation requise devant


Mexique », par
Alexander
de tels barbares : les zapatistes exigent la partition de toutes les Powell, 1er février
exploitations et, dans les États qu’ils détiennent, ils transcrivent
1911) et « Zur Revo-
lution in Mexiko »
cette exigence dans la pratique. La Regeneración, l’organe des (« Sur la révolution au
« libéraux », nous apprend que ces États sont : Morelos, le sud du Mexique », par
Gustav Landauer,
Puebla, Michoacán, Guerrero, Veracruz, le nord du Tamaulipas, 1er mai 1911).
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Durango, Sonora, Sinaloa, Jalisco, Chihuahua, Oaxaca, Yucatán et


Quintana Roo. Comment procèdent les zapatistes dans ces États,
l’homme de la Frankfürter Zeitung nous le dépeint à nouveau : ils
brûlent toutes les archives et cherchent à anéantir tout souvenir de
l’état de choses antérieur. Le correspondant assure que des rêves
portant sur l’avenir seraient associés à ce procédé et que le pro-
gramme des rebelles fourmillerait de « phrases socialistes ». Mais
eux ne semblent pas s’en être tenus aux phrases car il poursuit : ils
auraient tout simplement confisqué toute propriété privée aux
riches et administreraient désormais les mines, les brasseries et les
fabriques pour le compte de leur gouvernement provisoire.
Puisque cela nous est donc confirmé par la frange bourgeoise
indignée de notre propre pays, on admettra ce que Regeneración
écrit : « la presse bourgeoise du Mexique doit admettre que le pro-
Anarchive

8. L’éditeur allemand

létariat s’est emparé du sol sans attendre de quelque gouvernement


indique la référence
suivante : John Ken-
neth Turner, « Why I paternel qu’il veuille bien faire le bonheur du peuple... » Si les
choses sont ainsi, il n’y a pas lieu de s’étonner de ce qu’un écrivain
am for Zapata »,
in The New Review,
vol. II, juin 1914, américain, John Kenneth Turner, dans un article intitulé « Pour-
quoi je suis pour Zapata », paru dans le numéro de juin de la New
p. 325-327.

9. Il s’agit du Review, en vienne à résumer de la manière suivante ses impres-


président Thomas
Woodrow Wilson
sions : « Si incultes que soient les masses de Mexicains qui luttent
(1856-1924), avec des fusils, ils savent cependant mieux ce qu’ils veulent qu’un
président de même nombre d’Américains supérieurs se précipitant aux urnes –
ils savent mieux ce qu’ils veulent, et ils savent mieux comment se
1913 à 1921.

10. Laudauer donne battre pour l’obtenir8. » Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de
s’étonner que non seulement le président des États-Unis9, mais
ici la référence des
articles cités dans la
note 7. même les grands monopolistes terriens en viennent progressive-
11. Le général ment à reconnaître que le sol mexicain doit appartenir au peuple
Victoriano Huerta mexicain, c’est-à-dire à ceux qui de fait cultivent ce sol ; par ail-
(1850-1916) devient
président du Mexique
leurs, il n’y a assurément pas lieu de s’en étonner si l’on se rappelle
lorsqu’il renverse, en les informations à propos des honteuses pratiques, relevant de l’es-
février 1913, avec clavage, mises en œuvre au Mexique par les propriétaires latifun-
diaires, mexicains et nord-américains […]10. Nous comprenons
l’aide d’autres mili-
taires conservateurs
et le soutien (provi- aussi comment le président Huerta11, menacé de tous côtés, en vint
à tenter d’affirmer sa domination en proposant, quelques semaines
soire) des États-Unis
le président Francisco
Madero. Il est avant son abdication, une réforme agraire de grande ampleur
qu’un organe d’exploiteurs capitalistes, le Los Angeles Times,
contraint de renoncer
au pouvoir en juillet
1914, sous la double dénonça comme « le plus grand plan de confiscation qu’un gou-
pression des États-
Unis et de plusieurs
vernement ait jamais proposé ».
insurrections armées. Nous l’assurons donc à présent avec certitude : non seulement
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GUSTAV LANDAUER ● 159

le vol des terres est le motif sur lequel la révolution mexicaine pou-
vait s’appuyer, mais les révolutionnaires tendent aussi directement
à la récupération des terres et ont obtenu des succès considérables,
aussi bien sur un plan factuel que dans l’influence exercée sur l’opi-
nion publique et les politiciens. Nous assurons que le parti libéral
mexicain n’est pas seulement grand dans ses manifestes révolu-
tionnaires, qui sont énoncés sur un ton superbe et authentiquement
espagnol, plein de pathos intrépide, mais qu’il représente un véri-
table pouvoir. C’est donc un fait dont il ne faut pas sous-estimer
l’importance : la direction de fait dans cette grande révolution est
maintenant échue à un parti qui se donne certes le nom de libéral,
mais qui dans les faits se reconnaît sans timidité comme anarchiste.
À présent, ce « parti libéral » se tourne, dans un manifeste fier et

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tranchant, vers le prochain congrès anarchiste international12 et
réclame la reconnaissance d’abord de ce que, avec la révolution
mexicaine, il ne s’agit pas d’une « simple guerre de capitalistes, de
politiciens et de bandits », mais de la reconquête du sol par le tra-
vailleur, « du premier pas vers la conquête du pain et de la liberté
économique », et ensuite de ce que la démarche des révolution-
naires mexicains devrait être un modèle pour tous les peuples.
Ce sont là deux choses différentes. La première doit être recon-
nue sans retenue : une fois que la révolution eut éclaté – notons-le,
à l’initiative des politiques – les péons mexicains ont emprunté les
chemins qui étaient les bons, dans ce pays faiblement peuplé13,
dans lequel il y avait encore partout du terrain libre qu’il suffisait
d’enlever aux sociétés agricoles monopolisées. Mais pour ce qui est
de la question du modèle, il faut rétorquer que la situation dans
nos pays est essentiellement autre et que nous, les anarchistes de
ces pays, devons utiliser le temps à notre manière, premièrement
afin d’obtenir aussi un jour ce que le peuple des paysans mexicains
obtiendra vraisemblablement de fait tôt ou tard et deuxièmement
afin qu’il n’en aille pas pour nous comme il en ira tôt ou tard sans 12. Prévu pour 1914,
le congrès en question
aucun doute pour les Mexicains. ne put se tenir en rai-
Entendons-nous bien. Ce que les Mexicains ont conquis en son du déclenchement

terres et conquerront encore ces prochains temps (mais le temps


de la Première
Guerre mondiale.
presse !), ils le conserveront aussi selon toute probabilité. C’est là un
succès grand et décisif dont toute l’humanité doit se réjouir et qui,
13. À l’époque, le
Mexique ne comptait
à plus d’un égard, profite à toute l’humanité. Mais ce succès sera que 15 millions
prochainement formulé légalement et rogné de même par le nou- d’habitants (contre
environ 120 millions
veau pouvoir politique qui s’établira, et qu’importe qu’il s’appelle aujourd’hui).
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160 ● SUR LA RÉVOLUTION MEXICAINE

Union nord-américaine ou République mexicaine. De même que


réalité et réalisation économiques et sociales se trouvent au milieu
de cette révolution, on peut être certain que le pouvoir politique en
sera la fin comme il en a été le début. L’anarchie réelle, la société
réelle, la liberté et la justice réelles ne seront pas fondées : ne
resteront que des améliorations importantes, sur lesquelles plus
personne ne pourra revenir. Mais sur la base de cette situation
améliorée, une nouvelle violence, un nouveau monopole, une nou-
velle exploitation s’élèveront. Cela ne fait rien ; de nouvelles luttes
viendront, elles aussi, comme l’histoire n’en a encore épargné à
aucun peuple. Il faut seulement souhaiter, et instamment, qu’au
Mexique comme chez nous, les temps qui s’étendent entre les deux,
les temps de paix, seront utilisés pour du travail constructif et pré-
paratoire.
Anarchive

Ici, lorsqu’il était question des « libéraux » révolutionnaires,


nous avons bien souvent employé l’expression « parti anarchiste ».
D’habitude nous ne le faisons pas ; anarchisme et parti s’excluent
mutuellement. Mais cette fois il s’agit de fait d’un parti anarchiste
et cela explique sa victoire et sa défaite finale, qui ne manquera pas
d’arriver.
On peut décrire trois espèces d’activités qui sont des activités
d’anarchistes ; toutes les trois admettent cette appellation, d’abord
parce qu’elles se désignent elles-mêmes ainsi, et ensuite parce que
la disposition d’esprit de l’anarchie, le rejet de l’idée d’État et l’as-
piration à la liberté et à l’union volontaire, se trouve de fait au fon-
dement de leur mise en œuvre. La première, c’est la lutte rebelle
menée par des individus à des époques où les masses sont en paix,
ce qu’on appelle la propagande par le fait et l’insurrection. Ce stade
appartient à l’histoire. La deuxième, c’est l’intervention radicale
dans des révolutions politiques déjà présentes qui se sont empa-
rées des masses. La troisième, c’est la préparation et l’édification
des fondements spirituels et économiques d’une société des socié-
tés, sans État.
Puisque les anarchistes mexicains se trouvaient face à une
révolution qui était là, et qui pour l’essentiel avait éclaté sans leur
concours, il ne leur restait plus que l’espèce n° 2 ; pour la n° 3, il
était trop tard. Et puisque cette troisième espèce, fondatrice, n’est
pas là, il arrivera ce qui doit arriver. L’anarchie n’était qu’un parti
révolutionnaire qui a aidé autant que possible, dans la hâte et la
violence fougueuse, les déshérités à accéder à la terre ; elle ne
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GUSTAV LANDAUER ● 161

pourra empêcher l’installation d’un nouveau pouvoir autoritaire


né du reflux de la révolution, et ce pouvoir dominateur, qui sert
les privilégiés, commencera tout de suite et n’aura de cesse de
réduire et d’enrayer les conquêtes du peuple laborieux partout où
c’est possible.
On ne fait pas une révolution sociale ; les libéraux du Mexique
non plus ne l’ont pas faite ; ils se sont seulement fait, avec bonheur,
l’outil de révolutionnaires politiques et ils ont fait de ces politiciens,
pendant la révolution, leur propre outil d’expropriation socialiste.
Dans le grand bouleversement social qui est censé donner aux peu-
ples une nouvelle forme de société et un nouvel esprit, les révolu-
tions, en tant qu’épisodes d’un genre décisif, ne manqueront
peut-être pas ; mais la révolution sociale, prise comme un tout, ne

Réfractions 36
se limite pas le moins du monde à la « révolution ». Notre tâche
n’est pas d’imiter les moyens employés par un grand épisode
révolutionnaire dans un pays faiblement peuplé et pauvre en
industrie, mais ce que plus haut nous avons appelé la troisième es-
pèce d’activités, et qui pour nous, notre situation étant ce qu’elle
est, est la première et l’unique : la préparation et l’édification des
fondements spirituels et économiques pour une société des socié-
tés, sans État. Nous croyons en effet à l’an-archie absolument réelle ;
nous croyons que l’exploitation capitaliste sera un jour surmontée
au même titre que le féodalisme a été complètement achevé, et que
ce n’est pas une nouvelle forme de privilège économique qui vien-
dra à la place, mais l’humanité travaillant dans ses communes et
ses groupements, qui se créera ses institutions d’échange juste ; et
nous croyons et voyons devant nos yeux que l’humanité sera dé-
barrassée de la haine et de la violence et de toutes leurs affreuses
conséquences comme d’un rêve fou et mauvais, tout comme elle
aura assuré à la société sans exploitation ses fondements et ses
formes, son fonctionnement lisse. Pour cette raison, nous n’avons
pas la même chose à faire que le « parti » anarchiste révolution-
naire. Pour l’esprit qui sait toujours déjà ce qu’est le juste, nous
avons à créer un corps ; nous avons l’humanité à créer ; nous avons
pour fonction à l’avenir de tenter de prévenir les peuples de ce que
de petits résultats rognés par la loi et l’arbitraire découleront du
grand choc et du grand maintien, des grands succès de la reconfi-
guration. Nous saluons les vaillants révolutionnaires du Mexique
et les invitons à se préparer dès maintenant, non pas à la grande
opération impétueuse, celle qui submerge tout ce qui est vermoulu,
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162 ● SUR LA RÉVOLUTION MEXICAINE

mais au grand et lent travail, celui qui édifie pierre après pierre,
qui rédime l’esprit et qui crée l’esprit, ce travail qui se tient devant
eux comme devant nous tous : fonder pour les peuples de l’huma-
nité leurs coopératives économiques, leurs communes écono-
miques, leurs groupements économiques.

Gustav Landauer
Anarchive

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