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L'église de Kibeho au Rwanda, lieu de culte ou lieu de

mémoire du génocide de 1994 ?


Jean-Pierre Chrétien, Ubaldo Rafiki
Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2004/2 (N° 181), pages 277 à 290
Éditions Centre de Documentation Juive Contemporaine
ISSN 1281-1505
DOI 10.3917/rhsho1.181.0272
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L'ÉGLISE DE KIBEHO AU RWANDA, LIEU DE CULTE
OU LIEU DE MÉMOIRE DU GÉNOCIDE DE 1994 ?
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par Jean-Pierre Chrétien1 et Ubaldo Rafiki2

La mémoire du génocide des Tutsi du Rwanda est confrontée à plusieurs défis.


D'abord les rescapés et les proches des victimes doivent cohabiter avec les bour-
reaux et leurs proches. Cela concerne parfois les membres d'un même groupe
familial, tant les mariages mixtes étaient nombreux dans la plus grande partie du
pays. Or les concepteurs et les organisateurs des tueries d'avril à juillet 1994
avaient veillé à ce que, d'une manière ou d'une autre, le maximum de Hutu soient
impliqués, afin de rendre définitive la solution de la « question tutsi » et de récuser
tout lien entre ces anciennes composantes de la société rwandaise. Le génocide de
1994 a fait au moins 800 000 victimes, il a transformé aussi des centaines de
milliers de gens ordinaires en tueurs ou en complices. L'enquête de Jean Hatzfeld
auprès de « repentis » de la prison de Nyamata3, au sud-est du pays, illustre cruel-
lement cette logique. Le besoin de mémoire se heurte donc au besoin de recons-
truction sinon de réconciliation.

D'autre part, contrairement aux cas juif ou arménien, les auteurs du génocide
ont été vaincus militairement et politiquement par le camp de leurs victimes et se
retrouvent sur leur propre terrain face à ceux qu'ils ont essayé d'éliminer.
Rappelons que le régime nazi a été écrasé, mais que les rescapés de la Shoah se
sont trouvé leur propre terre d'origine. Les Tutsi et les Hutu du Rwanda n'ont de
pays qui leur soient particuliers que dans les fantasmagories raciales qui sont préci-
sément à l'origine intellectuelle du génocide : les Tutsi seraient bien en peine de se
trouver des ancêtres en Ethiopie et les Hutu au Cameroun comme le suggèrent les
idéologies « hamitique » et « bantoue » ! Dans la guerre civile opposant les Forces
armées rwandaises et le Front patriotique rwandais, qui avait précédé le bain de
sang de 1994, qui s'est réveillée avec son déclenchement et qui s'est poursuivie
sous d'autres formes, il y a eu aussi de nombreuses victimes hutu, qui ont été soit
tuées en tant que « complices » des Tutsi, et donc sacrifiées à la même logique
1. Directeur de recherches au CNRS-Paris 1.
2. Journaliste indépendant (Kigali).
3. J. Hatzfeld, Une Saison de machettes, Paris, Le Seuil, 2003.
extrémiste, soit abattues dans les combats ou cibles de représailles. L'obsession
binaire (hutu-tutsi) qui préside à tous les débats sur ce pays conduit certains
observateurs, surtout quand ils restent accrochés à la vision négationniste d'une
sauvage mêlée « interethnique » ou d'une « colère spontanée » de la population,
à mettre quasi sur le même plan les victimes du plan d'extermination qui a plongé
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ce pays dans l'horreur absolue et ces autres victimes, un peu comme si, dès 1945,
on avait proposé d'ériger des mémoriaux aux victimes des bombardements de
Dresde, de Hambourg ou de Cologne à côté des lieux consacrés à la mémoire de
la Shoah. La mémoire est sans cesse brouillée au Rwanda et chez certains parte-
naires de ce pays par la normalisation des tueries selon des arguments ethnogra-
phiques ou politiques. La « rationalité » ainsi proposée rend comme naturelles les
morts du génocide au même titre que celles des autres, au mépris de l'analyse des
situations historique et des responsabilités engagées.

Cette situation de cohabitation, voire de torts et de blessures morales partagés,


constitue le domaine de prédilection de l'Église catholique au Rwanda, dans la
mesure où son implication profonde dans l'histoire, la culture et la politique de
ce pays depuis près d'un siècle est telle que le génocide ne peut qu'ébranler ses
choix fondamentaux dans ce pays et beaucoup de ses pratiques . Son refus de tout 4

examen de conscience collectif réel, alors même qu'elle représente, en filigrane,


un lieu éminent de la conscience nationale, la conduit à cultiver un discours
ambigu où la réconciliation tiendrait essentiellement au pardon des victimes à
leurs bourreaux, comme nous allons le voir. Ce rappel permettra de comprendre
en effet les enjeux de la confrontation entre deux positions, celle des rescapés et
celle des autorités ecclésiastiques, dans la gestion d'un des lieux où se recouvrent
la fonction religieuse et l'exécution du génocide, l'église de Kibeho, dans le
diocèse de Gikongoro, vers le sud du pays. Mais l'exemple de Kibeho comporte
d'autres dimensions, notamment religieuses, avec la reconnaissance des « appa-
ritions » de la Vierge Marie dans cette localité au début des années 1980.
L'enquête qui suit a pour but de faire apparaître le dit et le non-dit dans ce débat
qui oppose en fait depuis dix ans un groupe de rescapés et le diocèse de
Gikongoro.

La Vierge au collège de Kibeho il y a plus de vingt ans


La « Mère de Dieu » y était en effet apparue à des collégiennes de 1981 à
1983. Même « grâce » que pour l'ex-Yougoslavie à Medjugorje... Le

4. Voir I. Linden, Christianisme et pouvoirs au Rwanda (1900-1990), Paris, Karthala, 1999, et F.


Rutembesa, J.-P. Karegeye et P. Rutayisire, Rwanda. L'Église catholique et l'épreuve du génocide, Québec,
Ed. Africana, 2000.
28 novembre 1981, Alphonsine Mumureke, une adolescente de 16 ans qui vient
d'arriver au collège de Kibeho, entre en extase au réfectoire. Elle a, au-dessus
d'elle, la vision lumineuse de Marie, « mère du Verbe », et lui parle, oubliant son
entourage. Ces apparitions se répètent, au dortoir d'abord, puis, à partir de janvier
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1982, dans la cour du collège. Alphonsine est rejointe par deux de ses camarades
d'études, Anathalie (17 ans) et Marie-Claire (20 ans). En mai suivant, c'est au
tour de deux élèves de l'école primaire voisine, Stéphanie et surtout Valentine
Nyiramukiza, qui a 17 ans. Suivront la fille d'un commerçant musulman et un
petit païen de la campagne, Segatashya (15 ans) qui, lui, voit Jésus.

Rapidement le scepticisme fait place à la ferveur mystique. On afflue à


Kibeho, des environs, puis du reste du pays. Le 15 août 1982, 20 000 personnes
sont là. Dès le mois de mai 1982, le très officiel Office rwandais d'information
(Orinfor) sonorise ces « dialogues » à une voix avec Marie ou Jésus. En août
suivant, un podium est érigé dans la cour pour que la foule puisse mieux suivre
ces conversations entre terre et ciel qui durent des heures, souvent en fin de
journée ou pendant le week-end. Les médiums se succèdent devant le micro et les
enregistreurs.

Au milieu de propos oiseux ou familiers, des messages s'imposent : l'urgence


d'une conversion spirituelle, vu l'approche de la fin des temps, la dénonciation
des mœurs dissolues, la prière et la mortification pour le salut du monde. Dieu
« nous déplace », son chemin est celui de la souffrance... On assiste à une véri-
table possession divine de ces filles : brusques mouvements de tête et regard figé
vers le haut, chutes lourdes en fin de conversation, comas accompagnant des
« voyages mystiques » de plusieurs heures dans des lieux de lumière ou de
ténèbres, jeûnes prolongés, chants et danses... Très vite aussi, comme à Lourdes,
se multiplient des bénédictions de chapelets, de récipients d'eau, d'images, voire
de personnes elles-mêmes comme dans un rite de guérison. En novembre 1982
certains témoignent avoir vu « le soleil danser » comme à Fatima. La Vierge de
Kibeho entre dans la cour des grands : en 1984, la Communauté du Lion de Juda
et l'abbé René Laurentin, le spécialiste - s'il en est - du culte marial, exaltent ces
apparitions « au cœur de l'Afrique », où le ciel est « à fleur de terre ».

Le souffle de mystique juvénile qui marque ce mouvement de type charisma-


tique a pu apparaître comme subversif face aux momies ethno-cléricales de la
nomenklatura de Kigali, telles que l'archevêque Nsengiyumva, membre du
comité central du parti unique. Les voyantes ne dénoncent-elles pas les manque-
ments de la toute puissante hiérarchie ecclésiastique ? Ne s'adressent-elles pas
avant tout à une jeunesse désemparée et sans avenir ? Ne traduisent-elles pas un
malaise social, les rêves inexprimés d'un peuple dont l'aspiration démocratique
est dévoyée de façon tenace dans la vulgate ethniste de la « majorité démogra-
phique », exploitée par une faction de politiciens hutu du nord du pays ? La
paroisse de Kibeho est chez les gens du Sud.
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Pourtant la récupération est immédiate : commissions médicale et théologique
en 1982, lettre pastorale de l'évêque de Butare (dont dépendait alors cette
paroisse) en 1983, émission de Noël à Radio-Rwanda préparée par le journaliste
Dominique Makeli, polémiques entre un commerçant dévot et l'officieuse revue
missionnaire Dialogue... La Vierge est « apparue » dans une paroisse fondée sous
son nom depuis 1934, où les deux tiers des habitants (soit environ 35 000) étaient
baptisés, selon la norme rwandaise, dans un collège géré par les sœurs Benebikira
(« les Filles de la Vierge ») et où s'active la Légion de Marie, une organisation
associée depuis les années 1950 au mouvement hutu. Pour le Père français
Gabriel Maindron, un missionnaire familier du pays et auteur d'un livre paru en
1984, les apparitions rehaussaient le régime du général Habyarimana, « chrétien
convaincu » et artisan du « développement » ! La Dame lumineuse des appari-
tions reflétait aussi la culture chrétienne belge dans laquelle baignait le grand
pensionnat qu'était le Rwanda. Le « Chapelet des Sept Douleurs » prôné par les
voyantes était une dévotion héritée de la Flandre du xve siècle qu'avait reprise la
première Supérieure des Benebikira au Rwanda, Thérèse Kamugisha, morte en
1974.

Avant le génocide de 1994, l'église de Kibeho était entourée d'un presbytère


abritant quatre prêtres, d'une école secondaire avec environ 1 200 élèves, d'un
centre d'éducation rurale et artisanale intégrée avec environ 120 élèves, de
l'école secondaire Marie Merci avec 300 élèves, le tout dominé par une statue
imposante de la Vierge Marie. Il y avait aussi à Kibeho un centre de négoce. Ce
complexe paroissial offre l'exemple d'un de ces embryons proto-urbains fondés
sur des activités religieuses, scolaires, administratives et commerciales caracté-
ristiques de l'espace rwandais. Dans ce pays d'habitat dispersé, de très nombreux
« centres » sont d'abord religieux. C'est sur cette belle colline, surnommée par
certains la « Lourdes de l'Afrique », que des extrémistes hutu, chrétiens pour la
plupart, ont sauvagement massacré leurs voisins tutsi.

Avril-mai 1994 : le génocide à la paroisse de Kibeho


Le 15 août 1982, pourtant, les visions avaient été effrayantes : « un gouffre
béant, un fleuve de sang, un grand brasier rougeoyant, des gens qui s'entretuent,
des têtes humaines décapitées et saignantes »... On n'a pas manqué d'y voir une
prédiction du génocide. La prémonition pouvait aussi se nourrir de souvenirs
refoulés. Du 24 au 28 décembre 1963, la préfecture de Gikongoro, où se trouve
Kibeho, avait connu, en représailles d'une incursion de réfugiés dans une autre
région, un massacre de 10 000 Tutsi, dont les cadavres avaient été jetés dans les
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rivières. Bertrand Russell avait alors parlé du « massacre le plus horrible depuis
l'extermination des Juifs par les nazis ». Mais la hiérarchie missionnaire et la
démocratie chrétienne belge minimisèrent la crise et défendirent la république
hutu qu'ils avaient portée sur les fonts baptismaux.

Trente ans plus tard, les bâtiments religieux eux-mêmes vont devenir des
lieux de tueries, comme si, entre-temps, la Vierge Marie n'avait apporté ni
chanté, ni simple respect humain. Des groupes d'adorateurs du podium de
Kibeho se sont mués en bandes d'assassins, apparemment sans état d’âme. Les
enquêtes déjà sorties sont accablantes5.

Le 10 avril 1994, les partisans de l'ancien parti unique MRND, de la nouvelle


formation extrémiste CDR et du courant MDR-Power à Kibeho ont commencé à
saccager le centre de négoce, s'en prenant aux magasins des Tutsi et emportant
au passage toutes les boissons alcoolisées. Tard dans la même nuit, ils ont attaqué
les familles tutsi des alentours. Les paysans tutsi, voyant que les autorités
communales et les instances de sécurité ne réagissaient pas à cette violence,
prirent la décision de se réfugier à la paroisse de Kibeho, tandis que d'autres
prenaient la route de Butare sans réellement savoir où aller. 10 000 Tutsi terro-
risés refluèrent sur l'église paroissiale sous la protection du prêtre Pierre Ngoga.

Dans la matinée du 11 avril, le bourgmestre de la commune de Mubuga


convoqua une réunion où il demandait aux réfugiés de la paroisse de rentrer chez
eux. Les Tutsi refusèrent, réclamant l'arrêt immédiat des massacres et des
pillages, ainsi que l'arrestation de leurs auteurs. Au même moment, le curé de la
paroisse arrivait difficilement à résister aux pressions des autorités communales,
qui lui demandaient de chasser ces gens de l'église. Le prêtre refusa malgré la
tension qui montait contre lui. Dans la nuit du même 11 avril, une réunion des
miliciens interahamwe et des gendarmes décida de passer au massacre. Les
gendarmes proposèrent de fournir des armes, des grenades et de l'essence pour
brûler l'église, décrite comme un repaire de rebelles, si la situation l'exigeait.

Une première attaque de miliciens, dans l'après-midi du mardi 12, est


repoussée à coup de pierres, au prix de 200 morts. Mais le lendemain, le sous-
préfet Damien Biniga (qu'on retrouvera plus tard comme auxiliaire médical de
MSF chez les réfugiés de Benako en Tanzanie) ramène un camion de soldats qui
5. African Rights, Rwanda. Death, despair and defiance, Londres, 1995, pp. 290-298.
brisent la résistance de « l'ennemi » retranché dans l'église. La journée du
13 avril fut donc caractérisée par un calme trompeur. En fait, les tueurs étaient
repartis organiser une attaque de plus grande envergure que celle de la veille. Les
Tutsi qui n'avaient pas pu regagner l'église en profitèrent pour rejoindre les
autres à la paroisse.
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Le 14 avril 1994 restera dans la mémoire de tous les rescapés des massacres
de Kibeho. Vers 14 heures, une grande attaque fut dirigée contre l'église de
Kibeho. Les tueurs avaient rassemblé toutes sortes d'armes traditionnelles et
modernes. Ils avaient à leur disposition des gourdins, des machettes, des lances,
des fusils, des grenades, des jerricanes d'essence, mais aussi des fagots de bois
pour brûler l'église. Cette fois-ci les Tutsi réfugiés à la paroisse furent surpris.
Certains d'entre eux faisaient paître leur bétail amené à la paroisse, les femmes
préparaient à manger pour leurs familles, d'autres étaient en train de nettoyer les
locaux où ils passaient la nuit. Quand l'attaque se dirigea sur la paroisse et ses
alentours, les Tutsi vaquaient donc à leurs travaux de camp ! Voyant les
assaillants approcher, ils entrèrent à l'intérieur de l'église et barricadèrent ses
portes. Les tueurs commencèrent à creuser des trous dans les murs afin d'injecter
de l'essence à l'intérieur de l'église ; ils allumèrent le feu tout près de la porte
principale et jetèrent des grenades sur le toit.

Bourgmestre, techniciens médical et agricole, directeur d'école technique,


même un prêtre, l'ex-aumônier militaire Thaddée Rusingizandekwe (qui avait été
un des « experts » de Kibeho), tous se retrouvent le 14 avril à la tête des miliciens
interahamwe, revêtus de feuilles de bananiers, parure d'une danse agricole tradi-
tionnelle et symbole de la « race paysanne bantoue », pour reprendre leur idéo-
logie. Suit le scénario habituel du génocide rwandais : jets de grenades et tirs dans
la foule, massacre à la machette et au gourdin. Les survivants seront brûlés vifs
ou achevés par les tueurs. On entendait leurs hurlements. Un Oradour africain !

Les miraculés de cette église furent pourchassés dans l'après-midi du 15 avril


et dans la journée du 16. L'abbé Ngoga (tutsi), qui avait réussi à fuir, sera tué fin
mai à Butare sur dénonciation de la Radio des Mille Collines qui le décrit comme
un prêtre-maquisard. La traque au Tutsi à Kibeho et dans la province de
Gikongoro fut impitoyable. Dans les écoles aussi, l'extermination fut planifiée.
Le 3 mai, tous les élèves hutu quittent en bon ordre le groupe scolaire Marie
Merci avec leur directeur, le Père Emmanuel Uwayezu. Les élèves tutsi, environ
90 garçons et filles, sont regroupés au collège, sous la « protection » de quelques
gendarmes. Mais, le 7 mai, ceux-ci, après un ultime tri ethnique dans la nuit,
introduisent les miliciens armés de machettes. 82 jeunes sont massacrés, en
présence d'enseignants et de condisciples.

Les tueries à Gikongoro ne s'arrêteront qu'avec la fin du génocide au mois de


juillet 1994. Cependant la référence à la Vierge Marie poursuit étrangement sa
carrière à Kibeho en pleine tragédie à travers une initiative de l'officielle Radio-
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Rwanda. Une semaine après le bain de sang du collège, le 15 mai, sur le site des
apparitions, le journaliste Dominique Makeli enregistre pour la radio d'État un
prétendu « dialogue » avec la Vierge de la voyante Valentine Nyiramukiza. Les
propos tenus sont stupéfiants : « Tout avait été prédit, mais je suis toujours à vos
côtés ; ne payez pas de rançon, mourez dans la voie du Seigneur, le corps n'est
qu'une parure, seule compte l’âme invisible ; les criminels ne sont pas fautifs, ils
sont habités par le diable ; ce qui est très grave, c'est qu'on a détruit des statues ;
aujourd'hui au Rwanda personne n'est tenu en dehors des combats, que l'on soit
une femme, une fille, un jeune homme, un adulte, et je suis à vos côtés ; que
chacun parvienne dans son refuge, dans son “blindé” (abri des déplacés hutu) ;
malheur à celui qui décrochera la baratte (c'est-à-dire à ceux qui ont tué le prési-
dent, la baratte de lait symbolisant traditionnellement le pouvoir), mais votre
“père” bienfaiteur (Habyarimana), qui était fatigué, je l'ai accueilli en paix... »
Valérie Bemeriki, journaliste particulièrement virulente de la sinistre Radio des
Mille collines (la RTLM), pourra, le 20 mai suivant, reprendre sans difficulté ce
message pénitentiel de style très vichyssois.

Le parcours qui a mené cette Valentine de son école à des vaticinations radio-
diffusées en plein génocide est édifiant ! C'est un personnage pour un de ces films
de Fellini ou de Bunuel, où la naïveté côtoie le pire. Elle a quitté sa famille dès
juillet 1982. Elle s'installe successivement chez un instituteur, au dortoir du
collège de Kibeho, chez un agronome de Cyangugu, chez un politicien local de
Butare, puis, en 1988, chez un sous-officier d'un camp militaire de Kigali. En
1983, elle a refusé la fin des apparitions et elle a reçu, pour sa « mission », l'appui
du journaliste de l'Orinfor, Dominique Makeli . Aujourd'hui, de nombreux 6

Rwandais disent : « J'étais chrétien ». On comprend pourquoi. Des personnalités


religieuses ont parlé du « mystère du mal ». Dans ce pays où l'idéal démocratique
a été dévoyé en exclusion ethniste, le christianisme a, en réalité, été blasphémé
sans déclencher de réactions significatives de l'Église. Tout, même la Vierge
Marie, a été récupéré par un racisme de bon aloi, véritable « pensée unique » des
responsables de ce pays et de leurs amis durant 30 ans. Kibeho est porteur de cette
mémoire enchevêtrée.

6. Auteur d'un ouvrage de 390 pages en kinyarwanda intitulé Qu 'êtes-vous allés voir à Kibeho ?, publié
en 1988.
Avril 1995 : le drame du camp de déplacés de Kibeho
Un autre événement vient à la fois prolonger et brouiller la signification de ce
lieu de mémoire, pour lequel les non-dits sont pesants. Au printemps de 1995, un
an après le génocide, ce site fournissait un nouveau lot de morts et de blessés en
pleines pages de nos journaux. Il restait alors huit camps de Hutu « déplacés »,
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sur les 38 que contenait l'ancienne zone Turquoise après le départ des troupes
françaises. Celui de Kibeho était le plus important, avec 120 000 personnes. Un
bataillon zambien de la Minuar, un hôpital de MSF, les ONG Oxfam et Care, la
Croix Rouge et quelques observateurs des Droits de l'homme de l'ONU étaient
là. Le gouvernement de Kigali en décide la fermeture au début du mois d'avril.
Le 19, le ministre de la Justice en personne vient confirmer cette décision. L'eau
est distribuée avec restriction. Il n'est plus question de cuisiner, les huttes bâchées
(les « blindés ») des déplacés sont détruites. Encerclés, les gens sont invités à se
faire enregistrer pour le retour dans leurs communes d'origine. Les suspects de
génocide seront arrêtés.

La foule afflue vers le camp zambien. La situation se gâte à partir de la soirée


du jeudi 20 avril : des miliciens interahamwe de l'ancien régime attaquent des
candidats au départ à coups de machettes et de gourdin, des coups de feu
claquent, des gens sont piétinés dans les bousculades, des enfants sont aban-
donnés. Le samedi, c'est l'horreur : les soldats de l'APR (Armée populaire rwan-
daise, issue du FPR), soumis à des jets de pierres, tirent sur la foule et sur des
colonnes de fuyards vers midi et en fin de journée. Des monceaux de cadavres
sont enterrés dans la nuit. Très vite commence la guerre des chiffres : MSF parle
de 8 000 morts, le gouvernement minimise à 338, la fourchette de l'ONU va de
1 200 à 4 000.

L'émotion, réelle ou mise en scène par ceux qui rêvent de prouver la réalité d'un
« double génocide », fut immense. Plusieurs rapports ont établi un bilan rigoureux
des responsabilités : celle des unités locales de l'APR et celle d'un noyau de mili-
ciens génocidaires. Plus tard, des fuyards parvenus au Burundi ne cacheront pas à
la presse qu'ils ont tué des soldats de l'APR. Mais l'angoisse de la masse des
déplacés, coincés entre des stratégies qui leur échappent, était bien réelle. Deux
observateurs de l'ONU en ont fait une étrange expérience : circulant une nuit en
compagnie de militaires zambiens, peu de temps avant le drame, ils ont été identi-
fiés, visages pâles à la lueur des lampes torches, comme le signe d'une nouvelle
apparition de la Vierge Marie. Quatre mois plus tard la même effervescence toucha
des réfugiés de Goma au Zaïre : « La Vierge va nous ramener chez nous ! » Cet
arrière-plan religieux, qui a échappé à la plupart des médias, est comme un fil
conducteur des espoirs et des refoulements qu'inspire ce lieu.
Un lieu de mémoire disputé entre l'Église et les rescapés
Au lendemain du génocide, le diocèse catholique de Gikongoro, devenu
responsable de cette paroisse, s'est investi dans la reconstruction des infrastruc-
tures endommagées. Le diocèse a réhabilité le sanctuaire marial, le centre de
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santé, le couvent, les deux écoles secondaires ainsi que l'école primaire. Restait
l'église, encore en ruines et où les restes des victimes du génocide gisaient ici et
là, dans le sanctuaire lui-même et dans le presbytère. Les chiens et autres rapaces
passaient d'un moment à l'autre déchiqueter les restes de corps en décomposi-
tion. Les rescapés de Kibeho n'ont pas apprécié l'idée de voir « réhabiliter » cette
église et de la voir réutilisée comme lieu de culte, comme si de rien n'était. Ils
voulaient qu'elle devienne plutôt un mémorial du génocide.

Les autorités du diocèse de Gikongoro, appuyés par la Conférence des


Évêques catholiques du Rwanda (la CEPR), n'ont cessé de contester ce projet.
Dès 1996, une commission mixte Église-État s'était penchée sur la question des
églises où avaient été perpétrés les massacres de 1994 et qui avaient donc voca-
tion à devenir des lieux de mémoire du génocide. À cette époque, plus d'une tren-
taine d'églises, chapelles et autres lieux de culte étaient concernés. En mars 1998,
après des discussions parfois rudes, cette commission avait décidé de garder
comme mémorial du génocide l'église de Nyamata, sise dans l'archidiocèse de
Kigali. Le culte catholique n'y serait célébré qu'en certaines occasions de prière
en mémoire des victimes du génocide. Quant aux autres églises et lieux de culte
revendiqués aussi comme lieux de mémoire, l'accord entre l'Église et l'État
stipulait « qu'elles abriteront des signes dans des endroits bien aménagés à l'in-
térieur, sans nuire au bon déroulement habituel du culte. Parmi les signes qui y
seront conservés, il y a des ossements, restes des victimes des massacres qui y ont
été perpétrés... » Les conclusions de la commission avaient été soumises au
Saint-Siège pour en obtenir l'autorisation. Il faut relever que dans la réponse de
Rome, il est plutôt question d'un « fait accompli » s'agissant de l'église de
Nyamata. Le Vatican demandait, en outre, que « les signes commémoratifs dans
d'autres églises expriment la prière pour les défunts et invitent au pardon [...] et
qu'il ne fallait absolument pas permettre que des ossements soient ensevelis dans
d'autres églises. »

Cependant, en mai 2000, des rescapés de Kibeho ont pris l'initiative d'en-
terrer les restes des victimes du génocide dans le chœur même de l'église, alors
non encore réhabilité, et ceci sans l'accord préalable des autorités de l'Église
catholique . Ces rescapés étaient en effet choqués de voir des dépouilles de leurs
7

défunts traîner encore dans les locaux du presbytère et de l'église. Ils voulaient

7. L'analyse de cette série d'initiatives depuis 1996 est le résultat de l'enquête menée par Ubaldo Rafiki.
les ensevelir avec dignité. Cette décision, dit l'un d'entre eux, avait été prise lors
d'un rassemblement de prière organisé le 15 avril 2000, lorsqu'en leur présence
un chien passa pour emporter des os humains. La mauvaise odeur des corps en
décomposition n'avait jamais posé de problème pour ces rescapés qui venaient se
recueillir à Kibeho de temps en temps. Mais le fait de les voir servir de festin à
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ces animaux était une seconde mort pour eux. Dès lors, que signifiait survivre,
demandaient-ils.

L'ensevelissement des restes des victimes dans le chœur même de l'église a


remis en cause le processus de réhabilitation du bâtiment. La Conférence des
Évêques catholiques du Rwanda a tenu une assemblée extraordinaire le
22 septembre 2000 à Kigali et décidé de tenir une réunion à Kibeho pour déblo-
quer la situation. Les évêques ont invité les rescapés à cette rencontre, qui eut lieu
le 3 décembre suivant. Les évêques insistèrent sur le fait que les ossements
exposés dans l'église entravaient sa réhabilitation et remettaient en cause l'accord
entre l'Église et le gouvernement, soutenu par le Saint-Siège. Les participants à
la réunion ont ensuite exploré les différentes voies de sortie. Monseigneur
Philippe Rukamba, évêque de Butare, qui représentait la Conférence épiscopale
du Rwanda, la CEPR, a formulé quatre propositions de solutions, à savoir :

« laisser les ossements où ils se trouvent et abandonner l'église en ruine comme


monument du génocide après l'avoir désacralisée et en construire une nouvelle ;

garder l'église comme lieu de culte et transférer les cercueils dans la sacristie ;
ce lieu serait dédié a la sépulture et on aménagerait une autre sacristie ailleurs ;

libérer le chœur et transférer les ossements dans la zone des autels latéraux de
gauche avec un accès public en passant toujours par le presbytère et un accès privé ;

enfin, garder l'église comme lieu de culte et laisser les cercueils où ils se trou-
vent, et puis construire un mur de séparation isolant le mausolée de l'espace
réservé à l'assemblée liturgique. »

À la fin de la réunion, les deux parties ont convenu de laisser les cercueils là
ou ils étaient, sans toutefois s'entendre sur la manière de séparer le mausolée du
reste de l'église. La délégation de la CEPR a maintenu l'idée de séparer les deux
endroits par un mur opaque. Notons au passage cette exigence, nous y revien-
drons. Les rescapés de Kibeho parlaient de muret surmonté d'un grillage ou
d'une grande baie vitrée de façon à ne pas totalement cacher les ossements. Cette
idée fut catégoriquement rejetée par la délégation de la CEPR. La réunion du
3 décembre 2000 fut donc close en reportant les décisions à plus tard. Les repré-
sentants des rescapés demandèrent un délai de trois semaines pour se consulter.
Le 28 décembre suivant, ils écrivirent une lettre à l'archevêque de Kigali,
alors président de la CEPR, lui signifiant qu'ils préféraient voir l'église de
Kibeho servir entièrement de mémorial du génocide. Cela faisait partie des
propositions émises par la délégation de la CEPR lors de la réunion du
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3 décembre. Cette lettre remettait donc en cause l'hypothèse de voir l'édifice
partagé entre les deux fonctions de culte et de mémoire.

Les deux parties se rencontrèrent une deuxième fois le 17 février 2001. La délé-
gation de la CEPR fustigea l'attitude négative des rescapés. En réponse, ceux-ci
rappelèrent le contenu des discussions du 3 décembre qui se retrouvaient dans un
enregistrement vidéo : les représentants de la CEPR y avaient effectivement envi-
sagé l'idée d'abandonner l'église de Kibeho à la mémoire du génocide et d'en
construire une nouvelle. Mais la délégation de l'Église maintenait cette fois le point
de vue selon lequel la partie de l'édifice où étaient ensevelis les restes des victimes
devait être complètement séparée du reste de l'église par un mur opaque. Elle
acceptait la construction d'une porte double, aménagée dans ce mur de séparation
pour permettre de passer de l'église au mausolée, l'accès principal demeurant à
l'extérieur de l'église, mais elle refusait d'y voir aménagées des vitrines entre
l'église et le mausolée. Elle faisait cependant une concession pour la sacristie qui
allait, s'il le fallait, faire partie du mausolée, quitte à en construire une autre. Elle
acceptait aussi que, dans la partie à réhabiliter, il y ait ce qu'elle appelait des
« signes commémoratifs du génocide », c'est-à-dire des plaques avec des messages
de prière et de réconciliation, des inscriptions à concevoir et aménager avec l'ac-
cord préalable de l'évêque du heu. Mais la délégation des rescapés restait
convaincue qu'il fallait abandonner l'église pour en construire une nouvelle, l'an-
cienne devant rester exclusivement dédiée à la mémoire du génocide. Ils expli-
quaient qu'il ne faudrait pas cacher le génocide tel qu'il s'était déroulé à Kibeho.

La rencontre du 17 février était d'une importance particulière puisque le


préfet de Gikongoro, la province dont fait partie Kibeho, était présent. Il était
accompagné du commandant de la police nationale pour la région. Monseigneur
Frédéric Rubwejanga, évêque de Kibungo et jadis membre de la commission
mixte Église-État sur la question, y assistait également. Cependant, comme la
précédente, cette rencontre se termina sans aboutir à un accord. Le dossier
Kibeho restait ouvert.

Dans une lettre du 26 février 2001 adressée au chef de la délégation de la


CEPR, le représentant des rescapés se demandait pourquoi l'épiscopat résistait à
l'idée d'abandonner l'église de Kibeho. Utilisant l'enregistrement de la réunion
de décembre 2000, il rappelait les propos l'évêque de Butare en décembre 2000 :
« Si c'est une église, que ce reste une église, si c'est un mausolée, que ce reste un
mausolée. C'est pourquoi nous n'avons pas voulu déplacer ces victimes ; parce
que Rome nous dit : si ce n'est pas possible, laissez cette église, cherchez de l'ar-
gent et construisez-en une autre ; et si ces gens le veulent, qu'ils y ensevelissent
d'autres victimes. » Monseigneur Misago, quant à lui, avait dit : « La lettre du
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Vatican datée du 20 juin 2000 dit que pour résoudre la question de Kibeho, il est
urgent de faire les démarches qui conviennent. Avant tout, l'église doit être désa-
cralisée et par conséquent ne plus être utilisée comme un lieu de culte divin, il
faut trouver un autre lieu pour célébrer la Sainte Messe et construire une nouvelle
église ou sanctuaire. » L'archevêque de Kigali avait même conclu : « Pour éviter
les confrontations avec nos dirigeants, construisez une autre (église). »

Puis, le 20 mars 2001, le même représentant des rescapés de Kibeho adressa une
lettre au ministre rwandais de la Justice avec copie au président de la République.
Il demandait, cette fois, l'intervention officielle du gouvernement rwandais dans le
dossier de Kibeho. Il s'appuyait sur l'argument selon lequel la réhabilitation de
cette église pouvait entraver le travail de la justice quand viendraient les procès des
auteurs du génocide dans ce lieu. Il affirmait que cette reconstruction ferait dispa-
raître des preuves matérielles dont auraient besoin aussi bien les juridictions gacaca
que les tribunaux classiques ou le Tribunal Pénal international. Il relevait qu’à part
des dossiers instruits en justice et le procès dans lequel Monseigneur Misago avait
été acquitté en juin 2000, la justice rwandaise ou internationale ne s'était pas encore
penchée en détail sur le dossier du génocide à Kibeho. Donc un nouvel argument,
invoquant la justice, s'ajoutait au devoir de mémoire. L'Église catholique ne devrait
pas faire valoir ses accords avec l'État rwandais au détriment des droits moraux des
rescapés. Et, d'autre part, pourquoi se pressait-elle à reconstruire une église détruite
sans même chercher à savoir qui l'avait détruite et pourquoi ? On voit bien que la
confrontation n'est pas purement « technique », mais qu'elle engage aussi la quête
des responsabilités dans le déroulement même des événements.

Ensuite, le procureur de la République à Gikongoro a effectivement contacté


l'évêque au début avril 2001, lui demandant de geler d'éventuels travaux de réha-
bilitation de l'église de Kibeho, parce qu'en mai de la même année allait
commencer un procès très important à l'encontre d'un groupe de présumés géno-
cidaires tristement célèbres dans cette région.

Pourtant en janvier 2002, considérant que, depuis huit ans, les prêtres de
Kibeho n'avaient pas de logement décent ni de cadre de travail pour leur minis-
tère pastoral, le diocèse de Gikongoro a commencé la réhabilitation du presbytère
paroissial qui n'était pas, selon lui, concerné par les négociations avec les
rescapés. Mais d'après l'évêque, le procureur de Gikongoro intervint une
nouvelle fois pour interdire cette reconstruction du presbytère qui était en train de
s'achever, reprenant l'argument des preuves matérielles dont le Ministère public
aurait besoin au moment des procès du génocide contre un groupe dit de
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Nyaruguru.

Finalement les plus hautes autorités sont intervenues officiellement. Le ministre


de la Justice a pris position, le 24 mai 2002, pour relancer la discussion. Le préfet de
la Province de Gikongoro a pris en main la direction des réunions sur ce dossier de
Kibeho. On aboutit finalement à un accord fondé sur un partage entre le culte et le
mémorial, les parties concernées ayant la tâche de s'entendre sur les modalités d'ap-
plication. Lors d'une réunion qui eut lieu le 30 août 2002, il fut demandé pourquoi
les autorités du diocèse avaient entrepris la reconstruction du presbytère de Kibeho
sans que toutes les parties concernées en aient eu connaissance. Le préfet fit remar-
quer que le diocèse avait l'obligation de prévenir toutes les parties concernées avant
d'entreprendre tous travaux de réhabilitation de l'église ou du presbytère.
Finalement, l'accord conclu prévoyait que l'église de Kibeho devait comporter un
mémorial du génocide, avec des éléments matériels illustrant ce qui s'y était passé
en 1994, à savoir des armes utilisées pour massacrer des Tutsi réfugiés, les trous
creusés dans les murs ainsi que des charpentes brûlées (cela dans le but d'expliquer
aux générations à venir ce qui s'était passé à Kibeho en avril 1994) ; par ailleurs, des
inscriptions évoquant le génocide étaient prévues sur les murs du lieu de culte.

Lors de la réunion du 30 octobre 2002, les deux délégations se sont entendues


sur les signes du génocide à conserver dans l'église de Kibeho, sauf sur le point
concernant les charpentes brûlées où s'opposèrent considérations esthétiques et
pratiques et exigences de mémoire. Un accord précis intervint aussi sur les
inscriptions à apposer dans différentes parties de l'église :

« Toi qui arrives ici, pense à une multitude d'êtres humains massacrés dans
cette église et ses alentours pendant le génocide, aux dates du 12 au 15 avril
1994 : Tu ne tueras pas.

Évite toute forme de violence et surtout ne verse pas le sang de l'homme : qui
verse le sang de l'homme, par l'homme aura son sang versé. » (Genèse 9, 6).

« Respecte la vie de l'homme quel qu'il soit et si différent de toi soit-il :


rengaine ton glaive, car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive
(Math, 26, 52) ».

Et sur le mur qui sépare l'église du mausolée, on a convenu d'écrire les mots
suivants : « Seigneur, accorde le repos éternel aux nôtres massacrés ici. »
Aujourd'hui, l'église de Kibeho est réhabilitée. La partie qui sert de lieu de
culte est séparée du mausolée par une cloison en vitre sombre qui ne permet pas
de voir l'espace où sont déposés les cercueils. Mais cette partie qui représente le
mémorial n'est pas encore réhabilitée. Le toit y porte encore les signes des
destructions de 1994, il est en partie à ciel ouvert. Les rescapés de Kibeho sont
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en train de frapper à toutes les portes pour trouver l'argent nécessaire aux travaux.

Cette confrontation autour d'un des lieux potentiels de mémoire du génocide


au Rwanda éclaire une situation complexe. Elle s'est résolue autour d'un
compromis largement dû à l'intervention des autorités politiques, en contradic-
tion avec le discours habituel de nos médias sur le pouvoir de Kigali.

L'enjeu matériel de ce qui pourrait être caricaturé, de manière voltairienne, en


une querelle de sacristies, est des plus significatifs. Il s'agit de la gestion du
regard des fidèles de cette paroisse. Doit-on voir ou ne pas voir les traces du
génocide perpétré, ici comme en beaucoup d'autres endroits, dans une église ?
Peut-on refuser de regarder ce qui a été hideusement exhibé en avril 1994 ? Ne
pas susciter un examen de conscience là où avait régné la bonne conscience ?
Rappelons que les tueurs de cette époque peuvent témoigner, comme ils l'ont fait
à Nyamata auprès de Jean Hatzfeld, qu'ils n'ont jamais entendu de rappels à
l'ordre contre ce crime collectif de la part de leurs autorités ecclésiastiques et que,
par ailleurs, ils entendaient souvent des cantiques à la radio.

Le débat ne se situe donc pas entre le respect de la sérénité du culte et les


passions éveillées par le souvenir des massacres. Cette contradiction n'a jamais
été ressentie, par exemple, dans ces églises de Varsovie où des chapelles, large-
ment ouvertes sur la nef, commémorent des épisodes dramatiques de l'histoire
nationale de ce pays. Il reflète plutôt les déchirements de l'opinion publique
rwandaise, y compris et peut-être notamment dans ses cercles religieux. Il montre
que, loin de songer à identifier la réalité spécifique du génocide, un projet d'ex-
termination fondé sur une vision raciale de la société, l'Église campe au Rwanda
sur une position équilibriste, celle d'un simple conflit « interethnique » à fautes
égales et à somme nulle, dont la résolution ne relèverait que d'une morale indi-
viduelle du pardon réciproque. Un lieu de mémoire donne sens au souvenir. La
récusation de cette fonction signifie la tentation de la négation.

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