Le Refus Dans L'anorexie Mentale
Le Refus Dans L'anorexie Mentale
Le Refus Dans L'anorexie Mentale
L’objet de la recherche
Dans ce travail nous avons abordé le problème du refus dans la clinique de
l’anorexie mentale. Le choix de ce thème, dicté en partie par notre expérience
clinique dans ce domaine, est orienté précisément sur le point que nous consi-
dérons, sur la base des élucidations psychanalytiques de Lacan et de l’orien-
tation lacanienne de Jacques-Alain Miller tout spécialement, comme le noyau
fondamental de la question anorexique. En effet, le noyau du refus dans l’ano-
rexie touche de façon radicale le rapport du sujet à la nourriture, à l’autre de
la relation intersubjective, le rapport à l’Autre de la parole et du langage, et la
ISBN 978-2-7535-2909-0 Presses universitaires de Rennes, 2014, www.pur-editions.fr
n’auraient pas été possibles sans rencontrer, sur notre chemin, les indications
éclairantes de Lacan sur l’anorexie mentale. Dans ce sens, cette recherche peut
être considérée comme une tentative systématique, dans les limites du possible,
de clarification de l’enseignement de Lacan sur le fondement de l’anorexie.
Et cela à la lumière des contributions sur l’anorexie provenant de la littérature
psychanalytique et spécialement des écrits des auteurs d’orientation lacanienne,
unies aux données provenant de l’expérience clinique de cas de patientes
anorexiques, suivies par nous en analyse ou en institution.
De notre lecture, devrait émerger une discontinuité féconde de l’approche
lacanienne sur le thème de l’anorexie mentale, non seulement par rapport aux
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des auteurs qui s’appuient sur l’œuvre de Lacan, et récemment aussi de façon
systématique 2, les coordonnées fournies par Lacan, à travers la théorie du stade
du miroir et ses développements dans le schéma du modèle optique, permettent
une lecture cliniquement importante des phénomènes à caractère narcissique,
telle que, tout premièrement, la déformation de l’image corporelle dans l’ano-
rexie mentale. Mais cela est valable à condition d’encadrer la lecture de la problé-
matique narcissique de l’anorexie par le nouage du registre de l’imaginaire dans
ses rapports structuraux au symbolique et au réel, autour du lien dévastateur
du sujet anorexique à son propre corps.
Dans la perspective lacanienne, la problématique narcissique du sujet
anorexique trouve son fondement dans la relation symbolique du sujet à l’Autre
et à sa réelle économie de jouissance. En effet, c’est en faisant travailler le sujet
dans la cure sur son rapport à l’Autre et à la jouissance, que la dimension
narcissique de son fonctionnement peut, elle-aussi, arriver à se restructurer de
manière moins mortifère pour celui-ci.
Comme nous le montrerons amplement, par rapport à l’anorexie mentale, les
deux piliers structuraux sur lesquels la position du sujet se soutient sont repré-
sentés par un refus fondamental de l’Autre et par une économie de jouissance
sans perte, qui tourne autour de ce que Lacan a défini l’objet rien.
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dans l’anorexie mentale ? Notre thèse est que la structure de ce refus primaire,
qui se trouve au cœur de l’anorexie mentale, doit être identifiée dans les
deux niveaux grammaticaux de l’expression « refus de l’Autre ». En premier
lieu, dans le sens subjectif du génitif, il s’agit d’un refus de la part de l’Autre, qui
provient de l’Autre. C’est dans la structure symbolique de l’Autre que l’on peut
identifier un point d’aveuglement inconscient, une confusion fondamentale,
comme Lacan le dit dans La direction de la cure et les principes de son pouvoir, qui
ne permet pas aux parents de reconnaître, malgré tout l’amour qu’ils déversent
généralement sur leur fille, l’espace singulier de sa subjectivité émergente.
Il y a quelque chose de « trop plein » dans cet Autre parental, quelque chose
qui fait manquer le manque, qui ne permet pas de libérer un espace vide que
le sujet peut occuper sans être rempli par leur investissement excessif sur le
« Le refus dans l’anorexie », Domenico Cosenza
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pleine, intact par rapport à l’action léthale du signifiant, se présente dans l’ano-
rexie mentale comme son complément structural : l’anorexique refuse l’Autre
pour ne pas céder à la jouissance sans limites que l’objet rien, enkysté dans son
corps, lui permet. La clarification de ce point nous a permis de mettre l’accent
sur la soudure logique des deux piliers régissant la lecture lacanienne de l’ano-
rexie mentale : le refus et l’objet rien.
Sans annuler la duplicité de son statut qui s’avère très utile, surtout pour
illuminer des aspects importants de la clinique de l’anorexie hystérique et plus
3. J. Lacan, « Note sur l’enfant » (1969), Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 374.
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La méthode d’enquête
La méthode que nous avons utilisée dans notre travail, conformément
au savoir et au travail analytique, ne peut être séparée, de façon abstraite et
préalable, de l’objet de sa recherche. Au contraire, elle implique, au delà de toute
perspective techniciste et formaliste, qu’il faille toujours partir d’un matériel
signifiant déterminé, et que le travail de lecture, tout en respectant la rigueur
scientifique de la référence ponctuelle et de la cohérence logique, soit déjà
orienté par une direction à laquelle le chercheur, lui-même, se réfère.
Dans ce sens, notre travail se situe avant tout au sein de l’orientation
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lacanienne qui s’appuie sur la lecture du texte de Lacan élaboré par Miller.
Partir de cette inscription signifie avant tout construire, à partir du texte de
Lacan et de ses élèves, le champ de la problématique lacanienne relative à l’ano-
rexie mentale. Cela comporte un travail sur le texte de Lacan et des analystes
d’orientation lacanienne, autant sur le plan théorique que sur la base des cas
cliniques publiés. La confrontation de l’orientation lacanienne avec les autres
positions actuelles du champ de la psychanalyse constitue un nœud important
de la recherche visant à éclairer les différencialités paradigmatiques entre les
diverses approches et leurs retombées cliniques.
En même temps, pour appuyer notre argumentation, après plusieurs années
d’intense activité clinique dans ce domaine, nous nous référons amplement,
tout au long du déroulement de la recherche, à notre expérience clinique
« Le refus dans l’anorexie », Domenico Cosenza
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cacité d’une hospitalisation qui conduit ces patientes aux services de nutrition
clinique (à cause de l’aggravation du symptôme alimentaire) ou de psychiatrie
(fréquemment en jeu, à cause des décompensations psychotiques, des déclen-
chements, du refus radical de nourriture ou de médicaments) seront à leur tour
sondés à partir de la singularité des cas, comme contribution à une avancée de
l’élaboration théorico-clinique.
Bien que nous ayons indiqué, dans le dernier chapitre, des lignes d’orien-
tation dans la cure de l’anorexie, en réalité, conformément à l’ébauche non
formaliste du travail, nous avons évité d’articuler la recherche suivant une
distinction nette entre théorie et traitement. Pour cette raison, contrairement à la
position formaliste repérable dans la majorité des manuels de psychopathologie,
les références aux cas et aux traitements sont utilisées largement et directement
pour la construction et la démonstration des thèses de la clinique, tout comme
dans les références aux textes de théorie psychanalytique sur l’anorexie.
L’articulation
Ce travail se compose de dix chapitres abordant chacun le problème général
de la refondation de la clinique psychanalytique de l’anorexie mentale à la
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avec les difficultés que la clinique de l’anorexie mentale présente dès le début
du traitement : absence de subjectivation de sa propre condition pathologique,
caractère non-énigmatique pour le sujet de la condition anorexique, tendance
conséquente à éviter les soins, à ne pas formuler une demande et à ne pas
développer d’autre transfert que de nature nettement imaginaire-spéculaire.
C’est dans ce cadre de référence que l’on reprend et que l’on réarticule de
façon critique l’inclusion de l’anorexie, aux côtés des toxicomanies, dans le
paradigme des « nouvelles formes du symptôme » ; et cela en faisant spéciale-
ment attention à ne pas réduire la question aux seuls termes historico-diachro-
niques du symptôme social.
Dans le deuxième chapitre, nous posons les prémisses historiques et
théoriques pour une refondation de la clinique psychanalytique actuelle de l’ano-
rexie, à partir d’une lecture attentive de la critique adressée, dans les années 1960,
au traitement analytique classique de l’anorexie par les « mères fondatrices » de la
psychothérapie dynamique contemporaine de l’anorexie mentale : les psychiatres
et psychanalystes Bruch et Selvini Palazzoli. À partir du constat de l’ineffica-
cité de l’interprétation sémantique, mise au centre du traitement de l’anorexie
par la psychanalyse au moins jusqu’aux années 1960, les auteurs parviennent
à déconstruire de façon autonome le cadre de lecture du problème anorexique
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dominant à l’époque. Ce cadre se montrait ancré dans une sclérose codifiée des
découvertes révolutionnaires de Freud et d’Abraham autour de la centralité de la
fixation pulsionnelle orale précoce dans la clinique de l’anorexie et, plus généra-
lement, dans les psychopathologies alimentaires. En effet, dans le cadre d’une
systématisation de la théorie des stades du développement de la libido, opérée
par l’orthodoxie postfreudienne et repérable dans le Traité de Fenichel, cette
approche donnait vie, dans le travail des analystes, à une pratique standardi-
sée d’interprétation, centrée autour du fondement d’un univers fantasmatique
psychosexuel, de matrice orale, à dévoiler. La patiente anorexique se montre
sourde, comme l’avaient indiqué Bruch et Selvini à plusieurs reprises, à cette
interprétation qui ne produit aucun effet thérapeutique dans la cure.
Dans ce chapitre, nous mettons en valeur premièrement le point d’intersection
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veut pas céder à l’Autre l’objet de sa propre jouissance et préfère mettre sa vie en
danger plutôt que d’accepter la loi symbolique de la castration. Dans Le Séminaire,
livre XI, à cette jouissance adialectique et hors-discours fait pendant, dans l’ano-
rexie mentale, la menace de disparition comme modalité typique de l’anorexique
d’ouvrir un manque qui provoque l’angoisse chez l’Autre parental.
Pour finir, dans Le Séminaire inédit « Les non dupes errent » de 1973-1974,
nous trouvons une formalisation de la position anorexique qui accentue, de
façon encore plus radicale, le caractère de jouissance du symptôme anorexique et
qui met en relief son refus radical du savoir inconscient. C’est l’horreur du savoir
inconscient qui pousse les jeunes filles anorexiques à la rumination constante
sur le poids, le corps et les calories. Dans ce Séminaire, Lacan indique dans
l’anorexie, de la façon la plus radicale, un mouvement complètement opposé à
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celui qui tend à ouvrir un manque chez l’Autre, une manœuvre d’évitement et
de reniement de la castration qui en marque, si l’on veut, le trait constitutif de
perversion. Il s’agit, selon nous, de la formulation de Lacan la plus proche de la
thèse formulée par Miller, d’un refus de l’Autre dans l’anorexie mentale.
Dans le cinquième chapitre, nous avons essayé d’illustrer les principaux
développements de l’orientation lacanienne au sujet de l’anorexie, après la mort
de Lacan. Nous avons privilégié le travail de psychanalystes lacaniens qui, en
plus de leurs contributions significatives sur la thématique, ont uni aux apports
théoriques une pratique clinique constante avec des patientes anorexiques, aussi
bien dans leurs cabinets que dans des institutions thérapeutiques. Et cela à
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la lumière des raisons de méthode qui sont à la base de notre travail, selon
lesquelles seulement l’expérience de la pratique clinique de l’anorexie, unie à
l’étude de la littérature concernant le problème anorexique et à une connaissance
approfondie de l’enseignement lacanien, peut permettre d’éclaircir les références
de Lacan, éclairantes mais fragmentaires à cet égard.
À partir de ces présupposés, nous pouvons considérer Augustin Ménard
comme le véritable initiateur d’une lecture unitaire de l’anorexie mentale, fondée
sur les points de repère donnés par Lacan. Supporté par sa pratique de psychiatre
en hôpital avec des patientes anorexiques et de clinicien analyste dans son
cabinet, il a eu le mérite d’articuler pour la première fois les références de Lacan à
l’anorexie mentale dans une lecture unitaire. Il a été, en même temps, le premier
à souligner avec force l’exigence d’aller au-delà d’une lecture, répandue dans le
domaine lacanien, qui tendait à réduire l’anorexie aux cadres de la structure
hystérique. Il a ainsi fait valoir l’idée d’une clinique différentielle de l’anorexie
qui met en évidence la présence de cadres anorexiques de nature psychotique,
à distinguer soigneusement, dans le traitement, des cadres de l’anorexie hysté-
rico-névrotique. Le point le plus original de sa lecture concerne la thèse de
l’anorexie comme élision du temps logique de la castration, au moment crucial
où, dans la puberté, la question de la perte d’objet se réactive comme condition
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ce travail.
Les quatre fonctions du refus y sont formulées à la lumière des situations
cliniques : comme demande, comme défense, comme modalité de séparation et
comme jouissance.
Le refus comme demande appartient spécifiquement au cadre de l’anorexie
hystérico-névrotique et se caractérise par le statut symbolique du refus comme
métaphore de la demande d’amour, c’est-à-dire par son caractère de message
inconscient adressé à l’Autre pour lui demander le signe de son amour.
Le refus dans sa fonction de défense du réel est toujours présent dans l’ano-
rexie mais prend des formes différentes dans les névroses (où le sujet se défend
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6. J. Lacan, « Préface », L’éveil du printemps (1974), Autres écrits, op. cit., p. 561-563.
7. D. Cosenza, « L’initiation dans l’adolescence : entre mythe et structure », Mental. Revue
Internationale de Psychanalyse, n° 23, décembre 2009, p. 46-50.
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